La Pensée Politique, Sociale Et Morale Dans La Chanson Congolaise De Variétés Par Abel Kouvouama
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C’EST UN LIEU DE PRODUCTION DU POLITIQUE. EN EFFET, « LA CHANSON ET LA MUSIQUE CONGOLAISES DE VARIÉTÉS THÉÂTRALISENT LA FÊTE, L'AMOUR, LE TRAVAIL, LA HAINE, LA JALOUSIE ET LA MORT AU QUOTIDIEN » SOULIGNE-T-IL. Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS 193.54.110.56 03/10/2018 16h36. © Africultures L’objet de cet article consiste à appréhender, dans le texte écrit et chanté dans l’univers musical du Congo-Brazzaville et du Congo-Kinshasa, les formes de production du politique. J’entends par politique l’espace des possibles et d’expérimentation par les agents sociaux des conduites collectives et individuelles, dans les domaines public et privé. La chanson congolaise de variétés associée à la musique est née au cours des années 1920 en milieu urbain, de part et d'autre du fleuve Congo. Elle concerne des populations qui, outre leur expérience commune du fait colonial, utilisent deux langues nationales véhiculaires communes, le lingala et le kituba. Sylvain Bemba(1) et surtout Charles Didier Gondola(2) ont retracé de manière détaillée les prin- cipales étapes de son développement. L'irruption de la « musique moderne » à Brazzaville se fait dans un contexte socio-historique précis. En effet, le développement de l'urbanisation des cités africaines associée au rééquilibrage du nombre de femmes et d'hommes autour de l'unité familiale a contribué à l'émergence de cette sociabilité citadine. L'introduction d'instruments de musique étrangers à la tradition s'est réalisée par les relations entre les élites autochtones de l’administration coloniale et les fonctionnaires originaires des Antilles et d'Afrique de l'Ouest (notamment en provenance de la Sierra- Leone, du Libéria et du Nigeria). Ainsi, la chanson et la musique congolaises de variétés théâtralisent la fête, l'amour, le travail, la haine, la jalousie et la mort au quotidien. Elles édu- quent et moralisent la société ; elles ritualisent la complainte, la critique politique dont les référents imaginaires renvoient à des personnages asexués qui déstabilisent l'ordre social, qui transgressent quotidiennement les va- leurs sociales communément admises. Bien qu'urbaines en l’état actuel, la chanson et la musique congolaises contemporaines sont d'origine popu- laire ; elles s'inspirent aussi bien du folklore des peuples que des métissages musicaux ; elles intéressent toutes les catégories et classes sociales des sociétés brazzavilloise et kinoise, en suggérant, derrière le merveilleux et l’amour, le non-dit, la critique des comportements sociaux et des travers politiques liés à la corruption, à l’ethnocentrisme ; le tout en rapport paradoxal avec le vécu au quotidien des acteurs sociaux, d'où parfois son caractère « subversif » 172 Africultures n° 82 - DOSSIER IV- Penser par les langues et les arts Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS 193.54.110.56 03/10/2018 16h36. © Africultures en tant que mode de contestation politique et d'expression populaire des dominés. La chanson congolaise de variétés se présente comme des paroles soutenues par une musique instrumentale ; des paroles tantôt en langues nationales congolaises, tantôt en français ou parfois dans les deux langues. La chanson utilise un vocabulaire courant que l’auditoire peut facilement mémoriser par des écoutes répétées. La musique est tonale et repose souvent sur une alternance entre des couplets et un refrain. L’analyse de quelques textes de chansons retenues ici permet de confronter les énoncés théoriques aux écrits. L’artiste-musicien du Congo-Brazzaville, Antoine Mundanda, critique le système colonial qui fait arrêter, bastonner et emprisonner arbitrairement par ses gardes chiourmes des personnes innocentes. C’est ce qu’exprime, dans la langue véhiculaire, le lingala, sa chanson intitulée « nzela ya ndolo » : le chemin de « ndolo » (entendez par ndolo, le lieu de la prison), dont je livre Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS 193.54.110.56 03/10/2018 16h36. © Africultures ici un extrait en lingala suivi de la traduction en français : Texte en lingala : Tango na komi na Ndolo Na kangi bwatu na ngai ndekeluka Na komi na zando Na komi koteka biloko na ngai Biloko na ngai esili Natangi mbongo na ngai Na baloli miso ba sengi Ngai buku ya Bula Matari Nalingi koloba mbata eleki Nalingi kokima Babeti ngai matalaki na mokongo Solo baninga mibali Todzali na poso ya mabe Nazali kobalola mpimpa nionso Naleli mama o ngabele kambo a e Traduction en français : Vous connaissez Maluku Maluku est un village batéké En quittant Maluku J'ai utilisé ma pirogue J'ai cherché une voie moins accidentée En fournissant des efforts J'ai pris la direction de la Sabena J'ai gagné par la suite le port de Ndolo Arrivé à Ndolo J'ai amarré ma pirogue appelée « ndekeluka » (littéralement : oiseau migrateur) Je me suis rendu aussitôt Au marché pour vendre des produits La vente terminée IV- Penser par les langues et les arts Africultures n° 82 - DOSSIER 173 Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS 193.54.110.56 03/10/2018 16h36. © Africultures J'ai fait les comptes En me retournant On m'a demandé la carte d'identité de Bula-Matari (nom donné à Stanley Pool) J'ai voulu parler et j'ai reçu une gifle J'ai voulu m'enfuir J'ai reçu des coups de matraque dans le dos En vérité mes frères Nous avons une peau maudite J'ai pansé mes blessures Tout en me tortillant de douleur toute la nuit Je me suis alors souvenu des conseils de maman Ces vexations urbaines vécues par le héros en pleine « situation coloniale » Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS 193.54.110.56 03/10/2018 16h36. © Africultures (Balandier, 1955) sont tout à fait révélatrices de la violence et de l’impunité en cours dans la société coloniale en tant qu’elles sont fondatrices de l'ordre colonial ; autrement dit, tous les signes de la violence, dans le texte défini par l'imaginaire, à savoir la gifle, les coups de matraque, les blessures, révèlent et expriment les paradoxes de la ville coloniale des années 50 dans les sociétés urbaines d’Afrique centrale. À partir de 1960, les thèmes des chansons populaires s'orientent surtout vers la célébration de la liberté et de l'indépendance retrouvées ; ils appellent également à la réalisation de l’unité du Congo-Brazzaville et du Congo- Kinshasa. Ainsi, l'unité des villes, Brazzaville et Kinshasa, est chantée par Franklin Boukaka à l'image de l'unité politique du grand Congo revendiquée par Patrice Lumumba. Telle est la portée de cette chanson de l’artiste-mu- sicien Franklin Boukaka du Congo-Brazzaville, « Pont sur le Congo » dont voici un extrait : Texte en lingala : Bandeko na ngai Congo lelo Congo monene Lelo oyo to moni na miso Na ndenge mboka Congo ebongi Bandeko na ngai Boyamba lelo losako na ngai Po na unité o ya Congo To landa mibeko mia Lumumba Pe Kinshasa na Brazza toyokana Traduction en français : Mes chers compatriotes Le Congo d'aujourd'hui est grand Cela se fait voir Par le niveau de développement atteint Je vous félicite mes chers compatriotes Pour l'unité du Congo 174 Africultures n° 82 - DOSSIER IV- Penser par les langues et les arts Document téléchargé depuis www.cairn.info - INIST-CNRS 193.54.110.56 03/10/2018 16h36. © Africultures Suivons en cela les conseils de Lumumba Que l'entente règne entre Kinshasa et Brazzaville. À partir des années 1989, avec la multiplication des mouvements sociaux de contestation des pouvoirs et de revendications de la démocratie, les productions des artistes-musiciens sur la démocratie se sont aussi multi- pliées et diversifiées sur les deux rives du Congo. Sur le mode chanté, elles font une critique ouverte de la classe politique dont l’absence d’éthique, le non-respect du bien public et la