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soMM aire

• Journal littéraire

Michel crépu 9 Debray, Sylvester, Sainte-Beuve, Baudelaire, Leopardi, Pompidou... • grand entretien

cléMent rosset 19 Un maître de la désillusion et édith de la héronnière

• études, reportages, réFleXions

Marc FuMaroli 35 Albi ou la science de croître en demeurant robert Franck et thoMas goMart 59 Entretien Pour une histoire des relations internationales ou vers une histoire globale ? annick steta 66 Adam Smith, le père tranquille de l’analyse économique Marin de viry 73 La viduité altière Jean-pierre naugrette 77 Pourquoi Edward Hopper a-t-il intitulé son chef-d’œuvre « Nighthawks » ? • pourquoi soMMes-nous si crédules ?

gérald bronner 85 Pourquoi nos contemporains sont-ils crédules ? rayMond boudon 95 Quand la science officialise le faux yves bréchet 108 Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques

2 février 2013

et le romantisme

eryck de rubercy 121 , une œuvre colossale thierry clermont 131 Riccardo le Vénitien robert kopp 138 Baudelaire, Wagner, Nietzsche

• CRITIQUES

• Livres frédéric verger 151 Jacques Barzun, Michel Crépu aurélie Julia 161 Odyssée congolaise

• Expositions Olivier Cariguel 167 Quelques instantanés du peintre Jacques-Émile Blanche véronique gerard powell 170 Le musée de la Vie romantique à Paris

• Musique Mihaï de Brancovan 175 Une Carmen ratée

• Disques Jean-Luc Macia 177 De la mise en scène d’opéra, entre controverses et audaces

• notes de lecture 181

Oliver Hilmes par Charles Ficat, Richard Wagner par Charles Ficat, ludwig hohl par Gérard Albisson, Günther anders par Gérard Albisson, Maurice Blanchot et pierre Madaule par Alexandre Mare, romain rolland par Édith de La Héron- nière, Dinu Pillat par Aurélie Julia, Patrick Kéchichian par Aurélie Julia, Yang Jisheng par Frédéric Verger, Edmundo GÓmez mango et Jean-Bertrand Pontalis par Gérard Albisson.

3

Éditorial

est un privilège pour la Revue des Deux Mondes que de célébrer le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner, C’ comme d’un ancien membre de la famille. La grande et capi- tale querelle du romantisme dont la Revue se fit alors l’écho, Baudelaire au premier rang, fait partie des souvenirs prestigieux d’une très longue histoire. D’une certaine manière, nous pouvons dire : « Nous y étions ! » Fort bien. Mais il va de soi qu’un tel privilège ne saurait consister seu- lement dans l’exhibition de quelques rares bijoux, comme une pièce de musée. Si ce bicentenaire a un quelconque intérêt, c’est de révéler à quel point cette affaire du romantisme n’est pas close, qu’elle continue de hanter les esprits et qu’il vaut la peine de continuer à la scruter. La crise romantique a inauguré toutes les autres, qui en découlent : il n’y aurait pas d’histoire des avant-gardes s’il n’y avait pas d’abord une histoire du romantisme à écrire. On lira ici l’article consacré par Frédéric Verger à l’œuvre de Jacques Barzun, grand historien fran- çais du romantisme, mort en octobre dernier à l’âge de 104 ans. Il vivait aux États-Unis, aucun de ses ouvrages n’a été traduit dans son pays natal... Que Wagner, par l’exception de son génie même, ne se confonde pas au sein d’une telle histoire, c’est une évidence dont Nietzsche s’est le premier avisé. Retourner sur les pas de cette histoire comme c’est le cas avec cette nouvelle livraison de la Revue, c’est donc

5 Éditorial

poursuivre, comme l’explique Eryck de Rubercy, un travail de déchif- frement des hantises de notre temps où Richard Wagner demeure un interlocuteur incontournable. L’histoire, la mémoire, ici, une fois de plus, servent à comprendre notre présent. Un présent qui ne cesse d’osciller entre l’idée fantasmatique qu’on s’en fait et la dureté des faits auxquels on s’oppose. Le gouver- nement de M. Hollande en sait quelque chose. Cela s’appelle le « réel » et le philosophe Clément Rosset en parle ici à Édith de La Héronnière avec la malicieuse subtilité qu’on lui connaît : on ne pouvait imaginer meilleure introduction à la question que pose dans ce même numéro le sociologue Gerald Bronner : « Pourquoi nos contemporains sont-ils crédules ? » Question qui fait écho à cette « connaissance inutile » dont Jean-François Revel s’était fait naguère, et avec quel talent, le Socrate du moment. On retrouvera ici, à l’étude de ce mystère de la bêtise humaine, plusieurs contributions magistrales dont celle du grand sociologue Raymond Boudon, ainsi que celle d’Yves Bréchet. La Revue est heureuse enfin d’accueillir Marc Fumaroli, de l’Académie française, au sein de son comité d’honneur. Elle se réjouit également de publier, sous sa plume, cette splendide évocation de la ville d’Albi, laquelle fait suite à un premier récit de voyage au Japon : manière, pour Marc Fumaroli, d’entreprendre une suite de « lieux », où l’art et l’histoire concourent à rendre toujours vive, en dépit de tout, une expérience possible de la beauté. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié. Bonne lecture, M.C.

6 journal littéraire

• michel crépu Debray, Sylvester, Bacon, Sainte-Beuve, Baudelaire, Leopardi, Pompidou...

journal littéraire Debray, Sylvester, Bacon, Sainte-Beuve, Baudelaire, Leopardi, Pompidou...

n michel crépu n

undi Déjeuner avec T. Il dit que le principal sujet de conversation Ldans les dîners, en dehors de l’affaire Depardieu, est la fin du livre papier. Dépôt de bilan de Virgin Megastore, petites librairies confidentielles tellement précieuses balayées comme des fétus, baisse vertigineuse de la lecture chez les jeunes, etc. Je ne sais pas quoi répondre, tant ce tableau de fin d’un monde ne souffre pas la discussion. (Épouvanté je suis, après que P. m’a raconté que son fils passait des nuits entières à des batailles sur jeu vidéo : il a au moins 20 ans, il fait médecine. Des nuits entières, c’est affreux. Quand je pense que mes insomnies étaient balzaciennes ou proustiennes...) Impossible d’objecter quoi que ce soit. Donc silence. En mon for intérieur, n’ayant rien contre les « nouvelles pratiques immatérielles » (comme de commander n’importe quel livre, qui arrive tout de suite par la voie des airs. Et quand bien même m’y opposerai-je ? Don Quichotte lui-même rirait de moi : c’est lui, le personnage à inventer maintenant : un Don Quichotte revenu de tout, riant de lui-même, de ses donquichotteries), je me suis déjà préparé à mes futures conditions de clandestinité livresque. Je m’apprête à redevenir l’amateur-collectionneur du XVIIIe que j’étais dans une vie antérieure. Mes librairies favorites vont devenir mes cabinets de curiosités : mes livres ne seront plus des livres, ils seront des objets de collection, cela ne m’empêchera pas de les lire quand même. Leurs pages ne m’en seront que plus

9 journal littéraire Debray, Sylvester, Bacon, Sainte-Beuve, Baudelaire, Leopardi, Pompidou... précieuses. Par exemple, mes chers vieux livres de poche vont devenir bientôt de petites « rocailles » fort recherchées, hors de prix. Ah, je sens que cela va être délicieux : finir riche antiquaire entre amis raffinés, évoquant le vieux temps autour d’un samovar. J’ai toujours rêvé de faire partie de ce petit groupe de noctambules évoquées par Dostoïevski dans son Journal d’écrivain. Le moment, vers trois heures du matin, où quelqu’un dit : « Messieurs, et si nous parlions de Gogol ? » Et ils en parlent, tandis que le soleil se lève sur la Neva.

Mardi

Hier, tout en lisant l’excellent recueil de Régis Debray Modernes catacombes (1), promenade boulevard Haussmann, à la recherche d’une librairie. J’ai marché depuis le square Louis-XVI jusqu’au musée Jacquemard-André. Pas l’ombre d’une, sauf cette petite, aux étagères tapissées d’ouvrages reliés du Grand Siècle. Un petit homme se tenait là, derrière un immense écran. Je n’ai pas voulu le déranger, il traitait avec un client de Hongkong, comme mes bons amis de la librairie Orientalis, boulevard de Port-Royal, qui en reviennent. À Hongkong se tenait le mois dernier la Foire interna- tionale du livre ancien. Sur la baie, au milieu des tours mirifiques du grand marché mondial, on aura scruté tel exemplaire original des Fables de La Fontaine, comme naguère on maniait avec un linge des statuettes de Sumer. Je dois dire que cette sorte de collision oxymorique entre le plus radical Nouveau et le plus radical Ancien m’enchante. Moi-même, j’ai l’impression de devenir l’un de ces vieux érudits des premiers âges de la Chine. J’ai mes carnets, mes crayons, et je recopie. L’ordinateur ne me sert qu’à ranger. À la fin seulement, quand il n’y a plus moyen de faire autrement. Sinon, il reste muet, replié, je n’ai nul besoin de lui. Alors qu’avec mes chers crayons ! Jamais ma main ne se sera sentie aussi à l’aise avec ma pensée : comme je comprends maintenant ces fameux moines copistes qui ont passé leur vie à recopier la Bible ! Comme un imbécile, j’ai longtemps pensé qu’ils devaient s’ennuyer. Quelle lamentable erreur de vue ! Recopiant inlassablement, ils mangeaient le texte. Oh, je ne sais pas ce qui me retient d’écrire un bon éloge du copiste. Recopier

10 journal littéraire Debray, Sylvester, Bacon, Sainte-Beuve, Baudelaire, Leopardi, Pompidou... est le travail même : je recopie un verset d’Isaïe ou une pensée de Voltaire comme Cézanne ou Picasso copiaient Velázquez et Goya au Louvre. Assimilation d’une forme par son corps même. Je ne lis pas seulement Voltaire, je le deviens. C’est merveilleux. Après, seulement après, je peux produire mon petit cinéma, ma propre lanterne magique. NB, au sujet de Régis Debray : je crois qu’il a bien fait de raser sa moustache, reliquat ultime des années rouges. Cela lui donne un lissé, une courtoisie supplémentaire. Bref, cela fait que les choses passent mieux. Son livre, où il est question de Gracq, de Sollers, d’autres encore, est empreint d’aménité (pourtant, il s’agit de textes écrits il y longtemps, à une époque où l’auteur était peu amène), d’on ne sait quel « je sais bien mais quand même » quasiment d’un gentleman.

Mercredi

Réponse du peintre Francis Bacon à une question de David Sylvester :

« Quand on est hors tradition, comme tout artiste l’est aujourd’hui, on peut seulement chercher à rendre compte de ses propres sentiments vis-à-vis de certaines situations d’une manière aussi étroitement conforme que possible à son propre système nerveux. (2) »

Ce qui est stupéfiant et terrible, à la lecture de cette phrase (prononcée sans doute par Bacon aux environs des sixties), c’est son caractère démodé. L’exigence que Bacon reconnaît à l’« artiste » (ce mot même est démodé) semble aujourd’hui non seulement hors de portée, mais pratiquement inaudible. Je veux dire : que pense Jeff Koons d’une phrase pareille ? Que pense Takashi Murakami ? Que pensent tous les petits malins qui font leur beurre d’une telle surdité ? L’art contemporain (on se demande pourquoi il s’appelle ainsi) est devenu le royaume des petits malins : Koons n’est qu’un gigantesque petit malin dont les réalisations ne compteront jamais autant qu’un simple repentir de pastel par Fragonard. Et pourquoi cela ? Parce qu’il y a plus de risque dans le repentir de Fragonard qu’il n’y en a dans toutes les trouvailles de M. Koons. Ce n’est

11 journal littéraire Debray, Sylvester, Bacon, Sainte-Beuve, Baudelaire, Leopardi, Pompidou... même pas une question d’époque, car je connais tel dessinateur, à l’instant même, qui fait preuve de la même capacité de prise de risque. Très peu de gens le connaissent. Sa clandestinité se déroule à peu près correctement. Il ne se plaint pas. Il vit dans un charmant deux-pièces, rue Roy, près de Saint-Augustin. (C’est une rue minuscule, où il y a encore des pavés qui datent de la Commune.) Nous nous voyons parfois au Tuileries, nous étudions les branches, les demoiselles qui passent, ce sont des dessins mobiles. C’est le motif. Quand nous avons assez des branches et des demoiselles, nous rentrons par la rue de Beaune, où il y a des créatures extraordinaires. Un paysan au bord de l’eau, peint par un contemporain de Corot, un poisson d’argile du Ier siècle après Jésus-Christ, un fauteuil italien des années vingt. Nous pourrions y passer la nuit. « Messieurs ! Et si nous parlions maintenant de ce poisson du Ier siècle ? »

Jeudi

Recopiages divers. Sainte-Beuve, dans le Cahier vert (1834-1847) :

« Pourquoi je n’aime plus la nature, la campagne ? Pourquoi je n’aime plus à me promener dans le petit sentier ? Je sais bien qu’il est le même, mais il n’y a plus rien derrière la haie. Auparavant il n’y avait rien le plus souvent, mais il pouvait y avoir quelque chose. (3) »

Plus tard. Bolingbroke dans ses lettres à Swift dit qu’il ne se pardonnera jamais d’avoir été aussi longtemps la dupe de son ancien collègue et chef de cabinet, Harley, comte d’Oxford : « mais, ajoute Bolingbroke, en voilà assez sur ce personnage que je puis démasquer comme un fourbe, sans m’accuser moi-même d’être un sot ». En lisant cela, je me l’applique à l’égard de Victor Hugo : je ne puis le démasquer comme charlatan sans m’accuser moi-même d’avoir été bien simple : « C’est un homme, me disait M. Molé, qui calcule tout ce qu’il dit, jusques au bonjour. »

12 journal littéraire Debray, Sylvester, Bacon, Sainte-Beuve, Baudelaire, leopardi, Pompidou...

Vendredi

Courteline (dans Ah jeunesse !) parle de petits « dormirs ». Ailleurs, un Thénardier quelconque « ahurissait » son locataire de loyers exorbitants, etc. Sur Rome : « Pareille à un incendie endormi » (Jaccottet) ; « Rome s’est pour ainsi dire remparée de ses calamités » (Chateaubriand). Du même, dans les Études historiques :

« Il ne faut pas croire que les décisions du Sénat fussent le résultat de raisons graves, mûrement examinées ; ce n’étaient que les acclamations d’un troupeau d’esclaves qui se hâtaient de reconnaître leur servitude comme si, entre deux règnes, ils eussent craint d’avoir un moment de liberté. » « La reine Zénobie était si chargée de perles qu’elle pouvait à peine marcher. »

Samedi

Baudelaire :

« Mais le vert paradis des amours enfantines Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets Les violons vibrant derrière les collines Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets. (4) »

Et Leopardi :

« Soir du jour de fête La nuit est douce, claire, sans un souffle Et calme sur les toits, dans les vergers Pose la lune révélant au loin les limpides montagnes Ô mon amie (5) »

Et aussi :

« Je regardais le ciel serein les chemins dorés les vergers la mer lointaine là, et la montagne »

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Dimanche

Square Louis-XVI, qui donne sur la rue Pasquier. Là, dans l’indifférence générale, est le mausolée que Louis XVIII fit construire sur les lieux mêmes où Louis XVI et Marie-Antoinette furent ensevelis vingt et un ans avant d’être portés à Saint-Denis. Tout autour, bistrots, restaurants aux abords de la gare Saint-Lazare, Galeries Lafayette pas loin, etc. Des enfants jouent au pied de ce mausolée vide, d’une tristesse sans égale.

lundi

L’un des succès récents de librairie est l’édition de lettres et documents divers de Georges Pompidou (6). Édition établie et présentée par Éric Roussel, introduite par le fils de l’ancien président, Alain Pompidou. Je dois dire que la lecture de cet ouvrage a été pour moi une révélation. Pompidou, pour les gens de ma génération, n’a jamais voulu dire grand-chose, nous étions trop pris par l’après-68, la pop music, les joints, l’underground. Maintenant je vois mieux comment ce banquier de la maison Rothschild a passion- nément écouté son temps. Quelle incroyable absence de préjugés ! Quelle intelligence des situations ! En 1968, de Gaulle, dépassé par la tourmente, lui dit : « Soyez dur, Pompidou. » Cela veut dire : « N’hésitez pas à faire tirer. » De Gaulle l’a choisi, il avait ses raisons, qui étaient bonnes, de toute évidence. De Gaulle devait penser que Pompidou serait l’homme de la situation pour les années à venir. Mais en même temps, quel abîme entre les deux hommes ! De Gaulle-Pompidou, c’est Louis XIV assis à côté de Vasarely : la Boisserie à Beaubourg. Que serait-il advenu de la France si Pompidou avait vécu plus longtemps ? On peut penser qu’il aurait vu venir la crise du pétrole, c’est-à-dire non pas une brusque anomalie dans le système mais la fin d’un monde. La maladie, la mort n’ont pas permis cela. Il est permis de le regretter à la lecture de ces lettres, qui font voir un homme de finesse, d’humour, courageux, lucide. Ô cette réponse à un article idéologiquement et malhonnêtement hostile d’André

14 journal littéraire Debray, Sylvester, Bacon, Sainte-Beuve, Baudelaire, leopardi, Pompidou...

Fermigier (homme de grand talent au demeurant, personne n’est parfait) parue dans le Nouvel Obs de l’époque, comme on voudrait n’en jamais recevoir de telles ! Après lui, l’intelligence giscardienne, dépourvue de tragique (personne n’imagine Giscard citant Éluard comme Pompidou après le suicide de Gabrielle Russier, en pleine conférence de presse, dans un silence vertigineux). Mitterrand, ensuite, c’est le retour du XIXe siècle et le brouillage idéologique pervers : l’abolition de la peine de mort mais aussi Bousquet, l’ami fidèle, qui eût dû se trouver dans le box, à Bordeaux, aux côtés de Papon.

Mardi

Sujet de récit : « Quand j’étais Don Quichotte. »

1. Régis Debray, Modernes catacombes, Gallimard, 2013, 320 pages, 21 euros. 2. David Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, Flammarion, 2013, 24 euros. 3. Sainte-Beuve, Cahiers I. Le Cahier vert (1834-1847), Gallimard, 1973, 520 pages. 4. Charles Baudelaire, « Moesta et errabunda » in les Fleurs du mal, Librio Poésie, 2012, 157 pages, 2 euros. 5. Giacomo Leopardi, « Le soir du jour de fête », in Canti, Gallimard, coll. « Poésie », 1982, 264 pages, 9 euros. 6. Georges Pompidou, Lettres, notes, portraits, 1928-1974, témoignage d’Alain Pompidou, préface d’Éric Roussel, Robert Laffont, 2012, 540 pages, 24 euros.

15

grand entretien

• Clément rosset

grand entretien

un maître de la désillusion

n entretien avec clément rosset réalisé par Édith de La Héronnière n

epuis 1960, date de la parution de son premier essai, la Philosophie tragique (1), écrit à l’âge de 18 ans, Clément Rosset conduit une D­recherche sur ce qu’il appelle le « réel ». Ce singulier philosophe, qui ne détesterait pas être traité d’idiot – au sens premier d’idiôtès : « particulier, simple, unique » – est aussi le plus joyeux des penseurs, cette joie n’élimi- nant jamais le sérieux, et le plus imprévu dans les références de son immense culture où Montaigne, Pascal, Nietzsche, Schopenhauer et Bergson voisinent avec Jules Verne, Hergé, Novarina ou Raymond Roussel. Bref, rien d’académique chez ce philosophe rigoureux, enquêtant sur les stratégies conçues par l’homme, consciemment ou inconsciem- ment, pour éviter la rencontre avec le réel et se priver, par là, de la joie que peut procurer l’acceptation de son infinie richesse existentielle. Chacun de ses livres aborde un nouveau versant de ce rapport que nous entretenons avec le donné : l’illusion, le double, l’ombre, le reflet, l’écho, l’image de soi, l’esquive,­ l’oubli, l’espoir, tous ces refus de l’immédiat, du simple, de l’imprévu ­dont la source est une incapacité d’attention à la vie : « S’il est une faculté humaine qui mérite l’attention et tient du prodige, c’est bien cette aptitude, particulière à l’homme, de résister à toute information extérieure dès lors que celle-ci ne s’accorde pas avec l’ordre de l’attente et du souhait. (2) » Philosophe du désespoir fécond et de la joie tragique, Clément Rosset

19 grand entretien Un maître de la désillusion

trace un chemin de pensée dans l’incertitude, qui est aussi un art de vivre et de goûter le présent. Il nous offre une belle démarche de la pensée, faisant fi des refuges que sont l’ailleurs et l’au-delà. Si Clément Rosset a conduit son attelage avec tant d’allant dans les eaux troubles du déni de réalité, il n’a jamais manqué de brocarder au passage les philosophies qu’il soupçonnait de connivence avec l’ennemi, celles qu’il appelle « les illusionnistes » : pointe au corps pour les structuralistes avec le pamphlet les Matinées structuralistes (3) ; direct du droit pour les évolutionnistes avec sa Lettre sur les chimpanzés (4) ; sans compter les coups de pied assez réguliers dans les tibias de la thérapeutique psychanalytique, comparée avec le diable dans le Régime des passions (5), à l’avantage, bien sûr, du diable, lequel s’en sort honorablement. Chaque fois que Rosset rencontre sur son passage un châ- teau de cartes conceptuel, il s’emploie à souffler sur la précaire construction pour la faire s’effondrer. C’est dire si la lecture de ses essais est roborative. Il est une autre raison à cela, c’est la qualité de sa langue. Rosset est philosophe et écrivain, soucieux de la claire formulation de sa pensée. Pour lui, d’ailleurs, l’écriture et la pensée ne font qu’un : « l’écriture est la pensée elle-même » et « là où les mots manquent­ pour la dire manque aussi la pen- sée », là où les mots abondent également, comme dans la grandiloquence qu’il fustige à maintes reprises. Plusieurs de ses livres, notamment le Choix des mots (6) traitent de la question du langage et de ses distorsions visant à brouiller les pistes de la claire compréhension. Ses deux derniers livres abordent une nouvelle fois le continent ­du réel, sous un angle insolite. L’Invisible (7) traite de l’hallucination ou de ­l’illusion de perception : que voyons-nous lorsque nous ne voyons rien ? À cette profonde réflexion sur la faculté humaine de voir l’invisible, d’entendre l’inaudible, de ne penser à rien, de ne parler de rien, fait écho Récit d’un noyé (8), l’expérience d’hallucinations ayant envahi la conscience du philo- sophe à la suite d’une noyade dans les eaux de Majorque. Pendant quelques semaines, sur son lit d’hôpital, Clément Rosset a vécu des aventures extra- ordinaires dans un monde imaginaire où s’entrechoquaient des éléments d’un malaise physique réel et des histoires d’une précision et d’une invention ­rocambolesques, dignes du meilleur James Bond, lesquelles étaient deve- nues, à son grand étonnement, sa réalité. Aussi est-ce de la joie que l’on éprouve à la lecture de ces deux der- niers ouvrages : celle induite naturellement par la finesse d’une pensée et l’art du penseur à défricher sans relâche les chemins du réel ; celle suscitée par la secrète jubilation du conteur à nous faire le récit de ces histoires épou- vantables qui ont la vertu de provoquer chez le lecteur un grand éclat de rire. Édith de La Héronnière

20 grand entretien Un maître de la désillusion

evue des Deux Mondes – Est-ce depuis toujours, Clément Rosset, que vous vous intéressez au réel ? RClément Rosset – Cette problématique du réel, le mot « réel » lui-même, d’ailleurs, n’appartient pas à la première moitié de mes livres. Même s’il est préparé par tout ce dont j’ai parlé auparavant, il n’appa­raît nommément qu’à partir du livre le Réel et son double (9). De ce moment-là, je n’ai plus lâché l’idée ni le mot. J’ai beaucoup traité la manière dont l’espèce humaine avait trouvé des moyens de croire ou de pouvoir éviter ce qui est le réel le plus cruel, le plus urgent et le plus inévitable, cette tactique prodigieuse chez l’homme, quand le réel va trop loin dans l’horreur, le pénible, l’insup­por­table, de le tenir à distance, tandis que dans un livre comme la Force majeure (10), j’ai parlé d’un tout autre aspect du réel, qui m’inté- resse au fond beaucoup plus et qui est son aspect réjouissant.

Revue des Deux Mondes – Vous faites le constat que deux attitudes prévalent face au réel : l’effroi ou l’inattention. Qu’y a-t-il dans la nature du réel qui puisse expliquer cette constante de terreur et d’évitement ? Clément Rosset – Bien entendu, le réel n’est pas seulement source de peur, d’effroi, d’inattention, etc. Le réel est source de tout ce qui existe en matière de réactions, de sentiments, et s’il est la source de l’inquiétude, et même de la plus grande inquiétude, il peut être aussi la source de la plus grande joie. En ce sens-là le réel est un peu ce que Spinoza appelait la nature, Natura, c’est-à-dire le monde, ce qui existe. Ce qui est, avant d’être redoutable, est d’abord matière, et seule matière, de réjouissance, et des plus hautes réjouis- sances que connaisse l’homme durant sa vie. En ce sens, j’irai avec Spinoza jusqu’au bout pour dire que le réel c’est la Natura dont il parle, mais Natura sive Deus, ou plus exactement Dieu et la nature séparés. Par conséquent, avant de pouvoir paraître comme un Satan, le réel peut paraître comme le Dieu absolu, l’œuvre de Dieu. Donc c’est une partie, un aspect du réel dont je dis qu’il peut être objet d’inattention, objet d’effroi, objet d’évitement, de terreur.

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce qui fait que l’homme a besoin d’éviter le réel ? Pourquoi fait-il tout pour l’éviter ? Clément Rosset – Pascal avait déjà un peu répondu à la question. Je crois qu’il y a énormément de titres à invoquer ou de ­raisons qui puis- sent contribuer à rendre le réel, dans certaines circonstances, horrible.

21 grand entretien Un maître de la désillusion

On peut en citer quelques-unes : une infirmité, une maladie incurable qui vous conduit à la mort. Mais on peut citer bien autre chose aussi. Par exemple un emprisonnement de quarante ans, ou tout simplement une rupture amoureuse inattendue avec une personne à laquelle vous teniez infiniment, qu’aucun symptôme avant-coureur n’annonçait le moins du monde après dix, vingt, trente ans d’entente plus que cor- diale. Rien ne vous préparait à cette éventualité. Et puis brusquement, du jour au lendemain, une lettre sur le bol du petit déjeuner, après que l’amie soit partie, vous instruit que désormais vous ne la reverrez plus. Ça paraît extraordinaire, mais cela arrive un peu à tout le monde. Quand cela m’est arrivé, je me suis mis, à un âge certain, à admirer les jeunes gens et jeunes filles que je voyais autour de moi, étudiants et étudiantes, qui vivaient trois mois d’une lune de miel à ne pas pouvoir se quitter une heure et qui entraient un beau jour en disant : « Ah, tu sais, j’ai rompu avec Charlotte ! » – Je pense à la Charlotte de Goethe, évidemment ! – « Oui, nous avons rompu hier. Nous ne nous reverrons jamais. À propos, tu aurais un peu de champagne ? On va fêter ça. » Je me suis toujours demandé : « Mais comment font-ils ? Quelle assistance extraordinaire de Dieu ont-ils pour passer ce cap en une minute ? » Ce désarroi, je l’ai décrit dans quelques lignes d’un livre qui s’appelle le Réel, traité de l’idiotie (11). Il y a cent mille autres cas. La mort d’un enfant. Je ne peux pas en parler personnellement parce que je n’ai pas d’enfant. Mais la mort d’un enfant de 18 ans par suicide me paraît le comble de l’horreur. Je n’arrive pas à comprendre­ com- ment, quand on est père, on parvient à passer le cap. Cela me paraît le sommet de l’horreur, le comble de l’épouvante et du désespoir.

Revue des Deux Mondes – Vous citez là des extrêmes du réel... Clément Rosset – Non, l’extrême du réel englobe tous ces mal- heurs et il s’appelle la mort. Et la mort, nous le savons depuis que nous avons 3 ou 4 ans, un peu plus quelque fois, est comme une sorte de bandeau sur les yeux qui nous interdit tout projet, qui rend dérisoire tout investissement ou toute entreprise amoureuse ou artis- tique, même l’écriture d’un livre. Pascal a montré très justement que si nous n’avions pas un bandeau pour nous la cacher, personne ne ferait rien. Nous n’irions même pas acheter du pain.

Revue des Deux Mondes – Mais vous, Clément Rosset, vous tra- vaillez à ôter ce bandeau, tous les bandeaux...

22 grand entretien Un maître de la désillusion

Clément Rosset – En effet. C’est conforme à une vision du monde que j’ai exprimée quand j’avais 18 ans qui est que plus on est capable d’affron­ter la vérité plus on est fort et plus on a d’assu­ rance de mener la vie la plus sage, la plus heureuse et la plus joyeuse du monde. Cela m’a conduit, dans un livre de jeunesse, indéfendable sur le plan du style, mais que j’ai réédité quand même, la Philosophie tragique, à associer, comme l’avait fait Nietzsche dans l’Origine de la tragédie, la plus grande connaissance du tragique et la plus grande joie. C’est un thème que je reprends également dans la Force majeure, qui exprime cette connaturalité entre la connais- sance de la vérité, fût-elle la plus horrible, comme la mort, et l’apti­ tude à la joie de vivre. Certains dictons l’expriment, par exemple un dicton espagnol qui va vous paraître extrêmement trivial, mierda que no ahoga abona, c’est-à-dire « une merde qui ne vous étouffe pas vous enrichit ». Chez Nietzsche, il en existe une expression moins triviale, dans son livre de 1888, Crépuscule des idoles : cette formule qu’il a apprise à l’école de guerre de la vie : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » Pour revenir à votre question, je ne veux arracher le bandeau de personne. Tout ce que j’ai écrit a toujours consisté en des procès ou des éclaircissements que je me donnais à moi-même, comme doit le faire, je crois, toute personne et notamment tout philosophe – enfin presque tout philosophe, parce qu’il y a des philosophes qui s’occupent au contraire d’expliquer aux autres ce qu’il faut faire, ce qu’il faut penser, pour qui il faut voter, etc.

Revue des Deux Mondes – Et qui ont tendance à brouiller les pistes… Clément Rosset – ... plutôt que d’aller au nœud du problème. Pour ma propre gouverne, effectivement, j’ai plutôt songé à extraire et à chasser de moi toute réaction qui impliquait une certaine non- acceptation de la réalité. C’est à partir du Réel et son double que j’ai vu le rapport entre le fait de refuser de voir la réalité et ce que ­j’appelle le double, ce que j’explique dans pas mal de livres. Cette tendance à fermer les écoutilles, qu’on pourrait aussi appeler une politique de l’autruche, je la pourchasse, mais pour moi. Si l’immense ­majorité des humains ne peut vivre qu’avec un refus absolu de voir quoi que ce soit, tant mieux pour eux. Qu’ils n’enlèvent pas le bandeau. Ce pourrait être extrêmement fâcheux.

23 grand entretien Un maître de la désillusion

Revue des Deux Mondes – Ne seriez-vous pas un puritain dio- nysiaque ? Clément Rosset – Oui, j’en ai conscience ! Je ne suis jamais arrivé à bien comprendre comment, dans mon intimité physiolo- gique et psychologique, il y a des traits extrêmement bon vivant et en même temps un mur, un fond puritain. Mais, comme disait Faulkner : « Entre deux bouteilles de bourbon, je sais que je suis puritain, mais dans le bon sens. »

Revue des Deux Mondes – Cézanne, dans le livre de Joachim Gasquet, parle, à un moment donné, de l’« héroïsme du réel ». Cela fait penser à votre propre démarche... Clément Rosset – Je crois que vous auriez pu penser aussi à peu près à tous les peintres, du moins la majorité d’entre eux. Rendre le visible à sa manière est toujours très particulier. La pein- ture, c’est le voir. Hegel l’a dit très justement, l’objet de la peinture, c’est voir. Et voir, c’est voir le réel.

Revue des Deux Mondes – Pas chez les surréalistes ! Clément Rosset – Justement, je ne les considère pas comme des peintres. À l’exception de quelques années de Chirico ou de certaines bizarreries de Delvaux. À l’exception aussi d’une peinture qui me plaît, celle d’Yves Tanguy, que je trouve d’une élégance et en possession d’un style qui efface complètement l’intention surréaliste un peu bête.

Revue des Deux Mondes – Tanguy est proche de l’abstraction... Clément Rosset – Oui, mais enfin il y a des procédés d’ombres contradictoires, de solides qui deviennent liquides, quelques élé- ments qui le rattachent au surréalisme. Lui, ainsi que les deux autres que je vous ai cités, sont des peintres qui, malgré qu’ils aient été hau- tement revendiqués par les surréalistes, procèdent d’une vision du monde, d’une vision de la peinture qui ne me paraît pas d’essence ­ surréaliste ; de même qu’un auteur, littéraire celui-là, qu’ils ont beaucoup accaparé et contribué heureusement à faire connaître, Raymond Roussel. Je parle souvent de lui, et encore dans mon tout dernier livre, l’Invisible. Avec les années, c’est un auteur que j’aime de plus en plus et qui me fait de plus en plus rire. Il ne me paraît pas du tout relever de la vision du monde surréaliste. Il est aussi étranger au surréalisme que Freud, par exemple, que les surréalistes

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croyaient être l’un des leurs à propos du rêve et qui n’était nul­ lement des leurs. Chez Roussel, l’imaginaire ne relève pas de l’imagi- nation surréaliste, qui consiste toujours à contredire le réel. Bien sûr c’est un peu le principe de Roussel aussi, mais il met à la place de la réalité un réel hautement fantasmagorique, fantastique et cocasse par le biais d’une écriture étonnante, ce qui fait que je ne vois pas du tout en Roussel un personnage pré- ou ­co-surréaliste.

L’illusoire et l’imaginaire

Revue des Deux Mondes – Vous êtes un traqueur d’illusions, une sorte de maître de la désillusion métaphysique, morale, psycho- logique. Dans votre dernier livre, l’Invisible, vous vous attaquez aux illusions de perception... Clément Rosset – J’ai beaucoup travaillé – enfin je n’aime pas ce mot, « travailler » : écrire n’est pas exactement un travail, c’est beau- coup plus gai que ça –, j’ai beaucoup écrit sur la faculté humaine de ne pas voir ce qu’on a sous les yeux. J’en donne de nombreux exemples, dans la littérature et la vie quotidienne. Mais l’aptitude à s’interdire de percevoir, ou l’absence même de perception de ce qui est sous notre nez…

Revue des Deux Mondes – Ce que vous appelez la « faculté anti- perceptive » ? Clément Rosset – En effet. De cette faculté anti-perceptive, j’ai voulu faire un divertissement final – parce que je commence à avoir envie de me reposer – sur une faculté exactement connexe, qui va de pair avec elle et qui est la faculté, non de ne pas voir ce qu’on a sous les yeux, mais de voir ce qu’on n’a absolument pas sous les yeux parce que ça n’existe pas.

Revue des Deux Mondes – C’est le sujet de vos deux derniers livres, l’Invisible et Récit d’un noyé, qui se font écho l’un à l’autre... Clément Rosset – Cela relève un peu du même sujet, c’est-à- dire de la fuite devant le réel. Puisqu’on a décidé de ne voir que les choses acceptables, ou la version acceptable de la réalité, il faut bien avoir aussi la faculté de voir un certain nombre d’hallucinations qui

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permettent d’appuyer ou de conforter cette semi-cécité sur certains sujets. On a alors une semi-voyance qui peut prêter à des analyses assez intéressantes et que Jean Paulhan, dont je me suis inspiré dans ce livre, avait déjà bien décrit dans plusieurs livres, notamment dans l’Entretien sur les faits divers (12), quand il fait dire cette chose admi- rable à un adjudant qui passe en revue son régiment : « J’en vois qui n’y sont pas ! » Avant d’en faire carrément un divertimento, avec des exemples en peinture, en littérature, en poésie, je suis parti d’une relecture d’un texte de Wittgenstein où il est question d’un bonhomme esquissé par trois traits et dont tout le monde dit « tiens, ça me rappelle quelqu’un », alors qu’en fait ça ne rappelle absolument personne. C’est pourquoi j’ai failli appeler ce livre « Variations sur un thème de Wittgenstein ». À partir de cette réflexion de Wittgenstein, je donne mille exemples dans des domaines très divers qu’il m’a beaucoup amusé d’explorer, comme la musique.

Revue des Deux Mondes – Vous évoquez ceux qui pensent que le sens des notes est en dehors des notes... Clément Rosset – Ou entre les notes : beaucoup de musiciens, et même d’excellents musiciens, peuvent vous dire que la vraie musique est entre les notes. Cela revient exactement au même que de dire comme ce peintre, joué par Robert Le Vigan dans le film célèbre Quai des brumes, qu’il ne peint pas les choses elles-mêmes, mais ce qui est derrière les choses. Le langage musical est doublement wittgensteinien puisque le langage organique, le langage articulé n’exprime rien que lui-même, mais laisse penser qu’il y a tout de même un contenu exprimé. Tandis que l’analyse de la musique, comme l’a assez bien mon- tré Stravinsky, prouve à l’évidence que la musique s’en tient à son propre contenu : les notes disent tout. Comme les notes ne disent rien, à la différence du langage, c’est une double confirmation de la thèse de Wittgenstein. C’est pour ça que je me suis laissé aller sur ce sujet de la musique, qui m’intéresse de toute façon beaucoup.

Revue des Deux Mondes – Vous avez un chapitre très percutant sur le langage : « Ce que parler veut dire ». Quelle est cette fonction « phatique », pour reprendre le terme de Roman Jakobson, de ces mots qui sont là pour meubler le vide ?

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Clément Rosset – Ou faire semblant de meubler le vide. Le plus étonnant est qu’ils ne meublent rien du tout et qu’on peut entendre des gens comme le Premier ministre, le président de la République, un excellent chef d’orchestre les employer. En général, c’est tout de même l’indice d’une intelligence limitée et d’un langage également limité. Mais la mode se répand parmi des gens qu’on ne soupçon- nerait pas. Le mot « voilà », par exemple, ne veut abso­lument rien dire : voilà – voir quoi ? et là où ? Son côté « phatique » (du grec phatis : « ce que l’on dit » ; dérivé de phanai : « déclarer, affirmer, dire ») assure une fonction de coordination. C’est comme « allô », le mot phatique par excellence selon Jakobson. « Allô » ne dit rien, n’annonce rien, sinon « tu m’écoutes, je t’écoute », comme « voilà », « c’est ça », « c’est comme ça ». Si vous écoutez sur Radio Classique l’émission d’Olivier Bellamy, qui invite souvent de bons interprètes, vous constaterez que, sur une heure, la moitié des mots que pro- nonce l’invité c’est : « voilà ». Et c’est tout à fait inconscient.

Revue des Deux Mondes – En admettant que toute illusion soit abolie, pensez-vous que l’imagination en serait libérée ? Clément Rosset – Je vous répondrai oui sans aucun doute. Je m’en suis expliqué dans un tout petit texte qui s’appelle l’Ima- ginaire, que j’ai repris en post-scriptum d’un livre plus récent, Fantasmagories (13). L’oubli des illusions ne peut être que favo- rable à l’éclosion de l’imagination et le fait de s’illusionner ne peut être que contraire à la liberté de l’imagination, qui est un domaine qui n’entre­tient pas d’illusion. En tout cas, il existe une opposition complète entre l’imagination d’une part et l’erreur et l’illusion d’autre part. L’imagination peut vous présenter des choses qui n’existent pas, bien entendu – voyez Don Quichotte avec ses moulins, ses moutons, sa marionnette –, mais l’imagination ne se trompe pas. D’ailleurs Don Quichotte ne se trompe jamais. Il dit : « J’ai vu ci ou ça », il cite les noms, mais il en attribue la responsabilité à l’enchan­ teur Freston. Il n’a pas du tout perdu la raison. Il est tout prêt à reconnaître, à payer les dégâts. Tandis que l’erreur la plus perni- cieuse pour moi, c’est le domaine de l’illusion, le fait de s’abuser soi-même. Je suis un grand ami de l’imagination. Je la place très haut, tant chez les poètes que chez les peintres, chez tous ceux qui pro- fitent de cette faculté à plein. Je ne parle pas seulement de l’imagi-

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nation qui consiste à se rappeler comment est un visage, mais de l’imagination constructive – ce qui a été le cas, apparemment, dans mon livre Récit d’un noyé. Cette imagination ne contrevient jamais à la vérité. Alors que l’illusion a pour ennemie principale la vérité.

Revue des Deux Mondes – L’imagination n’appartient donc pas, selon vous, au domaine du double ? Clément Rosset – Pour moi, jamais. Je me suis expliqué sur ce point très important. L’imagination est plutôt une hallucination pro- tectrice, une hallucination vague. Tandis que quand on se protège du double, on se protège d’une vision ou d’une idée aussi floue et imaginaire que ce que j’écris dans l’Invisible, mais le bouclier pour repousser in extremis l’horreur du réel qui approche n’est pas de bonne qualité. S’il peut consoler, si ça se termine bien, tant mieux, que personne ne se dispense de porter un bouclier. Mais à la fin des fins, ce qui vous protège le mieux du réel, c’est de ne pas avoir le moindre bouclier pour l’affronter, le contempler, en profiter ou, dans les cas tragiques, l’admettre. Je vous parle ici de la sagesse de Montaigne. Sur ce point et sur tant d’autres, je n’ai rien inventé.

Revue des Deux Mondes – Que pensez-vous alors du monde des idées platonicien qui préexisterait à notre monde, lequel serait, lui, illusion ou reflet ? Clément Rosset – J’admire l’écrivain, le poète et certains dia- logues plus que d’autres. Mais d’une manière générale, tout ce qui suppose deux mondes chez Platon, chez Kant, chez Hegel, chez Heidegger me semble relever de formes très élaborées, très intéres- santes, très poétiques, du double. Je dirais : des formes de première classe du double. Mais je pense aussi, et je m’en suis expliqué dans de petites conférences au Mexique (14), que ce que je cherche avec le réel ne diffère guère de ce que cherche Platon avec les idées, Aristote avec la forme, Kant avec le noumène. Les philosophes de jadis cherchaient, eux aussi, ce qu’il y a de plus réel. Pour Platon, l’idée est plus réelle que tout. Ce qui fait que, curieusement, tout en rejetant un peu tout le monde, je suis tout à fait d’accord avec eux et je crois m’inscrire dans la tradition philosophique qui consiste à chercher ce qui existe, ce qui est vrai. Chacun avance par sa propre voie, et ces voies sont complètement différentes.

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Des hallucinations rocambolesques

Revue des Deux Mondes – Venons-en maintenant à votre noyade. En fait, vous avez failli vous noyer à Majorque en 2010... Clément Rosset – Je me suis noyé, tout en douceur, sans la moindre angoisse – une mort qui, si elle avait eu lieu, aurait été la plus divine qui soit : aucune conscience de mourir, pas d’agitation, pas d’étouffement, rien. Il faisait un soleil terrible. J’étais fatigué de nager. J’avais encore quelques dizaines de mètres à faire avant de regagner la rive à la nage. Toujours est-il que j’ai eu l’idée d’aller faire une petite sieste au fond de l’eau, comme si j’allais me reposer au salon. Cela me rappelle l’histoire très drôle de ces alpinistes suisses qui montaient sur l’Aconcagua, en Argentine, à 7 000 mètres d’altitude. On peut y monter sur une de ses faces par un chemin tranquille. Mais lorsqu’on ne s’est pas préparé, la perte progressive d’oxygène peut provoquer un mal des montagnes très dangereux. Depuis un moment, ils grimpaient sans dire un mot. Et voilà que l’un d’eux dit à l’autre : « Tu sais, Bernard, je me sens un peu fatigué, je vais aller m’étendre cinq minutes dans la biblio- thèque. » (Rire.) C’est exactement ce qui m’est arrivé : une petite sieste au fond de l’eau. Mais comme je n’étais pas un poisson… D’après ce qu’on m’a dit, je suis arrivé à l’hôpital assez tard et il était grand temps. On dut me tabasser interminablement pour qu’enfin je me réveille.

Revue des Deux Mondes – Ce qui n’existe pas, dites-vous, est invisible. Pourtant, vous avez beaucoup halluciné au cours de votre séjour à l’hôpital de Majorque, à la suite de votre noyade. Avez-vous vu réellement des scènes qui n’ont pas existé ? Clément Rosset – Je ne les ai pas vues de mes yeux, je les ai vues des yeux de mon imagination. Nous ne connaissons guère les mécanismes du cerveau. Nous ne savons pas comment s’opère la perception de ces hallucinations. Nous ne savons pas très bien, d’ailleurs, comment s’opère la perception normale, mais je serais incapable de vous dire si j’ai halluciné, si j’ai rêvé.

Revue des Deux Mondes – Cauchemardé ? Clément Rosset – Non, c’est très curieux. Au cours de ces trois premières semaines d’hôpital, je rêvais de choses horribles, mais je

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vivais tout cela comme les chapitres d’un roman qui était la réalité, qui était le vrai. Il s’agissait d’un discours intérieur. J’étais comme dans un roman de Dostoïevski que je ne voulais pas lâcher. Je disais aux médecins : « Faites ce que vous voulez, mais laissez-moi ter- miner mon histoire. » Quand je reprenais conscience pendant trois secondes et que je voyais l’infirmière, je me disais : « c’est un mau- vais rêve », et je replongeais aussitôt dans le réel qui était constitué pour moi, à ce moment-là, de choses assez étranges, il faut l’avouer.

Revue des Deux Mondes – C’est en effet une floraison assez cocasse. Vous êtes séquestré par les Néo-Mexicains, menacé de mort par des Américains, roué de coups par des infirmières suisses, invité à déjeuner par Cicéron ; il y a des bombes sur le point d’exploser, des coiffeuses criminelles, des manuscrits inédits de Chopin, beaucoup de menaces… Clément Rosset – Ces hallucinations m’ont sauvé parce que pendant trois semaines j’ai été entre la vie et la mort et je n’en avais pas conscience, étant trop occupé à retourner là où les choses urgeaient : la bombe japonaise, l’attaque des Néo-Mexicains, l’invi- tation à déjeuner de Cicéron, etc. Je trouvais tout ça très normal : le train qui traverse l’Afrique de Djibouti à Brazzaville, le ballet de singes et de marsouins. Je ne me suis étonné de rien. Là où j’ai été tout de même ennuyé, c’est lorsque les Américains m’ont enfermé à vie. Ils m’ont dit : « Vous êtes ici jusqu’à la fin de vos jours, mais si vous vous embêtez trop on vous fournira un peu de poison. » J’ai vécu ça comme un reste de pitié chez les types du FBI qui n’étaient pas aussi cruels qu’ils en avaient l’air. Mais toutes ces histoires se sui- vaient de manière impeccable. Quelquefois elles s’interrompaient.

Revue des Deux Mondes – Souvent à temps, avant que la bombe n’explose. C’est quand même pas mal que ça s’interrompe... Clément Rosset – Oui, c’est pour ça que ça n’a jamais eu un caractère dramatique. J’avais soif et j’étais à l’étroit. Pour le reste, je voyais d’un meilleur œil mes tueurs néo-mexicains ou la dame qui voulait me séquestrer que les médecins, qui me rappelaient fâcheu- sement la réalité des choses. Mais lorsque j’ai repris mes esprits, j’ai dû passer un jour ou deux à faire le tri entre ce qui m’était réellement­ arrivé et les hallucinations, tant l’impression de présence était forte dans cette réalité que j’avais vécue sur le mode hallucinatoire.

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Revue des Deux Mondes – Vous mourez de soif, vous êtes conti- nuellement attaché… Ces scènes avaient-elles un substrat de réalité ? Clément Rosset – La soif, contrairement à ce que dit mon ami Garcin dans son article, je ne l’ai pas inventée. Quand je suis arrivé à l’hôpital, l’interdiction de boire de l’eau a été la première chose dont on m’a averti. J’étais à ce moment-là à peu près lucide et je pensais que je n’allais rester qu’un jour ou deux à l’hôpital. J’y suis resté deux mois. J’ai demandé aux médecins un verre d’eau et ils m’ont répondu que pendant plusieurs semaines je n’aurais pas le droit de boire. Le thème de l’eau revient à maintes reprises dans ces hallu- cinations, y compris lorsqu’il faut aller chercher l’eau gazeuse d’un certain volcan des Apennins pour la recette que madame Cicéron mère veut me faire goûter. Certains laissent entendre qu’en fait ce n’est pas de l’eau qu’il me fallait, mais du vin. C’est sans doute pour ça qu’apparaît l’élixir rouge. La soif est une torture. Je rêvais de cascades et de jardins, j’étais persuadé que j’étais en Savoie et j’entendais le bruit des sources. Je voyais de grands verres d’eau glacée avec un petit peu de citron, la buée qui se pose sur les bouteilles. Je voyais les médecins parler de mon cas en buvant un verre et en disant : « Hum, il est encore meilleur que d’habitude ! » Au premier petit verre d’eau, quelques semaines plus tard, j’ai eu l’impression de boire un grand cru. Rien ne peut approcher de la jouissance qu’il y a à boire un verre d’eau quand on meurt de soif. Quant à l’impression d’enfermement, elle était due au fait que je ne pouvais pas bouger. Ils avaient des lits tout petits, des lits pour bébé. C’était atroce ! C’est pour ça que je me suis toujours senti plus ou moins entravé, même si je me promenais dans la Rome antique ou dans une villa à Catane. C’était une partie du réel qui interférait dans mes hallucinations, mais le reste était de véritables hallucinations.

