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[Préface et postface à :] Genève. Voix du sud. Ville et littérature

LÉVY, Bertrand

Abstract

Cet ouvrage réunit des textes sur Genève écrits par des écrivains du Sud ou ayant relié Genève à la problématique du Sud : Jorge Luis Borges, Gabriel Garcia Marquez, Carlos Fuentes, Rosa Regas, Georges Haldas, Vahé Godel, Charles-Albert Cingria, , Pierre Gascar, Fama Diagne Sène, Beppe Sebaste, Casanova

Reference

LÉVY, Bertrand. [Préface et postface à :] Genève. Voix du sud. Ville et littérature. In: Genève. Voix du Sud. Ville et littérature. Genève : Metropolis, 2014. p. 7-10, 229-271

Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:41145

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1 / 1 Jorge Luis Borges, Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes, Rosa Regàs, Georges Haldas, Vahé Godel, Charles-Albert Cingria, Gonzague de Reynold, Charles Ferdinand Ramuz, Pierre Gascar, Fama Diagne Sène, Genève Beppe Sebaste, Casanova. «De toutes les villes du monde, de toutes les patries intimes Voix du Sud qu’un homme cherche à mériter au cours de ses voyages, Genève me semble la plus propice au bonheur. Je lui dois d’avoir Jorge Luis Borges découvert, à partir de 1914, le français, le latin, l’allemand, l’expressionnisme, Schopenhauer, la doctrine de Bouddha, le Gabriel Garc a Mrquez taoïsme, Conrad, Lafcadio Hearn et la nostalgie de Buenos Carlos Fuentes Aires. Et aussi l’amour, l’amitié, l’humiliation et la tentation de suicide. Dans le souvenir tout est agréable, même l’épreuve.» du Sud Genève Voix Rosa Regs

(Jorge Luis Borges, en collaboration avec María Kodama, Atlas, 1988) Georges Haldas Vahé Godel Étrange destinée que celle de cette ville, située aux Charles-Albert Cingria confins occidentaux de la Suisse, entre montagnes et lac, presqu’île enclavée dans la France. Depuis toujours, les Gonzague de Reynold plus grands auteurs s’y sont donné rendez-vous. Ils ont Charles Ferdinand Ramuz laissé des pages admirables, parfois élogieuses, parfois ironiques ou critiques, mais tous se sont arrêtés un Pierre Gascar temps dans la cité de Calvin et l’ont choisie pour cadre Fama Diagne Sène ou sujet d’écriture. À la lecture de cette anthologie Beppe Sebaste d’écrivains du sud, surgit une vision inattendue de Genève qui prend des allures de capitale cosmopolite. Casanova

Tous les récits, nouvelles, contes, essais sont livrés dans leur LEVY BERTRAND Textes réunis et présentés par BERTRAND LEVY intégralité, et pour la première fois, tous les textes sur Genève de Jorge Luis Borges sont réunis.

Bertrand Lévy enseigne la géographie littéraire au département de géographie et au Global Studies Institute de l’Université de Genève.

ISBN 978-2-88340-195-2

9 782883 401952 OUVRAGES DE BERTRAND LÉVY GENÈVE , AUX ÉDITIONS METROPOLIS VOIX DU SUD Le Voyage à Genève. Une géographie littéraire. Textes choisis et présentés par Bertrand Lévy : Stendhal, Chateaubriand, Dumas, Ville et littérature Flaubert, Nerval, Gautier, Marie-Anne Cochet, Gérard Bauër, Pierre Gascar, , 1994, 2 e éd. augm. d’un texte de Julien Green, 1997, 3 e éd. 2001. Ma ville idéale . Textes réunis et présentés par Bertrand Lévy et Claude Raffestin : Nicolas Bouvier, Luc Bureau, Jean-Paul Dollé, Franco Farinelli, Jean-Pierre Gaudin, Bertrand Lévy, Predrag Jorge Luis Borges Matvejevich, Jean-Bernard Racine, Claude Raffestin, Kenneth Gabriel García Márquez White, 1999. Carlos Fuentes Le tourisme à Genève. Une géographie humaine (avec Rafael Matos et Sven Raffestin), 2002. Rosa Regàs Voyage en ville d’Europe. Géographies et littérature. Textes réunis Georges Haldas et présentés par Bertrand Lévy et Claude Raffestin : Kenneth Vahé Godel White, Luc Weibel, Hugues Robaye, Jean-Bernard Racine, Serge Bimpage, Bernard Poche, Claude Raffestin, Predrag. Matveje - Charles-Albert Cingria vitch, Bertrand Lévy, Raphaël Kalmy, Lídia Jorge, Alexandre Gonzague de Reynold Chollier, 2004. Charles Ferdinand Ramuz Marche et paysage. Les chemins de la géopoétique. Textes réunis et Pierre Gascar présentés par Bertrand Lévy et Alexandre Gillet : Kenneth White, Claude Reichler, Bertrand Lévy, Alberto Nessi, Hugues Fama Diagne Sène Robaye, Luc Weibel, Alain Bernaud, Alexandre Gillet, 2007. Beppe Sebaste Jacques Casanova de Seingalt CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

Cartographie ancienne de la région de Genève (avec Armand Brulhart et Claude Raffestin), éd. BCG, Genève, 1984. Géographie humaniste et littérature : l’espace existentiel dans la vie et Textes réunis et présentés l’œuvre d’ (1877 -1962) (Thèse de doctorat). Le par Bertrand Lévy Concept moderne, Genève, 1989. Escapades . Récits, L’Aire, Vevey, 1990. Hermann Hesse . Une géographie existentielle , José Corti, , 1992. Le Goût de Genève. Mercure de France, Paris, 2006. PRÉFACE

J’ai réuni des textes que j’ai aimés, avant tout, sur le plan littéraire, des voix singulières qui ont approfondi un aspect de cette ville si difficile à déchiffrer, parce qu’elle a une histoire compliquée. J’ai donc élu des auteurs, qui chacun, livre une clé de compréhension de cette cité, en ouvre un com- partiment, parfois caché. En privilégiant les Voix du Sud, j’ai cherché à rendre hommage à celles et ceux, qui, dans cette ville, ont dû, à un moment ou à un autre, réorienter leur boussole mentale. La littérature approfondit le nœud gordien entre une population et une ville, elle multiplie les points de vue, les témoignages, les réflexions. C’est de la distanciation que naît le jugement ; le Sud et la latinité offrent un point de vue extrême- ment fécond pour saisir l’esprit de cette ville en même temps très cosmopolite et ancrée à des ver- tus locales, qui ne sont pas spécialement méridio- nales. Mais la ville change, certaines habitudes du Sud s’y installent, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. La littérature du sud anticipe ces changements. J’ai commencé par Borges, car il est celui qui va le plus en profondeur, qui évite les écueils d’une 8 BERTRAND LÉVY PRÉFACE 9 réalité trop facilement visible. Borges fait parler la phone assez ténue sur le fond, mais je voulais qu’il mémoire, sa mémoire qui se confond avec celle soit le plus éloigné possible des textes de Borges, de la ville, de ses ombres, une mémoire travaillée comme par effet de polarité. Casanova, qui écrit par des mythes universels. Revenir à quelques en français, explore deux thèmes assez rares dans mythes fondateurs d’une ville, vécus de l’intérieur, la littérature ayant trait à Genève : le débat d’idées constitue la première pierre du cairn. À la suite de littéraire et poétique, et la rencontre charnelle. l’auteur argentin, j’ai réuni d’autres écrivains de Pour ce volume, nous avons tenu à préserver langue espagnole, Gabriel García Márquez, Carlos l’unité et l’intégralité de chaque texte ; le seul Fuentes et Rosa Regàs. Ce sont les thèmes sociaux chapitre que nous sous sommes permis d’abréger qui ressortent, de même qu’une vision sentimen - de quelques pages est celui de Georges Haldas, tale de la ville et de ses habitants. De la fantas - dont nous recommandons la lecture intégrale magorie aussi. La deuxième famille spirituelle dans Quartiers qui meurent, gens qui soupirent 1. Nous qui s’est exprimée sur l’identité méridionale de nous sommes aussi refusé d’inclure des chapitres Genève, ce sont les écrivains romands : Georges de romans extraits de leur contexte, qui auraient Haldas, Vahé Godel, Charles-Albert Cingria, été porteurs d’un sens diminué. J’aurais ainsi sou - Gonzague de Reynold, C. F. Ramuz, auxquels s’est haité donner à lire une section du Livre de ma mère joint un écrivain français ayant habité le Jura d’Albert Cohen, mais la forme litanique du récit proche, Pierre Gascar. Ces auteurs, qui ont été des ne s’y prêtait pas. L’hétérogénéité des genres lit - résidents de longue date, livrent des réflexions téraires (nouvelles, récits, essais, descriptions, d’importance sur les composantes identitaires de évocations, chroniques, mémoires, poème) ne la ville, sur son histoire, sa société, son architec - doit pas gêner le lecteur, qui, après avoir lu un ture, son économie, sa politique. Essais parfois texte, peut s’accorder un moment de pause avant savants mais toujours guidés par l’expérience. de passer au suivant comme entre deux mouve - Chacun appuie sa démonstration sur la géogra - ments musicaux. phie culturelle et dévoile telle partie de la ville ; Ces pages, souvent très riches, méritent pour la c’est ainsi que se précise peu à peu une image plupart d’être relues. Personnellement, c’est à la kaléidoscopique de Genève. troisième lecture d’ «Une âme claire » de Carlos Cet ouvrage est conçu comme une promenade Fuentes, que j’ai saisi la nature exacte de la rela - littéraire qui va de quartier en quartier, de lieu en tion entre le frère et la sœur. De même, dans la lieu. Parfois, c’est la reprise d’un thème qui guide nouvelle de García Márquez, le bouleversement la succession des textes. Celle-ci n’est donc pas de cœur de Lázara à l’égard du président déchu basée sur la chronologie. Car où placer les m’avait échappé au premier abord. mémoires de Casanova ? En le faisant précéder d’un texte d’un autre auteur de la Péninsule, Beppe Sebaste, j’ai créé une association italo - 1 L’Âge d’Homme, , 1963, pp. 7-18. 10 BERTRAND LÉVY

À l’heure où certains affirment, non sans rai- son, que prévaut un certain sentiment de vide, du point de vue social à Genève2, lire les textes de ces écrivains majeurs s’accompagne d’un sentiment de reconnaissance à leur égard.

Bertrand Lévy, Genève, février 2014

2 Le thème du vide pourrait constituer une recherche fertile sur l’image et l’identité de Genève : « Là où dans d’autres villes, l’urbain, en tant que contexte, en tant que ressource, est un facteur fortement présent et très visible, presque pal- pable, dans les réalités sociales qui y prennent forme, à Genève, il finit par être synonyme d’insignifiance, parfois presque de vide. » In : Sandro Cattacin, Florian Kettenacker, « Genève n’existe pas. Pas encore ? Essai sociologique sur les rapports entre l’organisation urbaine, les liens sociaux et l’identité de la ville de Genève », in David Gaillard (éd.), Genève à l’épreuve de la durabilité, Fondation Braillard, Genève, 2011, p. 29. POSTFACE

