Une confrontation du discours missionnaire et philosophique : L’interprétation de l’image de la Chine par Montesquieu et Voltaire, 1721-1776

Mémoire

MARIE-HÉLÈNE JANVIER

Maîtrise en histoire Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Marie-Hélène Janvier, 2014

RÉSUMÉ

La du XVIIIe rencontre plusieurs problèmes d’ordre religieux et politique qui ne manquent pas d’agiter la pensée critique des philosophes. Armés de leur plume, ces derniers engagent un combat contre l’intolérance religieuse et l’absolutisme à travers leurs œuvres. Étudiant différents régimes, les philosophes cherchent un modèle qui pourrait satisfaire une France en panne de ses institutions. Parmi les modèles éphémères qui leur parviennent, celui de la Chine, transmis de l’autre bout du monde par les missionnaires jésuites, éveille leur esprit et leur intérêt. Cet empire lointain est dépeint comme une terre de tolérance religieuse dirigée par un empereur bon et clément envers ses sujets. Un combat s’engage alors entre les sinophiles et les sinophobes, soit les admirateurs et les détracteurs de la référence chinoise. Parmi ces philosophes, deux figures de proue du Siècle éclairé s’affrontent, Voltaire et Montesquieu. Alors que Voltaire admire l’image de la Chine et l’utilise à plusieurs reprises pour critiquer la France, Montesquieu se montre plutôt sceptique avec les propos des jésuites et expose que cet empire ne doit pas être un modèle. Même si ces deux philosophes ont en main le même bassin de sources, leur interprétation et leur utilisation en sont complètement différentes. Entre despotisme et monarchie éclairée, entre athéisme, idolâtrie et déisme, la description de la Chine par le prisme missionnaire, puis philosophique, fait l’objet de plusieurs débats littéraires dans les milieux savants. Ceci ne manque pas d’éveiller la vieille querelle des rites chinois qui entraîne les jésuites à leur perte en même temps que le modèle chinois vers la fin du Siècle des Lumières.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ...... iii

TABLE DES MATIÈRES ...... v

REMERCIEMENTS ...... vii

INTRODUCTION ...... 1 Historiographie ...... 3 Cadre conceptuel et problématique ...... 10 Corpus de sources et méthodologie ...... 13 Plan du mémoire ...... 18

Chapitre 1 : La Chine, modèle d’un exotisme oriental et objet de polémique sur la scène savante ...... 21 I. Les missionnaires jésuites et l’image de la Chine : le bouleversement des idées modernes ...... 21 a) La naissance d’une mission chinoise : pour une nouvelle image de l’Empire Céleste ...... 21 b) La Chine dévoilée bouleverse : entre polémiques et querelles ...... 27 II- Montesquieu et Voltaire : philosophes de leur temps ...... 32 a) La Chine : objet de débats politiques et religieux en France ...... 34 b) La philosophie des Lumières et la vie littéraire française ...... 35 c) Montesquieu : son premier contact avec la Chine et le développement de ses idées ...... 37 d) Voltaire : son premier contact avec la Chine et la formation de ses idées ...... 44

Chapitre 2 : La Chine et les visages multiples du despotisme ...... 51 I - Montesquieu : le despotisme de L’Esprit des Lois confronté au cas de la Chine ...... 51 a) Le despotisme de Montesquieu ...... 51 b) Le despotisme oriental confronté au gouvernement chinois : un usage des écrits jésuites ...... 54 II-Voltaire : la construction d’un despote éclairé au visage chinois ...... 69 a) L’idéal politique de Voltaire ...... 70 b) Pour un gouvernement chinois modèle ou pour la réfutation du despotisme de Montesquieu ...... 71

Chapitre 3 : la Chine, entre idolâtrie, athéisme et déisme ...... 87 I- La complexité de la religion chinoise rendue au public européen ...... 87 a) De la découverte du pluralisme religieux dans l’Empire du Milieu ...... 87 II- Montesquieu et les religions chinoises : un scepticisme envers le pluralisme religieux ...... 90 a) Le paradoxe d’un empire despotique et tolérant envers les religions ...... 92 b) Pour régler une autre polémique religieuse : les Chinois sont-ils « idolâtres » ? ...... 103 III-Voltaire et la religion chinoise : un modèle de déisme et de tolérance ...... 107 a) Le déisme confucéen de Voltaire : une réfutation de l’athéisme et de l’idolâtrie de la Chine ...... 107 b) La querelle des rites : une leçon de tolérance ...... 117

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Conclusion : la Chine, entre objet de lecture, arme philosophique et modèle critiqué ...... 125

Bibliographie ...... 131

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REMERCIEMENTS L’histoire est souvent une discipline incomprise. Les questionnements des personnes rencontrées sur le bien-fondé de réaliser une maîtrise dans ce domaine sont multiples. Trop souvent, l’étudiant ne répondra pas avec fierté qu’il réalise son mémoire en histoire, puisqu’il connaît la réaction d’autrui qui s’en suivra. Pourtant, construire une question de recherche, amasser les sources primaires et secondaires disponibles, trier et analyser la montagne d’informations et enfin, rédiger une centaine de pages sans ignorer l’ultime défi de la synthèse ne peuvent qu’être admirables. L’acquisition de diverses compétences par le candidat à la maîtrise en histoire tout au long de son parcours est non négligeable et mérite très certainement d’être prise en considération. C’est pour cette raison que je suis fière aujourd’hui de présenter ce mémoire achevé malgré les remises en question et les embûches sur mon chemin.

Je dois la remise de ce mémoire à plusieurs personnes qui m’ont supportée et guidée dans ce grand défi que sont les études supérieures. D’abord, je tiens à remercier chaleureusement mon directeur de recherche, Monsieur Shenwen Li, qui m’a transmis la passion de la Chine lors du stage de langue et de culture chinoises à l’Institut des sciences et des technologies de Yueyang. Je lui dois également plusieurs publications et conférences, dont celle effectuée à l’Institut Normale du Hunan. Je désire aussi remercier Monsieur Laurent Turcot, professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières, qui m’a ouvert au merveilleux monde du XVIIIe siècle en m’offrant ses lumières précieuses sur la conduite de ma recherche. Je n’oublie très certainement pas d’offrir mes remerciements les plus sincères au Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) pour leur support lors de plusieurs activités, comme la tenue de la première Semaine étudiante du CÉLAT au mois de mars 2012.

Je tiens plus particulièrement à remercier mes parents, Lise Côté et André Janvier, sans qui ce mémoire n’aurait pu atterrir entre vos mains. Je leur dois ma réussite et la personne que je suis aujourd’hui. Je remercie également mes amis et collègues, Frédérick Desbiens, Pierre-Luc Dufour-Bergeron et Samuel Fleury avec qui j’ai des souvenirs mémorables. Je remercie Alexandre Richard et Antoine Veillette pour leur support et leur lecture rigoureuse de mon mémoire. Enfin, j’écris un grand merci à toutes les personnes qui m’ont soutenue de près ou de loin dans cette aventure.

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INTRODUCTION

« Le meilleur remède à tous les maux dont souffrait le royaume, serait de lui inoculer quelque chose de l’esprit chinois 1 », voilà ce qu’Henri Léonard Jean Baptiste Bertin, ministre des Finances sous Louis XV, conçoit de cette terre lointaine qu’est la Chine redécouverte grâce aux écrits divulgués par les missionnaires dès le XVIIe siècle2. Ces hommes de foi, qui détiennent le monopole des écrits sur l’Empire Céleste, contribuent grandement à la connaissance du monde chinois, mais également à la création d’un modèle politique et religieux sur la scène savante3. Leurs témoignages élogieux qui esquissent le tableau d’une Chine alors romanesque éveillent l’esprit des érudits et attirent le regard émerveillé des hommes renseignés de l’époque. Un engouement certain se développe alors autour de cet empire mythique. L’Europe entière est touchée par la vague d’informations qui leur provient du bout du monde, espace alors méconnu. Or, à la lumière de l’abondance des écrits philosophiques publiés sur cet espace exotique, c’est manifestement la France qui est la plus influencée, ou du moins, la plus marquée par l’image transmise par les missionnaires.

Les informations sur la Chine arrivent en France dans une période de grands bouleversements. Le règne de Louis XIV qui se termine en 1715 laisse les érudits français avec un arrière-goût bien amer, puisque sans nécessairement remettre en question la monarchie absolue, on s’interroge maintenant sur la manière de gérer l’État. Ceci s’explique par le fait qu’à la suite du décès du Cardinal Mazarin en 1661, le Roi Soleil réalise qu’il peut avoir toutes les ficelles du pouvoir, décidant alors de régner seul, sans premier ministre. Son désir de pouvoir s’accentuant, il applique sa politique de centralisation qui prive les états provinciaux de leur autorité. Aussi, les ambitions de grandeur et de conquêtes de Louis XIV laissent après sa mort un empire endetté que ses successeurs éprouvent de la difficulté à relever. Par ailleurs, de profonds questionnements hérités du XVIIe siècle, façonnant la pensée moderne4, se concrétisent sous la plume des grands

1 René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, , Gallimard, 1989, p. 217. 2 Je traite davantage d’une redécouverte, car le Chine avait déjà été visitée par les marchands arabes pour des motifs commerciaux et Marco Polo avait déjà fourni un récit à la fin du XIIIe siècle. J’y reviendrai au chapitre premier. 3Par l’utilisation de l’expression imagée « scène savante », j’entends les milieux où les philosophes s’assemblent pour discuter des œuvres polémiques tels les cafés, les salons, l’Académie. 4 Ce sont des signes avant-coureurs de la Révolution de 1789. Voir Michel Launay et Georges Mailhos, Introduction à la vie littéraire du XVIIIe siècle, Paris, Bordas, 1968, p. 20 ; Au sujet du développement d’une vision élargie du

1 philosophes par un désir de progrès. Ils prônent dans leurs œuvres la dignité de l’homme (dignitas homini) en opposition à l’oppression ecclésiastique. La révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV en 1685 ravive les querelles entre protestants et catholiques, ne faisant qu’accroître l’intolérance religieuse en France5. De réelles remises en question des bases judéo- chrétiennes sont en cours, et cela ne manque pas d’éveiller l’esprit des philosophes qui sont à la recherche d’un modèle pouvant servir la France alors en panne de ses institutions. C’est dans ce contexte d’éveil sur le monde extérieur que la Chine fait son entrée dans les milieux savants.

L’engouement autour de l’Empire du Milieu voit le jour au XVIIe siècle et s’accentue au siècle suivant en entraînant la création d’un nouveau discours sur la scène savante française, soit celui qui conçoit la Chine comme un modèle politique et religieux. En effet, les missionnaires dévoilent dans leurs écrits que le gouvernement est organisé, sage et policé, et que la bonté et la tolérance de l’empereur permettent la liberté de culte, en plus de laisser les chrétiens prêcher la bonne parole dans son empire. Alors que certains utilisent cette image comme une alternative aux institutions françaises, d’autres cherchent plutôt à discréditer ce modèle, considérant plutôt que la description de la Chine par les jésuites n’est qu’un leurre. Un débat enflammé entre les adeptes et les détracteurs de ce modèle est alors engagé. Le philosophe Jean-Jacques Rousseau, ambivalent sur la question chinoise, traite de la Chine dans son Discours sur les sciences et les arts, alors que le physiocrate François Quesnay expose son opinion positive du gouvernement dans son Despotisme de la Chine. Ces derniers ne représentent qu’une infime partie des philosophes qui se sont arrêtés pendant un bref instant sur l’empire chinois6. De fait, plusieurs érudits s’impliquent dans les discussions concernant cette Chine chimérique ou utopique peinte de la plume jésuite.

Les philosophes Montesquieu (1689-1755) et Voltaire (1694-1778), connus pour leur grande opposition sur la question chinoise, sont au cœur de ce mémoire. Je compare le scepticisme de Montesquieu à l’admiration de Voltaire envers l’Empire Céleste. Sans prétendre qu’ils

monde au XVIIIe siècle, voir Alexandre Minski, « Les Lumières : courant littéraire ou mouvement philosophique » dans Yves Stalloni, dir. Écoles et courants littéraires, Paris, Nathan Université, 2002, p. 66-67. 5 Henri IV avait signé l’Édit de Nantes en 1598 qui mettait fin à plus de trente ans de guerres de religion entre deux rivaux, protestants et catholiques. À ce sujet, voir Thierry Wanegffelen, L’Édit de Nantes, Paris, Librairie générale française, 1998, p. 10. 6 On ne peut nier le travail de Jacques Pereira qui expose la vision de plusieurs philosophes sur la Chine dont Denis Diderot, Claude-Adrien Hervétius et Nicolas de Condorcet. Montesquieu et la Chine, Paris, Harmattan, 2008, p. 472- 498.

2 représentent l’ensemble de la pensée française du XVIIIe siècle, ces deux auteurs sont sans conteste ceux qui se sont le plus investis sur la question dans leurs écrits, la Chine occupant une place importante dans leur œuvre. Les philosophes utilisent à différents passages l’engouement autour de cet empire oriental en érigeant un « paravent littéraire et politique7 » à travers duquel ils font passer leurs idées sur la société dans laquelle ils évoluent. Ce qui est important de saisir c’est que même en me basant sur les écrits de Montesquieu et Voltaire, il m’est difficile de savoir exactement ce que pensaient ces deux philosophes sur le monde chinois. Toutefois, des écrits scientifiques cités dans ce mémoire ont permis de confirmer mon interprétation de leurs idées. Dans le cadre de mon étude, je travaille sur ce concept de paravent où les philosophes Montesquieu et Voltaire peignent, à leur manière, des chinoiseries8, en ce sens où l’éloignement géographique de l’empire chinois ne permet pas aux lecteurs de comparer l’image idéalisée ou non de ce pays connu grâce à l’apport jésuite, à la vraie Chine. Plus précisément, il importe de saisir comment ces philosophes ont interprété les écrits jésuites, apport fondamental pour la définition de la littérature de l’époque des Lumières, pour faire passer leurs idées sur les domaines politiques et religieux. L’image de la Chine est donc devenue, par moment, l’instrument de Montesquieu et Voltaire, et ce, malgré leur scepticisme ou leur réelle admiration pour cet empire lointain.

Historiographie La présente étude s’inscrit d’abord au carrefour de deux disciplines, l’histoire et la littérature. Celles-ci forment toujours aujourd’hui, malgré maints débats, le champ de l’histoire littéraire9. Depuis les années 1960, ce champ est longuement critiqué par les spécialistes, notamment Lucien

7Le concept de paravent sera développé dans le cadre conceptuel présenté lors de l’explication de ma problématique. Cependant, je souhaite ici expliquer ce que j’entends par cette appellation qui provient de mon crû. Le mot « littéraire » réfère au procédé rhétorique que les penseurs emploient pour se servir des idées des jésuites pour les réécrire à leur façon. Quant au mot « politique », il réfère à l’idée de prendre place dans un face-à-face avec le pouvoir pour exprimer une opinion sur la société. 8Les chinoiseries sont majoritairement des objets d’art importés de l’Extrême-Orient, et surtout de la Chine vers l’Europe. Son apogée se situe entre le XIVe et le XVIIIe siècle. L’emploi du terme dans le texte provient du fait qu’à l’époque, nombreuses sont les répliques d’objets d’arts chinois fabriquées dans des usines comme celle de Lyon. Des peintres contribuent également à cette image du faux comme François Boucher qui peignait une image de la Chine altérée de la réalité. À ce sujet, voir Madeleine Jarry, Chinoiseries : le rayonnement du goût chinois sur les arts décoratifs des XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Éditions Vilo, 1981, 258 p. 9Les auteurs ne sont pas unanimes sur l’apparition de l’histoire littéraire. Judith Lyon-Caen propose le XVIe siècle, Claude Cristin suggère le Siècle des Lumières et Luc Fraisse indique qu’elle remonte plutôt au début du XIXe siècle. Pour en savoir davantage, voir Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’historien et la littérature, Paris, La Découverte, 2010, p. 22 et Claude Cristin, Aux origines de l’histoire littéraire, Grenoble, PUG, 1973, p. 7 et 85.

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Goldmann qui réprouvait la vision trop restreinte de ce type d’histoire. Ainsi, d’un côté, les historiens accusaient les littéraires de peu interroger l’historicité des textes, et de l’autre, les littéraires considéraient que les approches historiennes négligeaient la littérarité 10 . Bien que Gustave Lanson ait posé les bases d’une histoire littéraire à l’aube du XXe siècle grâce en partie à son Histoire de la littérature française, ce champ semblait mis au banc de la recherche universitaire11.Or, le champ de recherche continuait d’évoluer vers l’utilisation de la littérature non pas seulement comme un réservoir de sources, mais comme un objet même12. La situation précaire de l’histoire littéraire pousse Claude Cristin, spécialiste de la littérature française, à effectuer au début des années 1970 un retour avec Aux origines de l’histoire littéraire. Dans son ouvrage, l’auteur souhaite esquisser la condition d’un écrivain dans la société de l’Ancien Régime. Cristin réfléchit également sur le personnage du philosophe et son rôle comme littérateur. Il traite de l’image fictive orchestrée par l’auteur dans des romans, contes ou œuvres dramatiques qui voile ses préoccupations et ses problèmes spécifiques sur un sujet moral, social ou intellectuel13.

En 1989, Nicole Masson, spécialiste de l’histoire du livre et de l’œuvre de Voltaire, publie une recherche historique dans la lignée des débats orchestrés depuis les années 1960 sur l’histoire littéraire, L’Ingénu de Voltaire et la critique de la société à la veille de la Révolution14. Elle répond alors aux objectifs du champ de recherche qui souhaite étudier l’œuvre pour comprendre la pensée d’un auteur, mais également le contexte l’entourant. La chercheure a donc utilisé un produit littéraire comme source de son étude. Durant les années 1990, Roger Chartier, spécialiste de l’histoire du livre et de la lecture, s’est investi à étudier le pont entre le monde du texte (les formes linguistiques, les personnages, les thèmes) et celui des lecteurs (destinataires), notamment avec l’idée d’intermédiaires culturels. Dans deux ouvrages fondamentaux, L’Ordre des livres, lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècles, puis l’Histoire de la

10 Au sujet de la crise des années 1960 et du rôle du critique littéraire Lucien Goldman dans celle-ci, voir Luc Fraisse, dir. L’histoire littéraire : ses méthodes et ses résultats, Genève, Droz, 2001, p. 23-36. 11 Cet auteur, considéré comme le père de l’histoire littéraire telle que nous la connaissons aujourd’hui, avait entre autres travaillé à remettre dans leur contexte historique les œuvres de grands penseurs tels Voltaire et Bossuet. Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, 2e édition, Paris, Hachette, 1912 (1894), 1266 p. 12 À ce sujet, voir la parution récente de Judith Lyon-Caen, op. cit., p.5. 13 Claude Cristin, op. cit., p. 118. 14 Nicole Masson, L’Ingénu de Voltaire et sa critique de la société à la veille de la Révolution, Paris, Bordas, 1989, 127 p.

4 lecture dans le monde occidental15, qui lui est publié avec la collaboration de Guglielmo Cavallo, Chartier expose que c’est la lecture qui forme le lien entre ces deux mondes. Il travaille certes à comprendre les œuvres littéraires, mais pousse davantage vers une connaissance de l’identité des lecteurs. Il apporte un autre élément central, soit l’intérêt d’étudier les modes de lecture, les tendances d’une époque.

Au début du XXIe siècle, les réflexions sur l’apport de l’histoire littéraire tendent à augmenter au fil de nombreuses publications. Alors que la communauté scientifique traite d’un grand retour de ce type d’histoire, Luc Fraisse affirme quant à lui, que l’histoire littéraire ne peut connaître ce retour puisqu’elle ne s’est jamais absentée de la recherche universitaire. L’auteur affirme dans L’histoire littéraire à l’aube du XXIe siècle que les œuvres doivent être étudiées en fonction du contexte historique. Il apporte un élément méthodologique important en traitant du fait qu’elles ne peuvent être analysées uniquement en fonction de la structure linguistique. Le chercheur ne doit pas négliger les idées des penseurs, le contexte dans lequel ils vivent ainsi que les débats et courants littéraires ou intellectuels qui environnent l’œuvre étudiée16.

L’étude présentée ici se positionne très certainement dans le champ de l’histoire littéraire. Il est en effet question d’analyser des œuvres pour en déceler la pensée propre de chaque auteur sur des sujets précis, et de saisir dans quelle mesure cette vision est en lien avec le contexte global de l’œuvre. Il s’agit d’utiliser les écrits jésuites et philosophiques comme objets mêmes de mon étude, et d’en analyser l’interprétation du discours jésuite faite par Montesquieu et Voltaire. Peu d’historiens ont analysé la pensée des philosophes sous cet angle. L’un des pionniers de cette analyse est Muriel Dodds qui, en 1929, s’investit à rendre compte des sources de Montesquieu pour la rédaction de son Esprit des Lois17. Comme l’a fait Ély Carcassonne18 en 1924 en exposant davantage la vision de la Chine par Montesquieu, Muriel Dodds démontre aussi le traitement des sources par ce philosophe pour décrire la Chine. Cette analyse qui représente un chapitre dans cet

15 Roger Chartier, L’Ordre des livres, lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle, Aix-en- Provence, Alinea, 1992, 118 p. ; Roger Chartier et Guglielmo Cavallo, Histoire de la lecture dans le monde occidental, 4e édition, Paris, Seuil, 2001 (1995), 393 p. 16 Luc Fraisse, L’histoire littéraire à l’aube du XXIe siècle : controverses et consensus, Paris, PUF, 2005, p. 6-7. 17Muriel Dodds, Les récits de voyages : sources de l’Esprit des Lois de Montesquieu, Genève, Slatkine Reprints, 1980 (1929), 303 p. 18Ély Carcassonne, « La Chine dans l’Esprit des Lois » dans Revue d’Histoire littéraire de la France, Avril-juin 1924, p. 193-205.

5 ouvrage est essentielle à mon étude, puisque l’auteur y traite de la gêne qu’a eue le philosophe avec les écrits favorables des jésuites. Toutefois, il ne superpose pas le discours jésuite à celui du philosophe en y démontrant les décalages, différences et similitudes entre ces derniers, comme je me propose de le faire ici dans ce mémoire.

La prise de conscience de l’intérêt d’étudier les récits des jésuites en lien avec les écrits philosophiques s’accentue avec un article d’Hugues Cologan19 en 1977. Il démontre que la Chine était parfois un objet de lecture et d’écriture pour promouvoir des idées au XVIIIe siècle20. En effet, l’auteur est le premier à utiliser l’expression « Chine des Lumières ». Cologan effectue une confrontation entre les écrits de Montesquieu (De l'esprit des lois) et ceux des jésuites (Lettres édifiantes et curieuses) afin d'exposer les différences et les similitudes dans les textes. Ce procédé d’analyse a été pris en compte et utilisé dans le cadre de mon étude, à la différence que Cologan n’utilise pas la Description de la Chine du Père du Halde, et qu’il ne confronte pas la vision de Montesquieu à celle de Voltaire.

En 1989, l’historienne chinoise Shun-Ching Song21 écrit la première monographie sur Voltaire et la Chine dans laquelle elle traite de la vision du philosophe sinophile sur plusieurs aspects de la civilisation chinoise. Toutefois, l’historienne ne fait pas de comparaison avec les récits des jésuites et n’offre ainsi qu’une analyse partielle. Song décrit l’opinion du penseur sur le gouvernement, la religion et les sciences chinoises en s’appuyant sur des passages choisis dans les œuvres de Voltaire. Au début des années 2000, Jacques Pereira 22 fournit à son tour la première monographie sur Montesquieu et la Chine issue de sa thèse de doctorat. Il se concentre sur des thèmes principaux comme la religion, la morale et la politique chinoises. L’auteur expose que le rôle des écrits jésuites, plus précisément celui du compilateur, le Père du Halde, a été majeur dans la prise de position du philosophe dans le débat sinophile-sinophobe.

19Hugues Cologan, « Quelques lumières sur la Chine : la Chine des Lumières » dans Les rapports entre la Chine et l’Europe au temps des lumières : actes du IIe Colloque international de sinologie, Centre de recherches interdisciplinaires de Chantilly (CERIC), 16-18 septembre 1977, p.35-64. 20Il utilise ces termes pour démontrer que la Chine n’intéresse pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle peut apporter aux philosophes. loc cit., p. 35. 21 Shun-Sing Song, Voltaire et la Chine, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1989, 348 p. 22 Jacques Pereira, Montesquieu et la Chine, Paris, Harmattan, 2008, 529 p.

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À la lumière des ouvrages mentionnés, il y a un manque dans l’historiographie sur l’interprétation, et parfois même, l’utilisation des écrits jésuites par Montesquieu et Voltaire comme référence pour promouvoir leurs idées. Quelques études ont bel et bien vu le jour, mais trop peu pour constituer une base d’informations suffisantes. En plus de comparer l’interprétation différente de Montesquieu et de Voltaire à partir d’un même fonds de sources, je propose d’ajouter les sources jésuites à l’étude qui donnent à mon mémoire son originalité et sa raison d’être.

Mon étude s’insère également dans le champ de l’histoire des représentations puisque n’ayant pu voyager vers la Chine, les philosophes ont dû se faire leur propre idée de cet empire par le biais du prisme jésuite. Montesquieu et Voltaire n’ont pas seulement fomenté dans leur esprit une image de la Chine, mais ont également transmis à leur tour une représentation idéaliste ou non, parfois même altérée de l’Empire Céleste. Vers la fin des années 1980, l’histoire des représentations s’insère dans l’histoire des mentalités qui avait émergé avec les travaux de Lucien Febvre et dans les années 1930. Le texte fondateur provient de Georges Duby23 en 1961 qui utilise les mots « représentations collectives », expression introduite par Émile Durkheim et au début du XXe siècle. Ces derniers insistaient sur la dimension collective de représentations exclusivement indexées sur un ensemble d’actes et de pratiques sociales. Il s'agit des prémices de la « nouvelle histoire »24, courant historiographique formé par Pierre Nora et Jacques Le Goff25 au début des années 1970. Peu à peu, le champ de l’histoire des représentations a évolué vers une approche se concentrant sur la circulation de modèles et sur la construction des identités. À la fin des années 1980, Roger Chartier publie un article dans les Annales qui invite au renoncement de l’histoire globale en mettant en doute l’importance accordée au découpage des classes sociales 26. Il apporte dans son texte un « inventaire des approches et des usages » en rendant hommage à Louis Marin qui a exploré ce concept de

23 Georges Duby, « L’histoire des mentalités » dans Charles Samaran, dir. L’histoire et ses méthodes, Paris, Gallimard, 1961, p. 937-966. 24 Jacques Le Goff et Roger Chartier, dir. La nouvelle histoire, Paris, Retz-C.E.P.L., 1978, 574 p. 25 Jacques Le Goff et Pierre Nora, dir. Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, 670 p. 26 Repris dans Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1997, p. 67-87.

7 représentation en apportant cette dimension : la « représentation », selon Marin, « n’est-elle pas, à la fois, une exhibition, une monstration, mais également une médiation […]? 27».

Michel de Certeau amène quant à lui le concept « d’appropriation », qui tend à saisir la complexité des diverses interprétations qui peuvent se dégager d’un texte, par exemple28. Roger Chartier traite aussi de ce concept dans l’Histoire de la lecture dans le monde occidental en exposant que la lecture doit être comprise comme une appropriation : « d’une part, l’appropriation désigne l’ « effectuation », l’ « actualisation » des possibilités sémantiques du texte; d’autre part, elle situe l’interprétation du texte comme la médiation à travers laquelle le lecteur peut opérer la compréhension de soi et la construction de la réalité 29». Le champ d’études qui a intéressé davantage les littéraires au début des années 1980 s’engage à comprendre dès lors la matérialité des textes et la modalité des discours30.

Plusieurs historiens intéressés par la question Chine-France au XVIIIe siècle se sont investis dans le champ de l’histoire des représentations. L’image de la Chine a été étudiée sous différents angles notamment par W.X. Lu, L.H. Chen et A. Lukin31. La thèse de doctorat de Virgile Pinot réalisée au début des années 1930 est à prendre en considération, puisque l’auteur est le premier à rendre une étude complète sur l’influence de l’image rendue par les jésuites sur la pensée politique, morale et religieuse française32. Pinot démontre également comment les censeurs de Paris, et surtout le Père Du Halde, ont contribué à fournir une représentation parfois faussée de la Chine en déformant certains textes missionnaires33. Pour ce faire, Pinot a superposé différents

27 Louis Marin, De la représentation, Paris, Gallimard, 1994. 28 Dominique Kalifa, « Représentations et pratiques » dans Historiographies, II : Concepts et débats, Christian Delacroix et al., Paris, Gallimard, 2010, p. 881. 29 Roger Chartier et Guglielmo Cavallo, dir. Histoire de la lecture dans le monde occidental, p. 345. 30 Anne Simonin, « Représentations : approches et usages » dans Vingtième siècle, Volume 63, No. 63 (1999), p. 135. 31 Reading and Understanding: The Image of in Europe from the 17th to the Mid-19th Century, A cross- cultural Dialogue: Eighteenth Century British Representations of China, The Bear Watches the Dragon: Russia’s Perceptions of China and the Evolution of Russian Chinese Relations since the Eighteenth Century. À ce sujet, voir l’ouvrage collectif de Yong-ya Kim, Images de la Chine à travers la presse francophone européenne de l’entre- deux-guerres, Belgique, Louvain-la-Neuve, 2005, p. 6. 32 Virgile Pinot, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France (1640-1740), Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1932. 33 Pour en connaître davantage sur la censure à l’époque moderne, voir l’ouvrage de Barbara de Negroni, Lectures interdites : le travail des censeurs au XVIIIe siècle, 1723-1774, Paris, Albin Michel, 1995. 8 passages afin d’exposer les divergences dans les textes. Avec son ouvrage clé, il ouvre la voie à plusieurs chercheurs.

À la fin des années 1970, Walter Watson publie un article sur l’interprétation de la Chine par Montesquieu et Voltaire où il démontre entre autres les divergences d’opinions des deux philosophes en regard de la mission chinoise34. Dans les années 1980 et 1990, René Étiemble35 et Michel Cartier36 ont contribué très certainement à ce champ d’études en se concentrant sur les visions de différents penseurs et philosophes à l’époque des Lumières et sur le débat entourant la question sinophile-sinophobe. René Étiemble déplore dans son livre le fait que Montesquieu ait critiqué un monde qu’il ne connaissait que par le filtre jésuite, médiation alors déjà subjective. Il estime également que le philosophe bordelais était devenu un sinophobe endurci suite aux discussions qu’il a eues avec l’ex-jésuite Fouquet37. Ce jugement a été remis en cause par l’historien Jacques Pereira qui doute de l’importance réelle de ce personnage dans la vision du philosophe, affirmant plutôt que Montesquieu était plus sceptique que sinophobe. C’est d’ailleurs cet avis qui est pris en compte dans ce mémoire. Pereira critique aussi le fait que René Étiemble donnait beaucoup d’importance à l’impact du discours de Montesquieu à la sinophobie montante. De fait, il ne prenait pas en compte le rôle important du déclin de la Compagnie de Jésus sur l’image de la Chine38. Michel Cartier s’est également concentré sur les diverses représentations de l’Empire du Milieu par les Européens comme Montesquieu, Voltaire, Quesnay. Cartier a étudié dans une mince partie de son article comment ces derniers ont utilisé l’image de la Chine dans les polémiques européennes39.

34Walter Watson. « Interprétation de la Chine : Montesquieu et Voltaire » dans Les rapports entre la Chine et l’Europe au temps des Lumières : Actes du IIe colloque international de sinologie de Chantilly (CERIC). 16-18 septembre 1977. p. 15-37. 35 René Étiemble, L’Europe chinoise, Paris, Gallimard, 1988-1989, deux tomes. 36 Michel Cartier « Les usages de la Chine dans les polémiques européennes du XVIe au XVIIIe siècle » dans Chine- Europe-Amérique : rencontre et échanges de Marco Polo à nos jours, Québec, PUL, 2009, p. 25-46. ; Michel Cartier, dir. La Chine entre amour et haine, Actes du VIIIe colloque de sinologie de Chantilly, Paris, Desclée de Brouwer, 1998. 37 Voir à ce sujet, Hermann Harder. « La question du « gouvernement » de la Chine au XVIIIe siècle. Montesquieu et de Brosses chez Mgr Foucquet à Rome » dans Appréciation par l’Europe de la tradition chinoise à partir du XVIIe siècle : Actes du IIIe colloque international de sinologie de Chantilly (CERIC). 11-14 septembre 1980. p. 79-92. 38 Jacques Pereira, Montesquieu et la Chine, p. 21 et 451-452. 39 Michel Cartier, « Les usages de la Chine dans les polémiques européennes au XVIe et XVIIIe siècle », op.cit., p. 36-46.

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Au début du XXIe siècle, Jonathan D. Spence40 et Zhimin Bai41 fournissent des ouvrages fondamentaux pour l’avancement du champ d’études. La Chine imaginaire fournie par Jonathan D. Spence, expose dans l’un de ses chapitres intitulés « La Chine des Lumières » la représentation que se faisaient les Européens à l’époque, comme Montesquieu et Voltaire. Or, il ne s’aventure pas dans une explication élaborée de l’interprétation des sources par ces philosophes, mais expose plutôt la place et l’impact de l’empire chinois dans la littérature du XVIIIe siècle. Pour Spence, Voltaire s’en est tenu à des « éloges réservés et nuancés 42». Je démontrerai plutôt dans les chapitres qui suivent que le philosophe était un sinophile endurci et que la Chine lui servait de point d’ancrage pour un avenir meilleur pour la France. Zhimin Bai, qui s’est concentrée de son côté sur les voyageurs français en Chine à l’époque moderne, démontre de manière générale que les philosophes se sont appuyés sur les sources jésuites pour fonder leurs théories. Elle s’attache surtout à démontrer la vision qu’avaient Montesquieu et Voltaire de l’Empire du Milieu43.

Les ouvrages qui ont marqué les deux champs historiographiques me servent de base d’informations importantes pour l’élaboration de mon analyse. Dans le cadre de mon étude, il s’agit de pousser plus loin et de manière plus spécifique grâce à des sources plus nombreuses, les idées esquissées par Hugues Cologan et Michel Chartier. En effet, il sera démontré que l’Empire Céleste, connu grâce à l’apport jésuite, a parfois servi de référence politique et religieuse pour faire passer des idées, notamment sur le gouvernement et la religion, principales préoccupations françaises à l’époque des Lumières.

Cadre conceptuel et problématique L’historiographie présentée dévoile qu’une confrontation entre le discours jésuite et celui de Montesquieu a déjà été sommairement effectuée, mais pas en comparaison avec celui de Voltaire. Ainsi, de mes lectures découle une question majeure sur laquelle se base mon mémoire, à savoir comment ces deux philosophes, dans une perspective comparée, ont interprété l’image de la

40 Jonathan D. Spence. La Chine imaginaire : la Chine vue par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours. Montréal, PUM, 2000. 41 Zhimin Bai, Les voyageurs français en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Harmattan, 2007. 42 Jonathan D. Spence, op. cit., p. 112. 43 Zhimin Bai, op. cit., p. 72-95. 10

Chine transmise par le discours jésuite pour promouvoir leurs propres idées politiques et religieuses.

Cadre conceptuel

Mon mémoire se base d’abord et avant tout sur l’idée d’une représentation de la Chine. En effet, Montesquieu et Voltaire se sont représenté l’Empire du Milieu d’après les écrits des missionnaires jésuites. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que l’image projetée dans leurs écrits découle de leur propre interprétation des écrits jésuites. Ainsi, la base conceptuelle de ma démarche se concentre sur l’image d’un paravent littéraire et politique. C’est à travers cette notion que l’idée d’une instrumentation ou d’une interprétation de la Chine prend tout son sens. Cette idée doit être comprise de manière imagée et métaphorique. Pour se maintenir à jour en répondant aux tendances de leur temps, Montesquieu et Voltaire ont parfois utilisé l’engouement autour de la Chine pour exposer leurs critiques ou préoccupations envers la France. Je ne veux en aucun cas insinuer que Voltaire, par exemple, n’a pas manifesté une réelle admiration pour la Chine, mais je ne peux nier qu’il y a bel et bien eu interprétation et utilisation du modèle chinois pour critiquer les institutions françaises.

Les philosophes ont en effet parfois détourné le discours jésuite pour se l’approprier, c’est-à- dire qu’ils ont détourné le sens du discours qui se voulait évangélisateur pour concentrer le lecteur vers d’autres préoccupations. De fait, les philosophes ne désiraient pas nécessairement relayer aux intentions des jésuites, mais souhaitaient surtout détourner le discours pour servir leurs conceptions sur des points centraux d’opposition, dans le cas présent, le gouvernement et la religion44. Ensuite, les penseurs se sont appropriés ce discours pour le rendre propre à un usage, soit critiquer leur pays. Ils se sont attribués la paternité de plusieurs passages empruntés aux écrits jésuites, ceci étant une pratique courante de l’époque 45 . Montesquieu et Voltaire ont quelquefois transmis une image altérée de la Chine pour faire passer leurs idées.

44 Carole Narteau et Irène Nouaihac, dir. La littérature française : les grands mouvements littéraires du XVIIIe siècle, Librio, Paris, 2009, p. 11. 45 Pour en apprendre davantage, consultez le livre de Christian Jouhaud, De la publication : entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002.

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Avant d’être écrivains, Montesquieu et Voltaire sont d’abord des lecteurs. Le texte n’existant qu’à partir du moment où un lecteur lui donne une signification, ce faisant celui-ci peut être différemment interprété selon le regard qui s’y attarde : « […] le texte n’a pas de signification que par ses lecteurs ; il change avec eux ; il s’ordonne selon des codes de perception qui lui échappent46». Le lecteur s’approprie ainsi le texte pour s’en faire sa propre interprétation, puisque la lecture en elle-même est considérée comme un acte de pure intellection et interprétation47. La pratique qui consistait à s’approprier un texte sans nécessairement citer ses sources était largement répandue. Les deux philosophes à l’étude ont effectivement utilisé leurs sources en s’appropriant plusieurs passages, et en détournant parfois le contenu pour satisfaire leur argumentaire. À la suite de leur lecture des écrits jésuites, Montesquieu et Voltaire en étaient arrivés à des conclusions radicalement opposées. Un élément primordial à retenir ici est l’exercice de compréhension et d’interprétation des textes auquel j’ai dû me soumettre afin de saisir les conclusions qu’en avaient tirées ces deux philosophes lors de leurs propres lectures.

Problématique

Mon mémoire consiste à comprendre comment Montesquieu et Voltaire ont interprété les écrits des jésuites pour démontrer leurs idées politiques et religieuses dans leurs œuvres entre 1721 et 1776. Mon hypothèse est que ces deux philosophes des Lumières ont érigé un paravent littéraire et politique qui leur permettait de critiquer la France tout en se protégeant des ciseaux de la censure. Les penseurs ont sélectionné des passages dans les écrits des jésuites pour ensuite détourner le but et le sens du discours des jésuites. Montesquieu et Voltaire se sont ensuite approprié les connaissances de ces récits afin de les utiliser à plusieurs reprises pour leurs propres conceptions politiques et religieuses. Mon étude s’inscrit dans un cadre temporel s’étalant de 1721, soit le moment où Montesquieu publie sa première œuvre, Les Lettres persanes, à 1776, l’année où Voltaire publie sa dernière œuvre, Lettres chinoises, indiennes et tartares48. L’intérêt de ma recherche se justifie par sa direction vers une définition de la Chine en tant qu’objet de lecture et d’écriture et de référence politique et religieuse pour les philosophes des Lumières. En

46 Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, dir. Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, 2001 (1995), Seuil, p. 7. 47 Ibid., p. 345. 48 Les Lettres persanes est la première œuvre connue écrite de la plume de Montesquieu et les Lettres chinoises, indiennes et tartares est la dernière œuvre écrite par Voltaire.

12 plus d’être un terrain de batailles idéologiques49 entre sinophiles et sinophobes, l’Empire du Milieu était devenu un moyen par lequel les philosophes faisaient passer leurs idées, et ce, malgré le réel intérêt qu’ils pouvaient manifester envers celui-ci. Le mémoire sert donc à comprendre les mécanismes de mise en littérature et d’argumentation propres aux philosophes des Lumières.

Corpus de sources et méthodologie Sources La première partie de mon corpus est composée d’écrits de jésuites. Parmi les récits, deux ont été abondamment lus durant le Siècle des Lumières, notamment par Montesquieu et Voltaire : les Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères par quelques missionnaires de la Compagnie de Jésus50 et la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise51. D’abord, les Lettres sont publiées entre 1702 et 1776 en Europe. Elles forment une large collection de correspondances entre les jésuites en mission (en Chine, en Inde, en Amérique, etc.) et les responsables de la Compagnie de Jésus. Le succès retentissant que connaît cette œuvre de par son contenu riche en informations sur l’Extrême-Orient arrive au moment où le goût du savoir est à son paroxysme. Jamais le goût pour les relations de voyage n’a été aussi fort que pendant la première moitié du XVIIIe siècle. Or, puisque ces lettres doivent se conformer à la propagande religieuse, certains passages ont été tronqués, modifiés, voire parfois ignorés afin de ne pas choquer le goût du temps 52 . Elles deviennent rapidement très populaires surtout en France et contribuent à ouvrir l’Europe à l’Autre, soit aux civilisations non européennes. Cette large collection, qui exalte entre autres l’œuvre des jésuites en Chine et renseigne les lecteurs sur ce pays, connait un grand succès auprès

49 Les termes « batailles idéologiques » sont utilisés pour exposer que la Chine a servi de terrain pour critiquer la France, d’où la formation du débat entre sinophiles et sinophobes. 50 Lettres édifiantes et curieuses, nouvelle édition ornée de cinquante belles gravures, Lyon, Vernarel Libraire et Cablin, 1819, 14 tomes. Les tomes 9-14 concernent la Chine et l’Inde 51 Jean-Baptiste Du Halde, Description géographique, histoire, chronologique, et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, enrichie des cartes générales et particulières de ces pays, de la carte générale du Tibet, & de la Corée; & ornée d’un grand nombre de figures & vignettes gravées en taille douce, Paris, Chez P.G. Mercier, imprimeur-libraire, 1735, 4 tomes. 52 En effet, ces écrits sont publiés à une époque où la querelle place les jésuites de France dans une position inconfortable. Zhimin Bai, op. cit., p. 65. 13 des érudits. Les missions en Chine sont recueillies dans les tomes 9 à 14 de l’édition de 1819. Cette édition est la plus utilisée chez les chercheurs53.

Quant à la Description de la Chine, elle a été publiée par le jésuite Jean-Baptiste Du Halde pour la première fois à Paris en 1735. Étant surtout connu pour son travail d’édition sur les Lettres entre 1709 et 174354, Du Halde a compilé des informations fournies dans ces dernières pour former un ouvrage monumental en quatre tomes. Cette œuvre est la première grande compilation sur le monde chinois et la source la plus utilisée chez les historiens des relations sino-européennes qui désirent comprendre l’impact des écrits des jésuites à propos de la Chine sur la formation des idées en France55. Voltaire en a d’ailleurs fait l’éloge dans Le Siècle de Louis XIV : « Du Halde : Quoiqu’il ne soit jamais sorti de Paris, et qu’il n’ait point su le chinois, a donné, sur les mémoires de ses confrères la plus ample et la meilleure description de l’Empire qu’on ait dans le monde56 ». Elle est fortement utile pour mon mémoire, puisque la Description rassemble des informations pertinentes sur le gouvernement et la religion des Chinois.

La deuxième partie de mon corpus est composée des œuvres de Montesquieu et Voltaire. Il est cependant à noter qu’il y a un débalancement dans le nombre de sources, car le fervent sinophile a écrit davantage sur la Chine que ne l’a fait son adversaire sceptique. Du côté de Montesquieu, j’utilise d’abord les Lettres persanes57 publiées anonymement à Amsterdam en 172158. Cette œuvre est un apport intéressant pour la présente étude, car bien que l’Empire du Milieu soit mentionné rapidement, elle représente en quelque sorte la première forme de paravent littéraire et politique. De fait, dans ce roman épistolaire, Montesquieu met en scène deux Persans qui font part de leur étonnement devant les comportements des Parisiens. À travers les paroles des personnages, le philosophe dévoile ses critiques envers la France. Ce procédé permettait de faire passer critiques et réflexions philosophiques en évitant la censure. Ainsi, bien que la Chine

53 Par exemple : Shenwen Li, Stratégies missionnaires des jésuites français en Nouvelle-France et en Chine au XVIIe siècle, Québec, PUL, 1998, 336 p. 54 Zhimin Bai, Les voyageurs français en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Harmattan, 2007, p. 65. 55 Jacques Pereira traite de l’importance de la Description de la Chine dans la pensée de Montesquieu, op. cit., p. 317-336 ; Zhimin Bai expose que la Description de la Chine a inspiré les philosophes dans leurs écrits, Les voyageurs français en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 71-95. 56 Voltaire, Œuvres historiques, Paris, Gallimard, 1957, p. 1160, citation issue du livre de Zhimin Bai, op. cit., p. 67. 57 Charles de Secondat Montesquieu, Lettres persanes, 2e édition, Cologne, Chez Pierre Marteau, 1730 (1721), 187 p. 58 La plus récente édition disponible pour consultation est celle de 1730, soit la deuxième édition, car celle de 1721 ne semble pas disponible. La version utilisée a été consultée à l’Université de Montréal. 14 apparaisse de manière sporadique au fil des lettres qui n’en dévoilent que trop peu sur ce pays, ce livre est intéressant pour le style utilisé pour faire passer des idées. Ensuite, De l’esprit des lois59, œuvre philosophique majeure de Montesquieu, est publiée pour la première fois à Genève en 1748 et fait l’objet de nombreuses rééditions, notamment l’année suivante lorsqu’il paraît à Paris. Dans cet ouvrage, le penseur traite de son principe des trois gouvernements (monarchique, aristocratique, despotique) et y expose clairement son idée du despotisme chinois. L’utilisation de cette œuvre se justifie par le fait qu’elle est la plus consultée chez les historiens qui étudient la figure de Montesquieu et sa vision des gouvernements étrangers, dont celui de la Chine60. De plus, le livre Pensées-Le Spicilège61 représente le fruit de plusieurs recherches assemblées par Montesquieu depuis 1703 dans le cas des Pensées et 1715 pour Le Spicilège. Divers sujets y sont traités, mais de manière décousue, car chaque pensée est précédée d’un numéro sans qu’aucun lien ne les unisse. Ce qui implique que pour comprendre pleinement ses idées, il est nécessaire d’avoir lu antérieurement l’œuvre politique De l’esprit des lois où elles y sont davantage développées. Parmi ses pensées, plusieurs concernent la Chine et son gouvernement. Enfin, le corpus documentaire du côté de Montesquieu se complète par Géographica62, issue du tome 16 des Œuvres complètes de Montesquieu. Les secrétaires du philosophe ont retranscrit les notes et les remarques du philosophe issues de ses lectures, dont la Description de la Chine et les Lettres édifiantes et curieuses. Les astérisques alors présents au travers de passages sont le fruit des réflexions du philosophe lui-même. La pertinence de cet ouvrage provient du fait que l’on y cerne les intérêts de Montesquieu dans ses lectures sur la Chine.