Revue des Deux Mondes – Votre imagination a-t-elle joué a ­posteriori ? Clément Rosset – En dehors de l’écriture, je n’ai rien inventé. Ce que j’ai inventé, ce sont les mots pour le dire. Encore que cer- tains mots soient venus naturellement au cours de ces hallucina- tions. J’ai essayé de rendre ça très simple et très lisible. Le contenu m’a été donné par les événements, par les songes, par le bon Dieu, par le diable peut-être…

31 grand entretien Un maître de la désillusion

Revue des Deux Mondes – Probablement… Il est dans tous les lieux intéressants où il faut être... Clément Rosset – Un an après l’événement, j’ai commencé à prendre des notes de toutes ces hallucinations. Il y en avait deux ou trois fois plus que celles notées dans le livre. Ces souvenirs extrava- gants étaient d’une précision telle que rien n’a été ajouté ni changé. Ce qui m’a étonné, c’est d’avoir imaginé toutes ces choses sur le mode du réel et non comme dans les rêves, où les histoires sont souvent très décousues, avec des absurdités. Puis je me suis mis à écrire l’Invisible, pour manger le pain avant le jambon, si je puis dire. Ensuite, j’ai écrit Récit d’un noyé, ce qui a été pour moi un très grand plaisir.

Revue des Deux Mondes – Dieu est l’Invisible par excellence, et on sent sa présence en filigrane dans tout le livre. Vous citez à son propos la belle définition qu’en donne Valère Novarina : « Un trou essentiel dont bâille de partout la circonférence au milieu. » Est-il à vos yeux l’illusion majeure ? Clément Rosset – Aucunement. Sur cette question, je m’accorde ­ avec la prudence de Hume et la sagesse de Cioran, qui a écrit : « Croire en Dieu vous dispense de croire à quoi que ce soit d’autre, ce qui est un avantage appréciable. »

1. Clément Rosset, la Philosophie tragique, PUF, 1960, rééd. 1991. 2. Clément Rosset, le Principe de cruauté, coll. « Critique », Minuit, 1988. 3. Clément Rosset, les Matinées structuralistes, sous le pseudonyme de Roger ­Crémant, Robert Laffont, 1969. 4. Clément Rosset, Lettre sur les chimpanzés. Plaidoyer pour une humanité totale, suivi d’Essai sur Teilhard de Chardin, Gallimard, 1965, rééd. 1999. 5. Clément Rosset, le Régime des passions, Minuit, 2001, p. 40. 6. Clément Rosset, le Choix des mots suivi de la Joie et son paradoxe, Minuit, 1995. 7. Clément Rosset, l’Invisible, Minuit, 2012. 8. Clément Rosset, Récit d’un noyé, Minuit, 2012. 9. Clément Rosset, le Réel et son double. Essai sur l’illusion, Gallimard, 1976, rééd. 1993. 10. Clément Rosset, la Force majeure, coll. « Critique », Minuit, 1983. 11. Clément Rosset, le Réel, traité de l’idiotie, Minuit, 1977, rééd. 2004. 12. Jean Paulhan, Entretien sur les faits divers, Gallimard, 2009. 13. Clément Rosset, Fantasmagories, suivi de le Réel, l’imaginaire et l’illusoire, ­Minuit, coll. « Paradoxe », 2006. 14. Clément Rosset, Tropiques, cinq conférences mexicaines, Minuit, 2010.

32 études reportages réflexions

• marc Fumaroli

• R obert Frank

et Thomas gomart

• annick steta

• marin de viry

• jean-Pierre Naugrette

études, reportages, réflexions

albi ou la science de croître en demeurant

n marc fumaroli n

lbi n’est pas un but touristique, c’est un objet de pèlerinage. Ce n’est pas le décor ludique d’un autre Disneyland médiéval. AC’est un lieu authentique d’admiration, de méditation, de rassé- rénement intérieur. C’est une rareté dans un temps de banalité. Dieu sait si j’aime les villes, les vraies, les villes romaines et à la romaine, et combien j’en ai vues et aimées. Pourquoi n’ai-je jamais été empoigné par une ville comme je l’ai été, sur le tard, en découvrant Albi ? Sans doute parce qu’aucune autre ville ne se livre de profil et d’emblée de façon aussi franche qu’Albi, lorsqu’on la découvre, en falaise, depuis l’entrée du Pont-Vieux, étagée et entassée debout, très au-dessus du miroir mobile du Tarn ! Avant de se révéler, de près, ville plurielle, ville coquette, avec ses places, ses rues, ses carrefours, ses portes, ses balcons, ses toits, ses demeures – ce qui ne se découvrira que tout à l’heure, une fois le pont franchi et par- courue la montée vers la Berbie, le château forteresse qui étaye la cathédrale, elle aussi forteresse – elle est d’abord, vue d’en bas et de loin, d’un seul tenant, oriflamme, étendard, signe, statue, et tout à la fois Acropole, Victoire de Samothrace, krak des Chevaliers, Sainte- Victoire, aussi évidente et poignante que la Grande Pyramide, aussi mystérieuse et péremptoire que le Sphinx de Gizeh.

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De surcroît, à l’instar des ocres enceintes fortifiées construites par les Moghols de l’Inde du Nord, Jaïpur et Jodhpur, ou les rouges ksars de terre battue du Sud marocain, Taroudant et Ouarzazate, cette urbs hiéroglyphique de notre Sud-Ouest est teinte de rose, pâle ou pourpre selon la lumière et selon la saison, dans le coloris par excellence de la vie, du sang, de la terre, et du feu. Oui, c’est la même famille volcanique ! Mais l’intelligence et la mémoire des sens module aussitôt ce constat de ressemblance avec l’Afrique saharienne et avec l’Asie des rajas : les ksars rouges aux confins du Sahara et les ocres villes fortifiées du Rajasthan semblent des mirages du désert promis à disparaître, sur fond immuable des derniers sommets, les uns de l’Atlas, les autres des contreforts de l’Himalaya­ : ils appa- raissent dans toute leur poudreuse friabilité, alors que, sans rivale, sans autre fond de scène que le ciel, la fabuleuse bête héraldique d’Albi, calée sur ses nombreuses pattes puissantes, emportant avec elle une queue de comète de toits, de tours et de murailles, mais portant elle-même au plus haut dans le ciel le buste et la tête de son beffroi, a reçu, bien que taillée dans une chair d’argile, la dureté et la durabilité intangibles du porphyre, la pierre dure réservée par les Romains à l’usage impérial. Promontoire rocheux érigé de main humaine, l’Albi vu de la rive droite du fleuve Tarn se grave dans la mémoire et dans le cœur du voyageur, tel un emblème. Qu’affirme-t-il, silencieusement, avec une autorité sans égale, cet emblème, sinon la légitimité du dur désir humain de durer, de durer au-dessus du fleuve du temps, où les mortels ne se baignent jamais deux fois dans la même eau, mais désir aussi de s’élever du même élan au-dessus de la poussière terrestre, et de se rendre digne de l’éternité divine dont le gage et l’acte de foi sont dans l’art de bâtir ici-bas pour toujours. Dans les travées de la voûte de la cathédrale, peintes à fresque au début du XVIe siècle par un atelier venu de l’Italie du Nord, on voit entre autres allégories celle de la Théologie. La savante Dame assise brandit de sa main gauche une étoile qui brille dans la nuit. Au-dessus d’elle, l’artiste a représenté deux anges portant une église et deux autres qui l’encensent­ : « C’est, a écrit Émile Mâle, l’indestructible Église de Dieu qui semble au-des- sus du temps. » Bien que le peintre ait représenté une église de sa patrie, dans un style Renaissance, l’idée s’étend de façon éminente à la cathédrale qu’il a reçue pour tâche d’illustrer, et dont la nef semble prêter à toute la ville d’Albi, qui se déploie derrière elle, son privilège

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d’immuabilité. L’une des étymologies proposées pour le nom d’Albi est le préfixe gaulois « alp », qui dénote un oppidum. Dans les armes de la ville, sur fond de « gueules » (le pourpre héraldique), une croix de Lorraine épiscopale se dresse derrière un château crénelé, sur le toit duquel marche un lion, prêt à repousser hérétiques et assaillants. L’élaboration définitive de ce blason date du XVIIIe siècle, mais il résume fort bien la légende de la ville et la conscience d’elle-même qu’en ont prise les Albigeois. Perpétuellement déraciné, délocalisé, exproprié, dérouté, divorcé, égaré et souvent à toute allure, le voyageur d’aujourd’hui, lorsqu’il reçoit soudain de plein fouet l’empreinte de ce symbole d’im- mobilité ascensionnelle, fait halte, découvrant tout à coup qu’il lui a toujours manqué une ancre à jeter dans le flux, une pierre angulaire à poser dans le sol, un serment à tenir pour y asseoir une demeure. Arriver à Albi n’est pas la simple étape de tourisme que l’on avait cru. C’est la surprise de toucher sans le savoir à un but de pèlerinage et d’amorcer, sans le vouloir, une conversion. Il y a une vision, une révé- lation d’Albi, comme dans la Bible Ézéchiel confronté à l’élan vers le ciel d’un char de feu. Elle nous initie à ce qu’il y a d’être en acte dans le monde du devenir, elle lève le voile qui nous empêchait jusqu’ici de nous croire nous-mêmes capables de passer du côté de l’être et de l’ascension, soustraits à la brume aveuglante de la dispersion et de la distraction. Avant d’être une ville, ou plutôt parce qu’elle est la ville archétype, concentrée et résumée comme peu d’autres, Albi est une épreuve de l’âme, une provocation métaphysique, un défi adressé au démon de la dissémination morale et de la pulvérulence spirituelle. Mieux qu’une capitale, à plus forte raison qu’un chef-lieu ou une pré- fecture, c’est un symbole. À l’entrée du Pont-Vieil il faudrait qu’une Sphinge pose à tout nouvel arrivant la question : « Vous qui entrez ici, quelle est votre espérance ? » La bonne réponse serait : « Je viens chercher l’espérance dans le principe qui a fait croître et a donné cette forme imprescriptible à la ville d’Albi. » Ce dont nous avons eu la révélation au pied du promontoire, c’est la compacité organique de l’antique cité défiant l’usure du temps. Ce qui nous reste à découvrir, en pénétrant dans les entrailles du magnifique animal, c’est à la fois la genèse dans le temps de sa carapace, les perles qu’elle a secrétées, les augmentations qui l’ont accrue, les rares destructions qui ont favorisé cette croissance, et

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la cause finale (ou si l’on préfère, la vocation) qui, au long de ces métamorphoses, toutes propres à fomenter un informe chaos, l’a conduite comme à bon port dans son actuelle plénitude de forme et de sens. Une forme et un sens encore plus saisissants si possible qu’au premier abord, lorsque l’on s’est instruit de quelle conjonction alchimique ils sont issus : d’un côté de l’alambic, le génie politique de Rome réapproprié par la hiérarchie de l’Église romaine, et de l’autre côté, les matières premières dont la cité pourpre, au fur et à mesure que renaquit le commerce européen, tira sa vigueur écono- mique : la production du pastel et du safran. Il reste aussi à connaître les types d’hommes qui ont concouru à creuser un tel moule, et qui ont été modelés par lui. Jean Roques a pu écrire une biographie de sa ville qui contient, comme une pou- pée russe, des dizaines de biographies de personnages de stature nationale ou même européenne issus d’Albi ou y ayant prospéré, les plus célèbres étant les plus récents, Jean-François de Galaup de Lapérouse, ancien élève du collège des jésuites, Jean Jaurès et Georges Pompidou, élèves au lycée qui hérite du collège. L’on pour- rait écrire une histoire ou un roman albigeois de la France, tant cette ville, sans changer d’âme, sans interrompre sa propre et unique vocation, a fait singulièrement résonance à tous les événements et les mouvements qui ont fini par dessiner et laisser apparaître en étoile, au-dessus de l’horizon terrestre, un autre et monumental pro- totype platonicien, indépendant de toutes ses très passagères éma- nations et trop imparfaits ektypes, l’Hexagone. Pierre Grimal, dans le beau livre qu’il a consacré à son terroir natal, le Quercy, a écrit :

« Pénétré au nord et au sud par les abbayes, le Quercy s’intégrait peu à peu à la chrétienté méridionale et sortait lentement de son immobile éternité. C’est alors le début d’une civilisation nouvelle, catholique et latine, dont les premières semences avaient commencé de germer, ici et là, avec la venue de la loi romaine. »

Partie pour le tout languedocien, cet aperçu peut être transposé de la génétique quercynoise à celle d’Albi. Sur ce terroir, dont les traits méridionaux n’ont pas changé depuis le néolithique, l’ensemencement de civilisation est venu de l’occupation romaine ; après la chute de l’Empire et l’afflux des barbares, le relais a été pris par une aristocra- tie mixte pré-féodale et par l’Église de Rome. Le Cahors cher à Pierre

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Grimal dut au saint évêque Desiderius (en vulgaire saint Didier ou saint Géry) sa refondation chrétienne, sur les bases de la cité gallo-romaine de Divona. Analogue, la généalogie d’Albi est tout aussi ancienne, elle « entre dans l’histoire » à la faveur de son saint évêque Salvius (en vul- gaire Salvi ou, Salvy), apparenté à Desiderius. Le père de Desiderius appartenait à la gens gallo-romaine des Salvii, une famille puissante qui avait la main sur toute la région. La mère de Desiderius, issue d’une lignée aristocratique des envahisseurs francs, portait le nom ger- manique d’Erchenfrède. Seigneurs laïcs ou princes ecclésiastiques, les Salvy étaient typiques de l’élite de gouvernement intermédiaire entre l’administration romaine dont le cordon ombilical la reliant à Rome a été coupé, et l’émergence parcellaire de la société féodale.

« Élite précieuse pour les rois francs que cette aristocratie unissant en elle les traditions de la romanité, des grands ­seigneurs gallo-romains, maîtres de la terre et proches des paysans, formés au respect de la légalité, et la no- blesse des conquérants. Est-ce pour cette raison que les trois fils de Salvius et d’Erchenfrède furent retenus pour le service du roi ? Siagrius, le fils aîné, fut fait comte d’Albi, Rusticus, le second, archidiacre de Rodez, avant d’être appelé à devenir évêque de ­Cahors, et Desiderius, le troisième, élevé à la cour de Clotaire II parmi les nutriti du roi, y fit carrière avant de succéder à son frère à l’évêché de Cahors. (1) »

Le futur saint Salvi, de la même gens, naquit à Albi, où il exerça la fonction très romaine d’avocat, avant de se faire ermite aux portes de son fortin natal et d’en être élu évêque, agréé par Chilpéric, en 574. Selon Grégoire de Tours, qui a jeté sur le VIe siècle gallo- franc la dernière lumière historique avant plusieurs siècles, Salvy, comme l’y incitait son nom, sauva ses ouailles d’un massacre en plaidant habilement leur cause auprès du chef de guerre Mummole, assoiffé pourtant de se venger sur le fief des Salvii. Érigé sur une nécropole gallo-romaine par Albi reconnaissante, le plus ancien et vénérable sanctuaire de la ville, contenant ses reliques, lui est dédié. Cette église garda jusqu’au XIIIe siècle la prééminence sur la cathé- drale romane de Saint-Sernin, que remplacera plus tard l’étrange et formidable vaisseau de Sainte-Cécile. Faute d’historiens et d’archives pour en faire cas, Albi se confond pour longtemps avec l’histoire générale du Languedoc, jusqu’à la fin du XIe siècle, où la petite ville fortifiée prend sa place dans la géographie méridionale de la grande poésie lyrique des trou-

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badours. Ce printemps poétique « courtois » suppose une première prospérité, et tout un réseau méridional de cours seigneuriales où le luxe, les fêtes et les loisirs connaissent le grand raffinement dont la quintessence émotionnelle est le « fin amors » du lyrisme occitan. C’est en Languedoc féodal et laïc, déteignant aussitôt sur la Provence et l’Italie, que fut alors inventée, avec la galanterie moderne qui stylise le désir sexuel, une forme quiétiste d’adoration de la Dame, dont les rites et la joie désintéressée n’ont aucun précédent dans la passion amoureuse antique, mère de folie possessive et dont l’objet était le plus souvent une esclave. Renaissance occitane précédant et fécondant la Renaissance italienne, cette extraordinaire saison poétique de l’Aquitaine s’étendit outre l’Italie, à la Catalogne et à l’Europe : point de Dante et Béatrice sans les couples du « fin amors », point de Pétrarque et de Laure, point de Tristan et Guenièvre sans « l’amour de loin » des troubadours. Sauf que chez Dante et Pétrarque la passion immortelle pour une femme inaccessible est devenue un exercice spirituel catho- lique, compatible, non sans absolution ni repentance, avec la quête du salut éternel acheté par le sacrifice du Christ. Entre-temps, en Languedoc, la saison des grands poètes avait été suivie par un vaste mouvement d’enthousiasme, né dans les mêmes cours féodales que le « fin amors » mais largement répandu dans les villes et villages, pour une gnose peu catholique que prêchaient les « Parfaits » et que l’on a nommée « cathare », ou albigeoise. Était-ce le pendant métaphysique de la poésie du « fin amors » ? La foi cathare refusait, comme cette poésie, toute accointance avec l’impureté du monde, elle jetait le discrédit sur procréation et mariage. Elle demandait à un consolamentum attestant la grâce d’un autre monde, d’un autre Dieu, et de leur essentielle pureté, d’accorder, aux déniaisés du Dieu méchant de ce monde-ci, une « joie » analogue à celle que les amants courtois attendaient d’un signe de leur lointaine Dame. Le catharisme du XIIe siècle faisait-il revivre de ses cendres à l’autre bout du monde un manichéisme zoroastrien qui avait eu un grand succès en Occident dans les derniers siècles de l’Empire romain ? Le plus autorisé de tous les pères de l’Église latine, Augustin lui- même, avait été longtemps manichéen, ce qui avait laissé des traces dans sa théologie, son anthropologie et sa condamnation du cos- mos corrompu par le péché originel humain. Ces survivances de manichéisme dans la pensée d’Augustin, enseignée par cœur dans

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les écoles monastiques, pouvaient bien avoir allumé l’incendie de la gnose méridionale. Plusieurs vents soufflèrent pour le grossir. Le plus violent fut l’impatience des grands féodaux du fertile Sud-Ouest envers la suzeraineté coûteuse et humiliante de Rome et du roi de France. Plus généralement le renouveau après six siècles, en terre romane, du manichéisme oriental peut se comprendre comme l’af- firmation indirecte d’identité d’Oc, plus raffinée, plus civilisée, vis- à-vis de la Rome violente des clans et du royaume de la France d’Oïl, deux pouvoirs rivaux et insatiables, l’un avide de pomper les richesses du Midi et l’autre de s’en emparer. La royauté française et la papauté romaine s’opposaient souvent et se redoutaient. Elles se solidarisèrent l’une avec ses chevaliers, l’autre avec ses moines, pour avoir raison de la rébellion et de l’hérésie. Religion des purs, étrangers au monde qu’a créé un démiurge pervers, le catharisme porte bien son nom. Mais pourquoi les cathares ont-ils aussi été nommés « albigeois » ? Albi était toute proche de Lombers, où se tint en 1265 un fameux « concile » opposant les « bonshommes » aux représentants du clergé catholique. Mais la cité épiscopale n’a jamais été l’une des citadelles de la révolution reli- gieuse, comme l’aura été un temps Castres, fief de la famille cathare des Trencavel. Son Acropole ne fut pas non plus le théâtre de son bûcher final, comme Montségur, où la grande Esclarmonde de Foix, fille du comte de Foix et de Cécile Trencavel, passa pour avoir été réduite en cendres avec deux cents autres martyrs de la foi cathare. Ces flammes illuminent toujours leur légende. Au contraire, même assiégée et contaminée par l’hérésie, la cité épiscopale de saint Salvy, dirigée et fortifiée par son évêque Guilhem Peyre, tergiversa, mais ne se rendit pas, ce qui facilita son ralliement le moment venu à Simon de Montfort et à l’armée française descendue du Nord pour avoir raison de l’Église et du peuple cathares et inféo- der définitivement le Midi au roi de France. C’est même en s’appuyant sur Albi que le condottiere du roi de France put écraser la seconde révolte occitane (cette fois non plus seulement cathare), soulevée contre le nouveau joug français par les moines de Castres, Lombers et Cahusac. Il est clair que Guilhem Peyre, en prenant parti pour le roi de France, escomptait en récompense des pouvoirs accrus pour son siège épiscopal. Tout le destin d’Albi pendant tout le cours de l’Ancien Régime a été scellé par les privilèges accordés alors à ses évêques. Aussi est-ce Peyre qui accueillera avec faste à Albi, en priorité, le roi

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de France Louis VIII, fils de Philippe Auguste, quand il vint vérifier sur place, avec une puissante armée, la suzeraineté sur le Languedoc que lui avait conquise par la force Simon de Montfort, mais qui avait été cédée en bonne et due forme à son père Philippe Auguste, par le dernier comte de Toulouse, Amaury. Victoire décisive, mais les vainqueurs venus du Nord auront encore fort à faire, jusqu’au siècle suivant, pour extirper l’hérésie dite « albigeoise », dont les semences désormais clandestines seront mises au jour et données au feu par les tribunaux de l’Inquisition. Il se peut que le nom d’albigeois, donné après-coup aux cathares, leur soit venu de ces hérétiques qui se cachèrent à Albi en vain, car ils furent repérés et condamnés avec un particulier acharnement par l’autorité de l’évêque, par le tribunal d’Inquisition et par la majorité de fidèles à la foi romaine. Un évêque, dans la chrétienté latine, n’a pas seulement charge d’âmes. Il exerce sur sa ville, et fréquemment sans partage, les pou- voirs civils et militaires. En dépit de conflits avec le suzerain féo- dal, héritier des officiers de l’armée impériale, et avec les consuls municipaux, l’évêque, successeur des apôtres, est aussi l’héritier des gouverneurs de province nommés par l’empereur romain. Ce sont moins les comtes de Toulouse et les vicomtes d’Albi, disparus sous Philippe Auguste, que les évêques et archevêques de la cité, ayant autorité sur les chanoines, sur le clergé séculier, et même, non sans conflit avec Rome, sur le clergé régulier, et de surcroît, depuis Peyre, lieutenants de fait du roi de France en Languedoc, qui ont modelé peu à peu la puissance apparemment disproportionnée du siège épiscopal d’Albi. Les titulaires de ce siège finirent par obtenir de jure le titre de lieutenant du roi, et avec ce titre, les pouvoirs réga- liens de justice et police dans le Languedoc. L’on comprend qu’ils aient voulu symboliser leur ambition par l’érection progressive d’un palais et d’une cathédrale-forteresse qui signifièrent de loin et au loin la puissance légitime de l’Église et de l’État. L’on ne s’étonne pas non plus que les rois de France depuis la Renaissance aient choisi pour occuper le siège d’Albi les membres de familles qui leur étaient étroitement et personnellement liées. Sauf l’exception de Bernard de Castanet, au XIIIe siècle, qui dut se battre contre les officiers royaux, et celle d’Alphonse II d’Elbène qui, en 1632, prit parti pour une révolte féodale languedocienne contre le pouvoir de Louis XIII (défait à Castelnaudary, le duc de Montmorency fut

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décapité à Toulouse), tous les évêques d’Albi ont le plus souvent, dans les circonstances les plus diverses, servi au besoin les armes à la main, la cause politique royale contre ses contestataires. Guillerm Peyre aura pour successeur, sur son siège épiscopal, Durand de Beaucaire. C’est à celui-ci qu’est revenue la décision de remplacer le vieil évêché construit sur les bords de l’oppidum qui domine le Tarn, la Berbie, par deux tours de style militaire, la tour Saint-Michel, où s’installent le tribunal d’Inquisition et sa prison, et l’autre, du côté de l’actuel quai Choiseul, où le prélat prend logement et reçoit. Deux affirmations d’autorité épiscopale, et deux défis aux éventuelles velléités d’autonomie politique de la part de la ville forte- resse, de ses consuls et de son chapitre de chanoines vis-à-vis de leur évêque, qui se veut et se sait, sans partage, le détenteur en Languedoc de la puissance royale, outre l’autorité apostolique qui lui revient sur Albi et l’Albigeois. Mais le caractère militaire et carcéral du nouveau palais publiait et rendait ostentatoire l’implantation de la nouvelle juridiction inquisitoriale. Sa terribilità annonçait une campagne de longue haleine pour éradiquer, à Albi comme ailleurs, les restes de l’hérésie cathare et de la rébellion occitane anti­française. Le dernier vicomte d’Albi, après le dernier comte de Toulouse, renonce en 1247 à ses droits sur son fief. L’héritier des princes languedociens, c’est en principe le roi. À Albi, ce seront les évêques. Le premier soin du successeur de Durand de Beaucaire, élu en 1254 par les chanoines de la cathédrale, l’Albigeois Bernard de Combret, confirmé en 1264 par Saint Louis dans ses pouvoirs de justice, est de poursuivre le chantier du palais épiscopal fortifié de la Berbie, tandis que se multiplient les procès et les bûchers dont les cathares clandestins sont victimes. En 1276, à l’évêque Combret succède Bernard de Castanet, nommé par le pape Innocent V, après une brillante carrière curiale à Rome. Cet homme est la potestas romana incarnée. Il n’admet pas l’interférence des corps civils et ecclésiastiques, qui s’appuient contre lui sur les officiers du roi de France, successeur des vicomtes d’Albi et suzerain après eux de la ville. Contre cette ligue, Bernard de Castanet va s’appuyer sur la juridiction inquisitoriale dominicaine (dominicains : Domini canes, chiens de garde de Dieu). Le roi ne peut se passer de cette juridic- tion d’exception qui nettoie les trublions : l’évêque réussit à se faire donner par le roi le titre d’inquisiteur du Languedoc et vice-inquisi- teur du royaume de France. L’accusation de catharisme caché faisait

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régner la terreur, bûchers et emmurements anéantissaient les suppo- sés coupables. Cette terreur qui servait l’ambition de l’évêque et fai- sait taire consuls et chanoines suscita la révolte des Albigeois. Cette résistance plus ou moins tolérée par les officiers du roi de France, hostiles à l’envahissant pouvoir inquisitorial, et encouragée par les franciscains, hostiles à la dureté des juges dominicains. Les Albigeois réussirent à chasser l’évêque et à mettre provisoirement leur ville à l’abri des dominicains. Démis par le roi, mais remis par le pape et rentré à Albi plus puissant que jamais, l’épiscopat de l’indomp- table Castanet, malgré cette brève disgrâce, dura plus de trente ans, jusqu’en 1308. Dès le lendemain de son arrivée à Albi, il avait fait savoir aux chanoines avec lesquels il allait se mettre à table « qu’il avait décidé de construire une nouvelle cathédrale », tant l’ancienne, menaçant ruine, lui avait paru d’emblée mesquine. Commencée le 15 août 1282, la nouvelle église ne fut consa- crée que le 23 avril 1480. Son érection aura duré deux siècles, sous l’impulsion de plusieurs évêques successifs. Mais la taille, les volumes, la puissance de défi et d’autorité sans réplique dont exsude cette église-forteresse ont été voulus dès l’origine par l’impérieux Bernard de Castanet, en harmonie avec la refonte que le même évêque imposa à sa résidence de la Berbie, en contrefort de la future cathédrale. À la tour Saint-Michel, il fit accoler une tour Sainte-Catherine, créant un donjon inexpugnable et d’un seul tenant, appelé tour Mage, où il transporta ses quartiers, prêt à soutenir les assauts d’émeutiers. De l’extérieur, nous voyons aujourd’hui le vaisseau et le donjon d’une cathédrale dont n’avait pu que rêver Bernard de Castanet, étayés en contrebas par les tours de la Berbie. L’évêque et ses dominicains vou- lurent faire de l’oppidum d’Albi la réponse de l’Église romaine non seulement à la chimère de Montségur, mais aussi à l’illusion des offi- ciers royaux de pouvoir se passer de l’Inquisition­ pour avoir raison des ennemis de l’Église et de l’État. Ces messages de circonstance sont oubliés. Il reste les symboles d’ordre, de stabilité, et d’autorité qui font plus que jamais impression dans un monde qui s’en passe, mais ne se prive pas de les regretter in petto. L’acropole d’Albi fit ressurgir, en plein âge gothique et il réveille dans la mémoire d’aujourd’hui, la car- rure des castra romains et de leur tour de guet, l’assiette inébranlable des basiliques carolingiennes et byzantines. Il célèbre le sens élémen- taire de la demeure sacrée, inséparable de celui de la proportion et de la mesure.

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Par poussées, selon les époques plus ou moins prospères, tan- dis que l’ancienne cathédrale restait en service, la nef de la nouvelle s’accrut et sa tour-clocher augmenta par emboîtements successifs, avec un sens admirable, d’une génération à l’autre, de l’harmonie et convenance entre ces accroissements et la forme organique prévue ou entrevue initialement par Castanet et ses maîtres d’œuvre incon- nus. Cette cohérence est devenue, ou est restée, contagieuse à Albi : les accroissements de la ville vers l’est, dans la même brique rouge, englobant Saint-Salvy et son cloître, les paroisses Sainte-Martiane, Saint-Julien, Saint-Estèfe, Saint-Affric, dans leurs proportions modestes, semblent avoir été conçus comme les communs dignes de la maison mère, enfantés par elle et pour elle, accordés à elle, à l’intérieur d’une ceinture de fortifications dont, pendant des siècles, la cathédrale et la Berbie ont été la monumentale agrafe. La ceinture de murailles ­crénelées a disparu, mais l’agrafe est restée, et l’ancienne symbiose entre l’acropole et la cité, elle aussi intacte, est aussi évidente qu’au- trefois. Cette fidélité à soi-même et à l’esprit de la forme initialement conçue est allée si loin que même le XIXe siècle l’a perpétuée. La cathédrale alors menaçait ruine, tant les Lumières l’avaient dédaignée et la Révolution abîmée. Un architecte ayant le sens et le génie des lieux, César Daly, disciple de Viollet-le-Duc, entreprit de la restaurer, intérieur et extérieur, de 1843 à 1876. Près de trente ans pour réparer l’œuvre de deux siècles et atténuer les ravages de trois siècles. Il acheva le couronnement de la nef, laissé en suspens depuis le XVIe siècle. « Les murs s’arrêtaient juste au-dessus des grandes fenêtres, ex- plique Dom Claude Jean-Nesmy (Zodiaque, 1976), avec toit de tuiles débordant, ­reposant à même les voûtes. Daly reprit la partie haute des murs, prolongée de sept mètres, avec leur décor d’arcs entrecroisés. Le toit lui-même fut ­surhaussé de façon à laisser un comble et en évitant que la nouvelle charpente porte sur les reins de la voûte. Une terrasse couvre le pourtour, au-­dessus des chapelles intérieures, en écoulant les eaux vers l’extérieur par un jeu de gargouilles alignées. L’effet se révèle très heureux, aussi bien d’en bas que du haut de la tour occidentale, ou à niveau. Comment achever les contreforts ? Fal- lait-il multiplier les clochetons, comme les deux qui s’élevaient l’un au sud-ouest, l’autre au chevet. Daly en essaya six autres. Ils ­déplurent. On ne les démolit qu’après la mort de Daly en 1894. Sa balustrade de pierre fut alors remplacée par l’actuel mur de briques faisant ligne

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continue avec les contreforts arasés au même niveau, sans autre or- nement. Ainsi se trouve encore accentué le caractère abrupt et sans concession de l’édifice. » Dom Jean-Nesmy est beaucoup plus sévère pour le baldaquin de pierre blanche et de style gothique flamboyant qui a été déployé au XVIe siècle sur le flanc de la cathédrale. « Il empiète douloureusement sur l’édifice, écrit-il. La richesse de son décor relève davantage de la pâtisserie que de la sculp- ture. » En fait, cette fabuleuse dentelle de pierre si dédaignée par Émile Mâle sort des mêmes ciseaux, et à la même époque, que le jubé et le chœur de la cathédrale dont le même Émile Mâle, en contradiction avec lui-même, célèbre sans réserve « ces remplages flamboyants ». Cette présence du gothique flamboyant sur le seuil et dans le chœur de la cathédrale forme en réalité un très heureux contrepoint. Il est aussi ridicule de s’en offusquer que de condamner avec indi- gnation la nef gothique dressée par les Espagnols du XVe siècle dans la Mezquita de Cordoue qu’un architecte byzantin avait érigée pour ses patrons musulmans. Loin de se nuire, le voisinage de deux styles – pourvu que style il y ait – les fait valoir l’un par l’autre. Voyez à Paris la réussite de la façade de Saint-Étienne-du-Mont, où se sont enlacés sous Louis XIII, pour un noble et sévère pas de deux, la géo- métrie mâle du classique et l’arabesque arachnéenne du gothique. Tout est autorité et volonté virile dans la cathédrale Sainte-Cécile, voulue par le grand inquisiteur Castanet. Néanmoins, l’église a été placée très anciennement sous l’invocation de la plus féminine et artiste des saintes vierges et martyres romaines, patronne des musi- ciens. Ecoutons ce qu’écrivait de Cécile au XIIIe siècle Jacques de Voragine, dans la Légende dorée (2) :

« Le nom de Cécile, Cecilia, s’entend comme celi lilia, « lys du ciel » ou comme cecis via, chemin pour les aveugles, ou comme celo et lia, ou bien il dérive de celo du ciel et leos, « peuple ». En effet, elle fut un lys céleste par la pudeur de sa virginité. Ou encore elle est dite « lys » parce qu’elle posséda la blancheur de la pureté, la verdeur de la conscience, l’odeur de la bonne réputation. Elle fut aussi chemin pour les aveugles grâce à l’enseignement procuré par son exemple, elle fut ciel par sa contemplation constante, elle fut Lia par son activité assidue. […] Elle était aussi dépourvue de cécité en raison de l’éclat de sa sagesse. Elle fut aussi ciel du peuple, car le peuple tournait ses regards vers elle comme

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vers un ciel spirituel, pour en imiter le soleil, la lune et les étoiles, c’est- à-dire la perspicacité de sa sagesse, la grandeur de sa foi, et la variété de ses vertus. »

Mariée, mais vierge du fait de son union mystique au Christ qu’elle fit partager à son époux païen Valérien, cette noble jeune fille romaine, « musicienne du silence » selon Mallarmé parce que, avant le procès qui l’obligea à confesser sa foi, sa prière à Jésus était un chant ininterrompu « en son cœur, seulement pour son Seigneur ». À bien des égards elle était une image atténuée, mais fidèle, de la Vierge Marie, dont un disciple anglais d’Anselme de Canterbury, Honorius, pouvait écrire à la fin du XIe siècle :

« Il est dit dans l’Évangile : “Jésus entra dans un château”. Dans un château, il y a une haute tour dans laquelle se trouvent les défenses contre l’ennemi : il y a aussi une muraille extérieure pour la défense des habitants du château. Ce château, ce fut le sanctuaire de l’Esprit saint, à savoir la glorieuse Vierge Marie, qui fut protégée de toutes parts par une constante garde d’anges. En elle il y avait une haute tour, à savoir l’humilité, qui atteignait la hauteur du ciel, à cause de quoi il est dit : “Le Seigneur a jeté les yeux sur l’humilité de sa servante.” Quant à la muraille externe, c’était sa chasteté qui garantissait un refuge intérieur à ses autres vertus. Dans ce château, le Seigneur entra quand il unit à lui la nature humaine dans le sein de Marie. »

Un tel texte nous oblige à relativiser l’intimidante impres- sion première qui s’est imposée à nous devant la masse fortifiée de Sainte-Cécile, et la tour-beffroi-donjon-clocher qui émane d’elle. Cette cathédrale-château d’apparence si orgueilleuse pouvait bien être en fait, dans l’esprit de ses commanditaires, un grand symbole marial – et cécilien – de l’incorruptibilité des saintes femmes qui se sont offertes, en don d’humilité ultraterrestre, pour porter l’in- carnation du Fils de Dieu, et parmi elles, par excellence, Marie, Ève à l’envers. Les deux lectures de l’acropole d’Albi ne sont pas d’ailleurs incompatibles. Le caractère abrupt du symbolisme militaire appliqué à la Vierge ou à Cécile correspond bien à l’intransigeance des saintes. Il fallut à la féminité des saintes auxiliatrices du salut connaître une très lente, longue et profonde évolution pour qu’elle s’affirme dans un symbolisme et dans des formes accordées àla douceur, la délicatesse, la grâce et les grâces qu’elles avaient pris sur elles, dans les débuts, de cacher et de sacrifier.

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Au XIIe siècle, un lot de reliques de Cécile est apporté à Albi. En 1463, l’évêque Jean Jouffroy, au retour d’une ambassade à Rome, au nom du roi de France, en rapporte un second lot. La présence à Albi de la sainte romaine augmente. Ce n’étaient encore pourtant que les graines d’une future arborescence. Le culte de sainte Cécile s’est développé dans le sillage de celui de Marie, lequel n’a cessé de croître depuis le XIIIe siècle, portant la reine du Ciel dans l’immédiate proxi- mité de La Trinité, et parfois même à l’intérieur de celle-ci, comme dans la fameuse miniature de Jean Fouquet à Chantilly représentant sur un quatrième trône l’irradiation théologique d’un principe féminin divinisé. Le contraste est vif entre l’art roman, qui se place sous l’invo- cation du Christ Pantocrator et Justicier, et l’art gothique, qui se veut celui de Notre Dame et qui fait de la cathédrale placée sous l’invoca- tion mariale (comme le montrent plusieurs tableaux de Jean Van Eyck) la chambre, voire le boudoir ciselé de Notre Dame, elle-même parée de bijoux et couverte d’une cape brodée d’or. Ce contraste atteste le passage d’un catholicisme du Père à celui, non pas tant de la mère, de la Théotokos hiératique, que de la Femme en soi, fragilité divinisée et glorifiée par la beauté du sacrifice, du pardon, et de l’amour dont elle s’est montrée capable pour engendrer et pour ensevelir son divin Fils. Le culte rendu par saint Augustin à sainte Monique, sa mère, anticipait sur ce tournant mariologique de la théologie et de la dévo- tion catholiques du XIIIe siècle. Peut-être le « fin amors » de la Dame dans l’Aquitaine du XIe siècle et le catharisme occitan du XIIe siècle, qui répudie l’adoration du Créateur et de la Création bibliques et qui prépare ses fidèles à passer du côté du monde inverse dont le Christ est un message, étaient-ils la préface de ce changement d’accent dans le catholicisme, qui a coïncidé avec le Franciscanisme, avec Dante et avec les Vierges de la Renaissance italienne Un grand ami et admirateur américain de notre Moyen âge, Henry Adams, dans son livre Mont Saint-Michel et Chartres a décrit le passage du roman au gothique en termes de masculin et de fémi- nin. Il qualifie de « dorique » le premier étage roman de l’abbaye de Saint-Michel, dressée au XIe siècle contre tous les périls, en forteresse compacte à l’image de Dieu le Père, de son archange militaire et de son Église militante. Il tient au contraire pour « corinthiene », aux XIIe et XIIIe siècles, Notre-Dame-de-Chartres, cette demeure souhaitée, et pour ainsi dire décorée, par Marie elle-même, à l’image de son intério- rité profonde, paisible et généreuse, délicate et raffinée. L’élan vertical

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de la prière gothique, la fécondité gracieuse et souvent menue de son décor, la multiplicité de ses rinceaux, de ses chapelles et de ses nefs, autant de traits arachnéens d’une piété féminine, toujours disposée aux arabesques et rebelle aux angles droits. Sous une succession d’évêques pénétrés d’humanisme italien, entre XVe et XVIe siècle, la virilité romane et guerrière de la cathédrale Sainte-Cécile, sans rien sacrifier de son abrupte grandeur, s’est rendue accueillante à la musicienne céleste qui lui a donné son nom. Elle se pare, à son entrée, comme pour réserver un digne accueil à cette princesse d’En-Haut, d’un baldaquin royal qui compte parmi les mer- veilles du gothique flamboyant, avec ses pinacles ciselés comme des reliquaires, ses balustrades à jour comme des balcons, ses courbes et les contrecourbes virtuoses, tout un arc de triomphe qui prépare la Visiteuse au grand décor intérieur lui aussi en pierre blanche, le jubé et le chœur, véritable salle du trône pour Cécile et/ou pour sa tutrice et modèle, Marie. L’une et l’autre sont représentées en bonne place parmi les statues, œuvres de sculpteurs anonymes dignes de Claus Slater, debout dans les niches de cette enceinte buissonnante. Dans l’immense espace cubique et public de la nef romane, les architectes-sculpteurs-décorateurs venus du Nord ont découpé et dressé un échafaudage luxueux et sublime où la sainte et la Vierge peuvent trôner dans une sorte de sacra conversazione, entourées et protégées pendant la messe chantée par leur cercle de famille, les chanoines du chapitre et leur chantre, assis ou debout dans leurs stalles. Une enceinte de rêve, temple et théâtre de leur science théo- logique, et digne par sa beauté fragile de leur infinie douceur, a été édifiée pour ces Dames célestes. Richelieu, hôte d’Albi pendant les campagnes de Louis XIII contre les protestants du Sud-Ouest, fit comme saint Thomas, il voulut toucher cette dentelle pour s’assu- rer qu’elle était bien taillée dans la pierre, et non moulée dans le stuc ! Cette chambre sacrée est comparable à celle que Barthélémy d’Eyck a imaginée, dans son Annonciation d’Aix, pour la visite de l’Ange à la future reine du Ciel et l’on en trouve de nombreux autres exemples dans l’œuvre mariologique de Jean Van Eyck et de Jean Fouquet. Par un extraordinaire retournement, c’est du Nord mainte- nant, d’où étaient descendues les armées brutales du roi de France pour écraser et brûler les « Albigeois », au cri trop célèbre : « Tuez- les tous, Dieu reconnaîtra les siens », qu’arrive dans le rude Midi l’enchantement féminin du catholicisme gothique d’Île-de-France. Il

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y vient pour ainsi dire à la rencontre de l’humanisme catholique ita- lien, de ses lettres et de ses arts, appelés ou apportés à Albi par des évêques ayant longuement séjourné en Italie, ou même nés italiens, comme les Strozzi et les Del Bene des XVIe et XVIIe siècles. Le jubé d’Albi offre d’abord au regard les statues du couple pécheur, Adam et Ève. Mais toute l’iconographie statuaire qui se déploie dans la futaie flamboyante autour du chœur relate la succes- sion des prophètes qui, selon le plan divin miséricordieux, conduit à la Vierge et à l’Incarnation, aux Apôtres et à la bonne nouvelle de la Rédemption qu’ils répandent dans le temps et l’espace terrestres. Comme pour achever l’émerveillement du baldaquin et du chœur de Sainte-Cécile, une troupe de peintres italiens (comme on dit une troupe de théâtre) s’est employée, au début du XVIe siècle, à égayer la nef toute entière, jusqu’à ses chapelles haut perchées, jusqu’à ses voûtes, de couleurs, de dessins et de tableaux. Là où n’avait été prévue par l’évêque fondateur qu’une grandiose austé- rité, se déploie maintenant par cette transfiguration peinte un domi- cile de délices. Si l’extérieur musclé et menaçant de Sainte-Cécile écarte, et au besoin écrase, au nom de la romanité catholique, l’hé- résie manichéenne, la nef de la cathédrale d’Albi intériorise, avec le ressac contre ses murailles romanes du luxueux décor gothique et humaniste, les deux postulations opposées de la religion romaine, l’une pariant avec Augustin et Pascal sur la corruption de l’homme et du monde que seule peut sauver, mais rarement, la grâce du Christ, et l’autre pariant que la grâce généreuse du Christ et de Marie peut rappeler si vivement à l’homme et au monde leur état primitif de miroir de leur Créateur qu’ils sont à même de le restaurer. Deux paris qui excluent l’antithèse manichéenne entre un Dieu de férocité et un Dieu de bonté, entre deux créations, l’une ennemie, l’autre amie de l’homme. Mais ces deux options, presque deux versions du même catholicisme, sont difficilement compatibles : Pascal contre les jésuites, Bossuet contre Fénelon, le Christ aux bras étroits de Port-Royal et le Sacré-Cœur de Jésus. Le premier des évêques « modernes » d’Albi fut l’humaniste Jean Jouffroy qui, devenu cardinal, et nommé par le roi Louis XI, régna sur sa ville épiscopale de 1462 à 1473, le plus souvent de loin. Il ne se contenta pas de rapporter de Rome de nouvelles reliques de sainte Clotilde, il collectionna pour lui-même, ou pour remercier Louis XI, de splendides manuscrits d’auteurs grecs et latins enluminés à Venise

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ou Florence, chefs-d’œuvre en effet royaux dont la bibliothèque municipale d’Albi conserve un rare exemplaire, le Strabon, traduit par Guarino Guarini, de Vérone, offert au roi René d’Anjou en 1459, avec des enluminures attribuées à Giovanni Bellini et des initiales à facettes peintes en relief, une innovation graphique à la mode alors. Il attira à Albi, de concert avec son neveu Hélion, qui réunit lui-même l’une des plus riches bibliothèques de France, l’une des trois premières impri- meries françaises, après Paris et Lyon, et avant Toulouse. Sainte-Cécile doit ses considérables additions en gothique dit « tardif », entre XVe et XVIe siècle, à deux prélats d’exception, appar- tenant tous deux à la famille d’Amboise. Louis XI fit de Louis l’un de ses favoris et le nomma au siège d’Albi ; son neveu, Louis II, conserva la faveur des Valois et hérita du même siège. Le pouvoir et les richesses dont ils disposèrent, et au premier chef l’oncle, qui régna quarante ans sur Albi, leur permirent d’entreprendre de grands travaux au goût du jour et de faire du chantier de Sainte-Cécile, pen- dant un demi-siècle, un foyer artistique européen où confluèrent­ peintres, sculpteurs, ferronniers, maîtres maçons de diverses pro- vinces et plusieurs pays, choisis parmi les meilleurs de l’époque. Louis Ier d’Amboise était déjà couvert de bénéfices et avait répandu les faveurs royales sur ses nombreux frères et sœurs lorsqu’il succéda en 1474 à Jean Jouffroy sur l’un des sièges épiscopaux les mieux rentés de France, du fait entre autres des revenus de l’industrie du pastel. Il reçut aussi la charge, de 1474 à 1484, de lieutenant géné- ral du Languedoc, et il se montra l’instrument efficace du roi pour tenir en respect les grands féodaux du Midi. Après la mort de Louis XI, un instant disgracié, il jouera avec son frère Georges un rôle décisif dans les affaires du règne de Charles VIII et de Louis XII. Est-ce lui qui, tout en faisant achever le clocher fortifié de Sainte-Cécile, fut assez rebuté son austère nef romane, pour avoir l’idée d’en faire la coquille abritant une autre église, plus circons- crite, plus intime, pour un public plus choisi et plus digne de faire sa cour aux grandes Dames du ciel ? Tout laisse à penser que fut conçue d’un seul tenant la cor- respondance entre un baldaquin extérieur de pierre ouvragée, véri- table arc de triomphe d’entrée princière ou de procession royale, et à l’intérieur, l’enclave prodigieuse du jubé et du chœur dans le même style dentelé que le baldaquin, mais traité en retable de pierre où un peuple de statues se passe de le relais de la prière du Confiteor ? Cette

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réforme gracieuse de l’œuvre de Bernard de Canteret peut être attri- buée à Louis Ier, bien que le baldaquin ait été élevé plus tardivement. À la même époque (1502-1508), son frère Georges, Premier ministre de Louis XII et cardinal-archevêque de Rouen – auquel Louis Ier était très lié –, se fit construire à Gaillon par un architecte français et de nombreux artistes appelés d’Italie, une somptueuse résidence de cam- pagne qui passe pour le premier château Renaissance « à l’italienne » érigé en France. Il n’en reste que des fragments. Georges n’en avait pas moins œuvré à l’achè­vement de la cathédrale gothique de Rouen. Les deux frères avaient le même goût partagé entre la fidélité au gothique et l’admiration pour l’humanisme italien. Ils firent travailler les mêmes sculpteurs, peut-être aussi les mêmes maîtres d’œuvre français à Gaillon et à Albi. Si le doute subsiste pour la comman- dite du baldaquin-arc de triomphe, les preuves existent que revint à Louis Ier l’initiative du splendide chœur de sa cathédrale. Sa respon- sabilité n’est pas moins incontestable dans l’heureuse métamorphose de son palais épiscopal, triste fortin jusque-là, auquel il fit adosser un château de style angevin, ouvert par de hautes fenêtres sur le Tarn, le Pont-Vieux et l’arrière-pays nord. Les proportions des deux tourelles de ce château moderne s’ajustent admirablement à celles des tours de l’ancien palais féodal fortifié. On a fort justement félicité Louis Ier d’Amboise d’avoir fait naître un certain sourire sur le massif militaire dont il avait hérité. Pour autant, ce prélat de la Renaissance, attaché par ailleurs au style gothique, ne souhaitait pas plus que Voltaire, deux siècles plus tard, relâcher la pression qui maintient le peuple à sa place. Il prit soin de réformer les ordres religieux, de resserrer l’emprise des paroisses, de réprimer les excès du carnaval. Tout parle, dans le chœur de Sainte- Cécile, de la Rédemption du Christ et de l’Intercession de Marie. Mais le même mécène qui avait voulu cet enclos de grâce réservé aux chanoines du chapitre et à l’évêque, patronna le déploiement au fond opposé de la nef, d’une gigantesque fresque détaillant aux yeux de tous les fidèles les horribles tourments réservés à la fin des temps aux coupables, et la libération définitive en bon ordre pro- mise aux innocents. Ce sceau apocalyptique apposé sur l’histoire des hommes, et gravé en haut-relief sur le fronton de pierre des portails romans, résumait cette religion de la peur qu’avaient voulu conjurer les poètes lyriques occitans et les « Parfaits » de la religion cathare.