ourquoi les Voix du Sud ? Dans cette ville ouverte aux quatre vents, le sud a tour à tour bonne et P mauvaise réputation. Envié pour ses qualités rela - tionnelles, ardemment désiré pour sa fameuse chaleur humaine, il est dans le même temps devenu le lieu cardi - nal maudit – comme l’était le nord ou l’est au Moyen Âge – celui d’où proviennent toutes sortes de pro - blèmes : l’immigration incontrôlée, la criminalité, le tra - fic de drogue, la violence… Les statistiques de la police genevoise sont à cet égard édifiantes : l’essentiel de la cri - minalité vient du sud 1 ; c’est à se demander s’il se trouve encore quelque voleur suédois ou luxembourgeois dans la ville… Certes, ce sont là des clichés et une manière de parler à la Paul Morand qui ne fait plus recette dans les milieux intellectuels. Et le rôle de la littérature est d’aller au-delà des clichés. Elle ne doit pas ressasser ce qui est écrit dans les journaux, mais offrir au lecteur une autre perspec - tive, renouveler sa perception du monde. Elle lui tend aussi un miroir déformant de son identité. Un soir, dans un restaurant asiatique des Pâquis, je discutais avec Rosa Regàs de cette fameuse question de l’identité, elle qui avait écrit un cinglant Genève. Portrait de ville par une Méditerranéenne . Le livre avait donné lieu à sa sortie en 230 BERTRAND LEVY POSTFACE 231 français à quelques critiques assassines 2 – ce qui est plu - latine, d’Afrique. Certains se poseront la question : à tôt bon signe – et à quelques réactions violentes de la quoi bon ? À quoi bon remuer ces vieilles questions iden - part de lecteurs mécontents. Je lui posai la question : « Si titaires qui donnent lieu à des discussions éprouvantes vous aviez publié le même genre de livre sur les Espa - dans les familles, à la suite le plus souvent de généralisa - gnols, comment auriez-vous été reçue dans votre pays ?» tions hâtives ? Vaut-il encore la peine d’aller sur les traces «J’aurais été assassinée », me répondit-elle… de points de vue culturels du passé dans notre époque J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de le vérifier : de grand ménage des frontières ? Ne faut-il pas plutôt se dès que l’on soulève le voile de l’identité dans une cité soucier d’intégration, de citoyenneté, de respect mutuel comme Genève, ce n’est plus la ville placide, polie et des uns des autres ? Bien sûr, ce sont là des questions réservée qui vous répond. « C’est que Genève est assise importantes, mais pas exclusives de notre démarche. sur un volcan » me signala un jour un étudiant, très à Que représente Genève pour les auteurs du sud ? propos. C’est pourquoi depuis longtemps, je ne traite C’est une ville parmi d’autres, mais une ville significa - plus de cet épineux sujet dans mes cours, mais juste de tive. Certains y ont vécu des périodes importantes de quelques tracasseries franco-suisses qui tantôt prêtent à leur vie et Genève n’est pas réductible au quantum sourire, tantôt à quelques raidissements. La littérature qu’elle représente sur la carte du globe – « une tête nous permet une approche différente, indirecte, de la d’épingle » m’avait affirmé un géographe nord-améri - question de l’identité. Celle-ci n’est pas le sujet premier cain. Des agglomérations atteignant le million d’habi - de tous les textes qui suivent ; elle est plutôt inscrite en tants sur cette terre, il y en a des centaines aujourd’hui, filigrane des points de vue littéraires. La période de et bien plus grandes que Genève. Mais qui connaît mondialisation accélérée que l’on connaît depuis dix Misore, au Karnata (Inde) ou les deux cents villes chi - quinze ans rend-elle cette question superflue ? Au noises qui dépassent cette taille ? Pas les Chinois eux- contraire, dans le grand mélange que nous connaissons, mêmes, mais tous, ils ont entendu parler de Genève et où les pistes identitaires se brouillent de plus en plus, la de la Suisse, qui reconnut précocement la République littérature fait surgir des traces et parfois, comme chez Populaire de Chine, en 1950 (alors que la France atten - Borges, des archétypes qui éclairent l’esprit d’une ville, dit jusqu’en 1964). Genève, sans se montrer nombriliste, dans une perspective globale, et non plus seulement a suscité une grande littérature, locale et étrangère, locale ou régionale. grâce à son rôle de carrefour intellectuel, diplomatique Le travail que nous avions initié avec le point de vue et commercial, étape quasi obligée du voyage en Suisse, français sur Genève dans Le Voyage à Genève. Une géogra - en Italie ou en Europe. La plupart des auteurs étrangers phie littéraire 3, trouve ici un prolongement. Identités non que nous présentons ici ont un fort lien avec la Genève pas étudiées sous un angle collectif, comme le ferait une des Organisations Internationales : Carlos Fuentes a enquête de science sociale, mais sous l’angle individuel, effectué une partie de ses études aux Hautes Études expressif et vécu. Ce n’est donc plus une Genève consi - Internationales et travailla pour la Mission du Mexique dérée par une culture qui nous est proche et familière, auprès des Nations Unies ; Pierre Gascar œuvrait pour le la culture française, qui apparaît, mais une Genève Bureau de l’alimentation lié à la FAO ; Rosa Regàs a été entrevue de plus loin, d’Italie, d’Espagne, d’Amérique traductrice pour l’Office des Nations Unies ; Gabriel 232 BERTRAND LEVY POSTFACE 233

García Márquez, en 1955, a suivi en tant que journaliste du lieu tout à fait original. La somme de ses écrits sur la conférence de Genève entre les « quatre Grands » et Genève est présentée pour la première fois dans ce fut par la suite invité par la Déclaration de Berne ; quant volume. Elle permet au lecteur de réaliser à quel point à Fama Diagne Sène, auteure sénégalaise, elle a connu l’auteur argentin avait saisi l’esprit des lieux et des gens bien des représentants africains à l’ONU – dont elle de cette ville, dans une démarche issue de l’expérience, brosse un portrait au vitriol – même si son texte est une de la réflexion et de la contemplation. fiction, comme elle me l’a assuré. On pourrait ajouter : Deux autres géants de la littérature latino-américaine, , Albert Cohen, José Angel Valente et tant Gabriel García Márquez , né en Colombie en 1927 et d’autres. Il existe d’ailleurs une Société des écrivains des Carlos Fuentes (1928-2012), d’obédience politique bien Nations Unies, fondée à Genève par Alfred de Zayas, et différente de celle de Borges, ont aussi écrit chacun une j’entendis personnellement Georges Haldas, invité au nouvelle se déroulant à Genève. Quand on demandait à Palais des Nations à la fin des années 1980, un soir, dans Borges ce qu’il pensait du Prix Nobel décerné à García une salle de conférence où chaque participant avait Márquez (il a toujours été refusé à Borges), il répondait devant lui une carafe d’eau métallique ainsi qu’un malicieusement : c’est qu’il le méritait lui… La nouvelle impeccable sous-main, un décor tout à fait incongru de García Márquez, « Bon voyage, Monsieur le Prési - pour l’habitué des cafés de Plainpalais. dent », se déroule dans le milieu des émigrés latino-amé - On pourrait entreprendre une analyse politique des ricains, caribéens pour être précis. Elle raconte le voyage textes qui suivent, mais tel n’est pas notre dessein ici. La thérapeutique d’un président déchu vivant en exil à La question que nous posons est d’ordre géographique et Martinique, et qui revient à Genève pour se faire soi - culturel : qu’est-ce que les Voix du Sud nous disent de gner. Étrange parallèle de cette nouvelle parue en 1979 cette ville, et pourquoi ce choix ? C’est la découverte des avec le destin de Borges et sa nouvelle « L’autre », parue écrits de Jorge Luis Borges (1899-1986) sur Genève qui en français en 1978. Les deux fictions sont centrées fut décisive. Chacun sait que Borges choisit Genève pour autour d’une rencontre avec soi : le personnage de y passer les derniers mois de sa vie et pour s’y faire enter - Borges dialogue avec celui qu’il a été pendant ses études rer. La période 1914-1918 de sa jeunesse, quand il fré - à Genève, alors que le vieux président se revoit durant quenta le Collège Calvin, le marqua. Le fait que je ses études de droit dans la cité de Calvin. Tous deux sont fréquentai le même collège et que j’habitais quasiment assis sur un banc, comme si le motif du banc était pri - le même quartier m’inspira une recherche 4. Superposer mordial dans cette remémoration du passé. Bancs ses propres expériences à celles de Borges, près d’un publics que nous retrouverons comme motif central du siècle plus tard, était fascinant, et permettait de mieux livre de Beppe Sebaste, un auteur italien contemporain. cerner la singularité des destins de chacun – en toute Que Genève soit devenue un champ d’émulation lit - modestie bien sûr – dans le périmètre restreint circons - téraire chez les auteurs du sud à partir de l’œuvre de crit par la rue Ferdinand-Hodler, l’Église russe, la cathé - Borges ne fait guère de doute. La ville devient le théâtre drale et le Collège Calvin. Borges, en devenant malvoyan t d’une recherche du double, plus introspective chez à partir des années 1950, va abstraire dans un sens arché - Borges, plus extravertie chez García Márquez. L’autre, typal la Genève de sa jeunesse, et il en émergera un sens qui agit comme un révélateur dans la nouvelle de García 234 BERTRAND LEVY POSTFACE 235

