Cahiers du monde russe Russie - Empire russe - Union soviétique et États indépendants

43/4 | 2002 Intellectuels et intelligentsia

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/monderusse/1194 DOI: 10.4000/monderusse.1194 ISSN: 1777-5388

Publisher Éditions de l’EHESS

Printed version Date of publication: 30 December 2002 ISBN: 2-7132-1796-2 ISSN: 1252-6576

Electronic reference Cahiers du monde russe, 43/4 | 2002, « Intellectuels et intelligentsia » [Online], Online since 18 January 2007, connection on 06 October 2020. URL : http://journals.openedition.org/monderusse/1194 ; DOI : https://doi.org/10.4000/monderusse.1194

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© École des hautes études en sciences sociales, Paris. 1

Les articles que nous publions ici ont été choisis parmi les contributions d’un colloque franco-russe qui s’est tenu en 2000 à Moscou, à l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Russie et qui fut organisé avec la participation de l’École des hautes études en sciences sociales et la Maison des sciences de l’homme de Paris. Bien que l’ensemble des actes du colloque ait fait l’objet d’une publication en russe (Intelligencija v istorii. Obrazovannyj chelovek v predstavlenijah i social´noj dejstvitel´nosti = Les intellectuels dans l’histoire moderne et contemporaine. Représentations et réalités sociales, Moscou, RAN, Institut vseobshchej istorii, 2001), nous avons jugé utile de faire connaître au public français les études qui nous ont paru les plus représentatives dans le contexte international du débat sur l’intelligentsia russe.

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TABLE OF CONTENTS

Intellectuels et intelligentsia

Comparer l’incomparable Le général et le particulier dans l’idée d’« homme instruit » Denis A. SDVIÅKOV

Bildungsqualifikation und bÜrgerliche Gesellschaft Vergleichende Anmerkungen zu ihrer Entwicklung im ausgehenden Zarenreich Manfred HILDERMEIER

Les identités de l’intelligentsia russe et l’anti-intellectualisme Fin du XIXe-début du XXe siècle Boris I. I. KOLONICKIJ

La mobilisation intellectuelle La communauté académique internationale et la Première Guerre mondiale Aleksandr N. DMITRIEV

L’intelligentsia et son rôle dans les organisations publiques de la ville de Tambov au tournant du XXe siècle Essai d’étude régionale Anastasija S. TUMANOVA

Panorama bibliographique

Istoriko-dokumental´nye al´manahi : obzor Dimitri GOUŽEVITCH

• • • Comptes rendus • • •

Russie ancienne et impériale

Marshall T. Poe, A people born to slavery Pierre GONNEAU

Sergej Bogatyrev, The sovereign and his counsellors Pierre GONNEAU

Laura Ronchi De Michelis, Eresia e Riforma nel Cinquecento Valerio Marchetti

André Berelowitch, La hiérarchie des égaux Marc Raeff

Aleksandr Sergeevič Lavrov, Regentstvo carevny Sof´i Alekseevny André Berelowitch

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Nancy Shields Kollmann, By honor bound André Berelowitch

Andrej Zorin, Kormja dvuhglavogo orla… Wladimir Berelowitch

De la fin de l’Ancien Régime à la guerre civile

Valerij L. Stepanov, N. H. Bunge : sud´ba reformatora Alessandro Stanziani

Reginald E. Zelnik, ed., Workers and intelligentsia in late Imperial Russia Myriam Désert

Martine Mespoulet, Statistique et révolution en Russie Cécile Lefèvre

Murray Frame, The St. Petersburg imperial theaters Emilia Koustova

David Schimmelpenninck van der Oye, Toward the rising sun Marlène Laruelle

N. N. Smirnov, ed., Rossija i pervaja mirovaja voina Alessandro Stanziani

Antonella Salomoni, Il pane quotidiano Alessandro Stanziani

A. Brian Murphy, The Lennart Samuelson

Jean-Louis Van Regemorter, L’insurrection paysanne de la région de Tambov Alain Blum

Période soviétique et post-soviétique

Jean-Paul Depretto, Pouvoirs et société en Union Soviétique Nicolas Werth

Corinna Kuhr-Korolev, Stefan Plaggenborg, Monica Wellmann, eds, Sowjetjugend 1917-1941 Dorena Caroli

Sheila Fitzpatrick, Yuri Slezkine, eds, In the shadow of revolution Martine Mespoulet

Paul Robinson, The White Russian Army in exile Catherine Gousseff

Oleg Budnickij, ed., Soveršenno lično i doveritel´noL. I. Petruševa, ed., Deti Russkoj emigraciiKonstantin Parčevskij, Po russkim uglam Catherine Gousseff

Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir ? Michel Aucouturier

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Frédéric Bertrand, L’anthropologie soviétique des années 20-30 Juliette Cadiot

Julie A. Cassiday, The enemy on trial Martine Godet

Natacha Laurent, L’œil du Kremlin Kristian Feigelson

Lennart Samuelson, Plans for Stalin’s war machine Paul Gregory

Sabine Dullin, Des hommes d’influences Sophie Cœuré

Sheila Fitzpatrick, Le stalinisme au quotidien Laurent Coumel

Jochen Hellbeck, Varia Malte Griesse

Patricia Kennedy Grimsted, Trophies of war and empire Francine-Dominique Liechtenhan

Catherine Klein-Gousseff, ed., Retours d’URSS Martine Mespoulet

V. Naumov, ed., Georgij Žukov Fabio Molin

Douglas R. Weiner, A little corner of freedom Marie-Hélène Mandrillon

Paul T. Christensen, Russia’s workers in transition Myriam Désert

Federico Varese, The Russian mafia Jacques Sapir

Empire, nationalités, régions

Michael Khodarkovsky, Russia’s steppe frontier John P. LeDonne

Terry Martin, The affirmative action empire Juliette Cadiot

Ronald Grigor Suny, Terry Martin, eds, A state of nations Juliette Cadiot

Vladimir Malahov, Skromnoe obajanie rasizma i drugie stat´i | V. S. Malahov, V. A. Tiškov, eds, Mul´tikul´turalizm i transformacija postsovetskih obščestv Mischa Gabowitsch

Donald J. Raleigh, ed., Provincial landscapes Martine Mespoulet

James R. Harris, The great Urals Nathalie Moine

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Virgil Krapauskas, Nationalism and historiography Daniel Beauvois

Marek E. Jasinski, Oleg V. Ovsjannikov, Vzgljad na Evropejskuju Arktiku Nicolas Plagne

Andrei V. Golovnev, Gail Oshrenko, Siberian survival | Marjorie Mandelstam Balzer, The tenacity of ethnicity Elisabeth Gessat-Anstett

Monde juif

Aleksandr Solženicyn, Dvesti let vmeste (1795-1995) Georges Nivat

Aleksandr Solženicyn, Dvesti let vmeste (1795-1995) Jeffrey Veidlinger

Delphine Bechtel, La Renaissance culturelle juive en Europe centrale et orientale, 1897-1930 Boris Czerny

Simon Doubnov, Le livre de ma vie Sylvie Anne Goldberg

Gennadij V. Kostyrčenko, Tajnaja politika Stalina Samson Madievski

Laurent Rucker, Staline, Israël et les Juifs Françoise Thom

Général Petrenko, Avant et après Auschwitz Alain Blum

Victor Shnirelman, The myth of the Khazars and intellectual antisemitism in Russia, 1970s-1990s Marlène Laruelle

Ouvrages généraux

N. E. Koposov, Kak dumajut istoriki Antonella Salomoni

Arno J. Mayer, Les Furies Tamara Kondratieva

Andrea Graziosi, Guerra e rivoluzione in Europa, 1905-1956 Alessandro Stanziani

Oleg Kharkhordin, The collective and the individual in Russia Nathalie Moine

S. Bertolissi, A. N. Saharov, eds, Konstitucionnye proekty v Rossii XVIII-načalo XX v. François-Xavier Coquin

Marie-Pierre Rey, Le dilemme russe Alain Blum

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Intellectuels et intelligentsia

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Comparer l’incomparable Le général et le particulier dans l’idée d’« homme instruit »

Denis A. SDVIÅKOV

1 L’affirmation selon laquelle l’intelligentsia russe serait spécifique et totalement incomparable soulève encore des objections. En fait, sont spécifiques les tentatives entreprises pour répondre à la question « qu’est-ce », ou plus catégoriquement, « qu’est-ce finalement que l’intelligentsia ? »1. Les termes du débat sur l’« homme instruit »2 recoupent le thème de l’histoire nationale : si en Russie l’homme instruit n’est pas en mesure de se comprendre lui-même, l’intellectuel3français n’accorde de valeur particulière au savoir que dans un rapport au pouvoir et la question qu’il se pose est alors : « Existe-t-il un pouvoir intellectuel ? »4. En Allemagne le sens traditionnel de la notion d’homme instruit (Gebildeter) n’a pas survécu à l’épreuve de 1968. Devenue l’objet de travaux historiques, elle révèle les ruptures radicales qui parsèment l’histoire du XXe siècle.

2 Le phénomène de l’intelligentsia russe ne peut se comprendre que si on le compare à celui des élites cultivées occidentales. Cela ne tient pas seulement au fait qu’en Russie la question nationale a toujours été abordée en référence à l’Occident. De même, ce n’est pas seulement que la comparaison soit une méthode qui favorise « les effets de différenciation : sous son éclairage, tout développement endogène, quel qu’il puisse paraître, cesse d’être évident en soi ». Dans le cas présent, où la condition de ne pas comparer des « pommes et des poires »5 est remplie, la comparaison s’avère historiquement fondée. Par-delà la diversité des histoires nationales, il est indéniable que l’apparition d’un même modèle d’homme instruit (c’est-à-dire prosveščennyj (éclairé), kul´tivirovannyj (éduqué), mysljaščij (rationnel)) a touché l’ensemble de l’Europe, en tant qu’il était précisément un élément de la structure sociale des Temps modernes. Cet universel, ce lien interculturel transcendant les contextes particuliers s’est traduit par l’émergence de concepts adéquats dans les différentes langues nationales. Dans notre cas, les termes obrazovanie, vospitanie, et prosveščenie ainsi que celui plus général de (po)-znanie6 tracent un espace conceptuel spécifique. La maîtrise d’un savoir particulier7 représente incontestablement le signe distinctif du nouveau penseur. L’importance sociale du savoir est manifeste dans le concept de obrazovanie ; la formation apparaît en effet comme le seul critère susceptible de

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définir, de façon consensuelle -- grâce à son caractère formel -- et avec une portée dépassant les frontières nationales, les élites intellectuelles, quelle que soit la manière de les nommer.

3 Dès lors, l’analyse porte sur « le rôle joué par les éléments linguistiques, discursifs et conceptuels [...] dans les processus de transformation, voire de formation, des structures sociales -- par exemple les classes ou les professions »8. Dans cette perspective, il serait intéressant de comparer quelques-unes des principales modalités selon lesquelles ces éléments ont évolué en Russie par rapport à ce qui a pu se passer en Allemagne, en France et en Pologne, pays qui ont exercé une influence prépondérante sur la constitution de la conception russe de l’« intelligentsia ». On pourrait à juste titre nous reprocher de n’avoir pas traité les cas de l’Angleterre et de l’Italie, mais la taille et le caractère général de l’article ne permettaient pas de le faire ici.

4 L’héritage chrétien de l’Europe ainsi que le rôle joué en Rus´ par les conceptions gréco- byzantines de obrazovanie et de prosveščenie appellent une explication quant à l’essence de ces phénomènes. Il convient de rappeler que le concept latin d’« intelligentia » -- repris du grec νοῡζ -- apparaît au début de l’ère chrétienne à Rome, dans les travaux du néoplatonicien Marius Victorinus. La notion d’intelligentia νοῡζ se rapporte à la distinction, qui s’est propagée dans la plupart des cultures mondiales, entre deux champs du savoir : d’un côté, la « gnose » suprême, qui fonde le savoir sur la Révélation et les textes qui en sont directement issus ; de l’autre, le savoir rationnel, qui puise ses sources et ses preuves dans l’expérience sensible9. Pour la doctrine chrétienne, les facultés de la connaissance correspondent à la possibilité accordée à chaque être humain d’atteindre ces deux ordres du savoir, la question ultime étant celle de l’usage qui sera fait de la formation et du savoir. Si la connaissance chrétienne est en soi connaissance de Dieu, la formation chrétienne est dans l’absolu orientée vers la fin dernière de la vie humaine selon le principe « et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mathieu 6, 33 ; Luc 12, 31).

5 À cela s’ajoute que « la terminologie du monde de la pensée a toujours été vague »10, et qu’en ce qui concerne la « pédagogie mystique » du christianisme, la remarque est doublement juste. Mais dans la mesure où la conscience chrétienne est par nature allégorique, cette pédagogie trouve son expression à travers la symbolique propre au terme prosveščenie. La chrétienté verse du vin nouveau dans une outre antique, remplissant d’une autre signification les termes et les figures de la philosophie grecque. Dès lors, ce qui correspondait dans la conception antique de l’enseignement (paideia)11 à la lumière d’un « Bien » abstrait est renvoyé à une émanation réelle et personnalisée de Dieu. À la différence de l’époque antique et des temps rationalistes de la modernité (ces derniers tenant la vérité pour une quête perpétuelle), la gnoséologie chrétienne estime que la Vérité éternelle s’incarne dans le visage du Christ et qu’elle apparaît historiquement avec la Révélation. D’où une conception différente du chemin vers la connaissance : « Arrêtez-vous et apprenez » (ps. 45, 11), « Vis sur la terre et porte la vérité » (ps. 36, 3).

6 Parce qu’une telle connaissance renferme une image de Dieu, l’anthropologie chrétienne conçoit que l’homme y accède -- c’est-à-dire qu’il puisse se rapprocher de Dieu, et le rencontre : « On peut [...] voir dans la véritable gnose et dans ses principes innés une image de Dieu, et dans le déploiement de ces principes à travers l’activité personnelle, une ressemblance à Dieu. [...] Et comme l’intelligence est la plus fondamentale de ces facultés, en tant que reflet de la raison divine ou du Verbe, elle

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recèle une idée de Dieu. Ainsi, la faculté de l’intelligence consiste surtout en une image de Dieu » (Clément d’Alexandrie). Là se trouve le fondement de la pédagogie chrétienne, qui vise à promouvoir les « potentialités » de chacun. Au plan individuel, l’« image » et la « ressemblanceavec Dieu » correspondent respectivement à une donnée et à un libre effort créatif ; en tant que rapprochement vers le Sens premier, le processus de formation peut être compris à travers la notion d’« upodoblenie » (assimilation) : « l’image de Dieu [...] donne les moyens de se rapprocher de Dieu à travers une assimilation active en Lui » (Athanase)12.

7 Le terme obrazovanierenvoie avant tout à l’idée d’intelligence supérieure («νονζ / intelligentsia »), dont le siège serait « l’être intérieur ». Comme on le sait, l’intellect (c’est-à-dire la « raison » des Temps modernes) se rapporte ici à la sphère morale. Le symbole du domaine spirituel, « le foyer secret de l’individu » où « se replient les profondeurs de l’image divine », c’est le cœur. L’homme désireux d’acquérir, par la lumière divine, un savoir supérieur et bienveillant, n’a d’autre moyen que d’« accueillir dans son cœur l’intelligence »13.

8 Cette Lumière (φωζ) est en quelque sorte la forme par laquelle l’homme en tant que créature de Dieu peut connaître l’inconnaissable du monde incréé. « Parce que Dieu se manifeste, s’exprime et peut être connu -- Il est la Lumière [...], la réalité offerte dans l’expérience mystique »14. Comme l’écrit l’Aréopagite, « on appelle Lumière de l’Esprit la Bonté qui surpasse toute lumière ; source de rayonnements, elle ressemble et s’accorde à tout ce qui est intelligent et raisonnable. De même que l’ignorance divise ceux qui se trompent, de même lorsqu’elle apparaît, la lumière de l’esprit réunit ceux qui sont éclairés et les rassemble autour d’un savoir uni, sous une lumière indivisible et réconciliatrice. »15

9 Une représentation de cette forme d’illumination fut élaborée dans les travaux de l’Aréopagite, de saint Siméon le Stylite, de saint Isaac le Syrien, de Grégoire de Nysse et d’autres. Dès le XIVe siècle, juste avant la chute de Constantinople, saint Grégoire Palamas a donné à ces thèses une forme théologique achevée à travers l’hésychasme. Dans le cadre de notre article, cet apprentissage -- ou plus exactement cette pratique -- nous importe en raison de son rôle dans l’émergence d’une nouvelle couche sociale, dont les membres se chargèrent de réaliser l’idéal de l’illumination chrétienne. L’illumination et la formation chrétiennes dépendaient nécessairement de l’ordre de l’action et non de spéculations abstraites. Parce que la Vérité est inséparable du beau, du vrai et de l’amour, « la sagesse ne procède pas d’un savoir-vivre, mais d’une faculté à bien-vivre ». Une autre particularité de cette forme d’illumination est d’avoir permis à une « intelligentsia » de prendre conscience d’elle-même. C’est pourquoi les Pères orientaux concevaient la « gnose » comme « conscience dans la vie spirituelle », et la « vie dans le péché [...] comme se déroulant largement dans l’inconscience »16. L’illumination individuelle procédant de Dieu constitue un secret présent en chacun qui se révèle sacré dans le monde et la société. C’est ainsi que les termes « svjatost´ » (sainteté), « prosveščennost´ » et « obrazovannost´ », lorsqu’ils sont placés sur un même niveau de synonymie, désignent l’individu muni d’un savoir chrétien.

10 Très tôt, dans la partie occidentale du monde chrétien, certaines contradictions furent repérées au sein de cette conception orientale. Le point de vue sur le degré de connaissance accessible à l’homme paraissait notamment trop modeste. Selon saint Augustin, les facultés supérieures de l’esprit -- intelligentia ou intellectus -- ne correspondent pas au «νοῡζ» oriental : on ne trouve en elles aucun principe d’incréé, il

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s’agirait plutôt de capacités psychiques naturelles à l’âme. Par conséquent, « en partant du point de vue de saint Augustin, tout ce sur quoi une âme pensante peut compter provient d’illuminations venues d’en haut [...] et de la possibilité dans ce monde, lequel demeure en dehors et étranger à l’âme sans pouvoir d’aucune manière s’y réduire, de reconnaître l’authenticité ou la fausseté de ses propres conclusions rationnelles. »17

11 Cependant, la dichotomie « Orient-Occident » et « religieux-séculier » ne rend compte que grossièrement de la réalité. Dans les régions orientales de la Chrétienté, il existait ce que l’on peut appeler une intelligentsia byzantine, dont les orientations ne s’accordaient guère à celles de la formation chrétienne. L’un des « instants de vérité » de ces luttes entre conceptions divergentes de l’homme instruit fut la célèbre querelle opposant Grégoire Palamas à Barlaam le Calabrais, le futur évêque catholique qui enseigna les rudiments du grec à Pétrarque.

12 De même, le développement « occidental » ne se laisse pas simplifier outre mesure. En même temps, on sait bien que le premier pas vers une conception moderne de l’homme instruit a été fait par la scolastique occidentale. Selon cette dernière, la connaissance immédiate des vérités divines est inconcevable, seules sont recevables les preuves indirectes et rationnelles de l’existence de Dieu dans la nature et dans l’histoire. En chaque individu, l’intelligentia, tout en s’ajustant au raisonnement discursif, se confond quasiment à la ratio. Les sphères de la raison et de la foi sont devenues distinctes. À partir de là, il ne reste qu’une étape à franchir pour une substitution de la source de Lumière. La place de symbole vivant d’une réalité supérieure est occupée par un signe qui relève de l’« horizontalité » et de la mesure. Quant à l’image vivante, entière et immédiate de Dieu, elle est remplacée par son analogie dans le monde sensible, que, selon les scolastiques, nous pouvons seul connaître. Dès lors, la voie se trouvait libre vers un nouveau type d’homme instruit. Dans un certain sens, l’hésychasme et la scolastique (laquelle a donné naissance à la façon moderne et rationnelle de penser) ont proposé des conclusions divergentes à l’évolution de la conception de l’homme instruit/éclairé propre au Moyen žge18.

13 De nouvelles représentations de l’homme instruit se forment à partir des XIIe-XIIIe siècles, principalement dans les villes -- développement que décrivent les ouvrages de Jacques Le Goff, notamment sur Paris, cette « Jérusalem de la science » -- là où les scolastiques deviennent les homuncules du nouvel « intellectuel »19. À l’intérieur de cités qui croissent et s’enrichissent, les universités, en s’installant au cœur des activités pédagogiques, renforcent peu à peu -- avec des succès divers -- l’indépendance de la formation vis-à-vis des autorités religieuses et séculières. En même temps que se développe une base matérielle, un champ abstrait du savoir scientifique émerge, qui se révèle indifférent à l’Au-delà. L’objet principal de la connaissance ainsi que son orientation se modifient : de verticale elle devient horizontale, l’observation remplace la vision, la question « comment ? » supplante la question « pourquoi ? »20.

14 Le savoir rédempteur remplissait une fonction de cohésion : on supposait que tout le monde avait vocation à être illuminé. Or, comme tout capital, l’érudition et le savoir scientifique sont objectivement soumis au principe d’une séparation entre « brebis » et « chèvres ». Le savoir se pare des traits distinctifs propres aux forces sociales réelles ou symboliques -- facteur décisif pour l’apparition d’une élite instruite. Bien qu’aucun terme commun n’ait été inventé au cours des XIIe-XIIIe siècles pour désigner ce nouveau groupe social, des changements sont visibles à travers l’apparition, à côté des familiers clericus, clerc et « literatus » (en latin « instruit »), de concepts ayant changé de

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contenu, comme « philosophus », « doctor » ; de termes corporatifs -- « universitas », « scolares » ; et de désignations abstraites -- « intellectualitas », « scientia », etc.21

15 Parallèlement, et en dépit d’une coupure Orient-Occident inopérante à partir du XIVe siècle, une conception spécifiquement allemande de la formation/Bildung se trouve formulée dans l’œuvre de Maître Eckhart. Avec d’autres (saint Bonaventure, Angelus Silesius, Jakob Böhme, Johann Tauler...) Maître Eckhart atteste de la vitalité en Occident de la « pédagogie mystique ». Le symbolisme vivifiant de la lumière qu’il énonce est proche de la noétique de l’Aréopagite : « L’étincelle » ou, selon Eckhart, la « lumière de l’âme, ce qui n’a pas été créé et ce qui ne sera pas créé », « saisit Dieu sans intermédiaire [...] dans l’acte de nativitéintérieure » ; symbole de la déification (Vergottung), de l’assimilation en Dieu, c’est la conception du « Bildung » (« bildunge »), terme construit à partir du mot « Bild » -- image22.

16 Alors que les modèles d’enseignement des pays catholiques et protestants s’éloignent de la « pédagogie mystique », cette tradition sera reprise plus tard par l’école de Port- Royal et surtout par la doctrine allemande de l’instruction/Aufklärung, distincte des Lumières23 françaises. Le projet esthétique allemand d’un idéal d’homme instruit contredit clairement le programme d’émancipation, que personnifient la Révolution française et le rationalisme du XVIIIe siècle24.

17 Au cœur du projet allemand -- la conception du Bildung comme survenance d’une forme, comme modelage du soi autonome, de la personnalité souveraine. Une loi naturelle et impersonnelle agit en lieu et place de l’« assimilation » de l’individu en Dieu : c’est « la force qui, agissant à l’intérieur de tous les corps, les contraint à prendre une forme adaptée aux conditions extérieures : telle est la formation ». En chacun s’exprime « [...] une volonté naturelle d’atteindre une morale individuelle, de déployer ses inclinations spirituelles en accord avec les idéaux de l’humanité [...] de se servir et de réélaborer consciemment les éléments reçus de l’extérieur pour atteindre ses objectifs »25. Leibniz et J. G. Herder ayant travaillé sur cet aspect, la conception du Bildung a pu s’enrichir d’une exégèse panthéiste, déjà présente chez Eckhart.