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Louis Ier d’Amboise était capable, dans l’intimité, du sourire que le portrait de Raphaël prête à Balthazar Castiglione. Mais il ne croyait pas pouvoir se passer en public de la prédication de l’angoisse et de la peur si efficace sur les âmes simples. Le Jugement dernier est une monumentale prédication populaire de ce genre. Par ailleurs, il n’avait pas dans sa cathédrale le choix entre sculpture et peinture. On entre en effet dans Sainte-Cécile sur le flanc nord, sous le baldaquin, et non par la haute tour quisert d’étrave au vaisseau. La tour et ses assises aveugles ferment l’église à l’ouest, ne laissant aucune possibilité de portail et de tympan. C’est sur la surface sinueuse de la muraille qui clôt l’église à l’ouest que sont représentés, de façon expressive, naïve et quelque peu grotesque, sur la surface courbe de deux contreforts, le châtiment infernal des sept péchés capitaux et l’entrée au paradis des bons chrétiens de différentes conditions. Manque le groupe central, le Christ siégeant en juge universel assisté de Gabriel et de Michel. Il a été détruit au XVIIe siècle, pour percer, dans les contreforts de la tour, le passage à une chapelle où seraient vénérés les reliques de saint Clair, l’un des premiers évêques d’Albi. Comme Jean Jouffroy, Louis Ier d’Amboise était grand amateur et collectionneur de manuscrits enluminés italiens et flamands, en exemplaires uniques, de provenance princière. Il légua sa collection au chapitre de sa cathédrale, et la bibliothèque municipale d’Albi en conserve de très beaux restes. Comme son prédécesseur, il favorisa l’imprimerie, dont il fit venir deux praticiens à Albi. Leurs ateliers ne lui survécurent pas. Son neveu Louis II, évêque d’Albi de 1503 à 1510, cardinal en 1507, passa plus de temps en Italie qu’en France. Il mourut à Ancône. Il eut le temps de faire parvenir à Albi, un élève de Pinturicchio, Giovanni Francesco Donela, recruté à Modène avec sa propre équipe d’assistants-peintres. Ils transformèrent Sainte-Cécile en atelier, et colorèrent à fresque la totalité des voûtes, dans le style doux, décoratif et fade des Marches, alternant motifs décoratifs et tableaux d’histoire sainte, en rupture complète avec la rugosité et la violence de l’im- mense Jugement dernier, mais non sans harmoniques avec la dentelle de pierre du chœur et sa savoureuse statuaire. Chargés de mémoire, associés à une école municipale qui pra- tique la pédagogie humaniste et devenus les dépositaires de chefs- d’œuvre de plusieurs styles, la cathédrale et le palais épiscopal,

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Sainte-Cécile et la Berbie, toujours imposants ensemble sur leur acro- pole, s’humanisèrent de l’intérieur. La cathédrale et le palais modifiés donnèrent le ton mêlé de gothique tardif et de Renaissance italienne aux nouveaux couvents, aux nouvelles églises et aux nouveaux hôtels civils qui agrandissaient vers l’Est l’antique et prospère ville qu’ils pro- tégeaient et qui ne comptait guère plus de cinq mille habitants. Quittant la place de la cathédrale pour parcourir les rues et ruelles de l’ancienne ville, le visiteur n’a pas besoin d’accommoder : la brique rouge est de toutes parts le matériau principal des maisons à colombages et des tourelles médiévales, aussi bien que des hôtels privés construits ou modifiés du XVIe au XVIIe siècle, avec chapi- teaux, colonnes, bas-reliefs, balcons, galeries, loggias, escaliers de pierre à balustres. Appropriées au déploiement de tapisseries et de torches pour l’accueil de visiteurs royaux, (François Ier fut attendu en vain par la ville en 1533, mais le roi de Navarre et la reine Jeanne d’Albret, tenant parole, firent leur entrée en personne, l’an- née suivante), ces riches demeures maintenant soigneusement res- taurées, entretenues et fleuries, traitent le promeneur démocratique comme s’il était lui-même un prince en déplacement. L’illusion est délicieuse. Le climat est souvent de la partie, l’ensoleillement d’Albi étant en moyenne comparable à celui de Nice. Riche, hospitalier, investi de nombreux pouvoirs civils et ecclésiastiques, l’évêché d’Albi fut une prébende et une responsa- bilité convoitées et obtenues au XVIe siècle par les familles les plus en faveur à la cour de France. Deux Robertet y succèdent aux deux Amboise, avant de faire place aux deux frères Gouffier de Boissy, appartenant à une famille très aimée de François Ier. Il échoit ensuite au cardinal-chancelier Antoine Duprat, principal ministre du roi che- valier, et déjà pourvu par lui de plusieurs importants bénéfices, puis à deux membres de la puissante famille de Guise, Jean (1535-1550) et Louis (1550-1561). Bien que ces trois derniers titulaires ne rési­ dèrent jamais à Albi, ils firent en sorte, à commencer par le chance- lier Duprat, que leur évêché restât intact des nouvelles hérésies, le luthéranisme, puis surtout le calvinisme, qui trouvaient en Aquitaine un terroir très favorable. Des chambres ardentes châtient les protes- tants, et de grandes processions et manifestations rassemblant tous les corps et toutes les conditions de la ville organisées par le vicaire général de l’évêque soudent la fidélité albigeoise à l’Église gallicane et au roi de France. Le 6 septembre 1561, un exilé florentin proche

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de la reine-mère Catherine de Médicis, Lorenzo Strozzi, promu évêque, arrive à Albi, prend la mesure de l’implantation protestante dans la région et aux portes mêmes de la ville. En vrai condottiere, il renforce les défenses et les murailles, il place des garnisons dans les villages amis de la région, il recrute des mercenaires italiens et lance à leur tête des opérations en terrain ennemi. À quatre siècles de distance, et avec moins de chances de l’emporter, il se retrouve dans la situation de Bernard de Castenet, cherchant au XIIe siècle à extirper avec l’aide des dominicains le dernier carré clandestin des cathares du Languedoc. Mais cette fois, la situation religieuse est compliquée par la situation politique. Citadelle de la Contre-Réforme catholique, Albi en 1562 tombe aux mains de la Sainte Ligue et de ses chefs, les Guise. Fidèle aux Valois, que les ligueurs soupçonnent de trahison, Strozzi, pris entre deux feux, s’efforce de ne pas rompre, mais doit s’enfuir en 1567, après avoir cédé son évêché à son neveu Rodolfo. Celui-ci occupera le siège de 1568 à 1574, et gèrera avec prudence et procrastination les ordres de massacre venus de Paris lors de la Saint-Barthélemy. Il sera remplacé par un autre Italien, Julien de Médicis (1576-1588), suivi par deux autres, Alphonse Ier (1589-1608) et Alphonse II Del Bene (1608-1634). Certes tous ces prélats, élevés en France, étaient des Français d’élection, fidèles entre les fidèles des Valois, puis d’Henri IV. Dans le cas du dernier d’entre eux, Alphonse II, il ser- vit si bien la campagne antiprotestante de Louis XIII et Richelieu qu’il attira et reçut en grande pompe le cardinal-ministre à Albi en août 1629. Mais il prit par la suite le parti de Marie de Médicis et de Gaston d’Orléans, tous deux hostiles à l’entrée en guerre de la France contre l’Espagne voulue par Richelieu. La cause politique de ce parti féodal et dévot fut définitivement ruinée dans la bataille de Castelnaudary en 1632. Alphonse Del Bene, l’un des stratèges de la révolte militaire contre le roi et son ministre, put s’enfuir à Florence. On ne pouvait être plus engagé, à moins d’être Mazarin, dans les affaires les plus franco-françaises que ce prélat italien. Reste que, dans une ville accueillante à la Renaissance ita- lienne depuis le milieu du XVe siècle, cette théorie de prélats d’ori- gine florentine n’a pas manqué de laisser continûment des traces dans la forme interne de la ville ancienne. Il y a quelque chose de Vérone, autre ville semi-médiévale et rouge, dans les rues de l’Albi historique, et quelque chose des quais de l’Arno sur la rive droite du

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Tarn, vue depuis le jardin suspendu de la Berbie. Si le Pont-Vieux avait gardé ses maisons et ses échoppes, il aurait des airs de Ponte Vecchio. Le filtre de la mémoire passe le passé. La violence, la férocité, l’injustice, le malheur et la misère immédiats se déposent au fond du flacon. Les œuvres de piété et de beauté montent à la surface, mobilisant l’attention et témoignant pour le peu d’humanité et de génie dont toutes les époques sont susceptibles. C’est ce que voulait dire la formule célèbre de l’historien allemand Leopold von Ranke : « Dieu est contemporain de toutes les époques. » C’est ce miel que les abeilles du temps extraient du passé qui fait contrepoids au cha- grin, à l’amertume, au désespoir et aux révoltes dont nous envahit le présent qui, comme toujours lui aussi, et peut-être plus que jamais, fait parade de ses impuretés et de ses brutalités. Sans doute l’histoire savante veut connaître jusqu’à la lie le passé tel qu’il fut au présent, emportant alors comme aujourd’hui une part énorme de vase, et dégageant une odeur souvent atroce de bûcher et de boucherie. Mais nous avons droit aussi à la mémoire qui filtre, douce, patiente et intuitive Jugement dernier : elle met en évidence rétrospective postulations, œuvres et êtres d’autrefois qui ont mérité d’échapper au temps, et qui nous font signe d’en faire autant à leur suite, sans désespérer de la part divine dont l’humanité est malgré tout déposi- taire. Avec cette intercession, on se retourne vers notre aujourd’hui non pas incapable de tristesse ou d’indignation, mais avec un sens plus vif et ironique du côtoiement mystérieux entre bassesse et gran- deur humaines, pesanteur des actes et grâce des gestes. Une visite à Albi, surchargée d’histoire et de mémoire, ne laisse pas indemne. Si la vision de son acropole est un inoubliable memento nos- trae finitatis, les promenades dans la ville ancienne, conservée ou restaurée avec science et amour, sont un merveilleux exercice du souvenir. Il fait affluer à l’esprit les images oubliées de voyage, les épisodes historiques mal connus, les associations d’idées éclairantes, tout un courant de conscience intense et précipité tel que Maurice Barrès le décrit et le recommande dans son traité d’éducation du voyageur moderne : Un homme libre. L’Albi médiéval, Renaissance et classique n’est pas un cristal en suspens dans le temps. Le ressac du siècle « rocaille » s’y est fait sentir avec la venue de deux archevêques suprêmement aimables et lettrés, Mgr de Stainville-Choiseul (1759-1764), frère du Premier

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ministre de Louis XV, puis Son Éminence le cardinal Joachim de Bernis, favori de Mme de Pompadour et lui aussi ministre avant d’être disgracié à Versailles et d’occuper le siège d’Albi (1764-1769), qu’il devra quitter pour une brillante ambassade à Rome. On a peine à imaginer l’extraordinaire métamorphose qui a permis de siéger dans les mêmes murs, dans le même royaume, dans la même Église et la même foi, un Bertrand de Castenet, un Rodolfo Strozzi, et après un savant dégradé de prélats civilisés, un Bernis, le cardinal préféré de Mme de Pompadour, parfumé, pomponné, rimant et conversant avec grâce, si spirituel et fleuri que son ami Voltaire le surnomma Babet la Bouquetière. Il n’en fut que meilleur ministre des Affaires étrangères, administrateur de son évêché, et magnifique ambassadeur à Rome, avant d’être réduit à une mort misérable par la Révolution. Plus étonnante encore, l’épopée française de la femme dont on a le trait de lumière à Albi, du fait même de l’exceptionnelle virilité romane de son acropole : Esclarmonde de Foix, sainte Cécile, Marie pleine de grâces, la marquise de Rambouillet, Julie d’Angennes (qui eut une émule albigeoise dans Antoinette Salvan de Saliès, qui tint salon dans son hôtel sous le règne du Grand roi), et enfin le feu d’artifice du siècle de Louis XV, avec toute la lyre, depuis le culte de Marguerite-Marie Alacoque en passant par les compagnies parisiennes dont tiennent le sceptre les Lambert, Tencin, Geoffrin, Du Deffand, Lespinasse, Helvétius, Necker, Arnould, Vigée-Lebrun, et par le cercle royal animé par Mme de Pompadour puis Mme du Barry, pour aboutir aux deux endiablées, la marquise de Merteuil de Laclos et la Justine de Sade. On peut même, sautant un siècle, aller jusqu’aux femmes baudelairiennes et fin de siècle d’Henri de Toulouse-Lautrec, fin de race génial d’une antique famille albigeoise qui grâce à la gloire du peintre, dispose des deux plus belles demeures de la ville : la Berbie, transformé en musée Toulouse-Lautrec et riche d’un magnifique fonds d’atelier, et le vaste hôtel Toulouse-Lautrec, où l’artiste est né en 1864, et qui est resté propriété de sa famille. On rêve de s’installer pour un temps, pour longtemps, dans l’une des maisons à balcon qui longent le quai de l’Arno, pardon ! du Tarn, et de laisser venir à soi, avec l’aide de livres comme celui que je préface, et tant d’autres, la fleur du passé d’Albi qui est aussi celle de la France. Il reste à espérer que l’inscription récente, et combien méritée, de la ville d’Albi sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, due

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à des décennies d’intelligence de science et de goût de la part des édiles, des préfets, des inspecteurs des Monuments historiques et de tous les Albigeois, ne sera pas l’alibi de la conversion soudaine d’un tel haut lieu de l’esprit en une usine de l’industrie culturelle et touristique. On souhaite à Albi plus de visiteurs, certes, mais non des cohortes d’envahisseurs distraits et festifs.

Ce texte figure dans Albi, cité épiscopale, textes de Marc Fumaroli, Jean Roques, Maïdi Roth, photographies de Thierry Pons, Éditions Vent Terral, 2012.

1. Pierre Grimal, le Quercy, Perrin, 1998. 2. Jacques de Voragine, la Légende dorée. Vie et mort de saintes illustres, coll. « Folio », Gallimard, 2013.

n Marc Fumaroli est membre de l’Académie française, professeur honoraire au Collège ­ de France, président de la Société des amis du Louvre, directeur de l’Institut ­d’histoire de la République des lettres (CNRS). Il est l’auteur de nombreux livres d’histoire littéraire et d’histoire de l’art, notamment : le Poète et le roi, Jean de La Fontaine en son siècle (Le Livre de poche, 1999) ; Chateaubriand et les arts, « Ut pictura poesis » (collectif, de Fallois, 1999) ; l’École du silence, le sentiment des images au XVIIe siècle (Flammarion, 1999), Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry (Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2006), Paris-New-York et ­retour : voyage à travers les arts et les images (Flammarion, 2009), Amelot de la Houssaye. L’Homme de cour (Gallimard, 2010), le Livre des métaphores (Robert Laffont, 2012).

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n entretien avec robert frank réalisé par thomas gomart n

historiographie est fille de son temps : la manière d’écrire l’histoire en dit long sur une époque, ses doutes et ses espoirs. Comme chacun sait, L’la France entretient un rapport compliqué à la « mondialisation ». D’un côté, elle craint d’y perdre son identité et ses positions. De l’autre, elle y participe activement et bénéficie à plein de son inscription dans les flux mondiaux. Au début des années deux mille, le débat sur la mondialisation se concentrait, en France, sur le rôle des États-Unis et ­reflétait des­inquiétudes d’ordre culturel. Dix ans plus tard, il se focalise sur le rôle des puissances émergentes, en particulier celui de la Chine, et reflète des inquiétudes d’ordre économique. Cette mondia- lisation galopante se traduit par ­l’influence croissante d’un courant historiogra- phique, celui de l’histoire mondiale (world global history), auquel les historiens français souhaitent s’associer, comme en témoigne le lancement, en mai 2012, de la revue Monde(s). Histoire, espaces, relations (1). Un des enjeux réside désormais dans une articulation réussie entre ce courant historiographique transnational et la traditionnelle école française d’his- toire des relations internationales. Presque un demi-siècle après Introduction à l’histoire des relations internationales de Pierre Renouvin (1893-1974) et Jean- Baptiste Duroselle (1917-1994), cette école fait un ­bilan d’étape avec Pour l’his- toire des relations internationales, ouvrage collectif en trente chapitres, publié en septembre 2012 (2). Ayant lancé la revue Monde(s) et dirigé Pour l’histoire des relations internationales, Robert Frank joue un rôle-clé dans ce passage de

59 études, reportages, réflexions Pour une histoire des relations internationales ou vers une histoire globale ?

relais entre générations. La nouvelle génération d’historiens doit assumer cet héritage pour le faire fructifier et l’adapter aux exigences du temps présent, ce qui lui demande de relever au moins deux défis. En premier lieu, il lui faut éviter sa dilution dans une approche faus­sement totalisante à un ­moment où le numérique révolutionne les méthodes de travail et la notion même d’archive. En second lieu, il lui faut désormais imposer une « école française » au niveau international, et plus seulement européen, c’est-à-dire parvenir à prendre pied dans des structures de savoir très largement dominées par l’historiographie américaine. L’avenir dira si l’école française d’histoire des relations internatio- nale parviendra à incarner une French touch en histoire globale. Reste pour l’heure à recevoir les travaux fédérés depuis plus de vingt ans par Robert Frank. Né en 1944, il vint aux relations internationales par le double prisme de l’histoire financière et de celui de la Seconde Guerre mondiale. Il suc- céda à François Bédarida (1926-2001) à la tête de l’Institut­ d’histoire du temps présent (de 1990 à 1994) avant de prendre la suite de René Girault­ (1929-1999) à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne (de 1994 à 2012). Avec Georges-Henri Soutou, Robert Frank a su réunir plusieurs sensibilités de chercheurs et dépasser bien des obstacles administratifs pour continuer la métamorphose de l’histoire diplomatique d’Albert Sorel (1842-1906) en une histoire des relations interna- tionales, destinée « à contribuer au déclin des raisonnements binaires, des expli- cations monistes, des arguments manichéens, des simplifications abusives » et ainsi « à penser historiquement la complexité de ces “relations“ humaines, trop humaines, à travers les frontières » (3). Thomas Gomart

evue des Deux Mondes – Pourriez-vous revenir sur la généalo- gie de Pour l’histoire des relations internationales ? Dans quelle Rmesure cet ouvrage continue-t-il l’œuvre de Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle ? Robert Frank – Renouvin et Duroselle ont écrit l’ouvrage fon- dateur de notre discipline en 1964. Ils ont converti de manière défi- nitive l’histoire diplomatique traditionnelle en histoire des relations internationales, c’est-à-dire une histoire qui ne s’intéresse plus seu- lement aux relations entre les États mais aussi, pour reprendre une formule de l’époque un peu vieillie, aux relations entre les peuples. On dirait aujourd’hui entre les sociétés. Vingt ans après, René Girault et la revue Relations internationales ont questionné une première fois cet héritage. Élu à sa suite, j’ai essayé de regrouper les historiens des relations internationales. C’est dans ce cadre-là qu’au début des

60 études, reportages, réflexions Pour une histoire des relations internationales ou vers une histoire globale ? années deux mille, on s’est dit : « Allez, il faut faire un livre de réfé- rence sur notre discipline. » C’est une entreprise qui a pris du temps, presque dix ans. L’idée était la suivante : rappeler les apports de Renouvin et Duroselle, se comparer à d’autres écoles nationales et examiner les métamorphoses de la discipline.

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce qui relève du pro­lon­gement et quelles sont les mutations les plus profondes ? Robert Frank – Pour moi, il y a deux tournants majeurs, pas seulement pour l’histoire, à partir des années quatre-vingt : le cultural turn et le transnational turn. Tournant culturel, c’est-à-dire non seu- lement la culture comme objet d’histoire (cinéma, littérature…), mais surtout la culture comme approche historique. Une approche cultu- relle, face à tout type de phénomène, revient à se demander : qu’est- ce qui se passe dans les têtes ? Pierre Renouvin, qui prononçait très rarement le mot « culturel », faisait cela d’une certaine manière, mais avec les mots de l’époque, empruntés aux Annales, comme « men- talité » ou « psychologie collective ». Il proposait déjà une approche culturelle sans que le mot existe. Ce qui a changé, c’est la prise en compte des pratiques sociales, et non plus seulement de ce qui se passe dans les têtes. Les historiens du culturel nous ont beaucoup apporté en dépassant la question des représentations pour analyser les processus de production symbolique et les pratiques qui en résul- tent. Je crois que nous avons désormais intégré cet apport depuis la fin des années quatre-vingt-dix. C’est donc relativement récent.

Revue des Deux Mondes – Le second tournant est celui du trans- national turn, importé notamment en France par les politistes et les sociologues de l’international. Votre ouvrage n’est-il pas en ce sens une réponse différée à l’ouvrage publié, en 1998, par Marie-Claude Smouts, Nouvelles relations internationales (4) ? Robert Frank – C’est moins une réponse qu’une manière de se dire : « Pourquoi ne ferions-nous pas pareil ? » Je trouve passionnant ce que les politistes ont écrit. Cela nous apporte beaucoup et, en même temps, nous avions envie de parler autrement à partir de notre point de vue. En ce qui concerne le transnational turn, qui se répand en France avec les travaux de Bertrand Badie, on se rend compte, là encore, que Renouvin et Duroselle étaient pionniers et faisaient déjà du transnational sans le savoir. Sauf que, malgré leur volonté affichée

61 études, reportages, réflexions Pour une histoire des relations internationales ou vers une histoire globale ? de ne pas se limiter aux relations interétatiques, globalement, l’histoire qu’ils faisaient est très stato-centrée. Pour Renouvin, ­l’ultima ratio, c’est quand même expliquer une politique étrangère ! L’apport du transnational turn est de nous encourager à aller chercher dans les autres disciplines. Nous avons aussi été inspirés par d’autres courants historiques qui s’étaient fédérés avec, par exemple Pour une histoire politique ou Pour une histoire culturelle (5). Du coup, le livre de Smouts est important car, en dialoguant avec les politistes et les socio- logues, nous avons pu clarifier notre spécificité d’historiens.

Revue des Deux Mondes – Quelle est-elle ? Robert Frank – Elle est de travailler sur des sources, sur des archives de toutes sortes, pas seulement diplomatiques. De plus, nous travaillons et réfléchissons sur le temps, non pas seulement sur la chro- nologie et la périodisation mais sur le temps non linéaire qui s’accumule ou qui érode, et qui génère ainsi des chronologies brisées, des nappes de charriage, indispensables à la compréhension des processus de déci- sion. C’est cette réflexion sur le temps qui est au cœur de notre métier d’historien. C’est le fil directeur de ce livre commencé avant 2003. Or nous avons tous été un peu traumatisés par la guerre d’Irak. Cela ne signifie pas que ce livre est un manifeste anti-guerre. Il traduit la com- préhension en temps réel des conséquences de l’erreur préjudicielle commise par George W. Bush, qui fixa d’emblée comme but l’instaura- tion de la démocratie par les forces occupantes sur le modèle de l’Alle- magne et du Japon de 1945. Cet usage erroné de la comparaison nous a rendu d’emblée pessimistes sur la suite des opérations. En somme, faire de l’histoire des relations internationales devrait servir au moins à une chose essentielle : ne pas partir dans n’importe quelle guerre.

Revue des Deux Mondes – Justement, on sent une pointe de dépit lorsque vous écrivez notamment en introduction : « les historiens ont des choses à dire [...] et ils devraient sans doute être davantage écou- tés ». Pourquoi ne le sont-ils pas ? Robert Frank – C’est une forme d’autocritique. Les historiens n’arrivent pas à se faire écouter. Cela s’explique par le mode de production historique. Travail en archives, réflexion, rédaction, c’est toujours lent. Cela nous empêche finalement d’être réactifs, notam- ment par rapport à d’autres sciences humaines ou à des experts. C’est notre faiblesse ; elle est difficile à contourner. Néanmoins,

62 études, reportages, réflexions Pour une histoire des relations internationales ou vers une histoire globale ? notre utilité se situe dans notre capacité à penser la complexité en articulant différents champs – stratégique, politique, économique ou culturel – et en croisant les chronologies. Nous refusons de produire une réflexion linéaire, manichéenne et simpliste, ce qui joue en notre défaveur pour la médiatisation de nos travaux.

Revue des Deux Mondes – La question de l’utilité du savoir pro- duit ne se limite sans doute pas à sa médiatisation. Elle touche aussi à la compréhension des besoins d’un environnement social en per- manence travaillé par les enjeux internationaux. Au fond, cette école française souhaite-t-elle que sa production soit utile au-delà de la sphère académique ? Robert Frank – La réponse est plutôt oui. C’est ce qu’il faudrait, mais y parvenir, c’est autre chose. Comment faire connaître ? Comment rendre la complexité en quelques phrases comme le demandent les médias ? En simplifiant à outrance la réalité, les petites phrases peu- vent faire mal, au propre et au figuré, car elles peuvent conduire à de lourdes erreurs. Nous sommes là dans une aporie complète. À cela s’ajoute un manque de formation à la communication externe chez bon nombre d’historiens. Nous avons sur ce plan un vrai problème.

Revue des Deux Mondes – Ce problème ne touche-t-il pas en réa- lité aux conditions de transformation d’un savoir de chercheur en un savoir d’expert ? Ce passage de l’un à l’autre ne pourrait-il pas carac- tériser l’histoire des relations internationales par rapport à d’autres disciplines ? Questions difficiles qui s’adressent autant à vous qu’à la nouvelle génération... Robert Frank – Je crois que c’est en train de commencer. La géné- ration qui suit ressent ce besoin. C’est avant tout une question de moyens beaucoup plus que de volonté. La volonté est là. Plusieurs exemples de projets de recherche en témoignent. Dans certains cas, il s’agit désor- mais d’extraire des produits plus spécifiques de nos travaux scientifiques pour intéresser les médias, les think tanks, etc. La prise de conscience est faite, la réflexion est amorcée et va continuer à se développer.

Revue des Deux Mondes – Arrêtons-nous sur un point crucial : l’histoire des relations internationales a le sens du tragique. Dès la pre- mière page, vous écrivez : « Oui, une des caractéristiques des relations internationales est d’être une question de vie ou de mort pour les peuples

63 études, reportages, réflexions Pour une histoire des relations internationales ou vers une histoire globale ? et donc pour les individus. » Comment rendre ce sens du tragique ? C’est autant un enjeu de problématique que d’écriture. La spécificité des rela- tions internationales tient dans l’impor­tance accordée au récit dans l’optique réaliste... Robert Frank – Je suis d’accord avec vous, mais cela dépasse l’histoire des relations internationales et se retrouve aussi chez les his- toriens de la guerre. La construction du récit est fondamentale car ce sont les mots et les discours qui permettent à la fois de ressentir les pulsions de vie ou de mort et de faire vivre et revivre des personnes. Cependant, il ne faut pas assimiler les historiens des relations interna- tionales au courant réaliste des politistes. Leur prudence en matière de théories les rapproche souvent, consciemment ou non, de ce courant, d’autant qu’ils accordent beaucoup d’attention aux États et aux rap- ports de puissances. De même que leur souci du « réel » et de voir les relations internationales telles qu’elles sont et non telles qu’on voudrait qu’elles soient. Il n’en demeure pas moins que ce tropisme réaliste des historiens est désormais dépassé avec la prise en compte systématique de l’irrationnel. La critique de fond que nous faisons à l’école réaliste est de ne pas prendre en compte tous les aspects du réel, en particulier les forces de l’irrationnel et de l’imaginaire, qui font partie du réel, ne serait-ce que parce qu’elles sont capables de le transformer.

Revue des Deux Mondes – Votre ouvrage est ouvert à de nom- breuses influences ; il cite fréquemment des politistes ou des sociolo- gues de l’international dans un souci de nouer un dialogue entre les disciplines. Compte tenu de l’importance que vous accordez au récit et de votre propre parcours intellectuel, une absence peut étonner : celle de l’œuvre de Paul Ricœur, qui n’est jamais évoquée... Robert Frank – Je suis imprégné de la lecture de Paul Ricœur qui, comme vous le savez, considère la notion de « mise en intrigue » décisive pour les historiens. Par ailleurs, aux débuts de l’Institut d’his- toire du temps présent, j’avais proposé comme projet de recherche « les Français et la guerre depuis 1944 », qui ne prononçait pas expli- citement un mot-clé : « mémoire ». Sur l’histoire de la mémoire pré- cisément, Ricœur a ensuite guidé toute une partie de ma production personnelle et des travaux que j’ai dirigés. La présence de Ricœur est en réalité diffuse et fondamentale. La réflexion des historiens sur le temps est appelée à entrer en dialogue avec celle des philosophes du politique. C’est un des grands chantiers à venir.

64 études, reportages, réflexions Pour une histoire des relations internationales ou vers une histoire globale ?

Revue des Deux Mondes – Bouclons la boucle. Deux notions aident à résumer l’œuvre de Renouvin et Duroselle, celle de « forces profondes » et celle d’ « homme d’État ». Comment votre génération les a-t-elle transformées et comment résumer Pour l’histoire des rela- tions internationales ? Robert Frank – Dans la conclusion, cosignée avec Georges-Henri Soutou, nous estimons que la notion renouvienne de « forces profondes » est désormais trop statique et qu’elle doit laisser place à celle de « dyna- mique », qui renvoie non seulement à la force mais aussi au mouvement décrit par celle-ci. Les dynamiques désignent les multiples circulations, jamais à sens unique, qui en traversant des espaces, influent sur les États et transforment les sociétés. Nous sommes sortis d’une vision verticale des rapports entre États et sociétés. Quant à la notion d’« homme d’État », elle était rattachée à l’analyse des processus de décision et, en particulier, au fonctionnement de l’« entourage ». Nous avons désormais une approche beaucoup plus systémique, qui cherche à intégrer tous les rouages en jeu, ainsi que, j’insiste sur ce point, toutes les formes d’irrationnel et d’imaginaire. Enfin, un des apports essentiels de notre génération est la constatation d’une plus ou moins grande « autonomie » des champs dans lesquels s’exercent ces dynamiques. Les champs – stratégique, politique, économique ou culturel – ont entre eux une dose de porosité et d’étan- chéité qu’il convient, pour chaque sujet traité, de mesurer. C’est la combi- naison de l’approche systémique et de l’analyse des dynamiques qui doit guider nos travaux afin de comprendre un ordre international, national, régional ou local à un moment donné.

1. Monde(s). Histoire, espaces, relations, n° 1, mai 2012. Cette revue est publiée par Armand Colin. Elle dispose d’un site : http://www.monde-s.com. 2. Robert Frank (dir.), Pour l’histoire des relations internationales, PUF, 2012. 3. Idem. Dernière phrase de la conclusion rédigée avec Georges-Henri Soutou. 4. Marie-Claude Smouts (dir.), Nouvelles relations internationales, Presses de Sciences Po, 1998. 5. René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, 1988 ; Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Seuil, 1997.

n Robert Frank est professeur émérite à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. n Thomas Gomart est directeur du développement stratégique de l’Institut français des relations internationales (Ifri).

65 études, reportages, réflexions adam smith, le père tranquille de l’analyse économique

n annick steta n

e nom d’Adam Smith est l’un des premiers que rencontrent les apprentis économistes. Ainsi que l’ont souligné Charles Gide et LCharles Rist dans leur Histoire des doctrines économiques, Smith est « le véritable créateur de l’économie politique moderne » :

« Dès qu’apparut en 1776 son grand ouvrage, les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, les écrits antérieurs furent presque aussitôt oubliés. Depuis lors, tandis que les idées de ses prédéces- seurs ne suscitaient plus guère qu’un intérêt historique, son livre servait de guide aux générations successives d’économistes, et fournissait à toutes le point de départ de leurs spéculations. Aujourd’hui encore, malgré tant de changements apportés aux principes fondamentaux de la science, aucun économiste ne pourrait négliger le vieil auteur écossais sans rétrécir singu- lièrement son horizon scientifique.(1) »

L’œuvre de Smith n’a toutefois pas échappé au sort trop sou- vent réservé aux textes fondateurs de l’analyse économique : abon- damment citée, elle n’est en réalité que rarement lue. Les manuels scolaires et universitaires réduisent généralement la Richesse des nations à quelques vignettes un peu caricaturales. Les lecteurs qui

66 études, reportages, réflexions Adam Smith, le père tranquille de l’analyse économique auront la curiosité de se plonger dans ce livre foisonnant découvri- ront que son auteur était loin de s’intéresser exclusivement au fonc- tionnement du marché et à la division du travail. Adam Smith fut l’un des plus illustres produits du siècle des Encyclopédistes : il chercha sans relâche à comprendre le monde de son temps et à donner aux individus les moyens d’améliorer leur condition. La Richesse des nations est le fruit de cet effort. Contrairement à John Maynard Keynes ou à Joseph Schumpeter, dont les vies sont des romans, Adam Smith mena une existence extrêmement paisible. Né à Kirkcaldy en 1723, il étudia la philosophie morale à l’université de Glasgow de 1737 à 1740 avant de parfaire sa formation à Oxford de 1740 à 1746. Dès son retour en Écosse, il commença à enseigner la littérature anglaise et l’économie politique à Édimbourg. Après avoir occupé pendant un an la chaire de logique à l’université de Glasgow, il fut nommé professeur de philosophie morale en 1752. Cette chaire comprenait alors l’enseignement de la théologie naturelle, de l’éthique, de la jurisprudence et de la politique. La publication en 1759 de la Théorie des sentiments moraux, dans laquelle Smith propose une philosophie du lien social sur laquelle reposent pour partie ses travaux ultérieurs, lui permit de se faire connaître hors des cénacles académiques. Sa carrière universitaire prit fin lorsqu’il accepta de devenir le précepteur du jeune duc de Buccleuch, qui était le beau-fils de l’homme d’État anglais Charles Townshend. La rémunération qui lui avait été offerte était nettement supérieure à ce que lui rapportait son activité d’ensei­gnant : alors qu’il perce- vait environ 70 livres par an à l’université de Glasgow, Townshend était prêt à lui verser 300 livres par an en sus de la prise en charge de ses dépenses et à lui servir une pension annuelle de 300 livres jusqu’à la fin de ses jours (2). Adam Smith et son pupille embar- quèrent pour le continent en 1764. Ils séjournèrent dix-huit mois à Toulouse, deux à Genève et dix à Paris. Smith, qui parlait très mal le français, s’ennuya atrocement à Toulouse. Pour occuper ses journées, il commença à coucher sur le papier les réflexions rela- tives à l’économie politique qu’il avait nourries au fil du temps : ainsi débuta la rédaction de la Richesse des nations. Il fit la connais- sance à Paris de François Quesnay, l’un des fondateurs de l’école physiocratique. L’enfant de Kirkcaldy, qui avait assisté aux balbu-

67 études, reportages, réflexions Adam Smith, le père tranquille de l’analyse économique tiements de la révolution industrielle en Écosse, put confronter ses vues avec l’auteur du Tableau économique, qui soutenait que seule l’agriculture était créatrice de richesse. Le voyage d’Adam Smith et du duc de Buccleuch prit fin en 1766 après l’assassinat du jeune frère du duc à Paris. Smith s’installa à Kirkcaldy et consacra l’essentiel des dix années qui suivirent à la rédaction de la Richesse des nations. Publié en 1776, le livre ne connut pas immédiatement le succès. Les capitalistes montants de l’époque s’en firent peu à peu les laudateurs, bien que Smith ait évoqué à leur propos « la rapacité mesquine, l’esprit de monopole des marchands et des manufacturiers ». Ils n’avaient retenu que la conclusion de l’au- teur : il faut laisser le marché fonctionner librement (3). L’analyse que fait Smith du fonctionnement du marché repose sur l’observation des comportements individuels. Comme Mandeville dans la Fable des abeilles (1714), il soutient que les individus ne participent à l’activité économique que parce qu’ils y trouvent un avantage. Dès le début de la Richesse des nations, il souligne que « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » Tout indi- vidu livré à lui-même cherchera à maximiser sa propre richesse. Mus par une « main invisible », les individus s’emploieront donc à optimiser la richesse de l’ensemble de la société :

« Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, 1°) d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2°) de ­diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention en général n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se don- ner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible, pour remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. (4) »

68 études, reportages, réflexions Adam Smith, le père tranquille de l’analyse économique

Les vices dont se plaignent les belles âmes sont donc les res- sorts de la prospérité et du bonheur communs. Selon Adam Smith, la possibilité d’échanger les biens produits encourage les individus à se spécialiser dans une tâche particulière :

« La certitude de pouvoir troquer tout le produit de son travail qui excède sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail des autres qui peut lui être nécessaire, encourage chaque homme à s’adonner à une occupation particulière, et à cultiver et perfectionner tout ce qu’il peut avoir de talent et d’intelligence pour cette espèce de travail. (5) »

Dans le premier livre de la Richesse des nations, il présente les avantages de la division du travail entendue comme spécialisation des tâches au sein d’une entreprise industrielle – en l’espèce, une manu- facture d’épingles. L’augmentation de la productivité du travail au sein de cette entreprise résulte de la combinaison de trois facteurs : l’amé- lioration de la dextérité des ouvriers lorsqu’ils se concentrent sur une seule tâche, l’économie de temps liée au fait de ne pas avoir à passer d’une tâche à l’autre, et l’incitation à inventer des outils pour faciliter la réalisation des différentes tâches. Son exemple chiffré montre com- ment la combinaison de ces trois facteurs peut multiplier par deux cent quarante la quantité d’épingles produites par ouvrier et par jour. Dans une économie où règne la division du travail et où cha- cun s’est spécialisé dans un type particulier d’activité, chaque pro- ducteur doit rivaliser avec tous les autres pour retenir l’attention des consommateurs. Le fonctionnement du marché et la concurrence existant entre les producteurs permettent de passer de la recherche de l’intérêt personnel à la satisfaction des attentes de l’ensemble des agents économiques. Mais les bienfaits de la concurrence peu- vent être réduits quand existe un petit nombre d’entreprises sur un marché donné. Quand des entreprises en situation d’oligopole déterminent conjointement le prix qu’elles pratiquent et leur niveau de production, elles agissent collectivement comme un monopole et se partagent le surprofit qui en résulte. En s’élevant contre les privilèges des corporations, Adam Smith met en lumière les incon- vénients liés à la réduction de la concurrence :

« Le privilège exclusif d’un corps de métier restreint nécessairement la concurrence, dans la ville où il est établi, à ceux auxquels il est libre d’exercer ce métier. […] Les lois de corporation mettent les habitants des

69 études, reportages, réflexions Adam Smith, le père tranquille de l’analyse économique

villes à même de hausser leurs prix, sans crainte d’être supplantés par la libre concurrence de leurs concitoyens ; les autres règlements les garan- tissent de celle des étrangers. Le renchérissement de prix qu’occasionnent ces deux espèces de règlements est partout supporté, en définitive, par les propriétaires, les fermiers et les ouvriers de la campagne, qui se sont rarement opposés à l’établissement de ces monopoles. Ordinairement, ils n’ont ni le désir ni les moyens de se concerter entre eux pour de pareilles ­mesures ; les marchands, par leurs clameurs et leurs raisonnements cap- tieux, viennent aisément à bout de leur faire prendre pour l’intérêt général ce qui n’est que l’intérêt privé d’une partie, et encore d’une partie subor- donnée de la société. (6) »

L’analyse du marché conduite par Adam Smith s’étend aux échanges internationaux. Le quatrième livre de la Richesse des nations constitue une attaque en règle contre le mercantilisme. Pour les tenants de ce système, les métaux précieux constituaient l’es- sence de la richesse. Il fallait donc organiser le commerce extérieur de manière à faire entrer des métaux précieux sur le territoire natio- nal : les exportations devaient être supérieures aux importations. Smith soutient au contraire qu’il ne faut pas hésiter à acheter à l’ex- térieur tout ce que les producteurs étrangers peuvent produire à meilleur compte que les nationaux :

« Les avantages naturels qu’un pays a sur un autre pour la produc- tion de certaines marchandises sont quelquefois si grands que, du senti- ment unanime de tout le monde, il y aurait de la folie à vouloir lutter contre eux. [...] Mais s’il y a absurdité évidente à vouloir tourner vers un emploi trente fois plus du capital et de l’industrie du pays, qu’il ne faudrait en mettre pour acheter à l’étranger la même quantité de la marchandise qu’on veut avoir, nécessairement la même absurdité existe […] à vouloir tourner vers un emploi de la même sorte un trentième, ou, si l’on veut, un trois centième de l’un et de l’autre de plus qu’il n’en faut. Il n’importe nullement, à cet égard, que les avantages qu’un pays a sur l’autre soient naturels ou acquis. Tant que l’un des pays aura ces avantages et qu’ils manqueront à l’autre, il sera toujours plus avantageux pour celui-ci d’acheter du premier, que de fabriquer lui-même. (7) »

La théorie de l’avantage absolu proposée par Smith constitue le point de départ de la théorie classique du commerce internatio- nal, qui est au fondement des politiques libre-échangistes. Mais cette analyse ne permet pas d’expliquer comment un pays ne disposant d’aucun avantage absolu peut participer à l’échange international.

70 études, reportages, réflexions Adam Smith, le père tranquille de l’analyse économique

David Ricardo montra dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817) dans quelles limites l’échange était possible et sou- haitable entre deux nations : chaque pays a intérêt à se spécialiser dans la production pour laquelle il a la plus grande supériorité ou la moins grande infériorité, c’est-à-dire dans celle pour laquelle son avantage comparatif est le plus grand. Selon Adam Smith, le développement économique repose sur la division du travail et l’extension des marchés. La division du travail augmente la productivité des travailleurs et diminue les coûts de production. La hausse des profits autorisée par la réduc- tion des coûts de production permet d’accroître l’investissement et de poursuivre le processus de division du travail. La progression de l’emploi, qui est l’une des conséquences du réinvestissement des profits, conduit à une augmentation de la masse salariale et favorise l’accroissement de la population. L’extension du marché qui en résulte est à l’origine du développement économique. Smith avance toutefois l’idée selon laquelle un certain nombre de régions du monde pourraient être totalement exclues du « cours naturel des progrès de l’opulence » en raison de l’insuffisance des moyens de communication :

« Toute l’Afrique intérieure, et toute cette partie de l’Asie qui est située à une assez grande distance au nord du Pont-Euxin et de la mer Caspienne, l’ancienne Scythie, la Tartarie et la Sibérie moderne, semblent, dans tous les temps, avoir été dans cet état de barbarie et de pauvreté dans lequel nous les voyons à présent. (8) »

Les économistes de l’âge classique mirent leurs pas dans les traces d’Adam Smith. Thomas Malthus, David Ricardo et John Stuart Mill critiquèrent ou complétèrent les principes posés par la Richesse des nations. Ils poursuivirent ainsi l’œuvre de celui qui, en faisant la synthèse des éléments de raisonnement économique forgés par ses prédécesseurs, avait bâti les fondements d’une discipline nouvelle. Dans sa première Histoire de la pensée économique, Schumpeter rendit un juste hommage à l’auteur de la Richesse des nations :

« Il ne parcourut que des chemins battus ; il n’utilisa que des élé- ments préexistants, mais, esprit d’une clarté lumineuse, il élabora une œuvre grandiose, fruit du travail de toute son existence. (9) »

71 études, reportages, réflexions Adam Smith, le père tranquille de l’analyse économique

Deux ans après la publication de son œuvre la plus célèbre, Adam Smith fut nommé commissaire des douanes à Édimbourg. Cette fonction prestigieuse lui donna les moyens de mener une exis- tence confortable aux côtés de sa mère, qui veillait à ce que ce célibataire incroyablement distrait se nourrisse à intervalles réguliers et sorte à peu près correctement vêtu (10). Il vécut dans cette ville jusqu’à sa mort, le 17 juillet 1790. Avant de rendre l’âme, il regretta de ne pas avoir accompli davantage de choses. Il était simplement devenu, en un seul ouvrage, l’une des figures tutélaires de l’analyse économique.

1. Charles Gide et Charles Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours, Dalloz, 2000, p. 56-57. 2. Robert L. Heilbroner, les Grands économistes, Seuil, colle. « Points », 1977, p. 46. 3. Idem, p. 65. 4. Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, livre IV, chapitre ii. 5. Idem, livre I, chapitre ii. 6. Idem, livre I, chapitre x. 7. Idem, livre IV, chapitre ii. 8. Idem, livre I, chapitre iii. 9. Joseph Schumpeter, Esquisse d’une histoire de la science économique des ori- gines au début du XXe siècle, Dalloz, 1962, p. 75. 10. « On racontait maints épisodes sur sa distraction. Un jour, il descendit dans son jardin, vêtu de sa seule robe de chambre et, plongé dans une rêverie, il marcha pendant quinze miles avant d’en sortir. » Robert L. Heilbroner, op. cit., p. 43.

n Annick Steta est docteur en sciences économiques.

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la viduité altière

n marin de viry n

e Seuil vient de publier plusieurs entretiens entre Leopoldina Pallotta della Torre, journaliste à la Stampa, et Marguerite Duras L(1). Exhumés, traduits, et annotés par René de Ceccatty, ils ont été réalisés entre 1987 et 1989, après, donc, la publication de l’Amant et le prix Goncourt qu’elle obtint en 1984. L’enfance, la vie parisienne, la genèse de l’écriture, ses opinions sur ses contempo- rains écrivains, sur la critique, le cinéma, tout y passe. À lire ses réponses, qu’on aime ou pas l’auteur, on est bien obligé de reconnaître qu’il y a sans conteste un « dossier » Duras, qui reste ouvert. Quand je parle de dossier, ce mot affreux qui sent son enquête de police, je veux dire dossier littéraire et même, plus largement, culturel. Le dossier humain est quant à lui clos, et dans ce livre d’ailleurs on n’apprendra rien qu’on ne sache déjà sur le caractère de Duras. Cette femme est un homme politique ardent et elle fait très logiquement songer à Mitterrand, son ami : mélange de chatteries princières, d’air fâché et d’égotisme bourgeois. Une stratégie relationnelle destinée à créer une cour : elle prononce des vacheries avec un ton d’autorité qui confine à l’absolutisme.