Márquez, est un ambulancier prénommé Homero, origi - sa sœur Claudia restée au Mexique avec qui il entretient naire de la même île que lui, et qui possède des souve - une correspondance nourrie – et qui est la narratrice –, nirs politiques communs. Les préoccupations sociales et ses amours genevoises. L’histoire est triste parce sont très présentes dans cette nouvelle qui relate le qu’elle se termine par un double suicide, celui de Claire contexte politique décadent d’Amérique latine et cerne qui était enceinte de Juan Luis et qui devait l’épouser, et parfaitement les conditions de travail d’Homero, l’am - celui du futur marié. La structure narrative est com - bulancier genevois. La Genève de García Márquez est plexe, mais on plonge dans la nouvelle sans difficulté. Le marquée par la modestie des moyens de vie ; le président thème des amours interrompues et passagères est très est ruiné et Homero vit à la manière des exilés sud- présent chez Carlos Fuentes. Pour sa nouvelle, il s’est ins - américains de la classe laborieuse : modestement mais piré de son expérience vécue, lorsque, après ses études sachant croquer les bons fruits de la vie. Une Genève en relations internationales, il accepta son premier radicalement différente de celle du jeune Borges, qui emploi à la Mission du Mexique et s’installa dans la vie. vivait parmi la bourgeoisie cultivée de la Rive gauche, Toutefois, on aurait tort de dresser un parallèle systéma - aisée mais austère. La nouvelle de García Márquez tique entre l’espace de vie réel de l’auteur et l’espace s’adresse en fait à tous les déracinés de la Rive droite, vécu des personnages romanesques. Dans sa Géographie dans cette ville des « inconnus célèbres », personnages du roman , l’auteur mexicain insiste sur le caractère ima - devenus l’ombre d’eux-mêmes et cherchant réconfort giné du roman. Pour lui, « le réalisme est une prison auprès de gens de même culture. Si le président se rend parce qu’à travers ses grilles, nous ne voyons que ce que sur la Rive gauche, c’est pour s’y faire soigner car s’y nous connaissons déjà 6 ». Le roman ne doit en aucun cas concentrent les cliniques, comme celle du chemin Beau- représenter une mimésis du monde. « Le roman ne Soleil (que les habitués reconnaîtront). Apparaissent montre ni ne démontre le monde, il lui ajoute quelque aussi le Jardin anglais, surnommé le Parc anglais, ainsi chose. Il crée des éléments verbaux qui complètent le que la place du Bourg-de-Four et son parfum enivrant de monde. Et bien qu’il reflète toujours l’esprit du temps, il fleurs de tilleul, à partir de la fin juin. ne se confond pas avec lui »7. Dans « Une âme claire », les Est-ce une nouvelle triste ? Bien sûr, mais elle est révé - lieux apparaissent à travers le témoignage indirect de latrice de milieux sociaux et de destins entrecroisés, Claudia, qui se remémore la vie de son frère à Genève cachés, dans cette ville qui accueille des reflués de par - en compagnie de son amie, Claire : tout. C’est une des fonctions majeures de la littérature «Elle (Claire) vivait dans une pension de la rue que de mettre au jour la part clandestine d’une ville, la Emile-Jung. Son père était ingénieur, veuf et travaillait à ville invisible 5, car le vécu s’efface rapidement dans le Neuchâtel. Claire et toi alliez ensemble à la plage. Vous paysage urbain. preniez le thé à La Clémence . Vous regardiez de vieux La nouvelle « Une âme claire » de Carlos Fuentes, films français au cinéma de la rue Mollard (sic). Vous parue dans Le Chant des aveugles , n’est pas particulière - dîniez le soir au Plat d’Argent et chacun payait son addi - ment gaie non plus. Elle relate une relation triangulaire tion. En semaine, vous fréquentiez la cafétéria du Palais entre Juan Luis, jeune Mexicain qui vient à Genève pour des Nations. Vous preniez parfois le tramway et vous vous prendre son premier poste dans le milieu diplomatique, rendiez en France. Des faits et des noms propres, des 236 BERTRAND LEVY POSTFACE 237 noms, des noms, des noms comme dans un guide : Quai Publiée en 1962, la nouvelle montre une Genève des des Bergues, Grand-Rue, Cave à Bob, gare de Cornavin, années 1950, avec en toile de fond les clivages socio-spa - Auberge de la Mère Royaume , Champelle (sic), boulevard tiaux séparant la Rive droite de la Rive gauche. À noter des Bastions »8. que les saisonniers européens d’alors seront remplacés L’auteur créé une tension narrative entre la Genève plus tard par une population de couleur, selon la loi de des lieux choisis et le drame intime que va vivre le jeune succession des classes dans les quartiers qu’avait for - couple, rendu d’autant plus inimaginable que leur vie mulée les sociologues Park et Burgess de l’École de est fondue dans ce décor géographique marqué par la C hicago 10 . L’auteur créé aussi une opposition entre normalité. C’est le cadre de vie d’une jeune bourgeoisie l’ordre apparent des lieux et le désordre des âmes. Tout émancipée, évoluant à une certaine altitude sociale. le contraire du Mexique où règne un désordre apparent Lorsque Claudia vient à Genève pour récupérer le cer - mais une plus grande stabilité des âmes. C’est précisé - cueil et les dépouilles de son frère, le ton se fait infini - ment à cause de cette voie toute tracée pour un jeune ment plus triste et le paysage se voile d’une vision représentant de la bourgeoisie mexicaine que Juan Luis macabre : choisit de s’exiler à Genève, plus tolérante sur le plan de «Il fait froid. Des montagnes, ce vent glacé passe la liberté des mœurs que le Mexique d’alors. Le texte comme le souffle de la mort sur la ville et le lac. Je relate cet enthousiasme du jeune homme qui trouve à se couvre la moitié de mon visage du revers de mon man - loger « dans le plus beau quartier de Genève, place du teau afin de retenir ma chaleur et bien que l’autobus soit Bourg-de-Four »11 . La chute de la nouvelle n’en n’est que chauffé : il démarre lentement, enveloppé aussi de plus éprouvante. vapeur. Nous sortons de la gare de Cornavin par un tun - Il convient à présent dire un mot sur la manière dont nel et je sais que je ne verrai jamais plus le lac et les j’ai découvert ces textes. Les explorations en biblio - ponts de Genève, puisque l’autobus débouche sur la thèque ou dans les librairies de la ville, ou encore les dis - route et tourne le dos à la gare et continue à s’éloigner cussions à bâtons rompus, ont beaucoup plus compté du lac Léman en direction de l’aéroport. Nous traver - que les recherches sur la Toile. C’est le plus souvent sons la partie laide de la ville, où vivent les travailleurs l’amitié qui est à la source d’une découverte. Ainsi, au saisonniers venus d’Italie, d’Allemagne et de France début des années 1990, un jeune collègue latino-améri - dans ce paradis où pas une seule bombe n’est tombée, cain avec qui je partageais mon bureau et avec qui j’avais où personne n’a été torturé, assassiné ou trahi. L’auto - de longues conversations entrecoupées d’éclats de rire bus même donne cette sensation de propreté méticu - – un comportement que l’on finit par payer à Genève – leuse d’ordre et de bien-être qui t’a tellement envahi dès me présenta Rosa Regàs. Il l’avait connue lors d’une ton arrivée et maintenant que, de la main, j’efface la séance de signature à l’Albatros, librairie espagnole et buée de la vitre et qu’apparaissent ces maisons pauvres, centre culturel latino-américain de la petite rue Lissi - maintenant je pense qu’on ne doit pas y vivre mal après gnol, une rue mythique à cause de son caractère auto - tout. “Le confort de la Suisse à la longue assoupit”, géré, qui est aujourd’hui interdite aux voitures. Cette disais-tu dans une lettre ; nous perdons le sens des rue, qui signale l’existence de la Genève des luttes extrêmes, chez nous évidents et criards »9. urbaines, tisse d’ailleurs ses liens secrets avec la rue de 238 BERTRAND LEVY POSTFACE 239 l’Industrie, qui apparaît dans la nouvelle de García d’une voiture, il démarre aux feux – car il respecte bien Márquez. les feux rouges – et accélère dans un crissement de Rosa Regàs, née à Barcelone en 1933, venait de pneus plus digne d’un circuit automobile de Formule publier en Espagne, dans une collection de guides, Un que d’une cité calviniste. Peut-être dans son imagina - Genève. Portrait de ville par une Méditerranéenne 12 . J’y tion le silence des rues désertes le transporte-t-il dans un retrouvais un point de vue de femme du sud qui expri - monde libre de barrières et d’obstacles, ou confond-il le mait d’une manière sensible ce que j’avais déjà ressenti bruit et la puissance de son véhicule avec ses propres sans pouvoir le formuler. Le sujet revenait souvent avec rêves d’avoir des ailes et de voler. Il devient fou, mais il mes amis italiens : comment un Transalpin ressent-il la ne transgresse pas les lois ; il accélère, mais il ne dépasse «ville-solitude »? C’est dans cette Genève-là que Rosa pas la vitesse permise ; il frôle les autres voitures en les Regàs commença à écrire son premier livre, à l’âge de dépassant, mais ne les touche pas ; il freine d’un coup cinquante-quatre ans. Le froid, la bise, un désert affectif sans dépasser la ligne blanche et enfin il parque dans un ponctué de quelques amitiés, l’éloignement de sa famille endroit permis, faisant en sorte de ne pas bloquer une (elle avait quatre enfants) l’encouragea à écrire. Par la voiture devant ou derrière lui. »13 suite, Rosa Regàs devint l’une des auteures les plus Alors qu’elle revisitait Genève en 1993, Rosa Regàs récompensées de la littérature espagnole (Prix Nadal en me confia que la ville avait bien changé, les règles 1994, Prix Planeta en 2001) et on lui confia les rênes de n’étaient plus si rigoureusement respectées, la rue de la Bibliothèque Nationale d’Espagne, de 2004 à 2007. Carouge était devenue moins ordonnée, et en même Dans son livre subtil et moqueur, admiratif par moments, temps plus sympathique et communicative 14 . C’est donc Rosa Regàs commence par déclarer que Genève est tout la Genève de la fin des années 1970 et du début des et son contraire, et donc qu’il ne faudrait pas généraliser années 1980 que l’auteure d’ Azur nous donne à voir ; les comportements qu’elle relève. Si l’auteure fait du pour cette raison, son livre est un témoignage sur une «Genevois » le portrait type de l’asocial, du renfermé, époque et sur la perception que pouvait en avoir une de l’ermite économe et jaloux, étranger à tout esprit Espagnole. Le lecteur décidera de l’impermanence ou d’aventure et ennemi des fêtes improvisées, elle décèle de la permanence de certains traits. aussi en lui de la générosité, de la curiosité, et des pas - En disant de Georges Haldas (1917-2010) qu’il était sions secrètes. C’est un portrait de femme du sud destiné de mère suisse et de père grec, on touche à vrai dire à un public méridional, plein d’hispaniolades, vif et bien plus qu’à une juxtaposition de nationalités. rieur, qui montre comment on se moque de Genève au- Georges Haldas qui est né à Genève et a passé son delà des Pyrénées. Rosa Regàs procède en deux temps ; enfance jusqu’à neuf ans en Céphalonie, a vécu l’essen - elle portraiture d’abord des Genevois dans leur compor - tiel de sa vie dans la cité de Rousseau. Il a réalisé une tement quotidien puis se pose la question : pourquoi les synthèse entre une culture méditerranéenne, expressive Genevois sont-ils ainsi ? et passionnée, et la tradition genevoise de l’introspec - «La nuit, le Genevois devient fou. S’il conduit une tion. Il est rare en littérature de trouver une telle moto, il se prend pour un Sicilien et s’enhardit à faire alliance entre profondeur et clarté du verbe, car l’auteur des exhibitions sur sa roue arrière ; s’il est au volant savait être en même temps spontané et réfléchi, je veux 240 BERTRAND LEVY POSTFACE 241 dire par là qu’il exprimait spontanément ce qu’il ressen - les travers, réels ou supposés, de certains personnages tait, mais de manière structurée. Alors que j’avais assisté, qu’il dissimulait sous un pseudonyme, mais que chaque dans les années 1980, à sa conférence donnée au cercle lecteur averti reconnaissait. Il était friand d’expressions littéraire de l’ONU, je l’avais trouvé « profondément argotiques, comme « faire un bancson » (un banquet). grec »: l’héritage de deux mille cinq cents ans de parole, Sans user systématiquement de la fonction dénonciatrice d’usage de la rhétorique, de diction aux effets calculés. de la littérature, il savait décocher quelques flèches qui Georges Haldas adorait créer un malentendu avec portaient d’autant plus loin qu’elles étaient rares. C’était son public, pour pouvoir s’expliquer ensuite. Sa parole un grand portraitiste. Pour lui, l’identité d’une ville était d’homme du sud, débordante, outrancière, attendait la avant tout marquée par ses personnages. Il était un écri - réplique. Le plus souvent en vain : (…) « je n’arrive pas à vain de la rencontre, de la relation comme il disait, mais me faire comprendre ; les gens, ici, vous prennent au il savait aussi se montrer critique. Les rencontres, réus - pied de la lettre. Ils ne voient que l’extérieur, pas le sies ou avortées, étaient toujours dépeintes dans un lieu ; fond. Ils ne comprennent pas qu’on puisse dire une c’est pourquoi le lieu prend une dimension existentielle. chose et en penser l’inverse »15 . Ce décalage de l’esprit Il connaissait le poids des mots. Ainsi, il faisait allusion par rapport à la lettre caractérise peut-être le langage de au quartier des Arts et des Banques, situé entre la place l’homme du Midi en regard de celui de l’homme du Neuve et le Rhône, et non au « quartier des Banques », Nord 16 . Pourquoi Georges Haldas m’a-t-il tellement comme on dit couramment 19 . Appellation on ne peut influencé dans les années 1980, alors qu’il écrivait ses plus judicieuse pour qualifier cette proximité entre les chroniques poétiques, comme La Confession d’une graine. édifices consacrés à la musique (Conservatoire, Grand Conquête matinale 17 ? Parce qu’il me faisait accéder à une Théâtre, Victoria Hall), et les banques qui y sont ados - autre relation avec ma ville, d’essence poétique. Grâce à sées. Ennoblir le sens du lieu, c’est aussi ennoblir la rela - lui, j’ai commencé à comprendre et à aimer Genève, ses tion qu’on entretient avec ce lieu. quartiers. Bien qu’il se soit retiré de la cité de Calvin Georges Haldas ne décrivait guère les archi tectures. pour aller vivre ses dernières années sur les hauts de Ce sont plutôt les atmosphères qui le touchaient, « les Lausanne, c’est bien Genève qui est le sujet de ses princi - minutes heureuse » qu’il vivait dans la ville et dans la paux livres écrits jusque dans les années 1990 : campagne proche. Un dimanche d’été en fin d’après- «Tout poète se promène dans sa ville comme à l’inté - midi, j’ai capté son rayonnement, alors qu’il attendait le rieur de lui-même. Il vit avec elle dans une relation tota - bus à Conches, assis sur un banc, à l’abri des feuillages. lement organique. Genève est pour moi cette ville. »18 Ses récits des matchs de football et de tout ce qui se (25 octobre 1978) nouait autour, sont inimitables. Il était souvent du côté Ce n’étaient pas les façades qui l’intéressaient, mais la des perdants. Dans la partie entre le Servette FC et le ville intime, celle qu’il vivait – ou qu’il avait vécue – en First Vienna, – un chef-d’œuvre sur le combat entre la symbiose avec les habitants des quartiers populaires. localité et la globalité – il avait pris le parti des « petits », Dans son rôle de « scribe obscur », il considérait que de ceux qui ne pourraient jamais rivaliser avec les profes - l’écrivain est une sorte d’espion, qui plonge dans la part sionnels de niveau européen, parce qu’ils devaient non dévoilée des villes. Il adorait faire des révélations sur se lever tôt le matin pour travailler avant de jouer au 242 BERTRAND LEVY POSTFACE 243 football. S’il fallait lui trouver un frère de lettres, je dirais Godel fait revivre la page tragique de l’histoire de ses Robert Walser, un écrivain qu’il appréciait beaucoup. compatriotes, quand ils furent persécutés par les Turcs, Mais un Walser du sud, moins déférent, et se mêlant et quand un certain nombre d’orphelins, suite au géno - imprudemment d’affaires qu’il ne maîtrisait pas tou - cide de 1915, se retrouvèrent dans la maison familiale de jours. Dans ses entretiens, accordés à l’âge de nonante La Roseraie. Dans les années 1930, le quartier de l’Hôpi - ans, il se fait plus cassant. On est parfois effaré par ses tal était égayé par les petits métiers qui comblaient les jugements à l’emporte-pièce, son antiaméricanisme pri - facultés perceptives de l’enfant : « odeurs de sciure, de maire. Certains de ses préjugés en mettent plus d’un mal cuir, de limaille, de vinasse, de saumure… »22 . Rare ves - à l’aise, mais peut-on empêcher une voix du sud de s’ex - tige intact, l’école primaire, surmonté de son clocheton primer ? Il en voulait notamment à ceux qui ne l’avaient et bâtie dans le plus pur Heimatstil, « que borde, d’un jamais invité à donner une conférence dans le cadre des côté, l’interminable boulevard de la Cluse, de l’autre, la Rencontres Internationales de Genève, alors qu’il en brève rue des Peupliers »23 . Aujourd’hui, les adolescents assumait le secrétariat, par crainte qu’il ne leur portât qui jouent au ballon dans la « cour asphaltée qu’entoure ombrage 20 . Il ne supportait pas l’injustice vécue. Il n’a une haute grille » sont en majorité d’origine africaine. toutefois jamais été considéré comme un poète maudit, Poursuivons notre pérégrination dans la Genève du il avait son public en Suisse romande, et était fréquem - passé avec les trois auteurs de La Voile latine , Charles- ment invité à la radio ou à la télévision. Le plus souvent Albert Cingria (1883-1954) , Gonzague de Reynold (1880- vers Noël ou Pâques, pour parler de sujets christiques, 1970) et Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947). Jeune socialement inoffensifs. Il a quitté Genève vers la fin de entreprise réunie sous la bannière suggestive de cette sa vie, car il ne se reconnaissait plus dans la ville mondia - voile triangulaire qui équipait les barques du Léman dès lisée, à l’identité introuvable, à la parole trop rare. le XVII e siècle, elle réunissait quelques-uns des meilleurs Nous livrons le chapitre initial de son premier livre esprits lémaniques, qui ont donné naissance à des noms sur Genève, «Gens qui soupirent, quartiers qui meurent » de rue : Henri Spiess, Robert de Traz, Charles-Albert Cin - (1963) 21 , qui remonte le cours du Rhône, entre le quar - gria et son frère Alexandre… Leurs textes sur Genève tier du Seujet et le centre-ville. C’est aussi une remontée sont postérieurs à la revue, qui dura de 1904 à 1911. La du fleuve de la mémoire, dans une ville onirique peu - Voile latine tentait d’inventer une identité romande, à plée de fantasmes qui n’est pas sans rappeler le Saint- l’écart du pouvoir culturel de Paris et du pouvoir écono - Pétersbourg de Gogol, ou le Nadja d’André Breton. mique et politique de la Suisse alémanique. Dans un cer - Dans un canton où la majorité de la population pos - tain sens, ces auteurs ont été des visionnaires, car ils ont sède au moins une nationalité étrangère (étrangers et anticipé à leur manière l’association de Genève à une Suisses à double nationalité réunis), la recherche de future région transfrontalière, l’Eurorégion Alpes-Médi - racines s’effectue souvent dans deux territoires. Le texte terranée qui va du Léman à Marseille, et dont la colonne de Vahé Godel , « Ici (ailleurs) », exprime cette double vertébrale est le Rhône et l’arc Alpin. Cette région, on le appartenance, en l’occurrence, suisse et arménienne. sait, est à cheval sur trois États (la France, l’Italie et la Vahé Godel est le fils de Pierre Godel, latiniste et armé - Suisse), elle compte dix-huit millions d’habitants, mais nologue, qui avait épousé une femme arménienne. Vahé officiellement, les cantons de Genève de et du 244 BERTRAND LEVY POSTFACE 245