18 En fait, parce qu’il s’installe au cœur de l’existence individuelle, et par là même au centre de la vie du monde, le processus d’obrazovanie/Bildung « devient le point de convergence du grand univers -- le “macrocosme” de l’unité spirituelle que constitue l’individualité -- et du “microcosme” -- ou encore le devenir-monde que la personnalité humaine accomplit par l’amour et la connaissance -- seules parmi d’autres, ces deux orientations d’une même démarche de formation en profondeur sont désignées par le terme Bildung/obrazovanie »26.

19 Marqué par l’influence non négligeable de Herder, Goethe a incarné, pour plusieurs générations d’Allemands instruits, l’espoir d’une réalisation concrète de ce rêve. L’œuvre, la personnalité et le mode de vie du poète ont contribué à associer le concept allemand de formation à une série de vertus bourgeoises : l’harmonie, la mesure, le juste milieu. Dans ce sens, Goethe a renforcé dans la culture allemande l’importance de ce qui rattachait socialement l’homme instruit (Gebildeter) au « Tiers État ». Lié au rôle croissant de la bourgeoisie, ce phénomène a trouvé son expression orale dans le rattachement de l’adjectif « instruit » aux expressions de « classe moyenne » (gebildeter Mittelstand) et de « bourgeoisie » (gebildetes Bürgertum- Bildungsbürgertum)27.

20 La théorie du Bildung se rattache à l’utopie esthétique de l’antique « âge d’or de l’humanité » développée par un néo-humanisme qui fit de l’idéal de la libre formation

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une valeur « étrangère à ce monde » : la formation n’est « pas pour ce monde, mais pour celui supérieur de l’esprit »28. L’idéal de la formation comme Bildung tendait vers un savoir universel, que la nouvelle université devait diffuser. Au début du XIXe siècle, ces idées furent appliquées par Wilhelm von Humboldt, qui transforma l’établissement supérieur d’enseignement allemand en un modèle et une pépinière pour les élites intellectuelles d’Allemagne mais aussi d’Europe, et notamment d’Europe orientale. Parce que le modèle allemand d’enseignement privilégiait l’approche φιλοσοφια par rapport à la science29 rationnelle et expérimentale, la faculté de philosophie se retrouva en position dominante dans les universités30.

21 Les Allemands ont porté le savoir abstrait à ses limites ; là se trouve la faiblesse mais aussi tout le pathétique de la conception allemande. Le principe de Bildung -- la symphonie, la synthèse, le juste milieu, la conciliation des deux modes de connaissance, l’universalisme : « la formation -- c’est plus que le savoir. La formation touche à la totalité de l’existence empirique de l’individu »31. Tout cela débouche sur une véritable « religion de la formation » (Bildungsreligion), dont le prêtre est « le professeur, le maître d’école allemand du XIXe siècle qui représente non seulement une figure idéale, mais qui appartient en même temps à ce type de personnes parfaites et sublimes dans leur simplicité, bien que de caractère un peu borné »32. La notion de Bildung a reçu sa formulation définitive d’un professeur de l’université de : G. W. F. Hegel, qui considérait la formation, dans son sens le plus élevé, comme le déploiement, à travers le savoir sur soi-même et l’autodidaxie, du Weltgeist. Ce n’est donc pas un hasard si l’intelligentsia russe surgit à l’époque de Hegel et de Schelling, lorsque le modèle allemand d’enseignement atteint son apogée. Un directeur d’école caractérise cette période : « l’idée, ou comme on dit maintenant, l’intelligentsia (die Intelligenz), est devenue “une force mondiale” »33.

22 Comment la Russie s’inscrivait-elle dans cette évolution ? Il est impossible de dire que la Rus´ d’avant Pierre le Grand disposait d’une théorie du savoir et de sa transmission comparable à celle du modèle byzantin. La Rus´ ne possédait pas sa propre théologie, la vérité s’extériorisait par un recours au symbolique, par le biais d’une intransigeante formule du Beau -- surtout sensible dans les icônes (ces « spéculations en couleurs ») ; alors que la relation aux mots reposait toujours sur l’expression de Tjutčev : « une pensée exprimée est mensongère ». Là, sur la base de ce « mode d’expression non verbalisé des valeurs spirituelles », l’antinomie de la tournure d’esprit russea pu prendre corps : « La réflexion s’amorce par le mot. Là se situe la nature du Logos. Pourquoi donc la Russie de Sophie serait-elle étrangère au Logos ? Elle ressemble à une jeune muette, condamnée à raconter par signes les nombreux secrets que ses yeux ont percés, tandis qu’elle fut longtemps jugée stupide à cause de son mutisme! »34

23 Dénuée de tradition philosophique, la Russie récupère et accomplit, en l’éprouvant et en l’appliquant directement, le système symbolique byzantin de l’illumination, dépourvu de ses subtilités métaphysiques. Au XIVe siècle, lorsque l’Aréopagite et la pensée palamite furent traduits, la pratique de l’hésychia s’introduisait en Russie : « Dans ma cellule, assis sur mon lit, je vois la lumière que le monde ne renferme pas ; je vois en moi le créateur du monde, et je parle, et j’aime, et je mange en me nourrissant de la bonté de cette image de Dieu, et en m’unissant à lui je m’élève au-dessus des cieux » ; et la conception de la sainte illumination -- « usant d’une force spirituelle, l’âme s’avancera vers la flamme divine ; puis, comme le divin auquel elle s’unira dans une union inconcevable, elle sera traversée dans sa course par une lumière supérieure ;

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alors, quand l’intelligence sera digne de pressentir la future béatitude, elle oubliera tout le reste [...]. »35 Dans le contexte russe, une place non moins importante devrait être reconnue à l’incarnation imagée de cet idéal d’illumination par la haute peinture d’icônes, représentée par Théophane le Grec, Andrej Roublev, Daniil Černyj, maître Denys.

24 Au plan sémantique, le terme d’homme éclairé (prosveščenyj) désigne un saint, comme l’indiquent de nombreux passages des Chroniques : « Qu’il grandisse dans la prospérité, dans la pureté et avec l’esprit éclairé ». Dans ces sources, le prosvetitel´ renvoie à la fois au missionnaire religieux et au savant livresque, comme Cyrille et Méthode « ont éclairé leurs élèves par les mots et leur ont appris à accomplir les rites religieux ». À cela s’ajoute non seulement le cadre paroissial dans lequel se déroulaient les études, mais aussi l’importante sacralisation en Rus´ des mots, des livres et de la lecture. Épiphane le Très Sage (Premudryj) fait une comparaison avec l’Eucharistie : « Communions avec des lettres »36.

25 La contradiction de la situation tient à ce que la suprême sagesse des saints, leur connaissance parfaite « ont empêché la conscience religieuse russe de s’intégrer à la mise en valeur et à la réinvention du monde sur la base de ses divisions, de son incomplétude, de sa contingence, parce que l’esprit enfermé en lui-même, lorsqu’il découvre la réalité, n’a déjà plus besoin [...] de quelque chose d’extérieur à lui »37. C’est ainsi qu’un retard s’est creusé dans l’aménagement du monde extérieur -- ce qui est la tâche de la culture ou, dans son aspect plus matériel, de la civilisation. Avec le temps, les succès civilisateurs de l’Occident ont placé la Rus´ face au dilemme de son existence nationale. Dès lors, l’État a pris en charge le développement intérieur, empruntant à l’Europe son système éducatif et se dégageant de l’idéal de sainteté.

26 Le XVIIe siècle voit émerger une nouvelle représentation de l’homme instruit. La foi et la raison sont progressivement appréhendées comme relevant de sphères séparées. Un parallèle s’établit entre les systèmes d’enseignement ecclésiastique et laïc ; la sagesse extérieure, en s’intériorisant graduellement, acquiert une signification autonome. Avec la complexification, le morcellement et l’embellissement des divers domaines de l’existence, l’image de l’intelligence se trouve perçue avec des volutes baroques ; « et il nous faut embellir aussi nos intelligences par la grammaire ». Le point de vue sur le savoir se modifie. Auparavant, en Rus´, la maîtrise d’un savoir livresque ne constituait pas un motif suffisant pour que se distingue une couche sociale particulière, qui insiste sur son originalité, ce « savoir instructif », dont la fonction socialisante a été soulignée par Max Weber. Aucun écart ne séparait les gens des livres des gens du peuple. Aucune réflexivité ne distinguait encore une élite. Désormais en Russie, un aristocratisme intellectuel devint envisageable : en lieu et place d’un « cœur qui perçoit », la vérité se découvrait par l’érudition scientifique38.

27 Le mot se libère des glaces de l’époque antérieure ; avec le déclin de la peinture d’icônes il prend position au cœur de la culture, ce dont témoigne au XVIIe siècle l’épanouissement de la poésie syllabique. Depuis la deuxième moitié du siècle, le maître des mots occupe -- pour longtemps -- la position centrale parmi les gens instruits. En accord avec le ποιητἡζ grec (transmis en Russie comme « sage » ou « homme des livres ») le poète se perçoit comme l’égal de Dieu dans la création. Il assimile le Verbe au Logos, et le monde au livre39. Ce n’est pas un hasard si le terme d’« intelligentsia » est souvent employé dans la littérature pour désigner ces poètes du XVIIe siècle tournés

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vers l’Europe, les latinstvujuščie40 (Siméon de Polotsk, Sylvestre Medvedev, Karion Istomine, Stefan Javorskij et autres)41.

28 En Russie, à partir de cette époque et au cours des deux siècles qui vont suivre, une dualité est maintenue dans la compréhension de ce que sont les Lumières et de ce que doit être un homme éclairé ; jamais les points de vue laïc ou religieux ne s’imposèrent de manière absolue. Ainsi, les latinstvujuščie ont-ils élargi l’interprétation traditionnelle du terme prosveščenie. Par exemple, dans l’adresse de Sylvestre Medvedev à la tsarine Sophie : « Et plus encore, tu as fait que la lumière de la science vienne à nous et que la Russie soit éclairée » ; ou plus limpide encore dans les réflexions de Nicolas Spafarij sur les « arts libres » : au milieu de neuf muses, Apollon représente l’image de l’astre solaire, « comme le soleil est la lumière qui illumine le monde,la science est la lumière qui éclaire l’intelligence »42.

29 Vers la fin du XVIIe siècle, dans les cercles laïcs, la signification réelle du terme prosveščenies’infléchit vers « prosvetitel´stvo », où l’on décèle l’importation de l’enseignement méthodique à la manière européenne. En outre, l’influence de l’Europe est à cette époque principalement le fait de la Pologne : à côté de l’usage abondant du latin, la langue polonaise et l’expérience des collèges jésuites servent à la formulation des normes éducatives43. Pierre Ier considérait encore la Pologne comme le dernier pays éclairé, dans l’acception qu’il donnait à ce terme, comme l’arrière-garde d’un espace européen distinct d’une Russie vivant dans les « ténèbres »44.

30 Le tournant du XVIIe siècle s’achève avec Pierre le Grand par l’avènement d’un type particulier d’homme instruit, celui dont l’activité est réglée par les besoins d’un État en construction45. Cependant, au cours des époques ultérieures, un écart va progressivement se creuser entre cet individu instruit et l’État -- conflit que beaucoup placent à l’origine du phénomène de l’intelligentsia russe.

31 Comme on le sait, l’homme d’esprit russe vit au XVIIIe siècle sous le « soleil » de la pensée française, laquelle succède aux influences polonaises et germano-hollandaises et contribue à renforcer l’orientation laïque du prosveščenierusse. Si, auparavant, le religieux et le profane étaient proches au point de coexister pacifiquement46, dorénavant un élément de conflictualité s’introduit dans les rapports entre les deux sphères : selon toute évidence « la liturgie était l’écharde dans le corps du XVIIIe siècle. [...] Architecture, musique, peinture -- tout émanait du même centre liturgique voué lui-même à disparaître. [...] Le XVIIIe siècle, qui avait rejeté la source de la lumière dont il avait hérité à travers l’histoire, eut à résoudre à nouveau ce problème pour lui- même. »47

32 La toute fraîche « Lumière de la Raison » exigeait de nouvelles formes, qui allaient avant tout s’inspirer de l’imaginaire antique. Un tel mouvement n’atteignait pas toujours la théâtralité du « culte de la Raison » propre à la Révolution française, avec ses autels dressés au culte de la Vérité et ses hymnes à la gloire de la « Raison, puissante immortelle »48 ; ces formes et ces rituels étaient plutôt conçus dans le nouvel espace de la « société », au sein de divers clubs, sociétés et loges. Les Russes, à la différence des Allemands et du culte que ceux-ci portaient à l’esthétisme grec, appréciaient davantage, à la suite des Français, l’idéal de citoyenneté du « sévère Romain »49. Avec cela, se comportant en frondeur dans son château familial après l’adoption du « Manifeste pour la liberté de la noblesse », le « Brutus » russe en vint à s’écarter de plus en plus de l’autorité : jusque-là imperceptible, la dualité entre le pouvoir et la

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vérité s’est transformée en conflit ouvert entre les détenteurs de l’autorité et ceux qui se croyaient porteurs de la vérité.

33 Tirant une dimension pathétique de la confiance qu’il plaçait en l’homme, l’âge des Lumières réaffirmait sa dignité et sa capacité à un perfectionnement continu par la pédagogie -- tel était le grandiose projet du « siècle pédagogique »50. « On se trouve ici au cœur du projet des Lumières, que caractérise si bien la foi en l’école ; là résident non seulement son programme mais une réelle force historique »51.

34 Dans la première moitié du XIXe siècle, alors que se renforce encore le poids de la formation dans la vie sociale, de véritables systèmes de formation voient le jour. En Europe, les systèmes français et allemand sont les plus importants. En Allemagne, il repose sur deux éléments clés : un nouvel établissement universitaire affecté à la science et à la recherche, et un collège (Gymnasium ) qui donne accès au premier par le dispositif de l’Abitur. Ses principes sont ceux de l’universalisme et de la liberté (souvent restée à l’état de déclaration) de la science et de l’enseignement. Créé par Napoléon, le système français de formation, avec ses lycées, ses collèges et ses grandes écoles, relève d’une démarche plus pragmatique. De fait, il se caractérisait par des liens étroits entre la science et l’État : « le service de la science est assimilé au service de l’État et au service de la France »52.

35 En Russie, l’influence culturelle de l’Allemagne et de la France a consisté en l’apport de divers systèmes de valeurs, sans se confondre dans le processus abstrait d’« européanisation ». La bourrasque révolutionnaire provoque un basculement des paradigmes dominants, des Lumières françaises vers le romantisme allemand. Ce qui était considéré comme allant de soi au moment du règne de Pierre Ier fut réévalué de manière critique : « [...] la France doit être honorée du titre de pays le plus cultivé, parce qu’elle est fertile en écrivains. Mais bien que brillante par son érudition, elle demeure éloignée de l’enseignement authentique. Parce que là où règne l’instruction, chaque citoyen est assuré de sa tranquillité et de son bien-être »53. Placées sur un pied d’égalité, l’instruction et la formation rendent compte du calme dominant les ordres public et privé, situation qui caractérise davantage l’Allemagne et l’idéal énoncé par Goethe de ruhige Bildung (éducation pacifiée) que la France de la révolte.

36 La langue russe a gardé la trace de ces changements : une nouvelle vague de néologismes, fabriqués à partir de la langue allemande, touche la Russie au début du XIXe siècle, se substituant aux néologismes en usage au siècle précédent, extraits en masse du français. Un langage philosophique spécifiquement russe s’élabore ; l’univers du Logos se trouve assimilé. Dès le début du XIXe siècle, le sens du mot obrazovanies’élargit au concept allemand de Bildung54. Il est par ailleurs intéressant de noter que l’adjectif obrazovannyj, qui signifie aussi « établi avec raison, mis en ordre », relève d’une tradition russe antérieure à Pierre le Grand. Ainsi, chez Joseph Volockij (XIVe siècle) le terme obrazovannost´est identifié au cosmos de l’Église : « Rien n’instruit davantage notre vie que la beauté de l’Église. [...] L’Église soulage des souffrances et offre la tranquillité à l’homme. »55

37 Le mot obrazovaniereflète de façon certaine un trait ontologique propre au Moyen žge -- un sentiment d’ordre, un enracinement existentiel de l’individu. Cela explique que l’emprunt allemand ait pu être reconnu comme « son autre ». Comme Bildung, obrazovanieest un terme polysémique qui renvoie à la fois à un processus et au résultat des études, à la totalité des connaissances acquises. Ce concept renferme ainsi une nuance d’achèvement, d’accomplissement, qui est absente des mots franco-anglais

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instruction et education. On peut dire que le terme russe obrazovanie contient dès l’origine une opposition sourde -- commune au Bildung allemand, à la « gnoséologie » propre aux Temps modernes -- au pathos de l’inachèvement, de la connaissance illimitée et autovalorisée56.

38 Globalement, un même principe se révèle actif dans les deux cas, tant pour le concept d’obrazovanieque pour celui de prosveščenie. Sous l’influence de l’Allemagne, le mot russe obrazovati, qui existait avant le règne de Pierre le Grand -- et qui signifiait « créer une image, donner forme » (en grec μοрφόω) -- s’établit en relation avec l’être humain. Selon Åukovskij, « l’éducation doit former un homme, un citoyen, un chrétien. L’homme -- une âme saine dans un corps sain. Le citoyen -- la moralité, l’instruction, l’art et l’indépendance. Le chrétien -- la soumission de l’homme à la foi »57.

39 Au XIXe et au début du XXe siècle, prosveščenie et obrazovanie coexistent. Le premier terme glisse vers un sens plus ouvert, quasi idéel. Parallèlement, l’emploi fait par l’Eglise du mot dans son ancienne acception conforte cette évolution. De son côté, lesté d’un passé moins pesant, le concept de obrazovaniese dote d’un signifié plus formel et tourné vers le domaine séculier. D’après Vladimir Dahl, la différence entre les verbes prosveščat´ et obrazovat´ tient au fait que le second signifie aussi : « procurer un vernis extérieur, une apparence mondaine »58.

40 « La substance de la formation » doit « être déterminée par l’idéal de l’homme éclairé » -- voilà ce qu’écrit le pédagogue V. Ja. Stojunin dans les années 1880. Or l’homme éclairé est « celui qui, par ses connaissances scientifiques, déploie une plus haute compréhension, qui appréhende l’existence humaine dans ses relations [...] avec la nature et la société »59. Le caractère opaque et arbitraire de cette « haute compréhension » a autorisé un emploi sans discernement du motprosveščenie. Et ce n’est pas un hasard si, en Russie, le destin du concept séculier de prosveščenie se clôt sur l’exécrable expression de « Narkompros » (Narodnyj kommisariat prosveščenija -- Commissariat du peuple à l’Instruction). Avec les Bolcheviks le terme prosveščenie va progressivement disparaître. Tout en signalant qu’il s’agit de termes archaïques à connotation religieuse, le dictionnaire académique de 1961 indique encore les affreux néologismes de « prosveščenec » et de « prosveščenka ». En fait, dès l’après-guerre, la locution « narodnoe prosveščenie », issue du lexique employé par l’intelligentsia des zemstva,est remplacée par « narodnoe obrazovanie » ou simplement par « obrazovanie ». Simultanément, les concepts négatifs que sont « prosvetitel´stvo » (œuvre civilisatrice) et « obrazovanščina » (demi-intellectuel) soulignent ce qui reste essentiel pour la Russie : la compréhension de l’homme instruit comme membre d’une « intelligentsia »60.

41 En dehors du fait de savoir si l’écrivain et publiciste Petr D. Boborykin avait ou non revendiqué la paternité de l’expression « intelligentsia », la question concrète de son auteur n’a qu’une importance secondaire. Par contre, il est fondamental de comprendre par quelles nécessités du développement social et spirituel, une nouvelle notion et une conception inédite ont pu voir le jour. En Europe occidentale, l’histoire du mot « intelligentsia », depuis le Moyen žge jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, renvoie au passage de l’intelligentia/ νούζ du monde chrétien vers la société séculière, en relation avec la montée concomitante de la nécessité d’une conscience publique autonome.

42 Dans les années 1830-1840, au cours d’une première étape, quelques dérivés abstraits se dégagent de l’intelligentia, entendue comme « disposition personnelle »: en français,

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l’intelligence publique61 (Guizot, Michelet, etc.), l’intelligence humaine 62 d’Auguste Comte -- la raison historique comme conscience du devenir de la nation ou de l’humanité. Hegel a conféré à cette conception une universalité et une perfection qui seront adoptées en Russie63. Le mot allemand Intelligenz -- la conscience avant tout juridique « déléguée », en suivant Hegel, par les masses populaires à ses représentants -- s’accorde avec l’idée d’un État dominé par les « classes moyennes » (c’est ainsi que la Prusse fut qualifiée d’« État de l’intelligentsia », Staat der Intelligenz)64.

43 Le rattachement de l’« intelligentsia » à un groupe social particulier a logiquement déclenché l’étape suivante. Par-delà son contenu abstrait, le concept d’intelligentsia en vint à désigner la couche sociale qui fit sien ce caractère d’abstraction. Pour les Russes, le sens courant du terme « intelligentsia » s’est fixé lors du règne de Nicolas Ier, au cours de la période qui s’étend de la fin des années 30 au début des années 40 du XIXe siècle. Les notes rédigées en 1836 par Åukovskij constituent un premier et rare exemple de l’usage qui a pu être fait d’une notion encore non établie : la noblesse de Saint- Pétersbourg y est qualifiée d’« intelligentsia européenne de la Russie »65.

44 Au cours de la même période, le terme inteligencja est adopté en Pologne. Comme l’écrit en 1844 le philosophe hégélien Karol Libelt, le groupe des intellectuels « est composé de ceux qui, ayant reçu une éducation solide et universelle dans les instituts et les écoles, se retrouvent au sommet de la société -- savants, employés, professeurs, clergé, industriels -- en un mot, ceux qui gouvernent le peuple par le privilège de leur instruction supérieure. Comme d’immenses étendues de terres, les masses populaires sont écartées d’une classe qui, au-dessus d’elles, se hisse dans les airs »66. Au moment du soulèvement de janvier 1863 en Pologne, le concept d’inteligencja prend la nuance d’une narodnost´ sacrificielle qui nous est si familière, à nous les Russes des années 1860-1880. Comme l’annonce un article polonais de 1861, l’intelligentsia est une dénomination qui « exige de saisir la cause du peuple, de le chérir, d’agir et de se sacrifier en son nom ; qui, en un mot, réclame l’amour de la patrie [...] »67. Seulement, si en Pologne « l’affaire du peuple » est indissociable de la conscience nationale, tel n’est pas le cas en Russie, où cette formule possède une connotation avant tout sociale et, pour beaucoup, nettement antinationale.

45 La permanence du thème « polonais » dans la presse russe du début des années 1860, la tendance à dresser face à l’inteligencja polonaise dans les provinces occidentales son équivalent russe a constitué le champ d’intersection des concepts nationaux. L’expérience polonaise représente l’une des voies (qui fut tentée dès le XVIIe siècle) par lesquelles le concept d’« intelligentsia » pénètre en Russie -- à côté de l’influence directe de la France et de l’Allemagne68.