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Impressionné, le quidam se soumet ; et qui ne se soumet pas est un ennemi. L’ennemi est relégué dans sa province, où il méditera sur le malheur de déplaire, et puis c’est tout. Couverture à elle, sur tous sujets. Elle ne cède pas le moindre bout de couette. Si par exemple on n’a pas envie de la suivre aveuglément en considérant avec elle que Bernard Henri-Lévy est une sorte de gandin provincial à gamme intellectuelle réduite, on est foudroyé par un rappel : Duras déclare hautement qu’elle a l’habitude d’une vie intellectuelle plus dense, d’une autre tenue que celle dans laquelle barbote le malheureux BHL. On a un peu envie de lui demander pourquoi, ou au moins de caractériser les choses un peu plus avant, mais non : elle a parlé, le dossier est donc clos, les élégances sont arbitrées. C’est en cela que je fais la comparaison avec un homme politique, car son métier consiste à essayer de faire en sorte que plus personne ne parle après qu’il ait parlé. Ce fantasme du propos définitif a quelque chose de ridicule, mais Duras a un rapport au ridicule qui n’est pas com- mun. Il faut lui rendre cette justice qu’elle prend constamment des risques énormes, dans ce pays de vanité, en ne reculant pas devant ce que les critiques ont beau jeu de qualifier de truismes en vrille, d’aphorismes primitifs, de dialogues qui semblent une ascension en spirale de lapalissades éthérées qui se répondent là-haut, dans les supersphères du vide, et qui qualifient ses pages de grands trous noirs sémantiques qui aimantent son lecteur soit vers la sidération, soit vers le fou rire. Mais voilà : si l’on est sidéré par les textes de Duras, c’est qu’on n’est pas assez cultivé, car on n’a pas eu les res- sources qui permettent de prendre le recul nécessaire, et si l’on est hilare c’est qu’on l’est trop, car on ne s’est pas laissé porter par ce que ses textes ont d’intéressant, en ne les jugeant pas dignes de ses meilleures lectures. Pas assez de préjugés fait le gogo. Trop de pré- jugés fait la tête dure. Essayons de sortir de là. Que dit Duras de la création artistique ? C’est assez simple. Celui qui croit qu’il y a des réponses est un crétin. Qui prétend comprendre est bouché. Qui veut démontrer assomme. Qui cherche le sens trouve la morne plaine du narratif articulé, du récit à thèse, du personnage campé. Cet auteur indigne fait alors ami-ami avec un lecteur aussi bête que lui. Ensemble, ils réinventent le Père Noël. L’alliance du besoin de rêver (la demande) et de la tête pensante (l’offre), voilà l’ennemi. Aliénés de conserve au récit, l’auteur et

74 études, reportages, réflexions La viduité altière

le lecteur moulinent gentiment de l’illusion. On appelle cette illu- sion « art », et c’est une foutaise. Au contraire, dit-elle, l’intelligence artiste, c’est de fréquenter les zones sans solution. La préparation au geste créateur, c’est de cultiver une sorte d’ontologie en archipel : des îles de moments, des plages d’atmosphères, des perles de sen- sations, des bouts de scènes, des esquisses de dialogue ; et entre ces îles, des silences – ou des écrans noirs, si l’on est au cinéma. Surtout rien, pas de facteur de cohérence, de glue idéologique, de rapport ou d’unité entre ces états : on rate la peinture de l’île si on la relie de force à un continent explicatif. L’objectif : des perles, mais pas enfilées. Ce qui me paraît intéressant là-dedans, c’est que l’éclatement durassien, si j’ose dire, n’est pas « l’éclate » de la dis- traction généralement décrite par les antimodernes, cette distraction active, bougiste, du cerveau festif qui court d’une bamboula à une installation d’art contemporain, cette distraction pascalienne en un mot, qui sent le fagot, le bourgeois gentilhomme, la liquidation de la vie intérieure, voire le client de jeux vidéo plus ou moins manipulé par un grand Satan californien. Non, Duras invente le bon distrait, l’éclaté réfléchi, le tronçonné méditatif, l’inconséquent articulé ; elle anoblit la sourde angoisse du déraciné, invente la viduité altière, l’insensé intéressant, le navré surprenant, l’îlien cosmique. L’acte inaugural de l’intelligence artistique est pour elle le divorce avec l’intelligence tout court. L’authentique se conquiert avec les moyens de l’instinct. C’est en renonçant aux liens que l’intelligence fait entre les choses, liens logiques, analogies, comparaisons, métaphores, en poubellisant toute la smala des synthèses, des thèses, des prémisses, des développements, des conclusions, en annihilant tout le fatras du sens – Dieu, l’histoire, l’absurde –, qu’on a une petite chance d’exister artistiquement. Tout cela est connu, archiconnu, et au fond parfaitement vrai, et acceptable. Ce meurtre de l’intelligence consti- tue en effet la littérature, même si elle fait semblant de l’oublier : il n’y a rien de plus normal que de cacher le crime fondateur sous le tapis. Mais si la littérature est, à son meilleur, cet état retrouvé que décrit Duras avec beaucoup de finesse, si elle nous permet de voir les mêmes choses d’un œil neuf après avoir jeté au feu les faux prestiges de notre intelligence polarde, il faut qu’elle soit intelligible, ou en tout cas recevable, et donc débouche sur une intelligence nouvelle. Si l’on prend le cas de Chateaubriand, qui fait sonner les

75 études, reportages, réflexions La viduité altière

paradoxes comme le glas des cathédrales dans les Mémoires, qui ne cesse de pointer les apories, les insuffisances crasses, les oripeaux mités de nos raisonnements les plus admis, qui nous crie que l’his- toire fusille le sens, qui gifle les préjugés sans acception de classe ou d’ancienneté, qui ridiculise les prestiges intellectuels, et qui donc correspond parfaitement à ce programme durassien de liquidation de l’intelligence, il faut bien constater qu’une nouvelle idée naît clai- rement de ce tremblement de terre ; c’est tout simplement les pre- miers pas de l’homme moderne, dans toute l’ivresse de sa déloyauté, déraciné de ses anciens hommages. Cette destruction créatrice est intelligible ; elle ressemble terriblement à une nouvelle intelligence, et elle l’est en fait. On peut être tenté de penser, en lisant Duras, qu’elle a parfaitement réussi la première partie du programme – liquider le communisme, le Nouveau Roman, l’existentialisme, et naturellement Dieu, la famille, les sexes, la rationalité et ce qu’elle appelle la « cérébralité » (j’oublie sûrement une ou deux vaches sacrées expédiées dans les poubelles de la création littéraire) – qui encombraient les esprits au moment de noircir la page, mais on peut s’interroger sur la valeur de la seconde partie, c’est-à-dire la nouvelle intelligence, née des décombres. Ce livre d’entretiens ne se substitue pas, pour répondre à cette question, aux textes eux-mêmes. Mais il éclaire l’intention de Duras et j’aurais tendance à penser que cette intention excuse ses productions, pour ceux qui ne l’aiment pas.

1. Marguerite Duras, Leopoldina Pallotta della Torre, la Passion suspendue. Entre- tiens avec Leopoldina Pallotta della Torre, traduit par René de Ceccatty, Le Seuil, 2013.

n Marin de Viry est l’auteur de Pour en finir avec les hebdomadaires (Gallimard, 1996), du Matin des abrutis (Lattès, 2008), de Tous touristes (Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2010), de Mémoires d’un snobé (Pierre-Guillaume de Roux, 2012).

76 études, reportages, réflexions pourquoi edward hopper a-t-il intitulé son chef-d’œuvre “nighthawks” ?

n jean-pierre naugrette n

est le tableau le plus connu de son auteur, et peut-être de tout l’art américain du XXe siècle. Il se trouve habituelle- ment à l’Art Institute de Chicago, qui l’a acheté très tôt, en pleine guerre, dès 1942, et on a pu l’admirer lors de la Cgrande’ rétrospective du Grand Palais, d’octobre 2012 à février 2013 (1). Il a été parodié un grand nombre de fois. Un site Internet en propose vingt-trois pastiches, dont le plus révélateur est sans doute celui où l’on reconnaît, dans ce café éclairé la nuit, de gauche à droite au comptoir, James Dean, Humphrey Bogart, Marilyn Monroe – le rôle du garçon affairé étant joué par Elvis Presley. Uniquement des icônes de l’Amérique des années cinquante. Un autre montre les deux premiers personnages, l’homme au chapeau de feutre et la femme en robe rouge, quelques minutes avant d’entrer dans le café vide, telle une scène de cinéma (avec cette fois Humphrey Bogart et Lauren Bacall) prise juste avant celle du café avec ses personnages. Un autre représente le capitaine Haddock ébahi, dans la rue, de voir dans le café les deux Dupondt, la Castafiore dans le rôle de la femme un peu criarde, et Tintin dans le rôle du garçon. Le romancier Philippe Besson a tiré du tableau de Hopper un beau

77 études, reportages, réflexions Pourquoi Edward Hopper a-t-il intitulé son chef-d’œuvre “Nighthawks” ? roman, l’Arrière-saison (2), dans lequel il tente d’imaginer – ce que beaucoup de poètes, romanciers, cinéastes ont fait avant et après lui – qui peuvent bien être ces quatre personnages plantés là dans le café, pour lequel Hopper avait déclaré, en réponse à la sempiter- nelle question de la solitude dans ses tableaux :

« Je ne le voyais pas comme particulièrement solitaire. J’ai beaucoup simplifié la scène, et agrandi le restaurant. Inconsciemment, sans doute, j’ai peint la solitude d’une grande ville. (3) »

Besson imagine en la femme, Louise, un écrivain de théâtre à succès, les deux hommes comme son présent et ancien amant, le serveur, Ben, comme une sorte de spectateur transi de sa vie à elle. Le roman alterne à la troisième personne les points de vue de chacun des personnages. Tout un jeu de voix, tout une prose de l’être-là qui fait très Nouveau Roman : on sait la fascination d’un Robbe-Grillet pour la peinture ou le cinéma. Curieusement, Besson situe l’action dans le café éclairé près du cap Cod, un lieu où Ed et Jo Hopper avaient une maison, à South Truro, un atelier dominant la mer, alors que la scène de Nighthawks est incontestablement urbaine. On a tout dit sur Nighthawks, ou presque. Comment il reflétait à la fois l’admiration du peintre pour Van Gogh (mais aussi pour Vermeer, avec ce grand pan de mur jaune géométrique sur la droite) et pour les films de gangsters des années trente, commeScarface ou Little Caesar. Mais aussi une admiration officielle pour une nouvelle de Hemingway, les Tueurs, parue en mars 1927 dans le magazine Scribner’s, auquel le peintre écrivit une lettre disant combien il était rafraîchissant de rencontrer « un travail honnête dans un magazine américain » qui changeait de « l’océan de guimauve sucrée » qu’on y trouvait habituellement. La nouvelle de Hemingway, à son tour, a donné des films dans lesquels l’hommage à Nighthawks est patent, comme dans la version de Siodmak (1946), où le diner au début du film est à l’évidence un hommage au tableau culte de Hopper (4), malgré le passage de la couleur hopperienne, avec ses coulées de jaune, de bleu, de brun, à la sobriété du noir et blanc qui serait plus proche de Hemingway. De sorte qu’il est souvent difficile de dire, entre le roman, le tableau et le film, qui a influencé l’autre. En réalité, comme le montre très bien Wim Wenders, c’est notre regard sur l’Amérique qui s’est hopperisé, de sorte que regarder le début de

78 études, reportages, réflexions Pourquoi Edward Hopper a-t-il intitulé son chef-d’œuvre “Nighthawks” ?

Little Caesar (1930), avec cette scène de station-­service, puis de diner dans laquelle Rico (Edward G. Robinson) fait une crise d’ambition hystérique, nous incite à dire aussitôt « c’est du Hopper ! » alors que c’est le film qui précède le tableau. Le statut d’icône de Nighthawks agit sur les créateurs de telle sorte qu’ils sont soit tentés de le pas- ticher en multipliant les variantes à l’infini, soit de lui rendre hom- mage quitte à « geler » l’image, à la reproduire telle quelle, calme « bloc » ici-bas d’Amérique, comme le font le même Wenders dans The End of Violence (1997) où un film dans le film reproduit le décor à l’identique, ou bien Dario Argento dans son très mystérieux film, que d’aucuns considèrent comme son chef-d’œuvre, les Frissons de l’angoisse (1975), dont le titre italien d’origine, Profondo rosso, rend mieux l’intention. Comme chez Hopper, il y a bien une profondeur de la couleur. Dans ce film policier et d’horreur où le rôle de l’en- quêteur est tenu par l’acteur David Hemmings – le même qui joue celui du photographe dans Blow Up d’Antonioni –, l’hommage à Nighthawks se matérialise par une scène de rue, à Rome, sur une place, où le café illuminé apparaît totalement figé (on a l’impres- sion que ce sont des mannequins qui ont été installés à l’intérieur) : alors qu’on attend un meurtre dans le café, il a lieu ailleurs, dans un appartement qui donne sur la place. À la fin du film, l’enquêteur se rappellera cette scène nocturne pour mieux innocenter le suspect numéro un, avec lequel il se trouvait, sur la place – pas dans le café peuplé de mannequins. Qui sont ces quatre personnages ? Le mystère du tableau, on le sait, vient en partie de son titre énigmatique. Pourquoi, comment Hopper l’a-t-il choisi ? Une première réponse consiste à dire que ce n’est pas lui qui l’a choisi, mais son épouse Jo : c’est attesté par la biographie monu- mentale de Gail Levin, qui fait autorité sur le couple Hopper (5). Comme pour beaucoup de tableaux, c’est Jo elle-même qui avait posé pour le personnage de la femme à la chevelure rousse, robe rouge vif, la main gauche posée de telle sorte sur le comptoir brun qu’elle en vient presque à toucher celle de l’homme à ses côtés, qui tient une cigarette à la main droite, posée elle aussi sur le comptoir. On sait que dans les dessins préparatoires, qui constituent souvent chez Hopper un mini-scénario, l’homme et la femme se regardaient. Dans

79 études, reportages, réflexions Pourquoi Edward Hopper a-t-il intitulé son chef-d’œuvre “Nighthawks” ? la version finale, ils ne se regardent plus. Solitude de la grande ville, ou du couple ? Et qui est cet autre personnage masculin, vu de dos, qui semble un double de l’autre – même chapeau de feutre, même costume, même attitude au comptoir, sauf qu’il est de l’autre côté –, sinon le même homme dédoublé, une doublure, un prototype : on sent ce que Magritte et ses hommes à chapeau melon (les Dupondt de Hergé viendraient-il de Magritte ?) doivent à ceux de Hopper. Le problème du titre, c’est qu’il ne veut rien dire. Intraduisible en français. « Les rôdeurs de la nuit » est à côté de la plaque. En amé- ricain, il signifie littéralement « les faucons de la nuit ». On a donc fait de ces quatre personnages des prédateurs, ravivant la métaphore hustonienne de la « jungle de l’asphalte » (Quand la ville dort, 1950), naturalisant l’espace urbain comme à travers le cliché « la jungle des villes ». Dans un article intitulé « New York post- et préfiguratif », Claude Lévi-Strauss donnait du New York découvert au début des années quarante, les mêmes où Hopper réalise son tableau, une description qui naturalisait également l’espace urbain :

« Décidément, New York n’était pas la métropole ultra-moderne que j’attendais, mais un immense désordre horizontal et vertical, attribuable à quelque soulèvement spontané de l’écorce urbaine plutôt qu’au projet réfléchi des bâtisseurs ; où des couches minérales, anciennes ou récentes, restaient intactes par endroits, tandis qu’en d’autres des cimes émergeaient du magma environnant, comme des témoins d’ères différentes qui se ­seraient suivies sur un rythme accéléré avec, dans les intervalles, les ves- tiges encore visibles de tous ces bouleversements…(6) »

Lévi-Strauss voit dans les avenues des canyons, dans les immeubles des soulèvements de lave rouge, dans la ville des affleu- rements de plaques tectoniques. Après tout, à l’époque victorienne, Dickens voyait au début de la Maison d’Âpre-Vent (Bleak House, 1853) un mégalosaure remonter des profondeurs pour envahir la ville de Londres envahie par le brouillard, et récemment encore, j’ai pensé que Jo Hopper avait pu s’inspirer, pour le titre du tableau, des Nightwalks de Dickens, ce recueil de « déambulations nocturnes » dans un Londres fantomatique, où le brouillard et le fleuve semblent propices à tous les cauchemars de régression dans la chaîne de l’évo- lution, y compris à faire émerger, dans les rues mêmes de la ville, des monstres sortis d’un autre âge. Ce n’est sans doute pas un hasard si nombre de pastiches du tableau de Hopper incluent des animaux

80 études, reportages, réflexions Pourquoi Edward Hopper a-t-il intitulé son chef-d’œuvre “Nighthawks” ?

– pas des faucons nécessairement, mais plutôt un ours polaire ou un crocodile. L’ouragan Sandy a récemment ravivé ce cauchemar d’une évolution inversée, l’image de la grande ville envahie par les eaux, toutes digues de civilisation rompues. J’en étais resté à Dickens, ce qui n’était déjà pas si mal, lorsque, l’autre jour, alors que j’étais à cent lieues de Hopper, j’ai fait cette décou- verte qu’on appelle parfois le bonheur du chercheur, ce que les Anglais nomment d’un nom délicieux, serendipity, le bonheur de trouver lorsqu’on ne cherche pas, mais qu’on flâne, qu’on se laisse guider par les circonstances. « Je ne cherche pas, je trouve », disait Picasso. C’était à la fin de l’exposition Hiroshige, l’art du voyage à la Pinacothèque de Paris. Dans l’une des dernières salles, se trouve une estampe intitulée superbement « Un bac traversant le fleuve Sumida au crépuscule », tirée des Cent vues célèbres d’Edo, cycle de l’hiver, 1857. Cette fois, on se croirait dans le Lotus bleu, et l’expo- sition suffit à montrer, s’il en était besoin, tout ce que Hergé doit à Hiroshige, dont la plupart des estampes sont conservées au musée de Leyde, qu’il avait donc pu aisément visiter depuis la Belgique. La légende explique :

« Un bac reliait Onmayagashi, dans le quartier d’Asakusa, au quar- tier d’Ishiwara, au sud du quartier de Honjo, sur la rive opposée. Les deux femmes dans le bac sont certainement ce que l’on appelait des yotaka, “faucons de nuit”, des prostituées bon marché qui officiaient en extérieur, et non à l’intérieur des maisons closes. (7) »

Yotaka, « faucons de nuit ». Jo Hopper s’est-elle souvenue de Hiroshige pour trouver le titre qui manquait au tableau de son époux ? Elle avait fait l’École des beaux-arts de New York, elle était peintre elle-même, et assuré- ment cultivée. Un détail semblerait le confirmer. Dans son article, Lévi-Strauss mentionne un antiquaire de Greenwich Village ayant dans sa vitrine « une estampe japonaise assez plaisante […] ; on sonnait à la porte de son petit appartement où il vous déballait des séries entières d’Utamaro en tirage d’époque » (8). Ed et Jo Hopper habitaient à Greenwich Village. Jo a parfaitement pu se souvenir d’une estampe d’Utamaro, ou de Hiroshige. Le Japon en plein New York.

81 études, reportages, réflexions Pourquoi Edward Hopper a-t-il intitulé son chef-d’œuvre “Nighthawks” ?

Les « faucons de nuit » du tableau sont associés à la prosti- tution. La femme à la robe rouge et à la chevelure rousse est une femme offerte, dans une vitrine, au regard des hommes, ceux qui pourraient passer à l’extérieur, et surveillée par les deux hommes à l’intérieur. Après tout, le jeune Hopper, dans le Paris des années mille neuf cent, avait dessiné et représenté des figures de maque- reaux, notamment dans un de ses premiers grands tableaux, Soir bleu (1914), également présent dans l’exposition du Grand Palais. Cette fois, aucun doute n’est permis. Hopper à Paris s’initie aux peintres français et aux impressionnistes, qui s’étaient ouverts à l’art de l’estampe japonaise grâce à l’Exposition universelle de 1867. Dans le célèbre Portrait d’Émile Zola de Manet (1868, musée ­d’Orsay), se trouve en haut à gauche un paravent japonais, et en haut à droite une estampe de Utagawa Kuniaki II représentant un lutteur de sumo, Onaruto. Dans Soir bleu, autour de cette scène de café inspirée de Montmartre, de ce clown blanc et triste au visage blafard comme la mort, aux lèvres et aux paupières rouges de sang, dans ce flon-flon de sensations interlopes avec un maquereau au premier plan à gauche, les lampions de couleur en papier bariolé qui flottent au vent sont nettement japonisants.

1. Voir le catalogue de l’exposition Edward Hopper, RMN, 2012. 2. Philippe Besson, l’Arrière-saison, Julliard, 2002. 3. Gail Levin, Edward Hopper : An Intimate Biography, Rizzoli, 2007, p. 349, notre traduction. 4. Voir Serge Chauvin, les Trois Vies des tueurs : Siodmak, Siegel et la fiction, Per- tuis, coll. « Rouge profond », 2010. 5. Gail Levin, op. cit., p. 349. 6. Claude Lévi-Strauss, le Regard éloigné, Plon, 1983, p. 345. 7. Voir le catalogue de l’exposition Hiroshige, Pinacothèque de Paris, 2013, p. 160. 8. Claude Lévi-Strauss, op. cit., p. 349. n Jean-Pierre Naugrette, ancien élève de l’École normale supérieure, est professeur de littérature anglaise à l’université Paris-III Sorbonne nouvelle, et membre du ­comité de ­rédaction de la Revue des Deux Mondes. Spécialiste de R. L. Stevenson et ­d’Arthur ­Conan Doyle, il est également traducteur et romancier. Dernières traductions ­parues : Edith Wharton, Kerfol et autres histoires de fantômes (Le Livre de poche, 2011), ­Joseph Conrad, Un sourire de la fortune (Circé, 2010). Il a publié en 2012 un cin- quième roman, Exit Vienna (Le Visage Vert), et Edward Hopper. Rhapsodie en bleu, aux Nouvelles Éditions Scala.

82 pourquoi sommes-nous si crédules ?

• gérald Bronner

• raymond Boudon

• yves Bréchet

pourquoi sommes-nous si crédules ?

pourquoi nos contemporains sont-ils crédules ?

n gérald bronner n

idée que les frontières de l’empire des croyances sont défi- nies par l’irrationalité, la bêtise ou le manque d’éducation L’est une vieille lune de l’histoire de la pensée. On la trouve sous la plume de Montaigne, de Fontenelle ou même chez les Encyclopédistes, qui font de l’ignorance la source de toute crédu- lité. Cette interprétation autorise le rêve d’une société libérée des dérives de la croyance. Celle-ci persiste, pense-t-on alors, chez les peuples les plus reculés, dans les recoins mêmes de nos sociétés où l’on trouve les individus les moins cultivés (et l’on songe alors au monde paysan ­prin­ci­pa­lement), mais la lumière de l’éducation va chasser bientôt cette ombre pesante qui a lesté le destin humain. En effet, il semblait à beaucoup que le progrès de la raison serait en mesure de faire advenir une société d’où toute forme de supersti- tion, de croyances fausses, aurait été bannie. Paul Bert ne déclara- t-il pas : « Avec la science, il n’y aura plus de superstitions ni de croyances aux miracles, plus de coups d’État et de révolutions » ? Edward Burnett Tylor, le premier anthropologue « institutionnel » de l’histoire (il occupa en 1896 la chaire d’anthropologie d’Oxford),

85 pourquoi sommes-nous si crédules ? Pourquoi nos contemporains sont-ils crédules ? concevait lui aussi – et résume assez bien beaucoup des thèses qui étaient défendues alors – que l’Histoire était encadrée par le déve- loppement d’un esprit humain allant vers une complexité et une rationalité croissantes. Pour lui, les croyances, les mythes, tout ce qui éloignait la pensée de la rationalité objective, étaient des sur- vivances d’un autre temps, utiles pour l’anthropologue­ qui voulait étudier les configurations révolues de notre cognition mais condam- nées à disparaître des sociétés modernes. Les propositions de ce genre sont très nombreuses donc. On peut concéder sans discuter que l’augmentation du niveau d’études, la massification de l’information et le développement de la science ont contribué à éradiquer de l’espace public toutes sortes d’idées fausses. Ainsi, pour métaphorique que soit notre représentation de la naissance de l’Univers, nous l’imaginons plus facilement comme ayant été la conséquence du Big Bang plutôt que comme le résultat de la séparation de deux êtres titanesques comme le narre le Enuma Elish babylonien. Pourtant, un coup d’œil même très superficiel sur notre vie collective fait apparaître la persistance et même la vivacité de la cré- dulité collective. Pourquoi les prédictions des penseurs des Lumières et de beaucoup de ceux qui leur ont succédé sur ce point se sont- elles révélées fausses ? Il convient de distinguer deux points : pourquoi les croyances perdurent en général, et pourquoi elles ont une grande vitalité aujourd’hui en particulier. Les deux questions sont passionnantes, mais seule la seconde sera l’objet de cet article (1) qui présentera quelques-unes des mutations du croire en regard principalement de la façon dont nos contemporains peuvent accéder à des informations qui les aideront à nourrir leur conception du monde.

Théorème de la crédulité informationnelle

On peut dire que le marché cognitif (2) dans les sociétés occi- dentales contemporaines est globalement libéral dans la mesure où, à de rares exceptions près, les produits ne subissent pas de taxa- tion ou d’interdiction étatique. Ce libéralisme cognitif est consubs-

86 pourquoi sommes-nous si crédules ? Pourquoi nos contemporains sont-ils crédules ? tantiel à la constitution même des démocraties : il a été considéré en 1789 comme un droit fondamental de l’homme. Il est autorisé par des décisions politiques et rendu possible par des innovations techno­logiques. Internet en est une manifestation emblématique. Cette libéralisation politique et technologique du marché cognitif aboutit immanquablement à un élargissement de la diffusion de l’information. Qu’on y songe un instant : en 2005, l’humanité avait produit 150 exabits de données, ce qui est cyclopéen ; en 2010, elle en a produit huit fois plus ! Pour résumer, il se diffuse de plus en plus d’informations, et en de telles proportions qu’il s’agit d’ores et déjà d’un fait historique majeur de l’histoire de l’humanité. Mais, ­pourrait-on penser, qu’est-ce que tout cela change ? Il y a de plus en plus d’informations disponibles ? Tant mieux pour la démocratie et tant mieux pour la connaissance, qui finira bien par s’imposer à l’esprit de tous ! Ce point de vue paraît trop optimiste. Il suppose que, dans cette concurrence ouverte entre les croyances et les connaissances méthodiques, les secondes l’emporteront nécessairement. Or, face à cette offre pléthorique d’informations, l’individu peut être facile- ment tenté de composer une représentation du monde commode mentalement plutôt que vraie. En d’autres termes, la pluralité des propositions qui lui sont faites lui permet d’éviter à moindre frais l’inconfort mental que constituent souvent les produits de la connaissance. L’explosion de l’offre facilite la présence plurielle des propo- sitions cognitives sur le marché et leur plus grande accessibilité. La conséquence la moins visible et pourtant la plus déterminante de cet état de fait est que toutes les conditions sont alors réunies pour que le biais de confirmation puisse donner la pleine mesure de ses capacités à nous détourner de la vérité. De toutes les tentations infé- rentielles pesant sur la logique ordinaire, le biais de confirmation est sans doute le plus déterminant dans les processus qui pérennisent les croyances. On en trouve déjà une description sous la plume de Francis Bacon dans l’aphorisme 46 du Novum Organum :

« L’entendement humain, une fois qu’il s’est plu à certaines opinions (parce qu’elles sont reçues et tenues pour vrai ou qu’elles sont agréables), entraîne tout le reste à les appuyer ou à les confirmer ; si fortes et nom- breuses que soient les instances contraires, il ne les prend pas en compte,

87 pourquoi sommes-nous si crédules ? Pourquoi nos contemporains sont-ils crédules ?

les méprise, ou les écarte et les rejette par des distinctions qui conservent intacte l’autorité accordée aux premières conceptions, non sans une pré- somption grave et funeste. »

Le biais de confirmation permet donc d’affermir toutes sortes de croyances, les plus anodines comme nos manies superstitieuses qui ne parviennent à s’ancrer en nous que parce que nous faisons des efforts pour ne retenir que les faits heureux qu’aurait favorisé tel ou tel rituel, comme les plus spectaculaires. En effet, on trouve souvent le moyen d’observer des faits qui ne sont pas incompa- tibles avec un énoncé douteux, mais cette démonstration n’a aucune valeur si l’on ne tient pas compte de la proportion, ni même de l’existence de ceux qui le contredisent. Si cette appétence pour la confirmation n’est pas l’expres- sion de la rationalité objective, elle nous facilite l’existence, d’une certaine façon. Ainsi le processus d’infirmation est-il sans doute plus efficace si notre but est de chercher la vérité, parce qu’il dimi- nue la probabilité de chances de considérer comme vrai quelque chose de faux. En revanche, il exige un investissement en temps et énergie mentale (3) qui peuvent être exorbitants. Dans le fond, les acteurs sociaux acceptent certaines explications objectivement douteuses parce qu’elles paraissent pertinentes, dans le sens que Don Sperber et Deirdre Wilson ont donné à ce terme (4). En situa- tion de concurrence, expliquent-­ils, on optera pour la proposition qui produit le plus d’effet cognitif possible pour le moindre effort mental. Parce que les croyances proposent souvent des solutions qui épousent les pentes naturelles de l’esprit, et parce qu’elles s’appuient sur le biais de confirmation, elles produisent un effet cognitif très avantageux au regard de l’effort mental impliqué. Une fois une idée acceptée, les individus, comme le montrent Lee Ross et Mark Leeper (5), persévéreront dans leur croyance. Ils le feront d’autant plus facilement que la diffusion accrue et non sélective de l’information rend plus probable la rencontre de « données » confir- mant leur croyance. Quelqu’un croit-il à l’efficacité de l’homéopa- thie ? Grâce à n’importe quel moteur de recherche sur Internet et en quelques clics, il trouve des centaines de pages lui permettant d’affermir sa croyance. Une étude menée en 2006 s’est intéressée aux lecteurs de blogs politiques ; sans surprise, elle a montré que 94 % des 2 300 personnes interrogées ne consultent que les blogs

88 pourquoi sommes-nous si crédules ? Pourquoi nos contemporains sont-ils crédules ?

épousant leur sensibilité (6). De la même façon, les achats de livres politiques sur le site Amazon se font, et de plus en plus, selon les préférences politiques des acheteurs. Il s’agit d’une réalité aussi ancienne que l’homme et que le biais de confirmation, et compte tenu de la révolution du marché cognitif, elle permet d’en déduire le théorème de la crédulité informationnelle. Celui-ci se fonde sur le fait que le mécanisme de recherche sélectif de l’information est rendu plus aisé par la massification de cette information. Tout cela concourt à assurer la pérennité de l’empire des croyances. Ce théo- rème peut donc s’énoncer sa forme la plus simplifiée ainsi : plus le nombre d’informations non sélectionnées sera important dans un espace social, plus la crédulité se propagera.

Les croyants dominent le marché cognitif

Qu’est-ce qu’un internaute, sans idée préconçue sur un sujet, risque de rencontrer comme point de vue sur Internet à propos d’un thème vecteur de croyances, s’il se sert du moteur de recherche Google pour se faire une opinion ? J’ai tenté de simuler la façon dont un internaute moyen pouvait accéder à une certaine offre cognitive sur Internet sur plusieurs sujets : l’astrologie, le monstre du loch Ness, les cercles de culture (crop circles : de grands cercles qui apparaissent mystérieusement, généralement dans des champs de blé), la psychokinèse (7)… Ces propositions m’ont paru intéres- santes à tester dans la mesure où l’orthodoxie scientifique conteste la réalité des croyances qu’elles inspirent. Il n’est pas besoin de se poser ici la question de la vérité ou de la fausseté de ces énon- cés (peut-être qu’on découvrira un jour qu’il existe effectivement un dinosaure à nageoire dans un lac d’Écosse), mais seulement d’obser­ver la concurrence entre des réponses pouvant se réclamer de l’ortho­doxie scientifique et d’autres qui ne le peuvent pas (rai- son pour laquelle je les nomme pour simplifier « croyances »). Elles offrent donc un poste d’observation intéressant pour évaluer la visi- bilité de propositions douteuses. Or, les résultats sont sans appel, comme le montre le tableau suivant.

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Concurrence entre croyances et connaissance sur Internet

Nombre de sites parmi les trente premiers favorable à la défavorable à neutres ou croyance la croyance non pertinents Astrologie 28 1 1 Monstre du loch Ness 14 4 12 Crop circles 14 2 14 Psychokinèse 17 6 7

Si l’on ne tient compte que des sites défendant des argumen- tations favorables ou défavorables, on trouve en moyenne plus de 80 % de sites favorables à la croyance dans les trente premières entrées proposées par Google sur ces sujets.

Comment expliquer cette situation ?

Il se trouve qu’Internet est un marché cognitif hypersensible à la structuration de l’offre et que toute offre est dépendante de la motivation des offreurs. Il se trouve aussi que les croyants sont généralement plus motivés que les non-croyants pour défendre leur point de vue et lui consacrer du temps. La croyance est partie pre- nante de l’identité du croyant, il aura facilement à cœur de chercher de nouvelles informations affermissant son assentiment. Le non- croyant sera souvent dans une position d’indifférence, il refusera la croyance, mais sans avoir besoin d’une autre justification que la fragilité de l’énoncé qu’il révoque. Ce fait est d’ailleurs tangible sur les forums sur Internet où parfois les croyants et les non-croyants s’opposent les uns aux autres. Parmi les 23 forums que j’ai étu- diés (les quatre croyances étudiées confondues), 211 points de vue sont exprimés, 83 défendent celui de la croyance, 45 la combat- tent et 83 sont neutres. Ce qui frappe à la lecture des forums, c’est que les sceptiques se contentent souvent d’écrire des messages iro- niques, ils se moquent de la croyance plutôt qu’ils n’argumentent

90 pourquoi sommes-nous si crédules ? Pourquoi nos contemporains sont-ils crédules ? contre elle, alors que les défenseurs de l’énoncé convoquent des arguments certes inégaux (liens, vidéos, paragraphe copié-collé…), mais étayent leur point de vue. Parmi les posts proposés par ceux qui veulent défendre la croyance, 36 % sont soutenus par un docu- ment, un lien ou une argumentation développée, alors que ce n’est le cas que dans 10 % des cas pour les posts de « non-croyants ». Les hommes de science en général n’ont pas beaucoup d’intérêt, ni académique, ni personnel, à consacrer du temps à cette concur- rence ; la conséquence un peu paradoxale de cette situation, c’est que les croyants, et à propos de toutes sortes de sujets, ont réussi à instaurer un oligopole cognitif sur Internet, mais aussi sur certains thèmes (notamment concernant les risques : OGM, ondes basses fréquences, etc.) dans les médias officiels qui sont devenus ultrasen- sibles désormais aux sources d’informations hétérodoxes. Je ne crois pas que l’on puisse dire qu’Internet rende les gens plus bêtes ou plus intelligents, mais son fonctionnement même savonne la pente de certaines dispositions de notre esprit et orga- nise une présentation de l’information pas toujours favorable à la connaissance orthodoxe. En d’autres termes, la libre concurrence des idées ne favorise pas toujours la pensée la plus méthodique et la plus raisonnable.

Des mille-feuilles argumentatifs

La rumeur et les mythes du complot ont longtemps été placés sous l’empire de l’interlocution : ces histoires se transmettaient dans l’espace social par le bouche-à-oreille. C’est encore largement le cas, mais Internet leur offre un mode de diffusion nouveau. Alors que, pré- cédemment, les coûts d’entrée sur le marché cognitif pouvaient être importants (éditer un livre, écrire un article sur un support diffusé et distribué…), cet outil permet à tout un chacun de produire une argu- mentation disponible à tous (sous la forme d’un texte, d’une image, d’un film…). Cela a trois conséquences majeures pour l’univers de la croyance. D’abord, Internet permet de limiter la labilité de toute inter- locution. Cette labilité est précisément ce qui caractérise l’échange d’informations entre individus, comme l’ont montré les célèbres tra- vaux de Gordon Allport et Joseph Postman (8) sur la rumeur.

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Ensuite, cette stabilité du récit que permet la chose écrite implique mécaniquement une possibilité de mémorisation accrue. La disponibilité de l’information constitue comme une prothèse mnésique aux individus. Enfin, et c’est le plus important, cette disponibilité et cette pérennité de l’information autorisent des processus cumulatifs : une mutualisation des arguments de la croyance. Les phénomènes de croyance n’ont bien sûr pas le monopole de ces processus de mutualisation des informations grâce à Internet. Ceux-ci peuvent être d’une certaine utilité lorsqu’il s’agit de per- mettre l’agrégation de données dispersées dans le monde concer- nant les maladies rares (9), par exemple. Seulement, ce sont ces mêmes mécanismes favorisant la cumulativité de la connaissance, qui sont à l’œuvre dans la constitution des produits cognitifs qui se présenteront sous la forme de mille-feuilles argumentatifs redouta- blement convaincants. Jusqu’à cette révolution du marché cognitif que constitue Internet, le mythe du complot, lorsqu’il ne donnait pas lieu à la publication d’un livre, demeurait relativement informel, ne pouvait se fonder que sur quelques arguments mémorisables par les croyants, et revêtait, de ce fait, un caractère un peu folklorique. On accusait, par exemple, la marque de cigarettes Marlboro d’être sous la coupe du Ku Klux Klan (10), mais avec le seul argument que lorsqu’on regarde sous un certain angle les paquets de cette marque, ils paraissent marqués de trois K rouges sur fond blanc. Ces trois K constitueraient un indice de l’influence du groupe raciste sur Marlboro. Cet argument, il faut le reconnaître, est trop maigre pour s’assurer une diffusion massive et inconditionnelle. Les mythes du complot contemporains ont su optimiser les possibilités offertes par les nouvelles technologies de l’information pour augmenter leur audience. À la lecture, même superficielle, des sites conspiration- nistes, qu’ils traitent de l’élucidation des attentats du 11 septembre ou de la mort de Mickael Jackson, on est frappé par l’ampleur de l’argumentation développée et par la difficulté pour l’esprit non pré- paré de répondre rationnellement à cette masse de pseudo-preuves. Les conditions informationnelles de notre contemporanéité apportent donc un soutien technique à tous ceux qui veulent agré- ger des éléments argumentatifs pouvant paraître minuscules sépa­ rément et facilement invalidés, mais qui, mutualisés, forment un

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­corpus argumentatif qu’il devient coûteux, en temps et en énergie, de chercher à réduire à rien. Si l’on ne retient, à titre d’exemple, que les mythes conspirationnistes prétendant que la version officielle des attentats du 11 septembre est fausse, on trouve qu’ils revendiquent une centaine d’arguments différents ! Certains relèvent de la phy- sique des matériaux, d’autres de la sismologie ou encore de l’ana- lyse des cours boursiers (11). Un contre-argumentaire nécessiterait des compétences qu’un homme seul ne peut mobiliser. Plusieurs caractéristiques de notre contemporanéité informa- tionnelle concourent à l’émergence d’une démocratie des crédules, on pourrait ajouter bien des choses à ce sujet. J’aurais pu rappeler, par exemple, que cette révolution du marché cognitif génère une pression concurrentielle qui place les médias orthodoxes dans des positions délicates et réduit mécaniquement le temps de vérification de l’information. J’aurais pu montrer encore combien cette situa- tion réduit le temps nécessaire à l’incubation d’un mythe collectif et accroît donc le nombre de fables qui traversent notre espace public. Il aurait été possible, enfin, de montrer comment notre temps pré- sent ne conduit pas nos concitoyens à croire nécessairement et inconditionnellement à des choses fausses, mais favorise néanmoins des dispositions à considérer des visions paranoïdes du monde. Sans doute tout cela n’est-il pas étranger à la saillance du sentiment de méfiance dont attestent de nombreuses enquêtes menées dans les démocraties contemporaines : méfiance à l’égard des politiques, des médias, des experts, des scientifiques… La méfiance qu’inspire en particulier le pouvoir est consubstantielle à la démocratie, comme le rappelle Pierre Rosanvallon dans la Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance (12), mais dans le bras de fer qui s’engage entre la démocratie des crédules et celle de la connaissance, elle vient en renfort de la première, plutôt que de la seconde.

1. J’ai traité la première notamment dans l’Empire des croyances (PUF, 2003) et dans Vie et mort des croyances collectives (Hermann, 2006). 2. Le marché cognitif est une image qui permet de représenter l’espace fictif dans lequel se diffusent les produits qui informent notre vision du monde : hypothèses, croyances, informations, etc. Ces produits cognitifs peuvent être en concurrence ouverte ou, au contraire, en situation oligopolistique, voire monopolistique. La plus ou moins grande libéralisation du marché dépend de plusieurs critères, le plus évident étant le politique.

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3. Comme le fait remarquer James Friedrich in « Primary detection and minimiza- tion strategies in social cognition: A reinterpretation of confirmation bias pheno- mena », Psychological Review, n° 100, vol. 2, 1993, p. 298-319. 4. Don Sperber et Deirdre Wilson, la Pertinence. Communication et cognition, Minuit, 1989. 5. Lee Ross et Mark Leeper, « The perseverance of beliefs: Empirical and normative considerations », in Richard Shweder et Donald Fiske, New Directions for Metho- dology of Behavioral Science: Faillible Judgement in Behavioral Research, San Fran- cisco, Jossey-Bass­, 1980. 6. http://www.themonkeycage.org/blogpaper.pdf. 7. Je n’ai fait ici que résumer certains résultats, pour l’étude complète et la méthode­ suivie cf. Gérald Bronner, la Démocratie des crédules (PUF, 2013). 8. Gordon Allport et Joseph Postman, The Psychology of Rumor, New York, Henry Holt, 1947. 9. Marc Loriol, « Faire exister une maladie controversée », Sciences sociales et santé, 4, 2003. 10. Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, Légendes urbaines. ­Rumeurs d’aujourd’hui, Payot, 2002, p. 369. 11. Caroline Anfossi, « La sociologie au pays des croyances conspirationnistes. Le théâtre du 11 septembre », mémoire de mastère 2 inédit, Strasbourg, 2010. 12. Pierre Rosanvallon, la Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006.

n Gérald Bronner est professeur de sociologie et membre de l’Institut universi- taire de France. Il est spécialiste des croyances collectives et des phénomènes de cognition sociale, à propos desquels il a publié plusieurs livres, dont l’Empire des croyances (PUF, 2003), salué d’un prix de l’Académie des sciences morales et ­politiques, l’Empire de l’erreur. Éléments de sociologie cognitive (PUF, 2007), l’Inquiétant Principe de précaution, co-écrit avec Étienne Géhin (PUF, 2010), et la Démocratie des crédules (PUF, à paraître en mars 2013).

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quand la science officialise le faux

n raymond boudon n

e faux s’installe bien souvent sous l’effet de raisonnements spé- cieux, de la mauvaise foi ou de l’interférence des passions et Ldes intérêts individuels et collectifs avec la raison. Mais cette forme du faux n’est pas la plus redoutable socialement, car elle est facilement identifiable. Plus sournoise est une autre forme du faux : celle qui s’officialise pour un temps plus ou moins long sous l’effet du fonctionnement normal de la pensée scientifique. « L’histoire de la science est un cimetière d’idées fausses aux- quelles l’humanité a cru sur la foi des hommes de science », a déclaré le grand économiste et sociologue italien Vilfredo Pareto. Ainsi, l’un des pourvoyeurs des idées fausses n’est autre que la science : une évidence sous les dehors d’un paradoxe. Hier, on croyait au phlogistique et à l’éther. On n’y croit plus. Hier, on croyait que le stress était à l’origine de l’ulcère de l’estomac. On sait aujourd’hui qu’il résulte de l’action d’une bactérie. Pourquoi ce qui est vrai des sciences de la nature ne le serait-il pas aussi des sciences humaines et sociales ? Elles produisent, elles aussi, du vrai et du faux dont les effets sur la vie de la Cité ne sont pas moindres que ceux des sciences de la nature. Elles inspirent le jour- naliste et le politique. Or l’on ne peut attendre d’eux qu’ils prennent du recul à l’égard des idées qu’elles émettent, car ils retiennent ou rejettent ces idées sous l’effet de leurs passions, de la rumeur et de leurs préoc- cupations de carrière au moins autant que de la réflexion.

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La raison essentielle pour laquelle les sciences humaines et sociales, tout comme les sciences de la nature, produisent obliga- toirement du vrai et du faux est que toute explication et toute théo- rie reposent sur des principes. Or c’est seulement à l’usage qu’un principe se révèle valide ou stérile. Plus largement, toute théorie sur quelque sujet que ce soit est le fruit de la vie des idées, laquelle a la complexité de la vie tout court. Les idées se croisent, se fécon- dent, s’influencent, se combattent, se développent, se différentient, se complexifient, se ramifient un peu à la manière des êtres vivants. Derrière ce bourgeonnement, on observe des processus d’innova- tion et de sélection qui évoquent les processus de mutation et de sélection de l’évolution biologique. Il y a des réussites et des ratés dans l’histoire des idées comme dans l’histoire de la vie. J’illustrerai ce propos en esquissant l’historique de trois mou- vements d’idées inspirés chacun par un principe central. J’évoquerai leur influence sur les sciences humaines et sur la vie politique et sociale. Ces principes ont joué dans le passé et continuent de jouer dans le présent un rôle crucial, car ils sont à la base de l’explication de maints phénomènes sociaux. On peut désigner les mouvements d’idées dont ils constituent le cœur par trois mots dont la désinence en « isme » indique à la fois leur importance et leur fragilité : l’utili- tarisme, le culturalisme, le relativisme.

La grille utilitariste

Une célèbre maxime de La Rochefoucauld résume le principe de base de l’utilitarisme : « Toutes les vertus des hommes se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer. (1) » Elle affirme que les comportements ou les façons d’être des hommes sont toujours inspirés par des intérêts travestis en vertus. Ce principe devait donner naissance à des variantes mul- tiples, les unes acceptables, les autres non. Mais il est hors de doute qu’il contient une bonne dose de vérité. Bien des hommes politiques se présentent comme soucieux de l’intérêt général, là où ils cherchent avant tout à être élus. Pascal a même poussé jusqu’aux limites du paradoxe l’idée que la validité de ce principe s’étend à toute action humaine : « Tous les hommes recherchent

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d’être heureux [...]. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. (2) » Le suicide lui- même illustrerait donc ce principe. Il faut dire que la rubrique des faits divers illustre aisément cette pensée de Pascal. En 2006, une nièce du dictateur nord-coréen Kim Jong-il qui avait fait des études en France a préféré se suicider plutôt que de céder aux injonctions de sa famille lui intimant l’ordre de rentrer en Corée du Nord. Elle estima les avantages de la mort supérieurs aux coûts de la vie. La force du principe d’utilité a inspiré des tentatives pour le pré- ciser, le formaliser et le généraliser. Ainsi Jeremy Bentham a proposé d’expliquer tout comportement humain à partir d’un calcul des plaisirs et des peines : lorsque nous hésitons entre deux actions, nous choisis­ sons celle qui nous paraît devoir nous apporter le plus de satisfac- tion : assurer la plus grande différence entre les avantages que nous en attendons et les coûts qu’elle entraîne en perte de temps, en recherche d’informations supplémentaires ou en renoncement à d’autres acti­vités. L’idée de Bentham constitue la colonne vertébrale de la science éco- nomique. Mais elle a inspiré à bien d’autres sciences humaines une explication convaincante d’une foule de phénomènes opaques. Deux exemples illustreront ce point. L’historien Hilton Root (3) a expliqué à partir d’une théorie d’inspiration utilitariste pourquoi les émeutes contre le prix du grain étaient rares à Londres au XVIIIe siècle, bien que ledit prix ait été chroniquement favorable au producteur et défavorable au consommateur, alors qu’elles étaient fréquentes à Paris, où l’intérêt du consommateur était pourtant mieux préservé. C’est que le peuple de Londres savait que siégeaient à Westminster des députés élus par les grands exploitants agricoles des provinces, tandis que le peuple de Paris voyait bien que les décisions sur le prix du grain se pre- naient dans les bureaux abritant le pouvoir politique. Les manifestations étaient donc beaucoup plus utiles à Paris qu’à Londres. Second exemple. Que « le pouvoir de la rue » soit une expres- sion française intraduisible en allemand ou en anglais résulte de rai- sons semblables (4). Le pouvoir politique français étant concentré entre les mains de l’exécutif, une manifestation de rue est plus utile en France qu’en Angleterre, en Allemagne ou aux États-Unis. Plus : la démocratie française tend à prendre la forme d’une « monarchie répu- blicaine » où l’exécutif partage son pouvoir surtout avec des minorités actives, curieusement nommées aujourd’hui « corps intermédiaires ».