Valais n’en font pas partie ; ils n’y sont qu’associés. Ces de l’armée suisse. Il poursuit une carrière de professeur trois auteurs posent la question de l’identité genevoise, d’Université (Genève, Berne, Fribourg), entrecoupée de qui, comme toutes les identités territoriales prises en missions diplomatiques et de voyages en Europe. Il est sandwich entre des entités politiques nationales plus un Paul Morand à l’échelle suisse ; grand styliste, mêmes grandes, cultive sa singularité d’autant plus qu’elle est idées. L’Helvétie constituait son parc. Son admiration menacée 24 . Ce qui fait dire à Gonzague de Reynold en pour l’Empire romain transparaît, et la route était toute 1917 : « Genève ! Romaine, romane, gothique, italienne, tracée pour rencontrer le Duce. Faut-il toujours être française, savoyarde, suisse, elle a pu changer de style : d’accord avec les auteurs que l’on lit ? Bien sûr que non ! elle n’a point changé de race. »25 Dans ses portraits des villes suisses, Gonzague de Qui parlerait encore de « race » aujourd’hui à Reynold restitue une géographie particularisante, une Genève ? Ce serait se déjuger, comme de traiter de tendance de la droite, si l’on connaît l’histoire de la litté - «métèques » ceux qui ont fait la richesse du canton rature et de la géographie. Une autre tendance, c’est (Russes, Balkaniques, Italiens…) au début du XX e siècle. celle d’un Walter Benjamin qui livre une vision plus Ces « métèques » se retrouvaient notamment au Crocodile , équivalente de l’espace, où les frontières sont transcen - brasserie à la mode parisienne située à la rue du Rhône, dées par des flâneries et des passages, tant réels qu’idéels où le jeune Borges avait ses habitudes. Y a-t-il croisé Gon - entre les villes, les quartiers, les rues 29 . Pour de Reynold, zague de Reynold ? Peut-être, car l’établissement brassait au contraire, chaque ville doit être singulière et compo - sans distinction la population genevoise, confédérée et ser une voix originale et inimitable dans le grand étrangère. Y était installé un crocodile vivant, dont le carillon de l’Helvétie. dernier spécimen a terminé tristement ses jours dans C’est en proposant une approche multifocale de l’aquarium du Muséum d’Histoire Naturelle, dans le hall Genève et sa région que l’on parvient à saisir les motifs d’entrée 26 . personnels, les influences artistiques et les partis pris Gonzague de Reynold, né dans une famille aristocra - idéologiques des différents auteurs. La querelle entre tique de Fribourg, a écrit un livre remarquable, Pays et Gonzague de Reynold et Charles-Albert Cingria a failli Cités suisses (1917) 27 , dont le texte sur Genève est extrait. faire un mort : en 1911, alors que La Voile latine fait nau - Le but de cette géographie sensible était de célébrer frage, pour cause de dissensions internes, Cingria insulte l’unité du pays dans sa diversité, unité alors menacée par de Reynold et le provoque en duel – duel qui n’eut heu - la tendance centrifuge des parties alémanique et franco - reusement jamais lieu 30 . Ensuite, Cingria fonde La Voile phone, tentées de prendre parti soit pour l’Allemagne Clémentine , qui ne sort que deux numéros. Dans un duel soit pour la France. Gonzague de Reynold était particu - scriptural soutenu à une trentaine d’années de distance, lièrement à l’aise avec les cultures germanique et latine : Cingria prend systématiquement le contre-pied de la études de Lettres à la Sorbonne puis à Fribourg-en- Genève de Gonzague de Reynold. C’est l’antithèse par - Brisgau, la ville-mère de Fribourg 28 . En 1904, un passage faite de la cité latine, dépeinte par l’intellectuel de Fri - du Gothard le fait glisser progressivement du côté de la bourg. C’est sa face modeste que dévoile Cingria, une latinité. Entre 1914 et 1918, il donne des conférences à Genève à hauteur d’homme, astucieusement restituée travers tout le pays, en tant que conseiller de l’État-major par la forme dialogique – un dialogue imaginaire. Il y a 246 BERTRAND LEVY POSTFACE 247 dans le titre même de « Queue d’Arve », un quartier d’un tram qui effectue son parcours démesuré, soit de mêlant terrain vagues, jardins, baraquements et tavernes, Moillesulaz à Carouge, et presque jamais il n’y a de cam - une volonté de marginalité, qui tranche avec les hauts pagne – se joigne par imperceptibles si bien et d’une lieux officiels distingués par Gonzague de Reynold. pâte d’habitat aussi poignante à un substratum comme Alors que de Reynold met l’accent sur l’ urbs , la ville celui-ci d’un vieux conglomérat glaciaire. Oui, c’est un construite sur la colline par les Gallo-romains, revêtue vieux sale glacier arrêté là et monté à cause d’un cul-de- d’une architecture classique et prestigieuse, Cingria sac – l’angle avec une faible de brèche que fait le Jura et invoque la civitas , la communauté des citoyens, une cer - le Salève –, et invincible d’abord pendant des myriades taine communauté de destin, qu’il fait remonter à quand même y cognait le soleil, qui peu à peu à fondu, l’époque burgonde. Le vagabond libertaire, né à Genève permettant à ces lumières de naître, lumières qui sont en 1879, d’origine dalmate par son père et polonaise par toutes ces maisons, jusqu’à conditionner une écriture sa mère, met en avant le côté social de Genève, le bon - aussi humaine, la première à vrai dire du rassurant heur d’y faire des promenades, son « luxe municipal », monde moderne, que réalise à nos sens à leur droit diffi - ainsi qu’un certain esprit gouailleur. Ce qui l’enchante, cile celle-là de J.-J. Rousseau. »32 c’est l’accent des gosses. Dimension très subtile de l’iden - Texte au style heurté, violent, dissonant. Un texte qui tité urbaine. Les trajets de Gonzague de Reynold et de procède par sauts, qui fait se rejoindre l’histoire géolo - Charles-Albert Cingria se croisent sans jamais se rencon - gique du site et la pensée de Jean-Jacques Rousseau. trer : le premier part de la haute ville pour finir à Colo - Nicolas Bouvier ne se trompait pas en déclarant que Cin - gny, le second part de Moillesulaz pour se terminer place gria était l’un des principaux innovateurs de la langue du Bourg-de-Four, sous le couvre-feu des années 1940. française du XX e siècle : très peu d’auteurs ont eu la har - Pour de Reynold, tout ce qui mérite d’être vu est diesse d’aller si loin dans la liberté prise par rapport à la regroupé autour de l’hôtel de ville et de la cathédrale ; structure classique de la phrase. La grammaire est volon - Cingria, au contraire, se promène dans les lieux popu - tairement déformée et mise au service de l’image née laires, sur la plaine de Plainpalais, à Carouge, dans le d’une connaissance et d’une perception. Ainsi que l’af - tram qui vient de Moillesulaz, dans le Mandement. Cha - firme Maryke de Courten 33 , Cingria vise à traduire la sen - cun a son modèle culturel propre : la culture classique et sation éprouvée devant le spectacle du monde. Il relie académique chez de Reynold, une conception errante de une phénoménologie de l’espace à une sémiologie, la vie chez Cingria. C’est pourquoi ce dernier plaît tant à démarches souvent considérées comme antithétiques. La Kenneth White et à Nicolas Bouvier 31 . C’est aussi une citation démarre par une sensation quotidienne de conception essentialiste et héroïque de la culture qui l’existence, puis son écriture marque quelques signes domine chez Gonzague de Reynold, alors que Cingria est fondamentaux de l’histoire de la Terre – la période gla - plus phénoménologue et géopoéticien. Les premières ciaire, la fonte de la glace, l’installation des hommes, lignes de « Queue d’Arve » ressemblent à une improvisa - leurs maisons, les lumières. On voit naître la région tion de jazz au piano – art dans lequel Cingria excellait : comme dans un dessin animé. Cette écriture de la Terre «Il y a peu de sites au monde où la vie qui est bonne aurait inspiré celle de Jean-Jacques Rousseau. Parallèle petite vie – cela se contemple dans le tremblotement hardi mais profondément juste. 248 BERTRAND LEVY POSTFACE 249

