Perspectives médiévales Revue d’épistémologie des langues et littératures du Moyen Âge

34 | 2012 Les textes médiévaux face à l'édition scientifique contemporaine. Quels enjeux épistémologiques ?

Sébastien Douchet (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/peme/79 DOI : 10.4000/peme.79 ISSN : 2262-5534

Éditeur Société de langues et littératures médiévales d’oc et d’oïl (SLLMOO)

Référence électronique Sébastien Douchet (dir.), Perspectives médiévales, 34 | 2012, « Les textes médiévaux face à l'édition scientifque contemporaine. » [En ligne], mis en ligne le 10 septembre 2012, consulté le 26 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/peme/79 ; DOI : https://doi.org/10.4000/peme.79

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© Perspectives médiévales 1

Le texte médiéval est soumis, dans sa construction et sa diffusion, à un travail éditorial qui en modifie nécessairement la nature et la réception. Face à la mouvance du texte au Moyen Âge et devant l’hétérogénéité des pratiques éditoriales médiévales, quels ont été les partis-pris scientifiques de l’édition de ces trente dernières années ? Depuis le xixe siècle, la philologie a connu de nombreuses évolutions : comment le travail éditorial a-t-il intégré, adapté ou rejeté les acquis de ses prédécesseurs ? Par ailleurs, Internet est depuis ces quinze dernières années l’un des principaux vecteurs de transformation de l’édition de textes médiévaux et les enjeux de cette révolution éditoriale n’ont pas encore fait l’objet d’un bilan. La dématérialisation du livre suppose nécessairement une construction et une transmission différente du texte. On pourra notamment se demander dans quelle mesure cet outil parvient ou non à pallier les limites techniques du livre imprimé et à renouveler l’approche de l’objet manuscrit dans ce qu’il a de plus singulier. Cependant, l’édition sur Internet, la numérisation du patrimoine manuscrit et tous les outils électroniques de ressources textuelles qui se développent aujourd’hui n’imposent-ils pas un nouveau mirage ? Le sentiment d’un accès apparemment illimité et sans contrainte à l’objet manuscrit ne produit-il pas de nouveaux écarts interprétatifs entre le texte édité et le manuscrit ? Les contribution qui forment la partie « Études et travaux » de ce premier numéro en ligne de Perspectives médiévales apportent des éléments de réponse et des éclairages à ces questionnement qui traversent l’histoire et les pratiques contemporaines de l’édition des textes médiévaux. Sébastien Douchet

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SOMMAIRE

Avant-propos Jacqueline Cerquiglini-Toulet

Études & travaux

Manuscrit de base et variantes de tradition dans le Chevalier de la charrette Stefano Asperti, Caterina Menichetti et Maria Teresa Rachetta

L’edizione critica delle liriche medievali: considerazioni dall’Italia Giuseppina Brunetti

Réflexions sur le choix du manuscrit de base aujourd’hui ou La précaution inutile ? Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck

Le Roman de la Rose, de l’édition aux manuscrits Philippe Frieden

La Chronique d’Ernoul : problèmes et méthode d’édition Massimiliano Gaggero

L’électronique à l’aide de l’éditeur : miracle ou mirage ? Bilan de quatorze années de travaux au LFA Pierre Kunstmann

La canzone di Jordan Bonel S’ira d’amor tenges amic iauzen (BdT 273,1) e alcuni problemi nell’edizione critica dei testi trobadorici Stefano Resconi

L’édition scientifique des documents comptables médiévaux : enjeux et perspectives d’une entreprise pluridisciplinaire Aude Wirth-Jaillard

État de la recherche

Comptes rendus

Essais

Sophie Albert, « Ensemble ou par pieces. » Guiron le Courtois (XIIIe-XVe siècles). La cohérence en question , Champion, 2010 Michelle Szkilnik

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Dominique Ancelet-Netter, La Dette, la Dîme et le Denier. Une analyse sémantique du vocabulaire économique et financier au Moyen Âge Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010 Olivier Bertrand

Stefania Cerrito, Le Rommant de l’abbregement du siege de Troie édition Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2010 Marylène Possamaï-Pérez

Jacques Chocheyras, Réalité et imaginaire dans le Tristan de Béroul Paris, Champion, 2011 Beate Langenbruch

Alain Corbellari, Guillaume d’Orange ou la naissance du héros médiéval Paris, Klincksieck, 2011 Valérie Naudet

Denis Delaplace, Le Jargon des Coquillars à Dijon au milieu du XVe siècle selon Marcel Schwob (1892) Paris, Classiques Garnier, 2011 Alexandra Velissariou

Mireille Demaules, La Corne et l’Ivoire. Étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles Paris, Champion, 2010 Fabienne Pomel

Jean Dufournet, Commynes en ses Mémoires Paris, Honoré Champion, 2011 Joël Blanchard

Élyse Dupras, Diables et Saints. Rôle des diables dans les mystères hagiographiques français Genève, Droz, 2006 Jean-Pierre Bordier

Thomas Deswarte, Une Chrétienté romaine sans pape : l’Espagne et Rome (586-1085) Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque d’histoire médiévale » n° 1, 2010 Marie-Rose Bonnet

Catalina Gîrbea, Communiquer pour convertir dans les romans du Graal (XIIe-XIIIe siècle) Paris, Classiques Garnier, 2010 Jean-René Valette

Émilie Lasson, Superstitions médiévales : une analyse d’après l’exégèse du premier commandement d’Ulrich de Pottenstein Paris, Champion, 2010 Karin Ueltschi

Marie-Thérèse Lorcin, Les Recueils de proverbes français (1160-1490). Sagesse des nations et langue de bois Paris, Champion, 2011 Alexandra Velissariou

Insaf Machta, Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du XIIe siècle Paris, Champion, 2010 Muriel Ott

Myriam Rolland-Perrin, Blonde comme l’or. La chevelure féminine au Moyen Âge Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2010 Hélène Bouget

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Madeleine Tyssens, « La tierce geste qui molt fist a prisier ». Études sur le cycle des Narbonnais Paris, Classiques Garnier François Suard

Alberto Varvaro, La Tragédie de l’Histoire. La dernière œuvre de Jean Froissart Paris, Classiques Garnier, 2011 Florence Bouchet

Ouvrages collectifs

Approches du bilinguisme latin-français au Moyen Âge. Linguistique, codicologie, esthétique Turnhout, Brepols, 2010 Sophie Albert Stéphanie Le Briz et Géraldine Veysseyre (éd.)

Fantasmagories du Moyen Âge. Entre médiéval et moyenâgeux Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2010 Mireille Séguy Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (éd.)

Grands Textes du Moyen Âge à l’usage des petits Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010 Alexandra Velissariou Caroline Cazanave et Yvon Houssais (éd.)

Histoires des Bretagnes 1. Les mythes fondateurs Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique-UBO, 2010 Corinne Füg-Pierreville Magali Courmet, Hélène Tétrel, Hélène Bouget, Jean-Christophe Cassard et Amaury Chauou (éd.)

Médiévalités enfantines. Du passé défini au passé indéfini Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2011 Hélène Gallé Caroline Cazanave et Yvon Houssais (éd.)

Portraits de médiévistes suisses (1850-2000). Une profession au fil du temps Genève, Droz, 2009 Elodie Burle-Errecade Ursula Bälher, Richard Trachsler et Larissa Birrer (éd.)

Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne Paris, Classiques Garnier, 2009 Damien de Carné Jean-Jacques Vincensini et Claudio Galderisi (éd.)

Vers une poétique du discours dramatique au Moyen Âge Paris, Champion, 2011 Corinne Denoyelle Xavier Leroux (éd.)

Editions & traductions

Alain Chartier, Le Quadrilogue invectif Paris, Champion, 2011 Maria Colombo Timelli Florence Bouchet (éd.)

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Charles d’Orléans, Poésies, tome 1, La retenue d’Amour, ballades, chansons, complaintes et caroles Paris, Champion, 2010 Valérie Naudet

Folgore da San Gimignano, Cenne de la Chitarra d’Arezzo, Couronnes et autres sonnets Paris, Classiques Garnier, 2010 Hélène Basso Sylvain Trousselard (éd.)

Gaston Paris-Joseph Bédier. Correspondance Florence, Edizioni del Galuzzo, 2009 Denis Collomp Ursula Bälher et Alain Corbellari (éd.)

Jean Wauquelin, La Manequine Paris, Classiques Garnier, 2010 Yasmina Foehr-Janssens Maria Colombo Timelli (éd.)

Nicolas de Cues, Le Traité du béryl Paris, Ipagine, 2010 Isabelle Fabre Maude Corrieras (éd.)

Oton de Granson, Poésies Paris, Champion, 2010 Isabelle Fabre Joan Grenier-Winther (éd.)

Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel Paris, Champion, 2009 Chantal Connochie-Bourgne

Le Cheval volant en bois. Édition des deux mises en prose du Cleomadès d’après le manuscrit Paris, BnF, fr. 12561 et l’imprimé de Guillaume Leroy (Lyon, ca 1480) Paris, Classiques Garnier, 2010 Stéphane Marcotte Fanny Maillet et Richard Trachsler (éd.)

Le Conte de la Charrette dans le Lancelot en prose : une version divergente de la Vulgate Paris, Champion, 2009 Stéphane Marcotte Annie Combes (éd.)

Old French Medical Texts Paris, Classiques Garnier, 2011 Maria Colombo Timelli Tony Hunt (éd.)

La Fille du comte de Ponthieu. Nouvelle du XIIIe siècle. « Roman » du XVe siècle Paris, Champion, 2010 Alexandra Velissariou

La Prise d’Orange. Chanson de geste (fin XIIe-début XIIIe siècle) Paris, Champion, 2010 Jean-Charles Herbin Claude Lachet (éd.)

Le Roman de Moriaen. Roman van Moriaen Grenoble, ELLUG, 2009 Robert Deschaux

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Positions de thèse

Julien Abed, La Parole de la sibylle. Fable et prophétie à la fin du Moyen Âge thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 13 mars 2010 à l’université Paris-Sorbonne Julien Abed

Irène Fabry-Tehranchi, Texte et Images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate. Mise en cycle et poétique de la continuation ou suite et fin d’un roman de Merlin ? thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michelle Szkilnik, soutenue le 19 novembre 2011 à l’université Paris III-Sorbonne nouvelle Irène Fabry-Tehranchi

Carine Giovénal, Du bestournement au renouvellement. La construction du personnage chez Raoul de Houdenc (XIIIe siècle) thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Chantal Connochie-Bourgne, soutenue le 3 décembre 2011 à l’université de Provence-Aix-Marseille I Carine Giovénal

Cladie Guillemin De-Min, Réécriture d’un archétype médiéval : les géants dans Graal Théâtre de Florence Delay et Jacques Roubaud thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Laurence Harf, soutenue le 9 janvier 2010 à l’université Paris III- Sorbonne Nouvelle Cladie Guillemin De-Min

Marie-Pascale Halary, Beauté et littérature au tournant des XIIe et XIIIe siècles Thèse de doctorat préparée sous la direction de M. le professeur Dominique Boutet et soutenue à l’université Paris- Sorbonne le 5 décembre 2009 Marie-Pascale Halary

Ineke Hardy, Les Chansons attribuées au trouvère picard . Édition critique thèse de doctorat préparée sous la direction de M. le professeur Yvan Lepage, de M. le professeur Pierre Kunstmann et de Mme la professeure Chantal Phan, soutenue à l’université d’Ottawa le 30 septembre 2009 Ineke Hardy

Marie-Madeleine Huchet, De la Vieille de Jean Le Fèvre, traduction versifiée du De vetula attribué à . Étude et édition thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le professeur Geneviève Hasenohr et soutenue à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes le 27 novembre 2010 Marie-Madeleine Huchet

Magali Janet, L’Idéologie incarnée. Représentations du corps dans le premier Cycle de la Croisade (Chanson d’Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs) Thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le professeur Catherine Croizy-Naquet, soutenue le 27 novembre 2010 à l’université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense Magali Janet

Clotilde Jobert-Dauphant, La Poétique des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps (ms. BN fr. 840) : composition et variation formelle thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le professeur Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 28 novembre 2009 à l’université de Paris-Sorbonne Clotilde Jobert-Dauphant

Lydie Lansard, De Nicodème à Gamaliel. Les réécritures de l’Évangile de Nicodème dans la littérature narrative médiévale (XIIe-XVIe siècle). Étude et éditions thèse de doctorat dirigée par Mme Laurence Harf-Lancner, soutenue le 21 novembre 2011 à l’université Paris III- Sorbonne Nouvelle Lydie Lansard

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Cécile Le Cornec-Rochelois, Le Poisson au Moyen Âge : savoirs et croyances thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Claude Thomasset, professeur à l’université Paris-Sorbonne, soutenue le 18 octobre 2008 à l’université de Paris Sorbonne Cécile Le Cornec-Rochelois

Chloé Lelong, L’Œuvre de Nicolas de Vérone : intertextualité et création dans la littérature épique franco-italienne du XIVe siècle thèse de doctorat, préparée sous la direction de M. le Professeur Jean-Claude Vallecalle (université Lyon II), soutenue le 11 Septembre 2009 à l’université Lyon II Chloé Lelong

Blandine Longhi, La Peur dans les chansons de geste (1100-1250). Poétique et anthropologie thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Dominique Boutet, soutenue le 25 novembre 2011 à l’université Paris-Sorbonne Blandine Longhi

Patrick Moran, Lectures cycliques : le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle thèse de doctorat préparée sous la direction de M. le professeur Dominique Boutet, soutenue le 7 mai 2011 à l’université de Paris Sorbonne Patrick Moran

Amandine Mussou, Mettre le savoir en fiction à la fin du XIVe siècle. Les Eschés amoureux en vers thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 23 juin 2012 à l’université Paris-Sorbonne Amandine Mussou

Anaïg Queillé, L’Infidélité de la reine des anciens récits celtiques à la matière de Bretagne (XIIe-XIIIe siècles) thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Elisabeth Gaucher-Rémond (Professeur à l’université de Nantes) et soutenue le samedi 30 octobre 2010 à la faculté des Lettres de l’université de Nantes Anaïg Queillé

Vanessa Obry, Désigner, construire. Le personnage dans les romans en vers des XIIe et XIIIe siècles thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michèle Gally, soutenue le 11 décembre 2010 à l’université de Provence Vanessa Obry

Clémence Revest, Romam veni. L’humanisme à la curie de la fin du Grand Schisme, d’Innocent VII au concile de Constance (1404-1417) thèse de doctorat en cotutelle sous la direction de Mme Élisabeth Crouzet-Pavan et M. Jean-Claude Maire Vigueur, soutenue le 16 juin 2012 à l’université de Paris-Sorbonne Clémence Revest

Anne Rochebouet, « D’une pel toute entiere sans nulle cousture ». La cinquième mise en prose du Roman de Troie. Édition critique et commentaire thèse de doctorat présentée sous la direction de M. Gilles Roussineau, soutenue le 28 novembre 2009 à l’université de Paris Sorbonne Anne Rochebouet

Anne Salamon, Écrire les vies des Neuf Preux et des Neuf Preuses à la fin du Moyen Âge : étude et édition critique partielle du Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses de Sébastien Mamerot (Josué, Alexandre, Arthur ; les Neuf Preuses) thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Gilles Roussineau, soutenue le 26 novembre 2011 à l’université Paris-Sorbonne Anne Salamon

Laëtitia Tabard, « Bien assailly, bien deffendu ». Le Genre du débat dans la littérature française de la fin du Moyen-âge thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 10 mars 2012 à l'université Paris Sorbonne Laëtitia Tabard

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Florence Tanniou, « Raconter la vraie estoire de Troie ». Histoire et édification dans le Roman de Troie en prose (Prose 1, version commune) thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Catherine Croizy-Naquet, soutenue le 14 novembre 2009 à l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense Florence Tanniou

Alexandra Velissariou, Aspects dramatiques et écriture théâtrale dans les Cent Nouvelles nouvelles et la littérature du Moyen Âge tardif thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le Professeur Danielle Quéruel et de M. le Professeur Jean Devaux, soutenue le 22 novembre 2010 à l’université de Reims-Champagne Ardenne Alexandra Velissariou

Julien Vinot, Répétition et variation de la tradition dans les romans de Hue de Rotelande thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Gérard Jacquin et de M. Jean-Philippe Beaulieu, soutenue le 22 mai 2009 à l’université de Montréal Julien Vinot

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Avant-propos

Jacqueline Cerquiglini-Toulet

1 Avec son numéro 34, Perspectives médiévales ouvre une nouvelle série, dans un nouveau format, électronique. Créée en 1975 en lien avec la fondation de la Société des langues et littératures médiévales d’oc et d’oïl, la revue Perspectives médiévales voit son premier numéro paraître en juin 1975. La société est présidée par Pierre Le Gentil, son secrétaire général est Daniel Poirion et le responsable de la publication, Robert Deschaux. C’est Daniel Poirion qui signe la présentation du premier numéro, présentation à la fois inquiète et optimiste ; inquiète quant à la place des études littéraires en général dans la société et plus particulièrement de celles à dimension historique ; optimiste par ce geste même de créer une revue ou plutôt un bulletin – je reviendrai sur cette différence – et de lui donner pour titre « Perspectives médiévales ».

2 Nous sommes trente six ans après. Grâce à l’impulsion dynamique et ferme de sa présidente, Joëlle Ducos, aux compétences et au dévouement de Sébastien Douchet, rédacteur en chef, Perspectives médiévales s’adapte aux nouvelles technologies et tient à proposer une revue scientifique qui soit l’émanation de la communauté des médiévistes qui enseignent les langues et littératures médiévales dans les Universités françaises et étrangères. Une revue et non un bulletin. L’aspect bulletin, en effet, plus éphémère, est assuré avec efficacité et talent par le site internet de la Société, http:// www.conjointures.org. Il permet une communication rapide entre médiévistes, qui informe sur leurs travaux et leurs projets, leurs craintes et leurs espoirs. La revue, elle, veut centrer son intérêt sur une réflexion sur la discipline, sur les manières d’enseigner les langues et littératures, médiévales, sur les orientations de recherches dans ces domaines et leur rapport avec la littérature en général et les sciences humaines, sur les finalités de cet enseignement et de cette recherche. Cette orientation explique le sous- titre qui complète dorénavant pour plus de clarté le titre, « Revue d’épistémologie », que l’on voudra bien lire non comme le signe d’une prétention mais d’une ambition pour nos études.

3 Ce premier numéro de la nouvelle série est consacré aux pratiques, méthodes, objets et théories de l’édition de textes. On y trouvera des réflexions sur l’édition de différents types de textes, lyriques, historiques, textes de la pratique comme les comptes ; édition de textes à la traduction abondante ou mince ; bilan d’une grande entreprise d’édition

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électronique : le laboratoire du français ancien de l’Université d’Ottawa. Aspirant à une confrontation des points de vue et des méthodes qui ont parfois une coloration nationale, la revue fera appel systématiquement au regard de collègues étrangers et accepte des articles en français, en anglais et en italien, n’oubliant pas que dans certains pays notre discipline s’appelle Philologie romane. Le deuxième numéro de la nouvelle série sera orienté vers la littérature et ses méthodes selon le même principe.

4 Quant à l’architecture de chaque numéro, elle garde, en dehors des articles, la rubrique comptes rendus et positions de thèse, rubriques riches et utiles. Dès le premier numéro de 1975, Robert Deschaux, responsable de la publication, a donné des comptes rendus. Il est présent dans notre dernier numéro papier, le n° 32 de juillet 2008. J’aimerais saluer son activité et sa fidélité au cours de ces années.

5 Penser nos disciplines et nos pratiques, confronter des points de vue, suggérer des voies nouvelles, cultiver les anciennes, Perspectives médiévales se veut au cœur de notre réflexion critique, joyeusement et généreusement. Que la vie électronique de notre revue commence !

AUTEURS

JACQUELINE CERQUIGLINI-TOULET Directrice de la publication – Professeur de littérature du Moyen Âge à l’université Paris- Sorbonne

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Études & travaux

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Manuscrit de base et variantes de tradition dans le Chevalier de la charrette*

Stefano Asperti, Caterina Menichetti et Maria Teresa Rachetta

Ad Adriana Solimena, con affetto.

0. Pendant les vingt-cinq dernières années, le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes a été l’objet d’un travail continu, visant des objectifs différents. Les solutions très variées auxquelles chaque contribution a abouti découlent non seulement des perspectives adoptées, mais aussi du renouvellement apporté par l’emploi de l’informatique et des bases de données. Les résultats des études consacrées à la Charrette sont d’autant plus intéressants, et plus riches en réflexions méthodologiques, que le roman de Chrétien a été l’un des textes les plus exploités pour expérimenter l’application des ressources électroniques aux textes médiévaux. C’est dans cet horizon que la présente contribution veut s’inscrire. Réflexion théorique sur les buts et les techniques de l’édition des textes romans et évaluation des nouveaux outils y seront étroitement mêlées. Nous voudrions souligner une fois de plus la nécessité de ne pas considérer l’édition critique des œuvres médiévales comme une vérité figée une fois pour toutes dans le texte établi et publié, mais comme un système dynamique. Ce système vit et se renouvelle grâce à la comparaison des manuscrits conservés, et grâce à l’évaluation active des caractéristiques qui leur sont propres et des différences qui les séparent. Nous voudrions proposer quelques possibilités d’exploitation des instruments informatiques par rapport à cette perspective méthodologique. 1. L’état des études relatives aux romans de Chrétien est bien connu et a été récemment résumé par Gilles Roques1. Pour ce qui concerne la Charrette, seule l’édition de Wendelin Foerster, parue en 1899, et les travaux d’Alexandre Micha ont essayé d’éclaircir les relations entre les manuscrits qui nous ont conservé l’œuvre2. Par la suite, toutes les éditions du roman ont pris comme texte de référence celui de la célèbre copie-Guiot (C : BNF, fr. 794)3, plus ou moins corrigé. Ce choix a été indiqué comme inévitable par les

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éditeurs, étant donné que le seul autre témoin complet du roman (T : BNF, fr. 12560, qui est néanmoins le manuscrit de base de l’édition de Foerster) a été jugé beaucoup plus incorrect que C : il présente, entre autre, une interpolation massive de 118 vers entre 223 et 226 (le couplet 224-225 y est omis) et une lacune entre 4135 et 42024. 1.1 L’édition de Mario Roques (1958) 5 s’inscrit dans le projet d’éditer les œuvres de Chrétien d’après la seule copie de Guiot. Le travail de Roques est, tout compte fait, une édition interprétative : le témoignage des autres manuscrits n’est pas pris en considération et le texte de C est corrigé seulement lorsqu’il présente des lapsus calami flagrants (répétitions d’un mot ou d’un vers), des défauts métriques ou de très graves incohérences grammaticales. Le fait que certaines leçons de la copie-Guiot reçues par Roques ne peuvent être acceptées a été remarqué par J. Frappier, qui, en traduisant (1962)6 le texte établi par Roques, s’est vu contraint de le corriger en de nombreux endroits, sous peine d’admettre des solutions très peu orthodoxes au niveau de la langue et de la syntaxe. Les quatre dernières éditions parues, celles de Alfred Foulet et Karl D. Uitti (1989), Charles Méla (1992), Daniel Poirion (1994) et Pietro G. Beltrami (2004)7, bien que fondées toutes sur C, ont, à l’égard du texte de Guiot, une attitude beaucoup moins conservatrice que celle de Roques, et, en raison des différents critères adoptés, sont parvenues à des résultats assez divergents. 1.2 L’édition Foulet-Uitti est celle qui se détache le plus souvent du texte de C et parvient à des résultats très proches de ceux de Foerster, même si le point de départ méthodologique est tout à fait différent. Foulet-Uitti déclarent corriger leur manuscrit de base à l’aide d’une « grille éditoriale », une « liste de quelques principes dérivés d’une façon purement empirique de [la] lecture attentive du poème de Chrétien »8, et dont le but essentiel est celui de déceler les caractéristiques principales de la langue et de la technique littéraire de l’auteur9. Bien que tous les changements apportés à C soient faits d’après les autres témoins du roman (en premier lieu T, qui est adopté comme manuscrit de contrôle)10, ces corrections ne reposent pas sur une confrontation systématique des manuscrits de la Charrette, mais sur des évaluations concernant « soit le sens, soit la versification, soit le style »11. Le fondement méthodologique de l’édition est donc la compétence « littéraire » des éditeurs, leur habileté à relever les traits saillants de la langue et du style de Chrétien ; ils assument le risque de fonder leurs propres analyses sur un texte qu’ils sont en train d’établir. 1.3 Charles Méla, tout en affirmant que « Guiot a eu un excellent modèle, dont il était respectueux »12, et que C doit donc être pris comme manuscrit de base, reconnaît quand même que la copie-Guiot n’est pas exempte d’interventions personnelles, remaniements et fautes de transcription. L’éditeur soutient la nécessité de « revenir aux principes de l’édition critique » et revendique l’importance de la « comparaison des témoins, [de] l’étude des fautes communes, et [de] l’intelligence littéraire du texte »13. Comme « la reconstruction doit rester virtuelle, grâce à la varia lectio allégée à l’essentiel et consignée, voir commentée, dans la seconde ligne des notes »14, il n’est pas étonnant que les leçons de la copie-Guiot soient maintenues dans le texte publié, même lorsqu’il s’agit de singulares dont la supériorité est loin d’être acquise (Méla refuse, entre autre, d’accueillir tout couplet ne figurant pas dans C). Les principes énoncés dans l’introduction sont toutefois appliqués au texte imprimé d’une façon sporadique et inégale : les leçons de C sont parfois conservées, parfois rejetées sans qu’il soit toujours possible de saisir les raisons de ces choix ; et, encore, l’apparat – n’opérant

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qu’une comparaison très sommaire entre les témoins – est loin d’exploiter toutes les potentialités de la varia lectio. 1.4 L’édition de Daniel Poirion fait partie du corpus des Œuvres complètes de Chrétien paru en 1994. Le choix en faveur du texte de Guiot est lié au caractère d’opera omnia du volume : « parce que nous voulions offrir au lecteur des “œuvres complètes”, nous devions privilégier ceux des manuscrits qui avaient adopté le même point de vue et cherché à saisir l’art de Chrétien dans son évolution et sa globalité (...). Les manuscrits P (copié par Guiot) et P8 se recommandent alors comme offrant des collections presque complètes des cinq grands romans »15. Le critère de l’intégralité a pourtant des limites. Seuls deux manuscrits, C et F, nous transmettent les cinq romans du Champenois (intégrés à des sélections plus vastes)16 ; et d’après les enquêtes sur la tradition manuscrite de Chrétien menées par Foerster, Micha, Busby et Gregory-Luttrel les rapports entre les témoins changent de façon consistante d’une œuvre à l’autre. La confiance qu’on peut faire aux manuscrits qui conservent plus d’un des romans du Champenois est donc bien relative, étant donné qu’ils pourraient être le fruit de l’assemblage de matériaux d’origine différente et de qualité inégale. De plus, les phases les plus anciennes de la transmission de ces mêmes romans n’ont pas été affectées par le souci de constituer une opera omnia de Chrétien : ce qui empêche de retenir cette perspective comme élément significatif de la réception de l’œuvre du poète. 1.5 L’édition de P. G. Beltrami naît comme une révision du texte de Poirion, préparée en vue d’une traduction italienne versifiée. Il ne s’agit pas d’une véritable édition critique ex novo, mais Beltrami a présenté un certain nombre de remarques nouvelles et – afin de corriger C (ou, mieux, le texte de Poirion édité d’après C) – est parfois revenu sur la comparaison entre la copie-Guiot et les autres témoins du roman, et sur les dynamiques qui caractérisent la tradition manuscrite de la Charrette. 1.6 Bien que très éloignées l’une de l’autre au niveau tant des principes théoriques que des solutions adoptées, les éditions de Foulet-Uitti, Méla et Poirion ont un trait commun : elles exploitent la tradition manuscrite de façon subordonnée par rapport au texte de C. Le témoignage des autres manuscrits est laissé de côté, sauf dans les cas où le texte de Guiot est jugé incorrect du point de vue grammatical, illogique du point de vue narratif, ou encore peu cohérent avec les solutions stylistiques et littéraires de Chrétien. En outre – ce qui est bien plus étonnant –, on note une certaine tendance (surtout de la part de Poirion) à assimiler le « bon manuscrit » à l’original17 : lorsque C se détache de façon manifeste des autres témoins, les leçons de ceux-ci sont très souvent expliquées sur la base et à partir du texte de Guiot, comme si C était non seulement supérieur en qualité, mais ontologiquement sur-ordonné aux autres manuscrits. Selon nous, au contraire, il faut rappeler que, si C est le « bon manuscrit », il reste une copie, qui porte assurément les marques et les défauts que toute transmission manuscrite entraîne avec soi et qui ne peut rendre compte de tout ce qui arrive dans la tradition. 1.7 Le travail de l’édition Foulet-Uitti a été refondu, poursuivi et développé au sein du « Charrette Project » de l’Université de Princeton et de son prolongement à l’Université de Poitiers18. L’objectif de la première phase de l’entreprise de Princeton était de présenter « an authentically medieval textual reality: Chrétien’s “text” as it really existed within the dynamics of an Old French literary production extending from about 1215 to the close of the XIIIth century »19. Afin de présenter ces dynamiques, le projet a prévu la mise en ligne des images et des transcriptions intégrales des manuscrits,

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complétées par le texte de l’édition Foulet-Uitti. Une fois le travail sur les manuscrits achevé, le but essentiel des deux équipes du « Charrette Project » a été de construire une base de données linguistique et rhétorico-poétique du roman20. Les matériaux que le « Charrette Project » a mis à la disposition des étudiants et des chercheurs sont de très grande valeur, et ont bien montré quelle peut être la contribution des outils informatiques pour les études philologiques. Néanmoins, les enquêtes des deux équipes américaine et française ont laissé de côté les aspects qui concernent la comparaison des manuscrits du point de vue du texte transmis. Le choix de ne pas signaler les variantes qui séparent les témoins de la Charrette, et de ne pas orienter la lecture des transcriptions d’après ce point de vue, est une conséquence directe de la perspective adoptée. Les textes transmis par les manuscrits sont considérés comme les manifestations concrètes des différentes manières selon lesquelles les hommes du XIIIe siècle on lu et interprété le roman. La tradition manuscrite est prise en considération du point de vue de la mouvance : chaque témoin est étudié dans sa singularité, et n’est jamais comparé aux autres. La variance du texte d’un manuscrit à l’autre est acquise comme une caractéristique propre à la nature des œuvres médiévales, qu’il faut accepter, et par rapport à laquelle les efforts de rationalisation seront injustifiés sur le plan théorique. L’initiative de comparer les textes des manuscrits est laissée au lecteur, qui se voit contraint d’aller sans cesse d’une transcription diplomatique à l’autre. Mais, comme la Charrette compte plus de 7000 vers et est transmise par huit témoins, dans la pratique il est impossible de saisir agilement les variantes textuelles significatives dans les transcriptions, en l’absence de tout instrument qui puisse aider, orienter et organiser la comparaison.21 2. Nous voudrions, quant à nous, souligner l’importance et l’intérêt de la quantité de données restées en partie ou complètement « abandonnées à elles-mêmes » dans les archives du « Charrette Project », et proposer une solution pour les mettre en valeur. La possibilité d’entreprendre un travail de ce genre est strictement subordonnée à la nature de l’œuvre et des travaux qui lui sont consacrés. La Charrette est l’un des textes les mieux connus du Moyen-Âge, et sa valeur littéraire est indiscutable. Le « texte de base » du roman, établi par des éditions fiables, est familier aux lecteurs et aux chercheurs : ce qui autorise à « déconstruire » et remettre en discussion ce texte grâce à l’analyse des variantes. L’examen de la varia lectio pourra d’ailleurs amplifier et améliorer notre connaissance de la langue, du style et de la technique littéraire de l’œuvre. Dans cette phase du travail, nous voudrions nous détacher d’une démarche épistémologique basée sur la dichotomie vrai / faux, qui tend à opposer ce qu’il faut retenir et ce qu’il faut laisser de côté. À travers les outils informatiques, il nous paraît possible d’envisager une solution valable pour la présentation des textes romans du Moyen Âge, fondée sur la mise en valeur, et non pas sur la reductio ad unum, des variantes textuelles. Cela ne signifie pas que nous renoncerons à défendre les raisons d’une philologie « forte », que l’on estime toujours capable d’éclaircir des aspects importants des textes médiévaux et de leurs manuscrits. Nous essayerons de conjuguer ces « raisons » avec l’adoption d’une approche différente de celle de l’édition traditionnelle, qui vise à présenter un texte, figé sinon définitif, établi d’après une perspective méthodologique (par rapport à laquelle d’autres perspectives sont également possibles) et auquel les variantes rejetées sont subordonnées.

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2.1 La démarche qu’on a choisie permet d’approcher les problèmes de la présentation d’un texte médiéval de la nature de la Charrette, en se soustrayant à la dichotomie qui semble exister entre les perspectives interventionniste et conservatrice face aux manuscrits connus et aux stéréotypes qui l’accompagnent. On voit bien que la méthode visant à la reconstruction mène parfois à un détachement excessif de ce que les manuscrits nous ont transmis et est en général fondée sur une distinction trop nette entre ce qui est correct – et, hypothétiquement, plus proche de l’original – et ce qui est erroné. D’autre part, le choix de s’en tenir à la vérité « objective » d’un manuscrit ou d’une tradition entière – publiée de façon synoptique – entraîne à son tour une limite difficilement surmontable : on reste aux objets isolés et on n’envisage jamais les manuscrits dans leur ensemble – c’est-à-dire comme produits d’un processus complexe mais unitaire (une tradition). En plus, les risques liés à l’adoption d’un témoin de référence sont particulièrement élevés dans le cas de traditions manuscrites comme celle de la Charrette. À l’intérieur d’une tradition complexe, un manuscrit tel que la copie-Guiot – fiable, soigné, très attentif à la cohérence grammaticale du texte et au respect de la mesure des vers, et proche, du point de vue de la langue, de l’auteur – est presque toujours élu comme manuscrit de base (seul Foerster a choisi de bâtir son édition sur T). Par conséquent, et conformément au critère de la « bonne leçon », les variantes de C sont « normalement » reçues dans le texte établi ; trop souvent, à notre avis, sans être dûment analysées. Cela arrive en premier lieu dans les cas où les autres manuscrits présentent des leçons fort divergentes de celle de C et entre elles, et difficilement explicables (phénomène de « diffraction » selon la définition de G. Contini)22. Les variantes des sept autres témoins du roman sont ainsi reléguées le plus souvent en apparat (s’il y en a un, réel ou virtuel), ou tout simplement abandonnées. Il nous semble important de réaffirmer que l’une des tâches essentielles du travail philologique doit être celle de confronter les témoins conservés d’une œuvre et d’évaluer les différences que cette confrontation parvient à dévoiler. Dans le cas de la Charrette, les transcriptions diplomatiques et interprétatives des huit manuscrits – qui nous permettent de saisir la « vérité » de chaque témoin de l’œuvre – doivent être accompagnées d’outils qui rendent possible une lecture « stéréoscopique » (voir la référence à C. Segre dans § 2.3) de ces transcriptions et une analyse critique de la tradition. En d’autres termes, les lecteurs spécialisés – qui sont notre public de référence – doivent être guidés dans l’examen de chaque manuscrit par rapport aux autres, et encore plus dans l’évaluation de l’objet complexe – un ensemble d’objets individuels liés par un système de relations mutuelles – qui se dégage de l’analyse de la tradition. Le but final de notre travail sera donc d’offrir un commentaire approfondi aux variantes les plus significatives de la tradition manuscrite de la Charrette. Comme l’a souligné Madeleine Tyssens, « l’éditeur accomplit sa tâche quand il met en évidence les éléments utiles à la comparaison des témoins, au lieu de laisser se débrouiller le lecteur, aux prises avec le texte complet de tous les témoins ; et sa tâche sera d’autant plus ardue et plus nécessaire que les témoins seront plus nombreux »23. Il nous semble tout-à-fait légitime d’élargir la portée de cette affirmation : l’analyse et la comparaison des manuscrits est l’un des objectifs primaires des études de philologie médiévale, même en dehors des travaux plus étroitement liés à l’édition de textes ; l’évaluation des

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variantes peut mener en tout cas à une meilleure compréhension du texte, même si on opte pour la fidélité à une rédaction de base. 2.2 Le choix de considérer les manuscrits comme les éléments d’un système et non pas comme des monades, et d’envisager le processus de transmission qui les a produits, nous paraît d’autant plus opportun que l’on a à faire à une œuvre face à laquelle sont fondamentaux les concepts d’auteur et d’auctoritas. La qualité intrinsèque de la Charrette était évidente aux yeux des copistes des manuscrits et aux lecteurs de l’œuvre, et a par conséquent influencé la transmission et la réception du roman. Tout cela oblige à ne jamais perdre de vue la « présence de l’auteur » dans le texte. Dans le cas de la Charrette, on ne peut pas oublier que, au-delà des différents témoins manuscrits, le texte de Chrétien a lui aussi existé. Les manuscrits nous montrent sans doute comment l’œuvre a été lue et comprise par (une partie de) ses lecteurs médiévaux. Mais les manuscrits que nous possédons aujourd’hui ne sont que les débris ayant survécu par hasard d’une tradition plus vaste et ne peuvent pas tout nous apprendre sur l’histoire de l’œuvre, ou sur le texte « originel ». Les résultats de la comparaison entre les témoins (et les stratégies de l’édition critique) sont conditionnés de façon parfois profonde par la nature de l’œuvre étudiée et par la tradition qui la véhicule. Il y a des traditions – par exemple, celles de certains romans arthuriens en prose ; des chansons de geste telles que celles du cycle de Guillaume d’Orange ; de plusieurs cantari italiens – à l’intérieur desquelles chaque témoin, ou chaque famille de manuscrits, est à tel point différent des autres qu’il est impossible de saisir l’Urtext commun (s’il y en a eu un), dont tout ce que nous possédons aujourd’hui dérive. On voit bien que dans ces cas-là on ne peut que donner l’édition d’une « version », ou de chaque « version » autonome. Mais varia lectio ne signifie pas automatiquement rédaction autonome ; même le fait qu’un manuscrit porte les marques de réécritures conscientes n’autorise pas à voir dans son texte une « version » au sens fort du terme. Comme l’a démontré Gianfranco Contini,24 les réécritures peuvent être la conséquence directe des phénomènes propres à la transmission manuscrite et au processus de copie. Les variantes qui séparent (et de l’autre côté unissent) les témoins médiévaux d’une œuvre relèvent de l’histoire du texte non seulement parce qu’elles montrent comment chaque copiste s’est comporté vis-à-vis de ce qu’il transcrivait (cf. note 16 pour le phénomène macroscopique de la conjointure dans les manuscrits F et A de la Charrette, et pour les manipulations qu’elle entraîne), mais aussi parce qu’elles nous permettent de formuler des hypothèses à propos des phases de la tradition antérieures aux manuscrits qui nous sont parvenus. 2.3 L’édition que l’on souhaite réaliser trouve un appui théorique fondamental dans les solutions proposées par Cesare Segre pour son édition de la Chanson de Roland. Le point de départ de Segre était tout à fait particulier : essayer de rendre compte en même temps et sur la même page de deux états différents du texte, tels que le Roland en laisses décasyllabiques assonancées d’Oxford (assumé comme texte-base) et les remaniements de la chanson. Tout en sachant que le cas de la Charrette est bien différent de celui de la Chanson de Roland (les huit manuscrits du roman ne véhiculent pas des rédactions successives de l’œuvre), il semble utile de rappeler quelques mots de Segre : « En somme, j’ai fourni [...] une lecture synoptique des deux traditions concurrentes. Ceci n’a pas seulement l’avantage évident de présenter, lieu après lieu, les aspect qu’a revêtus le texte de la ChR dans les deux branches à travers lesquelles il s’est diffusé d’abord [...]. Grâce à cette synopsis, il est possible aussi de caractériser les deux traditions et dès lors d’évaluer à chaque coup leur témoignage en confrontant leur

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cohérence (ou incohérence) interne respective [...]. J’ai préparée cette édition pour une lecture disons stéréoscopique [...]. L’apparat ne sert donc pas seulement à justifier le texte, et de son côté, le texte ne bénéficie pas toujours pleinement [...] des potentialités de reconstruction contenues dans l’apparat : texte et apparat sont étroitement unis, sans l’habituelle division hiérarchique »25. Il faut également signaler que, bien que le but de notre travail ne soit pas celui de rétablir de façon assertive le texte de l’original, notre perspective méthodologique est très éloignée de celle de B. Cerquiglini, récemment rappelée par C. Pignatelli26. Alors que Cerquiglini affirme que « il ne convient pas de rechercher lequel [parmi les manuscrits] est le plus proche de l’“original” (réflexe du philologue), ou bien lequel est le plus ancien (réflexe grammatical) : il faut poser leur équivalence, et saisir la langue médiévale dans le balancement qui va de l’un à l’autre »27, nous sommes convaincus, au contraire, que la comparaison hiérarchiquement raisonnée des manuscrits est indispensable à la compréhension d’un texte médiéval ; et que l’« original » – qui, bien entendu, peut être impossible à saisir – n’est pas une entité fantomatique dont il faut mettre en doute l’existence. 2.4 Les instruments informatiques permettent de séparer nettement ce qui vient des manuscrits et les résultats des reconstructions des philologues. Une édition informatique donnera la possibilité de présenter de façon synoptique un texte continu – qui ne prétend pas être l’établissement final du texte du roman – et, à côté de celui-ci, les variantes des manuscrits, situées sur le même niveau. Et encore, elle permettra de rendre compte des aspects philologiques et linguistiques les plus remarquables du texte et de ses manuscrits, en évitant la structure des éditions critiques traditionnelles. En pratique, on vise à construire une plate-forme informatique très simple, semblable à celles qu’on trouve déjà développées dans les sites-jumeaux RIALTO et RIALC conçus par Costanzo Di Girolamo28. Cet instrument présente l’avantage d’être comparable, quant à l’aspect, aux pages imprimées, et de permettre en même temps la visualisation simultanée de plusieurs niveaux de données. Ces niveaux seront, dans notre cas particulier : le texte de C (vérifié de nouveau sur le manuscrit) selon l’édition de M. Roques – qui est, on l’a dejà remarqué, une édition interprétative très peu corrigée, et connaît une très vaste circulation ; les variantes des autres manuscrits avec un commentaire ; la discussion des aspects significatifs du point de vue des rapports entre les copies. Le choix d’assumer comme texte de base de l’instrument informatique ainsi conçu celui d’un manuscrit conservé (comme on vient de le dire, le texte de C selon l’édition Roques) repose sur la volonté de réduire le nombre d’éléments impliqués, et de ne pas mêler aux témoignages anciens ce qui se dégage d’une reconstruction. Ce texte de base, loin d’être définitif, se donne comme un instrument de travail : un point de repère, une base à discuter, compléter, parfois même à rejeter d’après le témoignage des autres manuscrits. Les variantes sont destinées à intégrer le texte « principal » : elles sont le complément nécessaire du texte de référence, avec lequel elles devront toujours être comparées. Notre travail se présente donc comme complémentaire par rapport aux éditions traditionnelles sur papier. L’objectif primaire de ces dernières est de présenter aux lecteurs un texte intégral et intègre du point de vue formel. Ce texte, bien que « expansible » grâce aux notes et aux apparats, est achevé, lisible d’un bout à l’autre et interrogeable du point de vue stylistique et, en général, littéraire. Surtout, ce texte est construit – et utilisé par les lecteurs – d’après le principe théorique que ce qui est dans

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le texte est supérieur, du point de vue qualitatif, à ce qui se trouve dans l’apparat des variantes. Notre opération, au contraire, veut mettre en évidence la varia lectio des manuscrits indépendamment de la nécessité d’établir une unité et une hiérarchie ; ce qui ne signifie pas que l’on renonce à formuler des évaluations par rapport aux variantes, ni même à proposer des solutions. 3. Il nous semble utile de montrer par quelques exemples concrets les éléments d’intérêt qu’une analyse raisonnée de la varia lectio de la Charrette arrive à mettre en évidence, afin d’illustrer les critères de choix des loci critici à retenir dans la présentation digitale : c’est dans cette perspective que les notes qui accompagnent les exemples suivants doivent être lues. • Deux typologies de loci critici ont surtout retenu notre attention : ceux qui – selon une conception plus traditionnelle de l’analyse des variantes – peuvent éclairer les dynamiques internes de la tradition manuscrite et nous aider à comprendre les rapports entre les témoins ; • ceux par rapport auxquels les manuscrits nous transmettent des leçons entièrement divergentes mais toutes admissibles ou même satisfaisantes ; dans ces cas là, le critère de la « bonne leçon » n’est pas applicable et n’importe quel choix produirait une perte d’information. Il faut en outre préciser que, dans cette première phase du travail nous avons considéré l’analyse linguistique comme un instrument, et non pas comme le but primaire de nos enquêtes. Les recherches concernant la langue des manuscrits de la Charrette et celle de Chrétien (en dépassant les aspects les plus étroitement liés à la phonologie et aux traitements dialectaux), en tout cas, sont à poursuivre. Cette démarche ultérieure est aisément intégrable au modèle digital qu’on vient de proposer (il suffira d’ajouter un autre niveau de commentaire), et tout à fait souhaitable sur le plan théorique, vues les retombées énormes que les romans de Chrétien – et, mieux encore, l’édition que Foerster en a donnée – ont eu sur la lexicographie de l’ancien français : il suffit de feuilleter le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch pour voir que les œuvres du Champenois constituent très fréquemment la base même des fichiers lexicaux. Dans les tableaux suivants, on marque en gras les mots ou les vers de C par rapport auxquels les autres manuscrits du roman nous offrent des variantes ; dans la colonne varia lectio, les variantes singulières sont marquées avec l’italique et on souligne les mots ou les vers par rapport auxquels deux manuscrits ou plus sont en accord entre eux.” 3.1

C varia lectio

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1092-1101 (1080-1089)

Cil voit que molt vileinnemant tenoit la dameisele cil descoverte jusqu’au nonbril ; s’en a grant honte et molt l’en poise 1097 T si n’en iert il mie jalous quant nu a nu a li adoise ; A om. si n’en ert mie talentos E si n’en iert mie geloz (-1) G si n’en ert il mie jalous V mervelle a qu’il estoit si os (+1 ?) 1098 T ne ia de lui ne sera cous

ne tant ne quant n’an ert jalos A om. E mais au rescore iert il loz G mais del aider fu colvoitous V mes au rescorre en ert li los Mes a l’entree avoit portiers, 1099 T droit a l’entree A mais a l’entree E ker a l’entree G a cele entree trestoz armez, deus chevaliers V car a l’entrée qui espees nues tenoient…

γ § 43 : Et cil vit que trop villainement la tenoit le chevalier descouverte jusques au nombril. Si en a trop grant honte et moult lui poise quant il vist qu’il adoise a lui nu a nu, et nonpourquant si n’en ert il mie jaloux. Et devant l’entree de la chambre avoit portiers, deux chevaliers armés de toutes armes, et tenoient deux espees nues en leurs mains...

Foerster, Foulet-Uitti : si n’an iert il mie jalos / ne ja de lui ne sera cos. / Mes a l’antree avoit portiers. Méla, Poirion, Beltrami : si n’en ert mie talentos / ne tant ne quant n’an ert jalos. / Mes a l’entree avoit portiers.

Les divergences entre les six témoins et le fait que le couplet manque dans A suggèrent que la tradition ait été en quelque endroit endommagée (Foerster, éd. cit., p. 371, parle de « Auseinandergehen » des manuscrits). Jalos est en rime au v. 1098 uniquement dans C ; EGT l’ont de façon unanime au v. 1097. Le texte isolé de C si n’en ert mie talentos / ne tant ne quant n’an ert jalos a été traduit par Poirion, éd. cit., p. 533 : « Mais cela n’éveillait en lui aucun désir, et il n’y avait en lui aucune trace de jalousie » (voir aussi Beltrami, éd. cit., p. 98-99). Pour ce qui concerne les autres manuscrits, au v. 1097 la leçon de V, mervelle a qu’il estoit si os est caractérisée par le mot os < AUSU(M) en rime (cf. TL, VI, p. 1319-20, et référence relative à Erec et Enide, v. 573-578 : S’il i a chevalier si os / qui vueille le pris et le los / de la plus bele desresnier, / s’amie fera l’espervier / devanz toz a la perche prandre / s’autre ne li ose defandre).

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Au v. 1098, EV ont mais au rescorre (en V) iert il (li V) los ; dans E los en rime, référé à Lancelot, ne peut qu’être l’adjectif rare los, enregistré par TL, V, p. 672 (« elend »), à partir d’une occurrence isolée en Aiol et Mirabel, v. 4192 ; voir aussi FEW, XVI, p. 480, LÔS : « apik. los “méchant ; misérable” (13 jh.) ; […] Couvin “débauché, paresseux” » ; pour ce qui concerne li los de V, au contraire, los sera du lat. LAUS , avec o ouvert, en rime avec os (pour le texte de V dans son ensemble, voire ci dessus). La lectio singularis de G au même v. 1098 peut vaguement être rapprochée de celle de EV, l’idée du secours y étant présente (aider G = rescorre EV). Le texte de T – si n’en iert il mie jalous / ne ja de lui ne sera cous – développe un concept tout à fait différent. Foerster l’accueille dans son édition, convaincu que les variantes de CVE et l’omission du couplet de la part de A sont dues au « etwas derbe Ausdruck » conservé par T. L’éditeur autrichien (ibidem) traduit : « und doch wird er nicht eifersüchtig gegen ihn und ebenso wenig wird er durch ihn zum Hahnrei gemacht werden », et glose : « natürlich, da er mit ihr kein Verhältnis hat ». Foulet-Uitti, éd. cit., p. 62-3, signalent à leur tour que « cos se trouve normalement à la rime, où ce mot rime avec gilos “jaloux”, l’époux de la mal-mariée » ; voir, à ce propos, TL, II, p. 962-3 et plus récemment P. Falk, « Le couvre-chef comme symbole du mari trompé, étude sur trois mots gallo-romains », dans Studia Neophilologica, XXXIII (1961), p. 39-68, qui pose cop, coup, coupaud, couper et acouper comme dérivés du lat. CŬPPA. Le mot cos, à notre avis, ne peut pas être refusé sur la base de considérations stylistiques et de convenientia expressive. Il faut néanmoins remarquer que cet adjectif est d’habitude référé de façon précise aux gens mariés, et semble peu cohérent avec le rôle de Lancelot vis-à-vis de la demoiselle. Pour juger de la varia lectio du couplet il nous semble indispensable de tenir compte aussi du v. 1099, qui éclaircit la tournure syntaxique des vers précédents. Les manuscrits se disposent selon la configuration AC mais vs EV car, avec G et T encore une fois isolés (à noter que le vers 1098 s’ouvre avec mais dans EV). L’accord entre A et C par rapport à mais ne peut pas être considéré comme significatif : étant donnée l’omission des v. 1097-1098 dans A, l’adjonction de mais au début du v. 1099 dans ce manuscrit peut être due à des raisons de cohérence syntaxique interne au témoin. Le texte de C – S’en a grant honte et molt l’en poise / quant nu a nu a li adoise, / si n’en ert mie talentos / ne tant ne quant n’an ert jalos. / Mes a l’entree avoit portiers – et celui de T – S’en a grant honte et si l’en poise / quant nu a nu a li adoise / si n’en iert il mie jalous / ne ja de lui ne sera cous / droit a l’entree avoit portiers… – comportent une pause forte après le v. 1098. Le texte de EV aux v. 1096-1101 doit être segmenté de façon différente : S'an (si n'a V) a grant honte et molt l'en (si li V) poise / quant nu a nu a li adoise, / si n'en iert il mie jalos (mervelle a qu'il esoit si os V). / Mais au rescorre iert il (en ert li V) los. Le texte de E pourrait être traduit ainsi : « il [Lancelot], bien qu’il ne soit pas jaloux d’elle, a grand honte et est fort fâché qu’il [le chevalier] l’enlace nu à nu. Mais il fut lent à la secourir, car à l’entrée il y avait, comme portiers, deux chevaliers armés… ». Le texte de V, au contraire, pourrait être expliqué comme une réaction au mot rare los, du germanique lôs, pris pour los < laus, avec o ouvert ; de cette modification du mot-rime dériverait donc la réécriture du vers précédent, mervelle a qu'il estoit si os, avec os également avec o ouvert ; la signification du v. 1098 se rapproche donc de : « le mérite résidait dans l’aide apportée à la demoiselle ». Pour la concessive introduite par si, voir F. Jensen, Old French and Comparative Gallo-Romance Syntax (Beihefte z. ZrPh, 232), Tübingen, Niemeyer, 1990, § 974. Ni le texte de C ni celui de T ne peuvent être considérés comme fautifs, mais plusieurs

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éléments suggèrent que le texte de EV (auquel la lectio singularis de G doit aussi être rattachée) doit être pris en considération. EV conservent un mot rare, los, bien que mal interpété dans V ; ils ont une tournure syntactique à la fois complexe (la concessive introduite par si) et cohérente, car du v. 1099 – qui leur est exclusif – assurant un sens satisfaisant à la phrase ; enfin, ils présentent la brisure du couplet entre les v. 1097-1098. Le texte de γ s’accorde avec celui de TEV en ce qui concerne jalos au v. 1097 ; le vers 1098 n’y figure pas ; pour le texte correspondant au v. 1099, γ a et a l’entree. 3.2

C varia lectio

1235-1239 (1223-1227)

Bel sanblant feire ne li puet. 1237 T s’estoit ele molt bele et gent[e] Por coi ? Car del cuer ne li muet, qu’aillors a mis del tot s’antante A s’estoit ele molt biele et gente E si iert ele mout bele et gente V si ert ele et bele et gente 1238 T mes ne li plet ne atalente mes ne pleist mie n’atalante A mais ne li plaist ne atalente E mais ne li plaist ne n’atalente quan qu’est bel et gent a chascun29 V mes ne li plest ne atalente

γ § 47 : ... ne tourne son esgart d’une part ne d’autre. Et nepourquant si estoit elle trop belle, et ne cuid chevalier ou monde a qui elle n’atalentast, fors a cestui. Mais ce quil sembloit a moult d’autres chevaliers bon n’assavouroit mie a cestui...

remarques Entre 1254 et 1255, T adjoint le couplet souligné : Amors le cuer celui prisoit tant que sor touz le joustisoit si li done si grant orgueil que de riens blamer ne le vueil si fait ce qu’Amors li deffent 1254 la ou Amors velt il entent en amor a mise s’entente que molt li plest et atalente. 1255 La pucele voit bien et set Que cil sa compeignie het…

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Foerster : s’estoit ele mout bele et jante, / mes ne li plest ne atalante. Foulet-Uitti : s’estoit ele molt bele et gente / mes ne li pleist ne atalante. Méla : s’estoit ele molt bele et gente / mes ne li pleist ne n’atalante. Poirion : qu’aillors a mis del tot s’antante, / mes ne pleist mie n’atalante. Beltrami : qu’aillors a mis del tot s’antante : / mes ne li plest ne atalante.

La signification du couplet 1237-1238 varie beaucoup selon qu’on accepte le texte de C ou celui des autres manuscrits. Dans le texte de AETV : por coi ? car del cuer ne li muet, / s’estoit (si iert EV) ele molt bele et gente. / Mes ne li plaist ne atalante / quanqu’est bel et jant a chascun, s’estoit (si iert EV) ele molt bele et gente du v. 1237 est une proposition concessive, tandis qu’aux v. 1238-39 on a une proposition adversative introduite par mes, dont le sujet est la relative quanqu’est bel et jant a chascun. Le pronom li du v. 1237, référé à Lancelot, sera donc en parallèle avec a chascun de la relative. La traduction de Foulet-Uitti, éd. cit., p. 71, nous paraît tout à fait correcte : « Pourquoi donc ? Parce que son cœur s’y refuse / bien qu’elle fût belle et charmante. / Ce qui enchante tout un chacun, / il ne le désire aucunement » (voir aussi Beltrami, éd. cit., p. 25 : « eppure lei era molto bella e piacevole, ma… »). Dans Por coi ? car del cuer ne li muet / qu’aillors a mis del tot s’antante. / Mes ne pleist mie n’atalante / quan qu’est bel et gent a chascun de C, le sujet sous-entendu du v. 1237 est Lancelot, et le complément indirect de la phrase suivante – dont le sujet est quanqu’est bel et gent – est a chascun du v. 1239. Voir la traduction de Poirion, éd. cit., p. 537 : « Pourquoi ? Il ne peut arracher de son cœur un autre objet qui accapare ses pensées. D’ailleurs ne plaît ni ne convient forcément à chacun tout ce qui est beau et charmant ». Le texte de C a été jugé incorrect aussi bien par Foulet-Uitti que par Beltrami. Les premiers, loc. cit., remarquent que « la leçon du manuscrit C (qu’aillors a mis del tot s’antante) est sémantiquement possible, mais elle ne mène point au v. 1238-39 ». Beltrami, éd. cit., p. 25, (qui au v. 1237 suit le texte de C, au v. 1238 celui des autres manuscrits), a suggéré que la divergence entre C et AETV serait due à l’interprétation erronée de la valeur lexicale et syntactique de mes. Il s’agirait de l’adverbe signifiant « plus » et non de la conjonction adversative : « Mes ne li pleist significa a mio parere “non gli piace più”, con un contesto analogo a quello che si trova nel Graal (...), v. 1193 por che que je n’en ai mais soing “perché non mi interessa più” ». Pour mieux évaluer la divergence entre la copie-Guiot et AETV, on peut faire appel à des remarques ultérieures d’ordre différent. En premier lieu, il faut noter que les deux adjectifs bele et jante riment avec antante deux fois dans Yvain : v. 5374-76 n’ele n’avoit mie seize ans / et s’estoit si tres bele et jante / qu’an li servir meïst s’antante et vv 5723-26 : Mes ce sachiez, quant je refus / ce que ne refuseroit nus / qui deüst son cuer et s’antante / metre an pucele bele et jante (voir TL, III, p. 580). Le texte de C, en outre, n’est pas aussi isolé qu’il peut le sembler. Foerster avait déjà relevé dans son apparat30 que entre les v. 1254-55 de T on trouve un couplet très semblable à celui que la copie-Guiot nous a transmis aux v. 1237-38 : en amor a mise s’entente / que molt li plest et atalente. Ces vers, qui ne figurent pas dans les autres manuscrits du roman, n’ont pas de sens dans le contexte où ils apparaissent. Deux hypothèses d’ordre différent peuvent expliquer la position du couplet dans T. Les deux vers étant insérés à la fin d’un paragraphe, juste avant le début d’un nouveau segment textuel – marqué dans T (et dans A) par une lettrine –, on peut imaginer qu’un couplet,

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dont la position originaire était difficile à comprendre, a été « collé » maladroitement à la fin d’une section textuelle. Mais comme le mot-rime du vers qui précède (1254 : la ou Amors velt il entent) est entent, une exigence de glose par rapport à ce mot paraît également vraisemblable. La très haute probabilité que les vers en amor a mise s’entente / que molt li plest et atalente aient été adjoints dans T rend à notre avis nécessaire de prendre en considération cette même hypothèse pour les v. 1237-38 de la copie-Guiot. 3.3

C varia lectio

2063-2069 (2051-2057)

N’estoient pas del païs né 2063 T n’ierent pas de la terre né A n’estoient né de la terre (-1) E n’estoient pas de la terre (-1) mes il estoient anserré V n’estoient pas né de la terre 2064 T mes il estoient enserré A mais il j estoient en serre E mais il estoient en serre (-1) et prison tenu i avoient V mes il estoient la en serre molt longuement, et si estoient del rëaume de Logres né. Li vavasors a amené le chevaliers dedanz sa cort

γ § 72 : Mais ilz n’estoient mie de la terre, ainçois y estoient en prison tenus et y avoient moult longuement esté, et estoient néz du royaume de Logres. Et le vavassour a amené le chevalier dedens la court... mais ms. Ab : Mes il n’estoient mie net dou paÿs, anchois y estoient tenut en prison...

remarques les deux vers du couplet sont intervertis dans E ; le copiste a signalé l’ordre correct avec des lettrines marginales a-b.

Foerster : n’estoient pas ne de la terre / mes il i estoient en serre. Foulet-Uitti, Poirion, Beltrami : n’estoient pas del païs né / mes il estoient anserré. Méla : n’estoient pas né de la terre / mes il estoient la an serre.

De l’analyse des variantes il se dégage que : • les manuscrits ont deux solutions différentes par rapport aux mots en rime : CT né : enserré vs. AEV terre : serre. • A est hypométrique au v. 2063, E aux v. 2063-64. Tout cela confirme l’idée d’une transmission défectueuse du couplet. On arrive à juger la varia lectio en rime à l’aide des vers 2067-68. Ici, on a non seulement la même rime en -é que l’on trouve aux v. 2063-64 dans CT, mais aussi le même mot-rime né. La répétition du même mot-rime à quatre vers de distance semble peu compatible avec les

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habitudes de versification de Chrétien. Le v. 2063 tel qu’on le lit en CT est de surcroît très proche du v. 2067 (del reaume de Logres né). Tout cela conduit à préférer la solution de AEV ; le texte de CT, de son côté, est fort soupçonnable de réécriture. Si on essaye de comprendre la cause de la diffraction, on voit que des problèmes d’ordre lexical ne sont pas à même d’expliquer la divergence des manuscrits : terre et serre ne posent pas de problème, et enserré est attesté au v. 2367 de la Charrette (2366-67 : et set trestot certainnement / qu’il sont anclos et anserré). En gardant AEV pour les mots-rime, il est possible de formuler l’hypothèse suivante. Au v. 2064, les manuscrits remontent à un archétype hypométrique, conservé par E : mais il estoient en serre (-1). A et V ont corrigé cette hypométrie de façon indépendante : A en ajoutant j, V en ajoutant la. Le texte de C et T mes il estoient enserré, avec la rime masculine enserré en lieu de la rime féminine en serre, parvient à résoudre l’hypométrie.

Au v. 2063, peut être lui aussi déformé par un problème de mesure (voir A et E en face de V), le texte de CT dérive d’une réécriture consciente, visant à rétablir la rime avec enserré (< en serre), bien qu’au prix de l’hypermétrie d’une syllabe ; on peut supposer donc *n’estoient pas de la terre né comme point de départ des leçons CT. Les deux lectiones singulares de C ( de la terre > del païs) et T ( n’estoient > n’ierent) trouvent ainsi une explication vraisemblable : elles ont toutes les deux comme but l’élimination de la syllabe en excès. γ se rapproche de AETV pour terre, mais le manuscrit Ab donne paÿs avec C ; en correspondance avec le v. 2063, les mss. Ac-Aa de γ n’ont pas né, comme E. 3.4

C varia lectio

5715-5721 (5695-5701)

“[…] Or a tant des armes apris que ja mes tant com il soit vis n’avra talant d’armes porter. Ses cuers nes puet plus andurer, 5719 AEFTV si coarde qu’el monde n’a rien si mespoise”. 5720 AEFTV Et la reïne qui l’esgarde A la reïne pas n’an poise 5721 AEFTV en est molt liee et molt (si EF) li plest einz an est liee, et molt li plest

γ § 208 : « [...] Mes il en a huy tant apris que jameis tant qu’il vive ne les amera, car son cuer ne le pourroit endurer ; ne il n’a ou monde riens tant couarde ». Et la royne qui le regardoit en est moult lye, et moult durement lui plaist...

remarques A manque des v. 5711-5716.

Foerster, Foulet-Uitti : qu’el monde n’a rien si coarde”. / Et la rëine qui l’esgarde / an est mout liee, et mout li plest. Méla, Poirion et Beltrami : qu’el monde n’a rien si mespoise”. / A la reïne pas n’an poise / einz an est liee, et molt li plest.

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C est isolé par rapport au mot-rime du v. 5719 et au v. 5720. Nous croyons, avec les éditeurs précédents, que le problème doit être localisé dans le mot-rime du v. 5719 : mespoise C vs coarde AETV. Coarde de AETV ne pose aucune difficulté. Pour ce qui concerne mespoise de C, on peut relever avec Beltrami, éd. cit., p. 340-341, qu’il s’agit d’un mot fort rare, lié à poids (voir FEW, VIII, p. 189-201 : PĒNSARE, p. 192b, mespeser : « “mauvais poids” » ; VIII, p. 204-206, PĒNSUM, p. 205, mespois m. : « alothr. mespois “mauvais poids, poids inférieur à celui qui est prescrit (1312)” »). TL, V, 1663-1664, enregistre mespoiser, dans les seuls Vers de la Mort de Robert le Clerc d’Arras (dans FEW, VIII, p. 192b, par erreur, c’est Hélinant de Froidmont qui est indiqué comme source) : « Mors, qui saroit com tu es sure, / et com petit cis siecles dure, / peu priseroit çou qui nos blece ; / C’est mespesers, fausse mesure, / Mesauner, forconter, usure : / Pesme est li fins de tel rikece »31. Godefroy, V, p. 299 (d’où FEW, VIII, p. 205), enregistre mespois, d’après le manuscrit BNF, fr. 1554, dans Les Vœux du Paon de Jacques de Longuyon : « ja ne mefferay la montance d’un pois, / ainz la voudré servir et amer sanz mespois. » Aussi bien dans les Vers de la Mort que dans Les Vœux du Paon, les mots mespeser et mespois apparaissent dans un contexte lexical cohérent et fortement marqué (fausse mesure, mesauner, forconter dans le premier texte ; montance, pois dans le second). Pour revenir aux vers de la Charrette, si l’extrême rareté du mot mespoise est un argument de poids en faveur du texte de C, on doit pourtant faire face à une double difficulté : 1. par rapport aux occurrences enregistrées (en nombre très réduit) dans TL et FEW, seul mespois dans Les Vœux du Paon (où le mot est quand-même bien déterminé par le contexte) semble employé dans une acception abstraite, qui est la seule acceptable au vers 5719 du roman de Chrétien ; 2. on n’arrive pas à préciser la catégorie grammaticale de mespoise. La rime mespoise : poise exclut qu’il puisse s’agir d’un participe passé. Si l’on suppose que mespoise est un substantif, on a du mal à justifier le -e final, et surtout on n’arrive pas à comprendre la tournure syntactique de la phrase (mespoise serait-il une apposition à rien ?). Si l’on suppose que mespoise est un adjectif féminin - ainsi Beltrami : « mespoise si riferisce propriamente alla moneta di falso peso (perché ne è stata grattata via una parte del metallo prezioso), dunque “falsa, di valore inferiore al dovuto” » -, c’est l’absence d’un suffixe adjectival quelconque qui fait difficulté (voir les adjectifs dérivés de PĒNSUM enregistrés dans FEW, VIII, p. 205, qui retient mespois exclusivement comme substantif masculin). Si l’on suppose, enfin, que mespoise est un verbe, il faudrait voir en rien le sujet logique, et postuler l’omission – fort improbable – du pronom relatif sujet. Pour ce qui concerne le v. 5720, il est évident que l’opposition entre a la reïne pas n’an poise C et et la rëine qui l’esgarde AEFTV renvoie à l’opposition mespoise C : coarde AEFTV du vers précédent. Les deux variantes sont parfaitement acceptables, mais il vaut la peine de signaler que le texte a la reïne pas n’an poise de C redouble le concept du vers suivant an est mout (einz an est C) liee, et mout li plest. Pour conclure : le texte de C est caractérisé par la présence d’un mot rare, qui peut sûrement avoir posé un problème aux copistes, mais cette forme est très difficile à justifier. γ, avec coarde et regardoit, donne les mêmes leçons que AEFTV. 3.5

C varia lectio

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6090-6096 (6070-6076)

“Dame, voir, fet li seneschauz, ne poïssiez faire noaus ; molt m’an vanra, ce cuit, granz maus,

que mes sire Meleaganz 6094 T . . . jeanz me fera pis que li jaianz F . . . lagans V . . . lagans

se j’avoie esté perillez. 6095 T qui en la mer fu perillies F se j’avoie esté perilliez V qui en la mer est perilliez Morz an serai et essilliez [...] ».

γ § 215 : « et je sçay bien qu’il m’en avenra grant mal, car Meleagant mon sire m’en essillera et me chacera de ma terre [...] »

Foerster, Poirion et Beltrami : me fera pis que li laganz / se j’avoie esté perilliez. Méla et Foulet-Uitti : me fera pis que li jaianz / se j’avoie esté perilliez.

Les manuscrits se répartissent pour les deux vers selon deux configurations différentes : CT-FV au v. 6094, CF-TV au v. 6095 ; les deux variantes du v. 6094 – fort proches au niveau paléographique – doivent être évaluées de façon unitaire avec le v. 6095. Au v. 6094, il est difficile de relier jaianz de CT au contexte : on voit mal comment un géant pourrait être impliqué à cet endroit, qui semble expliquer, à travers une comparaison, la condition de soumission du sénéchal par rapport à Méléagant. Si l’on accepte jaianz – dont le référent ne peut qu’être Meleaganz – la seule alternative qui, au v. 6095, donne un sens acceptable est se j’avoie esté perillez, cf. Foerster, éd. cit., p. 418 : « dies [le texte de CF] ist jedenfalls besser als TV : que li iaianz qui en la mer fu perilliez, da der im Meer Schiffbruch leidende Riese doch nicht zu fürchten ist ». Le lien entre jaianz et un mot étroitement rattaché au domaine lexical de la mer tel que perillez demeure en tout cas nébuleux, à moins de penser, avec Roques, éd. cit., p. 225, au « géant Dinabut qui fait régner la terreur sur tout le pays du Mont Saint-Michel ». En ce qui concerne laganz, il s’agit d’un mot bien attesté mais peu courant. Il appartient au domaine lexical de la mer dans sa signification primaire de « débris d’un vaisseau que la mer jette sur son rivage » (FEW, XVI, p. 436), mais connaît aussi une implication juridique, les épaves étant entièrement remises au pouvoir de ceux qui les trouvaient. Laganz, par conséquent, pourrait assurer la cohérence sémantique de la métaphore – il fait partie du même champ sémantique que perillier – et pourrait aider à expliciter la connotation « légale » du passage : le sénéchal serait à la merci de Méléagant comme une épave est à la merci de celui qui, l’ayant trouvée, en devient le propriétaire. Les acceptions possibles de laganz nécessitent une vérification par rapport aux leçons du v. 6095 et à la structure de la similitude qui y est établie . La signification abstraite « droit de la mer » (« Strandrecht ») est la seule qui rattache laganz à Meleaganz comme second terme de comparaison (voir Foerster, éd. cit., p. 418 : « man erwartet [...] “der Herr des Strandraubes” ») ; dans ce cas, le choix au v. 6095 ne peut que tomber sur si j’avoie esté perilliez (voir encore Foerster).

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L’existence de lagan dans cette signification est pourtant questionnable. Comme Foerster, ibidem, l’avait remarqué, « lagan heisst altf. “gas gestrandete Schiffsgut”, dann “Zerstörung”, endlich “Hülle und Fülle”, wie man beim Strangut voll und frei zugreifen kann ». Toutes les occurrences de lagan / lagaannum enregistrées par Du Cange (éd. Niort 1885), V, p. 11-13, ont une connotation lexicale fort concrète, confirmée par Niermeyer-van de Kieft, Lexicon Minus, éd. 2002, p. 757 (« épave de plage, jetsam, Strandgut », avec deux occurrences dans de documents de Pontieu, 1204, et de St. Omer, 1206). TL, V, p. 43-45, LAGAN, donne trois exemples du mot dans le sens de « Strandgut, Strandrecht », dont le premier est celui de la Charrette qui nous intéresse ; par rapport aux deux autres, seule l’acception concrète du mot est acceptable : « Li nés, ù Aucassin estoit, ala tant par mer waucrant qu’ele ariva au castel de Biaucaire, et les gens du päis coururent au lagan [...], Auc. 34, 12 [...]. Les lagans venus par maree a Thormont, Urk. 14 Jahrh. ». Voir aussi l’Anglo-Norman Dictionary (version en ligne), lagan « shipwreck, debris of ships ». Si l’on donne à laganz la signification attendue et bien documentée de « épave, débris » – qui semble tout à fait satisfaisante du point de vue du sens – la comparaison dans les vers de la Charrette s’établit entre laganz et me : « Méléagant me traitera plus mal qu’ [il ne traiterait] l’épave » (voir Foerster, ibidem : « M. wird mir schlimmeres antun, als das Strandgut »). Pour pis comme adverbe comparatif, voir Jensen, op. cit., § 832. En interprétant laganz comme « épave, débris », au v. 6095 la construction avec qui ( = TV) semble la seule acceptable. Elle peut jouer un rôle aussi dans l’explication de l’emploi de lagan au cas-sujet (ce qui est certain, d’après la rime avec Meleaganz), contre la structure grammaticale de la phrase : étant donné la connexion avec me, on attendrait un cas-régime (c’est en effet la difficulté majeure envisagée par Foerster). Li laganz semble justifiable à partir de qui en la mer est perillez, avec attraction sur l’antécédent de la part de qui, pronom relatif au cas-sujet : voir G. Moignet, Grammaire de l’ancien français, Paris, Klincksieck, 1973, p. 9032. On doit par conséquent considérer la possibilité que la solution syntactique inattendue ait déconcerté les copistes, et que le texte de CF au v. 6095 si j’avoie esté perilliez soit une réécriture visant à effacer la difficulté. Cette hypothèse n’est pas démentie par le fait que F partage la même leçon que C : Foerster, éd. cit., p. IX et Micha, œuvr. cit., p. 141, ont bien démontré que certaines variantes de F semblent découler d’une contamination avec la branche traditionnelle de la copie-Guiot. γ traduit fidèlement les vers 6093 et 6096 ; au contraire, le couplet 6094-6095 n’a pas de correspondance dans la mise en prose.

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NOTES

*. À l’intérieur d’un travail unitaire, coordonné par Stefano Asperti, les sect. 1, 2, 3.1 et 3.5 sont de Caterina Menichetti, les sect. 3.2-4 de Maria Teresa Rachetta. Nous remercions Martine Vangeertruyden pour la révision du texte. 1. G. Roques, « Chrétien de Troyes des manuscrits aux éditions », Medioevo Romanzo XXXIII-1, 2009, p. 5-28. 2. W. Foerster éd., Christian von Troies, Sämtliche erhaltene Werke. IV. Der Karrenritter (Lancelot) und das Wilhelmsleben (Guillaume d’Angleterre), Halle, Niemeyer, 1899 ; A. Micha, La Tradition manuscrite des romans de Chrétien de Troyes, Paris, Droz, 1939. Après les travaux de Foerster et Micha deux autres témoins incomplets de la Charrette ont été découverts : il s’agit des manuscrits Princeton, Firestone Libr., Garrett 125, et Paris, Bibl. de l’Inst. de France, 6138 (ancien 4676). 3. On adopte comme sigles et comme numérotation de références le système d’A. Foulet, Karl D. Uitti éd., Le Chevalier de la Charrette (Lancelot), Paris, Bordas, 1989, édition qui, mis à part l’intégration des manuscrits inconnus à Foerster et Micha, est de ce point de vue parfaitement superposable à celle de Foerster. On rappelle les cotes des manuscrits : A = Chantilly, Musée Condé, 472 ; C = Paris, BNF, fr. 794 ; E = Escorial, Real Monasterio de San Lorenzo, M.III.21 ; F = Paris, BNF, fr. 1450 ; G = Princeton, Firestone Libr., Garrett 125 ; I = Paris, Bibl. de l’Inst. de France, 6138 ; T = Paris, BNF, fr. 12560 ; V = Città del Vaticano, Bibl. Apost. Vat., Reg. lat. 1725. Pour les détails sur les manuscrits on se rapportera à K. Busby, T. Nixon, A. Stones, L. Walters éd., Les Manuscrits de Chrétien de Troyes-The Manuscripts of Chrétien de Troyes, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1993. Aux témoins directs du roman, il faudra ajouter le témoignage du « texte dérimé » de la Charrette (γ) qui remplace le texte de la Vulgate dans trois manuscrits du Lancelot en prose. Cette version extra-Vulgate, récemment éditée par Annie Combes, est « la seule mise en prose systématique du Chevalier de la Charrette connue à ce jour » (Le Conte de la Charrette dans le Lancelot en prose : une version divergente de la Vulgate, A. Combes éd., Paris, Champion, 2009, p. 13). Il s’agit d’une mise en prose tellement fidèle à l’original de Chrétien que, comme Mme Combe l’a remarqué, il est possible la plupart du temps – abrègements et dérimages mis à part – de la confronter de façon ponctuelle aux huit manuscrits conservés (cf. Combes, éd. cit., p. 88 sq.). L’évaluation des rapports entre γ et les témoins de la Charrette a déjà été faite par Mme Combes qui conclut : « T est sans doute le manuscrit le plus proche de γ ; cependant, T est rarement seul avec γ contre les autres manuscrits » ; et « l’individualité de C [...] est confirmée par une confrontation avec γ » (Combes, éd. cit., p. 93 et 91 respectivement).

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4. Il faut en tout cas signaler que la grande majorité des éditeurs de la Charrette n’ont que très sommairement discuté les raisons qui les ont conduits au choix de C comme manuscrit de base – et au refus de T. D’autres romans de Chrétien ont été récemment édités. Pour Cligés, S. Gregory, C. Luttrel éd., Chrétien de Troyes, Cligés, Woodbridge-Rochester, Brewer, 1993, ont considéré C « non pas comme le meilleur manuscrit, mais comme le manuscrit le moins corrompu, c’est à dire, comme une base sujette à toute correction qu’on peut justifier » ; dans cette édition, le fait que la copie de Guiot soit interpolée (comme T pour la Charrette) n’a pas empêché son adoption en tant que manuscrit de base. La « supériorité » de C, au contraire, a été mise en question et rejetée par K. Busby éd., Le Roman de Perceval ou Le Conte du Graal. Édition critique d’après tous les manuscrits, Tübingen, Niemeyer, 1993, p. LIX. 5. M. Roques éd., Les Romans de Chrétien de Troyes, édités d’après la copie de Guiot (Bibl. Nat. Fr. 794). III. Le Chevalier de la Charrette (Lancelot), Paris, Champion, « Classiques Français du Moyen Âge » 86, 1958. 6. J. Frappier éd., Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette (Lancelot). Roman traduit de l’ancien français, Paris, Champion, 1962. 7. Foulet-Uitti, éd. cit. ; Ch. Méla éd., Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette ou Le Roman de Lancelot, Paris, Le Livre de Poche, 1992 ; D. Poirion éd., Lancelot ou le Chevalier de la Charrette, dans D. Poirion éd. (avec la collaboration d’A. Berthelot, P. F. Dembowski, S. Lefèvre, K. D. Uitti, Ph. Walters), Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1994, p. 508-682 ; P. G. Beltrami éd., Chrétien de Troyes, Godefroy de Leigni, Il Cavaliere della Carretta (Lancillotto), Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2004. 8. Foulet-Uitti, éd. cit., p. XXXVIII. 9. Les principes qui sont à la base de cette « grille éditoriale » sont illustrés par A. Foulet, « On Grid-Editing Chrétien de Troyes », dans L’Esprit Créateur, XXVII (1987), 1, p. 15-23 (l’éditeur y analyse, entre autre, plusieures lectiones singulares de C) ; il s’agit d’un essai de définition, d’après des critères explicites, de l’ « usus scribendi » de l’auteur, comme l’a remarqué Beltrami, éd. cit., p. 20. 10. Foulet-Uitti, éd. cit., p. 401. 11. Foulet-Uitti, éd. cit., p. XXXVII. 12. Méla, éd. cit., p. 29. 13. Méla, éd. cit., p. 31. 14. Méla, éd. cit., p. 32. 15. Poirion, éd. cit., p. LV ; Poirion indique par P8 le manuscrit siglé F par Foerster, qui, pour la Charrette et Yvain, est néanmoins fortement lacunaire : il commence au v. 5652 de la Charrette et s’arrête au v. 3794 d’Yvain (numérotation de l’édition Foerster). 16. Pour l’analyse du « projet éditorial » des manuscrits F et (en marge) A, et des manipulations qui leur sont propres, cf. L. Walters, « Le rôle du scribe dans l’organisation des manuscrits des romans de Chrétien de Troyes », Romania CXIV, 1974, p. 303-25, surtout p. 305-13 et 321-23. 17. C’est ce que F. Duval, « L’édition des textes médiévaux français en France », Pratiques philologiques en Europe. Actes de la journée d’étude organisée à l’École des Chartes le 23 septembre 2005, F. Duval éd., Paris, École des Chartes, 2006, p. 115-50, part. p. 131-32, définit comme confusion entre les « différents “ avatars ” du texte » : original, archétype et manuscrit. 18. Adresse internet http://www.princeton.edu/~lancelot/ss/index.shtml . 19. K. D. Uitti, A Brief History of the “Charrette Project” and Its Basic Rationale, 1997, consultable à l’adresse internet http://www.mshs.univ-poitiers.fr/cescm/lancelot/project.html. Pour l’illustration des objectifs et de l’histoire du « Charrette Project » cf. en outre K. Sarah-Jane Murray, « Medieval Scribes, Modern Scholars : Reading Chrétien de Troyes in the Twenty-First Century», Literatur und Literaturwissenschaften auf dem Weg zu den neuen Medien – Eine Standortbestimmung (Literature and Literary Studies on Their Way Towards the Digital Media – Where Are

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We ?), Bern, Germanistik, 2005, lu dans la version électronique consultable à l’adresse internet http://www.germanistik.ch/buch.php?id=Literatur_Neue_Medien, et les travaux de Cinzia Pignatelli cités à la note suivante. 20. Les perspectives méthodologiques et les premiers résultats de cette deuxième phase du travail ont été illustrés dans le numéro Œuvres et Critiques, XXVII, 2002, intégralement consacré au « Charrette Project ». En suite, comme C. Pignatelli, « Le “Projet Charrette” à Poitiers : un état des lieux », Cahiers de Civilisation Médiévale LXVIII, 2005, p. 227-32, l’a montré, le projet a marqué un temps d’arrêt, dû à l’ « insuffisance des ressources humaines », et au fait que « il [...] est apparu de plus en plus intellectuellement insatisfaisant de poursuivre l’étude linguistique sur les formes de l’édition critique. [...] Un index lemmatisé de l’édition Foulet-Uitti n’aurait comme garant que cette édition elle-même, et risquerait pourtant de devenir le point de départ d’analyses comparatives et de décomptes statistiques qui ne seraient confortés par aucun manuscrit » (p. 228, n. 4). 21. Voir à ce propos F. Duval, art. cit., p. 131 : « on s’aperçoit assez rapidement, en consultant des éditions synoptiques en ligne, que la juxtaposition de transcriptions ne suffit pas à constituer une édition. Le rassemblement des matériaux et la possibilité de les confronter à sa guise ne fait que renforcer l’impérieuse nécessité d’un commentaire critique et philologique plus approfondi que dans les éditions papiers, généralement publiées d’après un seul manuscrit de base accompagné d’un choix de variantes ». Voir aussi les remarques de P. Bourgain, « L’édition des textes vernaculaires », dans Bilan et perspectives des études médiévales en Europe : Actes du premier Congrès Européen d’Études Médiévales (Spoleto, 27-29 mai 1993), éd. par J. Hamesse, Louvain-la-Neuve 1995, p. 427-448, aux p. 433 sq. 22. G. Contini, Breviario di ecdotica, Milano-Napoli, Ricciardi, 1985, surtout p. 139 sq. 23. M. Tyssens, « Philologie “chevronnée”, nouvelle philologie », Revue de Linguistique romane LXVI, 2002, p. 403-20, part. p. 416. 24. Contini, op. cit., surtout les chapitres Scavi alessiani et La Critica testuale come studio di strutture. 25. C. Segre éd., La Chanson de Roland, Genève, Droz, 2003 (TLF), p. 24-6 ; cf. éd. orig., Milano- Napoli, Ricciardi, 1971, p. XX-XXI. 26. C. Pignatelli, « La lemmatisation du Chevalier de la charrette (Lancelot) ou le nécessaire retour aux manuscrits », dans Œuvres et Critiques, XXVII, 2002, p. 52-69, part. p. 63. 27. B. Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, p. 108. 28. http://www.rialto.unina.it et http://www.rialc.unina.it respectivement. Voir, surtout, M. Roy Harris, P. Ricketts éd., Le Nouveau Testament de Lyon, http://www.rialto.unina.it/prorel/NTL/ NTL.htm ; A. M. Compagna éd., Guillem de Toroella, La Faula, Barcelona, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 2007 ; S. Asperti éd., Salut d’amor, 2001 (Destret d’emor mi clam a vos, http:// www.rialc.unina.it/0.38.htm ). 29. Roques, éd. cit., p. 38, ponctue le v. 1239 quan qu’est bel, et gent a chascun : on a éliminé la virgule. 30. Foerster, éd. cit., p. 45 : aucun des éditeurs successifs n’a pris en compte ce remarque. 31. A. Brasseur, R. Berger éd., Robert le Clerc d’Arras, Les Vers de la Mort, Genève, Droz, 2009, str. 51, v. 601-606. 32. Moignet relève le phénomène d’attraction d’un substantif non-sujet par le relatif cas-sujet qui dans deux des Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci (voir V. F. Koenig éd., Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre Dame, Génève, Droz, 1970, vol. 4, p. 190-200 et 378-411 respectivement ; dans le deuxième exemple, on trouve dans le texte établi par Koenig un cas- régime). La construction syntaxique a troublé les copistes : Nostre Dame de Soissons, v. 214-16 : « si com li fiex la povre fame / dire l’ot oï vraiement / li vrais des vrais qui pas ne ment », var. 216 li vrai des vrais] le vrai des vrais LFE, dou vrai des vrais N, li roys des roys S, li vrois Dex qui A ; De l’Ymage Nostre Dame de Sardanei, v. 610-13 : « car a Soissonz le trouverai / le bon bourjois, qui

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encor vit, / qui a ses ieuz l’ymage vit, / de Sardenay dont j’ai conté » var. 611 le bon] ung bon E, li bons (bon B) BNR.

RÉSUMÉS

Ces dernières décennies, les nouvelles technologies ont mis à la disposition des chercheurs une quantité considérable de ressources et de donnés. Pour le Conte de la Charrette de Chrétien de Troyes, ce progrès est dû principalement au Projet homonyme de Foulet et Uitti et à ses prolongements. Cependant, les nouveaux matériaux sont restés en marge des discussions de critique textuelle. Le débat autour du texte du roman de Chrétien s’est en effet polarisé sur la validité du texte transmis par la copie de Guiot (BNF, fr. 794) – employée pourtant comme manuscrit de base dans toutes les éditions les plus récentes. Nous proposons ici une approche différente du problème en vue de valoriser le riche patrimoine de variantes repérables dans la tradition manuscrite tout en préservant la lisibilité du roman. Nous soumettons donc à la réflexion une présentation du texte dans laquelle un commentaire de la varia lectio est relié à une « version de base ». Nous livrons cinq exemples pour lesquels nous croyons qu’une nouvelle évaluation de la varia lectio permet de mieux apprécier la richesse - en terme de lexique, de langue poétique, finalement de qualité littéraire - du texte de Chrétien.

In the last decades, thanks to the development of new technologies, scholars have been provided with a large amount of digital resources and data. For Chrétien de Troyes’ Conte de la charrette, such an improvement is mainly due to the homonymous Project developed by Foulet and Uitti, and to its various continuations. However, such resources have had little impact on the discussion concerning textual criticism, in the context of the vivid debate about the Copie Guyot (BNF, fr. 794), the manuscrit-de-base (guide-manuscript) of all the recent editions of the roman. We propose to broach the problem in a new fashion, in order to highlight the rich heritage of variant readings of the manuscripts and to preserve the readability of the text. Therefore, the reader will find in this article a critical presentation of the text accompanied with a commentary on the varia lectio connected to the “base-version”. Such a purpose shall be exemplified with the study of five specific excerpts, the variant readings of which will be reassessed here. This enables us to shed a new light on the text by Chrétien de Troyes, from a lexical, linguistic and definitely literary point of view.

Negli ultimi decenni, le nuove tecnologie hanno messo a disposizione diretta degli studiosi una grande quantità di risorse e di informazioni. Nel caso della Charrette di Chrétien de Troyes, questo progresso è essenzialmente dovuto al Projet omonimo ideato da Foulet e Uitti e alle sue varie filiazioni. Tuttavia, i nuovi materiali disponibili sono rimasti ai margini delle discussioni di critica testuale, e il dibattito sul testo del romanzo di Chrétien è parso sempre più polarizzarsi intorno alla difesa o critica puntuale del testo trasmesso dal manoscritto : di Guiot (BNF, fr. 794), utilizzato comunque come testo-base in tutte le edizioni recenti. Proponiamo qui una maniera diversa di affrontare il problema, che possa valorizzare il patrimonio di varianti presenti nella tradizione e al contempo preservare la leggibilità del romanzo. Sottoponiamo dunque alla riflessione una presentazione critica del testo in cui un commento della varia lectio è “innestato” su di una redazione-base. Esemplifichiamo il nostro intento attraverso cinque luoghi esemplari,

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per i quali crediamo che una nuova valutazione della varia lectio consenta di meglio cogliere la ricchezza – lessicale, linguistica e in definitiva letteraria – del testo di Chrétien.

INDEX nomsmotscles Chrétien de Troyes, Guiot, Hélinand de Froidmont, Jacques de Longuyon, Robert le Clerc d’Arras Parole chiave : edizione, interpolazione, lapsus calami, manoscritto, varia lectio Keywords : edition, interpolation, lapsus calami, manuscript, varia lectio Mots-clés : édition, interpolation, lapsus calami, manuscrit, varia lectio Thèmes : Chanson de Roland, Chevalier de la charrette, Guillaume d'Orange, Vœux du paon

AUTEURS

STEFANO ASPERTI Sapienza - Università di Roma

CATERINA MENICHETTI Fondazione Franceschini – Firenze

MARIA TERESA RACHETTA Sapienza - Università di Roma

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L’edizione critica delle liriche medievali: considerazioni dall’Italia

Giuseppina Brunetti

1 1. La ‘cura’ nelle quarte di copertina delle edizioni critiche (‘a cura di’) è termine a cui ci si è assuefatti: curavit et recensuit et explanavit. Il verbo curare - che in italiano è registrato dal XII-XIII secolo e nella lingua della lirica ricorre per la prima volta, neanche a farlo apposta, in quella dell’amato logoteta di Federico II (Pier della Vigna, Amore in cui disio ed ò speranza, v.19: « ch’eo non curo s’io doglio od ò martiro / membrando l’ora ched io vegno a voi»1 - nella definizione del TLIO (Tesoro della lingua italiana delle origini), prima di diventare un termine tecnico, equivale a: ‘nutrire interesse per, occuparsi di, attribuire importanza a qualcuno o qualcosa’ (...), ‘provvedere al buon andamento di qualcosa, prendersi cura’ (...), ‘restituire la sanità fisica’2. Parola e verbo, candidati alla sintetica espressione del lavoro precipuo del filologo, risentono però ora di un’usura distratta.

2 Eppure quella sollecitudine premurosa, la ‘cura’ appunto, e il suo profondo significato scaturiscono da un ceppo lessicale antichissimo, straordinario, istruttivo per la disciplina si direbbe in maniera quasi archetipica se persino nel capofila della Wortphilologie, Gottfried Hermann, il lavoro dell’editore filologo e quello del medico curante si riconoscevano ancora come strettamente apparentati3. Certo vi è qui la derivazione implicita dell’errore come malattia del testo e un’idea semplice dell’originale mentre ora su ciò siamo, pare, maggiormente avvertiti.

3 D’altra parte ogni edizione filologica è un atto storicamente interpretativo, un atto di lettura tout court ; di riflesso, la considerazione sul metodo dell’edizione equivale anche ad una presa di posizione deontologica, ad una scelta etica. Perché se occorre riconoscere che anche la storia è il testo, allora è necessario precisare che, poiché per l’opera letteraria non si dà partenogenesi e poiché la vita dei testi nel tempo si configura piuttosto come una sopravvivenza che ne implica per ciò stesso il mutamento, con lo sforzo della sempre nuova ‘sistemazione’ nelle epoche, allora per tali motivi si ha ragione di pensare che i sedimenti del tempo o, banalmente, l’incuria si possono nel lavoro ecdotico ancora distinguere e verificare - attraverso un lavoro lento e sottile, razionalmente - come sovrapposti al senso, per quanto possibile, riconducibile

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all’autore. È tale punto di vista che disegna e affina poi il suo metodo, non il contrario. Si tratta quindi, naturalmente, di vedere di chi ci si occupa e per chi si opera, agli occhi di chi si rivolge il testo ricostituito ; ma che si debba ricostruire non vi è dubbio e questa del pubblico è altra, per quanto capitale, questione. Un’edizione rigorosa tuttavia, come la buona filologia, non necessariamente sceglie un linguaggio iniziatico e gli spazi angusti e museali delle consorterie: la ricchissima parola medievale, le diverse campiture della testualità lirica del Medio Evo, anche in quanto profondamente collegate da una parte alle strutture del passato classico e orientale (in termini dialettici di “continuità di fondo” e “discontinuità di livello”4) dall’altro alle nuove sensibilità del cristianesimo o al diverso ‘barbarico’ (nordico, musulmano, slavo, asiatico), potrebbero riuscire ancora istruttive e utili alla memoria umana e alla comprensione della civiltà letteraria europea e moderna.

4 Qui, con maggiore modestia e in una misura più agile, si vorrebbe osservare la recente pratica dell’edizione dei testi lirici medievali. L’osservazione è fatta da una specola precisa, l’Italia, e non aspira perciò ad alcuna esaustività o completezza. D’altro canto, preciso subito, l’assunzione di una prospettiva ‘nazionale’ se potrà risultare efficace a verificare la tenuta di palestre ecdotiche sperimentate e, anche, di solidi paradigmi ermeneutici (basti pensare alla sola etichetta di ‘translachmanniano’)5 denuncia immediatamente la sua insufficienza sia riguardo alla prospettiva sia riguardo all’oggetto. La lirica medievale fu infatti costituzionalmente plurale e plurilingue anzi si potrebbe dire che costituì il primo movimento poetico e culturale dell’Europa moderna.

5 Come l’Europa nasce con la fondazione delle Nazioni, e con l’attestazione delle lingue nuove che individuano quelle Nazioni, così la lirica occidentale moderna nasce nel Medio Evo, con la poesia dei trovatori. Tali poeti diedero forma a una società di uomini di lettere che fu la prima dopo la scomparsa del mondo antico. Cortesia e fin’amor, poesia di corte e lirismo costituirono così, con altre poche esperienze letterarie, la vera ‘educazione sentimentale’ dell’Europa. I professionisti del nuovo canto in lingua d’oc, i trovatori, fornirono modelli, temi e forme a un’espressione lirica che dalla provincia delle corti meridionali della Francia divenne presto internazionale. È noto come la diffusione della poesia dei trovatori in Europa sia fatto precocissimo e pervasivo: già dagli ultimi anni del XII secolo si assiste all’irradiazione del modello occitanico in numerose e diverse zone del continente. Così come le regioni francesi di lingua oitanica si erano aperte alla nuova maniera poetica e i trovieri avevano accolto ed elaborato il modello trobadorico, altre importanti aree appaiono, già fra il 1170 e la fine del secolo, del tutto acquisite alla maniera occitanica: si tratta sia di regioni romanze, come la penisola iberica e l’Italia, sia di regioni diverse come l’area orientale e in particolare quella nordica e germanica che, con i Minnesänger, offrirà forma specifica alla lirica cortese e alla fin’amor. L’irraggiamento del modello trobadorico deve infatti intendersi non solo in termini di imitazione e confronto, ma, come implica lo stesso termine ‘irraggiamento’6– che sottende appunto la diffusione di un’energia attraverso raggi che penetrano diversamente, a seconda della natura e delle condizioni della materia che li riceve -, dev’essere guardato più propriamente come un processo di acclimatazione, quello stesso che permetterà poi nel corso degli anni elaborazioni sensibilmente diversificate fra loro nelle diverse regioni dell’Europa.

6 La proposta editoriale, oggi, dei testi lirici del Medio Evo se acquista dunque anche un valore storico e culturale più ampio non può d’altra parte sottrarsi ad una riflessione sul metodo dell’edizione, perché pur nella condizione peculiare in cui il testo lirico

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medievale, per sua costituzione, vive (presenza efficiente della musica, contiguità linguistiche diversificate, spesso indecifrabilità storica dei contesti e delle voci) non ci esime dal porre delle domande, basiche quanto necessarie, per una lettura degna di tale nome: “che testo sto leggendo? Come mi è giunto? Come l’ha ricostruito colui che me l’ha offerto? Come posso verificarlo?”.

7 2. Scriveva Gianfranco Contini, ormai più di trent’anni fa: la filologia come disciplina storica si rivela sempre più acutamente involta, non si dirà nell’aporia, ma nella contraddizione costitutiva di ogni disciplina storica. Per un lato essa è ricostruzione o costruzione di un ‘passato’ e sancisce, anzi introduce, una distanza fra l’osservatore e l’oggetto ; per altro verso, conforme alla sentenza crociana che ogni storia sia storia contemporanea, essa ripropone o propone la ‘presenza’ dell’oggetto. La filologia moderna vive, non di necessità inconsciamente, questo problematismo esistenziale7. Eppure che ‘in principio ci fosse il testo’ non pare essere cosa dubbia per nessuno, se non altro per il fatto che nell’esperienza di ognuno, di ciascun lettore, vi è un testo che, ogni volta, parla. E ciò parrebbe sufficiente a sostenere che ci sono varianti e non varianza8 e che la cosiddetta mouvance, come è stato di recente affermato, appare sempre più una vocazione alla “polverizzazione” dei significati piuttosto che un efficace strumento ermeneutico: al termine di qualunque moltiplicazione di direzioni e prospettive, il testo (che sta su un livello diverso dei suoi avatar storici) resta lì, pronto a comunicare come ha comunicato per anni, o per secoli (...). Il testo resta lì, e solo il lavoro ermeneutico ce ne rivela i segreti9. Leggere un testo significa sempre interpretarlo (...) la filologia alla fine si rivela una cosa sola con la critica (...). L’edizione di un testo, per esempio, porta a un contatto così totale col testo stesso, a un’interrogazione così sistematica di ogni suo passaggio, a un impegno così pieno all’elucidazione di ogni particolare, da costituire una delle forme più esaustive di critica. Ancora più esaustiva la conoscenza di chi abbia seguito il testo nel suo farsi, come accade al critico genetico o a quello delle varianti, che sono in grado di verificare, attraverso la combinatoria messa in opera dallo scrittore, i rapporti sistemici tra ogni elemento dell’opera, e la direzione verso la quale muove l’elaborazione del testo10.

8 La ripresa e la sottolineatura da parte di Segre del concetto di opera è importante. Il grande filologo ricorda infatti che « significante e significato sono indissolubili. Qualunque opera è, in primissima istanza, la successione di significanti che la costituisce. Ogni benché minimo mutamento dei significanti la muterebbe del tutto». E conclude: i significati, è vero, proliferano incessantemente ; ma proliferano a partire da un dato testo, e solo da questo (...). Noi possiamo vedere la proliferazione dei significanti come un’arborescenza che si va estendendo sempre più a partire dal testo letterario: un albero che continua ad allargarsi. Ci sono certo degli sterpi, o rami interi portatori di sviluppi maligni e magari mortali. Questo grande albero andrebbe ripercorso all’indietro, verso il testo base, verso la sua realtà significante, così come fa la critica testuale o ecdotica. L’ecdotica infatti, ricostruita la genealogia dei manoscritti, risale progressivamente ai nodi principali della tradizione, sino ad avvicinarsi all’archetipo, espungendo mentalmente (e però rispettando come documenti della ricezione) le varianti erronee o comunque non genuine. Alla fine ci rende il testo, talora segnato o incrinato dal tempo, eppure venerabile per quanto ancora conserva del suo aspetto iniziale. Il testo è tutto il nostro bene ; nessuna nostra escogitazione per quanto brillante o suggestiva può valere e significare di più del testo nella sua maestà. Questa maestà coincide con la verità, che è nostro dovere perseguire con impegno, nel testo e ovunque. Potrebbe essere questo il

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primo comandamento in una specie di giuramento di Ippocrate dei critici letterari. E non mi dispiace che nell’imperversare irrefrenabile dei mass media, nel trionfo della virtualità, nell’assordante sovrapposizione di voci e parole ormai dissanguate del loro senso, ci siano discipline che contengano un insegnamento, oltre che metodologico, anche deontologico11.

9 Perché le voci e le parole delle liriche medievali non risultino dissanguate dal loro senso occorre dunque non rinunciare alla filologia, persino se, è stato lucidamente scritto: « in filologia una parola pronunciabile è a prezzo di molti silenzi»12.

10 Dopo la crisi del lachmannismo e la riflessione sulle istanze migliori del bédierismo (col magnete conseguentemente rivolto dall’originale ricostruto meccanicamente all’autore del testo e al manoscritto valorizzato quale monumento storico), in Italia è già a partire dagli anni ‘30 del Novecento che si possono individuare mete notevolissime, teoriche e concrete: a tracciare il solco di un indirizzo fecondo saranno da allora gli scritti di Giorgio Pasquali (1934), Debenedetti (1937) e Barbi (1938). Per l’ecdotica romanza un filo rosso può essere identificato senza dubbio nella recensione (1935) che Contini fece del gran libro di Pasquali che, traghettando dalla filologia classica istituti e risultati (l’archetipo in movimento, ad esempio), segnò poi un vero e proprio innesto, fecondo, nell’ambiente romanzo sino a quella nuova generazione di filologi che, attraverso lo strutturalismo, raggiunsero una visione moderna e ancora più articolata, fissando dei veri capisaldi, sia nel grado di riflessione sia nei risultati ecdotici: Terracini, Segre, Corti, Avalle - si ricordi che l’edizione del trovatore Peire Vidal è stampata nel 1960 e che è degli anni ‘70 la definizione di edizione critica come ‘ipotesi di lavoro’ (Contini), di diasistema (Segre), il saggio spartiacque di Alberto Varvaro13.

11 In un lavoro del 1985 Roberto Antonelli attribuiva per la prima volta il nome: ‘filologia materiale’ ad un modo di guardare al testo medievale e, anche - a partire dalla personale esperienza di editore specialista - al testo lirico: questo tipo di approccio al testo, incentrato innanzitutto sulla sua fisionomia e storia materiale, quale deposito di una vera e propria stratigrafia culturale, ha avuto ulteriore sviluppo, articolando le domande poste ai manoscritti e inserendole in un discorso storico-sociale più complessivo. Anche in ambito strettamente filologico sono maturate prospettive nuove, complementari piuttosto che opposte a quelle di tipo “lachmanniano” e legate alla riappropriazione del Passato quale storia della fruizione e (ri)produzione del Testo, Tradizione: « La tradizione di ogni testo non è un magazzino di varianti, ma una miniera di storie» . La metafora non è casuale: il filologo diviene realmente uno speleologo o un archeologo del sapere, che, in base innanzitutto alla materialità del testo, alla sua storicità effettuale (composizione del codice, origine, rapporti di copia con altri codici, ma anche contenuti e gusti rappresentati dagli autori e nelle opere prescelte), ne ricostruisce integralmente (riducendo al minimo le scelte, e quindi la necessità di giudicare il rapporto col “presente”) la storia e l’influenza, il “potere”, esercitato su altri codici e su altri testi. In questo senso si può parlare correttamente, e su basi storico-documentarie, di una vera e propria “tradizione materiale” del testo letterario, che si affianca e contribuisce in maniera nuova (e ancora in gran parte da esplorare) allo studio complessivo della tradizione culturale e letteraria, anche volgare14.

12 Non sfuggirà il senso dell’unico riferimento bibliografico incluso (Billanovich) così come l’approssimazione concettuale alle scienze archeologiche: non è accessorio ricordare che la riflessione di Antonelli era radicata entro la compagine, umana e professionale, allora presente all’Università “La Sapienza” di Roma - significativo, ad

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esempio, che al saggio del filologo romanzo si accompagni nello stesso volume il lavoro di un grande paleografo come Armando Petrucci, intitolato appunto: La scrittura del testo (ivi, pp. 285-308)15.

13 A giudicare ora, ‘a valle’, i risultati di tale, specifico, sguardo sul testo lirico medievale non lo si potrebbe riconoscere come più ricco di promesse mantenute: a partire dalla riproduzione anastatica del più antico manoscritto dei trovatori (l’estense D), promossa e condotta in porto da Aurelio Roncaglia, che costituisce l’eccellente incunabolo (il primo volume, si ricordi, è del 1979), delle diverse e ora raffinatissime riproduzioni integrali dei canzonieri manoscritti16. L’attenzione alla materialità del testo lirico ha prodotto indagini esatte sui testimoni17, approfonditi strumenti sui codici18, sulla tradizione19 e sulle forme poetiche20, persino analisi minute di filigrana21 e, soprattutto, affidabili edizioni di testi.

14 Allo stesso Antonelli, nel 1979, si deve l’edizione critica delle poesie di Giacomo da Lentini, la prima, se non m’inganno, a presentare un completo apparato positivo accanto al testo ricostruito22. Non si trattava in quel caso e in quegli anni di mera moltiplicazione documentaria di enti, al contrario. L’apparato completo costituiva infatti la valorizzazione della facies testuale di ciascun individuo manoscritto e, al contempo, permetteva già di cogliere - nella praticabilità lì permessa dal tipo di tradizione - l’intera stratigrafia testuale superstite.

15 Tale rivalutazione dell’apparato è sintomatica, si potrebbe dire che costituisce ancora il modo stesso del filologo di leggere un testo antico. Mi sia permesso richiamare in proposito un aneddoto riferito da Eduard Fraenkel nella sua introduzione agli Ausgewählte kleine Schriften di Friedrich Leo che spesso, nella pratica delle lezioni all’Università di Bologna, mi capita di leggere agli allievi. Fraenkel vi raccontava la traumatica esperienza di quando era uno giovane studente: Mi ero messo a leggere molto Aristofane, e ho iniziato a parlare di lui a Leo, e di come era eloquente, della magia della sua poesia, della bellezza delle parti corali, e così via. Leo mi lasciò parlare, forse dieci minuti forse più, senza mostrare alcun segno di disapprovazione o di impazienza. Quando ebbi finito, chiese: “In quale edizione leggete Aristofane?” Ho pensato: non mi ha forse ascoltato? Che cosa ha a che fare la sua domanda con quello che gli ho detto? Dopo un momento di esitazione imbarazzato, ho risposto: “la Teubner”. Leo rispose: “Oh, avete letto Aristofane senza un apparato critico”. Disse ciò con tutta calma, senza alcun tocco di sarcasmo, proprio sinceramente sorpreso che fosse possibile per un uomo intelligente abbastanza giovane come me di fare una cosa simile. Ho guardato il prato vicino ed ho avuto un’unica, travolgente sensazione di rovina, mi sentii sprofondare: νῦν μοι χάνοι εὐρεῖα χθών * < Iliade IV, v. 183: “e allora la terra vasta si apra”>. Più tardi compresi che in quel momento avevo visto il significato vero dello studio e della ricerca23.

16 Non si trattava di un rilievo snobistico. L’acquisizione costituiva per Fraenkel (e per noi) la qualità stessa, il senso della lettura filologica del testo ossia di un modo di guardare alla letteratura.

17 La comprensione storica, stereoscopica, del testo letterario protegge peraltro da rischi impliciti in letture ‘semplici’24 e da quelle in parte tipiche del bédierismo meno avvertito.

18 Occorre qui, forse, un esempio. Quando ci si trova in presenza di una tradizione monotestimoniale - sia che il testo sia a noi trasmesso da un manoscritto unico sia che per, discutibile, scelta dell’editore si elegga un solo manoscritto da pubblicare - dal

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punto di vista dell’edizione del testo si rischia a volte di rispettare la lettera del manoscritto sino all’inverosimile, giustificando persino lezioni del tutto infondate o inaccettabili. Del pericolo si era accorto Contini che aggiunse una postilla esplicita, nel 1985, alla sua bellissima voce Filologia che si è avuto già modo qui di richiamare: « un bédierismo di nuovo conio è suggerito dai meri lessicografi, ai quali più importa la localizzazione dei loro lemmi che l’elaborazione di un contesto di lezione in tutto soddisfacente. Al massimo il metodo lachmanniano è tollerato come strumento atto a elaborare uno spazio in cui definire ‘il miglior’ manoscritto ; e le edizioni sinottiche (...) rischiano di tornare alla moda, magari sotto veste di trascrizioni interpretative in cui tesori di ingegnosità sono profusi a ricavare un senso da erroneità o flagranti o comunque rivelate dai codici messi in parallelo» (p. 65). Al di là dell’individuazione del preciso bersaglio polemico, quel che importa è che tale pericolo ìnsito nel privilegiare a tutti i costi la lezione trasmessa da un manoscritto può davvero costituire una impasse per l’interpretazione del testo.

19 Nel 2000 ho pubblicato nei Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie un venerabile testo, la più antica poesia della Scuola siciliana di Federico II di Svevia, che avevo rinvenuto nella Biblioteca centrale di Zurigo. Si tratta di una poesia d’amore di Giacomino Pugliese conosciuta sino allora attraverso un manoscritto unico, per quanto celeberrimo, il codice lat. 3793 della Biblioteca Vaticana. Come spesso avviene: « dato un manoscritto unico, il sopravvenire d’una seconda testimonianza svela ‘errori’ da sé non percepibili e comunque sana con la sua realtà mende mal rimediabili, a ogni modo mal rimediate»25. Propongo qui, a titolo esemplificativo, le prime due strofe della poesia, per sottolineare come essa mostri nel nuovo testimone degli errori, invisibili nel manoscritto vaticano (Giacomino Pugliese, ed. critica a cura di G. Brunetti 2000 et 2008, a5b5, a5b5 ; c10 d10, c10 d10):

Z V

Oi resplendiente Isplendïente stella de albur stella d’albóre dulce plaçente e piagiente dona d’amur donna d’amore bella, lu meu cor as in balia: bella, lo mio core, c’ài in tua ballia, da voy non si departe, en fidança da voi non si diparte, in fidanza; n’ad on’or te renenbra la dya or ti rimembri, bella, la dia quando formamo la dulçe amança che noi fermammo la dolze amanza.

Bella, or ti sia Bella, or ti sia renabrança rimembranza la dulça dia la dolze dia e l’alegrança e. ll’alegrança quando in deporto stava cum voy: quando in diportanza istava con voi; basando me disist: “Anima mya, basciando mi dicie: “Anima mia, lu gran solaç k’è ‘nfra noy due lo dolze amore, ch’è ‘ntra noi dui ne falsasi per dona ki sia!”. non falsasse per cosa che sia!”.26

20 Fra il testo offerto dal manoscritto surighese (che ho chiamato Z) e il ms. vaticano (detto V), la lezione tràdita dal nuovo testimone appare migliore ai versi 5, 7, 8, 13. L

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’errore più clamoroso di V è di avere interpretato il quinto verso decasillabo di ogni strofe come un verso bimebre con rima al mezzo. L’appiglio era offerto dall’eco di rima amore: core fra 4° e 5° verso: il copista di V (o del suo antecedente) nel tentativo di regolarizzare renderà così ipermetri tutti i versi in quella posizione, cfr. ad esempio al v. 13 di fronte al corretto deporto di Z si ha in V deportanza che crea la rima con alegranza del v. 14. Senza la nuova testimonianza di Z dunque l’intervento seriore di un copista, quello di V, è stato interpretato come volontà dell’autore del testo, Giacomino Pugliese, e l’irregolarità metrica imputata appunto alla poca perizia del poeta. Lo stesso schema metrico fu insomma interpretato, attraverso il ms. unico V, in maniera inesatta. Infine: la giustificazione del manoscritto unico a tutti i costi (« il bédierismo di nuovo conio», come avvertiva Contini) aveva persino condotto a interpretare in maniera univoca evidenti, posteriori, aggiustamenti27.

21 Tale elemento, qui metrico, può essere parzialmente iscritto in un istituto ecdotico di recente fissazione - e di indubbio interesse metodologico, non solo per i testi lirici - quello di: ‘fattore dinamico’.

22 Si deve a Maurizio Perugi (che nella sua edizione dei testi di Arnaut Daniel lo identificava principalmente nella “teoria dello iato”)28 l’elaborazione e la messa in opera anche se, concettualmente, l’archetipo rimonta ancora a Contini, al concetto di “diffrazione” enunciato dal filologo già nella prolusione del ‘56 e poi espresso a stampa solo negli anni ‘7029, un istituto ricavato direttamente entro la nozione di lectio difficilior.

23 L’idea di ‘fattore dinamico’ è preziosa perché permette di uscire dal binarismo lezione corretta / errore e consente « non seulement à éclaircir les variantes en elles-mêmes, mais plus encore les relations existant entre plusieurs variantes, dont la plus simple est ce qu’on appelle le ‘rapport glossématique’«30. Va da sé che tale prospettiva implica un rafforzamento della presenza della linguistica nel campo della critica testuale e un metodo operativo che è quello, strutturalistico, della serialità il quale, in ecdotica, permette di ravvisare tracce dell’andamento verticale della tradizione e, anche, di individuare volta a volta i modelli intrinseci di ricodificazione testuale. Il lavoro sulla serie è reso possibile dalla presenza di banche dati, preziose nella misura della loro affidabilità di costruzione. Su tale crinale si osserva un nettissimo avanzamento delle conoscenze per quanto riguarda la lirica: corre l’obbligo qui di citare almeno i lavori pioneristici di d’Arco Silvio Avalle31, i corpora dell’Ovi32 e quelli su trovatori, trovieri e poeti galego-portoghesi che negli ultimi anni hanno raggiunto fissazioni notevoli33. Sul piano più propriamente letterario è interessante poi rilevare come l’attenzione allo studio di insiemi omogenei abbia parimenti prodotto una notevole messe di risultati34, che si affiancano all’edizione critica solitamente intesa come monografia autoriale.

24 Ma è ora di concludere, pure essendo consapevole che una panoramica a volo d’uccello riferisce parzialmente e solo di ciò che incontra nel suo transito. Mi preme però di chiudere, circolarmente, con una considerazione che riprende la nota deontologica appuntata all’inizio. Chiedersi come il testo si è costituito nella mente e sullo scrittoio del suo autore35, come ci è giunto e cosa della sua polisemia iniziale si è perduta o si è guastata, come è stato poi letto e ricostruito nel tempo, come lo si può oggi ricostituire, implica sempre un’attitudine e uno sguardo eminentemente storici. Oggi, più che in passato, tale sguardo deve obbligatoriamente considerare il suo pubblico, anche rispetto a talune modalità interpretative, connesse anche al modo di fruire del testo letterario antico e più generalmente al valore del libro36. Ciò non significa che

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situazioni di equilibrio non siano ancora possibili37 o che altre non possano, attraverso anche i nuovi strumenti tecnici del web, essere trovate. Resta intatta però la qualità quotidiana, l’attitudine della filologia, quella stessa appunto « che culmina nella critica testuale (...) - e che resta - un evento quotidiano, se pur scalare»38. Concludo dunque questo esercizio critico, elementare, con un esempio tratto dalla più corsiva delle letture, quella dei quotidiani che, come diceva Montanelli, vivendo per poche ore, il giorno dopo la loro uscita servono solo per incartare il pesce.

25 Fra gli errori segnalati qualche anno fa da un acuto lettore di giornale ve ne è uno che attira l’attenzione: il lettore Giovanni Bravin di Conegliano (Treviso) segnala l’articolo con cui il Gazzettino ha raccontato la storia del Concorde, dal progetto franco-inglese ai primi voli e al disastro del 25 luglio. Secondo quell’articolo (...) il Concorde « pesa due volte il monte Everest »39.

26 Che l’enunciato: Il Concorde pesa due volte il monte Everest sia palesemente errato non v’è dubbio alcuno (quand’anche si potesse riuscire a pesare il monte più alto del pianeta). Si sarà ovviamente trattato, nell’originale della pubblicità in francese, della voce del verbo passer e dunque verosimilmente la pubblicità recitava, col calembour ad effetto determinato dal verbo passare (perché un aereo sorvola un luogo e insieme lo doppia, lo oltrepassa): “il Concorde passa due volte il monte Everest”. Il lettore non ha fatto altro che segnalare l’errore che nella comunicazione (l’articolo sul Gazzettino) si era prodotto. Il filologo può però comprendere che l’errore è anche frutto, nella traduzione, di una specie di metatesi (errore comune anche nelle scritture antiche) fra passe (v. fr., terza p. pr. di ‘passer’) e pesa (v. it., terza p. pr. di ‘pesare’).

27 Questo per dire che, nella sostanza, lo sguardo filologico non cambia - se non appunto nella scalarità del difficile - sia che si legga un elzeviro sbagliato sia che si leggano i versi contaminati dei poeti.

28 « Riafferrare il testo nella sua redazione primitiva, l’autore nell’autorità della sua intenzione, sono degli sforzi che non avrebbero luogo se non fossero suggeriti dal desiderio di “superare un allontanamento, di scongiurare una deformazione” (Starobinski) (...). La verità, per noi mortali, è costituita di luci e barlumi, di appagamenti e di irrequietezze ; essa si rivela progressivamente, e sempre parzialmente, a continue interrogazioni, a tentativi instancabili, insomma a prove di amore filologico. È un amore che si rafforza quanto più sono numerosi gli amanti. Gli amanti devono essere filologi e critici, perché la verità, anche se mai completamente discoperta, è una, e alla sua conquista devono collaborare la logica e il gusto, la storia della lingua e quella della cultura, l’ermeneutica e l’estetica. La verità non viene concessa una volta per tutte, ma è una conquista (una conquista parziale) di tutta la vita, di tutte le nostre vite. L’edizione critica raccoglie il meglio del lavoro sinora operato verso la verità del testo ; essa è tanto più lodevole quanto più aiuterà i futuri lettori, o filologi, o critici, ad avanzare ancora verso la verità»40. Appunto, seriamente, un vero passo per volta.

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NOTE

1. Pier della Vigna, Poesie, a cura di G. Macciocca in I poeti della Scuola siciliana. II. Poeti della corte di Federico II. Edizione critica con commento diretta da C. Di Girolamo, Milano, Mondadori, 2008, p. 278. 2. TLIO, Tesoro della lingua italiana delle origini, http://tlio.ovi.cnr.it/TLIO 3. R. Hexter, D. Selden ed., Innovations of Antiquity, New York, Routledge, 1992, p. 161-162. 4. A. Roncaglia, Le Origini, in Storia della letteratura italiana, a c. di E. Cecchi, N. Sapegno, Milano, Garzanti, 1965, I, p. 16. 5. « L’aggettivo ‘translachmanniano’ è usato da Contini, nella voce Filologia (p. 962) [G.C., v. Filologia, in Enciclopedia del Novecento, Roma, Istituto della Enciclopedia Italiana, II, 1977, pp. 954-972 (ristampato in G.C., Breviario di Ecdotica, pp. 3-66)] in riferimento al tipo di diffrazione “imposto dall’associazione di pluralità e banalità delle varianti”. Estendo il termine alle proposte metodologiche dei romanisti più o meno direttamente influenzati dalla teoria continiana. La quale, oltre a fornire determinati strumenti operativi, comporta l’assunzione di un ben preciso atteggiamento mentale nei confronti dei problemi della trasmissione testuale delle scritture medievali e della loro ricostruzione critica. Atteggiamento che, con gli opportuni aggiornamenti e le necessarie integrazioni, si può dire ancora fondamentalmente lachmanniano», G. Chiarini, Prospettive translachmanniane dell’ecdotica, in Ecdotica e testi ispanici, Padova, Università degli Studi di Padova, 1982, p. 45-64. Si veda, più ampiamente, R. Antonelli, Interpretazione e critica del testo, in Letteratura italiana, dir. Alberto Asor Rosa, vol. IV. L’interpretazione, Torino, Einaudi, 1985, p. 141-243. 6. Tale ad esempio il termine adoperato in una recente raccolta: Le Rayonnement des Troubadours. Actes du colloque de l’AIEO, Amsterdam, 16-18 octobre 1995, Amsterdam- Atlanta (GA), Rodopi, 1998. Cfr. anche L’Espace lyrique méditerranéen au moyen âge: nouvelles approches, sous la direction de D. Billy, F. Clément et A. Combes, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2006. 7. G. Contini, Breviario di ecdotica, cit. (si cita dall’edizione Torino, Einaudi, 1990), p. 5. 8. Ci si contrappone qui evidentemente a B. Cerquiglini, Eloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Le Seuil, 1989 e The New Philology, numero monografico della rivista Speculum, 65, 1 (1990). Si veda in proposito D. Rieger, ‘New Philology’? Einige kritische Bemerkungen aus der Sicht eines Literaturwissenschaftlers, in M.-D. Glessgen, F. Lebsanft, (hrsg.), Alte und neue Philologie, Tübingen, Niemeyer, 1997, p. 97-109 e R. Schnell, Was ist neu an der ‘New Philology’? Zum Diskussionsstand in der germanistischen Mediävistik, ibidem, p. 61-95 ; A. Vàrvaro, La ‘New Philology’ nella prospettiva italiana, ibidem, p. 35-42 ; P. Ménard, Réflexions sur la nouvelle philologie, ibidem, p. 17-33 ; P. Strohschneider, Situationen des Textes: Okkasionelle Bemerkungen zur ‘New Philology, in Zeitschrift für Deutsche Philologie, 116 (1997), pp. 62-86 e (nello stesso numero alle p. 31-45: H.-U. Gumbrecht, Ein Hauch von Ontik: Genealogische Spuren der New Philology) ; P.F. Dembowski, Is There a New Textual Philology in Old French? Perennial Problems, Provisional Solutions in W.D. Pader (ed.), The Future of the Middle Ages: Medieval Literature in the 1990s., Gainesville, Florida, 1994, p. 87-112 ; L. Lofstedt, New Philology: un avertissement, in Neuphilologische Mitteilungen, 93, 1 (1992), p. 57-60. 9. C. Segre, Ritorno alla critica, Torino, Einaudi, 2001, p. 86. 10. Ibidem, p. 83. 11. Id., Critica e testualità, ibidem, p. 98-99. 12. Contini, Filologia cit. 13. A. Varvaro, Critica dei testi classica e romanza. Problemi comuni ed esperienze diverse, in Rendiconti dell’Accademia di Archeologia, Lettere e Belle Arti di Napoli, XLV (1970), p. 73-117. 14. Antonelli, Interpretazione, cit., p. 207-8.

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15. Su questa specificità, tutta romana, sin dai tempi di E. Monaci, cfr. R. Antonelli, La scuola di Filologia romanza, in Le grandi scuole della facoltà di Lettere e filosofia dell’Università di Roma « La Sapienza», Roma 1994, p. 126-143. 16. Iniziativa benemerita, promossa dalla casa editrice SISMEL di Firenze e dal filologo romanzo Lino Leonardi: I canzonieri della lirica italiana delle Origini. I. Il canzoniere Vaticano (Vat. Lat. 3793) ; II. Il canzoniere Laurenziano (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Redi 9) ; III. Il canzoniere Palatino (Firenze, Biblioteca Nazionale Centrale, Banco Rari 217, ex Palatino 418) ; IV. Studi critici, a cura di L. Leonardi, Firenze 2000-2001. 17. Appunto qui, con riguardo all’anno, i progetti pilota: A. Ferrari, Formazione e struttura del canzoniere portoghese della Biblioteca Nazionale di Lisbona (cod. 10991: Colocci- Brancuti). Premesse codicologiche alla critica del testo (Materiali e note problematiche) in Arquivos do Centro Cultural Português, XIV (1972), p. 27-142 ; M. Careri, Il canzoniere provenzale H (Vat. Lat. 3207). Struttura, contenuto e fonti, Modena, Mucchi, 1990 ; G. Brunetti, Sul canzoniere provenzale T (Parigi, Bibl. Nat. F. fr. 15211), in Cultura Neolatina L, 1 (1990), p. 45-73. Le monografie dedicate ai manoscritti lirici sono ora felicemente numerose e, almeno per i manoscritti della lirica d’oc, quasi complete. 18. "Intavulare". Tavole di canzonieri romanzi (serie coordinata da A. Ferrari), Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, 1998. 19. Mi riferisco soprattutto alla Bedt ( =Bibliografia Elettronica dei Trovatori, http://w3.uniroma1.it/ bedt/BEdT_03_20/index.aspx ) curata da S. Asperti e al Rialto ( = Repertorio informatizzato dell’antica letteratura trobadorica e occitana, http://www.rialto.unina.it) coordinato da C. Di Girolamo dell’Università di Napoli. 20. G. Tavani, Repertorio metrico della lirica galego-portoghese, Roma, Ateneo, 1967 ; R. Antonelli, Repertorio metrico della Scuola poetica siciliana, Palermo, Centro di Studi filologici e linguistici siciliani, 1984 ; A. Solimena, Repertorio metrico dello Stil novo, Roma, Presso la Società [Filologica Romana], 1980 ; Ead., Repertorio metrico dei poeti siculo-toscani, Palermo, Centro di studi filologici e linguistici siciliani, 2000 ; C. Pulsoni, Repertorio delle attribuzioni discordanti nella lirica trovadorica, Modena, Mucchi, 2001. 21. E. Zimei, Paraula escricha: ricerche sulla segmentazione della catena grafica nei canzonieri trobadorici, Roma, Edizioni Nuova cultura, 2009 ; F. Costantini, Le unità di scrittura nei canzonieri della lirica italiana delle Origini, Roma, Nuova cultura, 2007. Sulla punteggiatura, oltre ai numerosi lavori di P. Rafti, cfr. M. Careri, Manoscritti provenzali e francesi. Dalle origini alla fine del XIII secolo in Storia della punteggiatura in Europa a cura di B. Mortara Garavelli, Bari, 2008, p. 213-232 e L. Lala, Il senso della punteggiatura nel testo: analisi del punto e dei due punti in prospettiva testuale, Firenze, Franco Cesati, 2011. 22. Giacomo da Lentini, Le poesie, edizione critica a cura di R. Antonelli, vol. I, Roma, Bulzoni, 1979 (Instrumenta Philologiae 1), e vedi ora la nuova edizione del 2008 nell’opera collettiva citata qui sotto alla nota 58. 23. F. Leo, Ausgewählte kleine Schriften, herausgegeben und eingeleitet von E. Fraenkel, 2 voll., Roma, Edizioni di Storia e letteratura, 1960. 24. Quelle ad esempio proposte in F. Benozzo, Cartografie occitaniche. Approssimazioni alla poesia dei trovatori, Napoli, Liguori 2008, che nell’ambizioso tentativo di un’intera rifondazione epistemica - nel libretto si propone nebulosamente una visione dei trovatori come perfette prosecuzioni dei poeti-sciamani del paleolitico superiore (35.000-30.000 a. C.), con conseguente annullamento delle figure storiche dei singoli poeti, che l’autore ritiene puri nomi o invenzioni dei filologi - di fatto partorisce una proposta critica che, sebbene non inedita poiché latamente apparentabile a filoni irrazionalistici, nello specifico, non appare sorretta da senso storico né da approfondimenti

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filologici, specifici o nuovi, e risulta pertanto di scarsa efficacia euristica (cfr. la recensione di E. Burgio, in Medioevo romanzo XXX, I (2009), p. 170-183). 25. Contini, Filologia, cit., p. 35 26. G. Brunetti, Il frammento inedito [R]esplendiente stella de albur di Giacomino Pugliese e la poesia italiana delle origini [Beihefte zur Zeitschrift für Romanische Philologie, 304], Max Niemeyer Verlag, Tübingen 2000, p. 000 e Ead., Giacomino Pugliese. Poesie. Edizione critica e commento a cura di Giuseppina Brunetti in I poeti della Scuola siciliana. Edizione promossa dal Centro di studi filologici e linguistici siciliani: vol. I. Giacomo da Lentini, edizione critica con commento a cura di Roberto Antonelli; vol. II. Poeti della corte di Federico II, edizione critica con commento diretta da Costanzo Di Girolamo; vol. III. I Siculo-toscani, edizione critica con commento diretta da Rosario Coluccia, Milano, Mondadori (I Meridiani), 2008, Vol. II, pp. 557-642, p. 000. 27. Mi riferisco alla presenza di un intero emistichio spurio: “e la sua nobile gientilia” (v. 35 in Morte perché m’ài fatta sì gran guerra), originato nel ms. V da una cattiva interpretazione metrica e giustificato in CLPIO [Concordanze della Lingua Poetica Italiana delle Origini, Milano-Napoli, Ricciardi, 1992, a cura di D’A. S. Avalle, vol. 1] CIVa-b. 28. Le canzoni di Arnaut Daniel, edizione critica a cura di M. Perugi, 2 voll., Milano-Napoli, Ricciardi, 1978. 29. G. Contini, La vita francese di Sant’Alessio e l’arte di pubblicare i testi antichi, in Un augurio a Raffaele Mattioli, Firenze, Sansoni, 1970, p. 343-374 30. La vie de saint Alexis, édition critique par M. Perugi, Genève, Librairie Droz, 2000, p. 101. Cfr. anche Id., Patologia testuale e fattori dinamici seriali nella tradizione dell’ “Yvain” di Chrétien de Troyes, in Studi medievali, 34 (1993), p. 841-860. 31. In particolare le CLPIO citate. 32. Attualmente l’OVI (= Opera del Vocabolario Italiano), del CNR, elabora e pubblica in rete il Tesoro della Lingua Italiana delle Origini (TLIO), che è la parte antica del Vocabolario Storico Italiano, e la Banca Dati dell’Italiano Antico. Del suo direttore, il filologo romanzo Pietro Beltrami, cfr. la recente: P. B., A che serve un’edizione critica? Leggere i testi della letteratura romanza medievale, Bologna, Il Mulino, 2010. 33. R. Distilo, Trobadors. Concordanze della lirica trobadorica in CD-ROM, Firenze, Sismel Edizioni del Galluzzo, 2001 ; M. Brea, R. Distilo, Trobadores. Database della lirica galego-portoghese. Premessa di Roberto Antonelli, Introduzione di G. Tavani, Filologia informatica-Letteratura europea (dir. Roberto Antonelli). Lirica europea 3, Roma, Sapienza Università di Roma, 2009 ; P. Canettieri, R. Distilo, Trouveors. Database della lirica trovierica. Premessa di R. Antonelli, Filologia informatica- Letteratura europea (dir. R. Antonelli). Lirica europea 2., Roma, Sapienza Università di Roma, 2010. 34. Mi riferisco allo studio per generi letterari circa i quali, per la lirica e solo fra i volumi più recenti, si veda: Dansas provenzali del XIII secolo. Appunti di genere ed edizione critica, a cura di A. Radaelli, Firenze, Alinea Editrice, 2004 ; Pastorelle occitane, a cura di P. Franchi, Alessandria, Edizioni dell’ Orso, 2006 ; Les albas occitanes. Étude et édition par Ch. Chaguinian. Transcription musicale et étude des mélodies par J. Haines, Paris, Champion, 2008 ; AAVV., Salutz d’amor: edizione critica del corpus occitanico a cura di F. Gambino, introduzione e nota ai testi di S. Cerullo, Roma, Salerno, 2009 ; The troubadour tensos and partimens: a critical edition edd. R. Harvey and L. Paterson ; in collaboration with A. Radaelli and C. Franchi ... [et al.], Cambridge, Brewer, 2010. 35. Per tale prospettiva cfr. le recenti raccolte: Autografi dei letterati italiani. Il Cinquecento. vol. I, a cura di M. Motolese, P. Procaccioli, E. Russo, consulenza paleografica di A. Ciaralli, Roma, Salerno Editrice [Pubblicazioni del “Centro Pio Rajna”] 2009) ; “Di mano propria”. Gli autografi dei letterati italiani a cura di G. Baldassarri, M. Motolese, P. Procaccioli, E. Russo, Atti del Convegno internazionale - Centro Pio Rajna - Forlì, Fondazione Garzanti, 24-26 novembre 2008, Roma, Salerno Editrice, 2010 ; Autografi dei letterati italiani. Origini e Trecento, vol. I, a cura di G. Brunetti,

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M. Fiorilla e M. Petoletti, Roma, Salerno Editrice [Pubblicazioni del “Centro Pio Rajna”], in elaborazione. 36. Si legga a titolo d’esempio il fresco G. Roncaglia, La quarta rivoluzione: sei lezioni sul futuro del libro Roma- Bari, Laterza, 2010. 37. Per l’Italia faccio riferimento ad esempio alla recente edizione dei Poeti della scuola siciliana pubblicata ne I meridiani Mondadori, di per sé una sfida e un traguardo notevole entro questa prospettiva. 38. G. Contini, Filologia cit., p. 3. 39. Sette. Corriere della Sera, 20 settembre 2000, p. 20. 40. C. Segre, Ecdotica e comparatistica romanze, Milano-Napoli, 1998, p. 53, 20-21.

RIASSUNTI

Nel saggio si osserva la pratica dell’edizione dei testi di lirica medievale in Italia. L’assunzione di una prospettiva ‘nazionale’ risulta efficace a verificare la ‘tenuta’ di palestre ecdotiche e di solidi paradigmi interpretativi (basti pensare alla sola etichetta di ‘translachmanniano’. Si ricordano in particolare le esperienze modellizzanti di Pasquali, Debenedetti e Barbi sino a quelle di Contini, Segre, Roncaglia, Varvaro, Antonelli. Tale prospettiva però necessita di uno sguardo necessariamente più vasto poiché la lirica medievale fu costituzionalmente plurale e plurilingue. Anzi si potrebbe dire che costituì il primo movimento poetico e culturale dell’Europa moderna. Le esperienze di critica testuale richiedono dunque una cura filologica necessariamente comparativa. E poiché leggere un testo significa sempre interpretarlo storicamente, ciò è sufficiente a sostenere che ci sono varianti e non varianza e che la cosiddetta mouvance appare sempre più una vocazione alla “polverizzazione” dei significati piuttosto che un efficace strumento ermeneutico. A conclusione del saggio un esempio istruttivo, scelto dall’esperienza editoriale di un testo in italiano antico di Giacomino Pugliese.

Cet article propose une réflexion sur l’édition des textes lyriques médiévaux en Italie. Adopter une perspective « nationale » permet d’évaluer la validité des méthodes d’édition et de leurs paradigmes interprétatifs (comme par exemple la méthode « translachmannienne »). On songe notamment aux expériences critiques de Pasquali, Debenedetti et Barbi mais également à celles de Contini, Segre, Roncaglia, Varvaro ou Antonelli. La critique textuelle doit cependant dépasser ces paradigmes et adopter un point de vue philologique comparatif. La lecture d’un texte nécessitant toujours une interprétation historique, on peut affirmer qu’il possède des variantes mais pas de variance: cette soi-disant mouvance apparaît plus comme une tendance à l’« atomisation » du texte que comme un outil herméneutique réellement efficace. En conclusion de l’essai, on trouvera un exemple d’édition expérimentale d’un ancien texte italien de Giacomino Pugliese.

This article deals with the edition of medieval lyrical texts in Italy. Such a "nationwide" perspective allows us to evaluate the validity of the editorial methods and their interpretive paradigms (such as the "translachmannian" method). Examples of such an approach can be found in the critical experiments led by Pasquali, Debenedetti and Barbi, but also in those led by Contini, Segre, Roncaglia, Varvaro and Antonelli. However, textual criticism must go beyond these paradigms and adopt a philological, comparative viewpoint. As the reading of a text

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requires a historical interpretation, it can be argued that even though the text possesses variants, it has no variance — this mouvance having a tendency to "atomize" the text, without being hermeneutically efficient. The conclusion of the article consists in an example of the experimental edition of an ancient Italian text by Giacomino Pugliese.

INDICE

Mots-clés : édition, lyrique, philologie Keywords : edition, lyric, philology Parole chiave : edizione, lirica, filologia Temi : Resplendiente stella de albur nomsmotscles Frédéric II, Giacomo da Lentini, Giacomino Pugliese, Peire Vidal, Pierre de la Vigne

AUTORI

GIUSEPPINA BRUNETTI Università di Bologna

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Réflexions sur le choix du manuscrit de base aujourd’hui ou La précaution inutile ?

Olivier Delsaux et Tania Van Hemelryck

1 Alors que depuis 1970 un renouveau s’observe dans les pratiques philologiques1, la question pourtant cruciale du rapport entre critique interne et critique externe2 dans le choix du manuscrit de base n’a pas encore fait l’objet d’attention par ses tendances avant-gardistes.

2 Pourtant, comme le signalait déjà en 1977 Giuseppe Di Stefano3 cette question demeure centrale pour l’étude de la transmission d’un texte en français médiéval, en particulier pour la fin du Moyen Âge. Fin des années soixante-dix, le philologue italien se demandait si ces deux critères pouvaient être complémentaires ou si l’un d’eux était suffisant pour fonder le choix du manuscrit de base.

3 Trente ans plus tard, quelles réponses ont été apportées à ces questions ?

4 Actuellement, la question n’a pas été posée sur le plan théorique. D’une part, les guides d’édition critique4, pourtant postérieurs aux Essais sur le moyen français, ne rendent compte que du choix d’un manuscrit de base fondé sur une évaluation purement textuelle des manuscrits. D’autre part, les articles qui ont nourri le débat autour de la nouvelle philologie abordent rarement la question du choix du manuscrit de base et/ou la posent différemment ; la multidimensionnalité des projets d’édition informatique allant parfois jusqu’à remettre en cause l’idée même d’un choix5. Enfin, les auteurs de compte rendu ne se préoccupent pas de ce critère dans leur évaluation des travaux d’édition.

5 Dans ce contexte, faute de balises théoriques et méthodologiques, pour aborder les rapports entre critiques interne et externe, il convient de se tourner vers les pratiques philologiques, au départ d’un corpus d’éditions de textes en moyen français6, pour, au départ de ces pratiques, faire émerger les réponses éventuellement données à la question posée par Giuseppe Di Stefano.

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6 De fait, qu’en est-il aujourd’hui des éditions qui ont été au-delà des évaluations textuelles des manuscrits ? Et comment situent-elles cette évaluation par rapport à l’appréciation textuelle des manuscrits ?

7 Actuellement, la plupart des éditeurs de texte se limitent à une édition au départ d’une collation et d’un stemma codicum sans que le choix du manuscrit de base ne soit guidé ou corroboré par un ou plusieurs critères externes.

8 Malgré tout, en raison du regain d’attention pour la dimension matérielle des manuscrits, permis par le développement des sciences auxiliaires et par l’intérêt plus théorique pour la manuscripture7, certains philologues s’obligent à des considérations externes sans que le texte édité ne le justifie ou sans disposer de ressources ou d’expertise en la matière. Ces éditeurs convoquent les caractéristiques externes sans quantifier et/ou s’interroger sur leur impact et leur importance par rapport aux critères d’évaluation interne.

9 Au final, il est permis de constater un malaise au sein de la critique actuelle, qui sans balises méthodologiques pour pouvoir appréhender la dimension matérielle des manuscrits au-delà du simple constat, ne peut pas d’emblée élaborer une politique théorique et pratique d’édition.

*

10 L’exposé a été structuré en fonction des différents types de critères externes que nous avons pu dégager de l’examen du corpus d’éditions critiques de textes en moyen français. Nous distinguons les critères liés à la production et ceux liés à la réception.

Production Réception

Technologie Premier possesseur

Facture Dédicataire

Support Lecteur

Calligraphie

Illustration

Producteur

1. Production

1.1. Technologie

11 D’emblée, on remarque que les éditeurs ont des réticences à recourir à des supports imprimés, considérés – parfois purement a priori et sans examens approfondis –, comme nécessairement remaniés ou fautifs. Or, l’imprimé peut être le chainon le plus proche de l’original et les mss conservés peuvent parfois être des copies d’imprimés.

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Signe de cette réticence, le fait que les stemmas n’intégrent pas toujours (ou à titre purement documentaire) les témoignages imprimés8.

12 Cependant, plus on avance dans le XVe siècle, plus les imprimés sont pris en compte et leurs qualités textuelles sont évaluées au même titre que celles du manuscrit, qui n’a donc plus de privilège théorique.

13 Ainsi, dans les années 1980, deux éditeurs estiment non pertinent le critère externe du type de technologie employé dans le choix du témoin à utiliser pour éditer un texte médiéval.

14 Pierre Ruelle dans l’Esope de Julien Macho : L’unique ms H, fort incomplet, n’a par ailleurs aucune qualité qui le rende supérieur aux incunables9.

15 Madeleine Jeay dans les Évangiles des quenouilles : Il serait imprudent de penser que P, par sa seule qualité de témoin manuscrit, est plus près de l’original et s’impose d’emblée comme texte de base : M, l’incunable le plus ancien […] lui est à peu près contemporain, et se présente donc comme un témoin a priori tout aussi valable10.

16 Il n’est pas toujours évident de savoir si les réticences des éditeurs à fonder l’édition critique sur des imprimés sont liées au type de technologie utilisée, aux acteurs impliqués dans cette production ou au simple fait que ces témoins sont plus tardifs que les manuscrits.

1.2. Facture

17 Les critères externes en lien avec le soin placé dans l’exécution matérielle du manuscrit (calligraphie, support, décoration et illustration) sont convoqués par les éditeurs, car ils permettraient de caractériser implicitement la qualité textuelle du travail de copie.

18 Premièrement, le support.

19 En 2005, l’éditrice de la Doctrine du chant du cœur de Jean Gerson commence par justifier le choix de son manuscrit de base en donnant une description du support dont la qualité semble induire la supériorité du manuscrit de la BnF sur les tous les autres témoins : Parmi tous les témoins recensés ici, le manuscrit S (B.n.F., lat. 17487) est sans doute celui qui, à tous les points de vue, présente les plus grandes qualités. Quand bien même on s’en tiendrait à sa dimension matérielle, on ne manquerait pas de relever un certain nombre de traits caractéristiques qui attestent d’un soin particulier accordé à l’exécution de la copie. Le premier élément susceptible de retenir l’attention se situe tout d’abord en amont de la copie proprement dite et concerne le support utilisé. En effet, à l’inverse de AK’M’Q’ […], le manuscrit S est intégralement constitué de parchemin, qui plus est d’une qualité remarquable : exempt de toute déchirure, de marques d’usure ou de taches, il est d’un brun très régulier, à peine foncé dans les angles externes. on peut noter immédiatement le caractère aéré et harmonieux de la présentation : non seulement le copiste n’a pas été avare de marge, mais nombreux sont les éléments de décoration (rubriques, lettres ornées) qui, tout en étant discrets, sont insérés dans le corps du texte avec beaucoup de minutie. Peuvent ainsi être relevés, dans le cas particulier du Canticordum au Pelerin, les détails suivants : outre le fait que S est le seul manuscrit qui possède une numérotation complète et régulière des répliques […], il présente, tout comme V, les citations latines systématiquement soulignées en rouge […] Titres et paragraphes marquant le passage d’une section à une autre y apparaissent

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rubriqués ; les initiales des différentes ‘collations’ et du sous-ensemble final consacré à la Haute Gamme sont particulièrement mises en valeur par leur taille […] Enfin, l’écriture elle-même est ce qu’il y a de plus soigné, puisqu’elle ne se contente pas d’être très lisible et élégante, mais offre à la lecture un minimum de ratures et de corrections en même temps qu’une leçon dénuée d’omissions et d’incohérences majeures11.

20 Deuxièmement la calligraphie.

21 Par exemple, en 2002, l’éditeur des Vigiles des morts de Pierre de Nesson12 choisit son manuscrit de base en fonction du soin apporté à l’exécution matérielle de la transcription : Un seul bon manuscrit émerge de ce groupe ; il s’agit du manuscrit de Paris, BnF, fr. 578, XVe s. (P1) qui servira de manuscrit de base à la présente édition ; il possède une écriture soignée même s’il présente des négligences dans la rédaction du texte.

22 Troisièmement les illustrations.

23 Bien que l’éditeur ne le considère pas comme un critère déterminant, la qualité et le nombre des enluminures d’un manuscrit joue parfois un rôle dans le choix d’un manuscrit de base : Pour choisir le manuscrit de base, deux facteurs ont été pris en considération : en priorité l’état du texte, mais aussi la qualité artistique, qui était réellement exceptionnelle, de certains des manuscrits. […] Le manuscrit A s’avère être un fort bon manuscrit, non parce que le copiste ne se trompe jamais, mais parce que ses erreurs sont limitées et restent toujours faciles à corriger. Il est de plus le seul à proposer un extrait de l’Alexandréis de Gautier de Châtillon, qui reprend les conseils d’Aristote à Alexandre, tirés du Secreta Secretorum. Enfin, il représente un objet artistique exceptionnel par le nombre et la qualité de ses enluminures13.

24 Cependant, ce faisant, dans l’exemple cité, l’éditeur ne suit pas ce qu’il considère comme un manuscrit « réalisé dans l’officine de l’auteur, qui a été relu et réécrit de la main de l’auteur » [manuscrit D] (p. XLIX). Dans ce cas-ci les qualités textuelles et artistiques du témoin prévalent sur l’identité du transcripteur.

25 Malgré tout, il convient d’utiliser le critère iconographique avec prudence. De fait, les stemmas établis par les philologues ne se superposent pas toujours aux généalogies établies par les historiens de l’art. Ainsi, dans le cas du Romuleon de Sébastien Mamerot, l’analyse textuelle de Frédéric Duval a permis de dégager un manuscrit de base différent de celui adopté par Claude Schaefer au terme de l’analyse iconographique14.

26 Globalement, le critère de la facture du manuscrit doit être utilisé avec prudence. Comme le note Hans Haselbach dans son édition de la traduction de la Formula Honestae Vitae de Martin de Braga par Jean de Courtecuisse : l’aspect extérieur à lui seul ne permet pas de grandes conclusions sur le contenu ; tout au plus, il peut témoigner des soins plus ou moins grands qui ont été dépensés pour la confection du livre et, sous beaucoup de réserves, de l’estime dans laquelle étaient tenus les textes qu’il renferme15.

1.3. Producteur

27 Le choix du manuscrit peut également être guidé par l’identité du transcripteur.

28 De fait, grâce aux développements des sciences auxiliaires depuis la seconde moitié du XXe siècle, il est devenu possible d’identifier plus précisément les copistes ou les équipes

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de production des manuscrits16. Dans ce contexte, le choix d’un manuscrit (ou le rejet17) peut se faire en fonction de l’identité de son transcripteur.

29 Par exemple, Bruno Roy et Françoise Guichard-Tesson ont choisi d’éditer le Livre des Eschez amoureux moralisés d’Évrart de Conty sur la base du manuscrit E, car ce manuscrit a été copié par Simon Plumetot, réputé par ailleurs pour avoir accès à de très bons modèles, notamment des manuscrits originaux, voire autographes, d’auteurs de son époque. Les éditeurs émettent donc l’hypothèse qu’il aurait pu avoir pour modèle le manuscrit de l’auteur lui-même : Si nous avons opté pour [Paris, BnF, fr. 24295, le manuscrit copié par Simon de Plumetot], c’est pour une raison qui nous paraît déterminante au plan philologique. La proximité du témoin E avec la version la plus ‘spontanée’ de l’œuvre, que nous présumons être l’autographe perdu d’Évrart, lui confère une autorité particulière18.

30 En utilisant exclusivement ce critère, les éditeurs semblent avoir conscience qu’ils suivent une ligne éditoriale peu courante, qu’ils sont seuls à emprunter.

31 L’exemple le plus évident demeure le cas du manuscrit autographe, copié de la main de l’auteur lui-même. Malgré tout, il n’est pas toujours facile de déterminer si le choix du manuscrit autographe se base sur les qualités professionnelles de l’auteur devenu copiste ou sur les qualités auctoriales de la copie autographe, qui serait la dernière étape du work in progress de l’œuvre : Le manuscrit Bruxelles 10958 est le manuscrit principal, car il constitue un autographe du traducteur Jean Miélot19.

32 ou The fact that it is Charles’s own copy, partially copied and corrected in his own hand, makes it the necessary basis for any edition that pretends to represent the work closest to the poet’s act of writing. No other manuscript can match its authority, though other manuscripts are interesting for a variety of reasons20.

33 Ici, l’éditeur assume le critère externe de l’identité du transcripteur comme suffisant et exclusif pour l’édition d’un manuscrit autographe ; cette acceptation s’accompagne clairement d’un raisonnement général qui dépasse le cas particulier du manuscrit édité.

34 Récemment, Stefania Marzano a choisi d’éditer la traduction du De Senectute par Laurent de Premierfait en se concentrant sur le manuscrit autographe du texte et en ne recourant à quelques manuscrits tardifs qu’à titre d’information (Paris, BnF, lat. 7789)21.

35 Certains éditeurs de Guillaume de Machaut ont même explicitement choisi de privilégier un manuscrit dont la production a été supervisée par l’auteur, sans chercher à induire une incidence de l’implication de l’auteur sur la qualité philologique du texte choisi : I have therefore adopted MS A as my base text. Because Machaut probably oversaw its production (and may well have edited the text of The Judgment of the King of Navarre, though there is no internal evidence to support this claim)22.

36 Cela n’a pas toujours été le cas. De fait, l’on a pu pointer un malaise de la part des éditeurs utilisant le critère externe d’identité du transcripteur, en particulier pour les mss autographes23.

37 Dans certains cas, l’éditeur choisit son manuscrit de base sans utiliser le critère externe de l’autographie. Par exemple, lors de la description des témoins, Giovanna Trisolini déclare que le manuscrit A du Voyage de Gênes de Jean Marot est l’« exemplaire de présentation à la reine Anne de Bretagne » et qu’il a été « probablement revu par

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l’auteur lui-même, qui l’a offert de ses propres mains à la reine »24. Quelques pages plus loin, lors de la présentation des principes d’établissement du texte, l’éditeur ne précise pas le statut de ce codex et il reprend le formulaire habituel des éditeurs de mss : A ce point nous croyons pouvoir conclure en acceptant de reproduire le texte de A, que pour des raisons de clarté, d’intelligence et de qualité, nous jugeons le meilleur, en le corrigeant seulement si sa leçon nous semble fautive ou contestable25.

38 Les cas particulièrement illustratifs du malaise face à ce critère externe sont ceux où l’éditeur ne se contente pas de l’argumentation matérielle (autographie) et appuie son choix par une évaluation textuelle.

39 Ainsi, Pierre Champion, qui n’avait aucun doute sur le caractère autographe du manuscrit de base BnF, fr. 25458 des Poésies de Charles d’Orléans, valide son choix par des arguments textuels : Il résulte de ce que nous avons dit des manuscrits de Charles d’Orléans qu’une édition critique des poésies doit être établie sur le manuscrit O […] puisqu’il est la source de tous les autres, que l’auteur y a fait ses corrections et qu’il y a inscrit de sa main un certain nombre de morceaux26.

40 En 1990, Barbara Altmann démontre qu’il est nécessaire de choisir le Harley 4431 parce qu’il s’agit d’un manuscrit autographe, mais s’empresse d’ajouter que, textuellement, le Harley présente des leçons meilleures sur de nombreux points : « textual evidence corroborates the choice of R as base manuscript »27.

