<<

Une polémique au crépuscule de la République des Lettres : l’affrontement Marchand-Des Maizeaux sur l’édition critique d’œuvres de Bayle

Ann-Marie Hansen

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

octobre 2015

Thèse soumise à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises

© Ann-Marie Hansen 2015

Résumé

Cette thèse vise à formuler une appréciation nuancée des mœurs savantes du début du XVIIIe siècle par l’analyse d’un cas de polémique érudite. L’étude de la communication épistolaire, journalistique et paratextuelle qui constitue le texte de la polémique qui eut lieu entre Prosper Marchand (1678-1756) et Pierre Des Maizeaux

(1673?-1745) entre 1713 et 1740 donne un exemple d’interaction conflictuelle entre lettrés lors de la période de transition entre deux paradigmes de communautés intellectuelles : soit la République des Lettres classique et l’âge des Lumières. En ce sens, une approche discursive de l’affrontement entre ces deux hommes de lettres sert à mettre en évidence l’ambiguïté et la tension qui affectent les conceptions propres à cette période du fonctionnement de la communauté savante. Les modalités polémiques des écrits de

Marchand et Des Maizeaux sont ainsi révélatrices de visions différentes de la critique savante et, par extension, du rapport qu’entretient l’homme de lettres avec l’autorité intellectuelle d’autrui. Cette thèse propose donc l’analyse minutieuse d’un conflit particulier pour réfléchir à ce que le métadiscours des antagonistes révèle du contexte sociohistorique fournissant les paramètres de l’échange. Elle représente par conséquent un apport à la conceptualisation historiographique de la République des Lettres en conjuguant le questionnement de perceptions contemporaines avec un travail inspiré par la théorie de la controverse (Kontroversentheorie). Dans la foulée, cette thèse propose une édition de la phase épistolaire de la polémique, jusqu’ici restée inédite, donnant à voir l’engagement initial des adversaires.

Abstract

This dissertation aims to provide a nuanced appreciation of interactions in scholarly society at the beginning of the 18th century through the analysis of a particular polemic. The study of the epistolary, journalistic and paratextual communication that constitutes the exchange between Prosper Marchand (1678-1756) and Pierre Des

Maizeaux (1673?-1745) from 1713 to 1740 provides an example of a conflict between men of letters during what was a transitional period between two recognized paradigms of learned culture, namely the Republic of Letters and the Enlightenment. A discursive approach to the confrontation between these two individuals highlights the ambiguity and tension that mark contemporaneous conceptions regarding the workings of the learned community. The polemical modalities of Marchand and Des Maizeaux’s writings thus reveal differing visions of learned criticism and, by extension, of a scholar’s relationship with the intellectual authority of others. Consequently, this dissertation proposes a detailed analysis of a specific conflict and reflects on the antagonists’ meta-discourse regarding the Republic of Letters – the sociohistoric context that defines the parameters of their exchange. By combining a reading of contemporary perceptions with a study methodologically informed by the theory of controversy (Kontroversentheorie), this work represents a contribution to the historiographic conceptualisation of the Republic of

Letters. Moreover, this dissertation contains a critical edition of the epistolary phase of the polemic, previously unpublished, in which the initial engagement of the adversaries is brought to light.

Remerciements

J’aimerais témoigner ici de ma profonde reconnaissance envers tous ceux qui m’ont appuyée au cours des années que j’ai consacrées à la préparation de cette thèse. D’abord, mes plus vifs remerciements s’adressent à mon cher directeur, Frédéric Charbonneau. Ses conseils et orientations ont tant apporté à ma réflexion, comme sa confiance et son soutien constant m’ont été personnellement précieux. Je tiens également à exprimer ma gratitude aux membres de mon comité préliminaire, Normand Doiron et Marc Angenot, et de mon jury de thèse, Sébastien Drouin, Diane Desrosiers et Pascal Bastien. Arrivée à l’aboutissement de ce parcours, je pense aux compagnons de route qui ont tellement enrichi mon expérience de doctorante. Je voudrais particulièrement remercier ces amis qui ont généreusement accepté de relire certaines parties de ce travail, pour leurs conseils et encouragements : Heather Braiden, Annie Harrisson, Donetta Hines, Mariève Isabel, Kristin Neel, Nicole Nolette, Maxime Philippe, Elvan Sayarer et Aimie Shaw. Je sais par ailleurs gré à Luba Markovskaia et à Lidia Merola, qui m’ont porté secours avec leurs aimables et attentives révisions. Enfin, il m’importe de souligner l’indéfectible appui de mes proches : mes parents, ma sœur Christine, Aimie et, surtout, Christian. Le fait qu’ils croyaient en moi lors de mes moments de doute m’a donné le courage d’accomplir ce qui, sans eux, aurait été insurmontable. Je voudrais par ailleurs mentionner que cette recherche a bénéficié de l’appui financier du Fonds Québécois de la Recherche sur la Société et la Culture, de la Faculté des Arts de l’Université McGill et de l’appui financier et logistique de l’Institut Scaliger de l’Université de Leyde, qui m’a si chaleureusement reçue lors de mes visites au fonds Prosper Marchand.

Table des matières

Résumé ...... i

Abstract ...... ii

Remerciements ...... iii

Table des matières...... iv

Liste des tableaux ...... vii

Liste des figures ...... viii

Liste des abréviations ...... ix

Note sur la typographie et l’orthographe ...... x

Introduction ...... 1

I. La République des Lettres : conception d’une communauté savante ...... 18

i. Une historiographie de la République des Lettres, ou modes interprétatifs d’un

objet aux contours indéfinis ...... 19

ii. Éléments d’une définition de travail ...... 33

iii. La critique dans la République des Lettres ...... 43

iv. La polémique dans la République des Lettres ...... 49

v. Conclusion ...... 64

II. Synthèse de la polémique Marchand-Des Maizeaux ...... 66 v

III. La polémique Marchand-Des Maizeaux : description et analyse des pièces constitutives ...... 90

i. Phase 1 : La phase initiale et épistolaire ...... 91

1.1 Un échange épistolaire tendu ...... 93

1.2 Retombées polémiques ...... 102

ii. Phase 2 : L’intensification lors du passage à l’imprimé ...... 103

2.1 L’entrée en lice : Marchand prend position ...... 106

2.2 Des Maizeaux et sa remise en cause des éditions de Marchand ...... 112

2.3 En anticipant le Dictionaire historique et critique de Rotterdam ...... 122

iii. Phase 3 : La raréfaction des interventions – imprimés et inédits ...... 143

3.1 Reprises et interprétations de discours adverses...... 145

3.2 Le Dictionaire historique et critique de 1720 ...... 151

3.3 Les éditions de Des Maizeaux et l’ultime réchauffement de la polémique . 154

iv. Conclusion ...... 167

IV. Interprétation de la polémique Marchand-Des Maizeaux ...... 169

V. Vers une République des Lumières ...... 198

i. La fin d’une époque : le déclin de la République des Lettres ...... 201

ii. Distinguer les Lumières ...... 213

iii. La posture critique du Siècle des Lumières ...... 218

iv. Confrontations entre savants : questions d’autorité, critique et polémique ...... 223 vi

v. La polémique Marchand-Des Maizeaux : entre deux époques ...... 233

vi. Conclusion ...... 243

Conclusion ...... 245

Annexe ...... 254

i. Présentation ...... 254

ii. Symboles des interventions ...... 263

iii. Édition de la phase épistolaire de la polémique Marchand-Des Maizeaux ...... 264

Bibliographie ...... 289

i. Corpus primaire ...... 289

Sources manuscrites ...... 289

Sources imprimées ...... 292

ii. Corpus secondaire – sources d’avant 1800 ...... 295

iii. Corpus critique et théorique ...... 299

Liste des tableaux

Tableau 1. Lettres échangées autour de la préparation des Lettres choisies (phase 1) ...... 93

Tableau 2. Premières publications de la polémique Marchand-Des Maizeaux (début de la

phase 2) ...... 106

Tableau 3. Textes de la polémique anticipant l’impression de la troisièeme édition du

DHC (1720) (fin de la phase 2) ...... 123

Tableau 4. Textes de la polémique lors de la raréfaction des interventions (phase 3) ....144

Tableau 5. Combinaisons possibles de priorité et d’orientation discursive ...... 186

Liste des figures

Figure 1.1. Emboîtement discursif de 3-1 comme la lettre à Le Clerc et Bernard ...... 146

Figure 1.2. Emboîtement discursif de 3-1 comme la réponse à la Déclaration authentique

...... 146

Figure 2. Le début de la lettre 2, lettre anonyme dans une main masquée ...... 267

Figure 3. La fin de la lettre 2 avec la lettre 3 sur la même feuille ...... 268

Figure 4. La minute de la lettre 5 et le début de celle de la lettre 6 ...... 273

Figure 5. Le début de la lettre 6, mise au net depuis la minute commencée dans la Fig. 2

...... 274

Figure 6. La fin de la lettre 7, de la main reconnaissable de Marchand...... 278

Liste des abréviations

Archives BL Add. Mss. British Library Additional Manuscripts UBL MAR Universiteitsbibliotheek Leiden, Collection Marchand

Textes relatifs à la polémique CP , Commentaire philosophique, Prosper Marchand (éd.), 1713. DHC Pierre Bayle, Dictionaire historique et critique LC Pierre Bayle, Lettres choisies, Prosper Marchand (éd.), 1714.

Journaux savants BF Bibliothèque Françoise, ou Histoire Littéraire de la France BR Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l’Europe HCRL Histoire critique de la République des Lettres, tant Ancienne que Moderne JL Journal Litéraire JS Journal des sçavans ML Mémoires de littérature NRL Nouvelles de la République des Lettres

Ressources générales DAF Dictionnaire de l’Académie française EDR Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers GR Le Grand Robert de la langue française

f. folio ff. folios r. recto s. a. sans année s. d. sans date s. p. sans pagination s. v. sub verbo v. verso

Note sur la typographie et l’orthographe

Afin de demeurer fidèle aux textes et de respecter au plus haut degré la diversité de sens qu’ils peuvent communiquer, aussi bien que l’impression historique qui leur est particulière, nous respecterons la typographie et l’orthographe originales de nos sources1. Dans un même ordre d’idées, sauf mention contraire, tout soulignement dans les citations figure dans l’original. Par contre, dans un souci de cohérence, dans les cas peu nombreux où la datation d’un écrit est indiquée selon le style julien et grégorien, nous avons préféré ne garder que l’indication de ce dernier2. Signalons par ailleurs que la datation des manuscrits suit la forme année-mois-jour (par exemple : 1700-03-25).

1 Notons particulièrement que le titre du Dictionaire historique et critique de Bayle s’épela avec un seul n lors de ses premières éditions et que ses contemporains l’ont épelé diversement. De nos jours, de nombreux chercheurs modernisent l’orthographe du titre, de sorte que les deux formes paraîtront dans notre travail selon les textes cités. Une autre entité, pour nous importante, dont le titre pose ce même problème est le Journal Litéraire de La Haye. 2 Ceci s’applique à la datation de certains manuscrits et relève du fait que l’adoption du calendrier grégorien fut décidé régionalement, d’abord institué dans des pays et régions catholiques à partir de 1582, mais repoussé dans les Pays-Bas protestants jusqu’en 1700 et n’eut lieu en Grande Bretagne qu’en 1752.

Introduction

Nous sommes, lui & moi, de trop petits Compagnons dans la République des Lettres, pour prétendre en occuper continuellement ainsi le Tapis. Prosper Marchand, « Réponse de M. Marchand aux Accusations de M. des Maiseaux »

ADVERSAIRE, s. m. (Jurisprud.) Voyez Antagoniste, Opposant, Combat, Duel, &c. Ce mot est formé de la préposition latine adversus, contre, composée de ad, vers, & vertere, tourner. Il signifie au Palais la Partie adverse de celui qui est engagé dans un Procès. « Adversaire », EDR

Hommes de lettres. Dans tous les sens du terme, Prosper Marchand et Pierre Des

Maizeaux incarnent cette expression. Au début du XVIIIe siècle, ces réfugiés huguenots sont impliqués à de multiples niveaux dans la production, médiation, diffusion et réception textuelle de leur époque. De leurs pays adoptifs, ils participent comme tant d’autres au réseau de savants qui sillonnent l’Occident, rassemblant, publiant et finalement restructurant les connaissances du moment. Au cours de cette entreprise, ils sont amenés à une rencontre virtuelle en raison de leur activité éditoriale respective touchant les écrits de Pierre Bayle, décédé quelques années auparavant. De cette coïncidence résulte une confrontation initiale, puis une polémique qui s’étend d’année en année dans les périodiques de leurs associés et dans leurs éditions d’œuvres de Bayle, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent, adversaires invétérés, réduits au silence par leurs contemporains après des décennies d’opposition.

Le fait que Marchand écrive en 1731 que Des Maizeaux et lui sont « de trop petits

Compagnons dans la République des Lettres, pour prétendre en occuper continuellement 2

[…] le Tapis » est révélateur à plusieurs égards3. Marchand évoque ainsi l’extension démesurée de leur différend, la publicité qu’il a connue, et définit le contexte communautaire (la République des Lettres), ainsi que la position relative qu’il y occupe.

Si l’on considère que, par la nature publique des écrits qu’ils se renvoient, nous sommes dans le domaine de la polémique, le terme d’adversaire, qui désigne leur relation dans ce contexte, évoque les paradigmes judiciaire et belliqueux qui constituent les balises conceptuelles du présent travail.

Cette thèse représente la conjonction entre quelques intérêts de recherche tous reliés entre eux, et associés à la culture des gens de lettres au début de l’époque moderne4. Nous étudions un cas de conflit entre citoyens de la République des Lettres non pas tant pour lui-même, mais de manière à élucider ce que les modalités de son actualisation peuvent nous apprendre sur le milieu dont il relevait. Ainsi se croisent des réflexions sur la communication et l’interaction parmi les lettrés, sur la pratique de la polémique et sur l’expression de personnes érudites dans des productions textuelles périlittéraires.

Partant d’une exploration du legs Marchand à la bibliothèque universitaire de

Leyde (UBL), reconnu comme étant une riche source de documentation primaire sur

3 P. Marchand, « Réponse de M. Marchand aux Accusations de M. des Maiseaux », p. 186-187. 4 Malgré l’inadéquation des chrononymes actuels pour renvoyer aux temporalités historiques de quelque étendue interculturelle, nous privilégions les expressions « début de l’époque moderne » et « première modernité » au terme « Ancien Régime ». Ces premiers syntagmes connaissant des équivalents en d’autres langues européennes (Frühe Neuzeit, Early Modern Period, etc.) nous les font préférer à celui dont la perspective est spécifiquement franco-centrique. Précisons que pour nous elles renvoient à la période allant du XVIe au XVIIIe siècle, bien que ce soit avec un regard plus prononcé sur le XVIIe et le début du XVIIIe siècle. Pour une discussion de ce lexique, cf. O. Christin, « Ancien Régime. Pour une approche comparatiste du vocabulaire historiographique ». 3

l’histoire littéraire de la fin du XVIIe et surtout de la première moitié du XVIIIe siècle5, nous nous sommes penchée sur l’échange conflictuel le plus étendu et le plus développé qu’il renfermait. La dispute entre Marchand et Des Maizeaux les opposa sur le sujet de leur traitement éditorial respectif d’œuvres de Pierre Bayle entre 1713 et 1740. Nous avons profité des quelques études précédentes portant sur ce cas, celle de Christiane

Berkvens-Stevelinck tout particulièrement et, en appoint, celle de Joseph Almagor, qui avaient tracé l’histoire de son développement, ses implications biographiques et bibliographiques, ce dont ce travail leur est redevable6. La polémique demeurait cependant peu exploitée d’un point de vue discursif et, d’un point de vue interprétatif, elle n’avait qu’à peine été considérée pour sa représentativité plus large7. Dans ce sens, nous tentons une première évaluation discursive de cette querelle particulière, dans le but d’en dépasser la spécificité pour en comprendre les paradigmes.

5 Hans Bots encourage l’utilisation des archives des anciennes Provinces-Unies de façon générale, étant donné qu’elles « constituaient un véritable carrefour intellectuel dans l’Europe savante et littéraire » lors de leur Siècle d’Or (de Gouden Eeuw), un long XVIIe siècle dont les répercussions dans le domaine littéraire et éditorial furent encore importantes au XVIIIe siècle (« Une source importante pour l’étude de la République des Lettres : les fonds néerlandais », p. 459). Robert Darnton, ayant pris connaissance de quelques travaux préliminaires, a écrit en 1986 que « Christiane Berkvens-Stevelinck a trouvé une excellente mine de renseignements sur la République des Lettres dans les notes marginales de Prosper Marchand, le bibliophile de Leyde au XVIIIe siècle » (Gens de lettres, gens du livre, p. 210). Les travaux de Berkvens-Stevelinck ont établi depuis que l’entièreté du fonds Marchand contient de quoi élucider le fonctionnement des réseaux intellectuels de l’époque. John D. Woodbridge a décrit de façon semblable les collections de Marchand : « His archives […] are like a literary mine, rich in scholarly jottings, correspondence between men of letters, and copies of manuscripts sent to Marchand by aspiring authors » (« The Parisian Book Trade in the Early Enlightenment : an Update on the Prosper Marchand Project », p. 1765). La collection de manuscrits, principalement épistolaires, de Des Maizeaux, aujourd’hui conservés à la British Library, est pareillement éclairante sur le milieu des lettrés occidentaux dans la première moitié du XVIIIe siècle. 6 C. Berkvens-Stevelinck, Prosper Marchand et l’histoire du livre : quelques aspects de l’érudition bibliographique dans la première moitié du XVIIIe siècle, particulièrement en Hollande, p. 79-139; et J. Almagor, Pierre Des Maizeaux (1673-1745), Journalist and English Correspondent for Franco-Dutch Periodicals, 1700-1720, p. 81-101. Désormais, les renvois à ces livres seront indiqués par les sigles PMHL et PDMJ. Nous reviendrons plus loin sur la nature de ces travaux critiques et d’autres encore qui traitent de cet épisode (voir ch. II, p. 67-68). 7 Le travail préliminaire d’Edwin van Meerkerk promettait une évaluation de cette querelle en fonction des principes justificateurs du domaine de l’édition entre 1680 et 1750 comme partie d’une étude plus vaste (« Editorial Principles in the Debate on the Third Edition of Bayle’s Dictionaire (a Reprise) »). 4

Profitant des travaux critiques antécédents et suivant par ailleurs un principe de sondage par corrélations, nous avons regroupé un ensemble cohérent d’écrits constituant

– pour employer la terminologie de Marcelo Dascal – le « texte primaire » et

« secondaire » de la polémique. Dascal propose que :

[a]s an object of study, polemical exchange […] consists primarily in those texts or utterances directly addressed by each disputant to the other (or others), privately or publicly. In addition to this « primary text », there is in general a vast « secondary text » which, at least partially, belongs to the exchange. It includes, for instance, works or other exchanges by the disputants where the polemics [sic] is reflected directly or indirectly, as well as letters to third parties where allusion is made to it.8

Pour parachever le texte primaire, les manuscrits de l’UBL ont nécessairement été complétés par une consultation ciblée de la collection Des Maizeaux à la British Library.

En priorisant la lecture des écrits provenant des correspondants impliqués d’une manière ou d’une autre dans l’affaire des éditions, nous avons pu accroître ce que nous appelons le « texte tertiaire » de la polémique, constitué par les lettres portant sur le conflit, mais

écrites par des personnes liées aux adversaires sans être directement engagées dans la querelle. Une telle progression organique nous a dotée d’une appréciation du contexte socioculturel historiquement spécifique dans lequel il nous est dès lors possible de situer le corpus primaire9. La consultation générale des deux fonds d’archives a informé la

8 M. Dascal, « Types of Polemics and Types of Polemical Moves », p. 21. Tel est effectivement le cas dans le contexte de notre étude, où l’ouverture du conflit à un nombre indéfini d’acteurs n’empêche pas qu’il ne soit centré autour de deux d’entre eux en particulier. La critique et les attaques, la défense et les apologies, la réponse et les contre-attaques – ce long échange est presque entièrement publié dans des genres variés. On recense des articles, des extraits (comptes rendus) et des nouvelles littéraires dans les journaux savants, des paratextes éditoriaux et même un recueil de pièces diverses. Du côté des collections de correspondance de Marchand et de Des Maizeaux, les quelques lettres échangées directement entre eux occupent une place distincte dans le « texte primaire ». Ces archives révèlent aussi de manière générale, au niveau plus vaste et plus diffus du « texte secondaire », le dessous de l’affaire : les alliances – parfois hypocrites et changeantes –, le partage d’informations contrôlées, la négociation des coups à placer. 9 Par souci de clarté, notons que le corpus primaire de notre étude inclut le texte primaire, secondaire, tertiaire et le co-texte de la polémique. Dascal precise que : « [a] broader circle of texts that are pertinent [to a polemic] form its “co-text” which includes, for example, works or exchanges by prior or contemporary authors quoted and relied upon by both disputants. » (Ibid., p. 21) Le texte primaire et tertiaire sont 5

lecture des quelques douzaines de manuscrits finalement cités dans cette thèse, ainsi que des publications appartenant à différents genres journalistiques et paratextuels qui participent au texte primaire et secondaire de la polémique. Or, par le fait que cette querelle consiste en sources manuscrites aussi bien qu’imprimées, notre corpus primaire donne un aperçu complexe de la culture textuelle, rédactionnelle et éditoriale qui l’a engendrée, permettant notamment une évaluation de l’impulsion polémique à différents stades de son expression. En effet, la présente étude porte un regard englobant sur les divers types de productions textuelles impliquées dans l’affrontement Marchand-Des

Maizeaux. La documentation qui en est parvenue au XXIe siècle étant particulièrement complète pour un échange entre deux acteurs « mineurs » de l’histoire littéraire, ce cas occupe une position singulière parmi les échanges connus, car dans la majorité des cas seules les œuvres (manuscrites et imprimées) d’écrivains renommés ont été conservées dans leur intégralité.

Si dans leur expression et communication immédiate, les textes de notre corpus portent explicitement sur un conflit particulier (entre Marchand et Des Maizeaux), sur une question restreinte (la philosophie éditoriale), par rapport à une activité précise

(l’édition d’œuvres de Pierre Bayle), ils portent de façon implicite sur le contexte socioculturel, voire conceptuel dans lequel eut lieu l’échange. Dans les chapitres qui suivent, nous ne perdons jamais de vue que la polémique étudiée entretient un rapport fondamental avec la République des Lettres. Celle-ci pose le cadre en fonction duquel le conflit doit être évalué et sans lequel il est vide de sens. Pour emprunter au paradigme juridique évoqué en exergue, ce forum public représente un lieu de jugement, soit le

répertoriés dans le corpus des œuvres de notre bibliographie sous la section des sources manuscrites, alors que le texte secondaire et le co-texte s’y trouvent sous la section des sources imprimées. 6

tribunal des polémistes. Dans une perspective bourdieusienne, la République des Lettres constitue le champ qui regroupe les savants au début de l’époque moderne. Que la critique reproche à Bourdieu une conception réductrice, « relativement squelettique » du champ littéraire ne nous pose pas de problème, car il « nous fait bien voir […] des espaces de positions, des stratégies d’agents en luttes, des rapports de force et de domination, des structures inégales de distribution des capitaux spécifiques. »10 Dans ces conditions, la notion de champ permet pour le moins d’étudier « la dimension polémologique des univers considérés »11, ce qui est effectivement ce que nous cherchons

à faire. Signalons en outre qu’en raison des divers réseaux de communication qui relient les lettrés, la communauté de la République des Lettres représente une version précoce d’un public habermassien, que sollicitent ses ressortissants individuels, dont nos polémistes12. Dans ce cas la sphère publique n’est pas nécessairement associée à un lieu physique, mais correspond à une conception de l’imaginaire collectif. Ainsi, les pairs de la République des Lettres sont ceux devant lesquels et à l’intention desquels Marchand et

Des Maizeaux argumentent, et qui sont investis du droit de jugement.

Pour clarifier le schéma de communication qui est à la base de la situation polémique, précisons avec Valérie Robert que :

si la polémique a combat, lutte, affrontement pour hyperonymes, elle a pour spécificité d’être un phénomène discursif public; cette publicité peut être plus ou

10 B. Lahire, « Champ, hors-champ, contrechamp », p. 41. 11 Ibid., p. 42. 12 J. Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft. Pour une vue d’ensemble sur les tendances dans l’application de la théorie d’Habermas, l’on consultera Stéphane Van Damme, « “Farewell Habermas”? Deux décennies d’études sur l’espace public ». Antoine Lilti propose en outre quelques réflexions sur la praticabilité de la notion habermassienne du public en termes de l’espace savant (« Querelles et controverses. Les formes du désaccord intellectuel à l’époque moderne », p. 27‑28). 7

moins étendue, mais il faut le regard, simultané ou postérieur, d’un tiers pour que la polémique existe en tant que telle.13

Dans les faits, le schéma triadique est fondamental à la polémique, qu’il soit expliqué comme un trio de « rôles actanciels » changeants (proposant, opposant et tiers) comme chez Christian Plantin, par un rapprochement avec le paradigme juridique (accusateur, accusé et juge) ou par le triangle polémique plus élaboré de Jürgen Stenzel, résumé comme suit par Robert.

[Il] comprend les trois positions suivantes : le sujet polémique (le « polémiste »), l’objet polémique (celui qui est visé), et l’instance polémique (le destinataire direct ou indirect du discours polémique), avec au centre de ce triangle le thème polémique.14

Dans tous les cas, l’opposition conflictuelle binaire n’est actualisée en tant que polémique que par la présence de l’observateur et juge potentiel, soit le représentant de l’opinion publique de la communauté à laquelle appartiennent les polémistes.

Gérard Ferreyrolles soutient pareillement qu’il est essentiel, pour qu’il y ait polémique, que « le discours et le contre-discours se croisent (comme on croise le fer) devant un public », et marque utilement deux autres qualités nécessaires à ce genre d’échange15. Bien que l’on puisse les tenir pour acquises, signalons qu’en premier lieu,

« la polémique suppose une dualité de discours », ensuite que, « [p]our que se rencontrent discours et contre-discours, il faut […] un terrain commun. »16 De manière complémentaire, Antoine Lilti signale que :

13 V. Robert, « Polémiques entre intellectuels: pratiques et fonctions », p. 11. 14 Ibid., p. 15. 15 G. Ferreyrolles, « Le XVIIe siècle et le statut de la polémique », p. 16. 16 Ibid., p. 15. Ferreyrolles renchérit : « Point de polémique, par définition, si discours agent et discours patient conviennent sur tout, mais point de polémique non plus s’ils ne s’accordent sur rien. Paradoxalement, tout ne sépare pas les adversaires, sinon ils ne seraient même pas adversaires. Il faut au minimum qu’ils aient un objet commun, qu’ils se réclament de valeur[s] communes (la vérité et l’honnêteté 8

[c]e type de controverse repose sur […] l’acceptation des formes propres de l’échange savant, qui assure que les règles de recevabilité des arguments et des preuves ne sont pas remises en cause. Tout le monde se soumet à la même instance d’arbitrage, si bien que l’existence même de la controverse témoigne d’un fort consensus sur les règles du débat et sur les autorités.17

De là vient que la situation polémique actualisée par deux adversaires assure la suprématie de la tierce instance, soit le public dont le regard valide l’échange.

Dans ces conditions, les paramètres d’une polémique sont configurés par les attentes de son public, donc par son champ, et il s’ensuit qu’elle finit par être symptomatique de celui-ci. Ce raisonnement a fait que nous en sommes venue à voir dans l’affrontement Marchand-Des Maizeaux un échange pouvant éclairer la transformation que le monde lettré a subie au début du XVIIIe siècle. Comme ils se situent dans la période de transition entre le réseau fermé de la République des Lettres de l’âge classique et l’ancrage mondain des savants de l’époque des Lumières, nous avons jugé approprié d’interroger cette polémique pour ce qu’elle pourrait révéler à l’égard d’une évolution de la culture des gens de lettres. Étant donné la nature intrinsèquement relationnelle de la confrontation, de par la mise au défi d’un ad-versaire par son opposant, elle est instructive à l’endroit du fonctionnement des rapports interpersonnels.

Par le passé, les études concernant le conflit dans le milieu savant du début de l’époque moderne présentaient un clivage entre celles portant sur la République des

Lettres en général et celles, plus approfondies, portant sur des querelles particulières ou sur les modalités polémiques. Bien que Marcelo Dascal et Cristina Marras aient appelé les chercheurs à l’étude de la conflictualité dans le contexte du monde érudit de la

intellectuelle) et qu’ils reconnaissent les mêmes principes logiques (identité, contradiction et tiers exclu) » (p. 15). 17 Antoine Lilti, « Querelles et controverses », p. 18. 9

première modernité18, les résultats sont restés méthodologiquement partiels. À savoir, si

Joseph Levine, Françoise Waquet et d’autres ont publié d’utiles répertoires au sujet du conflit dans le contexte de la République des Lettres, leurs contributions font surtout office de survols illustratifs de la conflictualité dans la communauté des érudits et constituent des compilations anecdotiques qui dressent un portrait varié de l’ordre du constat historique19. En revanche, les réflexions d’ordre analytiques sur le fonctionnement, l’importance ou le style de la polémique ont eu tendance à considérer la communication conflictuelle entre savants individuels sans tenir compte de l’influence idéologique résultant d’une appartenance communautaire de grande échelle20. Quelques contributions plus récentes, par exemple celles de Sebastian Kühn sur les interactions inamicales entre savants, abordent l’étude de la conflictualité en tenant compte du cadre sociohistorique, mais cela dans une perspective qui s’occupe de la sociabilité et des relations sociales plus que des actes discursifs polémiques21.

Après une longue histoire de relatif désintérêt22, les études sur l’échange conflictuel en général et la polémique plus particulièrement ont connu un renouveau dans les dernières années, non seulement du côté de l’analyse du discours23, mais également, et

18 M. Dascal et C. Marras, « The République des Lettres : a Republic of Quarrels? », 2002. 19 J. Levine, « Strife in the Republic of Letters »; F. Waquet, « La réponse de la République des Lettres »; id. « La République des Lettres : un univers de conflits ». Retravaillé, ce dernier texte devient le chapitre « Les polémiques et leurs usages dans la République des Lettres ». 20 Tel est notamment le cas des contributions à G. Ferreyrolles (dir.), La polémique au XVIIe siècle, 2006; C. Prochasson et A. Rasmussen (dir.), Comment on se dispute. Les formes de la controverse, 2007; et L. Burnand et A. Paschoud (dir.), Espaces de la controverse au seuil des Lumières (1680-1715), 2010. 21 S. Kühn, « Konflikt und Freundschaft in der gelehrten Kommunikation um 1700 », 2009; id., « Feindschaft in der Gelehrtenkultur der Frühen Neuzeit », 2010; et id., Wissen, Arbeit, Freundschaft. Ökonomien und soziale Beziehungen an den Akademien in London, Paris und Berlin um 1700, 2011. 22 D. Bousfield postule avec d’autres théoriciens du discours conflictuel qu’il y aurait un parti pris conceptuel généralisé envers la politesse et la communication consensuelle (Impoliteness in Interaction, p. 1-2). 23 À titre d’exemple, citons l’ouvrage collectif précurseur dirigé par Nadine Gelas et Catherine Kerbrat- Orecchioni (Le discours polémique, 1980) et la plus récente contribution de Ruth Amossy (Apologie de la 10

plus pertinemment encore pour nous, dans la recherche sur la culture savante de la première modernité. Nous avons constaté, avec le plaisir de découvrir une communauté de pensée qui résonne avec le présent travail, que la conflictualité dans la République des

Lettres représente un champ d’études en plein essor, surtout dans l’espace germanophone. L’ouverture des chercheurs allemands à l’étude des controverses

(Kontroversenforschung) remonte au milieu des années 1980, lorsqu’une véritable vague de publications a marqué une nouvelle tendance : celle de s’intéresser au conflit, non seulement, mais notamment à l’ère de la Frühe Neuzeit24. Depuis, de tels intérêts se sont

étendus vers d’autres aires géoculturelles. L’ouvrage collectif dirigé par Valérie Robert, par exemple, a fait le pont entre l’étude des Intellectuels et polémiques dans l’espace germanophone et la recherche en France, dressant un bilan conceptuel et méthodologique des études dans ce domaine25. Peu après, trois ouvrages collectifs ont témoigné de la mobilisation de nombreux chercheurs pour sonder les modalités socioculturelles de la communication conflictuelle, particulièrement au regard de la culture savante du début de l’époque moderne26.

polémique, 2014), dont la direction du groupe de recherche Analyse du discours, argumentation & rhétorique n’a pas été pour rien dans la valorisation de la communication conflictuelle. Voir également les contributions de Diane Desrosiers au numéro de Discours social consacré à la Rhétorique des controverses savantes et des polémiques publiques (« État présent des travaux en rhétorique éristique » et « Bibliographie. Rhétorique éristique et argumentation polémique »). 24 Quelques titres représentatifs incluent : A. Schöne et al. (dir.), Kontroversen, alte und neue (1986); L. Rohner, Die literarische Streitschrift. Themen, Motive, Formen (1987); H.-D. Dahnke et B. Leistner (dir.), Debatten und Kontroversen. Literarische Auseinandersetzungen in Deutschland am Ende des 18. Jahrhunderts (1989). 25 V. Robert (dir.), Intellectuels et polémiques dans l’espace germanophone, 2004. 26 G. Ferreyrolles (dir.), La polémique au XVIIe siècle, 2006; C. Prochasson et A. Rasmussen (dir.), Comment on se dispute. Les formes de la controverse, 2007; et L. Burnand et A. Paschoud (dir.), Espaces de la controverse au seuil des Lumières (1680-1715), 2010. Dans le deuxième de ces volumes, la contribution d’Antoine Lilti tient compte des « formes du désaccord intellectuel » au début de l’époque moderne (« Querelles et controverses »). 11

Les contributions regroupées par le numéro de Zeitsprünge dédié à la polémique intellectuelle au tournant du XVIIIe siècle ont été particulièrement inspirantes pour notre travail27. Dans leur présentation de Gelehrte Polemik. Intellektuelle

Konfliktverschärfungen um 1700, Kai Bremer et Carlos Spoerhase font le bilan des questions qui structurent fondamentalement l’analyse des stratégies de la communication conflictuelle, surtout dans sa forme écrite. Ils notent l’importance de la sémantique historique, de la théorie historique des genres, de la paratextualité et l’intertextualité, de la stylistique et des normes métadiscursives dans l’étude de la controverse savante28, mais plus encore ils présentent cinq problématiques jugées particulièrement significatives dans ce type d’analyse. Elles concernent : 1) la légitimité des états d’accord et de désaccord

(Konsens, Dissens); 2) le rôle du telos et sa spécificité disciplinaire; 3) l’effet d’intensification ou d’apaisement de commentaires métapolémiques; 4) la situation communicationnelle en elle-même; et 5) le potentiel polémique de l’interprétation29. En relevant ces questionnements, Bremer et Spoerhase résument avec perspicacité les premières tentatives interdisciplinaires les plus significatives pour analyser le conflit savant au début de l’époque moderne, et cela de manière programmatique pour la recherche subséquente. Nous nous en inspirons librement dans la mesure où ces approches se montrent pertinentes pour notre objet d’étude.

Notons par ailleurs que nous empruntons aussi à l’appareil théorique de Marcelo

Dascal, par rapport auquel la collection de Bremer et Spoerhase affiche ouvertement sa

27 K. Bremer et C. Spoerhase (dir.), Gelehrte Polemik. Intellektuelle Konfliktverschärfungen um 1700, 2011. 28 C. Spoerhase et K. Bremer, « Rhetorische Rücksichtslosigkeit. Problemfelder der Erforschung gelehrter Polemik um 1700 », p. 116. 29 Ibid., p. 117-122. 12

dette intellectuelle30. L’un des premiers à souligner le manque d’attention prêtée aux phénomènes de conflit dans la République des Lettres31, Dascal avait déjà élaboré dans d’autres contextes un modèle interprétatif de la polémique également utile pour nous. En se basant sur une conception dialogique de la polémique, il distingue trois styles d’échanges, selon l’étendue du désaccord, le sujet débattu, le moyen présumé de la résolution et la finalité visée par les concurrents32. Il associe en outre différentes sortes de stratégies tactiques (polemical moves) à chaque type de polémique33. Dans la perspective de notre travail, la typologie qu’établit Dascal est un rappel utile des macrostructures qui influent sur le désaccord que nous examinons à un niveau plus restreint et fournit un cadre analytique qui aide à situer l’échange plus globalement. En plus des méthodes suggérées précédemment, telles sont, dans leurs grandes lignes, les approches théoriques et méthodologiques qui servent à révéler le fonctionnement et l’importance du conflit savant dans la République des Lettres à travers la controverse autour des premières

éditions posthumes de Bayle.

Notre travail sur la polémique Marchand-Des Maizeaux est finalement guidé par un questionnement bipartite dont la perspective est plus large que le cas envisagé et qui rejoint une réflexion sur la controverse savante d’ordre général. Dans un premier temps,

30 Voir C. Spoerhase et K. Bremer, « Rhetorische Rücksichtslosigkeit », p. 122 et noter l’inclusion de l’essai traduit en allemand : M. Dascal, « Kontroversen und Polemiken in der frühneuzeitlichen Wissenschaft ». 31 M. Dascal et C. Marras, « The République des Lettres : a Republic of Quarrels? ». 32 Les trois types qu’il distingue s’appellent discussion, dispute et controversy. Dascal reconnaît toutefois qu’il s’agit de types idéaux et qu’en réalité tout cas réel est mixte. (« Types of Polemics », p. 21-22). Le système de Dascal est exposé au long dans l’article cité, mais figure, et est diversement présenté, dans « The République des Lettres : a Republic of Quarrels? », « Kontroversen und Polemiken in der frühneuzeitlichen Wissenschaft », textes déjà cités, et dans « Epistemología, controversias y pragmática », « The Study of Controversies and the Theory and History of Science » et « Debating with myself and debating with others ». 33 Respectivement : proof, stratagem et argument (Ibid., « Types of Polemics », p. 25). 13

nous partons de l’hypothèse que l’étude de cet épisode peut informer la façon dont nous interprétons le crépuscule de la République des Lettres. C’est que nous reconnaissons dans la polémique un lieu de tension qui implique une discussion de valeurs communes envisagées différemment. Comme ce genre de conflit est nécessairement joué devant des tiers, le public de cette communauté influence la présentation des deux perspectives de manière fondamentale. Par conséquent, il est possible d’interroger l’apparente contradiction entre la prévalence de la polémique parmi les gens de lettres et le fait qu’à différence de la critique elle est un échange non productif de sens, voire de savoir. Quelle serait donc la fonction du conflit entre lettrés sinon la négociation de rapports interrelationnels? Or, débattre des positions sociales relatives fait ressortir les qualités et valeurs communes aux personnes impliquées par l’échange polémique (actants et témoins). Dans ces conditions, le conflit à l’étude devient le symptôme de son milieu et de son temps et nous permet d’explorer le contexte socioculturel des savants au début du

XVIIIe siècle en amont de l’avènement des Lumières.

En deuxième lieu, la polémique étudiée étant considérée comme représentative de la culture dont elle relève et illustrative des priorités et des valeurs de celle-ci, nous postulons qu’elle peut être instructive à l’égard des mutations subies par la culture savante à une époque qui voit la transition entre la République des Lettres classique et l’époque des Lumières. Nous sommes d’avis qu’en plus du changement de rôle sociétal des lettrés (soit le rapport entre savants et société), il y aurait également une évolution parallèle, voire corrélée, qui concerne les rapports entre lettrés (interne à la société des savants). Comme dans les deux conjonctures l’on parle d’interrelations tendues en raison 14

des divers enjeux symboliques convoités par deux partis, les situations de conflit servent d’épreuve pour évaluer ce que représentent les enjeux disputés.

Soulignons finalement qu’afin de présenter le plus fidèlement possible les catégories conceptuelles propres aux contemporains de Prosper Marchand et Pierre Des

Maizeaux, nous privilégions les énoncés et les discours de leur époque. Le corpus primaire, qui est un corpus historique, est lu et analysé avec un outillage conceptuel que nous nous sommes efforcée de maintenir conforme aux sources. Toute discussion de la

République des Lettres, des attentes, droits et devoirs qui y sont associés, est déterminée par cette visée. Cela dit, les interprétations qui découlent de cette approche principale sont appuyées par les théories et les outils actuels, dont nous nous sommes servie pour compléter cette première lecture, notamment en ce qui concerne la théorie de la polémique.

Dans le premier chapitre, nous commençons par établir le contexte dans lequel nous situons les individus que nous étudions, mais aussi dans lequel ils se situent eux- mêmes. Pour ce faire, nous esquissons d’abord l’horizon des discours historiographiques qui ont porté sur la République des Lettres par le passé, pour situer notre approche de ce concept. Appuyée par la théorie de la communauté imaginaire de Benedict Anderson, la démarche discursive nous mène à favoriser l’auto-représentation de la société des savants. Ainsi, nous considérons de plus près quels y auraient été les rôles accordés à la critique et à la polémique de manière à révéler les assises notionnelles de nos sources. 15

Si la polémique est un conflit sous forme écrite34, elle n’est pourtant pas un phénomène exclusivement textuel et ne peut exister sans hors-texte; elle est influencée par la situation dans laquelle elle se déroule, c’est-à-dire par les conditions sociohistoriques et culturelles qui affectent ses participants et ses enjeux. Par conséquent, une polémique ne peut être pleinement appréciée sans une connaissance nuancée du contexte non discursif dans lequel elle est à situer35. Le chapitre deux présente en résumé l’histoire peu connue de la polémique Marchand-Des Maizeaux afin de permettre à notre lecteur de s’en faire une idée d’ensemble avant d’entamer avec nous l’analyse de leurs

écrits antagoniques au chapitre suivant.

C’est en effet dans ce troisième chapitre que nous procédons à une description détaillée des divers textes qui constituent la polémique entre Marchand et Des Maizeaux de manière à en présenter les éléments analytiquement pertinents du point de vue qui nous intéresse. Notre procédé est inspiré par les suggestions programmatiques pour l’étude de controverses qu’esquissent Jürgen Stenzel, Kai Bremer et Carlos Spoerhase en ligne avec la Kontroversentheorie. À savoir, en plus des incitations heuristiques de

Bremer et Spoerhase mentionnés ci-dessus, Stenzel propose que « [d]ie Erzählung des

Verlaufes einer Polemik hätte die Beschreibung und Funktionsbestimmung der verwendeten polemischen Mittel zu integrieren »36. Suivant la progression de la polémique, nous étudions les écrits des antagonistes principaux de manière à mettre en

34 Le Dictionnaire de l’Académie française de 1762 précise que la polémique « se dit Des disputes par écrit » (s. v.) et encore aujourd’hui Le Grand Robert de la langue française définit ce terme comme un « [d]ébat par écrit, vif ou agressif » (s. v.). 35 Entre autres chercheurs, Dascal a souligné l’importance de la prise en compte du contexte dans l’étude de polémiques (« Types of Polemics », p. 21). 36 [Le récit du déroulement d’une polémique devrait inclure la description des moyens polémiques utilisés, ainsi que la détermination de leur fonction.] J. Stenzel, « Rhetorischer Manichäismus. Vorschläge zu einer Theorie der Polemik », p. 10. 16

évidence leurs stratégies discursives, la manifestation des différentes positions impliquées par l’échange et l’exposition des principes et des valeurs en jeu dans la dispute.

C’est au chapitre quatre que nous proposons une lecture interprétative de l’affrontement présenté dans les deux chapitres précédents. Il s’agit de notre analyse

« symptomatique » – dans le sens de Stenzel – de la polémique à l’étude37. Nous y mettons de l’avant la récurrence de préoccupations relatives à la représentation de soi et de l’autre. L’intersection des enjeux explicites (les valeurs de la communauté savante) et implicites (la reconnaissance publique des polémistes) dans leur différend prend ainsi une importance particulière lorsque l’on tient compte de la manipulation de considérations

éthiques dans l’argumentation des polémistes. Ce qui en découle est une dispute constante de l’autorité éditoriale, voire critique, et de l’autorité polémique dont sont crédités Marchand et Des Maizeaux.

Enfin, au chapitre cinq, nous élargissons à nouveau la perspective du travail afin de prendre en compte plus généralement la culture savante en Europe au XVIIIe siècle.

Nous réfléchissons sur ce qui différencie l’époque des Lumières de l’ère de la République des Lettres classique. Nous identifions une différence sur le plan des pratiques savantes de la critique et de la polémique, en raison de ce qu’elles laissent entrevoir à l’égard du rapport avec l’autorité. C’est finalement dans cette position entre deux époques que nous revisitons la querelle Marchand-Des Maizeaux, qui ne relève entièrement ni de l’une ni de l’autre, mais qui témoigne de la transition entre elles.

37 « Unter Symptomatik schließlich verstehe ich die anthropologische und historische Signifikanz all dessen, was eine diesen heuristischen Gängen folgende Untersuchung zu Tage gefördert hätte. » [Enfin, par symptomatique j’entends la signification anthropologique et historique de tout ce qui a été exposé par une étude suivant l’une de ces voies heuristiques.] (J. Stenzel, « Rhetorischer Manichäismus », p. 11) 17

Après ce dernier chapitre d’analyse, l’on trouvera en annexe notre édition des principales lettres de l’échange qui constitue la phase initiale de la polémique. Celles-ci

étant demeurées inédites jusqu’ici, nous fournissons ainsi un accès privilégié à ces textes cruciaux qui représentent l’essentiel du texte primaire de la polémique. Par le fait que nous les regroupons justement pour faire voir les effets stylistiques et pragmatiques des textes de la polémique, cette édition représente en elle-même un apport à la recherche puisqu’elle dégage un corpus primaire unique et cependant caractéristique de la communication conflictuelle entre savants de cette époque.

En fin de compte, située par rapport aux communautés contemporaines de la

République des Lettres et des Lumières naissantes, la communication polémique de

Prosper Marchand et de Pierre Des Maizeaux donne à voir la tension manifeste entre deux visions du rapport à l’autorité intellectuelle de collègues. En ce sens, la présente enquête révèle que leur affrontement devant la communauté des gens de lettres met en scène les valeurs de celle-ci, partagées par les adversaires, et mène à une appréciation nuancée de leur confrontation au sein de la sphère des lettrés de leur époque. De cette façon, nous mettons à profit la confrontation entre perspectives et la négociation des valeurs en jeu qui découlent de la situation conflictuelle, puisque c’est aux limites du consensus, dans l’espace de la rencontre, qu’elles sont mises en évidence. L’étude d’une polémique éditoriale spécifique sert ainsi à réévaluer le rôle du conflit savant à plus large

échelle au début du XVIIIe siècle.

I. La République des Lettres : conception d’une communauté savante

La Republique des Lettres est un pays libre, où chacun a droit de juger des choses selon qu’elles lui paroissent[.] Pierre Des Maizeaux à Prosper Marchand, 1713-12-22, UBL MAR 5:4

Communities are to be distinguished, not by their falsity/genuineness, but by the style in which they are imagined. Benedict Anderson, Imagined Communities

La République des Lettres, décrite de manière éloquente par Pierre Des Maizeaux comme un « pays libre », était le lieu où se rencontraient les esprits de son époque, où ils

œuvraient, collaboraient, s’affrontaient et exerçaient leur jugement. Mais de quoi parlait- on au juste lorsque l’on employait cette expression à l’époque? De quoi parlons-nous aujourd’hui? Explicitons que la communauté de la République des Lettres constitue l’arrière-plan du tableau que dressera cette thèse, qu’elle représente le contexte – imaginaire et socioculturel – dans lequel se déroulent les événements et se déploient les discours dont il sera question par la suite. Plus encore, elle est l’un des enjeux apparents des débats qui nous intéressent. Dans ces conditions, il est impératif que nous nous attardions d’abord sur les questions de définition afin de situer notre objet le plus précisément possible. Plus immédiatement, reconnaissons que notre perspective sur ce phénomène historique doit elle-même être située. Quel est l’outillage conceptuel avec lequel nous abordons ce référent? Quel développement cet outillage a-t-il connu? Quelles sont les limites qui le circonscrivent? 19

Dans ce chapitre nous présentons dans un premier temps un bref survol de l’historiographie de la République des Lettres qui nous incite à formuler la position que nous adoptons en l’abordant. Ensuite nous élaborons une définition fonctionnelle de ce que représente cette notion dans le cadre de notre travail. Ces étapes nécessairement préliminaires mènent à un regard plus précis sur les types d’interaction qui nous intéressent entre les gens de lettres, soit la critique et la polémique. Signalons que la figure de Pierre Bayle nous sert tout au long pour ancrer ces réflexions et pour donner sens à l’héritage culturel légué à la génération de lettrés de Pierre Des Maizeaux et de son contemporain Prosper Marchand à l’aube du XVIIIe siècle.

i. Une historiographie de la République des Lettres, ou modes interprétatifs d’un objet aux contours indéfinis

Tout examen tant soit peu critique de l’emploi de l’expression « République des

Lettres » dans les écrits modernes révèle qu’une diversité excessive de sens y est associée. Puisque nous nous intéressons à son référent historique, nous rejetons d’emblée toute utilisation de la formule par laquelle elle devient une « périphrase pompeuse et ironique » désignant un fait de notre époque, usage regrettable souligné dès 1988 par

Marc Fumaroli38. Cependant, même les occurrences que l’on relève dans l’écriture historiographique varient suffisamment pour nécessiter une mise au point conceptuelle.

En effet, des objections à l’imprécision de l’expression formulées à travers les années témoignent du fait que, selon l’emploi que l’on en fait, elle désigne une gamme de

38 M. Fumaroli, « La République des Lettres », p. 131. Pour nommer un exemple de cette tendance, il suffit d’évoquer La république mondiale des lettres de Pascale Casanova, qui prête ce nom à une histoire de « l’espace littéraire mondial » de nos jours (La république mondiale des lettres, [1999]). Helena Carvalhão Buescu fournit une critique nuancée de l’utilisation que fait Casanova du concept de « République des Lettres » (« Pascale Casanova and the Republic of Letters »). 20

phénomènes connexes39. D’après nous, ces multiples sens correspondent à autant de modes interprétatifs appliqués au monde des lettrés au début de l’époque moderne, selon qu’ils privilégient son aspect fonctionnel (la communication), social (la sociabilité), conceptuel (le discours) ou autre.

L’évolution qu’a connue l’historiographie de la République des Lettres explique pourquoi son nom en est venu à désigner autant de sens variés dans les écrits d’historiens modernes. Le développement d’un intérêt critique pour la République des Lettres dans l’entre-deux-guerres s’exprima par l’étude empirique d’individus célèbres de la première modernité – surtout des XVIe-XVIIe siècles et quelquefois du XVIIIe. C’est-à-dire que les premiers essais s’intéressaient à des savants emblématiques, comme Érasme, Jean Le

Clerc et Friedrich Gottlieb Klopstock, et les situaient dans leur contexte historique. De la perspective adoptée selon les priorités de ce type de recherche a découlé une vision modérément simplificatrice du fond socioculturel par rapport auquel l’on situait les figures étudiées. Par conséquent, la République des Lettres semblait être une réalité déterminée et stable, comme dans la description classique formulée par Annie Barnes en

1938 :

La République des Lettres est formée des hommes de lettres et des savants de tous pays. Notez que les savants y jouent un rôle plus important que les poètes et que République des Savants, [Gelehrtenrepublik] comme on dit en Allemagne, serait un terme plus exact. C’est un État fort démocratique : la naissance n’y joue aucun rôle; seul le savoir place chaque citoyen à son rang. Les différences de nationalité s’effacent aussi bien que les différences de religion […] La République des Lettres a une langue, internationale comme elle, le latin, – et plus tard le français. Le

39 En plus des commentaires de Fumaroli, des réserves similaires se lisent notamment chez Hans Bots et Françoise Waquet (La République des Lettres, p. 11; désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle RDL) et chez Herbert Jaumann. Ce dernier est particulièrement prolixe dans sa critique d’un usage du terme chez certains historiens pour désigner la culture savante du début de l’époque moderne de manière générale (voir « Respublica litteraria/Republic of letters. Concept and Perspectives of Research » et « Respublica Literaria als politische Metapher. Die Bedeutung der Res Publica in Europa vom humanismus zum XVIII. Jahrhundert », p. 73-74). 21

premier devoir de chaque citoyen est de servir les « lettres », et le moyen d’y parvenir, c’est le système des échanges. Cela se fait par une vaste correspondance dont le réseau s’étend sur l’Europe entière, et qui forme le lien réel entre les citoyens de cette République idéale.40

Barnes définissait ainsi succinctement l’interaction des érudits au début de l’époque moderne. Or, la persistance de cette définition reflète sa pertinence41. Son ton déclaratif signale toutefois une acception littérale (notamment par l’utilisation de l’indicatif) et universelle (avec les termes « tous », « aucun », « chaque », « entière ») de propos qu’il serait plus approprié de qualifier d’utopiques (les qualités démocratique, internationale et pluriconfessionnelle, par exemple). Une autre déformation interprétative opérée par l’approche traditionnelle de Barnes et de ses semblables est l’aristocratisation de la communauté des savants. La concentration des historiens sur les personnalités renommées faisait qu’ils ne reconnaissaient que l’élite érudite de l’Europe comme membres de la République des Lettres, soit ceux qui jouissaient d’une renommée qui traversait les frontières nationales et sociales. Enfin, cette première approche rétrospective de la République des Lettres en affirme l’existence historique comme s’il

était question d’une société ou académie officielle, avec des textes fondateurs, des membres reconnus, des projets définis et des fonctionnements réglés. Malgré ces déformations interprétatives, la génération inaugurale de travaux a identifié des balises importantes dans ce champ d’études, sous forme de personnages historiques clés et de nombreuses pistes thématiques prometteuses, tels l’amitié savante, la pratique épistolaire et les efforts journalistiques.

40 A. Barnes, Jean Le Clerc (1657-1736) et la République des Lettres, p. 13-14. L’ouvrage de Barnes et l’étude de Klopstocks deutsche Gelehrtenrepublik de Max Kirschstein sont généralement retenus comme représentant la fondation de l’historiographie de la République des Lettres. 41 Y. Moreau, « La République des Lettres : essai de définition ». 22

Lorsque, dans les années 1970, l’étude de la République des Lettres connaît sa véritable montée, il y a – en concordance avec des tendances généralisées à l’époque – un

élan vers une histoire sociale des savants, ceux-ci n’étant plus considérés en tant qu’individus, mais dorénavant comme catégorie sociale42. Dans ces conditions, l’histoire intellectuelle43 porte son regard sur les institutions du type érudit (le cabinet, l’académie, le peregrinatio academica, etc.), ce qui entraîne une appréciation des interactions qu’ils supposent. Dans la foulée des travaux de Maurice Agulhon, l’on porte un intérêt particulier à la sociabilité des lettrés44. Or, en raison du chevauchement du monde des

érudits et de celui de la culture, qui partageait les mêmes médias et infrastructures et les préoccupations de leur temps, certains historiens culturels ont fini par confondre la

République des Lettres avec la bonne culture de la première modernité en général45. Si la spécificité de la communauté des lettrés par rapport à la culture ambiante a été quelque peu négligée, l’accent mis sur les rapports interpersonnels et sur leurs modalités a beaucoup apporté à la compréhension du fonctionnement quotidien de la communauté

42 Le travail de Fritz Schalk qui lance les études de cette époque porte nommément sur Érasme, mais plutôt que de se concentrer sur l’histoire d’un seul individu de renommée il révèle dans les écrits de ce dernier l’adoption du modèle de l’académie platonicienne (« Erasmus und die Res publica literaria », 1971, et « Von Erasmus’ Res publica literaria zur Gelehrtenrepublik der Aufklärung », 1977). 43 Comme le terme « intellectuel », pour désigner une personne, date du XIXe siècle, il ne peut être qu’anachronique pour le contexte de la première modernité, de sorte que nous nous en servons que pour renvoyer au courant historique plutôt qu’à son contenu (GR, s. v.). Voir à ce sujet D. Masseau, L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siè cle, p. 6, n. 1. 44 Pensons notamment au travail de Daniel Roche (Le siècle des Lumières en province: académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, 1978, et Les Républicains des lettres: gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, 1988). La sociabilité en tant qu’outil historiographique représente, d’après nous, une sociabilité prescriptive, voire normative, déterminant a posteriori les règles de comportement qui définissaient un groupe. C’est dans ce sens qu’Anne Goldgar, par exemple, gagnée par les reproches que Des Maizeaux faisait à Marchand de ne pas être suffisamment respectueux envers d’autres membres de la communauté, va proclamer que « [s]uch men were not even in the Republic of Letters » (Impolite Learning. Conduct and Community in the Republic of Letters, 1680-1750, p. 169). Ses commentaires nous semblent révélateurs d’une conception élitiste de la République des Lettres, excessivement limitée par une volonté de définition exclusive imposée rétrospectivement. 45 À titre indicatif, l’on peut penser au travail de Dena Goodman qui emprunte l’expression bien que sa recherche porte spécifiquement sur la culture salonnière (The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlightenment). 23

des lettrés. Le travail de Jürgen Habermas sur la sphère publique bourgeoise comme espace interactionnel a éclairé la conception de la République des Lettres comme une scène publique46.

Par ailleurs, depuis les contributions de l’historien Paul Dibon, se sont multipliés ceux qui considèrent que la particularité de la République des Lettres vient de « la conception du commerce international des idées qu’elle résumait pour les lettrés d’Ancien Régime »47. Pour saisir ce qu’était la République des Lettres, il serait donc nécessaire de l’envisager dans une perspective qui valorise son concept clé : la communication – que Dibon propose utilement de regarder « as a means and as an end in itself within the Respublica literaria »48. À vrai dire, les études sur cet aspect de la communauté savante, notamment suivant ses différentes branches médiatiques

(journalisme, correspondance, etc.) et sur l’effet de réseautage qui en découle, abondent et constituent le plus fort de la recherche en ce domaine ces dernières décennies49. Ces travaux posent rarement la question de ce qu’est la République des Lettres; il leur suffit

46 J. Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, 1962. L’ouvrage paraît en traduction française dès 1978 comme L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, n’étant traduit en anglais qu’en 1989, ce qui fait que son influence sur l’historiographie internationale de la République des Lettres est quelque peu retardée. 47 M. Fumaroli, « La République des Lettres », p. 131; H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 11; et H. Jaumann, « Respublica litteraria/Republic of Letters », p. 12. 48 P. Dibon, « Communication in the Respublica literaria of the 17th Century », [1978], p. 157. Pour la notion de concept clé, voir p. 153. 49 Parmi les publications témoignant des efforts de chercheurs qui ont fait de la communication le centre de leur approche à la République des Lettres l’on notera tout particulièrement H. Bots et F. Waquet (dir.), Commercium Litterarium, 1600-1750 : La communication dans la République des Lettres. Conférences des colloques tenus à Paris 1992 et à Nimègue 1993, 1994. Pierre-Yves Beaurepaire a été un véritable moteur dans ce domaine de recherche : P.-Y. Beaurepaire (dir.), La plume et la toile. Pouvoirs et réseaux de correspondance dans l’Europe des Lumières, 2002; P.-Y. Beaurepaire, J. Hä seler et A. McKenna (dir.), Réseaux de correspondance à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècle), 2006; P.-Y. Beaurepaire et Héloïse Hermant (dir.), Entrer en communication : de l’âge classique aux Lumières, 2012; P.-Y. Beaurepaire (dir.), La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, 2014. Dans l’introduction à Entrer en communication, Beaurepaire et Hermant dressent une carte détaillée de la recherche portant sur la communication à l’âge classique et sous les Lumières, particulièrement en ce qui concerne la communauté des lettrés. 24

de faire état de l’élément qu’ils estiment constitutif. Dans cette perspective, la République des Lettres consiste en un amalgame de réseaux interconnectés visant la diffusion ou la communication d’informations.

Revenons un peu en arrière pour observer qu’en parallèle avec les recherches historiques de concentration sociale et culturelle, une deuxième famille historiographique a émergé dans l’étude de la République des Lettres, celle-ci inaugurée par des travaux de sémantique historique. En répertoriant et analysant les occurrences historiques du syntagme « République des Lettres », les contributions incontournables de Fumaroli et plus encore de Françoise Waquet ont fait ressortir la vision contemporaine (XVe-XVIIIe siècles) du fait historique50, ce qui a ensuite informé des recherches en histoire conceptuelle qui privilégient justement une compréhension du phénomène selon la perspective d’époque51. De cette combinaison d’approches ressort que, pour ses contemporains, la République des Lettres était une communauté éparse, mais réunie autour d’un certain nombre d’idées et d’idéaux partagés, comme ceux évoqués par

Barnes. Ce modèle communautaire est éclairé par le fait que la première attestation du syntagme date de 1417 et que la notion naît « dans un contexte de menace sur la chrétienté »52 :

La respublica literaria veut se substituer à la respublica christiana défaillante, et refaire son unité autour de nouveaux principes de savoir. […] Les lettres, héritières de l’Antiquité, principe d’unité, recherchent la vérité en vue d’établir le bien commun, perçu comme la relève du projet universaliste de la chrétienté.53

50 M. Fumaroli, « La République des Lettres »; F. Waquet, « Qu’est-ce que la République des Lettres? Essai de sémantique historique », 1989. 51 L’ouvrage le plus complet dans son genre, bien que généraliste, est celui de Hans Bots et Françoise Waquet, La République des Lettres. 52 H. Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, p. 126. 53 Ibid. 25

Cette conceptualisation en palimpseste de la République des Lettres explique le rassemblement que représente ce réseau autour de valeurs communes.

Dans la lignée de ces travaux sémantiques et conceptuels qui mettent en relief la perception de l’époque, Herbert Jaumann a vivement critiqué l’usage de l’expression

« République des Lettres », mentionnée ci-dessus, pour qualifier la culture savante de l’époque de manière générale. D’après lui, cette interprétation erronée résulte d’une définition trop peu restrictive du référent, ce qui a pour conséquence que l’on perd de vue la signification accordée à ce regroupement par les gens de cette époque. Pour remédier à cette situation, le chercheur allemand propose qu’une interprétation discursive du phénomène soit adoptée. Il est d’avis que privilégier les conceptions formulées à l’époque, mises en œuvre et en texte à maintes reprises, permettrait d’approcher de la particularité du fait, car une méthode respectueuse du métadiscours portant sur ce phénomène aiderait les chercheurs à analyser la concrétisation manifeste et durable de la

République des Lettres. À ce sujet, Jaumann fait la déclaration provocatrice suivante :

[In s]peaking of [the] Republic of Letters, we do not refer specifically to something like scholarly institutions themselves (universities, academies, cabinets etc.) or to habits of scholarly practice like the exchange of letters, writing, criticizing and publishing books etc., i.e. to real, concrete, material installations and behaviour. In the sense of institutional concreteness we speak of something that as such never existed. What we are speaking of is first of all a normative idea (or ideal) and a few fragmentary realizations scattered through time and space of early modern history. An approach which ignores or underestimates the essentially metaphorical character of the uses of the term Republic of Letters misses the target, i.e. it will not approach the specific nature and function of Republic of Letters.54

54 H. Jaumann, « Respublica litteraria/Republic of Letters », p. 16. Souligné dans l’original. Précisons que, suivant la pratique acceptée, nous considérons la forme française de l’expression comme étant fonctionnellement équivalente à la forme latine et aux autres formes vulgaires. En effet, d’après Bots et Waquet « [l]e passage […] du latin aux langues vulgaires n’emporte pas de changement de sens » étant donné que les savants « maniaient le latin aussi bien que leur langue maternelle, [et] n’accommodaient pas le sens de l’expression selon qu’ils écrivaient Respublica litteraria et “République des Lettres”, “Republic of Letters” ou “Repubblica litteraria” [etc.] » (RDL, p.13). Par conséquent, à part les références à de 26

Autrement dit, n’équivalant point à une réalité tangible différenciée de phénomènes sociaux préexistants par ses manifestations pratiques, c’est au niveau conceptuel que la

République des Lettres correspond à une réalité historique et qu’elle se distingue. Or, pour accéder à celle-ci, il serait nécessaire de la considérer sous un angle discursif, ou métaphorique, pour reprendre les termes du passage cité55.

Pour aller dans cette voie qu’il estime nécessaire pour la recherche, Jaumann se base sur ses lectures de divers métadiscours traitant de la République des Lettres afin d’identifier des critères de classification opératoires. Il distingue notamment trois types de discours selon qu’ils sont critiques (topisch-satirisch), descriptifs (deskriptiv- pragmatisch) ou normatifs (präskriptiv, utopisch) à l’égard de leur objet56; il nous importe cependant davantage que les discours se regroupent en deux catégories selon la perspective qui y est adoptée. À savoir, soit la République des Lettres est vue de l’extérieur par un observateur qui n’y est pas associé, de sorte qu’elle constitue un concept extrinsèque (Fremdkonzept), ou elle est vue de l’intérieur, dans lequel cas elle représente une autodescription, ou plutôt une autoconception venant de la part de quelqu’un qui s’identifie comme participant à sa construction57. Les discours critiques et descriptifs relèveraient de la vision extrinsèque et incluent aussi bien l’évaluation contemporaine venant d’autres secteurs de la population que l’analyse historiographique.

supposées variantes nationales, dans la critique moderne la République des Lettres, internationale, équivaut à la Republic of Letters et à la Gelehrtenrepublik. 55 Jaumann établira lui-même le lien entre la conception métaphorique de la République des Lettres et sa mise en discours en 2005 (« Respublica Literaria als politische Metapher », p. 78). 56 H. Jaumann, « Ratio clausa. Die Trennung von Erkenntnis und Kommunikation in gelehrten Abhandlungen zur Respublica literaria um 1700 und der europäische Kontext », p. 413. Ce texte jette les bases de la réflexion sur laquelle Jaumann revient dans des publications subséquentes (« Respublica litteraria/Republic of Letters » et « Respublica Literaria als politische Metapher »). 57 H. Jaumann, « Respublica litteraria/Republic of Letters », p. 17. 27

Corollairement, Jaumann suggère que les traitements autoconceptuels correspondent à un discours normatif sur la République des Lettres, ne décrivant pas l’état actuel des choses autant qu’ils prescrivent la forme que leurs auteurs souhaiteraient qu’elles prennent58. Les classifications discursives et conceptuelles que propose Jaumann nous semblent être d’une utilité notable pour l’étude de la République des Lettres.

Malgré le fait que le travail de Jaumann semble avoir été largement ignoré par les chercheurs à l’extérieur de l’espace germanophone, son point de vue n’est pas sans écho.

Le rejet d’une compréhension littérale de la République des Lettres est, par exemple, vivement argumenté par Jean-Pierre Cavaillé dans sa réfutation de la position de Marc

Fumaroli. Cavaillé reproche à ce dernier de croire que « la représentation que les lettrés produisent à l’époque d’une République des lettres idéale, libre, indépendante, égalitaire, correspondrait fidèlement à la réalité sociale des échanges lettrés et de la vie savante. »59

Les qualités déclarées de la République des Lettres sont dites « fort relative[s] », sinon

« purement fictives », par celui qui demande si l’historien doit « croire ce à quoi semblent croire les individus, les groupes et les sociétés qu’il étudie ». Si nous avions à répondre, ce serait avec les mots de Jerôme Lamy, qui considère que « la représentation que les doctes, savants et érudits se font d’eux-mêmes, […] offre une perspective analytique incomparable : elle rend compte des modes de subjectivation d’une catégorie sociale particulière, les lettrés, à l’aube de l’époque moderne. »60 En effet, ce que nous retenons de la vision de Jaumann est que, prise comme une autoconception, la République des

Lettres devient un objet discursif, une réalité historique d’un autre ordre. De plus, comme

58 H. Jaumann, « Ratio clausa », « Respublica Literaria als politische Metapher ». 59 J.-P. Cavaillé, « Le paladin de la République des lettres contre l’épouvantail des sciences sociales », s. p. 60 J. Lamy, « La République des Lettres et la structuration des savoirs à l’époque moderne », s. p. 28

fait discursif, elle est plastique et multiple puisqu’elle est recréée par chacun de ceux qui y participent61. Si la République des Lettres demeure une autoconception suffisamment développée et partagée pour évoquer une notion rassembleuse, de prime importance pour nous est l’implication des différentes interprétations qui laissent une place aux désaccords. Ainsi les gens de lettres de l’époque discutent et disputent ce que seraient les règlements, les normes, les pratiques, etc., de la République des Lettres et comment les respecter.

Nous sommes d’avis que la nature de la République des Lettres comme autoconception est clarifiée par un rapprochement avec la notion de « imagined community » formulée dans un tout autre contexte par Benedict Anderson62. À notre connaissance, la théorie andersonienne, bien que parfois évoquée de manière allusive, n’a pas encore été appliquée de manière approfondie à la culture savante du début de l’époque moderne63. Se penchant sur l’émergence du nationalisme, Anderson définit l’unité de la nation comme celle d’une « imagined political community ». Il considère que :

61 Jaumann note que « it is this approach that most easily suggests raising the question of a possible plurality of concepts (descriptions) » (« Respublica litteraria/Republic of Letters », p. 19). 62 B. Anderson, Imagined Communities : Reflections on the origin and spread of nationalism, [1983]. La traduction française porte le titre L’imaginaire national. Ré flexions sur l’origine et l’essor du nationalisme et date de 1996. Qu’il nous soit permis de remercier la Professeure Hélène Cazes d’avoir suggéré le travail d’Anderson comme outil interprétatif fécond à l’égard de la République des Lettres. 63 Peter Shoemaker se rapproche d’une réflexion sur la correspondance entre la notion d’Anderson et la République des Lettres lorsqu’il évoque les communautés épistolaires activées par la publication de correspondances comme communautés imaginées, sans toutefois élaborer cette idée (« “Republics of Letters” and Epistolary Communities : Reading the Lettres of Guez de Balzac », p. 131). Kasper Eskildsen et Peter Burke adoptent tous les deux la notion d’« imagined community » d’Anderson comme description pertinente de la République des Lettres classique (K. R. Eskildsen, « How Germany Left the Republic of Letters », p. 421, et P. Burke, « Erasmus and the Republic of Letters », p. 9). Burke développera quelque peu cette intuition, mais ne fait que souligner le fait que la montée de l’imprimé nécessaire pour la formation de la nation chez Anderson, correspond également aux conditions historiques de la communauté savante (« The Republic of Letters as a Communication System. An Essay in Periodization », p. 395-396). 29

[i]t is imagined because the members of even the smallest nation will never know most of their fellow-members, meet them, or even hear of them, yet in the minds of each lives the image of their communion. […] In fact, all communities larger than primordial villages of face-to-face contact (and perhaps even these) are imagined.64

La République des Lettres est ainsi envisagée comme une communauté d’appartenance dont se réclament des lettrés à travers l’Europe, depuis les colonies outre-mer et de partout où le commerce, la politique ou la religion ont pu les mener65. Elle représente l’espace commun aux gens de lettres qui s’entretiennent par écrit pendant de longues années sans nécessairement se rencontrer et justifie l’entrée en communication de parfaits inconnus66.

De plus, les traits déterminants de la nation imaginée qu’identifie Anderson s’appliquent très bien à la République des Lettres. À savoir, il précise que :

[t]he nation is imagined as limited because even the largest of them […] has finite, if elastic boundaries, beyond which lie other nations. […] It is imagined as sovereign because the concept was born in an age in which Enlightenment and Revolution were destroying the legitimacy of the divinely-ordained hierarchical dynastic realm. […] Finally, it is imagined as a community, because, regardless of the actual inequality and exploitation that may prevail in each, the nation is always conceived as a deep, horizontal comradeship.67

Les traits déterminants d’Anderson se retrouvent effectivement dans la conceptualisation de la République des Lettres68. En tant que regroupement savant, elle est imaginée

64 B. Anderson, Imagined Communities, p. 6. 65 Sur son étendue géographique, l’on consultera le chapitre intitulé « L’espace de la République des Lettres » chez H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 63‑90. 66 Florence Catherine documente ce comportement commun dans la correspondance d’Albrecht von Haller (« “Je n’oserais vous demander, Monsieur, une correspondance”. Règles et usages de l’entrée en communication avec Albrecht von Haller »). Nous en avons relevé nous-même des occurrences dans les correspondances d’époque, par exemple lorsque Jacques Georges de Chauffepié sollicite un commerce épistolaire auprès de Prosper Marchand en ces termes : « Pardon Monsieur, de la liberté que je prends, mais je me prévaut des Privileges accordez dans la République des Lettres, qui autorisent à chercher les secours dont on a besoin » (UBL MAR 2, 1751-02-08). 67 B. Anderson, Imagined Communities, p. 7. 68 Nous rapportons certains éléments d’une définition de la République des Lettres dans la section suivante (I.ii). 30

comme limitée puisqu’on la distingue de la société civile, politique et religieuse. Par rapport à ces autres systèmes d’organisation, les gens de lettres maintiennent leur souveraineté en protégeant le projet de l’avancement du savoir des influences externes, et en disant niveler toute hiérarchie qui lui est étrangère (comme la « divinely-ordained hierarchical dynastic realm » d’Anderson). Et enfin, la République des Lettres est conçue comme communauté justement en raison de l’entreprise partagée, identifiée comme telle par une majorité de ses membres69.

D’un intérêt particulier est le fait qu’Anderson associe le développement d’une conception de la nation et d’une identification populaire à celle-ci avec l’expansion de l’imprimé. Se concentrant sur la presse journalistique, il fait remarquer que ces médias permettent de faire circuler les idées rapidement et auprès d’un grand nombre de personnes qui constituent dès lors une communauté qui se conçoit comme telle70. Or, bien que l’imprimé ait facilité et accéléré la diffusion d’idées et par conséquent le partage d’un imaginaire commun, nous aimerions suggérer que cette fonction avait été assurée autrement auparavant. Même si c’était sur un plan plus restreint que l’imprimé, le réseautage étroit de savants par voie de manuscrits, notamment sous forme de correspondance assidue, créait une communauté par un échange d’informations à grande

échelle avant l’ubiquité du nouveau médium. Le manuscrit continua d’ailleurs à satisfaire ce rôle en parallèle à l’essor de la communication imprimée71.

69 Il n’est d’ailleurs pas anodin que la métaphore politique prête une structure communautaire à la République des Lettres de par le nom même qu’elle porte (cf. H. Jaumann, « Ratio clausa », id. « Respublica Literaria als politische Metapher », et H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 22-23). 70 Anderson suit ainsi Elizabeth Eisenstein, qu’il cite : « Printed materials encouraged silent adherence to causes whose advocates could not be located in any one parish and who addressed an invisible public from afar. » (cité dans B. Anderson, Imagined Communities, p. 35, n. 62). 71 Comme le relève Shoemaker, des « communautés épistolaires » sont en existence et fonctionnent similairement depuis au moins la Renaissance. Il renvoie sur ce sujet aux travaux de Janet Altman et 31

Signalons du reste qu’en envisageant la République des Lettres comme

« imagined community », nous acceptons la proposition d’Anderson que « [c]ommunities are to be distinguished, not by their falsity/genuineness, but by the style in which they are imagined. »72 Évacuer la question de la « falsity/genuineness » résout l’apparente contradiction entre l’idéal et la réalité de la République des Lettres, topos récurrent dans la recherche73. Insister sur le style de son imagination et de ses variations revient à aborder cette communauté comme autoconception, approche appelée par la construction discursive et immatérielle de la République des Lettres. Il s’entend qu’en procédant de cette manière, nous souscrivons à une restriction du terme « République des Lettres » qui correspond à la « catégorie d’entendement des acteurs », plutôt que d’adopter une perspective extrinsèque sur la notion74. Privilégier l’autoconception nous permet d’ailleurs d’étendre les sources informatives au-delà des seuls passages métadiscursifs, pour inclure d’autres traces de la participation à cette communauté imaginaire, notamment les interactions épistolaires. Autrement dit, nous sommes d’avis que la façon dont des individus auto-identifiés comme membres de la République des Lettres s’adonnent régulièrement à des actes de communication peut nous informer sur leur conception de celle-ci, et ce, peut-être plus encore que les réflexions explicites qu’ils formulent. Nous postulons d’ailleurs que les concitoyens et successeurs des membres de

Elizabeth Goldsmith. La recherche sur les réseaux épistolaires illustre d’ailleurs le fonctionnement de ces communautés (cf. P.-Y. Beaurepaire (dir.), La plume et la toile, et P.-Y. Beaurepaire, J. Häseler et A. McKenna (dir.), Réseaux de correspondance à l’âge classique). 72 B. Anderson, Imagined Communities, p. 6. 73 Pour ne citer que quelques travaux des plus marquants : H. Bots, Republiek der Letteren : ideaal en werkelijkheid, L. Daston, « The Ideal and Reality of the Republic of Letters in the Enlightenment », et K. Pomian, « République des lettres : idée utopique et réalité vécue ». 74 Nous empruntons cette formule heureuse à Pilar González Bernaldo de Quirós, qui s’en sert pour faire la distinction entre, d’une part, le concept historique et, d’autre part, la notion historiographique de la sociabilité (« Sociabilité urbaine », p. 296). 32

la République des Lettres ont interprété ces actualisations et leur auraient accordé autant d’importance qu’aux propos formels. Au moyen de la « loi de l’opinion » – la législation morale de l’opinion publique ou quelque autre modèle de la pression publique que théorise Locke –, les personnages modèles qui étaient appuyées par un capital social très fort auraient contribué à former l’idée que l’on avait des bonnes mœurs de la communauté75. C’est-à-dire que par une renommée particulière et donc une diffusion importante de leurs travaux, pensées et actes, les « savants du premier ordre »76 influaient sur l’environnement social de leurs pairs.

Finalement, aborder la République des Lettres par ce mode interprétatif implique que, lorsque nous faisons référence à ce terme, c’est dans le sens d’un concept spécifique

à l’individu ou aux individus par rapport auxquels elle est évoquée, étant donné que la communauté de chacun est modulée par ses propres convictions, engagements et positions. Nous souhaitons ainsi éviter de faire valoir des lieux communs formulés par autrui pour les individus à l’étude. Par ailleurs, si nous choisissons une telle approche en raison de la diversité de perspectives qu’elle accommode, elle sera moins utile pour ceux dont les travaux mettent l’accent sur ce qui rassemble les hommes de lettres, perspective où les éléments partagés importent davantage que les détails différenciateurs. Dans le cas qui nous occupe, par contre, nous verrons que les interprétations personnelles de Prosper

Marchand et de Pierre Des Maizeaux affectent leur conflit en informant leurs choix

éditoriaux et leur comportement. La réalisation du différend sous forme de polémique dépend du fait que les adversaires partagent certaines idées et certains préceptes de base concernant leur communauté, de sorte qu’ils s’entendent sur la valeur des enjeux qui les

75 R. Koselleck, Kritik und Krise : eine Studie zur Pathogenese der bürgerlichen Welt. 76 Anonyme [1747], cité dans H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 95. 33

motivent. En revanche, l’argument tourne autour des éléments de leurs conceptions où les interprétations divergent. La tension entre l’adaptabilité de la notion de la République des

Lettres et le poids du consensus conceptuel est donc centrale au rapport qu’entretiennent ces hommes de lettres. Nous privilégions donc dans la mesure du possible la spécificité individuelle de la conception, tout en reconnaissant que c’est par le recoupement des conceptualisations de maints particuliers que la République des Lettres constitue une communauté imaginaire qui les regroupe effectivement.

ii. Éléments d’une définition de travail

Suivant l’approche présentée ci-dessus, la République des Lettres – prise en tant que réalité discursive – est un phénomène plastique qui s’adapte avec chaque description métadiscursive et – en tant qu’autoconception – est subjectivement déterminée par chaque individu qui s’y identifie. Malgré cette variété définitionnelle intrinsèque, il demeure que certains éléments d’un imaginaire commun devaient être partagés pour que cette collectivité d’affinité élective ait pu s’entendre globalement sur sa cohésion et son fonctionnement. Les composantes intersubjectives étaient les valeurs « constitutives de l’ethos de [la] communauté » sans lesquelles cette dernière se serait effritée d’elle- même77. C’est grâce à de tels liens que Marchand et Des Maizeaux, par exemple, partagent un lieu de rencontre fondamental à partir duquel ils peuvent débattre de leur désaccord. Sans ces liens, la discorde aurait manqué d’enjeux et de contextes communs.

Effectivement, l’étude d’un large répertoire de textes du début de l’époque moderne permet à Bots et Waquet de conclure que « [c]’est autour d’un idéal [de comportement

77 S. Landi, « Au-delà de l’espace public. Habermas, Locke et le consentement tacite », 2013, p. 17. 34

éthique] que la République des Lettres, hétérogène dans sa composition, trouvait […] sa profonde unité » et d’en exposer les caractéristiques définitoires qui reviennent chez bon nombre d’auteurs78. Sans prétendre à un inventaire exhaustif, nous avons cherché à en relever certaines, en nous basant sur une conception particulière, amendée au besoin pour indiquer la possible généralisation de son point de vue. Nous nous sommes donc servi des

écrits et du comportement d’un seul lettré afin d’établir une représentation possible de la

République des Lettres à son apogée dans la seconde moitié du XVIIe siècle79.

Pierre Bayle (1647-1706) était reconnu comme un des grands hommes de lettres de son époque. C’est à ce titre que nous l’évoquons comme modèle par rapport à sa conception personnelle de la communauté de la République des Lettres, sachant que sa renommée et le succès de ses publications assuraient que son opinion était connue de ses contemporains et de ses successeurs80. De plus, ses activités savantes peuvent elles aussi

être considérées comme l’expression de préoccupations partagées avec et par ses pairs.

La conception de Bayle est d’autant plus pertinente pour ce travail que c’est elle que disent défendre les adversaires impliqués dans le conflit éditorial entre Marchand et Des

Maizeaux, dont Bayle est par ailleurs le maître à penser. On relève à divers endroits des

78 H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 111‑112. Ces auteurs retiennent comme caractéristiques communément prêtés à la République des Lettres : sa forme étatique, son universalité, son égalité, sa liberté, et sa pluriconfessionnalité, le fait qu’elle correspond à un collectif des gens de lettres et constitue une communauté intellectuelle, éthique, « promouv[ant] comme un idéal la communication généreuse d’un savoir, reconnu comme utile. » (ibid., p. 26, voir aussi p. 23-27). 79 Nous verrons au chapitre V que les historiens posent différentes limites chronologiques à la République des Lettres, dont l’âge d’or peut aller de 1550 à 1750 selon le critique. Le XVIIe siècle fait néanmoins consensus plus que toute autre époque. 80 De la vaste bibliographie critique qui porte sur Bayle et ses ouvrages, mentionnons que son histoire a été écrite de nouveau, de manière à intégrer sa vie et ses œuvres pour que chaque élément informe ce que l’on sait de l’autre (voir H. Bost, Pierre Bayle, 2006). Les études modernes sur Bayle ont été en grande partie lancées par l’ouvrage collectif dirigé par Paul Dibon, Pierre Bayle, le philosophe de Rotterdam (1959), et la diversité des recherches qui en ont découlé est illustrée par le pendant plus récent de ce premier collectif, paru en 2008 sous le même titre et dirigé par Wiep van Bunge et Hans Bots. 35

écrits du philosophe de Rotterdam des réflexions sur des éléments représentatifs de la conduite des gens de lettres, notamment la motivation première que fut pour eux l’avancement du savoir et l’importance conséquente de la communication, nécessaire pour y mener. Soulignons les caractéristiques éthiques déterminantes de la République des Lettres exprimées par Bayle, que nous jugeons nécessaires pour apprécier la polémique Marchand-Des Maizeaux autour de l’édition posthume d’écrits bayliens.

L’un des passages les mieux connus où Bayle parle explicitement de la

République des Lettres se trouve dans une note de l’article sur Catius, le philosophe antique, dans le Dictionnaire historique et critique, l’œuvre culminante de sa carrière.

Commentant la « liberté qui regne dans la République des Lettres » qui permet aux historiens de se corriger mutuellement malgré les liens de famille qui les unissent, Bayle déclare que :

[c]ette République est un Etat extrêmement libre. On n’y reconnoit que l’empire de la Vérité & de la Raison, & sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les peres contre leurs enfans, les beaux-peres contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble Souverain, & justiciable de chacun. Les Loix de la Société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de Nature, par rapport à l’erreur & à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive, & le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent.81

81 P. Bayle, « Catius », dans Dictionaire historique et critique, 5e édition, remarque D. Désormais, les renvois à cet ouvrage seront indiqués par le sigle DHC; d’ailleurs, toute citation du DHC provient de la cinquième édition, celle de 1740, encore jugée de nos jours être l’édition définitive. Dans la présentation de l’édition de ses Satires, Nicolas Boileau (1636-1711) adoptait la voix de son libraire pour faire ses excuses aux Auteurs qui pourront être choqués de la liberté qu’il [Boileau] s’est donnée, de parler de leurs Ouvrages, en quelques endroits de ses Ecrits. Il les prie donc de considerer, que le Parnasse fut de tout tems un païs de liberté: que le plus habile y est tous les jours exposé à la censure du plus ignorant: que le sentiment d’un seul homme ne fait point de loi; & qu’au pis aller, s’ils se persuadent qu’il ait fait du tort à leurs Ouvrages, ils s’en peuvent vanger sur les siens, dont il leur abandonne jusqu’aux points & aux virgules. (cité dans P. Des Maizeaux, La vie de Monsieur Boileau Despreaux, p. 38-39) Albert-Henri de Sallengre (1694-1723) prévoit ce même droit dans la préface au volume inaugural de ses Mémoires de littérature. 36

Le cœur de cette riche réflexion est l’ascendant suprême que Bayle accorde à l’« empire de la Vérité & de la Raison » duquel découlent les autres remarques, et notamment le droit de faire la guerre « à l’erreur & à l’ignorance »82. Se concentrant sur un état présent de la République des Lettres, Bayle met de l’avant les moyens disponibles aux gens de lettres pour atteindre leur but commun. Le règne de la vérité représente un horizon lointain. La guerre perpétuelle est l’instrument qui permet d’accéder à une vérité irénique.

La relation entre la guerre civile du présent et la paix souhaitée pour l’avenir est clarifiée si l’on considère la manière dont un Christian Loeber formule le but de la République des

Lettres quelques années plus tard. Pour Loeber, l’idée est de « servir, enseigner et défendre le véritable savoir et la véritable érudition, ainsi que les transmettre à la postérité »83. Dans la perspective de l’avenir, Loeber, Bayle et d’autres suggéraient que les efforts de ceux qui se réclamaient de la République des Lettres étaient occasionnés, officieusement sinon officiellement, par une volonté de participer au progrès de la connaissance, même si cela engendrait un état provisoire de conflit.

De ce premier projet essentiellement humaniste de travailler pour le bien commun de la « vérité » – le savoir ayant pris dans la République des Lettres la place que la parole de Dieu occupait dans la Respublica christiana – Bayle déduit la liberté et l’indépendance des individus qui constituent la communauté des lettrés, en responsabilisant les particuliers comme gardiens de la loi commune. Par ailleurs, le

On ne doit pas être surpris ni choqué, si je releve dans l’occasion les fautes de gens infiniment plus habiles que moi. Comme ils ne doivent avoir pour but que la recherche de la vérité, ils doivent aussi être obligez à qui que ce soit qui la leur montre, pourvû-qu’il le fasse avec tous les égards & tous les ménagemens que les gens de Lettres se doivent les uns aux autres. » (f. *5r.-v.) 82 Nous reviendrons plus loin sur la justification du comportement guerrier des savants (voir I.iii). 83 Christian Loeber (1708), cité en traduction dans H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 26. 37

signalement du fait que les marques de hiérarchie de la société civile ne tiennent pas entre savants implique leur égalité. La première loi du réseau des lettrés efface le respect dû aux autorités habituelles (figurés par les pères, beaux-pères et « ceux qui gouvernent »), tant que leur statut n’est pas légitimé par une association indépendante avec la vérité. Le refus des liens traditionnels ne laisse pas un vide, mais fait plutôt place à une réorganisation des liens entre amis et parents selon une logique autre que celle de l’affect ou de la famille. Dès lors, règne dans la société résultante la logique de la « République », soit « l’empire de la Vérité & de la Raison ».

Quant au motif primordial de l’association savante que Bayle définit, il reconnaît ailleurs que l’avancement du savoir repose sur la circulation des connaissances. Ses plus grands projets en dépendaient de façon flagrante. Comme rédacteur des Nouvelles de la

République des Lettres84 Bayle s’en remet à la communauté pour fournir une partie du matériel qui remplit les pages du journal. Dès la préface qui ouvre le premier volume, il sollicite l’aide de ses lecteurs pour lui envoyer des informations d’intérêt pour leurs pairs, notamment des détails biographiques portant sur des savants notables récemment trépassés85. Au moyen de cet organe, il fait office de « secrétaire anonyme de la

84 Premier rédacteur des Nouvelles de la République des Lettres, dont le numéro inaugural parut en mars 1684, Bayle en assura la rédaction jusqu’en février 1687 lorsque sa santé le força à y renoncer. Ce fut le premier périodique savant publié dans les Provinces-Unies et l’un des premiers en Europe. Il fut d’une importance considérable dans le développement du journal savant (H. Bots, « L’esprit de la République des Lettres et la tolérance dans les trois premiers périodiques savants hollandais : Nouvelles de la République des Lettres, Bibliothèque universelle et historique, Histoire des ouvrages des savants »). Pour de plus amples renseignements, l’on consultera R. Granderoute, « Nouvelles de la République des Lettres 1 (1684- 1718) ». Sur la carrière journalistique de Bayle, voir E. Labrousse et H. Bost, « Pierre Bayle (1647-1706) »; H. Bost, Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle, 1647-1706; et le chapitre IX de l’étude biographique de H. Bost, Pierre Bayle. 85 [P. Bayle], « Préface ». Comme l’illustre le travail de Bots et de Vet, les préfaces de périodiques sont des « documents […] révélateurs pour les idées de leurs auteurs et les préoccupations de leurs lecteurs », et les NRL ne sont pas une exception (Straté gies journalistiques de l’Ancien Ré gime : les pré faces des « journaux de Hollande », 1684-1764, p. vii). 38

communauté d’érudits et de savants », ramassant et diffusant ses nouvelles86. Plus tard, l’élaboration de son dictionnaire dépend encore davantage de ses correspondants et de leurs réseaux pour lui procurer maints renseignements qu’il reçoit de partout en Europe et qui deviennent les bases de futurs articles, commentaires, notes et références87. Bayle a compilé les informations fournies par ses multiples correspondants et les a mises à contribution pour l’élaboration de son ouvrage. En ce sens, le philosophe de Rotterdam démontrait que le développement du savoir dépendait de sa communication, de sorte que ce processus était au cœur du fonctionnement, voire de l’identité qu’il attribuait à la

République des Lettres. De par la remarquable visibilité publique de ces travaux en quelque manière collaboratifs, comme par la vaste correspondance qu’il entretenait88,

Bayle donnait l’exemple du devoir de communication des gens de lettres et des résultats qu’on en pouvait attendre. Ainsi, les mœurs qu’il faisait valoir étaient en accord avec une

éthique de partage et de collaboration.

