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GEORGES CHARENSOL

LES BEAUX-ARTS

La Ruche au musée Jacquemart-André

Par un singulier hasard l'exposition consacrée à , qui abrita les artistes les plus faméliques, a lieu dans le plus somptueux de nos musées, dans celui que les Jacquemart- André édifièrent sous Napoléon III à l'intention du prince impérial et où ils accumulèrent des trésors, aussi bien de la Renaissance italienne que du XVIII" siècle français. Comme pour souligner ce contraste René Huyghe, qui règne sur ces lieux, a organisé au premier étage une exposition qui met en valeur l'effort de rénovation qu'il a entrepris. . D'une part il a fait restaurer des meubles et des pein• tures, en particulier deux admirables portraits du xvu" siècle. D'autre part il a fait déposer les vingt-cinq panneaux incor• porés dans un plafond à caissons. Avant qu'ils soient replacés nous pouvons constater avec quels soins ils ont été remis en état. Ce sont des scènes bibliques ou mythologiques peintes en camaïeu par un peintre dont l'identité est discutée mais dont on sait qu'il vivait en Vénétie aux confins du xv" et du xvr° siècle. On ne saurait trop louer l'effort fait pour donner la vie à une maison qui somnola si longtemps après que M. et Mme Jacquemart-André eurent fait don de leur hôtel à l'Institut de . Comme l'avaient fait Jean-Gabriel Domer- gue et Julien Cain, René Huyghe organise dans les salles domi• nant le boulevard Haussmann de passionnantes expositions. En 1975 il accueillit favorablement l'idée d'en consacrer une au Bateau-Lavoir de parallèlement à la publi• cation du livre de Jeanine Warnod. Elle vient d'en consacrer un à la Ruche (1), et c'est encore l'occasion d'une exposition d'une extrême richesse puisque nous y voyons quelque cent cinquante œuvres d'art, ainsi qu'une infinité de documents évoquant la vie à de 1902 à 1930.

(1) La Ruche et Montparnasse par Jeanine Warnod (Exclusivité Weber). LES BEAUX-ARTS 421