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Mais la fécondité du principe d’utilité a aussi légitimé des applications inacceptables. On lui a conféré une portée trop géné- rale et on a oublié que le comportement humain s’explique dans bien des cas par d’autres principes. Bien des citoyens se rendent aux urnes bien qu’ils ressentent le vote comme une corvée et comprennent­ que leur bulletin n’a à peu près aucune chance de faire la différence. Ils votent, tout en sachant que leur vote est inu- tile. Autre exemple : les participants à une manifestation religieuse ou politique y prennent plaisir avant tout parce qu’ils y voient une défense et une illustration de leurs idées. Le plaisir ne vient que de surcroît. Je fais allusion ici à deux analyses opposées de ce phénomène. Pour le sociologue et philosophe britannique William James, il faut expliquer la participation du croyant à une fête reli- gieuse par les bénéfices qu’il en attend : avoir l’impression de mener une vie meilleure, partager ses émotions avec d’autres. Sa participation s’expliquerait parce qu’elle lui est psychologiquement utile. Selon le sociologue français Émile Durkheim, au contraire, on peut certes éprouver du plaisir à l’effervescence sociale que déclenche une manifestation religieuse, mais ce plaisir est un effet et non une cause. Un argument simple donne raison à Durkheim : si seules comptaient la chaleur et l’effervescence qui se dégagent d’une rencontre politique ou religieuse, l’on verrait davantage de communistes aux Journées mondiales de la jeunesse chrétienne et plus de catholiques à la Fête de l’Humanité. Mais l’utilitarisme a bourgeonné dans des directions autrement redoutables que les naïvetés de William James ou encore que la « nouvelle économie » qui fleurit dans les années soixante et propose d’ériger le principe d’utilité en un principe s’appliquant à toutes les sciences humaines à l’exclusion de tout autre. En effet, des ramifica- tions de l’utilitarisme plus radicales encore ont soutenu que le vrai serait toujours un travestissement de l’utile. Nietzsche a donné à cette idée une forme provocante : « La fausseté d’un jugement n’est pas une objection contre ce jugement. » Si la vérité n’est qu’une couver- ture de l’utilité, il n’y a en effet aucune raison de considérer un juge- ment faux comme dénué de valeur. La seule chose qui compte est de savoir s’il est utile ou non. Celui qui reconnaît ce point voit le monde tout autrement, précise Nietzsche : il parle « une nouvelle langue » (5). L’utilitarisme invite ici au scepticisme radical : il n’y a pas de juge- ments vrais ou faux, mais seulement des jugements utiles ou inutiles.

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Les sociologues, les psychologues et les philosophes français vedettes des années soixante-dix et suivantes, ceux qu’Internet et l’histoire des idées réunissent désormais sous le drapeau de la French Theory, ont en commun d’avoir brodé sur cette idée en long et en large à la suite des trois grands « maîtres du soupçon » : Nietzsche, Marx et Freud. Ces géants de la pensée partent en effet tous trois du principe que le vrai n’est qu’un paravent de l’utile, un paravent dont la présence échapperait au commun des mortels, mais non à la pers- picacité du philosophe, du sociologue ou du psychologue éclairé (6). Mais beaucoup d’intellectuels ont compris, bien avant les tenants de la French Theory, que l’on pouvait avantageusement développer une variante collective de l’idée condensée dans la maxime de Nietzsche. À supposer qu’un jugement vrai ne soit qu’un jugement utile, on peut en effet soulever la question : utile à qui ? Si l’utilité est celle de l’individu, on retrouve le mariage de l’utilité et de l’égoïsme qui dominerait l’âme humaine selon La Rochefoucauld ou Bentham. On retrouve aussi Freud et sa théorie de l’utilité psy- chique des névroses ou William James et son hypothèse des sources utilitaires des croyances. Mais l’utilité peut aussi être collective. Dans ce cas, un jugement vrai est celui qui apparaît comme utile à une grande cause. Le bourgeonnement nietzschéen de l’utilitarisme donna finalement naissance à un avatar collectif qui était appelé à jouer un rôle considérable à partir surtout de la fin du XIXe siècle. Illustration : en consonance avec la variante collective de l’uti- litarisme, des historiens et des philosophes de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle se convainquent de l’idée que seules sont vraies les théories utiles. Ainsi certains proclament que les théories vraies sont celles qui servent les intérêts d’un État-nation ; d’autres celles qui servent les intérêts d’une classe sociale ; d’autres encore celles qui servent les intérêts de tel groupe ethnique. Ces théories ont contribué à inspirer et à justifier les guerres entre États-nations et les conflits politiques et sociaux violents qui minent l’Europe de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. Dans certains cas, l’utile ne tente même pas de se dissimuler sous les apparences du juste ou du vrai. Ainsi, l’influent historien allemand de l’ère bismarckienne Heinrich von Treitschke recom- mande tout de go d’ignorer « cette objectivité anémiée qui est le contraire du sens historique » (7). Car la vérité historique ne peut être, selon lui, que celle qui est utile à la nation. Il estima par

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exemple utile de justifier l’annexion de l’Alsace et du nord de la Lorraine par la Prusse en 1870 par une argumentation ethniciste qui fit sourire Bismarck lui-même : « des idées de professeurs » (8). Il eut en commun­ avec d’autres intellectuels, Georges Sorel, le théoricien de la violence politique, ou Houston Chamberlain, le théoricien du racisme, de vouloir que la vérité d’une idée se détermine à partir de son utilité en faveur de telle ou telle cause politique. Pour Chamberlain, une théorie vraie était celle qui pro- mettait d’améliorer les performances de l’homme moyen. Cette idée a légitimé la pratique de la sélection des êtres humains mise en œuvre au XXe siècle dans plusieurs pays, dont certaines démo- craties comme la Suède. Mais l’utile se pare le plus souvent des dehors du juste ou du vrai. Pour les hommes politiques américains de la fin du XIXe siècle, il était utile d’oublier qu’Abraham Lincoln avait possédé des esclaves et que la cause de l’antiesclavagisme avait été présentée comme l’origine de la guerre de Sécession deux ans seulement après son déclenchement. Car il s’agissait alors d’en neutraliser l’impopula- rité croissante auprès des élites européennes, notamment anglaises. L’idée qu’elle visait à abolir l’esclavage devint alors vraie parce qu’elle était utile aux nordistes, puis, après leur victoire, au renfor- cement du sentiment de l’identité nationale. L’histoire de la révolu- tion française a de même longtemps été écrite de façon à être utile à l’unité de la nation. Cela autorisa l’occultation prolongée de ce qu’un révolutionnaire convaincu, Gracchus Babeuf, avait baptisé le « populicide » vendéen (9). Cela permit à Georges Clemenceau de traiter la révolution comme un « bloc ». Pour les marxistes et assimilés, serait vraie toute théorie utile aux « dominés ». Jean-Paul Sartre illustre canoniquement ce cas. Il avait été impressionné par le rêve soviétique des « lendemains qui chantent » et par le poids du Parti communiste dans la vie politique française au cours des décennies suivant la Seconde Guerre mondiale. Or, même dans les milieux intellectuels, dont l’ethos fait en principe de l’esprit critique une valeur centrale, il arrive que l’on juge de l’impor­tance d’une idée ou d’une théorie non à sa validité mais à son utilité par rapport à une cause. Dans le cas de Sartre, il s’agissait d’être utile à la cause du prolétariat. Beaucoup d’intellectuels préférèrent alors « avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron ». D’où l’on conclut qu’on peut avoir raison d’avoir tort et réciproquement.

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Aujourd’hui, bien des productions des sciences sociales doivent leur influence à leur dimension compassionnelle et, par suite, à leur utilité collective plus qu’à leur solidité. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’elles aient parfois entraîné de puissants effets contre-productifs. En France, les sciences de l’éducation, sociologie de l’éducation en tête de cortège, ont depuis la fin des années soixante inspiré des politiques que l’on croyait utiles aux « dominés », mais qui ont surtout provoqué, selon toutes les études internationales, un déclassement régulier des performances du système d’enseignement français, sans atteindre l’objectif recherché de l’égalisation des chances.

La grille culturaliste

À côté de l’utilitarisme, d’autres principes ont donné naissance à des ramifications dont certaines ont contribué à la compréhension du réel, alors que d’autres l’ont entravée. L’un de ces principes est celui de diversité. Dans ses variantes douteuses, il a donné naissance au culturalisme. S’appuyant sur des faits relatés par Hérodote, Montaigne illustre ironiquement ce principe :

« Il n’est rien si horrible à imaginer que de manger son père. Les peuples qui avaient anciennement cette coutume, la prenaient toutefois pour témoignage de piété et de bonne affection, cherchant par là à donner à leurs progéniteurs la plus digne et honorable sépulture [...] Il est aisé à considérer quelle cruauté et abomination c’eût été, à des hommes abreuvés et imbus de cette superstition, de jeter la dépouille des parents à la corrup- tion de la terre et nourriture des bêtes et des vers. (10) »

Comment douter de l’importance de l’idée-maîtresse du culturalisme selon laquelle les croyances des hommes se présen- tent comme variables d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre et généralement d’un contexte social à l’autre ? Cette évidence accom- pagne toutes les sciences humaines et sociales, dont au premier chef l’anthro­po­lo­gie. Mais elle a aussi donné naissance à des déclinaisons aux effets parfois redoutables. Certains ont tiré de la diversité des croyances humaines dans le temps et dans l’espace l’idée qu’elles se valent toutes, qu’il s’agisse des croyances portant sur l’explication du monde ou des

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croyances normatives. C’est la variante relativiste du culturalisme. D’autres ont plutôt insisté sur l’idée que cette diversité démontre que les croyances de l’être humain sont le produit d’un condition­ ­ nement social et culturel. Ils veulent que son esprit soit modelé par les représentations et les idées en vigueur autour de lui. C’est la variante structuraliste du culturalisme : les structures sociales déter- mineraient les croyances et les manières d’être de tout individu. Les sciences sociales ont abondamment développé ces deux variantes. La variante structuraliste a bénéficié de l’autorité du marxisme, qui décrit l’être humain comme conditionné par son milieu social, mais aussi de l’influence profonde du behaviorisme. La décolonisation puis la mondialisation ont, quant à elles, stimulé la variante relativiste du culturalisme. Ces deux variantes du cultu- ralisme, la relativiste et la structuraliste, ont beaucoup influencé et continuent d’influencer les milieux politiques et médiatiques. Certains des acteurs opérant dans ces milieux respirent le culturalisme comme l’air du temps. Ils en déduisent par exemple, à l’instar d’un brillant constitutionnaliste français, que c’est pour des raisons historiques que la Constitution américaine garantit le droit à la liberté d’expression dans son premier amendement. À l’ori- gine, cette disposition aurait visé à apaiser les querelles religieuses qui menaçaient la nouvelle nation : une hypothèse plausible. Moins plausible est l’idée que l’attachement des Américains à la liberté d’expression serait l’effet de son inscription dans la culture améri- caine et de son inculcation par la famille et par l’école. Cette explication culturaliste ne rend pas compte du fait que les juges de la Cour suprême continuent de fonder en connais- sance de cause leurs jugements sur cet amendement deux siècles après, comme cela s’est encore produit naguère à la quasi-unani- mité de huit juges sur neuf à propos d’une action judiciaire engagée contre un individu qui avait proféré des propos homophobes. Car le premier amendement n’est pas un vestige culturel dont le sens serait perdu. Il a aussi pour fonction, comme l’a expliqué l’un des membres de l’actuelle Cour suprême, le juge Stephen Breyer, de protéger le pauvre d’esprit et le citoyen en retard d’un train contre le risque de lynchage médiatique et judiciaire auquel encourage le politiquement correct. Et ce libéralisme n’est pas uniquement amé- ricain. En 2011, un tribunal néerlandais, arguant qu’une croyance désobligeante n’est pas une incitation à la haine et à la discrimina-

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tion, a relaxé un individu qui, en 2006, avait comparé le Coran à puis proféré d’autres incongruités du même genre. La lutte contre les discriminations n’implique pas en effet que soit écor- née la liberté d’expression (11). L’explication culturaliste du premier amendement ne rend pas compte du fait qu’il a toujours eu une influence décisive sur la paix sociale et sur le dynamisme de la vie économique, intellectuelle et scientifique américaine. Ni du fait qu’il tire son inspiration de la philosophie française des Lumières et du principe fondamental que seul doit être sanctionné un comportement dont il est avéré qu’il porte injustement préjudice à autrui. Ni du fait que le droit a depuis longtemps constitué en délit les manifestations de la liberté d’expression qui nuisent effectivement à autrui, comme l’insulte ou la diffamation. C’est en tout cas sur cette base culturaliste que le législa- teur s’est cru autorisé à limiter le droit d’expression au pays de Montesquieu, à réinventer le délit d’opinion, à favoriser le politi­ ­ quement correct, à encourager la censure, à sanctionner des propos dont rien n’assure qu’ils portent préjudice à qui que ce soit sauf à leurs auteurs ou à interdire la collecte d’informations précieuses pour la connaissance de la société, sous prétexte qu’elles risque- raient de révéler que les taux de délinquance sont plus élevés dans certains groupes ethniques que dans d’autres. Ironie de l’histoire : de telles dispositions gênent considérablement le combat contre les discriminations. Autre exemple de l’influence de la grille de pen- sée culturaliste : un homme politique français de haut rang n’a pas hésité à déclarer à l’occasion des révoltes arabes du printemps 2011 qu’il avait été convaincu de tout temps que le monde arabe était habité par une « culture de la servitude ». Et un journaliste au niveau d’exigence élevé a reconnu, certes avec un sourire auto-ironique, évoquant le désir de démocratie manifesté par les foules arabes : « Finalement, ils sont comme nous. » Pourquoi le culturalisme est-il si prégnant dans les sociétés modernes et particulièrement chez les élites politiques et média- tiques françaises ? Parce qu’on a facilement l’impression que le res- pect dû à toutes les cultures interdit de les juger ou de les hiérar- chiser. Mais aussi parce que les variantes relativiste et structuraliste du culturalisme imprègnent la presse et les manuels de sciences économiques et sociales.

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La grille relativiste

Montaigne, encore lui, a clairement souligné que la diversité des croyances humaines invite au relativisme :

« Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au-delà ? » « Une nation regarde un sujet par un visage [...] ; l’autre par un autre. (12) »

On notera seulement que ces citations proviennent d’un ­chapitre des Essais qui avait un objectif politique. Écrivant du temps des guerres de religions, Montaigne a voulu suggérer que, puisqu’il n’y a pas de vérité religieuse au singulier, mais des vérités religieuses variables d’un endroit à l’autre, les affrontements entre protestants et catholiques étaient absurdes. De nos jours, la diversité des croyances en matière de repré- sentation du monde, mais aussi en matière normative, a donné nais- sance à une ramification « savante » du culturalisme dans sa ver- sion relativiste, le constructivisme. Le sociologue américain Thomas Kuhn a développé dans sa Structure des révolutions scientifiques l’idée simple – et juste – que les théories scientifiques mettent obli- gatoirement en jeu des principes ou des systèmes de principes : des paradigmes. Or ces principes ou systèmes de principes ne peuvent sans contradiction être démontrés, sinon à partir d’autres principes. Les paradigmes dans le cadre desquels s’inscrit toute théorie scienti- fique sont donc des constructions. C’est pourquoi ils basculent par- fois brutalement, comme le confirme l’histoire des sciences. Kuhn n’a fait en réalité que remettre à l’ordre du jour la vérité que philosophes et sociologues ont admise depuis toujours selon laquelle toute connaissance mobilise des principes : des « a priori » (Kant), des « points de vue » (Georg Simmel), des « présupposés » (Max Weber). Kuhn a eu le mérite non négligeable de présenter cette idée de façon simple et de l’illustrer par des exemples parlants empruntés à l’histoire des sciences. Mais son livre a connu le succès surtout pour de mauvaises raisons. On en a tiré une conclusion qu’il avait lui-même soi­gneu­ sement évitée, à savoir qu’il n’y aurait pas de connaissance scien- tifique solide. Aucun des philosophes et sociologues des sciences

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n’avait soutenu pareille idée. La théorie néo-darwinienne de l’évo- lution du vivant repose sur un principe indémontrable, à savoir que l’évolution biologique est le produit du mécanisme à deux temps de mutation et sélection, mais elle explique un nombre considérable de faits et n’a pas de concurrent sérieux. C’est pourquoi on la tient pour solide, bien qu’elle repose sur des principes indémontrables. Plus platement, on sait bien que toutes sortes d’idées produites par les sciences ont été discréditées, tandis que d’autres se sont défi­ni­ti­ vement imposées. D’où il appert que le fait que toute science repose sur des principes indémontrables ne lui interdit pas de produire des théories d’une solidité à toute épreuve. Malheureusement, le contresens qu’on a cru pouvoir tirer de Kuhn fit fureur et inspira des surenchères de plus en plus radicales. Il donna naissance au rameau des sciences humaines et sociales d’aujourd’hui qu’est le constructivisme. Il est devenu le point de ralliement d’innombrables sociologues, anthropologues et philo- sophes. Il imprègne le monde médiatique et ses thuriféraires sont tous les jours couverts de nouveaux lauriers. Si l’on en croit le constructivisme, toute théorie scientifique reposant sur des principes indémontrables, étant construite et par là fragile selon lui, la seule activité intellectuelle qui vaille consisterait à « déconstruire » les fausses certitudes de la science en débusquant les facteurs sociaux qui les inspirent. Le constructivisme a notam- ment donné naissance à une « nouvelle sociologie des sciences », qui traite le monde de la science comme un monde de tribus. Car les croyances des scientifiques étant des constructions induites par le milieu social, elles n’auraient pas davantage d’objectivité que les mythes archaïques. Un sociologue écossais, David Bloor, a poussé le programme de la nouvelle sociologie des sciences jusqu’à d’ultimes limites, allant jusqu’à soutenir que les mathématiciens eux-mêmes obéiraient à des principes inconscients qui, étant d’origine extrascientifiques, doivent être mis sur le compte de forces socioculturelles. Ainsi Diophante, un mathématicien d’Alexandrie, donne dans les écrits qui nous sont parvenus l’impression de croire, à tort bien sûr, que les équations du second degré ou bien n’ont pas de solution ou bien ont une solution positive et une seule. Sans doute estimait-il tout bonnement que seule une solution positive a un intérêt pratique. Mais Bloor préfère attri- buer la croyance de Diophante à l’action de forces sociales occultes.

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Ces bourgeonnements ont donné une caution « savante » au relativisme et ont contribué à conférer à toute conviction le statut d’une opinion dictée par le milieu, à disqualifier la notion de vérité, à conforter la promotion de la compassionnalité au rang de critère ultime de la validité de toute théorie, à confondre science et rhéto- rique. Ils ont contribué à la désaffection des jeunes esprits pour les sciences. Si les certitudes scientifiques ne sont pas mieux fondées que les croyances des Nambikwara, pourquoi s’astreindre à l’ascé- tisme qu’imposent la formation et la pratique scientifiques ?

L’esprit scientifique

Le grand sociologue français Émile Durkheim a souligné que les convictions peuvent être plus ou moins solidement fondées, mais que seules les mieux fondées tendent à s’imposer.

« Le concept qui, primitivement, est tenu pour vrai parce qu’il est collectif tend à ne devenir collectif qu’à condition d’être tenu pour vrai : nous lui demandons ses titres avant de lui accorder notre créance. (13) » Bref, la vérité existe, l’être humain tend à tenir pour vrai ce qu’il voit comme fondé sur des raisons solides, l’objectivité n’est pas une illusion, certaines idées sont objectivement meilleures que d’autres, le vrai ne se confond pas avec l’utile et, sauf dans les pre- mières phases de la socialisation de l’être humain, ses croyances ne sont pas le simple produit du conditionnement par le milieu. Quant aux sciences humaines et sociales, elles sont, comme le veut Durkheim, tout aussi capables que les sciences de la nature de pro- duire des explications et des théories solides. Mais celles-ci ne sont pas toujours les plus visibles, du moins dans le court terme, car la diffusion médiatique obéit à des règles qui ne constituent pas obli- gatoirement une garantie de neutralité. Il arrive que les médias, eux aussi, préfèrent l’utile au vrai. Il faut ajouter que non seulement les idées relatives au vrai mais les idées relatives au juste peuvent être soumises à une dis- cussion rationnelle ayant la capacité de conduire à des convictions objectivement fondées. Pourquoi croyons-nous que l’abolition de la peine de mort est une bonne chose ? Certainement pas parce

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que l’idée est politiquement correcte ou parce qu’elle est utile, mais parce qu’il y a des raisons fortes de l’accepter, à savoir que la peine de mort n’a guère de valeur dissuasive et qu’elle rend irréparables les erreurs judiciaires. Or les moyens d’investigation nouveaux que l’on doit aux progrès de la biologie en identifient tous les jours de nouvelles.

1. François de La Rochefoucauld, Sentences et maximes de morale (1664), in Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1935, p. 301. 2. Pascal, Pensées, n° 425 dans l’édition Brunschvicg. 3. Hilton L. Root, The Fountain of Privilege : Political Foundations of Markets in Old Regime France and England, University of California Press, 1994. 4. Raymond Boudon, Croire et savoir : penser le politique, le moral et le religieux, PUF, coll. « Quadrige », 2012. 5. Friedrich Wilhelm Nietzsche, Par-delà bien et mal : « La fausseté d’un jugement n’est pas pour nous une objection contre ce jugement ; c’est sur ce point que notre nouvelle langue sera peut-être perçue comme particulièrement étrange. » 6. Les figures fondatrices de la French Theory sont celles que Luc Ferry et Alain ­Renaut ont ciblées dans la Pensée 68, Gallimard, 1985 : Jacques Lacan (« un Freud français »), Jacques Derrida (« un Heidegger français »), Pierre Bourdieu (« un Marx français »), Michel Foucault (« un Nietzsche français »), à qui sont généralement adjoints Gilles Deleuze et Félix Guattari, Jean-François Lyotard et Jacques Baudrillart. 7. Julien Benda, la Trahison des clercs, Grasset, 1977, p. 221. 8. Jean-Paul Bled, Bismarck, Perrin, 2011, p. 150. 9. Reynald Secher, Vendée : du génocide au mémoricide. Mécanique d’un crime légal contre l’humanité, préface d’Hélène Piralian, Stéphane Courtois et Gilles- William Goldnadel, Cerf, 2011. 10. Michel de Montaigne, Essais, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 616. 11. Les sources de ces différents exemples sont précisées in Raymond Boudon, Croire et savoir, op. cit., « Introduction ». 12. Michel de Montaigne, op. cit., p. 615-616. 13. Émile Durkheim, les Formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1912, rééd. 2008, p. 624.

n Raymond Boudon est professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, de l’Academia ­Europaea, de la British Academy, de l’American Academy of Arts and Sciences et de la Société royale du Canada. Il a été le premier président de l’Académie européenne de ­sociologie. Derniers ouvrages publiés : la Sociologie comme science (La Décou- verte, 2010), Croire et savoir (PUF, 2012).

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Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques

n yves bréchet n

e propos de cette contribution est d’examiner, dans le cadre des « sciences dures », les mécanismes qui conduisent à sélectionner, Lentre tous les sujets d’intérêt possibles du point de vue strictement scientifique, ceux qui retiendront préférentiellement l’attention et les activités d’une communauté scientifique structurée. Nous avons exclu de la réflexion cet aspect très important de l’activité scientifique qui est la créativité de l’individu apportant un regard totalement nouveau dans une discipline (tel Einstein et la relativité, ou Darwin et l’évolution), mais nous focalisons notre analyse sur le fonctionnement habituel de la science. Nous nous intéresserons ici non pas à ce qui rend un sujet scientifique intrinsèquement intéressant pour une communauté, mais aux mécanismes amplificateurs qui font qu’à un moment donné une communauté scientifique choisit collectivement de concentrer une part importante de ses efforts à un sujet qui a souvent une durée de vie assez réduite, laquelle semble relativement indépendante de la solu- tion ou non du problème. On ne quitte pas un problème simplement parce qu’il a été résolu, pas plus qu’on ne l’aborde uniquement parce qu’il attend une solution. Nous examinerons le phénomène des effets

108 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques de modes dans le domaine scientifique, et montrerons qu’émerge aujourd’hui un véritable effet de bulle spéculative, dont nous essaie- rons de dégager les causes et d’analyser les effets. Cet article n’a pas vocation à théoriser le processus, mais à attirer l’attention des sociologues des sciences sur une évolution relativement récente qui est déjà lourde de conséquences dans la relation entre l’activité scientifique, sa perception dans le public et la décision politique de la soutenir ou non. Les exemples cités viennent­ pour la plupart du domaine de compétence de l’auteur, la science des matériaux, mais le phénomène de bulles spéculatives que nous pensons voir à l’œuvre est, il nous semble, beaucoup plus général. Il est présent aussi bien dans les disciplines dites fondamentales que dans les sciences appliquées. Il influence de façon profonde la perception qu’a le public, et par voie de conséquence le politique, de l’activité scientifique. Précisons le cadre de cette réflexion pour éviter tout malen- tendu : il ne s’agit pas le moins du monde d’une approche relativiste de la connaissance scientifique : tous les exemples cités dans ce texte correspondent à des recherches scientifiques tout à fait respec- tables, et tous les sujets abordés le sont légitimement. Nous considé- rons qu’il existe une qualité objective de la démarche scientifique, et que le caractère transitoire de l’acceptation d’un corpus scientifique n’est que le reflet de l’esprit même de la science, qui va de progrès en progrès, et non le signe d’un arbitraire ou d’un caractère socia­ lement déterminé de la preuve scientifique. Il existe des énoncés qui sont scientifiquement prouvés, et d’autres qui relèvent de la fable, il existe une démarche de preuve, de vérification, de falsification, de jugement par les pairs qui est propre à la science et à la commu­ nauté scientifique. Nous nous intéressons ici au choix subjectif que peut faire une communauté en ce qui concerne les sujets qui la mobilisent. Il ne s’agit pas non plus de situations de transitions cor- respondant au passage d’un paradigme à l’autre. Les phénomènes que nous allons aborder dans cet article relèvent de la « science normale », dans un cadre conceptuel bien stabilisé. Et pourtant dans ce cadre même qui a tout pour favoriser le choix rationnel, on peut parfois voir une communauté entière se mobiliser autour d’un sujet, créer des revues, des congrès, dévelop- per une activité considérable pour convaincre le politique de l’impé­

109 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques rieuse nécessité de financer cette recherche, et quitter le domaine pour un autre sujet à la mode qui survient quelques années plus tard. C’est ce phénomène qui est l’objet de cette contribution.

Les objectifs consensuels et les objectifs compétitifs

Il est important de bien distinguer deux situations arché­ typales. Dans la première situation, une communauté scientifique présente un consensus sur les objets majeurs de sa recherche et est en compétition pour son financement avec d’autres secteurs de la science. Dans la seconde situation, les sujets d’intérêt potentiel sont légions et en forte compétition les uns avec les autres : la compéti- tion est au sein même de la discipline. Pour le problème qui nous intéresse ici, cette distinction est plus pertinente que le schéma clas- sique science pure contre science appliquée. Dans la recherche scientifique du premier type, les questions sont en nombre relativement réduit, et s’imposent d’eux-mêmes à la communauté comme des questions incontournables : il ne fait nul doute pour la physique théorique que la grande unification est le graal du domaine, que la découverte du boson de Higgs, en mettant la dernière main à la validation du modèle standard, était aussi un passage obligé. La charge de prestige associé à ces recherches qui ont un prix Nobel à la clé fait que, dans la communauté qui les porte, la nécessité de les étudier est indiscutable. La question du choix se pose plutôt dans ces domaines comme une défense d’une communauté par rapport aux autres. Quand une communauté comme la physique des particules nécessite des moyens expérimentaux très coûteux, dans un contexte de vaches maigres, la question devient un choix entre différents investissements. La compétition internationale pour le pres- tige, qui prend parfois des tournures de « mon accélérateur est plus grand que le tien » joue alors un rôle aussi important que la question scientifique posée. Le choix est assez simple, et si la décision de financer peut traduire des arrière-pensées politiques, la dynamique scientifique prime. Cela ne signifie pas que les choix faits conduisent nécessairement à des solutions, ni que les effets de modes sur les che- mins choisis soient absents (des générations d’étudiants ont transpiré

110 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques en physique théorique sur la théorie des cordes sans que les résultats promis soient vraiment à la hauteur des espérances ), mais les objec- tifs eux-mêmes font consensus. C’est le second type de recherche qui est le plus sensible au phénomène des bulles spéculatives. Nous nous intéresserons dans la suite à des disciplines qui peuvent raisonnablement développer de multiples domaines, tout en restant dans des cadres budgétaires prescrits, mais qui spontanément focalisent leur intérêt sur quelques sujets qui retiennent alors l’intérêt et s’efforcent d’attirer les finan- cements, aux dépens des autres questionnements de la même dis- cipline. C’est de la « science légère » qu’il s’agit (par opposition à la « science lourde » qui nécessite de très gros investissements). Nous nous intéresserons plus particulièrement aux sciences qui sont en rapport avec les domaines de l’ingénierie car y apparaît de façon tout à fait naturelle les différentes motivations, internes ou externes à la recherche de la connaissance, qui gouvernent le choix des scientifiques. Mais un certain nombre de situations se retrouvent aussi dans les disciplines dites fondamentales.

Les critères de choix : savoir, faire, rassurer

Les critères qui peuvent guider le choix entre des sujets pré- sentant tous un intérêt scientifique clair sont la nouveauté, l’impor- tance potentielle, la demande sociétale immédiate. Suivant que l’on a affaire à des sciences « fondamentales » ou des sciences « appli- quées », le poids respectif des différents aspects va varier.

L’attrait de la nouveauté et la curiosité scientifique Prenons l’exemple de la déformation des amorphes métal- liques : l’intérêt pour ce sujet a été récemment ravivé par l’apparition de compositions permettant de créer des amorphes métalliques mas- sifs. La communauté de science des matériaux a saisi ce sujet avec passion, plaidant les applications potentielles pour attirer les crédits. La physique des solides théorique s’est elle aussi saisie de ce sujet,

111 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques non pas tant parce que de nouveaux matériaux faisaient leur appari- tion mais parce que l’une des stars de leur communauté qui la nourrit de nouveaux problèmes depuis trente ans s’est intéressée à la ques- tion et a écrit un bel article sur le sujet. Quand le même avait écrit un article sur la morphogénèse en solidification, ou une réflexion sur le frottement solide, il avait de même généré un intérêt fort de la communauté sur ces sujets. Tout comme il existe des faiseurs d’opi- nion, dans les domaines des sciences fondamentales, quelques fortes personnalités peuvent attirer une communauté dans une direction de recherche. Pierre-Gilles de Gennes pouvait ainsi non seulement changer de sujet de recherche mais encore entraîner dans son sillage une fraction importante de la communauté des physiciens. L’attrait de la nouveauté scientifique peut de même modifier en quelques années le panorama de toute une communauté : le formidable déve­ lop­pement de la biologie a conduit une part importante des physi- ciens de la matière condensée à s’intéresser aux objets de la biologie avec un regard de physiciens. Il arrive que le sujet qui mobilise une communauté puisse le faire pour des raisons scientifiques profondes auxquelles on cherche une justification applicative a posteriori. Par exemple, un sujet qui a été très à la mode il y a près de trente ans est celui des quasi-cristaux. L’intérêt fondamental a immédiatement paru évident : il s’agissait d’une phase condensée de la matière, qui présentait une symétrie quinaire tout en apparaissant comme pério- dique, cela en violation d’un théorème fondamental de la cristallo- graphie. La dynamique scientifique du sujet a bénéficié d’un « choc de titans » entre deux des ténors du domaine (John W. Cahn et Linus Pauling), « celui qui y croyait et celui qui n’y croyait pas ». L’histoire a donné raison à celui qui pensait avoir affaire à un état nouveau de la matière, et la communauté des métallurgistes a beaucoup travaillé sur ces matériaux, le prix Nobel ayant récemment­ récompensé l’inven­teur des quasi-cristaux. La motivation profonde de ces études était la nou- veauté du phénomène, ce qui n’a pas empêché de trouver une justifi- cation à toutes ces études par des applications potentielles auxquelles personne ne pouvait sérieu­sement croire (l’une d’entre elles, le revê- tement de poêle à frire, aurait été comique si elle ne s’était soldée par le dépôt de bilan d’une entreprise !). Nous voyons apparaître sur cet exemple l’interférence entre une raison parfaitement valable d’étudier un sujet et le prétexte applicatif pour attirer des financements.

112 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques

Les applications potentielles Il s’agit d’une force motrice importante dans le choix des sujets. Les supraconducteurs à haute température, à leur décou- verte dans les années quatre-vingt avaient suscité un véritable engouement. Certes la curiosité pour la nouveauté y avait sa part (le mécanisme de supraconductivité ne pouvait être le mécanisme dit « BCS » qui était habituellement invoqué). Mais la possibilité de disposer de matériaux conduisant l’électricité sans dissipation à la température de l’azote liquide aurait eu des conséquences majeures sur toute l’économie de l’énergie dans les pays indus- trialisés, une révolution de la même ampleur que l’invention de la machine à vapeur. Le domaine des nanomatériaux est aussi un secteur qui a abondamment bénéficié de l’argument de potentiel d’applications, même si le sujet a été souvent largement « sur- vendu ». La demande sociétale est devenue dans les dernières années une composante majeure du choix, peut-être pas tant des scienti- fiques que des institutions de financement. Les thématiques asso- ciées à l’environnement, comme le recyclage ou les énergies renou- velables, sont de plus en plus présentes dans les appel d’offres. Il ne s’agit bien sûr pas de nier l’intérêt pour la société de ces questions, mais d’avertir le décideur des risques associés à financer des recherches pour s’entendre dire ce que l’on a envie d’écouter. En ce sens les programmes de recherches peuvent devenir des vendeurs de rêve. Mais ce n’est pas le pire. Les attentes sociétales sont aussi, de plus en plus, des craintes de la société, craintes dont il faut bien avouer qu’elles ne sont pas toutes rationnelles. Ces craintes peuvent générer des programmes de recherche qui n’ont plus d’autre fondement rationnel que de répondre aux craintes res- senties, voire entretenues. Ces craintes peuvent simplement dévas- ter un domaine qui se trouve ainsi « marqué du signe de la bête » par le seul fait d’un mot qui effraie : la recherche en agronomie en Europe a été essentiellement décimée par la crainte des OGM, et la phobie des nanomatériaux pourrait bien avoir des effets sem- blables sur la nanophysique. On assiste alors, du fait de la pression sociétale, non pas à un effet de mode dans la sélection des sujets, mais à un effet d’ostracisme qui n’est pas sans conséquences.

113 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques

Les conséquences des procédures de choix

Ce serait une grande naïveté que de penser que le choix d’un domaine de recherche soit exclusivement un choix individuel. Ne serait-ce que par la nécessité de disposer des moyens nécessaires à sa recherche, le choix du scientifique s’intègre dans une procédure collective. C’est autant la communauté scientifique que l’individu qui choisit les sujets d’intérêt. La conséquence des procédures de choix déclinées précédemment est de générer des phénomènes de bulles spéculatives. Nous appelons « bulles spéculatives » des situations dans lesquelles la valeur attribuée par une communauté à un objet n’a qu’un vague rapport avec sa valeur sociale réelle, et que l’attirance pour cet objet résulte d’un phénomène d’auto-amplification. La crois- sance des bulles spéculatives est progressive, leur éclatement est bru- tal. Le phénomène est connu en économie (la bulle Internet, la bulle immobilière), il aussi eu de belles illustrations dans l’histoire (la folie des tulipes en Hollande au XVIIe siècle). Il se produit chaque fois que l’intérêt d’un objet est amplifié par le nombre d’acteurs­ intéressés : il s’agit d’un processus intrin­sè­quement instable. Si la science est rationnelle, les critères de choix des sujets scientifiques ne découlent pas nécessairement de la dynamique propre de la recherche scientifique. C’est la cause profonde des comportements de type grégaire qu’on observe dans la commu- nauté scientifique. Mais si ce comportement spéculatif est naturel, et irrigue toute l’histoire des sciences, son amplification hors limite quand les procédures de rétroaction deviennent inopérantes est relativement récente. Examinons les trois grandes familles de cri- tères de choix sous cet aspect. Des critères de choix des sujets scientifiques qui ont été décli- nés précédemment, seul le premier (l’attirance pour la nouveauté) est autorégulé : un sujet nouveau ne le reste pas, et l’aiguillon de la recherche de la reconnaissance s’émousse dès lors que la reconnais- sance est déjà obtenue par un autre acteur. Le critère des applications potentielles porte en lui une auto- régulation, dès lors que les acteurs économiques sont effectivement impliqués et que la puissance publique n’endosse pas la totalité des risques. Si on est dans le cas d’une décision politique sans une solide assise économique, les choix motivés par les applications

114 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques potentielles peuvent générer des comportements spéculatifs. Il est facile de s’auto-convaincre du potentiel de l’économie de l’hydro- gène, indépendamment des aspects techniques, simplement en lan- çant de grands programmes européens dont la seule justification est, in fine, la forte demande de la communauté scientifique d’y parti- ciper. On arrive alors à un raisonnement étrangement circulaire, on lance un programme confortablement doté, qui attire les chercheurs faméliques, et on en déduit que, puisqu’il intéresse tant de monde, il était donc juste de doter ainsi ce programme, voire plus si affinités. Et cela indépendamment de la pertinence objective du sujet, qui n’est pas le propos de cet article. Si le monde économique « vrai » est impliqué dans la boucle, il peut avoir un rôle stabilisant, ne serait-ce que par le caractère fini des ressources. Le critère de la demande sociétale est hautement déstabilisant quand il est la réponse à une crainte (légitime ou entretenue) de la société. La multiplicité des études sur la nocivité des OGM qui ne manquera pas d’arriver conduira à accentuer les craintes, quels que soient les résultats de ces études : toujours restera un doute qui mériterait une étude plus approfondie, jamais on ne verra un labo- ratoire financé par la puissance publique pour étudier la nocivité potentielle d’un produit garantir son innocuité, non plus qu’on n’a jamais vu les dindes souhaiter de voir Noël arriver plus tôt. Il résulte de l’analyse précédente que des trois critères de choix, celui basé sur la connaissance porte en lui un mécanisme régulateur, celui basé sur les applications peut être régulé s’il est convenablement couplé aux exigences du marché, et celui basé sur la demande sociétale est intrinsèquement instable. Cette conclusion ne préjuge en rien de la pertinence des différents critères : les exi- gences sociétales sont tout aussi importantes que les marchés poten- tiels ou le désir de savoir. Mais elle indique les risques de déstabi- lisation de la politique scientifique d’un État ou d’une communauté d’États. Mais pourquoi parlons-nous de risque ? Pourquoi la mobi- lisation d’une communauté sur quelques thèmes identifiés comme porteurs serait-elle un facteur de risque ? La première raison est que les thématiques porteuses ainsi identifiées ne sont pas nécessairement les plus pertinentes pour la société. On a développé des programmes gigantesques sur les nanotubes en les justifiant par les applications potentielles. A-t-on,

115 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques en parallèle ou après-coup, réellement et honnêtement évalué le nombre d’emplois créés suite à ces programmes ? On va lancer des programmes sur les bâtiments à énergie positive en réponse à une demande sociétale, mais 90 % du bâti est dans le domaine de la rénovation : est-ce bien pertinent de traduire ainsi une demande sociétale justifiée ? La seconde raison est que les thématiques porteuses mobi­ lisent des compétences mais n’aident pas nécessairement à les res- sourcer. La capacité d’innover ne se nourrit pas directement d’une succession de success stories d’innovation, elle a besoin d’un terreau scientifique dont la motivation principale est la dynamique propre de la science, la première de nos trois motivations. Les mécanismes de choix des scientifiques sont maintenant presque toujours, pour cause d’assèchement des financements hors projets, gouvernés par les sources de financement. Et de plus en plus les sources de financement s’appuient presque exclusivement sur les potentiels d’applications et sur les demandes sociétales. Le risque de voir disparaître le socle scientifique sans lequel il est sim- plement impossible de répondre à la société ou au marché n’est pas négligeable.

Les facteurs d’amplification

Certes il n’est pas nouveau que les raisons qui orientent les choix des scientifiques soient la satisfaction d’une curiosité en face d’un phénomène nouveau, le désir d’être utile, ou la volonté de rem- plir une demande issue de la société. La carrière de Louis Pasteur avec ses dix grandes enquêtes scientifiques illustre ces motivations : le pouvoir rotatoire des solutions d’acide tartrique, les recherches sur les vers à soie et les travaux sur la vaccination correspondent respectivement à chacune des trois. La tendance à la condensation d’une communauté scientifique par effet spéculatif n’est pas nou- velle : d’une certaine façon, les défis autour de la roulette de Pascal qui ont occupé la communauté des mathématiciens, le problème des longitudes qui obsédait les astronomes aussi bien que les méca- niciens et horlogers ont permis de stimuler collec­ ­ti­vement la com- munauté scientifique.

116 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques

Mais ce qui était alors une saine émulation devient aujourd’hui un risque sérieux pour une politique scientifique cohérente. La rai- son profonde est l’émergence de facteurs d’amplification liés à la professionnalisation des scientifiques. La science est devenue une valeur marchande, pas simplement au sens industriel mais aussi au sens politique. Afficher une politique scientifique est devenu un argument­ électoral. La nécessité dans beaucoup de majorités régio- nales de composer avec les partis écologistes a vu fleurir partout des programmes sur le développement durable, l’étiquette tenant souvent­ lieu de contenu. L’économie de la connaissance, qui est devenue un lieu commun à tous les politiques, a pour effet de voir transférer d’un côté à l’autre de l’Atlantique, de Washington à Bruxelles, puis de Bruxelles à Paris, puis de Paris à Lyon, les mêmes mots-clés, les mêmes thématiques prioritaires. La professionnalisa- tion s’est accompagnée d’un besoin de justification des chercheurs, de course à l’indice dans les revues scientifiques. Au lieu de lire les articles, il est tellement plus commode aux évaluateurs de les comp- ter. La création de revues de plus en plus spécialisées, la pression sur les revues généralistes de chercher le sujet « sexy » qui fera remonter son indice de citation est à terme une incitation à la fragmenta- tion des disciplines, alors que l’innovation résulte si souvent de la comparaison. L’obligation de choisir ses sujets non plus dans une dynamique propre à la science ou à ses domaines applicatifs mais dans une relecture de ses domaines à travers un prisme politique ou économique a un effet très tendancieux : le scientifique, par la force des choses, ne choisira plus ses sujets que par procuration. Il devient virtuose dans l’art de repeindre ses projets de la couleur appropriée, mais il n’en reste pas moins vrai que cette appropriation des critères par les structures, qui conduit aussi à créer de grandes entités plutôt qu’à identifier de petites équipes prometteuses, ampli- fie automatiquement la tendance à l’effet de mode.

Conclusion : que faire ?

Les causes de l’émergence de bulles spéculatives dans les choix d’une communauté scientifique sont intrinsèquement liées aux critères de choix (attrait de la nouveauté, potentialités d’appli- cations, demandes sociétales) et il est assez clair que ces critères

117 pourquoi sommes-nous si crédules ? Sur les bulles spéculatives dans le choix des sujets scientifiques sont incontournables : la curiosité est la force motrice du question- nement scientifique, et la nécessité de financer la recherche scienti- fique conduit inévitablement vers l’influence de l’économie et de la pression sociétale. La professionnalisation de la science rend cette évolution irréversible. Le problème est l’amplification hors de proportion de ces « effets de modes » résultant de la neutralisation des mécanismes de rétroaction. Le mécanisme de rétroaction du critère « applicatif » est le partage des risques par le monde économique : si la puissance publique peut et doit soutenir des actions de recherche à potentiel applicatif, il est impératif que le monde économique visé soit intégré au processus de choix puis de financement de ces actions. Le méca- nisme de rétroaction du critère sociétal est plus difficile ; il relève d’une analyse rationnelle de l’équilibre entre le coût et le bénéfice qui résiste à la fabrication de craintes irrationnelles résultant de la disqualification des experts : les sociétés savantes, les académies peuvent avoir un rôle à jouer comme contrepoids aux « marchands de peur ». Mais on peut aussi réagir au problème en essayant de soi- gner les conséquences, sans illusions sur la possibilité d’éradiquer les causes. Les conséquences majeures de ces bulles spéculatives sont de déstructurer les disciplines scientifiques, de mobiliser toutes les forces sur un sujet identifié comme prioritaire. Il est impératif de sortir d’une analyse de pertinence des sujets uniquement en termes d’objectifs pour réintroduire la notion de compétences. Elle est évi- dente dans le cas de la motivation par la curiosité. Elle n’est pas moins importante dans le cas des deux autres motivations. C’est en développant un corpus de compétences (disciplinaires ou interdis- ciplinaires) que la communauté scientifique est en état de répondre aux demandes de la société et de l’économie. C’est en insistant à nouveau sur cet aspect, et en y consacrant une part non ridicule des financements, qu’on pourra éviter les conséquences les plus délé- tères des effets de mode.

n Yves Bréchet est né en 1961 ; ingénieur de l’École polytechnique et docteur en science des matériaux, il est professeur des universités à Grenoble-INP, professeur associé à l’université McMaster (Canada) et Shangai-Jiaotong (Chine), membre de l’Académie des sciences, de l’Academia Europea et de l’European Academy of Sciences. Il est également haut commissaire à l’énergie atomique.