Les NRL fournirent un forum particulièrement approprié pour développer et diffuser la formulation personnelle que Bayle donnait à cette République dont ce journal tirait son nom. Dans la préface du premier volume, Bayle énonce notamment des

éléments de l’éthique particulière qu’il reconnaît à la communauté des savants et qu’il se

86 A. McKenna, « Un enchevêtrement de réseaux : Pierre Bayle et la République des Lettres », p. 91. 87 McKenna met en évidence que le réseau immédiat de Bayle est alimenté de réseaux supplémentaires à cette fin (« Un enchevêtrement de réseaux »). Voir aussi le travail de Lenie van Lieshout (The Making of Pierre Bayle’s Dictionaire historique et critique) notamment les sections « Contributions from others » (p. 85-93) et « Bayle’s scholarly informants » (p. 211-225). McKenna annonce d’ailleurs que le dernier volume de l’édition de la correspondance de Bayle fournira une « liste exhaustive des contributions de ses correspondants aux articles du Dictionnaire. » (« Un enchevêtrement de réseaux », p. 90, n. 54) 88 Il est juste de parler de visibilité remarquable si l’on considère que, malgré l’envergure du projet éditorial du DHC, ce fut selon Pierre Rétat, l’un des plus grands succès de librairie de son époque (Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au XVIIIe siècle, p. 123), et que la formule des NRL fut émulée par plusieurs publications périodiques dans les décennies suivantes. Quant à la correspondance de Bayle, nous pouvons en juger par l’édition en cours qui est rendue à son douzième tome et qui répertorie 1590 lettres restantes, surtout de sa correspondance active, mais aussi passive (P. Bayle, Correspondance de Pierre Bayle). 39

propose de suivre dans ce périodique novateur. Par exemple, il précise dans ce texte pourquoi les questions de religion ne seront pas traitées dans son journal :

Il ne s’agit point ici de Religion : il s’agit de Science : on doit donc mettre bas tous les termes qui divisent les hommes en differentes factions, & considerer seulement le point dans lequel ils se réünissent, qui est la qualité d’Homme illustre dans la Republique des Lettres. En ce sens-là tous les Sçavans se doivent regarder comme freres, ou comme d’aussi bonne maison les uns que les autres. Ils doivent dire,

Nous sommes tous égaux 89 Nous sommes tous parens Comme enfans d’Apollon 89

Il y aurait donc dans ce journal, représentatif de la communauté de la République des

Lettres, une volonté de dépasser les différences, de faire de la place à la tolérance religieuse au nom de la science. Ce passage signale que la valeur de la laïcité, estimable en soi, est secondaire à la valeur du savoir qui réunit les membres de la communauté savante. Dans cette perspective, l’égalité des érudits, sur les plans de la religion et de la société civile par exemple, serait tributaire de la primauté de la « Science » face à laquelle de telles différences sont superficielles.

Faisons remarquer la manière dont Bayle conçoit la République des Lettres dans les passages et exemples cités. Elle y remplit les trois critères d’Anderson qui caractérisent une « nation » dans l’imaginaire de ses citoyens : elle doit être « limited »,

« sovereign » et « a community ». Nous en avons notamment constaté les preuves dans le seul passage de la note à l’article Catius. On y voit par exemple que la communauté des savants se différencie de la société civile par le détournement des hiérarchies, de sorte qu’elle est délimitée et distinguée d’une autre collectivité. De plus, opérant sous le signe de la Vérité et de la Raison, non seulement la République des Lettres garantit-elle la liberté de chacun de ses citoyens, mais elle dégage également son « Empire » des intérêts

89 P. Bayle, « Préface », f. A6r. 40

politiques et religieux, s’assurant ainsi de la souveraineté de ses intérêts par rapport à ceux de puissances concurrentes90. En troisième lieu, l’attribut communautaire de cette notion en est indissociable. Traité de « République » et d’« Etat », rapproché d’une

« Société » sur laquelle veilleraient des gouverneurs, l’ensemble des gens de lettres est conçu de manière foncièrement sociale, les relations entre ses membres étant réglées selon leur intérêt commun. Qui plus est, la centralité de la collaboration fraternelle des gens de lettres dans ce contexte indique que, malgré leur interaction souvent belliqueuse, leur rapport est « conceived as a deep, horizontal comradeship. »91 La République des

Lettres vue par Bayle était donc à tout niveau une unité conceptuelle du genre andersonien : une communauté imaginaire qu’il convient d’étudier en fonction du style que lui prêtent ses membres.

Considérés ensemble, les énoncés métaconceptuels rapportés ci-dessus permettent de distinguer la manière dont Bayle (et d’autres) se sont imaginé la communauté de la

République des Lettres : construction discursive pensée de l’intérieur par ceux qui s’y identifient, elle est de teneur normative plus que descriptive et présente l’objectif vers lequel tendent Bayle et ses pairs. Or, qui dit discours normatif dit règlement de comportement. Reste à savoir quelle était la force de la prescription. La liberté présumée des gens de lettres dans ce contexte suppose une adoption volontaire et individuelle de la

90 Ce qu’écrit Jean Le Clerc (1657-1736) par rapport à la distinction des guerres civiles et savantes est éclairant sur la souveraineté de la République des Lettres : La République des Lettres est un Etat à part, qui ne se mêle point des guerres, qui désolent à présent une si considerable partie de l’Europe; & dans lequel les Savans des Nations, qui sont en guerre, vivent en paix ensemble, pourvû qu’ils n’aient point de querelles litteraires entre eux. Il a ses démêlez & ses guerres particulieres où il ne se perd, que de l’encre & du papier, & l’on y a soin de ne choquer personne, sinon en qualité de membre de cette République. Sur ce pied-là, il est permis de louër, par rapport à elle, les ennemis les plus déclarez à d’autres égards. (Extrait de Divers Ouvrages de Mathematique & de Physique, p. 204-205) 91 B. Anderson, Imagined Communities, p. 7. 41

conception partagée. La formulation de la République des Lettres particulière à Bayle est de diffusion générale et appuyée du poids de sa renommée, de sorte que si elle ne peut prétendre s’imposer, elle était pour le moins connue de ses contemporains et donc susceptible d’être adoptée en totalité ou en partie par les membres du public. De la disposition à l’adhésion il n’y a qu’un pas, mais la distance est encore longue pour mesurer le consensus.

En effet, les traces de la participation communautaire montrent que la réalisation effective est plutôt nuancée comparativement aux métadiscours. Dans le cas de Bayle, nous sommes riches des sources complémentaires de sa correspondance et des publications – périodiques et monographiques – qui permettent d’interpréter son comportement d’homme de lettres. Puisqu’il est certain qu’un écrivain de l’habileté de

Bayle manipulait sa posture auctoriale selon les besoins particuliers de chaque occasion, l’acte de la publication faisait que les positions délibérément prises dans ses écrits et les expressions qu’il avait choisies se voulaient représentatives de sa communication réelle.

Or, cette communication n’était pas nécessairement aussi irréprochable que lorsqu’elle

était représentée de façon stylisée dans des écrits réflexifs. Prenons comme exemple l’énoncé normatif formulé au seuil des NRL : que l’on y vise « un raisonnable milieu entre la servitude des flatteries et la hardiesse des censures »92. Autrement dit, Bayle déclare s’imposer une règle de modération, spécifiquement dans les situations où il portait un jugement sur les publications récentes que son journal avait pour mandat d’évaluer et de présenter au public. L’équilibre à atteindre dans l’expression représentait le juste milieu entre le respect dû au lecteur du périodique (qui se fiait au journaliste pour

92 [P. Bayle], « Préface », f. A4r. 42

former son opinion, pour acquérir des ouvrages, etc.) et le respect dû au responsable de l’ouvrage dont on faisait la critique. La modération du style signifiait ainsi l’équilibre entre la hardiesse de la franche évaluation et la servitude de la flatterie, les deux pôles extrêmes entre lesquels variait la critique. Bayle dira lui-même plus tard qu’il était naturellement porté à « péche[r] bien plutôt du côté de l’indulgence que du côté de la rigueur »93. Il suggérait ainsi ce qui suit, dans les NRL :

[j]e ne faisais point le critique, et je m’étais mis sur un pied d’honnêteté. Ainsi je ne voyais dans les livres que ce qui pouvait les faire valoir : leurs défauts m’échappaient. Si j’en parlais donc honnêtement, ce n’était pas contre ma conscience, et au pis aller il est sûr que les lois de la civilité me disculpaient d’une flatterie blâmable.94

À son propre dire, Bayle aurait donc manqué au devoir de juste critique qu’autre part il disait s’imposer pour le bien de la communauté. Par ailleurs, l’intention mentionnée plus haut de mettre de côté les différences religieuses dans le cadre de la République des

Lettres a été autrement problématique pour Bayle. Si ses jugements des travaux d’autrui dans les NRL ont plutôt réussi à respecter cette règle, ses propres écrits ont été marqués par de violents différends sur la foi, comme en témoignent ses conflits récurrents avec

Pierre Jurieu.

Les remarques rassemblées ici représentent une exploration partielle, certes, mais suffisent pour donner une impression assez complète de la forme que prenait la

République des Lettres pour Pierre Bayle. Retenons surtout que Bayle, comme beaucoup de ses contemporains, se considérait membre d’une communauté dont les constituants poursuivaient ensemble un seul et même but : l’avancement des connaissances. Ce regroupement était pour lui une association éthique, puisque les interactions de ses

93 Cité dans H. Bost, Pierre Bayle, p. 600, n. 122. 94 Cité dans ibid, p. 258. 43

citoyens étaient dictées en fonction de leur priorité commune. Aussi bien les interactions collaboratives que conflictuelles tombaient sous l’égide de la République des Lettres et y avaient leur place. Nous explorerons par la suite les implications de l’ambiguïté des interactions savantes à travers une réflexion plus détaillée sur la critique et la façon dont elle pouvait s’exercer dans ce contexte particulier.

iii. La critique dans la République des Lettres

Dans la citation tirée de l’article « Catius » que nous avons vu plus haut, Bayle encourageait ses contemporains à mener une guerre contre l’ignorance. La conséquence directe de ce propos était l’autorisation du conflit entre savants en dépit des liens affectifs qui pouvaient les associer. Le développement du savoir, le but premier de la République des Lettres telle que Bayle la concevait, nécessitait non seulement la collaboration de ses membres – comme il le montra ailleurs – mais également la confrontation de leurs idées pour atteindre la Vérité. Cette contradiction apparente remonte dans le passé immédiat à la tradition humaniste qui légua un héritage d’effort ambivalent aux lettrés de l’âge classique. La valorisation de la critique et de celui qui l’exerce puise ses racines dans cette conception humaniste, qui fait de la critique un mode d’interaction essentiel de la communauté savante du début de l’époque moderne.

Lorsque Jean Jehasse fait l’histoire de l’érudition humaniste et spécifiquement de son essor dans la deuxième moitié du XVIe siècle, il désigne par « renaissance de la critique » la révolution intellectuelle par laquelle les humanistes ont réagi aux transformations de l’état du savoir entraînées par le premier siècle de l’imprimerie95.

95 J. Jehasse, La Renaissance de la critique. L’essor de l’Humanisme érudit de 1560 à 1614, [1976]. 44

D’après Jehasse, il y aurait alors eu un constat et une déploration généralisés du fait que la démocratisation grandissante de la technique avait pour effet que « [l]’imprimé universalise et éternise en quelque sorte un texte souvent fautif dans son information, sinon même dans sa formulation. »96 La réaction fut donc le développement de la pratique critique de la première modernité. En effet, Jehasse considère que la tradition philologique aurait alors évolué d’un méticuleux travail de compilation, basé sur des connaissances linguistiques et grammaticales, vers une plus grande part de jugement; l’amélioration de textes bibliques, patristiques et antiques procédait dès lors de leur correction et de leur explication97. Auparavant la méthode philologique consistait en

« l’incessante comparaison des variantes » qui relevaient des différents états de textes anciens98. Cette comparaison minutieuse des sources était effectuée dans le but de

« reconstituer scientifiquement le legs de la Tradition »99, un legs textuel censé exprimer une vérité originelle. Les humanistes, quant à eux, pratiquaient dorénavant la critique

érudite, situant et surtout expliquant les textes étudiés grâce à une vaste connaissance du contexte historique, littéraire et linguistique que leur fournissait une formation rigoureuse dans les studia humanitatis100. Cette nouvelle approche des sources et du savoir impliquait la pratique d’une plus grande part de jugement, d’évaluation, bref, de critique.

96 J. Jehasse, La Renaissance de la critique, p. 5. 97 Il importe de remarquer que « les opérations de la critique se sont exercées sur le texte biblique, selon une méthode qui consiste non à contester son statut de parole divine, mais à en faire l’historique depuis qu’il a été confié à l’homme. Il s’agit donc d’en attester le caractère divin en repérant les erreurs accidentelles ou intentionnelles qui résultent de la main de l’homme. » (Y. C. Zarka, « L’idée de critique chez Pierre Bayle », p. 517) 98 J. Jehasse, La Renaissance de la critique, p. 5. 99 Ibid., p. 226. 100 Les lettres humaines (humaniores litterae) ont continué à représenter, avec l’étude des lettres sacrées (sacrae litterae), le cœur de la formation des hommes de lettres pendant l’âge classique. Ainsi étaient-ils préparés à effectuer des lectures critiques de textes anciens (critique érudite) et de textes de production récente (critique littéraire). 45

Dans ce contexte, l’exercice était nettement valorisé, menant comme il le faisait au développement des connaissances communes et à la rectification des erreurs.

Une bonne porte d’entrée pour fournir un aperçu de la perspective de l’époque sur la critique, héritée des humanistes, est disponible dans les ouvrages lexicographiques de la fin du XVIIe siècle. Ceux-ci nous informent sur les divers niveaux de sens associés au vocable « critique » et éclairent surtout la connotation positive et créative qui lui était associée. Antoine Furetière (1619-1688), qui était lui-même homme de lettres impliqué dans la communauté, est particulièrement éloquent dans ses définitions de la critique, du critique et de la qualité d’être critique. Dans l’entrée appropriée de son Dictionnaire universel, il commence par noter l’acception médicale la plus ancienne du terme, de laquelle les sens suivants retiennent la notion de jugement101 :

CRITIQUE. adj. masc. & fem. Symptome, accident qui fait juger de l’évenement de la maladie. On le dit des jours où ces accidents arrivent ordinairement. CRITIQUE, se dit aussi tant à l’adjectif qu’au substantif, du jugement, de l’examen de quelque Ouvrage. Les grands Critiques des derniers siecles ont été les Scaligers, les Casaubons, les Lipses, les Erasmes, les Turnebes, &c. Leurs Ouvrages, leurs Critiques ont beaucoup éclaircy les anciens Auteurs. La Critique de l’Escole des Femmes est une des plus belles pieces de Moliere. Politien, au rapport de Scioppius, a été le premier des Critiques modernes qui ait examiné & corrigé les anciens Auteurs en les faisant imprimer. CRITIQUE, se dit aussi de la science, de la capacité qu’on a de juger, de faire un bon Ouvrage critique. Il faut bien autant de bon sens que d’érudition pour bien reüssir en la critique. La critique d’un tel est sûre & judicieuse. CRITIQUE, signifie aussi un homme bourru, un censeur importun qui trouve à redire à tout ce qu’on fait. On ne sçaurait vivre avec les gens, quand ils sont trop critiques.102

101 Sur le sens médical de la « crise » et le développement de la notion de « critique » en langue vulgaire à partir de cette origine, voir R. Koselleck, « Crisis ». 102 A. Furetière, « Critique ». L’ordre et la cohérence des définitions de Furetière nous le font préférer à ses contemporains; précisons toutefois que le DAF de 1694, dont les définitions pour ce vocable vont tout à fait dans le même sens, est plus détaillé dans ses distinctions, mais moins inspiré et plus répétitif. « Critique » y est divisé en trois adjectifs, deux substantifs masculins et trois substantifs féminins. 46

L’énumération ouverte d’illustres exemples de grands critiques humanistes, d’ailleurs employés par antonomases, ainsi que la connotation positive des fruits de leurs efforts – qualifiés de « grands », « beaucoup », « belle », « bon », « sûre », « judicieuse » – ne laissent nul doute sur l’appréciation des référents. Ce n’est qu’en dernier lieu qu’est mentionné le bourru, le censeur peu apprécié, qui ne distingue pas entre ses cibles puisqu’il trouve à redire « à tout ». Il semble que ce type est mal vu précisément parce qu’il ne discrimine pas dans sa pratique de la critique. Or, le sème positif qui relie les différents sens de « critique » (la pratique, celui qui l’exerce, le produit et l’attribut) est justement celui du jugement – une qualité fondée sur un amalgame de bon sens, d’érudition et de raison, qui permet d’examiner et de corriger les fautes ou d’éclaircir les obscurités. Ainsi, ce n’est que lorsqu’il y a manque de discernement que la critique est perçue négativement. Les définitions du Dictionnaire de l’Académie française de 1694, qui insistent sur la critique littéraire plutôt que sur la critique érudite des humanistes, soulignent la part de discrimination qu’elle implique. L’Académie ne donne aucun exemple de critique illustre, mais note explicitement que le critique est « [c]eluy qui examine avec soin un ouvrage d’esprit pour en porter son jugement. » Similairement, la critique y est dite être « [l]’art de juger d’un ouvrage d’esprit », ou encore « [l]a faculté de bien juger d’un ouvrage d’esprit. »103

Si nous extrapolons ces définitions de Furetière et de l’Académie française, la critique de l’âge classique était une méthode de travail érudit applicable à tout domaine du savoir et, plus encore, correspondait à une approche critique des connaissances. Elle exigeait un discernement par rapport aux sources et leurs affirmations; de façon générale

103 « Critique », DAF. 47

elle invitait à une mise en question de l’autorité. En effet, la critique affecte les rapports qu’entretient un homme de lettres avec ses prédécesseurs104. Nous entendons par cela que le fait d’exercer la critique, de lire avec jugement et de s’interroger sur le texte d’autrui a pour effet de positionner le lecteur vis-à-vis de l’auteur et implique un engagement actif envers la matière de leurs connaissances.

L’expérience particulière de Bayle avec la méthode critique peut servir à illustrer celle-ci puisqu’il met au point une procédure pour établir la vérité historique dans la mesure du possible. En fait, dès qu’il forme l’idée de préparer ce qui deviendra le

Dictionnaire historique et critique, Bayle a pour but de corriger les erreurs d’autrui. Il décrit son intention initiale dans une lettre destinée à son cousin :

[e]nviron le mois de novembre 1690, je formai le dessein de composer un dictionnaire critique qui contiendrait un recueil des fautes qui ont été faites tant par ceux qui ont fait des dictionnaires que par d’autres écrivains, et qui réduirait sous chaque nom d’homme ou de ville les fautes concernant cet homme ou cette ville.105

Malgré l’évolution du projet, le produit final resta fidèle à cette intention première. En effet, selon Yves Charles Zarka, « Pierre Bayle étend la méthode cartésienne à l’histoire » d’une manière qui « perme[t] de déterminer l’exactitude ou l’inexactitude d’un témoignage, d’un récit, d’une histoire. »106 Ainsi la critique est associée à la vérité, non plus seulement dans les matières scientifiques comme chez Descartes, mais par le degré de certitude que permet l’analyse historique chez Bayle, soit pour distinguer entre « la

104 Nous nous servons de l’expression « homme de lettres » de façon neutre, tout en rappelant que la République des Lettres compte également une petite proportion de femmes. La renommée des exemplaires Anna Maria van Schurman (1607-1678), Christine de Suède (1626-1689) et Anne Dacier (1645-1720) doit suffire ici pour évoquer les femmes savantes moins bien connues. La thèse récemment publiée d’Adeline Gargam (Les femmes savantes, lettré es et cultivé es dans la litté rature franç aise des Lumiè res, ou, La conquê te d’une lé gitimité (1690-1804), 2013) et les efforts de la Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien-Régime depuis sa fondation en 2000 témoignent d’ailleurs d’un intérêt croissant pour les femmes savantes trop longtemps laissées dans l’obscurité. 105 Pierre Bayle à Jean Bruguière de Naudis, 1692-05-22, cité dans H. Bost, Pierre Bayle, p. 390. 106 Y. C. Zarka, « L’idée de critique chez Pierre Bayle », p. 518. 48

fausseté de plusieurs choses, l’inexactitude de plusieurs autres, et la vérité de plusieurs autres », ou, comme le résume Zarka, « le vrai, l’incertain et le faux »107.

L’extrême intertextualité qui imprègne le DHC comme suite nécessaire de la discussion de textes antérieurs et de l’invocation d’autres critiques, a pour effet que le dictionnaire de Bayle est un collage de voix et de perspectives, ce qui est reflété par la complexité de sa mise en page. Le texte d’un article, sa partie historique, était complété par de très amples notes de bas de page, qui fournissent la partie critique. Les notes remplissent généralement la plus grande partie de la page, bien que dans une police de taille réduite alors que l’article peut ne tenir que sur deux lignes en haut de la page. Aussi bien le texte que les notes sont étayés par des références marginales108. Antony McKenna remarque qu’en raison de la mise en forme, il y

règne un esprit de débat permanent, symbolisé par les renvois dans le Dictionnaire d’un article à l’autre : il y a débat, controverse, contestation des idées, arguments opposés (infiniment) les uns aux autres, mais – c’est le trait caractéristique essentiel – sans mise en cause des personnes.109

Cette dernière remarque rappelle les règles éthiques qui régissent la critique selon la théorie de Bayle. Elles relèvent de l’impartialité de la tâche, puisque le critique, idéalement motivé par la seule vérité, évite dans la mesure du possible toute subjectivité dans son jugement. Une deuxième motivation de moindre importance est toutefois admise, soit celle d’éviter de blesser celui sur qui porte l’évaluation.

Aussi brève que fondamentale, la présentation précédente de la critique dans la

République des Lettres à l’âge classique révèle le rôle ambigu qu’elle y joue. La bonne

107 Y. C. Zarka, « L’idée de critique chez Pierre Bayle », p. 521. 108 La mise en page du DHC sera plus amplement discutée au chapitre III, puisqu’elle a été modifiée dans l’édition de 1720. 109 A. McKenna, « Un enchevêtrement de réseaux », p. 96. 49

application du jugement dans l’évaluation de renseignements historiques ou scientifiques, ou encore de textes esthétiques, étant au bénéfice de tous, sa pratique était particulièrement valorisée parmi les gens de lettres. Or, c’est dans cette perspective que la critique est, du moins en théorie, sinon neutre (ce qui serait impossible puisqu’elle est nécessairement oppositionnelle) du moins impersonnelle. Comme ce fut le cas pour d’autres comportements et valeurs prescrits dans les métadiscours de la République des

Lettres, la réalité de la critique est moins nette. En effet, les idées et savoirs qui se heurtent et s’influencent dans cette pratique sont relayés par les individus qui les manipulent; dès lors ils sont personnalisés, d’autant plus si ceux qui les manient sont des contemporains. Ainsi, malgré la conception idéaliste d’une entente commune à tous ceux qui, de par leur adhésion à la communauté de la République des Lettres, partageaient le même but de participer à l’avancement des connaissances, l’exercice de la critique menait souvent au conflit. De la critique, unidirectionnelle, on arrivait alors à un engagement réciproque qui magnifiait l’implication des acteurs, c’est-à-dire à la polémique. Celle-ci paraît moins facilement justifiable comme pratique entre savants, mais était non moins répandue.

iv. La polémique dans la République des Lettres

C’est un lieu commun, dans les commentaires sur le rôle de la polémique dans la

République des Lettres, de relever le contraste paradoxal entre l’omniprésence du conflit et l’idéal pacifique de cette communauté. En effet, le comportement documenté des savants ne correspond guère au mythe pacifique du Parnasse et suggère même que les gens de lettres étaient continuellement occupés par des disputes de toutes sortes.

L’approche discursive que nous privilégions permet de reconnaître que le conflit et la 50

République des Lettres ne sont pas irréconciliables. Dans cette perspective, les constructions discursives représentant un réseau harmonieux sont comprises comme des figurations imaginaires aussi valides que celles qui dépeignent la confrontation. De plus, puisque les conceptions ouvertes au conflit ne le considéraient pas nécessairement comme allant à l’encontre de l’unité de la communauté, ils ne diffèrent point fondamentalement des visions idéalisées. À savoir, tout comme la critique était considérée comme nécessaire dans la République des Lettres, la polémique – qui est une forme de critique exacerbée – pouvait également être vue de manière positive. Pour illustrer ce rapport à la polémique, examinons ce qu’elle pouvait représenter pour les contemporains de la République des Lettres au moyen de quelques passages métapolémiques. Par la suite, nous exposerons quelques cas emblématiques de conflits savants et en dégagerons des éléments clés de la confrontation entre lettrés, qui nous permettront, dans les chapitres suivants, de situer et d’évaluer la forme que prend la querelle entre Marchand et Des Maizeaux.

La perception que les gens de lettres de la première modernité étaient sans cesse en conflit se retrouve effectivement dans les écrits de l’époque, aussi bien intérieurs qu’extérieurs à la République des Lettres. C’est ce dont témoigne l’ouvrage d’Augustin

Simon Irailh portant sur les Querelles littéraires, publié en 1761. Celui-ci entre en matière en déplorant le ridicule d’une telle conduite chez les lettrés et dit espérer qu’en voyant exposés

l’origine, les progrès & les suites de leurs querelles […] ils apprissent à se respecter eux-mêmes, à craindre les écarts & le sort de leurs semblables; à mieux user des dons qu’ils ont reçus de la nature; à ne se point rendre le jouet du public.110

110 A. S. Irailh, Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la République des Lettres depuis Homère jusqu’à nos jours, t. I, p. v. Spécifions que l’adjectif « littéraires » dans le titre 51

Irailh reconnaît néanmoins que les querelles peuvent être utiles pour la République des

Lettres, et donne voix à l’opinion positive de maints savants à l’égard des apports de la controverse111. Ainsi qu’il l’explique dans l’avant-propos de son ouvrage

[les querelles littéraires] peuvent être mises au nombre de ces maux qui produisent quelquefois un grand bien. Et qui doute qu’elles ne servent souvent à faire découvrir la vérité; qu’il ne résulte de grandes lumières du choc des sentimens sur le même sujet; que les efforts de chaque écrivain, pour défendre son opinion & pour combattre celle de son adversaire, les raisonnemens, les preuves, les autorités, l’art, employés de part & d’autre, ne répandent un plus grand jour sur les matières. Ajoutons que les objets ne s’arrangent & ne se gravent jamais mieux dans l’esprit, que lorsqu’ils ont été vivement discutés. Ce n’est pas qu’on ait toujours été de bonne foi dans les disputes, qu’on ait toujours voulu s’éclaircir, démêler le vrai, entendre & faire entendre la raison. Par malheur, le contraire n’arrive que trop souvent. Les passions aveuglent. On perd de vue le fond de la question, pour se jetter sur les personnalités. On s’insulte, on s’injurie; on se nuit réciproquement; on devient la fable du public. On veut le triomphe ou l’apparence du triomphe, n’importe à quel prix.112

Ce passage traduit l’ambivalence du conflit dans la communauté savante, à la fois marqué d’un fort potentiel comme moteur d’apprentissage et représentant un net danger pouvant produire l’effet contraire d’obscurcir la vérité, tout en nuisant aux réputations impliquées.

Plus encore que la simple opposition entre deux effets potentiellement contraires des querelles, ce qui est frappant est le poids de chacune des deux conséquences présentées.

D’un côté, la possibilité de « découvrir la vérité », de produire de « grandes lumières » et de donner « un plus grand jour sur les matières » discutées, soit le potentiel de

« s’éclaircir, démêler le vrai, entendre & faire entendre la raison », constitue le premier

n’est pas à prendre dans un sens restreint qui renverrait aux seules belles-lettres, mais plutôt dans le sens selon lequel les « lettres » signifient « toute sorte de science & de doctrine » (« Lettres », DAF, 1762). Dans sa considération des querelles générales, figure une section de querelles dans les sciences, et les médecins et chirurgiens sont deux corps parmi ceux nommés dans les querelles de ce type. Les querelles d’Irailh s’étendent donc à la pleine diversité de la République des Lettres. Jean Le Clerc se sert de l’expression de la même manière (voir supra, n. 90). 111 F. Waquet, « Les polémiques et leurs usages dans la République des Lettres », p. 48-50. 112 A. S. Irailh, Querelles littéraires, t. I, p. vi-viii. 52

but de ceux qui œuvrent à l’avancement des connaissances. À l’inverse, l’auteur constate que « le contraire n’arrive que trop souvent » et que les insultes et injures échangées, plutôt que de favoriser la vérité et le savoir, visent l’« apparence du triomphe » personnel.

Le texte signale ainsi que les querelles littéraires mettent en péril l’enjeu capital de la

République des Lettres, l’avancement du savoir, ce qui suppose que les lettrés qui s’y adonnent courent le risque de s’embourber dans des démêlés nuisibles à la vérité.

Avant de continuer, portons notre attention sur ce qui peut passer inaperçu : que selon cette conception, l’issue d’une querelle dépend de la bonne volonté des polémistes et de leur capacité à contrôler leurs émotions. Pour emprunter les termes d’Irailh et de son

époque, il est question de la bonne ou de la mauvaise foi des individus impliqués et de leur capacité à tempérer leurs passions. Ce n’est qu’en l’absence de « bonne foi » ou lorsque les « passions » déréglées l’emportent sur la volonté, que l’on peut « perd[re] de vue le fond de la question ». Sans qu’Irailh ne se hasarde à formuler des directives, il suggère allusivement que les « querelles littéraires » résultent d’un manque de retenue et qu’au fond la controverse savante devrait être régie par le respect d’une éthique commune aux gens de lettres.

La notion qu’il y aurait une éthique polémique chez les lettrés ressort encore plus clairement de textes de style davantage normatifs que descriptifs. Consultons Bayle au sujet des effets de la controverse entre savants. Dans une note à l’article « Euclide » du

DHC, il fait remarquer le danger qu’encourent ceux qui participent à la controverse :

[d]e tous les exercices philosophiques il n’y en a point à qui la médiocrité soit plus nécessaire qu’à celui de la Dispute; car dès qu’on y passe certaines bornes, on tombe dans des inutilitez, & même dans des travers qui gâtent l’esprit, & qui l’empêchent de trouver la vérité.113

113 P. Bayle, « Euclide », dans DHC, remarque E. 53

Ce passage reflète la conscience de son auteur qu’il y aurait des « bornes » imposées à la dispute, spécifiquement au comportement des polémistes, et qu’une fois qu’ils les ont outrepassées, ils corrompent la possible valeur issue de l’exercice. L’appel à la

« médiocrité », à prendre dans le sens de modération114, serait donc une règle éthique visant à préserver l’avantage de la confrontation entre savants. En effet, Bayle note par la suite :

une Dispute bien réglée, & bien limitée, & où l’on ne se propose que d’éclaircir les matieres, est la chose du monde la plus utile dans la recherche de la Vérité; & [que] l’on n’a pas tort de dire que la Dispute ressemble au choc de deux pierres qui en fait sortir le feu qu’elles renferment invisiblement. Mais il est fort difficile de tenir un juste milieu dans cette fonction [...] Pour peu qu’on lâche la bride à la passion de disputer, on se fait un goût de fausse gloire qui engage à trouver toûjours des sujets de contredire, & dès-lors on n’écoute plus le bon-sens, & l’on s’abandonne à la passion de passer pour un grand maître de subtilitez.115

L’importance de maintenir les limites et de respecter le principe du « juste milieu » dans la dispute est d’autant plus claire que le gain espéré, ce « feu » qui sert à « éclaircir les matieres », est mis en relief par sa contrepartie. La « fausse gloire », associée à la dispute immodérée, est dite contraire au « bon-sens » et ceux qui « s’abandonne[nt] à la passion » le feraient au bénéfice de « subtilitez » argumentatives, c’est-à-dire de feintes ou de marques visibles d’adresse rhétorique sans rapport avec la recherche de la « vérité ».

Règlementer la dispute servirait donc à en minimiser les risques et à assurer que le conflit savant soit « la chose du monde la plus utile dans la recherche de la Vérité ».

L’implication est nette : pour que la dispute puisse servir la République des Lettres, c’est-

114 Le DAF de 1694 définit la médiocrité comme « Estat, qualité de ce qui est mediocre », et détermine que médiocre signifie « Qui est entre le grand & le petit, entre le bon & le mauvais. » (« Médiocrité ») 115 P. Bayle, « Euclide », dans DHC, note E. Françoise Waquet signale que l’image de l’étincelle causée par le choc de deux pierres est une référence à la réflexion d’Adrien Baillet sur l’utilité du conflit entre érudits (« Polémiques et leurs usages », p. 50 et 48). 54

à-dire l’ensemble de la communauté lettrée, Bayle considère qu’il est nécessaire que les polémistes tempèrent la violence de leurs passions et visent à maintenir la modération dans la confrontation. L’éthique polémique des lettrés consiste selon lui en un exercice de contrôle de soi devant et envers les autres.

Ce genre de « borne » serait nécessaire puisque le conflit entre lettrés ne peut ni ne doit être évité. Bayle remarque ailleurs dans le DHC que

[c]’est une Maxime de la derniere certitude, que l’abus des bonnes choses n’en doit pas ôter l’usage : puis donc qu’il est très-digne de l’homme de cultiver son Esprit, & que l’établissement des Maîtres préposez à cette culture est bon, il ne faut pas l’abolir sous pretexte que quelques Savans abusent de leurs lumieres pour exciter des Disputes Théologiques. Ajoûtons à cela que les maux de l’ignorance sont encore plus à craindre.116

Cette note, dont le raisonnement peut être étendu à l’ensemble des querelles savantes, explicite l’avis de Bayle sur la nature ambivalente de la dispute.

Représentative de la pensée contemporaine sur l’utilité du conflit savant, la remarque de Bayle témoigne de l’intérêt que l’on y portait à l’époque et explique qu’Irailh y ait consacré un ouvrage de quatre volumes. Dans ce travail, il propose une typologie de querelles littéraires et présente plusieurs exemples historiques de chacun des trois types qu’il distingue : les « Querelles particulières, ou Querelles d’auteur à auteur », les « Querelles générales, ou Querelles sur de grands sujets » et les « Querelles de différens corps »117. Irailh compare les trois catégories à trois sortes de conflit armé, soit « aux combats singuliers », c’est-à-dire aux duels, « aux guerres réglées de nation à nation » et « à ces combats où l’on appelloit des seconds, & où l’on combattoit parti

116 P. Bayle, « Stancarus (François) », dans DHC, remarque H. 117 A. S. Irailh, Querelles littéraires, t. I, p. xv. 55

contre parti »118. Ces comparaisons indiquent que les trois types de querelles, différenciés selon leur structure et leur ampleur, sont par ailleurs représentatifs de différents rapports de pouvoir entre les parties engagées. Considérons maintenant un cas emblématique pour chacune de ces formes d’engagement conflictuel, afin qu’ensemble ils brossent un portrait global du conflit public entre lettrés.

La querelle générale est en raison de son envergure le type ayant les plus importantes répercussions dans la communauté des savants. Elle consiste en l’opposition de parties nombreuses (l’on pourrait dire des armées) avec une abondance d’adhérents

(soldats); ces parties sont variables et de pouvoir considérable mais comparable. La querelle générale par excellence de la période qui nous concerne est celle des Anciens et des Modernes. De par son ubiquité et sa durée, elle a coloré les recherches et les interactions individuelles de son époque, mobilisant maints lettrés de façon active et fournissant un vague arrière-plan pour d’autres. Bien que les « grands sujets » débattus dans cette querelle datent de bien avant et soient à vrai dire pérennes, les échanges qui les concernent connaissent une intensification à la fin du siècle, entre environ 1687 et 1694, qui donne lieu à ce que l’on peut nommer la Querelle du Siècle de Louis le Grand

(d’après le poème déclencheur de Charles Perrault) pour la distinguer de la Querelle d’Homère qui est la période de renouveau que connaît le conflit entre 1714 et 1716 et à laquelle nous reviendrons au chapitre V. À la fin du XVIIe siècle, comme plus généralement auparavant, s’articulent et s’opposent des opinions sur la tradition et la modernité, sur le rapport à entretenir avec les auteurs anciens dans la production littéraire et artistique contemporaine. La question était de savoir s’il fallait continuer à faire

118 A. S. Irailh, Querelles littéraires, t. I, p. xvi. 56

honneur aux Anciens, à les imiter en parangons, ou bien s’il était possible de produire des

œuvres à l’image de l’âge contemporain, d’une valeur intrinsèque. D’un côté, les défenseurs des Anciens attaquaient le progrès, préférant l’émulation des modèles antiques, et de l’autre, les Modernes critiquaient la tradition et prônaient une production selon le style et le goût de l’époque. Autour de Charles Perrault, chef du parti des

Modernes, et Nicolas Boileau à la tête des Anciens, les partisans des deux côtés qui rédigent et publient des attaques et apologies sont nombreux119. En France, le tout prend un aspect politique, puisque l’honneur du roi, et la manière de l’assurer, sont invoqués des deux côtés. Par les nominations d’auteurs à l’Académie française, à l’Académie des

Inscriptions et par d’autres faveurs royales, l’on constate qu’à la fin du XVIIe siècle, ce sont les Modernes qui, pour la première fois, prennent le dessus dans cette querelle.

Ce que nous retenons tout particulièrement de cette période de la Querelle des

Anciens et des Modernes, ce sont les positions des deux camps par rapport à la critique.

Le respect et l’émulation des anciens s’opposent à la mise en question de ces autorités

établies en matière de style et à la préférence accordée au progrès. Le conflit était irréductible. De plus, comme Béatrice Guion l’a habilement démontré, ce sont deux conceptions de la polémique qui s’opposent120. Guion fait voir que les Anciens se permettent une plus grande agressivité, alors que les Modernes adoptent un comportement plus réglé sur le code mondain. Le style querelleur des Anciens serait

119 Pour une analyse synthétique de l’entière querelle, voir l’incontournable essai de Fumaroli (« Les abeilles et les araignées ») et l’anthologie dans laquelle il se trouve (A.-M. Lecoq (éd.), La Querelle des Anciens et des Modernes : XVIIe-XVIIIe siècles). Fumaroli met notamment en valeur l’aspect politique de la Querelle du Siècle de Louis le Grand. Lecoq inclut l’entrée d’Irailh « pour attester que les contemporains ont eu parfaitement conscience que la Querelle des Anciens et des Modernes concentrait et généralisait en elle tous les traits d’un rituel agonistique qui, depuis la Renaissance, avait caractérisé le fonctionnement de la République des Lettres européennes. » (p. 219-220) 120 B. Guion, « “Une dispute honnête” : la polémique selon les Modernes ». 57

marqué par « l’argument philologique », qu’ils utilisent « pour justifier les auteurs antiques des critiques des Modernes, mais aussi pour mieux dénoncer l’ignorance et l’incompétence de ces derniers. »121 Ce faisant, les Anciens adoptent le style de « la critique humaniste [qui] se rattache au genre rhétorique de l’invective » ce qui est

« précisément ce que refusent les Modernes. »122 Ces derniers disent plutôt adopter les valeurs de l’honnêteté et de la politesse123. De cette façon, la polémique érudite se prépare un public plus étendu, plus familier avec la bienséance civile et mondaine que savante.

Dans une moindre mesure que pour les querelles générales, la publicité marquait néanmoins les querelles de différents corps, c’est-à-dire les conflits entre des associations institutionnelles qui regroupaient chacun un nombre de partisans lettrés plus ou moins activement impliqués. La violente opposition entre les jésuites et les jansénistes, particulièrement vers le milieu du XVIIe siècle, illustre ce genre de conflit124. Il est cependant intéressant de noter que, dans ce type de querelle, ce sont des particuliers qui endossent la cause du groupe et qui s’attaquent au collectif opposé et à ses représentants individuels. C’est dans ce sens qu’Irailh compare ce style de controverse « à ces combats où l’on appelloit des seconds ». Blaise Pascal (1623-1662) par exemple, plaida la cause des jansénistes et se fit l’un de ceux qui se rassemblaient pour défendre Antoine Arnauld et Port-Royal, que l’on harcelait et menaçait de fermeture, s’en prenant aux jésuites en

121 B. Guion, « “Une dispute honnête” : la polémique selon les Modernes », p. 157-158. 122 Ibid., p. 163. 123 Ibid., p. 167. 124 La classification des jésuites et des jansénistes comme « corps », alors qu’il s’agit de regroupements d’ordre inégal et de nature différente, est empruntée directement à Irailh. 58

général et à certains auteurs en particulier125. Officiellement, le différend entre les deux corps était une lutte doctrinale autour de l’interprétation de textes augustiniens par

Jansénius et celle de ses écrits par ses adeptes de Port-Royal. Les religieuses de Port-

Royal étaient défendues par Arnauld, qui fut poursuivi et embastillé par des sympathisants du puissant ordre des jésuites. Les enjeux avoués ne correspondaient toutefois pas entièrement aux véritables, qui tenaient plutôt au pouvoir politique des jésuites. Parmi les pièces les mieux connues de cet échange furent celles rédigées par le nouveau converti Pascal. Celui-ci prépara les dix-huit libelles dits Lettres provinciales126, qui ont été publiés entre janvier 1656 et mai 1657 dans le but de convaincre le public et les autorités de la position défensive janséniste et d’inciter à l’action ceux qui avaient le pouvoir de protéger Port-Royal de la destruction tramée par les jésuites. Selon le coreligionnaire de Pascal, Pierre Nicole, cité ici par Laurent Thirouin,

en dissipant « l’obscurité des termes scolastiques dont on les couvrait à dessein » [Pascal] a mis fin à l’exclusion qui frappait tous les non-spécialistes; mieux encore, par l’effet d’une rhétorique nouvelle, il conviait les esprits les moins capables à prendre parti (« Les moins intelligents entendirent ce qui semblait n’être réservé qu’aux plus habiles »).127

Autrement dit, l’efficacité polémique de Pascal fut telle qu’il réussit à éclaircir un sujet obscur pour le public, qui fut élargi par ce fait même, aussi bien qu’à noircir et confondre ses adversaires.

D’après Olivier Jouslin, la capacité de Pascal pour la vulgarisation polémique lui venait de son expérience comme savant prodige ayant connu une certaine renommée et

125 Les XVIIe et XVIIIe Lettres provinciales par exemple concernent le Père François Annat. Maints auteurs jésuites sont nommés et critiqués dans chacun des dix-huit textes. 126 Le titre complet de cette œuvre est : Les Provinciales ou les Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux révérends Pères Jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces Pères. 127 L. Thirouin, « Les Provinciales comme modèle polémique : la querelle des Imaginaires », p. 90. 59

de ses succès mondains avant son entrée en religion128. Le parcours de Pascal en faisait un virtuose de la séduction polémique, c’est-à-dire qu’il savait s’attirer l’appui du public grâce à une écriture à la fois informative et divertissante et à une manipulation habile des figures de style. Ainsi, malgré le sort finalement malheureux des jansénistes de Port-

Royal, Pascal a laissé sa marque dans l’histoire de la polémique. Irailh en atteste dans son exposé de la querelle de « Messieurs de Port-Royal et les Jésuites », dont il résume les principaux événements et les textes, et dans lequel il ne néglige pas de mentionner l’apport stylistique particulier de Pascal. Selon Irailh,

[o]n chercha toutes les voies de rendre les jésuites odieux. Pascal fit plus : il leur donna des ridicules. Ses Lettres provinciales, écrites d’un stile dont on n’avoit point eu jusques-là d’idée en France, furent lues avec une avidité singulière. Elles sont un mêlange de plaisanterie fine, de satyre, de sarcasmes, & même de sublime.129

Le témoignage d’Irailh reconnaît ainsi l’adresse de Pascal – qui n’est pourtant pas irréprochable pour ce commentateur – dont l’innovation stylistique fut de toute évidence appréciée par public. En effet, selon Thirouin, les Provinciales sont dès lors considérées comme un chef-d’œuvre du genre éristique et serviront de modèle pour d’autres controverses, de sorte que l’aspect esthétique de l’expression polémique joue dorénavant un plus grand rôle dans les luttes de lettrés, religieux et autres130.

Les exemples qui précèdent témoignent du fait que le conflit savant est une affaire d’intérêt public. Le cadre communautaire – qui dans notre perspective est la République des Lettres – en est vraisemblablement la cause, d’autant plus que les enjeux du savoir,

128 O. Jouslin, « L’éthique polémique de Pascal ». 129 A. S. Irailh, Querelles littéraires, t. III, p. 301-302. 130 L. Thirouin, « Les Provinciales comme modèle polémique ». Nous suivons Thirouin, mais avec la réserve qu’il nous paraît souhaitable de compléter ses propos avec une plus grande documentation qui donnerait à voir que les considérations esthétiques dans le genre éristique avant Pascal étaient effectivement d’un style différent qu’à sa suite. 60

de la réputation et du pouvoir qui motivent ces conflits sont éminemment publics.

L’étude d’un cas de querelle « d’auteur à auteur » montre d’ailleurs que, malgré le nombre restreint d’acteurs, il ne s’agissait pas pour autant d’une expérience limitée à la sphère privée. L’envergure restreinte du conflit entre particuliers limitait peut-être la portée des effets de ces duels d’esprits, mais n’enlevait rien à l’importance du conflit sur le plan individuel. Comme l’a remarqué April Shelford au sujet de la querelle entre

Pierre-Daniel Huet (1630-1721) et son mentor Samuel Bochart (1599-1667), c’était « une petite escarmouche qui n’a guère troublé la République des Lettres, mais qui a hanté Huet pendant plusieurs années »131. La controverse qui éclata en 1666-1667 entre Huet et

Bochart est du reste un bon exemple de querelle particulière. Au fond, ce cas revenait à une différence d’opinions sur des événements reliés au travail d’interprétation textuelle de Huet, ce qui fut compliqué par des associations confessionnelles divergentes et par le rapport personnel des deux hommes, de sorte que la dispute d’un détail se transforma en la fin amère d’une amitié.

Le différend qui engendra la dispute avait surgi des années plus tôt, en 1654, avec une erreur de copie dans un passage disputé du commentaire d’Origène sur saint Mathieu et son explication conséquente par Huet. Bochart, un protestant de grande érudition, notamment doué dans la connaissance des langues anciennes, avait été invité à la cour de la reine Christine de Suède et Huet, son protégé, polymathe catholique alors âgé de 22 ans, l’a accompagné et y a copié le manuscrit d’un texte d’Origène. Bochart aurait relevé une erreur dans la transcription d’un passage dont l’interprétation était déjà disputée dans les divisions confessionnelles par rapport à l’Eucharistie. Selon la source que l’on

131 A. Shelford, « Amitié et animosité dans la République des Lettres : la querelle entre Bochart et Huet », p. 99. 61

consulte, Huet aurait alors soit disputé la restitution finalement nécessaire, soit choisi d’opérer la correction de sa propre volonté. Il semble cependant clair que le bibliothécaire de Christine de Suède, Isaac Vossius, avait été interpellé à cette époque pour vérifier un manuscrit permettant de confirmer le texte correct. Un long calme s’ensuivit et, pendant seize ans, Huet a travaillé à la traduction latine du manuscrit grec et au commentaire qui l’explique.

À la veille de la parution de l’édition du texte d’Origène en 1668, l’erreur de jadis est soulevée à nouveau, ainsi que l’interprétation que Huet voulait faire du passage pour prouver la validité de la doctrine catholique sur l’Eucharistie. Huet et Bochart s’écrivent alors, donnant voix à leurs interprétations opposées sur les événements de 1654 – à savoir si Huet avait voulu détourner le texte véritable. Il importe de signaler que, suivant l’usage de l’époque, la correspondance était un mode de communication ouvert sur le réseau du destinataire aussi bien que sur celui de l’auteur de chaque lettre. Or, comme l’indique le passage suivant d’une lettre que Huet écrit à Bochart, les opinions communiquées dans leurs écrits épistolaires se sont diffusées, ce qui était l’une des raisons pour lesquelles

Huet fut si offensé.

Nos différents, que vous me mandiez par cette lettre [du 23 décembre 1666], que vous aviez tenu cachez, sont devenu publics parmy ceux de vôtre parti, qui par des discours ambigus donnent à entendre que je me suis engagé mal-à-propos à l’édition d’Origene, & que j’y ay avancé de certaines choses que je ne puis défendre avec raison, ni retracter avec honneur132.

Comme l’édition d’Origène était la pièce magistrale qui devait promouvoir Huet au rang de savant et de critique, toute attaque contre l’œuvre qui devait établir sa réputation était

132 P.-D. Huet à S. Bochart, 1667-05-10, cité dans J. M. de La Marque de Tilladet, Dissertations sur diverses matieres de religion et de philologie, contenuës en plusieurs lettres écrites par des personnes savantes de ce temps. Recueillies par l’abbe de Tilladet, p. 2. 62

sensible. Huet a donc répondu avec vivacité pour se défendre et pour protéger sa réputation dans la République des Lettres. Avec l’âge, Huet est devenu soucieux de sa réputation posthume et il est revenu sur cet épisode de sa vie comme pour clarifier l’injustice qu’il aurait subie, et ce, bien après le décès de Bochart. Huet a notamment fourni divers textes qui le concernaient à Jean Marie de La Marque de Tilladet, qui en prépara une édition dépeignant Huet favorablement. La querelle avec Bochart fut alors décrite comme suit par l’éditeur :

il arriva que Monsieur Bochart accusa très injustement le Prélat [Huet] par ses lettres écrites à des amis communs, d’avoir tronqué un passage important du Commentaire d’Origene sur saint Matthieu touchant l’Eucharistie. Il ne s’agissoit là toutefois que d’une demi-ligne qui avoit été oubliée par mégarde, à cause de la repetition d’un même mot (faute où il est aisé de tomber dans les longues copies) ômission même que M. l’Evêque d’Avranches avoit réparée par le secours d’un manuscrit de la Bibliotheque du Roi. Cette injure, qui déshonoroit Monsieur Huet, lui fut très sensible. Il s’en plaignit à celui qui la lui avoit faite : & ses plaintes furent reçûës avec hauteur & avec dédain. Ce procedé lui donna lieu d’éxaminer ce passage, que le parti Protestant regardoit comme capital pour la controverse de l’Eucharistie […] & après cet éxamen il parut à Monsieur Huet, que le passage avoit un sens très orthodoxe. Il le déclara, & dans ses Origeniana, & dans ses Notes sur Origene, & par ses lettres à M. Bochart. Celui-ci s’échauffa étrangement sur cette déclaration, & répondit par une lettre pleine d’invectives & de reproches.133

Un tel résumé de l’affaire, nettement favorable à Huet, introduisait la publication de sa correspondance avec Bochart, où chacun se dit attaqué par l’autre dans son honneur et sa religion.

À un autre moment de sa carrière, Huet se plaint de l’affront subi lors d’une autre polémique. Sa plainte explique les motivations de ses réponses défensives : Huet remarque qu’« il est désagréable de voir ses défauts repris publiquement, & exposés à la

133 J. M. de La Marque de Tilladet, Dissertations sur diverses matieres de religion et de philologie, t. I, p. [v]. Cet ouvrage est une compilation d’écrits soit de la main de Huet, soit destinés à lui, relevant de ses contestations avec divers savants sur des sujets variés à travers les années. Dans le Commentarius autobiographique, si l’on peut dire, que Huet prépara quelques années plus tard, seule une brève version simplifiée de la querelle est mentionnée (voir dans la traduction : P.-D. Huet, Mémoires (1718), p. 61-62.) 63

veüe de toutes les nations & de tous les siécles. Ce sont des playes à la réputation, d’autant plus profondes, que la main qui les fait, a plus de force & d’adresse. »134 Même si les insultes sont accompagnées de protestations d’estime, elles sont démenties, selon

Huet, « lorsque vous tâchez de m’ôter celle du public ». C’est donc en raison de la publicité de l’affront qu’il serait nécessaire de répondre à une offense afin de rétablir sa réputation. Dans ces conditions, l’importance du public et du rôle qu’il joue dans la polémique savante ne peut être surestimée. Or, l’on comprend aisément que le sentiment de Huet est partagé par ses pairs dans le contexte communautaire de la République des

Lettres, puisque celle-ci fournit la scène sur laquelle se déroulent leurs nombreuses querelles, comme Huet l’écrit explicitement135.

Par ces quelques exemples de querelles littéraires, on peut se représenter le contexte historique de la polémique dans la République des Lettres au seuil du XVIIIe siècle. La

Querelle des Anciens et des Modernes a marqué les choix et positionnements critiques et esthétiques que l’épisode de la Querelle d’Homère – dans laquelle Marchand et Des

Maizeaux seront tous les deux impliqués – renouvellera136, et l’implication de Pascal dans le démêlé des jansénistes et des jésuites a fourni un exemple d’écriture polémique apprécié à l’époque. La dispute entre Huet et Bochart n’était pas nécessairement un

134 P.-D. Huet à J. Basnage, 1687-12-20, cité dans J. M. de La Marque de Tilladet, Dissertations sur diverses matieres de religion et de philologie, t. I, p. 466. 135 « C’est avec raison que vous avez donné dans ces agréables ouvrages, auxquels vous avez part, le titre de République, & non pas celuy d’Empire, à l’Etat des Lettres. Tout le monde y est libre, & y a droit de suffrage. Mais dans une République comme dans un Empire, il est désagréable de voir ses défauts repris publiquement, & exposés à la veüe de toutes les nations & de tous les siécles. Ce sont des playes à la réputation, d’autant plus profondes, que la main qui les fait, a plus de force & d’adresse. » (P.-D. Huet à J. Basnage, 1687-12-20, cité dans J. M. de La Marque de Tilladet, Dissertations sur diverses matieres de religion et de philologie, t. I, p. 466) 136 Nous verrons plus loin qu’avec ses collaborateurs au Journal litéraire Marchand sera plutôt du côté des modernes, tout en respectant l’érudition d’Anne Dacier (M. Schillings, « De “Querelle des Anciens et des Modernes” in het Journal Litéraire (1713-1716) »), alors que Des Maizeaux se sentira plus proche des anciens, notamment pour avoir préparé la biographie de Boileau. 64

exemple connu, mais les conflits entre particuliers étaient si répandus à l’époque que tout lettré en aurait connu d’autres. Ces trois cas de polémiques savantes donnent par conséquent une idée de la conception qu’en avaient Marchand et Des Maizeaux et le public qui leur était contemporain, lorsque ces deux hommes de lettres se sont engagés dans leur propre débat public. L’on reconnaît surtout par cette mise en contexte qu’ils n’étaient pas uniques dans le comportement que nous détaillerons par la suite, bien au contraire.

v. Conclusion

Avec ces illustrations de l’état de la polémique entre lettrés, nous arrivons au terme de ce chapitre sur le contexte socioculturel et discursif dans lequel se situent

Prosper Marchand et Pierre Des Maizeaux. L’historiographie de l’étude de la République des Lettres nous a permis de survoler les différentes manières dont celle-ci a été conçue et analysée et d’indiquer les jalons ayant mené à notre approche, qui privilégie l’analyse discursive du phénomène. D’ailleurs, en conjuguant la conception discursive du fait historique avec la proposition andersonienne que les communautés imaginées représentent des états dans l’esprit de ceux qui y adhèrent, il devient possible de dépasser les apparentes contradictions entre le comportement réel et l’idéal de sociabilité des gens de lettres de la première modernité. En rassemblant ensuite les éléments typiques des discours de ses adhérents, nous avons évoqué, notamment à travers Pierre Bayle, une conception caractéristique de la République des Lettres à cette époque. Sur le fond de ces impressions générales, nous en sommes venue à considérer la critique et la polémique dans le contexte de cette communauté savante, spécifiquement le rôle accordé à la critique et les répercussions de sa valorisation dans les interactions polémiques. Les 65

exemples de querelles que nous avons vus, surtout celle de Huet et de Bochart, nous servent de base à partir de laquelle il sera possible d’envisager la controverse Marchand-

Des Maizeaux.

Le fait d’avoir eu recours à la figure de Pierre Bayle comme exemple dans les premières sections de ce chapitre se justifie par son prestige en tant que figure de proue de cette République qu’il influença par ses divers projets. Il fut pour ses contemporains et ses successeurs un représentant éminent de la communauté, et, de ce fait, sa vision de la

République des Lettres est d’une importance particulière. Le respect qu’engendra son statut de grand savant de la part de Prosper Marchand et de Pierre Des Maizeaux, spécifiquement dans le contexte de leur différend au sujet de leurs éditions de ses écrits, prouve que Bayle, la République des Lettres et, si l’on veut, la République des Lettres de

Bayle, constituent des éléments clés, voire des enjeux symboliques de la polémique

Marchand-Des Maizeaux. Dans ces conditions, la suggestion de Des Maizeaux selon laquelle « [l]a Republique des Lettres est un pays libre, où chacun a droit de juger des choses selon qu’elles lui paroissent » est particulièrement appropriée pour éclairer l’ambivalence de cette communauté137. Quand « chacun a droit de juger », la liberté devient le germe de conflits et de confrontations et fait que l’on s’approche de la

« vérité » à coups d’armes.

137 UBL MAR 5:4, P. Des Maizeaux à P. Marchand, 1713-12-22.

II. Synthèse de la polémique Marchand-Des Maizeaux

« Il est arrivé dans cette dispute, ce qui arrive dans la plupart de celles de la même nature : c’est qu’il y a eu bien des vivacités & des personalités de part & d’autre. » Jacques-Georges Chauffepié, « Bayle »

Lorsque Jacques-Georges de Chauffepié publia son Nouveau dictionnaire historique et critique en 1750, il mit une note à l’article « Bayle » qui résumait la polémique autour des éditions d’œuvres de ce dernier préparées par Prosper Marchand et

Pierre Des Maizeaux138. L’un d’eux était alors mort depuis quelques années139 et le survivant – Marchand, âgé de 72 ans – avait la santé chancelante140. Comme le différend public entre ces hommes s’était étiré sur plus d’un quart de siècle, il est facile de s’imaginer que Marchand aurait eu une pointe de plaisir à lire une présentation équilibrée et plutôt approbatrice de sa position, une présentation qui soulignait la dureté des reproches qu’on lui avait faits et le succès avec lequel il y avait répondu141.

Attendu que l’affrontement entre Marchand et Des Maizeaux est le point d’ancrage de notre thèse, nous brosserons dans ce chapitre un portrait global de l’échange

138 Voir J.-G. de Chauffepié, « Bayle », remarque FFF, p. B153-154. 139 Pierre Des Maizeaux est décédé à Londres le 11 juillet 1745 (J. Almagor, PDMJ, p. 8). 140 C. Berkvens-Stevelinck, Prosper Marchand, la vie et l’œuvre (1678-1756), p. 9. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle PMVO. Marchand trépassa à La Haye le 14 juin 1756. 141 Marchand a vraisemblablement pris connaissance du contenu du Nouveau dictionnaire de Chauffepié, pour le moins de manière générale, premièrement parce qu’il travaillait alors lui-même à un dictionnaire à l’image de celui de Bayle et pouvait donc s’intéresser à celui de Chauffepié, deuxièmement parce qu’ils ont échangé quelques lettres en 1751 (UBL MAR 2) et troisièmement parce que le dictionnaire de Chauffepié est mentionné dans la correspondance de Marchand avec autrui (notamment dans UBL MAR 2, Jean Rousset de Missy à Marchand, 10-10-s. a., cité dans PMVO, p. 67-68). Pour une considération comparative des dictionnaires tributaires de Bayle préparés par Chauffepié et Marchand, voir R. Geissler « Zu den Fortsetzungen von Bayles “Dictionnaire historique et critique” in der Auflklärung. Die Wörterbücher von Chaufepié und Marchand ». 67

conflictuel, avant d’entamer l’analyse textuelle de ses éléments constitutifs au chapitre suivant. Nous ne prétendons pas rapporter ici de matière nouvelle et notre synthèse doit beaucoup aux travaux éclaireurs qui la précèdent, bien que nous l’ayons étayée de sources et de documents d’archive dans la mesure du possible. Depuis leur confrontation, l’histoire de la querelle particulière opposant Prosper Marchand et Pierre Des Maizeaux a

été relatée à quelques occasions, surtout en conjonction avec l’histoire éditoriale des

œuvres de Bayle142. Au XXe siècle, la restitution de ses acteurs en « mineurs » incontournables de l’histoire littéraire de leur époque a également introduit des considérations biographiques à l’historiographie. Il nous suffira donc de mettre en lumière les éléments de cette affaire qui s’avéreront cruciaux à la dynamique polémique qui est l’axe de notre étude et de resituer ainsi le conflit Marchand-Des Maizeaux dans une perspective de querelle savante.

Après les présentations préliminaires de la confrontation entre Marchand et Des

Maizeaux de J. H. Broome et d’Élisabeth Labrousse, Christiane Berkvens-Stevelinck fournit en 1978 l’histoire détaillée de la « cabale de l’édition 1720 du Dictionnaire de

Bayle », qu’elle place « dans le cadre plus large de l’ensemble des éditions de Bayle dues

à Marchand »143. Cette cabale englobe, selon elle, la réception du Commentaire philosophique et des Lettres choisies. Son interprétation fait de la réception de l’édition de 1720 le cœur de l’incident. Nous sommes d’avis que les circonstances qui l’entourent

142 Chauffepié ne fut pas le premier à parler de ce conflit, mais Jean Pierre Nicéron, qui en fit mention en 1728, n’a pas pu en donner une histoire complète, car la polémique allait reprendre par la suite (« Bayle », p. 297-298). 143 C. Berkvens-Stevelinck, PMHL, p.80. Voir J. H. Broome, An Agent in Anglo-French Relationships : Pierre des Maizeaux, 1673-1745, p. 351-370; et E. Labrousse, Inventaire critique de la correspondance de Pierre Bayle, p. 13-20. Pour sa part, Edwin van Meerkerk, qui traite brièvement du « debate on the third edition of Bayle’s Dictionaire » en relatant des réflexions préliminaires sur l’état des principes éditoriaux entre 1680 et 1750, ne tient pas compte des éditions précédentes (« Editorial Principles »). 68

ont joué un rôle important dans la querelle Marchand-Des Maizeaux, mais que les imprimés touchant aux Lettres choisies et, plus encore, les traces laissées dans les correspondances des protagonistes principaux, indiquent qu’elle relève de bien d’autres

éléments contextuels. La formule plus vague de Joseph Almagor est par conséquent plus appropriée, faisait référence à « [t]he affair concerning the publications of Pierre

Bayle »144. Nous privilégions toutefois une appellation qui traduit la spécificité éristique de l’« affaire » en question. En fait, le déroulement du conflit sous une forme écrite et publicisée nous amène à le désigner par l’expression « polémique Marchand-Des

Maizeaux ». Par cette dénomination, nous reconnaissons la spécificité du cas en nommant les individus impliqués tout en adoptant une catégorisation qui permet de dépasser l’exemple pour accéder à ce qu’il peut représenter. Mais avant d’arriver à une telle interprétation globalisante, considérons l’exemple particulier auquel nous avons affaire.

Entre environ 1713 et 1740145 Des Maizeaux et Marchand étaient les principaux interlocuteurs dans un dialogue de sourds portant explicitement sur la validité de leurs approches éditoriales respectives de l’œuvre de Pierre Bayle146. L’intensité du conflit a varié au fil des années suivant le rythme des parutions par lesquelles il se manifestait.

Ainsi que nous le verrons plus loin, les modes de l’échange ont évolué de sorte que les

144 J. Almagor, PDMJ, p. 81. 145 Comme pour toute périodisation historique, les dates que nous indiquons sont en quelque sorte arbitraires. Cependant, elles sont basées sur la documentation qui est l’objet de notre étude. Nous verrons plus loin que c’est à partir de 1713 que Marchand et Des Maizeaux échangent des lettres à propos de l’édition de la correspondance de Bayle. À l’autre extrémité chronologique, le dernier document qui participe expressément à cette polémique est un manuscrit de la main de Marchand qui ne peut dater d’avant 1739 (UBL MAR 52, ff. 189-195) et la cinquième édition du DHC, celle qui marque la suspension définitive de la polémique, paraît en 1740. 146 Les éditions dont il était question sont celles du Commentaire philosophique (1713), des Lettres choisies (1714) et du Dictionaire historique et critique (1720) menées par Marchand et, dans une moindre mesure, celles des Lettres de Mr. Bayle (1729) et du DHC (1730, 1740) élaborées par Des Maizeaux. Voir la bibliographie pour les références complètes. 69

formes que prenaient les derniers écrits ne laissaient guère deviner celle des interactions initiales tant les forums avaient changé. En dépit des transformations de rythme et de mode d’expression, le conflit s’est néanmoins joué sur la scène d’un seul et même cadre culturel, soit celui de la République des Lettres, qui déterminait les paramètres de la communication et de l’interaction qui reliaient les polémistes. Plus précisément, cette partie de la communauté savante qui se trouvait au Refuge fut le public principal de ce différend, puisqu’il opposait deux de ses membres et qu’il concernait les œuvres de

Bayle, l’un de ses principaux représentants147.

Le « destin […] parallèle [sic] » de Marchand et Des Maizeaux a été déterminant dans leur entrée en compétition et la durée et l’animosité de celle-ci148. Comme le résume

Berkvens-Stevelinck :

forcés par l’intolérance à se réfugier à l’étranger, ces deux Français développent activement, l’un en Hollande et l’autre en Angleterre, des talents communs. Journalistes, ils fournissent de la copie aux mêmes journaux; correspondants infatigables, ils sont l’un et l’autre « au carrefour des idées et des hommes » de leur temps, entretiennent souvent des relations amicales avec les mêmes personnes […] et remplissent tous deux un rôle de trait d’union entre auteurs et éditeurs.149

Avant d’arriver à ces éventuels parcours parallèles, soulignons les formations premières et les déplacements qui ont marqué Marchand et Des Maizeaux pour mieux comprendre qui étaient ces jeunes hommes au moment de leur affrontement.

Pierre Des Maizeaux, fils unique d’un ministre réformé, dut quitter la France à douze ans après la révocation de l’Édit de Nantes lorsque sa famille s’établit dans le pays

147 Le recoupement de la « nébuleuse huguenote » et de la République des Lettres est attesté par exemple dans les correspondances de réfugiés savants, ainsi que l’indique Berkvens-Stevelinck dans son article « Plumes huguenotes sur toile européenne » (p. 43). 148 C. Berkvens-Stevelinck, PMHL, p. 104. Ce parallèle fut d’abord souligné par J. H. Broome (« Bayle’s Biographer : Pierre Des Maizeaux », p. 5). 149 C. Berkvens-Stevelinck, PMHL, p. 104. 70

de Vaud en Suisse150. Destiné à suivre dans les pas de son père et à s’engager dans le ministère, il étudia à Bâle, puis au Lyceum de Berne à partir de 1690, avant d’entreprendre quatre ans d’études de théologie à l’Académie de Genève en 1695. Au lieu de suivre la voie prévue, Des Maizeaux s’en est éloigné et, à son départ de Genève, il emportait notamment des recommandations du professeur Vincent Minutoli dont « on peut soupçonner [l]a piété de n’avoir pas été spécialement brûlante »151. Selon Élisabeth

Labrousse,

[l]e chaleureux appui que donna Minutoli à Desmaizeaux autorise à penser que le disciple, pas plus que le maître, ne brillait par la ferveur calviniste. Ce que confirme la considération des motifs qui ont pu détourner Desmaizeaux de l’exercice du ministère pastoral : car l’un d’eux peut fort bien avoir été l’obligation où il se serait trouvé de signer le fameux « consensus », en vigueur alors à Genève – déclaration de stricte orthodoxie calviniste qui avait autrefois obligé plus d’un ministre genevois à s’expatrier.152

En avril 1699, Des Maizeaux, part pour l’Angleterre, attiré par l’esprit d’ouverture et de tolérance qu’elle représentait à cette époque, en passant par les Provinces-Unies. Bien qu’il « n’y parut que comme un éclair »153, c’est lors de son passage à Rotterdam qu’il fit la connaissance de Pierre Bayle, une rencontre qui sera déterminante dans la suite de son parcours et pour son établissement à Londres. En effet, la lettre de recommandation que

Minutoli, ami d’enfance de Bayle, avait fournie à Des Maizeaux lui valut un accueil

150 La date de naissance de Des Maizeaux a été diversement fixée par les historiens, mais remonte vraisemblablement à 1673, à Paillat, en Auvergne. Pour de plus amples renseignements sur la vie de Des Maizeaux, voir notamment : J. Almagor, PDMJ, p. 1-8; J. H. Broome, An Agent in Anglo-French Relationships; J. Dybikowski, « Des Maizeaux, Pierre »; et J. Sgard, « Desmaizeaux, Pierre (1673-1745) ». 151 É. Labrousse, « Bayle et l’établissement de Desmaizeaux en Angleterre », p. 253. 152 Ibid., p. 253. Almagor conclut similairement que « [i]t is likely that the influence of the material he studied at , in combination with liberal teachers such as Minutoli, [Louis] Tronchin and [Jean- Alphonse] Turrettini, led to a certain reaction in the young Des Maizeaux against strict Calvinistic practice. » (PDMJ, p. 2-3) 153 P. Bayle à V. Minutoli, 1699-11-29, cité dans É. Labrousse, « Bayle et l’établissement de Desmaizeaux », p. 252. À vrai dire, Des Maizeaux séjourna plusieurs semaines dans les Provinces-Unies puisqu’il n’embarqua pour l’Angleterre que vers la fin du mois de juin (J. H. Broome, An Agent in Anglo- French relationships, p. 15). 71

chaleureux de la part de ce grand personnage154, qui à son tour le recommanda à ses connaissances outre-Manche155. C’est en partie grâce aux recommandations recueillies avant son départ de la Suisse et lors de son séjour en Hollande156 que Des Maizeaux s’est rapidement fait une place dans la communauté des libres-penseurs anglais et huguenots et notamment comme figure centrale du groupe associé au Rainbow Coffee House157.

Pendant ses premières années en Angleterre, Des Maizeaux soigna son rapport avec Bayle par correspondance et s’insinua dans les bonnes grâces de ce dernier en lui envoyant « fréquemment divers renseignements destinés à la seconde édition du

Dictionnaire »158. D’après Broome, Des Maizeaux aurait également cherché à agir comme « agent » de Bayle en Angleterre – c’est-à-dire comme son intermédiaire auprès des libraires et son promoteur et défenseur auprès du public – ce que ce dernier finit par accepter et même apprécier159.

Passons maintenant à l’homologue de Des Maizeaux. Prosper Marchand est né le

11 mars 1678 à Saint-Germain-en-Laye, près de Paris, le quatrième fils d’un musicien du

154 Labrousse fait remarquer que « [p]eu de recommandations pouvaient avoir autant de poids auprès de Bayle que celle de son ami de jeunesse, avec qui il resta toujours en correspondance régulière » (« Bayle et l’établissement de Desmaizeaux », p. 252). 155 D’après Labrousse, il est probable que Bayle aurait muni Des Maizeaux de lettres pour ses amis Pierre Silvestre et Pierre Coste (Ibid., p. 253-254). Ce qui est certain, c’est que Bayle, sollicité à cet effet par Des Maizeaux, le recommanda après un court délai au comte de Shaftesbury, qui finira par appuyer le nouvel arrivé financièrement et socialement (J. Almagor, PDMJ, p. 3-4). 156 Lors de son séjour hollandais, Des Maizeaux rencontre entre autres les frères Jacques Basnage et Henri Basnage de Beauval, Jean Le Clerc (qui le recommande auprès de ) et le Quaker Benjamin Furly, ami de Locke et de Shaftesbury. Il y noue aussi contact avec Charles de La Motte qui deviendra son correspondant le plus fidèle et dont il sera question plus loin (J. Almagor, PDMJ, p. 3 et 12). 157 S. Harvey et E. Grist, « The Rainbow Coffee House and the Exchange of Ideas in Early Eighteenth- Century England ». 158 É. Labrousse, « Bayle et l’établissement de Desmaizeaux », p. 254. 159 J. H. Broome, « Bayle’s Biographer », p. 2. Ces divers soins ont valu à Des Maizeaux que Bayle lui écrive : « Il ne fut jamais un Ami plus officieux que vous l’êtes. » (BL Add. Mss. 4226 ff. 220-221, P. Bayle à P. Des Maizeaux, 1705-12-01) Cette lettre figurera dans l’un des prochains tomes – les derniers – de la Correspondance de Pierre Bayle, en cours d’édition. 72

roi160. À la mort de sa mère en 1683, il est envoyé chez des parents à Guise et n’est rappelé à Paris qu’en 1690 afin de parfaire son éducation à Versailles. Il s’y distingue dans l’étude des langues anciennes et, à quinze ans, il entre en apprentissage chez un libraire et est reçu au sein du corps en 1698. Dès 1702, il est actif comme libraire- imprimeur avec son collègue Gabriel Martin sous l’enseigne du Phénix, rue Saint-

Jacques, où ils mettent au point leur système de classement bibliographique en dressant des catalogues de vente pour autrui161. Sa conversion à la religion réformée se serait alors faite « petit à petit, dans le secret d’anonymes demeures amies, » jusqu’à ce que

Marchand renonce officiellement à l’Église romaine, une fois rendu à La Haye162.

Effectivement, à la fin de 1709, Marchand se joint au nombre des réfugiés et passe clandestinement en Hollande, grand centre européen de la librairie et havre de la liberté de conscience. Il est d’abord admis à la guilde de libraires à La Haye et ensuite à

Amsterdam, mais, « dégouté de ce Négoce par le peu de bonne-foi qu’il avoit trouvé », il le quitta peu de temps après163. Il déménage ensuite à Rotterdam en 1712 pour travailler au service des libraires Gaspard Fritsch et Michel Böhm avec qui il s’était déjà lié d’amitié164. De libraire à son propre compte, il devient dès lors leur collaborateur – tour à

160 Sur la biographie et le parcours de Marchand, voir notamment C. Berkvens-Stevelinck, PMVO, p. 1-11; id., « Prosper Marchand (1678-1756) »; et I. H. van Eeghen, « Marchand (Prosper) 1678-1756 ». 161 Sur les catalogues et le système bibliographique de Marchand, voir : C. Berkvens-Stevelinck, PMHL, p. 1-43; id., PMVO, p. 12-16 et 87-96; et id., « Prosper Marchand : remarques sur la Bibliotheca Bultelliana, lettre ouverte à Gabriel Martin, 1711 ». 162 C. Berkvens-Stevelinck, PMVO, p. 2-3. 163 J. N. S. Allamand, « Avertissement de l’éditeur », p. iii. L’ami et l’exécuteur testamentaire de Marchand, Allamand, devint son premier biographe dans l’« Avertissement » au Dictionnaire historique de Marchand qu’il fut chargé de publier (C. Berkvens-Stevelinck, PMVO, p. 65). 164 La fréquentation de Marchand, Fritsch et Böhm est attestée à partir de 1710 par leur participation dans le groupe connu sous le nom des « Chevaliers de la Jubilation ». Selon Margaret Jacob, les Chevaliers représentent une loge maçonnique continentale avant la lettre; cette assertion controversée a inspiré de vives réactions, de sorte que nous nous devons de clarifier ici notre position (pour ses propos concernant les Chevaliers de la Jubilation, cf. M. C. Jacob, The Radical Enlightenment : Pantheists, Freemasons, and Republicans, particulièrement ch. 5 et 6). 73

tour correcteur, préfacier, lecteur et directeur d’édition selon les besoins de ses anciens collègues, ou encore agent littéraire à la demande de divers auteurs165. Malgré les déplacements de ses premières années d’exil, Marchand reste toujours dans des centres de l’imprimerie et dans le milieu du libertinage érudit. L’enthousiasme du nouveau converti est partagé par certains de ses compères166, mais plus encore, les membres de

L’un des textes clés sur lesquels Jacob bâtit son argument est un document manuscrit de la main de Prosper Marchand, appuyé par quelques autres documents trouvés dans ses archives. Il s’agit du texte intitulé « Extrait des Registres du Chapitre General des Chevaliers de la Jubilation » (BL Add. Mss. 4295 ff. 18-19), dans lequel un vocabulaire facétieux suggère à Jacob que Marchand et ses amis auraient formé une loge clandestine de francs-maçons liés avec le panthéiste confirmé . Cependant, comme Christiane Berkvens-Stevelinck l’a ardemment argumenté, l’interprétation de Jacob est hasardeuse, voire spécieuse (« Les Chevaliers de la Jubilation : maçonnerie ou libertinage? À propos de quelques publications de Margaret C. Jacob »). Notre propre lecture de ces documents va dans le sens de la spécialiste de Marchand, qui y voit plutôt un cénacle libertin d’inspiration rabelaisienne, et de Jonathan Israel, qui lui aussi doute « that [the group] amounted to anything more than a joke; if it had a serious purpose this was the underground propagation of clandestine philosophical literature » (Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity, 1650-1750, p. 696, n. 71). Le refus de Jacob d’admettre la validité de clarifications de mésinterprétations paléographiques et linguistiques nous semble révéler que sa lecture maçonnique de ces textes relève de l’idéologie plus que d’une analyse réelle (voir son compte rendu de l’ouvrage d’Israel : « Jonathan I. Israel, Radical Enlightenment : Philosophy and the Making of Modernity, 1650-1750 »). À notre avis, l’« Extrait des Registres » et les autres documents faisant référence aux Chevaliers de la Jubilation sont le produit et le signe d’amusements ludiques (voir UBL MAR 1; édités dans les articles de Berkvens-Stevelinck). Ce seraient les fruits des jeux d’esprit d’un groupe d’amis se plaisant à jouer avec un système de formes et d’idées partagé par Toland. Pour nous, la plaisante correspondance de Gaspard Fritsch, « Grand Maistre », destinée à Marchand, « cadet » et « secrétaire de l’ordre », qui, entre 1711 et 1713, porte les marques d’une humeur brillante et qui parsème leurs communications personnelles et professionnelles de références à la coterie que Jacob dit « maçonnique », est indicative qu’il n’y est guère question d’un groupe aussi radical et secret que Jacob l’entend. Bien que nous rejetions sa lecture maçonnique, nous reconnaissons la valeur de l’hypothèse de Jacob selon laquelle Prosper Marchand et les Chevaliers auraient contribué à ce qu’elle appelle le « Radical Enlightenment ». Nous sommes donc d’accord pour dire que Marchand et ses amis sont des intellectuels à tendance radicale dans leurs activités professionnelles, activement impliqués dans la dissémination de textes clandestins à teneur libertine comme le De tribus impostoribus. 165 Sur les rôles que joue Marchand en tant qu’intermédiaire dans le domaine éditorial, on consultera C. Berkvens-Stevelinck, PMVO, p. 155-167, et PMHL, p. 44-78. 166 La ferveur de Marchand est attestée par la publication de son texte L’Art de bien vivre en 1710 (C. Berkvens-Stevelinck, « Un supplément calviniste aux Quatrains du Sieur de Pibrac : L’art de bien vivre ou le vrai chemin du salut, par Prosper Marchand [1710] »). Presque tous ses contacts proches à cette époque, et notamment les Chevaliers de la Jubilation, sont des réformés (C. Berkvens-Stevelinck, « Les Chevaliers de la Jubilation »). 74

son entourage se regroupent autour d’une exigence de pensée libre et d’une volonté d’affranchissement des autorités et de la pensée dogmatique167.

À la suite de leurs émigrations respectives, Des Maizeaux et Marchand s’établissent enfin chacun dans son pays d’accueil168 et se créent de nouvelles vies déterminées par une identité commune d’hommes de lettres. Non seulement ils sont engagés dans une pratique épistolaire169, rédigent des textes originaux pour publication et travaillent comme éditeurs170, mais les deux sont aussi actifs dans le domaine du journalisme comme collaborateurs de divers périodiques savants. Plus précisément, Des

Maizeaux ayant fait ses preuves comme correspondant régulier des Nouvelles de la

République des Lettres de Jaques Bernard (de 1700 à 1710), il envoie des nouvelles littéraires à l’Histoire critique de la République des Lettres de Samuel Masson (de 1712 à

1718), ce qu’il fera aussi pour les Nouvelles littéraires d’Henri Du Sauzet (de 1715 à

1720)171. Depuis Paris, Marchand avait pour sa part été le correspondant de ce même

Bernard et des Mémoires de Trévoux dirigés par le Père Tournemine. Dans les Provinces-

167 À l’époque même de sa conversion, Marchand écrit à son plus proche associé, Bernard Picart : « en fait d’autorité, Rome et Genève se ressemblent-elles comme deux gouttes d’eau. » (UBL MAR 2, P. Marchand à B. Picart, 1709-12-14, cité dans C. Berkvens-Stevelinck, PMVO, p. 170). 168 Des Maizeaux ne quittera plus jamais la Grande-Bretagne et Marchand – à l’exception d’une tentative avortée de s’installer lui aussi en Angleterre en 1726 – passera le reste de sa vie dans les Provinces-Unies. D’ailleurs, l’on peut se demander si l’échec de son séjour anglais est peut-être en partie dû à Des Maizeaux (voir ibid., p. 5-6). 169 Les inventaires qui les ont répertoriées donnent une forte impression de l’étendue des correspondances de Marchand et de Des Maizeaux et cela en dépit de l’incomplétude des collections survivantes (voir J. Almagor, PDMJ, et C. Berkvens-Stevelinck et A. Nieuweboer, Catalogue des manuscrits de la collection Prosper Marchand). 170 Marchand est particulièrement productif comme éditeur, menant à terme l’édition de sept ouvrages divers ces premières années, dont le Cymbalum mundi de Bonaventure Des Périers (C. Berkvens- Stevelinck, PMVO, p. 145-146). 171 Ce sont les trois principales associations journalistiques de Des Maizeaux entre 1700 et 1720, que Joseph Almagor étudie en profondeur dans sa thèse, pour dresser un portrait détaillé de son sujet comme « journalist and english correspondent for franco-dutch periodicals » (PDMJ). En revanche, Léonie Ophof- Maass considère comme plutôt incertaine la suggestion d’Almagor que Des Maizeaux aurait contribué aux nouvelles du Journal litéraire entre 1713 et 1722 (Het Journal Littéraire de la Haye (1713-1723). De uitwendige geschiedenis van een geleerdentijdschrift, p. 18, n. 16; voir J. Almagor, « Pierre Des Maizeaux (1673-1745): the English correspondent of the Journal Litéraire between 1713 and 1722? »). 75

Unies, il s’associe avec les fondateurs du Journal litéraire et devient membre de la société de rédaction collaborative qui le dirige (entre 1713 et 1722, et encore de 1729 à

1733)172. Ainsi, lorsque nos réfugiés s’affrontent à partir de 1713 sur les éditions de

Pierre Bayle qu’ils préparent, ils sont tous les deux engagés dans plusieurs champs de l’activité lettrée propre aux savants de leur époque. Ils s’illustrent par leur engagement simultané dans les domaines de l’épistolarité, de l’érudition, de l’édition et du journalisme, soit les quatre modes de communication écrite centraux à la République des

Lettres173. Ces ressemblances n’expliquent toutefois pas comment nos deux littérateurs sont arrivés à travailler sur les textes de Bayle en particulier, et ce, en concurrence; c’est l’histoire éditoriale des écrits de Bayle qui révèle cette conjoncture.

À sa mort en 1706, Bayle laissait une réputation internationale et quantité de manuscrits inédits. Ceux-ci incluaient notamment une vaste correspondance et des corrections et ajouts pour la troisième édition de son Dictionaire historique et critique qu’il était en train de préparer. Alors que les papiers personnels du défunt furent légués à

« un de ses parents en France »174, les manuscrits destinés à compléter le DHC revinrent à

Reinier Leers, son éditeur de longue date175. Les lettres que Bayle avait écrites au cours de sa vie étaient alors dispersées parmi ses innombrables destinataires à travers

172 C. Berkvens-Stevelinck, PMVO, p. 107-111. Sur l’activité journalistique de Marchand, on consultera le chapitre VI de son ouvrage. Pour une étude approfondie du Journal litéraire dans tous ses aspects, voir L. Ophof-Maass, Het Journal Littéraire de la Haye (1713-1723). Au sujet de l’originalité de son fonctionnement rédactionnel, le texte d’Alexis Lévrier est une référence utile (« La “société” du Journal littéraire ou l’avènement d’une pratique collégiale du journalisme »). 173 H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 128-133. 174 BL Add. Mss. 4284 ff. 200-201, R. Leers à P. Des Maizeaux, 1707-01-18; cité dans H. Bost, Pierre Bayle, p. 657, n. 54. Ces documents auraient inclus la correspondance passive reçue par Bayle et les minutes et copies de lettres de sa main qu’il aurait choisi de conserver. 175 H. Bost, Pierre Bayle, p. 508, É. Labrousse, Pierre Bayle, t. I, p. 257-258. Sur Leers voir O. S. Lankhorst, Reinier Leers (1654-1714), Uitgever en Boekverkoper te Rotterdam (1654-1714). Een Europees « libraire » en zijn fonds. 76

l’Europe176. La renommée de Bayle faisait de lui une figure de proue de la République des Lettres, si bien que l’on s’intéressait à sa personne aussi bien qu’à son travail177. En effet, le culte voué aux « grands » de la communauté lettrée était reflété par la popularité de genres savants tels les Vitae et les éditions de correspondance, qui donnaient un aperçu de la vie des personnages qu’ils présentaient178. Dans ce contexte, la perte d’un individu de la stature de Bayle se devait d’être soulignée et a donné lieu à une vaste production

éditoriale.

Informé du décès de celui qu’il regardait comme son maître, Des Maizeaux projeta d’écrire son histoire179. Il était justifié dans sa volonté par le rapport qu’il avait entretenu avec Bayle et par l’approbation amicale de ce dernier180. De plus, il avait préparé d’autres biographies de savants dans les années précédentes181. Très vite, il suggéra au libraire de

Bayle de préparer une édition de ses lettres qui serviraient de sources auxquelles il pourrait se référer dans la Vie de Mr. Bayle qu’il se proposait d’écrire182. Avec l’appui de

Leers, Des Maizeaux déploya donc son réseau épistolaire et se mit à collectionner la correspondance active de l’illustre érudit et à travailler à l’écriture de sa Vie183.

176 Pour une évaluation sommaire de la répartition géographique des correspondants de Bayle à travers l’Europe, voir C. Berkvens-Stevelinck, « Plumes huguenotes sur toile européenne », p. 50-51. 177 Les correspondances de l’époque sont truffées de « nouvelles littéraires » portant non seulement sur les parutions récentes et les recherches en cours, mais aussi sur les événements dans les vies de savants connus des correspondants (personnellement ou par leur renommée). 178 H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 151-152; et M. Fumaroli, La République des Lettres, p. 365-396. 179 É. Labrousse, Inventaire critique, p. 20. 180 Comme l’indique J. H. Broome : « Bayle’s own acceptance of Des Maizeaux during his last years was the foundation of the latter’s claim to the privilege of keeping alive the memory of the man, and giving greater currency to his message. » (An Agent in Anglo-French Relationships, p. 350-351.) 181 Sa Vie de Saint-Evremond parut en 1706 et pour la continuation du DHC, proposée dans un premier temps par Reinier Leers, Des Maizeaux avait voulu fournir des biographies de savants anglais (C. Berkvens-Stevelinck, PMVO, p. 67). Sa Vie de Monsieur Boileau Despreaux sera publiée en 1712. 182 É. Labrousse, Inventaire critique, p. 13. 183 Une première version inavouée de ce travail parut en anglais en 1708 (J. H. Broome, « Bayle’s Biographer », p. 4). En dépit de l’intérêt du public et de l’encouragement de ses correspondants et d’une 77

Leers détenait encore à cette époque les privilèges et les droits d’impression des

œuvres de Bayle, mais en mai 1709, il vendit son fonds aux jeunes libraires-imprimeurs allemands Gaspard Fritsch et Michel Böhm184. Le prix de l’achat fut cependant tel qu’il laissait les partenaires fortement endettés185, ce qui les motivait à exploiter leurs nouvelles ressources au plus vite. Ils ont donc envisagé de tirer profit d’un succès de librairie quasiment garanti en imprimant des textes de Bayle186 et, dans cette perspective, ils déclarèrent leur intérêt pour l’édition de lettres entreprise par Des Maizeaux, l’incitant

à renouveler ses efforts pour la réaliser187. Les négociations relatives à sa rémunération durèrent longtemps; on s’accorda enfin sur les détails et, en 1712, le projet était officialisé188. Comme Des Maizeaux se trouvait alors en Angleterre, il dut approuver que

Fritsch et Böhm choisissent quelqu’un pour veiller sur l’édition et en assurer la correction sur place, pour une question d’efficacité. Le choix des libraires s’est arrêté sur leur auxiliaire Prosper Marchand, qui travaillait déjà à une édition du Commentaire philosophique de Bayle pour eux. Des Maizeaux ne fut pas informé de l’identité de celui qui serait assistant à l’édition, ce qui était peu étonnant, car un tel travail passait normalement inaperçu.

série d’imprimeurs, la version définitive de la Vie de Mr. Bayle ne parut qu’en 1730, en tête de la quatrième édition du DHC (la première préparée par Des Maizeaux). 184 O. S. Lankhorst, « Caspar Fritsch & Michael Böhm en de erfenis van Reinier Leers », p. 367-368. 185 Böhm sera encore endetté d’une part de cette somme en 1720 (Ibid., p. 390). 186 La popularité de l’œuvre est confirmée par les catalogues de bibliothèques privées et par maints commentaires de contemporains en début du XVIIIe siècle (P. Rétat, Le Dictionnaire de Bayle, p. 126-128). 187 Broome note que « [b]ecause of the slowness of communication and the claims of other undertakings […] the process of collection was a slow one » (An Agent in Anglo-French Relationships, p. 355). 188 Des Maizeaux avait d’abord cherché à retirer une somme plus importante par feuille et son ami et intermédiaire Charles de La Motte avait eu de la peine à le convaincre « que si vous ne voulez pas les [les lettres] leur donner qu’à une Guinée la feuille, ni eux ni aucun autre Libraire ne voudront point s’en charger. Je doute fort qu’ils veuillent en donner la moitié d’une Guinée. » (BL Add. Mss. 4286 f. 178v., 1712-07-05) Le 26 août 1712, de La Motte écrit à Des Maizeaux pour lui annoncer les détails du contrat qu’il signera avec Fritsch et Böhm si Des Maizeaux accepte (BL Add. Mss. 4286 ff. 184-185, voir dans l’annexe n. 681) et ce sera fait accompli un mois plus tard (BL Add. Mss. 4283 ff. 284-285, Fritsch et Böhm à P. Des Maizeaux, 1712-09-20). 78

Dès lors, par leur implication à différents stades d’un même projet d’édition, les relations entre Des Maizeaux, Marchand, Fritsch et Böhm étaient en quelque sorte déterminées et rythmées par les processus de production d’imprimés de l’époque de la presse à bras189. Dans un premier temps, il fallait préparer la copie manuscrite de l’ouvrage. Pour élaborer la copie, Des Maizeaux a accumulé autant de lettres signées par

Bayle que possible, puis effectué une sélection et rédigé des notes. Il a fait parvenir le tout à Fritsch et Böhm. Étant donné qu’il s’agissait de la première tentative de rassembler les textes d’une vaste et abondante correspondance, les libraires ont pu amasser des lettres de leur côté pour joindre à la copie et Marchand fut chargé de les accompagner d’annotations pertinentes. Une fois que la copie finale était établie, des épreuves en

étaient tirées une feuille à la fois et revues par un correcteur d’épreuves, fonction qu’assurait dans ce cas Prosper Marchand. La première phase de corrections consistait en la comparaison de l’épreuve avec la copie pour repérer toute erreur. Par la suite, les modifications nécessaires étaient portées à la forme et une deuxième épreuve était tirée.