Entre l’Europe des civilisés et celle des barbares, Le chapitre « Genève » de Charles Ferdinand Ramuz , Cingria a choisi. On devine qu’il aura beaucoup de mal extrait d’un essai sur la Suisse romande (1955), a été à se faire éditer. À la fin de sa vie, Cingria était devenu écrit vers 1934 38 ; c’est un texte magistral qui démonte le un vagabond à la limite de la clochardise, raconte Nico - mécanisme du système territorial de Genève au cours de las Bouvier : il s’amenait aux cocktails muni d’une l’Histoire. Si l’identité d’une ville correspond pour les grande poche intérieure, où il fourrait tout ce qui lui auteurs précédents à la somme de son être et de son tombait sous la main… paraître, elle est pour Ramuz la manière dont cet orga - Revenons à Gonzague de Reynold ; il ne faut pas sous- nisme satisfait à ses besoins sur le territoire. Dans cette estimer sa sensibilité poétique : logique priment les activités économiques, activités qui «(…) le charme, tout en nuances de Genève a besoin ont des racines historiques, politiques, religieuses. D’une d’un air un peu âpre, d’une lumière tempérée d’un peu certaine manière, la base réflexive de Ramuz est plus d’ombre. Ce charme ne se révèle qu’à des âmes sen - large, mais la dimension vécue y est moindre, l’auteur sibles, à des esprits délicats et cultivés. Il faut, pour le optant pour une approche plus intellectuelle. On sait sentir, aimer une certaine civilisation. »34 que Ramuz n’aimait guère Genève, hormis les bords du Il décrit parfaitement l’atmosphère de la Haute Ville : Rhône. Son texte éclaire les paradoxes de l’identité «une simplicité un peu froide, une harmonie un peu genevoise, ses déséquilibres aussi. monotone, une élégance discrète »35 . Dans la veine des Dans le débat Nord-Sud, Ramuz accroche Genève impressionnistes, il dépeint l’atmosphère bleutée du clairement au nord, car « Genève (…) est essentielle - paysage , et le « lac frissonnant doucement, tout pailleté de ment une ville du Jura, bien que placée dans un paysage lueurs blanches »36 . Il faut savoir entrer dans les villes, dit qui n’est plus tout à fait jurassien »39 . Le lien avec l’horlo - le poète, et son entrée dans cette cité née de l’onde se fait gerie jurassienne, le goût pour la netteté et la précision, par le lac : « Arriver à Genève par le lac, c’est se trouver en sont l’un des soubassements du caractère genevois. face d’un tableau classique. »37 En somme, explique-t-il, Ramuz s’ingénie à contrebalancer la vision exclusive - Genève est la seule ville de Suisse qui peut se prévaloir ment latine de Gonzague de Reynold, en lui attribuant d’un héritage classique, français, savoyard et piémontais, des qualités qui sont plutôt celles des pays protestants : et il ne faudrait pas la faire basculer du côté alémanique. méticulosité, éthique bancaire et sens de l’économie. Sa Pour lui, l’identité d’une ville se reflète dans son paysage, diatribe contre la Société des Nations est sévère mais ses styles architecturaux et le caractère de ses habitants. Il s’explique par le contexte : l’impuissance de la SDN pen - rappelle le débat qui nourrissait les passions à l’époque : dant les années 1930 à combattre le fascisme en Europe ; faut-il construire selon le modèle alémanique et alpestre, là aussi, le texte de Ramuz est visionnaire. Il ne fait dans un style néo-médiéval, ou faut-il poursuivre la tradi - pas confiance à cet organisme « enkysté dans ses habi - tion classique ? De Reynold fait basculer Genève et son lac tudes bureaucratiques »40 pour prévenir le deuxième dans la latinité, parce qu’il est un homme du nord doté conflit mondial. L’Histoire lui donnera hélas raison. d’une imagination méditerranéenne. Cingria regardait C’est pourquoi la SDN sera démantelée et remplacée dès plus vers le nord et l’est (la Russie), quand bien même il 1946 par l’Organisation des Nations Unies. Il est frap - était aussi très érudit en matière de culture latine. pant de constater combien le texte de Ramuz, qui fait 250 BERTRAND LEVY POSTFACE 251 contrepoint à l’Esprit de Genève de Robert de Traz (1929) 41 , civilisation genevoise, qui ne va pas sans le « goût de la sera adopté en sourdine plusieurs décennies plus tard par modération, de la possession étroite, ce culte de la quoti - les cénacles genevois qui ont intériorisé ses critiques. dienneté, qui vise à l’assagissement du monde, jusque Associer les Organisations Internationales à la vie de dans ses proportions, et qui a conduit les habitants de la Cité en multipliant les occasions de contact entre Genève à domestiquer l’anse lacustre déjà dénommée, les populations locale et internationale, mieux intégrer de manière significative, le “petit lac”, au moyen de ce Genève à sa région, par la création en 2012 du « Grand jet d’eau destiné, en bornant leur regard, à conjurer un Genève », enfin, débarrasser Genève de son état d’esprit horizon trop lointain et trop vaste »46 . bureaucratique, est un programme toujours actuel. Dans cette analogie entre paysage et valeurs morales, Né à Paris en 1916 et mort à Lons-le-Saunier en 1997, Pierre Gascar s’inspire de Robert de Traz, qui opposait Pierre Gascar obtint le Prix Goncourt en 1953 pour Le l’esprit de Genève à l’esprit genevois. Le premier illustre Temps des morts et Les Bêtes 42 . Il n’est pas un auteur du l’horizon vaste et ouvert, et le second, le repli sur soi. Au sud, mais nous l’avons choisi pour deux raisons : centre de ce paysage, il y a le jet d’eau, qui, pour Pierre d’abord, son essai sur Genève paru en 1984 43 est un livre Gascar, ne représente pas seulement un symbole de la brillant et profond, et ensuite, nous donnons à lire son société des loisirs, mais se double d’une dimension premier chapitre, « L’Assagissement du monde », où il mythico-religieuse : c’est « la colonne unique d’un vaste raconte ce que lui inspire la cité du bord du lac de temple transparent »47 . La métaphore est brillante, elle retour du Tiers-monde. Cette perception cardinale est illustre le rapport entre nature et religion dans une cité renforcée par la présence d’un Africain qui converse née des ondes ; en celte, gen signifie « sortie » et ev avec lui. «rivière »; la « sortie de rivière » se situe là où le Rhône Vue d’avion, la rade ressemble à un paysage minia - sort du lac. C’est l’étymologie de Genève (il y a en a ture, à une pièce d’eau soigneusement aménagée, un lac d’autres) reprise par Alexandre Dumas, qui ajoute : «assagi ». Roland Barthes, dans « La Tour Eiffel »44 , expri - «César, dans ses Commentaires , latinisa la barbare, et fit de mait déjà le privilège de se trouver sur un point de vue Gen-ev Genava. »48 panoramique et surplombant ; l’observateur y fait de la Pierre Gascar érige Genève au rang de symbole de sémiologie sans le savoir. Il cherche les repères princi - ville du nord, riche en eau et prospère, impeccablement paux du paysage (phase de dénotation), puis il les inter - tenue. Le passager africain qu’il transporte de la zone prète (phase de connotation). Ces repères, ce sont les des Organisations internationales vers la ville en lon - rives, le jet d’eau et l’extrémité du lac emboîté dans la geant les quais renchérit : « On mangerait un morceau ville. L’auteur nous démontre qu’une interprétation de de pain ramassé par terre. »49 À partir de là, le sentiment paysage n’est jamais purement spatiale ; elle est aussi qu’inspire Genève au narrateur prend un sens progressi - temporelle, reliée à ce que l’on vient de vivre. Provenant vement topophobe : de contrées sauvages, souvent misérables, l’auteur «À mesure que je prenais conscience de ce que la regarde la rade comme « un aimable asservissement du supposition de l’Africain avait d’incongru et d’inconve - paysage à l’art de la carte postale souvenir et à l’ordre nant, formulée en ce lieu, je voyais devant moi, dans la bourgeois »45 . Cet aménagement de l’espace symbolise la perspective, l’avenue accuser sa netteté d’une façon 252 BERTRAND LEVY POSTFACE 253 presque hallucinante, les dalles luisantes des trottoirs, spécifique des quais de la Rive droite, les fameuses l’asphalte immaculé de la chaussée et jusqu’à la terre vasques à fleurs ont disparu, et l’été, c’est une foule très finement ratissée des vasques de fleurs – pour ne pas bigarrée qui prend possession des lieux. Quant à la pro - parler des fleurs elles-mêmes, immarcescibles, apparem - preté, elle a cessé d’y être superlative depuis les années ment – se charger d’une force répulsive qui, semblable à 1990 51 . celle qu’on observe dans certains phénomènes magné - Une autre critique me paraît plus essentielle : Genève tiques, les gardait de toute atteinte, de toute souillure, et et son urbanisme semblent avoir gommé son histoire, interdisait l’intrusion de tout corps étranger dans l’empreinte du temps, ou, comme le dit excellemment l’idéale image de voirie urbaine dont elles étaient les élé - David Lowenthal, « le passage du temps sur le pay - ments. sage »52 . Il y a une uniformité voulue des constructions À partir de là, la ville s’enfermait dans une espèce de par des lois qui nivellent leur hauteur et restreignent les neutralité, d’asepsie, se resserrait sur ses vertus internes, décorations de façades. Pierre Gascar écrit très juste - ses défenses immunitaires, ce qui entraînait une réduc - ment : « Ce n’est pas une architecture, c’est une morale, tion de ses horizons, une limitation de son domaine, en une philosophie. »53 La philosophie du nivellement, de même temps que le renforcement de cet ancestral esprit l’uniformité, de l’égalitarisme des constructions et des de bourgeoisie, de cette intimité genevoise qui, depuis esprits, qui aboutit à une forme de monotonie visuelle, toujours et alors même qu’elle était devenue un impor - en dépit du prestige de certaines constructions. Une ville tant centre cosmopolite, la défendaient contre toute aux très beaux parcs mais assez impersonnelle. Cette cri - réelle pénétration. »50 tique-là nous semble toujours actuelle, bien que les quais En somme, une victoire de l’esprit genevois sur l’es - de la Rive droite soient peuplés d’édifices remarquables prit de Genève. Ce qu’il faut ajouter est que Pierre Gas - à la hauteur des Bains des Pâquis. car est un ancien journaliste engagé à gauche et souvent, Comment un Africain qui a vécu trente ans à Genève les auteurs français de gauche égratignent Genève, et et qui va prendre sa retraite passe-t-il sa dernière journée n’hésitent pas à répercuter ce qui apparaît comme des dans la « capitale romande »? Tel est le motif de la nou - clichés pour les autochtones : la ville de l’argent, des éva - velle de Fama Diagne Sène , née en 1969, à Thiès, au dés fiscaux, des profiteurs… Au contraire, les auteurs de Sénégal, et qui a vécu plusieurs années à Genève. Certes, droite ont tendance à l’encenser, car Genève représente l’histoire est inventée, mais on y reconnaît les fruits pour eux des valeurs d’ordre, de stabilité et de sécurité. d’une longue expérience de l’exil. Parue dans L’Europe, Cette image en miroir est sujette à des évolutions assez vues d’Afrique , un recueil collectif préfacé par Jean- rapides et imprévues. Christophe Rufin 54 , cette nouvelle en dit long sur les sen - Les caractéristiques identitaires que Pierre Gascar timents d’un Africain vis-à-vis de Genève, de l’Europe, et attribue à Genève – l’ordre, la propreté jusqu’à l’asepsie, du système des Nations Unies. La nouvelle commence au la prospérité matérielle en même temps que l’austérité, parc des Bastions, où le vieil homme se promène avec une absence d’interpénétration entre la Genève interna - nostalgie, sachant qu’il va bientôt quitter sa fille Nafissa - tionale et la Genève autochtone – sont-elles encore d’ac - tou, qui restera dans la ville où elle a passé brillamment tualité ? Plus guère, je pense. Si l’on prend l’exemple sa licence. Nous sommes plongés dans un milieu 254 BERTRAND LEVY POSTFACE 255 d’Africains cultivés et qui, pourtant, semblent souffrir solide culture littéraire. Il cite des écrivains marcheurs tels d’une certaine xénophobie, xénophobie qui n’est pas Jean-Jacques Rousseau, Robert Walser, Walter Benjamin l’apanage de Genève, mais qui est européenne. C’est ou W.E. Sebald, mais la prose qui se rapproche le plus de aussi l’histoire douloureuse d’un déracinement, car la sienne, c’est celle d’Enrique Vila-Matas. Abdou Cissé, le père de Nafissatou, en quittant définiti - Le texte est clairement autobiographique. Beppe vement le Vieux-Continent, y laisse aussi ses enfants. Sebaste raconte un retour sur ses lieux de jeunesse à D’autre part, il craint de ne pouvoir se réadapter aux Genève, où il a accompli un séjour de recherche après mœurs africaines, plus marquées par le poids de la tradi - ses études et où il a rencontré celle qui deviendra sa tion. C’est donc aussi à une Afrique vue d’Europe que le femme 58 . Il est en compagnie de son fils, né de cette texte renvoie, et cette perception-là nous est précieuse. union, qui l’emmène sur ses lieux de prédilection. Au Nous ne dévoilerons pas ici le contenu du discours début, Genève et les Rues Basses en particulier sont d’adieu d’Abdou Cissé à l’ONU, qui montre l’institution dépeintes comme un Eldorado, fait assez courant chez internationale vue de l’intérieur et sa dimension humaine, les auteurs italiens et espagnols, puis les choses se gâtent. si rarement évoquée. C’est aussi l’une des premières Ce que j’ai particulièrement apprécié, c’est que l’auteur œuvres qui montre la Genève multiculturelle (nous se laisse guider par un jeune initiateur ; il ne suit pas ses sommes en 2003) du « quartier des Pâquis, si grouillant propres penchants qui l’auraient conduit sur les bancs de monde joyeux comme dans les villages d’Afrique »55 . des parcs connus de la ville (parc Bertrand, Jardin L’auteure, qui a étudié une spécialisation de bibliothé - Anglais, Bastions…). C’est assis sur un banc central, au caire à Genève après avoir été institutrice en Afrique, milieu de la foule solitaire, qu’il se livre aux observations s’est approprié mentalement la ville. Il s’agit donc d’une les plus fines. Très souvent, les amateurs de bancs sont perception d’immigrés relativement bien intégrés et agoraphobes ou le deviennent, et là, nous avons un rous - qui ressentent une grande difficulté à quitter leur ville seauiste assis au « dans l’œil du cyclone de la rue la plus d’adoption. passante de la ville » (page 187). C’est un libraire italien de la rue de la Terrassière qui L’auteur n’est pas un naïf ; après avoir dit son plaisir m’indiqua le livre récent de Beppe Sebaste , Panchine d’être à nouveau assis sur un banc, Beppe Sebaste appré - (Bancs) 56 . Je connaissais l’admirable essai de Pierre Sansot hende l’un des problèmes récents de la ville : consacré au sujet 57 , mais un récit d’imagination écrit à «(…) je me suis retrouvé assis sur un banc face au lac, partir de bancs publics est une idée très séduisante. zone centrale. Le soir précédent, j’avais laissé mon fils dans Qu’est-ce qui nous passe par la tête quand nous sommes un taxi, dans ce même quartier désormais vidé de ses assis sur un banc ? Démarche qui nous fait entrevoir un habitants, que des magasins fermés, des bureaux, des paysage urbain à partir d’un lieu fixe et qui favorise la immeubles de verre et d’acier. Lui avait peur à cette heure, réflexion et la rêverie. Il n’est pas étonnant que le livre de parce que le centre est parcouru par des bandes qui pro - Beppe Sebaste s’ouvre sur Genève, une cité de bancs qui mettent la violence. La périphérie, dans son sens le plus vous place face à vous-même. Né à Parme en 1959, l’au - terrible, se trouve au cœur de la cité – voilà un autre teur n’est pas un inconnu en Italie : il écrit pour L’Unità et domaine dans lequel Genève a eu de l’avance. » (page 192) La Repubblica , mais il est avant tout un poète, doté d’une Texte hélas annonciateur. 256 BERTRAND LEVY POSTFACE 257