41 Gabriela Parussa adopte le même raisonnement pour l’Epistre Othea ; elle choisit B1 parce qu’il représente le dernier état du texte approuvé par l’auteur, tout en notant que : « le manuscrit de base de notre édition nous offre un texte complet de l’Epistre et presque toujours correct »28.

42 Dans certains cas, un manuscrit tardif, non supervisé par l’auteur, peut être privilégié à un manuscrit original, soit parce qu’il présente une version meilleure, soit parce qu’il témoigne d’une version plus récente du texte.

43 Premier cas. L’édition du Voir Dit de Guillaume de Machaut, où Paul Imbs et Jacqueline Cerquiglini-Toulet écartent pour des « raisons philologiques longuement pesées »29 le manuscrit A, contemporain de l’auteur, et qu’ils estiment pourtant avoir pu être copié sous sa surveillance.

44 Deuxième cas. L’édition du traité A toute chevalerie de Jean de Montreuil (t. II, p. 90), où Ezio Ornato et Gilbert Ouy ont choisi de suivre le témoignage d’un manuscrit tardif, qui présentait un état du texte postérieur à celui offert par le manuscrit autographe conservé30.

45 Ce type de choix peut être néanmoins « dangereux » et présente le risque d’introduire des parasites (des variantes non voulues par l’auteur), tel que l’illustre le cas du Saintré. Pierre Champion et Fernand Desonay ainsi que Joël Blanchard et Mario Eusebi ont choisi de suivre le manuscrit Paris, BnF, n.a.fr. 10057, manuscrit original réputé avoir été corrigé par l’auteur lui-même. Sur la base d’une hypothèse formulée par Mario Roques dans un compte rendu à l’édition Champion et Desonay31, Jean Misrahi et Charles Knudson ont choisi d’éditer des mss tardifs du texte estimant, à la suite de Mario Roques, qu’Antoine de La Sale avait poursuivi son travail de correction et de révision du n.a.fr. 10057 sur un autre support aujourd’hui perdu, et dont témoigneraient ces copies tardives32.

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46 Dans une recension de l’édition Misrahi et Knudson, Félix Lecoy souligna les apories d’un tel choix : en choisissant un manuscrit du groupe retouché, on introduira peut-être, dans une édition ainsi conçue, un certain nombre de leçons voulues par l’auteur, mais on chargera cette édition, très certainement, d’un lot important de leçon dégradées. Et il est impossible de faire le départ entre l’authentique et l’illégitime. […] Je veux bien croire que le manuscrit Barrois ne nous transmet pas, du Saintré, la dernière forme qu’en a donnée l’auteur ; mais, si tant est que cette forme plus récente ait jamais existé (ce qui reste à prouver), nous ne pouvons plus la dégager des scories qui l’encombrent33.

47 Félix Lecoy conclut sur le caractère suffisant du critère externe dans le cas des mss originaux : on mesurera alors le danger et l’imprudence qu’il y a à abandonner un témoin sûr et fidèle, lorsqu’on a la chance d’en posséder un. Quand on connait l’extraordinaire incertitude de la tradition manuscrite de nos œuvres médiévales, comment peut- on, sur la foi d’un raisonnement prétendument logique, traiter, sinon par le mépris, du moins avec désinvolture, un document qui offre toutes les garanties d’un certain état de vérité34.

48 Enfin, dans les cas des manuscrits supervisés par l’auteur, la tentation est grande de suivre un même manuscrit-recueil35 ; cette tendance est soutenue par l’idée que le recueil doit nécessairement avoir été composé d’un seul tenant/mouvement. Cependant, des manuscrits d’une telle ampleur ne sont pas textuellement homogènes et le stade d’évolution des textes qu’ils contiennent n’est souvent pas le même, comme le confirme l’étude de la composition codicologique du volume. Un texte récemment composé au moment de sa mise en recueil présentera sans doute plus de fautes qu’un texte plus ancien.

Conclusion intermédiaire

49 Le développement des sciences auxiliaires liées à l’étude du livre médiéval depuis le milieu du XXe siècle (paléographie, codicologie et histoire du livre)36 a permis d’affiner notre connaissance des conditions de production des manuscrits médiévaux. Précisons d’emblée que ces capacités de contextualisation du codex et de son texte sont plus faciles et plus précises à mettre œuvre pour les textes des XIVe et XVe siècles, où l’écart chronologique/géographique entre la production du texte et la production du manuscrit conservé tend vers zéro et le choix d’un manuscrit peut a priori se fonder sur des critères non textuels37. Cependant, l’utilisation de ces critères (technologie et facture) doit se faire avec prudence et discernement ; pour notre part, la qualité d’exécution d’une copie peut difficilement infirmer ou confirmer un choix textuel. A contrario, le critère de l’identité du transcripteur pourrait être déterminant, que ce soit pour ses qualités personnelles de transcripteur (principe de fidélité) ou pour son réseau professionnel de production, notamment la possibilité d’accéder à des modèles autorisés. L’étude de la transmission du texte qui fonde le choix du manuscrit ne peut faire abstraction des acteurs de cette diffusion.

50 Ainsi, dans le cas de l’édition du Corps de policie de Christine de Pizan, en se basant sur le seul critère de l’exécution matérielle, Robert H. Lucas a choisi un manuscrit dédié à Philippe le Bon et exécuté dans une belle écriture bâtarde, typique dans ce milieu de production (Paris, BnF, fr. 12439)38. Sur la base de ce critère il a fourni un état tardif du texte. Par contre, sur la base du critère du transcripteur (certes permis par les avancées

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des recherches paléographiques sur les manuscrits originaux et autographes de Christine de Pizan), Angus J. Kennedy a proposé une nouvelle édition au départ des quatre manuscrits originaux du Corps de policie39.

2. Réception

51 L’importance accordée dès Joseph Bédier à l’idée d’éditer un texte « authentiquement » médiéval40, dans le sens où il aurait été effectivement lu, a fortement influencé les pratiques philologiques de choix du manuscrit de base, notamment par les critères de marque de possession, de lecture ou de dédicace.

52 Ainsi, dans leur édition du Racional des divins offices, Charles Brucker et Pierre Demarolle choisissent leur manuscrit de base en raison principalement des marques de possession et de lecture de son destinataire, le roi Charles V, dédicataire du texte : Le manuscrit BnF fr. 437 (X), de par les corrections portées par le roi lui-même, de par son statut d’exemplaire royal, de par, enfin, sa complétude, la richesse de ses illustrations et ses qualités textuelles, a été retenu comme manuscrit de base, bien qu’il ne soit pas le plus ancien41.

53 Le critère de la dédicace est souvent convoqué pour les textes bourguignons du XVe siècle ; dans le cas de Guillaume Fillastre, il est invoqué comme déterminant par l’éditeur : Après examen, T, l’exemplaire dédié à Charles le Téméraire, exécuté avec le soin qu’il mérite, s’impose comme manuscrit de base. Malgré le nombre relativement élevé des leçons singulares – dont certaines peuvent être des variantes d’auteur – il présente un bon texte, sans contre-sens, quoique avec certains oublis ou interventions du copiste42. »

54 Est-ce parce que l’on induit que le manuscrit de dédicace est nécessairement exempt de fautes (du fait de son prestigieux destinataire et du soin dès lors mis dans son exécution) ou est-ce parce qu’il est perçu comme un témoin nécessairement lu par le dédicataire, sorte de lecteur autorisé, comme en témoigne l’exemple ci-dessous : 1) it is the oldest know copy of our texts ; 2) it is the text which is most closely related to the translator and to the Latin original ; 3) it is the richest manuscript with our texts from the ducal collection ; thus it has the greatest chance of having been read, examined or at least looked at by Philip the Good and Charles the Bold43.

55 De fait, il semblerait que l’édition induise un lien entre la qualité du texte et la destination prestigieuse, comme dans le cas de l’édition de la Mutacion de Christine de Pizan : nous avons choisi B, dont le texte est bon et l’origine bien établie44.

56 Suzanne Solente avait déjà exprimé un tel avis dans son édition des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V : Nous avons choisi le manuscrit B, dont l’origine est bien établie, qui est, pensons- nous, l’exemplaire de présentation offert au duc de Bourgogne par Christine. Son texte est bon45.

57 Dans le cas du manuscrit de dédicace, le critère d’appartenance, à défaut de pouvoir concerner l’auteur à l’époque médiévale, concerne le dédicataire et les liens implicites qu’il devait entretenir avec l’auteur, supposant la perfection textuelle : les fautes de copiste sont trop nombreuses pour qu’on puisse voir en N’ l’exemplaire original de la Dédicace et que, très souvent, les mss de l’Arsenal et de Sainte- Geneviève présentent la bonne leçon en face de la leçon erronée de N46.

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58 Pour ce qui concerne les manuscrits-recueils, certains éditeurs se basent sur le critère de la réception par un lecteur médiéval sans s’interroger sur les méthodes de travail du transcripteur et donc son utilisation de plusieurs modèles. Ainsi, les philologues qui éditent un corpus d’œuvres ont parfois tendance à choisir le manuscrit qui renferme le plus grand nombre des œuvres du corpus à éditer. Ce choix semble fondé sur l’idée que le lecteur médiéval qui a regroupé ces textes était soucieux de la qualité des textes qu’il allait lire et qu’il avait éventuellement accès à un manuscrit dont la structure avait été établie par l’auteur lui-même.

59 Ainsi, dans son édition des Œuvres de Michault Taillevent, Robert Deschaux suit généralement un même manuscrit-recueil, le célèbre Paris, Bibl. de l’Ars. 3521, assez bon textuellement, mais qui, surtout, est l’unique témoin pour cinq œuvres de Taillevent. La sélection du manuscrit est codicologique et non textuelle : De ces onze manuscrits nous choisissons A2 comme manuscrit de base, manuscrit relativement soigné malgré des erreurs, et qui contient, nous l’avons vu, neuf des quatorze œuvres de Michault Taillevent […] Comme indiqué plus haut, A2 est retenu pour manuscrit de base ; non que ce manuscrit soit sans fautes : pour le Passe Temps il comporte deux lacunes et une trentaine d’erreurs. Mais il est plus soigné que tous les autres : A2 est l’œuvre d’un scribe consciencieux, à l’écriture fine mais lisible, qui évite les étourderies, les ratures et les abréviations47.

60 Cependant, il avoue lui-même, pour l’édition de certains textes, que « sa supériorité [est], pour cette œuvre [Debat du cuer et de l’ueil], un peu moins évidente » (éd. cit., p. 190).

61 L’on pourra encore noter le cas de l’édition du Cycle de la ‘Belle Dame sans mercy’ par David Hult, où l’éditeur du cycle choisit le manuscrit Paris, BnF, fr. 1131, car ce manuscrit trahit l’intention d’avoir rassemblé des œuvres en vers d’Alain Chartier48.

62 Cependant, dans son édition des Œuvres poétiques d’Alain Chartier, James C. Laidlaw n’a pas suivi un même recueil, malgré sa qualité globale et le fait qu’il soit le meilleur manuscrit pour certains textes (cf. cas du ms Oj), à partir du moment où il est d’une mauvaise qualité pour le texte édité. Ainsi, le manuscrit Qd qui contient quatre des textes édités par Laidlaw, n’est choisi comme manuscrit de base que pour deux de ces textes49.

63 Enfin, le critère du lecteur peut être intéressant ou pertinent, dans le cas d’un lecteur connu pour avoir été proche de l’auteur, ou dans le cas d’un lecteur qui a effectué un travail de collation et d’annotation.

64 Par exemple, dans le cas de l’édition du Temple de Bocace, Susanna Bliggenstorfer choisit le manuscrit de Florence renfermant les Œuvres de George Chastelain, car il était en possession du fils d’un collègue de l’auteur, Philippe Bouton (p. *60). Elle émet également l’hypothèse que le manuscrit aurait pu être revu par un lecteur particulièrement informé, Jean Molinet (p. *100)50.

*

65 Les exemples rassemblés ci-dessus nous paraissent attester d’un malaise au sein de la communauté des philologues par rapport à la place à accorder aux critères externes dans le choix d’un manuscrit de base. Alors que d’autres disciplines, telle la diplomatique médiévale, articulent explicitement l’étude externe et interne des documents, la philologie n’offre aucun cadre méthodologique ou épistémologique.

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66 Esquissons quelques motifs possibles de cette généralisation du choix du manuscrit sur un critère de nature textuelle. Ceux-ci sont, selon nous, ancrés dans l’histoire de la philologie.

67 Premièrement, les possibilités de choisir un manuscrit en fonction d’un critère externe ont été longtemps limitées par les corpus majoritairement étudiés. En effet, pour des raisons qu’il ne nous incombe pas de développer ici51, au départ, la philologie s’est concentrée sur les textes des XIIe et XIIIe siècles, dont les manuscrits sont largement postérieurs à la date de rédaction et réalisés par des copistes éloignés des foyers de production. Dans ce contexte, les philologues ont concentré leurs efforts sur l’évaluation interne des témoins. L’étude des textes des XIVe et XVe siècles n’a pas été au centre des questionnements philologiques. Or, les manuscrits de textes en moyen français se prêtent le mieux à des choix sur une base matérielle et non textuelle. D’une part, parmi les manuscrits conservés, le nombre de manuscrits contemporains augmente par rapport aux siècles précédents ; d’autre part, les manuscrits de cette époque présentent de nouvelles caractéristiques sur le plan de la production (manuscrit supervisé par l’auteur) et de la réception (pratiques de lecture annotative).

68 Deuxièmement, le choix d’un manuscrit de base, fondé sur l’évaluation interne, apparait comme un des éléments essentiels du paradigme mis en place par la philologie pour devenir une discipline scientifique à part entière. Devant définir sa spécificité pour justifier son existence, cette science du texte a pris le parti de se concentrer sur l’approche proprement textuelle des manuscrits52. Le manuscrit a longtemps été vu comme le seul support d’un texte et non comme un objet produit dans un contexte. L’approche matérielle est restée périphérique.

69 Troisièmement, en réaction aux méthodes empiriques53 des philologues de la période « romantique », la philologie scientifique a choisi de se construire exclusivement sur les cadres de pensée positiviste. Alors que le choix d’un manuscrit de base était précédemment basé sur des critères subjectifs (ancienneté du manuscrit, possesseur prestigieux…) et variables (chaque tradition requérait une solution spécifique), le choix devait désormais répondre à une méthode objective et universelle, fondée sur des éléments quantifiables et définitifs, que garantit l’approche textuelle des traditions manuscrites54.

70 Quatrièmement, l’étude matérielle des manuscrits s’est développée et affirmée dans la seconde moitié du XXe siècle alors que la philologie avait déjà codifié ses pratiques d’édition, mais sans intégrer les acquis et les méthodes de ces sciences dites « auxiliaires ». Dans ce contexte, l’évaluation externe des manuscrits procède moins d’une démarche critique que d’une reproduction relativement passive des avis de chercheurs plus autorisés, dont le philologue n’apprécie pas la pertinence ou l’actualité : Cependant Melle Gasparri, infiniment plus qualifiée que nous dans ce domaine, est d’avis qu’il s’agit peut-être d’un manuscrit d’auteur55.

71 Cinquièmement, la récente mise en évidence des notions de variance textuelle et la défense de la multiplicité des traditions manuscrites médiévales amène peut-être à relativiser l’importance du choix de manuscrit de base. Dans un cadre post-moderniste et post-bédiériste où tout se vaut, tout manuscrit pourrait en soi servir de manuscrit de base. Ce manuscrit n’est qu’un témoin parmi d’autres, qui n’était pas nécessairement à privilégier.

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Conclusion

72 Face au choix du manuscrit, depuis les années soixante-dix, les éditeurs adoptent trois attitudes distinctes. Premièrement, un choix exclusivement fondé sur l’évaluation textuelle ; deuxièmement, un choix basé sur des critères matériels ; troisièmement, un choix fondé sur une oscillation entre les deux types de critères. Cette tendance au syncrétisme56 peut être vue comme une stratégie hyper-critique lors du choix du manuscrit ; elle-même induite par l’absence de balises méthodologiques claires et par l’inadéquation des cadres critiques. Le choix sur une base matérielle semble devoir nécessairement être cautionné par un critère d’ordre textuel.

73 Voici deux exemples parlants de cette démarche qui, superposant les critères, en devient a-critique, tant la position de compromis n’en est plus réellement une. En 1990, Angus Kennedy justifiait ainsi le choix du manuscrit Paris, BnF, fr. 580 de l’Epistre à la reine de Christine de Pizan : B.N.f.fr. 580 [manuscrit autographe] emerges as the natural choice, since it has a number of features that makes it unique (it alone contains the miniature at the beginning of the text and the rondeau at the end, and it has claims to being an autograph manuscript)57.

74 En 1968, Patricia Gathercole présentait sans doute le record du nombre d’arguments en faveurs d’un manuscrit de base : In any case, here we have chosen 226 as the base manuscript because : 1. It seemed the oldest of the manuscripts consulted (to accept Paulin Paris’ estimation as well as to judge from its physical appearance). 2. It is complete, contains all three prologues. 3. It was made with great care, which should indicate accuracy. 4. It is easier to read than many manuscripts, having fewer unclear abbreviations. 5. It shows few gross errors either in spelling of words or in grammar. 6. Because of the fact that the first miniature is said to represent an authentic portrait of Laurent. […]. 7. It is the only manuscript that the present author found among the twenty-two consulted which bore the name of Laurent at the end of Book I58.

75 Les éditeurs qui envisagent les rapports entre ces deux critères sont rares. Seuls Giuseppe Di Stefano, Gabriela Parussa et Hans Haselbach ont exprimé explicitement la position qu’ils adoptaient face à ces deux critères.

76 Après avoir évalué les témoins de sa tradition manuscrite selon les critères externes et internes, Giuseppe Di Stefano affirme que le choix d’un manuscrit doit se baser sur un seul type de critère. Pour sa part, il choisira le critère philologique : Noi non poniamo, almeno in questa sede, la questione dell’autografia del testo e lasciamo ad altri la responsabilità di sviluppare questo aspetto della traduzione e della tradizione, pur conoscendo l’enorme vantaggio che l’editore ha quando si trova a lavorare sulla copia dell’autore. A noi qui basta fornire la prova filologica della qualità della copia della Biblioteca59.

77 Gabriela Parussa, quant à elle, doute du caractère suffisant des critères externes : il ne nous semble pas prudent de fonder le choix d’un manuscrit [le Harley 4431, réputé autographe, contre le BnF, fr. 606, réputé corrigé par l’auteur] exclusivement sur des arguments paléographiques, fort difficiles à vérifier60.

78 Enfin, Hans Haselbach limite la critique externe à l’étude de la réception du texte et assume pleinement la critique interne comme approche exclusive pour déterminer le manuscrit de base à suivre :

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Contrairement aux recommandations des manuels, nous commencerons – après la présentation des matériaux – directement par la critique textuelle proprement dite, sans tenir compte des critères extérieurs tels que l’écriture, l’ornementation, le compte des cahiers etc. Ce procédé nous est dicté par le rang primordial accordé dans ce travail à la comparaison des textes. En effet, la critique textuelle sert de point de départ […] l’étude des manuscrits n’est envisagée ici que dans la perspective de sa contribution à l’histoire du texte. […] ce n’est pas le manuscrit qui importe. Le manuscrit n’est qu’un témoin, qui, comme tout témoin, renvoie à autre chose qui le dépasse. Ce dont il est révélateur, c’est la relation entre le texte et son lecteur61.

79 Au final, nous plaiderions pour que la philologie reconnaisse davantage la validité de l’emploi exclusif des critères externes dans le choix d’un manuscrit de base. Cette démarche, pour peu qu’elle n’aboutisse pas à contraindre d’autres choix éditoriaux (notamment le relevé de la varia lectio)62, ne doit pas être perçue comme un acte de paresse (face à la collation), de révolte (face aux schémas traditionnels) ou de défaite (face à la difficulté d’établir un stemma). L’édition est un geste interprétatif qui doit être assumé et respecté. Une hypothèse de travail à considérer comme telle. Surtout, la philologie devrait davantage prendre conscience que le choix du manuscrit de base doit être binaire ; soit fondé sur un critère matériel soit sur un critère textuel. Envisager l’idée d’un compromis ou poser la question de la priorité de l’un sur l’autre est périlleux et souvent inutile. En effet, il s’agit de deux approches épistémologiquement distinctes. L’illustre parfaitement le cas du manuscrit autographe. Celui-ci peut ne pas offrir le texte le meilleur ni le texte le plus abouti.

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Claude Thiry, « Bilan sur les travaux éditoriaux », Le Moyen français. Philologie et linguistique. Approches du texte et du discours. Actes du VIIIe Colloque international sur le moyen français, Paris, Didier, 1997, p. 11-46.

Towards a synthesis ? Essays on the new philology, éd. K. Busby, Amsterdam, Rodopi, « Faux titre. Études de langue et littérature françaises » 68, 1993.

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Arie Vanderjagt, Qui sa vertu anoblist. The concepts of ‘noblesse’ and ‘chose publicque’ in Burgundian political thought including Fifteenth century French translations of Giovanni Aurispa, Buonaccorso da Montemagno and Diego de Valera, Meppel, Krips Repro, 1981.

Françoise Vielliard, « Le manuscrit avant l’auteur : diffusion et conservation de la littérature médiévale en ancien français (XIIe-XIIIe siècle) », Travaux de Littérature 11, 1998, Le manuscrit littéraire. Son statut, son histoire, du Moyen Âge à nos jours, éd. L. Fraisse, p. 39-53.

Michel Zink, « Trente ans avec la littérature médiévale. Note brève sur de longues années », Cahiers de civilisation médiévale 39, 1996, p. 27-40.

NOTES

1. M. B. Speer, « Editing Old French Texts in the Eighties : Theory and Practice », Romance Philology 45, 1991, p. 7-43 ; K. Busby, Towards a synthesis ? Essays on the new philology, éd. K. Busby, Amsterdam, Rodopi, 1993 ; M. Zink, « Trente ans avec la littérature médiévale. Note brève sur de

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longues années », Cahiers de civilisation médiévale 39, 1996, p. 27-40 ; Cl. Thiry, « Bilan sur les travaux éditoriaux », Le Moyen français. Philologie et linguistique. Approches du texte et du discours. Actes du VIIIe Colloque international sur le moyen français, Paris, Didier, 1997, p. 11-46 ; G. Roques, « Les éditions de textes », Histoire de la langue française. 1945-2000, dir. G. Antoine et B. Cerquiglini, Paris, CNRS-Éditions, 2000, p. 867-882 ; Fr. Duval, « Introduction », Pratiques philologiques en Europe. Actes de la journée d’étude organisée à l’École des chartes, éd. Fr. Duval, Paris, École des Chartes, 2006, p. 5-20 ; R. Trachsler, « Un siècle de ‘lettreüre’. Observations sur les études de littérature française du Moyen Âge entre 1900 et 2000 », Cahiers de civilisation médiévale 48, 2005, p. 359-380. 2. Par critique interne, nous entendons le choix du manuscrit de base fondé sur la collation complète des témoins, permettant une évaluation interne des manuscrits pour déterminer leurs qualités intrinsèques (par exemple : caractère complet, nombre de fautes, etc.) et leur place dans le stemma codicum, autrement dit leur proximité avec le manuscrit original ; le manuscrit choisi est le meilleur manuscrit, le plus authentique. Par critique externe, nous entendons le choix du manuscrit de base fondé sur l’examen complet de la matérialité des témoins, permettant une évaluation externe des manuscrits pour déterminer leurs modes de production et de réception (par exemple : manuscrit de dédidace, etc.). 3. Voir G. Di Stefano, Essais sur le moyen français, Padoue, Liviana, 1977, p. 9 : « A) La critique externe doit-elle suivre la critique interne ? B) Le critère du choix du manuscrit de base doit-il être exclusivement philologique ? ». 4. A. Foulet et M. B. Speer, On Editing Old French Texts, Lawrence, The Regent Press of Kansas, 1979, p. 48 ; Y. G. Lepage, Guide de l’édition de texte en ancien français, Paris, Champion, 2001, p. 100 ; P. Bourgain et Fr. Vielliard, Conseils pour l’édition des textes médiévaux. Fascicule III. Textes littéraires, Paris, École nationale des Chartes, 2002, p. 60. 5. B. Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, p. 53 ; B. Cerquiglini, J.-L. Lebrave, « Philectre : un projet de recherche pluridisciplinaire en philologie électronique », Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik 27, 1997, p. 83-93. 6. Nous sommes partis du répertoire suivant, actualisé ensuite à partir de la bibliographie de Klapp (Cl. Thiry, « Bilan sur les travaux éditoriaux », art.cit.). 7. K. Busby, Codex and Context. Reading Old French Verse Narrative in Manuscript, Amsterdam-New York, Rodopi, 2002. 8. Voir par exemple l’édition Laidlaw des œuvres poétiques d’Alain Chartier (Cambridge, Cambridge university Press, 1974, p. 43-142). 9. Recueil général des isopets. Tome troisième. L’Esope de Julien Macho, éd. P. Ruelle, Paris, Société des Anciens Textes Français, 1982, p. XXVIII. 10. Les Évangiles des quenouilles, éd. M. Jeay, Paris/Montréal, Vrin/Presses Universitaires, 1985, p. 43. 11. I. Fabre, La Doctrine du chant du cœur de Jean Gerson. Édition critique, traduction et commentaire du ‘Tractatus de canticis’ et du ‘Canticorum au pélerin’, Genève, Droz, « Publications Romanes et Françaises » 235, 2005, p. 298-299. 12. Pierre de Nesson, Les Vigiles des morts (XVe s.), éd. A. Collet, Paris, Champion, « Classiques Français du Moyen Âge », 2002, p. 11. 13. Jean Wauquelin, Les Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand de Jehan Wauquelin, éd. S. Hériché, Genève, Droz, « Textes Littéraires Français » 527, 2000, p. LVI-LVII. 14. Fr. Duval, La Traduction du Romuleon par Sébastien Mamerot : étude sur la diffusion de l’histoire romaine en langue vernaculaire à la fin du Moyen Age, Genève, Droz, « Publications Romanes et Françaises » 228, 2001. 15. ‘Seneque des IIII vertus.’ La Formula honestae vitae de Martin de Braga (pseudo-Sénèque) traduite et glosée par Jean Courtecuisse (1403), éd. H. Haselbach, Berne/Francfort-sur-le-Main, Lang, « Publications universitaires européennes » 13/301975, p. 271.

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16. G. Ouy, « Manuscrits autographes d’humanistes en latin et en français » dans Gli autografi medievali. Problemi paleografici e filologici. Atti del convegno di studio della Fondazione Ezio Franceschini. Erice, 25 settembre-2 ottobre 1990, éd. P. Chiesa et L. Pinelli, Spoleto, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1994, p. 269-305. 17. Ainsi, face à un David Aubert, connu notamment pour ses pratiques de remaniement, un éditeur sera plus réticent à choisir une copie transcrite de sa main. Les Manuscrits de David Aubert, éd. D. Quéruel, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, « Cultures et civilisations médiévales » 18, 1999 ; R. E. F. Straub, David Aubert, escripvain et clerc, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1995. 18. Évrart de Conty, Le Livre des Eschez amoureux moralisés, éd. Fr. Guichard-Tesson et Br. Roy, Montréal, Ceres, « Bibliothèque du moyen français » 2, 1993, p. XXIV. 19. Vie et Miracles de Saint Josse de Jean Miélot, N.-O. Jönsson éd., Turnhout, Brepols, « Textes vernaculaires du Moyen Âge » 1, 2005, p. VIII. 20. Poetry of Charles d’Orléans and His Circle. A Critical Edition of BnF Ms. Fr. 25458, Charles d’Orléans’s personal manuscript, éd. J. Fox et M.-J. Arn, traduction en anglais par R. Barton Palmer et avec un excursus sur le contexte littéraire par St. A. V. G. Kamath, Tempe (Arizona)/Turnhout, ACMRS/ Brepols, « Medieval and Renaissance Texts and Studies » 383 / « Arizona Studies in the Middle Ages and the Renaissance » 34, 2010, p. lxii. 21. Laurent de Premierfait, Livre de vieillesse. Traduction du De senectute de Cicéron (1405), éd. St. Marzano, Turnhout, Brepols, « Texte, Codex & Contexte » 10, 2010, p. 12. 22. R. Barton Palmer, Guillaume de Machaut, The Judgment of the King of Navarre, New York and London, Garland, « Garland Library of Medieval Literature », A/45, 1988, p. xlviii. 23. E. Ornato et G. Ouy, « Édition génétique de textes médiévaux » dans Les Éditions critiques. Problèmes techniques et éditoriaux, éd. N. Catach, Paris, C.N.R.S./Les Belles Lettres, 1988, p. 27-43 ; E. Ornato, « L’édition des textes médiévaux conservés dans des manuscrits autographes », Les Manuscrits. Transcription, édition, signification, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1976, p. 37-62 ; G. Ouy, « Problèmes d’édition des manuscrits autographes médiévaux » dans Les Problèmes posés par l’édition critique des textes anciens et médiévaux, Louvain-la-Neuve, Université Catholique de Louvain, 1992, p. 399-420 ; É. Hicks, « Pour une édition génétique de l’Epistre Othea », Pratiques de la culture écrite en France au XVe siècle. Actes du Colloque international du CNRS, Paris, 16-18 mai 1992, organisé en l’honneur de Gilbert Ouy par l’unité de recherche ‘Culture écrite du Moyen Âge tardif, Louvain-la-Neuve, éd. M. Ornato et N. Pons, Turnhout, Brepols, 1995, p. 151-159 ; Fr. Guichard-Tesson et M. Goyens, « Comment éditer l’autographe d’une traduction de traduction ? », Scriptorium 63, 2009, p. 173-205. 24. Genève, Droz, « Textes Littéraires Français » 205, 1987, p. 72. 25. Ibid., p. 78. 26. Charles d’Orléans, Poésies, éd. P. Champion, Paris, Champion, « Classiques Français du Moyen Âge » 34 et 56, 1923-1927, t. I, p. 30. 27. The Love Debate Poems of Christine de Pizan. Le Livre du Debat de deux amans. Le Livre des Trois jugemens. Le Livre du Dit de Poissy, éd. B. K. Altmann, Gainesville, University Press of Florida, 1998, p. 45. 28. Christine de Pizan, Epistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, « Textes Littéraires Français » 517, 1999, p. 190. 29. Paris, LGF, « Lettres Gothiques », 1999 p. 26. La suite de l’exposé montre qu’il faut entendre par là l’examen de la bonté du texte, notamment sa complétude et la qualité de son sens 30. Opera, éd. N. Grévy-Pons, E. Ornato et G. Ouy, Turin/Paris, Giapichelli/CEMI, 1963-1975, t. II, p. 51 et 90. 31. Romania 53, 1924, p. 447-448. Le Petit Jehan de Saintré. Texte nouveau publié d’après le manuscrit d’auteur, P. Champion et F. Desonay, Paris, Trianon, 1926 ; Jehan de Saintré, éd. J. Blanchard, Paris, LGF, « Lettres gothiques », 2007 ; Antoine de La Sale, Saintré, Paris, Champion, Classiques Français

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du Moyen Âge 114-115, 1993-1994 ; M. Eusebi, « Per una nuova edizione del Saintré », Le Moyen français 22, 1989, Du Manuscrit à l’imprimé. Actes du colloque international. Université McGill, Montréal, 3-4 octobre 1988, éd. G. Di Stefano et R. M. Bidler, p. 179-185. 32. Antoine de La Sale, Jehan de Saintré, Genève, Droz, « Textes Littéraires Français » 117, 1965, p. XVIII. 33. Romania 90, 1969, p. 413. 34. Ibid. 35. Cas de Machaut, Froissart, Christine de Pizan. Voir Guillaume de Machaut, Œuvres, éd. E. Hoepffner, Paris, Didot-Champion, « Société des Anciens Textes Français », 1908-1921, t. I, p. 44 ; E. Keitel, « La tradition manuscrite de Guillaume de Machaut », dans Guillaume de Machaut. Poète et compositeur. Colloque-Table ronde organisé par l’Université de Reims (Reims, 19-22 avril 1978), Paris, Klincksieck, 1982, p. 75-94 ; W. Kibler et J. Wimsatt, « Machaut’s Text and the Question of His Personal Supervision », Chaucer’s French Contemporaries. The Poetry/Poetics of Self and Tradition, R. B. Palmer éd., New York, AMS Press, 1999, p. 93-109 ; Jean Froissart, L’Espinette amoureuse, éd. A. Fourrier, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque française et romane. Série B. Éditions critiques de texte » 2, 1963 , p. 32-34 ; Jean Froissart, Ballades et rondeaux, éd. R. S. Baudouin, Genève, Droz, « Textes Littéraires Français » 252, 1978, p. 9-10 ; Jean Froissart, Le Paradis d’amour. L’Orloge amoureus, éd. P. F. Dembowski, Genève, Droz, « Textes Littéraires Français » 339, 1986, p. 3-5 ; J. C. Laidlaw, « Christine de Pizan – A publisher’s progress », Modern Language Review 82, 1987, p. 35-75 ; É. Hicks, « Pour une édition génétique de l’Epistre Othea », Pratiques de la culture écrite…, op.cit., p. 151-159 ; S. Hindman, « The Composition of the Manuscript of Christine de Pizan’s Collected Works in the British Library : A Reassessment », British Library Journal 9, 1983, p. 93-123 ; J. C. Laidlaw, « Christine and the Manuscript Tradition », Christine de Pizan. A Casebook, éd. B. K. Altmann et D. L. McGrady, New York-Londres, Routledge, 2003, p. 231-249. 36. G. Ouy, « Histoire ‘visible’ et histoire ‘cachée’ d’un manuscrit », Le Moyen Âge 64, 1958, p. 115-138. 37. Fr. Vielliard, « Le manuscrit avant l’auteur : diffusion et conservation de la littérature médiévale en ancien français (XIIe-XIIIe siècle) », Travaux de Littérature 11, 1998, Le Manuscrit littéraire. Son statut, son histoire, du Moyen Âge à nos jours, éd. L. Fraisse, p. 39-53. 38. Christine de Pizan, Le Livre du corps de Policie, éd. R. H. Lucas, Genève/Paris, Droz/Minard, 1967. 39. Christine de Pizan, Le Livre du corps de policie, éd. A. J. Kennedy, Paris, Champion, « Études christiniennes » 11, 998. 40. J. Bédier, La Tradition manuscrite du Lai de l’ombre. Réflexions sur l’art d’éditer les anciens textes, Paris, Champion, 1929 [extrait de Romania 54, 1928] ; F. Lecoy, Critique et Philologie, Montréal, CERES, 1984, Le Moyen français, 12. 41. Jean Golein, Le ‘Racional des divins offices’ de Guillaume Durand. Livre IV, éd. Ch. Brucker et P. Demarolle, Genève, Droz, « Publications Romanes et Françaises » 250, 2010, p. 222. 42. Guillaume Fillastre. Le Traittié de Conseil. Édition critique avec introduction, commentaire et glossaire, éd. H. Häyrynen, Jyväskylä, Jyväskylä University Press, « Studia Philologica Jyväskyläensia » 32, 1994, p. 13. 43. A. Vanderjagt, Qui sa vertu anoblist. The concepts of ‘noblesse’ and ‘chose publicque’ in Burgundian political thought including Fifteenth century French translations of Giovanni Aurispa, Buonaccorso da Montemagno and Diego de Valera, Meppel, Krips Repro, 1981, p. 92. 44. Christine de Pizan, Le Livre de la mutacion de Fortune, éd. S. Solente, Paris, Picard, « Société des Anciens Textes Français 89 », 1959-1966, p. cxli. 45. Christine de Pizan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, éd. S. Solente, Paris, Champion, 1936-1940, t. I, p. XCVIII.

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46. Ch. Brucker, « Le Policratique : un fragment de manuscrit dans le MS B.N. fr. 24287 », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance. Travaux et documents 34, 1972, p. 269-273. p. 271, note 22. 47. Michault Taillevent, Un Poète bourguignon du XVe siècle. Michault Taillevent. Édition et étude, éd. R. Deschaux, Genève, Droz, « Publications Romanes et Françaises » 132, 1975, p. 111 et 131. 48. Le Cycle de ‘La Belle Dame sans mercy’. Une anthologie poétique du XVe siècle (BNF ms. fr. 1131), éd. D. Hult avec la collab. de J. E. McRae, Paris, Champion, 2003, p. LXX. 49. The Poetical Works of Alain Chartier, éd. J. C. Laidlaw, Cambridge, Cambridge University Press, 1974, p. 97-98. 50. George Chastelain, Le Temple de Bocace, éd. S. Bliggenstorfer, Berne, Francke, « Romanica Helvetica » 104,1988. Voir aussi le cas de l’édition des Visions d’Ermine de Reims de Jean Le Graveur, où l’éditeur a choisi le manuscrit qui a été soumis au destinataire du texte, Jean Gerson (Entre Dieu et Satan. Les visions d’Ermine de Reims (1396) recueillies et transcrites par Jean Le Graveur, éd. Cl. Arnaud-Gillet, Florence, Sismel – Edizioni del Galuzzo, 1997, p. 35). 51. J. Beck, « Moyen français moyennant quoi ? », Le Moyen français 44-45, 1999, La Recherche. Bilan et perspectives. Actes du Colloque international. Université McGill, Montréal, 5-6-7 octobre 1998, éd. G. Di Stefano et R. M. Bidler, p. 29-43. 52. U. Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, Genève, Droz, « Publications Romanes et Françaises » 234, 2004. 53. N. Clot, « Éditer la littérature médiévale en France dans la première moitié du XIXe siècle : éditeurs et éditions en « empirie », Positions des thèses de l’École nationale des Chartes 2002, p. 37-46 ; Ch. Ridoux, Évolution des études médiévales en France de 1860 à 1914, Paris, Champion, « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge » 56, 2001. 54. La Vie de saint Alexis, éd. G. Paris et L. Pannier, Paris, Franck, « Bibliothèque de l’École des hautes études. Sciences historiques et philologiques » 7, 1872, p. 7 ; J. Bédier, La Tradition manuscrite du Lai de l’ombre…, op.cit., p. 3 ; G. Paris, « Compte rendu de l’édition de Natalis de Wailly, Jean, sire de Joinville. Histoire de Saint Louis, Paris, Didot, 1874 », Romania III, 1874, p. 403. 55. La Bible de Jehan Malkaraume, éd. J. R. Smeets, Asmterdam, Van Gorcum Assen, 1978, p. 18-19. 56. « Choisi sur son ancienneté, sa lisibilité, sa position stemmatique, son importance historique, la qualité générale de son texte, la rareté de ses leçons individuelles, idéalement sur tous ces critères à la fois, un manuscrit unique est scrupuleusement transcrit, texte et graphies » (Fr. Duval, « La philologie française, pragmatique avant tout ? L’édition des textes médiévaux français en France », Pratiques philologiques en Europe…, op.cit., p. 163). 57. A. J. Kennedy, « Editing Christine de Pizan’s Epistre a la reine », The Editor and the Text, éd. Ph. Bennett et Gr. Runnals, Édimbourg, University Press, 1990, p. 71. 58. P. M. Gathercole, Laurent de Premierfait’s Des cas des nobles hommes et femmes, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, « Studies in the Romance Languages and Literatures » 74, 1968, p. 41. 59. G. Di Stefano, « L’edizione delle traduzioni : l’esempio del Decameron tradotto da Laurent de Premierfait (1414) », Ensi firent li ancessor. Mélanges de philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, éd. L. Rossi, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1996, t. II, p. 573-586, p. 576. 60. Christine de Pizan, Epistre Othea, éd. cit., p. 92. 61. Éd. cit., p. 18 et 247. 62. Certains éditeurs qui utilisent des manuscrits originaux font l’économie de certaines « figures imposées » de l’édition de texte. L’éditrice du Songe de Vergier a, ainsi, décidé de ne pas fournir une varia lectio complète de son texte, qu’elle édite sur le base du manuscrit de dédicace : Le Songe du vergier, éd. M. Schnerb-Lièvre, Paris, CNRS, « Sources d’histoire médiévale 13 », 1982, t. I, p. XXVII.

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RÉSUMÉS

Cet article propose une réflexion sur les enjeux actuels du choix du manuscrit de base dans les éditions de textes en moyen français. Il vise notamment à mesurer la place qu’occupe et que peut occuper l’approche externe du manuscrit dans l’évaluation de son utilité éditoriale. Sont plus particulièrement envisagés les critères suivants : technologie (manuscrit vs imprimé), facture, support, calligraphie, illustration, producteur, premier possesseur, dédicataire, lecteur. L’article offre ainsi un panorama de la façon dont les sciences auxiliaires de l’archéologie du livre ont influencé les cadres théoriques et pratiques de la philologie française depuis les trente dernières années.

This article will study the role of base-manuscripts in contemporary editions of middle French texts. More specifically, it will consider the value of the external analysis of a manuscript, and assess its editorial relevance. We will focus on the following criteria : technology (manuscript vs printed book), technique, medium, calligraphy, illustration, craftsman, first owner, dedicatee, reader. By doing so, this article will illustrate how auxiliary sciences for book history have influenced the theoretical and practical frames of French philology in the past three decades.

L’articolo propone una riflessione sulle attuali discussioni circa il ruolo del ‘manoscritto di base’ nelle edizioni di testi in medio francese. In particolare, si tratta di determinare come uno studio ‘esterno’ del manoscritto influenzi la valutazione della sua utilità editoriale. I criteri di valutazione in gioco sono i seguenti : la tecnica di base (manoscritto vs stampa), fattura, supporto, calligrafia, illustrazione, il produttore, il primo possessore, il dedicatario, il lettore. L’articolo offre una panoramica del modo in cui le scienze ausiliarie all’archeologia del libro hanno influenzato la teoria e la prassi filologica in Francia nell’ultimo trentennio.

INDEX

Thèmes : A toute chevalerie, Alexandreis, Belle dame sans mercy, Canticordum au pelerin, Corps de policie, Débat du cuer et de l’ueil, Doctrine du chant du cœur, Epistre a la reine, Epistre Othea, Esope, Évangiles des quenouilles, Fais des bonnes meurs du sage roy Charles V, Formula honestae vitae, Jugement du roi de Navarre, Livre des eschez amoureux moralisés, Mutacion de Fortune, Racional des divins offices, Romuleon, Saintré, Secreta secretorum, Temple de Boccace, Vigiles des morts, Voir dit, Voyage de Gênes nomsmotscles Alain Chartier, Anne de Bretagne, Antoine de La Sale, Charles V, Charles d’Orléans, Christine de Pizan, Evrart de Conty, Gautier de Châtillon, George Chastelain, Guillaume de Machaut, Guillaume Fillastre, Jean de Courtecuisse, Jean de Montreuil, Jean Gerson, Jean Marot, Jean Molinet, Julien Macho, Laurent de Premierfait, Martin de Braga, Michault Taillevent, Philippe Bouton, Philippe le Bon, Pierre de Nesson, Sébastien Mamerot, Simon Plumetot Mots-clés : édition de texte, livre imprimé, manuscrit, philologie, stemma Keywords : text edition, printed book, manuscript, philology, stemma Parole chiave : filologia, edizione di testo, libro stampato, manoscritto, stemma

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AUTEURS

OLIVIER DELSAUX Fonds de la Recherche Scientifique – F.N.R.S. – Groupe de recherche sur le moyen français (Université catholique de Louvain)

TANIA VAN HEMELRYCK Fonds de la Recherche Scientifique – F.N.R.S. – Groupe de recherche sur le moyen français (Université catholique de Louvain)

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Le Roman de la Rose, de l’édition aux manuscrits

Philippe Frieden

1 À l’issue d’un parcours qui lui a fait croiser différentes « versions » du Roman de la Rose, Sylvia Huot recueille le fruit de son voyage dans une conclusion qu’elle intitule : « The protean Rose1 ». Un peu moins de deux cents ans auparavant, l’un des éditeurs du Roman constate déjà que « sa grande réputation lui a été nuisible, parce que tous ceux qui furent chargés de le copier se permirent d’y faire tous les changements qui leur passèrent par l’imagination2 ». Cet aspect propre au récit du XIIIe siècle n’est pourtant pas le seul qui aura eu une incidence sur sa postérité manuscrite puis éditoriale. Deux autres « qualités », au moins, ont eu un impact sur sa « copie » : la première est déjà relevée par Dominique Méon dans la citation précédente : le succès du Roman. Ce succès s’est traduit par un nombre imposant de transcriptions s’élevant aujourd’hui à plus de trois cents exemplaires. On imagine aisément que ce volume a pesé et pèse encore de tout son poids sur son édition : quel manuscrit choisir dans cette sylve touffue pour base d’une version imprimée ? Lequel peut être considéré comme original ? À cette démesure quantitative s’en ajoute une autre qui en dérive : le Roman de la Rose a été copié sans interruption de la fin du XIIIe siècle au début de la Renaissance. On a donc produit ces quelque trois cents copies sur une durée de plus de deux siècles. Or dans la même période, la langue évoluait sensiblement. Cette mutation fit naître, au XVe siècle, deux tentatives de mises en prose doublées d’un travail de rajeunissement de la langue d’origine, travail qui se lit très clairement dans les éditions du XVIe siècle, lesquelles se basent sur une version « rajeunie » du Roman de la Rose.

2 Enfin, dernière spécificité du texte, sa tradition manuscrite se distingue nettement entre les deux parties qui le constituent, celle de Guillaume de Lorris étant « confuse, embrouillée, incertaine », celle de Jean de Meun, au contraire, « claire, facile, excellente », pour reprendre les termes de Félix Lecoy3. Cette divergence entre les parties n’est pas sans incidence sur leurs éditions, au point que parfois – dans l’édition d’Armand Strubel par exemple – deux manuscrits sont requis pour établir le texte de Guillaume d’un côté, et celui de Jean de l’autre. Cette particularité éditoriale ne fait que

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refléter une singularité des manuscrits dont on suppose que la transmission, assez rapidement, s’est effectuée par le biais de « compilations ».

3 On peut dès lors distinguer deux grandes périodes dans l’histoire de l’édition du Roman de la Rose : la première englobe la fin du Moyen Âge et le début du XVIe siècle. Elle comprend les premiers in-folio et in-quarto et prend fin avec la dernière édition du Roman, en 1536, dans la version dite de Clément Marot4. On pourrait croire impertinent de considérer cette période pré-philologique de l’édition. Pourtant non seulement dans la perspective diachronique qui est la mienne, elle illustre l’entrée du Roman de la Rose dans l’ère de l’édition, mais elle permet encore de saisir l’une des deux spécificités mises en avant en préambule et qui pointe l’influence du temps dans la diffusion du texte, influence portant principalement sur la langue dans laquelle il est transmis. Enfin, nous le verrons, faire remonter cette étude aux premières éditions imprimées ne relève pas seulement d’un goût pour l’enquête historique : les XVIIIe, XIXe et XXe siècles ont exploité le fruit de ces prémisses pour élaborer différents projets éditoriaux.

4 La deuxième étape qui se dessine débute avec Ernest Langlois. C’est lui qui, le premier, présente une édition du Roman de la Rose selon des critères strictement philologiques. Son travail, cependant, ne se limite pas à cet aspect. On peut, on doit le considérer comme une entreprise globale, partant d’une recherche des sources et aboutissant à une édition en cinq volumes. Près de cinquante ans plus tard parut la seconde édition de référence du Roman de la Rose due aux soins de Félix Lecoy. Suivirent encore, parmi les éditions complètes, celle de Daniel Poirion et finalement l’édition augmentée d’une traduction qu’Armand Strubel fit paraître en 1992 dans la collection des « Lettres Gothiques5 ». Tous ces travaux sont le fruit d’une élaboration philologique ; tous, contrairement à ce qui a précédé, se sont confrontés, d’une manière ou d’une autre, à la multitude manuscrite du texte. Tous, enfin, ont répondu d’une façon différente à ce défi posé par le nombre et la diversité des manuscrits.

5 Entre l’édition imprimée du XVIe siècle, presque entièrement détachée – mais il faudra s’entendre sur le principe de cet éloignement – de la tradition manuscrite, et l’édition moderne produite par les philologues ou les savants cités plus haut, le XVIIIe siècle qui offre au Roman un nouveau départ se présente comme une période de transition. Pour une large part, les principes suivis par Nicolas Lenglet du Fresnoy en 1735 ou par Jean- Baptiste Lantin de Damerey en 1798, prolongent ceux qui prévalaient lorsque Antoine Vérard imprimait son in-folio, vraisemblablement vers 1495. Pour l’essentiel, toutes ces versions sont issues de la première édition imprimée du Roman de la Rose ; elles n’en modifient que l’introduction et ajoutent, au XVIIIe siècle, un glossaire, afin de faire mieux entendre la langue du texte. Même l’édition de Méon, au début du XIXe siècle, peut leur être associée. Toutefois, comme il le précise dans son « Avertissement », il a recours à différents manuscrits qui fournissent la matière de plusieurs notes de bas de page, lesquelles visent essentiellement à exposer telle ou telle variante présente (ou non) dans le manuscrit « portant la date de 1330 » qu’il suit comme base de son édition6. De ce travail sont redevables toutes les éditions du XIXe siècle qui se contentent de le reproduire à l’identique.

6 Pour terminer ce parcours, il faudra encore prendre en compte une dernière étape qui intéresse cette fois le passage du texte imprimé à sa version électronique. La numérisation du patrimoine manuscrit entreprise depuis quelques années a pris en considération le Roman de la Rose. Cette nouvelle approche, qui offre aux textes médiévaux de connaître, après l’aventure de l’imprimerie, celle de l’électronique,

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comporte un paradoxe, celui d’un retour au manuscrit rendu sous forme d’images à la lecture des chercheurs du monde entier.

7 Je débuterai ce parcours diachronique, logiquement, par son point le plus ancien, celui des premiers imprimés du Roman de la Rose. L’ouvrage que Francis W. Bourdillon leur a consacré fait encore date, à tel point qu’aucun chercheur ne s’y est intéressé. Plus remarquable encore : alors que de nombreux ouvrages sont consacrés ces dernières années à la transition du manuscrit à l’imprimé, aucun d’eux n’a pris en compte le cas du Roman de la Rose7. Pourtant l’étude de F. Bourdillon ne répond pas à toutes les questions qui peuvent être posées sur ce cas. Loin s’en faut. Mais avant d’en aborder les failles, il est nécessaire d’en voir les pleins, et ils sont nombreux. En effet, l’auteur ne se contente pas de répertorier, localiser et dater les vingt-et-une éditions du Roman. Il est aussi l’un des premiers à relever certaines des interpolations dues à Gui de Mori, passages qu’il édite en annexe d’après un exemplaire manuscrit qu’il possédait8. Enfin, en reproduisant à la fin de son étude un assez large échantillon des bois qui illustrent les différentes éditions, il offre au lecteur du XXe siècle un aperçu de ces impressions qui partagent encore de nombreux traits « graphiques » avec les manuscrits dont elles sont issues.

8 Ce qui ressort le plus vivement de son étude est l’attention portée à l’analyse physique, matérielle des éditions, en particulier les bois qui lui permettent de dater assez finement les exemplaires. L’apparence du texte plus que le texte lui-même semble l’intéresser. Il en résulte une lacune, voire une rupture entre la tradition manuscrite et le contenu textuel. Pourtant, Bourdillon n’est pas inconscient de la transition, presque sans heurt, qui lie les deux formats. Il affirme (p. 148) que le premier in-folio imprimé à Lyon provient d’un manuscrit du XVe siècle. Mais il ne s’attache pas à identifier cette source. Les éditions apparaissent dès lors en rupture avec la tradition manuscrite alors même qu’elles semblent tout leur devoir. De même, il constate justement que la langue du texte dont se sert le premier éditeur est plus proche de celle du XV e siècle que de la langue des deux auteurs du Roman. Mais, alors qu’il joint, sans plus d’explication, la version en prose de Jean Molinet à son corpus, Bourdillon ne semble pas constater que, indépendamment de la chronologie, son classement des éditions suit une ligne allant vers une modernisation accrue du texte. Dans ce processus, la recension de Guillaume Michel occupe une place médiane. Elle prend prétexte de la corruption des éditions et manuscrits consultés pour point de départ de sa démarche. L’auteur se donne dès lors pour tâche de « restituer en meilleur estat et plus expediente forme, pour l’intelligence des lecteurs et auditeurs […] ce present livre des le commencement jusques a la fin9 ». Mais « restituer en meilleur estat » ne signifie pas revenir à un état plus proche de l’original. Au contraire, il s’agit pour lui de moderniser « ce mauvais et trop ancien language sentant son inveteré commencement et origine ». Pour ce faire, Guillaume Michel ne se contente pas de légères corrections orthographiques10, il modifie également la syntaxe. Il ajoute ou retranche des mots, souvent monosyllabiques, afin de conserver au vers sa mesure. Stephen Nichols donne un exemple que je reprendrai ici pour plus de clarté. L’adverbe si, devenu ambigu dans la langue de la fin du XVe siècle, est souvent supprimé et remplacé par un pronom personnel. En comparant une édition moderne, qui reproduit le texte « original », la première édition de 1481 et le texte de Michel, on prend mieux la mesure du changement que subit le texte au fil du temps : Si s’an alerent a confesse (Lecoy 17579) Si s’en allerent a confesse (éd. de 1481) Ilz s’en allerent a confesse (Guillaume Michel11)

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9 L’exemple est des plus élémentaires. Les modifications de Guillaume Michel n’affectent pas le sens et presque pas la forme du vers original. Pourtant, elles modernisent la langue, non seulement par l’orthographe qui, à l’exception du -z final du pronom de substitution, est conforme à ce que nous lirions dans une édition contemporaine. Mais par l’ajout du pronom sujet, l’éditeur façonne l’octosyllabe et le rend plus proche, voire comparable, à ce qui pourrait s’écrire en 1526, ce qui n’était pas le cas de la version du XIIIe siècle ni de celle, mixte, de 1481. Cette mutation linguistique, tantôt cosmétique, tantôt plus engagée dans une modernisation de la langue originale, n’a pas échappé au premier éditeur du XVIIIe siècle. Dans sa préface, Lenglet du Fresnoy s’intéresse de près à la double « correction » subie par le Roman de la Rose. Il note que l’évolution est d’abord le fait des copistes et appartient donc à la tradition manuscrite. Puis il relève « la deuxième correction » effectuée lors de la transition du manuscrit à l’imprimé12. Enfin, dernière étape, Lenglet pointe le changement que « Marot » opère sur le texte du Roman : Ce livre ayant repris faveur sous le régne de François I. Clement Marot qui étoit le bel esprit banal de la cour, prit la résolution de le réimprimer. Il le fit en 1527 avec des changements si considérables, que cela fut moins pris pour une correction, que pour une véritable alteration d’un texte qu’il auroit dû respecter. Dans la pensée dont de lui donner un tour plus françois, il hasarda d’en refaire beaucoup de vers, d’en ajouter quelques-uns, d’inserer des gloses dans le texte, enfin d’en faire comme de son propre ouvrage ; hardiesse que Pasquier, quoiqu’ami de Marot, ne put s’empêcher de regarder depuis comme une témerité condamnable. (Lenglet, t. I, p. xxxv)

10 Ce qu’il importe de relever ici concerne les options éditoriales privilégiées par les acteurs des débuts de l’imprimerie et que la recension de Guillaume Michel me semble expliciter. Comme on peut le constater, leur méthode prolonge essentiellement un mouvement amorcé déjà dans le courant du XVe siècle mais accentué par le passage à l’imprimerie. Un peu à la façon de la transmission orale dont chaque performance est une adaptation destinée à un public précis, de même la copie puis l’édition produisent un texte lisible pour les récepteurs visés, public aristocratique ou bourgeois. Dans ce but, au lieu de fournir un texte dont la « couleur » est la plus proche de celle supposée de l’auteur, les éditions du XVIe siècle choisissent – ou forgent – un exemplaire dont le texte est le moins éloigné linguistiquement de leur époque. Le principe est de continuité mais il suppose une rupture avec l’origine. Et cette démarche s’explique aisément à la suite de ce que Michel dit du langage des origines « mauvais et trop ancien ».

11 Curieusement, ni Bourdillon, ni Langlois13 ne font grand cas de cette attitude. Le premier alloue à l’éditeur de 1481 l’originalité de la forgerie et ne tente donc pas de retrouver le manuscrit qui lui a servi de modèle. La réaction de Langlois est plus remarquable : tout en corrigeant Bourdillon sur ce point, faisant remarquer que la modernisation linguistique est déjà présente dans les manuscrits du XVe siècle – et n’est peut-être pas la fait d’une intervention de l’éditeur – il ne s’attarde pas plus que lui à identifier cette source. L’éloignement de la méthode avec les principes lachmanniens peut en partie expliquer son désintérêt, voire son mépris. Mais en y regardant de plus près, on constate que la démarche de 1481 partage bien des similitudes avec l’approche scientifique que Langlois a mise en œuvre pour son édition. En effet, si les manuscrits retenus diffèrent pour les raisons mentionnées (proximité d’un côté avec l’origine, intimité linguistique de l’autre) la réfection du texte que les deux procédés appliquent

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aux manuscrits les rapproche singulièrement. Que Langlois reconstruise une langue en vue de la rendre conforme à celle de Guillaume de Lorris et Jean de Meun ou que le premier éditeur la modernise pour la rendre lisible à son public, tous deux offrent une édition en rupture avec la tradition manuscrite et tous deux publient un texte inédit.

12 Presque deux cents ans s’écoulent entre la recension de Guillaume Michel (dernière édition en 1538) chez Pierre Vidoue et l’édition de Nicolas Lenglet du Fresnoy parue, la même année, à Amsterdam et à Paris (1735). Un lien fort les réunit puisque Lenglet se contente, malgré un titre annonçant un texte « revu sur plusieurs éditions et sur quelques anciens manuscrits », de reproduire le premier in-quarto édité par Antoine Vérard entre 1499 et 1500. La version parisienne de son travail comporte toutefois quelques corrections effectuées sur manuscrit mais qui ne concernent que les vingt- huit premières pages de son édition, soit jusqu’au vers 82014. Ce qui distingue le principe éditorial de Lenglet et ses successeurs de celui que j’ai analysé pour les premières impressions repose surtout sur la « mise en recueil ».

13 Si l’une des éditions du XVIe siècle, celle précisément que reproduit Lenglet, contient outre le Roman de la Rose, le Codicile et le Testament maistre Jehan de Meun, toutes les autres se contentent d’imprimer le seul Roman. Or Lenglet du Fresnoy, conformément à son texte de base, complète le récit allégorique par les deux ouvrages attribués depuis la moitié du XIVe siècle à Jean de Meun et souvent copiés au cours du siècle suivant avec le Roman de la Rose15. Il retrouve ainsi le projet de certains manuscrits recueils des périodes antérieures que le XVIe siècle avait presque complètement délaissé. Outre ces pièces « d’auteur16 », Lenglet inclut encore un texte intitulé « Les remontrances de Nature à l’alchimiste errant », la « Response de l’alchimiste à Nature », un « Petit traicté d’alchymie » et enfin la « Fontaine des amoureux ». Cet assemblage curieux, qui prend également sa source au Moyen Âge17, est annoncé dans l’introduction par un paragraphe intitulé : « Chimie dans ce Roman ». L’entreprise est enfin couronnée en préambule par une « Vie de Jean Clopinel dit de Meung », écrite par André Thevet au XVIe siècle18.

14 L’accumulation de ces éléments déporte l’attention du lecteur sur la personne du continuateur. C’est autour de lui que se construisent cette édition et celle qui lui succédera sous la plume de Lantin de Damerey19. Le texte du roman est finalement submergé par le « dossier Jean de Meun », ce dernier devenant l’auteur unique du récit allégorique. Certes, l’introduction d’un côté, le glossaire que Lenglet du Fresnoy place à la fin du troisième volume de l’autre, pondèrent cela, la première en présentant l’œuvre et le second en offrant au lecteur du XVIIIe siècle certaines clés pour l’intelligence du texte. Mais au total, seule la moitié de l’édition est dédiée au Roman. Le reste n’en forme que l’entour. De plus, comme nous l’avons vu, 820 vers seulement sur 22732 que compte son édition subissent une correction ou une révision effectuée à partir de sources manuscrites.

15 Sur ce point, la tendance s’infléchit en 1814 avec l’ouvrage proposé à Paris par Dominique Méon. Ce dernier en présente ainsi les circonstances : Excité et encouragé par un savant distingué qui m’honoroit de son amitié, j’ai consacré pendant quinze ans tous mes loisirs à collationner cet ouvrage sur plus de quarante manuscrits, les plus anciens que j’ai pu me procurer. J’ai reconnu la nécessité d’en voir un grand nombre ; ce travail m’a procuré l’avantage de trouver dans l’un, le mot ou le vers oublié, ou mal écrit dans l’autre. J’ai pris pour base un manuscrit portant la date de 1330, et dont l’idiome m’a paru le plus pur pour le temps. (Méon, t. 1, p. xxiii)

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16 Et contrairement à ce qu’annonçait le titre de Lenglet du Fresnoy, Méon entreprend bien un travail accompli sur manuscrit. Il faut cependant s’entendre, car la présentation de l’éditeur pourrait presque être assimilée aux normes modernes d’une édition. La philologie ne soutient pourtant pas encore l’expertise de Méon et on aurait tort de croire que le choix d’un manuscrit de base (BnF fr. 25523) ainsi que la consultation d’une quarantaine de témoins aboutissent à la mise au point d’un travail « scientifique ». Comme le fait remarquer E. Langlois, « Méon ne donne que très rarement des variantes et, sauf exception, seulement quand il s’agit d’un groupe de vers qu’il considère comme interpolés et qu’il imprime en notes20 ». Par ailleurs, le même ajoute que face à des leçons divergentes, sa préférence va aux manuscrits les plus nombreux (p. 47) ou à son manuscrit de base. Nul réflexe philologique donc.

17 Mais avant de revenir sur cet aspect de l’édition de Méon, il importe de pouvoir se rendre compte de la parenté que l’édition partage avec les deux qui l’ont précédée et en quoi un modèle s’instaure déjà qui prolonge ce que Lenglet du Fresnoy avait initié. Pour ce faire, un aperçu du contenu des quatre volumes est éclairant : Tome I Avertissement Préface de Lenglet du Fresnoy Préface de Clément Marot Vie de Jean Clopinel dit de Meung ; par André Thevet Dissertation sur le Roman de la Rose ; par Lantin de Damerey Table des matières contenues dans les quatre volumes de cette édition Roman de la Rose (Guillaume de Lorris) Tomes II-III Roman de la Rose (Jean de Meun) Tome IV Testament, Codicile et autres textes publiés par Lenglet du Fresnoy De l’utilité des glossaires ; par M. Lantin de Damerey Glossaire

18 Ici encore, le texte du Roman de la Rose est cerné par des éléments plus ou moins étrangers. Mais surtout, l’édition de Méon, troisième du genre depuis 1735, charrie avec elle les présentations parues depuis la préface de Clément Marot. L’édition du Roman devient dès lors cumulative, elle ne cesse d’additionner : préfaces, avertissements, textes complémentaires, jusqu’à remplir près de la moitié de son contenu. Et Francisque Michel, dans une moindre mesure, poursuivra sur cet élan en insérant l’essentiel des trois préfaces – Marot, Méon, Lenglet du Fresnoy – dans son introduction tout en ajoutant quelques remarques personnelles, notamment sur la traduction du Roman de la Rose par Chaucer.

19 Cependant, l’emploi du BnF fr. 25523 fait entrer le Roman de Méon dans une nouvelle voie éditoriale : pour la première fois, la source n’est plus une version « modernisée » issue des copies et/ou des éditions du XVe siècle, mais un témoin du début du XIVe siècle dont l’« idiome a paru le plus pur pour le temps » à son éditeur (Méon, t. 1, p. xxiii). Il rapproche l’état linguistique du texte et la date approximative de la rédaction21. Le geste est d’ailleurs à mettre en parallèle avec d’autres remarques qui complètent et prolongent certaines notes de bas de page de Lantin de Damerey22 lesquelles, pour l’essentiel, font écho à son « De l’utilité des glossaires » que reproduit Méon dans le quatrième volume. Damerey y déplore que l’on ne se soit pas encore intéressé au

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lexique de l’ancienne langue française comme on a pu le faire pour les langues grecque et latine23. Son attention à la langue des textes anciens n’est plus motivée par le souci d’une émendation. En conséquence, le glossaire devient l’outil indispensable d’une entreprise qui ne modernise plus le texte. Il ne s’agit plus de correction mais d’explication, de compréhension : on offre au lecteur un outil qui lui permet de se confronter directement à l’original, et on ne sert plus « tout prêt » une œuvre modernisée au goût du jour.

20 La nouvelle orientation ne concerne cependant pas seulement le lexique, elle touche aussi le texte lui-même. En plusieurs endroits, Méon relègue en note des passages qu’il soupçonne être des interpolations – comme le signalait Langlois précédemment – ou insère, toujours en note, quelques vers qu’il ne lit que dans le BnF fr. 25523. Cette attitude face à la variante du texte médiéval est originale si on la compare à la réaction que la même « anomalie » provoquait chez Lenglet du Fresnoy. Ce dernier aussi avait eu dans les mains plusieurs manuscrits du Roman de la Rose consultés dans la bibliothèque du roi ou dans d’autres collections privées. Néanmoins, comme je l’ai dit, sa connaissance de la tradition manuscrite ne donne pas lieu à plus de quelques notes en fin de volume, pas plus qu’elle n’encourage le savant à préférer le manuscrit sur les imprimés. Lenglet du Fresnoy, pour une part, s’en explique dans la dernière partie de sa préface, intitulée « Plan de cette edition » : En donnant cette nouvelle edition du Roman de la Rose, qui depuis près de deux cents ans n’avoit pas été mis sous presse, j’ai cru que je devois lui donner un degré de perfection qu’il n’avoit pas encore eu jusqu’ici. J’ai revu le texte sur diverses editions et quelques manuscrits. Je ne me suis pas accablé cependant par les uns ni par les autres ; je hay trop ces savantas24, dont tout le sçavoir est de comparer des manuscrits et de recueillir les fautes des copistes, par le moyen desquelles ils jettent de l’incertitude sur les meilleurs écrivains de l’antiquité. C’est à quoi aboutissent toutes ces variantes compilées avec tant de travail et avec si peu d’esprit par ces demi savans, plus occupés des commentaires que des textes de leurs auteurs. (Lenglet, t. 1, p. xlii)

21 On peut percevoir le rapport que l’éditeur entretient avec ce qu’il nomme lui-même la variante. Il s’en méfie. Face à la multitude des leçons proposées par les manuscrits, leçons qui comportent on le sait – et Lenglet pouvait également s’en rendre compte – des erreurs évidentes dues effectivement au travail de la copie, il en vient à suspecter l’ensemble des variations qui affectent plus largement le texte, comme sont les interpolations. Cédant momentanément au souci de fidélité en signalant quelques « différences utiles ou essentielles pour l’intelligence de [l’] ouvrage » (p. xliii), il s’arrête bientôt pour ne plus suivre que le texte qu’il considère comme faisant autorité. En comparant cette « profession de foi » à ce que l’auteur de la préface de la recension de 1526 avançait concernant les erreurs des imprimeurs et des copistes, on s’aperçoit que les préventions changent. Dans le premier cas, la variante n’est envisagée – peut- être à raison – que sous l’angle de la dégradation, attitude qui connaîtra une très longue histoire : le copiste (d’abord), l’imprimeur (ensuite) introduisent des leçons imparfaites dues à une mauvaise lecture ou à leur inattention. Le propos de Lenglet du Fresnoy est bien différent en ce qu’il accuse davantage les « demi-savans » de jeter le trouble dans l’esprit des lecteurs par la juxtaposition qu’ils font des variantes textuelles. L’essentiel de sa méfiance vient de ce qu’une lecture comparative peut faire remonter la faute à l’auteur lui-même. On voit qu’une nouvelle attitude vis-à-vis de l’auteur est à l’origine du rejet des variantes. Il est désormais considéré comme la source de toute perfection. Le problème que soulève Lenglet du Fresnoy est déjà celui qui sera débattu deux siècles

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et demi plus tard par les tenants de la « nouvelle philologie ». Le terme variante qu’il utilise pour parler des différentes leçons manuscrites en est l’indice.

22 De là, il est aisé de saisir ce qui sépare Méon de ses devanciers sur la question. Sa position, d’une façon générale, est intermédiaire : la variante est un élément qui ne disparaît ni par une réfection silencieuse du texte, comme c’est le cas aux débuts de l’imprimerie, ni par un rejet fondé sur le « droit d’auteur ». Elle ne permet toutefois pas à Méon de prendre conscience de l’existence de familles dans la tradition des manuscrits. On se situe une quinzaine d’années avant ce que Bernard Cerquiglini nomme la période empirique25. Comme il le souligne, la variante est ici rejetée en note – mais pas en annexe, remarquons-le, où son éloignement la rendrait inaccessible au lecteur. Là, la variante est en quelque sorte confrontée au texte édité. Le lecteur peut comparer l’un et l’autre. Évidemment, le scrupule scientifique s’arrête aux changements d’importance, lorsque plusieurs vers diffèrent ou sont interpolés. Les micro-variations, de lexique, sont ignorées purement et simplement26.

23 Pourtant, Méon ne reproduit pas toujours mécaniquement ces interpolations. Il utilise parfois un témoin pour appuyer sa décision, comme l’édition de Jean Molinet. La démarche lui a peut-être été soufflée par cette remarque de Lantin de Damerey à la fin de sa « Dissertation sur le Roman de la Rose » : « Molinet, qui vivoit à la fin du quinzieme siecle, étoit plus à portée de celui de ce Roman, et il lui a été plus aisé qu’à un autre de le voir dans toute sa pureté. » (Méon, t. I, p. 103). Toujours est-il qu’en quelques endroits de son édition, Méon utilise Molinet pour rejeter telle leçon qu’il lit dans le BnF fr. 25523. Ainsi, tout au début du discours de Raison dans la partie de Jean de Meun, peut-on lire : Molinet ne faisant aucune mention des vers suivans, et ne les ayant pas trouvés dans les plus anciens manuscrits, je suis fondé à soupçonner qu’ils ont été ajoutés par quelque copiste du XVe siecle, et j’ai cru devoir, par cette raison, les retirer du texte de l’auteur. (Méon, p. 19)

24 Puis on découvre en bas de page les quelque cent trois vers de l’interpolation qui forment en substance une seconde définition de l’amour. Le raisonnement que suit Méon pour rejeter en note le texte de l’interpolation peut prêter à sourire. Pourtant sa conclusion est correcte, le passage est bien un ajout, mais il existe déjà dans des versions anciennes du Roman de la Rose, comme c’est le cas du BnF fr. 1559, manuscrit du XIIIe siècle. Et le fait que Molinet ne l’ait pas mis en prose ne garantit nullement, quoi qu’en dise Lantin de Damerey, qu’il ait considéré le passage comme adventice.

25 Il y a donc bien, parfois, un contrôle de la part de Méon qui ne se contente pas de reproduire aveuglément le manuscrit de 1330. Mais encore une fois, l’image qu’il se fait et qu’il produit par le biais de son édition est en partie faussée par un défaut de méthode. Il constitue cependant un tournant dans l’histoire de l’édition du Roman de la Rose, tournant qui pour une part annonce l’orientation philologique d’Ernest Langlois.

26 Lorsque paraît en 1924 le cinquième volume du Roman de la Rose, ce n’est pas seulement une édition qui s’achève, c’est aussi le couronnement d’un labeur qui aura occupé E. Langlois presque quarante ans. Dès la parution des Origines et Sources du Roman de la Rose, il annonçait les différents axes de son projet : une recherche des sources qu’il venait d’achever, une étude de l’impact du Roman sur la littérature des siècles suivants – ce sera Pierre-Yves Badel qui s’en chargera – un dépouillement et un classement de la tradition manuscrite27, le tout servant de socle à une édition du texte, qu’il avait

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entamée dès avant 189028. Au vu de ce « recensement », on comprend qu’on est face à une œuvre globale, totale, et assurément unique.

27 Avec cette édition, le roman de Guillaume de Lorris et Jean de Meun franchit une étape : non seulement elle dépouille le texte de tous les satellites dont le XVIIIe siècle l’avait environné, mais elle est la première en domaine francophone à produire une version suivant les principes scientifiques établis par Karl Lachmann. Et la seule. Tous les successeurs suivront quant à eux l’école de Bédier : F. Lecoy d’abord, puis D. Poirion et enfin A. Strubel. Tous trois privilégient un voire deux manuscrits comme base à leur édition, complété(s) comme il se doit de quelques manuscrits de contrôle.

28 Cette étape dans l’histoire générale de l’édition est mieux connue que les précédentes et les méthodes qui prévalent plus familières pour qu’il soit nécessaire de les décrire longuement. Certaines particularités attachées au Roman de la Rose méritent toutefois d’être regardées de plus près. Elles permettront d’observer de quelle façon les questions ou problèmes rencontrés précédemment sont maintenant résolus et quelles résistances offre encore le Roman face à une approche plus scientifique. Pour ce faire, et parce que la place manque pour une analyse de détail, je me servirai à nouveau de l’interpolation du discours de Raison. L’histoire de cette variante est tout à fait symptomatique des différentes approches qui se sont succédées pour répondre à la présence d’un tel morceau.

29 Déjà au XVIe siècle, sa présence ou son absence permet de départager la tradition imprimée. Absente des trois premières versions, sans nom d’imprimeur ni lieu d’impression, elle apparaît vers 1494 sous les presses de Du Pré. Bourdillon fait remarquer dans le « classement » des éditions que cette version a été révisée d’après manuscrit par rapport aux précédentes29. On la retrouve donc tout naturellement chez Lenglet du Fresnoy qui reproduit, on le sait, l’édition in-quarto de Vérard, sans autre commentaire, le passage se situant largement au-delà de la partie révisée. On l’a vu également, l’extrait apparaît en note chez Méon qui ajoute la remarque concernant la version de Molinet. Enfin, Francisque Michel qui réédite à l’identique, notes comprises30, l’édition de Méon, manipule étrangement le passage : il reproduit en note le commentaire de Méon sur l’extrait, mais au lieu de le suivre dans son option éditoriale en faisant figurer en bas de page les cent trois vers de l’interpolation, il les insère directement dans son texte. Le lecteur est ainsi à demi averti car il ignore tout à fait où s’interrompt le passage de Méon31.

30 Le traitement que lui réserve Langlois est assez révélateur du kaléidoscope que le savant offre au chercheur du Roman de la Rose. Les informations concernant les différentes leçons se trouvent éparpillées dans son œuvre entre l’examen des manuscrits, où parfois il transcrit certaines variantes, et l’édition qui donne en note des passages issus de telle ou telle tradition32. De ce fait, il est parfois difficile d’avoir une idée précise de l’état du texte sans parcourir l’ensemble des ouvrages de Langlois. Dans le cas de notre passage, l’option choisie par le chercheur est encore plus singulière. Les notes du volume III, qui contient le discours de Raison, ne signalent aucunement la présence de l’interpolation33. La première partie des Manuscrits du Roman de la Rose qui dresse un catalogue des exemplaires connus n’en parle pas non plus lorsqu’il est question des ajouts pratiqués au XIVe siècle sur le BnF fr. 155934. Il faut se rendre à la page 425, c’est-à-dire au moment où l’auteur aborde les subdivisions de son « groupe II » de la partie Jean de Meun pour prendre connaissance de son existence. Et encore n’est-ce réellement qu’une prise de connaissance, car Langlois ne reproduit pas le

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passage. Il n’en donne que le premier et le dernier vers et ajoute en note que Méon l’a reproduit dans son édition. Le lecteur est finalement contraint de retourner à Méon. Or dans la démarche qu’il est en train de suivre, Langlois exploite ces variantes, en disciple accompli de Lachmann, afin de discriminer les différentes familles ou sous-groupes de la tradition manuscrite. Le passage a donc une importance pour lui et pour tous ceux qui voudraient l’identifier dans un manuscrit, comme celui qui se trouve aujourd’hui à la John Rylands Library sous la cote French 66 et que Langlois ne connaissait pas à l’époque. À défaut d’aller voir chez Méon, le chercheur devra consulter l’Appendice C du livre de S. Huot : The Romance of the Rose and Its Medieval Readers35, car les « bédiéristes » qui ont succédé à Langlois, en choisissant des manuscrits issus d’autres familles, ont fait complètement disparaître le passage. Et ni F. Lecoy, ni A. Strubel, ni même D. Poirion qui a pourtant recours à l’édition Méon pour l’établissement de son texte36, n’indiquent même en note sa présence qui se retrouve pourtant dans vingt-six témoins37.

31 Cette absence dans les éditions du Roman est remarquable pour mon propos : elle met en évidence une tendance qui s’affirme après Langlois et qui fait de la variante, sous sa forme d’interpolation, un objet hétérogène qui n’est plus reproduit. Mieux, elle entre directement dans le choix du manuscrit de base qui se doit d’en être exempt. À ce niveau, Langlois représente un point de transition dans l’édition du Roman de la Rose. S’il ne donne pas la centaine de vers que S. Huot intitule « the litany of love » (p. 365), il en reproduit plusieurs autres, soit dans les notes de son édition, soit dans son analyse des manuscrits où il signale parfois encore certaines variantes de ces interpolations38. Après lui, ces passages deviennent l’unique objet de commentaires savants et ne trouvent place que dans des annexes. Ils n’ont plus leur raison d’être dans une édition du Roman. Ce constat n’est pas sans remettre en mémoire l’appel que formulait B. Cerquiglini dans Éloge de la variante. Il déplore, on le sait, à la fin de son essai, la main mise de l’école née des travaux de Joseph Bédier qui a transformé le copiste en éditeur. Suivant ce principe, ce que le « nouvelle philologie » considère comme « intrinsèque à l’écriture médiévale » (p. 101) disparaît au profit d’un version plus dépouillée.

32 On dira, en pessimiste, que les vœux de B. Cerquiglini, n’ont pas été exaucés. Si son ouvrage a fait grand bruit et a permis de porter un regard neuf sur l’approche philologique d’un texte médiéval, pratiquement, pour ce qui concerne le Roman de la Rose en tout cas, il n’a été suivi d’aucune tentative concrète. L’édition d’Armand Strubel qui est la seule en langue française à avoir paru après l’essai du philologue, ne tient nullement compte de cette idée. Il est vrai que dans ce cas l’objectif était vraisemblablement tout autre, puisqu’il visait à offrir à prix réduit une nouvelle édition munie, dans le même volume, d’une traduction qui en faciliterait la lecture.

33 Si l’on est plus optimiste, en revanche, on dira peut-être que quelques années et certains progrès techniques étaient nécessaires pour que des projets de numérisation du Roman de la Rose comme celui engagé par l’Université Johns Hopkins de Baltimore en collaboration avec la Bibliothèque nationale de France, la Morgan Library de New York, la Bodleian Library d’Oxford et une dizaine d’autres institutions, puissent voir la jour39. Mais ne tomberait-on pas alors, dans un autre travers évoqué toujours par B. Cerquiglini et qu’il nomme la « tentation du fac-similé40 » ? Car en dernier lieu ces magnifiques images digitalisées n’offrent rien d’autre qu’une autre version, plus moderne, de ces livres miroirs.

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34 Deux facettes de la question sont à mon avis à considérer. D’un côté, le projet de Baltimore n’est pas une énième édition du Roman de la Rose. À aucun moment, les auteurs ne réclament ce titre et ce même si une transcription est parfois disponible en regard du texte. Mais surtout, la numérisation donne plutôt à voir qu’à lire. Elle permet à un large public, et non aux seuls spécialistes, de feuilleter des documents devenus de plus en plus inaccessibles à la consultation dans les bibliothèques qui les conservent. Elle offre enfin une image de qualité du manuscrit dans sa globalité : mise en page, paratexte (rubriques, pieds de page, marginalia, etc.) et bien sûr les illustrations qui ne sont tout simplement pas reproduites, et souvent pas mentionnées, dans les éditions modernes. Car en suivant les normes de la philologie, ces éditions ont dissocié le texte et l’image dont la page manuscrite célébrait les noces. La numérisation ouvre ainsi tout un champ d’investigation du livre.

35 Mais la méthode offre de surcroît un avantage certain quant au problème de la variante. Si elle n’édite pas le texte et se contente de le mettre en image avant de le mettre en ligne, elle permet tout de même de le lire et d’en vérifier les leçons, laborieusement parfois, tant il est difficile de naviguer dans un manuscrit dépourvu de tout repère paratextuel41. Et comme les originaux sont ici reproduits à l’identique, il devient enfin possible d’évaluer les modernisations linguistiques qui ont donné naissance aux premières éditions du XVIe siècle. Car si la méthode d’Ernest Langlois d’un côté, et celle suivie par Lecoy, Poirion et Strubel de l’autre, diffèrent radicalement dans la façon de traiter le manuscrit et sa tradition, un point les relie : toutes privilégient l’ancienneté de leurs manuscrits de base. On s’en convaincra en faisant observer que le manuscrit dont s’est servi Langlois pour son édition lachmannienne et celui que suit Lecoy dans sa version bédiériste n’en forment qu’un : l’incontournable BnF fr. 1573, manuscrit du XIIIe siècle, donc proche de la date de rédaction de la seconde partie du texte. Sur plus de trois cents copies, deux techniques éditoriales très différentes ne retiennent finalement qu’un seul exemplaire. On pourra parler d’un appauvrissement.

36 Le succès du texte et le nombre d’exemplaires qu’il a occasionnés semblent donc l’écueil le plus sensible à l’édition du Roman de la Rose, écueil dont une réduction drastique a été jusqu’ici la réponse, réduisant la quantité, selon des critères divergents, à une portion congrue qui le fait ressembler finalement à d’autres traditions dont la fortune manuscrite est pourtant moins prolixe, comme celle des récits de Chrétien de Troyes. Les mêmes principes font toujours choisir, ou presque, les mêmes manuscrits (copie Guiot d’un côté, BnF fr. 1573 de l’autre), et pour un amateur ignorant l’existence des quelque trois cents exemplaires du texte de Guillaume de Lorris et Jean de Meun, quelle différence peut apparaître dans leur édition respective ? Une approche serait en mesure de le faire sentir, qui tout en exploitant les ressources informatiques les élargit au-delà d’une simple mise en image électronique. Plusieurs projets visant à rendre le texte médiéval à sa complexité et à sa diversité ont déjà vu le jour42. Mettant à profit l’immatérialité de la page informatique, ces tentatives essaient de diverses façons de donner à lire la variance du texte manuscrit. Présentant l’ensemble des leçons, elles permettent au lecteur de sonder les différents états d’un même texte. Mais peut-on imaginer exploiter ces techniques en relation avec le Roman de la Rose ? Il va sans dire que pour offrir une telle richesse de lecture, il faut passer préalablement par une saisie – diplomatique, semi-diplomatique, etc. – du texte. Il faudrait donc recopier, sous ces différentes formes, les trois cents manuscrits du Roman afin d’offrir une vue exhaustive de sa tradition. On conçoit rapidement l’ampleur du projet et peut-être déjà ses limites.

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Non seulement, le choix proposé au lecteur risquerait de le submerger – la lecture comporte aussi des limites – et le texte devenir insaisissable ; mais comble d’ironie, cette démarche nous reconduirait quelque sept cents ans en arrière et l’on verrait bientôt le Roman de la Rose redevenir l’exemplaire d’une armée de modernes copistes. Et l’on sait maintenant quels aléas la pratique fait subir au texte, à n’importe quel texte. Ce serait autant de variantes qui pourraient naître soulignant combien, finalement, la Rose est absente à qui veut la saisir dans toute son efflorescence.

BIBLIOGRAPHIE

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Bernard Weinberg, « Guillaume Michel dit de Tours, The Editor of the 1526 Roman de la Rose », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 11, 1949, p. 72-85.

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NOTES

1. Sylvia Huot, The Romance of the Rose and its Medieval Readers : Interpretation, Reception, Manuscripts, Cambridge, Cambrige University Press, 1993. 2. Le Roman de la rose par Guillaume de Lorris et Jehan de Meung : nouvelle édition, revue et corrigée sur les meilleurs et plus anciens manuscrits, éd. par Martin Dominique Méon, 4 vol. , Paris, P. N.F. Didot l’aîné, 1814, p. vii. Désormais cité : Méon, t. I, p. vii. 3. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. par Félix Lecoy, Paris, Champion, 1965-1970, p. xxxvi. Désormais : Lecoy, t. I, p. xxxvi. 4. On attribue désormais à Guillaume Michel l’édition qui depuis Pasquier portait le nom de Clément Marot. Voir à ce sujet, B. Weinberg, « Guillaume Michel dit de Tours, The Editor of the 1526 Roman de la Rose », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 11, 1949, p. 72-85. 5. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. par Daniel Poirion, Paris, Flammarion, « GF », 1974 ; Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. d’après les manuscrits BN 12786 et BN 378, traduction, présentation et notes par Armand Strubel, Paris, LGF, « Lettres Gothiques », 1992. 6. Il s’agit du BnF fr. 25523. C’est à E. Langlois qu’on en doit l’identification. Cf. E. Langlois, Les Manuscrits du Roman de la Rose. Description et classement, Paris, Honoré Champion, 1910, p. 63. 7. On pourra citer le travail de Cynthia J. Brown, Poets, Patrons, and Printers. Crisis of Authority in Late Medieval France, Ithaca, Cornell University Press, 1995, celui d’Adrian Armstrong : Technique and Technology. Script, Print and Poetics in France 1450-1550, Oxford , Oxford University Press, 2000, ou encore, plus ancien, celui de Henry John Chaytor, From Script to Print, Cambridge, Cambridge University Press, 1945. La référence à Bourdillon est la suivante : Francis W. Bourdillon, The Early Editions of The Roman de la Rose, Genève, Slatkine Reprints, 1974 [1906]. 8. Les manuscrits du Roman de la Rose qui appartenaient au savant se trouvent désormais à la Bibliothèque Nationale du Pays de Galles. Celui dont il est question ici porte la cote Aberystwyth Nat. Libr. 5014D. 9. Je transcris le texte de la recension d’après la version de Galliot du Pré, disponible sur le site Gallica de la BnF : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k546625.r=galliot+du+pr%C3%A9.langFR. Consulté le 10 août 2011. 10. S. Nichols les appelle « the purely visual aspect of the words ». Voir S. Nichols, « Marot, Villon and the Roman de la rose. A Study in the Language of Creation and Re-Creation », Studies in Philology 63, 1966, p. 135-143 et 64, 1967, p. 25-43, ici p. 26. 11. J’ai donné le premier vers en suivant l’édition de F. Lecoy et non, comme le faisait Nichols, sur l’édition de Langlois. En effet, le vers dans cette édition est : « Si s’en alerent a confesse ». Le pronom réfléchi est donné dans une version plus conforme à l’orthographe moderne alors que le texte du BnF fr. 1573 que suit Lecoy le rend « fautif ». On pourrait donc supposer que l’édition de 1481 a pu en moderniser la forme. Mais encore une fois, ne connaissant pas sa source, cela reste conjecture sur ce point précis. Il ressort en revanche, d’après Nichols, que des cas de ce genre sont fréquents, ce qui lui permet d’affirmer que l’éditeur a modernisé l’orthographe de son texte ou a choisi une version qui possédait déjà une langue plus conforme à ses goûts. 12. « Ce fut vers ce tems que parurent les premieres editions du Roman de la Rose, et l’impression occasionna la deuxiéme correction que l’on s’avisa d’y faire. Ainsi les premiers imprimés qui sont tous en caracteres gothiques, ne different que très-peu des derniers manuscrits du XV. siécle, mais la différence est sensible avec ceux du XIV. parce qu’il y eut de l’une à l’autre une double correction », (t. I, p.xxxv). Voir Le roman de la rose, par Guillaume de Lorris et Jean de Meun dit Clopinel, revu sur plusieurs éditions et sur quelques anciens manuscrits, accompagné de plusieurs autres ouvrages, d’une préface historique, de notes et d’un glossaire, éd. par Nicolas Lenglet Dufresnoy, 3 vol. Paris, Veuve Pissot / Amsterdam, Jean Fred. Désormais : Lenglet du Fresnoy, t. I, p. xxxiv. J’ai pour ma part travaillé avec un exemplaire parisien.

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13. Voir Le Roman de la Rose par Guillaume de Lorris et Jean de Meun, éd. par Ernest Langlois, Paris, Firmin Didot, « Société des Anciens Textes Français »), 1914-1924. Désormais : Langlois, t. I, p. 42-43. 14. Langlois le note dans l’introduction de son édition, t. I, p. 45. 15. Pierre-Yves Badel parle des débuts de cette « tradition » vers le milieu du XIVe siècle et qui succède à des recueils basés davantage sur des relations thématiques. Voir : Le Roman de la Rose au XIVe siècle. Étude de la réception d’une œuvre, Genève, Droz, 1980, p. 65. 16. Lenglet se justifie de son assemblage de la façon suivante : « Comme j’ai trouvé ces deux ouvrages assez imparfaitement imprimés dans quelques editions du Roman de la Rose, j’ai cru que le public trouveroit bon que je les lui présentasse ici à la suite du Roman ; mais revûs et bien corrigez, sans quoi il n’y auroit pas eu un grand merite de les faire paroître de nouveau. D’ailleurs ces morceaux de poësie sont stériles et languissans, et ne peuvent être considerés que parce qu’ils viennent d’un auteur celebre », (Lenglet du Fresnoy, t. I, p. xlvi). 17. Pierre-Yves Badel aborde la légende de Jean de Meun alchimiste dans l’ouvrage mentionné à la note 16 (p. 68-72). Le même auteur a consacré un article à ce sujet : Pierre-Yves Badel, « Alchemical Readings of the Romance of the Rose », Rethinking the Romance of the Rose. Text, Image, Reaction, ed. by Kevin Brownlee and Sylvia Huot, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1992, p. 262-285. 18. André Thevet est surtout connu pour ces livres de cosmographie. Il a néanmoins consacré un ouvrage aux Vrais Pourtraits et Vies (1584). Voir, entre autres, Frank Lestringant, André Thevet : cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, 1991. 19. Je n’ai pas eu un accès direct à l’édition de Lantin de Damerey. Cependant, Méon reproduisant et sa « dissertation » et ses notes, je le citerai en suivant cette édition. 20. Voir Langlois, t. I, p. 46-47. 21. Pour lui comme pour Lenglet, Guillaume est mort en 1260 et Jean en 1305. C’est surtout cette date qui est retenue dans le contexte qui nous intéresse ici. 22. Les notes de Damerey sont toutes suivies de trois initiales (L.D.D.) qui permettent de les distinguer de celles de Méon, sans autre précision quant à elles. 23. Voir Méon, t. IV, p. 293. 24. Furetière donne comme définition à ce mot : « Injure gasconne, que dit à un homme de lettres un ignorant qui méprise les sçavants ». 25. Voir Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, p. 73-74. 26. Quelques notes de Méon signalent et reproduisent des marginalia lues en général dans le manuscrit de l’Arsenal 3337. C’est encore une fois à Langlois que nous devons cette précision, qu’il note dans ses Manuscrits, op. cit, p. 76. 27. Les références sont les suivantes : Ernest Langlois, Origines et Sources du Roman de la Rose, Paris, Ernest Thorin, 1890 ; Les Manuscrits, op. cit. 28. « L’édition critique d’une composition de vingt-trois mille vers, dont il n’existe guère moins de deux cents manuscrits, dispersés dans toutes les bibliothèques d’Europe, est une œuvre immense, hérissée de difficultés de toutes sortes. Je l’ai entreprise, et j’espère, avec le temps, la mener à fin », écrivait-il dans l’Avant-propos des Origines, op. cit., p. v. 29. Voir The Early Editions, op. cit., p. 23. De même, elle sépare en deux groupes égaux les éditions marotiennes. Ibid., p. 155. 30. La seule différence tient dans les mots de vocabulaire donnés en marge du texte et signalés par un astérisque. Du même coup, Michel ne reprend pas le Glossaire de Méon/Damerey. 31. Il faut noter que cette interpolation n’est pas présente dans le manuscrit de base de Méon, le BnF fr. 25523.

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32. Il en va de même pour les sources sur lesquelles on trouve des informations soit dans l’étude qu’il leur consacre soit dans les notes de son édition. Il faut donc également consulter ces deux ouvrages pour connaître les intertextes de Guillaume ou de Jean. 33. Interpolation qui s’insère entre les vers 4400 et 4401 de l’édition Langlois et qui devrait être signalée à la page 337 du tome III. 34. Alors que ces feuillets supplémentaires sont évoqués dans la description du manuscrit. 35. Voir S. Huot, The Romance of the Rose, op. cit., p. 365-368. 36. Pour le choix des manuscrits qu’il suit, voir p. 33-34. 37. Suivant le décompte qu’en donne S. Huot dans l’ouvrage cité, The Romance, op. cit., p. 163. 38. Voir l’exemple qui se trouve au tome III, p. 310-315. 39. Ce projet commun est visible sur le site : romandelarose.org 40. Voir B. Cerquiglini, op. cit., p. 43. 41. Pour le cas de l’ajout dans le discours de Raison, sa situation dans le texte, très peu après la transition, le rend plus aisé, le changement d’auteurs étant souvent signalé. Il n’en va pas de même pour d’autres situés plus au centre du récit. 42. Sur cette question, on pourra consulter l’ouvrage régulièrement mis à jour, de George P. Landow, Hypertext 3.0. Critical Theory and New Media in an Era of Globalization, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2006, même si ce dernier n’envisage pas du tout le texte médiéval. Et pour une version qui prend en compte le moyen âge, on se rendra sur le site Hypercodex de l’Université de Genève : http://www.unige.ch/lettres/mela/recherche/ Hypercodex10.html (consulté le 15 août 2011).

RÉSUMÉS

De tous les textes en langue vernaculaire, le Roman de la Rose est celui dont l’histoire éditoriale est la plus complexe en raison du grand nombre de manuscrits qui l’ont transmis. Cet article tente de retracer cette histoire de la fin du Moyen Âge au XXe siècle en suivant deux pistes : d’une part celle de la langue du manuscrit (sa proximité ou son éloignement du point de naissance de l’œuvre), d’autre part celle du contenu du texte. Au fil des deux siècles de sa copie, le récit de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun s’est vu augmenté de nombreux ajouts. L’étude d’une interpolation contenue dans quelque vingt-six manuscrits sera l’occasion de mesurer la façon dont la variance du texte médiéval a été diversement perçue et prise en compte par les éditeurs du Roman de la Rose.

Among all the texts written in vernacular language, the Roman de la Rose has the most complex editorial history, due to the great number of its surviving manuscripts. This article undertakes to trace back the history of these editions, from the late Middle Ages to the XXth century, following two specific tracks : on the one hand, the written language of the manuscript (its similarities to or differences from the original work), and on the other hand, the content of the text itself. In two centuries’ time, through its various copies, the narrative by Guillaume de Lorris and Jean de Meun was constantly modified, and many additions were made over time. The study of an interpolation contained in twenty-six manuscripts will also allow us to analyse how the variancy of the medieval text was perceived and taken into account by the editors of the Roman de la Rose.

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Dei testi vernacolari del Medioevo il Roman de la Rose è quello la cui storia editoriale è più complessa per via del grande numero di codici che ce lo hanno trasmesso. Il presente contributo cerca di ricostruire questa storia dalla fine del Medioevo al ventesimo secolo secondo due direttrici principali: : da una parte studiando la lingua dei manoscritti (la loro vicinanza o lontananza dal momento di nascita dell’opera), dall’altra attraverso uno studio del contenuto dell'opera. Nei due secoli che hanno visto moltiplicarsi le copie manoscritte del "Roman", il testo di Guillaume de Lorris e di Jean de Meun è stato provvisto di numerose aggiunte. Lo studio di un'interpolazione presente in ventisei manoscritti fornirà l’occasione per valutare in che modo la "mobilità" propria del testo medievale è stata valutata e trattata dagli editori del Roman de la Rose.

INDEX

Thèmes : Codicile, Fontaine des amoureux, Petit traicté d’alchymie, Remontrances de Nature à l’alchimiste errant, Response de l’alchimiste à Nature, Roman de la Rose, Testament maistre Jehan de Meun, Vie de Jean Clopinel dit de Meung Keywords : philology, printed book, text edition Mots-clés : édition de texte, livre imprimé, philologie nomsmotscles Gui de Mori, Guillaume de Lorris, Jean de Meun, Jean Molinet, Antoine Vérard Parole chiave : edizione di testo, filologia, libro stampato

AUTEURS

PHILIPPE FRIEDEN Boursier du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique

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La Chronique d’Ernoul : problèmes et méthode d’édition1

Massimiliano Gaggero

NOTE DE L'AUTEUR

La préparation de l’édition critique de la Chronique, commencée lorsque cet article était déjà sous presse, nous a permis de préciser quelques points douteux, sur lesquels la rédaction de Perspectives médiévales me permet maintenant de revenir brièvement. Peter Edbury et moi sommes désormais d’accord que F38 est le seul manuscrit à donner la forme de la compilation de l’Eracles telle qu’elle avait été conçue par le rédacteur qui a joint pour la première fois la traduction française de Guillaume de Tyr et la Première Continuation tirée de la Chronique d’Ernoul. Les trois passages de la Chronique relatant des événements antérieurs à 1184 interpolés dans le texte de Guillaume par F38 feraient partie de ce projet original. On pourrait en voir une preuve dans le fait que l’un de ces passages est contenu dans le texte de d, bien qu’à un endroit différent (§ 5.3). Le manuscrit F50, à partir du moment où il quitte la rédaction d (1184), s’est révélé être un témoin très remanié de la rédaction II ; il suit en particulier IIa, et il partage parfois des variantes propres à F38. Ce fait montre tout l’intérêt de ce manuscrit, bien que sa contribution à la reconstruction du texte soit limitée. En octobre 2011 nous avons pu examiner le manuscrit F66 (cf. n. 3), qui venait d’être restauré, grâce à la disponibilité des conservateurs de la Biblioteca Nazionale di Torino que nous tenons à remercier. Notre analyse montre que ce manuscrit (aujourd’hui difficile à consulter par endroits à cause des dégâts dus à l’incendie de la bibliothèque en 1904) partage pour le texte de la Continuation de Rothelin (qui fait suite à la Première Continuation dans les familles h et i) les variantes de F58 signalées par les éditeurs du RHC aux notes 22, p. 622 et 37 p. 632. Il est donc possible que les deux manuscrits soient aussi proches pour le texte de la Chronique. Depuis 2009, la Chronique d’Ernoul fait l’objet d’un projet de recherche (The Old French William of Tyre and its Continuations) financé jusqu’en 2012 par l’Arts and Humanities

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Research Council (AHRC) et dirigé par Peter Edbury, professeur à la Cardiff School of History, Archaeology and Religious Studies, auquel nous participons en tant que research associate. Le but du projet est de donner une nouvelle édition critique de la Chronique et de la Continuation dite d’Acre de Guillaume de Tyr. À cette partie du projet, directement menée par P. Edbury et par nous-même, est liée une étude de la tradition manuscrite de la traduction française de Guillaume de Tyr, qui fait l’objet de la thèse de doctorat de Philip Handyside, dirigée par P. Edbury. La Chronique d’Ernoul est un texte aussi important pour les historiens de la littérature que pour les historiens des croisades. L’achèvement de sa rédaction entre 1227 et 1231 en fait un témoin important et méconnu de l’affirmation de la prose historique en ancien français. Les éditions du XIXe siècle, publiées avant l’édition de la Vie de saint Alexis par Gaston Paris (1872), se fondaient sur une connaissance partielle de la tradition manuscrite2. En 1973, une liste complète des manuscrits a été publiée par J. Folda3. Par la suite, aucune étude d’ensemble n’a été consacrée à ce corpus. Nous avons entrepris un examen de ce type dans le cadre du projet d’édition du texte, sur la base de l’interprétation des rapports entre les rédactions de la Chronique proposée par P. Edbury4. Nous présentons ici les premiers résultats de notre étude, les problèmes qui nécessitent des approfondissements, ainsi que des réflexions sur la manière dont nous envisageons l’édition du texte. 1. La tradition de notre texte compte 54 manuscrits, copiés entre la première moitié du XIIIe et le XVe siècle, que l’on peut diviser en deux sous-ensembles. Dans 46 manuscrits, le texte sert de Première Continuation à la traduction française de Guillaume de Tyr, à partir de la mort de Baudouin IV en 1184 jusqu’en 1231. Dans 8 manuscrits, le texte forme une Chronique indépendante qui commence par la mort de Godefroi de Bouillon en 1100 : le récit, d’abord schématique, devient de plus en plus détaillé au fur et à mesure qu’il s’approche de la chute de Jérusalem aux mains de Saladin en 1187. Il contient aussi des digressions sur la géographie sacrée de la Terre Sainte et une longue description de Jérusalem précédant le récit de la prise de la ville. Les manuscrits donnent de ce texte trois versions qui se terminent en 1227, 1229 et en 1231. Le nom d’Ernoul apparaît dans les deux premières alors que dans deux des trois manuscrits de la troisième un colophon donne le nom de Bernard le Trésorier (cf. § 4). Les manuscrits de la Continuation présentent la version se terminant en 1231, sauf un groupe de manuscrits copiés à Acre qui donne deux versions plus longues : celle dite de Colbert-Fontainebleau, contenue dans F73 et F57 (ce dernier ayant copié en Occident) et F72 qui donne un texte particulier pour les années 1184-1197, en partie contenu dans le manuscrit F70. Malgré leur nombre limité, les rédactions longues ont longtemps joui des faveurs de la critique, non seulement parce qu’elles ont été rédigées en Terre Sainte mais aussi parce qu’elles donnent un récit plus « complet ». Les éditeurs du RHC, sans démontrer leur théorie, affirment que la rédaction brève ne serait qu’un abrégé de la rédaction contenue dans F73 et F57 (leurs manuscrits A et B)5. Cette idée est également énoncée dans l’article fondamental de Mas-Latrie qui analyse de façon détaillée les rédactions de la Chronique6. Bien des données de la tradition restent inexpliquées par cette théorie. Par exemple, le fait que le nom de l’auteur n’apparaisse que dans la forme indépendante et « abrégée » du texte, et que le texte de la Continuation s’arrête en 1231, comme la dernière dans l’ordre chronologique des rédactions de la Chronique.

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M. R. Morgan a essayé de répondre à ces questions7 : pour cet auteur, l’œuvre originale d’Ernoul, perdue, ne serait que la source commune à laquelle auraient eu recours, de façon indépendante, plusieurs chroniqueurs. Ceci expliquerait que, par les hasards de la polygenèse, le nom d’Ernoul se retrouve dans l’abrégé alors qu’il n’apparaît pas dans la rédaction longue qui reproduit mieux le texte de l’auteur : pour M. R. Morgan, il s’agit de la section de F72 pour les années 1184-11978. M. Edbury a remis en question la théorie de l’abrégé en montrant que le texte de F72 date des années 1240-1250 et qu’il ne donne pas forcément une narration plus précise des événements : les détails ultérieurs donnés par ces textes sont en fait souvent assez douteux et la chronologie en est parfois fausse9. Pour Edbury, les rédactions de la Chronique représenteraient autant de moments de la rédaction du texte. La Première Continuation de Guillaume de Tyr ne serait que la Chronique dont un rédacteur aurait retranché la partie initiale, cette partie du récit faisant double emploi avec celui de Guillaume. Le texte bref de la Continuation aurait ensuite été remanié pour donner les versions longues de F73, F57 et de F7210. 2. Le temps dont nous disposions pour l’étude des relations entre les manuscrits dans le cadre du projet rendait impossible une collation systématique. La plus grande partie des témoins de la rédaction brève de la Continuation n’ayant jamais été étudiée, il était pourtant nécessaire de dresser un tableau complet des groupes de manuscrits pour orienter nos choix éditoriaux. Les données que nous présentons sont donc tirées principalement de l’examen de deux échantillons de texte : la description de la bataille de Nazareth en 1187 (Mas-Latrie, p. 144-150)11 et l’épisode du départ de la Terre Sainte et de l’emprisonnement de Richard Ier Cœur de Lion (Mas-Latrie, p. 295-299). L’analyse des échantillons nous a permis d’identifier un nombre limité d’erreurs utiles à la constitution des groupes, la faiblesse de cette méthode étant que les errores significativi, mais aussi les leçons caractéristiques de chaque groupe, ne se manifestent pas de façon uniforme dans chaque partie du texte. Nous n’avons pas renoncé à regrouper les manuscrits sur la base des éléments à notre disposition : la constance avec laquelle certains regroupements se manifestent permet d’entrevoir, selon nous, l’existence de familles. L’existence de celles-ci reste pourtant une hypothèse et ne peut pas être prouvée de façon définitive. L’impossibilité de donner des fondations plus solides à notre stemma (annexe 2)12 nous incite donc à nous servir de ce dernier avec prudence dans la correction du texte : il s’agit là d’un des éléments qui ont influencé le choix du modèle d’édition que nous présentons en conclusion de cet article. 3. La première question à aborder est celle des rapports entre la Chronique et la Continuation. P. Edbury a préféré laisser ouverte la question de l’existence d’un archétype de la Continuation mais il cite des éléments qui font penser qu’un modèle commun a dû exister. Dans tous les manuscrits (exception faite de F50, cf. § 5.3) manque la description de Jérusalem (Mas-Latrie, p. 188-210) qui apparaît dans la Chronique. Tous les manuscrits de la Continuation (excepté, encore une fois, F50) insèrent, dans la narration des événements post-1184 deux passages qui se réfèrent à des événements antérieurs à cette date. Le récit de la succession des empereurs Andronic Ier Comnène, Isaac II Ange et Alexis III Ange et celui de l’élection du patriarche de Jérusalem Héraclius (1180) et la description de ses mœurs sont insérés dans la narration des événements de 1187 (RHC, p. 57-62). Or, la Chronique insère ces deux morceaux dans une narration linéaire des événements qui suit l’ordre chronologique dans la partie consacrée aux années 1100-1184, absente de la Continuation13 (Mas-Latrie, p. 82-87).

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La première interpolation nous permet de montrer que la séquence chronologique qu’on trouve dans la Chronique est originelle et que l’arrangement des épisodes dans la Continuation est le fait d’un rédacteur ultérieur. Tous les manuscrits de la Continuation consacrent une digression aux événements qui menèrent, après la mort de l’empereur Manuel Ier Comnène (1143-1180), à l’avènement d’Andronic I er (1183-1185, Androines dans le texte français), d’Isaac II Ange (1185-1195, Kyrsac) et d’Alexis III Ange en 1195 (RHC, p. 17-25). Cet excursus est inséré au moment où il est fait mention de la révolte d’Alexis Branas (Livernas) contre Isaac II en 1187. Dans la Chronique, le texte se trouve à sa place dans l’ordre chronologique (Mas-Latrie, p. 89-96), et, qui plus est, il fait immédiatement suite aux pages consacrées à Héraclius. Il paraît peu probable que ces deux interpolations soient le fait de plusieurs scribes qui auraient travaillé indépendamment : il faut donc postuler que tous les manuscrits dérivent d’un même modèle. Le rédacteur de la Continuation a extrait une séquence formée de deux épisodes contigus dans le texte d’origine qu’il a insérés aux deux endroits du texte nécessitant un complément d’information. Il a en outre commis une erreur au moment d’insérer l’épisode sur les empereurs byzantins dans son nouveau contexte. En effet, le récit de la révolte d’Alexis Branas s’ouvre, dans la Chronique, par les mots suivants : p. 128 : et pour çou se muça il [Alexis Branas] et se destourna que Androines ne le deffigurast, aussi com il fist les autres parens l’empereor Manuel. Quan il oï dire que Androines estoit mors, et que Krysac estoit empereres pour çou qu’il avoit ensi le siecle delivré d’Androine, pour çou que plus avoit esté proçains l’empereour Manuel. Dont vint, si amassa grans gens (...). Nous citons la Continuation d’après F38, le manuscrit le plus ancien, en soulignant en italiques les ajouts du rédacteur, et nous donnons en apparat un aperçu complet des variantes des autres manuscrits : aussi cum il fist les autres parenz [om.], quant il oï dire que Androines estoit morz et que Quirsac estoit empereres et qu’il auoit ainsi le siecle delivré d’Androine si cum je vos diré. Il avint que quant Androines ot la teste coupee a Alexe Prothosevasto, qui avoit l’empire de Costantinople en sa garde et l’enfant qui fu filz l’empereur Manuel, reçut la garde de l’enfant et de la terre. Donc vint Androines, si se porpensa d’une grant traïson [interpolation] (...). Et il le garda et norri desi a .i. tens que muete fu de France et d’autres terres qui oltre mer en aloit. [fin de l’interpolation] ALex, qui fist a son frere Quirsac qui empereres estoit (si cum je vos ai dit) les euz crever, fu empereres. Donc vint Livernas de qui je vos parlé devant. pour ce qu’il estoit plus prouchiens a l’empereur Manuel de lignage que Alex, si assembla (...). Il avint que] La nuit quant e F37 F42, Une nuit quant i, La nuit que h F44 l ; Alexe Prothosevasto a = Chronique] Alexe tous les autres manuscrits de la Continuation ; qui outremer aloit] qui outremer aloient vangier la honte nostre seigneur Jhesu Crist p ; ALex, qui fist (...) Donc vint] A.q.f.a s.f.K. les euz crever q.e.e. si comme je vos ai dit [f.e.] Adonques v. e, dit [f.e. A.v.] i, A.q.f.a.s.f.K. [q.e.e.] l.e.c.s.c. vos avez oï [f.e.D.v.] h F44 l, si comme vous orrez ci avant F50 d, A.q.f.a s.f.K. les euz crever q.e.e. si comme je vos ai dit, tint l’empire et governa. Mes F77, A.q.f.a.s.f.K. crever les yeulx q.e.e.s.c.j.v.a. devant dit et se fist lui mesmes couronner a empereur. Et ce fait vint F37 F42 ; Livernas, de qui je vos parlé devant] L. dont j.v. ai p.d. e F37 F42, L. dont je vos ai parlai dessus h l o, L. dont je vous fis mencion p.

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La séquence des événements établie par la Continuation est fautive : au début de l’interpolation, la révolte d’Alexis Branas est placée à juste titre sous le règne d’Isaac II alors qu’à la fin de l’interpolation il est désormais question du règne d’Alexis III Ange. Cette erreur n’est pas passée inaperçue aux yeux du rédacteur du texte suivi par F73, F57, F72 et F50, qui a remanié le début de l’interpolation (RHC, p. 17) : Quant il oï dire que Androines estoit morz, et que Kyr Ysac estoit empereres et que il avoit si delivré le siecle d’Androine, si come je vos dirai, il en fu moult liez, et des adonques porchassa il coment il peüst avoir l’empire de Constantinople ; mais, tant come Kir Ysac fu empereres, ne se mut il en nule chose. Ce dernier rédacteur est donc intervenu localement pour résoudre la contradiction existant entre le début et la fin de l’interpolation, mais il a laissé subsister une erreur de chronologie qui trouve sa source dans le texte de manuscrits comme F38. Ce passage confirme donc que la Continuation dérive du texte de la Chronique, que tous les manuscrits de la Continuation remontent à un seul modèle et que ce sont les rédactions longues de F73, F57 et de F72 (avec, ici, F50) qui dérivent de la version brève et non pas l’inverse. La théorie de l’abrégé n’a donc pas de fondement objectif. 4. La forme indépendante de la Chronique est donc le texte qui a été adapté pour servir de Continuation à Guillaume de Tyr. Elle existe pourtant, on l’a vu, dans plusieurs rédactions. 4.1. Les manuscrits qui transmettent la Chronique se divisent en deux groupes sur la base d’une variante d’importance capitale. Vers la fin de l’épisode de la bataille de Nazareth, le groupe I (F16, F17, F18, F19, F20) mentionne Ernoul, écuyer de Balian d’Ibelin, en relation avec la composition de la Chronique : p. 149 : Dont fist descendre .i. sien varlet, qui avoit a non Ernous : ce fu cil qui cest conte fist metre en escript. Celui Ernoul envoia Balyan de Belin dedens le castel, pour cierkier et pour enquerre s’il avoit nului dedens le ville qui li peüst dire nouveles, que ce pooit estre. Les tentatives de retrouver des traces d’Ernoul dans les documents historiques pour la période allant de fin du XIIe siècle aux premières décennies du XIIIe siècle n’ont pas donné de résultats convaincants14. L’association d’Ernoul avec Balian d’Ibelin cadre pourtant avec la présentation sous un jour très favorable de celui-ci et de son frère Baudouin dans la première partie du texte. Le fait que la famille d’Ibelin disparaisse après le récit du siège de Tyr par Saladin montre qu’il est probable que, dans la Chronique, le récit d’Ernoul ait été intégré dans une narration plus vaste par des rédacteurs successifs15. F24, F25, F26 (groupe II) omettent du passage cité les phrases qui donnent le nom d’Ernoul (« qui avoit a non Ernous. [...] Balians de Belin ») ; la leçon de II est partagée par les manuscrits de la Continuation de Guillaume de Tyr. Mais dans F25 et F26 se trouve un colophon qui donne le nom de Bernard le Trésorier : « Ceste conte de la terre d’outremer fist faire li tresoriers Bernars de saint , en la carnacion millesimo CC.XXXIJ. ». Pour les savants qui nous ont précédé, Bernard serait l’auteur de la rédaction donnée par II. Il faut pourtant remarquer que les manuscrits F25 et F26 donnent un texte presque identique y compris dans sa division en chapitres (ils forment notre groupe IIb). En outre, le nom de Bernard se lit en dehors du texte de la Chronique : même si F25 et F26 ne se terminent pas par notre texte16, nous ne pouvons pas écarter la possibilité que Bernard ne soit que le commanditaire de leur modèle commun. Comme pour Ernoul, il a été impossible de trouver des traces de Bernard dans les documents17.

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S’il est difficile de reconstruire exactement les circonstances de la composition du texte et de cerner avec certitude la partie originellement composée par Ernoul18, les manuscrits de la Chronique poursuivent la narration jusqu’à des moments différents entre la seconde moitié des années 1220 et 1231. F16 et F17 terminent leur récit par l’excommunication de Frédéric II par Grégoire IX en 1227 (éd. Mas-Latrie, p. 457-458). Le texte des manuscrits F18, F19, F20 se prolonge jusqu’au retour de Frédéric II de Terre Sainte en 1229 (Mas-Latrie, p. 466-467). La dernière étape de l’élaboration du texte est franchie par les manuscrits du groupe II, qui poursuivent jusqu’à la prise de pouvoir de Jean de Brienne à Constantinople en 1231. Comme on l’a vu § 2, c’est en 1231 que se termine aussi la Première Continuation de Guillaume de Tyr. Entre la forme de la Chronique contenue dans F16 et F17 et celle donnée par IIb nous avons donc trois rédactions intermédiaires : F20, Ib et F24. Cette évolution progressive du texte est aussi démontrée par la présence, dans II et dans la Continuation, de passages absents dans les autres rédactions (cf. Mas-Latrie, p. 163-164 et 431-435). F16, F17, F18, F19, F20, F24 partagent tous le même prologue commençant par « Oiés et entendés comment la tiere de Jherusalem et la Sainte Crois fu conquise de Sarrasins sour Crestiens ». Cet incipit est précédé, dans F25 F26, par un autre prologue, qui reprend de façon très synthétique les événements de la mort de Godefroi de Bouillon jusqu’à l’avènement du roi Amaury Ier (Mas-Latrie, p. 1-4), narrés aussi dans la première partie de la Chronique. Or, ce passage apparaît aussi dans F18 et F19 où il fait suite à la Chronique en tant que texte indépendant. Comme le dit M. R. Morgan, le responsable de la rédaction dite de Bernard s’est donc limité à changer de position ce morceau indépendant en l’intégrant ainsi à la Chronique. Sa présence en tant que prologue confirme la séparation existante, dans II, entre F24 (IIa) et F25, F26 (IIb) : c’est seulement à ce dernier groupe qu’il faut donner le nom de version de Bernard le Trésorier19. 4.2. On peut diviser les manuscrits de I en deux sous-groupes. Dans Ia figurent F16, F17, F20 alors que dans Ib nous regroupons F18 et F19. Ib est identifié, dans l’épisode de la bataille de Nazareth, par une erreur : p. 147 : Quant li Crestiien qui devant Tabarie estoient virent que li Crestiien avoient esté desconfit Ib (l. C. estoient e.a.e.d. F19) vs. Q.l.C.q. dedenz T.e.v.q.l.C. a.e.d. Ia II ; la leçon dedenz apparaît dans tous les manuscrits de la Continuation. Dans ce qui précède, il est dit que le comte Raymond II de Tripoli avait prévenu les Chrétiens de Tibériade que le fils de Saladin passerait le lendemain sur ses terres. Ceux- ci restèrent donc à l’intérieur de l’enceinte de la ville, comme le comte le leur avait commandé. Ce genre d’erreur n’est pas en soi significatif. Pourtant la constance avec laquelle le regroupement apparaît nous semble garantir l’existence de IIb. Ib se trouve parfois isolé entre F16, F17, F20 d’un côté, et de l’autre le groupe II, dont descend, on l’a dit, la Continuation : p. 149-150 : « Et li varlés [Ernoul] i entra, et huça et cria aval et amont le castiel, ne ainc ne vit homme ne femme qui li peüst dire noveles, fors seulement .ii. hommes qui gisoient malade en une cambre, et cil ne li sorent rien a dire de cose qu’il li demandast Ib. fors seulement… demandast] manque dans F16 F17 F20, f.s. .ii. malades qui gisoient en .i. lit c.n.l.s. r.d. F24 Continuation, f.s. .ii. malades [q.g.e. .i. l.] IIb. Le lien entre les trois manuscrits qui composent Ia n’est pas prouvé par des erreurs mais plutôt par le fait que leur leçon s’oppose à Ib et à II alors que souvent, comme dans

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le cas qu’on vient de citer, les variantes de Ib font le lien entre les groupes I, II et la Continuation : p. 145 : et fist porter les letres a Nazaret as chevaliers qui la estoient en garnisons de par le roi [Ib]F18 [IIa] F24 IIb [a] F38 F45 F51 e.f.p.l.l.a N.a. Crestiens q.l.e.e.g.d.p.l.r. Ia. p. 146 : que tantost qu’il aroient oï son commandement montaissent et venissent a lui Ib F24 IIb [a] F38 [e] F48 q.t.qu’i.a.o.s.c. qu’il [m.e.] venissent a li a esperon Ia. À l’intérieur de Ib, F19 est utile pour contrôler si la leçon de F18 est isolée ou si elle remonte au modèle commun. Cependant F19 donne en général un texte fortement remanié, surtout en ce qui concerne la syntaxe. Le groupe II se divise aussi, comme on l’a vu § 4.1, en deux sous-groupes, avec F24 d’un côté et IIb (F25 F26) de l’autre : p. 145 : et s’on les tenoit as cans, on les prenderoit et ocirroit, et quanque il trouveroient as cans. [Ib] F18. e.s.o.l. trouvoit (troveroit F17 F20) a.c.o.l.p.e.o.e.q.i.t.a.c. Ia F24 a, et s’il les trouvoient a.c. que il seroient ochis et pris et q. on troveroit a.c. [Ib] F19. et fise nos les tenroit as chans on (ou ?) les prendroit et ocioit et quant il trouerent as chans IIb. p. 146 : Tantos que li couvens oï le mandemen (commandement F24 F38 F41 d1 F50 h F74) de maistre. Ia [Ib] F18 F24 a d1 F50 e h o [l] F49 F74 F88 T. com li quens o.l. comandement del m. IIb. Dans le premier passage, à la position isolée de F18 fait pendant un texte corrompu dans IIb alors que F24 partage la leçon d’Ia et F19, qui remonte donc à l’original. Dans le second, la leçon quens de IIb est une erreur dérivant d’une mauvaise interprétation de la graphie couens à la lumière de la mention fréquente du comte de Tripoli dans le premier échantillon20. Dans bien de cas, F24 présente (parfois avec Ib) des leçons qui se trouvent dans la Continuation alors que IIb, tout comme Ia, est isolé : p. 296 : Li rois prist congié au conte Henri et as Templiers et a ceus de le tiere et entra en une nef Ib F24 Continuation a ceus de le tiere] au barons d.l.t. Ia, a ses genz IIb. p. 299 : et semonst ses os por aler sor le roi de France por rescorre se perte, s’il poïst F24 Continuation. si se moust [sic] ses os por aler sor le roi de France por secorre son domaige s’il peüst IIb. Les variantes des sous-groupes de la Chronique confirment le rôle de transition joué par les rédactions de F20, mais surtout de Ib et F24. Si F20 poursuit la narration jusqu’en 1229, il reste pourtant encore lié à la rédaction contenue dans F16 et F17. En revanche Ib est une véritable rédaction intermédiaire entre Ia et II. Son rôle se précise pourtant ultérieurement puisque Ib s’inscrit aussi dans le mouvement qui mène vers la Continuation. Les accords entre F24 et la Continuation semblent indiquer que ce dernier texte serait adapté d’après un manuscrit semblable plutôt à F24 qu’à IIb. Cette rédaction, la seule à contenir le nom de Bernard le Trésorier, s’en trouve d’autant plus isolée21. Par ailleurs, l’examen des échantillons ne nous a pas permis de trouver une erreur qui prouverait que tous les manuscrits de la Chronique dérivent d’un seul modèle. En l’absence d’une telle preuve, nous ne sommes pas autorisés à utiliser les différentes rédactions pour reconstruire un texte critique qui se rapprocherait de celui de l’auteur.

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5. Les variantes de nos échantillons nous permettent de postuler l’existence de plusieurs sous-groupes entre lesquels se répartissent les manuscrits de la Continuation de Guillaume de Tyr. 5.1. On peut opérer une première division entre a et b. Celle-ci apparaît déjà dans le cas de l’interpolation sur les empereurs byzantins analysée plus haut, mais peut être confirmée par des variantes tirées du premier échantillon : p. 147-148 : si orent grant duel c’onques si grans deuls ne fu veüs (ne fu [v.] F24 a) en une cité Ia [Ib] F18 F24 IIb a. si en orent gran duel [c’o.s.g.d.n.f.v.e.u.c.] d1 e h l ; trop orent grant duel i [l] F77 ; Ilz en e.g.d. [h] F65 F37 F42. p. 144-145 : par tel convent que de solel luisant passeroit le flun et iroit en le tiere as crestijens, et dedens solail esconsant rapasseroit le flun ariere et iroit en se tierre, ne que dedens ville ne dedens maison nulle cose ne prenderoit, ne damage n’i feroit. Chronique a. et dedens... tiere as Crestijens] la phrase a été omise par b – cf. par. 5.5 pour la variante de h l. La division entre a et b est confirmée, dans le second échantillon, par une des rares erreurs qu’il est possible d’identifier avec certitude. Le roi d’Angleterre décide de quitter la Terre Sainte déguisé en templier pour échapper à ses adversaires. Le bateau dans lequel il se trouve avec un groupe de templiers (et avec un espion qui va le remettre dans les mains du duc d’Autriche) arrive sur les côtes de l’Adriatique : « Il arriverent pres d’Aquilee, si est en la terre d’Alemaigne par devers le mer de Gresse » (F18, Mas-Latrie, p. 296). Les témoins de la Continuation se partagent entre trois leçons différentes : I.a.p.d’A. Aquilee s.e. a l’entree d’A., p.d.l.m.d.G. a ; I.a.p.d’A. qui est pres d’A. a l’entree p.d.l.m.d.G. d1. I.a. en Aquilee, c’est l’entree d’A.p.d.l.m.d.G. [e] F33, I.A. en Aquilee : ce est une des maistres citez d’A. a l’entree p.d.l.m.d.G. F72 F70. I.a. en Galylee, s.e. a l’entree d’A.p.d.l.m.d.G. e (exception faite par F33) h. I.a. a .i. port a l’entree d’Alemaingne p.d.l.m.d.G. o l (qui est a l’e.) ; I.a. a .i. port a l’entree du rivaige p.d.l.m.d.G. p. La leçon « Aquilee » est confirmée par les manuscrits de la Chronique : a et d (y compris, pour cette section, F70) reflètent donc le texte original. En revanche, « Galylee » de e et h est une erreur manifeste. Il nous semble probable que l’erreur se soit produite dans b et que les variantes d’o, l et p soient des essais de correction de la part d’un scribe qui n’avait pas accès à la leçon originale. Il a donc banalisé le texte, selon une tendance encore plus poussée chez p, qui élimine presque toute précision géographique. Dans les passages cités, l’innovation est toujours du côté de b alors que le groupe a est plus proche du texte de la Chronique. Si le regroupement de plusieurs manuscrits dans b se fonde sur des raisons positives, l’existence d’a n’est donc pas assurée puisque les manuscrits ne font que reproduire le texte du modèle de la Continuation. F38 est souvent plus proche de la Chronique et se trouve isolé à l’intérieur de a : p. 146-147 : la eut li maistres de l’Ospital la tieste copee, et tout li chevalier del Temple et de l’Ospital ensement fors seulement li maistres del Temple, qui en escapa li tierç de chevaliers Ia Ib F24 IIb [a] F38 ; fors seulement… chevaliers] qu’il n’i remest f. [s.] l.m.d.T. qui s’en ala soi t.d.c. [a] F41 F45 F51 F43, que ne remés quel m.d.T.q. c’en ala foi [sic] t.d.c. [a] F34. F38 se distingue aussi de tous les manuscrits de la Continuation car il est le seul à interpoler, dans la partie finale de la traduction de Guillaume de Tyr, trois épisodes tirés de la partie de la Chronique omise par le rédacteur de la Continuation : p. 25-31,

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35-41 et 11422. Nous nous proposons de revenir ailleurs sur la valeur de ces interpolations. 5.2. Pour e, nous retrouvons une situation semblable à celle de a. Le groupe partage les variantes communes aux groupes dérivant de b que nous venons de citer. En revanche il est difficile d’indiquer des leçons propres au seul e qui se distingue donc notamment parce qu’il ne partage pas les variantes introduites par h, i et l. En outre, comme c’était le cas pour F38, il arrive assez souvent que F33 (parfois avec F48) soit isolé par rapport au reste du groupe : p. 144 : Or vous lairai atant des messages, et si vous dirai d’un des fiex Salehadin qui nouvelement estoit adoubés Ib F24 a [e] F33 F48 i. Uns des filz salehadin qui novelement estoit adoubez manda au conte de Triple (...) [e] F40 F31 F35 F46 F47. p. 298 : Or vos dirai del roi de France, qu’il fist quant il oï que li rois d’Engleterre avoit passé le mer Chronique a d [e] F48 F33 (q.i. sot). Quant li rois de France o.d.q.l.r.d’E.a.p.l.m. [e] F40 F31 F35 F46 F47 h. Quant li rois Felipes o.d.q.l.r. d’A. (Richarz i) a. mer passee i l. F33 ne partage pas non plus la leçon « Galylee » de b citée au § 5.1. Comme nous ne pouvons prouver l’existence de e, ni indiquer des variantes propres à F33 F48, nous ne sommes pas en mesure de dire s’il existe deux groupes distincts (F33, F48 vs F40, F31, F35, F46, F47) ou s’il faut plutôt penser à l’existence de deux sous-groupes à l’intérieur de e. 5.3. Le groupe d est celui dont la composition interne change le plus souvent selon les différentes parties du texte, mais est aussi le mieux connu. F73 et F57 (d1) constituent la base de l’édition du RHC. F72 (d2), proche de d1, s’en éloigne dans la section correspondant aux années 1184-1197 éditée par M. R. Morgan. À partir du § 107 de l’édition Morgan, F72 est rejoint par F70 jusqu’à la fin de la section23. Dans l’épisode de la bataille de Nazareth d1 et d2 sont proches : leur texte est caractérisé par l’insertion de deux nouveaux passages, avant de Mas-Latrie, p. 146 (RHC, p. 40 « Li devant dit maistre... come mauvais recreant ») et 149 (RHC, p. 41 : « Ce fu por l’achaison de la carevane que li princes Renaus avoit prise en la terre dou Crac. Et ce fu li comencemens de la perte do roiaume »). Dans l’épisode de l’emprisonnement de Richard Ier, le groupe d1 est proche de la rédaction brève alors que d2 (ici F72 et F70) s’en éloigne considérablement, en donnant des renseignements ultérieurs, comme le nom du maître des Templiers et les raisons de la haine du duc d’Autriche pour Richard Ier (éd. Morgan, p. 154-157). F50 (Acre) donne la rédaction longue, jusqu’à RHC, p. 38 ( = Mas-Latrie, p. 145). Puis il enchaîne un texte différent, tiré probablement d’un manuscrit de la Chronique appartenant au groupe II24. Le texte en a été pourtant profondément remanié, si bien qu’il est impossible, pour l’instant, de lui assigner une place précise dans le stemma. Nos échantillons montrent que d occupe dans le stemma deux positions différentes selon les parties du texte examinées. Dans l’épisode de la bataille de Nazareth, d1 et d2 (F72), très proches dans cette partie du texte, partagent les variantes du groupe b de la Continuation citées au début de ce paragraphe. Que l’on voie aussi : p. 146 : qui (qu’il F41 F45) retornerent ariere pour passer le flun sans damage faire les Crestijens [Ib] F18 cf. F19 F24 IIb a. q. retornoient a. [p.p.l.f.] s.d.f. aus C. et s’en aloient vers le flun Ia F50. Cil (C. s’en F37 F42) tornerent a.p.p.l.f. sans faire damage (d.f. e, f. aucun d. F37) aus C. d e. Dans le second échantillon, le passage analysé au § 5.1 montre que, tout en donnant un texte remanié, le groupe d conserve, avec a, la leçon « Aquilee ». Les rédactions longues sont en outre les seules à présenter le troisième passage interpolé par F38. Ce passage

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qui explique la haine du maître du Temple, Gérard de Ridefort, est inséré par F38 à l’intérieur du livre XXII de Guillaume de Tyr ; dans le groupe d, il est interpolé à l’intérieur de la narration de 1187 (cf. RHC, p. 50-52, éd. Morgan, p. 45-46). Les rapports entre d et a sont difficiles à confirmer, étant donné que le premier groupe n’intervient pas beaucoup sur le texte et que d donne souvent un texte réécrit. Quelques variantes nous permettent peut-être d’entrevoir un lien entre d (dans cette section, surtout d1) et les manuscrits de a hormis F38 : p. 296 : et si sai bien se je pas le mer c’on mi sace que je n’arriverai en cel leu que je ne soie ou mort ou pris Chronique F50 [a] F38 e f g. que je... pris] que je ne venrai en cel le ou je ne soie ou mort ou pris [a] F41 F45 F51 F43 d1. p. 298 : que por Dieu le feïst metre a reançon (...) Chronique [a] F38 e f m F37 F42, que por Dieu le meïst a raençon n. que por Dieu li aidast et feïst metre a reançon [a] F41 F45 F51 F43 F34 d1. Il est difficile d’évaluer correctement la position de d. Il est pourtant possible que les manuscrits de ce groupe aient eu accès à plusieurs modèles. 5.4. Il n’est pas aisé d’indiquer des variantes qui individualisent h, i et l. Chacun de ces groupes est, dans nos échantillons, associé à un des autres et présente peu de variantes individuelles. Les relations entre les groupes changent, par ailleurs, d’une partie à l’autre du texte et constituent un autre point douteux dans notre reconstruction. Le groupe h est identifié par une erreur dans le passage sur la bataille de Nazareth : p. 147 : Or vous dirai que li maistres del Temple ot fait quant il ot passé Nazareth, et il aloit encontre les Sarrazins Chronique a d e ; Li mestres de l’Ospital q.i.o.p.N. au matin quant il aloient contre l.S. h. Dans le contexte, il ne peut être question que du maître de l’Ordre des Templiers, Gérard de Ridefort. L’erreur est due au fait que le maître de l’Hôpital apparaît lui-même dans cet épisode. Il est par ailleurs difficile de situer ce groupe isolé dans les deux échantillons : dans le premier échantillon, il se montre étroitement lié au groupe l alors que, dans le second, il reproduit de façon fidèle les variantes de b. À l’intérieur de h, l’ensemble F60, F61, F62, F63, F65 forme un groupe très reconnaissable. Chacun de ses éléments insère, après la Première Continuation, la Continuation dite de Rothelin25. À ce groupe de manuscrits, véritable édition de l’Éracle, on peut ajouter le manuscrit F52 : tous ces manuscrits ont en commun des rubriques qui résument de façon très détaillée le texte. Nous en donnons un exemple, en prenant F60 comme base pour la comparaison : Comment li roys d’Engleterre se mist en mer por retourner et sa femme et sa sereur et la femme au roy de Chipre qui mors estoit. Et comment li Templier le conduirent. Mais ne pot partir si celeement que en sa propre galie n’alast cis qui le fist prendre. retourner] om. F61, retraire F63 ; et sa femme et sa sereur et la femme] et sa fame et s’alerent et la fame F61 ; et la femme au roy de Chipre qui mors estoit] et la femne au roy de Chipre un mari eslut ( ?) F63 ; Mais ne pot (...) prendre om. F65 ; Mais... prendre] om. F52. Le groupe i est identifié assez clairement dans le passage cité au § 5.1 par la variante « .i. port a l’entree d’Alemaigne (du rivaige) ». On peut aussi citer la variante de i dans les lignes qui précèdent : Mas-Latrie, p. 296 : Or ne seut si coiement faire li rois d’Engletiere qu’il ne fust aperceüs, et fu apparelliés qui entra en le galye aveuc lui, et pour lui faire prendre, et ala aveuc lui tant qu’il furent arivé et plus encore. Il arriverent (...) I ; O.n.s.s.c.f.l.r.d’E.qu’i.n.f. [a.e.f.] a.q.e.e.l.g.a. l.e.p.l.f.p. II Continuation

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O.n.s.s.c.l.r.d’E. fere son afere, que cil n’entrast avec li en sa galie qui le vouloit fere penre [et ala avec lui tant qu’il furent arrivé et plus encore.] Il arriverent (...) i. Ce groupe se caractérise par un abrègement systématique du texte qui supprime des détails sans affecter l’ensemble de la narration. L’une des caractéristiques de i, dans le premier échantillon, est la tendance à remplacer Sarrazin par Turc, tendance qui n’est pourtant pas systématiquement suivie, puisque l’on observe un flottement entre les deux substantifs, parfois dans un même paragraphe : p. 146, leçon de i et F77 : Lors se feri li mestres deu Temple et li chevalier qui avec lui estoient es Sarradins. Li Turc les reçurent hardiement et les enclostrent si que li Crestian ne parurent entr’eus, quar li Turc estoient bien viim et li Cretian n’estoient que .vii.xx (...) Quant li escuier deu Temple et de l’Ospital virent que li chevalier s’estoient feru entre les Sarradins si tornerent en fuie a tout le hernois. li chevalier] leur [.] et leur genz F54, lor maistres F77 ; entre les S.] en la terre entre les S. F55 F58 F64 F53. Comme dans ce dernier passage, les variantes d’i sont partagées par F77 dans le premier échantillon, alors que dans le second i semble être associé à l dans son ensemble (cf. § 5.5.). Dans l nous regroupons F49, F69, F71, F78 (provenant d’Acre), F67 F68 (provenant de France) et F74 (provenant d’Italie du Nord). Ces manuscrits donnent la version commune de la Continuation, suivie par la Continuation dite d’Acre. En revanche, l’affiliation à ce groupe de F77 (daté de 1295, Rome) ne va pas de soi : comme on l’a vu, dans le premier échantillon F77 ne partage pas les leçons de l, mais plutôt celles de i. Tout l omet par saut du même au même (« Tabarie... Tabarie ») le début d’un paragraphe : p. 147 : et passerent devant Tabarie. Quant li Crestijen qui dedenz Tabarie estoient virent que li Crestijen avoient esté desconfit Chronique : cf. par. 4.3. e.p.p.d.T. [Q.l.C.q.d.T.e.] q.l.C.a.e.d. l sauf F6826 F77. Le début de la phrase éliminé par l mentionne les habitants de Tabarie, ce qui prive de sujet la description du deuil éprouvé à la vue des prisonniers chrétiens. Comme nous l’avons déjà observé, l apparaît souvent lié à h ou i plutôt que de présenter des leçons isolées. Nous en citons deux à titre d’exemple. À la p. 147 de Mas-Latrie, l partage la réécriture du début du paragraphe avec h, sans en partager l’erreur citée plus haut : « Li maistre du Temple, quant il ot passé Nazareth au matin quant il estoient contre les Sarrazins (...) ». Une tendance à l’abrègement se manifeste aussi chez l : p. 297 : Il pourquisent cevauceüres assés et monterent sus et alerent par Alemaigne ; et cil qui dedens le galie estoit entrés pour le roi faire prendre estoit aveuc aus adiés I a [Ib] F18 cf. F50. I.p.c.a.e.m.s. ; e.c.q. en l.g.e.e. por jaus f.p.e.a.j.a. II a (quistrent c), I.p.c.a.e.m.s. ; e.c. qui estoit en la galie entrez por els e.a.e.a. e h (chevaucheeurs), i. porchacierent c.e. errerent p.A. [et] c.q. le roi vouloit f.p. [e.a.e.a.] i i. p.. c. [a.] puis m.e.a.p.A. [e.c.q.d.l.g.e.e.p.e.f.p.e.a.e.a.] l. Comme on le voit, l est ici le seul groupe à avoir complètement retranché du passage la mention de l’espion chargé de faire capturer le roi d’Angleterre. 5.5. Nos échantillons présentent deux tableaux différents pour les rapports existant entre h, i et l. Dans le passage cité au § 3, h et l vont ensemble contre i. Cette relation est confirmée par les variantes de l’épisode de la bataille de Nazareth : p. 144-145 variantes de h l – cf. par. 5.1 : par tel couvant que il a soleil levant passeroit le flun [e.i.e.l.t.a.C.e.d.s.e.r.l.f.a.e.i.e.s.t.], ne que dedens vile ne que dedens maison nule chose ne prenroit ne damage ni feroit. Et dedens soleil estant (couchant F67 F68) s’en retourneroit. p. 148 : Or vous dirons de Balyan de Belin qui a Naples estoit. Quant ce vint la nuit si mut si com il ot en couvent al maistre del Temple et al maistre de l’Hospital pour

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aler apriés iaus Chronique et Continuation ; Baliens d’Ibelin ne fu pas en cele bataille, ains remest la matinee a Naples por .i. pou de besogne qu’il avoit a fere, et ot convent a ses compagignons qu’il seroit au soir avec els au chastel de la Feve. Il mut de Naples h l. Comme nous l’avons dit plus haut, dans cet épisode F77 apparaît constamment lié à i : p. 146 : Dont vint li maistres del Temple et li chevalier qui estoient aveuques lui, si ferirent entre les Sarrazins a l’encontre, et li maistres de l’Hospital ensement Chronique Continuation. Lors se feri li mestres deu Temple et li chevalier qui avec lui estoient es Sarradins i F77. p. 148 : et cel jour fu il feste saint Phelippe et saint Jakeme le premier jor de Mai Chronique a d e. le jor de f.s.J.e.s.P.l.p.j.d.m. h. en l’an de l’incarnacion nostre seigneur .m.c.iiiixx.x. (.m.c. et .iiiixx. F54 F30) le jor de feste s.J.e.s.P.l.p.j.d.m. i F7727. On retrouve, dans le premier exemple, la tendance à l’abrègement de i dans les passages cités plus haut. Il est intéressant d’observer que, dans le deuxième passage, i et F77 sont les seuls à donner la date de 1190 (d’ailleurs erronée) pour la bataille de Nazareth. En revanche, dans le second échantillon F77 se rallie à l et les indices montrant la parenté de ce groupe avec h disparaissent, peut-être aussi parce que ce dernier groupe présente moins de variantes par rapport à b. La leçon « .i. port » que l et o ont en commun (cf. § 5.1) montre que l est plus proche de i que de h. Des variantes où i et l sont associés apparaissent (cf. § 5.2), mais elles sont trop ténues pour donner des indications fiables. Il est donc difficile de définir avec plus de précision les relations changeantes entre les trois groupes. On peut pourtant remarquer que, dans les deux échantillons que nous avons étudiés, une série de variantes semblent indiquer un lien entre les trois groupes : p. 145 : Aprés ala li messages a le Feve al maistre del Temple et al maistre del Hospital, et a l’arcevesque de Sur, et si lor porta les letres de par le conte de Triple. Chronique et Continuation. Ces texte est remplacé par : Aprés manda as mesajes qui a lui venoient qui estoient cele nuit au chastel de la Feve qu’il ne se remuassent, car einsi devoient entrer l’endemain en la terre li Sarrazin h l ; Aprés envoia au chastel de la Feve là ou li mesage le roi Guion estoient que l’endemain ne se meüssent i. Il serait donc possible d’expliquer les rapports entre les trois groupes dans le cadre de l’hypothèse d’un modèle commun à h, i et l. La preuve de l’existence de ce modèle, ainsi que la position de F77, nécessitent cependant des recherches ultérieures. 6. Un dernier problème demeure pour l’instant : une comparaison entre notre stemma et les deux groupes que P. Edbury a identifiés d’après l’étude de la division en chapitres de la traduction de Guillaume de Tyr montre que les deux systèmes ne se recoupent que partiellement. Le plus grand nombre des manuscrits du groupe β de P. Edbury se retrouve dans b. En revanche quelques manuscrits occupent deux places différentes dans les deux classifications : dans notre b figurent n et F31, F35, F52 qui font partie d’α pour la traduction de Guillaume de Tyr. Nous regroupons, dans notre a F45, F51 et F43 qui appartiennent au groupe β d’Edbury.28. Dans bien des cas nos groupes devront être confirmés par des études ultérieures. Une explication est pourtant possible. Dans F52 la Continuation a été ajoutée après coup à un manuscrit qui ne contenait que la traduction de Guillaume de Tyr, ce qui explique pourquoi ce manuscrit occupe deux positions différentes dans les deux classifications.

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Il se peut qu’un tel cas de figure se soit rencontré dans d’autres manuscrits ou dans leurs modèles. Malheureusement nous sommes mal renseignés sur les aspects paléographiques et codicologiques de la tradition. Une première série de contrôles sur les manuscrits nous a donné des résultats intéressants que nous entendons approfondir dans le futur. 7. La Chronique d’Ernoul, dans sa forme indépendante, se situe à l’origine de la tradition dont la Continuation fait aussi partie. C’est donc elle qui fera l’objet de notre édition. La rédaction des manuscrits F57 et F73 ainsi que la Continuation d’Acre qui lui fait suite seront publiées dans un volume indépendant par P. Edbury. L’étude des variantes de la Chronique et de la Continuation de Guillaume de Tyr nous a permis, pour la première fois, de dresser un tableau complet des rapports entre les manuscrits dont les groupes sont pourtant établis avec différents degrés de certitude selon la nature des indices à notre disposition. L’absence d’erreur qui remonterait à l’archétype de la Chronique rend impossible une édition qui viserait à reconstruire un texte original, à moins de forcer les données de la tradition manuscrite. Toutefois, on a vu au § 4 que la Chronique elle-même est probablement le résultat d’un remaniement avec continuation du récit original d’Ernoul. Ce texte est par la suite resté ouvert à l’intégration de données ultérieures et à de véritables mises à jour par des rédacteurs successifs. Pour ces raisons, qui tiennent autant à la configuration de la tradition manuscrite qu’aux problèmes de l’édition d’un texte historique médiéval, il nous a paru nécessaire d’adopter un modèle d’édition qui permettrait de présenter l’évolution du texte. Nous avons donc choisi d’établir notre édition à partir d’une des rédactions intermédiaires de la Chronique, celle de Ib dans le texte de F18. Mas-Latrie avait déjà choisi F18 en y intégrant les passages qui se trouvent dans les autres rédactions de telle façon que les ajouts ne sont pas toujours perceptibles et que leur source n’est pas toujours reconnaissable. Notre choix de F18 tient au fait que, d’après notre examen, ce manuscrit est celui qui présente le nombre le plus réduit de variantes individuelles. Celles-ci sont en revanche nombreuses dans les manuscrits de Ia et dans F24. F18 n’est pas, selon nous, le bon manuscrit, mais plutôt un point d’observation stratégiquement efficace sur la tradition de la Chronique, sa rédaction faisant le lien entre I, II et la Continuation. Nous envisageons de corriger F18 à chaque fois que sa leçon n’est pas confirmée par F19, ou par un manuscrit des groupes I ou II, c’est-à-dire lorsque le manuscrit présente une lectio singularis (erreur ou variante). Si en revanche F18 est confirmé par F19, sa leçon, représentant Ib, sera maintenue en tant que témoignage de cette étape de l’élaboration du texte.

BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

Annexe 1. Liste des manuscrits de la Chronique d’Ernoul et de la Continuation de Guillaume de Tyr. Nous donnons ici la liste des manuscrits tirée de l’article de Folda (art. cit.), ainsi que la concordance avec les sigles utilisés par le RHC, Mas-Latrie et Morgan. Nous indiquons par √ les manuscrits que ces savants ont cités, mais qui n’ont pas reçu de sigle, et n’ont pas été utilisés dans leurs éditions.

Mas- Folda RHC Morgan Cote Date Latrie

Ernoul, Chronique

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F16 √ D - Bern, Burgerbibliothek, 41 XIIIe s.

F17 - - - Bern, Burgerbibliothek, 115 2nde ½ XIIIe s.

F18 - C - Bruxelles, BR, 11142 2e ¼ XIVe s.

F19 √ E - Paris, BnF, fr. 781 1300 ca

F20 - - z Saint-Omer, BM, 722 XIIIe s.

F24 - F - Bern, Burgerbibliothek, 113 XIIIe s.

F25 √ B B Bern, Burgerbibliothek, 340 XIIIe s.

F26 √ A A Paris, BnF, Arsenal, 4797 XIIIe s.

Guillaume de Tyr continué jusqu’à 1231

F30 - √ - Arras, BM, 651 Début XIVe s.

F31 - - - Baltimore, Walters Art Gallery, 137 4e ¼ XIIIe s.

F32 √ √ - Bern, Burgerbibliothek, 112 3e ¼ XIIIe s.

F33 √ √ - Bern, Burgerbibliothek, 163 3e ¼ XIIIe s.

F34 - - - Besançon, BM, 163 1300 ca

dernier 1/3 XIIIe F35 - - - Épinal, BM, 45 s.

Genève, Bibliothèque Publique et Universitaire, F36 - - - 3e ¼ XVe s. 85

F37 √ - - London, British Library, Royal 15.E.1 1475 ca

F38 - - - London, British Library, Yates Thompson 12 mi-XIIIe s.

F39 √ - - Paris, BnF, Arsenal, 5220 3e ¼ XIIIe s.

Paris, Bibliothèque du Ministère des Affaires F40 - - - 3e XIIIe s. Étrangères, Mémoires et Documents, 230bis

F41 √ √ - Paris, BnF, fr. 67 2 ½ XIIIe s.

F42 √ √ - Paris, BnF, fr. 68 1450 ca

F43 √ √ - Paris, BnF, fr. 779 1275 ca

F44 - √ - Paris, BnF, fr. 2629 1460 ca

F45 √ √ - Paris, BnF, fr. 2630 1275 ca

Perspectives médiévales, 34 | 2012 102

F46 - - - Paris, BnF, fr. 2754 1300 ca

F47 √ √ - Paris, BnF, fr. 2824 1300 ca

F48 √ √ - Paris, BnF, fr. 2827 1275 ca

F49 √ √ - Paris, BnF, fr. 9085 1280 ca

e 1 e F50 C I cJ Paris, BnF, fr. 9086 3 /3 XIII s.

F51 √ l - Paris, BnF, fr. 24208

Guillaume de Tyr continué jusqu’à 1261

F52 - - - Baltimore, WAG, 142 1ère ½ XIVe s.

F53 - - - Bruxelles, KBR, 9045 1460 ca

dernier 1/ XIIIe F54 - √ - Bruxelles, KBR, 9492-3 3 s.

F55 E √ - Lyon, BV, Palais des Arts, 29 1300 ca

F56 - - - Paris, BnF, fr. 352 1350 ca

F57 A √ a Paris, BnF, fr. 2634 1er ¼ XIVe s.

F58 F L - Paris, BnF, fr. 2825 1300 ca

F60 H R - Paris, BnF, fr. 9083 2e ¼ XIVe s.

F61 I √ - Paris, BnF, fr. 22495 1337

F62 - √ - Paris, BnF, fr. 22496-7 1350 ca

F63 K K - Paris, BnF, fr. 24209 3e ¼ XIVe s.

F64 - - - Città del Vaticano, BAV, Reg. Lat. 737 1er ¼ XIVe s.

F65 - - - Turin, BN, L. I. 5 XVe s.

F66 - - - Turin, BN, L. II. 17 1er ¼ XIVe s.

Guillaume de Tyr suivi par la Continuation dite d’Acre

F67 - - - Amiens, BM, 483 mi-XVe s.

F68 √ - - Bern, Burgerbibliothek, 25 1ère ½ XVe s.

F69 - - - Boulogne-sur-Mer, BM, 142 1280-1290

F70 √ - - Florence, BML, Plu. LXI. 10 1290-1er ¼ XIVe s.