Lors des secondes épreuves, l’auteur ou son représentant révisait le texte, ce qui entraînait une troisième et parfois même une quatrième série d’épreuves190. Quant à la préparation des Lettres choisies, vu que Des Maizeaux se trouvait à Londres alors que l’impression se faisait à Rotterdam, Marchand finit par jouer un rôle plus actif que celui de simple correcteur d’épreuves, ajoutant des notes supplémentaires et retranchant des lettres et des passages qu’il considérait peu intéressants pour le lecteur. À mesure que le

189 Sur la manufacture de livres de cette période, voir P. Gaskell, A New Introduction to Bibliography. Sur la division des tâches dans cette production, l’on consultera L. Febvre et H.-J. Martin, L’apparition du livre, p. 191-195 et 202-205. 190 B. Lagarrigue, « Les coulisses de la presse de langue française dans les Provinces-Unies pendant la première moitié du XVIIIe siècle d’après la correspondance inédite de Charles de la Motte (1667?-1751), correcteur à Amsterdam », p. 83-84. La correspondance de de la Motte est désormais en cours d’édition, voir n. 632. 79

travail avançait, les imprimeurs envoyaient les épreuves finales à Des Maizeaux pour son approbation et pour l’ajout de modifications supplémentaires le cas échéant.

Tel était l’état des affaires dans la préparation de la correspondance baylienne lorsque Des Maizeaux a inauguré la communication entre les collaborateurs à l’édition en mars 1713191. Par le truchement de Fritsch et Böhm, le Londonien écrit à Rotterdam pour s’enquérir de l’identité de celui qui y travaille sur son édition. Il s’adresse à cet inconnu, le remercie pour son aide, signale son appréciation pour le travail déjà accompli et lui communique quelques idées qu’il aimerait voir incorporées dans l’ouvrage, accordant effectivement carte blanche à l’assistant obscur pour continuer à travailler sur l’édition comme celui-ci le considère approprié. Bien que Des Maizeaux écrive des années plus tard que les sentiments exprimés dans cette première lettre n’étaient qu’une feinte192, l’échange entre les agents éditoriaux est amorcé avec une expression manifeste de reconnaissance et de bienveillance. L’ouverture apparemment généreuse ne lui vaudra cependant pas un retour équivalent. En fait, l’auteur de la réplique répond aux commentaires appréciatifs de Des Maizeaux ainsi qu’à ses recommandations, mais décline de se nommer, citant des « raisons tres particulieres » que son interlocuteur devrait approuver en temps et lieu lorsqu’il pourra se dévoiler193. L’épistolier anonyme annonce par ailleurs un retard dans le travail sur l’édition et il s’avère que l’envoi des

191 UBL MAR 5:4, P. Des Maizeaux à P. Marchand, 1713-03-20. Voir ici dans l’annexe, lettre 1. 192 P. Des Maizeaux, « Lettre de Mr. D . . . . à Mr. *** sur le Libelle de Sr. M. inseré dans le Tom. XII du Journal Literaire, pag. 432 & suiv. », BL Add. Mss. 4289 ff. 206-211. 193 BL Add. Mss. 4283 f. 286, Anonyme à P. Des Maizeaux, 1713-05-14. Annexe : lettre 2. Jusqu’à présent les chercheurs ne se sont pas accordés sur l’identité probable de l’auteur de la lettre, et soutiennent diversement qu’il s’agit de Marchand (C. Berkvens-Stevelinck, PMHL, p. 84-85; A. Goldgar, Impolite Learning, p. 135) ou de Gaspard Fritsch. Cela dit, l’on considère généralement que Marchand collabora avec les libraires dans la confection de cette épître. Nous sommes encline à suivre Almagor lorsqu’il fait remarquer que « this letter’s handwriting is closer to Fritsch’s than to Marchand’s. » (PDMJ, p. 82, n. 18) Voir dans l’annexe, fig. 2. 80

épreuves en Angleterre est interrompu au printemps 1713. Quand le délai se perpétue,

Des Maizeaux, croyant vraisemblablement que la suspension est motivée par les rumeurs que l’on prépare une édition concurrente à Paris, écrit aux libraires au mois de novembre pour les encourager à reprendre l’impression des lettres qu’ils ont en main194.

L’indulgence de Des Maizeaux est bientôt épuisée : son ami et correspondant

Charles de La Motte lui apprend que les Rotterdamois auraient repris l’impression des

Lettres choisies – nouvelle qu’il a apprise de Marchand195 – et malgré cela, il n’a toujours pas reçu de nouvelles feuilles d’épreuves. Des Maizeaux perd alors patience et au mois de décembre, désespéré, il écrit conjointement aux imprimeurs Fritsch et Böhm et à

Marchand dans le double but de se faire expliquer ce manquement remarquable et de faire reprendre l’envoi des épreuves196. Ne doutant point que Marchand soit responsable des changements apportés à l’édition et l’auteur de la lettre anonyme envoyée à Londres,

Des Maizeaux s’adresse à lui explicitement et l’inclut dès lors parmi les cibles de ses reproches qui auparavant s’étaient limités aux libraires-imprimeurs Fritsch et Böhm197.

Des Maizeaux avance le soupçon que Marchand aurait pu avoir des motifs peu honorables de faire interrompre l’envoi des épreuves, comme de vouloir s’approprier l’édition des Lettres ou d’y glisser des notes calomnieuses, qu’on attribuerait naturellement à Des Maizeaux. Marchand cherche en retour à le rassurer et à réfuter l’idée qu’il soit son adversaire, niant même être impliqué dans la préparation de l’édition

194 BL Add. Mss. 4289 f. 131, P. Des Maizeaux à Fritsch et Böhm, 1713-11-13 (annexe : lettre 4). 195 BL Add. Mss. 4286 ff. 192-193, C. de La Motte à P. Des Maizeaux, 1713-10-14. 196 BL Add. Mss. 4289 f. 133, P. Des Maizeaux à Fritsch et Böhm, 1713-12-22 (annexe : lettre 5 et figure 4); UBL MAR 5:4, P. Des Maizeaux à P. Marchand, 1713-12-22 (annexe : lettre 6). 197 Des Maizeaux niera plus tard avoir jamais inclus Marchand dans ses accusations (BL Add. Mss. 4289 f. 140v., P. Des Maizeaux à Fritsch et Böhm, 1714-03-09. Annexe lettre 9). 81

des lettres198. Après quelques mois, Des Maizeaux apprend enfin que Fritsch et Böhm disaient avoir cessé de lui envoyer les épreuves après avoir été informés « qu’on avoit commencé à traduire cet Ouvrage en Anglois à mesure que les feuilles passoient à

Londres »199. Piqué à vif par l’accusation que ce raisonnement sous-entendait, Des

Maizeaux s’en est plaint amèrement, cherchant à se faire restituer les droits de principal responsable de l’édition, mais trop tard. Les Lettres choisies de Mr Bayle, avec des remarques sortent des presses en avril 1714, finalisées par Marchand et accompagnées des péritextes de sa main. Rendant définitive la première présentation et l’orientation de la correspondance baylienne, la publication concrétise la divergence entre les intérêts jadis coïncidents des imprimeurs et de l’auteur de la copie.

La communication directe entre les quatre acteurs de cette affaire rend accessible

à tout lecteur l’aspect personnel de leur différend professionnel. En effet, la lecture de l’échange – que nous avons reproduit dans l’annexe jointe à cette thèse – donne une vive impression des personnalités des adversaires et permet de ressentir de l’empathie pour chacun d’eux. Plus encore que le texte lui-même, le support matériel original est particulièrement évocateur à cet endroit. L’aspect physique du manuscrit en informe la lecture : du papier irrégulier, dont les plis visibles et les restants de cachets signalent l’envoi et la préservation, à l’écriture idiosyncratique de chaque main et les variations entre brouillons et mises au net, dont les hésitations révèlent la pensée de leurs auteurs.

En ce sens, la salle de lecture des archives devient une fenêtre sur le cabinet de travail londonien ou la boutique de la Hoogstraat où se confectionnent ces épîtres. Assis devant

198 BL Add. Mss. 4285 ff. 147-148, [P. Marchand] à P. Des Maizeaux, 1714-01-15. Annexe : lettre 7. 199 BL Add. Mss. 4289 f. 139, P. Des Maizeaux à Fritsch et Böhm, 1714-03-09. Annexe : lettre 9. Des Maizeaux souligne, suivant une convention de l’époque pour indiquer qu’il s’agit d’une citation. Il cite effectivement une lettre de Fritsch à Jacques Basnage (BL Add. Mss. 4289 f. 137r., s. d. Annexe : lettre 8). 82

des liasses de feuilles disparates à l’Universiteitsbibliotheek de Leyde ou un volume de correspondance reliée dans la pénombre de la British Library, le chercheur voyage dans le temps et peut s’imaginer l’état d’esprit de Des Maizeaux, par exemple, lorsqu’il constate avoir perdu la lutte pour le pouvoir éditorial qui s’était jouée dans sa correspondance avec Fritsch, Böhm et Marchand.

Si le fait d’être évincé de « son » édition eut pour effet de monter Des Maizeaux contre la publication et ceux qu’il tenait responsables de son malheur, les choix

éditoriaux de Marchand lui donnèrent des munitions et des raisons « légitimes » pour critiquer les Lettres choisies ouvertement. Aussi s’est-il lancé dans une campagne contre ceux qu’il voyait comme ses usurpateurs. La discussion publique prit pour sujet manifeste le style éditorial, voire la compétence de Marchand dans son rapport aux textes de Pierre Bayle, et par conséquent, Des Maizeaux se permit de commenter rétrospectivement l’édition du Commentaire philosophique que Marchand avait préparée pour Fritsch et Böhm l’année précédente200. Dans les deux éditions, Marchand avait

élaboré un appareil critique laissant place à une forte subjectivité interprétative. Plus spécifiquement, il avait rattaché au texte de Bayle une grande quantité de notes fournissant principalement des informations bibliographiques qui explicitaient des références faites par l’auteur, sans compter, dans le cas des Lettres choisies, une table des matières extrêmement minutieuse201. Or, dans les notes comme dans la table des matières

200 [P. Des Maizeaux], « Lettre écrite de Geneve au sujet de la nouvelle édition du Commentaire Philosophique de Mr. Bayle, faite en Hollande, &c.». 201 Cette table récapitulative fait un peu moins de 300 pages, ce qui est équivalent à un quart du total des trois tomes. D’après Marchand, « [n]on seulement, elle est plus ample & plus étendue, que ne le sont ordinairement les Tables; mais, elle est, de plus, si circonstanciée, qu’il n’y a rien de tant soit peu remarquable dans ces Lettres, qui n’y soit emploié sous les diverses Vues, dont il s’est trouvé susceptible : en sorte qu’on peut fort bien la regarder comme un Abrégé assez éxact du Livre même. » (LC, p. xiii) 83

se dissimulaient les opinions et jugements de Marchand. Les textes préfaciels de

Marchand révélaient d’ailleurs sa position éditoriale particulière, d’une part critique à l’égard de l’état dans lequel se trouvaient précédemment les textes, et d’autre part persuadé de les avoir améliorés par ses efforts.

En réaction à ces caractéristiques des éditions marchandiennes, Des Maizeaux et d’autres s’activent pour les dénoncer. Pour répondre à leurs prétentions, Des Maizeaux souligne tout particulièrement les fautes nouvellement introduites dans les éditions parues chez Fritsch et Böhm. De plus, il souligne le premier métier de son adversaire et suggère que Marchand serait en collusion avec ses anciens confrères de la librairie, dont l’intérêt serait opposé à celui du lectorat, et donc à celui de la République des Lettres, dont le lecteur est le représentant symbolique. De cette façon, Des Maizeaux s’en prend à la fois aux éditions et à Marchand personnellement comme éditeur. En dépit de l’ardeur de l’attaque, la réception des éditions est variée et les commentaires positifs sont eux aussi nombreux202. Il est à noter qu’une grande partie des textes critiques et apologétiques est concentrée dans deux journaux. Ce sont à vrai dire les écrits rédigés par les deux adversaires eux-mêmes, aussi n’est-ce pas un hasard que les extraits les plus élogieux paraissent dans le Journal litéraire auquel collabore Marchand203 et qu’une série de textes profondément désapprobateurs se trouve dans les pages de l’Histoire critique de la

République des Lettres, dont Des Maizeaux est un correspondant apprécié204. En

D’autres voient cette ampleur d’un œil nettement moins appréciatif, qu’ils admettent ou non l’utilité générale d’un tel index. 202 En sus des remarques formulées par Marchand et par Des Maizeaux eux-mêmes, les LC sont signalées dans les Acta eruditorum, la Bibliothèque ancienne et moderne, les Deutsche acta eruditorum, le Journal des sçavans, et les Memoirs of Literature. 203 L’extrait du CP, en fait plutôt équilibré, paraît en 1713 et celui des LC en 1714. 204 En plus de l’article signalé à la note 200, l’HCRL publie la nouvelle littéraire « De Rotterdam » (1714), les « Remarques Critiques sur l’édition des Lettres de Mr. Bayle, faite à Rotterdam en 1714 » (1714), et la 84

appuyant chacun l’argument de leur associé respectif, ces périodiques, d’ailleurs assez similaires, s’engagent activement dans la polémique205.

Bien que l’on discourût explicitement des éditions des LC et du CP, la motivation des détracteurs et des défenseurs était amplifiée par l’annonce d’une édition prochaine.

De façon significative, il s’agissait de la troisième édition du DHC, qui était en cours de préparation par la même maison d’édition et, surtout, sous la direction du même

Marchand. L’opus magnum de Bayle étant en jeu, il importait aux adversaires de son

éditeur d’empêcher une manipulation similaire à celle des ouvrages précédents, ainsi que c’était annoncé206. L’anticipation générale de la publication du DHC était telle que lorsque Marchand en composa une présentation préparatoire en 1714, le « Projet d’une

Nouvelle Edition du Dictionaire Historique et Critique de M. Bayle »207 attira aussitôt l’attention du public, ce dont témoignent les mentions dans la presse savante contemporaine208. Outre l’ampleur et l’envergure du projet, son attente amplifiait d’avance l’effet de la réception pour la réputation de Marchand ainsi que pour le succès

« Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste, sur l’Edition des Lettres de Mr. Bayle » (1715), tous de Des Maizeaux. L’attribution de ces morceaux à Des Maizeaux est basée sur différentes lettres contenues dans sa correspondance, notamment celle de Mathieu Marais, citée dans la nouvelle littéraire « De Rotterdam » (BL Add. Mss. 4285 ff. 82-83, M. Marais à Des Maizeaux 1714-06-01) et celle où Marais lui reproche d’en avoir violé la confidence par sa reproduction publique (BL Add. Mss. 4285 ff. 90-91, M. Marais à P. Des Maizeaux 1716-03-10) (voir J. Almagor, PDMJ, p. 84 n. 26 et p. 88 n. 52; C. Berkvens-Stevelinck, PMHL, p. 81 et p. 119-120, n. 6). 205 Le Journal Litéraire et l’Histoire Critique de la République des Lettres partageaient un profil très similaire et intéressaient un lectorat commun. Cette compétition motivait en partie leur implication partisane dans cette affaire. Almagor parle de la ressemblance de ces journaux et note particulièrement l’animosité de Masson envers les rédacteurs du JL que celui-ci considérait être « de misérables canailles […] veritablement la lie de la République des Lettres » (BL Add. Mss. 4285 f. 163, S. Masson à P. Des Maizeaux, 1715-02-08. Voir J. Almagor, PDMJ, p. 95). Sur le rapport que Des Maizeaux entretint avec l’HCRL, voir S. Drouin, « Le rédacteur et l’informateur. L’Histoire critique de la République des Lettres au prisme de la correspondance entre Pierre Des Maizeaux et Samuel Masson ». 206 La préface aux LC signale notamment que sa table des matières « est un Essai de ce qu’on se propose de faire pour la Table de la Nouvelle Edition du Dictionaire Critique de Mr. Bayle » (p. xiii). 207 [Prosper Marchand], « Projet d’une Nouvelle Edition du Dictionaire Historique et Critique de M. Bayle, avec une Lettre aux Auteurs de ce Journal, touchant ce Projet ». 208 Le Projet est notamment rapporté dans La Clef du cabinet des princes de l’Europe, les Mémoires de Trévoux et les Nouvelles littéraires (à deux reprises). 85

financier des libraires209. De plus, le fait que l’on finalisait à Genève une édition pirate du

DHC qui allait être disponible avant que celle de Rotterdam soit prête renforçait la nécessité pour les imprimeurs légitimes de faire connaître les qualités de l’édition, autorisée et augmentée210.

Dans ces conditions, les arguments que présentait le « camp »211 opposé au travail

éditorial de Marchand portaient principalement sur ce qui différenciait cette édition du

DHC des précédentes, et en particulier de celle de Genève. Partant du Projet et des extraits qui l’accompagnaient, on reprochait systématiquement à l’éditeur d’attribuer des ajouts de sa main à Bayle, d’apporter des changements au texte original (en termes d’orthographe, de vocabulaire, etc.), d’opérer des modifications sur le plan de la mise en page et de prévoir l’inclusion d’une table des matières excessive. Un autre point fort disputé, bien qu’il relevât plus des libraires-imprimeurs que de Marchand, était l’insertion projetée des articles nouveaux dans le corps du dictionnaire plutôt que dans un volume de

« Suppléments » comme Bayle l’avait prévu. Qui plus est, les détracteurs s’efforçaient de minimiser l’importance de ces suppléments, suggérant que Marchand et ses patrons cherchaient à donner plus d’éclat à leur édition qu’elle n’en méritait. Dans la perspective de l’équipe rotterdamoise, la publication séparée du Supplément n’était plus envisageable d’un point de vue financier étant donné que la concurrence genevoise était prête à la copier dès sa parution. En effet, les imprimeurs Fabri et Barillot de Genève et Des

209 En 1715 fut dissoute l’association de Fritsch et Böhm (I. H. van Eeghen, « Fritsch (Gaspard of Caspar) », p. 130). Par la suite, Böhm garda seul la responsabilité du projet d’édition du DHC et la lourde dette qui restait de l’acquisition du fonds de Leers (O. S. Lankhorst, « Caspar Fritsch & Michael Böhm », p. 384-390). 210 L’édition de Genève parut en 1715. Sur les systèmes de privilèges et la menace que les contrefaçons posaient aux imprimeurs, voir L. Febvre et H.-J. Martin, L’apparition du livre, p. 338-343. 211 Nous verrons plus loin que l’apparente multiplicité des voix critiques était un effet voulu de la stratégie de Des Maizeaux. 86

Maizeaux s’appuyaient dans la dénonciation des éditions de Rotterdam. Le résultat concret de cette alliance fut la publication de la deuxième édition de l’Histoire de Mr.

Bayle et de ses ouvrages en 1716212. L’essai biographique original de l’abbé Du Revest y

était effectivement revu, mais il servait surtout de point d’attache pour l’impression de nombreuses pièces de Des Maizeaux contre les éditions de Marchand, dont, à l’exception d’une nouveauté, toutes étaient déjà parues dans les journaux littéraires213. La répétition d’arguments qui avait jusqu’alors marqué le discours réprobateur produisait un effet d’insistance par l’emprunt d’un médium nouveau.

Avec la prolifération des attaques, Marchand a enfin été poussé à défendre sa position. Il fait alors insérer dans le Journal litéraire une réponse directe à ses critiques, répondant point par point aux reproches qu’il avait essuyés214. En même temps, il fait publier une « Déclaration authentique touchant les manuscrits laissés par feu Mr. Bayle, pour le suplément de son Dictionaire historique et critique »215. Par cette déclaration, neuf individus, dont sept ministres, signent publiquement une attestation qui détaille les manuscrits constituant le supplément laissé par Bayle; ils y répondent de l’étendue et du contenu des textes et du fait qu’ils sont écrits de la main du défunt. En publiant la

Déclaration, Marchand répond à la minimisation par ses détracteurs de l’intérêt du

Supplément de Bayle et par conséquent de la nouvelle édition qui l’intègre. Des

Maizeaux tente de maintenir sa position en adressant une lettre ouverte à deux

212 Nous examinerons la collaboration de Des Maizeaux et des éditeurs de Genève au chapitre suivant. 213 Le texte biographique de l’abbé Du Revest avait paru pour la première fois en 1715, chez Fabri et Barillot, à la fois en tête de leur DHC et à part entière. La réédition inclut une « Exacte Revuë » de l’histoire de Bayle ainsi qu’un texte sur la question de qui serait le véritable auteur de l’Avis aux Refugiez, son attribution à Bayle étant controversée. 214 P. Marchand, « Défense de la Nouvelle Edition du Dictionaire de M. Bayle qui se fait à Rotterdam, contre ce qu’on en a dit dans le Tom. X. de l’Histoire Critique de la République des Lettres ». 215 P. Marchand, « Déclaration authentique touchant les manuscrits laissés par feu Mr. Bayle, pour le suplément de son Dictionaire historique et critique ». 87

journalistes qui auraient été trompés par Marchand et sa Déclaration authentique, où il répète en grande partie les arguments de ses écrits antérieurs pour dénigrer l’édition marchandienne du DHC216. Dès lors, les articles par lesquels Marchand répond à son antagoniste renvoient à ses défenses précédentes pour éviter de se répéter et de fatiguer le lectorat des périodiques217.

Annoncée par cet échange de réparties, la troisième véritable édition du DHC218 de Bayle parut enfin en 1720. D’ailleurs, en comparaison avec le nombre d’écrits qui avaient commenté cette édition avant sa publication, le calme relatif de sa réception est remarquable et il y a dès lors une période de relâche dans la polémique entre Marchand et

Des Maizeaux. Comme lorsque les LC ont été livrées au public, la publication de l’édition infléchissait les enjeux du conflit, ce qui se constate dans son évolution.

L’éventuelle reprise des armes résultait du fait que Des Maizeaux avait été engagé par les nouveaux détenteurs des droits sur l’œuvre de Bayle219. Ainsi avait-il enfin l’occasion de

216 [P. Des Maizeaux], « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard, contenant des Eclaircissemens sur quelques endroits de leurs derniers Journaux, où il est parlé du Factum des Amis de M. Bayle, contre la nouvelle édition de son Dictionaire, qui s’imprime à Rotterdam; & servant en même tems de Réponse à ce qu’on trouve sur le même sujet dans le Tome VIII. du Journal Literaire ». 217 P. Marchand, « Lettre de Mr. Marchand à Monsieur ***, touchant le IX. Article de la II. Partie du II. Tome des Memoires de Littérature de Mr. de Sallengre ». 218 Il faut souligner que, dans la numérotation des éditions du DHC, nous suivons celle de la généalogie des éditions publiées avec le privilège officiel, soit celles de 1697, 1702, 1720, 1730 et 1740. Bien que l’édition de Genève de 1715 (sous la fausse adresse de Rotterdam) prétendait être la troisième édition, il s’agissait d’une édition pirate qui était une réimpression de celle de 1702 (P. Rétat, Le Dictionnaire de Bayle, p. 124). Si la perspective généraliste adoptée par Hubert Bost dans sa biographie de Bayle lui permet d’étendre la numérotation (voir aussi ibid., p. 124, n. 9 et p. 475-476) et de compter l’édition de 1715 comme la troisième, celle de 1720 comme la quatrième, etc., l’importance de l’histoire éditoriale de cet ouvrage dans notre étude nous fait préférer suivre la numérotation contemporaine et officialisée, qui est d’ailleurs celle qu’adoptent Christiane Berkvens-Stevelinck et Joseph Almagor. Sur les familles d’éditions du DHC, voir C. Berkvens-Stevelinck, « Les éditions du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle jusqu’en 1740, avec ses éditions pirates », p. 17-18. 219 Suite à l’impression de la troisième édition du DHC, Böhm a vendu tous les exemplaires, le privilège, l’exemplaire corrigé de Bayle et les manuscrits du supplément aux frères Wetstein et Isaac Vaillant. Ainsi Böhm a-t-il enfin pu rembourser les dernières dettes associées à son acquisition du fonds de Leers (O. S. Lankhorst, « Caspar Fritsch & Michael Böhm », p. 389-390). De Wetstein et Vaillant, les documents et droits sont ensuite passés à la Compagnie des libraires d’Amsterdam. 88

mener une édition de la correspondance de Bayle, et celle-ci est achevée en 1729. La préface que Des Maizeaux y joint, ainsi que l’extrait publicitaire qu’il en prépare, renouvelle les plaintes qu’il avait jadis présentées contre l’édition de Marchand220, de sorte que ce dernier est amené à nouveau à se défendre, toujours contre les mêmes reproches221. À un moindre degré, la quatrième édition du DHC, également confiée à Des

Maizeaux et publiée l’année suivante, a eu un effet de revigoration similaire, et a entraîné une semblable réaction défensive chez Marchand222. C’est d’ailleurs en tête de cette

édition du dictionnaire que paraît enfin – vingt-quatre ans après le décès de son sujet – la

Vie de Mr. Bayle de Des Maizeaux, soit le texte qui, en motivant le rassemblement de sa correspondance, avait déclenché la chaîne d’événements qui finirent par constituer le début de l’histoire éditoriale posthume des œuvres de Bayle.

Une dernière salve de la polémique Marchand-Des Maizeaux retentit quelques années plus tard, en 1739, lorsque la Bibliothèque françoise publie un article vraisemblablement de la plume de ce dernier. Dans le compte rendu d’une édition récemment parue, il reprend alors une dernière fois la dénonciation tant répétée de l’approche éditoriale que Marchand avait privilégiée avec les textes bayliens223. L’attaqué rédige une réponse, mais celle-ci demeure inédite, refusée pour publication par la

Bibliothèque raisonnée224. C’est à ce stade que la polémique a définitivement survécu à son actualité et que par conséquent elle prend nécessairement fin. N’intéressant plus que

220 [P. Des Maizeaux], Extrait des Lettres de Mr. Bayle. 221 P. Marchand, « Reponse de M. Marchand a M. Des Maizeaux, touchant leurs Editions des Lettres de Mr. Bayle ». 222 P. Marchand, « Réponse de M. Marchand aux Accusations de M. des Maiseaux ». 223 [Des Maizeaux?], « Lettre écrite de Berlin aux Auteurs de cette Bibliotheque ». 224 Il s’agit du manuscrit UBL MAR 52 ff. 189-195, P. Marchand, « Réponse aux Articles VI & VII de la II Partie du Tome XXVIII de la Bibliotheque Françoise », dont le refus est rapporté par Charles Pierre Chais (UBL MAR 2, C. P. Chais à P. Marchand, 1739-07-23). 89

ceux qui y ont été directement impliqués, la confrontation autour des éditions d’œuvres de Pierre Bayle est rejetée par le public. En fin de compte, nos polémistes invétérés ne se retirent pas de la scène du conflit d’eux-mêmes; ce sont plutôt les gardiens de la tribune communautaire que sont les périodiques qui leur en refusent l’accès, bref, qui leur refusent le droit de parole publique.

Les jeunes immigrés qui s’affrontent à partir de 1713 sont devenus des hommes de lettres mûrs en 1740. Des Maizeaux et Marchand sont alors des figures établies de la

République des Lettres et sont fermement ancrés dans les réseaux de communication interconnectés qui traversent le monde lettré de leur époque. En effet, le comportement des adversaires a tout au long été informé par le contexte socioculturel de la République des Lettres dans laquelle ils se situent, qui détermine les règles de base, les modalités de communication et d’interaction sociable et antagonique, voire les enjeux immédiats et plus larges du conflit. Bien que les identités professionnelles de ces hommes dépassent de loin leur implication dans ce seul débat, la polémique qu’ils ont entretenue sporadiquement pendant ces longues années leur avait servi à se définir par contraste l’un avec l’autre, et à préciser leurs positions éditoriales, esthétiques et philosophiques. En considérant de plus près les éléments constitutifs de la polémique Marchand-Des

Maizeaux dans le chapitre suivant, nous relevons les paramètres communautaires ainsi que les divers effets stylistiques et pragmatiques auxquels recourent les polémistes à l’intérieur des limites implicites imposées par le contexte.

III. La polémique Marchand-Des Maizeaux : description et analyse des pièces constitutives

La Critique d’un Ouvrage est à proprement parler un Procès que l’on intente à un Auteur devant ses Juges naturels. On l’ajourne à comparoître devant le Public pour voir dire, ou qu’il a mal raisonné, ou qu’il a mal entendu certaines choses. Le voilà donc cité au Tribunal légitime; car c’est au Public à juger en prémiere & en derniere instance de ces sortes d’accusations. Pierre Bayle, « Tavernier (Jean Baptiste) », dans DHC

Il arrive presque toûjours, que les Disputes par écrit sur quelque dogme degenerent en differens personels, & ne roulent presque plus que sur la question, si un passage de l’adversaire a été bien ou mal cité, bien ou mal interpreté. Le public abandonne là les disputans, & comme l’a dit depuis peu un Bel Esprit, c’est alors que les parties sont obligées de se quitter, faute de Lecteurs & de Libraires. Pierre Bayle, « Projet d’un dictionaire critique »

Ayant esquissé dans le chapitre précédent le contexte et la trame des événements de la polémique Marchand-Des Maizeaux, il nous faut maintenant présenter plus en détail les textes qui la constituent. En décrivant ces écrits, nous faisons état des modalités de l’échange, puisque nous n’avons accès qu’aux traces textuelles de la querelle. C’est dans la composition particulière des textes que nous verrons la construction de la polémique que nous interpréterons par la suite. Afin d’entreprendre une analyse du procès que Pierre

Des Maizeaux intente aux éditions marchandiennes devant le tribunal de l’opinion publique, il importe de distinguer les éléments constitutifs de sa critique, mais aussi de prendre en compte l’apologie qu’en fait Prosper Marchand. 91

Pour illustrer la progression du conflit et situer le rôle de chacune des pièces qui le composent, nous suivrons les trois phases qui se distinguent naturellement dans l’évolution de la polémique, soit les phases de l’amorce – qui coïncide avec l’échange

épistolaire –, de l’intensification – lors du passage à l’imprimé –, et de la raréfaction des répliques. Cette dernière phase, qui ne correspond pas à une mutation du mode de communication, est inaugurée par un changement d’enjeu, lorsque les adversaires de

Prosper Marchand admettent que, malgré toute leur opposition, la troisième édition du

Dictionaire historique et critique de Bayle sera préparée par lui. Nous relèverons en quoi ces phases, leurs déclencheurs et leur articulation se rapportent au schéma particulier de ce cas de conflit public. Tout en suivant cette progression par étapes, nous soulignerons ses tendances discursives. Le bloc épistolaire marqué par un recours à l’anonymat et au déni pour dissimuler le détournement de l’édition est suivi par la posture éditoriale affirmée de Marchand, qui provoque la première offensive de Des Maizeaux. Ensuite viennent la défense du projet d’édition du DHC, la critique que l’on en fait et la réponse à cette attaque, des réitérations des positions et, en fin de compte, les éclats rétrospectifs.

Par la mise en parallèle du schéma polémique et de l’évolution discursive et argumentative, il sera possible d’apprécier l’étendue de leur concordance. Nous verrons que les discours et les arguments offensifs aussi bien que défensifs font preuve d’une constance remarquable tout au long de la polémique, qui ne laisse pas, à première vue, deviner son évolution.

i. Phase 1 : La phase initiale et épistolaire

Dans l’année qui précède la sortie des presses de la première édition de la correspondance de Pierre Bayle, soit entre mars 1713 et avril 1714, un certain nombre de 92

lettres ont été échangées par les principaux acteurs qui étaient responsables de l’ouvrage.

Une dizaine de ces lettres sont parvenues à la postérité, ainsi que plusieurs autres qui y

sont reliées de manière moins directe (voir Tableau 1)225. Pris ensemble, les écrits que

s’échangèrent à cette époque Marchand, Des Maizeaux et le duo de Gaspard Fritsch et

Michel Böhm constituent un corpus cohérent rendant compte des interactions dans ce qui

devint rapidement tout autre chose qu’une équipe éditoriale collaborative. Avec le recul,

on peut reconnaître dans cet ensemble de lettres la phase initiale de la vive polémique

éditoriale qui opposa Marchand et Des Maizeaux jusqu’en 1740. C’est lors de cette phase

que les acteurs entrent en contact et qu’ils deviennent concurrents. Puisque les

adversaires communiquent alors directement, ces lettres font partie du « texte primaire »

de la polémique226. À vrai dire, ils en constituent la plus grande partie, car lors du passage

à l’imprimé, les textes sont pour la plupart ostensiblement adressés à des tiers.

Tableau 1 : Lettres échangées autour de la préparation des Lettres choisies (phase 1)

Sigle Date Auteur Destinataire227 Document 1-1 1713-03-20 Des Maizeaux (via Böhm) UBL MAR 5:4; Annexe lettre no 1 [Marchand] 1-2 1713-05-14 Anonyme (via Böhm) BL Add. Mss. 4283 f. 286r.-v.; Annexe lettre [Fritsch/Marchand] Des Maizeaux no 2 1-3 1713-05-30 Böhm Des Maizeaux BL Add. Mss. 4283 f. 287r.; Annexe lettre no 3 1-4 1713-11-13 Des Maizeaux Fritsch et Böhm BL Add. Mss. 4289 f. 131; Annexe lettre no 4 1-5 1713-12-22 Des Maizeaux Fritsch et Böhm BL Add. Mss. 4289 f. 133r.; Annexe lettre no 5 1-6 1713-12-22 Des Maizeaux Marchand UBL MAR 5:4; Annexe lettre no 6 1-7 1714-01-15 Marchand Des Maizeaux BL Add. Mss. 4285 ff. 147r.-148v.; Annexe lettre no 7 1-8 s. d. Des Maizeaux Basnage --- 1-9 s. d. Basnage Fritsch et Böhm --- 1-10 s. d. Fritsch et Böhm Basnage BL Add. Mss. 4289 f. 137; Annexe lettre no 8 {Des Maizeaux} 1-11 1714-02-23 Basnage Des Maizeaux BL Add. Mss. 4281 ff. 59-60

225 Pour des renseignements sur les documents manuscrits centraux de notre corpus primaire et les collections dont ils relèvent, l’on se reportera à l’annexe jointe à cette thèse qui contient une édition intégrale des manuscrits constituant le corpus central de la phase initiale. 226 Pour la définition de cette catégorisation du corpus, cf. ci-dessus p. 4. 227 Nous signalons, s’il y a lieu, les destinataires (Intermédiaire), [Supposé], Explicite, {Secondaire} et Implicite. 93

1-12 1714-03-09 Des Maizeaux (via Basnage) BL Add. Mss. 4289 ff. 139-141; Annexe lettre Fritsch et Böhm no 9 Marchand 1-13 1714-04-13 Fritsch et Böhm Des Maizeaux BL Add. Mss. 4283 ff. 288-289; Annexe lettre no 10

Concrètement, c’est à partir de ces lettres, considérées en tant que documents

historiques, que se raconte l’histoire de l’édition première de la correspondance de Pierre

Bayle228. Plus encore, bien qu’elles n’aient pas encore servi dans cette perspective, ces

lettres nous renseignent sur l’établissement de la communication entre Des Maizeaux et

Marchand, orchestré par Fritsch et Böhm, ainsi que sur l’évolution de leur rapport selon

le progrès du projet éditorial. Notons d’emblée que les écrits de ces quatre individus se

résument à trois discours, étant donné que Fritsch et Böhm, en tant que partenaires,

partageaient une perspective et des intérêts communs229. En revanche, Marchand et Des

Maizeaux, positionnés aux deux pôles de la discussion, font chacun preuve d’une forte

individualité et d’un discours autonome, de sorte que la polémique autour de la

correspondance de Bayle est tissée par l’entrelacement de ces trois discours.

1.1 Un échange épistolaire tendu

Alors que Des Maizeaux et Marchand travaillaient depuis un certain temps, chacun

de son côté, à l’édition des Lettres choisies de Mr Bayle, leur première prise de contact

directe230 eut lieu lorsque Des Maizeaux rédigea une brève lettre le 20 mars 1713 à la

228 L’histoire éditoriale établie par Élisabeth Labrousse dans son Inventaire critique de la correspondance de Pierre Bayle (voir surtout p. 13-20) demeure le meilleur travail sur le sujet et l’on y renvoie dans l’introduction à l’édition définitive de cette correspondance actuellement en cours (É. Labrousse, « Introduction générale à la Correspondance de Pierre Bayle »). 229 La preuve en est notamment que leur correspondance professionnelle est le plus souvent signée « Fritsch & Böhm », peu importe lequel d’entre eux aurait rédigé un texte particulier. La signature commune figure par exemple à la clôture des lettres envoyées à Des Maizeaux le 19 septembre 1711 et le 13 avril 1714, dont le premier est de la main de Fritsch et la seconde de celle de Böhm (BL Add. Mss. 4283 ff. 282-283 et ff. 288-289). 230 Pour ce qui est de leur contact par intermédiaires, il est à supposer que les commentaires et les corrections de Marchand concernant les LC furent communiqués à Des Maizeaux par Fritsch et Böhm, et 94

personne, encore inconnue de lui, qui collaborait à la préparation de l’ouvrage. Dans cette lettre aux libraires Fritsch et Böhm, intermédiaires naturels dans cette situation (1-1), Des

Maizeaux demande à connaître son collègue, se prévalant de la convention d’entraide entre hommes de lettres. Employant des formules de politesse usuelles231, Des Maizeaux témoigne sa reconnaissance pour le travail effectué sur les lettres, notant spécifiquement qu’il n’est « pas moins obligé de la peine que [son destinataire a] prise de supprimer quelques unes de ces Lettres, que des Notes egalemt. curieuses & instructives dont [il a] enrichi les autres. » Pour ce qui est du travail encore à accomplir, Des Maizeaux sollicite l’opinion de son allocutaire sur trois propositions qu’il voudrait voir incorporées dans l’édition des Lettres et clôt son message en le priant de « [c]ontinue[r] à perfectionner ce

Recueil ». Succincte, cette lettre représente un acte délibéré et précis, dans le but de poursuivre une relation avec un nouvel interlocuteur et, suivant les usages de la communauté savante, d’établir un lien de communication avec un nouveau collègue.

La réponse suscitée par cette lettre se veut anonyme (1-2) et cet anonymat est d’ailleurs protégé par Michel Böhm lorsqu’il la fait parvenir à destination232. La missive

que réciproquement, les réactions concernant ces suggestions le furent à Marchand. Les imprimeurs étaient en contact avec chacun d’eux avant qu’ils ne le soient directement. De plus, nous savons que Des Maizeaux fut informé du rôle de Marchand par son fidèle commissionnaire Charles de la Motte (voir BL Add. Mss. 4286 f. 103, C. de la Motte à P. Des Maizeaux, 1710-03-04 et BL Add. Mss. 4286 f. 115r., C. de la Motte à P. Des Maizeaux, 1710-07-29). 231 La formule de clôture quasi invariable entre pairs savants, « Votre très humble et très obéissant serviteur », figure à la fin de cette lettre comme dans toutes celles échangées par ces deux hommes de lettres. L’écriture épistolaire, ses formes et formules de politesse étaient clairement codifiées par les nombreux traités et recueils de l’art épistolaire produits au début de l’époque moderne. La première partie de l’ouvrage de Haroche-Bouzinac est particulièrement éclairante sur ce sujet (Voltaire dans ses lettres de jeunesse, 1711-1733 : la formation d’un épistolier au XVIIIe siècle). Le travail de Gioria Sternberg sur l’épistolarité de la cour sous Louis XIV fournit un éclairage complémentaire sur ce sujet dans un contexte contrasté parce que strictement hiérarchisé (« Epistolary Ceremonial : Corresponding Status at the Time of Louis XIV », et le chapitre 7, « Epistolary Ceremonial : Manuscript Correspondence as Unmediated Status Interaction », de son Status Interaction during the Reign of Louis XIV). 232 Sur la question de l’identité possible de son auteur, voir supra n.193. Il peut être utile de rappeler que les historiens s’accordent pour attribuer cette lettre à l’équipe Marchand-Fritsch-Böhm. 95

de Des Maizeaux ayant été envoyée à l’assistant à l’édition des Lettres, la réaction est

écrite dans la voix de celui-ci, qui se dit à Aix-la-Chapelle car son état de santé l’oblige à

« retarde[r] un peu l’Edition des Lettres de Mr Bayle » pour y prendre les eaux.

Entretemps, il se dit content que Des Maizeaux approuve les retranchements qu’il a faits, expliquant que certaines lettres ne lui « ont point paru dignes d’un sy habille homme

[Bayle], & [qu’il a] cru que l’Equité ne permettoit pas qu’on publiast de semblables productions de jeunesse, capables de faire tord a la memoire dun homme a qui l’on doit tant ». En réponse aux propositions nouvelles, l’assistant approuve l’inclusion des notes bibliographiques suggérées par Des Maizeaux, mais exprime son hésitation par rapport à l’insertion d’un des textes recommandés. Par ces réponses directes, cette lettre anonyme assure le lien de communication réclamé par Des Maizeaux et, si on la considère au premier degré, elle semble ouvrir la porte à une collaboration professionnelle respectueuse. Cependant, l’auteur de la lettre impose des limites à leur échange en déclinant de révéler son identité. En contrecarrant ainsi le libre cours de l’information et en contrôlant la situation de communication, il se dote d’une position de pouvoir plutôt que de se poser en égal. Dans ces conditions, la politesse explicite de l’expression n’était que formelle, mais était suffisante pour le maintien des apparences.

Accompagnée d’un message de Böhm qui annonçait que le travail sur l’édition des lettres de Bayle avait été interrompu (1-3), la lettre non signée aurait pu expliquer à Des

Maizeaux dans un premier temps pourquoi l’envoi des épreuves avait cessé. D’ailleurs, lorsque notre Londonien écrit aux imprimeurs six mois plus tard, en novembre 1713 (1-

4), pour s’enquérir de l’état de l’édition, le délai ne dépasse pas encore la norme qui a 96

cours dans le domaine de la librairie, et il semble ne se douter de rien. Dans ces conditions, l’échange entre les acteurs est encore neutre ou du moins pré-conflictuel.

Lorsque Des Maizeaux réécrit à Rotterdam un mois plus tard (1-5), le ton qu’il emploie est nettement moins candide. En témoigne l’explication qu’il donne pour le changement de sa disposition :

à peine ma [dernière] Lettre etoit elle partie qu’on m’en remit une de Mr. de la Mothe qui m’aprend qu’on continuoit l’impression de ces Lettres qu’on avoit discontinuée; & comme je n’en ai pourtant reçu aucune feuille, & que vous n’avez pas meme daigné repondre à ma Lettre, je ne saurois m’empecher de croire que vous n’ayiez des vûes qui ne me sauroient etre agreables.233

Il conjure ses interlocuteurs de lui expliquer ce qu’il soupçonne être une « conduite bien etrange, & dont [il] ne pense pas [qu’ils auront] sujet de [se] louer ». Des Maizeaux se présente comme une victime, reprochant aux libraires un comportement malhonnête, qu’il ne leur impute cependant pas franchement puisque, comme il le dit : « je ne saurois me persuader que vous vouliez publier ces Lettres à mon inçu, & me priver de tous les droits qu’un Auteur a naturellemt. sur les Imprimés dont il a fourni la Copie ». Ce recul stratégique ne fait que voiler légèrement l’accusation par un réflexe de politesse qui constitue à vrai dire une manipulation flagrante des bienséances. L’opposition entre l’auteur (je) et les destinataires (vous) de cette lettre sur différents enjeux (vûes, droits) signale l’enclenchement polémique après lequel le ton et le discours de leur échange sont explicitement conflictuels.

233 BL Add. Mss. 4289 f. 133r., P. Des Maizeaux à Fritsch et Böhm 1713-12-22 (annexe : lettre 5). Charles de la Motte lui écrit effectivement que « M. Marchand qui fut ici il y a quelques semaines, me dit qu’on continuoit presentement les Lettres de M. Bayle qu’on avoit discontinué & qu’on en avoit reçu beaucoup d’autres que celles que vous avez fourni, dont on a retranché plusieurs du commencement. » (BL Add. Mss. 4286 f. 192r., 1713-10-14) Il semblerait que ce soit par l’entremise de de la Motte, un agent littéraire agissant comme son intermédiaire, et parfois comme son procureur, auprès des libraires dans les Provinces- Unies, que Des Maizeaux soit arrivé à la conclusion que Prosper Marchand était celui qui s’occupait de la correction des lettres de Bayle. C’était un fait notoire que Marchand était à cette période associé avec et engagé par Fritsch et Böhm pour travailler sur d’autres projets. 97

Du même trait de plume, Des Maizeaux écrit directement à Marchand (1-6)234.

Malgré l’anonymat de la lettre qu’il avait reçue, Des Maizeaux dit ne pas douter du fait que Marchand soit « l’Auteur des Notes sur les Lettres de Mr. Bayle » et il sollicite son aide pour inciter les libraires à reprendre l’envoi des épreuves. Des Maizeaux affirme qu’il écrit « aussi pour [lui] temoigner, […] qu[’il] ne [le] croi[t] pas capable d’avoir la moindre part à la maniere dont ils en usent avec [lui]. » Les deux tiers de la lettre servent ensuite à supposément disculper Marchand de la mauvaise conduite des libraires. Cela dit, les raisons que Des Maizeaux invoque pour expliquer pourquoi Marchand n’aurait pu entraver sa participation à l’édition des Lettres constituent une suite d’accusations voilées. Comme dans sa lettre à Fritsch et Böhm, les reproches sont écartés aussitôt qu’avancés, tel que l’illustre le passage suivant :

L’autre raison qui auroit pû vous faire agir de la sorte, c’est que les Notes des feuilles, qui suivent celles que j’ai deja reçues, devant contenir des choses calomnieuses & infamantes à l’egard des personnes à qui ces Lettres sont adressées; vous craignez que si je les voyois je ne vinsse à m’en plaindre & à les faire supprimer : mais à Dieu ne plaise que je vous atribue jamais une conduite aussi malhonnete & aussi abominable que celle-là. Je suis très assuré que ce que vous en direz sera toujours conforme aux regles de l’equité & de la bienseance, qui s’observent en de pareilles occasions.

Après avoir ainsi écarté, en apparence, la possibilité qu’ils soient en compétition quant à la responsabilité première de l’édition, Des Maizeaux – qui considère qu’elle lui revient par droit – suggère la possibilité d’une association d’entraide pour améliorer l’édition.

Raffermissant sa position en tant que premier responsable, Des Maizeaux défend le droit de Marchand d’inclure des notes exprimant des opinions différentes des siennes, d’autant plus que leurs notes seraient distinguées par une marque typographique qu’il signalerait

234 La minute de la lettre suit, sur la même feuille, celle de la lettre à Fritsch et Böhm qui porte la même date (1-5). Voir Figure 4 dans l’annexe. 98

aux lecteurs dans la préface qu’il prévoyait rédiger. La lettre de Des Maizeaux marque donc une tournure offensive dans son rapport avec Marchand tout en conservant la possibilité d’une alliance entre eux.

Dans sa réponse à l’interpellation de Des Maizeaux (1-7), Marchand avoue avoir mentionné à Charles de la Motte que l’on avait repris l’impression des Lettres, mais se dit surpris que cela ait mené Des Maizeaux à le croire impliqué dans l’édition. Il nie être

« l’Auteur des Notes » et se réfère à cette figure à la troisième personne. Marchand se distancie également de Fritsch et Böhm, soutenant ne pas avoir d’influence sur eux et donc ne pas pouvoir satisfaire à la requête de Des Maizeaux de faire reprendre l’envoi des feuilles d’épreuves. En dépit du recul que Marchand prend par rapport au projet d’édition, il commente les craintes exprimées par Des Maizeaux sur ce sujet, qui lui semblent exagérées et mal fondées235. Marchand assure à Des Maizeaux, par exemple, que Fritsch et Böhm lui rendront ce qui lui est dû dans la préface et que l’on ne touchera pas aux paratextes qu’il a préparés. Par ailleurs, les reproches de Des Maizeaux lui en attirent d’autres en raison de l’attitude qu’ils traduisent. Marchand formule ses remarques dans un discours rapporté de manière à les communiquer sans prendre la responsabilité de leur teneur critique, comme l’illustre la citation suivante :

Il [l’auteur des notes] est fort étonné, aussi bien que ces Messieurs [Fritsch et Böhm], que vous craigniés qu’elles ne soient calomnieuses et infamantes. Ces Termes leur paroissent un peu forts, et […] surtout de la part d’une Personne, qui comme vous, Monsieur, semble craindre qu’on ne soit pas assez modéré.

En fin de compte, Marchand excuse sur un ton conciliateur les motifs répréhensibles que

Des Maizeaux lui imputait dans sa dernière lettre, en se montrant compréhensif de « la

235 Marchand le tranquillise en ces termes : « Vous vous allarmez un peu trop, et cela sans sujet », « Vous craignez, […] Mais cette crainte est mal fondée » et « il me paroit que vous ne devez nullement vous en inquiéter. » (1-7) 99

Situation d’Esprit » où son correspondant pouvait être lorsqu’il a écrit sa lettre. Il apparaît par là que Marchand se veut accommodant de manière à atténuer l’agressivité de l’échange, sa lettre cherchant apparemment à désamorcer le conflit naissant entre Des

Maizeaux et lui. Cela dit, il s’agit de manœuvres dilatoires, car tôt ou tard le déni de responsabilité de Marchand aurait échoué et Des Maizeaux aurait tout su.

La suite des événements est connue seulement de façon indirecte. Des Maizeaux se serait plaint de la conduite des libraires-imprimeurs et de Marchand auprès de son correspondant Jacques Basnage, jadis un ami proche de Bayle, rendant leur affaire publique (1-8)236. À son tour, Basnage aurait demandé une explication auprès de Fritsch et Böhm (1-9). Un extrait de leur réponse (1-10) a été envoyé à Londres avec une note de la main du récipiendaire (1-11)237. C’est ainsi que Des Maizeaux fut informé de la raison que Fritsch et Böhm donnaient pour avoir cessé de lui envoyer les épreuves des Lettres de Bayle : « [n]ous fumes averti qu’on avoit commencé a traduire cet ouvrage en Anglois a mesure que les feuilles passoint [sic] a Londres ». Cette justification sous-entendait un grave manquement aux bienséances de la part du Londonien, qui aurait vendu une seconde fois les feuilles d’épreuves. Plus encore, Des Maizeaux enfreindrait ainsi les termes mêmes de son contrat, dont les libraires seraient par conséquent déliés.

Dans la lettre suivante qu’il écrit à Fritsch et Böhm pour leur reprocher leur mauvaise foi (1-12), Des Maizeaux se défend avec véhémence contre cette accusation implicite (« la plus infame de toutes les calomnies »). Il met d’abord en doute l’authenticité de la rumeur, qui pourrait être une invention des libraires, pour ensuite

236 Ministre réformé réfugié en Hollande et savant prolifique en matière de religion, Jacques Basnage (1653-1723) avait été l’exécuteur testamentaire de Bayle. Sur leur amitié, voir M. Silvera (éd.), « Un corrispondente “assente” : Pierre Bayle ». 237 Un extrait de la note de Basnage est cité à l’annexe, voir lettre 8, n. 671. 100

argumenter contre les fondements mêmes d’une telle médisance. D’après lui, la librairie anglaise n’aurait aucun intérêt pour la correspondance de Bayle. L’essentiel de sa réponse est un retour sur leur accord contractuel et sur les conventions réglant le comportement habituel entre auteurs de copie et imprimeurs. Des Maizeaux suggère que Fritsch et

Böhm manquent à leur devoir et détournent ces codes, voulant « faire de nouvelles loix ».

Il se défend donc en rappelant son droit et en accusant les libraires de ne pas le respecter.

Il est surtout question de leur obligation de lui fournir les feuilles sortant de la presse et de l’informer de tout changement qu’ils se proposeraient d’apporter au projet, notamment tout ce qui pourrait affecter les délais pour fournir les textes préfaciels.

En soulignant son droit et les conventions qui le garantissent devant le tribunal de l’opinion publique, Des Maizeaux évoque le contexte social de ses interactions avec

Fritsch et Böhm, soit la communauté savante de la République des Lettres, et fait allusion au public hypothétique de leur rapport. En effet, l’implication de Basnage dans la communication par sa transmission des écrits devient claire lorsque Des Maizeaux explique que son message

suffira, si je ne me trompe; pour le mettre en etat de décider de la justice de mes plaintes. Je me soumets entieremt. à son jugement, & je ne pense pas que vous voulussiez recuser un juge si integre, & dont vous recevez tous les jours tant de bienfaits.

De cette façon, Basnage est invoqué pour agir en arbitre de la situation et devient un acteur dans la structure conflictuelle à laquelle participe la lettre de Des Maizeaux. En impliquant Basnage dans la controverse, celui-ci vient incarner la tierce figure 101

polémique238 devant laquelle les adversaires jouent leur partie, ou plaident leur cas. Il

évoque le public plus large qui jugerait du comportement des adversaires. Malgré sa nomination, l’arbitrage de Basnage s’est peut-être limité à faire suivre la lettre justificative de Des Maizeaux à Fritsch et Böhm. Sa réponse à cet échange nous étant inconnue, la mesure dans laquelle il se serait exprimé pour ou contre l’une ou l’autre des parties l’est aussi239.

L’intermédiaire s’est acquitté de la tâche de transmission et Fritsch et Böhm accusent réception de la note de Des Maizeaux dans leur lettre en date du 13 avril 1714

(1-13). Ils y répètent l’explication donnée à Basnage pour l’interruption de l’envoi des

épreuves, mais refusent de nommer l’« Ami de Londres » qui leur aurait écrit à ce propos.

Le duo de libraires se garde d’affirmer explicitement que Des Maizeaux aurait fait quoi que ce soit d’inapproprié avec les feuilles qu’il recevait, se limitant à contrer ses arguments : à sa protestation de n’avoir aucun intérêt pécuniaire à tirer de son travail, les libraires répondent que Des Maizeaux a vendu deux fois la copie de sa Vie de Boileau, ce qui, d’après eux, « doit [les] porter naturellement à croire [qu’il n’est] pas si genereux comme [il] le di[t] »240. En réponse au droit que Des Maizeaux réclamait de fournir les notes et préfaces de l’ouvrage, les libraires déclarent qu’il aurait dû les rédiger lorsqu’il

« av[ait] le Msst. entre les mains » de manière à leur éviter « d’y emploier une autre personne pour y faire les Eclaircissemens necessaires, afin de les [les lettres] rendre utiles

238 C’est la structure triadique qui permet de surmonter l’impasse des échanges que l’on peut qualifier de « dialogues de sourds », ainsi que le suggèere l’étude de Marc Angenot (voir Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique). 239 La concision de son message précédent laisse supposer qu’il ne s’est pas exprimé sur ce différend, d’autant plus que les lettres de Basnage à Des Maizeaux après cette date indiquent simplement le mécontentement de quelques personnes par rapport à certains choix éditoriaux de Marchand dans les Lettres choisies. 240 Beckwith et Almagor commentent la crédibilité douteuse de cette rumeur (F. Beckwith, Peter Desmaizeaux (1673?-1745), Life and Works, p. 193-197; et J. Almagor, PDMJ, p. 83, n. 22). 102

au Public. » De toute façon, il est dès lors trop tard, puisque l’impression des Lettres choisies a été achevée le 4 avril 1714. Le produit de leur collaboration étant achevé, l’association entre Des Maizeaux et Fritsch et Böhm prend fin avec le décompte final de leurs dettes réciproques et la formule de politesse habituelle.

Il s’agit là de la dernière lettre de la correspondance tripartite autour de la préparation de l’édition des Lettres choisies de Bayle. Elle marque la fin de la phase initiale, épistolaire, celle de la communication directe entre les acteurs principaux dans ce qui est dès lors une véritable polémique éditoriale.

1.2 Retombées polémiques

Le résumé qui précède permet de relever des caractéristiques discursives de l’articulation de cette phase épistolaire initiale. On remarque que les acteurs adhèrent tout

à fait aux conventions de la communication épistolaire. La réglementation de ce genre impose un appareil de formules et nécessite un degré de politesse générale. Dans ce contexte, la manipulation des apparences peut faciliter des stratégies agressives tout en maintenant l’allure de la bienséance. La politesse ne reflète donc pas l’état d’esprit d’un

épistolier en contexte d’affrontement. Par contre, l’assurance apparemment bienveillante qu’expriment les correspondants reflète la confiance qu’ils ont de détenir le pouvoir241. À l’inverse, l’agressivité dont fait preuve à l’occasion Des Maizeaux témoigne de sa perte de pouvoir maintenant qu’il est réduit à réclamer justice. Soulignons d’ailleurs que la modération stylistique imposée par le genre épistolaire concorde de façon générale avec

241 C’est le cas, par exemple, lorsque Des Maizeaux appuie le droit aux notes de Marchand, pensant qu’il rédigera la préface, ou lorsque Marchand calme les appréhensions de Des Maizeaux, sachant qu’il sera en fait le préfacier. 103

la conscience des bienséances auxquelles Des Maizeaux, et plus tard Marchand, font appel.

Ce survol des pièces qui constituent la phase initiale de la polémique révèle une progression de l’interaction qui prépare la longue suite des échanges. Le rapport des acteurs évolue dès l’ouverture de la communication, en raison de l’anonymat entretenu par Marchand pour dissimuler les manœuvres d’arrière-scène. Cette limite posée à la réciprocité, une fois reconnue, pousse Des Maizeaux à vouloir reprendre le contrôle

éditorial qui lui a été enlevé; c’est le principal enjeu de toute l’interaction. Protégeant les intérêts de l’équipe rotterdamoise, Marchand diffère un dialogue franc en évitant d’admettre son rôle dans l’édition des LC. Le délai ainsi gagné fit en sorte que le recours de Des Maizeaux à une figure extérieure vint trop tard pour affecter le cours des affaires et que ses plaintes furent inutiles. Il avait entretemps été évincé de l’édition et la révélation de cette information fixa les divers acteurs dans une situation d’opposition qui avait été dissimulée jusque-là. Or, à travers ces négociations de positionnement, l’enjeu explicite autour duquel s’articulent les débats demeure constant. En termes généraux, nous pouvons l’identifier comme le droit éditorial – autrement dit, la responsabilité et le contrôle de l’édition des Lettres choisies de Bayle en préparation à Rotterdam. La détermination finale de cet enjeu – marquée par la parution de l’ouvrage – entraîne une transition sur le plan du schéma polémique.

ii. Phase 2 : L’intensification lors du passage à l’imprimé

Le début de la phase publique du conflit Marchand-Des Maizeaux est marqué par la publication de l’édition rotterdamoise des Lettres choisies au début de 1714 (2-3; voir

Tableau 2 ci-dessous). La publication est un tournant décisif de la querelle : elle marque 104

le point de non-retour. La principale raison de cette transition est que l’impression des

Lettres change le support et par conséquent le forum du conflit. Il ne s’agit plus d’un différend en sphère restreinte, exprimé sous forme épistolaire entre un nombre limité d’acteurs : il est à partir de ce moment joué sur la scène publique, devant l’entière communauté savante, puisqu’en théorie tous ont accès à l’ouvrage publié. Il s’ensuit que le passage du manuscrit à l’imprimé cause une nette intensification du conflit242. La publication des Lettres avait déterminé la répartition des biens concrets convoités par les deux adversaires. En revanche, elle n’avait pas – et n’aurait pas pu – fixer la distribution du capital social. D’ailleurs, l’honneur et la réputation prennent justement toute leur valeur sur la place publique, si bien que le capital social devient l’enjeu central de la continuation de l’affaire Marchand-Des Maizeaux. En passant d’un échange épistolaire à un conflit public, on passe d’une situation dialogique à une structure triadique, où les adversaires déploient leurs arguments devant et pour leurs pairs. Ainsi, le public de la

République des Lettres est établi en instance supérieure et assume le rôle de juge de la situation.

Parallèlement aux changements de forme, de forum et d’enjeu, advient une modification de l’objet débattu. Dorénavant, on ne se soucie guère du comportement interpersonnel qui n’importait qu’aux impliqués; le conflit porte dès lors sur les pratiques

éditoriales appliquées dans les Lettres choisies. Cela dit, comme la discussion publique prend pour sujet manifeste le style éditorial, voire la compétence de Marchand dans son rapport aux textes de Pierre Bayle, il y a une critique rétrospective de son travail. La parution précédente du Commentaire philosophique devient ainsi matière à débat en tant

242 S. Kühn, « Feindschaft in der Gelehrtenkultur der Frühen Neuzeit », p. 51. 105

que signe précurseur des intentions éditoriales de Marchand (2-1). Par conséquent, et

étant donné la ressemblance des éditions marchandiennes de Bayle, nous considérons les deux premières comme une sorte d’ensemble. Il sera donc d’abord question de la prise de position initiale de Marchand dans le Commentaire philosophique et les Lettres choisies, spécifiquement dans leurs textes liminaires et dans les extraits publicitaires qui paraissent dans le Journal Litéraire. Dans un deuxième temps, nous examinerons le développement d’une voix critique à son égard, sous la forme du reproche exprimé par Des Maizeaux dans quatre articles publiés dans l’Histoire Critique de la République des Lettres. Les positions antagonistes établies, l’annonce d’une édition du DHC provoque une alternance rapide et abondante de critiques et de défenses du style éditorial qui y sera mis en œuvre.

L’exploration des discours déployés par les deux adversaires révèle, outre les topiques récurrentes du débat naissant, des ressemblances frappantes du point de vue des méthodes employées.

Signalons que, sur le plan de la progression polémique, la deuxième phase de l’affrontement entre Marchand et Des Maizeaux correspond au déclenchement du procès

évoqué par Bayle en exergue. En fait, à leur entrée dans la sphère des imprimés, les publications de Marchand possèdent une simple valeur assertive. Ce n’est qu’avec la réaction de Des Maizeaux que l’on intente un procès. L’évaluation critique que Des

Maizeaux fait des premières éditions bayliennes de Marchand et du projet de la première

édition posthume du DHC, correspond très exactement au début d’un litige devant les

« Juges naturels » d’une telle affaire : les membres de la République des Lettres. Les textes de Des Maizeaux et de Marchand montrent qu’ils n’oublient jamais qu’ils 106

argumentent devant le « Tribunal légitime »243 qui jugera du différend. Or, le délit dont

Des Maizeaux accuse son homologue n’est pas de lui avoir soustrait l’édition des LC, mais de porter atteinte aux œuvres de Bayle.

Tableau 2 : Premières publications de la polémique Marchand-Des Maizeaux (début de la phase 2)

Sigle Date de publication244 Responsable(s) Titre245 Publié 2-1 1713 [Marchand] (éd.) Commentaire philosophique Fritsch et Böhm 2-2 1713 [Marchand] Extrait du CP JL 2-3 1714 Entrepris par Des Lettres choisies de Mr Bayle Fritsch et Maizeaux (éd.), Böhm [Marchand] (éd.) 2-4 1714 [Marchand] Extrait des LC JL 2-5 1714 [Des Maizeaux] « Lettre écrite de Geneve au HCRL sujet de la nouvelle édition du Commentaire Philosophique de Mr. Bayle, faite en Hollande, &c.» 2-6 1714 [Des Maizeaux] Nouvelle littéraire « De HCRL Rotterdam » 2-7 [Des Maizeaux] « Remarques critiques sur HCRL l’édition des Lettres de Mr. Bayle, faite à Rotterdam en 1714 » 2-8 1715246 Des Maizeaux « Lettre de Mr. Des JS, HCRL Maizeaux à Mr. Coste, sur l’Edition des Lettres de Mr. Bayle, faite à Rotterdam »

2.1 L’entrée en lice : Marchand prend position

La première édition d’une œuvre de Bayle préparée par Prosper Marchand, celle du Commentaire philosophique (2-1), est passée relativement inaperçue aux yeux de la critique, noyée dans la vague de commentaires qui ont entouré son édition des Lettres

243 P. Bayle, « Tavernier (Jean Baptiste) », dans DHC, remarque E. 244 Si les dates de publication indiquées demeurent approximatives, l’ordre discursif des parutions est strictement respecté. 245 Nous soulignons en gras les formes courtes par lesquelles nous faisons référence à ces éléments dans le texte. 246 Cette lettre parut d’abord dans le Journal des sçavans et fut republiée dans l’HCRL. Nous privilégions cette dernière version légèrement revue dans toute référence future. La réimpression était dite nécessaire pour corriger de nombreuses erreurs qui en auraient altéré le sens (2-8, p. 313-314, note), mais une comparaison des textes révèle très peu de différences. Une raison plus probable est un désir de diffuser le texte plus largement et, ainsi que le note Almagor, de consolider la cohésion de l’argument anti-Marchand en faisant paraître tous les morceaux dans l’HCRL (J. Almagor, PDMJ, p. 87, n. 51). Voir infra n. 291. 107

choisies (2-3). Cependant, cette première rencontre entre la main éditoriale de Marchand et les écrits du grand savant annonçait déjà l’attitude de Marchand devant sa tâche, face aux textes qui lui sont confiés et envers les autres personnes diversement reliées à ces textes. D’ailleurs, l’on pourrait dire que le Commentaire philosophique était un entraînement, puisque Marchand a continué et approfondi ce qu’il y avait entrepris dans les Lettres choisies. Ce faisant, il a consolidé sa philosophie éditoriale et laissé sa marque de manière plus évidente dans ces dernières, bien que cela soit en partie dû à la nature différente de cette deuxième édition. En effet, la correspondance inédite demandait un plus grand nombre d’interventions que les textes précédemment parus du vivant de leur auteur. En ce sens, la figure éditoriale qui s’esquisse à travers les apparats critiques de ces ouvrages mérite notre attention.

Si nous parlons d’une « figure éditoriale », c’est qu’aucune de ces deux éditions n’affiche explicitement l’identité de celui qui en est responsable. L’« Avertissement sur cette nouvelle edition » qui ouvre le Commentaire philosophique n’est signé que des initiales « P. M. »247, qui se réduisent par la suite à un simple « M. » désignant les notes de sa main dans les Lettres choisies. Cependant, la voix n’est pas pour autant minimisée; les péritextes révèlent une subjectivité éditoriale très forte248. Enfin, l’avertissement déclare :

Ce qu’on vient de dire suffiroit seul, pour faire voir combien cette Nouvelle Edition est préférable à la Prémiere, qui avoit eu le malheur d’être extraordinairement mal

247 2-1, p. viii. 248 De façon concrète, l’individualité de l’éditeur se fait sentir, en 1713, notamment par l’inclusion du traité intitulé « Ce que c’est que la France toute Catholique sous le Regne de Louïs le Grand » (2-1, p. 1-88). Ce texte n’avait pas été mis en rapport avec le Commentaire philosophique lors de l’édition princeps, de sorte qu’il s’agit d’une intervention interprétative de celui pour qui cette « petite Piece […] Espece d’Invective, extrémement vive & forte contre les Persécuteurs de France » en constitue l’introduction (2-1, p. v). De plus, Marchand adjoint une quantité de notes aux textes de Bayle, fournissant avant tout des informations bibliographiques qui explicitent des références faites par l’auteur. 108

imprimée. Mais, il est bon d’avertir encore le Lecteur, que celle-ci a été non seulement revue avec beaucoup de soin; mais qu’on y a encore rétabli le Sens de l’Auteur en une infinité d’Endroits, où il se trouvoit fort altéré, tant par les Fautes d’Impression, que par le peu d’Exactitude de ceux qui avoient pris soin de la Prémiere Edition.249

Ce passage révèle deux aspects centraux du discours éditorial de Marchand. Le premier est sa dimension critique : le dénigrement de l’édition originale, médiocre résultat de l’incompétence de ceux qui en étaient responsables. Le second est l’expression d’une confiance satisfaite : le fait de déclarer que par ses soins, le véritable sens du texte a été restitué. Les deux traits apparaissent clairement dans la suite du texte :

Un seul Exemple le fera connoitre à ceux qui prendront la peine de la comparer avec celle-ci. C’est le second à lineà de la Préface de la Quatrieme Partie, ou Supplément. Il se trouve si confus & si embarassé dans la Prémiere Edition; & cela, parce qu’outre la mauvaise Construction, & faute d’avoir bien compris le Renvoi, qui étoit apparemment dans le Manuscrit, on y a fait entrer mal à propos toute une Parenthese, qui appartient à l’autre page, & qui y est répétée : cet à lineà, dis-je, se trouve si confus, & si embarrassé, qu’il en est inintelligible, & que ce n’est qu’après beaucoup de peine, après l’avoir lu & relu plusieurs fois avec attention, & après avoir sauté par dessus cette Parenthese, qui est tout-à-fait inutile là, qu’on entrevoit enfin en quelque façon ce qu’a voulu dire l’Auteur.250

Ainsi, il continue de critiquer fortement la première édition, en répétant son jugement sur l’exemple « si confus & si embarassé » et blâmant ceux qui en étaient chargés, soulignant leur rôle actif dans la préparation du CP. Parallèlement, Marchand endosse toute la responsabilité pour les efforts fournis en vue de cette seconde version, s’érigeant en

éditeur attentif aux dépens de l’anti-modèle qui lui sert de repoussoir. De surcroît, il appelle l’approbation du lecteur, particulièrement celle du lecteur engagé qui suivra son exemple et prendra la peine de comparer les éditions afin de reconnaître avec lui la pensée de Bayle, précédemment corrompue et désormais rétablie.

249 2-1, p. vii-viii. 250 Ibid., p. viii. 109

En 1714 (2-3), Marchand fournit un appareil critique plus développé que celui du

Commentaire philosophique et, comme auparavant, les notes qui flanquent le texte, aussi bien que la « Table des matières », extrêmement minutieuse, font place à une forte subjectivité interprétative. Le discours métaéditorial du texte préfaciel sert encore une fois à situer l’approche choisie par rapport à celles d’autrui. Devant l’absence d’une version précédente pour servir de contraste, il se réfère à d’autres recueils épistolaires qui sont soit loués, soit critiqués avec vivacité afin de permettre la mise en parallèle ou en opposition avec son propre travail.

C’est en évoquant l’intérêt du lecteur et, par extension, les valeurs de la communauté que « M. » se met en scène, se présentant comme un éditeur éclairé, attentif et conscient des contraintes spécifiques au genre du recueil épistolaire. Ainsi, sa motivation serait altruiste et son travail, au bénéfice du lectorat. Pour assurer cette identification de soi avec les priorités de la République des Lettres, Marchand évoque des témoignages et des appréciations d’autrui concernant les valeurs que lui-même préconise, s’appuyant sur des citations de personnages reconnus, notamment de Bayle lui-même.

Qui plus est, il souligne l’un des enjeux de l’édition de textes d’hommes illustres en relevant son effet sur leur réputation. Dans le contexte de la communauté savante où les grands étaient considérés par beaucoup comme des figures sacro-saintes, il était stratégique de sa part de se présenter dans le rôle de leur défenseur et de faire remarquer que sa volonté et sa compétence n’étaient pas partagées par tous les éditeurs.

De manière générale, la portée de ces propos est celle d’un aveu; Marchand admet ouvertement la nature subjective de la tâche éditoriale, comme l’illustre le fait qu’il mentionne des points de désaccord au sein des Lettres choisies. De façon significative, il 110

avertit le lecteur de contradictions entre ses notes et celles qui avaient été fournies par

Des Maizeaux, explicitement reconnu comme ayant rassemblé les lettres. Plus encore,

Marchand dit ne pas toujours être d’accord avec Bayle par rapport au contenu même des lettres. C’est avant tout la « quantité considérable de Complimens, de Commissions, [et] de Remercimens »251 qui lui semblait exagérée, à un tel point qu’il a pris le soin de les

éliminer dans la mesure du possible. En signalant ces retranchements, Marchand souligne son rôle actif et affiche son souci d’être utile au lecteur. Ces mêmes points sont d’ailleurs repris dans l’extrait des Lettres choisies publié plus tard la même année, plus exactement

« un Extrait de la Préface » (2-4)252. Puisqu’il synthétise le contenu de ce texte, l’extrait fournit l’occasion de voir ce qu’il importait à Marchand de présenter comme des traits accrocheurs de son édition253.

Comme on pouvait s’y attendre, les extraits des éditions marchandiennes publiés par le JL les font paraître sous un jour favorable. Le premier est à vrai dire assez neutre dans sa présentation, suivant la structure et le contenu du texte et reproduisant de

251 2-3, p. vii. 252 Nous employons le terme « extrait » dans son sens historique pour faire référence à cette forme d’écrit particulier au journalisme de l’époque. Véronique Sarrazin explique que c’est « une présentation critique des nouvelles parutions [… et qu’un] extrait comporte trois éléments imbriqués : le résumé de l’ouvrage […]; la critique proprement dite; des morceaux choisis » (« D’un média à l’autre. Les échanges entre livre et presse au XVIIIe siècle », p. 335). Selon l’expression plus contemporaine de l’Encyclopédie, Jean- François Marmontel confirme : « Exprimer la substance de l’ouvrage, en présenter les raisonnemens ou les faits capitaux dans leur ordre & dans leur jour, c’est à quoi tout l’art [de l’extrait] se réduit » (E.-F. Mallet et J.-F. Marmontel, « Extrait », p. 334). Jean Sgard précise que l’extrait, suivant le modèle établi par le JS, est une analyse méthodique, accompagnée de bonnes pages et d’un jugement bibliographique, qui inscrit l’ouvrage dans sa tradition, le compare avec d’autres éditions, pour en prescrire ou non l’usage. L’analyse se doit de restituer l’économie de l’ouvrage, d’en reproduire les articulations et l’argumentation, d’en donner en quelque sorte la contraction, ou la « miniature »; et le jugement tente d’échapper à la subjectivité, à la partialité, et de se fonder sur des critères purement littéraires. (« Le journal savant sous l’Ancien Régime : un miroir de la connaissance », p. 183‑184.) 253 Nous suivons Berkvens-Stevelinck lorsqu’elle affirme que Marchand était lui-même l’auteur de ce compte rendu, ainsi que de celui du Commentaire philosophique, ce qui était d’autant plus naturel étant donné qu’il faisait partie de la société anonyme qui dirigeait le Journal Litéraire (PMHL, p. 82 et p. 120 n. 14; PMVO, p. 112 et p. 205, n. 41). 111

nombreux passages pour mettre sa teneur en lumière (2-3). Il y est question du texte même de l’essai de Bayle. Quant à son édition, ne sont que brièvement complimentées

« la beauté de l’Impression » et « l’exactitude de la correction de ce Livre », toutes deux attribuées aux libraires Fritsch et Böhm254. L’extrait qui commente la préface des Lettres choisies est particulièrement partial et riche de louanges (2-4). L’on note dans le compte rendu la reprise de deux sujets développés dans la préface. Le premier concerne l’activité et l’identité de l’éditeur, clairement affichées, et le deuxième soulève la question de l’honneur des auteurs édités. En tant qu’auteur non identifié de l’extrait, Marchand n’hésite pas à se nommer comme responsable de l’édition et à appuyer ce fait par sa familiarité avec « son jugement et son bon goût »255. L’on déduit de ce détour que

Marchand ne tenait donc pas à être inconnu, mais à paraître modeste. Il endosse ainsi le topos traditionnel de l’éthos du savant : la modestie affectée de celui qui s’éclipse devant la grandeur de son travail. Comme dans la préface, il met de l’avant son activité

éditoriale, c’est-à-dire la suppression de lettres et de passages jugés inintéressants et, plus généralement, la préparation de ces écrits personnels pour la présentation au grand public.

Par ce dernier point, l’on rejoint la question de la réputation – lésée ou défendue – de personnages assez importants pour que le public s’intéresse à leur correspondance.

D’après la préface et l’extrait du Journal Litéraire, Marchand aurait tout fait pour préserver la renommée de Bayle, notamment en évitant de publier les missives « qui ne contenoient que des Bagatelles »256. On lit à ce propos qu’« il a rejetté toutes celles qui

254 2-2, p. 167. L’extrait commente seulement le traité « Ce que c’est que la France toute Catholique », mais on y promet de faire l’extrait du Commentaire philosophique à proprement parler dans le prochain numéro du JL (ibid., p. 154). À notre connaissance, la suite de l’extrait n’est jamais parue. 255 2-4, p. 362. 256 2-3, p. v. 112

étoient trop négligées, et même celles qui étant écrites avec plus de soin, ne contenoient néanmoins rien qui fût digne de l’attention d’un Lecteur raisonnable »257. Cependant, en dépit de tous ces efforts, Marchand reconnaît que certaines personnes pourraient encore

être insatisfaites et en désaccord avec son choix de lettres258. Rien ne fut plus vrai, la réaction à cette édition démontrant vigoureusement que non seulement le choix des lettres mais aussi d’autres décisions ont été décriés par son critique. La position éditoriale que

Marchand avait adoptée dans ces textes, même s’il avait pris d’autres membres de la communauté comme modèles et qu’elle fut appréciée par certains, lui attira néanmoins les foudres de son antagoniste principal, Pierre Des Maizeaux, qui rédigea plusieurs réponses peu de temps après la publication des Lettres choisies.

2.2 Des Maizeaux et sa remise en cause des éditions de Marchand

Nous avons noté plus haut que la réception contemporaine concernant la réédition du Commentaire philosophique était relativement limitée, et qu’outre l’extrait du JL, elle ne compte qu’un texte de Des Maizeaux259. Or, il est vraisemblable que cet écrit, la

« Lettre ecrite de Geneve au sujet de la nouvelle édition du Commentaire philosophique », ait été composé rétroactivement, en réaction à la parution des Lettres choisies (2-5)260. Cela dit, l’auteur anonyme prend garde de ne pas faire référence à cette

257 2-4, p. 362. 258 Ibid., p. 361. 259 Nous nous basons en cela sur la liste des sources rassemblées par Berkvens-Stevelinck, qui n’a pas été contredite jusqu’à présent (PMHL, p. 134-139). 260 Berkvens-Stevelinck a été la première à relever cette possibilité (ibid., p. 86). L’on constate à ce sujet que non seulement la lettre est datée du même mois que la parution des Lettres et suit donc de peu la lettre de Fritsch et Böhm qui l’annonçait à Des Maizeaux (1-13), mais aussi que dans le même numéro de l’HCRL est imprimé un autre écrit anonyme que la critique moderne considère être de la même plume – celle de Des Maizeaux – concernant justement la réception des Lettres choisies (2-6). Par la publication simultanée de ces deux articles, l’HCRL s’est montré ouvert au camp des adversaires de Marchand et a de fait été le forum le plus constant pour les discours qui le visaient. 113

dernière édition dans la « Lettre ecrite de Geneve », de sorte que les critiques contre

Marchand semblent être multiples, distinctes et diversement motivées, ce qui en consolide la validité devant le public261.

La lettre, prétendument sollicitée, concernant le Commentaire philosophique est

écrite sur le ton de l’indignation et défend l’idée que Prosper Marchand aurait

« entierement gât[é cet ouvrage], par des changemens faits dans le Texte, très-mal à propos. »262 Réagissant à la déclaration de son adversaire, selon laquelle son édition rétablissait la pensée de Bayle et corrigeait les erreurs de la première, l’auteur de la lettre cherche à révéler les défauts de la plus récente version. Pour assurer son efficacité, il se concentre sur les exemples présentés par Marchand comme autant d’améliorations et cherche à démontrer qu’il s’agit plutôt de corruptions, de fautes nouvellement introduites et de mésinterprétations qui nuisent à ce qui avait été intelligible au départ263. Dans cette perspective, le critique privilégie toute formule qui donne une impression de limpidité, de clarté, ce qui se traduit par un emploi libéral de locutions telles qu’« il est aisé de voir »,

« Voici donc », « voici comment », « Il n’y a rien là qui ne soit très-intelligible »264.

L’évidence supposée de l’obscurisme de Marchand suffit à l’auteur de la démonstration pour déclarer : « [i]l n’est pas necessaire, Monsieur, que j’entre ici dans un examen

261 Les faux lieux de provenance attribués à ces articles ajoutent du poids à cette fin, d’autant plus que les lieux affichés sont plausibles : Genève étant la ville où les libraires Fabri et Barillot préparaient une édition pirate du DHC qui allait concurrencer l’édition privilégiée de Rotterdam, origine apparente de la nouvelle littéraire. 262 2-5, p. 229. Le « Libraire nommé Marchand » est désigné comme l’éditeur du Commentaire philosophique à la fin de cet article (p. 249). 263 Sur l’argumentation ordonnée méthodiquement pour répondre à un adversaire point par point, voir G. Fritz, « On Answering Accusations in Controversies » et id., « Communication principles for controversies. A Historical Perspective ». 264 2-5, p. 234, p. 235 et 237. 114

particulier de la restitution prétenduë de nôtre Editeur : il paroît assez par ce que j’ai déja dit, que le Texte, avant qu’il y touchât, n’étoit ni confus ni embarrassé »265.

Bien que l’avertissement de Marchand renvoyât avec précision au « second à linéa de la Préface de la Quatrieme Partie »266, son critique retranscrit plus de deux pages de l’édition de 1688 afin que le destinataire de sa lettre, voire le lecteur du journal, puisse immédiatement avoir le passage sous les yeux. Une section en est ensuite reprise, citée d’après les deux éditions, qui sont présentées côte à côte « afin que d’un coup d’œil [le lecteur] en puiss[e] voir la difference »267. Également associé à la clarté des preuves, le champ sémantique de la vision est utilisé pour guider l’interprétation de citations tirées de l’avertissement et décortiquées268. Prises ensemble, ces caractéristiques du texte constituent des stratégies de vérification qui visent à dévoiler la vérité. En insistant sur la clarté de l’édition originale, la voix accusatrice suggère que l’interprétation de Marchand est erronée et, plus encore, que celui-ci n’est pas en mesure d’éditer un tel texte ni de préparer des notes pertinentes. Le résultat de sa démarche serait nuisible à l’auteur et

« n’iroit pas à moins qu’à l’entiere destruction de toute sorte de Litterature, si on souffroit qu’elle eût cours. »269 La condamnation de Marchand est donc complète; la critique étend son enjeu à la protection de la littérature tout entière, et affirme avoir fourni au lecteur les outils de la vérification.

Dans le même tome de l’HCRL paraît une nouvelle littéraire « De Rotterdam » qui exprime un point de vue similairement critique de Marchand, mais par rapport aux LC (2-

265 2-5, p. 239. 266 2-1, p. viii. 267 2-5, p. 237. 268 La pratique de la dissection interprétative du discours de l’adversaire sera discutée en plus grand détail plus loin (voir p. 122, surtout n. 301). 269 2-5, p. 242. 115

6). Le choix de ce genre d’écrit, bien qu’il limite considérablement l’argumentation270, permet apparemment de multiplier les voix attaquant les éditions en question. En effet, sur les cinq pages in-12 de la nouvelle littéraire, l’on distingue trois voix différentes. La première est celle de l’auteur « rotterdamois » de la nouvelle qui rapporte son impression que la préface et les « longues Notes, […] exciteront aparemment bien des plaintes & des murmures, par les traits satyriques qu’elles contiennent, & par la liberté avec laquelle on y parle de plusieurs personnes d’un merite distingué »271. Cette voix commente encore l’information que « le Public est redevable de ces Lettres à Mr. Des Maizeaux »272, mais que le « Sieur Marchand »273 a largement modifié leur présentation. Un « Extrait d’une

Lettre de Paris du I. Juin 1714 » illustre ensuite ces plaintes et ces murmures274. Or, la voix parisienne ne se plaint pas de l’auteur des notes, mais plutôt de Des Maizeaux pour avoir abusé de la confiance « de ceux qui ont fourni ces Lettres » en permettant qu’elles soient accompagnées de notes jugées irrespectueuses275. Dans ces conditions, on peut s’étonner que ce soit Des Maizeaux qui ait fourni la lettre à l’HCRL et rédigé la nouvelle littéraire qui l’accompagne. Cependant, la lettre de Paris lui servait de preuve qu’il n’était pas le seul à désapprouver le style éditorial de Marchand. De surcroît, elle lui fournissait

270 L’expression « nouvelle littéraire » est employée ici selon son sens historique et renvoie à un type d’écrit, de longueur variable, mais ordinairement concis, recueilli par les périodiques anciens à partir d’envois de lecteurs et de correspondants réguliers. Ils étaient typiquement rassemblés dans un vaste article ou sous une rubrique générique (« Nouvelles de Littérature » dans l’HCRL, « Nouvelles Literaires » dans le JL), classés selon leurs pays et villes d’origines, et donnés tels qu’envoyés. Ayant pour but d’informer le lectorat savant de nouveautés intéressantes, ces pièces annonçaient des parutions récentes et prochaines, tout en incluant des nouvelles sociales sur les chercheurs associés (décès, entrée en poste, etc.). Il n’était d’ailleurs pas inhabituel d’y solliciter l’aide de la communauté pour des projets en cours (collecte de manuscrits, renseignements, etc.). En tant qu’annonce, une nouvelle littéraire pouvait citer l’extrait d’une lettre ou d’un autre texte et ne faire qu’une brève présentation du texte ainsi transmis. 271 2-6, p. 393. 272 Ibid., p. 393. 273 Ibid., p. 394. 274 Ibid., p. 394-397. L’extrait est tiré d’une lettre que Des Maizeaux avait reçue de Mathieu Marais (voir supra n. 204). 275 Ibid., p. 396. 116

l’occasion parfaite de prendre la plume, puisque visé directement, il pouvait légitimement se défendre. C’est justement ce que l’encourageait à faire la note du rédacteur Samuel

Masson qui clôt la nouvelle276. Celui-ci représente la troisième voix se positionnant contre la démarche éditoriale à l’origine des Lettres choisies.

Si les trois figures qui prennent la parole dans cette courte pièce semblent effectivement correspondre à des personnes historiques distinctes, il demeure néanmoins que l’une d’entre elles, Pierre Des Maizeaux, se masque. De cette façon, il finit par être à l’origine de trois personnages différents écrivant tous contre Marchand à cette époque de la dispute. En effet, en plus d’être l’auteur anonyme de la nouvelle littéraire « De

Rotterdam », il crée aussi la figure auctoriale dissimulée qui revendiquait la responsabilité de la « Lettre écrite de Genève » et, par la suite, des « Remarques

Critiques » qui ont commenté les Lettres choisies (2-7)277. Finalement, en troisième lieu, on compte la personne de Des Maizeaux lui-même, puisqu’il écrit aussi sous son propre nom à partir de 1715 avec la parution de la « Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste »

(2-8). En multipliant ainsi les interventions de son camp, il créait l’impression que sa position était plus généralement adoptée, en une sorte d’argument du nombre278.

La reprise dans les « Remarques Critiques » (2-7) de la même figure auctoriale que celle de la « Lettre de Genêve » permet un approfondissement de cette voix, de ses sujets de prédilection et de ses méthodes interprétatives. Cependant, la colère qui avait motivé ce premier écrit s’est apaisée. Comme l’auteur le dit lui-même,

276 2-6, p. 397. 277 En effet, les « Remarques Critiques » commencent avec une référence à « la Lettre que je vous écrivis, il y a quelque tems, sur la nouvelle édition du Commentaire Philosophique », et un renvoi marginal confirme l’identité bibliographique de cette lettre (2-7, p. 260). 278 Une tactique similaire est en jeu lorsque Marchand dissimule son implication dans la rédaction des extraits commentant ses éditions. 117

les Notes sur les Lettres m’ont inspiré des sentimens beaucoup plus doux : elles m’ont desarmé : & pour dire tout en un mot, elles m’ont fait rire de trop bon cœur pour le traiter desormais rigoureusement, ou le prendre avec lui sur un ton serieux.279

En effet, le ton ironique employé envers Marchand dans la lettre précédente tourne ici à la ridiculisation pure et simple. Ses notes sont tour à tour dites comiques, réjouissantes, fort plaisantes et divertissantes, et ce, sur seulement deux pages 280! Le message est

énergiquement communiqué, comme le montre le passage suivant :

Ce tour d’adresse me charme; & je serois bien fâché qu’on voulût traiter d’insolence & d’effronterie un trait aussi plaisant que celui-là. Je suis persuadé que les Amis de Mr. Bayle s’en divertiront; & que vous en rirez vous même de bon cœur, dès que vous verrez quel homme c’est que nôtre faiseur de Remarques. Pour moi, je vous avoüe que depuis que je connois le génie & le caractére du personnage, je ne cherche plus qu’à me divertir en lisant ses Notes, ou sa Preface; & j’y trouve des endroits qui ne peuvent pas se payer.281

Le rire suscité et relevé par ce critique est clairement un « rire d’exclusion » qui renforce les liens entre ceux qui le partagent aux dépens de la cible282. Sur un plan argumentatif, cette approche satirique tire tout son tranchant de l’innocuité par laquelle on caractérise l’édition et l’éditeur des Lettres. Le statut du « pauvre Marchand »283 est passé de celui d’un pair avec lequel on disputerait d’opinions divergentes à celui d’« Ecolier de

279 2-7, p. 264. 280 Ibid., p. 305-306. 281 Ibid., p. 307-308. 282 L’expression d’E. Dupréel est citée par Perelman et Olbrechts-Tyteca. Ces derniers la définissent comme « la sanction de la transgression d’une règle admise, une façon de condamner une conduite excentrique, que l’on ne juge pas assez grave ou dangereuse pour la réprimer par des moyens plus violents. » (Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique, p. 276) Ils soulignent ainsi le rejet que représente le ridicule et suggèrent la nécessité d’un code sociétal pour qu’il puisse y avoir une transgression à condamner. Selon nous, ce genre d’acte influence aussi le groupe qui rejette, puisqu’il renforce les critères d’adhésion de celui-ci, et que par conséquent, il finit par être plus clairement défini et délimité. L’ouvrage collectif Savoirs ludiques fournit diverses perspectives sur le rire dans le monde savant au début de l’époque moderne, entre autres en situation conflictuelle (K. Gvozdeva et A. Stroev (dir.), Savoirs ludiques, pratiques de divertissement et émergence d’institutions, doctrines et disciplines dans l’Europe moderne). Voir notamment les contributions de Christoph Oliver Mayer et de Sebastian Kühn. Ce dernier en particulier étudie le « rire agonal » et le « rire excluant » entre savants (« Le rire des savants au tournant du XVIIe siècle », p. 171-175). 283 2-7, p. 275, p. 317. On dit aussi « pauvre Garçon Libraire » (p. 264). 118

seconde » avec lequel il se fait comparer284. Nul besoin alors de prendre au sérieux le produit de son travail qui ne peut avoir de valeur réelle.