Du côté de Voltaire, le corpus est beaucoup plus important et présente des sources de différentes natures. D’abord, un conte philosophique est utilisé, soit Zadig ou la Destinée63 paru

59 Montesquieu, De l’esprit des lois, nouvelle édition revue, corrigée et considérablement augmentée par l’auteur, Londres, 1772 (1748), deux tomes. Après maintes recherches, l’édition originale de 1748 ne semble pas disponible. L’édition mentionnée est celle consultée à l’Université Laval. 60 Hugues Cologan utilise ce livre dans son article intitulé « Quelques lumières sur la Chine : la Chine des Lumières » pour confronter les idées de Montesquieu avec celles des Jésuites. Hugues Cologan, loc. cit., p. 35-64 ; Muriel Dodds s’en sert également pour analyser l’influence des récits de voyage sur les idées présentées dans L’Esprit lois. Muriel Dodds, op. cit., p. 90-103. 61 Montesquieu, Pensées-Le Spicilège, Paris, Robert Laffont, 1991, 1199 p. 62 Montesquieu, Œuvres complètes de Montesquieu, Tome 16 : Geographica. Oxford, Voltaire Foundation, 2007, 449 p. 63 En fait, ce roman est paru pour la première fois à Amsterdam en 1747 sous le titre Memnon. Il est réédité l’année suivante avec un nouveau titre, soit Zadig ou la Destinée. Certains chercheurs expliquent ce changement par le fait que Voltaire aurait été inspiré par un roman intitulé l’Histoire de la sultane de Perse où l’un des personnages se

15 en 1748 à Paris. Dans cet ouvrage, le penseur expose par l’entremise des paroles d’un personnage, l’intolérance religieuse européenne face à la tolérance des Chinois. Il utilise la satire pour exprimer son opinion sur un point de débat en lien direct avec l’esprit des Lumières. Cette œuvre littéraire me permet de comprendre l’utilisation de la forme romanesque pour faire passer des idées. Ensuite, j’utilise une pièce de théâtre, L’Orphelin de la Chine64, publiée en 1755, dans laquelle Voltaire s’inspire de la traduction de L'Orphelin de la famille Zhao, due au Père Joseph Henri Marie de Prémare. Puis, j’ai lu des ouvrages philosophiques, dont Le Siècle de Louis XIV65 publié en 1751 à Berlin66dans lequel Voltaire dévoile dans un chapitre sa vision de la polémique entourant les cérémonies chinoises. L’œuvre la plus volumineuse du philosophe sinophile se composant de sept tomes intitulée L’Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours 67 publiée à Genève en 1756 est une source cruciale pour le mémoire. De fait, Voltaire donne son opinion sur l’histoire de la Chine, le gouvernement et la religion des Chinois, tout en effectuant quelques comparaisons avec l’Europe. Le Traité sur la tolérance68, publié en 1763 en réponse à une injustice commise sur un protestant faussement accusé du meurtre de son fils est utilisé, puisqu’encore une fois la Chine y est mise de l’avant pour démontrer sa supériorité sur l’Europe69. Le Dictionnaire philosophique70, publié anonymement à Genève un an plus tard, est une machine de guerre contre la superstition et

nomme Saddyk. Pour en savoir davantage, lire la préface de Jacques Van den Heuvel dans Voltaire, Zadig ou la Destinée, Paris, Gallimard, 1992, p. 7-17. Pour lire le passage où Voltaire critique l’intolérance européenne, consultez les pages 83-89. 64 Voltaire, L’Orphelin de la Chine, Tragédie, Paris, Chez Michel Lambert, Libraire, 1763. 65 L’édition consultée pour ce mémoire est celle de 1752. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, 2e édition, Leipsic, M. de Francheville, 1752, deux tomes. Elle a été consultée à l’Université Laval. Après maintes recherches, l’édition originale ne semble pas disponible. 66 Voltaire n’est pas satisfait de cette édition lors de sa publication à Berlin, car elle comportait plusieurs coquilles. Il demande alors la permission de les corriger avant sa publication en France, mais étant donné le succès auprès du public et le régime en vigueur qui contrôle les impressions, Voltaire n’obtient pas cette autorisation. De fait, une nouvelle édition paraît en 1752 à Leipsic en Allemagne sans l’autorisation du penseur. Il décide donc de publier lui- même une nouvelle édition corrigée durant cette même année. Mais, l’aventure du livre ne se termine pas là. Pour en savoir davantage, voir la préface d’Antoine Adam dans Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Paris, Flammarion, 1966, p. 11-29. 67 Voltaire, Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, 2e édition, Genève, Cramer, 1757, 7 tomes. Après maintes recherches, l’édition originale ne semble pas disponible. La présente édition a été consultée à l’Université de Montréal. 68 Voltaire, Traité sur la tolérance, Genève, 1763, 183 p. La première édition a été trouvé sous forme numérisée sur le site www.archive.org. 69 Voltaire, Traité sur la tolérance, p. 32. 70 Voltaire, Dictionnaire philosophique, portatif, Genève, 1764, 272 p. Ce livre a été trouvé également sur archive.org.

16 l’intolérance71. Dans cet ouvrage, l’auteur louange la Chine pour la justesse de son gouvernement et sa tolérance religieuse. Enfin, mon corpus du côté de Voltaire se clôt sur son dernier ouvrage, soit les Lettres, chinoises, indiennes et tartares72, publié à Londres en 1776. Celui-ci se présente sous forme de correspondances entre Voltaire et un certain Monsieur Paw. Il réserve la majeure partie de son livre à un éloge de la civilisation chinoise où il défend son opinion face à un homme qui penche vers la sinophobie.

L’ensemble du corpus me permet de faire des liens entre les récits des jésuites et les écrits de Montesquieu et Voltaire. Une lecture attentive des écrits de chacun me permet d’effectuer des rapprochements entre les deux discours et de constater les différences et les similitudes. En connaissant les idées des philosophes sur leur pays grâce à une analyse interne de leurs œuvres, je peux comprendre comment ils se sont servis des informations disponibles dans les écrits des jésuites pour promouvoir leurs conceptions sur la monarchie française et sur l’intolérance religieuse européenne.

Méthodologie

La méthode employée pour procéder à l’analyse des sources écrites, d’une part, par les missionnaires jésuites, et d’autre part, par Montesquieu et Voltaire est une approche comparative du discours. À l’image d’Hugues Cologan73 qui a confronté L’Esprit des Lois de Montesquieu aux Lettres édifiantes et curieuses des missionnaires pour déceler les décalages et les similitudes dans les deux exposés, ce mémoire est basé sur une comparaison de discours littéraires. Cette approche méthodologique met l'accent sur la juxtaposition d’une ou de plusieurs idées et permet de saisir les modifications et les appropriations des philosophes à partir des écrits missionnaires. Cette étude vise une double comparaison : d’abord, une analyse comparative du discours entre Montesquieu et Voltaire, ensuite, une analyse comparative entre le discours des jésuites et ceux des philosophes des Lumières. Cette recherche s’appuie sur « le développement de typologies », tel qu’apporté par Nicholas Toupin, soit « l’utilisation de variables pour produire un système de

71 Cette précaution lui permet d’éviter la prison puisqu’on ne peut lui attribuer la paternité de cet ouvrage. Or, les exemplaires publiés sont condamnés à être brûlés à Genève, à Berlin, puis à Paris un an plus tard. Voir à ce sujet, Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Flammarion, 1964, p. 7. 72 Voltaire, Lettres chinoises, indiennes et tartares, Londres, 1776, 182 p. Ce livre a été aussi trouvé sur archive.org. 73 Hugues Cologan, loc. cit., p. 35-64.

17 classification 74 ». L’analyse s’est portée sur deux thèmes, le gouvernement et la religion, découlant des grands débats dans la période choisie. Tout ce qui concernait de près ou de loin à ces thèmes a été pris en compte. Chaque source a été dépouillée pour ensuite procéder à une analyse comparative du discours. La méthodologie utilisée comporte cependant sa part d'inconvénients. D’abord, il peut en effet être ardu de justifier la comparaison entre deux propos en départageant le contenu utile à l’argumentation de celui qui ne l’est pas. Ensuite, il est particulièrement difficile de classifier les écrits sans en altérer le sens. En effet, selon Nicholas Toupin, « [la] frontière est parfois mince entre une notion et une autre 75». La surinterprétation des propos de Montesquieu et Voltaire, ainsi que ceux des jésuites est un risque qui est présent dans ce type d'analyse : « En cherchant un sens précis dans leurs écrits en vue d'en arriver à la comparaison, le chercheur en vient à dénaturer l'idée de base et peut alors se faire reprocher de mettre en relation des conceptions totalement différentes. C'est pourquoi le comparatiste doit prendre un certain recul par rapport à ses objets d'étude et à leurs visions de la politique afin de ne rien présupposer 76». Les ouvrages consultés sur mon sujet de recherche ne procèdent que rarement en une comparaison entre le discours philosophique et celui des jésuites. C’est pour cette raison que ma démarche se démarque de l'historiographie. En revanche, si on évite les dangers qu'elle pose, cette recherche s'avère riche quant aux multiples pistes d'interprétations des sources qui s'offrent au chercheur. À la suite de mon analyse, il m’était possible de voir comment Montesquieu et Voltaire ont interprété leurs sources, en détournant le sens au besoin, pour promouvoir leurs propres conceptions politiques et religieuses. Du coup, cette méthode me permettait de constater les transformations sémantiques et stylistiques que les deux philosophes faisaient subir à leurs sources.

Plan du mémoire Le présent mémoire est divisé en trois chapitres. Dans un premier temps, en guise d’une mise en contexte, je traiterai de la redécouverte de la Chine par les jésuites missionnaires au XVIIe siècle pour ensuite exposer les bouleversements que cette terre lointaine a causés sur la pensée européenne. J’esquisserai aussi le contexte littéraire dans lequel s’imbriquent Montesquieu et

74 Nicholas Toupin, Stratégies et politiques nationalistes de René Lévesque (Québec) et de Lee Tang-hui (Taiwan) : essai de politique comparé, Mémoire de maîtrise, Faculté des Lettres, 2009, p. 15. 75 Ibid., p. 16. 76 Ibid.

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Voltaire et comment ces deux adversaires philosophes sont entrés en contact avec l’Empire du Milieu lors de leurs années de formation. L’analyse de leur interprétation de la Chine d’après les écrits jésuites se fera dans les deux chapitres suivants sous deux grands thèmes, le gouvernement et la religion, sujets alors délicats au Siècle des Lumières. Dans un deuxième temps, je ferai ainsi le point sur leur vision opposée du gouvernement chinois en démontrant comment ils ont interprété les écrits jésuites pour satisfaire leur argumentaire. Une importante polémique sera au cœur de cette partie, à savoir si l’empereur de Chine est un despote sans lois ni règles, ou au contraire, un personnage éclairé et réfléchi. Enfin, dans en troisième temps, le thème de la religion sera analysé en superposant, une fois de plus, le discours jésuite à ceux des deux philosophes. Je me concentrerai sur deux débats centraux, la nature des croyances chinoises et les raisons du bannissement des jésuites en lien direct avec la querelle des rites chinois.

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Chapitre 1 : La Chine, modèle d’un exotisme oriental et objet de polémique sur la scène savante

I. Les missionnaires jésuites et l’image de la Chine : le bouleversement des idées modernes Au XVIe siècle, les récits de voyage offrent une image imprécise de cette terre lointaine qu’est la Chine. Les marchands qui composent alors la plupart de ces écrits transportent l’imaginaire du lecteur au pourtour de cet empire autarcique sans jamais pouvoir s’y introduire. Il faut attendre la fin du siècle suivant pour voir se dévoiler la « Chine profonde » par la plume des missionnaires jésuites, actifs dans les missions étrangères depuis la création de la Compagnie de Jésus en 154077. Leurs écrits façonnent une nouvelle image de l’Empire Céleste et engendrent des milliers de pages polémistes. La nature de la spiritualité chinoise, la constitution du gouvernement et les bienfaits de la mission en Chine deviennent des sujets centraux dans les débats. Combats à la plume, querelles d’idées, mode orientale et influence politique et morale se conjuguent pour construire une représentation de l’Empire du Milieu.

a) La naissance d’une mission chinoise : pour une nouvelle image de l’Empire Céleste Avant le Moyen Âge, le seul lien qui unit l’Europe à la Chine est de nature commerciale. Les marchandises qui sont échangées lors de brèves rencontres circulent sur les marchés européens, puis sont achetées par les plus riches. Ces objets qualifiés « d’exotiques », qui déjà alimentent l’imaginaire des Européens médiévaux, fournissent à l’Occident la seule représentation du monde chinois 78 . Vu la quasi-absence d’un intérêt réel pour la culture chinoise, les commerçants fournissent très peu de témoignages écrits. La Chine conserve ainsi son voile de mystère. En 1295, le voyageur vénitien Marco Polo fournit l’une des premières sources écrites sur la Chine impériale et contribue de manière non négligeable aux connaissances disponibles au Moyen Âge. En effet, sa présence privilégiée aux côtés du Grand Khan lui permet de circuler à l’intérieur de la

77 Pour en savoir davantage sur la Compagnie de Jésus et sa création, voir l’article de Pierre-Antoine Fabre, « La compagnie de jésus et le souvenir du vœu de Montmartre : état d’une recherche » dans Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, no. 24 (2000), [Consulté en ligne le 28 décembre 2011] ; Shenwen Li, op. cit., p. 29-43. 78 Déjà dans l’Antiquité, les Romains nomment les Chinois, Sères, signifiant alors « ce peuple lointain » qui fabrique la soie. Shenwen Li, « Les jésuites et l’image de la France en Chine au 17e et 18e siècle », dans Paul Servais, dir. Entre Mer de Chine et Europe : migrations des savoirs, transferts des connaissances ; transmission des sagesses du 17e au 21e siècle, Belgique, Louvain-la-Neuve, 2011, p. 41. 21

Chine fournissant par la suite des informations inestimables sur cet empire. Les Merveilles du Monde ou Le Devisement du Monde nourrit alors l’esprit curieux des lecteurs et influence considérablement les voyageurs des siècles à venir79. Cependant, cette terre lointaine et isolée conserve son caractère mystérieux puisque l’image formée d’après ces informations reste fort incomplète. En 1368, l’empire mongol qui dominait la Chine depuis le XIIIe siècle s’effondre pour laisser place à la dynastie Ming. Considérant les souffrances de l’occupation, la Chine ferme progressivement ses portes au monde extérieur. Par conséquent, les relations sino-occidentales sont presque inexistantes pendant plus de deux cents ans. Au XVIe siècle, l’expansion commerciale et maritime conduit les pays européens vers l’Asie, et surtout vers l’Empire du Milieu. Plusieurs groupes fréquentent le port de Macao tels les Portugais, les Espagnols, les Anglais et les Français. Or, leurs tentatives de s’introduire dans cet empire sont avortées par la haute surveillance du gouvernement qui contraint tous voyageurs à ne pas dépasser les limites des ports de Canton et de Macao. Les Portugais réussissent cependant à rayonner dès 1557 dans le port de Macao qui devient plus tard « une enclave portugaise en sol chinois80 », mais aussi le pont entre la Chine et l’Occident. Tranquillement, les Portugais réussissent à imposer sur les autres puissances européennes leur monopole commercial. À la fin du XVIe siècle, le Portugal et l’Espagne deviennent de fait les pionniers de la découverte moderne de la Chine grâce à leurs ambitions commerciales. Les missions espagnoles, les augustines, les dominicains et les franciscains tentent de s’implanter sur le territoire chinois, mais en vain. L’image de cet empire qui restait somme toute floue pour l’Occident va se clarifier grâce à l’arrivée du jésuite italien Matteo Ricci81.

Depuis la création de la Compagnie de Jésus en 1540, les missionnaires jésuites souhaitent ardemment gagner le territoire chinois. La fermeture de la Chine contraint cependant les membres à faire preuve de persévérance. Le jésuite Matteo Ricci, animé par le désir de poursuivre le rêve de son collègue François Xavier82, souhaite se rendre en Chine pour convertir

79 Zhimin Bai, op. cit.,p. 22 et 28-32. 80 Shenwen Li, « Les jésuites et l’image de la France en Chine aux 17e et 18e siècles », op.cit., p. 41. 81 Zhimin Bai, op. cit., p. 37-38. ; Shenwen Li, Stratégies missionnaires…, p. 170-172 82 François Xavier, l’un des fondateurs de la Compagnie de Jésus, avait ardemment désiré convertir la Chine, mais avait rendu l’âme avant même d’atteindre la côte. Zhan Shi, « L’image de la Chine dans la pensée européenne du XVIIIe siècle : de l’apologie à la philosophie pratique » dans Annales historiques de la Révolution française, no. 347, janvier-mars 2007, p. 2. [Consulté en ligne le 18 juillet 2012]

22 ces peuples. Pour ce faire, il se dévoue entièrement à la vocation de l’Ordre, soit l’étude des sciences et des missions étrangères. Son vœu est exhaussé en 1581 lorsqu’il arrive à Macao. Progressivement, au gré des permissions délivrées par l’administration chinoise, Ricci s’introduit sur le territoire chinois pour enfin atteindre la capitale, Pékin, en 1601. Grâce à cette position privilégiée qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1610, il devient le premier Occidental à s’installer de manière durable en Chine et l’un des pionniers de la mission chinoise. Ce qui lui permet cette réussite est sans aucun doute son adaptation à cette civilisation. Grâce à l’approche avant-gardiste d’Alexandre Valignano83 mise en pratique dès 1574, qui consistait à être « Chinois parmi les Chinois », Ricci laisse de côté son habit habituel pour se présenter sous les traits d’un lettré chinois afin d’obtenir la sympathie des lettrés et des ministres de la Cour impériale. Les jésuites qui s’installent plus durablement sur le territoire chinois dès 1583 comprennent qu’une adaptation à la société chinoise est nécessaire. Ainsi, l’étude de la langue et de la pensée chinoise permet à Ricci d’enseigner les sciences européennes en échange des enseignements religieux qu’il offre à l’empire de Chine. L’intégration à cette société devient une méthode afin d’approcher les Chinois pour mieux les convertir84.

Réalisant l’importance du confucianisme en Chine et désirant conserver la bienveillance de l’empereur, il utilise les points de convergence entre cette philosophie et le christianisme afin d’encourager les conversions. En effet à l’époque, les jésuites font d’abord face à une tâche difficile, puisque d’une part, le confucianisme est profondément ancré dans les mœurs chinoises et constitue un aspect fondamental de leur culture traditionnelle, d’autre part, les croyances des deux nations sont complètement différentes, occasionnant des conflits. Les jésuites vont donc étudier cette doctrine orthodoxe pour mieux la connaître et la comprendre85. Or, sa méthode est à la source de la fameuse querelle des rites chinois qui prend forme dans les débats entourant la mission chinoise à la suite du décès de Matteo Ricci en 161086. Sans oublier la présence d’autres

83 En fait, Alexandre Valignano, appelé aussi le Visiteur des Missions des Indes, écrit un « Cérémonial » dont la seconde version remonte à 1592 qui expose des conseils de conduite et de politesse envers les hautes autorités japonaises. Matteo Ricci adapte ces conseils au monde chinois lors de sa mission. Jean-Pierre Duteil, Le Mandat du Ciel : le rôle des jésuites en Chine, Paris, Éditions Arguments, 1994, p. 81-82. 84 , Chine et christianisme. Action et réaction, Paris, Gallimard, 1982, p. 13. 85 Shenwen Li, Stratégies missionnaires…, p. 153 et 199-200. 86Une méthode analogue a aussi été pratiquée en Inde par le Père de Nobili sur le territoire du Malabare. Pour en savoir davantage sur cette méthode, voir Virgile Pinot, op. cit., p. 104-107. La querelle des rites sera développée au chapitre 3. Pour le moment, je peux expliquer quelques questions que l’on se pose à l’époque. Les Chinois sont-ils athées? sont-ils idolâtres? ont-ils une véritable religion? Pourtant, les écrits des jésuites vantent la morale des

23 missions avant celle de Ricci, il reste un personnage clé des premiers contacts entre la Chine et l’Europe. Il est succédé par des missionnaires de diverses nationalités, dont le Père allemand Johann Adam Schall von Bell, supérieur de la résidence jésuite de Pékin, et le Père belge Ferdinand Verbiest, supérieur général de la mission de Chine, qui joueront un rôle important dans les relations avec la Chine87. C’est d’ailleurs le Père Schall qui assure avec ses collègues la survie de la mission chinoise lors du changement dynastique. Ces méthodes de conversion leur permettent de gagner la confiance de l’empereur et de répandre peu à peu le christianisme dans l’empire chinois. Ainsi, au début du XVIIe siècle, la Chine entrouvre de nouveau ses portes à l’Occident. Les informations transmises par ces jésuites évoluent, de simples curiosités on assiste maintenant à un discours plus élaboré axé sur un désir réel de comprendre l’Empire Céleste. L’étape franchie par Matteo Ricci et ses successeurs ouvre la voie aux jésuites français qui se serviront de ce bagage préalable pour entamer leur aventure en Chine. Plus d’une dizaine de jésuites français séjournent en effet dans cet empire au XVIIe siècle88.

L’année 1656 marque l’arrivée régulière de plusieurs jésuites français sur le territoire chinois. La culture française connaît une expansion sans précédent sous le règne de Louis XIV au point d’atteindre une suprématie à l’échelle européenne dans les domaines artistique et intellectuel. Encouragé par un engouement pour l’Orient dans son entourage et les idées du ministre Jean- Baptiste Colbert, le roi décide de porter son regard sur la région du monde éloignée et peu connue qu’est la Chine89. Vers la fin de l’année 1684, le Roi Soleil décide de financer le voyage d’un groupe de jésuites vers l’Empire du Milieu afin d’y introduire la foi catholique et d’y installer des contacts avec l’empereur. Le contrôleur général des finances Jean-Baptiste Colbert et son fils le

Chinois. Or, est-ce que la morale peut exister indépendamment de la religion? Deux groupes majeurs débattent à ce sujet, les jésuites et la papauté. L’un des points centraux de cette polémique concerne la tolérance des jésuites envers certains rites chinois, dont le culte des morts et des ancêtres, ainsi que la tolérance envers l’utilisation du terme Tien pour signifier le Dieu du Ciel. Cette intolérance et les diverses tensions qui animent les différents ordres religieux en Chine engendrent la perte de la mission évangélisatrice dans l’Empire du Milieu. La mission prend un dur coup sous Kangxi en 1717 et s’effondre avec l’arrivée de Youngzheng sur le trône en 1722. C’en était donc terminé de cet édit de tolérance envers le christianisme promut par Kangxi en 1692. Jacques Gernet, Le monde chinois, Paris, Armand Colin, 1999, p. 633-634. 87 Le Père Schall se voit confier une importante mission astronomique par l’empereur Shunzi qui règne entre 1643- 1661. Voir à ce sujet, Jean-Philippe Lafond, « La bureaucratie impériale chinoise sous le regard jésuite aux 16e et 18e siècles », Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2010, p. 26 ; Au sujet du voyage de Ferdinand Verbiest (1656-1688), voir Ninette Boothroyd et Muriel Détrie, Le voyage en Chine. Anthologie des voyageurs occidentaux du Moyen Âge à la chute de l’Empire chinois, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 145-151. 88 Shenwen Li, « Les jésuites et l’image de la France en Chine au 17e et 18e siècle », op. cit., p. 41. 89 Virgile Pinot, op. cit., p. 45-46. 24 ministre François Michel le Tellier de Louvois sont les instigateurs de la mission chinoise qui vise l’évangélisation des Chinois, mais également la connaissance de leurs sciences90. De fait, la vocation scientifique de la mission est au centre des relations sino-françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles. Avant de quitter Paris, les jésuites ont presque tous reçu le titre de membres correspondants de l’Académie des Sciences. Leur tâche est d’informer le milieu savant de l’ensemble de leurs observations sur le monde chinois. Cette mission cadre également avec l’ambition d’étendre l’influence du royaume de Louis XIV jusqu’aux confins de l’Orient afin de supplanter la puissance portugaise dans l’Empire du Milieu. Les missionnaires jésuites font donc figure d’intermédiaires entre la France et la Chine91.

Le 3 mars 1685, appareille à Brest le vaisseau l’Oiseau en direction du Siam avec à son bord six jésuites de la Compagnie de Jésus : les Pères Guy Tachard92, Jean de Fontaney, Joachin Bouvet93, Jean-François Gerbillon, Louis Daniel Le Comte et Claude de Visdelou. À l’époque, le Siam est un royaume politiquement indépendant de la Chine et possède sa propre monarchie. Si Louis XIV n’envoie pas directement les jésuites en Chine, c’est que le monopole des Portugais sur les missions chinoises empêche les Français de s’y installer librement. Le Roi Soleil envoie les jésuites en compagnie d’une ambassade du Siam qui était en visite protocolaire en France. Ces derniers forment alors la première délégation missionnaire française en Asie. Or, un coup d’État au Siam encouragé par les Hollandais vient anéantir l’entreprise française et les jésuites sont contraints de partir. Après un long et périlleux voyage, les jésuites, désignés sous l’appellation des « Mathématiciens du Roi 94» arrivent à Pékin le 7 février 1688 suite à trois années de pérégrinations. Armés de leurs connaissances scientifiques, ils ont pour mission d’utiliser les sciences européennes comme vecteur d’évangélisation. Bien qu’ils ne soient pas les

90 Cette terre lointaine est décrite dans les récits de voyage comme un « pays béni […] où ils faisaient une abondante moisson d’âmes ». La Chine, par sa grande population, nourrit l’espoir chez les jésuites de faire nombre de conversions. Virgile Pinot, op. cit., p. 614. ; Voir aussi Shenwen Li, Stratégies missionnaires…, p. 172-173. 91Pour une raison que l’on ignore, les pères Louis Le Comte et Guy Tachard ne reçoivent pas le titre officiel de correspondants de l’Académie des Sciences. Isabelle Landry-Deron, « Les Mathématiciens envoyés en Chine par Louis XIV en 1685 » dans Archi. Hist. Exact Sci. 55 (2000), p. 423. 92Le père Guy Tachard reste quant à lui au Siam et ne s’intègre pas dans la mission chinoise. Il effectue par contre plusieurs aller-retour entre le Siam et la France, et fait également quelques voyages vers l’Inde. Zhimin Bai, op. cit., p. 46. 93 Au sujet du rôle de la mission de Joachim Bouvet, voir Claudia von Collani, « Joachim Bouvet : missionnaire entre Orient et Occident » dans Jacques Scheuer et Paul Servais, dirs, Passeurs de religions : entre Orient et Occident, Belgique, Louvain-Le-Neuve, 2004, p. 127-137. 94C’est sous l’influence de l’œuvre du Vicomte François-René de Chateaubriand que l’on désigne les cinq jésuites sous l’appellation des « Mathématiciens du Roi ». Isabelle Landry-Deron, op. cit., p. 423.

25 premiers à s’introduire dans cet empire, ayant été devancés par les franciscains aux XIIIe et XIVe siècles, ces jésuites français sont sans conteste parmi les premiers à mener une action patiente, suivie et maintenue afin d’y prêcher le christianisme. Grâce à leurs compétences scientifiques qui intéressent fortement l’empereur régnant Kangxi, les Pères Gerbillon et Bouvet sont intégrés à la Cour impériale. Les « Mathématiciens du Roi » sont ainsi considérés comme une partie très importante de la mission chinoise95. En 1693, Kangxi est si satisfait de ces mathématiciens qu’il demande au Père Bouvet de ramener de France d’autres missionnaires formés aux sciences. Cinq ans plus tard, ce dernier ramène dix missionnaires à bord de l’Amphitrite, dont cinq sont choisis pour être à la Cour de l’empereur. Satisfait une nouvelle fois par les compétences scientifiques de ces hommes de foi, Kangxi donne le mandat au Père de Fontaney d’aller chercher d’autres missionnaires, ce qu’il fait en 1701. À partir de ce moment, la France envoie de manière régulière des hommes savants en Chine. On peut compter parmi eux, les Pères Dominique Parennin, Jean- Denis Attiret et Michel Benoist96.

Fidèles à la constitution d’Ignace de Loyola qui exige de ses missionnaires des rapports annuels sur les régions où ils travaillent, les « Mathématiciens du Roi » s’affairent rapidement à produire des comptes rendus de leurs missions pour leurs supérieurs97. Leurs écrits, publiés au XVIIIe siècle dans les Lettres édifiantes et curieuses, puis dans la Description de la Chine, deviennent incontournables pour la connaissance du monde chinois à la fin du XVIIIe siècle. Animés par un désir de promouvoir leur mission, les jésuites dévoilent au public savant une image beaucoup plus claire du monde chinois98. Peu à peu, l’image de la Chine se raffine dans l’imaginaire des lecteurs, d’une simple esquisse, on passe maintenant à une peinture beaucoup plus élaborée. Cette terre bien que lointaine n’est plus considérée comme une terra incognita, comme l’est encore à l’époque l’Inde99. Rien n’échappe à la plume des jésuites ; histoire et géographie, philosophie et religions, mœurs et coutumes, politiques, justice et administration chinoise. À l’époque, peu de gens mettent en doute la validité de leurs écrits, bien qu’on les

95 Isabelle Landry-Deron, op. cit., p. 423. 96 Shenwen Li, Stratégies missionnaires…, p. 222-223 ; Shenwen Li, « Les jésuites et l’image de la France en Chine au 17e et 18e siècle », op. cit., p. 43. 97 Zhimin Bai, op. cit., p. 64. 98 La mission chinoise a un grand succès sous le règne de l’empereur Kangxi qui fait preuve d’une grande tolérance envers le christianisme sur son territoire. Lettres édifiantes et curieuses, Tome 9, préface, p. xvii. 99 Muriel Détrie, « Le récit de voyage en Chine. Vrai ou faux discours de l’altérité? » dans Paul Servais, dir. De l’Orient à l’Occident et retour : perceptions et représentations de l’Autre dans la littérature et les guides de voyage, Belgique, Louvain-La-Neuve, 2006, p. 82.

26 interprète différemment. Il n’existe pas une seule Chine, mais plusieurs Chines à l’époque moderne100. À mesure que l’Empire du Milieu se dévoile au public européen, certains éléments de son histoire bouleversent les idées françaises au point d’ébranler l’édifice biblique. La place privilégiée que les jésuites occupent à la Cour impériale leur permet de fournir des informations précieuses sur l’Empire du Milieu, mais engendre toutefois une profonde jalousie de la part des autres ordres religieux présents en Chine. Tandis que les franciscains et les dominicains se concentrent sur les couches populaires, les missionnaires savants peuvent pour leur part tenter de convertir l’empereur. Ainsi, selon eux, il vaut mieux convertir d’abord la tête de l’empire chinois pour mieux évangéliser le corps. Ces tensions ne font que raviver la querelle des rites sur le sol chinois et ne manquent pas d’atteindre très tôt l’Europe.

b) La Chine dévoilée bouleverse : entre polémiques et querelles Bien que la Chine ne soit pas la seule grande découverte au XVIIe siècle, elle est celle qui bouleverse le plus les consciences européennes. L’Europe est ainsi confrontée à une civilisation beaucoup plus ancienne qu’elle, confirmée par la base solide qu’offre la découverte des Annales chinoises, contenant la mémoire politique, militaire et administrative de l’Empire Céleste depuis plus de trente-cinq siècles. Un important doute est alors soulevé dans le domaine de l’histoire universelle. De ces annales découlent deux problèmes majeurs : celui de la chronologie et celui de la géographie. D’abord, la chronologie chinoise, présentée par le Père Martino Martini en 1658 d’après les archives chinoises, gêne les ecclésiastiques101. Le fait de lire dans ces écrits que l’empereur Fo-Hi ait régné en 2952 avant Jésus-Christ, soit plus de 600 ans avant l’époque de la dispersion des peuples, force la remise en question de la chronologie des septante et donc de l’histoire de l’Ancien-Testament. Par ailleurs, le fait que la Chine ait été habitée durant la période des patriarches précédant celle de Noé sous-entend qu’elle n’a pas connu le Déluge, moment où l’empire chinois aurait dû être colonisé par les fils de Noé102. Les Pères Le Compte et Bouvet

100 Ici je reprends l’idée de Hugues Cologan dans « Quelques lumières sur la Chine : la Chine des Lumières » où il démontre la création de plusieurs images de la Chine à l’époque des Lumières, voir la page 36. 101Cette chronologie est présentée dans son livre Histoire de la Chine, Paris, Claude Barbin, 1692, 2 volumes. Cette édition a été traduite du latin par l’abbé Le Peletier. ; Voir aussi Shenwen Li, Stratégies missionnaires…, p. 207. ; Claudine Poulouin, Le Temps des origines : L’Eden, le Déluge et « les temps reculés » de Pascal à l’Encyclopédie, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 476. 102 Martini fait mention dans son livre d’une grande inondation décrite dans les Annales chinoises sans y faire un lien explicite avec le déluge universel. Il laisse cependant sous-entendre que l’empereur Yao régnant à cette époque serait le Janus que certains identifient alors à Noé. Claudia von Collani, « La chronologie de Bouvet, base de la méthode

27 notamment cherchent dès lors des traces de migrations vers l’Orient dans les textes bibliques et chinois afin de prouver que la Chine a déjà été touchée par la Révélation103. Ils sont alors ensuite confrontés à la réalité temporelle, venant démentir la possibilité d’une découverte de la Chine par les fils de Noé. En effet, la distance qu’ils auraient dû parcourir ainsi que le temps nécessaire pour se rendre en Chine sont incompatibles avec le niveau d’avancement de la civilisation chinoise. En toute logique, comment l’Empire du Milieu aurait-il pu s’épanouir de la sorte en un aussi court laps de temps ? Ce n’est pas seulement l’ancienneté de l’histoire chinoise qui surprend l’Europe - puisqu’à l’époque on a rencontré des nations tout de même assez anciennes telles les Mayas ou les Toltèques d’Amérique - mais c’est l’avancée de la civilisation chinoise qui « [traumatisent] les consciences européennes 104 ». Affirmer que l’Empire Céleste dépasse l’Europe sur certains points serait admettre que sa suprématie n’est pas indiscutable, et c’est essentiellement pour cette raison que des débats acharnés dominent la scène savante. Les connaissances sur la Chine divulguées par les jésuites provoquent ainsi plusieurs remises en question dans les domaines religieux et moraux. Blaise Pascal, auteur des Pensées et figure du mouvement janséniste contre les jésuites, critique cette ancienneté. Selon lui, la Chine n’a pas été digne de la Révélation de Dieu105. Si l’ancienneté et l’avancement de cette nation bouleversent, elles engendrent également un conflit qui prend une tournure insoupçonnée, la querelle des rites et des cérémonies chinoises.

La querelle des rites qui éclate au XVIIe siècle et qui s’envenime dans la première moitié du siècle suivant, soit entre 1611 et 1742, a mobilisé les jésuites, les ordres catholiques en Chine, les Chinois (convertis et non convertis), les jansénistes, la Sorbonne, sept papes à Rome, plusieurs rois européens et bien des philosophes106. Le lien solide qui unit la morale, les manières et les rites en Chine contraint les jésuites à adapter leurs méthodes de conversion. Naît de cette pratique

missionnaire du P. Joachim Bouvet, S.J. », Chine et Europe : évolution et particularités des rapports est-ouest du XVIe au XXe siècle : Actes du Ive colloque international de sinologie de Chantilly, Centre de recherches interdisciplinaires de Chantilly (CERIC), 8-11 septembre 1983, p. 108. 103Les pères déterminent que la chronologie de l’antiquité chinoise s’appuie sur des connaissances astronomiques dont les premières observations remontent au Déluge selon la période fixée par la Bible. Ils en concluent que la Chine était avancée avant le Déluge ou bien qu’elle n’a tout simplement pas connu cet événement. Pour en savoir davantage, lire Claudine Poulouin, op. cit., p. 474-476. ; Du Halde écrit que les Patriarches ont pénétré la Chine environ deux-cents ans après le Déluge. La Description de la Chine, Tome 3, p. 2. 104 Expression de Jacques Pereira dans Montesquieu et la Chine, p. 7. 105 À ce sujet, voir Claudine Poulouin, op. cit., p. 8. 106 Shenwen Li, Stratégies missionnaires…, p. 213.

28 une confrontation théologique entre les « européanisants », adoptant un christianisme orthodoxe en Chine, et les « sinicisants », conciliant plutôt les dogmes et la structure du christianisme aux mœurs et coutumes des Chinois107. Les franciscains, les dominicains et les jansénistes, tous opposés aux méthodes d’évangélisation jésuites, stigmatisent les membres de la Compagnie d’Ignace de Loyola sur cette question du XVIe au XVIIIe siècle. Il leur est reproché deux choses : le terme par lequel ils désignent Dieu en chinois, de même que la tolérance qu’ils portent envers les pratiques du culte de Confucius et le culte des ancêtres par les Chinois convertis108. On critique sévèrement leur doctrine de l’Évangile qui est « à l’humeur et aux coutumes des Chinois109». Les jésuites se défendent avec insistance sur le fait que les cultes de Confucius et des ancêtres obéissent à une morale purement civile et ne peuvent par conséquent nuire à la sphère du sacré. Ils ajoutent que les rites chinois représentent l’essence même de leur société et ne peuvent être balayés de leurs mœurs et coutumes. Or, les autres ordres n’y voient que superstitions et idolâtrie. Afin de répondre aux attaques qui viennent de toute part, Louis Le Comte publie ses Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine en 1696110, livre alors consulté par les érudits tel Voltaire. Son ouvrage est en fait une apologie des jésuites et de leurs méthodes de conversion. Celui-ci subit rapidement critiques et reproches puisqu’on accuse son auteur d’avoir trop admiré l’Empire du Milieu sur deux domaines plutôt sensibles de l’époque, le gouvernement et la morale. Les tensions sont importantes à Rome et à la Sorbonne alors que les détracteurs des jésuites font tout pour entacher leur image et leur réputation. Son éloge de la civilisation chinoise engendre sa censure par la Sorbonne en 1700. Cette année coïncide avec la condamnation de l’opinion des jésuites français favorables aux rites chinois par la célèbre Faculté de Théologie de

107 René Étiemble, Les jésuites en Chine : la Querelle des rites (1552-1773), Paris, René Julliard, 1966, p. 21-22. 108Le terme avec lequel les Chinois se représentent Dieu suscite une indignation chez les autres ordres religieux. Il y a à l’époque deux sectes majeures en Chine - celle qui utilise le terme Tien-Chu (Tien-tchou) signifiant le Seigneur du Ciel, et celle des lettrés qui utilise Tien, T’ien ou Chang-ti pour désigner le Ciel ou l’Empereur Suprême du Ciel. Les détracteurs des jésuites y voient ici une manière de matérialiser le principe divin avec la référence au ciel matériel. René Étiemble, op. cit., p. 90 ; Monsieur Guogang Zhang, professeur au département d’histoire de l’Université Quinghua à Beijing, a également exposé ce fait dans sa conférence donnée à l’Université Laval au centre de recherche du CÉLAT le 15 février 2012 : La culture chinoise et les religions étrangères : comparaison du sort du bouddhisme et du christianisme en Chine. ; Voir également l’article de Joseph Dehergne, « Un problème ardu : le nom de Dieu en chinois », Actes du IIe colloque international de sinologie, Les Belles Lettres, Paris, 1980, p. 13-46. 109 Virgile Pinot, op. cit., p. 119. 110Louis Le Comte, Un jésuite à Pékin. Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine 1687-1692, Paris, Phébus, 1990, 554 p. N’ayant pu obtenir l’édition complète originale de 1696, je me suis basée sur celle de 1990 qui a été établie, selon l’auteur, d’après l’édition de 1697. À ce propos, voir la page 16 de ce même document. 29

Sorbonne à Paris111. Par contre, la popularité du livre du Père Le Comte monte en flèche due à sa censure qui pique la curiosité des lecteurs et à son style épistolaire qui correspond au goût du public du XVIIIe siècle. Par contre, cette condamnation ne vise pas uniquement le Père Le Comte, mais toute la communauté jésuite en ce qui a trait spécifiquement à leurs méthodes de conversion 112 . La querelle des rites prend alors une ampleur considérable. Les Missions étrangères de Paris font pression pour que l’autorité papale condamne les cultes chinois et du même coup, la tolérance des jésuites à leurs égards. La tension entre les jésuites, les dominicains et les franciscains a tôt fait de soulever entre ceux-ci la controverse des rites, ce qui influence du même coup les écrits sur la Chine. Ces divergences modifient la manière dont les jésuites présentent l’image de l’Empire Céleste qui sera découverte plus tard par les philosophes des Lumières. En 1704, le pape Clément XI condamne l’utilisation des termes Tien et de Chang-ti pour désigner le vrai Dieu et désigne Mgr Maillard de Tournon pour annoncer à l’empereur de Chine la décision pontificale. Le voyage de Tournon est un échec et une cause principale de l’avortement de la mission chinoise113. Elle subit un coup dur vers la fin du règne de Kangxi en 1717 lorsqu’il interdit le christianisme, puis reçoit son coup de grâce sous l’empereur Yongzheng en 1724 quand celui-ci proscrit cette religion dans tout l’empire114.

En examinant les écrits de la première moitié du XVIIIe siècle, on ne peut qu’être frappé par le monopole que détiennent les jésuites dans ce milieu, à l’exception de quelques relations de voyage115. Deux ouvrages majeurs marquent le Siècle des Lumières et suscitent bien des rêveries chez les lecteurs, les Lettres édifiantes et curieuses (1702-1776) et la Description de la Chine (1735) 116. Pour sa part, l’entreprise des Lettres est initiée par le Père Charles Le Gobien alors procureur des Missions de la Chine à Paris117. Afin d’éditer un livre sur l’Histoire de l’Édit de

111 La nouvelle de la condamnation des rites chinois parvient en Chine l’année suivante. Joseph Dehergne, « L’exposé des jésuites de Pékin sur le culte des ancêtres présenté à l’empereur Kang Hi en novembre 1700 », Les rapports entre la Chine et l’Europe au temps des lumières : Actes du IIe Colloque international de sinologie. Centre de recherches interdisciplinaires de Chantilly (CERIC). 16-18 septembre 1977, p. 186. 112Ibid., p. 12. 113 Mgr Maillard de Tournon est emprisonné en Chine et y laisse sa vie. René Étiemble, op. cit., Tome II, p. 31-32. 114 Shenwen Li, Les stratégies missionnaires…, p. 267. 115 Virgile Pinot, op cit., p. 12. 116 La Description de la Chine est la source la plus utilisée chez les érudits jusqu’à la réouverture forcée de la Chine par les Britanniques en 1842 suite à la guerre de l’Opium. 117 Rappelons qu’à ce moment le Père de Prémare occupe le poste de traducteur à la Maison professe des jésuites de Paris. C’est d’ailleurs ce dernier qui traduit L’Orphelin de la maison de Tchao, pièce réadaptée en 1763 par Voltaire sous le titre de L’Orphelin de la Chine. Jacques Pereira, op. cit., p. 329. 30 l’Empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne 118 , il réunit les lettres des « Mathématiciens du Roi ». Son but est d’exposer les avancées des missionnaires jésuites en Chine et d’encourager d’autres hommes de foi à faire ce long voyage vers l’Asie. Dès la publication du premier volume, Le Gobien constate non seulement que l’intérêt pour les curiosités de l’Orient pousse les lecteurs à s’approprier son ouvrage, mais il réalise surtout l’important avantage que la mission chinoise pourrait tirer d’une telle publication dans un contexte où la querelle est toujours active. C’est ainsi que les lettres des jésuites sont publiées annuellement sous le titre Lettres édifiantes et curieuses dès 1702 et paraissent avec le privilège royal et la permission du Provincial des jésuites119. Du Halde édite et publie quant à lui en 1735 la Description de la Chine120. Bien qu’il ne soit jamais sorti de Paris et n’ait point appris le chinois, ce père fournit aux lecteurs du Siècle des Lumières la plus ample description de l’Empire Céleste qui englobe l’ensemble des connaissances disponibles à cette époque 121 . Avec son énorme compilation, le Père Du Halde souhaite bien sûr plaire au public, se gardant bien de rendre des traités trop savants et scientifiques qui terminent quant à eux entassés sur les tablettes poussiéreuses des librairies122. La querelle se poursuit jusqu’en 1742 lorsque le pape Benoît XIV publie la Bulle Immensa Pastorum123 qui condamne définitivement les rites chinois. Ainsi, en seulement quelques lignes l’autorité papale venait de ruiner des milliers de pages d’argumentaires

118Le Père Le Gobien, Histoire de l’Édit de l’Empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne avec un éclaircissement sur les honneurs que les Chinois rendent à Confucius et aux morts, Paris, 1696. L’empereur Kangxi autorise en 1692 les habitants de l’empire à adhérer au christianisme. Cet édit marque les savants français, puisque le royaume est intolérant aux protestants suite à la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV en 1685. 119Le premier recueil est connu sous le titre Lettres de quelques missionnaires de la Compagnie de Jésus écrites de la Chine et des Indes orientales. Le succès engendré par cette publication incite alors Le Gobien à poursuivre ce projet qui devient annuel. À ce sujet, voir Zhimin Bai, op. cit., p. 65. 120On note qu’il a choisi les lettres de 27 missionnaires dont la plupart sont d’origine française. Du Halde a conservé une correspondance serrée pendant plus de 25 ans avec ces hommes de foi. De plus, il a rencontré quelques-uns d’entre eux à leur retour de Chine à Paris. À ce sujet, voir Zhimin Bai, op. cit., p. 66-67. ; Cependant, on critique à l’époque le travail de censure effectué sur les lettres. À ce sujet, voir Virgile Pinot, op. cit., p. 240-252. 121 L’historienne Isabelle Landry-Deron constate toutefois que l’ouvrage ne rapporte pas d’informations nouvelles aux lecteurs du XVIIIe siècle puisqu’il avait en fait repris le matériel disponible dans les Lettres. Du Halde a été fort critiqué au sujet de la fiabilité de son ouvrage. Landry-Deron soulève que le problème est davantage du côté de l’image de la Chine qu’il projetait, plutôt que sur le manque de délicatesse de sa part envers les contributeurs : « La question véritable est […] d’examiner s’il a réellement travesti la perception de la Chine que les missionnaires désiraient donner en Europe ». Isabelle Landry-Deron, La Preuve par la Chine, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2002, p. 118. 122La raison principale qui empêche la vente ou la publication de grands travaux scientifiques au XVIIIe siècle est le goût frivole du public français qui souhaite lire des documents simples et peu ardus : « On ne veut pas de Chine, écrit le P. Gaubil, des choses si abstraites, si sèches. On veut quelques descriptions, quelques relations ; on veut surtout de quoi s’amuser agréablement. » Virgile Pinot, op. cit., p. 218. 123 Benoît XIV, Bulles Immense Pastorum et Ex Quo Singulari contre la Compagnie de Jésus pour l’Affranchissement des Indiens du Paraguay et la Condamnation des Rites chinois, Paris, Librairie moderne, 1925 (1742), 127 p. 31 en faveur des jésuites en Chine. Sombre avenir pour la Compagnie qui subit de nombreuses difficultés jusqu’en 1773, moment où elle est définitivement interdite par le pape Clément XIV. Toutefois, l’importance de ces écrits n’est plus à débattre. À la suite de ces œuvres majeures, jamais l’image de la Chine n’a été aussi précise, détaillée et élaborée. Si durant cette période les ordres religieux débattent sur l’avenir spirituel de l’empire chinois, une grande part du public savant démontre un intérêt pour cet empire qui pourrait bien devenir un modèle politique et religieux.

