Au Théâtre Des Variétés
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MES SOUVENIRS AU THÉÂTRE DES VARIÉTÉS LES DÉBUTS D'UN GRAND DIRECTEUR Vers 1880, on pouvait lire, dans les journaux du Boule vard, des échos concernant un petit cercle d'art théâtral qui s'intitulait les Castagnettes. Il comptait parmi ses membres de jeunes amateurs encore inconnus : Georges Feydeau, Maurice Hennequin, Adrien Bernheim, etc., et avait pour président-fondateur un tout jeune homme du nom d'Adolphe Louveau, fils d'un ingénieur et petit-fils d'un avoué parisien. Ce jeune homme, clerc dans l'étude du grand-père auquel il devait succéder, était possédé par le démon du théâtre, passion qu'il dissimulait avec soin à sa famille qui en aurait pris ombrage. Afin de garder un incognito prudent, l'ani mateur des Castagnettes avait choisi un pseudonyme, celui de Fernand Samuel. C'est ainsi que débuta dans la carrière théâtrale celui qui devait devenir le plus boulevardier et le plus fastueux des directeurs et présider durant de longues années aux destinées des Variétés. Trois ans après leur fondation, les Castagnettes furent transformées et s'appelèrent le Cercle des Arts intimes. Sous l'inspiration de Francisque Sarcey, Fernand Samuel prit la résolution de ne représenter que des œuvres inédites d'au teurs connus. Un tout petit théâtre venait donc de naître ; il était situé salle Duprez, rue de la Tour-d'Auvergne. Succes sivement il créa Margarita ou les trouvailles de Gallus, de Victor Hugo, les Noces corinthiennes d'Anatole France, la Coupe et les lèvres de Musset, VAssassin d'Edmond About. AU THÉÂTRE DES VARIÉTÉS. 903 Georges Feydeau jouait dans cette dernière pièce et perdit en scène la superbe moustache qu'il s'était mise pour faire plus « homme » ; ladite moustache était restée collée sur la joue de sa gentille partenaire, dont les grands yeux rieurs et la vivacité faisaient merveille ; elle se nommait Rachel Boyer, élève du Conservatoire. Fernand Samuel était l'âme de ces réalisations : acteur, souffleur, metteur en scène, décorateur, aucune besogne ne i parvenait à le décourager. Ses camarades l'aidaient joyeuse' ment et l'on vit plus d'une fois Francisque Sarcey suivre les tumultueuses répétitions, et, pour montrer plus de familiale cordialité, retirer sa redingote et assister en manches de chemise à ces manifestations de jeunesse et d'art. Un jour, passant devant le théâtre de la Renaissance, Samuel aperçut sur une pancarte cette inscription : Théâtre à louer. Il entra chez le concierge et demanda à ce brave homme : — Le théâtre est-il toujours vacant ? — Oui, mon petit, répondit le portier. Quelques semaines après, il revenait frapper à la même porte et entrait en conversation avec le même concierge : — Voulez-vous m'ouvrir le cabinet du directeur ? — Pourquoi ça, mon petit ? — Parce que c'est moi le directeur... < LA PARISIENNE » Malgré une troupe où figurait Albert Lambert fils, Gali- paux, nouvellement sorti du Conservatoire, le succès ne favo risait pas le jeune directeur de vingt-deux ans. En deux mois il perdit soixante mille francs ; chaque jour le gouffre du déficit se creusait un peu plus. Le vaudeville ne réussissait pas plus que le drame. Fernand Samuel allait-il abandonner la partie ? A quelle planche de salut se raecrocher en ces pre miers jours de l'année 1885 ? Une lueur d'espoir tout à coup brilla dans l'esprit du directeur de la Renaissance. Un auteur à peu près inconnu venait de voir sa nouvelle pièce refusée à la fois à la Comédie- Française et au Vaudeville. La pièce portait un titre sédui sant : la Parisienne. Quant à l'auteur, jusqu'ici peu favo- 904 REVUE DES DEUX MONDES. risé du sort, il se nommait Henry Becque. Fernand Samuel le connaissait et savait qu'il possédait plus de talent que de chance : il se rendit immédiatement chez lui. Becque habitait alors une chambre dans un hôtel meublé rue de l'Arcade, où deux chaises de paille et une table en bois blanc constituaient tout le mobilier. — Voulez-vous me lire la pièce ? demanda Samuel. — A quoi bon ?... répondit Becque. Vous me direz, comme tous vos confrères, qu'elle n'est pas jouable... — Allez toujours ! Et Becque se mit à lire, debout. Samuel l'écouta sans mot dire jusqu'à la fin. Tour à tour emballé, subjugué, charmé, il déclara simplement : — Les répétitions commenceront dans huit jours. Ces répétitions furent orageuses. Les artistes tremblaient devant l'auteur, jamais satisfait. Sardou, à côté de Becque, semblait un mouton. Foulant aux pieds tous les usages du théâtre, Becque s'écriait : " — Ne nie parlez pas de conventions théâtrales... Cela n'a pas le sens commun... Cette rampe.... Ce trou du souffleur... Ces: décors en toile... Je voudrais, au lieu de cette peinture, dé vrais papiers peints... Ces fenêtres ne sont pas à leurs places... Cette cheminée ne ressemble pas à une cheminée... Elle ne fume pas... Toutes