Malgré tout, Marchand n’est pas simplement rejeté du revers de la main, puisque celui qui adopte ce ton moqueur en remplit près de 90 pages. De manière plus conséquente, il aborde le « caractère du personnage »285 et attaque ses infractions aux valeurs et bonnes mœurs des savants. Au long des « Remarques Critiques », on trouve parsemées des mentions du tempérament immodéré que l’on impute à Marchand, que l’on dit être pris d’une « violente passion […] pour écrire » et pour « se faire Auteur »286.

C’est avec « avidité », dit-on, qu’il « a saisi l’occasion d’écrire » chaque note287, ce que l’on attribue « à cette démangeaison d’écrire, qui le possede si fort » et qui le fait poursuivre sa propre gloire intellectuelle288. Ainsi, plutôt que de simplement représenter un comportement déréglé, méprisé dans une culture préconisant la modération, cet emportement est mis en lien avec des motifs peu avouables. Selon le « Genevois », s’il voulait tellement écrire, c’était pour des raisons intéressées. Deux motifs sont mentionnés en particulier, le premier étant la réputation qu’il aurait voulu se faire comme savant et le deuxième, l’avantage des libraires qui auraient bénéficié d’une augmentation du volume de la publication289. Que ce soit Marchand ou les libraires qui profitent de la démarche, l’implication est que le lecteur et le public sont négligés par l’éditeur. Considérées simultanément, ces diverses remarques démontrent qu’en plus de désapprouver le

284 2-7, p. 326. 285 Ibid., p. 308. 286 Ibid., p. 264. 287 Ibid., p. 267. 288 Ibid., p. 292. Des Maizeaux va même nommer cette « rage d’écrire » en termes classiques, empruntant dans une note de bas de page l’expression « Scribendi cacoethes » des Satires de Juvénal (ibid., p. 301). 289 Des Maizeaux suggère que Marchand, qui avait été libraire au début de sa carrière, est en collusion avec ses anciens collègues (sur ce sujet voir infra). 119

contenu et le style des notes, c’est la personne de Marchand que l’on espère atteindre. Or, aussi personnelle que cette condamnation puisse sembler, elle est néanmoins en lien avec la question débattue, soit l’aptitude de Marchand à éditer les écrits de Pierre Bayle. De ce fait, ces critiques évitent le dérapage des arguments ad hominem jusqu’aux attaques ad personam290, et atteignent leur cible aux yeux d’un lectorat pour qui les traits évoqués sont d’importance.

Quand, enfin, Des Maizeaux prend la plume avec l’intention de signer sa répartie, il répond à l’attaque symbolique de la lettre parisienne qu’il avait fait imprimer en présentant sa version de l’affaire qui lui avait soustrait l’édition des Lettres choisies (2-

8)291. Ce faisant, il se défend contre la critique qui y avait été présentée, mais ne s’y oppose pas à proprement parler. En fait, il se dit d’accord avec les reproches de manière à les faire porter contre Marchand. Concrètement, Des Maizeaux précise que l’idée originale derrière la collection et l’impression des lettres était la préparation de la « Vie » de Bayle qu’il envisageait. Ce projet expliquait son choix de textes et de notes, et, comme

Marchand n’avait pas la même intention, « [i]l s’est trouvé dans l’inconvénient où ne manquent jamais de tomber ceux qui entreprennent l’exécution d’un plan qu’ils n’ont pas formé »292. En présentant sa perspective, Des Maizeaux se distanciait de l’édition telle qu’elle avait paru et reportait la responsabilité de ses aspects problématiques sur « les

290 Sur la distinction entre ces types d’arguments, voir Perelman et Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, p. 150. 291 En représentant son article, la « Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste », comme une défense, il s’ajuste parfaitement au but déclaré de journaux savants tels l’HCRL « de recevoir les Pieces Apologetiques des Auteurs maltraitez par quelqu’un de leurs confreres. » ([S. Masson], « Avertissement », p. [5]) C’est notamment ce qui justifie la réimpression de cet article particulier dans l’HCRL après sa parution dans le JS (édition d’Amsterdam), puisque l’attaque initiale émanait de ses pages. 292 2-8, p. 319. 120

personnes intéressées »293 qui lui avaient enlevé le projet, spécifiquement les libraires

« Sieurs Fritsch et Böhm » et, plus encore, « le Sieur Marchand »294. Par l’emploi même du titre « Sieur », continuellement apposé au nom de Marchand tout au long de l’article,

Des Maizeaux souligne le caractère calculateur qu’il attribue à son adversaire pour le discréditer devant la République des Lettres295. En plus de ses sens honorifique et seigneurial (attestés par les dictionnaires de l’époque), le titre de Sieur était généralement réservé aux libraires. Pour un grand nombre de gens de lettres à cette époque, la librairie

était négativement connotée, puisqu’ils considéraient avec méfiance ceux qui profitaient de leur travail et qui selon eux étaient motivés plus par l’appât du gain que par l’avancement du savoir. L’ère des libraires humanistes reconnus comme savants est révolue et le mauvais caractère des libraires est un lieu commun répandu dans le discours des érudits du XVIIIe siècle.

Après avoir expliqué la situation du démêlé éditorial, Des Maizeaux commente et, surtout, condamne le travail de Marchand. Les coupures de textes sont jugées ignorantes et la table des matières est critiquée en raison de son ampleur excessive, mais ce sont les notes qui attirent le plus son attention. En plus d’être trop nombreuses et de contenir généralement des informations superflues, voire triviales, Des Maizeaux considère qu’elles sont mal faites, parce qu’elles omettent des renseignements importants et qu’elles contiennent des erreurs grossières. Dans le but d’illustrer ses propos, il fait des remarques détaillées sur quelques exemples tout en suggérant par quoi il les aurait remplacés. Par une telle comparaison de notes réelles avec des notes hypothétiques,

293 2-8, p. 314. 294 Ibid., p. 315 et p. 316. Voir aussi p. 330. 295 Anne Goldgar avant nous a remarqué l’emploi de ce titre dans certaines critiques adressées à Marchand, mais semble ignorer que c’est essentiellement Des Maizeaux qui s’en sert (Impolite Learning, p. 170). 121

Des Maizeaux dénigre le travail et la personne de Marchand et s’érige par contraste en

éditeur exact, respectueux et aux motivations honorables296. D’autres stratégies mises en

œuvre dans ce texte avaient déjà été employées dans les « Remarques Critiques », par exemple le fait de s’appuyer sur des citations d’autres auteurs, dont Bayle, pour conférer l’apparence de l’autorité à sa position. Les plus importants recoupements sont toutefois dans l’emploi de la moquerie et, plus particulièrement, dans le détournement de citations de Marchand.

Comme dans les « Remarques Critiques », Marchand est ridiculisé dans la

« Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste ». Son point de vue est déclaré imaginaire, ses propos et ses actes sont présentés comme déraisonnables297. Des Maizeaux emploie même ponctuellement l’ironie298, bien que la raillerie soit plus restreinte que dans l’article de son alter ego anonyme299. La citation et la subséquente décortication de passages tirés des textes de Marchand est une méthode chère à Des Maizeaux pour tourner en dérision les propos de son adversaire300. Le plus souvent, cela se fait en rapportant d’abord un extrait étendu, puis, au cours du commentaire, en citant à nouveau par fragments des éléments qui, une fois isolés, sont soit dénaturés par rapport à leur sens

296 L’un des reproches répétés était le manque de respect pour les auteurs mentionnés par Bayle, puisque Marchand ne cachait pas leur identité comme Des Maizeaux disait ici vouloir le faire (voir 2-8, p. 329- 331). 297 Ibid., p. 334, 341 et 342. 298 On en voit un exemple lorsqu’il écrit : « Voilà, Monsieur, ce qui s’appelle un Jugement Critique dans toutes les formes », avant de conclure et de révéler ses véritables sentiments : « Mais peut-être n’est ce qu’une de ces saillies d’imagination qui sont assez ordinaires au Sieur Marchand. » (Ibid., p. 342). 299 L’ironie outrée était généralement mal vue par les érudits de l’époque puisqu’elle allait à l’encontre des règles de bienséance qui prônaient un traitement honnête de l’adversaire. Fritz signale qu’elle est en outre contraire à l’éthique chrétienne (« Communication principles », p. 114.). Par conséquent, l’ironie et le ridicule pouvaient être plus fortement dosés dans l’article anonyme que dans la lettre signée. D’ailleurs, la forme apparente de ce dernier article – censé être une lettre destinée à un particulier – semble autoriser un emploi modéré de l’ironie, puisque donner son opinion à un ami permettait plus de liberté qu’écrire un texte explicitement destiné au grand public. 300 Des Maizeaux emploie souvent cette approche dans les écrits de son personnage genevois (2-5 et 2-7). 122

premier, soit tout simplement renversés en sens contraire301. Par ce jeu, Des Maizeaux discrédite à la fois le propos cité et le discours plus large qu’il représente. La répétition de citations a pour effet d’exagérer leur portée originale, alors que d’autres perdent tout leur sens en étant dissociées de leur contexte, ce qui finit par tourner en dérision tant le texte que son auteur.

En somme, les premiers écrits de Des Maizeaux contre Marchand donnent à voir plusieurs techniques employées pour noircir la personne et son travail. Les quatre textes sont liés par une intention critique relativement homogène, en dépit des efforts de leur auteur pour diversifier les commentaires. Ensemble, ces écrits enclenchent le procès que

Des Maizeaux va dès lors mener contre les éditions marchandiennes de Bayle devant le tribunal qu’incarnent leurs pairs dans la communauté savante.

2.3 En anticipant le Dictionaire historique et critique de Rotterdam

La vive réaction critique que suscitèrent les éditions du Commentaire philosophique et des Lettres choisies était accrue par leur inextricable association avec

301 À des fins illustratives, considérons l’exemple suivant. Au sujet d’une note commentant les « Remarques de Mr. le Duchat sur Rabelais » qui remplace une des siennes, on lit chez Des Maizeaux que : le Sieur Marchand déclare que ces Remarques ne répondent nullement à l’esperance qu’on avoit conçûe, ce semble, avec aßez de fondement, d’avoir un bon Commentaire sur cet Auteur; & que bien loin de nous y developer ces Faits curieux & singuliers, que Rabelais a deguisez par ses fictions, qui est justement tout ce que les Curieux recherchent, on s’est amusé à nous expliquer ses vieux mots & ses vieilles phrases, qui étoient déja assez connües de ceux qui aiment ces sortes de lectures : laissant ainsi cet Auteur, si l’on en excepte quelques façons de parler particulieres, aussi obscur qu’il l’ait jamais été, pour ceux qui cherchent l’histoire secrete & satirique de son tems. (2-8, p. 341-342) À la suite de cette première citation en bloc, Des Maizeaux en donne son opinion générale et en élaborant, insère les expressions de Marchand dans son analyse pour les contredire tour à tour. Enfin, il conclut que : c’est-là justement tout ce que les Curieux recherchent, on peut dire qu’il [Le Duchat] a très-bien répondu à l’esperance qu’on avoit eûë, qu’il nous donneroit un bon Commentaire sur Rabelais; & que par conséquent il n’est pas vrai, comme l’assure le Sieur Marchand, qu’il ait laissé cet Auteur, si l’on en excepte quelques façons de parler particulieres, aussi obscur qu’il l’ai jamais été, pour ceux qui cherchent l’Histoire secrete & satirique de son tems. (Ibid., p. 343) Ainsi, les termes repris servent finalement à dire exactement le contraire de ce qu’ils signifiaient dans leur contexte premier. 123

l’édition annoncée de l’œuvre magistrale de Bayle, son Dictionaire historique et

critique302. Effectivement, lorsque Marchand a composé une présentation préparatoire du

grand ouvrage, le « Projet d’une Nouvelle Edition du Dictionaire Historique et Critique

de M. Bayle » (2-9) a aussitôt piqué la curiosité de la communauté savante, et c’est

autour de la publication projetée que s’est poursuivie sa dispute avec Des Maizeaux (voir

Tableau 3). Débattant de ce que devait être le traitement éditorial du dictionnaire, l’un

continuait à mettre en cause les capacités de l’autre et convoquait à cette fin la question

du respect dû à Bayle en attirant l’attention du public sur ces éléments de l’édition

posthume qui importaient spécialement aux savants et nécessitaient un soin particulier.

Ce fut alors à Marchand de défendre son travail et sa personne contre ces attaques en

répondant aux craintes qui avaient été soulevées et en dénonçant la critique et son auteur.

Tableau 3 : Textes de la polémique anticipant l’impression de la 3e éd. du DHC (1720) (fin de phase 2)

Sigle Date de Responsable(s) Titre303 Publié publication 2-9 1714 [Marchand]304, « Projet d’une nouvelle édition du [DHC...] de M. Bayle, avec JL Fritsch et Böhm une lettre aux Auteurs de ce Journal, touchant ce Projet »305 2-10 1715 Fabri et Dictionaire historique et critique [Fabri et Barrillot Barrillot] 2-11 1715 [Des Maizeaux] « Avis important au public, sur l’édition fausse & tronquée du HCRL Dictionaire de Mr. Bayle, qui se fait à Rotterdam » 2-12 1716 [Des Maizeaux] Histoire de Mr. Bayle et de ses ouvrages par Mr. de la Monnoye, Jacques éd. augmentée306 Desbordes - « Avis du Libraire au Lecteur » [secondé 2-12a [Des Maizeaux] - « Apostille ou Dialogue d’un tour nouveau » par Fabri 2-12b [Des Maizeaux] - « Factum des Amis de Mr. Bayle, ou Avis Important au et Public sur l’Edition fausse & tronquée du [DHC de Barrillot]

302 La préface aux LC signale notamment que sa table des matières « est un Essai de ce qu’on se propose de faire pour la Table de la Nouvelle Edition du Dictionaire Critique de Mr. Bayle » (p. xiii). 303 Nous soulignons en gras les formes courtes par lesquelles nous ferons référence à ces éléments. 304 Marchand avouera plus tard avoir été l’auteur de cette pièce (voir 2-14, p. 94). 305 Le Projet a vraisemblablement été imprimé et distribué dans un premier temps comme feuille volante du même format in-folio qu’allait prendre le dictionnaire. L’éphémérité de ce type de production imprimée fait cependant que nous ne retrouvons pas actuellement d’exemplaires de la version originale du Projet qu’un petit nombre de références contemporaines nous mène à distinguer de la réimpression qui fut incluse dans le JL (2-9, 2-13, 3-1). 306 Réimprime aussi trois autres textes portant sur les éditions marchandiennes du CP et des LC, soit 2-5, 2- 7, et 2-8. 124

Rotterdam] » 2-13 1716 Marchand « Défense de la Nouvelle Edition du Dictionaire de M. Bayle qui JL se fait à Rotterdam, contre ce qu’on en a dit dans le Tom. X. de l’Histoire Critique de la République des Lettres » 2-14 1716 Marchand « Déclaration authentique touchant les manuscrits laissés par JL feu Mr. Bayle, pour le suplément de son Dictionaire historique et critique »

À la demande de Fritsch et Böhm, Marchand rédige un texte servant des fins à la

fois publicitaires et défensives à l’égard de son édition du DHC. De manière similaire à

l’avertissement au CP et à la préface aux LC, le Projet s’adressait au public et décrivait le

travail éditorial de Marchand. Il s’agissait en effet d’un prospectus exposant les traits

saillants de la troisième édition de ce texte et donnant à voir des exemples d’articles tels

qu’ils allaient y paraître, car le Projet mettait à portée du public un proto-exemplaire de

l’ouvrage qui invitait à juger du contenu élargi, des remaniements de Marchand et de la

qualité de son impression imminente chez Fritsch et Böhm. Pour la première fois,

Marchand répondait à certains éléments de la critique (l’exagération de l’étendue des

ajouts, par exemple) que l’on avait faite de ses travaux précédents, justifiant l’approche

éditoriale qu’il allait privilégier une fois de plus.

Écrite dans la voix abstraite des responsables de la troisième édition, qui comprend

les imprimeurs et son éditeur, le texte du Projet procède par sections thématiques qui

présentent les caractéristiques notables de l’édition par rapport aux précédentes et à celles

que Bayle avait annoncées pour la suivante307. L’on regrette notamment l’impossibilité de

publier séparément, comme prévu, le Supplément que Bayle avait laissé pour

l’augmentation de son ouvrage, et ce, en raison de la contrefaçon du dictionnaire

307 Bayle ayant continuellement retravaillé le DHC, il avait augmenté son texte d’articles, de notes et de remarques supplémentaires. Lors de la deuxième édition, Bayle avait eu l’intention de publier les additions dans un volume à part afin d’épargner aux détenteurs de l’édition originale l’achat de son contenu à nouveau et, bien que cela ne se fût pas réalisé, il avait réitéré cette intention pour la troisième édition. 125

entreprise à Genève qui pourrait alors trop facilement faire usage des ajouts. Par conséquent, l’édition qu’annonçait le Projet allait être une reprise complète du DHC et représenter une mise au net de l’œuvre. L’édition allait bien sûr être complétée par l’intégration des pièces du Supplément, mais, en plus, les articles précédemment publiés hors de l’ordre alphabétique y seraient intégrés à leur place et la numérotation des remarques serait simplifiée308. En ce sens, la première édition posthume était conçue comme une version définitive du dictionnaire qui avait été un chantier perpétuel du vivant de son auteur.

Parmi d’autres changements, le Projet annonçait « une infinité d’Additions & de

Corrections » qui seraient répandues dans le texte et un amendement de la disposition typographique des remarques en bas de page309. Marchand proposait en outre « de rendre

[l]es Citations plus exactes & plus intelligibles » et d’ajouter une table des matières

« bien plus exacte & bien plus détaillée » que celle précédemment fournie310. L’étalage de ces diverses modifications donne à voir en résumé l’approche éditoriale, voire idéologique, de Marchand à l’œuvre de Bayle. C’est que Marchand ne travaille pas à l’ombre du texte en n’en corrigeant que les erreurs manifestes. Par la mise à jour de l’ordre des articles, des remarques et des notes, par l’intégration d’articles nouveaux et par la révision de la mise en page, Marchand agit en assistant plus actif, voire en

308 Dans les deux premières éditions, les articles rédigés après la lettre sous laquelle ils auraient dû paraître trouvaient place à la fin du dernier volume. De plus, les notes et remarques ajoutées à la deuxième édition avaient été marquées comme des additions afin qu’une remarque B dans la première édition demeurât la remarque B dans la deuxième, même si elle était dès lors précédée des nouvelles remarques AΔ et AΔΔ. Par la normalisation de la numérotation, une séquence de remarques A, AΔ, AΔΔ, B, par exemple, allait devenir A, B, C, D. 309 Alors que les remarques figuraient auparavant en bloc en bas de chaque page, elles allaient dès lors paraître, lorsqu’un nouvel article commence sur une page entamée, à la suite de l’article auquel elles renvoient. 310 2-9, p. 370-371. 126

collaborateur de l’auteur. Le rapport entre l’auteur et l’éditeur est donc pour lui moins celui d’un supérieur et de son subordonné que celui de collègues311.

L’on remarque par ailleurs que chaque changement proposé était destiné à faciliter la lecture de l’ouvrage. Les additions individuelles aux textes préexistants ne seraient pas signalées afin de ne pas « apporter de la Confusion à l’Ouvrage » et la nouvelle mise en page était pensée « [p]our donner, non seulement plus de Grace au Livre, mais encore plus de Facilité aux Lecteurs »312. Pour clore la description du projet éditorial, son auteur remarque

[qu’i]l y a mille autres petits soins à prendre pour la Perfection d’un semblable Ouvrage, dans le Détail desquels il n’est pas possible d’entrer, & que les Connoisseurs sentiront assez, dès qu’ils le verront paroître. On les observera avec toute l’Exactitude possible & l’on n’oubliera rien de ce qui pourra contribuer à rendre cette Edition la plus exacte & la plus utile qu’on pourra.313

L’insistance sur la subtilité du travail éditorial permet de mettre de l’avant le talent de celui qui s’en est chargé, ce qui, pris en conjonction avec le souci de clarté et de complétude que traduisent les diverses améliorations, rappelle le discours affirmatif de la posture éditoriale esquissée dans les textes qui présentaient le CP et les LC. Ici plus encore qu’auparavant, les caractéristiques de l’édition projetée sont indissociables de l’éthos de celui qui en est responsable. Plus nombreuses et variées, et relatives à un

311 Marchand demeure toutefois un collègue respectueux de l’auteur. Il prend soin de distinguer les articles d’autrui non revus par Bayle du corps du dictionnaire et conçoit un système de symboles pour signaler les ajouts qui se sont faits à la deuxième et à la troisième édition. Selon le Projet : dans cette nouvelle Edition, tous les Articles de la premiére n’auront point de Marque; tout [sic] ceux de la seconde se connoitront toûjours par la Marque que M. Bayle leur a donnée, savoir par une Main , que nous avons voulu conserver, parce qu’on y est déja tout accoutumé, & tous ceux, qui paroissent pour la premiére fois dans cette troisiéme, se distingueront par un Gland . On observera la même chose à l’égard des Remarques nouvelles, des Additions, & des Corrections, insérées, soit dans la seconde, soit dans la troisiéme Édition. (2-9, p. 366) 312 Ibid., p. 367-368. 313 Ibid., p. 371. 127

ouvrage d’une importance plus notable, les améliorations sont vantées en même temps que leur responsable dans ce texte publicitaire.

Pour compléter sa présentation de l’édition du DHC, l’auteur du Projet devait répondre à quelques commentaires négatifs déjà formulés à l’égard de son travail. C’est ce que fait Marchand dans le post-scriptum de l’article, où il réfute la prétendue exagération de l’étendue du Supplément au DHC314. Quant à l’analyse du CP, Marchand n’y répond pas directement; dénigrant la critique et le journal dans lequel elle est placée – le périodique est dit ne pas mériter être pris au sérieux –, il soutient qu’il ne vaut pas la peine d’y répondre. D’après lui, « [o]n sent trop que le seul but qu’on s’y propose est de décrier en général nos Editions, & en particulier celle que nous avons commencée du

Dictionaire Historique & Critique » et cela dans le but de « prévenir le Public contre un

Ouvrage qui leur [les responsables de la critique parue dans l’HCRL] nuira sans doute, & qui portera beaucoup de préjudice à l’Edition qu’ils ont entreprise du Dictionaire de

M. Bayle »315. De cette façon, Marchand responsabilise des individus particuliers (bien que non identifiés) de la critique qui le vise et neutralise leurs propos en soulignant l’intérêt personnel qui les motive. Ainsi, le discours défensif de Marchand est d’un registre offensif, puisqu’en plus de répondre à la critique avec des preuves concrètes (une liste sélective d’articles contenus dans le Supplément), il déboute les détracteurs et la validité même de leurs reproches.

L’intérêt de l’édition du DHC assura la diffusion du Projet à l’échelle de la

République des Lettres et ses propos furent repris et succinctement commentés dans

314 Ce reproche avait été glissé dans la critique du CP publiée dans l’HCRL (2-5, p. 251). Pour le contrer, Marchand énumère vingt-neuf articles du Supplément qui seront ajoutés à la troisième édition. 315 2-9, p. 388, et p. 386-387. 128

plusieurs journaux savants316. Un effet secondaire de cette publicité pour l’édition marchandienne du dictionnaire fut qu’elle motiva les partisans de la contrefaçon de

Genève (2-10) à faire parler aussi de la leur, afin de ne pas se voir oublier ou défavoriser au bénéfice des Hollandais317. En effet, l’édition genevoise, qui était en préparation depuis 1713, était étroitement reliée à la mise au défi de Marchand et de son édition.

Comme les libraires Fabri et Barrillot qui la publiaient étaient en compétition directe avec

Fritsch et Böhm, ils étaient devenus les alliés naturels de Des Maizeaux dès sa rupture définitive avec les Rotterdamois au printemps de 1714318. Étant donné ce rapport de sympathie mutuelle et d’intérêt commun, Fabri et Barillot lui ont annoncé leur intention de répondre publiquement au Projet de Marchand et de mettre en cause les additions au

DHC qui y étaient annoncées319. Des Maizeaux aurait proposé de combiner leurs efforts contre l’édition de Rotterdam, et spécifiquement de faire « imprimer à la fin de la Vie [de

Bayle], les deux Lettres inserées dans le Journal de Mr. Masson & les remarques & la

Lettre » qu’il rédigerait320. Or, les Genevois considéraient que : « c’est là le plus beau moien que nous puissions avoir pour retorquer tout ce que l’on a publié c{ontre n}ôtre

édition du Dictionaire. »321 Il nous paraît vraisemblable que la lettre inédite que proposait

Des Maizeaux contre le travail de Marchand, Fritsch et Böhm était le texte qui devint

316 L’on relève par exemple des mentions de cette édition promise dans les Nouvelles littéraires, l’HCRL, le JL et les Mémoires de Trévoux. 317 Le dictionnaire de Genève est mentionné de manière positive dans l’HCRL et les Nouvelles littéraires, et de manière négative dans le JL. 318 Immédiatement après la parution de l’édition des LC, Des Maizeaux avait offert des lettres de Bayle en sa possession à Fabri et Barillot pour encourager la préparation éventuelle d’une nouvelle édition de la correspondance qui ferait concurrence à la première (voir BL Add. Mss. 4283 ff. 218-219, Fabri et Barrillot à P. Des Maizeaux, 1714-05-16). Sur Fabri et Barrillot, voir J. R. Kleinschmidt, Les imprimeurs et libraires de la République de Genève, 1700-1798; « Fabri, Jaques » et « Barrillot, Jaques ». 319 BL Add. Mss. 4283, ff. 220-221, Fabri et Barrillot à P. Des Maizeaux, 1714-09-01. 320 BL Add. Mss. 4283, ff. 224-225, Fabri et Barrillot à P. Des Maizeaux, 1715-03-04. 321 Ibid. 129

l’« Avis important », une sorte de lettre ouverte au public de la part des « Amis de

Bayle »322.

L’« Avis important au public sur l’édition fausse et tronquée du Dictionnaire de

Mr. Bayle, qui se fait à Rotterdam » (2-11) – doublement motivé par les intérêts complémentaires de Des Maizeaux et des libraires genevois – constituait une réponse forte au Projet et essayait de bloquer la réalisation de l’édition sous la forme projetée.

Dans cette perspective, l’on y dresse une ligne de front entre l’éditeur opposé et le groupe de ceux qui s’opposent à lui. Le texte ne portait pas ouvertement le nom de son auteur323,

évitant d’afficher une identité particulière pour que la voix auctoriale puisse passer pour collective, soit celle des « amis de M. Bayle »324. Dans un conflit touchant l’œuvre de ce dernier, l’utilisation de cette signature cherchait non seulement à s’approprier la force du nombre par la pluralité indéfinie des amis, mais plus encore à s’attribuer la défense de

Bayle en raison de la proximité supposée par l’amitié. En affichant cette posture amicale, l’auteur laisse par ailleurs sous-entendre que l’apologie de Bayle serait incompatible avec la posture à laquelle les « Amis » s’opposent, celle de Prosper Marchand. On s’attaque à ses motivations et lui impute de travailler sur les textes de Bayle pour « faire parler de lui », le comparant « à ce malheureux, qui brula le Temple d’Ephese, pour tirer son nom

322 Cette supposition découle de ce que la correspondance de Des Maizeaux révèle que le texte proposé n’a finalement pas pu être publié avec la Vie de Mr. Bayle à défaut d’indiquer l’identité de son auteur (BL Add. Mss. 4283 ff. 226-227, Fabri et Barrillot à P. Des Maizeaux, 1715-06-14). Sur les difficultés qu’eurent Fabri et Barrillot avec l’édition de la Vie, voir Amédée Roget, « Pierre Bayle et Genève », surtout p. 191- 201. Comme Des Maizeaux tenait à ne pas se révéler en tant qu’auteur de l’Avis, celui-ci a finalement été publié par recours à Masson à la toute fin de 1715 (2-11) avant d’être intégré au rassemblement de textes polémiques avec l’Histoire de Mr. Bayle (2-12). 323 Les archives révèlent cependant que c’est encore Des Maizeaux qui y entreprend de répondre au projet de son adversaire (BL Add. Mss. 4285 f. 163, S. Masson à P. Des Maizeaux, 1715-02-08). 324 2-11, p. 227, 265. L’identité collective de l’auteur est soulignée lorsqu’à sa réimpression le texte est renommé le « Factum des Amis de Mr. Bayle » (2-12b). 130

de l’obscurité. »325 En attribuant à l’éditeur une motivation déshonorante, l’auteur de l’Avis élève les Amis de Bayle au statut de défenseurs du temple de son œuvre et accentue en même temps le danger qu’il y aurait à laisser Marchand agir comme il l’entend326.

Les camps une fois dressés, le but de l’article est affiché dans la déclaration musclée de l’introduction :

les Amis de cet illustre Ecrivain [Pierre Bayle] se trouvent obligés d’avertir tous ceux à qui il appartiendra, que l’Ouvrage qu’on a commencé d’imprimer à Rotterdam sous le Titre de Dictionaire de Mr. Bayle, &c. N’est point le véritable DICTIONAIRE de Mr. Bayle, mais un Livre tout différent, puisque dans cette prétenduë nouvelle Edition, on change l’ordre & la disposition de Mr. Bayle; on altére ses expressions; on lui fait dire des choses absurdes ou fausses; & on lui suppose des Additions & des Corrections auxquelles il n’a point de part, & qui seront pourtant insérées dans le Corps de l’Ouvrage, & confonduës avec celles qui lui appartiennent veritablement. C’est ce que nous allons prouver avec toute l’évidence possible327.

Il sera donc explicitement question d’une évaluation attentive du Projet et de l’approche

éditoriale de Marchand. À la manière d’une critique littéraire, les diverses propositions pour la troisième édition du DHC seront étudiées et jugées, dans une perspective qui cherche à correspondre à celle du public intéressé par cet ouvrage. Procédant de manière similaire à l’exposition même du Projet, l’article de Des Maizeaux est organisé en sections thématiques qui recoupent en partie celles de la présentation de Marchand. Bien

325 2-11, p. 227. 326 Le critique signale d’ailleurs que Marchand avait déjà rabaissé l’édition du CP de sorte que par ce rappel, les fautes éditoriales encore hypothétiques sont associées à des délits réellement commis, pour démontrer la probabilité de leur réalisation. 327 2-11, p. 227-228. Si l’on considère que l’Avis sera renommé « Factum des Amis de Mr. Bayle » lors de sa réimpression l’année suivante (2-12b), il appartient à ce genre qui est défini comme « un mémoire contenant l’exposition d’une affaire contentieuse » (A.-G. Boucher d’Argis, « Factum »). Marc Angenot rappelle que « le mot a un sens juridique – exposé des faits d’un procès – attesté dès le XVIe siècle » (Parole pamphlétaire, p. 380). D’ailleurs, la formulation de ce passage et la structure de l’article qu’il introduit suggèrent que ce genre était visé dès sa rédaction puisqu’il correspond à « l’exposition du fait qui précède ordinairement celle des moyens » dans un tel écrit. Dans le cas présent, la démonstration de l’intention de l’écrit est entreprise par un examen minutieux du Projet. 131

que l’on passe rapidement sur certains des changements annoncés par l’éditeur, les remaniements des références marginales, appelées citations, sont abordés en profondeur.

On signale cinq espèces de transformations et chaque catégorie est illustrée par la comparaison d’un passage tiré de la deuxième édition de 1702 avec le passage équivalent du Projet. Les cinq types de changements consistent à : 1) compléter les références plutôt que d’utiliser des contractions latines, 2) allonger les titres raccourcis, 3) utiliser le génitif plutôt que le nominatif, et 4) corriger ou 5) ajouter des informations. Par la confrontation des extraits, l’« Ami de Bayle » cherche donc à montrer que les citations originales ont

été dénaturées et tronquées et sont dorénavant « inutiles & ridicules » sinon fausses328.

Ces reproches reposent sur le postulat que les changements ne viennent pas de Bayle et que par conséquent ils ne sont ni autorisés ni souhaitables. C’est ce que Des Maizeaux proclame explicitement au regard des modifications touchant les citations, sans nécessairement avoir de preuves329. L’assertion que les nouveautés de la troisième édition ne proviennent pas de l’auteur du DHC, mais plutôt de son éditeur, est également à l’origine des critiques portant sur les altérations effectuées dans les remarques et dans le corps du texte, qui en affectent le style330. Or, la juxtaposition de passages extraits du

Projet et de la deuxième édition révèle certes des différences entre les éditions mais pas

328 2-11, p. 233. 329 Un exemple éloquent se trouve dans ce passage de Des Maizeaux : le Sr. Marchand a fait non seulement des Corrections à sa maniére, mais même des Additions de son propre chef, dans les Citations marginales de Mr. Bayle. Par exemple, Mr. Bayle ayant remarqué que le Livre des Antiquitez de Melun de Sebastiens Roulliard fut imprimé à Paris l’an 1628; Marchand a mis qu’il fut imprimé à Paris, en 1628, in 4. Nous croyons aussi être en droit de lui attribuer tout ce qu’il y a d’inutile dans cette Citation marginale de l’Article de JEAN CHASTEL […] Ce n’est point-là la maniére de citer de Mr. Bayle. (Ibid., p. 244-245) 330 Afin de montrer les changements, Des Maizeaux examine encore une fois des passages extraits du Projet et de la deuxième édition, placés côte à côte, et étudie jusqu’aux plus petites variations : la substitution de « pas » pour « point » dans un cas et de « un » pour « l’un » dans un autre. 132

l’identité de celui qui les aurait introduites. Dans l’Avis, on affirme toutefois sans aucun doute qu’il s’agit de Marchand.

De manière à étayer son affirmation selon laquelle les modifications au texte de

Bayle ont été introduites par Marchand, l’auteur de l’Avis convoque l’appui de tiers331.

Plus encore, il appelle le lecteur à en juger lorsqu’il suggère que, par les passages du

Projet donnés en exemple, « [i]l est facile de voir que Mr. Bayle n’a aucune part à ces changemens [… et qu’] il n’y a personne qui ne sente » qu’ils ne sont pas de lui332.

Finalement, dissimulant qu’il est lui-même l’auteur des textes qu’il cite, Des Maizeaux renvoie aux critiques des éditions marchandiennes parues dans l’HCRL pour appuyer le discrédit qu’il jette sur Marchand en tant qu’éditeur333. S’étant approprié le soutien de ces différentes figures, l’auteur de l’Avis considère avoir prouvé que l’édition annoncée par le Projet est entièrement faussée et corrompue par Marchand334.

Après avoir fait le tour des aspects critiques du Projet, Des Maizeaux évoque en fin de compte les enjeux commerciaux de l’édition. Il avertit les imprimeurs du DHC qu’ils mettent en péril le succès de leur édition en la préparant telle qu’annoncée.

Cependant, il n’est pas, selon lui, trop tard pour sauver l’édition, il suffirait de supprimer les modifications de Marchand et de

remettre incessamment les Corrections & les Additions que Mr. Bayle a laissées pour son Dictionaire, entre les mains d’une personne habile, savante, & d’une probité reconnuë, qui se fasse un scrupule de ne rien changer, ajoûter, ou corriger de son chef dans cet Ouvrage335.

331 Des Maizeaux cite notamment le témoignage d’un journaliste dont les propos ambigus sont interprétés de manière à suggérer qu’il a vu Marchand rajouter des additions et corrections de son crû au texte de Bayle (2-11, p. 259). 332 Ibid., p. 262. 333 Ibid., p. 263-264. 334 Ibid., p. 262. « Ainsi on croira lire Mr. Bayle, & on ne lira que Prosper Marchand : on se flatera d’avoir cet illustre Ecrivain pour garant, & on n’aura que l’Autorité d’un pauvre Libraire ». 335 Ibid., p. 265. 133

Autrement, Fritsch et Böhm courent le risque qu’il n’y ait « personne qui voulût acheter cette Edition »336, d’autant plus que le public aura l’option de se procurer l’édition concurrente imprimée à Genève. Préférant manifestement l’édition de Genève qui n’aura pas les « fautes » introduites par Marchand, Des Maizeaux cherche à minimiser l’importance et l’intérêt du supplément par lequel l’édition de Rotterdam se distingue néanmoins337. De toute façon, le public ne perdrait rien, d’après Des Maizeaux :

car nous déclarons ici que dès que cette Edition de Rotterdam aura paru, nous en tirerons les nouveaux Articles, & les nouvelles Additions de Mr. Bayle (qu’il ne sera pas difficile de distinguer d’avec celles de Marchand) & que nous les publierons dans un Volume à part; afin que ceux qui auront les autres Editions de Hollande, ou l’Edition de Genêve, puissent rendre leur exemplaire complet, & tel qu’il est sorti des mains de l’Auteur.338

En donnant voix aux intentions des imprimeurs de Genève qui sont responsables de la contrefaçon du DHC, l’auteur de l’Avis s’affilie ouvertement à eux et leur prête l’appui des Amis de Bayle. La déclaration contenue dans cet extrait est un affrontement direct vis-à-vis des libraires rotterdamois qui menace le succès commercial de l’édition de

Marchand. Dans la mesure où la renommée éditoriale est reliée au succès de librairie, ce passage met en cause l’honneur que Marchand peut espérer en retirer en éditant le grand dictionnaire.

Ouvertement affichée dans l’Avis Important, l’alliance entre Des Maizeaux et les imprimeurs Genevois produit également, mais plus discrètement la réimpression collective de critiques des éditions marchandiennes que le Londonien avait proposées à

336 2-11, p. 266. 337 Des Maizeaux cite notamment une lettre de Bayle pour indiquer qu’il était « fort peu avancé » lorsque son auteur est décédé (ibid., p. 267). Si Marchand soutient que le Supplément ajoute l’équivalent d’un volume entier au DHC, c’est, selon son adversaire, parce qu’il y ajoute beaucoup d’additions de sa propre main et une table des matières exagérément précise, à l’image de celle des LC. 338 Ibid., p. 272-273. Fabri et Barrillot impriment effectivement un Supplement au Dictionaire Historique et Critique en 1722. Voir ci-dessous p. 153. 134

l’origine. En effet, Des Maizeaux collabora avec les libraires afin de redonner au public les principaux textes critiques de la polémique Marchand-Des Maizeaux339. Puisqu’ils n’ont finalement pas pu être imprimés avec la Vie de Bayle340, les textes furent rattachés à la réédition de l’Histoire de Mr. Bayle et de ses ouvrages (2-12). Le lien entre les textes biographiques et l’anthologie de textes polémiques était singulièrement ténu et selon toute vraisemblance opportuniste, relevant d’un désir d’accabler l’équipe rotterdamoise par la répétition des arguments contre eux et d’en convaincre le public en réimprimant quatre textes déjà parus. Rapprochée dans le temps de la parution originale de l’Avis

Important, dès lors réintitulé « Factum des Amis de Mr. Bayle, ou Avis Important au

Public », la publication augmentée de l’Histoire est sortie des presses avant que

Marchand ait pu y répondre publiquement. Les responsables de l’Histoire font ainsi preuve d’une stratégie de publication offensive qui seconde la charge textuelle de l’ouvrage. Le but agressif de la compilation-réimpression est exposé jusque dans les modifications apportées aux titres des textes, dès lors plus explicitement antagonistes envers Marchand et les éditions de Rotterdam que dans leurs versions originales341.

Parmi les articles polémiques réédités paraissait un nouveau texte, intitulé

« Apostille, ou Dialogue d’un tour nouveau » (2-12a). En tant qu’apostille342, ce texte est

à lire comme un commentaire, spécifiquement sur les « Remarques sur les Notes du Sieur

339 Une exhortation de Masson de « fini[r] enfin l’impression de l’Hist. de Mr. B. » confirme que Des Maizeaux était impliqué dans l’élaboration de ce projet. Il aurait pour le moins été responsable de l’Errata et de l’Avertissement (BL Add. Mss. 4285 ff. 168-169, S. Masson à P. Des Maizeaux, 1715-11-29). 340 Voir supra n. 322. 341 Les Remarques Critiques par exemple, sont dorénavant celles « [o]ù l’on donne un Echantillon des faussetez, des bévûës, & des impertinences, qui se trouvent dans les Notes du Sieur Marchand », et la « Lettre écrite de Genève au sujet de la nouvelle Edition du Commentaire Philosophique » devient celle « où l’on fait voir que le Sieur Marchand a corrompu le Texte de cet Ouvrage, & altéré le Sens de l’Auteur ». 342 Il peut être utile de signaler que le DAF de 1694 définit une apostille comme étant une « [a]ddition faite à la marge d’un escrit, ou au bas d’une lettre. » (s. v.) 135

Marchand » auquel elle se rapporte (2-7)343. Écrite à la première personne par celui qui se présente comme l’auteur anonyme des Remarques344, l’Apostille comporte un récit-cadre mettant en scène un dialogue enchâssé : le narrateur rapporte une conversation tenue avec deux amis au sujet du texte des Remarques. Bien qu’elle multiplie les voix des commentateurs, la discussion factice ne diversifie guère les perspectives et est avant tout une occasion pour son auteur de créer deux nouvelles voix appuyant son point de vue. La démultiplication des voix, qui rappelle l’effet de la nouvelle littéraire « De Rotterdam »

(2-6), confère ici encore plus de poids à l’opinion partagée. En se mettant en scène et en faisant commenter le discours de ses Remarques par des tiers encore plus acerbes que lui345, l’auteur présente sa position critique comme comparativement modérée et ses propos comme moins calculés et plus naïfs qu’ils ne pourraient sembler autrement.

Portant sur les Remarques concernant les LC, le dialogue de l’Apostille commente la complicité entre Marchand et les auteurs du JL, telle qu’on la pouvait constater dans le volume qui contenait l’extrait des LC. Les intervenants font état de la sympathie perçue entre l’équipe rédactionnelle du journal et cet individu, dénonçant leur alliance au nom de l’intégrité journalistique et critique346. De plus, afin de situer l’évaluation de Marchand dans un contexte plus large que les seules éditions de Bayle et de suggérer que ses actions

343 La spécificité du lien intertextuel est indiquée allusivement dans l’introduction de l’Apostille et explicitement dans l’« Avis du libraire au lecteur » qui sert de préface au tome entier (p. i). 344 Rappelons que l’auteur des Remarques signale avoir aussi rédigé la « Lettre écrite de Genève au sujet de la nouvelle édition du Commentaire Philosophique », de sorte que l’Apostille est le troisième texte pris en charge par cette figure auctoriale particulière qu’emploie Des Maizeaux. 345 Le narrateur tempère par exemple la critique d’un de ses interlocuteurs, disant : « Vous auriez tort de l’en blâmer » et encore « Il me semble […] que vous prenez la chose trop sérieusement. » (2-12a, p. 520, 522) 346 D’après les interlocuteurs de l’Apostille, le compte rendu des LC montrerait que les journalistes de La Haye sont bien disposés en faveur de Marchand, puisqu’autrement, ils n’auraient pas dit tant de bien, ou permis à Marchand d’en dire autant, d’éditions que les locuteurs jugent gâchées, ou tant de mal de ses adversaires. Ils suggèrent effectivement que Marchand est membre de l’association des rédacteurs du JL. 136

ont une portée plus vaste, l’un des interlocuteurs de l’Apostille relève la mention faite dans les Remarques Critiques

que Marchand dans ses Notes se mêle ridiculement dans la Dispute sur les Anciens & les Modernes, prend le Parti de Perrault, & accuse Despreaux de s’être laissé entraîner par un zéle trop aveugle pour Homere, & pour Virgile. Ce n’est pas qu’il ait jamais lû Homere ni Virgile; mais il a voulu trancher du Critique, ou plûtôt se mettre à la mode qui régne en France, parmi une certaine Troupe de beaux Esprits de l’un & de l’autre Sexe.347

En rattachant Marchand à la Querelle des Anciens et des Modernes, alors que la Querelle d’Homère bat son plein, l’auteur de l’Apostille amplifie la portée du débat et élargit le public susceptible d’être affecté par les notes de son édition. D’ailleurs, comme d’autres rédacteurs du JL partageaient la position pro-Modernes de Marchand, le journal qui diffuse la position de Marchand est noirci du même coup aux yeux des interlocuteurs pro-

Anciens de l’Apostille 348.

Par cette ouverture sur la Querelle des Anciens et des Modernes, l’Apostille mène

à un long commentaire sur la Dissertation sur Homère et Chapelain dans le Chef d’œuvre d’un Inconnu, dans lequel Thémiseul de Saint-Hyacinthe, un collègue de Marchand au

JL, raille les commentateurs des Anciens. Même si l’Apostille ne porte pas toujours explicitement sur Marchand, les autres propos sont néanmoins associés à la polémique, car en attaquant un collaborateur de Marchand, Des Maizeaux (au reste biographe de

Boileau, chef des Anciens) le vise indirectement en dénigrant ses associés, d’autant plus qu’il le fait à propos d’idées que Marchand partagerait avec la cible explicite349.

347 2-12a, p. 516. 348 Parallèlement, le JL est mis en opposition avec Samuel Masson et son HCRL que l’on défend contre les « injures grossières » de Marchand en expliquant celles-ci par l’envie et la « jalousie de Métier » des « Messieurs de la Haye » (ibid., p. 525). L’organe principal de diffusion du discours anti-Marchand est ainsi défendu en même temps que l’on discrédite celui qui sert le discours opposé. 349 Pour justifier l’inclusion de la critique de la Dissertation de Saint-Hyacinthe dans un texte et dans une compilation qui portent sur Marchand, le personnage qui donne voix à cette diatribe déclare qu’« [i]l ne 137

En reliant la critique d’un particulier à des questions plus larges que la protection de l’œuvre de Bayle, à savoir, la défense des Anciens, l’Apostille magnifiait la gravité des reproches faites au style éditorial de Marchand. De semblable façon, le regroupement de l’Apostille et des autres textes polémiques avec l’Histoire de Mr. Bayle leur assurait une diffusion auprès d’un lectorat plus large. En empruntant un support imprimé autre que celui de la presse savante dans lequel les textes furent d’abord présentés au public, l’ouvrage semble renforcer un message qui vaudrait la peine d’être répété. Comme acte polémique, la publication de l’Histoire de Mr. Bayle a donc pour effet de reprendre et d’accentuer les arguments contre Marchand. Si les articles concernent tantôt les éditions du CP, tantôt celles des LC, ils partagent tous une mise en doute des capacités éditoriales de Marchand. D’ailleurs, le fait que la compilation soit coordonnée avec la promotion de son édition du DHC signale que l’Histoire de Mr. Bayle est à prendre comme appréhendant l’œuvre promise de Rotterdam. De plus, l’« Avis du Libraire au Lecteur » indique que le « Factum des Amis de Mr. Bayle » – la seule pièce de l’anthologie qui porte directement sur le DHC – est « la plus importante de toutes »350. La stratégie de Des

Maizeaux qui cumule ses efforts avec ceux de ses alliés à Genève et à l’HCRL ressemble dès lors aux cabales qui visaient à faire tomber Phèdre ou Tartuffe avant même que la pièce soit jouée ou dès sa première représentation.

Même avant que l’Avis soit réimprimé, la force avec laquelle il mettait au défi les traits représentatifs du Projet et de l’édition qui devait en résulter était telle que Marchand avait composé une « Défense de la Nouvelle Edition du Dictionaire de M. Bayle » (2-13)

[lui] seroit pas difficile […] de faire voir que cet Auteur a sur les Anciens les mêmes idées que Marchand » (2-12a, p. 520). 350 [P. Des Maizeaux], « Avis du libraire au lecteur », p. vii et viii. 138

pour éviter que le public « ne se laiss[e] prévenir injustement contre [elle] »351.

Cependant, l’Histoire de Mr. Bayle ayant rapidement suivi la parution de l’Avis, la réponse de Marchand ne fut publiée qu’après la réimpression en bloc des critiques de ses

éditions. L’intention première de la Défense, qui répond uniquement à l’Avis Important, n’est toutefois pas de répliquer aux offenses contenues dans ce texte. Marchand se propose plutôt de montrer

que dans cet Ecrit on agit de la plus mauvaise foi du monde; qu’on m’y fait des crimes de tout; qu’on y donne un mauvais tour aux choses les mieux fondées; qu’on y détourne en un mauvais sens les choses les plus innocentes; qu’on y traite d’obscures les choses les plus claires; qu’on y embarrasse à dessein ce qui est de soi-même fort intelligible; qu’on y releve avec beaucoup de bruit des minuties & des bagatelles; qu’on n’a oublié d’y mettre en usage aucun de ces artifices indignes, aucune de ces obliquitez odieuses, sur lesquelles les Critiques de mauvaise foi sont toûjours appuyées; & enfin, qu’un Ecrit si plein d’emportement & de malignité ne peut venir que de la part de gens intéressez à décrier la nouvelle Edition dont je suis chargé, & par conséquent à me décrier moi-même.352

Marchand indique par cette énumération de reproches qu’il se concentre sur la volonté de son accusateur et les raisons qui l’incitent à formuler ses charges. Aux critiques et aux arguments de Des Maizeaux, Marchand oppose principalement des preuves qui font appel

à l’éthos et au pathos. À savoir, pour repousser des attaques qu’il peint comme grossières, violentes, injustes, malhonnêtes et sans fondement, Marchand adopte un style qu’il dit honnête et posé, opposant sa démarche critique à celle de son accusateur.

Marchand cherche à convaincre le lectorat de la vérité de ses affirmations et de l’honnêteté de sa position; pour qu’elles soient jugées évidentes et indéniables, il est amené à expliquer pourquoi son adversaire le met en doute, ce qu’il fait tout au long du

351 2-13, p. 91. Une note éditoriale fait remarquer l’impression de l’Histoire de Mr. Bayle entre la rédaction et l’impression de la Défense (ibid., p. 90), tout comme le fait le passage justificatif de la « Déclaration authentique » qui suit la « Défense » dans le JL et qui sert de réplique aux réimpressions de l’Histoire. 352 Ibid., p. 92. Nous soulignons. 139

texte en insistant sur la motivation intéressée de son critique. Son véritable motif ne serait pas, d’après lui, la volonté de protéger les œuvres de Bayle, mais de nuire à la compétition que son édition fera à celle préparée à Genève. Il souligne également l’intérêt de ceux qui relaient le message : le fait que les textes de son dépréciateur trouvent réception dans l’HCRL relèverait de la rancune de son rédacteur, Samuel Masson, envers les libraires-imprimeurs du DHC353. Par ces explications, Marchand neutralise l’expression et la diffusion de la critique de sa personne et de son travail éditorial en leur attribuant un fondement inadmissible.

En plus de s’en prendre aux motifs du discours critique qui le vise, Marchand réplique aux accusations de l’Avis. Pour mieux les réfuter, Marchand résume et évalue les arguments de son critique, en détaillant son interprétation fautive du Projet. Reprenant plusieurs des éléments que Des Maizeaux avait cités, Marchand ironise sur les reproches de son accusateur, se moquant du discours de ce dernier en usant de formules telles que :

« C’est une entreprise hardie & téméraire, que d’avoir cité éxactement […] », « C’est une chose terrible, que d’avoir […] » et « C’est un Attentat odieux, que d’avoir […] ».

Enfin, c’est ressembler au Bruleur du Temple de Diane, que d’avoir ôsé témérairement ajoûter au Titre […] simplement ces trois Caracteres, in 4. car c’est là une de ces Impostures criminelles par lesquelles je cherche à faire parler de moi, une de ces Augmentations importantes qu’on éxagére avec tant d’affectation, une de ces Additions de mon propre chef pour lesquelles on fait autant de bruit que si tout étoit renversé.354

Au moyen de ces diverses réappropriations d’exemples, de références et d’expressions,

Marchand détourne les armes de son gloseur, employant une stratégie que Des Maizeaux

353 Fritsch et Böhm auraient refusé de publier le journal de Masson en raison de son style trop peu respectueux envers « diverses personnes distinguées dans la République des Lettres » (2-13, p. 114). 354 Ibid., p. 100, 101 et 102. Les soulignements indiquent dans l’original que ce sont des termes empruntés à l’Avis Important. 140

avait utilisée à son propre avantage plus tôt dans la polémique355. Les reproches qui avaient été présentés contre Marchand sont ainsi désamorcés et par leur apparente inefficacité, ils noircissent tout le discours critique de l’adversaire.

Quant à l’accusation la plus fondamentale de l’Avis – que Marchand avait inséré des additions et corrections de sa propre main dans le texte de Bayle – la réponse de l’éditeur comporte plusieurs volets. Premièrement, Marchand confirme que certains ajouts au DHC ne proviennent pas de Bayle, mais affirme que ceux-ci lui ont été envoyés par des amis de Bayle et ne sont donc pas de sa main. Ensuite, étant donné que Des

Maizeaux avait indiqué que des expressions spécifiques ne traduisaient pas le génie de

Bayle, Marchand offre de montrer à quiconque le voudrait que ces insertions sont effectivement de la main du grand homme. C’est d’ailleurs de la même façon que

Marchand entend convaincre ses lecteurs de la fausseté de la supposition selon laquelle le

Supplément serait à la base plutôt concis et que la majorité des additions seraient de sa propre plume. Il écrit à ce sujet :

pour donner une preuve incontestable de la vérité de ce que j’ai avancé, & pour ne plus laisser aucun lieu aux chicanes & aux mauvais desseins de mon Accusateur, j’invite toutes les personnes, qui voudront prendre la peine de s’en éclaircir par leurs propres yeux, à le venir faire sur les Manuscrits de M. Bayle, que j’ai entre les mains, & que je m’offre de faire voir à tout le monde.356

En proposant de faire voir des preuves matérielles, Marchand clôt sa Défense avec une preuve plus forte que les arguments rhétoriques habituels. D’ailleurs, en encourageant le public à vérifier pour lui-même la vérité de ses assertions, il l’incite, en plus de sa fonction habituelle de juge du différend, à agir comme témoin et à prendre parti.

355 Voir ci-haut p. 122. Des Maizeaux se servait de cette technique pour détourner les déclarations de la posture éditoriale présentée dans les paratextes et extraits du CP et des LC. 356 2-13, p. 112. C’est d’ailleurs ce que reproduit la pièce que Marchand fournira à la suite de sa Défense, la « Déclaration authentique », que nous examinerons plus loin. 141

Il apparaît que « la Violence & les Artifices de [s]es Ennemis […] qui ne se lass[ai]ent point de répéter perpétuellement les mêmes Injures & les mêmes Faussetez » l’ont incité à présenter le document le moins articulé et le plus factuel de tout l’échange polémique357. À savoir, « de peur que le Public, à force d’entendre continuellement rebattre les mêmes Calomnies, ne crût enfin qu’elles ne sont pas tout à fait destituées de fondement », Marchand a produit un document attestant qu’il avait « véritablement entre les mains de nouvelles Piéces de l’Ecriture de M. Bayle de quoi faire la valeur d’un

Volume de Supplément à son Dictionaire, & que les Additions […] que l’on a vûes dans le Projet [qu’il a] publié, sont véritablement de lui [Bayle] »358. Les accusations que

Marchand jugeait les plus importantes à infirmer parmi celles contenues dans l’Avis

Important/Factum seraient ainsi réfutées. Pour contredire les autres, il lui suffit de renvoyer à sa « Défense de la Nouvelle Edition du Dictionaire » (2-13).

La « Déclaration authentique touchant les manuscrits laissés par feu Mr. Bayle, pour le suplément de son Dictionaire historique et critique » (2-14b) est une attestation qui certifie que les dix individus soussignés ont examiné les manuscrits du Supplément et que ceux-ci contiennent 375 articles nouveaux359. Les signataires confirment en outre que l’exemplaire personnel du DHC ayant appartenu à Bayle est amplement annoté

« d’Additions & de Corrections » de sa main et que celles imprimées dans le Projet « se trouvent écrites de sa propre main » et sont « exactement placées en leur rang dans les feuilles imprimées de la nouvelle Edition »360. Les soussignés précisent encore que les

357 2-14, p. 134. 358 Ibid., p. 136. 359 Il s’agit de « Personnes de mérite […], la plûpart Amis de feu M. Bayle […] toutes connoissant parfaitement bien son Ecriture » (ibid., p. 136). 360 Ibid., p. 153. 142

articles, additions et corrections fournis à Bayle ou communiqués à l’éditeur par des tiers ne sont pas inclus dans les feuilles déjà imprimées de la nouvelle édition et que Marchand

« n’a dessein d’en faire usage qu’à la fin de l’Ouvrage même, pour n’en point priver le

Public. »361 Soulignons que l’authentification des pièces manuscrites est une pratique traditionnelle de l’érudition savante. Dans ces conditions, Marchand fournit une preuve convaincante à Des Maizeaux qui, de par son affinité avec le clan des Anciens, devrait accepter sa valeur.

Les données quantifiables rassemblées dans la Déclaration authentique par des témoins dignes de foi permettaient à Marchand de répondre à l’essentiel des reproches que Des Maizeaux avait formulés dans le Factum doublement imprimé, soit que le

Supplément contenait peu d’articles nouveaux et que les ajouts n’étaient point de Bayle.

Par ces informations présentées sous la forme d’un témoignage de personnes extérieures

à la polémique sur l’édition du DHC, cet article complète l’annonce descriptive du Projet qui, à toutes fins utiles, avait inauguré l’anticipation du dictionnaire de Bayle à la fin de

1714. Alors que le Projet avait laissé place à l’interprétation peu généreuse de l’Avis

Important, un an et demi plus tard, la Déclaration authentique venait fournir des précisions détaillées sur ce que l’on pouvait attendre de l’édition de Rotterdam362. De ce fait, la Déclaration authentique marque la fin de la phase d’intensification de la polémique Marchand-Des Maizeaux. Bien reçue et rediffusée par plusieurs périodiques savants, cette pièce d’apparence factuelle pose problème à Des Maizeaux, et à sa suite, le

361 2-14, p. 153. 362 C’est d’ailleurs dans cette perspective informative que la Déclaration authentique a été republiée sous forme abrégée par d’autres périodiques comme le prospectus original l’avait été avant elle. La Déclaration paraît notamment dans les Nouvelles de la République des Lettres, la Bibliothèque ancienne et moderne et les Deutsche Acta Eruditorum. Cette diffusion volontaire confirme que les rédacteurs de différents journaux, c’est-à-dire d’autres que ceux impliqués directement dans le différend, considéraient que ces renseignements intéressaient le public. 143

débit des publications au sujet de l’édition du DHC ralentit. La campagne contre le style

éditorial de l’« ex-libraire » par laquelle Des Maizeaux cherchait à faire retirer la responsabilité du DHC à Marchand, ajuste dès lors le tir.

iii. Phase 3 : La raréfaction des interventions – imprimés et inédits

En 1717, un an après la parution de la Déclaration authentique, est publiée la réponse de Des Maizeaux, qui traduit un changement dans l’effet qu’il espérait produire par ses écrits contre Marchand. Il y accepte la probabilité que Marchand réalise la troisième édition du DHC. Dès lors, et jusqu’à la fin de la polémique, les saillies sont irrégulières et plus espacées (voir Tableau 4). Cette raréfaction coïncide avec un

épuisement des arguments des deux côtés et une diminution de l’intérêt des journalistes, et sans doute aussi du public, pour les invectives répétées. Le ralentissement du débit des textes attaquant et défendant la politique éditoriale de Marchand commence donc avant la parution de son édition du DHC, qui, après toute l’anticipation dont elle a fait l’objet, fit finalement peu de bruit à sa sortie. Neuf ans plus tard, en 1729, la parution des rééditions de la correspondance baylienne et du DHC préparées par Des Maizeaux inaugure un nouvel échange, toutefois tempéré par les rédacteurs responsables des journaux savants, qui limitent ce qui rejoint le public. C’est donc dans la répétition des arguments, la fatigue du public et le musellement imposé par les journaux, que s’épuise et, enfin, s’éteint la polémique Marchand-Des Maizeaux.

144

Tableau 4 : Textes de la polémique lors de la raréfaction des interventions (phase 3)

Sigle Date de Responsable(s) Titre363 Publié publication 3-1 1717 [Des « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard, contenant des ML Maizeaux]364 Eclaircissemens sur quelques endroits de leurs derniers Journaux, où il est parlé du Factum des Amis de M. Bayle, contre la nouvelle édition de son Dictionaire, qui s’imprime à Rotterdam; & servant en même tems de Réponse à ce qu’on trouve sur le même sujet dans le Tome VIII. du Journal Literaire » 3-2 1718 Marchand « Lettre de Mr. Marchand à Monsieur ***, touchant le IX. JS Article de la II. Partie du II. Tome des Memoires de Littérature de Mr. de Sallengre » 3-3 1720 éd. Marchand DHC, 3e édition Böhm 3-3a - « Avertissement du libraire au lecteur » 3-4 1729 éd. Des Lettres de Mr. Bayle, Publiées sur les Originaux, avec des Compagnie des Maizeaux Remarques Libraires - « Preface » d’Amsterdam 3-5 1729 Marchand « Réponse de M. Marchand a M. Des Maizeaux, touchant leurs JL Editions des Lettres de Mr. Bayle » 3-6 1730 [Des Maizeaux] Extrait des Lettres de Mr. Bayle de 1729 BR 3-7 1730 éd. Des DHC, 4e édition Compagnie des Maizeaux - « Avertissement » Libraires Des Maizeaux - « Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. de la Motte » [Préface] d’Amsterdam Des Maizeaux - « La Vie de Mr. Bayle » 3-8 1731 Marchand « Réponse de M. Marchand aux Accusations de M. des Maiseaux, JL nouvellement réitérées, tant dans la nouvelle Edition du Dictionaire de M. Bayle, que dans la Bibliothèque raisonnée, Tome V, page 406, & suiv. » 3-9 1739 [Des « Lettre écrite de Berlin aux Auteurs de cette Bibliotheque » BF Maizeaux?]365 3-10 --- Marchand « Réponse aux Articles VI & VII de la II Partie du Tome XXVIII --- de la Bibliotheque Françoise »366 3-11 1740 éd. Des DHC, 5e édition Compagnie des Maizeaux - « Avertissement sur cette cinquiéme Edition » Libraires d’Amsterdam

363 Nous soulignons en gras les formes courtes par lesquelles nous faisons référence à ces éléments. 364 Malgré que l’auteur ne soit signalé que par l’auto-désignation générale et plurielle « [l]es Amis de M. Bayle » (3-1, p. 233) et que jusqu’à maintenant il n’ait pas été formellement identifié par la critique, le style et les propos de ce texte correspondent parfaitement aux écrits précédents de Des Maizeaux, d’ailleurs incorporés ici. Plus encore, nous avons découvert de nombreux indices dans la correspondance de Des Maizeaux qui permettent de l’identifier comme l’auteur de cette pièce, notamment dans ses échanges avec Albert-Henri de Sallengre et Henri Du Sauzet, respectivement éditeur et imprimeur des Mémoires de littérature, journal dans lequel parut l’article. 365 L’attribution de cette pièce à Des Maizeaux est basée sur le fait qu’elle répète des expressions et phrases entières ayant figuré dans ses écrits antécédents, ainsi que l’a souligné Berkvens-Stevelinck (PMHL, p. 99). 366 UBL MAR 52 ff. 189-195. 145

3.1 Reprises et interprétations de discours adverses

La diffusion de la Déclaration authentique dans les nouvelles littéraires à travers l’Europe amena Des Maizeaux à répondre à celle-ci en même temps qu’à deux textes qui l’avaient commentée. La « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard » (3-1), comme le suggère son titre complet, devient une sorte de résumé de l’affrontement entre Marchand et Des Maizeaux par un jeu d’emboîtement discursif. En tant que lettre destinée à Le

Clerc et à Bernard (voir fig. 1.1), ce texte (3-1, A) répond à deux écrits extra-polémiques

(B+C367) qui avaient porté sur la Déclaration authentique (2-14, D) de Marchand et mentionné l’Avis Important (2-11/2-12b, E) de Des Maizeaux en raison de son commentaire sur l’édition en cours du DHC (3-3, F). En tant que « Réponse à ce qu’on trouve sur le même sujet dans le Tome VIII. du Journal Literaire » (voir fig. 1.2), A est aussi une réplique à D et à la Défense de Marchand (2-13, G), pour ce que ces textes disaient de E, concernant F. Toutes mentionnées dans l’intitulé de l’article, ces manifestations de l’affaire sont ensuite intégrées dans le corps du texte et créent un véritable effet de poupées gigognes.

367 Dans les Nouvelles de la République des Lettres, la Déclaration authentique avait été précédée non pas de la lettre de Marchand, mais d’un avis de son « éditeur » (Jacques Bernard), dénonçant les critiques qui s’étaient acharnés sur lui (« Avis sur la nouvelle Edition du Dictionnaire de Mr. Bayle, qui est sous la presse a Rotterdam », p. 630-631). De manière semblable, Jean Le Clerc avait brièvement rapporté dans la Bibliothèque ancienne et moderne que l’on avait imprimé la Déclaration authentique dans le JL, récapitulant avec concision son contenu et jugeant de son efficacité probable, de la bonne foi de Marchand et de la trop grande passion avec laquelle il avait été attaqué (« Livres françois », p. 233-234). 146

Figure 1.1 : Emboîtement discursif de 3-1 Figure 1.2 : Emboîtement discursif de 3-1 comme la lettre à Le Clerc et Bernard comme la réponse à la Déclaration authentique

Des Maizeaux s’adresse à Le Clerc et à Bernard et propose de les éclairer sur le

Factum et les répliques de Marchand, puisqu’il considère qu’ils les ont mal présentés à leurs lecteurs. Pour ce faire, Des Maizeaux répète tour à tour les principaux reproches du

Factum, parfois résumant et reformulant ses propos précédents, ou les citant tout simplement368. Les jugements répétés sont souvent des commentaires sur la clarté de l’argument original de l’Avis Important (Factum) et de la plainte contre l’édition proposée du DHC369, suivis d’un résumé, d’une paraphrase ou d’une citation de la réaction de Marchand. Après avoir rappelé la réprimande et la réplique, la dernière étape consiste en la réfutation de la défense de Marchand, en la démonstration de son inefficacité par l’exposé de sa mauvaise interprétation du reproche original ou de sa

368 Les cinq grands reproches suivent l’ordre de ceux présentés dans le Factum qui sont : I) la réforme de la mise en page du texte et des notes, II) les modifications de la ponctuation et de l’orthographe originale, III) les changements faits aux citations, dont on note encore une fois cinq sous-catégories, IV) les altérations du style de l’écriture de Bayle, et V) les additions supposées de la main de Marchand. 369 Par exemple : « on a fait voir » (3-1, p. 235, 237 et 240) « on a montré » (ibid., p. 238 et 242). 147

réponse insatisfaisante370. Ces étapes sont répétées jusqu’à ce que les répliques de

Marchand dans la Défense paraissent avoir été systématiquement désamorcées; Des

Maizeaux passe alors à l’examen de la Déclaration authentique, qui représente un contre- argument au Factum. Pour le neutraliser, le Londonien cherche à minimiser, voire à détourner, l’effet d’appui que le témoignage public des signataires avait apporté à sa cible. La structure argumentative demeure celle de la répétition du reproche, du résumé de la réponse et de son commentaire, afin de guider l’interprétation du public en modulant le discours de l’adversaire.

Cet article marque un tournant dans le discours attaquant l’édition du DHC préparée par Marchand. Dans le Factum, Fritsch et Böhm avaient été exhortés à rejeter le travail de Marchand et à confier le supplément de Bayle à « une personne habile, savante,

& d’une probité reconnuë », alors que dorénavant, le message est exprimé d’une façon qui suggère que Des Maizeaux accepte la probabilité que le DHC paraisse sous la forme que lui donnera Marchand371. Les libraires sont maintenant sommés

de conserver soigneusement l’EXEMPLAIRE corrigé de la propre main de M. Bayle [ainsi que les manuscrits du supplément], & de le déposer en tel lieu, où il puisse être facilement consulté par tous ceux qui voudront s’assurer par eux- mêmes, ou par leurs amis, que le Texte de M. Bayle n’a point été altéré, ni corrompu.372

Ce qui demeure généralement inchangé depuis le Factum est la suggestion « qu’une conduite opposée rendroit leur édition suspecte de fourberie, & la ruineroit infailliblement », ce qui constitue un appel à l’intérêt commercial des libraires pour les

370 Des Maizeaux écrit par exemple : « Ce pauvre Libraire […] est si ignorant, qu’il ne peut pas comprendre que sa citation presente un sens tout différent [que celui qu’il lui prête] » (3-1, p. 244). 371 2-11, p. 265 et 3-1, p. 270. 372 3-1, p. 261. 148

inciter à prendre la menace au sérieux373. Étant donné que Marchand avait proposé de faire voir les manuscrits originaux à toute personne qui le voudrait374, Des Maizeaux réclame ce qui a déjà été offert. Cependant, l’ultimatum et le langage autoritaire dans lequel il est exprimé insinuent que la charge de la preuve incombe à Marchand, Fritsch et

Böhm et impliquent que ceux-ci cachent la vérité. Ce n’est donc point la nouveauté de l’idée qui importe mais son appropriation par l’attaquant. En effet, à ce tournant dans la polémique vers une atténuation de l’attaque, Des Maizeaux se veut toujours aussi agressif qu’auparavant. En maintenant ce ton, il évite que la mitigation de ses propos puisse être interprétée comme une cession de terrain, malgré le fait qu’il abandonne l’édition du

DHC à son adversaire et vise dès lors un enjeu adapté.

À ce stade de leur affrontement où les polémistes reprennent et reformulent les

éléments discursifs déjà déployés, leurs correspondants les encouragent tous deux à laisser choir la polémique et à ne plus répondre aux invectives de leur opposant. Malgré ces incitations, la publication de la « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard » montre que

Des Maizeaux ne se laissa pas convaincre375. Pareillement, lorsque Marchand fut invité à mettre fin à l’échange en dédaignant son critique, il ne put apparemment s’y résoudre entièrement et rédigea la « Lettre de Mr. Marchand à Monsieur ***, touchant le IX.

Article de la II. Partie du II. Tome des Memoires de Littérature de Mr. de Sallengre » (3-

373 3-1, p. 261. 374 2-13, p. 112 (voir supra, p. 140). 375 Samuel Masson avait voulu faire comprendre à Des Maizeaux que la Déclaration authentique « ne signifi[ait] pas grand-chose » et ne méritait pas de réponse, que ce serait préférable de se taire. D’après Masson « [i]l fa[llait], enfin, finir ce combat; et desormais ne plus entrer dans aucune de ces querelles, qui certainement sont peu honorables pour l’Histre. Critique. » (BL Add. Mss. 4285 f. 179, S. Masson à P. Des Maizeaux, 1716-11-17) Michel Marais et Charles de la Motte exprimeront des sentiments similaires (BL Add. Mss. 4285 ff. 98-99, M. Marais à P. Des Maizeaux 1716-11-09; BL Add. Mss. 4287 ff. 65-66 et f. 68, C. de la Motte à P. Des Maizeaux, 1729-07-08 et [1729]-08-09). 149

2)376. Le poids de l’enjeu symbolique de leur honneur respectif est trop important pour qu’ils fassent un pas en arrière. C’est du moins ce que suggère leur préoccupation constante quant à la manière dont ils sont l’un et l’autre présentés sur le plan éthique.

Adoptant la forme d’une lettre, l’article de Marchand semble reconnaître la recommandation de son correspondant lorsqu’il rassure son destinataire fictif : « Ne craignez point que je m’amuse à y répondre [à la “Lettre à Messieurs Le Clerc &

Bernard”] : il ne contient rien que je n’aie déja sufisamment réfuté dans ma Defense »377.

Comme il l’avait fait auparavant lors de la parution de l’Histoire de Mr. Bayle, Marchand réplique aux arguments répétés contre lui en renvoyant au texte central de sa défense. Il souligne ce choix, par lequel il se distancie de son adversaire, avec la remarque qu’« en n’offrant au Public que de vaines & inutiles redites, [il] abuseroi[t] de son loisir & de sa patience avec aussi peu de ménagement que le fait mon Adversaire. »378 Marchand dénonce ainsi la posture de Des Maizeaux. Ayant formulé son éthos de polémiste respectueux du public, Marchand note qu’un seul élément de l’article de son éreinteur mérite d’être commenté : la présentation contradictoire de sa personne, incompatible avec celle des textes précédents qui le visaient. Marchand signale avoir jusque-là été peint en

376 Mathurin Veyssière de la Croze lui écrit par rapport à la « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard » : « Tous vos amis seront sans doute d’avis que vous n’y répondiez point. Quand vos ennemis verront que vous vous joignez au public pour mépriser leurs invectives, ils seront forcez de se taire. » (UBL MAR 2, Veyssière de la Croze à Marchand, 1718-01-14). Les archives permettent de supposer que la parution de la lettre de Des Maizeaux dans le journal « de Mr. de Sallengre » a en partie motivé la réaction de Marchand. Celui-ci aurait été fortement blessé par le fait que Sallengre, qui avait été un ami et collaborateur au JL, publiait l’invective de Des Maizeaux. Telle que publiée, la réponse de Marchand ne porte plus les traces d’une telle amertume, à part la mention de Sallengre dans son titre, mais il s’est plus tard plaint que l’article publié ne contenait qu’une partie de ce qu’il avait écrit (3-5, p. 432, n.1; 3-10, f. 192r.). La correspondance de Des Maizeaux confirme que l’article de Marchand a été censuré. On y lit : « Le S.r Marchand avoit fait inserer un article violent contre M.r de Sallengre dans le Journal des Savans du mois de Mars; mais il a été supprimé avant la publication » (BL Add. Mss. 4288 f. 12r., H. Du Sauzet à P. Des Maizeaux, 1718-04-12. Voir aussi BL Add. Mss. 4286 f. 228r., C. de la Motte à P. Des Maizeaux, 1718-03-25). 377 3-2, p. 291. 378 Ibid. 150

« pauvre Garçon, si simple & si novice qu’à peine [lui] accordoit-[on] de savoir lire », alors que dans le dernier texte, son zoïle le décrit comme étant « un Homme assez fin & assez délié pour en imposer tout seul à dix Personnes intéressées à se défier de [s]es prétendues Subtilitez »379. L’incohérence comme il la relève repose sur la supposition que les diverses attaques contre l’édition de Marchand proviennent d’une seule plume. Sans

être explicitement identifié, l’homme qu’il soupçonne aurait été reconnaissable pour ses contemporains, puisque – outre le fait que Des Maizeaux avait signé la « Lettre […] à

Mr. Coste », triplement éditée – Marchand associe son critique au débat sur l’Avis aux

Réfugiez dans lequel Des Maizeaux était ouvertement impliqué380. En rassemblant en une personne les voix critiques des diverses publications qui l’avaient attaqué, Marchand diminue la force du nombre qu’elles auraient pu revendiquer. De plus, cette concentration accentue la nature répétitive du contenu des divers textes et facilite leur explication par les motivations d’un seul individu.

Que ce soit le résultat d’un choix librement exercé ou d’une limite qu’on lui aurait imposée, après à peine trois pages et demie, Marchand déclare qu’il « n’en dir[a] pas davantage sur ce sujet » et respecte ainsi la brièveté qu’il avait promise au lecteur381. Des

Maizeaux ne dut pas considérer souhaitable de répliquer, car il s’avère que la « Lettre de

Mr. Marchand à Monsieur *** » fut le dernier article de leur polémique à paraître avant la troisième édition du DHC. Deux ans de silence précédèrent la publication si attendue de l’édition posthume du grand ouvrage de Bayle.

379 3-2, p. 292. Marchand fait bien sûr allusion aux signataires de la Déclaration authentique. 380 Ibid., p. 294. 381 Signalons le contraste de cette concision avec les 60 pages de l’écrit auquel celui-ci répond. L’article de Marchand fait quelques pages de plus, mais il en consacre les derniers deux tiers à une critique de l’extrait qu’il avait préparé de « la nouvelle Edition des Eloges des Hommes Savans de Mr. de Thou, avec les Additions de Mr. Teissier », un projet d’édition semblable au DHC (ibid., p. 294-300). 151

3.2 Le Dictionaire historique et critique de 1720

La troisième édition officielle du Dictionaire historique et critique de Bayle sort des presses de Michel Böhm à Rotterdam en avril 1720 (3-3) avec une page de titre qui annonce qu’elle a été « Revue, corrigée, et augmentée par l’auteur »382. Sa table des matières n’est pas aussi détaillée que celle des LC, mais autrement, l’édition correspond grosso modo à ce qu’avait annoncé le Projet en 1714. Le Supplément de Bayle y est intégré, les nouveaux articles figurent dans l’ordre alphabétique et les contributions d’autrui sont reléguées à la fin du dernier tome. « [L]e texte des articles n’est plus uniformément en haut des pages, mais à la suite des notes du précédent article » et les remarques et références sont renumérotées383. Le tout est précédé d’un avertissement du libraire qui fait état de ces modifications (3-3a)384.

Dans ce bref texte liminaire, Böhm présente en condensé l’histoire de la provenance des corrections et suppléments laissés par Bayle et défend Marchand contre l’accusation que les additions seraient de sa main. Le libraire soutient d’abord que le style inimitable de Bayle sera reconnu par ses lecteurs dans les éléments nouveaux et, de plus, il cite Jacques Basnage – l’« Amy illustre » de Bayle – et d’autres comme garants de leur authenticité. Plus encore, Böhm annonce qu’il « conserver[a] prétieusement les

Manuscrits, afin de pouvoir en convaincre les Incredules, ou ceux qui se feront peut-être un honneur de soutenir avec opiniatreté ce qu’ils ont avancé sans raison. »385 Le libraire

382 Après l’édition originale de 1697, celle de 1702 était la première à porter cette remarque. À partir de la quatrième édition (1730), la qualification sera plus vague : « Revue, corrigée, et augmentée », ne donnant plus d’indication du ou des responsables. 383 P. Rétat, Le Dictionnaire de Bayle, p. 476. D’ailleurs, comme le note Rétat, « [c]’est à partir de cette édition que les remarques sont dans leur ordre définitif. » 384 Une préface additionnelle avait été rédigée par Marchand, mais celle-ci demeura inédite (MAR 44:15 ff. 3-14). 385 [M. Böhm], « Avertissement du libraire au lecteur », p. xviii. 152

relève ainsi le défi de la « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard » et honore la promesse de Marchand d’assurer l’accès aux manuscrits originaux pour comparaison. D’après

Böhm, les « Incredules » seraient ceux qui avaient faussement accusé Marchand pour

« donner plus de relief » à l’édition illicite de Genève et il rejette sur eux la responsabilité du fait qu’il n’a pas pu respecter l’intention de Bayle de publier les suppléments dans un volume à part. Par ces quelques remarques, Böhm se met à l’abri des reproches les plus prévisibles contre son édition.

Pour ce qui est de la dimension publicitaire de son texte, Böhm suggère que les additions, « l’Arrangement des Articles » et les symboles utilisés pour distinguer les changements apportés, rendent « [s]on Edition beaucoup plus correcte & plus ample »,

« plus utile & plus belle » que toutes les éditions précédentes – officielles et contrefaites.

Chantant les louanges de « [s]on » édition, Böhm se met lui-même de l’avant comme responsable plutôt que de souligner le travail de Marchand. De cette façon, l’avertissement évite de personnaliser le travail éditorial, ce qui aurait pu rappeler la controverse sur les capacités de son éditeur. Ce choix est d’autant plus net que la préface additionnelle rédigée par Marchand demeura inédite, alors qu’elle rappelait « les

Accusations injustes de quelques Personnes envieuses & mal intentionnées » contre lesquelles il avait dû défendre l’authenticité des suppléments et des additions386. En se restreignant à l’avertissement du libraire pour tout texte liminaire et en évitant de réveiller la polémique, Böhm et Marchand confient l’édition de 1720 au jugement de la postérité plutôt que d’en faire l’objet d’une dispute qu’ils espéraient aussitôt oubliée que scellée par la parution de leur édition.

386 UBL MAR 44:15 f. 4. 153

En effet, la réception de la troisième édition dans la presse savante était remarquablement discrète après les échanges qui l’avaient précédée. En guise d’explication, il suffit de remarquer qu’il s’agissait de la réédition d’un ouvrage dont la réputation était établie et que le marché était prêt à recevoir. Si l’on pouvait discuter des choix de l’éditeur avant sa réalisation, dès qu’elle fut parue, le succès commercial de l’ouvrage rendait futile toute manifestation d’entêtement contraire387. Ainsi, cette édition a pu représenter un enjeu majeur entre Marchand et Des Maizeaux lorsqu’ils s’en disputaient le droit éditorial, mais son résultat ne participe guère à leur querelle.

Pas plus que la nouvelle édition de Rotterdam, le volume contrefait, tel que promis par Fabri et Barrillot, avec les articles du supplément intégrés à la troisième

édition, ne ralluma la polémique en 1722388. Le plagiat ne suscita aucun commentaire public de Marchand malgré que la reproduction des additions par ces anciens alliés de

Des Maizeaux signifiât qu’ils en acceptaient l’authenticité. Le calme fut si complet que lorsque Jean Pierre Nicéron fit l’inventaire des éditions de Bayle en 1728, il put raisonnablement considérer que le débat était révolu389. Or, si Marchand garda le silence

à l’égard du Supplément de Genève, tout comme Des Maizeaux se tut par rapport à la parution du DHC de 1720, cette apparente cessation des hostilités ne fut qu’une trêve. La génération suivante d’éditions de Bayle fournit à Des Maizeaux l’occasion de s’exercer et de s’exprimer à sa guise, ce qui renouvela la comparaison avec les éditions de Marchand.

387 L’un des rares textes publiés en réaction à la parution de l’édition de 1720 fut l’extrait qu’en prépara Jean Le Clerc (Extrait du Dictionnaire Historique & Critique, par Mr. Pierre Bayle. Troisième Edition […]). La teneur de son texte est révélatrice d’une motivation autre que celle d’évaluer la récente parution. À savoir, comme dans son extrait des LC, Le Clerc commente les positions théologiques de Bayle, avec lesquelles il n’est pas plus en accord que lors du vivant de celui-là. 388 P. Bayle, Supplement au Dictionaire Historique et Critique de Mr. Bayle. Pour les Editions de MDCCII. & de MDCCXV. 389 J. P. Nicéron, « Pierre Bayle », p. 278, 288, et 297-298. 154

3.3 Les éditions de Des Maizeaux et l’ultime réchauffement de la polémique

Parue en 1729, la deuxième édition de la correspondance de Bayle (3-4) permit à

Des Maizeaux de se réapproprier le pouvoir éditorial qui lui avait été enlevé par

Marchand, Fritsch et Böhm lors de l’édition originale. En fait, lorsque Fritsch et Böhm avaient vendu le privilège de leur édition en 1715, les nouveaux détenteurs sont aussitôt entrés en contact avec Des Maizeaux pour envisager une réédition390. Des Maizeaux ajoute 40 lettres aux 252 de la première édition qu’il redonne, « rétabli[es] sur les originaux », ce qui veut dire qu’il restitue les phrases et paragraphes jadis retranchés391. Il raccourcit la table des matières de Marchand tout comme les notes qu’il avait vilipendées, rajoutant et retravaillant d’autres annotations. Des Maizeaux met ainsi en œuvre sa conception de la critique textuelle, sa philosophie éditoriale, qu’il avait si longtemps dite opposée à celle de Marchand. En effet, dans la réédition des Lettres de Mr. Bayle, Des

Maizeaux agit en éditeur-transmetteur qui suit au près le texte original.

Avant de vanter son édition, ainsi que l’intérêt et l’utilité des éditions de correspondance dans la préface – comme l’avait fait Marchand en 1714 –, Des Maizeaux relate un abrégé de l’histoire éditoriale des Lettres choisies et des Lettres de Mr. Bayle.

Suivant sa version des événements, Des Maizeaux avait été écarté, dès l’envoi du manuscrit aux libraires en 1712, par le « Correcteur d’Imprimerie » qui, en des termes non équivoques, est traité d’inepte392 et son édition, de gâchis393. Selon Des Maizeaux,

390 É. Labrousse, Inventaire critique, p. 16; et BL Add. Mss. 4289 ff. 148-149, P. Des Maizeaux à J. Desbordes, 1715-12-09. 391 3-4, p. xiv. Les chiffres sont basés sur l’analyse de Labrousse (Inventaire critique, p. 16-17). 392 Marchand serait un « homme, à qui la Présomption tenoit lieu de capacité », « sans fond de Littérature, sans jugement, sans respect pour le public, sans égards pour des personnes distinguées » (3-4, p. ix, x). Des Maizeaux renvoie à ses critiques précédentes comme preuves, citant les deux impressions des Remarques critiques comme s’il s’agissait de textes distincts (ibid., p. x). 393 Ce serait « un exemple de tous les defauts qu’on doit éviter dans l’édition d’un Livre » (ibid., p. x). 155

l’édition des LC « excita des plaintes qui devinrent publiques, & [lui attirèrent] de violens reproches »394. Ainsi justifie-t-il avoir rédigé sa « Lettre apologetique » (2-8)395. Mais comme il le note, « cela ne remedioit pas au mal. Il falloit remettre ces Lettres dans leur premier état, & les purger de ce fatras de Notes qui les deshonoroient. »396 C’est ce qu’accomplirait selon lui son édition de la correspondance. Avec de telles justifications de son comportement de critique et d’éditeur, Des Maizeaux renforce sa posture

éditoriale en se donnant Bayle comme maître et modèle. C’est que Des Maizeaux loue les notes de son édition en disant qu’elles ont éclairci le contenu des lettres « comme [Bayle] l’auroit fait, sans doute, dans les Lettres mêmes, s’il les avoit publiées »397. De plus, sa motivation étant désintéressée puisqu’il s’est soucié du public et de l’usage que celui-ci pourrait faire de l’ouvrage, Des Maizeaux s’est attaché à fournir des notes courtes mais surtout utiles et donc détaillées au besoin. Ces louanges typiques de ce genre de paratexte jouent néanmoins un rôle secondaire dans cette préface où la rancune prévaut. Les quinze ans écoulés depuis la publication de la première édition n’ont, de toute évidence, pas suffi pour apaiser Des Maizeaux par rapport à son exclusion, et il s’empare de l’occasion de son édition pour tenter d’en récrire l’histoire. En cela, le discours préfaciel constitue un effort pour consolider sa réputation éditoriale et pour l’associer aussi étroitement que possible avec la fidèle protection des écrits de Bayle. Mais l’effet à plus court terme de ces propos fut de renouveler son conflit avec Marchand.

394 Ce qu’il démontre en citant l’essentiel de la lettre de Paris qu’il avait jadis fait paraître et la note du rédacteur du journal qui l’encourageait de répondre (voir 2-6). 395 Il souligne d’ailleurs qu’elle « a été imprimée plus d’une fois » et en cite les trois impressions (3-4, p. xiii). 396 Ibid., p. xiii-xiv. 397 Ibid., p. xv. 156

La « Réponse de M. Marchand a M. Des Maizeaux, touchant leurs Editions des

Lettres de Mr. Bayle »398 fut l’ardente réaction du premier à l’édition de 1729 et particulièrement aux invectives renouvelées dans la préface (3-5). Marchand considère que « les Accusations également injustes & malhonnêtes, que Mr. des Maizeaux [venait] de renouveller aussi déraisonnablement qu’imprudemment » contre lui, l’obligeaient :

à découvrir enfin les Motifs d’un Acharnement si peu ordinaire, & à faire voir au Public, que cet Homme-là, qui ne cesse de m’accuser très faussement de peu de Bonne-Foi dans l’Edition de ces Ouvrages, est lui-même effectivement très coupable de la plus odieuse & de la plus insigne Mauvaise-Foi dans tout son Procédé à mon égard.399

Avec ces visées dénonciatrices, Marchand raconte plus en profondeur que ne l’avait fait

Des Maizeaux dans sa préface l’histoire de la préparation de la première édition de la correspondance baylienne. Ce faisant, il dévoile des détails sur ce qu’avaient été leurs rôles respectifs et cite des extraits de leur échange épistolaire, qui entrent ainsi dans la sphère publique pour la première fois. Il divulgue, par exemple, que Des Maizeaux avait d’abord approuvé les retranchements opérés par Marchand qu’il a dénoncés par la suite; il dévoile aussi l’ancienne accusation des libraires « que Mr. des Maizeaux revendoit une seconde fois les feuilles de leurs Lettres à un Libraire Anglois »400. Par ces révélations,

Marchand impute à Des Maizeaux des motifs moins honorables que ceux dont il s’était réclamé, notamment l’intérêt pécuniaire et la soif de renommée.

C’est donc parce que Des Maizeaux est motivé par le gain et non par les fins honorables qu’il invoque, qu’il fait preuve, d’après Marchand, d’hypocrisie et de

398 3-5, p. 432-461. 399 Ibid., p. 432-433. 400 Ibid., p. 434. 157

stratégies répréhensibles401. La « Mauvaise-Foi très manifeste » est relevée à maintes reprises, peut-être le plus efficacement lorsqu’il est question des notes402.