Casanova mont Blanc) qui est la plus éminente de toutes les Alpes. »62 Un autre Transalpin, Casanova, a connu des aven - On peut toujours admirer ce panorama en se ren - tures sentimentales – le mot convient-il ? – dans la ville. dant un peu plus haut, au parc Tremblay. Suit le dia - Casanova vient à Genève pour rencontrer l’auteur de logue avec Voltaire qui est un régal pour l’esprit, une Candide – ouvrage qui vient de paraître chez Gabriel Cra - joute oratoire et érudite sur la poésie de la Renaissance mer, à Genève, en 1759 59 . Il désire aussi faire le bilan précoce, un sujet sur lequel le Vénitien semble imbat - avec son banquier, et, en passant, assouvir ses instincts. table. Certes, Casanova, à l’image de nombreux mémo - Par rapport aux écrits qui précèdent, le texte de rialistes, tourne à son avantage ce qu’il lui advient, mais Casanova révèle une Genève en gros plan, ce qui ne la rencontre avec Voltaire a bien eu lieu 63 . l’empêche pas aussi d’avoir une certaine vision géogra - Casanova est alors à la tête d’une fortune considé - phique. Toutefois, ce qui caractérise sa littérature, c’est rable, qu’il confie entièrement à son banquier genevois bien la dimension érotique, un genre alors interdit à Tronchin. Fabricant des lettres de change à l’envi et Genève, que plusieurs écrivains du sud vont cultiver 60 . accumulant des dettes sans souci de les honorer 64 , il loge Né à Venise en 1725, Casanova est un jeune homme au confortable hôtel des Balances. C’est là que vient le de trente-cinq ans lorsqu’il accomplit son voyage en chercher plus tard un syndic épicurien qui le conduit Suisse pendant l’été 1760, suite à une nouvelle décep - «dans une maison à main droite dans la rue voisine qui tion sentimentale. Il est accueilli par Albrecht de Haller va en montant »65 . Le chevalier de Seingalt (prononcer avec qui il a en commun une détestestation de Rousseau. Saint-Gall), qui désire préserver son anonymat pour des Il cherche d’abord à se renseigner sur Voltaire, et raisons évidentes, séduira « trois demoiselles dont deux séjourne à cette fin à Lausanne où a habité le philo - étaient sœurs faites pour l’amour, malgré qu’on ne pou - sophe. Voltaire paraît plus grand de loin que de près, lui vait pas les appeler des beautés »66 . Suit la description de glisse-t-on. Des Lausannoises qui ont joué ses pièces de scènes érotiques ; au lecteur de juger s’il s’agit ou non théâtre le qualifient de personnage insolent, brutal et d’écriture pornographique. En tout cas, Casanova sait insupportable 61 . Cela ne décourage pas le chevalier de éviter toute grossièreté. Dostoïevski, qui tenait Casanova Seingalt. La visite à Voltaire constituera le point culmi - pour l’une des personnalités les plus remarquables de nant de son voyage à Genève, et mérite d’être détaillée. son siècle, considérait son évasion hors de la prison des Voltaire habite à ce moment-là dans la maison des Plombs à Venise comme « l’illustration de la suprématie Délices – aujourd’hui transformée en Musée Voltaire, et de la volonté de l’homme sur les obstacles les plus insur - entourée d’un jardin de poche à la française. À montables »67 . Aujourd’hui, le chevalier de Seingalt l’époque, la vue sur le sud était dégagée : serait probablement recherché par toutes les polices, on « (…) il (Voltaire) me prit avec lui, et il me mena ne le laisserait plus courir à travers l’Europe, il serait dans son jardin dont il me dit d’avoir été le créateur. La accusé d’escroquerie, de faux dans les titres, de détour - grande allée aboutissant à une eau courante, il me dit nement de mineure… Comme tous les filous d’auberge, que c’était le Rhône qu’il envoyait en France. Il me fit il ne séjournait pas très longtemps dans chaque ville. admirer la belle vue de Genève et la Dent Blanche (le 258 BERTRAND LEVY POSTFACE 259

Thèmes cardinaux de Calvin, il y a aussi une volonté de la littérature du sud de ne pas céder aux préjugés que l’homme du nord En faisant le tour des auteurs du sud ou qui relient entretient vis-à-vis d’elle : parfois, au contact de Genève, Genève au sud – la liste des auteurs n’est évidemment les auteurs du sud deviennent plus sages, plus réfléchis, pas exhaustive –, il convient de distinguer des thèmes et abandonnent les stéréotypes dont ils se sentent peut- universels de la littérature, tels la recherche de l’amour, être trop facilement affublés. Genève attire-t-elle les plus de l’amitié, le besoin de définir ou de saisir l’identité nordistes d’entre eux ? Autre possibilité dont Borges d’une ville, le surgissement de l’inattendu, du mythe, ou serait le plus illustre exemple. encore, le sujet du dédoublement. Sur ces thèmes géné - Quant aux lieux décrits, ce ne sont pas tant les lieux raux, la littérature du sud ne procède pas différemment eux-mêmes qui sont originaux mais la manière dont ils de celle des autres points cardinaux. Il y a certes des leit - sont abordés. Tantôt de manière extrêmement réfléchie motivs qui ressortent, comme le goût pour la rencontre et argumentée (comme chez Gonzague de Reynold ou ou de la relation, le côté émotif des personnages, le sens Pierre Gascar), tantôt évoqués comme chez Borges, tan - de l’anecdote, le besoin d’attachement et d’affection tôt énumérés comme pour rappeler une atmosphère ou dans une ville réputée froide, ou encore, l’humour qui une époque (chez Carlos Fuentes). Ces endroits appar - vire facilement à la moquerie. Les auteurs, qui compo - tiennent le plus souvent à la vie quotidienne – comme sent des voix diverses, à l’aide de leur narrateur ou des une blanchisserie chez Rosa Regàs –, mais ils peuvent personnages qu’ils créent, traversent toute la gamme des aussi constituer des hauts lieux, dont la Vieille Ville four - sentiments humains éprouvés à l’égard d’une ville. Ainsi mille, ou un périmètre célèbre comme celui de la Rade. voit-on défiler une Genève tour à tour admirée et mythi - Finalement, les écrivains et leurs personnages font un fiée (Borges), raillée (Rosa Regàs), une ville de l’amitié usage des lieux qui n’est pas si différent de celui du (Borges, Garcia Marquez) ou une Genève indifférente, public. Ce qui frappe aussi, c’est la mobilité des person - voire mortifère (Carlos Fuentes). Chez Borges, Genève nages ou des narrateurs à travers l’espace. Les trajets s’ef - se présente successivement sous plusieurs faces : ville fectuent tantôt à pied, tantôt en bus, en tram ou en propice au bonheur, mais aussi ville qui lui inspire la voiture 71 . À travers ces trajets s’affine la perception du nostalgie de Buenos Aires, ville à laquelle il doit d’avoir paysage. Le site géographique de Genève offre des découvert « l’amour, l’amitié, l’humiliation et la tenta - motifs de dépaysement qui facilitent le changement de tion du suicide »68 au temps de l’adolescence. Même regard, source d’images renouvelées de la réalité. C’est mouvement descendant chez Carlos Fuentes, Pierre Gas - une tendance très nette chez les écrivains latino-améri - car ou Beppe Sebaste : un sentiment enthousiaste qui se cains et chez Beppe Sebaste, qui opèrent un véritable mue en désillusion. Comme si la ville ne tenait pas ses voyage intérieur au sein du paysage urbain, en se proje - promesses. Cet aller et retour entre topophilie et topo - tant dans des lieux donnés, lieux bien connus des phobie, qui est une des questions récurrentes en géo - autochtones, et transcrits d’une manière inédite par les graphie humaniste, n’est bien sûr pas spécifique à écrivains, parce qu’ils sont le siège d’un événement, Genève 69 ; on la retrouve entre autres dans la littérature d’une action, d’une réflexion, d’une méditation. de Saint-Pétersbourg 70 . Toutefois, pour revenir à la Cité Dans ces conditions d’observation privilégiées, de 260 BERTRAND LEVY POSTFACE 261 nouveaux symboles urbains apparaissent, comme les une autre époque mais qui hélas peuvent refaire surface cloches et les fontaines chez Borges, ou les bancs chez en cas de crispation des frontières. Autre expérience Sebaste, éléments certes modestes mais très significatifs transfrontalière : Daniele del Giudicce, dans Atlas Occi - d’une ville comme Genève. En faisant jouer son intelli - dental 74 , décrit d’une manière saisissante l’anneau sou - gence sensible, l’écrivain découvre des qualités inédites terrain du CERN à cheval sur la frontière franco-suisse. d’une ville. Dans une cité où les images-guides sont si Le même auteur détaille aussi les feux d’artifice des connues et si prisées, la littérature travaille sur des espaces Fêtes de Genève, un des rares moments où les specta - interstitiels, dans des failles qui s’ouvrent par la grâce de teurs convergent de toute la région. l’imagination et du rêve. C’est ainsi qu’émerge une ville La deuxième approche méthodologique consiste à poétique, plus étrange qu’étrangère, parfois mystérieuse. approcher le texte comme le recueil d’une « expérience humaine du monde »75 , donc d’en déceler l’épaisseur Questions de méthode existentielle 76 . Les nouvelles que nous présentons ici, mais aussi des récits ou des romans comme Le Livre de Dans leur manière d’aborder le texte littéraire, les ma mère ou Belle du Seigneur d’Albert Cohen, pourraient géographes ont privilégié trois approches 72 : première - être interprétés selon ces deux perspectives, documen - ment, questionner le texte littéraire à des fins documen - taires et existentielles. En quoi un espace vécu dans la lit - taires, c’est-à-dire, rechercher au sein du texte des térature reflète-t-il les aspirations d’un auteur, est un renseignements ou des indices qui permettent de mieux domaine qu’a approfondi la géographie humaniste 77 . documenter l’espace de la ville, son histoire. C’est l’ap - Derrière un texte se cache un auteur, avec ses doutes, ses proche qui favorise le réalisme topographique ou histo - espoirs, ses exaltations, et les marques de son existence rique et qui permet d’aller à la rencontre du réel sous la se projettent, d’une manière ou d’une autre, dans son plume de l’auteur. On s’intéressera par exemple à écriture. Ce n’est évidemment pas l’avis des structura - l’usage de la toponymie : quels sont les lieux qui ressor - listes pour qui le texte doit être analysé pour lui-même. tent, sont-ils ortho graphiés correctement ou volontaire - Enfin, une troisième approche : le texte littéraire se voit ment déformés – comme parfois chez Borges ? On attribuer un rôle de souffleur. Le dialogue que le cher - pourra ainsi dresser une cartographie littéraire des lieux cheur noue avec l’espace littéraire, spécifiquement l’es - décrits dans la ville 73 , étudier les itinéraires des person - pace romanesque, permet d’entrer dans des dimensions nages. Dans ce registre, Carlos Fuentes nous apprend que « seul le roman peut découvrir » (Kundera, cité par qu’il existait un tram reliant Genève à la France voisine Brosseau, 1996 : 98) 78 . J’aime assez cette expression de (il existait en fait plusieurs lignes à l’époque, qui toutes souffleur ; Pierre Gascar, dans son essai sur Genève, ont disparu). Cette problématique devient plus intéres - «souffle » au lecteur des comportements, des expé - sante lorsqu’on associe les lieux à des événements. Par riences possibles de l’espace. L’auteur souffle aussi des exemple, dans le livre de Rosa Regàs, deux types de mots, il agit comme un révélateur. Ainsi, l’expression de populations franchissent la douane : celle qui possède Gonzague de Reynold, entrer dans la rade comme dans comme un laisser-passer, et celle qu’on fouille. Elle un tableau classique, je me la remémore quand j’aborde raconte des fouilles rocambolesques qui appartiennent à Genève par les quais de la Rive droite 79 . 262 BERTRAND LEVY POSTFACE 263