Perspectives médiévales, 34 | 2012 103

F71 - - - St. Petersburg, NLR, fr. f◦ v. IV.5 1280 ca

F72 D - d Lyon, BV, 828 1280 ca

F73 B √ b Paris, BnF, fr. 2628 1260 et 1280 ca

F74 √ √ - Paris, BnF, fr. 2631 1295 ca

F77 G G gG Paris, BnF, fr. 9082 1295

F78 - - - Paris, BnF, fr. 9084 1280-1290

Annexe 2. La tradition manuscrite de la Chronique d’Ernoul

NOTES

1. Une première version de cet article a été présentée à l’International Medieval Conference de Leeds, 12-15 juillet 2010. 2. Recueil des historiens des croisades. Historiens occidentaux, t. II, Paris, 1859 (dorénavant, RHC) ; Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, publiée, pour la première fois, d’après les manuscrits de Bruxelles, de Paris et de Berne, avec un essai de classification des continuateurs de Guillaume de Tyr par M. L. de Mas-Latrie, Paris, 1871. Dans le corps de l’article, les numéros de page renvoient à cette dernière édition sauf indication contraire. 3. J. Folda, « Manuscripts of the History of Outremer by William of Tyre : a Handlist », Scriptorium 27, 1973, p. 90-95 ; cf. aussi M. Longobardi, « Un frammento inedito dell’Estoire d’Eracles », Studi Mediolatini e Volgari 33, 1986, p. 113-129 et « Ancora otto frammenti dell’Eracles dall’Archivio di Stato di Bologna », Studi Mediolatini e Volgari 40, 1994, p. 43-90 et P. Rinoldi, « La tradizione dell’ Estoire d’Eracles in Italia : note su un volgarizzamento fiorentino », Studi su volgarizzamenti italiani due-trecenteschi, dir. P. Rinoldi et G. Ronchi, Roma, Viella, 2004, p. 65-97. Nous n’avons pas cru nécessaire de créer un nouveau système de sigles, et nous indiquons donc chaque manuscrit par un F suivi de son numéro dans la liste de Folda. Le lecteur trouvera dans l’annexe 1 une liste

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complète des manuscrits et la correspondance avec les sigles des éditeurs précédents. Nous n’avons pas pu utiliser F66, endommagé par l’incendie de la Bibliothèque Nationale de Turin en 1904. 4. P. W. Ebury, « The Lyon Eracles and the Old French Continuations of William of Tyre », Montjoie. Studies in Crusade History in Honour of H. E. Mayer, éd. B. Z. Kedar, J. Riley-Smith et R. Hiestand, 1997, p. 139-153 et « New Perspectives on the Old French Continuations of William of Tyre », Crusades 9, 2010, p. 107-113. 5. RHC, p. IV-IX. Pour l’histoire des études avant cette édition, cf. M. R. Morgan, op. cit., p. 22-40. 6. M. L. de Mas-Latrie, « Essai de classification des continuateurs de l’Histoire des croisades de Guillaume de Tyr », Bibliothèque de l’École de Chartes 2, 1860, p. 38-72 et 140-178 , repris aux p. 473-565 de l’édition de la Chronique. 7. M. R. Morgan, The Chronicle of Ernoul and the Continuation of William of Tyre, Oxford, 1973. 8. La Continuation de Guillaume de Tyr (1184-1197), éd. par M. R. Morgan, Paris, 1982. 9. P. W. Edbury, « The Lyon Eracles » art. cit., p. 140-151. 10. Cette interprétation, proposée dans « The Lyon Eracles » art. cit., p. 152-153 est développée dans « New Perspectives » art. cit. 11. Pour un examen des caractéristiques idéologiques des différentes rédactions, cf. P. W. Edbury, « Gerard of Ridefort and the Battle of Le Cresson (1 May 1187) : The Developing Narrative Tradition », On the Margins of Crusading : The Military Orders, the Papacy and the Christian World, éd. Helen Nicholson, Ashgate, 2011. 12. Il s’est avéré particulièrement difficile d’assigner une place aux manuscrits les plus tardifs, qui donnent souvent un texte fortement abrégé : il s’agit de F36 et F44. F37 F42, en revanche, ne réécrivent pas le texte, mais ne présentent pas de variantes qui permettent de préciser leur position dans b. 13. P. W. Edbury, « New perspectives » art. cit., p. 109-110. 14. Voir surtout les pages de l’ouvrage de M. R. Morgan citées à la note suivante. 15. M. R. Morgan, op. cit., p. 40-46, P. W. Edbury, « New perspectives » art. cit., p. 109. 16. Dans F25 F26 la Chronique est suivie par deux descriptions en français de la Terre Sainte et de Jérusalem. 17. M. R. Morgan, op. cit., p. 46-50. Le nom de Bernard le Trésorier est lié à la diffusion de la Chronique en Italie : un manuscrit contenant son nom a été utilisé par Francesco Pipino dans son Chronicon (Muratori, RIS, t. VII ; cf. l’Avertissement de l’éd. Mas-Latrie, p. i-xiv et Morgan, op. cit., p. 51-54). Bernard est en outre cité par Matteo Maria Boiardo dans son Istoria imperiale, qui en fait le trésorier de l’empereur Frédéric II (RHC, p. V). Aucun manuscrit de la Chronique n’a été localisé en Italie ; d’après M. R. Morgan, pourtant, Francesco Pipino disposait à la fois d’un témoin de l’ Eracles et d’un de la Chronique. 18. P. W. Edbury, « New Perspectives » art. cit., p. 109, mais aussi M. L. Mas-Latrie, Essai, art. cit., p. 496-503 ainsi que les chapitres centraux de la monographie de M. R. Morgan. 19. Cf. M. R. Morgan op. cit., p. 54-58. Le problème du rôle de Bernard est compliqué par le fait que Pipino utilisait, apparemment, un manuscrit arrivant seulement jusqu’à 1230. M. R. Morgan, op. cit., p. 54, en arrive à postuler deux rédactions de Bernard, l’une s’arrêtant en 1230, l’autre poursuivie jusqu’en 1231. Elle ne tient pas compte du fait que le même Pipino (RIS, VII, col. 766) mentionne la possibilité que sa copie ait été incomplète. 20. L’influence du contexte rend l’erreur inutile pour la constitution du stemma, parce que plusieurs scribes auraient pu commettre la même erreur indépendamment : c’est ce qui arrive dans ce passage, où F71 F69 F67 F68 lisent conte. 21. P. W. Edbury, « New Perspectives » art. cit., p. 109, remarque déjà que les textes de F24 et F38 sont très proches l’un de l’autre. 22. Le texte interpolé se lit dans Guillaume de Tyr et ses continuateurs. Texte français du XIIIe siècle, revu et annoté par P. Paris, 2 tomes, Paris, 1879-1870, t. II, p. 289-292, 306-310, 466-467. L’édition

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de P. Paris n’est qu’une édition de la traduction de Guillaume de Tyr publiée dans le t. I du RHC, corrigée d’après deux manuscrits appartenant à Firmin-Didot (t. I, p. XVI-XVII), dont l’un est sans doute notre F38 (Folda, art. cit., p. 94). 23. Pour une concordance entre les rédactions longues et brève, cf. M. R. Morgan, op. cit., p. 10-11, et P. W. Edbury, « The Lyon Eracles » art. cit., p. 144-145. 24. P. W. Edbury, « New Perspectives » art. cit., p. 110. 25. M. R. Morgan, « The Rothelin Continuation of William of Tyre », Outremer. Studies in the history of the Crusading Kingdom of Jerusalem presented to J. Prawer, éd. B. Z. Kedar, H. E. Mayer et R. C. Smail, Jerusalem, 1982, p. 244-257. 26. La leçon de F68 nous présente un cas complexe : « que les xpiens quant [ceulx de Tabarie virent que les xpiens] avoient esté desconfis ». Il semble que le scribe a commencé par copier la leçon du reste des manuscrits de la Chronique et de la Continuation et qu’il l’a ensuite barrée pour revenir à celle de son groupe, tout en ajoutant quant dans l’interligne. Les manuscrits F67 F68, datés du XVe siècle, sont deux copies directes de F69 (XIII e s.), comme l’a montré P. W. Edbury, « The French Translation of William of Tyre’s Historia : the Manuscript Tradition », Crusades 6, 2007, p. 69-105 et p. 81-82. L’analyse de nos échantillons montre pourtant que F68 a eu accès aux variantes d’autres manuscrits, ici et à la p. 296 de Mas-Latrie (variante de F78 F74 F77). 27. La même date est donnée par F44, daté du XVe siècle : « jour de la fest s.J.e.s.P.l.p.j.d.m. l’an de l’incarnacion nostre seigneur M.C.iiiixx et x », ce qui pourrait indiquer son appartenance à i ou l : cf. par. 3. 28. P. W. Edbury, « The French Translation » art. cit., p. 75-78.

RÉSUMÉS

La Chronique d’Ernoul nous a été transmise par 54 manuscrits qui donnent plusieurs rédactions du texte. Les études précédentes sur les relations entre ces rédactions se fondaient sur un examen partiel de la tradition. Cet article a été écrit en vue de la préparation d’une nouvelle édition de la Chronique, dans le cadre du projet dirigé par P. W. Edbury et financé par l’Arts and Humanities Research Council. Les résultats de l’étude de deux échantillons de texte collationnés sur tous les manuscrits permettent de présenter pour la première fois un stemma codicum qui représente l’histoire de toute la tradition et de poser sur des bases nouvelles les problèmes de l’édition d’un texte historique transmis par plusieurs rédactions.

Ernoul’s Chronicle was transmitted to us through fifty-four manuscripts, which expose several versions of the same text. The previous studies of the relation between those versions were based solely on an incomplete analysis of the literary tradition. This article was written in view of the creation of a new edition of the Chronicle, a project under the direction of P. W. Edbury, and funded by the Arts and Humanities Research Council. The results of the analysis of two textual samples collated on all the manuscripts make it possible for us to present for the first time a stemma codicum able to account for the history of the whole tradition. Moreover, those results allow us to address in a new fashion the problems inherent to the edition of a historical text transmitted to us through several versions.

La Chronique d’Ernoul è tràdita da 54 manoscritti che contengono diverse redazioni del testo. Gli studi pregressi sulle relazioni tra queste versioni si fondavano su un esame parziale della

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tradizione. L’articolo è stato scritto in vista della preparazione di una nuova edizione della Chronique, nell’ambito di un progetto diretto da P. W. Edbury e finanziato dall’Arts and Humanities Research Council. I risultati dello studio di due campioni di testo, collazionati su tutti i manoscritti, permettono di presentare per la prima volta uno stemma codicum che rappresenta la storia di tutta la tradizione, e di impostare su basi nuove i problemi dell’edizione di un testo storico trasmesso in redazioni multiple.

INDEX

Thèmes : Alexis III Ange, Alexis Branas, Amaury Ier, Andronic Ier, Balian d’Ibelin, Baudouin IV, Chronique d’Ernoul, Continuation d’Acre, Continuation Rothelin de Guillaume de Tyr, Frédéric II, Godefroy de Bouillon, Gérard de Ridefort , Grégoire IX, Héraclius, Isaac II Ange, Jean de Brienne, Première Continuation de Guillaume de Tyr, Manuel Ier Comnène, Raymond II de Tripoli, Richard Ier Cœur de Lion, Saladin Parole chiave : edizione, cronaca, stemma Keywords : edition, chronicle, stemma Mots-clés : édition, chronique, stemma nomsmotscles Ernoul, Guillaume de Tyr, Bernard Le Trésorier

AUTEURS

MASSIMILIANO GAGGERO Cardiff University

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L’électronique à l’aide de l’éditeur : miracle ou mirage ? Bilan de quatorze années de travaux au LFA

Pierre Kunstmann

1 À l’occasion d’un remaniement important du Laboratoire de Français Ancien (LFA) de l’Université d’Ottawa et d’une refonte en profondeur de son site internet, deux opérations en cours actuellement, il nous a semblé utile de présenter, pour ce premier numéro électronique de Perspectives Médiévales, un bilan de quatorze années de travaux. C’est, en effet, en 1997 que le site LFA est apparu sur la Toile, comme conséquence directe d’un colloque phare dans notre discipline (Études médiévales et technologies informatiques) tenu à Princeton cette année-là autour de la publication en ligne du projet Charrette dirigé par Karl Uitti. Le site LFA était placé alors sous la coresponsabilité de Pierre Kunstmann et de France Martineau, tous deux professeurs à la Faculté des Arts de l’Université d’Ottawa. La création du site s’inscrivait dans une lignée de travaux électroniques qu’on y menait sur des textes de l’ancienne langue, en particulier le Dictionnaire Inverse de l’Ancien Français (Walker 1982 et people.ucalgary.ca/ ~dcwalker/Dictionary/dict.html) et la Concordance Analytique de la Mort Le Roi Artu (Kunstmann 1982), publiés aux Éditions de l’Université d’Ottawa, ainsi que l’étude sur Le Relatif-interrogatif en Ancien Français (Kunstmann 1990). En créant le site, les responsables entendaient assurer « une large diffusion de travaux effectués en conformité aux normes et critères de la linguistique et de la philologie française » (page d’accueil). L’équipe d’origine se composait de membres de la Faculté, auxquels se sont ajoutés au fur et à mesure divers collaborateurs d’universités canadiennes ou étrangères. Deux webmestres, étudiantes de doctorat, se sont occupées, successivement, de l’administration matérielle du site : Yen Duong et Ineke Hardy. Au fil des ans1, le LFA a passé plusieurs ententes de collaboration scientifique, formelles ou non, avec divers organismes s’intéressant à son champ de recherche : l’American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL, Université de Chicago) et le Projet Charrette (Université de Princeton) aux États-Unis, l’Institut National de la Langue Française (INaLF) puis le laboratoire Analyse et Traitement Automatique de la Langue

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Française (ATILF) à Nancy, le Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale (CÉSCM) à Poitiers, l’Institut für Linguistik/Romanistik (Université de Stuttgart) ainsi que le Romansk Institut (Université de Copenhague). Depuis 2009, Laurent Brun remplace F. Martineau à titre de coresponsable du laboratoire. Les présents responsables sont épaulés par un comité exécutif et aidés, dans leur sélection de textes, par un comité scientifique. Nous entendons nous concentrer sur le site, notre fenêtre de diffusion.

1. Textes de Français Ancien

2 Dès son lancement, le site s’est consacré essentiellement à la publication et à la consultation de textes électroniques d’ancien et de moyen français, et ce autour de deux pôles : la base TFA (Textes de Français Ancien, artfl-project.uchicago.edu/content/ tfa) et la série Textes en Liberté.

3 Grâce à l’appui généreux et indéfectible de Mark Olsen, les TFA sont hébergés sur le serveur de l’ARTFL à l’Université de Chicago et consultables à l’aide du logiciel Philologic, instrument à la fois simple et très souple. Cette banque de données est d’accès libre, moyennant toutefois l’obtention d’un mot de passe à demander aux administrateurs du site LFA – pour des raisons de sécurité certes, mais cela permet aussi d’avoir une meilleure idée du profil des utilisateurs : la plupart sont des étudiants (avec un grand éventail, du premier cycle jusqu’aux recherches postdoctorales) ou des professeurs (exerçant dans des pays divers, sur plusieurs continents). Les demandes émanent aussi parfois d’un public « amateur » beaucoup plus large. La base a fait l’objet de deux mises à jour depuis sa création et compte maintenant 103 textes et 2 766 225 occurrences de mots. Certains de ces textes ont fait l’objet d’échanges avec la Base de Français Médiéval de l’ENS de Lyon. Restée active sans interruption pendant 14 ans, cette base demeure ouverte à d’éventuels compléments, notamment dans le cadre de la coopération entre les institutions faisant partie du CCFM (Consortium pour les Corpus de Français Médiéval, dont le LFA est membre fondateur ccfm.ens-lyon.fr/spip.php ? rubrique13). Elle fait en ce moment l’objet d’une transformation, banale en apparence, mais fondamentale pour l’avenir : les textes, naguère en HTML, sont progressivement convertis en XML. Signalons d’ailleurs dans ce nouveau format notre dernière acquisition (de taille ! 41 150 vers et environ 70 pages de prose) : Renart le Contrefait, transcrit et édité par A. Engelbert.

4 Les textes constituant la base ont été scannés ou copiés manuellement. Ils ont fait l’objet, certes, de révisions attentives, mais aucune correction n’y a été apportée. Certains cependant présentent parfois des modifications suggérées entre crochets droits : Que n’ en puis avois [ l. avoir ] garison. Six textes ont fait l’objet de notices (explications et commentaires) rédigées par May Plouzeau (Université de Provence), collaboratrice de longue date de notre laboratoire : Ipomédon, Miracles de Saint Louis, Prise d’Orange (édition Régnier, saisie par une équipe d’Aix-en-Provence), Queste del saint Graal, Roman d’Alexandre, Roman de Brut. On peut les consulter sur le site LFA.

5 La grille d’interrogation (« search form ») comporte deux parties. La première correspond à la définition du corpus : la requête peut porter sur la base entière ou sur une partie. On peut restreindre le corpus en spécifiant un auteur (ou un groupe d’auteurs), un (ou plusieurs) titre(s), une date (ou une tranche d’années), un genre (narratif/dramatique/didactique/lyrique) ou un mode (vers/prose). La seconde partie concerne la recherche lexicale, qui peut porter sur un mot (avec utilisation possible de

Perspectives médiévales, 34 | 2012 109

troncatures : le point pour remplacer un caractère quelconque, le point suivi de l’astérisque pour remplacer une suite de caractères) ou sur plusieurs mots (avec recours possible aux opérateurs booléens).

6 Les résultats de la requête sont affichés sous forme de concordance : le mot choisi est présenté en gras dans un contexte d’une centaine de mots. On peut toujours passer à un contexte plus large, celui de la page ou du folio, ou au contraire plus restreint (le rapport KWIC, « Key Word In Context », offre le mot en gras, centré dans une ligne de texte).

2. Textes en Liberté

7 La collection Textes en Liberté (TEL), en revanche, ne présente, pour ce qui est des œuvres médiévales, que des textes numérisés à partir de manuscrits. C’en est la caractéristique principale. Ces textes se présentent à différents stades d’élaboration : de la simple transcription diplomatique à l’édition critique dans le sens classique du terme, en passant par le stade de la transcription semi-diplomatique, avec segmentation moderne et ponctuation, ce qui constitue déjà une interprétation critique.

2.1. Transcription diplomatique classique

8 Nous distinguons la transcription diplomatique classique de la transcription hyper- diplomatique comme celles du Projet Charrette, difficilement lisibles dans leur état actuel. Nous avons ainsi accueilli le travail de Carleton W. Carroll sur Érec et Énide (copie de Guiot) http://www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/Erec. Il se présente ainsi (5 premiers vers) : 1. [initial 4] Li uilains/ dit ans/on res/pit 2. Q[ue] tel chos/e alan andes/pit 3. Q[ui] mlt ualt mialz q[ue]lan ne cuide 4. p[or]ce fet bie[n] q[ui] s/on es/tuide 5. ator/ne abien q[ue]l que il lait

2.2. Transcription semi-diplomatique

9 Nous en publions de deux types. Le premier consiste en une transcription panoptique par paquets de vers (chaque vers formant un paragraphe, avec autant de lignes qu’il y a de manuscrits utilisés), avec segmentation moderne, apostrophe et lettres raméennes. C’est le cas de l’œuvre de Kajsa Meyer pour l’ensemble des manuscrits et fragments du Chevalier au Lion www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/kmeyer/ kpres.html. Voici le premier vers : H 1 **Artus li boens rois de Bretaingne /79v°a/ P 1 **Li boins roys Artus de Bretaigne /61r°a/ V 1 **Li bons rois Artus de Bretaigne /34v°a/ F 1 **Li bons rois Artus de Bretaigne /207v°b/ G 1 **Artus li bons rois de Breteigne /1r°b/ A 1 **Artus li boins rois de Bretaingne /174r°a/ S 1 **Artus li boins rois de Bretagne /72r°a/ R 1 **Artus li boins rois de Bretagne /40r°a/ Ly 1 **Li bo..s rois Artus de Bretaigne /1r°/

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10 C’est aussi le cas de l’œuvre d’Yvan Lepage pour les manuscrits et fragments du Couronnement de Louis www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/ Couronnement/coltexte.htm.

11 Le second type est une transcription faite pour être lue en continu, avec les interventions signalées pour le premier type, auxquelles s’ajoute l’introduction de la ponctuation. On peut lire de la sorte les transcriptions de 7 manuscrits différents du Chevalier au Lion, dont 2 avec reproduction des images des folios (dossier réalisé par P. Kunstmann www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/chevalier-au-lion/ index.html), ainsi que les transcriptions des chansonniers de Berne, de Modène et de Zagreb (avec images des manuscrits) effectuées par I. Hardy dans la section lyrique dont elle est responsable www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/ chansonnier/main.

12 Le laboratoire a publié d’autres textes avec le même type de présentation : • Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal (P. Kunstmann, 1998, www.uottawa.ca/academic/arts/ lfa/activites/textes/perceval/cgrpres.htm) • Pierre Sala. Le Chevalier au Lion (P. Kunstmann, 1999, http://www.uottawa.ca/academic/arts/ lfa/activites/textes/chevalier-au-lion/L/Lpresentation.html)2 • Jean le Marchant, Miracles de Notre-Dame de Chartres (P. Kunstmann, 1999, http:// www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/chartres/chpres.html) • Miracles de Notre-Dame tirés du « Rosarius » (P. Kunstmann, 1999, http://wwwe.uottawa.ca/ academic/arts/lfa/activites/textes/miracles-notre-dame/Rosarius/rsrsMND.html) • Bestiaire marial tiré du « Rosarius » (A. Mattiacci, 1999, www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/ activites/textes/bestiaire/bestpres.htm) • Alexandre du Pont, Roman de Mahomet (Y. Lepage, 1999, http://www.uottawa.ca/academic/ arts/lfa/activites/textes/mahomet/mahpres.html) • Les Enfances Garin de Monglane (A. Kostka-Durand, 2002, www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/ activites/textes/Garin/accueil.htm).

13 À l’exception des deux premiers, ce sont des textes qui avaient déjà fait l’objet d’une édition papier ou d’une thèse de doctorat par les différents transcripteurs, mais qui, dans les versions que nous présentons, sont en principe vierges de toute correction.

2.3. Édition critique

14 La plus ancienne date de 1998, mais elle est incomplète. Il s’agit des Miracles de Notre- Dame de Jean le Conte (P. Kunstmann et Y. Duong, 1998). Le texte des 120 miracles est certes établi de façon critique, avec apparat et notes, mais l’introduction fait encore défaut. En revanche, l’édition parue deux ans après, Miracle de l’enfant donné au diable (P. Kunstmann, 2000), est bien complète (sinon achevée, cf. infra). On y trouve une introduction, le texte, un apparat critique, des notes et un index lemmatisé qui renvoie, par simple clic sur le lemme, à une version locale du Lexique des Miracles de Nostre Dame par personnages (Kunstmann 1996, voir infra). Enfin, abondance de biens ne pouvant nuire, dit-on, le hasard a fait que deux éditions concurrentes de la Vengeance Raguidel, basées sur le même manuscrit (M), sont apparues en l’espace de deux ans : d’abord sur notre site, c’est celle de May Plouzeau, qui permet toutes sortes de recherche sur les mots du texte, puisqu’électronique (M. Plouzeau, 2002, www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/Vengeance), puis celle de Gilles Roussineau dans la collection Textes Littéraires Français chez Droz (Roussineau 2004). La

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première est référencée dans la bibliographie du DÉAF (VengRagP) comme la seconde (VengRagR), mais malheureusement sans lien direct avec notre site.

15 Il convient de mentionner à part, dans cette série de transcriptions/éditions, la publication de ce qui a constitué une première à l’Université d’Ottawa, une thèse électronique : l’ouvrage de notre collaboratrice Ineke Hardy, Les Chansons attribuées au trouvère picard Raoul de Soissons, édition critique électronique, a en effet été présenté lors de la soutenance de doctorat sous forme de DVD (à défaut de branchement internet) et de version imprimée (réduite, car tout n’était pas imprimable) à partir de la thèse électronique (I. Hardy 2009, www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/ ineke). Chacune des chansons offre en regard trois parties : la transcription synoptique, le texte édité et la traduction.

16 Jusqu’à présent, contrairement à la base TFA, ces textes, facilement téléchargeables et « en liberté », ne peuvent faire l’objet de requête spécifique à partir du site (à part la simple fonction « recherche » de tout clavier et le moteur de recherche de Google). Mais nous avons mis au programme de la réforme actuelle du site, d’une part le passage de ces documents aux codes XML et aux normes de la TEI (Text Encoding Initiative), d’autre part l’utilisation sur le serveur d’Ottawa du logiciel Philologic de l’ARTFL.

17 Sont rattachés pour le moment aux Textes en Liberté, avant d’être replacés sur le site en des lieux mieux appropriés, d’autres types de fichiers révélateurs de l’activité ou de l’ouverture du laboratoire : un ensemble d’index et un cours d’ancien français.

18 Les index comportent deux groupes : bruts et lemmatisés. Les premiers, au nombre de 11, étaient destinés à accompagner et faciliter la consultation de la base TFA. Les seconds comprennent 3 index de romans de Chrétien de Troyes (rendus moins utiles maintenant depuis la parution de la base textuelle du Dictionnaire Électronique de Chrétien de Troyes ou DÉCT, plus exacte et bien sûr plus puissante), l’index du Miracle de l’enfant donné au diable et 2 index de grands textes épiques (le Couronnement de Louis, éd. Lepage, http://www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/travaux_ling/couronnement- louis-index.html, et la Chanson de Roland, éd. Moignet, http://www.uottawa.ca/ academic/arts/lfa/activites/travaux_ling/Roland/Rolpres.htm).

19 Le cours d’ancien français est intitulé Perceval Approches (M. Plouzeau 2007, www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/PercevalApproches/perceval/ pages). Citons le paragraphe servant de préambule sur la page d’accueil : Fondé sur une étude de Perceval de Chrétien de Troyes (Le Conte du Graal) dans la copie de Guiot éditée par Félix Lecoy et soutenu par de nombreuses illustrations sonores, ce cours d’ancien français a pour objectif d’amener à comprendre le texte et les principes de morphologie et de syntaxe qui y sont à l’œuvre, sans omettre le lexique. Il se prête à l’étude en autodidacte et est un outil de remédiation. Le cours est divisé en 7 chapitres, chacun accompagné de notes. Utilisant toutes les ressources disponibles, le cours est une contribution à la recherche sur Chrétien et Guiot.

3. Travaux en collaboration

3.1. Travaux déjà réalisés

20 En dehors de ces corpus (TFA et TEL) qui présentent essentiellement des textes qui s’offrent à l’analyse, deux membres du laboratoire, en collaboration avec d’autres

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organismes, ont participé à des travaux (ou les ont dirigés) visant à présenter aux spécialistes des données déjà analysées.

21 Le Nouveau Corpus d’Amsterdam, présenté à l’atelier de Lauterbad en février 2006 (Kunstmann et Stein 2007), est le produit du remaniement du corpus de textes littéraires d’ancien français compilé par Anthonij Dees et son équipe à l’Université Libre d’Amsterdam. Ce corpus a formé la base de l’Atlas des formes linguistiques des textes littéraires de l’ancien français (Dees et al. 1987). Le corpus contient environ 300 textes et extraits de textes, 3,3 millions de mots, annotés morphologiquement et lemmatisés. La lemmatisation s’est effectuée au moyen des ressources du LFA et à l’aide du Tree Tagger mis au point par Achim Stein à Stuttgart. Le NCA est disponible gratuitement (mais non publiquement) après signature d’une convention de recherche (voir www.uni- stuttgart.de/lingrom/stein/corpus).

22 À l’occasion d’un colloque tenu au LFA en 2002 (Kunstmann, Martineau, Forget 2003a) a été conçu un projet qui a rassemblé par la suite un groupe de chercheurs de plusieurs universités canadiennes, européennes et américaines, dirigé par F. Martineau, visant à la constitution d’un corpus fondé sur des textes littéraires et non littéraires, couvrant une période allant du français médiéval jusqu’au français classique inclusivement. Ce projet a été subventionné par le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada dans le cadre du programme des Grands Travaux de Recherche Concertée (2005-2010) et a débouché sur la publication en 2009 du corpus MCVF (Modéliser le changement : les voies du français), encodé en XML/TEI et annoté morphologiquement et syntaxiquement (cf. www.voies.uottawa.ca).

3.2. Travaux en cours ou en projet

23 En association avec l’INaLF puis l’ATILF et placée actuellement sur le serveur de ce laboratoire, la Base de Graphies Verbales (BGV, www.atilf.fr/bgv) résulte de la révision et de la saisie électronique du Fonds de formes flexionnelles établi dans les années soixante à Nancy par R. Martin (entre 16.000 et 20.000 fiches manuscrites de formes verbales analysées, pour la période allant de l’ancien français au français de la Renaissance). Les graphies étaient tirées des grands dictionnaires (dépouillement exhaustif), des manuels de morphologie et d’une trentaine d’éditions critiques d’ancien français. La saisie et la lemmatisation des formes s’effectuent à Ottawa, sous la responsabilité de P. Kunstmann. Gilles Souvay est responsable, à Nancy des développements informatiques. Chaque fiche comporte 8 rubriques : forme, lemme, dictionnaires, autres sources, mode, temps, personne, remarques. La Base peut être interrogée à partir d’une seule rubrique ou de plusieurs à la fois.

24 Au croisement de l’édition et de l’établissement du lexique, citons 3 projets en cours menés en collaboration étroite avec l’ATILF :

3.2.1. Le Dictionnaire Électronique de Chrétien de Troyes (DÉCT)

25 Base bilingue (français/anglais, www.atilf.fr/dect) permettant une navigation, avec fonctions multiples, entre la transcription semi-diplomatique de la copie de Guiot (avec images des folios du manuscrit) pour les 5 romans et les articles du lexique. L’équipe de chercheurs se constitue actuellement de P. Kunstmann qui en assume la direction et rédige les articles, de Hiltrud Gerner (ATILF) et M. Plouzeau (Université de Provence)

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qui révisent les articles, d’I. Hardy (LFA) pour la correction de la version anglaise et de G. Souvay (ATILF) qui a la responsabilité des développements informatiques.

26 La dernière mise à jour effectuée en mars 2011 présente une version révisée des lettres A à E et l’ajout des lettres F à K. C’est un travail en cours, de longue haleine, avec tous les mauvais côtés de la chose : incomplet, lacunaire, toujours à revoir (pour supprimer les bogues), à réviser, à redresser. Côté dangereux de l’informatique : une mauvaise manipulation a parfois des effets inattendus et très contrariants, et l’on n’est plus tout à fait maître de l’entreprise...

27 Il arrive que nous regrettions de l’avoir rendu public si tôt. Mais nous avons voulu le faire d’une part pour le rendre tout de suite utile (il est effectivement déjà utilisable tel quel pour les étudiants et les chercheurs), par souci de collégialité aussi (pour avoir l’avis de nos collègues et infléchir le projet, le cas échéant, dans tel ou tel sens), enfin pour présenter, sans attendre trop longtemps, à d’autres un exemple de ce qu’on peut faire dans ce domaine.

28 Mais un travail en cours, c’est aussi plus positivement « a work in progress », en progression, qui a pris d’ailleurs une ampleur que nous ne soupçonnions pas tout à fait au début. En fin de compte, c’est un travail qu’il vaut probablement mieux laisser ouvert, même après l’achèvement de la deuxième phase et qui, comme on nous l’a suggéré, pourrait servir de noyau, de pivot, de hub au centre d’un réseau, pour une étude plus générale du vocabulaire du roman courtois de cette période.

3.2.2. L’édition critique électronique des Miracles de Notre-Dame par personnages

29 Ce recueil a reçu, depuis vingt ans, l’attention des lexicographes dans le cadre des travaux de préparation et de rédaction du Dictionnaire du Moyen Français. C’est ainsi qu’a paru chez Klincksieck (Kunstmann 1996) un Lexique des Miracles Nostre Dame par personnages, consultable également sur le Web (www.atilf.fr/dmf/Miracles) et qui a été amplement exploité par les rédacteurs du DMF.

30 Le travail sur le lexique a conduit certains chercheurs du LFA à jeter les bases d’une nouvelle édition du recueil, sur support électronique cette fois-ci. On peut trouver actuellement sur le site du laboratoire un ensemble de « matériaux présentement disponibles » (www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/miracles-notre- dame/archives_miracles_ND.html), dont le prototype d’édition électronique dont nous avons parlé plus haut.

31 La collaboration de l’ATILF permettra de dynamiser ce projet en lui apportant les différentes fonctionnalités conçues dans ce laboratoire, pour la rédaction du DMF, par exemple, ou du DÉCT. Le lemmatiseur LGeRM en particulier, développé par G. Souvay (appliqué dans ce cas à un corpus ample et homogène, permettant affinement et enrichissement de l’outil) servira d’une part à établir un lexique complet du recueil (toutes les acceptions et occurrences au fur et à mesure de l’établissement et de l’interprétation du texte, soit un progrès notable par rapport à celui de 1996, établi plutôt à partir d’un survol des textes, et un nouvel apport pour le DMF) ; d’autre part, il servira à faciliter la navigation entre le texte des pièces et les articles du lexique. Le texte de moyen français sera accompagné d’une adaptation en français moderne, avec de nombreuses indications scéniques permettant de mieux suivre les pièces et d’en apprécier pleinement le jeu. Ce sera la responsabilité de G. Bezançon (LFA).

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3.2.3. L’édition des miracles de Notre-Dame du Miroir Historial

32 Il s’agit de l’édition, par L. Brun et P. Kunstmann, d’après les mêmes principes, des miracles de Notre-Dame figurant dans le Miroir Historial de Jean de Vignay (années 1320-1330), traduction française du Speculum historiale de Vincent de . Cette édition en ligne d’après tous les manuscrits et imprimés connus permettra, d’une part d’enrichir davantage le corpus de miracles offerts par le LFA, et d’autre part de servir de prototype pour la version électronique que préparent M. Cavagna et L. Brun en vue de l’édition intégrale du Miroir historial. Outre les variantes de tous les témoins manuscrits et imprimés, l’édition des miracles offrira une transcription juxtalinéaire de l’original latin.

4. ARLIMA

33 L’arrivée de L. Brun au LFA a entraîné l’ancrage de la base bibliographique ARLIMA (Archives de Littérature du Moyen Âge, www.arlima.net) qu’il a fondée en 2005 afin de fournir une bibliographie aussi complète et récente que possible sur les auteurs et les textes de l’Europe latine, romane et germanique du Moyen Âge. Pour chaque texte, on trouve une description sommaire (date, forme, langue, dédicataire, incipit, etc.) ainsi que la liste, aussi complète que possible, de tous les manuscrits, éditions (anciennes et modernes) et études portant sur ce texte. Le projet n’est évidemment pas le premier ni le seul, mais il se distingue avant tout par l’étendue et l’exhaustivité visée par la couverture bibliographique. De plus, toute l’information offerte sur le site est gratuite, ne nécessite aucun enregistrement et peut même être modifiée et réutilisée librement à des fins non lucratives. À ce jour, le site compte un peu plus de 3500 notices bibliographiques et reçoit en moyenne 10.000 visiteurs par mois. Ouvert sur la communauté des étudiants, des enseignants-chercheurs, voire des amateurs éclairés, ARLIMA reçoit régulièrement des contributions de ses utilisateurs qui apportent des compléments et corrections, parfois très modestes, parfois sous la forme de notices entières.

5. Miracle ou mirage ?

34 Il est temps d’en venir à la première partie de notre titre : l’informatique constitue-t- elle pour l’éditeur de texte une aide miraculeuse, quasi inespérée, ou bien, séduisante et trompeuse, relèverait-elle en fait plutôt du mirage ? Si miraculum serait une hyperbole, mirabilia nous semble assez juste pour qualifier ce qui arrive actuellement : une merveille, des choses étonnantes, un cadeau d’Hermès dont la valeur dépend évidemment de l’usage qu’en fait le philologue, de ses compétences et de ses qualités.

35 La base textuelle, de préférence lemmatisée ou avec possibilité de lemmatisation, nous semble l’élément essentiel de cet apport. D’une part elle permet de pallier l’absence de compétence de locuteur natif, d’autre part elle est au centre de tous les dispositifs d’étude et de présentation électroniques. À la suggestion de G. Roques, nous avions, il y a une douzaine d’années, entrepris d’organiser et de construire une Base Lemmatisée d’Ancien Français (BLAF ; cf. Kunstmann 2000, p. 37-38 et 2003b). Le projet, peut-être trop ambitieux au départ, a été abandonné depuis, remplacé partiellement par les travaux menés dans le cadre du NCA à Stuttgart et autour du lemmatiseur de l’ATLF.

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36 Ces bases textuelles sont constamment consultées, par une large gamme d’utilisateurs comme nous avons pu nous en assurer pour les TFA par la procédure d’attribution de mots de passe. Il s’agit d’abord de chercheurs (de différents continents), ensuite d’étudiants (le plus souvent en préparation de thèse ou d’examen), puis d’amateurs et de curieux. Il nous semble, en 2012, superflu de consacrer un long développement – et que feroie ge lonc conte ? – à souligner l’importance et le caractère indispensable de la consultation de ces bases pour certains types de recherche dans nos disciplines.

37 Certes des néophytes ont pu éprouver, il y a quelques années, lorsque ces bases sont devenues accessibles, une certaine ivresse devant la facilité d’interrogation et la rapidité d’obtention de réponses aux requêtes lancées. Tout comme, pour le français classique et moderne, on ne saurait faire d’étude sérieuse qui se réduirait à l’exploitation de la base Frantext sans regard critique et sans examiner comment elle a été établie, de même il importe de tenir compte de la façon dont les diverses bases de français ancien ont été constituées et d’en interpréter les résultats avec précaution, en exerçant son jugement.

38 Certains ont pu également caresser le rêve d’un logiciel établissant quasi automatiquement un stemma de manuscrits ou un texte critique. Vaines illusions, bien sûr. Quant aux transcriptions synoptiques avec, si possible, affichage des images des manuscrits, toutes précieuses qu’elles soient, elles ne se substitueront jamais au texte critique : elles peuvent le préparer, l’accompagner mais ne le rendront jamais obsolète.

39 En fait, il serait souhaitable que le philologue préparant une édition critique puisse se tourner directement, en temps réel, vers le lexicographe responsable d’un dictionnaire, non seulement pour trouver une solution à tel problème de reconnaissance ou d’interprétation d’une forme lexicale, mais aussi le cas échéant pour signaler la découverte de nouveaux vocables ou de nouveaux sens. Cette possibilité de va-et-vient entre les deux pôles édition/lexique serait à l’avantage de chacun : l’édition en serait bonifiée et le lexique enrichi. Le dictionnaire resterait ouvert, aussi longtemps que les circonstances le permettraient, hub au centre d’un réseau (nous empruntons le terme à l’Anglo-Norman Dictionary ou plutôt à l’ Anglo-Norman On-line Hub www.anglo- norman.net), axe nécessaire, pivot vital pour les études portant sur la période couverte par l’ouvrage en question.

40 C’est déjà, d’une certaine façon, le cas du DMF (www.atilf.fr/dmf) : son programme d’aide à l’édition de texte comporte un « outil glossaire » permettant de déposer un texte au format XML/TEI et de le lemmatiser. L. Abd-elrazak, étudiante au doctorat à l’Université d’Ottawa, a ainsi fait lemmatiser par G. Souvay le texte des Miracles de Notre-Dame de Jean Miélot (ms. BnF fr. 9198), dont elle prépare une édition critique. Elle a pu, avec l’aide de son directeur de thèse, faire part d’une série de suggestions à l’équipe de Nancy, qui ont pour la plupart été acceptées et qui figurent maintenant dans le dictionnaire ou y figureront lors de la prochaine mise à jour. C’est, par exemple, le cas du lemme ACENER (cinnare) : Bien pou s’en fault que ledit dyacre ne s’en tourne en fuyte pour la grant paour qu’il eut, mais la Vierge Marie l’acena moult doulcement de sa propre main. [113 v°]

41 Lequel lemme, par un échange de courriels, a fait entre autres l’objet d’un commentaire savant de Jean-Paul Chauveau avant d’être validé par Robert Martin. On trouve maintenant un nouvel article qui rassemble 5 citations placées auparavant sous le lemme ASSENER (sinno‑), cf. ci-dessous.

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ACENER FEW II-1 cinnare ACENER, verbe [TL, GD : acener ; FEW II-1, 689a : cinnare] « Faire signe à qqn (de venir) » : Le dame entre ou batel et Marie fu la Qui de cuer moult piteux le dame regarda Et le roïne ly, que moult le regarda. Ains qu'elle s'esquipast, le dame l'achena (Belle Hélène Const. R., c.1350, 256). Evous la venue Argentine, Qui l'acene et li fait .I. signe Qu'il se traie avant, de par Dieu. (FROISS., Méliad. L., t. 2, 1373-1388, 84). « Vela le roi, je voel aler parler à lui. Ne vous mouvez de chi, se je ne vous acène, et se je vous fac che signe (si leur fist un signe), si venés avant, et ochiiés tout, hormis le roi » (FROISS., Chron. R., X, c.1375-1400, 118). ...Car je voy que taire ne doy Que Boscalus lieve le doy Entre sa gent devant la cene Et les lointains a soy acene (Pastor. B., c.1422-1425, 233). Ainsy que le chariot le approuchoit, il vey que une main se mettoit hors par la couverture du chariot. Et sachiez que celle main l'assena. Quant le gentil chevalier vey ce, il eut grant merveilles que c'estoit a dire et s'apensa que pour aucune chose il estoit assené et que a lache seroit tenu s'il ne aloit celle part. (Percef. III, R., t. 3, c.1450 [c.1340], 154). Rem. Cf. aussi assener, avec lequel, en m.fr., ce verbe se confond plus ou moins. Robert Martin

42 Il serait à recommander, pour le moyen français, que tout auteur d’édition, critique ou non, communique une copie électronique de son texte au DMF. Ce ne serait guère au détriment de la maison d’édition puisque, dans notre domaine, le lecteur intéressé voudrait également se procurer le péritexte. L’idéal serait que ce document soit accompagné des images du manuscrit de base.

43 Restons sur terre et signalons deux cas bien concrets (soutenance de thèse, puis note d’édition critique et commentaire d’étude linguistique) à l’avantage des versions électroniques et montrant leur utilité dans le domaine de la syntaxe et du style aussi bien que pour le lexique. Si les bases textuelles, nous l’avons vu, doivent être consultées, comme tout document, avec réflexion et regard critique, inversement elles peuvent aussi permettre d’exercer le jugement des philologues, de l’entraîner, d’accroître leur compétence (au sens linguistique du terme) et de leur éviter des corrections (ou suggestions de correction) abusives dans les textes présentés au public savant. Dans le premier cas, il s’agissait d’une soutenance de thèse de maîtrise, il y a quelques années à Ottawa. Le passage suivant, tiré d’un miracle de Notre-Dame par personnages, avait surpris l’un des examinateurs : Sire, que je vail pis q’ un chien, Tant sui a Dieu abhominable ; Robert ay nom, surnom de Dyable ; Si ques, pour Dieu, conseilliez moy, Ou je sui perduz, bien le voy [MirPer33, v. 1074-1078]

44 Lequel examinateur écrivit alors dans son rapport : v. 1077 : Si ques ou Si que ? Que vient ici faire ce –s ? Et comment expliquer cette conjonction de subordination de conséquence ou de manière devant un impératif ? Corriger en « Sires» ?

45 Une simple requête sur la base TFA, dont il n’ignorait pas l’existence, lui aurait permis de voir que cette construction si ques + impératif est attestée 5 fois dans ce recueil de

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miracles (on trouve aussi une occurrence de si ques vezcy et 2 occurrences de si ques + subjonctif jussif). En voici un exemple, où la locution conjonctive est même suivie de 4 impératifs : Mais le vaillant homme Lipage Accorde et veult ce mariage Pour l’ amour de ce qu’ en parlons Nous deux et que nous en meslons, Si ques ci plus ne vous tenez, Mais alez, si vous ordenez Et ne soiez pas negligens Que vostre filz, vous et voz gens Ne soiez ceens sanz demeure Avant qu’ il soit de prime l’ eure [MirPer40, v. 495-504]

46 Le second cas concerne un passage faé du Perceval de Chrétien, un lieu périlleux pour philologues, où plusieurs d’entre eux (à commencer par l’auteur de ces lignes dans une remarque de sa thèse d’État3, fondée sur l’édition Lecoy) ont trébuché.

47 Le texte in extenso apparaît ainsi ponctué dans l’édition Lecoy : Qui lors veïst dras anmaler, et covertors et orelliers, cofres anplir, trosser somiers et chargier charretes et chars, dont il n’ i ot pas a eschars, tantes et pavellons et trez, uns clers sages et bien letrez ne poïst escrire an .i. jor tot le hernois et tot l’ ator qui fu aparelliez tantost. [v. 4124-4133]

48 On aura reconnu au premier vers l’un des tours d’intervention de l’énonciateur dans le récit : Qui lors veïst suivi ou non d’une principale. Cette construction, comme l’a indiqué dans un récent article un membre du LFA (Bragantini, à paraître) est à mettre en parallèle avec deux séquences voisines : Lors veïssiez et Lors vit on. Sans principale, Qui lors veïst reçoit nécessairement une interprétation exclamative (Kunstmann 1990, p. 361-366) : « Ah ! si vous aviez vu (...) ! ». Quand une principale suit la relative, la phrase relève de la modalité assertive. Dans la citation de Chrétien, nous pensons maintenant, comme l’a fait Hilka dans son édition (suivi sagement par Dufournet 1997 dans sa traduction), qu’il faut placer un point d’exclamation après trez (v. 4129), contrairement à l’interprétation de Lecoy, qui nous paraît forcer le texte. Ces vers ont retenu l’attention de deux excellents philologues, dans deux excellentes études (Woledge 1979, p. 52 ; Busby 1993, p. 481), mais malheureusement les ont fait tomber dans l’arbitraire et le flou. K. Busby écarte la leçon Lors veïssiez, qui figure dans 4 manuscrits dont son manuscrit de base, au profit de Qui lors veïst, considérant que la première leçon « constitue peut-être encore une modernisation apportée au texte de Chrétien » et s’appuyant sur un autre passage de Chrétien cité par B. Woledge (Érec v. 3809-3812 ; mais il s’agit d’un tour avec principale, donc d’une phrase assertive !..). Pour sa part, B. Woledge accepte les deux types de ponctuation, mais observe que « les manuscrits autres que Bn 794 ont ici une syntaxe plus régulière et probablement plus authentique » (mais d’après les apparats cependant, QR ont Qui donc veïst). Devant une telle contradiction, à quel saint se vouer ? Aux textes électroniques ! Un clic sur le v. 6462 de la transcription d’Yvain par K. Mayer montre immédiatement que Lors veïssiez appartient bien à la langue de Chrétien puisqu’on le trouve dans tous les manuscrits :

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H 6462 Lors veissiez genz arriers treire P 6462 Lors veissies gens arrier traire V 6462 Lors veissiez genz arrier traire G 6462 Lors veissiez genz ariers trere A 6462 Lors veissies ariere traire /194v°c/ S 6462 Lors veissies gens arriere traire R 6462 Lors les viscies arriere traire

49 Quant à Qui donc/lors veïst sans principale, la base TFA en signale une occurrence dans Ipomédon. N. Bragantini, s’appuyant sur les bases textuelles ainsi que sur des relevés personnels, en compte 7 occurrences dans les romans du XIIe siècle et 11 dans ceux du XIIIe siècle. Dans ce second groupe se trouve justement un passage de Floriant et Florete (Combes et Trachsler 2003) qui est manifestement une reprise du vers de Perceval : Qui donc veïst dras enmaler Et ces granz destriers enseler, Trousser tentes et paveillons, Monter chevaliers et barons, Sor palefrois et sor destriers ! [v. 3663-3667]

50 L’ensorcellement semble se poursuivre, car si les éditeurs ont bien ponctué et ont même consacré une note à ce tour, signalant qu’on le trouve déjà au début du roman, par une curieuse distraction les auteurs de la traduction n’en ont pas tenu compte ici, traduisant comme si le texte portait Lors vit on sans valeur exclamative : C’est alors que l’on vit ranger les vêtements dans les coffres, (...) puis les chevaliers et les grands seigneurs se mettre en selle sur leurs palefrois et leurs destriers.

* * *

51 En 1997, le LFA pariait sur l’avenir. Les travaux qu’on y a menés depuis (parallèlement à ceux effectués dans d’autres laboratoires, ou en collaboration avec eux), résultant d’une alliance heureuse du génie informatique et de l’érudition textuelle, nouvelles Noces de Philologie et de Mercure, permettent de mieux préciser la valeur de l’apport des nouvelles technologies à la réflexion critique sur les textes. Nous avons vu que ces aides considérables, ces perspectives nouvelles ne remplacent en aucune façon le jugement du philologue, mais aussi que celui-ci a tout avantage à s’appuyer sur ces outils qui, par leur foudroyant pouvoir de recherche, sont à même d’embrasser de très larges corpus et de répondre en quelques secondes aux requêtes des utilisateurs. On connaît l’image médiévale des nains sur les épaules de géants. Sans nous risquer à qualifier ainsi nos contemporains ou nos prédécesseurs, nous pouvons en tout cas affirmer que grâce à l’électronique nous voyons maintenant mieux et plus loin.

BIBLIOGRAPHIE

Nathalie Bragantini-Maillard, « Retour sur le formule qui veïst », (à paraître).

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Keith Busby, Chrétien de Troyes. Le Roman de Perceval ou Le Conte du Graal, Tübingen, Niemeyer, 1993.

Annie Combes, Richard Trachsler, Floriant et Florete, Paris, Champion, 2003.

Anthonij Dees, M. Dekker, O. Huber, K. Van Reenen-Stein, Atlas des formes linguistiques des textes littéraires de l’ancien français, Tübingen, Niemeyer, 1987.

Jean Dufournet, Chrétien de Troyes. Perceval ou le Conte du Graal, Paris, Flammarion, 1997.

Pierre Kunstmann, Concordance Analytique de la Mort Le Roi Artu, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1982.

Pierre Kunstmann, Le Relatif-interrogatif en Ancien Français, Genève, Droz, 1990.

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Pierre Kunstmann, « Ancien et moyen français sur le Web : textes et bases de données», Revue de Linguistique Romane 64, 2000, p. 17-42.

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Pierre Kunstmann, Achim Stein (éd.) Le Nouveau Corpus d’Amsterdam. Actes de l’atelier de Lauterbad, 23-26 février 2006, Stuttgart, Steiner, 2007a.

Pierre Kunstmann, Achim Stein, « Le Nouveau Corpus d’Amsterdam », Pierre Kunstmann, A. Stein (éd.) Le Nouveau Corpus d’Amsterdam. Actes de l’atelier de Lauterbad, 23-26 février 2006, Stuttgart, Steiner, 2007b, p. 9-28.

Gilles Roussineau, La Vengeance Raguidel, Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 2004.

Douglas Walker, Dictionnaire Inverse de l’Ancien Français, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1982.

Brian Woledge, La Syntaxe des substantifs chez Chrétien de Troyes, Genève, Droz, 1979.

NOTES

1. Sur les premières années du LFA, voir notamment Kunstmann 2000. 2. Le travail était déjà terminé lors de la parution de l’édition Servet en 1996, avec laquelle il ne fait pas double emploi. 3. Kunstmann 1990, p. 365.

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RÉSUMÉS

Cet article présente d’abord un bilan de quatorze années de travaux (1997-2011) au Laboratoire de Français Ancien (LFA) de l’Université d’Ottawa. Le site internet www.lfa.uottawa.ca en constitue la fenêtre de diffusion et est structuré en deux parties : la base « Textes de Français Ancien » et la série « Textes en Liberté ». Plusieurs travaux sont menés en collaboration avec l’ATILF (CNRS, Nancy) : la « Base de Graphies Verbales », le « Dictionnaire Électronique de Chrétien de Troyes », l’édition critique électronique des Miracles de Notre-Dame par personnages. Ce site héberge également la base bibliographique ARLIMA. Ces bases textuelles constituent un apport essentiel de l’électronique à l’éditeur. Leurs vastes possibilités de recherche permettent en effet d’interroger des corpus très étendus.

This article first presents an overview of a fourteen-year study (1997-2011), led at the Laboratoire du Français Ancien (LFA, University of Ottawa). The collected data is available on the website www.lfa.uottawa.ca, which is built in two parts : the ‘‘Textes de Français Ancien’’ database and the series entitled ‘‘Textes en Liberté’’. Several works are the result of a collaboration with the ATIFL (CNRS, Nancy, France), namely the « Base de Graphies Verbales », the « Dictionnaire Électronique de Chrétien de Troyes » and the electronic critical edition of the Miracles de Notre- Dame par personnages. This website also hosts the ARLIMA bibliographical database. Such electronic textual resources have become extremely valuable in an editor’s work. Indeed, the wide range of tools the database offers allows its user to address efficiently a great number of texts.

Questo contributo presenta un bilancio di quattordici anni di studi (1997-2011) compiuti presso il Laboratoire de Français Ancien (LFA) dell’Università di Ottawa. Il sito internet www.lfa.uottawa.ca è il suo portale di diffusione ed è strutturato in due sezioni : la base « Textes de Français Ancien » e la serie dei « Textes en Liberté ». Molte ricerche sono state condotte in collaborazione con l’ATILF (CNRS, Nancy) : la « Base de Graphies Verbales », il « Dictionnaire Électronique de Chrétien de Troyes », l’édizione critica elettronica dei Miracles de Notre-Dame par personnages. Il sito ospita inoltre la base bibliografica ARLIMA. Tali banche-dati costituiscono un apporto essenziale fonrito agli editori dal mezzo elettronico. La gamma delle loro possibilità di ricerca permette infatti di interrogare dei "corpus" molto estesi.

INDEX

Parole chiave : edizione, edizione elettronica, base di dati, lessico nomsmotscles Alexandre du Pont, Chrétien de Troyes, Jean de Vignay, Jean Le Conte, Jean Le Marchant, Jean Miélot, Raoul de Soissons, Vincent de Beauvais, Pierre Sala Thèmes : Bestiaire marial du « Rosarius », Chanson de Roland, Chevalier au lion, Chevalier de la charrette, Chansonnier de Berne, Chansonnier de Modène, Chansonnier de Zagreb, Cligès, Conte du Graal, Couronnement de Louis, Enfances Garin de Monglane, Érec et Énide, Floriant et Florete, Ipomedon, Miracle de l’enfant donné au diable, Miracles de Notre-Dame, Miracles de Notre-Dame de Chartres, Miracles de Notre-Dame du « Rosarius », Miracles de Notre-Dame par personnages, Miracles de Saint Louis, Prise d’Orange, Miroir historial, Queste del saint Graal, Renart le contrefait, Roman d’Alexandre, Roman de Brut, Roman de Mahomet, Speculum historiale Keywords : edition, e-edition, database, vocabulary Mots-clés : édition, édition électronique, base de données, lexique

Perspectives médiévales, 34 | 2012 121

AUTEURS

PIERRE KUNSTMANN LFA – Université d’Ottawa

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La canzone di Jordan Bonel S’ira d’amor tenges amic iauzen (BdT 273,1) e alcuni problemi nell’edizione critica dei testi trobadorici

Stefano Resconi

Principi metodologici

1 A parte qualche rara eccezione, l’importanza del ruolo ricoperto dalla lirica trobadorica nella storia della letteratura e della cultura europee non solo medievali ha fatto sì che, nonostante il diverso grado di affidabilità scientifica che caratterizza edizioni prodotte in epoche molto diverse tra loro e contraddistinte dal ricorso a molteplici approcci metodologici, ormai quasi tutti i componimenti di trovatori siano stati editi criticamente. Tra le eccezioni si può annoverare S’ira d’amor tenges amic iauzen (BdT 273,1), la poesia contraddistinta dalla tradizione più ampia delle tre conservate di Jordan Bonel,1 trovatore minore, ma attivo nel periodo di massima fioritura della poesia provenzale : in queste pagine vorrei tentare di colmare questa piccola lacuna. Come si vedrà, la tradizione della canso in questione si rivela peculiare per via delle sollecitazioni alle quali sottopone il metodo lachmanniano, e, proprio richiamandomi ad alcuni luoghi problematici del caso in esame, farò precedere il testo critico da alcune brevi riflessioni di carattere generale sulla natura dell’utilizzo di tale metodo in ambito trobadorico. In effetti, nonostante il surplus di riflessione teorica al quale costringe il peculiare oggetto di studio costituito dalla lirica provenzale, è questo l’approccio che, a mio parere, continua a rivelarsi maggiormente produttivo nel suo connaturato sforzo di analizzare la totalità della tradizione per avvicinarsi, pur con tutte le prudenze del caso, alla forma originale del testo.2

2 Partendo da considerazioni di ordine generalissimo, si potrà notare che due sono le peculiarità tipiche della tradizione manoscritta trobadorica che necessariamente mettono a dura prova l’applicabilità del metodo lachmanniano : la sostanziale assenza

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di errori significativi e la pervasività dei processi contaminatorî messi in atto dai copisti in tutte le diverse fasi di trasmissione testuale. La prima di queste caratteristiche si spiegherà tenendo conto del fatto che i testi lirici sono connaturatamente brevi e, soprattutto nel caso del genere principe della poesia trobadorica, cioè la canso, abitualmente privi di spunti narrativi, ma piuttosto costruiti sul gusto della variazione formale ; ciò fa sì che la tradizione della lirica provenzale si riveli decisamente povera di errori significativi flagranti, cioè degli unici dati utili a individuare in maniera inequivoca i rapporti genealogici che legano i diversi testimoni. La cura paleo-filologica riservata dai copisti a testi dotati di alto prestigio letterario come quelli in questione è invece la causa della contaminazione endemica che ne caratterizza la trasmissione fin dalle sue fasi più antiche, avvenuta per giunta di norma attraverso l’apposizione di varianti alternative, come dimostrato genericamente dalla presenza di un discreto numero di doppie lezioni (e doppie lezioni negative), nonché da testimoni particolarmente significativi da questo punto di vista per via della conservazione di varianti marginali, come ad esempio D, H o L.3

3 Nonostante queste oggettive difficoltà che possono interessare in maniera ineguale i singoli testi, la lirica provenzale è stata uno degli ambiti nei quali il metodo lachmanniano è stato applicato in maniera più fruttuosa, e non solo nelle edizioni dei diversi corpora d’autore, ma anche nella fondazione di una più generale ‘Kritik der Sammlungen’ : basti pensare a Die Liedersammlungen der Troubadours di Gustav Gröber, 4 primo tentativo di sistematizzazione generale della trasmissione manoscritta trobadorica esperito dallo studioso che con la sua analisi della tradizione manoscritta del Fierabras di pochi anni prima era stato tra i primi a fare ricorso, anche se in maniera ancora piuttosto intuitiva, al metodo degli errori vero e proprio.5 Questo settore peculiare degli studi trobadorici è stato poi ripreso da D’Arco Silvio Avalle che, proiettando sull’intera tradizione l’ipotesi di recensio che aveva formulato nella sua edizione delle poesie di Peire Vidal, vi aveva riconosciuto tre tradizioni fondamentali.6 Alcuni studi recenti hanno però avanzato alcune riserve sull’effettivo statuto ecdotico della terza di queste, formata da P S U c,7 suggerendo dunque di ridurre la situazione stemmatica dei canzonieri a uno schema sostanzialmente bifido : ai problemi generali che abbiamo appena visto caratterizzare l’edizione lachmanniana di poesie trobadoriche si aggiungerà dunque in molti casi anche quello degli stemmi bipartiti, con tutte le conseguenze operative del caso nella ricostruzione critica dei testi.8

4 In queste situazioni limite, per cercare di costruire un’edizione lachmanniana mi pare sia operazione imprescindibile il reperimento di quanti più dati sia possibile trarre dall’analisi testimoniale, nel tentativo di verificare se la coerenza del comportamento di elementi in sé non indicativi, ma che nella loro interrelazione lascino intravedere un sistema, possa permettere all’editore di orientarsi in tradizioni così complesse. Si dovranno così incrociare i dati provenienti tanto dall’analisi interna ai testi quanto da quella esterna, gerarchizzandone però sempre la portata : avranno infatti maggiore valenza euristica gli elementi endotestuali e, all’interno di questo insieme, quegli episodi che più si avvicinino alla tipologia lachmanniana di errore : tra questi potremo indicare, oltre ai non frequenti casi in cui l’alterazione del testo non dia senso, le lacune, le sviste metriche e le reazioni allo iato. Queste tipologie di innovazione, che nella maggior parte degli altri generi letterari romanzi risultano di norma di per sé significative, non sempre però in ambito trobadorico sono in grado di definire costellazioni stemmatiche, dal momento che bisognerà di volta in volta valutarne il possibile grado di poligeneticità. La lacuna è ad esempio un errore abitualmente

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prezioso anche in quanto difficilmente trasmissibile orizzontalmente e dunque utile per permettere di riconoscere raggruppamenti di testimoni anche nel caso di tradizioni fortemente contaminate ;9 si considerino però ad esempio le riflessioni che avremo modo di formulare infra nella discussione testuale a proposito dell’omissione del v. 25 della nostra canzone da parte di alcuni suoi latori. Nell’ambito delle risistemazioni metriche è invece necessario valutare con attenzione, in quanto di nuovo potenzialmente poligenetiche, quelle indotte dalla reazione di copisti italiani di fronte a peculiarità linguistiche occitaniche.10 Un caso tipico è quello costituito dalla tendenza a rendere con la corrispondente forma tonica i pronomi clitici (per cui cfr. ad esempio infra l’analisi del v. 22) : naturalmente, quanto più invasivo sarà l’intervento operato sul dettato testuale, tanto maggiori saranno le probabilità che esso sia monogenetico. Anche la reazione allo iato,11 in quanto causata da un rifiuto nei confronti di questa convenzione metrica comune a gran parte dei copisti, potrebbe per questo essere teoricamente causa di aggiustamenti poligenetici : anche in casi di questo tipo, dunque, la forza congiuntiva dei diversi episodi, di cui non abbiamo esempi nel nostro testo, sarà tanto più significativa quanto più invasivo sarà stato l’intervento operato dai testimoni. Talvolta, infatti, reazioni allo iato introdotte in maniera indipendente da più copisti in un medesimo luogo, se conservate dai loro apografi, permettono di riconoscere efficacemente raggruppamenti dei piani medio-bassi dello stemma.

5 In secondo luogo, andranno considerate le lezioni cosiddette deteriori. Si tratta di una categoria estremamente infida, dal momento che nel riconoscimento della ‘deteriorità’ di una lectio non palesemente erronea, che in ambito trobadorico si rivela anzi di norma al limite dell’adiaforia, rischia di avere sempre parte eccessiva il iudicium dell’editore. Si consideri ad esempio, nel nostro caso, quanto si dirà a proposito del v. 15. Restano poi certamente anche le lezioni caratteristiche, che si ritrovano comunque di norma ai piani bassi della trasmissione e non vanno dunque prese in considerazione per la ricostruzione dell’originale (cfr. ad esempio il v. 13 del testo, ove anche questa contingenza contribuirà a indicare come inautentica la lezione di F I K).

6 Infine, soprattutto nel caso di tradizioni molto contaminate, può risultare utile osservare la presenza di eventuali orientamenti coerenti nella disposizione delle varianti adiafore. Faccio riferimento in particolare a recensiones contraddistinte da spiccati contatti orizzontali perché, se le lezioni equipollenti, come noto, non ricoprono alcun tipo di interesse in ottica lachmanniana (anzi, dovrebbe essere lo stemma a permettere di discriminare tra di loro), è anche vero che l’attenzione dei copisti nella collazione degli esemplari tende a concentrarsi sui luoghi in cui i modelli messi a confronto differiscono con maggiore evidenza : proprio per questo motivo le adiafore, soprattutto quelle limitate a un’unica parola breve e magari formulare, potrebbero essere state veicolate per via contaminativa con minore frequenza rispetto a lezioni di più ampia portata o estensione.12 L’edizione critica di FqMars approntata da Paolo Squillacioti si rivela particolarmente significativa da questo punto di vista, ricorrendo alla costruzione di tabelle nelle quali vengono disposte le lezioni equipollenti, delineando così le recensioni principali che è possibile intravedere nell’ambito di una tradizione decisamente estesa e contaminata come quella folchettiana.13

7 I dati frutto dell’interrogazione della tradizione attraverso i criteri interni potranno poi essere integrati o corroborati da quelli risultanti dall’analisi esterna, cioè, fondamentalmente, da quelle tipologie d’indagine approntate da Gustav Gröber nel suo già citato Die Liedersammlungen der Troubadours : seriazioni nell’ordine di trascrizione

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dei componimenti di uno stesso trovatore nei diversi testimoni, uniformità nell’ordinamento delle coblas, condivisione di attribuzioni divergenti. Come accennavo, questi criteri sono però in grado di fornire solo ulteriori conferme a quanto emerso dalla discussione endotestuale, dal momento che i copisti potranno aver mutato l’ordine di trascrizione di componimenti e coblas con molta facilità nell’allestimento delle loro raccolte, mentre le rubriche costituiscono luogo privilegiato di contaminazione.14

8 In questa situazione decisamente complessa, nuovi importanti contributi potranno derivare dalla sempre maggiore attenzione che la filologia provenzale sta dedicando allo studio dei singoli canzonieri : indagini di questo tipo, purché restino sempre fedeli alla loro vocazione più autentica, cioè mettere in contatto le due « verità» riconosciute da Avalle,15 saranno infatti in grado di fornire un quadro sempre più preciso delle tipologie di fonti stemmatiche confluite nei singoli latori, oltre che di delineare le caratteristiche dei processi innovativi propri di ogni raccolta. Mi pare d’altra parte indubbio che la stessa edizione critica dei testi trobadorici, pur dedicandosi naturalmente innanzitutto a esperire analisi ‘verticali’ dedicate alla studio dei singoli corpora d’autore al fine di editarli criticamente, dovrà nel futuro muoversi tenendo sempre più in conto gli apporti che potranno derivarle dalle indagini ‘orizzontali’, incentrate sullo studio del singolo libro di poesia.16 In un circolo virtuoso, le edizioni potranno infatti nel contempo giovarsi dei risultati ai quali sono giunte le disamine dedicate ai canzonieri, fornendo nel contempo a chi studi le raccolte elementi utili a questo fine : innanzitutto rilievi ecdotici indispensabili per precisarne la collocazione nell’ambito più generale della tradizione manoscritta trobadorica, e, in secondo luogo, dati grafico-linguistici relativi ai singoli testi che, spesso ininfluenti agli occhi dell’editore critico e reperibili solo ricorrendo alla consultazione diretta dei manoscritti, possono in realtà risultare decisamente utili a chi studi le diverse raccolte. 17 Nel caso dell’edizione della canzone di JordBon che propongo, ho per questo motivo deciso di predisporre una seconda fascia d’apparato nella quale ho raccolto tutte le varianti grafico-linguistiche attestate nei latori, nella convinzione che esse possano risultare utili a chi si occupi di linguistica occitanica, non necessariamente applicata ai singoli canzonieri. A titolo di esempio, possiamo verificare che il nostro apparato ci permette di individuare un buon numero di tratti che caratterizzano la lingua dei testimoni italiani della canzone : tra i generici italianismi si catalogheranno giai per vai al v. 28 in T ; eo per eu al v. 31 in S e al v. 42 in U ; le grafie cugia al v. 23 e giois al v. 48 in T. Quanto ai settentrionalismi, si consideri la grafia –tç per –tz che si incontra più volte sempre in T e, di nuovo in T, il passaggio all’affricata dentale in blanza al v. 35 (il che presuppone una precedente pronuncia con affricata palatale blancha). Il canzoniere U riporta invece anche alcuni toscanismi, coerentemente con l’ipotesi di localizzazione che ho avuto modo di proporre recentemente :18 al v. 10 questa raccolta legge sconoiscen per desconoiscen, tradendo così l’interferenza della forma scanoscente/sconoscente e affini ;19 al v. 36, invece, amaris per amarcis sarà probabilmente da avvicinarsi alle voci del verbo amarire che trovano riscontri nella lirica toscana.20 D’altra parte, appurato che la veste linguistica originaria dei testi trobadorici risulta di fatto non restituibile,21 questa auspicata sempre maggiore attenzione al dato linguistico dei diversi testimoni potrà permettere anche all’editore critico il recupero di qualche relitto delle diverse lingue d’autore fortunosamente sopravvissuto alle fasi della copia, talvolta riconoscibile proprio in quanto estraneo all’uso standard di uno o più canzonieri.

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Introduzione all’edizione

9 JORDBON, S’IRA D’AMOR TENGES AMIC IAUZEN (BDT 273,1)

10 EDIZIONI PRECEDENTI : Die Werke der Troubadours in provenzalischer Sprache nach Raynouard, Rochegude, Diez und nach den Handschriften herausgegeben von K.A.F. Mahn, Berlin, 1864, III, pp. 311-2.22

11 TESTIMONI : C 335, D 84, E 150, F 50, G 112, I 121, K 107, S 196 (tornada VI a 188, a concludere BdT 421,1)23, T 197, U, 128, W 201, X 149, w 286v, varianti marginali dal canzoniere di Bernart Amoros apposte da Piero di Simon del Nero in Fa (193), descriptus di F, che indico in apparato con la sigla ls.24 Andrà però notato che su tutto il margine destro del foglio 195 di Fa Piero copia, separandole dal resto della pagina con una linea, anche la cobla v e la prima tornada della nostra edizione, non trascritte in F, nonché la seconda tornada, non attestata in nessun altro testimone. Mi pare verosimile che la fonte di queste aggiunte debba essere individuata di nuovo nel canzoniere di Bernart Amoros, con il quale Piero si era limitato a collazionare le coblas della poesia trascritte in Fa (cioè quelle originariamente presenti in F) : proprio per questo motivo, per quanto riguarda la cobla V e le due tornadas, faccio rientrare nella recensio Fa, che per queste porzioni del testo rappresenterà dunque non il descriptus di F, ma, di fatto, il testo del canzoniere di Bernart Amoros.

12 ATTRIBUZIONE : Jorda de cofolen : C (e tavola). Jordans bonels : D (e tavola) F (Iordan bonel) I K U (Iordan bonell). Raimon iordan de cofenolt : S. Nuc dedansir : T. Anonimo : G W X w. Rubrica attributiva asportata in E, ove il testo doveva comunque essere ascritto, come i contigui, a un fantomatico Jordan de borneill. Fabio Zinelli ha individuato la presenza di alcuni richiami intertestuali tra la canzone di UcSt-Circ Gent an saubut mei oills venser mon cor (BdT 457,16) e quella in esame : questo elemento, probabilmente non sfuggito al copista di T o alla sua fonte, potrebbe dunque spiegarne l’ascrizione singulars a Uc.25 A ciò si potrà anche aggiungere, oltre al sospetto nei confronti dell’attribuzione a un autore decisamente minore, il fatto che lo schema rimico adottato nel nostro testo venga ripreso dal trovatore caorsino in ben tre suoi componimenti e in due di questi casi utilizzando proprio versi decasillabici come qui JordBon (BdT 457,9 ; 457,40 ; 457,43).26

13 METRO : cinque coblas unissonans di nove versi con schema a10 b10 a10 b10 b10 c10’ c10’ d10 d10

(Frank 335 :2) e due tornadas di quattro versi (c10’ c10’ d10 d10) ; rima a in –en, b in –e, c in – ire, d in –ors ; rima derivativa devire (v. 6) : vire (v. 15). La notazione musicale è conservata in W, mentre in G è stato solo tracciato il pentagramma apposito. Non si registrano altre poesie trobadoriche che presentino nel contempo perfetta identità di schema metrico e rimico con quella in esame, anche se si potrà rilevare una certa vicinanza a una delle pièces più significative di GcFaid, Tant ai sofert longamen grant afan

(BdT 167,59) : a10 b10 b10 c10 c10 d10’ d10’ a10 a10, anch’essa organizzata in coblas unissonans di 9 vv. e datata al 1188-90.27 Per via di quanto si dirà a breve riguardo alla destinataria del testo, mi pare comunque da segnalare l’utilizzo del medesimo schema metrico (ma con rime a b a b b b c c b) da parte di BtBorn, Un sirventes fatz dels malvatz baros (BdT 80,43).

14 DATAZIONE : l’unico elemento in grado di consentire una datazione approssimativa della canzone è naturalmente costituito dal nome della donna alla quale essa viene inviata :

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Gibors. È questo d’altra parte, oltre all’indicazione del luogo di origine del trovatore, l’unico dato biografico a diposizione dell’autore della breve vida di JordBon : « Jordans Bonels si fo de Saintonge, de la marqa de Peitieu. E fez mantas bonas cansos de Na Gitbors de Montausier, que fo moiller del comte d’Engoleima e pois fo moiller del sengnor de Montausier e de Berbesiu e de Cales».28 La stessa « Na Tibors de Montausier» figura anche nella razo di BdT 80,38 (BtBorn, S’abrils e foillas e flors), ove si dice che « era moiller del seignor de Chales e de Berbesil e de Montausier».29 L’attribuzione di questi tre titoli a un’unica persona di nome Guiburca è registrata in un documento emesso dalla cancelleria di Giovanni Senzaterra nel 1214 e probabilmente a questa situazione fa riferimento l’autore della vida ;30 ella risulta sposata con Olivier, 31 signore di Chalais, almeno dal 1182, per cui il nostro componimento sarà stato scritto certamente tra gli anni Ottanta del XII secolo e i primi del successivo. Accogliendo l’ipotesi di Zinelli secondo la quale il rapporto intertestuale tra UcSt-Circ e JordBon al quale ho fatto riferimento supra andrebbe nella direzione UcSt-Circ → JordBon, la nostra canzone dovrà essere necessariamente datata ai primi anni del Duecento.

15 DISCUSSIONE TESTUALE : dal momento che solo C ed E trascrivono più componimenti di JordBon, non è possibile apprezzare eventuali discrepanze significative nell’ordine di trascrizione delle poesie del nostro autore adottato dai diversi testimoni. Questo schema riassume invece e mette a confronto la successione delle coblas propria dei singoli latori : C I III II IV V

D I II III IV V G S T I II III IV V VI w I II III

E I K U I II IV V III VI F I II IV Fa [I] [II] [IV] V VI VII

W X IV

16 Non è possibile dimostrare l’esistenza dell’archetipo.

17 Peculiarissima si rivela la recensione di uno dei testimoni di norma più affidabili (ma talvolta così affidabile da risultare sospetto), C : una fittissima rete di varianti adiafore e vere e proprie corruttele non condivise dagli altri testimoni ne tradisce infatti la natura di rifacimento non d’autore.32 Si noterà in particolare che : 1) il sostantivo amadors è esposto in rima anche all’ultimo verso della cobla III (II della nostra edizione), oltre che nell’ultimo della I (e probabilmente, nonostante il guasto materiale, della V, come avviene negli altri testes) ; sul problema del mot tornat, cfr. comunque infra ; 2) viene inserito un ulteriore mot tornat (cove) ; 3) il sostantivo jra del primo verso viene goffamente recuperato nell’elencazione quadrimembre del terzo ; 4) alcuni interventi interessano anche i rimanti, che in sette casi sono diversi rispetto al resto della tradizione (oltre alla già citata ripresa di amadors, anche desdire, estamen, rete, cossire, cove, coven) : una così spiccata differenza in una sede di tale importanza risulta decisamente sospetta. A questi dati di natura interna, si aggiunga anche l’isolamento di C rispetto agli altri latori per quanto riguarda l’ordine di trascrizione delle coblas (oltre che per la forma particolare dell’attribuzione). Appurato che la recensione di C

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trasmette dunque una versione scientemente rimaneggiata del testo di JordBon, ho deciso di presentarla a parte, evitando di mescolare questa redazione, pur interessante per lo studio della fortuna della canzone, a quella originaria.

18 Come già accennato, risulta davvero complesso individuare degli errori significativi utili a razionalizzare i rapporti tra i testes, tanto più in una tradizione disgregata da fitte reti di rapporti contaminativi. Sulla scorta di quanto abbiamo esposto in precedenza, iniziamo la disamina dei luoghi maggiormente notevoli della varia lectio discutendo la natura di quelle innovazioni che, almeno in teoria, parrebbero delle corruttele vere e proprie : • V. 9 : qui tutti i testimoni, a parte D T, espongono a rima amadors, che si ritrova nella medesima posizione anche al v. 45, senza che qui si possa individuare alcuna lezione concorrente. La presenza del mot tornat parrebbe dunque congiungere E F G I K S U w contro D T. In realtà, possiamo verificare che, senza che l’apparato indichi alternative di sorta, casi di questo tipo figurano anche ai vv. 14-31 (re) e 7-46 (dire ; ma in questo caso è interessata la tornada, ove la presenza del mot tornat risulterebbe maggiormente ammissibile), per cui è probabile che l’esposizione di una medesima parola-rima più volte nello stesso componimento fosse prassi accettata dall’autore o che, comunque, egli non ritenesse di doversi adeguare a una prescrizione metrico-retorica che d’altra parte figura solo nella trattatistica più tarda.33 Penso dunque che sia il priadors di D T a essere inautentico e congiuntivo per i due testes in questione, accogliendo invece nel testo critico l’amadors concorrente. • V. 9 : F S reagiscono a fennenz con un fis genz inaccettabile nel contesto. • V. 10 : D T declinano desconoissen al caso retto (desconoissenz D, desconoisentç T), infrangendo lo schema delle rime e riferendo così questo sostantivo al soggetto sottinteso eu, un’interpretazione inaccettabile nel contesto. • V. 10 : l’inciso è fattore dinamico per F I K U, con I K U che recuperano incongruentemente al v. successivo il car con il quale esso si apre. • V. 13 : F I K si isolano con senes f(e)re (cfr. infra il commento al luogo in questione). • V. 25 : il v. manca in D E G S, il che potrebbe riunire agevolmente questi testes, se solo l’eziologia banale della svista (l’usuale saut du même au même causato dall’uscita identica della rima in versi contigui) non ci insinui almeno qualche dubbio sulla sua effettiva monogeneticità, nonostante il discreto numero di latori che vi partecipano ;34 a ciò si aggiunga il fatto che, nel resto del componimento, non si registrano altri luoghi che evidenzino un rapporto significativo tra D e gli altri membri della formula, a parte il comunque adiaforo calors del v. 26 condiviso da D G, che si potrà forse spiegare con i flussi contaminativi che, come noto, interessano il canzoniere estense. • V. 26 : è erronea la condivisione di es per son in D S, che potrebbe però essere stata catalizzata a livello paleografico dalla contiguità di er. • V. 33 : è erronea la I persona singolare (ai) condivisa da D K U, che tentano così di riportare il dettato all’autobiografia poetica ; anche in questo caso, però, il comportamento differente del gemello di K, I, ci insinua qualche dubbio sulla monogeneticità dell’innovazione. • Al v. 38 è comune la reazione di I K U di fronte a esdeve (fos deve K, sen deve U, sos deve I).

19 Consideriamo ora il diverso peso ecdotico dei luoghi della varia lectio che producono disordine metrico : • V. 4 : l’innovazione sofertat → sofert (I S U) è abbastanza immediata per risolvere i dubbi indotti da un participio poco comune ; la sua poligeneticità è d’altra parte affermata dalle

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soluzioni divergenti dei due ‘gemelli’ I K ; potrebbe risultare rischioso attribuire qualsivoglia valore congiuntivo anche alla facile congettura comune a S U (-tat = tāt = tant). • V. 10 : l’ipometria causata dal passaggio era → e·m isola I K. • V. 22 : I K U sostituiscono il pronome clitico con la corrispondente forma tonica (co·ill → com la/li), espungendo di conseguenza tan per ristabilire il compas. Per quanto l’eziologia dell’innovazione sia propria dei copisti italiani, e dunque potenzialmente poligenetica, l’azione comune su tan parrebbe invece indicarne un’origine comune ; certo ancora minore sarebbe stato il valore congiuntivo dell’intervento se a permettere di nuovo la regolarità del computo metrico fosse bastata un’elisione di vocale finale o una sinalefe. • V. 32 : si registra l’ipometria comune a D T U causata dall’innovazione defaill → faill. • V. 37 : Fa T U condividono l’omissione di o ; questo guasto poteva essere presente anche nel modello di S, che l’avrà corretto integrando trop. Si consideri comunque che la diffidenza nei confronti del pronome neutro o è comune presso i trascrittori italiani, e dunque potenzialmente poligenetiche sono le reazioni alla presenza di questa particella così tipicamente occitanica.35

20 In ultima istanza, valutiamo le lezioni contraddistinte da tratti di deteriorità : • V. 2 : pare difficilior la struttura sintattica che presenta apodosi al condizionale II,36 rispetto alla concorrente al presente indicativo attestata in D I K T. • V. 2 : l’accezione non comune del verbo anar produce la trivializzazione anes → ( n’) ages in T U. • V. 15 : si rilevano le innovazioni significative a carico di D T ls (banalizzazione de l’amor) e di G S U w (desamaz) : quest’ultima mi pare inferiore rispetto alle concorrenti dal momento che, nei versi interessati, l’autore sta descrivendo la costanza del sentimento che è propria certo solo dell’amante cortese piuttosto che, genericamente, di chi non è riamato.

21 Quanto alle lezioni caratteristiche, se ne registra una fitta rete (vv. 3, 20, 21, 22, 23, ecc.) che isola, al solito, la coppia I K.

22 A livello di pura adiaforia possiamo rilevare, tra gli episodi maggiori, al v. 3 car per que in F G S U e pen’e dan e dol e marrimen in D T ; al v. 7 ve condiviso da D E F I K ; s’eu sui per si soi al v. 9 in G S w ; amar per amor in G I K S T al v. 13 ; blasmars per maltrais in E F I K al v. 14 ; ades per aisi in I K T U al v. 24 ; mais per plus al v. 33 in E F I K U ; meilz per plus in G S U al v. 34 ; c’apres lo per que pois del in G I K al v. 36.

23 La contaminazione endemica non permette dunque di raffigurare con profitto i rapporti tra i testimoni in maniera stemmatica, anche se è stato possibile raccogliere un discreto numero di dati che bisognerà ora tentare di inserire, tenendo conto del diverso valore ecdotico di ognuno di essi, nel sistema più economico che sia possibile teorizzare, intendendo come più economico quello che permetta di ridurre al minimo la necessità di postulare contatti orizzontali tra i latori o comunque di razionalizzarli meglio.

24 Sulla base dei luoghi testuali significativi individuati pare di poter intravedere una sostanziale bipartizione della tradizione, che si polarizza attorno alle recensioni di D T e di G S. La solidarietà di D T, accompagnati, per quanto è possibile constatare, dal canzoniere di Bernart Amoros, si intravede in particolare ai vv. 9, 10, 15 e 32 ; a questi due canzonieri sarà probabilmente da avvicinare l’espressione E F I K U, con F I K piuttosto ben definiti (cfr. i vv. 10 e 13), la cui consistenza parrebbe confermata anche dalla condivisione del medesimo ordine di trascrizione delle coblas. Il loro posizionamento in contiguità con D T ls è suggerito, oltre che da qualche traccia

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testuale (cfr. il v. 2, 32, forse 33, e di nuovo 2 nel rapporto con U), anche dalla comune indicazione della paternità autoriale, pur con l’eccezione di E. Si noti comunque che U si rivela investito da forti influssi contaminativi (cfr. i vv. 4, 15 e 37), mentre la collocazione di E in questo insieme, oltre che sul già richiamato criterio esterno relativo alla sequenza delle strofe, può poggiare solo su accordi in adiaforia (cfr. i vv. 7, 14 e 33). La mutevolezza delle costellazioni delineate dagli incontri di questi testes su lezioni di maggiore o minore peso ecdotico sarà verosimilmente da attribuirsi alle presenza di varianti marginali nelle loro fonti (come vedremo, con tutta probabilità l’ editio variorum ε). Ancora più indistinta si rivela l’espressione concorrente a quella appena circoscritta : G S (con w) si isolano infatti, tra l’altro accompagnati da U, solo nella lezione deteriore del v. 15 e in alcuni episodi di adiaforia. Di davvero scarso significato si rivela poi l’accordo di G S w nell’ordine di trascrizione delle coblas, comune pure a D T, che, anche grazie a questa condivisione tra testimoni appartenenti a tradizioni differenti, ho adottato nel testo critico. Nonostante le difficoltà del caso in esame, sembrerebbe comunque di poter riconoscere l’opposizione tra una tradizione di matrice veneta (D T ls + E F I K U, con sottogruppo F I K ; in particolare la separazione di D da I K potrebbe permettere di intravedervi i prodotti rispettivamente di ε e β avalliani) e una rappresentata da prodotti italiani del collettore y.

25 Non è semplice individuare a quale settore della tradizione appartenesse la forma testuale sulla quale ha poi operato il rifacitore che ha creato la versione di C ; in essa si rileverà comunque, oltre all’assenza degli errori propri di D T ls + E F I K U, la presenza della lezione probabilmente deteriore desamaz (cfr. supra), forse indicativa di rapporti con il collettore y. Sulla base delle nostre conclusioni, si dovrà postulare che la lezione adiafora leial, presente in D al v. 45 ma anche in C nello stesso luogo, sia stata veicolata tramite contaminazione ; bisogna però considerare che la formularità del binomio leial amador, certo nelle orecchie dei copisti, potrebbe non escludere la natura poligenetica dell’innovazione, senza dover ipotizzare un contatto orizzontale del quale non è comunque possibile stabilire il verso.

26 Resta da segnalare infine la peculiare operazione messa in opera dalla fonte comune alle testimonianze parziali di W e X, anch’esse pubblicate a parte, che uniscono in un’unica cobla la prima porzione della IV e la seconda della I della nostra edizione. 37 Anche in questo caso, per via dell’esiguità delle testimonianze e dell’alto tasso di innovazione testuale, non è possibile riconoscere l’alveo della tradizione al quale ricondurre W e X : si noterà comunque almeno la presenza della parola-rima escondire in X (in opposizione però a desdire di W), propria anche della versione di C, canzoniere che è espressione della medesima fonte dalla quale paiono derivare anche le altre poesie provenzali accolte in veste francesizzata in X e W.38

27 Dal punto di vista editoriale, appurata l’inautenticità della versione tràdita da C e la compromissione del testo di E causata da un danno materiale della carta sulla quale è trascritta la canso, scelgo di seguire D, contraddistinto da una più spiccata uniformità grafico-fonetica e da una posizione meglio definita nella nostra ipotesi di recensio, emendandolo, quando necessario, col ricorso alla restante tradizione.

* *

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Edizione critica

28 I S’ira d’amor tenges amic iauzen, no fora cell cui miels anes de me, que pen’e dol e dan e marrimen n’ai sofertat pos amei, e cove q’eu aia·l mal e ma dona lo be. [5] E s’ela·s vol aissi ab mi devire, car sap e cre q’eu no·ill ausi re dire ; anz voill mon dan, s’ela·l vol et Amors : guardaz si soi dels fennenz amadors !

29 Se l’infelicità amorosa mantenesse un amante gioioso, a nessun’altro andrebbe meglio che a me, poiché ho sofferto pena e dolore e danno e afflizione da quando amai, ed è necessario che io abbia il male e madonna il bene. Dunque lei si vuole separare così da me, poiché sa e crede che io non le oso dire nulla ; piuttosto voglio il mio danno, se ella e Amore lo vogliono : considerate dunque se faccio parte della schiera degli amanti insinceri !

30 1-4 asportati in E. 1. amic] hom w, home G ; iauzen] en jausen w ; gaudent U. 2. no fora cell] non (si non T) es nuls homs (hom I K T) D I K T ; fora] fara G ; cell] cels U w ; cui] qe E S T U, qui I K ; miels] mais T ; anes] ames w, n’ages (ages U) T U ; me] mi I K. 3. que] car F G S U ; pen’e dol e dan e marrimen] pen’e dan e dol e marrimen D T ; dan] dans G U, mal I K. 4. n’] om. F G I K S U w ; sofertat] sofert I, sofert tant S U ; e] om. U ; T om. da pos amei a vol aissi (v. 6). 5. q’eu] que I K ; dona lo] don’aia·l w. 6. s’] om. E ; ·s] om. G I K w, ·l U ; ab mi] om. E ; ab] a S ; mi] me F G T w. 7. cre] crei ls, ve D E F I K ; q’eu] que G I w ; no·ill] no·l E F, no (non w) li G U w, no ll’ S, non (no T) l’ I K T, voill D ; dire] escondire T. 8. anz voill mon dan] voill tot soffrir S ; ela·l] elas D ; ·l] om. F T w. 9. si soi] s’eu (si eu F w) sui (soi S, suy w) F G S w, sui aggiunto nell’interlinea F ; si] cum U ; dels] del I U ; fennenz] fis genz F S ; amadors] priadors D T. 1 jra G I K S U ; tengues F G I K S U w ; iausen G, gauden S, gausen T. 2. non w ; cel F G nuillz I K ; qi I ; melz G, meillz F S, mielz K ; annes G. 3. ce T, qar F S U ; danz G ; marimen F I S. 4. ay w, hai F ; soffertat G w ; pois G S U, pueys w, puois I K ; amiei I K, amiey w ; conve F G. 5. qu’ E ; ieu E ; dompna F S, domna G I K, donna U. 6. ella w, ila S, illa U ; aisi E U, ayssi w. 7. qar E F ; c’ieu T ; aus G U, auze E, auzi I K ; ren E I K S U w. 8. ans T w ; vogll T, voil U, voill I K, vol G w, voll T, vueill E ; elas I K, ellas (ella T U w) F T U, ilal ls, ilas E S, illas G ; ez F. 9. gardatz E F I K w, gardatç T, gardaz G S U ; se T ; sui E G I ; fegnens ls, feingenz K, feingnenz I, fenhens E, fenhentz w, fignentç T, fignenz G ; preiadors T.

31 II Era diran, car son desconoissen, [10] qe cel es fols c’am’altrui mais que se : donc non sabez q’om non a ges de sen cant en amar s’es esprez e s’esfre, que chastiarz ni maltrais no·i val re, ni fins amans non a poder qe·s vire, [5] c’ab ambas mans contra l’afan no·s tire, si cum eu faz, mas, car mi fos onors, cuizei passar toz los bons sofridors.

32 Ora diranno, dal momento che non hanno cognizione di causa, che è folle chi ama un altro più di se stesso : dunque non sapete che non si ha senno quando ci si è infiammati e si soffre nell’amare, che il biasimo e la sofferenza non hanno alcun valore, e un amante cortese non ha la capacità di

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distogliersi, di non aggrapparsi con entrambe le mani all’affanno, proprio come faccio io, ma, perché mi fosse onore, pensai di superare tutti gli amanti più capaci di sopportare.

33 10. Era] e·m I K, era·m G w ls ; car son] q’eu sui ls, tut li F I K U ; car] que w ; desconoissen] desconoissenz D, desconoisentç T, sconoiscen U. 11. qe] car I K U, et T ; cel] ses I ; fols] fol T ; altrui mais] mais altrui T. 12. donc] donec G, dont w ; sabez] sabon F ; a ges] om. D (con spazio bianco dopo q’om), agues I S. 13. cant en amar s’es esprez] q’a ben amar asas per U ; amar] amor D E F ; esprez] empeintz F, enpres E, espers S ; e s’esfre] e ses fren U, senes fre (fere K) F I K. 14. chastiarz] chastiar S T U ; maltrais] blasmars E F I K, mal U ; no·i] no·m U, non D G w, no·i i I (con aggiunta della seconda i per ultimare la riga di scrittura) ; re] ren I. 15. fins amans] de (da ls) l’amor D T ls, desamaz G S U w ; a] ai G w, n’a U ; qe] e T, qui I ; ·s] ·m G w. 16. c’ab] car D ; ab] a U ; mans] mas E G U ; afan] afans D U ; no·s tire] om. E, vol rire ls ; no·s] no D T, no·l E G S U w, non T ; I aggiunge una i per ultimare la riga di scrittura. 17. si cum eu] ensi o G w ; mas] e F, que E I K ; car] q’a S ; fos] fay w, faz U, fes E ls, fora F I K ; onors] amors U. 18. cuizei] cunc T ; los] li T ; bons] bon T ; sofridors] sofridos G. 10. ara E w ls ; qar G S, quar E ; tuic I K ; desconoisen E G, desconoyssen w. 11. que E w ; sels K ; q’ama G, qu’ama w ; atrui G, autrui E F I K U, autruy w ; mays w ; qe F G U, ce T. 12. doncs F I K S, donx E ; no E S ; sabes G T U w, sabetz E ls ; c’ E F I K T ; ha F. 13. can G, qan S, qant F, quant E I K w ; espres G I K T w ls. 14. ce T, qe F G S ; castiars (castiar T U) E G I K T U, chastiars F w ; maltraich G, maltrair ls, maltrait S, maltratz w, maltraitç T. 15. ne G T ; fis E ; amanz F ; desamat S, desamatz w ; ay w, ha F ; que E K. 16. q’ F U, qu’ w ; anbas S ; afanz D, affan F w ; non T. 17. com E F S T ; ieu E T ; fatç T, fauc E, fas I K ; mays w ; quar E ; honors E F G I K S T w. 18. cugei E F I K S w, cuiei U, cuigei G ; totz E F I K w, tutc T ; bos E F G I K S U w ; soffridors I K, suffridors F w, sufridors E T.

34 III Qu’eu n’ai plorat mantas ves dolzamen, qan be·m consir com li dirai ni qe ; [20] e qan l’esgart ai tan dur espaven, no·ill aus mostrar co·ill port tan bona fe : can cuia·l cor parlar, la boça·l te, e son aisi duz per un li sospire, qar qui mais val, mielz deu sos precs aissire ; [25] er son ardiz, era·m torna·l paors ; era se·n vai, era·m torna·l colors.

35 Io ne ho pianto molte volte di tenerezza, quando mi interrogo su come parlarle e cosa dirle ; e quando la guardo ne ho un così grande timore che non le oso mostrare quanto le sono devoto : quando il cuore intende parlare, la bocca lo frena, e così i miei sospiri sono due invece di uno, poiché chi più vale, meglio deve preparare le sue preghiere : ora sono ardito, ora mi torna lo spavento ; ora il colorito se ne va, ora mi torna.

36 19-27 om. F. 19. qu’] om. E U ; mantas] illeggibile in w ; K aggiunge una i per ultimare la riga di scrittura. 20. qan] cam U, car D w ; be·m] om. D, ben G U w, me I K, mon T ; consir com li dirai] illeggibile in w, com li] qieuloill T ; li] lai U, loi E, soill D. 21. l’esgart] la vei I K ; ai] am E, n’ai S ; espaven] spaven w. 22-27 om. w. 22. no·ill] no l’ G, no ll’ S, non l’ E U ; aus] au U ; co·ill] co·l G, com la U, com li I K, qe·ill D, qi·ll T ; tan] om. I K U. 23. cuia·l cor parlar la boça·l te] cuid parlar temenssa me rete I K ; ·l] om. T ; cor] cors S ; parlar] plorar S. 24. aisi] ades I K T U ; duz] don G, dous (dolz S) E S ; per un] prenon G ; per] pri E. 25. om. D E G S ; mielz] om. U ; precs] prec T. 26. er son] aras U ; son] es D S ; era·m] ar me I K ; ·m] om. D E I, ·l S ; ·l] om. G S, ·ill E, ·s U ; paors] dolors T. 27. G integra il v. a piè di

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pagina ; se·n vai] son freich G ; era·m] ara·l S U, e·m D, et er I K ; ·l] om. G S U, ·ill E ; colors] calors D G, dolors T. 19. q’ G S T ; ieu K T w ; ay w ; plurat T ; maintas E G ; vetz E, vez G I S U ; dolsamen w, dolçament U, dousamen E I T. 20. can T, qant I, quan E, quant K ; conssir D G, cossir K ; cum D ; que E I K. 21. cant T, qant G I K, quant w ; esgard S U w, esguar E ; ay w ; tant T, tanz w. 22. nogll T. 23. qan G S U, quan E, quant I K ; cugia T ; cuida E U ; boca E S, bocca U, bocha G T. 24. et S T ; aissi S ; dos I K U, dui T ; on E. 25. car T, quar K ; ci T ; miels T ; assire T. 26. ar E G I K T ; soi E G, sui T ; arditç T, arditz E I K ; ara E G S T U. 27. ara E G I K S T U ; giai T ; ar K, ara E G S T ; chalors G.

37 IV Si cum l’aiga sofre la nau corren, pois es tan granz que mils homes soste e d’un clavel pert son afortimen, [30] sofergr’eu mal meill de nuill’autra re, mas can de lei, qi·m defaill ab merse ; qez, on plus l’am, meill a cor qe m’aïre, et on pietz trac, plus doblon mei martire ; e·l dols esgars m’es cum la blanca flors, [35] que, pois del fruit, s’amarcis la sabors.

38 Così come l’acqua sostiene la nave che naviga veloce, [quella nave che] è così grande da poter sostenere mille uomini eppure a causa di un solo chiodo perde la sua robustezza, io sopporterei meglio il dolore causato da qualunque altra cosa eccetto che da lei, che non ha alcuna pietà per me ; quanto più l’amo, tanto più si adira con me, e quanto più ne soffro, tanto più raddoppiano le mie sofferenze ; e il suo sguardo dolce è per me come il fiore bianco, che, dopo aver fruttificato, perde la sua freschezza.

39 28-36 om. w. 28. sofre] sofra T. 29. pois] quant E F, que I K ; es] q’es G ; granz] fortz I K, gran T ; mils] mil E I K S U, nul G ; homes] ome T. 30. e d’] per I K ; d’un clavel pert] donc l’aven per T. 31. sofergr’] soferg D, sofier E, sofferg S, soffreg G, soffrira F, soffrir’ I K, sofregr’ T, sufert ls ; mal] mills ; nuill’] tot E I K S ; autra re] autre be U ; K aggiunge una i dopo meill per ultimare la riga di scrittura. 32. mas can de lei] e plus qe leis ls ; qi] que E F K ; ·m] ·n S ; defaill] faill D T U ; ab] a I K T ; merse] merces G. 33. qez] car T ; on] c’om T, d’un S, ç’om U ; plus] mais E F I K U, meillz G ; a] ai D K U ; qe] qe·m I K ; m’aire] m’ave D ; m’] n’ I K. 34. et] om. D, c’ G ; on] donc S, no T ; pietz trac] plus en pus T ; trac] mi fai D ; plus] meilz G S U ; doblon] doble·l I, doblo·l K, dolon D T ; K aggiunge o prima di martire per completare il rigo di scrittura. 35. e·l] e G ; esgars] esgart (esgard S) I K S T U ; G aggiunge aissi dopo m’es ; blanca] om. G, blansa D. 36. que pois del] c’apres lo G I K ; del fruit s’amarcis] s’estraitz e marcis ls ; s’] om. F I K ; la] las I K ; la sabors] saboros U. 28. sj F U ; com E F G I K S T U ; aigua E U ; soffre K U, suefre E, suffre F ; nao T ; coren G S T. 29. pos ls, puois G T ; qant F ; grans E, grantz F ; qe F G S T U ; miltç T. 30. et S ; perd U ; affortimen F G. 31. eo S, ieu E ; meillz F, meils E, meilz G, mell S, miells T, miels U, mielz I K ; nul’ G T, null’ F. 32. cant F, qan G S U, qant K, quan E, quant I ; delleis I K, leis G, lieis T ; ce T, qe F ; defail G, defal S, desfail K, desfaill I ls, fagll T, failh U ; merce E F I K. 33. qe G S U, que E I ; meillz F S, meils E, meilz G I K, miels T U ; ha E ; que E I K ; azire E F. 34. e U ; ez F ; peich G, peiz D S, peitz E, piez F U, pietz I K ; trag U, traich G ; meill S, miels U ; doblan G S U ; miei I K T U. 35. e·ill S ; doltç T, dolz F G S, dous E, douz I K U ; esgarç G, esgartz E F ; com E F G I K S T ; blancha S, blanza T. 36. ce T, qe F S U ; pueis E, puis S, puois T ; frug I K, fruich F, frut U ; amacist G, amaris U, amarsiz T, amarzis E, amarçis F.

40 V E fai o mal domna, mon escien, pois fai semblan don priars esdeve a cavaler, ni·ll don’entendemen can no n’a cor, si cum una fes me, [40]

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qe·m parla peich qan no m’au ni no·m ve. E s’eu fos fals engananz ni traire encontra lei, aissi·m fora iauzire ; mas ves Amor non val força, ni tors, ni res, mais cor de verais amadors. [45]

41 Una donna si comporta certamente in maniera scorretta quando fa mostra a un cavaliere di accogliere la sua preghiera, e gli presta la sua attenzione anche quando non ne ha la volontà, come qualcuna ha fatto con me, che mi parlò peggio dal momento che non mi ascoltava e non mi vedeva. E se io fossi falso, ingannatore e traditore nei suoi confronti, così ne avrei piacere ; ma con Amore non servono a nulla fortezza, torre o altro, bensì cuore di vero amante.

42 37-45 om. F w ; 37. o] om. Fa T U, trop S ; escien] escient U. 38. pois] quan E I K ; fai] fais T, fan S, faz U ; semblan] seblans T, semblanz I K U ; don priars] donneiar U ; don] o D ; priars] prezars S ; esdeve] esdeven Fa, s’esdeve S, fos deve K, sen deve U, sos deve I. 39. ·ll] om. U ; don’] dōna G ; entendemen] entendement D. 40. can non a] canona S, e uo la E ; can] qe U ; no n’] no·i I K ; a] ai U. 41. om. T ; qe·m] qui D, qui·m I K, qum E ; peich] poue D, prez I ; qan no m’au ni no·m] qa non mama nim U ; no m’] non D S ; au] auc D ; no·m] no S, non D. 42. engananz ni traire] engannariz triccaire U ; engananz] enganaire T, enganaz S ; traire] tracor T. 43. encontra] e com tra U, e contra Fa ; lei] leis G I K S T ; aissi·m] aisin E Fa, ensim T, ensin S, eo sim U ; fora] fara T, forsa S ; iauzire] iauzir G. 44. ves] a vos T ; Amor] amors D Fa G I K T U, dan or E ; non] no·m T. 45. res mais] l cal T, leial D ; res] re E S, ren G U, tem Fa ; cor] cors Fa G I K U. 37. et S ; fa S, faic T ; ho E ; dompna S, dona E, donna Fa U ; esien I, essen K, essien E. 38. puois G T ; quant I K ; un S ; pregars Fa, preiars E G I K T. 39. cavalier E Fa K T U, cavallier I ; ·l I K T, entendimen Fa T U. 40. qan Fa G, qant S ; ha Fa ; com E I K S, con Fa T ; fez G S U, fetç T. 41. can D, qi·m Fa S ; peitz E, peiz S, piegz Fa, pietz K, piez U ; quant I K. 42. et S ; eo U, ieu E Fa I K T ; enguanans E. 43. lieis T ; aisi E ; gausire T, iaudire S, iausire U. 44. vas Fa G, vers U ; no E S ; forsa E Fa I K T, forza G S U. 45. mas E I K.

43 VI A Cales vai, cansos, a midonz dire, a Na Gibors, qui Beutatz saub eslire, e Pretz, e Iois, e Largues’e Valors, c’a leis me clam de sos mals norridors.

44 Vai a Chalais, canzone, a dire a midonz, alla signora Gibors, che la Beltà sa distinguerla, e Pregio, e Gioia, e Larghezza e Valore, che davanti a lei mi nomino provveditore alle sue sofferenze.

45 46-49 om. D F w. 46. A] ad E U ; Calos] Alest U, Chaletz Fa, Calos I K, Chalos E, Zales G S ; cansos] canson T U ; midonz] midon S T. 47. Gibors] Galbors I K, Galbortç T, Gallorx E, Giborg U, Guibors Fa, Guibroch G ; Beutatz] bos pretz Fa ; eslire] eflire G. 48. e Pretz, e Iois, e Largues’] on es iovenz e beutatz Fa ; Iois] ioi S ; Largues’] largeza G T U. 49. a] ab S U ; leis] lei S T ; me] mi E Fa G U ; sos] om. U ; norridors] bailidors E ; K aggiunge una o dopo sos per ultimare la riga di scrittura. 46. chanson U, chansons S, chansos E, chanzon G, chanzos Fa ; midons E. 47. cui E Fa G S T ; beltat G, beltaz S, beutatç T, beutaz U ; sap G S ; sap T U, saup E Fa T. 48. et S ; pretç T, prez G S U ; giois T ; largesa T, larguez’ E. 49. q’ G ; del sieus Fa ; noiridors Fa K T U, noridors G S.

46 VII E potz aitan sus en sa cart’escrire [50] qe ia bel ditz ni semblantz de douz rire non creirai mais ni oils galiadors qe gardon zai e plus sovent ailhors.

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47 E posso certo scrivere più in alto in questa carta, che non crederò mai più a belle parole e all’aspetto del dolce riso e ad occhi ingannatori che guardano qui e più spesso altrove.

48 50-4 : tràditi solo da Fa (Bernart Amoros). 50. escrire] escriure Fa.

* *

49 RECENSIONE RIFATTA DI C39 :

I. S’jra d’amor tengues amic iauzen, | no fora selh que mielhs ames de me, | quar ira, dan e dol e marri[men] | n’ai sofertat lonjamen, e cove | qu’ieu n’aya·l mal e ma dona lo be. | E pus li plai que·s vol ab luy devire, | quar sap e ve q’ieu non l’aus re desdire, | ans vuelh mon dan, s’elha·l vol e Amors : | gardatz s’ieu suy dels fenhens amadors ! II. Qu’ieu n’ay plorat moutas vetz doussamen, | quan m’albire quon lo·y diray ni que, | pueys quan la vey ab tan dous estamen, | non l’aus dire quon li port bona fe : | quan cuia·l cors parlar la boca·l [...-e] | [...] per mi li sosp[ire] |[...] vol meyns [...-ire] | er es arditz [...-ors] | [e]ras en vay e [...-ors]. III. Era diran [...] sen, | que sell [...] truy mais q[...-e] | que nulhs [...-en] | [...] s’es empres en amar ad esfre | ni castiars ni malstragz no·l rete, | qu’ab ambas ma[n]s contra l’afan no·l tire, | ni desamatz non a poder que·s vire, | si quon ieu fas, mas, quar mi foro honors, | cugiey venser totz los fis am[a]dors. IV. Si cum l’aigua suefre la nau corren, | quez es tan greu que mil homes soste, | per un clavelh pert son afortimen, | pogr’ieu sofrir mal de tot autra re, | mai[s] quant de lieys, que·m defug a merce ; | et on plus l’am, ai en cor que·m azire, | on plus en pens, plus doblon miey cossire ; | e·l dous esgars es cum la bella flors, | que pueys del frug amarzis la sabors. V. E fai o mal, dompna, mon escien, | pus ven al temps qu’a preyar si cove | a son amic ni·l fai entendemen | que·l don s’amor, si quon una fes me | que·l estraya so quel a en coven | e fai o piegz quan non l’au ni no·l ve ; | mas s’ieu fos fals enganans ni trahire | en dreg d’amor adonc for’yeu jauzire, | mas ves Amors no val forsa ni tors, | mas leyal cor de fizels [...-ors].

50 COBLA FRANCESIZZATA DI W : Si con l’aigue suffre la naf courent | po ben tan gran ke mil houmes susten | per un clabel pert son efforcalment | pot non suffrar mains que nule autre ren | si va de le qui defail a merces | et molt mi plas que d’altre part mi vire | et sab per ver que non aus ren desdire | el vol mon dan et eu li vol amor | quer assas sui defaillens amador.

51 COBLA FRANCESIZZATA DI X : Si con li ague soffret la neif corrant | pogue es tan grans ke mil omes sostent | per un claibel pert son auforsamant | pogue soffrir mains ke nule arrerant | si vat de me ki defail a merse | e molt mi plaist ke d’atre pairt mi vilre | ne ne li oz son plaisair escondire | ains veus mon dant et a li vaille Amors | gardair se vol defaillans amadors.

52 NOTE DI COMMENTO : V. 1 : l’ira d’amor era già stata evocata in particolare da Cercam in una delle due tornadas di BdT 112,3a (Puois nostre temps comens’a brunezir), vv. 49-52 (« Cercamonz diz : “Qi vas Amor s’irais, | meravill’es com pot l’ira suffrir, | q’ira d’Amor es paors et esglais | e no·n pot hom trop viure ni murir”»)40, oltre che da ArnTint in BdT 34,2 (Lo joi comens en un bel mes), vv. 43-4 (« Qu’ira d’amor porta merces | qu’ab ergueil vai contralassan»)41 e

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PBremTort in BdT 331,1 (En abril, quan vei verdejar), vv. 15-6 (« Eu chant, qui deuria plorar, | qu’ira d’amor me fai languir»).42 V. 2 : è naturalmente facile e poligenetica la banalizzazione anes → ames di w (e C). V. 3 : l’ordine in cui compaiono i sostantivi in questa accumulazione quadrimembre è certo adiafora, ma rifiuto quella di D T, sia in quanto isolata, sia perché quella concorrente traspare anche in I K : a questo punto, l’accordo di I K con G S ci permette di dimostrare che D T hanno innovato. V. 7 : faccio valere l’accordo di T ls con G S w nello scegliere cre nell’opposizione in adiaforia sap e cre/ve, due alternative entrambe ben attestate in ambito trobadorico. Vv. 10 e sgg. : la partecipazione del poeta è sottilineata dal passaggio dalla forma generica era diran all’apostrofe diretta ai desconoissen (donc non sabez...). V. 13 : il cambio di tempo verbale rende la consequenzialità logica degli avvenimenti, per cui prima avviene l’accensione del sentimento e poi la sofferenza. La soluzione che metto a testo mi pare avere il pregio di spiegare l’eziologia della lezione minoritaria concorrente senes fre di F I K, accolta da Mahn nel suo testo : la banalizzazione, forse sollecitata dal repentino cambio di tempo verbale e dalla presenza di una voce poco diffusa (e s’esfre = e ses fre, con la congiunzione copulativa però assolutamente insostenibile nel nuovo contesto ; cfr. l’innovazione che compromette la rima in U : e ses fren) → senes fre risulta infatti decisamente più plausibile del procedimento inverso. Per questo utilizzo del verbo, cfr. in particolare BdT 450,1 (UcBrun, Ab plazer recep et acuelh), v. 23 (« e ges per “non” hom no s’esfrei»)43, oltre all’incipit guglielmino Compaigno, non puosc mudar qu’eo no m’effrei (BdT 183,4). V. 27 : appurato che la sequenza vocalica del dolors di T cela probabilmente un originario colors, sarà questa la lezione da accogliere a testo, maggioritaria nell’ambito della tradizione veneta e presente anche in quella concorrente. V. 30 : a prescindere dalla similitudine presentata nel testo, in ambito trobadorico il clavel è già di per sé un elemento idiomaticamente connotato con l’idea di ‘inezia’ : cfr. ad esempio GlSt-Did in BdT 234,3 (Aissi cum es bella cill de cui chan), vv. 27-8 (« c’una no·n es en faich ni en semblan | q’encontra vos mi valgues un clavel») ;44 PCard in BdT 335,57 (Tostemps azir falsetat et enjan), vv. 27-8 (« que al leial donerai un bezan | si·l desleials mi dona un clavel»).45 V. 31 : il raro condizionale sofergr’, che congetturo, si intravede in pressoché tutte le forme, però inaccettabili, presenti nella varia lectio : soferg, sofferg, soffreg, sofregr. Una forma di condizionale di questo tipo, ma alla III persona singolare, è attestata nella Chanson de Sainte Foi (vv. 382-3 : « Hom cui fosson cregud cent ann | nonca’l sofergra ja plus gran»)46. F I K banalizzano dunque con soffrira. V. 35 : la blansa flors che quando fruttifica perde il proprio profumo sarà probabilmente il fiore di un albero da frutto come il ciliegio ; una similitudine di questo tipo tornerà più tardi e in ben altro contesto, quello mariano di BdT 248,7 (GrRiq, Ajssi quon es sobronrada), vv. 29-30 : « Tota flors don frutz s’aizina | pert apres son frug beutat».47 Vv. 40-1 : il riferimento potrebbe essere a una donna precedente, del tutto priva di merce, che ha fatto molto soffrire l’io lirico ; interpreto dunque le forme verbali del v. 41 come presenti storici.

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NOTE

1. A JordBon sono attribuite anche Anc mais aissi finamen non amei (BdT 273,1a), unicum di C, e Non estarai qu’un vers no lais (BdT 273,1b), tràdita da C E. 2. Sul raffinamento al quale è stato sottoposto il metodo del Lachmann nei decenni successivi alla riflessione ingenerata dal dibattito con le posizioni bédieriane, per cui si parla ora di neo- o addirittura di trans-lachmannismo, mi limito a rimandare a Giorgio Chiarini, Prospettive translachmanniane dell’ecdotica, in Ecdotica e testi ispanici, Verona, Fiorini, 1982, pp. 45-64 ; segnalo come particolarmente significativi nel mostrare l’avanzamento della riflessione sul metodo rispetto al suo meccanicismo originario gli interventi di Cesare Segre, Metodologia dell’edizione dei testi [1991], ora in Id., Ecdotica e comparatistica romanze, a cura di Alberto Conte, Milano-Napoli, Ricciardi, 1998, pp. 41-53 e D’Arco S. Avalle, La funzione del ’punto di vista’ nelle strutture oppositive binarie [1993], ora in Id., La doppia verità. Fenomenologia ecdotica e lingua letteraria del Medioevo romanzo, Tavarnuzze-Impruneta, Galluzzo, 2002, pp. 213-20. Non condivido dunque l’orientamento abbracciato dai teorici della cosiddetta mouvance, di cui, in ambito trobadorico, l’edizione delle poesie di Jaufre Rudel curata da Pickens costituisce probabilmente l’applicazione più notevole (The Songs of Jaufre Rudel, Edited by Rupert T. Pickens, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1978). Non è questa la sede in cui discutere di tale ipotesi metodologica alternativa, ma mi permetto di rimandare almeno a Giovanni Orlandi, Perché non possiamo non

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dirci lachmanniani [1995], ora in Id., Scritti di filologia mediolatina, Firenze, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2008, pp. 95-130, e ad Alberto Vàrvaro, The New Philology from an Italian Perspective [1999], ora in Id., Identità linguistiche e letterarie nell’Europa romanza, Roma, Salerno, 2004, pp. 613-22. 3. Cfr. rispettivamente Luca Barbieri, Doppie lezioni e arcaismi linguistici pre-vulgata : la stratigrafia delle fonti nel canzoniere provenzale estense (D), in « Cultura neolatina» LV/1-2 (1995), pp. 7-39 ; Maria Careri, Il canzoniere provenzale H (Vat. Lat. 3207). Struttura, contenuto e fonti, Modena, Mucchi, 1990, in particolare per quanto riguarda la sezione di ArnDan (pp. 135-58) ; Carlo Pulsoni, Nell’ atelier del correttore del ms. provenzale L (Vat. lat. 3206), in Actes du IV Congrès International de l’Association Internationale d’Études Occitanes (Vitoria-Gasteiz, 22-28 août 1993), a cura di Ricardo Cierbide, Vitoria, 1994, I, pp. 287-295. 4. Gustav Gröber, Die Liedersammlungen der Troubadours, in « Romanische Studien», II (1875-1877), pp. 337-670. Sul metodo di Gröber cfr. Fabio Zinelli, Gustav Gröber e i libri dei trovatori (1877), in Testi, generi e tradizioni nella Romània medievale. Atti del VI Convegno della Società Italiana di Filologia Romanza (Pisa, 28-30 settembre 2000), a cura di Fabrizio Cigni e Maria P. Betti, Pisa, Pacini, 2002, II (= « Studi mediolatini e volgari», XLVIII [2002], pp. 229-274). 5. Gustav Gröber, Die handschriftlichen Gestaltungen der chanson de geste ‘Fierabras’ und ihre Vorstufen, Leipzig, Vogel, 1869. Su questo punto, cfr. Luciano Formisano, Alle origini del lachmannismo romanzo. Gustav Gröber e la redazione occitanica del Fierabras, in « Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa», serie III, IX (1979), pp. 247-302 ; Giovanni Fiesoli, La genesi del lachmannismo, Impruneta, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2000, alle pp. 411-2 (e alla p. 390, ove si riprende la nota considerazione di Froger). 6. D’Arco S. Avalle, La letteratura in lingua d’oc nella sua tradizione manoscritta. Problemi di critica testuale, Torino, Einaudi, 1961, poi aggiornato e ripubblicato come I manoscritti della letteratura in lingua d’oc. Nuova edizione a cura di Lino Leonardi, Torino, Einaudi, 1993. 7. Cfr. Luca Barbieri, Tertium non datur ? Alcune riflessioni sulla « terza tradizione» manoscritta della lirica trobadorica, in « Studi medievali», s. III, XLVII (2006), pp. 497-548. Nell’ambito della mia tesi di dottorato, ho avuto modo di dimostrare che la « terza tradizione» non costituisce la fonte principale del canzoniere U (e di c, con il quale esso costituisce quasi sempre coppia stemmatica), ma che nei non numerosi casi in cui la raccolta in questione si mostri prossima a P S, la loro vicinanza è inseribile nelle dinamiche della seconda tradizione (cfr. Il canzoniere occitano U. Fonti, canone, analisi linguistica. Tesi di dottorato di Stefano Resconi – Scuola di dottorato europea in Filologia Romanza - Università degli Studi di Siena e consorziate - I relatore : Maria Luisa Meneghetti, II relatore : Fabio Zinelli, III relatore : Luciano Rossi, ciclo XXIII, anno accademico 2009-10). 8. Non è certo questa la sede nella quale richiamare in maniera adeguata i diversi aspetti di un dibattito così cruciale nella discussione ecdotica post-bédieriana ; rinvio però a Sebastiano Timpanaro, Stemmi bipartiti e perturbazioni della tradizione manoscritta, in Id., La genesi del metodo del Lachmann. Nuova edizione riveduta e ampliata, Padova, Liviana, 1981, pp. 123-50, ove si richiamano e discutono anche le diverse ipotesi formulate per spiegare la frequenza degli stemmi bifidi. Alcune recenti riflessioni sono in Vincenzo Guidi e Paolo Trovato, Sugli stemmi bipartiti. Decimazione, assimmetria e calcolo delle probabilità, in « Filologia italiana», I (2004), pp. 9-48 e Paolo Trovato, Archetipo, stemma codicum, e albero reale, in « Filologia italiana», II (2005), pp. 9-18. 9. Come già indicava Maas, « guasti evidenti, specialmente lacune, vengono sì tramandati ulteriormente in linea retta, ma ben difficilmente per contaminazione ; in siffatti errori particolari la relazione primaria di dipendenza potrà spesso dimostrarsi verosimile» (Elio Montanari, La critica del testo secondo Paul Maas. Testo e commento, Firenze, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2003, a p. XLVII) ; nota comunque Montanari nel suo commento al testo di Maas che « anche nel caso d’individuazione di errori, nonostante la contaminazione, idonei, la

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dimostrazione della “relazione primaria di dipendenza” sarà doppiamente insicura, nella possibilità (“spesso”) e nella qualità (“verosimile”)» (ivi, a p. 141). 10. Alcune tipologie sono individuate da Barbieri, Tertium non datur ?, cit., pp. 526-8. 11. L’individuazione di questo tipo di fattore dinamico spetta a Maurizio Perugi nella sua monumentale edizione delle poesie di ArnDan : Le canzoni di Arnaut Daniel, edizione critica a cura di M.P., Milano-Napoli, Ricciardi, 1978 (cfr. in particolare il vol. I, Prolegomeni). La teoria dialefica è stata applicata dallo studioso anche su alcuni passi dell’Yvain di Chrétien : cfr. Maurizio Perugi, Patologia testuale e fattori dinamici seriali nella tradizione dell’Yvain di Chrétien de Troyes, in « Studi medievali», serie III, XXXIV (1993), pp. 841-60. 12. Declino così in forma particolare uno dei ‘rimedi’ contro la contaminazione indicati da Avalle : « l’attenzione di chi collaziona è attratta in genere più dalle varianti macroscopiche che da quelle rilevabili solo attraverso un certo grado di concentrazione (le varianti grafiche, fonetiche, morfologiche, le particelle ed in genere i monosillabi) ; molto più probabile quindi, quando mancano lacune o guasti evidenti, che un teste faccia parte di una tradizione con cui ha in comune una serie cospicua di lezioni di scarsa rilevanza, che non di un’altra di cui riproduca solo talune varianti macroscopiche» (D’Arco S. Avalle, Di alcuni rimedî contro la « contaminazione». Saggio di applicazione alla tradizione manoscritta di Rigaut de Berbezilh [1961], ora in Id., La doppia verità, cit., pp. 35-51, a p. 46). Si consideri anche la contemporanea « proposta di un’analisi statistica delle varianti» avanzata da Cesare Segre, Appunti sul problema delle contaminazioni nei testi in prosa [1961], ora in Id., Ermeneutica, cit., pp. 71-4, a p. 73. 13. Le poesie di Folchetto di Marsiglia, edizione critica a cura di Paolo Squillacioti, Pisa, Pacini, 1999 ; cfr. a tal proposito le interessanti riflessioni di Fabio Zinelli, À propos d’une édition récente de Folquet de Marseille : réflexions sur l’art d’éditer les troubadours, in « Romania», CXXI (2003), pp. 501-26. 14. Non sarà cioè un caso che le corrispondenze più significative tra ordine di trascrizione delle coblas e dati testuali interni riguardino i canzonieri derivati dall’editio variorum ε, contraddistinti, oltre che da una tradizione generalmente più razionalizzabile rispetto a quella che caratterizza i prodotti di y, anche dalla presenza di vidas e razos, che costituiscono un elemento di indubbia cristallizzazione interna alle singole sezioni d’autore. Sull’azione della contaminazione a livello delle rubriche, cfr. Maria Luisa Meneghetti, Stemmatica e problemi d’attribuzione fra provenzali e siciliani, in La filologia romanza e i codici. Atti del Convegno. Messina, Università degli Studi, Facoltà di Lettere e Filosofia. 19-22 dicembre 1991, a cura di Saverio Guida e Fortunata Latella, Messina, Sicania, 1993, I, pp. 91-105 ; ed Ead., Problemi attributivi in ambito trobadorico, in L’attribuzione : teoria e pratica. Storia dell’arte · musicologia · letteratura. Atti del Seminario di Ascona. 30 settembre - 5 ottobre 1992, a cura di Ottavio Besomi e Carlo Caruso, Basel-Boston-Berlin, Birkhäuser, 1994, pp. 161-182. 15. D’Arco S. Avalle, I canzonieri : definizione di genere e problemi di edizione [1985], ora in La doppia verità, cit., pp. 155-173. 16. Si tratta d’altra parte di un approccio che, anche se dal punto di vista soprattutto linguistico, è stato suggerito ad esempio da Lino Leonardi, Problemi di stratigrafia occitanica. A proposito delle Recherches di François Zufferey, in « Romania» CVIII (1987), pp. 354-386 e Walter Meliga, Osservazioni sulle grafie della tradizione trobadorica, in Atti del Secondo Congresso Internazionale della Association Internationale d’Études Occitanes. Torino, 31 agosto - 5 settembre 1987, a cura di Giuliano Gasca Queirazza, Torino, Università di Torino, 1993, II, pp. 763-797. 17. D’altra parte, usi grafici localizzati nel tessuto di un canzoniere, riconoscibili nell’ambito di una ricerca ‘orizzontale’ dedicata alla singola raccolta, potrebbero essere una spia superficiale della presenza di una fonte stemmatica qui disciolta, un dato che certo può rivelarsi utile al lavoro dell’editore critico dei testi interessati : anche questo è un esempio della produttività del ricorso sinergico a dati frutto di analisi ‘verticali’ e ‘orizzontali’. 18. Nella mia già citata tesi di dottorato.

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19. Interrogando il corpus O.V.I. dell’italiano antico, consultabile in Internet all’indirizzo http:// gattoweb.ovi.cnr.it con la chiave sc?nosc* si individuano infatti solo occorrenze toscane e, in misura molto minore e quasi esclusivamente di ambito lirico, emiliane e urbinati. 20. Cfr. amarisce in Gentil donna, s’io canto (v. 56) e Donna, la disïanza (v. 73) di Chiaro Davanzati (secondo l’edizione curata da Aldo Menichetti, Bologna, Commissione per i testi di lingua, 1965), oltre ad amarisco in Poi la noiosa erranza m’ha sorpreso (v. 13) di Inghilfredi (secondo l’edizione curata da Marco Berisso in I poeti della Scuola siciliana. III Poeti siculo-toscani, Milano, Mondadori, 2008) 21. La proposta avanzata da Zufferey di adottare uno dei sistemi grafici da lui individuati (François Zufferey, Recherches linguistiques sur les chansonniers provençaux, Genève, Droz, 1987, a p. 319) andrà respinta per le ragioni espresse da Lino Leonardi, Problemi di stratigrafia occitanica, cit., alle pp. 380 e sgg. 22. Cfr. poi alcune proposte di correzione del testo di Mahn formulate da Adolf Kolsen, Beiträge zur altprovenzalischen Lyrik, Firenze, Olschki, 1939, alle pp. 233-4. 23. Cfr. Rigaut de Berbezilh, Liriche, a cura di Alberto Varvaro, Bari, Adriatica, 1960, alle pp. 14-5 e 106. 24. La sigla ( = Leone Strozzi) è quella già utilizzata, oltre che dallo stesso Piero di Simon del Nero, da Paolo Squillacioti nella sua edizione delle Poesie di Folchetto di Marsiglia (Le poesie di Folchetto di Marsiglia, edizione critica a cura di P.S., Pisa, Pacini, 1999, alle pp. 47-9) : Leone Strozzi era infatti il proprietario del canzoniere di Bernart Amoros quando Piero ne fece trarre la sua copia (poi, come noto, smembrata : si tratta di a1 e a2), nella quale non fece però trascrivere le poesie che già poteva leggere in altri manoscritti a sua disposizione, apponendo comunque a margine di trentotto di questi componimenti già presenti in Fa e ca le lezioni alternative frutto della collazione con il canzoniere di Bernart Amoros. Su questi aspetti, cfr. in particolare Santorre Debenedetti, Gli studi provenzali in Italia nel Cinquecento e Tre secoli di studi provenzali, edizione riveduta, con integrazioni inedite, a cura e con postfazione di Cesare Segre, Padova, Antenore, 1995, alle pp. 361-2. 25. Cfr. Fabio Zinelli, Attorno al senhal Gardacor in Uc de Saint-Circ BdT 457.3 (appunti per una storia dei poeti di Savaric de Mauleon), in Interpretazione dei trovatori. Atti del Convegno, Bologna, 18-19 ottobre 1999. Con altri contributi di Filologia romanza (= « Quaderni di Filologia romanza», XIV [1999-2000]), pp. 245-73, alle pp. 252-4. 26. Il riuso di schemi metrici e melodici e il sospetto nei confronti di ascrizioni ad autori minori figurano d’altra parte tra le cause note di divergenze attributive : cfr. Carlo Pulsoni, Repertorio delle attribuzioni discordanti nella lirica trobadorica, Modena, Mucchi, 2001, alle pp. 14-28. 27. Cfr. Jean Mouzat, Les poèmes de Gaucelm Faidit. Troubadour du XIIe Siècle. Édition critique, Paris, Nizet, 1965, a p. 254. 28. Cito da Jean Boutière e Alexander H. Schutz, Biographies des troubadours. Textes provençaux des XIIIe et XIVe siècles, Paris, Nizet, 1960, a p. 146. 29. Ivi, a p. 81. 30. Cfr. Fabio Zinelli, Attorno al senhal Gardacor, cit., n. 24 a p. 252. Il documento è citato da Stanisław Stroński, La légende amoureuse de Bertran de Born, Paris, Champion, 1914, alle pp. 75-6, anche se lo studioso polacco ritiene il testo della vida inesatto. Per quest’ordine di informazioni, cfr. anche André Debord, La société laïque dans les Pays de la Charente, Xe-XIIe s., Paris, Picard, 1984, alle pp. 208-9 e 529 (cfr. inoltre l’albero genealogico a p. 500). 31. Non di Wulgrino III, come indicato da Fritz Bergert, Die von den Trobadros genannten oder gefeierten Damen, Halle, Niemeyer, 1913, a p. 24. 32. Riguardo a situazioni problematiche di questo tipo mi limito a rimandare a Giovanni Orlandi, Pluralità di redazioni e testo critico [1994], in Id., Scritti di filologia mediolatina, cit., pp. 27-61). Non

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considero, in quanto antieconomica, l’ipotesi che il testo di C abbia accolto lezioni tramite contaminazione extra-stemmatica. 33. Le Leys d’amors (e siamo dunque ormai alla metà del Trecento) dicono ad esempio chiaramente che « mot tornat trobam vicios | e rim tornat trop enujos» (Las flors del gay saber, a cura di Joseph Anglade, Barcelona, Elzeviriana, 1926, vv. 3991-2 ; cfr. poi anche i vv. 4822 e sgg.) ; sulla questione, cfr. i casi di poesie di trovatori ‘classici’, più o meno coevi a JordBon, in cui si registra la presenza di mot tornat indicati da Martín de Riquer, Los trovadores. Historia literaria y textos, Barcelona, Planeta, 1975, I, a p. 39. 34. Cfr. Alfonso D’Agostino, Capitoli di filologia testuale. Testi italiani e romanzi. Seconda edizione corretta e accresciuta, Milano, CUEM, 2009, a p. 177. 35. Cfr. Barbieri, Tertium non datur ?, cit., a p. 527. 36. Cfr. Frede Jensen, The Syntax on Medieval Occitan, Tübingen, Niemeyer, 1986, alle pp. 276-7. 37. Cfr. anche Manfred Raupach e Margret Raupach, Französierte Trobadorlyrik. Zur Überlieferung provenzalischer Lieder in französischen Handschriften, Tübingen, Niemeyer, 1979, alle pp. 89-90. 38. Cfr. Maria Carla Battelli, La ricezione della lirica provenzale nei codici M (B.N.F. Fr. 844) e U (B.N.F. Fr. 20050) : alcune considerazioni, in Contacts de langues, de civilisations et intertextualité, IIIème Congrès International de l’Association Internationale d’Études Occitanes, Montpellier, 20-26 septembre 1990, Montpellier, Univeristé Paul Valery, 1992, II, pp. 595-606. 39. Il testo è danneggiato a causa dell’asportazione della miniatura che apre la sezione dedicata a Pist, sul verso della carta. 40. Cito da Cercamon, Œuvre poétique. Édition critique bilingue avec introduction, notes et glossaire par Luciano Rossi, Paris, Champion, 2009. 41. Cito da Jean Mouzat, Le troubadour Arnaut de Tintinhac, Tulle, 1956. 42. Cito da Jean Boutière, Peire Bremon lo Tort, in « Romania», LIV (1928), pp. 427-52. 43. Cito da Paolo Gresti, Il trovatore Uc Brunenc. Edizione critica con commento, glossario e rimario, Tübingen, Niemeyer, 2001. 44. Cito da Aimo Sakari, Poésies du troubadour Guillem de Saint-Didier, Helsinki, Société Néophilologique, 1956. 45. Cito da René Lavaud, Poésies complètes du troubadour Peire Cardenal (1180-1278), Toulouse, Privat, 1957. 46. Cito da La Chanson de Sainte Foi. Texte occitan du XIe siècle édité, traduit, présenté et annoté par Robert Lafont, Genève, Droz, 1998. 47. Cito da La lírica religiosa en la literatura provenzal antigua, edición critica, traducción, notas y glosario por Francisco J. Oroz Arizcuren, prólogo de Martín de Riquer, Pamplona, Excma - Diputacion foral de Navarra - Institución principe de Viana, 1972.

RIASSUNTI

Alcune peculiarità proprie della tradizione manoscritta trobadorica, scarsità di veri e propri errori-guida e contaminazione testuale endemica in primis, rendono perlomeno difficoltosa la puntuale applicazione dei principi metodologici lachmanniani nell’approccio critico a questo tipo di testi. Nel contributo si suggeriscono alcune strategie che possano aiutare a riconoscere i rapporti genealogici che legano tra loro i testimoni anche nel caso di recensioni particolarmente problematiche. Un’esemplificazione di tali strategie, fondate in particolare sulla valutazione

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ponderata delle diverse tipologie di innovazione testuale ai fini del loro inserimento in un sistema coerente, è condotta sullo studio della tradizione di uno dei pochi componimenti trobadorici ancora mai èditi in maniera scientifica : S’ira d’amor tenges amic iauzen di Jordan Bonel (BdT 273,1), di cui si fornisce qui per la prima volta un’edizione critica.

Certains traits propres à la tradition manuscrite troubadouresque – rareté des erreurs graves qui pourraient servir de guide à l'éditeur et contamination textuelle endémique – rendent pour le moins difficile l’application fidèle des principes méthodologiques lachmanniens dans l’approche critique de ce genre de textes. Dans cet article, nous proposons des procédures facilitant la reconstitution des liens généalogiques qu’entretiennent entre eux les témoins manuscrits, y compris dans les cas les plus problématiques. Ce genre de procédures repose plus précisément sur une évaluation prudente des différents types d’innovation textuelle en vue de leur intégration dans un système cohérent. Nous donnons un exemple de ces procédures à partir de l’étude de la tradition d’un des rares textes troubadouresques qui n’ait pas encore été édité de façon scientifique : S’ira d’amor tenges amic iauzen de Jordan Bonel (BdT 273,1) dont nous livrons ici pour la première fois une édition critique.

Some of the most peculiar features of the manuscript troubadouresque tradition – few examples of genuine errors and textual contamination – make it particularly difficult to apply strictly on Lachmann's methodological principles when such texts are considered under a critical scrutiny. This article exposes a body of procedures that can be used in order to address and trace back the genealogical links between various texts, one that can be applied even in the most complex cases. More specifically, such procedures rely on a cautious assessment of the different types of textual innovations, in view of their integration in a broader, coherent system. An example of such procedures will be given through the study of the manuscript tradition of one of the rare troubadouresque texts not to have been published in a scientific edition yet: Jordan Bonel's S’ira d’amor tenges amic iauzen (BdT 273,1), of which the first ever critical edition will be provided here.

INDICE

Mots-clés : canso, édition de texte, manuscrit, troubadours nomsmotscles Jordan Bonel, Peire Vidal Keywords : canso, text edition, manuscript, troubadours Parole chiave : canso, edizione di testo, manoscritto, trovatori Temi : S’ira d’amor tenges amic iauzen

AUTORI

STEFANO RESCONI I.U.S.S. Pavia

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L’édition scientifique des documents comptables médiévaux : enjeux et perspectives d’une entreprise pluridisciplinaire

Aude Wirth-Jaillard

1. Introduction

1 Pour qui ne connaît pas les documents comptables médiévaux, leur édition peut sembler, à première vue, de bien peu d’intérêt pour le linguiste : que pourrait en effet trouver le spécialiste de la langue dans des successions de chiffres ? Mais ce serait là sous-estimer le contenu de ces sources : les données chiffrées n’en représentent en réalité qu’une part relativement réduite si on les compare à l’ensemble du texte. Quel qu’il soit, particulier, marchand ou prévôt, l’auteur du document devait nécessairement, au minimum, préciser la nature des recettes et des dépenses. Il pouvait également les justifier et les commenter, notamment s’il était responsable de sa gestion sur ses propres deniers comme c’était le cas pour la plupart des officiers (prévôts, receveurs, etc.). On trouve donc dans ces comptes des mentions d’achats de fournitures ou de ventes d’objets lorsqu’ils sont rédigés dans le cadre d’une activité commerciale. Les comptes d’officiers comprennent quant à eux des listes de contribuables ainsi que d’amendes et d’exploits de justice, tandis que les dépenses détaillent par exemple les matériaux employés pour la réfection du château ou les aliments cuisinés pour recevoir un hôte de marque.

2 Cette variété et cette richesse ont depuis longtemps été saisies par les historiens, dont les études économiques et sociales s’appuient souvent sur ce type de sources. J. Rauzier les exploite ainsi dans son étude sur la fiscalité, la population et l’économie de la Bourgogne au XIVe siècle (Rauzier 2009). Depuis quelques années, les documents comptables sont également l’objet, de la part des médiévistes, de nouveaux travaux s’inscrivant dans le récent courant historiographique qui s’intéresse aux aspects

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matériels et à l’organisation des sources de la pratique. C’est ainsi que, sous l’impulsion de Patrice Beck (Université Lille 3) et Olivier Mattéoni (Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne), a été constitué en 2008 le groupe de recherche international « Comptables et comptabilités de la fin du Moyen Âge » et, autour d’Armand Jamme (CNRS, Lyon), un autre groupe qui, en 2010, a obtenu pour 4 ans le soutien de l’Agence nationale de la recherche pour son projet GEMMA « Genèse médiévale d’une méthode administrative. Formes et pratiques des comptabilités princières (Savoie, Dauphiné, Provence, Venaissin) entre le XIIIe et le XVIe siècle ». Enfin, les documents comptables sont également étudiés sous les angles de la justice, de la criminalité et des peines, comme dans les travaux de Xavier Rousseaux (2005 par exemple).

3 Les recherches historiques sur ce type de sources se caractérisent donc à la fois par leur dynamisme et par la diversité de leurs approches. La situation est toute différente du côté des linguistes, où les travaux sont encore rares : outre quelques études ponctuelles telles celles de Charles-Théodore Gossen (1962) ou de Philippe Olivier et Jean-Claude Rivière (1992), on ne peut guère citer que les travaux sur l’anthroponymie des comptes bourguignons, dus à Maurice Monsaingeon (1999, 2001, 2009, 2010), les recherches de R. A. Lodge sur les comptes, en occitan, des consuls de Montferrand (Auvergne), éditions (1985, 2006, 2010, à paraître) et études (1981, 1997, 2009), et les nôtres, proposant une analyse des documents comptables lorrains sous différents angles : anthroponymie (Wirth 2010, à paraître), corpus (à paraître a, b), lexique (2011) ou encore discours rapporté (à paraître c).

4 Ce nombre limité de travaux linguistiques amène à se poser la question des raisons de ce manque d’intérêt. Celui-ci ne peut être lié à une éventuelle pauvreté de ces sources : la vitalité renouvelée des études menées par les historiens en témoigne. Il ne peut pas non plus être dû à un manque d’outils d’analyse de la langue de cette période : la bibliographie est riche. En réalité, une des causes les plus importantes de ce manque d’intérêt est probablement l’insuffisance, sur le plan linguistique, des éditions existantes. Réalisés en fonction de problématiques historiques, souvent sans considération pour les formes graphiques, ces travaux, le plus souvent anciens, se prêtent difficilement à une étude fine de la langue (Wirth-Jaillard à paraître a).

5 Pour que le linguiste puisse mener ses recherches sur ce type de sources également, il est donc indispensable que de nouvelles éditions soient réalisées, auxquelles devront être associés les autres spécialistes du Moyen Âge qui travaillent sur ces documents et qui pourraient être eux aussi intéressés par cette entreprise. Un travail d’une telle ampleur, impliquant des chercheurs d’horizons différents, ne peut cependant être entrepris sans que ses objectifs et les moyens de les réaliser n’aient été précisément établis ; une réflexion préalable est donc indispensable, non seulement sur les raisons rendant nécessaire l’édition de documents comptables ainsi que sur ses modalités, mais également sur l’apport d’une telle entreprise à l’interdisciplinarité.

2. Pourquoi éditer des documents comptables ?

6 Le fait que les bonnes éditions de documents comptables soient si peu nombreuses incite à se poser la question : et si le manque d’intérêt, pour le philologue, d’une telle entreprise était la cause de cette rareté ? Cette dernière ainsi que la marginalité des études sur ces sources trouveraient alors leur explication. Il convient donc, dans un

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premier temps, d’examiner les raisons qui pourraient motiver la préparation de nouvelles éditions.

2.1. Intérêt, pour le linguiste, des documents comptables et de leur édition

7 Jaquemin du Puy, bourgeois de Lyon du XIVe siècle, Jacme Olivier, marchand narbonnais du XIVe siècle, Colin de Lormoye, couturier parisien du XVe siècle et Jean Petitprêtre, receveur du comté de Bar durant le XIVe siècle, nous ont tous quatre laissé des documents comptables ; le premier, un livre de raison (Guigue 1882), les deuxième et troisième, des comptes de leur activité professionnelle (Blanc 1899, Couderc 1911), et le quatrième le compte général des recettes et dépenses du comté de Bar pour les années 1321 à 1323 (Collin 1991, 2004). Ce ne sont là que quelques exemples témoignant de la variété et de la richesse des dizaines de milliers de documents comptables qui nous sont parvenus ; la dernière catégorie, celle des comptes d’officiers (receveurs, prévôts, argentiers, etc.) est de loin la plus représentée. Pour cette raison, cette étude portera principalement sur elle.

8 Précisément datées et localisées, très majoritairement conservées sous formes d’originaux, ces sources sont pour leur très grande majorité rédigées en français : le latin et l’occitan ne sont que rarement employés. Existant pour de nombreuses régions, elles couvrent une large période chronologique. Pour la Lorraine, les archives municipales et départementales conservent ainsi plusieurs milliers de comptes d’officiers (receveurs et prévôts principalement) datant de la fin du XIIIe au XVIIIe siècle : passant de quelques dizaines pour les XIIIe et XIVe siècles, puis à quelques centaines pour le XVe, leur nombre explose à partir du XVIe. Certains sont isolés, mais la plupart forment des séries : pour une même entité administrative ont ainsi parfois été conservés plusieurs dizaines de documents de même nature sur plusieurs siècles. Grâce à cette abondance dans l’espace comme dans le temps, ce sont donc des études aussi bien synchroniques que diachroniques qui sont rendues possibles1.

9 Ces caractéristiques font des comptes un matériau de choix pour l’étude du lexique. Comme toutes les sources, ils permettent d’antédater certains types lexicaux ou d’étendre leur aire de diffusion ; on y trouve également des lexèmes non recensés dans la lexicographie. Mais, grâce à leurs particularités, ils permettent également de localiser et de dater avec précision ces lexèmes ; ils offrent en outre un accès à des champs lexicaux que l’on ne rencontre pas forcément ni de façon aussi variée dans les autres textes, comme celui du métier exercé par le professionnel rédigeant le document, ou, pour les comptes d’officiers, ceux de la construction, des métiers en général ou encore des différents types d’impositions (Wirth-Jaillard, 2011). Un nombre non négligeable des items les constituant est régional. L’abondance des comptes pour de nombreuses régions pourrait permettre de saisir leur répartition respective. Enfin, les séries de même nature sur plusieurs dizaines d’années voire sur plusieurs siècles autorisent des forages grâce auxquels on peut suivre le vocabulaire sur toute cette période, avec ses variantes grapho-phonétiques et morphologiques ainsi que ses synonymes.

10 Les documents comptables sont également intéressants pour d’autres approches linguistiques. L’anthroponymiste y collectera de nombreuses attestations de noms propres : aux mentions isolées présentes dans l’ensemble du compte viennent s’ajouter

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les listes de contribuables se trouvant dans les recettes, la charge d’officier incluant souvent la perception de divers impôts.

11 Notre connaissance de la ponctuation médiévale pourrait aussi être approfondie grâce à de nouvelles éditions de comptes. Celles-ci pourraient en effet tenir compte des travaux actuellement menés sur le sujet et transcrire très fidèlement la ponctuation du document sans la moderniser. Il serait alors possible de faire des comparaisons entre celle-ci, celle des documents littéraires et celles des autres documents non littéraires, permettant peut-être de saisir des particularités liées, par exemple, au genre textuel.

12 Un autre élément présent dans un grand nombre de comptes d’officiers, receveurs et prévôts notamment, se prête à des analyses linguistiques particulièrement originales : ce sont les amendes et les exploits de justice figurant parmi les recettes. Dans ces sources qui ne sont donc pas exclusivement judiciaires, on trouve en effet le relevé des amendes perçues par l’officier durant sa charge, avec leur montant et leur cause, qui peut être très variée : coups, blessure, alerte donnée à mauvais escient, pain trop petit pour un boulanger, animal divagant, vol, accusation mensongère, désobéissance, moquerie, insulte, etc. Souvent, mais pas systématiquement toutefois, les paroles qui ont donné lieu à une sanction sont transcrites. Il ne s’agit donc pas, comme dans les textes littéraires, d’un oral fictif, résultat d’une construction, mais de la mise à l’écrit, au discours direct ou indirect, de paroles telles qu’elles ont été formulées. Grâce à ces attestations, nous avons donc accès à l’oral « vrai » que certains linguistes regrettaient encore récemment de ne pouvoir saisir2 ; ce sont ainsi de belles perspectives de recherche qui s’ouvrent avec ces amendes et leur édition3.

13 La syntaxe est l’un des autres éléments méritant l’attention des linguistes. Pour pouvoir être réalisées, les études syntaxiques devront s’appuyer sur un corpus d’éditions de comptes d’officiers suffisamment large pour être représentatif4 : seul le traitement automatique d’un nombre important de textes permettra de saisir le degré de figement de ces documents. Ceux-ci présentent en effet des structures ou des formulations que l’on retrouve d’un document à l’autre pour une même série ou pour plusieurs, ou qui se caractérisent par des variations plus ou moins grandes. Ces passages introduisent des éléments qui, eux, sont adaptés en fonction des circonstances, comme la nature précise des dépenses pour cette année-là, etc. Ces textes sont donc la juxtaposition de formules plus ou moins figées et répétitives et d’éléments variant en fonction de la réalité décrite. Sur ce plan, on est donc légitimement amené à se demander dans quelle mesure ces documents sont représentatifs de la langue médiévale. Définir ce figement serait l’un des objectifs du traitement informatique de ce corpus et d’autres en parallèle, constitués de textes de natures différentes. Ce traitement, dont les modalités restent à établir précisément, devrait permettre d’évaluer précisément ce figement à la fois pour la syntaxe, la graphie et la morphologie.

14 Enfin, l’ajout de ces nouvelles éditions de comptes aux corpus existants constituerait un apport quantitatif et qualitatif important pour ceux-ci.

2.2. Pourquoi éditer des documents comptables plutôt que d’autres types de sources ?

15 Les caractéristiques internes des documents comptables en font donc des matériaux de choix pour le linguiste. Mais d’autres sources, littéraires et non littéraires, existent pour le Moyen Âge. Pourquoi faudrait-il donner la préférence aux comptes ?

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16 En France, le constat est aisé à faire : la majorité des travaux des linguistes portant sur le français médiéval s’appuie sur des sources littéraires. Plusieurs raisons expliquent ce fait. La longue tradition d’édition et d’étude de ce type de textes fait que de nombreuses éditions sont disponibles. Les textes sont donc faciles d’accès, en version papier et même, pour certains, en version électronique. En outre, les linguistes ont le plus souvent reçu, au début de leur cursus, une formation littéraire. Rares sont ceux qui par la suite sont initiés aux autres sources. Il est donc naturel que pour leurs travaux sur la langue, les jeunes chercheurs se dirigent, par goût, manque de curiosité ou facilité, vers les textes littéraires dont ils sont familiers, et délaissent des textes dont ils ignorent l’existence ou dont la connaissance trop imparfaite les met mal à l’aise pour entreprendre leur analyse.

17 L’étude des œuvres littéraires peut par ailleurs sembler, au premier abord, plus aisée. Pour qui n’a que peu fréquenté ce genre de textes, comprendre l’expression de sentiments, une narration ou l’humour peut sembler faussement évident, surtout si l’on estime (à tort) que ces données font appel à un ressenti intemporel, à une logique ou à des traits toujours présents dans nos sociétés. Saisir le contexte juridique et économique de production des documents de la pratique suppose de son côté des connaissances et la maîtrise d’outils que ne possèdent généralement pas les chercheurs qui n’ont pas reçu de formation historique. Les thématiques présentes dans les textes littéraires peuvent également paraître plus intéressantes et plus nobles que celles que l’on trouve dans les documents de la pratique, plus concrètes et matérielles, surtout si la variété de ces derniers n’est pas connue des chercheurs.

18 Il y a là un cercle vicieux : la méconnaissance de ces sources fait qu’elles ne sont que peu étudiées. Cette quasi-absence d’étude les maintient non seulement en marge des travaux linguistiques, mais également de l’enseignement universitaire et des concours. Il s’ensuit que, pour qui veut faire carrière à l’université, l’étude des sources littéraires est bien plus rentable pour la préparation de l’agrégation puisque les épreuves portent sur ces sources, mais également pour les concours de recrutement des maîtres de conférences, puisque ces derniers sont généralement choisis en fonction de leur capacité supposée à former au mieux les agrégatifs. Dans cette optique, la préférence n’ira que rarement à un candidat dont les travaux portent sur des sources de la pratique, réduisant d’autant les chances de voir celles-ci enseignées aux linguistes en formation.

19 C’est du côté des chercheurs étrangers qu’il faut chercher un intérêt pour les documents de la pratique, parmi lesquels les chartes ont suscité le plus de travaux (ainsi Dees 1980). En effet, les chartes constituent souvent les plus anciens documents originaux en langue vernaculaire que l’on ait conservés pour une région. En raison de leur brièveté, leur édition pose moins de difficultés que celle d’autres types de documents. Il est donc relativement facile et rapide d’en constituer un corpus. Mais les chartes ont aussi leurs limites : étant brèves, elles ne sont pas systématiquement datées, encore moins localisées, et si l’on peut souvent les rattacher à un scriptorium, on ignore cependant presque toujours l’identité de leur scribe. Les noms de personnes que l’on y relève ne peuvent ainsi être localisés précisément. En outre, la masse de ces documents ne présente pas d’autre cohérence que celle de la consignation, par écrit, de donations, de ventes, de droits divers, etc.

20 Il est essentiel de diffuser auprès des linguistes l’idée que la documentation médiévale ne se limite pas aux textes littéraires et aux chartes. Il faut réintégrer les autres

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sources, notamment les documents comptables, dans l’histoire de la langue et, plus largement, dans notre perception du Moyen Âge. Il est ainsi possible d’avoir une vision de ce qu’étaient vraiment la langue et la production écrite médiévales. Tous ces textes ignorés représentent eux aussi, au même titre que les autres qui jusqu’à présent ont eu la faveur des chercheurs, une facette de l’écrit médiéval.

21 À ce titre, les documents comptables constituent un matériau de choix. Leur richesse et leur variété constituent un champ de recherche encore peu exploité, aussi bien en ce qui concerne la matière que ces documents proposent que les méthodes qu’ils requièrent. Avec leurs caractéristiques propres, que l’on ne retrouve pas dans les autres types de sources, ces sources donnent notamment accès à un vocabulaire peu attesté par ailleurs. Comme elles représentent également une partie tout sauf négligeable de la documentation médiévale, leur étude est indispensable pour qui veut embrasser la langue de cette période dans sa diversité.

22 Un aspect pratique vient à l’appui de cette nécessité scientifique. Ces sources sont le plus souvent conservées dans des dépôts d’archives de province, départementaux ou municipaux, qui offrent souvent d’excellentes conditions de consultation et de photographie des documents. Les institutions dont ils dépendent ont pour certaines une réelle volonté de voir leur patrimoine mis en valeur : le Conseil général de la Meuse offre ainsi des bourses de recherche pour des travaux sur les archives du département.

2.3. Un public potentiel large

23 L’édition de documents comptables n’intéresse cependant pas que les linguistes, mais également les autres spécialistes du Moyen Âge qui les exploitent déjà, le plus souvent dans des éditions anciennes et imparfaites, ou bien dans des éditions personnelles qui pour beaucoup ne seront pas diffusées. Les éditions qui seront réalisées pourront donc être « rentables » puisqu’elles pourront servir à un éventail de chercheurs étendu.

24 Celui-ci comprend bien sûr les historiens dont les travaux portent sur l’histoire économique et sociale, mais également les historiens de la gestion, des techniques comptables et de leur évolution, les historiens des techniques et les archéologues, intéressés par exemple par les dépenses qui reprennent la liste des matériaux achetés pour les constructions et les rénovations en les datant et en les quantifiant. Ces derniers s’attacheront également aux aspects codicologiques de ces documents (dimensions du papier, filigranes, reliure, etc.). Les historiens de l’art y trouveront quant à eux des dessins, souvent des visages dans des lettrines ou des poissons (mais pas d’enluminures cependant, la présence de couleurs dans ces documents étant exceptionnelle). D’autres historiens enfin pourront y trouver des éléments sur la nourriture ou les métiers au Moyen Âge, tandis que les spécialistes de la justice relèveront dans les recettes des comptes des prévôts et des receveurs des listes de milliers d’amendes et d’exploits de justice leur donnant accès aux rapports sociaux conflictuels quotidiens et à leur sanction.

3. Comment éditer les documents comptables ?

25 Cette diversité dans le profil des chercheurs susceptibles d’être intéressés par l’édition de documents comptables rend nécessaire une réflexion sur ses modalités afin qu’elle réponde au mieux aux perspectives des uns et des autres.