A l’entendre, il a retranché de son Editions toutes les Remarques que j’avois faites sur ces Lettres; ou, pour me servir de son Stile, il les a purgées de ce Fatras qui les deshonoroit; & il n’y en a absolument laissé aucune, qui ne soit effectivement de sa façon. Mais, c’est encore-là une Fausseté tout-à-fait évidente. En effet, quiconque voudra bien prendre le soin de conférer son Edition avec la mienne reconnoitra sans beaucoup de peine, que ce prétendu Fatras ne lui a point paru si détestable, qu’il ne s’en soit très bien accommodé; & cela, avec toute la Mauvaise-Foi du monde, & sans m’en faire le moindre honneur403.

Marchand admet que les notes sont parfois réécrites et que le contenu de sa table des matières a été réduit, mais étant donné leur condamnation acharnée et répétitive par Des

Maizeaux, il est impardonnable que celui-ci les reprenne et, pire encore, se les approprie sans reconnaître leur origine404. Dans ces termes, Marchand fait à son tour un procès au travail éditorial de Des Maizeaux et à son honneur d’homme de lettres. En faisant appel au jugement du lecteur et en suggérant que Des Maizeaux se dérobe aux convenances,

Marchand en appelle au jugement de la communauté.

Marchand s’exprime d’ailleurs de manière à attirer l’attention de son lecteur sur la différence entre son propre comportement et celui de son adversaire dans le contexte de leurs écrits polémiques. Signalant la manière exécrable dont il a été traité, Marchand suggère qu’il serait « en droit » de répondre de la même manière, mais qu’il ne le fait pas,

401 D’après Marchand, Des Maizeaux lui reproche certaines fautes qu’il commet lui-même, par exemple de manquer de respect pour le public (3-5, p. 442) ou pour la mémoire de Bayle (ibid., p. 438), et agit injustement puisqu’en guise de preuve, « il se cite pour la 20. fois lui-même » (ibid., p. 441-442). 402 Ibid., p. 443. 403 Ibid., p. 444-445. Plus encore, selon Marchand « c’est par-tout même Disposition; même Méthode; même Suite de Chiffres pour les trois Volumes; même Position de Caracteres de Citations; mêmes Renvois de Lettre à Lettre […]; &, enfin, même Table des Lettres, & même Table des Matieres. » (Ibid., p. 447) 404 Marchand fait remarquer que pour sa part il avait « rendu justice » à l’apport de Des Maizeaux. 158

alors que son adversaire l’agresse sans provocation405. Il conclut que les attaques de Des

Maizeaux ne méritent pas une réaction comparable puisque :

outre que j’ai quelque chose de meilleur à faire, ce n’est-là l’Occupation que d’une Ame basse & d’un très mauvais Cœur; & Dieu me préserve d’imiter un aussi mauvais Exemple. Je ne répondrai rien non plus à ses Invectives, parce que les Injures d’un Homme tel que lui sont aussi peu capables de faire tort, que ses Eloges de faire honneur, & qu’effectivement elles lui sont beaucoup plus préjudiciables, qu’à ceux sur qui il les répand si libéralement.406

La véhémence de Marchand dans ce libelle, piqué par la répétition gratuite de vieilles accusations dans la préface de l’édition de Des Maizeaux, se ressent dans son recours

émotif aux registres du pathos et de l’éthos lorsqu’il dévoile des éléments jusqu’alors réservés à la sphère épistolaire. Cette transgression provoqua à son tour celui qu’elle ciblait, de sorte que Des Maizeaux incorpora une réponse au texte de Marchand dans l’extrait des Lettres de Mr. Bayle qui parut un an plus tard (3-6)407.

L’extrait publicitaire des Lettres est typique des écrits polémiques de Des

Maizeaux en ce qu’il profite du cadre générique de l’article pour faire valoir les différences entre cette édition et son repoussoir naturel : les LC de 1714. Grâce à l’anonymat caractéristique de l’extrait, Des Maizeaux peut louer sa posture éditoriale en disant de lui-même que « Mr. Des Maizeaux n’entre point dans la discussion des defauts qui regnent dans l’Edition du Sieur Marchand », et expliquer ainsi que l’extrait comble la déficience critique de la préface408. Comparant à cette fin les deux éditions, l’auteur de l’extrait suggère que la plus récente redresse les nombreux défauts de la précédente, ce

405 3-5, p. 453-454. 406 Ibid., p. 459-460. 407 Cet article semble avoir été publié après la parution du DHC de 1730, mais celui-ci n’y étant que mentionné en passant (3-6, p. 420), nous préférons suivre ici l’ordre discursif des écrits. Il est également possible que Des Maizeaux s’y soit référé précocement, ayant achevé de rédiger le paratexte auquel il renvoie. 408 Ibid., p. 415-416. 159

qui lui permet de critiquer les choix éditoriaux de Marchand dans ses trois éditions de

Bayle et d’évaluer le comportement respectif des deux éditeurs. C’est ainsi qu’il conclut que Marchand aurait rédigé une attaque contre Des Maizeaux pour « le plaisir […] de dire du mal » de lui409 mais que ce dernier, faisant preuve de plus d’honnêteté, « a méprisé ce Libelle, & ne s’est pas mis en peine de le refuter. »410 La voix auctoriale de l’extrait s’occupe de répondre au texte de Marchand à la place de Des Maizeaux de sorte que, par cet artifice, celui-ci peut à la fois conserver son honneur et démentir les propos de Marchand, notamment la suggestion qu’il s’en était approprié les notes.

Pour le lecteur familier avec les écrits polémiques de Des Maizeaux, cet article présente des anomalies à quelques endroits où des transitions entre paragraphes manquent de fluidité stylistique et logique. La fin en particulier est singulièrement abrupte, tronquant la récapitulation argumentative et la conclusion généralement soigneusement préparées chez l’auteur. Ces caractéristiques sont vraisemblablement le résultat d’une intervention hâtive des responsables de la Bibliothèque raisonnée, ce qui pourrait expliquer pourquoi le chercheur trouve des documents génétiques révélateurs de la préparation de cet écrit dans deux liasses de la British Library, peut-être sauvegardés par un Des Maizeaux vexé par une manipulation étrangère de son texte411. La teneur de ces manuscrits nous semble appuyer l’hypothèse d’une correction imposée.

409 3-6, p. 421. Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit de la récente « Réponse de M. Marchand a M. Des Maizeaux, touchant leurs Editions des Lettres de Mr. Bayle ». 410 Ibid., p. 422. 411 BL Add. Mss. 4226 ff. 314-321 et BL Add. Mss. 4289 ff. 200-211. Il n’existe aucun autre texte dans la collection Des Maizeaux dont autant de versions ont été sauvegardées. Le catalogue électronique de la BL indique erronément que les ff. 322-324 d’Add. Mss. 4226 appartiennent au même regroupement de manuscrits, alors que ceux-ci n’y ont aucun rapport direct. Par ailleurs, Joseph Almagor classifie à tort les états des ff. 200-211 comme minutes de lettres plutôt que comme brouillons d’articles. 160

Les brouillons écrits de la main de Des Maizeaux témoignent avec éloquence du

soin qu’il a pris à préparer sa réponse à la vive réaction de Marchand à l’édition des

Lettres de Mr. Bayle412. Dans les trois premières versions complètes, Des Maizeaux

adopte une fois de plus la forme de la lettre découverte413. De toute évidence, il ne prévoit

pas en faire l’extrait littéraire que lui avaient commandé les libraires414. S’adressant à un

destinataire non identifié, il commence par l’apostropher :

C’est en vain, Monsieur, que vous me pressez de répondre au Libelle du Sr. Marchand. He! Qui voudroit se commettre avec un homme qui invente & debite hardiment tout ce que lui suggere sa Malignité, & à qui les injures les plus grossieres ne coutent rien? Dès lors, la dispute est finie: un honnête homme ne se mesure pas avec un Crocheteur. Cependent je veux bien vous envoyer quelques observations sur ce Libelle, persuadé qu’aprez les avoir lûes, bien loin de me solli[ci]ter à repondre, vous seriez le premier à m’en détourner, si vous apreniez que j’en eus le dessein.415

412 Le tableau ci-dessous résume les différents états préparatifs qui subsistent du texte 3-6. Il s’agit dans les cinq cas d’autographes de Des Maizeaux.

État Date Description Côte A 1729-07-15 Version raturée du texte retravaillé dans les mss. suivants. BL Add. Mss. 4289 ff. 200-205 B 1729-07-22 Intitulé : « Lettre de Mr. D . . . . à Mr. *** sur le Libelle de Sr. M. inseré dans le BL Add. Mss. Tom. XII du Journal Literaire, pag. 432 & suiv. » 4289 ff. 206-211 Révision complète de A, avec ratures, quelques ajouts. C 1729-07-22 Révision complète de B avec ajouts et ratures. Ff. 318r.- 320v. retravaillés pour BL Add. Mss. remplacer la première personne verbale par la troisième. 4226 ff. 316-321 D 1729-07-22 Mise au net avec révisions mineures du premier paragraphe de C. BL Add. Mss. 4226 f. 314 E 1729-07-22 Intitulé : « Lettre à Mr. ….. » BL Add. Mss. Révision de D. Une suite de passages (recopiés de C) citant l’article « Réponse de 4226 f. 315 M. Marchand » avec indication des pages citées.

413 Par « lettre découverte », nous entendons ces écrits qui adoptent la forme épistolaire, mais que la publication donne à lire au grand public. Nous suivons en cela Rolf-Bernhard Essig qui précise : « [g]ibt es keine doppelte Adressierung, […] spricht man besser von veröffentlichten, nicht aber von Offenen Briefen. » [S’il n’y a pas de double adresse explicite, […] l’on devrait parler de lettres découvertes, plutôt que de lettres ouvertes.] (Der Offene Brief. Geschichte und Funktion einer publizistischen Form von Isokrates bis Günter Grass, p. 16) 414 Wetstein et Smith en firent la demande par le truchement de Charles de La Motte (BL Add. Mss. 4287 ff. 39-40, 1728-11-12). Les manuscrits ici considérés préparent uniquement la réponse à 3-5. L’évaluation de l’édition 1729 et sa comparaison avec celle de 1714 n’y figurent point. 415 BL Add. Mss. 4226 f. 315 (E). 161

La dernière version manuscrite introduit ainsi un commentaire systématique des points soulevés dans l’évaluation des Lettres de Mr. Bayle de Marchand. Avec un ton ironique et agressif, Des Maizeaux répond notamment aux révélations épistolaires de Marchand et, afin de contrer les anecdotes rapportées comme preuves de son intérêt motivé, il fait ses propres révélations épistolaires et se donne à voir sous un jour plus positif.

Les ébauches successives de ce texte révèlent la manière dont leur auteur élabore sa réponse au texte de Marchand et comment il soigne son expression, tempérant progressivement la violence de ses propos. Les modifications les plus notables surviennent lors d’une révision du troisième état, où Des Maizeaux abandonne la ruse

épistolaire, l’utilisation de la première personne et la personnalisation que celle-ci prêtait

à sa diatribe. Dans les passages qui sont effectivement retenus dans l’extrait publié, les occurrences du pronom personnel « je » sont alors rayées et remplacées par « Mr. D »416.

Le rejet du faux cadre épistolaire freine l’expression plus libre que permettait la communication supposée avec un correspondant et le changement de forme entraîne une révision générale qui a pour effet d’atténuer l’agressivité du texte417, aussi bien que

416 BL Add. Mss. 4226 ff. 318r.-320v. (C) Dans l’article publié, ce raccourci est complété et devient « Mr. Des Maizeaux » (3-6, p. 422-425). 417 À titre de comparaison, le passage suivant est rayé : Il m’accuse de m’être approprié ses Notes. Ce reproche seroit bien mortifiant si j’y avoit donné lieu; car comme on a fait voir que ses Notes etoient pleines de faussetez, de bevûes, & d’impertinences, quelle idée auroit on de mes Remarques, si elles n’etoient qu’une Copie des siennes: Il ne pouroit pas imaginer un moyen plus sûr de les décrier. La vérité est que le trouvant en defaut à chaque page, je me suis defié de tout ce qu’il disoit, & n’ai rien avancé sur son temoignage. Je n’excepte pas meme les Titres des Livres, qui devroient etre son fort, & qu’il a presque toujours mutilez ou corrompus. J’ai travaillé sur nouveaux fraix; j’ai consulté les Livres mêmes; & si l’on compare mes Notes avec les siennes, on en sentira assez la difference. Aussi s’est il bien gardé de donner des exemples de mon pretendu plagiat. (BL Add. Mss. 4226 ff. 318v.-319r.) À la réécriture, ce passage cède sa place à une version comparativement épurée : Il accuse Mr D. de s’être approprié ses Notes. Ce reproche seroit bien mortifiant s’il etoit vrai. Mais Mr. D. pretend [qu’]Il a travaillé sur nouveaux fraix; & c’est ce qui paraitra en assez à ceux qui compareront les deux editions. (Ibid.) Dans l’article publié, la version finale paraît comme suit : 162

l’ironie de certains passages418. Cela dit, un écart important demeure entre la dernière des

ébauches et l’article publié, étant donné que ces manuscrits, qui trahissent le désir de Des

Maizeaux de répondre de manière emphatique à Marchand, sont réduits à un court addendum rattaché à l’extrait des Lettres de Mr. Bayle. Dans ces conditions, nous formulons l’hypothèse selon laquelle le texte préparé par Des Maizeaux avant la révision majeure de C n’avait pas trouvé preneur parmi les journaux savants tel quel, ou que son auteur a préféré ne pas rendre public un écrit signé aussi vitupérant et qu’au moment de préparer l’extrait de son édition, il en a récupéré des éléments acceptables pour répondre au moins anonymement au texte de Marchand. En tout cas, les brouillons manuscrits de ce texte publié nous éclairent sur la mise au point minutieuse de l’écriture polémique avant qu’elle ne soit rendue publique et traduisent la pleine conscience qu’avait le libelliste de son lectorat.

Peu après la réédition des lettres de Bayle est sortie la quatrième édition du DHC qui avait également été confiée à Des Maizeaux (3-7). Alors que son édition de la correspondance baylienne avait conservé les traits textuels originaux autant que possible, il n’a finalement pas agi de la même manière avec le DHC. Basée sur la troisième édition, l’édition de Des Maizeaux incorporait, comme celle-là, le Supplément de Bayle. Cela dit,

Des Maizeaux opéra un changement additionnel, car les articles et remarques critiques qui s’étaient trouvés en fin de volume sont intégrés dans le corps de l’ouvrage. Alors qu’il n’avait pas voulu que Marchand intègre au corps du texte des écrits d’autrui que

Il accuse Mr. Des Maizeaux de s’être aproprié ses Notes. Ce reproche seroit bien mortifiant pour Mr. Des Maizeaux, s’il y avoit donné lieu : mais il n’y a qu’à comparer les deux Editions pour juger de la verité du fait. Ce que nous pouvons dire, c’est que dans la comparaison que nous en avons faite, il nous a paru que Mr. Des Maizeaux avoit travaillé sur nouveaux fraix (3-6, p. 423). 418 Sous une biffure, on lit par exemple : « Avouez-le, Monsieur; un trait de critique si perçant ne vous a-t-il pas fait trembler pour moi? Rassurez-vous. Si vous aviez été à portée de verifier ces Citations, vos craintes se seroient evanouïes en un instant. » (BL Add. Mss. 4226 f. 320r.) 163

Bayle n’avait pas retravaillés, l’homogénéisation des articles est dès lors préférée à l’ordre qui les distinguait419. Il est à noter que Des Maizeaux a finalement gardé la mise en page adoptée par Marchand. L’avertissement déclarait que, par rapport à la précédente, cette édition était « préferable par bien des endroits », ayant notamment rétabli divers omissions et changements420. Enfin, la Vie de Mr. Bayle, le texte biographique que Des Maizeaux promettait depuis 1706, paraissait en tête de l’édition, et son auteur y avait encore glissé son avis dépréciatif sur les trois éditions marchandiennes de Bayle sans toutefois en nommer le responsable421. De cette façon, Des Maizeaux répétait son jugement négatif des éditions de son rival sans personnaliser la critique en l’identifiant. Il passe d’ailleurs sous silence son adoption des changements jadis pourfendus. Maintenant qu’il avait dirigé la réédition de l’œuvre magistrale de Bayle, il

était moins nécessaire d’attaquer l’éditeur précédent que de mépriser le produit de son travail et de s’en servir comme repoussoir pour valoriser les nouvelles éditions422.

Bien que Marchand ne fût pas personnellement critiqué dans la réédition du DHC de 1730, son identification avec les ouvrages qui l’étaient fut telle qu’il rédigea néanmoins un autre texte défensif, d’ailleurs le dernier à paraître, la « Réponse de M.

Marchand aux Accusations de M. des Maiseaux, nouvellement réitérées » (3-8). Dans cette brève publication, l’auteur exprime son regret quant à l’étirement de la dispute tout

419 Marchand notera l’ironie du fait que ses propres textes sont incorporés dans le texte de Bayle par les mêmes personnes qui l’en avaient auparavant faussement accusé (3-8, p. 191). 420 3-7, p. [vii]. 421 D’après cette présentation, le CP, les LC et le DHC de 1720 avaient été « défigur[és] », « tronqué[s] & mutilé[s] », et, par conséquent, les notes que l’« [o]n y joignit [… étaient] pleines de bevûes grossieres en fait de Literature, d’insinuations basses & malignes, & de traits calomnieux contre des personnes distinguées, sans épargner Mr. Bayle » (P. Des Maizeaux, « La Vie de Mr. Bayle », p. cvii). 422 D’ailleurs, les libraires chargés du quatrième DHC avaient fait savoir à Des Maizeaux qu’ils voulaient ménager Marchand dans la présentation de l’ouvrage étant donné qu’il leur avait fourni de l’aide dans la préparation de l’édition (BL Add. Mss. 4287 ff. 72-73, C. de la Motte à P. Des Maizeaux, 1729-09-20). 164

en expliquant le choix de ne pas avoir laissé le dernier mot à son adversaire : « c’est une maigre Satisfaction, que je lui laisserois sans aucune peine, si ce n’étoit convenir de la

Réalité de toutes ses Accusations, & si ce n’étoit par conséquent me deshonorer moi- même. »423 Ne voulant toutefois point répéter les « Eclaircissemens » qu’il avait déjà donnés pour réfuter les « vaines Redites » de son dénigreur, Marchand « prie le Public de vouloir bien recourrir à [s]es Defenses »424. Épargnant ainsi au lectorat une répétition inutile d’arguments, il somme son adversaire de se rendre compte que « [n]ous sommes

[…] de trop petits Compagnons dans la République des Lettres, pour prétendre en occuper continuellement ainsi le Tapis. »425 Ainsi, non seulement Marchand évite de rallonger son texte inutilement, mais de plus, il reconnaît ouvertement que le public pourrait ne plus s’intéresser à l’affaire que ces deux hommes ressassent continuellement.

Marchand présente ses remarques sur la nouvelle édition du DHC sous forme de recommandations pour des améliorations futures, et c’est donc dans un esprit de collaboration qu’il « propos[e deux] Difficulté[s] » touchant des changements effectués dans la quatrième édition. Il dit se défendre de les juger décisivement, bien que l’on puisse s’en plaindre426. Il mentionne par ailleurs avoir fait preuve de cet esprit d’entraide en envoyant des corrections lors de la préparation de l’édition427. De cette façon,

Marchand, qui ne travaille plus sur les textes de Bayle depuis dix ans, transforme son rôle dans la configuration éditoriale en désamorçant la situation binaire et antagonique qui

423 3-8, p. 185. 424 Ibid., p. 185-186. 425 Ibid., p. 186-187. 426 Ibid., p. 192. Il s’agit de l’intégration dans le corps de l’ouvrage des textes d’autrui que Marchand avait placés en fin de volume et de la suppression des signes désignant l’époque de composition des diverses additions. 427 Ce que confirme une lettre de de la Motte (BL Add. Mss. 4289 ff. 54-55, C. de la Motte à P. Des Maizeaux, 1729-03-29). 165

l’oppose à Des Maizeaux depuis plus longtemps encore. En tant que critique, Marchand se donne à voir comme un participant altruiste au projet, suivant l’idéal coopératif de la

République des Lettres, consolidant sa renommée comme homme de lettres désintéressé.

Étant donné que ce geste d’ouverture vient de celui qui n’exerce alors plus aucun pouvoir direct sur les écrits de Bayle et dont les travaux sont les derniers à avoir été attaqués – donc celui qui pourrait être en position défensive – le renversement de dynamique par sa décision de ne pas contre-attaquer aurait vraisemblablement pu mettre fin à la polémique. Seulement, en 1739, à l’époque où Des Maizeaux veillait sur la finalisation de la cinquième édition du DHC, celui-ci profita de la parution d’un ouvrage récent pour renouveler, voire répéter, ses attaques sur certains choix éditoriaux qu’il associait au travail de Marchand, qui était effectivement responsable de l’édition en question, soit L’histoire du christianisme d’Éthiopie et d’Arménie de Mathurin Veyssière de la Croze (3-9)428. La critique désuète se reportait ainsi sur un projet récent, de manière

à irriter l’ancienne amertume de sa cible.

En effet, l’on retrouve à Leyde un manuscrit qui prouve l’exaspération de

Marchand de voir « renouveller si indiscretement une Querelle terminée & éteinte » (3-

10). D’après lui, la critique indirecte contient des « Calomnies trop odieuses, & par conséquent trop intéressantes, pour n’en pas démontrer evidemment la Fausseté », de sorte qu’il se voit contraint de dénoncer et de se défendre contre « les Accusations aussi

428 Spécifiquement, le fait que le livre a été « augmenté d’une Note » est jugé être une « hardiesse […] très préjudiciable à la République des Lettres » et déclenche une réflexion sur les différents types d’éditeurs, leurs devoirs, et sur ceux qui ne s’y tiennent pas (3-9, p. 308-310). Ces commentaires mènent l’auteur de l’article à rappeler l’exemple de l’éditeur du CP dont « la hardiesse […] souleva tout le monde contre lui [… pour] avoir corrompu le sens de son Auteur » et celui qui avait « usurpé la direction » des LC, dont les notes « faisoient trop à nôtre sujet pour n’en pas rappeller la mémoire. » (ibid., p. 310-312) Les parallèles établis, l’auteur se sert des critiques publiées contre les éditions du CP et des LC pour appuyer la critique de l’édition de l’ouvrage de 1739. Les articles de Des Maizeaux portant sur les exemples nommés sont cités comme preuves de la validité de la critique de ce type de choix éditorial. 166

outrées qu’injustes » répétées contre lui429. Qu’il ait eu raison ou non de se croire obligé de répondre, la pièce dans laquelle il renvoie à ses défenses précédentes ne trouva pas preneur parmi les journaux savants, demeurant, à notre connaissance, inédite430. Ainsi,

Marchand fut, à la fin, réduit au silence malgré lui. Même s’il avait déjà reconnu ouvertement qu’il ne s’agissait que de « vaines redites » de part et d’autre, il ne voulait pas y renoncer, puisqu’il s’agissait d’une question d’honneur431. Il s’est laissé emporter par l’enjeu symbolique de la dispute, d’une manière qui donne raison à Bayle lorsque celui-ci écrit :

Il arrive presque toûjours, que les Disputes par écrit sur quelque dogme degenerent en differens personels, & ne roulent presque plus que sur la question, si un passage de l’adversaire a été bien ou mal cité, bien ou mal interpreté. Le public abandonne là les disputans, & comme l’a dit depuis peu un Bel Esprit, c’est alors que les parties sont obligées de se quitter, faute de Lecteurs & de Libraires.432

Dans la cinquième édition du DHC (3-11), œuvre d’une envergure suffisante pour dépasser la polémique somme toute insignifiante entre Marchand et Des Maizeaux, ce dernier put en glisser une dernière mention dans l’« Avertissement »433. Une édition du

DHC représente ainsi le dernier mot de la polémique Marchand-Des Maizeaux, une fin appropriée vu l’importance de l’enjeu du contrôle éditorial sur cet ouvrage dans leur affrontement. Plus convenable encore est le fait que, malgré l’incompatibilité de leurs discours au sujet de sa préparation, à la fin, le DHC incorpore une grande partie du travail

429 3-10, f. 192r. 430 Charles Pierre Chais rapporte à Marchand que la BR refuse de l’imprimer, puisque son éditeur « ne veut point interesser son Journal, à ces demelez personnels ». Le journaliste recommande à Marchand de l’envoyer à la BF : « la guerre vous ayant été declarée [dans ses pages] c’est là quil convient que vôtre defense soit imprimée. » (UBL MAR 2, C. P. Chais à Marchand, 1739-07-23). Sur ce que ce refus pourrait impliquer comme politique journalistique voir B. Lagarrigue, Un temple de la culture européenne (1728- 1753). L’Histoire Externe de la Bibliothèque Raisonnée des Ouvrages des Savants de l’Europe, p. 26‑27. 431 3-8, p. 185-186. 432 P. Bayle, « Projet d’un dictionaire critique », f. ***4r. 433 Des Maizeaux y attribuait le « très-grand nombre de fautes » de la quatrième édition – dès lors corrigées – au fait que l’on s’était trop fié à l’édition de Rotterdam pour la préparer (3-11, p. [x]). 167

de Marchand, ainsi que les modifications de Des Maizeaux, et que c’est sous cette forme que l’ouvrage est encore connu de nos jours.

iv. Conclusion

Après des centaines de pages de journaux et de feuilles manuscrites remplies d’encre et d’insultes sur près de trente ans, la polémique Marchand-Des Maizeaux se clôt sans résolution. Elle s’étira ad nauseam et, à la fin, elle s’estompa. Ce n’est pourtant pas le résultat de la lutte qui nous intéresse, de sorte que nous n’avons pas cherché à établir si les assertions et interprétations de nos antagonistes correspondaient à la « vérité ». Nous n’avons pas non plus nécessairement relevé les contradictions de faits avec leurs paroles et actes. Nous avons privilégié l’étude des discours alternants d’attaque et de défense, variant selon les circonstances du pouvoir éditorial, et souligné les stratégies discursives récurrentes mises en œuvre à l’appui. S’il est parfois peu aisé de distinguer les discours opposants l’un de l’autre, cela témoigne d’après nous de la cohérence de leur approche, de leurs techniques et de leur conception du conflit intellectuel. Opposés par le hasard professionnel et des philosophies éditoriales en tension, Marchand et Des Maizeaux s’accordaient sur les modalités de la polémique, comme en fait foi leur échange prolongé.

En effet, l’affrontement obstiné et textuellement productif que nous avons examiné oppose deux visions de la tâche de l’éditeur. De façon frappante, l’un des derniers écrits de la polémique, la « Lettre écrite de Berlin », commente cette question de manière générale en 1739. Des Maizeaux y affirme qu’« [i]l y a des Editeurs de différentes espèces », les uns, « Savans », qui éditent des auteurs anciens, les autres,

« Correcteurs », qui éditent des auteurs modernes et vivants. Leurs devoirs ne sont pas les mêmes : 168

Les prémiers ont plus de liberté : ils peuvent corriger le Texte de leur Auteur, dans les endroits où le sens ne leur paroit pas clair; pourvû qu’ils soient appuiés de l’autorité de quelque Manuscrit, ou de quelqu’autre raison de poids, telle que la saine Critique en fournit assés souvent. Mais les derniers ne sauroient ni ajouter ni retrancher quoique ce soit au Manuscrit, qu’on leur a confié, sans se rendre coupables d’une infidélité la plus marquée. C’est comme un dépôt, ils doivent le rendre tel qu’il leur a été remis.434

Or, il précise que la plus grande liberté accordée aux « Savans » dépend justement de cette qualité. « Dans tout autre cas, ils sont aussi bornés les uns que les autres; & ils doivent s’en tenir religieusement aux termes mêmes de l’Ouvrage qu’ils ont en main. »435

Ainsi, une part de subjectivité entre dans l’évaluation de tout éditeur. Aussi générales que semblent ces réflexions sur le bon comportement éditorial dans le discours de Des

Maizeaux, Marchand est cité aussitôt comme un exemple de tout le mal que peut causer un éditeur qui ne respecte pas la nature sacrée du texte original. Les incursions éditoriales de Marchand, ainsi que les justifications qu’il en propose, désacralisent le statut de l’auteur au profit de celui du lecteur. Au terme de l’analyse détaillée des arguments de ces deux éditeurs, nous proposons dans le chapitre suivant une lecture interprétative de la polémique Marchand-Des Maizeaux, qui développe les conclusions que nous pouvons en tirer, notamment en ce qui concerne les implications de leurs principes éditoriaux.

434 3-9, p. 309-310. 435 Ibid., p. 310. Des Maizeaux avait déjà stipulé que « les expressions d’un Auteur sont sacrées; qu’il n’est pas permis de les alterer » (3-1, p. 258).

IV. Interprétation de la polémique Marchand-Des Maizeaux

[Les Ecrivains] sont & plus querelleux, & plus difficiles à reconcilier que les gens de guerre. C’est, dit-on, parce que les gens de guerre vuident leurs Disputes l’épée à la main, il y va de la vie; mais les Auteurs qui se querellent ne s’exposent pas à verser leur sang, il ne leur en coûte que du papier & de l’encre. S’ils exposoient leur peau à la pointe d’une épée comme à la pointe d’une plume, ils seroient plus pacifiques. Disons aussi que si leur bourse encouroit quelque danger pour chaque injure qu’ils diroient, leur style seroit plus honnête […] Cela banniroit des Livres une inifinité de phrases diffamatoires, & introduiroit la modération dans les Procès du Parnasse, où elle est fort peu connue. Pierre Bayle, « Eppendorf », dans DHC

En prenant de la distance par rapport à la polémique opposant Prosper Marchand et Pierre Des Maizeaux, on constate qu’il s’agit, comme pour maint échange de ce genre, d’une opposition de discours, dont la spécificité est de porter sur la nature du travail de l’homme de lettres. Marchand et Des Maizeaux sont d’opinions divergentes sur ce qu’est la critique, c’est-à-dire la tâche de celui qui se voue au travail de l’érudition littéraire.

Nous considérons qu’ils situent leurs arguments sur le rôle approprié de l’éditeur dans une réflexion plus large sur le devoir de l’homme de lettres436. Ayant historiquement porté sur les écrits, éloignés dans le temps, des Anciens et des pères de l’Église, le travail de « [c]eux qui se sont occupés à recueillir d’anciens manuscrits, à mettre ces collections en ordre, [et] à [en] donner des éditions » s’étendait dès lors aussi à des manuscrits plus

436 Nous nous distinguons en cela d’Edwin van Meerkerk, qui, dans ses réflexions préliminaires sur les principes éditoriaux que pouvaient représenter Marchand et Des Maizeaux, se concentre sur « the relationship between the editor and the original text » (« Editorial Principles », p. 245‑246). Or, puisque l’article de van Meerkerk est un travail précurseur pour une étude de plus grande échelle, ses commentaires sur la polémique Marchand-Des Maizeaux – contenant des erreurs factuelles – demeurent approximatifs, quoique perspicaces. 170

contemporains, tels ceux de Pierre Bayle437. En raison de la proximité dans le temps de ces écrits et de leurs auteurs – dont les amis et disciples étaient encore vivants, leurs

éditions portaient une charge émotive supplémentaire. Dans ce contexte, le discernement dans la manipulation des textes dont doit faire preuve le critique se situe au cœur du travail d’édition qui oppose nos polémistes438.

En effet, Marchand et Des Maizeaux s’affrontent sur la légitimité des pratiques critiques prônées par l’un et par l’autre. Malgré qu’il se soit fait ravir le contrôle éditorial sur les Lettres choisies, Des Maizeaux ne remet en question dans aucun de ses écrits publiés le droit de Marchand de les éditer. Ce sont plutôt ses choix éditoriaux qu’il met en doute. L’on peut penser par exemple à la discussion des retranchements opérés par

Marchand sur la correspondance de Bayle dans les LC, disputés et enfin restitués par Des

Maizeaux en dépit des justifications de son prédécesseur. De ce premier sujet de débat sur la validité de leurs méthodes, nos pamphlétaires dérapent systématiquement pour revendiquer la supériorité de leur argumentation respective. Il est alors souvent question de l’interprétation contradictoire d’énoncés par l’un ou l’autre des adversaires, comme lorsqu’ils débattent de l’authenticité des matériaux sur lesquels est fondée l’édition des

Lettres de Mr. Bayle439 : après leur parution en 1729, Marchand écrit que « Mr. des

437 E.-F. Mallet, « Critique », p. 489-490. Cette description du travail éditorial est l’une des tâches identifiées comme typiques des différentes sortes de critiques au début de l’époque moderne dans l’article « Critique » de l’Encyclopédie; nous retenons celle-ci, car elle correspond au type de critique dont il est question dans la polémique Marchand-Des Maizeaux. 438 Reinhardt Koselleck écrit élégamment sur la notion de la critique au XVIIIe siècle : « Die Kritik ist eine Kunst des Urteils », ce que nous traduisons par « La critique est un art du jugement. » (Kritik und Krise : eine Studie zur Pathogenese der bürgerlichen Welt, p. 86) 439 Jürgen Stenzel note que l’interprétation du discours adverse est répandue dans ce type d’échange conflictuel. D’après lui : « Wechselpolemik erzeugt sich auf weite Strecken aus dem Streit um die Klassifikation der gegnerischen Argumente als Akzentuierung bzw. Unterstellung. » [L’échange polémique est constitué en grande partie de la discussion autour de la classification des arguments adverses comme exagérations, voire comme insinuations.] (« Rhetorischer Manichäismus », p. 8). 171

Maizeaux a affecté de mettre dans le Titre de la nouvelle Edition qu’il vient de donner de ces mêmes Lettres, qu’il les a publiées sur les Originaux »440. Toutefois, d’après

Marchand,

ces prétendus Originaux ne sauroient être autre chose que les mêmes Lettres que j’ai fait imprimer il y a quinze ans; à moins qu’il n’ait eu le merveilleux Secret de rassembler ces Originaux d’entre les Maculatures du Magazin, où je sai très certainement qu’ils furent abandonnez pour lors.441

Marchand interprète ainsi les propos de son adversaire de manière à suggérer qu’il s’agit de faussetés. Des Maizeaux cite ce passage pour y riposter sous couvert d’anonymat :

On voit par là qu’il pretend que Mr. Des Maizeaux n’a pu donner ces Lettres d’après les Originaux, puisqu’il y a long tems qu’on en a fait des maculatures. Mais où Mr. Des Maizeaux a-t-il donc pris tant de Corrections qui se trouvent dans son Edition, & des Paragraphes entiers qu’il a retablis? Il faudra en venir à cette supposition ridicule : « qu’il a fait faire des Copies de ces Originaux, qu’il a gardé ces Copies, & qu’il a envoyé les Originaux, pour être donnez aux Imprimeurs ». Mais nous savons que ces Originaux sont encore entre les mains de Mr. Des Maizeaux; & qu’il offre de les faire voir à qui le voudra.442

Peu éclairantes en elles-mêmes, les répliques dans ces passages servent à jeter le discrédit sur leur cible respective pour avoir malhonnêtement divulgué des informations perçues comme fausses. Cela dit, la raison du polémiste et les choix éditoriaux sont des points de débat reliés à plus d’un égard, notamment en raison de leur association intime avec les identités publiques des adversaires. De manière plus significative encore, ces débats portent sur des questions d’autorité : l’autorité du critique-éditeur d’un côté et celle du polémiste de l’autre.

Les arguments déployés au cours de la polémique jouent effectivement sur deux plans. Le premier concerne la validité du travail et de la philosophie éditoriale. Lorsque

440 3-5, p. 440. 441 Ibid., p. 440-441. 442 3-6, p. 422-423. 172

Marchand précise les caractéristiques de ses éditions et explique le raisonnement qui les sous-tend, il assoit son autorité éditoriale et critique, et témoigne de son jugement en tant qu’homme de lettres avisé. Il en va de même lorsque son adversaire décrie les interventions de Marchand et sape la pensée qui les justifie, proposant des alternatives hypothétiques ou relevant de ses propres démarches. Dans ces cas, nous estimons qu’il est question de l’objet principal de la polémique, celui qui est mis de l’avant explicitement : l’autorité éditoriale. Elle est d’ailleurs indissociable de l’autorité critique, car il y va du travail du lettré, de l’exercice de son jugement, de l’impact de son effort sur la production savante. En revanche, une seconde facette des écrits porte sur l’autorité des polémistes, qui est en jeu lorsque nos auteurs se penchent sur le déroulement immédiat de leur échange. La justification de la prise de parole contre l’autre ou pour soi-même, l’évaluation des arguments et stratégies mises en œuvre pour convaincre le lectorat d’une position ou de l’autre, tous les éléments méta-polémiques renvoient à la réception des arguments plus qu’à l’approbation ou au rejet des éditions. Ce niveau de la dispute se distingue aussi par le fait qu’il pourrait être pris en charge par des tiers (d’où les manipulations de l’anonymat par Des Maizeaux).

Précisons que le terme d’« autorité » est à comprendre à la lumière du premier sens que lui attribue Richelet, selon lequel la notion est synonyme de « [p]ouvoir, puissance, crédit. »443 Cette signification prévaut également dans l’Encyclopédie, où

443 P. Richelet, « Autorité », s. v. Les second et troisième sens que retient Richelet renvoient respectivement à la notion de « Gouvernement. Commandement » et au « [p]assage de quelque auteur considérable, mot de quelque bon auteur qui sert à autoriser un autre mot. » Pour sa part, Furetière marque en premier lieu l’acception correspondant au « Droit qu’on a de commander, de se faire obeïr »; en second lieu il note qu’autorité « se dit quelquefois de l’usage de ce droit, ou de son usurpation » et, en dernier lieu, il retient le sens de la citation : « le témoignage d’un Auteur qui a écrit, ou quelque apopthegme ou sentence d’une personne illustre qu’on cite, qu’on allegue dans un discours pour luy servir de preuve, ou d’ornement. » (A. Furetière, « Autorité », s. v.) 173

Diderot renchérit que l’« [o]n tient l’autorité de la supériorité du rang & de la raison » et où, pour marquer ce qui le distingue de ses synonymes, il note que « [l]’autorité persuade; le pouvoir entraîne; l’empire subjugue. L’autorité suppose du mérite dans celui qui l’a; le pouvoir, des liaisons; l’empire, de l’ascendant. »444 Parmi ces définitions, nous retenons la notion de crédibilité de l’autorité, le crédit qui découle d’une « supériorité

[…] de la raison », d’où l’autorité tire le « mérite » et par lequel elle « persuade ». C’est d’ailleurs la signification qui est explicitée dans l’article de l’Encyclopédie portant sur

« [l]’autorité dans les discours & dans les écrits », suivant lequel l’autorité correspond au

« droit qu’on a d’être crû dans ce qu’on dit »445. Son auteur, non identifié, explique que

[c]e droit est fondé sur le degré de science & de bonne foi, qu’on reconnoît dans la personne qui parle. La science empêche qu’on ne se trompe soi-même, & écarte l’erreur qui pourroit naître de l’ignorance. La bonne-foi empêche qu’on ne trompe les autres, & réprime le mensonge que la malignité chercheroit à accréditer. C’est donc les lumieres & la sincérité qui sont la vraie mesure de l’autorité dans le discours.446

D’après cette conception, toute attribution d’autorité textuelle dépend d’une conjonction de savoir et de sincérité. Or, si les critères selon lesquels le mérite est octroyé sont ainsi déterminés, il demeure que tout lecteur doit juger pour lui-même de la présence de ces qualités chez un auteur. Comme il est spécifié dans l’article :

il ne faut pas juger du mérite, par la réputation, surtout à l’égard des gens qui sont membres d’un corps, ou portés par une cabale. La vraie pierre de touche, quand on est capable & à portée de s’en servir, c’est une comparaison judicieuse du discours avec la matiere qui en est le sujet, considérée en elle-même : ce n’est pas le nom de l’auteur qui doit faire estimer l’ouvrage, c’est l’ouvrage qui doit obliger à rendre justice à l’auteur.447

444 D. Diderot, « Autorité, pouvoir, puissance, empire », p. 898. Pour un historique plus étendu du mot « autorité » en français, l’on consultera Les fondements de l’autorité de J.-Y. Baziou, p. 45-47. 445 [D. Diderot?], « L’autorité dans les discours & dans les écrits », p. 900. Nous devons la découverte de cet article au renvoi en ouverture de L’Autorité du discours, anthologie des travaux de Franck Salaün. Celui-ci prête crédibilité à son attribution à Diderot (p. 7, n. 2). 446 [D. Diderot?], « L’autorité dans les discours & dans les écrits », p. 900. 447 Ibid. 174

Si Bayle a signalé, dans la citation affichée en exergue de ce chapitre, la désinvolture avec laquelle les écrivains échangent des injures, l’avertissement de ce passage fait remarquer l’effet de distorsion qu’exercent les querelles sur la renommée. Concrètement, une familiarité avec la polémique Marchand-Des Maizeaux permet d’apprécier à quel point la réputation d’un écrivain peut être infléchie par la médisance et la calomnie. Il serait naïf de se faire une idée de l’un ou de l’autre selon les paroles de son adversaire.

Dans l’évaluation du mérite ou de l’autorité à accorder à un auteur, il faut donc se méfier de la réputation qui résulte de disputes savantes justement parce qu’il y va de l’autorité relative des participants.

Lorsque Bayle confronte les guerres menées « à la pointe d’une plume » avec celles menées « à la pointe d’une épée », il dépeint les enjeux des disputes entre érudits comme différents de ceux de la sécurité physique ou de la situation économique des querelleurs. En cherchant à les relativiser, Bayle passe sous silence l’idée que l’enjeu effectif des guerres de plume est tout aussi précieux à l’homme de lettres que sa vie le serait au soldat ou la bourse au civil : il y est question du « droit qu’on a d’être crû dans ce qu’on dit »448. C’est que, dans le contexte de la communauté savante, cette autorité est indissociable de l’honneur intellectuel que détient un érudit. Comme Pierre Bourdieu le résume par rapport au champ scientifique, notant que « [c]es principes […] valent aussi dans d’autres champs »,

[l]e capital scientifique est une espèce particulière de capital symbolique, capital fondé sur la connaissance et la reconnaissance. Pouvoir qui fonctionne comme une

448 Bayle reconnaît ailleurs l’enjeu de la renommée dans les disputes de la République des Lettres, dénonçant la forme polémique des satires puisque celles-ci, dépassant les limites de la critique, « tendent à dépouiller un homme de son honneur, ce qui est une espece d’homicide civil » (« Catius », dans DHC, remarque D). 175

forme de crédit, il suppose la confiance ou la croyance de ceux qui le subissent parce qu’il[s] sont disposés (par leur formation et par le fait même de l’appartenance au champ) à accorder crédit, croyance.449

Nous sommes d’avis que la communauté de la République des Lettres forme un champ intellectuel comparable, tournant autour de l’échange d’un capital symbolique qui

équivaut à l’autorité du discours savant. Il suffit de parcourir l’étude d’Anne Goldgar pour sentir que la distinction de l’autorité est un capital symbolique valorisé dans le champ intellectuel de la République des Lettres450. Il nous importe dès lors de souligner l’indissociabilité de cette réputation et de l’individu lui-même pour faire apprécier l’ardeur avec laquelle se dispute la gent littéraire, à laquelle se réfère Bayle de manière générale, et ses deux représentants que nous considérons plus particulièrement. Dans un tel contexte, nous pouvons sans exagération dire avec Lakoff et Johnson que, métaphoriquement parlant, « Argument is war », même si, entre écrivains, ce n’est qu’une « simple » guerre de réputation451.

L’association métaphorique entre la guerre et la dispute discursive découle des liens sémantiques propres au champ notionnel de l’éristique452. D’ailleurs, si nous nous limitons à la considération de la polémique, la forme spécifique que prend notre conflit, sa connotation guerrière relève de son étymologie453. L’affrontement par écrit est une guerre dont la fonction est « d’affirmer la position d’un protagoniste A [et] de dénigrer un

449 P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, p. 70-71. 450 Bien que Goldgar s’inspire de Marcel Mauss et fasse de l’échange de services l’essentiel de sa vision de la République des Lettres, nous somme d’avis que son ouvrage est néanmoins une présentation de la sociabilité érudite axée sur l’échange du capital symbolique d’autorité. 451 G. Lakoff et M. Johnson, Metaphors We Live By, p. 4. 452 Valérie Robert indique à cet effet que « la polémique a combat, lutte, affrontement pour hyperonymes » (« Polémiques entre intellectuels », p. 11). Marc Angenot fournit une étude détaillée de termes associés au champ plus large de l’éristique d’une manière qui éclaire leur association belliqueuse (Parole pamphlétaire, p. 372-382). 453 Le GR indique que « polémique » provient du vocable grec « polemikos “relatif à la guerre”, de polemos “combat, guerre” » (s. v.). 176

protagoniste B »454, et où ces deux gestes complémentaires servent un seul but, celui de

« faire taire l’adversaire, [de] lui faire perdre la face » par une mise à mort symbolique455.

Par conséquent, en plus de la nature personnelle de son enjeu, la polémique savante implique « la mise en cause des débatteurs dans le débat »456 par son fonctionnement même et, comme l’a souligné Christian Plantin, « [l]’engagement émotionnel est le corrélat de l’engagement de la personne. »457 Étant donné que la polémique implique un

« investissement émotionnel des locuteurs »458, il suit que les discours d’attaque et de défense de ses actants en sont imbus et que, par là aussi, la polémique « s’inscrit dans un contexte de violence et passion. »459

C’est ainsi que s’explique l’ardeur avec laquelle se déchaînent Des Maizeaux et

Marchand l’un contre l’autre. En effet, comme polémistes, ils visent non seulement à remporter la victoire disputée et à s’arroger l’autorité et l’honneur en jeu, mais plus encore à anéantir leur adversaire symboliquement ou à se protéger d’un tel « homicide civil ». Considérée sous cet angle, la stratégie de publication offensive que déploie Des

Maizeaux dans la préparation de la deuxième édition de l’Histoire de Mr. Bayle et de ses ouvrages (2-12) prend tout son sens. Rappelons que non seulement l’anthologie paraît peu après la publication de l’Avis Important (2-11), mais qu’en réimprimant plusieurs textes de la polémique, elle rassemble dans un seul lieu les diverses armes avec lesquelles

454 V. Robert, « Polémiques entre intellectuels », p. 15. Pour Kerbrat-Orrechioni il y a « dominance » de la fonction disqualifiante (« La polémique et ses définitions », p. 23). 455 G. Declercq, « Rhétorique et polémique », p. 17. 456 C. Plantin, « Des polémistes aux polémiqueurs », p. 385. 457 Ibid., p. 385. Stenzel remarque similairement : « [d]ie Beteiligung intensiver Wertgefühle und die damit gekoppelte Aggressivität polemischer Rede führen zu starker Personalisierung des Kampfes. » [L’implication de sentiments de valeur intenses et l’agressivité du discours polémique qui y est reliée conduisent à une forte personnalisation de la lutte.] (« Rhetorischer Manichäismus », p. 6) 458 C. Plantin, « Des polémistes aux polémiqueurs », p. 377. 459 C. Kerbrat-Orrechioni, « La polémique et ses définitions », p. 12. 177

Des Maizeaux avait attaqué Marchand jusque-là. Par leur regroupement, celles-ci s’appuient les unes les autres et leur répétition vise à discréditer le discours de l’adversaire, à déstabiliser sa position, bref à l’assommer et à rendre impossible une réponse défensive suffisante de sa part460. L’expression de lassitude par laquelle débutent les derniers articles de Marchand suggère qu’il n’écrit plus alors que pour protéger son honneur et pour éviter que les injures de Des Maizeaux ne soient acceptées par le public461. Son ultime texte défensif, demeuré inédit en fin de polémique (3-10), est une réponse émotive à l’acharnement agressif de ses « Ennemis » et « Persécuteurs », dans laquelle il se récrie contre l’« Iniquité », la « Mauvaise-Foi » et l’« excessive Passion, et

[…] Zêle outre » qui leur ont fait « mutil[er] » l’impression d’un article précédent, un

« odieux Procédé », et « pratiqu[er] ainsi sans Honte ce dont ils [l]’accusoient faussement sans Scrupule », soit de changer le texte d’un auteur à son insu462. Loin d’être surprenante, l’émotion de ces énoncés ne fait finalement que traduire l’intensité et le poids des enjeux.

Contrairement à un débat, une discussion ou un autre genre d’échange dialectique producteur de sens, en tant que polémique, l’échange conflictuel entre Marchand et Des

Maizeaux ne pouvait ni ne cherchait à déboucher sur un accord entre les parties adverses463. Il s’agit effectivement, presque dès le début et certainement jusqu’à la fin,

460 L’on note d’ailleurs que, par la suite, Marchand adopte une défense d’un style novateur par rapport à ses textes précédents en fournissant la Déclaration authentique. De toute évidence, pour répondre après la stratégie d’accablement, Marchand doit innover. Les armes précédentes ne suffisent plus. 461 Dans le dernier des textes qu’il publie dans cette polémique, Marchand dit se réserver : le juste Droit de protester en deux mots contre la Fausseté de toutes ses Accusations, toutes les fois qu’il lui [Des Maizeaux] prendra fantaisie de les renouveller; & cela, parce que c’est malheureusement le seul Moien qu’il y ait de prévenir ou d’arrêter les mauvais Effets de Calomnies si artificieusement répandues, & si obstinément réïtérées. (3-8, p. 187) 462 3-10, f. 192r. 463 M. Dascal, « Types of Polemics », p. 21. 178

d’un dialogue de sourds. Les textes qu’ils produisent ne s’adressent pas à l’adversaire, même si celui-ci peut être le destinataire explicite464; ils sont plutôt écrits pour la tierce figure actancielle de la rhétorique, c’est-à-dire le public, celui doté du pouvoir de juger de la situation, de donner raison à l’un des partis465. C’est donc nécessairement en fonction de ce spectateur déterminant que sont organisés les textes et les arguments qu’ils contiennent. En effet, le plus souvent, nos polémistes cherchent à faire partager leur logique ou processus argumentatif par leurs destinataires, directs et ultimes, afin de faire adopter par le lectorat l’opinion et la perspective qui est la leur466. Par conséquent, les auteurs sont contraints d’exposer la force de leurs arguments et de leurs preuves pour tenter de convaincre le public érigé en juge de la validité de leur position. Prenons l’exemple des Remarques Critiques (2-7), qui font étalage de nombreux exemples commentés, conformément à cette stratégie. Des Maizeaux y déploie un va-et-vient

464 Les exemples d’adresse directe de l’adversaire sont plutôt rares dans notre corpus, mais la « Réponse de M. Marchand a M. Des Maizeaux, touchant leurs Editions des Lettres de Mr. Bayle » (3-5) en est un. 465 Valérie Robert précise que « [l]’instance tierce est à la fois témoin, arbitre et destinataire » (« Polémiques entre intellectuels », p. 15). En schématisant le « triangle » de la polémique, Stenzel met en évidence l’arbitrage de l’« instance polémique » : « Der indirekte oder direkte Adressat polemischer Rede ist die polemische Instanz, worunter wir nach dem Muster der Rechtsprache das als entscheidungsmächtig vorgestellte Publikum begreifen. » [Le destinataire direct ou indirect du discours polémique est l’instance polémique, par laquelle nous entendons, selon le paradigme du discours juridique, le public imaginé comme détenant le droit de jugement.] (« Rhetorischer Manichäismus », p. 5-6) 466 Nous empruntons la notion de « destinataire ultime » au vocabulaire qu’emploie Catherine Bouko pour désigner le type de récepteur qu’incarne d’après elle le spectateur de théâtre (Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique, p. 52). Nous considérons qu’il y a un parallèle à établir entre les situations de communication considérées par Bouko et le cas polémique présent. Dans les deux cas l’on s’adresse apparemment à une figure particulière (par exemple : un personnage sur la scène, le destinataire d’une lettre) alors qu’ils visent également sinon plus les témoins de l’échange (les spectateurs dans le théâtre, les lecteurs du journal) qui incarnent à leur tour un public théorique plus large encore (la communauté des spectateurs, les membres de la République des Lettres). Ces niveaux englobants, cachés derrière le destinataire apparent, correspondent au destinataire ultime. Signalons de surcroît que, par la différenciation entre les destinataires directs et ultimes, nous rejoignons la notion de « double adresse » explorée par Jürgen Siess et al. (J. Siess et G. Valency (dir.), La double adresse). Dominique Maingueneau en particulier, dans son étude de la forme épistolaire littérarisée des Provinciales de Pascal, fait valoir ce dispositif plus typique du théâtre et de la communication orale en situation textuelle (« Double adresse et double contrainte dans les Provinciales ». Voir aussi son article « Scénographie épistolaire et débat public »). La double adresse est donc à la base une manière de comprendre toute communication qui cherche à atteindre un destinataire indirect au-delà de son destinataire direct. 179

continuel entre les éléments qu’il rapporte du travail éditorial de Marchand sur les LC et le jugement qu’il émet à leur égard, de sorte que les descriptions des notes ajoutées par

Marchand sont entrecoupées d’évaluations ou d’informations qui contredisent leur contenu. Le passage suivant fournit une illustration de l’alternance des discours que Des

Maizeaux privilégie :

Dans un autre endroit ce faiseur de Notes assure, qu’il n’y a que trois Tomes des Anciens Geographes publiez par Mr. Hudson, quoiqu’il y en ait quatre. Il ajoûte, que le troisiéme Tome a été donné en 1707. quoiqu’il n’ait paru qu’en 1712. Mr. Bayle dit dans une Lettre, écrite en 1694. qu’on travailloit en Angleterre à une nouvelle Edition de Thucydide & de Xenophon : mais nôtre Libraire a marqué dans une Note que cela devoit s’entendre de Thucydide seul. Il est pourtant vrai qu’on travailloit aussi à une nouvelle Edition de Xenonphon en Grec & en Latin, qui a paru en cinq ou six Volumes in 8vo. par les soins de Mr. Wells. Mr. Bayle parlant des Considerations de Mr. Gousset sur le Projet d’une nouvelle version Françoise de la Bible par Mr. le Céne, dit, que c’est un in 8vo. mais Marchand soutient, dans une Note, que c’est un in 12. & non pas un in 8vo. en quoi il se trompe neanmoins.467

En procédant ainsi, les réfutations de la position de Marchand – de portée restreinte lorsque prises individuellement – s’accumulent pour créer un effet plus considérable. La démonstration de chaque élément contribue à prouver ce que le texte entier soutient plus généralement. Les assertions selon lesquelles l’éditeur des LC se serait trompé dans ses notes sur le nombre de volumes contenus dans une édition particulière et sur l’année de parution d’un texte étant vérifiables, elles facilitent la persuasion du lecteur. Des

Maizeaux peut ensuite en tirer la déduction, autrement hasardeuse parce qu’improuvable, que Marchand « n’a jamais vû » l’édition en question « quoiqu’il en parle comme si elle lui étoit fort connue. »468 Vus sous cet angle, des détails isolés deviennent représentatifs une fois regroupés, fournissant « d’autres exemples de son peu d’exactitude; […] de son

467 2-7, p. 281-282. 468 Ibid., p. 278. 180

ignorance »469. L’argumentation contre Marchand étant bâtie par étapes, ces éléments constitutifs servent finalement à discréditer ses capacités de critique.

Remarquons que, en mettant en œuvre de telles stratégies démonstratives, le polémiste incite son lecteur à vérifier les preuves apportées de façon à faire de lui son complice. La vérification de preuves pour soi-même est un des fondements de la pratique

érudite, et ce, depuis le développement de la critique dans l’exégèse biblique, de sorte que, par extension, l’écriture pour un lectorat savant peut supposer une telle participation470. Il n’est peut-être pas sans pertinence de rappeler par ailleurs le rôle de l’étude et de la lecture indépendantes – le libre examen – dans la religion reformée, celle- ci prônant un rapport immédiat – c’est-à-dire sans médiation – aux textes sacrés. D’après la perspective protestante, en consultant les Écritures par soi-même, l’on évitait l’interprétation des autorités de l’Église catholique pour assurer un accès plus direct à la vérité du texte. L’association de la recherche de la vérité avec la responsabilité du lecteur individuel aurait vraisemblablement prêté une importance particulière à l’autopsie textuelle pour des protestants réfugiés comme Marchand et Des Maizeaux471. La possibilité de « voir de ses propres yeux » justifie d’ailleurs que Marchand et Des

Maizeaux ne tiennent pas compte des arguments de leur adversaire – ils sont en droit de rejeter l’interprétation d’autrui, et de procéder eux-mêmes à une nouvelle évaluation des pièces – dans ce cas, les textes de l’antagoniste472.

469 2-7, p. 277. 470 L’article sur « L’autorité dans les discours & dans les écrits » cité plus haut encourage justement la réalisation de cette participation supposée (voir supra p. 173). 471 William Kemp situe l’histoire de l’appel au jugement du lecteur dans les écrits de la Réforme au début du XVIe siècle. Voir « L’Épigraphe Lisez et puis jugez : le Libre examen dans la Réforme française avant 1540 ». 472 « [V]oir de ses propres yeux » est la définition étymologique, venant du grec, du terme « autopsie » (GR, s. v.). 181

Nous constatons que, suivant les habitudes établies dans la rhétorique polémique,

Marchand et Des Maizeaux réclament de leurs lecteurs – l’instance polémique – que ceux-ci exercent leur droit d’examen des affirmations de l’opposant. Parallèlement, chaque polémiste incite son public à vérifier ses propres énoncés afin de constater leur validité. Ainsi, l’interpellation du lecteur pour aiguillonner sa participation dans la logique argumentative sert les deux principales intentions du discours polémique

(valoriser le protagoniste A et dénigrer le protagoniste B473) et participe pleinement au paradigme juridique auquel il correspond comme « procès du Parnasse », que ce soit sur le plan éditorial ou polémique. Nombreux sont les textes parmi les écrits publiés de notre corpus où figure un appel au lecteur à exercer son esprit critique et à confirmer pour lui- même les assertions de l’auteur474. De la référence faite dès 1713, dans la préface au

Commentaire philosophique, à cette partie du lectorat qui allait comparer l’ouvrage avec la première édition, jusqu’à la suggestion, en 1717, que Le Clerc et Bernard « pren[nent] la peine […] de jetter les yeux » sur une preuve alléguée, les appels au jugement du public sont variés475. Ils partagent cependant tous le même ton, soit celui de l’injonction, si parfaitement exprimée par Robert Estienne, lorsque ce grand philologue réformé plaida

473 V. Robert, « Polémiques entre intellectuels », p. 15. 474 Les appels au lecteur sont si omniprésents que l’on pourrait dire que c’est une règle. L’exception est l’extrait publicitaire (2-3) portant sur le Commentaire philosophique (2-1), ce qui vient confirmer d’ailleurs qu’il s’agit d’une stratégie de dispute, puisque cet article précède les attaques sur les éditions de Marchand et l’épanouissement du conflit public. 475 2-1, p. viii; 2-8, p. 249. Sans que l’on puisse à vrai dire parler d’« appel », une autre manière qu’ont nos polémistes d’invoquer le jugement de leur lectorat est de mentionner le jugement du public un peu partout dans leurs écrits, ce qui rappelle indirectement le droit, voire le devoir du lecteur, découlant de son appartenance à la communauté. 182

la cause de ses choix éditoriaux et critiques devant le public qu’il prenait comme juge de sa querelle avec la Sorbonne, en disant : « Regarde bien Lecteur »476.

Il est à noter que la forme épistolaire que prennent bon nombre des textes de la polémique Marchand-Des Maizeaux invite naturellement à l’interpellation du lecteur477.

C’est que ce genre donne à voir la situation de communication et donc de réception textuelle. Bien que les « lettres » dont il s’agit aient été rédigées pour être publiées478, elles feignent le contraire en prétendant avoir un destinataire spécifique479. De cette façon, l’auteur peut présumer écrire à un individu qu’il se figure être de ses amis et qui serait donc disposé à appuyer ses intérêts plutôt qu’à un lecteur neutre ou antagoniste480.

Présupposer l’alliance avec le lecteur permet à l’auteur de renforcer l’impression de l’accord du destinataire avec le discours. Ces appels au lecteur se font par des interpellations telles : « Vous n’ignorez pas, Monsieur que […] »481.

Lors de la publication de ces faux écrits épistolaires, les destinataires visés sont multipliés; l’on passe d’un destinataire direct, circonscrit (celui indiqué par les embrayeurs de l’énonciation), à un public plus diffus composé de tous ceux qui ont, en

476 Avec ces mots s’ouvre la réponse d’Estienne aux Censures des théologiens de Paris (1552) contre les éditions de la Bible qu’il avait préparées et publiées. Sur ce cas exemplaire de l’appel au jugement du lecteur, voir H. Cazes, « Robert Estienne et le “paradoxe de l’éditeur” dans Les censures des théologiens de Paris », surtout p. 214-218. 477 Les articles qui adoptent la forme de la lettre comptent : 2-5, 2-8, 2-11, 3-1, 3-2 et le brouillon manuscrit de 3-6. D’autres textes constituent ou comportent effectivement des écrits épistolaires adressés aux journalistes : 2-9, 2-12a, 2-13, 2-14 et 3-9. Dans un seul cas l’on note d’ailleurs l’usage d’un extrait de correspondance dans un texte publié : 2-6. 478 Leur facticité est notamment trahie par l’étendue exagérée, l’unité thématique excessive et l’unidirectionnalité discursive qui les marque (Geneviève Haroche-Bouzinac donne un aperçu détaillé sur la forme et la théorie épistolaire dans Voltaire dans ses lettres de jeunesse, 1711-1733: la formation d’un épistolier au XVIIIe siècle). Les états préliminaires révisés de 3-6 fournissent un rare aperçu sur la préparation d’un article qui se sert d’abord de la forme épistolaire (voir ch. III, p. 149). 479 Les écrits dits lettres « à Mr. Coste » (2-8), « à Monsieur *** » (3-2) et « à Messieurs Le Clerc & Bernard » (3-1) sont de ce genre. L’adresse à des particuliers fait qu’il s’agit plutôt de lettres découvertes que de lettres ouvertes. 480 C’est notamment le cas dans les lettres-articles. La bienveillance du destinataire fictif de l’article préparé dans les manuscrits de 3-6 est particulièrement mise en évidence par Des Maizeaux. 481 2-8, p. 315. 183

théorie, accès au texte et qui peuvent s’identifier comme récepteurs482. Or, si l’on considère que, dans la situation de double adresse, les « lettres » de cette polémique

étaient destinées à la publication et ne s’adressaient aux figures particulières que pour créer un effet d’identification, le lectorat public, destinataire second, est en fait le destinataire ultime. L’affinité entretenue avec le destinataire premier est ainsi transposée sur le lectorat plus large. Comme l’écrit Olivier Jouslin, « en convainquant son interlocuteur [l’auteur] convaincra son lecteur, qui s’assimile au personnage fictif [qui représente le destinataire direct] du fait qu’ils ont la même fonction logique. »483

L’alliance supposée du destinataire direct et par conséquent du destinataire ultime avec l’auteur – que ce soit Pascal, Marchand, Des Maizeaux ou un autre – fait de l’appel à l’esprit critique du lecteur une arme efficace pour le convaincre.

Supposer ainsi l’affinité du polémiste avec son destinataire, par le truchement de l’interlocuteur amical, limite la gamme des opinions du lectorat à ce qui va dans le sens de l’auteur de la lettre. L’appel au jugement du lecteur-ami n’invite toutefois pas un rapport au texte sans médiation. Marchand remarque que ce serait envisageable de laisser le lecteur libre « [s]i l’on n’avoit affaire qu’à des Lecteurs éxacts & judicieux : mais […] de cent, il n’y en a quelque-fois pas deux qui prennent la peine d’examiner les choses »484. Comme le lecteur est souvent insuffisamment motivé par l’enjeu ou la

482 Le destinataire direct peut être limité à un individu (par exemple : M. Coste, M. ***) ou s’étendre à l’inclusion d’un groupe restreint (Le Clerc et Bernard ou les rédacteurs d’un journal). 483 O. Jouslin, « L’éthique polémique de Pascal », p. 137. Ce commentaire d’Olivier Jouslin à propos des Lettres écrites à un provincial est d’autant plus éclairant pour les textes que nous étudions que les dix premières Provinciales sont rédigées selon une structure comparable à celle adoptée dans les articles publiés sous forme de lettre par Marchand et Des Maizeaux. À savoir, ce seraient des lettres apparemment destinées à un ami de l’auteur dans lesquelles celui-ci fait une présentation nécessairement subjective du sujet de la controverse et de sa manipulation par le parti auquel il s’oppose. Le destinataire direct des lettres y est donc similairement démultiplié par la publication du texte. 484 2-14, p. 136-137. 184

thématique du différend, ou par l’argumentation particulière d’un texte, le polémiste ne peut lui faire suffisamment confiance pour le laisser évaluer seul la matière du différend.

Par conséquent, l’auteur d’un écrit polémique ne laisse pas tout le travail interprétatif à son lecteur. En effet, en parallèle avec la démonstration que développent nos auteurs, ils guident l’interprétation que doit en faire l’interlocuteur. Ainsi, Des Maizeaux interrompt une liste de changements introduits au Dictionaire historique et critique par Marchand pour commenter :

On voit par-là que ce n’est pas dans la vûë de rendre les Citations de Mr. Bayle plus exactes & plus intelligibles (car elles l’étoient déja assez) qu’on les a changées; mais seulement pour avoir le plaisir de les changer. En voici encore des exemples.485

Le Londonien explicite ce qui doit être compris par les exemples qu’il fournit. Plus loin, il présente d’autres éléments pour confronter le style de références dans le Projet et dans la deuxième édition du DHC, et indique les conclusions à tirer des différences. Citant une référence marginale de l’édition qui précède les interventions de Marchand, Des

Maizeaux énumère et détaille quatre corollaires que « le Lecteur voit tout d’un coup ».

Examinant la même référence telle qu’elle paraît dans le Projet de Marchand, il dénombre les quatre conclusions (inverses aux premières) que l’on retire du « sens faux & absurde que présente cette Citation, telle qu’elle a été changée & reformée par le Sr.

Marchand »486. Il ne laisse pas la preuve parler d’elle-même, mais l’étaye avec des directives pour l’interprétation.

Par la mise en œuvre de procédés discursifs comme ceux que nous venons d’examiner, le fond et la forme de la polémique Marchand-Des Maizeaux se recoupent

485 2-11, p. 238. 486 Ibid., p. 242-243. 185

autour de la notion d’autorité487. La polémique a pour objet l’autorité critique-éditoriale et sa forme est déterminée par la contestation de l’autorité du polémiste. Les stratégies relèvent de la volonté de chaque écrivain de faire valoir son autorité (savoir et sincérité) en tant que polémiste et de nier celle de son adversaire dans le but de soutenir son propre statut d’éditeur-critique. Par conséquent, il est question du rôle du savant, que chacun d’eux remplit à sa façon en éditant les œuvres de Bayle. C’est donc le savoir et la sincérité de chacun en tant qu’éditeur qui est en jeu.

Chaque texte imprimé du corpus central peut contenir des propos et des arguments relevant de quatre discours reliés (et parfois entremêlés), mais stratégiquement distincts dans l’évaluation des éditions de Bayle auxquelles Marchand et Des Maizeaux sont associés. C’est que chaque auteur présente un ensemble complet des combinaisons possibles lorsqu’on conjugue la priorité discursive avec l’orientation du discours, qui est soit pro-destinateur (PD) ou anti-adversaire (AA). La priorité discursive variant entre l’autorité éditoriale-critique (AEC) et l’autorité polémique (AP), l’ensemble des combinaisons pour chaque auteur est : PD-AEC, PD-AP, AA-AEC, AA-AP488. À l’intérieur des écrits, la proportion relative de chaque type de discours varie selon les textes ou les éditions qui y sont commentés. Les propos sur l’autorité éditoriale de Des

Maizeaux, par exemple, sont nécessairement plus nombreux à la suite de la publication de ses éditions. Après les Lettres de Mr. Bayle (3-4), la « Réponse de M. Marchand a M.

487 Pour récapituler, ces stratégies sont celles qui cherchent à convaincre l’instance polémique en suivant une logique démonstrative, en appelant au jugement du public, en guidant l’interprétation du lecteur et en mettant à profit la forme épistolaire. 488 Plus explicitement, chez Marchand, cela équivaut aux subdivisions discursives suivantes : pro-Marchand éditeur-critique, pro-Marchand polémiste, anti-Des Maizeaux éditeur-critique et anti-Des Maizeaux polémiste. 186

Des Maizeaux » (3-5) tient donc les quatre types de discours, comme le montre le tableau suivant :

Tableau 5 : Combinaisons possibles de priorité et d’orientation discursives Combinaison discursive Exemple PD-AEC Marchand déclare que malgré les fautes contenues dans ses éditions « il n’y a guére de Recueils de ce Caractere & de cette Etendue, où il y ait moins de Fautes que dans le mien » (3-5, p. 458). PD-AP Marchand proclame son « Aversion » naturelle pour la dispute et se dit « forcé d’y entrer » (3-5, p. 432). AA-AEC Les fautes dans la table des matières de 3-4 sont relevées, avec le rappel que « cet Homme si difficile & si exact […] a eu quinze ans tout entiers pour redresser simplement la mienne » (3-5, p. 449). AA-AP Pour répliquer à l’attaque sur les LC, Marchand dit se contenter « d’insister un peu sur la Partialité de sa Critique, & sur l’Injustice avec laquelle il y a grossi les moindres Fautes que je pouvois avoir faites. » (3-5, p. 454)

Étant donné que l’autorité d’un éditeur ou d’un polémiste relève de la perception de son savoir et de sa sincérité, les considérations éthiques sont d’une importance particulière dans les écrits de nos auteurs et reviennent régulièrement dans chacune des subdivisions indiquées ci-dessus. Ainsi, les combinaisons de priorité et d’orientation discursives notées dans le tableau se manifestent très souvent par des énoncés éthiques.

Or, ces propos se construisent « sur le double plan de la raison et du sentiment » afin d’agir sur leur lecteur, comme l’explique Ruth Amossy489, et ce, en concordance avec le contexte social que le destinateur partage avec son destinataire. Se situant par rapport à la communauté de leurs pairs, Marchand et Des Maizeaux orientent leurs discours selon les valeurs et les priorités qu’ils lui supposent. Si Des Maizeaux revient si souvent avec tant d’emphase sur l’intégrité du texte original du DHC, « falsifi[é] » et « corromp[u] » par

489 R. Amossy, « Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos », p. 113, 115-116. Le volume de Discours social portant sur la Rhétorique des controverses savantes et des polémiques publiques fournit une bibliographie utile d’études illustrant le rôle de l’ethos dans l’argumentation polémique (D. Desrosiers, « Bibliographie. L’Ethos »). 187

son adversaire, c’est qu’il tient l’infidélité éditoriale pour un argument convaincant490. Le rôle qu’il adopte en tant que défenseur de Bayle dans ses textes signés et anonymes est donc construit à la fois par des arguments en faveur d’une politique éditoriale conservatrice et par l’empathie qu’il sollicite pour les diverses postures auctoriales qu’il adopte (l’ami anonyme de Bayle, l’homme de lettres révolté par le manque de respect de

Marchand, Des Maizeaux l’éditeur contourné des LC et Des Maizeaux l’éditeur déférent des rééditions). Son autorité en tant qu’éditeur critique et en tant que polémiste dépend finalement du succès de ses énoncés éthiques.

Il est important d’observer ce que les contemporains précisent sur les limites à l’intérieur desquelles l’autorité discursive est applicable. L’encyclopédiste cité plus haut explique que « [l]’autorité n’a de force & n’est de mise […] que dans les faits, dans les matieres de religion, & dans l’histoire. »491 Mettant de côté la question de la religion, ce que l’on retire de cette précision est que l’autorité d’un auteur, son mérite, ne peut être jugée que par rapport à ce qui peut être connu avec certitude, ce qui, à cette époque, revient à dire tout ce qui peut être démontré : les faits (mathématiques et scientifiques,

établis selon la méthode cartésienne), et l’histoire (par rapport à laquelle les méthodes de la critique ont établi des critères de vérification492). Cette appréciation de faits dont on peut discuter et qui peuvent être démontrés rappelle la distinction entre les points de foi et les points de fait dont il est question dans la dix-septième Provinciale. À la base, des propos qui reposent sur des faits peuvent être vérifiés, alors que des affirmations qui

490 C’est ce que suggère van Meerkerk, avec qui nous sommes d’accord (« Editorial Principles », p. 250). Les termes « falsifiée » et « corrompue » qualifient l’édition proposée par Marchand dans la « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard » (3-1, p. 258). 491 [D. Diderot?], « L’autorité dans les discours & dans les écrits », p. 900. 492 Sur le rôle qu’aurait joué Bayle dans l’établissement d’une méthode critique pour déterminer l’acceptabilité de connaissances historiques, voir Y. C. Zarka, « L’idée de critique chez Pierre Bayle ». 188

reposent sur des articles de foi sont censées être acceptées par les fidèles sur l’honneur de l’Église. Partant de cette distinction, Pascal reproche aux Jésuites « de détourner la question [débattue] du point de fait, pour la mettre en un point de foi »493. En effet, Pascal et les autres jansénistes acceptent la condamnation par Rome des fameuses cinq propositions sur la grâce (il n’est donc pas hérétique), mais nient qu’elles se trouvent dans l’ouvrage incriminé de Jansénius (simple point de fait, non soumis à l’autorité du pape). Les jésuites ne peuvent les déclarer hérétiques pour cela. Pascal leur oppose la logique suivante : « quand l’Église condamne des écrits, elle y suppose une erreur qu’elle y condamne; et alors il est de foi que cette erreur est condamnée; mais [il] n’est pas de foi que ces écrits contiennent en effet l’erreur que l’Église y suppose. »494

La confusion d’un point de fait avec un point de foi que Pascal relève chez ses adversaires est à rapprocher d’un épisode dans l’argumentation de l’Avis Important (2-

11). Nous pensons au choix de Des Maizeaux d’y juxtaposer des passages tirés du Projet du DHC et de la seconde édition de cet ouvrage de manière à montrer que le Projet de

Marchand s’écarte de la dernière édition de Bayle. Les différences dans les passages cités le démontrent de façon efficace495. Par contre, les différences que Des Maizeaux fait ressortir sont également censées prouver que Marchand a saboté le texte de Bayle en y introduisant des modifications de son crû, malgré l’absence de preuves d’une telle volonté et l’ignorance où est le lecteur de la provenance des transformations. L’inférence de Des Maizeaux – que tout changement depuis la seconde édition du DHC provient non

493 B. Pascal, « Les Provinciales », p. 793. 494 Ibid., p. 791. Pascal explique que l’intérêt d’associations – il pense aux Jésuites – et de particuliers peut faire croire aux hauts fonctionnaires de l’Église romaine qu’un écrit contient des propos condamnables qu’il ne contient pas en réalité. Nous avons là une illustration des manœuvres de pouvoir qui démontre que le mérite ou la sincérité d’un écrivain n’est pas à juger selon sa réputation, particulièrement lorsqu’il est « membr[e] d’un corps » (voir supra p. 173). 495 2-11, p. 235-254. 189

pas de Bayle, mais de Marchand – est donc en quelque sorte une question de foi qu’il présente comme un fait certain, qu’il est en mesure de démontrer à ses lecteurs496. Par conséquent, dans ce cas, Des Maizeaux met en œuvre une stratégie qui relève de la mauvaise foi. En revanche, dans d’autres situations à l’intérieur du même texte, il se sert de stratégies similaires, mais de manière honnête, puisqu’elles concernent bien des faits.

Des Maizeaux donne notamment à voir les différences entre les styles de références privilégiées par Bayle et par Marchand. Il cite le Projet pour préciser : « Ce n’est pas seulement lorsque deux Citations d’un même Ouvrage sont interrompuës par une troisiéme, que Marchand les redonne toutes entiéres; il le fait même lorsqu’elles se suivent immédiatement. »497 Son évaluation de cette approche diffère de celle exprimée par Marchand, mais elle est néanmoins présentée pour ce qu’elle est.

Comme Marchand se contente de renvoyer à sa Défense (2-13)498, la matière de son discours défensif est plus limitée que celle des attaques de Des Maizeaux. Parmi les pièces de contre-arguments logiques et rhétoriques que comporte ce discours défensif,

496 Signalons notamment l’emploi du mode indicatif pour présenter les actions attribuées à Marchand. Après avoir vû les changemens & les Corrections que Marchand n’a pas craint de faire dans les Citations marginales de Mr. Bayle, on doit s’attendre naturellement qu’il n’aura pas épargné non plus le corps de l’Ouvrage; & qu’il aura changé le Stile & les expressions de Mr. Bayle, tant dans le Texte que dans les Remarques. C’est ce qu’il n’a pas manqué de faire. Donnons en des exemples tirés de l’Article de FRANÇOIS D’AMBOISE; & commençons par les changemens qu’il a fait dans le Texte de cet Article. (2-11, p. 245) La certitude présomptueuse de Des Maizeaux dans l’attribution des modifications fléchit à peine lorsqu’il écrit : « Nous croyons aussi être en droit de lui [Marchand] attribuer tout ce qu’il y a d’inutile dans cette Citation marginale de l’Article de JEAN CHASTEL […] Ce n’est point-là la manière de citer de Mr. Bayle. » (Ibid., p. 244-245) 497 Ibid., p. 236. 498 Afin d’« épargner » le lecteur, Marchand renvoie plusieurs fois à sa Défense plutôt que de répéter les contre-arguments répondant aux arguments réitérés de Des Maizeaux, notamment dans la « Lettre aux Auteurs de ce Journal » qui précède la Déclaration authentique, dans la « Lettre de Mr. Marchand à Monsieur *** » et dans la « Réponse de M. Marchand aux Accusations de M. des Maiseaux ». 190

l’on distingue la Déclaration authentique (2-14), basée sur des matériaux vérifiables499.

Bien que Des Maizeaux soutienne que Marchand a manipulé la présentation des données de manière à faire passer le contenu du Supplément pour plus substantiel qu’il ne l’était en réalité, il ne contestera plus la provenance des ajouts après la publication de la

Declaration Authentique500. Le recours de Marchand à la graphologie – une technique d’érudition classique – pour affirmer l’origine des ajouts est une façon de privilégier une preuve jugée vérifiable selon les règles de la critique501. Il faut toutefois remarquer que le témoignage qui sous-tend la Déclaration authentique représente une stratégie double,

étant donné qu’en proposant la preuve de la graphie, Marchand recourt à autrui pour appuyer sa position. Il s’agit en fait d’une stratégie centrale de son arsenal comme de celui de son adversaire : l’invocation de tiers pour servir de garants. Le dédoublement de son effet vient de ce que ces tiers appuient un énoncé particulier (ce que font les

499 Le témoignage des dix signataires porte à vrai dire sur un certain nombre d’énoncés séparés : il certifie le nombre et l’étendue de tous les articles du Supplément, garantit l’authenticité des éléments introduits dans le Projet du DHC et confirme qu’ils étaient tous de la main de Bayle. De surcroît, les soussignés de la Déclaration attestent de l’emplacement des articles et signalent des mémoires, additions et corrections communiqués à Bayle que celui-ci n’avait pas pu retravailler avant sa mort. 500 Des Maizeaux explique ce qu’il considère être les « artifices » de Marchand dans sa « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard » : Le I. c’est d’avoir également désigné toutes les Additions de M. Bayle, par le mot d’Article. Vous avez crû, Messieurs, & la plûpart de ceux-même qui ont vû la Déclaration authentique, ont crû comme vous, que les 375. Articles, dont on a donné le tître, étoient des Articles nouveaux, ou qui n’avoient point encore paru dans le Dictionaire de M. Bayle : cependant il n’y en a que 255. qui soient nouveaux; les autres 120. ne sont que des Additions aux Articles qui se trouvent déja dans cet Ouvrage. […] Le 2. artifice du Sr. Marchand, c’est de s’être servi du mot de feuillet, pour marquer le contenu de chaque Article; sans nous aprendre la grandeur de ces feuillets, ni la quantité de matiéres qu’ils contiennent. Le 3., c’est d’avoir fait ajoûter, que chaque Article contenoit tant de feuillets; non compris dans ces feuillets les Passages & Citations employées dans ces Articles & à prendre dans les Livres auxquels M. Bayle renvoye. A la faveur de ces artifices, le Sr. Marchand a donné une grande idée de la grosseur du Supplément de M. Bayle. Il est composé, dit-il, de 375. Articles; & ces Articles contiennent en tout 1178. feuillets : non compris dans ces feuillets les Passages & les Citations employées dans ces Articles : n’y a t-il pas là dequoi faire un volume in folio à peu près de la grosseur des précédens? (3-1, p. 276-277) 501 La Déclaration commence par ces mots : « Nous sousignez certifions, I. Que tous les Articles ci-dessous énoncez, & qui ont passé sous nos Yeux & par nos Mains, sont tous de l’Ecriture de feu M. Bayle, qui nous est parfaitement connuë » (2-14, p. 137). C’est peut-être en partie grâce à l’utilisation d’une méthode critique traditionnelle pour appuyer la preuve que constitue ce document qu’il est si bien reçu par la presse savante de l’époque (voir supra n. 362). 191

signataires de la Déclaration en attestant de la vérité de ses propos) et, en même temps, de manière plus abstraite, cela suggère que d’autres gens de lettres soutiennent le point de vue de l’auteur, ce qui lui confère une certaine légitimité en renforçant sa réputation et la position défendue dans le texte. La manière dont Des Maizeaux réagit à la Déclaration authentique confirme ce double effet du témoignage. Ne pouvant pas remettre en question la qualité des signataires en tant que témoins – il les qualifie de « personnes de mérite », « également respectables par leur caractère, par leur savoir, & par leur vertu » –

Des Maizeaux tente de saper l’association entre eux et Marchand502. Il suggère que « [l]a candeur & la bonne foi de ces Messieurs, ne leur [aurait] pas permis de s’[…]aperçevoir » que celui-ci les manipulait503. Ainsi, l’appui concret de la preuve est admis, mais non l’appui abstrait.

Dans l’affrontement relatif à leurs postures de critiques, nos polémistes se servent de diverses autorités externes et parfois des mêmes. Typiquement, la tactique consiste à faire appel à des tiers à l’appui de leurs arguments par le moyen de références ou de citations. Cela dit, l’anonymat de certains de ses écrits permet à Des Maizeaux de se citer lui-même à l’appui, et ce, à plusieurs reprises504. Quant à Marchand, il recourt à des tiers, notamment afin de recommander ses choix éditoriaux dans la préface des LC, en démontrant que d’autres que lui considèrent qu’il est désirable de fournir des

éclaircissements bibliographiques, de purger une collection de lettres des traces d’hypocrisie et de préparer « une bonne Table » pour ce genre de recueil505. Non

502 3-1, p. 267, 270 et 271. 503 Ibid., p. 276. 504 Il se cite notamment dans l’Avis Important, dans la préface aux Lettres de Mr. Bayle et encore dans la « Lettre écrite de Berlin ». 505 2-3, p. x-xi, vi et xii. 192

seulement il dote ainsi sa méthode de précurseurs et de défenseurs, mais, de plus, en citant Bayle sur ces derniers points, il vise à s’approprier l’appui de l’auteur même qu’il

édite – celui dont l’opinion hypothétique aurait eu le plus de poids506. Cependant, le patronage de l’esprit de Bayle est également revendiqué par Des Maizeaux, qui le dispute

à son opposant. Pour ne citer qu’un exemple, Des Maizeaux cherche à se faire un allié de

Bayle lorsqu’il critique l’ampleur et le détail de la table qui accompagne les LC et de celle proposée pour la nouvelle édition du DHC. D’après lui, « Mr. Bayle étoit dans les mêmes sentimens, comme cela paroît par la Réponse qu’il fit à une Lettre que [Des

Maizeaux] lui écrivi[t] » et qu’il rapporte par la suite507. Les deux adversaires citent donc l’auteur qu’ils se disputent pour défendre leur point de vue, non seulement de manière générale, mais aussi sur un seul et même point.

D’autres que Bayle sont cités en tant qu’autorités à divers moments de la querelle, tous représentants de la République des Lettres, puisque, dans cette polémique, il est question de l’édition de textes récents508. C’est principalement de contemporains vivants que les polémistes cherchent à se faire des alliés aux yeux du public. À ce titre, ils invoquent souvent les associés de Bayle, qui étaient reconnus dans la communauté comme ayant été liés d’amitié avec lui de son vivant. C’étaient ceux à qui sa réputation

était la plus chère et à qui il importait donc d’assurer que ses écrits seraient traités avec

506 Pour justifier le retranchement de passages dans lesquels figuraient « une quantité considérable de Complimens, de Commissions, de Remerciemens, & […] d’autres choses de cette Nature », Marchand cite l’évaluation positive de Bayle d’un autre recueil épistolaire (2-3, p. vii). Il souligne particulièrement son appréciation de ce que l’édition avait été « purgée […] d’Hypocrisie », ce qui serait une médiation nécessaire lors de la diffusion publique d’écrits intimes (ibid., p. iv). 507 2-8, p. 323. Il note en outre que Marchand « a prudemment supprimé ce passage » de son édition de cette lettre (ibid., p. 324). 508 Voir par exemple 2-3, p. x. 193

respect. Des individus sont cités en leur qualité de particuliers509, mais, pour plus d’effet, ils sont désignés par ce qu’ils représentent symboliquement, à savoir les amis de Bayle.

Jacques Basnage, par exemple, devient « l’Amy illustre »510. Marchand et Des Maizeaux

(mais surtout Des Maizeaux) font appel en abondance aux « Amis de Bayle »511.

La volonté stratégique de s’autoproclamer un « Ami de Bayle » au sein de cette polémique soulève la question de la sorte d’amitié dont il peut s’agir puisque, pour emprunter l’expression de Françoise Waquet, dans la République des Lettres, l’amitié est

« un mot faible [pour] un sentiment débordant »512. En fait, les alliances que nous voyons déployées dans les écrits de la polémique Marchand-Des Maizeaux ne sont pas de l’ordre de l’amitié affective, mais plutôt de l’amitié stratégique513. Pour nos besoins, les liens

509 Assez tard dans l’échange, Des Maizeaux énumère une liste d’amis de Bayle qui l’ont aidé à rassembler sa correspondance pour préparer La Vie de Monsieur Bayle et les éditions de lettres. MR. DES Maizeaux chargé d’écrire la Vie de Mr. Bayle, crut avec raison qu’il trouveroit dans les Lettres que Mr. Bayle avoit écrites à ses amis, beaucoup de particularitez qui pourroient servir à son dessein. C’est pourquoi il pria les Amis de Mr. Bayle, de lui faire part des Lettres qu’ils en avoient reçues. Messieurs Ancillon, Baÿze, l’Abbé du Bos, le Clerc, Constant, Coste, la Croze, le Duchat, Janiçon, Lenfant, Marais, Minutoli, de la Monnoye, l’Abbé Nicaise, Regis, Rou, le Comte de Shaftsbury, Silvestre, &c, lui en fournirent un grand nombre. (3-6, p. 406) 510 M. Böhm, « Avertissement du libraire au lecteur », p. xviii. 511 Quoique cette formule soit le plus souvent utilisée à l’appui de la position de Des Maizeaux, Marchand note à un endroit : « si je cherchois à me prévaloir du titre d’Amis de M. Bayle, je pourrois l’emploïer ici avec un peu plus de raison que ne l’ont fait mes Ennemis dans le Titre du Libelle qu’ils viennent de renouveller contre moi. » (2-14, p.136) 512 « L’amitié : un mot faible, un sentiment débordant. Enquête dans la République des Lettres » fut l’intitulé de la conférence plénière prononcée par Waquet au colloque Amitié 2012 : Topiques de l’amitié dans les littératures françaises du Moyen Âge et d’Ancien Régime de la Société d’analyse de la topique romanesque, dès lors retravaillé pour les actes du colloque (cf. F. Waquet, « L’amitié : un mot faible, un contenu débordant. Enquête dans la République des Lettres (17e-18e siècles) »). 513 Tout en admettant les limites d’une catégorisation aussi sommaire, les types que nous employons correspondent grosso modo à ceux de « emotional » et « instrumental friendship » de l’anthropologue Eric R. Wolf (« Kinship, Friendship, and Patron-Client Relations », surtout p. 10-13). Les alliances affectives se déroulent sur un plan, si l’on peut dire, plus personnel que professionnel, bien qu’on ne puisse pas toujours facilement distinguer ces deux sphères chez nos hommes de lettres. L’appui communiqué par ces liens est surtout d’ordre moral, c’est-à-dire qu’en commentant le traitement que Marchand reçoit de ses critiques, ses correspondants offrent consolation, encouragement et maints conseils sur la manière de gérer la situation. L’on dénonce par exemple en ses ennemis « la Canaille de la République des Lettres », suggérant non seulement que la passion de leur attaque fera rejeter leur propos par le grand public, mais encore que leur critique outrée serait à vrai dire « un effet de l’estime [et de l’envie] qu’ils ont pour [ses] merites » (UBL MAR 2, S. Hoggeur à P. Marchand, 1714-10-7). 194

d’alliance stratégique sont ceux qui s’affichent et se lisent dans les textes publiés, ce sont ceux qui sont mobilisés aux fins visées par l’écrivain-polémiste. La solidarité affichée à la vue de la communauté entière dans les imprimés est une manière d’influencer l’opinion du lectorat. Parallèlement, la mention d’un destinataire particulier pour l’article- lettre « à Mr. Coste » associe son nom à la cause de Des Maizeaux en tant qu’ami sympathisant. Par extension, on pourrait dire que la forme affectée de la lettre et l’adresse

à un « Monsieur » non identifié, tel qu’on le remarque dans la Lettre écrite de Genève (2-

5) et dans les Remarques Critiques (2-7), entre autres, prête à ces écrits un semblant de garantie relative à un destinataire particulier514. Comme dans la citation d’une autorité, ce qui est donné à voir dans les textes ne correspond que rarement à un lien réciproque515.

Ce sont plutôt des alliances recrutées, imposées de manière unilatérale. Lorsqu’un auteur cite à l’appui l’un de ceux qu’il érige lui-même en expert, la complicité ne provient pas de celui-ci, mais est revendiquée a posteriori par celui qui espère en profiter. Il demeure néanmoins que l’alliance stratégique est nécessaire pour la justification dans le contexte d’une controverse.

