La Dramaturgie Des Débats Télévisés Des Élections Présidentielles Françaises
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La dramaturgie des débats télévisés des élections présidentielles françaises Il est maintenant établi que la visibilité politique passe prioritairement par la médiation télévisuelle. Cette rencontre entre le principal média de masse et les acteurs politiques en quête du public le plus large n’a rien de surprenant en démocratie où l’élection est pragmatiquement une lutte pour obtenir la majorité des voix. Etre présent à la télévision constitue la première étape nécessaire dans l’itinéraire canonique de l’homme politique contemporain. Pour autant, l’effet vitrine n’est pas suffisant, il ne traduit que le droit d’entrée dans la sphère du débat public et de la compétition pour gravir les postes à responsabilité. A la furtivité de l’apparition doit répondre son inscription dans les séquences du temps politique national. La seconde étape de ce parcours initiatique a pour objectif la figuration durable dans l’agenda médiatique. D’où la lutte âpre pour être invité ou être cité au journal télévisé, devenu le dispositif majeur pour sélectionner les acteurs, faire émerger les thèmes de campagne et scander les temps forts des échanges. De ces formes obligées de l’examen de passage à la télévision, seuls quelques « ténors » émergent. Forts de leur notoriété, ils sont tôt mobilisés en vue de la compétition ultime que représente l’élection présidentielle au suffrage universel. Dernière étape de cette séquence politique à la télévision, le débat d’avant-deuxième tour apparaît depuis un quart de siècle en France comme le point d’orgue de la campagne : à grand événement, grande dramaturgie. La généalogie du débat « à la française » Comme genre, le débat politique est né aux Etats-Unis avec l’affrontement célèbre entre Nixon et Kennedy. L’histoire le fixe comme forme dramatique intense et à portée décisive sur le choix final des électeurs : moins bon dans le débat, Nixon aurait été battu dans le scrutin. Toujours latente dans la classe politique, la crainte des effets tout puissants des médias ne peut empêcher la montée en puissance du genre et sa systématisation. Après son abandon provisoire, sa reprise aux Etats-Unis en fait un modèle exportable. 1974 : en France, les présidentielles seront l’occasion de son intronisation sur proposition de Alain Duhamel. Nouveau genre dans l’arène française, ses règles commencent à être formulées. Les traditions nationales fixent leur empreinte : deux gros chronomètres visibles assurent le contrôle de l’égalité des temps de parole, et par là sa crédibilité dans un pays qui ne connaît plus l’alternance politique. L’arbitrage est assuré par deux journalistes (Jacqueline Baudrier et Alain Duhamel) qui distribuent la parole et veillent à la répartition équilibrée des thèmes. Tenu au studio 101 de la Maison de la radio, le débat met en présence les deux candidats les mieux placés du premier tour. La position assise et le face à face, de part et d’autre d’une table, donnent au débat français sa particularité : comme à 2 l’école, on ne pense bien qu’assis sagement devant son bureau. Ce premier débat apparaît comme une pièce rapportée dans un système marqué encore par le poids considérable de l’écrit. Deux indices, cependant, se révèlent prémonitoires pour l’avenir du genre. Valéry Giscard d’Estaing assoit d’emblée sa stratégie sur un choix scénique où François Mitterrand est dans la position de l’élève qui doit faire ses preuves (en économie). Ainsi défini, le débat devient un jeu de rôles, physique et mental. Le questionneur se montre tour à tour hautain (la main au menton dans l’attente d’une réponse), sensible (la fameuse répartie : « Monsieur Mitterrand, vous n’avez pas le monopole du cœur » ou sévère dans son jugement (« vous êtes un homme du passé »). Grand moment de dramaturgie, le débat-duel rejoint les grands combats d’homme à homme de l’anthologie télévisuelle, au même titre que les affrontements sportifs avec Anquetil et Poulidor dans le cyclisme ou Borg et Mac Enroe au tennis. La similitude de situation se traduit logiquement dans la manière de filmer : le réalisateur du premier débat- Lucien Gavinet- vient du sport et, plus tard en 1995, la caméra qui suit Jacques Chirac dans sa voiture est celle du tour de France. 