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• eryck de rubercy

• thierry clermont

• robert kopp

wagner et le romantisme

richard wagner, une œuvre colossale

n eryck de rubercy n

uel regard posons-nous sur Wagner, deux cents ans après sa naissance, le 22 mai 1813, et cent trente ans après sa mort, le Q13 février 1883 ? Pouvons-nous le voir, le penser, parler de lui simplement, non à travers la légende qu’ont créée plus de trente mille livres qui lui ont été consacrés, comme le culte idolâtre dont il reste l’objet­ ? Pouvons-nous vraiment débarrasser son œuvre de toute cette symbolique dont il a chargé ses héros, qui se confondent dans le temps avec lui-même ? Wagner domine sans aucun doute le monde de la musique de toute son écrasante et passionnante hauteur. Peu d’êtres se sont penchés sur eux-mêmes autant qu’il l’a fait. Ses écrits, qui tiennent de l’essai, du traité, du pamphlet, de la confidence, des mémoires ou des confessions, sans compter ses lettres, sont innombrables, habité qu’il était par des pensées qui le tourmentaient et par le doute qu’il éprouvait à propos de lui- même. Mais la grande affaire de sa vie fut la musique, son moyen d’expression suprême, à qui l’on peut confier, disait Schopenhauer, « la voix des choses, qui est le langage universel, la vie en soi, son mouvement le plus caché, tout ce qui vous traverse de fulgurant

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et d’insaisissable » de sorte que, comme l’affirmait Romain Rolland en 1908 : « On pourrait dire […] que la meilleure façon de suivre une représentation de Wagner, c’est de l’écouter, les yeux fermés. Si complète est la musique, si puissante est sa prise sur l’imagination, qu’elle ne laisse rien à désirer ; et ce qu’elle suggère à l’esprit est infiniment plus riche que tout ce que les yeux peuvent voir. » Ainsi la seule musique suggère-t-elle les flots du Rhin ou les profondeurs de la forêt : oui, c’est bien par la musique seule que Wagner, qui voulait être jugé en musicien, demeure notre contemporain et res- tera le contemporain des générations à venir, avec cette nuance que, chez lui, ce n’est plus le chanteur qui est le support de l’expression comme dans l’opéra classique mais l’orchestre, auquel il insuffle l’âme de la symphonie. Contemporaine exacte des grands mouvements de pensée qui sont à la base de toutes les idéologies dans lesquelles le XXe siècle a baigné jusqu’à aujourd’hui, la religion wagnérienne forme dès l’origine un tout indissoluble dans lequel on trouve à parts égales une mytho- logie directement issue du romantisme germanique et nordique, une philosophie sur la société, la politique, l’économie, la psycho­logie et le pouvoir, ainsi qu’un idiome musical d’une totale originalité. Wagner est l’un de ces audacieux découvreurs qui, en inventant un frisson nouveau, ont fait faire des pas de géant à la musique, à l’art lyrique de leur temps. Il faut ajouter que la personnalité de Wagner et le gigantisme de son œuvre n’ont aucune mesure avec ce qui fait l’im- portance, de nos jours, d’un novateur en matière musicale. Mais ce « citoyen du monde » est un Allemand. Et allemand, qui le fut plus que lui ? Qui revendiqua plus que lui l’honneur d’appar- tenir à ce peuple inquiet ? Il n’empêche que les contradictions dans le caractère d’un artiste n’auront peut-être jamais été plus flagrantes ni plus déchirantes que chez Wagner car il y a dualisme lorsqu’il proclame avec chaleur sa foi dans la supériorité de l’art allemand et souffle sur ses compatriotes des paroles empoisonnées contre les juifs et qu’en même temps, voulant être « citoyen du monde », il cherche à atteindre l’universel. Authentiquement allemand, Wagner n’en est pas moins profondément nostalgique de la culture uni- verselle ; car accomplissant le vœu des premiers romantiques alle- mands, il s’inspire des mythes de l’ère primitive auxquels il donne la préférence sur l’histoire. « Et vraiment, écrit , il est

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inégalable dans son affinité avec ce monde d’images et de pensée, dans son pouvoir d’évoquer le mythe et de le ressusciter. » Or le mythe, bien qu’il paraisse revêtir une origine nationale, n’a pas de frontières car la légende appartient à tous, elle est le patrimoine éter- nel et universel de l’humanité. Et alors qu’un sujet historique oblige le compositeur à des explications rebelles, un sujet légendaire favo- rise la poésie lyrique et son expression musicale. Mais imaginer Wagner sous les traits d’un doux rêveur qui composerait dans le recueillement ses opéras, texte et musique à la fois, ce qui est rare chez les compositeurs, est tout bonnement absurde. Wagner n’a rien d’un Bach, d’un Mozart ou d’un Chopin. Il est un musicien entièrement révolutionnaire, passionné par tem- pérament de politique et de revendications sociales ; un anarchiste, lié d’amitié avec le socialiste révolutionnaire anarchisant Bakounine. Sous le coup d’un mandat d’arrêt, suite à sa participation aux émeutes de mai 1849 à Dresde, il doit même fuir l’Allemagne pour se réfugier en Suisse, à Zurich, mais douze ans plus tard, quand la mère patrie rouvre ses portes à l’exilé politique, il ne tiendra pas rigueur à l’ingrate : « Ô mon Allemagne bien-aimée ! » s’écrie-t-il. Du coup, le voilà pangermaniste à tous crins en publiant après Sedan, en 1873, une comédie parodique, disons plutôt un pamphlet anti- français explicitement intitulé. Une capitulation afin de se venger de la France, où deux de ses séjours à Paris, de septembre 1839 à avril 1842 puis de septembre 1859 à février 1862, s’étaient soldés par des espoirs déçus. Le premier avait vu son opéra de jeunesse (1840) refusé, malgré sa soumission au modèle du grand opéra à la française en cinq actes avec sujet historique, et le second avait vu son Tannhäuser (1845), dont il se promettait un triomphe, être copieusement sifflé à l’Opéra par les membres du Jockey Club. Il n’y aura guère alors que Baudelaire, qui lui avait déjà écrit une lettre d’admiration le 17 février 1860, pour s’insurger en dénonçant les « abonnés déchaînés prenant le public en otage de leur bêtise ». Son Richard Wagner et Tannhäuser à Paris (1861) fut la première étude à frayer des voies décisives dans la compréhension de Wagner, elle est restée historiquement la plus importante. Cela dit, malgré la rancœur qui poussera ultérieurement Wagner à une réserve excessive pour Paris et pour tout ce qui était français, il avait rapidement compris la leçon d’une telle expérience,

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et s’était exclamé quelques mois après avoir composé durant l’été 1841 à Meudon la musique du Vaisseau fantôme, instrumentation comprise sauf l’ouverture : « Ô Paris ! Ô souffrances et joies, nous bénissons vos douleurs car elles ont porté des fruits magnifiques. » En outre, il reconnaîtra dans ses mémoires intitulés Ma vie (1) que « ce fut mon isolement à Paris qui y éveilla cet amour passionné pour la patrie allemande ». Dès lors, changement radical : il est à partir de là le champion de l’opéra romantique allemand, contempteur du drame à la française. La poésie de , de Tannhäuser, de Tristan et Isolde, de atteignant à une beauté presque sans équivalent dans la poésie romantique allemande. Quoi qu’il en soit, si Wagner a pu mener à bien une œuvre dont on ne dira jamais assez l’immense complexité, c’est parce qu’il reçut le 3 mai 1864 dans une petite chambre d’hôtel de Stuttgart, où il se morfondait en pensant à son avenir, la visite du secrétaire des comman­de­ments de Louis II de Bavière, tout juste monté sur le trône, le très distingué M. von Pfistermeister, qui lui offrait de la part de son illustre maître une bague, un portrait du roi, et un billet où le jeune souverain de 18 ans et demi prenait Wagner sous sa protection. Et celui-ci dut voir un signe de la singularité de son destin dans le fait que, le jour même où Louis II infléchissait ainsi sa carrière vers un avenir enfin lumineux, il apprenait la mort de , incarnation, selon lui, d’un passé impuissant et creux, en qui il voyait son « contraire absolu » (lettre à du 18 avril 1851). À Munich, Wagner va trouver sa raison d’être qui n’est pas d’être un acteur, un organisateur de spectacles, ce qu’on a souvent pris l’habitude de dire, mais un maître du contrepoint, un philo- sophe schopenhauerien qui, de la vie, ne retient que l’art qui la contemple et cela suffit, pour un admirateur de Beethoven dont il avait « étudié à fond les pages mystérieuses » et sur lequel il écri- vit un essai aussi enthousiaste qu’intelligent (2). Huit années vont ainsi s’écouler, pendant lesquelles il rompt sentimentalement avec ses précédentes attaches. Minna, sa femme, dont il était séparé depuis son amour ruiné pour , qui ne lui a pas moins inspiré Tristan, meurt en 1866 ; et lorsque avec la jeune épouse du chef d’orchestre ami Hans von Bülow, cette ravissante Cosima qui est en même temps la fille cadette de Liszt et de la com- tesse d’Agoult, ils se font la promesse d’appartenir l’un à l’autre (le

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28 septembre 1863), Wagner oublie toutes ses liaisons passées. C’est ainsi que dans une clandestinité bien transparente naîtront plusieurs petits Wagner, d’abord Isolde, puis Eva et enfin en 1869. Un an plus tard, Wagner pouvait épouser Cosima enfin divorcée. Et puis, cas unique dans l’histoire de la musique, Wagner était à la fois un compositeur acharné au travail et un homme d’affaires obstiné et têtu. Sachant profiter tout à la fois de son nom, du succès indiscutable de ses œuvres et de l’appui inconditionnel de Louis II de Bavière, il lance, en Allemagne et dans le monde entier, une souscription en vue de réaliser le rêve de toute sa vie, à savoir un théâtre musical idéal consacré uniquement à ses opéras. Ce sont les cent mille thalers nécessaires au projet que le souverain bavarois se décide à verser, et non le chancelier Bismarck, qui permettent de donner corps à ce rêve de posséder ce qui sera le Festspielhaus de construit par l’architecte Otto Brückwald sur les injonctions précises de Wagner, qui voulait à tout prix rompre avec le théâtre « à l’italienne », où, disait-il, « il n’y a pas de ligne de démarcation entre l’action prétendue artistique et ceux pour qui on la joue… » Son souhait, c’était un théâtre où, de tous les points de la salle, on puisse voir tous les points de la scène, sans être distrait par la vue d’une partie du public. De là les gradins parallèles, de là une stricte égalité entre toutes les places. Et, grande innovation, l’orchestre de Bayreuth est entièrement invisible pour le spectateur. Dès lors, Wagner s’installe à Bayreuth, à la Villa , mai- son qu’avec Cosima il s’est fait construire, à flanc de colline en 1874, ainsi nommée parce que son inquiétude, sinon ses chimères disent les uns, voire sa folie disent les autres, y avait trouvé la paix (« Hier wo mein Wähnen Frieden fand… »). C’est finalement le 13 août 1876 que se déroule, en présence de l’empereur Guillaume Ier, le premier cycle du festival, consacré au Ring, à l’Anneau du Nibelung, autrement dit à la Tétralogie, saga de quatre opéras – un prolo- gue (l’Or du Rhin) et trois journées (la Walkyrie, Siegfried et le Crépuscule des dieux), fruit de vingt-huit ans de gestation (depuis les premières esquisses du poème, en 1848, jusqu’à la mise au point du cycle, en 1874) pour quinze heures de musique, au cours de laquelle Wagner a développé le principe du ou « art total » dans lequel s’unit et se confond non seulement la poésie et la musique, mais aussi la danse, la pantomime, la peinture et tous

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les arts d’imitation qui cherchent à séduire la vue. Malgré le succès artistique incontestable de cette série initiale de représentations, ce premier festival scénique accusera un déficit financier qui obligera Wagner, pour le combler, à aller donner huit concerts à l’Albert Hall de Londres. Et ce ne sera qu’en 1882, un an avant sa mort à Venise – la ville natale de Tristan, œuvre la plus proche de la mort – qu’il pourra rouvrir Bayreuth, et y faire représenter pour la première fois son ultime drame Parsifal, avec ses quatre heures et quarante-huit minutes de musique, sommet mystique de son œuvre, qui sera pour lui un véritable triomphe. À sa mort, c’est tout naturellement Cosima, qui, pendant quinze ans, aura tenu ponctuellement son journal pour rendre compte de la vie de Wagner (3), qui reprendra le flambeau en survivant qua- rante-six ans à son glorieux époux. Avec ténacité, avec courage, mais aussi avec un flair qui ne se démentit jamais, elle ordonna le culte wagnérien et fit de Bayreuth, dès 1883, ce « théâtre de Lourdes, cette grotte miraculeuse au centre de l’Europe », selon la formule de Thomas Mann. Cosima mourut en 1930, n’ayant finalement cédé la direction du festival qu’assez tard à son fils Siegfried, qui devra faire face – Première Guerre mondiale et crise obligent – à une interruption de dix ans entre 1914 et 1924. C’est à cette date qu’un invité s’annonce en la personne de Hitler, qui avait déjà rencontré un peu auparavant celle que avait épousé en 1915, à savoir une Anglaise, Winifred Williams, devenue . Tout de suite, le futur dictateur l’avait conquise au point qu’elle voyait en lui le sauveur du monde. « Mon père, Siegfried Wagner, rit de l’étrange messie découvert par sa femme. Il pense, comme beau- coup d’autres en ce temps-là, que le nouveau sauveur n’a pas une chance sur un million de réussir », nous apprend , une des petites-filles de Wagner dans son livre Nuit sur Bayreuth, écrit en 1944 à New York (4). Siegfried venant à disparaître quatre mois seulement après Cosima, Winifred lui succédera pour être la plus farouche gardienne du sanctuaire. En 1933, devenu entre-temps chancelier, « Hitler vient assister en César victorieux au premier cycle des représentations wagnériennes. La foule rugit : « Heil Hitler ! » (5). Les petits-fils du maître, Wieland et Wolfgang, sont jeunes et prendront l’habitude de se laisser gâter par celui qu’ils appellent « Oncle Wolf ». À l’inverse,

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leur sœur, Friedelind Wagner, insensible au magnétisme maléfique du dictateur, choisit l’exil en 1939, profondément hostile qu’elle est à l’enthousiasme des siens qui boivent les paroles de Hitler. Et, tandis que, toujours en 1933, Bayreuth, rempli d’uniformes SS, célèbre le cinquantenaire de la mort de Wagner, l’essai capi- tal Souffrances et grandeur de Richard Wagner (6) que fait alors paraître Thomas Mann est la seule parmi les nombreuses publica- tions provoquées par cet anniversaire à faire la distinction entre le nationalisme spiritualisé de Wagner et celui politique des nazis – le nazisme n’étant décidément pas dans la musique de Wagner, n’en déplaise à certains exégètes qui, à partir d’Adorno – conseiller musi- cal de Thomas Mann pour son Docteur Faustus – voudraient établir un lien entre Wagner et le nazisme :

« On n’a absolument pas le droit de prêter aux gestes, aux déclarations nationalistes de Wagner leur sens actuel – le sens qu’elles auraient ­aujourd’hui. Ce serait les fausser, en mésuser, entacher leur pureté romantique. L’idée ­nationale, en ce temps-là, au moment où Wagner l’introduisait dans son œuvre comme un élément d’une intime et discrète efficacité, – c’est-à-dire en un temps où elle n’était pas encore réalisée, en son époque ­héroïque, historiquement légitime – l’idée nationale était alors quelque chose de bon, de vivant, d’authentique, elle était poésie et spiritualité, elle était une ­valeur d’avenir, libre de ces poisons, de ces éléments de décomposition qu’elle ­recèle aujourd’hui, en un temps où c’est autre chose qui importe au monde. »

Mais ce ne fut malheureusement pas suffisant pour ouvrir les yeux aux Allemands dans leur totalité. Hitler, pendant les années où il s’était préparé à prendre le pouvoir, s’était intéressé à Wagner. Non qu’il ait été musicien dans l’âme : il préférait de loin l’opérette facile au grand opéra. Ce qui lui plaisait, chez Wagner, ce n’était certes pas le mythe admirable de la rédemption universelle par l’amour mais la lutte autour de l’or du Rhin, nécessaire à la réalisation de son vœu de conquête du monde aussi meurtrière qu’il le faudra. Par ailleurs ce qu’il retint de Wagner, c’était une pensée pangermaniste véhiculée par une musique sublime, capable d’exercer sur le public le rôle d’un philtre, semblable à celui qui jette Isolde dans les bras de Tristan. À cet égard, Nietzsche, qui s’est autant opposé à Wagner qu’il s’en était épris, est peut-être la meilleure preuve de la puissance de séduction ou plutôt de fascination, d’envoûtement de sa musique.

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Au demeurant, il est bien certain que Hitler a retrouvé dans Siegfried des résonances conformes à son idéologie au point de s’identifier au personnage, né d’un sang pur et qui s’unira d’amour à Brünnhilde, après l’avoir éveillée du sommeil auquel son père, Wotan, l’a condamnée, mais aussi au point de s’incarner dans le jeune héros, forgeron de l’épée qui va tuer le dragon capitaliste, « vautré dans ses dividendes sans avoir rien fait pour les gagner », comme l’écrit drôlement Bernard Shaw, qui le premier affirma dans un livre sur les principes essentiels de l’art de Wagner – , 1898 – que les tendances de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle étaient exprimées le plus clairement dans ses drames musicaux (7). XIXe siècle dont Thomas Mann disait que Wagner était « l’expression totale ». Mais comment Hitler, si fort épris des trois premiers drames de la Tétralogie, n’a-t-il pas médité sur le quatrième, le Crépuscule des dieux ? Il y aurait lu l’annonce de son destin, l’écroulement du Walhalla, l’anéantissement final du monde des dieux, mais il ne s’est intéressé qu’aux combats susci- tés par la possession de l’or volé par le nain Alberich aux filles du Rhin dans le prologue qui donne en effet le pouvoir à qui le pos- sède, à condition que celui-ci renonce à jamais à l’amour. Et tout le côté idéaliste de Wagner lui a échappé, à telle enseigne que, dans sa fureur antireligieuse, il finira par interdire les représentations de Parsifal, vraiment trop catholicisant à son goût. Après la guerre, une fois destituée de ses droits par un tribu- nal militaire en raison de ses sympathies nazies, Winifred Wagner dut confier à ses deux fils, Wieland et Wolfgang, la direction du festival qui put rouvrir en 1951, sans qu’elle n’y remette jamais les pieds. Ses opinions ne varièrent jamais d’un iota, au contraire elle se retrancha encore plus fermement sur ses positions qu’elle exprimera ouver­tement en 1975 devant la caméra du cinéaste Hans-Jürgen Syberberg (8), continuant de confondre les préceptes tout idéaux des opéras de Wagner avec les versets réalistes de Mein Kampf. La mort en 1966 de propulsera sur le devant de la scène jusqu’en 2010 son frère Wolfgang, à qui l’on doit le plus fabuleux scandale de Bayreuth quand il avait invité pour le Ring du centenaire en 1976 Patrice Chéreau et Pierre Boulez. Après avoir évincé sa nièce (9), qui avait codirigé le festival avec son père, puis interdit de Bayreuth son propre fils, Gottfried, auteur

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d’un livre règlement de comptes, l’Héritage Wagner (10), c’est à ses filles et Eva Wagner-Pasquier, deux demi-sœurs, qu’il passa la main en 2008 pour cinq ans. Avec le temps, les anniversaires aidant, on peut dire que tout autant que les membres de la famille Wagner, qui d’une génération à l’autre n’auront pas cessé de se disputer pour Bayreuth, les anti- et les pro-wagnériens continuent à s’affronter. C’est l’écrivain italien Alberto Savinio, dont la musique fut en vérité la première des pré- occupations, qui a posé cette question : « Pourquoi n’est-ce que face à la musique de Wagner que l’on est wagnérien ou antiwagnérien ? » La modernité de Wagner pourrait-elle se résumer à une bataille entre partisans et détracteurs de sa musique capables de susciter des controverses passionnées ? Sûrement pas. En revanche, il appa- raît que l’œuvre de Wagner, si puissante et, pour notre bonheur, si colossale, est de celles auxquelles la mémoire universelle revient toujours, car finalement, si on voulait la qualifier d’un mot, nous dirions bien que c’est une œuvre colossale que celle de Wagner, et non pas monumentale, synonyme selon lui de passé, d’immobilisme et d’art mort. Œuvre totalement accomplie, où le destin des mondes se joue, où les formes élémentaires s’affrontent et se combattent, où le Walhalla se construit et s’effondre, où les noirs génies peinent sous la terre, où les dragons gardent l’or, où le Rhin par ses cou- rants engloutit le palais de Hagen pour reprendre son bien. Elle est véritablement une mythologie où la terre et le ciel participent, au milieu des eaux, du feu et du fer, ces trois éléments originels, ceux de toute vie naturelle, divine et humaine, qu’on retrouve à travers les opéras de Wagner, qu’ils soient d’inspiration légendaire, païenne ou chrétienne.

1. Richard Wagner, Ma vie, texte français et notes de Martial Hulot, Buchet-­ Chastel, 1978. 2. Richard Wagner, Beethoven, traduit de l’allemand par Jean-Louis Crémieux- Brilhac, Gallimard, 1937 ; traduit, introduit et noté par Jean Boyer, Aubier, 1948. 3. , Journal, traduit de l’allemand par Michel-François Demet, Gal- limard, , 4 volumes, 1977-1979. 4. Friedlinde Wagner et Page Cooper, l’Héritage de feu, souvenirs sur Bayreuth, 1923-1940, Plon, 1947, rééd. Nuit sur Bayreuth, Mémoire du livre, 2001. 5. Idem. 6. Thomas Mann, Souffrances et grandeur de Richard Wagner, traduit de l’alle-

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mand par Félix Bertaux, Fayard, 1933, rééd. 1975. 7. George Bernard Shaw, le Parfait Wagnérien, traduit par Augustin et Henriette Hamon, Aubier, 1933. 8. Hans-Jürgen Syberberg, Winifred Wagner und die Geschichte des Hauses ­Wahnfried von 1914-1975 (Winifred Wagner et l’histoire de la maison Wahnfried de 1914 à 1975), 1978. 9. Nike Wagner, les Wagner, une histoire de famille, traduit de l’allemand par Jean Launay, Gallimard, 2000. 10. , l’Héritage Wagner, traduit de l’allemand par Nicole Casa- nova, NiL, 1998.

n Eryck de Rubercy, essayiste, critique, auteur des Douze questions à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger (Univers-Poche, coll. « Agora », 2011), est aussi tra- ducteur d’écrivains et poètes allemands, notamment d’essais sur Hölderlin de Max Kommerell (Aubier, 1989), de poèmes de Stefan George (Fata Morgana, 1981, et 2004, prix Nelly-Sachs), ainsi que de l’œuvre d’August von Platen (La Différence, 1993-2002). On lui doit par ailleurs l’édition des Aperçus sur l’art du jardin paysa- ger d’Hermann von Pückler-Muskau (Klincksieck, 1998), d’une ­anthologie intitulée Des poètes et des arbres (La Différence, 2005) et la présentation d’œuvres d’Ernst Meister (Éditions du Rocher, 2005), de Gottfried Benn, de Peter Handke (La Dif- férence, 2006) et d’Heinrich von Kleist (Éditions du Félin, 2011). Il a récemment publié la Controverse Wagner chez Pocket dans la collection « Agora ».

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riccardo le vénitien

n thierry clermont n

enise, fin octobre 2012 : la fête des Morts approche ; et l’au- tomne persiste en couleurs et en chaleur. Par une fin d’après- Vmidi de soleil, je flâne dans l’île-cimetière de San Michele. Je suis dans le carré protestant, que les Vénitiens appellent le recinto evangelico. Recueilli, face à la tombe d’Ezra Pound, avec ses gros bouquets de laurier et un petit tas de roses flétries, parmi des pape- roles griffonnées de poèmes, et quelques marrons d’Inde dépo- sés. Je suis seul, ou presque. Un couple âgé se dirige vers moi. Lentement. Elle s’appuie sur une canne ; il la tient par le bras, il est robuste et coiffé d’un béret sombre. Elle est blonde, outrageu- sement fardée ; comme on dit à Venise, una vecia in fresca. À n’en pas douter, ils recherchent le sépulcre du poète des Cantos. Qui d’autre ? À moins que ce ne soit celui de Josef Brodsky, qui repose depuis 1997 à quelques mètres de là, conformément à la dernière volonté du poète russe. L’homme m’apostrophe en anglais ; l’ac- cent est gras et américain : « Nous recherchons la tombe de Richard Wagner. Savez-vous où elle se trouve ? » Je leur souris : « Wagner ne repose pas ici. Mais il aurait pu… » L’homme s’énerve : « Si, si, il est mort à Venise. Wagner, vous savez, le musicien ! » Il fait le geste empressé d’un flûtiste (traversière). Réponse, dans mon anglais

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approximatif : « Certes, il a rendu son dernier souffle ici, au bord du Grand Canal, mais il est enterré en Bavière, à Bayreuth. » L’homme redouble d’énervement : j’ai prononcé Bayreuth comme Beyrouth. « Non, Bayreuth, en Bavière ! Depuis février 1883, dans les jardins de la villa Wahnfried… ». Dialogue de sourds. Ils rebroussent chemin, en pestant. Ma tête bourdonne : le fameux accord d’ouverture de Tristan et Isolde me revient en boucle. Un accord tordu, discordant, que je perçois désormais comme liquide, surgi des eaux molles de la lagune, un soir de ciel jauni. Le vaporetto arrive. Linea 4. Retour sur la terra firma. L’accord entêtant de Tristan a disparu. Dans Ma vie, Richard Wagner relate son arrivée en train à Venise, alors sous domination autrichienne, lors de son premier séjour, au cours de l’été 1858, accompagné par le jeune écrivain :

« Lorsque le 29 août, au coucher du soleil, et de la digue du chemin de fer, nous aperçûmes Venise dressée sur le miroir de ses eaux, Karl eut un moment si brusque de joie et d’enthousiasme que son chapeau vola par la fenêtre de la voiture. Je ne voulus pas en demeurer en reste et lançai également le mien par la portière. Nous arrivâmes donc nu-tête à Venise. »

La traduction italienne est bien plus vibrante et sensuelle ; citons-en le début :

« Al tramonto, quando d’all argine della ferrovia Venezia per la ­prima volta emergere sullo specchio delle acque… ».

Une trentaine d’années plus tard, par un matin d’août, Pierre Loti, qui n’entendait rien à la musique de Wagner, notera dans son Journal :

« Au petit jour, le train arrive à Venise. Lumière cendrée des extrêmes matins d’été, brume lumineuse, couleur gris de lin, d’avant le soleil levé. »

Après une première nuit à l’hôtel Danieli, Wagner s’installe dans un palais du Grand Canal : le Giustinian, propriété d’un aris- tocrate hongrois, à proximité de la Ca’ Foscari, entre le Rialto et la Piazzetta. Il y restera sept mois. Le temps d’achever l’acte II de Tristan et Isolde, cet « hymne à la nuit éternelle », pour reprendre le mot du wagnérien Gabriele D’Annunzio. Par la suite, Wagner reviendra dans la Sérénissime à cinq reprises, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Riccardo le Vénitien occupe le piano nobile du palazzo :

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« Je me réservai donc un énorme et imposant salon avec une grande chambre à coucher contiguë », confie-t-il dans Ma vie. Le plafond « est de bon goût, peint al fresco », ajoute-t-il. Depuis Zurich, il fait transporter son piano Érard, qu’il place au milieu du salon, son lit, et se prépare à l’hiver. Il aménage l’ensemble­ : il cache les murs grisâtres avec une tapisserie rouge foncé, qui rosira avec le temps ; les portes sont recouvertes de cre- tonne cramoisie et bon marché. J’ai eu le plaisir et l’honneur de visiter cet antre wagné- rien, il y a environ deux ans. Le décor semble le même, l’atmos- phère confinée et un peu pesante. Le piano nobile du palazzo Giustinian est aujourd’hui occupé à temps partiel par un élu de l’Académie française… Lors de ce même séjour, j’avais déniché chez un libraire aujourd’hui disparu une édition rare et bilingue italien-allemand d’un album de photos sépia : Itinerari veneziani di Richard Wagner. Des vues d’époque, agrémentées d’extraits de sa correspondance, de passages de Ma vie, d’extraits des Journaux de Cosima, hélas truffés de coquilles et d’approximations… À Venise plus qu’ailleurs, l’orthographe est capricieuse ou douteuse : il suffit de regarder les noms des venelles et des campi pour s’en persuader. De sa fenêtre palatiale, Wagner peut s’attarder sur le Grand Canal, avec son eau « câline et fraîche », comme l’écrira plus tard le condottiere André Suarès, recenser les ogives des palais, les astra- gales des églises, prêter l’oreille au chant plaintif des gondoliers, et se livrer à sa chère mélancolie méditative. À peine arrivé, début septembre, il écrit fébrilement à sa muse Mathilde Wesendonck :

« Place Saint-Marc, l’impression d’un conte de fées. Tout un monde absolument lointain, venu d’autres temps : tout s’y harmonise à merveille avec mon désir de solitude. »

Les premières semaines de l’été finissant mais caniculaire lui furent pénibles, gâchées par une nouvelle crise de dysenterie. Wagner est désormais seul dans son palais, Karl Ritter ayant loué un petit appartement donnant sur la Riva degli Schiavoni où s’arrête la lagune. Il note alors :

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« Ayant commencé à apprécier les incomparables beautés de Venise, j’étais plein d’espoir et comptais puiser dans leur contemplation les forces nécessaires à une féconde et joyeuse production artistique. »

Wagner sort relativement peu et limite ses fréquentations. Il reçoit au compte-gouttes : le peintre viennois Carl Rahl, son pro- fesseur de piano et le prince russe Dolgokourov. Ses journées se déroulent invariablement sur le même rythme : levé tôt, il travaille jusqu’à deux heures, puis prend une gondole qui le mène, par le Grand Canal, jusqu’à la « joyeuse Piazzetta, dont la grâce et la gaieté m’infusaient chaque fois une vie nouvelle », pour rejoindre l’Albergo San Marco, où il déjeune, seul ou accompagné de Karl Ritter. Le repas est suivi d’une longue promenade sur la Riva degli Schiavoni, poussant jusqu’aux Giardini, ce vaste parc arboré qui accueillera par la suite la Biennale internationale. À mi-chemin, on franchit le Ponte dei Mendicanti, qui sépare les quartiers de Castello et de Cannaregio, au niveau du palazzo Berlendis, celui-là même où vécut Nietzsche en 1880 quelques mois après sa brouille définitive avec Wagner et où il paracheva son Aurore, dont le titre provisoire était « L’ombre de Venise »… Le philosophe intégrera plus tard dans Ecce Homo son poème « Venedig » :

« Accoudé au pont, J’étais dans la nuit sombre Quand s’en vint un chant : Deux gouttes d’or ruisselaient Sur la tremblante surface, Gondoles, lumières, musiques, Cela flottait dans l’ivresse du crépuscule…

Mon âme, un accord de lyre, Chantait pour elle, invisiblement touchée, Un chant secret de gondolier, Tremblant d’une félicité diaprée Mais quelqu’un l’écoutait-il ? »

Le soir tombé, Wagner rejoint en gondole le Palazzo Giustinian, par le Canale Grande, « devenu plus austère encore et plus silen- cieux ». On songe aux mots de l’éthéromane Jean Lorrain écrits un

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demi-siècle plus tard : « Oh ! la fuite glissée des gondoles sur l’huile lourde et plombée des canaux… » Lorrain qui se faisait appeler là- bas Giovanni Loredani… Quand Wagner ne lit pas Schopenhauer, qu’il appelle son « remède ordinaire », il fréquente par intermittence les théâtres, dont le Malibran (dans le quartier du Rialto), visite quelques églises, et se réjouit des comédies de Goldoni, dont les célébrissimes Baruffe chiozzotte. Comme Henry James quelques années plus tard, comme Lord Byron ou Chateaubriand précédemment, il fait de longues pro- menades sur la vaste plage du Lido et goûte, au retour, la traversée de la lagune dans le crépuscule. C’est Venise qui lui donna les « sons plaintifs et traînants » du chalumeau du berger, au début de l’acte III de Tristan, comme il l’a confié dans ses écrits intimes :

« Pendant une nuit d’insomnie, étant allé sur mon balcon vers trois heures du matin, j’entendis pour la première fois le célèbre et ancien chant des gondolieri. Je crus reconnaître que le premier appel qui résonna, rauque et plaintif, dans la nuit silencieuse, venait du Rialto, situé à une distance d’un quart d’heure environ. Une mélopée analogue lui répondit de plus loin encore. Ce dialogue extraordinaire et mélancolique continua ainsi par inter- valles [...] et j’en fus si impressionné qu’il me fut impossible de fixer dans ma mémoire les quelques notes sans doute fort simples qui le modulaient. »

C’est un peu plus tard, par une nuit d’automne, que Wagner comprit toute la poésie de ce chant populaire :

« Je rentrais fort tard en gondole par les canaux sombres ; tout à coup, la lune se leva, éclairant les palais indescriptibles et mon gondolier qui maniait lentement son énorme rame [...]. Au même instant, celui-ci poussa un cri qui ressemblait presque à un hurlement d’animal : c’était un profond gémissement qui montait en crescendo jusqu’à un « oh ! » prolongé et finissait par la simple exclamation : « Venezia ! » Il venait encore quelque chose, mais j’avais reçu une commotion si violente de ce cri que je ne pus me rappeler le reste. »

C’est à ce moment-là, en octobre 1858, qu’il met un point final à son cycle pour voix et piano : les . En décembre, il note à propos de Tristan :

« Jamais jusqu’à présent, je n’ai rien fait de tel : mais je vis, aussi complètement dans cette musique [...]. Je vis éternellement en elle. »

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Wagner quitte Venise le 24 mars 1859, expulsé par les autorités sous les pressions du ministre plénipotentiaire de Saxe. Cinq jours auparavant est née en Angleterre , future cantatrice et « fille-fleur » qu’il connaîtra et séduira à la fin de sa vie, provoquant la fameuse scène violente avec Cosima le matin de sa mort… Quand il revient à Venise, en novembre 1861, Wagner a encore en tête l’échec cuisant des représentations de Tannhäuser à Paris, en mars. C’est à l’hôtel Danieli qu’il descend, pour seu­ lement quatre jours. Après avoir vu l’Assomption de Titien au palais des Doges, lui vient l’idée des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Il déclare alors « éprouver une sensation artistique extraordinaire qui [le] rendit brusquement toute [sa] force vitale ». Dans le train qui le ramenait à Vienne, il conçoit la partie principale de l’ouverture, en ut majeur. Wagner ne reviendra pas dans la Cité des Doges avant quinze ans, pour une semaine. En septembre 1876, quelques jours après la création du Ring à Bayreuth, il descend à l’hôtel Europa en compagnie de Cosima, qu’il a enfin épousée six ans plus tôt. Dans ses Tagebücher, la fille de Franz Liszt et de Marie d’Agoult souligne la joie retrouvée et l’enthousiasme de Wagner, équivalents à ceux ressentis lors de son premier séjour vénitien. Après deux visites (en octobre 1880 puis en avril 1882), le couple s’installe définitivement à Venise en septembre 1882. La der- nière demeure de Wagner sera donc le palais Vendramin Calergi, sur la rive gauche du Grand Canal. La demeure est plus que confor- table : les Wagner accompagnés de leurs enfants disposent d’une quinzaine de pièces aménagées dans l’aile latérale. Lors de la veillée de Noël, au théâtre de la Fenice qu’il a loué pour l’occasion, il offre à Cosima une œuvre de jeunesse disparue, retrouvée et remaniée : la Symphonie en ut majeur, composée un demi- siècle plus tôt. Les Wagner reçoivent beaucoup, sortent. La santé du musicien se détériore ; son humeur se noircit. Il se fâche avec un de ses hôtes, son gendre Franz Liszt, qui vient de compo­ser pour le piano la Lugubre Gondole. Il n’aura pas le temps d’achever son essai en cours : Sur le féminin dans l’être humain. Le 13 février Wagner est victime d’un arrêt cardiaque. Depuis, des milliers de pages ont été écrites sur les cir- constances obscures de sa mort, des plus fantaisistes aux plus délirantes (y compris l’hypothèse d’une fellation ancillaire et fatale…). Sur la façade du palazzo Vendramin Calergi, une large plaque solennelle témoigne du dernier séjour du compositeur :

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« In questo palagio l’ultimo spiro di Riccardo Wagner odono le anime perpetuasi come la marea che lambe i marmi. »

Comme la marée qui lèche les marbres… Nietzsche affirmera plus tard qu’il a mis un point final à la première partie de Zarathoustra (son « homélie morale ») à l’heure précise et sacrée du décès du musicien… En 1900, dans le Feu, Gabriele D’Annunzio a sublimement romancé la translation du corps de Wagner vers la gare, avant qu’il rejoigne la Bavière :

« La barque funèbre attendait devant la porte. Sur le cercueil fut étendu le drap mortuaire. Les six compagnons attendirent, tête découverte, que la famille descendît. Elle descendit, toute ensemble. La veuve passa, voilée ; mais la splendeur de son visage était dans la mémoire des témoins, pour toujours. Le convoi fut bref. La barque funèbre allait en avant ; derrière venait la veuve, avec les siens ; puis venait le groupe juvénile. Sur le grand che- min d’eau et de pierre, le ciel était encombré de nuages. Le profond silence était digne de Celui qui, pour la religion des hommes, avait transformé en chant infini les forces de l’Univers. Un vol de colombes, parti des marbres des Scalzi avec un frémissement d’éclair, passa par-dessus le cercueil à tra- vers le canal, et enguirlanda la coupole verte de San Simeone. Sur la rive, quelques fidèles attendaient, taciturnes. Les larges cou- ronnes embaumaient l’air cendré. On entendait clapoter l’eau sous la courbe des proues. Les six compagnons enlevèrent de la barque le cercueil et le portèrent sur leurs épaules dans le char préparé sur la voie ferrée. Les fidèles s’approchèrent et déposèrent leurs couronnes sur le drap mortuaire. Nul ne parlait. »

Le mot de la fin sera une épitaphe, celle du maître des Ballets russes, Serge de Diaghilev, qui repose depuis 1929 au cimetière de San Michele : « Venise, inspiratrice éternelle de nos apaisements. (1) »

1. Les compositeurs liés à Venise sont si nombreux qu’ils justifieraient un diction- naire à eux seuls, de Monteverdi à Luigi Nono, en passant par Vivaldi (dont les concertos furent redécouverts par la violoniste Olga Rudge, compagne d’Ezra Pound), Stravinsky (qui y créa son Rake’s Progress et le Canticum Sacrum dédié à la basilique Saint-Marc), Benjamin Britten avec son opéra Death in Venice et son dernier Quatuor à cordes inspiré des carillons de la Sérénissime, Ermano Wolf-­ Ferrari, qui mit en musique de nombreuses comédies de Goldoni… n Thierry Clermont est journaliste, poète et critique musical au Figaro.

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Baudelaire, Wagner, Nietzsche

n robert kopp n

ietzsche – on le sait – a rendu un véritable culte à Wagner, avant de vouer aux gémonies le créateur de Parsifal. Toutefois, Nmême après leur brouille, il n’a cessé de souligner l’importance historique du compositeur, car « à travers Wagner, la modernité parle son langage le plus intime » (1). En revanche, il est beaucoup moins indulgent avec les wagnériens, tant français qu’allemands, dont il fustige volontiers la servilité. À une seule exception près : Baudelaire, qualifié de « tout premier adepte intelligent de Wagner » (2). Par cette « intelligence », Baudelaire ressemble évidemment à Nietzsche lui-même. Singulière identification. Dans l’œuvre publié de Nietzsche, le nom de Baudelaire n’ap- paraît que deux fois, et tardivement, en 1888, dans Crépuscule des idoles et dans Ecce homo. C’est peu, si l’on pense aux nombreuses références à La Rochefoucault, Vauvenargues ou Chamfort, par exemple, dans Humain, trop humain, livre placé sous le signe de Voltaire. L’intérêt de Nietzsche va d’abord aux moralistes, au sens large du terme, de Montaigne à Stendhal.

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Dans les œuvres posthumes et dans la correspondance, les allusions à Baudelaire sont un peu plus nombreuses. Elles mon- trent que Nietzsche a connu le nom de Baudelaire dès l’hiver 1883- 1884, époque où il achevait la troisième partie de Zarathoustra. Le philo­sophe revenait à cette occasion à un problème qui allait devenir une de ses préoccupations majeures : l’étude de la déca- dence européenne. Elle devait le conduire à s’intéresser de près au XIXe siècle français et l’inciter à lire Balzac, Flaubert, Maupassant, Mérimée, mais aussi Sainte-Beuve, Custine, Gautier, Renan, Tain, Huysmans, Zola ou les Goncourt. Ces lectures ont laissé de nom- breuses traces dans les carnets de Nietzsche ; elles sont loin d’avoir été toutes identifiées. Quant à Baudelaire, Nietzsche l’a rencontré pour la première fois chez Bourget, bien avant de connaître les Fleurs du mal. Pendant le premier hiver qu’il a passé à Nice, en 1883-1884, Nietzsche tombe sur la première série des Essais de psychologie contemporaine, com- prenant les études sur Baudelaire, Renan, Flaubert, Taine et Stendhal. Le projet de Bourget était de « rédiger quelques notes capables de servir à l’histoire de la vie morale pendant la seconde moitié du XIXe siècle », une vie morale placée sous le signe de la décadence. Ainsi, l’essai consacré à Baudelaire, qui ouvre le volume, débute par une « théorie de la décadence », se résumant à peu près à ceci : une civilisation matérielle avancée, comme celle du XIXe siècle, dans laquelle l’homme s’éloigne toujours plus de la nature, conduit fata- lement à un « désaccord entre l’homme et le milieu ». Il en résulte « une crise morale », un « irrémédiable malheur », que les uns appel- lent « mélancolie », d’autres « ennui », « nausée », « spleen », et qui conduit soit au nihilisme (comme chez les Slaves), soit au pessi- misme (comme chez les Germains et les Latins). Aux yeux de Bourget, Schopenhauer et Baudelaire sont parmi les représentants types de cet « esprit de négation de la vie qui, chaque jour, obscurcit davantage la civilisation occidentale ». Et de prophétiser :

« Nous sommes loin, sans doute, du suicide de la planète, suprême désir des théoriciens du malheur. Mais lentement, sûrement, s’élabore la croyance à la banqueroute de la nature, qui promet de devenir la foi ­sinistre du XIXe siècle, si la science ou l’invasion des barbares ne sauve pas l’humanité trop réfléchie de la lassitude de sa propre pensée. »

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Une crise conduisant inéluctablement à la « décadence », c’est-à-dire à cet « état d’une société qui produit un trop grand nombre d’individus impropres aux travaux de la vie commune ». Car la société est un organisme qui, comme tous les organismes, « se résout en une fédération d’organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules ». Or cet organisme ne peut fonctionner que si l’énergie des différents échelons reste subor- donnée à l’ensemble. En revanche, « si l’énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l’organisme total ces- sent pareillement de subordonner leur énergie à l’énergie totale, et l’anarchie qui s’établit constitue la décadence de l’ensemble ». Cette « loi de la décadence » gouverne tous les organismes, quels qu’ils soient, la société tout aussi bien que le langage. Ainsi, « un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot ». Cette dernière définition, qui se trouve donc en tête de l’étude sur Baudelaire, Nietzsche la recopie dans un des cahiers utilisés pendant l’hiver 1883-1884, qui contient toute une série de renvois aux Essais de psychologie contemporaine, pour l’appli- quer à Wagner, le nom de Baudelaire ne lui disant rien :

« En ce qui concerne la civilisation allemande, j’ai toujours eu le sentiment du déclin. Or, faire la connaissance d’une espèce déclinante m’a souvent rendu injuste pour l’ensemble de la civilisation européenne. [...] Wagner – culte français de l’horrible et du grand opéra, Paris et la fuite vers les états primitifs (la sœur-épouse). [...] Style de décadence chez Wagner : chaque expression devient indépendante, la subordination et la coordina- tion ne dépendent plus que du hasard. Bourget, p. 25. »

Cette définition du style décadent semble avoir particulière- ment frappé Nietzsche ; il la cite à plusieurs reprises, ainsi dans un cahier utilisé au printemps de 1884, dans une lettre à Carl Fuchs de la mi-avril 1886, dans un cahier de l’hiver 1887-1888 et enfin dansle Cas Wagner, écrit au printemps de 1888, sans qu’il renvoie toujours explicitement à Bourget :

« Wagner était quelque chose de parfait, un décadent accompli, ­dépourvu de tout “libre arbitre”, et dont chaque trait avait sa nécessité absolue. [...] Je m’en tiendrai aujourd’hui à la question du style. À quoi

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distingue-t-on toute décadence littéraire ? À ce que la vie n’anime plus l’ensemble. Le mot devient souverain et fait irruption hors de la phrase, la phrase déborde et obscurcit le sens de la page, la page prend vie au détri- ment de l’ensemble : le tout ne forme plus un tout. »

Ainsi, Nietzsche applique à Wagner une définition élaborée par Bourget à propos de Baudelaire. Cette image d’un Baudelaire décadent, Nietzsche a pu la croiser dans bien d’autres textes lus dès la fin des années 1870 et au début des années 1880 : dans les Études de littérature contemporaine de Schérer, figurant dans une liste de livres à lire de 1878-1879, dans les Cahiers de Sainte-Beuve publiés par Troubat en 1876 et dont la consultation a laissé des traces dans le Voyageur et son ombre, écrit durant l’été 1879, dans les Souvenirs littéraires de Maxime du Camp, lus l’année même de leur publication en 1882. C’est l’image qui pouvait aussi se déga- ger des conversations avec Wagner lui-même, si l’on en croit les propos recueillis par Cosima dans son Journal. Tous confirment la formule de Barbey d’Aurevilly dans son compte rendu du célèbre recueil en 1857 : « Une fleur du mal venue dans les serres d’une décadence. » Nietzsche avait donc une certaine idée de Baudelaire lorsqu’au début de 1885, il est tombé sur les Fleurs du mal dans une réim- pression de 1882 de l’édition Michel Lévy, préfacée par Théophile Gautier. Le volume se trouve parmi les livres du philosophe légués par sa sœur à la bibliothèque de Weimar. Il contient toute une série d’annotations au crayon, plus nombreuses d’ailleurs dans la préface que dans le texte de Baudelaire. La préface de Gautier avait été écrite pour l’édition dite « définitive » des Œuvres complètes de Baudelaire publiée au len- demain de sa mort ; cette édition a fait foi jusqu’en 1917, date à laquelle Baudelaire est tombé dans le domaine public. C’est dans l’édition préfacée par Gautier et uniquement dans elle que deux générations de lecteurs ont pris connaissance de Baudelaire. Or c’est Gautier qui a fait de Baudelaire un représentant type du décadentisme, mouvement remontant au romantisme de 1830 et qui signifie, entre autres : révolte, au nom de l’art, contre la nature ; mise en avant de l’artificiel comme signe même de la modernité ; culte du mot rare, du maquillage, des parfums sub- tils ; excentricités du dandy.

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« Le poète des Fleurs du mal aimait ce qu’on appelle improprement le style de décadence, et qui n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent : style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant les couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant à rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable, et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences subtiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se déprave et les hallucinations ­bizarres de l’idée fixe tournant à la folie. Ce style de décadence est le der- nier mot du verbe sommé de tout exprimer et poussé à l’extrême outrance. On peut rappeler, à propos de lui, la langue marbrée déjà des verdeurs de la décomposition et comme faisandée du Bas-Empire romain et les raffine- ments compliqués de l’école byzantine, dernière forme de l’art grec tombé en déliquescence ; mais tel est bien l’idiome nécessaire et fatal des peuples et des civilisations où la vie factice a remplacé la vie naturelle et développé chez l’homme des besoins inconnus. »

Nietzsche a donc trouvé chez Gautier la confirmation de ce qu’il savait par Bourget, et une nouvelle fois, l’analyse faite à propos de Baudelaire peut s’appliquer à Wagner : de nombreux passages du Cas Wagner font écho au texte de Gautier. Rien d’étonnant donc, que Nietzsche ait aussitôt assimilé les deux. « Il y a beaucoup de Wagner chez Baudelaire », note-t-il en découvrant les Fleurs du mal en 1885. Ou encore : « Baudelaire est une espèce de Richard Wagner sans musique. » Ces rapprochements figurent dans des cahiers utilisés d’avril à juin et en juin-juillet 1885 et qui contiennent les premières versions des aphorismes 254 et 256 de Par-delà bien et mal. Le premier tente d’établir la supériorité de la civilisation française et de montrer pour- quoi c’est en France que Wagner connaîtra sa plus grande influence :

« Aujourd’hui encore, la France est le siège de la civilisation la plus spirituelle et la plus raffinée, et la grande école du goût ; mais il faut sa- voir découvrir cette “France du goût”. Ses représentants se tiennent bien cachés. [...] Un trait leur est commun : ils se bouchent les oreilles devant la furieuse bêtise et le bruyant bavardage du bourgeois démocrate. [...] Un autre trait est commun à ces hommes : le louable désir de se dé- fendre contre la germanisation de l’esprit, et leur impuissance encore plus louable à y réussir. Peut-être Schopenhauer appartient-il aujourd’hui plus authentiquement à cette France de l’esprit, qui est aussi une France

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du pessimisme, qu’il n’appartint jamais à l’Allemagne ; et je ne parle pas de Heinrich Heine que les poètes parisiens les plus raffinés et les plus exigeants se sont assimilés de longue date, ni de Hegel qui, par le tru- chement de Taine, c’est-à-dire du premier des historiens vivants, exerce présentement une influence quasi tyrannique. Quant à Richard Wagner, on peut prédire que plus la musique française apprendra à traduire les véritables besoins de l’âme moderne, plus elle “wagnérisera” ; elle le fait déjà suffisamment aujourd’hui même ! »

Parmi les raisons qui fondent la supériorité de la France, Nietzsche pointe d’abord « la capacité de se passionner pour l’art », ensuite la « la vieille et diverse culture des moralistes », enfin la capacité d’opérer une synthèse entre le Nord et le Sud. Or, dans la première version de ce texte, Nietzsche s’étend longuement sur la tradition des moralistes, de Montaigne à La Rochefoucauld. Mais leurs successeurs souffrent de tares irrémédiables. Renan : « sorte de Schleiermacher catholique, doucâtre, sucré » ; Sainte-Beuve : « poète manqué qui s’est adonné à flairer les âmes ». Quant à Flaubert, « il gouverne actuellement le royaume de l’esthétique romanesque et du style ; il a porté à sa perfection le français sonore et coloré ; c’est à lui que la jeune école doit son ambition nouvelle d’affecter des attitudes scientifiques et pessimistes ». Suivent les poètes.

« Ce qui fleurit en France en fait de poètes est sous l’influence de Heine et de Baudelaire, à l’exception peut-être de Leconte de Lisle ; car de même que Schopenhauer est dès maintenant plus aimé et plus lu en France qu’en Allemagne, le culte de H. Heine a aussi émigré à Paris. Quant au pessimiste Baudelaire, il appartient à ces amphibies invraisem- blables qui sont autant allemands que parisiens, sa poésie a quelque chose de ce qu’on appelle en Allemagne “l’âme” ou la “mélodie infinie” ou parfois aussi le “cafard”. Au demeurant, Baudelaire était un homme d’un goût peut-être corrompu, mais très précis et très catégorique, très sûr de soi ; c’est par là qu’il tyrannise les indécis aujourd’hui. Comme il a été de son temps le premier prophète et l’avocat de Delacroix, il serait peut-être à présent le premier wagnérien de Paris. Il y a beaucoup de Wagner chez Baudelaire. »

Peut-être le premier wagnérien. Nietzsche n’en est pas tout à fait certain, son rapprochement tient de l’intuition non véri- fiée ; c’est pourquoi le nom de Baudelaire disparaît dans le texte définitif. Ce n’est qu’au début de 1888 – sa dernière année de vie consciente – que le philosophe a trouvé dans les Œuvres

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posthumes de Baudelaire, publiées par Eugène Crépet en 1887, la confirmation de son pressentiment. Le choc produit par cette lecture est consigné dans une grande lettre à Peter Gast, du 26 février 1886 :

« J’ai eu le plaisir, aujourd’hui, de me voir donner raison à propos d’une répons que j’avais donnée à une question qui, à elle seule, pouvait sembler osée, à savoir : “Qui jusqu’à présent a été le mieux préparé à Wagner ? qui a été le plus naturellement et le plus intimement wagné- rien malgré et sans Wagner ?” À cette question j’avais depuis longtemps ­répondu pour moi-même : ce fut ce personnage bizarre, ce trois-quarts fou de Baudelaire, le poète de Fleurs du mal. Et j’avais regretté que cet esprit profondément wagnérien n’eût pas connu Wagner de son vivant. J’ai sou- ligné pour moi dans ses poèmes des passages d’une espèce de sensibilité wagnérienne, qui n’a pas trouvé d’expression ailleurs en poésie (Baude- laire est libertin, mystique, “satanique”, mais avant tout il est wagnérien). Et qu’est-ce qui m’arrive aujourd’hui ! Je feuillette une collection récemment parue d’Œuvres posthumes de ce génie si profondément admiré, voire aimé en France. Et là, parmi d’inappréciables remarques sur la psychologie de la décadence (Mon cœur mis à nu, du genre de ce qui, dans le cas de Scho- penhauer et de Byron, a été brûlé), me saute aux yeux une lettre inédite de Wagner, qui se rapporte à une étude que Baudelaire avait publiée dans la Revue européenne, en avril 1861. »

Et Nietzsche de recopier intégralement la lettre de Wagner remerciant Baudelaire de son étude sur Tannhäuser.