II- Montesquieu et Voltaire : philosophes de leur temps Au début du XVIIIe siècle, l’empire chinois qui est à la mode en France suscite un intérêt marqué chez les philosophes. La Chine devient une référence courante chez les érudits de la période des Lumières. Tous sont à la recherche d’un modèle qui pourrait contribuer à la reconstruction du monde occidental, qui avait alors démontré plusieurs lacunes. La France vit en effet des bouleversements d’ordre religieux et politiques. D’une part, l’intolérance religieuse qui s’est ravivée suite à la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV en 1685 a très tôt fait réagir les plumes philosophiques. La France avait déjà souffert de grandes querelles religieuses depuis le XVIe siècle, le massacre de la Saint-Barthélemy en 1572 est un exemple marquant de cette période sombre. Cette intolérance religieuse ne manque pas de faire réagir Voltaire dans sa célèbre œuvre L’Affaire Calas, dont il sera question ultérieurement. D’autre part, la pensée des Lumières se heurte en effet à l’absolutisme du cadre étatique. François Fénelon (1651-1715), écrivain français et homme de l’Église, critique farouchement ce type de pouvoir alors entre les mains de Louis XIV : « […] le pouvoir absolu fait autant d’esclaves qu’il a de sujets124 ». Selon cet auteur, le Roi Soleil n’est pas digne de gouverner puisqu’il n’est pas prêt à se sacrifier pour aider ses sujets en temps de crise125. Son idéal politique se trouve dans un souverain attentif aux requêtes du peuple et dans un régime monarchique dit modéré où le pouvoir n’est pas uniquement entre les mains du roi, mais est divisé en plusieurs zones de pouvoir. C’est justement cette séparation des pouvoirs qui est admirée dans le gouvernement parlementaire anglais. La fin du règne centralisateur de Louis XIV en 1715 n’ouvre toutefois pas la porte à un temps prospère. En

124 Œuvres de Fénelon, Tome troisième, Paris, Chez Lefèvre, Libraire-éditeur, 1835, p. 78. Repris dans Michel De Waele, L’Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Québec, Boréal, 2002, p. 104. 125 L’économie en France prend un dur coup avec les grandes guerres de Louis XIV. À l’époque, certains auteurs écrivent qu’en période de famine en Chine, l’empereur Kangxi se prive de grands repas afin de soutenir moralement le peuple.

32 effet, la période qui suit laisse place aux maladresses de la Régence alors dirigée par Philippe d’Orléans puis au désastre de l’affaire Law126. Ce XVIIIe siècle est une période où la confusion règne sur le plan politique. Le grand projet de Law accuse échec après échec avant l’effondrement complet du système financier en 1720. Cette lente progression vers la dégénérescence par l’usure des institutions, ainsi que la déficience du personnel qui en a la responsabilité, ont accéléré cet échec et par le fait même, l’insatisfaction du public savant. Le système manqué de Law marque le retour à une politique louisquatorzienne. Les conséquences sont multiples. En effet, les nobles perdent une grande part de leur influence et le parlement de Paris qui avait pu se permettre de parler haut est dès lors mis au pas. Enfin, les aspirations des jansénistes se trouvent de nouveau étouffées127. Le visage de l’autorité royale porté d’une part par Philippe d’Orléans, puis d’autre part, par Louis XV dès 1723 provoque un profond malaise au sein de la scène savante. Pendant que ces derniers tentent chacun à leur manière de récupérer les anciennes prérogatives sur « la dépouille de l’absolutisme128 », le public savant gronde.

Un désir de changement est alors à la base de la philosophie des Lumières qui déclenche nombre de débats tout au long du « Siècle éclairé 129 ». Le XVIIIe siècle connaît donc un foisonnement intellectuel qui transcende les frontières nationales et linguistiques130. Bien que le mouvement des Lumières soit tributaire des siècles précédents, il n’a pas moins établi une forme de pensée philosophique nouvelle. La philosophie s’épanouit maintenant dans toute l’activité

126 La situation de crise financière léguée par les ambitions de guerre du Roi Soleil et aggravée par les premières années de la Régence creuse un gouffre dans les affaires de l’État. John Law, originaire d’Édimbourg, devient ministre des Finances du royaume sous Philippe d’Orléans. Il lui propose un projet afin de pallier à la condition dramatique de l’économie française pour éponger les dettes de l’État. La dette financière du royaume de France en 1715 s’élève à plus de 3 milliards ½ de livres. Chaque année, le montant des rentes à payer par l’État est d’environ 86 millions en plus des 200 millions de livres réclamés par plusieurs créanciers. Bien que le projet de Law soit visionnaire, tel celui de mettre en place une Banque générale à l’image d’Amsterdam et d’Angleterre, il n’en est pas moins que ses idées sont audacieuses. Pour en savoir davantage sur la révolution financière tentée par John Law, voir Michel Denis et Noël Blayau, op. cit., p. 120-125. 127 Le jansénisme a en effet joué un grand rôle dans les luttes parlementaires. Pierre Barrière, La vie intellectuelle en France, du XVIe siècle à l’Époque Contemporaine, Paris, Albin Michel, 1961, p. 370. 128 Jacques, Pereira, op. cit., p. 275 129 Ce terme utilisé ici dans ce mémoire indique un désir de mettre l’accent sur l’importance centrale de la métaphore de la lumière. En fait, on veut démontrer que la raison qui est mise de l’avant par les penseurs et philosophes a eu le dessus sur des siècles plus sombres où la superstition dominait les hommes. David Allen Harvey, The French and the Enlightenment and its others, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 4. 130 Les nations européennes connaissent les appellations « Lumières », « Enlightment », « Illuminismo », « Aufklärung » signifiant pour la plupart un désir de mettre fin à la période des ténèbres qu’est le Moyen Âge et de tendre vers l’illumination. Michel Denis et Noêl Blayau, Le 18e siècle, 3e édition, Paris, Armand Colin, 2004 (1990), p. 53. 33 intellectuelle de l’homme ayant pour idées centrales, la raison, la vertu et le progrès. Les tenants de ce mouvement usent de leur plume pour faire valoir leur désir de changement sur les plans politiques, religieux et moraux. Les philosophes Montesquieu et Voltaire forgent leurs propres conceptions au fil de leur formation à une époque où un nouveau regard se pose vers l’Orient, et surtout sur la Chine. Un débat autour de l’Empire Céleste comme modèle pour la France voit le jour alors que deux camps s’affrontent, la sinophilie et la sinophobie131.

a) La Chine : objet de débats politiques et religieux en France La Chine fait l’objet de nombreux débats philosophiques dans la sphère savante. Cet empire élevé à titre de modèle politique et religieux par plusieurs n’est pas nécessairement la vraie Chine. En effet, la mode chinoise engendre toute une image du faux que ce soit dans les arts que dans la description que l’on en fait. Ce qu’il faut bien saisir, c’est que la curiosité et l’admiration de la plupart des gens ne font pas germer le désir de « s’inoculer l’esprit chinois 132». Il faut qu’une nation éprouve d’abord une certaine inquiétude d’esprit ou une insatisfaction envers la vie intellectuelle, morale ou politique de son pays avant qu’elle soit influencée par une nation étrangère. Cette dernière doit, d’abord et avant tout, arriver au moment précis où cette inquiétude se manifeste afin qu’elle apporte de quoi nourrir les réflexions et satisfaire les besoins à combler. De cette manière, on peut déterminer deux périodes névralgiques qui permettent de saisir l’influence de la Chine en France. La première se situe lors du départ des « Mathématiciens du Roi » en 1685, période où l’on critique la constitution de la monarchie française suite à l’intransigeance du Roi Soleil, et l’intolérance religieuse suite à la révocation de l’Édit de Nantes au cours de la même année. À cet effet, Louis XIV demande une tolérance de la part de l’empereur de Chine alors qu’il n’en fait même pas preuve vis-à-vis ses propres sujets. La deuxième se situe après 1750, soit lorsque les philosophes cherchent à construire une meilleure base politique et morale pour leur pays. Il est à noter qu’au moment où l’influence de l’Empire du Milieu est la plus considérable, c’est-à-dire après 1750, l’admiration pour la Chine, qui était à son

131 Voir Millar, Ashley E.“Revisiting the sinophilia/sinophobia dichotomy in the European enlightenment through Adam Smith’s ‘duties of government’”, Asian Journal of Social Science, 38 (5). 2010, p. 716-737. 132 Un grand nombre de personnages sont costumés à la chinoise en France au XVIIIe siècle sans qu’ils n’aient rien de chinois. Les femmes chinoises qui naissent sous le pinceau de François Boucher ne sont que des représentations de l’imaginaire du public au Siècle des Lumières. Sans compter que les gens qui consomment du thé avec la porcelaine de la dynastie Ming ou discutent de philosophie confucéenne, n’éprouvent pas nécessairement le besoin de rectifier leurs idées morales ou politiques pour tendre vers celles des Chinois. Virigile Pinot, op, cit., p. 9-11. 34 paroxysme durant la première moitié du XVIIIe siècle, s’affaiblit pour laisser place à une vision plus négative133. Les deux courbes, soit celles de la mode et de l’influence sont pendant une période déterminée, indépendantes l’une de l’autre. Cependant, chez certaines personnes, mode et influence se conjuguent pour servir de vecteur à un tout nouveau discours : la Chine comme modèle politique et spirituel. Cet empire arrive à un moment où la France subit de profondes crises morales, spirituelles et politiques. Si alors l’influence nourrit les idées, la mode les propage chez le public intéressé. L’Empire du Milieu intègre peu à peu les salons littéraires où les grands esprits se rencontrent, discutent, s’opposent ou s’allient. Des voix s’élèvent, les plumes s’animent, bref la Chine bouscule les consciences françaises. De ces grands esprits, deux figures du Siècle des Lumières se démarquent, Montesquieu et Voltaire. b) La philosophie des Lumières et la vie littéraire française Le mouvement des Lumières se caractérise par son engagement contre les oppressions religieuses, morales et politiques, et tend vers un désir de progrès en combattant la superstition, l’obscurantisme134, l’arbitraire et l’irrationnel qui ont dominé les siècles précédents. Les tenants de ce mouvement prêchent pour la rupture avec les anciennes conventions, rupture qui doit conduire l’Homme à l’âge de la raison135. Au XVIIIe siècle, on conçoit la raison comme un élément de l’esprit humain qui doit s’assurer d’atteindre la vérité. Il faut de cette manière que toute chose soit susceptible de vérification : « Elle [la raison] délie l’esprit de tous les simples faits, les simples données, de toute croyance fondée sur le témoignage de la révélation, de la tradition, de l’autorité ; elle ne connaît pas de repos tant qu’elle n’a pas mis en pièces jusque dans ses derniers éléments et ses derniers mobiles la croyance et la vérité-toute-faite 136 ». Le rationalisme à l’époque des Lumières se veut essentiellement critique. Ainsi, les penseurs du XVIIIe siècle attaquent les domaines du savoir en remettant en question la religion, les

133 Isabelle Landry-Deron, La Preuve par la Chine, p. 12. ; On peut ainsi constater que la plus belle période de la mode chinoise ne coïncide pas avec ces moments de grande influence : « Elle se place entre 1745 et 1755 lorsque Mme de Pompadour, qui donne le ton, se plaît à s’entourer de chinoiseries : c’est le moment où la Compagnie des Indes fait ses plus beaux bénéfices (qui [diminuent] par la suite), c’est le moment où Boucher dessine ses femmes chinoises, où tout le monde veut avoir dans ses appartements des trumeaux à sujets chinois ». Virgile Pinot, op. cit., p. 11. 134 Le courant obscurantiste est opposé à toute diffusion du savoir. Erwan Sommerer et Jean Zaganiaris, L’obscurantisme : formes anciennes et nouvelles d’une notion controversée, Paris, Harmattan, 2010, p. 9. 135 Cette idée est définie par Emmanuel Kant, philosophe allemand et auteur du pamphlet « Qu’est-ce que les Lumières? (Was ist Aufklärung ?) » en 1784. Il expose dans sa théorie imagée que la société est un enfant qui doit grandir, s’émanciper afin de devenir un homme de raison. 136 Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, 2e édition, Paris, Fayard, 1966 (1951), p. 48. 35 institutions et la morale. Cette soif du savoir qui caractérise la culture du Siècle des Lumières pousse l’homme à être au centre de tout. Fortement inspirées des siècles précédents, ces idées prônent la dignité de l’homme (dignitas homini), ses capacités et sa libre-pensée face au contrôle ecclésiastique. On remarque donc une rupture avec l’égide spirituelle de l’Église, car plusieurs philosophes revendiquent le déisme. Cette doctrine implique certes l’existence de Dieu et de la création du monde, mais admet également que l’homme peut saisir par ses propres facultés intellectuelles la mécanique de l’univers. De plus, l’intolérance religieuse et le fanatisme sont fortement attaqués par les philosophes qui aspirent à une tolérance et à une liberté religieuses137.

La transmission du savoir est maintenant un combat rendu possible grâce à un réseau de correspondances, la République des Lettres. Cette académie est toutefois peu accessible aux nouveaux philosophes. Ces derniers se tournent alors vers les salons tenus essentiellement par des femmes, dont le célèbre salon de Madame de Geoffrin. Gens de lettres, ministres et ambassadeurs se rencontrent dans ces nouveaux centres de la connaissance où naissent plusieurs polémiques. Ces milieux permettent aux écrivains de contester le système monarchique en place et l’intolérance religieuse sans jamais s’attaquer directement au gouvernement lui-même. La littérature devient donc au XVIIIe siècle, un instrument de combat où chaque écrivain peut mettre en pratique ses idées nouvelles138. De la simple philosophie recluse, on passe maintenant à une pensée engagée telle que le proclame Voltaire en 1767 : « […] moi j’écris pour agir139 ». À cet effet, le philosophe des Lumières est avant tout un militant qui doit à tout prix se faire entendre par l’intermédiaire des milieux savants. Dans cette optique, la littérature se métamorphose vers une littérature de confrontations et d’attaques afin qu’elle percute les esprits. Pour que ces écrits soient discutés et critiqués, ils doivent d’abord acquérir une réputation dans les académies pour ensuite être diffusés à travers ces milieux de sociabilité sur tout le continent européen. Une compétition naît entre les écrivains pour introduire cet univers, ce microcosme dans lequel ils tentent d’acquérir une certaine notoriété. Au XVIIIe siècle, on remarque chez certains une tendance à utiliser la mode orientale pour faire passer leurs idées engagées et polémistes140.

137 Ibid., p. 174-180. 138Daniel Roche, op. cit., p. 157-158 et 242. 139Voltaire, Œuvres complètes de Voltaire, Correspondances (1711-1776), 25 avril 1767, Paris, Garnier Frères Libraire-éditeur, 1882, p. 237. 140Les Lettres persanes (1721) de Montesquieu, L’Orphelin de la Chine (1763) et Catéchisme chinois (1764) de Voltaire, Le Despotisme de la Chine (1767) de François Quesnay.

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Le Siècle des Lumières connaît une ouverture d’esprit sur le monde ainsi qu’une curiosité indéniable pour l’exotisme des pays étrangers qui peuvent enrichir les connaissances et servir de base à une « société éclairée »141. Les philosophes qui animent le mouvement des Lumières jettent un regard dans diverses directions afin de trouver des modèles qui serviraient à réformer et améliorer le système politique en place, dans le cas présent, celui de la France. L’image de la Chine projetée par les missionnaires français dans leurs écrits est très tôt exploitée par les érudits comme modèle politique et religieux. Cependant, ce ne sont pas tous les érudits qui sont en accord avec ce modèle. Montesquieu et Voltaire, figures de proue du siècle philosophique, nagent dans ce contexte de foisonnement intellectuel durant leurs années de formation. Naissent alors peu à peu leurs propres conceptions qui évoluent au fil de leurs œuvres. c) Montesquieu : son premier contact avec la Chine et le développement de ses idées Intéressé très tôt dans sa jeunesse par les formes de gouvernements et leurs politiques, Montesquieu étudie le droit et obtient son barreau à l’Université de Bordeaux en 1708. Désirant acquérir une plus grande expérience pratique du droit, le futur philosophe se rend à Paris l’année suivante. Cette ville représente à l’époque un pôle intellectuel d’importance où les grands esprits se rencontrent et échangent. L’Académie royale de Paris, milieu savant notoire, offre aux érudits plusieurs conférences. Montesquieu assiste d’ailleurs à deux d’entre elles ; l’une à l’Académie des Sciences et l’autre à l’Académie des Inscriptions142. Il désire alors se faire connaître afin d’introduire les milieux savants, endroits où il serait plus aisé de véhiculer ses idées143.

Lors de son séjour à Paris, Montesquieu rencontre le philosophe français Nicolas Fréret, grand polémiste et spécialiste de la Chine144. Ce dernier, considéré par l’historienne chinoise Zhimin Bai comme le premier sinologue de l’histoire en France, renseigne le philosophe sur cet empire145. Il est à l’époque fasciné par la langue chinoise alors que son intérêt pour la Chine se développe dans la première moitié du Siècle des Lumières, soit au moment où l’on jette un regard d’émerveillement sur cette terre lointaine. Durant cette période, la sinophilie règne et cette terre

141 Zhimin Bai, op. cit., p. 59. 142 Le Spicilège nous apprend que Montesquieu s’intéresse aux Académies Royales de Paris. Montesquieu, Pensées- Le Spicilège, Paris, Robert Laffont, 1991, p. 735-736 (no. 259 et 263). 143 Daniel Roche, op. cit., p. 157-158 et 242. 144Au sujet de Nicolas Fréret, voir l’ouvrage de Danielle Elisseeff-Poisle, Nicolas Fréret (1688-1749) : réflexions d’un humaniste du XVIIIe siècle sur la Chine. Paris, Institut des hautes études chinoises, 1978, 251 p. 145 Zhimin Bai, op. cit., p. 91.

37 lointaine est sans conteste à la mode. C’est cette vogue pour l’Empire du Milieu qui pousse Fréret à rencontrer un Chinois établi à Paris depuis quelques années, Arcadio Hoange146. Ce dernier travaille alors à la Bibliothèque royale comme interprète du roi afin de traduire les livres chinois apportés par les missionnaires en France depuis le XVIIe siècle147. C’est avec ce dernier que Fréret travaille sur un dictionnaire français-chinois. Hoange l’aide également à comprendre la grammaire chinoise et à lui faire connaître les 214 clés du dictionnaire de l’empereur Kangxi148. Fasciné par tout ce qu’il peut apprendre de ce Chinois, Fréret l’introduit dans les milieux savants.

C’est ainsi que Montesquieu rencontre Hoange grâce à Nicolas Fréret et au Père Nicolas Desmolets 149 afin de le questionner sur son pays et plus précisément sur la nature de son gouvernement. Montesquieu n’a alors que vingt-quatre ans et débute tranquillement ses recherches sur la Chine. Une part de leurs échanges est accessible dans ses Œuvres complètes sous le titre Quelques Remarques que j’ay tirées des conversations que j’ai eues avec Mr. Ouanges150. La véracité de ces rencontres a par contre été remise en cause par plusieurs historiens contemporains tels Jacques Pereira et Miguel Benitez. Ces derniers amènent plutôt l’idée que ces notes ne seraient pas des secrétaires de Montesquieu, mais bien de Fréret151. Xu Longming, membre de l’Institut de recherche de l’histoire du monde en Chine, affirme quant à lui que le philosophe bordelais a bien rencontré le Chinois dans sa modeste chambre à Paris. Ce spécialiste qui étudie Hoange depuis vingt ans expose que Montesquieu et Hoange se sont rencontrés huit

146 Le nom de « Hoange » devrait plutôt s’orthographier « Huang », mais Arcadio Hoange lui-même l’écrivait avec un « e » à la toute fin. Pour ce qui est de son prénom « Arcadio », il le doit au Révérend père espagnol qui le fit travailler avec lui dans la ville de Him Hoa dans la province du Fokien en Chine. André Masson, « Un Chinois, inspirateur des Lettres persanes » dans Revue des deux mondes, deuxième quinzaine (mai 1951), p. 350. 147Hoange travaille d’abord sous la direction d’un Père espagnol sur les fonds baptismaux dans la ville de Him Hoa en 1679. Le fils d’un ministre de Louis XIV, évêque de Rosalie et vicaire apostolique du Ssé Tchuan nommé Artus de Lionne, offre le voyage en France à Hoange en 1703. Il devient l’interprète du roi et est chargé de s’occuper des livres chinois de la Bibliothèque du Roi. Les érudits peuvent depuis ce jour consulter directement ces sources authentiques afin de se documenter. Robert Shackleton, Montesquieu : une biographie critique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1977, p. 17 ; Virgile Pinot, op. cit., p. 69 ; Daniel Fabre, « Chinoiseries des Lumières : Variations sur l’individu-monde » dans L’Homme, Vol. 1, No. 185-186 (2008), p. 282-287. 148Une partie des 214 clés est reproduite dans les Géographica de Montesquieu. Op. cit., p. 110 et 119-120. 149 Le Père Desmolets à l’époque est considéré comme un érudit. Montesquieu est étroitement lié à ce mondain bibliothécaire de l’Oratoire qui lui procure des livres et des anecdotes sur la Chine. André Masson, op. cit., p. 350. 150 Notons que la première copie de ce manuscrit est disponible à la bibliothèque de Bordeaux sous la référence BM- 1696 (XXXII) ff. 1-27. Celle consultée se trouve au 16e tome des Œuvres complètes de Montesquieu nommé Geographica, Oxford, Voltaire foundation, 2007 (1997), p. 113-130. 151 Jacques Pereira s’appuie sur Michel Benitez pour affirmer que les deux personnages ne se sont jamais rencontrés. Il écrit que Montesquieu n’aurait pas pu rencontrer Hoange durant les mois de novembre et de décembre puisqu’il a dû revenir à Bordeaux suite au décès de son père le 15 novembre 1713. Il présuppose donc que Montesquieu a emprunté les notes de Nicolas Fréret. Jacques Pereira, op. cit., p. 23.

38 fois au total entre le 22 septembre et le 5 décembre 1713. Xu Longming a lu et étudié le Journal de Hoange disponible à la Bibliothèque nationale de Paris qui expose que le Français a rencontré le Chinois sept fois seul à seul et une seule fois accompagné de Fréret152. Durant ces rencontres, treize sujets sont traités tels l’ancienneté de la civilisation, la spiritualité chinoise, la justice et le gouvernement de la Chine153. Montesquieu est sans aucun doute influencé par ces discussions, puisque l’on dénote plusieurs similitudes entre ces dernières et les réflexions des Persans dans ses Lettres Persanes154.

Selon l’historienne Zhimin Bai toutefois, les entrevues entre les deux hommes ne donnent pas de résultats très concluants. Hoange ne demandait qu’à admirer Montesquieu, qui était déjà considéré à l’époque comme un homme plein d’avenir. Il fait cependant face à un théoricien mondain qui, loin de vouloir réellement s’intéresser à la Chine, ne cherchait auprès de lui que la confirmation de son scepticisme envers le discours des jésuites155. En fait, il voulait justifier sa théorie d’un mauvais gouvernement qui plus tard prend le nom de despotisme chinois. De plus, Montesquieu le juge rapidement comme un simple paysan, voire une personne de noblesse douteuse156. La bonne relation entre les deux hommes comme exposée par Xu Longming pourrait être ainsi une façade puisque Montesquieu désirait posséder le plus d’informations possible157. À l’époque, Montesquieu est déjà sceptique envers les écrits des jésuites aux penchants lyriques. Il doute de cette Chine peinte dans les récits missionnaires comme un empire d’abondance où l’empereur est vu tel un père pour ses sujets. Il remet également en question la tolérance religieuse qui permet aux jésuites de prêcher le christianisme158.

152 Les deux personnages se seraient vus à tous les huit ou neuf jours pendant trois mois. À ce sujet, voir Xu Longming, Huang Jialue yu zaoqi faguo hanxue (Arcade Huang et le début de la sinologie française), Beijing, Zhonghua shuju, 2004, p. 274. 153 Ibid., p. 277. 154 On peut exposer par exemple la lettre que Ricca écrit à Smirne à propos de son idée de quitter l’habit persan pour celui de l’habit européen afin d’échapper à la curiosité parisienne. Cette lettre est écrite le 6 de la lune de chalval 1712, soit au même moment où Hoange décide de faire de même exactement au mois de décembre 1712. Montesquieu, Lettres persanes, p. 117. ; Voir à ce sujet l’article d’André Masson, « Un Chinois inspirateur des « Lettres persanes », Revue des deux Mondes, 15 mai 1951, p. 348-354. 155 Zhimin Bai, op. cit., p. 87. 156 Danielle Elisseeff, « Arcade Hoang, interprète chinois de Louis XIV », Succès et échecs de la rencontre Chine et Occident du XVIe au XXe siècle : Actes du Ve colloque international de sinologie de Chantilly, 15-18 septembre 1986, p. 131. 157 Xu Longming, op.cit., p. 275. 158 Zhimin Bai, op. cit., p. 87.

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Si l’opinion de Montesquieu au sujet de la Chine évolue au fil de ses lectures159 et rencontres, il tend sans contredit vers une sinophobie. C’est l’ex-jésuite Fouquet qui, lors de ses rencontres à Rome avec Montesquieu durant l’année 1729, le fait tendre vers le groupe sinophobe160. Fouquet, ancien missionnaire et évêque d’Éleuthéropolis, adopte un ton négatif envers la Chine et la mission dans cet empire, puisqu’il a été forcé de quitter la Compagnie de Jésus au début des années 1720 en raison de tensions avec ses confrères. Il avait constaté que les mésententes entre les missionnaires étaient en grande partie la cause de la condition précaire du christianisme dans cet empire161. Par conséquent, au fil des discussions entre l’ancien jésuite et Montesquieu, le scepticisme du philosophe envers la nation chinoise se renforce sans cesse162. Malgré ce regard négatif jeté à l’égard des jésuites, l’Orient est à la mode en majeure partie grâce à ces derniers, et cette vogue orientale engendre la formation d’une nouvelle tradition littéraire dans laquelle Montesquieu s’imbrique.

Une montée du goût pour l’exotisme en Europe est entre autres motivée par la traduction des Mille et Une Nuits en 1704 par Antoine Galland et par la visite en 1710 de l’empereur des Amérindiens iroquois Te Ye Yee Neen Ho Ga Prow, accompagné par trois rois de moindre importance. Leur séjour inspire à Joseph Addison, fondateur du quotidien britannique The Spectator, un essai sur la critique de la politique anglaise vue par l’un des rois. Faire voir son pays par les yeux d’un étranger est un procédé littéraire déjà en vigueur depuis un certain temps en Europe. L’origine de cette tradition littéraire peut se trouver dans le roman de Giovanni Paolo

159 Dans les Geographica de Montesquieu, disponibles dans ses Œuvres complètes, on constate qu’il a transcrit et annoté de larges extraits de la Description de la Chine par le Père Du Halde. Jacques Pereira nous apprend que le philosophe n’aurait jamais possédé l’ouvrage et qu’il l’aurait plutôt emprunté à son ami le Président Barbot. Jacques Pereira, op. cit., p. 325. Le philosophe a également annoté des passages des Lettres édifiantes et de plusieurs relations de voyages dans ce même document. 160 Montesquieu rencontre Fouquet une première fois entre le 19 janvier et la fin avril, puis une deuxième fois entre le 7 mai et le 4 juillet 1729. C’est au fil de cette année que Montesquieu débute ses réflexions sur les différents types de gouvernements et planifie d’écrire sur ce sujet. Arnold H. Towbotham, « China in The Esprit des Lois : Montesquieu and Mgr. Foucquet » dans Comparative Literature, Vol. 2, No. 4 (1950), p. 355. 161 Jacques Pereira, op. cit., p. 99. 162 Le caractère anti-jésuite dont témoigne Montesquieu ait dû en partie à l’influence de l’abbé Bernado Lama qui affirme que les « jésuites [sont] l’ennemi de l’Évangile et les serviteurs du démon ». Robert Shackleton, op. cit., p. 18. ; On ne s’étonne guère de lire dans les Pensées de Montesquieu: « Si les livres qui ont été faits contre les Jésuites subsistent jusque dans l’avenir reculé et survivent aux Jésuites mêmes, ceux qui les liront ne croiront-ils pas que les Jésuites ont été des assassins, des gens noircis de crimes, et ne s’étonneront-ils pas qu’on ait pu les laisser vivre? » Montesquieu, Pensées-Le Spicilège, p. 211 (no. 104). 40

Marana, L’Espion turc, publié en 1684163. L’auteur juge les mœurs et coutumes de l’Europe, mais plus particulièrement celles de la France, par la bouche d’un Oriental. En 1721, Montesquieu publie une œuvre qui en est fortement inspirée, les Lettres persanes164. À l’image de Giovanni Paolo Marana, le philosophe bordelais fait intervenir ses personnages pour critiquer et commenter la civilisation française sur deux thèmes majeurs, la politique et la religion. Montesquieu dresse un tableau satirique de la France du début du XVIIIe siècle : « Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. […] ce roi est un grand magicien : il exerce son emprise sur l’esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut »165. Le philosophe politique est très intéressé par l’œuvre de Machiavel puisqu’il porte une attention toute particulière sur une portion de son ouvrage, soit l’art de gouverner, de conquérir et de garder le pouvoir en inventant le bonheur et le bien-être des sujets afin qu’ils ne désirent point changer de roi166. La soif de la gloire en serait la cause. La monarchie française, comme tous les gouvernements monarchiques au pouvoir, court le risque selon Montesquieu de sombrer dans le despotisme, puisque l’équilibre des pouvoirs n’est pas chose facile à réaliser167.

Par ailleurs, par les paroles de ses personnages, Montesquieu fait part de ses idées religieuses. La bulle Unigenitus168émise par le pape Clément XI en 1713 sous la demande de Louis XIV sert de trame de fond aux Lettres persanes. L’intolérance que fait valoir la France en interdisant le jansénisme engendre une certaine hostilité chez Montesquieu. Ce geste censé freiner les querelles

163 Giovanni-Paolo Marana, L’Espion turc ou L’espion dans les cours des princes chrétiens, ou Lettres et mémoires d’un envoyé secret de la Porte dans les cours d’Europe où l’on voit les découvertes qu’il a faites dans toutes les cours où il s’est trouvé avec une dissertation curieuse de leurs forces, politiques & religions, Paris, Éditions Coda, 2009, 600 p. ; Il est même possible de trouver les germes de cette tradition littéraire dans la comédie grecque, le Théâtre complet, écrit par Aristophane au milieu du Ve siècle avant Jésus Christ. L’auteur use de la satire pour traiter des mœurs et de la politique de son temps. Théâtre complet, Paris, Flammarion, 1966, 2 tomes. 164Shackleton insiste sur le fait que Montesquieu a une dette certaine envers Giovanni Marana. op. cit., p. 32-33. 165Montesquieu, Lettres persanes, Tome 1, Cologne, Chez Pierre Marteau, 2e édition, 1721, p. 87 (lettre XVIII). Il est à noter que la numérotation des lettres ne concorde pas avec la première édition (mai 1721) et diffère également des éditions modernes. Par ailleurs, la référence à Pierre Marteau signifie que le livre est signalé comme clandestin, car tel que le public le sait à l’époque, ce dernier n’a jamais existé. Voir la note 26 dans Catherine Volpilhac-Auger, Montesquieu, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 16. 166 Jacques Pereira, op. cit., p. 255. 167 La meilleure forme de gouvernement est résumée par Usbek, personnage fictif persan : « […] le plus parfait [des gouvernements] est celui qui va à son but à moins de frais ; de sorte que celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclinaison, est le plus parfait ». Montesquieu, Lettres persanes, Tome 2, p. 30 (lettre LXVIII). 168 Vous référez à : Lettres patentes sur la constitution du pape en forme de bulle, portant sur la condamnation d’un Livre intitulé : Le Nouveau Testament en François, avec des Réflexions Morales sur chaque verset, imprimé à Paris en 1699. Ou Abbregé de la Morale de l’Évangile, des Actes des Apôtres, etc. à Paris en 1693 & 1694, Paris, Chez la Veuve François Muguet & Hubert Muguet, 1714, p. 1-26.

41 religieuses ne fait que provoquer des coalitions contre l’Église catholique. Bien qu’il témoigne de sa croyance en l’existence de Dieu169, Montesquieu en profite pour critiquer, voire attaquer l’Église catholique par les bouches d’Usbek et de Rica170. Les critiques que fait Montesquieu envers l’Église prennent plusieurs formes. Les pratiques et les institutions sont parfois condamnées par la bouche d’un mahométan, parfois par une comparaison d’un usage chrétien et non chrétien, et enfin, parfois le lecteur doit se faire sa propre idée d’un commentaire sur un usage non chrétien. Ces attaques orchestrées sur une juxtaposition et une comparaison du christianisme avec les autres religions sont un procédé bien audacieux à l’époque. Cette œuvre avait d’ailleurs été publiée anonymement par le Bordelais en 1721. Montesquieu souhaite démontrer dans celle-ci que ce n’est pas la foi qui doit dominer, mais la morale171.

Par ses dialogues persans, le philosophe politique veut donc dénoncer l’idéal absolu de la monarchie et de l’Église catholique. Ainsi, à l’image de la tradition littéraire, « le masque persan [est] l’arme défensive dont [use] Montesquieu pour s’exprimer librement […] »172. Or, bien que ce roman assure son entrée dans la littérature, on constate déjà à l’époque qu’il ne fait que « porter le scalpel dans la chair d’une société malade, sans proposer de véritable remède » 173, car les Persans ne font que dénoncer les Français, sans pouvoir être donnés en exemple. À la suite des Lettres persanes qui contiennent le germe de ses idées qui évoluent jusqu’à L’Esprit des lois, Montesquieu souhaite activement faire son entrée dans les milieux savants parisiens. Il parvient rapidement à pénétrer la Cour et les milieux érudits, mais il faut attendre l’année 1728 avant qu’il intègre l’Académie française174.

169 La lettre LVI témoignage de sa foi envers Dieu. Lettres persanes, Tome 1, p. 284-290. 170 La première personne visée est le Pape, ce « […] Chef des Chrétiens » qui « est une vieille idole qu’on encense par habitude ». Montesquieu, Lettres persanes, Tome 1, p. 110 (lettre XXII) ; Le pape est aussi caricaturé par Montesquieu comme un magicien, mais plus fort que le roi, qui enseigne que « trois ne font qu’un, que le pain […] n’est pas du pain, ou que le vin […] n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce ». Montesquieu, op. cit., Tome 1, p. 89 (lettre XVIII). 171 Selon Montesquieu, il vaut mieux répondre aux règles de la société et de la famille qu’aux obligations et cérémonies des religions qui sont selon lui, sans importance. De fait, la religion hégémonique catholique, concentrée uniquement sur ses dogmes et ses préceptes est nuisible, voire inutile à la société, car elle entrave le développement de la raison. 172 Robert Shackleton, op. cit., p. 39-43. 173 Catherine Volpilhac-Auger, op. cit., p. 16. Le théologien et pasteur suisse Jean Le Clerc écrit que Montesquieu apporte bien des critiques à la nation française sans suggérer de solutions. Jean Le Clerc, Sur les lettres persanes, Bibliothèque ancienne et moderne, Tome 15, Amsterdam, D. Mortier, 1721, p. 461-463. 174 Pour en savoir davantage sur son admission à l’Académie française, voir Robert Shackleton, op. cit., p. 73-74.

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L’Esprit des lois, œuvre majeure de Montesquieu publiée en 1748, expose l’intégralité de sa vision politique. Il propose en fait une toute nouvelle typologie des gouvernements monarchique, républicain et despotique. Le philosophe politique est intéressé par le point de vue moral des gouvernements. Ainsi, le principe de la monarchie est l’honneur, celui de la république est la vertu, tandis que celui du despotisme est la crainte. Chacun repose sur un pouvoir différent. Montesquieu considère qu’un gouvernement est républicain lorsqu’une partie du peuple a la souveraine puissance, un gouvernement monarchique lorsqu’un seul gouverne selon des lois établies, et enfin, un gouvernement despotique lorsqu’une seule personne règne uniquement selon ses caprices et sa volonté, sans règles ni lois175. La préférence du philosophe se trouve dans une monarchie modérée de type anglais, car l’Angleterre a, à l’époque, une grande influence sur les idées. Il considère l’Angleterre comme une forme nouvelle de la république et comme : « […] le plus libre pays qui soit au monde […] » 176 . Ce type de gouvernement est privilégié par Montesquieu, car la liberté est assurée par une distribution des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire177. La monarchie est ainsi tempérée par ces trois pouvoirs.

Dans l’œuvre de Montesquieu, l’Orient, plus particulièrement la Chine, est omniprésent. On distingue plusieurs passages reflétant les connaissances disponibles à l’époque, à travers lesquels il est possible de discerner l’opinion du philosophe sur l’Empire Céleste. La résonnance du thème chinois est perceptible dans 39 pensées et articles du Spicilège et plusieurs annotations de Montesquieu sur les Lettres édifiantes et curieuses et la Description de la Chine sont exposées dans les Géographica. Dans L’Esprit des lois, le thème de la Chine revient régulièrement et est en concurrence avec Rome et l’Angleterre178. Paul Vernière et Jacques Pereira ont démontré que Rome domine avec 204 références, et que la Chine vient en deuxième avec 72 références179. Une grande part des informations de Montesquieu provient de la compilation du Père Du Halde, qui a une influence certaine à l’époque dans la diffusion des connaissances sur cette terre lointaine. Il se documente également vis-à-vis les récits de voyage du Suédois Gustave Lange ou de l’Anglais

175 Montesquieu, De l’esprit des loix, Tome 1, Genève, Chez Barillot et fils, 1748, p. 12. 176 Montesquieu, Œuvres complètes : Notes sur l’Angleterre, Paris, Éditions Édouard Laboulaye, 1875, p. 10. 177 Michel Denis et Noêl Blayau, op. cit., p. 54. Nous reviendrons sur sa typologie tripartite au chapitre 2. 178 Rome joue un grand rôle dans la pensée de Montesquieu suite à son voyage en Italie en 1728. Voir Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et sur leur décadence, Genève, Jacques Desbordes, 1734, 277 p. 179 Les annotations sur l’Angleterre sont moins nombreuses que celles sur la Chine. Paul Vernière, Montesquieu et L’Esprit des lois ou la raison impure, Paris, SEDES, 1977, p. 40-48 ; Jacques Pereira, op. cit., p. 10.

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George Anson, qui ont pour leur part, une vision négative de la Chine180. Comme démontré précédemment, Montesquieu développe un grand scepticisme envers les écrits jésuites et leur penchant lyrique envers la Chine. Son plus grand adversaire Voltaire, qui fait son entrée dans les milieux savants un peu après lui, adopte quant à lui, une tout autre opinion.

d) Voltaire : son premier contact avec la Chine et la formation de ses idées Lorsqu’en 1704 Voltaire entre au très prestigieux Collège parisien Louis le Grand à l’âge de 10 ans, la Chine s’introduit progressivement dans les dialogues savants. Bientôt, aucun homme renseigné du XVIIIe siècle ne pourra ignorer l’Empire Céleste, et Voltaire ne fera pas exception. Les pères, qui en la personne du Père Le Comte, ont été condamnés à la Sorbonne, s’occupent de l’éducation de Voltaire et l’informent de la mission chinoise. L’enseignement qu’il reçoit est sans doute influencé par le combat des jésuites en Chine et joue par conséquent sur son intérêt pour cette terre lointaine. Voltaire découvre l’Empire du Milieu, et rencontre possiblement ses premiers Chinois par l’intermédiaire de l’enseignement et des histoires des jésuites. Bien que le collège compte des pensionnaires chinois à partir de 1744, on ne sait pas s’il a pu en rencontrer durant ses années de formation181. Mais, comme l’écrit si bien Étiemble, « […] peu importe que Voltaire ait oui ou non rencontré des Chinois au collège, il y connaît des jésuites, cela suffit 182». Le Père René-Joseph de Tournemine, l’un des enseignants du futur philosophe, le renseigne sur tous les débats concernant l’empire chinois grâce aux correspondances serrées qu’il entretient avec le Père Bouvet. Lorsqu’il quitte le Collège, Voltaire, sous la pression paternelle, s’inscrit à l’école de droit comme plusieurs hommes de la classe aisée de son époque. Or, ce dernier désire avant tout être un homme de lettres, ce qui ne plaît alors pas à sa famille. En 1736 paraît l’édition piratée de la Description de la Chine par le Père Du Halde réalisée à La Haye. C’est cette édition que se procure Voltaire183. Son intérêt pour la Chine qui se développe vers 1740 apparaît au

180 Gustave Lanson, Recueils de voyages au Nord, Tome huitième, Amsterdam, Chez Jean Frédéric Bernard, 1727, 429 p. ; George Anson, Voyage autour du monde [traduction], Amsterdam et Leipzig, Chez Arkstee & Merkus, 1749, 333 p. 181 Toutefois, Jean-Robert Armogathe écrit dans son article paru en 1974 que Voltaire aurait rencontré six jeunes Chinois « parlant le français sans accent étranger ».Voir son article « Voltaire et la Chine : une mise au point », La mission française de Pékin aux XVIIe et XVIIIe siècles : Actes de colloque international de sinologie, Centre de Recherches interdisciplinaire de Chantilly (CERIC), 20-22 septembre 1974, p. 29. 182 Le collège Louis le Grand a été connu au XVIe siècle sous le nom Collège de Clermont. 183 La seconde édition de la Description est conçue pour être accessible à un large public, puisque, dépouillée de ses iconographies et munie d’une présentation moins luxueuse, elle est moins dispendieuse. Par conséquent, elle assure sa plus grande diffusion. Jacques Pereira, op. cit., p. 325.

44 moment où son regard se désintéresse momentanément du modèle anglais. Il forme peu à peu ses conceptions politiques et religieuses, et cherche activement à introduire les grands milieux savants.

Voltaire est l’« écho sonore 184» de son siècle par son engagement dans le mouvement des Lumières. Sa plume polémiste interroge, voire attaque les dogmes de la religion chrétienne, la superstition, le fanatisme ainsi que la monarchie absolue. Ce philosophe est avant tout un fervent défenseur de la tolérance et condamne donc la révocation de l’Édit de Nantes. La conception religieuse de Voltaire est représentée dans l’Affaire Calas, procès qui ébranle la société française du début des années 1760185. Cette sombre histoire se résume par la condamnation à mort d’un père protestant accusé d’avoir assassiné son fils dans sa maison à Toulouse pour son désir de conversion au catholicisme186. Ce procès est un miroir du fanatisme religieux de la société française et de l’intolérance dont elle fait preuve pendant l’Affaire Calas. Le Traité sur la Tolérance publié par le philosophe en 1763 condamne ce fanatisme qui « rompt tous les liens de la société […] 187 ». Il expose que la superstition du peuple toulousain a possédé leur esprit intolérant. Avec tous les efforts de Voltaire et grâce à sa réputation d’académicien188, puis à son œuvre, le père Calas est réhabilité en 1765, soit trois ans après sa mise à mort.