Ce livre nous apprend que, se promenant à Vaugirard avec le peintre Toudouze, le sculpteur Alfred Boucher con• templait la zone qui jouxtait alors les fortifications quand le patron du bistrot où ils s'étaient arrêtés leur dit : « Je pos• sède là cinq mille mètres carrés de terrain, et je les cède pour cinq mille francs. » Boucher sortit mille francs de son porte• feuille et les remit en guise d'arrhes au propriétaire. Restait à utiliser le terrain ainsi inopinément acquis. Le sculpteur eut l'idée non seulement d'y faire édifier un hôtel à son usage mais de faire profiter de l'aubaine de jeunes artistes. L'expo• sition de 1900 venait de se terminer et on vendait à bas prix les matériaux des pavillons qu'on était en train de démolir. Il put ainsi acheter le pavillon des Vins, la grille d'entrée du pavillon de la Femme et des matériaux provenant du pavil• lon des Indes anglaises. Avec eux il fit édifier une sorte de phalanstère. Au centre, ce qui avait abrité les vins de France devint une vaste rotonde renfermant sur trois niveaux environ quatre-vingts ateliers d'artiste de forme triangulaire et qu'on ne tarda pas à surnommer des quarts de brie. Autour, d'autres bâtiments s'élevèrent abritant un théâtre, une académie, une salle d'exposition. Le tout desservi par des voies qui se nom• ment aujourd'hui passage Dantzig, rue Montauban, rue de la Saïda. La Ruche fut inaugurée par le ministre Chaumié au printemps de 1902, et le premier Salon de la Ruche le 12 fé• vrier 1905. Les documents qui subsistent permettent de pen• ser qu'Alfred Boucher, portraitiste attitré des têtes couronnées et auteur des Coureurs du , accueillait surtout des peintres et des sculpteurs élèves à l'Ecole des beaux-arts et aspirant à la gloire académique. Quelles furent ses réactions quand leur succéda une horde famélique venue de l'Europe orientale pour y pratiquer un art niant vigou• reusement le sien ? Nous l'ignorons, et il est regrettable qu'avant sa mort, survenue en 1934, nul n'ait songé à aller lui demander ce qu'il pensait de l'évolution du centre qu'il avait créé et qui, dans ses premières années, eut une grande activité puisque c'est dans le théâtre la Ruche des Arts que débuta, dans le rôle de Burrhus de Britannicus, un jeune comédien qui devait devenir l'illustre Louis Jouvet. Pourquoi la Ruche devint-elle un haut lieu de l'avant- garde ? Parce que la situation financière de ces pionniers était loin d'être brillante et que, fidèle à ses conceptions phi• lanthropiques, Alfred Boucher avait fixé des loyers très bas, voire inexistants, car il est sans exemr>le au'on ait exnulsé 422 LES BEAUX-ARTS un artiste pour défaut de paiement. Les premiers qui ouvrirent une brèche dans ce milieu académique ce furent, en 1904, le futur futuriste italien Ardengo Soffici et, l'année suivante, Fernand Léger. Dans un livre de souvenirs le premier a donné de la vie à la Ruche une pittoresque description. On y ren• contrait, dit-il, des artistes, des bohèmes, des artisans de tous âges. Français, Scandinaves, Russes, Anglais, Américains, des sculpteurs et des musiciens allemands, des mouleurs italiens, des graveurs, des faussaires de statuettes gothiques, quelques aventuriers balkaniques, sud-américains et du Proche-Orient. Il ajoute que les artistes, partagés entre les illusions et la faim, se faisaient la guerre pour des broutilles. Des bagarres éclataient entre les peintres jaloux et leurs modèles. C'est dans cette atmosphère turbulente que Soffici vécut ses tumul• tueuses amours avec la baronne d'Oettingen, poète et critique d'art que j'ai connue bien des années plus tard dans son appar• tement du boulevard Raspail. Fernand Léger, lui, appartenait à une famille aisée. Fils d'un éleveur normand, à la mort de celui-ci il fut confié à son oncle qui accepta malaisément de le voir entreprendre à Caen des études d'architecte. Si bien que lorsqu'il les abandonna pour venir faire de la peinture à il lui coupa les vivres. Ce qui explique son installation à la Ruche en 1905. Il n'est pas alors l'audacieux tubiste qu'il deviendra, et c'est seule• ment au cours de son second séjour en 1909 qu'il peint la Couseuse où l'on trouve déjà les formes hardiment simpli• fiées qui caractérisent son art. On la voit ici avec une dizaine d'œuvres des années 1909-1920. A la même époque deux sculpteurs qui devaient devenir célèbres, Archipenko et Casaky, s'y installent à leur tour. Ce dernier a raconté à Jeanine Warnod ces années de misère : l'hiver de 1908-1909 est si rude qu'il s'enroule dans des cou• vertures et, ne pouvant sculpter, il apprend le français. Il profite, quand la température est plus clémente, des blocs de marbre qu'un sculpteur fortuné s'est fait livrer dans la cour. Deux jours plus tard celui-ci constate que de son maté• riau il ne reste rien : il a été utilisé par tous les sculpteurs de la Ruche. Elle ne se compose pas seulement de la rotonde mais aussi d'ateliers édifiés dans la verdure qui pousse librement. Bientôt les artistes eux-mêmes mettront la main à la pâte. Us utiliseront les restes de l'exposition 1900 pour édifier de sommaires baraquements qui donneront à cette cité l'aspect d'un bidonville. Tout cela est changé aujourd'hui. Les bâti- LES BEAUX-ARTS 423 ments sont dans un si fâcheux état en 1966 que les héritiers d'Alfred Boucher décident de les démolir et vendent le terrain à une société d'H.L.M. Un comité de défense se crée aussitôt. Des architectes sont nommés qui constatent que les locaux sont vétustés mais non insalubres et les fondations bonnes. André Malraux bloque alors le permis de construire, et, en 1971, le ministère des Affaires culturelles contribue au rachat de la Ruche et à sa restauration. Aujourd'hui non seulement elle est sauvée mais elle est devenue confortable ainsi que la maquette figurant dans la première salle de l'exposition per• met de le constater. De nombreux artistes continuent à y travailler dont le peintre Maïk qui y réside depuis soixante- cinq ans. Il a vu défiler bien des peintres et des sculpteurs aujourd'hui illustres ou oubliés.