« Une telle lettre de gratitude, voire d’enthousiasme, Wagner n’en a écrit, si je ne me trompe pas totalement, qu’une seule fois encore : après avoir reçu la Naissance de la tragédie. »

La boucle est bouclée, l’identification est parfaite. Des Œuvres posthumes, notamment de Fusées et de Mon cœur mis à nu, Nietzsche fait de larges extraits consignés dans un cahier utilisé de novembre 1887 à mars 1888. Ils appartiennent clairement au contexte de l’étude qu’il projette de consacrer à l’histoire du nihilisme européen, chapitre pessimisme, sous-chapitre pessimisme littéraire. Nietzsche distingue entre « pessimisme en tant que force » et « pessimisme en tant que déclin ». Baudelaire, de toute évidence, illustre cette dernière tendance. Les citations relevées par Nietzsche ne sont guère commentées. À trois reprises seulement, le philosophe exprime son désaccord. À propos du jugement que Baudelaire porte

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sur Pétrone, dont il note les « terrifiantes impuretés » et les « bouf- fonneries attristantes ». Pour Nietzsche : « Absurdité : mais sympto- matique. » C’est que Pétrone est un des grands auteurs païens qu’il se plaît à opposer au christianisme et que Baudelaire – auteur chré- tien – ne pouvait comprendre. Nietzsche relève d’ailleurs soigneuse- ment ce que Baudelaire dit de Dieu (« le seul être qui, pour régner, n’a même pas besoin d’exister »), de l’Église (et de sa « féminité » comme « raison de son omnipuissance »), du péché originel, de l’amour (comme « certitude de faire le mal »), de la nature perverse et corrompue de l’homme. Nietzsche n’apprécie pas non plus la vison baudelairienne de l’avenir de l’humanité exprimée dans la grande page sur la fin du monde. « À faire dresser les cheveux sur la tête ! » s’écrie-t-il en recopiant le jugement que Baudelaire porte sur « notre humanité, pourtant si endurcie ! » Enfin, la critique que fait Baudelaire de Voltaire et de sa descendance déplaît également à celui qui a toujours pris le parti du patriarche de Ferney contre Rousseau. Malgré ces divergences, Nietzsche retrouvait chez Baudelaire nombre de ses propres idées : sur George Sand, sur la presse, sur la démocratie, sur la nécessité de battre les femmes, mais aussi sur la solitude de l’homme de génie, sur la mauvaise foi des jugements moraux ou des élans du cœur. Enfin, il rapproche Baudelaire une nouvelle fois de Wagner à propos de sa définition du beau (« quelque chose d’ardent et de triste, d’un peu vague, donnant lieu à la conjec- ture »). Ces extraits font de Baudelaire un parfait représentant de la décadence ; même si elles lui attestent une certaine lucidité, sa figure reste ambiguë. Cette ambiguïté, Nietzsche l’avait pressentie à l’époque de ­Par-delà bien et mal ; il peut désormais l’affirmer en connaissance de cause. Aussi, l’analogie établie d’abord intuitivement est-elle poussée désormais jusqu’à l’identification, comme dans ce cahier du printemps 1888 qui contient une première rédaction du Cas Wagner :

« Je me suis demandé s’il y a jamais eu quelqu’un d’assez moderne, morbide, multiple et tordu pour pouvoir se dire préparé au problème de Wagner ? Peut-être, tout au plus, en France : Charles Baudelaire, par exemple. Peut-être aussi les frères Goncourt. Les auteurs de la Faustin auraient certainement pressenti quelque chose chez Wagner… mais il leur manquait d’avoir la musique dans le sang. »

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La décadence n’est plus seulement une question esthétique et philosophique, elle relève également de la psychologie, voire de la physiologie : « Les philosophes du pessimisme : psycho­ ­lo­gi­quement décadents, par exemple Baudelaire, Schopenhauer, Leopardi : erre- ments sexuels au début, conséquence, impuissance précoce. » C’est cette psychologie et cette physiologie que Nietzsche avait rencon- trées chez Bourget analysant non pas le « cas Wagner », mais le « cas Baudelaire ». Plus d’une fois, Bourget parle de la soif d’absolu ­ que Baudelaire essaie d’étancher par les drogues. Plus d’une fois Nietzsche compare les effets de la musique wagnérienne à une ivresse hachichine ou opiacée, une comparaison que Baudelaire avait faite lui-même dans son étude sur Tannhäuser figurant éga­ lement dans le volume des Œuvres posthumes. Sous la plume de Nietzsche, trempée dans l’encrier de Bourget, les traits de Baudelaire se confondent avec ceux de Wagner, voire avec ceux de Nietzsche lui-même :

« Je suis tout autant que Wagner un enfant de ce siècle, je veux dire un décadent, avec cette seule différence que, moi, je l’ai compris, j’y ai ­résisté de toutes mes forces. Le philosophe en moi y résistait. (3) »

Affirmation répétée dans Ecce homo :

« Indépendamment du fait que je suis un décadent, je suis aussi son contraire. »

C’est enfin dans Ecce homo que se trouve le seul dévelop- pement sur Baudelaire que Nietzsche a destiné à la publication (la mention dans Crépuscule des idoles n’étant qu’allusive). Une fois encore, Baudelaire est rapproché de Wagner, qui est replacé – comme dans Par-delà bien et mal – dans le contexte du roman- tisme européen :

« Mais j’ai déjà suffisamment expliqué (4) où il faut ranger Wagner, ce avec quoi il a le plus d’affinités : c’est avec les romantiques français de la seconde génération, cette race d’artistes de haut vol, de haute ambition, tels que Delacroix et Berlioz, avec un fond de maladie, quelque chose de congénitalement incurable, de vrais fanatiques de l’expression, virtuoses jusqu’au bout des ongles… Et qui fut le tout premier adepte intelligent de Wagner ? Charles Baudelaire, ce même Baudelaire qui avait été le premier

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à comprendre Delacroix, ce décadent type en qui toute une race d’artistes s’est reconnue. Il fut sans doute aussi le dernier… »

Ainsi, Baudelaire, pour le dernier Nietzsche, a été un révé- lateur : il lui a permis d’affiner son analyse de la décadence en lui fournissant le seul exemple d’un décadent lucide. S’il ne s’attarde ­pas à l’étude de Baudelaire sur Tannhäuser, c’est qu’il en a pris connais- sance lorsqu’il était déjà « au-delà de Wagner ». Il en a retenu évi- demment l’identification de Baudelaire avec la musique de Wagner (« cette musique était la mienne »), le rapprochement que Baudelaire fait de la musique de Wagner avec « les vertigineuses conceptions de l’opium », mais il n’a guère relevé ce qui intéressait particulière- ment le poète : l’utilisation des mythes (nul n’a mieux compris « le caractère sacré, divin du mythe »), les liens entre critique et création (Wagner « qui est à la fois poète et critique »). C’est que Baudelaire en était resté à Wagner, alors que Nietzsche pensait l’avoir dépassé.

1. , le Cas Wagner, 1888, in Œuvres, Laffont, tome II, coll. « Bouquins », 1993, p. 900. 2. Friedrich Nietzsche, Ecce homo, 1888, in Œuvres, op. cit., p. 1137. 3. Friedrich Nietzsche, le Cas Wagner, in Œuvres, op. cit., p. .899. 4. Dans Par-delà bien et mal, § 256, in Œuvres, op. cit., p. 703.

n Robert Kopp est professeur de littérature française moderne à l’université de Bâle. Ses recherches portent sur le romantisme européen, de Jean-Jacques ­Rousseau à André Breton. Dernières publications : Baudelaire, le soleil noir de la modernité (Gallimard, 2004), Album André Breton (Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008), Un siècle de Goncourt (Gallimard, 2012).

147 critiques

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n frédéric Verger n Jacques Barzun, Michel Crépu

ans la nuit du 25 octobre dernier, l’un des plus grands historiens français de la culture est mort à San Antonio, au Texas. Il était âgé de 104 ans et, à ma connaissance, aucun de ses ouvrages n’a été traduit Ddans sa langue natale. Jacques Barzun était né à Créteil en 1907. Son père, ­Henri Barzun, homme fortuné, amateur d’art et artiste lui-même, fut l’un des fondateurs aux côtés de Charles Vildrac et de Georges Duhamel du phalanstère de l’Abbaye­ de Créteil auquel participèrent Jules Romains, Pierre-Jean Jouve, et même (!) Alfred Jarry et Robert de Montesquiou. Plus tard, le jeune Barzun vit souvent passer au domicile parisien de ses parents Apollinaire, qui écrivait pour lui de petites histoires, Cocteau, Gleizes, Duchamp, Varèse ou Zweig. Son père, enchanté­ par le mode d’éducation des univer- sités américaines qu’il avait découvert pendant la Grande

livres Guerre, décida que son fils irait y étudier. C’est ainsi que Jacques Barzun devint américain, étudiant brillant puis professeur à Columbia­, où il fit toute sa carrière. Homme élégant, d’un charme discret, presque secret, il enseigna l’histoire de la culture et fut l’un des universitaires améri- cains les plus prestigieux et les plus célèbres, notamment pour le fameux séminaire sur les grands textes fondamen- taux qu’il animait avec Lionel Trilling. Tout au long d’une carrière de près de soixante-dix ans, Jacques Barzun a ­publié de nombreux ouvrages, dont les plus célèbres sont 1. Jacques Barzun, sans doute son grand livre sur Berlioz (1) et son énorme ­Berlioz and the Romantic Generation, Little Brown somme sur l’histoire culturelle de l’Occident From Dawn and Company, 1950. to Decadence : 500 years of Western Cultural Life, from 2. Jacques Barzun, From Dawn to Decadence: 500 1500 to the Present (2) paru en 2000 alors qu’il était âgé Years of Western Cultural de 93 ans et qui, de façon tout à fait inattendue, devint en Life, 1500 to the Present, Harper Perennial, 2001. quelques semaines un best-seller.

151 critiques

Une des raisons de la méconnaissance de l’œuvre de Jacques Barzun en France tient peut-être à ce que son originalité ne procède pas d’une théorie ou une méthode­ inédites mais de la façon extraordinairement riche, nuan- cée et puissante avec laquelle il développe ses vues, dans la vie profonde qui anime ses interprétations des faits culturels ou biographiques, qui finit par conférer à son évocation du passé une cohérence et une pro- fondeur pour ainsi dire organiques, comme si ses mille notations réflexions finissaient par nous faire­entendre le battement du sang. Son grand livre sur ­Berlioz épouse apparemment la forme la plus classique de la biographie et aucun ouvrage pourtant ne donne un tel sentiment, à la fois spirituel et physique, de l’époque et des per- sonnages qu’il y évoque (c’est-à-dire toute la géné­ra­tion romantique). W. H. Auden, qui admirait le livre, affirmait livres que c’est en le lisant qu’il avait compris le XIXe siècle, non plus simplement d’une façon abstraite ou histori- ciste mais d’une façon incarnée. En tant qu’historien de la longue durée, Jacques Barzun considérait, de façon tout à fait classique, que le moteur­ de l’évolution culturelle des sociétés occidentales depuis­ le XVIe siècle résidait dans l’apparition et le développement de l’individualisme, au travers d’abord de la Réforme­, puis, au XVIIe et XVIIIe, de la réflexion sur la liberté poli- tique, et enfin aux XIXe et au XXe, de la recherche­ d’une égalité sociale, voire économique, conséquence ambiguë de la volonté d’émancipation indi­vi­duelle. L’originalité de son analyse tient à l’intelligence avec laquelle­ il montre les liens organiques mais complexes de ces différents moments, la logique qui les unit en même temps qu’elle les oppose, là où la vulgate a tendance à souligner des continuités ou des retournements trop sim- plistes. Barzun est une sorte d’animal rare, unique : un dialecticien léger et fin. Ou plutôt un dialecticien qui sait que la véritable dialectique est légèreté et finesse, que c’est la nuance (c’est-à-dire la différence) qui est le moteur de l’histoire puisque c’est elle qui crée le « jeu », l’écart qui fournit la possibilité du mouvement. La pen-

152 critiques sée nuancée n’est donc pas une version attiédie, orne- mentale, délicate de la pensée vigoureuse, le ton, la voix particulière de Barzun, son mélange savoureux d’autorité et de délicatesse, montrent avec éclat que c’est la pensée nuancée qui est la pensée vigoureuse. Et que s’il existe une dichotomie, elle oppose la pensée nuancée et la pen- sée qui ne pense pas. En cela il est l’héritier de Mon- tesquieu, qu’il admirait tant, et par-delà Montesquieu de la conception spinoziste de la pensée comme répertoire, nomenclature des nuances. « L’Histoire, dit-il, ne peut être une science ; elle est même tout le contraire puisque son intérêt ne réside que dans l’étude du particulier. » Radio- graphe des métamorphoses, Barzun montra notamment que le romantisme n’était pas une réaction aux Lumières. Il ne s’y opposait que parce qu’il en était l’héritier avide : c’est la même quête de vérité qui l’a poussé à rejeter ce qui tout à coup, dans l’agonie du XVIIIe siècle, semblait livres procéder d’un simplisme généralisateur qui relevait à sa façon de l’obscurantisme. Novalis croyait traiter le rêve avec la même curiosité, la même rigueur expérimentale qu’un botaniste met à ouvrir une fleur. Cette intelligence des processus de métamorphoses et de continuités dans l’histoire de la culture apparaît éga- lement dans le jugement de valeur que portait Barzun sur ce qu’il nommait la décadence contemporaine de ce grand mouvement de plus de quatre siècles. Rien d’hystérique, de Spenglerien, dans son emploi de ce mot qui fait d’ordinaire lever des cris. D’abord parce que la civilisation occidentale, civilisation bâtarde et à cause de cela même résiliente, a déjà connu des phases de ­déclin. Et ensuite parce que, même s’il estimait que la crise contemporaine liquide l’héritage d’un demi-millénaire, elle est en cela-même la promesse d’un renouveau : « C’est dans l’obscurité, quand une nouvelle vague, ­authentiquement originale, authentiquement créative, se brisera sur le rivage­ que l’on redécouvrira l’Occident. » Cette décadence tenait selon lui à ce que, alors que les premières décennies du XXe siècle virent l’éclosion d’une révolution artistique qui semblait la promesse d’une

153 critiques

­extraordinaire floraison de tous les acquis des périodes précédentes, cet élan fut brisé par la Grande Guerre, qui provoqua une rupture irrémédiable dans la continuité des générations : celles de l’après-guerre manquèrent­ à la fois de ce point d’appui et d’opposition que four- nit la génération immédiatement précédente, sacrifiée, saignée, où disparurent des individualités créatrices dont nous ne pouvons même pas imaginer ce qu’elles auraient pu apporter. Cette catastrophe a fait entrer­ la culture occidentale dans un cycle de décadence, carac­ té­risé par une sorte d’entropie morne, mécanique, dégé­ né­rée des trois grands moments que nous avons évo- qués. Non que l’époque moderne manque d’énergie, de talent ou de sens moral comme le clament les réac- tionnaires, dont Barzun a toujours pris grand soin de se distinguer. À bien des égards elle en déborde, mais livres le désastre 1914-1945 a entraîné la perte de l’idée de possibilité. Le mot « idée » ne convient d’ailleurs pas en l’occurrence, il s’agit plutôt d’un certain type d’affect, une impulsion créatrice née de la Renaissance et qui a animé l’évolution de l’Occident jusqu’en 1914. Un des symptômes de cet épuisement se manifeste dans le goût grandissant après la Grande Guerre pour les idéologies déterministes (3), rationalisations de l’impuissance qui relèvent du scientisme, cette caricature antiscientifique de la science qui est devenue la religion de substitution secrète de l’Occident. Sur le plan culturel, l’incapacité d’établir un rapport vivant, dynamique à la tradition (soit par un rejet qui relève du déni, soit par le culte fétichiste et vide de « valeurs éternelles », les deux faces d’une même médaille) s’accompagne souvent dans le monde de l’art d’une incapacité à se séparer de cette tradition puisque beaucoup de mouvements d’avant-garde ne peuvent sortir d’une logique plus ou moins consciente de la parodie. L’incapacité à affronter le ­relativisme, l’une des grandes conquêtes de la culture occidentale, 3. Jacques Barzun, Darwin, Marx, Wagner: lui semble un autre effet de cette décadence. Aussi bien Critique Of An Heritage, chez ceux qu’il va plonger dans une sorte de désarroi 1941, rééd. Barzun Press, 2007. infantile marqué par le ricanement, le déni, le simplisme

154 critiques sensoriel, que chez ceux qui, au rebours, vont le contes- ter dans les larmes et les grincements de dents, suffo- qués de l’illusion de normes universelles et éternelles. La paresse intellectuelle des lamentations sur la décadence relativiste n’est qu’un autre symptôme de décadence, le plus éclatant de tous. L’artiste qui a besoin de croire qu’il existe des normes éternelles pour créer est un décadent, autant que celui réduit la création à la jouissance d’une parodie infantile. L’artiste doit poser sa vision dans un mouvement autonome qui relève de la vitalité du désir individuel (que ce désir soit déterminé par des condi- tions historiques et sociales ne change rien à l’affaire). La décadence se confond avec l’incapacité d’assumer ce désir individuel sans l’appuyer de béquilles justifi- catrices, théoriques ou historicistes. Cette perte de vita- lité de la haute culture se traduit par la prédominance de la culture de masse populaire (qui conserve elle au livres moins une certaine santé ; Barzun lui-même, amateur de base-ball et de romans policiers, ne méprisait pas la culture populaire et pouvait dire que Walt Disney était admirable dans ses premiers dessins animés en noir et blanc mais affreusement kitsch dans ses productions en couleur) et, dans le domaine de la haute culture, par une torpeur et une complaisance nihilistes, délitement doux bercé par les institutions privées ou publiques ­qui trans­forment l’art en une sorte d’ornement moral ou spé- culatif (deux options définissant si l’on veut le kitsch de gauche et le kitsch de droite). On comprend dès lors l’importance pour lui du moment romantique, énergique et individualiste (4). Jacques Barzun considère qu’en réalité tous les grands artistes postérieurs au romantisme sont encore des romantiques, les aspects anti-romantiques de l’art moderne n’étant qu’une prolongation dialectique de la logique profonde du romantisme. « Le romantisme, écrit-il, n’implique pas seulement le risque, l’effort et l’énergie ; il implique éga- lement la création, la diversité et le génie individuel. » 4. Jacques Barzun, Ro- C’est dire que ce n’est pas la recherche de l’égalité qui manticism and the Mo- dern Ego, Little, Brown pose problème ou est à la source du mouvement de and Company, 1943.

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déca­dence de l’Occident, mais sa dérive en recherche, en désir profond, inconscient, de l’identique et de la fusion, où le démocratique se transforme en populisme. C’est dans son grand livre sur Berlioz (5) qu’il a sans doute le profondément et de la façon la plus vivante exprimé ses vues. Il rejette les clichés qu’on associe traditionnel- lement au romantisme : l’égotisme, une tendance à la surexpressivité, au sentimentalisme. Le véritable cœur du romantisme, c’est la création d’un nouveau monde après la destruction de l’ancien, tâche jamais achevée, toujours reprise, corrigée et qui explique pourquoi toute l’histoire de l’art qui suit n’est en réalité qu’une conti- nuation du romantisme. Le sentimentalisme est davan- tage du côté des classiques, de l’élégie qui naît quand l’amour ne correspond pas à la vision idéale et ration- nelle qu’on s’en faisait. La sensibilité romantique est bien livres moins sentimentale puisque l’action cherche toujours, d’une façon ou d’une autre, à réaliser l’émotion (la vraie nouveauté de Werther n’était pas qu’un malheureux amoureux transi se tire une balle dans la tête mais que dans la version originale de Goethe, non encore enmié- vrée par les traductions ou adaptations diverses, ce sui- cide apparaisse comme l’effet d’une ivresse, d’un débor- dement incontrôlé de la pulsion vitale qui agissait pour trouver une solution). Le romantisme pour Barzun est donc finalement l’image même de cet appétit de vivre, de créer et d’agir qui au début du XIXe prend pour ainsi dire conscience de lui-même à une époque où la recréa- tion perpétuelle du monde devient la vérité profonde de l’époque, après l’effondrement définitif de la civilisation classique. Les définitions scolaires ou historicistes qui déforment son visage ne sont que le symptôme d’une perte de vitalité et d’une recherche, non tant de l’égalité que de la convention. Et puisque l’œuvre de Jacques Barzun est inédite en France, je ne puis résister à l’envie de citer deux pas- 5. Voir la version abrégée de son ouvrage sur sages tirés de son Berlioz qui expriment bien mieux que Berlioz, Berlioz and His mon pauvre résumé la vivacité et la profondeur de ses Century, University of Chicago Press, 1982. aperçus sur la nature de la sensibilité romantique : « Le

156 critiques regard froid qu’on porte sur soi qui examine sans les détruire la passion et la spontanéité […] est peut-être le trait le plus significatif de la personnalité de Berlioz. Surprenant, voire déplaisant pour certains, son retour sans fin dans l’esprit, l’art et le comportement de Berlioz définissent en réalité un certain tempérament : Stendhal et Delacroix viennent immédiatement à l’esprit quand l’on songe à des hommes pétris eux aussi de feu et de raison, mais bien d’autres futurs grands hommes de cette époque de la création présentent cette même caractéris- tique : Hazlitt, Shelley, Büchner, Heine, Dumas, Chopin. En réalité, si l’on se penchait sur n’importe quel esprit créatif, l’on trouverait la même alliance d’émotion et de sagesse mélancolique. » (P. 60-61.) « C’est le public moderne,­ gavé de fictions, qui réduit Roméo et Juliette à la scène du balcon : le romantique réaliste Shakespeare avait aussi besoin de la querelle et livres des meurtres, du babillage­ obscène de la nourrice, de l’union des esprits et des corps et même de cette prépa- ration qu’a représentée pour Roméo un autre amour mal- heureux. L’amour de Berlioz pour Camille Moke, ou de Victor Hugo pour Juliette Drouet, venant après (comme pour Roméo) un attachement pour une déesse froide et lointaine, satisfait cette exigence de complétude, de versatilité, d’échange ardent des identités, au risque de la tragédie. La différence entre ce type de ­romance et le type ordinaire est qu’elle constitue une sorte de travail, une fusion de l’esprit, de la sensualité et de la connais- sance d’où jaillit l’énergie de ce que l’on nomme la pas- sion. La plupart des gens sont incapables de cet effort, ou y répugnent, autant qu’à celui qu’exige l’écriture d’un poème ou d’un quatuor. La convention soutient leur ­paresse et le mot “romance” devient synonyme de futilité. Le moraliste ne peut manquer d’en ­déduire que dans la société une grande émotion est aussi rare qu’une grande idée, et que dans tous les domaines l’homme de pensée est condamné à entrer en conflit avec l’homme qui ne connaît que des expériences ordinaires. Pour l’artiste­, l’idée et l’émotion ne font qu’un, et l’amour et

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l’art ont une racine commune dans cette façon de se consacrer tout entier à une activité qui trouve en elle- même sa propre justification. C’est ainsi que Berlioz af- firme qu’il n’y a qu’un grand amour pour être supérieur à la grande musique et, réciproquement, que la passion pour la musique est un dévouement de l’être aussi total que l’amour ou le vœu religieux. D’un côté la séduction ou la sensualité considérée comme un sport, de l’autre le mariage conventionnel ; et par-delà l’amour roman- tique de la tradition des troubadours, d’Héloïse ou de Tristram. » (P. 95-96, dernier opus cité.) Le dernier ouvrage de Michel Crépu (6), un petit texte d’une cinquantaine de pages consacré au poète Philippe Jaccottet, présente à sa façon, rêveuse et concentrée, une interrogation sur l’histoire et la culture européenne qui d’une certaine façon rejoint celle de Jacques Barzun. livres Une de ses phrases résume d’ailleurs admirablement comment l’un et l’autre, considérant le sens de la nuance comme le foyer véritable de la pensée, envisagent le regard sur l’histoire : « Entrer dans ce territoire de la nuance où toute rupture n’est jamais qu’un certain pli de la métamorphose. » Le mystère et le charme de l’œuvre de Jaccottet, qu’inter- roge Michel Crépu, tiennent en effet à cette conscience qu’« en m’appesantissant, j’écrase ce que je voulais sai- sir ». La beauté de sa poésie participe à la fois de ce qui ne change pas (le mystère éternel de la présence du mystère au cœur le plus intime de notre expérience de la nature) et d’un moment historique, particulier, dans l’histoire de la civilisation européenne : la période tra- gique qui suit la « césure capitale de la Grande Guerre » dont nous ne sommes pas encore sortis. Les lecteurs de Michel Crépu reconnaîtront dans l’alliance intime de ces

6. Michel Crépu, En deux thèmes, le poétique et l’historique, le sujet même découdre avec le pré. de beaucoup de ses essais, motif profond qui fournis- Sur Philippe Jaccottet, Éditions des Crépuscules, sait déjà la matière de son livre sur Chateaubriand (7) : 2012. 7. Michel Crépu, le d’abord qu’il n’y a pas de sentiment esthétique qui ne Souvenir du monde. Essai soit en même temps une ouverture métaphysique, reli- sur Chateaubriand, Grasset, 2011. gieuse, même si chacun de ces adjectifs pris séparément

158 critiques dénature cette expérience, l’enferme dans des catégories qui ne sont pas les siennes. Mais aussi que ce sentiment, cette ouverture qui constituent le sentiment poétique au sens propre du terme, travaillent, hantent l’histoire de l’Europe d’une façon profonde et secrète. S’interroger sur ce qui se joue dans les grandes œuvres de la littéra- ture n’est pas une simple distraction d’esthète puisque, à la façon de ces capteurs perdus dans les déserts qui enregistrent les bruits des origines de l’univers, on y entend ­l’écho le plus fondamental et le plus caché de l’histoire des hommes : le rapport qu’ils entretiennent avec le mystère du monde, avec le monde comme mys- tère. Que tout dans la vie sociale tende à l’oblitérer, à le refouler, à le domestiquer en le reléguant dans le ghetto de la subjectivité artistique ou religieuse ne l’empêche pas d’exister, de travailler les consciences et donc l’his- toire elle-même. C’est cette idée simple et fondamentale livres qui constitue la matière des essais de Michel Crépu. Si Michel Crépu fait de la critique littéraire une véritable forme, c’est parce qu’il évoque ces grandes questions non comme des abstractions à exposer, mais comme des interrogations, presque des sensations, à évoquer de la même façon que Jaccottet évoque la lumière d’un soir d’automne ou Chateaubriand le jeu de la mémoire : comme ce qui ne peut être saisi que légèrement, indi- rectement, sur le mode de la rêverie, de la réminiscence, de la digression ou de l’éclair, dans ce sentiment d’im- provisation abandonnée que donnent certaines pièces de Couperin ou de Chopin. L’élégance de la formule, du ­tempo, n’est pas une coquetterie, elle est le mur- mure même, ­déchirant, du temps qui, comme la beauté,­ ne se laisse pas fixer. En cela, malgré l’opposition des tempéraments, son art de l’essai rappelle celui de Ber- nard Frank, dont l’élégance, le charme et l’apparent ­décousu cachaient également aux yeux des imbéciles la plus implacable rigueur de pensée qui n’oublie jamais que le véritable sujet d’un essai est l’essai de la pensée lui-même. Mais où le motif profond de Frank, éclatant et dur comme un diamant derrière ce qui semble des

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­caprices ou des méchancetés sur des livres oubliés, des digressions sur rues et bistrots, est essentiellement moral (en cela il est notre Heine et c’est cette moralité amère, noire, derrière le disparate qui fonde l’unité de l’œuvre là où la plupart de ses contemporains qui ont cru en construire une n’ont battu que du vent), le motif pro- fond, éclatant et secret des essais de Michel Crépu est poétique, ou même, pour parler plus juste, la fascination pour ce moment où la beauté semble à la fois appeler et congédier une interprétation mystique. Rien de plus profond derrière le brio, et le caractère digressif, allusif, que lui reprochent ceux qui ne comprennent pas de quoi il parle, constitue précisément sa force : la certitude que c’est la légèreté, la nuance d’où naît la beauté, qui vont le plus loin dans l’approche de ce que, quoi que nous en ayons, nous sommes toujours bien contraints livres d’appeler la vérité. n livres

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n Aurélie Julia n Odyssée congolaise

l fait doux en ce mois de novembre 2003 à Bruxelles. Assis à l’une des tables du légendaire Café Greenwich, David Van Reybrouck organise son pro- chain voyage sur le continent noir : dans quelques Ijours, il gagnera le Congo. L’historien et archéologue belge aime l’Afrique subsaharienne depuis ses années universitaires : il y a quatre ou cinq ans, alors qu’il pré- parait un doctorat sur la préhistoire, le jeune chercheur a découvert un article de Robert Ardrey accusant Maurice Maeterlinck de plagiat : selon le scientifique, le Prix Nobel de littérature aurait pillé les travaux du poète sud- africain Eugène Marais pour écrire la Vie des termites. La lecture du réquisitoire éveille chez David Van Reybrouck une passion pour des lieux situés à plus de six mille kilomètres de Bruges, sa ville natale. Diplôme en poche, l’archéologue publie sa première œuvre romanesque livres sur l’Afrique du Sud postapartheid, le Fléau (2001), un récit de voyage sur fond d’intrigue policière. Trois ans plus tard, il compose pour le théâtre l’Âme des termites (2004), un monologue exposant les thèses du fameux Eugène Marais, puis N (2006), une pièce sur le musicien et globe-trotter Raymond Borremans (1906-1988) qui rédigea une encyclopédie inachevée de la Côte d’Ivoire (l’auteur s’arrêta à la lettre n). En 2007 paraît Mission, un soliloque basé sur les souvenirs de vieux missionnaires belges. Mais ne brûlons pas les étapes et retrouvons le jeune homme installé devant son verre en plein cœur de Bruxelles. Voici plusieurs jours que le journaliste sillonne les librairies en quête d’ouvrages sur le Congo. Aucune œuvre ne répond à ses attentes : les textes commencent­ presque tous avec l’arrivée des Belges,

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comme si l’histoire congolaise n’existait pas avant la colonisation. On ne lit rien sur le pays au moment des deux guerres mondiales, rien non plus sur la récente implantation chinoise… « Peut-être devrais-je écrire ce livre que j’aime­rais lire », se dit David Van Reybrouck. Lancée comme une boutade, l’idée devient rapidement l’objectif principal de son futur voyage. À cette date, l’écrivain ne réalise pas la tournure que prendra sa folle entreprise ni les risques qu’il encourra souvent. Après six ans de travail, il publie Congo, une histoire, un récit chronologique de sept cents pages sur les années 1850 à 2009. Chaque chapitre raconte entre cinq et vingt ans d’histoire congolaise. Dans une veine à la fois historique et littéraire, la somme mêle des épisodes périlleux et rocambolesques. Restituons un des événements vécus qui permettra de saisir l’ambiance de ce livre génial. livres Nous sommes à Goma, en novembre 2008. Depuis presque deux heures, trois hommes attendent sur des chaises en plastique leur poulet tikka masala ; le cuistot indien est peut-être parti chasser les volailles dans les futaies ou alors il cueille des herbes pour le curry. Le temps ne compte pas dans cette agglomération de sept cent mille habitants située dans l’est de la République démocratique du Congo, au cœur de la province du Nord- Kivu. Entre 1996 et 2006, Goma fut le théâtre de tueries, de viols et de crimes en tout genre : sur ordre du géné- ral Nkunda et du colonel Mutebesi, des troupes massa­ ­ crèrent les Hutus venus se réfugier dans la ville pour fuir le génocide rwandais de 1994. Ce soir, dans la gargote indienne, l’humeur est détendue : David Van Reybrouck et ses deux amis dramaturges Sekobmi et Katya boivent des bières, en regardant la base de la Monuc, à quelques pas de leur table. Depuis neuf ans, la Mission de l’Or- ganisation des Nations unies en République démocra- tique du Congo tente de rétablir la paix dans un pays en pleine déliquescence : la fin du régime de Mobutu (1965-1997) laisse un territoire grand comme l’Europe totalement déstructuré, en proie à des catastrophes humanitaires et aux pillages des richesses naturelles.

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Tout à coup, le téléphone sonne : « Impossible de vous conduire demain, ma batterie est en panne, je n’ai plus d’essence et… non, je n’ai pas besoin d’aide… non, vous ne pouvez rien faire (1). » En moins d’une minute, les espoirs du journaliste blanc s’évanouissent. Toutes les formalités sont pourtant remplies : il ne manque ni l’accréditation presse, payée deux cent cinquante dollars (« la feuille de papier A4 la plus chère de ma vie »), ni les accords avec les services de sécurité, ni le chauffeur, ni le carburant. Des rendez-vous ont été difficilement pris avec les deux conseillers civils de Laurent Nkunda. Le lendemain, à 9 heures, David Van Reybrouck aurait dû s’entretenir avec l’officier rebelle tutsi, l’auteur san- guinaire de nombreuses actions militaro-politiques. « On peut tous y aller en voiture ? », propose Sekombi, sa canette aux bords des lèvres. L’initiative surprend ; le jeune garçon, qui ne possède aucun papier, ne semble livres guère saisir le péril que représente un voyage dans une zone de conflit. « Nous sommes des rastas. Tout le monde nous aime. Nous sommes cool. Ils nous laisse- ront passer. » Aussi incroyable que cela puisse paraître, les dreadlocks se révèlent les meilleurs sésames : à la vue de la Jeep et de ses conducteurs, les soldats sifflent, bavardent, dansent ; chaque barrage routier est traversé sans encombre : « Peace and love mes frères ! » Après plusieurs kilomètres, le véhicule arrive au sommet d’une colline. Une masse humaine encercle un auvent sous lequel sont réunis des notables et des officiers. Au milieu trône Laurent Nkunda. David Van Reybrouck patiente, nerveusement : ses deux guides veulent rentrer avant le crépuscule. Vers 16 heures, Sekobmi et Katya laissent l’homme blanc au milieu de soldats respon- sables du meurtre de cent cinquante civils, quinze jours plus tôt. L’obscurité est maintenant totale. Des gardes du 1. Toutes les citations corps équipés de fusils automatiques surveillent. « Viens, sont extraites des pages 550-551 du livre de on va parler. » Vers minuit, David Van Reybrouck écoute David Van Reybrouck, Congo, une histoire, les propos démagogues d’un être aux yeux diaboliques traduit du néerlandais qui se présente comme un libérateur, comme le « géné- (Belgique) par Isabelle Rosselin, Actes Sud, ral de Gaulle du Congo ». Les dossiers que possèdent 2012.

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l’ONU et Human Rights Watch sur le personnage sont lourds d’accusations. Abasourdi par le laïus de son interlocuteur, le journaliste sort fiévreux de l’entrevue ; il grimpe dans une Jeep entourée d’enfants soldats et quitte la colline : « Je suis arrivé au point où l’Histoire est encore chaude, toute neuve et insaisissable. Je n’ai pas de vue d’ensemble, personne n’a de vue d’ensemble. Je sais seulement que je préfère parler à des gens ordi- naires qu’aux personnes au pouvoir, que j’en apprends plus à travers l’anecdotique que la rhétorique. » Et c’est bien là l’une des grandes forces de Congo : David Van Reybrouck accorde au témoignage humain une place essentielle. Dans un pays à forte tradition orale, l’auteur veut entendre les voix si rarement présentes dans les textes. À partir d’entrevues, et seulement à partir d’elles, il agence son travail. livres Pour construire les quinze chapitres qui retracent l’his- toire du Congo, David Van Reybrouck s’est rendu dix fois sur le continent africain. Chaque voyage a été l’oc- casion de partager avec des patriarches un vécu, un quotidien qui compose la chair de l’Histoire. Au milieu des tabourets, des bouteilles de Coca-Cola ou du linge humide, l’auteur­ enregistre la mémoire des survivants de l’époque coloniale. Rencontré le 6 novembre 2008, Papa Nkasi ranime la fin du XIXe siècle : le vieil homme relate la venue des premiers Belges et l’appropriation du pays par le roi Léopold II ; nous sommes en 1885, année qui voit la naissance de l’État indépendant du Congo. Henry Morton Stanley et David Livingstone ont déjà accompli leurs fabuleuses expéditions : grâce à leurs découvertes, la carte de l’Afrique équatoriale se précise. Un autre jour, David Van Reybrouck boit du Fanta avec un octogénaire aveugle dont les grands-parents ont assisté à la procla- mation du Congo belge en 1908. Un septuagénaire, lui aussi aveugle, décrit le coup d’État de Mobutu en 1965. D’autres témoignages racontent la prise de pouvoir par Laurent-Désiré Kabila en 1997 et les premières élections libres en 2006. Muni de ses cinq cents entretiens, le repor- ter classe les pièces du puzzle et comble les lacunes par

164 critiques de longues heures en bibliothèque (la bibliographie de presque trente pages parle d’elle-même). Il intègre dans ses analyses les citations de personnes interviewées, ce qui donne à son livre un caractère extrêmement vivant. Par la restitution du décor, des parfums, des couleurs et des sons, le passé sort de l’oubli. Il faut lire l’épi- sode consacré au fantastique match de boxe qui oppose Mohammed Ali à George Foreman le 30 octobre 1974 à 4 heures du matin (l’horaire permettait la retransmission à une heure de grande écoute aux États-Unis) : David Van Reybrouck détaille les préparatifs et rappelle les 10 millions de dollars réclamés pour l’événement, « une sorte de Woodstock noir ». Il installe le lecteur dans la foule en délire du grand stade, puis le déplace sur le ring, puis fait entendre les cris, les coups de poing sur la peau, les ovations, les gongs. Du grand art ! En plus d’être journaliste, historien et formidable livres conteur, David Van Reybrouck a l’étoffe d’un aventu- rier courageux… et inconscient ! Courir des kilomètres de territoires occupés par la milice ou enregistrer le témoignage de barbares qui, au moindre frémisse- ment de sourcil, peuvent ordonner votre exécution n’a rien de très raisonnable. Outre les scènes descriptives, l’auteur ­porte un regard critique sur l’impérialisme belge que peu de ses contemporains osent à ce jour porter : « L’industrialisation à elle seule ne peut expliquer l’avè- nement du colonialisme. […] il fallait un autre facteur pour provoquer la fièvre coloniale : le nationalisme (p. 53) » ; il est également sévère sur le départ hâtif des colonisateurs : « L’émancipation accélérée du Congo fut une tragédie déguisée en comédie dont la fin ne pouvait être que désastreuse. (p. 289) » Le dernier chapitre nous transpose à Guangzhou, plaque tournante d’un hallucinant trafic commercial entre la Chine et l’Afrique : plusieurs fois par semaine de nom- breux Congolais(es) munis de centaines de dollars tra- versent les sept fuseaux horaires pour acheter des habits, des babioles et des appareils électroménagers ; de retour au Congo, ils vendent les produits et réalisent de juteux

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bénéfices ; certains ne rentrent pas, venant accroître la communauté africaine en Chine. Inversement, l’empire du Milieu s’implante de plus en plus sur le sol africain. Un pacte a été conclu entre les deux États : en échange de l’exploitation des mines, la Chine fournit des infras- tructures telles que des hôpitaux, des aéroports, des routes. Payer les ressources naturelles par des biens concrets facilite la lutte contre la corruption. À la croisée du livre d’histoire, de l’enquête, du récit d’aventures et du conte, Congo propose le passionnant portrait d’une terre où les belles espérances côtoient les pires cauchemars, où « le Rêve et l’Ombre [sont] de très grands camarades » (Badibanga, l’Éléphant qui marche sur des œufs, 1931). n livres expositions

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n olivier cariguel n Quelques instantanés du peintre Jacques-Émile Blanche

l a beau avoir écrit une trentaine de livres, peint près de mille deux cents tableaux, accumulé les por- traits de la fine fleur de la société littéraire et artis- tique de la Belle Époque tant française ­qu’anglaise, Iréalisé la seule huile sur toile de Marcel Proust, les œuvres de Jacques-Émile Blanche n’ont guère quitté les ­réserves de musées depuis sa mort le 30 septembre 1942. ­Hormis trois expositions entièrement consacrées à son art, il n’y a pas eu de battage autour de ce portrai- tiste réaliste et mondain, « au talent pointu postimpres- sionniste », précisait Jean Cocteau. Le nom de Blanche ­revient pourtant souvent dans les lettres d’écrivains ou les livres consacrés à la vie culturelle des années 1880 à sa mort. Petit-fils du célèbre médecin aliéniste qui eut pour ­patients ­Marie d’Agoult et Gérard de Nerval, Jacques-Émile Blanche (né le 31 janvier 1861) était le cadet d’une famille de quatre enfants. On le surnommait « le tardillon ». Après la mort très précoce de ses frères et sœurs, il est devenu un fils unique élevé dans ce qu’il appela « l’hôpital de la déraison ». Il s’agit de la fameuse clinique du docteur Blanche qui fut reprise par son père Émile-Antoine. Cet hôtel particulier comprenait un jar- din de cinq hectares à Passy. Jacques-Émile « se trouvait au milieu de doux maniaques, d’inoffensifs déprimés, cherchant dans la poésie ou la musique des éléments de résistance au vent de leur folie », se souvient son ami d’enfance, le journaliste Lucien Corpechot. Dans ce château parisien, le petit garçon rencontrait aussi Bizet, Gounod, Rossini, Manet, Degas, ou contemplait paisiblement dans le cabi­net médical les aquarelles expositions que Delacroix avait offertes à son grand-père. Au lycée Condorcet, il apprit l’anglais sous la férule de Stéphane

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Mallarmé, Bergson y fut son camarade. Une jeunesse choyée, au contact permanent du meilleur et du pire, sans compagnon de son âge. Ces deux environnements, aux frontières de la source créatrice, vont susciter en lui l’envie d’« arracher le secret d’une âme quelle qu’elle soit, en observant, en écou- tant le modèle. N’est-ce pas l’environnement du psycho- logue, du moraliste, comme du peintre de portraits ? » Jacques-Émile Blanche était-il un peintre-écrivain ou un ­écrivain-peintre, se demande en 2006 Georges-Paul ­Collet, ­auteur de la première biographie documentée sur le « vieil ami d’Auteuil et Offranville » (1), comme le ­désignait François Mauriac ? L’exposition Du côté de chez Jacques-Émile Blanche à la fondation Pierre Bergé- Yves Saint Laurent (2) entretient la flamme du souvenir de ce grand bourgeois artiste qui avait le don de recréer par ses portraits une atmosphère, un parfum d’époque. Membre de la haute société, Blanche « a fixé les visages illustres ou charmants de la fin du dernier siècle et de la première moitié du XXe siècle », résumait Mauriac. La trentaine de tableaux de l’exposition dessine le monde de Proust dans une demeure 1900 reconstituée par le décorateur Jacques Grange. Pour prolonger la sensation de basculer dans le temps, un parfum baptisé « 5 avenue Marceau » a été créé spécialement pour être diffusé dans 1. Georges-Paul Collet, les salles de l’exposition. Jasmin du Maroc, iris de Flo- Jacques-Émile Blanche le peintre-écrivain, rence, rose d’Iran et ambre invitent au voyage. Inutile de Bartillat, 2006. Voir également chercher en magasin ce mélange composé par Francis Jane Roberts, Kurkdjian, il n’a pas été édité pour être commer­cia­lisé, Jacques-Émile Blanche, Gourcuff-Gradenigo,

expositions sauf sous la forme de chandelles parfumées. Autre par- 2012. 2. Jérôme Neutres et ticularité de cette expo­sition, le diaporama de lettres de Jane Roberts (dir.), Du Proust à Blanche écrites de 1892 à 1919. Celles-ci, issues côté de chez Jacques- Émile Blanche. Un salon d’une collection particulière, sont consultables sur un à la Belle Époque, catalogue de l’exposition iPad ­accroché à un lutrin dans un cabinet aux panneaux éponyme présentée à la ­décoratifs peints par Blanche pour le décor du pavillon Fondation Pierre Bergé- Yves Saint Laurent du français de la Biennale de Venise de 1912. 11 octobre 2012 au 27 janvier 2013, Que ressent-on pendant la visite, devant ces visages, Skira-Flammarion- ces poses, ces regards fixes qui habitent ce salon Belle Fondation Pierre Bergé- Yves Saint Laurent, 2012. Époque ? Rappelons-nous le commentaire de Proust

168 critiques face à son tableau dans Jean Santeuil : « Ses beaux yeux allongés et blancs comme une amande fraîche, des yeux plus capables de contenir une pensée qu’en ayant pour le moment aucune, comme un bassin pro- fond mais vide, les joues pleines et d’un rose blanc qui rougissait à peine aux oreilles que venaient caresser les dernières boucles d’une chevelure noire et douce, brillante et coulante, s’échappant en ondes comme au sortir de l’eau. » En revanche, le romancier et critique irlandais George Moore n’aimait pas son portrait, où il se voyait « comme un cocher de fiacre ivre ». Blanche peignait tous ses amis, ce n’était pas sans risque par- fois, bien que son pinceau ne soit pas réputé avant-­ gardiste. L’exposition met ­l’accent sur l’art du portrait ­figuratif et psychologique chez Blanche, qui sera en 1916 par exemple concurrencé par le trait cubiste de Picasso, qu’il n’a pas compris et dont il ­appréhende mal la force et l’élan. Il s’émeut que Cocteau ait posé pour Picasso. Blanche est passé à côté du XXe siècle. Témoin d’une époque balayée par la Première Guerre mon- diale, Blanche, qui a aussi rédigé un copieux journal, se ­détache surtout par sa curiosité encyclopédique pour la littérature et la peinture entre lesquelles il a ­navigué sans parvenir à percer vraiment après sa ­disparition. Certes son art paisible et tranquille ne s’élève pas au- delà de son cadre historique, mais sa ­galerie de person- nages dégage l’étrange sensation d’assister à un ­défilé de personnages statufiés qui aujourd’hui semblent implo­rer la clémence de l’oubli. n expositions

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n Véronique gerard powell n Le musée de la Vie romantique à Paris

a mémoire architecturale que Paris a conservée de sa période romantique n’a guère à voir avec les puissances de l’imagination ou l’exaltation du génie personnel. Elle vibre encore en revanche, et nulle Lpart mieux que dans le quartier de la Nouvelle-Athènes, de l’aspiration à une vie intime et confortable où les sentiments et la vie de l’esprit occupent la première place, dans un cadre de vie dont l’apparente simplicité ne cache pas le discret raffinement. Loti au début des années 1820 par le collectionneur et financier Augustin Lapeyrière, ce quartier abrita sous la Restauration et la monarchie de Juillet l’élite intellectuelle et artistique pari- sienne, la fameuse « République des arts et des lettres ». Il est demeuré largement intact, défiant les massives constructions haussmaniennes, témoins de la mort du romantisme, qui s’arrêtent au bas de la côte menant à Montmartre sur laquelle il s’agrippe doucement. Certains immeubles ont une belle dimension architecturale, ceux d’inspiration néoclassique qui entourent le petit square d’Orléans, où vécurent George Sand et Frédéric Chopin, les hôtels de la rue de la Tour-des-Dames qu’habitaient les grands acteurs dramatiques (le théâtre étant une des expressions privilégiées du romantisme parisien), Talma, Mademoiselle Duchesnois ou Mademoiselle Mars. D’autres sont plus modestes, immeubles de rapport au joli rythme de balcons le long des rues ou belles maisons bourgeoises sans prétention, disparues pour la plupart, construites en retrait, au milieu de petits jardins. Ary Scheffer (1795-1858), peintre d’origine néerlandaise et portraitiste favori de la famille d’Orléans, loua pen- expositions dant de longues années l’une d’entre elles, au cœur de la rue Chaptal, et y installa deux ateliers. Conservé

170 critiques dans la famille par des descendantes fidèles – la fille Cornélia Marjolin, la petite-nièce Noémi, petite-fille d’Ernest Renan, mère d’Ernest Psichari et de Corrie et épouse du compositeur Robert Siohan, la dernière pro- priétaire –, la maison fut pendant plus d’un siècle un haut lieu de la vie intellectuelle et artistique parisienne. Acquise par l’État, consacrée dans un premier temps au double souvenir de Scheffer et de Renan, elle est devenue­ depuis 1987 le musée de la Vie romantique (1), musée de la ville de Paris. Une restauration pleine de tact et d’élégance discrète, fidèle à l’esprit de l’époque, rendit alors à cette bâtisse et son pittoresque jardin un charme tout particulier, empreint d’une douce nostalgie. Daniel Marchesseau, directeur depuis 1998, a donné en une quinzaine d’années à l’institution une vie intellec- tuelle et artistique qui, tout en n’étant pas uniquement confinée dans les limites du romantisme, a fait du musée un endroit idéal pour en saisir l’aspect le plus intime et le plus personnel. L’importance des acquisitions et la générosité des dons récents (témoignage indirect des mérites du directeur du musée) a sensiblement rendu à Ary Scheffer la place qui doit lui revenir dans cette demeure tout en augmentant la richesse des trois fonds qui composent le musée. Tous trois intimement liés au romantisme, ils rassemblent un groupe de memorabilia de George Sand, voisine pari- sienne de Scheffer, légué en 1923 à la ville de Paris par la petite-fille de l’écrivain ; un fonds Ernest Renan, fait de photographies, de manuscrits et de quelques

meubles, qui évoque la place importante qu’occupa expositions cette demeure dans la vie du philosophe, époux de la nièce d’Ary Scheffer, et le fonds même d’Ary Scheffer fait d’objets, de manuscrits et de peintures. Ce dernier avait été en quelque sorte amputé dès le départ par le legs de peintures fait en 1899 par la fille de Scheffer d’œuvres à Dordrecht, la ville natale de l’artiste. Une dizaine de toiles acquises depuis 1999 montre soit son adhésion aux 1. Musée de la Vie thèmes littéraires chers au romantisme (Faust dans son romantique, 16, rue Chaptal, cabinet, le Giaour, Marguerite au rouet) soit son ­succès 75009 Paris.