les cheminées fument... Et, pendant vingt-cinq jours, Becque, nerveux, exigeant, reprenait chaque mot, désapprouvait les jeux de scène. Les acteurs étaient fous. Enfin, ce fut la répétition générale. Samuel dit : — Mon ami, notre mission est accomplie. Passons dans la salle et devenons public ; nous jugerons cette pièce comme si elle n'était pas de vous... Ah ! bien oui !... Becque se souciait fort peu des gens qui étaient dans la salle. Il resta dans l'avant-scène et continua à faire des observations, entrant dans de* colères folles, cri tiquant tout... Vers une heure du matin, la répétition fut terminée et le public n'avait pas entendu un mot de la pièce... Les artistes allaient se retirer, quand Becque les retint et, devant eux, se mit à jouer sa pièce tout seul. Cela dura deux heures. Enfin, il les lâcha, navrés, éreintés ; Samuel leur dit : AU THÉÂTRE DES VARIÉTÉS. 905 — Venez demain, à une heure : nous répéterons entre nous et nous verrons clair. :— Gn répète demain ? interrompit Becque. — Non, non, lui répondit Samuel; il faut qu'ils se reposent. Le lendemain, les artistes étaient là, à l'heure. Enfin ils allaient pouvoir travailler à leur aise. Le premier acte et le deuxième marchèrent admirablement. Tout à coup, un vacarme épouvantable éclata à la cantonade, et le concierge arriva, tout haletant, pour annoncer que M. Becque était entré, malgré lui. En effet, il apparut, furieux de cette répétition secrète. Et le voilà qui reprend sa place à l'avant-scène et recommence ses interruptions... Samuel courut s'enfermer dans son bureau, laissant ses malheureux pensionnaires avec cet auteur barbare et têtu. Le lendemain, 8 février 1885, première représentation. Salle houleuse. En attendant le lever du rideau, Becque, qui arpentait fiévreusement les coulisses, dit à Samuel : — Allons, la pièce commence, le sort en est jeté; dans cinq minutes on va siffler... Ma pièce est raide, très raide... Je né déteste pas le tapage, moi... Ce que j'ai en horreur, c'est la banalité ; c'est même pour cela que je l'avais portée au Fran çais. Là, on siffle bien, quand on s'y met... Hein! les Corbeaux... La pièce commença dans un silence glacial, puis de timides applaudissements éclatèrent. Alors, Becque dit à Samuel : — C'est un effet bizarre d'acoustique... On doit applaudir Théodora, à côté... On donnait en effet, dans le même temps, à la Porte Saint-Martin, Théodora, de Sardou, et les deux scènes étaient mitoyennes. Au deuxième acte, Becque, de plus en plus nerveux et agressif, disait à Samuel : — Je les attends à la grande scène ; ces gens-là s'effa rouchent de tout, ils iront jusqu'aux petits bancs... Car ma pièce est raide. Il n'y a pas à dire, elle est raide... La pièce eut un succès littéraire, mais ne fit pas le sou ; trente représentations, avec une moyenne de mille francs de recette. Le seul mot aimable d'Henry Becque fut adressé à sa principale interprète lorsqu'il lui envoya la brochure avec cette dédicace : « A Antonine, sans rancune... » 906 REVUE DES DEUX MONDES. Fernand Samuel, plus tard, eut la joie de voir reprendre la Parisienne à la Comédie-Française, mais elle y fut défigurée par Reichenberg, qui avait trop embourgeoisé le rôle si joli ment créé par Antonine. AUX VARIÉTÉS A la Renaissance, Samuel monta la première pièce de Georges Feydeau, ,une comédie en trois actes, Tailleur pour dames, de nombreux vaudevilles des auteurs alors à la mode, lorsque la direction des Variétés devint vacante par suite du départ d'Eugène Bertrand, appelé à l'Opéra. En 1891, Samuel lui succédait et s'installait ainsi en plein boulevard. Meilhac et Halévy étaient alors les auteurs en vogue des Variétés. Avec une troupe où, à diverses époques, brillèrent les noms de Réjane, Anna Judic, Jeanne Granier, Méaly, Marguerite Ugalde, Tariol-Baugé, Amélie Diéterle, Eve Lavallière, Mar celle Lender, Germaine Gallois, José Dupuis, Lassouche, Baron, Cooper, Albert Brasseur, Guy, etc., Samuel joua les nouvelles pièces des deux spirituels écrivains et reprit les célèbres opérettes d'Ofïenbach. Puis les revues succédèrent aux opérettes et les vaudevilles aux opérettes. Le 8 novembre 1896 on donnait le Carillon d'Ernest Blum et Paul Ferrier, musique de Gaston Serpette. Le dernier tableau, qui figurait Venise la nuit, sous le ciel étoile, était une merveille. La salle, debout, acclama le directeur. Une atmosphère bleue enveloppait la perspective des cou poles, des campaniles, des palais. Une barcarole était chan tée par Jane Pernyn dans la coulisse. Le cortège du doge, aux magnifiques costumes, descendait l'escalier du Palais ducal dont les marches de marbre blanc étaient baignées de lune... En face, le Bucentaure, reconstitué d'après le modèle conservé au musée de Venise, portait des pages en courts mantelets, toques de velours, et des femmes en longues robes serrées par des ceintures dorées et ciselées.