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3.1. Sélection

26 La masse de documents comptables conservés rend nécessaire la sélection des comptes à éditer. Parmi les critères à considérer figurent la lisibilité de l’écriture et l’état de conservation général du document. L’encre de certains registres a en effet été partiellement effacée par l’humidité ; d’autres ont été endommagés par des vers ou des rongeurs. Comme ces dégâts ne sont pas toujours précisés dans les descriptions des inventaires, ils peuvent n’être découverts que de façon tardive, lors de la première consultation du document. Sauf intérêt exceptionnel, les comptes présentant de telles dégradations seront écartés. Parmi les autres, le choix devra être fait de façon coordonnée entre les différents éditeurs, avec pour objectif que les comptes sélectionnés soient à la fois divers et représentatifs, en fonction de différents points qui seront combinés. Il faut en effet que le chercheur, qui ne connaîtra les documents comptables que par le biais de ces éditions, puisse se faire, par cette utilisation, une représentation des comptes conforme à la réalité. Dans ce cadre, les comptes présentant des particularités fortes et peu fréquentes devront pouvoir être identifiés comme tels aisément : les chercheurs ne doivent en effet pas penser qu’il s’agit de types canoniques alors qu’ils n’en constituent qu’un nombre très réduit.

27 Les autres critères de sélection sont la géolinguistique, afin que différentes aires linguistiques soient couvertes, et la nature des comptes. Des comptes de prévôts, de receveurs, de villes, d’abbayes, de marchands, etc. devront être intégrés afin de donner un aperçu de leur variété et de permettre des études sur les différences et les similitudes, signes d’influences ou de tradition, pouvant y être relevées. L’identité de l’auteur devra aussi être prise en compte : plusieurs comptes rédigés par le même individu pour des entités différentes, mis en parallèle avec d’autres comptes de ces mêmes entités réalisés par d’autres personnes, pourraient permettre de mieux saisir la place de la tradition et la marge de liberté de l’auteur dans l’établissement de ces documents. Enfin, la date doit également jouer un rôle dans la sélection. À première vue, les comptes les plus anciens sont les plus intéressants pour le linguiste. En réalité, ce n’est pas forcément le cas car ils présentent souvent un contenu moins long, sont peu nombreux et parfois en mauvais état. Peut-être parce que le coût du papier était moins important et les chambres des comptes, en charge du contrôle des comptes d’officiers, plus exigeantes sur la précision, les documents plus récents offrent davantage de matériaux et de détails : le vocabulaire y est plus diversifié, la syntaxe s’y développe, les phrases y sont souvent plus longues.

3.2. Modalités d’édition

28 Une fois cette sélection effectuée en fonction de la combinaison de ces critères, les documents pourront alors faire l’objet d’une édition. Celle-ci sera facilitée par les progrès de la technologie qui, avec un équipement peu onéreux et aisément transportable, permet de photographier les archives et de travailler sur ces photos sans avoir à se rendre continûment dans les dépôts où elles sont conservées.

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3.2.1. Des normes communes à tous les spécialistes du Moyen Âge

29 Comme on l’a vu, de nouvelles éditions de documents comptables pourraient intéresser des spécialistes d’horizons très différents. Il faut donc que tous y trouvent ce qu’ils y cherchent, et davantage encore. En travaillant sur des éditions tenant compte de perspectives autres que les leurs, ils découvriront peut-être des éléments ou des problématiques auxquels ils n’auraient pas pensé et qui sont habituellement ceux d’autres spécialistes. Ces éditions doivent par conséquent répondre aux exigences de tous, contrairement à ce que l’on constate trop souvent, les uns et les autres éditant leurs textes en suivant leurs propres règles et sans envisager un public plus large. Réalisées en suivant un modèle commun, ces éditions pourront être mutualisées, enrichissant d’autant la documentation des uns et des autres.

30 Mais que prendre en considération dans les intérêts des uns et des autres ? Ce qui, au premier abord, peut sembler dénué d’intérêt pour l’un peut par la suite se révéler porteur de sens une fois les différents aspects et implications de cet élément bien compris. C’est donc à des allers et retours entre les disciplines qu’il faudra procéder pour pouvoir établir de façon définitive ces normes communes. Ainsi, la prise en compte des données prosopographiques, jugées peut-être inutiles dans un premier temps par le linguiste, pourrait lui donner accès à des informations sur l’origine et le parcours de l’auteur du compte, données essentielles pour la langue. Les aspects codicologiques pourront quant à eux lui fournir des indices sur de possibles liens entre plusieurs documents, liens qui peuvent eux aussi avoir des implications pour la langue. Mais seul un travail en commun sur les mêmes documents permettra ce dialogue, indispensable pour la mise au point définitive de ces normes. Quelques principes peuvent toutefois déjà être retenus.

3.2.2. Principes d’édition généraux

31 Pour chaque document, plusieurs points devront être mentionnés ou établis : le lieu de conservation du document et sa cote, la période chronologique couverte, le nom de l’officier en charge de la gestion ainsi que celui du scribe s’il est différent et connu, la zone couverte (administrative et géographique), la présence de feuilles volantes ou d’annotations de contrôle de la part de la chambre des comptes avec précision de leur date si elle apparaît, etc. L’analyse codicologique tiendra compte du format du document, de la nature du support ainsi que de sa couverture s’il en possède une (parchemin, papier, reliure), des coutures, des marques de préparation du registre, de la numérotation des pages, des filigranes, des vergeures, des marges ainsi que de la présence de trous dans le parchemin (en précisant s’ils ont été faits avant ou après l’écriture), de lettrines, de dessins, de signes (accolades, croix), de blasons, de schémas ou de signatures. Les feuillets attachés par une épingle, les pièces justificatives glissées dans le registre ou les pages cousues en bas d’une autre parce que le scribe manquait de place devront également apparaître clairement comme telles dans l’édition. Tout ce qui sort de l’ordinaire, comme une couverture de réemploi avec des notations musicales, devra également être signalé.

32 Une fois ces caractéristiques autres que linguistiques établies et décrites se pose la question d’une édition intégrale ou non du texte, question qui se justifie par la longueur des documents comptables. Mais à quelles parties se limiter ? Aux recettes ? Aux dépenses ? Aux paragraphes rédigés en excluant les listes ? Pour une recherche sur

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les anthroponymes, on pourrait ainsi envisager de n’éditer que les listes de noms de personnes. Mais une telle façon de procéder limite évidemment les travaux possibles. Il paraît donc préférable, même si une telle entreprise demande un investissement bien plus important, d’éditer les comptes dans leur intégralité.

33 Le respect du texte original constituera le maître mot des critères d’édition retenus. Seront ainsi transposés, tels qu’ils apparaissent dans le document, les chiffres romains, présents dans les dates et les montants, la ponctuation dans son ensemble, les sauts de ligne, les lettres i/j, u/v, les minuscules et les majuscules, les séparations ou absence de séparation des mots. Des indications permettront aussi d’identifier les différentes mains (scribe, contrôleur, pagination plus récente), les mentions interlinéaires, les ratures, les passages grattés ou barrés, même si l’on ne parvient pas à lire ce qui avait été écrit auparavant, et les corrections diverses, témoins du travail du scribe. Les abréviations seront transcrites telles quelles et les passages posant des difficultés de lecture seront signalés afin que les chercheurs travaillant sur cette partie du texte identifient clairement ces lettres ou ces mots comme sujets à caution. Apparaîtront clairement les blancs, plus ou moins grands, laissés entre deux paragraphes, ou les cas où la moitié supérieure de la page est laissée vierge : ces espaces ne peuvent être réduits, dans l’édition, à une ligne vierge car leur taille varie. Nous proposons donc de les rapprocher le plus possible de ce qu’ils sont dans le document, afin de donner à lire également la structure de celui-ci. Certains de ces blancs permettent en effet de comprendre comment le registre a été réalisé à partir de cahiers, tandis que d’autres indiquent qu’une recette ou une dépense n’a pas été réalisée durant cet exercice.

3.2.3. Aspects informatiques

34 Ce très grand respect pour le texte peut sembler excessif. Il est cependant essentiel, par exemple pour les linguistes qui travaillent sur les graphies, parce qu’ils pourront ainsi distinguer ce qui a été écrit en toutes lettres de ce qui est dû à l’éditeur qui a développé les abréviations. Toutefois, pour faciliter les travaux de l’ensemble des chercheurs, ce premier niveau d’édition très proche du texte sera doublé d’un deuxième qui proposera le développement systématique des abréviations ainsi qu’une normalisation de certains points, comme les majuscules, une partie de la ponctuation, les séparations de mots, etc. Les différentes mains y seront clairement distinguées par des couleurs différentes. Le troisième niveau sera celui, notamment, de la modernisation des graphies i/j et u/v. Comme pour l’édition à plusieurs niveaux de la Queste del saint Graal ( http:// textometrie.risc.cnrs.fr/txm) qui nous sert de modèle, des photographies des comptes seront proposées en regard de la transcription.

35 Afin que des recherches systématiques puissent être effectuées sur des aspects très divers des documents, les données établies pour chaque texte (cf. 3.2.2.) devront pouvoir faire l’objet de requêtes pour l’ensemble des éditions, tout comme les éléments suivants qui seront balisés : les mesures et les monnaies, les types de recettes et de dépenses, les dates, les noms de lieux et de personnes, le discours rapporté, les listes d’amendes et de contribuables ou encore un éventuel changement de langue au cours du texte. Dans le cas des passages dont la lecture est incertaine, la recherche devra également être possible en neutralisant ceux-ci. Les résultats de la requête devront alors indiquer clairement qu’il s’agit de passages douteux, tout comme le texte original se distinguera du texte rétabli (abréviations). Le balisage de la syntaxe, malgré sa durée et sa difficulté, devra également être effectué, selon des modalités qui restent à définir

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précisément. C’est en effet essentiellement grâce à ce balisage que le degré de figement de la langue des comptes pourra être défini. Dans la transcription, des liens devront aussi être créés avec les dictionnaires en ligne comme le Dictionnaire du moyen français (http://www.atilf.fr/dmf), afin qu’en cliquant sur une forme l’utilisateur accède directement à la notice correspondante.

3.2.4. Édition électronique vs édition papier

36 Le potentiel offert par l’édition électronique ne suffit cependant pas à écarter totalement l’édition papier. Certes, la première possède plusieurs avantages sur la seconde : l’on peut y apporter des corrections, des modifications, des commentaires, et rapidement. Elle est consultable aisément et dans le monde entier si elle est en ligne, et facilite la diffusion des textes qui peuvent ainsi faire l’objet de recherches plus nombreuses. Elle place tous les chercheurs sur un pied d’égalité si son accès est gratuit. Le risque est cependant grand qu’un chercheur diffuse des éditions en cours, non définitives, pensant y revenir par la suite pour les compléter ou les affiner, et que, pour une raison ou une autre (fin de financement, changement de sujet de recherche ou de priorités du laboratoire), il les laisse à ce stade. Si des chercheurs travaillent sur ces versions sans les avoir identifiées comme partielles ou provisoires, leurs données et leurs analyses peuvent s’en trouver faussées.

37 L’édition papier exige au contraire des choix définitifs qui impliquent un plus grand soin. Elle assure également la pérennité du travail que les formats informatiques changeants ne garantissent pas, même à une échéance de quelques années. Elle jouit en outre d’un prestige plus grand et est davantage valorisable dans un parcours scientifique. Pour ces raisons, des éditions de ce type devront également être envisagées en parallèle.

3.2.5. Vers un corpus de documents comptables ?

38 L’intérêt d’un tel corpus n’est plus à démontrer (Wirth-Jaillard, 2011). Il ne faut cependant pas que cette logique de corpus soit la seule et écrase toute autre perspective.

39 L’engouement pour les travaux sur corpus a entraîné des excès : la nécessité de se procurer rapidement un grand nombre de sources pour que celui-ci soit représentatif a suscité chez certains chercheurs une course à l’armement et l’intégration d’éditions médiocres. Certains reconnaissent d’ailleurs le problème mais considèrent que ses conséquences en sont limitées. Il paraît cependant difficile, d’un point de vue scientifique, d’accepter cette marge d’erreur qui jette un doute non seulement sur le corpus mais aussi sur les analyses qui en sont tirées, et qui distille l’idée que le travail d’édition devra de toute façon être repris un jour. Il paraît donc préférable, même si l’investissement est tout autre, de partir dès le départ d’éditions répondant aux perspectives de l’ensemble des chercheurs pouvant être intéressés par leur exploitation en préférant ainsi la qualité à la quantité. Ce coût sans commune mesure avec celui d’une simple accumulation d’éditions existantes oblige cependant à se poser la question de sa rentabilité et de son utilité. Si celles-ci sont évidentes pour les documents comptables en raison du nombre de chercheurs travaillant ou pouvant travailler dessus, il n’en est peut-être pas de même pour toutes les sources.

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40 Cette logique de corpus ne doit toutefois pas être la seule : le plus généralement, on ne trouve dans cette perspective que ce que l’on cherche et qui n’est pas forcément nouveau ou fondamental. Le corpus ne peut être qu’un outil facilitant la démonstration d’une idée, pas un objectif en soi. Il ne doit pas non plus remplacer l’accès au texte et sa connaissance car ce n’est que de sa fréquentation et de son imprégnation que le chercheur peut tirer son inventivité.

3.3. Diffusion des éditions électroniques

41 Une fois les éditions électroniques réalisées, se pose la question de leur diffusion. Différents types d’accès peuvent être envisagés : totalement libre, conditionné par une simple inscription ou par une contrepartie (échange de textes), réservé aux contributeurs, payant. Ce dernier pose cependant problème : les chercheurs déjà favorisés parce qu’en poste et dans un laboratoire ayant les moyens de payer cet accès seront de ce fait encore plus avantagés par rapport aux chercheurs indépendants. Un tel choix paraîtrait plus injuste encore si l’édition a été réalisée avec de l’argent public. De façon générale, un accès totalement libre est préférable si les personnes qui ont réalisé ces éditions ont été rémunérées pour le faire. Cette rémunération ne devrait pas autoriser que ce résultat soit considéré par certains comme leur bien propre et, en tant que tel, conservé jalousement alors que, s’il est de qualité, sa diffusion ne peut que le valoriser.

4. Vers une interdisciplinarité effective

42 Impliquant des chercheurs de différentes disciplines, l’édition de documents comptables médiévaux est donc une entreprise pluridisciplinaire. Sa visée, en revanche, est interdisciplinaire, puisque ces éditions visent à susciter des recherches transcendant les disciplines : l’objectif qui y est poursuivi est le seul élément important. Les approches et outils des différentes disciplines y sont indifféremment convoqués.

4.1. Pourquoi l’interdisciplinarité ?

43 L’interdisciplinarité est un mot à la mode depuis plusieurs années déjà, mais sa mise en pratique n’est pas aussi fréquente. En France, les linguistes en général subissent avec un certain décalage l’influence des sciences exactes et de leurs orientations : encouragement à effectuer un post-doctorat à l’étranger, importance des publications dans les revues internationales anglophones, etc. Or, dans ces disciplines, l’interdisciplinarité commence à être réellement pratiquée et valorisée. On peut donc espérer la même évolution, à plus ou moins long terme, pour la linguistique en France. Cette pratique semble en revanche davantage développée dans d’autres pays. Cette différence est sans doute à mettre en relation avec la formation des chercheurs, qui n’y est pas grandement conditionnée par des concours où la séparation des disciplines est stricte.

44 Il n’est pas question ici d’exposer longuement les aspects généraux de l’interdisciplinarité mais de voir comment elle peut être utile et appliquée dans le cas des documents comptables. Elle y est en effet essentielle parce qu’elle ouvre les chercheurs à d’autres optiques que celles auxquelles ils ont été formés. Le figement

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linguistique des documents comptables peut ainsi donner des éléments sur la transmission et la circulation d’un modèle qui seront d’une extrême utilité aux historiens. À ce titre, le travail en commun sur des documents comptables pourrait constituer pour certaines la première phase d’une familiarisation avec d’autres pratiques.

4.2. Mise en œuvre

45 Les linguistes doivent se familiariser avec les documents comptables et, plus largement, avec les documents de la pratique conservés dans les dépôts d’archives, qui ont depuis trop longtemps été considérés comme des sources non pour eux mais pour les historiens. En ne le faisant pas ou en n’envisageant que les chartes, ils se privent de sources variées. Plus largement, ils doivent se familiariser avec les travaux et les perspectives des historiens et des autres spécialistes. L’objectif n’est évidemment pas qu’ils deviennent eux-mêmes spécialistes de toutes ces disciplines, mais qu’ils sachent que ces perspectives existent, comment faire et où s’adresser pour les développer. Il faut à la fois qu’ils osent le faire tout en ayant recours aux compétences des autres spécialistes, recommandation valable pour l’ensemble de la communauté scientifique. Une telle attitude n’est malheureusement pas une question de moyens, mais surtout de bonne volonté et d’ouverture. Celles-ci impliquent par exemple que les chercheurs ne thésaurisent pas les éditions pour lesquelles ils ont été rémunérés, mais qu’ils les mettent en commun, qu’ils s’ouvrent non seulement aux autres chercheurs, de leur discipline ou non, mais également à d’autres perspectives, quelles qu’elles soient, mêmes si elles leur apparaissent de prime abord saugrenues.

46 Toutes les bonnes volontés doivent être fédérées. Des partenariats avec les archives départementales devront ainsi être envisagés : un recensement de tous les documents comptables médiévaux, ou au moins des séries, devra être effectué afin d’obtenir un panorama des premiers et un état des lieux des secondes (état de conservation, intérêt général, etc.). Certains documents d’une même entité administrative étant conservés dans des sous-séries archivistiques distinctes voire dans des dépôts différents, des séries pourront ainsi être recréées. On saura ainsi de façon précise où faire porter prioritairement les efforts d’édition. Cette rationalisation est également indispensable parce que les moyens alloués à l’entreprise d’édition seront forcément toujours trop limités face à la masse de comptes qui nous ont été transmis. L’édition de l’ensemble n’est ni envisageable, ni même souhaitable, certains se ressemblant beaucoup.

5. Conclusion

47 Éditer de façon scientifique les documents comptables médiévaux est donc une entreprise qui demande beaucoup de travail aux spécialistes des différentes disciplines impliquées. Mais, on l’a vu, elle est également « rentable », en raison justement de la diversité et du nombre des chercheurs qui trouveront un intérêt à leur exploitation, même si cette « rentabilité » ne peut être immédiate. Avant même de pouvoir envisager l’exploitation interdisciplinaire de ces sources, c’est donc une entreprise de longue haleine qui se dessine, avec de nombreuses étapes : établissement de normes d’édition communes, sélection des documents, édition, mise au point du traitement informatique, etc.

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48 C’est même un défi dans un contexte général scientifique qui s’oriente de plus en plus, depuis quelques années, vers des financements de quelques années seulement. Plus grave encore, cette logique de court terme semble se diffuser dans l’esprit même des chercheurs qui intègrent ce paramètre dans leurs travaux au point de considérer qu’un projet doit être terminé en trois à quatre ans pour pouvoir passer à un autre, totalement différent. Les résultats doivent donc être rapides et utilisables rapidement. Le nombre des bâtisseurs de cathédrales diminue parmi les chercheurs médiévistes. Certes, cette façon de pratiquer la recherche est compréhensible chez les chercheurs en contrat temporaire qui doivent s’adapter au projet sur lequel ils sont rémunérés et passer à un autre lorsque leur source de financement change. Elle est en revanche plus difficilement concevable chez les chercheurs en poste qui jouissent d’une liberté importante pour leurs travaux, dans leurs orientations et dans la durée qu’ils leur assignent. Comme on ne peut ou ne veut pas investir du temps pour effectuer des éditions, on collectionne, on herborise toutes celles que l’on trouve, même si elles sont médiocres et sans intérêt. Elles sont scannées en masse avec la conviction que les erreurs dues à cette opération seront limitées et qu’elles n’entacheront pas profondément les études qui s’appuieront dessus. La quantité prime sur la qualité.

49 Il faut cependant être réaliste : les outils que l’on élabore doivent être utiles et avoir un sens. On a vu que ce serait le cas pour les éditions de comptes, et plus encore si les éditions en question sont de plus en plus nombreuses tout comme les chercheurs les utilisant. Pour cela, il faudrait, par exemple, inciter les étudiants travaillant sur ces sources à en faire une édition selon ces normes communes durant leur master et leur thèse, mais également les encourager à la diffuser, notamment s’ils bénéficient d’un financement pour mener leurs recherches. Il ne paraît en effet pas exagéré de demander cette contrepartie. Des exemples d’études sur différents aspects des comptes pourraient quant à eux donner envie aux autres chercheurs de faire de même : les encouragements ne peuvent suffire. C’est au prix de tous ces efforts que les documents comptables prendront la place qu’ils méritent dans la recherche.

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NOTES

1. Pour une présentation plus détaillée des documents comptables, cf. Wirth-Jaillard à paraître d. 2. « Nous n’insisterons naturellement pas sur le problème de l’absence de données orales pour cette période de l’histoire du français [ = le Moyen Âge], les seuls témoins que nous possédons – les passages au discours direct dans les textes narratifs ou les textes dramatiques – n’étant que des “représentations de l’oral” et donc à utiliser avec la plus grande prudence de ce point de vue » (Guillot, Heiden, Lavrentiev, Marchello-Nizia 2008, note 16). 3. Pour davantage de précision sur l’oral dans les documents comptables, cf. Wirth-Jaillard à paraître c. 4. Une réflexion sur un tel corpus est menée dans Wirth-Jaillard à paraître b.

RÉSUMÉS

Bien que les documents comptables médiévaux soient particulièrement riches pour l’étude de la langue (lexique, anthroponymie, ponctuation, discours rapporté ou encore syntaxe), les éditeurs de textes, ne se préoccupant guère de représentativité linguistique, leur ont généralement préféré les textes littéraires. Pourtant, les comptes présentent un intérêt réel pour le linguiste, l’historien ou l’archéologue. Il paraît donc nécessaire de procéder à des éditions de ce type de sources selon des normes communes à l’ensemble des spécialistes du Moyen Âge, normes fondées principalement sur le respect du texte original. Ces éditions, informatisées, présenteront trois

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niveaux, du plus proche du texte au plus normalisé. Elles devront être l’occasion, dans leur réalisation comme dans leur exploitation, d’une interdisciplinarité effective.

Medieval accounting documents are particularly interesting when it comes to the study of language (lexis, anthroponymy, punctuation, reported speech or syntax). Yet, as editors were not concerned with the linguistic representativity of a text, they often preferred literary texts over accounting documents. Nonetheless, accounts are of great interest for linguists, historians and archaeologists. Thus, it appears necessary to come up with editions of such documents according to a standard shared by all medievalists and based on the broad idea of faithfulness to the original text. Such electronic editions will consist in three layers – from the most faithful to the most normalized edition. The making of these editions and the treatment of their data will allow an effective interdisciplinarity.

Per quanto i documenti contabili medievali siano assai ricchi per lo studio della lingua (lessico, antroponimia, punteggiatura, pratica del discorso diretto e indiretto, sintassi) gli editori, poco sensibili ai problemi della resa linguistica del testo, hanno generalmente perferito lavorare sui testi letterari. Eppure, i libri di conto persentano un reale interesse per il linguista, lo storico e l’archeologo. Sembra dunque necessario mettere in cantiere edizioni in cui fonti di questo tipo siano trattate secondo le norme riconosciute dall’insieme dei medievisti, norme fondate soprattutto sul rispetto del documento. Tali edizioni, informatizzate, presenteranno tre tipologie: dalla più aderente al documento all'edizione normalizzata. Saranno soprattutto, nel loro allestimento e nella loro utilizzazione, il luogo di un'effettica interdisciplinarietà.

INDEX

Parole chiave : conti amministrativi, conti domestici, conti pubblici, conti professionali, documento contabile, registro contabile, edizione, edizione elettronica nomsmotscles Jaquemin du Puy, Jacme Olivier, Colin de Lormoye, Jean Petitprêtre Keywords : accounting document, account ledger, administrative accounts, edition, e-edition, household accounts, professional accounts, public accounts Mots-clés : comptes d’officier, comptes professionnels, comptes publics, document comptable, édition, édition électronique, livre de comptes, livre de raison

AUTEURS

AUDE WIRTH-JAILLARD Institut Émilie du Châtelet – LAMOP (CNRS & Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

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État de la recherche

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État de la recherche

Comptes rendus

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État de la recherche

Comptes rendus

Essais

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Sophie Albert, « Ensemble ou par pieces. » Guiron le Courtois (XIIIe-XVe siècles). La cohérence en question Paris, Champion, 2010

Michelle Szkilnik

RÉFÉRENCE

Sophie Albert, « Ensemble ou par pieces. » Guiron le Courtois (XIIIe-XVe siècles). La cohérence en question, Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » n°98, 2010.

1 Alors que certains grands cycles en prose du XIIIe siècle comme le Lancelot-Graal et le Tristan en prose, voire le Cycle Post-Vulgate, sont depuis de nombreuses années l’objet d’études multiples et minutieuses, le touffu roman de Guiron le Courtois restait, depuis l’étude pionnière de Roger Lathuillière1 mal connu, en dépit des travaux de Venceslas Bubenicek2 et de Richard Trachsler 3. Cette méconnaissance tient en grande partie au fait que cette somme romanesque est très partiellement éditée. Mais si personne n’a encore osé s’attaquer à l’édition globale de Guiron, c’est aussi à cause des redoutables difficultés que posent à la fois sa structure et sa tradition manuscrite. Deux livres, parus à quelques mois d’intervalle et tous deux issus de thèses de doctorat, sont venus heureusement éclairer le fonctionnement et l’évolution de Guiron le Courtois. L’un est l’étude de Barbara Wahlen, L’Écriture à rebours. Le Roman de Meliadus du XIIIe au XVIIIe siècle (Genève, Droz, 2010) qui examine la partie du roman consacrée à Meliadus ; l’autre, l’étude de Sophie Albert qui prend en compte l’intégralité du récit.

2 Ce que nous appelons par facilité le Roman de Guiron le Courtois est en effet la somme de diverses pièces, dont les deux principales sont le Roman de Meliadus et le Roman de Guiron, pour reprendre les titres qu’utilise S. Albert. Encore la géométrie de ces pièces et la manière dont elles sont cousues varient-elles grandement d’un témoin manuscrit à l’autre. Certains manuscrits ne comportent ainsi que Meliadus ou que Guiron ; d’autres

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les copient à la suite l’un de l’autre mais sans se soucier de les associer en un tout cohérent ; d’autres cherchent au contraire à atténuer l’hétérogénéité de l’ensemble et à constituer ainsi un véritable cycle romanesque, ajoutant en amont ou en aval des appendices de longueur parfois importante. C’est à ces configurations multiples que s’intéresse l’ouvrage de S. Albert. Comme l’indique le titre, il cherche à établir si cette « nébuleuse » de textes4 constitue un ensemble ayant une unité propre ou s’il s’agit plutôt de la juxtaposition de récits indépendants. S. Albert étudie aussi bien la composition que la réception des textes : ont-ils été écrits indépendamment ou en relation les uns avec les autres ? Lus comme un tout ou comme une collection de récits arthuriens ? Selon elle, Guiron le Courtois, dans la version de base donnée par le manuscrit Paris BnF fr 3505, est constitué de deux récits distincts, centrés pour l’un autour de Meliadus, pour l’autre autour de Guiron, que tout oppose : leur rapport à la tradition arthurienne, leur traitement du temps, les voies narratives qu’ils choisissent, l’idéologie qu’ils développent. Cette conclusion, solidement étayée, confirme l’intuition de beaucoup de chercheurs et justifie le choix qu’avait fait B. Wahlen de n’étudier que le Roman de Meliadus qui forme bien un tout ayant sa propre cohérence6.

3 Les remaniements ultérieurs, ajouts « frontispices », continuations, transitions, visent pour la plupart à homogénéiser l’ensemble, non sans ouvrir paradoxalement de nouvelles failles et mettre finalement en évidence l’irréductible hétérogénéité du Roman de Meliadus et du Roman de Guiron.

4 L’ouvrage de S. Albert est organisé en trois grandes parties. La première est une approche narratologique qui examine d’abord le rapport au temps qu’entretient chacune des deux pièces, puis s’interroge sur leur mise en cycle réalisée dans plusieurs manuscrits. S. Albert porte une grande attention à la matérialité des manuscrits : mise en page, illustration, division en volumes, titres éventuels fournissent des indications précises sur la conception que les remanieurs et copistes successifs se font de cet ensemble divers. Les analyses minutieuses mettent clairement en évidence la différence entre le Roman de Meliadus et le Roman de Guiron : alors que Meliadus est écrit en relation avec le Lancelot-Graal et le Tristan en prose dont il cherche à combler des blancs et qui sont en quelque sorte son avenir, Guiron constitue une parenthèse temporelle n’entretenant que des liens lâches avec l’univers des autres romans arthuriens ; il se présente comme un roman tendu vers un passé qui lui est propre. De même la pratique du récit enchâssé dans les deux pièces révèle une conception différente de l’histoire : histoire orientée dans le cas de Meliadus, temps de l’histoire ignoré dans le cas de Guiron qui offre des fragments de vie détachés les uns des autres. Les continuations, suites, transitions et commencements que des remanieurs ont introduits manifestent pour leur part un souci de complétude, mais non de cohérence narrative.

5 La seconde partie s’intéresse à l’idéologie portée par le Roman de Meliadus et le Roman de Guiron, ici encore pour constater les écarts entre les deux récits. Dans une relation de concurrence avec les grands cycles en prose antérieurs, Meliadus trouve sa propre voie entre l’épique et le romanesque et met en scène les tensions entre le roi et le héros pour rétablir et préserver in extremis les liens hiérarchiques qui les unissent. Ce rapport vertical se redouble dans les relations qui unissent père et fils. Guiron en revanche souligne les dysfonctionnements des liens lignagers et sociaux, et privilégie les rapports amicaux entre chevaliers. Roman nostalgique, il célèbre aussi la supériorité des anciens chevaliers sur les nouveaux. Cette analyse conforte les conclusions de la première partie : Guiron apparaît comme un roman plus iconoclaste, peut-être plus

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audacieux que Meliadus, mettant en place de nouveaux modèles héroïques. Les remanieurs s’efforceront de réduire et de limiter toutes ses innovations. Là où les deux textes principaux de la version de base se rejoignent cependant, c’est dans leur commun scepticisme à l’égard des femmes et de l’amour, même si Guiron développe un discours plus franchement misogyne. Cette mise à l’écart de l’amour est une caractéristique que l’on retrouvera dans les romans chevaleresques tardifs.

6 La troisième partie du livre de S. Albert propose une étude de type anthropologique sur le groupe social à l’honneur dans l’ensemble des récits : les guerriers. Elle s’articule autour de deux motifs principaux : la vengeance et la coutume. Bien qu’elle mette en évidence le traitement différent des motifs dans les deux pièces principales de la version de base et dans les remaniements, l’analyse semble toutefois quelque peu en décalage avec les parties précédentes. On perd de vue la question de la cohérence, qui a été l’épine dorsale de la démonstration. Cette étude, intéressante en soi, aurait peut- être pu faire l’objet d’une seconde publication. Le livre ainsi allégé aurait présenté une unité plus forte. Mais peut-être est-ce précisément le caractère hybride de son objet qui a autorisé cette addition.

7 Le livre est remarquablement clair, méthodique, émaillé de conclusions précises qui reprennent systématiquement les points de la démonstration. On peut lui reprocher de conserver trop nettement le format de la thèse dont il est issu. Il aurait sans doute gagné à procéder plus rapidement parfois, à piquer davantage la curiosité de son lecteur. Mais il débrouille remarquablement bien un roman complexe dont il présente une interprétation solidement étayée et tout à fait convaincante.

NOTES

1. « Guiron le Courtois » : étude de la tradition manuscrite et analyse critique, Genève, Droz, 1966. 2. Guiron le Courtois : roman arthurien en prose du XIIIe siècle, thèse de doctorat dirigée par R. Lathuillière, université de Paris-Sorbonne, 1985. Il s’agit d’une édition partielle du manuscrit A(2). Voir la bibliographie de S. Albert pour les articles publiés par V. Bubenicek. 3. On citera en particulier l’édition partielle réalisée sous sa direction : "Guiron le courtois". Une anthologie, édition, traduction et commentaire de Sophie Albert, Mathilde Plaut et Frédérique Plumet, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2004. 4. Le terme de "nébuleuse" est utilisé à deux reprises par S. Albert p. 8. 5. Manuscrit que Roger Lathuillière avait pris comme texte de référence et que S. Albert adopte comme tel à son tour. 6. S. Albert reproche à B. Wahlen d’utiliser le terme de "première partie" pour renvoyer au Roman de Meliadus (p. 18) et de ne pas s’interroger sur les modalités d’articulation des deux parties. Ce n’est pas l’objet du travail de B. Wahlen et par ailleurs "première partie" peut renvoyer simplement à la disposition manuscrite. S. Albert utilise elle-même l’expression "premier volet" pour désigner Meliadus et "second volet" pour renvoyer à Guiron (p. 190).

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INDEX

Parole chiave : ciclo, guerriero Mots-clés : cycle, guerrier Keywords : cycle, warrior Thèmes : Lancelot-Graal, Tristan en prose, Roman de Guiron, Roman de Guiron le Courtois, Roman de Meliadus

AUTEURS

MICHELLE SZKILNIK Professeur de Littérature du Moyen Âge - Université Paris III Sorbonne Nouvelle

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Dominique Ancelet-Netter, La Dette, la Dîme et le Denier. Une analyse sémantique du vocabulaire économique et financier au Moyen Âge Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010

Olivier Bertrand

RÉFÉRENCE

Dominique Ancelet-Netter, La Dette, la Dîme et le Denier. Une analyse sémantique du vocabulaire économique et financier au Moyen Âge, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010, 398 p.

1 Les lexiques scientifiques et techniques revêtent une importance de choix en moyen français : c’est la période riche des créations lexicales et de l’émergence de certains vocabulaires. L’ouvrage de Dominique Ancelet-Netter est une version remaniée de sa thèse de doctorat qui étudie spécifiquement le vocabulaire économique et financier à la fin du Moyen Âge en français. Il s’agit d’un travail minutieux, bien construit, qui analyse en détail l’univers de la monnaie, des comptes, de l’impôt, de la dette et autres revenus.

2 L’ouvrage de 398 pages publié aux Presses universitaires du Septentrion est composé d’une introduction, de six grands chapitres, d’une conclusion, d’une large bibliographie raisonnée et enfin – point intéressant – d’une chronologie des faits économiques et sociaux parcourant la période de 1354 à 1405. L’objectif de Dominique Ancelet-Netter est exprimé clairement dans l’introduction : « Dans une société habitée, nourrie, envahie par Dieu, quelle place tient l’économie ? Comment les hommes de ce temps perçoivent et conceptualisent les phénomènes économiques qui nous sont si présents dans notre quotidien d’hommes du XXIe siècle ? » (p. 19). Il s’agit en somme pour

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l’auteur d’analyser par le truchement du lexique l’univers économique et financier au Moyen Âge.

3 Chapitre I. Corpus, co-texte et contextualité. Le premier chapitre est consacré essentiellement à la justification du sujet et à la délimitation du corpus de travail. Ce dernier s’étend pratiquement sur une période couvrant la seconde moitié du XIVe siècle, précisément de 1355 à 1405, ce dont se justifie l’auteur : « les cinquante dernières années du XIVe siècle sont riches en faits réellement innovants dans l’histoire économique de la France » (p. 26). Le corpus central est délimité par les écrits de quatre auteurs majeurs de cette période : Nicole Oresme, pour son traité d’économie monétaire connu sous le nom du Traité des monnaies, Evrard de Trémaugon pour le Songe du vieil pélerin, Philippe de Mézières pour le Songe du vergier et enfin Christine de Pizan pour le Livre des fais et bonnes mœurs du sage roy Charles V. Un corpus élargi nourrit également l’analyse. Vient ensuite l’approche méthodologique pertinemment présentée : il s’agit bien d’une étude sémantique d’un lexique circonscrit dont la méthodologie est empruntée essentiellement à l’analyse componentielle de Bernard Pottier, mais aussi aux travaux récents de Robert Martin et de Georges Kleiber.

4 Les chapitres suivants (II à VI), qui jalonnent l’ouvrage, reposent sur une segmentation bienvenue et claire des différents termes du vocabulaire économique et financier : la monnaie (II), le vocabulaire fiscal (III), la dette (IV), les revenus et les dépenses (V) et enfin les métiers de la finance (VI). L’analyse de chaque chapitre repose essentiellement sur celle des termes qui la composent et dont nous donnons rapidement un bref résumé ci-dessous. Lorsque cela le permet, l’étude donne les différentes graphies possibles d’un mot, ses origines étymologiques, ses dérivés morphologiques et, selon le modèle méthodologique présenté dans le chapitre I, une analyse du corpus sélectionné.

5 Chapitre II. Le vocabulaire de la monnaie. L’événement majeur de la période considérée par l’auteur est la création du franc sous le règne de Jean II le Bon. Dominique Ancelet- Netter passe en revue le lexique lié à la monnaie en justifiant son importance au Moyen Âge comme instrument de mesure tout autant que comme « marchandise ». Livre, denier, sou, maille, billon, marc, gros, écu et bien sûr franc sont ainsi analysés en détail ainsi que les qualificatifs de tournois et parisis. On apprécie également les explications concises des emplois de florin, ducat, drachme, esterlin et bien d’autres termes, parfois plus rares, qui parcourent l’univers monétaire médiéval. Une analyse sémique pertinente synthétise le travail de recherche sur ce vocabulaire précis (p. 134) en un tableau synoptique qui montre combien le denier, par exemple, bénéficiait d’une large polysémie à la fin du Moyen Âge.

6 Chapitre III. Le vocabulaire fiscal. Ce chapitre s’intéresse plus particulièrement à l’impôt et au vocabulaire de l’imposition. Autre champ, autres termes : ce sont la taille, le fouage, la dîme, la gabelle ainsi que des impôts spécialisés (et parfois assez rarement rencontrés dans le corpus sélectionné) comme le truage, la maletôte et le tonlieu qui sont observés à la loupe par l’auteur de l’ouvrage.

7 Chapitre IV. Le vocabulaire de la dette. Le lexique centré sur la notion de « dette » est très large. Les termes retenus pour l’analyse le montrent magistralement : usure, prêt, intérêt , crédit, emprunt et bien sûr dette relèvent de cette catégorie.

8 Chapitre V. Le vocabulaire des revenus et des dépenses. Ce chapitre paraît sensiblement distinct des précédents en ceci qu’il ne renvoie pas directement à des termes relevant

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de l’économie ou de la finance mais la « grille d’analyse sémantique se fonde donc sur la notion de revenus et de leurs origines, à savoir s’ils sont consécutifs à un travail, à un lien, à une fonction ou à une possession » (p. 269). Ce sont alors des lexèmes tels émolument, appointement, gages, loyer, salaire qui sont étudiés et dont l’analyse ( cf. tableau, p. 288) permet de constater que « la différence de gradations sémiques dans l’axe paradigmatique de la rémunération s’établit aussi dans la connotation liée à la nature du lien de subordination entre bénéficiaire de la rémunération et rémunérateur, celui-ci pouvant être plus ou moins consenti, plus ou moins vassalisé ou domestiqué » (p. 288). On notera également les études diversement détaillées des vocables paie, pension, rente, cens, tribut, redevance, recette, pécune, revenu, gain, profit, dépense.

9 Chapitre VI. Le vocabulaire des métiers de la finance. Le dernier chapitre s’intéresse à un tout autre domaine, celui de la finance « dans la sphère d’échanges économiques et marchands, différenciés des professions liées aux finances royales et seigneuriales » (p. 331). Si au Moyen Âge le banquier est d’abord perçu comme un « changeur », il faut évidemment distinguer des métiers tels le billonneur ambulant du véritable banquier. On notera enfin l’importance des termes yconomie (singulièrement chez Nicole Oresme) et finance dans l’ensemble du corpus considéré. Au terme de cette étude, il apparaît que l’ouvrage de Dominique Ancelet-Netter apporte un certain nombre de résultats probants de grande qualité et pose néanmoins plusieurs questions, tant méthodologiques que conceptuelles. L’analyse souvent fine, parfois rapide, des lexèmes du corpus montre magistralement l’émergence évidente du vocabulaire économique et financier en français pendant la deuxième moitié du XIVe siècle. On notera d’ailleurs que dans chaque chapitre le contexte historique ou religieux est toujours bienvenu et logiquement présenté. Par exemple, le chapitre IV concernant le vocabulaire de la dette ne néglige aucunement le poids de la perspective chrétienne de l’usure, ce qui donne incontestablement une profondeur nécessaire à une bonne compréhension de la pratique même de l’usure à la fin du Moyen Âge (p. 227-35). Néanmoins – et l’auteur le reconnaît bien volontiers – le vocabulaire théorique de l’économie et des finances « ne peut se circonscrire en champ lexical délimité dans un fonctionnement sémantique relativement permutable et autonome puisque la théorisation sur l’économie n’existe pas en tant qu’objet d’étude à part entière mais qu’elle est au contraire parcellaire et disséminée dans les différents écrits théologiques majoritairement en latin » (p. 363). Une étude comparative – même succincte – avec d’autres domaines scientifiques (le vocabulaire politique ou juridique par exemple) aurait peut-être permis à l’auteur de replacer précisément le champ d’analyse du domaine économique et financier dans un contexte médiéval plus vaste pour lequel les étiquettes définitionnelles sont notablement distinctes de celles utilisées de nos jours pour décrire les sciences.

10 L’analyse sémique renforcée par les nombreux tableaux récapitulatifs qui parcourent l’ouvrage a montré de façon très convaincante et pertinente que chacun des nombreux termes employés (parfois dans des énoncés sous forme de suite et que l’on pourrait croire parasynonymes) ne se substitue pas aux autres. On apprend également par l’analyse du sens des lexèmes que le lien entre le choix d’un terme dans le corpus et le poids de la connotation que celui-ci véhicule n’est pas totalement absent de la morale implicite et du positionnement du locuteur (ou plutôt scripteur) qui jugera tel impôt trop lourd ou telle taxe mauvaise. Étudier l’argent, la monnaie, c’est aussi en filigrane évoquer le rôle des métiers dans le processus financier et économique de la société médiévale. C’est ce que fait l’auteur de cette belle étude. Ainsi cet ouvrage nous renseigne-t-il magistralement sur les emplois du vocabulaire économique et financier à

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la fin du Moyen Âge, opère un salutaire classement sans toutefois reconnaître un statut de « science » à ce vocabulaire en constatant l’emprise encore manifeste du domaine moral (pour ne pas dire religieux) sur les affaires économiques et financières. Laissons les derniers mots à l’auteur : « La pensée occidentale médiévale oppose cependant la spiritualité du divin à la matérialité peccamineuse de l’argent, alors que nombre de sèmes dénotatifs sont communs aux deux champs lexicaux de l’argent et de la morale. C’est le principal enseignement de notre étude sur le vocabulaire économique et financier entre 1355 et 1405 » (p. 373). Nous ne pouvons qu’adhérer à cette sage conclusion qui nous invite dès lors à aller plus avant dans l’analyse des domaines de la connaissance et des savoirs au Moyen Âge.

INDEX

Thèmes : Livre des fais et bonnes mœurs du sage roy Charles V, Songe du vergier, Songe du vieil pèlerin, Traité des monnaies Parole chiave : economia, lessico, medio francese Keywords : economics, vocabulary, middle French Mots-clés : économie, lexique, moyen français

AUTEURS

OLIVIER BERTRAND Professeur de linguistique historique et de lexicographie médiévale - Université de Cergy-Pontoise

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Stefania Cerrito, Le Rommant de l’abbregement du siege de Troie édition Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2010

Marylène Possamaï-Pérez

RÉFÉRENCE

Stefania Cerrito, Le Rommant de l’abbregement du siege de Troie édition, étude linguistique et littéraire par Stefania Cerrito, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, Senefiance n° 55, 2010, 360 p.

1 Stefania Cerrito donne ici l’édition d’un texte de la fin du XVe siècle, parvenu dans l’unique manuscrit de Valenciennes BM 461, qui raconte en langue romane la guerre de Troyes « de manière concise, mais exhaustive ». Saluons d’entrée une présentation et un commentaire rédigés dans un français fluide : la langue maternelle de l’éditrice n’affleure que dans un certain nombre d’italianismes.

2 L’ouvrage commence par un minutieux examen du manuscrit : l’examen du papier, celui des possesseurs permettent une datation plus précise. La présentation du contenu donne une idée de l’état de la matière troyenne à la fin du XVe siècle.

3 L’étude du contexte historique permet de situer la composition du roman à la cour des ducs de Bourgogne, au moment de la fondation de l’Ordre de la Toison d’or.

4 L’éditrice analyse ensuite en détail la langue du copiste et, en s’appuyant sur la rime ou la mesure du vers, celle de l’auteur.

5 Après avoir résumé le contenu de l’histoire, elle livre un commentaire intitulé « Mythe, écriture, pouvoir », qui est une véritable somme sur cette matière troyenne au Moyen Âge. Les très nombreuses et précieuses références bibliographiques font le point sur l’état actuel de la recherche sur la question, et sont reprises dans l’abondante bibliographie de la fin de l’ouvrage.

6 Le commentaire commence par une mise au point éclairante sur la foisonnante et complexe réécriture de la légende troyenne au Moyen Âge. S. Cerrito réfléchit ensuite à

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la délicate question du genre littéraire de l’Abrègement du siège de Troie : elle reprend des données fort connues des spécialistes, mais utiles pour le grand public, et conclut sur l’idée d’un genre hybride, « entre roman et chanson de geste ». Le texte est un « épitomé », bref traité qui permet d’avoir accès aux textes trop longs ou difficiles. Un très utile tableau synoptique compare le Rommant avec sa source, le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et permet de comprendre où se situent les coupures et sur quels points l’auteur du XVe siècle fait porter l’accent. L’éditrice distingue ensuite les neuf épisodes du texte, recense les thèmes et techniques romanesques ou épiques, étudie personnages et épisodes, et termine sur d’intéressantes réflexions sur l’utilisation de la légende troyenne à la cour de Bourgogne et sur le rapport entre mythe et pouvoir politique au Moyen Âge. Nous lisons de fines analyses des anticipations, de la fonction du style direct, du traitement des personnages (dont le nombre est réduit et dont les portraits disparaissent, comme s’effacent les monologues pathétiques qui disaient leur état d’âme chez Benoît). Parmi les épisodes, la conquête de la Toison d’or par Jason garde de l’importance, ainsi que la reconstruction de Troie. Les récits de batailles sont fortement réduits, et le cheval de Troie ne sert plus qu’à faire une brèche dans les remparts.

7 Le principal intérêt du commentaire réside dans l’interprétation de la fonction politique et culturelle du texte à la cour de Bourgogne, qui ne revendique pas une ascendance troyenne comme le royaume de France, mais grecque : la guerre de Troie est déjà une Croisade, les Troyens étant aussi les ancêtres des Turcs. Cependant les héros grecs ne sont pas parfaits : ils sont polythéistes, et Jason lui-même est coupable de trahison envers Médée. Mais l’Ovide moralisé avait déjà christianisé le personnage et l’interprétation bourguignonne fait de la conquête de la Toison une mission divine. Dans l’Abrègement, Jason représente Philippe le Bon. C’est ainsi que s’expliquent aussi les traits épiques du roman, la chanson de geste étant le genre privilégié de la lutte entre chrétiens et sarrasins.

8 Après cette longue et fine analyse, l’éditrice détaille les critères de son édition. Elle livre ensuite l’édition critique de l’Abrègement du siège de Troie, en numérotant tous les vers, ce qui permet de repérer facilement les deux cas d’omission d’un vers. Le texte édité est pourvu de deux types de notes : les unes, signalées par un point suscrit, traitent, en bas de page, des problèmes d’établissement du texte (essentiellement des cas d’hypermétrie le plus souvent résolus par l’amuïssement de voyelles faibles) ; les autres, signalées par un astérisque, commentent le texte, en fin d’édition. Cette édition, très soignée, livre un texte directement intelligible même pour les lecteurs non spécialistes d’édition des manuscrits médiévaux : les abréviations sont résolues (et cependant signalées par l’italique, pour les lecteurs intéressés par l’état du texte dans le manuscrit), des trémas signalent les diérèses sur les hiatus (qui ne sont pas encore réduits de manière définitive dans la langue de l’époque). Un retrait et une majuscule en caractères gras signalent la majuscule rouge du manuscrit et délimitent nettement des paragraphes, donc des unités de sens.

9 Après l’édition, plus de dix pages de notes délivrent encore des explications de type varié (sémantique, phonétique – sur les rimes – et graphique, métrique, syntaxique, historique, littéraire, mythologique, scripturaire…) qui éclairent encore le texte et son établissement, en particulier en le comparant fréquemment à sa source, Le Roman de Troie de Benoît de Sainte Maure. Suivent une table des noms propres, et un glossaire très complet (plus de 80 pages), qui se veut même « exhaustif » et dresse un état

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« complet de la langue employée dans le texte » : les entrées sont suivies d’un code grammatical et des différentes occurrences du mot, « analysées en général dans une zone des formes et dans une zone des sens ».

10 C’est donc une édition de la plus grande qualité qui nous est offerte ici, et de la plus grande utilité pour tous les lecteurs intéressés par la diffusion du mythe troyen, par son utilisation à la cour de Bourgogne, et plus généralement par la réception de l’Antiquité au Moyen Âge et à la prérenaissance, mais aussi par l’état de la langue, spécialement du vocabulaire, en cette fin du Moyen Âge.

INDEX

nomsmotscles Benoît de Sainte-Maure, Philippe le Bon Parole chiave : Troia, epitome, crociata Thèmes : Rommant de l’abbregement du siege de Troie, Ovide moralisé, Roman de Troie, Cheval de Troie, Médée, Jason, Toison d’Or, Troyens, Turcs Keywords : Troy, epitome, crusade Mots-clés : matière de Troie, épitomé, croisade

AUTEURS

MARYLÈNE POSSAMAÏ-PÉREZ Professeur de littérature du Moyen Âge - Université Lumière Lyon II

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Jacques Chocheyras, Réalité et imaginaire dans le Tristan de Béroul Paris, Champion, 2011

Beate Langenbruch

RÉFÉRENCE

Jacques Chocheyras, Réalité et imaginaire dans le Tristan de Béroul, Paris, Champion, « Essais sur le Moyen Âge 49 », 2011, 160 p.

1 À quinze ans de distance de son ouvrage Tristan et Iseut. Genèse d’un mythe littéraire1, Jacques Chocheyras offre à son lectorat une seconde collection d’articles dédiés au même sujet. Inutile de chercher dans cette nouvelle preuve d’érudition un revirement : le philologue grenoblois assume pleinement ses thèses d’antan, qui ne sont pas demeurées sans controverse.

2 Suivant un avant-propos succinct, l’introduction (p. 9-14) donne sa cohérence au recueil, qui s’attache cette fois-ci expressément à la version béroulienne du Tristan. Elle synthétise les principales hypothèses proposées, concernant tant les personnages principaux – l’éventuel penchant homosexuel de Marc, la morale conjugale de la magicienne irlandaise, la rigidité de Tristan – que les seconds rôles, tels que les barons, représentants de la loyauté féodale. Mais elle immerge aussi le lecteur dans les questions ayant pour sujet la construction du texte, à partir d’interrogations portant sur l’identité de son auteur, sur l’idéologie amoureuse de l’estoire, considérée comme proche de l’hérésie cathare, ou sur son caractère éventuellement composite (l’hypothétique « Béroul I » s’opposant à un « Béroul II ») et certainement subversif.

3 L’œuvre sera abordée par la suite sous deux aspects complémentaires : la première partie du recueil, « Sur les traces du poète Béroul », se consacre aux realia permettant d’élucider quelques points isolés, discutant ici un vocable controversé, là, un toponyme opaque du texte. La seconde partie, « À la recherche du sens de l’estoire selon Béroul », est en revanche une plongée dans l’herméneutique du mythe, sans que la question du

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réalisme précédemment étudiée y perde de sa pertinence : elle est souvent convoquée, afin d’étayer une interprétation.

4 « Boron, buron et borie de Béroul à nos jours » (p. 17-23) s’intéresse à la cachette de Tristan fournie par Orri, le forestier, dans la deuxième partie du roman (cf. v. 28282). S’agissant d’un souterrain, d’un cellier, c’est moins celui-ci qui pose problème – il pourrait toutefois renvoyer à quelques chambres mortuaires du Néolithique selon une suggestion d’André de Mandach – que le boron, point de repère par rapport auquel on situe le précédent. Fréquemment rendu par « cabane », le terme serait mieux traduit par buron (dont l’étymon pourrait être l’ancien haut allemand *bur), abri de fortune rustique, dont J. Chocheyras prouve par une étude en partie dialectologique (cf. les bories provençaux) qu’il a toute sa place dans le vocabulaire moderne.

5 Le souterrain d’Orri, pour sa part, inaugure l’article tripartite « Trois lieux historiques du Tristan de Béroul. Le cellier d’Orri, la table ronde d’Isneldone, ‘Saint Lubin’« (p. 25-37). La mystérieuse cave en pierre – le page d’Iseut en sort-il vraiment à cheval ?3 – est mis en rapport de façon tout à fait intéressante avec la tombe du Roi Orry, site mégalithique près de Lanxey sur l’île de Man, qui commémore un de ses souverains légendaires. Mais si des liens de Béroul à cette île située entre l’Irlande et l’Angleterre semblent possibles, de même que la familiarité de l’auteur avec d’autres tumuli ou chambres funéraires celtiques de ce type, elles sont toutefois loin d’être avérées – et l’argumentation suggestive tend parfois à franchir cette frontière ontologique. En revanche, le toponyme d’Isneldone, où Périnis trouve Arthur et sa Table Ronde après les avoir cherchés en vain à Caerleon, est identifié de façon pertinente avec la motte de Tomen y Mur à Snowdon, point culminant du pays de Galles et emplacement d’un château médiéval bâti sur des fondements romains. Or, ces derniers auraient jadis inclus un petit amphithéâtre, unique en son genre précis en Grande-Bretagne, qui, grâce à un diamètre de 20 mètres pouvait accueillir jusqu’à 100 personnes – ou convives, si on l’interprète, avec l’auteur, comme la Table Ronde d’Arthur… Enfin, la localité de Saint Lubin (v. 4350), où Marc se rend tandis qu’Iseut donne rendez-vous à Tristan, est rapprochée, parmi tous les toponymes possibles, de Saint-Lubin-des-Joncherets, sur la rive sud de l’Avre normande : c’est près de ce lieu de pèlerinage que se rencontrent à deux reprises, en 1177 et en 1178, Henri II Plantagenêt et son suzerain Louis VII. Les trois identifications proposées concourent ainsi à corroborer la tendance au réalisme et à la « francisation volontaire » (p. 37) du mythe celte, propres à Béroul.

6 « Les lieux dits ‘La Croix Rouge’ au Moyen Âge et leur signification » (p. 39-53) se concentre ensuite sur l’endroit où Marc donne rendez-vous au forestier prêt à dénoncer les amants réfugiés dans la forêt du Morrois : A la Croiz Roge, au chemin fors (v. 1909). Outre une identification possible du site – sur la presqu’île de Fowey, à un carrefour non loin de Lantyan, Castle et Lostwithiel (et du lieu-dit No Man’s Land, que l’auteur rapproche de la Blanche Lande) –, on suggère la fonction de ce type de bornes, souvent destinées à marquer le territoire d’une abbaye et dont Béroul semble être le premier à relever une couleur spécifique. Elles pourraient aussi indiquer la proximité d’une léproserie, comme d’autres occurrences de ce toponyme fréquent le laissent à penser.

7 Dans une investigation des pratiques nautiques, « La Vie de saint Gilles et le trafic maritime à l’époque du Tristan de Béroul » (p. 55-69) étudie le repérage en haute mer avant l’invention de la boussole au début du XIIIe siècle, grâce à l’étoile polaire ou tramontane, point fixe nécessaire dans les navigations commerciales. Certes, le lien à

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Béroul est ici extrêmement ténu et l’argumentation digressive, mais le propos séduit par son érudition et permet au lecteur de saisir le contexte social et historique de Tristan et Iseut.

8 « La voix de ‘Beros’ dans son Purgatoire saint Patrice » (p. 71-77) est celle d’un moraliste, qui, loin de la fidélité de Marie de France au même modèle latin, intervient dans le récit et le commente. Il est vrai que sa particulière insistance sur la pénitence peut faire penser à la morale d’Ogrin, malgré qu’en aient les éditeurs et les critiques, qui, forts d’arguments stylistiques et linguistique puissants, hésitent à identifier Béros et Béroul.

9 La seconde partie s’ouvre sur le meilleur article de l’ouvrage, « Souffrance physique, souffrance psychique dans le Tristan de Béroul » (p. 81-90). Jacques Chocheyras y démontre la subtile imbrication de ces deux types de torture que subissent les protagonistes. La première semble souvent n’être que l’une des expressions de la seconde : aussi la jalousie de Marc se traduit-elle par l’image topique de la brûlure, que le souverain cherche à faire rejaillir sur ses bourreaux en les condamnant à une peine spéculaire : dans le cas d’Iseut, au bûcher et à la menace du désir des lépreux, qui pourraient d’ailleurs plutôt être atteints du feu saint Antoine, du mal des Ardents.

10 « Le sens du terme félon dans la Chanson de Roland et le Tristan de Béroul » (p. 91-98) est une étude lexicologique exhaustive menée dans ces deux textes fondateurs, qui prouve que le felon médiéval n’est pas nécessairement un rebelle ou un traître à son seigneur : il peut, fidèle à son étymon francique fillo, être aussi un simple ‘bourreau’, puis, à l’époque de Béroul, être ‘courroucé’, ‘brutal’, ‘cruel’ ou ‘méchant’. Cette diversité explique non seulement le rôle des trois barons, parfaitement obéissants à leur suzerain, mais aussi, fait étonnant, la plus fréquente utilisation du terme dans le texte de Béroul que dans celui de Turold – bien que ce soit Ganelon et non Godoïne qui est devenu l’emblème de la félonie au sens moderne.

11 Le « mentir vrai » (p. 99) des amants de Cornouaille est au centre de l’article « De la tromperie à l’erreur, sémantique du ‘faux’ au Moyen Âge » (p. 99-105) : en effet, à l’époque des Tristan en vers, ne pas dire la vérité (alors qu’on peut croire vrai ce qu’on dit) constitue moins un problème moral que cognitif. Le vrai apparaît ainsi comme une catégorie subjective et relative, qu’on n’appréhende qu’à travers un acte énonciatif.

12 « Sur le dernier épisode du Tristan de Béroul » (p. 107-115) propose une étude minutieuse des vers 4267-4322, pour lesquels plusieurs amendements éditoriaux, notamment le déplacement de certains passages, sont proposés. Il est vrai que l’épisode éventuellement lacunaire ou recomposé a déjà soulevé quelques remarques dans la critique, mais on suit parfois un peu difficilement l’argumentation et les conclusions de l’auteur ne s’imposent pas toujours ici. En revanche, la reconstitution de la mort du félon, qui a peut-être observé les amants à travers un œil-de-bœuf, mérite de l’intérêt.

13 En renversant les perspectives convenues, « Chrétien de Troyes et Tristan. Une nouvelle approche » (p. 117-123) pose une question fascinante : le Tristan de Béroul serait-il peut-être un néo- ou un anti-Cligès, et non l’inverse ? Certains passages extrêmement proches d’Érec et Énide pourraient parler en faveur de cette hypothèse, à condition toutefois que la datation tardive du texte de Béroul s’avère. Quant à lui, le romancier troyen pourrait s’appuyer selon Chocheyras sur le mythe tel qu’il a été transmis par le conteur gallois Bréri ou Bledhericus et sur le texte de Thomas, probablement antérieur au Cligès de 1176.

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14 « Le personnage d’Arthur dans le Tristan de Béroul » (p. 125-130) revient justement sur l’épineuse question de la chronologie possible des récits tristaniens, interrogation déclenchée par l’étude du personnage royal, dont l’auteur constate à juste titre l’originalité, comparé à ses apparitions dans les textes de Wace ou de Chrétien. Authentique personnage, moins héros épique ou pâle incarnation de l’autorité royale que véritable autorité morale, l’Arthur de Béroul possède effectivement un caractère singulier. En raison de la diversité de tons et d’atmosphères, il n’est pas impossible par ailleurs que le texte fasse état de deux rédactions successives, dont la seconde pourrait se situer au-delà de 1180.

15 En se consacrant au « regard d’Iseut la Blonde » (p. 131-135), Jacques Chocheyras cherche à déterminer quelle qualité recouvre précisément l’adjectif vair, qualifiant les yeux de la magicienne. En définitive, il s’agit non d’une couleur, mais plus vraisemblablement d’un « éclat scintillant ou étincelant » (p. 134), étant donné les autres occurrences du terme dans le roman.

16 « Du Tristan de Thomas au Tristan de Béroul. La querelle d’Iseut » clôt le recueil par un nouveau et savant plaidoyer pour la thèse très controversée de la continence des amants. Résonance des précédentes considérations sur Chrétien de Troyes et sur le lyrisme troubadouresque, l’auteur a bien raison de qualifier les prises de position qu’a suscitées le cas d’Iseut comme la première querelle littéraire française, avant même le débat du Roman de la Rose. Compte tenu de sa thèse – qui rapproche l’épée posée entre les amants dans la hutte de feuillage de certaines pratiques cathares –, puis de certaines affirmations au sujet de Béroul, apologétique et didactique, peut-être proche du monachisme insulaire marqué par la doctrine pélagienne, et de Thomas – chez lequel le philtre serait « déculpabilisateur » (p. 142) –, il est certain que le passionnant propos ne manquera pas de soulever encore des débats passionnés à l’avenir.

17 Réalité et imaginaire dans le Tristan de Béroul est ainsi tout à fait caractéristique de la production critique de Jacques Chocheyras : une pensée très érudite, parfois volontairement contestataire, s’y fait jour en s’appuyant sur l’onomastique, la géographie, l’archéologie, la toponymie, la lexicologie ou la philosophie. S’il fallait cependant privilégier l’une des parties de l’ouvrage, ce serait sans hésitation la seconde : si ces articles sur l’imaginaire savent utiliser les arguments factuels à leur profit, les publications au sujet des realia, pour leur part, s’achèvent souvent assez brusquement, sans que leurs résultats soient toujours mis en rapport avec une vision plus large du texte littéraire et de ses enjeux.

18 On pourrait récuser la tendance au psychologisme (cf. p. 12 sq., p. 31, passim) ou la tentation de fantasmer le texte (cf. p. 67 : au Mal Pas, Iseut porte un vêtement en soie fourré d’hermine, « sans doute par le soin de ses chambrières »), mais ce sont là d’évidents débordements de lecture, qui confirment avant tout la force de l’œuvre. En revanche, certains raccourcis logiques (aucun fait positif ne permet d’affirmer si catégoriquement que le v. 4350 « ne pouvait avoir été écrit avant le 21 septembre 1177 », cf. p. 139) ou le manque de clarté argumentative de certaines parties peuvent gêner davantage, d’autant plus que l’auteur tient par ailleurs un propos nuancé. Au sens scientifique, « sur internet » (p. 34) n’est pas une référence bibliographique bien précise.

19 L’ouvrage regorge malheureusement de coquilles bénignes, surtout dans les notes, concernant pour l’essentiel la typographie4, la mise en page5 et la ponctuation6, mais aussi parfois, et c’est plus dommageable, le texte en ancien français. Au nom de la

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métrique entre autres, il faudrait ainsi corriger les citations des p. 64 (v. 857) et p. 101 (l. 22). Certaines autres erreurs ne peuvent pas être imputées aux procédés de numérisation7. La reprise de parutions antérieures ne devrait donc pas dispenser l’éditeur d’une relecture attentive.

20 En dépit de ces minces réserves, la lecture du recueil procure un réel plaisir, nourri par le savoir et la curiosité de son auteur, par son regard original et toujours novateur sur l’un des textes les plus commentés du Moyen Âge. Son apport intellectuel aux recherches tristaniennes et à la collection des Essais sur le Moyen Âge est d’ores et déjà certain.

NOTES

1. Paris, Champion/Slatkine, 1996, « NBMA 36 ». 2. Notre édition de référence est ici Tristan et Iseut. Les poèmes français. La saga norroise, textes originaux et intégraux présentés, traduits et commentés par Daniel Lacroix et Philippe Walter, Paris, Librairie générale française, « LP/LG, 4521 », 1989. 3. Cette assertion repose en effet sur l’ordre des vers dans le manuscrit, que les éditeurs inversent le plus souvent, cf. v. 3350-3366 du roman. 4. En l’occurrence, le nombre d’espaces en trop ou manquantes et l’absence de certaines majuscules sont frappants. 5. On retrouve des lignes ou pages vierges à l’exception de notes, cf. respectivement p. 68, n. 38 et p. 69. 6. Il y a un nombre considérable de points superfétatoires ou remplaçant des virgules, cf. p. 92, l. 10 ou p. 98, n. 1, il manque des tirets, cf. p. 112, l. 29, des deux-points, des guillemets… 7. Comme aux p. 85, l. 16 ; p. 118, n. 4 ; p. 123, l. 22 ; p. 131, n. 4, l. 2 et passim. Une référence de la p. 67, n. 36, l. 16 est erronée, comme le toponyme allemand de la p. 66, l. 13 sq. L’usage donne aussi aux personnages tristaniens des surnoms dotés d’une majuscule : Iseut la Blonde ou Iseut aux Blanches Mains, cf. p. 89.

INDEX

Mots-clés : lexique, mensonge, realia, souffrance, toponymie nomsmotscles Béroul, Bréri, Chrétien de Troyes, Marie de France, Thomas, Wace Parole chiave : lessico, menzogna, realia, sofferenza, toponimia Keywords : vocabulary, lie, realia, suffering, toponymy Thèmes : Cligès, Érec et Énide, Tristan et Iseut, Tristan and Iseult, Tristano e Isotta, Arthur, Tristan, Iseut

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AUTEURS

BEATE LANGENBRUCH Maître de Conférences en littérature du Moyen Âge - ENS de Lyon (CIHAM/UMR 5648 et CÉRÉdI/ EA 3229)

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Alain Corbellari, Guillaume d’Orange ou la naissance du héros médiéval Paris, Klincksieck, 2011

Valérie Naudet

RÉFÉRENCE

Alain Corbellari, Guillaume d’Orange ou la naissance du héros médiéval, Paris, Klincksieck, 2011, 264 p.

1 Dans un ouvrage destiné à un public d’étudiants du premier cycle mais également à tout lecteur désireux de découvrir l’un des héros les plus marquants et les plus originaux de notre littérature, l’auteur offre une synthèse sur un personnage majeur de la chanson de geste, Guillaume d’Orange, brossant en arrière-plan du portrait du marquis au court nez un tableau rapide du genre épique et de ses avatars. En six chapitres, les questions essentielles et les points importants sont abordés : la variance du texte du Moyen Âge et la constitution du cycle, les rapports épineux à l’Histoire et les hypothèses de l’origine du genre, les arcanes mythiques, les caractéristiques du personnage éponyme (le nez, fierebrace, le rire, les armes, les rapports à l’espace) et de ceux qui l’entourent et les liens littéraires qui les unissent les uns aux autres. Pour finir, dans un dernier chapitre, probablement le plus original, on trouve un rapide panorama de ce que les époques ultérieures au Moyen Âge ont réservé à Guillaume, tant du point de vue romanesque que théâtral.

2 Si le but est clairement la vulgarisation (toutes les citations sont traduites), les difficultés que pose la construction d’un tel personnage et des textes qui y sont associés ne sont jamais masquées ni esquivées. L’érudition est partout présente, la documentation impressionnante, mais le tout n’est jamais pesant.

3 On peut seulement regretter que le format n’ait pas permis davantage de développements sur des sujets que l’auteur lui-même pointe comme à défricher (les neveux, l’autre comme révélateur de soi-même), et que les manuscrits n’aient pas fait

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l’objet d’une approche plus détaillée. Les lectures de passages ne sont pas assez nombreuses et bien souvent menées à grands pas, mais il est vrai que le but premier n’était pas une monographie sur une chanson de geste en particulier mais de dresser un portrait de Guillaume à travers l’ensemble des textes. Le style, vif et alerte, contribue au plaisir de la lecture dont le moindre des défauts est de réveiller l’envie d’aller se plonger dans les textes originaux.

INDEX

Mots-clés : chanson de geste, réception Keywords : epic, reception Parole chiave : canzone di gesta, ricezione Thèmes : Guillaume d'Orange

AUTEURS

VALÉRIE NAUDET Professeur de littérature du Moyen Âge - Aix-Marseille université

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Denis Delaplace, Le Jargon des Coquillars à Dijon au milieu du XVe siècle selon Marcel Schwob (1892) Paris, Classiques Garnier, 2011

Alexandra Velissariou

RÉFÉRENCE

Denis Delaplace, Le Jargon des Coquillars à Dijon au milieu du XVe siècle selon Marcel Schwob (1892), Paris, Classiques Garnier, « Classiques de l’argot et du jargon no 5 », 2011, 406 p.

1 Le présent ouvrage rouvre le dossier du procès des Coquillars qui s’est déroulé à Dijon au milieu du XVe siècle. Ce dossier fut redécouvert en 1842 par Joseph Garnier et fit ensuite l’objet d’une étude de Marcel Schwob (« Le Jargon des Coquillars en 1455 », Mémoires de la Société de Linguistique de Paris, 1892, p. 168-183 et 296-320) qui est reprise ici, accompagnée de commentaires de Denis Delaplace.

2 Dans l’introduction, l’auteur s’intéresse à la définition du terme « jargon », en recourant à des textes divers et à des dictionnaires s’échelonnant du XIIIe au XVIIIe siècle. Il note que dans le dossier du procès des Coquillars se trouve une précieuse description du jargon, accompagnée de nombreux exemples d’expressions appartenant au parler en question. La redécouverte du dossier a notamment permis à Marcel Schwob d’établir des liens entre la bande des Coquillars et le poète François Villon. Il en avait recopié des passages assez importants, reproduits ici par l’auteur qui souhaite en montrer l’importance pour l’étude des ballades en jargon traditionnellement attribuées à Villon (selon la première édition des œuvres du poète, imprimée par Pierre Levet en 1489) et aussi pour la connaissance et la compréhension du jargon en général.

3 Le chapitre 1 établit une liste de jalons chronologiques (depuis l’Affaire des Coquillars de Dijon jusqu’au XXe siècle) et de références bibliographiques liées à l’étude du jargon et de l’argot, notamment en rapport avec les ballades de Villon.

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4 Dans le chapitre 2, on trouvera le volet A de l’étude de Marcel Schwob qui contient la présentation du dossier judiciaire. On y trouve l’inventaire des sources du jargon, des informations sur les rapports entre Villon et la Coquille. Ces informations sont suivies d’une description matérielle des pièces constitutives du dossier (manuscrits des archives départementales de Dijon) et d’informations sur le contenu de ces documents, plus précisément sur le lieu d’exercice des Coquillars, leur arrestation et leur jugement. Marcel Schwob y cite les noms de plusieurs personnes arrêtées susceptibles d’avoir fait partie de l’entourage de Villon vu que leurs noms sont présents dans les ballades en jargon du poète. L’auteur enrichit abondamment ces remarques de ses propres réflexions et a recours à de nombreux travaux critiques antérieurs et postérieurs aux recherches de Marcel Schwob, dont ceux de Pierre Champion et de Lazare Sainéan.

5 Le chapitre 3 (volet B de l’étude de Marcel Schwob) contient des extraits du dossier du procès des Coquillars, principalement en rapport avec le jargon pratiqué par la bande en question. Denis Delaplace reproduit à la fois la copie longue par Schwob des extraits du dossier telle qu’on la trouve dans l’étude de Sainéan (Les Sources de l’argot ancien, Paris, Honoré et Édouard Champion, 1912, 2 vol. ) ainsi que les extraits centrés sur le jargon présents dans l’étude de Marcel Schwob. De même, l’auteur inclut des extraits supplémentaires concernant le jargon donnés par Pierre Champion dans son « Appendice » à l’étude de Sainéan. Tous les passages sont éclairés de notes explicatives de l’auteur, ce qui facilite largement la compréhension du texte en moyen français. Chaque extrait fait en outre l’objet d’un commentaire minutieux.

6 Le chapitre 4 est organisé autour de l’étude biographique consacrée par Marcel Schwob à François Villon. Cette étude existe en deux versions assez proches. L’auteur reproduit ici un passage du second chapitre de l’étude publiée en juillet 1892 dans le tome 112 de la Revue des Deux Mondes sous le titre « François Villon d’après des documents nouveaux ». Marcel Schwob a voulu y proposer une reconstitution de la vie du poète, en particulier ses liens avec la Coquille et les rapprochements possibles entre le jargon de ses ballades et celui des Coquillars. Comme le montre Denis Delaplace, cette reconstitution comporte certaines erreurs et l’absence d’une nouvelle étude historique sur les Coquillars est regrettable.

7 Enfin le chapitre 5 fournit un « glossaire du jargon de la Coquille ». À partir de la reproduction des notes lexicographiques rédigées par Marcel Schwob, restées malheureusement inachevées – son glossaire couvre uniquement les lettres A à D – Denis Delaplace propose ici un glossaire complet des termes appartenant au lexique des Coquillars. Chaque notice contient des citations où figure le mot concerné, un commentaire explicatif, des remarques et un bilan. D’une grande richesse, le glossaire est d’une aide précieuse pour quiconque s’intéresse au jargon médiéval.

8 Dans la conclusion, l’auteur redit la dette de la critique envers Marcel Schwob à qui l’on doit la redécouverte du dossier judiciaire ayant trait au procès des Coquillars et de nombreux extraits du texte original. Il souligne cependant la nécessité d’une nouvelle édition scientifique, complète, des pièces de ce dossier. De même, il rappelle la pertinence des rapprochements effectués par le critique entre certains termes du jargon employé par la Coquille et le vocabulaire des ballades en jargon de Villon telles qu’on les trouve dans l’édition de Levet et le manuscrit « Fauchet » de la bibliothèque de Stockholm. Toutefois il ne faut pas oublier que l’attribution de ces poèmes à Villon n’est absolument pas certaine. Aussi, les remarques philologiques de Schwob doivent être considérées avec précaution : si le jargon constitue bien le parler d’un groupe

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précis – celui des Coquillars – il n’est pas exclu que certains termes jargonnesques aient été employés dans d’autres contextes et qu’ils aient pu faire partie du vocabulaire courant. L’ouvrage s’achève sur un index de noms propres de personnes et la table des matières. D’un immense intérêt en raison de sa richesse et de sa précision, cet ouvrage est d’une grande utilité à la fois pour les chercheurs s’intéressant au jargon – et à l’argot – et pour ceux qui étudient les méthodes de travail des chercheurs du XIXe siècle.

INDEX nomsmotscles François Villon, Pierre Levet Parole chiave : ballata, Coquillars, gergo, glossario Keywords : ballad, Coquillars, glossary, jargon Mots-clés : ballade, Coquillars, glossaire, jargon

AUTEURS

ALEXANDRA VELISSARIOU Docteur en littérature française du Moyen Âge

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Mireille Demaules, La Corne et l’Ivoire. Étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles Paris, Champion, 2010

Fabienne Pomel

RÉFÉRENCE

Mireille Demaules, La Corne et l’Ivoire. Étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » n° 103, 2010, 708 p.

1 Remaniement du dossier d’habilitation à diriger des recherches soutenu en 2008 à Paris IV, ce gros volume propose une approche anthropologique et littéraire d’un abondant corpus formé par les songes insérés dans les romans des XIIe et XIIIe siècles et un songe- cadre représentant une mutation, le Roman de la Rose. Sont ainsi pris en compte les romans antiques et arthuriens en vers et en prose aussi bien que les lais ou le roman occitan de Flamenca. Au total, M. Demaules étudie rien moins que 92 songes (liste fournie en annexe 1) dont elle propose des études détaillées au fil de l’ouvrage, toujours pertinentes, suggestives et fines : impossible d’en rendre compte ici en détail. Ce travail s’inscrit dans une complémentarité avec l’étude d’H. Braet sur la chanson de geste et propose une synthèse utile d’études antérieures partielles et dispersées, que signale la riche bibliographie (classée ; 40 pages en fin de volume). Les trois index (des rêveurs et des songes, des auteurs anciens, des auteurs modernes) facilitent une consultation ciblée de l’ouvrage.

2 La méthode est essentiellement herméneutique, qu’elle convoque l’analyse poétique et rhétorique, les traditions exégétiques ou la psychanalyse freudienne ; elle est aussi

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diachronique, s’appuyant sur l’histoire des idées pour situer le corpus par rapport aux traditions et théories antiques et médiévales du rêve, afin de déceler leur évolution et les mutations de forme, de signification et de fonctions. On retiendra aussi le postulat qui consiste à aborder le songe non comme un isolat mais comme un lien, établissant des convergences et analogies à la fois avec d’autres rêves et d’autres éléments de la fiction-cadre. Les chapitres adoptent un point de vue synthétique ou inversement se concentrent sur un corpus précis : ainsi, le premier chapitre étudie l’écriture du songe à travers le vocabulaire, délimitant les degrés d’équivalence ou de distinction entre songe, avision, vision, songier, resver ou pantaisier, mais aussi les constantes dans la mise en place des seuils du songe avec des formules, un espace-temps topique et des structures de discontinuité. Le chapitre 5 propose une typologie des interprètes, de l’interprétation, et du langage symbolique des songes. La question du songe et du mensonge dans une triple optique profane, religieuse et romanesque, est déclinée dans les chapitres 3, 4 et 6. Les chapitres 2 et 7 se concentrent l’un sur le roman antique, l’autre sur le Roman de la Rose. M. Demaules propose toujours des bilans clairs et nuancés, n’évinçant pas les difficultés telles la délimitation parfois flottante entre songe et vision ou la superposition simultanée de plusieurs modèles empêchant de tracer une évolution strictement linéaire de désacralisation et laïcisation du rêve, du rêve inspiré au rêve humain ou une opposition stricte des conceptions selon les corpus. J’esquisse ici un résumé de ce riche matériau, avant de discuter quelques points.

3 À partir d’une conception antique contradictoire du songe, oscillant entre une origine psychologique et une origine divine qui lui confèrent des valeurs de vérité variables, les romans antiques suppriment les songes païens, les diabolisent ou les rationalisent et moralisent : les songes deviennent alors un conservatoire, un « précipité poétique de mythes anciens » (p. 150), d’autant que rêve et mythe sont en rapport d’homologie : produits de fantasmes, ils fonctionnant sur des procédés de déformation et posent les problèmes de l’origine, de la création, de la différence sexuelle ou de la lignée. Dans les romans antiques, le songe reste un message de l’au-delà porteur de vérité, même si s’exprime une tension, avec des opinions critiques et rationalistes sur sa fausseté en même temps que se développe la rime songe-mensonge.

4 La littérature courtoise des XIIE et XIIIe siècles manifeste une réticence face au rêve, préférant un « épanchement de l’onirisme dans le merveilleux » (p. 200). Ainsi chez Chrétien de Troyes, la rime songe-mensonge signale un contexte de dissimulation de la vérité et d’illusion, tandis que sont préférés au rêve des états paradoxaux de dorveille, folie ou coma, ou le recours à la magie. De même dans les lais, l’aventure elle-même apparaît comme « variante paradigmatique du songe » (p. 207), dans des scénarios initiatiques mobilisant le sommeil. Dans Le Bel Inconnu, les visions s’apparentent au cauchemar au sens étymologique, évoquant un démon écrasant la poitrine et provoquant de mauvais rêves. Le rêve oraculaire de la littérature épique est donc absent mais l’onirisme se trouve transféré dans l’écriture de la merveille par le travail de condensation, surdétermination, déplacement et symbolisation. Une forme profane du rêve d’origine humaine et psychologique se trouve aussi promue par l’intégration à une sémiologie de l’amour héritée de la tradition ovidienne, comme phénomène de compensation ou expérience déceptive : avatar de l’insomnium, il est alors associé aux dérèglements de l’esprit amoureux, mais les songes croisés (Flamenca) expriment aussi une télépathie, un dialogue surréel entre amants qui sacralise l’amour. Expression

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d’une vérité psychologique et affective, le rêve dans ce corpus ne fait jamais l’objet d’une interprétation.

5 Le cycle du Lancelot-Graal traduit une mutation vers 1215-1230 avec un foisonnement de rêves à valeur de manifestations divines : la greffe du mythe du graal et de croyances et légendes chrétiennes va de pair avec un retour du modèle du songe prophétique biblique comme outil de communication entre l’homme et Dieu. L’ange messager est remplacé par d’autres personnages comme des figures christiques, tandis que le songe royal confère une aura sacrée renforcée par la référence aux paraboles et à l’Apocalypse. Des fonctions nouvelles apparaissent : non seulement annonce mais instrument d’évangélisation et de conversion (réconfort des missionnaires, légitimation de la guerre de conquête ou signe d’une élection), le songe est encore un moyen de symbolisation de notions théologiques complexes. Il n’en demeure pas moins un outil romanesque en révélant une subjectivité tourmentée (comme pour le roi Label avec le désir incestueux pour sa sœur) et en ponctuant une mutation ontologique et spirituelle des héros. Mode de révélation inférieur à la vision et à l’extase, il permet encore de construire une hiérarchie des personnages (Galaad ne rêve jamais).

6 L’interprétation du rêve, selon une procédure exégétique allégorique issue de la tradition biblique et scolaire et un répertoire de motifs issus de l’oniromancie constituait un danger potentiel pour le romanesque : il est évité par une interprétation floue ou partielle, ou par la transformation de l’élucidation en aventure romanesque. M. Demaules distingue l’oniromancie artificielle pratiquée par des spécialistes de la magie et/ou des clercs tels Hélie, notamment dans le Lancelot propre, et l’oniromancie inspirée, non sollicitée, qui apparaît dans le Joseph d’Arimathie ou la Queste del saint Graal chez des ermites, moines ou êtres surnaturels transfuges entre deux mondes. Joseph et Daniel constituent un modèle prophétique perceptible avec Josephé ou Célidoine. Merlin s’y rattache tout en s’en démarquant par sa nature sylvestre et ambivalente. Les clefs des songes fournissent un langage symbolique commun, tandis que s’observe une « présentation en paires contrastives » (p. 390), des schémas agonistiques sous l’influence de Prudence, et une forte présence du bestiaire épique ou biblique, avec toutefois une ambivalence axiologique et une adaptation à chaque rêveur. Si l’interprétation revêt souvent un caractère de révélation mystique et de leçon morale, elle éveille aussi l’esprit critique du lecteur et crée l’illusion d’une subjectivité du personnage romanesque, le rêve fonctionnant comme mémoire symbolique de conflits passés et véhicule d’enjeux sexuels, familiaux ou amoureux. La hantise de la trahison fédère ainsi les quatre songes amoureux du Lancelot propre en même temps qu’un point de vue anti-courtois. Plus généralement, le rêve représente des liens affectifs problématiques (mère-fils, oncle/neveu, père-fils, fratrie…) révélant des rivalités, discriminations ou fautes. Le rêve pose ainsi de manière insistante la question de la filiation et de la transgression, avec des scénarios œdipiens activés (Mordred) ou évités (Elyezer).

7 Le Roman de la Rose marque une mutation avec le passage au songe-cadre d’un récit allégorique mais M. Demaules repère le maintien d’un langage et d’une logique propres au rêve et d’une quête du sens accordé au désir. La nouveauté réside aussi dans la promotion du songe et du songeur ordinaire, à la fois singulier et exemplaire, dans l’entrée progressive en songe, et le renouvellement du langage symbolique par la prédominance du végétal. L’affinité entre les mécanismes du rêve et de l’allégorie est soulignée par le feuilletage des sens latents et cachés qui appelle un même protocole de

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lecture, la prédominance du visuel, l’investigation de la psyché à travers la fragmentation du moi ou encore les effets d’incohérence. G. de Lorris présenterait une « atmosphère magico-religieuse » (p. 589) perceptible dans la fonction initiatique du songe qui permet d’accéder à un monde invisible et de transporter le rêveur hors de soi pour acquérir une vision surnaturelle, ou encore dans l’interprétation proposée des cristaux de la fontaine comme « yeux magiques ou chamaniques » (p. 550). Le rêve serait « souvenir poétisé de croyances très anciennes sur le songe comme état de dissociation de l’esprit et du corps » (p. 550). J. de Meun au contraire met à distance cette représentation archaïque du rêve comme migration de l’âme (notamment dans le discours de Nature et la mention de dame Abonde) et renoue avec la tradition philosophique du songe et de son commentaire. Malgré la disqualification du rêve comme insomnium, production dégradée de l’esprit et résidu d’une expérience sensible, le rêve permet une réflexion philosophique sur la pulsion érotique et sexuelle, favorise la création métaphorique qui prolifère à la fin du texte tout en fournissant un alibi à la satire et un modèle d’interprétation du texte allégorique. Son usage et sa valeur de vérité sont évoqués successivement par Raison (songe de Crésus), Ami et Nature, cette dernière convoquant un savoir optique et encyclopédique qui associe le rêve aux illusions optiques. Le Roman de la Rose consacre ainsi « l’ère de l’ambiguïté » (p. 613) le rêve véhiculant une vérité relative et subjective.

8 On l’aura compris, l’ouvrage fourmille en analyses stimulantes et convaincantes. On se contentera ici d’ouvrir quelques pistes de questionnements et de discussion. MD défend, par delà la rhétorique plus ou moins constante du récit de songe (fragment ou cadre), l’idée d’une authenticité du rêve et d’une saisie intuitive profonde de ses mécanismes chez les auteurs médiévaux. Si les affinités entre rêve et mythe, rêve et allégorie, rêve et création poétique, sont à juste titre soulignées à plusieurs reprises (pp. 19, 208, 522 ou 610), peut-on parler d’ « authenticité » pour des élaborations fictionnelles allégoriques ? Concernant le Roman de la Rose, les références à l’optique et l’analyse de la vision réfractée, appuyée sur le commentaire que Guillaume de Conches propose sur le Timée sont particulièrement pertinentes, mais l’accent porté sur la dimension magico-religieuse chez Guillaume de Lorris peut sembler excessive : elle s’inscrit dans l’opposition des traditions critiques de ce roman entre des lectures profanes et des lectures spirituelles (R. Kamenetz ou J. Ribard), entre celles qui décèlent ou non une ironie : autant de lectures permises de fait par une ambiguïté du texte. Personnellement, c’est plutôt la laïcisation du modèle des voies de paradis qui nous semble évoquer un modèle religieux sous-jacent, toutefois associé à une forme de distance ironique. Enfin, la prise en compte du seul Roman de la Rose comme cas de songe allégorique met quelque peu en péril la possibilité de généralisation du propos dans la comparaison entre songes-fragments et songes-cadres, par exemple pour ce qui concerne l’accentuation du visuel au détriment de l’auditif ou la mise en avant de la problématique psychologique. Si le Roman de la Rose constitue en effet un modèle décisif pour le corpus des songes allégoriques, dont MD note avec raison qu’il est ensuite davantage placé sous le signe de Saturne et de la mélancolie (p. 579), le modèle prophétique y est aussi réactivé, autour de problématiques politiques aussi bien qu’autobiographiques (C. de Pizan ou G. de Digulleville). L’ouvrage de M. Demaules, en intégrant le Roman de la Rose, jette donc un pont vers une réflexion à poursuivre pour les songes allégoriques du XIIIe siècle et plus généralement le corpus des songes des XIVe et XVe siècles. Pour autant, il offre une véritable somme de savoir et d’analyses sur les

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songes-fragments dans le domaine romanesque des XIIe et XIIIe siècles, remplissant ainsi pleinement le contrat annoncé par le beau titre et son sous-titre.

INDEX

Mots-clés : dorveille, lexique, rêve Keywords : dorveille, vocabulary, dream Parole chiave : dorveille, lessico, sogno nomsmotscles Augustin (saint), Chrétien de Troyes, Christine de Pizan, Guillaume de Conches, Guillaume de Digulleville, Jean de Meun, Prudence Thèmes : Apocalypse, Bel Inconnu, Flamenca, Joseph d'Arimathie, Lancelot-Graal, Lancelot Propre, Queste del saint Graal, Roman de la Rose, Timée, Celidoine, Cresus, Dame Abonde, Dame Nature, Daniel, Elyezer, Galaad, Helie, Joseph, Josephe, Label, Mordred

AUTEURS

FABIENNE POMEL Maître de Conférences en langue et littérature du Moyen Âge - Université Rennes II

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Jean Dufournet, Commynes en ses Mémoires Paris, Honoré Champion, 2011

Joël Blanchard

RÉFÉRENCE

Jean Dufournet, Commynes en ses Mémoires, préface de Jean-Marie Duvosquel, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque du XVe siècle 76 », 2011, 448 p.

1 Paru un an avant la disparition de Jean Dufournet, ce livre rassemble vingt-trois de ses articles, dont dix-huit publiés dans les Mémoires de la Société d’Histoire de Comines- Warneton et de la région entre 1994 et 2011, les autres parus dans Italia 1494 en 1994, dans les Mélanges Madeleine Tyssens en 2000, dans Richesses médiévales du Nord et du Hainaut en 2002, dans Medievalia (tome 40) en 2006, dans Nord (n° 53) en 2009. Tous sont consacrés à Commynes, sujet en 1966 de sa thèse, La Destruction des mythes dans les « Mémoires » de Philippe de Commynes. Ces articles couvrent les différents aspects de la vie et des activités de Commynes : ses origines flamandes, son rôle dans la politique italienne de Louis XI et de Charles VIII. Ils décrivent plus particulièrement l’œuvre du mémorialiste, ses portraits de Louis XI, du connétable de Saint-Pol, du prédicateur florentin Savonarole, ses opinions sur les reines, princesses et autres dames de son temps, sur la faiblesse des princes, sans oublier l’autoportrait qui se dégage des Mémoires. Des comparaisons sont formulées entre Commynes et les chroniqueurs bourguignons, ses contemporains, avec Georges Chastellain, Jean Molinet. La faveur exceptionnelle dont ont joui les Mémoires est aussi abordée avec une étude sur la première édition critique par Denis Sauvage en 1552, revue et corrigée en 1559, avec la réception de cette œuvre de Fénelon à Vauvenargues, le regard que portèrent sur elle Michelet, Sainte-Beuve, Emile Faguet, Gustave Lanson, la passion de Paul Fort, « prince des poètes », pour Commynes. Ces vingt-trois articles bénéficient d’un index détaillé (p. 381-393), d’une bibliographie des travaux de Jean Dufournet de 1964 à 2010 établie par Claude Lachet, comportant 538 titres, que complète un précieux triple index des auteurs et des

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œuvres, des lieux, personnages, thèmes et genres, des critiques modernes (p. 433-440) cités dans cette bibliographie.

INDEX

Mots-clés : historiographie nomsmotscles Philippe de Commynes, Louis XI, Georges Chastelain, Charles VIII, Connétable de Saint-Pol, Savonarole, Jean Molinet Parole chiave : storiografia Keywords : historiography

AUTEURS

JOËL BLANCHARD Professeur de littérature du Moyen Âge - Université du Maine

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Élyse Dupras, Diables et Saints. Rôle des diables dans les mystères hagiographiques français Genève, Droz, 2006

Jean-Pierre Bordier

RÉFÉRENCE

Élyse Dupras, Diables et Saints. Rôle des diables dans les mystères hagiographiques français, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises » n° 243, 2006, 464 p.

1 Élyse Dupras étudie le rôle des diables dans un corpus de vingt-quatre mystères hagiographiques et deux miracles, étendu sur deux siècles (vers 1350-1541). Le fil conducteur de l’ouvrage consiste dans l’opposition du « même », le discours chrétien de la communauté qui joue la pièce et y assiste, et de « l’autre », son antagoniste diabolique, qui est exclu de la communauté. En vertu du principe de double énonciation, les paroles proférées par les diables sont adressées aussi au public, qui est témoin et en grande partie complice des transgressions qu’ils commettent, mais qui leur en laisse la responsabilité. « L’autre » est ainsi mis au service du « même », il renforce la cohésion de la société chrétienne.

2 L’ouvrage décrit l’apparence des diables, en particulier leurs masques, puis leurs actes et leurs paroles. Le corps du diable est tout entier un masque monstrueux, mais les diables peuvent se métamorphoser, par exemple en dieux païens ; pour emprunter une apparence humaine ils se servent parfois de cadavres. Leurs gestes sont agités et excessifs, leurs propos ponctués d’injures obscènes et scatologiques, de malédictions et de hurlements. Un mot caractéristique, « haro », est prononcé au début de nombreuses répliques et même au début du rôle des principaux diables et de leurs suppôts. Les imprécations sont souvent des bénédictions inversées, ponctuées de latinismes liturgiques. La fantaisie verbale apparente leur langage à celui des Grands

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Rhétoriqueurs et passe pour langue étrangère, « alemant ou besdouyn », aux oreilles de leurs interlocuteurs.

3 Les diables agissent pour amener les hommes à leur ressembler. Ils leur enseignent le jeu de dés, la divination, la magie. La sorcellerie est l’apanage des femmes : malgré l’absence de pacte et de sabbat, cela annonce la chasse aux sorcières. Les diables s’introduisent dans les corps humains par la possession, à laquelle les saints mettent un terme par l’exorcisme ; les uns et les autres infligent aux possédés de nombreux sévices corporels. Les diables prêchent d’exemple en pratiquant eux-mêmes les sept péchés capitaux. Ils tourmentent les damnés et tentent les vivants. Ils se tiennent au chevet des mourants, transportent dans des brouettes les âmes des grands persécuteurs et disputent aux anges celles des justes. Ils provoquent toutes sortes de malheurs collectifs (guerres, épidémies, incendies et naufrages) et individuels (revers de fortune, maladies et morts subites). Ils contrecarrent les initiatives salutaires que sont, par exemple, les translations de reliques, mais ils doivent aussi obéir aux ordres de Dieu, ce qui leur arrache des protestations et des plaintes ridicules. Arc-boutés sur le droit et sur une procédure écrite volontiers chicanière, ils sont déboutés par Dieu en vertu de mesures d’exception, car la sainteté dépasse la loi ; les formules des contrats passés avec le diable sont effacées par miracle des parchemins produits ; contre la liste des péchés de toute une vie, le Christ fait prévaloir victorieusement la conversion finale.

4 Le discours des diables est un discours déviant, mais il est pris dans un ensemble qui le ramène au discours du « même ». Les diables ne mentent pas toujours : entre eux, ils se donnent des renseignements et attestent la vérité du christianisme, qu’ils rejettent mais doivent reconnaître. Ils apportent aux persécuteurs des informations utiles à leur lutte contre les saints. À ces derniers comme aux hommes ordinaires ils mentent, soit qu’ils disent le faux, soit qu’ils disent des vérités qu’ils ne sont pas habilités à dire en vue d’usurper une autorité trompeuse. La forme privilégiée de leur mensonge est la séduction qui, à la différence de la tentation, cherche à faire adopter à la victime le point de vue démoniaque. Quand il y a dispute en règle, ils assistent les défenseurs du paganisme. Ils font parler les idoles pour mieux convaincre leurs adorateurs. Connaissant les passions humaines à partir des actes dont ils sont les témoins, ils font miroiter aux yeux des criminels les objets de leurs désirs coupables. Ils tentent de faire revenir les convertis à leur erreur ancienne ou de les retenir sur le chemin du baptême. Ils usent de la menace comme de la promesse et pour épouvanter les justes ils se déguisent à l’occasion en bêtes sauvages. Ils essaient de flatter l’orgueil des ascètes ou de semer le doute dans leur âme, font passer pour légères des fautes graves et le mal pour le bien. Les mystères préviennent ainsi les spectateurs contre les ruses multiples du diable : le discours chrétien représente sa propre subversion pour mieux la récupérer.

5 Les mystères sont des rituels qu’on peut rapprocher des spectacles de la justice. Dans les deux cas « l’autre » est réduit au « même », façonné en bouc émissaire, éliminé et détruit. Mais la fiction des mystères ne se suffit pas à elle-même, elle n’a pas purifié le réel et le feu de l’enfer théâtral a dû laisser aux bûchers réels la tâche de purifier « l’autre » irréductible et trop proche, sorciers, juifs, hérétiques et impies de toute sorte : « Le diable (…) fascine en révélant des processus infinis de violence et d’exclusion et l’impossible expérience de l’altérité. »

6 Si les conclusions de l’étude rejoignent parfois celles de travaux antérieurs, on saura gré à l’auteur d’avoir dépouillé de nombreux textes rarement étudiés, d’en avoir extrait

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une masse d’exemples éloquents et pittoresques et d’avoir contribué à une connaissance plus complète de l’activité théâtrale de la période.

INDEX

Mots-clés : mystère, miracle, diable, saint, grands rhétoriqueurs, théâtre Keywords : mystery, miracle, devil, saint, 15th century rhetorics, theatre Parole chiave : mistero, miracolo, diavolo, santo, retorica del 1400, teatro

AUTEURS

JEAN-PIERRE BORDIER Professeur de littérature du Moyen Âge - Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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Thomas Deswarte, Une Chrétienté romaine sans pape : l’Espagne et Rome (586-1085) Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque d’histoire médiévale » n° 1, 2010

Marie-Rose Bonnet

RÉFÉRENCE

Thomas Deswarte, Une Chrétienté romaine sans pape : l’Espagne et Rome (586-1085), Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque d’histoire médiévale » n° 1, 2010, 668 p.

1 Thomas Deswarte, maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Poitiers, est un spécialiste de la péninsule ibérique et de l’histoire des royaumes chrétiens dans le contexte de la lutte contre les musulmans. Il livre avec Une Chrétienté romaine sans pape : l’Espagne et Rome (586-1085), une étude détaillée et approfondie.

2 Le présent ouvrage se propose d’étudier le décalage existant entre une chrétienté romaine et la pratique réelle telle que l’on peut la rencontrer dans les royaumes catholiques de la Péninsule ibérique pendant une période allant de l’époque wisigothique jusqu’au début de la « Reconquête ». Très documenté, témoignant ainsi de l’érudition de son auteur, il développe en trois grandes parties l’histoire des rapports entre le clergé hispanique, le clergé romain, et les rois qui ont régné sur les territoires hispaniques. Cinq cents ans d’histoire cléricale sont ainsi parcourus, correspondant à des périodes troublées fortement imprégnées par l’occupation musulmane. Les liens existant entre Rome et l’Espagne ne se sont en fait jamais rompus. Toutefois l’autorité papale, si elle est officiellement reconnue, n’est pas toujours strictement respectée. Les Églises d’Espagne – cette dénomination ne prenant tout son sens qu’à partir du règne d’Alphonse V (1065-1109) – admettent tout à fait la primauté idéologique, liturgique, canonique et de Rome, tout en conservant leur autonomie, ce qui implique alors une contradiction que l’auteur s’efforce de cerner et de comprendre.

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3 Fidèle à Rome, telle est l’idée qui ressort des premiers chapitres et des premiers siècles. Cela s’explique par le fait la péninsule est encore fortement imprégnée par la civilisation romaine. Mais l’Église hispanique s’en éloigne avant le VIIIe siècle, lorsque débute l’occupation musulmane. Ainsi, si saint Torquat, saint romain, est bien reconnu comme le premier évangélisateur de l’Espagne, il n’en demeure pas moins qu’à cette époque, les pèlerinages ne se font plus vers Rome. Par ailleurs l’auteur étudie la collection canonique Hispana qu’il attribue à Isidore de Séville plutôt qu’à Léandre.

4 « Rome présente : une chrétienté romaine (586-CA 1050) ». Le titre de la première partie reflète bien l’argumentation développée par Thomas Deswarte, fortement étayée d’exemples précis extraits de textes latins et de notes abondantes. Le pape apparaît très tôt comme un référent. Le concile occidental de Sardique, dès 343, nomme le siège romain « caput de l’Église ». La succession de Pierre est tout naturellement assurée par le pape de Rome, garant de la foi et de la tradition. Saint Jérôme, saint Augustin confortent de plus cette position. L’auteur s’insurge alors contre l’idée du schisme supposé des clercs que développent certains historiens. La conversion du roi Reccarède (en 589), arien devenu catholique, allie désormais l’Église et la politique, le roi s’appuyant sur le droit canon romain. La collection Hispana, comparée à d’autres textes d’autres régions, comporte de nombreuses lettres pontificales et témoigne de cette importance du rite romain. La légitimité romaine, pour le droit canon wisigothique, est donc bien réelle, au même titre que celle des « Écritures, des Pères et des conciles ». En revanche cette conversion ne semble pas être vraiment connue des prélats romains. Par contre, la présence d’un roi-clerc dans la péninsule favorise les liens entre les clergés des différents royaumes.

5 De plus, Rome va offrir, grâce au culte des martyrs et des saints, un pôle d’attraction organisé notamment par le pape Damase. L’évangélisation de la péninsule par Rome devient une tradition pétrinienne qui renforce les liens. Ainsi, le modèle martyrial continue à s’imposer en Espagne, conjointement au modèle romain. Rome, comme Jérusalem, demeurent des sanctuaires importants. Cependant, les pèlerinages ne sont pas automatiquement orientés vers Rome. Il suffit pour cela de se référer aux différentes cartes qui indiquent la vision du monde que l’on avait alors. Le sanctoral devient plus autochtone, et l’institution pontificale perd peu à peu de son importance.

6 La deuxième partie, « Rome oubliée : une chrétienté sans pape (586-CA 1050) », aborde la période suivante, pendant laquelle l’Espagne va se détacher de l’influence romaine. Rome en effet, petit à petit, perd son attrait et cesse d’être un modèle à suivre. Thomas Deswarte va même jusqu’à dire que ce phénomène débute avec Reccarède lui-même. La liturgie hispanique perdure, plus « traditionnelle », même si celle de Rome tente de s’imposer dans toute l’Europe. Les rois, lors de la reconquête du territoire sur les musulmans, vont s’imposer comme détenteurs de la foi, comme les clercs, ce qui leur permet par ailleurs de légitimer leurs actions politiques. De plus, le pape n’est pas naturellement reconnu comme le premier des évêques, mais comme un évêque, important certes, parmi d’autres. La Chronique d’Isidore se fait l’écho de cette désaffection, en ne mentionnant pratiquement plus les différents papes qui se sont succédé jusqu’alors. En outre, l’ecclésiologie de type primatial qui se développe autour de Santiago rivalise avec le rite romain. L’autorité du pape n’agit pas de la même manière en Espagne et dans les autres pays européens. Par exemple, Léandre reçoit bien le pallium, mais cela ne signifie pas qu’il aura une quelconque mission. La suprématie romaine n’est pas reconnue alors. Les différents conciles, d’ailleurs, vont

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tous dans ce sens. Ainsi que le note l’auteur, « au septième siècle, les problèmes religieux sont réglés dans le cadre d’un système conciliaire, où le temporel et le spirituel se trouvent gérés en commun par le roi, les clercs, les moines et les laïcs ». Rois et conciles sont en fait les garants de la foi et de l’orthodoxie, non le pape. Tout se transforme à la suite de l’invasion musulmane, le rapport de force n’étant plus le même. Jusqu’au Xe siècle, aucun concile ne sera tenu. L’aspect spirituel s’appuie désormais sur le temporel, et c’est au roi de représenter la légitimité politique et idéologique. Or des prophéties – de 884 et de 984 – avaient annoncé la victoire des Espagnols sur les musulmans dès la fin du Xe siècle. Leur échec va entraîner la disparition de l’idéologie providentialiste. Le souverain change alors de stature, redevient un être humain faillible, et une réforme se profile, notamment dans le domaine des realia.

7 La troisième partie, « Rome imposée : les royaumes chrétiens ibériques et la réforme grégorienne (CA 1050-1085) », débute par un rappel de la réforme grégorienne, qui commence sous Léon IX et connaît son apogée sous Grégoire VII. À ce moment, Rome tente de reprendre le pouvoir sur l’église ibérique. La liturgie romaine est à nouveau appliquée dans les églises péninsulaires. Le « surnaturalisme » de Grégoire VII, ainsi que l’intitule Thomas Deswarte, impose une vision spécifique de la sainteté du pape. Et, ainsi qu’il le signale, « ce n’est plus la loi de la prière qui fixe la foi, mais le contraire ». Le pape devient donc le personnage le plus important du système. Mais cette réforme n’a pas été annoncée ni préparée, et les différents royaumes ibériques n’évoluent pas tous de la même manière, car les enjeux sont différents et obéissent aux structures politiques, aux résistances locales et aux implications que cela génère. Les envoyés du pape deviennent désormais des conseillers du roi. Le respect de la tradition ibérique provoque parfois des protestations, voire des refus de certains aspects du rite romain. Mais la réforme s’impose peu à peu, et tente de faire évoluer ce qui risque d’être considéré désormais comme une hérésie péninsulaire.

8 Il n’existe en fait pas une chrétienté hispanique, mais plusieurs, en relation avec les différents royaumes. Les structures, politiques aussi bien qu’ecclésiologiques, ont accordé au pape une place limitée, sauf en Catalogne. L’institution papale n’est d’abord pas vraiment reconnue comme telle. L’invasion musulmane amène les rois à chercher à restaurer un pouvoir goth et à diriger l’Église. Cependant, l’autorité romaine n’est pas contestée, et, depuis les débuts du christianisme, l’ecclésiologie pétrinienne n’a pas été remise en cause, contrairement à ce qui a pu se passer dans l’Orient chrétien. Jérusalem et Rome sont bien les deux lieux saints par excellence, même si Santiago commence à avoir une certaine renommée. Les différents conciles ne sont pas ignorés, mais le clergé hispanique reste relativement tourné sur lui-même. Toutefois, au tournant de l’an mil, les choses vont changer, et la réapparition du droit romain va par la suite renforcer ce changement. La notion de péché, qui peut toucher aussi le monarque, intervient, ce qui remet en cause la place du roi et son autorité, notamment en matière religieuse. Peu à peu, Jacques est présenté comme un saint parmi d’autres, important certes, mais moins que Pierre, et Rome va s’imposer progressivement, en partie d’ailleurs grâce à l’aide des monarques.

9 Les très nombreux passages cités, les documents abondamment utilisés par l’auteur, témoignent de tous ces faits et de cette lente évolution de la chrétienté hispanique à une époque charnière de son existence. Thomas Deswarte cite aussi de nombreux auteurs et historiens, apportant parfois son point de vue qui peut s’opposer au leur.

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Mais il propose toujours les différentes solutions, expliquant, commentant les passages des auteurs anciens, fondateurs de l’histoire ecclésiologique, religieuse, voire philosophique. Les annexes, comprenant des extraits de l’Hispana, deux généalogies simplifiées des rois d’Oviedo-León (VIIe-XIe siècle), de ceux d’Aragon ( XIe siècle), les hymnes à saint Pierre et à saint Torquat, la liste des lettres de la collection canonique Hispana chronologique, ainsi qu’une brève approche critique de l’Hispana systématique et de ses prétendues interpolations offrent de plus des moyens de comparaison, et des attestations importantes des développements successifs. Des sources et une bibliographie abondante suivies d’un index important terminent enfin ce livre documenté, qui propose une vision chronologique de l’évolution de cette chrétienté hispanique confrontée aux sources diverses qui ont permis l’élaboration de cette histoire. Enfin, le portrait des personnages importants qui apparaît en filigrane, tel celui de Grégoire VII par exemple, mais il y en a bien sûr d’autres, donne d’eux aux chercheurs une vision parfois nouvelle qui ouvre la perspective d’autres recherches fructueuses.

INDEX nomsmotscles Alphonse V, Augustin (saint), Damase (pape), Grégoire VII, Isidore de Séville, Jacques (saint), Jérôme (saint), Léandre de Séville, Pierre (saint), Reccarède, Torquat (saint) Parole chiave : Cristianità, storia clericale, penisola iberica, Roma Thèmes : Chronique d’Isidore de Séville, Hispana (collection canonique) Keywords : Christendom, clerical history, Iberian peninsula, Rome Mots-clés : Chrétienté, histoire cléricale, péninsule ibérique, Rome

AUTEURS

MARIE-ROSE BONNET Docteur en littérature française du Moyen Âge

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Catalina Gîrbea, Communiquer pour convertir dans les romans du Graal (XIIe- XIIIe siècle) Paris, Classiques Garnier, 2010

Jean-René Valette

RÉFÉRENCE

Catalina Gîrbea, Communiquer pour convertir dans les romans du Graal (XIIe-XIIIe siècle), Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque d’Histoire médiévale » n° 2, 2010, 482 p.

1 Reprenant et développant les éléments d’un dossier présenté dans un ouvrage précédent1, C. Gîrbea forme ici l’hypothèse d’une « conversion par le roman », selon une expression chère à M. Aurell2, auteur de la préface qui ouvre ce livre. La formule est évidemment paradoxale dans la mesure où d’ordinaire la critique suit plus volontiers , qui voit dans les romans bretons des contes « vains et plaisants », malgré la présence d’« enclaves narratives » cristallisant la transmission d’un message à visée morale ou religieuse. À la suite de grands noms de la médiévistique (A. Pauphilet, E. Gilson, J.-C. Payen, A. Micha, F. Bogdanow, M. Zink), l’auteur de ce livre développe un projet visant, en quelque sorte, à « [faire] rime[r] diversion et conversion » (M. Aurell, préface).

2 Sous ce rapport, C. Girbea prend résolument appui sur les théories modernes de l’analyse de discours, inscrivant son étude entre le pôle de la production et celui de la réception des textes. Elle justifie son approche pragmatique en arguant de l’intérêt grandissant pour le langage dont témoignent les clercs du XIIIe siècle et en précisant que « si la pragmatique se donne comme une branche de la linguistique ayant vu le jour au XXe siècle, […] les penseurs médiévaux se préoccupent de manière cohérente des éléments comme l’intention, la visée du discours, l’énoncé et l’énonciation » (p. 28-29). C’est notamment le cas du De Modus significandi, composé par le franciscain Roger Bacon

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vers 1270, ouvrage qui accorde une grande importance à la notion d’intention et qui manifeste avec éclat que « le XIIIe siècle connaît un effort conscient d’élaboration d’une théorie des actes de langage. » (p. 31). À la lumière de ce modèle et en une analyse transposable, à ses yeux, aux domaines de la lyrique, de la chanson de geste et surtout du théâtre (originellement adossé à la prédication chrétienne), C. Gîrbea relève dans le corpus romanesque un certain nombre de « sermons informels », qu’elle soumet à une étude technique et serrée, ce qui lui permet de présenter la littérature comme l’un des vecteurs essentiels de la propagande chrétienne et de faire de l’auteur un prédicateur virtuel.

3 À côté de cet abord original, qui pose à nouveaux frais la question des relations entre roman arthurien et prédication, l’ouvrage contribue à ouvrir le vaste chantier de la réception du message (religieux) véhiculé par la littérature du Graal. Deux voies principales sont explorées : d’une part, les traductions en langue étrangère, de l’autre les enluminures à thématique spirituelle. L’étude des adaptations arthuriennes (textes et iconographie) couvre un large secteur : elle met en évidence le grand intérêt que la société allemande porte à la légende du Graal (prénoms répandus, développement des tables rondes et des tournois, peintures murales de l’histoire de Parzifal), une diffusion importante en Italie (plus sensible toutefois dans les arts que dans les textes), l’accueil très favorable réservé par une péninsule ibérique encore fortement attachée aux valeurs épiques (ce que montrent en particulier les versions castillanes du Josep et de la Demanda del Sancto Grial).

4 On retiendra enfin une troisième ouverture, vers la pensée franciscaine. L’hypothèse d’un lien entre les romans du Graal et le monde franciscain n’était, jusqu’ici, pas complètement absente de la critique française (P. David, J. Dalarun) mais elle était restée cantonnée, pour l’essentiel, à un certain nombre d’études italiennes. De manière précise et convaincante, C. Gîrbea se saisit du dossier en mettant au jour l’influence que les frères prêcheurs exercent sur l’Estoire del saint Graal. Le parcours accompli par le prêtre-narrateur du prologue est interprété comme une entrée dans le monde, de la part de qui ne connaissait jusque-là que la compagnie de Dieu. L’universalisation du prêche et de son public, propre à la spiritualité franciscaine, se retrouverait dans de nombreux épisodes du roman, à travers toute sorte de prises de parole, minutieusement étudiées. Un rapport intéressant est établi entre l’épisode où les compagnons de Joseph d’Arimathie rencontrent le roi Evalach à Sarraz (terme que C. Girbea rapproche de Sarrasins) et l’aventure, vers 1220, de saint François auprès du sultan Melek Al-Khamil en Égypte. Une étude systématique est menée tendant à établir un certain nombre de similitudes entre les personnages de l’Estoire et certains traits caractéristiques (pauvreté, vie évangélique, rapport ambigu avec la papauté, place de la raison).

5 Même si, dans leur détail, les thèses développées par cet ouvrage n’emportent peut-être pas toujours l’adhésion, même si le toilettage typographique laisse à désirer (de trop nombreuses coquilles subsistent), cet ouvrage stimulant offre le grand mérite de poser des questions, d’ouvrir des pistes, de poser les bases de nouvelles recherches. Dans le prolongement des livres de M. Zink sur la prédication et sur la conversion, il témoigne de la vitalité des études graaliennes, dans un champ où les travaux qui voient le Graal surtout comme un objet littéraire3 dialoguent, de manière fructueuse, avec ceux (c’est ici le cas) qui l’étudient dans ses rapports avec le contexte philosophique et religieux4.

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NOTES

1. C. Gîrbea, La Couronne ou l’Auréole. Royauté terrestre et chevalerie célestielle dans la légende arthurienne (XIIe-XIIIe siècle), Turnhout, Brepols, 2007. Voir IIIe partie, chap. 1, « 2. La manipulation du langage et le pouvoir » (p. 439 sq.) 2. M. Aurell, La Légende du roi Arthur, Paris, Perrin, 2007. Voir le chap. 11, « La conversion par le roman ». 3. Dans le prolongement des travaux d’E. Baumgartner, voir le livre de M. Séguy, Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001. 4. Voir aussi notre ouvrage, La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (XIIe-XIIIe siècle), Paris, Champion, 2008.

INDEX

Parole chiave : predicazione, romanzo arturiano nomsmotscles Roger Bacon Thèmes : De Modus significandi, Estoire del saint Graal, Josep, Demanda del Sancto Grial, Parzifal, Joseph d’Arimathie, Evalach, saint François, Melek Al-Khamil Mots-clés : prédication, roman arthurien Keywords : predication, arthurian romance

AUTEURS

JEAN-RENÉ VALETTE Professeur de littérature du Moyen Âge - Université Bordeaux III Michel de Montaigne

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Émilie Lasson, Superstitions médiévales : une analyse d’après l’exégèse du premier commandement d’Ulrich de Pottenstein Paris, Champion, 2010

Karin Ueltschi

RÉFÉRENCE

Émilie Lasson, Superstitions médiévales : une analyse d’après l’exégèse du premier commandement d’Ulrich de Pottenstein, Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge » n° 102, 2010, 560 p.

1 « Au Moyen Âge, l’Église récupère, transforme et utilise à son profit les données du paganisme et des traditions populaires. » Cette phrase introductrice plante d’emblée le contexte dans lequel s’inscrit la problématique, à première vue paradoxale, de cet ouvrage, fruit d’une thèse de doctorat préparée sous la direction du Professeur Claude Lecouteux : ce commentaire du Premier Commandement que fait le clerc Ulrich de Pottenstein, (1360-1417 env.) lui donne en effet l’occasion de pointer les croyances et pratiques qui s’en écartent, si bien que son texte constitue un témoignage précieux, pour la postérité, concernant les mentalités de la société de la fin du Moyen Âge, plus particulièrement dans la région de Vienne ; on peut le comparer au rôle que joue le Décret de Burchard de Worms dans l’exploration du paysage mental autour de l’an mil. En effet, bien des croyances et des pratiques superstitieuses survivent et fleurissent au XVe siècle, constituant pour la plupart une infraction par rapport au Premier Commandement. « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face… » (Vulgate : Non habebis deos alienos coram me. Non facies tibi sculptile, neque omnem similitudinem quae est in caelo desuper, et quae in terra deorsum, nec eorum quae sunt in aquis sub terra. Non adorabis ea, neque coles. Exode, 20, 3-5). Ces « dix paroles » ont été traduites par les Septante par

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déka logoï, d’où le nom de « Décalogue ». L’étude d’É. Lasson dépasse ainsi largement sa discipline d’origine, la germanistique, et englobe les apports de la théologie, de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie.

2 Une première partie de l’ouvrage étudie minutieusement l’auteur, Ulrich de Pottenstein dans le contexte historique, social et spirituel qui a vu l’émergence de son œuvre. C’est un auteur encore peu étudié, y compris outre-Rhin. Il évolue dans l’environnement de l’université de Vienne (créée en 1365) et de ce qu’on appelle « l’école de Vienne » (Wienerschule), qui se caractérise par le recul de la spéculation théologique au profit de l’élaboration d’une dévotion nouvelle qui met l’accent sur les pratiques religieuses et une vie intérieure vécue dans la droite postérité de Latran IV. L’émergence de la prédication en langue vernaculaire en est une expression. Ulrich a laissé deux œuvres à la postérité : une œuvre exégétique incluant un commentaire du Notre Père, de la Salutation angélique, du Credo, du Magnificat et des Dix commandements d’un côté, et une traduction (du latin en allemand) du Quadripartitus apologeticus… de l’évêque Cyrille de Pergame de l’autre côté.

3 La seconde partie du livre d’É. Lasson est consacrée à l’étude des trois sources essentielles utilisées par Ulrich : la Bible, le Décret de Gratien et la Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin. L’investigation est approfondie aussi bien en termes de contenu que de méthode d’argumentation dont Ulrich s’inspire pour bâtir son œuvre. É. Lasson établit des tableaux récapitulatifs des citations faites par Ulrich de ses sources, ainsi que des thèmes de prédilection repris par le clerc viennois et que dégage une analyse quantitative.

4 La troisième partie est proprement consacrée à l’analyse des superstitions. Elle s’édifie sur une étude préalable très fine et très bien documentée de la notion de superstition (définitions, origines, terminologie) dans les sphères respectives du latin et de l’allemand, en vue de mettre en évidence les particularités de l’évolution des mentalités en cette fin du Moyen Âge dans la région viennoise. À partir de là est établie une classification appliquée au commentaire du Premier Commandement d’Ulrich. Basé sur une investigation lexicale et comparative, l’examen est structuré à partir d’une « taxinomie raisonnée » des superstitions et se trouve constamment confronté et comparé à d’autres auteurs évoluant dans cette sphère (Henri de Langenstein, Nicolas de Dinkelsbühl, Thomas Peutner…) afin de montrer à la fois les idées dans l’air du temps et l’originalité d’Ulrich : observation des signes (ciel, augures, actes, rencontres, rêve, temps dans les deux sens du terme), divination (astrologie, nigro- ou nécromancie, sorts – dés, cire, plomb, tirage à la courte-paille – chiromancie, aéro,- géo- hydro- et pyromancie) et pratiques magiques (par le truchement du livre saint, de bénédictions, du crucifix, de reliques, de l’eau bénite, de l’eucharistie ; par la fabrication ou l’utilisation d’objets magiques), autant de points qui sont analysés minutieusement à travers une grille de sous-rubriques rigoureuse.

5 Une annexe bien utile propose un dictionnaire des superstitions offrant non pas des définitions mais des sources traitant des pratiques référencées (pour en donner un petit aperçu citons quelques entrées : aéromachie, aiguille, alp, amulette, animaux, art notoire, astrolabe, bougie, bref, ceinture, cendre, changelin, cire, cohorte nocturne, conjuratuer, dé, dent, filer, flèche, foudre...).

6 Cet ouvrage, rigoureux, riche et très agréable à lire, ne manquera pas d’intéresser les médiévistes de tous horizons, germanistes bien sûr, mais aussi romanistes, anthropologues, théologiens et historiens, à la fois par son sujet et par l’exemplarité de

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la pratique de la pluridisciplinarité mise en œuvre ; celle-ci trouve ici non seulement une illustration, mais elle l’incarne. Cette étude contribue ainsi efficacement à établir des ponts entre les différentes disciplines en traitant un sujet au cœur d’un mouvement intellectuel et littéraire européen, puisque le souci d’édification et le didactisme par le biais de l’outil vernaculaire s’observe partout en Europe. Mais l’ouvrage est également riche en apports sur des questions aussi fondamentales que les considérations sur une langue encore non stabilisée et les fluctuations par rapport aux référents et aux différents auteurs qui l’utilisent ; la mise en évidence de la richesse et des nuances du vocabulaire des superstitions, ainsi que des problèmes de traduction qui sont inhérents à ces champs lexicaux et qui reflètent bien plus que de simples enjeux de langue ; les considérations sur le rapport du latin avec les langues vernaculaires romanes d’un côté, germaniques de l’autre, ou encore l’articulation entre compilation, citation et invention personnelle ; la délicate frontière entre ce qui relève du religieux et ce qui est de la magie ; la valeur complexe et ambiguë de concepts comme le songe (est-il d’origine divine ou diabolique ?) ; la stupéfiante et en même temps évidente parenté entre prêtre et magicien, etc.

7 Certains développements méritent une mention particulière : les réflexions sur les signes, le temps et les augures qui font un point synthétique et assez exhaustif sur ces questions ; le développement sur le pouvoir magique des mots ; la distinction très claire et argumentée entre nécromancie et nigromancie et leurs rapports, étude toujours sous- tendue par la problématique de la traduction et du passage du latin en allemand, ainsi que la recherche d’une possible équivalence.

8 É. Lasson nous offre ici un très beau travail qui sera utile à des chercheurs de multiples horizons ; il est également prometteur d’une belle carrière de chercheuse et témoigne de la vitalité, contre vents et marées, des études germaniques et des contributions essentielles qu’elles fournissent à la médiévistique en particulier, à l’étude des mentalités et de l’anthropologie en général. Ce travail dit ainsi aussi l’urgence qu’il y a de continuer à assurer dans ce domaine en particulier la formation de spécialistes et par conséquent de ménager leur place dans le système universitaire.

INDEX

Mots-clés : superstition Parole chiave : superstizione nomsmotscles Burchard de Worms, Cyrille de Pergame, Henri de Langenstein, Nicolas de Dinkelsbühl, Thomas d’Aquin (saint), Thomas Peutner, Ulrich de Pottenstein Keywords : superstition Thèmes : Bible, Décalogue, Septante, Commentaire de la Salutation angélique, Commentaire des Dix commandements, Commentaire du Credo, Commentaire du Magnificat, Commentaire du Notre Père, Décret de Burchard de Worms, Décret de Gratien, Quadripartitus apologeticus, Somme Théologique

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AUTEURS

KARIN UELTSCHI Professeur de langue et de littérature du Moyen Âge - Université de Reims Champagne- Ardenne

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Marie-Thérèse Lorcin, Les Recueils de proverbes français (1160-1490). Sagesse des nations et langue de bois Paris, Champion, 2011

Alexandra Velissariou

RÉFÉRENCE

Marie-Thérèse Lorcin, Les Recueils de proverbes français (1160-1490). Sagesse des nations et langue de bois, Paris, Champion, « Essais sur le Moyen Âge 50 », 2011, 156 p.

1 Le présent ouvrage étudie une quinzaine de recueils de proverbes français dont la rédaction s’échelonne du XIIe au XVe siècle. Dans la préface, Élisabeth Schulze-Busacker, éminente spécialiste du proverbe à qui l’on doit notamment le recueil des Proverbes et Expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Âge français (Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge 9 », 1985), commence par rappeler brièvement le contenu des travaux de recherche précédents de Marie-Thérèse Lorcin (sur les fabliaux, Christine de Pizan et le système éducatif médiéval en Occident). Elle précise ensuite que ce nouvel suit s’intéresse aux recueils de proverbes qui furent compilés à une époque où la tradition parémiologique française était en plein essor et s’adressaient à un public et à des milieux variés. L’objectif principal de l’étude est de montrer quelle image du monde médiéval est reflétée par ces compilations. Le livre s’inscrit donc dans l’étude des mentalités médiévales. À cette fin, l’auteur effectue un travail de regroupement, de comparaison et de classification des compilations en question. Élisabeth Schulze-Busacker souligne en outre que l’étude, qui se veut aussi bien littéraire qu’historique, se conçoit à la fois comme un élargissement de travaux existants et comme un point de départ à de nouvelles recherches. Dans l’avant-propos, Marie-Thérèse Lorcin précise les différentes étapes de ses recherches sur le genre proverbial, rappelant que la présente étude est née dans un premier temps de son intérêt pour la fonction illustrative des proverbes, puis de ses recherches sur chacun

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des recueils dont il sera question, perçus alors comme des œuvres isolées. S’ensuit une bibliographie fournie sur le sujet, qui recense les sources imprimées utilisées (proverbes latins avec traduction française ; proverbes français avec traduction latine ; vers français et proverbes français ; proverbes français seuls ; autres recueils de proverbes français édités sans les commentaires des manuscrits) de même que les travaux critiques (instruments de travail ; travaux sur les proverbes et les genres apparentés ; études historiques sur le Moyen Âge).

2 Dans l’introduction, l’auteur note tout d’abord que le genre proverbial appartient à un patrimoine commun à toute l’humanité. D’abord diffusés oralement, les proverbes ont par la suite été fixés par écrit. Est ensuite évoqué le problème de la définition de ces formules, qui n’est pas la même pour tous les textes médiévaux. Issus de traditions multiples – religieuse, antique, celtique, germanique et autres – les proverbes formulés en langue vernaculaire apparaissent pour la première fois sous forme écrite vers 1160 grâce à la compilation de type scolaire rédigée par Serlon de Wilton, les Proverbia magistri Serlonis qui regroupent une soixantaine de proverbes français assortis d’une traduction latine. Il s’agit là du point de départ de la rédaction d’un grand nombre de recueils de proverbes qui se poursuit bien après les derniers siècles du Moyen Âge. Tout comme les genres littéraires médiévaux, interdépendants et perméables, les proverbes font parfois l’objet de confusions avec d’autres formes (exempla, paraboles, fables, sentences, allégories), confusions qui s’expliquent, selon l’auteur, par l’insistance des compilateurs mêmes sur la valeur didactique du proverbe. Hissé au rang des formes dignes d’étude, d’origine savante et mystérieuse (on l’attribue parfois à Salomon), le proverbe est cependant redevable, pour ce qui est de sa diffusion, à un personnage de rang modeste, le vilain. Après un bref rappel des travaux critiques essentiels sur le genre, Marie-Thérèse Lorcin précise l’objectif majeur de son essai qui est de redonner à chacun de ces recueils le statut d’« œuvre à part entière » et de déterminer ses particularités par rapport aux autres. Trois éléments sont pris en compte dans l’étude : l’organisation formelle des recueils ; le choix des formules selon le lectorat de chaque ouvrage ; le commentaire accompagnant les proverbes. Sont ainsi soulignées les spécificités de trois types de recueils : les manuels scolaires ; les textes versifiés destinés à un public de cour ; les compilations adressées à une élite intellectuelle. Il s’agit également de prendre en compte des textes échappant à cette typologie. En outre, l’étude se veut historique. En effet, du XIIe au XVe siècle, les nombreux changements ayant bouleversé la société médiévale ont laissé leur empreinte sur l’histoire des recueils de proverbes.

3 La première partie, intitulée « Les mots et les choses », comprend trois chapitres. Le chapitre 1 (« Le décor et les acteurs ») montre comment les proverbes reflètent la vie quotidienne du Moyen Âge. En effet, on y trouve des évocations de l’environnement naturel (l’atmosphère, la végétation, la faune sauvage), de la présence humaine dans la nature (le paysage, l’habitation, l’agriculture), de la vie commune aux hommes et aux animaux, de l’outillage nécessaire au travail et à la vie domestique et enfin de la vie humaine en général (le corps, la maladie, la mort, la hiérarchie sociale et les relations humaines).

4 Le chapitre 2 (« La vision du monde ») révèle comment les proverbes trahissent une certaine conception de l’existence, formulant ainsi des constats sur la vie en général. Y sont abordés la notion de sort, les défauts du genre humain de même que les conseils prodigués par ces formules.

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5 Le dernier chapitre (« De si haut si bas ») traite de deux groupes thématiquement opposés présents dans les proverbes : les évocations de la religion (Dieu, la Bible, Salomon) et les allusions au bas corporel (la sexualité, la scatologie) par ailleurs souvent en rapport avec le personnage du vilain ou la femme. Ce dernier thème rapproche notamment les proverbes de l’esprit du fabliau.

6 La seconde partie de l’ouvrage porte sur « La typologie des recueils de proverbes ». Dans le chapitre 4, Marie-Thérèse Lorcin distingue un premier groupe de recueils, celui des « Cahiers d’exercices pour écoliers » dans lequel on trouve cinq ouvrages. Le premier, le Cahier d’un écolier d’Arbois, comprend 65 proverbes français assortis de leur traduction latine et précédés d’un glossaire. Les formules choisies sont à dominante didactique et passent sous silence toute mention érotique ou obscène. Le livre revêt ainsi une fonction assurément éducative. Le deuxième recueil est le Livret du maître Serlon de Wilton, rédigé par le savant du même nom et qui constitue à ce jour le plus ancien recueil de proverbes français ainsi qu’un modèle pour les recueils ultérieurs. Il contient 62 proverbes en anglo-normand accompagnés de traductions latines en « vers léonins » (« vers de six syllabes qui riment entre elles »). L’ouvrage a influencé un petit recueil de l’abbaye cistercienne de Mores (composé de 38 proverbes), de même que le premier recueil du manuscrit Rawlinson (48 proverbes). Ces deux recueils font également partie de la catégorie des cahiers destinés aux écoliers. Une trentaine de proverbes de maître Serlon de Wilton furent aussi copiés dans le recueil des Proverbia rusticorum mirabiliter versificata (269 proverbes) dont la principale caractéristique est d’apporter, en plus des formules reprises d’autres recueils, de nouveaux proverbes. Tous les recueils de ce premier groupe ont pour objectif de donner des proverbes français une traduction latine. Ils traitent peu de la société mais plutôt du comportement à adopter, évitant soigneusement tout propos choquant.

7 Le chapitre 5 aborde les « Variations en vers pour public dit courtois », c’est-à-dire des recueils rédigés uniquement en français, sans traduction latine et où le proverbe est précédé d’une strophe qu’il couronne. Les vers servent de commentaire de la formule. Ces recueils manifestent une plus grande davantage de créativité de la part de leurs auteurs. Les ouvrages sont classés par ordre chronologique, à commencer par les Proverbes au vilain, rédigés entre 1174 et 1181 par un poète de la cour de Philippe d’Alsace, tuteur du futur roi Philippe-Auguste et grand mécène. C’est la première fois que le proverbe sert de prétexte à un poème entier. Le recueil met en scène le personnage du vilain dispensant des enseignements à un public courtois. Ensuite, l’auteur évoque les Proverbes au comte de Bretagne, recueil rédigé dans la première moitié du XIIIe siècle à l’intention du personnage du même nom et composé de 54 strophes. Si au niveau formel l’ouvrage imite manifestement les Proverbes au vilain, pour ce qui est des thèmes et du choix des proverbes l’auteur fait preuve de nouveauté. Son discours est également plus abstrait que celui du recueil précédent. Marie-Thérèse Lorcin s’intéresse aussi au Respit del curteis et del vilain, composé de 48 strophes et construit sur le modèle d’un dialogue entre deux interlocuteurs qui imite celui du roi Salomon et d’un rustre. Les couplets proférés par le vilain sont de tonalité obscène et scatologique. Enfin, les Proverbes en rimes, écrits dans le dernier quart du XVe siècle, comprennent 182 couplets de 8 vers. Chaque couplet est précédé d’une illustration où est montrée une scène de la vie quotidienne. Le texte était certainement destiné à être lu. Tous ces recueils donnent une image particulière de la société médiévale, telle qu’elle est perçue par son auteur. Le point commun de tous ces ouvrages est le principe de mesure prôné

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par chaque compilateur, principe qui doit régir chaque moment de l’existence humaine.

8 Le chapitre 6 s’intitule « Collections pour amateurs éclairés ». Il s’agit là de recueils contenant de simples listes de proverbes. Ils sont au nombre de trois : le second recueil, anonyme, du manuscrit Rawlinson (248 proverbes), les proverbes ruraux et vulgaux, également anonymes (487 proverbes), les proverbes de Jean Miélot (351 proverbes), auteur bourguignon au service de Philippe le Bon. Là encore on retrouve l’idée de mesure. Les deux premiers recueils, antérieurs à 1320, ne mentionnent ni la guerre, ni la maladie ni la mort. Ils dépeignent un univers essentiellement rural. Celui de Jean Miélot, qui date de 1456, montre un monde très différent des deux autres recueils. Il est de nature édifiante et il évite toute mention gaillarde, contrairement à ses prédécesseurs. On y trouve des évocations de la haute aristocratie, de la vie urbaine et la peur omniprésente de la mort. Le chapitre inclut en outre une réflexion sur la naissance du dictionnaire de proverbes. L’auteur évoque ainsi un manuscrit du XIVe siècle contenant 420 proverbes classés alphabétiquement et qui présente parfois des incorrections dues à la difficulté d’une telle démarche à l’époque médiévale. Les compilateurs préféraient en effet rajouter à la fin les oublis éventuels plutôt que de les omettre totalement. Ainsi au Moyen Âge il existait des recueils tendant vers le genre du dictionnaire tel qu’il a été défini par Émile Littré, sans jamais y parvenir parfaitement.

9 Enfin, le chapitre 7 s’intéresse à « quelques outsiders » : les Proverbez d’Alain, les Prouverbes mouraus de Christine de Pizan et la Ballade des proverbes de François Villon. Les Proverbez d’Alain sont la traduction d’un poème latin, le Liber parabolarum (XII e siècle), traditionnellement attribué à Alain de Lille. La traduction française, qui s’écarte parfois du texte original, date de la fin du XIVe siècle et est attribuée à un écrivain picard nommé Thomas Maillet, qui remplace le terme parabole du titre par le mot proverbe, la parabole pouvant désigner, à cette période, une sentence. Le proverbe et la parabole ont pour point commun leur nature didactique. Le recueil offre ainsi de nombreuses leçons. Les Prouverbes mouraus de Christine de Pizan, composés au début du XVe siècle, constituent un poème de 101 distiques qui prône aux contemporains de l’auteur une vie respectueuse de la morale chrétienne et prenant en compte les besoins de la société. Il s’agit de paraphrases de proverbes mettant en exergue les défauts humains et faisant l’éloge des vertus. Le personnage allégorique de Prudence y occupe une place de choix. Pour finir, l’auteur évoque la célèbre Ballade des proverbes de François Villon (XVe siècle), poème octosyllabique composé de quatre strophes de 8 vers et d’un envoi de 4 vers. Le texte, qui peut se lire comme un petit recueil de proverbes, donne une vision globalement pessimiste de l’existence.

10 Dans la conclusion, l’auteur rappelle que l’objectif du présent essai est d’ouvrir des pistes de recherches sur les recueils de proverbes, en étendant l’étude à d’autres recueils et à d’autres époques. Le point commun des ouvrages étudiés est assurément l’intérêt qu’ils accordent à l’être humain en tant qu’individu et à ses préoccupations. Ils livrent une vision abstraite de la société. On constate une évolution du contenu de ces recueils au fil des siècles du Moyen Âge : ceux du XVe siècle négligent la moquerie, l’obscénité et la scatologie, et font preuve d’un intérêt nouveau pour les métiers de la vie urbaine. La forme évolue aussi : du débat dialogué on passe aux poèmes centrés sur un proverbe. La plupart des recueils prônent la mesure en toute chose. On constate l’absence d’allusion aux enfants et la présence insistante du personnage du vilain, figure contradictoire synonyme à la fois de bassesse et de sagesse. Tous ces recueils

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incarnent le besoin éprouvé par l’homme de répéter sans cesse des formules, que ce soit dans un but didactique ou ludique. De même, leurs auteurs font preuve de prudence en ce qui concerne la création de nouveaux proverbes, reprenant en général les vieilles formules de leurs prédécesseurs et manquant ainsi singulièrement d’audace. Comme le fait remarquer Marie-Thérèse Lorcin, l’examen des recueils compilés lors de la Réforme permettrait de vérifier si le genre du proverbe a adopté une position critique à l’égard de l’Église. On trouve à la fin de l’ouvrage un glossaire explicitant les termes techniques en relation avec le genre proverbial, puis un index des noms propres et la table des matières. L’ouvrage est d’une grande utilité pour quiconque s’intéresse aux proverbes et à leur mise en recueil au Moyen Âge. Il replace heureusement ces compilations dans leur contexte culturel, ce qui, pour des textes supposés transmettre la sagesse des nations, est extrêmement intéressant. À signaler, une petite coquille : populaireté (p. 149).

INDEX nomsmotscles Alain de Lille, Christine de Pizan, François Villon, Jean Miélot, Philippe d’Alsace, Philippe le Bon, Serlon de Wilton, Thomas Maillet Mots-clés : proverbe, parémiologie Thèmes : Ballade des proverbes, Cahier d’un écolier d’Arbois, Liber parabolarum, Livret du maître Serlon de Wilton, Proverbes au comte de Bretagne, Proverbes au vilain, Proverbes en rimes, Prouverbes mouraus, Proverbez d’Alain, Proverbia magistri Serlonis, Proverbia rusticorum mirabiliter versificata, Respit del curteis et del vilain, Prudence, Salomon Keywords : proverb, paremiology Parole chiave : proverbio, paremiologia

AUTEURS

ALEXANDRA VELISSARIOU Docteur en littérature française du Moyen Âge

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Insaf Machta, Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du XIIe siècle Paris, Champion, 2010

Muriel Ott

RÉFÉRENCE

Insaf Machta, Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du XIIe siècle, Paris, Champion, « Essais sur le Moyen Âge » n° 48, 2010, 384 p.

1 La matière tristanienne est si diverse qu’on peine parfois à trouver un angle d’attaque qui puisse rendre compte de tous les récits conservés : version commune vs version courtoise, tonalité épique vs tonalité lyrique, œuvres s’étalant sur la durée vs récits brefs de courts instants arrachés au temps de l’absence, etc. L’intérêt majeur du travail d’Insaf Machta est qu’il propose – et très vite qu’il impose – d’envisager le corpus tristanien sous l’angle du motif à la fois simple et multiforme de la ruse. Le corpus est restreint, raisonnablement, à la tradition française du XIIe siècle, à savoir les récits de Béroul et de Thomas, le Chievrefoil de Marie de France, les Folies de Berne et d’Oxford (auxquels aurait peut-être pu s’ajouter le Donnei des amants) ; des rapprochements sont cependant établis avec les versions d’Eilhart d’Oberg, de Gottfried de Strasbourg, ou encore, par exemple, avec les romans de Chrétien de Troyes, et pas seulement Cligès. L’introduction pose d’emblée le défi (la ruse ne se cantonne pas dans le domaine du conte à rire) et l’enjeu : « une redéfinition de l’amour courtois à la lumière de la ruse » (p. 10). À la fin de l’ouvrage, traversé de dialogues incessants avec divers critiques, le lecteur est convaincu de la pertinence de la piste suivie.

2 La première partie, « Les dispositifs de la ruse », établit une typologie des ruses fondée sur les différents éléments dont les divers personnages (c’est-à-dire pas seulement les amants) peuvent tirer profit dans une démarche déceptive. Sont ainsi successivement

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envisagés l’« exploitation ingénieuse d’une configuration spatiale » (chez Béroul, il s’agit du verger, de la chambre, du Mal Pas, de la chapelle), les « pièges et signes matériels » (la fleur de farine chez Béroul, l’anneau chez Béroul, Thomas et dans la Folie d’Oxford, les copeaux et la branche de coudrier chez Marie de France et dans la Folie d’Oxford), les « ruses et stratégies discursives » (stratégie de la contre-vérité et stratégie de l’ambiguïté amènent à s’interroger sur le rapport dialectique entre mensonge et vérité), les « déguisements » (sont ainsi examinés les différents changements d’apparence de Tristan, puis les stratégies de la simulation). Un regret peut-être : chez Thomas, le long monologue au terme duquel Tristan décide d’épouser Yseut aux Blanches Mains nous paraît relever très clairement de la ruse avec soi- même ; or, si Insaf Machta remarque fort justement dans sa deuxième partie que les termes liés à la ruse et à la tromperie sont fréquents dans ce passage (cf. p. 191), la mauvaise foi du personnage n’a pas du tout été envisagée.

3 La deuxième partie, « Fonction de la ruse dans l’économie du récit », s’attache à montrer que la ruse « équivaut à un motif structurant et correspondant à un principe dynamique dans le récit » (p. 17). Elle commence par poser très fermement, dans le chapitre « le désir ou la genèse de la ruse », le lien fondamental, pour les amants, entre désir et ruse, celle-ci permettant la réalisation de celui-là ; le chapitre suivant, « les schémas narratifs de la ruse », fondé sur les travaux de R. Barthes et de C. Brémond, amène notamment à mieux cerner les différences entre récits brefs et récits longs ; enfin, le chapitre « la ruse, l’écriture, la réécriture » quitte le plan des personnages pour celui du narrateur et aborde alors la question de la mouvance de l’estoire des amants, mouvance « investie d’une portée idéologique fondée sur des réalisations différentes du code courtois. Étudier la portée idéologique de la réécriture revient d’une certaine manière à cerner la portée idéologique de la ruse, cette dernière étant au cœur des modalités du vécu amoureux et du désir de réécriture qui fonde la matière tristanienne » (p. 271).

4 C’est donc tout naturellement qu’arrive la troisième partie, « La portée idéologique de la ruse », annoncée à vrai dire depuis longtemps et impatiemment attendue (la démarche adoptée est très progressive, mais l’appui constant sur les textes, qu’on ne peut que louer, provoque parfois des redites). Elle se décompose en « la ruse entre felonie et corteisie », « la ruse comme support polémique de l’amour courtois », « ruse et transcendance » ; le premier chapitre replace l’aventure des amants dans le cadre de la société féodale, et le troisième souligne le décalage par rapport à la doxa religieuse ; c’est surtout le deuxième chapitre, qui s’appuie sur le remarquable article de R. Schnell, « L’amour courtois en tant que discours courtois sur l’amour » (Romania, t. 110, 1989, p. 72-126 et 331-363), qui a retenu notre attention, en ce qu’il montre comment chaque récit tristanien participe à sa manière au discours polyphonique sur l’amour. Le travail d’Insaf Machta a ceci de particulièrement stimulant que, tout en mettant en évidence les éléments qui distinguent chaque récit des autres, voire les antagonismes à l’œuvre à l’intérieur d’un même récit, il dégage la profonde unité du corpus. Cet ouvrage très riche renouvelle ainsi la réflexion sur la matière tristanienne.

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INDEX nomsmotscles Béroul, Thomas, Marie de France, Eilhart d’Oberg, Gottfried de Strasbourg, Chrétien de Troyes Parole chiave : astuzia Thèmes : Chievrefoil, Cligès, Donnei des amants, Folie de Berne, Folie d’Oxford, Tristan et Iseut, Tristan and Iseult, Tristano e Isotta, Tristan, Iseut, Iseut aux Blanches Mains Mots-clés : ruse Keywords : trick

AUTEURS

MURIEL OTT Professeur de littérature du Moyen Âge - Université de Strasbourg

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Myriam Rolland-Perrin, Blonde comme l’or. La chevelure féminine au Moyen Âge Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2010

Hélène Bouget

RÉFÉRENCE

Myriam Rolland-Perrin, Blonde comme l’or. La chevelure féminine au Moyen Âge, Senefiance 57, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2010, 364 p.

1 Cet ouvrage est la version remaniée de la thèse de doctorat de Myriam Rolland-Perrin ; il s’intéresse au thème de la chevelure dans la littérature médiévale à travers un très vaste corpus situé entre le XIe et le XVe siècle rassemblant des genres différents (romans, chansons de geste, hagiographie, fabliaux, etc.). La question est abordée sous l’angle de l’écriture du stéréotype et du motif dans le but de « séparer les attributs indispensables des composants contingents et superficiels » (p. 15). Les notions de topos, cliché, stéréotype sont ainsi des éléments essentiels d’une réflexion qui s’étend progressivement de l’analyse du lexique à la poétique des textes.

2 La première partie (« Lexique de la chevelure ») passe en revue, à travers des exemples nombreux, variés et fournis, les dénominations, les qualifications et les attributs de la chevelure essentiellement féminine dans le corpus. Elle accrédite de nombreux présupposés auxquels l’auteur apporte une démonstration par les textes, par exemple sur les côtés positifs de la blondeur, négatifs de la rousseur ou de la noirceur, tout en apportant des nuances qui laissent ainsi apparaître des mutations esthétiques vers la fin du Moyen Âge, où l’on voit se développer des portraits de chevaliers méritants dotés d’une chevelure noire qui marquent la « naissance d’un idéal chevaleresque parallèle » (p. 49). On retiendra en particulier un développement tout à fait utile et intéressant sur

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l’expression topique « desliee fu » en relation avec l’usage du voile et de la guimpe qui fixe, en quelque sorte, les limites de la décence sur le corps féminin.

3 La deuxième partie (« Syntaxe des stéréotypes linguistiques ») se concentre sur l’expression du rapprochement entre la blondeur de la chevelure et l’or, et montre comment le cliché comparatif est remotivé au fil des textes par le biais, notamment, des coiffures et accessoires dorés. Cette partie s’intéresse ainsi à la rhétorique du portrait, dont les critères restent toutefois un peu évasifs : on aurait pu souhaiter une incursion un peu plus approfondie dans les arts poétiques médiévaux, même si l’auteur a su éviter ainsi l’écueil d’un trop long développement théorique. Ce qui retient surtout l’attention, c’est l’idée que le stéréotype linguistique qui rapproche l’or et la blondeur se réduit en fait difficilement à un archétype en raison de la multiplicité des variables. L’analyse repose d’abord sur le relevé des termes et outils syntaxiques propres aux comparaisons et métaphores, avant de s’intéresser aux procédés de remotivation du cliché, en particulier par l’intégration de la parure et de l’objet doré aux séquences descriptives. On pourrait en ce sens se demander dans quelle mesure l’objet doré (par exemple le fil d’or) ne devient pas lui-même un stéréotype : après extraction – ou remotivation – du cliché, observe-t-on, par contrecoup, un retour dans le domaine justement du cliché ? Les procédés de réécriture sont également envisagés dans le passage du vers à la prose et l’auteur s’appuie notamment sur la comparaison de l’Erec en vers et en prose, observant que certains « éléments proprement descriptifs […] ont été supprimés selon la tendance commune de toutes les mises en prose » (p. 134), sans néanmoins déterminer dans quelle mesure ce(s) cliché(s) contribuent exactement à l’évolution de la forme romanesque.

4 La troisième partie (« Chevelure et motif ») opère le passage de la structure phrastique au paragraphe pour analyser le rôle et la représentation des chevelures dans les scènes de déploration, de mutilation et de maltraitance. Les scènes de déploration se bâtissent en effet autour de la chevelure et constituent davantage un stéréotype narratif que linguistique. Si la notion de « stéréotype linguistique » a été clairement et précisément définie dans les pages qui précèdent, celle de « stéréotype narratif » reste un peu en deçà : certes les variations sont bien étudiées en soi mais une comparaison plus systématique des contextes aurait peut-être pu permettre de discerner davantage le(s) rôle(s) exact(s) des chevelures dans le motif. Par la suite, l’étude de la chevelure coupée ou maltraitée met en avant, de façon convaincante, les connotations religieuses, affectives, sexuelles ou sociales en jeu dans les motifs et souligne ainsi leur intérêt anthropologique. On passe ensuite aux motifs du don et de la toilette qui intègrent, en particulier, une très stimulante analyse de la Première Continuation de Perceval (branche de Caradoc). La chevelure occupe ici une place et une fonction différentes et gagnerait, peut-être, à être sur ce point traitée davantage comme une figure récurrente (variante ou invariante) de différents motifs.

5 Enfin, la dernière partie (« Le texte démêlé ») s’attache aux effets de « dilatation » (p. 275) des stéréotypes linguistiques et narratifs à l’échelle des textes. Des œuvres comme les Tristan en vers, Le Bel Inconnu, le Roman du comte de Poitiers ou Cligès sont relues à travers le prisme du cheveu, fil conducteur de la trame narrative, révélateur de la poétique romanesque et des jeux de réécriture. Au-delà de l’esthétique, la chevelure véhicule aussi, à l’échelle des œuvres, une pensée d’ordre anthropologique sur la norme et les rapports entre hommes et femmes.

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6 Du point de vue de la présentation, si l’on peut regretter la numérotation peu pratique des notes en fin de chapitre, l’on ne peut que saluer la variété et l’abondance des citations systématiquement traduites, toujours clairement et efficacement exploitées et analysées.

7 L’ouvrage s’accompagne en annexe d’un cahier iconographique auquel l’auteur renvoie régulièrement, amorçant d’intéressantes comparaisons entre les textes et l’iconographie : l’on aimerait, bien sûr, que ces rapprochements puissent être développés et enrichis, ce qui ne peut se concevoir dans le cadre de l’étude menée et suscitera peut-être des recherches ultérieures.

8 Dans l’ensemble, l’ouvrage, clair, stimulant, bien mené, dresse un panorama de la littérature médiévale dont il met en évidence, par le biais inattendu de la chevelure, les procédés d’écriture et de réécriture et rappelle la complexité de la notion fondamentale de motif dans l’élaboration de ces textes.

INDEX

Parole chiave : canzone di gesta, capigliatura, fabliau, agiografia, lessico, motivo, romanzo, topos Thèmes : Bel Inconnu, Cligès, Érec en prose, Érec et Énide, Première Continuation du Conte du Graal, Roman du comte de Poitiers, Caradoc, Tristan Keywords : epic, vocabulary, fabliau, hagiography, motif, romance, topos Mots-clés : chanson de geste, lexique, fabliau, hagiographie, motif, roman, topos

AUTEURS

HÉLÈNE BOUGET Maître de Conférences en langue et littérature du Moyen Âge - Université de Bretagne occidentale

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Madeleine Tyssens, « La tierce geste qui molt fist a prisier ». Études sur le cycle des Narbonnais Paris, Classiques Garnier

François Suard

RÉFÉRENCE

Madeleine Tyssens, « La tierce geste qui molt fist a prisier ». Études sur le cycle des Narbonnais, Paris, Classiques Garnier, « Recherches littéraires médiévales 9 », 2012, 238 p.

1 Le présent recueil peut être considéré comme une véritable somme sur la Geste des Narbonnais, c’est-à-dire l’ensemble des chansons de geste consacrées à Aymeri de Narbonne et à ses enfants, notamment à Guillaume, dit Guillaume d’Orange, le plus illustre d’entre eux. C’est en effet à ce cycle que Madeleine Tyssens a consacré une grande partie de ses travaux avec, aux deux extrémités de sa carrière, son étude sur La Geste de Guillaume d’Orange dans les manuscrits cycliques (1967) et l’édition du Roman en prose de Guillaume d’Orange, en collaboration avec Nadine Henrard et Louis Gemenne (2000 et 2006).