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comme portraitiste : un temps professeur de dessin des enfants du futur Louis-Philippe, il conserva toujours avec la famille royale des liens étroits, dont témoignent le portrait de la princesse de Joinville (acquis en 2005), réa- lisé en 1844, lors de l’arrivée de la princesse brésilienne en France, et l’une de ses dernières œuvres, l’émouvante Reine Marie-Amélie en deuil, peinte en 1857 (acquise en 2009). Scheffer fut aussi le peintre de cette société d’artistes (Pauline Viardot) qui donnait au Paris d’alors, et singulièrement à ce quartier, tout son charme, ce que le musée s’emploie de plus en plus à évoquer, grâce notamment à une série de médaillons de David d’Angers ou d’autres contemporains. À cet enrichissement passionnant des collections du musée, il faut ajouter la remarquable politique d’expo­si­ tions temporaires qui, depuis une dizaine d’années,­ ont aidé le grand public, fervent d’expositions mais ignorant des collections permanentes, à franchir la grille de la rue Chaptal. Réaménagés tout en respectant leur caractère d’origine, les deux ateliers du peintre, l’atelier-salon et son grand atelier, séparés par le petit chemin pavé qui mène à la maison, sont devenus les écrins d’expositions qui font date tant grâce au choix courageux d’œuvres souvent peu connues qu’à cause de la réussite éditoriale de leurs catalogues, d’une érudition riche et clairement­ exposée. L’ensemble des catalogues des expositions consacrées récemment au romantisme (d’autres exposi- tions touchent à la photographie et à l’art contemporain) – L’âge d’or du romantisme allemand, aquarelles et des-

expositions sins à l’époque de Goethe (2008), Frédéric Chopin, la note bleue (2010), la Russie romantique. Chefs-d’œuvre de la galerie Tretiakov, Moscou (2010) ou Jardins romantiques français (2011) – forme une mine où l’on peut contem- pler et étudier les manifestations les plus personnelles et les plus singulières du romantisme européen. La toute dernière exposition, Intérieurs romantiques, qui présentait quatre-vingts « portraits d’intérieurs » roman- tiques européens réunis par les Américains Eugene et Clare Thaw et donnés en 2007 au Cooper Hewitt,

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National Design Museum de New York, s’accom­pa­gnait d’un catalogue excellent (2) tant dans sa présentation matérielle que dans les essais qui analysent ce phé- nomène persistant du goût intime : conserver le sou- venir de l’aménagement de la demeure, ce que Daniel Marchesseau qualifie avec bonheur de memento vivi. C’est à l’époque romantique que cette pratique atteint toute sa maîtrise technique et sa vitalité la plus sédui- sante, marquée par une sensibilité toute particulière à l’atmosphère du lieu comme à la perception de l’inti- mité. Sans tomber dans les travers de l’étude sociale de l’art, qui nous aurait mené aux généralités éculées sur la sociabilité, mais en tenant compte des contextes spécifiques aux diverses manifestations de ce phéno- mène européen – du Carlton House du prince régent à Londres (Charles Wild, 1819) à l’appartement du savant comte Lanckoronski à Vienne (Rudolf von Alst, 1881) en passant par le cabinet de travail du roi Louis-Philippe à Neuilly (James Robert, 1845) ou par un jardin d’hiver russe (attribué à Vasily Semenovic Sadovnikov, 1835- 1839) –, chaque aquarelle, étudiée jusqu’au menu détail des cantonnières, de la bonbonnière ou des plantes vertes, révèle les multiples nuances de l’art de vivre de l’élite européenne au XIXe siècle, l’évolution de la distri- bution, les choix esthétiques nationaux, l’importance des modes exotiques… Sous une apparente unité de beauté domestique, l’immense variété des modes décoratives, du sol au plafond, des meubles et de leur garniture aux rideaux est impressionnante. À côté de quelques gale-

ries et salons imposants et vides, ces vues d’intérieur expositions assurent le triomphe des pièces intimes, des pièces de la douceur de vivre, la chambre et son antichambre, les petits salons et leurs alcôves, le cabinet de travail et la 2. Gail S. Davidson, Charlotte Gere, Floramae bibliothèque. C’est avec ses deux pièces que l’on saisit McCarron-Cates et peut-être le mieux le rapport entre la décoration et per- Daniel Marchesseau, Intérieurs romantiques, sonnalité des occupants : Louis-Philippe concentré sur Aquarelles, 1820-1890, Cooper-Hewitt, National son travail alors que la pénombre envahit le jardin de Design Museum, Neuilly en donnant un dernier éclat à sa collection de New York, donation Eugene et Clare Thaw, tableaux, la vaste opulence de la bibliothèque qui laisse Paris Musées, 2012.

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imaginer l’imposante solennité de l’immeuble du comte Lanckoronski à Vienne ou encore la bibliothèque de Lawrence Alma-Tadema à Townshend House, remarqua- blement rendue en 1884 par sa fille encore adolescente dont le mobilier éclectique, le jeu des fenêtres et des petits espaces évoque immédiatement plusieurs œuvres de l’artiste. La source de lumière joue aussi un rôle capital dans ces vues d’intérieurs et détermine souvent la posi- tion des rares occupants de ces pièces : vive ou froide selon que l’on est à Queluz ou à Buchwald, cachée par de lourds rideaux dans l’antichambre ou des vitraux dans les bibliothèques, éclairant doucement la salle de musique de Fanny Hensel, ou réduite à la lumière de la lampe et du foyer dans une excellente évocation des longues nuits d’hiver (A. L. Leroy, 1827). Le phénomène purement artistique, marqué certes par le savoir-faire britannique mais avec de charmants exemples français, allemands ou d’Europe centrale et orientale, avec son évolution et ses spécificités (la nécessité d’une parfaite maîtrise de la perception spatiale), n’a pas été oublié, prolongeant même l’étude du genre jusqu’à ses manifes- tations contemporaines. C’est toute l’Europe romantique qui, grâce à la curiosité remarquable de deux amateurs américains et à la saga- cité du directeur du musée, s’est invitée dans la demeure de la rue Chaptal. n musique expositions

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n mihaï de brancovan n Une Carmen ratée

e grand répertoire français n’a décidément pas de chance à l’Opéra de Paris ces temps-ci : après Faust et Manon la saison passée, c’est maintenant au tour de Carmen d’être malmenée à Bastille. Le spectacle Lcommençait pourtant de façon plutôt encourageante : un prélude magnifiquement enlevé par Philippe Jordan et son orchestre, plus étincelant que jamais ; une Micaela (l’Autrichienne Genia Kühmeier) à la voix jeune, légère, fruitée, que l’on est plus surpris que gêné de voir arri- ver à vélo ; des gamins vifs, naturels, insolents, qui ont l’air de follement s’amuser en singeant les soldats. Cela ne devait cependant pas durer : dès la Habanera, cette première impression allait progressivement faire place à une déception qui ne cesserait de s’amplifier tout au long de la soirée, et cela malgré les qualités individuelles des interprètes. Venus du théâtre, le metteur en scène Yves Beaunesne et son décorateur attitré, Damien Caille-Perret, ont décidé de transposer l’action dans l’Espagne de la movida musique – cette période à la créativité foisonnante de l’immé- diat après-franquisme – en s’inspirant notamment des films de Pedro Almodóvar ; ce qui n’apporte mal­heu­reu­ sement rien au chef-d’œuvre de Bizet. Car il n’y a pas plus de choix tranché que de direction nette dans ce travail, qui hésite constamment entre une tradition kitsch (défilé de l’acte IV) et un modernisme synonyme de vul- garité (cabaret de Lillas Pastia), et semble souvent ne pas savoir où il va : témoin cette scène finale totalement ratée, où José étrangle Carmen avec la robe de mariée dont il a vainement tenté de la vêtir, tandis que s’ouvre dans le plateau un trou béant qui ne servira strictement à rien. Quant au vaste et triste hangar auquel se résume

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le décor unique, on s’en lasse d’autant plus vite qu’il est d’une égale pauvreté esthétique et acoustique : les voix s’y perdent, tout particulièrement durant les dialogues parlés, presque incompréhensibles même lorsqu’ils sont dits par des Français. Affublée d’une perruque platine, la brune et magnifique Anna Caterina Antonacci n’est tout simplement pas Carmen. Si, comme à l’accoutumée, on admire son timbre si personnel, son style sobre, la clarté de son français chanté, on ne l’entend pas suffisamment et, surtout, on est frustré de ne pas retrouver la présence magnétique, irrésistible, de cette grande tragédienne. L’Autrichien (d’origine russe) Nikolaï Schukoff est un Don José subtil, capable – contrairement à la plupart – de chanter pia- nissimo, en voix de tête, le si bémol aigu de la romance de la fleur ; on n’en regrette que davantage l’indisposi- tion vocale dont il souffrait manifestement le soir de la première. Rien de tel chez Ludovic Tézier, un Escamillo solide, à la voix riche, sonore. Il reste que, vocalement,

musique c’est la Micaela de Genia Kühmeier qui dominait, et de loin, cette Carmen : un comble ! Le public ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui lui a fait un vrai triomphe. Tonnerre d’applaudissements aussi pour Philippe Jordan et pour l’orchestre, d’une transparence rare. Il en fallait plus, cependant, pour sauver la représentation. Lieu intime, doté d’une merveilleuse acoustique, la salle Cortot accueillait le duo réunissant Ludmila Berlinskaïa, pianiste russe vivant à Paris depuis une vingtaine d’années­, et Arthur Ancelle, qui fut son élève à l’École normale de musique avant de devenir son mari. Une disques vraie joie que d’entendre sous leurs doigts des adapta- tions pour deux pianos d’extraits du Roméo et Juliette de Prokofiev (transcrits, avec une fidélité exemplaire, par 1. Un superbe CD consacré à Tchaïkovski Arthur Ancelle lui-même), de la musique écrite par Isaac (Saphir Productions, Dounaïevski pour le filmles Enfants du capitaine Grant LVC 1177) permet d’écouter nos deux (1936), ou des célèbres Danses symphoniques de West pianistes dans des Side Story, de Bernstein. Finesse, virtuosité, poésie, sens transcriptions de Francesca da Rimini (due du rythme et des couleurs : tout y était (1). n à Arthur Ancelle), Casse-Noisette et Eugène Onéguine.

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n Jean-Luc Macia n De la mise en scène d’opéra, entre controverses et audaces

ncore et toujours l’opéra ! Après notre chronique précédente consacrée à la recherche des voix d’an- tan, plongeons-nous dans les débats passionnés concernant les mises en scène. Faut-il actualiser Eles livrets pour transposer, par exemple Don Giovanni dans les tours de La Défense comme l’a réussi Michael ­Haneke à Paris ? Faut-il succomber aux attraits extré- mistes du ­Regietheater à l’allemande qui va jusqu’à sub- vertir l’intrigue originale pour la plier aux fantasmes du scénographe ? Ou bien tenter de respecter époque, didascalies et intentions originelles du compositeur au risque de passer pour archaïque ? Des DVD permettent au mélomane de juger les données de ce dilemme sans quitter son salon. L’un des modernistes les plus en vue, Christophe ­Warlikowski, a démontré largement sous l’ère Mortier à la Bastille son sens de la transgression, sa tendance à la provocation mais aussi la cohérence de ses concepts et son grand talent de directeur d’acteurs, ce que lui vaut

disques régulièrement ovations et huées. C’est à Bruxelles qu’il a procédé à l’un de ses travaux les plus faramineux en investissant la version française originale de la Médée de Cherubini. Le spectacle, repris récemment dans une ­ambiance de scandale au théâtre des Champs-Élysées, a été filmé à La Monnaie (1). Cette œuvre de 1797, à l’origine du grand opéra à la française, raconte d’une manière­ assez abrupte le fameux conflit entre ­Jason et son épouse, la sorcière Médée qui, abandonnée par le héros, assassine leurs deux enfants. Warlikowski trans- 1. 2 DVD Bel Air e Classiques BAC 076. pose l’action dans la seconde moitié du XX siècle et

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instaure un climat d’une violence sidérante à côté de laquelle ­ le film de Pasolini (avec la Callas !) paraît presque sage. Plus fort encore, il remplace les dialo- gues originaux par un texte de son cru, modernisé. Et, ce qui ne manque pas de charme, il agrémente l’avant-­ spectacle et les entractes par la projection de vieux films de mariages genre Super­ 8. Il accuse ainsi la férocité des situations et des affrontements dont l’enchaînement est mené de main de maître. Coup de génie, sa Médée est interprétée par Nadja­ Michael­ qui se fait un look d’Amy Winehouse, perruque noire ou blonde, tatouée, toujours au bord de la rupture nerveuse, surexcitée et hypersen- suelle. La voix n’est pas très belle, le français incertain mais l’incarnation est brûlante. Les pulsions déchaînées qui l’opposent au solide Jason de Kurt Streit et au très viril Créon de Vincent Le Texier installent une atmos- phère quasi insoutenable, dramatiquement très efficace. Il faut admettre cette vision apocalyptique pour retrou- ver la musique de Cherubini. Paradoxalement, celle-ci disques est défendue par un baroqueux émérite, Christophe Rousset, et son orchestre d’instruments anciens. C’est à la fusion de deux mondes opposés que nous assistons et, avouons-le, cela fonctionne, à condition de ne pas tenir à une reconstitution du monde antique. On a vu des Noces de Figaro acclimatées à toutes les sauces, notamment le superbe travail de Peter Sellars, qui avait situé le chef-d’œuvre de Mozart dans la Trump Tower à New York, ou encore le projet peu convain- cant de Christoph Marthaler plaçant le petit monde de Beaumarchais dans un magasin d’articles de mariage en RDA. De fait, on peut aussi nous captiver et renouveler notre vision de l’ouvrage en s’en tenant au XVIIIe siècle espagnol. Ponnelle l’avait réussi à Salzbourg. Mais la réfé­rence reste et pour longtemps la mise en scène que Giorgio Strehler offrit à l’Opéra de Paris au début des années­ soixante-dix et qui est reprise depuis réguliè- rement à la Scala et à la Bastille. C’est dans cette salle qu’elle a été filmée en 2010 (2). Le gigantisme des lieux 2. 2 DVD Bel Air Classiques BAC 071. ne sert pas très bien ni Mozart ni la dramaturgie de Stre-

178 critiques hler mais les caméras atténuent cet inconvénient et la réalisation de Don Kent par ses cadrages met en lumière le travail époustouflant de l’Italien. L’élégance des cos- tumes – un XVIIIe joliment ­recréé –, la beauté des dé- cors à la fois simples et pertinents, le jeu des acteurs, toujours juste et virevoltant, rien ne nous échappe. La splendeur plastique, la profondeur psychologique et le naturel théâtral de la mise en scène sont ainsi transcen- dés. Musicalement, on a sans doute entendu mieux mais les principaux interprètes (Ludovic Tézier, Luca Pisaroni, Barbara Frittoli, Ekaterina Siurina) sont stimulés par la direction vive de Philippe Jordan. Des Noces à archiver. Revenons à des metteurs en scène modernistes et pour des œuvres moins problématiques puisque datant du siècle dernier. Jonathan Kent a par exemple revêtu le Tour d’Ecrou de Britten d’une parure aussi angoissante que le roman d’Henry James qui l’a inspiré. C’était à Glyndebourne en août 2011 (3). Les péripéties de cette sombre histoire de fantômes et d’enfants manipulés par disques un adulte ambigu et corrompu sont éclairées par un plateau tournant, des lumières impalpables, un usage astucieux de la vidéo et une direction d’acteurs affûtée. Ni l’innocence des enfants ni la méchanceté des adultes ne sont alors évidentes, nous évitant tout manichéisme facile. La force de cette vision, qui crée une atmosphère pesante et prenante à la Hitchcock, culmine dans le personnage de la gouvernante, torturée par ce monde qu’elle pensait paisible et sain qui est en fait peuplé d’affreuses ambiguïtés. Là aussi, la distribution, dominée par Miah Persson et Toby Spence, est exception­ ­nelle et parfaitement soutenue par la baguette de Jakub Hrusa. À noter aussi la réalisation de François Roussillon, digne des meilleurs films noirs. Le Joueur (de Prokofiev), Eugène Onéguine et ­Macbeth ont récemment révélé l’immense talent d’un de ces metteurs en scène iconoclastes, le Russe Dmitri Tcher- nakiov. Moscou n’avait pas entendu Wozzeck de Berg 3. DVD Fra Musica depuis 1927 ! Le Bolchoï a donc eu droit quasiment à FRA 007. 4. DVD Bel Air Classiques une création en novembre 2010. Et pour convaincre le BAC 068.

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public russe que cet ouvrage est essentiel, Tchernakiov n’y est pas allé avec le dos de la cuillère (4). Nous ne sommes plus dans une ville de garnison allemande du début de XIXe comme dans la pièce de Büchner, mais dans une grande ville moderne. La scène est découpée en une douzaine d’alvéoles qui représentent des pièces d’appartements qui s’activent les unes après les autres, une plus grande au raz-de-scène tenant lieu de bar et de bastringue. L’effet est inouï : toute une population, abru- tie par l’omniprésence de la télévision et par l’alcool, s’anime sous nos yeux dans un foisonnement d’images décrivant le drame de cet asocial qu’est Wozzeck. Vue de la salle, cette superposition de scènes devait­ paraître énigmatique alors que le DVD multiplie les gros plans qui nous offrent alors un mécanisme théâtral abso­ lument fascinant. Nous avons affaire à une démonstra- tion de l’incommunicabilité moderne, désespérante et morbide. Ce travail scénique virtuose est là aussi soulevé d’un lyrisme ravageur grâce à la direction enfiévrée de disques Theodor Currentzis et par un plateau vocal à la hauteur, entre autres le Wozzeck bien timbré de Georg Nigl et la pulpeuse Marie de Mardi Byers. De quoi réconcilier les lyricomanes soupçonneux, fatigués de mises en scène absurdes, avec des metteurs en scène inventifs. n

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• oliver Hilmes • dinut pillat Cosima Wagner. La maîtresse de En attendant l’heure d’après la colline aurélie Julia charles Ficat • patrick kÉcHicHian • ricHard Wagner Saint Paul. Ma vie Le génie du christianisme charles Ficat aurélie Julia

• ludWig HoHl • yang JisHeng Paris 1926. La Société de minuit Stèles. La Grande Famine gérard albisson en Chine Frédéric verger • güntHer anders Journaux de l’exil et du retour • edmundo gómez mango et gérard albisson Jean-Bertrand pontalis Freud avec les écrivains • maurice BlancHot gérard albisson et pierre madaule Correspondance (1953-2002) alexandre mare

• romain rolland Journal de Vézelay. 1938-1944 Édith de la Héronnière notes de lecture

n Biographie d’asseoir la notoriété du Festival de Cosima Wagner. La maîtresse de la Bayreuth et d’accroître auprès des colline mélomanes européens le prestige de Oliver Hilmes Wagner, qu’elle défend sur tous les traduit de l’allemand par Olivier fronts, y compris financier. C’est elle Mannoni aussi qui imposera au public une Perrin certaine vision de Wagner, politi­ 384 p., 24,50 e sant son œuvre et préparant la récu­ pération idéologique du IIIe Reich. Un lourd parfum de sexe flotte sur Bien documentée, cette biographie la vie de Wagner. Cosima y joue dévoile un des pans méconnus de la naturellement un rôle de premier postérité wagnérienne. On regrettera plan. Fille illégitime de Franz Liszt qu’un cahier de photos montrant et de Marie d’Agoult, mariée au chef la Herrin des Hügels au cours des d’orchestre Hans von Bülow – admi­ étapes de sa vie n’accompagne pas rateur et proche collaborateur de le texte, car il aurait peut-être permis Wagner – elle tombe enceinte de de comprendre davantage la fascina­ ce dernier puis finit par divorcer tion exercée par cette femme, auteur pour épouser le compositeur, dont d’un journal intime considérable, elle aura trois enfants. Sa présence sur des esprits aussi puissants que aux côtés de Wagner la rend vite Wagner­ ou Nietzsche, qui lui écrivit indispensable. Elle pourvoit à tous des lettres passionnées. les rôles : épouse, mère, secrétaire, conseillère­, inspiratrice. n charles ficat n Sa vie ne s’interrompt cependant pas avec la mort de Wagner un jour de février 1883. C’est un des grands n Autobiographie mérites de la présente biographie Ma vie que d’offrir un portrait complet de Richard Wagner cette femme d’ambition et de carac­ traduit de l’allemand par Noémi tère, dont seule la première partie Valentin et Albert Schenk, de la vie nous est familière. Oliver version révisée, complétée et Hilmes dévoile toutes les facettes annotée par Dorian Astor de l’impérieuse Cosima, qui ressort Perrin ici sous un jour bien moins glorieux 832 p., 34 e que dans le portrait qu’en avait tracé naguère Françoise Giroud, peu au Ma vie compte parmi les grandes fait des relations troubles entre­ autobiographies d’artistes et c’est tenues avec les milieux antisémites une heureuse initiative que d’avoir par cette muse sulfureuse, dont le publié cette version révisée, aug­ gendre n’était autre que Houston mentée et annotée par Dorian Astor. Stewart Chamberlain. Le bicentenaire de Wagner méritait Cosima s’éteint en 1930, quarante- bien l’exhumation de ce récit fort sept ans après la mort du maître. célèbre mais peu fréquenté faute Autant dire qu’elle aura eu le temps d’une édition digne de ce nom. Cette

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lacune est aujourd’hui réparée et l’on liaisons amoureuses, mérite bien une peut apprécier à sa juste valeur ce renaissance et une place de choix document où Wagner livre le roman dans l’abondante production wagné­ des cinquante premières années de rienne. sa vie tout en ménageant quelques secrets par trop intimes susceptibles n charles ficat n de froisser son proche entourage. La découverte des œuvres de Dante, n Récit de Shakespeare et de Goethe, mais Paris 1926. La Société de minuit aussi de Mozart, de Weber et de Ludwig Hohl Beethoven pro­dui­sit sur le jeune traduit par Yann Bernal Richard Wagner un effet indescrip­ Attila tible. Ces exemples sublimes ne le 305 p., 20 e quittèrent pas. Son talent littéraire, bien connu à travers ses livrets, Année 1926 : presque à mi-chemin ressort ici avec évidence, servi par entre la fin de la Première Guerre l’élégante traduction de Noémi Val­ mondiale et la prise du pouvoir en entin et Albert Schenk, parue pour la Allemagne par Hitler (1933). Les première fois en 1911. Années folles. Un jeune Suisse de Quelque réserve que puissent susciter 20 ans, Ludwig Hohl, se saisit de Paris l’œuvre et la vie de Wagner, force est pour quelques mois. Il en livrera un de reconnaître le pouvoir d’attraction écrit qui n’a pas la forme classique de cette autobiographie qui raconte d’un journal ; c’est un récit, sans date, en détail toutes les péripéties de ce en fonction des événements. Ce qui destin qui a cherché l’union de la caractérise assez bien ce qu’a vécu musique et du théâtre en des opéras notre jeune homme : les scansions fabuleux. Il n’élude rien de ses dif­ temporelles et spatiales sont mises à ficultés ni des scandales qu’il a sou­ mal, les heures se suc­cèdent de nuit levés. Wagner revient naturellement comme de jour, de jour comme de sur l’épisode fameux de Tannhäuser nuit, d’arrondissement en arrondis­ en 1861 et ne manque pas d’évoquer sement, de places en places, de cafés son entrevue avec Baudelaire, un en cafés… L’alcool, les prostituées, « esprit extraordinaire » selon lui. l’argent… : on est étourdi. Et cepen­ La chronologie de ce volume s’achève dant, ce temps parisien, banlieue en 1864 sur la rencontre pro­vi­den­ comprise, est une errance presque tielle avec Louis II de Bavière. Il reste mystique, un séjour initiatique : Lud­ à Wagner encore presque vingt ans wig Hohl marche, marche… Les à vivre, et quelles années, celles du pauses donnent lieu à des observa­ Ring, de Parsifal et de la fondation tions, à des conversations avec ses de Bayreuth ! Il n’en est mal­heu­reu­ amis qui participent aux « déambula­ sement pas question dans le livre. tions ». Microcosme d’exilés divers­, Ma vie, ce Wagner par lui-même, plus ou moins artistes : Russes, malgré les lacunes, les arrangements Sud-Américains, Polonais, Italiens… avec la réalité et les retouches éven­ Bien qu’il soit pris dans ces erre­ tuelles de son épouse Cosima sur ses ments quasi sans limites, il y a des

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respirations qui laissent suggérer que journaux intimes de New York (1947- l’auteur s’aménage, peut-être malgré 1949). Une contrainte, pourquoi ? lui, des points extérieurs de réflexion Cette expérience très particulière de qui anticipent ce que sera Notes ou l’exil redistribue, réorganise (c’est De la réconciliation non prématurée bien là ce qu’on peut appeler un (L’Âge d’homme, 1989) : « Car je sais traumatisme) les repères quo­ti­diens, que ni la mort, ni la vie, ni ange, ni relationnels, ordinaires, les concepts dominations, ni puissances, ni passé, temporels et spatiaux. Ce livre est ni futur, ni hauteurs, ni profondeurs troublant. Cela commence­ par la ni aucune autre créature ne pourra narration captivante de son expéri­ me séparer de l’amour de Dieu, ence d’accessoiriste à Los Angeles, qui est dans mon œuvre. » N’ayant une hospitalisation. Le contexte « plus d’arrondissement à parcourir », cinématographique pose le décor : le départ pour les montagnes est on pense à Elia Kazan (America, annoncé (« oui, je veux faire de America), à Hannah Arendt avec l’alpinisme cet été, mais exactement son portrait de Charlie Chaplin (la comme Alexandre et Napoléon ont Tradition cachée, Christian Bour­ mené la guerre ») : il y a urgence gois). L’énonciation est plutôt libre à « faire table rase » de tout ce qui (« le bon temps de misère de notre l’affaiblit. Cela conduira, presque exil »), singulière, ouverte, non sans cinquante ans plus tard, à l’écriture réflexion philosophique sur la vie, la du court et très beau Ascension mort… Et puis, c’est le retour : 1952. (Attila, 2007) : récit d’une course en Paris, Zurich et Vienne : l’atmosphère montagne offrant une méditation sur sombre de la capitale autrichienne la vie, la mort, le temps. d’après guerre (le Troisième homme avec Orson Welles) ; les images n gérard Albisson n d’Europa, de Lars von Trier. Alors le registre de la parole est différent. Ça n Récit devient lourd, étouffant, persécutant. Journaux de l’exil et du retour La sensibilité simple, l’ironie ont dis­ GüntHer anders paru. Place à de répétitifs développe­ traduit par Isabelle Kalinowski ments sur la haine, la culpabilité, le Fage Éditions pardon… On a hâte que ça finisse. 310 p., 22 e Comme Anders l’écrit « je ne me suis jamais intéressé à ma personne » et Günther Anders, penseur allemand ça devait tellement le tarauder que (1902-1992) marié à Hannah Arendt notre curiosité pour lui et son œuvre de 1929 à 1937, cousin de Walter s’en trouve atteint. Le singulier et Benjamin, émigra aux États-Unis en le pluriel sont confondus. Une des 1936. Cela le poussa (le contrai­gnit ?) consé­quences : l’auteur a un peu à donner à lire, à partager son expéri­ trop laissé en cours de route, selon ence d’aller-retour entre les deux nous, ces belles ­lignes de respira­ continents. Tâche poursuivie aussi tion, qu’il délivre à la fin : « Désor­ avec Aimer hier (Fage Éditions), une mais le mot “lune” brille ; le mot histoire du sentiment extraite de ses “fro­mage” se charge soudain d’une

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odeur jaune et crémeuse ; et il n’est somme, depuis Une tâche sérieuse rien au monde de plus “crépuscu­ qui inaugure leur correspondance, il laire” que le mot crépuscule. » est surtout question dans tout cela de réception. De la Parole, de l’écriture, n gérard Albisson n bien sûr, mais s’agissant de l’histoire de Véronique (et il sera aussi ques­ n Correspondance tion du suaire de Turin) de l’image Correspondance (1953-2002) – l’attrait périlleux­ de l’image. Une Maurice Blanchot et Pierre réception, à l’instar du linge sur madaule lequel s’est déposée l’empreinte du Gallimard Christ. Une tâche, c’est-à-dire éty­ 176 p., 25 e mologiquement un signe qui sur­ git. En somme, comment­ l’image et De 1953 à 2002, Maurice Blanchot et comment le texte apparaissent-ils à Pierre Madaule ont échangé une cen­ l’autre. Bref, comment tout cela se taine de lettres – « Par-delà les livres dévoile. [...] quelque chose nous lie », écrit En filigrane, en souterrain, Bataille. Blanchot dans l’une de celles-ci. Des Blanchot : « Je suis fasciné par livres, il y en a quatre. Le premier, la Grande Bibliothèque. GB, ce c’est l’Arrêt de mort de Blanchot écrit sont aussi les initiales de Georges en 1948, et dont Une tâche ­sérieuse Bataille. » Bien sûr en liant mimêsis, de Madaule tente de donner une images, commentaires, taches (l’effort première lecture, puis une seconde, de la lecture), tâches (il ne faut pas plus tard, par le biais du roman Véro- oublier ce double homonymique nique et les chastes. Entre ces livres, pour justement parler de cette cor­ La Grande Bibliothèque, écrit par respondance), suaires, incarnation et Edmond Puységur­, frère de Madaule : mystère, l’on pense, c’est entendu, à l’histoire de deux frères enfermés au Bataille. Novembre 2002, quelques milieu de livres, qui joue comme un semaines avant la mort de Blanchot, effet de miroir trouble, une mise en Madaule reçoit un dernier livre, Une abîme, autour de l’écriture, de la fra­ voix venue d’ailleurs. Notons que les ternité, de la lecture. deux hommes ne se sont jamais ren­ Cette correspondance dit sans doute contrés et n’ont jamais entendu, ne cela : on peut passer sa vie à ne lire serait-ce qu’une seule fois, la voix de qu’un seul livre, se l’approprier tout l’autre. à fait pour en connaître toutes les Bien sûr, tout en lisant cette cor­res­ arcanes. Blanchot avoue lui-même pon­dance, on tentera de se procurer à deux reprises dans ces lettres se la Grande Bibliothèque. L’on consta­ demander qui, de lui-même ou de tera que c’est une citation de Blan­ Madaule, a révélé véritablement cet chot qui ouvre ce livre étrange, « Un Arrêt de mort… Pour Véronique et les seul livre en péril fait une dangere­ chastes, l’on comprend que Blanchot use brèche dans la bibliothèque uni­ s’enthousiasme. L’idée de Madaule verselle. » Une mise en abîme, donc. est simple : tenter, par le roman, une approche oblique du Mystère. En n alexandre mare n

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n Journal et sa prise de position – fort mal Journal de Vézelay. 1938-1944 comprise­ à l’époque – « au-dessus de Romain ROlland la mêlée », au moment de la déclara­ Édition établie par Jean Lacoste tion de guerre en 1914. Cette fois, à Bartillat partir du pacte germano-soviétique, 1 175 p., 39 e Rolland abandonne son pacifisme, ce qui lui vaut la vindicte de certains, Voici enfin publiée la pièce man­ dont Giono, qui le couvre d’insultes. quante d’une œuvre dont le rayon­ Résolument anti-hitlérien, hostile au nement fut mondial et qui contribue régime de Vichy et révolté par les aujourd’hui encore à la renommée lois antisémites, Rolland ne se dépar­ de la France : les dernières années tit pas de son amour pour le peuple du Journal de Romain Rolland. allemand. Ce grand européen souffre Au mois de mai 1938, Romain dans sa chair de ce qu’il appelle « la Rolland­, alors âgé de 72 ans, quitte guerre civile euro­péenne » qui divise sa chère villa Olga, en Suisse, pour deux peuples faits pour s’entendre : venir s’installer à Vézelay, dans une « Nous sommes une poignée à maison de la rue principale. Parmi séparer les peuples des crimes ou les nombreuses raisons de revenir des folies de tels de leurs chefs, et à dans son pays (presque) natal – il continuer à croire en la fraternité des est né à Clamecy, dans la Nièvre hommes », écrit-il en 1941. Sa foi en voisine – est le désir de protéger sa l’homme subira bien des assauts au femme russe de la politique suisse à cours de ces années de guerre. l’égard des étrangers. À Vézelay, Romain Rolland reçoit À Vézelay, Romain Rolland poursuit beaucoup. « Sa porte était toujours le Journal qu’il écrit quo­ti­dien­nement ouverte », a dit de lui son voisin depuis presque cinquante ans. l’écrivain Henri Petit, très présent Autant dire que ce millier de pages dans ce Journal. Il y a ceux qui constitue­ un document exceptionnel, passent : les plus célèbres, comme remarquablement présenté et annoté la reine des Belges, qui lui rend par Jean Lacoste, sur la période de visite à plusieurs reprises, ­Éluard, l’occupation allemande vécue par le Lacan, Berdiaeff (parent de sa Prix Nobel de littérature 1915 dans le femme), Louis Guilloux, Le Cor­ célèbre village bourguignon. Au jour busier, Badovici, Bataille ; ses amis le jour, l’écrivain relève et commente ­ du pays, les proches avec lesquels scrupuleusement tous les faits poli­ il se sent « en famille » ; des officiers tiques ou domestiques, inter­na­tio­ de l’armée d’occupation, admira­ naux autant que locaux. Profondé­ tifs de ses œuvres. Il y a aussi sa ment concerné par les événements, il maisonnée : sa femme Macha et sa observe avec calme, humour parfois, sœur Madeleine, le chien Ali, le chat comme il l’a toujours fait, non sans Andoche, la tortue Brigitte ; et ceux une grande tristesse et une grande qui font de longs séjours chez lui : solitude intérieure. Jeanne Mortier, l’ex-secrétaire de On connaît l’attachement de Romain Teilhard de Chardin, une intime dont Rolland pour la culture allemande il supporte comme il peut l’exaltation

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religieuse ; les deux femmes que en Allemagne pendant l’Occupation, Claudel a confiées à sa garde : Rosa­ ni inscription dans un mouvement lie et Louise Vetch, son ex-maîtresse communiste à la Libération. et sa fille naturelle. Quelle patience Et malgré les circonstances et et quelle bonté lui faut-il face à ces l’effondrement de sa santé, Rolland deux êtres perdus dans l’existence, travaille sans relâche. Dans les der­ mais envahissants au plus haut niers mois de sa vie, il achève son point ! Une des grandes figures de Péguy. Il note tout : le village sous ce journal est Claudel, qui s’est mis la neige, sous l’orage, les priva­ en tête d’amener son vieil ami dans tions terribles de la guerre, le défilé le giron de l’Église. Il n’y parviendra des troupes allemandes, la réquisi­ pas, mais il attrapera Macha dans tion d’une partie de sa maison, les ses filets, ce qui agace sensiblement combats dans la campagne. Lorsque Rolland. Claudel vient parfois le voir les nouvelles sont par trop éprou­ et il lui écrit des lettres admirables vantes, l’« âme désenchantée » se met auxquelles Rolland répond avec au piano et joue Bach, Beethoven, une magnifique rigueur intel­lec­ Mozart : la musique d’une Allemagne tuelle non dépourvue de débat inté­ éternelle est pour lui un réconfort rieur. L’amitié tient une grande place dans les ténèbres où se trouve plon­ dans ces pages. Elle passe par des gée l’Europe. retrouvailles émouvantes, comme avec Louis Gillet, et elle le conduit n édith de la héronnière n parfois à l’extrême limite du pos­ sible. C’est le cas avec son ami de n Roman toujours, Alphonse de Chateaubri­ En attendant l’heure d’après ant, collabo et antisémite enragé, Dinu Pillat dont il observe la dérive, s’en déses­ traduit du roumain par Marily père, mais ne peut le condamner Le Nir tout à fait, jusqu’au jour où déborde Éditions des Syrtes le vase. Ce Journal est une grande 240 p., 21 e leçon d’humanité toujours étayée par une perception très fine et lucide de L’histoire éditoriale de ce livre ceux qui l’entourent. relève du miraculeux : au cours de Au jour le jour, Rolland souligne l’été 1948, Dinu Pillat (1921-1975) l’ambiance détestable qui règne dans commence­ la rédaction d’un roman le bourg de Vézelay : la peur, la col­ sur une organisation nationaliste rou­ laboration, les haines. Il s’indigne des maine, « la Garde de fer ». En octo­ bombardements alliés sur la France bre 1948, après trois mois d’écriture (il ne porte pas les Alliés dans son intense, l’auteur clôt le dernier cha­ cœur), des ignobles délations vil­ pitre d’En attendant l’heure d’après. lageoises, des persécutions anti­ Il retravaille son texte jusqu’en 1955, sémites. S’il ne cesse de dialoguer puis le dactylographie en deux avec ses visiteurs, de quelque bord exemplaires et le fait circuler parmi qu’ils soient, Rolland refuse de se les intellectuels de l’époque. Dans la laisser embrigader : ni publication nuit du 25 mars 1959, Dinu Pillat­ est

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arrêté, torturé et condamné à vingt- n essai cinq ans de travaux forcés et dix ans Saint Paul. Le génie du christianisme de dégradation civique pour « crimes Patrick kéchichian de menées subversives contre Points, coll. « Sagesse » l’ordre social ». Le tribunal militaire 148 p., 6,50 e communiste n’aime pas le roman et encore moins l’auteur, un être libre On peut approcher saint Paul par aux idées bien trop démocratiques. la biographie : l’homme est replacé Si l’écrivain sort des geôles au bout dans un contexte à la chronologie de cinq ans à la suite de l’amnistie précise, ses épîtres sont authentifiées générale appliquée aux détenus et mises en perspective. On peut politiques, il ne reverra jamais son choisir la voie théologique qui étudie œuvre : « l’ouvrage n’existe plus », et commente la doctrine de l’Apôtre. répète-t-on à l’envi. Le 1er mars Patrick Kéchichian préfère suivre 2010, une chercheuse fouille les un chemin personnel. À l’écoute de archives d’une bibliothèque rou- son intuition, il sélectionne des frag- maine et retrouve le manuscrit dis- ments de lettres et les médite. Le fruit paru depuis cinquante-six ans. Le de l’« exercice spirituel » n’a rien de 24 janvier 2013 paraît la première professoral ni d’austère : le lecteur traduction française. découvre les paroles humbles d’un En attendant l’heure d’après brosse chrétien profondément intime avec le portrait d’une jeunesse roumaine les Écritures. Comme saint Paul, en quête d’absolu. Parce que la cor- Patrick Kéchichian érige la modes- ruption du pouvoir les dégoûte, tie en principe vertueux : son texte des étudiants se rallient à la cause propose, il n’impose rien. Tou- des Messagers, un groupe aspi- jours placés dans une optique rant à la renaissance spirituelle et de prière et de vérité, ses mots se à l’émergence de l’homme nou- font accueillants et lumineux. Pre- veau. Issus de milieux bourgeois ou nons un exemple extrait de l’Épître modestes, les membres se réunissent aux Corinthiens : « “Le langage de dans des caves ou des parcs et la Croix est folie pour ceux qui se fomentent toutes sortes de révoltes. perdent, mais pour ceux qui se sau- Le meurtre du Premier ministre vent, pour nous, il est puissance entraîne une série d’arrestations de Dieu” (1 Co I,18). Oui, la Croix et d’emprisonnements. Dans les est un langage. En elle, une parole cachots, certains finissent par tra- s’articule, audible, dont l’écoute, la hir, d’autres tentent de se suicider, réception et l’approfondissement d’autres encore ont la révélation du constituent l’essentiel de notre voca- divin : l’épisode carcéral pulvérise tion d’homme, de chrétien. [À partir les repères existentiels, accentuant de la mise à mort d’un innocent,] un l’impatience de ceux qui attendent flot de paroles jaillit, source vive née l’heure d’après, celle qui sonnera le dans la mort, s’écoulant du corps triomphe de l’Apocalypse. torturé d’un homme, d’un Dieu. » Le verbe paulinien résonne dans l’ici et n aurélie julia n le maintenant, insiste l’auteur, c’est

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pourquoi il faut fréquenter les saintes entreprit secrètement d’explorer les écritures de façon presque charnelle, archives provinciales afin de recueil- c’est-à-dire s’en nourrir, s’en pénétrer lir le maximum de témoignages sur physiquement : comme l’Esprit ne la grande famine qui fit de 1958 à peut vivre sans la réalité de la chair 1961 plus de trente-cinq millions (Patrick Kéchichian invalide la sempi- de morts. Après plus de quinze ans ternelle contradiction entre l’âme et le de recherches parut à Hongkong corps), la voix de saint Paul ne peut en 2008 Stèles, énorme ouvrage de acquérir toute son ampleur sans une près de deux mille pages (dont la incarnation sincère et réelle. Des énig- version française, abrégée, conserve mes demeurent ; au lieu de s’étourdir les passages les plus forts et impor- à les maîtriser, nous devrions recevoir tants) qui livrait de façon décousue, les mystères et les laisser s’installer peu académique mais extraordinaire- en nous : l’inconnu n’enferme pas, il ment vivante et déchirante la chro- nous libère en permettant de fondre nique d’un des épisodes les plus l’impossible dans le possible. atroces de l’histoire de l’humanité. La famine naquit de la volonté de n aurélie julia n Mao d’accélérer le développement de la Chine tout en instaurant une n essai forme de communisme utopique Stèles. La Grande Famine en Chine qu’il était le seul à croire possible. En 1958-1961 1957, la terre fut retirée aux paysans. Yang jisheng La production chuta au moment où Traduit du chinois par Louis les grains étaient détournés vers les Vincenolles et Sylvie Gentil villes ou l’exportation. Un délire Le Seuil mensonger de falsification statistique 660 p., 28 e s’imposa à tous les niveaux du Parti, qui entraîna une disparition totale Fin avril 1959, un étudiant com- des grains dans les campagnes. La muniste modèle retourna précipi- révélation principale du livre est tamment dans son village du Henan, que tous les responsables du Parti, où son père était en train de mourir de Mao au chef de village, étaient de faim. Il arriva pour assister aux parfaitement au courant de tout ce derniers moments de l’homme qui qui se passait et qu’intoxiqués par s’était tant sacrifié pour son éduca- l’idéologie, la peur et le carriérisme tion et qui n’était plus qu’une ombre ils ne firent rien pour y remédier. squelettique. Accablé de tristesse, Dans les campagnes, des milliers de il ne lui vint pourtant pas à l’idée personnes furent massacrées, tortu- qu’il venait de vivre autre chose rées dès qu’elles se montraient scep- qu’une tragédie familiale. Ce n’est tiques devant les consignes du Parti. que bien plus tard, au moment de La famine conduisit à des meurtres la révolution culturelle, que Yang et à des actes de cannibalisme. Pour Jishen comprit que son drame n’était Yang Jishen, plus encore que Mao, pas un phénomène isolé, puis, c’est la nature du régime qui était après les événements de 1989, qu’il responsable, qui rendit possible le

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pouvoir d’un tel homme, la constitu­ rit (tout comme il se « nourrira » des tion d’« une théocratie laïque. Terreur séances de ses patients pour écha­ et mensonge furent à la fois la consé­ fauder sa métapsychologie). Par quence du totalitarisme et le sang exemple, pour Shakespeare, Pon­ qui le faisait vivre. [Et ce système] talis écrit que « Freud l’a incorporé, fut la cause de la dégénérescence il en est imprégné ». Ce qui retient du caractère national du peuple notre attention, ici, et nous trouble, chinois. » Mais depuis sa parution, énigmatiquement, c’est que Freud bien qu’interdit, Stèles est devenu aurait vu en l’auteur de Hamlet en Chine un ouvrage mythique, plus un rival qu’un allié : incorpo­ l’équivalent de l’Archipel du goulag, rer un rival ! ? Avec Goethe, Freud symptôme et symbole d’une remise ne dit-il pas que c’est entendant lire en cause humaine, morale, qui se le texte « La Nature » (faussement confond avec une confrontation col­ attribué à l’auteur de Faust), qu’il se lective avec le passé et les morts, « décida à s’inscrire en médecine » ! ainsi qu’avec le désir qu’éprouva un Nous pourrions exposer ainsi pour jour un individu d’« élever une stèle chaque auteur retenu, la spécificité pour son père dans son cœur ». de cet « avec ». Aussi ce qu’Edmundo Gómez Mango écrit, dans « Freud n frédéric verger n avec Goethe », résume et illustre amplement toute l’incidence créa­ n Essai trice des écrivains pour l’inventeur Freud avec les écrivains de la psychanalyse : « Des citations EDMUNDO GÓMEZ MANGO et Jean- de Goethe [on aurait pu substituer Bertrand PONTALIS ici un autre nom de la liste, c’est Gallimard nous qui ajoutons] surgissent parfois e 400 p., 21 dans l’écriture de Freud de façon inattendue. Une pensée poétique L’intérêt immédiat et la réussite pas­ vient épouser une pensée métapsy­ sionnante de ce livre à quatre mains chologique, avec la force et le pou­ tiennent à son titre et plus pré­ci­ voir de résonance d’une Einfall, d’une sément à une préposition, « avec » idée qui “tombe” dans l’activité de la – ce n’est pas Freud et les écrivains. Nos deux auteurs ont retenu pour langue et de l’écriture. » Enfin, pour cet ouvrage ceux (Shakespeare, clore astucieusement et logiquement Goethe, Schiller, Heine, Hoffmann, cet ouvrage, les auteurs ne pouvaient Dostoïevski, Stefan Zweig, Rolland, échapper au « Freud… avec Freud » ! Thomas Mann, Cervantès, Schnit­ Celui-ci se caractérisait de « styliste zler) qui ont traversé ou rencon­ allemand » jusqu’à être « tenté par le tré l’œuvre de Freud. Pour chacun désir d’écrire des œuvres de fiction ». d’eux associé à celui-ci, le « avec » Que nous aurait-il donné à lire ? est rapidement et clairement posé et explicité. Il apparaît que Freud n gérard Albisson n n’interprète pas les œuvres lit­té­ raires et/ou leur auteur : il s’en nour­

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n enquête sur le puritanisme

De quoi parle-t-on, au juste quand on évoque le puritanisme ? À la croisée de la religion, de la politique et de l’art, il y a bel et bien une question puritaine qui mérite d’être examinée en profondeur. C’est l’objet de ce dossier. avec Édith de la hÉronnière, Jean-michel delacomptÉe, Jean-paul clÉment, Jacques de saint victor, FrÉdÉric verger, Jean-Yves Boriaud, gÉrard alBisson, Jacques sÉdat... n grand entretien hÉlène c arrère d’encausse, où en est la russie ? n À lire également ce mois-ci : violence et démophobie, entretien avec marc crÉpon le napoléon de Jacques Bainville par Jean de riBes n et aussi, les chroniques de marin de virY, Jean-luc macia, mihaï de Brancovan, annick steta, FrÉdÉric verger, le journal littéraire de michel crÉpu...

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