L'exposition du boulevard Haussmann fait naturellement une place plus considérable aux premiers qu'aux seconds. On y voit pourtant la Tête de Christ de Léon Indenbaum qui habita la Ruche de 1911 à 1927 et qui est loin d'avoir acquis la célébrité qu'il mérite. Agé de quatre-vingt-six ans il réside maintenant près de Grasse. Ses premières œuvres, en arri• vant de Russie, il les exécuta dans une des baraques du jar• din. Il fut très lié avec Soutine, un des trois peintres sur lesquels l'exposition met essentiellement l'accent, les deux autres étant Chagall et Modigliani. Elle se compose de deux parties séparées par un somp• tueux salon Louis XV, d'une part les artistes de la Ruche, d'autre part ceux de Montparnasse à qui ils sont étroitement liés. Même avant l'ouverture de la station de métro Conven• tion, Vaugirard n'était pas très éloigné de ce carrefour Mont- parnasse-Raspail où tous les tenants de l'Ecole de Paris se rencontrèrent quand la plupart d'entre eux abandonnèrent Montmartre, Dufy et Utrillo restant, à partir de 1910, à peu près les seuls grands toujours fidèles au quartier où était né le cubisme. Dans la première salle on remarque quelques vues du quartier tel qu'il était avant l'acquisition du terrain par Alfred Boucher, en particulier un ravissant paysage d'Alexan• dre Prévost prêté par le musée Carnavalet, la Campagne de Vaugirard en 1881, verdoyante et bucolique. Au fond une grande toile de Yankel qui est né à la Ruche en 1920 et qui l'a peinte telle qu'elle était quand il avait trente ans. Une vaste composition de Maria Marevna groupe quelques-uns 424 LES BEAUX-ARTS

des hôtes les plus illustres de la cité : le Mexicain , le poète russe Ilya Ehrenbourg, le marchand Zborowski, Soutine, Kisling, . Voici encore des toiles de Maïk, de Krémègne, de Kikoïne, Epstein, Louis Morel, Français, lui, et mort en 1975. Pour beaucoup de visiteurs ce seront des découvertes. Sans doute a-t-on choisi leurs meilleures œuvres, mais on trouve là des peintres de grand talent et qui mériteraient d'être aussi glo• rieux qu'un Chagall installé là depuis 1910 dans un atelier au loyer (théorique) de trente-sept francs par trimestre. L'an• née suivante arrivent Krémègne, puis d'autres Russes, Soutine, Dobrinsky, Kikoïne, les sculpteurs Zadkine et Lipchitz. Dans la seconde salle nous voyons, avec quelques toiles de , un remarquable ensemble de Marc Cha• gall. Ces toiles sont particulièrement émouvantes car elles ont toutes été peintes à la Ruche, à l'exception de la gouache de 1978 qui orne l'affiche de l'exposition et la couverture du livre de Jeanine Warnod. Au centre un tableau célèbre, la Lampe, venu de Suisse, une esquisse d'une œuvre non moins fameuse, l'Hommage à Apollinaire, et bien d'autres peintures, ainsi que, dans une vitrine, un précieux carnet de croquis donné à son ami Biaise Cendrars. Le tout fut exécuté entre 1910 et 1913. Parmi ces artistes Chagall fut un des moins misérables. S'il avait pu venir à Paris c'est grâce à Vinaver, un député de la Douma qui avait su découvrir les dons du jeune peintre et qui lui assurait une modeste mensualité. Il passa là quatre années de labeur intense, se mêlant peu à ses voisins qui ne venaient frapper à sa porte que lorsque la faim les tenail• lait par trop. D'emblée son art singulier attira Apollinaire, Cendrars, André Salmon, Max Jacob. Le critique d'art alle• mand Herwarth Walden lui proposa d'organiser une expo• sition dans la fameuse galerie Der Sturm qu'il dirigeait à Berlin. En 1914 Chagall partit pour assister au vernissage. Il laissait dans son atelier beaucoup de toiles qu'il confia à la garde de Biaise Cendrars. De Berlin il gagna Vitebsk afin d'épouser sa fiancée Bella. C'est là que la guerre d'abord, la révolution ensuite, le surprirent. Devenu commissaire aux Beaux-Arts à Vitebsk, il en fut chassé par les constructi- vistes qui jugeaient son art rétrograde. Ils confondaient alors les révolutions politiques et picturales. Mais le réalisme socia• liste n'attendit pas Staline pour les supplanter à leur tour, pendant que Chagall réussissait à quitter la Russie où, depuis, il n'a jamais remis les pieds. Il put gagner Berlin où il dut LES BEAUX-ARTS 425 s'attarder longuement pour tenter de récupérer ce qui n'avait pas été dilapidé de son exposition de 1914. Enfin en 1922 il arriva à Paris où il s'installa à Montparnasse avec sa femme et sa fille Ida.