De manière semblable, le médium de l’imprimé confère une espèce de légitimation au contenu de tout extrait, article ou nouvelle littéraire publié dans la presse

Le dénigrement public de Marchand amène à l’occasion un engagement de ses épistoliers qui dépasse la communication directe entre amis et fait que le conflit écrit s’insinue jusque dans les interactions sociales en personne. L’exemple le plus éloquent vient du grand ami de Marchand, Isaac Vaillant, qui raconte comment il a rencontré Des Maizeaux à Londres « et lui dis en presense [d’un compagnon] : Votre Perruque est bien derangée, mais cela n’est pas surprenant, puis que c’est Marchand qui vous a poigné » (UBL MAR 2, I. Vaillant à P. Marchand, feuille no 6, s. d.). De cette façon et d’autres encore, lorsque Marchand est impliqué dans cet échange hostile avec Des Maizeaux dans les périodiques, ses correspondants constants font preuve d’amitié en s’engageant diversement à différents niveaux des réseaux savants afin de l’appuyer personnellement aussi bien que publiquement. 514 Il est probable que le destinataire soit le rédacteur de l’HCRL, Samuel Masson, mais aucune référence dans le texte ne permet de le confirmer. 515 Le cas de la Déclaration authentique est l’exception à cette règle générale, car ses signataires appuient les propos de Marchand de plein gré. 195

du jour. C’est-à-dire que, même si le rôle affiché des journaux savants de fournir un forum pour la discussion faisait que l’inclusion d’un écrit ne signifiait pas nécessairement l’appui des rédacteurs, le fait de le faire paraître affirme en quelque sorte que l’argument est assez valide pour mériter d’être examiné et réfuté en bonne et due forme516. Qui plus est, différents articles sont ouvertement appuyés par les périodiques dans lesquels ils apparaissent517. Les extraits que Marchand a préparés de ses éditions, par exemple, s’ouvrent avec le « Nous » qui inclut la société de rédacteurs qui est censée collaborer à toute recension qu’elle fait paraître518. Parmi les écrits de Des Maizeaux, les deux qui seraient du « Genevois » anonyme disent avoir été sollicités, ce qui, vrai ou faux à la base, paraît confirmé par l’impression de cette déclaration519. Par ailleurs, la nouvelle littéraire « De Rotterdam » (2-6) et la « Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste » (2-8) sont explicitement secondées par le rédacteur du journal dans des notes qui leur sont rattachées520. Pour ces raisons, on peut considérer que, plus encore qu’un effet de légitimation, l’impression de ces textes représente un affichage d’alliances à l’appui des opinions débattues. Dans ce sens, les liens qui relient Marchand et Des Maizeaux avec les

516 Les journaux publiaient assez souvent des écrits dont ils n’acceptaient pas le propos, mais aussi des réfutations. Almagor mentionne que Du Sauzet a imprimé un article de Des Maizeaux sur la question de l’attribution de l’« Avis Important aux Refugiez » – avec lequel il n’était pas d’accord – ainsi qu’une réponse (J. Almagor, PDMJ, p. 98). Du côté du JL, la série d’articles où se répondent les vues des rédacteurs et de Nicolas Hartsoeker démontre que la publication ne garantissait pas nécessairement l’appui du journal (voir C. Berkvens-Stevelinck, « Nicolas Hartsoeker contre ou pourquoi les planètes se meuvent-elles? »). 517 L’appui était plus explicite encore en coulisse. Les archives de Des Maizeaux permettent de constater qu’il jouissait du soutien de Masson sur le plan personnel (voir aussi J. Almagor, PDMJ, notamment p. 85 et p. 93-94). Nous ne disposons pas de traces équivalentes pour Marchand puisqu’il aurait échangé avec ses collègues du JL en personne. 518 2-2, p. 154 et 2-4, p. 359. La préface qui ouvre le premier numéro du JL prie « ceux qui pourroient se choquer de la liberté de nos critiques, de ne s’en prendre à aucun de nous en particulier. Nous avons résolu unanimement, qu’on ne changera jamais en faveur d’un de nos Membres, ce qui aura été approuvé à la pluralité des voix. » (« Preface », p. xix; voir également l’« Avertissement du libraire », p. iv) 519 2-5, p. 229 et 2-7, p. 261. 520 Voir pour la nouvelle littéraire « De Rotterdam » : 2-6, p. 394 et surtout p. 397-398 et pour la « Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste » : 2-8, p. 313-314. 196

journaux savants dans lesquels ils publient leurs écrits sont les plus considérables alliances stratégiques de leur polémique. L’on doit en outre accorder une place particulière au Journal litéraire de La Haye et à l’Histoire critique de la République des

Lettres dirigée par Samuel Masson qui fournissent des forums constants pour les discours pro- et anti- éditions marchandiennes respectivement pendant les années de leur existence521.

La stratégie consistant à exhiber le soutien de tiers vise à convaincre le lecteur, voire l’auditoire universel, celui qui est en position de déterminer si oui ou non le style

éditorial de Marchand est légitime. Il importe de rappeler ainsi le rôle central du lecteur dans la triade conflictuelle puisque, d’une certaine façon, l’on pourrait dire qu’en sollicitant son accord et son appui, l’auteur souhaite s’assurer d’une alliance additionnelle, celle de la communauté plus large, qui est à la fois son destinataire ultime et son juge. C’est au reste pour s’approprier celle-ci que les auteurs recourent à la représentation d’autres alliances et amitiés, naturelles comme stratégiques, dont ils font

étalage pour montrer la valeur de leurs positions. Les réseaux érudits affichés devant un public que l’on cherche à rendre sien sont finalement une partie intégrante de la situation conflictuelle et constituent une forme de démonstration centrale à la controverse

Marchand-Des Maizeaux. Bien que le lecteur contemporain soit mis en garde contre la validité de la réputation pour juger de l’autorité d’un écrivain-polémiste, il demeure que

521 Le JL est actif entre 1713 et 1723 et encore entre 1729 et 1737, et l’HCRL est publié de 1712 à 1718 (voir H. Bots, « Le Journal Littéraire 1 (1713-1737) »; et R. Granderoute, « Histoire Critique de la République des Lettres (1712-1718) »). Mises à part les éditions de Bayle même, toutes les publications de Marchand sur ce sujet sauf une (publiée dans le Journal des sçavans) sont parues dans le JL. Notons d’ailleurs que le dernier de ses articles qui fut refusé pour publication fut rédigé après la dissolution finale du journal de La Haye. Les écrits de Des Maizeaux sont aussi parus dans le Journal des sçavans, les Mémoires de littérature, la Bibliothèque raisonnée et la Bibliothèque françoise, mais si chacune de ces publications imprima un texte, l’HCRL se chargea de quatre titres. 197

nos deux hommes de lettres se réclament à maintes reprises et de diverses manières de garants dans leur communauté pour soutenir leurs preuves, leur personne et, par extension, leur position dans le différend. Ils cherchent activement à se servir de l’autorité de leurs garants pour démultiplier la force de leurs arguments logiques et rhétoriques pour convaincre le public de leur point de vue dans cette dispute éditoriale.

Ce statut ambigu de l’autorité a pour effet d’être, finalement, autant un outil qu’un enjeu de la polémique.

Le fait de considérer la polémique Marchand-Des Maizeaux comme une dispute autour de diverses formes d’autorité nous permet de la situer par rapport aux idéaux de la communauté savante de la République des Lettres. En soi, les écrits auxquels nous avons affaire ne participent guère à la motivation partagée des érudits de contribuer à l’avancement du savoir; la violence éthique et la répétition acharnée de propos calomnieux et d’arguments inchangés ne sont pas justifiées depuis la perspective de collaboration communautaire. Cependant, le fait qu’il y est question d’établir l’autorité du polémiste et, par conséquent, celle du critique auquel celui-ci correspond, relie cette lutte discursive aux modalités typiques de la communication entre savants. En d’autres mots, c’est l’autorité critique telle qu’attribuée par le public à l’un des adversaires qui détermine auquel des deux revient la mainmise sur l’héritage de Bayle et lequel contribuera le mieux à l’avancement du savoir en le gérant pour les lecteurs contemporains et ceux de la postérité. Dans cette perspective, il faut admettre que l’enjeu de ce « Procès du Parnasse » est un motif qui explique qu’armés de leurs plumes, nos hommes de Lettres aient si farouchement démontré que « [les écrivains] sont & plus querelleux, & plus difficiles à reconcilier que les gens de guerre. »

V. Vers une République des Lumières

Unser Zeitalter ist das eigentliche Zeitalter der Kritik, der sich alles unterwerfen muß. Emmanuel Kant, Critik der reinen Vernunft

Aujourd’hui que la Philosophie s’avance à grands pas; qu’elle soûmet à son empire tous les objets de son ressort; que son ton est le ton dominant, […] on commence à secouer le joug de l’autorité & de l’exemple pour s’en tenir aux lois de la raison. Denis Diderot, « Encyclopédie »

Après avoir connu son âge d’or au XVIIe siècle, la communauté savante réunie sous la conception partagée de la République des Lettres tend vers sa fin en même temps que l’époque classique. Sans se désagréger, elle subit alors une transformation essentielle.

En effet, à l’aube du XVIIIe siècle se prépare une profonde mutation dans l’identité culturelle des savants qui verra la République des Lettres traditionnelle devenir le réseau international des Lumières. Nous estimons que l’échange entre Marchand et Des

Maizeaux se situe sur la faille de cette transition de sorte que nous considérons leur comportement discursif et polémique comme indicatif des changements qui s’établissent graduellement autour d’eux et auxquels ils participent.

Force est de constater que l’Europe politique avait été déchirée au cours des siècles précédents – tant par des schismes de religion que par des guerres civiles et internationales. De plus, les autorités politiques et religieuses avaient provoqué un exil de populations considérable, notamment au moment de l’expulsion des protestants français lors de la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Ceux-ci incluent un nombre important 199

de savants; Bayle – après sa brève conversion au catholicisme – et le jeune Des Maizeaux font partie de la première vague de huguenots réfugiés après la signature de l’édit de

Fontainebleau, alors que Marchand appartient à la seconde vague522. Installés en périphérie de la France523, ces derniers sont profondément affectés par l’expérience de l’exil, traumatisme dont les effets perdurent. Tout au plus partiellement intégrés dans leurs communautés d’accueil et souvent déracinés à plusieurs reprises, ces réfugiés retrouvent la stabilité dans la République des Lettres cosmopolite, dès lors leur véritable patrie524. Depuis ces havres réels et métaphoriques, les victimes du dogmatisme remettent en question la révérence envers les autorités religieuses et politiques. Parallèlement, les questions relatives à la continuité, à l’autorité et à la critique abordées par la Querelle des

Anciens et des Modernes dans le cadre de la culture et du savoir, font que cette tension dépasse le contexte sociopolitique, mais en est marqué.

Parallèlement, la grande ère de l’absolutisme tirait à sa fin, aussi bien en France, qu’en Angleterre et ailleurs, ces États connaissant alors des crises internes. Si les grandes révolutions sociales entamées en Angleterre étaient encore à venir dans les autres pays, elles étaient forcément en préparation et c’était, à l’échelle européenne, un temps de réévaluation de systèmes de pouvoir désuets. Les orthodoxies politiques et religieuses qui s’appuyaient mutuellement étaient tout particulièrement visées par la pensée réformatrice

522 Sur les vagues successives du Refuge, voir M. Yardeni, Le refuge protestant. 523 Notamment dans les Provinces-Unies, en Angleterre, en Prusse et en Suisse, soit des régions protestantes et tolérantes des pratiquants de la religion réformée. Voir E. Birnstiel, La diaspora des huguenots. Les réfugiés protestants de France et leur dispersion dans le monde (XVIe-XVIIIe siècles). Voir aussi les contributions dans B. Van Ruymbeke et R. Sparks (dir.), Memory and Identity. The Huguenots in France and the Atlantic Diaspora. 524 Les multiples déménagements de Prosper Marchand, mentionnés au chapitre II, évoquent ce manque d’enracinement. Sur l’ambiguïté de la réception des réfugiés et son effet sur leur mentalité, voir A. Goldgar, « Singing in a Strange Land: The Republic of Letters and the “Mentalité” of Exile »; et H. Bots, « Le réfugié Pierre Bayle dans sa recherche d’une nouvelle patrie : La République des Lettres ». 200

des Lumières. En effet, c’est de l’ordre du lieu commun de noter qu’un rapport plus contestataire envers l’autorité caractérise la mentalité des Lumières. Le projet encyclopédique de Diderot et d’Alembert en est l’exemple convenu, sa réalisation ayant rencontré de nombreux obstacles en raison du danger que représentait aux yeux du pouvoir politique et religieux la remise en cause des idées reçues.

Or, nous sommes d’avis qu’il y a également profit à réfléchir à l’effet de l’attitude contestataire sur le rapport à l’autorité intellectuelle entretenu par des savants impliqués dans des situations conflictuelles avec des pairs. La culture des érudits humanistes d’antan, pour qui l’autorité était une valeur inébranlable, ne pouvait être entièrement rejetée par ses héritiers, mais l’interaction réglée et irénique qu’elle supposait ne pouvait demeurer inchangée. Nous suggérons que la tension entre les principes traditionnels et les usages nouveaux a pour corollaire une fluctuation dans la pratique savante de la critique.

Comme cette pratique est centrale à l’œuvre et à l’identité de l’homme de lettres – qui deviendra le philosophe – elle est nécessairement centrale à toute évolution de cette figure et de la culture savante qu’elle représente.

Dans ce chapitre, nous partirons des assises établies dans les chapitres précédents, notamment concernant la culture érudite, le concept identitaire et le fait discursif de la

République des Lettres (ch. I), et les procédés polémiques relevés dans l’étude de la polémique Marchand-Des Maizeaux (ch. III), aussi bien que les types d’autorité disputés dans cette dernière (ch. IV). Nous examinerons d’abord des signes du déclin de la

République des Lettres afin de mieux évaluer sa périodisation, ses circonstances et ses caractéristiques. Puis, nous proposerons quelques réflexions sur ce que représentent les

Lumières montantes, cette nouvelle forme de la culture savante qui est amenée à se 201

substituer à la République des Lettres, et sur la posture critique de cette époque. Ensuite, nous examinerons les modalités de la confrontation entre la gent savante et les entités extérieures, caractéristiques de l’époque des Lumières, après quoi nous envisagerons ces mêmes modalités au sein de la communauté des gens de lettres. Enfin, nous reviendrons sur la polémique Marchand-Des Maizeaux, sous l’angle du contexte culturel changeant du champ lettré. Ainsi se terminera notre étude de la critique par le biais de l’analyse de ce cas illustratif, un révélateur qui permet d’apprécier de façon nouvelle une facette de la transformation de la culture savante au début du XVIIIe siècle.

i. La fin d’une époque : le déclin de la République des Lettres

Les histoires de la République des Lettres sont loin d’être uniformes dans leur périodisation : certains la font durer jusqu’au milieu et même jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, alors que d’autres posent ses limites plus tôt, soit vers 1715. La datation est plus compliquée encore lorsqu’on tient compte des périodisations internes du phénomène qu’évoquent différents chercheurs525. La tendance à repousser la disparition de la

République des Lettres plus tard dans le siècle nous semble provenir du fait que les

énoncés de ses grands principes sont marqués d’une plus grande inertie que ses pratiques avérées. En vérité, celles-ci se modifient sans que ces changements soient nécessairement avoués et donc consacrés par le discours, de sorte que les temporalités des évolutions discursives et pratiques ne coïncident pas. Par conséquent, les idéaux et l’idée même de la

525 April Shelford signale l’existence d’opinions divergentes sur ce que seraient ses formes anciennes et nouvelles (Transforming the Republic of Letters: Pierre-Daniel Huet and European Intellectual Life, 1650- 1720, p. 191, n. 3). Nous reviendrons plus loin sur les périodisations contradictoires de Paul Dibon et d’Anne Goldgar. 202

République des Lettres ont la vie longue, alors que de nouvelles pratiques et perspectives la travaillent, voire l’érodent de l’intérieur.

L’évolution de l’expression « République des Lettres » fournit un aperçu des transformations que subit le référent en évoquant les mutations alors en cours dans le monde des lettrés. Commençons par prendre acte de cette évolution sémantique afin d’adopter le point de vue contemporain sur ces changements, que les énoncés de quelques individus éclaireront par la suite. La consultation d’écrits métaconceptuels ou autoréflexifs de savants des XVIe-XVIIIe siècles révèle une prolifération de références plus ou moins directes à la République des Lettres. Les correspondances savantes de l’époque ainsi que les textes journalistiques qui s’inspiraient du genre épistolaire sont particulièrement riches en de telles occurrences, ce qui s’explique par le fait que leur rédaction et leur diffusion représentaient une manifestation effective de ce réseautage. En effet, le syntagme « République des Lettres » est couramment employé jusqu’à la fin du

XVIIIe siècle pour désigner un phénomène actuel526. Rappelons toutefois que l’expression est encore utilisée de nos jours sans pour autant renvoyer à la même réalité527. La République des Lettres évoquée à la veille de la Révolution française n’est pas nécessairement celle imaginée par les contemporains de Bayle cent ans plus tôt. Dans

526 En guise de preuve, signalons sa présence récurrente dans les intitulés de divers journaux tout au long du siècle. Le Dictionnaire des journaux repère en seule langue française les Nouvelles de la Republique des Lettres originales (1684-1718), l’Histoire critique de la République des Lettres, tant Ancienne que Moderne (1712-1718), les Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la République des Lettres (1727-1745), le Journal Historique de la Republique des Lettres (1732-1733), les Mémoires secrets de la République des Lettres (1737-1748), L’Etat présent de la République des Lettres en France (1749), les secondes Nouvelles de la République des Lettres (1775-1777), les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France (1777-1789), l’Histoire de la République des Lettres et Arts en France (1779-1785) et les Nouvelles de la République des Lettres et des Arts (1779-1788) (cf. Sgard, Dictionnaire des journaux). 527 Voir supra ch. I, p. 19. C’est avec ce constat que Marc Fumaroli ouvre la présentation de la toute récente compilation de ses articles (La République des Lettres, p. 9). 203

son analyse sémantique de la République des Lettres, Françoise Waquet observe effectivement que certains des traits qu’on lui attribue demeurent constants alors que d’autres éléments de sa définition changent. Elle écrit notamment que l’expression :

« République des Lettres » continua d’être employée par les contemporains de Voltaire et de Rousseau pour désigner les savants, les gens de lettres, les auteurs ou leurs œuvres. […] Toutefois l’expression commence à se spécialiser suivant le destin même du mot « lettres ».528

De toute évidence, l’utilisation continue de l’expression consacrée « République des

Lettres » n’empêche pas que son sens se transforme – bien au contraire – et par conséquent, la stabilité lexicographique, dans ce cas comme dans d’autres, n’est pas garante de la permanence du référent conceptuel.

L’évolution du vocable « lettres » du sens de « savoir » vers le celui de

« littérature » que mentionne Waquet est indicative de la fragmentation des connaissances qui transforme la réalité et la communauté des savants à cette époque529. L’on passe alors d’une conception holistique du savoir où histoire, lettres, sciences naturelles, etc., sont interconnectées, à un paradigme qui distingue entre des intérêts de genres différents qui sont divisés en autant de domaines de spécialisation530. Le plus grand changement est la montée des sciences naturelles aux XVIIe et XVIIIe siècles et la généralisation concomitante de la méthode cartésienne par laquelle celles-ci se distinguent des humanités. L’effet de ce changement sur la socialisation du travail des lettrés se traduit par le fait qu’à partir de 1740, l’on commence à parler d’une « République des sciences »,

528 F. Waquet, « Qu’est-ce que la République des Lettres? », p. 501. Waquet souligne aussi que l’utilisation de l’expression est répandue dans les textes d’écrivains de différentes affiliations idéologiques dans H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 55. 529 L’on consultera sur ce sujet : P. Caron, Des « belles lettres » à la « littérature ». Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760). 530 J.-P. Schandeler, « République des sciences ou fractures de la République des lettres? » À partir de cette spécialisation naissante, les disciplines savantes se préciseront davantage au XIXe siècle. 204

ou encore d’un « Empire des sciences », qui serait distinct de la République des

Lettres531. Cette propension à différencier les réseaux thématiques confirme que la spécialisation du terme « lettres » fait que le syntagme « République des Lettres » n’est plus tout à fait approprié pour désigner une communauté savante diversifiée. Cependant, une deuxième tendance signale qu’une telle conception existe encore. C’est que, pour désigner la totalité de la communauté savante, le terme « République des Lettres » connaît dès lors la concurrence d’« appellations hybrides » telles « République des sciences et des lettres », « République des sciences et des arts », et « Empire des sciences et des arts »532. Le fait que des expressions nouvelles sont forgées pour nommer un réseau incorporant lettres et sciences – « philosophie naturelle », dans le vocabulaire de l’époque

– corrobore l’impression que le monde des lettrés est encore conçu intégralement, même si un « Empire des sciences » commence à se dessiner en son sein.

D’après cette terminologie, l’on conclut que les savants de la fin du XVIIIe siècle continuent d’adhérer à la conception d’un état unique regroupant tous ceux qui poursuivent l’avancement des connaissances, peu importe le domaine de savoir. L’étude sémantique de Waquet lui permet en effet de constater que l’expression « République des

Lettres » conserve son association traditionnelle avec « les notions de liberté, de cosmopolitisme et d’unité du monde savant »533. L’unité est donc maintenue entre les disciplines, mais aussi entre les nations – l’universalité de la République des Lettres classique ayant permis aux érudits d’œuvrer indépendamment du cadre politique. Or, il

531 R. Sigrist, « La “République des sciences” : essai d’analyse sémantique », p. 338. 532 Ibid., notamment p. 341, 343 et 344 n. 38. Sur la différenciation d’une possible République des Sciences de la République des Lettres, voir également les contributions de J.-P. Schandeler (« République des sciences ou fractures de la République des lettres? ») et de J. Häseler (« Entre République des lettres et République des sciences : les correspondances “scientifiques” de Formey ») dans le même numéro thématique de Dix-huitième siècle, ainsi que l’introduction d’Irène Passeron et al. 533 F. Waquet, « Qu’est-ce que la République des Lettres? », p. 501. 205

semble que cette frontière entre le monde savant et la société civile, de tout temps poreuse, se soit brouillée davantage au cours du XVIIIe siècle. René Sigrist, qui analyse les expressions renvoyant aux nouvelles formes scientifiques de la communauté savante, le confirme :

les savants eux-mêmes continuent à se concevoir, en dépit du développement de leurs différentes disciplines, comme partie prenante de la République des lettres. Sans [d]oute cette notion est-elle pour eux une façon de se reconnaître en tant que communauté intellectuelle transdisciplinaire, confrontée en premier lieu à des problèmes communs de logistique, d’allocations des ressources et de reconnaissance sociale.534

Cette confrontation commune aux limites imposées par la société qui englobe celle des

érudits suggère que l’on passe d’une conception indépendante à une conception contextuelle de la communauté savante. Nous entendons par là que la République des

Lettres classique, qui correspondait à une perception interne du monde lettré, était pensée comme distincte du monde civil et était donc envisagée à l’aune d’elle-même. En revanche, les Lumières sont plutôt conçues dans leur relation avec la société et sont donc appréciées en fonction de ce contexte externe. Autrement dit, le rapport premier des savants dans la République des Lettres est au savoir, et par conséquent à ceux qui en sont responsables, alors que le rapport premier des savants au temps des Lumières les relie à la société, de sorte que le rapport entre eux était secondaire et médiatisé par ce premier lien.

Le regard dominant sur la République des Lettres était donc interne, alors que le point de vue principal dont avaient conscience les savants des Lumières était extérieure : les lettrés sont dès lors dans la mire de l’opinion publique.

534 R. Sigrist, « La “République des sciences” », p. 352. Notons que pour Sigrist, le terme « savant » désigne celui qui s’intéresse à l’histoire naturelle. 206

Le regard des savants du XVIIIe siècle sur la communauté classique à laquelle ils s’identifient encore plus ou moins relève aussi de la nostalgie et ne démontre donc pas nécessairement l’existence d’une République des Lettres éthique à la fin du siècle. En effet, c’est ce qu’indiquent certaines références plus développées qui présentent la

République des Lettres comme une époque glorieuse révolue. C’est ainsi que dans le chapitre rajouté au Siècle de Louis XIV en 1756 concernant les progrès en sciences et philosophie de cette époque, Voltaire écrit :

Jamais la correspondance entre les philosophes ne fut plus universelle […] On a vu une république littéraire établie insensiblement dans l’Europe, malgré les guerres et malgré les religions différentes. Toutes les sciences, tous les arts ont reçu ainsi des secours mutuels. […] Les véritables savants dans chaque genre ont resserré les liens de cette grande société des esprits, répandue partout, et partout indépendante. Cette correspondance dure encore; elle est une des consolations des maux que l’ambition et la politique répandent sur la terre.535

Or, si cette « grande société des esprits » « dure encore », le temps de Leibniz (†1716) et de Newton (†1727) – figures auxquelles Voltaire associe son apogée – est révolu. La

« république littéraire » (qui comprend tous les domaines de savoir) est évoquée au passé et la culmination de son universalité, de sa sociabilité et de son indépendance à l’époque du Roi-Soleil suppose une détérioration au temps de la rédaction, marquée par les

« maux » de la société.

Bien avant que Voltaire ne témoigne de son impression que la gloire de la

République des Lettres était passée, Pierre-Daniel Huet annonça son affaiblissement dans le discours mémorialiste de son Commentarius de rebus ad eum pertinentibus en 1718.

La longévité particulière de Huet (1630-1721) faisait qu’il avait survécu à bon nombre de

535 Voltaire, « Le siècle de Louis XIV », p. 1027. Le chapitre ajouté duquel est tiré ce passage est le ch. XXXIV, « Des beaux-arts en Europe du temps de Louis XIV ». Notre lecture de ce passage va dans le même sens de celui de Bots et Waquet (voir RDL, p. 57). 207

ses contemporains et qu’il avait par conséquent l’impression de survivre à la République des Lettres elle-même. L’explication qu’il donne de la rédaction du Commentarius suggère que cette impression était partagée par d’autres. Huet se justifie d’avoir pris la plume à l’incitation de ses amis, afin de préserver l’histoire du monde savant dont il avait

été témoin :

comme mes amis m’avaient entendu souvent raconter des anecdotes relatives aux savants illustres du siècle précédent, que j’ai connus, craignant que la mémoire n’en fût perdue, ils me prièrent de les consigner dans un écrit qu’on ne pouvait attendre d’aucun autre que de moi, puisqu’il ne restait presque plus de contemporains de ces personnages.536

Pour ce tenant de l’érudition traditionnelle, les deuils successifs de ses contemporains, dont les décès s’accumulent au tournant du siècle, correspondent au deuil du génie humaniste. D’après une lettre de 1686, Huet aurait depuis toujours eu l’impression que l’érudition – qu’il associait aux grands héros de l’humanisme – était en déchéance537.

Anne Goldgar repère d’autres individus qui se lamentaient aussi de la fin de la

République des Lettres en 1701 (Jean Le Clerc), 1730 (François Bruys), 1745 (Simon

Pelloutier) et 1746 (Michel Mattaire)538. Ces quelques noms suffisent pour montrer que la

République des Lettres n’en finit pas de finir selon ses membres. L’impression contemporaine qu’il y aurait dégénérescence n’est donc pas le signe qu’elle aurait existé

à un moment historique précis; tout au plus, elle est indicative de sa possibilité. À vrai dire, l’accumulation des plaintes suggère qu’il y aurait une dimension topique à la lamentation sur la fin de la République des Lettres. L’inclination à pleurer la grandeur

536 P.-D. Huet, Mé moires (1718), p. 154. Des justifications similaires figurent en introduction du Commentarius (ibid., p. 4). 537 Lettre à Étienne Morin citée en traduction par Goldgar : « “since I have been alive, I have seen the sciences declining continually” » (Impolite Learning, p. 229). Les « sciences » ici évoquées sont à prendre – comme « lettres » plus haut – au sens large de savoir. 538 Ibid., p. 228-229. 208

passée survient d’autant plus naturellement dans une population influencée par la culture humaniste que son modèle se trouve dans le passé. Enfin, si l’on admet cette nature topique, on peut en déduire de nouvelles preuves de la distance entre le discours contemporain sur la République des Lettres et la manifestation concrète de la communauté par ses réseaux imbriqués. Nous verrons qu’il n’est pas plus évident de concilier le discours historiographique avec ce qu’a pu être l’histoire réelle.

Les évolutions de la sphère savante, notamment sa spécialisation et politisation, ont été interprêtées de plusieurs manières par les contemporains, de sorte que la fin de la

République des Lettres a pu être signalée de 1686 à 1746 (pour se limiter aux seuls exemples cités ici). Les changements ont été interprétés avec autant de variété par les historiens, de sorte que la fin de cette communauté est encore diversement fixée selon différentes perspectives historiographiques. Un bref survol de quelques datations retenues par l’histoire permettra de faire ressortir certains des facteurs identifiés a posteriori comme menant à la décadence de la République des Lettres.

Dans l’article « République des Lettres » du Dictionnaire européen des Lumières,

Didier Masseau présente cette communauté comme un phénomène fortement enraciné jusque vers la fin du siècle, notant toutefois qu’elle « ne survivra pas au XIXe siècle ».

Son « écroulement » suivrait, d’après lui,

l’apparition de nouvelles formes de vulgarisation [associée à « l’apparition d’un lectorat moins cultivé »] […] que les tenants de la tradition savante, philosophique ou lettrée, perçoivent comme un symptôme de décadence; l’ascension de misérables tâcherons, risquant d’être confondus avec les élites que leur liberté financière conduirait naturellement à la recherche désintéressée de la vérité […]; l’absence, enfin, d’une déontologie qui conduit les écrivains plébéiens à opter pour 209

le libelle ou le pamphlet et à entretenir artificiellement des scandales à des fins publicitaires.539

Ce qui nous frappe à la lecture de ce passage est que les causes identifiées comme menant

à la destruction de la République des Lettres dépendent d’un point de vue extérieur à la communauté savante. C’est-à-dire que la possibilité de confusion entre lettrés à la recherche de la vérité et « “écrivants” » ne peut se produire que dans l’opinion publique, puisqu’à l’intérieur de la communauté, une telle distinction qualitative ne pourrait guère s’effacer. De plus, que les polémiques soient perçues comme des efforts publicitaires antithétiques à une déontologie des lettrés implique que leur association avec la culture dont elles proviennent est brouillée lors de leur réception par un public qui leur est extérieur. Et enfin, la vulgarisation – bien qu’elle ait pu représenter une décadence de la quête de la vérité par l’importance accordée à la réception – ne saurait démentir l’existence d’un rapport privilégié entre auteurs qui détermine la communauté de la

République des Lettres. La datation tardive de Masseau est donc basée sur une perspective extrinsèque de la République des Lettres, alors que celle-ci, comme nous l’avons vu, n’existe à vrai dire que dans les métadiscours intrinsèques540.

On date généralement la fin de la République des Lettres vers le milieu du siècle, avec la montée des Lumières. Dans ce camp se trouvent notamment Bots et Waquet, qui considèrent que la communauté connaît alors une « implosion », après avoir « sub[i] des mutations internes qui affectèrent profondément son identité »541. Ils soulignent en particulier l’« éclatement » de la catégorie d’homme de lettres en différentes classes à

539 D. Masseau, « République des Lettres », p. 932. Ce passage distille les idées développées dans le ch. 6 de D. Masseau, L’invention de l’intellectuel. 540 Cette datation est également adoptée par Laurence Brockliss (Calvet’s Web: Enlightenment and the Republic of Letters in Eighteenth-Century France) et Dena Goodman (The Republic of Letters). 541 H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 57. 210

cette époque; dès lors, on aurait distingué entre érudits, scientifiques, beaux esprits et philosophes, d’ailleurs diversement appréciés en société – ce qui correspond à une division en fonction de la spécialisation mentionnée plus haut542. Plus encore, ces changements correspondraient à une évolution de la vision de la communauté savante qui, sous forme de la République des Lettres, « se proposait […] de travailler au salut du genre humain », alors qu’au XVIIIe siècle, ce but « s’estompa au profit d’une vision plus

“terrestre” […] [la] mission du savant fut de servir les hommes sur cette terre »543. À la différence des changements notés par Masseau, il s’agit ici d’une transformation interne de la République des Lettres, des motivations de la communauté plutôt que de sa perception par le public. Enfin, cette interprétation est équivalente à la suggestion que la

République des Lettres prend fin lorsque s’établit la philosophie des Lumières – à laquelle nous reviendrons.

Anne Goldgar compte également parmi ceux qui situent la fin de cette conception de la communauté savante au milieu du siècle544. Pour elle, les transformations subies à cette époque rendent la communauté méconnaissable à elle-même. Goldgar s’oppose en cela à Paul Dibon, qui avait distingué entre une ancienne et une nouvelle République des

Lettres – dont la transition avait eu lieu vers la fin du XVIe siècle. Goldgar admet :

[c]ertainly the spirit of the Republic of Letters changed in the seventeenth century, both in its interests and its operations. But the vicissitudes caused in part by the competition with a new taste for a littérature mondaine, suggest that the “old” Republic of Letters is more properly that of both Scaliger and of people like Barbeyrac or La Croze. The “new” Republic, instead, is the one which bears so

542 H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 56. Cf. la section intitulée : « L’implosion de la République des Lettres de Voltaire à la Révolution française », p. 55-61. 543 Ibid., p. 60-61. 544 A. Goldgar, Impolite Learning. 211

little resemblance to the one we have discussed here: the Republic of Letters of the Enlightenment.545

C’est donc vers 1750 que l’évolution de la société faisait en sorte que le « social and intellectual style » des érudits traditionnels ne correspondait plus à celui du monde contemporain, de sorte que « although the social status of authors may have risen, that of scholars did not. »546

Il est frappant de retrouver une vision analogue du dépassement de la République des Lettres chez Pierre Rétat, toutefois décalée de quelques décennies. D’après lui,

[l]a République des Lettres connaît après 1715 un rapide déclin. La notion se perd, pour céder la place à des formes nouvelles de cosmopolitisme. La communauté européenne des savants s’épuise en quelque sorte de l’intérieur : le dynamisme intellectuel que Bayle, Le Clerc, Leibniz avaient su lui donner par une étonnante alliance de la philosophie et de l’érudition ne survit pas à la disparition de ces grandes figures. Le goût maniaque et quasi exclusif du détail et de l’anecdote, l’inaptitude à toute synthèse, à toute recherche d’idées, qui avaient été les traits dominants de tant d’érudits de la génération précédente, subsistent seuls, et font apparaître brutalement l’indigence profonde d’une forme de culture en voie d’extinction.547

Dans cet extrait, Rétat signale que c’est essentiellement l’érudition de type humaniste, le savoir qui se voulait global, qui perd du terrain. La socialisation de la poursuite du savoir prend alors un sens nouveau et affecte ainsi la conception identitaire partagée de ceux qui y participent. Cela dit, cette remarque demeure pertinente peu importe la date avec laquelle on associe le déclin du régime classique de l’érudition.

Le choix de 1715 comme moment décisif dans l’histoire intellectuelle de l’Europe s’explique par le décès de Louis XIV qui marque la transition du pouvoir en France vers

545 A. Goldgar, Impolite Learning, p. 234. Souligné dans l’original. Pour situer le commentaire cité, rappelons que l’auteure traite de la communauté savante à l’échelle européenne entre 1680 et 1750. 546 Ibid. , p. 234. 547 P. Rétat, Le Dictionnaire de Bayle, p. 143. Une datation similaire (1720) est reprise plus récemment par Peter Miller (Peiresc’s Europe : Learning and Virtue in the Seventeenth Century, 2000). 212

la Régence à saveur libertine, dont les implications retentissent à travers le continent étant donné l’étroite imbrication des cours d’Europe et la fin des guerres étrangères du règne du Roi-Soleil. Au reste, les mouvements civils et politiques de la Glorious Revolution en

Angleterre et ceux entraînés par l’afflux des huguenots réfugiés dans les Provinces-Unies indiquent que le début du XVIIIe siècle représente une transition symbolique pour les contemporains de manière généralisée. C’est ce que suggère l’ouvrage fondamental de

Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715)548, dans lequel il retrace les métamorphoses culturelles qui ébranlent l’époque classique caractérisée par sa stabilité.

Dans ce qui précède, la double exposition – coïncidente et rétrospective – des diverses perspectives sur la fin de la République des Lettres révèle une profonde ambiguïté. Cette imprécision traduit l’aspect graduel de la transformation de la

République des Lettres tout au long du XVIIIe siècle. L’indistinction de cette « fin » serait d’après nous encore un signe que la République des Lettres est une réalité discursive et non pas concrète, un phénomène autoconceptuel plutôt que factuel. Bien que l’on continue d’y faire référence jusqu’à la fin du siècle, la valorisation du savoir et du rôle du savant qui était essentielle dans les époques précédentes s’est transformée et s’est dorénavant associée à l’esprit des Lumières qui prend progressivement le dessus dans la sphère intellectuelle au cours du siècle. Les mêmes forces qui sapent la valorisation de l’érudition classique et la communauté qui la sous-tendait appuient le développement et la mise en place d’un système nouveau – informé par le précédent, mais dorénavant ancré dans un contexte social et conceptuel tout autre. Les historiens s’entendent du moins sur

548 P. Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), 1935. 213

une chose, soit que « [l]a montée des nationalismes qui allait, aux lendemains de la

Révolution, substituer à l’Europe des Lumières une Europe des nations porta le coup fatal

à cette organisation universelle du monde des savants. »549 Lorsque la société civile entre définitivement dans un âge nouveau, le monde des savants ne peut que faire de même.

ii. Distinguer les Lumières

Pour faire suite à l’hypothèse selon laquelle les évolutions sociétales entraînent ou accompagnent des évolutions dans la culture intellectuelle, examinons maintenant une transformation fondamentale vécue au XVIIIe siècle. Au cours du siècle se sont progressivement introduites en Europe de nouvelles manières de penser qui, loin d’être adoptées par la majorité de la population ni même par la totalité de la population lettrée, ont néanmoins fini par symboliser l’époque. Ce fut, dit-on aujourd’hui, « l’âge des

Lumières »550. Le défi de définir ou simplement de décrire les Lumières est toutefois loin d’être une tâche simple surtout lorsque l’on pense au fait que, comme le souligne Robert

Darnton, la notion souffre d’inflation par l’appropriation que l’on en fait de tous les bords : « [it] is beginning to be everything and therefore nothing. »551 Pour aider à revenir

549 H. Bots et F. Waquet, RDL, p. 61. 550 C’est en rétrospective que les vainqueurs de l’histoire sont considérés comme des représentants de la majorité. En effet, c’est une fois l’époque des Lumières révolue que celles-ci sont réinterprétées par les révolutionnaires, car comme le formule Michel Delon : « [l]a Révolution française dans sa quête de légitimité construit des continuités et se réclame de modèles théoriques. Elle fonde rétrospectivement la filiation des Lumières à la Révolution. […] Le siècle entier est unifié sous le signe de la Philosophie et dans la perspective de la Révolution. » (« Lumières (Représentations des) », p. 661) Pour un aperçu sur la diversité des opinions de l’époque, voir entre autres D. Masseau, Les ennemis des philosophes : l’antiphilosophie au temps des Lumières; et id. (dir.), Les marges des Lumières françaises (1750-1789) : actes du colloque organisé par le Groupe de recherches histoire des représentations. 551 R. Darnton, « The Case for the Enlightenment : George Washington’s False Teeth », p. 4. Cet essai est également paru en français dans Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode. Avant d’énumérer une liste de « Enlightenments » (qui incluent des versions brésilienne, conservatrice et confucienne) Darnton note que le mouvement des Lumières est devenu « the source of everything good, bad, and modern, including liberalism, capitalism, imperialism, male chauvinism, world federalism, UNESCO 214

à la spécificité de la chose, celui-ci propose que l’on « consider the Enlightenment as a movement, a cause, a campaign to change minds and reform institutions. »552 Bref, il s’agit d’une impulsion réformatrice organisée et appliquée à son époque. Jonathan Israel définit similairement les Lumières, précisant qu’il s’agit d’un phénomène géographiquement répandu :

the European Enlightenment [is] a single highly integrated intellectual and cultural movement, displaying differences in timing, no doubt, but for the most part preoccupied not only with the same intellectual problems but often even the very same books and insights everywhere from Portugal to Russia and from Ireland to Sicily.553

Ce spécialiste de Spinoza et des Provinces-Unies propose que, plutôt d’y voir un courant mené par les Français (comme le fait Darnton entre maints autres) ou par les Britanniques

(comme Margaret Jacob, par exemple554), il faudrait y reconnaître un mouvement essentiellement paneuropéen. Le contexte de notre étude nous mène à privilégier une vision qui admet la diffusion internationale de la pensée qui s’oppose au statu quo. Dans cette perspective, les réseaux du Refuge et de la République des Lettres jouent un rôle non négligeable dans le partage conceptuel et expliquent en même temps l’influence indéniable de la France et de la figure de Louis XIV à l’extérieur de ce pays, notamment dans l’esprit des huguenots déplacés.

Pour distinguer entre les Lumières et la République des Lettres, il est nécessaire de tenir compte du chevauchement de ces phénomènes. Tout d’abord, les deux termes renvoient à de vastes et diffus regroupements de personnes lettrées autour de différentes

humanism, and the Family of Man. Whoever has a bone to pick or a cause to defend begins with the Enlightenment. » (« The Case for the Enlightenment », p. 3) 552 Ibid., p. 4. 553 J. Israel, Radical Enlightenment, p. vi-vii. 554 Jacob fait du mouvement Whig avant la Révolution anglaise le début du mouvement européen (voir notamment The Radical Enlightenment, p. 6). 215

conceptions du savoir, dont les étendues chronologiques se recoupent; ils ne relèvent cependant pas du même ordre catégoriel. D’un côté, comme nous l’avons vu au chapitre

I, la notion de République des Lettres désigne pour ses membres la communauté éthique des érudits qui travaillent au développement du savoir, avec une volonté et une pratique d’échange communes. Cette communauté rassemble les esprits novateurs et conservateurs sur toute matière relevant de la production et de la diffusion des connaissances humaines. De l’autre côté, la métaphore qui sert de devise rassembleuse aux « Lumières » évoque ces personnes du long XVIIIe siècle (penseurs et mondains) qui adoptent une certaine mentalité réformatrice dont le savoir est une arme. L’image de la lumière du savoir éclairant l’obscurité de l’ignorance (diversement adoptée selon les cadres culturels, notamment dans les termes Enlightenment et Aufklärung) permet de regrouper divers intérêts contemporains autour d’une même volonté555.

Un mouvement idéologique comme celui des Lumières et un regroupement communautaire tel que la République des Lettres peuvent, en raison de leurs natures différentes, se recouper sans s’équivaloir, tant sur le plan chronologique que catégoriel556.

Ainsi, on entend parfois parler de la République des Lettres du temps des Lumières de

555 Voir M. Delon, « Lumières (Représentations des) », p. 659. 556 La République des Lettres remontant, selon les interprétations, jusqu’à la fin du XVe siècle, ce n’est que sur sa fin qu’elle recoupe l’âge des Lumières. Par ailleurs, les difficultés vues ci-dessus que pose la périodisation de la fin de la République des Lettres sont en quelque sorte parallèles à celles que pose la datation du début du Siècle des Lumières. La deuxième moitié du XVIIIe siècle est communément reconnue comme l’époque de l’installation des Lumières visibles, c’est-à-dire des grands noms (Voltaire, Diderot, d’Holbach, etc.) et des grands projets (l’Encyclopédie). Cela dit, le Siècle des Lumières couvre généralement la période entre 1715 et 1789, soit entre la mort de Louis XIV et la Révolution française. Certains considèrent toutefois que la phase préparatoire qui précède le « High Enlightenment » remonte jusqu’au XVIIe siècle. En effet, Margaret Jacob et Jonathan Israel défendent tous les deux pour différentes raisons l’idée que le travail de subversion de la culture traditionnelle et dominante s’accomplit principalement avant l’institution des Lumières incontestées. Pour Jacob le « Radical Enlightenment » débute dans les sources de la Révolution anglaise dans les années 1680 (The Radical Enlightenment; et « How Radical Was the Enlightenment? What Do We Mean by Radical? »), alors qu’Israel étend les balises quelque peu pour remonter à 1650 (Radical Enlightenment). 216

façon à brouiller les distinctions entre les deux557. Il est cependant vrai que les idées et les méthodes des Lumières proviennent de la République des Lettres classique; il faut simplement retenir que cela est aussi vrai pour les idées et les méthodes de leurs opposants. Darnton fait judicieusement remarquer que la figure des Lumières, le philosophe, descend de celle du savant du XVIIe siècle et de plus anciennes encore et que les idées qu’il élaborait n’étaient pas aussi originales que leur application proposée558.

C’est-à-dire que ce qui le distinguait de ses prédécesseurs était

[c]ommitment to a cause. Engagement. The philosophe was a new social type, known to us today as the intellectual. He meant to put his ideas to use, to persuade, propagandize, and change the world around him. [...] [T]he philosophes represented a new force in history, men of letters acting in concert and with considerable autonomy to push through a program. They developed a collective identity, forged by common commitment in the face of common risks. [...] They were also an elite. Despite the leveling tendency inherent in their faith in reason, they aimed to take over the commanding heights of culture and to enlighten from above.559

Similairement, Didier Masseau signale que le rôle du philosophe « est marqué par l’acquisition et le maniement d’un savoir, la conviction d’avoir une mission à accomplir et la volonté d’exercer une pression sur l’opinion pour faire triompher cet idéal de connaissance sans lequel l’homme demeure un être mutilé ou aliéné. »560 Il précise par ailleurs que les philosophes « mettent les sciences au service d’une mission civilisatrice. »561

557 Un exemple particulièrement frappant de cette fusion se trouve dans The Republic of Letters : a Cultural History of the French Enlightenment de Dena Goodman, où les salons philosophiques de Paris représentent à eux seuls l’entière République des Lettres de leur époque. 558 Darnton énumère quelques concepts traités au XVIIIe siècle qui remontent au siècle précédent : Nature, reason, toleration, happiness, skepticism, individualism, civil liberty, cosmopolitanism : All can be found, at greater depth, in the thought of the seventeenth century. They can [also] be found among eighteenth-century thinkers unconnected or opposed to the philosophes, such as Vico, Haller, Burke and Samuel Johnson. (« The Case for the Enlightenment », p. 4‑5.) 559 Ibid., p. 5. 560 D. Masseau, L’invention de l’intellectuel, p. 9. 561 Ibid., p. 10. 217

La figure du philosophe est caractérisée dans toute sa spécificité dans l’essai emblématique de son époque : Le Philosophe, attribué à César Chesneau Du Marsais

(1676-1756). Distribué clandestinement dès sa rédaction en 1730, publié anonymement en 1743 et republié plusieurs fois au courant du siècle, notamment dans l’Encyclopédie et par Voltaire562, Le Philosophe propose une vision du nouveau type auquel devait correspondre l’homme de lettres de son époque. D’après ce texte programmatique, il est clair que le philosophe n’est plus un homme de cabinet, comme les savants auraient pu l’être auparavant, mais qu’il est parfaitement intégré dans le monde. À la fois « sage » et

« honnête homme », celui qui « n’agit qu’après la réflexion » fait de la raison et de l’observation personnelle ses guides, de sorte que Du Marsais l’oppose au

« superstitieux » et au chrétien (termes parfois interchangeables dans cet essai)563. Or,

« [l]a société civile est, pour ainsi dire, une divinité pour lui sur la terre », « son unique

Dieu », de sorte que le philosophe « veut plaire & se rendre utile »564. Dans son rapport avec la société, le philosophe se consacre à combattre les préjugés et superstitions qui y sont enracinés – ce qui inclut les « vaines spéculations » de la religion, tout ce qui permet aux « autres hommes », c’est-à-dire au « peuple », d’adopter les idées qu’on lui présente

« sans penser »565. Du Marsais en conclut que « [l]e philosophe est donc un honnête

562 M. Groult, « Présentation du texte de Du Marsais ». Groult établit un texte critique qui collige le texte de 1743 avec la version remaniée (peut-être par Voltaire) de l’Encyclopédie. Herbert Dieckmann propose une juxtaposition des quatre états : l’original ([1730] 1743), l’article de l’Encyclopédie (1765), l’abrégé de Voltaire (1773), et la version des œuvres de Voltaire (1825-1833) (H. Dieckmann, Le Philosophe. Texts and Interpretation). Nous suivons le texte établi par Groult. 563 C. C. Du Marsais, « Le Philosophe », p. 193, 193-195, 176 et 191-192. 564 Ibid., p. 188, 194 et 187. 565 Ibid., p. 185, 174-175 et 176. 218

homme qui agit en tout par la raison, & qui joint à un esprit de réflexion & de justesse les mœurs & les qualités sociables. »566

Le mouvement des Lumières est fondé dans la République des Lettres, mais en transforme le but. Comme l’indique l’essai de Du Marsais, pour les Lumières, les lettrés sont intégrés à la vie de la société et ont une responsabilité envers leurs contemporains. Il importe pour eux de s’assurer de l’application sociale de leurs connaissances et tout particulièrement des méthodes critiques qui enseignent la pensée indépendante. Cette classe de doctes œuvre pour le bien de la société dans laquelle ils vivent plutôt que pour l’idéal abstrait de contribuer aux connaissances pour la postérité. Autrement dit, le rapport à la critique serait à la fois ce qui relie et ce qui distingue ces deux périodes de l’histoire des savants. Cela dit, nous verrons dans la section suivante que le penchant critique des Lumières remonte au legs intellectuel de la République des Lettres.

iii. La posture critique du Siècle des Lumières

Dans son œuvre phare sur la philosophie des Lumières, Ernst Cassirer propose de voir l’unité de ce mouvement dans la suprématie qu’il accorde à la raison567. Selon l’historien allemand, « [l]a “raison” est le point de rencontre et le centre d’expansion du siècle, l’expression de tous ses désirs, de tous ses efforts, de son vouloir et de ses réalisations. »568 La raison serait donc nécessairement au cœur de la « mission civilisatrice » des philosophes. En effet, dans ce que Cassirer nomme « l’âge de la raison », les philosophes s’opposent à l’irrationnel, c’est-à-dire aux idées préconçues :

566 C. C. Du Marsais, p. 200. 567 E. Cassirer, Die Philosophie der Aufklärung, 1932. 568 Id., La philosophie des Lumières, p. 41. 219

préjugés et superstitions (même si ceux-ci sont reconnus comme en partie nécessaires au peuple). Or, l’esprit analytique de la raison leur sert à combattre ce bastion de l’ignorance au moyen de la critique. L’effet de cet esprit de raison et la critique qu’il engendre est d’ailleurs ce qui fait que cette époque symbolise un tournant important dans la culture occidentale.

Pour arriver au « siècle de la raison », les héritiers de l’âge classique ont toutefois profité de l’apprentissage de différentes écoles de pensée qui prônent l’habilité de penser par soi-même. Le rationalisme, par exemple, doctrine répandue auprès des érudits des décennies précédentes, est au centre de l’enseignement du doute systématique que prônent les Lumières. Dans ce contexte, « [l]e doute est un instrument critique qui permet d’abord de dénoncer les erreurs et les préjugés, les illusions dont les hommes sont victimes et les machinations qu’on produit pour mieux les dominer. »569 L’application d’une méfiance méthodique conduit à la « déconstruction des connaissances humaines »570 et donc à la remise en cause des vérités supposées qu’imposent avec intransigeance les autorités dogmatiques notamment en matière de religion et de politique. Procédé rigoureux faisant appel à la raison, le doute mène à démanteler les préjugés et systèmes de pensée précédemment établis de sorte que les particuliers apprennent « à oser se servir de leur entendement, à refuser la soumission et la subordination intellectuelles »571, soit à exercer la critique. En d’autres termes, la raison

569 B. Negroni, « Doute, scepticisme, pyrrhonisme », p. 344. 570 Ibid., p. 345. 571 Ibid. 220

et le doute apportent l’émancipation intellectuelle qu’Emmanuel Kant retient comme critère premier dans sa Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?572

En 1781, Kant écrit effectivement : « Unser Zeitalter ist das eigentliche Zeitalter der Critik, der sich alles unterwerfen muß. »573 Cette phrase devenue classique cristallise le statut de la critique à la fin du XVIIIe siècle. Or, elle laisse entendre l’omniprésence d’une attitude, voire d’une habitude, de jugement. Écrivant avec la rétrospection que lui confère sa situation en fin de siècle, Kant reconnaît que ce qui distingue son époque des

ères précédentes est l’importance qu’elle accorde à la critique. Katerina Deligiorgi suggère que la position que Kant attribue à ses contemporains correspond à un positionnement philosophique vis-à-vis d’autres instances (c’est-à-dire une posture universellement critique), ce qui requiert certaines pratiques discursives pour être réalisé574.

Avant Kant, et dans une tout autre situation politique, alors que de telles assertions pouvaient attirer la désapprobation des autorités, Denis Diderot avait inséré des propos similaires dans l’article « Encyclopédie » de l’ouvrage homonyme qu’il dirigeait à l’époque avec d’Alembert. L’on y lit notamment : « [a]ujourd’hui que la Philosophie s’avance à grands pas; qu’elle soûmet à son empire tous les objets de son ressort; que son ton est le ton dominant, […] on commence à secouer le joug de l’autorité & de l’exemple pour s’en tenir aux lois de la raison »575. Sur le mode du constat, Diderot explicite l’importance de la critique dans la société. Bien qu’il n’emploie pas dans cet extrait le

572 E. Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières? ». 573 Id., Critik der reinen Vernunft, p. ix. Dans la Pléiade, cette phrase est traduite comme suit : « Notre siècle est le siècle propre de la critique, à laquelle tout doit se soumettre. » (Id., « Critique de la raison pure », p. 727). 574 K. Deligiorgi, Kant and the Culture of Enlightenment, p. 15. Il est regrettable que Deligiorgi ne précise ni ne revienne sur ces pratiques discursives qui lui sont inspirées par le travail de Dena Goodman (ibid.). 575 D. Diderot, « Encyclopédie », p. 636A. 221

terme « critique », la raison et la philosophie jouent exactement le même rôle, en secouant le joug de l’autorité et de l’exemple. Dans un tel article réflexif, ces commentaires prêtent une intention politique au projet éditorial de l’ouvrage. En effet, les encyclopédistes qui œuvrent à ce monument sont un groupe de philosophes parmi les plus actifs, de sorte que la fonction de ce rassemblement autodéfini est de servir le public, de l’instruire et de lui fournir les outils pour s’émanciper du « joug de l’autorité ».

Dans ces conditions, il importe de regarder de plus près ce que représenterait l’autorité pour les Lumières. Nous avons vu au chapitre précédent que, dans le français de l’Ancien Régime, le terme « autorité » pouvait véhiculer le sens de crédit, de gouvernement, ou d’exemple, et nous en avons envisagé les implications discursives576.

Nous avons également vu que Diderot notait dans l’Encyclopédie que l’autorité devait se démarquer du pouvoir par le mérite et la supériorité de la raison de celui qui la détenait.

Cela dit, l’article « Autorité politique », également de Diderot, apporte des précisions sur la conception philosophique de la notion d’autorité. Il n’y va pas par quatre chemins lorsqu’il écrit « [qu’a]ucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. » Il renchérit : « [l]a liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. »577 Par conséquent, toute autorité qui ne vient pas de la nature – l’autorité paternelle étant le seul type reconnu comme naturel – résulterait soit de « la force et la violence » de celui qui l’« usurpe », ou du « consentement » de ceux qui la cèdent. Il s’ensuit que, pour Diderot, ceux qui

« secouent le joug » de l’autorité sont justifiés puisqu’ils « le font avec autant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. » Ainsi, plutôt que de respecter l’autorité

576 Voir supra, ch. IV, p. 173. 577 D. Diderot, « Autorité politique », p. 898. 222

établie, Diderot, en tant que philosophe des Lumières, voit les autorités comme tyranniques pour avoir empiété sur le droit de chacun à la raison et par conséquent comme devant être mises au défi. En posant des obstacles au projet réformateur des

Lumières, les autorités deviennent des agents d’immobilisme et les cibles cardinales de la posture critique des philosophes.

La réaction contemporaine à ce texte, l’« étonnement » des journalistes de

Trévoux en particulier578, nous renseigne sur le danger que le discours de Diderot représentait pour les adhérents à la doxa et montre qu’il était perçu comme séditieux envers la monarchie et l’Église catholique. En fait, l’auteur jésuite de l’extrait commentant l’article « Autorité politique », déclare à son égard : « ces principes (osons le dire avec zèle) nous paroissent très-contraires à l’autorité suprême, à la constitution de l’Empire François, à la tranquillité publique. »579 Nous en déduisons que le discours antiautoritaire formulé par Diderot et les autres philosophes est une menace prise au sérieux par leurs contemporains.

En sus de la confrontation politique et religieuse à laquelle se vouaient les philosophes des Lumières, ceux-ci étaient actifs dans des réseaux savants hétérogènes où la pratique critique qu’ils exerçaient avait un autre but et donc un autre sens. Autrement dit, il importe de reconnaître que les travaux que les philosophes et leurs contemporains consacraient au progrès du savoir impliquaient comme auparavant une critique entre pairs sur le fondement du travail et n’entraînaient pas uniquement des polémiques sur la valeur

578 [G. F. Berthier?], Extrait de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences des Arts & des Métiers, Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, p. 456. (Christian Albertan suggère que Berthier, qui était directeur des Mémoires à cette époque, aurait pu être l’auteur de cet extrait (« Les journalistes de Trévoux lecteurs de l’Encyclopédie », p. 108; voir aussi P. Ferrand, « Mémoires de Trévoux 1 (1701-1767) »). 579 [G. F. Berthier?], Extrait de l’Encyclopédie, p. 464, note. 223

civique et politique, voire philosophique, de leur apport. C’est ce contexte plus restreint de la critique savante au XVIIIe siècle que nous examinerons dans la section qui suit.

iv. Confrontations entre savants : questions d’autorité, critique et polémique

Lorsque Kant énonçait que tout devait être soumis à la critique, cela supposait que la religion et la politique, qui s’y étaient longtemps soustraites, devaient enfin s’assujettir au jugement580. Cet élargissement du champ de la critique n’en exceptait cependant pas les domaines qui lui avaient été soumis jusque-là. Ce n’était donc pas uniquement dans la société civile et mondaine que la critique était exercée, mais d’abord dans le monde savant, où elle avait porté sur les textes classiques et bibliques avant de s’étendre aux productions nouvelles. Dans ce contexte de mutation des modèles du savoir, il n’est pas anodin que des confrontations surviennent, puisque l’on passe du cumul historique et culturel de la République des Lettres humaniste à la compétition de systèmes ne pouvant coexister dans le monde des sciences581. Les querelles intestines dans le champ intellectuel prolifèrent. Pour donner une idée de leur variété et de leurs tendances communes, nous présenterons quelques cas de types différents, empruntant à nouveau les catégories de l’abbé Irailh dont nous nous sommes servi au chapitre premier582. Dans un premier temps, donc, pour illustrer les querelles générales qui portent sur « de grands sujets », nous reviendrons sur celle des Anciens et des Modernes qui se poursuit au début du XVIIIe siècle. Nous donnerons comme exemple d’une querelle entre deux « corps »

580 Il écrit effectivement par la suite : « Religion, durch ihre Heiligkeit und Gesetzgebung durch ihre Majestät wollen sich gemeiniglich derselben [der Kritik] entziehen. » (E. Kant, Critik der reinen Vernunft, p. ix) Ce qui est traduit par : « La religion, par sa sainteté, et la législation, par sa majesté, veulent ordinairement s’y soustraire [à la critique]. » (id., « Critique de la raison pure », p. 727) 581 Cf. R. Sigrist, « La “République des sciences” », p. 355-356. 582 Voir supra p. 54. 224

les tensions entre philosophes et antiphilosophes autour de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, grand sujet de débat dès 1750 à propos duquel les encyclopédistes furent attaqués de tous côtés. Enfin, le démêlé entre Jean-Jacques Rousseau et Voltaire sur la question du mal et de la providence nous servira de cas exemplaire des conflits savants entre particuliers. Ainsi, nous commencerons par examiner une querelle ayant occupé les proto-Lumières, puis nous analysons une situation où les Lumières étaient opposées à des savants extérieurs à leur groupe, et finalement nous enchaînerons avec un exemple de polémique interne, à savoir entre deux représentants bien connus et très différents des

Lumières françaises. Nous aborderons donc diverses facettes de la confrontation entre savants à l’époque des Lumières pour en donner une idée aussi complète que possible.

Notre premier exemple est en continuité avec celui que nous avons abordé au chapitre I en tant qu’illustration d’une querelle générale de l’époque de la République des

Lettres classique, c’est-à-dire la Querelle des Anciens et des Modernes. Nous avons signalé que cette dispute généralisée et de longue durée a connu deux périodes particulièrement intenses, soit celle entre 1687 et 1694 que nous avons déjà mentionnée, et celle connue sous le nom de Querelle d’Homère allant de 1714 à 1716 et à laquelle nous arrivons maintenant583. En effet, la question de la valeur relative des modèles antiques et des productions contemporaines de tout genre (littéraires, culturelles, artistiques et autres) qui avait occupé les savants à la fin du XVIIe siècle, reprit l’avant- scène lorsqu’Antoine Houdar de La Motte présente une adaptation en alexandrins de la traduction de l’Iliade préparée par l’helléniste Anne Dacier, publiée trois ans plut tôt en

583 Sur cette dernière phase, voir : N. Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, 1968; M. Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », p. 205-213; id., Le sablier renversé. Des Modernes aux Anciens, p. 441‑467; J. Levine, The Battle of the Books. History and Literature in the Augustan Age; et Lecoq (éd.), La Querelle des Anciens et des Modernes, p. 450-645. 225

1711. Sans connaître le grec, de La Motte arrange le texte de l’épopée au goût de son

époque et, qui plus est, dans le commentaire qui accompagne son texte (Discours sur

Homère), il suggère que celui qui est traditionnellement considéré comme le « prince des poètes » n’est qu’un barbare, païen et grossier, et que l’on doit lui préférer ce que de La

Motte, en tant que Moderne, considère être le bon goût et la décence chrétienne. La même année suivit une vive réponse injurieuse de Madame Dacier, sous la forme d’un traité polémique de quelque 600 pages, Des causes de la corruption du goût, dont on reprocha l’agressivité à l’auteur584. Après ces textes-dynamites des polémistes centraux,

« il ne se passe pas de semaine sans que ne paraisse un nouvel ouvrage prenant parti pour l’un des deux champions, pour ou contre la poésie homérique. »585 Comme ce dialogue de sourds ne s’essoufflait pas de lui-même, des tiers se sont engagés pour y mettre fin et on assiste à une réconciliation artificielle en 1716. L’interruption officieuse des hostilités ne correspond donc pas tant à une résolution du conflit qu’à l’imposition d’un silence bienséant.

Poursuivant essentiellement l’opposition entre les modèles esthétiques débattus par

Boileau, Perrault et leurs seconds à la fin du XVIIe siècle, les Anciens et Modernes qui s’expriment lors de la Querelle d’Homère s’affrontent encore sur des différences idéologiques. Les traductions d’Anne Dacier et d’Antoine Houdar de La Motte révèlent deux perspectives contraires à l’égard de la critique érudite et du respect de l’auteur et de son texte. De manière concrète, ainsi que l’indique le résumé de l’abbé Irailh,

[l]es deux traducteurs s’accablèrent mutuellement de reproches; mais ces reproches tomboient moins sur ce que d’un excellent antique, ils en avoient fait une copie

584 C. Garry-Boussel, « Houdar de La Motte à la recherche d’une nouvelle conception de la critique », p. 33. 585 M. Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », p. 210. 226

méconnoissable, que sur ce qu’ils avoient formé le dessein, l’un, de déifier Homère; & l’autre, de lui ravir l’apothéose.586

Quoiqu’Irailh ait raison de suggérer que la Querelle d’Homère porte à vrai dire sur autre chose que les traductions divergentes qui l’enclenchent, il a tort de suggérer qu’une

évaluation opposée de la qualité du poète antique en serait tout l’enjeu. En effet, lorsque l’on admet un niveau d’abstraction supplémentaire, l’on reconnaît qu’il s’agit à la base de perceptions contraires à propos de l’évolution du champ des arts et de la culture : soit une décadence graduelle depuis l’âge d’or de l’antiquité, soit une amélioration croissante. Les

Anciens, déclinistes, sont tournés vers le modèle du passé, alors que les Modernes, progressistes, voient l’avenir comme un projet en devenir. De ces orientations opposées découle une appréciation divergente du statut et donc de l’autorité des prédécesseurs, qui dicte l’interaction critique des deux camps. Comme l’exprime Eloïse Lièvre :

La Querelle d’Homère s’interroge sur la place et le rôle respectif des acteurs du champ littéraire que sont le lecteur, le critique, le traducteur, le créateur. Ce qui est en jeu, c’est l’opposition entre autorité et auctorialité, entre traduction et imitation d’une part, invention et création originale de l’autre, et, en définitive, la définition et le statut de l’auteur.587

C’est là le germe de la dispute, qui informe par ailleurs les styles polémiques généralement mis en œuvre par les familles d’adversaires (agressivité versus mondanité), ainsi que nous l’avons suggéré au chapitre I.

Plus tard au XVIIIe siècle, la réalisation de l’Encyclopédie, œuvre symbolique des

Lumières, rencontre une grande adversité. Comme ce projet réunissait une « société de gens de lettres » et rencontrait les réticences de nombreux individus et groupes, la querelle entre les encyclopédistes et ceux que l’on peut nommer anti-encyclopédistes

586 A. S. Irailh, Querelles littéraires, t. II, p. 309. 587 E. Lièvre, « D’une Querelle à l’autre : l’auteur et le critique, une relation sociale et morale », p. 12. 227

représente la catégorie de conflits entre différents corps. En effet, l’abbé Irailh classe lui- même cette polémique parmi les différends « corps à corps », mais ses Querelles littéraires étant publiées en 1761, il prend un moment difficile pour les encyclopédistes pour le résultat final588. Le conflit autour de ce projet est à vrai dire un front important de la guerre plus large entre les philosophes et les antiphilosophes589 de sorte que l’une des phases fortes de l’opposition faite au grand ouvrage, soit la phase initiale, correspond à l’une des périodes intenses de l’opposition aux philosophes plus généralement. À l’instar de la réception faite au Projet marchandien de la troisième édition du Dictionaire historique et critique, la querelle de l’Encyclopédie est lancée dès la parution du

Prospectus qui en annonçait le projet en novembre 1750.

Les jésuites sont parmi les premiers à répondre au Prospectus. À travers les

Mémoires de Trévoux, les journalistes de cette compagnie écrivent contre ce qu’ils trouvent à redire dans le projet encyclopédique pendant trois ans, assez de temps pour réagir au Prospectus et à la publication des deux premiers tomes590. Si la critique de

Trévoux relève méthodiquement les erreurs du « grand dictionnaire » qui seraient à corriger, elle fait plus de cas du plagiat qui y est relevé, par exemple de l’emprunt que font les encyclopédistes de l’arbre des connaissances de Francis Bacon. Avec de telles remarques, qui consistent en une « critique des sources », un intérêt classique dans les

évaluations de ce périodique, somme toute savant, les journalistes abordent le projet

588 A. S. Irailh, t. IV, p. 118-153. Sensiblement favorable aux philosophes malgré son impartialité déclarée, Irailh résume avec une certaine amertume l’issue de la querelle telle qu’il la perçoit en 1761 : « Mille voix s’élevèrent pour la faire échouer. D’abord on employa les manœuvres; bientôt la critique, le ridicule & les brocards; enfin les noirceurs & les accusations les plus atroces. On parvint à renverser la prétendue base sur laquelle portoient toutes les connoissances humaines. » (ibid., p. 119) 589 Voir D. Masseau, Les ennemis des philosophes et O. Ferret, La fureur de nuire : échanges pamphlétaires entre philosophes et antiphilosophes, 1750-1770. 590 C. Albertan, « Les journalistes de Trévoux », p. 108. 228

philosophique sur le plan de l’érudition591. Sur ce terrain commun, les encyclopédistes répondent devant leurs pairs. Cependant, plus grave encore est l’objection fondamentale de Trévoux quant au danger d’un tel projet sur un plan social. Comme le remarque

Christian Albertan, « il est clair que pour ses rédacteurs [des Mémoires de Trévoux], l’Encyclopédie, du moins dans son premier volume, est avant tout une œuvre suspecte au point de vue religieux et politique, douteuse au regard du savoir et d’une utilité discutable. »592 Les articles « Autorité politique » et « Encyclopédie » mentionnés dans la section précédente, sont explicitement visés par les anti-encyclopédistes comme illustrant la subversion politique et religieuse de l’œuvre entière. On s’y attaque dès lors pour des raisons d’idéologie ou de position politique. Dans ces conditions, le caractère séditieux de propos retrouvés dans divers articles des premiers volumes est effectivement perçu comme un danger réel par les autorités et suscite une réaction défavorable. Les adversaires de l’entreprise réussissent à faire interrompre l’Encyclopédie par le Conseil du Roi en 1752, mais la suppression est temporaire, car avec l’appui de Malesherbes, directeur de la librairie, la publication peut reprendre à la fin de 1753. Dès lors cesse la critique qui émanait de Trévoux, mais l’effort est entretenu par d’autres (Fréron,

Pallissot, etc.) et les escarmouches entre philosophes et anti-philosophes recoupent celles autour de l’Encyclopédie. Si, en 1761, Irailh croit que tout est perdu pour le clan de

Diderot et d’Alembert, c’est en raison de la révocation de leur privilège en 1759, mais le

Dictionnaire raisonné est enfin complété et imprimé sans privilège, de sorte que les philosophes remportent la victoire finale.

591 C. Albertan, « Les journalistes de Trévoux », p. 114. 592 Ibid., p. 111. 229

Ce qui démarque cette querelle savante entre encyclopédistes et anti- encyclopédistes, voire entre philosophes et anti-philosophes, des autres exemples cités au cours de cette thèse est l’implication de forces extérieures. L’un des effets de l’engagement de corps politiques et ecclésiastiques dans la confrontation savante est l’exacerbation de la publicité du conflit. Or, devant la menace de conséquences réelles, c’est-à-dire qui dépassent le cadre intellectuel pour toucher au statut civil des acteurs – la possibilité d’emprisonnement par exemple593, l’union du clan des philosophes gagne sensiblement en importance. Olivier Ferret écrit à cet effet :

les appellations vagues de « philosophes » et d’« antiphilosophes » désignent en fait deux clans dont l’unité, en elle-même problématique, est moins à rechercher dans une forte cohérence interne que dans l’effet de coalition qui se manifeste dans un contexte de violente confrontation et qui se traduit par d’intenses échanges pamphlétaires.594

De cette alliance nécessaire résulte l’esprit de corps qui marque les efforts polémiques du camp encyclopédiste et philosophique plus généralement. Leurs adversaires s’en prennent d’ailleurs allègrement à des ressortissants particuliers (pensons à l’abbé de Prades et à

Helvétius) pour assaillir le groupe entier. Soulignons que c’est la posture vis-à-vis de l’autorité traditionnelle sur laquelle les conservateurs et les philosophes réformistes de l’Encyclopédie s’opposent. Cet enjeu central serait donc en quelque sorte partagé avec la

Querelle des Anciens et des Modernes, mais l’investissement social des philosophes fait

593 Du moins en France, où le contrôle gouvernemental de l’imprimerie était plus serré qu’ailleurs, des sanctions pénales attendaient ceux qui attaquaient l’honneur d’autrui. Olivier Ferret constate que de telles infractions ont été poursuivies dans des cas où la calomnie touchait des cibles religieuses ou politiques, ou des individus associés au pouvoir, mais qu’elles étaient généralement ignorées lorsqu’elles étaient internes à la sphère littéraire (La fureur de nuire, p. 83‑86). 594 Ibid., p. 9. Parmi les antiphilosophes, on comptait pour différentes raisons aussi bien des jésuites que des jansénistes et des parlementaires (ibid., p. 108). L’abbé Irailh précisa en 1761 : « Des magistrats, des théologiens, des religieux, des ministres protestants, beaucoup d’écrivains, conduits peut-être par des animosités particulières, quelques-uns par un zèle véritable, ont fait tous leurs efforts pour empêcher la continuation de l’ouvrage annoncé comme le plus vaste, le plus hardi, le plus utile qu’on ait jamais conçu [l’Encyclopédie]. » (S. A. Irailh, Querelles littéraires, t. IV, p. 118). 230

que le conflit est transposé dans un contexte de plus grande envergure que la sphère

érudite.

Pour en venir à notre exemple d’une querelle entre particuliers, celle qui oppose

Rousseau et Voltaire représente justement une brèche à l’intérieur du clan des philosophes pour lequel il importait de maintenir un front commun envers l’extérieur.

Faisons remarquer d’emblée que le différend qui prit racine dans la réaction de Rousseau au Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire aurait pu consister en un exercice de critique sans conflit. Prenant pour sujet le tremblement de terre survenu en 1755, les vers de Voltaire visaient à cette occasion, bouleversante pour l’Europe entière, la philosophie optimiste de Leibniz, Pope et d’autres. Il qualifie le discours optimiste de « cruel » et conclut à l’impossibilité de soutenir que « “Tout est bien” » face à la destruction et la perte de vie à grande échelle595. Blessé par l’attaque contre le réconfort philosophique et spirituel de l’optimisme, Rousseau écrit le 18 août 1756 au poète dont le statut de patriarche des Lumières était établi à travers l’Europe. Dans un texte de style moins

épistolaire qu’essayistique, Rousseau cherche à réfuter le pessimisme auquel Voltaire avait donné voix; il tente « de le faire rentrer en lui-même, et de lui prouver que tout était bien »596, ou plutôt que « Le tout est bien »597. C’est-à-dire que selon Rousseau, le mal serait nécessaire dans le monde pour assurer des bienfaits plus larges dans le dessein de la providence. Dans ces termes, l’opposition est philosophique et la réfutation s’inscrit dans

595 Pour un résumé chronologique des événements concernant cette lettre, voir l’article classique de George R. Havens, « Voltaire, Rousseau, and the “Lettre sur la Providence” ». Sur le choc que produit le tremblement de terre et les réactions qu’il suscita, voir T. Braun et J. Radner (dir.), The Lisbon earthquake of 1755. Representations and Reactions. 596 J.-J. Rousseau, Les Confessions, p. 182. 597 Id., Œuvres complè tes, t. IV, p. 1068. Il s’agit d’un extrait de la « Lettre sur la Providence ». 231

le cadre de la communication savante par l’emprunt de voies épistolaires et d’un mode de réflexion critique.

Il serait exagéré de dire que Voltaire répond à Rousseau, mais il accuse pour le moins réception de la lettre le 12 septembre, faisant preuve de cordialité et de bienveillance au grand soulagement de Rousseau dans un premier temps598. Or, bien que

Voltaire dit reporter la rédaction d’une réponse plus étendue à un moment où il pourra

« penser avec » Rousseau, ce sera en fait la dernière lettre qu’il lui écrira. Non seulement une réplique plus développée ne viendra-t-elle pas, mais de plus, Voltaire refuse la demande répétée des alliés de Rousseau de permettre la publication du texte de celui-ci

(dite la Lettre sur la providence).

Le soin qu’avait mis Rousseau dans la rédaction du texte permet de croire qu’il avait prévu sa publication, vraisemblablement accompagnée d’une réponse de Voltaire.

Ces intentions et les retombées espérées étaient donc contrecarrées par le double refus de

Voltaire de répondre aux arguments (et donc de les reconnaître) et d’en permettre la diffusion publique. Ainsi commençait à s’aigrir le rapport entre les deux hommes de lettres, situation davantage compliquée par la parution supposée d’une édition non autorisée à Berlin en 1758, qui ouvre la porte à des éditions subséquentes599. Dans cette conjoncture, il est permis à Rousseau de penser que Candide (1759), avec sa raillerie de l’optimisme, soit la réponse publique de Voltaire à sa lettre. La nature semi-publique des

échanges des deux hommes par l’intermédiaire de leurs réseaux sociaux et épistolaires assure que la non-reconnaissance de Voltaire à l’égard des idées de Rousseau est perçue

598 Dans la Correspondance de Rousseau, la lettre sur la providence est la 424e et la réponse de Voltaire est la 437e (J.-J. Rousseau, Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau, t. IV). 599 Pour une description des premières éditions, voir ibid., p. 54‑58. 232

comme une impolitesse délibérée. Le déséquilibre entre Voltaire et Rousseau à cette

époque, entièrement favorable à Voltaire, exacerbe l’effet de l’injure aux yeux de leurs connaissances. Antoine Lilti a montré plusieurs fois que le cas de Rousseau est éclairé par une prise en compte de la notoriété mondaine de sa personne et de ses écrits, un phénomène de reconnaissance qui a lieu sur une nouvelle scène publique600. La distanciation entre Voltaire et Rousseau est progressive à partir de ce premier différend sur la question de la providence et leur rupture est définitive dès 1760601, lorsque la provocation de l’article « Genève » de d’Alembert généralise l’opposition de Rousseau à tout le clan des encyclopédistes.

En illustrant des querelles complémentaires, les trois cas rapportés ci-dessus donnent à voir certains traits récurrents dans le conflit savant de l’époque des Lumières.

En effet, ils sont tous marqués par une publicité accrue. Que ce soit par l’accommodement du style polémique dans la Querelle des Anciens et des Modernes pour un public qui inclut les mondains, par l’implication des autorités politiques et ecclésiastiques dans le débat autour de l’Encyclopédie ou par l’enjeu de la renommée dans une culture naissante de célébrité, ces échanges dépassent les limites de la sphère

érudite. Maintenant que nous avons vu quelques aspects de ce que deviendra le conflit intellectuel au cours du XVIIIe siècle, revenons quelque peu en arrière pour revisiter la polémique Marchand-Des Maizeaux, afin de voir dans quelle mesure l’on peut y

600 A. Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, p. 342-355; « Reconnaissance et célébrité: Jean-Jacques Rousseau et la politique du nom propre »; Figures publiques. L’invention de la célébrité, p. 172-177. 601 La rupture est consommée lorsque Rousseau rédige sa fameuse déclaration de haine, regrettée par la suite (J.-J. Rousseau, Correspondance complète de Jean Jacques Rousseau, t. VII, lettre 1019). 233

retrouver des signes annonciateurs des Lumières, ou encore jusqu’à quel point elle perpétue la culture agoniste de l’époque précédente.

v. La polémique Marchand-Des Maizeaux : entre deux époques

La présentation de la polémique Marchand-Des Maizeaux au chapitre III a donné

à voir que les deux antagonistes adoptaient des attitudes critiques l’un envers l’autre et qu’ils invitaient leurs lecteurs – destinateurs directs et indirects – à suivre leurs argumentations. Nous avons montré qu’ils bâtissaient leurs textes autour d’une tension entre faire croire et faire voir la validité de leurs propos. Replacé dans le contexte de l’époque de l’âge de la raison – ou de la critique – en devenir, leur discours – qui était dépourvu des qualités iréniques supposément typiques de la République des Lettres – n’adoptait pas non plus le strict raisonnement qui allait être prôné par les Lumières. À vrai dire, ce n’est guère surprenant, et Marchand et Des Maizeaux sont loin d’être les seuls hommes de lettres dont on peut le dire. Ils illustrent en fait la distance entre les métadiscours idéalistes et l’interaction avérée des savants que nous avons constatée par rapport à la République des Lettres au chapitre I. Cela dit, si l’on considère les motivations et les structures interactionnelles propres à la République des Lettres classique et aux Lumières, leur comportement polémique ne suit entièrement ni un mode ni l’autre. Cette polémique nous paraît donc relever des deux paradigmes de critique savante.

Parmi les éléments par lesquels la polémique Marchand-Des Maizeaux s’éloigne du modèle classique de la République des Lettres, l’on relève notamment l’éclatement de la catégorie de l’homme de lettres. Ce premier changement concerne la personne des antagonistes, alors que d’autres affectent le lectorat auquel ils s’adressent, en raison de la 234

vulgarisation des questions débattues, c’est-à-dire dans l’appel récurrent qu’ils font à l’opinion publique. L’on remarque toutefois que ce nouveau destinataire ne transforme pas entièrement le but que visent les adversaires puisqu’ils adhèrent encore à la volonté classique d’élever le genre humain vers la vérité, de contribuer à son salut et au bien commun dématérialisé plutôt qu’à la mission terrestre du savoir appliqué des Lumières.

Du moins est-ce partiellement vrai, comme nous le verrons ci-dessous.

Si la figure du polymathe personnifie le plus adéquatement la République des

Lettres classique, Nicolas Fabri de Peiresc (1580-1637)602 et Daniel Georg Morhof

(1639-1691)603 en sont des illustrations admirables, l’un comme relais de connaissances variées pour la communauté, l’autre en tant qu’auteur d’une encyclopédie. On constate cependant une érosion progressive de cette figure à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, dont l’aboutissement est illustré par le travail collaboratif autour de l’Encyclopédie. Pierre Bayle, comme son contemporain Leibniz, aurait été l’un des derniers bastions de la culture du savoir universel, qu’il déployait dans les critiques d’ouvrages de toute sorte dans les Nouvelles de la République des Lettres et dont le DHC fut sa culmination personnelle. Ses émules Marchand et Des Maizeaux, par contre, aussi

étendu que devait être leur savoir pour assurer l’édition de ce même dictionnaire, demeurent tous les deux dans le domaine de l’érudition moderne pour leurs propres productions et se concentrent plus encore sur les domaines historico-littéraires. Signalons les deux contributions majeures que Marchand rédigera plus tard dans sa vie, d’abord une

602 Le portrait du « prince de la République des Lettres » a été repris tout récemment dans : M. Fumaroli, La République des Lettres, p. 56-90. 603 Le collectif dirigé par Françoise Waquet donne un aperçu de l’étendue du savoir dont Morhof fit l’histoire dans son Polyhistor (Mapping the World of Learning. The Polyhistor of Daniel Georg Morhof). 235

Histoire de l’Imprimerie604, puis un Dictionnaire historique605, conçu comme la continuation de celui de Bayle, dont les entrées portent presque exclusivement sur des hommes de lettres d’époques récentes606. Ces ouvrages, tout en témoignant de l’érudition de leur auteur, donnent à voir que nous avons affaire à un amateur d’une sphère particulière du savoir, soit de l’histoire littéraire. Des Maizeaux, dont les biographies d’hommes savants étaient inspirées des portraits dressés par Bayle dans les articles du

DHC, témoigne lui aussi d’un intérêt pour la même sphère d’activité607. Ainsi, nos antagonistes représentent un pan de cet éclatement en cours de la figure de l’homme de lettres humaniste et touche-à-tout, en multiples catégories plus ou moins distinctes du littéraire, du scientifique, du bel esprit, de l’érudit, etc.

À la différence des engagements ciblés de particuliers selon leurs intérêts, les périodiques étaient destinés à un public diversifié qui ne s’était pas encore fractionné de la même façon. À savoir, bien qu’ils eussent des spécialités parfois différentes, les

« nouvelles littéraires » qu’ils contenaient signalaient les parutions récentes et annoncées portant sur tout genre de sujet traité par et apte à intéresser des savants608. D’autres ouvrages étaient commentés dans les « extraits », qui formaient la partie la plus considérable de ces périodiques et qui en donnaient le résumé ou l’analyse609. Au moyen de ces organes de communication de la communauté savante, largement comprise, était donc assurée la diffusion des écrits de Marchand et Des Maizeaux auprès d’un lectorat

604 P. Marchand, Histoire de l’origine et des prémiers progrès de l’imprimerie, 1740. 605 Id., Le Dictionnaire historique ou Mémoires critiques et littéraires, concernant la vie et les ouvrages de divers personnages distingués, particulièrement dans la République des Lettres, 1758-1759. 606 Sur le Dictionnaire historique de Marchand, voir C. Berkvens-Stevelinck, PMVO, ch. IV. 607 Les nouvelles littéraires d’Angleterre que Des Maizeaux contribua à divers journaux couvrent des sujets variés; sa force est l’histoire littéraire et sa spécialité, les biographies de savants (voir J. Almagor, PDMJ). 608 J. Sgard, « Le journal savant sous l’Ancien Régime », p. 184. 609 Ibid., p. 183. 236

plus varié que leurs propres intérêts. Il s’agit néanmoins d’un lectorat généralement informé et intéressé aux questions qu’ils agitent. Si nous considérons le Journal litéraire et l’Histoire critique de la République des Lettres et les quelques autres périodiques dans lesquels furent placés les articles de Marchand et Des Maizeaux (le Journal des sçavans, les Mémoires de littérature et la Bibliothèque françoise), nous avons affaire à un groupe de publications relativement homogène, qui relèvent toutes de la catégorie des

« bibliothèques savantes », suivant la typologie de la presse d’Ancien Régime établie par

Jean Sgard. « Elles ont l’ambition de fournir, à travers les comptes rendus, les extraits et les nouvelles littéraires, une sorte de réduction de la production culturelle, un tableau complet de la vie intellectuelle du temps. »610 C’est-à-dire qu’ils s’adressaient à un lectorat principalement intéressé par des sujets et des ouvrages savants, puisqu’à la différence des gazettes, mercures et autres produits de la « presse d’information », la

« presse culturelle » ne traitait pas d’événements politiques ou mondains.

En dépit de la relative spécificité du public de ces périodiques, dès la publication par voie d’imprimé, l’auteur d’un texte perd néanmoins en quelque sorte le contrôle sur le lectorat, qui dépasse dès lors celui de la diffusion de textes manuscrits611. Le paradigme de la communication manuscrite, auquel on faisait encore appel au XVIIIe siècle selon les visées des auteurs, leur aurait permis un plus grand contrôle sur les destinataires de leurs

écrits. Le fait de placer leurs articles dans des publications diffusées à travers l’Europe

610 J. Sgard, « Répartition et typologie des titres », p. 1133. Voir aussi les réflexions plus élaborées dans id., « Le journal savant sous l’Ancien Régime », p. 182. 611 Bien que le mode épistolaire fût la plus évidente manifestation de la diffusion de textes manuscrits, il était complété par l’échange de manuscrits en réseaux – soit avant leur publication, soit comme unique mode de diffusion. Le travail de Melanie Bigold illustre avec élégance la constance de la diffusion de manuscrits comme mode de publication en parallèle avec la montée de l’imprimé (Women of Letters, Manuscript Circulation, and Print Afterlives in the Eighteenth Century. Elizabeth Rowe, Catharine Cockburn, and Elizabeth Carter) 237

savante traduit l’appel des auteurs-polémistes à un plus large lectorat612. Ceci provient de la nature publicitaire de la polémique (souligné par Masseau), puisqu’il était après tout nécessaire de vendre les éditions débattues, ou encore d’empêcher leur vente au profit d’autres, comme celle de Genève. Dans ces conditions, on peut souligner la contradiction entre le discours des polémistes et la réalité de leurs pratiques. L’intérêt pécuniaire qu’ils se reprochent mutuellement et qu’ils nient tous deux avec véhémence, ne serait donc pas aussi absent de la motivation de leur querelle qu’ils voudraient le faire croire. Il n’est peut-être pas question d’un revenu direct comme ils le suggèrent au sujet de leur adversaire, mais l’envergure d’un projet éditorial du genre du DHC ou des Œuvres auxquelles participent les éditions de Des Maizeaux suppose un investissement important de la part des libraires-éditeurs responsables, avec lesquels Marchand et Des Maizeaux se sont engagés. L’appel au public – ce lectorat plus ou moins épars des périodiques savants

– joue donc à plus d’un niveau. Si nous avons signalé dans les chapitres précédents le rôle de la tierce instance polémique dans l’arbitrage de la querelle, elle fut également un enjeu en tant que représentante du marché d’acheteurs possibles. Dans cette perspective, leur affrontement se situe entre deux époques, tourné vers deux classes d’arbitres : les pairs qui la jugeraient intellectuellement, et le marché qui suivra ou non le jugement intellectuel, déclarant le gagnant par la réussite ou l’échec commercial de chaque projet

éditorial.

L’on peut se demander alors quel était le but visé par les éditions de Marchand et

Des Maizeaux, si leur polémique en avait un si prosaïque, en plus de ceux plus symboliques – de statut, de renommée et d’honneur dans la République des Lettres – que

612 Sur le lectorat du JL, voir L. Ophof-Maass, Het Journal littéraire de La Haye (1713-1723), p. 142-146. 238

nous avons relevés au chapitre III. Adhèrent-ils au paradigme du travail intellectuel de la

République des Lettres classique, celui de vouloir élever le genre humain vers la vérité, de contribuer à son salut, au bien commun dématérialisé? Ou adhèrent-ils plutôt à celui des Lumières, pour lequel il s’agit de contribuer à la mission terrestre du savoir appliqué

à des bienfaits concrets? Pour répondre à cette question, il importe de distinguer le travail d’éditeur de celui de polémiste, qui résultaient en des contributions savantes de nature différente et qui pouvaient relever de motivations distinctes. Nous avons vu qu’en tant que polémistes, nos auteurs se disaient motivés par la volonté d’assurer la diffusion d’informations et de jugements conformément à leur perception de la vérité pour le bien commun de la République des Lettres. Si nous considérons séparément l’effort éditorial, il s’avère que cette tâche est présentée comme la préparation d’une œuvre pour la communauté de la République des Lettres. Nous avons par ailleurs vu que des enjeux symboliques de bénéfice personnel (honneur et statut) sous-tendaient les efforts de nos auteurs aussi bien dans leurs rôles d’éditeurs que de polémistes. Ces bénéfices étaient des capitaux dans le contexte de la République des Lettres, par rapport à laquelle Marchand et Des Maizeaux cherchaient à établir leur autorité éthique à la fois comme éditeurs et comme polémistes. Il paraît par conséquent que la transition vers le paradigme des

Lumières n’est pas encore accomplie. L’on est en droit de se demander si cela est en partie dû au fait que Marchand et Des Maizeaux s’inscrivent en quelque sorte dans la continuité du travail de Bayle, souscrivant aux principes de ses œuvres pour les accomplir. Or, il semblerait que leurs contributions intellectuelles indépendantes se conforment à cette même vision. Ce sont en fin de compte des lettrés qui s’intéressent à la culture lettrée, au fonctionnement de laquelle ils participent et à l’histoire de laquelle 239

ils œuvrent à leur manière. En percevant cette communauté comme se suffisant à elle- même, aussi bien Marchand que Des Maizeaux s’inscrivent dans l’esprit des visées abstraites de la République des Lettres classique, plutôt que dans celui – ancré dans la société civile – des Lumières qui les suivront.