Le combat qu’il mène contre l’intolérance est le fil conducteur de son œuvre. Il est perceptible entre autres dans ses romans Zadig et la Destinée et Micromégas189. L’hostilité de Voltaire envers les diverses religions est perceptible dans ce passage : « […] tant qu’il y aura des fripons et des imbéciles, il y aura des religions. La nôtre est sans contredit la plus ridicule, la plus

184 Ibid., p 208. 185 Voltaire, L’Affaire Calas et autres affaires, Traité sur la Tolérance, Paris, Folio, 1975, 407 p. La famille Calas vivait dans un village majoritairement catholique alors qu’elle était protestante. Lorsque le fils, Marc-Antoine, est retrouvé mort, on accuse le père d’avoir assassiné son fils pour son désir de conversion au catholicisme. Le village a projeté leur intolérance en la figure du père Calas. 186 Pièces originales concernant la mort du Sr. Calas et le jugement rendu à Toulouse, Amsterdam, Magerus et Harrevelt, 1762, 29 p. 187 Voltaire, Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, [Lieu et éditeur inconnus], 1763, p. 3. 188 Voltaire réussit à introduire l’Académie française en 1746 après plusieurs années de batailles. 189 Voltaire, Zadig ou la Destinée. Histoire orientale [Lieu et éditeur inconnus], 1748, 195 p. ; Voltaire, Micromégas, Paris, Éditions Mille et une nuits, 1994, 47 p. La scène du souper au chapitre 11 du roman Zadig est à prendre en considération, car Voltaire y expose l’intolérance des différents peuples de la terre vis-à-vis les us et coutumes des autres et se querellent ainsi sur leurs manières divergentes de rendre hommage à Dieu. Voir les pages 96 à 106.

45 absurde, et la plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde 190». Toutefois, si ce philosophe combat « l’infâme », il n’en demeure pas moins qu’il se dit déiste et non pas athée comme le coauteur de l’Encyclopédie Denis Diderot (1713-1784) ou le savant et philosophe Paul-Henri Thiry d’Holbach (1723-1789). Le déisme considère la croyance sincère envers Dieu, cet Architecte suprême, mais refuse l’existence du péché originel. Ici, l’on privilégie la morale aux 191 dépens de la croyance aux dogmes et en la présence des églises . Voltaire prône donc cette doctrine puisqu’il s’agit d’une pratique individuelle basée entre autres sur la prière silencieuse ou orale. On élimine ainsi les intermédiaires ecclésiastiques qui sont considérés comme nuisibles. Il ne peut cependant considérer que Dieu n’est pas derrière la création du monde : « L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait point d’horloger 192 ». L’humain est toutefois un homme de raison qui doit prôner le rationalisme, et c’est dans cette optique que Voltaire dénonce le providentialisme. La religion fondée sur une Tradition, une Écriture ou une Révélation est soumise aux feux de la critique au Siècle des Lumières. On déplore particulièrement le fait qu’elle considère que l’homme est incapable d’égaler la puissance divine et de comprendre le mécanisme de l’univers. Le philosophe cherche à s’approcher de Dieu par le biais des capacités intellectuelles de l’homme et de sa raison.

Dans le domaine politique, Voltaire souhaite pour son pays une monarchie tempérée ou forte qui respecte les libertés civiles, exclut l’arbitraire et écoute les conseils des hommes éclairés. Tranquillement, on voit apparaître une nouvelle appellation, soit celle du « despotisme éclairé193 ». Le substantif « despote éclairé » est utilisé par les physiocrates comme François Quesnay afin de désigner leur idéal politique194. À l’époque, le phénomène du despotisme éclairé touche surtout l’espace géographique de l’Europe centrale, orientale et méditerranéenne dans la

190 Œuvres complètes de Voltaire. Correspondance particulière, Tome douzième, Lettre de Voltaire au roi de Prusse, Paris, Chez Th. De Soer, 1817. p. 472. 191 Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le terme théisme concurrence celui de déisme. Ce dernier est remplacé dans les années 1760 par le terme théisme qui concurrence mieux le terme athéisme. Michel Launay et Georges Mailhos, Introduction à la vie littéraire du XVIIIe siècle, p. 52-53. ; André Legarde et Laurent Michard, XVIIIe siècles : les grands auteurs français du programme IV, Paris, Bordas, 1967, p. 115. ; Jean Goulemot et André Magnan, dir. Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, 1995, p. 1318. 192 Voltaire, Les systèmes et les cabales, Genève, [éditeur inconnu] 1772, p. 26. 193 Bien que ce terme soit fréquemment utilisé, personne n’a usé de l’expression complète de « despotisme éclairé » durant le Siècle des Lumières. L’expression surgit dans l’historiographie allemande au fil du XIXe siècle. Par contre, il y a bien utilisation du substantif « despote éclairé ». Jean Meyer, Le despotisme éclairé, Paris, PUF, 1991, p. 5 et 7. 194À ce sujet, voir le chapitre intitulé « Despotisme de la Chine » dans François Quesnay, Œuvres économiques complètes et autres textes, Paris, INED, 2005, p. 1033-1114.

46 seconde moitié du XVIIIe siècle. Louanger les personnages du pouvoir hors de l’Europe occidentale telle la figure emblématique de Frédéric II de Prusse est un moyen de critiquer l’Ancien Régime195. Bien que ce phénomène trouve ses sources sous le règne de Louis XIV196, l’utilisation récurrente du terme « éclairé » coïncide avec l’année 1740, moment où la France connaît des changements importants de souverains. Le royaume français est alors en panne de ses institutions et les critiques contre le régime échauffent les esprits des érudits. L’absolutisme de la monarchie est certes critiqué à l’époque, mais ce type de régime peut être accepté si celui qui le dirige est doté de raison. Le souverain éclairé doit imposer la force de l’absolutisme, non pas par des institutions désuètes et féodales, donc archaïques et conservatrices, mais bien par la raison, élément essentiel dans la philosophie des Lumières. Ainsi, on donne à l’époque une légitimation philosophique à cet absolutisme. Le but n’était pas de conserver l’absolutisme monarchique, mais bien de le faire évoluer vers un État rationnel afin que le souverain, soumis aux lois, agisse pour le progrès de toutes choses197. Une partie des philosophes du Siècle des Lumières est séduite par l’idée d’un monarque qui est lui-même guidé par les idées philosophiques pour imposer des réformes ou pour prendre des décisions. C’est dans cette constitution politique que Voltaire pose ses ambitions pour une meilleure politique française. Le despotisme éclairé devient une forme de propagande. Ces souverains réalisent en effet l’importance du public et celle du plus grand nombre. Ils s’engagent à travailler pour le public qui devient en soi les destinataires d’une propagande publicitaire de leurs actions politiques. Par conséquent, ces despotes éclairés ont su maintenir une grande admiration à leur égard comme en témoignent par exemple les correspondances entre Voltaire et Frédéric II de Prusse198.

195 À l’époque, Frédéric II de Prusse (1740-1786), Marie-Thérèse d’Autriche (1740-1780), Joseph II d’Allemagne (1780-1790) et Catherine II de Russie (1762-1796) sont les emblèmes favoris du despotisme éclairé. Le style et la manière de gouverner attachés au despotisme éclairé doivent beaucoup à Frédéric II de Prusse. D’autres personnages peuvent être perçus comme des despotes éclairés, mais font figures d’épigones : Maximilien III de Bavière (1745- 1777), Charles III d’Espagne (1759-1788), Gustave III de Suède (1772-1792), Léopold II d’Autriche, etc. François Bluche, Le despotisme éclairé, Paris, Fayard, 1969, p. 12. 196Le modèle du despote éclairé trouve son essence dans l’absolutisme de la monarchie sous le règne de Louis XIV. Ce dernier devient en effet un modèle politique à l’étranger pour son intérêt pour les sciences et les arts, mais surtout pour son organisation politique de plus en plus rationnelle. Jean Meyer, Le despotisme éclairé, Paris, PUF, 1991, p.5. 197 Ibid., p. 7-8. 198 La correspondance entre Voltaire et Frédéric II de Prusse est remplie de rebondissements. Elle débute alors que Frédéric est le prince royal de Prusse en 1736 et se poursuit durant la guerre de Sept ans. Voltaire, Correspondance choisie, Paris, Librairie Générale Française, 1990 et 1997, 1351 p. La correspondance entre ces deux personnages occupe une grande place dans cette édition, soit plus de 40 lettres.

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Dans une période où l’on critique les tensions religieuses en France, l’état d’esprit laïc sur lequel repose les régimes despotiques éclairés est fortement admiré. Le souverain ne se proclamant plus du droit divin, mais s’engageant plutôt envers son peuple est très bien accueilli par les érudits. Ceci est un élément majeur qui le distingue de l’absolutisme monarchique. Avec l’arrivée de la Chine dans les milieux savants, Voltaire découvre en la figure de l’empereur un exemple de despote éclairé. La manière de régner des empereurs mandchous de la fin du XVIIe au XVIIIe siècle entre dans ce cadre terminologique.

La Chine n’est jamais bien loin dans les réflexions de Voltaire. La place de l’Empire Céleste dans l’œuvre du philosophe est en effet considérable. Il est sans conteste l’un des philosophes qui a le plus cité la Chine dans ses écrits, car elle est présente dans la majorité de ses livres, occupant un espace important dans l’une des pièces maîtresses de la philosophie des Lumières, l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations publié en 1756. Le philosophe a énormément lu sur cet empire, dont l’ouvrage contesté du Père Louis Lecomte, Un jésuite à Pékin, et la compilation du Père Jean-Baptiste Du Halde, la Description de la Chine. Il n’hésite pas également à lire des ouvrages hostiles à l’égard des jésuites en Chine comme les Tratados historicos, politicos, ethicos, y religiosos de la monarchia de China du Dominicain Domingo Fernandez Navarette parus en 1676 et des relations de voyageurs souvent négatifs envers les Chinois199. Voltaire est admiratif de cette civilisation lointaine et la perçoit comme un modèle politique et spirituel pour la France. Tel que je le démontrerai dans les chapitres qui suivent, le philosophe comprend surtout que la mode chinoise peut servir ses idées. Il se positionne assez tôt dans sa carrière d’écrivain- philosophe dans le camp des sinophiles alors qu’il évolue dans une époque où l’influence chinoise sur les idées françaises est en déclin dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. La condamnation définitive des rites chinois par le pape Benoît XIV en 1742 malgré son esprit éclairé joue incontestablement sur la sinophobie montante. L’émerveillement pour la Chine s’est concentré à partir de ce moment dans la mode des chinoiseries. Or, Voltaire, sinophile endurci, continue de former son argumentaire en faveur de l’Empire Céleste en se renseignant dans de nombreuses lectures et rencontres. Cet empire devient donc l’arme philosophique de Voltaire pour promouvoir ses idées.

199 Voltaire lit tout comme Montesquieu le récit de voyage Voyage round the world d’Anson. Jean-Robert Armogathe, « Voltaire et la Chine : une mise au point », La mission française de Pékin aux XVIIe et XVIIIe siècles : Actes de colloque international de sinologie, p. 30. 48

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Grâce à l’importance indiscutable des écrits des jésuites, l’image de la Chine s’est raffinée dans l’esprit des savants du Siècle éclairé. Si sa redécouverte par les récits des hommes de la Compagnie de Jésus entraîne une mode certaine pour l’exotisme chinois, elle engendre également maints débats sur la scène savante. L’ancienneté, l’avancé et la tolérance religieuse de la nation chinoise bouleversent une Europe intolérante. Montesquieu et Voltaire, philosophes des Lumières, se voient rapidement confrontés à la question sinophile-sinophobe. Empreints de leurs idées politiques et religieuses, ils tentent peu à peu de saisir l’image de la Chine, cet empire alors en vogue qui pourrait, surtout pour Voltaire, être un modèle pour la France. Cette image peinte de la plume des jésuites devient par moment un objet de lecture et d’écriture pour les philosophes afin de défendre leurs propres conceptions. Montesquieu et Voltaire découpent les récits jésuites, s’approprient plusieurs passages et les détournent pour satisfaire leur argumentaire. Ils utilisent et interprètent ainsi les informations disponibles pour appliquer leurs idées. Dans les chapitres qui suivent, il sera question de démontrer comment ces deux philosophes ont parfois utilisé l’Empire Céleste tel un paravent politique et moral afin de démontrer leurs idées. Au XVIIIe siècle, la Chine, est bel et bien, « une Chine de papier 200».

200 Expression tirée de l’article de Paul Servais, « Une Chine de papier », dans Shenwen Li, Chine-Europe- Amérique : rencontres et échanges de Marco Polo à nos jours, Québec, PUL, 2009, p. 75.

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Chapitre 2 : La Chine et les visages multiples du despotisme

I - Montesquieu : le despotisme de L’Esprit des Lois confronté au cas de la Chine En France, l’homme du XVIIIe siècle nage dans une société d’Ancien Régime où d’éphémères modèles politiques se forment sous la plume des penseurs dans un contexte de foisonnement politique sans précédent. À l’époque, les critiques à propos du régime en place, soit la monarchie absolue, fusent de toute part. Cherchant autour de lui, l’érudit désire trouver un modèle afin de remédier au régime laissé par Louis XIV. Le modèle anglais, prisé par plusieurs, est pendant un temps mis en compétition avec l’image d’un bon gouvernement chinois transmis par les missionnaires jésuites. Le philosophe Montesquieu désire comprendre et analyser dans son œuvre les institutions politiques qui régissent les gouvernements des différentes nations. Il s’est très tôt intéressé à la Chine, et plus particulièrement à la politique chinoise201. L’Empire Céleste lui pose cependant problème, car son régime ne cadre pas tout à fait avec la typologie du despotisme qu’il expose dans L’Esprit des Lois. La pensée de Montesquieu sur la politique orientale est donc confrontée à l’image d’un bon gouvernement transmise par les jésuites dans leurs écrits et par le Père Du Halde dans sa Description. Le cas de la Chine semble apparaître gênant, voire dérangeant pour le philosophe bordelais.

a) Le despotisme de Montesquieu Les théoriciens qui ont précédé Montesquieu n’abordaient que très peu la notion du despotisme. Le philosophe avait cependant entre les mains les traits principaux de ce régime exposés par divers personnages tels Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704) et François Fénelon. Ces derniers avaient marqué une distinction entre une puissance arbitraire et une monarchie réglée par les lois. Bien avant ces derniers, Bernard de La Roche Flavin (1552-1627) avait posé lui aussi une distinction entre les principes de la monarchie française et ceux des despotismes ottoman ou moscovite202. En fait, le terme apparaît en France chez les pamphlétaires de la Fronde au moment où l’on critique la montée de la monarchie absolue. L’opposition aristocratique dans lequel Fénelon évolue cherche à anéantir le règne arbitraire d’un seul dont le pouvoir n’est pas

201 Il évoque déjà la Chine dans le tome 2 de ses Lettres persanes à la page 184 de la lettre CV. 202 Ély Carcassonne, « La Chine dans L’Esprit des lois », Revue d’Histoire littéraire de la France, 31e année, No. 2. (1994), p. 204.

51 limité par les lois. On associe alors l’absolutisme de la monarchie à l’iniquité dans l’administration des finances, à l’intolérance religieuse et à une politique de conquête203. La construction de la notion de despotisme au XVIIIe siècle réfère à un « ailleurs » décrit dans les récits de voyage. La littérature de l’époque traite du despotisme des régimes orientaux en exposant que les gouvernements de l’Europe sont toujours à risque d’y sombrer eux-mêmes. L’Esprit des lois de Montesquieu publié en 1748 développe cette idée de despotisme que le philosophe applique, généralisation coutumière à l’époque, à tous les pays orientaux.

Sa définition du despotisme passe par une lecture attentive des récits de voyage puis par une réinterprétation, voire une modification du contenu. Tout cela pour un dessein précis, soit celui de démontrer que le despotisme incarne l’accomplissement de l’absolutisme de la monarchie. Ce même despotisme est perçu comme une forme de menace pour toute forme de gouvernement : « La monarchie dégénère ordinairement dans le despotisme d’un seul ; l’aristocratie, dans le despotisme de plusieurs ; la démocratie, dans le despotisme du Peuple204 ».

D’entrée de jeu dans L’Esprit des Lois, le philosophe pose les principes des trois types de gouvernements. Celui qui nous intéresse plus particulièrement, le despotisme, est défini comme étant régi par « un seul, sans loi et sans règle [qui] entraîne tout par sa volonté et par ses caprices205 ». Il caractérise le despote comme un homme « naturellement paresseux, ignorant, voluptueux 206». Dans ce système politique, Montesquieu inclut en premier lieu les empires ottoman et perse puisqu’il considère que ces régions sont contrôlées par des souverains tyranniques qui agissent selon leurs propres caprices. Afin de régner sans contestation, ils doivent inspirer la crainte chez leurs sujets afin de décourager toutes tentatives ou ambitions de révolte visant à le renverser207. C’est le principe de la crainte qui assure la domination et qui empêche ce gouvernement de s’écrouler. Le philosophe considère que la vertu, principe de la république, n’est pas nécessaire à ce régime, de même que l’honneur, principe de la monarchie, est dangereux pour l’édifice du gouvernement despotique. Le peuple doit au despote une obéissance sans borne

203 Céline Spector, Montesquieu : liberté, droit et histoire, Paris, Éditions Michelon, 2010, p. 107. 204 Montesquieu, Pensées-Le Spicilège, p. 580 (no. 1893). 205 Montesquieu, De L’esprit des loix, p. 13. 206 Ibid., p. 27. 207 Michel Cartier, « Les usages de la Chine dans les polémiques européennes du XVIe au XVIIIe siècle », dans Shenwen Li (dir.), Chine-Europe-Amérique, p. 36.

52 s’il ne veut pas être châtié durement. Selon Montesquieu, le seul élément qui peut s’opposer à la volonté absolue du prince est la religion : « Les loix de la Religion sont d’un précepte supérieur, parce qu’elles sont données sur la tête du Prince comme sur celles des sujets […] 208 ». L’éducation se borne à l’obéissance aveugle au père de la famille, au chef du village, et donc au prince de l’État. Chaque homme doit se soumettre à quelques principes de religion. L’éducation ne va pas au-delà de ces principes puisque le savoir est perçu comme dangereux dans les régimes despotiques. Le sujet doit être modelé pour servir et devenir un bon esclave. Les peuples qui sont régis par le gouvernement despotique sont donc « […] timides, ignorants, abattus […] »209. Malgré l’amour des hommes pour la liberté, la plupart d’entre eux sont soumis à la main de fer qui les dirige.

Ce type de régime est différent des gouvernements modérés où « il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir ; donner, pour ainsi dire, un lest à l’une, pour la mettre en état de résister à une autre […] »210. Ce principe est attaché à la législation qui domine ces régimes modérés. Montesquieu explique la réussite des gouvernements despotiques en Orient par la chaleur des climats qui y règne, et qui encourage la lâcheté et la faiblesse des sujets. Cette fameuse théorie des climats, d’abord esquissée dans les Lettres persanes, puis développée dans L’Esprit des lois, amène l’idée que le climat influence à lui seul la nature de l’Homme et la société dans laquelle il vit. En se basant sur les réactions du corps dans différents climats, il affirme que les peuples du Nord sont plus rigides, travaillants, courageux, tandis que les peuples du Sud sont plus lâches, faibles, craintifs211. Montesquieu expose qu’en raison de son climat chaud et humide, la nation chinoise ne répare et n’améliore rien, laissant la terre à l’abandon après lui avoir pris tout ce qu’il y avait à prendre212. Les peuples chinois, comme toutes les nations orientales, sont donc plus à risque d’être contrôlés par un gouvernement despotique. Cette théorie du climat domine alors l’univers savant de la littérature politique de l’Ouest et démontre une approche scientifique appliquée à la sphère politique qui sert plus tard de base aux sciences sociales. Avant d’entrer en contact avec la célèbre Description de la Chine publiée par le Père Du Halde, Montesquieu s’intégrait dans la tradition politique occidentale qui démontrait que tous les

208 Montesquieu, De L’esprit des loix, p. 44. 209 Ibid., p. 93. 210 Ibid., p. 100. 211 Ibid., p. 27-28. 212 Ibid., p. 96.

53 pays de l’Orient, dont la Chine, étaient régis par des gouvernements despotiques dont le principe était la crainte.

Cependant, la Description de la Chine publiée en 1735 vient bouleverser la théorie du despotisme autrefois solide et généralisée à l’ensemble des pays orientaux. La Description dévoile au public du XVIIIe siècle un « gouvernement admirable, qui mêle ensemble dans son principe, la crainte, l’honneur et la vertu 213». Cette démonstration gêne Montesquieu dans sa théorisation du despotisme. En effet, le philosophe avait précisément fait de ces trois principes les ressorts des grandes formes de gouvernements. Son despotisme étiqueté à tous les pays d’Orient se voit par conséquent remis en question par cette terre lointaine qu’est la Chine.

b) Le despotisme oriental confronté au gouvernement chinois : un usage des écrits jésuites Au fil de sa lecture de la Description, Montesquieu s’aperçoit que la Chine ne cadre pas tout à fait avec sa définition du despotisme qui régit les régimes orientaux. L’œuvre du Père Du Halde présente en effet une Chine plus monarchique que despotique obligeant Montesquieu à remettre en question le schème théorique de sa pensée. Afin de pallier ce problème, le philosophe se voit d’abord contraint d’ajouter à son œuvre L’Esprit des Lois une préclassification qui distingue « régime modéré » et « régime despotique »214. Sa démarche conceptuelle peut donc apparaître comme une tentative de nuancer sa définition même du despotisme pour qu’elle s’applique également à la Chine décrite par les écrits des jésuites. En fait, Montesquieu désire plutôt comprendre comment la Chine peut ne pas être aussi despotique qu’elle devrait l’être selon sa vision des choses. Cet état de pensée l’amène à réinterpréter, modifier, voire négliger certains passages de la Description affaiblissant trop sa catégorisation despotique de la Chine. La démonstration de son instrumentalisation des sources apparaît lorsqu’il tente, par l’analyse des

213 Ibid., p. 200. 214 À ce sujet, voir Catherine Larrère, « Les typologies des gouvernements chez Montesquieu » dans Revue Montesquieu, no. 5 (2000), p. 157-172. ; Dans L’Esprit des Lois, la section est intitulée : Différence de l’obéissance dans les gouvernements modérés, et dans les gouvernements despotiques. Montesquieu, L’Esprit des loix, Tome 1, Livre III, Chapitre XI, p. 43. ; Suite à son exposition des différents principes qui animent les pouvoirs des gouvernements républicain, monarchique et despotique, Montesquieu écrit : « Tels sont les principes des trois gouvernements. Ce qui ne signifie pas que, dans une certaine république, on soit vertueux ; mais qu’on devrait l’être : Cela ne prouve pas non plus que, dans une certaine monarchie, on ait de l’honneur ; et que, dans un état despotique particulier, on ait de la crainte : mais qu’il faudrait en avoir ; sans quoi le gouvernement sera imparfait. » Montesquieu, L’Esprit des loix, Tome 1, Livre III, Chapitre XI, p. 45. Pour lire l’ensemble du chapitre, voir les pages 43-45.

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écrits jésuites, d’interposer à leur idylle sa théorie du gouvernement despotique. Tâchons de comprendre comment et dans quel état d’esprit Montesquieu interprète ses sources. Les Geographica du philosophe sont nécessaires à l’analyse, puisqu’on y trouve les récits qu’il a soigneusement annotés215. Ainsi, suite à un examen minutieux de ce manuscrit, on constate que Montesquieu a d’abord fait une lecture annotée de la Description avant celle des Lettres édifiantes et curieuses216. Le philosophe s’est intéressé à beaucoup d’éléments dans les récits jésuites, mais je me concentre sur trois d’entre eux qui permettent de saisir l’ensemble de sa pensée concernant la politique chinoise ; sa critique envers l’abondance des sols chinois et la bonté de l’empereur vantées dans la compilation du Père Du Halde en temps de crise, son malaise envers l’administration chinoise et enfin, sa conclusion négative et sans appel sur le régime tout entier par sa vision de la justice chinoise.

Le philosophe bordelais lit dans la Description un chapitre intitulé « De l’Abondance qui règne à la Chine » dans lequel se trouve le passage suivant ne pouvant qu’attirer l’attention d’un Européen du XVIIIe siècle: « […] la Chine est une des plus fertiles portions de l’univers, comme elle est une des plus vastes & des plus belles : une seule de ces Provinces pourrait faire un État considérable, & flatter l’ambition d’un Prince 217». Le passage expose par la suite que le riz semé par les Chinois est meilleur que celui qui croît en Europe. Il relate que l’ensemble des familles mange tous les jours de l’année du cochon et que sa viande a un bien meilleur goût qu’en Europe218. On peut comprendre que ces propos ont une tendance paradisiaque pour un Européen du Siècle des Lumières. En revanche, Montesquieu doute de ces faits. En examinant sa méthode d’analyse, on constate que le philosophe semble avoir senti le besoin de vérifier ses doutes envers la plume missionnaire en effectuant un retour aux sources, soit aux lettres authentiques des missionnaires.

Dans le chapitre intitulé « De l’empire de la Chine » dans L’Esprit des Lois, Montesquieu nous fait part qu’il a consulté une correspondance entre un père de la Compagnie de Jésus et un

215 Les annotations du philosophe sont perceptibles par l’astérisque qu’il ajoute suite à un passage. 216 Dates établies par l’écriture des secrétaires. Geographica, Oxford, Voltaire foundation, 2007 (1997), p. 349. ; Dans ces Geographica, on trouve entre autres des passages du récit de George Anson, des Lettres édifiantes, de la Description et des conversations qu’il a eues avec le Chinois Hoang. 217 Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 138. 218 Ibid.

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érudit de l’Académie dans les Lettres édifiantes et curieuses : « Nous avons encore les lettres de M. de Mairan et du même Père Parennin, sur le gouvernement de la Chine. Après des questions et des réponses sensées, le merveilleux s’est évanoui219 ». La lettre du 28 septembre 1735 aborde le problème de la disette en Chine220. Dans cette correspondance, les deux hommes cherchent à comprendre comment le peuple chinois qui a les ressources alimentaires suffisantes pour survivre arrive à rencontrer des famines de manière fréquente. Le Père Parennin écrit :

Monsieur, que vous avez de la peine à comprendre, c’est que les disettes soient si fréquentes à la Chine […] Il faut qu’elle se nourrisse elle-même, et qu’elle tire de ses différentes provinces de quoi faire subsister cette foule innombrable d’habitants ; c’est ce qui a fait dans tous les temps l’objet de l’attention des bons empereurs. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a établi des greniers dans toutes les provinces […] pour le soulagement des peuples dans les temps difficiles. On lit encore les ordonnances et les déclarations des anciens empereurs, remplies des expressions les plus tendres pour leurs sujets qui souffrent. Ils ne peuvent disent-ils, ni boire, ni manger, ni prendre de repos dont ils n’aient soulagé la misère publique. Je crois que cela était sincère du temps que la Chine était gouvernée par des empereurs de sa nation […]221.

Selon cette lettre, le système d’approvisionnement d’urgence qui fonctionnait si bien sous les empereurs chinois rencontre plusieurs problèmes suite à l’invasion mandchoue. Il semblerait, toujours selon cette lettre, que les empereurs mandchous ne conçoivent plus leurs sujets comme leurs propres enfants et que leurs ordres ne soient plus aussi bien exécutés. Ces empereurs mandchous utilisent cependant le même système qui permet d’ouvrir les greniers publics en temps de famine. Or, les grands mandarins des villages confient la garde de ces greniers à « de vraies harpies 222». Ces derniers volent, arnaquent, en plus d’effectuer du trafic avec le riz réservé aux gens aux prises avec la famine. Souvent, ce riz est vendu à des gens riches qui l’utilisent pour la fabrication de vin et de raque, eau-de-vie néfaste pour la santé du peuple chinois. Parfois même, les mandarins les laissent faire en échange d’argent. Ces réserves alimentaires qui pouvaient assurer plus de dix ans de subsistance étaient dégarnies par les « rats de grenier223 ». L’auteur de la lettre poursuit en exposant que l’abondance règne de nouveau quand la province

219 Montesquieu, De l’esprit des loix, Tome 1, Livre VIII, Chapitre XXI, p. 201. 220 Lettres édifiantes et curieuses, Lettre du 28 septembre 1735, Paris, Desjonquières, 2001, le problème de la disette est traité aux pages196 à 201. ; Montesquieu fait également retranscrire le passage concernant la disette en Chine dans ses Geographica. Voir ses notes sur les Lettres édifiantes du tome XXIV aux pages 406-407. 221 Lettres édifiantes et curieuses, Desjonquières, p. 196. 222 Ibid., p. 198. 223 Ibid., p. 199.

56 jadis victime de famine est « déchargée de ses bouches inutiles224 ». En Chine, la famine sert ainsi de mode de régulation dans un empire surpeuplé comme la guerre ou la peste le fait en Europe. Il y a cependant dans l’Empire du Milieu d’autres causes à la famine que la mauvaise gestion des réserves de riz. En effet, les calamités naturelles comme la sécheresse, les inondations, puis les guerres et les désordres sociaux sont tous des éléments qui menacent alors le paysan chinois225.

Néanmoins, cette lettre entre le Père Parennin et Monsieur Dortous de Mairan est d’une importance incontestable pour le groupe sinophobe. Montesquieu y trouve d’ailleurs un argument de taille pour expliquer le despotisme de la Chine. La représentation de cet empire que nous livrent ces deux personnages en exposant les famines fréquentes que vit la population chinoise ne concorde pas avec l’image d’abondance rendue dans la Description de la Chine. En effet, cette correspondance met en doute le discours harmonieux des missionnaires rendu possible grâce au travail de lissage du Père Du Halde. Les attitudes peu flatteuses de l’administration chinoise mises en évidence par le Père Parennin et Monsieur de Mairan forment peu à peu l’argumentaire de Montesquieu à l’égard d’un mauvais gouvernement. Lorsque le philosophe écrit qu’« après des questions et des réponses très sensées, le merveilleux s’est évanoui », il cherche à démontrer que dans l’Empire du Milieu, les choses ne fonctionnent pas aussi bien qu’on pourrait l’espérer de la part d’un gouvernement vanté pour son organisation et sa prévoyance. Au contraire, la lettre expose la corruption des mandarins, le laisser-aller des empereurs tartares, la difficulté de subsistance et la souffrance des petites gens. Montesquieu se sert donc de cette lettre pour affirmer le caractère despotique du gouvernement chinois, et ce, en opposition à la doctrine jésuite rendue monolithique à travers le texte de la Description. Le philosophe exploite cette faille repérée dans les Lettres édifiantes et curieuses, faille alors absente de la Description dont Montesquieu connaissait l’existence 226 . Par cette décadence suite à l’invasion tartare, le philosophe s’attache à démontrer que l’ancienne Chine était admirable, mais que maintenant elle ne l’est plus.

224 Ibid ; « C’est pourquoi on ordonne, on va, on vient, on transporte, on paraît se donner beaucoup de mouvements ; tout cela amuse, jusqu’à ce qu’il ne reste pas plus de gens affamés, qu’on en veut ou qu’on en peut secourir ». Lettres édifiantes et curieuses, Desjonquères, p. 201 225 Paul-Étienne Will, Bureaucratie et famine en Chine au 18e siècle, Paris, Mouton Éditeur, 1980, p. 35. 226 Cette lettre ne figure pas dans la Description puisqu’elle a été écrite peu après la publication de l’œuvre de Du Halde.

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Montesquieu oppose ainsi cette correspondance au récit d’abondance vanté dans la Description. Il expose dans L’Esprit des Lois que l’abondance est relativisée par la grande population qui habite les terres chinoises. Le climat de la Chine « favorise prodigieusement la propagation de l’espèce humaine 227 », et ce, malgré la tyrannie la plus cruelle qui ne peut empêcher le progrès de la propagation228. Toutefois, une Chine surpeuplée engendre des crises d’approvisionnement, et donc de famine. Le prince doit par conséquent aider son peuple afin qu’il ne se révolte pas. C’est là, selon Montesquieu, toute l’origine de la sollicitude paternelle exposée encore une fois dans les écrits jésuites229. Il ne faut voir qu’une précaution du despote afin de conserver le pouvoir et la tranquillité dans son empire. En effet, le philosophe démontre que le prince doit craindre que ce peuple, tiraillé par la faim, ne s’unisse par nécessité en petits groupes de voleurs dans les provinces, semant désordre et révoltes, afin de trouver de quoi vivre. Bien que l’armée impériale puisse en limiter la propagation, il apparait évident que la Chine ne peut entretenir une force militaire quantitativement proportionnée à la taille immense de la population chinoise. Ces groupes de bandits et les révoltes qu’ils engendrent peuvent menacer non seulement l’autorité impériale, mais la vie même du despote. Le principe de la crainte attaché au despotisme a ici une double facette. Montesquieu expose comme un demi-aveu qu’un peuple aussi prodigieux ne peut être totalement soumis et que, face aux multiples forces de sédition, « le mauvais gouvernement y est d’abord puni 230». L’empereur se doit d’être à l’affût des famines qui peuvent subvenir sous son règne, ainsi que tout autre état pouvant mener la population à la révolte : « L’Empire est souvent envahi par des voleurs, voilà ce que c’est quand la monarchie devient faible, que l’état est mal administré 231». Le pouvoir despotique tel qu’il l’entendait au départ peut néanmoins être appliqué en périphérie, puisque les habitants sont moins nombreux qu’au centre de l’empire. Montesquieu reste donc avec son idée de despotisme, car bien que l’empereur doive faire en certaines circonstances des compromis et écouter ses sujets, ses

227 Montesquieu, De l’esprit des loix, Tome 1, Livre VIII, Chapitre XXI, p. 201. 228 Ibid., p. 202. 229 L’unique objectif de l’empereur est d’apprendre à bien gouverner en bon père de famille afin de procurer du bonheur à son peuple. Lettres édifiantes et curieuses, Tome 11, p. 321. (Du père Contancin au père Étienne Souciet) 230 Montesquieu, De l’esprit des loix, Tome 1, Livre XVIII, Chapitre XXI, p. 257. Cette affirmation a incontestablement été influencée par ce passage dans la Description : « […] c’est le caractère de la nation que les 1ères semaines de rébeliion non étouffées pullulent beaucoup ». Geographica, p. 209. 231 Montesquieu, Pensées-Le Spicilège, p. 806. (no. 483). Le philosophe poursuit : « Dix, vingt, trente personnes s’assemblent. De même, dans d’autres villages, ils se font la guerre. Les vaincus se joignent au plus fort, la troupe grossit, on fait d’horribles brigandages, et pareille cause a très souvent renversé l’empire. »

58 décisions ne sont pas dictées par la loi, ou par la bonté, mais bien par nécessité. Le despotisme modéré avancé par Montesquieu permet donc cet équilibre précaire de l’État chinois.

Bien que les conséquences du despotisme puissent être tempérées par les mesures que prend l’empereur dans les temps difficiles de famine, il menace tout de même le fonctionnement de son gouvernement. Montesquieu cherche la crainte, principe fondamental des gouvernements despotiques, et la découvre dans le problème de l’approvisionnement. Tandis que la compilation du Père Du Halde évoque l’abondance et le génie séditieux de la nation chinoise, la correspondance entre le Père Parennin et Monsieur de Mairan démontre la difficulté du peuple chinois à subsister. Le philosophe nous révèle que l’empereur a également à craindre son peuple en cas de famine et qu’il doit par conséquent se plier aux lois afin d’éliminer toutes chances de révoltes. Le despotisme y est donc forcément tempéré. L’empereur alors vanté comme le père de la nation par les jésuites n’agirait de la sorte que pour conserver la tranquillité publique232.

À la lecture des Lettres édifiantes et curieuses et de la Description de la Chine, Montesquieu constate que les empereurs de Chine sont des princes bâtisseurs ayant toujours comme objectif le bien public. En effet, ceux qui se sont succédé au gré des dynasties ont pris des mesures pour diminuer les inondations, construire des routes permettant le transport des denrées essentielles et rebâtir de grandes villes. Devant ces grandes réalisations, Montesquieu ne peut contester cette intervention directe de l’empereur puisqu’il agit toujours « pour la bonne cause 233 ». Dans L’Esprit des Lois au chapitre « Des pays formés par l’industrie des hommes », le philosophe utilise précisément l’exemple de la Chine pour démontrer qu’il ne peut exister de politique d’aménagement du territoire sans la présence d’un gouvernement modéré. Serait-ce alors une intention de démontrer l’existence d’un despotisme modéré ?

Les pays que l’industrie des hommes a rendus habitables et qui ont besoin, pour exister, de la même industrie appellent à eux les gouvernements modérés. Il y en principalement trois de cette espèce : les deux belles provinces de Kiang-nan et Tche-kiang à la Chine, l’Égypte et la Hollande. Les anciens empereurs de la Chine n’étaient point conquérants. La première chose qu’ils firent pour s’agrandir fut celle qui prouva le plus leur sagesse. On vit sortir de dessous les eaux les deux plus belles provinces de l’empire ; elles furent faites

232 « L’empereur est appelé le père de tout l’Empire […] ». Lettres édifiantes et curieuses, Tome 10, p. 379. 233 Jacques Pereira, op. cit., p. 351.

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par les hommes ; c’est la fertilité inexprimable de ces deux provinces qui a donné à l’Europe les idées de la félicité de cette vaste contrée. Mais un soin continuel et nécessaire pour garantir de la destruction une partie si considérable de l’empire, demandait plutôt les mœurs d’un peuple sage que celle d’un peuple voluptueux, plutôt le pouvoir légitime d’un monarque que la puissance tyrannique d’un despote. Il fallait que le pouvoir y fût modéré, comme il l’était autrefois en Égypte. Il fallait que le pouvoir y fût modéré comme il l’est en Hollande, que la nature a faite pour avoir attention sur elle-même, et non pas pour être abandonnée à la nonchalance ou au caprice234.

Ici, deux éléments sont à prendre en considération. D’une part, Montesquieu place la Chine aux côtés de l’Égypte ancienne et de la Hollande moderne, deux nations qui ont pourtant toute son estime. Les grands travaux mis en place sous ces trois gouvernements n’ont pas pu exiger tant de sacrifices de la part du peuple sans être légitimes. Compte tenu de la taille de la Chine et de l’Égypte, il faut qu’ils soient monarchiques pour que ces travaux soient menés à bien. Le régime despotique ne peut faire survivre des projets publics aussi longs et laborieux tout en asservissant son peuple, sans compter que l’effort et la confiance de ce peuple viendraient à manquer. D’autre part, le philosophe semble manifester un profond malaise à écrire ces propos. En fait, écrivant ce texte au passé, Montesquieu admet qu’un gouvernement monarchique a bel et bien existé, mais dans la Chine ancienne. Il cherche donc à éviter une difficulté, soit la splendeur des provinces de Kiang-nan et Tche-kiang exposée dans le texte. Cette splendeur qui lui est contemporaine pousse le philosophe à tenter de comprendre comment cet embellissement ne s’est jamais relâché. Considérant le fait que Montesquieu voyait la Chine comme monarchique dans les temps reculés, comment ce gouvernement avait-il pu changer pour un despotisme ? Le philosophe tente d’y répondre avec sa fameuse théorie du climat : « […] malgré le climat de la Chine où l’on est naturellement porté à l’obéissance servile, malgré les horreurs qui suivent la trop grande étendue d’un empire, les premiers législateurs de la Chine furent obligés de faire de très bonnes lois, et le gouvernement fut souvent obligé de les suivre 235 ». On sent ici que le philosophe cède à contrecœur sur cette exemplarité des lois chinoises. Montesquieu se trouve pourtant devant une impasse. S’il accepte cette exemplarité, une autre question vient ensuite : comment un gouvernement maintenant despotique s’accommode-t-il des lois qui vont en soi contre son principe, soit celui de la crainte ?

234 Montesquieu, De l’esprit des loix, Tome 1, Livre XVIII, Chapitre VI, Genève, Chez Barrillot & Fils, 1749, p. 282. 235 Ibid.

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Le philosophe bordelais revient donc à la charge avec sa théorie du despotisme. Pour ce philosophe, il est tout à fait impensable que la Chine soit un modèle politique pour la France, car la notion même du terme « empire » renvoie automatiquement à un régime despotique. En effet, Montesquieu écrit dans L’Esprit des Lois : « Que si la propriété naturelle des petits États est d’être gouvernés en république, celle des médiocres d’être soumis à un monarque, celle des grands empires d’être dominés par un despote […] 236». Selon la professeure au département de Philosophie de l’Université de Bordeaux Montaigne Céline Spector, la conceptualisation de la notion d’empire chez Montesquieu n’a pas retenu l’attention des chercheurs237. Pourtant, la taille du territoire est pour le philosophe un facteur essentiel qui, aux côtés des mœurs, de la religion et du climat, joue sur la nature du gouvernement. Comme il l’avait fait dans ses Considérations sur le monde romain, Montesquieu pose une relation contradictoire entre l’étendue et la cohésion politique : « […] pour conserver les principes d’un gouvernement établi, il faut maintenir l’État dans la grandeur qu’il avait déjà ; et que cet État changera d’esprit, à mesure qu’on rétrécira ou qu’on étendra ses limites 238». En ce sens, l’étendue et la morphologie du territoire de l’État despotique permettent sa survie au même titre que la taille moyenne d’une monarchie. Cependant, alors que la grandeur et l’unité sont nécessaires à la survie d’un État monarchique, la grandeur et la séparation sont quant à eux nécessaires à la survie d’un État despotique. Montesquieu conçoit le territoire de l’empire chinois de manière séparée tout comme dans les empires romain, ottoman et moscovite. Il y a trois zones de division bien claires et précises : la capitale est séparée de l’espace national, l’espace autour de la capitale est à son tour séparé des États tributaires, qui sont quant à eux en marge de l’empire. Selon le philosophe, cette séparation empêche l’unité du peuple et permet de maintenir la tranquillité publique : « Comme les républiques pourvoient à leur sûreté en s’unissant, les États despotiques le font en se séparant, et en se tenant, pour ainsi dire, seuls 239». Selon cette logique, la communication entre les zones est faible.

Toutefois, ce modèle de morphologie du despotisme oriental allait se heurter au cas chinois. De fait, Montesquieu se base sur les États européens qui sont régis par des lois et des règles,

236 Montesquieu, De l’esprit des loix, Tome 1, Livre VIII, Chapitre XX, p. 199. 237 Voir dans le no. 8 de la revue-Montesquieu l’Introduction de Céline Spector à la page 6. 238 Montesquieu, De l’esprit des loix, Tome 1, Livre VIII, Chapitre XX, p. 199. 239 Montesquieu, L’Esprit des lois, Tome 1, Livre IX, Chapitre IV, 1764, p. 333.

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éléments qui forment la force du pays, pour exposer le despotisme de la Chine qui ne devait pas avoir de lois, ni de règles. Il a omis le fait que la Chine avait des lois, et que son gouvernement était bel et bien basé sur une administration très organisée. Or, pour Montesquieu, plus un État est étendu, moins l’administration et la communication sont bonnes. Dans ce cas, l’empereur doit maintenir la tranquillité publique avec une main de fer puisque les lois sont difficiles à faire respecter. Au contraire, le réseau de communications en Chine est plus élaboré qu’il ne l’a été dans l’empire romain, régime pourtant admiré par Montesquieu240. La civilisation chinoise a en effet inventé le papier et l’imprimerie qui permettent un développement des techniques d’enregistrement des lois, de conservation et de duplication de l’information. Le silence de Montesquieu sur cette question est surprenant, puisqu’il fait de la communication et de l’enregistrement des lois deux facteurs importants de modération du gouvernement et la raison d’être du parlement241.

Le philosophe sous-estime toutefois le pouvoir de l’État chinois qui, grâce à une administration serrée, fait respecter ses lois. Il faut bien saisir qu’à l’époque, les Européens commencent à connaître peu à peu ce système administratif par l’entremise des écrits jésuites. On réalise alors que si la Chine a pris du retard auprès des sciences et des techniques, elle a dépassé les États européens sur le plan administratif. Ce fait qui impressionne le public savant n’est pourtant pas exploité par Montesquieu, puisqu’il passe presque sous silence l’organisation administrative de la Chine dans son œuvre Esprit des Lois. Pourtant, il est loin d’ignorer le système mandarinal242. Ses notes du Spicilège243 et de son recueil Geographica244 démontrent que le philosophe lui a accordé une attention particulière. Parmi ses notes, on trouve la description du statut de l’empereur, du respect qu’on lui doit et de l’immensité de ses

240 Louis Le Comte écrit qu’il y a une communication très bien organisée entre les provinces et les villes de l’empire. op. cit., p. 352. ; Cependant, Jacques Pereira écrit qu’il est fort possible que les jésuites missionnaires aient exagéré le niveau d’efficacité des communications sur le territoire chinois. op. cit., p. 339-340. 241 Montesquieu écrit : « Il ne suffit pas qu’il y ait, dans une monarchie, des rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt des lois ». L’Esprit des Lois, Tome 1, Livre II, Chapitre IV, 1764, p. 122. 242 L’historien René Étiemble ignorait la teneur des informations dans les Geographica lorsqu’il a écrit son Europe chinoise. Il avait donc expliqué l’absence de la description du système mandarinal dans L’Esprit des Lois par le fait que Montesquieu s’était mal informé. René Étiemble, L’Europe chinoise, p. 67. 243 Voir Le Spicilège p. 806-807 (no. 483). 244 Voir les notes prises dans Geographica à partir de la Description de la Chine, plus particulièrement celles prises sur le tome 2 aux pages 207-218 et 222 ; voir aussi celles prises sur les Lettres édifiantes et curieuses, plus particulièrement le tome XIX aux pages 396-398. L’édition qu’il utilise ici est celle imprimée à Paris par Nicolas Le Clerc et P.G. Le Merci en 1729. ; voir enfin ses Quelques remarques sur la Chine aux pages 124-127. 62 compétences. Le mandarinat y est mentionné et on peut y lire les méthodes de recrutement des fonctionnaires. Il soulève aussi que toutes décisions impliquent l’ensemble des ministères : « Ce qui contient ces tribunaux c’est qu’il n’y arrive guère qu’un seul puisse exécuter quelque chose sans le secours d’un autre […] 245 ». Ceci est à peu près l’équivalent d’une séparation des pouvoirs. Or, ces passages dans ses Geographica ne sont qu’une copie de la Description ou des Lettres édifiantes. De fait, il n’y a aucune trace d’astérisques à la suite de ces passages qui démontrent normalement l’intervention des remarques personnelles de Montesquieu. Par conséquent, les réflexions sur l’administration chinoise qu’il transcrit dans son Esprit des Lois ne sont qu’une infime partie de ses notes. Qu’elle en est la raison ? Est-ce que le philosophe a choisi de laisser de côté l’administration chinoise pour le bien de sa démonstration du despotisme chinois ? Il semblerait que Montesquieu ressente un profond malaise envers cette organisation bien structurée et qu’il ne sache pas comment faire usage de ce modèle sociopolitique chinois. Peut-être souhaitait-il en finir rapidement avec cet aspect de la politique chinoise.