46 De toute évidence, la crise traversée par une société russe en plein développement a influé sur la conception que celle-ci a pu se faire de l’« intelligentsia ». De manière générale, les demandes d’« autodéfinition » et d’« autoconscience » furent particulièrement vigoureuses là où des conflits avaient déjà éclaté ou étaient sur le point d’éclater. Dès lors, une interprétation de l’intelligentia dans un sens plus profond que le sens communément admis a pu s’actualiser. Un individu « compétent » ou « sachant y faire » ne suffisait pas à représenter une « conscience publique », encore fallait-il qu’il « sache ». Qu’il sache répondre au « que faire ? » -- il correspondrait alors au type optimiste de l’intellectuel actif ; incompétent, il se rapprocherait du modèle décrit par Čehov dans Skučnaja istorija (Histoire ennuyeuse) : « Vous êtes intelligent, cultivé [...] dites-moi ce que je dois faire ? -- En conscience, Katia, je ne sais pas. »

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47 Le savoir est jugé « rédempteur » plutôt que « formateur » ; le monde ne peut être réformé par la pratique, mais il peut être dominé spirituellement -- à nouveau, l’intelligentsia russe retourne aux paradigmes de la Rus´ pré-pétrovienne, mais maintenant la sphère de la raison abstraite prend la place de la « lumière ». Derrière la fonction « civilisatrice de l’intellectuel se dessinait toujours aux yeux de l’individu laïc l’espoir que le savoir abstrait sauverait le monde du chaos »69. Réapparaît ici le rêve d’un homme idéal, lequel s’incarnerait en guide moral pour la nouvelle Russie d’après Pierre Ier et qui se chargerait de la représenter face au monde ; « la réponse russe » sur l’idéal bourgeois des Temps modernes.

48 Une autre évidence établit l’« intelligentnost´ » en parallèle à la « sainteté » : sur l’homme « déifié » et sur l’intellectuel se fonde la conception de l’homme idéal comme muni d’un savoir rédempteur. Une représentation du nouveau penseur russe a cherché à se fixerentre ces deux termes, dont la non-coïncidence finale aurait été perçue comme une tragédie. Čehov, dans sa nouvelle intitulée Černyj monah (Le Moine noir), a voulu concilier les deux termes, mais la fin du récit est significative : le personnage de l’intellectuel perd la raison et meurt. La gnoséologie de l’époque n’offrait aucune alternative, car, comme l’exprime si bien la métaphore de Mandel´štam : « la capacité de connaissance du XIXe siècle était sans commune mesure avec sa stature morale. [...] Rien d’autre que cet œil, rapace et vide, dévorant tout sujet, toute époque. Toutes les sciences ensemble fouillaient de leurs tentacules méthodologiques un ciel sans étoiles, sans rencontrer la moindre résistance dans la molle abstraction du vide. »70 « La jouissance dans la connaissance »71 a été vue d’un autre côté comme la « concupiscence de savoir »72 de l’Ancien Testament.

49 Beaucoup des traits caractéristiques de la conception russe de l’« intelligentsia » proviennent du mélange des dimensions « rédemptrice » et « formatrice » du savoir. Ainsi en est-il par exemple de l’aspiration à l’idée de totalité, de la pensée cosmologique, de la faveur accordée aux généralisations et aux synthèses. De là provient aussi la filiation qui s’est établie entre le système philosophique allemand et la vision du monde partagée par les membres de l’intelligentsia russe -- ces derniers n’allant tout de même pas jusqu’à partager l’enthousiasme des Allemands pour le goldene Mitte. Il aurait été inimaginable qu’un intellectuel russe « classique » puisse répéter la phrase où Goethe déclare préférer au génie des extrêmes « les avantages et la richesse du juste milieu ; et c’est pour ça que beaucoup de grands poètes et de grands peintres sont issus des classes moyennes »73. En Russie, le problème de l’existence de classes moyennes et d’une société civile dans l’histoire sociale fait écho aux difficultés ressenties pour penser les notions de « milieu » et de « centre » dans le domaine symbolique du culturel.

50 Conformément au sens premier du concept russe « obrazovanie », un intelligent n’est justement pas « formé », parce que, d’après l’expression du recueil Vehi, il « n’avait pas de byt »74 (il n’avait pas acquis une vie stable) : tout confort avait pour lui des relents de « vulgarité » et de « philistinisme charnel ». C’est dans ces conditions que le « saint » et l’« intelligent » formaient les types antinomiques du même modèle de l’homme instruit. Ivan V. Kireevskij a remarqué, au milieu du XIXe siècle, combien « les contradictions fondamentales qui opposent les deux modèles rivaux d’enseignement sont la source principale, sinon exclusive, des malheurs que l’on peut observer en Russie ». Dès lors, l’idéal de l’Aréopagite d’un « savoir un » se muait en « titanisme », qui était propre aussi bien à l’intelligent russe qu’au « gebildete Bürger » allemand --

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l’illusion d’une connaissance totale du monde fut le point de départ de toutes les doctrines sur sa « transformation »75, et le fondement de différents substituts à la totalité, que ce fût l’anti-étatisme des élites cultivées russes ou l’étatisme des élites allemandes.

51 En Allemagne, la conception d’un homme harmonieusement instruit eut à subir les contrecoups de nombreux désastres : la Première Guerre mondiale et le fascisme ont mortellement blessé le « bourgeois instruit » ; en Allemagne de l’Ouest, ses reliques se sont métamorphosées, aux yeux des jeunes générations de l’après-68, en « philistins cultivés », comme Nietzsche les avait désignés. Selon l’une des plus récentes encyclopédies, la théorie traditionnelle du Bildung « n’a pas été jusqu’à proposer une analyse critique des problèmes sociaux émergents, des incertitudes spirituelles et des structures politiques de la nouvelle société industrielle », elle reste « soumise à une nécessaire réorientation »76.

52 Il serait évidemment absurde de proposer un bilan, quel qu’il soit, de l’évolution suivie par l’idée d’« homme instruit ». Néanmoins, au cours des dernières décennies, certaines tendances ont émergé à la surfacede l’actualité : en France, en Allemagne, en Pologne et en Russie, de manière quasi synchronique, en usant des mêmes arguments et des mêmes formules, on évoque le remplacement attendu ou effectif des intellectuels77 et autres Gebildete par un type homogène de spécialistes et de professionnels. Le constat est ainsi fait d’un changement de la place occupée par le savoir au sein de sociétés touchées par la mondialisation et la « massification » de l’enseignement. Le langage témoigne des processus d’unificationqui sont à l’œuvre dans ce domaine : les intellectuels à la mode ne sont pas ceux de la conception française, mais plutôt les intellectuals du modèle anglo-saxon, ces penseurs professionnels (braineggs) qui ne prétendent à aucune responsabilité collective, qui ne font que subsister dans le cadre restreint de leurs sous-cultures -- et qui partagent les valeurs constantes, stables et professionnelles de la « classe moyenne »78.

53 Comme souvent, de tels changements contribuent à inverser les perspectives relatives au modèle universel de l’homme instruit. L’intérêt que ce dernier accordait aux activités révolutionnaires, radicales et critiques (au sens large, antibourgeoises) s’est réorienté vers ses « petites affaires » ; son réformisme vise à assurer la stabilité sociale des classes moyennes79. Le XXe siècle laisse derrière lui d’amères leçons -- l’avertissement lancé aux hommes instruits de se prémunir de tout engagement, de veiller à préserver leur savoir de toute fonction idéologique -- qui viennent brouiller la figure classique de l’intellectuel80, telle qu’elle fut établie par Jean-Paul Sartre : celui qui « se mêle de ce qui ne le regarde pas »81.

54 Pourtant, le leurre d’un savoir sans valeurs, propre à la pensée moderne, ne pourra tromper complètement les attentes de la conscience collective. L’expérience d’un « autre savoir », sur lequel se fondait la « pédagogie mystique », reste actuelle pour l’individu et pour la société. La question de la synthèse, qui fut abordée tout au long de notre article, ne saurait être résolue par la simple reconnaissance du pluralisme des vérités -- quelles que soient les variations à venir, cette interrogation subsistera.

55 En revenant sur le cas de l’intelligentsia russe -- après la démoralisation infligée pendant l’époque soviétique et les interminables débats de la décennie écoulée -- comment ne pas discerner un certain tarissement, une « fatigue » de l’actuelle conception de l’intelligentsia. On écrit depuis longtemps sur l’effacement de l’enveloppe conceptuelle entourant la notion d’intelligentsia et sur la nécessité d’un

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nouveau mot qui « ne proviendrait pas des verbes « comprendre » ou « savoir » mais de quelque chose de spirituel [...] » (souligné dans l’original -- D.S.)82.Pourtant le XXe siècle russe a aussi produit une expérience positive qui attend encore une reconnaissance sociale et non plus seulement intellectuelle. « La synthèse de la foi et du savoir » ne peut pas créer cette couche d’une « intelligentsia ecclésiastique », « qui unirait le véritable christianisme à la compréhension éclairée des tâches culturelles et historiques »83 : en tant que partie de l’espace social, cette couche de l’intelligentsia ecclésiastique n’est pas le lieu où une telle réconciliation est possible. Mais un bilan optimiste de cette histoire, et peut-être la justification de l’« intelligentsia », ont été finalement découverts dans l’idée suivante : cette synthèse est possible au niveau de la personne et, par conséquent, « le conflit [...] entre foi et savoir est un conflit qui n’existe pas. »84

56 Institut d’histoire universelle

57 Académie des sciences de Russie

58 117334 Moscou

59 Leninskij Prospekt, 32-a

60 sdvizkov@ col. ru

NOTES

1. Titre du livre d’E. Ju. Lozinskij, Čto že takoe, nakonec, intelligencija, Saint- Pétersbourg, 1907. 2. L’expression russe « obrazovannyj čelovek » sera traduite par « homme instruit » [NdT]. 3. En français dans le texte [NdT]. 4. Cf. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Minuit, 1990, p. 10 ; Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France, de l’Affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1992, p. 245 sq. 5. Pour cette citation et la précédente voir H.-G. Haupt, J. Kocka, « Historischer Vergleich : Methoden, Aufgaben, Probleme », inH.-G. Haupt, J. Kocka, eds, Geschichte und Vergleich. Ansätze und Ergebnisse international vergleichender Geschichtsschreibung, Francfort -- New York, 1996, p. 15, 25. 6. Par la suite, les termes obrazovanie, vospitanie, prosveščenie, znanie et poznanie seront traduits respectivement par formation (ou enseignement), éducation, illumination (au sens religieux)/instruction (au sens laïc), savoir et connaissance. Lorsque le besoin s’en fera ressentir, la translittération sera conservée [NdT]. 7. La classification établie par M. Scheler entre savoirs « de formation », « de salut » et « de domination » différencie le savoir selon sa fonction sociale (Bildungs-, Heils-, Herrschaftswissen), voir M. Scheler, « Formy znanija i obrazovanie » (1925) (Les formes

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du savoir et l’enseignement), in id., Izbrannye proizvedenija (Œuvres choisies), Moscou, 1994, p. 41-42. 8. Peter Jelavich, « Poststrukturalismus und Sozialgeschichte -- aus amerikanischer Perspektive », Geschichte und Gesellschaft, 21, 1995, p. 273. 9. Pour plus de précisions voir O. W. Müller, Intelligencija. Untersuchungen zur Geschichte eines politischen Schlagwortes, Francfort, 1971. 10. Jacques Le Goff, Les intellectuels au Moyen žge, Paris, Seuil, 1985, p. 3. 11. « [...]la culture (παιδεια, dans l’original -- D.S.) n’est point ce que certains, qui font profession de la donner, disent qu’elle est. Ils prétendent, si je ne me trompe, que dans une âme au-dedans de laquelle n’est pas le savoir, eux, ils l’y déposent, comme si en des yeux aveugles ils déposaient la vision [...] au-dedans de son âme chacun possède la puissance du savoir : [...] c’est avec l’âme tout entière que doit s’opérer, à partir de ce qui devient, la conversion de cet organe, jusqu’au moment où il sera enfin capable, dirigé vers le réel, de soutenir la contemplation de ce qu’il y a dans le réel de plus lumineux. Or, c’est cela qu’est, déclarons-nous, le Bien », Platon, Gosudarstvo (La République), livre 7, in Platon, Sobranie sočinenij v 4-h tt., pod red. A.F. Loseva, Moscou, 1994, t. 3, p. 299 (Platon, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, Coll. La Pléiade, 1950, p. 1107). 12. Pour cette citation et les précédentes voir V. Serebrenikov, Učenie Lokka o prirodnyh načalah znanija i dejatel´nosti. Opyt ustanovki Lokkova učenija na osnovanii istoriko-kritičeskogo issledovanija i kritičeskogo rassmotrenija ego v svjazi s hristianskim učeniem ob obraze Božiem (Étude de Locke sur les origines naturelles du savoir et de la pratique. La tentative de Locke d’établir une pédagogie sur la base d’études historiques et critiques et l’analyse critique qui en fut faite par rapport à la pédagogie chrétienne de l’image de Dieu), Saint-Pétersbourg, 1892, p. 283-285, 290. 13. Cf. Ph. Sherrard, The Greek East and the Latin West. A study in the Christian tradition, Londres, 1959, p.140-141 ; K. V. Bobkov, E. V. Ševcov, Simvol i duhovnyj opyt pravoslavija (Symbole et pratique spirituelle de l’orthodoxie), Moscou, 1996, p.288. 14. V. N. Losskij, Po obrazu i podobiju (L’image et le semblable), Moscou, 1995, p. 41-72 ; id., Očerk mističeskogo bogoslovija Vostočnoj Cerkvi. Dogmatičeskoe bogoslovie (Essais sur la théologie mystique de l’Église orientale. La théologie dogmatique), Moscou, 1991, p. 163 et passim. 15. Saint Denys l’Aréopagite, O Božestvennyh imenah. O mističeskom bogoslovii (Les noms divins. Sur la théologie mystique), Saint-Pétersbourg, 1995, p.105. 16. V. V. Byčkov, Russkaja srednevekovaja estetika XI-XVII veka (L’esthétique russe du Moyen žge, XI e-XVII e siècles), Moscou, 1992, p. 62 et passim ; V. N. Losskij, Očerk mističeskovo bogoslovija..., op. cit., p. 163-164. 17. Ph. Sherrard, op. cit., p. 144, 153-155 ; V. V. Byčkov, Aesthetica Patrum. Apologety. Blažennyj Avgustin (L’apologétique de saint Augustin), Moscou, 1995, p. 358-361. 18. Ioann (Ekonomcev) Igumen, « Isihazm i vozroždenie, Isihazm i problema tvorčestva » (L’hésychasme et la Renaissance, l’hésychasme et le problème de la création), in id., Pravoslavie, Vizantija, Rossija (Orthodoxie, Byzance, Russie), Moscou, 1992, p. 167-196. 19. Cf. J. Le Goff, op. cit. p. 4, 28 ; Voir aussi W. Kluxen « Institution und Ideengeschichte. Zur geschichtlichen Bedeutung der mittelalterlichen Universität », in

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M. Hoenen et al., eds, Philosophy and learning : universities in the Middle Ages, Leiden -- New York -- Cologne, 1995, p. 3-16. 20. Ph. Sherrard, op. cit. , p. 156-157. 21. J. Le Goff, op. cit. , p. 16-17. 22. Maître Eckhart, Duhovnye propovedi i rasssuždenija (Sermons spirituels et réflexions), Moscou [1912], 1991, p. 26, 29, 38 ; F. Jostes, ed., Meister Eckhart und seine Jünger, Berlin -- New York, 1972, p. 22-35 ; M. Naumann, « Bildung und Gehorsam. Zur ästhetischen Ideologie des Bildungsbürgertums », in K. Vondung, ed., Das wilhelminische Bildungsbürgertum : zur Sozialgeschichte seiner Ideen, Göttingen, 1976, p. 36 sq. 23. En français dans le texte [NdT]. 24. Sur le rôle prépondérant que l’enseignement a joué en Allemagne par rapport à l’« individualisme économique ou au rationalisme politique de la lointaine Europe », voir F. K. Ringer, Fields of knowledge : French academic culture in comparative perspective, 1890-1920, New-York -- Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 101-102 sq. 25. Allgemeine Deutsche Real = Encyclopädie für die gebildeten Stände, in 10 Bd., 6e Aufl., Bd. 1, Leipzig, 1824, p. 777. 26. M. Scheler, op. cit. , p. 21-22, 27. 27. Cf. U. Engelhardt, « Bildungsbürgertum », in Begriffs-und Dogmengeschichte eines Etiketts, Stuttgart, 1986. 28. Cf. H.-U. Wehler, « Deutsches Bildungsbürgertum in vergleichender Perspektive -- Elemente eines “Sonderwegs” ? », in Bildungsbürgertum im 19. Jht., t. 4, p. 220 ; U. Engelhardt, op. cit. , p. 529. 29. En français dans le texte [NdT]. 30. Cf. F. K. Ringer, Die Gelehrten. Der Niedergang der deutschen Mandarine 1890-1933, Stuttgart, 1983, p. 97 ; J. Leenhardt, R. Picht, eds, Esprit/Geist. 100 Schlüsselbegriffe für Deutsche und Franzosen, Munich-Zurich, 1989, p. 318-320, 361-364. 31. K. Jaspers, Die Idee der Universität, Berlin, 1923, p. 18-19 ; cf. F. K. Ringer, Fields of knowledge, op. cit., p. 314 sq. 32. E. Krieck, Bildungssysteme der Kukturvölker, Leipzig, s.d., p.340. 33. Cité par U. Engelhardt, op. cit. , p.122. 34. Cf. G. P. Fedotov, « Tragedija intelligencii » (La tragédie de l’intelligentsia), in Sud ´ba i grehi Rossii. Izbrannye stat´i (Destin et péchés de la Russie. Articles choisis), Saint- Pétersbourg, 1991, t. 1, p. 72-78 ; V.V. Byčkov, Aesthetica Patrum..., op. cit., p.616-617. 35. Nil Sorskij, Predanie i Ustav. Pamjatniki drevnej pis´mennosti i iskusstva (Légendes et chartre. Monuments de l’écriture ancienne et de l’art), Saint-Pétersbourg, 1912, t. 179, p.28-29. 36. Slovar´ russkogo jazyka XI-XVII vv. (Dictionnaire de la langue russe, XI e-XVIIe siècles), Moscou, 1995, vyp. 20, p. 211, p. 213-214 ; V. V. Byčkov, Russkaja srednevekovaja estetika, op. cit., p. 216. 37. K. V. Bobkov, E. V. Ševcov, op. cit. , p. 248. 38. V. V. Byčkov, Russkaja srednevekovaja estetika, op. cit., p. 450, 520.

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39. Slovar´ russkogo jazyka XI-XVII vv., op. cit., vyp. 7, 1980, p. 200 ; vyp. 9, 1982, p. 294 ; sur la suite voir A. M. Pančenko, « Russkaja kul´tura v kanun petrovskih reform » (La culture russe à la veille des réformes de Pierre le Grand), in Iz istorii russkoj kul´tury (De l’histoire de la culture russe), t. 3, XVII-nač. XVIII v. (XVIIe-début XVIIIe siècle), Moscou, 1996, p. 225-226.

40. Datant du XVIIe siècle, ce terme historique était employé pour désigner ceux des membres de l’élite sociale qui s’identifiaient à l’Europe et qui en appréciaient la culture au point d’en apprendre la lingua franca [NdT]. 41. Cf. L. A. Černaja, Russkaja kul´tura perehodnogo perioda ot Srednevekov´ja k Novomu vremeni (La culture russe pendant l’époque de transition entre le Moyen žge et les Temps modernes), Moscou, 1999, p. 129 et passim. 42. Cf. Russkaja sillabičeskaja poezija XVII-XVIII vv. (La poésie russe syllabique des XVIIe-XVIIIe siècles), Leningrad, 1970, p. 195 ; V.V. Byčkov, Russkaja srednevekovaja estetika, op. cit., p. 545. 43. A. M. Pančenko, art. cit., p. 225 ; cf.Z. Skubaa-Tokarska, Z. Tokarski, Uniwersytety w Polsce, Varsovie, 1972, p. 77. 44. Le sens accordé par Pierre le Grand au concept de prosveščenieest flagrant dans un discours de 1714 : « Les écrivains situent l’ancienne maison des sciences en Grèce, d’où elles auraient été chassées par l’Italie vers l’Europe et jusqu’en Pologne ; mais dans notre patrie, nos 45. D’ailleurs, parmi les nombreux néologismes datant de cette époque, se détache celui d’« intelligentsia », qui n’a pas encore atteint sa pleine signification : voir E. E. Biržakov, L. A. Bojkov, L. L. Kutin, Očerki po istoričeskoj leksikologii russkogo jazyka XVIII veka. Jazykovye kontakty i zaimstvovanija (Essais sur la lexicologie historique de la langue russe au XVIIIe siècle. Contacts linguistiques et emprunts), Leningrad, 1972, p. 364 -- et qui est adopté en 1711 du terme français intelligence (relation, complot). 46. Un exemple intéressant et datant de la première moitié du XVIIIe siècle est mentionné par Iurij Lotman : en 1749, le projet utopique de Mihail Avramov sur « l’instruction de la population inculte dans l’univers », où se trouvent associées dans la notion de prosveščeniedes motivations civilisatrices (dans l’esprit de Pierre Ier l’impression des livres), exigeant une véritable théocratie (une des fonctions spécifiques de l’État serait de veiller à ce que « tout soit empli d’amour chrétien »), comme condition nécessaire à cette instruction, I. Čistovič, Feofan Prokopovič i ego vremja (Feofan Prokopovič et son temps), Saint-Pétersbourg, 1868, p. 689-690. 47. O. E. Mandel´štam, « Devjatnadcatyj vek » (Le dix-neuvième siècle), in id., Sohrani moiu reč´... (Retiens mon discours...), Moscou, 1994, p. 416-417. 48. En français dans le texte [NdT]. 49. Cf. Ju. M. Lotman, Besedy o russkoj kul´ture (Discussions sur la culture russe), Saint- Pétersbourg, 1997, p.268. 50. Cf. J. Oelkers, « Aufklärung als Lehrprozess », in id., ed. Aufklärung, Bildung und Öffentlichkeit. Pädagogische Beiträge zur Moderne, Weinheim-Bâle, 1993, p. 9-23. 51. V. V. Zen´kovskij, « Cerkov´ i škola » (L’Église et l’école), in Voprosy religioznogo vospitanija i obrazovanija (Questions sur l’éducation religieuse et l’enseignement), Paris, 1927, vyp. 1, p. 29-30.