Y a-t-il des lieux qui échappent à la curiosité des écri - qui n’aime pas qu’on l’entraîne à la promenade. Genève vains du sud ? On peut dégager des tendances. La pré - a le Rhône, Carouge a l’Arve, une rivière grise, l’amante sence très faible de la France voisine, du canton de sauvage qui s’unit au mâle assagi en un lieu que les Alle - Vaud, de la périphérie et de la campagne genevoises, le mands eussent appelé le Venusberg et que les Genevois, manque de liaison entre ces territoires, montre que le fils d’horlogers et de mathématiciens ont paré de ce Grand Genève n’existe pas sur le plan littéraire. Certes, nom précis : la Jonction. (…) » (Henri Tanner, Les Pèle - le choix de l’écrivain de représenter tel ou tel espace a sa rins du Soleil , 1939) 80 . part d’aléatoire, mais une régularité pointe chez les écri - Ainsi, Carouge se pare des attributs du sud, et vains du sud : c’est leur intérêt primordial porté pour le nombre d’écrivains locaux jouent astucieusement de ce centre-ville ou les quartiers proches du centre, pour la contraste. C’est un jeu d’oppositions qu’une recherche Vieille Ville et les Rues Basses, pour la Rade et les bords par polarités pourrait illustrer, à la manière prudente et du Rhône, ou encore, les Pâquis, la Servette, Saint-Jean, non mécanique d’un Jean Weisgerber 81 . Toutefois, si l’on Plainpalais, La Cluse ou Champel, bref des quartiers à dépasse l’échelle locale, le côté méridional de Carouge dominante urbaine où l’Histoire a laissé sa marque. Les semble échapper aux auteurs du sud que nous avons méridionaux aiment l’urbanité et il y a certainement un choisis. Peut-être est-ce un hasard, peut-être aussi cer - fond de culture gréco-romaine qui les incite à se rendre taines nuances locales échappent-elles au regard étran - sur les agoras de la cité pour en capter l’identité quintes - ger. Pour les Latins, Carouge est associée à la ville du sentielle. Seul Cingria, qui fréquente les marges et les nord qu’est Genève. Un jour, j’ai donné une conférence friches, échappe à cette tendance. À l’intérieur de cette à Cagliari devant un parterre d’universitaires et j’ai parlé ville, les auteurs ne dédaignent pas les espaces du vide, de la petite ville sarde. Personne ne connaissait son his - voire les non-lieux. Le fait que la ville ne soit pas surden - toire dans la capitale de la Sardaigne… sifiée comme certaines villes du sud, qu’elle possède de Une question d’actualité est celle du Grand Genève. nombreux espaces verts, des lieux de contemplation, C’est une création récente qui regroupe aujourd’hui plaît à ces auteurs. Les urbanistes d’aujourd’hui pour - près d’un million d’habitants, chevauchant les fron - raient en tirer leçon. tières des cantons de Genève et de Vaud ainsi que des Carouge est la grande absente du recueil, sauf chez départements français de Haute-Savoie et de l’Ain. Cingria, qui en fait la capitale symbolique de la région, Cette entité administrative est soupçonnée de manquer mais au temps des Burgondes ! Cela tient à l’échelle d’âme. Il lui manque une dimension littéraire. Il existe d’observation. On sait que Carouge a engendré une probablement des traces, des témoignages qui rendent riche littérature locale, qui représente souvent la petite compte d’un vécu régional transfrontalier à différentes ville sarde en contrepoint à la cité de Calvin. L’Arve, qui époques 82 , mais sur ce point, la littérature n’a pas été sépare les deux villes, joue ainsi le rôle de ligne de par - particulièrement visionnaire ; elle n’a pas anticipé le tage nord-sud : bouleversement géopolitique qui touche la région «– Carouge est au sud de Genève, Carouge a vu les depuis le début des années 2000, avec l’ouverture des Savoyards et les Espagnols. Elle a été sarde. Elle donne la frontières entre la Suisse et l’Europe. Un champ est main à Genève, sa seconde mère, à la façon d’un gosse ouvert, et pourquoi ne pas lancer un prix littéraire qui 264 BERTRAND LEVY POSTFACE 265 récompenserait des œuvres rendant compte de ce défonctionnalisait 84 . Une des causes est aussi le manque changement ? de continuum spatial dans la façon de voyager et d’écrire Le Grand Genève n’apparaît pas comme un sujet cen - aujourd’hui. Nos contemporains privilégient les points tral chez nos auteurs, car cette accélération de l’Histoire terminaux (Genève en est un), contrairement aux voya - est postérieure à leurs écrits, et ils cultivent une fascina - geurs romantiques qui traversaient le Jura, les terres tion pour la Suisse (ou la France). Borges va jusqu’à com - vaudoises, Genève, la Haute Savoie avant d’atteindre poser un poème, « Les conjurés », célébrant l’origine Chamonix, Annecy, Aix-les-Bains, Chambéry ou Turin. Cet mythique de la Confédération 83 . Ce qui plaît à Borges, art du voyage lent et de la notation progressive dans l’es - c’est non seulement la culture cosmopolite de Genève, pace, seul un marcheur ou un cycliste pourrait l’exprimer mais c’est aussi son côté helvétique, « les ruelles monta - aujourd’hui. Dans son magnifique texte sur Lausanne, gnardes » de la Vieille Ville, son charme alpestre avec le Jean-Bernard Racine parcourt l’identité de la région léma - bruissement des fontaines, le son des cloches sur la col - nique, la puissance évocatrice de sa topographie. Citant line de Saint-Pierre, la place du Bourg-de-Four qui pour - Vie sauvage de Philip Rohr, il conclut, ironique : rait être la place d’un bourg de montagne. Il ne « Dernier mot, ou dernier invariant dans ce qui recherche ni les bruits ni les fureurs de la métropole que devient aujourd’hui la « métropole lémanique »: « À la Genève n’est pas (encore)… Autre exemple dans la nou - radio, un bulletin d’information routière annonçait un velle de Carlos Fuentes : lorsque le couple amoureux part bouchon sur l’autoroute entre Nyon et Genève. »85 à la montagne, il ne se rend ni à Chamonix ni à Megève, Il reste donc des pages blanches à écrire dans cette des stations déjà prisées dans les années 1950, mais à région, et du vide peut surgir l’inattendu. Nul doute que Wengen, dans l’Oberland bernois, à l’intérieur de la demain, des écrits du sud, de l’est ou d’ailleurs placeront Suisse. Que Genève représente d’abord la porte d’entrée Genève au centre de leur topographie mentale. Ils de la Suisse aux yeux de ces auteurs, les Genevois ont par - apporteront leur pierre au patrimoine inestimable de la fois tendance à l’oublier. Seul Gonzague de Reynold, qui littérature 86 . vient de l’intérieur de la Suisse, admire l’influence fran - Pour clore ce point de méthode, soulignons qu’il est çaise qui a marqué l’architecture genevoise classique. Il parfois vain d’adresser des questions de type utilitariste à comparera le paysage du coteau de Cologny à celui de la littérature. Si celle-ci n’évoque guère les problèmes l’Île de France (pour la douceur des lignes). C’est un politiques contemporains ou les urgences pratiques des effet de contraste connu : les écrivains, tout comme les habitants, c’est que la littérature travaille d’abord dans le voyageurs, vont à la recherche de ce qu’ils n’ont pas. champ symbolique et qu’elle pose d’autres questions, Le lien sentimental qui unissait Genève et sa région tout aussi importantes. Ces questions concernent la base semblait paradoxalement plus fort dans la littérature du culturelle de la cité, l’évolution de sa mentalité, de son passé, chez un Horace-Bénédict de Saussure et d’autres esprit, et surtout, aspirations existentielles. écrivains genevois, français, anglais, allemands… pour qui Genève est inséparable du Salève, du Môle et du mont Blanc, sans parler de la rive française du lac. Ce lien s’est étiolé au fur et à mesure que la frontière se 266 BERTRAND LEVY POSTFACE 267

NOTES du Nord ou l’influence du climat , L’Aire, Lausanne, 1992 (1824). 1 Selon les statistiques du Code pénal (nombre de prévenus 17 G. Haldas, La Confession d’une graine . II, Conquête matinale, par nationalité), on trouve parmi les vingt nationalités étran - L’Âge d’Homme, Lausanne, 1986. gères qui comprennent le plus grand nombre de prévenus 18 G. Haldas, L’invisible au quotidien , op. cit . p. 388. exclusivement des nations du sud (Sud de l’Europe, Afrique 19 Le toponyme officiel de ce sous-secteur est « Hollande ». du Nord, Afrique, Amérique du Sud…), à l’exception de la 20 G. Haldas, L’invisible au quotidien , op. cit . pp. 98-99. France, qui est un cas à part, du fait de sa frontière avec 21 Georges Haldas, Gens qui soupirent, quartiers qui meurent , La Genève. Source : Statistique policière de la criminalité, Rapport Baconnière, Neuchâtel, 1963. annuel SPC 2011 , Données cantonales genevoises, p. 20. 22 Vahé Godel, « Ici (ailleurs) », in Fragment d’une Chronique . 2 Cf. Roland Godel, « Au secours, on assassine ma ville », Tri - Genève-Paris-Arménie, Metropolis, Genève, p. 16. bune de Genève , 30.5.1997 et P.-L. Ch., « Genève de Rosa 23 Ibid. Regàs », L’Hebdo , Livres passion, 1997. 24 C’est le raisonnement de G. Pudlowski à propos de 3 B. Lévy (dir.), Le Voyage à Genève . Une géographie littéraire, l’Alsace-Lorraine, cité in : Margot Kœnig, travail de sémi - Metropolis, Genève, 3 e éd. 2001 (1 e éd. 1994). naire sur Le Goût de Strasbourg , (Mercure de France, Paris, 4 B. Lévy, « Borges à Genève : entre mythe et réalité », Le Globe , 2006), Institut européen, Université de Genève, 2012. t. 150, 2010, pp. 7-31. 25 Gonzague de Reynold, « Genève ». Cités et pays suisses , L’Âge 5 Cf. le livre remarquable édité par Aurélie Choné, Villes invi - d’Homme, Lausanne, 1982, pp. 40-47 [1917]. sibles et écritures de la modernité , Orizons, Paris, 2012. 26 Renseignement qui m’a été aimablement donné par 6 Carlos Fuentes, Géographie du roman , Gallimard, Paris, 1997, M. Jean-Pierre Huber, Genève. traduit de l’espagnol par C. Zins, p. 19. 27 Cf. note 25. 7 Ibid . 28 Jean-René Bory, Bernadette von der Weid, Pierre Mamie, 8 Carlos Fuentes, « Une âme claire », in Le Chant des aveugles . Gonzague de Reynold, 1880-1970 , Fondation pour l’Histoire Nouvelles, traduit de l’espagnol par J.- C. Andro, préface des Suisses à l’Étranger, Penthes, Delachaux et Niestlé, Neu - d’Octavio Paz, Gallimard, Paris, 1968, p. 175. châtel, 1983. 9 Ibid . p. 164. 29 Discussion autour de la conférence de Jérôme David, « Dans 10 In Y. Grafmeyer, I. Joseph (éd .) (1994), L’École de Chicago : le dos de Benjamin : une histoire plurielle de la flânerie », naissance de l’écologie urbaine , Aubier, Paris, 1994. Colloque Ville et littérature. Image et expérience des métropoles , 11 C. Fuentes, « Une âme claire », op. cit . p. 170. Université de Genève, 16 mars 2012. Voir aussi, Daniel Hier - 12 Rosa Regàs, Genève. Portrait de ville par une Méditerranéenne , naux, « Walter Benjamin y los pasajes de Paris : el abordage trad. de l’espagnol par V. Bonvin et M. Stroun, Metropolis, metodologico », Economia, Sociedad y Territorio , v. II, n. 6, 1999, Genève, 1996 (« Ginebra », Destino, Barcelone, 1988). pp. 277-293. 13 Ibid . p. 119. 30 Cf. Pierre-Olivier Walzer, Le sabordage de « La Voile latine », 14 Genève est devenue « plus ouverte, plus variée, plus animée Vies de Charles-Albert Cingria, L’Âge d’Homme, Lausanne, et bien plus attrayante, ayant perdu pour toujours cet air de 1993, pp. 47-65. réduit moral de haute montagne peuplé de gens impec - 31 Cf. Kenneth White, « Charles-Albert Cingria : L’esprit erra - cables et de mauvaise humeur » (Rosa Regàs, « Ginebra tique », Les Affinités extrêmes , Albin Michel, Paris, 2009, pp. 1993 », El Mundo , sd, fin 1993), cit. in Rafael Matos, « Une 159-186. Nicolas Bouvier, Charles-Albert Cingria en roue libre , vision inattendue de Genève : Rosa Regàs », Le Globe , t. 134, édition établie et présentée par , Zoé, 1994, pp. 47-54. Carouge-Genève, 2005. 15 Georges Haldas, L’invisible au quotidien. Entretiens avec Pierre 32 Charles-Albert Cingria, « Queue-d’Arve », Œuvres complètes , Smolik , L’Âge d’Homme, Lausanne, 2012, p. 133. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1987, T. 7, p. 122 [1942]. 16 Cf. Charles-Victor de Bonstetten, L’Homme du Midi et l’Homme 33 Maryke de Courten, « Charles-Albert Cingria », in Roger 268 BERTRAND LEVY POSTFACE 269