Les conversations que Montesquieu a entretenues avec le Chinois Hoange permettent de voir qu’il s’est bien instruit sur la composition du gouvernement chinois, plus que ne l’expose L’Esprit des Lois. Le philosophe Nicolas Fréret, qui n’est en aucun cas mentionné dans l’œuvre principale de Montesquieu, a certainement joué un rôle dans le scepticisme de son collègue à l’égard des écrits jésuites. En tant que membre savant de l’Académie des Inscriptions et Belles lettres, il reçoit les lettres des jésuites alors présents en Chine. C’est d’ailleurs dans ses notes à la suite de ses rencontres avec Hoange que Montesquieu déclare :

Dépouillons-nous de préjugés, nous leur faisons trop de grâces d’avoir si bonne opinion d’eux, ils ne nous rendent point la pareille ; cette orgueilleuse nation se regarde comme la seule qui soit policée. La Chine est le royaume du milieu, toutes les nations qui l’entourent sont traitées de barbares […] Je ne laisserai point d’examiner la forme du gouvernement intérieur. L’autorité du prince y est sans bornes, il réunit la puissance ecclésiastique avec la séculière. Car l’empereur est chef de la secte des lettrés ; ainsi, le bien et la vie des sujets sont toujours à la disposition du souverain exposés aux caprices et aux volontés les plus déréglées d’un tyran246.

245 Montesquieu, Geographica, p. 211. 246 Ibid., p. 124-125.

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Lorsque le philosophe traite de l’autorité du prince, il renvoie à un vieux schéma. En fait, le mandarin n’est pas considéré comme un lettré pour Montesquieu, mais comme un exécutant. C’est plutôt l’empereur qui dirige tout : « Le palais de l’empereur est une toile d’araignée, et il est au milieu comme l’araignée. Il ne peut remuer que tout ne se remue, et on ne peut se remuer qu’il ne remue aussi 247». Le système d’administration pyramidale qui émerveille les jésuites et les sinophiles est plutôt vu par Montesquieu comme corrompu par la dénonciation qui y règne et où il est impossible de se faire entendre248. Pour le philosophe, les ministères ont une importance secondaire dans la nature de la politique chinoise. Montesquieu joue également sur l’homogénéité du corps social. L’objectif premier de l’empire de Chine est de vivre dans une tranquillité publique avec le soutien du système de hiérarchisation et de la civilité. Ceci explique pourquoi « ils confondirent la religion, les lois, les mœurs, les manières, tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu 249». C’est le système des rites qui sera développé au prochain chapitre qui permet cela. Ces rites, appris dès l’enfance, doivent être parfaitement appliqués et ce sont les mandarins qui ont la responsabilité de les faire respecter. Ici, le rôle pédagogique du mandarin est perçu non pas comme la bienveillance d’une autorité paternelle, mais comme une intention de soumettre le peuple dans une tranquillité publique absolue. Le mandarin devient donc un despote aux yeux de Montesquieu au même titre que l’empereur de Chine.

La description du système administratif chinois présentée dans le livre du Père Du Halde et dans les écrits des missionnaires jésuites contraint le philosophe à repenser sa théorie du despotisme qui régit les grands empires. L’organisation serrée qui forme les ministères ainsi que la communication entre les provinces et villes de la Chine ne cadrent pas dans la description d’un État tyrannique comme exposée dans L’Esprit des Lois. Bien que ses Geographica et ses notes prises dans Le Spicilège démontrent que le philosophe avait pris connaissance de l’organisation administrative de la Chine, il choisit de taire ce qu’il sait dans son œuvre politique. Probablement qu’il n’avait rien à redire sur ce sujet. Cela en est tout autrement pour la question de la justice chinoise. Alors que les sinophiles utilisent la justice comme un argument valable pour promouvoir le modèle chinois, Montesquieu, au contraire, use de cet élément dans la prononciation de son jugement négatif sans appel sur le régime tout entier.

247 Montesquieu, Le Spicilège, p. 806-807 (no. 483). 248 Georges Benrekassa, op. cit., p. 76-77. 249 Montesquieu, Esprit des loix, Paris, Chez A. Belin, 1817, p. 261.

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La Description de la Chine aborde le thème de la justice dans plusieurs chapitres du Tome 2250. Dans ces derniers, le compilateur expose surtout le caractère centralisé du système judiciaire chinois. Les décisions sont prises par la cinquième cour souveraine nommée Hing Pou dans l’enceinte même de la Cité interdite. C’est elle qui examine si l’accusé doit être puni selon ce que « les lois ont sagement établi251 ». Cet élément ne peut qu’attirer l’attention des savants français conscients des faiblesses de leurs propres manières de conduire les affaires criminelles. La France connaît en effet une profonde disparité entre les procédures et les décisions des parlementaires provinciaux, qui démontrent une autonomie « trop vite abusive 252». La compilation du Père Du Halde expose que la justice chinoise ne peut être exercée sous un pouvoir arbitraire puisque la sentence doit être toujours motivée par une loi : « Tous les jugements de crimes dignes de mort doivent être examinés, décidés, et souscrits par l’empereur. Les mandarins envoient en cour l’instruction du procès, et leur décision, marquant l’article de la loi […] 253». Le compilateur insiste d’ailleurs sur la relative dépendance des juges vis-à-vis le pouvoir impérial. Le mandarin doit toujours répondre selon les lois devant les questions de l’empereur sur ses décisions. S’il agit autrement, il sera puni254. L’appareil judiciaire est organisé pour que les mandarins soient tenus dans la discipline par la hiérarchie et le contenu des lois qu’ils appliquent. Leurs décisions sont révisées par un tribunal supérieur et par l’empereur. Du Halde reprend les propos qu’il a lus dans les lettres missionnaires, à savoir que la justice chinoise est juste et équitable, car elle permet au plus vil citoyen de se faire entendre255. Elle semble dotée d’une humanité qui paraît manquer à la justice européenne. Montesquieu concède cette humanité à la justice chinoise. À titre d’exemple, l’empereur souhaite voir trois fois le procès de condamnation à mort avant de prendre une décision finale, puisqu’« on y fait grand cas de la vie d’un homme 256 ». Ici cette dernière

250 La justice est traitée dans les chapitres suivants : « De la forme du Gouvernement de la Chine, des différents Tribunaux, des Mandarins, des honneurs qu’on leur rend, de leur pouvoir, & de leurs fonctions » (p. 22-42), « De la police de la Chine, soit dans les Villes pour y maintenir le bon ordre, soit dans les grands chemin, pour la sûreté des Voyageurs, des Douanes, des Postes » (p. 50-57) et « Des prisons où l’on renferme les criminels, & des châtiments dont on les punit » (p 131-137). 251 Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 25. La cinquième cour souveraine a quatorze ministères subalternes, selon le nombre des quatorze provinces de l’empire. 252 Jacques Pereira, op. cit., p. 389. 253 Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 136. 254 Ibid., p. 27. 255 Lettres édifiantes et curieuses : « […] on accorde ici à l’homme le plus vil et le plus misérable, ce qui ne s’accorde en Europe […] », Tome 11, p. 320. 256 Montesquieu, Geographica, p. 228.

65 affirmation est précédée d’un astérisque dans les Geographica ce qui signifie l’intervention d’une réflexion du philosophe.

Montesquieu passe cependant de l’acceptation au doute lorsqu’il lit dans les Lettres édifiantes et curieuses un argument qui le ramène à son scepticisme de départ : « C’est la coutume des tribunaux de la Chine de prononcer sévèrement pour donner lieu à l’empereur d’user de clémence 257». Toutefois, ce passage n’est pas utilisé par le philosophe dans sa rédaction de L’Esprit des Lois puisqu’il peut amener à deux interprétations. D’une part, il peut permettre de dénoncer le mythe d’un empereur aimant et bienveillant qui diminue la peine d’un sujet par amour de son peuple. D’autre part, il peut être perçu comme un acte éducatif afin de démontrer au fautif qu’il aurait pu être puni plus sévèrement. Ici, on visualise bien le côté paternaliste de la société chinoise. Ce choix difficile entre les deux interprétations explique peut-être bien l’absence de ce passage dans son Esprit des Lois. Bien que Montesquieu fasse de la justice l’indicateur par excellence de l’état d’un régime politique, il semblerait qu’il éprouve un certain malaise envers celle appliquée en Chine. Étant lui-même juriste, le philosophe aurait dû donner plus de place à la justice chinoise dans son œuvre. Montesquieu démontre pourtant dans ses Geographica qu’il a lu les écrits jésuites et retenu plusieurs éléments importants. Par contre, les éléments qu’il retient servent à son scepticisme. En effet, s’il n’a pas trahi ou « gauchi » les textes présents dans la Description, il se montre sans conteste mal à l’aise devant cette administration judiciaire qui semble une fois de plus moderne et organisée258. Ceci démontre que le philosophe tend parfois à instrumentaliser ses sources afin de rendre à son avantage les écrits du jésuite.

Montesquieu trouve un autre élément pour bonifier son argumentaire dans la compilation du Père Du Halde. En Chine, lorsque l’enfant commet un crime, toute la famille est punie. Le philosophe considère que cette manière de faire est tirée des idées despotiques. Dans ses Quelques remarques issues des Geographica, le philosophe explique qu’il n’existe aucune justice plus « injuste et sanguinaire » que celle appliquée dans l’Empire Céleste, puisque non seulement l’on punit les parents du coupable de lèse-majesté, mais l’ensemble de ses descendants 259 .

257 Ibid., p. 394. 258 Tel que constaté également par l’historien Jacques Pereira, op. cit., p. 400-401. 259 « Il n’y a guère dans le monde de tribunal plus injuste ni plus sanguinaire que celui qui rend la justice criminelle à la Chine ; je ne parlerai point des supplices aussi cruels que ceux que Phalaris inventa, il me suffira de dire que les

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Lorsqu’un parent commet un crime, toute sa famille doit s’enfuir pour éviter le même sort. Montesquieu conclut donc : « Je ne nie point que ces lois ne puissent produire quelque bien en ce que les parents responsables des actions les uns des autres s’attachent à donner à leurs enfants la meilleure éducation qu’ils peuvent, mais aussi quelle source d’injustice 260 ». Cependant, Du Halde évoque bien la sévérité de la justice chinoise dans sa compilation, mais en des termes bien divergents: « […] Les pères de famille sont également responsables de la conduite de leurs enfants, et de leurs domestiques. On s’en prend à celui qui a toute l’autorité, lorsque les inférieurs qui lui doivent l’obéissance et le respect, ont commis quelques actions punissables 261». Alors que Montesquieu évoque l’exécution des enfants du coupable, Du Halde traite de l’exécution des parents dont les enfants sont fautifs. Il y a bel et bien une différence puisqu’en fait, ce passage de la Description démontre la responsabilité du père de famille envers ses enfants et envers sa domesticité. Il s’agit du simple droit naturel du père dans l’éducation de ses enfants et de l’attention qu’il porte envers leurs bonnes mœurs. Ce même droit naturel était appliqué dans l’empire romain. Montesquieu, admiratif de Rome, est d’ailleurs un partisan de ce principe puisqu’il est du devoir du parent de bien éduquer ses enfants. Or, dans l’Empire du Milieu, le philosophe considère que même si la justice punit le père « pour n’avoir pas fait usage de ce pouvoir paternel que la nature a établi 262», les Chinois n’ont point d’honneur. Pourquoi une telle affirmation ? En fait, pour Montesquieu, le principe de l’honneur n’existe que sous un régime monarchique. C’est bien pour cela qu’en France par exemple, les parents du criminel sont punis par la honte, et non par la vie, comme c’est le cas en Chine263.

Cependant, le droit naturel a ses limites dans l’Empire Céleste. Montesquieu considère que lorsque la punition est violente, ce droit naturel s’efface au profit de la fureur despotique. Dans ses Quelques remarques, le philosophe nous fait part que les plus grands crimes sont punis par

innocents sont punis comme les coupables. Quand quelqu’un est condamné pour crime de lèse-majesté on traîne à la mort tous ses parents en quelque degré que ce soit même au centième, les parents du côté maternel n’en sont point exceptés. Pour crime de concussion on mène aussi au supplice la femme du coupable et tous ses parents en ligne droite ascendants ou descendants, les frères les sœurs sont traités de même.» Geographica, p. 125. 260 Ibid. 261 Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 50. 262 Montesquieu, L’Esprit des lois, Livre VI, Chapitre XX, 1764, p. 263. 263 Ibid. Il faut bien se rappeler ici que le principe de la monarchie est l’honneur. Voir Montesquieu, De l’esprit des loix, Tome 1, p. 12.

67 l’ultime châtiment : « être haché en dix mille morceaux 264 ». Ce châtiment pouvait frapper l’imaginaire des lecteurs, mais il y avait en France des condamnations tout aussi abominables telles que le bûcher et la roue. Il concède toutefois que la crainte du peuple chinois envers ce châtiment fait diminuer le nombre de crimes. Ainsi, « à la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceau, les autres non : cette différence fait que l’on y vole, mais que l’on y assassine pas 265 ». Les supplices cruels peuvent subvenir uniquement si le peuple manque de bonnes mœurs. Montesquieu trouve dans une autre source un élément qui démontre la fureur du despotisme qui alimente la justice chinoise. Le Père Parennin expose dans une lettre en date du 24 août 1726 issue des Lettres édifiantes, l’histoire troublante de l’affaire Sourniama. Elle nous apprend qu’un père de famille est puni avec toute sa famille pour avoir laissé ses enfants embrasser le christianisme. Le père est condamné à mort, mais ses enfants sont emprisonnés au grand désarroi du peuple qui demandait qu’ils soient punis du même sort. Alors que le groupe sinophile voit dans cet acte la clémence de l’empereur basée sur le principe de la piété filiale, Montesquieu y voit un plan tyrannique pour les faire souffrir plus longtemps en prison. L’empereur ne serait donc pas celui qui cherchait à éviter la persécution de ces enfants, mais celui qui souhaitait les punir d’un sort plus cruel encore que la mort266.

Comme démontré précédemment, Montesquieu est sceptique envers les écrits des jésuites qu’il aborde toujours avec méfiance. Ce qu’il faut bien saisir c’est qu’avec le thème de la justice chinoise dans L’Esprit des Lois, le philosophe passe de la prudence au doute, puis du doute à la négation, et ce, sans jamais apporter de réelles explications à ce changement d’opinion. On pourrait penser que le juriste, désarmé devant la masse de documents jésuites, manque d’arguments en provenance d’autres sources qui pourraient affaiblir le groupe sinophile. Or, il est possible de comprendre ce cheminement de pensées en le remettant en contexte. Le philosophe connaît une vague de scepticisme à l’égard de la Chine qui touche de plus en plus d’érudits. Cette tendance prend de l’ampleur durant la seconde moitié du XVIIIe siècle et est entre autres motivée

264 Montesquieu, Geographica, p. 114 ; Le P. Du Halde expose également ce châtiment dans Description de la Chine, Tome 2, p 136. 265 Article « Peine » dans l’Encyclopédie, Tome 12 (ParlŕPol), Neufchastel, Chez Samuel Faulche, 1765, p. 248. 266 Lettes édifiantes et curieuses, Tome 9, p. 179. ; Du Halde expose cependant dans sa compilation que les prisons ne sont pas aussi insalubres que celles de l’Europe. Description de la Chine, Tome 3, p.

68 par l’abbé Eusèbe Renaudot267, qui « était de mauvaise humeur contre la nation chinoise, ou plutôt contre ceux qui en ont parlé avantageusement 268 ». Cette vague sinophobe pousse Montesquieu à pratiquement ignorer la justice chinoise dans L’Esprit des Lois et de s’en tenir à cette imputation vague : « J’ignore ce que c’est que cet honneur dont on parle, chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu’à coups de bâton ». Il joint une note de bas de page à cette affirmation : « C’est le bâton qui gouverne la Chine, dit le P. du Halde269 ». C’est d’ailleurs avec ce passage un peu court du chapitre XXI intitulé « De la Chine » que le philosophe se propose de conclure sur la justice chinoise. Cependant, cette note ne renvoie à aucune page dans la Description. La raison est fort simple, ce passage n’existe pas. En fait, le Père Du Halde expose plutôt dans sa Description que : « […] le Gouvernement Chinois ne subsiste guère que par l’exercice du bâton270 ». Il faut bien comprendre que ce passage est dans le chapitre sur les prisons et les châtiments en Chine et que l’objectif du compilateur est simplement de démontrer que le châtiment le plus commun est la bastonnade. Le philosophe jouant avec ses sources désire tant apposer le despotisme au gouvernement chinois qu’il ne peut conclure autrement qu’en affirmant que la justice chinoise n’a qu’un seul désir, soit celui de punir.

Aux termes de son analyse de la justice chinoise, et ce, même en prenant conscience du système organisé du tribunal de la cour criminelle qui empêche l’empereur de régner « sans loi et sans règle », Montesquieu conclut en exposant le régime du bâton dans son Esprit des Lois. Le philosophe a préféré rester sur son idée de départ, à savoir, le despotisme chinois, au lieu de repenser son classement des régimes. La Chine est maintenant étiquetée comme un despotisme du bâton par Montesquieu, et cette image ne manquera pas de choquer les sinophiles comme Voltaire.

II-Voltaire : la construction d’un despote éclairé au visage chinois Au XVIIIe siècle se forme une nouvelle doctrine politique en lien avec les idées des Lumières; le despotisme éclairé. Issue d’une expérience d’un demi-siècle (1740-1790), cette notion

267 L’abbé Renaudot (1646-1720) est un théologien qui prend part activement aux affaires étrangères avec l’Angleterre, Rome, l’Espagne et la Chine. Henri Omont, « Inventaire sommaire des manuscrits de la collection Renaudot », Bibliothèque de l’école des chartes, Volume 51, numéro 51 (1890), p. 270. 268 Lettres édifiantes et curieuses, Tome 12, p. 83. 269 Montesquieu, L’Esprit des Lois, Livre VIII, Chapitre XXI, 1764, p. 254. 270 Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 134.

69 d’ « éclairé » apparaît de manière récurrente sous la plume des savants qui voient en elle une alternative au régime en place. Lorsque l’on s’attache à étudier cette notion de despote éclairé, on rencontre rarement le cas de la Chine. Pourtant, sous la plume des grands érudits comme Voltaire, les empereurs mandchous qui règnent dans l’Empire du Milieu depuis le XVIIe siècle sont considérés comme des « rois-philosophes ». Le gouvernement chinois décrit par les jésuites devient pour Voltaire un modèle politique et un excellent objet d’étude pour critiquer le régime français. Avec l’arrivée de la Chine dans les milieux savants, Voltaire découvre en la figure de l’empereur un exemple de despote éclairé. La manière de régner des empereurs mandchous de la fin du XVIIe au XVIIIe siècle entre en effet dans ce cadre terminologique. Bien que Voltaire n’écrive pas intégralement qu’il considère l’empereur de Chine comme un exemple de despote éclairé, plusieurs commentaires laissés par ce philosophe nous laissent croire qu’il le percevait comme tel. Il est alors très loin de le considérer comme un tyran à l’image de son homologue sceptique. a) L’idéal politique de Voltaire Avant tout, Voltaire cherche par ses écrits à condamner la monarchie absolue, puisque ce type de système musèle tout opposant au régime ou interdit tout simplement tout débat politique. L’esprit polémique voltairien ne peut concevoir un régime qui décourage l’épanouissement de l’intellect humain. Il est sans conteste opposé au fait qu’un roi dans une monarchie absolue est roi de naissance, et non suite à des épreuves intellectuelles. C’est entre autres pour cette raison que Voltaire admire la Chine, puisque le successeur au trône était choisi en fonction de la « tradition mandchoue, fondée sur la recherche du successeur le plus capable […]271 ». Le régime idéal de Voltaire est le despotisme éclairé tel qu’il le démontre habilement dans son comte intitulé Zadig ou la Destinée. Le personnage de Zadig critique le système de justice au chapitre trois de cette œuvre intitulé « Le Chien et le cheval » en exposant qu’un homme trop savant et intelligent peut être jugé dangereux pour la société272. Suite à la judicieuse déduction de Zadig que le cheval et le chien perdus avaient passé dans les bois, il se fait accuser de les avoir volés. Par conséquent, les mages opinassent aussitôt de le brûler pour sorcellerie. Voltaire ironise cet état des faits en faisant dire à son personnage : « Grand Dieu! dit-il en lui-même, qu’on est à plaindre quand on se

271 Pierre-Henri Durand, Lettrés et pouvoirs : un procès littéraire dans la Chine impériale, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1992, p. 194. 272 À ce sujet, voir Voltaire, Zadig ou la Destinée, Paris, Gallimard, 1992, p. 34-40.

70 promène dans un bois où la chienne de la reine et le cheval du roi ont passé […] et qu’il est difficile d’être heureux dans cette vie! 273 ». Selon le philosophe, le roi seul doit inspirer la tolérance et la justice juste à ses sujets. Dans le régime politique qu'il désire, soit une monarchie éclairée, les pouvoirs des corps intermédiaires sont limités, le clergé est contrôlé et la hiérarchie des classes sociales est maintenue. De plus, les arrestations arbitraires sont interdites et la divulgation des informations sur les délits est obligatoire. La torture et la peine de mort sont supprimées et les libertés de penser et d'expression sont garanties. Tout ceci freine les abus de la monarchie. Le régime idéal voltairien est celui qui glorifie les philosophes et leurs pensées, et qui encourage l’intellect. Le despotisme éclairé, qu’il faudrait plutôt appeler l’absolutisme éclairé, apparaît ainsi comme son idéal puisqu’il croit au progrès, et en l’intellect humain274. Enfin, on retient bien l’image du monarque éclairé qui s’impose sur la scène historique européenne du XVIIIe siècle, soit celle d’un véritable « Louis XIV sans perruque », allusion à la rencontre entre l’idéal du règne absolutiste et l’aspiration à transposer concrètement une partie du message des Lumières275.

b) Pour un gouvernement chinois modèle ou pour la réfutation du despotisme de Montesquieu Voltaire s’attache au cours de sa vie à la construction de son idéal politique. Pour ce faire, il s’appuie sur des observations, des lectures et des rencontres qui le conduisent vers sa propre théorisation du politique. Parmi les régimes qui l’attirent, l’Angleterre et la Russie sont les plus citées. Or, le rôle de la Chine en matière d’idées politiques pour Voltaire est souvent laissé de côté, alors qu’il est déterminant dans la formation de ses conceptions. Le gouvernement chinois décrit par les écrits jésuites est pour le sinophile, non pas la réflexion d’un despotisme régit par la crainte, mais bien l’image d’un modèle politique régi par des lois bienveillantes et humaines. Le philosophe réfute ainsi la théorie du bâton orchestrée par Montesquieu.

Je cherchais un guide dans un chemin difficile, j’ai trouvé un compagnon de voyage qui n’était guère mieux instruit que moi ; j’ai trouvé l’esprit de l’auteur, qui en a beaucoup et rarement l’esprit des lois ; [...] Montesquieu au commencement du second livre (chapitre un), définit le gouvernement despotique : « Un seul

273 Ibid., p. 40. 274 Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, 1995, p. 397. 275 Hervé Hasquin, Louis XIV face à l'Europe du Nord: l'absolutisme vaincu par les libertés, Bruxelles, Racine, 2005, p. 91.

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homme, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par son caprice ». Or, il est très faux qu’un tel gouvernement existe, et il me paraît très faux qu’il puisse exister276.

Derrière la description du despotisme de Montesquieu, Voltaire y voit plutôt une dénonciation de la monarchie absolue : « Voilà comment on s’est formé un fantôme hideux pour le combattre ; et en faisant la satire de ce gouvernement despotique qui n’est que le droit des brigands, on a fait celle du monarchique qui est celui des pères de famille277 ». Voltaire écrit par conséquent en marge de son exemplaire de L’Esprit des lois que « [t]out cela est subtilement faux 278». Le philosophe ne manque pas de démontrer son désaccord envers l’œuvre de Montesquieu dans quelques remarques disparates, mais c’est surtout dans son Commentaire sur l’Esprit des lois279 composé à la toute fin de sa vie en 1777 qu’il officialise ses opinions.

Au contraire du grand sceptique Montesquieu, Voltaire perçoit, comme la plupart des érudits de l’époque, les Lettres édifiantes et la Description comme de réelles informations sur la Chine qui peuvent servir ses idées politiques. Derrière ses louanges envers cette contrée lointaine se cache une intention de démontrer les lacunes du régime français. Dans les Lettres édifiantes, et plus particulièrement dans la Description du Père Du Halde, l’éloge envers l’empereur de Chine est courant. Il est en effet celui qui fait fleurir l’abondance, qui récompense la vertu et qui gouverne avec bienveillance. Il n’est pas surprenant que Voltaire, en quête d’une figure exemplaire, voit dans ces récits la formation d’un régime admirable. Étant lui-même à la recherche de sa propre théorisation d’un système politique idéal, le philosophe s’attache à prendre en considération tout ce qui pourrait mener à son Eldorado280. L’image de la Chine qui s’éclaircit dans sa lecture des écrits missionnaires dévoile « des peuples depuis longtemps réunis en société, [qui] jouissent des avantages d’une législation sage et d’un gouvernement occupé à

276 Voltaire, Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Chez Furne, 1837, p. 675 (Dialogue XXI). 277 Supplément au Siècle de Louis XIV, dans Voltaire, Œuvres historiques, Paris, R. Pomeau. 1957, p. 1247. 278 Corpus des notes marginales de Voltaire, O. Golubieva, et alii (éd.), Berlin-Oxford, Akademie Verlag Voltaire Foundation, 1979-, t. 5, p. 733. Voltaire possède l’édition de Leyde [Lyon], 1749, et l’édition de Genève, 1753, de L’Esprit des lois. 279 Commentaire sur L’Esprit des lois dans Œuvres complètes de Voltaire : Mélanges 1879-1880, Paris, Garnier- Frères, Libraires-éditeurs, 1880, p. 405-464. Voltaire s’est inspiré des ouvrages écrits par Claude Dupin parus entre 1749 et 1753 qui avaient déjà traité de L’Esprit des lois. À ce sujet, voir Myrtille Méricam-Bourdet, « Voltaire contre Montesquieu? L’apport des œuvres historiques dans la controverse » dans Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, No. 35, 2012, p. 25. 280 Ici je fais référence au monde idéal qu’il décrit dans son roman satirique, Candide ou l’Optimiste.

72 maintenir l’ordre et la police281 ». Dans l’Empire du Milieu, les missionnaires n’ont plus affaire à des « sauvages » d’Amérique, mais bien à une nation avancée gouvernée par un prince décrit comme bienveillant. Parmi ces empereurs, deux jouent un rôle sur l’élaboration de l’argumentaire voltairien en faveur de la politique chinoise puisqu’ils sont vus comme « éclairés », soit Kangxi (1661-1722) et Yongzheng (1722-1735). Ces derniers sont en outre les plus cités dans les écrits jésuites et philosophiques parus au Siècle éclairé.

L’empereur mandchou Kangxi, celui qui a accueilli les cinq « Mathématiciens du Roi » au XVIIe siècle, est l’une des premières figures du pouvoir à être dépeinte positivement dans la vulgate jésuite282. Il est décrit dans les Lettres édifiantes, ou « Lettres curieuses283 » comme les nomme Voltaire, tel un « prince éclairé, ami des arts et des sciences d’Europe 284». Cette mention ne peut qu’attirer l’attention du philosophe qui voit en l’empereur de Chine un despote éclairé à l’image de ceux présents en Prusse et en Russie. L’intérêt pour les connaissances européennes que cultive Kangxi est en fait la condition déterminante de la présence des jésuites à la Cour impériale285. À l’époque, cet aspect des échanges entre la France et la Chine est fortement prisé par plusieurs érudits qui considèrent l’empereur comme un roi-philosophe à l’image de Louis XIV. Kangxi est également qualifié d’éclairé puisqu’au sein de son gouvernement, il existe une Académie nommée Han lin Yuen, comparable à une Académie européenne, qui compte parmi ses membres les plus savants et les plus brillants de l’empire286. La nation chinoise paraît arborer une fierté envers cette élite savante qui ne peut qu’intéresser les érudits d’Europe aspirant à une société où les penseurs et philosophes seraient considérés et utilisés à bon escient. Ils auraient ainsi tout l’espace qu’ils méritent et un impact important sur les décisions. L’administration chinoise, composée de lettrés, intrigue l’imaginaire des érudits qui voit en cette caste de

281 Lettres édifiantes et curieuses, tome 9, préface, p. i. 282 « […] il ne fut pas seulement pour les Peuples de l’Asie un objet de vénération ; son mérite & la gloire de son règne pénétrèrent encore au-delà de ces vastes Mers qui nous séparent de son Empire, […] lui attirent l’attention & l’estime de toute l’Europe ». Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 5. 283 Voltaire, Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, [lieu et éditeur inconnus], 1763, p. 37. 284Kangxi signe l’Édit solennel, daté de mars 1692, qui permet aux jésuites de prêcher leur religion. Lettres édifiantes et curieuses, Tome 9, préface, p. viii. ; On peut aussi lire dans les Lettres : « […] il ne donne nulles bornes à ses connaissances, et de tous les princes d’Asie, il n’y en a aucun qui ait jamais eu tant goût pour les sciences et les arts. C’était lui faire sa cour que de lui communiquer de nouvelles découvertes, surtout celles qui venaient d’Europe ». Tome 10, p. 445 (Lettre du père Parennin à Messieurs de l’Académie des Sciences). 285Jacques Pereira utilise les termes « monnaies d’échanges » pour illustrer les connaissances mathématiques et astronomiques importées d’Europe par les jésuites. op. cit., p. 342. 286 Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 27. 73 mandarins fonctionnaires, l’image de la classe des philosophes telle que décrite dans La République de Platon. La nation chinoise est vue alors comme la seule ayant atteint l’idéal politique si ardemment souhaité en France, soit une méritocratie où les postes sont attribués aux individus qui ont démontré une intelligence particulière287.

Les écrits dévoilent que Kangxi, amoureux des sciences d’Europe, est appelé le « père de tout l’Empire288 ». Ce principe qui est né avec la monarchie selon la Description signifie que :

[…] l’État est une grande famille, qu’un Prince doit être à l’égard de ses Sujets, ce qu’un père de famille est à l’égard de ses Enfants, qu’il doit les gouverner avec la même bonté & la même affection ; cette idée est gravée naturellement dans l’esprit de tous les Chinois. Ils ne jugent du mérite du Prince & de ses talents, que par cette affection paternelle envers les peuples, & par le soin qu’il prend de leur faire sentir les effets, en procurant leur bonheur. C’est pourquoi il doit être, selon la manière dont il s’exprime, le père & la mère du peuple : il ne doit se faire craindre, qu’à proportion qu’il se fait aimer par sa bonté & par ses vertus : ce sont de ces traits qu’ils [les Chinois] peignent leurs Grands Empereurs […]289.

Cette particularité du gouvernement chinois joue beaucoup sur la sinophilie de Voltaire, ce futur patriarche du domaine Ferney290. Il est en effet admiratif du système patriarcal qui renvoie à l’image d’une famille. Lorsqu’il examine les nations, le philosophe s’attache à déterminer si les lois sont justes et humaines. Puisque la Chine est en soi un système patriarcal, Voltaire convient que les lois peuvent n’y être qu’admirables. De fait, elles sont « […] établies sur le pouvoir paternel, c’est-à-dire sur la loi la plus sacrée de la nature 291». Dans l’Empire du Milieu, le respect envers la figure paternelle permet d’assurer le bon fonctionnement de l’État, puisque les enfants doivent honorer les pères, qui eux doivent respecter les mandarins des villes et des provinces, qui eux à leur tour, doivent respect à l’empereur alors considéré comme le père de la nation292.

287 Alors qu’en France on voyait se multiplier des conflits entre les élites économiques, cléricales et nobiliaires, les érudits découvraient qu’une nation lointaine avaient su développer une organisation politique éloignée des dangers des privilèges héréditaires. Jacques Pereira, op. cit., p. 342. ; On peut aisément faire le rapprochement avec les examens de recrutement impériaux. Voir à ce sujet, Jean-Philippe Lafond, op. cit., p. 48-52. 288 Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 22. 289 Ibid., p. 12. Je souligne. 290 Le château de Ferney a été pendant près de vingt ans la résidence de Voltaire, soit à partir de 1759. Gilbert Guislain et Charles Tafanelli, Voltaire, Paris, Studyrama, 2005, p. 41. 291 Voltaire, Lettres chinoises, indiennes et tartares, p. 28. 292 Lettres édifiantes et curieuses, Tome 9, p. x ; Voltaire en fait mention dans Le Siècle de Louis XIV : « Les lois et la tranquillité de ce grand empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble et le plus sacré : le respect des enfants pour leurs pères ».Tome 2, Leipsi, Chez M. de Francheville, 1752, p. 125.

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Voltaire appelle cela une « obéissance volontaire293 ». Ce principe est au fondement même du gouvernement chinois, et doit être vu comme la base de la civilisation chinoise. Le philosophe constate d’ailleurs dans son Essai sur les mœurs que le retard des Chinois en matière de connaissances scientifiques est essentiellement dû au respect qu’ils ont pour ce qui leur a été transmis par leurs aînés294. Considérant que l’État chinois est vu comme une famille, le bien public est donc regardé comme le « premier devoir295 ». De là vient l’attention particulière du gouvernement envers la culture des terres, le bon fonctionnement des manufactures, la réparation des chemins, et plus encore.

Sous la plume de Voltaire, le régime chinois serait non seulement le seul qui s’attache à punir le mandarin sortant s’il n’a pas reçu les acclamations du peuple, mais également l’unique empire où la justice s’attache non seulement à punir le crime, mais aussi à récompenser la vertu296. Deux anecdotes sont en prendre en considération pour illustrer son propos. D’abord, le Père Du Halde rapporte une anecdote intéressante de la plume du Père Le Comte. Il met en scène un empereur qui, s’étant éloigné de sa suite, voit un vieillard qui pleure abondamment. Le Prince le questionne sur le sujet de ses larmes, et le vieil homme lui répond que le mandarin du village lui a enlevé son seul fils. Étant faible et pauvre, ce dernier ne peut demander au gouverneur de lui rendre justice. L’empereur lui demande donc de le conduire à la maison de ce mandarin, qui est alors condamné à être décapité. Le Prince donne enfin la charge de mandarin à ce vieillard afin de le dédommager complètement de la mort de son fils297. Ceci démontre que dans cet empire, le mandarin doit bien s’acquitter de ses tâches sans jamais exercer un pouvoir arbitraire, sans quoi il peut être démis de ses fonctions, voire exécuté298. Ensuite, Voltaire démontre que dans la l’Empire du Milieu, les lois peuvent récompenser la vertu. Il informe le lecteur que les mandarins sont dans l’obligation d’avertir l’empereur lorsqu’une rumeur fait état d’une action généreuse et rare dans la province. Après quoi, l’empereur envoie une marque d’honneur à celui qui l’a bien méritée. C’est d’ailleurs ce qui arrive à un paysan pauvre qui, après avoir trouvé une bourse remplie d’or, informe le

293 Voltaire, Essai sur les mœurs, Genève, 1771, Tome 3, p. 67. 294 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, À la très-haute et très-auguste princesse Catherine II, Impératrice de toutes les Russies, protectrice des arts et des sciences, digne par son esprit de juger des anciennes nations, comme elle est digne de gouverner la sienne, (offert très humblement par le neveu de l’auteur), 1775, p. 225. 295 Ibid., p. 226. 296 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Flammarion, 1964, p. 113. 297 Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 41-42. Cette histoire est tirée de l’œuvre de Le Comte, op. cit., p. 313-314. 298 Voir à ce propos Pierre-Henri Durand, op. cit., p. 221. 75 mandarin de sa découverte sans rien demander en retour. Ce dernier, pour sa grande honnêteté et son esprit de morale, est promu mandarin de cinquième ordre par l’empereur. Avec cet exemple, Voltaire cherche à souligner les failles de son propre gouvernement en démontrant la générosité de l’empereur envers son peuple qui invite à la bienveillance afin d’améliorer les mœurs de la société299.

Encore sensible à l’Affaire Calas300, Voltaire ne peut qu’être intéressé par la justice chinoise appliquée sous un régime patriarcal. En fait, le philosophe fait même son éloge, puisque l’empereur considère que chaque vie humaine mérite d’être jugée convenablement. Ce qui plaît à Voltaire et qui mérite son attention toute particulière est que même le plus misérable des citoyens, aussi éloigné qu'il puisse être de la capitale, voit son procès de condamnation à mort examiné trois fois par l’empereur avant qu’une décision finale soit prise 301 . Ce thème est d’ailleurs repris dans son Commentaire sur le livre des délits et des peines alors qu’il commente les propos d’un écrivain des Lumières italiennes nommé Cesare Beccaria (1738-1794) qui est engagé dans l’humanisation des peines. Voltaire confronte les lois chinoises à celles de l’Europe :

Faut-il aller au bout de la terre, faut-il recourir aux lois de la Chine, pour voir combien le sang des hommes doit être ménagé? […] on n’exécute pas un villageois à l’extrémité de l’empire sans envoyer son procès à l’empereur, qui le fait examiner trois fois par un de ses tribunaux ; après quoi il signe l’arrêt de mort, ou le changement de peine, ou de grâce entière302 .

Il n’en faut pas plus à Voltaire pour considérer que les Chinois sont « […] le peuple le plus juste et le plus humain de l’univers 303». L’empereur de Chine qui est perçu par le philosophe comme un père aimant et juste est bien loin de représenter le tyran despotique de L’Esprit des Lois. Le

299 Voltaire expose qu’en Europe au contraire, on aurait plutôt compris que ce paysan était à son aise, et il n’aurait conséquemment rien reçu comme récompense. Voltaire, Essai sur les mœurs, 1775, p. 228. ; Cette anecdote est également exposée par l’historienne Marie-Hélène Cotoni dans sa conférence intitulée Voltaire et la Chine qui a été prononcée au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice le 16 janvier 2007. 300 Au sujet de l’Affaire Calas, consultez de nouveau le chapitre un. 301 Quesnay traite d’ailleurs de la justice chinoise dans Le despotisme de la Chine : « L’empereur nomme un commissaire pour examiner toutes les causes criminelles ; souvent il les adresse à différents tribunaux, jusqu’à ce que leur jugement soit conforme au sien. Une affaire criminelle n’est jamais terminée qu’elle n’ait passé par cinq ou six tribunaux subordonnés les uns aux autres, qui font tous de nouvelles procédures et prennent des instructions sur la vie et la conduite des accusés et des témoins ; ces délais, à la vérité, font longtemps languir l’innocence dans les fers ; mais ils la sauvent toujours de l’oppression ». Voir la version de 1767 à la page 617 [lieu et éditeur inconnus]. 302 Voltaire, Œuvres complètes de Voltaire, Tome 5, Paris, Chez Furne, 1836, p. 411 (Commentaire sur le livre des délits et des peines) 303 Voltaire, Lettres chinoises, indiennes et tartares, p. 27-28.

76 philosophe démontre ici que l’empereur de Chine agit à l’opposé d’un despote qui « pourrait, sans contrevenir à la loi, ôter à un citoyen les biens ou la vie, sans forme et sans autre raison que sa volonté 304». On peut comprendre les propos de Voltaire considérant que même la compilation du Père Du Halde propose la supériorité de la Chine sur l’Europe en matière de justice305. Cependant, ce philosophe, désirant, peut-être un peu trop, démontrer les lacunes de son propre pays, généralise l’application de ce procédé à l’ensemble des empereurs qui ont régné en Chine. Ces précautions devant la peine de mort ordonnées par des lois justes et humaines, comme se plaît d’écrire le philosophe, n’ont pas toujours été observées dans l’Empire du Milieu. En effet, Du Halde dans la Description rapporte que c’est l’empereur régnant en 1725 qui ordonna pour la première fois d’être informé trois fois du procès avant de prendre une décision finale306. Par ailleurs, l’historienne Shun-Ching Song fait remarquer que vu l’immensité du territoire chinois, l’empereur ne peut prendre en considération toutes les requêtes qu’il reçoit. Le Père Louis Le Comte lui-même met un doute sur cette affaire : « On aura sans doute de la peine à comprendre qu’un prince ait le temps d’examiner lui-même les affaires d’un empire aussi vaste que l’est celui de la Chine 307». Il serait donc plus probable que l’empereur fasse appel le plus souvent à des inspecteurs impériaux qui assistent les gouverneurs locaux dans les procès. Ces inspecteurs responsables peuvent prendre la décision de casser le verdict. Enfin, le peuple peut demander l’intervention de l’empereur, mais il ne va l’obtenir que rarement 308 . Alors que Voltaire connaissait certainement l’existence de ces informations, il décide de faire fi de celles-ci et tente plutôt de démontrer que l’empire de Chine, bien loin d’être un État despotique, peut servir d’exemple ou de modèle politique afin de pallier aux lacunes du gouvernement français. Comme son opposant Montesquieu l’avait également fait, Voltaire modifie parfois ses sources en ignorant pour sa part les opinions plus modérées ou encore sceptiques. Il tourne le discours des jésuites à son avantage afin de critiquer le système français en s’appuyant sur une image embellie de l’Empire du Milieu.

304 Voltaire, Essai sur les mœurs, Tome 14, 1756, p. 309. 305 « Ainsi à la Chine on accorde à l’homme le plus vil & et le plus misérable, ce qui ne s’accorde en Europe comme un grand privilège, qu’aux personnes les plus distinguées, c’est-à-dire, le droit de n’être jugé & condamné que par toutes les Chambres du Parlement assemblées en corps ». Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 137. 306 Ibid., p. 136. 307 Louis Le Comte, op. cit., p. 316. 308 Shun-Ching Song, Voltaire et la Chine, p. 105.

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Voltaire est déçu de constater qu’il évolue dans une période sinophobe où la plupart de ses confrères s’obstinent à ne pas considérer l’Empire du Milieu comme un modèle politique. Marie- Hélène Cotoni, professeure émérite à l’Université de Nice, cite d’ailleurs une lettre entre Frédéric II de Prusse et De Pauw qui démontre son désaccord vis-à-vis la sinophilie de Voltaire :

Mais ne voyez-vous pas que le patriarche de Ferney suit l’exemple de Tacite ? Ce Romain, pour animer ses compatriotes à la vertu, leur proposait pour modèle de frugalité et de candeur nos anciens Germains, qui certainement ne méritaient pas alors d’être initiés de personne. M. de Voltaire de même se tue à dire à ses Velches : apprenez des Chinois à récompenser les actions vertueuses, encouragez comme eux l’agriculture, et vous verrez vos landes de Bordeaux et votre Champagne pouilleuse, fécondées par vos travaux, produire d’abondantes moissons ; faites de vos encyclopédistes des mandarins, et vous serez bien gouvernés. Si les lois sont uniformes et les mêmes dans tout le vaste empire de la Chine, ô Velches ! n’êtes-vous pas honteux de ce que, dans votre petit royaume, vos lois changent à chaque poste, et que l’on ne sait jamais par quelle coutume on est jugé ? […] Il me semble donc que votre dispute se réduit à ceci : est-il permis d’employer des mensonges officieux pour parvenir à de bonnes fins? 309.

Une longue correspondance entre Frédéric II et Voltaire fait voir les accords et les désaccords qu’ils avaient entre eux, et le cas de la Chine en est un exemple important. Le sinophile n’était-il pas en train de dire à l’étendard du despote éclairé qu’il devait prendre exemple sur l’empire de Chine ?

Ce que Voltaire cherche surtout à dénoncer c’est l’absolutisme et l’arbitraire. À travers l’organisation en ministères que forme le gouvernement chinois, le philosophe croit y trouver la composition du régime parfait. Il est séduit par la répartition du pouvoir politique parmi les ministères qu’il découvre dans la Description 310 .Voltaire écrit : « L’empire chinois était au commencement du dix-septième siècle, bien plus heureux que l’Inde, la Perse, et la Turquie. L’esprit humain ne peut certainement imaginer un gouvernement meilleur que celui où tout se décide par de grands Tribunaux […] 311». Selon Voltaire, ces derniers sont divisés comme suit ; le premier surveille les mandarins des provinces afin qu’ils s’acquittent bien de leurs tâches, le

309 Cette lettre est reprise dans les correspondances de Voltaire, soit celle du 8 avril 1776, de Frédéric II à Voltaire. Pièce D20055 du vol. XLIII de la Correspondance de Voltaire. Éd. Besterman, VF, 1975 dans Jacques Pereira, op. cit., p. 403. ; M. Pauw et Voltaire ont en effet une opinion divergente concernant la Chine perceptible dans les Lettres chinoises, indiennes et tartares, lettres qui sont d’ailleurs dédiées à M. Pauw. 310 Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 22-27. La description de chaque ministère se trouve sur ces pages. 311 Voltaire, Essai sur les mœurs, Tome 14, 1756, p. 308-309. 78 second administre les finances, le troisième s’occupe des rites, des sciences et des arts, le quatrième a l’intendance des guerres et des armes, le cinquième dirige les affaires criminelles et enfin le sixième et non le moindre a la charge des travaux publics. Toutes les décisions prises dans ces cours souveraines sont transférées à un tribunal suprême312. Voltaire a bien exposé les ministères. En effet, l’État bureaucratique de la Chine a comme premier ministère, celui des Fonctionnaires (li-pou), qui a pour mandat la surveillance serrée des règlements de la hiérarchie mandarinale et le contrôle de la noblesse. Le second, celui des Finances (hou-pou), a bien sûr comme rôle l’administration économique de l’empire tandis que le troisième, celui des Rites (lì- pou), s’occupe de tout ce qui touche les cultes officiels. Le ministère de l’Armée (ping-pou) est en charge des guerres et des armes, celui de la Justice (hing-pou) s’occupe des châtiments, et enfin le ministère des Travaux publics (kong-pou) est responsable de l’organisation et de l’administration des travaux qui exigent une main-d’œuvre313.

