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Introduction

Le bovarysme, nouvelle génération

aUx soUrces dU Bovarysme C’est en s’appuyant sur le personnage central du célèbre roman de Flaubert, (1857) que Jules de Gaultier développe le concept de « bovarysme », dans son traité intitulé Le Bovarysme, essai sur le pouvoir d’imaginer (1902). Ce désir de désirer, si bien décrit par Flaubert, finira mal pour l’héroïne qui, songeant aux événements de sa jeune vie, analyse ses illusions et leur cortège de désillusions et de frustrations : « Quel bonheur dans ce temps-là ! Quelle liberté ! Quel espoir ! Quelle abondance d’illusions ! Il n’en restait plus maintenant ! elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme, par toutes les conditions successives, dans la virginité, dans le mariage et dans l’amour, les perdant

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ainsi continuellement le long de sa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes les auberges de la route. » La définition du bovarysme est tout entière contenue dans ces quelques phrases du roman. « Quel espoir ! Quelle abondance d’illusions [perdues] continuellement le long de sa vie ». Belle définition d’une nouvelle génération qui se retrouve au carrefour de moments historiques ! 2010 : la crise économico-financière mondiale, la crise de l’europe, la crise des régimes dictatoriaux ouvrent la perspective d’une obligation pour cette génération de prendre son des- tin en main. Les économistes et les politiques n’ont visi- blement plus que des solutions de rafistolage. Il va bien falloir que la « génération Bovary » fabrique les nouvelles illusions qui lui permettront de « passer le cap ». et trouve en elle les solutions. Déjà, avec les mouvements des Indi- gnés, du Printemps arabe, des réseaux sociaux, de nouvelles consciences environnementales, de nouvelles voies s’annon- cent. Depuis plus d’un siècle, des dizaines d’auteurs se sont interrogés sur la portée du bovarysme, « mythification naïve d’un univers du beau » pour les uns ou au contraire « fonc- tion essentielle de l’homme et même de la vie » pour les autres. Les psychanalystes depuis Jacques Lacan1 s’orientent vers cette seconde lecture. Il s’agit d’extraire le bovarysme de son ancrage pathologique et d’affirmer l’énergie vitale d’une humanité qui cherche à améliorer son sort.

1. Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psy- chanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

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Depuis le romantisme et sans doute bien avant ce mou- vement littéraire, de façon moins explicite, les romanciers puis les psychiatres et les psychanalystes s’interrogent sur ce comportement qui consiste à « fuir dans le rêve l’insa- tisfaction éprouvée dans la vie2 ». Or, c’est précisément cette insatisfaction qui incite au changement, au dépasse- ment de soi, à la création. Il aura peut-être fallu attendre cent cinquante ans, les années 2010 et cette génération Facebook pour comprendre que le genre humain est dirigé par un principe « bova- ryque », un principe de vie fondé sur le devenir, fût-il minuscule. Le changement permet de retrouver et de recréer de l’intérêt pour la nouveauté souvent située au bout de la rue ou plus précisément au bout des doigts de ces « digital natives ». Ils vivent en réseaux et passent chacune de leur minute rivés à leur iPhone comme si leur vie dépen- dait des messages reçus en « non stop ». Ils attendent la surprise de l’instant, et vivent de ce principe d’espérance comme emma Bovary, dans l’attente d’une nouvelle lettre du château, espérait être réinvitée à danser au bal de la Vaubyessard. Les messages de « son réseau social » et de « ses amis » sonnent comme ceux de l’égérie de Flaubert, ils sont une parade à l’ennui, ils représentent la « bonne surprise » et chacun pourrait reprendre ces phrases de Flaubert : « Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement… elle ne savait pas quel serait ce hasard… Mais, chaque matin, à, son réveil, elle l’espérait pour la

2. Jules de Gaultier, Le Bovarysme, suivi d’une étude de Per Buvik, Le Principe bovaryque, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 2006.