1981 : le débat est inéluctable tant la montée dramatique atteint son pic avec ce nouvel affrontement des deux candidats déjà présents en 1974. L’occasion de revanche est là. Mis sous pression, François Mitterrand fait sienne la logique propre à la 3 communication audiovisuelle. Sous l’autorité (morale) de Robert Badinter, une commission remodèle le protocole existant et donne des règles pérennes au genre, puisque reprises telles quelles en 1988 et en 1995. Deux d’entre elles sont à retenir, symboles d’une évolution majeure par rapport au débat de 1974: l’énoncé des arguments doit être intégré à une stratégie énonciative. La manière de filmer l’illustre concrètement. Si chaque candidat est assisté du réalisateur de son choix- Ph.Herzog pour VGE, S.Moatti pour F.Mitterrand, les options retenues dans les deux camps diffèrent : d’un côté l’indifférence au type de plan, de l’autre le choix pour l’alternance du plan rapproché et du plan moyen. Serge Moatti s’expliquera peu après dans « les Cahiers du cinéma » (octobre 1981) : « lorsqu’on voit FM en plan moyen, il a un côté ramassé, un peu vieux monsieur enfin monsieur âgé. Il fallait le montrer tel qu’il était…homme de passion et de foi, en gros plan ». Affaire de confiance, l’adhésion passe par l’exhibition des signes de « l’être vrai ». On le voit la syntaxe de l’image détermine le sens, il en est de même avec la gestion de l’espace. La forme frontale du face à face de 1974, qui imprime un tempo rapide et donc risqué pour le débatteur, est remplacée par la figure triangulaire (VGE , FM et les journalistes). Le candidat Mitterrand peut ainsi jouer de l’alternance des adresses, tantôt à son adversaire, tantôt aux journalistes (M.Cotta et J.Boissonnat). Il en use en maître stratège se permettant 4 de réfuter le cadre d’analyse de son adversaire sans le regarder (son regard est tourné vers les journalistes pris en témoin) et en parlant de lui à la troisième personne (« M.VGE, il…). La stratégie de disqualification se fonde sur le pari gagnant d’une combinatoire interactionnelle. 1988 : la situation de cohabitation renouvelle l’intérêt du débat. La manière de filmer s’appuie sur le protocole de 1981 et aucun des deux candidats ne remet en cause l’abandon du plan cut. Le principe du « on ne voit que celui qui parle et pas celui qui écoute » (rappelé par les journalistes M.Cotta et E.Vannier)frustre le téléspectateur tout autant qu’il rassure les débatteurs ! L’écart entre la parole et l’image n’a jamais été aussi grand que lors de la passe d’armes autour de l’affaire Gordji (diplomate iranien soupçonné de collusion terroriste et expulsé de France): J.Chirac reste seul à l’écran au moment où il demande à son adversaire de soutenir ce qu’il vient de dire « yeux dans les yeux ». Quelques (longues) secondes passent et F.Mitterrand , à son tour seul à l’image, réplique avec malice « yeux dans les yeux, je peux dire… ». L’absurdité est totale pour un échange en face à face. La récurrence de marques formelles fait donc sens. Au niveau verbal, ce jeu autour de la répétition des signes est repris par François Mitterrand qui désigne obstinément son adversaire « Monsieur le premier Ministre ». Le ressort dramatique du débat se nourrit de l’incertitude de statut de Jacques Chirac. 5 Restera-t-il le premier Ministre ou parviendra-t-il à se hisser au niveau de sa prétention présidentielle ? La rouerie de son adversaire ne lui laisse guère de chance de s’en tirer. Un malencontreux « Monsieur le Président » finit par lui échapper et le fixe tel qu’en lui- même dans sa fonction de second. De la maîtrise de l’image montrée à la subtilité langagière, le débat intronise le plus habile au jeu des signes. 1995 : au terme d’une campagne au départ sans suspense (tant le succès de Edouard Balladur était donné comme probable), le deuxième tour met en présence Jacques Chirac et Lionel Jospin. Finalistes de haute lutte, ils se mesureront dans un débat formellement identique aux précédents (à l’exception du renouvellement des deux journalistes-arbitres : Alain Duhamel et Guillaume Durand) mais à l’intensité dramatique réduite. Comme le titre Libération le lendemain (3 mai 1995) : « Plus modeste que moi, tu meurs ». Après les grands duels et l’éclat des passes d’armes, semble venue l’heure du profil bas : la politique, entre temps, a cessé de faire rêver. 2002 : le temps de l’écriture de ce texte précédant le temps de l’élection, le lecteur est sollicité pour continuer le récit de cette saga contemporaine… De la mise en scène à la mise en sens La relation entre la télévision et la politique est l’objet de nombreux commentaires, aux thèses tranchées et aux résultats contradictoires (Mouchon, 1995 in la bibliographie générale présentée à la fin du dossier). 6 Certains, écrits en forme de diatribes ou de dithyrambes, ne proposent qu’une lecture de superficie. La focalisation des commentateurs sur les formules- chocs (celles de VGE en 1974: « vous n’avez pas le monopole du cœur » ou « l’homme du passé» et les retours de compliment de François Mitterrand en 1981: « l’homme du passif» et « le petit télégraphiste de Monsieur Brejnev ») sert malheureusement trop souvent de base de classement pour l’archivage ou de motif pour dénoncer le misérabilisme de la télévision en matière d’argumentation politique.