Voltaire soutient que cette hiérarchie politico-administrative et cette succession des contrôles des lois au sein des ministères sont une garantie qu’il n’existe pas de pouvoir arbitraire et despotique en Chine. Il écrit que plus « il y a de grands corps dépositaires de ces lois, moins l’administration est arbitraire314 ». Ces derniers sont en effet subordonnés les uns aux autres, et chaque mandarin responsable d’un territoire est assisté par l’un de ces ministères. Le philosophe comprend que dans une telle administration, il est impossible pour l’empereur d’exercer un pouvoir arbitraire puisqu’il ne peut promulguer un édit sans la sanction d’un des ministères315. Avec ces informations, Voltaire ne peut voiler son exaltation devant l’organisation du gouvernement chinois : « J’ai peine à me défendre d’un vif enthousiasme quand je contemple cent cinquante millions d’hommes gouvernés par 13 mille six cents magistrats, divisés en différentes cours, toutes subordonnées à 6 cours supérieures lesquelles sont elles-mêmes sous l’inspection d’une cour suprême 316 ». Bien que sa description des ministères respecte celle

312 Ibid. 313 et Étienne Balazs, Histoire et institutions de la Chine ancienne, Paris, PUF, 1967, p. 183-184. 314 Voltaire, Essai sur les mœurs, Tome 3, Genève, [éditeur inconnu], 1771, p. 466. 315 Voltaire a certainement lu cette mention dans les Lettres édifiantes qui démontre son idée : « Tous les tribunaux sont tellement subordonnés les uns aux autres, qu’il est presque impossible que la prévention, le crédit ou la vénalité dictent les jugements, puisque tout procès civil ou criminel est soumis à la décision d’un et de plusieurs tribunaux supérieurs ». Lettres édifiantes et curieuses, Tome 9, p. xi. 316 Voltaire, Lettres chinoises, indiennes et tartares, p. 27. En fait, il y a tout près de 90 000 mandarins.

79 exposée dans la Description, le philosophe omet, ou plutôt, ignore peut-être volontairement certains passages de cet ouvrage.

Ce que Voltaire perçoit comme un type de pouvoir non absolu est en fait tout le contraire. La division en six ministères permet certes de partager les tâches de l’empire, mais avec un territoire aussi immense que la Chine, l’empereur n’a d’autre choix que de confier les tâches à des ministres317. Or, ce que Voltaire n’a pas vu dans la compilation de Du Halde est que ce régime permet à l’empereur de contrôler plus facilement le pouvoir du pays. Après tout, le jésuite n’a-t-il pas écrit qu’ « il n’y a jamais eu d’État plus Monarchique que celui de la Chine318 » dans lequel « l’Empereur a une autorité absolue 319» ? Les six ministères, tous subordonnés les uns aux autres, permettent au Prince de contrôler aisément l’organisation de son empire. La séparation des pouvoirs lui permet de mieux régner. La Description expose à cet effet que tous ces mandarins « […] aident l’Empereur à soutenir le poids du gouvernement 320». Toutefois, l’empereur ne souhaite pas que ces corps aient des ambitions de pouvoir qui pourraient affaiblir sa puissance et son autorité. Selon la Description encore une fois, aucun des ministères ne peut détenir un pouvoir absolu, ce qui explique la dépendance entre chacun d’eux321. Voltaire traite plus loin que selon la composition du gouvernement, l’empereur doit consulter les mandarins au sein des ministères qui ont d’abord été élus par des suffrages322. Ici, le philosophe se réfère aux examens et aux épreuves qui permettent de sélectionner les futurs mandarins, mais au contraire de ce qu’il rapporte, ce système de sélection ne fonctionne pas par suffrages. Ces examens sont organisés selon trois étapes bien distinctes, c’est-à-dire selon trois niveaux d’examens, provincial, national et impérial. D’autres manières officielles et officieuses existent pour accéder au fonctionnariat, mais ce mode de sélection est le principal canal afin d’entrer au sein de la fonction publique impériale323.

317 Jean-Philippe Lafond explique bien la composition de la bureaucratie impériale dans son mémoire de maîtrise intitulé « La bureaucratie impériale chinoise sous le regard jésuite aux 16e et 18e siècles », op. cit., p. 36-41. 318 Du Halde, Description de la Chine, tome 2, p. 9. 319 Ibid. Je surligne le mot « absolue ». 320 Du Halde Description de la Chine, tome 2, p. 22. 321 Ibid., p. 25. 322 « Les lois émanent de lui [l’empereur] ; mais par la constitution du gouvernement, il ne peut rien faire savoir avant d’avoir consulté des hommes élevés dans les lois, et élus par les suffrages ». Voltaire, Essai sur les mœurs, Tome 14. p. 309. ; Dans les écrits missionnaires, il y a cependant des erreurs, car il n’y a pas de suffrages en Chine à cette époque. 323 Une autre façon d’accéder au fonctionnariat est l’étude au Collège impérial de Pékin (Guozijian). Les autres manières, considérées quant à elles comme plus officieuses, consistent par exemple à la sélection directe par

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Dans le cadre de la réflexion sur le pouvoir chez Voltaire, le mandarin représente un fonctionnaire, membre de la bureaucratie chinoise, mais également un lettré qui a une obligation pédagogique envers l’empereur. Dans la mise en scène qu’il dresse dans le Catéchisme chinois ou dans les Entretiens chinois du Dictionnaire philosophique, Voltaire décrit l’image du « mandarin-lettré324 » dans « un rôle doublement pédagogique, à l’égard du Prince et à l’égard du peuple325 ». Il s’agit encore d’une Chine imaginaire qui permet tout de même de saisir une représentation de l’Eldorado du philosophe. Dans cette pièce, l’enseignement pédagogique joue un rôle fondamental puisqu’on y perçoit la notion d’ « éclairé » si chère à Voltaire. En effet, avec quelle réplique le philosophe fait conclure son personnage fictif, le mandarin Cu-su ? « Vous serez un digne prince. J’ai été votre docteur, et vous êtes devenu le mien 326». Voltaire veut faire valoir que l’empereur de Chine est un homme éclairé. Le mandarin à l’image d’un lettré occidental enseigne la raison au personnage de l’empereur Kou qui devient lui-même homme de raison, ou homme éclairé. Cu-su a mis au jour chez Kou un pouvoir qui, en un sens, est de même nature que le sien327. La dialectique de ce texte est très complexe, car en fait le catéchisme dont il traite est un anti catéchisme et « une dogmatique masquée qui place le salut de l’ordre dans la conjonction du gendarme divin et de la hiérarchie éclairée 328». Cette mise en scène dans un décor chinois montre que le moniteur éclairé sanctifie le pouvoir en lui conférant la bienveillance du savoir.

Aux termes de ses lectures, Voltaire déclare qu’ « il ne faut pas être fanatique du mérite chinois » pour avouer que « la constitution de leur empire est à la vérité la meilleure qui soit au monde […] 329 ». Il conteste donc la représentation négative de Montesquieu et de certains voyageurs devant la grandeur du Prince de Chine330. En fait, Voltaire expose dans son Essai sur

l’empereur, la recommandation d’un candidat par d’autres mandarins ou l’achat de titre. Shenwen Li, Stratégies missionnaires… p. 149-151. 324 Voltaire utilise plusieurs façons d’introduire le mandarin : lettré, mandarin-lettré, discipline de Confucius. Georges Benrekassa expose que ces variations du lexique chez Voltaire démontrent que le philosophe ne s’intéresse pas réellement à l’administration chinoise en elle-même. Le concentrique et l’excentrique : marges des Lumières, Paris, Payot, 1980, p.70. 325 Ibid., p. 72. 326 Voltaire, Dictionnaire philosophique, p. 94. 327 Georges Benrekassa, op. cit., p. 72. 328 Ibid., p. 72-73. 329 Voltaire, Dictionnaire philosophique, p. 113. 330« Non seulement les mandarins, les grands de la cour, et même les premiers princes du sang se prosternent en présence de l’empereur, mais encore ils portent souvent le même respect à son fauteuil, à son trône, et à tout ce qui

81 les mœurs que les missionnaires ont vu les hommes qui se prosternent devant l’empereur comme des esclaves soumis par la crainte331 : « Que l’on se prosterne devant l’empereur comme devant un dieu, que le moindre manque de respect à sa personne soit puni selon la loi comme un sacrilège, cela ne prouve certainement pas un gouvernement despotique et arbitraire 332». Voltaire conteste la théorie du despotisme chinois en affirmant que les sujets de l’Empire du Milieu ont la possibilité depuis les temps les plus reculés de la monarchie de critiquer le gouvernement chinois. De cette façon, le philosophe prétend détruire tout l’édifice de L’Esprit des Lois, ouvrage formulé d’« imputations vagues », qui se voulait contre le régime de Chine333. Le discours proposé dans la Description va en effet en ce sens, soit vers la démonstration de la puissance infaillible de l’empereur qui est tempérée par le droit des remontrances. Le système chinois permet certes aux sujets de douter des décisions de l’empereur, mais cela ne doit pas être fait à la légère.

Louis Le Comte, jésuite missionnaire présent en Chine entre 1687 et 1692, écrit que seuls les plus courageux remettent en question les idées de l’empereur. En fait, ce ne sont pas tous les sujets qui ont l’opportunité de parler au Prince ; il faut d’abord être près de la capitale et avoir un statut important. Il est certes possible pour le peuple de tenter d’interpeler l’empereur lorsqu’en chemin, il croise leur village, mais pour cela, il faut qu’il soit assez généreux pour daigner arrêter son charriot. Dans cette éventualité rarissime, il se peut que l’empereur écoute et accepte d’agir en conséquence. Pour ce qui est des remontrances écrites que mentionne Voltaire, elles doivent être formulées dans le plus grand respect par le mandarin. Il doit faire sa requête ou son commentaire en vénérant d’abord la personne de l’empereur pour ensuite expliquer avec grandes précautions que les réflexions de ce dernier vont peut-être à l’encontre des saints rois qui l’ont précédé. Bien que l’empereur se trouve dans l’obligation de lire ces requêtes, il peut les ignorer ou punir le demandeur334. Matteo Ricci dans son Histoire de l’expédition chrétienne au royaume

sert à son usage, et quelquefois ils vont jusqu’à se mettre à genoux à la vue de son habit, et de sa ceinture. » Du Halde, Description de la Chine, Tome 2, p. 9. ; Passage d’ailleurs copié presque intégralement par Montesquieu dans ses Geographica. 331 Pourtant, Louis Le Comte écrit que l’empereur est le père du peuple et non pas un maître servis par des esclaves. Un jésuite à Pékin. Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, 1687-1692, p. 306. 332 Voltaire, Essai sur les mœurs, 1771, p. 466. 333 Voltaire, Essai sur les mœurs, 1776, p. 226. 334 Le Comte développe deux exemples qui illustrent bien le propos ici. Le premier traite d’un mandarin qui informa l’empereur Kangxi qu’il passait trop de temps en Tartarie, et pas assez à la Cour impériale. Ce dernier décida tout simplement d’ignorer cette critique en lui expliquant que ces sorties étaient importantes pour sa santé. Les conséquences de la requête ne furent donc pas graves. Or, le deuxième exemple démontre davantage que les critiques ne sont pas toujours les bienvenues. En effet, un mandarin du Tribunal des Mathématiques osa critiquer l’éducation

82 de la Chine expose lui aussi qu’il faut du courage pour critiquer l’empereur, et que ce geste peut être vu comme admirable 335 . L’empereur peut accepter ou non les commentaires, tout dépendamment de sa personnalité. Par ailleurs, si le peuple se sent opprimé et misérable, il se révolte aussitôt. L’empereur n’a d’autre choix que de s’affermir sur le trône et de suivre les lois qui sont établies depuis des millénaires336.

Cette ancienneté, Voltaire l’admire : « Nous avons remarqué que le corps de cet État subsiste avec splendeur depuis plus de quatre mille ans 337 ». Il conteste que des sceptiques envers l’antiquité chinoise, spécialement les lettrés de Paris tel Monsieur Dortou de Mairan, osent douter de l’histoire de cette nation pourtant affirmée par les ministères de Chine. Les lois justes et bienveillantes de l’empire établies depuis des millénaires et regardées comme authentiques par ces mêmes ministères démontrent que l’accusation de despotisme est inadmissible. Voltaire a démontré dans son œuvre que ce gouvernement paternaliste offre aux habitants de Chine des lois justes : « […] s’il y avait un État dans lequel la vie, l’honneur, et le bien des hommes aient été protégés par les lois, c’est l’empire de la Chine. Plus il y a de grands corps dépositaires de ces lois, moins l’administration est arbitraire […]338 ». Comme je l’ai démontré, de l’interprétation de ces mêmes lois peut émerger deux visions en totale contradiction. Alors que Montesquieu ne peut concevoir autre régime que celui du despotisme en Asie339, Voltaire se positionne à l’opposé affirmant pour sa part qu’autrefois quelques tribus tartares et arabes auraient formé plusieurs républiques très florissantes340. Ces deux opinions bien tranchées de la part des philosophes reflètent bien leur interprétation des sources, car malgré le fait qu’ils se sont appuyés sur le même discours du jésuite Louis Le Comte, ils en sont venus à deux conclusions diamétralement opposées. Bien que ce jésuite affirme que « les Chinois n’ont jamais connu le nom de

faite au Prince héritier. Cette remontrance lui valut ainsi qu’à tous ses collègues le bannissement sans solde du royaume pendant une année entière. Louis Le Comte, op.cit., p. 307-310. 335 Mathieu Ricci et Nicolas Trigault, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine, 1582-1610, Paris, Desclée De Brouwer, 1978, p. 114. 336 Louis Le Comte, op.cit., p 310. 337 Voltaire, Essai sur les mœurs, À la très-haute et très-auguste princesse Catherine II, Impératrice de toutes les Russies, protectrice des arts et des sciences, digne par son esprit de juger des anciennes nations, comme elle est digne de gouverner la sienne, (offert très humblement par le neveu de l’auteur), 1775, p 214. 338 Voltaire, Essai sur les mœurs, 1771, p. 466. 339 « […] pour l’Asie et l’Afrique, elles ont toujours été accablées sous le despotisme […] Montesquieu, Lettres persanes, 1721, p. 125(lettre CXXXI). 340 Voltaire, Essai sur les mœurs, Volume 3, Genève, [éditeur inconnu], 1769, p. 431.

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République341», il atteste également qu’ils ont été encore plus loin d’obéir à un gouvernement tyrannique342.

Voltaire défend le gouvernement chinois devant l’accusation de despotisme en offrant sa propre définition étymologique dans son Commentaire sur le livre des délits et des peines. Déconcerté par les auteurs de son époque qui se plaisent à appeler despotes tous les souverains asiatiques et africains, le philosophe expose qu’autrefois, on apposait ce terme au prince d’Europe vassal du Turc, qui, lui-même esclave couronné, gouvernait d’autres esclaves. Il rappelle également que l’origine du mot provient des Grecs qui considéraient les maîtres de maison, les pères de famille, comme des despotes343. Il y a cependant une légère contradiction dans les propos de Voltaire. Dans son explication de l’étymologie, il définit « despote » comme étant le père de la famille. Cette définition ne fait-elle pas penser à la définition même du terme « patriarche »? Le philosophe désire faire l’éloge du gouvernement chinois en exposant la bienveillance patriarcale de l’empereur et de ses ministères. Cependant, il évince le terme despote de la description politique de la Chine puisqu’il considère que la définition de ce mot abaisse ce gouvernement exemplaire. En fait, dans la vision du philosophe, un despote est un souverain qui abuse de ses pouvoirs au sein du gouvernement monarchique. Un élément soulevé par Voltaire dans ses Lettres chinoises, indiennes et tartares peut toutefois laisser croire qu’il n’était pas en parfait accord avec le régime chinois. L’existence de la Grande Muraille laisse celui-ci perplexe : « Je laisse là cette muraille de cinq cents lieues de long, bâtie deux cent vingt ans avant notre ère : c’est un ouvrage aussi vain qu’immense, et aussi malheureux qu’il parut d’abord utile, puisqu’il n’a pu défendre l’empire344 ». Même si cette dernière impressionnait par sa taille, elle ne pouvait dissimuler son aspect inhumain aux esprits éclairés345. Par contre, Voltaire balaie rapidement cet élément pour se concentrer sur les points positifs du gouvernement de la Chine afin de ne pas déprécier son modèle.

341 Louis Le Comte, op. cit., p 298. 342 Ibid. 343 Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier frères, 1877-1882, Tome 27, p. 323 (Dialogues entre A.B.C.). Ce document est le premier dans lequel Voltaire se livre à une attaque ouverte contre L’Esprit des lois de Montesquieu. 344 Voltaire, Lettres chinoises, indiennes et tartares, p. 28. 345 Michel Jan, La Grande Muraille de Chine, 3e édition, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2003 (2000), p. 124.

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Sa lecture des textes missionnaires lui confirme donc qu’il est improbable qu’avec la force des lois et l’organisation en ministères, l’empereur de Chine agisse de façon arbitraire : « Je sais, dis- je, par le rapport unanime de nos missionnaires de sectes différentes, que la Chine est gouvernée par les lois, et non par une seule volonté arbitraire 346». Afin d’être certain que ses propos sont bien saisis par l’ensemble de ses lecteurs, le philosophe va jusqu’à comparer les lois politiques avec celles de la religion, soit l’empereur de Chine au pape. Cette audace démontre bien avec quelle vigueur Voltaire mène son combat contre l’ordre ecclésiastique :

L’empereur y est plus révéré que le pape ne l’est à Rome : mais pour être respecté, faut-il régner sans le frein des lois? Une preuve que ce sont les lois qui règnent à la Chine, c’est que le pays est plus peuplé que l’Europe entière ; nous avons apporté à la Chine notre sainte religion, et nous n’y avons pas réussi. Nous aurions pu prendre ses lois en échange, mais nous ne savons peut-être pas faire un tel commerce. Il est bien sûr que l’évêque de Rome est plus despotique que l’empereur de la Chine, car il est infaillible, et l’empereur chinois ne l’est pas […]347.

Cet élément est fort important puisque Voltaire fait de la question religieuse un point central dans ses écrits. Aux termes de l’analyse sur la politique chinoise, on peut affirmer qu’en comparant les écrits jésuites à ceux de Voltaire, le philosophe a parfois mésinterprété, voire déformé le propos. Bien qu’il se rapproche de la pensée jésuite à propos du gouvernement chinois, le sinophile l’a trop idéalisé, utilisant l’image de la Chine comme modèle pour critiquer la politique de son propre pays. Elle lui servait ainsi de paravent littéraire et politique. Cependant, on ne peut le blâmer d’avoir ignoré que les ministères n’existent pas pour répartir l’essence du pouvoir impérial, mais bien pour permettre entre autres à l’empereur de mieux contrôler l’immensité de son empire. Ainsi, la fonction consultative des ministères n’enlève rien au pouvoir absolu du Fils du Ciel. L’acceptation des remontrances telle qu’exposée précédemment n’a été appliquée que sous quelques empereurs considérés comme despotes éclairés tels que l’a été l’empereur Kangxi. Enfin, le sinophile a bien opposé son modèle politique chinois à la théorie du bâton démontrée par Montesquieu.

346 Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier frères, p. 324 (Dialogue A.B.C.). 347 Ibid. 85

*** La vogue envers le modèle politique chinois atteint son paroxysme dans la première moitié du XVIIIe siècle, mais décline peu à peu avec la montée des voix sinophobes. Montesquieu a manifestement écrit davantage sur la politique que ne l’a fait Voltaire, qui pour sa part, je le démontrerai, s’est davantage concentré sur la question spirituelle et morale de la nation chinoise.

Leur usage des sources jésuites est motivé par leurs conceptions et leurs désirs propres. Pour Montesquieu, la Chine, empire d’Orient, est résolument régie par un despote, et ce, malgré ses constatations et acceptations à la suite de sa lecture des écrits jésuites. Il n’hésite pas à jouer avec ses sources pour satisfaire sa théorie du despotisme. Montesquieu a pour ainsi dire préféré contenir le despotisme chinois dans une fausse spécificité. Pour Voltaire, la Chine qu’il conçoit d’après les écrits missionnaires le satisfait dans la construction de son idéal politique. Bien sûr, il idéalise parfois les écrits des missionnaires, qui sont déjà en soit forts positifs à l’égard de la politique chinoise. L’empereur chinois n’est donc pas ce despote qui régit sans loi et sans règle, mais bien un père bienveillant éclairé qui se préoccupe de ses enfants. Voltaire le place aux côtés des despotes éclairés tel Frédéric II de Prusse puisqu’il porte un intérêt particulier envers les sciences européennes. Au final, le régime chinois a tout ce qu’il faut aux yeux de Voltaire pour enseigner à l’Europe la marche à suivre pour se reconstruire. La Chine est devenue surtout pour Montesquieu l’instrument de ses réflexions. Quant à Voltaire, l’image de la Chine fournie par les jésuites lui a également servi, mais surtout comme modèle pour nourrir son idéal politique. Le sinophile a été moins contraint que Montesquieu à jouer avec ses sources, car les écrits jésuites sont déjà sommairement positifs envers l’empire chinois. Tous deux n’ont cependant pas hésité à se servir des écrits jésuites pour asseoir leur argumentaire en faveur ou en défaveur du modèle chinois comme alternatif au régime français.

Bien que Voltaire porte un grand intérêt envers la politique chinoise, il admire encore plus la tolérance de l’empereur Kangxi envers le christianisme. Cette notion de tolérance bouleverse les érudits du Siècle des Lumières et engage bon nombre de polémiques. Le même jeu de plume est utilisé par Montesquieu et Voltaire afin d’appliquer leurs conceptions religieuses. Un autre débat enflammé sur les croyances chinoises agite l’esprit des philosophes avec comme préoccupation centrale la querelle des rites chinois.

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Chapitre 3 : la Chine, entre idolâtrie, athéisme et déisme

I- La complexité de la religion chinoise rendue au public européen La découverte de la religion chinoise par l’entremise des écrits jésuites suscite la controverse au sein des milieux savants européens. En effet, plusieurs questions sont soulevées ; cette religion qui leur provient de l’autre bout du monde est-elle spirituelle ou athée348 ? On se questionne aussi à savoir si ces peuples, qui sont si différents, sont idolâtres comme tentent de le démontrer certains savants et quelques opposants des jésuites349. Enfin, les savants s’interrogent sur le pluralisme religieux présent en Chine, et tentent d’interpréter ou de saisir quelle est, et quelle a été la place du christianisme au sein de cette nation lointaine.

a) De la découverte du pluralisme religieux dans l’Empire du Milieu La question religieuse est sans nul doute celle qui a été la plus débattue en Europe à l’époque moderne, et ce, pour de multiples raisons. D’abord, parce que la première motivation de l’État français est celle d’implanter des missionnaires en Chine pour faire le plus de conversions possible. C’est justement cette particularité qui distingue la France des autres puissances comme la Hollande, l’Angleterre et le Portugal qui cherchent avant tout à concrétiser une entreprise coloniale ou mercantile. Il ne faut toutefois pas négliger le fait que ce désir à caractère plus économique est également présent chez Jean-Baptiste Colbert et François-Michel le Tellier, Marquis de Louvois. Ensuite, l’espoir de christianiser la Chine ainsi que les méthodes utilisées sont également d’importants sujets de discorde, et c’est sur ces aspects que les jésuites ont fait face au plus grand nombre d’opposants. Ce désaccord est la source même de la querelle des rites chinois, telle que vue précédemment. Cette polémique ne peut être laissée de côté lorsqu’on s’intéresse à la religion chinoise à l’époque moderne. Ce n’est pas pour ainsi dire curieux que les témoignages missionnaires et écrits philosophiques sur les pratiques religieuses chinoises soient si abondants, d’autant qu’à l’époque, une réelle remise en question du pouvoir religieux est en train de se former en lien avec les idées des Lumières émergentes. La polémique chinoise arrive

348 Selon le Dictionnaire érudit de la langue française, le terme idolâtre signifie : « Culte rendu à des statuts ou à des images, etc. adorées comme des divinités », Paris, Larousse, 2009, p. 931. 349 Le directeur de l’Académie Jean-Jacques Dortou de Mairan par exemple ou l’ensemble des jansénistes et des dominicains. 87 au moment où les restes de l’hégémonie catholique sont mis à procès. Cette querelle des rites qui est en marge de la découverte des croyances chinoises a une conséquence immédiate sur les informations distribuées au public savant. De fait, les sources de première et de seconde main sont difficiles à démêler, et ce faisant, il est bien compliqué pour les philosophes comme Montesquieu et Voltaire de se faire une idée précise de ce qu’est réellement la religion des Chinois. En effet, même les sources de première main qui proviennent en majeure partie des missionnaires jésuites peuvent avoir été altérées par la plume des pères, puisque dans un tel contexte, ces derniers avaient trop à perdre pour ne pas en rajouter un peu, question de promouvoir et de justifier leur mission en Chine. Présents sur le sol chinois, ces derniers profitent ainsi de leur éloignement et de l’avantage que leur procure celui-ci; les savants ne peuvent voyager vers l’Empire du Milieu et doivent se contenter des renseignements transmis de l’autre bout du monde.

Les relations publiées en Europe au XVIe siècle ne fournissent qu’une esquisse de ce que représente la religion chinoise. L’une d’elles mérite une attention particulière, soit celle du jésuite Matteo Ricci et du Révérend Père Nicolas Trigault, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine (1582-1610) publiée en 1615 et reprise sous sa forme latine par Nicolas Trigault sous le titre une Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine entreprise par les PP. de la compagnie de Jésus350. Dans cet ouvrage, les lecteurs perçoivent la difficulté à laquelle font face les missionnaires en matière de conversion. En effet, les Chinois sont décrits comme idolâtres et superstitieux puisqu’ils vont voir divers interprètes spirituels. Matteo Ricci et Nicolas Trigault débutent même leurs passages sur la religion avec ce titre qui laisse bien transparaître la mentalité de l’époque : « Des cérémonies superstitieuses, et autres erreurs des Chinois 351». Ce qui est d’autant plus intéressant est que ces auteurs sont parmi les premiers à traiter du pluralisme religieux en Chine. Ils mentionnent la caste des lettrés qui se divise en deux sectes : la première qui est sans contredit la plus répandue, est selon les auteurs, monothéiste, mais ne semble pas croire à la Création ; la seconde, soit celle des lettrés modernes, effectue une

350 R. P. Nicolas Trigault, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine entreprise par les PP. de la compagnie de Jésus, 2e édition, Lyon, Pour Horace Cardon, 1616, 1096 p. Cet ouvrage a été réédité onze fois entre 1615 et 1625. Une autre relation avait paru peu avant celle du Père Triagult, soit celle du R. P. Juan Gonzales Mendoça, Histoire du grand royaume de la Chine, [traduction française], Paris, Chez Ieremie Perier, 1588, 324 p. 351Matteo Ricci et Nicolas Trigault, op. cit., p. 150. Je surligne.

88 nouvelle lecture de Confucius et vante le mérite du matérialisme et même de l’athéisme352. Cette description permet de voir que l’État chinois en matière de croyances est bien aussi complexe que l’Europe. Matteo Ricci et Nicolas Trigault mettent en vedette la figure confucéenne qui allait d’ailleurs être vénérée plus tard par Voltaire, mais révèlent aussi l’existence de deux autres sectes tout de même assez inquiétantes pour les gens du XVIIe siècle ; le bouddhisme et le taoïsme. De cette façon, ils ruinent définitivement l’idée qu’il existe une seule religion en Chine.

D’abord, celle des bouddhistes s’apparente, selon Matteo Ricci et Nicolas Trigault, étrangement au christianisme, mais professe une croyance complètement différente, soit celle de la réincarnation de l’âme jusqu’à sa purification complète. Cette secte, qui est appelée doctrine de Fo ou de Foë dans les écrits jésuites, avait été décrite par Marco Polo dans son livre le Devisement du Monde sous un autre nom, le Sagamoni Burcan353. En Chine, selon les auteurs, les moines bouddhistes, appelés bonzes, sont très mal perçus354. Les jésuites avaient d’abord adopté les règles des bonzes au début de leur séjour en Chine puisque la vie de pauvreté convenait aux exigences évangéliques. Par contre, réalisant plus tard que ces bonzes avaient « mauvaise réputation », ils ont décidé d’adopter les coutumes des lettrés, beaucoup plus admirables aux yeux de tous355. Ensuite, l’autre secte décrite par Matteo Ricci et Nicolas Trigault est le taoïsme. Cette secte, fondée par Lao Tseu dont les textes remontent au VIe siècle avant Jésus-Christ, est méprisée par les lettrés chinois. Celle-ci a été recalée aux pratiques populaires en conséquence de la désaffection des élites confucéennes. Dans cette croyance appelée Lauzu, les pratiquants demeurent eux aussi « cloîtrés sans femme [et] assurent qu’entre les autres simulacres des faux dieux, ils adorent aussi le seigneur du ciel, mais content sottement qu’il [soit] corporel, & qu’il lui [soit] attribué beaucoup de choses indignes 356 ». Enfin, elle est décrite comme mêlant l’idolâtrie, le polythéisme et quelques pratiques magiques357. En plus de ces sectes, Ricci et

352 Ibid., p. 161-163. 353 Marco Polo, Devisement du Monde, Maspero, p. 204 (tome 1) et 545 (tome 2) ; Voir aussi René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome 1, p. 176 à 200. 354 Leur vie en marge de la société est interprétée comme un désir de se soustraire aux exigences de la famille, et leur vœu de pauvreté est perçu comme une preuve de lâcheté puisqu’ils ne travaillent pas. Danielle Elisseeff-Poisle, op. cit., p. 59. 355 Les Lettres édifiantes et curieuses font d’ailleurs mention de ce mépris : « Les bonzes sont ici en fort grand nombre. Il n’y a pas de lieu où le démon ait mieux contrefait les saintes manières dont on loue le Seigneur dans la vraie Église. Les prêtes de Satan ont de longue robes […] se lèvent la nuit pour adorer les idoles […] ils sont fort méprisés des honnêtes gens […] ». Tome 9, p. 226-227. 356 Matteo Ricci et Nicolas Trigault, op. cit.,p. 169-170. 357 Jacques Pereira, op. cit., p. 59.

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Trigault dévoilent dans ses relations les présences juive, musulmane et peut-être bien chrétienne nestorienne sur le territoire chinois. C’est d’ailleurs sous la plume de Ricci que les lecteurs vont faire la découverte d’une présence chrétienne avant les missionnaires par l’existence de la stèle nestorienne de Si-ngan fou vue pour la première fois en 1625, soit peu de temps avant l’arrivée du Père Trigault358.

L’ouvrage de Ricci et de Trigault démontre que parmi ce pluralisme religieux, les jésuites ont ménagé les confucéens se servant de cette doctrine pour démontrer les similitudes entre les idées de cette pensée et celle de la religion chrétienne359. Ils ont également adopté les mêmes mépris qu’avait le peuple envers le bouddhisme et le taoïsme afin qu’ils aient une bonne réputation au sein de l’empire chinois. Bien que la querelle des rites s’estompe tranquillement au XVIIIe siècle, le débat sur la religion chinoise reste central dans les œuvres philosophiques des intéressés. Montesquieu et surtout Voltaire ne font pas exception. Une fois de plus, leur vision n’est pas partagée sur plusieurs points. Montesquieu que j’aborderai d’abord, doute de la tolérance religieuse si vantée par les jésuites qui permet ce pluralisme religieux. Il tente ainsi de saisir comment un empire qu’il a classé dans les régimes despotiques peut permettre une liberté religieuse.

II- Montesquieu et les religions chinoises : un scepticisme envers le pluralisme religieux À la suite de ses lectures, Montesquieu comprend que les rites ont une grande importance dans la culture et dans le fonctionnement du gouvernement chinois. Il consacre d’ailleurs quelques chapitres de L’Esprit des Lois à ce sujet360. La lecture attentive de l’œuvre de Montesquieu avec au préalable une lecture des écrits missionnaires sur la Chine a permis de relever un travail de filtrage et d’affinage qu’il a fait de son information documentaire. Ce travail antérieur à la rédaction de L’Esprit des lois se remarque dans l’ensemble des domaines analysés, mais plus spécialement dans le chapitre concernant la religion. La raison en est fort simple, c’est

358 Voir à ce sujet, Jacques Gernet, « L’inscription de la stèle nestorienne de Xi’an de 781 vue de Chine », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Volume 151, numéro 1 (2007), p. 237. 359 Les jésuites ont conservé une attitude prudente envers le confucianisme, respectant sa doctrine orthodoxe. À ce sujet, voir Shenwen Li, Stratégies missionnaires…, p. 203-204. 360 Les chapitres XVII-XX du livre XIX.

90 précisément sur ce sujet que « l’entreprise, on le comprendra bien, était la plus délicate à conduire361».

Afin de démêler la problématique religieuse chinoise, Montesquieu se consacre à une lecture attentive et prudente des Lettres édifiantes et curieuses et de la Description de la Chine. Il n’a pas, à la différence de plusieurs de ses contemporains comme Nicolas Fréret, une correspondance personnelle avec les missionnaires jésuites. Il a cependant rencontré des personnages qui lui ont transmis des informations importantes par leurs témoignages, l’ex-jésuite Fouquet en est un bon exemple. Ce personnage représente en effet une source directe sur les religions chinoises, sujet alors développé dans Le Spicilège362. Montesquieu a également pris en considération les propos de l’Abbé Renaudot qui est à cette époque un fervent adversaire des jésuites. Puis, le philosophe a lu des récits de voyage en provenance de la France et de l’étranger. Il ne faut toutefois pas oublier que les choix de lectures du Bordelais sont des choix d’écriture.

Montesquieu prend bien soin d’écarter le côté édifiant des lettres pour n’en conserver que les curiosités : « Ces lettres sont pleines de faits très curieux il faut qu’ils disent la vérité lorsqu’ils n’ont pas d’intérêt de la cacher pour être crus lorsqu’ils veulent mentir 363 ». En effet, le philosophe sent très tôt que la puissance de la Compagnie de Jésus en Europe, qui s’appuie entre autres sur les succès des missions, influe sur la plume des pères. Par conséquent, il est fort tentant pour ces derniers de « brosser un tableau édifiant364 » de leurs aventures missionnaires. Dans l’œuvre de Montesquieu, on constate que le philosophe tâche de démystifier le pluralisme religieux en Chine tout en saisissant au passage le débat sur l’athéisme et l’idolâtrie des Chinois. Le philosophe s’intéresse plus particulièrement à cette tolérance religieuse chinoise si vantée par les sinophiles en tentant de vérifier si la Chine avait bel et bien été tolérante envers le christianisme, ou si au contraire, cette bienveillance de l’empereur Kangxi envers les jésuites ne cachait pas une autre réalité.

361 Jacques Pereira, op. cit., p. 105. 362 Montesquieu, Le Spicilège, p. 805-807 (notes 481, 483, 484). 363 Montesquieu, Geographica, p. 369. 364 Jacques Pereira, op. cit., p. 106.

91 a) Le paradoxe d’un empire despotique et tolérant envers les religions Dès sa première lecture des écrits jésuites, Montesquieu constate que la tolérance de l’empire envers les religions chinoises ne cadre pas avec sa définition du despotisme telle que dévoilée dans L’Esprit des Lois. Une fois de plus, le philosophe découvre qu’une composante de la Chine se trouve en concurrence directe avec sa définition du despotisme qu’il tente d’imposer à tous les régimes orientaux. Montesquieu fait face à deux difficultés ; d’une part, il doit démontrer que la Chine est malgré tout despotique, et d’autre part, il doit saisir avec peine le paradoxe qui fait du despotisme dans l’Empire Céleste un régime tolérant en matière de religions. Afin de remédier à ces difficultés tout en maintenant la cohérence de son œuvre, Montesquieu joue avec la notion de tolérance religieuse dans l’Empire du Milieu. Il en change en effet le sens pour en faire un « symptôme du despotisme 365». Au chapitre 15 du livre XXV de L’Esprit des Lois, l’auteur s’explique comme suit : « Tous les peuples d’Orient, excepté les Mahométans, croient toutes les religions en elles-mêmes indifférentes. Ce n’est que comme changement dans le gouvernement, qu’ils craignent l’établissement d’une nouvelle religion 366». De fait, dans l’esprit du despotisme selon Montesquieu, la stabilité de l’empire est l’élément le plus important. La Chine est sans doute dans les arrière-pensées du philosophe lorsqu’il écrit ce passage puisque l’Asie tout entière est vue par lui comme despotique à l’époque. Montesquieu traite d’une indifférence, plutôt qu’une tolérance religieuse, mais cette dernière est appliquée tant et aussi longtemps qu’une religion ne fragilise pas le pouvoir de l’État. Si la nouvelle religion ne perturbe pas le calme du gouvernement, elle sera tolérée. Au chapitre 2 du livre XXVI, le philosophe mentionne pourtant un élément qui contrarie la tendance asiatique au despotisme à cette indifférence religieuse dont il traite ; toute chose a ses lois, et ces dernières se doivent d’être durables, comme se doit d’être durable le régime despotique :

Il y a des États où les lois ne sont rien, où n’est qu’une volonté capricieuse et transitoire du souverain. Si dans ces États, les lois de la religion étaient de la nature des lois humaines, les lois de la religion ne seraient rien non plus : il est pourtant nécessaire à la société qu’il y ait quelque chose de fixe ; et c’est cette religion qui est quelque chose de fixe.367

365 Ibid., p. 137. 366 Montesquieu, De l’esprit des lois, Volume 3, 1784 (1748), Amsterdam, (Livre XXV, Chapitre XV), p. 189. Je surligne. 367 Ibid., p. 193. (Livre XXVI, Chapitre II).

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Le philosophe entend ici démontrer que, puisque le régime cherche à durer, la religion qui se pratique dans l’empire doit être un élément qui ne change pas. Cette nature politique amène donc les gouvernements à se montrer intolérants, comme ceux des grands sultanats orientaux. Réalisant toutefois qu’une tolérance religieuse était bel et bien appliquée en Chine sous l’empereur Kangxi, Montesquieu cherche à nuancer cette idée : « Quoique le gouvernement despotique, dans sa nature, soit partout le même, cependant des circonstances, une opinion de religion, un préjugé, des exemples reçus, un tour d’esprit, des manières, des mœurs, peuvent y mettre des différences considérables 368». Dans l’Empire du Milieu, le confucianisme qui existe à titre de doctrine officielle permet une certaine cohésion puisqu’elle peut « enchinoiser » les autres rites369. On se souvient d’ailleurs que les jésuites avaient combiné certaines pensées confucéennes aux dogmes de leur Église afin d’amadouer les futurs convertis de la Chine.

La principale préoccupation de Montesquieu en ce qui a trait au sujet religieux est de saisir ce paradoxe qui fait de la Chine despotique un empire tolérant en matière de religions. La solution de cette tolérance se trouve en partie dans le confucianisme qui règne en Chine. Selon Montesquieu, il ne faut pas glorifier cette tolérance en Chine, puisque si elle existe, elle n’est appliquée que sous un calcul politique bien pensé. Selon lui, l’empereur de Chine a tout intérêt à adopter cette tolérance pour le bien de la tranquillité publique, et ce, tant et aussi longtemps qu’elle ne vient entraver le pouvoir de l’empereur. Ici, il y a bel et bien une différence majeure avec l’Europe du XVIIIe siècle. En effet, si une religion est abolie, ce n’est pas parce qu’elle adhère à des convictions divergentes avec les croyances répandues, c’est plutôt parce qu’elle menace le pouvoir et qu’elle pourrait entraîner le désordre dans l’empire. Montesquieu prend garde de ne pas traiter explicitement de la querelle des rites dans ses Geographica. Il n’a pas voulu, semble-t-il, s’attirer des ennuis en s’impliquant trop sérieusement dans cette polémique. Il mentionne cependant subtilement ces disputes dans ce fameux chapitre 15 du livre XXV de L’Esprit des lois tout en restant prudent. Montesquieu ne veut certainement pas risquer que son œuvre majeure, qu’il perçoit sans aucun doute comme avant-gardiste, soit la victime des disputeurs qui s’affrontent sur un terrain étroit et glissant :

368 Montesquieu, De L’Esprit des lois, volume 2, p. 332 (Livre XII, Chapitre XXIX). 369 Au sujet de la pensée chinoise qui est confrontée à l’Occident, voir , Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1997, p. 574-578. 93

[…] on tolère d’abord les étrangers, parce qu’on ne fait point d’attention à ce qui ne paraît pas blesser la puissance du prince ; on y est dans une ignorance extrême de tout. Un Européen peut se rendre agréable par de certaines connaissances qu’il procure : cela est bon pour les commencements. Mais, sitôt que l’on a quelque succès, que quelque dispute s’élève, que les gens qui peuvent avoir quelque intérêt sont avertis ; comme cet État, par nature, demande surtout la tranquillité, et que le moindre trouble peut le renverser, on proscrit d’abord la religion nouvelle et ceux qui l’annoncent les disputes entre ceux qui prêchent, venant à éclater, on commence à se dégoûter d’une religion donc ceux mêmes qui la proposent ne conviennent pas 370

Le philosophe bordelais démontre donc dans ce passage que les jésuites ont trop pris de place dans les mœurs de l’empire chinois. Ainsi, peu importe que le régime soit despotique ou monarchique, si les disputes religieuses viennent à nuire à l’harmonie publique, l’État a tous les droits d’intervenir dans la vie religieuse de son peuple. Montesquieu reste donc discret dans son œuvre principale non pas par désintérêt, mais bien par prudence face à la polémique entourant la querelle des rites. Aussi, il ne désire pas entrer dans les détails d’une dispute théologique puisqu’il cultive une profonde amertume envers les jésuites.

Les Lettres édifiantes et curieuses et la Description ont démontré qu’il y avait eu une tolérance religieuse appliquée dans l’empire chinois envers le christianisme. Cette découverte avait de nouveau ébranlé la typologie des gouvernements de Montesquieu, où le despotisme ne pouvait se concevoir comme tolérant en matière de religions. Un autre élément ne manque pas de déranger le philosophe, soit sa découverte de l’existence de plusieurs croyances en Chine. Il tente ainsi de diminuer la valeur du pluralisme religieux en écrivant simplement que « toutes les religions [qui sont] introduites à la Chine ne sont point reçues comme religions nouvelles, mais comme suppléments à l’ancienne ». Il poursuit en affirmant simplement que « Confucius, en laissant le culte des esprits, a laissé une porte ouverte à ces suppléments 371 ». Les termes « laissant » et « laissé » n’ont pas été choisis par Montesquieu sans une arrière-pensée. En effet, le philosophe veut plutôt signifier « en maintenant » le culte des esprits, plutôt qu’ « en laissant » ce dernier. Or, le Bordelais ici ne semble pas être au courant du confucianisme ou biaise volontairement les paroles du Maître, puisque cette annotation implicite va à l’encontre des principes de cette philosophie. La sagesse de Confucius amène plutôt les adeptes à « respecter

370 Montesquieu, De l’Esprit des lois, volume 3, p. 190 (Livre XXV, Chapitre XV). Il expose d’ailleurs dans ce livre XXV : « Lorsque les lois d’un État ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent à se tolérer entre elles », p. 178 (Chapitre IX). 371 Fragments 2132 cités dans René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome 2, p. 70.

94 les esprits et les dieux tout en les tenant à distance 372». Montesquieu tente tout de même d’accepter cette particularité de l’empire tartaro-chinois, soit le fait qu’il adopte une certaine tolérance dans le domaine religieux. Le philosophe découvre cependant dans ses sources que les pères font mention, bien que timidement, des tensions religieuses qui ont cours en Chine entre les différents cultes. Il ne manque d’ailleurs pas de le soulever dans ses Pensées :

Inconvénient, arrivés à la Chine par l’introduction des sectes de Foë et de Lao-chium : les guerres et les exécutions sanglantes qui en naquirent. Un empereur de la Chine fut obligé de faire mourir à la fois cent mille bonzes. Le peuple chinois vivait sous une morale, la plus parfaite et la plus pratique qu’aucun peuple qu’il y eût dans cette partie de la Terre. On l’alla entêter, lui et ses empereurs, des illusions d’un quiétisme et d’une métempsycose qui défendait de faire mourir jusqu’aux criminels mêmes et faisait consister tous les devoirs de la morale à nourrir des bonzes373.

Sous l’habit des moines bouddhistes, Montesquieu y voit les missionnaires catholiques qui veulent vainement intégrer une religion étrangère en Chine. L’auteur fixe ici une marge de légitimité dans les limites qu’il convient d’apporter à la tolérance. L’empereur de Chine est maître d’accepter ou non une religion nouvelle, si celle-ci veut s’établir, il faut qu’elle soit tolérée374. Le scepticisme du philosophe envers le pluralisme religieux existant dans l’empire chinois dirige et contrôle ses recherches et son analyse. Il cherche à nuancer l’idée même de tolérance afin de mieux accepter que cet empire du bout du monde soit plus transigeant que les gouvernements du Vieux-Continent. Toutefois, le philosophe est encore une fois confronté aux récits des missionnaires qui nourrissent les rêveries des Européens375. Deux éléments doivent être pris en compte ; d’une part, la mauvaise opinion qu’a Montesquieu envers le christianisme, et d’autre part, son grand scepticisme envers la tolérance religieuse en elle-même. Il ne faut pas blâmer ce philosophe d’avoir une telle opinion si l’on se réfère aux guerres de religion incessantes qui ont martelé la France au cours de son histoire moderne, et si l’on pense surtout à la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Montesquieu conserve son scepticisme à l’égard de la Chine en insistant sur le fait qu’un gouvernement despotique n’est transigeant que lorsqu’il est

372 Pierre Ryckmans, Les Entretiens de Confucius, Paris, Gallimard, 1986, p. 37. 373 Montesquieu, Pensées-Le Spicilège, p. 496 (no. 1544). 374 Montesquieu, De l’Esprit des lois, volume 3, p. 179 (Livre XXV, Chapitre X). 375 En effet, les missionnaires font découvrir aux lecteurs la présence de musulmans au Tribunal des Mathématiques de Chine. Les missionnaires ont été d’abord fascinés par cette tolérance religieuse à la Cour puisqu’ils comptaient bien évidemment en bénéficier eux aussi. Par contre, cette présence les gêne rapidement. À ce sujet, voir Jacques Pereira, op. cit., p. 127.