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journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il ne vînt pas… » Cette génération est parve- nue à tuer le monstre de l’ennui et à recréer de ce fait l’espérance, l’illusion que tout peut toujours arriver. Même le meilleur ! On se souvient de ces vers de Baudelaire décrivant l’en- nui, concept qui disparaît du discours des nouveaux Bovary :

« Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, Dans la ménagerie infâme de nos vices, Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes, ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde. C’est l’Ennui ! L’œil chargé d’un pleur involontaire, Il rêve d’échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! »

Il semblerait que ce dernier vers ait été écrit pour les utilisateurs de Facebook, ainsi décrit sur Wikipédia : « Face- book permet à ses utilisateurs d’entrer des informations personnelles et d’interagir avec d’autres utilisateurs. Ces informations permettent de retrouver des utilisateurs par- tageant les mêmes intérêts. » L’essence de toute vie est dans le devenir : Homo sapiens obéit à la loi du changement. Toute sa vie, l’être humain change et changera, même s’il a des difficultés à l’admettre. Il devient autre, physiquement du bébé au vieillard, intellectuellement

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de l’enfant à l’adulte, moralement de la révolte à l’accepta- tion… Ou vice et versa. Cette génération en a conscience beaucoup plus qu’une autre car le monde dans lequel elle vit change sans cesse, et donne l’illusion d’un mouvement inces- sant, d’un temps accéléré. Le bovarysme trouve sa renaissance en 2010. Internet et surtout les réseaux sociaux y sont pour beaucoup. Comment savoir plus qu’avec Wikipédia, voir de plus près qu’avec youTube, rêver plus qu’avec expedia, comment agir mieux que sur la blogosphère, comment rencontrer plus et mieux qu’avec Meetic… Le monde fini d’hier peut sembler infini aujourd’hui. L’illusion aussi. Le bovarysme sera-t-il considéré un jour comme un nou- vel humanisme et cette génération comme l’expression d’un nouveau Quattrocento ? Dans ce nouveau contexte d’un monde digital, se débar- rasser du bovarysme devient alors impossible ; Facebook lui-même en a besoin, il l’encourage et l’exige même. La génération Facebook est cette génération « joueuse », qui assume cette contradiction et devient ainsi créative. Le marketing utilise le mot « glocal », agir localement avec des idées globales. Cette génération est non seulement mobile mais aussi « glocale ». elle vit ici et se pense ailleurs. Les experts disent qu’elle est « solomo » : sociale, locale, mobile, trois adjectifs qui expriment le paradoxe de l’ubi- quité absolue. Les nouveaux Bovary vivent ainsi, en lien permanent avec leur iPhone, lui-même connecté à tous leurs « amis », ici et partout à la fois, dans un monde dont ils sont le centre imaginaire, l’œil qui voit tout et se donne à voir avec transparence.

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dU silence à la transParence : ParcoUrs des générations revenons un instant sur le concept de « génération » et replaçons ces nouveaux Bovary dans leur contexte tem- porel. Les sociologues considèrent qu’une génération est un laps de temps de quinze ans environ, qui correspond à une période assez homogène sur le plan historique, économique et par conséquent sociologique. Actuellement, cohabitent quatre ou cinq générations pleines et actives : ◆ La fin de la génération d’avant la deuxième guerre mon- diale, née vers 1930 ou un peu avant et qui arrive à « maturité historique » (ce qui correspond à un événe- ment majeur) en 1945. Ce sera la génération d’une iden- tité, en particulier politique, à l’origine revendiquée puis très vite « silencieuse ». C’est, d’ailleurs, ainsi que cer- tains sociologues nomment cette génération, la génération silencieuse. ◆ La génération, dite des « baby-boomers » : née dans les années 1945-1950 et qui arrive à maturité historique en 1968. L’identité sera collective. La génération 68 est la génération de la parole par opposition à la génération précédente. ◆ La génération x (du nom de la « naissance sous x », cette nouvelle manière légalisée de donner naissance sans identité), née dans les années 1960 et qui arrive à matu- rité en 1975 avec le premier choc pétrolier, l’arrivée du chômage et les premières désillusions économiques. Cette génération assumera une identité contrainte. C’est la génération de la complainte.

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◆ La génération y, née vers 1975 et qui arrive à maturité historique en 1989-1990 avec la chute du Mur séparant le système capitaliste du bloc communiste. Cette géné- ration sera celle d’une recherche individualiste. C’est la génération de l’exigence, du contrat, la génération du donnant-donnant contractuel et de l’insatisfaction individuelle. ◆ Arrive la génération des nouveaux Bovary, née dans les années 1990 et qui arrive à maturité historique avec le mouvement des Indignés et du Printemps arabe qui ne fait que commencer. Avec cette génération, tout com- mence souvent dans la solitude – comme le suicide déses- péré de Mohamed Bouazizi – et se poursuit en mouvement collectif qui enfle et fait tomber des dictatures. C’est la génération du paradoxe, du passage du singulier au pluriel, du masculin au féminin, du pacifisme à l’action, du voile à la transparence. La parole en réseau apparaît. L’exigence de transparence est sans doute ce qui caracté- rise le plus cette génération en réseaux où les informations les plus secrètes font le tour du monde en quelques secondes. Né en 2007, Wikileaks, phénomène impensable il y a sim- plement une décennie, diffuse en 2010 des archives de la CIA, « mouillant les grands de la planète ». Avec la noto- riété du site, dont le contenu est repris désormais par les plus grands médias, Wikileaks exprime le sentiment qu’au- cune information, fût-elle la plus secrète et la mieux gar- dée, n’est à l’abri de la divulgation. La génération Facebook développe une exigence de transparence avec la scénarisa- tion de sa propre vie, mise en ligne et visible à tous ou presque. elle autorise ainsi les recruteurs par exemple à venir chercher, « se servir directement » sur les réseaux