Dans ces conditions, le rapport à l’autorité est un élément central de la tension entre Marchand et Des Maizeaux. Les positions adoptées varient, car il y est question de diverses formes d’autorité. Mettons de côté la signification prosaïque d’un auteur qu’ils pouvaient citer en exemple et concentrons-nous sur les formes relevant du pouvoir relatif des acteurs éditoriaux et critiques, spécifiquement de leur « droit d’être cru » dans ces rôles. Précisons aussi que l’autorité est doublement présente dans le discours polémique.

D’un côté, elle est un sujet explicite du débat. Il s’agit alors principalement de jauger l’autorité éditoriale par rapport à l’autorité de l’auteur édité. D’un autre côté, comme nous l’avons suggéré au chapitre précédent, l’autorité est un enjeu implicite dans les diverses argumentations. Les acteurs s’efforcent d’établir leur propre autorité et de rabaisser celle de leur adversaire, non seulement en tant qu’hommes de lettres exerçant la critique, mais également sur le plan de leur position auctoriale en tant que polémistes.

Puisque nous avons déjà considéré les quatre postures qui peuvent être adoptées dans la discussion implicite de l’autorité critique-éditoriale et polémique ci-dessus, portons notre regard sur la question de l’autorité en tant qu’elle est répartie entre le producteur original d’un texte et celui qui le prépare pour la rediffusion.

En tant qu’intermédiaire entre un auteur et le lectorat, l’éditeur est en position d’accomplir un travail sur le texte du premier au bénéfice du second. Marchand et Des

Maizeaux doivent donc trouver un équilibre entre la reproduction fidèle de l’édition ou 240

du texte original et la modulation et l’explication de l’écrit lors de sa transmission posthume à un public postérieur à celui que Bayle avait visé à l’origine. En discutant de la valeur des interventions éditoriales de Marchand dans un premier temps et de Des

Maizeaux par la suite, l’argument porte à vrai dire sur l’autorité de l’éditeur vis-à-vis celle de l’auteur. Mais, de façon subreptice, cela devient un débat sur l’autorité du texte original. Nous avons suggéré à la fin du chapitre III que nos polémistes s’affrontent, à la base, en raison de conceptions divergentes du rôle de l’éditeur par rapport à l’auteur

édité. En vérité, la conception hiérarchique de Des Maizeaux, pour qui l’éditeur serait strictement subordonné aux vœux de l’auteur, et la conception plus égalitaire, essentiellement collaborative, de Marchand, pour qui l’éditeur est un acteur émancipé, correspondent à deux visions de l’autorité auctoriale : absolue et relative.

Le défi que l’autorité intermédiaire de l’éditeur pose à celle de l’auteur est d’ailleurs appuyé par l’autorité du lecteur. Ce destinataire abstrait étant affranchi de toute obligation envers le texte, sa faveur en détermine finalement la réception. C’est donc en fonction des attentes du public que l’éditeur est justifié ou non dans le respect qu’il porte

à l’autorité de l’auteur, selon que la volonté de celui-ci correspond à celle du lectorat. En fait, c’est vraisemblablement en raison de l’autorité du lectorat qui, sous la forme du marché, avait couronné de succès l’édition 1720 du DHC, que Des Maizeaux retient les interventions éditoriales de Marchand qu’il avait tant décriées auparavant.

Dans ces questions d’autorité, comme dans d’autres caractéristiques de l’échange

Marchand-Des Maizeaux, on reconnaît l’empreinte de la Querelle des Anciens et des

Modernes. Nous avons évoqué quelques indices qui lient cette querelle entre particuliers et la querelle générale à quelques reprises maintenant, signalant notamment que Des 241

Maizeaux agissait en Ancien lorsqu’il reprochait à son adversaire une remarque contre

Boileau, dont Des Maizeaux avait préparé le récit de vie. La philosophie éditoriale de

Marchand, ainsi que son implication dans le JL lors de la Querelle d’Homère, traduisent une allégeance aux Modernes, malgré son respect pour l’érudition de certains Anciens, dont Madame Dacier613. On peut apprécier dans ce contexte les regards différents qu’ils portent sur l’autorité. Pour trouver la vérité, l’un se fie au passé, au savoir déployé par les modèles érudits d’antan, alors que l’autre se tourne vers l’avenir, prenant le savoir du passé comme point d’appui pour en élaborer la fine pointe.

La principale manifestation de cette différence se trouve dans les styles éditoriaux qu’ils prônent. D’un côté, Marchand, en préparant les LC et la première édition posthume du DHC, agit comme une sorte d’exécuteur testamentaire. Il interprète et suit les indications de l’auteur décédé pour achever un ouvrage pour le lectorat qui lui survit.

Avec le DHC, il incorpore les corrections et additions laissées par Bayle, mais il replace aussi en ordre les articles jadis placés en fin d’ouvrage et consolide une fois pour toutes les appels de notes, fournissant la première des éditions définitives. Bref, d’un texte ancien, il fait un nouveau. Les choix éditoriaux de Marchand signalent que, d’après lui, ce n’est pas la forme précédente qui représente la forme achevée de l’ouvrage, mais plutôt la refonte qui était attendue avant son intervention, la perfection du texte pour la postérité. En revanche, ainsi que le discours critique de Des Maizeaux au sujet de l’approche de Marchand le laisse entendre, tout porte à croire que, pour lui, le texte confié à l’éditeur est un dépôt sacré auquel il ne faut rien changer. Sa position

613 L’équipe de rédacteurs responsable du JL s’activait pour le camp des Modernes, comme le suggérait Des Maizeaux dans l’Apostille et comme le précise en plus grand détail Marlies Schillings (« De “Querelle des Anciens et des Modernes” in het Journal Litéraire »). Schillings fait voir la modération de leur position en soulignant leur respect pour l’érudition d’Anne Dacier. 242

conservatrice considère comme apogée le dernier état laissé par l’auteur décédé. Il estime que le rôle de l’éditeur devrait se limiter au seul ajout des textes destinés à cette fin par l’auteur, sans autre intervention, de sorte que l’état final reflète aussi exactement que possible l’ouvrage laissé par son créateur. Transposées dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes, à l’époque de la Querelle d’Homère, ces perspectives

éditoriales trouvent chacune des échos dans l’un des deux camps. Les Anciens, apologistes d’Homère qui défendent la traduction aussi fidèle que possible de Madame

Dacier, comme Des Maizeaux, soutiennent que l’original constitue une version parfaite qui ne peut être améliorée et ne devrait pas être changée. Les Modernes, au contraire, admettent la possibilité de travailler avec les productions des temps antérieurs pour en faire des nouveautés de valeur.

Signalons cependant que nous avons ici affaire à une contradiction partielle entre discours et pratiques. Les principes conservateurs que soutient Des Maizeaux à l’encontre de Marchand depuis la parution des LC en 1714 jusqu’à la parution du DHC de 1720 sont constants. Son discours n’évolue qu’en ce qui concerne la formulation des arguments. Par contre, lorsqu’il reprendra à son tour ces mêmes textes pour l’édition des Œuvres complètes, il n’effacera pas les interventions de Marchand, mais seulement les indications qu’elles viennent de la main de ce dernier. En pratique, donc, Des Maizeaux reprend la plus grande partie de ce qu’il avait dénoncé auparavant. Bien qu’il faille tenir compte de sa position de second venu à la tâche éditoriale, de l’influence des responsables financiers du projet ainsi que des années écoulées durant lesquelles il aurait pu changer d’idée, il n’en demeure pas moins que Des Maizeaux ne dément d’aucune manière explicite ses

énoncés précédents. Ses choix éditoriaux, par contre – la reprise des réorganisations 243

introduites par Marchand –, signalent, pour ceux qui savent les reconnaître malgré la désinformation qui les entoure, toute la distance entre le discours tenu devant le public des périodiques et les pratiques adoptées.

vi. Conclusion

De nombreux chercheurs avant nous se sont penchés sur la transformation du monde de l’érudition au cours du XVIIIe siècle, sans toutefois apprécier la transition entre le modèle de la République des Lettres et la société des Lumières. Le glissement s’est fait progressivement et dans l’ombre d’évolutions sociales plus éclatantes. L’on s’est pourtant intéressé à la figure du savant et à sa conception changeante. Les motifs derrière le travail intellectuel évoluent en conjonction avec la mise au point des modes de communication imprimée et personnelle qui le matérialisent. L’implication des philosophes dans la société affecte le style et la portée de la critique savante – aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de leur communauté. Comme c’est la première qui est la plus frappante et significative d’un point de vue historique, c’est celle qui a attiré l’attention des historiens.

Les mutations de la critique à l’intérieur de la République des Lettres sont à la fois plus subtiles et de portée plus restreinte. La polémique entre Prosper Marchand et Pierre Des

Maizeaux relève de cette sphère plus limitée de la critique entre lettrés, bien que le projet

éditorial qui les oppose soit d’un grand poids pour la critique à l’extérieur de la

République des Lettres, ainsi que le suggère l’importance ultérieure du DHC pour les

Lumières614. Ainsi, l’échange étudié dans les chapitres précédents, dont l’ambiguïté et l’incomplétude finale étaient si notables, est indicatif de l’indétermination plus vaste qui

614 C’est ce que montre amplement l’ouvrage de Pierre Rétat (Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au XVIIIe siècle). 244

affecte alors le domaine de l’érudition. La bipolarité des positions, héritées de la Querelle des Anciens et des Modernes, détermine l’opposition entre Marchand et Des Maizeaux, et ce, dans un contexte savant qui s’ouvre, tant soit peu, à des intérêts autres que l’altruisme de l’avancement des connaissances. Leur échange polémique devant un public savant en transformation permet d’entrevoir que les postures adoptées envers ceux qui sont investis d’autorité concernent une pluralité de figures : de l’auteur édité à l’adversaire, du lectorat qu’est la République des Lettres au marché du livre. Certes, l’éclatement du contexte n’est pas encore achevé et ne comprend pas alors les intérêts d’une population spécifiquement mondaine, mais le processus est incontestablement enclenché.

Conclusion

Il y a beaucoup de gens de lettres qui ne sont point auteurs, & ce sont probablement les plus heureux; ils sont à l’abri des dégoûts que la profession d’auteur entraîne quelquefois, des querelles que la rivalité fait naître, des animosités de parti, & des faux jugemens; ils sont plus unis entre eux; ils joüissent plus de la société; ils sont juges, & les autres sont jugés. Voltaire, « Gens de Lettres », EDR

Au cours de cette thèse nous avons fréquenté des gens de lettres du type qui fait déclarer heureux par Voltaire ceux « qui ne sont point auteurs ». L’affrontement entre

Prosper Marchand et Pierre Des Maizeaux illustre à merveille les « querelles que la rivalité fait naître », les « animosités de parti » et montre qu’ils subissent en effet « [l]es faux jugemens » qu’ils formulent l’un envers l’autre. Auteurs et éditeurs, ils sont, enfin, non pas de ceux qui jugent, mais de ceux qui « sont jugés ». Dans ces conditions, leur désaccord sur la manière d’éditer les premières œuvres posthumes de Pierre Bayle nous a servi de fenêtre sur le milieu érudit du début du XVIIIe siècle pour observer comment les citoyens de la dernière phase de la République des Lettres conçoivent les valeurs et les mœurs qui la constituaient. L’analyse du discours des deux auteurs a révélé que leur occupation avec la tierce instance polémique se manifestait par un rapport tendu avec l’autorité éditoriale, polémique et, somme toute, critique de la figure de l’adversaire. La relation mise en évidence par la confrontation de ces hommes de lettres sur la scène publique de l’imprimé et sur la scène personnelle – non pas privée – de la 246

correspondance615 finit par illustrer l’évolution de la culture savante à cette époque. Nous avons effectivement vu que les hostilités entre Marchand et Des Maizeaux témoignent de la transition d’un paradigme où la critique savante était jouée devant un auditoire restreint de pairs dont le lien primordial était le développement des connaissances pour le bien commun, à une sphère intellectuelle où le rôle de l’érudit est politisé et donc axé sur un public potentiel bien plus vaste et hétérogène.

Dans cette conjoncture historique, l’importance accordée à la présentation éthique de soi et de l’autre dans les discours antagoniques de Marchand et de Des Maizeaux signale que leur discussion consiste à la fin largement en un exercice de relations publiques. Loin de contribuer à une vérité quelconque, ils mobilisent les valeurs partagées de leur communauté comme arguments afin de s’attirer l’appui du lectorat des

écrits qu’ils échangent. Les enjeux explicites de la querelle – auxquels ils font appel pour justifier leurs prises de position – chevauchent ainsi les enjeux implicites, qui correspondent aux intérêts personnels des polémistes. Ce recoupement est manipulé au bénéfice des auteurs, soit le succès de leurs intérêts éditoriaux (la réussite ou l’échec d’éditions particulières) et l’accumulation de capital symbolique en tant que citoyens actifs de la République des Lettres. L’accent mis sur l’exhibition des acteurs polémiques par les polémistes eux-mêmes implique une conscience de leur part de la mise en scène du différend.

En effet, la structure triadique de la polémique était centrale à notre exposition des textes rédigés par Des Maizeaux et Marchand. Cette configuration assurait la centralité de

615 Rappelons avec Clare Brant que la communication épistolaire était ouverte aux connaissances des correspondants et n’était donc pas « privée » au sens moderne (Eighteenth-century letters and British culture, p. 5). 247

l’observateur, de sorte que leurs écrits publiés s’adressaient généralement à des destinataires directs autres que l’adversaire, et, plus encore, visaient un lectorat indirect au moyen de la double adresse. Il n’est donc point surprenant que la métaphore théâtrale revienne fréquemment dans les réflexions sur le conflit savant de cette époque616.

Mettons-la à profit maintenant afin de donner une dernière vue d’ensemble du schéma de la communication polémique, appropriée dans ce cas précis aussi bien que d’une manière plus générale. C’est qu’en rédigeant et publiant leurs condamnations et apologies, les actants prennent tour à tour la parole sur une scène publique, devant une assistance d’un certain type mais de constitution indéfinie. Ils se présentent dans l’intention d’être vus et interagissent avec leurs homologues avec pleine conscience du public qui est le véritable destinataire de leurs actes et de leurs discours, même si le destinataire directe des énoncés est également mis en scène comme figurant. Enfin, les répliques ne sont point naïves, ciselées comme elles le sont pour créer un effet sur l’assemblée au moyen de l’élocution de la prestation.

Le schéma publicisant de cette situation justifiait à la base notre hypothèse que l’étude de la polémique Marchand-Des Maizeaux pourrait éclairer la transformation interne que subit le milieu savant au début du XVIIIe siècle. Sans outrepasser la réserve nécessitée par le fait qu’il s’agit d’un cas d’étude unique, notre présentation analytique cherchait à en faire ressortir les caractéristiques propres à résonner avec des situations similaires. D’ailleurs, en conséquence du poids du public auquel les polémistes adressent leurs arguments et en fonction duquel ils déploient diverses stratégies discursives,

616 À titre d’exemple, citons quelques occurrences repérées chez D. Maingueneau (« Scénographie épistolaire et débat public » et « Double adresse et double contrainte dans les Provinciales »), Y. Citton (« Retour sur la misérable querelle Rousseau-Diderot : position, conséquence, spectacle et sphère publique ») et A. Lilti (« Querelles et controverses », p. 27‑28). 248

l’échange était propice à dévoiler les attentes de la communauté. En effet, à part leur valorisation ou leur dénigrement de certaines approches éditoriales, le peu de netteté dans la différence entre les discours et les actes des deux hommes de lettres témoigne de leur adoption parallèle des mêmes enjeux et des mêmes stratégies. L’analyse de leurs discours antagonistes mais comparables a révélé qu’ils se souciaient en diverses façons de l’autorité. Plus précisément, il était surtout question de l’autorité intellectuelle, donc

éditoriale, critique ou polémique, de soi et de l’adversaire ou encore de l’autorité de l’auteur et du public pour lesquels œuvrait l’éditeur ou le critique.

Ainsi que nous l’avons proposé, ce rapport avec l’autorité serait un lieu de tension généralement répandu dans la communauté de savants. De la Querelle des Anciens et des

Modernes à l’engagement politique des Lumières, la négociation du rapport qu’entretient un érudit avec la compétence intellectuelle d’un confrère est centrale à la pratique de la critique. La critique est effectivement une activité oppositionnelle, car elle nécessite une prise de position par rapport aux connaissances établies par les prédécesseurs. Or, si l’élan philologique des humanistes de la République des Lettres classique les portait à

ériger l’autorité des anciens auteurs, leurs écrits et leurs savoirs, la critique des Modernes les menait en revanche vers un état de savoir novateur. Ce contraste entre le regard vers le passé et le regard vers l’avenir à la recherche de la vérité, donne à voir l’ambivalence inhérente à la critique savante au début du XVIIIe siècle. Dans ces conditions, le changement du mode de la critique coïncide avec une évolution du statut de l’autorité, d’ailleurs exacerbée par l’élargissement progressif du public à l’intention duquel la critique est réalisée. 249

Ces observations découlent de la mise en contexte du mouvement critique auquel participe le conflit qui forme le cœur de notre étude. En fait, en rapprochant la réflexion polémologique – au moyen de l’étude approfondie d’un cas particulier de conflit – du cadre spécifique de la République des Lettres nous enrichissons l’historiographie de cette communauté et nuançons les propos sur la controverse savante de l’époque en faisant dialoguer deux perspectives sur des phénomènes reliés mais rarement confrontés par la recherche. D’un côté, nous apportons aux études de la controverse une appréciation plus précise de la spécificité conceptuelle de la culture savante du début du XVIIIe siècle. De l’autre, nous contribuons par l’examen d’un affrontement anecdotique – c’est-à-dire sans conséquence majeure pour l’histoire littéraire – et donc emblématique du tout venant de la République des Lettres, à la prise en compte du conflit comme caractéristique apparemment contradictoire au discours idéaliste sur cet imaginaire historique particulier.

De plus, en portant un regard nouveau sur des sources peu connues et encore moins appréciées d’un point de vue littéraire, nous avons voulu mettre en évidence la valeur d’écrits qui ne sont généralement étudiés qu’en raison de leur exposition de circonstances historiques.

Dans une volonté d’évaluation rétro- et prospective du travail de cette thèse, force est de constater que le corpus que nous avons ausculté et l’approche méthodologique avec laquelle nous l’avons abordé pourraient être approfondis à l’avenir par l’utilisation d’outils complémentaires. Par exemple, une analyse spécifiquement rhétorique relèverait l’arsenal de stratégies mises en œuvre par Marchand et Des Maizeaux et mènerait à une description plus fine de leur style, voire du style d’écriture polémique que leurs écrits représentent. 250

Nous reconnaissons par ailleurs que le public dont nous avons souligné l’importance dans la polémique Marchand-Des Maizeaux gagnerait à dépasser le statut hypothétique ou implicite qu’il garde la plupart du temps dans notre présentation. Il est toutefois vraisemblable que la réception des écrits de Marchand et de Des Maizeaux et, plus encore, la réception de leur échange en général, est vouée à demeurer plus inférée que démontrée. Étant donné que leurs propres correspondances ne contiennent que de rares commentaires de la part des membres de leurs réseaux immédiats (énoncés qu’il serait d’ailleurs naïf de prendre au pied de la lettre), une vaste lecture d’archives personnelles de leurs contemporains serait nécessaire pour identifier ceux qui auraient discuté de ce débat – en admettant même que cela ait été consigné par écrit – et dans quelle optique. Une telle recherche à l’aiguille dans la botte de foin des manuscrits survivants dépassait les contraintes prosaïques de notre recherche; cela dit, par la diffusion de notre thèse, l’appel aux connaissances de spécialistes d’archives connexes pourrait compléter cet aspect de notre réflexion dans l’avenir.

Au reste, les lettres que nous éditons dans l’annexe qui suit cette conclusion représentent un apport supplémentaire à la recherche. C’est que nous donnons accès à un texte primaire qui pourrait très bien être analysé séparément du texte publié de la polémique – le texte secondaire de l’échange, car adressé à des tiers – et mener à de nouveaux aperçus. En fait, cet ensemble d’écrits invite à des interprétations dans le domaine des études épistolaires, polémiques et d’histoire intellectuelle qui sont plus spécifiques que la visée comparativement large de notre étude. Appuyée par une comparaison avec des échanges similaires relevés dans d’autres correspondances, notre reconstruction de la phase inchoative d’une polémique permettrait des aperçus originaux 251

sur un type de communication épistolaire qui n’a pas encore attiré l’attention ciblée qu’il nous semble mériter.

En effet, la perspective pluridisciplinaire adoptée dans la présente étude fait qu’elle enrichit différents domaines d’histoire intellectuelle et littéraire. À savoir, si notre lecture polémologique du conflit Marchand-Des Maizeaux nourrit l’histoire de l’édition grâce à une meilleure compréhension des politiques éditoriales, des motivations et des argumentations qui y sont associées, notre intention première était de contribuer à la manière dont on écrit l’histoire de la République des Lettres en apportant une nuance cruciale à la représentation qui en est faite a posteriori. Nous espérons avoir démontré la richesse d’une approche discursive de cette construction conceptuelle. En découplant la présentation de la République des Lettres des attentes qu’elle suscite – la faiblesse de reconstructions extrinsèques plutôt qu’intrinsèques, pour revenir à la distinction de

Jaumann – et en se fondant sur les catégories du temps, on permet à l’interprétation du phénomène de s’épanouir. En renouvelant ainsi l’appréhension que nous avons de la

République des Lettres, nous constatons que le concept est loin d’être épuisé comme objet de recherche. En soulignant sa conformité à la théorie de la communauté imaginaire de Benedict Anderson, nous avons montré que celle-ci pouvait être utile pour la penser.

Nous avons exploré cette théorie dans la mesure où elle appuyait et étoffait notre approche discursive, mais il serait souhaitable d’approfondir le rapprochement de ce modèle avec la République des Lettres, car il nous semble constituer un motif heuristique propre à influencer notre compréhension de la culture savante de cette époque.

Dans une perspective plus spécifique au corpus, cette thèse porte un premier regard sur la stylistique des écrits de Prosper Marchand et de Pierre Des Maizeaux. 252

Jusqu’ici leurs écrits ont été envisagés d’un point de vue historique, pour les informations qu’ils contiennent et non pour l’expression. Nous invitons à apprécier la construction textuelle des diverses productions extralittéraires de cette catégorie d’auteurs mineurs à laquelle ils appartiennent. Si l’écriture épistolaire de leurs contemporains a bénéficié d’enquêtes qui ont précisé le code générique complexe de l’époque, l’écriture journalistique, pourtant foisonnante, ne bénéficie pas encore d’une telle mise en valeur, excepté en termes de typologie. Cette première lecture d’inspiration littéraire des écrits polémiques de Marchand et Des Maizeaux peut donc servir de point de départ pour

évaluer leurs contributions non polémiques à divers périodiques. Plus encore, elle peut fournir une base de comparaison pour évaluer le style d’autres hommes de lettres intéressés par ce médium alors relativement nouveau.

Enfin, du point de vue de l’étude d’une polémique, ce travail représente une application des recommandations heuristiques de théoriciens de la controverse intellectuelle, pertinentes à la spécificité du cas à l’étude. Comme il s’agit d’un conflit dans le domaine éditorial – ouvert à diverses préférences – et non d’une question dont la réponse pourrait être empiriquement démontrée, nous étendons le corpus de querelles dignes d’étude à celles mêmes qui ne mettaient pas en présence des participants renommés ou qui n’avaient guère d’impact concret. En effet, vu que Des Maizeaux n’a finalement pas renversé la majorité des décisions éditoriales de Marchand, leur polémique n’eut de répercussion effective que la mise en opposition des acteurs immédiats, de leurs associés professionnels et de leurs connaissances personnelles, outre la publicisation de leurs éditions et de leurs réputations. 253

Pour terminer, cette thèse touche à plusieurs domaines de la recherche historico- littéraire portant sur le milieu érudit d’une période parfois négligée par contraste avec celles qui la précèdent et la suivent. Certes, l’entre-deux est par nature instable et donc problématique à cerner, mais la tension et l’ambiguïté propres aux sables mouvants en marge de la stabilité inspirent de fertiles questionnements qui peuvent ensuite informer notre compréhension des époques de plus ferme conception. La réflexion par laquelle les chapitres ci-dessus situent, analysent et évaluent l’échange polémique de Pierre Des

Maizeaux et de Prosper Marchand, est ainsi notre humble effort pour inciter à une compréhension discursive et imaginaire de la culture de ces « gens de lettres » – ces auteurs et leurs juges – au début du XVIIIe siècle.

Annexe

[I]l me parut plus commode de les faire imprimer; parce qu’alors il suffiroit de les citer en general: & il me sembloit même que l’impression de ces Lettres donneroit, pour ainsi dire, plus de poids à mes citations, & satisferoit davantage les Lecteurs, que si je les citois seulement en manuscrit. Pierre Des Maizeaux, « Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste, sur l’Edition des Lettres de Mr. Bayle »

i. Présentation

Lorsque Pierre Des Maizeaux entreprit de préparer la biographie de Pierre Bayle, il collectionna la correspondance du défunt pour se procurer les sources primaires à partir desquelles il allait élaborer sa Vie. Or, comme il l’indique dans le passage cité en exergue, leur impression parallèle s’imposait, à la fois pour satisfaire la curiosité du public et pour alléger et améliorer son travail617. Nos raisons pour inclure une annexe dans cette thèse sont similaires. La correspondance baylienne publiée en 1714 finit par devenir un apport fort apprécié, nous souhaitons qu’il en aille de même avec celle-ci.

Cette thèse étant basée sur la polémique Marchand-Des Maizeaux, les textes jusqu’ici inédits qu’on pourra lire ci-dessous en représentent les pilotis. Comme dans les

écrits antagonistes où il était d’usage de reprendre ce qui avait été dit auparavant afin de bâtir un nouvel argument, il nous a semblé souhaitable de rendre visibles les fondations à partir desquelles s’élabora l’échange, d’autant plus qu’elles n’avaient jamais été systématiquement rassemblées ou commentées. En exposant ici les premières répliques

617 2-8, p. 317-318. 255

directement échangées par nos polémistes, nous comblons la lacune documentaire qui persistait autrement dans le balisage de leur échange.

Par la reproduction de ces textes, nous avons pu minimiser dans les chapitres précédents la description qui aurait autrement été nécessaire afin d’établir leur portée discursive dans notre polémique. Qui plus est, nous avons ainsi évité de citer dans le vide, de renvoyer à des sources pratiquement inaccessibles et de mener notre lecteur aveugle à travers la terra incognita de ces écrits. Il peut s’agir d’une particularité disciplinaire relevant de notre formation : en tant que littéraire, nous avons voulu guider un compagnon de route averti le long du chemin d’une lecture partagée bien que nouvellement dépistée.

Comme les textes proviennent de manuscrits dont n’avaient été publiés que quelques passages choisis et que ces documents sont d’ailleurs détenus dans des collections et des pays différents, notre reconstitution de cet échange résout la difficulté d’accès inévitable jusqu’à présent. En effet, si les anciens imprimés sont toujours plus nombreux de nos jours à être numérisés et rendus accessibles en ligne618, le manuscrit met plus de temps à bénéficier d’un traitement comparable. Il demeure par sa nature d’un ordre plus exclusif : les manuscrits, quand ils subsistent, sont généralement uniques ou en nombre restreint, en condition parfois fragile et dans des graphies plus ou moins aisément déchiffrables. De plus, la difficulté d’indexer leur contenu fait qu’en termes d’objet d’étude, le manuscrit demeure le plus souvent réservé aux passionnés qui se consacrent à

618 Depuis que nous avons entamé cette thèse, nous avons pu constater que divers imprimés associés à notre corpus primaire ont progressivement été mis à la disposition de tous grâce à la numérisation et à la mise en ligne. Ayant profité de cette nouvelle accessibilité, nous nous devons de mentionner la ressource considérable qu’est Le gazetier universel, « une bibliothèque virtuelle ordonnée de la presse d’Ancien Régime » en langue française, qui répertorie en un lieu nombreuses sources autrement éparpillées à travers le web (« Ressources numériques sur la presse ancienne »). 256

une piste de recherche ou une question particulière. Du moins cela a-t-il été le cas jusqu’à récemment619. Au moyen de cette annexe, nous facilitons à autrui l’accès à un ensemble de textes manuscrits et par leur organisation nous faisons ressortir des points d’ancrage reliés à la visée de notre travail. De cette manière, nous souhaitons permettre et encourager une discussion plus riche autour de notre travail, en même temps que nous garantissons la transparence de nos analyses. Enfin, si nous réussissons dans cette tâche, il y a lieu d’espérer que des recherches connexes seront entreprises par la suite et que des corpus apparentés se détacheront d’autres fonds. L’accumulation d’échanges de ce type fournirait une vue plus complète sur les interactions conflictuelles, qu’elles soient savantes, propres au XVIIIe siècle, au Refuge, au domaine de l’imprimerie, ou d’un tout autre type, selon le critère de rassemblement sélectionné.

Voilà effectivement ce que notre annexe fournit de plus utile : la transcription complète d’une entrée en conflit. Bien qu’une telle micro-correspondance ne soit pas unique en son genre, elles sont typiquement subsumées dans des correspondances plus amples. Par conséquent, leurs effets sont perdus ou au mieux dispersés et atténués. En réunissant et nous limitant aux seuls textes centraux d’une polémique et en les juxtaposant, nous révélons les effets pragmatiques des textes de la querelle, les rapports qui la sous-tendent, et la richesse, c’est-à-dire les multiples niveaux interprétatifs de ces lettres. Nous jugeons que leur édition critique constitue un apport non négligeable à la recherche, aussi bien dans la sphère dix-huitièmiste que dans le domaine de l’histoire de la polémique ou encore dans l’histoire des imprimés. Au reste, elle souligne le caractère

619 Le développement de bases de données facilement navigables depuis quelques années démocratise l’accès aux textes qu’ils contiennent. À titre d’exemple, Sir Hans Sloane’s Correspondence Online procède à une indexation thématique des lettres de la vaste collection épistolaire de Sloane (voir Lisa Smith (dir.), Sir Hans Sloane’s Correspondence Online). 257

historique de la matière traitée dans notre thèse : la spécificité du cas à l’étude. Enfin, en fournissant les textes intégraux de ce pan de notre corpus, nous donnons à voir leur aspect littéraire et encourageons une appréciation stylistique d’écrits parfois relégués à un statut extra-littéraire.

La sélection des matériaux à inclure a été faite en vue de compléter le corpus central de la polémique. Portant pour cela sur la phase épistolaire inédite jusqu’à présent, l’annexe regroupe les écrits fondamentaux au développement schématique de la querelle.

Nous nous sommes imposé de strictes limites afin de concentrer l’effet des écrits : seules les lettres qui participent immédiatement à la polémique Marchand-Des Maizeaux ont été retenues. Les lettres supplémentaires qui peuvent informer notre compréhension de l’échange entre Des Maizeaux et les Rotterdamois sont citées en notes au cours de la thèse. Les textes retenus ont une valeur analytique dans leur intégralité – comme Des

Maizeaux l’a remarqué par rapport à la correspondance de Bayle : « il y en avoit plusieurs qu’il auroit fallu rapporter toutes entieres, pour bien marquer certains traits »620.

Nous donnons ici les lettres qu’il aurait fallu citer longuement ou en entier et où la force et le sens du texte, de l’acte discursif qu’il représente, dépendent de l’ensemble de la composition. Plus encore, bien que le destin des manuscrits soit de demeurer physiquement séparé, ces épîtres tirent leur pleine signification de leur juxtaposition avec celles qui les motivent et qu’elles motivent à leur tour. Comme l’a jadis affirmé Paul

Dibon, « a single letter, or even a whole series of letters, can yield its true documentary value only when it is viewed in the context of a dialogue. »621 Cela ne saurait être plus vrai que lorsqu’il s’agit de lettres participant à un échange antagoniste, la nature

620 2-8, p. 317. 621 P. Dibon, « Communication in the Respublica literaria », p. 167. 258

dialogique de la polémique faisant que les positions dont elles relèvent sont construites l’une en fonction de l’autre. L’on ne peut guère apprécier les écrits qui constituent ces

échanges hors contexte.

Dans la compilation de la présente annexe, nous avons rassemblé les textes de documents provenant de deux archives distinctes, parfaitement complémentaires à l’égard de la polémique Marchand-Des Maizeaux : à savoir, la collection Prosper Marchand qui se trouve à la Bibliothèque universitaire de Leyde622; et les manuscrits de Pierre Des

Maizeaux qui font partie du fonds Thomas Birch de la British Library623. De nos jours, les catalogues électroniques de ces institutions recensent le contenu desdites collections de manuscrits624, mais les inventaires qui en ont été dressés par Christiane Berkvens-

Stevelinck625 et Joseph Almagor626 demeurent des ressources inestimables pour les vues d’ensemble qu’ils en procurent et par conséquent pour l’appréhension et le maniement plus intuitif des ressources qu’ils permettent. Guides précieux pour le chercheur qui se

622 À son décès, Marchand légua ses manuscrits et son importante bibliothèque à l’UBL pour combler la faiblesse des collections en histoire littéraire de cette institution (C. Berkvens-Stevelinck, « Prosper Marchand, auteur et éditeur », p. 218). Au sujet de la collection de Marchand, voir C. Berkvens-Stevelinck généralement, « Un cabinet de livres en Hollande : la bibliothèque de Prosper Marchand ». 623 L’un des premiers administrateurs du British Museum, Birch a fait l’acquisition des documents de Des Maizeaux pour sa propre recherche en histoire littéraire et les a ensuite laissés à cette institution (d’où ils sont depuis passés à la BL) avec sa bibliothèque et autres manuscrits (J. Almagor, PDMJ, p. 11). Les manuscrits ayant appartenu à Des Maizeaux se trouvent principalement dans BL Add. Mss. 4226 (où sont rassemblés ses documents concernant Bayle, liasse qui n’est pas recensée par Almagor) et dans BL Add. Mss. 4281-4289 (qui recèlent sa correspondance et des documents personnels). 624 À l’heure actuelle, le catalogue électronique de la BL rassemble les données interrogeables des « Desmaizeaux Papers » par liasse, notant quelles feuilles correspondent à quel correspondant, ainsi que la tranche d’années à laquelle les lettres correspondent. Le Catalogus Epistolarum Neerlandicum, dont les entrées des collections leydoises ont été re-incorporées dans le catalogue de l’UBL, assure une capacité de recherche plus pointue et des résultats plus détaillés encore, soit au niveau de la lettre individuelle. Les catalogues électroniques étant des outils en constante évolution, les informations données ici reflètent leur état au moment de la rédaction, qui ne sera vraisemblablement plus le même dans quelques années. 625 C. Berkvens-Stevelinck et A. Nieuweboer, Catalogue des manuscrits de la collection Prosper Marchand, 1988. Pour une brève histoire du fonds, voir p. vi-x. 626 J. Almagor, Pierre Des Maizeaux (1673-1745), Journalist and English Correspondent for Franco-Dutch Periodicals, 1700-1720 With the Inventory of his Correspondence and Papers at the British Library (Add. Mss. 4281–4289), 1989. L’histoire de la collection Des Maizeaux y est esquissée (p. 11-12). 259

sert des collections respectives et riches appuis statistiques à l’égard de celles-ci, ils sont néanmoins limités dans ce qu’ils permettent d’apprendre et de réaliser hors de portée des originaux627. Les correspondances de nos deux hommes de lettres attendent encore la préparation de catalogues critiques ou d’éditions complètes qui en assureraient une utilisation à la hauteur de leur valeur628.

En effet, la richesse de ces collections épistolaires est d’après nous encore sous- estimée. Depuis les travaux de défrichage de leurs catalogueurs, les archives de Des

Maizeaux et de Marchand ont fait l’objet de peu d’études concentrées, bien qu’elles aient régulièrement documenté des enquêtes plus larges629. La correspondance de Marchand cependant est à l’origine d’un nombre modeste d’éditions d’échanges particuliers qui mettent en valeur une thématique ou des individus spécifiques630. En raison de restrictions légales, encore moins est édité du côté britannique631, bien qu’à travers

627 Le catalogue de Berkvens-Stevelinck est plus descriptif des autres matériaux du fonds Marchand, d’ailleurs bien plus nombreux, alors que les indications fournies concernant la correspondance, qui est organisée par couple signataire-destinataire, incluent entre autres éléments la date des seules premières et dernières lettres. Dans l’inventaire plus restreint d’Almagor, qui contient majoritairement de la correspondance, chaque lettre bénéficie d’une entrée individuelle, où sa première ligne est retranscrite. Dans les deux cas, il est impossible de se faire une idée du contenu des lettres. 628 À défaut d’éditions complètes, nous considérons que des inventaires critiques, tels l’exemplaire Inventaire critique de la correspondance de Jean-Alphonse Turrettini dirigé par Maria-Cristina Pitassi (2009), sont souhaitables pour ces deux collections épistolaires afin de mettre efficacement en évidence leur intérêt et d’assurer une utilisation à la hauteur de ces ressources. 629 À titre d’exemple, citons les travaux d’Elisabeth Eisenstein (Grub Street Abroad), d’Anne Goldgar (Impolite Learning) et de Margaret C. Jacob (The Radical Enlightenment). 630 Nous pensons notamment à la Correspondance entre Prosper Marchand et le marquis d’Argens préparée par Steve Larkin et au volume compilé par Berkvens-Stevelinck et Jeroom Vercruysse : Le métier de journaliste au dix-huitième siècle : Correspondance entre Prosper Marchand, Jean Rousset de Missy et Lambert Ignace Douxfils. La thèse d’Ophof-Maass recueille par ailleurs la correspondance du JL qu’a sauvegardée Marchand. Certaines lettres sont également parues séparément, comme celle éditée par Sébastien Drouin (« Une lettre de Jean Frédéric Bernard à Prosper Marchand (1740) »), ou encore au sein d’éditions de correspondances d’autrui comme celle de Voltaire (The Complete Works of Voltaire. Les Œuvres complètes de Voltaire). 631 La reproduction des documents (et de leurs textes) de la British Library est encore défendue par le Copyright, Designs and Patents Act (1988) de la Grande-Bretagne, de sorte que seule la nature de la thèse permet ici l’inclusion des lettres de Des Maizeaux. Il est à signaler que cette politique est en cours de réévaluation et que les limites imposées à l’usage des collections de la BL sont actuellement en transition. 260

d’anciennes éditions soient parus des extraits de la correspondance qu’entretenait Des

Maizeaux avec des personnages du Refuge lettré tels Bayle, Jean Barbeyrac, les frères

Basnage et Jacques Bernard632. Dans ces conditions, notre édition des textes qui suivent sert à révéler encore un aspect de l’intérêt que représentent les archives de Marchand et de Des Maizeaux.

La forme que prend cette annexe est largement déterminée par les matériaux qui la constituent. Comme cela est généralement le cas pour les manuscrits de la première modernité, et surtout lorsqu’il s’agit d’écrits épistolaires, le nombre d’états successifs survivants est insuffisant pour qu’une édition génétique soit pertinente. Par conséquent s’imposait la préparation d’une édition critique. Ceci dit, les textes retenus sont d’achèvement variable, en ce sens que parfois nous avons accès à la lettre envoyée, soit au texte final, alors que d’autres fois il ne reste que la minute, ou encore une copie du texte. En de rares occasions, plus d’un état du même texte a été conservé, de sorte que dans ces cas nous avons pu établir le texte le plus accompli tout en signalant des variantes significatives dans le contexte d’une lecture polémique. Ainsi révélons-nous le texte effectif, ou pragmatique, du déroulement de la polémique, tout en appréciant, lorsque cela est possible, le travail textuel de révision effectué par les auteurs. Un minimum de notes accompagne les lettres données ici pour fournir des éclaircissements ponctuels; pour

632 Outre la correspondance de Des Maizeaux avec Bayle, dont l’histoire éditoriale débute avec les Lettres choisies et continue jusqu’aujourd’hui avec l’édition de la Correspondance de Pierre Bayle (simultanément publiée en format traditionnel et électronique), divers extraits de la correspondance passive de Des Maizeaux reçue des interlocuteurs de renommée mentionnés ci-dessus ont été publiés, édités par Gustave Masson au XIXe siècle (voir dans la bibliographie). Une édition critique de la correspondance entre Charles de la Motte et Des Maizeaux est en cours, fruit de la collaboration de Hans Bots, Sébastien Drouin, Robert Mankin et Ann Thomson. 261

toute contextualisation, l’on consultera le chapitre II, et, pour un commentaire suivi, la section qui s’y rapporte au chapitre III633.

Le travail préparatoire a débuté avec une transcription diplomatique des documents sur place, qui a été vérifiée lors de visites subséquentes aux archives et avec l’aide de photographies. Par la suite, nous avons procédé à l’établissement du texte final,

évaluant l’importance des ratures déchiffrables et, le cas échéant, des différents états d’un même texte. Comme nous cherchons à faire prévaloir l’état pragmatique de chaque écrit, nous avons opté ici pour une édition semi-diplomatique, c’est-à-dire que les ratures et les insertions ne sont pas signalées dans le corps des lettres. De plus, les quelques erreurs manifestes (doublons, mots sautés, etc.) ont été corrigées entre crochets ([ ]), et nous avons rétabli entre accolades ({ }) les éléments cachés ou oblitérés lorsque leur déduction

était possible. Les rares lectures incertaines ont été signalées par des chevrons (< >).

Nous avons cependant décidé de ne pas moderniser l’orthographe ni la ponctuation, ni de compléter les abréviations scripturaires, préférant assurer une fidélité stylistique et historique à l’original, suivant en cela une philosophie conservatrice en reconnaissance du fait que tout changement à ce stade affecterait les lectures en aval. Stylistiquement parlant, nous estimons qu’il est sage de maintenir les traits orthographiques et typographiques (ponctuation, majusculisation, etc.) qui peuvent différencier les auteurs, surtout considérant qu’à l’occasion ils jouent à masquer leurs identités auctoriales. De même, l’inclusion de certaines photographies est pour nous une manière de préserver un accès encore plus direct aux documents pour ceux qui pourront y déceler autre chose que nous. Ces images donnent par ailleurs un sens à des éléments non verbaux de l’écriture

633 Plus précisément, les passages appropriés se trouvent à la section III.i, 1.1. 262

épistolaire, telle la disposition des en-têtes et des signatures, que nous avons cherché à reproduire dans les transcriptions, mais par rapport auxquelles nous reconnaissons généralement les limites de la reproduction en tapuscrit634. D’ailleurs, nous ne prétendons pas avoir épuisé les interprétations et applications possibles de ces textes et nous souhaiterions piquer la curiosité d’autres lecteurs, surtout ceux n’ayant pas encore découvert la joie de l’exploration qu’est la recherche en archives.

Enfin, en guise de mode d’emploi pour cette annexe, nous nous permettons quelques remarques sur la lecture à anticiper. Il est à noter qu’à différence de la lecture de ces documents dans les archives, où, en raison d’une organisation par auteur, l’on est confronté à une seule perspective à la fois – fréquemment inverse à celle de la collection consultée, les lettres sont ici données dans l’ordre chronologique de la progression du conflit et donnent ainsi un sens à l’échange dialogique d’écrits entre leurs auteurs. Elles peuvent être lues comme une suite ou encore être consultées ponctuellement en conjonction avec la lecture des passages analytiques qui y correspondent. Le lecteur y distinguera les discours antagonistes en développement et sera témoin de la manipulation stylistique, pragmatique, voire polémique, que mettent en œuvre nos hommes de lettres dans ces quelques missives, de manière à inaugurer l’interaction conflictuelle qui perdurera aussi obstinément que nous l’avons vu dans les chapitres précédents.

634 Pour une considération de l’importance de ces éléments non verbaux de la lettre, voir G. Sternberg, Status Interaction during the Reign of Louis XIV, p. 148-152. 263

ii. Symboles des interventions

[ ] Correction d’erreur manifeste.

{ } Restitution probable de texte raturé, masqué ou oblitéré.

< > Lecture incertaine.

<...> Imperfection matérielle ayant provoqué la disparition d’une bribe de texte.

* Signale le début d’une rature dont le texte est donné en note.

| | Démarque le texte qui remplace celui de la rature indiquée en note.

264

iii. Édition de la phase épistolaire de la polémique Marchand-Des Maizeaux

1. UBL MAR 5:4, Pierre Des Maizeaux à [Prosper Marchand]635, 1713-03-20636

A Londres le 20e. de Mars 1713.

Monsieur

Je suis trop sensible à l’attention que vous voulez bien donner à l’edition des Lettres de Mr. Bayle, pour differer plus longtems à vous en temoigner ma reconnoissance. Comme ma principale vue a été de rendre ce Recueil agreable au Public, je ne vous suis pas moins obligé de la peine que vous avez prise de supprimer quelques unes de ces Lettres, que des Notes egalemt. curieuses & instructives dont vous avez enrichi les autres. Il ne me reste plus qu’à vous prier, Monsieur, de soufrir que j’aie l’hoñeur de vous connoitre, & de vous consulter, lorsque l’occasion s’en presentera. Dans l’esperance que vous ne me refuserez pas cette grace, je commence dès aujourdhui à vous prier de me dire si vous ne croyez pas qu’il fut à propos de mettre parmi les Opuscules, la Preface du Furetiere, qui est assuremt. de Mr. Bayle637? Comme la plupart de ceux qui acheteront ces opuscules n’ont pas Furetiere, ils seront, sans doute, bien aises d’avoir cette Piece; & il me semble même qu’on la otée du Furetiere de Trevoux638. Dailleurs je ne vois pas que cela puisse faire le moindre tort au debit du Furetiere de Rotterdam. Je serois bien aise aussi que vous eussiez la bonté de me dire votre sentiment sur la Lettre de Mr. Paats sur la Tolerance639, & sur quelques autres petites pieces que je croyois devoir entrer dans le Volume des Opuscules. Je crois qu’il sera bon de mettre tout au long dans les Notes, le titre des Pieces

635 Cette lettre fut envoyée par Des Maizeaux aux libraires Fritsch et Böhm pour la personne qui travaillait à l’édition des Lettres, dont l’identité lui était alors inconnue et qui s’est plus tard avérée être Marchand. 636 Transcription reproduite avec la permission de l’UBL. Une reproduction en fac-similé de cette lettre se trouve dans J. Almagor, PDMJ, en regard de la p. 82. La minute de la lettre se trouve à la BL sous la cote Add. Mss. 4289 ff. 129-130. 637 La préface au Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, rédigé par Bayle, fut publiée en tête de la première édition en 1690. Cette préface figure parmi quelques autres à la suite des textes dits opuscules dans l’édition des œuvres de Bayle de 1727 et a été réédité dans A. Rey, Antoine Furetière : un précurseur des Lumières sous Louis XIV, p. 179-192. 638 La contrefaçon du Dictionnaire universel publiée à Trévoux en 1704 se voulait un livre tout nouveau et en avait donc expurgé les éléments qui pouvaient rappeler ses origines, dont la préface de Bayle (voir « Dictionnaire universel français et latin […] Trévoux, 1704 »). 639 L’ouvrage intitulé Lettre de monsieur H.V.P. [Adriaen Paets] à monsieur B*** [Bayle] sur les derniers troubles d’Angleterre, où il est parlé de la tolérance de ceux qui ne suivent point la religion dominante avait été traduit du latin par Bayle et publié à Rotterdam par Reinier Leers en 1686. 265

ecrites pour & contre au sujet de l’Avis aux Refugiez640, dont Mr. Bayle parle dans ses Lettres. Continuez, Monsieur, à perfectionner ce Recueil, & surtout à retrancher, sans acception de personnes, toutes les Lettres qui ne vous paroitront pas interessantes. Je seroi ravi de trouver ici quelque occasion de vous faire connoitre combien je suis Monsieur Votre tres humble & tres obeissant serviteur Des Mai{zeau}x

2. BL Add. Mss. 4283 f. 286r.-v., Anonyme [Gaspard Fritsch et P. Marchand]641 à P. Des Maizeaux, 1713-05-14642

Monsieur

je ne serois pas excusable sy je retardois plus long tems a repondre a l’obligeante lettre que vous m’avois fait l’honneur de m’ecrire et q Mr Bohm m’a fait le plaisir de m’envoyer ici, ou un reste d’indisposition m’a obligé de venir passer quelq tems. Cest un petit contretems qui retardera un peu l’Edition des Lettres de Mr Bayle, dont ces Messrs ont souhaitté q je prisse soin. Mais je ferai en sorte q ce retardement ne sera pas long, et je me remettrai en état de continuer cette Edition le plus tost qu’il me sera possible je suis fort aise, Monsieur, que vous aprouviez les retranchemens que j’ai cru devoir faire de quelques unes des lettres de Mr Bayle, Elles ne m ont point paru dignes d’un sy habille homme, & j’ai cru que l’Equité ne permettoit pas qu’on publiast de semblables productions de jeunesse, capables de faire tord a la memoire dun homme a qui l’on doit tant, et qu’il n’avoit certainement point faittes pour etre données au public, que j’ay cru aussy devoir menager, en ne lui donnant point de choses dont il pouvoit se passer.

640 L’Avis important aux refugiez, « terrible pamphlet qui met en cause de façon radicale les options politiques du “parti” des réfugiés huguenots aux Provinces-Unies », fut publié anonymement en 1690 (A. McKenna, « Tome VIII : lettres 720-901 »). Publiquement accusé par Pierre Jurieu (1637-1713) d’en être l’auteur, Bayle se défend avec véhémence contre la dénonciation qui fait de lui « un traître à l’Etat et à sa confession » (ibid.). S’ensuit une aigre guerre de pamphlets entre les anciens amis. L’identité de l’auteur de cette pièce a été vivement discutée dans la communauté du Refuge et ailleurs. Des Maizeaux, entre autres, a écrit sur ce sujet, rejetant la possibilité désagréable pour les protestants que Bayle ait pu être à l’origine de l’Avis (J. Almagor, PDMJ, p. 96-101). L’attribution de ce texte à Bayle suscitait encore des doutes au XXe siècle (voir notamment E. Briggs, « Daniel de Larroque (1660-1731), author of L’avis important aux ré fugié s of 1690 and the beginning of the truly modern Europe »), mais l’édition de Gianluca Mori semble maintenant l’avoir démontrée une fois pour toutes (G. Mori, « Introduction »). 641 Sur l’attribution de cette lettre par la critique, voir supra n. 193. 642 © The British Library Board, Add. Mss. 4283 f. 286r.-v. 266

j’aurai soin, Monsieur, de ce que vous me faittes la grace de me marquer touchant les Ecris pour & contre l’Avis aux Refugiez. Et vous verrez, quand les Lettres qui concernent le differens de Mr Bayle et de Mr Jurieu seront imprimees, que j’ai prevenu vos souhaits en donnant exactement les titres, les dates, les noms des Auteurs et quelques fois mesme le pressis des ouvrages qui ont ete faits a cette occasion, soit par eux mesme, soit par d’autres auteurs Et j’ai cru dautant plus necessaire de remarquer touttes ces petittes particularitez que la pluspart de ces Ecrits sont, ou de petits livrets, ou des pieces volantes, dont on ne se souvient presque plus aujourdhui, Et qu’on ne sait ou prendre quand on en a besoin. je ne voy point d’inconvenient a faire Entrer la preface du Dictionaire de Furetiere dans les Opuscules de Mr Baile. je croi mesme qu’il est necessaire qu’elle y soit, puis qu’elle est de sa façon, mais pour la lettre de Mr Paets sur la Tolerance, je ne penetre pas quelles raisons vous obligent a l’y vouloir mettre. Vous me faittes trop d’honneur, Monsieur, en me demandant de me connoitre, c’est sans doutte y repondre mal que de rester deriere le Rideau apres une demande sy obligeante, mais, Monsieur, je ne saurois faire autremt Et je suis mesme persuadé que vous ne le trouverez pas mauvais, quand je vous aurai dit que j’ai des raisons trez particulieres, qui ne me permettent point de recevoir cet honneur presentement. des que je le pourrai je serai le premier a le rechercher, Et a vous en temogner ma reconnoissance, ce que je fais deja des aujourd’hui en vous assurant que je suis tres veritablement

Monsieur Votre tres humble & tres obeïssant serviteur

A Aix la Chapelle ce 14 Mai 1713643

643 L’envoi de cette lettre fut assuré par Böhm, qui y rajouta la lettre 3 sur la même feuille (voir fig. 3). 267

Figure 2 : Le début de la lettre 2, lettre anonyme dans une main masquée. © The British Library Board, Add. Mss. 4283 f. 286r. 268

Figure 3 : La fin de la lettre 2 avec la lettre 3 sur la même feuille. © The British Library Board, Add. Mss. 4283 ff. 286v.-287r.

269

3. BL Add. Mss. 4283 f. 287r., Michel Böhm à P. Des Maizeaux, 1713-05-30644

Rotterdm. ce 30 May 1713.

Monsieur.

L’embaras du demenagement ou j’ai eté depuis quelque tems, & où je suis encore, m’a fait oublier à vous faire reponse aux differentes Lettres que vous nous avez fait l’honneur de nous ecrire. je m’en aquitte enfin & je vous prie de ne pas prendre en mauvaise part mon long silence. J’ai envoié à mon associé Mr. Fritsch, qui est encore à Paris, la Lettre que vous avez eu la bonté d’ecrire à la personne qui est maitre des Mssts. de Mr. Bayle645, il me mande l’avoir remise entre les mains de Mr. Coste646, qui a bien voulu se charger de la rendre à son adresse. je n’en sais pas encore le Succez, en l’attendant il me charge de vous en faire bien de remercimens, j’y joins les miens & je vous prie d’estre persuadé que nous en aurons toute la reconnoissance possible. L’impression des Lettres de Mr. Bayle a eté interrompüe par l’absence de la personne, qui a bien voulu prendre le soins d’y ajouter quelques notes necessaires; une incommodité l’a obligée d’aller prendre les Eaux à Aix La Chapelle, je lui ai envoié votre Lettre647, & voici sa Reponse648. comme cette personne ne veut pas qu’on sache son nom, je vous prie de me dispenser de vous le dire. il me suffit que vous les aprouviez, aussi bien que le retranchement qu’il fait de quelques Lettres trop foibles pour etre mises au nombre des Productions de Mr. Bayle. je conserve exactement ces Lettres retranchées & j’aurai soins de vous les renvoier. Vous ne perdrez rien à ce retranchement, car les notes augmenteront le nombre des feuilles. Si en attendant vous avez besoin de quelque argent, je vous prie de me le mander, car il n’est pas juste que vous souffriez de ce retardement. En attendant je vous envoie cinq feuïlles du Commentaire Philosophique649, que je continue & qui sera achevé dans peu de tems.

644 © The British Library Board, Add. Mss. 4283 f. 287r. 645 Il s’agit soit de Jean Bruguière de Naudis, cousin germain, ami et héritier de Bayle, ou de son fils, Charles Bruguière de Naudis, héritier du premier. La date de décès de Jean ne nous étant pas connue, mais censée être « peu d’années après son cousin [Bayle] », il semble plus probable qu’il s’agisse ici de Charles (voir É. Labrousse, Inventaire critique, p. 23). 646 Pierre Coste (1668-1747), connu comme traducteur de Locke, était un réfugié établi en Angleterre qui voyageait à cette époque en Europe comme tuteur du jeune duc de Buckingham (J. Dybikowski, « Des Maizeaux, Pierre (1672/3-1745) »). Sa lettre à Des Maizeaux du 1713-04-30 confirme qu’il a rencontré Fritsch à Paris (BL Add. Mss. 4282 ff. 269-270, voir J. Almagor, PDMJ, p. 181, #355). 647 Ci-dessus, lettre 1. 648 Ci-dessus, lettre 2. 649 Fritsch et Böhm préparaient alors avec Marchand une nouvelle édition du Commentaire philosophique sur ces paroles de Jesus-Christ Contrain-les d’entrer ou traité de la tolérance universelle, un écrit de Bayle qui est sorti des presses en 1713. 270

Puisque la reimpression des Nouveaux Dialogues des Dieux650 vous plait, nous nous ferons un honneur de donner au Public une pareille Edition des Reflexions sur les grands Hommes morts en plaisantant si vous voulez bien avoir la bonté de nous procurer l’exemplaire augmenté p l’Auteur même, qui est à Londres651. nous en temoignerons notre reconnoissance à l’Auteur & à vous en particulier, car on ne sauroit etre avec plus de respect que j’ai l’honneur d’estre

Monsieur Votre treshumble & tresobeisst. Serviteur Bohm

4. BL Add. Mss. 4289 f. 131r.-v., P. Des Maizeaux à G. Fritsch et M. Böhm, 1713-11-13 [Minute]652

A Mssrs. Fritsch A Londres le 13 de Novembre 1713 & Bohm Messieurs

Comme vous m’aviez fait demander, il y a quelque tems, à quelle adresse vous pourriez continuer de m’envoyer les feuilles des Lettres de Mr. Bayle, j’avois crû que vous alliez en reprendre incessament l’impression; cependant je n’en ai reçu aucune feuille depuis ce tems-là, ce qui me porte à croire que vous en avez suspendu encore une fois l’impression sur la nouvelle qu’on vous aura ecrite de Paris qu’on y imprim[e] deux volumes de

650 Les Nouveaux Dialogues des dieux, ou réflexions sur les passions (d’abord publiés chez Estienne Roger à Amsterdam en 1711) de Toussaint Remond de Saint-Mard (1682-1757) avaient été réimprimés sous l’adresse fictive de Pierre Marteau à Cologne en 1713. Or, il n’est pas invraisemblable que l’édition de 1713 ait été publiée par nos Rotterdamois. À savoir, bien que l’édition ne figure pas dans la liste des « Impressions portant l’adresse : A Cologne chez Pierre du Marteau » dressée par Léonce Janmart de Brouillant (Histoire de Pierre Du Marteau : imprimeur à Cologne (XVIIe-XVIIIe siècles), p. 49‑146), Emil Weller note qu’il s’agit d’une impression hollandaise (Die falschen und fingirten Druckorte, p. 79). Par ailleurs, Fernie Maas signale un autre imprimé où Fritsch et Böhm se sont servi de ce pseudonyme courant dans l’imprimerie en 1711 (« Innovative Strategies in a Stagnating Market. Dutch Book Trade 1660- 1750 », p. 42) et un autre lien entre Fritsch et Böhm et le nom de Marteau est relevé dans les catalogues électroniques de la Bibliothèque Nationale de France (voir « Pierre Marteau (imprimeur-libraire imaginaire) : pseudonyme individuel »). 651 Publiés anonymement en 1712, les Ré flexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant (Amsterdam, Jacques Desbordes) sont d’André-François Deslandes, qui en 1713 séjournait en Angleterre (F. Salaü n, « Présentation », p. 11). Le projet d’édition que propose Böhm ne semble toutefois pas avoir abouti. 652 © The British Library Board, Add. Mss. 4289 f. 131r.-v. 271

Lettres de Mr. Bayle653; & que vous attendez que ces nouvelles Lettres paroissent afin de les joindre aux autres. Cela m’oblige à vous communiquer les particularités suivantes. {654 Il y a environ deux ans que Mr. de Bruguiere655 remit à Mrs. Du Puy tous les Mss. de Mr. Bayle qu’on lui avoit envoyés de Rotterdam. Mr. Du Puy656 y trouvant un grand nombre de Lettres que Mr. Bayle avoit ecrites à ses parens & amis de France, resolut de les publier, & les transcrivit. Il les porta ensuite à Mr. l’Abbé de Vertot657, qu’on lui donna pour Examinateur; maïs quoi qu’il en eut reformé le stile & retranché diverses choses qui n’auroient pas pû passer en France, Mr. de Vertot trouva qu’on n’y avoit pas encore fait assez de changemens, & entreprit de faire une nouvelle Revision du Mss. de Mr. Du Puy. Pendant ce tems là Mr. Du Puy vint en Angleterre & à son retour en France, quelques voyages qu’il a été obligé de faire en Province & d’autres affaires domestiques, ne lui ayant pas permis de voir Mr. de Vertot, il est encore revenu dans ce pays, sans avoir pû retirer son Manuscrit, & ce n’est que par le bruit commun qu’il a appris que cet Abbé alloit publier lui-meme ces Lettres. { Voila ce [que] vient de me dire Mr. Du Puy. Il m’a promis que dès qu’il sera de retour à Paris, & que ces Lettres auront vû le jour, il les comparera exactemt. avec les originaux, qu’il a entre les mains (& dont il n’oseroit se defaire) & me les enverra telles que Mr. Bayle les avoit ecrites. Mais il faudra tenir cela secret: car vû la Cagotine qui regne à Paris, on pourroit lui faire des affaires, si on savoit qu’il m’eut envoyé un exemplaire retabli de cette maniere. Je ne vois pas après cela Messrs que vous puissiez faire usage de ces Lettres, telles qu’on va les donner : il faudra attendre les veritables Originaux, & vous ne perdez assuremt. rien par l’attente. Cependant je pense que vous ne sauriez mieux faire que de finir au plutot l’impression de celles que vous avez entre les mains; &c.

653 D’après Labrousse, « la rumeur concernant une édition française » la placerait « sous les auspices de l’abbé Vertot » (Inventaire critique, p. 14 et 24), le censeur de Du Puy mentionné dans cette lettre. 654 Dans cette minute, l’accolade simple est utilisée par Des Maizeaux pour indiquer le début d’un nouveau paragraphe. 655 Selon toute probabilité : Charles Bruguière de Naudis (voir n. 645). 656 Ce serait vraisemblablement le mystérieux Dupuy La Chapelle, demeuré « un certain Dupuy » chez Labrousse (ibid., p. 13), que Weil et Granderoute déclarent « n’[être] connu que par ses ouvrages » (« Dupuy La Chapelle (?-?) », s. p.). 657 René Aubert de Vertot (1655-1735), un historien actif comme examinateur dans le système de censure préventive sous l’abbé Bignon au début du XVIIIe siècle (H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au 17e siècle : (1598- 1701), t. II, p. 764‑765). 272

5. BL Add. Mss. 4289 f. 133r., P. Des Maizeaux à Fritsch et Böhm, 1713-12-22 [Minute]658

Copie d’une Lettre à Le 11 Xbre, 1713659. Messrs. Fritsch & Böhm. 22 Vous avez vû dans ma derniere660 les raisons qui m’avoient porté à croire que vous aviez suspendu de nouveau l’impression des Lettres d[e] Mr. Bayle, & l’avis que je crûs devoir vous donner là dessus : mais à peine ma Lettre etoit elle partie qu’on m’en remit une de Mr. de la Mothe661 qui m’aprend qu’on continuoit l’impression de ces Lettres qu’on avoit discontinuée; & comme je n’en ai pourtant reçu aucune feuille, & que vous n’avez pas meme daigné repondre à ma Lettre, je ne saurois m’empecher de croire que vous n’ayiez des vûes qui ne me sauroient etre agreables. C’est ce qui m’oblige à vous ecrire aujourdhui pour [vous] prier de me tirer de peine, en m’aprenant la raison d’une conduite si extraordinaire. Car après tout je ne saurois me persuader que vous vouliez publier ces Lettres à mon inçu, & me priver de tous les droits qu’un Auteur a naturellemt. sur les Imprimés dont il a fourni la Copie, comme de les accompagner d’Eclaircissemts., Additions, Corrections, Prefaces, Dedicaces, &c, suivant qu’il le juge à propos pour l’avantage du Public & pour sa propre Reputation. Ce seroit là une conduite bien etrange, & dont je ne pense pas que vous eussiez sujet de vous louer. Mais si vous n’avez pas un pareil dessein qu’est ce dont qui peut vous obliger à ne pas m’envoyer les feuilles de ces Lettres à mesure qu’on les imprime? c’est ce que je vous prie, Messieurs, de m’eclaircir dans votre Reponse, où je serai ravi de voir que mes soupçons ont été trop legers & mes Conjectures trop precipitées. J’ai reçu les Livres &c.

658 © The British Library Board, Add. Mss. 4289 f. 133r. 659 La date est ici notée à la fois selon le calendrier julien (encore en usage en Angleterre à l’époque) et selon le calendrier grégorien (adopté dans la province de Hollande depuis 1582). 660 Ci-dessus, lettre 4. 661 Charles Pacius de la Motte (1667?-1751), correspondant fidèle de Des Maizeaux, est selon Bruno Lagarrigue « considéré comme le plus célèbre des correcteurs d’imprimerie de Hollande de la première moitié du XVIIIème siècle » (« Les coulisses de la presse », s. p.; voir aussi J. Sgard, « Charles Pacius de la Motte (?-1751) », et J. Almagor, PDMJ). Il est en grande partie connu de nos jours grâce à sa correspondance avec Des Maizeaux, la collection de manuscrits de ce dernier à la BL contenant près des trois quarts de la correspondance subsistante de la Motte. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, l’édition critique de cette correspondance est en cours, voir supra n. 632). La lettre ici mentionnée serait celle du 1713-10-14, que l’on trouve sous la cote BL Add. Mss. 4286, f. 192r. (voir n. 664 infra). 273

Figure 4 : La minute de la lettre 5 et le début de celle de la lettre 6. © The British Library Board, Add. Mss. 4289 f. 133r.

274

Figure 5 : Le début de la lettre 6, mise au net depuis la minute commencée dans la Fig. 2 (UBL MAR 5:4, P. Des Maizeaux à P. Marchand, 1713-12-22). Photo de l’auteure, utilisée avec l’accord de l’UBL.

275

6. UBL MAR 5:4, P. Des Maizeaux à P. Marchand, 1713-12-22662

A Londres le 11 de Decembre 1713.663 22

Monsieur

Quoi que je n’aie aucun lieu de douter que vous ne soyiez l’Auteur des Notes sur les Lettres de Mr. Bayle, cependant comme vous m’avez temoigné dans la Lettre anonyme que vous m’avez fait lhonneur de m’écrire, que vous aviez des raisons très particulieres de n’etre pas encore connu; je ne prendrois pas la lïberté de vous écrire ajourdhui sous votre nom, si je ne m’y trouvois pas forcé par la conduite surprenante que Mrs. Fritsch & Böhm tiennent depuis quelque tems à mon egard : car ils ne m’envoyent plus les feuilles des Lettres de Mr. Bayle, quoi que Mr. dela Motte m’ait apris que vous lui aviez dit qu’on en avoit repris l’impression664. Comme votre merite & les services importans que vous leur rendez, vous ont aquis beaucoup de pouvoir sur leur esprit, je suis persuadé qu’ils se rendront à vos raisons, si vous voulez bien leur faire connoitre que ce n’est pas ainsi qu’il en faut agir, & qu’ils continueront à m’envoyer ces feuilles comme auparavant. Mais ce n’est pas seulement pour vous prier de les porter à me faire justice, que je me suis crû obligé de vous ecrire; c’est aussi pour vous temoigner, Monsieur, que je ne vous crois pas capable d’avoir la moindre part à la maniere dont ils en usent avec moi. En effet, Monsieur, vous ne sauriez avoir empeché qu’on continuât à m’envoyer les feuilles de ces Lettres que pour une de ces deux raisons : la premiere, parce que vous voudriez les publier vous-meme & vous en approprier l’edition; mais c’est ce qu’on ne sauroit vous atribuer avec la moindre vraisemblance; puisqu’outre que vous n’etes pas capable de commettre une bassesse & une injustice comme celle-là, c’est une chose desormais trop connue du Public que j’ai ramassé ces Lettres & les ai envoyées à Mrs. Fritsch & Böhm, pour qu’on puisse jamais lui persuader le contraire. L’autre raison qui auroit pû vous faire agir de la sorte, c’est que les Notes des feuilles, qui suivent celles que j’ai deja reçues, devant contenir des choses calomnieuses & infamantes à l’egard des personnes à qui ces Lettres sont adressées; vous craignez que si je les voyois je ne vinsse à m’en plaindre & à les faire supprimer : mais à Dieu ne plaise que je vous atribue jamais une conduite aussi

662 Transcription reproduite avec la permission de l’UBL. La minute de cette lettre se trouve à la BL sous la cote Add. Mss. 4289 ff. 133r.-134v., sur la même feuille que la minute de la lettre 5 (voir fig. 4). Une comparaison des deux copies ne révèle que des différences négligeables outre celle signalée ci-dessous (voir n. 665). 663 Sur la notation de la date, voir supra n. 659. 664 Charles de la Motte lui écrit effectivement : « M. Marchand qui fut ici il y a quelques semaines, me dit qu’on continuoit presentement les Lettres de M. Bayle qu’on avoit discontinué & qu’on en avoit reçu beaucoup d’autres que celles que vous avez fourni, dont on a retranché plusieurs du commencement. » (BL Add. Mss. 4286 f. 192r. 1713-10-14) 276

malhonnete & aussi abominable que celle-là. Je suis très assuré que ce que vous en direz sera toujours conforme aux regles de l’equité & de la bienseance, qui s’observent en de pareilles occasions. Pour mon particulier, je vous ai deja prié de corriger dans mes Notes ce que vous jugeriez à propos, & meme de retrancher les Lettres qui ne vous paroittroient pas assez interessantes : & cela a dû vous convaincre, Monsieur, que quand vous porteriez dans vos Notes un jugemt. sur quelques Auteurs tous different du mien, je ne le trouverois nullemt. mauvais. La Republique des Lettres est un pays libre, où chacun a droit de juger des choses selon qu’elles lui paroissent; & d’ailleurs comme vous avez soigneusemt. distingué vos Notes des miennes par une M qui est à la fin, il me suffira d’en avertir les Lecteurs afin qu’ils sachent precisément à qui apartient chaque Note. Je n’ai donc garde de compter ceci pour une des raisons qui vous auroient pû faire empecher qu’on ne continuât à m’envoyer les feuilles à mesure qu’elles s’impriment. Au contraire, ayant l’esprit aussi bien fait que vous l’avez, cela doit plutot vous obliger à me les faire tenir avec toute la diligence & l’exactitude possible; puisque vous devez etre bien aise, Monsieur, que vos Notes paroissent aussi complettes & aussi correctes qu’il sera possible, & que je pourrai vous fournir quelques supplemens pour des endroits où vous n’en avez point mis, comme il seroit facile de vous en produire des exemples tirés des feuilles que j’ai; & que peut etre meme s’en trouvera-t-il dans les suivantes, où il y aura quelque chose à rectifier. Enfin, Monsieur, je m’adresse à vous comme à un Auteur qui s’est distingué en plus d’une occasion, & je vous prie de vouloir bien engager ces Messieurs à me traiter de la maniere que vous souhaiteriez vous même qu’on vous traitât si vous etiez à ma place. J’attends l’honneur de votre reponse & suis avec toute la consideration possible Monsieur Votre tres humble & tres obeisst. serviteur Des Maizeaux665

665 La minute de cette lettre marque l’intention que Des Maizeaux aurait eu dans un premier temps de rajouter une marque de politesse : « Lorsque vous me jugerez capable de vous rendre ici quelque service, vous m’enverrez, s’il vous plait, vos Lettres dans une envelope adressée à Mr. . . . . » (BL Add. Mss. 4289 f. 134v.). 277

7. BL Add. Mss. 4285 ff. 147r.-148v., [P. Marchand]666 à P. Des Maizeaux, 1714-01-15667

Monsieur

Jaurois répondu plutot à la Lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’ecrire668, si j’avois été à Rotterdam, lorsqu’on l’y a recue, & si le commencement de l’Année, Tems où l’on est ordinairement dissipé par mille Affaires, ne m’avoit empêché de le faire aussitôt que je l’aurois souhaité. Il est vrai, Monsieur, que j’ai dit à Mr. dela Mote à Amsterdam, qu’on avoit repris & qu’on continuoit l’Edition des Lettres de Mr. Bayle; et je suis extremement surpris que cela vous ait donner [sic] lieu de soupçonner mal à propos que je pouvois avoir quelque part à la maniere dont en usent, dites vous, avec vous Mrs. Fritsch & Bohm, en ne vous envoiant plus les Feuilles imprimées de ces Lettres. N’aiant point l’Honneur d’être connu de vous, Monsieur, c’est, ce me semble, juger avec un peu trop de precipitation; qu’i{l} me soit permis de le dire. Je n’ai pas assez de crédit sur l’Esprit de ces Messieurs pour leur faire faire, ou pour leur empêcher de faire ce qu’il{s} jugent ou ne jugent pas à propos; et votre Soupçon, de quelque lieu qu’il vous vienne, n’est pas aussi bien fondé, que vous le pouriés croire. Jai montré à ces Mrs. ce que vous m’avez fait la Grace de me marquer au sujet de ces Feuilles, et ils m’ont dit qu’ils auroient l’Honneur de vous répondre, & de vous Marquer les Raisons qu’ils ont eu d’en user ainsi. Peutêtre recevrez-vous leur Réponse en même tems que celle-ci, que je leur remets pour joindre à la leur. C’est, Monsieur, tout ce que je puis vous dire au Sujet des Feuilles que vous demandez, n’aiant point de connoissance des Raisons, qui les empechent de vous les envoier; ne me mêlant en aucune façon de leur commerce, ni de leurs Affaires; et l’Honneteté, que les Amis se doivent mutuellement les uns aux autres, ne m’aiant pas permi de leur en demander là dessus plus qu’ils ne m’en ont voulu dire. Vous vous allarmez un peu trop, et cela sans sujet, Monsieur, touchant la part que vous avez à la Publication des Lettres de Mr. Bayle. Vous craignez, ce semble, qu’on ne ve[u]ille vous priver de la Gloire qui vous en doit revenir, en les publiant sous un autre Nom. Mais cette crainte est mal fondée, puisque leur Dessein est de vous y rendre légitimement ce qui vous est du, en les publiant sous le votre, et en avertissant dans la Préface, que c’est vous qui avez pris la peine de les recueillir, & de les communiquer au Libraire, pour être publiées. Vous avez déja pu voir par les Feuilles que vous avez, qu’on vous laisse exactement tout ce qui est à vous, et qu’on a eu un soin tout particulier de

666 Une déchirure a oblitéré la signature, mais la main reconnaissable et le contenu de la lettre justifient son attribution à Marchand, qui ne cherche point ici à cacher son identité. 667 © The British Library Board, Add. Mss. 4285 ff. 147r.-148v. 668 Ci-dessus, lettre 6. 278

Figure 6 : La fin de la lettre 7, de la main reconnaissable de Marchand. © The British Library Board, Add. Mss. 4285 ff. 147v.-148r. 279

distinguer ce qui est étranger, d’avec ce qui vous appartient. C’est, je pense, tout ce que vous pouvez raisonnablement éxiger. Quant à la Revision, que ces Messieurs en ont fait faire, elle leur a paru absolument nécessaire, les Lettres que vous leur aviez fait la grace de leur envoier, selon vos conventions avec eux, nétant pas en etat dêtre données au Public telles qu’elles etoient. A l’égard des Notes qu’on y a ajoutées en ce Païsci, et que vous me faites l’Honneur de m’attribuer trop affirmativement, vous en connoitrez l’Auteur, des qu’il voudra bien se faire connoitre. Il est fort étonné, aussi bien que ces Messieurs, que vous craigniés qu’elles ne soient calomnieuses et infamantes. Ces Termes leur paroissent un peu forts, et un <…> surtout de la part d’une Personne, qui comme vous, Monsieur, semble craindre qu’on ne soit pas assez modéré. Comme ces Notes ne sont point de vous, Monsieur, mais d’une autre personne; quand bien même elles auroient ce Defaut, cela ne vous regarderoit nullement, & l’on ne s’aviseroit jamais de vous en charger. Ce seroit cette Personne-là sur qui cela retomberoit; et par conséquent, il me paroit que vous ne devez nullement vous en inquiéter. Celles de ces Notes, que vous avez deja vues, ne vous ont pas apparemment donné lieu de juger ainsi des autres; et vous ne l’avez fait sans doute qu’a cause du petit mécontentement de ce qu’on a cessé de vous envoier les Feuilles: mais, ce sont les Affaires de ces Mrs. et non de l’Auteur des Notes, et cela etant, il n’y auroit pas de Justice qu’il en souffrit. C’est ce que vous sentez sans doute trop bien, Monsieur pour vous en parler davantage. Si j’étois aussi Susceptible que d’autres le pouroient être, j’aurois à m{on} tour, Monsieur, quelque Sujet de Plainte, des Motifs bas et méprisables, que {vous} ne faites point trop de Difficulté de m’attribuer, quoi que je n’aie pas l{’hon}neur d’être connu de vous. Mais, je veux bien avoir égard à la Situation d’Esprit où vous pouviés être lors que vous avez ecrit votre Lettre, & j’espere, que par la suite, & dans un Etat plus tranquile, vous jugerez plus sainement de moi. Il me seroit trop desavantageux qu’une Personne de votre merite conservat a mon egard des Impressions si mauvaises, auxquelles j[e] n’ai nullement donné lieu, C’est pourquoi, je vous prie tres humblement, Monsieur, d’en vouloir bien prendre de plus équitables, & de me rendre plus de Justice. Je suis avec beaucoup de considération, Monsieur

A Rotterdam ce 15. Janvier 1714669 Votre {tres humble et}

669 Une note hâtivement ajoutée au verso de cette feuille indique que son envoi a été retardé. L’on y lit : Monsieur sur la Plainte que m’a faite un de mes Amis, qui a reçu une Lettre de Mr. Collins, j’ai redemandé cette Lettre a Mr. Bohm, et je vous l’adresse aujourd’hui. Je suis mortifié qu’il ne vous lait pas envoiée en son tems, n’aiant eu aucun dessein de Manquer à l’Honnêteté qu’on se doit mutuellement et principalement à des Personnes comme vous ce 15 Fev. 1714. C’est Mr. le Ce qui a apporté cet{te} lettre de Mr. Collins. (BL Add. Mss. 4285 f. 148v.) 280

tres o{beissant serviteur} {P. Marchand} Si je vous puis être utile ici à quelque chose, soit par rapport aux Nouveautes de Litterature, soit en <…> vous me jugerez à propos, je vous offre sinceremen{t mes servi}ces.

8. BL Add. Mss. 4289 f. 137r., G. Fritsch à Jacques Basnage, s. d.670

cest par pure Honneteté que M. Bohm, savisa671 de luy672 envoyer les premieres feuilles673 il y a du tems & on auroit continué de luy en envoyer les autres, mais Nous fumes averti qu’on avoit commencé a traduire cet ouvrage en Anglois a mesure que les feuilles passoint a Londres; cela Nous en fit surseoir l’envoy & nous a tenu fort au coeur de voir qu’on se seroit fait payer doublement un ouvrage, qui nous coute plus que ce [que] l’Auteur a publié luy meme de son vivant. Si les Prefaces, Avertissemens, Dedicaces etc. de Mr. Des Maizeaux ne sont pas imprimées, ce sera sa propre faute, il pouvoit nous envoyer ces Mourceaux depuis deux Ans que le Msst est en Hollande & sous la presse, Nous n’aurions pas refusé de les imprimer avec le reste. Nous esperons que ce que Monsieur Des Maizeaux Vous dit au sujet de Mr. Marchand ne fera aucune impression desavantageuse sur vous contre luy. Il a l’honneur d’estre connu de Vous & Vous savés de quoy il est capable. La memoire de Monsieur Bayle n’a rien a apprehender de son costé, tout au contraire les Amys du defunt auront cette obligation a Mr. Marchand d’avoir omis je ne say combien de Lettres remplis de petitesses et mauvais complimens que le tiers & le quart des savantas de la connoissance du pauvre defunt, mandioint de luy & qui ne luy auroint pas fait honneur du tout

670 © The British Library Board, Add. Mss. 4289 f. 137r. Nous avons affaire ici à un extrait de lettre que Jacques Basnage (1653-1723) transmit à Des Maizeaux puisque le texte le concernait. La lettre accompagnatrice de Basnage est datée du 23-02-[1714] et marque : Jay recu presque [en] meme temps les deux lettres que vous mavez fait lhonneur de mecrire et je ne pouvois repondre a la premiére lors que la seconde est arrivee parce que je navois pas encore recu aucun eclaircissement sur les lettres de M. Bayle voicy Monsieur la reponse quon ma faite et que je vous envoye en original afin que vous voiez mieux ce que ces Mrs disent pour leur justification. (J. Basnage à P. Des Maizeaux, BL Add. Mss. 4281 f. 59r.) 671 Cette première ligne est écrite de la main de Basnage, qui aurait recopié – peut-être avec amendement – les mots nécessaires pour situer l’extrait découpé de la lettre qu’il fit tenir à Des Maizeaux. 672 Des Maizeaux. 673 Des Lettres choisies. 281

9. BL Add. Mss. 4289 ff. 139r.-141v., P. Des Maizeaux à Fritsch et Böhm, 1714-03-09 [Minute]674

A Messrs. Fritsch A Londres le |9|675 de Mars 1714 & Bohm. Messieurs

Mr. Basnage a eu la bonté de me communiquer l’extrait d’une Lettre que vous lui avez écrite676 pour repondre aux plaintes que je lui avois faites à l’egard des feuilles des Lettres de Mr. Bayle que vous avez discontinué de m’envoyer à mesure qu’on les imprimoit; (comme si c’etoit votre dessein de me priver dela part que je dois naturellemt. avoir à la publication de cet ouvrage); & j’ai enfin vû par cet extrait de Lettre, que la raison que vous alleguez pour vous disculper c’est que vous futes, dites vous, averti qu’on avoit commencé à traduire cet ouvrage en Anglois à mesure que les feuilles passoient à Londres; cela, ajoutez vous, nous en fit surseoir l’envoy, & nous a tenu fort au coeur de voir qu’on se seroit fait payer doublemt. un ouvrage, qui nous coute plus que ce que l’Auteur a publié lui meme de son vivant. Je ne me plaindrai pas ici de la mauvaise opinion qu’il faut que vous ayiez eue de moi, en me croyant capable de vendre deux fois la meme Copie; je dirai seulement que cet Avis, que vous assurés qu’on vous a donné, est la plus infame de toutes les calomnies:*677*678 vous jugez bien après cela qu’il est de votre interet de m’en faire connoitre au plutot l’Auteur, puisqu’autremt. on ne pourroit pas se dispenser de vous l’atribuer a vous memes. Mais |cette imposture|679 est d’ailleurs si mal imaginée, qu’il y a lieu d’etre surpris que vous ayiez pû y faire la moindre attention; car vous devez assez connoitre le gout de chaque pays, pour etre persuadés que les Lettres de Mr. Bayle ne sont pas du nombre de ces Ouvrages que les etrangers s’empressent à traduire en leur Langue: & tous ceux qui connoissent Londres, vous diront qu’il n’y a pas un Libraire dans cette ville, qui voulut en imprimer une Traduction Angloise; la lui donnât on pour rien. On imprimeroit plutot une Traduction des Reponses a un Provincial680. Ainsi ceux qui ont crû en imposer par un mensonge

674 © The British Library Board, Add. Mss. 4289 ff. 139r.-141v. Bien plus que les autres documents de cette annexe, cette minute porte les traces de son élaboration. Les ratures étant généralement facilement déchiffrables, il nous a été possible de constater que nombre de révisions atténuent le ton accusateur du premier jet, ou encore exagèrent l’injustice du traitement de Des Maizeaux par les libraires. L’intérêt de cette manipulation discursive justifie le signalement en divers lieux du texte de la première ébauche. 675 « 5 » 676 Ci-dessus, texte 8. 677 « & que j’attends que vous me ferez connoitre ceux qui vous l’ont debitee, & même au plutot; ne pas ce que [sic] vous justifier du soupcon qu’on pourroit avoir sans cela, que vous en etes vous mêmes les inventeurs. » 678 « je ne vous crois pas capable de l’avoir inventée » 679 « ce mensonge » 680 P. Bayle, Reponse aux questions d’un provincial, Rotterdam, Reinier Leers, 1704-1707, 5 vol. 282

specieux, n’ont debité qu’une fausseté palpable, & donné des marques d’une malice grossiere & brutale. Il semble que vous vous plaigniez que la Copïe de ces Lettres vous coute trop. Vous savez bien que nous etions convenus que vous me donneriez six florins de la feuille681 du Caractere de l’Anacreon de Gacon682: Mr. de la Motte ayant oublié de déterminer ainsi le genre de Caractere dans le Contract qu’il a fait avec vous683, vous avez imprimé ces Lettres d’un caractere |beaucoup|684 plus menu; & cependant il paroit assez par ce que vous m’avez ecrit la dessus que vous n’avez pas dessein d’augmenter le prix des feuilles suivant la difference des Caracteres. Vous auriez grand tort de vous plaindre: car jusqu’ici je n’ai pas encore vû un soû de votre argent; vous m’avez seulemt. envoyé un Dictionaire de Mr. Bayle*685: je vous avois priés de me prendre trois Billets à la Lotterie de Mrs. les Etats686, mais vous n’avez pas seulemt. eu l’honneteté de m’aprendre si je pouvois compter que vous les prendriez, quoi qu’il y ait quatre Mois que je vous ai écrit là dessus687. Vous dites que c’est par pure honneteté que Mr. Böhm s’avisa de m’envoyer les premieres feuilles; comme si ceux qui publient quelque Ouvrage ne s’etoient pas toujours fait une affaire d’en lire les feuilles à mesure qu’elles s’impriment lorsqu’ils ont eté à portée de les recevoir; & comme si les Libraires n étoient pas dans l’obligation de les leur

681 Des Maizeaux avait demandé huit florins la feuille (BL Add. Mss. 4286 f. 180r., C. de la Motte à Des Maizeaux 1712-07-22) mais dut se contenter des six florins que Fritsch et Böhm acceptèrent de payer (BL Add. Mss. 4286, f. 182r., C. de la Motte à Des Maizeaux 1712-08-09). De la Motte, qui signa le contrat avec les libraires au nom de Des Maizeaux, l’encouragea à accepter cette offre. Le contrat proposé est ainsi libellé : Nous soussignez sommes convenus de ce qui suit. Mr. De La Motte vend de la part de Mr. Des Maizeaux à Fritsch & Bohm Libraires à Rotterdam, une Collection des Lettres de feu Mr. Bayle, toute preparée pour être mise sous la presse, pour laquelle Fritsch & Bohm lui paieront six florins de Hollande pour chaque feuille imprimée in octavo ou en grand in douze, {la} moitié quand l’Ouvrage sera demi fait, & le restant quand il sera {en}tierement achevé, de plus ils s’engagent de lui fournir trente Exemplaires de cette Edition, aussi tôt qu’elle paroîtra. Fait à Rotterdam le 23 d’Août. (BL Add. Mss. 4286 f. 184r., C. de la Motte à Des Maizeaux, 1712-08-26) 682 Les odes d’Anacreon et de Sapho en vers françois par le poëte sans fard, trad. [François Gacon], Rotterdam, Fritsch et Böhm, 1712. 683 De la Motte reconnaît cette erreur un mois plus tard : « Je n’ai parlé dans le Contract du caractere, parce que je copiai les conditions de votre Lettre où il n’eut étoit point parlé. Mais je m’imagine que le caractere sera celui de l’Anacreon, parce que vous l’aviez demandé ainsi, & qu’ils ne l’ont pas contredit. J’ai écrit à ces Mrs. que je regardois cela comme une chose conclue. » (BL Add. Mss. f. 186r., C. de la Motte à Des Maizeaux 1712-09-13) 684 « deux fois » 685 « & quelques uns de ses petits Livres » 686 Dans les Provinces-Unies, le parlement portait le nom d’États généraux. Il était donc question d’une des nombreuses loteries d’État si populaires comme mode de financement public en Europe au début de l’époque moderne (pour une histoire générale des loteries en Europe voir R. Muchembled, « La roue de fortune. Loteries et modernité en Europe du XVe au XVIIe siècle »). 687 La minute de la lettre 4, écrite environ quatre mois avant celle-ci, se termine avec « &c. », tout comme la minute de la lettre 5 qui se termine avec « J’ai reçu les Livres &c. ». Il est donc vraisemblable que la commande de billets de loterie ait été ajoutée à la lettre avec d’autres banalités lors de sa mise au net. 283

fournir. Puisque vous voulez vous mettre sur nouveau pied & faire de nouvelles loix, vous devriez du moins en avertir par avance ceux qui vous proposent quelque projet: & avant que de faire aucun accord pour les Lettres de Mr. Bayle vous deviez avoir la bonne foi de declarer que dès que vous en auriez la Copie entre les mains, vous vous metriez au dessus de toutes les Regles ordinaires; que vous y feriez ajouter des Notes & faire les additions ou retranchements qu’il vous plairoit; que vous ne vous tiendrez pas obligés de m’envoyer les feuilles à mesure qu’elles s’imprimeroient; & qu’enfin vous me priverez du droit de publier moi-meme l’ouvrage & de l’accompagner des Eclaircissemts. necessaires. Voila, Messieurs, la déclaration sincere que vous auriez dû me signifier: Mais croyez vous qu’après cela je vous eussé cedé la Copie? Quand vous m’en auriez donné |vingt florins|688 de la feuille, j’aurois mieux aimé en faire present à un autre Libraire, que de la laisser passer entre vos mains. Car s’il faut vous le dire, graces à Dieu je n’ecris point pour du pain, ni ne l’ai jamais fait: & lorsque j’ai composé ou publié quelque chose, ç’a toujours été pour faire plaisir à quelque Ami, ou pour me faire à moi meme un honnete amusement*689. Vous dites encore à Mr. Basnage que si mes Prefaces &c ne sont pas imprimées, ce sera ma propre faute; que je pouvois vous envoyer ces morceaux depuis deux ans que le Mss. est en Hollande & sous la presse; que vous n’auriez pas refusé de les imprimer avec le reste. J’aurois dû, sans doute les envoyer en meme tems que la Copie, si l’Ouvrage avoit dû etre imprimé avec toute la diligence possible dès que vous le reçutes, & si après vous l’avoir fait remettre j’etois parti pour les Indes, ou quelque autre pays éloigné: mais je me trouvois à portée de recevoir les feuilles à mesure qu’elles s’imprimeroient; l’impression devoit s’en faire assez lentement; & d’ailleurs comment marquer dans une Preface les Corrections ou éclaircissemts. qu’il y a à faire sur un Ouvrage imprimé, si on n’en a pas les feuilles actuellemt. sous les yeux? Je comptois meme de fournir plusieurs Notes pendant le cours de l’impression, ne doutant point que vous ne me fissiez tenir regulieremt. les feuilles. Vous reconnoissez que si je vous eusse envoyés il y a deux ans mes Prefaces &c vous n’auriez pas refusé de les imprimer avec le reste: pretendez vous donc refuser de les imprimer à present, parce que je ne vous les ai pas envoyées dans ce tems-là? L’intervalle de deux ans a t-il tellemt. changé la nature des choses que ce qui etoit d’abord juste & raisonnable ait ensuite cessé de l’etre?