95 contraint à faire bonne figure. Une fois de plus, le philosophe doit jongler avec une littérature jésuite qui expose une tolérance religieuse si aisément appliquée en Chine. Cependant, la religion chrétienne qui tente de s’immiscer dans l’Empire Céleste, au départ tolérée, soulève des tensions qui mènent à sa perte, d’abord vers la fin du règne de Kangxi en 1717, puis sous l’empereur Yongzheng en 1724.

Les persécutions qui débutent à l’époque de l’empereur Yongzheng font couler beaucoup d’encre chez les jésuites en Chine. Le Père de Mailla, jésuite à Pékin, expose dans une lettre figurant dans les Lettres édifiantes et curieuses datée du 16 octobre 1724, les persécutions qui ont lieu dans les provinces chinoises suite aux tensions survenues dans le Fo-Kien376 :

Les premières étincelles, qui ont allumé le feu d’une persécution si générale, s’élevèrent au mois de juillet de l’année dernière dans la province de Fokien. […] Cette chrétienté était gouvernée par les PP. Blaz de la Sierra et Eusebio Ostot, dominicains espagnols, venus depuis peu des Philippines. Un bachelier chrétien, mécontent de l’un des missionnaires, renonça à la foi. Ensuite, s’étant associé plusieurs autres bacheliers, à qui il avait fait part de son mécontentement, ils allèrent ensemble présenter une requête au mandarin du lieu, laquelle contenait plusieurs accusations. Les principales étaient, comme on le verra par l’ordonnance du mandarin, que des Européens qui se tenaient cachés, avaient élevé au grand temple aux frais de leurs disciplines ; que les hommes et les femmes assemblaient pêle-mêle, et qu’on destinait dès leur bas âge de jeunes filles à garder la virginité, etc.377

Ce passage est repris par Montesquieu dans ses Geographica. Comme démontré précédemment, ce philosophe retient les passages qui l’intéressent davantage des Lettres et de la Description en se permettant ensuite d’y insérer ses réflexions. Voyons donc comment il reprend les propos du Père de Mailla :

L’origine de l’expulsion des missionnaires de la Chine vient de ce que dans la ville de Foun Gan Hien deux dominicains qui venaient des Philippines instituèrent des pratiques avec peu de connaissance des usages de la Chine. Les femmes s’assemblaient avec les hommes dans l’église et il y avait des jeunes filles qu’on destinait dès leur bas âge à garder la virginité * (La religion chrétienne renverse tous les principes de celle de

376 Une violente persécution s’est élevée contre les jésuites dans la province du Fo-Kien en 1724 avec l’arrivée de l’empereur Yongzheng au pouvoir. À ce sujet, voir Lettres édifiantes et curieuses, tome 13, p. 545. 377 Lettres édifiantes et curieuses, Tome 10, p. 486-487.

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Confucius virginité assemblée des femmes dans les églises confession auriculaire des femmes extremonction mariage d’une seule femme) Le mandarin de ce lieu fit un édit contre ces pères et contre les chrétiens.378

On peut constater l’intervention du philosophe par l’astérisque qui s’y trouve. Ces notes sont recopiées de manière très brève et on voit également qu’il ne s’attarde pas à la ponctuation. Montesquieu met l’accent dans ce passage sur la division existante en Chine entre les hommes et les femmes, et se sert de cette séparation pour démontrer l’échec inévitable de la mission chinoise. En général pourtant, le philosophe traite assez peu du confucianisme ; une seule fois dans L’Esprit des Lois et quelques fragments d’idées dans Pensées-Le Spicilège379. Au stade de ses Geographica, Montesquieu tente alors de démontrer l’incompatibilité entre le confucianisme et le christianisme, puisque dans l’Empire du Milieu, les femmes ne pouvaient être dans un même lieu de culte que les hommes380. Il développe davantage cette pensée dans L’Esprit des lois après avoir retenu l’essentiel des notes de ses Geographica. Voici le passage du livre XIX, chapitre 18 :

Il suit encore de là une chose bien triste : c’est qu’il n’est presque pas possible que le christianisme ne s’établisse jamais à la Chine. […] La religion chrétienne, par l’établissement de la charité, par un culte public, par la participation aux mêmes sacrements, semble demander que tout s’unisse : les rites des Chinois semblent ordonner que tout se sépare. Et comme on a vu que cette séparation tient en général à l’esprit du despotisme, on trouvera dans ceci une des raisons qui font que le gouvernement monarchique et tout gouvernement modéré s’allie avec la religion chrétienne.381

Montesquieu démontre clairement ici cette incompatibilité entre les principes du christianisme et du confucianisme. Le confucianisme, à l’inverse de la religion chrétienne, adopte des rites privés et non publics, et opte pour la séparation des genres dans un même lieu382. Cela prédispose davantage la Chine aux manières des États despotiques et à l’Islam, plutôt qu’au christianisme. Il

378 Montesquieu, Geographica, p. 391. Le passage entre parenthèses est repris par le philosophe dans son Esprit des lois, Livre XIX, chapitre XVIII. 379 Montesquieu, Le Spicilège : « j’ai vu, ce 2 juin 1737, M. l’archevêque d’Apamée qui est un maronite élevé à Rome […] Il a été en Chine, et dit que toutes les disputes sur les rites de Confucius portaient sur rien […] oh! combien les hommes gâtent tout en matière de religion, parce qu’ils y mêlent toujours leur intérêt et leur orgueil ». P. 870 (no. 643). 380 Cette idée lui vient d’une lettre retranscrit dans ses Geographica: « À la Chine il serait monstrueux d’assembler les hommes et les femmes dans une église elles ont de petites chapelles où les missionnaires vont avec de grandes précautions les prêcher au travers d’une grille et leur administrer les sacrements », p. 363. Prendre note qu’il n’y a pas de virgule dans le passage tiré des Geographica. 381 Montesquieu, De l’Esprit des lois, volume 2, 1777 (1748), p. 208 (Livre XIX, Chapitre XVIII). Je surligne. 382 À l’époque en Chine, les hommes se tiennent d’un côté de la chaussée et les femmes de l’autre. , La religion des Chinois, Paris, Éditions Imago, 1989, p. 93. 97 est tout de même curieux que Montesquieu utilise les termes « chose bien triste », puisqu’il était loin d’apprécier les jésuites et encore moins leurs missions du bout du monde. Il est tout simplement probable que le philosophe souhaite alors se montrer prudent face aux autorités ecclésiastiques. Cependant dans ses Pensées, Montesquieu ne se gêne pas pour critiquer la mission en Chine puisque les jésuites « vont porter leurs querelles jusqu’à la Chine 383». Il ne faut pas se surprendre d’une telle affirmation, car Montesquieu ne porte pas les jésuites dans son cœur et cherche à tout prix à les prendre à contre-pied. Il s’en tient donc dans son œuvre politique à expliquer l’impossibilité du christianisme en Chine en affirmant un concept récurrent dans la représentation de ce régime, soit celui de la séparation. Cet élément, déjà exposé au chapitre précédent est de nouveau mis de l’avant, car dans l’Empire du Milieu, il n’y a aucune coupure entre les mœurs, les lois et la religion. Montesquieu développe d’ailleurs sur cela dans ce chapitre 18 du livre XIX :

Les législateurs de la Chine […] confondirent la religion, les lois, les mœurs & les manières ; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient aisé qu’il se pliât peu à peu au peuple vaincu, que le peuple vaincu à lui. 384

Ainsi « fortifiée de rites385 », la Chine, lorsque conquise, ne donne jamais l’entière victoire à ses conquérants, car la complexité des rites les oblige malgré eux à s’incliner peu à peu aux lois et aux mœurs chinoises. Son opposant sinophile Voltaire explique plutôt que c’est l’éblouissement des vainqueurs devant les mœurs chinoises qui les ont convaincus de les adopter386. Dans cette citation, Montesquieu traite du rapport existant entre la religion et la politique en développant sur ce paradoxe curieux qui fait d’un régime despotique, un empire tolérant envers les religions. Bien que la Chine ne soit pas explicitement citée dans son exemple, il ne fait nul doute qu’elle n’était pas bien loin dans la réflexion du philosophe.

383 Montesquieu, Pensées-Le Spicilège, p. 201 (no. 55). 384 Montesquieu, De l’Esprit des lois, volume 2, p. 207-208 (livre XIX, Chapitre XVII). ; Montesquieu insère un commentaire semblable dans ses Geographica à la suite de l’écrit du Père Parenin en 1739 : « Le Père Parenin qui parle ne dit pas la véritable raison c’est à la Chine les manières les mœurs la religion le gouvernement sont la même chose on ne pouvait pas changer tout cela à la fois or il faut que le vainqueur ou le vaincu changent il fallut à la Chine que ce fut le vainqueur », p. 406. Prendre note qu’il n’y a pas de ponctuation dans ce passage original. 385 René Etiemble, Europe chinoise, Tome 2, p. 63. 386 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Tome 3 dans Collection complète des Œuvres de Mr. de Voltaire, Tome 10, Genève, 1771 (1756), p. 67.

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En comparant les Geographica et L’Esprit des lois de Montesquieu, on remarque un changement de ton significatif au sujet du sort réservé aux jésuites établis dans la province du Fo-Kien. En effet, dans ses Geographica, les persécutions au Fo-Kien sont considérées comme une leçon que doivent prendre les jésuites. Il considère que les missionnaires sont responsables de leur sort, les tenant ainsi à part entière garants de leur échec. Montesquieu démontre par ce passage son désaccord face aux tentatives des jésuites de réformer les mœurs et les coutumes de ce peuple lointain :

*Ce qui perd la religion dans ces royaumes c’est sa prospérité même on souffre d’abord les missionnaires parce qu’ils ne font pas d’abord de grands changements et que leurs établissements sont peu de chose [.] dans sa suite ils veulent tout avoir et tout changer, ils ne savent pas que la modération est nécessaire en tout et dans la prédication de l’Évangile même [.] aussi les chasse-t-on avant qu’ils aient pu s’établir de manière à ne pas pouvoir être chassés*387

Montesquieu précise sa réflexion plus loin en exposant que les jésuites font voir aux Chinois la « fausseté de leur religion388». Le philosophe dilue cependant la vérité puisqu’au contraire, les jésuites se gardaient justement de leur dire que leurs croyances étaient fausses afin de ne pas les choquer, et d’ainsi perdre toute chance de les convertir. Les méandres de la querelle des rites en sont des preuves éloquentes. Dans sa reprise du passage dans L’Esprit des lois au chapitre 15 du livre XXV, Montesquieu doit saisir la tolérance qui a régné sous l’empereur Kangxi, même si elle est à son époque chose du passé. Il choisit donc d’exposer un tout autre point de vue, à savoir que la tolérance religieuse du gouvernement chinois est en fait un leurre, une façade, puisque sa seule préoccupation est la tranquillité publique. La présence étrangère est donc « tolérée » tant et aussi longtemps qu’elle satisfait les intérêts de l’empire, qu’elle n’intervienne pas de manière importante dans les rouages du régime, et qu’elle ne trouble pas la cohésion publique. Montesquieu s’exprime donc comme suit :

[…] Mais il n’en résulte pas qu’une religion apportée d’un pays très éloigné, et totalement différent de climat, de lois, de mœurs et de manières, ait tout le succès que sa Sainteté devrait lui promettre. Cela est surtout vrai dans les grands empires despotiques on tolère d’abord les étrangers, parce qu’on ne fait point d’attention à ce qui ne paraît pas blesser la puissance du prince ; on y est dans une ignorance extrême de tout.

387 Montesquieu, Geographica, p. 391. Prendre note qu’il n’y a pas de ponctuation dans le texte original. 388 Montesquieu, Pensées-Le Spicilège, p. 314 (no. 531).

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Un Européen peut se rendre agréable par de certaines connaissances qu’il procure : cela est bon pour les commencements. Mais, sitôt que l’on a quelque succès, que quelque dispute s’élève, que les gens qui peuvent avoir quelques intérêts sont avertis ; comme cet État, par sa nature, demande surtout la tranquillité, et que le moindre trouble peut le renverser, on proscrit d’abord la religion nouvelle et ceux qui l’annoncent ; les disputes entre ceux qui prêchent, venant à éclater, on commence à se dégoûter d’une religion dont ceux mêmes qui la proposent ne conviennent pas.389

Le Père de Mailla mentionnait d’ailleurs dans l’une de ses lettres, les tensions existantes entre les différents ordres missionnaires qui ont mené à la proscription du christianisme par l’empereur Yongzheng :

Hier, dit-il, l’Empereur remit votre affaire au seizième prince mon frère et à moi : mais je n’en suis pas assez instruit. Depuis le temps que durent vos disputes, vous voyez le train que prennent vos affaires ; quelles peines, quelles fatigues n’ont-elles pas donné au feu Empereur mon père [Kangxi] ? Que diriez-vous, si nos gens allaient en Europe, et y voulaient changer les lois et les coutumes établies par vos anciens sages ?390

Ce qui est intéressant de constater, est que le passage des Geographica qui expose la lettre du Père de Mailla jure avec le document original présent dans le tome 10 des Lettres édifiantes et curieuses. Montesquieu fait subir à ce dernier une véritable réduction de son contenu. Alors que les missionnaires traitent en détail des étapes de la procédure : requête des bacheliers, reprise par le mandarin, l’avis du Tribunal des rites et enfin, la sentence de l’empereur, Montesquieu quant à lui, laisse à penser dans ses notes que l’affaire a été traitée de manière expéditive par l’intervention arbitraire des responsables qui auraient agi selon leurs propres intérêts. Il écrit en effet : « Après la mort de Cang Hi, le nouvel empereur déclara que les missionnaires étaient inutiles dans les provinces […]391 ». Une fois de plus, le philosophe joue avec ses sources afin de satisfaire son propre argumentaire, qui lui, vise à critiquer les jésuites et leur mission en Chine. Les Geographica préparent ainsi le futur lecteur de L’Esprit des lois à comprendre la représentation que se fait Montesquieu de l’appareil d’État chinois dont il a pris bien soin de « gommer 392» toute dimension hiérarchique. Sans nécessairement trahir la lettre du Père de

389 Montesquieu, De l’Esprit des lois, volume 3, p. 190 (Livre XXV, Chapitre XV). 390 Lettres édifiantes et curieuses, Tome 10, p. 509. Dans cette lettre, l’auteur explique longuement la décision impériale. ; Sur la proscription du christianisme, voir également Colin Mackerras, Sinophiles and Sinophobes: Western Views of China, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 39. 391 Montesquieu, Geographica, p. 263. 392 Jacques Pereira, op. cit., p. 105.

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Mailla, Montesquieu la retranche certainement. La lecture intégrale de cette lettre fait comprendre au lecteur que les jésuites se trouvent dans une situation bien fâcheuse. Les tensions au Fo-Kien avaient servi de prétexte à l’empereur Yongzheng pour abolir l’Édit de Tolérance qui avait été promu par son père, l’empereur Kangxi. Selon Yongzheng, cet édit n’avait rien fait de mieux que d’engendrer la querelle des rites et de multiplier les interventions gênantes du Vatican à la cour de Pékin. La lettre expose effectivement que l’empereur prend le temps d’expliquer aux jésuites la raison de leur bannissement : « Vous voulez que tous les Chinois se fassent chrétiens […], mais en ce cas-là que deviendrons-nous? Les sujets de vos rois 393 ». Les mœurs et coutumes de son peuple seraient perdues à jamais, car bien que maintenant il n’ait pas à craindre d’un tel sort dans un avenir proche, il affirme qu’il ne faudrait pas des millénaires pour voir arriver des vaisseaux par centaines et milliers pour conquérir les terres de Chine394. Une autre lettre exposant les propos de l’empereur Yongzheng va également en ce sens :

Depuis le temps que durent vos disputes, vous voyez le train que prennent vos affaires ; quelles peines, quelles fatigues n’ont-elles pas donné au feu Empereur mon père [Kangxi] ? Que diriez-vous, si nos lois allaient en Europe, et y voulaient changer les lois et les coutumes établies par vos anciens sages ? […] Que diriez-vous si, nous transportant dans l’Europe, nous y tenions la même conduite que vous tenez ici ? Le souffririez-vous ?395

Montesquieu n’a d’ailleurs pas cité cette explication qui atténue, on le comprend bien, la rudesse de la décision impériale. Il tient ainsi les jésuites responsables de leur échec en Chine puisqu’ils ont troublé la tranquillité publique de l’empire. Leurs disputes incessantes expliquent l’échec de leur entreprise missionnaire. On peut bien saisir que Montesquieu ne croit en aucune façon à la tolérance religieuse de l’empire de Chine. Ce grand sceptique explique l’harmonie religieuse vantée par les jésuites au temps de l’empereur Kangxi par le simple fait que le gouvernement désirait conserver la tranquillité publique396. Lorsque cette tranquillité a été ébranlée par la querelle des rites, l’empereur Yongzheng a décidé de sévir 397 . L’échec de l’entreprise missionnaire dans l’Empire du Milieu s’explique simplement par le spectacle déplorable des disputes entre les différents ordres missionnaires. Mais bien sûr, son père l’empereur Kangxi a

393 Lettres édifiantes et curieuses, Tome 10, p. 530. 394 Ceci n’était pas si insensé si l’on pense aux guerres de l’Opium du siècle suivant (1839-1842 et 1856-1860). 395 Lettres édifiantes et curieuses, Tome 10, p. 509-511. 396 Montesquieu, De l’esprit des loix, Tome 1, p. 500-501 (Livre XIX, Chapitre XIX). 397 Lettres édifiantes et curieuses, Tome 10, p. 509-511.

101 fait grandement profiter les jésuites d’une tolérance religieuse qu’ils n’auraient eux-mêmes probablement jamais offerte dans leur propre pays. Les tensions entre les ordres sur le territoire chinois ont nui à la tolérance que la Chine leur offrait.

La Description de la Chine du Père du Halde livre un texte qui expose la bonté des mandarins envers l’ensemble des croyances présentes dans l’empire. De fait, il décrit qu’en temps de crise, de famine ou d’une quelconque période difficile, le mandarin « […] n’oublie rien pour se rendre populaire. La plupart, bien qu’ils soient lettrés, & qu’ils détestent les idoles de Fo et du Tao, ne laissent pas de parcourir solennellement tous les Temples, & cela à pied contre leur coutume, pour demander à ces idoles de la pluie et du beau temps398 ». Cet extrait aux allures idylliques pour les lecteurs européens du XVIIIe siècle trop souvent confrontés à l’intolérance qui les entoure n’arrive pourtant pas à convaincre ce philosophe sceptique. Étant déjà méfiant à l’égard des jésuites, Montesquieu refuse d’accepter cette image harmonieuse et cherche par conséquent dans la littérature disponible les moindres parcelles de texte qui peuvent entacher ce discours. Le philosophe bordelais semble toujours réticent à développer sur les religions minoritaires, car cela pouvait affaiblir son argumentaire, un empire despotique ne devait pas être tolérant en matière de religions. Il tâche même à certains moments de nier l’existence d’autres religions dans l’Empire du Milieu. Traitant rapidement des juifs dans ses Geographica, Montesquieu écrit :

*On y parle ici des juifs trouvés à la Chine cela a tout l’air d’une fable inventée pour prouver que les cérémonies chinoises ne sont pas des idolâtries puisque les juifs si délicats s’y soumettaient bien ce qui m’a fait penser ainsi c’est qu’à présent que toutes les disputes sont finies on n’a plus parlé de ces juifs et il me semble que le Père Du Halde n’en a rien dit dans sa Chine lui qui semble ne passer rien.399

Il peut en effet paraître étrange que le Père Du Halde ne mentionne pas les juifs dans son immense compilation sur la Chine alors que la présence de ceux-ci avait été attestée par les pères400. Toutefois, lorsqu’on se base sur le contexte de l’époque pour comprendre cette mise à l’écart, on se rappelle que le rôle de la Description est de calmer le jeu et que son auteur ne souhaite pas raviver ce qu’on considère déjà comme de « vieilles passions de la Querelle des

398 Du Halde, op. cit., Tome 2, p. 32. 399 Montesquieu, Geographica, p. 364. Le texte original ne présente pas de ponctuation. 400 « Voilà, mon révérend père, ce que j’ai appris de ces juifs chinois. Ce qu’il y a de certain, et sur quoi vous pouvez compter, c’est que ces juifs adorent le créateur du Ciel et de la Terre […] », Lettres édifiantes et curieuses, Tome 10, p. 26.

102 rites 401». De fait, traiter des juifs obligerait le rédacteur-compilateur à exposer qu’ils utilisent le terme Tien pour se référer à Dieu. Ceci ne manquerait pas d’échauffer les esprits puisque la polémique autour de cette même utilisation par les missionnaires serait de nouveau à l’ordre du jour. Par ailleurs, la présence de communautés musulmanes ainsi que celle des nestoriens sont tout aussi négligées par la plume de Montesquieu. En effet, le philosophe reste méfiant face aux textes des missionnaires et ce silence s’explique parce qu’il ne peut concevoir cette ouverture d’esprit de l’empire chinois et encore moins, cette ouverture que la Chine avait offerte au monde extérieur sous l’empereur Kangxi.

En résumé, selon Montesquieu, il est impossible que le christianisme s’établisse en Chine, car les lois, les mœurs et la religion ne forment qu’un. Dans son histoire, l’empire chinois a démontré qu’en conséquence de ce lien solide, ce sont les conquérants qui ont dû se plier aux mœurs et coutumes des Chinois. Il n’a certainement pas été bien étonné d’apprendre l’échec de la mission chinoise puisqu’il concevait déjà que le christianisme ne s’établirait jamais dans l’empire, « chose bien triste » en effet. Au chapitre XXVI du livre XXIV, Montesquieu utilise sa théorie du climat pour expliquer plus solidement l’échec des missions évangélisatrices dans les pays chauds : « Lorsque la religion fondée sur le climat a trop choqué le climat d’un autre pays, elle n’a pu s’y établir ; et, quand on l’y a introduite, elle en a été chassée402 ». Ici, Montesquieu fait sans doute un clin d’œil subtil à la querelle des rites qui a mené au bannissement des jésuites de Chine. Le philosophe traite également, quoique brièvement, d’un autre débat sur la religiosité des Chinois, à savoir si l’Empire du Milieu est spirituel, athéiste ou idolâtre. Point somme toute central de la polémique chinoise, ce débat ne peut être laissé de côté.

b) Pour régler une autre polémique religieuse : les Chinois sont-ils « idolâtres » ?

À l’époque, un peuple « idolâtre » est pour le chrétien celui qui ne se convertit pas au christianisme. Ce terme qui devient généraliste est utilisé pour désigner les « païens », les hérétiques et les superstitieux403. Les missionnaires dans leurs textes appellent ainsi « idolâtres »

401 Jacques Pereira, op. cit., p. 133. 402 Montesquieu, De l’Esprit des lois, volume 3, p. 160 (Livre XXIV, Chapitre XXVI) 403 Jacques Pereira, op. cit., p. 108. ; Certains missionnaires vont même jusqu’à apposer le synonyme de « démoniaque » au terme « idolâtrie ». Lettres édifiantes et curieuses, Tome 9, p. 130.

103 tous les Chinois non convertis404. L’accusation d’idolâtrie sert alors à l’Église militante contre les Indiens des Amériques et de l’Orient afin d’étendre leur pouvoir religieux. La Chine n’a pas échappé à cette étiquette, et ce, depuis les récits de voyage remontant à celui de Marco Polo.

Montesquieu, devant la polémique grandissante au sujet de la nature même de la spiritualité des Chinois a une opinion bien tranchée : « Nous sommes extrêmement portés à l’idolâtrie […] Nous regardons l’idolâtrie comme la religion des peuples grossiers ; et la religion qui a pour objet un Être spirituel comme celle des peuples éclairés 405». Peut-être alors que lorsqu’un peuple n’est pas nécessairement idolâtre des dieux, il l’est de lui-même406. Cependant, le philosophe bordelais reconnaît que les Chinois sont attachés à leurs rites puisque les textes missionnaires révèlent qu’ils ne veulent pas se départir de leur culte des ancêtres et des morts. Montesquieu avance même que les rites chinois servent à la tranquillité publique dans l’empire. En effet, l’une des manières de contrôler le peuple selon lui est l’application stricte et répétitive des rites chinois. Ces rites laborieux devant être appris dès l’enfance occupent tant l’esprit de chacun, qu’ils ne laissent pas de place à la pensée de révolte. Il conçoit par conséquent que ces rites ne sont en rien spirituels, puisqu’ils se bordent à formuler « des règles d’une pratique commune ». Il est donc plus facile selon Montesquieu de les inculquer aux hommes plutôt qu’une « chose intellectuelle407». Le Père Du Halde expose dans sa compilation que ces rites de politesse et ces cérémonies enlèvent les sentiments de colère et de rudesse pour laisser place à la douceur de l’âme, au maintien de la paix et donc à la tranquillité de l’empire408. Montesquieu, quant à lui, va plus loin en insistant sur le fait que ces rites empêchent l’effondrement de la stabilité même de l’Empire du Milieu et lui assure la condition de son existence. En effet, ces rites, cérémonies et lois forment une part nécessaire de la législation de la Chine autour du respect et de la piété filiale409. Comme vus précédemment, les enfants doivent respecter leurs pères, qui eux, doivent respecter les mandarins des villages, qui à leur tour, doivent respecter l’empereur, qui lui, devient le père de la nation. Montesquieu conclut donc : « Cet empire est formé sur l’idée du gouvernement d’une famille. Si vous diminuez l’autorité paternelle, ou même si vous retranchez

404 Lettres édifiantes et curieuses, tome 12, p. 331. ; Parfois, on utilise le terme « démon » : Qu’il est triste, mon révérend père, de voir un des plus beaux pays du monde sous l’emprise du démon ». Tome 9, p. 130. 405 Montesquieu, De l’Esprit des lois, volume 3, p. 162 (Livre XXV, Chapitre II). 406 Jacques Pereira, op. cit., p. 108. Voir la note de bas de page à la page 3. 407 Montesquieu, De l’Esprit des lois, volume 2, p. 498 (livre XII, Chapitre XVIII). 408 Du Halde, op. cit., Tome 2, p. 22. 409 Montesquieu, Geographica, p. 225.

104 le respect que l’on a pour elle […] ce rapport d’amour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, et vous ébranlez l’État410». Ces rites forment en soi le visage de la nation chinoise. Montesquieu porte tout de même une accusation fortuite envers les Chinois en soulevant que l’importance portée vers leurs rites ne les empêche pas d’être « le peuple le plus fourbe de la terre411 ». Le philosophe est alors sans doute influencé par le voyageur suédois Gustave Lange qui considère que les peuples de l’Orient sont dirigés par les fourberies des Ministres412. Toutefois, cette affirmation fait sentir la confusion au sein de l’esprit de Montesquieu qui se voit incapable de raccorder aux dithyrambes des jésuites les discours négatifs de voyageurs.

Un autre débat contradictoire à celui de l’idolâtrie, soit celui de l’athéisme des Chinois, est engagé en Europe. Les missionnaires écrivent dans leurs lettres que le peuple chinois ne peut être considéré athée allant ainsi à l’encontre de certains personnages comme le directeur de l’Académie des Sciences, Jean-Jacques Dortou de Mairan, qui adopte quant à lui la thèse sinophobe. Voici donc comment un missionnaire répond à l’accusation de M. Dortou de Mairan :

Vous poursuivez, Monsieur, et vous dites avec raison que […] vous les trouvez aussi plutôt superstitieux que religieux ou philosophes ; mais, ajoutez-vous, je ne suis pas pour cela plus disposé à les croire athées […] Pour moi je ne vois rien de plus opposé au caractère dominant de la nation ; et bien que l’athéisme soit le renversement de toute bonne philosophie, il est certain néanmoins que pour en venir à un tel égarement d’esprit d’une façon bien décidée, et avec autant de raffinement que quelques auteurs leur en attribuent, il faut une sorte de métaphysique, qui ne paraît point du tout être celle des docteurs chinois. […] Je vous dirai franchement, Monsieur, que je n’ai point encore vu de Chinois qui fût athées dans la pratique.413

Montesquieu ne se positionne pas clairement sur l’athéisme des Chinois, et semble même un peu confus. Ayant lu les propos de l’oratorien Renaudot, il peut avoir été influencé par ses idées. Or, ce dernier adopte un propos contradictoire en attestant à la fois l’idolâtrie et l’athéisme des Chinois. Cela ne manque pas de choquer plusieurs missionnaires qui déplorent ce verdict : « […] si selon cet abbé, les Chinois sont athées, comment peut-il dire qu’ils sont idolâtres? […] L’aversion [qu’a conçue] M. l’abbé R*** pour les Chinois, lui fait voir jusque dans le livre des

410 Montesquieu, De l’Esprit des lois, volume 2, p. 500-501 (Livre XIX, Chapitre XIX). 411 Ibid., p. 501. 412 Gustave Lange, op. cit., p. 270. 413 Lettres édifiantes et curieuses, Tome 12, p. 68-69.

105 actes tout le contraire de ce qu’on y lit […] Ce serait perdre le temps que de faire la moindre attention à ce que dit le même abbé […]414 ». En fait, au fil de sa lecture du tome 3 de la Description, Montesquieu semble perdre patience devant l’étalement de Du Halde sur l’ensemble des sectes présentes en Chine et tranche soudainement sur la polémique religieuse : « *Après le plan du temple du ciel et le temps de la terre ou comme il dit du Seigneur de la terre il y a des massifs dédiés aux génies tutélaires des montagnes des rivières [.] que gagnent donc les jésuites à prouver que les Chinois ne sont pas athées puisqu’ils sont manifestement idolâtres 415 ». Le philosophe ne peut admettre tout comme les détracteurs des jésuites qu’une assimilation entre les pratiques chinoises et la religion chrétienne est possible. Dans ce tome 3, on constate d’entrée de jeu qu’il existe plusieurs sectes différentes dans cet empire et que ces habitants ne sont pas athées puisqu’ils adoptent des rites. Par contre, la Description expose que la secte de Fo ou de Foë est appelée la « Secte des Idolâtres416 », car elle n’enseigne que des fables et des superstitions. Le compilateur affirme qu’avant l’arrivée de ce culte venu de l’Inde, il n’y avait aucune trace d’idolâtrie en Chine, ne s’étant propagé tranquillement qu’au fil des siècles417. La Description décrit tout aussi négativement la secte des disciplines de Lao Kium la réduisant au rang de la magie et de l’enchantement. Selon cette compilation, la présence de ces sectes abolit en quelque sorte l’accusation d’athéisme des Chinois. Aux yeux de Montesquieu, les croyances chinoises sont fondamentalement idolâtres. On ne peut le blâmer d’en arriver à une telle conclusion. Les termes « idole », « idolâtre » et « idolâtrie » reviennent souvent dans les Lettres édifiantes et curieuses. Toutefois, s’il atteste l’idolâtrie des Chinois, il nie évidemment l’accusation d’athéisme. Il considère en effet que la religion est une nécessité sociale.

En résumé, Montesquieu juge que le peuple chinois est idolâtre, et perçoit également que la réussite de la mission chrétienne en Chine est impossible malgré cette tolérance, naturelle ou réfléchie, de l’Empire du Milieu. Selon ce philosophe, les mœurs chrétiennes et celles chinoises ne sont pour ainsi dire pas compatibles. Pour Montesquieu, l’erreur des jésuites aura été de penser que, puisqu’il existe plusieurs sectes en Chine, la religion chrétienne pourrait s’y installer sans

414 Ibid., Tome 11, p. 475-477. Pour connaître l’opinion de l’abbé Renaudot sur la spiritualité des Chinois, voir p. 473-476. Il est intéressant de constater le travail des censeurs sur ce passage, car le nom de l’abbé a été masqué à l’aide d’astérisque. 415 Montesquieu, Geographica. p. 260. 416 Du Halde, op. cit., Tome 3, p. 1. 417 Ibid., p. 14.

106 grandes embûches. Montesquieu sélectionne intelligemment les textes dans ses sources pour servir son argumentaire et son scepticisme envers la tolérance religieuse qui règne dans l’Empire du Milieu sous l’empereur Kangxi, n’hésitant pas du même coup à couper certains passages. Cependant, si Montesquieu perçoit cette tolérance comme une simple précaution de la tranquillité publique, Voltaire y voit un tout autre dessein.

III-Voltaire et la religion chinoise : un modèle de déisme et de tolérance Le philosophe sinophile qu’est Voltaire suit avec grand intérêt et enthousiasme les débats entourant la religion chinoise au sein des milieux savants. Il lit avec attention les écrits des Pères Dominique Parrenin, Nicolas Trigault, Athanasius Kircher, Louis Le Comte, et la publication de Jean-Baptiste Du Halde. Même si la querelle des rites perd en importance lorsqu’il s’y intéresse, l’essentiel de la question reste en suspens : est-ce que la moralité peut exister indépendamment de la religion ?418 Mais surtout, toute cette polémique laisse la France avec un arrière-goût bien amer, puisque l’échec de la mission chinoise est dû à un handicap majeur, soit l’intolérance qui l’anime en matière de religions. Ceci est d’autant plus choquant pour les savants de constater que l’Empire du Milieu s’était montré plus transigeant que la France elle-même. Voltaire est impressionné par l’image de la Chine rendue par les jésuites et reconnaît dans les écrits de ces derniers les signes d’un modèle de déisme. Il est même prêt à y déceler une représentation qui se rapproche de l’utopie dévoilée dans son œuvre Candide ou la Destinée419. Il est par conséquent impensable pour ce philosophe que cette nation soit athée ou idolâtre.

a) Le déisme confucéen de Voltaire : une réfutation de l’athéisme et de l’idolâtrie de la Chine Voltaire, ce combattant de « l’infâme420 », a fixé en l’image de la Chine l’objet de ses réflexions. Il dresse en effet un tableau idyllique de la religion chinoise, et ce, dans le but ultime de critiquer la politique chrétienne. Loin d’occuper une place minoritaire dans les écrits voltairiens, le thème de la religion dans l’Empire du Milieu apparaît dans l’œuvre majeure l’Essai

418 La querelle des rites perd en importance lorsque le pape Benoît XIV condamne les rites chinois en 1742 par la Bulle Ex quo singulari. À ce propos, voir Benoît XIV, Bulles Immense Pastorum et Ex Quo Singulari contre la Compagnie de Jésus pour l’Affranchissement des Indiens du Paraguay et la Condamnation des Rites chinois. 419 Pour lire sur la représentation de l’Eldorado de Voltaire, voir les chapitres XVII et XVIII aux pages 85-93 de l’édition Flammarion imprimée à Paris en 2007. 420 Voltaire s’oppose à une religion chrétienne qualifiée « d’infâme » à cause de son fanatisme religieux. Lourdes Terron Barbosa, « Images de la Chine dans l’œuvre de Voltaire » dans Thélème. Revista Comlutense de Estudios Franceses, vol. 25, 2010, p. 269.

107 sur les mœurs et l’esprit des nations, mais également dans une multitude d’écrits tels les Lettres philosophiques, Le siècle de Louis XIV, Fragments de l’histoire générale, Traité sur la tolérance, Lettres chinoises, indiennes et tartares, et plus encore. Voltaire a recours à cette Chine légitime puisqu’elle est au cœur de sa vision du devenir humain. Déjà en 1734, le philosophe exalte le modèle chinois dans ses Lettres philosophiques en qualifiant la Chine de nation « la plus sage et la mieux policée de l’univers421». Une phrase similaire est d’ailleurs présente dans les Lettres édifiantes : « […] cette nation si sage et si polie 422». Par conséquent, ce fervent sinophile croit en la morale et en la vertu des Chinois de telle manière que le déisme voltairien se base sur la religion des lettrés chinois423. C’est dans cet ordre d’idées qu’il admire la spiritualité chinoise et refuse de se plier devant l’accusation d’athéisme provenant du camp sinophobe qu’il rejette d’ailleurs avec ardeur : « […] ne croire absolument aucun Dieu, ce serait une erreur affreuse en morale, une erreur incompatible avec un gouvernement sage424». En s’opposant à cette ligne de pensées de certains érudits et religieux, Voltaire s’attache à faire l’apologie de la Chine. Toutefois, avant d’entrer en contact avec les écrits des jésuites, notamment la compilation du Père Du Halde, Voltaire atteste curieusement la théorie sur l’athéisme du philosophe français Pierre Bayle (1647-1706)425. Une Ode sur la superstition qui deviendra plus tard l’Ode sur le fanatisme est d’ailleurs présente dans l’édition de 1732 de son Essai sur les mœurs tel que remarqué par l’historien contemporain René Étiemble dans son livre L’Europe chinoise426. Par contre, cette strophe disparaît de sa version révisée de 1742. La voici :

421 La phrase complète est : « J’apprends que depuis cent ans, les Chinois sont dans cet usage [inoculation], c’est un grand préjugé que l’exemple d’une nation qui passe pour être la plus sage et la mieux policée de l’univers ». Voltaire, Lettres philosophiques, Amsterdam, Chez E. Lucas au Livre d’or, 1734, p. 104 (onzième lettre sur l’insertion de la petite vérole). ; Jean-Robert Armogathe fait cependant remarquer que Voltaire ne fait que rapporter un énoncé dans les Lettres édifiantes qui répond à sa démonstration sans nécessairement juger par lui-même cette nation lointaine. « Voltaire et la Chine : une mise au point », La mission française de Pékin aux XVIIe et XVIIIe siècles : Actes de colloque international de sinologie, p. 31. 422 Pour lire le passage entier, voir Lettres édifiantes et curieuses, Tome 11, p. 438. 423 La secte des lettrés est « la plus noble et la plus distinguée des sectes des Chinois dont Confucius est regardé comme le fondateur, ou du moins comme le restaurateur ». René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, p. 261. 424 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Tome 1, Neuchâtel, 1773, nouvelle édition conforme à l’Édition in-4° de Genève, p. 373. 425 Pierre Bayle est un écrivain philosophe français qui s’intéresse à la Chine à partir de 1685. Il considère que la tolérance qui règne en Chine est un élément important qui peut servir dans sa lutte contre la politique religieuse intolérante de Louis XIV. Voir à ce propos Jacques Pereira, op. cit., p. 73-75. ; Voir aussi René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome I, p. 308-320. 426 L’historien René Étiemble nous fait part que Voltaire s’est inspiré des écrits des jésuites lorsqu’il a commencé sa toute première rédaction de l’Essai sur les mœurs vers 1742. L’Europe chinoise, Tome II, p. 215.

108

Au vaste empire de la Chine Il est un peuple de Lettrés Que de la nature divine Combat les attributs sacrés. Ô vous, qui de notre hémisphère Portez le flambeau salutaire À ces faux sages d’Orient Parlez; est-il plus de justice Plus de candeur et moins de vice Chez nos dévots de l’Occident?427

Ceci est la seule trace trouvée de l’attestation de Voltaire envers l’athéisme des Chinois. Peut-être n’est-ce alors qu’une erreur de parcours dans la pensée voltairienne. En fait, il est fort possible qu’il s’était laissé influencer par l’opinion courante des milieux « libertins » qu’il fréquentait alors au moment de Pierre Bayle 428. Toutefois, lorsqu’il a à faire un choix devant le débat grandissant sur l’athéisme de la nation chinoise, le philosophe décide d’opter pour le clan sinophile, soit ceux qui croient en la spiritualité de la nation chinoise. La Chine devient dorénavant pour Voltaire une alternative pour refléter son déisme. Il conserve son idée jusqu’à la fin de sa vie, et ce, malgré la sinophobie montante dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

Voltaire utilise cette référence au déisme, tantôt religieuse, tantôt philosophique, dans un but bien précis, soit pour un enseignement moral. Le philosophe privilégie la morale aux dépens de la croyance aux dogmes et en la présence des églises. Tel que vu au chapitre premier, croire en la simple idée de Dieu lui suffit, le clergé lui est donc inutile, et surtout nuisible. Le recours à cette Chine légitime sous la plume voltairienne comporte une conception nouvelle qui anime un débat important à son époque, soit l’existence en Chine d’une morale sans impératifs religieux. L’Empire du Milieu devient pour Voltaire un modèle spirituel puisqu’il considère que les Chinois sont supérieurs dans cette morale429. Le philosophe se base sur la pensée confucéenne transmise au public français grâce au jésuite Philippe Couplet depuis 1687. Confucius devient donc le symbole même de la grandeur de la civilisation chinoise et cette pensée lui sert à consolider l’esquisse d’une religion idéale. Il étudie dès lors les proverbes de ce dernier afin de faire le rapprochement avec une sorte de déisme qui existerait depuis la haute Antiquité. Par le biais de ce modèle, Voltaire attaque le christianisme qui est alors la religion dominante et donc

427 Voltaire, Ode sur le fanatisme, passage recueilli dans le livre de René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, p. 216. Je surligne. 428 Jean-Robert Armogathe, « Voltaire et la Chine : une mise au point », La mission française de Pékin aux XVIIe et XVIIIe siècles : Actes de colloque international de sinologie, p. 28. 429 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Tome 2, Paris, Classique Garnier, 1963, p. 398.

109 oppressive. Il déclare ainsi : « Il est vrai que les lois de la Chine ne parlent point de peines et de récompenses après la mort : ils n’ont point voulu affirmer ce qu’ils ne savaient pas 430». Fidèle à lui-même, Voltaire offre une autre petite attaque subtile envers les hommes de foi de son Église.

Le philosophe expose par la suite qu’il y a une différence majeure entre plusieurs nations policées et la Chine, puisque cette dernière n’admet pas la doctrine de l’enfer, qui est pourtant « utile431 ». Ici, Voltaire semble s’embrouiller dans ses propos. En effet, comment peut-il admirer une civilisation qui n’admet pas cette doctrine qui lui est « utile » ? Le sinophile croit d’ailleurs fermement qu’il est important qu’un peuple craigne le châtiment éternel pour protéger l’équilibre social. À ce propos, Voltaire révèle une fonction importante du déisme : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer » pour le maintien de l’ordre social, et puisque « la croyance des peines et des récompenses après la mort est un frein dont le peuple a besoin […] Il est fort bon de faire accroire aux hommes qu’ils ont une âme immortelle et qu’il y a un Dieu vengeur qui punira mes paysans s’ils me volent mon blé et mon vin432 ». Le philosophe attaque les dogmes de la religion chrétienne, soit la théorie de la Révélation, source des maux et des conflits religieux, et l’idée du péché originel. Dans ses Remarques sur les Pensées de M. Pascal, qui était un fervent sinophobe, Voltaire rejette les idées de ce philosophe qui sont opposées à la croyance confucéenne ayant comme base la bonté de la nature humaine433. Il vante aussi la pensée de Confucius dans sa célèbre pièce de théâtre L’Orphelin de la Chine, repris de la pièce originale intitulée L'Orphelin de la famille Zhao, traduction faite par le jésuite Joseph Henri Marie de Prémare en 1735. Cependant, il faut bien saisir que ce que Voltaire attribue à la Chine et à la morale chinoise, ce sont les principes de la période des Lumières. Par exemple, lorsqu’il expose le principe de l’amitié selon Confucius dans son « Catéchisme chinois » du Dictionnaire philosophique, il le perçoit comme un sentiment sacré qui n’obéit « à aucun commandement, mais qui est un sentiment intérieur libre434 ». Il fausse un peu ce principe, car selon Confucius l’amitié est plutôt une relation sociale fondée sur la parenté qui prime sur tout autre type de relation sociale435. Ce processus de distorsion de pensée peut s’expliquer par le fait que Voltaire cherche à faire voir sa

430 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris, Éditions Sociales, 1962, p. 82. 431 Ibid. 432 Lettre de Voltaire à M. le Comte d’Argental, 20 avril 1769, p. 454 dans Œuvres complètes de Voltaire Ŕ Correspondance (1776-1778), Paris, Garnier Frères, 1882. 433Qianzhi Zhu, The Influence of Chinese Philosophies on Europe, Hebei, People’s Press of Hebei, 1999, p. 296. 434 Zhan Shi, op. cit., consulté en ligne le 20 avril 2013. 435 Ibid.

110 propre conception de l’amitié par les propos d’un Chinois qui devient alors imaginaire. On sent bien la double interprétation ; le Confucius devient en premier lieu le Confucius des jésuites, puis en deuxième lieu, le Confucius de Voltaire. L’univers chinois devient pour lui un moyen pour créer des assises à ses réflexions pour un monde meilleur.