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sociaux et sélectionner sur le net, « sans efforts », leurs futures embauches… ou « blacklister » tel ou tel candidat. Or, la transparence est fille de la clarté. Pour éradiquer le mensonge, l’opacité, retrouver la lumière dans tous les sens du terme, il faut supprimer l’obscurité. La confusion qui génère cette opacité est, la plupart du temps, la conséquence de l’amalgame. Quand tout est inexorablement enchevêtré, il est difficile de faire la lumière et d’être en mesure d’ana- lyser une idée, une période, une situation. étymologique- ment, l’adjectif « complexe » veut dire enlacer, entrelacer ! Analyser pour résoudre une question, c’est dénouer des liens. Pour faire une autopsie, il faut disséquer le corps. Pour analyser cette génération, il va falloir en évaluer les dif- férents contours, dénouer les liens et définir un certain nombre de facteurs dominants. C’est pourquoi j’ai pris le parti d’une approche « segmen- tante » pour chaque chapitre étudié : le politique, l’écono- mique, le travail pour le groupe, le collectif, puis la morale, la vie pratique, et les identités culturelles pour l’intime, l’individuel. Ainsi, chacun des grands principes analysés sera traité de façon similaire et permettra une synthèse, qui à défaut d’être « scientifique », tentera de proposer une similitude d’analyses, une méthode de travail issue des valeurs et des aspirations de cette génération.

PoUrqUoi l’illUsion PlUtôt qUe l’UtoPie oU l’esPoir ? La notion d’illusion utilisée par Jules de Gaultier pour définir le bovarysme renvoie à Platon, à l’allégorie de la caverne : les hommes croient voir le monde tel qu’il est

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mais n’en voient qu’une image. Le mythe de Platon tend à prouver que notre rapport au réel peut être faussé par nos sens ou notre imagination. Cette parabole de l’illusion est particulièrement en lien avec nos nouveaux Bovary, tant le monde vu au travers des réseaux sociaux et le net peut sembler semblable aux ombres qui hantent la caverne pla- tonicienne. Illusion de nos sens et des images publiées dont nul ne connaît l’exacte véracité, illusion des affirmations « pos- tées », illusion venue tout droit du désir de voir et d’être vu, illusion surtout d’être quelqu’un ou d’être quelqu’un d’autre… emma Bovary est d’abord victime d’illusions affectives, de croire que ses amants l’aiment, avant de l’être d’une illusion régressive, de refuser les exigences de la réalité, les dettes, la vie en couple, l’éducation de sa fille Berthe… L’illusion est individuelle alors que l’utopie est collective. étymologiquement, utopie signifie «un lieu sans réalité », une idée sans lieu où se poser, sans espace d’application. Les nouveaux Bovary forment génération mais ce sont avant tout des individus, tous différents, chacun avec ses aspira- tions. Cette génération avance en individus dispersés, ce qui est très différent des générations dites « révolution- naires » qui étaient mues par une idéologie collective. J’ai également récusé les mots « espoir » (plus individuel) ou « espérance » (plus collectif) car ils expriment le fait d’attendre quelque chose avec une bonne dose de confiance. Les nouveaux Bovary n’attendent rien de concret, même s’ils agissent comme des « enfants volontaires » qui pensent que, de toute façon, ils réussiront à changer pas mal de choses car ils possèdent deux biens intangibles : l’agilité

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technologique et la pensée d’avenir. L’illusion des nouveaux Bovary se confond quelquefois avec un nouvel optimisme individuel. Selon l’un des nombreux sondages3 qui expri- ment les mêmes types de données, 96 % des Français se disent individuellement heureux mais seulement 44 % confiants dans un avenir commun.

3. L’état d’esprit des Français, 23e vague, étude IFOP, août 2010.

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