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52. Cf. C. Charle, « Intellectuels, Bildungsbürgertum et professions au XIXe siècle », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 106-107, mars 1995, p. 88 sq. ; F.K. Ringer, Fields of knowledge, op. cit. p.26 sq. 53. I. P. Pnin, « Opyt o prosveščenii otnositel´no k Rossii » (1804) (L’expérience de l’instruction appliquée à la Russie), in Antologija pedagogičeskoj mysli Rossii pervoj poloviny XIX v., do 60-h gg. (Anthologie de la pensée pédagogique en Russie de la première moitié du XIXe siècle jusqu’aux années 60), Moscou, 1987, p.76. 54. B. Unbegaun, « Le calque dans les langues slaves littéraires », Revue des Études slaves, 12, 1932, p. 39 ; M. Fasmer, Etimologičeskij slovar´ russkogo jazyka (Dictionnaire étymologique de la langue russe), Moscou, 1986, t. 3, p. 106. 55. Cité par N. A. Kazakova, A. S. Lur´e, Antifeodal´nye eretičeskie dviženija na Rusi XIV-načala XVI veka (Les mouvements hérétiques anti-féodaux en Russie entre le XIVe et le début du XVIe siècles), Moscou-Leningrad, 1955, p. 353-354. 56. Voir pour la Russie, V. V. Byčkov, Russkaja srednevekovaja estetika, op. cit., p.73. Pour l’Allemagne, voir d’un côté M. Scheler, qui explique que le sens du monde y repose « non pas sur le processus sans fin de la connaissance des sciences positives, mais sur [...] la solidité et la noblesse d’une existence individuelle bien rangée, dans la réalisation en Dieu », qu’il identifie au Bildung (M. Scheler, op. cit., p.31) ; et de l’autre côté, K. Jaspers (les deux opinions datent des années 1920) : « Le contenu de la connaissance [...] est en principe illimité et inachevé [...] De là s’anime le sens de la science, et subitement apparaît un sentiment d’absurdité », K. Jaspers, Smysl i naznačenie istorii (Le sens et la mission de l’histoire), Moscou, 1991, p.102. 57. Il est révélateur que « prosveščenie » soit ici lié à « graždanin » (citoyen) -- le XVIIIe siècle n’est pas passé pour rien. L’écrivain russe Karamzin utilise l’expression « graždanskoe prosveščenie » (instruction du citoyen) dans un sens laïc, clairement distinct de sa signification religieuse ; voir V. A. Åukovskij, « Čto takoe vospitanie ? » (1845) (Qu’est-ce que l’éducation ?), in Antologija pedagogičeskoj mysli Rossii..., op. cit., p. 127 ; N. M. Karamzin, « O novom obrazovanii narodnogo prosveščenija v Rossii » (1803) (Sur le nouvel enseignement de l’instruction populaire en Russie), in ibid., p. 65. 58. V. I. Dal´, Tolkovyj slovar´ živogo velikorusskogo jazyka (Dictionnaire raisonné de la langue russe parlée), Moscou, 1994, t. 2, col. 1580-1581 ; t. 4, col. 1328. 59. V. Ja. Stojunin « Zametki o russkoj škole » (1881) (Notes sur l’école russe), in id., Pedagogičeskie sočinenija (Œuvres pédagogiques), Saint-Pétersbourg, 1892, p. 418-420. 60. Slovar´ sovremennogo russkogo literaturnogo jazyka (Dictionnaire de la langue littéraire russe contemporaine), Moscou-Leningrad, 1961, t. 11, col. 1342-1343 ; A. I. Soljženicyn, « Obrazovanščina » (1974), in Russkaja intelligencija. Istorija i sud´ba (L’intelligentsia russe. Histoire et destin), Moscou, 1999, p. 125-149. « Dans l’acte civilisateur, on trouve peu de lumière véritable -- écrivait en 1969 V. F. Kormer -- et si nous avions été plus honnêtes, nous aurions cherché à découvrir une autre signification à ce complexe d’affects. Le mot allemand « Kulturträger » de par sa neutralité conviendrait mieux ici » in V.F. Kormer, Voprosy filosofii, 9, 1989, p. 76. 61. En français dans le texte [NdT]. 62. En français dans le texte [NdT]. 63. Cf. I. V. Kireevskij : « [...] dans le corps des peuples, lesquels acquièrent leurs convictions au moyen de leurs réflexions personnelles, la tête du philosophe représente

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l’organe naturel indispensable par lequel passent toutes les forces de vie, des événements extérieurs jusqu’à la conscience intime et à nouveau de la conscience intime revenant dans le domaine visible du déroulement historique », I. V. Kireevskij, « O haraktere prosveščenija Evropy i ego otnošenii k prosveščeniju Rossii » (Le caractère de l’instruction en Europe et son rapport avec l’instruction de la Russie), in Kritika i estetika (Critique et esthétique), Moscou, 1979, p. 252. 64. Cf. O. W. Müller, op. cit., p. 50-85 ; Ju. S. Stepanov, Konstanty. Slovar´ russkoj kul ´tury. Opyt issledovanija (Les constantes. Dictionnaire de la culture russe. Pratique de la recherche), Moscou, 1997, p. 611-613. 65. Cf. S. O. Šmidt, « K istorii slova “intelligencija” » (À propos de l’histoire du mot « intelligentsia »), in Rossija-Zapad-Vostok. Vstrečnye tečenija (Russie-Occident-Orient. Mouvements croisés), Moscou, 1996, p. 409-417. 66. K. Libelt, « O mioÊci Ojczyzny », cité par R. Czepulis-Rastenis, « Klassa umysowa », in Inteligencja Królestwa Polskiego 1832-1860, Varsovie, 1973, p. 6-7. Voir aussiZ. Wójcik, Rozwój poj´cia inteligencji, Wrocaw, 1962, p. 21 sq. 67. G. Ch. « O inteligencji w znaczeniu polskim » (1861), cité par R. Czepulis-Rastenis, op. cit., p. 7. 68. O. Müller (op. cit., p. 141 sq.) souligne avant tout le rôle des travaux journalistiques de I. S. Aksakov consacrés à la « question polonaise ». 69. V. F. Kormer, op. cit. , p.76. 70. O. E. Mandel´štam, op. cit., p. 414-416. 71. « Le moine noir » dit à l’intellectuel Kovrin : « Sans vous, les serviteurs du principe suprême, qui avez une vie consciente et libre, l’humanité serait un néant [...] Vous avancez de plusieurs millénaires son entrée dans le royaume de la vérité éternelle [...] La vraie jouissance est dans la connaissance, et la vie éternelle offre des sources de connaissance innombrables et inépuisables » (A. P. Čehov, Izbrannye sočinenija v 3 tt., Moscou, IHL, 1964, t. 2, p.326) (A. Tchékhov, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1971, t. 3, p.238). 72. Cf. Arh. Ioann (Šahovskoj), Apokalipsis melkogo greha (L’apocalypse d’un péché véniel), Saint-Pétersbourg, 1997, p. 5-6. 73. I. P. Ekkerman, Razgovory s Gete v poslednye gody ego žizni (Entretiens avec Goethe dans les dernières années de sa vie), Erevan, 1988, p. 149. 74. S. N. Bulgakov, « Geroism i podvižničestvo » (Héroïsme et abnégation), in Vehi, Intelligencija v Rossii. Sbornik statej 1909-1910 (Jalons. L’intelligentsia en Russie. Recueil d’articles 1909-1910), Moscou, 1991, p. 64. 75. Cf. H. Glaser, Bildungsbürgertum und Nationalismus. Politik und Kultur im Wilhelmini-schen Deutschland, Munich, 1993, p. 59-73 ; V. S. Nepomnjaščij, Poezija i sud´ba (Poésie et destin), Moscou, 1983, p. 359. 76. Meyers Neues Lexikon in 10 Bänden, Mannheim, Bd. 2., 1993, p. 59. 77. En français dans le texte [NdT]. 78. Cf. L. Wacquant, « Misère des académies américaines », Liber, Revue internationale des livres, 26, mars 1996, p. 1-2 (Les intellectuels) ; J. Jennings, ed., Intellectuals in twentieth-century France, mandarins and samurais, New York, 1993 ; J. Zarnowski, « IntelektualiÊci » in Encyklopedia socjologii, t. 1, Varsovie, 1998, p. 334-337 ; L. Gudkov, « Intelligenty i intellektualy » (Intellectuels et penseurs), Znamja, 4, 1992 et suivants.

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79. Cf. l’article de M. Hildermeier dans le présent recueil. 80. En français dans le texte [NdT]. 81. Cité dans Jacques Julliard, Michel Winock, eds, Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Paris, Seuil, 1996, p. 11. 82. A.I. Solženicyn, « Obrazovanščina », art. cit., p. 146. 83. N. A. Berdjaev, « Filosofskaja istina i intelligentskaja pravda » (Vérité philosophique et véracité intellectuelle), in Vehi, op. cit., p.42 ; S.N. Bulgakov, op. cit., p.81. 84. Arh. Ioann (Šahovskoj), op. cit. , p. 4.

RÉSUMÉS

Résumé L’article est consacré à l’histoire des couches cultivées en tant que phénomène universel commun à toute l’Europe. La comparaison entre différents pays se fonde avant tout sur une étude des concepts fondamentaux autour desquels s’est formée la conscience de soi de l’homme instruit : « PROSVEŠČENIE » (instruction), « OBRAZOVANIE » (formation), « INTELLIGENCIJA » (intelligence). Le recours à la comparaison est nécessaire pour comprendre la nature des couches cultivées qui ont exercé une grande influence sur l’histoire des pays européens : la France, l’Allemagne, la Pologne, la Russie, etc., pendant tout le « long XIXe siècle » et au XXe siècle. La condition nécessaire de cette comparaison est l’étude de l’homme instruit des Temps modernes sur le fond européen du passage de la civilisation chrétienne médiévale à l’époque moderne. L’article définit rapidement les étapes de ce passage -- la « révolution scolastique », l’humanisme, les réformes pétroviennes en Russie, les Lumières --, et il analyse les principaux jalons du développement de l’intelligentsia au XIXe et au XXe siècle. Un des principaux repères sur cette voie est la quête par l’intelligentsia d’un nouveau type d’homme, mais le drame historique de l’intelligentsia réside dans l’impossibilité d’atteindre ce but et dans l’ambiguïté de son rôle social.

Abstract Comparing what cannot be compared : the general and the specific in the notion of “educated man.” The present article deals with the history of educated classes as a universal, Pan-European phenomenon. The comparison between European countries is based primarily on a study of the basic concepts which helped the educated man’s self consciousness come into being : PROSVESHCHENIE (instruction), OBRAZOVANIE (formation), INTELLIGENTSIIA (intelligence). It is necessary to resort to comparison in order to understand the nature of the cultivated classes which greatly influenced the history of European countries (France, , , Russia, etc.) throughout the “long nineteenth century” and later. The sine qua non condition for this comparison is to look at the cultivated man of Modern Times from the point of view of Europe’s passage from Christian medieval civilization to the modern era. The article briefly describes the stages that this change went through -- the “scholastic revolution,” Humanism, Peter’s reforms in Russia, the Age of Enlightenment -- and analyzes the major steps in the development of the intelligentsia in the nineteenth and twentieth centuries. One important point of reference in this process is the

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intelligentsia’s search for a new human type, but its historical drama resides in its inability to reach this goal and in its ambiguous social role.

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Bildungsqualifikation und bÜrgerliche Gesellschaft Vergleichende Anmerkungen zu ihrer Entwicklung im ausgehenden Zarenreich

Manfred HILDERMEIER

1 Das Thema meines Vortrags ist nicht neu. Es gehört zu den ,klassischen‘ Fragestellungen der Entstehung politischer Systeme. Weder der Liberalismus noch die nationale Bewegung noch die Demokratie als selbstregulierte, in diesem Sinne kybernetische Ordnung sind ohne die Verbreitung von Bildung denkbar. Zur modernen Demokratie gehörte daher immer auch die Existenz einer sozialen Schicht, deren Kennzeichen und Definitionsmerkmal der Besitz einer besonderen Qualifikation war. Allerdings waren und sind die Begriffe für diese Schicht und die Rolle, die sie im politischen Prozeß übernahm, sehr verschiedenartig. Darin spiegelt sich zu einem erheblichen Teil die höchst unterschiedliche soziale und politische Entwicklung in den einzelnen Ländern wider, verbunden mit dem unterschiedlichen Gewicht und Charakter des Staates.

2 Einige der Begriffe und Konzepte, die mit ihnen oft verbunden waren, seien hier kurz genannt. Sie bilden sozusagen den Vorrat, aus dem Überlegungen für die russische Entwicklung um die Wende zum vergangenen Jahrhundert zu gewinnen sind. Danach sollen provisorische Bemerkungen die Strategie verdeutlichen und die Untersuchungsfelder abstecken, die in meiner Sicht den größten Erfolg versprechen.

3 Im mitteleuropäischen Raum der Frühen Neuzeit hießen diejenigen, deren wichtigstes Kapital nicht der Besitz, sondern Kenntnisse und Denkvermögen waren, bekanntlich Gebildete und nicht Intellektuelle. Auch in der Rückschau wird man bei diesem Begriff bleiben wollen. Dazu gibt nicht nur ein Begriffshistorismus Anlaß, der auf terminologische Genauigkeit achtet. Auch die Sache, die bezeichnet wird, war eine andere. Zwar verdankten auch die Juristen und Kameralisten, die in den mitteleuropäischen Territorialstaaten ausgebildet wurden, ihre Funktionen und Ämter im wesentlichen ihren einschlägigen Qualifikationen. Die Universitäten, die sich etwa im Deutschen Reich beinahe jeder Landesherr zulegte, dienten ja eben diesem Zweck,

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den wachsenden Bedarf an einschlägigem Wissen zu befriedigen. Aber dieses Wissen war eben so eng mit dem Staatsdienst verbunden, daß seine Träger nur in dieser Funktion gesehen wurden, nicht als sozusagen separate Inhaber von Qualifikation.

4 Ähnliches gilt für die zweite große Gruppe von Gebildeten in diesen Jahrhunderten, die protestantischen Pastoren, die bekanntlich ein Universitätsstudium absolvieren mußten, oder die katholischen Pfarrer, die die Jesuitenschulen der Gegenreformation durchlaufen hatten. Und auch, als im 18. Jahrhundert erstmals ein kleiner Kreis von Personen entstand, die unabhängig vom Staatsdienst als Verleger, Dichter, Bibliothekare, Publizisten und frühe Journalisten von ihren intellektuellen Fähigkeiten lebten, nannte man sie nicht so, weil sich inzwischen das geistige Leitideal geändert hatte : An die Stelle der Ausbildung war die Bildung im Sinn der Formung der Gesamtpersönlichkeit getreten. Die Aufklärung wollte nicht mehr bloß Fachwissen und ,äußerliches‘ know how vermitteln -- und in nichts anderem bestand die juristische und kameralistische Schulung des 17. Jahrhunderts --, sondern den Charakter der Gebildeten durch die Erweiterung ihres geistigen Horizonts verändern. Dieser Bildungsbegriff war breiter, er umfaßte mehr als das bloße Lesen, bezog die Erfahrung ein -- wie die großen ,Bildungsromane‘ des 18. Jahrhunderts bezeugen -, beruhte aber im Kern auf Wissen. Nur war dieses Wissen stärker auf sich selbst gerichtet, sah das Ich in Verbindung mit der Umwelt und zielte auf die Veränderung beider. Bildung war (und ist) in diesem Sinne reflexiv. Nicht zuletzt darin unterscheidet sie sich von bloß technisch-fachlicher Fertigkeit (Fähigkeit) als Inhalt der Ausbildung. Streng genommen gibt es auch den ,Intellektuellen‘ erst seit diesem kritischen Bezug auf das Selbst und seine Umwelt im Bildungsideal der Aufklärung ; bis heute unterscheidet sich der Intellektuelle vom bloßen Spezialisten dadurch, daß er sein Wissen und seinen trainierten Verstand auch auf sich selbst anwendet. Im intellektuellenfeindlichen konservativ-nationalistischen Diskurs der Zwischenkriegszeit formulierte man das so : Ein Intellektueller ist der, der seinem Verstand nicht gewachsen ist (Definition des „Großen Brockhaus“ von 1941). Dies war immer vor dem Hintergrund des Gegensatzes zum Spezialisten zu lesen, dessen Fertigkeiten, wie man weiß, ,neutral‘ waren und von autoritär-diktatorischen Regimen ebenso benötigt wie benutzt wurden.

5 Es liegt nun auf der Hand, daß Begriff und Erscheinung der Bildung nicht zufällig ungefähr zur selben Zeit auftauchten wie Begriff und Erscheinung der Öffentlichkeit (obščestvennost´). Beide waren inhärent miteinander verbunden. Wenn Bildung den selbstreflexiven Gebrauch der Verstandesfähigkeit zum Zwecke der Vervollkommnung meinte, schloß er bestimmte Vorstellungen über die politischen Rahmenbedingungen dieses Gebrauchs ein. Autonome Vernunft verlangte nach Selbstbestimmung und einer Freiheit, die letztlich keine individuelle bleiben konnte. Wenn sich das Individuum letztlich nur mit seinem Kontext verändern und verbessern konnte, mußte dieser Kontext auch offen für Verbesserung sein. In dieser Symbiose von privater und öffentlicher Selbstbestimmung liegt die tiefere, sachliche Ursache für die Affinität zwischen Aufklärung und einer Form der politischen Herrschaftsorganisation, die in der Demokratie oder parlamenarischen Monarchie ihre konsequenteste Verwirklichung fand. Weil aber die Herrschaftsorganisation im 18. und 19. Jahrhundert auf dem europäischen Kontinent mit Ausnahme des revolutionären Frankreich traditional-dynastisch war, enthielt die autonomieorientierte Öffentlichkeit zunächst ein erhebliches kritisches Potential. Dies ist die Kernidee der Habermas’schen Konstruktion der „bürgerlichen Öffentlichkeit“ (1958) 1 . Öffentlichkeit ist die gleichsam politisch gewendete, das heisst entprivatisierte Version der Geselligkeit

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(verstanden als Kommunikation von Angesicht zu Angesicht, „Kaffeehaus-Modell“); sie zielt auf die freie und das heißt auch die herrschaftsfreie Anwendung von Vernunft und ist mithin solange kritisch-oppositionell, wie Herrschaft und der von ihr bestimmte öffentliche Raum nicht mit den Funktionsprinzipien selbstbestimmter Vernunft übereinstimmen.

6 Freilich : der Begriff der „bürgerlichen Öffentlichkeit“ ist ein Idealtypus im Sinne Max Webers. In der Wirklichkeit hat es ihn so nicht gegeben. Er lebt vom Gegensatz zwischen „Gesellschaft“ und „Staat“, der etwa in England fehlte. Die public sphere war immer etwas anderes als die „bürgerliche Öffentlichkeit“. Ihr fehlte die emphatische Opposition gegen einen Staat, der vom vor-rationalen dynastischen „monarchischen Prinzip“, wie man im 19. Jahrhundert sagte, bestimmt wurde. Dies ist allerdings kein Einwand gegen die gedankliche Konstruktion selbst. Der Idealypus lebt bekanntlich per definitionem von der Überzeichnung (Betonung) charakteristischer Merkmale auf Kosten der historischen Genauigkeit. Sein heuristischer, Erkenntnis begründender Wert -- und das sollten auch Historiker so sehen -- kompensiert den Mangel an Detailtreue. Aber die mangelnde Übereinstimmung mit dem ,Realtypus‘ sollte zu zwei anderen Einschränkungen Anlaß geben.

7 Zum einen müßte deutlicher gemacht werden, daß dieser Typus an eine bestimmte Phase der mitteleuropäischen, historischen Entwicklung gebunden war. Habermas hat selbst in seinem Vorwort zur Neuauflage seines oben genannten Buches im Jahre 1990 eingeräumt, daß er die Beeinflussung des öffentlichen Raumes durch die Herrschaft, von ihm als „Vermachtung“ bezeichnet, zu wenig bedacht habe. Dies gilt insbesondere für die Steuerung der öffentlichen Meinung durch die aufkommenden Massenmedien. Die Zeitpunkte, zu dem sich die Medien in den einzelnen Ländern durchsetzten, waren sicher sehr unterschiedlich. Desgleichen muß offen bleiben, in welchem Maße sie die Kritik verstärkten oder sich der Staatsmacht unterwarfen. In jedem Fall beginnt hier etwas Neues, das einer neuen begrifflich-gedanklichen Konstruktion bedarf.

8 Zum anderen sind neben den Ideen die Interessen stärker zu gewichten. Sicher sorgten die aufgeklärten Geister für die gedankenscharfe Formulierung ihrer Vorstellungen vom öffentlichen Vernunftgebrauch. Aber für deren Durchsetzung brauchten sie, wie eh und je, die Unterstützung vieler. Dabei mag offen bleiben, ob diese ,Vielen‘ aus Überzeugung und -- mit einem Ausdruck Kants --,interesselosem Wohlgefallen‘ handelten oder auch ,lebensweltlich-materielle‘ Absichten damit verbanden. Den Befürwortern der Kulturgeschichte ist sicher darin zuzustimmen, daß ,immateriellen‘ Idealen und Werten eine größere Bedeutung für Handlungen zugeschrieben werden sollte, als das häufig der Fall war. In jedem Falle macht erst die Verbindung des Ideals öffentlicher Selbstbestimmung als notwendiger Kontext selbstreflexiven Vernunftgebrauchs mit den Wünschen (materiellen wie immateriellen) einer breiteren Gesellschaftsschicht verständlich, warum sich die liberal-demokratische Bewegung im Laufe des 19. Jahrhunderts mit solcher Gewalt Bahn brach. Fundament und Kitt dieser Verbindung war in meiner Sicht der Kernprozeß der Neuzeit : die Emanzipation des Individuums, die seit dem Ende des 18. Jahrhunderts eine neue, politische Dimension erhielt. Diese wiederum hing aufs engste und untrennbar mit wachsenden Qualifikationsansprüchen an das Individuum zusammen. Je qualifizierter ein wachsender Teil der Gesellschaft wurde, desto größer war das Potential von Forderungen nach weitgehender Selbstbestimmung im öffentlich-politischen Raum -- jedenfalls solange es, wie dann im 20. Jahrhundert, keinen Staat gab, der zu einem

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neuen Ausmaß an Gewaltanwendung und zur Massenmanipulation fähig war. Im Sinne dieser elementaren Affinität von Qualifikation, individueller Emanzipation und politischer Demokratisierung galt in der Tat, wie Lothar Gall vor 25 Jahren formulierte, daß nicht die ,bürgerliche Klassengesellschaft‘ als Ziel in diesem Prozeß angelegt war, sondern die ,klassenlose Bürgergesellschaft‘. Er bezog seine Dynamik aus der Utopie der Verallgemeinerung selbstbestimmter Partizipation, die nur teilweise mit begrenzten sozialen Interessen zusammenfiel2.