2 On trouvera ici rassemblés et choisis par l’auteur comme les plus significatifs de ses travaux douze articles, rédigés entre 1965 et 2002, qu’on peut classer en trois catégories : études philologiques et codicologiques, études de textes ou d’ensembles de textes, problèmes d’histoire littéraire. Une même conviction, que l’auteur exprime dans sa préface, est présente dans ces différents domaines : « Une approche méthodique permet […] de remettre en perspective les divers stades d’une évolution qui a matérialisé dans l’écriture des projets de transmission et de renouvellement des vieilles chansons, pour les remettre au goût du jour […] ou pour assurer la cohérence logique et

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formelle d’un ensemble cyclique donné […] Au terme de cette approche, on peut entrevoir la configuration des archétypes ».

3 C’est la conclusion qui est tirée, par exemple, dans « Typologie de la tradition des textes épiques », qui ouvre la première série (p. 45-55) : « l’archétype existe, nullement aléatoire […] c’est de lui que procèdent, au terme d’une filière qu’on peut le plus souvent reconstituer, les témoins que nous possédons encore » (p. 55). Les modalités des évolutions constatées sont étudiées dans plusieurs articles codicologiques, dont trois sont consacrés à Aliscans : « Aliscans, Fragment B.N. fr 934 » (étude et édition, p. 181-204), « Encore Aliscans : les enseignements du manuscrit Savile1 » (p. 205-218), « La version franco-italienne d’Aliscans » (p. 219-234). Ces études montrent qu’un travail combinatoire peut être réalisé par les copistes entre une version remaniée et une forme plus archaïque (p. 204), que plusieurs versions peuvent ainsi être confrontées en vue d’une édition critique (p. 216), les variations ainsi obtenues contrastant avec la stabilité de la chanson d’Aliscans dont « la tradition est très compacte : c’est bien le même texte qui nous est transmis par les divers témoins » (p. 234).

4 À propos de la pratique de l’édition de texte, l’article « Philologie “chevronnée”, nouvelle philologie » (p. 133-180) rappelle, à propos de l’édition par Duncan McMillan de la Chevalerie Vivien, les principes de l’édition critique mises en cause par les tenants d’une reproduction brute du document médiéval dans toutes ses versions, document conçu d’abord comme vivier d’indications morphologiques et lexicales (« nouvelle philologie »). Les éditions de la « philologie chevronnée » visent avant tout à donner à lire un texte, ce qui suppose choix des leçons et présence d’un apparat critique permettant la comparaison des témoins (p. 176). Elles ne récusent évidemment pas l’usage de l’informatique – qu’avait déjà adoptée D. McMillan – mais ne visent pas à proposer, à propos d’un texte, un corpus exhaustif, ce qui reviendrait à « confondre édition et base de données ».

NOTES

1. Édité ultérieurement par Duncan McMillan : La Chevalerie Vivien, éd. critique D. McMillan, texte revu corrigé et complété par J.-Ch. Herbin, J.-P. Martin et Fr. Suard, Aix-en-Provence, Senefiance 39-40, deux tomes, 1997, 750 p.

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INDEX

Thèmes : Aliscans, Aymeri de Narbonne, Cycle des Narbonnais, Guillaume d’Orange Mots-clés : chanson de geste Keywords : epic Parole chiave : canzone di gesta

AUTEURS

FRANÇOIS SUARD Professeur émérite de littérature du Moyen Âge – Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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Alberto Varvaro, La Tragédie de l’Histoire. La dernière œuvre de Jean Froissart Paris, Classiques Garnier, 2011

Florence Bouchet Traduction : Amélie Hanus

RÉFÉRENCE

Alberto Varvaro, La Tragédie de l’Histoire. La dernière œuvre de Jean Froissart, Paris, Classiques Garnier, « Recherches littéraires médiévales » n° 8, 2011, 202 p.

1 Ce volume constitue l’étude littéraire du livre IV des Chroniques de Froissart, dont l’édition intégrale par notre éminent collègue italien doit paraître dans la « Collection des Anciens Auteurs belges » de l’Académie Royale de Belgique. Alberto Varvaro avait déjà publié de larges pans du dernier livre des Chroniques dans la collection « Lettres gothiques » en 20041 ; ces deux nouveaux ouvrages vont permettre d’aller plus avant dans une redécouverte du texte de Froissart.

2 Le livre IV des Chroniques relate les événements allant de l’été 1389 au printemps 1400. Cette période n’est pas la plus riche en « apertises d’armes », du fait d’une série de trêves entre France et Angleterre ; certains faits marquants donnent cependant à Froissart l’occasion d’écrire des pages célèbres : les joutes de Saint-Inglevert (mars- avril 1390), la première crise de folie de Charles VI dans la forêt du Mans (5 août 1392), le « bal des Ardents » (2 février 1393), la bataille de Nicopolis (25 septembre 1396), la mort de Richard II (février 1400). Ce livre IV est aussi l’ultime œuvre du chroniqueur, rédigée dans ses dernières années de vie et non entièrement révisée, mais à un moment où Froissart, retiré « dedans [sa] forge » (à l’instar de Nature chez Alain de Lille ou Jean de Meun), se montre pleinement conscient de ses moyens littéraires.

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3 Dans le premier chapitre, Alberto Varvaro s’emploie à circonscrire la période de rédaction du livre IV. Selon lui, Froissart se serait mis au travail dans les premiers mois de 1392 et aurait cessé dans la seconde partie de 1403, gagné par la maladie voire la mort. Ce faisant, l’auteur conteste la thèse de George Diller2 qui considère la version donnée par le manuscrit de Rome du livre I des Chroniques, datée de 1400, comme la dernière œuvre de Froissart. Son argumentation repose sur des raisons chronologiques et stylistiques. D’une part, les chapitres 63-82 du livre IV, relatifs à la crise anglaise, supposent connus de Froissart des faits survenus en 1400 (d’autres événements des années 1403-1405, apparemment ignorés de Froissart, suggèrent quant à eux un terminus ad quem). D’autre part, la rédaction du livre IV ne semble pas totalement achevée : les chapitres sont moins bien calibrés que dans les livres précédents et, surtout, manquent les « incidences », ces épisodes adventices que Froissart avait l’habitude d’insérer après-coup dans la narration principale (selon une technique inspirée de l’entrelacement romanesque des « aventures »). Sur ce point, Alberto Varvaro entre en débat avec Michel Zink pour qui « Froissart considérait son œuvre comme achevée3 ». L’hypothèse du philologue italien est donc qu’après la mort de Froissart un proche du chroniqueur (peut-être un membre de la famille de Saint-Pol ou de Croÿ) aurait élaboré l’archétype du livre IV à l’aide des fiches de travail de l’auteur ; ce collaborateur post mortem serait responsable, outre les compléments textuels, du découpage en chapitres et des rubriques. Si ce travail fut probablement effectué peu après le décès de Froissart, l’examen de la réception du livre IV et de sa tradition manuscrite fait apparaître que plusieurs décennies s’écoulèrent avant que ne commence la diffusion du texte, vouée à un succès immédiat : la première mention du livre IV se trouve dans les Chroniques du successeur de Froissart, Enguerrand de Monstrelet, actif entre 1436 et 1453 ; aucun des manuscrits conservés comprenant les quatre livres des Chroniques de Froissart n’est antérieur à 1470.

4 Le second chapitre (« L’historien et les évènements ») statue sur les modes d’information de Froissart et sur son rapport aux événements. Le chroniqueur, dans le livre IV, ne cite qu’un document écrit, la lettre de défi de Boucicaut et de ses compagnons pour les joutes de Saint-Inglevert, quoiqu’il en ait probablement utilisé d’autres. Il affirme surtout (comme dans les livres précédents) sa prédilection pour les témoignages oraux émanant de nobles informateurs ou de hérauts d’armes. Froissart s’implique personnellement dans son récit, détaille son travail d’enquête. L’investissement du « je » dans les Chroniques a été plus d’une fois commenté. Alberto Varvaro nuance, là encore, l’avis de Michel Zink qui a repéré un glissement des chroniques aux mémoires dans les deux derniers livres : en réalité, dans plusieurs épisodes du Livre IV, l’auteur n’a pas été témoin de ce qu’il raconte. D’où d’inévitables erreurs factuelles (peut-être déjà présentes dans les sources de Froissart), que les historiens positivistes ne se sont pas privés de relever ; certains détails sont carrément inventés. Alberto Varvaro analyse, à titre d’exemple, le récit de la crise dynastique anglaise. Le lecteur français d’aujourd’hui, peu familier des faits évoqués, aura peut- être un peu de mal à suivre la démonstration mais retiendra le double mérite que le philologue italien reconnaît au chroniqueur : « le récit de Froissart est indépendant des autres sources qui nous sont parvenues et […] il s’agit, et de loin, du compte rendu historique le plus ample dont nous disposions » (p. 48). Cherchant à dépasser « la simple opposition entre information exacte et information erronée », Alberto Varvaro examine le fonctionnement de la mémoire de Froissart, qu’on pourrait qualifier de syncrétique : l’auteur « rapporte des faits survenus plus de quarante ans auparavant,

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tout en les colorant d’éléments plus récents » (p. 53). Le savant italien plaide finalement pour une réévaluation de la qualité littéraire et même historique du récit de Froissart, dont la réputation, acquise dès le XVIe siècle, fut compromise par les critiques aussi sévères qu’obstinées des historiens de la fin du XIXe siècle (et même au-delà). Les erreurs historiques se trouvent en fait majoritairement dans les premiers livres des Chroniques ; le récit des dernières décennies du XIVe siècle est bien plus fiable et, selon Alberto Varvaro, « Froissart y fait preuve d’une remarquable capacité de compréhension de la réalité » (p. 55).

5 C’est cette dimension qu’examine plus en détail le chapitre suivant (« Les structures du récit ») qui permet de mieux comprendre les mécanismes de l’écriture froissardienne. L’éloignement temporel influe évidemment sur la précision de la relation historiographique. Le critique italien montre que l’éloignement géographique n’a pas moins d’effet et il propose de distinguer trois espaces dans la géographie des Chroniques : une « aire centrale » (Hainaut, Paris, Londres) qui correspond aux terres familières de Froissart ; une « périphérie proche » discontinue (Écosse, Bretagne, Auvergne, Béarn, Pays-Bas), dans laquelle il se repère imparfaitement ; une « périphérie lointaine » (Irlande, Frise, Italie méridionale, Maghreb oriental, Balkans), terra incognita. Dans la première aire, le surnaturel n’a pas de prise, alors qu’il s’infiltre progressivement dans les deux autres. Pour autant, les passages détaillés concernant les terres exotiques témoignent de la sensibilité, remarquable pour son temps, de Froissart à l’endroit des peuples qu’il décrit ; et quand les clefs d’une compréhension objective lui font défaut, il raisonne « au moyen de la littérature, qui apparaît donc comme un complément de l’expérience » (p. 63) : l’anthroponymie et parfois la psychologie des lointains étrangers sont infléchis par des souvenirs épiques ou romanesques – il n’est pas pour autant question d’acculturer l’autre, dont Froissart perçoit la différence. Revenant sur la question épineuse de la chronologie du récit, Alberto Varvaro établit que la succession chronologique relative prévaut sur la datation absolue. Un cas de rupture de l’ordre chronologique n’est pas forcément une maladresse : le rappel de la querelle d’honneur entre Pierre de Courtenay et Guy de la Trimouille4, juste avant le prélude des joutes de Saint-Inglevert quoiqu’elle fût antérieure de sept ans, fait apparaître le conflit de valeurs entre le roi et la chevalerie. Toujours soucieux de réhabiliter Froissart, Alberto Varvaro estime donc « qu’il y a en fait deux plan enchevêtrés dans le texte de Froissart : le premier, apparent, est constitué par le récit, directement explicite ; l’autre, plus profond et implicite, transmet le système complexe de valeurs parfois contradictoires qui est à la base du comportement des personnages historiques et du jugement posé par le chroniqueur » (p. 79). S’ensuit une étude du rôle du non-dit dans le récit de la déposition et de la mort de Richard II. Comme Froissart avait pour lecteurs des aristocrates qui partageaient ses valeurs et ses codes, il n’avait pas besoin de se répandre en explications et pouvait leur laisser le soin de tirer certaines conclusions. Cette économie confère au style de Froissart sa brillante efficacité, qui le distingue des argumentations circonstanciées de bien de ses contemporains. Reste qu’il peut être délicat de distinguer systématiquement le non-dit de ce qui pourrait n’être qu’oubli ou ignorance. En revanche, il est facile de percevoir d’autres traits caractéristiques du récit froissardien : le goût du concret (la représentation de la politique passe par les faits et gestes des personnes, de préférence à des analyses abstraites), l’ajout de détails inventés à fin d’ « effet de réel », le recours fréquent au discours direct, qui anime, voire dramatise le récit et permet éventuellement d’énoncer des analyses politiques en lieu et place du chroniqueur.

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6 Le dernier chapitre (« La prouesse et son contraire »), le plus développé, permet de comprendre le titre de l’ouvrage en donnant à mesurer l’évolution de la notion de prouesse au terme des Chroniques. Le ton n’est plus à l’éloge inconditionnel de la prouesse qu’on pouvait lire dans le prologue du livre I, mais l’image de thuriféraire passéiste de la prouesse chevaleresque a collé à la peau de Froissart. Dans les exemples analysés par le critique italien, il faut entendre « prouesse » au sens large, celui d’exploit pas forcément chevaleresque ou de fait sortant de l’ordinaire. C’est ainsi qu’Alberto Varvaro discerne un « processus de mythification » dans la relation du concours de vitesse entre Charles VI et son frère Louis en 1390 : le voyage de deux hommes accède au rang de prouesse par l’amplification des distances parcourues en un temps record (l’analyse de l’itinéraire emprunté et de la vitesse de déplacement jongle entre « lieues », « kilomètres » et « miles », ce qui la rend un peu malaisée à suivre). Viennent ensuite les fêtes royales et princières, occasions pour les puissants d’exhiber leur faste et leur suprématie devant le « bon peuple », à grand renfort de parades, banquets, cadeaux somptueux. Le livre IV en offre au moins quatre exemples : l’entrée d’Isabeau de Bavière dans Paris (août 1389), la rencontre à Amiens des ducs de France et d’Angleterre (1393), le mariage de Richard II avec Isabelle de France près de Calais (octobre 1396), la rencontre de Charles VI et de l’empereur Venceslas à Reims (mars 1397). Au programme de certaines fêtes, ou indépendamment d’elles, les tournois mettent à l’épreuve les qualités martiales des chevaliers et permettent à certains de se faire connaître. Sont plus spécifiquement examinées les célèbres joutes de Saint- Inglevert, auxquelles Richard II répondit en organisant le tournoi de Smithfield (1390). Mais lorsque l’on passe au récit des événements proprement militaires, la réalité est moins prestigieuse et vire même au tragique. Les sièges de places fortes n’aboutissent pas en raison de belles tactiques militaires mais de ruses cyniques, au mépris de la bonne foi et de la parole donnée : Alain et Pierre Roux, au Mont-Ventadour, et Aymerigot Marchès, à la Roche-Vendaix, en firent pitoyablement les frais. Le schéma narratif comique du trompeur trompé, bien connu des fabliaux contemporains, prend un tour grinçant, une fois transposé dans la chronique. Les batailles, qui devraient être la meilleure façon d’acquérir la gloire, ne sont plus non plus ce qu’elles étaient. Le conflit franco-anglais étant mis en veilleuse, le théâtre des opérations se déplaça en direction des infidèles, en vertu d’un esprit de croisade encore vivace. Or, l’expédition de Mahdia, sur la côte tunisienne, en 1390, avorta sans combat. Quant à l’épisode majeur de Nicopolis, la bataille, dans la relation qu’en donne Froissart, « se résume à une succession d’actes de bravoure individuels » (p. 144), en fait dictés par un imprudent orgueil, incapable d’empêcher le désastre qui aboutit au massacre des prisonniers français. Le désir de gloire, dans la dernière décennie du XIVe siècle, est devenu mortifère, comme le prouve aussi la bataille d’Alexandrie qui se solda par la mort misérable de Jean d’Armagnac en 1391. Par ailleurs, Froissart est bien conscient du fait que le jeu politique ne procède pas uniquement de l’action des individus mais aussi de celle d’acteurs collectifs constitués par les villes : le cas de Londres est à cet égard démonstratif. Alberto Varvaro achève ce tour d’horizon sur des considérations d’ordre moral : la rupture de l’équilibre entre valeurs religieuses, chevaleresques, sociales et politiques conduit Froissart à « une conscience toujours aiguë de la dimension tragique de la vie » (p. 160) ; la chance, la providence divine ou bien encore le poids de certaines prophéties relativisent la liberté de l’homme et le pouvoir qu’il a sur son propre destin. Plusieurs épisodes du livre IV sont mobilisés dans ces dernières analyses, mais on peut regretter qu’une place n’ait pas été ménagée au fameux récit de

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la folie de Charles VI dans la forêt du Mans, si lourde de conséquences tragiques. Le rêve d’héroïsme qui avait pu fasciner Froissart au début de sa carrière s’est désagrégé mais – et c’est ce qui le rend si humain – notre chroniqueur n’a pas eu le temps d’ajuster son horizon de valeurs pour faire face pragmatiquement aux rigueurs du présent, comme le feront plus tard Commynes ou Machiavel.

7 Somme toute, cet ouvrage concis et dense prend délibérément, mais avec un sens de la nuance, le parti de Froissart, auquel il restitue une forme de subtilité qui lui a trop longtemps été déniée. Historiens et littéraires y trouveront quelques pistes neuves pour relire cet auteur capital du XIVe siècle. Les agrégatifs d’histoire de la session 2013, qui ont à réfléchir sur « Guerre et société, 1270-1480 », en tireront aussi profit. Le livre est utilement complété de deux appendices (« La tradition manuscrite du livre IV », « Analyse du livre IV »), de deux index (noms de personnes, lieux) et d’une bibliographie. L’index des noms de personnes ne distingue pas les individus du Moyen Âge et les médiévistes modernes. La bibliographie mêle indistinctement sources primaires et sources secondaires ; on peut surtout regretter son caractère un peu trop sélectif : manquent ainsi plusieurs études intéressantes concernant le livre IV5. Quelques menues scories trahissent le fait que l’ouvrage a été traduit de l’italien : persistance de la préposition di au lieu de de (p. 17, 24, 59 n. 2), du pronom personnel réfléchi si au lieu de se (p. 86) ; plus gênante est la traduction de parziale en « partiale » (p. 8 n. 7) au lieu de « partielle ». Enfin, les correcteurs intégrés aux traitements de texte modernes ne préservant pas de toute faute d’orthographe, on se contentera de signaler un fâcheux – mais amusant – « golf de Hammamet » (p. 139). Mais rien de tout cela n’est susceptible de gâcher l’intérêt que l’on prend à la lecture de l’ouvrage.

NOTES

1. L’auteur signale que l’édition à paraître présente de nombreuses différences par rapport à celle de 2004. 2. Froissart, Chroniques. Dernière rédaction du premier livre. Édition du manuscrit de Rome Reg. Lat. 869, éd. George T. Diller, Genève, Droz, « Textes littéraires français » n° 194, 1972. 3. Michel Zink, Froissart et le temps, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 109. 4. Les graphies de certains noms d’individus diffèrent dans cet ouvrage de celles en usage dans la critique antérieure. Ainsi pour Guy de la Trimouille, plus habituellement nommé Trémouille – cependant Alberto Varvaro emploie ce nom pour Guillaume de la Trémouille, de la même famille : une harmonisation des graphies paraît nécessaire. 5. Mentionnons, pour mémoire : Marie-Thérèse De Medeiros, « Voyage et lieux de mémoire. Le retour de Froissart en Angleterre », Le Moyen Âge 98, 1992, p. 419-428 ; Laurence Harf-Lancner, « De la prouesse du chevalier à la gloire du clerc : les prologues des Chroniques de Froissart », Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, E. Baumgartner et L. Harf-Lancner (dir.), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 147-175 ; Laetitia Le Guay, Les Princes de Bourgogne lecteurs de Froissart. Les rapports entre le texte et l’image dans les manuscrits enluminés du livre IV des Chroniques, Paris- Turnhout, CNRS-Brepols, 1998. En outre, contrairement à ce qui est affirmé p. 8, la vieille édition du roman arthurien de Froissart par Auguste Longnon est désormais remplacée : Melyador, roman

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en vers de la fin du XIVe siècle, éd. N. Bragantini-Maillard, Genève, Droz, « Textes littéraires français » n° 616, 2012, 2 vol.

INDEX

Keywords : chronicle, historiography nomsmotscles Enguerrand de Monstrelet, Jean Froissart Parole chiave : cronaca, storiografia Mots-clés : chronique, historiographie Thèmes : Alain Roux, Aymerigot Marchès, Boucicaut, Charles VI, Guy de la Trémouille, Isabeau de Bavière, Isabelle de France, Jean d’Armagnac, Louis Ier d’Orléans, Pierre de Courtenay, Pierre Roux, Richard II, Venceslas Ier

AUTEURS

FLORENCE BOUCHET Professeur de littérature du Moiyen Âge - Université de Toulouse (UTM) - PLH : Patrimoine, Littérature, Histoire (EA 4601)

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État de la recherche

Comptes rendus

Ouvrages collectifs

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Approches du bilinguisme latin-français au Moyen Âge. Linguistique, codicologie, esthétique Turnhout, Brepols, 2010

Sophie Albert Stéphanie Le Briz et Géraldine Veysseyre (éd.)

RÉFÉRENCE

Approches du bilinguisme latin-français au Moyen Âge. Linguistique, codicologie, esthétique, études réunies par Stéphanie Le Briz et Géraldine Veysseyre, Turnhout, Brepols, 2010, 522 p.

1 Les études réunies par Stéphanie Le Briz et Géraldine Veysseyre résultent d’un dialogue entre l’histoire, la philologie, la linguistique et la littérature. Dans l’introduction (p. 13-34), les éditrices définissent les termes de diglossie et de bilinguisme : la diglossie désigne la « double aptitude linguistique des individus d’une communauté au sein de laquelle les fonctions de communication sont partagées entre deux langues », le bilinguisme « l’hétérogénéité linguistique qui peut résulter de cette double aptitude au sein des messages que ces individus produisent » (n. 20 p. 18-19). Le propos de l’ouvrage consiste en premier lieu à interroger la perception des deux langues par les locuteurs médiévaux, dans la lignée des travaux de Michel Banniard et d’Anne Grondeux (« Penser le bilinguisme au Moyen Âge : lexique et traductions », p. 37-163). Il interroge en deuxième lieu la réception du bilinguisme telle qu’en témoignent les manuscrits, dans la continuité de Geneviève Hasenohr (« Aménager le bilinguisme au Moyen Âge : cohabitation matérielle et syntaxique des deux langues », p. 165-356). Prolongeant en troisième lieu les suggestions de Paul Zumthor, il cherche à déceler les intentions expressives des poètes qui recourent au bilinguisme (« Jouer du bilinguisme au Moyen Âge : ‘un problème d’esthétique médiévale’« , p. 357-440). Les éditrices proposent à la fin du volume une copieuse bibliographie classée en trois sections : études théoriques,

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éclairages sur le bilinguisme latin-langue d’oïl au Moyen Âge, élargissement à d’autres domaines linguistiques ou à d’autres périodes (p. 451-472). Elles fournissent un index des noms et des œuvres, ainsi qu’un index des manuscrits et imprimés anciens. L’ensemble est superbement illustré par une quinzaine de planches en noir et blanc, dont six sont également reproduites en couleur dans un cahier iconographique.

2 La première partie est centrée sur la conscience des spécificités linguistiques du latin et du français que l’on peut inférer des lexiques et traductions, en l’absence de réflexion théorique sur le sujet au Moyen Âge. Pierre Nobel (p. 37-62) étudie l’un des premiers glossaires latin-français, contenu dans le manuscrit de Montpellier H 110 daté de 1370-1380 (M). À l’instar d’autres glossaires latin-français, M provient du Nord de la France ; il a peut-être servi « à un prêtre séculier ou à un moine, dans ses lectures ou dans la préparation de ses sermons » (p. 43). Sur le plan lexicographique, il comporte plusieurs particularités : des doublons liés au recours à une double source (Elementarium de Papias et Catholicon de Jean de Gênes), des erreurs accusant une piètre connaissance du latin, le soulignement systématique du français, des articles ou des gloses dont on ne connaît pas d’autre occurrence. Le glossaire accorde à la langue française un statut fluctuant. Il prend dans de nombreux articles l’apparence d’un « dictionnaire bilingue » (p. 50) : les dérivés des mots latins sont traduits, aux mots latins correspondent un ou plusieurs équivalents français, tandis que l’explication latine s’efface au profit de sa transposition vernaculaire. Cette transposition frise parfois la servilité, occasionnant des contresens. Dans d’autres cas coexistent les gloses latines et françaises ; ailleurs encore manque le mot ou la glose en français. L’appareil métalinguistique (id est, unde, inde...), quant à lui, est presque toujours en latin. Le glossaire se distingue enfin en traduisant fréquemment l’étymologie et l’interpretatio des termes. La conclusion souligne le manque de constance et d’unité du glossaire dans la méthode suivie ainsi que l’originalité de nombreuses gloses françaises, à une période où la lexicographie n’a pas encore fixé ses propres canons.

3 Frédéric Duval (p. 63-79) s’attache à l’indétermination linguistique de certains termes, entre latin et français. Cette question, pertinente pour le lexique scientifique, l’est tout autant pour le lexique de la civilisation romaine : les mots latins et leurs correspondants médiévaux, souvent transposés au plus proche du latin, sont en décalage sémantique ou référentiel. Sont distingués deux types d’emprunts : des emprunts formels, qui comprennent des lexèmes morphologiquement latins et des lexèmes francisés, et des emprunts sémantiques, pour lesquels l’activation du sens latin est difficile à cerner. Pour désigner ces emprunts, l’auteur propose les notions d’« interlangue » et d’« interlexique » (p. 67) : les latinismes ne sont ni exclusivement latins, ni complètement français. Sur le plan formel, l’homographie latin/français dans les pluriels en –es au nominatif et à l’accusatif des troisième et cinquième déclinaisons induit une hésitation sur l’identité linguistique des termes considérés. Sur le plan sémantique, il est délicat d’évaluer le degré d’intégration des néologismes. Quant à l’équivalence entre des formes latines et formes françaises autonymiques, elle donne lieu à un usage circulaire (toga est traduit par toge, consul par consul). Aussi le système binaire de la lexicologie moderne, qui raisonne en termes d’inclusion ou d’exclusion, ne convient-il pas au « fonctionnement sémantico-cognitif » (p. 79) des termes de civilisation romaine. Ceux-ci relèvent d’une interlangue à la fois latine et française, et d’une pratique duale de la langue où l’on passe par le latin pour les termes savants.

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4 Joëlle Ducos (p. 81-98), dans une perspective proche, s’intéresse au lexique scientifique français, qui naît dans une double relation de dépendance et d’évolution vis-à-vis du latin. Cette langue est d’abord présente par le biais de l’étymologie, « moyen de créer une taxinomie et de la retenir » (p. 85). L’usage de termes latins, étiquettes apposées aux éléments décrits, permet une « stabilisation dénominative apparente » (p. 87). Le transfert du latin au français obéit à des modalités variables selon la nature des textes, l’époque et le lectorat. Toutefois, globalement, la continuité latin/français domine dans le lexique comme dans la copie. Ces pratiques correspondent à une lecture « à la frontière de l’usage savant et de la vulgarisation » (p. 90). La suite de l’article analyse la quatrième et dernière traduction aristotélicienne de Nicole Oresme, le Livre du ciel (1377). Dans ce texte, beaucoup de citations sont issues de la Bible ou de la patristique, et concernent des sujets à la frontière de la théologie et de la science naturelle. Ainsi, contrairement à la plupart des commentaires scolastiques, le Livre du ciel ne marque pas la séparation des savoirs, mais manifeste la complémentarité des deux langues employées : il réserve au latin le statut de langue d’autorité dans les matières de la foi, pour faire du français la langue de l’argumentation et du savoir.

5 Anne-Françoise Leurquin-Labie (p. 99-163) étudie une version française de la Vie de sainte Christine copiée pour Philippe le Bon dans les années 1450-1460. Le texte est conservé aux f° 76r°-112v° du manuscrit de Bruxelles, Bibliothèque Royale, 10487-10490. Sa source, composée par Thomas de Cantimpré vers 1232, s’inscrit dans une série de Vitae que l’écrivain a consacrées à des femmes pieuses de sa région. La traduction, sur les plans syntaxique et lexical, est un véritable calque du texte latin. Sa piètre qualité contraste avec la facture soignée de la copie. Pour expliquer cette dichotomie entre la forme et le contenu, l’auteur montre que la Vie de sainte Christine pourrait avoir été donnée à Philippe le Bon par une abbaye dont il fréquentait la bibliothèque. L’exemplaire ayant servi de source, conservé à la Bibliothèque Royale de Bruxelles sous la cote 4459-4470, a été copié à l’abbaye cistercienne de Villers-en- Brabant. La traduction a sans doute été réalisée dans cet établissement. Peut-être s’agissait-il d’un texte destiné à l’apprentissage du latin ; mais l’absence du modèle latin dans les inventaires de la librairie ducale réduit cette hypothèse à l’état de « simple conjecture » (p. 111). La Vie de sainte Christine est éditée en annexe et présentée en regard du texte latin, pour lequel sont signalées les variantes du manuscrit modèle. Elle est accompagnée de notes, d’un glossaire et d’un index des noms de lieux.

6 La deuxième partie considère la question du bilinguisme à travers ses traces matérielles. Christine Ruby (p. 167-190) prend pour objets quinze manuscrits ou fragments de psautiers bilingues indépendants. Composés en Angleterre entre le premier quart du XIIe et le début du XIIIe siècle, ces psautiers naissent dans un contexte marqué par l’adoption de l’anglo-normand par les classes dirigeantes, et par le passage d’une culture orale à une culture écrite. Deux manuscrits trilingues, œuvres d’érudition caractéristiques d’une société multilingue, comportent les trois versions du psautier (hébraïque, gallicane et romaine). Les autres psautiers donnent la version gallicane du texte, tandis que les traductions gravitent autour de la version du psautier monolingue d’Oxford ; l’ancienneté de cette source remet en cause la thèse communément admise sur l’origine des traductions, supposées provenir des gloses interlinéaires. Parmi les psautiers bilingues, le statut du français varie. À côté de psautiers accordant au français une position subalterne, cinq psautiers bilingues parallèles, sans doute revêtus d’une fonction pédagogique, présentent en vis-à-vis le psaume et sa traduction. Ils ménagent

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une symétrie et un équilibre remarquables entre les deux registres linguistiques : « même main, même module et même structuration » (p. 176). Tout en affichant un net souci d’égalité des deux langues, ils présentent des différences paléographiques entre latin et français dans l’usage de la ponctuation, des abréviations et de certains graphèmes : ils témoignent en cela de l’affirmation conjointe d’une langue et d’une écriture.

7 Nicole Bériou (p. 191-206) s’intéresse au bilinguisme dans les traces écrites de la prédication, dont les rythmes s’intensifient à partir du XIIIe siècle. Les sermons modèles, quoique rédigés en latin, adoptent une syntaxe calquée sur celle de la langue vernaculaire, attestant l’attention des clercs à la commodité de la transposition linguistique. Le bilinguisme proprement dit doit être cherché dans des documents enregistrant et restituant une prédication effective. Les brouillons des prédicateurs, en dépit d’importations lexicales de la langue vulgaire, sont largement latinisés. C’est surtout dans les reportationes que cohabitent le latin et la langue vernaculaire. Le français peut être employé pour des explications de mots latins ; il peut servir dans des énoncés rimés donnant la division des sermons ; aux XIVe et XVe siècles, il peut intervenir dans des sermons macaroniques qui exploitent les « ressources d’expressivité narrative » (p. 203) du bilinguisme, ou qui déploient de véritable jeux sur les mots des deux langues. De même, dans les distinctiones bilingues du XIVe siècle analysées par Geneviève Hasenohr, le français est employé pour commenter les citations scripturaires en latin, en un « code-switching » par lequel le prédicateur glisse de la langue d’autorité à la langue commune. Apparaissent ainsi les interactions entre latin et français, de même que la diversité des pratiques de bilinguisme dans la prédication.

8 Françoise Vielliard (p. 207-238) étudie la « grammaire de la mise en page » (Geneviève Hasenohr) dans les manuscrits contenant la traduction des Disticha Catonis par Jean Le Fèvre (1320-1380). Comme avant lui Adam de Suel et Jean du Chastelet, Jean Le Fèvre fait précéder sa traduction d’un prologue dans lequel il se nomme et justifie son entreprise par la valeur morale du texte. Il rédige sa traduction en décasyllabes, mètre qui offre à la fois la même facilité de mémorisation et une plus grande souplesse que l’octosyllabe. Sur les trente-huit manuscrits conservés, douze donnent uniquement la traduction française et vingt-six y adjoignent le texte latin, copié intégralement ou sous forme de lemmes. En règle générale, la mise en page distingue les sections composant le texte source. Les manuscrits peuvent donc être classés selon leur respect ou leur non-respect de l’organisation de celui-ci. Quant aux rapports entre les deux idiomes, ils ressortent de la présentation adoptée : une « disposition enchaînée segment par segment » (p. 225) du texte latin puis de sa traduction. Pour identifier les deux langues, les copistes recourent à des titres, à des artifices de mise en page (ligne de blanc, retrait, traits de crayon), à des variations dans le type ou le module de l’écriture, etc. Au terme de l’analyse, deux questions se posent : cette visibilité du texte latin et de sa structuration correspond-elle au projet pédagogique de l’auteur ? Et la traduction était- elle destinée à remplacer le texte latin, ou seulement à fournir une aide à la compréhension ? Les annexes présentent le prologue et l’épilogue de Jean Le Fèvre, édités à partir du manuscrit de Reims, BM 615, puis deux listes de manuscrits contenant respectivement la traduction seule et la traduction accompagnée de la source latine.

9 Isabelle Vedrenne-Fajolles (p. 239-281) examine le Livre des amphorismes Ypocras composé en 1362-1363 par le médecin Martin de saint Gilles, et contenu dans le

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manuscrit de Paris, BnF fr. 24246. Chaque aphorisme est cité en latin, traduit et accompagné d’un commentaire dans lequel l’auteur renvoie fréquemment à Galien. Le latin, qui ouvre la séquence, revient souvent à la clôture. Son rôle structurant est appuyé visuellement par un soulignement rouge, des initiales ornées et des lignes de blanc. Sont ensuite étudiés les cas d’insertion non systématique du latin. Pour les titres d’œuvres, les titres de chapitre et les termes objets d’une étude lexicographique dans le commentaire de Galien, l’insertion latine ne semble pas avoir de valeur particulière, et n’est guère marquée dans le manuscrit. Elle est en revanche soulignée de rouge et placée entre deux points lorsqu’elle sert de fil conducteur à la réflexion, ou quand elle constitue une correction critique de l’aphorisme latin. Martin de saint Gilles, par ailleurs, donne quelques citations textuelles en latin. La mise en page dessine alors une hiérarchie « en rapport avec la révérence accordée à l’autorité » (p. 259), en vertu de laquelle Galien est placé en-deçà d’Aristote et d’Hippocrate. La fin de l’article est consacrée à la terminologie médicale des Amphorismes, et rejoint par ses questionnements la première partie de l’ouvrage. Trois types d’articulation, définies jadis par Howard Stone, peuvent lier les lexiques latin et français : des binômes associant un terme latin et un terme français ; des formulations explicatives à la suite d’un terme latin ; l’utilisation du latin à valeur transitoire, selon laquelle un terme latin précède, en discours, son calque savant francisé. Dans l’usage fluctuant et non systématique qu’en fait Martin de saint Gilles, le latin apparaît comme le « médiateur indispensable d’un discours de vulgarisation » (p. 280).

10 Stéphanie Le Briz et Géraldine Veysseyre (p. 283-356) s’attachent à la lettre bilingue de Grâce de Dieu contenue dans le Pèlerinage de l’âme de Guillaume de Digulleville (1355). Cette lettre témoigne d’une recherche poétique qui annonce le « bilinguisme équivoqué » des Grands Rhétoriqueurs. Ses 192 vers, 24 huitains monorimes, entrelacent latin et français ; les initiales de chacun des huitains, mises en valeur par les lettrines, forment un acrostiche désignant le poète. Le bilinguisme de la lettre fait écho à deux des trois pièces latines introduites en 1355 dans la seconde rédaction du Pèlerinage de vie humaine, et dont le scripteur est également Grâce de Dieu : l’exhortation de cette allégorie exceptionnelle au pécheur oublieux nécessite la voix solennelle de l’Église. Pour le lecteur, les vers français, considérés isolément, forment un texte qui se suffit à lui-même, le latin étant « régulièrement cantonné à des fonctions syntaxiques facultatives » (p. 294). La lecture du seul texte français, outre qu’elle affaiblit les invectives de Grâce de Dieu, « favorise la perception de possibles intertextes profanes » (p. 302) et, en particulier, du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. Ainsi se fait jour « la formidable plasticité de la pièce bilingue » (p. 304). Sont ensuite étudiées les modalités de copie de la missive. En premier lieu, les segments latins ne sont discriminés que dans le manuscrit de Londres, British Library, Add. 38120. Dans tous les autres cas, les copistes semblent indifférents à l’hétérogénéité linguistique de la lettre. Il arrive même qu’ils estompent les frontières formelles entre vers français et latins, ou qu’ils basculent d’une langue à une autre : les deux idiomes sont perçus dans une relation d’étroite continuité. En deuxième lieu, dans trois manuscrits, le texte français de la lettre, au moins aussi fautif que le texte latin, est de surcroît modernisé, et le système métrique retouché. En dernier lieu, deux manuscrits de la première moitié du XVe siècle comportent une traduction du texte latin. Dans le manuscrit de Bruxelles, Bibliothèque Royale, 11065-11073, la lettre de Grâce de Dieu est transposée en français, écourtée et remaniée. Cette réécriture répond à une préoccupation didactique à l’œuvre dans l’ensemble du recueil : le contenu du manuscrit, la présence d’une table

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des matières et la sobriété de la copie désignent un destinataire désireux de se doter d’un outil pratique de méditation spirituelle. De son côté, le manuscrit de Paris, BnF, fr. 1138, qui contient les deux Pèlerinages, est pourvu d’un texte d’excellente qualité et agrémenté de miniatures : il ouvre la voie à des « lectures à géométrie variable » (p. 329). La missive de Grâce de Dieu y est accompagnée d’une traduction en rimes croisées, copiée avant le vers latin correspondant. Cette traduction, de facture soignée, peut aider à la lecture du latin ou s’y substituer ; elle est fidèle au sens et parfois à la lettre du latin, avec une préférence marquée pour les racines latines. Les deux manuscrits se destinent à un « lectorat de culture intermédiaire » (p. 328), laïc instruit ou clerc peu latiniste, soucieux de son salut. La lettre de Grâce de Dieu s’avère être une bonne pierre de touche pour évaluer l’aisance et la compétence des copistes, et pourrait être mise à profit pour étudier la tradition manuscrite du Pèlerinage de l’âme. Les annexes présentent les manuscrits du Pèlerinage, la lettre française du manuscrit de Bruxelles et la lettre bilingue du manuscrit de Paris, éditée selon deux modes de lecture possibles : l’un privilégie le texte bilingue, l’autre la continuité des textes français.

11 L’article de Stéphanie Le Briz et Géraldine Veysseyre amorce la réflexion au centre de la troisième et dernière partie de l’ouvrage, consacrée aux enjeux esthétiques du bilinguisme. Jean-Pierre Bordier (p. 359-390) brosse un panorama de la question dans le théâtre médiéval. Selon Yvonne Cazal, le bilinguisme obéirait dans le théâtre à un double mouvement : concession aux pratiques festives des laïcs et des ordres subalternes du clergé, et récupération par la position dominante conférée au latin. Cette vision sociolinguistique, qui a pour inconvénient de durcir les rapports de force entre latin et langue vernaculaire, est révoquée au profit d’une approche esthétique. L’article s’attache d’abord aux insertions vernaculaires dans le drame latin. La valeur de chacune des deux langues demeure ambiguë dans le Sponsus (1050-1060 ?) et dans le jeu pascal d’Origny Sainte-Benoîte (1287-1317). Au sein des pièces d’Hilarius (1109-1145), les refrains romans donnent voix à la coutume du planctus dans la Suscitatio Lazari et constituent dans le Ludus super iconia sancti Nicolai « un trait de comédie » (p. 367). D’autres pièces exploitent avec brio les ressources de chaque idiome, tels le Ludus Danielis de Beauvais (ca. 1230) et, dans le domaine allemand, les Carmina Burana. Enfin, dans le Jeu d’Adam, le latin fournit le cadre liturgique, mais la création dramatique se déploie en français. L’article présente ensuite une typologie des insertions latines dans le théâtre français des XIIIe-XVIe siècles. Employé dans les rubriques et les didascalies, le latin relève de l’écrit et non pas de la performance. Dans les prologues et dans le corps des pièces, les citations liturgiques évoquent l’autorité de l’Écriture, revendiquée ou détournée pour critiquer les vices du clergé. Les pièces, enfin, jouent sur la connaissance ou l’ignorance du latin par les personnages, pour ébaucher des réflexions satiriques sur la foi chrétienne et sur l’enseignement universitaire. Le bilinguisme, en somme, ne vaut pour le théâtre que si l’on garde en mémoire la « prééminence de la langue vulgaire » (p. 389).

12 Marie-Laure Savoye (p. 393-410) étudie le bilinguisme dans les Matines de la Vierge de Martial d’Auvergne, transmises par plusieurs incunables et quatre manuscrits des XVe et XVIe siècles. Les segments latins des Matines, relevés p. 409-410, « fonctionnent comme des indicateurs du substrat sous-jacent » (p. 394). Ce sont en effet les matines de la Vierge dans la version des Heures à l’usage de Paris qui fournissent leur canevas aux Matines de Martial. Le lien néanmoins se distend dès le premier nocturne : en même temps que s’effacent les points d’accroche entre le texte latin et le texte français, le

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contenu des Matines s’émancipe de la liturgie des heures, pour s’inspirer notamment de la Legenda aurea de Jacques de Voragine. La structuration des matines reste opératoire pour discriminer les témoins textuels : certains préservent le découpage des heures liturgiques, tandis que d’autres présentent le texte en continu. En tout état de cause, tous conservent les segments latins, dont la stabilité s’explique dans de nombreux cas par les besoins de la métrique : refrain en latin, rimes à finales en –us ou –um. Par ailleurs, un certain nombre de termes et d’outils logiques sont empruntés au langage juridique, et relèvent de l’habitus professionnel de Martial : l’écrivain « va chercher dans sa diglossie essentielle ce que la langue française manque à lui fournir » (p. 406). Il se livre enfin à des innovations lexicales, par le biais de calques à peine francisés. Le latin combine ainsi trois fonctions : il balise la lecture du texte, contribue à l’effort métrique du poète et informe son langage personnel.

13 Gérard Gros (p. 411-440) analyse quatre oraisons latino-françaises à la Vierge dans les Louenges de Nostre Dame imprimées par Antoine Vérard entre 1499 et 1503, et réimprimées après 1506 par Michel Le Noir. La première oraison considérée, donnée en annexe, remonte au plus tard au deuxième quart du XIVe siècle. Si Vérard l’édite, c’est parce qu’elle traite de la Compassion mariale, et qu’elle évoque « le caractère en somme doloriste de la dévotion contemporaine » (p. 419). Le français en est modernisé, et le latin fait l’objet de retouches globalement pertinentes. Sont ensuite examinées deux paraphrases de l’Ave Maria par Molinet. La première, composée de seize quatorzains, reprend le début de la prière à raison d’un mot latin à l’incipit de chaque strophe. Le poème se distingue par des jeux de rimes qui prolongent les recherches sur l’équivoque de Gautier de Coinci, ainsi que par un recours subtil à la mythologie hellénique. La seconde, intitulée de manière incongrue « Oraison a Nostre Dame en champt royal », comporte onze huitains suivis d’un envoi en sixain. Le poème cite en acrostiche, selon un « égrènement vertical » (p. 426), la première partie de l’Ave Maria, telle une caution apposée au poème nouveau. Dans le dernier poème étudié, composé par Jean Lemaire de Belges, le Salve Regina est entrelacé, syllabe après syllabe, à différents endroits du vers : « il y a du jeu cérébral dans un tel exercice dévot » (p. 433). Simplement, aucun artifice typographique, dans l’imprimé, ne met en relief les acrostiches : se pose la question de la réception escomptée. La présence d’indices faisant signe vers le modèle liturgique laisse penser que les auteurs et les éditeurs entendaient proposer à leurs récepteurs une énigme, et conférer au poème « quelque caractère de devinette » (p. 438).

14 Dans sa conclusion (p. 441-449), Anne Grondeux note que les contributions mettent à mal plusieurs clichés. D’une part, loin de se poser en termes d’affrontement ou d’opposition, latin et français cohabitent dans l’harmonie, et s’enrichissent mutuellement de leurs ressources notionnelles et expressives. D’autre part, l’expression vernaculaire requiert comme l’expression latine un effort non négligeable, et peut atteindre un même degré de raffinement et de complexité. Enfin, pour appréhender les compétences linguistiques des locuteurs et des lecteurs médiévaux, on ne peut se borner à opposer des clercs lettrés et des laïcs incultes, mais on doit prendre en compte un lectorat intermédiaire, fait de laïcs cultivés et de clercs peu à l’aise avec le latin : l’ouvrage apporte de nouveaux éclairages « sur les compétences passives et actives des lettrés et des semi-lettrés » (p. 448).

15 Le volume, outre une finition matérielle impeccable et une grande homogénéité dans la teneur des contributions, développe de vastes perspectives à travers des études de cas

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très fines ; il combine cohérence dans la problématique et diversité dans les périodes et les matériaux considérés. Par la clarté de ses présupposés théoriques et de ses principes méthodologiques, par la richesse de sa bibliographie et la précision de ses index, il constitue à la fois une importante contribution aux recherches sur le bilinguisme médiéval et un précieux outil de travail pour qui s’intéresse à la question.

INDEX

Keywords : bilinguism, diglossia, latin, vocabulary, glossary, translation Thèmes : Ave Maria, Carmina Burana, Catholicon, Disticha Catonis, Elementarium, Jeu d’Adam, Jeu pascal d’Origny Sainte-Benoîte, Legenda aurea, Livre des amphorismes Ypocras, Livre du ciel, Louenges de Nostre Dame, Ludus Danielis de Beauvais, Ludus super iconia sancti Nicolai, Matines de la Vierge, Pèlerinage de l’âme, Pèlerinage de vie humaine, Roman de la Rose, Salve Regina, Sponsus, Suscitatio Lazari, Vie de sainte Christine copiée nomsmotscles Adam de Suel, Antoine Vérard, Galien, Gautier de Coinci, Guillaume de Digulleville, Guillaume de Lorris, Hilarius, Jacques de Voragine, Jean de Gênes, Jean du Chastelet, Jean Le Fèvre, Jean Lemaire de Belges, Jean Molinet, Martial d’Auvergne, Martin de saint Gilles, Nicole Oresme, Papias, Philippe le Bon, Thomas de Cantimpré, Michel Le Noir Parole chiave : bilinguismo, diglossia, latino, lessico, glossario, traduzione Mots-clés : bilinguisme, diglossie, latin, lexique, glossaire, traduction

AUTEURS

SOPHIE ALBERT Maître de Conférences en littérature du Moyen Âge - Université Paris IV Sorbonne

Perspectives médiévales, 34 | 2012 236

Fantasmagories du Moyen Âge. Entre médiéval et moyenâgeux Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2010

Mireille Séguy Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (éd.)

RÉFÉRENCE

Fantasmagories du Moyen Âge. Entre médiéval et moyenâgeux, Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.), Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, Senefiance n° 56, 2010, 262 p., 16 p. d’illustrations.

1 L’ouvrage rassemble des communications prononcées lors du colloque « Fantasmagories du Moyen Âge : entre médiéval et moyenâgeux » organisé en juin 2007 par l’université de Provence. Il s’inscrit dans le courant des productions critiques sur les réactivations modernes et contemporaines du Moyen Âge qui connaît en France, depuis ces vingt-cinq dernières années, un renouveau significatif.

2 L’ensemble se présente comme un large tour d’horizon des rémanences médiévales, depuis le théâtre de la Restauration jusqu’aux chansons françaises contemporaines, en passant par la peinture préraphaélite, la bande dessinée ou le jardin du musée de Cluny de Paris. Les champs disciplinaires représentés sont nombreux (critique littéraire, histoire, histoire de l’art, histoire de la médecine, muséologie, sociologie), la période d’étude allant de la Révolution jusqu’à l’extrême contemporain. Ce large éventail temporel, cette diversité des champs d’étude et des approches critiques fait la richesse de cet ouvrage-panorama, qui s’intéresse à des domaines ou des perspectives de recherche peu frayées jusqu’ici et permet ainsi plusieurs rapprochements stimulants (la confrontation des mythes du Celte et du Viking dans la constitution de notre rapport imaginaire au Moyen Âge par exemple).

3 Toutefois, le parti-pris d’une ouverture maximale de la focale temporelle, thématique et critique comporte aussi des désavantages. Le premier est bien sûr celui du « pêle-

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mêle », expression significativement employée en introduction par les directrices de publication, que le plan de l’ouvrage (« Le Moyen Âge pour tous les réunir – Fantasy » ; « Artes ludendi – Jeux de rôles » ; « Sur les épaules des géants. Réminiscences littéraires XIXe et XXe siècles » ; « Heur et malheur du personnage » ; « Vestiges du Moyen Âge ») ne parvient pas toujours à ordonner. Une réflexion sur la lecture qu’opère la psychiatrie du XIXe siècle sur le « cas » Gilles de Rais peine ainsi à trouver sa place dans le chapitre « Heur et malheur du personnage », en compagnie des figures mythiques du Gaulois, du Viking et de la Sorcière.

4 Mais le risque principal d’une telle ouverture est de rendre difficile, sinon impossible, l’émergence d’une cohérence théorique dans l’approche du sujet traité : le lien que les Romantiques ont noué avec le Moyen Âge n’est pas le même que celui qui caractérise la période contemporaine (dont il faudrait encore différencier plusieurs moments fondateurs), il ne met pas en œuvre les mêmes projections imaginaires et s’actualise en des formes différentes. Les réactivations qui s’inspirent des productions fictionnelles du Moyen Âge ne s’envisagent pas non plus avec les mêmes outils méthodologiques que celles qui s’appuient sur des documents historiques, et ce ne sont évidemment pas les mêmes paradigmes interprétatifs qui sont mobilisés pour analyser, mettons, l’œuvre de Pierre Michon et les jeux de rôle « grandeur nature ». À cet égard, les contributions les plus stimulantes (souvent situées, avec justesse, en début de chapitre), sont celles qui problématisent la question du rapport que les auteurs ou les acteurs qu’ils étudient engagent avec leur objet et qui tentent dès lors d’identifier de quel « Moyen Âge » il est question pour eux et en quoi il est, éventuellement, significatif d’un moment culturel. En lisant ces articles en regard les uns des autres, on parvient à une définition mobile du « Moyen Âge » et de ses « fantasmagories ». De telles définitions ne peuvent en effet s’élaborer que dans la tension, jamais résolue, entre une impossible restitution (on ne fera jamais revivre le Moyen Âge « tel qu’en lui-même », on ne percevra jamais ses productions comme les médiévaux ont pu le faire), et le souci d’éviter des contresens ou des stéréotypes qui en viendraient à dissoudre l’inactualité médiévale dans l’actualité contemporaine. Si le « Moyen Âge » stimule aujourd’hui la création et la critique, l’ici et maintenant de l’artiste, de l’acteur ou du chercheur contemporain modèle en retour les interprétations qu’il en fait et les rêves qu’il élabore à son sujet (qu’il en soit conscient ou non, et qu’il intègre ou non cette prise de conscience à son travail). À ce titre, il faut soutenir, comme le fait Mark Burde dans une stimulante contribution conclusive, que le « médiéval » (compris comme l’approche scientifique des productions médiévales) doit nécessairement prendre en compte le « moyenâgeux » (entendu comme l’ensemble des constructions imaginaires qui en ont rendu, au fil du temps, les contours lisibles). Au « médiévaliste » – pour forger un néologisme à partir du « medievalism » anglo-saxon – revient dès lors de tenter de dresser, le plus précisément possible, la carte de ces champs d’interférences qui s’établissent entre le « Moyen Âge » et ses réceptions, selon les époques, les moments et les lieux, et suivant les différents domaines artistiques ou les diverses perspectives critiques adoptées.

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INDEX

Mots-clés : médiévalisme Keywords : medievalism Parole chiave : medievalismo

AUTEURS

MIREILLE SÉGUY Maître de Conférences en langue et littérature du Moyen Âge - Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis

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Grands Textes du Moyen Âge à l’usage des petits Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010

Alexandra Velissariou Caroline Cazanave et Yvon Houssais (éd.)

RÉFÉRENCE

Grands Textes du Moyen Âge à l’usage des petits, Caroline Cazanave et Yvon Houssais (dir.), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté », série « Littéraires » n° 23, 2010, 334 p.

1 Ce volume fait suite au colloque organisé par C. Cazanave et Y. Houssais à Besançon les 10 et 11 septembre 2008, et intitulé « Le Moyen Âge et la littérature de jeunesse : créations, re-créations ». Il s’agit d’un ensemble de treize études, regroupées en deux sections et précédées d’une préface de C. Cazanave et d’Y. Houssais, où ces derniers définissent ainsi l’objet du présent ouvrage : il s’agit de s’interroger sur le devenir des grands textes médiévaux ayant été adaptés pour le jeune public, de la fin du XIXe au XXIe siècle. Pour ce faire, il s’agit de montrer quels spécimens ont été choisis et quel traitement leur a été appliqué. L’accent est ensuite mis sur le rôle important joué par l’institution scolaire dans l’élaboration de ce type de textes, et sur les motifs à l’origine de leur création. C’est en raison des riches possibilités narratives offertes par les textes littéraires du Moyen Âge que ces derniers se sont avérés propices à des adaptations pour enfants. Malgré la nécessité de les réécrire, pour les rendre plus accessibles sur le plan linguistique et structurel, ils sont susceptibles de jouer à la fois un rôle didactique, éthique et ludique. Après un résumé succinct de chacune des études, la préface évoque ce que les auteurs appellent le Nouveau Moyen Âge Jeunesse (NMAJ), c’est-à-dire tous les textes relevant de la réécriture d’œuvres médiévales et destinés aux enfants. À leur double fonction, ludique et éducative, on peut ajouter leur fonction esthétique, témoin l’importance des illustrations. La naissance de ce type d’ouvrages a été largement

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facilitée par l’existence d’éditeurs et de collections favorables aux réécritures médiévales.

2 La première section du recueil s’intitule « Voir et revoir les comportements héroïques ». Elle propose en premier lieu une étude sur les différentes adaptations de la Chanson de Roland, qui s’interroge sur le statut de « monument » de ce texte lorsqu’il est adressé à la jeunesse. M.-M. Castellani s’intéresse au travail de réécriture, notant que les auteurs des premières versions manifestent une volonté de conserver un vocabulaire médiéval, et qu’au fil du temps, le texte de ces éditions se voit réduit tandis que l’appareil de notes s’amplifie dans le but d’expliquer aux jeunes lecteurs certains termes d’histoire, de civilisation, voire certains termes modernes. Est aussi mise en exergue l’importance des illustrations, dont le nombre gagne en ampleur en même temps que le texte se réduit et qui visent à permettre un accès plus aisé au texte. Alors que certaines éditions prônent des valeurs patriotiques, Roland incarnant le héros français par excellence, d’autres offrent le portrait d’un « Moyen Âge chrétien » ou, plus pédagogiques, mettent plutôt l’accent sur le caractère historique et littéraire du texte. La plupart de ces versions ont un point commun : de par son courage hors normes, Roland y est présenté comme une figure exemplaire, un modèle moral à imiter. L’étude suivante (N. Henrard) s’intéresse aux différentes versions du cycle de Guillaume d’Orange, qu’elle répartit en trois catégories : les textes à visée didactique, utilisés dans un cadre scolaire, les textes du même type qui ne sont pas réservés à ce cadre et qui s’adressent aussi bien aux enfants qu’aux adultes, les versions à visée essentiellement récréative et qui ont vu le jour dans des collections réservées à la jeunesse. Il est montré comment, selon les objectifs des adaptateurs et le public visé, selon les époques, l’écriture de ces textes varie, tant au niveau stylistique qu’au niveau du choix des épisodes rapportés. La troisième étude se penche sur la traduction des Quatre Fils Aimon due à François Suard et destinée à la jeunesse. B. Guidot démontre que, dans cette version, le traducteur poursuit plusieurs objectifs : informer, instruire, attirer, séduire et faire rêver le jeune public. S. Baudelle-Michels montre ensuite comment l’histoire des Quatre Fils Aimon est devenue dès le XVIe siècle, grâce à ses nombreuses réécritures, un roman de chevalerie susceptible d’enchanter les enfants et un témoin précieux de la démocratisation de la lecture. Sa tradition iconographique a permis tout particulièrement de favoriser sa popularité auprès du jeune public. Les éditeurs des différents remaniements ont souvent eu à cœur de souligner l’utilité du texte pour ce qui est de l’éducation intellectuelle et morale des futurs adultes. Entre autres, le roman permet à ces derniers de distinguer le bien du mal. L’étude de C. Cazanave s’intéresse aux adaptations d’Huon de Bordeaux, depuis 1898 jusqu’à aujourd’hui. Cette période connaît une vingtaine de versions de l’histoire, de formes très diverses et destinées parfois autant aux adultes qu’aux enfants. Provenant de sources variées, l’histoire du Bordelais a été largement diffusée grâce notamment à l’usage qui en a été fait par le milieu scolaire, même s’il ne faut pas oublier qu’elle a également été reproduite sous forme de livres d’art. Le contenu historique et la portée morale du roman, auxquels il faut ajouter une langue remaniée et de nombreuses illustrations, ont contribué à en faire une œuvre pour laquelle la jeunesse a montré un véritable engouement. Adaptée pour mieux correspondre aux idéaux héroïques, psychologiques et moraux de notre époque, l’histoire a aussi été investie d’une dimension ludique croissante. M.-J. Pinvidic propose ensuite une réflexion sur les rapports entre la chanson de Doon de Maience et la littérature de jeunesse. Partant du constat que la légende est aujourd’hui absente des rayons des bibliothèques pour enfants, l’auteur présente les différentes versions du

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texte du XIVe au XIXe siècle pour se pencher, dans un second temps, sur deux éditions du XXe siècle, celles de Jules Arnoux (1905) et de Jean Mauclère (1937). Ce sont en effet ces deux ouvrages qui relient pour la première fois l’histoire à la littérature de jeunesse. La première édition s’adresse aux enfants, au public en général et aux enseignants. Elle vise à proposer à la jeunesse des leçons de vertu ainsi qu’un message patriotique auquel viennent s’ajouter les réflexions personnelles de l’auteur. L’édition de Jean Mauclère, qui ne rapporte que les Enfances de Doon, s’adresse au public français en général. Écrite dans une langue imitant l’ancien français, elle constitue la traduction quasi littérale de la première partie du manuscrit de Montpellier (ms. H. 247, Faculté de Médecine). Comment expliquer la disparition des éditions pour enfants de ce roman et, plus généralement, le manque d’engouement pour les adaptations épiques ? Plusieurs raisons sont avancées : les valeurs idéologiques véhiculées par la légende, plus précisément l’opposition entre les Chrétiens et les Sarrasins ; les allusions permanentes du texte à Dieu et aux miracles ; la longueur de la narration ; la baisse du niveau de culture générale du jeune public. La dernière étude de la section (J. Dufournet) se penche sur les adaptations du Roman de Renart. L’auteur aborde en premier lieu quelques réécritures de l’ensemble de l’œuvre : les éditions de Paulin Paris (1861), Maurice Genevoix (1958) et Albert-Marie Schmidt (1963). Puis, sont présentées les éditions illustrées de Benjamin Rabier (1909), Pierre Coran (1996), Christian Poslaniec (1998) et Xavier Kawa-Topor (2004). L’étude s’achève sur la description de quelques bandes dessinées ayant repris l’histoire. L’auteur montre l’originalité des différentes versions et le positionnement de chaque adaptateur par rapport au roman médiéval.

3 La deuxième section, intitulée « Réviser les idées, les croyances, le système éducatif », regroupe six études. M. Novotna propose tout d’abord une réflexion sur les traductions tchèques d’Aucassin et Nicolette, parues dès 1887. Après les avoir présentées, l’auteur s’intéresse plus particulièrement à la première version, celle de Julius Zeyer, qui loin d’être une simple traduction peut être qualifiée de « tableau rénové ». Une étude comparative du texte médiéval et du texte tchèque permet de souligner le travail considérable de J. Zeyer, consistant à poétiser le texte original grâce à l’insertion d’effets stylistiques et à l’influence de l’esthétique de l’Art nouveau. L’article de C. Denoyelle est consacré aux réécritures du Lancelot en prose : deux albums destinés aux enfants, trois romans de jeunesse et deux ouvrages s’adressant aux adolescents ou aux adultes. L’auteur compare la manière dont ces différentes versions traitent l’une des scènes clés de l’histoire : le dialogue de Lancelot et Guenièvre au Pré des Arbrisseaux. L’étude mentionne aussi les illustrations accompagnant ces différents textes. Il apparaît que la plupart des adaptateurs ont modifié le dialogue en question, mettant par exemple l’accent sur le lien amoureux entre les deux personnages. M. White-Le Goff se penche ensuite sur quelques réécritures de la légende mélusinienne pour enfants. Elle s’intéresse ainsi au modèle ayant servi de base à chaque version, à la fidélité de chaque adaptateur par rapport à ce modèle et à l’iconographie de ces ouvrages. L’étude suivante (C. Chase) aborde le cas des livres illustrés traitant de la légende de Merlin et destinés aux jeunes enfants américains. L’auteur y étudie quatre ouvrages écrits de 1986 à 1995, où elle montre aussi l’importance des illustrations. P. Bretel aborde quant à lui le cas du Jongleur de Notre Dame, dont il souligne la présence parmi les livres destinés aux enfants, alors que de manière générale les textes édifiants médiévaux sont absents de la littérature de jeunesse. L’auteur insiste plus particulièrement sur deux ouvrages adressés au jeune public : la version de Jacqueline Mirande (1995) et celle de

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Robert O. Blechman (2002). Sont ainsi comparés la narration, la structure et les thèmes de ces deux textes. Le dernier article du volume (I. Olivier et G. Plissonneau) est centré sur les adaptations de Gargantua, œuvre qui relève à la fois du Moyen Âge et de la Renaissance. C’est sur cette ambiguïté que les auteurs souhaitent attirer l’attention, en insistant aussi sur le rôle joué par l’iconographie dans les différentes réécritures. À la fin de l’article se trouvent deux annexes décrivant successivement les neuf adaptations de Gargantua, puis recensant les réécritures de la scène de la naissance du géant. Enfin, on trouve une bibliographie succincte sur le sujet de l’article. En somme, il s’agit d’un ensemble de travaux variés et de tonalité joyeuse, sur un sujet d’actualité pouvant séduire aussi bien les chercheurs que les enseignants et tous ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse.

INDEX

Keywords : juvenile literature Mots-clés : littérature de jeunesse Parole chiave : letteratura per l'infanzia Thèmes : Aucassin et Nicolette, Chanson de Roland, Cycle de Guillaume d’Orange, Doon de Mayence, Gargantua, Huon de Bordeaux, Jongleur de Notre Dame, Lancelot en prose, Quatre Fils Aimon, Roman de Renart, Guenièvre, Lancelot, Mélusine, Merlin, Roland

AUTEURS

ALEXANDRA VELISSARIOU Docteur en littérature française du Moyen Âge

Perspectives médiévales, 34 | 2012 243

Histoires des Bretagnes 1. Les mythes fondateurs Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique-UBO, 2010

Corinne Füg-Pierreville Magali Courmet, Hélène Tétrel, Hélène Bouget, Jean-Christophe Cassard et Amaury Chauou (éd.)

RÉFÉRENCE

Histoires des Bretagnes 1. Les mythes fondateurs, Magali Courmet et Hélène Tétrel (dir.), Hélène Bouget, Jean-Christophe Cassard, Amaury Chauou (collab.), Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique-UBO, 2010, 266 p.

1 Ce livre est le premier volume issu d’un projet de recherche interdisciplinaire « Histoires des Bretagnes » consacré à l’étude de la formation, la représentation et la réception de la « matière de Bretagne » au sens large. Il est constitué de quinze articles reprenant les communications orales présentées à Brest dans le cadre du séminaire de recherche du Centre de Recherche Bretonne et Celtique de l’Université de Bretagne Occidentale. Toutes les interventions portent sur un même thème : l’analyse des mythes sur lesquels s’appuie la représentation littéraire et historique de la Bretagne à l’époque médiévale. Le recueil s’organise en trois grands ensembles. Il commence par analyser les légendes portant sur le peuplement et l’origine de la Bretagne, en puisant à toutes les sources connues, y compris les plus anciennes. La deuxième partie déplace la perspective dans le champ littéraire pour y étudier la genèse et le développement des grands mythes arthuriens à partir de trois de leurs objets emblématiques, les dragons, Merlin et Arthur. Dans un dernier temps, l’étude s’élargit jusqu’à nos jours et examine la réception de la matière de Bretagne dans le cadre armoricain aux XIXe et XXe siècles. L’intérêt de ce premier volume réside dans sa volonté de ne pas se limiter à un seul type de littérature ou à la seule approche littéraire. Il convoque au contraire les textes latins, celtiques et francisants, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, de la chronique de Gildas à la bande dessinée contemporaine, tout en s’appuyant sur les dernières connaissances dans le domaine historique et archéologique. Ces quinze articles

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concourent ainsi à l’élaboration progressive d’une sorte de défense et illustration de la Bretagne et de ses représentations.

INDEX

Mots-clés : Bretagne Keywords : Brittany Parole chiave : Bretagna

AUTEURS

CORINNE FÜG-PIERREVILLE Professeur de langue et de littérature médiévales - Université Jean Moulin Lyon III

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Médiévalités enfantines. Du passé défini au passé indéfini Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2011

Hélène Gallé Caroline Cazanave et Yvon Houssais (éd.)

RÉFÉRENCE

Médiévalités enfantines. Du passé défini au passé indéfini, Caroline Cazanave et Yvon Houssais (dir.), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, « Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté », série « Littéraires » n° 24, 2011, 244 p.

1 Les représentations, voire les interprétations, du Moyen Âge sont multiples. La période inspire, depuis longtemps, des genres très divers – théâtre, cinéma, bande dessinée, fantasy, littérature de jeunesse, jeux vidéo, jeux de rôle... – et contribue à créer des univers nouveaux. Voilà ce que l’on peut appeler des « médiévalités », autrement dit « des matériaux hétérogènes qui peuvent selon divers cas de figure, être en rapports étroits et historicisés avec le Moyen Âge et ses œuvres, ou simplement dans des liens lâches, poétiques et métaphorisés avec ce souple référent » (« Préface », p. 10). Le public visé par ces oeuvres médiévalisantes est lui aussi très divers, même s’il apparaît que celles-ci sont souvent destinées au premier chef à de jeunes lecteurs.

2 L’ouvrage distingue deux catégories de ces médiévalités enfantines : la première section, « Recomposer le passé défini », étudie les travaux cherchant à adapter les œuvres du Moyen Âge au goût d’un public moderne, tels que les traductions, les transpositions, les remaniements ou encore les actualisations de figures ou de mythes médiévaux. La seconde section, « S’aventurer dans le passé indéfini », est consacrée aux œuvres d’inspiration médiévale que sont l’heroïc fantasy, la bande dessinée, les jeux... La richesse du recueil vient ainsi de son ouverture à tous les genres, de l’adaptation la plus sérieuse à l’imaginaire le plus fantaisiste.

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3 Dans la première section intitulée « Recomposer le passé défini », ce sont d’abord des auteurs qui ont la parole : quelle est leur démarche ? Pourquoi choisir d’adapter ou de traduire ? Comment adapter et en fonction de quel public travailler ? La réflexion, souvent éclairante et enrichissante, permet de mieux appréhender leur travail.

4 Dans « Traduire et abréger les textes du Moyen Âge à l’intention des jeunes lecteurs : contraintes et limites de l’exercice » (p. 27-37), Jean-Pierre Tusseau explique comment il adapte les classiques de la littérature médiévale à un public moderne. Ce travail de vulgarisation, effectué avec rigueur, offre à des non-spécialistes un accès aisé à de beaux récits médiévaux : c’est donc une oeuvre de démocratisation.

5 De même, Christian Poslaniec décrit sa démarche de traducteur dans « Les ruses du traducteur de Renard » (p. 39-50), et A.-M. Cadot-Colin, dans « Lancelot du Lac : un roman pour la jeunesse ? » (p. 51-60), justifie ses choix, l’adaptation d’un tel roman pour la jeunesse supposant de supprimer beaucoup de matière à la somme initiale du roman en prose. Quant à Francesca Gambino et Enrico Cerni, ils expliquent dans « La Divine comédie vue par les yeux des enfants : une expérience » pourquoi et comment ils ont entrepris la réécriture de la Divine comédie.

6 Suivent plusieurs articles critiques, d’un intérêt inégal. « La quête du Graal dans le monde des enfants » (p. 69-79), d’Alicia Bekhouche, se penche essentiellement sur Graal, tétralogie composée par Christian de Montella. D. Quéruel s’intéresse aux « Dangers et séductions du rêve médiéval » (p. 81-95) : quels sont les procédés employés par les auteurs pour rendre accessible le cycle arthurien ? Car il faut non seulement le rendre proche au jeune lecteur, mais aussi faire des choix dans les nombreux récits médiévaux tournant autour du roi Arthur. Les Chevaliers du roi Arthur, d’O. Weulersse, reprend de l’écriture médiévale la technique de l’entrelacement tout en retraçant le parcours des héros les plus prestigieux : Arthur, mais aussi Lancelot, Yvain ou Perceval. Le jeune héros du Roi Arthur de Michael Morpurgo quitte l’époque contemporaine pour rencontrer le roi Arthur : ce procédé, qui baigne le récit d’un merveilleux diffus, abolit la distance temporelle entre le lecteur moderne et le héros médiéval. Dans Le Roman d’un chevalier de Neil Philip, le récit est fait par Gauvain agonisant à son jeune écuyer. Celui-ci comprend que sa tâche est de transmettre l’histoire du monde arthurien : « ainsi, l’enfant à qui sont offerts ces récits devient à son tour le dépositaire d’une littérature ancienne, mais toujours vivante » (p. 95).

7 Séverine Soria s’intéresse de son côté aux « Femmes auteurs de mythes arthuriens à la conquête de jeunes lecteurs » (p. 99-111) : plusieurs d’entre elles modifient le mythe arthurien en donnant la parole à des personnages féminins (Morgane chez Marion Zimmer Bradley ou Nancy Springer, Guenièvre chez Nancy Mc Kenzie) ou secondaires (Mordret dans un autre roman de Nancy Springer). Elles semblent aussi plus sensibles, comme Claudine Glot, à la condition des femmes au Moyen Age.

8 Dans « Comment rendre le Viking présentable » (p. 113-131), Caroline Olsson montre les différents visages du Viking dans la littérature pour enfants : si Harald le Viking, héros de Pierre-André Bernard, est un héros cruel et sanguinaire, Vic le Viking, créé par Runer Jonsson, est un garçon intelligent mais peureux ! Les éléments historiques sont peu respectés par ces deux auteurs. A l’inverse, le roman plus récent d’Anie Politzer, également intitulé Harald le Viking, est conforme à la réalité historique, de même que ceux de Torill Thorstad Hauger. Ces derniers romans évoquent la civilisation viking de façon plus nuancée : on y voit des pillards violents côtoyer des habitants

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paisibles. Ils peuvent donc avoir une réelle visée pédagogique, car ils font découvrir au jeune lecteur l’art runique, la mythologie ou les croyances vikings.

9 La seconde section intitulée « S’aventurer dans le passé indéfini » étudie des ouvrages relativement peu commentés par les universitaires et s’avère très stimulante.

10 Catherine Brasselet se penche sur « La figure chevaleresque dans la littérature pour la jeunesse » (p. 143-155) : comment est-il représenté ? Quelle est sa fonction ? L’exemplarité du chevalier en fait un modèle pour l’enfant en quête d’identité, et les exploits accomplis correspondent à son besoin de dépassement. Yvon Houssais, dans « Représentations du Moyen Âge dans la littérature de jeunesse : clichés et ruptures (2000-2006) » (p. 157-170), étudie l’image que les auteurs de six romans récents donnent de l’époque médiévale. Ces derniers s’efforcent souvent d’éviter les stéréotypes et de respecter la réalité historique en s’appuyant sur une datation précise, en décrivant avec justesse les moeurs de l’époque, ou encore en expliquant de nombreuses notions dans le paratexte. Le Moyen Âge dans ces récits pour la jeunesse représente donc plus qu’un décor de carton-pâte !

11 « Harry Potter ou les enfances d’un héros épique », par Isabelle Weill (p. 171-182), passe en revue tout ce que l’inspiration de J. K. Rowling doit au Moyen Âge.

12 Charles Ridoux, dans « Tolkien : Les Lettres du Père Noël » (p. 183-192), décrit une œuvre unique en son genre : les lettres que Tolkien rédigea pour ses enfants, et qui, envoyées par le Père Noël depuis sa demeure au Pôle Nord, écrites par le Père Noël lui-même ou par ses deux compagnons, l’Ours Polaire et l’elfe Ilbereth, racontent un monde imaginaire en relation avec le monde ordinaire. Cette création, à vocation originellement privée, émouvante preuve d’amour d’un père pour ses enfants, s’intègre fort bien à l’ensemble de l’oeuvre de Tolkien.

13 Dans « Les créations moyenâgeuses en littérature de jeunesse et en jeu de rôles : stéréotypes, métissages, innovations » (p. 193-212), Antoine Dauphragne met en lumière les effets de miroirs entre les jeux de rôles et les livres pour enfants : le terrain imaginaire est le même, mais les jeux de rôles prennent plus de libertés avec leurs sources d’inspiration.

14 Bernard Ribémont s’interroge sur le public de la BD médiévalisante dans un article intitulé « De Lancelot à Angelot du Lac : bande dessinée pour la jeunesse et réappropriation du Moyen Age » (p. 213-230) : si Y. Pommaux, l’auteur d’Angelot du Lac s’adresse à un public jeune, il truffe son oeuvre de références à la littérature médiévale, autant de signaux destinés à un public adulte, voire lettré. Le procédé se rencontre également dans Astrid. La Barbare Academy, comme le montre Camille Bozonnet dans « Astrid la petite Vandale, la figure du Barbare à la rescousse des petites filles ? » Le personnage caricatural de la jeune Astrid, petite fille rebelle, belliqueuse et agressive, permet de nombreuses allusions au monde contemporain – mais ce jeu de décalage ne reste-t-il pas, dans cette BD, le plus souvent gratuit ?

15 La diversité des sujets abordés dans ce recueil, rafraîchissant et instructif, permet à chacun d’en faire son miel et de découvrir le Moyen Âge sous un jour souvent inattendu !

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INDEX

Mots-clés : littérature de jeunesse, médiévalisme, vulgarisation Thèmes : Astrid. La Barbare Academy, Angelot du lac, Chevalier de la charrette, Chevaliers du roi Arthur, Divine Comédie, Graal, Roi Arthur, Harald le Viking, Roman d’un chevalier, Roman de Renart, Morgane, Mordret Keywords : juvenile literature, medievalism, vulgarisation Parole chiave : letteratura per l’infanzia, medievalismo, divulgazione

AUTEURS

HÉLÈNE GALLÉ Maître de Conférences en langue et littérature du Moyen Âge - Université Lille III

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Portraits de médiévistes suisses (1850-2000). Une profession au fil du temps Genève, Droz, 2009

Elodie Burle-Errecade Ursula Bälher, Richard Trachsler et Larissa Birrer (éd.)

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RÉFÉRENCE

Portraits de médiévistes suisses (1850-2000). Une profession au fil du temps, études réunies par Ursula Bähler et Richard Trachsler, avec la collaboration de Larissa Birrer, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises » n° 246, 2009, 402 p.

1 Cet ouvrage collectif s’inscrit dans une réflexion récente sur l’histoire de l’université. Il rassemble dix contributions, l’une traitant de l’institutionnalisation de la philologie romane en Suisse (par A.-M. Fryba-Reber), les autres brossant des portraits d’universitaires médiévistes dont les carrières s’échelonnent sur cinq générations, à partir de la fin du XIXe siècle : Adolf Tobler (par Frank Lebsanft et Ursula Bähler), Heinrich Morf et Reto R. Bezzola (par Richard Trachsler), Wilhelm Meyer-Lübke (par Peter Wunderli), Arthur Piaget (par Jacqueline Cerquiglini-Toulet), Paul Aebischer (par Alain Corbellari), Jean Rychner (par Gilles Eckard) et Roger Dragonetti (par Christopher Lucken). Les auteurs nous dévoilent, par des remarques biographiques croisées avec des analyses d’œuvres critiques et d’échanges pédagogiques, comment leur enseignement et leurs publications ont contribué à la reconnaissance et à l’évolution de la discipline. Ces études (dont deux sont en allemand) sont introduites par un texte de Marc-René Jung et complétées d’une correspondance entre Gaston Paris et Arthur Piaget. Sources documentaires riches et très savamment présentées, toutes ces contributions nous renseignent parfaitement sur la formation d’une matière scientifique à travers les tâches de quelques-uns de ses « bâtisseurs » dont nous sommes les héritiers.

INDEX

Parole chiave : corrispondenza, filologia, medievista Keywords : correspondence, philology, medievalist Mots-clés : correspondance, philologie, médiéviste

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Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne Paris, Classiques Garnier, 2009

Damien de Carné Jean-Jacques Vincensini et Claudio Galderisi (éd.)

RÉFÉRENCE

Le Récit idyllique. Aux sources du roman moderne, Jean-Jacques Vincensini et Claudio Galderisi (dir.), Paris, Classiques Garnier, « Recherches littéraires médiévales », 2009, 216 p.

1 La réflexion sur le « récit idyllique », depuis l’ouvrage fondateur de Myrrha Lot- Borodine (Le Roman idyllique au Moyen Âge, 1913), a repris de plus belle pendant les dernières années, penchée notamment sur la réévaluation des ambiguïtés de « l’idylle » et sur la constitution théorique du « genre » du roman idyllique.

2 Sur ces deux questions, le présent volume apporte des éclairages fondamentaux. Dès l’introduction, Jean-Jacques Vincensini pose que ces récits, avant même d’infliger à leurs protagonistes de « terribles souffrances », connaissent « la blessure du désir et l’effroi de la mort ». Il dispose par ailleurs les principaux critères narratifs et idéologiques qui permettent, avec une certaine élasticité, de réunir les textes sous une même bannière générique. Sont retenus comme principaux traits définitoires : la construction textuelle de la « fraîcheur » ; l’inquiétude face à « l’écart sexuel » ; la succession des trois motifs fondamentaux de la mésalliance – les amants voient leur union contredite par les lois matrimoniales –, de la déchéance dans « l’indifférenciation et l’impureté » – que l’on pense à la chair de poulet pourrissante dont l’héroïne de Paris et Vienne se protège du mariage, ou aux activités économiques que sont contraints de pratiquer des amants séparés – et de la « fin des abjections et recréation d’un ordre social, via le mariage ».

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3 La difficulté de déterminer exactement l’extension du corpus, selon les critères retenus et la variance que l’on tolère dans l’application des thèmes et des motifs, ne saurait surprendre : elle est le gage d’une réflexion générique active, dont du reste les limites ne sont pas propres à la littérature du Moyen Âge, contrairement à ce que l’on dit souvent. En l’occurrence, indiquer les variables du corpus (Pyrame et Thisbé, Floris et Liriopé, Amadas et Ydoine, etc., ne répondent pas à tous les critères retenus), se demander quoi faire de la pastorale antique et notamment Daphnis et Chloé (Romain Brethes), des imprimés tardifs des romans idylliques (Sergio Cappello), ou se demander comment L’Escoufle participe ou non à la perpétuation de l’idéologie et de la structure essentielles du genre (Marion Uhlig) – bref, s’attacher aux tensions qui traversent le paysage générique, c’est mener le nécessaire travail sur les frontières sans lequel le genre se réduit bientôt à une étiquette vide. C’est dépasser l’aporie poétique traditionnelle qui réduit les genres à un unique et préalable idiome, et toute la suite à un dévoiement : pour Myrrha Lot-Borodine, point de roman idyllique après Floire et Blanchefleur, tout comme on opposait usuellement Roland et la dégénérescence immédiate de la chanson de geste, Chrétien de Troyes et la production « épigonique » nécessairement et uniquement parodique, le Lancelot et les proses déréglées qui l’ont suivi, etc.

4 On voit donc l’intérêt, pour les études génériques en général, d’une réflexion renouvelée sur le récit idyllique, si mouvant qu’il a parfois revêtu le nom, parfaitement indistinctif et tout à fait inapproprié, de « roman d’aventures ». Après l’introduction, fort dense, de J.‑J. Vincensini, la première série d’articles répond à la question « Un genre ? ». Elle se caractérise par sa puissance théorique.

5 La contribution de Claudio Galderisi, « Idylle versus fin’amor ? De « l’amor de lohn » au mariage », part du roman grec pour situer le genre idyllique dans la représentation amoureuse des premières générations littéraires (lyrisme occitan, roman courtois). De nouvelles considérations sur la définition délicate du corpus attaché au « genre » amènent le critique à établir que l’amour comme force idéalisée, atemporalisée, et en cela opposée aux vicissitudes sociales, est le support d’un conflit générationnel dans lequel la jeunesse vainc la génération qui la précède – point commun avec le roman grec. « L’incompréhension physiologique, incompressible, entre nature et société » est le ressort ultime de ces récits. L’empathie toute naturelle qui unit les amants en dépit des circonstances, les conséquences politiques bénéfiques du retour à l’ordre amoureux, enfin le rôle spécifique de l’engien, et notamment féminin, sont d’autres caractères qui, à des degrés divers, distinguent le roman idyllique de celui de Chrétien de Troyes, du roman antique ou de l’érotique des troubadours.

6 Giovanna Angeli se penche ensuite sur les avatars du « couple enfantin » dans une série de textes qui va de Pyrame et Thisbé à Aucassin, en passant par le lai des Deuz Amanz et Floire et Blanchefleur, en montrant comment la « fantaisie gémellaire » à l’œuvre dans ces amours portées par des correspondances remarquables entre les deux jeunes gens retravaille un motif éminemment incestueux.

7 Dans « Le paradis retrouvé : pour une typologie du roman idyllique », Friedrich Wolfzettel donne à son tour, avec l’éclairage d’une documentation germanophone assez peu lue en France, comme il le souligne lui-même, des clés pour déterminer des éléments de fonctionnement essentiels du roman idyllique. À la différence du roman arthurien, qui connaît des intrigues dialectiques relancées par des « crises », le roman idyllique tend à revenir au même initial, sans passer par la problématisation du moi. La reconquête d’un paradis initial constitue l’arrière-plan mythique sur lequel se

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déploient les amours enfantines, même si c’est sur ce point-là au premier chef que la contamination croissante des genres attaquera la spécificité du roman idyllique.

8 « Le raffinement de la souffrance ‘idyllique’ » , étude de Jean-Jacques Vincensini consacrée à Pierre de Provence et la belle Maguelonne, applique brillamment à ce texte les postulats développés par l’introduction : la création du désordre retravaille le désir pour le rendre à nouveau réalisable dans sa terre de départ ; le parcours des personnages est bien peu « idyllique » et confronte les amants à ce que l’auteur a appelé ailleurs « l’abjection » ; enfin, en guise de supplément, le roman idyllique représente une « mise en cause de la matrimonialité » distincte de celle qu’opère le roman courtois : dans celui-ci, « le preneur de femme » est visé, à travers le thème de l’adultère, alors que c’est « le donneur de femme » (père, parent) qui est la cible profonde du récit idyllique.

9 Pour la deuxième partie du recueil, les auteurs se concentrent sur des problèmes génériques posés par des textes individuels. Romain Brethes insiste sur la difficulté d’appréhender la signification de Daphnis et Chloé, tout en y reconnaissant cependant une dialectique entre nature et société, ou plus exactement ici urbanité.

10 Marion Uhlig a, depuis sa contribution dans ce recueil d’articles, publié Le Couple en herbe, contribution majeure à l’étude du genre idyllique, bien au-delà de L’Escoufle et de Galeran de Bretagne, qu’elle y analyse plus spécialement. Son présent article, « L’idylle en péril : amour et inconduite dans L’Escoufle de », relit avec brio ce roman souvent qualifié de « réaliste » pour montrer que le schéma du roman idyllique, quoiqu’opératoire, y est considérablement revisité, et poussé à quelque limite. La gémellarité enfantine des amants laisse la place à une évolution et une différenciation du fait de l’âge, qui à son tour engendrent une sensualisation remarquable du sentiment amoureux. La nature, au lieu de manifester l’innocence, comme dans les romans idylliques exemplaires, est le lieu où la sexualité affleure, comme à Toul, lors de la séparation. Puis les trajectoires divergent au risque de « disloquer le schéma traditionnel », tant les activités économiques et quasi courtisanes d’Aélis contreviennent à l’image attendue d’une héroïne idyllique. Le schéma est sauvé in extremis par Guillaume et par la convocation de la mémoire, mais le parcours a montré que penser L’Escoufle comme un texte interrogeant le substrat idyllique était sans doute plus pertinent que d’y voir un « réalisme » bien plus difficile à mobiliser pour rendre compte de tous les aspects du récit.

11 Les quatre derniers articles du volume s’intéressent à la réception tardive du roman idyllique : Anna Maria Babbi sur la propagation et l’évolution européennes de Paris et Vienne et de Pierre de Provence, François Piazza sur la réinterprétation particulière, historiquement conditionnée, des thèmes idylliques dans le Roland Furieux, Sergio Cappello sur la réception des romans idylliques au XVIe siècle, où apparaissent à la fois une relative indistinction des différentes veines romanesques, mais aussi des spécialisations par éditeur et par format. Enfin, La Fontaine clôt le recueil, et le cercle historique ouvert par Longus, à travers l’étude de la réécriture de Pyrame et Thisbé dans Les Filles de Minée.

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INDEX

Parole chiave : romanzo idilliaco, genere letterario nomsmotscles Jean Renart Mots-clés : roman idyllique, genre littéraire Keywords : idyllic romance, literary genre Thèmes : Amadas et Ydoine, Daphnis et Chloé, Deuz Amanz, Escoufle, Floire et Blanchefleur, Floris et Liriopé, Galeran de Bretagne, Paris et Vienne, Pierre de Provence et la belle Maguelonne, Pyrame et Thisbé

AUTEURS

DAMIEN DE CARNÉ Maître de Conférences en langue et littérature du Moyen Âge - Université Nancy II

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Vers une poétique du discours dramatique au Moyen Âge Paris, Champion, 2011

Corinne Denoyelle Xavier Leroux (éd.)

RÉFÉRENCE

Vers une poétique du discours dramatique au Moyen Âge, dir. Xavier Leroux, Paris, Champion, 2011, 340 p.

1 Ces douze études constituent les actes d’un colloque international organisé à Toulon les 13 et 14 novembre 2008 et qui rassemblait la plupart des spécialistes du théâtre médiéval. Partant de la constatation d’un manque d’outils pour analyser le théâtre médiéval encore et toujours comparé au théâtre classique, les chercheurs dont les contributions sont réunies dans cet ouvrage se sont efforcés de conceptualiser une véritable théorie du théâtre médiéval. L’ouvrage a donc une composante théorique qui propose une nouvelle approche de la matière théâtrale médiévale et qui est mise en pratique à des degrés divers dans des analyses spécifiques. Cet ouvrage devrait non seulement faire date pour les spécialistes du théâtre médiéval, qui y trouveront des outils précis et efficaces, mais il permettra aussi de revenir sur un certain nombre d’idées peu fonctionnelles et de proposer des concepts dépoussiérés. Les non- spécialistes y découvriront la richesse de l’histoire de l’ancien théâtre français qu’on a trop longtemps voulu réduire à une préhistoire.

2 Les premiers articles sont consacrés à la notion de personnage. Mario Longtin (« Dis-moi qui tu nommes et je te dirai qui tu es. De quelques notes oubliées dont il faudra faire une base de données ») déplore que le personnage du théâtre médiéval soit encore moins bien connu que ce théâtre lui-même : les procédés de sa construction dramatique sont encore peu étudiés et sa récurrence d’une pièce à l’autre rend nécessaire la création d’une base de données recensant leur nom et leur rôle. Projet qui permettrait de mettre

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en valeur la continuité intellectuelle du théâtre de la fin du Moyen Âge et son inscription dans une communauté culturelle, comme il le montre sur quelques exemples.

3 Corneliu Dragomirescu (« Construction et rôle des personnages de messagers dans les manuscrits de mystères pour la lecture : la cas de la Vengeance Nostre Seigneur d’Eustache Marcadé ») semble ensuite mettre en pratique son questionnement théorique en analysant le type du personnage de messager dans les manuscrits luxueux de mystères destinés à la lecture. Représentés dans leur fonction de médiateurs de communication par des illustrations, ces messagers servent dans le texte « d’embrayeurs » du discours dramatique révélant la structure de l’œuvre, et « de passeurs » attirant le regard du spectateur qu’ils guident dans sa réception de la pièce.

4 Gérard Gros propose ensuite une analyse très complète des scènes de songe et de divination du Mystère du siège d’Orléans dans « Songe et divination dans le discours dramatique (le Mistere du siege d’Orleans) », contribution dont la portée théorique est cependant moindre et qui aurait certainement pu s’appuyer sur les recherches récentes sur le motif littéraire du songe déjà bien repéré1. Néanmoins il pose la question des registres mêlés du théâtre médiéval et nous invite à la repenser dans le cadre des liens qui se créent entre fatiste, acteurs et public rassemblés en une communauté.

5 La communication de Xavier Leroux (« Implications dramaturgiques du monologue dans le théâtre édifiant du Moyen Âge ») est en revanche toute entière dans la réflexion théorique et revisite de manière impressionnante des concepts que l’on croit tous maîtriser. Ainsi, du monologue sur lequel tout semble déjà avoir été dit, il arrive à fournir une définition renouvelée en lien avec les conditions de jeu de la scène théâtrale. Le redéfinissant comme un discours où le locuteur ne se donne d’autre interlocuteur que lui-même (à la différence fondamentale des cas où aucun interlocuteur ne répond), il le lie avec des situations psychologiques où les personnages refusent le dialogue avec autrui et se trouvent dans une situation d’isolement moral ou spirituel. En effet, dans les mystères où la présence scénique de Dieu est de règle, le monologue devient un refus de dialoguer avec Dieu et est donc orienté axiologiquement vers le mal. Ce cadre moral du monologue, qui en rend l’analyse littéraire beaucoup plus stimulante, changera à la Renaissance, ce qui montre la nécessité d’élaborer des outils conceptuels spécifiques à la dramaturgie médiévale.

6 Cette même volonté d’élaboration théorique se retrouve dans les deux communications suivantes fondées sur une recherche commune de Xavier Leroux, Taku Kuroiwa et Darwin Smith, qui remettent en cause de manière magistrale notre perception de la versification médiévale ou du moins de la fin du Moyen Âge (« Formes fixes : futilités versificatoires ou système de pensée ? »). Désirant étudier l’impact des formes fixes poétiques utilisées dans les textes dramatiques en observant les rondeaux inscrits dans le Mystère des Actes de Apôtres, les auteurs montrent « de quelle façon la versification choisie dans ce passage renforce encore l’autorité du texte et opère comme un projecteur rhétorique. » Mais, sans s’arrêter à ce qui est déjà une analyse brillante de l’autorité conférée par la prosodie, ils mettent en lumière la fonction discursive non du couple de vers rimant {aa}, mais du couple de vers {ab} à considérer comme l’élément constitutif du texte. La notion de rime est alors redéfinie : sa fonction « n’est plus d’apparier deux mètres (ou vers) au sein d’un même couple, mais de lier deux mètres appartenant à des couples distincts. » (p. 132) Ils vérifient cette audacieuse affirmation sur le texte en constatant que ce couple {ab} est constitutif des formes fixes et permet

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une lecture cohérente du texte en liaison avec les moments clés du discours. Cette remise en cause d’une notion que nous croyions tous éculée doit être vérifiée et confirmée sur d’autres textes, mais elle permettra à coup sûr des prolongements salutaires.

7 L’article de Taku Kuroiwa, (« Le viel jeu en mouvement. La configuration rimique et métrique des triolets dans les manuscrits du Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban ») prolonge cette recherche en s’intéressant plus particulièrement à la métrique des rondeaux triolets dans plusieurs manuscrits. Cette forme fixe, la plus représentée à la fin du XVe siècle, est sans doute particulièrement appréciée pour sa plasticité qui lui permet à la fois de planifier la répétition d’un propos tout en s’adaptant avec souplesse à toutes les situations discursives : le discours dramatique « recycle » ainsi les techniques de la versification lyrique en les remodelant sur ses propres exigences scéniques.

8 Les communications suivantes se concentrent sur le contexte social, culturel et historique de la production des textes théâtraux. Nadine Henrard, (« Fatistes des villes, fatistes des champs ») en comparant les mystères bibliques ou hagiographiques occitans des XVe et XVIe siècles, écrits les uns dans un contexte urbain et cultivé, les autres dans des communautés rurales du Haut-Dauphiné, montre leur opposition de registre. Dans un cas une tonalité sobre, sérieuse et édifiante, dans l’autre le dédain pour les recherches formelles au profit d’un goût plus prononcé pour le burlesque. Dans tous les cas, une culture ouverte au théâtre de leur époque.

9 Darwin Smith, (« Arnoul Gréban et l’expérience théâtrale ou l’universitaire naissance des mystères ») se concentre sur la vie du grand fatiste Arnoul Gréban pour lesquels les informations historiques sont rares voire dérisoires. Tout en traçant le portrait d’un pédagogue, il dessine les contours d’une société parisienne savante décidée à utiliser sa compétence rhétorique au service d’une pastorale de masse. Darwin Smith réécrit ici une page de l’histoire du théâtre médiéval, moins lié à l’Église, comme on l’a longtemps affirmé, qu’à l’Université où les pratiques de débats rhétoriques et de jeux de rôle avaient montré la pertinence et l’efficacité spectaculaire de la forme dialoguée.

10 Cette approche culturelle est reprise et approfondie par Marie Bouhaïk-Girones (« Les maîtres du vulgaire : performance oratoire, savoir-faire et maîtrise linguistique dans le théâtre de la fin du Moyen Âge ») qui constate les liens intimes entre théâtre et droit, les clercs des deux domaines partageant un même savoir-faire rhétorique. Elle tire les conséquences littéraires de cette communauté de culture en renouvelant l’étude des farces trop souvent cantonnées à une approche « populaire et réaliste ». Affirmant au contraire leur origine cléricale, elle montre que le véritable sujet d’une farce comme Maitre Mimin est la rhétorique professionnelle des clercs tiraillés entre latin et français. Dans ces communications, le cadre historique, débarrassé de ses légendes, peut servir des analyses littéraires cohérentes.

11 Katell Lavéant (« Les pièces de l’Avent de François Briand : l’écriture dramatique et ses visées didactiques et pédagogiques ») et Isabelle Ragnard (« Perspectives musicales autour des Nouelz de François Briand ») prolongent la dimension historique de ces recherches, se concentrant successivement sur deux composantes de l’œuvre pédagogique d’un même auteur : les pièces de l’Avent de François Briand, étudiées tout d’abord dans leur dimension textuelle puis dans leur dimension musicale. Elles redonnent vie et chair à une réalité méconnue, le théâtre scolaire du début du XVIe siècle destiné à des enfants et à des adolescents. L’intérêt de cette recherche porte à la

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fois sur l’histoire de la pédagogie et du théâtre. L’étude d’Isabelle Ragnard sur la musique associée à ces Nouelz ouvre de nombreuses questions : en plus de rappeler celles spécifiquement liées à leurs caractéristiques musicales, l’auteur se demande comment ce modeste maître d’école manceau a pu faire imprimer ses œuvres dans un ouvrage qui est l’un des premiers comportant des notations musicales et destiné à des lectures méditatives. Ces deux articles posent ainsi plus de questions qu’ils n’apportent de solutions : dans quel contexte économique, pour quelle motivation ces pièces ont- elles eu accès à l’imprimé ?

12 Enfin dans un article conclusif, Jelle Koopmans (« Les parties du discours ou les mots pour le dire ») analyse le vocabulaire médiéval et repère les mots réellement utilisés par les différents acteurs de l’institution théâtrale. Il passe ainsi en revue les mots désignant l’activité elle-même (ludus, jeu, farce…) et les professionnels qui la pratiquent, (compagnons, joueurs de farces, galants sans soucy qu’il distingue des enfants sans soucy…). Là encore, le souci conceptuel élargit la portée de cet article bien au delà de ses conclusions précises. L’auteur montre quelles informations l’étude de documents authentiques variés peut apporter à la délimitation de l’objet étudié et il pose trois principes théoriques à une analyse lexicographique. D’abord, le discours médiéval sur le théâtre provient de sources diverses : acteurs, copistes, imprimeurs, échevins, dont la terminologie usuelle peut différer. Par ailleurs, les mots et leur sémantisme ont pu connaître une évolution dynamique au long des siècles. Surtout, l’absence de souci taxinomique que l’on attribue au Moyen Âge est souvent une facilité des chercheurs, invités à la remettre en question.

13 C’est cette volonté constante de dépasser les facilités critiques, les présupposés et les habitudes intellectuelles qui fait la valeur de cet ouvrage dont les avancées théoriques devraient faire date non seulement dans l’analyse du théâtre, mais aussi dans l’analyse littéraire médiévale en général. Les spécialistes réunis ont réussi le pari de proposer de nouveaux outils d’analyse et surtout d’ouvrir de nouveaux questionnements qui s’avèreront fructueux à n’en pas douter.

NOTES

1. On songe par exemple au volume d’Alain Corbellari et Jean-Yves Tilliette (éd.), Le Rêve médiéval, Genève, Droz, 2007. Par ailleurs, de façon étonnante, dans cet article le personnage de Glasides est appelé Glasidas.

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INDEX

Mots-clés : lexique, monologue, mystère, personnage, rondeau, théâtre, versification nomsmotscles Arnoul Gréban, Eustache Marcadé, François Briand Thèmes : Maitre Mimin, Mystère de la Passion, Mystère des Actes de Apôtres, Mystère du siège d’Orléans, Nouelz, Vengeance Nostre Seigneur Parole chiave : lessico, monologo, misterio, personaggio, rondò, teatro, versificazione Keywords : vocabulary, monologue, mystery, character, rondeau, theatre, versification

AUTEURS

CORINNE DENOYELLE Assistant Professor - University of Toronto

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État de la recherche

Comptes rendus

Editions & traductions

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Alain Chartier, Le Quadrilogue invectif Paris, Champion, 2011

Maria Colombo Timelli Florence Bouchet (éd.)

RÉFÉRENCE

Alain Chartier, Le Quadrilogue invectif, édité par Florence Bouchet, Paris, Champion, « Classiques Français du Moyen Âge » n° 168, 2011, 148 p.

1 Après avoir publié en 2002 la traduction de cette œuvre, fondée sur l’édition d’Eugénie Droz, toujours utile mais souvent défectueuse, Florence Bouchet offre ici l’édition critique du Quadrilogue Invectif, dialogue à quatre voix sur les malheurs de la France en pleine guerre de Cent Ans. Composé entre avril et août 1422, le Quadrilogue a joui d’un énorme succès dont témoigne sa conservation dans 51 manuscrits et un passage précoce à l’imprimé avec au moins trois incunables dont un d’Antoine Vérard, et plusieurs éditions au XVIe siècle. Par ailleurs la renommée d’Alain Chartier a dépassé, et de loin, son siècle comme le prouvent les hommages que lui ont rendus Geoffroy Tory, Jean Lemaire de Belges, Clément Marot, Jean Bouchet, Octovien de Saint-Gelais entre autres.

2 L’édition de Florence Bouchet s’ouvre par une introduction qui touche particulièrement trois points, en dehors de l’étude littéraire pour laquelle il faudra se reporter au livre de 2002. Premièrement, une analyse de la réflexion politique que « Maistre » Alain propose dans le Quadrilogue, étonnamment moderne dans sa vision de la « chose publique » et du « bien commun », mais aussi de la patrie et de la paix qui ne peut qu’être fille de la concorde civile. La tradition manuscrite – deuxième point abordé dans l’introduction – est, comme on l’a dit, très riche : en se fondant sur le répertoire de James Laidlaw (1966), Florence Bouchet donne une liste synthétique des manuscrits, en les regroupant en fonction de leur contenu, puis une description plus approfondie des huit témoins qu’elle a retenus pour son édition. Son manuscrit de base (Paris, BnF fr. 126) est le même de l’édition E. Droz : il ne s’agit pas d’un autographe ni d’un manuscrit copié sous le contrôle de l’auteur, mais d’un des plus anciens et surtout « le

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moins fautif » (p. XXXV) parmi les témoins conservés. Un troisième chapitre est consacré à l’analyse linguistique de cette copie. Si la conclusion ne surprendra guère les lecteurs ayant quelque familiarité avec les œuvres du XVe siècle (« la langue du Quadrilogue invectif offre un très intéressant mélange d’archaïsme et de modernité », p. LIX), soulignons, parmi les traits archaïsants, les traces de déclinaison bicasuelle, de nombreux cas d’article zéro, quelques occurrences de génitif aprépositionnel. La confusion entre les pronoms relatifs que et qui n’étonnant évidemment pas, nous nous demandons s’il était vraiment indispensable de rétablir les formes modernes dans l’édition (cf. p. LV, même choix pour la « confusion » entre se et ce, cf. p. LXII). Le lexique présente lui aussi des traits intéressants (p. LVIII-LIX). J’hésiterais cependant à considérer la forme esclande comme « un [possible] lapsus calami pour esclandre », cette graphie étant bien attestée dans le DMF et dans Godefroy.

3 Les « Principes d’édition » sont présentés dans les détails (p. LXI-LXV il n’était sans doute pas indispensable de rappeler que « l’apostrophe n’existe pas dans le manuscrit médiéval », p. LXI). Le texte est accompagné d’un double étage de notes, les leçons rejetées étant séparées des variantes des sept manuscrits de contrôle. Parmi celles-ci, une sélection s’est évidemment imposée dont Florence Bouchet a exposé les critères d’inclusion/exclusion. On regrette ici une certaine confusion dans la présentation qui aurait gagné à être organisée en sections (graphie, morphosyntaxe, lexique etc.).

4 La bibliographie (p. LXVI-LXXVI) est raisonnée : elle comprend, en plus des études sur Alain Chartier et le Quadrilogue invectif., deux sections, sur les « contextes littéraires » et sur le « contexte historique et idéologique » qui encadrent très utilement tant l’auteur que son œuvre dans la culture – au sens large – de son temps.

5 Le texte est édité avec un très grand soin. Les variantes retenues permettent non seulement de mesurer l’évolution assez rapide que le Quadrilogue a connue mais aussi de se rendre compte des difficultés ressenties par certains copistes vis-à-vis de mots ou de structures qui ont dû leur paraître difficiles et pour lesquels ils ont cherché des solutions, souvent plus banales, mais toujours satisfaisantes. Les notes explicatives, indiquées par des astérisques à l’intérieur du texte, prennent place aux p. 85-112. Même les lecteurs informés et avertis en tireront profit puisqu’elles contiennent, en plus des informations et des commentaires, des renvois bibliographiques ponctuels.

6 Le glossaire n’est pas aussi riche qu’on l’aurait souhaité. Pour les 40 premières pages, je signale des mots et locutions tels que (connaistre) a l’oeil (6,18 : « de manière évidente », « clairement »), de longue main (11,15 : « depuis longtemps »), pestilence (22,5 : « malheur »), seicher (sur le pié) (32,24 : « dépérir, perdre sa vigueur », « rapidement, vite »), langoureuse (vie) (33,4 : « pénible », « douloureuse »), (sans) blapheme (33,20 : « sans blâme »), soy subtilier (a mal) (34,26 : « s’appliquer subtilement à quelque chose ») qui, sans être sans doute entièrement opaques pour le lecteur français, me semblent présenter néanmoins le risque d’une mauvaise interprétation.

7 L’édition comprend aussi quelques annexes qui complètent profitablement le dossier : la transcription du Lai de la Paix, composé par Alain Chartier vers 1424-1425, selon le manuscrit de Toulouse (p. 133-141), la première rubrique du Quadrilogue selon le manuscrit P4 (qui introduit le « traictié sur le fait de la guerre… par deffunct, venerable, discret et saige maistre Alain Chartier », p. 141), le « preambule » de l’incunable de Colard Mansion (Bruges, s.d. [1477], p. 141-142) et celui de Galliot du Pré (Paris, 1526) suivi de la table des matières (p. 142-146).

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8 Œuvre importante d’un écrivain des plus prestigieux de son temps, le Quadrilogue invectif méritait bien une édition scientifique qui permette de le relire en le resituant correctement au sein de la production poétique militante d’une époque trouble qui a donné naissance à la Nation au sens moderne du mot.

INDEX

Thèmes : Lai de la Paix, Quadrilogue invectif nomsmotscles Alain Chartier, Antoine Vérard, Colard Mansion, Galliot du Pré, Geoffroy Tory, Jean Bouchet, Jean Lemaire de Belges, Octovien de Saint-Gelais

AUTEURS

MARIA COLOMBO TIMELLI Professoressa di lingua francese e di letteratura francese medievale - Università degli Studi di Milano

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Charles d’Orléans, Poésies, tome 1, La retenue d’Amour, ballades, chansons, complaintes et caroles Paris, Champion, 2010

Valérie Naudet Traduction : Philippe Frieden et Virginie Minet-Mahy

RÉFÉRENCE

Charles d’Orléans, Poésies, tome 1, La retenue d’Amour, ballades, chansons, complaintes et caroles, trad. Philippe Frieden et Virginie Minet-Mahy d’après l’édition de Pierre Champion, Paris, Champion, 2010, 392 p. 2010

1 Philippe Frieden et Virginie Minet-Mahy, deux spécialistes de la poésie de la fin du Moyen Âge donnent une traduction des poésies de Charles d’Orléans d’après l’édition de Pierre Champion. L’exercice était périlleux. Toute traduction est une trahison, on le sait bien, laquelle a, de surcroît, des circonstances aggravantes lorsque l’on touche à la poésie. Et que dire d’une poésie aussi subtile que celle du duc ? Comment traduire un mot clef comme Nonchaloir ? Comment faire la part des choses entre le Desplaisir et la Desplaisance ? Comment rendre toute la saveur érotico-gourmande qui traverse la ballade LXXXV, fondée sur le jeu phonique entre le connin (lapin en ancien français) et le con de le femme ? Il est impossible de traduire connin par autre chose que « lapin » et ipso facto, l’édifice poétique s’écroule. Bref, l’entreprise était pleine de risques (ce qui explique peut-être que, depuis 1923, date de l’édition de Pierre Champion, il n’y ait pas eu de traduction). Or, en dépit de toutes les difficultés rencontrées, le résultat est là, honnête, rendant justice au texte autant que faire se peut, permettant une approche aisée d’une œuvre majeure de la poésie française. La traduction s’accompagne de notes (que l’on aurait aimé plus nombreuses et plus axées sur le vocabulaire et sur les choix de traduction tant le lexique du XVe siècle, et celui du duc en particulier, sont riches,

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nuancés et subtils), d’un glossaire établi à partir du texte, ce qui invite à un va-et-vient constant entre le poème et sa traduction, d’une introduction qui aborde les principaux points d’histoire littéraire concernant l’œuvre de Charles d’Orléans et traçant un rapide parcours de lecture dans le texte, d’une importante et utile bibliographie, ainsi que de deux index permettant de naviguer facilement dans le texte à la recherche de notions importantes.

INDEX

Thèmes : Retenue d'Amour

AUTEURS

VALÉRIE NAUDET Professeur de littérature du Moyen Âge - Aix-Marseille université

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Folgore da San Gimignano, Cenne de la Chitarra d’Arezzo, Couronnes et autres sonnets Paris, Classiques Garnier, 2010

Hélène Basso Sylvain Trousselard (éd.)

RÉFÉRENCE

Folgore da San Gimignano, Cenne de la Chitarra d’Arezzo, Couronnes et autres sonnets, édition de Sylvain Trousselard, Paris, Classiques Garnier, « Textes Littéraires du Moyen Âge » n° 15, 2010, 190 p.

1 Avec cet ouvrage, Sylvain Trousselard nous offre à lire un ensemble de sonnets composés en Toscane, vraisemblablement vers le tout début du XIVe siècle. L’édition des poèmes est accompagnée de leur traduction et complétée d’un fort riche apparat critique. Après une introduction qui éclaire, autant qu’il se peut, la biographie des deux poètes, le contexte culturel de leur production puis présente les pièces ainsi que les enjeux qui président à leur écriture, Sylvain Trousselard en expose la tradition manuscrite (la liste des codices est suivie de leur description précise et de leur comparaison). Un ensemble d’annexes fournit des outils d’investigation précieux au chercheur désireux d’étudier ces textes : tableau faisant apparaître les correspondances à la rime dans les couronnes des mois des deux poètes, index des mots à la rime, index des noms propres, bestiaire, index alphabétique des sonnets comme de leur traduction.

2 Par son style clair, sans effet, l’introduction délivre avec efficacité et précision les informations disponibles quant aux poètes, au milieu culturel dans lequel ils ont composé, et, plus largement, au contexte historique de cette production. Cependant, cette introduction s’adresse surtout à un public italianisant averti : beaucoup de termes techniques, non traduits, y figurent, et nul glossaire ne permet au néophyte d’en

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connaître la définition rigoureuse que sous-tend leur emploi chez les spécialistes. Ce vocabulaire est certes évident pour eux, et, à ce titre il peut paraître normal de ne pas l’expliciter. Mais cela pourrait gêner le simple lecteur curieux de poésie que l’éditeur scientifique semble, pourtant, appeler de ses vœux1.

3 Et il est vrai que c’est là une entreprise d’une grande générosité que de donner à connaître un corpus aussi intéressant, dans une traduction à la fois plaisante et ambitieuse. L’audace de la traduction est pleinement justifiée dans une note par Sylvain Trousselard2 : elle relève d’un choix personnel. Mais s’agissant de poésie, à forme fixe qui plus est, en est-il d’autre, que d’assumer une lecture et une ré-écriture poétique et donc potentiellement re-créative ? On saura gré à Sylvain Trousselard d’affirmer ce parti pris et de l’assumer de façon si convaincante. Certes, pour le non-spécialiste il demeure difficile d’apprécier l’ampleur de l’audace du traducteur, la part de trahison nécessaire et choisie de son geste car aucun commentaire à proprement parler stylistique des sonnets n’est fourni au préalable. Aussi est-il difficile de mesurer combien la traduction respecte, par son travail même de transposition, « les objectifs des deux poètes » (p. 29)3. L’effet de lecture, en tous les cas, est lui, particulièrement réussi. Chose rare en la matière : nous lisons de la poésie, rythmée, cadencée, dont la syntaxe parfois sophistiquée et les rimes choisies reflètent une vraie et féconde recherche formelle. Le souci de la fidélité – qui fort souvent grève les traductions de poèmes du Moyen Âge et les transforme en des textes mornes et plats – n’est pas pour autant oublié. Il est simplement déplacé grâce à un jeu de notes érudites qui fournissent la traduction « littérale » de certains termes ou expliquent le choix même opéré par le traducteur. Le goût pour la poésie et la recherche de précision scientifique sont donc tous deux satisfaits.

4 Ces notes disposées, judicieusement, en bas de page pour chacun des sonnets ne contentent pas pour autant toute la curiosité de qui s’intéresse aux formes poétiques. Elles ne permettent pas d’apprécier pleinement les quelques éléments fournis en introduction quant à l’écriture des textes. Dans la présentation liminaire de chaque ensemble de poèmes, certaines références et comparaisons à la littérature médiévale d’expression française notamment attirent l’attention. Ainsi Sylvain Trousselard rapproche l’emploi de l’allégorie dans les sonnets de l’armement du chevalier de celui qui en est fait dans le Roman de la Rose4. Cette remarque pleine d’intérêt demeure malheureusement quelque peu allusive et, de par son degré de généralité, vague. Nous pouvons regretter que Sylvain Trousselard ouvre ainsi une piste d’analyse passionnante sans fournir les éléments qui permettraient de l’apprécier précisément. De même, on aurait aimé lire sous sa plume érudite quelques données concernant l’histoire des « couronnes et guirlandes littéraires », qui n’est guère évoquée que par des renvois bibliographiques succincts5. Certes, le choix même de l’édition qui présente la couronne des mois, la guirlande des jours, les sonnets de l’armement du chevalier, puis les sonnets politiques de Flogore et les fait suivre de la parodie, par Cenne, de la couronne des mois, suggère à lui seul l’importance de ce corpus pour appréhender le travail « sériel » à l’œuvre dans la poésie du XIVe siècle. Il offre un nouveau matériau où jauger l’efficace du procédé de la reprise de mêmes moules formels. Celle-ci est dynamisée par un travail de combinaison, d’enchâssement dans des listes closes, produisant un effet de construction au carré, de jeu de miroirs entre contenu/contenant6. Mais c’est aussi la notion de reprise transgressive, de détournement par la parodie que met en lumière l’édition conjointe des deux poètes arétins. C’est d’ailleurs un des points qu’étudie avec

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une grande précision Sylvain Trousselard, s’appuyant et sur l’analyse des textes et sur une réflexion théorique profonde7.

5 Au final, Couronnes et autres sonnets est un ouvrage stimulant, susceptible de s’adresser aussi bien aux chercheurs intéressés à la poésie du XIVe siècle et à ses modes de production, qu’à ceux qui s’interrogent sur les interactions de la vie et de la poésie, notamment dans le domaine politique. Enfin, l’ouvrage peut aussi apporter beaucoup à une réflexion sur la traduction.

NOTES

1. p. 30. 2. Note sur l’édition p. 29-30. 3. Le dessein idéologique poursuivi par les deux poètes est fort bien analysé mais sans que les moyens scripturaires, les procédés poétiques qui le soutiennent soient vraiment explicités (p. 16, 19, 26, 28). 4. Introduction p. 23. 5. On regrettera que la tradition antérieure des couronnes ne soit que rapidement évoquée ; mais aussi que sa postérité ne soit mentionnée qu’en quatrième de couverture par une référence à Zanzotto qui n’est pas développée dans le corps de l’ouvrage. Mais sans doute le désir de proposer un ouvrage bref a empêché l’auteur d’y déployer toutes les perspectives scientifiques auxquelles il a pu réfléchir à l’occasion de ses travaux antérieurs. 6. Cf. introduction p. 21-22. 7. Cf. introduction p. 17-20.

INDEX

Thèmes : Roman de la Rose nomsmotscles Folgore da San Gimignano, Cenne de la Chitarra d’Arezzo Parole chiave : sonetto Keywords : sonnet Mots-clés : sonnet

AUTEURS

HÉLÈNE BASSO Maître de Conférences en langue et littérature du Moyen Âge - Université d'Avignon

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Gaston Paris-Joseph Bédier. Correspondance Florence, Edizioni del Galuzzo, 2009

Denis Collomp Ursula Bälher et Alain Corbellari (éd.)

RÉFÉRENCE

Gaston Paris-Joseph Bédier. Correspondance, Ursula Bähler et Alain Corbellari (éd.), Florence, Edizioni del Galuzzo, 2009, XXIX et 184 p.

1 Paraît ici le premier volume d’une collection, « L’Europe des philologues », consacrée à la correspondance entre les grands romanistes au tournant des XIXe et XXe siècles sous l’égide de la Fondation Ezio Franceschini (on reconnaîtra les pratiques typographiques italiennes à l’absence d’espace fine avant et après les doubles signes de ponctuation ainsi qu’à quelques coupes de syllabes comportant un e muet). Ce projet participe de l’étude historique de la philologie romane développée depuis quelques décennies.

2 Les deux biographes des célèbres médiévistes donnent ici un ensemble de soixante-dix- neuf échanges épistolaires entre les deux hommes de 1886 à 1902, complété par sept lettres entre Bédier et la veuve de Gaston Paris. La répartition annuelle des courriers conduit à numéroter les notes comme celles d’autant de « chapitres ».

3 Sans même prendre en compte la longueur des lettres, l’évidente disproportion dans le nombre de courriers conservés (un tiers pour Paris, deux tiers pour Bédier), alors que la correspondance souligne à l’évidence l’existence d’autres lettres du maître, fait naître un doute dans l’esprit du lecteur ; six mois à peine après la mort de Paris, Bédier, bien que conscient de l’intérêt scientifique de la démarche, objecte à Madame Paris, désireuse de rassembler la correspondance de son mari, la crainte de voir pratiquer par les destinataires ce qu’on appelle actuellement en biblio-économie du désherbage : n’aurait-il pas lui-même détruit certaines lettres dans lesquelles le débat d’idées ne lui convenait pas, quand on sait qu’il supportait mal les critiques, comme le soulignent

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certaines notes ? Le silence de Paris étant plus grand à partir de 1894, il se peut également que le mode de communication ait évolué du fait de l’installation de Bédier à Paris.

4 L’ensemble des abondantes notes éclaire l’échange et ses lacunes et plus largement les autres relations au sein du petit monde philologique contemporain. L’aveu simple et modeste de l’impossibilité d’élucider certaines allusions ou d’éclairer des détails biographiques ne saurait occulter l’extrême érudition de l’apparat critique et surtout l’important travail de recherche dont il découle. Pour répondre à quelques interrogations, nous soumettons aux éditeurs quelques solutions suggérées par le fait que Bédier cite souvent donc de mémoire et donc approximativement : • p. 116, note 56, il pourrait s’agir du Résumé des travaux législatifs de la chambre des députés pendant la cinquième législature (1889-1893), préparé par les soins du secrétaire général de la Présidence, Paris, Imprimerie de la Chambre des Députés / Motteroz, 1893 ; • p. 152, note 5, il semble qu’au XIXe siècle on faisait allusion en le déformant au vers du Misanthrope (acte II, scène 7) : « hors qu’un commandement exprès du roi me vienne, (/ De trouver bons les vers dont on se met en peine, / Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais, / Et qu’un homme est pendable après les avoir faits. »). On en trouve trace sous la plume de François Guessard « à moins qu’un ordre exprès du roi ne vienne » dans son « Examen critique de L’Histoire de la formation de la langue française par M. Ampère », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1842, tome 3, p. 88 ; l’expression est prêtée également à Auguste Comte, se référant expressément à Alceste en déformant de même la citation, par Pierre Laffite, professeur au collège de France, dans « Auguste Comte examinateur d’admission à l’Ecole polytechnique », Nouvelles annales de mathématiques 3e série, tome 13 (1894, p. 74). Sans doute que l’expression circulait ainsi, même si on ne la trouve pas en ces termes dans les dictionnaires contemporains, mais qu’intuitivement Bédier tente de la rétablir en alexandrin.

5 Par ailleurs, nous ferions une autre interprétation du « cher laïus » (p. 129, note 20) : dans sa lettre, Paris a dû écrire qu’il aurait fait un laïus quant à l’orientation des futurs recherches de Bédier s’il en avait eu le temps (comme souvent dans ses lettres), ce qui fait déplorer par Bédier que ce laïus soit resté au fond de l’encrier.

6 L’introduction, éclairante et nuancée sur les rapports entre les deux philologues, ne mentionne pas dans les critères d’édition un respect particulier de l’accentuation originale (hormis pour Mahoû, p. 168, note 17), ce qui fait s’interroger sur l’usage de l’accent grave dans « possèderions » p. 35, et « complèteraient » p. 120, note 79, citation de Brunetière : pratique réelle de Bédier pour le premier cas, préfiguration d’un usage qui tend actuellement à se répandre, ou simple erreur typographique, comme on peut aussi le penser pour le second ?

7 On pardonnera à l’auteur de ces quelques lignes, aixois de naissance, de cœur et par profession de s’émouvoir du tropisme parisien dont souffre Bédier (voir notamment ses remarques sur Gillet, p. 146), peut-être plus légitime à son époque, dans sa quête d’une maîtrise de conférences (« Trou pour trou, autant vaut peut-être Fribourg qu’Aix », p. 85). À certains égards, ce trait comme les considérations pécuniaires, les inimitiés qui se dessinent, certains clichés n’ont pas un caractère si ancien de « vieux pourana » qu’ils surprennent les universitaires du XXIe siècle.

8 Plus intéressante est la perception qui se dégage de cette correspondance d’une république des lettres philologiques et romanes, qui permet de nuancer la vision de guerre froide franco-allemande qu’on peut avoir de la période. Cette publication et

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l’analyse qui la précède éclairent les rapports entre les deux hommes, qui se sont succédé au Collège de France, faits de sollicitations par le disciple et de sollicitude du maître, et viennent atténuer les reproches longtemps adressés à Bédier de « meurtre du père ».

9 On ne peut que souscrire à la formulation de Michel Zink dans sa préface : « Une lecture qui est aussi une plongée délicieuse dans le temps perdu de nos ancêtres philologues. »

INDEX

Mots-clés : correspondance, médiéviste Keywords : correspondence, medievalist Parole chiave : corrispondenza, medievista

AUTEURS

DENIS COLLOMP Maître de Conférences en langue et littérature du Moyen Âge - Aix-Marseille université

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Jean Wauquelin, La Manequine Paris, Classiques Garnier, 2010

Yasmina Foehr-Janssens Maria Colombo Timelli (éd.)

RÉFÉRENCE

Jean Wauquelin, La Manequine, éd. de Maria Colombo Timelli, Paris, Classiques Garnier, « Textes littéraires du Moyen Âge » n° 13, 2010.

1 Avec l’édition de Maria Colombo Timelli, La Manequine de Jean Wauquelin devient une œuvre à part entière, et nous ne pouvons que nous en réjouir. La pertinence de cette entreprise éditoriale a été discutée par son auteure dans un article du Moyen Français paru en 20061 et c’est aussi sur cette question que s’ouvre le volume 13 des Textes littéraires du Moyen Âge (« Justification d’une édition critique », p. 11-12). Il est vrai que ce texte occupait jusqu’à présent une place modeste dans l’histoire littéraire. Publiée pour la première fois en 1884 par Hermann Suchier en annexe du roman en vers de Philippe de Rémi, sire de Beaumanoir2, la mise en prose de Wauquelin apparaît plutôt comme une œuvre subsidiaire, un document de seconde zone qui n’a pour lui ni l’ancienneté ni l’originalité du roman souche et ne vaut que parce qu’il documente la survie de la matière romanesque des XIIe et XIIIe siècles à la cour de Bourgogne au temps de Philippe le Bon. Comme le rappelle Maria Colombo Timelli (p. 20, note 4), l’existence éditoriale des mises en prose commence à l’ombre des éditions de leurs textes sources. L’essor des études sur le XVe siècle a permis un changement de perspective. La parution chez Droz des éditions de l’Érec en prose par Maria Colombo Timelli en 2000, de La Belle Hélène de Constantinople de Jean Wauquelin par Marie-Claude de Crécy en 2002 et du Cligès en prose par Maria Colombo Timelli en 2004 témoignent des mutations en cours. On est plus enclin aujourd’hui à reconnaître dans les mises en prose des objets littéraires à part entière qui témoignent du goût et des projets artistiques du milieu bourguignon, ainsi que du maniement de la langue littéraire et de la fabrique d’un imaginaire narratif à la fin de la guerre de Cent Ans. Jean Wauquelin « translateur et escripvaing de livres » (Suchier, op. cit., p. XCI) n’est plus un simple agent de la

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translation culturelle, un passeur de textes ; il est en train de devenir, au plein sens du terme, un auteur du XVe siècle, auquel on consacre des volumes d’études3. Tant et si bien que la publication de cette édition vient en quelque sorte sanctionner l’accession de la mise en prose au statut d’œuvre romanesque, acquiesçant sans doute, par delà les siècles, au vœu de l’auteur qui la présente comme une « composition » singulière conçue pour « l’embellissement [de l’histoire] » (Jean Wauquelin, Prologue, p. 109).

2 La Manequine de Wauquelin, que l’éditrice propose judicieusement de distinguer de la Manekine de Philippe de Beaumanoir par la graphie de son titre (p. 12, n. 6), occupe peut-être une place à part dans la production du bourgeois de Mons. Avec La Belle Hélène de Constantinople, ce texte forme un groupe de romans dont l’intrigue principale repose sur un noyau narratif folklorique, connu sous le sigle AT 706 selon la classification d’Aarne et Thompson. Il s’agit du « conte de la fille sans mains » qui figure parmi les récits mettant en scène des héroïnes persécutées. En dépit des ressemblances qui unissent ces deux romans en prose, on ne peut rien présumer de l’intérêt que Wauquelin a pu nourrir pour le noyau narratif du « conte de la fille sans mains » tant les conditions de la naissance des œuvres restent hors de notre portée. On sait que le manuscrit unique du roman en vers de Philippe de Rémi se trouvait dans la bibliothèque de Charles de Croÿ, le petit-fils du dédicataire de l’œuvre, Jean de Croÿ. La probable commande de l’œuvre par Jean de Croÿ, évoquée par l’explicit du texte (LXIV, p. 223), peut-être due à la disponibilité de ce manuscrit4, doit nous interdire de spéculer sur l’attrait qu’a pu exercer sur Jean Wauquelin une intrigue pleine de rebondissements et d’épisodes propices au pathétique. Ce qui nous reste du prologue nous permet de comprendre que la justification première de l’entreprise est de nature morale. Les malheurs de l’héroïne et les trahisons dont elle est victime illustrent les péripéties de la vie et l’exemple de vertu récompensée qu’offre le récit doit inciter les « princes et vaillans seigneurs [à] pourveoir leur gouvernement » (prologue, p. 109). Le prologue de la Belle Hélène de Constantinople développe à peu près les mêmes arguments en faisant valoir que « par laquelle hystoire […] se pouront ou au moings devront esmouvoir tant nobles comme non nobles en proesse et valeur de bonne renommee, car pour l’un et l’autre sexe, c’est-a-dire pour homme et femme, au gré de Jhesuscrist, elle sera salvable et proffitable (op. cit., p. 14, 37-43). Pour Jean Wauquelin, les aventures pathétiques de la fille sans mains ne se résument pas à de simples contes de bonnes femmes. Elles ont une valeur exemplaire quasiment universelle. La présence conjointe à la cour de Bourgogne d’une Belle Hélène de Constantinople et d’une Manequine en prose témoigne néanmoins de l’intérêt que suscite ce type de scénario littéraire à la fin du Moyen Âge5.

3 Si l’édition de Maria Colombo Timelli travaille à la promotion de l’œuvre de Wauquelin, c’est aussi et sans doute surtout par la qualité et l’érudition de la présentation qui en est faite. L’introduction savante et très complète comprend la description du manuscrit (p. 12-15), une notice sur l’auteur et son commanditaire (p. 16-19), une mise au point bibliographique sur les études concernant La Manequine (p. 19-26), une analyse du roman (p. 26-32), une étude sur la réécriture de Wauquelin (p. 32-81) et une étude linguistique (p. 81- 106). Le texte occupe les pages 109 à 223, il est précédé d’une mise au point sur les principes qui ont gouverné son traitement (p. 106-108). Des notes nombreuses et détaillées accompagnent le texte (p. 225-247). Elles sont suivies par un glossaire (p. 249-279), un index des noms de personnages et de lieux, un index des personnifications et pas moins de neuf tables recensant la numérotation des feuillets du ms. de Turin BNU, L.IV, le rapport entre vers et lignes et la répartition du texte en

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chapitres, la répartition des enluminures, les titres des chapitres, les attaques et les fins de chapitres ainsi qu’un classement de celles-ci, les interventions du narrateur et de l’auteur, les citations latines et proverbes et les lettres insérées dans le corps du texte (p. 281-322). Une bibliographie précise et abondante vient compléter l’ensemble (p. 324-332).

4 La Manequine de Jean Wauquelin nous a été transmise par un manuscrit unique conservé à la BNU de Turin (L.IV.5). Comme bon nombre d’autres précieux témoins, il a été endommagé lors de l’incendie de 1904. Auparavant il avait déjà subi d’importantes mutilations dues à la disparition des miniatures. Le texte se présente selon une division en chapitres qui ont été numérotés en chiffres romains. Les titres de chapitres sont assortis de la numérotation des vers de La Manekine de Philippe de Rémi dans l’édition de Suchier. Cette présentation est très semblable à celle qui avait été adoptée par le premier éditeur, à ceci près que Maria Colombo Timelli a préféré distinguer le prologue des chapitres de la narration et commence par conséquent sa numérotation au moment de l’entrée en narration, alors que Suchier avait attribué le chiffre I au prologue. Les chapitres de la présente édition portent donc toujours un numéro d’une unité inférieure à celui du chapitre correspondant dans l’édition de 1884. Les phrases ont aussi reçu une numérotation qui permet les renvois dans le glossaire.

5 Le soin mis à proposer au lecteur un texte édité avec rigueur n’est pas la seule vertu de cet ouvrage très complet. L’étude linguistique ainsi que celle des procédés d’écriture propres au travail de Jean Wauquelin reflètent un examen très approfondi de l’œuvre et les nombreuses annexes donnent accès à la documentation qui a servi de base à la démonstration. L’éditrice détaille la manière dont Jean Wauquelin organise sa matière narrative, structure l’intrigue par chapitre, met en place une « grammaire » de la narration. Elle nous permet d’évaluer avec précision la nature du « procédé d’art » que suppose la mise en prose.

6 La profusion de cette documentation centrée sur les procédés génériques et stylistiques de la mise en prose bourguignonne laisse peu de place à une réflexion sur le substrat imaginaire du conte de la fille sans mains et sur le retentissement que pouvait avoir cette matière narrative dans l’univers mental de la cour de Bourgogne. En son temps, la postface que Christiane Marchello-Nizia a donnée à la traduction en français moderne de la Manekine de Philippe de Rémi ouvrait sur un questionnement anthropologique passionnant qu’il serait sans doute utile de reprendre à la lumière des œuvres de Jean Wauquelin6. Nul doute que la parution de l’édition de Maria Timelli Colombo permettra de relancer la recherche à ce propos.

7 C’est donc une entreprise parfaitement réussie que nous livre le premier volume de la série « Mise en prose » des « Textes littéraires du Moyen Âge ».

NOTES

1. Maria Colombo Timelli, « Pour une nouvelle édition de La Manequine en prose de Jean Wauquelin : quelques réflexions préliminaires », MF 57-58, p. 41-54.

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2. Œuvres poétiques de Philippe de Rémi Sire de Beaumanoir, Paris, F. Didot, 1884, t. 1, p. 265-366, http//gallica.bnf.fr. 3. Jean Wauquelin de Mons à la Cour de Bourgogne, sous la dir. de Marie-Claude de Crécy, Turnhout, Brepols, 2006. 4. À propos de la possibilité que la Manequine ait été composée sur la base du ms. de Paris, BnF, fr. 1588, seul témoin du roman de Philippe de Rémi, voir Suchier, 1884, t. 1, p. xcv-xcvi ; Foehr-Janssens, « La Manekine en prose de Jean Wauquelin, ou la littérature au risque du remaniement », CRM 5, 1998, p. 112-113 ; Colombo Timelli, op. cit., MF 57-58. 5. Sur cette question, je me permets de renvoyer à Y. Foehr-Janssens, La Veuve en majesté : littérature et savoir au féminin, Genève, Droz, 2000. 6. Christiane Marchello-Nizia, « Entre Œdipe et Carnaval : la Manekine », dans Philippe de Beaumanoir, La Manekine : roman du XIIIe siècle, mis en français par C. Marchello-Nizia, Paris, Stock, 1980 (Stock + Plus Moyen Âge).

INDEX nomsmotscles Jean Wauquelin, Philippe de Beaumanoir, Philippe de Remi, Philippe le Bon Thèmes : La Belle Hélène de Constantinople, Manekine, Manequine

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Nicolas de Cues, Le Traité du béryl Paris, Ipagine, 2010

Isabelle Fabre Maude Corrieras (éd.) Traduction : Maude Corrieras

RÉFÉRENCE

Nicolas de Cues, Le Traité du béryl, tome 1, texte, traduction et notes par Maude Corrieras, Paris, Ipagine, 2010, 112 p.

1 L’importance de l’œuvre de Nicolas de Cues dans l’histoire philosophique et religieuse du XVe siècle n’est plus à démontrer. Dominée par le traité De la docte Ignorance (1440), qui inaugure le thème de la « coïncidence des opposés », son œuvre tient tout entière dans un effort réitéré pour penser le divin au-delà des limites de la raison humaine. Héritier de Maître Eckhart, nourri de la théologie négative du Pseudo-Denys l’Aréopagite, ni scolastique ni mystique, Cues se situe à la charnière entre le Moyen Âge et la modernité. Son empreinte se retrouve chez Lefèvre d’Etaples et Giordano Bruno. Son influence est sensible jusque dans le domaine de la cosmologie, où le concept cusain d’une nature indéfinie et son corollaire, l’absence radicale de centre à l’univers, annonce la révolution cosmologique de Galilée et de Kepler.

2 Les positions philosophiques de Cues lui valurent une solide inimitié de la part des tenants de la logique aristotélicienne, attachée au principe de non-contradiction. Habile diplomate épris de conciliation et de paix, élevé au cardinalat en 1450, son autorité ne le mit pas à l’abri des attaques de ses confrères, au premier rang desquels l’universitaire Jean Wenck de Herrenberg. Il y répondit une première fois en 1449 avec l’Apologie de La docte Ignorance. Une dizaine d’années plus tard, toujours confronté à l’incompréhension d’une partie de ses lecteurs, Cues livre dans le De Beryllo (1458) une sorte de manuel visant à dégager plus fermement la méthode et les enjeux de sa thèse controversée : surmonter la faiblesse de l’intellect pour atteindre à la connaissance du monde dans son principe, par-delà la multiplicité des étants et des formes.

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3 L’exposé de ce dépassement ou « éminence » noétique s’appuie dans le Traité du béryl sur une métaphore savamment exploitée : il s’agit du béryl, pierre « brillante, blanche et transparente » dont on faisait des verres de lunettes. Transposé sur le plan du savoir, l’instrument se fait méthode et désigne le moyen de surmonter les apories des philosophes : en adaptant un « béryl intellectuel » aux « yeux de l’intellect » (§ 3), on « voit » que les oppositions ne sont que des expressions différentes de la même réalité et que la vérité ultime est dans le principe unique et indivisible de toutes choses. Mais dès lors qu’elle se dit au moyen d’une image, la vérité échappe aussi en partie à la raison ; la vision intellectuelle ne demeure accessible qu’à travers un miroir et comme en énigme (« per speculum et aenigma »), vocabulaire paulinien qui marque les limites – de l’aveu même de son auteur – de la méthode proposée.

4 Il était jusqu’ici malaisé d’accéder à ce texte : hormis le volume des Opera omnia (publié sous l’égide de la Faculté des Lettres de Heidelberg, éd. G. Senger et C. Bormann, t. XI, fasc. 1, 1988), le lecteur français n’avait à sa disposition que des traductions en langue anglaise et allemande. Cette lacune est enfin réparée grâce à Maude Corrieras, qui présente ici la première traduction française du traité. Reproduite en regard du texte latin (repris de l’édition de Heidelberg), accompagnée d’un apparat de notes abondantes, la traduction est précise et fluide à la fois. Les rares audaces dans la transposition de la terminologie cusaine y sont justifiées (complicatio et explicatio traduits par « enroulement/déroulement », équivalence dont rend compte la note 40, qui vient toutefois un peu tard). On trouve dans l’ensemble peu de choses à redire : quelques obscurités syntaxiques (comme au § 29, p. 47, l. 6-7, sans doute à cause d’un choix malencontreux des pronoms) ; Eusebius Pamphili qu’il eût été plus simple d’identifier en français sous son nom bien connu d’Eusèbe de Césarée (§ 39) ; au § 64, « cantus harmonicus » réfère vraisemblablement à la pluralité des mélodies dans la polyphonie et « voces » se comprend mieux dans le contexte si on le traduit par « sons » plutôt que par « voix » (la polyphonie est aussi une pratique instrumentale au XVe siècle) ; enfin l’adverbe « eleganter », rendu systématiquement par « élégamment », signifie moins la distinction du style que l’aptitude de l’auteur à exposer ses idées avec justesse et clarté, selon les critères de la dispositio rhétorique. Telle incongruité relève enfin, on le suppose, de l’inadvertance typographique : ainsi « invisible » pour indivisibile au § 10 (p. 23, l. 1).

5 Au vu de toutes ses qualités, on ne pourra que regretter les nombreuses coquilles et négligences qui parsèment les notes de bas de page : la ponctuation y laisse souvent à désirer ; les citations des lieux parallèles ne sont pas toujours traduites et pèchent parfois par excès (quand elles ne sont pas redondantes) ; les références aux ouvrages cités ne sont pas homogènes et présentent de fréquentes imprécisions (à cet égard, on attendrait en fin de volume un index des abréviations : le lecteur non averti n’identifiera pas aisément l’Aristoteles Latinus derrière les lettres AL, pas plus que l’ Institut d’Études Augustiniennes sous le sigle IEA…). Plus largement, la parution prochaine d’un volume de commentaire ne dispense pas d’une analyse sommaire des textes convoqués en note, faute de quoi on peine à saisir la pertinence des rapprochements.

6 Ces rares réserves ne doivent pas conduire le lecteur à bouder son plaisir. Au carrefour du réel et de l’imaginaire, mêlant beaux livres et ouvrages de jeunesse, loin des arcanes de l’érudition comme de la complaisance marketing, la jeune maison d’édition Ipagine, dont Maude Corrieras est la co-fondatrice, s’est fait un point d’honneur de mettre à son catalogue des œuvres atypiques et méconnues. On saluera l’audace de l’entreprise et le

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soin apporté au livre en tant qu’objet : la présentation aérée, les schémas mathématiques parfaitement lisibles, les notes détachées sur fond grisé constituent des atouts certains. Si l’on joint à cela la qualité du papier et le format, on tient là un volume qui prédispose sans conteste à une lecture agréable. On en attend avec une impatience d’autant plus grande la parution du deuxième volet, qui fournira un commentaire détaillé du texte et mettra définitivement en lumière, on l’espère, son intérêt crucial dans l’œuvre du Cusain.

INDEX

Thèmes : Apologie de la docte Ignorance, De Beryllo, De la docte Ignorance, Traité du béryl nomsmotscles Jacques, Lefèvre d’Etaples, Jean Wenck de Herrenberg, Maître Eckhart, Pseudo- Denys l’Aréopagite

AUTEURS

ISABELLE FABRE Maître de Conférences en langue et littérature du Moyen Âge - Université Paul Valéry Montpellier III

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Oton de Granson, Poésies Paris, Champion, 2010

Isabelle Fabre Joan Grenier-Winther (éd.)

RÉFÉRENCE

Oton de Granson, Poésies, édition critique de Joan Grenier-Winther, Paris, Champion, « Classiques français du Moyen Âge » n° 162, 2010, 648 p.

1 Chevalier poète de la deuxième moitié du XIVe siècle, Oton de Granson a laissé une œuvre abondante, constituée en majeure partie de ballades, lais, complaintes et rondeaux. Illustre figure de la cour du Comte Rouge, Amédée VII de Savoie, dont il était le conseiller, Oton de Granson était loué de ses contemporains pour ses qualités chevaleresque : Georges Chastelain lui octroie le « titre d’un des bons chevaliers du monde et des plus exquis » et Christine de Pisan le range parmi les « vrais amans » pour sa loyauté exemplaire. Ses talents de plume contribuaient sans conteste à sa réputation, qui se propagea dans l’Europe entière : ainsi, le « caballero a la trista figura » des poètes castillans et catalans lui doit beaucoup ; quant à Chaucer, il voit en lui la « flour of hem that make in Fraunce » et adapte plusieurs de ses ballades dans sa Complaint of Venus. Cette bonne fortune poétique fut toutefois sans lendemain : la mort du Comte Rouge, en 1391, et les soupçons d’assassinat qui pesèrent sur son entourage contraignirent Granson à quitter la Savoie et à se réfugier en Angleterre, où il bénéficia de la protection de Richard II. Réhabilité quelques années plus tard par Charles VI, il n’eut guère le temps de profiter de ce retour en grâce et mourut dans un duel auquel le contraignit son accusateur de la première heure, Gérard d’Estavayer, en 1397.

2 Les poésies de Granson ont bénéficié d’une large diffusion manuscrite. Si aucun témoin ne conserve l’intégralité de ses écrits, on recense à ce jour vingt-quatre manuscrits totalisant une centaine de pièces. Au début du XXe siècle, Albert Piaget avait heureusement exhumé cette œuvre importante en publiant deux des manuscrits principaux (BnF, fr. 2201 et Lausanne ms. 350) ; des éditions partielles suivirent, fondées sur d’autres témoins. Mais il manquait encore une vision d’ensemble. Cette

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lacune est aujourd’hui réparée grâce à la présente publication. S’appuyant sur les deux manuscrits les plus complets (celui de Lausanne, déjà exploité par Piaget, et le BnF, fr. 1727), complétés entre autres par le prestigieux Codex 902 de l’Université de Pennsylvanie, Joan Grenier-Winther rend enfin accessible une œuvre dont on avait sous-estimé la richesse et la variété. Souvent mêlées aux poèmes d’Alain Chartier, annonçant avant lui « l’avènement de la mélancolie » (D. Poirion), les pièces de Granson chantent les souffrances de l’amant malheureux, éloigné de sa dame ou repoussé par elle, mais loyal en dépit de tout. L’originalité de la voix poétique tient ici avant tout au ton de contestation et de révolte, qui le dispute à la résignation. À grand renfort de rimes équivoques, d’anaphores et autres procédés liés à l’annominatio, la voix du Je lyrique épanche sa plainte avec une opiniâtreté de victime revendiquant son bon droit bafoué. L’expression joue aussi des effets de décalage ironique : le tradition littéraire de la Saint-Valentin, prétexte à chanter les amours et les joies printanières, voit chez Granson sa valeur inversée, devenant jour de deuil et de déploration (« Complainte de Saint Valentin Garenson », « Songe Saint Valentin »). La variété des formes employées, souvent coulées dans le moule du récit onirique, participent aussi de l’« écriture fragmentaire d’un discours amoureux » (Kosta-Théfaine). Ainsi, à côté de nombreuses pièces isolées, certains poèmes de plus large envergure se détachent : c’est le cas du Livre Messire Ode, long de 2501 vers et construit comme un texte narratif à insertions lyriques, alternant séquences de songe et d’éveil dans un cadre bucolique. Les ressources de l’allégorie y sont largement mobilisées, sous forme d’un long débat entre le Corps et le Cœur, à quoi il faut ajouter les conflits réitérés entre Desir et Dangier, Espoir et Faux Semblant, autant de figures héritées du Roman de la Rose qui se disputent le devant de la scène.

3 Le volume fait précéder ce riche corpus d’une introduction en plusieurs volets : on y trouve une brève présentation de l’auteur replacé dans son contexte historique, un inventaire de la tradition manuscrite, des éléments d’analyse littéraire ainsi qu’un aperçu des spécificités de la langue et de la versification. Une bibliographie détaillée conclut cette section. Les pièces sont ensuite présentées dans l’ordre qui est celui du manuscrit de Lausanne ; suivent des poèmes attestés seulement par d’autres manuscrits, puis le Livre de Messire Ode, édité d’après le témoin le plus complet (BnF, fr. 1727). L’édition inclut enfin des pièces d’attribution douteuse (XCII-CIII), proches des précédentes par le thème, le ton ou la transmission manuscrite. Chaque texte est accompagné d’un double apparat (corrections et variantes) signalant clairement les interventions éditoriales, ainsi que d’une notice sur la versification. Enfin, les huit tables (parmi lesquelles des listes d’incipits, explicits, refrains et mots à la rime) et le glossaire qui ferme le volume fournissent les indispensables outils de repérage et d’analyse à qui veut aller et venir sans entraves dans cette œuvre aux échos et ramifications multiples.

4 Le point fort de l’édition de Joan Grenier-Winther réside incontestablement dans la précision de ses analyses métriques et on lui saura gré d’avoir eu la patience d’effectuer ce travail minutieux. La poésie d’Oton de Granson est, à cet égard aussi, d’une haute tenue et les subtilités techniques n’y sont pas rares, jusque dans le respect des contraintes métriques qui n’exclut pas les jeux de décalages et de dissymétries. D’où l’intérêt des notices descriptives accompagnant chaque pièce, où les types de rimes et leur combinatoire, les césures lyriques et épiques, les cas de hiatus externe, ou encore les entorses aux règles de la versification sont systématiquement relevés et identifiés. Il va de soi qu’un tel travail comporte son lot d’erreurs et de lacunes. Ainsi, les cas de vers

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hypométriques ou hypermétriques ne sont pas aussi fréquents qu’on veut bien le dire et les corrections proposées ne se justifient pas toujours (cas de e final muet, par exemple en XXXVII-9, de diérèse en LXX-7 ou de synérèse en LXXI-9). On regrettera surtout que ces relevés, si précis soient-ils, ne débouchent pas sur une véritable étude poétique. Les virtuosités rythmiques et métriques de Granson auraient mérité d’être autrement mises en valeur et appelaient la présence d’un apparat de notes beaucoup plus étoffé (faisant une place aux remarques stylistiques), sans compter que le lecteur eût trouvé là une précieuse aide à la compréhension de poèmes parfois difficiles. De ce point de vue, livrer des éléments formels à l’état brut ne dispense pas d’un effort d’interprétation qu’escamote malheureusement l’introduction, qui ne va guère au-delà d’un résumé des pièces les plus longues et où on peut lire ce genre d’appréciation sur la « valeur » de l’œuvre – degré zéro de l’analyse littéraire : « C’est donc son influence sur Chaucer, son influence sur le genre poétique de la lamentation amoureuse, en particulier en Espagne, et son influence sur la tradition littéraire de la saint Valentin, ainsi que le fait qu’il devance et influence des poètes importants plus reconnus, qui constituent les grandes lignes de l’importance de Granson et qui se mêlent pour témoigner de la valeur littéraire de ses œuvres » (p. 102-103).

5 On regrette tout autant que les problèmes d’attribution ne fassent jamais l’objet d’un débat de fond. Ainsi, les ballades attribuées par certains critiques à Machaut figurent ici au nombre des écrits de Granson sans autre argument, semble-t-il, que celui de l’autorité (« Piaget et Cunningham incorporent ces dix ballades dans leur éditions de Granson. Nous les lui attribuons également ici… », p. 158, note). Même constat avec la Pastourelle Granson (XCIX), « poème vraisemblablement de Jean de Garencières, attribué à Granson par Pagès » (p. 500). On reste aussi sur sa faim en matière d’analyse philologique et la section de l’introduction consacrée à la langue est, à ce titre, nettement insuffisante : Joan Grenier-Winther se contente d’y rapporter en vrac un certain nombre de remarques (coexistence de formes épicènes et analogiques parmi les adjectifs féminins de la deuxième classe, par ex.), mais on chercherait en vain une présentation méthodique des phénomènes dans leur ensemble. Les graphies, curieusement appréciées à l’aune de « la fluidité de la langue écrite typique du Moyen Âge » (p. 71) suscitent des observations parfois confondantes de banalité (« le scribe n’emploie qu’irrégulièrement un accent sur le i… », p. 72) ou d’imprécision (l’emploi du terme diphtongue pour des cas de graphies conservatrices apparaît largement abusif).

6 Ces négligences se retrouvent enfin dans le glossaire, aux erreurs et lacunes récurrentes : de nombreux mots clés, aux nuances sémantiques subtiles (angoisse, dueil, meschief, nonchaloir, pitié et piteus, faillir, mater, soingneus…) en sont absents, quand ils ne sont pas mal répertoriés (affiere, P3 subj. prés. d’aferir rattaché à tort au verbe affier en XI-14, ou larrai, P1 du futur I de laissier, à l’entrée larrer !) ou traités avec désinvolture (lait traduit par « laid »). À quoi s’ajoute le fait que les sens proposés ne distinguent pas les occurrences (cas souvent délicat de dangier), dont le relevé est par ailleurs très incomplet, ce qui prête facilement au contresens (cf. les emplois de mestier et de gent par ex.). Il eût également été utile de distinguer, pour chaque entrée, les différentes classes et formes grammaticales des termes, en veillant entre autres à restituer les radicaux non marqués (deduit pour deduis, delit/delis, marri/marris, mué/muez…), ce qui aurait permis d’éviter un certain nombre d’approximations (du type entrevenant part. prés. substantivé classé un peu rapidement dans la catégorie des adj., peyour identifié comme subst. masc. sans aucun renvoi à la flexion primitive de l’adj., ou encore pascour adj. et non adv. dans le syntagme temps pascour) ; à l’inverse, certaines variantes

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graphiques (telles foulour et fouleur) auraient gagné à figurer sous la même entrée. Enfin, on peut juger discutable d’inclure dans l’index des noms propres un relevé des personnifications, aux contours souvent flous et ambigus (ainsi, on y trouve Pitié – au demeurant sans aucun élément de définition – alors que son emploi chez Granson est loin d’être systématiquement allégorique).

7 Ces remarques critiques ne suffisent pas à remettre à cause l’opportunité de la présente publication et pèsent en définitive d’un poids tout relatif au regard du mérite de Joan Grenier-Winther, dont le travail de longue haleine permet enfin l’accès à une œuvre majeure de la deuxième moitié du XIVe siècle, jusqu’ici confidentielle car malaisément accessible. On lui en saura gré, le champ étant désormais libre pour des études plus approfondies en termes d’analyse philologique et poétique.

INDEX

nomsmotscles Alain Chartier, Amédée VII de Savoie, Charles VI, Geoffrey Chaucer, Georges Chastelain, Gérard d’Estavayer, Oton de Grandson, Richard II Thèmes : Complaint of Venus, Livre Messire Ode, Roman de la Rose

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Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel Paris, Champion, 2009

Chantal Connochie-Bourgne Traduction : Sandrine Hériché-Pradeau

RÉFÉRENCE

La Vengeance Raguidel, traduit et annoté par Sandrine Hériché-Pradeau, Paris, Champion, « Traductions des classiques du Moyen Âge » n° 84, 2009, 166 p.