688 « une guinée » 689 « que quand j’ai dedié ce que j’avois ecrit, à quelcun, ç’a aussi toujours été à des Amis particuliers, & dont la bienveillance m’est plus précieuse qu’une bourse de guinées que d’autres auroient pû me donner; & qu’enfin si je voulois comparer ce que j’ai reçu des libraires avec les depenses que j’ai faites à l’occasion de ces Ecrits, je suis persuadé qu’il se trouveroit qu’il m’en coute encore du mien. Je n’en excepte pas meme la Copie des Lettres de Mr. Bayle, lorsque vous me l’aurez payée suivant l’accord fait avec Mr. de la Motte. Vous comprenez bien après cela que je ne dois pas etre fort content de votre procedé, & je suis très assuré que toutes les personnes desinteressées n’en jugeront pas autremt. que moi. » 284

Je serois |bien faché d’avoir rien atribué à|690 Mr. Marchand, qui |put lui faire tort|691 auprès de Mr. Basnage; & j’etois si eloigné de le croire coupable à mon egard que je lui ecrivis (le 11 Decembre692) pour le prier de vous |disposer|693 à me rendre plus de justice: j’ai attendu sa reponse pendant deux mois, & croyant qu’elle ne venoit point, j’avoue que je ne pûs pas m’empecher d’avoir quelques soupçons|. Il m’a enfin repondu; & j’ai compris par sa Reponse qu’il avoit lû ma lettre un peu precipitament puisqu’il me fait dire des choses toutes contraires à ce que je lui avoit temoigné. Il dit, par exemple,|694 que je le soupçonne mal à propos d’avoir part à la maniere dont vous en usez avec moi, & cependant je l’avois assuré en autant de mots, que je ne le croyois pas capable d’avoir la moindre part à la maniere dont vous en usez envers moi; & j’ajoutois meme que le desir de lui faire connoitre là dessus mes sentimens etoit une des principales raisons qui m’avoient porté à lui écrire. Il*695 suppose que j’ai craint que les Notes, qu’on me cachoit, ne fussent calomnieuses & infamantes; & il semble se plaindre que je lui atribue des motifs bas & meprisables: mais quelques soupcons que j’aie pu avoir dans la suite, il est certain, s’il se donne la peine de relire ma Lettre, il verra qu’en parcourant abstraitemt. tous les motifs, tirés des Notes qui auroient pû le porter à faire cesser l’envoy des feuilles; je declare dans les termes les plus clairs & les plus expressifs, que je suis très eloigné de lui en atribuer aucun, qui soit indign{e} d’un honnete homme*696. Il m’assure qu’il n’a point de connoissance des raisons qui vous empechoien{t} de m’envoyer ces feuilles, ne se mêlant en aucune façon de votre commerce ni de vos affaires: & comme il dit ensuite que je lui atribue trop affirmativement les Notes ajoutées; j’aurois été porté à croire qu’il n’a aucune part à l’Edition des Lettres; (quoi qu’on m’ait ecrit & assuré le contraire de divers endroits;) si vous ne reconnoissiez pas dans votre Lettre à Mr. Basnage, que les Amis de Mr. Bayle auront cette obligation à Mr. Marchand d’avoir omis je ne sais combien de Lettres remplies de petitesses & de mauvais complimens, que le tiers & le quart des savantas de la connoissance du pauvre deffunt, mandioient de lui, & qui ne lui auroient pas fait honneur du tout. |Cela ne sauroit regarder les Lettres que j’ai envoyées, car j’ose bien dire qu’il ny en a pas une à qui ce caractere convienne.|697 Ce n’est pas que je pretende qu’elles interessent toutes egalemt. le Public; & encore moins trouver mauvais que Mr. Marchand en ait retranché quelques unes; je lui

690 « au desespoir d’avoir dit ou meme pensé la moindre chose au sujet de » 691 « derogeat a la juste reputation qu’il s’est aquise » 692 Ci-dessus, lettre 6. 693 « porter par le credit qu’il a sur votre esprit » 694 « mais je l’ai enfin recue, & il a bien voulu m’aprendre les raisons qui l’avoient empeché de me l’envoyer plutot. Je vous prie, Messieurs, de lui faire mes complimens & de lui temoigner la satisfaction que j’ai eue de sa reponse. Je prendrai seulmt. la liberté de remarquer ici qu’il me fait tort lorsqu’il dit » 695 « ne me fait pas moi[ns] de tort lorsqu’il » 696 « ou contraire aux regles de la justice, de l’equité, & de la bienseance. » 697 « Il paroit bien par là, Messieurs, que vous n’avez pas lû les Lettres dont vous parlez; car il est très certain que je n’en ai pas envoyé une seule a qui ce caractere puisse convenir. » 285

ai temoigné, il y a longtems, |ce que je pensois là-dessus|698; & la verité est, qu’il auroit pû en retrancher encore autant & meme plus qu’il n’a fait, sans que le Public y eut perdu beaucoup, puisque ces Lettres conservées ne l’interessent pas d’avantage que celles qu’on a supprimées. Je ne crois pourtant pas qu’on puisse dire que ces dernieres n’auroient pas fait honneur à Mr. Bayle: ses amis ici à qui je les ai communiquées avant que de les envoyer en Hollande n’en ont pas jugé si desavantageusement; & dans la Preface je me proposois de rendre compte*699 des raisons qui m’avoient porté à conserver les Lettres700 qu’il avoit ecrites dans sa jeunesse ou qui paroissoient les moins importantes*701. Cependant j’etois si peu entêté de mon choix, que je priai Mr. de la Motte, en lui envoyant ce Recueil, de le communiquer à ses amis, afin qu’on pût proceder, s’il etoit necessaire à une nouvelle reforme. Je l’apelle nouvelle parce que j’avois deja suprimé plus de 50 des Lettres qu’on m’avoit remises entre les mains. Mr. Marchand a suivi ses idees & moi je suivis les miennes; & comme il a pû trouver {des} defauts dans mon plan, il ne me seroit peut etre pas difficile d’en trouver aussi dans le sien. Au reste, je suis bien aise, Messieurs, que vous vous piquiez de faire honneur à la memoire de Mr. Bayle. Vous me permettrez seulemt. de vous dire que cela ne s’accorde pas trop bien avec les Catalogues que vous avez fait imprimer à la fin du Commentaire philosophique & dans le Journal Litteraire, où vous mettez l’Avis aux Refugiez & un autre Libelle au nombre de ses veritables ouvrages702. Quand meme vous seriez de l’opinion de ceux qui atribuent l’Avis aux Refugiés à Mr. Bayle, vous ne devriez pas, si vous honorez sa memoire, affecter de le lui donner: vous pouviez laisser ce soin là à ses ennemis. Je ne parlerois pas ainsi si je n’avois pas vû, & meme reçu plusieurs Lettres des pays etrangers où l’on desaprouve extremt. votre procedé. Les Amis de Mr. Bayle, répandus par tout, sont assez considerables pour que vous deviez les menager; & si vous ne vous croyez pas obligés d’avoir des egard[s] pour la memoire de cet illustre deffunt, ni pour ses amis, vous devriez du moins faire attention à votre propre interet. Comme Mr. Basnage m’a fait la grace de me communiquer votre Lettre, je prends aussi la liberté de lui envoyer cette Reponse qu’il aura la bonté de vous faire tenir, & qui suffira, si je ne me trompe; pour le mettre en etat de décider de la justice de mes plaintes. Je me soumets entieremt. à son jugement, & je ne pense pas que vous voulussiez recuser un juge si integre, & dont vous recevez tous les jours tant de bienfaits.

698 « que je lui en etois obligé » 699 « du plan que j’avois fait, & » 700 Des Maizeaux fera état de son raisonnement dans la « Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste » (2-8, p. 317-319). 701 « & à en rejetter plusieurs absolument » 702 À la fin du deuxième tome du CP imprimé par Fritsch et Böhm figure une liste des « Ouvrages de MR. BAYLE, qui se vendent chez les mêmes Libraires » (2-1, f. V1r.-v.) et suivant le recensement du CP dans le JL est imprimé un « Catalogue des Ouvrages de M. Bayle » (2-2, p. 169); l’Avis important figure effectivement dans les deux listes. 286

Je vous prie de m’envoyer dans le premier balot de Mrs. Moetiens & Le Cene703 les Nouvelles de la Republique des Lettres de Mr. Bayle & de ses premiers continuateurs704; & l’Histoire des Ouvrages des Savans complette705: le tout en blanc: & vous obligerez Messieurs Votre tres humble & tres obeisst. servitr. Des Maizeaux

10. BL Add. Mss. 4283 ff. 288r.-289v., Fritsch et Böhm à P. Des Maizeaux, 1714-04-13706

Rotterdam ce 13. Avril 1714.

Monsieur.

Mr. Basnage nous a envoié la Lettre que vous nous avez fait l’honneur de nous ecrire sous son couvert le 9/20707 Mars dernier. Il est certain que nous receumes une Lettre le 28. Mars de l’année derniere, d’un de nos Amis de Londres, qui nous donnoit avis qu’on traduisoit les Lettres de Bayle en anglois, à mesure que nous vous faisions tenir les feuilles. Comme il y va de notre Interest que cette Traduction ne parût pas aussitot que l’original, nous n’avons pas trouvé à propos de continuer à vous envoier les feuïlles. Nous ne voulons point entrer dans l’examen de cet avis & vous nous dispenserez s.v.p. de vous nommer la personne qui nous l’a donné. S’il n’est pas veritable, tant mieux pour nous. on a traduit en anglois la pluspart des Ouvrages de Mr. Bayle, & pourquoi ne traduiroit-on pas ses Lettres? Si vous n’y avez aucune part comme nous voulons bien le croire, il vous doit etre indifferent de recevoir ces feuïlles toutes à la fois ou à mesure qu’elles s’imprimoient, & nous vous avouons franchement que l’empressement avec lequel vous les avez demandé, nous a fait croire cette Traduction d’autant plus assurée.

703 Jacob (ou James) Moetjens (1680?-1721) et Michel Charles Le Cène (1683?-1743) étaient marchands- libraires actifs à Londres (voir K. Swift, « Dutch penetration of the London market for books, c. 1690- 1730 », p. 270-271). 704 Après que Bayle eut cédé la rédaction des Nouvelles de la République des Lettres, elles furent d’abord continuées par Daniel de Larroque et Jean Le Clerc (de mars à août 1687) et ensuite par Jean Barin (de septembre 1687 à avril 1689) avant d’être interrompues pendant dix ans (R. Granderoute, « Nouvelles de la République des Lettres »). 705 Le journal intitulé l’Histoire des Ouvrages des Sçavans, rédigé par Henri Basnage de Beauval, le frère de Jacques Basnage, parut en 24 volumes de septembre 1687 à juin 1709. Il avait été imprimé par Reinier Leers, excepté le dernier numéro, qui fut imprimé par Fritsch et Böhm (H. Bots, « Histoire des Ouvrages des Savants (1687-1709) »). 706 © The British Library Board, Add. Mss. 4283 ff. 288r.-289v. La lettre est écrite de la main de Böhm. 707 Notation de la date suivant les calendriers julien et grégorien (voir ci-dessus, n. 659). 287

Nous ne nous sommes point informé si vous ecrivez pour avoir du pain ou non; mais l’exemple de la Vie de Boileau, que vous avez vendu à un Libraire anglois & à un Libraire de ce paici en même têms708, doit nous porter naturellement à croire que vous n’etes pas si genereux comme vous nous le dites par cette Lettre. Nous savons d’ailleurs de bonne part que si votre ami Monsieur Dela Motte, avoit pu trouver un Libraire à Amsterdam, qui eut voulu vous donner six florins de la feuille, comme nous nous sommes engagez de vous les paier, ces Lettres ne seroient jamais tombées entre nos mains; Et si vous étes si genereux comme vous nous dites, nous les recevrons en present aussi bien qu’un autre. Si vous aviez dessein d’accompagner ces Lettres de Notes & de Prefaces, vous devriez les avoir fait pendant le tems que vous aviez le Msst. entre les mains, & nous n’aurions pas eté obligé d’y emploier une autre personne pour y faire les Eclaircissemens necessaires, afin de les rendre utiles au Public. Il n’est plus tems presentement d’y ajouter ceux que vous voudriez y faire apres que l’impression en est faite, car notre Interest etoit de les achever pour la foire de Paques à francfort, où mon associé est allé, & pour les envoier promtement en France. Elles ont eté enfin achevées le 4 de ce mois, & comme nous n’avions pas occasion à faire un Ballot p Mrs. Motjens & LeCene & que nous ne voulions pas vous priver du plaisir de les recevoir le premier, nous vous avons envoié le 9. dt. un Ballot en droiture par le Vaisseau qui estoit le premier à partir sur le Beurt, en voici le Connoissement. Ce Ballot contient 29 Lettres de Bayle. 12o. 3. vol. 1 . idem depuis la feuille L jusqu’à la fin, pour parfaire celui que nous vous avons envoié.709 nous y avons ajouté ce que vous nous avez demandé par votre derniere Lettre, scavoir 1 Histoire des Ouvrages des Savans 12o. complet ...... f 20:-- 1 Republique de Lettres depuis Mars 1684. jusqu’a Avril 1689 .... 9:6:-- Nous vous avons envoié le 30. Novbre 1713. p Mrs. Moetjens & LeCene 1 Dictionaire de Bayle. fol...... 50:-- 1 Pensées sur ls Cometes710 Tomes 1 & 2. 12o. Ge. edn...... 1:10. 1 Projet d’un Dictionaire de Bayle711 8o ..... 1:10.

708 En 1712 avait paru La vie de monsieur Boileau Despreaux de Des Maizeaux chez Henri Schelte à Amsterdam et une version du même texte en anglais fut publiée à Londres la même année en tête de The Works of Monsieur Boileau Despreaux chez Egbert Sanger et Edmund Curll. 709 Il s’agit de l’envoi des feuilles qui compléteraient les épreuves finales qui avaient été envoyées à Des Maizeaux avant que l’on n’interrompt l’expédition de celles-ci à Londres. 710 P. Bayle, Pensées diverses, ecrites à un docteur de Sorbonne, a l’occasion de la comete qui parut au mois de Decembre 1680, Rotterdam, Reinier Leers, 1704-1705. Étant donné que cette édition est mentionnée dans le catalogue joint au CP de 1713 comme étant en vente chez Fritsch et Böhm, son envoi est plus vraisemblable que celui d’une des éditions précédentes (de 1682, de 1683, ou de 1699) (2-1, f. V1r.). 711 [P. Bayle], Projet et fragmens d’un dictionaire critique, Rotterdam, Reinier Leers, 1692. 288

1 Lettre à Mr. Arnaud712 ...... --.10: f 82:16: Et voici un Billet de 3 Lots de la Lotterie de 20 millions que vous nous avez demandé sous les Lettres P.D.M. no. 738757 jusquà 738759 .... 60:--: f. 142: 16: nous souhaittons que ces 3. Lots vous aportent de gros Lots. L’impression des Lettres, sans la Preface & les Tables, contient 40 ¼ feuilles. parmi ces Lettres il y en a 16. qu’on nous a envoié de Paris, savoir les 134. 135. 136. 139. 140. 141. 142. 143. 144. 156. 157. 160. 168. 175. 177. 230. qui font 86. pages ou . . . . 3 ½ feuilles qui font diminuer sur le nombre de 40 ¼...... Reste 36 ¾ feuilles. Comme ces feuilles sont remplies de nottes d’une autre main, il n’est presque pas possible d’en faire un calcul juste, à moins qu’on ne veuille se donner la peine de compter toutes les lignes des Lettres apart, mais on voit à peu pres qu’il y a un Tiers de notes. sur ce pied là nous comptons le 1. volume de 15. feuilles à 10. feuilles le 2e . . . . 18. . . . à 12 . . . le 3e. . . . . 7 ¼ . . . à 5 . . . fait 27. feuilles diminué les ...... 3 ½ . . . . cicontre pour les Lettres etrangers Reste . 23 ½ feuille à f 6 ...... f 141: --:

Et afin que vous n’avez pas sujet de vous plaindre de nous mal à propos, nous seronts quittes de part & d’autre & nous vous prions de nous donner une decharge de notre accord, comme nous la faisons par cette Lettre qui vous doit servir d’aquit. Nous sommes tres parfaittement

Monsieur Vos tres humbles & tresobeissts. Serviteurs Fritsch & Bohm.

712 [P. Bayle], Reponse de l’auteur des Nouvelles de la republique des lettres, à l’Avis qui lui a esté donné sur ce qu’il avoit dit en faveur du P. Malebranche, touchant le plaisir des sens, Rotterdam, de Graef, 1686.

Bibliographie

i. Corpus primaire

Sources manuscrites

Leyde, Universiteitsbibliotheek (UBL)

MAR 2713

Chais, Charles Pierre, à Prosper Marchand, 1739-07-23.

Chauffepié, Jacques Georges de, à Prosper Marchand, 1751-02-08.

Hoggeur, Sebastien, à Prosper Marchand, 1714-10-7.

Rousset de Missy, Jean, à Prosper Marchand, s. a., 10-10.

Marchand, Prosper, à Bernard Picart, 1709-12-14.

Vaillant, Isaac, à Prosper Marchand, s. d., f. 6.

Veyssière de la Croze, Mathurin, à Prosper Marchand, 1718-01-14.

MAR 5:4

Des Maizeaux, Pierre, à [Prosper Marchand], 1713-03-20. [Annexe : lettre 1]

Des Maizeaux, Pierre, à Prosper Marchand, 1713-12-22. [Annexe : lettre 6]

MAR 44:15 ff. 3-14, P[rosper] M[archand], [Préface inédite à la 3e édition du DHC], 1720-03-01.

MAR 52 ff. 189-195, [Prosper Marchand], « Réponse aux Articles VI & VII de la II Partie du Tome XXVIII de la Bibliotheque Françoise », s. d. [3-10]

713 La correspondance contenue dans MAR 2 est organisée selon le destinataire et la date d’envoi de chaque lettre, et n’est foliotée que dans ces cas où les lettres ne sont point datées. 290

Londres, British Library (BL)

Add. Mss. 4226 ff. 220-221, Pierre Bayle à Pierre Des Maizeaux, 1705-12-01. f. 314, Pierre Des Maizeaux, [Mise au net d’une partie du texte de f. 316], 1729-07-22. f. 315, Pierre Des Maizeaux, « Lettre à Mr. ….. », 1729-07-22. ff. 316-321, Pierre Des Maizeaux, [Révision du texte « Lettre de Mr. D .... à Mr. *** sur le Libelle de Sr. M. inseré dans le Tom. XII du Journal Literaire, pag. 432 & suiv. » de Add. Mss. 4289 ff. 206-211], 1729-07-22.

Add. Mss. 4281 ff. 59-60, Jacques Basnage à Pierre Des Maizeaux, [1714]-02-23.

Add. Mss. 4282 ff. 269-270, Pierre Coste à Pierre Des Maizeaux, 1713-04-30.

Add. Mss. 4283 ff. 218-219, Fabri et Barrillot à Pierre Des Maizeaux, 1714-05-16. ff. 220-221, Fabri et Barrillot à Pierre Des Maizeaux, 1714-09-01. ff. 224-225, Fabri et Barrillot à Pierre Des Maizeaux, 1715-03-04. ff. 226-227, Fabri et Barrillot à Pierre Des Maizeaux, 1715-06-14. ff. 282-283, Fritsch et Böhm à Pierre Des Maizeaux, 1711-09-19. ff. 284-285, Fritsch et Böhm à Pierre Des Maizeaux, 1712-09-20. f. 286, Anonyme à Pierre Des Maizeaux, 1713-05-14. [Annexe : lettre 2] f. 287, Michel Böhm à Pierre Des Maizeaux, 1713-05-30. [Annexe : lettre 3] ff. 288-289, Fritsch et Böhm à Pierre Des Maizeaux, 1714-04-13.

Add. Mss. 4284 ff. 200-201, Reinier Leers à Pierre Des Maizeaux, 1707-01-18.

Add. Mss. 4285 ff. 82-83, Mathieu Marais à Pierre Des Maizeaux 1714-06-01. 291

ff. 90-91, Mathieu Marais à Pierre Des Maizeaux 1716-03-10. ff. 98-100, Mathieu Marais à Pierre Des Maizeaux 1716-11-09. ff. 147-148, [Prosper Marchand] à Pierre Des Maizeaux, 1714-01-15. [Annexe : lettre 7] ff. 163-164, Samuel Masson à Pierre Des Maizeaux, 1715-02-08. ff. 168-169, Samuel Masson à Pierre Des Maizeaux, 1715-11-29. f. 179, Samuel Masson à Pierre Des Maizeaux, 1716-11-17.

Add. Mss. 4286 f. 103, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1710-03-04. ff. 115-116, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1710-07-29. ff. 178-179, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1712-07-05. ff. 180-181, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux 1712-07-22. f. 182, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux 1712-08-09. ff. 184-185, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1712-08-26. ff. 186-187, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux 1712-09-13. ff. 192-193, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1713-10-14. ff. 228-229, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1718-03-25.

Add. Mss. 4287 ff. 39-40, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1728-11-12. ff. 65-66, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1729-07-08. f. 68, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, [1729]-08-09. ff. 72-73, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1729-09-20.

Add. Mss. 4288 f. 12, Henri Du Sauzet à Pierre Des Maizeaux, 1718-04-12.

Add. Mss. 4289 ff. 54-55, Charles de la Motte à Pierre Des Maizeaux, 1729-03-29. 292

ff. 131-132, Pierre Des Maizeaux à Fritsch et Böhm, 1713-11-13. [Annexe : lettre 4] ff. 133-134, Pierre Des Maizeaux à Fritsch et Böhm, 1713-12-22. [Annexe : lettre 5] ff. 133-134, Pierre Des Maizeaux à Prosper Marchand, 1713-12-22. f. 137, Fritsch et Böhm à Jacques Basnage, s.d. [Annexe : lettre 8] ff. 139-141, Pierre Des Maizeaux à Fritsch et Böhm, 1714-03-09. [Annexe : lettre 9] ff. 148-149, Pierre Des Maizeaux à Jacques Desbordes, 1715-12-09. ff. 200-205, Pierre Des Maizeaux, [Version préliminaire du texte des ff. 206-211], 1729- 07-15. ff. 206-211, Pierre Des Maizeaux, « Lettre de Mr. D .... à Mr. *** sur le Libelle de Sr. M. inseré dans le Tom. XII du Journal Literaire, pag. 432 & suiv. », 1729-07-22.

Add. Mss. 4295 ff. 18-19, « Extrait des Registres du Chapitre General des Chevaliers de la Jubilation », 1710-11-24.

Sources imprimées

BAYLE, Pierre. Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrain- les d’entrer » ou traité de la tolérance universelle, Prosper Marchand (éd.), Rotterdam, Fritsch et Böhm, 1713, 2 vol. [2-1]

BAYLE, Pierre. Dictionaire historique et critique, 3e édition [2e édition piratée], Rotterdam [Genève], s. n. [Fabri et Barrillot], 1715, 3 vol. [2-10]

BAYLE, Pierre. Dictionaire historique et critique, [Prosper Marchand] (éd.), 3e édition, revue, corrigée et augmentée, Rotterdam, Michel Böhm, 1720, 3 vol. [3-3]

BAYLE, Pierre. Dictionaire historique et critique, Pierre Des Maizeaux (éd.), 4e édition, revue, corrigée et augmentée, Amsterdam, Chez P. Brunel et al., 1730, 4 vol. [3-7]

BAYLE, Pierre. Dictionaire historique et critique, Pierre Des Maizeaux (éd.), 5e édition, revue, corrigée et augmentée, Amsterdam, Chez P. Brunel et al., 1740, 4 vol. [3-11]

BAYLE, Pierre. Lettres choisies avec des remarques, Prosper Marchand (éd.), Rotterdam, Fritsch et Böhm, 1714, 3 vol. [2-3]

BAYLE, Pierre. Lettres de Mr. Bayle, Publiées sur les Originaux : avec des remarques, Pierre Des Maizeaux (éd.), Amsterdam, Compagnie des libraires, 1729, 3 vol. [3-4] 293

BAYLE, Pierre. Supplement au Dictionaire Historique et Critique de Mr. Bayle. Pour les Editions de MDCCII. & de MDCCXV, Genève, Fabri et Barrillot, 1722.

[BÖHM, Michel]. « Avertissement du libraire au lecteur », dans Pierre Bayle, Dictionaire historique et critique, Prosper Marchand (éd.), 3e édition, Rotterdam, Michel Böhm, 1720, t. I, p. xviii. [3-3a]

[DES MAIZEAUX, Pierre]. « Apostille ou Dialogue d’un tour nouveau », dans [L’abbé Du Revest], Histoire de Mr. Bayle et de ses ouvrages, par Mr. de la Monnoye, Amsterdam, Jaques Desbordes, 1716, p. 505-535. [2-12a]

[DES MAIZEAUX, Pierre]. « Avis important au public sur l’édition fausse et tronquée du Dictionnaire de Mr. Bayle, qui se fait à Rotterdam », Histoire critique de la République des Lettres, tant ancienne que moderne (HCRL), vol. X, 1715, p. 225-276. [2- 11]

[DES MAIZEAUX, Pierre]. « Avis du libraire au lecteur », dans [L’abbé Du Revest], Histoire de Mr. Bayle et de ses ouvrages, par Mr. de la Monnoye, Amsterdam, Jaques Desbordes, 1716, p. i-x.

[DES MAIZEAUX, Pierre]. Extrait des Lettres de Mr. Bayle, Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l’Europe, vol. V, oct.-déc. 1730, p. 406-426. [3-6]

[DES MAIZEAUX, Pierre]. « Factum des Amis de Mr. Bayle, ou Avis Important au Public sur l’Edition fausse & tronquée du Dictionnaire de Mr. Bayle, qui se fait à Rotterdam », dans [L’abbé Du Revest], Histoire de Mr. Bayle et de ses ouvrages, par Mr. de la Monnoye, Amsterdam, Jaques Desbordes, 1716, p. 536-576. [2-12b]

[DES MAIZEAUX, Pierre]. « Lettre à Messieurs Le Clerc & Bernard, contenant des Eclaircissemens sur quelques endroits de leurs derniers Journaux, où il est parlé du Factum des Amis de M. Bayle, contre la nouvelle édition de son Dictionaire, qui s’imprime à Rotterdam ; & servant en même tems de Réponse à ce qu’on trouve sur le même sujet dans le Tome VIII. du Journal Literaire », Mémoires de littérature par M. de S[allengre], vol. II, 1717, p. 233-293. [3-1]

DES MAIZEAUX, Pierre. « Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste, sur l’Edition des Lettres de Mr. Bayle, faite à Rotterdam chez Fritsch & Bohm », HCRL, vol. VIII, 1715, p. 313-351. [2-8] [Aussi imprimé comme « Lettre de Mr. Des Maizeaux à Mr. Coste, sur l’Edition des Lettres de Mr. Bayle, faite à Rotterdam chez Frisch [sic] et Bohm », Journal des sçavans (JS), janvier 1715, p. 49-85.]

[DES MAIZEAUX, Pierre?]. « Lettre écrite de Berlin aux Auteurs de cette Bibliotheque », Bibliothèque françoise, ou Histoire littéraire de la France, vol. XXVIII, no 2, 1739, p. 308-321. [3-9]

[DES MAIZEAUX, Pierre]. « Lettre écrite de Geneve au sujet de la nouvelle édition du Commentaire philosophique de Mr. Bayle, faite en Hollande, &c. », HCRL, vol. VI, 1714, p. 229-252. [2-5] 294

[DES MAIZEAUX, Pierre]. Nouvelle littéraire « De Rotterdam », HCRL, vol. VI, 1714, p. 392-398. [2-6]

[DES MAIZEAUX, Pierre]. « Remarques Critiques sur l’édition des Lettres de Mr. Bayle, faite à Rotterdam en 1714 », HCRL, vol. VII, 1715, p. 260-347. [2-7]

DES MAIZEAUX, Pierre. « La Vie de Mr. Bayle », dans Pierre Bayle, Dictionaire historique et critique, Pierre Des Maizeaux (éd.), 4e édition, Amsterdam, Chez P. Brunel et al., 1730, t. I, p. xvii-cviii.

[DU REVEST, L’abbé]. Histoire de Mr. Bayle et de ses ouvrages, par Mr. de la Monnoye, édition augmentée, Amsterdam, Jaques Desbordes, 1716, 576 p. [2-12]

MARCHAND, Prosper. « Déclaration Authentique touchant les Manuscrits laissés par feu M. Bayle, pour le Suplément de son Dictionaire Historique & Critique », [précédé d’une « Lettre aux Auteurs de ce Journal »], Journal Litéraire (JL), vol. VIII, 1716, p. 134-153. [2-14]

MARCHAND, Prosper. « Défense de la Nouvelle Edition du Dictionaire de M. Bayle qui se fait à Rotterdam, contre ce qu’on en a dit dans le Tom. X. de l’Histoire Critique de la République des Lettres », [précédé d’une « Lettre aux Auteurs du Journal Literaire »], JL, vol. VIII, 1716, p. 88-115. [2-13]

[MARCHAND, Prosper]. Extrait du Commentaire philosophique, JL, vol. II, septembre/octobre 1713, p. 154-172. [2-2]

[MARCHAND, Prosper]. Extrait des Lettres choisies, JL, vol. IV, juillet/août 1714, p. 359-362. [2-4]

MARCHAND, Prosper. « Lettre de Mr. Marchand à Monsieur ***, touchant le IX. Article de la II. Partie du II. Tome des Memoires de Littérature de Mr. de Sallengre », JS, mars 1718, Amsterdam, Janssons à Waesberge, p. 290-300. [3-2]

[MARCHAND, Prosper]. « Projet d’une Nouvelle Edition du Dictionaire Historique et Critique de M. Bayle, avec une Lettre aux Auteurs de ce Journal, touchant ce Projet », JL, vol. IV, juillet/août 1714, p. 363-389. [2-9]

MARCHAND, Prosper. « Reponse de M. Marchand à M. Des Maizeaux, touchant leurs Editions des Lettres de Mr. Bayle », JL, vol. XII, no. 2, 1729, p. 432-461. [3-5]

MARCHAND, Prosper. « Réponse de M. Marchand aux Accusations de M. des Maiseaux, nouvellement réitérées, tant dans la nouvelle Edition du Dictionaire de M. Bayle, que dans la Bibliotheque raisonnée, Tome V, page 406, & suiv. », JL, vol. XVII, no 1, 1731, p. 185-192. [3-8]

295

ii. Corpus secondaire – sources d’avant 1800

« Adversaire », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751, t. I, p. 149, [University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project], http://encyclopedie.uchicago.edu/, page consultée le 16 mai 2015.

ALLAMAND, Jean Nicolas Sébastien. « Avertissement de l’éditeur », dans Prosper Marchand, Le Dictionnaire historique ou Mémoires critiques et littéraires, concernant la vie et les ouvrages de divers personnages distingués, particulièrement dans la République des Lettres, La Haye, Pierre de Hondt, 1758-1759, t. I, p. iii-iv.

« Apostille », dans Dictionnaire de l’Académie française, 1e édition, 1694, [ATILF et University of Chicago, Dictionnaires d’autrefois], http://dictionnaires.atilf.fr/ dictionnaires, page consultée le 8 juin 2015.

« Autopsie », dans Le Grand Robert de la langue française, s. d., http://gr.bvdep.com/ version-1/login_.asp, page consultée le 8 juin 2015

« Avertissement du libraire », JL, vol. I, 1713, p. iii-vi.

BAYLE, Pierre. Correspondance de Pierre Bayle, Élisabeth Labrousse, Antony McKenna et al. (éd.), Oxford, Voltaire Foundation, 1999-, 12 vol., [aussi partiellement disponible en ligne : http://bayle-correspondance.univ-st-etienne.fr, page consultée le 3 juin 2015.]

[BAYLE, Pierre]. « Préface », Nouvelles de la République des Lettres (NRL), vol. I, mars 1684, f. A2r‑A8v.

BAYLE, Pierre. « Projet d’un dictionaire critique », dans Projet et fragmens d’un dictionaire critique, Rotterdam, Reinier Leers, 1692, s. p.

BERNARD, Jacques. « Avis sur la nouvelle Edition du Dictionnaire de Mr. Bayle, qui est sous la presse a Rotterdam », NRL, septembre/octobre 1716, p. 630-634.

[BERTHIER, Guillaume François]. « Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences des Arts & des Métiers […] », Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts [Journal de Trévoux], mars 1752, p. 424-469.

BOUCHER D’ARGIS, Antoine-Gaspard. « Factum », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1756, t. VI, p. 360-361, [University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project], http://encyclopedie.uchicago.edu/ page consultée le 10 juin 2015.

CHAUFFEPIÉ, Jacques-Georges de. « Bayle », dans Nouveau dictionnaire historique et critique : pour servir de supplément ou de continuation au Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, Amsterdam/La Haye, Chez Chatelain, De Hondt et al., 1750, t. I, p. B131-B156. 296

« Critique », dans Dictionnaire de l’Académie française, 1e édition, 1694, [ATILF et University of Chicago, Dictionnaires d’autrefois], http://dictionnaires.atilf.fr/ dictionnaires, page consultée le 8 juin 2015.

DES MAIZEAUX, Pierre. La vie de Monsieur Boileau Despreaux, Amsterdam, Henri Schelte, 1712, 315 p.

[DIDEROT, Denis?]. « L’autorité dans les discours & dans les écrits », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751, t. I, p. 900-901, [University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project], http://encyclopedie.uchicago.edu/, page consultée le 10 juin 2015.

DIDEROT, Denis. « Autorité politique », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751, t. I, p. 898, [University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project], http://encyclopedie.uchicago.edu/, page consultée le 10 juin 2015.

DIDEROT, Denis. « Autorité, pouvoir, puissance, empire », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751, t. I, p. 898, [University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project], http://encyclopedie.uchicago.edu/, page consultée le 10 juin 2015.

DIDEROT, Denis. « Encyclopédie », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1755, t. V, p. 635-648, [University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project], http://encyclopedie.uchicago.edu/, page consultée le 16 mai 2015.

DU MARSAIS, César Chesneau. « Le Philosophe », Nouvelles libertés de penser, 1743, p. 173-204, [University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project], https://encyclopedie.uchicago.edu/node/153, page consultée le 8 juin 2015.

FURETIÈRE, Antoine. « Autorité », dans Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye/Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, s. v.

FURETIÈRE, Antoine. « Critique », dans Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye/Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, s. v.

HUET, Pierre-Daniel. Mémoires (1718), trad. Charles Nisard, Philippe Joseph Salazar (éd.), Toulouse/Paris, Société de littératures classiques/Diffusion, Klincksieck, 1993, xix, 170 p.

« Intellectuel », dans Le Grand Robert de la langue française, s. d., http://gr.bvdep.com/version-1/login_.asp, page consultée le 8 juin 2015. 297

IRAILH, Augustin Simon. Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la République des Lettres depuis Homère jusqu’à nos jours, [Paris, Durand, 1761], Genève, Slatkine Reprints, 1967, [4 vols.].

KANT, Emmanuel. Critik der reinen Vernunft, 1781, [Deutsches Textarchiv], http://www.deutschestextarchiv.de/book/view/kant_rvernunft_1781, page consultée le 11 juin 2015.

KANT, Emmanuel. « Critique de la raison pure » [1781], trad. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, dans Ferdinand Alquié (éd.), Œuvres philosophiques, [Paris], Gallimard, 1980, t. I, p. 719-1470.

KANT, Emmanuel. « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières? » [1784], trad. Heinz Wismann, dans Ferdinand Alquié (éd.), Œuvres philosophiques, [Paris], Gallimard, 1985, t. 2, p. 207-217.

LE CLERC, Jean. Extrait de Divers Ouvrages de Mathematique & de Physique […], Bibliothèque choisie, 1706, vol. IX, p. 204-224

LE CLERC, Jean. Extrait du Dictionnaire Historique & Critique, par Mr. Pierre Bayle. Troisième Edition […], Bibliothèque ancienne et moderne (BAM), vol. XIV, no 2, 1720, p. 383-392.

LE CLERC, Jean. « Livres françois », BAM, vol. VI, 1716, p. 217-235.

« Lettres », dans Dictionnaire de l’Académie française, 4e édition, 1762, [ATILF et University of Chicago, Dictionnaires d’autrefois], http://dictionnaires.atilf.fr/ dictionnaires, page consultée le 8 juin 2015.

MALLET, Edme-François. « Critique », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1754, t. IV, p. 489-490, [University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project], http://encyclopedie.uchicago.edu/, page consultée le 16 mai 2015.

MALLET, Edme-François et Jean-François MARMONTEL. « Extrait », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1756, t. VI, p. 334-335, [University of Chicago, ARTFL Encyclopédie Project], http://encyclopedie.uchicago.edu/, page consultée le 10 juin 2015

MARCHAND, Prosper. Le dictionnaire historique ou Mémoires critiques et littéraires, concernant la vie et les ouvrages de divers personnages distingués, particulièrement dans la République des Lettres, La Haye, Pierre de Hondt, 1758-1759, 2 vol.

MARCHAND, Prosper. Histoire de l’origine et des prémiers progrès de l’imprimerie, La Haye, Veuve Levier et Pierre Paupie, 1740, 2 vol.

[MASSON, Samuel]. « Avertissement », HCRL, vol. I, 1712, p. [1-10]. 298

« Médiocrité », dans Dictionnaire de l’Académie française, 1e édition, 1694, [ATILF et University of Chicago, Dictionnaires d’autrefois], http://dictionnaires.atilf.fr/ dictionnaires, page consultée le 8 juin 2015.

NICÉRON, Jean Pierre. « Bayle », dans Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la République des Lettres avec un catalogue raisonné de leurs ouvrages, Paris, Briasson, 1728, t. VI, p. 251-300.

PASCAL, Blaise. « Les Provinciales » [1656-1657], dans Michel Le Guern (éd.), Œuvres complètes, [Paris], Gallimard, 2006 [1998], t. I, p. 577-816.

« Polémique », dans Dictionnaire de l’Académie française, 4e édition, 1762, [ATILF et University of Chicago, Dictionnaires d’autrefois], http://dictionnaires.atilf.fr/ dictionnaires, page consultée le 8 juin 2015.

« Polémique », dans Le Grand Robert de la langue française, s. d., http://gr.bvdep.com/ version-1/login_.asp, page consultée le 8 juin 2015.

« Preface », JL, vol. I, 1713, p. vii-xix.

RICHELET, Pierre. « Autorité », Dictionnaire françois contenant les mots et les choses […], Genèeve, Jean Herman Widerhold, 1680.

ROUSSEAU, Jean-Jacques. Les Confessions, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (éd.), Paris, Gallimard, 1973 [1959], 2 vol.

ROUSSEAU, Jean-Jacques. Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, R. A. Leigh (éd.), Genève, Institut et musée Voltaire, 1965, 52 vol.

ROUSSEAU, Jean-Jacques. Œuvres complètes, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (éd.), Paris, Gallimard, 1959, 5 vol.

SALLENGRE, Albert-Henri de. « Preface », Mémoires de littérature, 1715, vol. I, f. *5r.-v.

TILLADET, Jean-Marie de La Marque de. Dissertations sur diverses matieres de religion et de philologie, contenuës en plusieurs lettres écrites par des personnes savantes de ce temps. Recueillies par l’abbe de Tilladet, Paris, 1712, 2 vol.

VOLTAIRE. The Complete Works of Voltaire. Les Œuvres complètes de Voltaire, Theodore Besterman (éd.), Genève/Oxford, Institut et Musée Voltaire/Voltaire Foundation, 1968-1977, t. LXXXV-CXXXV.

VOLTAIRE. « Gens de Lettres », dans Denis Diderot et Jean le Rond D’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1757, t. VII, p. 599-600, http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.6:927:1. encyclopedie0513, page consultée le 5 juin 2015. 299

VOLTAIRE. « Le siècle de Louis XIV », dans René Pomeau (éd.), Œuvres historiques, Paris, Gallimard, 1957, p. 603-1214. iii. Corpus critique et théorique

ALBERTAN, Christian. « Les journalistes de Trévoux lecteurs de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, vol. XIII, no 1, 1992, p. 107-116.

ALMAGOR, Joseph. « Pierre Des Maizeaux (1673-1745) : The English Correspondent of the Journal Litéraire between 1713 and 1722? », Documentatieblad Werkgroep Achttiende Eeuw, vol. XVIII, 1986, p. 165-193.

ALMAGOR, Joseph. Pierre Des Maizeaux (1673-1745), Journalist and English Correspondent for Franco-Dutch Periodicals, 1700-1720, with the Inventory of his Correspondence and Papers at the British Library (Add. Mss. 4281-4289), London, Amsterdam/Maarssen, APA-Holland University Press, 1989, xii, 284 p.

AMOSSY, Ruth. Apologie de la polémique, Paris, Presses universitaires de France, 2014, 240 p.

AMOSSY, Ruth. « Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos », dans Michael Rinn (dir.), Émotions et discours. L’usage des passions dans la langue, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 113-125.

ANDERSON, Benedict R. O’G. L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte/Poche, 2002 [1996], 212 p.

ANDERSON, Benedict R. O’G. Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, édition revue, Londres/New York, Verso, 2006 [1983], 240 p.

ANGENOT, Marc. Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits, 2008, 450 p.

ANGENOT, Marc. Parole pamphlétaire : typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, 428 p.

BARNES, Annie. Jean Le Clerc (1657-1736) et la République des Lettres, Paris, Droz, 1938, 280 p.

« Barrillot, Jaques », dans Répertoire des imprimeurs et éditeurs suisses actifs avant 1800, s. d., [Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne], http://dbserv1- bcu.unil.ch/riech/intro.php, page consultée le 8 juin 2015.

BAZIOU, Jean-Yves. Les fondements de l’autorité, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005, 254 p. 300

BEAUREPAIRE, Pierre-Yves (dir.). La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, Paris, Belin, 2014, 364 p.

BEAUREPAIRE, Pierre-Yves (dir.). La plume et la toile. Pouvoirs et réseaux de correspondance dans l’Europe des Lumières, Arras, Artois Presses Université, 2002, 343 p.

BEAUREPAIRE, Pierre-Yves, Jens HÄ SELER et Antony McKENNA (dir.). Réseaux de correspondance à l’âge classique (XVIe-XVIIIe siècle), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006, 382 p.

BEAUREPAIRE, Pierre-Yves et Héloïse HERMANT (dir.). Entrer en communication : de l’âge classique aux Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2012, 347 p.

BECKWITH, Frank. Peter Desmaizeaux (1673?-1745), Life and Works, mémoire de maîtrise, Leeds, University of Leeds, 1936.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. « Les Chevaliers de la Jubilation : maçonnerie ou libertinage? À propos de quelques publications de Margaret C. Jacob », Quaerendo, vol. XIII, nos 1 et 2, 1983, p. 50-73 et 124-148

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. « Les éditions du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle jusqu’en 1740, avec ses éditions pirates », dans Hans Bots (dir.), Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières : Le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (1647-1706)/Critical Spirit, Wisdom and Erudition on the Eve of the Enlightenment : The Dictionnaire historique et critique of Pierre Bayle (1647-1706), Amsterdam/Maarssen, APA-Holland University Press, 1998, p. 17-25.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. « Nicolas Hartsoeker contre Isaac Newton ou pourquoi les planètes se meuvent-elles? », Lias : Sources and Documents Relating to the Early Modern History of Ideas, vol. II, n° 2, 1975, p. 313-328.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. « Plumes huguenotes sur toile européenne », dans Pierre-Yves Beaurepaire (dir.), La plume et la toile. Pouvoirs et réseaux de correspondance dans l’Europe des Lumières, Arras, Artois Presses Université, 2002, p. 43-51.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. « Prosper Marchand (1678-1756) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journalistes (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/, page consultée le 8 juin 2015.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. « Prosper Marchand, auteur et éditeur », Quaerendo, vol. V, no 3, 1975, p. 218-234.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. Prosper Marchand et l’histoire du livre : quelques aspects de l’érudition bibliographique dans la première moitié du XVIIIe siècle, 301

particulièrement en Hollande, Bruges, Drukkerij Sinte Catharina, 1978, 166 p. [thèse de doctorat, Universiteit van Amsterdam].

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. « Prosper Marchand : remarques sur la Bibliotheca Bultelliana, lettre ouverte à Gabriel Martin, 1711 », Lias : Sources and Documents Relating to the Early Modern History of Ideas, vol. XVII, no 1, 1990, p. 1- 107.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. Prosper Marchand : la vie et l’œuvre (1678- 1756), Leyde, E. J. Brill, 1987, 254 p.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. « Un cabinet de livres en Hollande : la bibliothèque de Prosper Marchand », dans Christiane Berkvens-Stevelinck (dir.), Le magasin de l’univers : the Dutch Republic as the Centre of the European Book Trade. Papers Presented at the International Colloquium, Held at Wassenaar, 5-7 July 1990, Leiden/New York, Brill, 1992, p. 11-22.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane. « Un supplément calviniste aux Quatrains du Sieur de Pibrac : L’art de bien vivre ou le vrai chemin du salut, par Prosper Marchand [1710] », Nederlands Archief voor Kerkgeschiedenis, vol. LXIII, no 2, 1983, p. 192-204.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane et Adèle NIEUWEBOER. Catalogue des manuscrits de la collection Prosper Marchand, Leiden/New York, E. J. Brill, 1988, 206 p.

BERKVENS-STEVELINCK, Christiane et Jeroom VERCRUYSSE (éd.). Le métier de journaliste au dix-huitième siècle : Correspondance entre Prosper Marchand, Jean Rousset de Missy et Lambert Ignace Douxfils, Oxford, Voltaire Foundation, 1993, 329 p.

BIGOLD, Melanie. Women of Letters, Manuscript Circulation, and Print Afterlives in the Eighteenth Century. Elizabeth Rowe, Catharine Cockburn, and Elizabeth Carter, Londres, Palgrave Macmillan, 2013, 312 p.

BIRNSTIEL, Eckart (dir.). La diaspora des huguenots. Les réfugiés protestants de France et leur dispersion dans le monde (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2001, 208 p.

BOST, Hubert. Pierre Bayle, Paris, Fayard, 2006, 684 p.

BOST, Hubert. Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle, 1647- 1706. L’actualité religieuse dans les Nouvelles de la République des lettres, 1684-1687, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1994, 584 p.

BOTS, Hans. « L’esprit de la République des Lettres et la tolérance dans les trois premiers périodiques savants hollandais : Nouvelles de la République des Lettres, Bibliothèque universelle et historique, Histoire des ouvrages des savants », XVIIe siècle, n° 116, 1977, p. 43-57. 302

BOTS, Hans. « Histoire des ouvrages des savants (1687-1709) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://c18.net/dp/dp.php?no=605, page consultée le 8 juin 2015.

BOTS, Hans. « Le Journal Littéraire 1 (1713-1737) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://c18.net/dp/dp.php?no=759, page consultée le 10 juin 2015.

BOTS, Hans. « Le réfugié Pierre Bayle dans sa recherche d’une nouvelle patrie : la République des Lettres », dans Antony McKenna et Gianni Paganini (dir.), Pierre Bayle dans la République des Lettres : philosophie, religion, critique, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 19-33.

BOTS, Hans. Republiek der Letteren : ideaal en werkelijkheid, Amsterdam, APA- Holland University Press, 1977, 32 p.

BOTS, Hans. « Une source importante pour l’étude de la République des Lettres : les fonds néerlandais », XVIIe siècle, n° 192, 1996, p. 451-459.

BOTS, Hans et Françoise WAQUET (dir.). Commercium litterarium, 1600-1750 : la communication dans la République des Lettres. Conférences des colloques tenus à Paris 1992 et à Nimègue 1993, Amsterdam, APA-Holland University Press, 1994, xii, 333 p.

BOTS, Hans et Françoise WAQUET. La République des Lettres, [Paris]/[Bruxelles], Belin/De Boeck, 1997, 188 p.

BOTS, Hans et J. J. V. M. de VET (éd.). Stratégies journalistiques de l’Ancien Régime : les préfaces des « journaux de Hollande », 1684-1764. Introduction et édition annotée de trente-huit préfaces de journaux savants, avec un index des noms, Amsterdam, APA- Holland University Press, 2002, xxvii, 190 p.

BOUKO, Catherine. Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique, Bruxelles, Peter Lang, 2010, 264 p.

BOURDIEU, Pierre. Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, 237 p.

BOUSFIELD, Derek. Impoliteness in Interaction, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 2008, 281 p.

BRANT, Clare. Eighteenth-century letters and British culture, Basingstoke/New York, Palgrave Macmillan, 2006, x, 431 p.

BRAUN, Theodore E. D. et John B. RADNER (dir.). The Lisbon Earthquake of 1755. Representations and Reactions, Oxford, Voltaire Foundation, 2005, 342 p. 303

BREMER, Kai et Carlos SPOERHASE (dir.). Gelehrte Polemik. Intellektuelle Konfliktverschärfungen um 1700, numéro thématique de Zeitsprünge. Forschungen zur Frühen Neuzeit, vol. XV, nº 2, 2011, p. 111-440.

BRIGGS, Eric R. « Daniel de Larroque (1660-1731), Author of L’avis important aux ré fugié s of 1690 and the Beginning of the Truly Modern Europe », dans Jens Häseler et Antony McKenna (dir.), La vie intellectuelle aux Refuges protestants. Actes de la table ronde de Münster du 25 juillet 1995, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 203-226.

BROCKLISS, Laurence W. B. Calvet’s Web : Enlightenment and the Republic of Letters in Eighteenth-Century France, Oxford, Oxford University Press, 2002, 471 p.

BROOME, J. H. An Agent in Anglo-French Relationships : Pierre des Maizeaux, 1673- 1745, thèse de doctorat, Londres, University of London, 1949, 502 p., http://discovery.ucl.ac.uk/1317500/, page consultée le 14 mai 2015.

BROOME, J. H. « Bayle’s Biographer : Pierre Des Maizeaux », French Studies, vol. IX, no 1, 1955, p. 1-17.

BURKE, Peter. « Erasmus and the Republic of Letters », European Review, vol. VII, no 1, 1999, p. 5-17.

BURKE, Peter. « The Republic of Letters as a Communication System. An Essay in Periodization », Media History, vol. XVIII, nos 3-4, 2012, p. 395-407.

BURNAND, Léonard et Adrien PASCHOUD (dir.). Espaces de la controverse au seuil des Lumières (1680-1715), Paris, Honoré Champion, 2010, 212 p.

CARON, Philippe. Des « belles lettres » à la « littérature ». Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Paris, Société pour l’information grammaticale, 1992, 430 p.

CARVALHÃO BUESCU, Helena. « Pascale Casanova and the Republic of Letters », dans Theo d’Haen, David Damrosch et Djelal Kadir (dir.), Routledge Literature Companions : The Routledge Companion to World Literature, Londres, Routledge, 2013, http://proxy.library.mcgill.ca/login?url=http://search.credoreference.com.proxy3.library. mcgill.ca/content/entry/routworld/pascale_casanova_and_the_republic_of_letters/0, page consultée le 8 juin 2015.

CASANOVA, Pascale. La république mondiale des lettres, édition revue et corrigée, Paris, Seuil, 2008 [1999], 504 p.

CASSIRER, Ernst. Die Philosophie der Aufklärung, Tübingen, Mohr, 1932, 491 p.

CASSIRER, Ernst. La philosophie des Lumières, trad. Pierre Quillet, Paris, Fayard, 1966, 351 p. 304

CATHERINE, Florence. « “Je n’oserais vous demander, Monsieur, une correspondance”. Règles et usages de l’entrée en communication avec Albrecht von Haller », dans Pierre- Yves Beaurepaire et Héloïse Hermant (dir.), Entrer en communication : de l’âge classique aux Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 179-196.

CAVAILLÉ, Jean-Pierre. « Le paladin de la République des lettres contre l’épouvantail des sciences sociales », Les Dossiers du Grihl [En ligne], 2007, http://dossiersgrihl.revues.org/278, page consultée le 9 juin 2015.

CAZES, Hélène. « Robert Estienne et le “paradoxe de l’éditeur” dans Les censures des théologiens de Paris », dans Martine Furno (dir.), Qui écrit? Figures de l’auteur et des co-élaborateurs du texte, XVe-XVIIIe siècle, Lyon, ENS Éditions, 2009, p. 207-222.

CHRISTIN, Olivier. « Ancien Régime. Pour une approche comparatiste du vocabulaire historiographique », Mots. Les langages du politique, 2008, n° 87, p. 13-26.

CITTON, Yves. « Retour sur la misérable querelle Rousseau-Diderot : position, conséquence, spectacle et sphère publique. », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, vol. XXXVI, 2004, p. 7-95.

DAHNKE, Hans-Dietrich et Bernd LEISTNER (dir.). Debatten und Kontroversen. Literarische Auseinandersetzungen in Deutschland am Ende des 18. Jahrhunderts, Berlin/Weimar, Aufbau-Verlag, 1989, 2 vol.

DARNTON, Robert. « The Case for the Enlightenment : George Washington’s False Teeth », dans George Washington’s False Teeth. An Unconventional Guide to the Eighteenth Century, New York/Londres, W.W. Norton & Co., 2003, p. 3-24.

DARNTON, Robert. Gens de lettres, gens du livre, trad. Marie-Alyx Revellat, Paris, Odile Jacob, 1992, 302 p.

DARNTON, Robert. Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode, trad. Jean- François Baillon, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, 131 p.

DASCAL, Marcelo. « Debating with Myself and Debating with Others », dans Pierluigi Barrotta et Marcelo Dascal (dir.), Controversies and Subjectivity, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 2005, p. 33-73.

DASCAL, Marcelo. « Epistemología, controversias y pragmática », Isegoría, vol. XII, 1995, p. 8-43.

DASCAL, Marcelo. « Kontroversen und Polemiken in der frühneuzeitlichen Wissenschaft », trad. Klara Vanek, dans Kai Bremer et Carlos Spoerhase (dir.), Gelehrte Polemik. Intellektuelle Konfliktverschärfungen um 1700, numéro thématique de Zeitsprünge. Forschungen zur Frühen Neuzeit, vol. XV, no 2, 2011, p. 146-157.

DASCAL, Marcelo. « The Study of Controversies and the Theory and History of Science », Science in Context, vol. XI, nº 2, 1998, p. 147-154. 305

DASCAL, Marcelo. « Types of Polemics and Types of Polemical Moves », dans S. Cmejrková, J. Hoffmannová, O. Müllerová et J. Svetlá (dir.), Dialoganalyse VI, Tübingen, Niemeyer, 1998, p. 15-33.

DASCAL, Marcelo et Cristina MARRAS. « The République des Lettres : a Republic of Quarrels? », dans Marcelo Dascal, Gerd Fritz, Thomas Gloning et Yaron Senderowicz (dir.), Controversies in the République des Lettres : Scientific Controversies and Theories of Controversy, Giessen, German-Israeli Foundation, 2002, p. 3-19, http://www.tau.ac.il/humanities/philos/dascal/papers/republic1.html, page consultée le 25 mai 2015.

DASTON, Lorraine. « The Ideal and Reality of the Republic of Letters in the Enlightenment », Science in Context, vol. IV, no 2, 1991, p. 367-386.

DECLERCQ, Gilles. « Rhétorique et polémique », dans Gilles Declercq, Michel Murat et Jacqueline Dangel (dir.), La parole polémique, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 17-21.

DELIGIORGI, Katerina. Kant and the Culture of Enlightenment, Albany, State University of New York Press, 2005, 248 p.

DELON, Michel. « Lumières (Représentations des) », dans Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 659-662.

DESROSIERS, Diane. « Bibliographie. L’Ethos », Discours social, vol. XLIII, 2012, p. 99-106.

DESROSIERS, Diane. « Bibliographie. Rhétorique éristique et argumentation polémique », Discours social, vol. XLIII, 2012, p. 81-98.

DESROSIERS, Diane. « État présent des travaux en rhétorique éristique », Discours social, vol. XLIII, 2012, p. 21-33.

DIBON, Paul. « Communication in the Respublica literaria of the 17th Century » [1978], dans Regards sur la Hollande du siècle d’or, Naples, Vivarium, 1990, p. 153-170.

DIBON, Paul. Pierre Bayle, le philosophe de Rotterdam, Amsterdam, Elsevier, 1959, xix, 255 p.

« Dictionnaire universel français et latin […] Trévoux, 1704 », dans Dictionnaires en langue française, s. d., [Centre d’étude de la langue et de la littérature françaises des XVIIe et XVIIIe siècles, Université Paris Sorbonne], http://www.dictionnaires.culture.fr/ fichedic/Trevoux.html, page consultée le 8 juin 2015.

DIECKMANN, Herbert. Le Philosophe. Texts and Interpretation, Saint-Louis, Washington University, 1948, 108 p. 306

DROUIN, Sébastien. « Le rédacteur et l’informateur. L’Histoire critique de la République des Lettres au prisme de la correspondance entre Pierre Des Maizeaux et Samuel Masson », dans Alexis Lévrier et Adeline Wrona (dir.), Matière et esprit du journal du Mercure galant à Twitter, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2013, p. 65-77.

DROUIN, Sébastien. « Une lettre de Jean Frédéric Bernard à Prosper Marchand (1740) », La Lettre clandestine : revue d’information sur la littérature clandestine de l’âge classique, vol. XVII, 2009, p. 309-314.

DYBIKOWSKI, J. « Des Maizeaux, Pierre (1672/3-1745) », dans Oxford Dictionary of National Biography, édition électronique, http://www.oxforddnb.com/, page consultée le 8 juin 2015.

EISENSTEIN, Elisabeth. Grub Street Abroad : Aspects of the French Cosmopolitan Press from the Age of Louis XIV to the French Revolution, Oxford, Oxford University Press/Clarendon Press, 1992, viii, 172 p.

ESKILDSEN, Kasper Risbjerg. « How Germany Left the Republic of Letters », Journal of the History of Ideas, vol. LXV, no 3, 2004, p. 421-432.

ESSIG, Rolf-Bernhard. Der offene Brief. Geschichte und Funktion einer publizistischen Form von Isokrates bis Günter Grass, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2000, 407 p.

« Fabri, Jaques », dans Répertoire des imprimeurs et éditeurs suisses actifs avant 1800, s. d., [Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne], http://dbserv1- bcu.unil.ch/riech/intro.php, page consultée le 8 juin 2015.

FEBVRE, Lucien et Henri-Jean MARTIN. L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1999 [1958], x, 594 p.

FERRAND, Pascale. « Mémoires de Trévoux 1 (1701-1767) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://c18.net/dp/dp.php?no=889, page consultée le 16 mai 2015.

FERRET, Olivier. La fureur de nuire : échanges pamphlétaires entre philosophes et antiphilosophes, 1750-1770, Oxford, Voltaire Foundation, 2007, 487 p.

FERREYROLLES, Gérard. « Le XVIIe siècle et le statut de la polémique », dans Gérard Ferreyrolles (dir.), La polémique au XVIIe siècle, numéro thématique de Littératures classiques, vol. LIX, no 1, 2006, p. 5-27.

FERREYROLLES, Gérard (dir.). La polémique au XVIIe siècle, numéro thématique de Littératures classiques, vol. LIX, no 1, 2006, 380 p.

FRITZ, Gerd. « Communication principles for Controversies. A Historical Perspective », dans Frans Hendrik Eemeren et Bart Garssen (dir.), Controversy and Confrontation : 307

Relating Controversy Analysis with Argumentation Theory, Philadelphie, John Benjamins, 2008, p. 109-124.

FRITZ, Gerd. « On Answering Accusations in Controversies », Studies in Communication Sciences/Studi di scienze della comunicazione, vol. V, 2005, p. 151-162.

FUMAROLI, Marc. « Les abeilles et les araignées », dans Anne-Marie Lecoq (éd.), La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, 2001, p. 7-218.

FUMAROLI, Marc. « La République des Lettres », Diogène, no 143, 1988, p. 131-150.

FUMAROLI, Marc. La République des Lettres, Paris, Gallimard, 2015, 480 p.

FUMAROLI, Marc. Le sablier renversé. Des Modernes aux Anciens, Paris, Gallimard, 2013, 733 p.

GARGAM, Adeline. Les femmes savantes, lettrées et cultivées dans la littérature française des Lumières, ou, La conquête d’une légitimité (1690-1804), Paris, Honoré Champion, 2013, 1064 p.

GARRY-BOUSSEL, Claire. « Houdar de La Motte à la recherche d’une nouvelle conception de la critique », dans Malcolm Cook et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (dir.), Critique, critiques au 18e siècle, Bern, Peter Lang, 2006, p. 25-39.

GASKELL, Philip. A New Introduction to Bibliography, 2e édition, New Castle, Oak Knoll Press, 2012 [1972], 438 p.

GEISSLER, Rolf. « Zu den Fortsetzungen von Bayles “Dictionnaire historique et critique” in der Auflklärung. Die Wörterbücher von Chaufepié und Marchand », dans Werner Bahner (dir.), Beiträge zur französischen Auflklärung und zur spanischen Literatur. Festgabe für Werner Krauss zum 70. Geburtstag, Berlin, Akademie-Verlag, 1971, p. 121-140.

GELAS, Nadine et Catherine KERBRAT-ORECCHIONI (dir.). Le discours polémique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1980, 153 p.

GOLDGAR, Anne. Impolite Learning. Conduct and Community in the Republic of Letters, 1680-1750, New Haven, Yale University Press, 1995, xiii, 395 p.

GOLDGAR, Anne. « Singing in a Strange Land : The Republic of Letters and the “Mentalité” of Exile », dans Herbert Jaumann (dir.), Die europäische Gelehrtenrepublik im Zeitalter des Konfessionalismus/The European Republic of Letters in the Age of Confessionalism, Wiesbaden, Harrassowitz, 2001, p. 105-125.

GONZÁLEZ BERNALDO DE QUIRÓS, Pilar. « Sociabilité urbaine », Hypothèses, vol. XII, no 1, 2008, p. 295-303. 308

GOODMAN, Dena. The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlightenment, Ithaca, Cornell University Press, 1994, 336 p.

GRANDEROUTE, Robert. « Histoire Critique de la République des Lettres (1712- 1718) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://c18.net/dp/dp.php?no=600, page consultée le 10 juin 2015.

GRANDEROUTE, Robert. « Nouvelles de la République des Lettres 1 (1684-1718) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://c18.net/dp/dp.php?no=1016, page consultée le 10 juin 2015.

GROULT, Martine. « Présentation du texte de Du Marsais », dans ARTFL Encyclopédie Project, [University of Chicago], https://encyclopedie.uchicago.edu/node/121, page consultée le 8 juin 2015.

GUION, Béatrice. « “Une dispute honnête” : la polémique selon les Modernes », Littératures classiques, vol. LIX, no 1, 2006, p. 157-172.

GVOZDEVA, Katja et Alexandre STROEV (dir.). Savoirs ludiques. Pratiques de divertissement et émergence d’institutions, doctrines et disciplines dans l’Europe moderne, Paris, Honoré Champion, 2014, 312 p.

HABERMAS, Jürgen. L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1978, 324 p.

HABERMAS, Jürgen. Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Neuwied, Luchterhand, 1971 [1962], 399 p.

HAROCHE-BOUZINAC, Geneviève. Voltaire dans ses lettres de jeunesse, 1711- 1733 : la formation d’un épistolier au XVIIIe siècle, [Paris], Klincksieck, 1992, 394 p.

HARVEY, Simon et Elizabeth GRIST. « The Rainbow Coffee House and the Exchange of Ideas in Early Eighteenth-Century England », dans Anne Dunan-Page (dir.), The Religious Culture of the Huguenots, 1660-1750, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 163-172.

HÄSELER, Jens. « Entre République des lettres et République des sciences : les correspondances “scientifiques” de Formey », Dix-huitième siècle, vol. XL, no 1, 2008, p. 93-103.

HÄSELER, Jens et Antony McKENNA (dir.). La vie intellectuelle aux Refuges protestants. Actes de la table ronde de Münster du 25 juillet 1995, Paris, Honoré Champion, 1999, 363 p.

HAVENS, George R. « Voltaire, Rousseau, and the “Lettre sur la Providence” », PMLA, vol. LIX, no 1, 1944, p. 109-130. 309

HAZARD, Paul. La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin, 1935, 3 vol.

HEPP, Noémi. Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1968, 856 p.

ISRAEL, Jonathan Irvine. Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity, 1650-1750, Oxford/New York, Oxford University Press, 2001, 810 p.

JACOB, Margaret C. « How Radical Was the Enlightenment? What Do We Mean by Radical? », Diametros, vol. XL, 2014, p. 99-114.

JACOB, Margaret C. « Jonathan I. Israel, Radical Enlightenment : Philosophy and the Making of Modernity, 1650-1750 », The Journal of Modern History, vol. LXXV, no 2, 2003, p. 387-389.

JACOB, Margaret C. The Radical Enlightenment : Pantheists, Freemasons, and Republicans, Londres/Boston, Allen & Unwin, 1981, xiii, 312 p.

JANMART DE BROUILLANT, Léonce. Histoire de Pierre Du Marteau, imprimeur à Cologne (XVIIe-XVIIIe siècles), Genève, Slatkine Reprints, 1971 [1888], 324 p.

JAUMANN, Herbert. « Ratio clausa. Die Trennung von Erkenntnis und Kommunikation in gelehrten Abhandlungen zur Respublica literaria um 1700 und der europäische Kontext », dans Sebastian Neumeister et Conrad Wiedemann (dir.), Res Publica Litteraria : Die Institutionen der Gelehrsamkeit in der frühen Neuzeit, Wiesbaden, Harrassowitz, 1987, t. II, p. 409-429.

JAUMANN, Herbert. « Respublica Literaria als politische Metapher. Die Bedeutung der Res Publica in Europa vom Humanismus zum XVIII. Jahrhundert », dans Marc Fumaroli (dir.), Les premiers siècles de la République européenne des Lettres. Actes du colloque international, Paris, décembre 2001, Paris, Alain Baudry, 2005, p. 73-88.

JAUMANN, Herbert. « Respublica litteraria/Republic of Letters. Concept and Perspectives of Research », dans Die europäische Gelehrtenrepublik im Zeitalter des Konfessionalismus/The European Republic of Letters in the Age of Confessionalism, Wiesbaden, Harrassowitz, 2001, p. 11-19.

JEHASSE, Jean. La Renaissance de la critique. L’essor de l’Humanisme érudit de 1560 à 1614, édition augmentée, Paris, Honoré Champion, 2002 [1976], xxvii, 776 p.

JOUSLIN, Olivier. « L’éthique polémique de Pascal », dans Gérard Ferreyrolles (dir.), La polémique au XVIIe siècle, numéro thématique de Littératures classiques, vol. LIX, no 1, 2006, p. 117-139.

KEMP, William. « L’Épigraphe Lisez et puis jugez : le Libre examen dans la Réforme française avant 1540 », dans Jean-François Gilmont et William Kemp (dir.), Le livre évangélique en français avant Calvin. Études originales, publications d’inédits, catalogues d’éditions anciennes, Turnhout, Brepols, 2004, p. 241-273. 310

KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine. « La polémique et ses définitions », dans Nadine Gelas et Catherine Kerbrat-Orecchioni (dir.), Le discours polémique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1980, p. 3-40.

KIRSCHSTEIN, Max. Klopstocks deutsche Gelehrtenrepublik, Berlin, W. de Gruyter & Co., 1928, 191 p.

KLEINSCHMIDT, John Rochester. Les imprimeurs et libraires de la République de Genève, 1700-1798, thèse de doctorat, Genève, Université de Genève, 1948, 197 p.

KOSELLECK, Reinhart. « Crisis », trad. Michaela W. Richter, Journal of the History of Ideas, vol. LXVII, no 2, 2006, p. 357-400.

KOSELLECK, Reinhart. Kritik und Krise : eine Studie zur Pathogenese der bürgerlichen Welt, Francfort, Suhrkamp, 1973, 248 p.

KÜHN, Sebastian. « Feindschaft in der Gelehrtenkultur der Frühen Neuzeit », WerkstattGeschichte, vol. XIX, no 55, 2010, p. 31-48.

KÜHN, Sebastian. « Konflikt und Freundschaft in der gelehrten Kommunikation um 1700 », dans Klaus-Dieter Herbst et Stefan Kratochwil (dir.), Kommunikation in der Frühen Neuzeit, Francfort, Peter Lang, 2009, p. 69-87.

KÜHN, Sebastian. « Le rire des savants au tournant du XVIIe siècle », dans Katja Gvozdeva et Alexandre Stroev (dir.), Savoirs ludiques. Pratiques de divertissement et émergence d’institutions, doctrines et disciplines dans l’Europe moderne, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 157-175.

KÜHN, Sebastian. Wissen, Arbeit, Freundschaft. Ökonomien und sociale Beziehungen an den Akademien in London, Paris und Berlin um 1700, Göttingen, V&R unipress, 2011, 361 p.

LABROUSSE, Élisabeth. « Bayle et l’établissement de Desmaizeaux en Angleterre », Revue de littérature comparée, vol. XXIX, 1955, p. 251-257.

LABROUSSE, Élisabeth. « Introduction générale à la Correspondance de Pierre Bayle », dans Élisabeth Labrousse, Antony McKenna et al. (éd.), Correspondance de Pierre Bayle, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, s. p., http://bayle-correspondance.univ-st- etienne.fr/?Nouvel-article&lang=fr, page consultée le 8 juin 2015.

LABROUSSE, Élisabeth. Inventaire critique de la correspondance de Pierre Bayle, Paris, J. Vrin, 1961, 413 p.

LABROUSSE, Élisabeth. Pierre Bayle, La Haye, Martinus Nijhoff, 1963, 2 vol.

LABROUSSE, Élisabeth et Hubert BOST. « Pierre Bayle (1647-1706) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journalistes (1600-1789), édition électronique revue, 311

corrigée et augmentée, s. d., http://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/ 046-pierre-bayle, page consultée le 18 mai 2015.

LAGARRIGUE, Bruno. « Les coulisses de la presse de langue française dans les Provinces-Unies pendant la première moitié du XVIIIe siècle d’après la correspondance inédite de Charles de la Motte (1667?-1751), correcteur à Amsterdam », Documentatieblad Werkgroep Achttiende Eeuw, vol. XXI, 1990, p. 77-110.

LAGARRIGUE, Bruno. Un temple de la culture européenne (1728-1753). L’Histoire externe de la bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe, Nimègue, Katholieke Universiteit Nijmegen, 1993, xii, 403 p.

LAHIRE, Bernard, « Champ, hors-champ, contrechamp », dans Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et critiques, édition revue et augmentée, Paris, Découverte, 2001 [1999], p. 23-57.

LAKOFF, George et Mark JOHNSON. Metaphors We Live by, Chicago, University of Chicago Press, 2003 [1980], 256 p.

LAMY, Jérôme. « La République des Lettres et la structuration des savoirs à l’époque moderne », Littératures [En ligne], no 67, 2013, http://litteratures.revues.org/243, page consultée le 9 juin 2015.

LANDI, Sandro. « Au-delà de l’espace public. Habermas, Locke et le consentement tacite », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. LIX, no 4, 2012, p. 7-32.

LANKHORST, Otto S. « Caspar Fritsch & Michael Böhm en de erfenis van Reinier Leers », dans Hans Bots, Otto S. Lankhorst et C. Zevenbergen (dir.), Rotterdam Bibliopolis. Een rondgang langs boekverkopers uit de zeventiende en achttiende eeuw, Rotterdam, Gemeentelijke Archiefdienst, 1997, p. 364-391.

LANKHORST, Otto S. Reinier Leers (1654-1714), Uitgever en Boekverkoper te Rotterdam (1654-1714). Een Europees « libraire » en zijn fonds, Amsterdam/Maarssen, APA-Holland University Press, 1983, 299 p.

LARKIN, Steve (éd.). Correspondance entre Prosper Marchand et le marquis d’Argens, Oxford, Voltaire Foundation, 1984, viii, 270 p.

LECOQ, Anne-Marie (éd.). La Querelle des Anciens et des Modernes : XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Gallimard, 2001, 893 p.

LEVINE, Joseph M. The Battle of the Books. History and Literature in the Augustan Age, Ithaca, Cornell University Press, 1991, 428 p.

LEVINE, Joseph M. « Strife in the Republic of Letters », dans The Autonomy of History. Truth and Method from Erasmus to Gibbon, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1999, p. 109-126. 312

LÉ VRIER, Alexis. « La “société” du Journal littéraire ou l’avènement d’une pratique collégiale du journalisme », Le journalisme, une activité collective : pratiques et enjeux, [GIS Journalisme], 2011, p. 1-7, https://gisjournalisme.files.wordpress.com/2011/09/ levrier-gis-j-2011.pdf, page consultée le 19 mai 2015.

LIÈVRE, Eloïse. « D’une Querelle à l’autre : l’auteur et le critique, une relation sociale et morale », dans Malcolm Cook et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (dir.), Critique, critiques au 18e siècle, Bern, Peter Lang, 2006, p. 11-24.

LILTI, Antoine. Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, 2014, 430 p.

LILTI, Antoine. Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, 568 p.

LILTI, Antoine. « Reconnaissance et célébrité : Jean-Jacques Rousseau et la politique du nom propre », dans Sophie Marchand et Jean-Christophe Igalens (dir.), Devenir un « grand écrivain » : métamorphoses de la reconnaissance littéraire, numéro thématique de Orages, vol. IX, 2010, p. 77-93.

LILTI, Antoine. « Querelles et controverses. Les formes du désaccord intellectuel à l’époque moderne », dans Christophe Prochasson et Anne Rasmussen (dir.), Comment on se dispute. Les formes de la controverse, numéro thématique de Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, vol. XXV, no 1, 2007, p. 13-28.

MAAS, Fernie. Innovative Strategies in a Stagnating Market. Dutch Book Trade 1660- 1750, Short Title Catalogue Netherlands, 2013, 50 p., http://www.centrefordigitalhumanities.nl/files/2013/09/ReportSTCN.pdf, page consultée le 9 juin 2015.

MAINGUENEAU, Dominique. « Double adresse et double contrainte dans les Provinciales », dans Jürgen Siess et Gisèle Valency (dir.), La double adresse, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 87-102.

MAINGUENEAU, Dominique. « Scénographie épistolaire et débat public », dans Jürgen Siess (dir.), La lettre. Entre réel et fiction, Paris, SEDES, 1998, p. 55-71.

MARTIN, Henri-Jean. Livre, pouvoirs et société à Paris au 17e siècle : (1598- 1701), Genève, Droz, 1969, 2 vol.

MASSEAU, Didier. Les ennemis des philosophes : l’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000, 451 p.

MASSEAU, Didier. L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1994, 176 p. 313

MASSEAU, Didier (dir.). Les marges des Lumières françaises (1750-1789) : actes du colloque organisé par le Groupe de recherches histoire des représentations (EA 2115), 6-7 décembre 2001 (Université de Tours), Genève, Droz, 2004, 292 p.

MASSEAU, Didier. « République des Lettres », dans Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 928-932.

MASSON, Gustave. « Des Maizeaux et ses correspondants. I. Barbeyrac », Bulletin historique et littéraire de la Société de l’histoire du protestantisme français, vol. XV, 1866, p. 237-247, 284-292 et 332-339.

MASSON, Gustave. « Des Maizeaux et ses correspondants. II. Bernard le journaliste », Bulletin historique et littéraire de la Société de l’histoire du protestantisme français, vol. XIX-XX, 1870-1871, p. 75-84 et 182-190.

MASSON, Gustave. « Des Maizeaux et ses correspondants. III. Les Basnage », Bulletin historique et littéraire de la Société de l’histoire du protestantisme français, vol. XXV, 1876, p. 325-332.

MAYER, Christoph Oliver. « Les aspects ludiques de la Querelle des Anciens et des Modernes : les effets institutionnels d’un débat académique », dans Katja Gvozdeva et Alexandre Stroev (dir.), Savoirs ludiques. Pratiques de divertissement et émergence d’institutions, doctrines et disciplines dans l’Europe moderne, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 143-156.

McKENNA, Antony. « Un enchevêtrement de réseaux : Pierre Bayle et la République des Lettres », dans Pierre-Yves Beaurepaire (dir.), La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, Paris, Belin, 2014, p. 87-97.

McKENNA, Antony. « Tome VIII : lettres 720-901 », dans Élisabeth Labrousse, Antony McKenna et al. (éd.), Correspondance de Pierre Bayle, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, s. p., http://bayle-correspondance.univ-st-etienne.fr/?Tome-VIII-lettres-720-901, page consultée le 19 mai 2015.

MERLIN, Hélène. Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, 477 p.

MILLER, Peter N. Peiresc’s Europe : Learning and Virtue in the Seventeenth Century, New Haven/Londres, Yale University Press, 2000, 234 p.

MOREAU, Yves. « La République des Lettres : essai de définition », billet de blogue, dans Antiquarisme, 8 février 2014, http://arsantica.hypotheses.org/34, page consultée le 20 mai 2015.

MORI, Gianluca. « Introduction », dans Pierre Bayle, Avis aux réfugiés. Réponse d’un nouveau converti, Gianluca Mori (éd.), Paris, Honoré Champion, 2007, p. 7-67. 314

MUCHEMBLED, Robert. « La roue de fortune. Loteries et modernité en Europe du XVe au XVIIe siècle », dans Bruno Bernard (dir.), Loteries en Europe: cinq siècles d’histoire, Gent, Snoeck-Ducaju & Zoon, 1994, p. 17-53.

NEGRONI, Barbara de. « Doute, scepticisme, pyrrhonisme », dans Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 344-347.

OPHOF-MAASS, Léonie. Het Journal Littéraire de la Haye (1713-1723). De uitwendige geschiedenis van een geleerdentijdschrift, Deventer, Drukkerij de Bruijn, 2001, 323 p. [thèse de doctorat, Katholieke Universiteit Nijmegen].

PASSERON, Irène, René SIGRIST et Siegfried BODENMANN. « La république des sciences. Réseaux des correspondances, des académies et des livres scientifiques. Introduction », Dix-huitième siècle, vol. XL, no 1, 2008, p. 5-27.

PERELMAN, Chaïm et Lucie OLBRECHTS-TYTECA. Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique, 5e édition, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1988 [1970], 734 p.

« Pierre Marteau (imprimeur-libraire imaginaire) : pseudonyme individuel », [Bibliothèque nationale de France], http://data.bnf.fr/12229781/pierre_marteau/, page consultée le 11 juin 2015.

PITASSI, Maria-Cristina (dir.). Inventaire critique de la correspondance de Jean- Alphonse Turrettini, Paris, Honoré Champion, 2009, 6 vol.

PLANTIN, Christian. « Des polémistes aux polémiqueurs », dans Gilles Declercq, Michel Murat et Jacqueline Dangel (dir.), La parole polémique, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 377-408.

POMIAN, Krzysztof. « République des lettres : idée utopique et réalité vécue », Le Débat, vol. CXXX, no 3, 2004, p. 154-170.

PROCHASSON, Christophe et Anne RASMUSSEN (dir.). Comment on se dispute. Les formes de la controverse, numéro thématique de Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, vol. XXV, 2007, 210 p.

« Ressources numériques sur la presse ancienne », dans Philippe Régnier et Denis Reynaud (dir.), Le gazetier universel, [LIRE et ISH], http://gazetier- universel.gazettes18e.fr/ressources-numeriques-sur-la-presse-ancienne, page consultée le 11 juin 2015.

RÉTAT, Pierre. Le Dictionnaire de Bayle et la lutte philosophique au XVIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1971, 557 p.

REY, Alain. Antoine Furetière : un précurseur des Lumières sous Louis XIV, Paris, Fayard, 2006, 203 p. 315

ROBERT, Valérie (dir.). Intellectuels et polémiques dans l’espace germanophone. Actes du colloque, Paris, 20, 21 et 22 mars 2003, Asnières, Institut d’allemand, 2004, 409 p.

ROBERT, Valérie. « Polémiques entre intellectuels : pratiques et fonctions », dans Valérie Robert (dir.), Intellectuels et polémiques dans l’espace germanophone. Actes du colloque, Paris, 20, 21 et 22 mars 2003, Asnières, Institut d’allemand, 2004, p. 11-59.

ROCHE, Daniel. Les Républicains des lettres : gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1988, 393 p.

ROCHE, Daniel. Le siècle des Lumières en province : académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, Mouton, 1978, 2 vol.

ROGET, Amédée. « Pierre Bayle et Genève », dans Étrennes genevoises : Hommes & choses du temps passé, Genève, Jules Carey, 1882, p. 179-205.

ROHNER, Ludwig. Die literarische Streitschrift. Themen, Motive, Formen, Wiesbaden, Harrassowitz, 1987, 251 p.

SALAÜN, Franck. L’autorité du discours : recherches sur le statut des textes et la circulation des idées dans l'Europe des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2010, 450 p.

SALAÜN, Franck. « Présentation », dans André-François Deslandes, Réflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant : avec des Poésies diverses [1712], Franck Salaün (éd.), Paris, Honoré Champion, 2000, p. 7-24.

SARRAZIN, Véronique. « D’un média à l’autre. Les échanges entre livre et presse au XVIIIe siècle », dans Vincent Milliot, Philippe Minard et Michel Porret (dir.), La grande chevauchée. Faire de l’histoire avec Daniel Roche, Genève, Droz, 2011, p. 327-344.

SCHALK, Fritz. « Erasmus und die Res publica literaria », dans C. Reedijk (dir.), Actes du congrès Érasme, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1971, p. 14-28.

SCHALK, Fritz. « Von Erasmus’ Res publica literaria zur Gelehrtenrepublik der Aufklärung », dans Studien zur französischen Aufklärung, Francfort, Klostermann, 1977, p. 143-163.

SCHANDELER, Jean-Pierre. « République des sciences ou fractures de la République des Lettres? », Dix-huitième siècle, vol. XL, no 1, 2008, p. 315-332.

SCHILLINGS, Marlies. « De “Querelle des Anciens et des Modernes” in het Journal Litéraire (1713-1716) », Documentatieblad Werkgroep Achttiende Eeuw, vol. XVIII, no 2, 1986, p. 227-247.

SCHÖNE, Albrecht et al. (dir.). Kontroversen, alte und neue. Akten des VII. Internationalen Germanisten-Kongresses, Göttingen, 1985, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1986, 11 vol. 316

SGARD, Jean. « Charles Pacius de la Motte (?-1751) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journalistes (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/, page consultée le 11 juin 2015.

SGARD, Jean. « Desmaizeaux, Pierre (1673-1745) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journalistes (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/, page consultée le 8 juin 2015.

SGARD, Jean (dir.). Dictionnaire des journaux (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://c18.net/dp/, page consultée le 11 juin 2015.

SGARD, Jean. « Le journal savant sous l’Ancien Régime : un miroir de la connaissance », dans Guillaume van Gemert, F. J. M. Korsten, P. J. A. N. Rietbergen et J. J. V. M. de Vet (dir.), Orbis doctus, 1500-1850. Perspectieven op de geleerde wereld van Europa : plaatsen en personen. Opstellen aangeboden aan professor Dr. J.A.H. Bots, Amsterdam, APA-Holland University Press, 2005, p. 179-195.

SGARD, Jean. « Répartition et typologie des titres », dans Dictionnaire des journaux 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, t. II, p. 1131-1140.

SHELFORD, April. « Amitié et animosité dans la République des Lettres : la querelle entre Bochart et Huet », dans Suzanne Guellouz (dir.), Pierre-Daniel Huet (1630-1721). Actes du colloque de Caen (12-13 novembre 1993), Paris/Seattle/Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1994, p. 99-108.

SHELFORD, April. Transforming the Republic of Letters : Pierre-Daniel Huet and European Intellectual Life, 1650-1720, Rochester, University of Rochester Press, 2007, xii, 264 p.

SHOEMAKER, Peter. « “Republics of Letters” and Epistolary Communities : Reading the Lettres of Guez de Balzac », dans David Wetsel et Frédéric Canovas (dir.), La Spiritualité/L’Épistolaire/Le Merveilleux au Grand Siècle. Actes du 33e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature : Arizona State University, Tempe, May 2001, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2003, t. III, p. 131-138.

SIESS, Jürgen et Gisèle VALENCY (dir.). La double adresse, Paris, L’Harmattan, 2002, 154 p.

SIGRIST, René. « La “République des sciences” : essai d’analyse sémantique », Dix- huitième siècle, vol. XL, no 1, 2008, p. 333-357.

SILVERA, Myriam. « Un corrispondente “assente” : Pierre Bayle », dans Jacques Basnage, Corrispondenza da Rotterdam, 1685-1709, Myriam Silvera (éd.), Amsterdam/Maarssen, APA-Holland University Press, 2000, p. xxix-xliv. 317

SMITH, Lisa (dir.). Sir Hans Sloane’s Correspondence Online, https://drc.usask.ca/projects/sloaneletters/doku.php, page consultée le 8 juin 2015.

SPOERHASE, Carlos et Kai BREMER. « Rhetorische Rücksichtslosigkeit. Problemfelder der Erforschung gelehrter Polemik um 1700 », dans Kai Bremer et Carlos Spoerhase (dir.), Gelehrte Polemik. Intellektuelle Konfliktverschärfungen um 1700, numéro thématique de Zeitsprünge. Forschungen zur Frühen Neuzeit, vol. XV, no 2, 2011, p. 111-122.

STENZEL, Jürgen. « Rhetorischer Manichäismus. Vorschläge zu einer Theorie der Polemik », dans Albrecht Schöne et al. (dir.), Kontroversen, alte und neue. Akten des VII. internationalen Germanisten-Kongresses, Göttingen 1985, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1986, t. II, p. 3-11.

STERNBERG, Giora. « Epistolary Ceremonial : Corresponding Status at the Time of Louis XIV », Past & Present, vol. CCIV, no 1, 2009, p. 33-88.

STERNBERG, Giora. Status Interaction during the Reign of Louis XIV, Oxford, Oxford University Press, 2014, x, 209 p.

SWIFT, Katherine. « Dutch Penetration of the London Market for Books, c. 1690-1730 », dans Christiane Berkvens-Stevelinck (dir.), Le magasin de l’univers : The Dutch Republic as the Centre of the European Book Trade. Papers Presented at the International Colloquium, Held at Wassenaar, 5-7 July 1990, Leiden/New York, Brill, 1992, p. 265-279.

THIROUIN, Laurent. « Les Provinciales comme modèle polémique : la querelle des Imaginaires », dans Roger Duchêne et Pierre Ronzeaud (dir.), Ordre et contestation au temps des classiques, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1992, p. 75-92.

VAN BUNGE, Wiep et Hans BOTS (dir.). Pierre Bayle (1647-1706), le Philosophe de Rotterdam : Philosophy, Religion and Reception. Selected Papers of the Tercentenary Conference Held at Rotterdam, 7-8 December 2006, Leiden/Boston, E. J. Brill, 2008, vi, 274 p.

VAN DAMME, Stéphane. « “Farewell Habermas”? Deux décennies d’études sur l’espace public », dans Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt (dir.), L’espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 43-61.

VAN EEGHEN, Isabella Henriette. « Fritsch (Gaspard of Caspar) », dans De amsterdamse boekhandel, 1680-1725, Amsterdam, Scheltema & Holkeema NV, 1965, t. III, p. 129-130.

VAN EEGHEN, Isabella Henriette. « Marchand (Prosper) 1678-1756 », dans De amsterdamse boekhandel, 1680-1725, Amsterdam, Scheltema & Holkeema NV, 1965, t. III, p. 233-236. 318

VAN LIESHOUT, Lenie. The Making of Pierre Bayle’s Dictionaire historique et critique : With a CD-ROM Containing the Dictionaire’s Library and References between Articles, Amsterdam, APA-Holland University Press, 2001, 339 p.

VAN MEERKERK, Edwin. « Editorial Principles in the Debate on the Third Edition of Bayle’s Dictionaire (a Reprise) », Lias : Sources and Documents Relating to the Early Modern History of Ideas, vol. XXIX, no 2, 2002, p. 239-250.

VAN RUYMBEKE, Bertrand et Randy J. SPARKS (dir.). Memory and Identity. The Huguenots in France and the Atlantic Diaspora, Columbia, University of South Carolina Press, 2003, 335 p.

WAQUET, Françoise. « L’amitié : un mot faible, un contenu débordant. Enquête dans la République des Lettres (17e-18e siècles) », Topiques de l’amitié dans les littératures françaises d’Ancien Régime, numéro thématique de Topiques. Études Satoriennes, vol. I, 2015, p. 1-18.

WAQUET, Françoise. « Les éditions de correspondances savantes et les idéaux de la République des Lettres », XVIIe Siècle, no 45, 1993, p. 99-118.

WAQUET, Franç oise (dir.). Mapping the World of Learning. The Polyhistor of Daniel Georg Morhof, Wiesbaden, Harrassowitz, 2000, 292 p.

WAQUET, Françoise. « Les polémiques et leurs usages dans la République des Lettres », dans Respublica academica. Rituels universitaires et genres du savoir, XVIIe-XXIe siècle, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2010, p. 43-52.

WAQUET, Françoise. « Qu’est-ce que la République des Lettres? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’école des chartes, vol. CXLVII, no 1, 1989, p. 473-502.

WAQUET, Franç oise. « La réponse de la République des Lettres », dans Valérie Robert (dir.), Intellectuels et polémiques dans l’espace germanophone. Actes du colloque, Paris, 20, 21 et 22 mars 2003, Asnières, Institut d’allemand, 2004, p. 377-382.

WAQUET, Françoise. « La République des Lettres : un univers de conflits », dans Bernard Barbiche, Jean-Pierre Poussou et Alain Tallon (dir.), Pouvoirs, contestations et comportements dans l’Europe moderne. Mélanges en l’honneur du professeur Yves- Marie Bercé, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 829-840.

WEIL, Françoise et Robert GRANDEROUTE. « Dupuy La Chapelle (?-?) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journalistes (1600-1789), édition électronique revue, corrigée et augmentée, s. d., http://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/, page consultée le 11 juin 2015.

WELLER, Emil. Die französischen Schriften, t. I, Die falschen und fingirten Druckorte, Leipzig, Wilhelm Engelmann, 1864, 326 p. 319

WOLF, Eric R. « Kinship, Friendship, and Patron-Client Relations », dans Michael Banton (dir.), The Social Anthropology of Complex Societies, Londres, Psychology Press, 2004 [1966], p. 1-22.

WOODBRIDGE, John D. « The Parisian Book Trade in the Early Enlightenment : an Update on the Prosper Marchand Project », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. CXCIII, 1980, p. 1763-1771.

YARDENI, Myriam. Le refuge protestant, Paris, Presses universitaires de France, 1985, 244 p.

ZARKA, Yves Charles. « L’idée de critique chez Pierre Bayle », Revue de métaphysique et de morale, no 4, 1999, p. 515-524.