9 Auf diese Weise kann man die liberal-demokratische Verfassung einer Gesellschaft und ihres öffentlichen Raums von mindestens vier Bedingungen lösen, die bislang zumeist mit ihr verbunden wurden. Bürgergesellschaft und bürgerliche Öffentlichkeit sollten getrennt werden von

10 (1) einem sozialen Substrat namens Bürgertum. Dies ist inzwischen ein Gemeinplatz, der aber etwa in der russischen Geschichte noch kaum Berücksichtigung gefunden hat : Es gab Bürgerlichkeit als Sammelbegriff für bestimmte Werte, Normen, Denkgewohnheiten und Verhaltensweisen auch unabhängig von einer breiten bürgerlichen Gesellschaftsschicht. Diese Fest-stellung bedeutet nicht, daß es gar keines sozialen Trägers bedurfte, um ent-sprechende Mentalitäten zu propagieren und zu verankern. Aber sie läßt die Möglichkeit zu, daß andere Schichten diese Funktion übernahmen. Je nach den Gegebenheiten kamen dafür der Adel oder staatsnahe Beamtengruppen in Frage, in außereuropäischen Ländern womöglich auch Teile religiös-kirchlicher Gruppen. Voraussetzung war eigenlich nur eine bestimmte bildungsmäßige Qualifikation, die die grundsätzliche Möglichkeit der Rezeption externer Ideen begründete. In diesem Sinn fügt sich der Begriff der Bürgerlichkeit auch in Überlegungen zu den Formen und Modalitäten der Beziehungen zwischen Staaten und Gesellschaften ein. Ein Bürgertum kann nicht transferiert werden, Bürgerlichkeit sehr wohl. Die sogenannte Rückständigkeitstheorie hat diese Dimension des Austauschs kaum beachtet. Sie stand auch in dieser Hinsicht unter dem prägenden Einfluß von Alexander Gerschenkron3, der ja bekanntlich Ökonom war. Gegenüber dieser Verengung ist daran zu erinnern, daß auch Ideen übernommen werden können, vom Kunstgeschmack bis zu politischen Vorstellungen ;

11 (2) sollten Bürgergesellschaft und bürgerliche Öffentlichkeit ferner getrennt werden sowohl von einer expliziten Opposition gegen den Staat als auch von der Existenz eines Freiraumes, den ihnen ein gleichsam nicht vorhandener Staat eröffnen würde. Autonome Aktivitäten im Sinne von solchen, die aus eigenem Antrieb erfolgen, mußten nicht unbedingt gegen den Staat oder irgendeine Obrigkeit gerichtet sein. Sie mußten auch nicht politisch sein. Sie konnten sich im vorpolitischen Raum bewegen, deshalb auch von der Obrigkeit unbehelligt bleiben, aber doch eine andere Form der Öffentlichkeit und Geselligkeit erzeugen, als sie der idealtypischen Untertanengesellschaft eigen waren. Das galt für Radfahrvereine ebenso wie für Leseklubs und gelehrte Gesellschaften. Hier bildeten sich neue Netzwerke von Individuen verschiedener Berufe und Herkunft. Gemeinsam waren ihnen die jeweiligen Interessen, die den Vereinen und sonstigen Assoziationen zugrunde lagen. Voraussetzung war hier erneut ein bestimmtes Bildungs- und Qualifikationsniveau. Ansonsten aber fand, abstrakt gesprochen, Vergemeinschaftung nicht nach den tradierten Kriterien statt, nicht nach Ständen, Regionen, Wohnorten oder auch Konfessionen, sondern nach den jeweiligen, sehr unterschiedlichen Zwecken der neuen Vereinigungen ;

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12 (3) sollten Bürgergesellschaft und bürgerliche Öffentlichkeit trotz ihrer Verbindung mit allgemeinen Interessen mitsprachebereiter Gesellschaftsglieder von kollektiven sozialen Interessen getrennt werden. Um partikulare Interessen geltend zu machen, gab es zumindest in einer späteren Entwicklungsphase der ,Bürgergesellschaft‘ andere Organisationen, die man üblicherweise als Verbände bezeichnet. Von Börsenkomitees über Bankenvereine bis zu Industriellenverbänden hatten sich etwa in Rußland Interessenverbände gebildet, die jeweils ihre spezifischen Wünsche anmeldeten. Wie gerade die Geschichte des Zarenreichs zeigt, kamen sie durchaus ohne Öffentlichkeit, Demokratie und Parlament aus. Sie bildeten weder eine notwendige Vorform noch Teile einer sich selbst regulierenden Öffentlichkeit in einer parlamentarischen politischen Ordnung. Sie waren nur einfach etwas anderes ;

13 (4) schließlich sollte man sich auch von der Vorstellung lösen, daß Bürgergesellschaft und bürgerliche Öffentlichkeit in jedem Fall von einer breiten Schicht im Sinne einer gewisssen Mindestgröße getragen werden müssen. Sicher haben Massenbewegungen, die auch liberale Ideen transportierten wie etwa die nationale Bewegung oder auch einschlägige Traditionen wie die stadtbürgerliche Freiheit ihre Durchsetzung gefördert. Aber es ist nicht auszuschließen, wenngleich diese Überlegung eher analytisch konsequent als historisch belegt ist, daß es ausreicht, „strategische Eliten“ dafür zu gewinnen. Sie können ebenso als Saatbeet fungieren wie z. B. Alphabetisierungsgesellschaften für die Entstehung von Nationalismus. Vor allem in Gesellschaften, die in sozioökonomischer Hinsicht nicht zu den bürgerlichen zu zählen sind, können solche Eliten in diesem Sinne wirken. Dies setzt erneut eine erhebliche Offenheit für solche Ideen und sozusagen die Bereitschaft und Fähigkeit voraus, sich mit der Zukunft des Gemeinwesens zu befassen. Auch in dieser Hinsicht fällt den Gebildeten eine besondere Rolle und Aufgabe zu. Sie kann, und dies ist ein alter Gedanke, als Ersatz für ,bürgerliche‘ Schichten fungieren, aber nicht -- wie einst Trotzki und andere Marxisten meinten --, weil sie selbst ,bürgerlich‘ war, sondern weil sie am ehesten die erforderlichen geistigen Voraussetzungen und den nötigen Horizont mitbrachten.

14 Natürlich verfolgen solche Überlegungen nicht zuletzt den Zweck, ein Konzept von bürgerlicher Gesellschaft zu gewinnen, das auf andere Verhältnisse übertragbar ist. Komparative Begriffe und Interpretationsfiguren dieser Art müssen eine durchaus schwierige Balance zwischen Identität im Kern und Flexibilität in den Rahmenbedingungen halten. Über die Abgrenzung zwischen beiden kann man streiten ; sie bedarf auch jeweils der Überprüfung. Aber wenn man den Kern, die Identität, im Ziel und Inhalt lokalisiert, kann ein und dieselbe Sache durchaus unterschiedliche Träger zu unterschiedlichen Zeiten in unterschiedlichen Kontexten haben. Kern der „bürgerlichen Gesellschaft“ in diesem Sinne wäre das, was zur Verdeutlichung der Loslösung vom 18. Jahrhundert und vom Bürgertum im sozialen Sinn inzwischen häufig „Zivilgesellschaft“ genannt wird. Bei allem inflationären Gebrauch, den dieser Begriff in den letzten anderthalb Jahrzehnten erlebt hat, ist er doch nicht beliebig füllbar. Er bleibt ein Gegenbegriff zu autoritären Konzeptionen von politischer Ordnung und kreist um mindestens zwei Kernbestimmungen :

15 1. Autonomie im Sinne von Abwesenheit fremder Veranlassung und 2. Pluralismus im Sinne der Abwesenheit einer hegemonialen Kraft, sei dies der Staat, die Kirche, das Militär oder eine dominante Partei.

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16 Zivilgesellschaft in diesem Sinn verträgt sich weder mit Autoritarismus noch mit Klerikalismus, Militarismus oder dem Monopol einer oder mehrerer Parteien. Ihr Grundprinzip ist letztlich das der Balance und Ausgewogenheit.

17 Nun ergibt sich diese Ausgewogenheit in einer differenzierten Gesellschaft durch die Vertretung unterschiedlicher Interessen und die Konkurrenz unterschiedlicher Ideen oder zumindest durch das Streben danach. Wo sich dieser Prozeß noch in den Anfängen befindet oder tradierte Institutionen, wie z. B. der Staat, übermächtig sind, ergeben sich Verschiebungen und Funktionsverlagerungen. Man sollte an dieser Grundidee aller Vergleiche zwischen Entwicklungen in unterschiedlichen Kontexten, in unterschiedlicher zeitlicher Erstreckung und mit unterschiedlicher Geschwindigkeit festhalten. Aber man sollte die funktionalen Äquivalente nicht als andere Entwicklungen betrachten, sondern als Varianten auf dem Wege zu einer substantiell ähnlichen politisch-sozialen Ordnung.

18 In diesem Sinn hat in den letzten Jahren eine Neubewertung der vorrevolutionären Geschichte Rußlands im allgemeinen und ihrer „zivilgesellschaftlichen“ Elemente im besonderen stattgefunden. Dabei kam und kommt den im weitesten Sinn „gebildeten Schichten“ eine besondere Rolle zu. Nicht ohne Grund trägt ein einflußreicher amerikanischer Sammelband den Untertitel „Educated society and the quest for public identity in late Imperial Russia“ 4. Daß dieser Sammelband schon 1991 erschien, also in den Jahren zuvor vorbereitet wurde, weist im übrigen darauf hin, daß der Untergang der Sowjetunion und der Wandel der politischen Großwetterlage nur ein Anstoß unter anderen war. Zu den äußeren Motiven, von denen jede historische Forschung abhängt, kamen zumindest im Westen innere-methodische hinzu. Es war nicht zufällig die Abkehr von der Sozialgeschichte der 70er und 80er Jahre und die Hinwendung zur Kulturgeschichte, die diese Umwertung einleitete. Zwar sind manche Gegenstände dieselben geblieben, etwa die zemstva, aber die Leitperspektiven haben sich verändert. An die Stelle langfristiger Strukturen und einer unbezweifelbaren Tendenz, vom Ende her zu denken, ist die Frage nach Ansätzen, nach fragmentarischen Entwicklungen und ihrem Potential getreten. Dabei sind verschiedene Strategien gewählt und unterschiedlich weit entwickelt worden. Die meisten -- und das kann kaum anders sein -- haben mit verschiedenen Arten von Bildung, sei es ästhetische oder professionelle, und allesamt mit den Städten und ihrer Oberschicht zu tun. Dies kann nicht anders sein, da die meisten (aber natürlich nicht alle) Formen eigenständigen gesellschaftlichen Engagements von der Elite mit Besitz und Bildung ausgingen. Einige neuere Fragestellungen richten sich aber auch in einem engeren, spezifischen Sinn an die Rolle gebildeter Schichten im Sinne akademischer Qualifikation.

19 Insgesamt hat diese Umwertung nach meiner Einschätzung noch nicht sehr weit geführt. Der erwähnte Sammelband ist bei der Skizzierung jeweils neuer Fragen an zumeist bekannte Gegenstände stehengeblieben und hat noch keine Nachfolge im Sinne einer Nacharbeit gefunden. Gründlich ist eigentlich nur, nicht zuletzt von russischer Seite, das Mäzenatentum großbürgerlicher Kreise untersucht worden. Vielversprechend aber scheinen mir Untersuchungen zu sein, die im weiteren Sinn versuchen, Überlegungen aus dem Kontext der Bürgertumsforschung auf Rußland zu übertragen.

20 Dabei richtet sich das Interesse erstens auf eine tiefere, gleichsam subkutane Ebene und damit auch auf überwiegend nichtformalisierte Gemeinschaften im vorpolitischen Raum. Die inzwischen vielzitierten ,Netzwerke‘ treten an die Stelle von

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Organisationen ; freie Vereinigungen übernehmen den ,forschungsstrategischen‘ Platz formalisierter Zusammenschlüsse. Überkommene, vielfach auf ,objektiven‘ Kriterien beruhende Kategorien werden als zu grob und verfälschend verworfen. Statt dessen bemüht man sich, die Feinstrukturen der innerstädtischen Kommunikation freizulegen. Die Fragen richten sich weniger auf Klassen und Schichten als auf Verbindungen und Kontakte quer durch die verschiedenen Tätigkeitsbereiche von Subjekten und Gruppen. Vereinfacht und bildlich gesagt, verfolgt die Betrachtung statt gerader, horizontaler und kongruenter Linien unregelmäßige Formen, die von verschiedenen Kernen als eine Art von Mittelpunkten ausgehen. Da Eliten untersucht werden, bewegen sich diese Formen aber zugleich an der Spitze der städtischen Gesellschaft als ganze. Implizit operiert man daher auf der Grundlage der Annahme, daß die Interaktion zwischen diesen Gebilden eine Wirksamkeit und Ausstrahlung besitzt, die deutlich über deren eigene Grenzen hinausgehen. Insofern besteht doch eine gewisse Übereinstimmung mit der überkommenen Stratifikationsvorstellung, die aber zugleich differenziert und überwunden wird.

21 Die Feinstrukturen und ‘Vernetzungen’ lassen sich zweitens natürlich nur insoweit fassen, als sie sich formalisiert niedergeschlagen haben oder ansonsten aktenkundig geworden sind. Bloße Teegespräche und Sektfrühstücke, die es unter Kaufleuten regelmäßig gegeben haben soll, werden höchstens in Memoiren erwähnt, eignen sich aber nicht für genauere Untersuchungen. In den Mittelpunkt einiger der neuen Studien sind daher Vereine, Kunstgesellschaften, Klubs, gelehrte Gesellschaften, Bibliothekszirkel und ähnliche Einrichtungen gerückt, die gleichsam kurz vor der nicht mehr faßbaren Privatsphäre angesiedelt sind. In der klassischen, auf Hegel zurückgehenden Begrifflichkeit wären sie zwischen Individuum bzw. Familie und Staat anzusiedeln und würden zum Bereich der Öffentlichkeit zu rechnen sein. Deren Studium ist nun wahrlich nicht neu, war aber eher Gegenstand der historischen Soziologie. Auch Vereine sind spätestens in den Blick geraten, seit sie vor einem Vierteljahrhundert zu Nachfolgern der Korporationen und Stände der Gesellschaft des Ancien régime erklärt wurden (Th. Nipperdey)5. Aber auch sie sind erst in die Schlüsselfunktion eingerückt, die ihnen neuere Studien zuweisen, als die gesamten erkenntnistheoretischen Grundannahmen der Geschichtswissenschaft den Subjekten, ihrer Wahrnehmung und ihrem Handeln untereinander, wieder mehr Aufmerksamkeit widmete.

22 Neben institutionalisierten Formen der Kommunikation in strategisch bedeutsamen Gruppen der städtischen Elite widmen drittens neue Untersuchungen auch den nichtinstitutionalisierten Formen breiten Raum. Dies gilt in besonderem Maße, so weit sie sich von der Betonung individueller oder kollektiver Wahrnehmung und Erfahrung inspirieren lassen. Solche Studien bedürfen in besonderem Maße klarer Grenzen ihres Gegenstandes. Da die Grenzen von Institutionen und Organisationen fehlen, tritt die Stadt als annähernd definierte Größe an ihre Stelle. Sie rückt besonders für die, die mit wachen Augen sehen, zum Erfahrungs- und Handlungsraum auf. Sie wird Akteur und Adressat der Selbstbestätigung und Selbstvergewisserung in Jubiläen, Festen und Ritualen.

23 Der gemeinsame Bezugspunkt fast aller genannten Einzelinteressen weist viertens auf die innere Nähe der einschlägigen Untersuchungen zu politischen Organisationen insbesondere liberaler Orientierung hin. Überwiegend bewegten sich die autonomen Vergemeinschaftungen im präpolitischen Raum. Sie alle enthielten aber das Potential

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für eine Politisierung. Bislang bestätigt sich die Vermutung, daß es überwiegend ein- und dieselben Personen waren, die sich in Vereinen und Klubs sowie in den Stadtdumen und deren Kommissionen trafen. Insofern spielte sich Kommunalpolitik nicht nur zu einem erheblichen Teil außerhalb der dafür vorgesehenen Gremien ab. Ebenso war sie in ähnlich hohem Maße eine Angelegenheit der städtischen Oberschicht, die mehr und mehr Geschmack daran fand, ihre Probleme zumindest auf kommunaler und regionaler Ebene selbst zu lösen. Spätestens an diesem Punkt schlug die lokale Vergemeinschaftung in ein Politikum von eminenter Bedeutung um.

24 Schließlich ist fünftens evident, daß die potentiell politischen Vergemeinschaftungen als moderne unterstellt werden, d. h. als solche, die geburtsständische Trennschranken überwanden. Eben den Schwierigkeiten und Besonderheiten dieses Prozesses in einem Staat, der sich immer noch weitgehend auf den landbesitzenden Adel stützte, gilt sozusagen die spezifische Anpassung der aus der allgemeinen Geschichte kommenden Fragen an die russischen Bedingungen. Dabei liegt der Akzent aber nun nicht mehr auf den Hemmnissen. Vielmehr stellt sich im Maße intensiver Auswertung lokaler Materialien heraus, daß dieser entscheidende Vorgang der Herausbildung einer transständischen Elite in den Städten erheblich weiter vorangeschritten war als bislang bekannt war. Dabei kam der neuen Schicht der Gebildeten, insbesondere der akademisch Qualifizierten allem Anschein nach eine besondere Bedeutung zu. Für Odessa und Kazan´ -- beides nicht zufällig Universitätsstädte -- hat man gezeigt, daß sich die universitäre ,Gesellschaft‘ im weiteren Sinne in den Klubs und den informellen Zirkeln im Umkreis der lokalen Zeitungen und des Stadtrats engagierte und mit den höheren Beamten und der Bourgeoisie im klassischen Sinn des Wirtschaftsbürgertums zu dieser neuen Elite verschmolzen6.

25 So wie der gesamte Vorgang selbst würde auch dies zumindest eine mitteleuropäische Erfahrung widerspiegeln : Gebildete eigneten sich als Ferment einer solchen Verschmelzung am ehesten, weil sie am wenigsten eigene Interessen hatten. Zugleich bedurfte eine neue Elite dieser Art, wollte sie Einfluß ausüben einer festen Verortung in einer Stadt und einer Region sowie einer gewissen materiellen Macht. Diese fand sie in den genannten anderen Gruppen. Ideen und Interessen kamen zusammen -- durchaus eine Verbindung, die nicht ohne Zukunftschancen war.

26 Seminar für Mittlere und Neuere Geschichte

27 Universität Göttingen

28 M. Hildermeier@ phil. uni-goettingen. de

NOTES

1. Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, Neuwied a. Rh. -- Berlin, 1965. 2. Vgl. L. Gall, Liberalismus und „bürgerliche Gesellschaft“. Zu Charakter und Entwicklung der liberalen Bewegung in Deutschland, Historische Zeitschrift, 220, 1975,

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S. 324-356, wiederabgedruckt in : Ders., Bürgertum, liberale Bewegung und Nation. Ausgewählte Aufsätze [zum 60. Geburtstag], München, 1996. 3. Vgl. A. Gerschenkron, Economic backwardness in historical perspective, Cambridge, MA, 1962. 4. Edith W. Clowes, Samuel D. Kassow, James L. West, eds, Between tsar and people. Educated society and the quest for public identity in late Imperial Russia,. Princeton, NJ, 1992. 5. T. Nipperdey, Der Verein als soziale Struktur im späten 18. und frühen 19. Jahrhundert, in Ders., Gesellschaft, Kultur, Theorie, Göttingen, 1976, S. 174-205. 6. L. Häfner, Stadtdumawahlen und soziale Eliten in Kazan' 1870 bis 1913: Zur rechtlichen Lage und politischen Praxis der lokalen Selbstverwaltung, Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 44, 1996, S. 217-252; G.Haussmann, Universität und städtische Gesellschaft in Odessa, 1865-1917. Soziale und nationale Selbstorganisation an der Peripherie des Zarenreiches, Stuttgart, 1998.

RÉSUMÉS

Résumé L’article examine quelques aspects du concept modifié de « BÜRGERLICHE GESELLSCHAFT » (société civile) et de la sphère publique. Il soutient (en suivant la notion de Jürgen Habermas de sphère publique) que la société civile -- comprise comme un environnement politique permettant à l’éducation et à la raison de s’exercer pleinement -- devrait, pour être adaptée au contexte historique russe, être séparée 1) de la couche sociale appelée « bourgeoisie », 2) d’un rôle nécessairement critique ou oppositionnel, 3) de l’idée que ses représentants poursuivraient exclusivement ou prioritairement leurs propres intérêts égoïstes. Si, par là même, il devient évident que les valeurs civiques, démocratiques et libérales peuvent exister sans que se développe une société civile à part entière, on peut soutenir l’idée que les nouvelles élites urbaines et instruites (professions libérales, noblesse personnelle, I.E. fonctionnaires de l’État, marchands et entrepreneurs « éclairés ») pouvaient, dès la fin du XIXe siècle, présenter potentiellement une alternative « civique » par rapport à la voie historique que la Russie a suivie après 1917.

Abstract This article discusses some consequences of a modified concept of “BÜRGERLICHE GESELLSCHAFT” (civil society) and public sphere. It argues that, for the purpose of adaptation to the Russian historical context, civil society -- understood as the political environment in which education and reason can be applied appropriately (following J. Habermas’ notion of public sphere) -- should be separated from : 1) the social layer called “bourgeoisie”; 2) the necessity of a critical, oppositional role ; and 3) the idea that its representatives only or primarily pursue their own, egotistic interests. If this operation reveals that civic, democratic and liberal values can exist without the development of a fullfledged bourgeois society, it is possible to develop the idea that new academically trained urban elites (free professions, personal nobility, i.e. state officials and

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“enlightened” merchants and entrepreneurs) at the end of the nineteenth century had the potential of presenting a “civic” alternative to the historical path Russian history took after 1917.

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Les identités de l’intelligentsia russe et l’anti-intellectualisme Fin du XIXe-début du XXe siècle

Boris I. I. KOLONICKIJ

1 L’« intelligentsia » figure presque toujours dans les travaux sur la Russie prérévolutionnaire, et les ouvrages consacrés à cette « couche sociale » énigmatique composent à eux seuls une bibliothèque entière. Quant au contenu de cette collection hétéroclite, il est fort diversifié. Parmi les auteurs, les uns dressent une image idéalisée et romantique dela « belle classe » -- l’« intelligentsia spécifiquement russe, de haute moralité, altruiste et prête à se sacrifier », les autres se contentent, de leur côté, d’une méchante caricature de la« classe des demi-Européens fous » coupables des malheurs de leur pays1.

2 L’opposition des jugements est déterminée non seulement par les partis pris, les sympathies et les antipathies des auteurs, mais aussi par les interprétations divergentes de la notion d’« intelligentsia ». Pourtant, l’utilisation d’une seule et même notion ne créait (et ne crée encore) qu’une illusion de compréhension réciproque. Les participants aux nombreuses discussions sur l’intelligentsia ressemblent ainsi à une foule s’adonnant à un jeu, où chaque joueur persiste à jouer selon ses propres règles. Dans une telle situation, chacune des parties est pleinement en mesure d’estimer avoir raison -- car chaque participant de la polémique est d’emblée condamné au succès. Ne serait-ce que pour cette raison, on peut affirmer avec certitude que le débat sur l’« intelligentsia russe » durera encore très longtemps.

3 Or, n’attribuons-nous pas trop d’importance aux textes des intellectuels, à la polémique des essayistes ? La conscience aiguë que les intellectuels ont d’eux-mêmes, soigneusement fixée par de nombreux documents imprimés, tend souvent à déformer la mémoire historique des générations futures. Dès lors, celles-ci sont contraintes à regarder le passé en s’appuyant sur les intellectuels de l’époque révolue, pareilles à des touristes qui, parvenus dans un pays inconnu dont ils ne maîtrisent pas la langue, s’en remettent aux guides et aux interprètes. L’intelligentsia de Russie n’est-elle pas en train de monopoliser l’histoire du début du XXe siècle ? La polémique sur l’intelligentsia

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russe ne représente-t-elle qu’un épisode pittoresque recouvert peu à peu par la littérature2 ? Afin de répondre à ces questions, il nous semble judicieux de nous tourner à nouveau vers l’historique de la notion. Ensuite, nous essaierons de donner la parole aux adversaires de l’intelligentsia.

4 Le terme même prit racine en Russie et fit son entrée dans les langues occidentales sous une forme russifiée. Pareil à d’autres mots caractérisant la couleur locale russe, il semblait ne pas avoir besoin de traduction : « Avant, les Anglais ne connaissaient de la langue russe que zakuski et pogrom, maintenant s’y ajoute intelligencija. Tout comme chez nous on saitqu’un Anglais, ça veut dire bureau et football », disait un personnage d’un roman de Mark A. Aldanov3.

5 Déjà, vers le début du XXe siècle, cette notion était fréquemment utilisée comme moyen d’auto-identification. Ainsi, en 1900, à l’occasion de son 40e anniversaire d’activité littéraire, NikolajK. Mihajlovskij reçoit des salutations de l’« intelligentsia de la ville de Tchernigov », d’un « groupe de l’intelligentsia juive », de l’« intelligentsia et de la jeunesse étudiante de la ville de Kharkov »4. Ce n’est pas étonnant que des félicitations de ce genre soient adressées précisément à Mihajlovskij : considéré à juste titre comme un des inventeurs de la tradition intellectuelle, c’était lui qui avait formulé le credo de l’intelligentsia. Pourtant, Mihajlovskij lui-même trouvait encore en 1881 le terme d’ « intelligentsia » « gauche » et « maladroit »5.

6 La même année, V. A. Gol´cev, futur membre éminent de la communauté intellectuelle, parlait d’un mot « malencontreux »6. Le héros du roman Pereval (Le passage) de PetrD. Boborykin -- dont l’action se déroule dans les années 1880 --, hégélien, « homme des années 40 », parle de « mot barbare »7. On peut présumer que l’auteur du roman, fier de sa réputation de « photographe » des phénomènes sociaux nouveaux et importants, et par ailleurs considéré comme le parrain du terme d’« intelligentsia », mentionne exprès ce jugement qui était, probablement, représentatif de l’époque (les admirateurs qualifiaient Boborykin de « peintre talentueux de la vie russe contemporaine », d’« écrivain sensible des mœurs »)8.