1 Raoul de Houdenc, l’auteur de ce roman composé dans la première décennie du XIIIe siècle, en continuité et en rupture avec la tradition littéraire, accentue chez son héros Gauvain les failles du personnage déjà sensibles dans l’œuvre de Chrétien de Troyes. Sandrine Hériché-Pradeau présente une traduction fondée sur l’édition de Gilles Roussineau (Droz, 2004, « Textes Littéraires Français » 561) établie d’après le manuscrit conservé à Nottingham (University Library, Mi LM6), complété pour les vers 6017-6108 par le manuscrit de Chantilly (Musée Condé, 472). Précédée d’une introduction littéraire de 21 pages, cette traduction soignée est accompagnée de nombreuses notes savantes, historiques, littéraires et linguistiques. Le recours aux notes de l’édition de Gilles Roussineau permet de souligner les difficultés du texte et témoigne de l’honnêteté de la traduction. Une bibliographie et un index des noms propres (personnages et lieux) terminent le volume. Cette traduction de La Vengeance Raguidel, répond aux attentes des médiévistes et touchera aussi un public plus large.

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INDEX

Thèmes : Gauvain nomsmotscles Raoul de Houdenc

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Le Cheval volant en bois. Édition des deux mises en prose du Cleomadès d’après le manuscrit Paris, BnF, fr. 12561 et l’imprimé de Guillaume Leroy (Lyon, ca 1480) Paris, Classiques Garnier, 2010

Stéphane Marcotte Fanny Maillet et Richard Trachsler (éd.)

RÉFÉRENCE

Le Cheval volant en bois. Édition des deux mises en prose du Cleomadès d’après le manuscrit Paris, BnF, fr. 12561 et l’imprimé de Guillaume Leroy (Lyon, ca 1480), éd. par Fanny Maillet et Richard Trachsler, Paris, Classiques Garnier, « Textes littéraires du moyen âge n° 14 », série « Mises en prose 2 », 2010, 330 p.

1 Le titre complet de l’ouvrage tel qu’il figure sur la première de couverture des éditions Classiques Garnier renseigne très exactement sur son contenu. Il s’agit en effet de l’édition de deux remaniements en prose de la seconde moitié du XVe siècle des 18699 octosyllabes du Cléomadès d’Adenet le Roi, trouvère de la fin du XIIIe siècle (éd. A. Henry, O. d’Adenet le Roi, t. 5, Bruxelles-Paris, 1971 puis Genève, Slatkine, 1996). L’un des intérêts de ce travail est de nous offrir ensemble la version attribuée au Wallon Philippe Camus, conservée dans le seul ms. BnF, fr. 12561 (vers 1450-1460), et celle qui nous a été transmise par plusieurs imprimés, dont celui de Lyon sorti des ateliers de Guillaume Leroy vers 1480 (BnF, Rés-Y2-151) ; cette seconde version nous est également parvenue dans un ms. (Oxford, Bodleian Libr., Lyell 48) dont le papier porte des filigranes qui le datent du milieu du XVe siècle, ce qui le ferait antérieur à l’imprimé, mais les éditeurs montrent de façon convaincante (p. 23) qu’il fut copié sur l’imprimé

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lyonnais. Au chapitre des caractéristiques générales, ajoutons que ces deux remaniements réduisent fortement la matière narrative de départ, et le second (Clamadès) plus encore que le premier (Cleomadès), puisqu’il est de moitié moins long (p. 28).

2 Je ne résumerai pas l’histoire bien connue de ce cheval volant et de ceux qui le montent (un prince, une princesse, un méchant magicien), dont l’origine présumée serait un conte arabo-persan retouché en Espagne (p. 31) et qui devint en France, non seulement le Cleomadès d’Adenet, mais aussi le Meliacin ou le cheval de fust de Girard d’Amiens (éd. P. Aebischer, TLF 212, 1974 et éd. A. Saly, CUER MA Senefiance 27, 1990), contemporain du précédent mais dont la fortune littéraire sera bien différente (p. 34). Rappelons seulement que Cléomadès/Clamadès est le fils du roi d’Espagne et que la seconde des deux versions présentées ici sera traduite en castillan, avec quelques modifications, dont la suppression des chansons, et imprimée à Burgos en 1521. La renommée de ce roman et de ses mises en prose, tant en Espagne qu’en France, sera grande, puisqu’il inspirera Cervantès et que le comte de Tressan en proposera encore une adaptation en 1777.

3 Je ne vais pas non plus m’attarder sur les grands mérites de l’excellente édition qui nous est procurée par Fanny Maillet et Richard Trachsler, qui satisfera amplement la curiosité, philologique et littéraire, des lecteurs. Les textes (Cleomadès, p. 125-219 et Clamadès, p. 223-267), soigneusement établis, sont entourés d’un appareil critique riche, précis et intelligent (c’est-à-dire jamais péremptoire). La copieuse introduction (p. 9-121) comporte les rubriques attendues – descriptions codicologiques, sources et relations entre les témoins, analyse, étude littéraire (dont une étude de la variation du matériel onomastique, p. 51), étude de la langue (dont quelques remarques lexicales courtes mais suggestives) – tandis que l’après-texte (p. 269-328) comporte, outre les notes, les index et les glossaires (sélectifs mais de très bonne facture), une table des occurrences de compte et histoire, un lexique des termes de civilisation (bougon, crennequin, taloche, etc.) et une ample bibliographie. Bref, il s’agit d’un instrument de travail de grande qualité et je n’hésiterais pas à recommander comme textes d’études dans nos universités ces œuvres légères, mais agréables à lire, écrites en un moyen français de bon aloi, picardisé, ma non troppo.

4 Je termine par une courte sélection d’observations glanées au fil de ma lecture (les mots marqués d’un astérisque sont des occurrences qui ne figurent pas au glossaire et que je signale car elles sont en contexte faussement amicales) : p. 29, emploi erroné d’éponyme « du même nom » (mais emploi correct p. 38 « qui donne son nom à ») ; p. 109, aj. à la liste (donnée comme exhaustive ?) d’occ. de le pron. pers. rég. fém. 28/18 ; p. 127, l. 87, la note correspondante (p. 269) sur la coordination d’une relative à sa principale, qui paraît relativement normale aux éditeurs en moyen français, mériterait une référence justificative ; p. 131, 2/11, *complice, au vu d’ex. similaires du DMF, en contexte militaire, me paraît avoir le sens de « associé », « allié « ; p. 132, 3/4, l’association de deux déterminants démonstratif et possessif faibles (« cestui son retour ») ne me semble pas courante ; p. 147, 12/56, la note correspondante (p. 271) sur ce graphie de ci est frustrante (en l’absence d’autres exemples, j’y verrais plutôt un neutre complément de monter, malgré la rareté de l’emploi tr. monter un animal dans l’ancienne langue (v. Gdf 10,172a) ; p. 154, 17/36, *bien « ce qui est bon pour moi » ; p. 176, 32/46, je ne comprends pas le texte, malgré p. 298b, s. v. Judich : « S. et H. ne me pourroient vengier de ceulz qui ce malefice ont couvé de Judich » ; p. 181, 35/60, je ne comprends pas le

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texte « je ne say que tu te demandes de moy avoir traÿe » ; p. 227, l. 141, « adoncques trouva le seigneur du chastel qui estoit conté » ; je ne suis pas convaincu par la note de la p. 279 qui récuse la lecture conte au motif que le seigneur du château est le roi de Toscane et qui propose, avec prudence il est vrai, de comprendre conté « mentionné » ; cette interprétation étant peu naturelle, à mon sens, je pense qu’il faut bien lire conte ; j’estime pour ma part peu plausible que le texte, qui nous a présenté Carnuant comme roi et seigneur de Toscane (l. 132), le fasse entrer en scène sous la simple étiquette de « seigneur du chastel » et qu’à tout le moins il aurait usé de son titre de roi comme partout ailleurs ; rien n’interdit de supposer que le roi n’est que l’hôte du château appelé Chastel Noble ou même que ce « seigneur du chastel » qui accueille les visiteurs est le gouverneur militaire de la place (la mention de ce personnage est absente du Cléomadès, p. 150) ; lorsque le roi, alerté par le gardien de sa fille, intervient dans le récit (p. 229, l. 211), absolument rien ne suggère que Clamadès et lui se soient déjà rencontrés ; p. 236, l. 437 et passim, ont « où » ; on pourrait peut-être expliquer cette forme (commentée p. 280) comme le produit étymologique de UNDE, que l’on retrouve dans dont « d’où », ou comme une forme extraite de ce dernier morphème ; p. 246, l. 752, *s’adresser « se diriger vers » ; p. 249, l. 869, « il la querroit avant par tout le monde ains qu’il ne la trouvast » ; tour alambiqué : « il la chercherait d’abord dans le monde entier plutôt que de ne pas la trouver » ou « avant de renoncer à la trouver ? » ; p. 255, l. 1054, quil ; l’explication donnée en note (p. 282) ne me convainc pas et je crois préférable de lire qu’il, avec prolepse du sujet « le mal » ; p. 255, l. 1059, *demander aucun « s’enquérir de, demander des nouvelles de » ; p. 270 et p. 276, notes des § 8,57, 44,6 et 48,8, « Voir Table, 87 », corr. Table 141.

INDEX

Thèmes : Cheval volant en bois, Clamadès, Cleomadès, Meliacin ou le cheval de fust nomsmotscles Adenet le Roi, Girard d'Amiens, Guillaume Leroy, Philippe Camus

AUTEURS

STÉPHANE MARCOTTE Maître de Conférences en langue du Moyen Âge - Université Paris IV Sorbonne

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Le Conte de la Charrette dans le Lancelot en prose : une version divergente de la Vulgate Paris, Champion, 2009

Stéphane Marcotte Annie Combes (éd.)

RÉFÉRENCE

Le Conte de la Charrette dans le Lancelot en prose : une version divergente de la Vulgate, éd. par Annie Combes, Paris, Champion, « Classiques français du Moyen Âge » n° 158, 2009, 794 p.

1 Excellente initiative que celle d’Annie Combes, grâce à laquelle nous disposons désormais d’une version concurrente d’un épisode du Lancelot ( ca 1220) édité par A. Micha (notamment la version dite « de Paris » de la version longue du roman, dite Vulgate) inspiré du Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes ( ca 1180), dont plusieurs éditions sont disponibles. A. Combes rappelle en effet que les éditeurs, par souci de restituer la forme la plus conforme à l’esprit de l’original, ont écarté des rédactions jugées déviantes ou du moins très retouchées, en tout cas plus tardives. C’est ainsi que furent privilégiées les rédactions α, β et ββ (éditées en tout ou partie par A. Micha, aux vol. II et III de son Lancelot, TLF 249, 1978, p. 1-108 et TLF 262, 1979, p. 253-334) et donc remisée une récriture (conservée dans trois manuscrits, dont le plus ancien date de 1345), que son éditrice, qui lui assigne l’étiquette γ, juge particulièrement remarquable, non seulement « parce qu’elle nous offre la seule mise en prose systématique […] connue à ce jour », en fait un véritable dérimage et non une adaptation, du roman de Chrétien, mais parce qu’elle mêle à l’exercice divers raffinements (reprises ou récritures de pages de la Vulgate, insertion d’épisodes propres) qui obligent à s’interroger sur le but poursuivi par l’auteur. L’un des aspects intéressants de la question est que ce dérimage consciencieux précède

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chronologiquement la grande vague des mises en prose christianiennes de la seconde moitié du XVe siècle et du premier tiers du XVIe siècle. Trois manuscrits, donc, (Paris, BnF, fr. 119 [ca 1400] ; Paris, BnF, fr. 122 [ca 1345] et Paris, BnF, Arsenal 3480 [ca 1400]) pour cette rédaction γ (présentés p. 17-43). Il ressort de l’examen minutieux (p. 45-63) de la tradition manuscrite que le ms. le plus ancien n’est pas le plus fidèle à la version source (p. 63) ; le choix de l’éditrice s’est donc porté sur le ms. de l’Arsenal, malgré son incomplétude (le fr. 122 le supplée du § 221 au § 233 et dernier). Les miniatures sont reproduites p. 534-537.

2 L’épisode de la Charrette, dans le Lancelot-Vulgate et dans la version ici présentée, commence lorsque la Dame du Lac part en quête de son « nourri » et prend fin après la mort de Méléagant, fils de Baudemagus, roi de Gorre. Le dérimage fidèle de la rédaction γ prend le roman de Chrétien vers le vers 426 et s’achève vers le vers 7076 (il commence au milieu de la première phrase du § 28) ; il couvre 6650 vers de sa partie narrative qui en compte 7088 (p. 87). Après comparaison avec les huit témoins de la tradition manuscrite du roman de Chrétien, l’éditrice démontre que le dérimeur de γ a utilisé un manuscrit disparu qu’il serait, à son avis, envisageable de reconstituer en partie (tant la fidélité au texte d’origine est patente, p. 101 et s.) et qui mériterait d’être associé à la dite tradition (p. 97). Au surplus, son étude confirme que les trois mss de γ proviennent bien du dérimage du même ms. (malgré les particularités de BnF, fr. 122). Le travail du dérimage est examiné aux p. 102-110 (et en détail dans les notes) et révèle cinq opérations de base : dérimage proprement dit, modification de volume (abrègement ou amplification), insertion de fragments tels quels de la Vulgate, insertion de fragments transformés de la Vulgate, ajout de séquences originales (p. 111), dont une, particulièrement importante, qui substitue Perceval à Galaad comme élu de la Queste (p. 129 et p. 188). L’étude des procédés du remanieur permet à A. C. de dater le remaniement du début du XIVe siècle (p. 145) ; une allusion probable aux Prophecies de Merlin (ca 1276-1279) fournissant un terminus a quo (p. 143).

3 Je voudrais vraiment rendre hommage au travail de fourmi bénédictine d’Annie Combes, qui nous permet non seulement de lire, dans une remarquable édition, mais de comprendre pleinement les enjeux littéraires de ce texte (pas toujours facile), sa manière de régler les problèmes et les contradictions généalogiques laissés pendants par les rédacteurs de la Vulgate (p. 129-140), son travail sur la figure de Lancelot – qui ne sera montré ni déshonoré, comme dans la Charrette, ni irrémédiablement déchu par le péché comme dans le Lancelot (p. 182) – dont le texte s’évertue à maintenir le prestige, comme dans l’épisode du cimetière futur (p. 183 et s. et § 66-67). Tout cela est exposé avec érudition et simplicité, jusqu’aux raisons pour lesquelles le remanieur n’a pas, comme il pouvait l’avoir envisagé, récrit l’ensemble du cycle à la lumière des transformations qu’il y avait introduites (p. 193). Une très copieuse étude linguistique (p. 195-286), qui met en évidence le caractère en partie reconstruit de la langue de ce dérimage (même en tenant compte des tendances conservatrices des scripta du nord), une bibliographie (p. 303-323), des notes (p. 539-679), des annexes de varia lectio (p. 681-712) et un important glossaire (p. 713-773) achèvent de faire de ce travail une édition de référence qui enrichit notre connaissance du corpus arthurien. J’ajoute à titre personnel que cette fascinante nouvelle arthurienne ferait, dans cette édition qui éclaircit à peu près toutes les difficultés, un excellent texte d’étude pour nos agrégatifs.

4 Quelques observations pour finir : p. 234, « il », dans « ce est il » (attr. V S) et autres ex. similaires, n’est pas prédicatif (c’est lui est une réanalyse en S V attr. et lui ne se

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substitue donc pas à il avec la même fonction) ; ce cas serait donc à distinguer des suivants (p. 235) ; p. 282, « Si m’aïst Dieus » n’est pas une subordonnée, comme pourrait le laisser entendre le commentaire ; § 5/9, « envenra », corr. en venra ; § 18/18, « contre ung chevalier qui ça m’attent » ; le « ça » me paraît suspect (« la » dans BnF, fr. 119, en note), car si le chevalier était dans la sphère du ça, je crois que l’on aurait « contre cest chevalier qui m’attent » ; § 47/13, « ne cuid chevalier ou monde a qui elle n’atalentast », et 56/25 ; cuidier me paraît avoir franchement acquis le sens de « savoir », « connaître » ; § 51/16, « car certes cy ne s’adreça onques point qui fors de son chemin yssi », la trad. donnée en note p. 562 de « cy » par « en allant de ce côté » me paraît produire un sens fort douteux ; je crois que cy est cil et qu’il s’agit d’un banal énoncé sententiel ; § 65/1, « quant il l’a veue la merveille » me paraît ici suspect malgré la possibilité générale de ce type de redondance ; § 82/6, si l’on fait de « enson » une locution pronominale (p. 736, gloss. s. v. ensom), il faudrait transcrire en son ; § 93/4, « sest armés sur ung grant destrier », où « sest » est interprété comme siet ; je lirais plutôt s’est ; § 96/7 (et n. p. 589), « mar en avras ja travail » « tu n’auras pas de difficulté », je comprends plutôt « c’est en vain que tu te donneras de la peine » ; § 110/6, « car il couvient faire par grant esgart de telz choses y a assés » ; le dérimage est si fidèle qu’il n’est pas plus clair que son modèle (cf. éd. M. Roques, Champion, CFMA, v. 3048-49) ; § 130/20, « nulle » me paraît suspect dans « le chevalier n’avroit il nulle moult grant duree » (« mie » dans BnF, fr. 122, en note) ; § 150/3, « tu m’as par agaitié » ; j’aurais transcrit paragaitié, comme le fait A. C. pour d’autres cas semblables, « parcourouçoit » (§ 14/9) et « paraccomplie » (§ 216/22) ; pour la première de ces formes, son absence dans les dictionnaires n’a rien d’étonnant si l’on se souvient que par est une particule séparable ici non lexicalisée comme préfixe (la mise de parcouroucier au gloss., p. 756, est à mon sens inopportune) ; § 178/17, « si y en avoit tant », cet ordre des pronoms adverbiaux est, sauf erreur de ma part, unique dans le ms. ; § 197/26, je ne comprends pas la valeur du « ains », qui ne paraît pas celle de « au contraire » (cf. aussi éd. Micha, II, p. 94) ; § 214/22, je n’aurais pas mis de virgule devant « que il a elles venist » ; § 220/20, même remarque, devant « que Lancelot... » ; § 221/13, le « ne » de « se elle ne vuoet ataindre » me paraît très suspect, malgré le commentaire de la p. 282 qui tente de le justifier comme explétif (je crois l’exemple de § 232/11 très différent).

INDEX

Thèmes : Chevalier de la charrette, Conte de la Charrette, Lancelot en prose, Lancelot-Vulgate, Prophecies de Merlin nomsmotscles Chrétien de Troyes

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AUTEURS

STÉPHANE MARCOTTE Maître de Conférences en langue du Moyen Âge - Université Paris IV Sorbonne

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Old French Medical Texts Paris, Classiques Garnier, 2011

Maria Colombo Timelli Tony Hunt (éd.)

RÉFÉRENCE

Old French Medical Texts, edited by Tony Hunt, Paris, Classiques Garnier, « Textes Littéraires du Moyen Âge » n° 18, 2011, 290 p.

1 Tony Hunt publie ici quatre traités de médecine inédits jusqu’à présent, qui vont améliorer non seulement notre connaissance de la littérature médicale du Moyen Âge, mais aussi celle de la terminologie spécifique de cette branche du savoir. L’édition est basée sur le manuscrit London, Wellcome Library for the History and Understanding of Medicine, 546. Copié par un seul scribe vers 1340, ce manuscrit réunit cinq œuvres rédigées en français et deux en latin, dont la diffusion est encore mal connue. L’éditeur fournit une description minutieuse du codex, mais ne donne pas d’information sur son histoire, sa provenance ou ses possesseurs.

2 Les textes édités ici sont les suivants : (1) un « compendium » qui comprend la Lettre d’Hippocrate, une section sur les urines fondée sur Gilles de Corbeil, de nombreux paragraphes sur les maladies des femmes tirés du De Sinthomatibus mulierum, une petite section sur les régimes, (2) un commentaire en prose sur 125 vers du De Urinis de Gilles de Corbeil, (3) la seule traduction française connue des gloses sur la Chirurgia de Roger Frugard, (4) une version abrégée de la Marechaucie des chevaus (traduction du De Medicina equorum de Jordanus Rufus). L’introduction fournit les informations essentielles pour situer chacun de ces textes dans sa propre tradition, tâche compliquée du fait que la plupart des sources latines ont connu une transmission riche et complexe mais ne sont pas encore éditées de façon critique (p. 11-38). L’édition est divisée en « chapitres » qui ne respectent pas exactement l’ordre du manuscrit de Londres. De fait, le commentaire sur les vers de Gilles de Corbeil (ici, « chapter 2 », p. 117-143) occupe les f. 22va-29vb du ms., et se situe donc à l’intérieur même du « compendium », f. 21rb-31ra (« chapter 1 », p. 39-102) ; suivent les « gloses », f. 50ra-78rb (« chapter 3 »,

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p. 149-220) et la Marechaucie, f. 78va-89ra (« chapter 4 », p. 245-271) ; les différents « paragraphes » de chaque traité reçoivent dans l’édition des intitulés en anglais, donnés entre crochets droits.

3 Ces ouvrages, on l’a dit, présentent un très grand intérêt lexicographique : ils contiennent bien entendu des termes techniques non encore enregistrés par les dictionnaires historiques, mais témoignent aussi d’acceptions spécifiques pour des mots d’emploi courant en moyen français. Tony Hunt offre pour chaque texte des glossaires séparés, un voire plusieurs par texte. Ainsi pour le premier « chapitre », on trouvera une liste de mots pour le traité, une autre pour les ingrédients des médicaments, une troisième pour les maladies des femmes, une enfin pour les régimes, plus un index des noms propres. Ce choix provoque inévitablement des répétitions mais peut simplifier la recherche au lecteur intéressé par un seul ouvrage. Il faudra remarquer que les traductions sont en anglais et que les critères de sélection du lexique – qui ne sont pas explicités – répondent évidemment aux exigences d’un public anglophone.

4 L’édition est accompagnée d’un apparat de notes en bas de page : on y trouvera les leçons rejetées, des renvois à d’autres textes (variantes, sources latines), voire quelques rares commentaires sur le contenu ou des informations complémentaires.

5 L’attention de Tony Hunt allant tout entière à la teneur des traités qu’il édite, ce qui est tout à fait compréhensible, le philologue regrettera deux lacunes : le manque de toute indication quant au traitement du texte et surtout l’absence de tout commentaire linguistique. S’il est vrai que ce genre d’ouvrages ne présente pas d’intérêt stylistique propre et que son expression dépend en très grande partie de la source latine comme des autres traités de même genre, le manuscrit de Londres présente néanmoins des traits linguistiques intéressants. Je ne donnerais qu’un exemple. Il s’agit d’un texte qui par ailleurs n’est pas édité ici : dans la traduction abrégée du Régime du corps d’Aldebrandin de Sienne (f. 1-21rb) le modèle présentait de très fréquents traits picards que le copiste a « normalisés ». Par exemple c- initial a été corrigé en ch- (coses > choses, car > char… : voir la liste p. 13). De même, un lecteur/réviseur est intervenu de nombreuses fois dans ces mêmes feuillets (cf. p. 14), tant pour corriger des coquilles que pour effacer des traits régionaux évidemment jugés comme trop marqués (voir aussi la liste des interventions dans le « medical compendium » p. 15-17 où sont données sur le même plan les corrections de lapsus calami que les interventions sur des traits dialectaux).

6 Signalons pour conclure la bibliographie réunie aux p. 281-283 et les indices (auteurs et œuvres médiévales, auteurs modernes, sujets (8 entrées), manuscrits cités) aux p. 285-287.

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INDEX

Parole chiave : medicina, lessico Mots-clés : médecine, lexique Keywords : medicine, vocabulary Thèmes : Chirurgia, De Medicina equorum, De Sinthomatibus mulierum, De Urinis, Lettre d’Hippocrate, Marechaucie des chevaus, Régime du corps

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La Fille du comte de Ponthieu. Nouvelle du XIIIe siècle. « Roman » du XVe siècle Paris, Champion, 2010

Alexandra Velissariou Traduction : Roger Dubuis

RÉFÉRENCE

La Fille du comte de Ponthieu. Nouvelle du XIIIe siècle. « Roman » du XVe siècle, trad. Roger Dubuis, Paris, Champion, « Traductions des classiques du Moyen Âge » n° 85, 2010, 240 p.

1 Le présent ouvrage propose la traduction en français moderne de deux textes en prose rapportant la légende de la fille du comte de Ponthieu : la version du XIIIe siècle et la version du XVe siècle telle qu’on la trouve dans le Roman de Jean d’Avesnes. Le volume contient également la traduction d’un exemplum pouvant être relié à la légende, le Dit des Annelets. L’introduction rappelle qu’il existe trois versions médiévales de l’histoire : la rédaction primitive (vers 1200-1220) d’un auteur anonyme, la version remaniée de la fin du XIIIe siècle, qui s’insère dans une chronique intitulée Histoire d’outre-mer et du roi Saladin, et enfin, la version du XVe siècle, intégrée au Roman de Jean d’Avesnes et peut- être inspirée de la seconde version du XIIIe siècle. La présente traduction se base sur ces deux derniers textes. L’ouvrage rappelle ensuite les principaux éléments du récit : le viol de la fille du comte de Ponthieu sous les yeux de son mari alors que le couple partait en pèlerinage ; la tentative d’assassinat effectuée par l’épouse honteuse envers son mari ; la punition infligée par le comte de Ponthieu, à savoir l’enfermement de sa fille dans un tonneau, qui est ensuite jeté à la mer ; le mariage de la dame avec le sultan d’Aumarie ; l’arrivée du Comte, de son fils et du mari de la dame, faits prisonniers en Aumarie ; la ruse inventée par la dame pour les libérer et pour regagner avec eux la

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France. Roger Dubuis pose ensuite le problème du genre de ces trois textes : alors que ceux du XIIIe siècle sont assurément des nouvelles, celui de la fin du Moyen Âge est à considérer, faute de mieux, comme un « roman » au sens traditionnel du terme. L’introduction s’achève sur un rappel des différentes œuvres modernes inspirées de la légende et relevant à la fois des domaines du roman, de la poésie et du théâtre. Ce sont là autant de preuves montrant que l’histoire a connu un franc succès jusqu’au XVIIIe siècle, avant d’être tirée de l’oubli grâce à l’édition de Clovis Brunel (Paris, Champion, 1923), qui donne à la fois les versions du XIIIe siècle et du XVe siècle. C’est cette édition qui a servi de base à la présente traduction.

2 La traduction de la version remaniée du XIIIe siècle occupe cinquante pages du volume. À la fin du texte, le traducteur cite la fin de la version de base, c’est-à-dire du manuscrit A (Paris, BnF, fr. 770), qui, en une phrase, annonce le sujet à suivre. Est aussi citée la fin de la version du manuscrit B (Paris, BnF, fr. 12203), qui fournit au lecteur davantage d’informations sur le descendant de la fille du Comte de Ponthieu, Saladin. La présence de ces deux variantes est du plus grand intérêt pour le lecteur, dans la mesure où le texte du manuscrit B insiste sur les origines françaises du célèbre sultan.

3 S’ensuit le prologue du Roman de Jean d’Avesnes, où l’auteur rapporte que c’est en lisant un livre en latin qu’il a eu l’idée d’écrire son texte, qui constitue donc la traduction française d’une histoire déjà existante. Ensuite, il invoque la bienveillance de son lectorat. Comme le note Roger Dubuis, ce sont là quelques constantes des prologues et épilogues de la littérature narrative du XVe siècle.

4 Le volume propose ensuite la traduction de la seconde partie du Roman de Jean d’Avesnes, soit l’histoire de la fille du comte de Ponthieu. La présence dans le roman de cette aventure se justifie par le fait que Jean d’Avesnes est le père du comte en question. Cette version est beaucoup plus longue que le texte remanié du XIIIe siècle (elle occupe quatre-vingt-dix-neuf pages du volume) et elle se caractérise entre autres par la présence abondante de descriptions de tournois et de batailles, ainsi que par une insistance sur la profondeur psychologique des personnages.

5 Ces deux versions de la légende sont parfaitement complétées par une bibliographie recensant les études majeures la concernant. À cela s’ajoutent deux index, des noms de personnes et des noms de lieux.

6 Le volume a aussi le grand intérêt d’offrir au lecteur la traduction du Dit des Annelets, un petit poème du XIVe siècle écrit en alexandrins et qui fut édité au XIXe siècle par Achille Jubinal (Paris, Édouard Panier, 1839-1842). Comme le rappelle le traducteur, ce petit exemplum présente de nombreux thèmes communs avec la légende de la fille du comte de Ponthieu, mais sa visée moralisante constitue une différence fondamentale par rapport aux autres versions du texte et explique également la présence importante d’adresses au public. Nous savons gré à Roger Dubuis d’avoir pensé à faire connaître au public ce petit texte, qui constitue un témoin essentiel de la circulation des thèmes et des sujets au Moyen Âge. En fin de volume, le traducteur donne une généalogie des personnages, depuis Jean d’Avesnes jusqu’à la fille du comte de Ponthieu. Une note supplémentaire précise également l’ascendance de Saladin. L’ensemble du volume est enrichi de notes expliquant avec une grande clarté la traduction de certains passages, et éclairant efficacement les contextes culturel et géographique entourant les différentes versions du texte. Il constitue un apport précieux pour les chercheurs, les étudiants et, plus généralement, pour les amateurs de la littérature médiévale, qui

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permettra de faire connaître une histoire révélatrice des mentalités et des préoccupations de nos ancêtres.

INDEX

Thèmes : Dit des Annelets, Fille du comte de Ponthieu, Histoire d’outre-mer et du roi Saladin, Roman de Jean d’Avesnes, Comte de Ponthieu, Saladin Mots-clés : exempla, nouvelle, roman Keywords : exempla, novella, romance Parole chiave : exempla, novella, romanzo

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La Prise d’Orange. Chanson de geste (fin XIIe-début XIIIe siècle) Paris, Champion, 2010

Jean-Charles Herbin Claude Lachet (éd.) Traduction : Claude Lachet

RÉFÉRENCE

La Prise d’Orange. Chanson de geste (fin XIIe-début XIIIe siècle), édition bilingue, texte établi, traduction, présentation et notes par Claude Lachet, Paris, Champion, « Champion Classiques Moyen Âge, », 2010.

1 Les amateurs du Cycle de Guillaume disposaient depuis longtemps des Rédactions en vers de la Prise d’Orange (éd. Claude Régnier, Klincksieck, Paris 1966, et editio minor, Klincksieck, 7e édition, Paris 1986 [1re éd. 1967]), qui donnent les trois familles dans lesquelles peuvent se répartir les neuf témoins parvenus de la Prise d’Orange (A1, A2, A3, A4, B1, B2, C, E, D). Claude Régnier avait choisi d’éditer la famille A à partir de A1 (BnF, fr. 774).

2 L’entreprise de Claude Lachet, qui connaît bien la Prise d’Orange, même s’il reconnaît ce qu’il doit à ses devanciers, est tout autre : comme le requiert la collection qui l’accueille, c’est une édition bilingue qui s’en tient au seul manuscrit A2 (BnF, fr. 1449, sauf les 114 derniers vers empruntés à A3, BnF, fr. 368). Choisir d’éditer A2 est une heureuse initiative, qui ne peut qu’enrichir notre connaissance ponctuelle de la chanson éditée.

3 L’introduction propose une rapide étude des manuscrits, justifie le choix du manuscrit de base par les défauts des autres témoins (leçons rajeunies de la famille B, tendance romanesque de C, caractère trop indépendant de D...), mais aussi par la qualité de A2. Un simple sondage laisse apparaître que Claude Régnier a dû intervenir une cinquantaine de fois dans son édition de A1, alors que Claude Lachet l’a fait un peu plus de soixante-

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dix fois dans son édition de A2 : la différence n’est donc pas très importante, d’autant plus qu’il s’agit le plus souvent, dans les deux éditions, de retouches minimes. Suivent la liste des résolutions d’abréviations, une vingtaine de pages consacrées à l’étude de la langue du manuscrit A2 ; cette étude rassemble les traits imputables au copiste et les traits attribuables à « l’auteur » (qui auraient peut-être pu être traités à part), puis aborde la versification (qu’il conviendrait peut-être de verser aussi dans un chapitre réservé à la langue de l’auteur ou du rédacteur de A2). Une remarque : les vers 396-399 (en -yé) prolongent de manière fautive la laisse précédente (en -é) ; cette faute est commune aux témoins de la famille A, de même que la répétition du même mot d’assonance dans les vers 397 et 398 ; plutôt que de signaler cette situation dans l’étude de langue – ce qui risque de laisser entendre que le rédacteur ne distinguait pas -é de - yé, alors qu’il s’agit vraisemblablement d’une faute de copie –, une note serait sans doute plus appropriée.

4 Une analyse très détaillée précède une belle synthèse des « enjeux et desseins » de la chanson : chanson paradoxale ne répugnant pas à un certain humour ; Guillaume de Toulouse et Guillaume, marquis de Provence comme prototypes de Guillaume Fierebrace ; existence d’une rédaction antérieure probablement bien plus violente ; triptyque constitué par le Couronnement de Louis, le Charroi de Nîmes et la Prise d’Orange ; composition signifiante qui, malgré des hauts et des bas, amène à un dénouement où les manques initiaux sont comblés. Enfin et surtout, renouvellement du genre épique, au moins dans l’esprit : essentiellement parodie qui se traduit par des répétitions, des suppressions, des renversements de motifs, des détournements de conventions, des interversions..., qui métamorphosent « le farouche guerrier qu’est Guillaume en un amoureux timide et plaintif », en « Guillelme l’Amïable » (v. 1562 = « Guillaume au cœur tendre »).

5 Tout au long du texte, les notes viennent rappeler l’esprit et l’originalité de la chanson (notamment les notes aux v. 206-07, 248, 356, 370-72, 1083-88, 1383, 1578-82, 1601-05). « Sans fondement historique, sans message idéologique, sans véritable exploit héroïque, la Prise d’Orange est une chanson de geste aussi déconcertante qu’attachante » (p. 72).

6 L’édition se termine par un choix de variantes, quatre extraits donnant des passages de B1, C, D, E, un généreux glossaire, un index exhaustif et la liste des proverbes ou expressions sentencieuses. Le texte édité est convaincant (revoir cependant le v. 1292, faux ; d’après l’édition de C. Régnier, il faudrait lire : nos en fu en haïe, ou corriger) et la traduction toujours précise et agréable à lire. C’est là une édition qui rendra grand service au lecteur amateur de chanson de geste, débutant aussi bien que confirmé.

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INDEX

Mots-clés : chanson de geste nomsmotscles Guillaume de Toulouse, Guillaume (marquis de Provence) Thèmes : Cycle de Guillaume d’Orange, Prise d'Orange, Guillaume Fierebrace Parole chiave : canzone di gesta Keywords : epic

AUTEURS

JEAN-CHARLES HERBIN Professeur de langue et littérature du Moyen Âge - Université de Valenciennes

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Le Roman de Moriaen. Roman van Moriaen Grenoble, ELLUG, 2009

Robert Deschaux Traduction : Baukje Finet-van der Schaaf

RÉFÉRENCE

Le Roman de Moriaen. Roman van Moriaen, texte présenté, traduit et annoté par Baukje Finet-van der Schaaf, Grenoble, ELLUG, « Moyen Âge européen », 2009, 280 p.

1 Inséré dans la compilation en moyen néerlandais du Lancelot-Queste-Mort le roi Artu, ce poème de 4716 vers fait partie des quatre grands romans arthuriens en cette langue considérés comme originaux parce que sans modèle français attesté. Il conte l’histoire de Moriaen, fils d’Agloval, chevalier de la Table Ronde et frère de Perceval, et d’une jeune Maure abandonnée avant la naissance de l’enfant. Devenu adulte, Moriaen part à la recherche de son père, qu’il réussit à trouver grâce à Gauvain et à Lancelot, puis à convaincre d’épouser enfin la mère délaissée. L’œuvre témoigne d’une grande familiarité avec la matière de Bretagne, qu’il s’agisse des personnages, de leurs aventures ou de la technique narrative. Outre les notices attendues (analyse de l’œuvre, tradition manuscrite, bibliographie, index), une précieuse introduction traite avec clarté de la matière arthurienne dans les anciens Pays-Bas ainsi que des débuts de la langue et de la littérature néerlandaises.

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INDEX

Mots-clés : moyen néerlandais Thèmes : Roman de Moriaen, Agloval, Gauvain, Lancelot, Moriaen, Perceval Keywords : middle Dutch Parole chiave : medio neerlandese

AUTEURS

ROBERT DESCHAUX Professeur émérite de littérature du Moyen Âge - Université Stendhal Grenoble III

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État de la recherche

Positions de thèse

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Julien Abed, La Parole de la sibylle. Fable et prophétie à la fin du Moyen Âge thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 13 mars 2010 à l’université Paris- Sorbonne

Julien Abed

RÉFÉRENCE

Julien Abed, La Parole de la sibylle. Fable et prophétie à la fin du Moyen Âge, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 13 mars 2010 à l’université Paris-Sorbonne.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs Dominique Boutet (professeur à l’université Paris-Sorbonne), Jacqueline Cerquiglini-Toulet (professeur à l’université Paris- Sorbonne), Sylvie Lefèvre, rapporteur (professeur à l’université Columbia, New York), Jean-Yves Tilliette, rapporteur (professeur à l’université de Genève), Richard Trachsler (professeur à l’université de Göttingen) et Michel Zink, président du jury (professeur au Collège de France). Mention très honorable avec félicitations du jury.

1 Parvenu sur les rivages de Cumes, Énée a pénétré les territoires de l’Enfer pour s’enquérir de l’avenir que les dieux lui réservent. Sur le chemin du retour, la vieille femme qui l’y a accompagné prend la parole et évoque, dans un court récit, sa propre vie. Elle raconte comment, ayant refusé les avances d’Apollon, elle se vit offrir de la part du dieu la réalisation d’un vœu : elle désira vivre autant d’années qu’il y avait de grains de sable en sa main, mais, parce qu’elle avait oublié de demander une éternelle jeunesse, elle fut vouée à vieillir et à disparaître peu à peu, car son corps perdrait de sa vigueur jusqu’à l’anéantissement, pendant mille ans. Destinée à prophétiser, à faire

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usage de sa parole, mais dans un corps vieillissant, la vieille femme, qui n’est autre que la sibylle de Cumes, s’exclame en un vers merveilleux : « On me reconnaîtra encore à ma voix ; c’est tout ce que les destins me laisseront ».

2 Le mythe du vieillissement de la sibylle et de la survie de sa voix est rapporté au XIVe livre des Métamorphoses d’Ovide1. Un translateur et moralisateur anonyme d’Ovide, au milieu XIVe siècle, relate à nouveau la légende en octosyllabes français. L’épisode d’Énée et de la sibylle y est interprété selon une grille d’équivalences typologiques, dans une moralisation où l’auteur livre « l’allegorie / que ceste fable signifie » (v. 973-1018) : la catabase figure la descente du Christ sur terre et en enfer, et la sibylle qui guide le héros troyen est l’image des prophètes qui annoncèrent la venue du Messie « mil ans ançois l’avenement » (v. 987). Dans le même temps, l’auteur n’oublie pas que la prophétesse se refuse à Apollon, dieu identifié au Christ depuis sa victoire sur le serpent Python racontée au livre I ; aussi une nouvelle moralisation (v. 1019-1066) identifie-t-elle la sibylle de Cumes à Judée, figure allégorique du peuple juif, et le vieillissement progressif du corps de la prophétesse est le signe de son ignorance de l’Incarnation.

3 Mais le livre XIV de l’Ovide moralisé réserve une surprise d’une autre taille que cette complexité allégorique. À la suite de la fable et de ses deux moralisations, l’auteur intercale un oracle obscur, long de 650 vers, la Prophétie de la sibylle Tiburtine (v. 1067-1716). Cet oracle pourrait illustrer la survivance de la sibylle, qui « ne peut être connue que par sa voix » : transgressant la réalité trop lisse des textes de la fable, sa parole s’immisce dans l’ordre de la réalité par le canal de la voix prophétique, annonçant tour à tour la venue du Christ, la succession des générations et le Jugement dernier. Loin de rester une créature de papier, la sibylle s’incarne dans une puissante oralité. La sibylle jaillit de l’Antiquité par un effet d’evidentia sonore, prescrivant par sa voix de fort calibre un regard vers l’Incarnation et la Fin du temps.

4 Morceau de parole qui contrevient aux modes de lecture instaurés depuis le début de l’œuvre, la prophétie s’échappe de la fable par de multiples renvois à des réalités historiques et aux vérités chrétiennes. Cette longue interpolation, alternant des passages où le sens est manifeste (l’annonce de la venue de Jésus Christ) et d’autres particulièrement obscurs (la prédiction d’une succession des rois désignés par des initiales énigmatiques), suggère qu’un autre type de lecture est attendu. Dans l’Ovide Moralisé, en règle générale, le lecteur est en face d’un texte entouré de commentaires contraignants qui ne conservent de la fable qu’un sens moralisateur ou religieux. Or, l’oracle, lui, repose sur une configuration textuelle ouverte qui sollicite l’initiative du lecteur : en passant d’une exégèse additionnelle à une parole vive, désencombrée de toute interprétation imposée du dehors, l’auteur fait basculer dans un protocole de lecture différent.

5 Or, les deux notions de fable et de prophétie tissent des rapports plus étroits qu’il pourrait y paraître au premier abord. Voir la vérité comme portée par les Anciens a des conséquences diachroniques qui renvoient à la notion de prophétie. On sait que le Moyen Âge a défendu avec vigueur l’idée que les sibylles étaient des prophètes au féminin, en croyant authentiques des recueils d’Oracles sibyllins composés dans les derniers siècles de l’Antiquité par des communautés juives et chrétiennes. Une semblable erreur doit être soulignée, car elle revient à un éloge typiquement médiéval d’une sagesse ancienne. Qui plus est, cet anachronisme retourne la signification de l’allégorisme, puisqu’il considère la parole de la fable comme la prophétie d’une foi

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future. La prophétie semble donc inséparable de la moralisation et apparaît comme la conséquence d’une insatiable recherche de la vérité dans les discours anciens.

6 Le montage textuel de l’Ovide moralisé donne une clé de lecture possible du terme « sibylle » à la surface des œuvres médiévales de la fin du Moyen Âge : derrière le nom « sibylle », auteurs et lecteurs médiévaux sentent quelque chose qui est de l’ordre de la parole. Car si la représentation de la prophétesse est flottante, la conscience que la sibylle a parlé, ou écrit, est très vivace. La direction mentale va d’un nom de personnage à un ensemble de paroles et de dits. La parole de la sibylle médiévale donne ainsi lieu à une étude de réception originale, celle d’œuvres littéraires imaginaires sur lesquelles il est possible de spéculer. Elle s’épanouit dans une suite d’oscillations entre l’allégorie, qui tire l’ancien vers le présent, en mettant l’accent sur ce que la sibylle a encore à dire, et la philologie qui, au contraire, maintient ses mots à distance et l’ancre dans des circonstances historiques précises.

7 Parce qu’elle suscite une réelle dynamique de sens, parce qu’elle fait venir à la lumière le sauvetage d’une parole marquée par son rapport différé à la vérité, parce qu’elle permet d’évaluer les rapports étroits de la fable et de la prophétie, l’interpolation présentée par l’Ovide moralisé peut servir de guide pour repenser la sibylle médiévale. Conformément à la vérité du mythe ovidien, la recherche s’est mise en quête de sa parole telle qu’elle se manifeste comme texte autonome non seulement au sein des œuvres littéraires, mais aussi au cœur des manuscrits. L’attention portée à la parole telle qu’elle est rapportée, c’est-à-dire à la forme textuelle censée enregistrer les voix antiques, s’inscrit dans des pistes critiques et théoriques mettant l’accent sur le travail du copiste. La prise en compte simultanée des interventions sur le texte interroge la lecture et l’écriture. Au-delà du texte, la parole de la sibylle s’offre aux différents actes de langage seconds : gloses, commentaires interlinéaires, marginaux, encadrants, autant d’indices mettant en vedette le texte sibyllin et le différenciant graphiquement. La vue du texte s’avère être une voie de recherche utile pour qui veut appréhender la parole enregistrée dans les manuscrits.

8 Il s’est agi par là même de savoir comment hommes et femmes de la fin du Moyen Âge ont lu la parole de la sibylle. Quel type d’œuvre et de texte recueille la parole de la sibylle ? Comment est-elle annoncée ? Qui la glose, et comment ? Quels textes l’environnent, l’insèrent, l’encadrent ? Que comprend-on d’un texte prophétique ? Qu’imagine-t-on de sa profératrice, cette antique prophétesse ? Ces interrogations ont pu trouver des échos dans les recherches actuelles : enquêtes sur la nature du langage obscur, sur la (non-)lecture de textes hermétiques ; interrogations sur l’accès de la femme médiévale à la parole ou à l’écriture ; réflexions sur l’oralité, la représentation, la performance et le théâtre médiéval. Comprendre la sibylle comme phénomène vocal, comme soutien du lyrisme, plutôt que comme personnage mythologique, permet également d’éviter de ne retracer que l’histoire de la réception d’une figure antique.

9 Prendre comme point de départ le texte offert par l’Ovide moralisé est un choix problématique et non historique, car la sibylle préexistait dans de nombreuses œuvres médiévales. Aussi le cadre temporel privilégié, qui s’étend de la rédaction de l’Ovide moralisé au début du XVIe siècle, a-t-il dû laisser place à une analyse d’œuvres plus anciennes démontrant l’ancrage ou l’origine de certains motifs, issues de la fin de l’Antiquité jusqu’au début du XIVe siècle, ainsi qu’à des exemples ponctuels du XVIe siècle montrant l’aboutissement de certaines thématiques. Une telle extension peut trouver dans l’évolution politique une autre forme de légitimité : au XIVe siècle, la cour des rois

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de France est devenue un centre culturel ; les traductions de textes latins en français se multiplient sous les premiers Valois, et surtout Charles V, entouré d’une remarquable équipe de traducteurs. Ces travaux, effectués sous l’impulsion du roi, se font valoir comme des discours de vérité et leur enseignement est autorisé ; la connaissance de l’Antiquité devient accessible en langue vernaculaire. Les œuvres encyclopédiques et historiques ont une histoire curiale par le biais des traductions, et ce qui ne s’était transmis qu’en milieu clérical se propage désormais en milieu princier et noble. Aussi la compréhension de la parole prophétique n’est-elle plus l’apanage des monastères mais le fait d’un milieu ouvert, qui voit affluer différentes acceptions du terme « sibylle », et qui n’assujettit pas la fable à la prophétie, ni l’oraculaire au poétique.

10 Cet intérêt renouvelé pour l’histoire antique, qu’elle soit fabuleuse ou oraculaire, permet de mieux évaluer la portée de la voix prophétique de la sibylle, qui peut s’immiscer dans les temps contemporains de la France des Charles. Le sens du terme « sibylle » évolue et fait de l’ancienne figure oraculaire une annonciatrice des désordres contemporains que connaît le royaume : schisme de l’Église, conflits répétés avec l’Angleterre, multiples déchirures internes. La parole de la sibylle, reconfigurée par le christianisme, est récupérée à partir du XIVe siècle pour accompagner ce que l’on a pu décrire comme l’« entrée du poète dans le champ politique2 », et la voix de la prophétesse devient un support de la littérature polémique ou engagée.

11 Néanmoins, appartenant à des ontologies différentes, à de grands discours concurrents – la fable, l’histoire, la théologie –, la sibylle semble contradictoire, et il est difficile d’évaluer exactement ce qui court sous le nom « sibylle » au cœur de telle œuvre ou de tel manuscrit. Quel est le propre de la sibylle médiévale ? À rebours d’études privilégiant la plasticité des représentations, l’étude s’est orientée vers l’unité de la parole de la sibylle, portant attention notamment aux ouvrages scientifiques, didactiques, qui ont régi les domaines où la prophétesse antique apparaissait, et aux informations qu’ils ont délivrées et qui resurgissent dans les œuvres et les manuscrits. On peut trouver une juste définition de la sibylle dans le texte-matrice qu’est l’Ovide moralisé, aux trois niveaux de la fable, de la moralisation et de la prophétie : la sibylle fut un vrai prophète. Voilà, en résumé, les termes qui peuvent définir la sibylle médiévale. Idée simple, répétée à l’envie par toutes les œuvres s’appuyant sur les Pères de l’Église, sur les encyclopédistes et les trente-sixièmes mains médiévales. Idée méprisée parce qu’anachronique et erronée, renvoyée à l’absurdité par les subtils philologues de la Renaissance, et souvent rejetée en note de bas de page dans les études aussi, parce que trop bien connue. Et pourtant, idée sublime et baroque, d’imaginer que l’Antiquité est un monde qui a parlé, qui a pu exprimer la vérité par des femmes !

12 La sibylle fut un vrai prophète. Les termes formulent une triple caractérisation : un rapport au temps d’abord, parce que la voix de la sibylle provient de la plus profonde antiquité ; un rapport à l’oracle ensuite, tant le Moyen Âge affectionne une réflexion sur la croyance, et met plutôt la sibylle au rang des prophètes bibliques qu’à celui des magiciennes ; un rapport au genre (au sens de gender) enfin, puisque le lien entre la « féminité » de la sibylle et sa capacité à prophétiser, qui plus est dans le monde ancien et païen, reste problématique pour les médiévaux.

13 Ces trois termes, antique, oracle et genre, ont fondé les trois parties de la recherche. Ils déterminent trois directions dynamisées par des tensions internes, caractéristiques de la double appartenance de la sibylle au monde de la fable et à celui de la prophétie, et rendent toujours sensible son vacillement entre présence et effacement.

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14 La première partie, « L’antique, entre présence et éloignement », se centre sur l’analyse de la voix ancienne émanant d’un corps qui joue des effets d’apparition et de disparition.

15 Un premier chapitre, « La survie de la voix », tente de constituer un répertoire des mots sibyllins conservés par les manuscrits. Synthétisant des recherches jusque-là éparses, il tente de montrer que les paroles des sibylles ont été conçues à la fin du Moyen Âge tantôt comme des fragments ayant survécu de totalités livresques très anciennes, tantôt comme des textes remembrés, à la manière de faux récits, de forgeries, consacrés principalement à la vie du Christ (« l’Évangile sibyllin ») et à la fin du temps (le « Signe du Jugement »). Le caractère antique de la parole de la sibylle explique sa fascinante existence fondée sur les jeux de présence-absence, qui inspirent les auteurs médiévaux : poétique de l’épitaphe chez Jean Robertet, jeu sur l’imaginaire des langues anciennes chez Symphorien Champier, qui met en scène des traductions du grec et du latin dans la Nef des dames vertueuses (1503), « sauts de langue » (latin-français) dans le Triomphe des Normans ou la procession du manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1666.

16 Les textes traduits et réécrits en langue vernaculaire véhiculent l’image d’une prophétesse située au cœur de l’histoire antique, monde caduc, païen, antérieur au Christ mais qui en pressent la venue. Le deuxième chapitre, « La mise en mémoire du nom », analyse les discours médiévaux qui, selon tous les encyclopédistes depuis Isidore de Séville, ancrent la parole de la sibylle dans le passé le plus profond. L’étude des rubriques et des notes marginales de manuscrits des XIVe et XVe siècles permet de sentir comment les écrivains du Moyen Âge font de la sibylle la voix vive d’un monde mort. L’Antiquité à laquelle renvoie toute mention de la sibylle reste pourtant une époque imaginaire et plurielle : époque d’avant la guerre de Troie, ou contemporaine de la fondation de Rome, qui joue des interférences avec le monde « sarrazin » et oriental, par la confusion avec le personnage de la reine de Saba, par le croisement avec le stéréotype de la belle païenne.

17 Ces résurrections du monde antique amènent une interrogation sur le devenir de la sibylle comme personnage de la fabula dans le troisième chapitre intitulé « L’effacement du corps ». C’est d’abord la vieillesse de la sibylle de Cumes qui fait des prophétesses médiévales des corps fantomatiques, privés d’existence charnelle. D’autre part, conformément à l’esthétique de l’éloignement, le personnage moralisé devient une image désincarnée de l’Intelligence, de l’accès à la vérité éternelle, dans les commentaires de Virgile, ou le Chemin de longue étude de Christine de Pizan. Les auteurs médiévaux font plus de la sibylle une immatérielle prophétesse du Christ qu’une Pythie officiant aux confins du monde des morts. Le corps de la sibylle est lui-même peu à peu remplacé par les Parques à l’entrée des enfers.

18 Ces effets doivent être rapportés à la capacité sibylline de prophétiser. Cette sibylle est l’un des multiples instruments dont s’est servi Dieu pour révéler les arcanes de l’histoire – l’Incarnation ou la Fin du temps ; cependant, les auteurs ont pu utiliser la parole de la sibylle comme vecteur de prophéties beaucoup plus laïques. C’est ce qu’essaie de montrer la deuxième partie intitulée « L’oracle, entre Évangile et chronique ».

19 Un quatrième chapitre, « Un équivalent des prophètes », évalue l’analogie tissée par les médiévaux entre les sibylles antiques et les prophètes vétéro-testamentaires. Quoique singulièrement située entre le canonique et l’apocryphe, entre l’authentique et la

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forgerie, entre histoire du Salut et petite histoire, la parole de la sibylle est très tôt mise à égalité avec celle des prophètes de l’Ancien Testament, comme le montre la « procession des prophètes », toujours vivace à la fin du XVe siècle, et dont deux manuscrits inédits conservés à la Bibliothèque nationale de France offrent une image renouvelée. Le chant de la sibylle est audible la nuit de Noël tout au long du Moyen Âge. Martin Le Franc fait réciter à un chœur de sibylles les deux venues du Christ au livre IV du Champion des dames. Le Dit des douze sibylles, qui raconte au futur la biographie du Christ, connaît des formes diverses, depuis les phylactères tenus par les sibylles dans les livres d’heures jusqu’aux représentations théâtrales ; il est cité dans le Mistere du Viel testament, dans le Giroufflier aux dames. L’émerveillement devant les concordances des prophéties sibyllines et juives est sensible chez Abélard, Pétrarque, Symphorien Champier.

20 Parallèlement, la parole de la sibylle peut se faire équivalent de l’écriture de l’histoire, selon un agrandissement de l’autorité prophétique analysé dans le cinquième chapitre, « De l’histoire du Salut à l’histoire des hommes ». Les textes sibyllins sont aussi des chroniques du temps futur, à l’image des prophéties de Merlin. L’une de ces prophéties dites « politiques », la Prophétie de la sibylle Tiburtine, dont deux versions inédites sont transcrites dans le second volume, connaît plusieurs traductions en français du XIIe au XVe siècle. Elle connaît néanmoins des lectures antagonistes, selon qu’elle est comprise ou non, comme le montre l’analyse des variantes manuscrites, notamment de son insertion dans les manuscrits – en vers au sein de l’Ovide moralisé, en prose dans une compilation scientifique (ms Rennes, Bibliothèque municipale, 593), dans un recueil d’œuvres romanesques (ms Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 375), un chansonnier (ms Oxford, Bodleian Library, Douce 308), un recueil de poèmes politiques et militants (ms Clermont, Bibliothèque municipale, 249), ou insérée entre deux des Pèlerinages de Guillaume de Diguleville (Lyon, Bibliothèque municipale, 768). La fin du chapitre analyse le lien de ce texte à la couronne de France : la sibylle Tiburtine a servi à diffuser le thème de l’Empereur des Derniers Temps, qui prend parfois les traits du roi de France, de Charles V à Charles VIII notamment. L’étude de prophéties autonomes, de ballades d’Eustache Deschamps, et du Ditié de Jehanne d’Arc de Christine de Pizan, permet de révéler une tradition distincte de la transmission latine et cléricale, et cohérente sur plus d’un siècle.

21 La sibylle antique, même reconfigurée sur le modèle prophétique biblique, est néanmoins pensée comme païenne. Elle est mise en scène dans des épisodes où elle est inspirée par les dieux païens : une analyse conjointe du Roman d’Eneas et des Faits des Romains, deux réécritures médiévales de la mantique apollinienne inspirées de Virgile et de Lucain, tente de montrer comment les auteurs médiévaux représentent la prophétesse en délire sur le modèle de la crise d’épilepsie. L’étude d’un personnage récurrent des récits, Sebile l’enchanteresse, montre également comment les auteurs ont reconstruit une fausse sibylle au cœur du monde arthurien, dévouée aux enchantements et à la magie, bien loin du caractère proprement prophétique de la sibylle médiévale. Ces différents états dans lesquels on retrouve la sibylle, oscillant entre fable et prophétie, donnent lieu au sixième chapitre, « Sibylle, enchanteresse, magicienne : un continuum ? ».

22 L’originalité de la sibylle médiévale est enfin tributaire d’un troisième trait constitutif, le genre, qu’apprécie la troisième partie intitulée « Le genre, entre effacement et affirmation ». Cet aspect s’inscrit dans la langue même, qui, avec des termes comme

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propheteresse, devineresse, vaticinatresse, pythonisse, témoigne d’une interrogation disparue de notre univers mental et linguistique contemporain.

23 Le genre soulève le problème de l’accès de la femme à l’autorité prophétique, analysé dans un septième chapitre en forme de question, « La sibylle, un modèle féminin ? » : les antiques sibylles furent des vierges offertes à la science divine, corps déniés à travers lesquels souffle l’Esprit, qui les préfère parfois aux corps masculins. Des théories scientifiques sur la femme et sur la divination permettent d’analyser la sibylle comme modèle et garant pour les femmes au Moyen Âge. Les différentes versions médiévales de la Vie de sainte Catherine, où la jeune fille, devant une assemblée masculine, prend appui sur la parole de la sibylle, ainsi que l’œuvre de Christine de Pizan, permettent de donner des exemples littéraires du même phénomène. Des archives témoignent que Sibylle fut un sobriquet désignant des femmes poètes dans les couvents du Ronceray à Angers, ou à Wilton Abbey (Wiltshire). Hildegarde de Bingen sera surnommée dès le XIVe siècle la « sibylle du Rhin ». L’époque médiévale, on le sait, aime rappeler que les femmes furent les premiers témoins de la naissance, de la mort et de la résurrection du Christ ; elle connaît aussi une grande floraison de visionnaires et de prophétesses.

24 « La sibylle entre fama et diffamation » est le titre du huitième chapitre qui interroge la notion d’« autorité » acquise par la sibylle en tant que femme. Il recouvre d’abord un corpus d’œuvres pro-féminines du XVe siècle et du début du XVIe. La sibylle est mentionnée par des clercs misogynes du premier Moyen Âge (Bernard de Clairvaux, le second Roman de la Rose) comme un modèle féminin. Mais la sibylle est citée pour les mêmes raisons par l’intégralité des œuvres qui prennent la défense du femenin sexe : œuvres militantes de Christine de Pizan, de Martin Le Franc, catalogues de Symphorien Champier, de Jean Bouchet, ou bien le poème du Giroufflier aux dames. Quelle image ces œuvres donnent-elles de la sibylle en tant que femme, et de la femme en tant que prophétesse ? Le lien entre genre féminin et savoir reste problématique, et le mot « sibylle » peut désigner à la fin de XVe siècle une « femme qui a des prétentions à la connaissance » : dans les Évangiles des Quenouilles, dans des poésies de Guillaume Coquillart, « Sebile » est le prénom privilégié d’une femme rendue ridicule par ses aspirations à une parole d’autorité, que ses antiques modèles ont illustrée, mais qui lui est déniée. La sénescence sibylline resurgit aussi comme contre-modèle, portant la péjoration sur les capacités intellectuelles des vieilles femmes (l’expression « vieille sibylle » date du XVe siècle), tandis que la (prétendue) virginité donne lieu à toutes les équivoques, et que la parole se dégrade en vains commérages.

25 Un ultime chapitre intitulé « La sibylle, la Vierge et la reine » étudie le lien qui a uni le personnage des sibylles aux reines de France. La communication politique propre au royaume de la fleur de lys a utilisé la sibylle pour propager l’image d’une vierge mère d’un héritier royal. On en trouve des traces dans l’Épître à Marie d’Orléans de François Villon datée de 1457, mais elle s’épanouit surtout à la fin du Moyen Âge avec Anne de Beaujeu (fille de Louis XI), Anne de France (femme de Charles VIII puis de Louis XII), ou Louise de Savoie (mère de François Ier), qui ont toutes entretenu, par la commande de livres d’heures, de tapisseries ou d’ouvrages pro-féminins, l’écho des paroles sibyllines. Une rivalité de maternité royale entre ces deux dernières pourrait expliquer deux manuscrits de processions sibyllines trouvés à la Bibliothèque nationale, où l’annonce par douze sibylles de la naissance d’un enfant-Sauveur dans le sein d’une

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Vierge pourrait signifier l’apparition d’un héros dans la Famille de France, image terrestre de la Sainte Famille.

26 Le deuxième volume offre des textes dans une section intitulée « Lisons ceste voix de Sibylle ». En illustration d’un beau vers de Jean de Meun extrait du Roman de la Rose, qui joue de l’ambiguïté entre oral et écrit propre à la sibylle médiévale, sont données des transcriptions, qui ne se veulent pas des éditions de textes, mais la mise à disposition des pièces ayant servi pour l’analyse : des prophéties politiques des XIVe et XVe siècles (Mss Londres, British Library, Harley 4972 ; Oxford, Bodleian Library, Douce 308 ; Lyon, Bibliothèque municipale, 768 ; Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique (KBR), 9 242), une courte scène représentant la légende de l’Ara coeli (Ms Valenciennes, Bibliothèque municipale, 449), des documents relatifs au Dit des douze sibylles, transcrits de marges de livres d’heures, de peintures murales de la cathédrale d’Amiens et de fresques de l’église de Cunault, et surtout deux Processions de sibylles, d’environ 4 000 vers, datables du début du XVIe siècle (mss Paris, Bibliothèque nationale de France fr. 1 666 et fr. 2 362). Des annexes intitulées « La Parole en représentation » prolongent ces documents en livrant quelques reproductions de mises en page des textes sibyllins, dans les manuscrits et les imprimés, ainsi qu’un choix de représentations qui contiennent les prophéties, sur des phylactères ou des livres. Une bibliographie raisonnée de 950 titres (œuvres et études) clôt le second volume.

NOTES

1. « Voce tamen noscar ; vocem mihi fata relinquent ». Voir Ovide, Métamorphoses, éd. et trad. Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, tome III (livres XI-XV), 1962 (1ère éd. 1930), p. 95 (livre XIV, v. 153). 2. Joël Blanchard, « Vox poetica, vox politica : l’entrée du poète dans le champ politique au XVe siècle », Études littéraires sur le XVe siècle. Actes du 5e colloque international sur le moyen français, Milan, Vita e Pensiero, 1986, p. 39-51.

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INDEX

Parole chiave : sibilla, profezia Keywords : sibyl, prophecy nomsmotscles Jean Bouchet, Ovide, Bernard de Clairvaux (saint), Charles V, Charles VIII, Jean Robertet, Symphorien Champier, Christine de Pizan, Abélard, Pétrarque, Martin Le Franc, Hildegarde de Bingen, François Villon, Anne de Beaujeu, Anne de France, Louise de Savoie Mots-clés : sibylle, prophétie Thèmes : Ara coeli, Champion des dames, Chemin de longue étude, Dit des douze sibylles, Ditié de Jehanne d’Arc, Eneas, Épître à Marie d’Orléans, Évangiles des quenouilles, Faits des Romains, Giroufflier aux dames, Métamorphoses, Mistere du Viel testament, Nef des dames vertueuses, Oracles sibyllins, Ovide moralisé, Procession de sibylles, Prophétie de la sibylle Tiburtine, Roman de la Rose, Triomphe des Normans, Vie de sainte Catherine, Reine de Saba, Sibylle de Cumes

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Irène Fabry-Tehranchi, Texte et Images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate. Mise en cycle et poétique de la continuation ou suite et fin d’un roman de Merlin ? thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michelle Szkilnik, soutenue le 19 novembre 2011 à l’université Paris III-Sorbonne nouvelle

Irène Fabry-Tehranchi

RÉFÉRENCE

Irène Fabry-Tehranchi, Texte et Images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate. Mise en cycle et poétique de la continuation ou suite et fin d’un roman de Merlin ?, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michelle Szkilnik, soutenue le 19 novembre 2011 à l’université Paris III-Sorbonne nouvelle, 879 pages (+ 347 pages d’annexes).

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames Annie Combes (Professeur à l’université de Liège), Christine Ferlampin-Acher (Professeur à l’université Rennes II), Laurence Harf-Lancner (Professeur à l’université Paris III), Alison Stones (Professeur à l’université de Pittsburgh), Michelle Szkilnik (Professeur à l’université Paris III) et de Monsieur Richard Trachsler (Professeur à l’université de Göttingen).

1 Rédigée dans la première moitié du XIIIe siècle, la Suite Vulgate est une continuation du Merlin en prose qui constitue la dernière pièce du cycle du Graal. Son succès s’affirme aux dépens d’autres continuations du Merlin dont la transmission manuscrite semble

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par comparaison marginale, et dont le projet demeure parfois inabouti. Ces différentes rédactions exposent la dynamique d’écriture et l’émulation suscitées par le développement de la prose arthurienne et l’effort de mise en cycle. L’étude de la circulation manuscrite et de l’illustration des 54 manuscrits comprenant le Merlin et ses suites éclaire la relation entre le texte original et sa continuation ainsi que le mode de production et de réception de ces œuvres qui continuent d’être copiées et enluminées tout au long du Moyen Âge.

1. La transmission manuscrite du Merlin et de ses suites : mise en recueil, mise en page et illustration

2 L’étude de la transmission manuscrite du Merlin et de sa suite nous a permis de combiner analyses textuelles et iconographiques afin de mieux cerner les relations entre le texte original et sa continuation mais aussi leur insertion dans des compilations plus vastes, notamment en relation avec le Joseph et l’Estoire, les Prophéties de Merlin et les textes du cycle du Graal.

3 L’examen des seuils du Merlin et de ses continuations a montré l’importance du motif de la Descente aux enfers dans la mise en série du Merlin et de l’Estoire et la conception d’une fiction qui se développe à partir de l’histoire sainte. Ce sujet rivalise avec la mise en scène de l’origine et des enfances de Merlin auxquelles il est parfois associé. Le caractère problématique de la fin du Merlin, mis en évidence par les variations de la tradition manuscrite, va de pair avec la dynamique d’écriture attestée par la rédaction de différentes continuations. La Suite Post-Vulgate et le Livre d’Artus, également écrits dans une perspective cyclique, prennent une orientation nettement plus romanesque que la Suite Vulgate qui les précède dans la tradition manuscrite et dans la constitution du cycle du Graal. La mise en page du début de la Suite Vulgate tend souvent à l’assimiler au Merlin, évitant de marquer le commencement d’un nouveau texte, et privilégiant la formation d’une Estoire de Merlin qui intègre le texte original et sa continuation. Dans certains manuscrits cependant, le recours à une miniature frontispice au début de la Suite Vulgate met en exergue les nouveaux développements d’un récit davantage focalisé sur le personnage d’Arthur et les troubles politiques et militaires qui accompagnent son accès au trône de Grande Bretagne.

4 L’illustration liminaire des manuscrits du Merlin et de sa suite cristallise l’orientation de chacune de ces œuvres, renforçant le lien entre le Merlin et le Joseph ou l’Estoire par la représentation de scènes à caractère religieux ou signalant immédiatement la spécificité du second texte par l’exposition des péripéties marquant la pré-histoire et les enfances du Fils sans père. L’importance de la diffusion du Merlin et de sa suite se comprend en relation avec la popularité des textes du Graal. Or leur transmission passe aussi par différentes combinaisons manuscrites des œuvres de la Vulgate arthurienne et d’autres types de textes. La circulation du Merlin et de sa suite dans les compilations d’orientation plus spécifiquement didactique et religieuse ou historique est particulièrement intéressante du point de vue de leur réception, suggérant une lecture tantôt édifiante tantôt chevaleresque de ces œuvres.

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2. La narration par l’image : programmes d’enluminures et réception du Merlin et de sa suite

5 L’analyse de l’illustration et de la rubrication de différents manuscrits nous a permis de préciser le fonctionnement des rapports entre texte et image dans l’ensemble formé par le Merlin et la Suite Vulgate tout en éclairant certaines modalités de leur intégration cyclique. Malgré son caractère sélectif et fragmentaire à l’égard du récit auquel elle se rapporte, l’image et sa mise en série contribuent au développement d’une narration à caractère visuel qui étaye et infléchit la lecture du texte. Dans Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 344, produit dans le Nord Est de la France à la fin du XIIIe siècle, nous avons mis en évidence la prédominance d’initiales historiées à caractère politique et militaire ainsi que la rédaction d’une version singulière de la fin de la continuation, abrégée et focalisée sur la soumission des vassaux rebelles. Dans ce manuscrit complet du cycle du Graal, la glorification de la figure d’Arthur à la fin de la Suite Vulgate contraste avec son relatif effacement au début du Lancelot. La comparaison des manuscrits jumeaux réalisés à Paris au début du XIVe siècle, Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 105 et 9123 souligne la spécificité de chaque exemplaire en ce qui concerne le nombre, la situation, le format et le sujet des miniatures. Si tous deux présentent l’ensemble formé par le Merlin et sa suite comme la « Vie Merlin », le programme iconographique de fr. 9123, plus développé, accentue l’orientation épique du texte.

6 L’illustration des manuscrits du XVe siècle est relativement contrastée et semble parfois s’essouffler, comme le suggère l’inachèvement iconographique de Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 96 et fr. 91. Elle met en exergue les figures d’Arthur (ex- Newcastle 937) et de Merlin (New-York, Pierpont Morgan Library, 207-208) ainsi que les épisodes militaires qui donnent à la continuation sa tonalité. Tandis que le programme iconographique de fr. 96 semble réussir à concilier les aspects courtois et militaires du Merlin et de sa suite, fr. 91, que l’on a pu comparer avec son modèle fr. 105, témoigne de l’évolution artistique des pratiques d’enluminure sous le pinceau du Maître de Charles de France et de Jean Colombe. Le programme iconographique de ce manuscrit témoigne des mutations de l’art de la guerre, qui fait l’objet de représentations plus précises, et reflète également le renforcement du pouvoir royal à la fin du Moyen Âge.

7 Un autre pan de cette réflexion sur les rapports entre texte et images des manuscrits du Merlin et de la Suite Vulgate s’est fondé sur l’étude thématique et stylistique de leurs rubriques et tituli dans différents types de recueils. L’utilisation de ces outils paratextuels n’est pas homogène au sein d’une même compilation suggérant la diversité de provenance des œuvres qu’elle copie et rassemble. Dans Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 747, réalisé dans le Nord de la France vers 1240, qui forme avec fr. 751 l’un des plus anciens manuscrits du cycle du Graal, seul le Merlin comprend des tituli, ce qui le distingue de la Suite Vulgate qui dans la mise en recueil fait l’objet d’un traitement distinct. Ces énoncés se concentrent sur l’histoire des rois de Bretagne plutôt que sur l’origine et les enfances de Merlin. Paris, Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 4166, l’ex-manuscrit Didot, composé au début du XIVe siècle, qui transmet la trilogie de Robert de Boron, comporte des tituli répartis sur le Joseph et le Merlin mais absents du Perceval. Mentionnant systématiquement l’autorité du conte et parfois construits sur le modèle des formules d’entrelacement, ils donnent un aperçu relativement exhaustif de l’intrigue du Merlin et soulignent la place centrale de ce

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texte, interpolé des Prophéties, au sein de la compilation. Dans Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 3350 et New-York, Pierpont Morgan Library, 38, les titres de chapitres comprennent le résumé de plusieurs épisodes, gommant la distinction entre chaque œuvre et contribuant à les intégrer dans un cycle du Graal passablement condensé. Enfin les tituli composés par le rédacteur de Londres, British Library, Harley 6340 proposent une quasi-réécriture du Merlin et de sa suite, entre abrègement et désir d’exhaustivité.

8 À la fin de la Suite Vulgate, rubriques et tituli choisissent de mettre en relief l’enserrement de Merlin, la mésaventure de Gauvain transformé en nain, et l’annonce de la naissance de Lancelot. La première option fait coïncider la fin du texte avec la disparition du personnage, donnant au Merlin et à sa suite une unité de type biographique. Dans le second cas est privilégiée la mise en place d’aventures chevaleresques appelées à se développer dans la Queste et le Lancelot. La stature héroïque de Gauvain y est concurrencée par l’émergence d’autres personnages. Enfin l’introduction de la figure de Lancelot sert plus précisément de transition entre la Suite Vulgate et le texte qui lui succède dans le cycle du Graal.

3. Du Merlin à sa suite, une nouvelle orientation poétique et idéologique

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10 La dernière partie de ce travail a souligné la nouvelle orientation poétique et idéologique apportée par la rédaction de la Suite Vulgate au Merlin et à la formation du cycle du Graal. Elle s’est d’abord intéressée à la mise en texte et à la mise en images d’une matière narrative hybride. Nous avons montré comment le modèle biographique, conforté par l’élaboration romanesque et visuelle des enfances de Merlin, caractérisé par son origine diabolique, est quelque peu malmené par la construction sérielle et épisodique des épisodes consacrés à ses métamorphoses et à ses rencontres avec Blaise. La construction romanesque du texte et de sa continuation intègre ainsi des passages dotés d’une relative autonomie mais rattachés à l’ensemble par la figure de Merlin. L’influence esthétique et idéologique de la chanson de geste et de la chronique détermine aussi l’écriture de l’œuvre, marquant sa spécificité entre les préoccupations religieuses de l’Estoire et les affrontements guerriers du Lancelot et de la Mort Artu. La nouvelle place accordée aux femmes dans la Suite Vulgate n’est pas dépourvue d’enjeux politiques mais témoigne d’avancées courtoises par rapport au Merlin propre. La mise en avant de personnages féminins prépare les textes chevaleresques de la seconde partie du cycle du Graal dont elle étaie les fondements généalogiques.

11 Le deuxième point abordé concerne les modalités textuelles et iconographiques de la mise en cycle du Merlin et de sa suite. Des sondages comparant les versions α et β du texte montrent qu’au-delà de la formation d’une histoire de Merlin, toutes deux œuvrent dans le sens d’un rattachement au cycle du Graal, d’un point de vue généalogique et par des jeux de renvois analeptiques et proleptiques, même si elles incorporent également des références plus larges au monde romanesque arthurien et à l’histoire des rois de Bretagne.

12 Enfin l’examen du programme iconographique du manuscrit du cycle du Graal Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 110, réalisé dans le nord de la France à la fin du

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XIIIe siècle, permet de récapituler les grandes orientations de chaque partie du cycle ainsi que les jeux de parallèles et de contrastes qui s’y établissent autour du texte matriciel que constitue le Lancelot. Alors que l’illustration de la Suite Vulgate se caractérise par le retour lancinant des scènes à caractère militaire, sa miniature finale clôt visuellement l’histoire de Merlin par la représentation de son enserrement. Les dernières images de la continuation favorisent cependant la transition vers le Lancelot en introduisant des aventures de type chevaleresque. L’illustration de fr. 110 contraste notamment avec celle de Bonn, Universitätsbibliothek, 526, issu du même atelier, par sa grande discrétion concernant les amours de Lancelot et de Guenièvre. Dans le second manuscrit dont le programme iconographique est à la fois plus abondant et plus particularisé, l’illustration fait ressortir le jeu subtil des variations sur le même motif, au sein d’un même épisode ou entre plusieurs œuvres, contribuant à l’intégration cyclique des différentes parties de la Vulgate arthurienne.

* * *

13 Le Merlin et la Suite Vulgate, le plus souvent intégrés à des compilations centrées sur l’histoire du Graal, entretiennent un lien particulier avec le Joseph, l’Estoire del saint Graal et les Prophéties de Merlin, mais circulent aussi dans des recueils d’ambition didactique ou historique. Partagée entre le déroulement de la vie de Merlin, qui lui donne une unité de type biographique, et la peinture de la jeunesse héroïque du roi Arthur, la Suite Vulgate est une suite rétrospective qui sert de transition vers le Lancelot. Si l’écriture de cette continuation favorise l’intégration cyclique du Merlin propre, ces textes et leurs programmes iconographiques développent une veine militaire et historique qui interroge leur appartenance générique et tranche avec l’orientation religieuse ou courtoise des autres œuvres du cycle du Graal.

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14 Les annexes de la thèse comprennent, outre la bibliographie : • Un aperçu de la postérité du Merlin, de sa diffusion européenne et de ses versions imprimées. • Des transcriptions de passages spécifiques à certains manuscrits : New Haven, Yale University, 227, Cambridge, University Library, Add. 7071, et Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 344. • Des tableaux récapitulatifs concernant les 35 manuscrits enluminés du Merlin et de la Suite Vulgate et la transition entre le Merlin et ses suites. • Des notices concernant chacun des 54 manuscrits du Merlin et de ses suites ainsi que les fragments conservés. Elles comprennent une description du codex, la liste de ses possesseurs, son contenu, ainsi qu’une bibliographie. • Un index des anciens possesseurs des manuscrits du Merlin et de ses suites.

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INDEX

Parole chiave : miniatura, rubrica, ciclo Mots-clés : miniature, rubrique, cycle nomsmotscles Jean Colombe, Maître de Charles de France, Robert de Boron Keywords : miniature, rubric, cycle Thèmes : Estoire del saint Graal, Joseph d’Arimathie, Estoire Merlin, Merlin, Lancelot en prose, Perceval en prose, Prophéties de Merlin, Queste del saint Graal, Suite Post-Vulgate, Suite Vulgate de Merlin, Arthur, Blaise, Gauvain, Lancelot

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Carine Giovénal, Du bestournement au renouvellement. La construction du personnage chez Raoul de Houdenc (XIIIe siècle) thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Chantal Connochie- Bourgne, soutenue le 3 décembre 2011 à l’université de Provence-Aix- Marseille I

Carine Giovénal

RÉFÉRENCE

Carine Giovénal, Du bestournement au renouvellement. La construction du personnage chez Raoul de Houdenc (XIIIe siècle), thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Chantal Connochie-Bourgne, soutenue le 3 décembre 2011 à l’université de Provence-Aix- Marseille I

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames Chantal Connochie-Bourgne (professeur émérite à l’université de Provence-Aix-Marseille I), Danièle James-Raoul (professeur à l’université Michel de Montaigne-Bordeaux III), Valérie Naudet (professeur à à l’université de Provence-Aix-Marseille I), Christine Ferlampin-Acher (professeur à l’université de Haute Bretagne-Rennes II) et Monsieur Jean-Marie Fritz (professeur à l’université de Bourgogne).

1 « Épigone de Chrétien de Troyes », telle est l’expression couramment employée pour désigner Raoul de Houdenc, auteur français de la première moitié du XIIIe siècle1. Comme nombre de romanciers de son temps, il vit dans l’ombre du maître champenois

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qui cristallisa les contes de Bretagne. Son roman arthurien, Meraugis de Portlesguez, reprend d’ailleurs les personnages et situations connus et mis à l’honneur par son prédécesseur. Sa production littéraire s’avère, de surcroît, disparate : on lui attribue un Dit d’une centaine de vers, Le Roman des Eles, traité didactique d’environ six cents vers, Le Songe d’Enfer, récit-pèlerinage vers l’au-delà, et le Meraugis cité ci-dessus. Pourtant, l’étude de ce corpus a révélé une originalité d’écriture et de pensée littéraire des plus complexes, originalité que cette thèse s’emploie à analyser et à démontrer.

2 On sait peu de choses sur Raoul de Houdenc. Selon Philippe Walter, « il aurait été clerc ou moine mendiant, bourgeois ou jongleur errant, ménestrel ou… clerc-jongleur, sans preuves décisives »2. L’article que lui consacre le Dictionnaire des lettres françaises du Moyen Âge nuance cette hypothèse : « Il mena, semble-t-il, d’après une allusion du Songe d’Enfer, une vie pauvre et errante et le panégyrique de Largesse (générosité) revient plus d’une fois sous sa plume. Il faut conclure avec L. Foulet qu’il n’était pas moine »3. Mais déduire la vie d’un auteur d’après ses propos tenus dans son œuvre, même si celle- ci est écrite à la première personne, est des plus aléatoire. Considéré, selon les mots de Philippe Walter, comme « le neveu de Pierre le Chantre, cantor de Notre-Dame de Paris, né vers 1165-1170 et mort vers 1221-1230, ce petit hobereau serait bien l’auteur de Meraugis de Portlesguez, du Roman des Eles, d’un dit allégorique (Le Borjois Borjon) et du Songe d’Enfer qui constituerait sa dernière œuvre composée vers la fin de l’année 1214 ou le début de 1215 »4. Ce corpus attribué à Raoul est celui que nous avons retenu pour notre étude : ces quatre œuvres5, de l’avis de la majorité des critiques, et malgré leurs différences thématiques et formelles, sont bien de la main de Raoul de Houdenc6. En revanche, nous avons choisi de ne pas inclure deux œuvres qui lui sont parfois attribuées : La Vengeance Raguidel et La Voie de Paradis, suivant en cela les conclusions de l’étude d’Alexandre Micha7. Ne nous y trompons pas, nous n’avons pas la prétention d’affirmer ici que La Vengeance Raguidel et La Voie de Paradis ne sont pas de Raoul de Houdenc. Les deux hypothèses sont également recevables et dignes de respect. Cependant, cette attribution étant sujette à controverses, il m’a semblé plus prudent de ne pas inclure ces deux œuvres dans un corpus constitué d’œuvres formellement identifiées comme étant de main « houdanesque ».

3 L’étude de ces quatre œuvres permet de mettre en évidence un terme qui en sera le fil conducteur : le bestournement. Dans son œuvre, Raoul de Houdenc bestourne, tord, détourne les personnages, les motifs, les intrigues classiques du monde arthurien mis à l’honneur par Chrétien de Troyes, mais non pas dans un but gratuit ou pour devenir un nouvel imitateur, continuateur ou disciple du maître champenois : il veut donner à son écriture sa propre voie, son originalité, sa senefiance personnelle. C’est à démontrer cette senefiance que j’ai choisi de m’attacher. Montrer comment, malgré l’aura éclatante de Chrétien de Troyes qui relègue dans l’ombre ceux, anonymes ou non, qui ont choisi de rédiger un roman arthurien, Raoul de Houdenc a réussi à créer un personnage et un univers proprement houdanesques, à se poser comme un auteur neuf et unique, et non simplement comme « le disciple de ».

4 La mise en résonnance de ces quatre textes m’a peu à peu permis de dégager un réseau d’idées, de style, de sen tendu entre les quatre œuvres, pour les rassembler en un ensemble cohérent et progressif, déclinant une pensée auctoriale précise et originale. D’une œuvre à l’autre, le raisonnement houdanesque s’enrichit, s’amplifie, puise dans ses travaux antérieurs pour nourrir les suivants.

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5 La question de la chronologie de composition des œuvres houdanesques a été importante : si les quatre œuvres se répondent et s’enrichissent les unes les autres, l’ordre dans lequel elles ont été rédigées est fondamental. Or, à ce jour, la question n’est pas tranchée. Gilles Roussineau estime que Le Dit date d’avant 1215 ; Keith Busby situe Le Roman des Eles vers 1210-20, Gilles Roussineau avant 1215 ; Le Songe d’Enfer aurait été rédigé vers 1210 selon Armand Strubel, avant 1215 selon Gilles Roussineau, en 1214-15 selon Philippe Walter et Anthime Fourrier. Enfin, la rédaction du Meraugis est communément située dans le premier tiers du XIIIe siècle : Alexandre Micha estime qu’il serait antérieur au Songe d’Enfer, donc antérieur à 1215 si l’on retient cette date. Cependant, un élément nous oblige à écarter cette proposition : les rapports évidents entretenus par Meraugis avec le Lancelot en prose, qui laissent à penser que Meraugis parodie le roman en prose comme il parodie les romans de Chrétien de Troyes. J’ai dû faire le choix d’une chronologie basée tant sur l’ampleur et la complexité des textes que sur les thèmes qu’ils reprennent et amplifient. Le Dit, récit fort court, apparaît en tête de la production littéraire de Raoul, premier essai d’écriture allégorique et satirique qui sera amplifié et abouti dans Le Songe d’Enfer ; le combat entre Honneur et Honte, relaté dans Le Dit, sera un des thèmes récurrents de Meraugis. Je propose en deuxième place Le Roman des Eles, où la description allégorique se développe en mettant l’accent sur les vertus du chevalier — ces vertus que Le Dit lui prêtait peu avant — et qui ouvre des interrogations sur largesse et cortoisie qui réapparaîtront dans Meraugis. Le Songe d’Enfer poursuit la maîtrise de l’écriture allégorique en la faisant passer du plan descriptif au plan narratif, et en l’intégrant dans le procédé du songe-cadre et de la peregrinatio vers l’au-delà, fort prisée au XIIIe siècle ; on y retrouve également les vices personnifiés et la satire sociale en germe dans Le Dit. Enfin, Meraugis de Portlesguez, l’œuvre la plus aboutie, viendrait logiquement en conclusion : le lecteur y retrouve sous une forme achevée le combat entre Honneur et Honte commencé dans Le Dit, le débat sur les vertus et les défauts du chevalier du Roman des Eles, la complexité des caractères du Songe d’Enfer, la distorsion entre les idéaux chevaleresques et les compromissions imposées par la société et les travers des hommes, et enfin ce bestournement généralisé du monde que dénonçait déjà Le Dit, et qui oblige les personnages à composer pour survivre.

* * *

6 Le personnage est au cœur de mon projet de recherche. J’ai choisi de mettre l’accent sur le personnage en tant que reflet d’une personne, construction littéraire qui emprunte tout ou partie de leurs caractéristiques à l’être humain existant à l’époque de Raoul de Houdenc. Il m’intéressait de voir si les héros houdanesques se cantonnaient à des types ou figures stéréotypés, ou si Raoul de Houdenc avait réussi à faire amener ses héros vers un nouveau stade littéraire.

7 Ma thèse se présente en trois parties. Étant donné les antécédents des personnages arthuriens – Arthur, Guenièvre, Gauvain, les demoiselles... – apparaissant dans le Meraugis, texte le plus important, du point de vue quantitatif, du corpus, la première partie de ce travail devait impérativement s’appuyer sur une méthode comparatiste. Le 1er chapitre s’est donc attaché à relever, classer et analyser la reprise, parodie ou pastiche des personnages arthuriens référentiels, ainsi qu’à étudier les deux seuils du roman, prologue et incipit qui annoncent la volonté de l’auteur de s’inscrire en faux

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dans le schéma d’un roman arthurien de type Chrétien de Troyes. Pour ses personnages-références bien connus du lecteur-auditeur, Raoul s’ingénie à brouiller les repères en reprenant arbitrairement des traits connus — l’absence de réaction du roi qu’on retrouve dans Le Chevalier de la charrette ou Le Conte du Graal, le mauvais esprit de Keu — auxquels il joint des caractéristiques inédites — le sens de le mesure pour Keu, l’assurance de Guenièvre face à son époux. Le 2e chapitre est consacré aux motifs récurrents du roman arthurien, du tournoi à l’errance du héros en passant par les portraits, motifs systématiquement déformés et caricaturés. Le résultat de ce travail de bestournement est celui d’un roman à la tonalité comique et ironique, dans lequel les poncifs tournent à vide et où le jeune chevalier ne peut plus, à l’instar de Perceval, faire ses preuves et acquérir gloire et valeur guerrière. L’ouvrage de Mme James-Raoul, Chrétien de Troyes ou la griffe d’un style8, et les analyses de Mme Michelle Szkilnik, que ce soit tout au long de l’œuvre et dans son article « Méraugis et la Joie de la Cité »9, ont été mes principales références pour comprendre les relations entre le roman houdanesque et ses nombreux hypotextes.

8 Le personnage houdanesque ne se limite pourtant pas à décrire un type nouveau qui serait celui du chevalier arthurien caricatural. Le héros éponyme du Meraugis connaît une véritable évolution, à l’image d’un individu existant, confirmant les thèses du personnage-représentation évoquées plus haut. Dans le chapitre 3, j’ai donc réanalysé Meraugis sous l’angle de l’apprentissage et de l’initiation : le jeune chevalier passe par une période métaphorique d’enfance durant laquelle il se montre indiscipliné, peu averti et incapable d’agir seul, dépendant d’une figure maternelle qui n’est autre que la dame qu’il veut conquérir, Lidoine. Je me suis ici principalement appuyée sur les analyses de Mircea Eliade10, de Norris J. Lacy11, et de Maria del Mar Fernandez12. Pour passer au stade supérieur de son identité, le chevalier doit subir différents rites initiatiques : sexualité, passage par une mort symbolique, solitude, combat contre un adversaire qui n’est autre que son double perverti. Alors, Méraugis atteint l’âge adulte et la plénitude ses capacités chevaleresques : des capacités qui ne s’appuient pas seulement sur la prouesse guerrière, mais aussi sur l’engin, qualité — ou défaut — typiquement féminin. Le chapitre 4 montre en effet comment le couple courtois formé par Méraugis et Lidoine, loin de reposer sur l’inégalité en faveur de la dame comme le montrait Le Chevalier à la charrette, opère une bascule des pouvoirs pour mettre les amants sur un pied d’égalité. Comme le montrent les études de Norris J. Lacy, mais aussi celles de Kristin L. Burr13, ce roman houdanesque qui semblait de prime abord accorder une primauté aux personnages féminins valorise en réalité les relations bilatérales : si le jeune chevalier a dû progresser pour mériter l’amour de sa dame, celle-ci a dû elle aussi descendre de son piédestal pour se construire en tant que femme et amante. Le chapitre 5 est consacré à cette vision neuve qu’a Raoul de la courtoisie et de l’amour, et sur les objectifs qu’il fixe à ses propres « êtres de papier ». Les analyses de Gianfelice Peron14 et de Hans Robert Jauss15 m’ont été ici précieuses. La construction allégorique du chevalier idéal dans Le Roman des Eles dessine une des lignes de force de la pensée houdanesque : le bonheur est à rechercher ici-bas, dans le monde terrestre et non célestiel. L’étude du Dit révèle le mal qui gangrène ce monde terrestre et comment les personnages sont contraints d’évoluer et de composer avec ce mal pour progresser et s’imposer.

9 La 3e partie de ma thèse déborde du champ littéraire pour mettre les personnages en relation avec l’histoire, la religion, la société, la philosophie et les mœurs du XIIIe siècle, et pour montrer comment le personnage littéraire rejoint la personne réelle. Je dois ici

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beaucoup aux travaux de Jacques Le Goff16, Philippe Ariès et Georges Duby17, ainsi qu’aux études réunies par Marie-Étiennette Bély et Jean-René Valette Personne, personnage et transcendance aux XIIe et XIIIe siècles18. Le chapitre 6 s’attache à redéfinir les valeurs courtoises. Les principes manichéens et platoniciens chers à la mentalité médiévale sont rejetés : les personnages houdanesques ne conjuguent plus beauté et bonté, ou laideur et cruauté. Raoul crée des êtres hybrides, complexes et ambigus, en phase avec la société trompeuse décrite dans Le Dit, gangrénée par le règne nouveau de l’argent. Dans le chapitre 7, le chevalier Méraugis, indépendant et individualiste, est représentatif d’une période qui commence à promouvoir l’individu : Méraugis est un chevalier sans lignage, sans terre, sans roi, qui combat pour lui-même et non pour une communauté, fût-elle celle de la Table Ronde. Celui qu’une lecture rapide pouvait confondre avec un Lancelot ou un Perceval dégradé se révèle en réalité en phase avec la société de son temps. Également, derrière la prise de pouvoir exagérée des femmes, on peut percevoir une valorisation de la figure féminine qui va à l’encontre de la misogynie de l’époque, mais s’accorde avec le tempérament frondeur de notre auteur. Cette subversion trouve son aboutissement dans Le Songe d’Enfer auquel est consacré le huitième et dernier chapitre. Pour ce dernier chapitre, je me suis notamment appuyée sur les travaux de Pierre Drogi19, Fabienne Pomel20, Armand Strubel21 et Chantal Connochie-Bourgne22. Avec son rêve-pèlerinage relaté à la première personne, Raoul de Houdenc propose des vices vertueux, un Belzébuth charmant et un banquet anthropophage qui prend au pied de la lettre, pour mieux les ruiner, les menaces bibliques concernant les châtiments post-mortem. Là encore, la parodie n’est qu’un prétexte : c’est de la société de son temps que Raoul fait la satire. Dans quel but ? Dédramatiser un enfer dont les hommes du XIIIe siècle avaient véritablement peur ? Ou remettre en cause, sous le couvert de la fable comique, une pensée religieuse fondamentale qui fait de l’enfer un lieu géographique, quand Raoul semble en faire un lieu spirituel, en accord avec certains courants hérétiques de son temps ?

* * *

10 Au travers de cette étude, j’ai tenté de montrer comment Raoul de Houdenc, épigone, disciple, continuateur de Chrétien de Troyes, méritait le titre d’auteur à part entière. Loin de renier son prédécesseur et ce qu’il lui doit, Raoul s’inspire de son œuvre pour créer la sienne. Il agit en cela dans la plus pure tradition médiévale, celle de la réécriture, tradition que Chrétien lui-même avait suivie. Allant à contre-courant des grands cycles en prose qui commencent à se développer, il prend le parti de la parodie et du comique. Il choisit d’écrire « à côté », et son travail de bestournement de l’univers arthurien est un florilège des techniques de reprise narrative et narratologique.

11 Mais l’originalité houdanesque ne réside pas tant dans son talent à parodier les schémas et les personnages arthuriens que dans sa capacité à faire résonner entre elles des œuvres à première vue hétéroclites, mais pourtant liées par une continuité thématique : l’évolution du personnage et son pouvoir de référence à des êtres réels. Une autre affirmation ressort : Raoul de Houdenc s’est servi de la voie de la fable pour exprimer sa vérité. À une époque où émettre une voix discordante devenait périlleux, il a su utiliser la fiction et son adjuvant, le personnage, pour pointer du doigt la personne de chair. Ses récits sont ancrés dans l’observation de son temps, et à travers ses acteurs

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il encourage son lecteur à trouver son chemin dans le monde et les êtres qui l’entourent.

12 Les quatre œuvres houdanesques se répondent et se complètent. Raoul a décomposé sa pensée et semé des indices pour la reconstituer. Ses œuvres fonctionnent par paires modelables : Le Dit et Le Songe d’Enfer peignent une vision sombre de l’homme et de la société, Le Roman des Eles et Meraugis sont portés par un ton optimiste qui poussent le personnage vers un idéal — idéal terrestre, digne de l’homme, idéal à portée de main. Le combat entre Honneur et Honte, au cœur du Dit, trouve sa résolution dans Meraugis, où les personnifications monolithiques ont cédé la place à des êtres plastiques en adéquation avec leur temps. Le Songe d’Enfer, satire religieuse qui remet en cause un des principes fondamentaux du christianisme, le devenir de l’âme post mortem, forme un diptyque inversé avec Meraugis, roman où la seule évocation de Dieu renvoie le personnage à sa solitude ici-bas – une solitude déjà présente dans Le Songe d’Enfer, où l’auteur/narrateur/personnage chemine seul sans rédemption au bout de sa route. Ces échos intratextuels suscitent une intertextualité : Le Songe d’Enfer sera le pivot d’autres grandes œuvres allégoriques – Le Tornoiement Antéchrist, Le Roman de la Rose – et Meraugis pose les bases de l’antihéros que nous retrouverons au XVIe siècle avec le Don Quichotte de Cervantès.

NOTES

1. L’expression apparaît notamment dans The Legacy of Chrétien de Troyes, éd. Norris J. Lacy, Douglas Kelly, et Keith Busby, Rodopi, Amsterdam, 1987, 2 volumes. 2. Philippe Walter, « Compte rendu de Madelyn Timmel Mihm, The « Songe d'Enfer » of Raoul de Houdenc: An Edition Based on All the Extant Manuscripts, 1984 », Cahiers de Civilisation Médiévale XXX-1, Université de Poitiers, Poitiers, 1987, p. 96. 3. Dictionnaire des lettres françaises (Le Moyen Âge), édition entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, [première édition Fayard, Paris, 1964 ; réédition 1994], art. Raoul de Houdenc, p. 1235-37. 4. Philippe Walter, art. cit. Concernant les dates d’écriture supposées des différentes œuvres, voir infra. 5. L’ensemble des éditions et manuscrits de ces quatre œuvres est cité en bibliographie. Les éditions de référence pour la présente étude sont les suivantes : Raoul de Houdenc, Meraugis de Portlesguez, Roman arthurien du XIIIe siècle, publié d’après le manuscrit de la Bibliothèque du Vatican, édition bilingue, publication, traduction, présentation et notes par Michelle Szkilnik, Paris, Champion 2004 ; The Songe d’Enfer of Raoul de Houdenc, an ed. based on all the extant manuscripts by Madelyn Timmel Mihm, Tübingen, Max Niemeyer, 1984 ; Le Roman des Eles and the Anonymous Ordene de Chevalerie: Two Early Old French Didactic Poems, critical editions with introductions, notes, glossary and translations by Keith Busby, Amsterdam, J. Benjamins, 1983 ; pour le Dit : Lewis Thorpe, « Raoul de Houdenc : a possible new poem », Modern Language Review 47, London, 1952, p. 512-515 et Thomas Wright, « Anecdota literaria ». A collection of short poems in English, Latin and French, illustrative of the literature and history of England in the thirteenth century and more

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especially of the condition and manners of the different classes of society. Edited from manuscripts at Oxford, London, Paris and Berne, London, J. R. Smith / Paris, C. Borrani, 1844. 6. Les quatre œuvres mentionnent clairement leur auteur dans le texte. Meraugis : « Cis contes faut, si s’en delivre / Raoul de Houdenc qui cest livre / Conmença de ceste matire » (v. 5892-94) ; Le Songe d’Enfer : « Raouls de Houdaing, sanz mençonge, / Qui cest fablel fist de son songe » (v. 677-78) ; Le Roman des Eles : « De ceus dist Raouls de Houdanc » (v. 57) ; Le Dit : « Raöls de Hosdaing commence » (v. 9). 7. Cf. « Raoul de Houdenc est-il l’auteur de La Voie de Paradis et de La Vengeance Raguidel ? », Romania 68, Paris, 1945, p. 316-360, repris dans De la chanson de geste au roman, Droz, Genève, 1976, p. 487-531. 8. Danièle James-Raoul, Chrétien de Troyes ou la griffe d’un style, Champion, Paris, 2007. 9. Michelle Szkilnik, « Méraugis et la Joie de la Cité », La Tentation du parodique dans la littérature médiévale, sous la direction d’Élisabeth Gaucher, Cahiers de Recherches Médiévales 15, Champion, Paris, 2008, p. 113-127. 10. Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques. Essai sur quelques types d’initiation, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1992, [première éd. en français 1959]. 11. The Legacy of Chrétien de Troyes, éd. Norris J. Lacy, Douglas Kelly et Keith Busby, 1987 , Amsterdam, Rodopi, 2 volumes. 12. Maria del Mar Fernandez Vuelta, Raoul de Houdenc. La identidad de un autor y su obra, Barcelona, Publicaciones de la Universidad de Barcelona, 1993 et Raoul de Houdenc. His Identity as Autor and the Identity of his Work », Dissertation Abstracts International 55, 343C, 1994-1995. 13. Kirstin L. Burr, « Defining the Courtly Lady : Gender Transgression and Travertism in Meraugis de Portlesguez », Bulletin Bibliographique de la Société Internationale Arthurienne 53, 2001, Paris, p. 378-392. 14. Gianfelice Peron, « Raoul de Houdenc e la laicizzazione dell’allegoria », Simbolo, metafora, allegorica, Actes du IVe colloque italo-allemand, Padova, Liviana Editrice, 1980, p. 107-121. 15. Hans Robert Jauss, « La transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 : d’Alain de Lille à Guillaume de Lorris », L’Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XIIe au XIVe siècle, Colloque organisé par le Centre de Philologie et de Littératures romanes de l’Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962, Actes publiés par Anthime Fourrier, Klincksieck, Paris, 1964, p. 107-144. 16. Jacques Le Goff, Le Moyen Âge et l’Argent, Perrin, Paris, 2010 et La Naissance du purgatoire, Gallimard, Paris, 1981. 17. Histoire de la vie privée, tome 2 : De l’Europe féodale à la Renaissance, sous la direction de Philippe Ariès et de Georges Duby, Seuil, Paris, 1985. 18. Personne, personnage et transcendance aux XIIe et XIIIe siècles, éd. M.-E. Bély et J. Valette, Presses Universitaires de Lyon, 1999. 19. Pierre Drogi, « La crise amauricienne et ses répercussions en littérature (paradis et enfer autour des années 1215-1240 environ) », Miscellanea medievalia, publication du Thomas-Institut de l’université de Cologne, éd. Jean A. Aestern, vol. 27, Berlin-New York, 2000, p. 335-361. 20. Fabienne Pomel, Les Voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen Âge, Champion, Paris, 2001. 21. Armand Strubel, Allégorie et Littérature au Moyen Âge : grant senefiance a, Champion, Paris, 2002. 22. Chantal Connochie-Bourgne, « Comment dire le vrai en langue vulgaire », Actes du colloque Sommeil, songes et insomnies, CELAM (Rennes 2) et Université de Bretagne occidentale–Rennes 2, 28-29 septembre 2006, Perspectives Médiévales, Gemenos, SLLMOO, 2008, p. 91-106.

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INDEX

Thèmes : Borjois Borjon, Chevalier de la charrette, Conte du Graal, Lancelot en prose, Meraugis de Portlesguez, Roman de la Rose, Roman des Eles, Songe d’Enfer, Tournoiement Antéchrist, Vengeance Raguidel, Voie de Paradis, Guenièvre, Keu, Lidoine, Méraugis Keywords : comedy, parody, character, satire nomsmotscles Chrétien de Troyes, Pierre le Chantre, Raoul de Houdenc Parole chiave : comico, parodia, personaggio, satira Mots-clés : comique, parodie, personnage, satire

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Cladie Guillemin De-Min, Réécriture d’un archétype médiéval : les géants dans Graal Théâtre de Florence Delay et Jacques Roubaud thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Laurence Harf, soutenue le 9 janvier 2010 à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle

Cladie Guillemin De-Min

RÉFÉRENCE

Cladie Guillemin De-Min, Réécriture d’un archétype médiéval : les géants dans Graal Théâtre de Florence Delay et Jacques Roubaud, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Laurence Harf, soutenue le 9 janvier 2010 à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs Jeanne-Marie Boivin (université de Créteil- Paris Est-Val de Marne), Florence Delay (Expert), Elisabeth Gaucher-Rémond (université de Nantes), Laurence Harf (université Paris III-Sorbonne Nouvelle), Laurence Mathey (université du Havre), Michelle Szkilnik (université Paris III-Sorbonne Nouvelle).

1 Florence Delay et Jacques Roubaud ont ajouté une nouvelle pierre à l’édifice arthurien en écrivant Graal Théâtre : en tout, dix pièces de théâtre retracent la légende arthurienne du début à la fin. Les deux premières pièces, Joseph d’Arimathie et Merlin l’enchanteur1, racontent l’origine de la communauté du Graal avec l’arrivée de Joseph d’Arimathie en Bretagne et celle de la Table Ronde avec les débuts du règne du roi Arthur. Les pièces III à VIII2 regroupent les temps aventureux : Gauvain et le Chevalier Vert conte un an de la vie aventureuse de Gauvain ; Perceval le Gallois relate les débuts de

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Perceval dans la chevalerie et sa visite au château du Graal ; dans Lancelot du Lac, Lancelot fait son entrée à la cour arthurienne, remporte ses premières victoires et se retrouve partagé entre Guenièvre et Galehaut ; dans L’Enlèvement de la reine, Lancelot délivre la reine, enlevée par Méléagant ; Morgane contre Guenièvre montre le plan fomenté par Morgane pour se débarrasser de Guenièvre ; dans Fin des Temps Aventureux, c’est la fin des aventures qui préfigure la chute arthurienne. Les deux dernières pièces sont parallèles aux deux premières : elles racontent la fin de la communauté du Graal dans Galaad ou la Quête, et la fin de la cour arthurienne dans La Tragédie du roi Arthur3.

2 Avec l’aventure de Graal Théâtre, Florence Delay et Jacques Roubaud ont endossé la fonction des clercs médiévaux. À la suite de tant d’autres, ils ont lu, analysé puis réécrit à leur manière la légende arthurienne. Pour eux, la littérature doit être l’œuvre de tous et non d’un seul. Pour écrire Graal Théâtre, ils ont utilisé plus de vingt œuvres médiévales, françaises mais aussi espagnoles ou anglaises. Graal Théâtre oscille entre la fidélité aux textes médiévaux et une réinterprétation personnelle du mythe arthurien. Afin de théâtraliser la légende arthurienne, les auteurs ont dû faire des choix dans les histoires et dans les personnages ; ils ont parfois changé des noms et sont devenus les rois de l’ellipse. Tous ces choix ne sont pas anodins. Sous leur plume, la légende arthurienne est devenue tour à tour fantaisie, humour et mystère. Les auteurs jouent avec les anachronismes, utilisent les brèches laissées par les romans médiévaux, inventent et complexifient des énigmes. À la suite des clercs médiévaux, Florence Delay et Jacques Roubaud ont fait de Merlin l’auteur de la légende arthurienne et de Blaise son scribe. Merlin et Blaise sont tous deux des personnages très mystérieux. Les auteurs donnent à Merlin trois origines différentes : une origine celtique – il est Myrrdinn – ; une origine diabolique comme dans le Merlin de Robert de Boron – il est le fils du diable – ; mais aussi une origine humaine : Merlin est le fils de Blaise. Dans Graal Théâtre, Blaise apparaît aussi énigmatique que Merlin : homme sans âge et père de Merlin, il devient après l’enserrement de l’enchanteur, l’auteur de la légende arthurienne.

3 À travers toute la réécriture de la légende arthurienne, Florence Delay et Jacques Roubaud ont particulièrement modernisé un personnage qui est, au Moyen Âge, un véritable archétype : le géant. Les géants sont relativement nombreux dans Graal Théâtre : il y a six géants, une géante et une famille de géants, la famille Rouge dont la particularité physique est le gigantisme.

4 Le premier géant, Bran le Béni, est un des personnages principaux du deuxième récit des Mabinogion4. Dans Graal Théâtre, le corps de Bran le Béni est enterré sous la colline Blanche, à l’endroit choisi par la communauté du Graal pour bâtir Corbenic. Hargodabran est un roi saxon que l’on trouve dans deux textes médiévaux, les Premiers Faits du roi Arthur5 et le Lancelot en prose6. Dans Graal Théâtre, deux Hargodabran coexistent et le premier est le père du second. Ils représentent tous deux la menace saxonne. Galehaut et la Belle Géante sont des personnages du Lancelot en prose. Galehaut est un conquérant, à l’image d’Alexandre. Mais il perdra tout pour l’amour de Lancelot. La Belle Géante, sa mère, n’est évoquée que par rapport à Galehaut. Le Chevalier Vert est le héros d’un texte anglais Sir Gawain and the Green Knight7. Il vient proposer un jeu, celui de la décapitation, à la cour arthurienne. Escladon le Roux vient d’Yvain ou le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes8. C’est en tuant ce géant qu’Yvain devient le seigneur de la fontaine et le mari de Laudine. La famille Rouge est une invention des auteurs et regroupe plusieurs ennemis de la Table Ronde : Bran, Bran le Roux, Bran de Lis, Bréhus sans Pitié, Mélian de Lis, le Chevalier Vermeil, Chastel Mortel, Brandas,

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Brandus des Îles et Méléagant. Dans cette liste, on retrouve aussi bien des géants médiévaux que des grands chevaliers et des chevaliers qui sont devenus dans Graal Théâtre, des géants.

5 Au Moyen Âge, le géant est perçu négativement : c’est un personnage fruste, vêtu de peaux de bêtes, armé d’une massue. Il est, dans les romans comme dans les chansons de geste, un être brutal, représentant un lointain passé, alors que la terre n’était pas civilisée. Face au géant, le chevalier incarne la civilisation et la courtoisie et son rôle est de débarrasser la terre de tout ce qui représente le chaos. À mi-chemin entre le géant et le chevalier, on trouve le grand chevalier. Dans les romans médiévaux, le grand chevalier est un personnage ambigu : il peut se révéler aussi bien positif que négatif.

6 Dans Graal Théâtre, le personnage du géant s’éloigne de son cousin médiéval pour devenir un grand chevalier merveilleux. Il se trouve ainsi à la frontière de deux archétypes des romans médiévaux : le géant et le grand chevalier. Les géants de Graal Théâtre peuvent être indistinctement nommés géants ou grands chevaliers. Pourtant la dénomination de géant n’apparaît pas par hasard dans Graal Théâtre. Ce terme permet tout d’abord d’unifier les ennemis de la cour arthurienne et de la communauté du Graal. Mais surtout le terme « géant » fait ressurgir de notre mémoire de lointains souvenirs au même titre que la fée. Grâce à ce terme de « géant », les auteurs nous entraînent dans un univers merveilleux. L’archétype du géant véhicule un grand nombre d’histoires et d’images. Le terme « géant » n’est plus un terme déprécié comme au Moyen Âge mais laisse planer, au contraire, un doute. Les géants de Graal Théâtre sont-ils de bons géants ou de mauvais géants ?

7 Le portrait physique et mental des géants de Graal Théâtre nous montre qu’il y a une rupture définitive entre le géant médiéval et celui de Graal Théâtre. Tandis que les géants de Graal Théâtre ont généralement une tête de plus que les chevaliers, les géants médiévaux ont très souvent des tailles prodigieuses pouvant aller jusqu’à cinquante pieds. Les quelques portraits de géants disséminés ici et là dans les textes médiévaux reprennent les topoi de la laideur : yeux écartés, taches noires, cheveux roux. Les géants sont des monstres qu’il faut exterminer. Tout au contraire, les géants de Graal Théâtre ne présentent aucun trait de laideur et ne sont pas considérés comme des monstres. On retrouve dans Graal Théâtre quelques types de géants médiévaux avec le géant ravisseur, le géant envahisseur et le géant gardien d’un lieu. Mais ces fonctions ne sont pas propres aux géants dans les romans médiévaux : elles s’appliquent notamment à certains géants de Graal Théâtre qui sont de grands chevaliers médiévaux (Méléagant est un ravisseur, Galehaut un envahisseur et Escladon le Roux le gardien d’un lieu). À quelques exceptions près, les géants médiévaux n’ont de merveilleux que la taille et la force. Les géants de Graal Théâtre montrent leur appartenance à l’Autre Monde aussi bien par la magie des lieux qu’ils habitent que par certains pouvoirs qu’ils possèdent : ils sont de grands chevaliers faés.

8 L’appartenance à l’Autre Monde des géants de Graal Théâtre se perçoit à travers certains pouvoirs comme l’invisibilité ou l’immortalité mais aussi par un espace et une temporalité surnaturels. Au début de Graal Théâtre, Florence Delay et Jacques Roubaud ont tracé une typologie des personnages : les personnages Du côté du ciel – représentatifs d’un pouvoir surnaturel chrétien –, ceux qui sont Du côté de la terre, et ceux qui sont Entre la terre et le ciel – caractéristiques du pouvoir païen et diabolique. La famille Rouge fait partie de la famille du Graal et en conséquence, elle appartient aux personnages Du côté du ciel. Galehaut fait partie des personnages Entre la terre et le ciel.

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Les autres géants n’apparaissent pas dans cette typologie ; pourtant, ils sont sûrement à classer dans les personnages Entre la terre et le ciel.

9 Le temps et l’espace renforcent la position des géants de Graal Théâtre dans leur rôle de chevaliers faés. Les domaines des géants amènent bien des surprises aux chevaliers : ce sont des espaces difficiles à atteindre. Ne peuvent y entrer que ceux qui y sont invités ou ceux qui parviennent à conquérir le lieu par les armes. Les géants sortent parfois de leur domaine pour lancer des défis, proposer des jeux ou bien porter les « Coups Félons ». Le temps montre également une dimension merveilleuse : il est à la fois linéaire et cyclique. Les répétitions sont de mise aussi bien au château du Graal qu’à la cour arthurienne. Les répétitions des incestes, des aventures, contribuent à rendre le temps cyclique. Tout recommence... en se compliquant. Le temps confère à plusieurs personnages une autre dimension surnaturelle : l’immortalité. La famille Rouge semble immortelle. Elle incarne le concept d’une révolte éternelle.

10 Dans le monde merveilleux de Graal Théâtre, on peut rapprocher deux autres figures de celle du géant : le nain, son antithèse, et la fée, son double féminin. Les nains sont très peu nombreux dans Graal Théâtre. On retrouve le nain de la honte de Guerrehés de la Première Continuation de Perceval9, le nain de la charrette du Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes10 et le portier du château de Pesme Aventure du Chevalier au lion de Chrétien de Troyes qui devient ici un nain. Il y a aussi un curieux personnage, Pwyll, qui fait partie des héros celtiques : ce n’est pas un nain mais une minuscule créature. Dans les romans médiévaux, le géant et le nain se croisent rarement. Dans Graal Théâtre, on peut voir apparaître le couple mythique du nain et du géant : le nain de la honte de Guerrehés est le serviteur d’un très grand chevalier ; en parallèle de Méléagant, on trouve le nain de la charrette ; et Pwyll est le frère de Bran le Béni.

11 Dans Graal Théâtre, deux fées prédominent, Morgane et Viviane. Tandis que Viviane apparaît comme une adjuvante à la cour arthurienne, Morgane en est une opposante farouche et se rapproche ainsi de la famille Rouge. Les intrusions de Morgane se font toujours à l’encontre des chevaliers de la Table Ronde. Elle n’hésite pas à mettre en scène de faux géants pour troubler la cour arthurienne avec le Chevalier Vert ou le fantôme du Chevalier à la Fontaine.

12 Les géants de Graal Théâtre sont devenus des grands chevaliers faés. En modifiant l’archétype du géant médiéval, Florence Delay et Jacques Roubaud ont également bouleversé sa fonction. Le géant médiéval survenait dans l’aventure pour démontrer la supériorité du héros, de la chevalerie, du christianisme, de la culture, sur le paganisme et la nature. L’histoire du géant et du chevalier suit généralement un schéma narratif simple : la rencontre entre le géant et le chevalier est suivie d’un combat qui finit par la mise à mort du géant. Dans Graal Théâtre, les aventures des géants n’obéissent à aucun schéma narratif particulier et, s’il y a combat, il n’y a pas de mise à mort. Les géants dans Graal Théâtre représentent autant un chaos dans le royaume de Logres qu’un chaos dans la narration. Ils sont là où on ne les attend pas et ils n’obéissent pas aux règles chevaleresques et narratives.

13 Ainsi, le schéma narratif médiéval (rencontre/combat/mise à mort du géant) devient complètement caduque dans Graal Théâtre. La rencontre a bien lieu : elle peut se faire sur l’espace du géant (principalement des châteaux) ou bien en dehors de son espace (la cour arthurienne mais aussi l’aile droite du château du Graal qui lui est interdite). La rencontre n’est pas forcément suivie d’un combat. Il peut s’agir d’un jeu comme celui du Chevalier Vert. Ou bien le géant peut agir de nuit alors que ses victimes sont

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endormies : c’est le cas de la famille Rouge qui porte ses « Coups Félons » contre les Rois Pêcheurs. On ne peut pas alors parler de combat. Quand le combat a lieu, la plupart des géants ne respectent aucune règle chevaleresque et ridiculisent ainsi les chevaliers et toute la chevalerie. La mise à mort est inexistante. Certains géants sont déjà morts comme le Chevalier à la Fontaine vaincu par Yvain ou bien Bran le Béni. D’autres meurent comme le Chevalier Vermeil et Galehaut. Mais Galehaut ne meurt pas au cours d’un combat : il meurt d’amour. Et la mort du Chevalier Vermeil, membre de la famille Rouge, semble fictive. Les géants de Graal Théâtre meurent très rarement. Ils ne représentent pas comme les géants médiévaux un lointain passé qu’il faut bannir mais au contraire, ils apparaissent dans Graal Théâtre comme un vent de modernité.

14 Si le géant n’est pas là pour glorifier le chevalier, quelle est alors sa fonction narrative ? Le géant est là pour surprendre le chevalier aussi bien que le lecteur. Sa présence est nécessaire : il est un des moteurs principaux des aventures arthuriennes. Merlin, en tant qu’auteur fictif de Graal Théâtre, s’intéresse de près aux géants tout au long des dix pièces. À titre d’auteur de la légende arthurienne, il fait écrire à Blaise ce qui se passe et ce qui va se passer, sans intervention de sa part. Malgré ses dires, il apparaît très rapidement comme un marionnettiste. Ainsi, il prédit l’arrivée d’Hargodabran et de ses Saxons, ce qui lui permet de prévoir un plan pour se débarrasser d’eux. C’est lui l’instigateur de l’histoire du Chevalier Vert. Avant même le mariage d’Arthur et de Guenièvre, il connaît le rôle de Galehaut dans l’adultère de la reine avec Lancelot. Merlin agit sur le présent ou le laisse advenir en fonction des besoins narratifs. Pourtant, malgré tous les géants qu’il voit dans le futur, certains n’apparaissent pas dans ses visions prémonitoires : il s’agit de la famille Rouge. Merlin semble incapable de faire la moindre prédiction sur Bran et la famille Rouge. Face à Merlin la famille Rouge apparaît comme un électron libre dans le Livre du Graal.

15 Les géants de Graal Théâtre sont synonymes d’aventures. Ils se doivent de surprendre et de capter ainsi l’attention du lecteur. Sans ses géants, Graal Théâtre s’effondrerait, telle l’Orgueilleuse Emprise de Galehaut : pas d’enlèvement de la reine, pas de « Coups Félons », et surtout pas d’adultère entre Guenièvre et Lancelot… Sans l’histoire d’amour entre Guenièvre et Lancelot, il n’y aurait pas la guerre entre Arthur et Lancelot et donc pas de bataille finale à Salesbières. Sans les géants, la légende arthurienne ne perdrait pas seulement quelques aventures mais également, par un enchaînement diabolique, une partie de sa structure narrative.

16 Dans Graal Théâtre, deux géants sont omniprésents : Galehaut et Bran. Florence Delay et Jacques Roubaud suivent, pour Galehaut, la trame narrative du Lancelot en prose. Galehaut, nouvel Alexandre, est arrêté dans son désir de conquêtes par Lancelot : pour lui, il se rend au roi Arthur. Lancelot devient dans Graal Théâtre un objet de désir aux yeux de Galehaut. L’homosexualité de Galehaut, sous-jacente dans le Lancelot en prose, revient dans Graal Théâtre comme un leitmotiv. Atteint de la maladie des héros, Galehaut fait venir des clercs pour le guérir mais il n’y a rien à faire. Dans Graal Théâtre, Galehaut se fait psychanalyser : sous les paroles de Pétroine d’Oxford, d’Hélie de Toulouse et de Blaise de Northombrelande se cachent trois grands psychanalystes : Jung, Freud et Lacan. Galehaut n’est plus la victime du destin qu’il s’est tracé mais un homme atteint par la maladie des héros, une maladie d’amour à laquelle il succombera.

17 La famille Rouge dont Bran le géant est issu forme l’élite des ennemis de la cour arthurienne. L’origine de cette famille est triple : une origine généalogique, une origine littéraire et une origine politique. Bran et la famille Rouge font partie de la famille du

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Graal. Dans le Conte du Graal11, Chrétien de Troyes fait planer un doute sur un inceste possible dans la famille du Graal. Jacques Roubaud reprend cette idée et la complexifie au maximum. Dix-sept générations de Rois Pêcheurs vont se succéder et à chaque nouvelle génération, les trois sortes d’inceste (père/fille ; mère/fils ; frère/sœur) vont avoir lieu, compliquant chaque fois un peu plus la généalogie des Rois Pêcheurs. Dans cette généalogie des Rois Pêcheurs, la famille Rouge a une place maudite : chacun de ses membres est issu d’un inceste mère / fils, ce qui les empêche d’avoir le trône, réservé à un inceste père / fille. Bran le géant, devant cette injustice, se rebelle et s’installe dans l’aile gauche du château du Graal. En se séparant de la famille du Graal, il fait siens les pouvoirs païens et les pouvoirs maléfiques. Il crée ainsi un contre-pouvoir pour se battre contre tous les pouvoirs en place : le pouvoir politique représenté par la cour arthurienne et le pouvoir religieux représenté par la communauté du Graal. Bran et la famille Rouge ont également une origine littéraire avec la reprise de nombreux ennemis de la cour arthurienne dont Méléagant et Bréhus sans Pitié pour ne citer que ces deux-là. Par le choix de la couleur rouge et par ses discours, la famille Rouge a également une origine politique : avec son esprit de révolte, elle peut être assimilée au communisme. En 1941, Aragon a rédigé un article intitulé « La leçon de Ribérac ou l’Europe française »12 où il parle d’un nouveau Chevalier Vermeil qui apparaîtra pour Drieu de la Rochelle comme un chevalier rouge13. À travers la famille Rouge et son cri de protestation, on voit apparaître en filigrane le communisme.

18 À travers le personnage du géant, le travail de réécriture des auteurs prend toute sa saveur. Le géant, personnage archétypal du Moyen Âge, devient sous la plume des auteurs, un personnage moderne, avec d’un côté l’homosexualité de Galehaut et de l’autre le cri de révolte de la famille Rouge. Tout en utilisant les plus fameuses histoires de la légende arthurienne, les auteurs créent une nouvelle race de géants qui ne représentent plus, comme les géants médiévaux, la survivance d’un passé chaotique à exterminer mais un modernisme, face à un système chevaleresque qui apparaît comme déficient. Dans Graal Théâtre, le monde arthurien n’est pas un monde manichéen mais ambigu et les géants sont là pour le rappeler.

NOTES

1. Les pièces Joseph d’Arimathie et Merlin l’enchanteur ont été publiées seules pour la première fois en 1981 et une deuxième fois, avec les ajouts et les corrections des auteurs, en 2005 avec l’ensemble des dix pièces : Florence Delay et Jacques Roubaud, Graal Théâtre : Joseph d’Arimathie et Merlin l’enchanteur, Paris, Gallimard, 1981 ; Graal Théâtre, Paris, Gallimard, 2005. 2. Les pièces Gauvain et le Chevalier Vert, Perceval le Gallois, Lancelot du Lac, L’Enlèvement de Guenièvre ont été publiées ensemble en 1977 puis rééditées avec ajouts et corrections des auteurs avec l’ensemble des dix pièces en 2005 : Florence Delay et Jacques Roubaud, Graal Théâtre : Gauvain et le Chevalier Vert, Lancelot du Lac, Perceval le Gallois, L’Enlèvement de Guenièvre, Paris, Gallimard, 1977. Les pièces VII et VIII (Morgane contre Guenièvre ; Fin des Temps Aventureux) ont été publiées avec la nouvelle édition de 2005.

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3. Les deux dernières pièces (Galaad ou la Quête, La Tragédie du roi Arthur) font également partie de l’ensemble publié en 2005. 4. Les quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, traduit du moyen gallois, présenté et annoté par Pierre-Yves Lambert, Paris, Gallimard, 1993. 5. Les Premiers Faits du roi Arthur, texte établi par Irene Freire-Numes, présenté par Philippe Walter, traduit et annoté par Anne Berthelot et Philippe Walter, édition établie d’après le manuscrit S 526, Universitäts- und Landesbibliothek Bonn, Paris, Gallimard, 2001. 6. Lancelot du Lac, édition complète d’Alexandre Micha, Genève, Droz, 1978-1983, 9 vol. 7. Sire Gauvain et le Chevalier Vert, traduit par Juliette Dor, Paris, 10-18, 1993. 8. Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion ou le Roman d’Yvain, édition critique d’après le manuscrit B.N.fr. 1433, traduction, présentation et notes de David F. Hult, Paris, Livre de Poche, 1994. 9. Première Continuation de Perceval, texte du ms. L édité par William Roach, traduction et présentation par Colette-Anne Coolput-Storms, Paris, Livre de Poche, 1993. 10. Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette, édition bilingue de C. Croizy-Naquet, Paris, Champion, 2006. 11. Chrétien de Troyes, Perceval ou Le Conte du Graal, édition bilingue de Jean Dufournet, Paris, GF, 1997. 12. Louis Aragon, « La leçon de Ribérac ou l’Europe française », Revue bimestrielle de la Nouvelle Poésie Française, juin 1941, p. 286-304. 13. Drieu la Rochelle, « Aragon », Journal de Doriot, octobre 1941, p. 483-488, p. 488.

INDEX

Keywords : giant, rewriting, theatre Parole chiave : gigante, riscrittura, teatro Thèmes : Chevalier au lion, Chevalier de la charrette, Conte du Graal, Enlèvement de la reine, Fin des Temps Aventureux, Galaad ou la Quête, Gauvain et le Chevalier Vert, Graal Théâtre, Joseph d’Arimathie, Lancelot du Lac, Lancelot en prose, Mabinogion, Merlin l’Enchanteur, Morgane contre Guenièvre, Perceval le Gallois, Première Continuation du Conte du Graal, Premiers Faits du roi Arthur, Sir Gawain and the Green Knight, Tragédie du roi Arthur, Belle Géante, Blaise, Blaise de Northombrelande, Bran de Lis, Bran le Béni, Bran le Roux, Brandas, Brandus des Îles, Bréhus sans Pitié, Chevalier à la Fontaine, Chevalier Vermeil, Escladon le Roux, Hargodabran, Hélie de Toulouse, Galehaut, Mélian de Lis, Merlin, Méléagant, Morgane, Pétroine d’Oxford, Pwyll, Viviane nomsmotscles Chrétien de Troyes Mots-clés : géant, réécriture, théâtre

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Marie-Pascale Halary, Beauté et littérature au tournant des XIIe et XIIIe siècles Thèse de doctorat préparée sous la direction de M. le professeur Dominique Boutet et soutenue à l’université Paris-Sorbonne le 5 décembre 2009

Marie-Pascale Halary

RÉFÉRENCE

Marie-Pascale Halary, Beauté et littérature au tournant des XIIe et XIIIe siècles, thèse de doctorat préparée sous la direction de M. le professeur Dominique Boutet et soutenue à l’université Paris-Sorbonne le 5 décembre 2009.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Madame le professeur Jacqueline Cerquiglini-Toulet (université Paris- Sorbonne) et Messieurs les professeurs Dominique Boutet (université Paris-Sorbonne), Jean Dufournet (université Paris III-Sorbonne Nouvelle, professeur émérite), Armand Strubel (université Montpellier III-Paul Valéry), Jean-Yves Tilliette (université de Genève) et Jean-René Valette (université Bordeaux III-Michel de Montaigne). Mention très honorable avec félicitations du jury.

1 Avant le XVIIIe siècle, il n’est pas de « science du beau ». De même, considérée à partir de son sens étymologique, la notion d’esthétique est difficilement applicable au monde médiéval pour lequel « la vraie réalité est celle du monde intelligible » (M.-D. Chenu). L’anachronisme de la catégorie forgée au siècle des Lumières n’implique pas, pourtant, une insensibilité à la beauté. Dans les romans, les « beles choses » – demoiselles, bâtiments, vergers, montures – prolifèrent et sont multiples : ces belles réalités se

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caractérisent par leur diversité. Cette étude envisage donc la beauté comme une question et ne présuppose pas la cohérence de la notion. À partir d’un corpus romanesque, il s’agit d’examiner dans quelle mesure la valeur esthétique relève d’une définition homogène : la même conception du beau préside-t-elle à la représentation de toutes ces formes d’excellence ? L’identité d’un objet splendide, sa place dans l’échelle des êtres ainsi que sa position axiologique ne sont-elles pas décisives dans l’évaluation de sa beauté ?

2 Pour être valable, cette interrogation doit porter sur un corpus hétérogène, susceptible de mettre cette unité en évidence. Six romans ont été choisis : le Perlesvaus, le Lancelot en prose, La Queste del saint Graal, Li biaus Descouneüs de Renaut de Beaujeu, Meraugis de Portlesguez de Raoul de Houdenc et le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. Si tous ces textes thématisent la beauté, ils relèvent d’orientations différentes au plan de l’écriture, des valeurs et du sens. Ces récits peuvent exalter la splendeur féminine ou se concentrer sur l’apparence d’une rose, décrire la silhouette harmonieuse du chevalier ou lui préférer la beauté invisible, celle du saint ou celle du divin. Une définition unifiée du beau transcende-t-elle toutes ces œuvres et toutes ces « beles choses » ? Outre la recherche d’une diversité (relative), un deuxième principe a déterminé la composition du corpus : celui de la cohérence chronologique. Tous les romans examinés ont été écrits entre 1200 et 1240 environ. Si cette cohérence rend plus ferme une démarche qui se définit comme la recherche de constantes esthétiques, elle permet surtout de poser la question de la beauté dans un cadre historique. Le début du XIIIe siècle apparaît comme un excellent « poste d’observation ». Le genre romanesque poursuit son évolution et il est déjà riche de toute une tradition. Cette période, en outre, précède le tournant, souvent qualifié d’aristotélicien, du milieu du XIIIe siècle. Dans l’hypothèse où cette « rupture » aurait des conséquences sur la conception du beau, ce travail dresserait une sorte de bilan de la situation esthétique à l’aube de la deuxième moitié du siècle.

3 Cette question de la beauté est de celles qui révèlent l’altérité du Moyen Âge : pour être circonscrite, la notion ne peut pas être rapportée a priori aux enjeux qui constituent aujourd’hui son horizon. Préalablement à l’investigation, il convient de suspendre certaines associations, spontanées pour le moderne : art et beauté, création humaine et beauté, nature (au sens moderne) et beauté. L’étude s’efforce de saisir, autant que possible, la conception du beau dans son historicité. Cette perspective détermine la démarche : cerner l’objet de l’enquête exige de situer le texte littéraire dans les structures mentales de son époque. Afin de ne pas plaquer nos présupposés esthétiques sur les œuvres, nous avons cherché à « décentrer » notre regard : confronter d’autres discours au discours romanesque peut aider à restituer à la beauté médiévale sa spécificité historique. Or un lieu, plus que d’autres sans doute, interroge le beau et l’intègre à une élaboration intellectuelle : le discours théologique. L’examen de la notion inclut donc l’observation de textes latins écrits par des auteurs représentatifs du néo-platonisme médiéval. Il ne s’agit pas d’établir une relation d’influence sur les œuvres narratives ; comparer la représentation romanesque de la « bele chose » et la réflexion théologique permet de mieux déterminer les caractères propres de la peinture littéraire du beau.

4 L’étude s’organise en deux moments qui correspondent à deux approches. La première partie s’intéresse aux modes d’écriture de la beauté et porte sur le seul champ de la littérature afin de dégager une première définition. Il convient de commencer par cet

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aspect : partir d’une conception préétablie (inspirée par les modernes ou par les théologiens médiévaux) risquerait de fausser la perspective et d’infléchir les résultats. La deuxième partie cherche à mettre en relation les modes d’écriture et les modes de pensée. Les constantes mises en évidence peuvent être approfondies par la lecture des spirituels. La confrontation permet de souligner l’unité « esthétique » et sémantique de la belle représentation dans l’ensemble du corpus. Telle qu’elle apparaît dans ces œuvres, la beauté pourrait être considérée comme la marque distinctive d’un ordre social et d’un genre littéraire.

5 La première étape de l’enquête, « La beauté comme res », met en évidence une première dimension de la beauté : la valeur esthétique est avant tout la qualité assignée à un objet de l’univers de la fiction.

6 Une étude lexicale et sémantique permet d’abord de dégager plusieurs canons esthétiques très stables, indépendants de la nature de ce qui est beau : la clarté, la profusion, certaines couleurs et matières... De manière corollaire, elle précise quels sont les termes appartenant au vocabulaire de la beauté. Sous ce rapport, les œuvres examinées témoignent de l’importance historique du début du XIIIe siècle. Elles révèlent une évolution et y participent parfois : ce vocabulaire, souvent importé d’autres champs conceptuels, est en cours d’enrichissement. L’étude met en évidence une autre constante : dans le corpus, le beau se dit à partir des mêmes formules, superlatives et comparatives. Cette rhétorique pose la question de la possibilité pour le roman de représenter ce qu’il évoque : la beauté s’incarne en des types ; son écriture ne relève pas d’une visée mimétique. La comparaison avec les arts poétiques latins éclaire ces différentes caractéristiques. Les traités publiés par E. Faral prescrivent comment écrire la beauté en latin. Or si les romans français ne reprennent pas toujours les modèles proposés par les rhétoriciens, ils se conforment aux principes d’écriture que ceux-ci prônent : goût pour le sens figuré, pour la personnification, pour la recherche synonymique, etc. Ces traités peuvent à la fois être considérés comme des témoins de la culture scolaire et comme des révélateurs de la sensibilité esthétique d’une époque. Ils permettent de comprendre la nature apparemment figée des descriptions de beauté : la qualité esthétique procède de la convenance entre un attribut et le sujet auquel celui-ci est assigné. La descriptio ne peut dès lors cultiver l’originalité dans la définition des critères objectifs du beau.

7 Dans le corpus, cette peinture de la « bele chose » s’intègre à une séquence narrative grâce à la médiation d’un spectateur. Le texte signale l’excellence d’une réalité en la posant comme un objet face à un sujet. À ce titre, la représentation romanesque du beau participerait de l’émergence de la subjectivité. En effet, si la beauté reçoit une caractérisation objective, elle se reconnaît aussi à partir des effets que son apparition suscite. Un schéma ressort pour toutes les belles réalités qui, loin d’être seulement mentionnées, sont traitées de manière emphatique : leur irruption provoque une pause textuelle et s’inscrit dans une configuration picturale ; la reconnaissance de leur valeur passe par un jugement esthétique, que celui-ci soit le fait du narrateur ou d’un personnage. Enfin, au voir et au dire, succède un jouir. Se pose alors la question de la nature de ce plaisir (simplement sensoriel, esthétique, mystique, etc.).

8 L’enquête peut être abordée selon une troisième perspective ; celle-ci s’intéresse à la syntaxe textuelle. L’enrichissement du vocabulaire, le lien avec l’idéal courtois ainsi que la relation avec la thématique amoureuse invitent à s’interroger sur le rapport entre le genre romanesque et la prolifération des « beles choses » : ainsi que l’indiquait

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E. R. Curtius, il semble bien qu’« aucun genre littéraire n’[ait] si grand besoin de beaux héros et de belles héroïnes que le roman ». De ce fait, le traitement du beau dans le corpus peut être comparé à celui que la lyrique propose. Au-delà d’une commune conception esthétique (mêmes termes et mêmes canons), les modes d’écriture diffèrent. Seuls les œuvres narratives mettent en scène la belle apparition et seules celles-ci donnent au bel objet une fonction dans le déroulement du récit. La confrontation avec d’autres romans français, antérieurs, confirme l’existence d’une étroite affinité entre la peinture du beau et le genre romanesque. L’intérêt historique de l’enquête s’en trouve renforcé : la beauté, à partir du XIIe siècle, occupe progressivement une place de choix dans la littérature.

9 La première partie de l’étude permet de proposer, à partir du seul corpus, une triple définition du beau : une définition objective, qui s’appuie sur des canons esthétiques ; une définition subjective, qui s’attache aux effets produits sur un sujet ; une définition « générique » (la beauté dans le roman induit une pause descriptive qui relance la narration).

10 Il n’est néanmoins pas suffisant de s’en tenir à ces qualités sensibles : définir la beauté au Moyen Âge implique également de voir la manière dont la belle apparition est « reliée » au divin, à la fois cause créatrice et Archétype du beau. Pour reprendre la distinction augustinienne, la « bele chose » est aussi un signe. Cette notion « relève de la catégorie de la relation » (O. Boulnois), essentielle pour penser l’articulation entre le visible et l’invisible qui fonde l’excellence de l’objet. « La beauté comme signum » : tel est donc le titre de la deuxième partie de l’étude. Le parcours est commandé par une logique différente de celle du premier moment : ses étapes distinguent les belles réalités en fonction de leur nature ou de leur « position ontologique » (les « beles semblances » – les splendides composantes du cosmos et la beauté humaine – puis les « beles demostrances »). Ce critère détermine en effet des différences quant au lien qui unit le phénomène perçu et Dieu : soulignées dans le discours théologique, celles-ci sont-elles décisives dans la qualification esthétique des belles représentations romanesques ? En ce qui concerne la démarche mise en œuvre, cette deuxième partie s’appuie autant sur le corpus romanesque que sur les textes de plusieurs théologiens fondateurs ou emblématiques : saint Augustin mais aussi des Chartrains, Bernard de Clairvaux, Guillaume de Saint-Thierry et Hugues de Saint-Victor. Ces auteurs, qui considèrent la pulchritudo sous des formes diverses, offrent dans un ensemble non systématique des outils conceptuels permettant d’interroger les textes littéraires avec des instruments adéquats. Ils permettent de saisir la définition romanesque de la beauté à l’aide des modes de pensée et de ces « références communes » (D. Boutet) qu’on ne peut négliger pour comprendre la fiction médiévale.

11 Dans l’examen des « beles semblances », la confrontation met en lumière l’importance de la notion de Création. De manière plus ou moins figée, sans nécessairement établir une relation causale, les œuvres narratives corrèlent la qualité esthétique et le geste créateur. De fait, le Moyen Âge voit en Dieu la première source du beau et l’auteur de l’ opus ornatus. Dans le corpus, néanmoins, si la référence au transcendant ne manque pas de fonder la valeur visuelle, les éléments du cosmos ne sont généralement pas présentés comme des vestiges du divin. Leur splendeur est celle des « semblances »- apparences. Les choses sont différentes pour la beauté de l’être humain, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Son excellence, tout d’abord, ne se réduit pas à ce qu’il offre au regard. Selon des rapports et une hiérarchie qui peuvent varier selon les

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textes, la qualité du « cors » est le signe de celle du « cuer » : la beauté procède d’une convenance entre l’intus et le foris. Un autre élément invite à souligner la dimension essentiellement relative de la notion médiévale : quoique sous des formes diverses, l’évaluation esthétique est suspendue à la catégorie de la similitudo. Le personnage est magnifique en raison de sa ressemblance avec le Parangon de beauté – le Christ dans certains romans, un autre modèle de perfection fortement spiritualisé dans d’autres. La définition de la beauté humaine, en cela, excède largement le plan des apparences : elle est reliée à l’intériorité d’une part, à un archétype esthétique d’autre part. Parce que cette conception du beau est subordonnée à une pensée de l’analogie, nous parlons ici d’une « semblance »-ressemblance. Ces éléments expliquent une troisième caractéristique de la notion : dynamique, celle-ci s’inscrit dans une histoire. Nombre de personnages ne sont pas beaux d’emblée, ils le deviennent – voire ils le redeviennent quand, conformément à la structure temporelle de la pensée théologique, leur excellence tient à la restauration de l’analogie primitive avec Dieu. La beauté de l’homme, dès lors, ne coïncide pas avec la somme de ses caractéristiques physiques ; elle dépend aussi de sa capacité à être un signe analogique.

12 L’importance de la dimension sémiologique est plus manifeste encore quand on examine le point de vue du sujet confronté à la « bele semblance ». Les romans distinguent deux rapports avec le beau : la splendeur qui enferme le spectateur dans le sensible fait l’objet d’une condamnation tandis que celle qui ouvre sur un aliud aliquid (Augustin) est valorisée. Peuvent ainsi être expliquées voire dépassées les différences axiologiques entre les œuvres du corpus : si toutes n’incarnent pas l’excellence esthétique dans le même objet, la même logique commande dans ces textes l’idéalisation d’une forme de beauté. Celle-ci correspond à une spiritualisation et à un dépassement du sensible. La belle réalité, en cela, est une « semblance ». Mais bien que les outils conceptuels fournis par le discours théologique permettent de mettre en lumière ces aspects, cela ne signifie pas que les romans glorifient la même splendeur que les préscolastiques. Nous pouvons faire l’hypothèse que les œuvres de fiction, en décrivant de belles demoiselles, de gracieux chevaliers et de somptueux châteaux, définissent une beauté spécifiquement romanesque qui, sans être complètement détachée des modes théologiques de pensée, se distingue cependant d’une conception cléricale de la pulchritudo : telle qu’elle est représentée dans le corpus, la qualité esthétique apparaîtrait comme la marque distinctive d’une aristocratie idéale.

13 La dernière étape de l’étude s’intéresse à la théophanie ou « demostrance » dans les textes en prose. Comme la « bele semblance », l’apparition divine se définit par une relation entre le visible et l’invisible. Ce rapport, toutefois, ne s’énonce pas exactement dans les mêmes termes : il relève ici de la manifestation ; le signe perceptible est associé à une présence. De cette modalité dépend la difficulté à saisir la beauté divine : invisible, la splendeur ne peut surgir sur la scène du roman. Quant aux formes sensibles offertes au regard, leur valeur esthétique n’est pas aisée à déterminer – même si le cadre dans lequel la « demostrance » paraît (architecture, créatures humaines qui participent au cortège du Graal, objets) est de toute beauté. La définition subjective du beau ne permet guère, non plus, de cerner la pulchritudo divine. La jouissance qui s’empare du spectateur n’est pas assimilable à celle que suscite la vision des « beles semblances ». Tout indique, en réalité, que la cause de cette émotion n’est pas la seule qualité esthétique de l’apparition : le personnage est envahi par la joie de la Présence. Sa posture le confirme : le sujet cherche à se rapprocher de l’objet, abolissant ainsi la distance nécessaire à la contemplation esthétique. Lorsque l’humain rencontre le divin,

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la médiation est d’abord visuelle. Il ne s’agit pas, pourtant, d’une vision de beauté : si la valeur esthétique est perçue, elle n’arrête pas ; elle est comme englobée et dépassée par le sentiment d’une Présence. Le rapport avec la beauté théophanique est mystique plus qu’esthétique.

14 Au-delà d’incontestables différences et nuances, une définition relativement cohérente du beau peut être dégagée des textes du corpus. Elle se caractérise avant tout par sa double dimension : le bel objet est à la fois res et signum ; son excellence tient à ses propriétés sensibles autant qu’à sa relation avec un aliud aliquid. Cette conception s’intègre aux modes médiévaux de pensée qui subordonnent la valeur au rapport avec le divin ; sa spécificité consisterait peut-être en un déplacement : elle transfère le champ d’application de cette définition sur de nouvelles réalités. Le roman proposerait alors une idéalisation de l’univers aristocratique et pourrait, en cela, participer de cette extraordinaire promotion de la beauté visible à partir du XIIe siècle.

INDEX

Keywords : beauty, vocabulary, neoplatonism, subjectivity Thèmes : Bel Inconnu, Lancelot en prose, Meraugis de Portlesguez, Perlesvaus, Queste del saint Graal, Roman de la Rose Mots-clés : beauté, lexique, néo-platonisme, subjectivité Parole chiave : bellezza, lessico, neoplatonismo, soggettività nomsmotscles Renaut de Beaujeu, Raoul de Houdenc, Bernard de Clairvaux (saint), Guillaume de Lorris, Guillaume de Saint-Thierry, Augustin (saint)

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Ineke Hardy, Les Chansons attribuées au trouvère picard Raoul de Soissons. Édition critique thèse de doctorat préparée sous la direction de M. le professeur Yvan Lepage, de M. le professeur Pierre Kunstmann et de Mme la professeure Chantal Phan, soutenue à l’université d’Ottawa le 30 septembre 2009

Ineke Hardy

RÉFÉRENCE

Ineke Hardy, Les Chansons attribuées au trouvère picard Raoul de Soissons. Édition critique, thèse de doctorat préparée sous la direction de M. le professeur Yvan Lepage, de M. le professeur Pierre Kunstmann et de Mme la professeure Chantal Phan, soutenue à l’université d’Ottawa le 30 septembre 2009

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs les professeurs Mawy Bouchard (université d’Ottawa), Madeleine Jeay (McMaster university), Rainier Grutman (université d’Ottawa) et Andrew Taylor (université d’Ottawa). Consultable sur http://www.uottawa.ca/academic/arts/lfa/activites/textes/ineke

1 Le trouvère picard Raoul de Soissons, né vers 1210 et mort peu après 1272, semblait être mieux connu des historiens que des spécialistes de la littérature. Peu étudié comme poète, il nous a pourtant laissé une quinzaine de chansons. Dix-neuf manuscrits transmettent des chansons attribuées ou attribuables à Raoul, et si cette riche tradition manuscrite témoigne de la grande popularité dont a dû jouir son œuvre, les contrafacta qu’elle a inspirés la confirme. En effet, tout permet de compter Raoul parmi les trouvères les plus doués de l’époque, son œuvre faisant preuve d’un maniement savant

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des techniques formelles et stylistiques peut-être comparable à celui que l’on accorde au « Prince des poètes » : Thibaut de Champagne, ami et confrère de Raoul. Chevalier, croisé et trouvère, Raoul fut un personnage intéressant et pittoresque dont la vie est assez bien documentée dans les chartes et chroniques.

2 La seule édition de l’ensemble des chansons de Raoul était celle d’Emil Winkler, publiée en 1914 : Die Lieder Raouls von Soissons. Malgré son apport, l’ouvrage comporte des lacunes importantes et est aujourd’hui difficilement accessible. Il nous a donc semblé utile de préparer une nouvelle édition critique de l’ensemble de l’œuvre lyrique de Raoul de Soissons. Nous l’avons conçue sous forme électronique, ce qui, croyons-nous, constitue le moyen par excellence de communiquer l’essentiel du texte médiéval dans sa variance. Le site renferme un riche éventail de ressources multimédia et de données situant les textes dans leur cadre socioculturel, historique et intertextuel. Comme les manuscrits transmettent des mélodies pour chacune des chansons, l’édition peut, espérons-nous, servir de base à une édition musicale sur CD-ROM.

3 L’idée d’une thèse sous forme de site web interactif se fonde en quelque sorte sur une remarque de Bernard Cerquiglini qui, en 1989, au tout début de la révolution informatique, prévoyait déjà « un type d’édition d’une œuvre médiévale, issue de cette réunion d’ensembles disjoints qu’est le codex, qui ne serait plus soumise à la structure bidimensionnelle et close de la page imprimée ». Concept frappant en 1996 quand nous l’avons rencontré, il nous a inspirée et incitée à entreprendre la rédaction de l’édition électronique que nous présentons ici (même si les règlements de l’Université d’Ottawa nous ont obligée à soutenir notre thèse sous forme imprimée).

4 Dans un premier temps, les possibilités ouvertes par les technologies de l’information ont rendu possible l’affichage côte à côte d’une transcription synoptique, du texte édité et de sa traduction en français moderne. L’effet de cette mise en page est de redonner vie aux témoins rejetés qui, sur support papier, n’existent que par le biais des variantes qu’ils peuvent comporter. Ces dernières, rendues pour ainsi dire orphelines en bas de la page imprimée, loin de leur contexte, sont difficilement utilisables et, à nos yeux, la somme des parties ne produit pas dans ce cas-ci une représentation du tout. La transcription synoptique met en lumière, croyons-nous, la mouvance des textes telle que conçue par Zumthor ; les infobulles que nous avons fournies permettent de comprendre d’un seul coup d’œil la nature des interventions et leurs raisons.

5 Ce ne sont cependant pas seulement des considérations d’ordre pratique qui nous ont amenée à choisir le support numérique. Caractérisé par sa mobilité (notion qui s’apparente à la mouvance zumthorienne), par sa nature évanescente, par sa capacité d’interactivité et d’évolution et par sa qualité de quasi-oralité, le texte électronique s’oppose diamétralement à l’idée qu’on peut avoir du texte en tant que réalisation figée, du texte-objet tel que nous le connaissons depuis la Renaissance.1 Le texte informatisé rejoint en un sens celui qu’on connaissait au Moyen Âge, tout en faisant resurgir des questions comme celles du plagiat, des droits de la société par rapport à la forme virtuelle du texte, des droits de l’auteur sur son œuvre, de la fonction de l’auteur et de la relation entre celui-ci et son texte. C’est le message du médium.

6 Dans un deuxième temps, le support électronique a permis l’affichage d’une gamme de ressources et de données servant à établir le contexte littéraire, historique et socioculturel de l’œuvre de Raoul. Il convient de mentionner, parmi d’autres, les textes supplémentaires (contrafacta), affichés avec la permission des maisons d’édition, et les liens hypertextuels renvoyant à des images de certains manuscrits affichées sur le site

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du Laboratoire de Français Ancien avec leur transcription, à des images de textes historiques portant sur nos textes et à des ouvrages disponibles en ligne au sein des projets Google Recherche de Livres et Open Library, qui permettent la consultation instantanée de bon nombre d’ouvrages cités. À plusieurs reprises, un lien hypertextuel renvoie à une image du manuscrit pour permettre la vérification de la transcription à un endroit où l’écriture est peu claire. La musique n’est pas absente non plus, grâce à l’aimable accord d’Anne-Marie Deschamps, directrice de l’Ensemble Venance Fortunat. Le lien « contactez-nous » qui accompagne chaque chanson invite à la participation du lecteur. Les textes gagnent ainsi une mouvance au sens zumthorien, dans la mesure où ils s’inscrivent dans l’espace qui s’ouvre au point de rencontre de la transmission et de la réception et qui, en quelque sorte, remplace la frontière qui sépare l’écrit de l’oral.

7 En somme, si toute édition implique un choix et, par conséquent, une interprétation particulière et restrictive, nous croyons avoir fourni au lecteur toutes les ressources et tous les outils nécessaires pour lui permettre de se construire un autre texte, une interprétation différente.

8 Pour des raisons évidentes, la version imprimée n’a ni l’ampleur ni la richesse de la version électronique. Certains des éléments de la version électronique, tels que les infobulles que nous utilisons pour marquer et expliquer nos interventions, ne sont pas imprimables et les bases de données qui accompagnent l’édition sont trop grandes pour que nous puissions les imprimer (la concordance complète affichée en KWIC, avec le mot clé en contexte, à elle seule remplirait 96 pages de papier). Nous tenons à préciser que dans cette présentation de thèse, nous parlons du site web et non pas de la version imprimée.

9 Avant d’aborder notre projet, nous avons regardé de près les éditions critiques alors disponibles sur le Web. Celles que nous avons trouvées étaient presque toujours les fruits d’un travail d’équipe, avec la collaboration non seulement de philologues et de linguistes mais encore de programmeurs et d’autres spécialistes dans le domaine de l’informatique, profitant en général de l’appui de subventions considérables. Il nous a donc fallu apprendre les techniques nécessaires. Le dessin du site que nous présentons ici est, précisons-le, entièrement le nôtre (les faiblesses techniques éventuelles le sont aussi, bien sûr). Nous l’avons organisé selon une structure hiérarchisée à partir de la table des matières, et ce n’est pas par hasard. Les repères tels que la pagination et l’indexation ont fait leur apparition dès l’invention du codex ; le chansonnier français de Saint-Germain-des Prés (Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 20050), par exemple, débute par une table de chansons. L’invention de l’imprimerie renforce ce besoin de hiérarchiser le livre et encourage le « régime de lecture tabulaire », selon les paroles de Christian Vandendorpe. La lecture du texte numérisé se déroule pour l’essentiel de la même façon que celle du codex, du livre papier, surtout en ce qui concerne les ouvrages savants, qui se lisent dans les deux médias de façon aussi bien linéaire que non-linéaire. Pour guider le lecteur dans son voyage, la table des matières fournit pour ainsi dire les panneaux indicateurs ; elle se trouve à chaque page sous forme de petit menu flottant.