Petite fille au col marin, par Van Dongen (Ph. Henri Tabah)

Une de ses premières visites fut pour la Ruche. Mais un squatter, Mazin, s'était empressé d'occuper son atelier, et Cendrars, engagé volontaire en 1914 et qui devait perdre un bras au front, avait eu d'autres préoccupations que de défen• dre les œuvres de son ami. Chagall parvint toutefois à en récupérer quelques-unes dont celle qui servait de toiture à un poulailler et qui est maintenant l'orgueil d'un musée amé• ricain. 426 LES BEAUX-ARTS

Avant de passer dans la grande salle réservée à Soutine arrêtons-nous devant les œuvres des sculpteurs, de Zadkine influencé par le cubisme dans sa tête de femme, de Lipchitz avec le Marin à la guitare et le masque de Modigliani d'un tragique saisissant et qu'il dut remodeler car le moulage mor• tuaire avait été assez maladroitement exécuté par des amis inexpérimentés. Voici encore Moïse Lipsi et toute une vitrine consacrée à Archipenko. Soutine est représenté par une dizaine d'œuvres importantes parmi lesquelles le portrait de Miestchaninoff, la Nature morte à la dinde, le Coq. Mais à ma connaissance une seule de ces toiles a été exécutée à la Ruche, la Nature morte à la pipe du musée de Troyes. Le terme de 1930 ayant été fixé à l'exposition elle ne com• prend aucune œuvre de Rebeyrolle et de ses amis qui y rési• dèrent dans les .années 50 ni celles des actuels occupants, Français, Espagnols, Italiens, Polonais, Américains, Suisses, Argentins, Chiliens, Israéliens, car la rotonde de Vaugirard, aujourd'hui comme aux temps héroïques, reste une Tour de Babel. La seconde partie de l'exposition est consacrée aux pein• tres de Montparnasse, qu'ils aient ou non fréquenté la Ruche. L'accent a été mis sur Modigliani qui y coucha sans doute chez l'un ou chez l'autre mais qui n'y travailla pas régulière• ment. On voit là des peintures aussi émouvantes que le por• trait de la malheureuse Jeanne Hébuterne qui se suicida en apprenant sa mort et un grand nombre de dessins évoquant tous les principaux héros de l'époque ici représentée, ses amis, les peintres Kisling et Diego Rivera, ce dernier devant, après avoir quitté la Ruche, devenir au Mexique un peintre offi• ciel, le poète Biaise Cendrars, le marchand, poète lui aussi, Zborowski, le sculpteur Lipchitz, Béatrice Hastings, dont on a dit qu'elle fut son mauvais génie, et tant d'autres d'une ressemblance frappante, souvent crayonnés sur une table de bistrot. Van Dongen et Kisling sont représentés par des œuvres importantes, de même pour Pascin, pour Foujita, pour André Derain. Et si on a oublié Vlaminck qui habita Montparnasse, on a pensé, en revanche, à Marie Laurencin, à Loutreuil, grand peintre encore méconnu, au sculpteur Laurens, à Roger Wild et à Paul Fort portraituré par son gendre Gino Severini. C'est dire l'ampleur d'un ensemble qui devrait attirer les foules à Jacquemart-André. GEORGES CHARENSOL