7 Cependant, le terme d’« intelligentsia » est vite devenu extrêmement répandu en Russie. Les processus culturels, politiques et sociaux les plus diversifiés de la Russie postréformiste furent décrits à l’aide de ce néologisme « maladroit », mais à la mode. Le mot remplissait une vacuité notionnelle, les temps exigeant pour des phénomènes nouveaux de nouvelles appellations. La polysémie du terme contribuait également à sa popularité9. On comprenait par « intelligentsia » à la fois les personnes d’un niveau d’instruction supérieure10 et « les personnes aux professions intellectuelles » -- étudiants, professeurs, écrivains, hommes politiques11. Dans les deux cas, un certain « quota » éducationnel était requis afin de pouvoir être inclus dans l’intelligentsia12.

8 Or, le terme est parfois employé pour désigner une catégorie de gens qui mènent une certaine vie sociale, « en intellectuels ». Boborykin fait le croquis ironique d’un ménage « intellectuel » à Moscou dans les années 1880. Dans ces cercles, on fréquente ses semblables, on lit de la « bonne » littérature, on l’« étudie » même (studirujut), on suit des conférences publiques, on entretient des conversations « orientées » -- portant sur des thèmes sociaux et moraux. Ces gens-là s’occupent assidûment de leur « développement », qui se déroule souvent sous l’égide d’un « développeur » (razvivatel ´) -- maître à penser à l’instruction reconnue comme supérieure et, en même temps, agent de la sous-culture. Même les techniques de cour obéissent à la tactique du « rapprochement intellectuel »13.

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9 Le mode de vie influence quelquefois jusqu’au costume de l’intellectuel, tels les habits étudiants, taillés sur mesure avec des poches correspondant en épaisseur au format de certaines revues. Les contemporains notaient chez d’aucuns une tendance vestimentaire dite « intellectuelle ». On signalait en outre les caricatures représentant l’« intellectuel typique ». Nikolaj Berdjaev parlait même d’une image « physique » qui rendait l’intellectuel reconnaissable14. On ne peut, certes, définir une sorte d’« uniforme » intellectuel permanent, mais l’apparition, au début du XXe siècle, des stéréotypes liés à la perception d’un intellectuel « typique » semble incontestable. En négliger le style (en suivant, par exemple, la mode mondaine) pouvait compromettre la réputation de « vrai intellectuel ».

10 Dans les articles de Boborykin cités ci-dessus, l’opposition entre l’intelligentsia et la bourgeoisie, devenue primordiale pour les intellectuels au tournant du siècle, est encore absente15. Par la suite, lorsque les intellectuels s’opposaient aux « bourgeois », ils visaient des acceptions diverses de cette dernière appellation. Il s’agissait tantôt d’une classe sociale en général, tantôt de la « petite bourgeoisie ». Dans la littérature, cette approche -- opposition entre les intellectuels et les petits bourgeois -- fut reflétée par les textes de Dmitrij S. Merežkovskij ou de R. V. Ivanov-Razumnik, dont les idées se situaient dans le sillage de celles promues et exprimées par Alexandre I. Herzen et Petr L. Lavrov avant l’apparition du terme d’« intelligentsia »16. Toutefois, une telle opposition illustrait non seulement des idées, mais aussi des comportements stéréotypés : les héros de Boborykin traitent avec mépris le « bourgeois » (buržuj). L’étude des mœurs quotidiennes des intellectuels montre cet engagement contre l’embourgeoisement : au début du XXe siècle, les étudiants moscovites appelaient dédaigneusement « bourgeois » ceux de leurs camarades qui portaient des gants glacés ou ceux qui décoraient leurs appartements avec des tableaux17. Vasilij A. Maklakov, désirant mieux connaître les milieux estudiantins en France, raconte ainsi : « Je cherchais les étudiants dans les cantines bon marché, espérant les reconnaître, selon nos coutumes, d’après leurs vêtements pauvres et élimés »18.

11 Ces interprétations diversifiées de la même notion permettaient donc d’inclure dans les rangs de l’intelligentsia jusqu’à des entrepreneurs ou des fonctionnaires de zemstvo instruits19. Mais le plus souvent, on avait recours à ce terme pour décrire les intellectuels en état de « rupture sociale » due à leur opposition au régime officiel. C’est ainsi que la notion est perçue par certains auteurs modernes20. L’histoire de l’intelligentsia se voit alors réduite à celle du mouvement social, voire révolutionnaire, en Russie21.

12 Ces définitions sont, elles aussi, enracinées dans la typologie identitaire des intellectuels, remontant à la « fin du siècle ». Il suffit de voir le sous-titre de la revue Svoboda, publiée à Genève en 1888 : « Organe politique de l’intelligentsia russe ». Ses auteurs ne s’identifiaient guère avec les nihilistes, mais considéraient néanmoins le gouvernement tsariste comme l’ennemi le plus redouté et le plus dangereux des intellectuels22. On peut donc présumer que l’appartenance à l’« intelligentsia » leur fut particulièrement chère.

13 L’interprétation de Boborykin oppose l’intelligentsia, militant pour la liberté civile, au « camp rétrograde ». L’intelligentsia est également caractérisée par sa tolérance religieuse, par son parti pris pour « la défense de la liberté de conscience dans la vie confessionnelle » et contre « le joug séculaire conditionné par les mœurs étatistes et

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policières de l’Église »23. La sous-culture intellectuelle chez Boborykin est idéologisée au point qu’on peut constater un mouvement vers une écriture « politiquement correcte ».

14 Plusieurs intellectuels de renom voyaient dans l’intelligentsia du début du siècle un « ordre révolutionnaire », le « quartier général de la révolution », un « synonyme du sacrifice révolutionnaire »24. Cela créait un amalgame dans la perception de l’intelligentsia en tant que partie, cercle ou fraction25. Le caractère « politiquement correct » était maintenu avec beaucoup de rigueur. Et il n’est ainsi pas surprenant que l’intelligentsia ait été souvent comparée à un ordre monastique du Moyen žge26.

15 Cette interprétation socio-politique, sans être la seule légitime, restait fort répandue, et influençait la perception de la notion en général. Bien qu’il y eût des intellectuels apolitiques, c’était l’engagement politique qui servait d’identification la plus adéquate. Tandis qu’on faisait sentir aux intellectuels « passifs » leur infériorité, les activistes se nommaient « partie progressiste de l’intelligentsia » ou « intelligentsia progressiste »27.

16 Différentes formes d’identification se forgeaientsur fond de campagnes anti- intellectuelles. Nous allons maintenant en considérer quelques-unes, en dégageant les significations variées attribuées au terme.

17 De nombreux intellectuels conservateurs traitaient avec mépris le terme d’« intelligentsia » et évitaient de s’en servir pour leur auto-identification28. S. E. Trubeckoj (le fils du philosophe) écrivait : « [...]il était bien vu d’être “un homme cultivé”, mais le mot “intelligentsia” était tout aussi peu flatteur que le mot “fonctionnaire” [...] Tout ceci rentra dans le subconscient avant de rentrer dans la conscience. » Or, se définir par rapport à l’intelligentsia restait pour l’auteur une tâche importante quoique difficile : « Je connaissais un grand nombre d’intellectuels fort sympathiques, pourtant l’“intelligentsia” dans son ensemble me paraissait toujours intérieurement étrangère (et c’était, évidemment, réciproque !). »29 Une partie des intellectuels russes commençait donc à prendre ses distances avec l’« intelligentsia ».

18 Le terme était largement récupéré par les essayistes conservateurs. Mihail N. Katkov écrivit en 1878, bien avant la lettre : « Notre intelligentsia s’efforce à tout prix de se montrer la moins russe possible, présumant que c’est là le vrai européanisme. Sauf que l’intelligentsia européenne ne pense point ainsi... Notre barbarie réside dans cette intelligentsia étrangère. La vraie barbarie ne se promène pas chez nous en caftan gris, mais le plus souvent en frac et en gants blancs. » Cette intelligentsia « quasi européenne », antinationale, détachée des coutumes et des valeurs de la vie russe fut opposée au « peuple » proche de la terre natale, croyant, spirituel, uni autour de son souverain30. Katkov utilise déjà les antinomies « intelligentsia -- peuple », « intelligentsia -- pouvoir officiel », devenues par la suite déterminantes pour l’identification et l’auto-identification de l’intelligentsia.

19 Vers la fin des années 1870, certains correspondants de Konstantin P. Pobedonoscev emploient, pour désigner les adversaires du régime, non seulement le terme courant, et sans doute plus habituel, de « nihiliste », mais aussi celui de« intelligentsia bachi- bouzouk »31. Pobedonoscev lui-même exprima sa critique vis-à-vis de l’« intelligentsia libérale » et parla avec dédain des « couches liquides de l’intelligentsia »32. On lui attribue la maxime suivante : « L’intelligentsia est une couche de la société russe qui s’extasie sur chaque idée, chaque fait, chaque rumeur même qui vise l’affaiblissement du pouvoir d’État, et qui reste impassible vis-à-vis de tout le reste de la vie du pays. »33

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L’intelligentsia est décrite ici comme une force dirigée contre le pouvoir et contre le peuple.

20 La position d’A.D. Pazuhin est également significative : il accusait avec véhémence « les engouements pitoyables » d’une intelligentsia « sans attache avec la terre », « hostile à l’État historique » et « étrangère au peuple », se nourrissant exclusivement de « doctrines livresques »34. V.P. Meščerskij voyait, dans l’« intelligentsia », des détracteurs de la noblesse, et, par conséquent, de l’État russe. Son journal blâmait une coalition anti-noble composée « de juifs, de Polonais et de l’intelligentsia russe »35. Dans son cas, il faut souligner un mélange intéressant de sectarisme et de xénophobie. Par la suite, l’intellectuelophobie fut souvent associée à la xénophobie, et plus particulièrement à l’antisémitisme. M. O. Men´šikov critiqua l’« intelligentsia » par opposition au « peuple, organique et religieux » (bien qu’il utilisât le terme dans son acception la plus neutre, décrivant tous ceux qui vivaient « en intellectuels », cadres et officiers inclus)36.

21 Les tendances anti-intellectuelles devinrent un élément important dans la conscience des milieux gouvernementaux et acquirent une place éminente dans le portrait collectif des ennemis du régime. Cette attitude atteignit ses formes extrêmes dans les textes des Cent-Noirs : « ...Chez nous, en Russie, se forma en plein soleil un gros monceau de fumier où la fleur de la révolution s’épanouit dans toute sa luxuriance... »37. Ce sermon de l’intellectuelophobie prépara le terrain idéologique aux pogroms anti-intellectuels des temps de la première révolution russe38.

22 Pourtant, les représentants du mouvement policier usèrent de ce terme polysémique afin de se définir eux-mêmes. B.V. Nikol´skij, juriste de droite, déclara en personne à l’empereur en avril 1905 : « Moi-même, j’ai la malchance d’appartenir à cette catégorie peu enviable [...] Certes, le mot n’est guère sympathique. Or, je ne l’écris jamais sans guillemets. C’est la seule consolation pour moi en tant que gentilhomme. »39

23 De nouvelles formes « dérivées », plus respectables du point de vue conservateur, furent inventées. En 1884, Katkov espérait qu’une intelligentsia « nouvelle » surgirait bientôt40. Pobedonoscev semblait essayer lui-même les habits de l’« intellectuel d’État » 41. Même l’Union du peuple russe appelait de ses vœux en 1906 la formation d’une « intelligentsia authentiquement russe », c’est-à-dire composée « de gens instruits, pénétrés de façon consciente des sentiments, des attentes et des aspirations que le peuple russe orthodoxe préserve au tréfonds de son âme comme quelque chose de sacré et qui parfois transforme le paysan illettré et simplet en preux héroïque. »42 Ces projets des conservateurs, dirigés vers la création de leur propre intelligentsia, furent des tentatives pour surmonter des antinomies telles que « intelligentsia -- pouvoir », « intelligentsia -- peuple », sur lesquelles les mêmes auteurs avaient insisté plus tôt pour définir l’intelligentsia.

24 L’intelligentsia fut aussi attaquée par des représentants d’une autre couleur politique, qui utilisaient souvent l’argumentaire de leurs homologues du « camp rétrograde ». Ainsi, certains populistes, tel I.I. Kablic-Juzov, affirmaient que l’intelligentsia, au lieu d’enseigner des vertus au peuple, devrait elle-même les apprendre du peuple. Les sentiments sains et le collectivisme propres au « peuple » furent opposés au rationalisme et à l’individualisme de l’intelligentsia. Kablic distinguait la « majorité égoïste » des intellectuels, majorité embourgeoisée et imprégnée du « bureaucratisme intellectuel », de la « minorité altruiste -- la meilleure partie de l’intelligentsia » (comprenant, tout naturellement, les partisans de l’auteur). Il accusait

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l’« intelligentsia » de chérir l’ambition de dominer politiquement le « peuple »43. Il proposa sa propre variante de la dichotomie « intelligentsia -- peuple ». On peut y voir la preuve de l’influence des populistes sur les idées des marxistes russes44.

25 Cependant, l’idéologie marxiste en soi, associée à une praxis politique, était propice aux attitudes anti-intellectuelles. Et ceci malgré une « vision du monde scientifique » élaborée et propagée, qui était bien en affinité avec l’éthique de l’intelligentsia russe. Le culte de « la classe ouvrière » conduisait inéluctablement chaque marxiste, quelle que fût son appartenance sociale, à s’identifier à cette classe. Mieux encore, les marxistes renforçaient leur statut en critiquant toutes les autres couches sociales censées représenter leurs opposants politiques. De sorte que les marxistes russes se désolidarisaient d’une manière flagrante de l’« intelligentsia » et de ses « illusions » et prônaient lors de nombreux meetings une vraie « intellectuelophagie »45. Ce qui n’empêchait pas certains sociaux-démocrates de tirer profit des codes de comportement de l’intelligentsia ainsi que de ses convictions bridées par le « politiquement correct ».

26 La classe ouvrière remplaça pour les marxistes l’ancien « peuple », ce qui donna lieu à une nouvelle antinomie, celle, jadis traditionnelle, de « peuple -- intelligentsia » s’effaçant au profit de « classe ouvrière -- intelligentsia ». Certains marxistes furent effrayés par cette évolution. Georgij Plehanov écrivit à Pavel Aksel´rod : « ...J’ai bien peur qu’il ne soit trop tôt pour provoquer chez nos ouvriers un antagonisme total envers l’intelligentsia en général. »46 Néanmoins, l’intellectuelophobie était déjà devenue une tradition stable, inhérente à tous les courants de la social-démocratie russe. Les adhérents de toutes ses fractions, de tous ses groupuscules s’identifiaient désormais au prolétariat, attribuant tous les échecs dans la vie intérieure du parti à l’influence néfaste de l’intelligentsia qui gangrénait la classe ouvrière. Les mencheviks étaient entièrement d’accord sur ce point avec les bolcheviks. Dans la social-démocratie géorgienne, l’anti-intellectualisme s’exprima dans la dichotomie entre le parti russe -- celui « de l’intelligentsia » -- et son propre parti « des travailleurs »47.

27 L’attitude de nombreux marxistes russes envers l’intelligentsia fut apparemment influencée par les débats sur les « universitaires » parmi les sociaux-démocrates allemands : le parti qui reposait sur les ouvriers de l’industrie peinait à se positionner vis-à-vis de ses membres munis de diplômes universitaires48. Ce positionnement subissait également les pressions anti-intellectuelles des ouvriers « conscients » et politisés qui se nommaient volontiers l’« intelligentsia ouvrière »49. Une telle auto- identification était proposée par plusieurs sociaux-démocrates réputés, qui recyclaient ainsi certains aspects de l’« intelligentsia ». De même, l’affirmation de l’« intelligentsia ouvrière » comprenait tout un ensemble de postulats généralement anti-intellectuels. Ainsi Aksel´rod publia en 1889 une brochure intitulée Zadači rabočej intelligencii v Rossii : pis´mo k russkim rabočim (Les tâches de l’intelligentsia ouvrière en Russie : lettre aux ouvriers russes). L’auteur voyait sous les traits de l’« intelligentsia ouvrière » des ouvriers « progressistes », « développés », opposés à la fois à l’« intelligentsia des classes supérieures » et aux « millions de sujets formant les masses ouvrières »50. Les ouvriers-activistes « consciencieux » adoptèrent rapidement cette identité, tout en copiant le mode de vie, les manières et le style des « intellectuels »51. Un ouvrier- intellectuel était tout d’abord un lecteur assidu. Mais l’« intelligentsia ouvrière » était caractérisée non seulement par ses lectures, mais surtout par son intérêt pour la « littérature sérieuse », par opposition aux « masses ouvrières » qui avalaient des

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œuvres divertissantes. L’état d’ouvrier-intellectuel nécessitait des lectures permanentes, l’achat de livres afin de constituer une bibliothèque privée. « Il ne peut pas ne plus acheter [de livres], sans livres il se sent affamé, comme il le serait sans pain. » Les débats sur les textes lus devenaient aussi une partie intégrante de son quotidien. Parfois de tels débats se transformaient en conférences : un ouvrier- intellectuel devenait alors un civilisateur, qui faisait découvrir la lecture à son auditoire52.

28 Petr Garvi donne une illustration nette de ce type d’orientation culturelle : « Il vivait confortablement comme la plupart de la main-d’œuvre qualifiée de l’usine Obuhov. Il gagnait 150-200 roubles par mois, arrivant parfois (avec les primes, selon le système « américain ») jusqu’à 250 roubles. Il possédait une bonne pelisse au col de castor pour les grandes occasions et même une redingote pour les sorties “en ville”, en réunion ou au théâtre. Si en province, quelque part dans le département de Tver´, l’adhésion à la culture se traduisait par des caoutchoucs neufs en plein été, les ouvriers pétersbourgeois imitaient les coutumes vestimentaires des intellectuels. Mais pas celles du terrain, “kossovorotka” et casquette, mais celles de leur propre élémentnaturel, lieux publics, théâtre, soirée mondaine. Vasja Sokolov n’y trouvait pas des signes d’embourgeoisement : il était prêt à aller en prison pour la cause ouvrière, mais il voulait vivre “culturellement”, comme vivaient ses connaissances intellectuelles. Les ouvriers progressistes qui fréquentaient les intellectuels du parti imitaient ces derniers en tout, en commençant par les vêtements. Pourtant, chez ce même Sokolov, la vie du ménage demeurait à moitié paysanne. »53

29 La révolution vestimentaire fut pour les « ouvriers intellectuels » un acte symbolique important. Comme le disait Aleksandr Potresov : « Si un intellectuel-roturier manifestait sa vision nihiliste du monde à travers son costume, sa coiffure et toute sa façon d’être, notre rebelle, au contraire, sitôt devenu “conscient”, se drapait d’un haut-de-forme, d’une veste et d’un plastron. Cette adhésion à l’uniforme de la bourgeoisie culturelle signale la croissance de sa dignité sociale : l’ouvrier, issu des classes démunies, veut par ce biais devenir comme les autres. »54

30 En général, si les intellectuels s’opposaient au « peuple », l’« intelligentsia ouvrière » voulait se distinguer de la « masse grise des prolétaires ».

31 La « mode intellectuelle » se propagea dans les milieux ouvriers pendant la première révolution russe. Les ouvrières se mirent à s’habiller « en étudiantes » (pod kursistok) -- blouse, ceinture en cuir, montre ou, au moins, chaîne de montre --, et les ouvriers changèrent leurs casquettes contre des képis et des canotiers. Les casquettes d’étudiants jouissaient aussi d’une grande popularité55. On peut affirmer que cette mode était répandue non seulement parmi les « ouvriers-intellectuels », mais même dans l’ensemble des milieux ouvriers.

32 En même temps un certain nombre d’« ouvriers-intellectuels » furent aussi porteurs d’une conscience anti-intellectuelle. Plusieurs d’entre eux s’appliquèrent à élaborer leur propre courant idéologique. Tel le discours de F.A. Bulkin, « représentant important de l’intelligentsia prolétaire » parmi les mencheviks -- « liquidateurs ». Il dénonçait un « danger intellectuel » dans les cercles des sociaux-démocrates ; il considérait l’histoire du mouvement comme le produit d’une série de conflits entre les ouvriers et les intellectuels, où les premiers sont constamment vaincus par les seconds. Les intellectuels seraient ainsi coupables de tous les malaises du parti ; l’anti- intellectualisme de Bulkin sous-entend aussi l’antibolchevisme et le légalisme56. On

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peut voir dans ces opinions l’influence sensible de Aksel´rod, qui interprétait le conflit à l’intérieur du parti comme une lutte entre l’aile radicale de l’intelligentsia démocratique (jacobine), c’est-à-dire les bolcheviks et le prolétariat indépendant. Il est à noter que Bulkin citait Aksel´rod avec vénération, et qu’il dédicaça son livre « au cher maître »57. L’anti-intellectualisme était néanmoins tout aussi présent chez les « ouvriers intellectuels » engagés aux côtés des bolcheviks.

33 Au tournant du siècle les valeurs de l’intelligentsia furent menacées par plusieurs courants de pensée. Boborykin accuse ainsi tout à la fois les populistes, Lev Tolstoj, les « gueux nietzschéens », et les adeptes de « l’esthétisme décadent »58. Les uns sont coupables d’anti-occidentalisme, les autres d’anti-intellectualisme et d’immoralisme. Dans certains cas, ces accusations étaient confirmées par des propos ouvertement anti- intellectuels. Ainsi Tolstoj écrivait concernant la polémique autour de Vehi : « Corrompre le peuple ? Oui, ceux que l’on désigne comme l’intelligentsia le peuvent bien. Ils le faisaient avant, ils sont en train de le faire maintenant, heureusement pas aussi efficacement qu’ils le voudraient, grâce à la force spirituelle du peuple russe que, de toute manière, ils sont incapables d’instruire. » Il exhorta l’intelligentsia à s’instruire auprès du peuple, au lieu de tenter de l’éclairer59. Mihail E. Saltykov-Ščedrin formula des accusations semblables : « Le fait est que notre intelligentsia n’a rien en commun avec le peuple, qu’elle vivait et vit toujours isolée du peuple, qu’elle se nourrit d’exemples venus d’ailleurs et incarnant des idées et des représentations étrangères au peuple, bref, elle empoisonne et corrompt notre corps national frais et vierge. »60 La tradition de l’intelligentsia, tout comme celle de ses adversaires, devint ainsi une partie intégrante de la culture nationale russe, imprégnant les textes de ses représentants majeurs.

34 Notons, enfin, que de tels partis pris se rencontrent aussi bien chez les populistes que chez les Cent-Noirs. Les auteurs de tout calibre et de toute appartenance idéologique utilisaient le même langage, les mêmes dichotomies. L’on peut discerner des propos anti-intellectuels même chez les auteurs qui jouissaient d’une réputation irréprochable auprès de l’intelligentsia. Čehov, perçu aujourd’hui comme le symbole de l’intelligentsia russe du tournant du siècle, écrivit à Ivan I. Orlov le 22 février 1899 : « Je ne crois pas en notre intelligentsia hypocrite, fausse, hystérique, paresseuse et mal élevée, même lorsqu’elle souffre et se lamente, car ses oppresseurs sont de la même souche qu’elle-même. »61 Il faut préciser que ce point de vue fut exprimé dans une lettre privée et non publiquement.

35 L’expansion rapide du terme d’« intelligentsia » à la fin du XIXe et au début du XXe siècle fut donc accompagnée de l’émergence de tendances et d’idéologies anti-intellectuelles. Ce fait même témoigne de la popularité et de l’importance de l’« intelligentsia ». Souvent, les textes publiés dans la presse provoquaient une polémique ardente, influençant et conditionnant à son tour la conscience que les intellectuels avaient d’eux-mêmes, tels les articles de Nikolaj K. Mihajlovskij, qui, d’abord peu enthousiaste, contribua généreusement par la suite à la définition, au développement et à l’expansion du terme62. Les parties engagées dans la polémique se servaient des mêmes entités idéologiques -- ainsi ceux qui se disaient appartenir à l’intelligentsia, mais aussi leurs détracteurs, mettaient en valeur la dichotomie entre « l’intelligentsia » et « le peuple », auquel les critiques de l’intelligentsia s’identifiaient volontiers.