10 Quant à notre façon d’éditer les textes, précisons d’abord que si nous nous sommes inspirée d’une pensée de Bernard Cerquiglini, cela ne veut pas dire que nous plaçons notre édition sous son autorité ou sous celle de la « nouvelle philologie », qui le présente comme son inspirateur. En fait, nous avons suivi une voie moyenne, pragmatique, entre conservatisme, interventionnisme et abstentionnisme. C’est un

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compromis du genre que propose Yvan Lepage, une méthode qui ne s’inscrit ni ne cherche à s’inscrire dans telle ou telle théorie mais qui, dans mon esprit, convient aux chansons de trouvères et à celles de troubadours. La nature des textes, on le sait, joue un rôle capital, car chaque texte appelle sa solution philologique, chaque texte est un cas d’espèce requérant une approche particulière. Éditer un recueil de chansons n’est pas éditer un long texte narratif et l’objectif n’était pas d’éditer un chansonnier dans son intégralité ni d’ailleurs d’étudier l’ontologie du texte médiéval ou le statut de l’auteur. Le but de l’édition était d’offrir des textes qui se prêtent à la lecture et à l’étude et, dans le cas des chansons, qu’on aimerait faire chanter.

11 Si on souhaite ainsi donner « un » texte, même si ce n’est pas « le » texte, on voit difficilement comment procéder si ce n’est en suivant la méthode du manuscrit le meilleur, approche qui est d’ailleurs très courante dans le domaine de la lyrique courtoise. Cela dit, nous avons tendance à regarder les chansonniers comme des anthologies chacune sortie d’un scriptorium particulier, régie par une politique éditoriale particulière et fournissant des textes en vigueur à une date particulière. Ainsi, il ne s’agit pas d’une cohérence seulement externe mais aussi interne et c’est pourquoi nous avons recouru autant que possible à un seul manuscrit. Tout compte fait, nous avons, quand cela était possible, opté pour N, manuscrit qui donne en général des textes soignés et qui transmet plus de strophes que K, même si certaines d’entre elles ont l’air d’avoir été ajoutées après coup. Cela ne veut pas dire bien entendu que nous n’avons pas fait exception à ce principe quand un autre témoin nous a semblé sensiblement supérieur ou qu’il était plus complet, comme dans le cas de R1267, R2063 et R2107. Si ces décisions éditoriales semblent porter atteinte à l’idée de l’unité du manuscrit comme anthologie, c’est encore la conception pragmatique de l’édition qui nous a guidée.

12 Respecter le caractère individuel des témoins implique un deuxième principe, celui d’éviter autant que possible les mélanges. Nous parlons de la pratique de choisir une certaine source à partir de ses qualités relatives puis d’y insérer des strophes et des vers transmis par un ou plusieurs autres témoins parce qu’ils manquent dans le ms. de base. Telle est l’approche suivie par Winkler et, à nos yeux, les textes hybrides qui en sont le produit ont peu de valeur.

13 Tous les textes édités ont été traduits en français moderne – démarche qui nous a paru indispensable. D’après notre expérience de pigiste, le processus de traduction tend à souligner toute confusion de sens, toute atteinte à la syntaxe et à la grammaire, tout endroit problématique dans le texte en question, et le travail nous a été utile par rapport aux interventions que nous avons jugées souhaitables (mettant en avant le critère d’intelligibilité plus que la notion de faute).

14 Ayant traduit les textes, nous avons opté pour un index lemmatisé plutôt que de fournir un glossaire. Cet index lemmatisé à son tour nous a servi de base dans la préparation des concordances, des statistiques distributionnelles et des index que nous joignons à cette édition. Nous offrons ces bases de données dans l’espoir qu’elles en inspireront d’autres, travail qui pourra sensiblement approfondir notre compréhension de la lyrique courtoise et de l’ancien français.

15 Somme toute, les principes essentiels qui nous ont guidée dans notre travail sont la transparence et le contexte. Ainsi, toutes les décisions éditoriales sont clairement indiquées et l’ensemble des données et des documents utilisés est disponible au lecteur, et le site renferme une biographie détaillée et un riche éventail de matériaux, de liens,

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d’images et d’autres textes portant sur ceux de Raoul. Notre approche représente une voie moyenne, pragmatique plutôt que théorique, qui convient aux chansons de trouvères et à celles de troubadours ; l’édition qui en résulte se veut à la fois une contribution à la littérature du Moyen Âge et une ressource de recherche.

16 Ajoutons que l’édition n’est pas définitive et ne le sera jamais : on la corrigera au besoin, on y ajoutera des données de recherche, dont la musique. Elle s’inscrit ainsi dans la tradition lancée par les scribes d’antan.

NOTES

1. Il convient de souligner que les textes imprimés connaissent eux aussi une certaine mouvance, qu’une édition peut différer de l’autre, que la mise en page (qui peut influencer la réception) peut changer, mais on ne saurait nier que l’instabilité du texte électronique découle de sa nature même (ce qui, par ailleurs, pose un problème de conservation).

INDEX

nomsmotscles Raoul de Soissons, Thibaut de Champagne Mots-clés : chanson, édition électronique, lyrique Keywords : chanson, e-edition, lyric Parole chiave : canzone, edizione elettronica, lirica

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Marie-Madeleine Huchet, De la Vieille de Jean Le Fèvre, traduction versifiée du De vetula attribué à Richard de Fournival. Étude et édition thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le professeur Geneviève Hasenohr et soutenue à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes le 27 novembre 2010

Marie-Madeleine Huchet

RÉFÉRENCE

Marie-Madeleine Huchet, De la Vieille de Jean Le Fèvre, traduction versifiée du De vetula attribué à Richard de Fournival. Étude et édition, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le professeur Geneviève Hasenohr et soutenue à l’École Pratique des Hautes Études le 27 novembre 2010.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mmes et MM. les professeurs François Dolbeau (professeur émérite à l’École Pratique des Hautes Études), Joëlle Ducos (professeur à l’École Pratique des Hautes Études, présidente), Geneviève Hasenohr (professeur émérite à l’École Pratique des Hautes Études), Sylvie Lefèvre (professeur à Columbia university), Pierre Nobel (professeur à l’université de Strasbourg), Jean-René Valette (professeur à l’université de Bordeaux III-Michel de Montaigne). Mention très honorable avec les félicitations du jury.

1 Le poème pseudo-ovidien De Vetula, attribué à Richard de Fournival (1201-1259/1260), propose autour d’une intrigue amoureuse de nombreux exposés dans des domaines

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variés : chasse, jeux, astronomie, astrologie, qui attestent les compétences de son auteur. La traduction versifiée qui en a été faite par Jean Le Fèvre (1320-1380) a été éditée une première fois par Hippolyte Cocheris en 1861. Mais l’éditeur a utilisé seulement deux des trois manuscrits que l’on connaît aujourd’hui et il ne fournit aucune explication sur les développements scientifiques du poème. Il était donc nécessaire de proposer une nouvelle édition de De la Vieille, en mettant en évidence les difficultés rencontrées par un procureur au Parlement de Paris pour rendre en français un texte relativement ardu, ainsi que les erreurs de traduction dues au manuscrit latin utilisé ou à un emploi parfois peu heureux des gloses qui accompagnent le poème pseudo-ovidien.

2 L’édition est précédée d’une étude qui s’intéresse d’abord à Jean Le Fèvre. Après avoir rappelé rapidement quelques éléments biographiques, nous avons cherché à en faire un portrait intellectuel. À partir du choix des textes qu’il a traduits et des allusions qui parcourent ses œuvres, nous avons distingué trois caractéristiques de sa culture : l’importance des lectures scolaires, le poids de la culture de son milieu professionnel et celui du Roman de la Rose. La place accordée aux lectures scolaires dans l’œuvre de Jean Le Fèvre est remarquable : il a traduit l’Ecloga Theoduli et les Disticha Catonis, lectures de base des écoles de grammaire. Quant à De Vetula, il a sans doute été lu dans un cadre universitaire, mais le manuscrit latin le plus proche de celui utilisé par Jean Le Fèvre regorge de textes étudiés dans les écoles, ce qui nous fournit un indice sur la façon dont le traducteur a pu lui-même considérer le poème pseudo-ovidien. Si l’on compare ensuite les lectures de Jean Le Fèvre, telles que nous les dévoilent citations et allusions, à celles de parlementaires de son époque, on constate qu’il partage leur goût pour les textes en langue vernaculaire et les textes historiques. En revanche, il s’en distingue par la place importante accordée aux lectures théologiques et exégétiques qui constituent plus d’un quart de ses références. Enfin, la culture de Jean Le Fèvre a été profondément influencée par le Roman de la Rose. Ses œuvres y font parfois référence explicitement, parfois elles le rappellent par le biais de la reprise de rimes ou de figures de style. L’influence du Roman de la Rose se retrouve également dans le caractère encyclopédique que Jean Le Fèvre a donné à ses œuvres personnelles. Le portrait intellectuel de notre auteur s’achève par l’étude de son double métier de traducteur et d’auteur. La figure du traducteur se dessine dans le prologue de De la Vieille où Jean Le Fèvre s’inscrit dans une lignée de traducteurs prestigieux et souligne l’importance de la traduction dans la transmission des savoirs, mais ne dit rien sur sa manière de traduire, sur les difficultés rencontrées ou encore sur sa façon d’utiliser les gloses qui accompagnaient le poème pseudo-ovidien. Cette position en retrait, éventuellement due à l’absence de commanditaire de son œuvre, donne l’impression que Jean Le Fèvre ne se considère pas comme un traducteur à part entière. En revanche, il s’affirme comme auteur et vulgarisateur, ainsi que le montre la reprise de passages entiers de De la Vielle dans Le Respit de la Mort. Il reprend et réorganise en effet des passages de sa traduction de De Vetula, mais en omettant soigneusement d’indiquer la source de son savoir. Ovide n’apparaît donc pas comme une auctoritas, sur laquelle Jean Le Fèvre pourrait fonder son discours scientifique. Peut-être est-ce dû au choix des passages repris, qui constituent, somme toute, des développements astrologiques et astronomiques que l’on peut retrouver dans la plupart des textes de vulgarisation.

3 Le deuxième chapitre de notre étude concerne la traduction de De la Vieille, précédée d’une présentation du poème. Après avoir rappelé le succès qu’a connu De Vetula, copié

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et cité à de nombreuses reprises, et présenté les deux éditions qui en ont été faites, nous proposons un résumé détaillé du poème, en indiquant les correspondances avec les vers français et latins. Nous cherchons ensuite à déterminer quel a été le manuscrit employé par Jean Le Fèvre, en nous appuyant sur l’édition du poème latin faite par Paul Klopsch. Les variantes relevées mettent en évidence des liens avec le manuscrit Diez. B Sant. 4, conservé à la Staatsbibliothek de Berlin (sigle D), liens confortés par les relevés que nous avons effectués sur le manuscrit lui-même. Cependant, on ne peut établir que Jean Le Fèvre a travaillé sur ce manuscrit-là, dans la mesure où certaines erreurs qu’il fait ne proviennent pas de D, mais peuvent être rattachées à des variantes d’autres manuscrits. La deuxième partie du chapitre II cherche à cerner la méthode de travail de Jean Le Fèvre et à apprécier sa traduction. Pour traduire De Vetula, Jean Le Fèvre s’est aidé des gloses qui accompagnent le poème en latin et en constituent un commentaire très riche. Certaines ont été traduites et intégrées à la traduction grâce à un outil syntaxique, mais le plus souvent le contenu de la glose est mis sur le même plan que le texte traduit sans qu’il y ait de différence marquée entre le texte premier et son commentaire. L’examen du choix des gloses traduites par Jean Le Fèvre permet de révéler ses lacunes : il préfère les commentaires simples à comprendre aux explications érudites. Cependant l’aide que constitue la traduction des gloses pour un lecteur contemporain de Jean Le Fèvre n’est pas négligeable : si les commentaires sont souvent rendus de façon maladroite, la traduction de gloses lexicales permet de définir de nombreux termes complexes. De même, la qualité générale de la traduction de Jean Le Fèvre doit donner lieu à un jugement nuancé. Ainsi le traitement du personnage de la vieille entremetteuse conserve bien la richesse symbolique du poème pseudo-ovidien où elle se fait l’intermédiaire entre le monde païen et le monde chrétien, mais il est aussi enrichi par des allusions médicales parfaitement maîtrisées, insistant sur la mélancolie liée à la vieillesse. Dans d’autres domaines, comme les jeux et la chasse, Jean Le Fèvre fait également preuve d’un certain savoir-faire : il parvient à rendre correctement le latin tout en y incluant des connaissances personnelles, notamment sur les échecs et la pêche. En revanche, les domaines vraiment scientifiques ont posé davantage de problèmes à Jean Le Fèvre. Ainsi l’arithmétique semble particulièrement mal connue : l’omission du calcul des pièces de rithmomachie en est la preuve. Quant au calcul de probabilités, qui vaut encore aujourd’hui une certaine notoriété au poème pseudo-ovidien, il n’en reste presque rien dans la traduction française. Les domaines de l’astrologie et de l’astronomie sont un peu mieux traités : les connaissances de base sont correctement rendues, mais les développements plus complexes donnent lieu à de nombreuses erreurs. Ce double aspect se retrouve dans le traitement de la médecine. La traduction de De Vetula a également amené Jean Le Fèvre à créer de nouveaux mots. Certains sont influencés par leur place à la rime, d’autres sont des emprunts au latin dont la terminaison est adaptée. Parmi ces termes, quelques-uns sont de premières attestations, mais il ne fait guère de doute que la diffusion en revienne au seul texte de De la Vieille.

4 Ainsi, la traduction de Jean Le Fèvre montre de sa part un souci de rendre compréhensibles des termes et des notions complexes en utilisant les gloses latines. Cependant elle révèle aussi les lacunes de ce procureur, dont les compétences scientifiques se trouvent vite mises en défaut.

5 L’édition proprement dite est précédée d’une description des trois manuscrits qui ont conservé De la Vieille : Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 881, fr. 2327 et fr. 19138 fr. 881, fr. 2327 et fr. 19138. Le choix du manuscrit de base a posé des

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problèmes, dans la mesure où nous n’avons pas pu déterminer une filiation entre les manuscrits. C’est le manuscrit fr. 881 qui, bien que souvent fautif, nous a semblé devoir être retenu comme manuscrit de base, car il a conservé davantage de vers de neuf syllabes, vers choisi par Jean Le Fèvre avec l’octosyllabe pour traduire De Vetula. Nous consacrons une étude à ce choix métrique original ainsi qu’à la qualité des rimes, avant de proposer quelques remarques sur la langue de Jean Le Fèvre. Les principes d’édition que nous avons suivis permettent d’expliquer notre position par rapport au texte latin : nous ne cherchons pas à reconstituer une traduction idéale, mais nous recourons au latin pour expliquer et parfois corriger des passages difficiles. L’édition du poème est accompagnée d’un apparat critique sur deux étages et de notes apportant des éclaircissements utiles pour la compréhension du texte.

6 On trouvera pour finir un glossaire fournissant autant que possible, les référents latins. Un index des noms propres figure en fin d’édition. En annexe, nous donnons les variantes du manuscrit D que Paul Klopsch n’a pas indiquées dans son édition.

INDEX

Mots-clés : traduction Keywords : translation Thèmes : De la Vieille, De Vetula, Respit de la Mort, Roman de la Rose Parole chiave : traduzione nomsmotscles Jean Le Fèvre, Ovide, Richard de Fournival

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Magali Janet, L’Idéologie incarnée. Représentations du corps dans le premier Cycle de la Croisade (Chanson d’Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs) Thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le professeur Catherine Croizy-Naquet, soutenue le 27 novembre 2010 à l’université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense

Magali Janet

RÉFÉRENCE

Magali Janet, L’Idéologie incarnée. Représentations du corps dans le premier Cycle de la Croisade (Chanson d’Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs), thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le professeur Catherine Croizy-Naquet, soutenue le 27 novembre 2010 à l’université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense. Deux volumes, 624 pages.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs les professeurs Catherine Croizy-Naquet (université Paris III-Sorbonne Nouvelle), Laurence Harf-Lancner (université Paris III- Sorbonne Nouvelle), Dominique Boutet (université Paris Sorbonne), Jean-Pierre Bordier (université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense) et Jean-Pierre Martin (université d’Artois). Mention très honorable avec les félicitations du jury.

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1 Les chansons d’Antioche, des Chétifs et de Jérusalem constituent le noyau du premier cycle de la croisade, composé au XIIe siècle. Elles retracent le périple de la première croisade depuis le départ de Clermont jusqu’à la prise de Jérusalem en passant par les sièges d’Antioche et les aventures d’un groupe de prisonniers francs. Elles véhiculent une idéologie de la croisade qui combine l’héroïsme guerrier de l’épopée à un nouvel idéal religieux proposant de gagner le salut hors de la vie monastique. Étudier les représentations du corps permet de dévoiler le corps du texte, de pénétrer le tissage que les chansons effectuent entre les procédés d’écriture et la matière idéologique, et de révéler la spécificité générique de chacune des œuvres. La thèse est structurée en deux parties : l’une consacrée à la présence immédiatement révélée du corps, fondée sur l’analyse des substantifs anatomiques et des séquences descriptives portant sur les personnages ; l’autre traitant des corps engagés dans la croisade, de la manière dont les personnages vivent physiquement la croisade, de leurs habitudes vocales et gestuelles, de leurs mœurs sexuelles, de leurs conduites alimentaires, de leurs façon de vivre les souffrances et les blessures, de leurs us funéraires.

2 Tout d’abord, l’étude du vocabulaire anatomique permet d’établir que le premier cycle de la croisade est riche d’une écriture concertée du corps et que le vocabulaire employé, particulièrement abondant, dépend de choix réfléchis en fonction des cotextes et des contextes narratifs, c’est-à-dire des types de séquences (portrait, scène de combat, évocation de gestes) et des personnages concernés. Certains mots-clés, des termes marqués par leur haute fréquence et leur polysémie ou par leurs emplois significatifs, révèlent des représentations du corps spécifiques et mettent au jour une discrimination : un vocabulaire anatomique souvent convenu, élogieux, et intégré à des formules figées magnifie les corps puissants des combattants francs, nécessairement promis à la victoire. Et à l’opposé, se dessine le corps mutilé et exhibé du Sarrasin vaincu. Mais il y a aussi le corps redoutable de l’Autre, soit oriental et monstrueux, soit franc puisque parmi les croisés se trouve une communauté à part, celle des Tafurs.

3 L’étude des portraits physiques, des vêtements et des armes conforte cette première appréhension : l’antagonisme épique entre deux principes irréductibles, ici entre croisés et Sarrasins, ne se réduit pas dans les chansons de la première croisade à une opposition bipartite et absolue. En plus des portraits rapides et stéréotypés des Francs qui expriment la force et la beauté des chevaliers chrétiens dont les armes spectaculaires façonnent une nouvelle figure de belligérant (celle du combattant pèlerin), en plus des corps sarrasins multiples, variés, splendides ou monstrueux, toujours élaborés par rapport aux chrétiens qu’il s’agit de glorifier, il y a les Tafurs qui, dès la Chanson d’Antioche, s’imposent parmi les Francs comme des croisés insolites aux attributs déroutants. Leurs barbes foisonnantes, leurs cheveux hirsutes, leurs mimiques faciales, leurs corps nus, hâlés et déformés les distinguent entre tous, traduisent leur condition sociale défavorisée, témoignent de leur misère et de leurs souffrances. Mais ces attributs révèlent surtout une communauté inquiétante dont l’exubérance sauvage et la force indomptable suscitent une réaction d’effroi et une indéniable fascination. L’analyse de l’apparence physique des personnages révèle alors des tensions que l’étude des expressions et des comportements corporels permet de dévoiler plus nettement encore : des normes imposées au corps s’opposent à des dérèglements, étudiés de plus près dans une seconde partie.

4 Les voix entérinent la discrimination des groupes ethniques en distinguant la voix franque, articulée, haute, claire, sincère et véridique, qui se constitue en norme, et la

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voix sarrasine qui n’existe que dans un étroit rapport de dépendance à la première. Celle-ci s’élabore en contraste avec les voix franques – se caractérisant par des silences perfides, de confuses clameurs bestiales et des rires orgueilleux –, ou en double plus ou moins dégradé, caricaturé, ridiculisant les Orientaux et leurs dieux.

5 Les gestes des Occidentaux et des Orientaux prolongent cette discrimination. Dans ce domaine, la ligne de partage ne suit pas simplement la démarcation entre le geste modeste, réglé et la gesticulation débordante, transgressive que les ouvrages de morale et de théologie médiévaux mettent en place. Elle s’enrichit d’une idéologie propre au premier cycle, en accord avec le mouvement de croisade. Les croisés se définissent par des gestes dont la mesure est érigée en modèle, certes. Mais ils privilégient avant tout les gestes efficaces : ils maîtrisent les gestes praxiques de la croisade, un combat pour Dieu livré à l’épée et par la prière. À l’opposé, les Sarrasins se caractérisent par leur gestualité outrée, leurs plaintes désespérées et ridicules, leur souci du paraître et des étiquettes sociales, leur respect des puissants, l’inanité de leurs gestes et la passivité à laquelle confinent leurs postures. En associant cette gestualité aux Sarrasins, le poète la condamne implicitement et le spectacle des gesticulations sarrasines devient la démonstration de leur infériorité culturelle et militaire, nécessaire mise en scène du geste dans une œuvre qui se veut représentation concrète d’une idéologie. Enfin, dans la Chanson d’Antioche, ni voix ni geste ne permet de saisir les Tafurs, comme si ces modes de communication, ces langages étaient trop conventionnels, trop civilisés pour ces ribauds primitifs. L’absence de langage renforce leur altérité.

6 Dès lors, ce sont les appétits qui définissent le mieux les Tafurs. En matière sexuelle, ils se rendent coupables de viols, alors que les Sarrasins sont représentés comme naturellement débauchés et pervers et que les chevaliers francs se caractérisent par leur abstinence – qui se comprend comme une règle en parfaite adéquation avec la croisade, entreprise spirituelle et pénitentielle qui exige pureté et renoncement. La Chanson d’Antioche instaure une grille idéologique des comportements prohibés et des attitudes encouragées que la Chanson de Jérusalem reprend telle quelle. En matière d’alimentation également, les chevaliers francs incarnent la volonté de soumettre les appétits aux impératifs militaires et religieux de la croisade. À l’opposé, les comportements des Tafurs et des Sarrasins rendent compte à la fois d’une libération attrayante des contraintes et d’un dérèglement inquiétant de la norme établie : le cannibalisme des Tafurs est sans doute l’épisode le plus marquant à cet égard.

7 Enfin, le choix de mettre en avant certains personnages blessés et la variété des funérailles met au jour une conception des blessures et de la mort qui participe de l’idéologie de la croisade en distinguant les Sarrasins et les Francs. Les souffrances des Sarrasins signent leurs défaites quand celles des croisés sont comprises comme une étape expiatoire indispensable au pèlerinage de la croisade. Les Sarrasins accordent des soins respectueux aux dépouilles des leurs et, vaincus, s’abandonnent à un désespoir morbide (conformément au culte du corps et des biens terrestres que les Occidentaux leur prêtent), tandis que les croisés sont incités à mépriser l’enveloppe charnelle pour s’attacher exclusivement au salut de leur âme et à la réussite de la conquête.

8 En somme, la figuration des personnages et de leurs comportements repose sur un système de valeur normé plus ou moins explicite et organise une discrimination des populations complexe parce qu’elle sort parfois de l’opposition binaire et manichéenne entre chevaliers croisés et Sarrasins. Le regard porté sur le corps des Tafurs, une troupe de gueux en marge de la communauté franque, modifie et nuance l’antagonisme entre

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groupes ethniques et religieux que la chanson de geste traite habituellement, et ce faisant, amène à reconsidérer les enjeux idéologiques et génériques de chaque œuvre. Le corps des Tafurs, tout à la fois proche et différent de celui des chevaliers, crée un changement majeur : il conduit à penser les identités du croisé et du Sarrasin autrement. Les chansons d’Antioche, de Jérusalem et des Chétifs engagent en somme une réflexion d’ordre anthropologique sur les notions conjointes d’identité et d’altérité.

9 En privilégiant la représentation des Tafurs sur celle des Sarrasins, la Chanson d’Antioche incite à penser que l’Autre n’est pas en face mais en soi. Admettre que l’Autre se trouve dans le camp occidental chrétien implique une remise en cause de l’image lisse et unifiée du croisé et des valeurs que son portrait véhicule. D’une part, accepter les Tafurs dans le camp des croisés aux côtés des chevaliers reviendrait à suggérer que chacun, quels que soient sa condition sociale, son apparence et son mode de vie, peut être reconnu comme un croisé, digne de participer à une entreprise religieuse d’envergure, digne d’accéder au salut, de combattre aux côtés des chevaliers, et de voir sa mémoire chantée par les jongleurs. Cette conception pourrait se comprendre comme un effet de la « démocratisation » de la vie religieuse, mouvement qui s’épanouit au XIIe siècle et qui permet à tous d’accéder au salut, laïcs, pauvres et exclus compris. En chantant les Tafurs et plus généralement les « petits » de la croisade, la Chanson d’Antioche témoigne de cet idéal d’un peuple rassemblé en dépit de ses divisions sociales. D’autre part, la Chanson d’Antioche invite sur un plan plus symbolique, par l’admission des Tafurs parmi les croisés, à reconnaître que les excès et les pulsions sont ancrés en chaque individu, fût-il chrétien. La Chanson d’Antioche, en repoussant le viol et le cannibalisme chez les Tafurs, conforte l’idée que l’altérité, l’étrangeté, la différence, mais aussi le péché et la soumission aux pulsions sont une partie intégrante du corps des croisés. En proposant la mise en scène d’un cannibalisme complexe car indécis, hésitant entre plusieurs valeurs (sauvagerie et civilisation), répondant à des visées plurielles (pénurie, stratégie, goût) et renvoyant à des héritages divers (s’appuyant sur une réalité historique tout en prenant ses distances avec les modèles antiques et épiques du cannibalisme), le texte révèle les facettes multiples de la croisade, tantôt exaltantes, tantôt terribles. La Chanson d’Antioche relate en outre les violations de tombes perpétrées par les Francs et les mutilations qu’ils font subir aux cadavres dans un dessein combiné d’exhibition et d’anéantissement. Une écriture de l’outrage dramatise ces exactions tout en les rendant tolérables dans la mesure où elles apparaissent ritualisées et justifiées. Toutefois, une certaine indécision morale se manifeste par des voix critiques, celle – rare – du narrateur ou celles – affaiblies – des Sarrasins et favorise une saisie des réalités de la croisade où l’idéalisation reste limitée, quand l’historiographie le dispute à la chanson de geste.

10 La Chanson de Jérusalem amplifie les portraits des Tafurs, comme pour prolonger le succès de ces personnages populaires et originaux. Cependant, en développant les figures singulières de Pierre l’Ermite et du roi Tafur, elle canalise leurs caractères excessifs et leurs comportements les ramènent dans une certaine norme. Elle réduit le cannibalisme des Tafurs à une rumeur et déplace l’anthropophagie aux peuplades orientales les plus éloignées, elle ne laisse aux ribauds que la responsabilité d’actes répréhensibles bien définis et clairement évalués (du viol réprouvé aux férocités admises en temps de guerre), et elle insiste sur les comportements valeureux et vertueux – quasi mystiques – des croisés. Les discours du roi Tafur, son rôle éminent lors du couronnement de Godefroy de Bouillon, ses souffrances magnifiées inversent la donne et réhabilitent le roi des ribauds. Celui-ci est valorisé et, par son intermédiaire,

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c’est toute la horde qui apparaît peu à peu civilisée et assimilée aux autres croisés. La Chanson de Jérusalem témoigne en fait en matière de blessures et de souffrances de la mutation du XIIe siècle qui voit l’idéologie masculine et féodale de mépris pour la douleur physique supplantée progressivement par une conception, inspirée du renouveau monastique, selon laquelle les souffrances deviennent des épreuves nécessaires au rachat des péchés et à l’obtention du salut des individus. Dès lors, la spécificité iconoclaste des Tafurs s’affadit. Parallèlement le poète multiplie les Sarrasins à combattre, plus rarement à convertir. L’Autre dans la Chanson de Jérusalem, c’est l’adversaire, le Sarrasin qu’il faut éliminer tout simplement : du Sultan incarnant la tentation du luxe au Noir bestial et diabolique en passant par divers personnages monstrueux aux mœurs alimentaires et sexuelles étranges et menaçantes. L’Autre est rejeté à l’extérieur : il devient le lieu concret et facilement identifiable où se concentre le Mal qu’un Franc pleinement héroïque doit anéantir. Le poète opère là une simplification rassurante et un retour à une norme épique, certes imagée, séduisante et enrichie d’emprunts divers, mais assurément plus convenue.

11 La chanson des Chétifs témoigne d’une évolution due, sur le plan littéraire, à l’influence de l’hagiographie et du roman, et, sur le plan historique, aux transformations – au moment où le texte est rédigé – des relations entre Francs et Arabes alors que Jérusalem a été conquise, qu’une cohabitation s’est mise en place et que de nouvelles alliances se sont formées. L’Autre est l’adversaire qui prend corps dans quelques figures ciblées et symboliques, souvent animalisées, qu’il s’agit de terrasser. Et il est aussi l’Autre humain, le Sarrasin dont l’apparence conserve parfois une dimension fascinante. La croisade désormais est envisagée moins comme un combat contre les païens qu’un pèlerinage au cours duquel il faut lutter contre le péché, représenté allégoriquement par des monstres ou des animaux, incarnations des perversions sexuelles, alimentaires et meurtrières. Plus héroïques que jamais, les croisés suivent le modèle christique et endurent des épreuves considérables afin d’anéantir l’islam assimilée au Mal : l’idéalisation des personnages francs est encore renforcée. L’œuvre des Chétifs ouvre également une perspective à la croisade : la victoire des Francs et le triomphe de Dieu n’y sont plus tributaires de l’extermination des Sarrasins, la conversion des païens est envisagée.

12 En somme, le premier cycle de la croisade engendre une écriture qui lance l’histoire de la communauté franque en Terre sainte et pose les fondements d’une culture par la mise en œuvre d’un système de valeurs et de croyances. Et ce sont les corps des différents personnages mêlés au pèlerinage et aux combats, objets de toutes les attentions dans la chanson de geste, qui portent ces valeurs. L’idéologie singulière de la croisade est à proprement dit incarnée. Le corps apparaît comme un analyseur efficace. Et considérer les corps des différents protagonistes, leur apparence, leur mode d’expression, leurs besoins et appétits, leur destinée enfin, permet bien de cerner cette idéologie en mouvement. L’analyse du vocabulaire anatomique et de ses emplois révèle les tensions qui parcourent des œuvres où les normes imposées au corps (les convenances, la mesure, l’action efficace, l’ascèse et la sobriété) excitent à la transgression et se heurtent à certains dérèglements parmi lesquels se trouvent des déviances (les monstruosités physiques, les écarts sexuels et l’anthropophagie) et des outrances (les gesticulations, les plaintes excessives et le luxe). Cette réflexion prend corps dans une écriture qui maîtrise et exalte les valeurs de la croisade, une poétique de l’excès régulé, et s’appuie sur des procédés caractéristiques d’autres genres, conduisant à envisager les œuvres comme des « formes limites » de la chanson de geste

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parce qu’elles tendent vers l’historiographie, l’hagiographie et le roman chevaleresque, dans une « tendance holistique » propre à la chanson de geste.

INDEX

Thèmes : Chanson d’Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs, Cycle de la Croisade, Franc, Godefroy de Bouillon, Pierre l’Ermite, Sarrasin, Tafur Mots-clés : corps, chanson de geste, croisade, lexique Parole chiave : corpo, canzone di gesta, crociata, lessico Keywords : body, epic, crusade, vocabulary

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Clotilde Jobert-Dauphant, La Poétique des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps (ms. BN fr. 840) : composition et variation formelle thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le professeur Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 28 novembre 2009 à l’université de Paris-Sorbonne

Clotilde Jobert-Dauphant

RÉFÉRENCE

Clotilde Jobert-Dauphant, La Poétique des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps (ms. BN fr. 840) : composition et variation formelle, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le professeur Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 28 novembre 2009 à l’université de Paris-Sorbonne

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs les professeurs Dominique Boutet (université Paris-Sorbonne), Jacqueline Cerquiglini-Toulet (université Paris-Sorbonne), Sylvie Lefèvre (Columbia university, New York), Jean-Claude Mühlethaler (université de Lausanne), Madame Marie-Hélène Tesnière (Bibliothèque nationale de France), Monsieur Michel Zink (Collège de France).

1 Quarante ans après la thèse de Daniel Poirion sur Le Poète et le Prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, nous présentons ici un travail aux ambitions plus modestes, qui se propose de cerner la poétique du seul Eustache Deschamps. Poète estimé en son temps, Eustache Deschamps (1340 ?-1404 ?) est une

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figure majeure de la lyrique française, puisqu’il a contribué à fixer les formes considérées comme typiquement médiévales par sa réflexion théorique dans L’Art de dictier, premier art poétique écrit en langue d’oïl en 1392. Au sein de ses innombrables poèmes, les différences de versification, le plurilinguisme et la polyphonie sont autant de techniques du discontinu qui répondent à l’éclatement du cadre lyrique courtois en une multiplicité de thèmes politiques et personnels. Le poète reproduit ainsi par l’hétérogénéité de son œuvre sa vision apocalyptique du monde marqué par la division du péché.

2 Le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 840, copié au début du XVe siècle, contient les 1500 pièces laissées par Eustache Deschamps à sa mort. Ce travail réalisé par le copiste Raoul Tainguy est à bien des égards exceptionnel car il témoigne d’un intérêt nouveau pour la réunion d’œuvres complètes d’un seul auteur et émane du même milieu intellectuel que Deschamps, celui des grands officiers au service de Charles VI. Les textes ont été rassemblés sous le double principe du changement perpétuel et du regroupement exhaustif en sous-ensembles cohérents. La composition du manuscrit des Œuvres complètes met ainsi en pratique le principe esthétique et moral de la variation pour ordonner en sections multiples l’œuvre d’un auteur unique.

3 Notre étude part de la réalité matérielle du volume manuscrit pour comprendre l’écriture d’une œuvre disparate bien que répétitive. En replaçant l’œuvre de Deschamps dans son contexte historique, par la comparaison avec de nombreux autres auteurs, poètes et théoriciens, du XIVe au XVIe siècle, notre thèse a cherché à saisir quelle influence pouvaient avoir, au moment de la rédaction des poèmes, les délimitations génériques revendiquées par Raoul Tainguy dans son classement et par Eustache Deschamps dans son Art de dictier. Quels étaient les choix formels et thématiques laissés au poète et propres à susciter l’admiration de son public ? Nous espérons que notre étude globale donnera aussi des jalons solides au futur travail collectif de la réédition des Œuvres complètes, devenu indispensable cent ans après la première édition proposée par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud. Notre thèse se présente en trois tomes. Le premier expose les « Théories et pratiques poétiques » établies à partir des « Tableaux » qui présentent nos conclusions statistiques sur la tradition manuscrite et sur le corpus de Deschamps et ses contemporains. Le troisième tome contient les « Éditions de textes et annexes ».

Chapitre 1. L’organisation globale des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps : l’esthétique du discontinu ou l’ordre absent

4 La notion d’« œuvres complètes », type particulier du manuscrit d’auteur, trouve sa première grande réalisation avec le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1584 supervisé par Guillaume de Machaut, soucieux de rassembler à la fin de sa vie ses compositions poétiques et musicales en un tout cohérent, magnifiquement illustré et ordonné derrière une figure d’auteur en majesté. Dans le Prologue qui les introduit, Guillaume est choisi et formé par Nature pour composer une œuvre au service d’Amour. La table des matières ajoutée en tête du manuscrit BN fr. 840 présente, elle, un auteur déjà mort, laissant une œuvre inachevée, décrite avec minutie par le classement des pièces selon leur forme et l’ordre alphabétique des incipit. Ce travail

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d’ordonnancement, impressionnant mais arbitraire, allie l’idée d’exhaustivité à l’éclatement de l’œuvre en une multiplicité de textes indépendants ; il concilie la signature de l’auteur, seule justification du manuscrit, et la mainmise de l’éditeur Raoul Tainguy.

5 Eustache Deschamps ne s’est presque jamais soucié de la diffusion de ses textes, mis à part le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 20029 qui contient le Double Lai de fragilité humaine illustré en grisaille, offert à Charles VI en 1383. Le poète clame qu’il perd ses livres comme il se plaint de perdre sa tête, et ses autoportraits insistent sur la laideur et la décomposition de son corps qui part « en blobes », c’est-à- dire en loques. Il prend souvent la voix du vieillard aigri, prophète impuissant des malheurs destinés à ce monde pécheur bientôt jugé par Dieu. La plupart de ses poèmes sont des écrits de circonstances composés en des formes brèves pour une lecture immédiate. Les deux plus longs traités, le Dit du lion et le Miroir de Mariage, sont inachevés. À partir des travaux de Matteo Roccati, nous avons dressé la liste précise des manuscrits actuellement conservés et des pièces dont nous gardons plusieurs copies, préalable indispensable à tout travail éditorial. Seulement un dixième des pièces de Deschamps ont survécu en dehors du manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 840, sous une forme isolée ou en petits groupes. Il s’agit essentiellement de ballades, de lais et de L’Art de dictier, qui ont circulé de manière anonyme pour leur intérêt politique et formel. Ce manuscrit est donc une exception.

6 Après la table des matières, la variété du contenu est mise en valeur par sa disposition désordonnée, sans logique thématique ou chronologique apparente. La succession de plus d’un millier de ballades et deux cents autres pièces à forme fixe (rondeaux, virelais et lais) joue sur la variation infinie autour des mêmes structures de base. Ces formes largement majoritaires contrastent avec des poésies plus libres et quelques textes en prose. L’Art de dictier fournit une clé précieuse pour la lecture entière de l’œuvre mais il n’est pas mis en avant dans la présentation. Le regroupement des pièces en sections reflète un ordre imparfait. La première partie s’intitule « balades de moralitez » et regroupe 300 ballades et 3 rondeaux : il s’agit d’un véritable recueil, certainement préparé par Deschamps selon une logique comparable à celle de la deuxième section qui regroupe 12 lais, soit autant de pièces que chaque pièce a de strophes. Puis une section contient uniquement des chansons royales, une autre des ballades amoureuses, une autre des rondeaux et des virelais : la rigueur du regroupement formel et en partie thématique signale un effort de construction qui n’apparaît plus ensuite, malgré un « explicit » qui sépare une sixième section d’une septième encore plus composite. La fin du manuscrit est marquée par une dernière section de « pluseurs balades morales » puis quelques traités. Le gros volume Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 840 est en fait séparé en deux parties par la devise de Raoul Tainguy : « catervaument » (f°314v, après l’explicit de la sixième section) et « tuffaument » (f°578v, après le Miroir de mariage). Dans d’autres manuscrits connus par les travaux de Marie-Hélène Tesnière, le copiste se présente comme un « caterval », un « bon buveur », mais « non mie tuffal », « qui ne fait pas du travail d’ivrogne ». Dans le cas des Œuvres complètes, la formulation affirmative du « tuffaument » signale le découragement de Raoul Tainguy à la fin de son ouvrage, dans une pose d’autodérision évoquant celle du poète. Le lecteur est donc invité à admirer un ordre poétique partiel : celui de chaque pièce, autonome mais couplée aux autres dans d’infinies correspondances, celui des sections, plus ou moins

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hétérogènes, celui de cette poésie lyrique privée pour la première fois de toute musique, comme le proclame avec fierté Deschamps dans L’Art de dictier.

Chapitre 2. Varier dans l’ordre : L’Art de dictier et la poétique des formes fixes selon Eustache Deschamps

7 L’Art de dictier, dont nous proposons une nouvelle édition scientifique, est le premier art poétique en français. Sa première partie relance le débat sur la place de la poésie dans les arts libéraux en décrivant brièvement le trivium et le quadrivium, en haut duquel Deschamps place la musique. Il distingue alors la musique « artificiele », la musique au sens actuel, de la musique « naturele », que nul ne peut apprendre s’il n’en a pas le don : la poésie. À partir de l’article fondateur de Roger Dragonetti, les critiques ont montré que Deschamps reprend des classements philosophiques établis en particulier chez Boèce pour affirmer pour la première fois au niveau théorique le divorce entre le texte et le chant, déjà présent dans la pratique. La suite du traité décrit les formes fixes par une succession de citations et de conseils pratiques qui correspondent globalement à la pratique de Deschamps, manifestant en particulier sa préférence pour le genre de la ballade. C’est cette deuxième partie qui a influencé les nombreux Arts de seconde rhétorique jusqu’à la rupture marquée par Du Bellay.

8 Deschamps établit un lien nouveau entre la noblesse du chant poétique inspiré, la recherche de perfection formelle et un témoignage personnel sur le monde dans lequel il vit. En quittant le monde idéal et musical de la fin’amor, il fait entrer la poésie dans la trivialité quotidienne sans pour autant se limiter au « bestournement » ridicule, et très codifié, de la sottie. Il ne s’agit pas d’écrire contre les valeurs aristocratiques et sentimentales de la courtoisie, mais d’utiliser le « sentement » du poète, la sincérité de son regard décalé, pour composer une œuvre à l’image du réel. L’ouverture thématique de la lyrique cherche à traduire la complexité du monde pécheur en se fondant sur des formes fixes mais malléables. Les règles données dans les traités et celles suivies par les poètes, qui ne coïncident pas parfaitement, donnent un cadre peu contraignant mais toujours basé sur une certaine répétition. Le poète est ainsi convié à varier autant que possible la longueur des rimes, des vers et des strophes.

9 Cette conception des formes fixes explique que le rondeau passe d’une structure musicale réglée à une forme plus variée en partie laissée à l’interprétation du lecteur ; l’évolution historique se lit d’ailleurs dans les différentes présentations des pièces du manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 840. Le lai, en revanche, toujours construit à partir de la règle générale des douze strophes, se décline en formes plus ou moins complexes et plus ou moins longues selon des contraintes propres à chaque auteur. Dans le Double Lai de fragilité humaine, Deschamps porte cette forme à une perfection inégalée bien que profondément discontinue. Les 33 strophes sont symétriques avec de riches variations métriques et la dernière correspond à la première. Or ce texte lyrique est librement adapté du De Miseria humanae conditionis d’Innocent III et d’un florilège de saint Augustin. En se mêlant aux vers français, les citations de prose latine rompent l’unité du texte pour mieux construire une moralité universelle.

10 La ballade, elle, est davantage un genre au sens large qu’une forme fixe : L’Art de dictier lui adjoint la chanson royale et le serventois. Nous en proposons donc une étude plus

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approfondie, à partir de la confrontation inédite entre les onze arts poétiques français connus jusqu’à Gratien du Pont (1539) et près de 2500 exemples, constitués par l’étude exhaustive de Deschamps, d’une part, de Guillaume de Machaut, Jean Froissart, Christine de Pizan, d’autre part, et enfin d’un ensemble de textes plus disparates d’auteurs moins prolixes ou restés anonymes.

Chapitres 3 à 5. Les nombreux modèles d’une forme fixe : la ballade au sens large, les sous-genres et les pièces irrégulières

11 Selon Deschamps, la ballade à trois strophes et refrain et la chanson royale à cinq strophes et envoi sont désormais confondues en un seul genre ; notre étude des différents corpus les a donc mêlées dans un premier temps, afin de trouver les règles générales qui s’imposaient à l’écriture. La ballade se construit par une succession de répétitions et d’alternances entre les strophes et au sein des strophes. Chaque auteur utilise un certain nombre de modèles strophiques majoritaires en alternance avec des formes minoritaires et quelques cas exceptionnels, expérimentations uniques qui révèlent les multiples capacités de ce genre fécond.

12 La longueur des strophes et des vers montre un souci de mesure et de justes proportions. L’insistance de L’Art de dictier sur les rimes exceptionnelles dépasse la pratique usuelle de Deschamps ; la vraie norme est de varier la longueur des rimes au sein d’une même ballade. La disposition des rimes permet de différencier plusieurs strophes de même taille. Le type 1, majoritaire chez Deschamps et Froissart, commence et se termine par des rimes croisées (par exemple abab/bc/cdcd). Le type 2, préféré par Machaut, se termine par des rimes plates (par exemple abab/ccdd). Les pièces de Christine de Pizan ne relèvent parfois ni de l’un ni de l’autre type ; quelques-unes ne respectent même pas la disposition des quatre rimes croisées initiales.

13 La strophe hétérométrique a l’avantage d’introduire une variation entre les vers d’une même strophe. La strophe layée oppose ainsi des vers longs à un seul vers court, normalement à l’apparition de la troisième rime. C’est le seul modèle hétérométrique utilisé par Deschamps et Froissart, contrairement à Machaut et Christine de Pizan qui peuvent aussi combiner deux ou trois types de vers, disposés en alternance ou se succédant dans la strophe. L’Art de dictier conseille une autre façon de moduler la longueur des vers au sein de la strophe : mêler, autant que possible, les deux genres de rimes. Il est clair pour tous les métriciens français jusqu’au XVIe siècle que la rime féminine ajoute une syllabe au vers : l’octosyllabe est décrit comme un vers de « huit ou neuf syllabes ». Ce décompte n’empêche pas la perception différente d’un heptasyllabe à rime féminine et d’un octosyllabe à rime masculine : ils ne se mêlent jamais au sein d’une même strophe, où les vers sont regroupés par type plutôt que par taille au sens strict. L’alternance entre rimes féminines et masculines n’est pas un facteur de régularité, comme dans la poésie classique, mais sert à diversifier le rythme au sein des strophes de la ballade. Cette pratique, théorisée dans L’Art de dictier et choisie majoritairement par les poètes jusqu’au XVIe siècle, peut se décrire comme une hétérométrie « faible » par opposition à l’hétérométrie « forte » qui utilise différents types de vers. Une minorité de pièces sont en isométrie « pure », avec un seul type de vers et un seul genre de rime, presque toujours masculin. L’utilisation de rimes

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exclusivement féminines introduit une variation exceptionnelle dans un recueil. Christine de Pizan est la seule à préférer l’isométrie « féminine » à l’isométrie « masculine » : ce choix rythmique audacieux correspond bien à sa revendication d’étrangeté, sorte de signature de la poétesse.

14 L’envoi et le refrain, désormais tous deux associés au genre de la ballade par Deschamps, ont un rôle conclusif. L’envoi se construit sur deux grands modèles (xrxr ou xxrxxr, r étant la rime du refrain) qui n’interdisent pas les formes hybrides ou exceptionnelles. Chaque auteur a ses préférences, sans que la longueur de la strophe ou la disposition de ses rimes n’imposent celles du refrain. La reprise de la dernière strophe est ainsi minoritaire chez Deschamps, majoritaire chez les autres auteurs sans être obligatoire. Le mot Prince en tête de l’envoi est un signal générique de la ballade, mais cette apostrophe peut se décliner sur différents registres, être décalée ou omise. Le refrain final identifie la ballade par rapport aux autres formes fixes. L’argumentation s’enrichit des différentes interprétations que revêt le refrain, point de fracture et de liaison entre les strophes.

15 Après avoir décrit les normes de la ballade au sens large, nous en avons distingué les sous-genres. L’histoire de la ballade à trois strophes, du chant royal, du serventois, de l’amoureuse et de la pastourelle est difficile à retracer à cause de leurs influences réciproques. Elle est d’ailleurs manipulée par les théoriciens dès le XVe siècle pour justifier la supériorité de l’un par l’origine des autres. Le chant royal est le seul à s’imposer chez Deschamps pour faire pendant à la ballade à trois strophes. Si l’augmentation du nombre de strophes entraîne souvent l’allongement du vers, de la strophe et du poème par l’ajout systématique d’un envoi, la réciproque n’est pas vraie : la ballade à trois strophes est apte à toutes les tailles de strophe, longues ou courtes, et la présence de l’envoi reste facultative. La ballade se pratique en fait dans deux champs poétiques distincts parfois fréquentés par les mêmes poètes. Les sous-genres de la ballade sont écrits dans les Puys selon des normes précises qui sont valorisées par les jugements des concours et les textes théoriques sans être toujours respectées. En revanche, à la Cour, ils se fondent en un seul genre particulièrement malléable. Apparaît alors chez Deschamps, dans son art poétique, dans sa pratique et dans la présentation de ses Œuvres complètes, une nouvelle distinction entre la ballade morale désormais majoritaire et la ballade amoureuse. Le Trésor amoureux nous donne sans doute le premier témoignage historique de cette évolution profonde du genre : dans un contexte courtois traditionnel, le narrateur introduit son triple recueil de ballades par le projet d’« y parler, selon mon sentement, / D’armes, d’amours et de moralité ».

16 L’ouverture thématique et formelle de la ballade conduit à nous interroger sur l’existence même de limites génériques. Les ballades virtuoses manifestent clairement les recherches expérimentales des poètes. L’expression de « double ballade » confond des pratiques bien distinctes. La structure verticale des compositions musicales polyphoniques s’oppose à la lecture linéaire des ballades longues à six strophes ou des couples de ballades, pièces à la fois indépendantes et reliées par de multiples échos. Des ballades à deux, quatre ou neuf strophes sont également attestées. Susanna Bliggenstorfer a attiré l’attention sur les pièces « hétérostrophiques », où une strophe ne compte pas le même nombre de vers que les autres. Nous avons analysé systématiquement la centaine de ballades concernées chez Deschamps, en proposant leur édition pour discuter chaque cas : certains textes présentent une incohérence au niveau du sens ou de la versification qui signale une faute de copie, mais d’autres ont

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pu être volontairement irréguliers, avec parfois un véritable effet stylistique. Il existe bien des normes définissant la forme de la ballade : le nombre de strophes (trois ou cinq, avec ou sans envoi), la reprise à l’identique du schéma strophique et la présence du refrain. Leur transgression semble pourtant largement admise à l’époque de Deschamps. Même si les rubriques des manuscrits à la fin du XVe siècle introduisent des pièces qui nous semblent de plus en plus éloignées de la définition du genre, les descriptions des traités montrent que la ballade ne perd pas pour autant son identité propre. Victime d’un changement de mode, elle disparaît de la poésie de Cour au XVIe siècle tandis que les différents sous-genres, davantage codifiés, restent pratiqués dans les Puys.

Conclusion. La totalisation inachevée

17 La ballade est donc une forme fixe particulièrement apte aux variations thématiques et formelles pour se plier au « sentement » du poète. Contrairement aux autres formes fixes, son texte, en s’appuyant sur la reprise d’un refrain sans se laisser envahir par lui, ne se termine pas en boucle mais s’ouvre à l’apostrophe de l’envoi. Genre lyrique construit sur une situation d’énonciation explicite, la ballade est une pièce de circonstances passagères et le reflet idéal de la réalité terrestre. Sa structure régulière mais très variable et profondément discontinue lui donne une réelle autonomie tout en permettant sa multiplication en d’infinies variations. La ballade se lit donc seule, mais aussi en petits groupes et en longs recueils. La présentation du manuscrit BN fr. 840 reflète cette esthétique par le regroupement choisi ou la succession aléatoire, le classement alphabétique et le désordre chronologique. La ballade, comme les Œuvres complètes, est un tout inachevé.

18 Notre étude se termine par l’appel à un double travail éditorial pour rendre vraiment hommage à l’immense œuvre de Deschamps. D’une part, la réédition des Œuvres complètes devra s’attacher à mettre en valeur la présentation du manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 840 jusqu’ici ignorée et tirer parti des différents témoins désormais recensés. D’autre part, nous proposons de constituer une anthologie apte à faire découvrir au grand public cet auteur sans le trahir, en nous basant sur l’ordre des sections, la théorie de L’Art de dictier et les préférences formelles du poète. Nous espérons montrer ainsi comment Deschamps a inventé un véritable style personnel à partir de formes codifiées mais ouvertes à l’expérimentation poétique.

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INDEX

Mots-clés : art poétique, art de seconde rhétorique, ballade, chanson, lai, lyrique, poésie, rondeau, virelai Parole chiave : arte poetica, arte di seconda retorica, ballata, canzone, lai, lirica, poesia, rondò, virelai Thèmes : Art de dictier, De Miseria humanae conditionis, Dit du lion, Miroir de Mariage, Double Lai de fragilité humaine, Trésor amoureux Keywords : art of poetry, art of second rhetoric, ballad, chanson, lai, lyric, poetry, rondeau, virelai nomsmotscles Boèce, Augustin (saint), Charles VI, Eustache Deschamps, Guillaume de Machaut, Raoul Tainguy, Innocent III, Gratien du Pont, Jean Froissart

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Lydie Lansard, De Nicodème à Gamaliel. Les réécritures de l’Évangile de Nicodème dans la littérature narrative médiévale (XIIe-XVIe siècle). Étude et éditions thèse de doctorat dirigée par Mme Laurence Harf-Lancner, soutenue le 21 novembre 2011 à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle

Lydie Lansard

RÉFÉRENCE

Lydie Lansard, De Nicodème à Gamaliel. Les réécritures de l’Évangile de Nicodème dans la littérature narrative médiévale (XIIe-XVIe siècle). Étude et éditions, thèse de doctorat dirigée par Mme Laurence Harf-Lancner, soutenue le 21 novembre 2011 à l’université Paris III- Sorbonne Nouvelle.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs Jean Dufournet (professeur émérite à l’université Paris III), Rémi Gounelle (professeur à l’université de Strasbourg), Laurence Harf-Lancner, professeur à l’université Paris III), Françoise Laurent (professeur à l’université de Clermont-Ferrand), Jean-René Valette (professeur à l’Université Bordeaux III).

1 Ce travail a pour objet les réécritures en ancien et en moyen français de l’Évangile de Nicodème dans la littérature narrative médiévale. Il s’attache à comprendre comment, d’une part, les réécritures de ce récit apocryphe proche des évangiles canoniques

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s’arrangent d’une permissivité générique et hybrident leur propos tant sur le plan narratif que discursif, alors que, d’autre part, elles participent du thème de la Passion, thème qui ne peut se permettre une trop grande plasticité.

2 Si les réécritures de l’apocryphe entretiennent des rapports distendus avec la Bible, elles semblent s’orienter vers le récit romanesque. Le mécanisme de translatio permet en effet aux réécritures de l’apocryphe de s’éloigner du texte sacré, et dès lors, les différentes réécritures de l’Évangile de Nicodème peuvent adopter les techniques stylistiques contemporaines pour s’orienter vers le roman. Mais en empruntant aux diverses techniques de narration du Moyen Âge, les réécritures de l’Évangile de Nicodème illustrent également le pont qui existe entre les récits bibliques ou les apocryphes latins de la Passion et leur représentation théâtrale à la fin du Moyen Âge. Si la mise en scène de la parole prévalait dans les premières réécritures (où le discours rapporté est omniprésent), on lui substitue une mise en scène de l’écriture et de l’image dès le XIVe siècle (avec une aimantation vers le narratif et le dramatique). Ainsi dramatisées, les réécritures de l’apocryphe questionnent la représentation et peuvent être lues comme une étape intermédiaire, un truchement entre les textes sacrés et le théâtre de la fin du Moyen Âge. Aussi cette thèse a-t-elle pour ambition de montrer que l’histoire de ce texte constitue un jalon méconnu de l’Histoire littéraire.

3 Pour analyser la réception de ce texte au Moyen Âge, ont été prises en considération dans cette étude les différentes versions à ce jour recensées de l’apocryphe parmi lesquelles on peut distinguer trois versions rimées du XIIIe siècle (celles de Chrétien, André de Coutances et d’un anonyme), trois versions courtes en prose du XIIIe siècle (issues des recensions latines A, B et C), les interpolations de la version en prose courte recension C dans le Livre d’Artus ( XIIIe siècle) et dans le Perceforest ( XIVe siècle), l’interpolation de la version en prose courte recension A dans une Histoire de la Bible du XIVe siècle, une Complainte de Notre Dame du XIVe siècle, une paraphrase du XIVe siècle et une version longue en prose intitulée communément Évangile de Gamaliel dans sa version manuscrite du XIVe siècle et dans sa version imprimée de la fin du XVe siècle.

4 Ce travail s’articule en quatre parties. Une première partie s’attache à la réception des réécritures en s’appuyant sur l’étude des recueils manuscrits conservant les différentes versions.

5 Alors que les premières traductions de l’apocryphe sont toutes issues de la recension latine A et de l’aire anglo-normande (ce qui peut expliquer les liens étroits qu’elles entretiennent avec le culte marial et le culte du Précieux Sang), elles ont, dès le XIVe siècle, été supplantées par le remaniement qu’est l’Évangile de Gamaliel, issu, quant à lui, de l’aire occitane. Suivies de la lettre de Pilate à l’empereur (versions rimées), de la Vengeance Nostre Seigneur (version en prose courte recension A, Évangile de Gamaliel), interpolées dans des récits plus vastes (dans une séquence néotestamentaire pour la version en prose courte recension B, dans une Histoire de la Bible pour la version en prose courte recension A, dans Le Livre d’Artus ou dans le Perceforest pour la version en prose courte recension A, dans une Complainte Notre Dame, ou encore, pour aller plus loin, dans la Vie de Jesu Crist pour l’Évangile de Gamaliel), les réécritures de l’Évangile de Nicodème en ancien et moyen français servent différentes stratégies, démontrant une plasticité propre à se mettre au service de divers projets de lecture.

6 L’étude des modifications narratives, structurelles et de la réorganisation du récit apocryphe nous renseigne plus avant sur la réception de ses réécritures en ancien et

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moyen français qui ont été reçues soit comme un supplément d’information apporté aux évangiles canoniques, soit comme un résumé lacunaire de la Passion. Tour à tour augmentées ou abrégées, sans cesse traversées par diverses modalités de transformation et de modernisation afin de s’adapter à un public de laïcs, leurs modifications tant au niveau de la narration que de la structure et de la présentation matérielle du texte nous permettent d’avancer de façon certaine que contrairement à ce que l’on pouvait a priori penser, leur popularité n’est pas due au récit de la Descente du Christ aux Enfers, très souvent abrégé ou tronqué. Bien au contraire : toutes les versions en prose ont été reçues comme des récits de la Passion du Christ. En effet, par sa proximité avec les récits canoniques, l’apocryphe a pu se substituer à des récits de la Passion dans des ensembles narratifs à thématique néotestamentaire (comme dans la séquence néotestamentaire évoquée plus haut, l’Histoire de la Bible ou la Vie de Jesu Crist) ou dans des romans arthuriens qui désirent rappeler le point de départ de tous les récits du Graal (Livre d’Artus, Perceforest).

7 Cependant les recueils ne présentent pas pour autant l’apocryphe comme un évangile rédigé par Nicodème. Ils semblent au contraire se jouer des inscriptions génériques et des identités auctoriales en les faisant varier dans chaque réécriture. Si les premières réécritures recherchent toutes le ou les garants fiables qui puissent légitimer le récit et l’inscrire dans l’Histoire, qu’il s’agisse d’une figure qui fait autorité, de plusieurs rédacteurs ou d’auctoritates historiques, toutes s’arrangent avec l’Histoire et relèvent d’une part d’invention. En accordant une genèse fictive au récit, les réécritures de l’ Évangile de Nicodème quittent le domaine de l’Histoire pour basculer dans l’« estoire » et s’inscrire dans un transitus générique.

8 Une deuxième partie s’intéresse au glissement des réécritures vers les rives du roman.

9 Sous l’emprise grandissante de l’imaginaire, le renouvellement de l’enchâssement des récits, constitutif de la structure de l’Évangile de Nicodème, permet la recréation d’une « estoire » où le temps et l’espace sont remodelés, rapprochant un peu plus les réécritures de la fiction.

10 Dès lors que la fiction prend le pas sur la lettre, naît le personnage de fiction. Ainsi le personnage de Pilate, bien que défini socialement, politiquement et symboliquement, voit au fil des réécritures sa romanité altérée, son autorité, dédoublée, et son auctoritas littéraire ainsi que sa fonction structurante, déplacées au profit du personnage de Gamaliel. Paradigmatique de la fiction romanesque, le personnage de Gamaliel conquiert son autonomie narrative en épuisant les autres personnages du récit-source. Son statut et son discours sont autant de remplois de ceux de Pilate, de Nicodème ou de Joseph d’Arimathie et construisent un personnage nouveau mais néanmoins familier.

11 Les réécritures tardives de l’apocryphe s’inscrivent dans un rapport de successivité avec les romans arthuriens : elles ne peuvent se construire que dans une diachronie et doivent, au sens propre comme au sens figuré, composer avec le passé littéraire des personnages. Dès lors la tradition biblique et la tradition romanesque des personnages se superposent pour créer ce que nous considérons aujourd’hui comme une hybridation mais qui était, à l’époque, la condensation des éléments constitutifs du personnage. Les réécritures tardives de l’Évangile de Nicodème, qui portent l’empreinte du roman, s’inscrivent pleinement dans l’histoire littéraire en faisant dialoguer les textes entre eux.

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12 Une troisième partie prend pour objet les réécritures tardives de l’Évangile de Nicodème et analyse la dramatisation de celles-ci.

13 La dramatisation passe par le recours au pathétique, rendu possible par le déplacement du point de vue sur celui de la Vierge, la Compassion de Marie se superposant à la Passion du Christ. Si la souffrance du Christ est évoquée par la description réaliste des tortures faites au corps patient et sanglant, c’est au personnage de Marie, Mater dolorosa, qu’il revient d’incarner cette douleur et de l’exprimer. Par le truchement de son regard, la douleur devient à la fois moteur d’un discours qui suscite la compassion et obstacle à la parole.

14 Marie devenant le relais subjectif du lecteur au sein de ce théâtre de la douleur, les réécritures tardives de l’Évangile de Nicodème s’appuient sur une poétique du visuel permettant l’avènement de l’image. Dès lors que le voir se substitue au dire et que le lecteur devient spectateur, le récit met en jeu une culture iconique en dévoilant une représentation narrative de la Passion jouant non seulement sur les codes de l’image plastique mais évoquant aussi des images mentales ou mémorielles. Il s’agit, par une porosité entre les arts et la littérature, de « faire voir » pour « émouvoir » et d’inciter ainsi à la dévotion.

15 Enfin, dans une quatrième patrie, afin de prendre la pleine mesure de l’originalité des réécritures tardives de l’apocryphe, nous proposons l’édition de deux d’entre elles : l’ Évangile de Gamaliel et l’interpolation de la version en prose courte recension A dans une Histoire de la Bible, jusqu’alors inédites. L’édition de l’Évangile de Gamaliel, accompagnée d’un index des noms propres, a été établie à partir de six manuscrits des XIVe, XVe et XVIe siècles. Nous avons choisi comme manuscrit de base le manuscrit Liège, Bibliothèque du Grand Séminaire, 7D12. L’édition de l’interpolation de la version en prose courte recension A dans une Histoire de la Bible est, quant à elle, établie à partir des trois manuscrits conservant cette version et prend pour manuscrit de base le manuscrit Londres, British Library, Additional 54325.

16 Les réécritures de l’Évangile de Nicodème dans la littérature narrative médiévale présentent des récits protéiformes qui sont autant de lectures différentes de la Passion. Par le mécanisme de translatio, elles s’éloignent des textes sacrés pour se constituer à la semblance des romans. S’inscrivant plus fortement dans le domaine romanesque tout en présentant un récit recentré sur la mort du Christ, elles composent avec un intertexte historique, littéraire et iconographique. En mettant en remembrance le perpétuel dialogue entre les textes, elles fonctionnent comme un creuset où se fondent la littérature, les arts visuels et la dévotion, un espace où plaisir de la lecture et édification s’entrelacent.

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INDEX

Keywords : printed book, Passion, apocryphal account, theatre, translatio Thèmes : Complainte de Notre Dame, Évangile de Gamaliel, Évangile de Nicodème, Histoire de la Bible, Lettre de Pilate à l’empereur, Livre d’Artus, Perceforest, Vengeance Nostre Seigneur, Vie de Jesu Crist, Gamaliel, Joseph d’Arimathie, Nicodème, Pilate, Vierge Marie Parole chiave : libro stampato, Passione, racconto apocrifo, teatro, translatio nomsmotscles André de Coutances, Chrétien Mots-clés : livre imprimé, Passion, récit apocryphe, théâtre, translatio

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Cécile Le Cornec-Rochelois, Le Poisson au Moyen Âge : savoirs et croyances thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Claude Thomasset, professeur à l’université Paris-Sorbonne, soutenue le 18 octobre 2008 à l’université de Paris Sorbonne

Cécile Le Cornec-Rochelois

RÉFÉRENCE

Cécile Le Cornec-Rochelois, Le Poisson au Moyen Âge : savoirs et croyances, thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Claude Thomasset, professeur à l’université Paris-Sorbonne, soutenue le 18 octobre 2008 à l’université de Paris Sorbonne

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs les professeurs Chantal Connochie-Bourgne (Professeur à l’université de Provence), Joëlle Ducos (Professeur à l’université Paris- Sorbonne), Bruno Laurioux (Professeur à l’université de Versailles Saint-Quentin), Olivier Soutet (Professeur à l’université Paris-Sorbonne), Claude Thomasset (Professeur à l’université Paris-Sorbonne), Philippe Walter (Professeur à l’université de Grenoble- III).

1 L’animal médiéval nous est aujourd’hui étranger. Les textes au moyen desquels nous l’appréhendons l’envisagent toujours à travers sa relation avec l’homme et le soumettent constamment aux exigences du sens. Il est au cœur d’un discours complexe où se nouent divers héritages culturels et où s’exprime la rencontre entre les pratiques et les représentations propres aux hommes du Moyen Âge. Le poisson ne fait pas exception, même s’il n’est pas un animal comme les autres. Dans le contexte chrétien

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de l’Occident médiéval, sa charge symbolique est forte. Toutefois, l’ἰχθύς, symbole du Christ depuis l’époque paléochrétienne, est surtout la nourriture imposée par l’Église pendant les nombreux jours maigres du calendrier. Il joue par conséquent un rôle exceptionnel dans l’alimentation, et une intense activité commerciale se développe pour pêcher, conditionner et acheminer vers les villes cette denrée aussi indispensable que périssable. Le poisson se présente d’abord à la majorité de la population comme un aliment et non comme un animal. Les poissons du quotidien rappellent continuellement à l’homme médiéval cette vie dissimulée à sa vue, qui palpite sous la surface des eaux et qu’il peut chaque jour faire sienne en absorbant du poisson frais ou salé. Le poisson est donc à la fois un être mystérieux, hautement symbolique, suscitant curiosité et émerveillement, et un objet de consommation courante qui s’étale chez les marchands et exhale son odeur dans toutes les cuisines. Entre éloignement extrême et grande proximité, le regard que portèrent les hommes du Moyen Âge sur le poisson est nécessairement complexe et singulier.

2 Les sources traditionnellement privilégiées par l’histoire de l’animal, telles que les bestiaires, livrent peu de renseignements à son sujet, et les mentions éparses dont il fait l’objet dans les œuvres littéraires demeurent souvent énigmatiques. La valorisation chrétienne du poisson en tant qu’aliment pur ne suffit pas à rendre compte de son rôle dans les récits. Les ermites des romans se contentent de pain et d’eau, alors que le poisson est fréquemment servi aux tables royales lors de plantureux banquets. Que signifient alors les repas de poisson ? L’évocation récurrente de quelques espèces soulève d’autres questions : ces précisions sont-elles indifférentes ou chaque espèce revêt-elle des connotations propres ? Pourquoi, par exemple, le Graal de Chrétien de Troyes ne contient-il ni luz, ni lamproies, ni saumons ? Qu’évoquent au public médiéval les fameuses anguilles du Roman de Renart ? D’où vient le miraculeux esturgeon qui conserve pendant neuf ans dans son ventre la main de l’héroïne du Roman de la Manekine de Philippe de Rémi ? De multiples interrogations suscitées par la lecture des œuvres littéraires ont été le point de départ de notre travail.

3 Les poissons de la littérature médiévale apparaissent au lecteur d’aujourd’hui à travers le prisme d’un double codage Le premier est d’ordre poétique : les mentions de poissons s’inscrivent au sein d’un système de signes cohérent, spécifique à chaque œuvre. Cette logique interne varie selon les genres, les auteurs et les récits. Le second est d’ordre culturel : les références aux poissons prennent place dans un ensemble de savoirs et de croyances qui ne sont plus les nôtres. Un détour par l’histoire des représentations semble alors indispensable. Que croyait-on, au sujet des poissons dont on parlait ?

4 Le risque d’anachronisme qui guette toute histoire des représentations est sans doute plus important encore lorsque l’on aborde les domaines de la zoologie et de l’alimentation. La faune aquatique s’est modifiée et les pratiques ont changé : nous ne mangeons plus les mêmes poissons que les hommes du Moyen Âge et nous ne les mangeons plus de la même manière. Le mot poisson n’a plus le sens qu’il avait alors puisque l’on désignait par ce terme générique un crabe, un poulpe, un dauphin, un crocodile ou une sirène ; parallèle à celui de sa désignation, un bouleversement épistémologique profond a affecté la représentation de cet animal. Les discours médiévaux sur le poisson étaient ancrés dans un contexte matériel et culturel qui nous est devenu étranger. Notre ambition au cours de ce travail a donc été de reconstituer l’arrière-plan susceptible d’éclairer les allusions littéraires. Postulant l’existence d’une culture médiévale relative au poisson, distincte aussi bien de l’héritage antique que des

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représentations modernes, nous en avons cherché les manifestations dans des œuvres scientifiques et littéraires principalement composées entre le XIIe et le XIVe siècle.

5 Un double corpus – savant et poétique – s’est en effet imposé. Il fallait pour décrypter les évocations littéraires les faire dialoguer avec d’autres sources contemporaines plus prolixes. Or la science médiévale s’est amplement intéressée au poisson à deux titres. En tant que créature aquatique formée par Dieu au cinquième jour de la Genèse, le poisson fait l’objet de longs développements dans les cosmologies latines du XIIe et du XIIIe siècle. Six œuvres nous ont fourni une matière abondante et variée : la Physica de Hildegarde de Bingen, le De Naturis rerum d’Alexandre Nequam, le Liber de proprietatibus rerum de Barthélémy l’Anglais, le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, le Speculum naturale de Vincent de Beauvais et le De Animalibus d’Albert le Grand. En second lieu, les médecins se sont penchés sur le cas du poisson envisagé comme aliment. Les ouvrages médicaux et les régimes de santé délivrent de nombreux conseils diététiques sur la consommation des poissons : lesquels choisir ? Comment les préparer et les accompagner ? Dans quels cas faut-il les éviter ? La place notable occupée par le poisson dans la littérature diététique n’est pas un effet de sa salubrité supposée ; les médecins invitent au contraire à s’en méfier et multiplient pour cette raison les recommandations et les mises en garde. Nous avons d’abord recherché dans cet ensemble de textes savants les outils épistémologiques dont disposaient les médiévaux pour penser la faune aquatique.

6 Quant au corpus littéraire, il devait embrasser un nombre important de textes de genres variés, sur une période étendue. Les mentions de poissons, souvent très fugitives, se limitant à une phrase ou à un vers, ne peuvent pas être interprétées de manière isolée. Seul un échantillonnage assez large permettait de discerner les constantes et les variations intertextuelles ou inter-génériques, ainsi que les évolutions diachroniques. Et de fait, la diversité des connotations frappe au premier abord : les poissons des textes littéraires peuvent être associés à des idées de luxe ou de misère, évoquer le péché ou la sainteté. Afin d’éviter les rapprochements hasardeux, nous avons considéré successivement les valeurs attachées aux poissons dans chaque type de textes, en distinguant les genres narratifs nobles – romans et chansons de geste – de la littérature didactique et morale et des œuvres comiques. La majeure partie des textes dépouillés a été mise par écrit entre le début du XIIe siècle et la fin du XIVe. À partir d’un corpus de base en français centré autour de cette période, nous n’avons pas exclu quelques incursions vers le haut Moyen Âge latin ou la Renaissance afin d’éclairer sur la longue durée le jeu de ruptures et de continuité dans lequel s’inscrit toute histoire des représentations.

7 Classer et dénommer sont deux activités complémentaires à travers lesquelles s’exprime une vision de la nature. Notre première partie, consacrée aux textes cosmologiques et médicaux, repose essentiellement sur une étude des taxinomies et sur une approche lexicologique, lesquelles rendent compte du rôle joué par le poisson dans le paysage scientifique du Moyen Âge.

8 Nous avons adopté une progression du général au particulier, en partant du discours cosmologique qui situe le poisson dans l’ordre du monde créé. Après avoir comparé la place occupée par le poisson dans la structure des six œuvres étudiées, nous avons présenté leurs relations divergentes aux sources et les milieux culturels dont elles émanent. Les résultats de ces analyses ont permis de distinguer les enjeux propres au discours ichtyologique de chacune. On constate notamment que les auteurs étudiés

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n’accordent pas une importance égale à l’exemplarité de leurs exposés, et ne recourent pas de manière uniforme à l’observation personnelle. Par ailleurs, la postérité de leurs textes, diverse, nous avertit qu’ils n’ont pas tous la même valeur pour une histoire des représentations. L’originalité du regard de chaque savant se lit surtout à travers la manière dont sont exprimés, surmontés ou évités les obstacles épistémologiques qu’il rencontre. Plusieurs savants s’essaient à subdiviser le genre des poissons ; leurs efforts de classement reposent sur des distinctions ou des associations révélatrices car elles doivent peu à la tradition. En revanche, les inventaires d’espèces des dominicains Thomas de Cantimpré, Vincent de Beauvais et Albert le Grand reposent sur les nomenclatures antiques tirées d’Aristote, de Pline et d’Isidore de Séville. Or, ces listes d’espèces méditerranéennes sont en partie incompréhensibles pour les savants médiévaux du nord. En l’absence de référents identifiables, les catalogues des compilateurs du XIIIe siècle apparaissent comme des sommes érudites, qui recensent et engendrent des créatures de papier, et dont le passage vers les textes scientifiques en langue vulgaire sera très limité. Néanmoins, l’usage d’appellations vernaculaires et le transfert, réalisé par Albert le Grand, des poissons d’Aristote à la faune du nord de l’Europe laissent la place à un discours sur les « vrais poissons ».

9 Abordés par le second chapitre, les textes médicaux appréhendent les produits de la pêche au moyen de catégories empruntées pour l’essentiel aux Anciens par l’intermédiaire des auteurs arabes. L’évolution de ces classes diététiques depuis Hippocrate pose à nouveau le problème de la transmission des savoirs et de leur rapport plus ou moins marqué avec l’expérience personnelle des auteurs en tant que consommateurs de poisson ou en tant que praticiens. L’enquête a essentiellement porté sur des régimes de santé des XIIIe et XIVe siècles. Le Lilium medicine du médecin montpelliérain Bernard de Gordon, rédigé en latin et traduit en français au XIVe siècle, nous a fourni l’exemple d’une terminologie spécifiquement médiévale, entre tradition et expérience. C’est par le recours aux périphrases et aux adjectifs plutôt qu’aux substantifs que les médecins expriment leur savoir sur les poissons. De l’examen de ces caractérisations ressortent plusieurs catégories de bons ou de mauvais poissons qui ne recoupent que partiellement les classifications zoologiques ou diététiques communément admises aujourd’hui.

10 Le dernier chapitre de cette partie se penche sur le discours relatif aux espèces, en prenant comme point de départ les notices encyclopédiques. Il met en lumière des familles de poissons, ordonnées autour d’une ou deux espèces prototypiques. L’étude des noms donnés aux espèces et des croyances qui leur sont attachées manifeste la cohérence de ces familles. Nous avons formulé l’hypothèse que chacune se caractérisait par une relation spécifique avec les éléments. Les espèces d’eau douce, dont l’anguille est une représentante emblématique, s’ordonnent en un microcosme hiérarchisé. À mi- chemin entre l’eau et la boue, entre la pureté et la souillure, ces espèces couramment consommées mettent aussi en jeu un discours gastronomique. Plusieurs poissons prestigieux se regroupent autour du saumon. Les déplacements spectaculaires de ces animaux, les qualités nutritives de leurs chairs et des affinités aériennes les distinguent des autres poissons. Le hareng constitue un cas isolé dans la mesure où il apparaît comme le poisson parfait, au point de susciter un mythe : selon les croyances médiévales, il se nourrit exclusivement d’eau. Cette valorisation n’est pas sans rapport avec l’extraordinaire importance de l’espèce dans l’économie et l’alimentation médiévales. Le lien privilégié du hareng avec le sel, révélé à la fois par l’étymologie et

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par le lexique des marchands de poissons, éclaire son aura mythique. Le groupe formé par les bêtes marines et dominé par l’éminent modèle de la baleine a enfin retenu notre attention. L’évocation de quelques cas remarquables – celui d’un animal hybride, le porc marin, d’un homme poisson, le moine marin, et du cète aux multiples visages – permet de dégager le lien privilégié de ces créatures avec la terre et leur troublante proximité avec le monde des hommes.

11 Les textes scientifiques ainsi exploités l’ont été en tant que documents culturels : ils sont à la fois agents de diffusion et dépositaires d’un savoir emprunté pour l’essentiel à la tradition et de croyances contemporaines. Leur examen nous a permis, en distinguant l’apport médiéval de ce qui relève de la transmission des autorités, de dégager une doxa partagée par les clercs médiévaux au rang desquels figurent de nombreux conteurs.

12 Les deux parties suivantes abordent l’analyse des occurrences littéraires. La première se consacre aux notations alimentaires et donc à la représentation du poisson comme élément du quotidien. La seconde élargit la perspective à des épisodes où le rôle du poisson déborde sa fonction alimentaire, donnant lieu à des développements merveilleux.

13 La question de la représentation des realia est au cœur de notre seconde partie. Nous avons cherché à interpréter les mentions du poisson comme aliment en partant du principe qu’elles ne sont pas anecdotiques. Qu’elles reflètent les usages contemporains ou s’écartent à dessein des pratiques, elles participent à la cohérence interne de chaque œuvre et sont intimement liées au sens des narrations. En nous efforçant de tenir compte de la singularité de chaque contexte, nous avons proposé une lecture de ces notations alimentaires à la lumière des observations formulées dans la première partie, des travaux d’histoire de l’alimentation et du commerce ainsi que des apports relativement récents de l’archéo-ichtyologie. Le rôle du poisson dans les romans et les chansons de geste est évalué en relation avec celui de la viande, aliment chevaleresque par excellence. Leur association, exprimée par la formule char et poisson situe le poisson du côté du luxe ostentatoire et, de fait, il n’évoque guère dans ces œuvres l’idée de pénitence. L’analyse de brèves listes formulaires d’espèces ébauchant des menus est l’occasion de discerner les connotations spéciales attachées aux espèces les mieux représentées : le brochet, le saumon, le bar, la perche, la lamproie et l’anguille. Le cliché stylistique se révèle alors plein de ressources sémantiques. Le poisson revêt enfin une valeur symbolique liée à l’ordre féodal : il signifie dans plusieurs épisodes la conquête ou la reconnaissance de la souveraineté.

14 Les énumérations stéréotypées d’espèces prestigieuses observées dans les genres narratifs nobles circulent aussi dans la littérature didactique et morale. Leur interprétation est toute autre. Rapporté aux moines ou aux prêtres, le goût des bons poissons est un topos satirique forgé par les clercs latins. Il dénonce sous la plume des moralistes français l’amour excessif des biens temporels et participe à la caricature traditionnelle des papelards, également à l’œuvre dans les fabliaux. On glisse aisément du péché de bouche au péché de chair. Suggéré par diverses métaphores, le symbolisme sexuel du poisson est illustré sans équivoque par la fonction dévolue aux poissons- serpents – anguille et lamproie – dans certains récits grivois. On se garde pourtant de conclure à une corrélation systématique, car les connotations sexuelles n’épuisent pas le sens de ces poissons longs. Le sixième chapitre étudie les effets de décalage burlesque ménagés par l’évocation d’espèces variées dans les fabliaux. Comme dans les genres

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nobles, c’est le poisson idéal, frais et délicieux, qui conserve le premier rôle, du moins avant l’apparition du « Carême puant » dans les ballades d’Eustache Deschamps à la fin du XIVe siècle. On aborde enfin la recomposition des realia liées à la pêche, au commerce et à l’alimentation dans le Roman de Renart, en particulier dans la « branche des anguilles » (branche III de l’édition Martin). L’originalité de la narration française ressort d’une comparaison avec son modèle latin l’Ysengrimus, composé au milieu du XIIe siècle. Les poissons du poème latin sont principalement hérités de la tradition anticléricale, alors que ceux du Roman de Renart présentent une plus grande variété : le conteur français, tout en jouant avec les conventions comiques, ancre son récit dans le quotidien médiéval. Il exploite les multiples connotations de l’anguille pour en faire un attribut du goupil.

15 Entre références au quotidien et idéalisation symbolique, entre classements naturalistes et morale chrétienne, les poissons littéraires apparaissent au croisement de plusieurs discours, ce qui les dote de multiples virtualités signifiantes. La troisième partie met en lumière l’ambivalence constante du poisson dans les récits chrétiens où il est à la fois animal merveilleux et nourriture symbolique.

16 On analyse d’abord la manière dont certains auteurs de vies de saints et de romans réinvestissent des éléments étrangers à la symbolique chrétienne. Les textes hagiographiques latins proposent ainsi une relecture des motifs bibliques de la pêche miraculeuse et de la multiplication des poissons adaptée aux espèces et aux croyances locales. La Vie de Godric de Finchale, rédigée peu après 1170 par le moine anglais Reginald de Durham, offre l’exemple d’un dialogue vivant entre des croyances païennes liées à la mythologie celtique du saumon et une perspective chrétienne. Une appropriation comparable de poissons venus d’ailleurs paraît à l’œuvre dans plusieurs romans français, jusqu’à la christianisation profonde accomplie par Robert de Boron. Du premier Conte du Graal au Roman de l’Estoire del saint Graal, on étudie l’évolution des rapports entre le saint vase et le poisson. Les allusions aux poissons dans le récit fondateur de Chrétien de Troyes apparaissent comme un creuset où se superposent une pluralité de senefiances. Robert de Boron développe l’une des pistes ouvertes par son prédécesseur : il achève de lier le Graal aux symboles du poisson eucharistique et de la pêche christique, qui rencontrent divers échos dans l’iconographie et dans les textes théologiques et hagiographiques du Moyen Âge.

17 Un dernier chapitre est consacré aux poissons merveilleux peuplant la littérature médiévale. L’esturgeon miraculeux qui fait office de contenant dans le Roman de la Manekine a toutes les caractéristiques d’une merveille chrétienne. Le récit de Philippe de Rémi éveille plusieurs souvenirs de la Bible et réécrit un motif hagiographique. Toutefois, la symbolique chrétienne ne suffit pas à expliquer le choix de l’espèce. On peut y voir une simple caution rationalisante, une convocation de la doxa scientifique médiévale sur l’esturgeon, ou y reconnaître les résurgences d’un antique rituel prolongé par une coutume pontificale. Les adaptations de l’histoire aux XIVe et XV e siècles révèlent d’étonnantes métamorphoses. Le poème épique Lion de Bourges place en regard de l’esturgeon divin emprunté à Philippe de Rémi un diabolique saumon aux allures de luiton. D’un poisson à l’autre, le merveilleux change de sens. Merveilles encore que ces hybrides aquatiques qui envahissent le champ de la fiction à partir du XIIIe siècle. En réponse aux savants qui voient dans la faune sous-marine un reflet des créatures terrestres, les romans médiévaux suggèrent le caractère originel des mondes marins et en font une matrice de la société chevaleresque. Plusieurs indices en

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témoignent, notamment l’usage de matériaux tirés des bêtes marines dans les bâtiments, les vêtements et les armes. La dernière œuvre invoquée mène à bien une synthèse saisissante entre les divers visages du poisson merveilleux. En effet, le Perceforest, vaste somme romanesque de la première moitié du XIVe siècle, accomplit la conjointure entre le mythe des chevaliers-poissons et l’ère chrétienne de l’ἰχθύς divin. 18 Il ressort des analyses de cette dernière partie que le poisson se prête tout particulièrement au merveilleux né de la réception d’une autre culture par la culture commune.

19 En appliquant au corpus choisi les méthodes de l’histoire des sciences et de l’analyse littéraire, nous avons tenté de mettre au jour les principaux traits de la représentation médiévale du poisson. Un ensemble de savoirs et de croyances tantôt cohérent, tantôt paradoxal, ressort de cette recherche. Les échanges directs entre textes scientifiques et littéraires demeurent rares. Néanmoins, le corpus savant a éclairé notre lecture des œuvres poétiques dans la mesure où il nous a permis de déceler des références à une doxa commune concernant l’animal et l’aliment. Des axes transversaux ont ainsi été mis en lumière. Les textes du Moyen Âge central voient unanimement dans le poisson une nourriture d’abondance. Les espèces propres au salage et donc à la conservation occupent dans la littérature une place de choix. On retiendra les deux visages de la profusion alimentaire qu’incarnent d’une part le hareng, représentant de l’inépuisable multitude, d’autre part la baleine, immense masse de chair, de graisse et d’os. Qu’ils reconnaissent en lui une nourriture originelle ou l’ancêtre de tous les chevaliers, les auteurs médiévaux laissent affleurer par intermittence la dimension mythique de cet animal-aliment.

20 De plus, science et fictions convergent pour témoigner de l’existence d’une riche culture médiévale des espèces. La mention d’un saumon ou d’une anguille dans un texte littéraire, quels que soient son genre et son registre, n’est pas indifférente. Elle est au contraire susceptible d’attirer notre attention sur des aspects difficilement perceptibles dans la mesure où ils mettent en jeu une complicité culturelle unissant les conteurs médiévaux à leur public. Par exemple, la lamproie connote plus nettement que l’anguille le luxe ou la gourmandise des puissants, les évocations du brochet se rattachent souvent à l’instauration d’un ordre féodal et l’irruption d’un saumon ou d’un esturgeon en contexte chrétien laissent soupçonner le réinvestissement de croyances autres. Le motif du don de poisson – brochet ou esturgeon – a retenu à plusieurs reprises notre intérêt. Privilège divin réservé aux élus des récits hagiographiques, il signifie dans le registre féodal la reconnaissance et la légitimation de l’autorité d’un souverain.

21 Cette recherche aura ainsi permis, à travers la confrontation de textes scientifiques et littéraires contemporains, d’affiner notre lecture des uns et des autres, et de mieux entendre le langage médiéval relatif au poisson et à ses espèces.

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INDEX

Thèmes : Conte du Graal, De Animalibus, De Naturis rerum, Liber de natura rerum, Liber de proprietatibus rerum, Lilium medicine, Lion de Bourges, Perceforest, Physica, Roman de l’Estoire del saint Graal, Roman de la Manekine, Roman de Renart, Speculum naturale, Ysengrimus, Vie de Godric de Finchale Parole chiave : pesce, realia Mots-clés : poisson, realia Keywords : fish, realia

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Chloé Lelong, L’Œuvre de Nicolas de Vérone : intertextualité et création dans la littérature épique franco-italienne du XIVe siècle thèse de doctorat, préparée sous la direction de M. le Professeur Jean- Claude Vallecalle (université Lyon II), soutenue le 11 Septembre 2009 à l’université Lyon II

Chloé Lelong

RÉFÉRENCE

Chloé Lelong, L’Œuvre de Nicolas de Vérone : intertextualité et création dans la littérature épique franco-italienne du XIVe siècle, thèse de doctorat, préparée sous la direction de M. le Professeur Jean-Claude Vallecalle (université Lyon II), soutenue le 11 Septembre 2009 à l’université Lyon II, un volume, 662 pages.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Madame et Messieurs les Professeurs Eugenio Burgio (université Ca’ Foscari, Venise), Catherine Croizy-Naquet (université de Paris-X-Nanterre), Bernard Guidot (président, Professeur émérite, université de Nancy), Jean-René Valette (université Michel de Montaigne, Bordeaux-III) et Jean-Claude Vallecalle (université Lyon-II). Mention très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité.

1 Nicolas de Vérone est un poète franco-italien du XIVe siècle, courtisan de Nicolas I er d’Este, à qui il dédicace, en 1343, l’une de ses œuvres. Il a écrit trois poèmes épiques de forme métrique identique mais d’inspirations profondément différentes : la Pharsale (3166 vers) raconte la guerre armée qui opposa César et Pompée en Thessalie pour la

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maîtrise de Rome ; la Prise de Pampelune, ou Continuation de l’Entrée d’Espagne (6116 vers), est un récit qui se rattache à la tradition des aventures de Roland et de Charlemagne en Espagne avant la défaite de Roncevaux ; la Passion (994 vers) narre les derniers jours de la vie du Christ.

2 Ces trois œuvres sont rédigées en franco-italien, ce langage hybride purement littéraire et probablement jamais parlé, qui permet aux auteurs italiens d’adapter la geste et les héros français au public aristocratique et bourgeois d’une Italie du Nord déjà pré- humaniste. Chacune puise son contenu à des sources clairement identifiées : les Fet des Romains, compilation française d’histoire ancienne du XIIe siècle, l’ Entrée d’Espagne, épopée carolingienne d’un anonyme padouan, la Chronique de Turpin et les Evangiles, auxquels il convient d’ajouter quelques légendes apocryphes largement répandues au Moyen Âge.

3 L’analyse thématique se développe dans trois directions, qui correspondent aux trois parties de la thèse : « Un idéal épique et héroïque » (p. 45-206), « Un idéal humaniste » (p. 207-405), « Un idéal stoïcien » (p. 407-592).

4 Compte tenu de l’inspiration formelle des chansons de Nicolas de Vérone, l’étude commence par l’analyse des éléments proprement épiques. La thématique guerrière est largement représentée et les récits allient description des violences et violence des descriptions. La lutte armée est un élément central aussi bien de la Pharsale que de la Prise de Pampelune, et l’acharnement des bourreaux de la Passion évoque le déchaînement de la cruauté dans les épopées. Les relations entre les hommes sont conflictuelles et des groupes antithétiques s’affrontent sans merci.

5 Le motif du couple épique est adapté à un univers essentiellement belliqueux et les personnages s’opposent radicalement : César contre Pompée, Charlemagne contre Désirier qui devrait pourtant être son allié, Jésus contre Judas qui le livre. Cette répartition binaire des protagonistes s’inscrit dans une écriture schématique et stéréotypée, propre aux légendes épiques.

6 Pourtant, le cadre des aventures se distingue fondamentalement de celui auquel était habitué le public des chansons de geste, puisque les faits merveilleux sont d’une rareté remarquable. Totalement absents de la Prise de Pampelune, ils ne se retrouvent dans la Pharsale et la Passion que là où ils sont strictement dictés par le respect des sources contraignantes. Toujours, ils apparaissent comme un simple élément du décor, un ornement, et ne participent pas du sens de l’œuvre : le divin tend à s’estomper et Dieu est un Dieu caché. L’esprit de l’épopée s’en trouve profondément modifié, réinterprété à l’aune de conceptions humanistes qui placent l’homme au centre de toutes les réflexions et analyses. Ces idées se généraliseront à l’époque de la Renaissance italienne et Nicolas de Vérone s’affirme dès lors comme un précurseur, à l’instar de Pétrarque et de Boccace, comme un pré-humaniste.

7 La deuxième partie de l’étude est précisément consacrée à cet idéal humaniste qui affleure dans les poèmes de Nicolas de Vérone et s’intéresse d’abord à l’évolution du statut du héros dans la sphère narrative. Sans doute, le type subit l’influence des romans courtois et il se fait personnage à l’épaisseur psychologique inattendue. C’est que le monde devient plus complexe et que les notions de lignage et d’hérédité des caractères ne suffisent plus à définir tous les protagonistes de façon immuable. Les variations, évolutions et fluctuations, de comportement comme de caractère, enrichissent considérablement l’œuvre épique. Les actes de retour sur soi et

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d’introspection sont nombreux et ouvrent la voie à une littérature plus dense et moins codifiée.

8 Dans le même temps, les relations entre les hommes font apparaître des nuances nouvelles et le monde ne semble plus régi par la simple loi de l’opposition et de l’affrontement. Des rapports pacifiques sont désormais possibles et Nicolas de Vérone fait l’apologie d’un système politique que l’on n’a pas l’habitude de penser médiéval, et qui s’inspire par certains traits de la République romaine : la voix du peuple est sacrée et l’organisation hiérarchique verticale n’est plus de rigueur. L’univers n’est plus régi par de strictes lois de soumission et de sujétion mais par un consentement mutuel qui donne à la volonté individuelle toute sa place.

9 La morale elle-même est affectée par ces évolutions et la notion de prudence revêt de nouvelles définitions. Vertu cardinale, elle est tout autant synonyme de recherche de la paix et de respect de la vie d’autrui qu’elle est une morale de l’action. Elle représente les différents moyens de concevoir des agissements vertueux et de les mettre en œuvre. A la fois pratique et théorique, elle induit une forme de rapport au temps, passé et futur, car le héros se doit de prendre la mesure de ses actes. Ainsi, le couple épique se fait antagonisme moral et les personnages incarnent des vertus remèdes. Des figures inattendues apparaissent dans l’univers épique : c’est le cas de Pierre et de Longin qui, comme pécheurs repentis, s’opposent au Judas de Nicolas de Vérone, capable de prendre conscience de ses actes mais non de s’amender.

10 La troisième et dernière partie de la thèse s’intéresse à la tonalité néo-stoïcienne des poèmes de Nicolas de Vérone. Les vertus chrétiennes s’allient à des préceptes antiques et l’humilité, que l’on associe d’ordinaire avec quelque réticence au héros épique, est comme poussée à son comble, assimilée à une recherche d’ascèse. Roland sait désormais reconnaître son impuissance, Charlemagne fait amende honorable et Pompée tend à se défaire de tout luxe ostentatoire pour atteindre une plus grande sincérité dans sa vertu morale.

11 Les scènes de mort héroïque sont elles-mêmes significatives de l’évolution du sens de l’œuvre du poète franco-italien, puisque les agonies s’apparentent à des martyres sans que les personnages se voient sanctifiés. Leur apothéose ne leur ouvre pas les portes du Ciel et leur gloire terrestre s’évanouit au moment de leur trépas. Leur attitude face à la mort fait d’eux des modèles de sagesse, mais l’idéal de sainteté n’imprègne plus les combats épiques. Le dépassement de soi a donc laissé place à la maîtrise de soi.

12 C’est que la vertu absolue consiste à dominer son corps et ses passions. L’homme ne se réalise pleinement que s’il ne se laisse aliéner par aucun sentiment vif ou excessif : emportement, colère, impulsivité sont bannis au profit de l’usage mesuré d’une force contrôlée. Les héros ne s’étonnent de rien et ne se laissent pas émouvoir par les événements extérieurs qui s’imposent à eux. Cette soumission à l’ordre du monde n’a rien d’un fatalisme parce qu’il convient d’adhérer pleinement à son sort et de l’accepter, avec toute la liberté de sa responsabilité individuelle. Le respect de sa nature humaine ainsi que l’exigence de modération et l’application du nihil mirari, bien loin de la fortitudo épique, apparaissent comme des impératifs nouveaux. Nouvelle figure de sage, le héros épique, tel que Nicolas de Vérone le conçoit, ne ressemble que de très loin au martyr de Roncevaux.

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13 Nicolas de Vérone n’ignore pas la difficulté d’un tel idéal et il réserve une place, à côté de la vertu absolue du sage, pour une sagesse domestique purement humaine et une parénétique. La morale s’est faite optative.

INDEX

Mots-clés : chanson de geste, franco-italien nomsmotscles Nicolas de Vérone, Nicolas Ier d’Este Parole chiave : canzone di gesta, franco-italiano Keywords : epic, franco-italian Thèmes : Entrée d’Espagne, Chronique du Pseudo-Turpin, Évangiles, Faits des Romains, Passion de Nicolas de Vérone, Pharsale, Prise de Pampelune, César, Charlemagne, Désirier, Jésus, Judas, Longin, Pierre, Pompée, Roland

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Blandine Longhi, La Peur dans les chansons de geste (1100-1250). Poétique et anthropologie thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Dominique Boutet, soutenue le 25 novembre 2011 à l’université Paris-Sorbonne

Blandine Longhi

RÉFÉRENCE

Blandine Longhi, La Peur dans les chansons de geste (1100-1250). Poétique et anthropologie, thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Dominique Boutet, soutenue le 25 novembre 2011 à l’université Paris-Sorbonne.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Madame Jacqueline Cerquiglini-Toulet (Professeur à l’université Paris- Sorbonne) et Messieurs Dominique Barthélémy (Professeur à l’université Paris- Sorbonne), Dominique Boutet (Professeur à l’université Paris-Sorbonne), Jean-Pierre Martin (Professeur à l’université d’Artois), François Suard (professeur émérite à l’université Paris-Ouest), Jean-René Valette (Professeur à l’université Bordeaux III- Michel de Montaigne).

1 Les chansons de geste célèbrent la bravoure de héros qui, même dans des circonstances exceptionnelles, refusent farouchement toute peur, assimilée à de la couardise. Cette stigmatisation du sentiment1 est sans pareille, que ce soit dans la littérature épique antérieure2 ou dans les autres œuvres de fiction médiévale 3. Ce rapport singulier des chansons de geste à la peur n’est pas anecdotique : il constitue un paradoxe qui s’inscrit au cœur même du genre. Tout en affichant un culte du courage exacerbé, les textes cherchent en effet avec insistance à créer la crainte du public, nécessaire à la

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glorification des actions héroïques. L’action des poèmes repose sur des récits d’affrontements terribles, dont le caractère terrifiant est accentué par les traits stylistiques propres au registre épique. Il semble y avoir là une contradiction essentielle : comment une telle recherche de la peur peut-elle se conjuguer avec le postulat constitué par l’intrépidité d’un héros sûr de la justesse de sa cause et du soutien divin à son égard ? La création de la peur du public n’est-elle pas a priori incompatible avec une telle idéologie ?

2 Notre réflexion vise à interroger cette relation entre les sentiments des lecteurs4 et ceux des personnages, dont les différentes composantes déterminent une grande partie des thèmes mais aussi des caractéristiques stylistiques des chansons de geste. L’étude porte sur une vingtaine de textes allant des origines (La Chanson de Roland) jusqu’au milieu du XIIIe siècle, date limite marquant la fin du rayonnement du genre, qui perd peu à peu sa spécificité et met en scène des héros n’affichant plus systématiquement un courage sans faille5. Le choix du corpus a été guidé par un souci de représentativité et les poèmes appartiennent aux différents cycles épiques. Cette diversité permet d’aborder l’ensemble des problématiques et de prendre en particulier en considération le double thème des conflits menés contre les Sarrasins (cycles du roi et de Guillaume d’Orange) et des divisions internes au monde féodal (cycle de Doon de Mayence, geste des Lorrains). La variété concerne également les tonalités abordées, puisque certaines œuvres sont influencées par le roman6 ou l’hagiographie 7, ainsi que le cadre spatio- temporel de l’intrigue, puisque les œuvres du cycle de la croisade relatent une action contemporaine de l’époque de l’écriture8. L’objectif de la thèse est de montrer la cohérence de l’expression et de l’utilisation de la peur dans le genre, par-delà la singularité de chaque chanson.

* * *

3 La présence de la peur dans les œuvres doit tout d’abord être envisagée dans une perspective anthropologique. Les historiens décrivent le Moyen Âge comme une époque marquée par de multiples terreurs9 : il est intéressant d’observer comment la fiction concilie l’expression de l’imaginaire médiéval et ses exigences propres ou, en d’autres termes, comment les codes et l’idéologie épiques amènent à une reformation10 de la réalité. Un relevé du lexique de la peur dans les œuvres confirme la tendance des textes à nier la peur des chevaliers et à faire de cette émotion un critère de distinction entre le héros et les autres personnages. Ce refus relève en réalité de deux raisons distinctes. Tout d’abord, l’idéologie nobiliaire qui imprègne les chansons implique nécessairement d’occulter certaines craintes, qui pourraient ternir l’image des chevaliers. Il s’agit de l’émotion ressentie par les guerriers eux-mêmes lors des combats, qui contrevient au postulat épique du héros sans peur, mais également de la crainte des victimes des débordements de la violence chevaleresque, auxquelles les textes ne donnent pas la parole. Le sentiment est alors objet d’un déni. Cependant, son refoulement apparaît en creux dans le récit qui le rend alors palpable par l’acharnement même de la narration à le dissimuler.

4 L’éviction de la peur du texte peut également être due à l’incompatibilité entre les structures des chansons et la mentalité de l’auditoire. La formation des thèmes épiques est antérieure au XIIe siècle11 et, malgré les remaniements permettant l’adaptation permanente des textes au goût du public, ce décalage entre l’époque de l’élaboration

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des histoires et celle de l’écriture impose certaines limites à l’expression des peurs du public. L’idéologie épique implique la glorification d’un héros impavide car sûr de la légitimité de ses actions au service de la chrétienté. Les œuvres se prêtent par conséquent mal à la diffusion des terreurs eschatologiques, centrées sur l’obsession du péché et du Jugement dernier, qui touchent l’Occident chrétien à partir du second Moyen Âge12. Les chansons de geste n’exploitent donc pas certains motifs effrayants comme la mort et l’idée d’une présence démoniaque parmi les hommes, thèmes que développent en revanche abondamment les romans contemporains et la littérature hagiographique. Le héros épique connaît une mort apaisée, rassuré sur le sort réservé à son âme dans l’au-delà. Ses péchés sont véniels et il ne craint pas le diable, le manichéisme des chansons cantonnant l’action satanique au seul camp sarrasin.

5 Toutefois, les chansons de geste ne refusent pas en bloc la peur. Au contraire, les épisodes mettant en scène un chevalier effrayé sont plus nombreux que ne le laisse penser une vision du genre qui se fonderait sur la seule Chanson de Roland. Si les poèmes les plus anciens sont vraiment hermétiques à la peur, la plupart lui font en réalité une place non négligeable. En témoigne un relevé lexical parfois étoffé13. Les aveux de crainte des personnages ne sont cependant pas à considérer comme des témoignages directs des sentiments éprouvés par le public dans sa vie quotidienne. Beaucoup d’épisodes gagnent à être lus à la lumière de ce que nous apprend la psychanalyse, invitant à creuser dans les différentes strates du texte. L’opposition (non encore théorisée à cette époque) entre peur et angoisse s’avère particulièrement pertinente pour analyser certains thèmes. La peur est surmontable car elle est suscitée par des dangers précis et bien identifiés pouvant être circonscrits ; l’angoisse se caractérise a contrario par l’indéfinition de son objet, qui la rend impossible à surmonter. Des liens existent entre les deux sentiments : une peur explicitement exprimée peut ainsi recouvrir une angoisse diffuse bien plus grande, qui trouve alors à s’exprimer de façon détournée. Certains motifs épiques, tels ceux de la blessure ou du déguisement, se prêtent particulièrement bien à une lecture en filigrane : les craintes assumées par les personnages laissent en réalité sourdre une anxiété bien plus grande concernant la perte d’identité.

6 Cette dialectique entre peur et angoisse se charge parfois d’une portée politique. C’est le cas pour les personnages de Sarrasins et de femmes autour desquels les textes s’appliquent à susciter la terreur en cumulant les traits inquiétants, voire horrifiants. Le poids de l’idéologie cléricale est sensible dans ces portraits. Les cibles de la stigmatisation épique rejoignent celles désignées par le discours religieux, qui, comme l’a montré Jean Delumeau, oriente vers les « agents de Satan » l’angoisse collective afin de lui fournir des objets de peur identifiés14. Les textes prennent appui sur une « peur spontanée » et inconsciente du public (celle de l’altérité et du désir féminin) afin de susciter une « peur réfléchie » (celle des païens ou des femmes), légitimée par tous les défauts prêtés à ces personnages, qui deviennent objectivement dangereux. Les personnages de vilains sont construits selon la même logique : les poèmes se font les vecteurs de l’idéologie aristocratique, qui impose de leur prêter des traits effrayants afin de justifier l’angoisse qu’inspirent leurs revendications croissantes.

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7 L’œuvre littéraire et la réalité sont donc en interaction : l’effroi des protagonistes peut non seulement témoigner de la peur du public, mais également viser à la susciter. Dans un mouvement inverse, cette interaction peut également contribuer à libérer le public de la peur. La projection d’angoisses sur un support bien identifié permet de les rendre exprimables et donc surmontables. Certains personnages, comme les monstres ou les géants, ont ainsi pour vocation d’incarner des hantises primaires, comme celles de la mise en pièces ou de la sauvagerie, qui s’objectivent en des craintes formulables. La victoire du héros au terme d’un long combat acquiert alors une valeur conjuratoire également permise par la codification propre à l’écriture épique qui concourt à neutraliser la peur en ramenant l’élimination du danger à un processus familier et rassurant. De même, les personnages féminins, incarnations de l’angoisse de castration, bénéficient de différents modes de traitement qui visent tous à juguler leur dangerosité et affirmer la suprématie des valeurs masculines.

8 Les chansons de geste acquièrent ainsi une dimension cathartique, proposant des voies épiques permettant de cheminer de la peur au soulagement. À la différence des tragédies, qui suscitent la terreur et sa purgation en exposant au public un malheur annoncé et inévitable, les chansons de geste jouent au contraire des rebondissements de l’action et de la variété des tons pour offrir une issue à la crise et apaiser la peur créée. Ces procédés peuvent être d’ordre thématique : les textes présentent une reproduction du réel sur un mode idéalisé ou inversé, afin d’ignorer le caractère effrayant de certaines situations ou de proposer des résolutions heureuses, dans lesquelles le danger s’évanouit. L’intervention du merveilleux est également susceptible d’exorciser la crainte : celui-ci acquiert une couleur proprement épique en prenant place dans l’idéologie de la guerre sainte, se distinguant ainsi de son usage romanesque. Enfin, le recours au comique permet de dédramatiser certaines situations en ridiculisant les adversaires et en aidant à surmonter la peur qu’ils inspirent. Ce mélange des registres n’est pas sans incidence sur les conventions épiques elles-mêmes. Le sourire créé par les excès de certains héros burlesques, comme Guillaume ou Rainouart, amène à relativiser le culte du courage et de la violence qui peut s’avérer angoissant pour le public.

9 Cette visée cathartique ne doit pas surprendre. À l’instar de toute épopée, la chanson de geste se définit comme une œuvre qui vient répondre à la crise traversée par une société15. La chanson de geste est un produit de « l’âge seigneurial »16. La prédominance des thématiques politiques dans les poèmes indique l’importance des questionnements sur les places respectives du roi et de ses vassaux dans la France du XIIe siècle. Les œuvres interrogent les changements dont est témoin le public et proposent des solutions afin de l’aider à surmonter sa peur. La fiction apparaît comme une réaction à l’angoisse ressentie face à des mutations sociopolitiques ferments de désordre et d’inquiétude. Les différentes issues proposées aux conflits (réconciliation face au péril sarrasin, exil du baron, écrasement du rebelle) sont autant de façons de réfléchir sur les conditions d’une paix, nécessaire bien qu’elle implique certains déchirements et renoncements. Dans le même ordre d’idées, l’absence de doute des héros et leur victoire finale sont une façon d’apaiser les craintes de l’auditoire au sujet de la légitimité des guerres menées en Orient.

10 L’investissement psychique du public dans l’œuvre, permettant la fonction cathartique, est possible uniquement grâce au filtre que l’art appose sur la vie. Seule la

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transformation des réalités douloureuses en objets esthétiques permet une familiarité avec le danger qui débouche sur la libération de la peur.

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11 Les chansons de geste élaborent en effet une véritable esthétique de la terreur : la recherche de la peur est au centre de la poétique des œuvres. Lorsqu’il est provoqué par une fiction n’impliquant pas de mise en danger réelle, le sentiment est sublimé par les ressources de l’art et ne suscite pas la douleur mais la satisfaction du public, qui demande à être effrayé. Cette ambiguïté, parfaitement admise concernant les œuvres modernes17, a peu été étudiée dans la littérature médiévale18. Il est pourtant fructueux d’appliquer aux textes les interrogations que la critique moderne a pu élaborer. Les stratégies textuelles mises en place par les poètes s’avèrent tout à la fois proches de celles des auteurs contemporains et parfaitement adaptées à la fiction épique. La peur stimule la création en se faisant instigatrice de thèmes et de motifs qui lui sont liés et n’existeraient pas, ou pas de la même façon, sans elle. Le motif du traître ou celui du songe fait par le héros permettent par exemple une gestion des informations propice à faire naître le suspense. Les anticipations narratives, généralement expliquées par l’origine orale du genre, sont aussi de remarquables vecteurs pour susciter et entretenir la peur, en créant la tension dramatique et en figurant une fatalité qui s’acharne sur les hommes.

12 Créée de façon naturelle par la mort annoncée du héros dans les premières chansons, la peur du public devient moins évidente dès que la survie du personnage devient la règle. Des stratégies sont alors mises en place par les auteurs pour souligner le danger : des substituts sont trouvés, tels que la mort ou l’échec de personnages secondaires, afin de remplacer la tension tragique qui ne peut plus reposer sur la certitude d’un dénouement funeste. Des exagérations amplifiant le caractère terrifiant des adversaires, les réactions effrayées des témoins soulignant le caractère périlleux des duels, les commentaires anxieux de la narration, visent à instaurer chez le public un climat de peur préalable à la glorification des héros. La crainte du public participe ainsi à l’exaltation héroïque, en favorisant la communion de l’auditoire face aux événements racontés et en valorisant, par contraste, le courage des personnages principaux.

13 S’intéresser à l’utilisation que les chansons de geste font de la peur invite également à interroger la définition du genre et les frontières qui lui sont généralement dévolues. Traditionnellement perçues comme peu propices à l’angoisse fantastique et à la terreur tragique19, les chansons de geste sont en réalité capables de susciter ces sentiments. Les exigences épiques imposent toutefois d’en limiter la présence : le registre fantastique se réduit ainsi à de fugitives parenthèses, car la peur du héros ne saurait être qu’une étape vite dépassée dans une épreuve à fonction qualifiante. Il est également difficile de généraliser la notion d’hybris, caractéristique du tragique antique, à tous les protagonistes. Cependant, la fatalité propre au tragique est bien représentée, à travers le visage d’une violence impossible à maîtriser. Certaines œuvres offrent une réflexion d’essence mythique sur le conflit opposant la volonté civilisatrice et la tentation du chaos et de la sauvagerie.

14 La poétique de l’horreur et le culte de la violence qui s’affichent dans les poèmes ne vont pas sans poser des problèmes d’interprétation. La limite entre peur et fascination est parfois ténue, la distance temporelle qui nous sépare des textes ne faisant

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qu’accroître les interrogations sur les sentiments que certains passages avaient vocation à créer sur l’auditoire. Les descriptions sanglantes des massacres visent-elles à susciter la terreur ou célèbrent-elles la joie d’exterminer les ennemis de la chrétienté ? Les deux ne semblent pas incompatibles : l’exagération propre au style épique entraîne une sublimation de l’horreur qui en rend la contemplation fascinante et purificatoire. La violence hyperbolique du héros sert alors d’exutoire pour des pulsions qui ne peuvent s’exprimer dans le cadre social, provoquant le soulagement et le plaisir du public.

NOTES

1. D’un point de vue médical, la peur est une émotion, réponse psychique et viscérale à une situation menaçant le sujet. Cependant, elle est aussi un sentiment lorsqu’elle est éprouvée en dehors de tout danger immédiat. 2. La poésie épique antique évoque pour sa part précisément la peur et ses symptômes physiques, qui touchent même les plus grands héros, à l’instar d’Hector. 3. Les romans arthuriens, bien qu’exaltant également la bravoure, se distinguent à cet égard des chansons de geste. La prouesse réside davantage dans le fait d’arriver à ne pas se laisser dominer par la peur que dans celui de ne pas en éprouver, comme le montre cette réplique de Lancelot : « Damoisele, fet Lancelot, li preudome enquierent la verité des merveilles qui les espoentent » (Lancelot. Roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1978, tome 1, §XX, l.11). 4. Nous employons le terme lecteur qui permet d’inclure la réception moderne des textes dans notre propos. Nous réservons le terme auditoire aux passages dans lesquels nous évoquons précisément les conditions de diffusion des chansons au Moyen Âge. 5. Cette évolution est probablement due à l’influence de certaines figures romanesques. Dans Tristan de Nanteuil le héros revendique ainsi, au début de l’œuvre, sa lâcheté : « J’ain mieulx estrë en paix, et n’aye point d’amye, / Que maintenir debat et avoir seignorie ; / En guerre maintenir peut on perdre la vie » (Tristan de Nanteuil, éd. K.V. Sinclair, Assen, Van Gorcum, 1971, v. 6568-70). De tels propos ne sont pas envisageables dans les chansons antérieures au XIVe siècle. 6. Beuve de Hantone est ainsi une chanson d’aventures très marquée par le merveilleux et dans laquelle le thème du sentiment amoureux tient une grande place. 7. C’est le cas d’ Ami Amile, légende dont il existe des versions épiques et des versions hagiographiques. 8. Ce cycle présente en outre un déplacement géographique de l’Occident vers l’Orient. Il est également original par sa construction, à la fois généalogique et chronologique. 9. Il faut citer à ce sujet les travaux de Jean Delumeau (La Peur en Occident. XIVe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978) et Georges Duby (An 1000-An 2000. Sur les traces de nos peurs, Paris, Textuel, 1995). 10. Nous empruntons cette formule à Jean-Pierre Martin, qui invite, au sujet des chansons de geste, à parler non de « déformation » mais de « re-formation » de l’Histoire (« Histoire ou mythes. L’exemple de la chanson de geste », L’Épopée : mythe, histoire, société, éd. J.-P. Martin et F. Suard, Littérales 19, Paris X-Nanterre, 1996, p. 11). 11. Selon Ramón Menéndez Pidal, les premiers poèmes seraient apparus dès le Xe siècle et auraient subi de continuels remaniements lors de leur transmission orale à travers les siècles (La

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Chanson de Roland et la tradition épique des Francs, trad. I.-M. Cluzel, Paris, A. et J. Picard et Cie, 2e éd. revue, 1960, p. 80 sq). 12. Ces thèmes ont été analysés par Philippe Ariès (Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Seuil, 1975) et Robert Muchembled (Une Histoire du diable, XIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2000). 13. Dans les œuvres les plus anciennes (Chanson de Roland, Chanson de Guillaume), le vocabulaire de la peur est peu présent (une vingtaine d’occurrences) et se résume essentiellement à une stigmatisation de la couardise. Par la suite, le lexique de la peur s’étoffe : Aliscans, qui relate la même intrigue que La Chanson de Guillaume, en compte sept fois plus d’occurrences, pour un texte seulement deux fois plus long. 14. Jean Delumeau, La Peur en Occident, op.cit., p. 254 sq. 15. Florence Goyet souligne un dénominateur commun à toutes les épopées : « la guerre [y] est la métaphore d’une crise politique contemporaine » à laquelle le « travail épique » propose des solutions (« L’épopée », Vox poetica, http://www.vox-poetica.com/sflgc/biblio/goyet.html, mis en ligne le 25 juin 2009). 16. Selon Dominique Barthélemy, « l’âge seigneurial » prend place entre la dislocation du royaume carolingien au profit des principautés (980-1030) et la recomposition du système politique au profit des maîtres des villes en plein essor et au moyen d’un concept hiérarchique de la féodalité (1180-1200) (L’Ordre seigneurial, Paris, Seuil, 1990, p. 9-10). 17. De nombreux travaux critiques analysent ainsi les ressorts de la peur dans les romans gothiques du XVIIIe siècle, la littérature fantastique du XIXe siècle, ou les récits d’épouvante contemporains. Certains auteurs sont également les théoriciens de leur art, comme Howard Phillips Lovecraft ou Stephen King. 18. Quelques ouvrages, essentiellement des recueils d’articles, ont cependant abordé ce thème, notamment Peur et Littérature du Moyen Âge au XVIIe siècle , Textuel 51, 2007 ; Fear and its Representations in the Middle Ages and Renaissance, éd. A. Scott et C. Kosso, Turnhout, Brepols, 2002, ainsi que L’Horreur au Moyen Âge Éditions Universitaires du Sud, diffusion Champion, 1999. 19. En ce qui concerne le fantastique, Francis Dubost a démontré son existence dans la littérature médiévale, précisant toutefois que beaucoup des chansons de geste attribuent au surnaturel une origine explicitement divine, empêchant toute hésitation fantastique (Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale. L’autre, l’ailleurs, l’autrefois, Paris, Champion, 1991, p. 195). Quant au tragique, pour plusieurs critiques, la victoire finale du héros qui caractérise de nombreuses chansons de geste annihile toute possibilité de sa présence. Ainsi, selon Daniel Madelénat, « l’épique [apparaît] comme un anti-tragique : il maintient l’espérance au sein des risques extrêmes et optimise une morale progressiste » (L’Épopée , Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 125).

INDEX

Thèmes : Cycle du roi, Cycle de Guillaume d’Orange, Cycle de Doon de Mayence, Geste des Lorrains, Chanson de Roland, Guillaume, Rainouart Mots-clés : chanson de geste, lexique, peur Keywords : epic, vocabulary, fear Parole chiave : canzone di gesta, lessico, paura

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Patrick Moran, Lectures cycliques : le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle thèse de doctorat préparée sous la direction de M. le professeur Dominique Boutet, soutenue le 7 mai 2011 à l’université de Paris Sorbonne

Patrick Moran

RÉFÉRENCE

Patrick Moran, Lectures cycliques : le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle, thèse de doctorat préparée sous la direction de M. le professeur Dominique Boutet, soutenue le 7 mai 2011 à l’université de Paris Sorbonne

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs les professeurs Dominique Boutet (université de Paris-Sorbonne), Keith Busby (université du Wisconsin), Jacqueline Cerquiglini- Toulet (université de Paris-Sorbonne), Annie Combes (université de Liège), Jean-Marie Schaeffer (CNRS/EHESS), Jean-René Valette (université de Bordeaux III).

1 L’apparition de la prose romanesque au tournant du XIIIe siècle permet le développement d’ensembles narratifs bien plus vastes que ceux auxquels le public médiéval était habitué auparavant. La manifestation la plus remarquable de cette expansion, dans le contexte de la littérature arthurienne, consiste en l’apparition de cycles romanesques, développant leur matière en plusieurs romans, et affichant d’emblée un souci d’exhaustivité : dès le premier cycle romanesque répertorié, celui de Robert de Boron (composé vers 1205-1210), la narration mène des débuts de l’histoire du Graal dans le Joseph d’Arimathie jusqu’à la quête du Graal et l’accomplissement de la

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destinée du royaume arthurien dans le Perceval, en passant par un Merlin qui narre l’accession d’Arthur au trône de Bretagne1. Après ce Petit Cycle de Robert de Boron, de dimensions réduites, un second ensemble romanesque va développer la matière du Graal en lien avec une histoire du royaume arthurien et des chevaliers de la Table Ronde, sur une échelle bien plus ambitieuse. Il s’agit du Cycle Vulgate ou Lancelot-Graal2 (habituellement daté vers 1215-1235), composé dans sa version longue d’une Estoire del saint Graal (qui relate la création du Graal en Terre sainte et l’instauration d’une lignée de gardiens qui migre en Bretagne), du Merlin repris à Robert et de sa Suite Vulgate (qui narre les guerres de pacification que mène le jeune roi Arthur), d’un Lancelot (qui, centré autour du personnage éponyme, développe les années aventureuses du royaume arthurien), d’une Queste del saint Graal (qui offre une conclusion spirituelle et mystique au cycle) et de La Mort le roi Artu (qui constitue sa conclusion profane) 3. Ces deux ensembles romanesques sont les seuls cycles complets que la tradition manuscrite ait préservés ; autour d’eux survit néanmoins un certain nombre de textes qu’on peut rattacher à la mouvance cyclique. Parmi ces textes annexes, on compte notamment deux suites du Merlin qui font concurrence à la Suite Vulgate : une Suite Post-Vulgate4 autour de laquelle plusieurs critiques considèrent que s’est constitué un Cycle Post- Vulgate désormais perdu 5, et le Livre d’Artus6, qui ne subsiste plus que dans un seul manuscrit.

2 On peut légitimement parler d’un moment cyclique dans l’histoire du roman arthurien, moment bref puisqu’il ne dure qu’une quarantaine d’années, de 1200 à 1240. Afin de mieux cerner la spécificité de cette période et de sa production, la première étape de mon travail de recherche est d’interroger la notion de cycle, qui ne va pas de soi. Au XIXe siècle7 ce sont d’abord les antiquisants qui réactivent la notion en l’empruntant à l’Antiquité, en particulier pour décrire le « cycle troyen » qui s’est agrégé autour de l’ Iliade et de l’Odyssée8. Par analogie, cette notion est récupérée par les médiévistes, qui l’emploient en contexte aussi bien épique que romanesque. Elle sert notamment à décrire les cycles de chansons de geste qui ont pu se constituer à partir du XIIe siècle : on songe au cycle dit « de Guillaume d’Orange », bien représenté par la tradition manuscrite, et décliné sous des formes diverses jusqu’à la fin du Moyen Âge9. Les cycles de chansons de geste et les cycles romanesques partagent des mécanismes : ils sont à la fois cohérents et divisibles, composés de romans ou de chansons autonomes qui, mis bout à bout, tiennent un propos narratif cohérent. La notion de cycle réside sans doute dans cette tension entre l’autonomie et l’unification : un cycle est un récit à la fois composite et décomposable. La terminologie moderne, pourtant, est trompeuse : si l’étiquette de cycle donne l’impression que les ensembles épiques et romanesques sont des objets de même nature, le vocabulaire et les modes de présentation médiévaux sont plus disparates, variant de manuscrit en manuscrit, y compris pour un même ensemble narratif.

3 Si la notion doit être employée avec prudence, elle permet de mieux cerner ce qui fait la spécificité de la production des années 1200-1240. En effet, les cycles arthuriens du XIIIe siècle diffèrent aussi bien de la production romanesque du siècle précédent que de celle postérieure à 1240. Avec l’émergence de la prose se développe un style de narration plus ample ; alors que les romans en vers de Chrétien de Troyes se caractérisent par leur brièveté et la simplicité de leur action, les récits en prose démultiplient leur matière et aspirent à l’exhaustivité. L’ambition cyclique est totalisante, elle veut tout étreindre et épuiser les possibilités narratives que lui offre

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son sujet ; dès la trilogie, pourtant brève, de Robert de Boron, le récit va des origines du Graal en Terre sainte jusqu’à la fin du royaume arthurien, couvrant de manière schématique l’ensemble de la matière de Bretagne. Le Cycle Vulgate représente en quelque sorte l’apogée de cette ambition : combiner les histoires du Graal et du règne d’Arthur dans une vaste fresque au propos eschatologique. Le Cycle Vulgate représente aussi l’apogée de la forme cyclique elle-même ; après sa composition le roman en prose s’engage sur d’autres voies, et le cycle laisse la place à des ensembles plus homogènes, des romans-sommes d’un seul tenant, comme le Tristan en prose, qui reprennent à leur compte le désir d’exhaustivité de leurs prédécesseurs mais ne reproduisent pas leur fonctionnement morcelé.

4 C’est ce fonctionnement textuel qui est au cœur de ma recherche. La première moitié du XIIIe siècle voit émerger par le biais de la narration cyclique une pratique romanesque expérimentale, qui tente d’allier la forme-prose avec un donné narratif – la matière de Bretagne – caractérisé par une profusion de personnages, de motifs et d’épisodes. La prose permet une double évolution dans le traitement de cette matière. Thématique d’une part : les sujets romanesques s’élargissent et se diversifient, le cadre strictement courtois des romans en vers laissant la place à un discours tour à tour historique et religieux. Formelle d’autre part : la prose permet une amplification du récit dans toutes les directions. En effet cette amplification ne se manifeste pas seulement par l’allongement des textes, même s’il n’y a pas de commune mesure entre la longueur du Lancelot en prose et celle du Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes ; elle se traduit aussi par une multiplication des fils du récit, les aventures des différents chevaliers procédant par entrelacement10 au sein d’un même roman. Surtout, l’écriture cyclique permet une souplesse de la narration et de la lecture qui n’est pas égalée par les romans-sommes de la période suivante (Tristan en prose, Ysaïe le Triste ou Perceforest). L’étymologie même du terme de « cycle » renvoie à l’idée de circularité ; et ces ensembles romanesques, le Cycle Vulgate au premier chef, organisent leur propre lecture sur un ou des modèles qui ne sont ni tout à fait linéaires, ni tout à fait circulaires. Leurs parties constitutives conservent une certaine autonomie, et si elles s’organisent entre elles selon les lois de la chronologie interne, leur ordre d’écriture n’y est en revanche pas nécessairement subordonné : ainsi le Merlin Vulgate est le dernier texte à s’être ajouté à l’architecture du Cycle Vulgate, plusieurs années après la composition du socle Lancelot-Queste-Mort Artu. À la différence des romans-sommes d’une part, et d’autre part d’un ensemble sans ligne narrative unique comme les romans de Chrétien de Troyes, le cycle suscite une lecture qui n’est ni unidirectionnelle – puisqu’il a été composé, et donc lu au moins initialement, dans un ordre différent de sa chronologie interne – ni chaotique pour autant, puisque sa matière suit un fil narratif nécessaire11. Le texte se ménage plusieurs points d’entrée et de sortie, mais en même temps il se structure de manière suffisamment forte pour éviter le délitement. De plus, un cycle aussi imposant que celui de la Vulgate n’était pas systématiquement lu d’un bout à l’autre, les cinq romans à la suite, mais par bribes, ou par paquets narratifs plus ou moins importants ; bien souvent on n’en lisait que des parties, un roman plutôt qu’un autre, ou bien des morceaux choisis, ce qu’atteste la tradition manuscrite12. Même une lecture dans l’ordre des cinq romans exige que le texte se structure de façon particulière, ne serait-ce que pour entretenir la mémoire des lecteurs/auditeurs.

5 Il est nécessaire, pour étudier les cycles arthuriens – Petit cycle et surtout Cycle Vulgate – en tant que cycles, de considérer ces ensembles du point de vue de leur réception plutôt que de leur production. La critique a parfois eu tendance à ne vouloir considérer

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dans le Cycle Vulgate que l’ensemble primitif Lancelot-Queste-Mort Artu13, puisque ces trois romans forment un tout homogène composé avec ce qui semble être une intention unificatrice ; face à ce groupe ternaire, les romans ajoutés par la suite (Estoire et Merlin Vulgate) ont longtemps été traités comme des pièces rapportées, qui ne devaient pas être étudiées en relation avec le socle primitif, puisqu’ils n’obéissent pas à la même intention auctoriale. De même, la trilogie de Robert de Boron n’a que rarement été examinée comme un tout cohérent, en raison des doutes qui planent encore sur l’homogénéité de sa composition : le Joseph et le Merlin sont tous deux des mises en prose d’originaux en vers de Robert de Boron, mais le statut du Perceval, dont il ne subsiste pas de version en vers, est plus difficile à déterminer, et sa relation à Robert de Boron est souvent contestée. De plus, la responsabilité de la mise en prose des deux premiers romans est impossible à attribuer avec certitude à Robert de Boron lui-même : le Petit cycle pourrait donc avoir un, deux, ou trois auteurs différents, selon que l’on dissocie ou non le rédacteur des versions en vers, le responsable de la mise en prose et l’auteur du Perceval. Cependant la notion d’auteur est suffisamment floue au Moyen Âge, surtout dans le cas de textes anonymes ou inscrits sous des noms délibérément faux14, et l’unité de composition est une chose si difficile à déterminer avec certitude15, qu’une approche par le biais de la lecture est plus apte à livrer des informations solides sur le fonctionnement de ces textes. Il s’agit donc de prendre le cycle comme un donné et comme un objet de lecture, sans chercher à répondre à la question de la composition, qui semble être insoluble et n’influe que très peu sur la réception qu’offrent les médiévaux à ces textes ; prendre le cycle comme objet de réception, c’est accepter que les romans qui le composent communiquent les uns avec les autres et s’organisent en réseau par l’action configurante de la lecture.

6 C’est par le biais de la réception qu’émerge la spécificité de la forme-cycle : son caractère composite et modulable, la liberté considérable qu’il offre à son lecteur et les combinaisons diverses auxquelles il peut se soumettre. La tradition manuscrite atteste cette réalité : elle a transmis aussi bien des cycles complets que des versions parcellaires, combinant seulement certains des romans entre eux, ou des romans individuels, séparés de leur entourage cyclique. Les éditions modernes n’encouragent que deux types de lecture, totale ou parcellaire, selon le type d’édition ; or la réalité manuscrite, du XIIIe siècle jusqu’à la fin du Moyen Âge, révèle des réceptions beaucoup plus variées et libres. La lecture linéaire, qui parcourt tous les romans d’un cycle dans l’ordre, est la moins représentée : sur la quinzaine de manuscrits du Petit cycle, seuls deux reproduisent les trois romans16 ; quant au Cycle Vulgate, si ses romans apparaissent dans plus de cent soixante témoins, une dizaine seulement sont des témoins cycliques complets. Les manuscrits laissent plutôt entrevoir un type de lecture qu’on dira modulaire, consistant à sélectionner les romans, à en écarter certains, à constituer des sous-ensembles à l’intérieur de la masse cyclique, voire à mêler des textes issus de cycles différents. Ainsi, on trouve beaucoup plus de manuscrits du Petit cycle composés d’un Joseph et d’un Merlin, sans Perceval ; nombreux sont les témoins de la Vulgate qui s’en tiennent à la seule trilogie Lancelot-Queste-Mort-Artu, ou inversement au binôme Estoire-Merlin Vulgate ; on rencontre aussi des combinaisons moins attendues, comme deux trilogies Estoire-Queste-Mort Artu17, chaque construction modifiant inévitablement le sens de l’histoire qui est relatée. De surcroît, les cycles sont bien souvent poreux : nombreux sont les manuscrits qui reproduisent à la fois le Joseph de Robert de Boron et l’Estoire de la Vulgate, l’un à la suite de l’autre ; quant au célèbre manuscrit Huth18, il fait

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suivre le Joseph et le Merlin de la Suite-post Vulgate du Merlin, mêlant ainsi deux des textes les plus anciens et l’un des plus tardifs de la période cyclique.

7 Surtout, la présentation fragmentée et dispersée des textes dans les manuscrits souligne le caractère peu contraint de la lecture cyclique ; celle-ci, qu’elle soit totale ou partielle, est fondamentalement une lecture tabulaire, c’est-à-dire qu’elle peut se faire dans l’ordre ou dans le désordre, avec des points d’entrée ou de sortie divers, et qu’elle met en rapport des épisodes et des zones textuelles parfois très éloignées les unes des autres : la lecture reconfigure le donné cyclique en le spatialisant. Le Petit cycle de Robert de Boron, est sans doute trop court pour exploiter pleinement cette potentialité, mais le Cycle Vulgate exhibe dans sa narration de nombreux signaux permettant au lecteur d’aborder sa matière par des biais divers. En effet, si l’entrelacement est une figure-clé de la prose romanesque, il existe aussi une sorte d’entrelacement à l’échelle cyclique, les différents romans de la Vulgate se répondant entre eux : un épisode du Lancelot trouvera sa résolution dans la Queste, une prophétie faite par Merlin dans le Merlin Vulgate se verra réalisée dans la Mort Artu, et ainsi de suite. Ces ponts jetés d’un récit à un autre sont autant de moyens de composer avec la mémoire du lecteur, avec la disparité manuscrite et avec la diffusion de la matière arthurienne dans la société médiévale : chaque lecture du cycle est différente parce que le cycle lui-même est un objet mouvant et variant, qui construit un univers de fiction aux frontières floues dans lequel le lecteur doit toujours pouvoir retrouver son chemin.

8 Étudier ces phénomènes de lecture cyclique exige de se situer au confluent de la théorie littéraire et de la philologie, en prenant en compte aussi bien les recherches récentes sur la réception19 que celles portant sur la réalité du texte manuscrit, de sa lecture et de sa diffusion20. La cyclicité est une question à la fois historique et formelle : les années 1200-1240 sont un moment de l’histoire littéraire médiévale caractérisé par l’émergence d’une forme narrative singulière, qui est moins un genre constitué et réglé qu’une praxis, une procédure expérimentale destinée à explorer les potentialités de la prose. Pourtant, malgré son caractère tâtonnant et multiforme, la pratique cyclique donne naissance à des textes qui connaissent un succès durable pendant le Moyen Âge, inversement proportionnel à la brève période de productivité de la forme en question. C’est que l’élaboration des cycles dans les années 1200-1240 va de pair avec une refonte en profondeur du rapport qu’entretient le lecteur avec la matière de Bretagne, par la construction de vastes univers de fiction21 qui concurrencent cette matière et actualisent le creuset des contes. Les cycles romanesques, et tout particulièrement le Cycle Vulgate, contribuent activement à la mise en place d’un canon arthurien qui va asseoir leur durabilité et faire de la mécanique cyclique un phénomène de réception populaire pendant toute la période médiévale.

9 En vertu de cette double caractérisation, formelle et historique, l’analyse de la forme cyclique doit se faire sous l’angle évolutif, au titre de phénomène émergent ; découlant de pratiques antérieures comme la série ( Roman de Renart, romans de Chrétien de Troyes) ou la continuation (Continuations du Conte du graal produites autour de 1200), le cycle est une façon d’ouvrir les habitudes du vers au nouveau potentiel de la prose ; mais il est aussi une forme transitionnelle par excellence, destinée à brève échéance à laisser la place à des sommes plus homogènes et unitaires qui délaissent le fonctionnement morcelé du cycle. La lecture cyclique met elle aussi en jeu des logiques d’émergence, puisqu’elle fait surgir un sens narratif supérieur d’un ensemble de romans autonomes : en ce sens la forme-cycle repose plus que d’autres sur l’interaction

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entre le texte et son lecteur, qui par ses choix génère des architectures narratives variables et diverses. Étudier la lecture cyclique impose de respecter la singularité de chaque ensemble romanesque ; entre un Petit cycle encore très marqué par la forme de la continuation et par le vers, et des Suites du Merlin qui vers 1235 tendent à abandonner le fonctionnement cyclique au profit de romans longs plus planifiés, le Cycle Vulgate semble à bien des égards être le seul « véritable » cycle arthurien ; mais prendre les choses ainsi reviendrait à se méprendre sur une pratique narrative qui n’a jamais cherché à fonder une classe, mais plutôt à donner à lire. Le succès de la Vulgate à cet égard se vérifie dans sa survie jusqu’au début du XVIe siècle dans de nombreux imprimés, ainsi que par sa reprise à la fin du Moyen Âge par des remanieurs de la matière arthurienne comme Thomas Malory.

NOTES

1. Romans édités individuellement : Le Roman de l’Estoire dou Graal, éd. William Nitze, Paris, Champion, 1927 (version originale en vers du Joseph) ; « The Modena Text of the Prose Joseph d’Arimathie », éd. William Roach, Romance Philology IX, 1955-1956, p. 312-342 ; Joseph d’Arimathie, éd. Richard O’Gorman, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1995 (versions en vers et en prose) ; Merlin, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1980 ; The Didot Perceval, according to the manuscripts of Modena and Paris, éd. William Roach, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1941, éd. intégrale : Le Roman du Graal, éd. Bernard Cerquiglini, Paris, Union Générale d’Édition, 1981. 2. Le titre de Lancelot-Graal est ambigu cependant, puisqu’il sert parfois à désigner seulement les trois derniers romans du cycle. On lui préférera donc celui, moins élégant, de Cycle Vulgate. 3. Romans édités individuellement : L’Estoire del saint Graal, éd. Jean-Paul Ponceau, Paris, Champion, 2 vol. , 1997 ; Merlin. Roman du XIIIe siècle, éd. Alexandre Micha, op. cit. ; Lancelot. Roman en prose du XIIIe siècle, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 9 vol. , 1978-1983 ; La Queste del saint Graal, éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1924 ; La Mort le roi Artu. Roman du XIIIe siècle, éd. Jean Frappier, Genève/Paris, Droz/Minard, 1936, 1964. Éditions intégrales : The Vulgate Version of the Arthurian Romances, éd. Heinrich Oskar Sommer, Washington, The Carnegie Institution, 1908-1916, 8 vol. ; Le Livre du Graal, dir. Philippe Walter, Paris, Gallimard, 2001-2009, 3 vol. . 4. La Suite du roman de Merlin, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, 1996, rééd. 2006. 5. Fanni Bogdanow, The Romance of the Grail, Manchester University Press, 1966, et La Version Post- Vulgate de la « Queste del saint Graal » et de la « Mort Artu ». Troisième partie du « Roman du Graal », Paris, SATF, 1991-2001, 4 vol. L’existence d’un Cycle Post-Vulgate a récemment été remise en question, notamment par Michelle Szkilnik, « La cohérence en question : La Suite-Merlin et la constitution d’un cycle romanesque », Matéria de Bretanha em Portugal, dir. Leonor Curado Neves, Margarida Madureira et Teresa Amado, Lisbonne, Colibri, 2002, p. 9-27. 6. Volume 7 de l’édition Sommer, op. cit. 7. Voir David Staines, « The Medieval Cycle : Mapping a Trope », Transtextualities. Of Cycles and Cyclicity in Medieval French Literature, dir. Sara Sturm-Maddox et Donald Maddox, Binghampton, Medieval & Renaissance Texts & Studies, 1996, p. 15-37. 8. Voir Epicorum graecorum fragmenta, éd. Malcolm Davies, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1988 ; Malcolm Davies, The Greek Epic Cycle, London, Bristol Classical Press, 1989 ; et

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Greek Epic Fragments : From the Seventh to the Fifth Centuries BC, éd. et trad. Martin L. West, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2003. 9. Voir notamment Madeleine Tyssens, La Geste de Guillaume d’Orange dans les manuscrits cycliques, Paris, Les Belles Lettres, 1967. 10. Sur la question de l’entrelacement, voir Ferdinand Lot, Étude sur le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1918 ; Eugène Vinaver, À la recherche d’une poétique médiévale, Paris, Nizet, 1970 ; Emmanuèle Baumgartner, « Les techniques narratives dans le roman en prose », De l’histoire de Troie au livre du Graal, Orléans, Paradigme, 1994, p. 93-116. 11. Il est intéressant de ce point de vue de rapprocher les textes médiévaux des pratiques paralittéraires modernes, qui réactivent l’art de la « série » ou du « cycle » et jouent sur les mêmes effets d’homogénéité ou de discontinuité : voir à ce sujet Anne Besson, D’Asimov à Tolkien. Cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, CNRS Éditions, 2004, qui propose une typologie applicable mutatis mutandis à la production arthurienne. 12. Sur les témoins qui nous restent (162 selon le décompte de Richard Trachsler dans Clôtures du cycle arthurien, Genève, Droz, 1996, p. 557-564, « Tableau des manuscrits contenant le Lancelot- Graal »), toutes les combinaisons ou presque se vérifient : il existe des témoins « cycliques » au sens strict, rassemblant les cinq parties de l’ensemble, de nombreux témoins isolés pour chacun des romans, et des témoins qui opèrent une sélection parmi les cinq et en combinent deux, trois ou quatre seulement. 13. Souvent appelé Lancelot-Graal ou Lancelot en prose. Voir Ferdinand Lot, Étude sur le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1918 ; Alexandre Micha, Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Genève, Droz, 1987. 14. Lancelot, Queste et Mort Artu s’attribuent à Gautier Map, décédé bien avant leur date de composition, l’Estoire se prétend traduite par Robert de Boron, et bon nombre de manuscrits désignent le même Robert de Boron comme auteur de la Suite Vulgate du Merlin. 15. Elspeth Kennedy notamment a décelé un Lancelot non-cyclique primitif, qui aurait été prolongé par d’autres rédacteurs pour donner la version cyclique, trois fois plus longue (Elspeth Kennedy, Lancelot and the Grail, Oxford, Clarendon Press, 1986). Sur la question de l’auteur et de la datation relative des différentes parties du Cycle Vulgate, voir notamment Ferdinand Lot, op. cit., Albert Pauphilet, Étude sur la Queste del Saint Graal attribuée à Gautier Map, Paris, Champion, 1921 et Jean Frappier, Étude sur la Mort le roi Artu, roman du xiiie siècle, dernière partie du Lancelot en prose [1936], Genève/Paris, Droz/Minard, 1972. 16. Paris, BNF, nouv. acq. fr. 4166 (ancien manuscrit Didot) et Modène, Biblioteca Estense, E. 39. 17. Chantilly, Musée Condé 476 et Londres, BL Roy. 14 E iii. 18. Londres, BL, Add. 38117. 19. Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985 [Milan, Bompiani, 1979] et Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992 [Milan, Bompiani, 1990] ; Michel Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, 1977 ; Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 3 vol. , 1983-1985 ; Michel Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986 et Lire le temps, Paris, Minuit, 1989 ; Raphaël Baroni, La Tension narrative, Paris, Seuil, 2007. 20. Paul Zumthor, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987 ; Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, Paris, Seuil, 1989 ; Keith Busby, Codex and Context. Reading Old French Verse Narrative in Manuscript, Amsterdam/New York, Rodopi, 2 vol. , 2002. 21. Thomas Pavel, Univers de la fiction [1986], Paris, Le Seuil, 1988 ; Lubomir Doležel, Heterocosmica : Fiction and Possible Worlds, Baltimore/London, Johns Hopkins University Press, 1998 ; voir aussi U. Eco, Lector in fabula, op. cit., sur la notion d’« encyclopédie » fictionnelle.

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INDEX

Parole chiave : ciclo, prosa Thèmes : Joseph d’Arimathie, Perceval en prose, Merlin, Merlin du Pseudo Robert de Boron, Petit Cycle de Robert de Boron, Cycle Vulgate, Lancelot-Graal, Estoire del saint Graal, Suite Vulgate de Merlin, Lancelot en prose, Queste del saint Graal, Mort le roi Artu, Suite Post-Vulgate, Livre d’Artus Mots-clés : cycle, prose Keywords : cycle, prose nomsmotscles Robert de Boron, Chrétien de Troyes, Thomas Malory

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Amandine Mussou, Mettre le savoir en fiction à la fin du XIVe siècle. Les Eschés amoureux en vers thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 23 juin 2012 à l’université Paris-Sorbonne

Amandine Mussou

RÉFÉRENCE

Amandine Mussou, Mettre le savoir en fiction à la fin du XIVe siècle. Les Eschés amoureux en vers, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 23 juin 2012 à l’Université Paris-Sorbonne.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs Florence Bouchet (professeur à l’université de Toulouse le Mirail), Dominique Boutet (professeur à l’université Paris-Sorbonne), Jacqueline Cerquiglini-Toulet (professeur à l’université Paris-Sorbonne), Joëlle Ducos (professeur à l’université Paris-Sorbonne), Nathalie Koble (maître de conférences à École normale supérieure de la rue d’Ulm), Sylvie Lefèvre (professeur à Columbia university), Alastair Minnis (professeur à Yale university).

1 Les relations de la littérature aux savoirs nourrissent la réflexion de nombreux travaux actuels : le dossier critique de la revue Acta fabula du mois d’avril 2012 réunit par exemple des recensions d’ouvrages récents examinant les modalités, le fonctionnement et les enjeux de l’écriture des savoirs d’après des corpus variés1. La présente thèse de doctorat porte spécifiquement sur la mise en fiction du savoir à la fin du XIVe siècle, en prenant pour objet d’étude un récit allégorique en vers encore largement inédit, intitulé Les Eschés amoureux. Autour de cet exemple précis est proposé un

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questionnement d’ordre poétique sur l’articulation d’une entreprise narrative et de la transmission d’un contenu didactique.

2 L’appétit des laïcs pour le savoir à la fin du Moyen Âge est au cœur d’importants projets de recherche, que l’on pense au « Miroir des classiques », au répertoire Transmédie, ou encore aux différents travaux portant sur l’élaboration d’un lexique scientifique en langue vernaculaire2. Parmi les figures de « passeurs » de la fin du XIVe siècle, Évrart de Conty bénéficie depuis quelques années d’un regain d’intérêt. Traducteur des Problemata pseudo‑aristotéliciens, auteur putatif du long poème allégorique des Eschés amoureux (ca. 1370-1380) ainsi que d’un commentaire en prose de ce poème, Le Livre des eschez amoureux moralisés, ce médecin personnel de Charles V, maître régent de la Faculté de médecine de l’Université de Paris, a évolué dans un environnement intellectuel favorable à la vulgarisation. La variété des voies empruntées par cet auteur pour transmettre des savoirs de natures variées est patente, qu’il s’agisse de se faire médiateur de la pensée aristotélicienne, de forger une fiction allégorique ou de gloser sur le mode scolastique un texte poétique.

Histoire d’une éclipse : un récit en vers et son commentaire en prose

3 Évrart de Conty s’inscrit ostensiblement dans la lignée du Roman de la Rose pour élaborer l’un des premiers récits échiquéens français3. Les trente mille vers des Eschés amoureux retracent les pérégrinations du narrateur par une matinée de printemps, au cours d’une vision. Suivant les conseils de Nature, il part à la découverte du monde et parvient notamment dans le verger de Deduit. Il y joue aux échecs contre une demoiselle experte en stratégies ludiques, qui le mate en l’angle, fin de partie particulièrement prisée au Moyen Âge et aux connotations érotiques régulièrement exploitées dans la littérature. Le mat doit être entendu en un sens allégorique, puisque le narrateur s’éprend de son adversaire lors de cet épisode. Survient la déesse Pallas qui, dans une longue intervention couvrant plus des deux tiers du poème, lui conseille de fuir la vie voluptueuse et lui prodigue pour cela une série d’enseignements variés. Ce discours foisonnant, dans lequel on trouve notamment une traduction des Remedia amoris d’Ovide puis du De Regimine principum de Gilles de Rome, est inachevé dans les deux témoins du texte aujourd’hui conservés.

4 La mise en scène d’une situation d’apprentissage est un dispositif fréquent des ouvrages didactiques médiévaux. Le rapport du maître à l’élève, rejouant celui de l’auteur à son lecteur, se trouve ici au cœur d’un récit allégorique qui, dans la tradition de toute une littérature vernaculaire après Le Roman de la Rose, articule un discours sur le monde à un itinéraire amoureux et formule un désir de savoir caractéristique de la fin du Moyen Âge. L’originalité des Eschés réside essentiellement dans leur épisode ludique : l’ouverture et la fin de la partie d’échecs sont relatées dans le détail. Cet épisode, qui ne concerne pourtant qu’un court passage des trente mille vers du poème, a retenu l’attention des lecteurs, à tel point que le texte circule très rapidement sous le titre des Eschés amoureux, faisant du jeu la pièce maîtresse du récit. Une autre caractéristique a conduit les critiques à négliger un certain nombre d’aspects du poème : sa complémentarité avec son commentaire en prose, qui passe pour être le premier commentaire en français d’un texte en langue vernaculaire. À juste titre, les lecteurs se sont intéressés à cette démarche qui hisse un récit en français au rang d’auctoritas

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pouvant être glosée, et ont souvent omis de porter leur attention sur le poème initial. La récente attribution de ce dernier à Évrart de Conty jette une lumière nouvelle sur ce geste critique, en faisant de l’auteur un auto‑commentateur qui masque toutefois ce projet. L’ironie du sort tient sans doute à ce que le commentaire ait éclipsé sa propre source, connaissant un succès plus important que le poème original tant en ce qui concerne la réception critique contemporaine que la diffusion manuscrite médiévale.

5 Si sept manuscrits contiennent tout ou une partie du texte du Livre des eschez amoureux moralisés, seuls deux témoins conservent aujourd’hui Les Eschés amoureux, le manuscrit de Venise, Biblioteca Marciana, fr. app. 23 ( = 267) et le manuscrit de Dresde, Sächsische Landesbibliothek, Oc. 66. La particularité de la tradition manuscrite des Eschés amoureux tient notamment à ses lacunes. Les manuscrits de Venise et de Dresde sont tous les deux inachevés, le second étant le plus complet ; par ailleurs, seul le témoin vénitien comprend un apparat de gloses marginales latines, dont la plupart sont très probablement de la main d’Évrart de Conty lui‑même. Ces commentaires viennent apporter des compléments d’information indispensables à la compréhension du poème et participent de l’élaboration du sens du texte. Pour couronner la complexité de cette tradition, le manuscrit de Dresde a été largement endommagé lors du bombardement de la ville en février 1945. Cependant, grâce à une lampe de Wood révélant l’encre effacée, il est possible de lire la quasi-totalité du manuscrit, contrairement à ce qu’affirment nombre de travaux critiques. Pour permettre de se repérer au sein de cette tradition complexe, le volume d’annexes de ma thèse de doctorat propose, outre un résumé détaillé des Eschés amoureux, un tableau recensant les éditions partielles existant à ce jour et la transcription de plus de huit mille vers du poème. Ce travail, qui donne à lire une importante partie du discours inédit de Pallas et des gloses marginales latines qui l’accompagnent, se fonde sur les deux témoins : la totalité du discours de Pallas tel qu’on le trouve dans le manuscrit de Venise est transcrite, ainsi que certains extraits de la suite de cette intervention, telle qu’on peut la lire dans le manuscrit endommagé de la bibliothèque de Dresde.

6 Longtemps considérés comme anonymes, inachevés dans les deux manuscrits conservés, lacunaires dans leur version la plus complète qui ne contient pas de gloses, Les Eschés amoureux sont à bien des égards énigmatiques, pour des raisons relevant tant du secret savamment entretenu autour de leur composition que de l’histoire de leur diffusion. Pour autant, certainement éclipsés par la singularité de leur propre commentaire, ils n’ont guère éveillé la curiosité des lecteurs. Ce relatif désintérêt peut s’expliquer par l’hybridité générique des Eschés. Pris en étau entre deux récits encyclopédiques de vastes dimensions, Le Roman de la Rose en amont et Le Livre des eschez amoureux moralisés en aval, ce texte en vers articule à une entreprise de fiction des savoirs d’origines diverses, qu’il s’agisse de connaissances échiquéennes avec la relation d’une partie respectant les règles du jeu alors en vigueur, de conseils amoureux avec différentes interventions sur le mode des pro et contra amorem et la traduction des Remedia amoris, d’un savoir de type quadrivial avec un De Musica, d’exposés hérités de différentes encyclopédies ou encore d’une longue série de préceptes pratiques issus du miroir aux princes de Gilles de Rome. La trame amoureuse accueille en son sein toute une série de savoirs, organiquement intégrés au récit ou énoncés sous une forme ouvertement didactique.