Voltaire est fervent de la philosophie confucéenne et a même un portrait du Maître dans son Oratoire comme s’il était mandarin lui-même436. Il se plaît à lire les maximes de ce dernier comme il le dévoile dans son Dictionnaire sur la pensée : « J’ai lu ses livres avec grande attention ; j’en ai fait des extraits; je n’y ai trouvé que la morale la plus pure sans aucune teinture de charlatanisme437 ». Contrairement à Montesquieu qui en traite peu, Voltaire résume trois des livres de Confucius dans son Essai sur les mœurs :

Il dit dans son premier livre que pour apprendre à gouverner, il faut passer tous ses jours à se corriger. Dans le second, il prouve que Dieu a gravé lui-même la vertu dans le cœur des hommes; il dit que l’homme n’est point né méchant, et qu’il le devient par sa faute. Le troisième est un recueil de maximes pures, où vous ne trouvez rien de bas, et rien d’une allégorie ridicule. Il eut cinq mille disciples; il pouvait se mettre à la tête d’un parti puissant, et il aima mieux instruire les hommes que de les gouverner…438

Le premier livre mentionné par le philosophe est le Daxue, signifiant « Grande étude » qui a comme but d’apprendre au peuple chinois de même qu’à l’empereur à être perfectible. Sujet alors intéressant pour Voltaire qui croit que l’art de bien gouverner un pays débute par le fait de se cultiver soi-même. Le second livre résumé par le philosophe s’intitule Zhongyong, signifiant « Invariable milieu », et expose que l’homme à sa naissance est doté de vertus, et que son plus grand défi est de les préserver tout au long de sa vie afin qu’elles ne dégénèrent pas. Enfin, le troisième livre, Lunyu signifiant Entretiens de Confucius, est un recueil de maximes du Maître439. Au fil de ses lectures, Voltaire y trouve un modèle parfait pour illustrer sa philosophie déiste. Le philosophe utilise quelques maximes confucéennes dans ses œuvres sans toutefois citer ses sources. Ceci n’est pas fait sans arrière-pensées, puisque lorsqu’on examine sérieusement les originaux avec celles exposées par le sinophile, on peut y constater une légère différence.

436 René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, p. 255. 437 Voltaire, Dictionnaire sur la pensée de Voltaire par lui-même, Paris, Éditions Complexe, 1994, p. 229. 438 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris, Éditions sociale, 1962, p. 82. 439 Shun-Ching Song, op. cit., p. 156-157. Il existe également un 4e livre dont je ne traiterai pas ici, puisque cela sortirait de mon cadre d’études. Si intéressé, voir la page 258 de ce même ouvrage.

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Voltaire modifie donc au gré de son humeur les maximes de Confucius. Présente dans trois de ses œuvres, cette maxime a été utilisée sous trois formes différentes par Voltaire : « Fais à autrui comme à toi-même440 », « Il [Confucius] ne dit point : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît; mais fais aux autres ce que tu veux qu’on te fasse441 », et enfin « Il ne dit point qu’il ne faut pas faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu’on fasse à nous-mêmes; ce n’est que défende le mal; il le fait plus, il recommande le bien : traite autrui comme tu veux qu’on te traite442 ».

Par l’entremise de ses œuvres, Voltaire s’attache surtout à démontrer que la spiritualité chinoise est simple et pure, sans aucun artifice, ni fanatisme. Elle n’aurait pas été entachée par « aucune superstition et aucun charlatanisme comme les autres peuples443 », comme il l’écrit si bien. Voltaire est très vague lorsqu’il mentionne ces autres peuples, mais on peut comprendre qu’il vise subtilement sa propre religion afin de ne pas choquer les censeurs de ses écrits. Ainsi, le sinophile considère supérieure cette simplicité de la religion chinoise aux dépens de la complexité des tensions entre les différentes croyances européennes : « Ils se contentent d’adorer un Dieu avec tous les sages de la terre, tandis qu’en Europe on se partage entre Thomas et Bonaventure, entre Calvin et Luther, entre Jansénius et Molina444 ». La religion des Lettrés, soit ceux qui honorent Confucius, est également vue comme admirable par Voltaire puisqu’elle ne se base sur aucune légende « absurde » et qu’elle ne relate « point de dogmes qui insultent à la raison et à la nature445 ». Toutefois ici, le philosophe est mal renseigné, ou plutôt, victime de la censure jésuite. Un passage des Mémoires historiques de Sseu-ma Ts’ien révèle que Confucius portait alors le surnom de Tchongni (ni signifiant montagne) à sa naissance, puisque ce serait sur une montagne que sa mère, désirant tant engendrer un fils, pria les esprits pour que son vœu soit exhaussé446. Cette légende avait été reprise par un jésuite dans l’une de ses lettres envoyées en Europe, mais ce passage exposant des pratiques pouvant être « fanatiques » et « idolâtres » avait alors été supprimé par les réviseurs des Lettres édifiantes. Il paraissait alors gênant d’accepter

440 Voltaire, Dictionnaire philosophique, p. 313. L’article « Philosophe » a été inséré dans le livre en 1765. 441 Voltaire, l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Tome 1, 1773, p. 366. 442 Voltaire, Le philosophie ignorant, Paris, Éditions Flammarion, 2009, p. 101. 443 Voltaire, Le philosophie ignorant, p. 99. Je surligne. 444 Voltaire, Dictionnaire philosophique. P. 114. 445 Ibid. 446 Sseu-ma Ts’ien, Mémoires historiques, Tome 5, traduits et annotés par Edouard Chavannes, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien Maisonneuve, Paris, 1967, p. 288-289.

112 cette histoire qui faisait ainsi naître le Maître de la philosophie chinoise. On craignait en effet que la politique jésuite, qui travaillait à démontrer les similitudes entre christianisme et confucianisme, soit fragilisée. Il fallait donc éliminer toutes traces de superstition447. Voltaire, croyant lire des récits authentiques, était donc influencé par le travail de maquillage et de découpage du Père Du Halde, grand éditeur des Lettres entre 1709 et 1743.

Dans son combat pour promouvoir le déisme de la Chine, Voltaire n’a d’autre choix que de s’opposer aux accusations d’athéisme portées par les détracteurs du modèle chinois. Il se base sur le culte des Anciens chinois qui honoraient un Être suprême « sous le nom de Chang-ti, c’est-à dire, Suprême Empereur, ou de Tien, qui selon les Chinois signifie la même chose448». Le Tien dans ce passage du livre du Père Du Halde est décrit comme l’esprit qui préside au ciel. Le compilateur mentionne également un élément qui a fait couler beaucoup d’encre dans le débat sur la querelle des rites, soit que le terme Tien signifiait également le ciel matériel449. On accusait alors l’empereur de Chine d’être athée puisqu’il admettait le ciel matériel. Voltaire conçoit que certains lettrés soient tombés dans le matérialisme, mais dilue ce constat en affirmant que cela n’a pas altéré leur morale. Il apporte comme argument que les pères de l’Église croient en des anges corporels, ce qui n’est pas si différent des croyances chinoises450. Voilà comment le philosophe concilie son déisme avec ce qu’il comprend du matérialisme à travers les écrits des jésuites. Se basant sur la compilation du Père Du Halde, Voltaire atteste que les Chinois croient en un être suprême « infiniment bon, et infiniment juste451 ». Cette religion qui est alors pratiquée par l’empereur et par « tous les honnêtes gens à la Chine452 » préconise un principe : adorer le Ciel et être juste. On reconnaît bien là le rapprochement avec le déisme voltairien.

Confucius, qui est souvent considéré par erreur comme un des législateurs de la religion des lettrés selon Voltaire, est toutefois celui qui a rassemblé en un seul et même corps les anciennes lois de la morale453. Le côté cérémonieux des rites dans l’Empire du Milieu permet la douceur des

447 René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, p. 213. 448 Du Halde, Description de la Chine, Tome 3, p. 2. 449 Ibid., p. 3. 450 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris, Chez Furne, 1835, p. 81 dans Œuvres complètes de Voltaire, tome 3. 451 Lourdes Terron Barbosa, op. cit., p. 272. 452 Voltaire, Le philosophe ignorant, p. 100. 453 Ibid.

113 mœurs. Par les principes du Maître Confucius, la Chine récompense la vertu et encourage le mérite. Voltaire rejette l’idée même d’athéisme, car elle va à l’encontre de l’image positive qu’il veut donner de la Chine, et bien sûr, celui-ci en profite pour critiquer la société dans laquelle il vit : Les reproches d’athéisme dont on charge si libéralement dans notre Occident quiconque ne pense pas comme nous, ont été prodigués aux Chinois. Il faut être aussi inconsidérés que nous le sommes dans toutes nos disputes pour avoir osé traiter d’athée un gouvernement dont presque tous les états parlent d’un être suprême, père des peuples, récompensant et punissant avec justice, qui a mis entre l’homme et lui une correspondance de prières et de bienfaits, de fautes et de châtiments454.

Voltaire démontre également que non seulement on accuse le gouvernement chinois d’être athée, mais aussi idolâtre, ce qui lui paraît complètement illogique : « En imputant l’athéisme au gouvernement de ce vaste empire, nous avons eu la légèreté de lui attribuer l’idolâtrie par une accusation qui se contredit ainsi elle-même455 ». Il expose en effet que ceci n’est pas possible puisqu’un peuple qui croit en un Être suprême à la fois bienveillant et vengeur ne peut être athée et encore moins idolâtre, car même l’Occident croit en cette puissance divine. Le Père Cyr Contancin dans sa lettre du 15 décembre 1727 critique aussi cette contradiction : « Mais si selon cet abbé [Renaudot], les Chinois sont athées, comment peut-il dire qu’ils sont idolâtres? 456». Le philosophe affirme que l’un des deux reproches détruit l’autre à moins que dans la Chine, on admette le contradictoire comme il advient régulièrement parmi les siens 457. Voltaire prend également un malin plaisir à tourner en ridicule cette accusation d’idolâtrie des Chinois dans son Dictionnaire philosophique. Il écrit rapidement que la tentative de convertir les Chinois est un zèle très louable. Ensuite, il ajoute :

[…] il ne faut pas leur contester leur antiquité et leur dire qu’ils sont des idolâtres. Trouverait-on bon, en vérité, qu’un capucin, ayant été bien reçu dans un château des Montmorency, voulût leur persuader qu’ils

454 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Tome 3, p. 304 dans Œuvres complètes de M. de Voltaire, Tome 10, 1771. 455 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris, Chez Furne, 1835, p. 81 dans Œuvres complètes de Voltaire, volume 3. 456 Lettres édifiantes et curieuses, Tome 11, p. 475. ; Joseph Dehergne, Répertoire des jésuites de Chine, de 1552 à 1800, Rome, Presses de l’Université Grégorienne, 1973, p. 59. 457 Voltaire, Le siècle de Louis XIV, tome 2, Berlin, Chez C.F. Henning Imprimeur du Roi, 1751, p. 323. 114

sont des nouveaux nobles, comme les secrétaires du roi, et les accuser d’être idolâtres, parce qu’il aurait trouvé dans ce château deux ou trois statues de connétables pour lesquelles on aurait un profond respect?458

Le Père Le Comte confirme pourtant l’idolâtrie des Chinois dans ses Nouveaux Mémoires, ouvrage publié en 1696 et lu par Voltaire. De fait, il écrit que la doctrine de Fô qui est chargée d’idolâtrie est si répandue en Chine qu’elle est le plus grand obstacle à l’établissement du christianisme. Il considère que les habitants de l’Empire du Milieu sont plus superstitieux que toutes les autres nations puisque les idoles se multiplient sans cesse dans les temples459. Le Comte témoigne toutefois que les Chinois « anciennement si sages, si pleins de connaissance [...] sont enfin pitoyablement tombés dans la superstition, dans la magie, dans le paganisme et enfin dans l’athéisme, roulant ainsi de précipice en précipice, [et sont] devenus par là des ennemis de la raison [...]460». Le Père explique que pendant plus de deux mille ans, les Chinois ont adopté des maximes les plus pures en morale et ont rendu hommage au vrai Dieu, « tandis que l’Europe et presque tout le reste du monde étaient dans l’erreur et la corruption 461». Ce dernier passage a d’ailleurs été condamné à la Sorbonne, et nous pouvons aisément en comprendre la raison. Voltaire cite d’ailleurs exactement ces propos du Père Le Comte dans son œuvre Le siècle de Louis XIV462. Le philosophe devant ces passages qui confirment qu’une grande partie du peuple vivait dans la superstition et l’idolâtrie tente de nuancer les propos du Père en écrivant : « Les athées sont partout, mais aucun gouvernement ne le fut par principe, et ne le sera jamais : ce n’est pas dans l’intérêt, ni des royaumes, ni des répliques, ni des familles, il faut un frein aux hommes463 ». Mais il faut bien saisir que le Père traite dans ce passage de la secte de Fô et non de la doctrine confucéenne.

Si Voltaire refuse de croire en la superstition des lettrés chinois, et donc des adeptes de Confucius, il n’a pas de mal à affirmer que la « populace », comme l’écrit le philosophe, puisse pratiquer des cultes idolâtres : « Quand nous parlons de la sagesse qui a présidé quatre mille ans à la constitution de la Chine, nous ne prétendons pas parler de la populace […] 464». Il ajoute : « Il

458 Voltaire, Dictionnaire philosophique, p.111. 459 Louis Le Comte, op. cit., p. 367 et 369. 460 Ibid., p. 381-382. 461 Ibid., p. 364. 462 Voltaire, Le siècle de Louis XIV, tome 2, p. 323. 463 René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, p. 253. 464 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Classique Garnier, p. 399.

115 est vrai que le bas peuple est superstitieux, et qu’il a adhéré aux sectes de Laokium et de Fô, mais les magistrats sentirent que le peuple pouvait avoir des religions différentes de celle de l’état, comme il a une nourriture plus grossière ». Comme on peut le constater ici, Voltaire est loin d’être égalitariste. Lorsqu’il vante la spiritualité de la Chine, il considère uniquement la religion des lettrés et de l’empereur. Dans Fragments historiques sur l’Inde, on découvre un passage dans lequel Voltaire écrit : « Quand le gouvernement chinois n’aurait montré d’autre prudence que celle d’adorer un seul Dieu sans superstition, et de contenir toujours les bonzes, aux rêveries desquels il abandonne la populace, il mériterait nos plus sincères respects465». Jacques Gernet dans son livre Les Aspects économiques du bouddhisme dans la société chinoise du Ve au Xe siècle466, expose que les moines bouddhistes ont fomenté une dizaine de rébellions entre les années 400 et 517. Voltaire se rapportant aux Annales a pourtant tort d’écrire dans l’Essai sur les mœurs : « L’intérieur de l’Empire fut tranquille. L’histoire rapporte qu’il ne fut troublé que par un bonze qui voulut faire soulever les peuples, et qui eut la tête tranchée467 ». La religion des lettrés pour sa part est comblée d’éloges par Voltaire puisqu’elle condamne les superstitions des païens et les mœurs des chrétiens, en plus de n’avoir jamais engendré de querelles et de guerres civiles468. Il est donc aisé de comprendre pourquoi ce philosophe a choisi la croyance des lettrés aux dépens du bouddhisme et de leurs bonzes. Par l’entremise de ses critiques contre les bonzes, Voltaire vise essentiellement les prêtes de sa religion :

Jamais la religion des empereurs et des tribunaux ne fût déshonorée par des impostures, jamais trouble par les querelles du sacerdoce et de l’Empire, jamais chargées d’innovations absurdes [...] et dont la démence a mis à la fin le poignard aux mains des fanatiques, conduits par des factieux. C’est par là surtout que les Chinois l’emportent sur toutes les nations de l’univers469.

Cette citation offre un tremplin intéressant vers la partie qui suit, puisqu’on y constate assez aisément que Voltaire utilise l’exemple chinois comme un modèle de tolérance. Quiconque s’intéresse au sujet de la tolérance au XVIIIe siècle réalise que l’Empire du Milieu et son

465 Voltaire, « Fragments de M. de *** » dans Collection complète des œuvres de M. de ***, Tome 20, Genève, 1774, p. 522. 466 Jacques Gernet, Les Aspects économiques du bouddhisme dans la société chinoise du Ve au Xe siècle, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1956, 331 p. 467 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris, Chez Furne, 1835, p. 451. 468 Ibid. 469 Ibid., p. 26.

116 pluralisme religieux peuvent enseigner ce principe à une France alors intolérante. La querelle des rites en est un exemple assez frappant. Voltaire atteste sans contredit le philosophe sinophile allemand Leibniz qui croyait alors que le christianisme s’acquittait mal la tâche de régir la morale des gens et que c’était l’Occident qui avait besoin que l’Empire du Milieu lui envoie des missionnaires470.

b) La querelle des rites : une leçon de tolérance

Voltaire, qui s’est investi dans la question de la tolérance religieuse avec l’Affaire Calas, tel que vu au premier chapitre, a grandi dans un climat de querelles religieuses qui s’est peu à peu estompé à la mort de Louis XIV. Le philosophe a connu cette période où le pouvoir français se donnait le droit de juger les hommes par leurs croyances, et sa conscience est sans aucun doute marquée, tout comme ses contemporains, par les histoires récentes des guerres de religion. Son regard qui se pose sur l’image de la Chine proposée par les jésuites se concentre essentiellement sur une polémique qui fait couler beaucoup d’encre, la querelle des rites chinois.

Contrairement à Montesquieu qui reste prudent dans ce débat, Voltaire y consacre un chapitre entier dans son œuvre Le siècle de Louis XIV qui s’intitule « Disputes sur les cérémonies Chinoises. Comment ces querelles contribuèrent à faire proscrire le christianisme à la Chine471 ». L’emplacement de ce chapitre à la toute fin de son œuvre n’a rien d’anodin, puisqu’il ne s’agit en aucun cas d’un simple hasard de composition. Dans cette ultime partie, Voltaire y fait l’historique de la mission en Chine à partir de Matteo Ricci jusqu’au bannissement des jésuites en exposant les points positifs et négatifs de la nation chinoise. Sa description des faiblesses est toutefois anodine : « Les Chinois étaient, et sont encore, en philosophie et en littérature, à peu près ce que nous étions il y a deux cents ans. Le respect pour leurs anciens maîtres leur prescrit des bornes qu’ils n’osent passer ». C’en est tout pour le côté négatif, maintenant, voici comment il redresse ce constat :

Le progrès dans les sciences est l’ouvrage du temps et de la hardiesse de l’esprit. Mais la morale et la police, Ŕ au sens de politique Ŕ, étant plus aisées à comprendre que les sciences, et s’étant perfectionnées

470 Voyez le développement de cette idée dans Olivier Roy, Leibniz et la Chine, Paris, Vrin, 1972, p. 166-170. 471 Voltaire. Le siècle de Louis XIV, tome 2, Berlin, Chez C.F. Henning Imprimeur du Roi, 1751, p. 318-328. 117

chez eux quand les autres arts ne l’étaient pas encore, il est arrivé que les Chinois, demeurés depuis plus de deux mille ans à tous les termes où ils étaient parvenus, sont restés médiocres dans les sciences, et le premier peuple de la terre dans la morale et dans la police comme le plus ancien472.

Comme il était courant de le faire à son époque, Voltaire modifie parfois ses sources afin de mettre l’accent sur les supériorités de la Chine. Ainsi, sous la plume de ce philosophe, les Chinois sont le premier peuple de moral de la terre. Cette nation ne pouvait pas être la seule responsable du bannissement des jésuites de Chine, car c’était sans conteste davantage l’Occident qui avait manqué de tolérance. Selon Voltaire :

Cette fureur des prosélytes est une maladie particulière à nos climats; ainsi qu’on l’a déjà remarqué, elle a toujours été inconnue dans la haute Asie. Jamais ces peuples n’ont envoyé de missionnaires en Europe, et nos nations sont les seules qui aient voulu porter leurs opinions, comme leur commerce, aux deux extrémités du globe473.

Le philosophe cherche à exposer à travers ce chapitre comment ces querelles ont contribué à l’échec de la mission chinoise : « Ce n’était pas assez pour l’inquiétude de notre esprit que nous disputassions au bout de 1700 ans sur des points de notre religion, il fallut encore que seuls des chinois entra dans nos querelles. Cette dispute ne produisit pas de grands mouvements, mais elle caractérisa plus qu’aucune autre cet esprit actif contentieux et querelleur qui règne dans nos climats474 ». Voltaire fait allusion ici à l’intransigeance de Louis XIV et à la tolérance de Kangxi, celui qui avait permis la religion chrétienne à la Chine en 1692. Dans son Essai sur les mœurs où l’Empire du Milieu occupe une place importante, le philosophe écrit que les Chinois ont certainement été surpris de constater que les missionnaires chrétiens non seulement ne s’entendaient pas sur l’enseignement à rendre aux peuples à convertir, mais aussi se persécutaient réciproquement dans des procès criminels à Rome475. Il ne fallait donc pas se surprendre du bannissement des jésuites. C’est également à travers une de ses épîtres Au roi de la Chine que Voltaire traite de la querelle des rites en rappelant que si la Chine a proscrit après quelques

472 Pour sa critique des sciences de la Chine, Voltaire s’est probablement basé sur les Lettres édifiantes, Tome 12, p. 50-51. ; Pour voir ce passage dans Le siècle de Louis XIV, p. 319. 473 Voltaire, Le siècle de Louis XIV, tome 2, Paris, Flammarion, 1966, p. 154. Pour une raison que j’ignore, le passage n’est pas présent dans l’édition de 1751. 474 Voltaire. Le siècle de Louis XIV, tome 2, 1751, p. 318. 475 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Paris, Chez Furne, 1835, p. 602 dans Œuvres complètes de Voltaire, tome 3.

118 années de tolérance le christianisme, c’était essentiellement parce que l’Occident refusait de reconnaître ses mœurs. De fait, lorsque l’empereur Yongzheng interdit le christianisme en 1724, il affirma que ce n’était pas le peuple chinois qui s’était montré intolérant envers la religion chrétienne, mais plutôt les jésuites qui avaient manqué de tolérance envers les mœurs chinoises.

Cet échec de la mission chinoise inspire à Voltaire un dialogue amusant intitulé L’empereur de la Chine et Frère Rigolet476 où le porte-parole chrétien est présenté comme un être borné et imbu de lui-même. Le philosophe ridiculise la figure du frère puisqu’il n’est pas homme de cour : « On demandait un jour à Oliva général des jésuites, comme il se pouvait faire qu’il y eût tant de sots dans une société qui passait alors pour éclairée ?477». Le caractère non égalitariste de Voltaire est de nouveau ici bien senti par le lecteur. La discussion entre les deux personnages révèle peu à peu les propres critiques du philosophe envers sa religion : le caractère centriste de la chrétienté qui se borne à penser qu’elle est « la seule véritable », que les peuples qui ne se convertissent pas « seront tous damnés », et que les hommes de l’église se doivent de catéchiser les « esprits qui ne sont point encore pervertis par l’usage dangereux de penser 478 ». Ce n’est pas nécessaire d’exposer ici tous les sujets traités dans ce texte, mais on peut affirmer le côté risible du philosophe lorsqu’il se plaît à évoquer les dogmes de la religion chrétienne de manière ridicule, non pas en son nom, mais par l’entremise des paroles de l’empereur Yongzheng. De fil en aiguille, une confusion s’installe entre les deux personnages, et le dialogue se termine par une sorte de catéchisme voltairien qui n’a en soi rien de Chinois. Il évoque la tolérance qui devrait être au centre des préoccupations de l’homme et que ce dernier devrait regarder tous les autres comme ses propres frères. Ce qu’on retient surtout est son exposition des principes de son propre déisme par la bouche de l’empereur : « Dieu n’est point offensé qu’on l’adore d’une manière ridicule; un père ne chasse point ceux de ses enfants qui le saluent en faisant mal la révérence; pourvu qu’il en soit aimé & respecté, il est satisfait479 ». L’échec de la mission chinoise serait essentiellement dû à l’intolérance de l’Europe qui est venue troubler la paix dans l’empire chinois : « Je suis tolérant, & je vous chasse tous parce que vous êtes intolérants. Je vous chasse, parce qu’étant divisés entre vous, & vous détestant les uns des autres, vous êtes prêts d’infecter

476 Voltaire, « L’empereur de la Chine et Frère Rigolet » dans Œuvres complètes de M. de Voltaire, Tome 29, Genève, 1777, p. 113-131. 477 Ibid., p. 116. 478 Ibid., p. 117. 479 Ibid., p. 130.

119 mon peuple du poison qui vous dévore 480». Par la suite, le sinophile fait l’éloge de la bonté de l’empereur qui renvoya les missionnaires jésuites dans le port de Macao en s’assurant que rien ne leur arrive. Il aura donc été l’un « des plus sages et des plus généreux princes qui aient jamais régné481». Voltaire affirme sans hésitation que le bannissement des jésuites est un exemple même de tolérance et d’humanité.

Dans ses Entretiens chinois, Voltaire expose une idée semblable, soit la complexité des croyances européennes qui engendre bien des maux. Il fait présenter par le personnage du jésuite au mandarin la situation du christianisme en Europe : « Il est vrai que dans notre Europe le réformé, le protestant, le mollétiste, le janséniste, l’anabaptiste, le méthodiste, le morave, le mennoniste, le l’anglican, le quaker, le piétiste, le coccéien, le voétien, le socinien, l’unitaire rigide, le millénaire, veulent chacun tirer à eux la vérité, qu’ils mettent en pièces et qu’on a par la suite bien de la difficulté à ramasser les morceaux482 ». Il signifie ici que toutes les religions de l’Europe ont toujours lutté entre elles afin de déterminer l’ultime vérité, alors qu’au fond, ils s’accordent en général sur une même chose. Voltaire dans son roman Zadig ou la Destinée transmet d’ailleurs une leçon de tolérance si rarement divulguée par l’Europe déchirée entre diverses croyances. Plusieurs hommes en provenance de différentes parties du monde engagent une conversation animée autour d’une table sur les croyances de chacun. Cet échange qui mène bientôt à une dispute entre eux est interrompu par le Chinois qui est le seul à faire preuve de respect envers tous483. Voltaire fait conclure cette querelle avec l’aide de son personnage Zadig qui déclare qu’ils se disputent pour rien à propos de leurs croyances puisqu’ils sont tous du même avis de manière générale484.

Tout comme Montesquieu, le philosophe sinophile ne porte pas dans son cœur les missions évangélisatrices à l’étranger, méprisant plus particulièrement celle tentée en Chine puisqu’il

480 Ibid., p. 130-131. 481 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Éditions Garnier, p. 792. 482 Voltaire, Entretiens chinois, 1768, http://venus.arts.u- szeged.hu/pub/tarsadalomelmeleti/filozofia/Library/Voltaire%20Entretiens%20Chinois/VoltaireEntretiens%20Chino is_%20(1768).htm (consulté le 5 mars 2013). 483 « Je respecte fort les Égyptiens, les Chaldéens, les Grecs, les Celtes, Brahma, le bœuf Aps, le beau poisson Oannès; mais peut-être que le Li ou le Tien, comme on voudra l,appeler, vaut bien les bœufs et les poissons […]. »,Voltaire, Zadig ou la Destinée, pp. 86-87. 484 Ibid., p. 88-89. 120 considère que le christianisme corrompt la pureté de la religion chinoise, et trouble la paix dans l’empire. Il préfère en effet que les missionnaires restent en Europe au lieu de causer de la bisbille dans un pays étranger. Il met en doute le livre du Père Kircher intitulé La Chine illustrée, qui atteste la présence des chrétiens nestoriens dans les temps reculés de l’empire puisqu’il n’y voit qu’une « fraude pieuse485 ». Voltaire croit que les chrétiens ont inventé cela pour justifier leur présence en Chine, et du même coup, la mission chinoise. Le philosophe renie par conséquent les propos du Père Le Comte dans Nouveaux mémoires qui expose la découverte d’une « pierre [de] dix pieds de long sur cinq de large [sur laquelle] on trouva dans la partie supérieure une grande croix bien gravée et plus bas, un long discours en caractères chinois […] 486». Il ne croit donc pas en l’existence de cette stèle qui démontre la présence de chrétiens plusieurs siècles avant l’arrivée des Mathématiciens du Roi. La stèle de X’ian a pourtant bel et bien existé, car elle a été érigée en l’an 781 par le prêtre Jinging dont le nom signifie « Le Pur de la religion lumineuse »487. Dans ses Lettres chinoises, indiennes et tartares, Voltaire fait toutefois remarquer qu’il est ridicule que les chrétiens se soient réjouis que Dieu ait envoyé en Chine un nestorien, soit un homme qui ne croit pas à la Sainte Vierge mère de Dieu, donc un hérétique488. L’Empire du Milieu, qui se doit d’être supérieur à l’Europe pour le bien de son argumentaire, ne peut avoir été habité par des chrétiens dans les temps reculés puisque cela entacherait l’image de pureté religieuse que Voltaire veut démontrer. Selon lui, « si Dieu avait voulu que la Chine fût chrétienne, se serait-il contenté de mettre des croix dans l’air ? Ne les aurait-il pas mises dans le cœur des Chinois ? 489». Si tel n’a pas été le cas, c’est que l’Empire du Milieu ne devait pas être chrétien.

Ainsi, la Chine est supérieure à l’Europe puisqu’elle arrive à vivre paisiblement malgré son pluralisme religieux. Si les missionnaires ont été bannis de cet empire, ce n’est pas à cause de l’intolérance religieuse du gouvernement chinois, mais bien parce que les querelles entre les différents ordres religieux européens venaient à fragiliser la paix et l’harmonie qui y régnait. Selon Voltaire, cet échec dans l’Empire Céleste doit servir de leçon à l’Europe. Le philosophe se

485 René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, p. 210. 486 Louis Le Comte, op. cit., p. 390. Voir la traduction française du discours inscrit sur la stèle aux pages 390-393. 487 Voir à ce sujet, Jean Charbonnier, Histoire des Chrétiens de Chine, Paris, Les Indes Savantes, 2002, p. 13-21. 488 Voltaire, Lettres chinoises, indiennes et tartares, p. 22. ; Cette stèle existe bel et bien selon Jacques Gernet, « L’inscription de la stèle nestorienne de Xi’an de 781 vue de Chine », op. cit., p. 237. 489 Voltaire, Le siècle de Louis XIV, 1966, p. 155.

121 sert essentiellement du modèle chinois pour critiquer les mœurs de sa propre civilisation. Or, la Chine n’est pas qu’un simple outil pour Voltaire, car elle représente son idéal religieux, son modèle de tolérance. Cette terre lointaine symbolise un ailleurs réconfortant sur lequel il peut se baser pour asseoir ses convictions qu’il espère possibles pour l’Europe dans un avenir proche. Son admiration de l’empire chinois se fonde sur des sources jésuites qui tendent trop souvent à embellir la Chine pour le bien de leur cause. Si Voltaire ne donne pas crédit aux récits marchands, il commet en quelque sorte l’imprudence de prendre le parti des jésuites qui n’hésitaient certainement pas eux aussi à jouer avec la réalité à l’occasion. Même s’il doute à d’infimes reprises au sujet des écrits de ces derniers, comme ceux du Père Kircher par exemple, le philosophe considère la plupart Lettres comme authentiques, car elles rejoignent trop bien sa cause sinophile pour les laisser de côté.

***

La question religieuse chinoise est sans nul doute celle qui est la plus délicate à traiter pour les philosophes Montesquieu et Voltaire. Non seulement ils vivent dans une période de remise en question du pouvoir religieux, mais les deux érudits ont également à jongler avec le débat concernant la querelle des rites chinois. Montesquieu, attaché à sa notion de despotisme asiatique, remet en cause l’harmonie religieuse qui règne en Chine malgré son pluralisme religieux. Au lieu d’utiliser le terme tolérance pour expliquer cette situation, le philosophe préfère traiter d’indifférence, mais celle-ci est appliquée tant et aussi longtemps que la tranquillité publique n’est pas perturbée. Il évince presque complètement de son discours la figure confucéenne qui pourrait diluer son tableau d’un empire despotique, en plus de taire la question de la querelle des cérémonies chinoises afin de ne pas attirer la colère des censeurs sur son œuvre. Il évoque aussi maladroitement le débat entourant l’athéisme et l’idolâtrie des Chinois en exposant une conclusion sans fondement, sans argument solide. Montesquieu n’hésite d’ailleurs pas à tronquer ses sources et à choisir minutieusement chaque passage des écrits jésuites afin d’appuyer son argumentaire qui devient malgré tout peu convaincant. Le sinophile Voltaire quant à lui positionne la question religieuse au cœur de ses réflexions et de ses préoccupations. Il n’hésite en aucune façon à traiter de la querelle des rites afin de vanter la supériorité de la nation chinoise et à faire intervenir Confucius, philosophie des Lettrés, comme un modèle de déisme. Les Chinois croient en un Être suprême et n’adoptent pas de superstitions, alors cela suffit pour qu’il se range

122 derrière la thèse des jésuites sur la spiritualité de cette nation. Or, je l’ai vu, les censeurs avaient supprimé des Lettres tous passages évoquant le prodige et le superstitieux. Aussi, Voltaire n’hésite pas à critiquer l’Europe derrière certains propos voilés, et à ridiculiser les détracteurs du modèle chinois qui attestent à la fois l’idolâtrie et l’athéisme de la Chine. S’il a remis quelques propos jésuites en cause, le philosophe s’est presque exclusivement basé sur ces écrits en commettant possiblement l’imprudence de prendre souvent, voire trop souvent à contresens le parti des jésuites. Ce qu’il faut enfin retenir est que Voltaire n’a pas eu à jouer avec ses sources autant que Montesquieu, puisque les textes jésuites le satisfaisaient généralement dans sa démonstration.

Une fois de plus les deux philosophes, Montesquieu et Voltaire, ne s’accordent pas tout à fait sur la question religieuse chinoise, car ils n’ont pas au départ le même objectif lorsqu’ils se concentrent sur le dossier chinois. Si le sceptique veut maintenir son classement de la Chine dans les régimes despotiques, le sinophile quant à lui souhaite conserver ce modèle de tolérance et de déisme qui le réconforte dans son désir d’un avenir meilleur pour la France. D’ailleurs, Henri Léonard Jean Baptiste Bertin (1720-1792), le ministre des Finances sous Louis XV, a dit un jour au roi que « le meilleur remède à tous les maux dont souffrait le royaume serait de lui inoculer quelque chose de l’esprit chinois 490 », tel que vu à l’introduction. Ainsi, selon Voltaire, le gouvernement français devrait prendre exemple sur la Chine qui s’est montrée longtemps tolérante devant une puissance qui ne l’était pas.

490 René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, p. 217.

123

Conclusion : la Chine, entre objet de lecture, arme philosophique et modèle critiqué

L’image de la Chine prend tranquillement forme dans l’esprit des hommes des XVIIe et XVIIIe siècles grâce à la plume jésuite qui leur rend non pas uniquement les contours d’une terre lointaine, comme les voyageurs précédents, mais bien tous ses reliefs, passant du contenu géographique, aux informations institutionnelles et spirituelles. Cet ailleurs idyllique qui parvient jusqu’en France frappe l’imaginaire des érudits qui vivent dans une période de grands bouleversements politiques et religieux. Leur conscience cherche un modèle sur lequel se raccrocher pour démontrer qu’un progrès est possible, mais aussi nécessaire.

La description de l’Empire Céleste rendue par les missionnaires jésuites ne manque pas de surprendre puisqu’elle démontre que malgré l’étendue gigantesque du territoire chinois, son gouvernement ne témoigne pas d’un despotisme sans lois ni règles, mais est plutôt bon et bienveillant envers ses sujets à l’image d’un père avec ses enfants. Aussi, les récits jésuites traitent d’une grande tolérance religieuse où chaque culte et rite est toléré, tant et aussi longtemps qu’il ne trouble l’ordre public. Par conséquent, la Chine ne peut qu’émerveiller quiconque jette son premier regard sur elle. Toutefois, les récits des jésuites qui parviennent en Europe ne font pas que susciter un engouement, car on commence de plus en plus à critiquer les procédés utilisés pour conquérir les âmes chinoises. C’est bien là le cœur de la querelle des rites chinois. Ce conflit engendre l’échec missionnaire puisque l’Occident ne s’était pas montré tolérant envers les pratiques chinoises. Le bannissement des jésuites de Chine est alors dû au simple principe et condition d’existence de la tolérance qui veut qu’un empire se montre intolérant envers des religions intolérantes, ce qu’avait exactement manifesté le catholicisme envers les croyances et mœurs chinoises.

C’est avec cette querelle comme trame de fond que les Lettres édifiantes et curieuses sont acheminées en France exposant les échecs, mais surtout les réussites des conversions. Les jésuites veulent alors démontrer les bienfaits de leur présence sur le territoire chinois, principal objectif de leur mission étrangère. Il paraît ainsi juste et à propos d’embellir leurs aventures, ce que ne manque pas de faire le Père Du Halde lors de son travail d’édition sur les lettres. Sa grande compilation intitulée la Description de la Chine se veut d’ailleurs être une apologie de la mission

125 chinoise en reprenant systématiquement plusieurs informations, parfois intégralement, de la plume des missionnaires jésuites. Cependant, bien loin encore une fois de seulement engendrer l’émerveillement, son ouvrage donne un puits de sources inestimables pour les détracteurs des jésuites puisqu’on y dévoile des cultes idolâtres et leur caractère superstitieux. Peu à peu, la Chine devient un terrain de batailles d’idées entre les détracteurs et les admirateurs de cette terre lointaine, possible Eldorado pour les sinophiles. Parmi les modèles politique et religieux éphémères qui sont discutés dans les milieux savants français, la Chine est sans aucun doute celle qui a le plus bouleversé leur conscience, et ce, grâce à son ancienneté, à son avancée politique et à sa grande tolérance religieuse.

Les philosophes à la recherche d’un monde meilleur posent le regard sur cette Chine controversée et doivent faire un choix, à savoir s’ils acceptent ou non cet empire comme modèle. De toutes les plumes qui prennent part à ce débat, deux d’entre elles marquent manifestement grandement le Siècle des Lumières, soit celles du grand sceptique Montesquieu et du fervent sinophile Voltaire. La polémique sur la nature du gouvernement chinois de même que celle sur l’interprétation des croyances chinoises opposent grandement les deux philosophes à l’étude.

Attaché à la notion de despotisme oriental, Montesquieu classe la Chine dans ce type de régime même si certains éléments de son gouvernement l’ont fait déroger pendant un moment de son idée de départ. Plusieurs notions l’ont en effet gêné dans sa théorisation du despotisme chinois, soit l’organisation des ministères qu’il évince presque en entier dans son œuvre et la justice chinoise qu’il traite brièvement. Afin de confirmer le despotisme chinois, le philosophe n’a pas hésité à détourner ou modifier certains passages des écrits jésuites afin qu’ils justifient son argumentaire, la référence au bâton qui gouverne la Chine en est un parfait exemple. Quant à Voltaire, le modèle gouvernemental chinois transmis par les missionnaires jésuites le conforte dans son idée d’un despotisme éclairé à l’image de l’empire prussien. L’empereur chinois serait un père bienveillant et à l’écoute de ses sujets, ne permettant pas une justice arbitraire et injuste. Cette description fournie par les écrits jésuites ne pouvait qu’attirer l’intérêt du philosophe sinophile dans son combat contre l’injustice ravivé dans l’Affaire Calas. Embellissant parfois certains passages des sources jésuites, qui étaient déjà en soi fort positifs, Voltaire souhaite démontrer la supériorité de la nation chinoise étant selon ses dires la plus policée de l’univers. Le

126 philosophe politique Montesquieu a certes écrit davantage sur le gouvernement que ne l’a fait Voltaire, étant lui, davantage intéressé par la polémique religieuse. Le sinophile s’est attaché dans son œuvre à discréditer les attaques de son adversaire alors sceptique envers les jésuites et leur description idyllique.

La querelle des rites chinois qui est au cœur de la polémique religieuse est longuement traitée par Voltaire dans son œuvre, en particulier dans son livre Le Siècle de Louis XIV. Montesquieu quant à lui, garde le silence sur ce débat majeur par prudence ou désintérêt. Alors que le sceptique amène maladroitement la question religieuse en affirmant l’athéisme, de même que l’idolâtrie des Chinois, Voltaire se scandalise devant l’existence même de cette polémique en affirmant la spiritualité de ce peuple de moral. Il est d’autant plus fasciné par la grande tolérance de l’empire chinois envers les différents rites qui y sont pratiqués, puisque son propre gouvernement refuse la liberté de culte aux protestants suite à la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV. Alors que Voltaire, ce combattant de l’infâme, perçoit cette tolérance comme une simple marque de bonté de la part de l’empereur, Montesquieu quant à lui, y voit uniquement le désir de conserver la tranquillité publique. Le bannissement des missionnaires suite à l’affaire Tournon qui entraîne plus tard l’échec complet de la mission chinoise n’a certainement pas surpris Montesquieu qui ne croyait pas en la compatibilité du confucianisme et du christianisme. Voltaire quant à lui, a vu dans cet échec une leçon de tolérance que doit prendre l’Occident. En effet, si l’empereur a banni les missionnaires, c’était uniquement parce que l’Ordre à laquelle ils étaient rattachés s’était montré lui-même intolérant.

Les extraits analysés dans les Geographica de Montesquieu de même que ceux qu’il utilise dans son Esprit des Lois sont moins sur la Chine que contre la Chine. Voltaire voit dans ce traitement que Montesquieu fait à l’Empire Céleste une analyse faible due à son parti pris erroné. Les extraits visés par Montesquieu dans les Lettres et la Description sont critiqués et doublés dans ses Geographica de commentaires personnels qui mettent en doute la crédibilité des jésuites. Ceux utilisés par Voltaire sont davantage élogieux et démontrent la supériorité de la nation chinoise. Les deux philosophes se sont parfois servi de la Chine comme d’un objet de lecture et d’écriture afin soutenir leurs idées. Il est juste et à propos de rappeler ici la notion de paravent littéraire et politique exposée précédemment, en ce sens où Montesquieu et Voltaire ont

127 utilisé à quelques reprises la Chine pour mousser leur manière de penser. Si Voltaire y voit un réel modèle politique et religieux, Montesquieu insiste sur le fait que la France ne devrait pas se comparer à la Chine puisque cette dernière n’a rien de supérieur. Toutefois, à la lumière de mon analyse, je peux affirmer que l’Empire du Milieu a été plus qu’une simple référence, puisqu’elle a bel et bien été pour Voltaire un espace réconfortant pour espérer un avenir meilleur pour la France. Le philosophe, qui n’était pourtant pas un grand admirateur des jésuites, s’est rangé de leur côté durant la querelle des rites et n’a pas hésité à leur faire confiance dans la description de cette Chine lointaine, même si en soi on pourrait attribuer cette confiance à l’unique fait que les informations jésuites étaient la seule source d’informations assez consistante. Voltaire a donc besoin d’un nouveau modèle comme tout philosophe du XVIIIe siècle, et celui-ci lui convient parfaitement. L’image chinoise devient son modèle et donc son arme philosophique pour critiquer les institutions françaises, et ce, même si elle est au cœur d’un débat religieux.

Si L’Essai sur les mœurs, publié huit années après la parution de L’Esprit des lois, n’était pas seulement une attaque contre son adversaire sceptique, c’est son article « Histoire » dans L’Encyclopédie qui s’occupe de critiquer la méthodologie de la science historique en gestation. Cette critique, qui pourrait subtilement s’adresser à Montesquieu, expose que le discours historique ne doit pas faire entrer dans un moule définitif tout objet à l’analyse. Il amène plutôt que la méthodologie employée doit se construire autour de lui : « On exige que l’histoire d’un pays étranger ne soit point jetée dans le même moule que celle de votre partie 491». Voltaire accuserait ainsi l’auteur de L’Esprit des Lois d’avoir mené maladroitement son exposition de l’histoire asiatique en se basant trop sur la logique de l’histoire européenne, la théorie du despotisme chinois par Montesquieu en est l’exemple par excellence.

Le traitement négatif du modèle chinois par Montesquieu n’a certes pas plu à Voltaire, mais suite à la parution de L’Esprit des lois, on ne pouvait plus ignorer la branche sinophobe. L’historien René Étiemble ne manque d’ailleurs pas de le démontrer dans la conclusion de son ouvrage lorsqu’il évoque l’importance du discours du philosophe sceptique dans l’histoire des représentations de la Chine : « Avec Montesquieu, c’en est donc fini de la sinophilie sans réserve

491Voltaire, « Histoire » dans Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, par une Société de Gens de Lettres, Tome Huitième (H-IT), A Neufchastel, Chez Samuel Faulche & Compagnie, Libraires & Imprimeurs, 1765, http://www.eliohs.unifi.it/testi/700/voltaire/histoire.html(consulté en ligne le 24 juin 2013).

128 qui dominait avant lui. S’il n’en est pas encore à la sinophobie, il lui entrouvre la voie492 ». Son œuvre a effectivement durci les positions sinophiles-sinophobes, mais il faut également prendre en compte le déclin de la Compagnie de Jésus et du discours jésuite qui lui est intimement lié. La Chine qui était essentiellement découverte par le prisme jésuite s’est vue davantage critiquée et mise en doute par ses détracteurs. Même si les Lettres édifiantes et curieuses continuent d’être publiées jusqu’en 1776, soit quelques années après la dissolution de la Compagnie, elles ne bénéficient plus d’une grande diffusion jadis assurée par le réseau jésuite. Aussi, les archives contenant les récits jésuites sont confisquées à la suite de la dissolution et sont exposées à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Par la suite, plusieurs fonds jésuites ont été vendus au public. La désaffection envers le modèle chinois peut être aujourd’hui considérée comme l’une des conséquences de la faillite jésuite493.

De sinophilie à sinophobie, les courants qui entourent la Chine changent au cours du XVIIIe siècle, mais c’est la sinophobie qui gagne du terrain pour laisser dernière elle la sinophilie essoufflée en 1760, puis la voir disparaître à l’aube du XIXe siècle. Voltaire lui-même modère son enthousiasme pour la Chine lorsque le goût pour l’indianisme atteint la France en 1760494. Le déclin de l’admiration envers la Chine coïncide donc avec la condamnation des rites chinois par le pape Benoît XIV en 1742, la suppression de l’Ordre des Jésuites en 1773 suite à la querelle des rites, puis avec la fascination de l’Antiquité qui découle de la découverte d’Herculanum et de Pompéi vers la fin du Siècle des Lumières. Au final, le despotisme du bâton amené par Montesquieu a donc eu le dessus sur la nation dite la mieux civilisée de Voltaire.

492 René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, p. 71. 493 Jacques Pereira, op. cit., p. 483. 494 Jean-Robert Armogathe souligne dans son article que la modération de l’enthousiasme de Voltaire envers la Chine à partir de 1760 jusqu’à sa mort a été trop souvent ignorée par les chercheurs. Voir « Voltaire et la Chine : une mise au point », La mission française de Pékin aux XVIIe et XVIIIe siècles : Actes de colloque international de sinologie, p. 28. 129

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