36 Des identifications spécifiques, « dérivées », apparurent, qui conjuguaient les éléments de la tradition intellectuelle avec une critique de l’intelligentsia classique (« nouvelle

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intelligentsia », « intelligentsia d’État », « intelligentsia authentiquement russe », « intelligentsia populaire », « intelligentsia ouvrière », « intelligentsia prolétaire »). Ces identifications créaient quelquefois des sous-cultures, combinaisons des orientations culturelles intellectuelles et des opinions anti-intellectualistes.

37 Les intellectuels qui se reconnaissaient et s’affirmaient comme tels s’opposaient eux- mêmes au peuple. Un « vrai intellectuel » serait alors un civilisateur, un Kulturträger, un « pionnier de la culture », qui propage et assure l’expansion de la sous-culture intellectuelle en la traduisant par un certain mode de vie et une certaine norme de comportement.

38 Les activistes professionnels formulaient l’idéal de ce travail civilisateur et instauraient le culte du service public. Le médecin V.O. Portugalov écrivit ainsi : « Les cent millions de Russes, qui ont tant souffert et traversé tant d’épreuves ont acquis par cette souffrance séculaire le droit sacré d’espérer que l’intelligentsia serait leur ange gardien et le guérisseur de leurs infirmités. »63 C’était cet idéal de serviteur du peuple qui inspirait de nombreux médecins, instituteurs ou statisticiens de zemstva dans leur activité professionnelle. Or, pour la plupart d’entre eux, le fait de suivre la mode des années 1860, privilégiant de façon exagérée la simplicité de la vie, s’expliquait davantage par des conditions quotidiennes, matérielles et juridiques difficiles que par un choix idéaliste délibéré. Dans leur cas, l’identification à l’intelligentsia aidait à surmonter les problèmes de tous les jours, remplissant une fonction compensatoire et confirmant le sentiment d’appartenance à l’« ordre » sacrificiel des élus.

39 Les textes intellectuels, les œuvres littéraires marquaient, eux aussi, de leur empreinte la formation de l’éthique professionnelle. La manière dont les médecins russes se percevaient eux-mêmes subit ainsi l’influence de l’œuvre de Viktor V. Veresaev, qui opposait les « médecins, citoyens et intellectuels » aux « médecins bourgeois ». Veresaev, lui-même, fut honoré du titre d’« écrivain intellectuel »64, ce qui sous- entendait donc que tous les écrivains ne l’étaient pas. Cette renommée pouvait jouer dans la carrière professionnelle de nombreux hommes de lettres, garantissant leur profil politiquement correct et faisant office de laisser-passer auprès des rédactions et des maisons d’édition tournées vers l’intelligentsia.

40 Les codes en vigueur dans l’intelligentsia exerçaient une influence contradictoire sur l’évolution de l’éthique corporative des professions intellectuelles. Ils devaient, par exemple, empêcher la formation des « experts », qui fleurissaient en Europe occidentale, où l’exercice de ces professions était davantage conditionnée par la conjoncture du marché65. Il est probable que l’éthique de l’intelligentsia et de sa sous- culture constituait un obstacle à l’avènement d’une classe moyenne en Russie.

41 En même temps, l’on constate que cette sous-culture était marquée à sa façon par une certaine agressivité. Elle prétendait à un monopole idéologique et reniait la pluralité culturelle. L’idéal en fait inaccessible de l’« intelligentsia » était l’acquisition, par suite du progrès, de sa culture par tout le « peuple ». Afin d’y arriver l’on espérait à court terme l’émergence d’une « intelligentsia populaire ». « Le peuple, ayant suivi pendant plusieurs générations l’école pénible du labeur industriel a vu naître dans son corps une minorité qui ne peut être définie qu’en tant qu’intelligentsia populaire », écrivait Boborykin66. En même temps, nous avons vu que de tels projets stimulaient aussi des courants anti-intellectualistes.

42 On peut affirmer que l’anti-intellectualisme influença indirectement le développement de la tradition intellectuelle. Il contribuait à sa définition, en contraignant les

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intellectuels à se défendre et à produire des textes capitaux. Les dichotomies élaborées dans ces textes -- « intelligentsia -- peuple », « intelligentsia -- pouvoir », « intelligentsia -- bourgeoisie » -- étaient aussitôt reprises par leurs adversaires. Ainsi la tradition était forgée non seulement par ses « pères », réels ou supposés, mais tout autant par ses ennemis.

43 On peut préciser, en conclusion, que les campagnes anti-intellectuelles en URSS, aussi bien que les démarches soviétiques en vue de la création d’une « intelligentsia du peuple », avaient mûri pendant des décennies, préparées par des écrivains et des hommes politiques de tout bord. De sorte qu’une notion polysémique, destinée à décrire une nouvelle réalité sociale, est devenue, grâce à ses multiples significations, un sujet autonome de l’histoire.

44 Institut d’histoire de la Russie

45 Filiale de Saint-Pétersbourg

46 197110 Saint-Pétersbourg

47 ul. Petrozavodskaja, d. 7

48 boris_i_kol@ yahoo. com

NOTES

1. M.M. Novikov, « Tradicii Moskovskogo universiteta » (Les traditions de l’université de Moscou), in Dvuhsotletie Moskovskogo universiteta. Prazdnovanie v Amerike (Le bicentenaire de l’université de Moscou. Célébration aux États-Unis), New York, 1956, p. 26 ; J. Kucharrewski, The origins of modern Russia, New York, 1948, p. 88, cité d’après V. C. Nahirny, The Russian intelligentsia : From torment to silence, New Brunswick- Londres, 1983, p. 3. 2. À propos de l’influence de l’intelligentsia sur la mémoire historique, cf. K.B. Sokolov, « Mify ob intelligencii i istoričeskaja realnost´ » (Les mythes à propos de l’intelligentsia et la réalité historique) », in Russkaja intelligencija : Istorija i sud´ba (L’intelligentsia russe : histoire et destin), Moscou, 1999, p. 160-162. 3. M. Aldanov, Ključ (La clé), Moscou, 1991, p. 52. 4. Département des manuscrits de l’Institut de littérature russe (infra OR IRLI), f. 181 (N.K. Mihajlovskij), op. 3, d. 197, l. 185, 196. 5. N.K. Mihajlovskij, « Zapiski sovremennika (1881 g., dekabr´) » (Journal d’un contemporain, décembre 1881), in id., Sočinenija (Œuvres), Saint-Pétersbourg, 1897, t. 5, col. 531-550. 6. Moskovskij telegraf, 27 octobre 1881. 7. P.D. Boborykin, « Pereval » (Le passage), in id., Sobranie romanov, povestej i rasskazov (Recueil de romans, de récits et de contes), Saint-Pétersbourg, 1897, t. 7, p. 257.

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8. OR IRLI, f. 29 (P.D. Boborykin), op. 1, d. 100 (Adresses à l’occasion du 40e anniversaire de l’activité littéraire), l. 11, 37, 54, 93. La primauté de Boborykin dans ce domaine était et reste toujours contestée. Cf. S.O. Šmidt, « Etapy “biografii” slova “intelligencija” » (Les étapes « biographiques » du terme « intelligentsia »), in Sud´ba rossijskoj intelligencii : Materialy naučnoj diskussii (Le destin de l’intelligentsia russe : les débats), Saint-Pétersbourg, 1996, p. 45-46. Pourtant, il est important de noter qu’au début du XXe siècle, elle était largement admise. Cf. A.Dž., « Intelligencija », in Enciklopedičeskij slovar´ russkogo bibliografičeskogo instituta Granat (Dictionnaire encyclopédique de l’Institut bibliographique russe Granat), Moscou, t. 22, p. 59-60. Cf. également E.V. Kempinskij, « K proishoždeniju ponjatija “intelligencija” (Petr Dmitrievič Boborykin) » (Sur les origines de la notion d’« intelligentsia » (Petr Dmitrievič Boborykin) », in Rossijskaja intelligencija v otečestvennoj i zarubežnoj istoriografii. Tezisy dokladov (L’intelligentsia russe dans l’historiographie russe et étrangère. Résumés des communications), Ivanovo, 1995, t. 2, p. 520-521. 9. Cf. E.I. Samarceva, « Osobennosti semantičeskoj evolucii termina “intelligencija” v otečestvennoj istoriografii XX veka » (Les particularités de l’évolution sémantique du terme « intelligentsia » dans l’historiographie russe du XXe siècle), Klio (Saint- Pétersbourg), 1, 1997, p. 50-52. 10. L’intelligentsia est également étudiée sous cet angle par certains chercheurs contemporains. Cf. A.I. Babij, Formirovanie moldavskoj intelligencii vo vtoroj polovine XIX -- načale XX veka (Formation de l’intelligentsia moldave dans la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle), Kichinev, 1971. 11. On lit dans l’article qui lui est consacré dans la Russkaja enciklopedija que la notion est utilisée principalement « pour désigner la catégorie de personnes qui gagnent leurs moyens d’existence par le biais de la vente de leur force intellectuelle et des produits dérivés de celle-ci » (Russkaja enciklopedija, t. 9, p. 34) Cf. également Enciklopedičeskij slovar´... Granat, op. cit., t. 22, p. 60. Dans la littérature historique, « intelligentsia » correspondait également à un groupe social comprenant des représentants d’un certain nombre de professions. Cf. V.R. Lejkina-Svirskaja, Russkaja intelligencija v 1900-1917 godah (L’intelligentsia russe dans les années 1900-1917), Moscou, 1981, p. 3 ; N.M. Pirumova, Zemskaja intelligencija i ee rol´ v obščestvennoj bor´be do načala XX veka (L’intelligentsia des zemstva et son rôle dans la lutte sociale avant le début du XXe siècle), Moscou, 1986, p. 168-169. Cf. également M. Malia, K ponimaniju russkoj revolucii (Comprendre la révolution russe), Londres, 1985, p. 59, 61. 12. Pour l’historique et l’interprétation moderne de la notion, cf. N.N. Smirnov, « Rossijskaja intelligencija : k voprosu o definicijah » (L’intelligentsia russe : les définitions), in Istorik i revolucija. Sbornik statej k 70-letiju so dnja roždenija O.N. Znamenskogo (L’historien et la révolution. Recueil d’articles à l’occasion du 70e anniversaire d’O.N. Znamenskij), Saint-Pétersbourg, 1999, p. 41-52. 13. P.D. Boborykin, « Na uščerbe » (En manque), in Sobranie romanov..., op. cit, t. 5, p. 55, 117. 14. N.A. Berdjaev, Istoki i smysl russkogo kommunizma (Les sources et le sens du communisme russe), Moscou, 1990, p. 17. 15. L’opposition entre l’« intelligentsia » et la « petite bourgeoisie » a autant d’importance pour les auteurs modernes, mettant en valeur leur qualité d’« intellectuel », cf. B.F. Egorov, « Intelligencija i massovaja kul´tura » (L’intelligentsia

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et la culture des masses), in Russkaja intelligencija : istorija i sud´ba (L’intelligentsia russe : histoire et destin), Moscou, 1999, p. 208-214. 16. R. V. Ivanov-Razumnik, « Čto takoe intelligencija ? » (Qu’est-ce que l’intelligentsia ?), in Intelligencija, vlast´, narod (Intelligentsia, pouvoir, nation), Moscou, 1993, p. 73-80 ; D.S. Merežkovskij, Grjaduščij Ham (Ham qui arrive), in ibid., p. 81-104. 17. P. Ivanov, Studenty v Moskve : byt, nravy, tipy (Les étudiants à Moscou : vie, mœurs, types), Moscou, 1918, p. 233. 18. V.A. Maklakov, Iz vospominanij (Mémoires), New York, 1954, p. 101. 19. A. Stojkin, Intelligenty (Les intellectuels) (pièce en 4 actes), Saint-Pétersbourg, 1911, p. 4, 51. Plusieurs mémorialistes émigrés se disaient appartenir à l’intelligentsia, dont un ancien membre de direction d’une société commerciale, la femme d’un employé de banque et même un ancien général de la gendarmerie : A. I. Spiridovič, Velikaja vojna i fevral´skaja revoljucija 1914-1917 godov (La Grande Guerre et la révolution de Février des années 1914-1917), New York, 1960, t. 2, p. 84, 159 ; E. Poretschkin, Meine Erinnerungen aus den Jahren 1917-1922 (manuscrit, archives personnelles de P. Porečkin, Remgaden) ; A.I. Fenin, Vospominanija inženera : k istorii obščestvennogo i hozjajstvennogo razvitija Rossii (1883-1906) (Mémoires d’un ingénieur : sur l’histoire de l’évolution sociale et économique en Russie), Prague, 1938, p. 7-8. 20. M. Malia, « What is the intelligentsia ? », in R. Pipes, ed, The Russian intelligentsia, New York-Londres, 1961, p. 2-4 ; R. Pipes, The Russian Revolution, New York, 1991, p. 122-123 ; R. Pipes, Rossija pri starom režime (La Russie sous l’Ancien Régime), Moscou, 1993, p. 328 ; A. Besançon, The intellectual origins of Leninism, Oxford, 1981, p. 94-112. Les chercheurs russes sont également enclins à considérer l’intelligentsia au tournant du siècle comme un courant idéologique. Cf. V. K. Janin, « O nekotoryh voprosah formirovanija rossijskoj intelligencii » (Sur quelques questions autour de la formation de l’intelligentsia russe), in Istorija rossijskoj intelligencii (L’Histoire de l’intelligentsia russe), Moscou, 1995, 1re partie, p. 3. 21. S.R. Tompkins, The Russian intelligentsia : Makers of the revolutionary state, Norman, 1957, p. 271. 22. « Redakcionnaja stat´ja » (Éditorial), Svoboda, 1-2, 1888, p. 2 ; S. Knjažnin, « Očerki russkoj žizni » (Récits de la vie russe), ibid., 3, 1888, p. 4 ; Cromwell, « Noblesse oblige », ibid., 4, 1888, p. 4 ; S. Knjažnin, « Itogi prošlogo » (Bilan du passé), ibid., 5, 1888, p. 2 ; M. Turskij, « Sila carizma » (La force du tsarisme), ibid., 11/12, 1888, p. 3. 23. P.D. Boborykin, « Russkaja intelligencija » (L’intelligentsia russe), Russkaja mysl´, 12, 1904, p. 82, 83-84, 87 ; id., « Podgnivšie “vehi” » (Les « pieux » pourris), in V zaščitu intelligencii (La défense de l’intelligentsia), Moscou, 1909, p. 134-135. 24. F.A. Stepun, « Proletarskaja revoljucija i revoljucionnyj orden intelligencii » (La Révolution prolétaire et l’ordre révolutionnaire de l’intelligentsia), in Intelligencija, vlast´, narod : antologija (Intelligentsia, pouvoir, nation : anthologie), Moscou, 1993, p. 286-302 ; S.L. Frank, « Krušenie kumirov » (L’écroulement des idoles), in Sočinenija (Oeuvres), Moscou, 1990, p. 116 ; D.Dalin, Posle vojn i revoljucij (Après les guerres et les révolutions), Berlin, 1922, p. 164. S.Ivanovič écrivait concernant cette approche bien répandue (à laquelle il renonçait du point de vue marxiste) : « L’“idée” d’intelligentsia fut inséparable de celle de la libération de la Russie [...] Tant que l’Ancien Régime perdurera, la vieille intelligentsia perdurera, tant que l’idée libératrice sera vivante,

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l’idée d’intelligentsia restera en vie », S. Ivanovič, (« Sud´by russkoj intelligencii » (Les destins de l’intelligentsia russe), Naša zarja, 5-6, 1910, p. 53. 25. Le biographe du prince G.E. L´vov décrit ainsi les états d’âme du chef du Gouvernement Provisoire : « Il est devenu prisonnier des luttes politico-doctrinaires de l’intelligentsia des partis [...]. », T.I. Polner, Åiznennyj put´ knjazja Georgija Evgen´eviča L´vova. Ličnost´, vzgljady, uslovija dejatel´nosti (La Vie du prince G.E. L’vov : personnalité, opinions, activités), Paris, 1932 ; cf. également N.Ja. Abramovič, Podpol´e russkogo intelligentstva (La vie clandestine de l’intellectualisme russe), Moscou, 1917. 26. F.A.Stepun écrit :« L’ordre de l’intelligentsia russe n’avait aucune vision religieuse attitrée, mais il faisait transformer chaque vision en une religion. Personne ne prêtait de serment, mais chaque adhérent savait que c’était pour la vie », cité d’après N. Zernov, Russkoe religioznoe vozroždenie XX veka (La renaissance religieuse russe du XXe siècle), Paris, 1991, p. 19. 27. M.M. Novikov, Ot Moskvy do N´ju-Jorka : Moja žizn´ v nauke i politike (De Moscou à New-York : ma vie dans la science et dans la politique), New York, 1952, p. 237. 28. V.R. Lejkina-Svirskaja, Intelligencija v Rossii vo vtoroj polovine XIX veka (L’intelligentsia russe dans la seconde moitié du XIXe siècle), Moscou, 1971, p. 5. 29. S.E. Trubeckoj, Minuvšee (Le passé), Moscou, 1991, p. 49, 54. 30. Moskovskie vedomosti, 28 avril 1878. Sur les opinions anti-intellectuelles de M.N. Katkov, cf. Ju.B. Solov´ev, Samoderžavie i dvorjanstvo v konce XIX veka (Noblesse et autocratie à la fin du XIXe siècle), Leningrad, 1973, p. 183 ; V.A. Tvardov-skaja, Ideologija poreformennogo samoderžavija. M.N. Katkov i ego izdanija. (L’idéologie de l’autocratie post-réformiste. M.N. Katkov et ses éditions ), Moscou, 1978, p. 176-178, 185, 201, 230. 31. Cf. la lettre de P.D. Golohvastov du 10 décembre 1879, citée d’après K. P. Pobedonoscev i ego korrespondanty : pis´ma i zapiski (K. P. Pobedonoscev et ses correspondants : lettres et notes), Moscou-Petrograd, 1923, t. 1, p.17, 196, 227, 282. 32. K.P. Pobedonoscev, Velikaja loz´ našego vremeni (Le grand mensonge de notre temps), Moscou, 1993, p.45, Pis´ma Pobedonosceva Aleksandru III (Lettres de Pobedonoscev à Alexandre III), Moscou, 1925, t.1, p.398. 33. V.N.Voejkov, S carem i bez carja : vospominanija poslednego dvorcovogo komendanta gosudarja imperatora Nikolaja II (Avec ou sans le tsar : mémoires du dernier intendant du palais de l’empereur Nicolas II), Moscou, 1995, p.178. 34. A. Pazuhin, Sovremennoe sostojanie Rossii i soslovnyj vopros (L’état actuel de la Russie et la question des états (soslovija)), Moscou, 1886, p. 25, 39-41. 35. Ju.B. Solov’ev, op. cit., p. 296-297 ; Dm. Bodisko, « Dvorjanskij vopros -- vopros gosudarstvennyj » (Question de la noblesse -- question nationale), Graždanin, 39, 22 mai 1897, p. 3. 36. M.O. Men´šikov, Kritičeskie očerki (Essais critiques), Saint-Pétersbourg, 1902, t. II, p. 40, 42-44. 37. B. Nazarevskij, Bjurokratija i intelligencija (Bureaucratie et intelligentsia), Moscou, 1906, p. 6-7. 38. Sur les pogroms anti-intellectuels, voir L.K. Erman, Intelligencija v pervoj russkoj revoljucii (L’intelligentsia pendant la première révolution russe), Moscou, 1966, p. 172-174, 197-198, 227. Ces pogroms étaient présents dans toutes les mémoires au point que la première réaction des intellectuels de province à la nouvelle de la

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révolution de Février 1917 fut la fuite vers les grandes villes (Cf. « Černosotennaja agitacija » (La Propagande des Cent-Noirs), Edinstvo, 27 avril 1917). 39. B.V. Nikol´skij, « Iz dnevnika 1905 » (Journal de 1905), in B.V Anan´ič, R.Š. Ganelin, eds, Nikolaj II : Vospominanija. Dnevniki (Nicolas II : Journaux et mémoires), Saint- Pétersbourg, 1994, p. 74. 40. V.A. Tvardovskaja, op. cit., p. 264. 41. « L’intelligentsia d’État a une lourde tâche devant elle -- celle de s’unir avec la foi [...] nationale », K.P. Pobedonoscev, « Cerkov´ i gosudarstvo » (L’Église et l’État ), in Moskovskij sbornik (Recueil de Moscou), Moscou, 1896, p. 4. 42. Vestnik sojuza russkih ljudej, 1, 1906, p. 10. 43. I.I. Kablic (I. Juzov), Intelligencija i narod v obščestvennoj žizni Rossii (L’intelligentsia et le peuple dans la vie publique de la Russie), Saint-Pétersbourg, 1886, p. 55-56, 82, 93, 128. Voir également V.I. Harlamov, « Kablic (Juzov) i problema “narod i intelligencija” v legal´nom narodničestve na rubeže 70-80 godov XIX veka » (Kablic (Juzov) et la question du « peuple et de l’intelligentsia » dans le populisme légal des années 1870-1880), Vestnik Moskovskogo universiteta, Sér. 8 : Istorija, 4, 1980, p. 39-53. 44. N.G. Pavlova, M.E. Glavackij, « K voprosu o “narodničeskih” tradicijah v marksistskoj koncepcii intelligencii » (Pour la question des traditions « populistes » dans la conception marxiste d’« intelligentsia »), in Problemy metodologii istorii intelligencii. Poisk novyh podhodov (Problèmes de méthode dans l’histoire de l’intelligentsia. Recherches de nouvelles approches), Ivanovo, 1995, p. 45-51. 45. L.M. Klejnbort, « Očerk obščestvenno-literaturnyh napravlenij... » (Aperçu des courants socio-littéraires...), in OR IRLI, f. 586, op. 1, d.450, l.76. Les sociaux-démocrates polonais partageaient également cette attitude anti-intellectuelle. Ainsi Rosa Luxembourg qualifiait l’intelligentsia de « force antidémocratique », quoique apte à une collaboration (A.G. Ustjugova, Otnošenie rabočih partij Korolevstva Pol´skogo k intelligencii nakanune i v hode revoljucii 1905-1907 godov (Les rapports entre les partis ouvriers du royaume de Pologne et l’intelligentsia à la veille et pendant la révolution de 1905-1907), Thèse de doctorat en histoire, Moscou, 1988, p. 10. 46. Perepiska G.V. Plehanova i P.B. Aksel´roda (G.V. Plehanov et P.B. Aksel´rod. Correspondance), Moscou, 1925, t. 1, p. 125. 47. N. Åordanija, Moja žizn’ (Ma vie), Stanford, 1968, p. 51-52. 48. En même temps parurent plusieurs traductions de la brochure de Karl Kautsky intitulée L’intelligentsia et la social-démocratie (Intelligencija i social-demokratija, Saint-Pétersbourg, 1906 ; Odessa, 1908). 49. Cf. V.K. Ikov, « Listopad » (La chute des feuilles), Voprosy istorii, 10, 1995, p. 130-131. 50. P.B. Aksel´rod, Zadači rabočej intelligencii v Rossii : pis´mo k russkim rabočim (Les tâches de l’intelligentsia ouvrière en Russie : lettre aux ouvriers russes), Genève, 1889, p. 2-4, 6-9, 13-15. 51. Cf. B.I. Kolonickij, « “Rabočaja intelligencija” v trudah L.M. Klejnborta » (L’« intelligentsia ouvrière » dans l’œuvre de L.M. Klejnbort), in Intelligencija i rossijskoe obščestvo v načale XX veka (L’intelligentsia et la société russe au début du XXe siècle), Saint-Pétersbourg, 1996, p. 123-124, 135.