7 À l’instar d’autres sommes allégoriques de la même époque, comme Le Songe du vieil pelerin de Philippe de Mézières, Le Chemin de longue étude de Christine de Pizan ou

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encore Le Livre du chevalier errant de Thomas de Saluces, le poème d’Évrart de Conty est porté par une mise en fiction globale. Les rapports entre savoir et fiction s’y négocient selon une logique de constante interaction, la seconde se proposant comme le cadre et le vecteur du premier, qui se pare en retour volontiers de ses atours. C’est à ce titre que j’ai souhaité, en prenant acte de l’hétérogénéité du récit d’Évrart de Conty, et sans chercher ni à le disloquer, ni à en restituer une unité perdue, comprendre comment procède et s’élabore la fiction dans cette somme de la fin du XIVe siècle. Loin de la valeur de discours non cognitif qu’on lui attribue parfois et que de nombreux travaux ont mise à mal4, la fiction m’intéresse précisément en ce qu’elle permet et s’accompagne de la formulation d’un contenu didactique.

Fictions linéaires, structures tabulaires : Les Eschés amoureux et leurs modèles

8 La première partie de ma thèse est consacrée aux modèles investis par ce texte riche de traditions différentes. Embrassant la trame du Roman de la Rose, la logique linéaire du début des Eschés, modelée sur celle du songe et du pèlerinage, intègre rapidement un paradigme tabulaire original, le support échiquéen. Cette tension entre ligne et grille est à l’image des hésitations génériques auxquelles le lecteur est confronté : récit allégorique, Les Eschés amoureux s’apparentent parfois à un texte purement discursif. Modèle linéaire d’un récit orienté vers une fin et structure tabulaire d’un texte non narratif entrent en tension. Le premier temps de ma réflexion cherche à définir les contours de cet ample poème, à en cerner les spécificités structurelles, esthétiques et poétiques.

9 Le premier chapitre s’attache à évaluer l’influence du Roman de la Rose sur Les Eschés et à analyser précisément le type de réécriture qui s’y joue. Les Eschés amoureux empruntent le décor de cette somme du XIIIe siècle, une grande partie de son personnel allégorique, sa structure bipartite, mais en élaborant une fiction encore plus longue que celle à laquelle ils se mesurent. Le terme de réponse est celui qui paraît le plus opérant pour penser le rapport à cet hypotexte. Le Lecteur Modèle appelé par Les Eschés est capable de saisir les effets d’échos ainsi que les chemins de traverse : si Les Eschés amoureux appartiennent au même univers que leur hypotexte et en respectent la plupart des règles, ils en interrogent et reformulent certaines.

10 Réponse au Roman de la Rose, cette fiction hybride tient à la fois du récit allégorique et du miroir aux princes fragmenté, de la disposition sur un axe chronologique et de l’agencement répondant aux impératifs d’une topologie. Le deuxième chapitre examine ces deux modèles concurrents et évalue notamment la part de l’héritage des arts de mémoire antiques dans le choix d’une allégorie échiquéenne répartissant la matière narrative en groupements de lieux, exploitée par différents textes didactiques médiévaux. Dans Les Eschés amoureux, malgré la tentation d’une écriture détachée de tout ancrage temporel, qui offre la possibilité d’une lecture sélective et fragmentaire, à la manière de certains textes savants, une linéarité est imposée et cherche à indiquer un mouvement de lecture suivie.

11 Dans cette perspective, les stratégies de mise en intrigue sont analysées, à partir du motif du choix, déterminant à plusieurs reprises, et bien souvent hérité de traditions complexes : les modèles narratifs utilisés (le bivium auquel le jeune homme est

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confronté au début du texte, le jugement de Pâris qu’il est appelé à rejouer, et la partie d’échecs) impliquent à chaque fois une pluralité de possibles et construisent une tension narrative. Cette étude se fonde notamment sur une comparaison avec le commentaire en prose du poème, œuvre encyclopédique à l’organisation nettement plus topologique.

Compter, translater, compiler : questions de cohérence

12 L’appropriation de modèles disparates pose nécessairement la question de la cohérence interne du texte qui en résulte, à la fois récit et compilation. Comment s’élabore une fiction qui emprunte de nombreux passages à des écrits antérieurs, insère deux traductions en son sein et confronte des discours aux orientations divergentes ? La deuxième partie de ma thèse s’empare de ces interrogations et réfléchit aux effets nés de ce type de frottements : les implications sont à la fois poétiques et idéologiques, influant sur la forme de ce texte hétéroclite et sur les discours sur le monde qui en émanent.

13 La construction de la figure de Pallas mérite une attention particulière. L’insertion des traductions des Remedia amoris et du De Regimine principum dans sa longue allocution sont au cœur de ce quatrième chapitre, qui montre à quel point, dans un texte dont la postérité a révélé qu’il jouait sans doute volontairement de son anonymat, Pallas est une figure d’auteur impliqué dans le récit. Les stratégies de mise en scène de la traduction, l’émergence d’un discours critique accompagnant les opérations de translations sont autant de témoins de cette élaboration.

14 Or, donner la parole à une femme n’est pas sans incidence sur le contenu du discours. La prise en compte des conditions d’énonciation implique une certaine distance vis-à- vis des sources utilisées, qui se formule notamment autour de la question de la misogynie. La féminisation en profondeur de la figure auctoriale complexifie cette dernière et le discours produit, bien que porté par une seule instance, demeure fondamentalement pluriel. Le discours amoureux, dont on peine parfois à saisir toute la cohérence, est notamment caractérisé par une certaine dispersion des énoncés. L’articulation de ces fragments de discours amoureux, à la fois héritiers d’une tradition courtoise, d’une approche ovidienne du mal d’amour encore très vivace au Moyen Âge, d’un discours moral chrétien sur l’âme et le corps et de réflexions économiques sur le mariage issues de Gilles de Rome, est l’objet de ce cinquième chapitre.

15 À l’exemple de Jean de Meun, reconnu comme un maître de l’amplification sauvage, Évrart de Conty fait par ailleurs gonfler son texte de l’intérieur, en jouant de la prolifération de courts récits mythologiques et en insérant des digressions plus ou moins longues, dont la nécessité n’est pas toujours évidente pour le lecteur. Il en résulte un texte qui, s’il affiche sa cohérence, n’en demeure pas moins composé de pièces détachables, comme l’atteste la tradition des éditions partielles. Accumulation pléthorique et insertions brèves travaillent de concert à produire un récit allégorique à débordement, qui affirme ainsi son caractère savant. La cohésion interne des Eschés, si elle est ostensiblement exhibée, est sans cesse dépassée, le texte excédant son lecteur en permanence.

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« S’il n’entent bien et texte et glose5 » : le récit allégorique et son lecteur

16 La dernière partie de mon travail porte sur le fonctionnement allégorique du texte et sur le rôle du lecteur dans l’avènement du sens. La singularité du dispositif des Eschés amoureux doit être relevée : la présence de gloses latines dans un seul des deux témoins manuscrits ainsi que la nécessité de ces commentaires marginaux pour comprendre la signification de la partie d’échecs invitent à examiner la division établie entre le récit et ces indications réservées à un à côté du texte, dans la langue du savoir. Les modalités de la vulgarisation sont affectées par cette façon de procéder et soulèvent la question du destinataire du poème.

17 Le septième chapitre s’attache à examiner les commentaires latins du manuscrit de Venise, qui, confinés à la marge, deviennent centraux dans Le Livre des eschez amoureux moralisés. Ce système permet de penser que la lecture des Eschés amoureux devait sans doute être menée par un précepteur, qui accompagnait le récit en vers de ses gloses et entendait le récit comme un support pédagogique, à partir duquel le savoir des auctoritates pouvait être développé 6. Par ailleurs, du vers à la prose, les stratégies lexicales évoluent : si les traces d’un lexique savant demeurent marginales dans Les Eschés, le commentaire en prose du poème en fait un usage beaucoup plus systématique et intègre les vocables savants dans des nomenclatures complètes. Ce dispositif complexe dessine un ensemble où l’auto‑exégèse règne en maîtresse. À la manière dont Dante hisse ses propres œuvres poétiques au rang de textes faisant autorité en les commentant, et s’établit comme auctor vernaculaire7, Évrart de Conty construit un récit en vers appelé à être glosé.

18 La figure d’un destinataire incité à produire un discours critique sur le texte est digne du plus grand intérêt. Le narrateur des Eschés dédicace son aventure « a tous les amoureux gentilz », et non plus à la femme aimée, comme c’était le cas dans Le Roman de la Rose. La juxtaposition des conseils ovidiens aux préceptes de Gilles de Rome peut être éclairée par cette dédicace générale remplaçant l’adresse courtoise à la femme aimée : il s’agit d’offrir un récit à tous les amoureux, pour les inviter à se comporter comme des représentants idéaux de la vie active et à délaisser la vie voluptueuse. La singularité du projet d’Évrart de Conty tient sans doute à sa bipartition : la vision amoureuse du début, fiction attrayante, est une forme d’appât qui bascule ensuite vers une révélation politique, plus abstraite et plus aride. Les Eschés amoureux peuvent ainsi être lus comme une forme de Roman de la Rose pour prince : il s’agit de tirer la deuxième partie du Roman moins du côté d’une encyclopédie ou d’une somme spéculative que du côté du savoir pratique des manuels de bon gouvernement.

Les promesses de l’inachèvement

19 Malgré les écueils rencontrés, en raison notamment d’une tradition manuscrite lacunaire, cette étude cherche à montrer combien la fiction est, dans ce texte, non pas entendue comme une façon de laisser libre cours à un imaginaire débridé, mais bel et bien comme un espace cognitif accompagnant la formulation d’un propos didactique. La vulgarisation emprunte la voie du récit et en utilise tous les ressorts traditionnels,

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que cela passe par le réinvestissement d’un décor, la construction d’une intrigue, l’affichage d’une chronologie, l’élaboration de figures spécifiques. Les modalités de cette transmission du savoir qui, aujourd’hui, à l’époque de la toute‑puissance du storytelling, pourraient apparaître spontanément comme des outils redoutablement efficaces, n’ont pourtant pas remporté un franc succès à la fin du Moyen Âge. La tradition manuscrite restreinte des Eschés est à comparer à celle de son commentaire en prose, bien plus importante. Dans Le Livre des eschez amoureux moralisés, Évrart de Conty n’emploie pas les mêmes stratégies de divulgation du savoir ; sa façon plus ouvertement didactique de transmettre une érudition a apparemment davantage emporté l’adhésion du lectorat médiéval. Dans la perspective du projet général d’Évrart, qui s’affirme implicitement comme auctor en s’auto‑commentant, l’absence de clôture du récit en vers ainsi que sa diffusion limitée peuvent passer pour des stratégies concertées. En laissant la fin du récit en suspens, Les Eschés, à l’instar du premier Roman de la Rose, appellent, si ce n’est une continuation, du moins un commentaire. Peut-on imaginer, de façon quelque peu audacieuse, que le commentateur ait garanti le succès de sa glose en dissimulant l’élaboration de son récit en vers ? De cette façon, l’inachèvement contient des promesses8, dont l’auto-exégète fait son miel.

20 Si le projet des Eschés amoureux répond aux impératifs d’une libido sciendi, inclination caractéristique de leur époque de production, la transmission du savoir y est singulière. Sans chercher à faire des Eschés amoureux un hapax dont l’originalité garantirait la qualité, cette étude procède à des distinctions, qui m’ont menée à faire le choix de l’infinitif dans mon titre. Plutôt que d’intituler ma thèse « La mise en fiction du savoir à la fin du XIVe siècle », formule qui aurait donné l’impression que le poème d’Évrart de Conty était représentatif d’une tendance générale, j’ai finalement élu un infinitif permettant de mettre l’accent sur les spécificités de ce récit. Il n’est pas question de crier au chef‑d’œuvre oublié, mais plutôt de mettre au jour une position qui demeure à plusieurs égards légèrement en décalage par rapport à certains projets contemporains, en réservant notamment ce qui fonde l’autorité du discours à un commentaire à venir.

NOTES

1. Voir le dossier critique « Écritures du savoir », Acta fabula, avril 2012 (volume 13, n° 4) : http:// www.fabula.org/revue/ 2. Voir le site internet http://elec.enc.sorbonne.fr/miroir/ ; Claudio GALDERISI (dir.), Transmédie, Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (XIe-XVe siècles). Étude et Répertoire, Turnhout, Brepols, 2011 ; voir le projet dirigé par Michèle Goyens et Peter de Leemans à l’Université de Leuven, « Science in Text and Context. The Development of French Medical Terminology in Evrart de Conty’s Problemes against the Background of Medieval Medical Discourse ». 3. Je postule que l’attribution des Eschés amoureux à Évrart de Conty, partagée par la plupart des critiques bien que contestée par certains, est avérée. Un appendice à la fin du volume principal

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de ma thèse réunit tous les arguments en faveur de cette attribution et revient sur les problèmes soulevés par la paternité évrartienne de ce texte. 4. Voir notamment les analyses, dans des directions différentes, de Thomas PAVEL, Univers de la fiction, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1988 (1ère édition : Harvard University Press, 1986) et de Jean-Marie SCHAEFFER, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1999. Voir sur ce point Frédérique AÏT–TOUATI, « Penser le ciel à l’âge classique : fiction, hypothèse et astronomie de Kepler à Huygens », Annales. Histoire, Sciences sociales : « Savoirs de la littérature », 65ème année‑n° 2 (2010), p. 325-344. 5. Dans le prologue des Eschés amoureux, le narrateur invite son lecteur à ne pas juger son récit trop hâtivement, mais à bien comprendre le sens du texte accompagné de sa glose. Voir Gianmario RAIMONDI, « Les Eschés amoureux. Studio preparatorio ed edizione (I, vv. 1‑3662) », Pluteus, 8-9 (1990-1998), Alessandria, Edizioni dell’Orso, p. 107. 6. Sur cette hypothèse, voir l’introduction des éditeurs du commentaire en prose, ÉVRART DE CONTY, Le Livre des eschez amoureux moralisés, Françoise GUICHARD‑TESSON, Bruno ROY (éd.), Montréal, Ceres, coll. « Bibliothèque du Moyen Français », 1993, p. LXI. 7. Sur la pratique auto-exégétique de Dante, voir notamment Alastair MINNIS, Alexander Brian SCOTT, with the assistance of David WALLACE, Medieval Literary Theory and Criticism c. 1110-1375, The Commentary Tradition, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 373 sqq. 8. Sur les promesses et la fertilité de l’inachèvement, voir Paul ZUMTHOR, Babel ou l’inachèvement, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1997.

INDEX

Thèmes : De Musica, De Regimine principum, Eschés amoureux, Eschés amoureux en vers, Livre des eschez amoureux moralisés, Problemata, Remedia amoris, Roman de la Rose, Pallas nomsmotscles Charles V, Evrart de Conty, Gilles de Rome, Jean de Meun, Ovide Mots-clés : allégorie, didactique, échecs, miroir du prince Parole chiave : allegoria, didattica, scacchi, specchio del principe Keywords : allegory, didactics, chess, mirror for princes

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Anaïg Queillé, L’Infidélité de la reine des anciens récits celtiques à la matière de Bretagne (XIIe-XIIIe siècles) thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Elisabeth Gaucher- Rémond (Professeur à l’université de Nantes) et soutenue le samedi 30 octobre 2010 à la faculté des Lettres de l’université de Nantes

Anaïg Queillé

RÉFÉRENCE

Anaïg Queillé, L’Infidélité de la reine des anciens récits celtiques à la matière de Bretagne (XIIe- XIIIe siècles), thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Elisabeth Gaucher- Rémond (Professeur à l’université de Nantes) et soutenue le samedi 30 octobre 2010 à la faculté des Lettres de l’université de Nantes

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs les Professeurs Dominique Boutet (université de Paris-Sorbonne), Jean-Christophe Cassard (université de Brest, Bretagne Occidentale), Christine Ferlampin-Acher (université de Rennes 2), Elisabeth Gaucher- Rémond (université de Nantes). Mention très honorable avec les félicitations du jury.

1 Les deux personnages féminins les plus importants de la Matière de Bretagne, ceux de Guenièvre et d’Yseut, sont des personnages de reines adultères. Leur infidélité, associée à leur enlèvement, est un thème essentiel voire fondateur des légendes arthurienne et tristanienne. Fondateur et essentiel sans nul doute parce qu’elles sont reines, ce qui tend à suggérer, avant toute analyse, une dimension socio-politique de leur adultère. L’origine celtique des littératures arthurienne et tristanienne étant désormais largement admise, ces remarques fort simples engagent tout naturellement à une

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démarche comparative dès lors que l’on prend en compte le nombre impressionnant de reines infidèles qui peuplent les récits des anciennes littératures irlandaise et galloise ; plus précisément, il est bien connu que les prototypes gallois de Guenièvre et d’Yseut, Gwenhwyfar et Essyllt, se distinguent par leur grande beauté et leur tout aussi grande infidélité. Or, depuis le début du xxe siècle et surtout depuis les années cinquante, des travaux de chercheurs celtisants ont montré que de nombreux personnages de reines infidèles dans les contes celtiques médiévaux dérivent d’anciennes figures mythiques, déesses du territoire devenues des personnifications de la souveraineté plus ou moins évhémérisées en tant que reines pseudo-historiques. Il s’agissait de suivre cette piste pour comprendre pourquoi et comment le thème de l’adultère est si prégnant dans ces deux légendes fondatrices du roman médiéval, et pour se demander ce que la représentation si essentielle de l’infidélité de la reine dans les premières œuvres romanesques médiévales de la Matière de Bretagne peut devoir aux anciennes représentations mythiques des contes celtiques de la souveraineté, afin d’en pointer l’héritage mais aussi les écarts significatifs. Ainsi ce sujet s’inscrit-il dans la difficile et passionnante question des rapports du mythe au roman et dans celle, exemplaire à cet égard, des origines du roman.

2 La recherche a été menée en trois étapes successives pour éviter de poser la représentation médiévale comme un préalable à retrouver à toute force dans les textes celtiques. L’étude est ainsi structurée en trois parties qui reproduisent ces étapes et analysent successivement les aspects mythiques1, de la représentation de l’infidélité de la reine dans les anciens contes celtiques de la souveraineté, puis la transmission du substrat mythique de cette représentation aux légendes tristanienne et arthurienne2, enfin les réinvestissements idéologiques et esthétiques de ce substrat dans certains récits fondateurs et/ou représentatifs de ces légendes aux origines du roman aux XIIe et XIIIe siècles.

3 Deux dimensions essentielles dans la représentation celtique de l’infidélité de la reine apparaissent dans le corpus de récits irlandais et gallois sélectionné en première partie comme plus proches d’une logique et d’une structuration mythiques3. Chacune de ces dimensions est associée à une phase du mythe celtique de la souveraineté, mais elles se superposent très souvent dans les textes. En effet, la reine celtique, ancienne déesse de la Terre, conserve de cette origine une dimension sacrée mais est devenue, dans ce qui semble être une phase secondaire du mythe, plus proprement politique, une personnification de la souveraineté du royaume qui confère la royauté au roi « juste et vrai » à travers une hiérogamie. Dans ce contexte, l’infidélité de la reine renvoie à une double nécessité qui explique l’impunité générale de la reine celtique infidèle : en lien avec la première phase du mythe, l’infidélité de la reine correspond symboliquement à la nécessité de la régénération de la terre d’Irlande qui, privée du bon roi, dépérit. Elle est alors associée aux notions de troisième fonction dumézilienne de prospérité, fécondité, jeunesse, expansion de la vie ; cette conception s’exprime à travers des scénarios d’enlèvement de la reine associée à du bétail magique (signe de son lien avec la prospérité et avec l’Autre Monde) et de conceptions illégitimes par des êtres surnaturels. En lien avec la seconde phase du mythe, l’infidélité chronique des reines celtiques comme les deux Medb4 signifie le renouvellement de la souveraineté senti comme nécessaire en raison d’une inadéquation ou d’une défaillance du roi en place, c’est-à-dire, d’une faille dans ce que les anciens Irlandais appellent fir flathemon, la « vérité et justice du roi ». L’enlèvement de la reine par un être de l’Autre Monde

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symbolise alors plus précisément une mise à l’épreuve du roi dans le cadre de ce qu’on a pu appeler une « coopération polémique »5 entre la royauté de l’Autre Monde et la royauté terrestre, rapport de surveillance, d’initiation et de sanction à la fois : dans une perspective initiatique sensible dans la structuration et les motifs du récit, le roi doit accomplir des épreuves de bravoure et de passage dans l’Autre Monde et établir ou rétablir son fir flathemon à travers une épreuve ultime « de vérité ». Cependant, le rapport de l’infidélité de la reine à l’ordre cosmique est très ambigu : symbolisant le renouvellement de la souveraineté nécessité par la défaillance royale, elle correspond à la conception d’une royauté sentie comme naturellement cyclique et donc à l’ordre des choses ; mais manifestant cette défaillance du roi, elle déclenche le plus souvent une crise politique violente aux conséquences collectives, voire cosmiques, funestes et est même souvent montrée comme fatale.

4 Dans une seconde partie, l’examen comparatif d’une deuxième série de récits celtiques qui présentaient à la fois un substrat mythique désormais décelable et reconnaissable et des preuves d’une évolution de la représentation, a ensuite permis à la fois de discerner les contours du substrat mythique conservé dans ces récits latins et romans mais aussi de percevoir certaines évolutions du mythe dès le stade de l’ancienne littérature celtique, perception importante parce que c’est manifestement sous cette forme déjà démythifiée que le substrat mythique s’est transmis. Cette comparaison met en évidence le fait que le Tristan est au confluent d’influences celtiques composites. Sa logique fondamentale dérive des anciennes représentations celtiques de l’infidélité de la reine : l’infidélité d’Yseut est le signe de l’inadéquation de Marc à sa fonction royale, signe qui déclenche une crise politique latente auparavant et dangereuse pour le royaume. Dans cette perspective mythique sous-jacente, la fonction symbolique enfouie du nain Frocin avatar de l’ancien fou celtique, est celle de l’alter ego du roi qui mourait, dans le mythe celtique, d’une mort sacrificielle à la place du roi. Mais cette comparaison met aussi en lumière une évolution extrêmement importante de la représentation de l’infidélité de la reine qui fait de son amant un proche du roi (compagnon, fils ou neveu) successeur potentiel et garant de sa souveraineté. On peut penser qu’au stade des contes celtiques de la souveraineté, cette évolution de la représentation correspond à l’adaptation du mythe au xe siècle aux conditions historiques d’une royauté plus stable. L’influence de cette évolution est concurrencée toutefois dans le Tristan par celle des aitheda (récits d’enlèvement irlandais) qui réinstaure au cœur du récit une rivalité entre l’oncle et le neveu manifestée notamment dans l’épisode de l’enlèvement. Dans la légende arthurienne, le substrat mythique est davantage celui de la tradition ésotérique de l’enlèvement de la reine par un être de l’Autre Monde et de la tradition tragique de la chute du roi déclenchée par l’infidélité de la reine. Les structures narratives de La Mort le roi Artu en particulier reproduisent de façon frappante la logique du mythe originel celtique : l’adultère de Guenièvre y renvoie très nettement à une usure de la royauté d’Arthur, latente encore ; il la manifeste publiquement, déclenche une série d’erreurs en chaîne du roi qui entraînent sa chute tragique avec d’immenses conséquences collectives et eschatologiques pour le monde arthurien. L’introduction de Lancelot dans la légende arthurienne établit le lien entre le substrat celtique tristanien et le substrat celtique arthurien : Tristan (à travers l’héritage de son prototype gallois Drystan), comme Lancelot, conserve quelque chose de l’ancienne fonction mythique du dieu Lug, restaurateur/dispensateur/intronisateur de souveraineté ; l’épisode tristanien de « La Harpe et la Rote », si proche du scénario mythique qui sous-tend la Charrette, témoigne

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en ce sens : Tristan ramène Yseut enlevée par un ancien « mari » de l’Autre Monde au roi Marc. Ainsi le substrat mythique de la représentation celtique de la reine infidèle s’est-il transmis dans ce corpus roman et latin à travers certains motifs mais aussi et surtout des structures narratives qui en préservent même la logique et une part du symbolisme (la reine enlevée renvoyant à une souveraineté menacée ou contestée).

5 Mais nulle part dans ce corpus latin et roman, la reine n’est un pur symbole. Globalement, la représentation de l’adultère de la reine s’éloigne ainsi de la nécessité sémantique du mythe et de sa clôture narrative et idéologique. Ce substrat mythique devient prioritairement un substrat narratif, réinvesti dans un contexte culturel différent et avec des intentions idéologiques et esthétiques propres. La dimension politique essentielle au mythe celtique a évidemment favorisé le réinvestissement de la représentation de l’infidélité de la reine par les idéaux féodo-monarchiques, courtois, chevaleresques, chrétiens et augustinistes. C’est bien davantage l’orientation politique de ces idéaux qui est exprimée dans ce corpus roman et latin que leur orientation purement morale. La notion d’intérêt du royaume mis en jeu par le châtiment de l’adultère de la reine, suscite (dans Tristan et La Mort Artu notamment) une réécriture fortement modalisée dans laquelle les idéaux féodo-monarchiques (le bien du royaume intérêt primordial pour le roi et ses vassaux) et augustinistes (la nécessité du consensus, les idéaux de pax et de justitia, d’harmonia concordia) et même l’impératif courtois du secret se rejoignent. Alors, parce que le roi (Marc ou Arthur) est montré comme prêt, lorsque l’adultère et sa honte sont révélés à tous, à privilégier son propre intérêt sur celui du royaume, c’est sur lui davantage que sur les amants adultères que tombe le blâme féodo-monarchique et augustiniste (et on voit combien les structures narratives du mythe celtique, stigmatisant la défaillance royale, pouvaient être réinvesties par ces intentions idéologiques). Au demeurant, cette réécriture idéologique ne semble pas éliminer toute dimension symbolique du personnage de la reine : on peut notamment se demander si la sérénité absolue de l’auteur de la Charrette face à l’adultère de la reine avec Lancelot, la relative indifférence de l’auteur de La Mort Artu face à l’adultère en lui- même (c’est la folie qui est le péché), si la faveur dont Lancelot jouit dans tous ces romans ne s’expliquent pas précisément en partie par cette dimension symbolique conservée et une volonté de promotion de la chevalerie, le « partage » de la reine y symbolisant un idéal d’équilibre entre le pouvoir monarchique et le « bras » de la chevalerie.

6 La perte de l’ordre symbolique et de la nécessité sémantique mythiques induit un radical changement de statut narratif du thème de l’adultère de la reine, changement qui lui-même entraîne un traitement esthétique radicalement différent : éloigné de l’ordre symbolique du mythe celtique, l’adultère de la reine devient une histoire d’amour interdit entre des personnages qui tendent à être représentés comme des personnes. Le thème désormais s’inscrit dans l’ordre de l’humain, du concret, de pratiques sociales et judiciaires et son traitement tend alors à développer tout particulièrement une double dimension psychologique et dramatique et, à travers le point de vue toujours sympathique aux amants, un nouveau rapport de l’individu à la loi s’esquisse. Cette mise en œuvre romanesque d’histoires d’adultère de la reine associée à des intentions idéologiques diverses selon les auteurs débouche sur l’expression de visions différentes : de l’ambiguïté béroulienne partagé entre l’évidence de l’amour-passion situé au-delà du droit et la conscience du dommage individuel et social qu’il entraîne à la vision théologique de l’auteur de La Mort Artu pour lequel l’adultère est une « folie » mondaine de plus à inscrire au tableau de la déréliction du

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monde arthurien, trop terrestre, en passant par la représentation lumineuse et idéalisante de l’amour absolu dans Le Chevalier de la charrette, dont l’irréalité est signalée par la distance humoristique d’un Chrétien de Troyes. Par là, par cette maîtrise et ce jeu conscient de l’écriture pour exprimer des visions singulières de l’adultère de la reine, la réécriture médiévale du thème mythique celtique de l’infidélité de la reine dans les textes les plus romanesques de ce corpus manifeste déjà cette « subjectivité littéraire » que M. Zink considère comme l’acte de naissance de la littérature.

NOTES

1. Mais le mythe porté à l’écrit se transmet très souvent dans des récits déjà littérarisés et cela d’autant plus lorsque le passage à l’écrit a été tardif, ce qui est le cas de l’ancienne culture celtique. Ainsi, parmi les nombreux récits irlandais et gallois qui content de l’enlèvement et de l’infidélité de la reine, beaucoup sont déjà engagés dans un processus de littérarisation et de démythification. Il a donc fallu distinguer les récits, qui, par leur symbolisme, leurs structures narratives étroitement limitées par la nécessité sémantique et parfois, leur déroutante obscurité, semblaient les plus proches d’une logique mythique originelle et ceux qui, au contraire, par des expansions et un travail littéraire souvent rationalisant ou psychologisant, semblaient s’en éloigner. Se sont alors dégagés des récits irlandais ou gallois qui, à la fois par leur substrat mythique et par l’évolution du mythe qu’on y observe, constituent de manifestes jalons dans la transmission de la représentation mythique celtique de la reine infidèle au roman médiéval tristanien et arthurien, : en effet, ces textes déjà engagés dans un processus de littérarisation et de démythification sont plus proches des récits romans arthuriens ou tristaniens que les récits qui font l’objet de la Première Partie ; mais, et c’est l’objet de cette thèse que de le montrer, l’interprétation de cette deuxième série de textes celtiques comme de celle des récits du corpus roman et latin dépend étroitement de la comparaison avec la logique et les structures narratives des représentations mythiques analysées dans la Première Partie de ce travail, qu’il s’agisse de convergences ou d’écarts . 2. Ces légendes sont représentées dans ce travail par des récits latins et romans choisis pour correspondre au critère thématique de l’infidélité de la reine mais aussi aux critères chronologique et générique (critères imposés par le projet d’approcher la question des origines du roman). Il s’agit des récits fondateurs de la légende arthurienne : les récits historiographiques de l’Historia regum Britanniae de Geoffroi de Monmouth, et surtout sa transposition en langue romane : le Roman de Brut de Robert Wace ainsi que la Vita Merlini (1138) de Geoffroi de Monmouth également, curieuse œuvre au confluent de l’historiographie et de l’hagiographie très proche encore du fonds oral gallois ; les romans en vers représentés par les récits tristaniens et arthuriens les plus proches, selon ce qui ressort de la Première Partie de ce travail, du substrat celtique concernant l’infidélité de la reine : le Tristan de Béroul et les Folies et, pour la matière arthurienne, l’étrange épisode de la Branche III (histoire de Caradoc) de la Première Continuation de Perceval et Le Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes ainsi que l’un des romans arthuriens aux origines du roman en prose : La Mort le roi Artu. 3. Le mythe, comme le rappelle A. Siganos, se transmettant à l’écrit sous une forme très souvent littérarisée (voir « Du mythe littérarisé au mythe littéraire », Mythe et modernité, IRIS 13, Grenoble, 1993).

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4. De toutes les reines des anciens récits irlandais, les deux reines Medb, manifestement associées à l’intronisation royale, sont les personnages les plus hauts en couleur de l’ancienne mythologie celtique. Elles se distinguent par la longue liste de leurs « maris » successifs qui ne peuvent devenir rois que par leur choix et leur étreinte. 5. P. Jouet, Aux Sources de la mythologie celtique, Fouesnant, Yorann Embanner, 2007, p. 280.

INDEX

Thèmes : Chevalier de la charrette, Folies Tristan, Historia regum Britanniae, Mort le roi Artu, Première Continuation du Conte du Graal, Roman de Brut, Vita Merlini, Arthur, Drystan, Essyllt, Frocin, Guenièvre, Gwenhwyfar, Tristan et Iseut, Marc, Iseut nomsmotscles Béroul, Geoffroi de Monmouth, Wace Parole chiave : adulterio Keywords : adultery Mots-clés : adultère

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Vanessa Obry, Désigner, construire. Le personnage dans les romans en vers des XIIe et XIIIe siècles thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michèle Gally, soutenue le 11 décembre 2010 à l’université de Provence

Vanessa Obry

RÉFÉRENCE

Vanessa Obry, Désigner, construire. Le personnage dans les romans en vers des XIIe et XIIIe siècles, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michèle Gally, soutenue le 11 décembre 2010 à l’université de Provence, deux volumes, 728 pages.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames Annie Combes (professeur à l’université de Liège, rapporteur), Chantal Connochie-Bourgne (professeur à l’université de Provence, présidente), Yasmina Foehr-Janssens (professeur ordinaire à l’université de Genève), Michèle Gally (professeur à l’université de Provence), Dominique Lagorgette (maître de conférences à l’université de Savoie) et Christiane Marchello-Nizia (professeur émérite à l’École Normale Supérieure de Lyon, rapporteur). Mention très honorable avec les félicitations du jury.

La langue et l’écriture du personnage

1 Si les études portant sur le personnage médiéval sont nombreuses, certaines évidences méritent encore d’être interrogées, en particulier les rapports entre le personnage et le type, entre la figure de la tradition littéraire et la singularité individuelle. Afin

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d’éclairer sous un jour nouveau la question du degré de singularisation des protagonistes des récits médiévaux, ce travail cherche à se situer au plus près de l’élaboration du personnage, en prenant pour point de départ les modalités de sa désignation et en montrant ce que les mots qui font le personnage peuvent nous apprendre sur ses spécificités. L’enquête porte sur un ensemble de textes en vers composés entre le milieu du XIIe siècle et les premières décennies du XIIIe siècle, elle prend ainsi en considération une période qui apparaît comme charnière dans l’histoire de ce qui devient peu à peu le genre du roman.

2 Le travail sur le personnage se fonde sur un relevé complet et une analyse linguistique des désignateurs nominaux des protagonistes dans un corpus principal composé du Conte de Floire et de Blanchefleur, d’Ille et Galeron de Gautier d’Arras et de Galeran de Bretagne de Renaut. Les résultats de cette investigation sont confrontés à un corpus secondaire contemporain choisi pour les liens qu’il entretient avec le premier. Ce second ensemble inclut les Lais de Marie de France, la version de l’histoire de Floire et de Blanchefleur composée à la fin du XIIe siècle, le second roman de Gautier d’Arras, Éracle, les cinq romans attribués à Chrétien de Troyes, Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu, ainsi que l’Escoufle et le Roman de la rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart.

3 À la recherche d’une collaboration entre l’analyse linguistique et l’interprétation littéraire des textes, notre étude s’inspire des apports théoriques et méthodologiques de la linguistique qui s’intéresse d’une part au fonctionnement de la référence et d’autre part à l’analyse de corpus. Ainsi, par l’étude comparative de récits où la thématique de la ressemblance joue un rôle central, on observe la façon dont le personnage se distingue, à la fois d’un point de vue linguistique (en tant que référent reconnaissable) et d’un point de vue narratif (par rapport à ses semblables ou à un type auquel on peut le rattacher).

Déroulement de l’analyse

4 Le premier volume comprend l’étude elle-même, composée de six chapitres réunis dans trois grandes parties, et une bibliographie raisonnée. Le second volume regroupe, dans une annexe divisée en dix sections, l’ensemble des relevés des désignateurs et des classements sur lesquels repose l’analyse, ainsi que deux index (« Index des noms de personnages, des auteurs et des textes médiévaux » et « Index des thèmes et notions »).

5 La première partie, intitulée « Le matériau du personnage : fondements pour une étude en contexte des désignateurs », est conçue comme un socle de l’étude, qui vise d’abord à situer le matériau linguistique de la construction du personnage dans le contexte des œuvres. Le premier chapitre (« Les personnages et les désignateurs dans la matière narrative ») met en perspective l’analyse des désignateurs. Un tableau de l’ensemble des anthroponymes présents dans chaque œuvre permet de faire le point sur la tradition littéraire dans laquelle s’inscrivent les personnages et leurs noms. L’étude du système des personnages met ensuite au jour les relations fondamentales, de ressemblance, de dualité et de filiation, dont les désignateurs se chargent plus ou mois de rendre compte. Cela amène à constituer des modèles d’écriture du personnage correspondant à chacun des textes du corpus principal, que la suite de l’étude permet d’affiner. Dans le deuxième chapitre (« Noms propres et noms communs ») qui se recentre sur les désignateurs nominaux eux-mêmes, ces modèles sont mis à l’épreuve d’une réflexion sur la place du nom propre par rapport à l’anonymat, puis d’une

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première analyse statistique de la représentation des noms propres et des noms communs parmi les désignateurs.

6 En observant comment le choix des désignateurs reflète des stratégies de saisie des personnages, la deuxième partie confronte ces mêmes modèles d’écriture à la portée descriptive, au fonctionnement référentiel et à l’agencement et la succession des désignateurs nominaux (« Les désignateurs dans les récits : des mots à la construction du personnage »). L’organisation de cette section correspond à un classement linguistique des désignateurs : l’étude s’attache successivement aux expressions en emploi référentiel et aux expressions en emploi non référentiel (termes d’adresse, expressions en mention, expressions prédicatives). Le troisième chapitre (« Les expressions en emploi référentiel : du sens des désignateurs aux stratégies de désignation ») étudie les choix lexicaux qui président à l’attribution des désignateurs. Le quatrième chapitre (« Continuité et discontinuité : adresse, mention, prédication et évolution des désignateurs ») s’interroge sur la plus ou moins grande continuité de la désignation au sein des récits. L’ensemble met en évidence des stratégies de désignation qui distinguent les différentes œuvres du corpus : la stabilité des figures du Conte de Floire et de Blanchefleur s’oppose par exemple à la complexification progressive des personnages de Gautier d’Arras et à l’instabilité générale caractéristique de Galeran de Bretagne. Une évolution s’esquisse, passant d’une conception stable à une représentation évolutive des personnages.

7 La dernière partie, intitulée « Par le nom (re)connaît-on le personnage ? Les rapports entre désignateurs et référents », s’interroge sur les relations unissant les désignateurs et leurs référents, les personnages. Le chapitre 5 (« Signes distinctifs ou marqueurs du récit ? Les désignateurs et l’identification du référent ») pose la question de la connaissance et de la reconnaissance du personnage en termes linguistiques : dans quelle mesure le choix d’un désignateur est-il commandé par la volonté de distinguer un personnage parmi les autres ? Enfin, le chapitre 6 (« Mots et personnages : conceptions croisées »), élargissant le champ de la réflexion, analyse le degré d’adaptation des désignateurs aux personnages, en montrant comment ces rapports peuvent refléter, pour chaque œuvre, à la fois une conception du personnage et une vision de la langue.

Construction du personnage, conception du langage et choix poétiques

8 L’analyse permet de mettre en avant, au sein du corpus étudié, des différences fondamentales, que l’on attribue à la fois à des facteurs chronologiques et à des choix génériques et poétiques.

9 Dans le Conte de Floire et de Blanchefleur le couple héroïque se distingue par le biais d’une ressemblance fondamentale et de noms motivés et concordants. Le système formé par les désignateurs vient alors confirmer ce lien indissoluble fixé dès le début. Le nom, privilège de quelques-uns face au groupe des anonymes, se dote d’un véritable sens quant à la définition du personnage et ses expansions ne font jamais qu’en prolonger la valeur. Ce pouvoir du nom est partagé, à notre sens, par ce texte et le genre du lai. De la même façon, les choix lexicaux reflètent l’union des amants et la stabilité de leur statut. Les désignateurs comme leur référent semblent résister à toute évolution. Dans le

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chapitre 6, ces caractéristiques de la désignation sont mises en relation avec d’autres signes, les images formées à l’effigie des personnages. L’analyse détaillée de la scène des automates permet de dire que l’image est un véritable modèle de l’élaboration du personnage. La relation unissant le personnage et l’objet qui le représente trouve ainsi un équivalent dans l’emploi de désignateurs caractérisés par leur motivation et leur stabilité : les mots sont liés à leur référent comme le monde de la création artistique coïncide, dans la fiction, avec la réalité. Cette perception confiante d’un signe transparent explique ce qui apparaît comme une adaptation a priori des désignateurs aux personnages. Dans le Roman de Floire et de Blanchefleur, à la fin du XIIe siècle, comme dans l’ensemble des autres textes du corpus, le personnage n’est plus une image, il chemine, peu à peu, vers le statut de représentation d’un être humain, individualisé et complexe.

10 En effet, si dans Ille et Galeron les choix onomastiques semblent marqués par l’exhibition de décalages et que la structure duelle opposant les deux épouses du héros est dépassée pour être intégrée à une perspective historique, c’est que le roman de Gautier d’Arras introduit dans l’élaboration du personnage une nouvelle composante : la temporalité ou la capacité à évoluer. C’est ce que souligne en particulier, à propos du héros masculin, une étude inspirée des analyses linguistiques sur le référent évolutif dans le chapitre 4. Le personnage a quitté le champ stable de l’image et les désignateurs sont les témoins de son élaboration. L’adaptation des désignateurs à leur référent n’est donc pas donnée a priori, mais elle est construite progressivement. Nous y voyons non seulement le signe d’une évolution de la conception du personnage, devenu complexe, mais aussi une caractéristique propre à l’écriture de Gautier d’Arras. Les variations des désignateurs et en particulier du nom s’opposent en effet aux procédés de retardement et d’effacement des noms que l’on trouve chez Chrétien de Troyes et qui sont amplifiés par Renaut de Beaujeu. Ces dernières constituent une autre façon de prendre en charge la complexité du personnage, qui ébranle, dans tous les cas, le système des désignateurs.

11 La stabilité des figures du Conte de Floire et de Blanchefleur semble constituer, dans les romans du début du XIIIe siècle, un horizon désormais inaccessible. Le tableau des désignateurs dans Galeran de Bretagne se caractérise par une grande complexité. Ainsi, à l’imbrication des traditions dont héritent les noms répondent les multiples effets de miroir, qui isolent le héros masculin dans un univers de faux-semblants. Les désignateurs rendent peu compte des ressemblances telles la gémellité et contribuent plutôt à montrer que toute ressemblance est un leurre. Le foisonnement des noms et l’attachement à leur justification répétée paraît être une trace de la perte de substance de ces noms. Dans Galeran de Bretagne, aucun signe ne coïncide exactement avec ce à quoi il renvoie : de même que ni la manche brodée, ni Flourie ne peuvent se substituer à Fresne, aucun nom propre ou commun ne peut rendre compte de l’être désormais complexe qu’est devenu le personnage. Pourtant, l’adéquation du langage et des choses est à l’horizon des réflexions métalinguistiques qui scandent le roman. Le rapport entre les désignateurs et leur référent est ainsi marqué par des tensions, entre l’évidente complexité des personnages représentés, le constat de la perte d’un rapport privilégié entre les mots et les choses, et le rêve persistant d’une harmonie, que l’on retrouve, mais selon des modalités très différentes, chez Jean Renart. Ainsi, par rapport au Conte de Floire et de Blanchefleur, c’est non seulement la nature du personnage qui a changé, mais aussi le rapport au langage. Rappelons ainsi que, du point de vue de la pensée du langage, la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle peuvent également être considérés

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comme une période de transition, où cohabitent deux conceptions du nom et du langage, l’une héritée d’Isidore de Séville, l’autre voyant ses premières mises en cause.

12 L’éloignement du personnage par rapport à un type figé ne va pas de soi : les désignateurs reflètent par bien des façons l’appartenance à des catégories traditionnelles, ou des fonctions narratives. Toutefois, on voit se dessiner une évolution concernant l’élaboration des protagonistes de nos textes. Le passage de l’image figée à la représentation d’un être humain fictif nous paraît être l’un des éléments constitutifs de l’élaboration en cours du personnage romanesque. L’analyse des modes de désignation contribue de la sorte à l’histoire du personnage littéraire. Cette tendance se double d’un autre changement, concernant la perception du rapport entre les mots et ce qu’ils désignent. Dans cette relation se conjuguent à la fois une évolution chronologique qui montre une altération de la croyance en une transparence du langage, et l’impact de choix singuliers ou de visions propres à chaque texte. Ces deux aspects situent bel et bien les textes du corpus dans ce qui est perçu comme une période de transition. Mais ils reflètent aussi des partis pris d’écriture qui ne se réduisent pas à une progression chronologique. Des distinctions plus subtiles sont par exemple apparues dans l’opposition des personnages masculins et féminins.

13 Parallèlement, nous montrons que les expressions que sont les désignateurs sont déterminées tout autant par cette construction du personnage que par les modalités de l’écriture, voire de la diffusion, du récit médiéval. Les usages spécifiques du nom propre le relient de manière privilégiée à des passages-types et témoignent de l’influence des conventions et des traditions sur ses emplois. Le choix des désignateurs est par ailleurs indissociable de la construction même du texte et de ses articulations, il participe à la délimitation d’unités textuelles, au fractionnement narratif ou énonciatif et à toutes sortes de structures rythmiques. La discontinuité, qui nous semble caractéristique de l’écriture du récit, agit ainsi sur les chaînes de référence et sur l’écriture du personnage.

INDEX

Mots-clés : désignateur, onomastique, personnage, roman en vers Keywords : designator, onomastics, character, verse romance Thèmes : Bel Inconnu, Conte du Graal, Éracle, Chevalier de la charrette, Chevalier au lion, Cligès, Conte de Floire et Blanchefleur, Ille et Galeron, Galeran de Bretagne, Lais, Roman de la rose ou de Guillaume de Dôle nomsmotscles Chrétien de Troyes, Gautier d’Arras, Jean Renart, Marie de France, Renaut, Renaut de Beaujeu Parole chiave : designatore, onomastica, personaggio, romanzo in versi

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Clémence Revest, Romam veni. L’humanisme à la curie de la fin du Grand Schisme, d’Innocent VII au concile de Constance (1404-1417) thèse de doctorat en cotutelle sous la direction de Mme Élisabeth Crouzet-Pavan et M. Jean-Claude Maire Vigueur, soutenue le 16 juin 2012 à l’université de Paris-Sorbonne

Clémence Revest

RÉFÉRENCE

Clémence Revest, Romam veni. L’humanisme à la curie de la fin du Grand Schisme, d’Innocent VII au concile de Constance (1404-1417), thèse de doctorat en cotutelle sous la direction de Mme Élisabeth Crouzet-Pavan et M. Jean-Claude Maire Vigueur, soutenue le 16 juin 2012 à l’université de Paris-Sorbonne.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs Concetta Bianca (professore ordinario, Università degli Studi di Firenze), Élisabeth Crouzet-Pavan (professeur à l’université de Paris-Sorbonne), Carla Frova (professore ordinario all’università di Roma La Sapienza), Jean-Claude Maire Vigueur (professore ordinario all’università di Roma Tre), Hélène Millet (directrice de recherches au CNRS), Jacques Verger (professeur à l’université de Paris-Sorbonne).

1 La présente thèse de doctorat consiste en une enquête globale sur le développement de l’humanisme dans le contexte du retour de la cour pontificale en Italie, au moment d’une crise majeure, le Grand Schisme d’Occident. Notre travail se propose, avant toute

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chose, de nouer les fils de deux histoires généralement conçues comme distinctes et d’en éclairer les interactions. Il s’agit, d’une part, de l’émergence, au tournant du XVe siècle, d’une génération d’intellectuels que l’on considère comme les représentants d’un humanisme arrivé à pleine maturité après un siècle et demi de gestation et, d’autre part, de la réinstallation du pouvoir pontifical à Rome, une entreprise politique dont la première phase fut marquée par une longue et fort complexe lutte pour l’unité et la stabilité. Le point de départ d’une telle investigation fut le constat, déjà exprimé par de nombreux spécialistes, que les deux dernières décennies du schisme, et notamment le pontificat d’Innocent VII, ont été caractérisées par la présence à la curie urbaniste (puis pisane à partir de 1409) de plusieurs protagonistes du mouvement humaniste en genèse, tels Leonardo Bruni, Poggio Bracciolini, Pier Paolo Vergerio l’Ancien, Antonio Loschi, Gasparino Barzizza ou encore Cencio dei Rustici. L’étroitesse des liens entre pouvoir papal, culture humaniste et administration curiale a en outre été soulignée avec insistance par l’historiographie dès le XIXe siècle pour ce qui concerne le siècle qui suivit l’élection de Martin V à Constance : le jalon liminaire de cette association féconde restait donc à explorer. Nous avons tâché d’analyser plus précisément ce moment historique non seulement comme une saison déterminante de l’humanisme curial, mais aussi et plus largement comme un motif significatif des processus socio-politiques et idéologiques qui permirent à l’humanisme de s’affirmer comme une culture des dominants, particulièrement au sommet de la hiérarchie ecclésiastique. L’un des principaux parti-pris méthodologiques de cette étude consiste dans le croisement de sources d’une nature aussi variée que possible, principalement constituées des écrits humanistes relatifs à la période (épistolaires, discours, chants poétiques, préfaces, écrits biographiques et opuscules théoriques, notamment) et des archives pontificales et conciliaires conservées pour les années 1404-1417 (lettres apostoliques, livres de compte, actes des conciles, cahiers notariés, etc.). Tel était à nos yeux le préalable nécessaire à la mise en place d’un dispositif d’enquête centré sur trois objectifs principaux : se dégager d’un emprise mémorielle consciemment produite par certains de ces lettrés, mesurer le poids réel du milieu humaniste dans l’institution curiale et son influence sur les mutations des pratiques administratives, et évaluer, enfin, les rapports entre l’activité privée de ces érudits, liée aux studia humanitatis, et leur activité publique au service du pouvoir pontifical en crise. Comprendre, au fond, les rapports entre l’émergence de cette culture et le monde dans lequel elle s’est déployée.

2 Le propos est organisé en trois parties accompagnées d’une série d’annexes complémentaires (tableaux prosopographiques, typologies des corpus rhétoriques et diplomatiques, éditions de documents d’archives et de pièces littéraires inédites). Y sont successivement étudiées la constitution d’un milieu savant, son insertion dans l’histoire et le fonctionnement de la curie au cours des pontificats d’Innocent VII, Grégoire XII, Alexandre V et Jean XXIII ainsi que durant les conciles de Pise et de Constance, et la composition d’un modèle rhétorique complet mis au service de la propagande pontificale.

3 La première partie, intitulée « Portrait d’un groupe en mouvement », expose une réflexion d’ensemble sur la caractérisation du milieu humaniste en curie, en cherchant à dégager ses dynamiques et son homogénéité. La perspective est celle de l’émergence à plus grande échelle d’un mouvement culturel identitairement cohérent et appelé à largement se propager parmi les élites européennes : autrement dit, la promotion d’un

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habitus culturel qui devint une mode aristocratique puissamment attractive. Le premier chapitre est consacré au dénombrement et à la description du groupe d’individus concerné. Nous y posons les cadres de la recherche, en définissant tout particulièrement les critères d’une identification sous l’étiquette « humaniste » et les diverses pratiques savantes et sociales qui s’y rattachent. Nous concentrons d’abord notre attention sur les signes distinctifs d’une production érudite (genres littéraires, tics stylistiques, phraséologie), permettant d’établir une première liste d’auteurs. À cette première approche est ajoutée une exploration plus ample des types d’activité et des formes de sociabilité au cœur desquelles une telle création savante s’est inscrite et a pu prospérer. Il nous a semblé crucial en effet de faire ressortir différents degrés d’autorité et d’influence entre les auteurs et, surtout, de mettre au jour des pratiques de patronage, de transmission, de recherche ou encore de sympathie nécessaires au développement et à la propagation de la culture humaniste. L’examen d’un ensemble documentaire élargi (correspondances, dédicaces, oraisons funèbres, carmina et sources narratives) permet de cette manière de dégager une « constellation savante » de soixante-quatre personnes se déployant à partir d’un noyau de onze écrivains au poids prépondérant. Ce schéma d’ensemble est complété par une typologie présentant les principaux profils des membres de cette constellation, à travers l’évocation de quelques parcours individuels, de « la vieille-garde pétrarquiste » aux « jeunes loups », en passant par les « seconds couteaux », « l’élite bibliophile » ou encore les « admirateurs de l’ombre ».

4 Le second chapitre dresse le constat que la curie de la fin du Grand Schisme a constitué un lieu fondamental de fabrication d’une identité partagée pour l’humanisme, en particulier à l’échelle de l’Italie centroseptentrionale, un constat qui va à l’encontre d’une historiographie souvent campaniliste. Par l’interpénétration des appartenances régionales et par l’interconnection de réseaux lettrés antérieurs (tels les cercles de disciples), la curie a joué le rôle de centre de ralliement et de point de fixation des dynamiques relationnelles : plusieurs graphiques illustrent ainsi les différentes superpositions engendrées par la venue de lettrés aux horizons différents. De plus, par la venue d’ambassades, les déplacements parfois contraints des pontifes et le maintien de la part de ces lettrés de leurs liens avec leurs espaces d’origine, le monde curial fonctionna aussi comme une interface mettant en relation plusieurs foyers majeurs de l’humanisme. Ce fut là un phénomène déterminant pour le développement d’un espace de dialogue et d’échange commun. Dans un deuxième temps de la réflexion, nous montrons qu’en même temps que ce brassage réticulaire était opéré, des repères identitaires communs commencèrent d’être constitués. Il s’agit d’abord de modes de désignation de soi, à travers l’emploi d’expressions figées comme l’emblématique studia humanitatis. Mais ce sont aussi des signes de l’existence d’une conscience de groupe, par l’affirmation d’un « nous » mutuellement reconnu : dans ce domaine, les trois chants attestant et relatant la tenue d’un concours poétique à la fin de l’été 1406 entre plusieurs des protagonistes de ce milieu, se désignant réciproquement et se renvoyant leurs éloges, marquent à nos yeux un jalon remarquable. Notre intérêt s’est de surcroît porté vers un certain nombre de manuscrits contenant des assemblages de textes relevant du « mélange humaniste » et constitués dans le cadre de la curie de la fin du Grand Schisme. Du carnet de bord à la compilation sérielle, ils sont le support d’un processus de longue portée qui consiste dans la standardisation d’un répertoire savant, à travers la fixation et la mise en circulation de modèles communs.

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5 Le troisième chapitre aborde la question de l’édification et de l’influence d’un « mythe des origines » créé a posteriori de notre période par quelques-uns de ces lettrés, qui ont eux-mêmes mis en scène sous un jour triomphant les débuts de leurs carrières. Nous mettons d’abord en lumière les voies par lesquelles l’humanisme s’est doté d’un puissant imaginaire de soi qui a contribué à déterminer sa représentation en mouvement scandé de figures héroïques. Ce phénomène doit être compris dans le contexte de l’émergence d’une écriture de l’histoire fondée sur l’idée du retour d’un âge d’or et appuyée sur des outils narratifs de nature autobiographique, tels que les recueils épistolaires d’auteur. L’édification de ce récit idéal établit comme un écran mémoriel entre l’historien et son objet, écran qui est à l’origine de « cadres imposés » dans la représentation des débuts de l’humanisme curial : il s’agit en particulier du poids démesuré accordé aux Florentins dans son émergence et de l’exaltation d’un temps de conquête, sorte de premier tremplin vers la gloire de ceux qui devinrent des autorités intellectuelles dans l’Italie des années 1430-1440. Un tel constat nous conduit à réévaluer, dans un second temps, un certain nombre de présupposés nés de cette élaboration mythique, à commencer par la valeur paradigmatique généralement accordée à la figure de Bruni, dont l’ascension sociale et les intérêts idéologiques sont en réalité fort loin de représenter l’ensemble de ses pairs. Plus encore, nous avons cherché à montrer qu’à l’époque où nous l’étudions l’humanisme est, plutôt qu’une culture triomphante, une avant-garde ; autrement dit, un mouvement encore non- académique et minoritaire, mais dont la production s’est a posteriori largement diffusée et dont certains membres sont devenus par la suite des figures consensuelles.

6 La deuxième partie, constituée des quatrième et cinquième chapitres, est intitulée « Faire carrière en temps de crise. L’humaniste en homme d’appareil ». Elle est consacrée à l’étude des articulations entre les trajectoires individuelles des humanistes au sein de l’administration pontificale et les évolutions politiques et institutionnelles de la papauté réinstallée en Italie, au cours d’un temps de profonde instabilité. Le quatrième chapitre met d’abord en valeur quelques grands motifs de leur expérience politique et de leur apprentissage de la pratique institutionnelle dans un contexte de crise intense. Nous y soulignons un premier aspect essentiel, qui est que le regroupement de ces lettrés à la curie ne fut le fruit ni d’une politique culturelle de longue haleine de la papauté ni d’un irrésistible pouvoir d’attraction de l’Urbs sur des érudits assoiffés d’Antiquité, mais plutôt l’effet d’un concours de circonstances appuyé par les efforts de quelques grandes personnalités, Pierre de Candie et Cosma Migliorati au premier chef. Pour ceux qui n’étaient pas romains, la venue à la curie ne fut en outre qu’un choix par défaut, parce que les perspectives d’emploi et de carrière dans leurs régions d’origine n’étaient pas satisfaisantes ou que les recompositions politiques italiennes les avaient contraints à reconquérir leur positions perdues. L’engagement des humanistes dans la crise pisane constitue le second moment de cette réflexion. Loin d’être de simples observateurs, ces derniers furent en effet partie prenante de la révolte, de l’éclatement du scandale à l’élection d’Alexandre V. L eur condition de curialistes fit d’eux des témoins et des porte-paroles clés, ce que quelques-uns surent avec clairvoyance mettre à profit. De façon logique, le troisième et dernier moment est consacré au temps du Concile de Constance, plus précisément à l’implication des humanistes dans le déroulement du processus d’union et à l’impact de ce moment complexe d’éloignement sur le développement de l’humanisme curial. Nous mettons ainsi en lumière les étapes principales d’une rupture générale, de la fuite de Jean XXIII à l’élection de Martin V, qui vit certains de ces lettrés faire preuve d’un opportunisme à

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tout crin. Une œuvre tout à fait méconnue est présentée, le Libellus penarum, rédigé par Benedetto da Piglio lors de son séjour en prison à Neuchâtel, au moment où se déroulait le concile. Ce « journal carcéral » constitue un extraordinaire exemple d’écriture autobiographique, à la valeur littéraire et anthropologique duquel s’ajoute l’intérêt d’une expérience individuelle directement liée aux événements du schisme.

7 Le cinquième chapitre porte plus spécifiquement sur l’analyse des carrières administratives et cléricales des humanistes, à partir du dépouillement complet des archives pontificales et conciliaires pour la période. L’étude de leurs activités et statuts auprès du pouvoir pontifical nous a fourni un premier point d’ancrage. Après avoir exposé les principes méthodologiques de l’enquête prosopographique ainsi mise en place, nous nous efforçons d’apprécier le contenu et l’évolution des trajectoires individuelles, mais aussi d’évaluer dans une perspective d’ensemble le poids de leur activité dans l’administration pontificale. Nous décrivons un ensemble massivement orienté vers les postes structurels de la production diplomatique et de la gestion financière, jouant d’une très forte porosité entre Chambre et Chancellerie, et qui dispose en outre de voies d’accès privilégiées à des fonctions directoriales et auprès du consistoire. Une minorité agissante en somme, solidement installée dans les hauts rangs de la bureaucratie papale. Ce cadre général étant posé, nous mettons en lumière une orientation spécifique de l’investissement institutionnel des humanistes à la curie, qui constitue un phénomène particulièrement signifiant pour le développement d’une forme de sectorisation professionnelle propre aux figures majeures de ce mouvement culturel. Il consiste dans l’emprise relative qu’exercent un nombre limité mais très actif de ces lettrés sur la production de la correspondance politique et administrative de la papauté. Le rouage central de cette emprise est de manière manifeste leur mainmise progressive sur l’office de secrétaire pontifical, alors en cours de définition. Nous nous intéressons, dans un deuxième temps, à un enjeu central des carrières en curie, à savoir l’accès au « gouvernement par la grâce ». Un premier phénomène en est immédiatement ressorti, particulièrement mésestimé dans la manière habituelle d’appréhender les carrières des humanistes, à savoir leur participation massive au marché bénéficial, qui fut pour la plupart l’occasion de mettre la main sur de lucratives prébendes et pour certains le début d’une plus haute carrière cléricale. Le triple statut potentiel de familier, d’officier et de procureur permit en effet à une large fraction de ces individus de cumuler des provisions de bénéfices en leur propre faveur, mais elle fut aussi le moyen de cultiver un clientélisme masqué, grâce à la pratique de la resignatio in favorem tertii. Dans un dernier moment, la question de la constitution possible de fortunes personnelles est abordée : l’élément crucial à nos yeux est que, si les émoluments liés à un office permettent en principe de s’assurer un confortable revenu régulier, c’est la possibilité de multiplier les rémunérations, en particulier par le cumul des bénéfices, qui rendait la carrière en curie particulièrement attractive. Quelques humanistes surent habilement tirer parti de telles opportunités pour étendre leur patrimoine et asseoir localement leur position économique. Les stratégies immobilières menées par Antonio Loschi dans sa ville d’origine en parallèle de sa carrière comme secrétaire pontifical en sont un saisissant exemple : nous présentons à cette occasion le contenu d’une documentation fort peu étudiée, à savoir les divers actes notariés et diplomatiques contenus au sein de l’Archivio Loschi à Vicence.

8 La troisième et dernière partie de la thèse, intitulée « Les orateurs de Saint-Pierre », porte l’attention sur les paramètres de définition d’un système réthorique complet et distinctif ainsi que sur ses usages et effets dans le cadre de la fin du Grand Schisme. Elle

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vise à éclairer le rôle joué par cette dimension spécifique dans l’élaboration à long terme d’une coopération féconde entre culture humaniste et pouvoir pontifical romain. Le sixième chapitre met l’accent sur l’« obsession de l’ethos » qui caractérise avant toute chose la rhétorique humaniste. Nous y rappellons que cet aspect essentiel est fondé sur la réactivation du paradigme de l’orator cicéronien, dont l’enjeu pour nos lettrés est la promotion d’un « métier intellectuel » conjuguant culture savante, exercice de l’éloquence et engagement politique. L’adaptation du paradigme s’est traduite par l’investissement symbolique de plusieurs stéréotypes éthiques appropriés à l’espace curial, dont trois sont particulièrement prégnants. La valorisation du secrétaire apostolique en éminence grise d’abord, un phénomène qui entre en résonance avec les processus institutionnels décrits dans le chapitre précédent. L’exaltation du « docteur de l’Église » abreuvé aux studia humanitatis ensuite, qui va de la relecture de la figure de saint Jérôme à l’héroïsation du cardinal Francesco Zabarella aux lendemains de son décès. L’éloge du prélat comme un « autre Mécène » enfin, dont un ensemble de suppliques poétiques inédites de Francesco da Fiano fournissent une spectaculaire illustration.

9 Le chapitre suivant cherche à déterminer les caractéristiques et les applications d’une prose oratoire latine dite « classicisante », grâce à laquelle les rhéteurs humanistes ont cherché à se distinguer dans le paysage rhétorique de leur temps. Nous nous appliquons d’abord à définir les particularités de ce modèle rhétorique, à partir de la production personnelle de ces lettrés. La perspective est dans un premier temps théorique, à travers une réflexion sur la spécificité herméneutique de la « redécouverte de l’antiquité », puis elle se tourne vers la question de la pratique. L’étude des discours composés dans l’espace curial permet en effet de dégager les particularités stylistiques mais aussi argumentatives de ce système de persuasion en voie de formalisation : les procédés de mise en abyme du discours et le recours à l’argument d’autorité fondé sur l’aetas priscorum sont quelques-uns des traits saillants qui ont été relevés. Notre attention se porte ensuite sur les possibles adaptations de modèle au sein de la rigide diplomatique papale. À partir d’un dispositif d’enquête fondé sur l’étude des mentions hors teneur, un corpus de bulles attribuées à des secrétaires humanistes a été dégagé. L’analyse de ce corpus montre avant toute chose que ceux-ci pratiquent alors massivement le stylus curiae, modèle prestigieux d’ars dictaminis, et que par conséquent l’essor de la rhétorique « classicisante » a d’abord créé un important écart entre leur écriture privée et leur écriture publique. Cependant, quelques cas exceptionnels, qui sont le fruit d’expérimentations menées par Leonardo Bruni et Pier Paolo Vergerio, montrent que des espaces d’infiltration et de syncrétisme furent dès cette époque ébauchés, donnant lieu à d’étonnants hybrides stylistiques.

10 Le huitième chapitre porte, enfin, sur la contribution idéologique des humanistes aux débats concernant les moyens de rénover l’institution ecclésiale. Située au cœur des réflexions historiographiques en cours touchant aux rapports complexes entre humanisme et Église, l’analyse dégage deux dimensions complémentaires de la participation de ce courant culturel à une vaste réflexion collective sur la réforme et le redressement d’un pouvoir miné par la crise. Nous nous intéressons dans un premier temps à la façon dont les humanistes ont su investir avec leurs propres modèles conceptuels l’impératif de moralisation et de pacification unanimement proclamé. Au- delà des motifs les plus traditionnels de dénonciation de la corruption ecclésiastique, on distingue en effet des orientations qui traduisent une appréhension spécifique des problèmes posés. L’apologie d’une éthique de la parole transparente et efficace en est

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un premier paramètre, qui éclaire notamment la pénétration par la rhétorique humaniste de la sphère de la prédication. La valorisation mémorielle de l’antiquité chrétienne et l’adaptation du thème de la congregatio fidelium, qui fut au centre de l’essor des théories conciliaires, en Respublica christianorum, nous sont de même apparus comme des aspects significatifs de la constitution d’un amalgame idéologique fécond, qui détermina la « voix » distincte de l’humanisme dans le concert fourni des appels à la réforme. Nous mettons au jour, dans un second temps, la façon dont l’idée de renaissance, à la lumière de l’aetas majorum, fut appliquée par ces mêmes lettrés au contexte pontifical et y trouva des voies de cristallisation conceptuelle particulièrement fertiles. Un rêve de puissance fut en effet développé, qui faisait des grands hommes de l’Antiquité des « aiguillons de vertu » dont les prélats furent invités à suivre l’exemple ; une idéologie de la monumentalisation de la gloire constitua le support de cet appel à la grandeur, dont un cardinal romain tel que Pietro Stefaneschi fut le bénéficiaire. Mais c’est autour des rapports entre Rome et la curie papale que l’apport de l’humanisme produisit les plus remarquables contributions : à travers l’étude de lettres et de discours parfois très méconnus, relatifs tant aux ruines de l’Antiquité qu’à l’ébauche d’une politique culturelle pontificale, nous montrons qu’en érigeant le Saint-Siège en capitale de la Latinitas, l’humanisme sut se constituer en programme idéologique officiel, célébrant de concert une ville, une langue et un pouvoir, aux mêmes destins radieux.

INDEX

Mots-clés : humanisme, Grand Schisme Keywords : humanism, Great Schism nomsmotscles Alexandre V, Antonio Loschi, Benedetto da Piglio, Cencio dei Rustici, Cosma Migliorati, Francesco da Fiano, Francesco Zabarella, Gasparino Barzizza, Grégoire XII, Innocent VII, Jean XXIII, Jérôme (saint), Leonardo Bruni, Martin V, Pier Paolo Vergerio l’Ancien, Pierre de Candie, Pietro Stefaneschi, Poggio Bracciolini Thèmes : Libellus penarum Parole chiave : umanismo, Grande Scisma

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Anne Rochebouet, « D’une pel toute entiere sans nulle cousture ». La cinquième mise en prose du Roman de Troie. Édition critique et commentaire thèse de doctorat présentée sous la direction de M. Gilles Roussineau, soutenue le 28 novembre 2009 à l’université de Paris Sorbonne

Anne Rochebouet

RÉFÉRENCE

Anne Rochebouet, « D’une pel toute entiere sans nulle cousture ». La cinquième mise en prose du Roman de Troie. Édition critique et commentaire, thèse de doctorat présentée sous la direction de M. Gilles Roussineau, soutenue le 28 novembre 2009 à l’université de Paris Sorbonne

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Madame et Messieurs Claude Roussel (professeur à l’université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand), Gilles Roussineau (professeur à l’université Paris Sorbonne), Richard Trachsler (professeur à l’université de Goettingen) et Françoise Vielliard (professeur à l’École nationale des Chartes). Mention très honorable avec les félicitations du jury.

1 L’histoire de la guerre de Troie, considérée au Moyen Âge comme une réalité historique, a inspiré de nombreuses œuvres médiévales, tant historiques que littéraires, dont la plus connue est sans doute le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, composé par un clerc de la cour d’Henri II Plantagenêt dans le troisième quart du XIIe

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siècle. Ce poème, au succès considérable, a été à son tour adapté : il a notamment été mis en prose à cinq reprises dès la seconde moitié du XIIIe siècle.

2 Ces textes, largement diffusés comme le prouve le nombre de manuscrits conservés (39 au total), n’ont cependant été que relativement peu étudiés. Prose 5, la dernière prose à avoir été composée comme à avoir été identifiée par la critique moderne, se distingue des quatre précédentes par deux points. Elle a été diffusée au sein d’un ensemble plus vaste puisqu’elle constitue la section consacrée à la guerre de Troie dans les deuxième et troisième rédactions de l’Histoire ancienne jusqu’à César, première compilation historique en prose française composée au tout début du XIIIe siècle. Son mode de composition la met également à part : il s’agit en effet d’une compilation, qui utilise deux des mises en prose antérieures, Prose 1 et Prose 3, tout en revenant, lorsqu’elle l’estime nécessaire, à leur hypotexte commun. Le compilateur a également en regard la traduction de Darès insérée dans la première rédaction de l’Histoire ancienne, et pratique enfin quelques ajouts, dont le plus important est l’insertion, au fil du récit, de la traduction de treize des Héroïdes d’Ovide.

3 Avant d’en présenter une édition critique, c’est en prenant ces deux caractéristiques comme angles de réflexion que nous avons étudié Prose 5, mise en prose d’une œuvre littéraire indépendante mais insérée dans un ouvrage historique plus vaste, dérimation mais aussi compilation, afin de mieux la situer dans la production troyenne en ancien et en moyen français comme d’éclairer les pratiques d’écriture de son rédacteur.

Première partie. La tradition manuscrite de Prose 5 : composition, réception et diffusion

4 Le nom donné aujourd’hui à notre texte met l’accent sur sa filiation avec le poème et le fait apparaître de prime abord comme un ensemble textuel autonome. Or, cela ne va pas de soi, et cette dénomination désormais consacrée ne doit pas faire oublier que Prose 5 constitue aussi et avant tout une section d’un ouvrage plus vaste : elle forme, sauf dans deux manuscrits tardifs, la section troyenne des deux dernières rédactions de l’Histoire ancienne jusqu’à César. Afin d’étudier sa composition et sa réception, il est donc nécessaire de s’arrêter d’abord sur le texte dans lequel elle est presque systématiquement incluse et en fonction duquel elle est en partie modelée (chapitre 1). Première compilation historique rédigée en prose française entre 1208 et 1230 pour Roger IV, châtelain de Lille (1208-1229/30), elle aurait été conçue, selon les derniers travaux qui lui ont été consacrés, comme une histoire universelle. En témoignent les aires géographiques balayées comme les événements qu’elle se propose, à l’orée du texte, de relater : le prologue prévoit en effet de poursuivre jusqu’à l’histoire de la Flandre contemporaine de son commanditaire. Mais si l’ensemble commence à la Création, il s’arrête, inachevé, au début de la conquête de la Gaule par Jules César, et formerait ainsi, par défaut, une compilation d’histoire antique profane contrairement aux vœux de son rédacteur. L’examen du prologue invite cependant, à notre sens, à repenser l’ensemble comme résultant d’un choix concerté : après la Genèse, ce sont essentiellement des sections d’histoire antique païenne qui sont annoncées, le retour aux Hébreux ne se faisant qu’à la naissance de Jésus Christ (v. 185 et sq). L’agencement de la compilation, pour les parties réalisées, serait donc bien celui qu’avait envisagé son rédacteur, conformément à ce qu’annonce le prologue. Que ces choix lui aient été imposés ou non par son commanditaire, ils ne consistent pas en un refus de l’Histoire

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Sainte dont la disparition, après la Genèse, est simplement due à l’arrêt brutal de la rédaction.

5 On en conserve, selon nos recherches, 73 manuscrits dont 9 fragmentaires. Le dernier a été copié au XVIe siècle, ce qui atteste le succès durable de l’œuvre. Peu de témoins présentent exactement la même compilation, commençant et finissant avec l’une ou l’autre section. Les différents ensembles ainsi constitués montrent la diversité de sa réception, où se dégagent deux grandes tendances : celle de l’amplification vers une histoire véritablement universelle et non plus seulement antique, et à l’inverse un recentrage autour d’un contenu exclusivement profane, dont nous voyons les premiers exemples en Italie à la fin du XIIIe siècle ou au tout début du XIVe siècle. Ces deux évolutions sont également illustrées par les deux rédactions ultérieures, qui présentent par ailleurs une modification commune : l’insertion, à la place de la traduction de l’ Excidium Troiae de Darès, de la cinquième mise en prose du Roman de Troie.

6 La deuxième rédaction est nettement plus profane que la précédente (suppression de la Genèse et des histoires de Judith et d’Esther) ; seul un des dix manuscrits conservés contient de plus l’histoire d’Alexandre. L’étude de la composition de la compilation dans les différents manuscrits permet de les diviser en deux groupes dont la caractéristique est, entre autres, la présence ou non d’une rubrique liminaire à la section troyenne expliquant qu’elle aurait été offerte à « Charles le Quint » par un roi d’Espagne.

7 S’il paraît fragile d’essayer d’identifier l’exemplaire, peut-être imaginaire, cité par cette rubrique avec le plus ancien manuscrit conservé (London, Bristish Library, Royal 20.D.I), on peut affirmer que cette compilation a été mise au point sans doute à la cour des Angevins de Naples dans le second quart du XIVe siècle, mais qu’elle n’a ensuite été copiée qu’à partir du tournant des XIVe et XVe siècles à Paris, puis en France. Il est impossible de déterminer si Prose 5 aurait été rédigée pour être insérée dans la nouvelle compilation ou si elle a été élaborée comme un texte autonome.

8 Cinq manuscrits de la première rédaction empruntent par ailleurs le début de Prose 5 jusqu’à la présentation des fils de Priam, avant de revenir à la traduction de Darès. Quatre d’entre eux (le dernier étant actuellement impossible à localiser) sont des manuscrits parisiens de l’extrême fin du XIVe siècle, et attestent la diffusion de la compilation dans les milieux aristocratiques parisiens proches du roi à cette époque.

9 La troisième rédaction est de son côté contenue dans trois manuscrits du xve siècle (dont l’un n’est constitué que de onze feuillets ornés chacun d’une miniature). Il s’agit cette fois-ci d’une véritable histoire du salut qui débute avec la Création et comporte de nombreux ajouts concernant l’histoire des Hébreux. Ces développements (ainsi que quelques autres à sujet profane et le prologue), comme nous le montrons, proviennent de la Chronique de Baudouin d’Avesnes, autre compilation historique du XVe siècle, encore inédite pour sa partie antique, qui aurait été composée pour le seigneur de Beaumont du même nom vers 1278-1281. Les deux manuscrits complets ne constituent que le premier volume d’un ensemble plus vaste, d’après leur explicit. La visée universelle et édifiante de cette compilation a des conséquences sur le texte de l’ensemble (présence des moralisations, transcrites en prose, de la première rédaction), et modèle également Prose 5.

10 Avant d’étudier la version particulière contenue dans ces manuscrits, il convient de déterminer si la tradition manuscrite du texte de Prose 5 suit celle de l’ensemble dans

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lequel elle est insérée. Afin d’étayer cette étude ainsi que les analyses du chapitre 1, nous avons fourni, dans un second chapitre, une description détaillée des différents manuscrits contenant Prose 5 en complétant les études qui y avaient déjà été consacrées.

11 Tous les manuscrits font ainsi suivre Prose 5 du Roman de Landomata, un court récit relatant le retour du héros éponyme, fils d’Hector et d’Andromaque, et sa conquête de l’Asie. Un seul d’entre eux, London, Bristish Library, Royal 20 D I, est du XIVe siècle (vers 1335-40 selon des études iconographiques), les autres s’échelonnant des toutes premières années du XVe siècle au tout début du XVIe siècle. Presque tous sont illustrés, souvent richement. Nous ne nous sommes pas ici arrêtée de façon détaillée sur l’iconographie, qui a déjà fait l’objet d’études spécifiques. Les cinq manuscrits de la première rédaction de l’Histoire ancienne qui empruntent le début de Prose 5 sont également décrits.

12 Le chapitre 3 présente l’étude de la filiation des différents manuscrits entre eux. L’analyse de la mise en page, des cycles iconographiques et des rubriques permet d’établir de premiers rapprochements, que l’examen du texte vient ensuite préciser. Pour ce faire, cinq extraits, répartis tout au long du roman, ont servi de support à une comparaison des treize manuscrits complets de Prose 5 ainsi que du texte des deux témoins qu’il a été possible de consulter de la première rédaction utilisant le début de Prose 5. Le stemma proposé en conclusion a guidé le choix du manuscrit de base et des manuscrits de contrôle dans notre édition. La place du manuscrit London, Bristish Library, Royal 20 D I (R), considéré par la critique depuis François Avril comme l’archétype de Prose 5, ne semble pas confirmée par ces analyses, et quelques questions (comme les corrections apparaissant dans P1 et R) restent irrésolues. R présente cependant le texte le plus proche de l’original. Les manuscrits London, Bristish Library, Stowe 54 (S) et Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 301 (P1), considérés jusqu’ici comme des copies directes de R, tant pour l’iconographie que pour le texte, n’ont pas eu ce manuscrit comme modèle textuel, même s’ils en sont proches. Enfin, le manuscrit Chantilly, Musée Condé, 727 (C), le premier à porter la rubrique mentionnant Charles V et un roi d’Espagne, est proche du manuscrit qui serait la source de tous les manuscrits postérieurs. Ces trois témoins ont donc été choisis pour contrôler le manuscrit de base.

13 Dans un dernier chapitre, nous avons étudié les modifications que présente le texte de Prose 5 inséré dans la troisième rédaction de l’Histoire ancienne. Certaines s’expliquent par son appartenance à une compilation historique plus vaste que la seconde rédaction, et qui vise nettement à l’édification du lecteur. Cependant, on observe également des variations importantes qui ne s’expliquent pas ainsi : le récit des délibérations précédant le départ de Pâris en Grèce présente un retour à la traduction de Darès, et les portraits des Troyens avant le début des hostilités sont supprimés tandis que ceux des Grecs sont refondus. On a affaire ici à un remaniement postérieur, élaboré en réponse au nouveau projet qui anime la troisième rédaction, celui d’écrire une histoire universelle édifiante. Enfin, on relève également des différences de détail avec la version des manuscrits de la seconde rédaction qui sont en fait des traces d’un état antérieur indéniable du texte de Prose 5. La troisième rédaction présente donc une version à part entière de Prose 5. Les passages variants, trop peu nombreux pour rendre leur insertion dans l’apparat critique de la présente édition intéressante, ont été édités à la suite de notre première partie.

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14 Nous avons enfin fourni un ensemble de pièces complémentaires qui fondent et étendent nos analyses : relevé actualisé et complété des manuscrits de la première rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César et description de l’agencement de la compilation à partir de son plus ancien et meilleur témoin (Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 20 125) ; relevé actualisé et complété des manuscrits de la Chronique de Baudouin d’Avesnes et transcription de la section Troie, texte inédit, à partir du ms. Cambrai, Bibliothèque municipale, 683 ; édition des passages variants qui font la spécificité de la nouvelle version de Prose 5 insérée dans la troisième rédaction de l’ Histoire ancienne.

Deuxième partie. Compilation, réécriture et création

15 Si Prose 5 a avant tout circulé comme la section troyenne d’une compilation historique plus vaste, elle n’en reste pas moins l’adaptation d’une œuvre autonome, le Roman de Troie, qu’il faut étudier en tant que telle.

16 Elle occupe une place particulière parmi les cinq mises en prose connues du poème. Deux de ces proses n’ont pas eu d’écho en dehors du lieu de leur rédaction : Prose 4 et Prose 2. Les trois autres mises en prose ont à l’inverse des liens évidents entre elles : toutes sont suivies du Roman de Landomata, présentent des liens avec les Héroïdes d’Ovide et ont circulé en Italie. Seule Prose 5 cependant est une compilation, qui utilise justement les deux autres proses (Prose 1, écrite en Morée ( ?) au XIIIe siècle, et Prose 3, composée en Italie centrale ( ?), conservée en entier dans un manuscrit du XVe siècle ainsi que dans six fragments du XIIIe siècle). Ces deux dernières étant inédites, nous avons analysé dans un premier chapitre leur tradition manuscrite, en proposant notamment un stemma codicum pour Prose 1, afin de fonder nos comparaisons ultérieures sur des bases solides et représentatives. Nous avons ainsi établi, pour la première prose, qu’il fallait se tourner vers le ms. Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1612, complété du fr. 1627, l’édition inachevée existante présentant de son côté un texte composite. Nous avons également essayé de déterminer, dans la mesure du possible, de quelle famille du poème ces trois proses sont issues.

17 Le deuxième chapitre étudie la pratique de la compilation du rédacteur de Prose 5. À partir d’une comparaison entre les trois mises en prose, le poème et la traduction de Darès insérée dans la première rédaction de l’Histoire ancienne, nous avons établi que le cinquième prosateur utilise de préférence Prose 3, plus romanesque et moins sèche que Prose 1, quand celle-ci ne s’éloigne pas trop de la trame originelle du poème ; le cas échéant, il se tourne vers Prose 1. Lorsque cette dernière est par trop concise, le compilateur en revient au poème et se fait prosateur. Enfin, la traduction de Darès lui sert d’autre étalon au récit troyen, en parallèle avec Benoît.

18 C’est ensuite le travail littéraire minutieux du remanieur que nous avons cherché à éclairer et à exposer : si son statut de compilation n’affleure pas à la lecture et que le texte, se présentant comme d’une pel toute entiere sans nulle cousture, se lit comme un ensemble homogène et cohérent, il résulte pourtant de choix constants et conscients, opérés en fonction d’un horizon d’attente factuel mais aussi d’un projet d’écriture propre. À l’aide d’une typologie des différentes pratiques d’écriture et de réécriture du compilateur, nous avons essayé de dégager la poétique de la compilation qui informe l’ensemble du texte. Deux modalités se distinguent ainsi dans le traitement de la

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matière, selon que le compilateur marque le statut isolé qu’il veut donner à certains épisodes en les faisant apparaître comme des insertions ou au contraire qu’il assemble des passages dans la fluidité de la ligne narrative, pratique que nous proposons de nommer montage. Ce dernier mécanisme va du « collage » au raccord invisible ou très discret, tel une pel sans cousture, à la « combinaison » où le rédacteur se livre à un véritable travail de marqueterie. On observe enfin de rares « juxtapositions » successives d’un même épisode dans deux versions différentes, sans solution de continuité. La pratique, que l’on ne saurait attribuer à l’étourderie du compilateur et qui n’est par ailleurs pas inconnue de l’historiographie médiévale, nous semble à rapprocher d’une forme de critique des sources. De leur côté, les insertions peuvent présenter un statut narratif (analepses, prolepses) ou relever de la glose moralisatrice, du descriptif, ou encore du lyrisme avec la traduction des Héroïdes. Elles sont le plus souvent délimitées par des formules spécifiques, qui signalent leur caractère allogène. Narrateur aux interventions discrètes mais parfois volontaires, le rédacteur de Prose 5 se révèle et s’expose maître de sa matière.

19 Le troisième chapitre analyse le rapport entre les sources affichées et les sources effectives ainsi que les pratiques d’amplification qui caractérisent Prose 5 face aux autres proses, mais aussi face à des textes qui relèvent de l’écriture de l’histoire, comme la traduction latine de Guido delle Colonne. On y montre que si le rédacteur de Prose 5 a pour projet de se conformer à la vérité historique, il ne s’en trouve pas moins pour autant du côté de l’amplification romanesque, au service de laquelle il utilise les mêmes techniques que celles des grands massifs romanesques en prose qui apparaissent dès le XIIIe siècle.

20 Notre seconde partie se clôt sur des pièces complémentaires qui étayent nos analyses : relevés actualisés des manuscrits du Roman de Troie et de la première mise en prose dans ses deux versions ; rubriques des extraits utilisés pour l’analyse de la tradition de Prose 1 ; correspondance entre les paragraphes du ms. Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1612 et l’édition Constans-Faral ; liste des ajouts des proses 1, 3 et 5 à la trame du poème.

Troisième partie. Édition critique de Prose 5

21 Rappelons que l’édition suit comme manuscrit de base le ms. London, British Library, Royal 20 D I (R) contrôlé par les mss Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 301 (P1), London, British Library, Stowe 0054 (S) et Chantilly, Musée Condé, 727 (C).

22 Elle s’ouvre sur une analyse linguistique du manuscrit de base, R, fondée autant que possible sur des relevés exhaustifs (chapitre 1). Cette dernière vise à mieux appréhender la date d’écriture et l’origine régionale de ce manuscrit ainsi qu’à justifier les corrections qu’on a pu être amenée à faire dans l’édition et faciliter la lecture de cette dernière. La langue de R, de manière générale, n’a pas de coloration dialectale marquée (très peu d’italianismes, bien que ce manuscrit ait été écrit à Naples, quelques traits picards et de l’Ouest, mais ponctuels et isolés). Sa langue, qui présente de nombreux traits de la fin du XIIIe siècle, est visiblement conservatrice.

23 Un deuxième chapitre relève les principales caractéristiques des trois manuscrits de contrôle, ainsi que les changements linguistiques systématiques qu’ils apportent au manuscrit de base. Ces derniers, illustration du passage de l’ancien au moyen français,

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analysés ici, ont été de ce fait supprimés de l’apparat critique. Une pratique particulière au modèle des mss S et C a également retenu notre attention : celle du doublet synonymique ajouté lors de la copie, dont l’analyse montre qu’il sert à la fois de moyen d’appréhension d’un texte mal ou plus compris, mais aussi d’embellissement stylistique.

24 Enfin, un troisième chapitre détaille les principes d’édition suivis. Le relevé des variantes est exhaustif, mis à part les variantes graphiques, les erreurs évidentes et les changements systématiques relevés plus haut ; les variations sur les noms propres ont également été supprimées de l’apparat et renvoyées dans l’index correspondant. L’apparat vise ainsi à pouvoir servir de matériau à des études linguistiques sur le passage de l’ancien au moyen français.

25 L’édition est suivie de notes critiques, d’un glossaire et d’un index exhaustif des noms propres qui présente également les correspondances avec les personnages présents dans le Roman de Troie. Enfin, nous avons fourni en annexes une édition critique utilisant comme manuscrit de base R et comme mss de contrôle S et P1, du Roman de Landomata dont l’édition existait déjà, mais non à partir de notre manuscrit de base. Les transcriptions diplomatiques des passages ayant servi à l’établissement du stemma et servant de support à l’étude de la ponctuation et de la segmentation des mots dans le manuscrit de base figurent également en appendices.

INDEX

nomsmotscles Benoît de Sainte-Maure, Darès, Henri II Plantagenêt, Ovide, Roger IV Parole chiave : storiografia, prosa, Morea Mots-clés : historiographie, prose, Morée Keywords : historiography, prose, Morea Thèmes : Chronique de Baudouin d’Avesnes, Excidium Troiae, Héroïdes, Histoire ancienne jusqu’à César, Landomata, Roman de Troie

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Anne Salamon, Écrire les vies des Neuf Preux et des Neuf Preuses à la fin du Moyen Âge : étude et édition critique partielle du Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses de Sébastien Mamerot (Josué, Alexandre, Arthur ; les Neuf Preuses) thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Gilles Roussineau, soutenue le 26 novembre 2011 à l’université Paris-Sorbonne

Anne Salamon

RÉFÉRENCE

Anne Salamon, Écrire les vies des Neuf Preux et des Neuf Preuses à la fin du Moyen Âge : étude et édition critique partielle du Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses de Sébastien Mamerot (Josué, Alexandre, Arthur ; les Neuf Preuses), thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Gilles Roussineau, soutenue le 26 novembre 2011 à l’université Paris- Sorbonne.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Madame Jacqueline Cerquiglini-Toulet (professeur à l’université Paris- Sorbonne) et Messieurs Pierre Nobel (Professeur à l’université de Strasbourg), Claude Roussel (Professeur émérite à l’université de Clermont-Ferrand II) et Richard Trachsler (professeur à l’université de Göttingen).

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1 Si c’est une vérité universellement reconnue pour un homme de la fin du Moyen Âge comme William Caxton, éditeur de Le Morte Darthur, qu’il existe neuf hommes portant le nom de Preux et surpassant tous les autres par leur excellence, l’homme du XXIe siècle, à moins d’être un érudit ou un médiéviste, se trouverait bien en peine de pouvoir les nommer. Liste fixe de neuf personnages historiques ou pseudo-historiques, le motif des Neuf Preux se développe à travers toute l’Europe à partir du XIVe siècle. Ce thème, qui ne nous est plus familier que par la présence de certains de ces personnages sur nos cartes à jouer et par la faveur individuelle dont certains continuent à jouir, était pourtant l’un des plus en vogue à la fin du Moyen Âge. Depuis les travaux de Paul Meyer1, la critique s’accorde, dans le domaine francophone2, à dire que c’est à partir d’un passage des Vœux du paon de Jacques de Longuyon 3, roman qui s’inscrit dans le vaste ensemble que constitue la geste d’Alexandre le Grand, que s’est fixée et ensuite développée une liste canonique de héros qui est devenue l’un des sujets les plus fréquemment représentés dans les arts figuratifs entre le XIVe et le XVIe siècle. De là, le motif connaît en effet un essor remarquable ; tapisseries, sculptures, fresques et chambres peintes, émaux : les œuvres, réalisées sur de multiples supports, sont nombreuses et ornent demeures princières et édifices publics à travers la plupart des pays d’Europe occidentale, en France, mais aussi en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Espagne... La répartition harmonieuse des héros en trois groupes de trois favorise la mémorisation et permet une représentation aisée : la liste des Preux s’organise en effet traditionnellement en trois triades, la première, païenne (Hector, Alexandre, Jules César), la seconde, biblique (Josué, David, Judas Macchabée), et la dernière, chrétienne (Arthur, Charlemagne, Godefroy de Bouillon). Face à celle-ci s’est rapidement constituée une liste féminine de Preuses, qui, moins répandue et moins figée, a pu apparaître sous plusieurs formes.

2 Le thème des Neuf Preux et des Neuf Preuses est avant tout un motif artistique d’une grande importance, et c’est de ce point de vue que la critique l’a redécouvert au XIXe siècle4. Les études majeures sur les Neuf Preux menées jusqu’ici se sont essentiellement intéressées à la dimension iconographique du thème ou se sont efforcées de réaliser un inventaire de ses différentes manifestations5, parfois selon les aires géographiques6. Littérairement, les études ont accordé une large prédominance à la question de la genèse du motif, que soit interrogée la paternité de la liste des Preux, à attribuer ou non à Jacques de Longuyon, ou que soit explorée la filiation de ce motif avec d’autres thématiques proches mettant en œuvre une esthétique comparable de la liste et du nom propre, en particulier les thèmes du Vado mori7 ou de l’Ubi sunt8. Tania Van Hemelryck, faisant le point des recherches sur les Neuf Preux relève ainsi que « depuis la première pierre posée par Jean Renouvier en 1859 jusqu’à la récente contribution de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, l’édifice de l’érudition relative aux Neuf Preux peut s’enorgueillir d’une architecture flamboyante »9. Les éléments rassemblés par les chercheurs européens sont abondants. Cependant, il demeure un véritable angle mort de la critique : au XVe siècle, un mouvement observable uniquement dans le domaine français aboutit à la rédaction de trois compilations consacrées aux Neuf Preux, qui constituent les seules œuvres d’envergure qui leur soient exclusivement consacrées.

3 La première est le Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses, traditionnellement appelé L’Histoire des Neuf Preux et des Neuf Preues, de Sébastien Mamerot composée entre 1460 et 1468. La seconde, intitulée Le Triumphe des Neuf Preux, a été imprimée pour la première fois à Abbeville par Pierre Gérard en 1487 et réimprimée à Paris par Michel Le Noir en

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1507. La dernière est conservée dans un manuscrit du XVIIIe siècle, le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 12598, vraisemblablement la copie d’un original du XVe siècle.

4 Parmi ces trois textes, le Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses de Sébastien Mamerot occupe une place particulière. Si les noms des auteurs travaillant au service des seigneurs bourguignons de la fin du XVe siècle sont aujourd’hui bien connus, il n’en va pas de même de leurs homologues dans d’autres cercles. Sébastien Mamerot était au service de Louis de Laval, grand seigneur de la cour de France. Malgré une production abondante, il n’a fait l’objet que de peu d’études et est sorti de l’ombre grâce aux travaux récents de Frédéric Duval10, qui a en outre édité sa traduction française du Romuleon11, et à ceux de Thierry Delcourt et de Danielle Quéruel qui ont fourni une édition adaptée des Passages d’Outremer accompagnée d’un fac-similé du manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 559412. L’édition du Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses vient compléter la série des œuvres de Sébastien Mamerot13.

5 Le Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses n’a été que peu, voire jamais copié, le seul manuscrit conservé (Wien, Österreichische Nationalbibliothek, cod. 2577-2578) constituant un exemplaire proche de la copie d’auteur puisqu’il s’agit vraisemblablement de celui réalisé pour le commanditaire de l’œuvre. L’ampleur du texte et le relatif isolement auquel l’a conduit sa conservation à Vienne l’ont rendu peu accessible, ce qui explique l’absence d’édition critique antérieure. Le critique qui l’a redécouvert l’a dans le même temps renvoyé à son obscurité initiale et le texte, régulièrement cité, n’a été que très peu lu ou par fragments : Cette œuvre de Sébastien Mamerot n’offrirait rien de particulièrement intéressant si l’on n’y relevait la double addition de Du Guesclin et de Jeanne d’Arc à la liste traditionnelle des Neuf Preux et des Neuf Preuses14.

6 Si l’on considère que cet ajout, annoncé dans le prologue, a été en fait perdu ou correspond à un état premier du projet jamais réalisé (la rédaction de cette vaste compilation s’étale, d’après les indications même de l’auteur, de 1460 à 1468)15, il faudrait d’après le critique considérer que le seul intérêt de cette œuvre réside dans ce qui ne s’y trouve pas. Avec une telle présentation, il n’est pas étonnant que le texte de Sébastien Mamerot, long et conservé dans un seul exemplaire, à Vienne, n’ait que peu attiré l’attention des chercheurs et qu’il soit retombé dans l’oubli dans lequel il se trouvait jusqu’alors.

7 Cependant, outre le fait que, contrairement aux deux autres compilations, ses conditions de production et le contexte de sa création sont bien connus, il se trouve que cette compilation-ci est conservée dans un exemplaire particulièrement luxueux réservant une large place à l’iconographie. Même si le texte est demeuré dans une obscurité relative, le manuscrit dans lequel il est conservé a attiré l’attention des bibliophiles et, classé parmi les plus beaux livres de la bibliothèque de Vienne, il est apparu dans de nombreuses expositions dès le début du XXe siècle. L’intérêt artistique des deux volumes du Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses n’est plus à démontrer : en tant qu’exemplaire de luxe, le manuscrit dans sa matérialité a été considéré comme un précieux objet d’étude. Le cycle d’images n’a pourtant jamais été étudié en lui-même ni mis en rapport avec le texte.

8 En outre, même s’il n’est pas possible d’affirmer que le texte de Sébastien Mamerot est la plus ancienne des compilations sur les Preux, il constitue néanmoins le seul intégrant les Preuses, bien que Mamerot avoue dans son prologue avoir eu beaucoup de

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mal à regrouper des informations les concernant – alors que Le Traictié des Neuf Preux occupe le premier manuscrit et plus de deux cents feuillets du second, le petit Traictié des Neuf Preues n’en occupe que cinquante. Quand Sébastien Mamerot rédige l’ambitieuse compilation historique que constitue Le Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses, il reprend donc l’énumération canonique des Preux et choisit pour la liste des Preuses, non pas une liste organisée en triades mimétiques de sa contrepartie masculine, mais la version (à quelques variations près) plus répandue tirée de l’histoire et de la mythologie de l’Antiquité païenne : les Amazones Lampedo, Sinope, Hippolyte et Penthésilée sont accompagnées de Sémiramis, reine de Babylone, Déipylé et Argia, personnages de la geste thébaine, de Tamaris, adversaire de Cyrus, et enfin de Teuta, reine d’Illyrie adversaire des Romains. Le motif des Preuses, moins stable et de constitution plus récente, était en effet beaucoup plus répandu dans les arts figuratifs que dans la littérature, faisant du texte de Sébastien Mamerot un objet d’étude unique.

9 De toutes les œuvres de Sébastien Mamerot, ce texte est celui qui a visiblement été le moins diffusé. Pourtant il condense, en deux tomes, la substance de tous ses autres projets, antérieurs comme postérieurs, sans pourtant que les œuvres se copient entre elles. Le Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses se trouve ainsi au cœur d’un réseau de textes qui communiquent entre eux sur l’axe syntagmatique comme sur l’axe paradigmatique. Composé section après section d’un amalgame de textes indépendants réunis pour l’occasion, à la manière d’un recueil, le texte de Sébastien Mamerot rassemble des matières distinctes, mais partageant des affinités. Et il n’est pas rare que les textes ayant servi de source à son œuvre aient circulé ensemble dans quelques manuscrits. Chaque section consacrée à un personnage présente une version d’une histoire qui circule sous de nombreuses formes et de multiples variantes, convoquées dans l’esprit du lecteur par le nom du Preux. Pour éditer le texte du Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses il a donc fallu minutieusement remonter les fils menant à ses sources, pour ménager l’authenticité de la composition de Sébastien Mamerot, mais également prendre en compte son respect évident pour des modèles considérés comme des autorités : à travers son texte apparaît en filigrane un parcours au milieu de quelques monuments incontournables de la culture historique médiévale. Cette œuvre présente ainsi le paradoxe d’être la version unique de textes multiples, conservés dans de nombreux exemplaires, pour certains inédits, écrits dans des langues ou des états de langues divers, se réécrivant parfois déjà eux-mêmes les uns les autres, mais ramenés à l’unité d’un livre. Le Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses peut ainsi être ajouté aux marges de la tradition manuscrite de nombreux textes (Histoire ancienne jusqu’à César, Continuation Rothelin de l’Eracles, traduction française de l’Historia Karoli Magni et Rotholandi du Pseudo-Turpin, Historia regum Britanniae, etc.), méritant pleinement cette place au même titre que d’autres avatars tardifs ou traductions en langue vernaculaire.

10 La première partie de ce travail a été consacrée à l’édition du texte de Sébastien Mamerot. Elle s’attache d’abord à resituer ce texte dans son contexte de production : en effet, l’identité de chacun des personnages qui a participé à la conception de l’œuvre et du volume conservé est connue, du commanditaire aux enlumineurs en passant par les copistes. Dans le but de situer le texte par rapport aux autres compilations des Neuf Preux, nous avons réexaminé les données manuscrites relatives au titre de l’œuvre, afin de lui donner un titre cohérent avec ces données et qui permette d’éviter la confusion entre les trois textes des Preux.

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11 Les principes d’édition exposent les méthodes choisies pour éditer au mieux ce manuscrit unique en rendant compte de ces particularités. Ainsi, toutes les interventions de l’éditeur ont été mises en évidence afin de permettre au lecteur de les séparer des données du manuscrit : la résolution des abréviations est par exemple indiquée en italique, tandis que les corrections sont toutes signalées dans le corps du texte par un signe diacritique qui renvoie à l’apparat ou par des crochets quand elles consistent en des ajouts. La légèreté de l’apparat critique lié à ce manuscrit unique a permis d’ajouter en bas de page un apparat des sources, directement consultable, ce qui permet de suivre, au plus près du texte, le travail du compilateur. L’édition s’accompagne de notes critiques, d’un index exhaustif des noms propres de personnes et de lieux, outil indispensable face à cette vaste compilation d’histoire universelle, et d’un glossaire, dans lequel une série de codes permettent de distinguer les mots présentant des particularités sémantiques (premières attestations, mots absents des dictionnaires, latinismes etc.). Une analyse linguistique donne un panorama de l’état de langue du manuscrit. Elle permet en outre d’élucider et d’expliquer les formes particulières rencontrées à la lecture, mais également de dresser une liste des pratiques graphiques de l’auteur et d’étudier l’instauration de certaines normes. Afin de rendre au mieux compte du manuscrit de base, à l’analyse syntaxique est ajoutée une analyse du fonctionnement de la ponctuation dans le manuscrit et du rôle des signes utilisés.

12 Face à l’ampleur du texte (presque 540 feuillets), seules quatre sections ont été éditées : à l’édition du Traictié des Neuf Preuses, unique dans la littérature, a été adjointe l’édition des sections sur Josué, Alexandre et Arthur (212 feuillets). Ce choix a permis d’étudier un Preux de chaque triade et d’examiner différents procédés de composition de l’auteur (traduction depuis le latin, adaptation depuis des textes en ancien français et compilation).

13 La seconde partie de cette thèse est consacrée à une étude intitulée « Écrire les vies des Neuf Preux et des Neuf Preuses à la fin du XVe siècle ».

14 Les trois compilations sur les Preux, qui n’ont été que peu étudiées, aident pourtant à repenser le motif des Neuf Preux : l’utilisation de ce motif comme liste de noms en poésie ou son emploi comme excursus dans un roman plus vaste ne peuvent être mis sur le même plan que ces vastes textes s’attachant à retracer des biographies héroïques. En repartant, dans le premier chapitre, d’une étude générale et théorique sur la signification du motif, constitué d’une liste de personnages célèbres, ainsi que sur sa construction numérique, et d’un examen des données lexicales et morphologiques relatives au mot preux, nous avons ensuite retracé, dans un second chapitre, un historique du motif du vers à la prose.

15 En effet, les compilations des Neuf Preux apparaissent comme l’aboutissement d’un processus d’autonomisation de la liste des Preux depuis son apparition comme simple topos narratif dans les Vœux du paon. Autour de chaque personnage se figent des « biographèmes », éléments biographiques stéréotypés16. La nature de ces biographèmes est influencée par la constitution d’un ensemble orienté, formé de personnages éminents de l’Histoire, valorisés pour leur excellence guerrière. Entre écriture du particulier et du stéréotype, les petites vies « trouées » des Preux et des Preuses éclairent chacune une partie d’une entité qui les dépasse, la prouesse. Ces vies en miniature constituent des abrégés de savoir concernant chaque héros, qui se trouve au croisement d’un savoir historique et d’une tradition littéraire.

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16 Suite au succès des œuvres de Boccace et de la thématique des Hommes Illustres, naissent trois compilations, organisées sur le principe de la collection de biographies et exclusivement consacrées aux neuf héros, comme si le motif des Neuf Preux avait trouvé la forme littéraire la plus propice à son expression. Vastes compilations d’histoires bien connues, ces textes constituent des exemples du mouvement important au XVe siècle de compilations-traductions. Ils comportent en effet une biographie de plusieurs des figures de prédilection du Moyen Âge, et nous permettent d’avoir un certain regard sur les œuvres historiques, voire parfois romanesques, des siècles précédents et leur faveur au XVe siècle, nous fournissant un véritable guide des lectures préférées de l’époque. C’est dans cette perspective de réception que l’analyse de ces textes prend tout son sens. À l’intérieur de ces livres-bibliothèques, l’interférence des données romanesques et historiques conduit à s’interroger sur le statut de ces grandes figures à la frontière de la littérature, de l’histoire et de la légende que sont les Neuf Preux et les Neuf Preuses. Le troisième et le quatrième chapitre s’appliquent donc à identifier, d’abord pour le Traitié des Neuf Preux et des Neuf Preuses, puis pour le Triumphe des Neuf Preux et l’Istoire des neuf preux princes et seigneurs, le projet et le principe de composition de chaque œuvre. Cette étape est enrichie d’une étude des sources utilisées, pour voir comment elles se combinent et s’articulent entre elles et enfin quelle vision de chaque Preux est ainsi fournie par l’auteur.

17 Dans la mesure où le manuscrit de Vienne du Traité constitue un objet artistique d’une grande valeur et un exemple unique de l’illustration des vies des Neuf Preux, le dernier chapitre s’attache à étudier la mise en image de ces vies. Cet examen s’ouvre sur la description de toutes les enluminures présentes dans les manuscrits Wien, Österreichische Nationalbibliothek, cod. 2577 et 2578. Cette étude iconographique permet ainsi de s’interroger dans un premier temps sur les modalités d’une représentation des Preux, entre portrait et figure. La question du stéréotype conduit à étudier le fonctionnement mémoriel et la conception du temps exprimée à travers le motif des Neuf Preux. En outre, contrairement aux deux autres textes, celui de Sébastien Mamerot est jalonné de scènes peintes, qui comme le texte débordent du cadre des vies pour illustrer une histoire universelle. À travers les différentes biographies héroïques, on assiste à des tentatives, variées dans leur mise en œuvre, de fixation d’un contenu qui se veut canonique et représentatif d’une doxa autour de chaque personnage. L’étude des enluminures permet, en partie, d’évaluer le succès de ces essais, mais également de tenter de mesurer le poids de la mémoire iconographique que peut véhiculer l’évocation des Neuf Preux et son influence dans la transmission du savoir les concernant.

18 Donner à lire l’œuvre de Sébastien Mamerot est apparu comme un point d’approche privilégié permettant de questionner sous un angle différent le motif des Neuf Preux : la rédaction d’une telle œuvre à la fin du XVe siècle semble correspondre à un goût de la liste et une réflexion sur la gloire particuliers à l’époque ; cette réflexion est proche de celle qui peut s’exprimer dans l’Italie renaissante à travers la thématique des Hommes illustres17. La structure en biographies sérielles inscrit les compilations sur les Preux dans la lignée d’œuvres comme le De claris Mulieribus de Boccace ou son De Casibus virorum illustrium, dont la traduction par Laurent de Premierfait connaît une immense diffusion au XVe siècle, ou encore comme le Livre de la Cité des Dames de Christine de Pizan. Comme l’a montré Jacqueline Cerquiglini-Toulet18, cette « poétique de la liste » s’inscrit dans le cadre d’une analyse sur le nom et le renom à la fin du Moyen Âge. À

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l’aube de la Renaissance, le Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses se trouve au carrefour d’influences culturelles, littéraires et artistiques diverses : la volonté de mettre par écrit et de redonner chair à ces listes bien connues de noms en écrivant leurs vies incarne la sensibilité de l’époque aux liens entre renommée, écriture et mémoire.

NOTES

1. Paul Meyer, « Les Neuf Preux », Bulletin de la Société des Anciens Textes Français 9, 1883, p. 45-54. 2. Un débat existe dans la critique néerlandophone autour de la création du motif. À ce sujet, voir les travaux de Wim van Anrooij, et particulièrement Helden van Weleer. De Negen Besten in de Nederlanden (1300-1700), Amsterdam, Amsterdam University Press, 1997. Toutefois, même si le motif a connu une genèse plus précoce, il n’en demeure pas moins que c’est grâce à l’énorme succès que constitue le roman des Vœux du paon qu’il s’est répandu. 3. Voir R.L. Graeme Ritchie, The Buik of Alexander or the Buik of the Most Noble and Valiant Conquerour Alexander the Grit by John Barbour, Archdeacon of Aberdeen Edited, in Four Volumes, from the Unique Printed Copy in the Possession of the Earl of Dalhousie, with Introductions, Notes and Glossary, Together with the French Originals (Li Fuerres de Gadres and Les Voeux du paon) Collated with Numerous MSS, Edinbourgh, Londres, Blackwood for the Scottish Text Society, 1921-1929, 4. vol. , t. IV, p. 402-406, vers 7484-7579. Les vers consacrés aux Neuf Preux ont également été édités par Glynnis M. Cropp, « Les Vers sur les Neuf Preux », Romania 120, 2002, p. 449-482. 4. Cette exploration du motif est passée notamment par des études consacrées à la tapisserie (Jules Guiffrey, « Note sur une tapisserie représentant Godefroy de Bouillon et sur les représentations des Preux et des Preuses au xve siècle », Mémoires de la Société Nationale des Antiquaires de France, IVe série, XL, 1879, p. 97-110) et à la gravure (François Van der Straten- Ponthoz, Les Neuf Preux, gravure sur bois du commencement du XVe siècle. Fragments de l’Hôtel de Ville de Metz, Paris, 1864, ou encore Jules Renouvier, « Les origines de la gravure en France », Gazette des Beaux-Arts. Courrier européen de l’art et de la curiosité 2, 1859, p. 5-22). 5. Voir Robert L. Wyss, « Die Neun Helden. Eine ikonographische Studie », Zeitschrift für schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte 27, 1957, p. 73-106 ou encore Horst Schröder, Der Topos der Nine Worthies in Literatur und Kunst, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1971. 6. Pour les manifestations du motif dans les îles britanniques, voir Karl Josef Höltgen, « Die Nine Worthies », Anglia 77, 3, 1959, p. 279-309. 7. Gianni Mombello, « Les Complaintes des .IX. Malheureux et des .IX. Malheureuses. Variations sur le thème des Neuf Preux et du “Vado Mori” », Romania 87, 1966, p. 345-378. 8. Tania Van Hemelryck, « Où sont les “Neuf Preux” ? Variations sur un thème médiéval », Studi francesi 42-1, 1998, p. 1-8. 9. Ibid., p. 2. 10. Frédéric Duval, La Traduction du Romuleon par Sébastien Mamerot. Étude sur la diffusion de l’histoire romaine en langue vernaculaire à la fin du Moyen Âge, Genève, Droz, 2001. 11. Sébastien Mamerot, Le Romuleon en françois, Frédéric Duval (éd.), Genève, Droz, 2000. 12. Sébastien Mamerot, Une Chronique des croisades. Les Passages d’Outremer, Thierry Delcourt, Danielle Quéruel, Fabrice Masanès (éd.), Cologne, Taschen, 2009. 13. Ne sont plus inédites que ses Croniques martiniennes.

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14. Marcel Lecourt, « Notice sur l’Histoire des Neuf Preux et Neuf Preuses de Sébastien Mamerot », Romania 37, 1908, p. 529-537. 15. Richard Trachsler, « Le seigneur et le clerc. Sébastien Mamerot et la naissance du dixième Preux », Le Clerc au Moyen Âge, Senefiance 37, 1995, p. 539-553. 16. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Le Seuil, 1971, Préface, p. 13-14. 17. Maria Monica Donato, « Gli eroi romani tra storia ed exemplum. I primi cicli umanistici di Uomini Famosi », Memoria dell’antico nell’arte italiana II : I generi e i temi ritrovati, Salvatore Settis (éd.), Turin, Giulio Einaudi, 1985, p. 95-152. 18. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Fama et les Preux : nom et renom à la fin du Moyen Âge », Médiévales 24, printemps 1993, p. 35-44.

INDEX

Keywords : biography, lady worthies, nine worthies Thèmes : Continuation Rothelin de l’Eracles, Vœux du paon, De claris Mulieribus, Histoire ancienne jusqu’à César, Histoire des Neuf Preux et des Neuf Preues, Historia Karoli Magni et Rotholandi, Historia regum Britanniae, Passages d’Outremer, Livre de la Cité des Dames, Romuleon, Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses, Triumphe des Neuf Preux, Neuf Preuses, Alexandre, Argia, Arthur, César, Charlemagne, David, Déipylé, Godefroy de Bouillon, Hector, Jean Du Guesclin, Hippolyte, Josué, Judas Macchabée, Lampedo, Neuf Preux, Penthésilée, Sémiramis, Sinope, Tamaris, Teuta nomsmotscles Antoine Vérard, Boccace, Christine de Pizan, Jacques de Longuyon, Laurent de Premierfait, Louis de Laval, Michel Le Noir, Pierre Gérard, Pseudo-Turpin, Sébastien Mamerot Mots-clés : biographie, neuf preuses, neuf preux Parole chiave : biografia, nove eroine, nove prodi

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Laëtitia Tabard, « Bien assailly, bien deffendu ». Le Genre du débat dans la littérature française de la fin du Moyen- âge thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 10 mars 2012 à l'université Paris Sorbonne

Laëtitia Tabard

RÉFÉRENCE

Laëtitia Tabard, « Bien assailly, bien deffendu ». Le Genre du débat dans la littérature française de la fin du Moyen-âge, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 10 mars 2012 à l'université Paris Sorbonne

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs Dominique Boutet (professeur à l’université Paris IV-Sorbonne), Jacqueline Cerquiglini-Toulet (professeur à l’université Paris IV- Sorbonne), Sylvie Lefèvre (professeur à l’université de Columbia, New York), Gabriella Parussa (professeur à l’université de Paris III-Sorbonne Nouvelle), Jean-Jacques Vincensini (professeur à l’université de Tours).

1 « C’est beau debat que de deux bons : / Bien assailly, bien deffendu »1 : la formule de Charles d’Orléans dit l’admiration que suscite parmi les poètes le combat verbal élégamment mené. Ce goût pour l’altercation se manifeste sous de multiples formes durant tout le Moyen Âge. Les dialogues contradictoires des récits allégoriques, le discours intérieur des personnages de roman, les conflits entre les sentiments

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personnifiés qui habitent les chansons des troubadours et des trouvères, les tensons et les jeux-partis puisent leur mouvement dans la dispute. Les diverses œuvres consacrées spécifiquement à la narration d’un débat jouent tout particulièrement de cet élan que provoque le spectacle de la lutte, où le combat héroïque se cristallise poétiquement en une joute de mots. La fascination exercée par l’altercation trouve là une forme où s’incarner, et où le jeu de la confrontation puisse déployer tous ses effets. Cette littérature de dispute s’épanouit à la fin du Moyen Âge mais, peut-être parce qu’elle se rattache à toute une tradition de pensée, elle suscite un certain dédain de la part des critiques, et se trouve reléguée au rang de production conventionnelle, traitant un sujet insignifiant, et valant surtout comme témoignage d’une « mentalité juridique »2 et de l’emprise plus marquée de la rhétorique sur la poésie courtoise.

2 Suivant l’approche par genres qui est celle du Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, Pierre-Yves Badel a ouvert la voie, par l’article qu’il consacre au débat, à une nouvelle recherche sur ces récits, considérés comme des productions propres aux XIVe et XVe siècles, et dont la forme se renouvelle profondément en cette période3. Dans la centaine d’œuvres ainsi rassemblées se détachent les grands auteurs de la fin du Moyen Âge, Guillaume de Machaut, Jean Froissart, Christine de Pizan, Alain Chartier, Michault Taillevent, George Chastelain et plus tard Jean Molinet, qui illustrent le genre et font figures de modèles pour des auteurs moins connus comme Jean du Prier, si bien que cette étude révèle tout un continent inexploré. Rassemblant et classant un ensemble de textes examinés auparavant plutôt isolément, Pierre-Yves Badel offre la possibilité de penser une cohérence dans cette myriade de dits, de jugements, de débats, de dialogues qui rapportent une confrontation verbale entre des personnages, et de « considérer certains de ces ouvrages comme des réalisations d’un modèle commun »4, par delà la diversité des questions abordées, qui touchent à la définition de l’amour, aux problèmes politiques, aux interrogations sur la morale et sur la doctrine religieuse, ainsi qu’à des sujets comiques. Pierre-Yves Badel pose les principes d’une définition formelle du débat, qui certes est consacré à un conflit de points de vue, mais le rapporte dans des « dialogues en récit »5, sous une forme strophique, où le narrateur s’exprime à la première personne et ne tranche pas entre les opposants. Cette approche, qui définit les traits structuraux du débat, a ainsi l’immense mérite de rendre visible la catégorie nouvelle sous laquelle on peut ranger ces œuvres, et sans laquelle on ne peut percevoir en fait que la répétition des mêmes conflits ressassés depuis les débats latins. La forme renouvelée du dialogue donne corps à une interrogation et à une pensée.

3 La diversité des thèmes abordés et l’abondance même des textes posent cependant problème si l’on cherche à définir le genre. Le débat est présent partout, appliqué aux sujets les plus divers, à la fois bien défini par sa forme et très vague en ses principes, comme s’il se résumait à un moule indifféremment appliqué à toutes sortes de textes, à un « type cadre » pouvant accueillir tous les sujets. Le problème pour nous a donc été de saisir le sens de cette organisation textuelle. Au lieu de considérer l’échange polémique comme une convention de présentation, nous avons cherché à montrer qu’il y avait là une forme-sens unissant indissolublement une « matiere » et une « maniere », pour reprendre les termes dans lesquels les auteurs médiévaux ont posé cette question. Car il y a un « beau debat », écrit par de bons poètes, qui trouvèrent dans cette structuration du traditionnel conflit la forme adéquate pour faire surgir l’imaginaire de la lutte par les mots qui semble avoir fasciné les esprits médiévaux. Il s’agissait donc

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moins pour nous d’établir des distinctions entre les différents genres et de parvenir à une classification stricte que de comprendre la logique interne et le fonctionnement de ces textes : leur sens en effet nous échappe, alors qu’ils semblent le lieu même où s’exprime une vision toute médiévale de la beauté du conflit.

4 Nous avons donc cherché à repenser le genre à l’aune des catégories médiévales, à partir des indications que donnent les arts de rhétorique et de poétique français. S’ils ne donnent pas de définition du débat en termes génériques, ces ouvrages théoriques montrent que la perception d’un genre est liée à l’identification d’une dominante formelle qui permet d’accéder au sens de la « matiere » propre à une série de textes. Le Grant et Vrai Art de pleine rhétorique de Pierre Fabri6, en particulier, rattache les débats d’Alain Chartier aux genres dialogués. Notre étude s’est donc fondée sur un corpus assez large de dits où le dialogue tient à une opposition, même faible, entre des personnages. Les Jugements de Guillaume de Machaut, les trois débats amoureux ainsi que Le Livre du chemin de longue estude de Christine de Pizan, les dialogues d’Alain Chartier (Le Livre des quatre dames, Le Debat des deux Fortunés d’Amours, Le Débat du Herault, du Vassault et du Villain, La Belle Dame sans mercy, Le Debat de resveille matin) forment les grands modèles du débat. Des textes plus courts et qui peuvent paraître mineurs témoignent également de le floraison du genre à la fin du Moyen Âge, comme les divers dialogues entre un amant et une dame qui sont écrits dans le sillage de La Belle Dame sans mercy. L’anthologie imprimée par Vérard en 1501, Le Jardin de plaisance et fleur de retorique7, fait figure de compilation de toute cette tradition, et rassemble une quinzaine de pièces rapportant une altercation. Elle marque ainsi pour nous une date limite, qui permet d’envisager comme un ensemble le débat qui se forme à la fin du Moyen Âge.

5 Dans la première partie intitulée « Le Débat, un genre introuvable ? », nous avons tenté de cerner ce qui intéresse les auteurs dans la « matiere » de l’altercation verbale. L’approche chronologique du corpus permet, par l’étude des auteurs reconnus comme des maîtres en ce domaine, de dégager à quelle forme et à quels effets le désaccord entre personnages est attaché, de manière à préciser la définition du genre.

6 Le premier chapitre revient sur le sens du mot debat et donc sur le sujet qui donne son nom au genre. Alors que le sens moderne privilégie l’idée d’un dialogue contradictoire réglé par des conventions, c’est avant tout autour de la notion de conflit, comme force de désordre et d’agitation, que se cristallise la perception d’une dissension entre les êtres. S’il est lié d’abord à l’univers juridique, le terme de debat évolue dès le XIIIe siècle dans un sens différent, et désigne le combat du faucon contre sa proie, renvoyant à un imaginaire ludique de la sauvagerie apprivoisée. Il engage un regard critique sur la discussion entre opposants, qui se conçoit finalement comme une vaine altercation, spectacle fascinant par sa violence, plutôt que comme une véritable confrontation intellectuelle. Cela nous conduit à distinguer plus clairement le debat, conflit qui divise et fait surgir la violence au sein du discours policé, et le développement d’un procès ou d’un arbitrage qui en résorbe les tensions.

7 À partir de cette première enquête lexicale, nous avons cherché comment le motif du conflit apparaissait dans les œuvres des trois auteurs majeurs qui ont illustré le genre, afin de déterminer en quel sens il entre dans la définition du texte. Guillaume de Machaut, dans les deux Jugements qu’il compose, fait du désaccord entre deux personnages une sorte d’énigme à résoudre. Le debat est le lieu d’une discordance incompréhensible dont les raisons demeurent obscures. Cette séquence dialoguée

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trouve sa place au cœur d’une œuvre qui se construit ainsi comme une glose autour d’un problème d’interprétation. Mais c’est avec Christine de Pizan que le debat, évoqué dès le prologue, semble véritablement central dans la définition d’un type particulier de dit, qui ne se termine plus par une sentence mais par une ouverture à l’interprétation, et se fonde sur la structure du jeu parti des poètes. Enfin, les différents débats d’Alain Chartier montrent que, sur le modèle des débats de Christine de Pizan, une forme plus nette se dégage. Le debat s’insère dans le cadre d’une narration sous la forme d’un dialogue strophique alternant les répliques, et se termine par un appel au jugement du lecteur. Ce second chapitre nous permet d’établir que le motif est lié à un type particulier de lecture et appelle à un déchiffrement, jouant donc sur une esthétique de l’implicite et de la subtilité qui porte la marque de Guillaume de Machaut.

8 C’est pourquoi nous proposons dans notre troisième chapitre un classement raisonné des débats selon le degré de formulation du conflit, en le distinguant du jugement qui explicite les enjeux de la dispute originelle et prend la forme d’un dit aboutissant à une sentence. Les débats au contraire proposent à la sagacité du lecteur un conflit entre des personnages dont le narrateur, en retrait, ne donne pas la clé. Dans ce cadre, le genre se laisse saisir dans un continuum entre les débats narratifs, où l’auteur oriente l’interprétation, et les dialogues conflictuels, où les problèmes soulevés sont moins nettement formulés, voire totalement implicites. La part réduite de la narration et la transformation du narrateur en un personnage à part entière orientent finalement le débat vers le monologue ou le dialogue dramatique, dont les réalisations les plus tardives du genre semblent assez proches.

9 Le motif du conflit, par delà la diversité thématique, est ainsi lié à une réception ludique ; le débat qui donne forme à cette matière offre l’énigme d’une contradiction à résoudre, qu’incarne un dialogue à la fois parfaitement policé et polémique entre des personnages. L’effacement de l’auteur va de pair avec une ouverture au commentaire, et insinue le doute sur la vérité des paroles échangées et sur l’identité des devisants.

10 Cette première analyse nous a conduit à privilégier dans l’étude des débats les pratiques ludiques dans lesquelles ils peuvent s’inscrire et à réexaminer les rapports que le genre entretient avec ses sources savantes. Le débat est en effet souvent considéré, par exemple par Pierre Bec, comme une « distraction de clercs lettrés »8 ; mais à la fin du Moyen Âge, s’il puise dans la pratique de la dialectique et de la rhétorique, il est aussi affaire de poètes, de sorte qu’il peut être pensé en vue d’une diction devant un public. L’opposition verbale est aussi une pratique culturelle de compétition ludique, dans des communautés littéraires qui se constituent par l’échange. Cette conception permet d’inscrire le genre dans un cadre de réception qui lui donne sens, et dont Daniel Poirion avait montré toute l’importance, en rattachant le débat chevaleresque aux jeux de la vie de cour9. Il semble de fait fondamental de ne pas séparer le débat comme texte d’un univers mental et social qui lui donne sens. Cette articulation entre le genre et les pratiques littéraires médiévales est au cœur de notre réflexion, en ce qu’elle peut permettre de saisir le sens d’une forme apparemment présente partout, en la liant à une mise en scène de la parole qui la légitime. La seconde partie, « Sources et pratiques du débat : entre dialectique, rhétorique et poésie », aborde donc les pratiques d’écriture du débat, et revient sur les sources auxquelles les débats de la fin du Moyen Âge puisent.

11 Nous abordons dans un premier temps le rapport avec la disputatio, qui paraît relativement secondaire dans notre corpus. Les thèmes de la dispute universitaire

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trouvent quelques échos dans les débats antérieurs au XIVe siècle, mais cette transposition tient avant tout de la parodie et transforme le dialogue savant, censé être guidé par la recherche de la vérité, en une altercation polémique qui en manifeste l’impossibilité même. Les débats du Corps et de l’Âme, dont la tradition perdure à la fin du Moyen Âge, incarnent cette conception pessimiste des facultés humaines. Nos recherches sur les versions tardives de ces textes, transmis notamment avec les Danses macabres, tendent à montrer que cette vision de la vie intérieure comme lutte impossible est liée à la réflexion sur la mort et sur la confession. Elle donne sens au geste d’humilité qui consiste à ne pas se prononcer sur un débat, en abandonnant la décision à un juge supérieur.

12 Un second chapitre est consacré aux sources rhétoriques du débat, et notamment à l’exercice du procès fictif, qui se conçoit comme un espace de création pour une rhétorique renouvelée, et non comme l’application scolaire des principes de la rhétorique judiciaire. Les quelques exemples de débats latins qui sont présentés témoignent d’une pratique de réécriture ludique et didactique, où la mise en forme d’une opposition juridique, à partir d’un texte source, suscite un dialogue fictif intimement lié à la recherche de la vérité. Cette conception du dialogue qui sous-tend le débat repose sur le principe de la variatio : la modulation de l’énonciation et le développement des discours « par personnages » suivent le mouvement d’une pensée qui cherche à définir un objet en multipliant les points de vue. Le dialogisme est ainsi, dans L’Instructif de seconde rhetorique, une figure de la variation énonciative qu’illustre le débat d’Alain Chartier, et nous étudions en ce sens Le Debat des deux Fortunés d’Amours. Mais ce lien avec le modèle rhétorique du dialogue situe également le débat dans la pratique d’une écriture « par personnages » destinée à l’oralisation, et pose la question des rapports entre le genre et les formes théâtrales. Sont ainsi évoqués les points de passage entre débat et moralité, mais surtout les glissements de la dispute poétique vers le monologue dramatique et la farce, avec lesquels les débats partagent certains personnages types comme l’Amoureux. Comme dialogue, le débat appartient en tout cas à la même sphère de production que le théâtre, et recourt aux effets de caractérisation du personnage par la parole.

13 C’est dans cette perspective que nous analysons, dans un troisième temps, les genres lyriques qui ont donné forme aux débats de la fin du Moyen Âge à partir de Guillaume de Machaut et de Christine de Pizan. La formulation d’un debat hante la complainte et la pastourelle, mais la reprise de la tenson et du jeu parti fait de la dispute amoureuse, dans son ambiguïté, une performance ludique. Les conditions dans lesquelles les disputes poétiques ont pu s’incarner dans un jeu nous restent cependant obscures, et nous avons sur ce point réuni un faisceau d’hypothèses convergentes, en étudiant les rapports entre les jeux courtois, à la Cour amoureuse de Charles VI notamment, et les débats dont les dédicataires appartiennent souvent à ce cercle. Les liens entre les auteurs et la cour de Charles d’Orléans peuvent aussi indiquer que le genre s’inscrit dans la sociabilité aristocratique et offre l’occasion d’un jeu. Malgré les incertitudes sur ce point, la manière dont les débats mettent en scène leur propre réception appelle à une mise en scène ou à une diction devant un public.

14 La troisième partie, « Le Principe du jeu », se propose donc d’étudier les principes d’écriture du genre en le situant dans la perspective d’une réception ludique : s’il est vrai en effet que le dialogue repose sur une mise en scène de la parole qui mime une diction et recourt à la parodie pour donner corps aux personnages, une nouvelle

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approche de ces textes souvent considérés comme purement conventionnels est possible.

15 Un premier chapitre s’intéresse au cadre narratif des débats, qui entrelace les thèmes pour mieux susciter l’interrogation du public. Nous avons alors tenté de montrer que la diversité thématique des débats masque en fait une cohérence profonde, et joue sur les différents sens du terme en même temps que sur l’intertextualité pour suggérer l’existence d’un debat. Les topoï d’ouverture, comme la chasse, l’embusche du narrateur, ou encore la description d’une fête ou d’un passe-temps, renvoient au thème du conflit et sont autant d’indices génériques, selon le principe de l’allusion et de l’implicite qui semble lié profondément au genre.

16 Le narrateur, de ce fait, correspond également à un rôle, se transforme en un personnage tout aussi ambivalent que les autres mais qui organise le jeu ; il tient un double discours pour mieux confronter le public à l’énigme des paroles qu’il donne à entendre. Nous avons analysé en ce sens Le Livre des trois jugements de Christine de Pizan ainsi que Le Debat du content et du non content d’amours de Jean du Prier, en fait fort proches du monologue dramatique.

17 L’écriture du dialogue et des discours rapportés fait l’objet d’un dernier chapitre, intitulé « La Rhétorique bestournée ». Les propos des personnages s’organisent en effet en vue d’un jeu de décodage et d’un exercice de perspicacité psychologique, et se présentent comme des parodies confrontant la rhétorique judiciaire et le langage du droit au sentement et au secret du cœur, ou bien le discours courtois à ses ambiguïtés. La poésie propre au débat rend sensible cette duplicité et ces décalages en jouant sur les voix et sur les effets ponctuels de discordance et de rupture. La confrontation entre les êtres, dans les débats allégoriques et polémiques, fait également apparaître le personnage derrière le discours, et subvertit les représentations et les catégories, rapportées à la relativité des points de vue. Le débat repose ainsi sur une mise en scène ludique de la parole qui se révèle indissociable de la recherche d’un rapport nouveau au savoir, que le public est amené à constituer par lui-même.

18 Notre thèse comprend enfin, en annexe, quelques images représentant la mise en scène appelée par le genre du débat, et qui sont tirées du débat du corps et de l’âme repris dans La Grande Danse macabre, du Livre du debat de deux amans de Christine de Pizan et du Debat du content et du non content d’amours de Jean du Prier. Nous avons également transcrit les deux débats encore inédits de Jean du Prier, Le Debat du content et du non content d’amours et Le Debat des sept serviteurs.

NOTES

1. Charles d’Orléans, Poésies, éd. Pierre Champion, Paris, Champion, 1927, t. II, XIV, p. 298. 2. Pierre-Yves Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Âge, Paris, Dunod, 1997 (première édition Paris, Bordas, 1969), p. 27-33.

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3. Pierre-Yves Badel, « Le Débat », La Littérature française aux XIVe et XVe siècles, Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, VIII/1, Heidelberg, Winter, 1988, p. 95-110. 4. Ibid., p. 95. 5. Ibid., p. 97. 6. Pierre Fabri, Le Grand et Vrai Art de pleine rhétorique, éd. Alexandre Héron, Genève, Slatkine Reprints, 1969 (fac-similé de l’édition de Rouen, Gagniard, 1889-1890), 2 tomes. 7. Le fac-similé de cet imprimé est édité par Eugénie Droz et Arthur Piaget, Le Jardin de Plaisance et Fleur de Rethorique, Paris, Firmin Didot, coll. « S.A.T.F. », 1910-1925, t. I. 8. Pierre Bec, La Joute poétique. De la tenson médiévale aux débats chantés traditionnels, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 21. 9. Daniel Poirion, Le Poète et le Prince. L’Évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, Genève, Slatkine Reprints, 1978 (réimpression de l’édition de Paris, 1965), p. 125, p. 151-156, p. 179-187.

INDEX

Parole chiave : dibattito, danza macabra, disputatio, dialogo, jeu-parti, giudizio, tenson, retorica Keywords : debate, danse of Death, disputatio, dialogue, jeu-parti, judgment, tenson, rhetorics Thèmes : Belle dame sans mercy, Debat de resveille matin, Débat des deux fortunés d’Amours, Debat des sept serviteurs, Debat du content et du non content d’amours, Debat du herault du vassault et du villain, Grande danse macabre, Grant et vrai art de pleine rhétorique, Instructif de seconde rhetorique, Jardin de plaisance et fleur de retorique, Jugements, Livre des quatre dames, Livre des trois jugements, Livre du chemin de longue estude, Livre du debat de deux amans Mots-clés : débat, danse macabre, disputatio, dit, dialogue, jeu-parti, jugement, tenson, rhétorique nomsmotscles Alain Chartier, Antoine Vérard, Charles VI, Charles d’Orléans, Christine de Pizan, George Chastelain, Guillaume de Machaut, Jean du Prier, Jean Froissart, Jean Molinet, Michault Taillevent, Pierre Fabri

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Florence Tanniou, « Raconter la vraie estoire de Troie ». Histoire et édification dans le Roman de Troie en prose (Prose 1, version commune) thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Catherine Croizy- Naquet, soutenue le 14 novembre 2009 à l’université de Paris-Ouest- Nanterre-La Défense

Florence Tanniou

RÉFÉRENCE

Florence Tanniou, « Raconter la vraie estoire de Troie ». Histoire et édification dans le Roman de Troie en prose (Prose 1, version commune), thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Catherine Croizy-Naquet, soutenue le 14 novembre 2009 à l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs les Professeurs Jean-Pierre Bordier, Président (Professeur à l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense), Dominique Boutet (Professeur à l’université de Paris-IV-Sorbonne), Catherine Croizy-Naquet (Professeur à l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense), Marie-Madeleine Castellani, Rapporteur (Professeur à l’université de Lille-III), Michelle Szkilnik, Rapporteur (Professeur à l’université de Paris-III-Sorbonne). Mention très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité.

1 Le Roman de Troie en prose nommé Prose 1 est une mise en prose du roman en vers écrit par Benoît de Sainte-Maure vers 1165. Il s’agit d’une réécriture de la seconde moitié du

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XIIIe siècle qui, bien loin de constituer un simple dérimage, manifeste une ambition historiographique et offre une vision édifiante de la légende, assurée par des moralisations qui se présentent comme sa caractéristique principale. La confrontation avec la source en vers, ainsi qu’avec d’autres œuvres contemporaines comme le Trésor de Brunet Latin, permet d’affiner une datation de Prose 1 et d’étayer la présomption de son écriture en Morée franque, à Corinthe, tout en levant le voile sur la culture du clerc anonyme. L’œuvre s’achève par le bref roman de Landomata, et l’examen de son lien avec le reste de la prose est indispensable pour déterminer s’il est le fruit du même travail que Prose 1. Sont également évalués les rapports qu’il entretient avec une série de textes historiographiques liés aux Croisades. Observer l’inscription de Prose 1 dans la tradition d’une matière troyenne qui, « semblable a la cire », se laisse remodeler au gré des compositions, met en évidence les ambitions didactiques de cette réécriture ; elle entre pleinement dans le champ de l’utilitas.

2 La deuxième partie de l’étude montre qu’en recourant à un medium tel que la prose, le clerc moréote construit une nouvelle approche de l’Histoire qui vise la vérité. L’ethos du conteur est métamorphosé. Il apparaît comme un sage qui délivre une leçon en intégrant au sein de son discours de multiples preuves de sa sagesse : étymologie, généalogie, proverbes, exemplum ou maniement des nombres confortent la nature didactique de sa voix. La mimesis du réel est renouvelée par le biais d’un travail sur le logos, une abbreviatio drastique qui supprime nombre de descriptions, mais aussi par l’intermédiaire d’une organisation des événements chronologique, logique et didactique, rigoureuse à l’extrême. La syntaxe, ainsi retravaillée, et remodelée par l’ambition – illusoire certes mais non moins revendiquée – de saisir le réel au plus près, redéfinit la place du sujet dans l’action afin de mettre en valeur la responsabilité de l’agent dans les actes. Dans un système de parole profondément modifié, son rôle est également déterminé de manière plus aiguë et la force de dynamis de la parole dans l’Histoire est soulignée avec constance.

3 Ces modifications rhétoriques se doublent d’un profond intérêt pour l’éthique ; c’est là l’objet de la troisième partie de la thèse. La réécriture est parcourue de commentaires édifiants qui enseignent des leçons à l’auditoire : il s’agit de percevoir, à travers les actions de personnages désormais pourvus d’un libre arbitre et responsables de leurs bonnes comme de leurs mauvaises conduites, des modèles et des contre-modèles qui tracent la voie propre à assurer à chacun le Salut. Le monde troyen est relu à la lumière de l’identification des péchés – depuis les sept péchés capitaux jusqu’à des formes plus composées de la faute, sans exclure la référence au contemporain « péché de langue ». Le prosateur, partant du postulat aristotélicien d’une âme « naturellement bonne », livre les clés d’un comportement mesuré, un enseignement du Bien qui s’offre en contrepoint à l’exposition du Mal. La vocation moralisatrice de l’œuvre s’exerce aussi bien dans les domaines touchant à la spiritualité chrétienne que dans une réflexion plus terrestre sur les conditions du commun bien, éléments qui se rattachent à une veine morale plus profane et philosophique.

4 Enfin, Prose 1 recèle également des enjeux idéologiques et politiques qui sont examinés dans la quatrième partie. Au cœur de la représentation du monde antique se donne à lire une exaltation du christianisme construite sur de multiples remarques discréditant le paganisme. Une telle exaltation de la foi a pour corollaire une valorisation idéologique du gouvernement féodal qui s’appuie sur les conceptions de l’augustinisme politique. L’éthique est couronnée d’une vision politique et idéologique. À la lumière de

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la référence à Constantinople et aux territoires latins d’Orient, la légende se lit dans la perspective d’une translatio inverse qui redéfinit les valeurs, les modèles, et les identifications proposées par Benoît pour figurer le nouvel échiquier politique de la fin du XIIIe siècle. Ces enjeux, qui lient le texte à l’idéologie des croisades, affirment la conception providentielle et téléologique d’une Histoire en progrès, surtout lisible dans le Landomata, où le prosateur s’émancipe de sa source. Se composant d’emprunts à de nombreux genres, l’écriture devient totalisante pour faire de la légende une réponse idéologique aux questions contemporaines.

INDEX nomsmotscles Benoît de Sainte-Maure, Brunet Latin Parole chiave : agostinismo, storiografia, prosa, Morea, translatio Keywords : augustinism, historiography, Morea, prose, translatio Mots-clés : augustinisme, historiographie, Morée, prose, translatio Thèmes : Landomata, Roman de Troie, Trésor

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Alexandra Velissariou, Aspects dramatiques et écriture théâtrale dans les Cent Nouvelles nouvelles et la littérature du Moyen Âge tardif thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme le Professeur Danielle Quéruel et de M. le Professeur Jean Devaux, soutenue le 22 novembre 2010 à l’université de Reims-Champagne Ardenne

Alexandra Velissariou

RÉFÉRENCE

Alexandra Velissariou, Aspects dramatiques et écriture théâtrale dans les Cent Nouvelles nouvelles et la littérature du Moyen Âge tardif, thèse de doctorat préparée sous la direction de Madame le Professeur Danielle Quéruel et de Monsieur le Professeur Jean Devaux, soutenue le 22 novembre 2010 à l’université de Reims-Champagne Ardenne

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Mesdames et Messieurs Élisabeth Gaucher (Professeur à l’université de Nantes, Président du jury et rapporteur), Jean Devaux (Professeur à l’université du Littoral-Côte d’Opale), Jean Dufournet (Professeur émérite à l’université de Paris III- Sorbonne Nouvelle, rapporteur), Danielle Quéruel (Professeur à l’université de Reims- Champagne Ardenne), Jean-Claude Ternaux (Maître de conférences HDR à l’université de Reims-Champagne Ardenne). Mention très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité.

1 Premier recueil de nouvelles en langue française, les Cent Nouvelles nouvelles (circa 1462) constituent un monument de la littérature du Moyen Âge finissant. Rédigée à la cour de

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Bourgogne, sous l’égide du duc Philippe le Bon, l’œuvre se situe dans la tradition du Décaméron de Boccace (1349-1351), dont elle reprend notamment le cadre et le titre médiéval (Les Cent Nouvelles). Le recueil se présente comme un Décaméron bourguignon et vise de toute évidence à contribuer à la gloire du duc et de la Maison de Bourgogne. De ce point de vue, il s’inscrit parfaitement dans la politique culturelle de Philippe, qui était un grand mécène des lettres et des arts. La plupart des nouvelles sont de tonalité comique, voire grivoise, et révèlent un aspect inattendu de la vie curiale, lourde de cérémonies et d’apparat. L’auteur y reprend des thèmes et des sujets de la tradition narrative, les transposant dans une prose subtile. L’originalité des récits réside dans la technique narrative de l’écrivain, dans la manière dont il amène chaque nouvelle vers sa pointe finale. La parenté du recueil avec d’autres types de récits brefs et avec d’autres genres littéraires est également très frappante. Le fait notamment que le fabliau est l’un des précurseurs de la nouvelle est d’une importance capitale pour la compréhension de cette forme narrative, qui constitue un genre nouveau à la fin du XVe siècle. Le fabliau se situe à mi-chemin entre le narratif et le dramatique, le jeu du jongleur permettant d’animer le canevas textuel, voire de le théâtraliser. Il a été démontré que certains fabliaux ont été adaptés à la scène par leurs contemporains et que d’autres ont servi de sources à telle ou telle farce. De même, il existe une parenté évidente entre la nouvelle et certaines pièces comiques de la fin du Moyen Âge, sans qu’il y ait forcément d’influence du fabliau. Les similitudes thématiques et structurelles entre ces trois genres suscitent tout naturellement des questionnements. Si le fabliau porte en lui des marques de théâtralité, peut-on en dire autant de la nouvelle ? Peut-on déceler dans le recueil bourguignon des éléments susceptibles de conférer au texte une dimension dramatique ? Quels sont les échanges entre cette œuvre et le théâtre de son époque ? Cette étude se propose un double objectif : analyser les procédés propres à l’auteur des Cent Nouvelles nouvelles et qui ont pour effet de théâtraliser les récits ; étudier la question des échanges concrets entre le recueil et les pièces comiques des XVe-XVIe siècles.

2 La première partie, qui propose une présentation de la « genèse du texte », nous a paru nécessaire dans la mesure où les Cent Nouvelles nouvelles appartiennent à un contexte culturel spécifique. En effet, pour être compris, un texte médiéval doit, nous semble-t- il, être appréhendé du point de vue de sa matérialité. Le premier chapitre considère la tradition manuscrite du recueil et les questions qui se posent à propos de sa paternité et de ses moyens de diffusion. Ceci nous a amenée à considérer les premières éditions imprimées du texte (XVe-XVIe siècles) dont le nombre considérable témoigne de son succès auprès du lectorat. Les titres de ces différents volumes révèlent comment était perçue l’œuvre à cette époque : comme un ensemble d’histoires joyeuses à raconter en bonne compagnie. La fonction sociale du recueil semble avoir été bien réelle. Ce premier point est suivi d’une synthèse des éditions modernes et traductions du recueil. La majorité de ces volumes ont en commun une abondante iconographie. Cet aspect de l’œuvre est essentiel, puisque, en général, les images participent activement à la compréhension des récits. Le second chapitre aborde l’iconographie médiévale des Cent Nouvelles nouvelles, c’est-à-dire les miniatures du seul manuscrit connu (MS Hunter 252, conservé à l’Université de Glasgow en Écosse et qui date des années 1480-1490) et les vignettes de la première édition d’Antoine Vérard (Paris, 1486). Ces deux séries sont reproduites en annexe, accompagnées, pour chacune des illustrations, d’un bref commentaire de notre cru et de l’extrait du texte ayant servi de point de départ au travail des artistes. Leur comparaison permet d’aboutir aux conclusions suivantes :

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dans les deux volumes médiévaux, le lien entre texte et image est le plus souvent très étroit et permet d’éclairer le sens des nouvelles ; cet aspect visuel du texte apporte un complément à la lecture, fige certaines scènes des récits en de petits tableaux vivants ; il existe, entre le manuscrit et l’édition imprimée, une évolution du rôle de l’illustration.

3 La seconde partie, intitulée « Les qualités dramatiques des Cent Nouvelles nouvelles », analyse les procédés ayant pour effet de conférer aux récits une tension dramatique, voire des effets théâtraux. Trois types d’éléments concourent à cette fin. Le premier chapitre montre l’importance du jeu des personnages, qui comprend entre autres des échanges entre leur corporalité et le cadre spatial des narrations. Le thème de la cachette notamment mobilise les sens du personnage dissimulé, de même que l’action des individus évoluant autour de ce dernier. De même, le décor et ses composantes jouent un rôle fondamental dans le déroulement des intrigues. On remarque que les objets, qu’il s’agisse de portes, de coffres ou d’autres accessoires, ne sont mentionnés que lorsqu’ils servent les besoins de la narration. Le recours aux déguisements et aux substitutions, deux procédés typiques du théâtre, contribue aussi à dramatiser les nouvelles. Ces deux derniers procédés révèlent la duplicité des personnages qui deviennent ainsi des personnages au second degré. Leur double jeu s’inscrit dans le lexique du recueil, lexique qui met en avant l’importance du semblant dans cet univers de ruse que dépeignent la plupart des récits. Enfin, les nombreuses marques d’oralité apparentent le texte à un long discours, et de ce fait, le rendent plus vivant. L’insertion du recueil dans un cadre de conteurs lui donne l’apparence d’une conversation, d’un échange oral d’histoires. Les interventions fréquentes du narrateur et ses adresses au lecteur nourrissent la fiction d’un dialogue. La présence importante de discours aux styles direct ou indirect fait ressembler tel ou tel morceau du texte à de petites scènes dialoguées, dignes du théâtre. Enfin, la multitude de stéréotypes langagiers, c’est-à-dire de proverbes, d’expressions proverbiales ou d’autres types de formules relevant du proverbial, ancre l’œuvre dans la culture orale du Moyen Âge. Aux voix du narrateur et des personnages vient se joindre la voix de la sagesse ancestrale. Le plus souvent imagées, ces expressions font appel à l’imagination et à la mémoire auditive du lecteur.

4 La troisième partie porte sur « Les échanges entre les Cent Nouvelles nouvelles et le théâtre comique de la fin du Moyen Âge ». Le premier chapitre repose sur le constat que la nouvelle et les textes dramatiques comiques recourent à un lexique semblable, qui est celui de la ruse. De fait, ce thème constitue le moteur central de la plupart des récits, qui reposent bien souvent sur une mécanique comparable à celle de la farce. Ensuite, il est clair que, d’un genre à l’autre, il existe des similitudes au niveau des personnages : ceux-ci sont d’un nombre réduit et relèvent d’une véritable typologie qui obéit à des clichés. Ils évoluent bien souvent dans des situations triangulaires. Le dernier chapitre présente une étude comparative des sujets et des situations qui apparaissent à la fois dans la nouvelle et dans certaines pièces comiques, telles les farces ou les sermons joyeux. Douze nouvelles sont concernées. Il apparaît parfois clairement qu’il y a eu de réels échanges entre les deux répertoires, narratif et dramatique. Lorsqu’il est impossible d’évoquer avec certitude l’existence d’une filiation directe entre les deux versions d’une même histoire, il est en revanche incontestable que les auteurs ont puisé dans la même tradition narrative écrite ou orale.

5 L’ensemble de cette étude a permis de tirer plusieurs conclusions. Les Cent Nouvelles nouvelles présentent des traits spécifiques favorisant la vie dramatique des récits. Les

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qualités théâtrales du recueil se situent autant au niveau des situations décrites que de l’écriture même du texte et des marques fréquentes d’oralité. La mécanique de la ruse et la stéréotypie des personnages amènent certaines nouvelles à apparaître comme des farces potentielles. Toutes ces données expliquent pourquoi certains récits ont été adaptés pour la scène. Il nous semble que l’origine des aspects dramatiques du recueil est à trouver dans le contexte culturel spécifique qui a entouré sa rédaction. La fin du Moyen Âge se caractérise en effet par une tension entre l’oral et l’écrit. Le genre de la nouvelle se prête aussi bien à une diffusion orale qu’à la lecture silencieuse. Certains récits du recueil ont pu être racontés en public, lors des veillées de la cour de Bourgogne. Les Cent Nouvelles nouvelles sont la matérialisation d’une pratique sociale encore en vogue à cette période, celle de l’activité conteuse. La nouvelle telle qu’elle apparaît dans ce recueil constitue la réunion d’une multitude de voix : voix du passé, de l’auteur, du lecteur, des personnages. Cet ensemble, ainsi que le mélange subtil de récit et de dialogue, produit un texte empreint de vie dramatique et renfermant des potentialités théâtrales.

INDEX

Thèmes : Cent nouvelles nouvelles, Décaméron nomsmotscles Antoine Vérard, Boccace, Philippe le Bon Keywords : comedy, dialogue, fabliau, literary genre, engraving, incunable, miniature, novella, theatre Parole chiave : comico, dialogo, fabliau, genere letterario, incisione, incunabolo, miniatura, novella, teatro Mots-clés : comique, dialogue, fabliau, genre littéraire, gravure, incunable, miniature, nouvelle, théâtre

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Julien Vinot, Répétition et variation de la tradition dans les romans de Hue de Rotelande thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Gérard Jacquin et de M. Jean-Philippe Beaulieu, soutenue le 22 mai 2009 à l’université de Montréal

Julien Vinot

RÉFÉRENCE

Julien Vinot, Répétition et variation de la tradition dans les romans de Hue de Rotelande, thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Gérard Jacquin et de M. Jean-Philippe Beaulieu, soutenue le 22 mai 2009 à l’université de Montréal.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jury composé de Francis Gingras (président-rapporteur), Francine Mora (examinateur externe), Anne Berthelot (examinateur externe), Joyce Boro (représentant du doyen de la FES). Mention décernée : très honorable à l’unanimité.

1 Hue de Rotelande, poète anglo-normand dont l’activité littéraire se situe dans le dernier quart du XIIe siècle, est l’auteur de deux romans en vers, Ipomedon et Protheselaus. Souvent interrogés par la critique – bien qu’une étude d’ensemble sur l’œuvre de Hue fasse défaut – ces textes posent problème quant à leur classification et à leur interprétation. En effet, les ouvrages de Hue, que l’on ne peut tout à fait considérer ni comme des romans antiques ni comme des romans arthuriens, semblent n’être composés que d’épisodes empruntés à des récits contemporains. S’il est vrai que l’on retrouve des motifs et des personnages connus par ailleurs, Hue n’organise pas ses textes de la même manière que ses prédécesseurs. Sous un double rapport de

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dépendance et d’innovation, Hue s’approprie différents matériaux pour recomposer un monde romanesque, qui repose en grande partie sur la répétition et la variation des traditions littéraires.

2 Puisque les textes de Hue empruntent et utilisent sans cesse l’espace et la matière d’autres romans, et se développent sur des codes déjà existants, il nous a paru nécessaire d’étudier la manière dont l’auteur ordonne ses compositions et établit un dialogue avec d’autres œuvres. Se plaçant sous le signe de la translatio studii et présentant ses ouvrages comme de simples traductions, Hue joue avec ses modèles référentiels qu’il vide de toute auctoritas. Il montre que cette tradition qui veut que les textes s’écrivent les uns sur les autres, le nouveau sur l’ancien, est de l’ordre du semblant. S’il construit ses textes sur le moule et les recettes du roman courtois, il remet en question les modalités de celui-ci afin de proposer une nouvelle conception courtoise qui donne à ses romans une tonalité égrillarde. Hue ne cesse de tenir un discours réflexif sur sa pratique d’écrivain de façon à souligner le travail de l’écriture qui s’exerce dans ses textes. Il attire l’attention sur son propre rôle d’auteur, sur l’image qu’il donne de lui-même et de sa fonction dans son œuvre.

INDEX

Mots-clés : translatio Keywords : translatio Parole chiave : translatio Thèmes : Ipomedon, Protheselaus nomsmotscles Hue de Rotelande

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