Francillon (dir.), Histoire de la littérature en Suisse romande , t. II, 56 Beppe Sebaste, « Mi piace sedermi qui » et « Blow up », in Payot, Lausanne, Payot, 1997, pp. 449-471 (en ligne sur le Panchine. Come uscire dal mondo senza uscirne, Laterza, site de L’Association des amis de C.-A. Cingria). Rome, Bari, 2008, pp. 3-5 ; 15-18. 34 Gonzague de Reynold, « Genève », op. cit . p. 40. 57 Pierre Sansot, Jardins publics , Payot, Paris, 2003. 35 Ibid . 58 Il s’agit de Cathy Josefowitz, chorégraphe et peintre. Source : 36 Ibid. site internet de Beppe Sebaste. 37 Ibid . p. 41. 59 Cf. Bernard Gagnebin, « L’édition originale de Candide », 38 C. F. Ramuz, Ch. 3 de « La région du Léman », in La Suisse Bull. du bibliophile , 1952, pp. 169-181. romande , édité par les sociétés coopératives Migros romandes, 60 Nous pouvons citer à l’époque contemporaine, dans un tout Lausanne, 1955, pp. 85-97. autre contexte, Onze minutes de Paulo Coelho (Anne Car - 39 Ibid. p. 88. rière, 2003) ou La Fille des Louganis de Metin Arditi (Actes 40 Ibid . p. 92. Sud, 2007). 41 Robert de Traz, L’Esprit de Genève , Grasset, Paris, 1929. 61 Casanova, Histoire de ma vie , éd. F. Lacassin, Robert Laffont, 42 Ouvrages parus aux éditions Gallimard, 1953. coll. Bouquins, Paris, 1993, t. 2, pp. 390-391. 43 Pierre Gascar, Genève , Champ Vallon, Seyssel, 1984. 62 Ibid . p. 410. 44 Roland Barthes, « La Tour Eiffel », 1964, OC , Seuil, Paris, t. 2, 63 Cf. Georges Haldenwang, Casanova à Genève ou le chevalier du pp. 531-564. plaisir dans la ville de Calvin , M. D’Hartoy, Paris, 1937. 45 Pierre Gascar, Genève , op. cit . p. 12. 64 Cf. Maxime Rovere , Casanova , Folio Biographies, Gallimard, 46 Ibid . p. 12. Paris, 2011, p. 157. 47 Ibid. p. 105. 65 D’après Haldenwang, L’Hôtel des Balances (ou de la 48 Alexandre Dumas, « Impressions de voyage en Suisse du Balance) était situé Place Bel-Air, à l’emplacement du 2, rue mont Blanc à Berne » (1832), rééd. In B. Lévy, Le Voyage à du Rhône aujourd’hui. Genève , op. cit , p. 90. En fait, Jules César, dans le paragraphe 7 66 Ibid . p. 66. du Livre 1 de Commentarii de bello Gallico , utilise le toponyme 67 F. Dostoïveski, Préface à la publication de « Emprisonnement et de Genava et non de Geneva, présent dans certaines éditions. évasion miraculeuse de Jacques Casanova des prisons vénitiennes 49 Pierre Gascar, Genève , op. cit . p. 16. (les Plombs) «Journal Le Temps », 1861. 50 Ibid . pp. 16-17. 68 Borges, « Genève », Atlas , Gallimard, Paris, p. 33. 51 «Genève est perçue par les touristes comme une ville plutôt 69 La topophilie est un concept psycho-géographique inventé agréable, aux édifices bien entretenus – quoiqu’une dégra - par le géographe humaniste Yi-Fu Tuan. Il signifie l’attache - dation soit perceptible dans la propreté des rues » notions- ment et l’amour du lieu. (Cf. Yi-Fu Tuan, Topophilia , Prentice- nous in : Bertrand Lévy, Rafael Matos, Sven Raffestin, Le Hall, Englewood Cliffs, 1974). La topophobie implique au Tourisme à Genève . Une géographie humaine , Metropolis, contraire une désaffection, voire une crainte du lieu. (Cf. Yi- Genève, 2002, p. 403 (Basé sur un rapport FNS des mêmes Fu Tuan, Landscape of Fear , Pantheon Books, New York, 1983). auteurs, 1997-1998). 70 Cf. Pauline Peretz, « Genèse d’une capitale littéraire », in 52 Lowenthal, David, Passage du temps sur le paysage , traduit de Lorraine de Meaux (éd.), Saint Pétersbourg . Histoire, prome - l’anglais par Marianne Enckell, Infolioéditions, CH-Gollion, nades, anthologie et dictionnaire, R. Laffont, Coll. Bou - 2008. quins, Paris, 2003, pp. 349-372. 53 Pierre Gascar, Genève , op. cit , p. 24. 71 Sur la problématique contemporaine des déplacements dans 54 Fama Diagne Sène, « L’Heure des adieux », in Ouvrage col - la ville, on lira la revue Urbanisme , 359, mars-avril 2008, « Dos - lectif, préfacé par Jean-Christophe Rufin, L’Europe, vues sier : marcher ». Avec des contributions de Jean-François d’Afrique. Nouvelles , Le Cavalier bleu éditions (France) / Le Augoyard, Sonia Lavadinho, Bengt Kayser, Jacques Lévy, Figuier (Mali), 2004, pp. 155-165. Georges Amar et Véronique Michaud, Marie-José Wiedmer- 55 Ibid . p. 159. Dozio, Thierry Paquot, Yves Winkin… 270 BERTRAND LEVY POSTFACE 271

72 Cf. Laurent Matthey, « Quand la forme témoigne. Réflexion 2013). L’auteur y dévoile la face obscure de la métropolisa - autour du statut du texte littéraire en géographie », Cahiers tion, côté suisse essentiellement. À lire aussi les deux de géographie du Québec , v. 52, no 147, déc. 2008, pp. 401-417. ouvrages de Rémi Mogenet : Écrivains en Pays de Savoie, de Numéro consacré à « Géographie et littérature » (dir. Mario l’Antiquité à nos jours , Cité 4, 2012, et La littérature du Duché de Bédard et Christiane Lahaie). Savoie , anthologie (1032-1860), éd. Pyrémonde, 2013. 73 Cf. Franco Moretti, Atlas du roman européen (1800-1900), 83 Comme toute construction mythique, elle peut être remise Seuil, Paris, 2000, et : Sylvain Briens, « Topographies litté - en cause par certains historiens contemporains : Cf. l’inter - raires de la modernité. Copenhague, Oslo (Kristiania) et view de Charles Heimberg par Cécile Denayrouse à l’occa - Stockholm lus par August Strindberg, Herman Bang et Knut sion de la célébration du 1 er août, La Tribune de Genève , Hamsun », Le Globe , no 152, 2012, pp. 7-22. Numéro consacré 27-28.7.2013, p. 18. à « Ville et littérature ». 84 Cf. Claude Raffestin, « Eléments pour une théorie de la fron - 74 Daniele Del Giudice, Atlas occidental , trad. de l’italien par tière », Diogène , 1986, vol. 34, no. 134, pp. 3-21. Un auteur J.-P. Manganaro, Seuil, Paris, 1987. Nous n’avons pas inclus contemporain qui est bien conscient de la réalité régionale de partie de ce livre, car c’est un roman. transfrontalière, c’est Michel Butor, qui introduit ainsi son 75 Jean-Louis Tissier, « Géographie et littérature », in A. Bailly et texte consacré au Salève : « Il est en France, mais il tient al. (dir.), Encyclopédie de géographie , Economica, Paris, 1995, Genève sous son ombre (…) ». In Michel Butor, Genève dans pp. 213-237. son changement , éditions, Notari, Genève, 2008, p. 41. 76 Laurent Matthey, « Quand la forme témoigne (…) », op. cit . 85 Philip Rohr, La vie sauvage , Arléa, 2003, cité par Jean- p. 401. Bernard Racine, « Lausanne entre les lignes… Exploration 76 Cf. Bertrand Lévy, Géographie humaniste et littérature : l’espace d’une géographie littéraire », in B. Lévy & C. Raffestin (dir.), existentiel dans la vie et l’œuvre de Hermann Hesse (1877-1962) , Voyage en ville d’Europe , Géographies et littérature, Metropo - Le Concept moderne, Genève, 1989 (thèse de doctorat). lis, Genève, 2004, p. 124. 78 Marc Brosseau, Des romans-géographes , L’Harmattan, Paris, 86 Je n’ai pas encore trouvé d’écrits arabes, indiens, chinois… 1996. sur Genève. Dans son foisonnant Guide des balades cyclolitté - 79 Une quatrième approche est celle de la géopoétique, inau - raires. À vélo sur les traces des écrivains, 21 circuits dans les villes gurée par Kenneth White et des auteurs tels Rachel Bouvet, romandes (Favre, 2013), Sita Pottacheruva (et Stéphanie Georges Amar, Alexandre Gillet… Schulz, photographe) nous présentent notamment un itiné - 80 Cité par Marianne Perrenoud, « Carouge dans la littéra - raire sur les littératures indiennes à travers Genève. Les liens ture », in Jean-Daniel Candaux (dir.), avec la collaboration entre lieux et littérature y sont délibérément indirects. d’Isabelle Dumaret, Dictionnaire carougeois , t. II. Lettres, Presse et Métiers du livre à Carouge, Ville de Carouge, 1997, p. 33. D’autres notices composées par Luc Weibel éclairent l’esprit des écrivains carougeois. 81 Cf. Jean Weisgerber, L’Espace romanesque , L’Âge d’Homme, Lausanne, 1990 (1 ère éd. 1978). 82 Un petit ouvrage franco-suisse a paru en 1996, intitulé Le voyage singulier . Regards d’écrivains sur le patrimoine. Genève / Rhône-Alpes, éditions Paroles d’Aube, Vénissieux et Zoé, Carouge-Genève. Il est frappant de constater que chacun des auteurs choisis regarde de son côté ; il n’y a prati - quement pas de passages de la frontière. Sur le Grand Genève, on lira l’essai remarquable, car justement senti, de Charles Beer, Ce que cache le Grand Genève (Favre, Lausanne, TABLE DES SOURCES 273

Gabriel García Márquez , « Bon voyage, monsieur le prési - dent », Douze contes vagabonds , traduit de l’espagnol (Colombie) par Annie Morvan, Grasset, Paris, 1993, pp. 13-37 [1979].

Pierre Gascar , « L’assagissement du monde », Genève , Champ Vallon, Seyssel, 1984, pp. 11-21.

TABLE DES SOURCES Vahé Godel , « Ici (ailleurs) », Fragments d’une Chro nique . Genève-Paris-Arménie, Metropolis, Genève, 2001, pp. 15-19.

Jorge Luis Borges , Livre de préfaces , suivi de Essai d’autobio - Georges Haldas , « Les hauteurs de Saint-Jean », Gens qui graphie , Gallimard, 1980, traduit de l’anglais par Michel soupirent, quartiers qui meurent , L’Age d’Homme, Lausanne, Seymour Tripier, Paris, 1980, pp. 281-287 [1970]. 1963, pp. 7-18.

Jorge Luis Borges , « L’autre », Le livre de sable , traduit de C. F. Ramuz , Ch. 3 de « La région du Léman », in La Suisse l’espagnol par Françoise Rosset, Gallimard, Paris, 1978, romande , édité par les sociétés coopératives Migros pp. 7-19 romandes, copyright by Madame Olivieri-Ramuz, Lau - sanne, 1955, pp. 85-97. Jorge Luis Borges , « Genève », « Les fontaines » et « La jonction », in Atlas , Gallimard, Paris, 1984, pp. 33-34, 65, Rosa Regàs, «Comment vivent les Genevois », Genève. Portrait 73. de ville par une Méditerranéenne, traduit de l’espagnol par Michèle Stroun-Finger et Véronique Bonvin, Metropolis, Jorge Luis Borges , « Élégie » et « Abramowicz », in Les Genève, 1997, pp. 43-70. Conjurés , précédé de Le Chiffre , traduit de l’espagnol par Claude Esteban, Gallimard, Paris, 1988 [1985]. Gonzague de Reynold , « Genève ». Cités et pays suisses , L’ Âge d’Homme, Lausanne, 1982, pp. 40-47 [1917]. Jacques Casanova de Seingalt, Histoire de ma vie , édition intégrale (Brockhaus) vol. 6, ch. X pp. 299-335, Club fran - Beppe Sebaste , « Mi piace sedermi qui » et « Blow up », in çais du livre, 1966 [1789-1798]. Panchine. Come uscire dal mondo senza uscirne, Laterza, Rome, Bari, 2008, pp. 3-5, 15-18. (Texte traduit de l’italien Charles-Albert Cingria , « Queue-d’Arve », Œuvres com plètes , par Etienne Barilier.) L’Âge d’Homme, Lausanne, 1987, T : 7, pp. 122- 126 [1942]. Fama Diagne Sène , « L’Heure des adieux », in L’Europe, vues d’Afrique , ouvrage collectif, préfacé par Jean- Carlos Fuentes , « Une âme claire », Chant des aveugles , tra - Christophe Rufin, Le Cavalier bleu éditions (France) / Le duit de l’espagnol par Jean-Claude Andro, Gallimard, Figuier (Mali), 2004, pp. 155-165. Paris, 1968, pp. 162-187.