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52. L.M. Klejnbort, Očerki rabočej intelligencii (Essais sur l’intelligentsia ouvrière), Petrograd, 1923, t. 1 (1905-1916), p. 54, 57, 61, 62. 53. P. Garvi, Vospominanija : Peterburg -- 1906 g., Peterburg, Odessa, Vena -- 1912 g. (Mémoires : Pétersbourg -- 1906, Pétersbourg, Odessa, Vienne -- 1912), New York, 1961, p. 66-67. Sur la tendance des ouvriers dits « conscients » à adopter la mode des intellectuels, cf. G.V. Plehanov, « Russkij rabočij v revoljucionnom dviženii » (L’ouvrier russe dans le mouvement révolutionnaire), in id., Sobranie sočinenij (Œuvres complètes), Moscou-Saint-Pétersbourg, 1923, t. 3, p.131-133, 135, 144 ; S. Kanatčikov, Iz istorii moego bytija (De l’histoire de ma vie), Moscou-Leningrad, 1929, p. 22, 57-58, 92 ; A.Šapovalov, Po doroge k marksizmu (En route vers le marxisme), Moscou, 1922, p. 20, id., Put’ molodogo rabočego (Le trajet d’un jeune ouvrier), Moscou, 1923, p. 49, 73 ; A.K. Wildman, The making of a workers’ revolution : Russian Social Democracy 1891-1903, Chicago, 1967, p. 37. Le costume reflétait cette identité d’un « intellectuel ouvrier » : « L’aspect même de cette jeunesse paysanne reflétait ses errances identitaires : casquette à cocarde bleue, veste, pantalon à revers, chemise bleue -- bref, difficilement distinguable d’un étudiant “ancien modèle” » (L.M. Klejnbort, « Narodnaja demokratija » (Démocratie populaire), Novaja žizn´, 6, 1911, p. 209). 54. A. Potresov, « Ešče k voprosu o proletarskoj kul´ture » (Encore sur la culture prolétaire), Naša zarja, 4, 1914, p. 87. Un quatrain folklorique (častuška) de 1917 exemplifie une telle orientation de la part des « activistes » : « Mon chéri porte une bague sur sa patte / Il porte un chapeau d’intilo [sic] / Il est le plus intelligent du village / C’est pour ça qu’on l’a élu au Soviet », Ivan Men´ševik, Narodnye revoljucionnye častuški (Quatrains révolutionnaires populaires), Petrograd, 1917, p.14. 55. S.Ja. Elpat´evskij, Vospominanija za 50 let (Cinquante ans de souvenirs), Leningrad, 1929, p. 340-341. 56. F. Bulkin, « Rabočaja samodejatel´nost´ i rabočaja demagogija » (Activités ouvrières et démagogie ouvrière), Naša zarja, 3, 1914, p. 55-64 ; L.M. [Ju.O. Martov], « Otvet Bulkinu » (Réponse à Bulkin), ibid., p. 64 ; K. Antonov, « Intelligencija v russkom rabočem dviženii » (L’intelligentsia dans le mouvement ouvrier russe), ibid., 5, 1914, p. 73-76 ; « Pis´mo F.I. Dana P.B. Aksel´rodu 14 (27) aprelja 1914 g » (Lettre de F.I. Dan à P.B Aksel´ rod du 14 (27) avril 1914), in Fedor Il´ič Dan : Pis´ma (1899-1946) (Fedor Il´ič Dan : Correspondance (1899-1946)), Amsterdam, 1985, p. 309. 57. F. Bulkin (Semenov), Rabočij klass i rabočaja partija. Č. 1 : Social-demokratija i rabočee dviženie v russkoj revoljucii (Kritičeskie očerki) (La classe ouvrière et le parti ouvrier. 1re partie : La social-démocratie et le mouvement ouvrier dans la révolution russe. Essais critiques), Saint-Pétersbourg, 1914. 58. P.D. Boborykin, « Russkaja intelligencija », art. cit., p. 84, 86, 87. 59. L.N. Tolstoj, « O “Vehah” » (À propos de « Vehi »), in id., Sobranie sočinenij (Œuvres), Moscou, 1992 (reprint de l’édition de 1928-1958), p. 289. 60. M.E. Saltykov-Ščedrin, Sobranie sočinenij v 20-ti t. (Œuvres en 20 tomes), Moscou, 1957, t. 5, p. 241. 61. A.P. Čehov, Polnoe obranie sočinenij (Œuvres complètes), Moscou, 1949, t. 18, p. 89. 62. Cf. N.K. Mihajlovskij, « Zapiski sovremennika (1881 g., dekabr´) », art. cit., col. 531-550. 63. V.O. Portugalov, Vračebnaja pomošč´ krest´janstvu (L’aide médicale aux paysans), Saint-Pétersbourg, 1883, p. 8, cité d’après N.M. Pirumova, op. cit., p. 92.

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64. V. L´vov, « Pisatel´-intelligent (K 10-letiju literaturnoj dejatel´nosti V.Veresaeva) » (Écrivain-intellectuel (À l’occasion du 10e anniversaire de l’activité littéraire de V. Veresaev)), Obrazovanie, 2, 1904, p. 80. Sur l’éthique des médecins russes voir également S.Ja. Elpat´ev-skij, « Po povodu razgovorov o russkoj intelligencii » (À l’occasion des conversations sur l’intelligentsia russe), Russkoe bogatstvo, 3, 1905, p. 60 ; N.M. Frieden, Russian physicians in an era of reform and revolution 1865-1905, Princeton, 1981, p. 125, 228. 65. N.M. Frieden, op. cit., p. 14. 66. P.D. Boborykin, « Russkaja intelligencija », art. cit., p. 88.

RÉSUMÉS

Résumé L’article étudie la question de l’identité de l’intelligentsia russe au tournant du XXe siècle. Au début des années 1880, certains essayistes de renom, que l’on considéra par la suite comme des membres typiques de ce groupe, éprouvaient déjà des réticences à employer le terme d’« intelligentsia » pour se définir. Mais il gagna très vite en popularité et fut utilisé dans des acceptions diverses. L’appartenance à l’« intelligentsia » se définissait selon divers critères -- niveau d’instruction, exercice de telle ou telle profession, style de vie ou position sociale. Certains intellectuels, en particulier les auteurs conservateurs, rejetaient l’usage de ce terme pour eux-mêmes, en prenant une distance critique à l’égard de ceux qu’il était censé désigner. Les intellectuels marxistes, qui s’identifiaient au « prolétariat », faisaient de même. Les activistes de la classe ouvrière entretenaient un rapport ambigu avec la sous-culture de l’intelligentsia qui pouvait inclure une dimension d’intellectuelophobie. L’anti-intellectualisme contribua à la formation de la tradition de l’« intelligentsia » en contraignant les intellectuels à se défendre et à produire des textes capitaux.

Abstract The Russian intelligentsia’s identities and the emergence of anti-intellectualism (late nineteenth-early twentieth centuries). The present article analyzes the various attempts that were made at defining the Russian intelligentsia at the turn of the twentieth century. Back in the early 1880s several prominent publicists, who were later considered as typical members of that group, were reluctant to use the term INTELLIGENTSIA for self-identification. However, the term became highly popular and came to be used in various meanings. One’s educational level, profession, way of life and position in society guaranteed one’s belonging to the “intelligentsia.” Some intellectuals, more particularly conservative authors, rejected the term and criticized the “intelligentsia.” So did Marxist intellectuals, who identified with the “proletariat.” Working-class activists who got close to the intelligentsia’s subculture tended towards “intellectualophobia.” Anti-intellectual literature and the responses it elicited contributed to the development of an intellectual tradition.

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La mobilisation intellectuelle La communauté académique internationale et la Première Guerre mondiale

Aleksandr N. DMITRIEV

1 Le développement du savoir scientifique est fréquemment présenté comme un processus qui dépasse les lignes de démarcation territoriales, confessionnelles et même socioculturelles. Or l’ensemble de l’histoire des sciences témoigne de son lien étroit avec l’histoire de la société. Le système des académies, des sociétés scientifiques, des universités et des écoles supérieures, spécifique à chaque pays, sert de fondement à l’existence et à la reproduction de la science. Les liens scientifiques internationaux ne pouvaient se nouer, surtout après la disparition du phénomène supranational de la « république des savants », que dans le cadre de ces institutions. Les contacts entre les scientifiques appartenant à différentes nations commencèrent à être mis en pratique dès le milieu du XIXe siècle sous la forme d’organisations académiques nationales, de projets de recherche communs, ainsi que de congrès et de conférences.

« L’internationalisme des patriotes »

2 En 1899 fut créée l’Association internationale des académies constituée des académies russe et française, ainsi que de l’union de quatre académies allemandes et de la Société royale de Londres. Cette Association se chargea de la préparation de congrès internationaux dans des domaines disciplinaires variés (dont l’histoire) et de la mise en œuvre de projets de recherche et de publication de longue durée1. Si, entre 1870 et 1880, il n’y eut que 25 forums internationaux, on en dénombre pendant la première décennie du XXe siècle environ 300 2. Pourtant, cette collaboration qui fut essentiellement perçue par les chercheurs de l’époque comme une suite et un complément à leur activité principale, insérée dans des cadres nationaux, demeura l’expression de l’« internationalisme des patriotes »3.

3 L’évolution de la recherche internationale ne fut pas un processus isolé et autosuffisant, mais le résultat de divers collectifs scientifiques nationaux, inégalement dotés d’influence et de productivité scientifique à proprement parler. Vers la fin du XIXe

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siècle, ce fut l’Allemagne qui détenait, par le grand nombre de ses découvertes dans des disciplines cruciales et par l’envergure et le niveau de l’organisation de ses institutions académiques, la première place dans le monde des sciences4. L’idée de Humboldt, qui combinait la recherche et l’enseignement, l’idéal de « libre activité scientifique », le statut traditionnellement privilégié de l’université et du professeur5 -- tout ceci attirait l’attention et servait d’exemple pour les collègues de Russie, d’Europe centrale et même pour ceux de France6. La création en 1911 de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft -- système d’institutions scientifiques spécialisées, parrainé par l’État et soutenu par de grands industriels -- fut saluée par de nombreux contemporains (parmi lesquels Vladimir I. Vernadskij et Kliment A. Timirjazev) comme la forme la plus parfaite de l’organisation scientifique du XXe siècle (avec la division et la coopération dans le travail calquées sur le modèle industriel). D’un autre côté, les universitaires allemands considéraient la modernisation sociale, les conflits naissants des intérêts politiques et économiques comme une menace pour les idéaux sacrés de l’éducation classique et pour leur position jadis incontestée dans la vie intellectuelle du pays. L’État devenait le seul garant du maintien et de la préservation de ces valeurs (cette vision est analysée par l’historien américain Fritz K. Ringer sous le concept d’« idéologie des mandarins » conformément à la typologie historique de l’activité intellectuelle proposée par Max Weber)7. Cette position conservatrice (mais davantage teintée d’individualisme libéral que d’étatisme nationaliste) fut partagée également par des représentants de l’élite intellectuelle britannique, soucieuse de sauvegarder et de pouvoir reproduire la corporation des enseignants, couche sociale au sein de la classe supérieure8.

4 Les professeurs français adhéraient à une autre idéologie, républicaine et démocratique, exprimée dans l’esprit de la « Nouvelle Sorbonne », incarné par Émile Durkheim et Gustave Lanson. Ils voyaient dans l’éducation une composante essentielle des processus de mobilité verticale et de renforcement de la solidarité sociale. En France, les universités et surtout les « grandes écoles » n’étaient pas autonomes ; elles constituaient des unités du système centralisé de l’État et de son corps administratif9. L’état d’esprit des chercheurs américains, produit d’un système éducatif (qui avait tant surpris, au début du XXe siècle, des visiteurs allemands comme Max Weber, Karl Lamprecht ou encore Werner Sombart) marqué par le pragmatisme et par l’accent mis sur la technique, ainsi que par le développement d’un réseau étendu d’universités privées, se rapprochait de celui de leurs collègues français10. L’idéologie éducative de l’intelligentsia académique russe, qui vouait ses activités au service du peuple et du progrès social, rappelait plutôt celle des Français que celle des Allemands11. Ces différences organisationnelles et idéologiques dans le domaine de l’éducation et de la recherche influencèrent directement les rapports à l’intérieur de la communauté scientifique internationale lors de la première phase de la Guerre Mondiale, à partir de l’été 1914.

5 Déjà, la guerre franco-prussienne de 1870 eut un effet considérable sur l’évolution de la science. Achevée par la « victoire de l’instituteur prussien », elle contribua à la réévaluation par la France de ses efforts, reconnus comme insuffisants, dans le domaine de la recherche, en particulier dans le secteur des technologies militaires12. Mais de plus, le refus de la part des scientifiques français de tout ce qui venait d’Outre-Rhin (il suffit de citer Louis Pasteur qui, en guise de protestation, renonça à son titre de docteur honoris causa de l’université de Bonn) joua un grand rôle sur le plan idéologique. En même temps, l’Allemagne restait pour les Français le haut lieu du progrès scientifique, tant dans la sphère des méthodes que dans celle de l’organisation des institutions de

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recherche. (Les stages allemands, pendant les années 1880, des futurs maîtres à penser Émile Durkheim, Charles Seignobos, Lucien Herr, etc., eurent par la suite une grande influence sur la pensée libérale en France.) 13

6 Le domaine des contacts scientifiques et culturels devient au XXe siècle le sujet de démarches spécifiques de la part de l’État (par exemple, Karl Lamprecht, historien brillant et non orthodoxe, envoya au chancelier Theobald von Bethmann-Hollweg en 1912 un mémorandum sur la nécessité d’une politique culturelle étrangère active, incluant également la participation des représentants des milieux pacifistes)14. À partir de 1905, les échanges professoraux entre l’Allemagne et les États-Unis, parrainés par Guillaume II et Theodore Roosevelt, sont mis en pratique. À Paris, le début des activités de la Société des études sur la Russie coïncide avec le rapprochement politique franco- russe des premières années du XXe siècle. À partir de 1907, la Société du rapprochement anglo-allemand et le Comité du rapprochement franco-allemand contribuent également au développement des liens culturels et scientifiques entre ces nations15. La diaspora russe parmi les étudiants admis dans les universités allemandes ne cessa de croître au début du siècle, ce qui provoqua le mécontentement des étudiants autochtones, menacés de concurrence, et les universités durent limiter, en 1912, l’inscription des ressortissants de l’Europe de l’Est. C’est précisément en Allemagne que se dirigeait la majorité des diplômés russes qui choisissaient de se préparer au professorat (avant 1914, entre 10 et 15 % de ceux qui restaient à l’université partaient en mission à l’étranger). Afin d’isoler ces candidats des étudiants radicaux, le ministre russe de l’Éducation, Lev A. Kasso, encouragea dès 1911 la création d’instituts spécialisés en Allemagne, destinés à assurer la préparation au professorat en droit romain, en lettres classiques et en sciences16.

7 Le fait de lier l’activité scientifique aux intérêts nationaux (tantôt dans l’acception élitiste et conservatrice des Allemands, tantôt dans celle du civisme républicain français) impliquait la possibilité d’exploiter le savoir et le rôle social des intellectuels en cas de désordres politiques. On peut donc parler d’une sorte de mobilisation intellectuelle. Les facteurs de collaboration scientifique -- tels que les contacts personnels entre les universitaires, la participation aux congrès et aux projets communs, le marché scientifique relativement uni, avec l’Allemagne comme centre principal17, les structures de l’Association internationale des académies des sciences -- se révélèrent insuffisants pour construire une sphère académique supranationale, indépendante et autonome par rapport à l’État et à la société, capable de résister aux pressions des conflits politiques internationaux majeurs18. L’expérience de la guerre franco-prussienne se transformant en conflit larvé entre les savants français et allemands contenait déjà les germes de ce que pourraient potentiellement amener dans le domaine scientifique de telles confrontations, dont la plus importante devint, à l’été 1914, la Première Guerre mondiale.

La « guerre des manifestes » de l’automne 1914

8 Les appels collectifs des intellectuels furent, déjà avant la guerre, utilisés comme moyen d’influencer la politique dans le domaine des sciences, mais cette démarche se manifestait plutôt à l’intérieur des frontières nationales (par exemple, le mémorandum des « professeurs de la marine » partisans de l’expansion de la puissance militaire en Allemagne au début du siècle, ou encore un texte connu -- la « Note de 342 savants » --

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prônant au début de 1905 l’autonomie de l’éducation supérieure en Russie). À l’été et à l’automne 1914, ce genre arriva à son apogée, illustrant clairement la détérioration des anciens modèles et idéaux de la collaboration scientifique internationale. Bien que ce fussent les scientifiques allemands qui excellèrent le plus dans ces débats publics, le premier eut lieu en Angleterre. Le 1er août 1914, un appel signé par six professeurs (parmi eux se trouvait le grand physicien Joseph J. Thomson) parut dans les pages du Times. Cet appel dissuadait l’Angleterre de prendre part à une éventuelle coalition autour de la Russie autocrate contre l’Allemagne qui, selon ses auteurs, avait tellement influencé les sciences et la culture européenne qu’une action militaire à son encontre serait un « péché contre la civilisation même ». Or, bientôt, après la déclaration officielle de guerre à l’Allemagne par la Grande-Bretagne, le 5 août 1914, l’opinion publique britannique connut des changements radicaux. Le 18 septembre de la même année parut un appel contraire signé par Herbert George Wells, Arthur Conan Doyle, Rudyard Kipling et par nombre d’universitaires renommés. Les auteurs, tout en rendant hommage et en témoignant leur gratitude envers l’Allemagne et la culture germanique, refusaient d’admettre qu’« une nation pouvait dicter sa volonté et imposer par la force sa primauté culturelle aux autres », et que « la bureaucratie militaire prussienne incarnait une forme sociale plus élevée que les puissances libres et constitutionnelles de l’Europe occidentale »19.

9 Les hostilités entre les intellectuels des pays opposés arrivèrent à leur point culminant après le bombardement de la cathédrale de Reims (et d’autres monuments de l’art européen situés dans la zone des actions militaires du Front occidental), et surtout avec la destruction de la bibliothèque de l’Université catholique de Louvain le 25 août 191420. Cet acte de vandalisme, décrit par l’historien allemand Wolfgang Schivelbusch comme le « Sarajevo de l’intelligentsia européenne », fut comparé au sort de la bibliothèque d’Alexandrie : il illustrait d’une manière parlante l’invasion des barbares modernes -- les Allemands -- contre la culture séculaire de l’Europe classique21. À cette occasion, le dramaturge Gerhardt Hauptmann, en dépit de sa réputation méritée de défenseur des libertés, répondit à la lettre ouverte de Romain Rolland, réfugié en Suisse, que la vie d’un seul soldat allemand était pour lui plus précieuse qu’un chef-d’œuvre de Rubens22.

10 La campagne anti-allemande engagée dans les pays de la Triple-Entente fut à l’origine de l’appel collectif le plus connu et le plus odieux de 93 intellectuels allemands, intitulé « An die Kulturwelt ! ». Parmi ses signataires figuraient 58 professeurs titulaires (dont 22 dans les domaines des sciences et de la médecine ainsi que 33 actuels ou futurs académiciens)23. L’initiative de cet appel revenait au capitaine Heinrich Löhlein, chef des services de renseignement du département de la marine militaire impériale et sa rédaction fut due principlement au dramaturge et traducteur Ludwig Fulda. Les plus grands chercheurs du pays accordèrent leur signature au document (entre autres historiens, Karl Lamprecht et Eduard Meyer, les philosophes Wilhelm Windelband et Wilhelm Wundt, les chimistes Fritz Haber et Emil Fischer, etc.). Certains, tel l’économiste Lujo Brentano, avouèrent, par la suite, qu’ils avaient signé sans avoir pris connaissance du texte24. L’appel, bâti selon toutes les exigences de la rhétorique, démentait par le biais d’un sextuple « Il est faux que... » les accusations portées contre l’Allemagne de militarisme agressif, de violation de la souveraineté belge, ainsi que de « vandalisme » et de comportement barbare des soldats allemands. Les auteurs du manifeste soulignaient l’importance salvatrice de l’unité de l’armée et de la culture, sans laquelle l’Allemagne « aurait déjà disparu comme nation sans laisser de traces »25.

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Tout ceci eut l’effet contraire à celui voulu par les auteurs. Au lieu de défendre l’Allemagne face à l’opinion internationale, l’appel « An die Kulturwelt ! » fut perçu comme la manifestation la plus flagrante du chauvinisme qui s’était emparé, à cette époque, de l’esprit germanique (sans que les représentants des sciences et de la culture d’autres pays en guerre en fussent plus exempts pour autant).

11 Le 28 septembre 1914, les artistes, les écrivains et les scientifiques russes lancèrent leur contre-appel dans Russkie vedomosti. Les auteurs y insistaient sur la nécessité de réprimer la cruauté allemande, tout en se gardant de céder à la tentation de la vengeance aveugle : « La graine de haine et d’orgueil national démesuré jetée par l’Allemagne se met à porter ses fruits ; telle une flamme, la violence peut envahir d’autres peuples. Alors tonneront les voix de la colère appelant à renier tout ce que le génie germanique a créé pour la joie et pour la gloire de l’humanité entière. Souvenons- nous du danger de tels appels [...] Les adversaires de l’Allemagne qui apporteront la libération et la paix aux peuples devront être guidés et animés uniquement par le sentiment sacré de la justice ! »26 (Cet appel fut signé entre autres par Gor´kij, Šaljapin, Sobinov, Stanislavskij, Vahtangov, ainsi que par Fedor E. Korš, AleksandrI. Kizevetter, Lev M. Lopatin, Vladimir M. Friče, Petr B. Struve, Mihail I. Rostovcev, Pavel N. Sakulin. Au total il y avait environ mille signatures).

12 L’« Appel des 93 » fut complété en octobre par l’« Appel des enseignants d’écoles supérieures du Reich germanique » rédigé par Ulrich von Wilamowitz-Moellendorf, célèbre spécialiste de l’Antiquité, et signé par plus de 4 000 professeurs et maîtres de conférence. Suivi peu après par la « Déclaration des universités allemandes », proposée par l’université de Tübingen et soutenue par les recteurs et les sénats des 22 universités allemandes au complet. Dans les deux documents, l’unité du peuple allemand et de son élite intellectuelle avec son armée fut opposée à la thèse courante dans les pays de l’Entente sur « les deux Allemagnes » dont la première, authentique, est celle des poètes et des philosophes, et la seconde, celle de la barbarie victorieuse et du militarisme usurpateur. Dans tous les documents allemands de cette « guerre de l’esprit », commencée en 1914, l’Allemagne de Goethe et de Kant était identique à celle de Bismarck et de Hindenburg. L’appel de Wilamowitz considérait les études scientifiques ainsi que le service militaire comme des moyens d’éduquer le sentiment de l’honneur dans l’obéissance volontaire de l’individu au collectif : « Notre armée se fonde là-dessus dans son combat pour la liberté de l’Allemagne et donc pour le bien-être et la victoire de la morale dans le monde entier : nous croyons que la réussite de la culture européenne dépend de la victoire vers laquelle avance le “militarisme allemand”, porté par la discipline, la fidélité, et par le dévouement d’un peuple libre et unanime. »27

13 À partir de l’automne 1914 et pendant tout l’hiver 1915, les réponses collectives aux intellectuels allemands abondèrent dans la presse européenne. Le 21 octobre fut publié un appel de 117 savants britanniques éminents dans le Times. Le 26 octobre, lors de la séance publique annuelle de l’Institut de France fut rédigée une réponse à l’« Appel des 93 » (les assemblées générales des diverses académies firent de même). Le 3 novembre parut la réaction au même texte de 15 universités de France, adressée aux académies des pays neutres. La « Réponse aux universitaires d’Allemagne » vit le jour dans la seconde moitié de décembre en Russie, signée par 166 représentants des communautés intellectuelles de Moscou et de Saint-Pétersbourg (parmi les signataires figurent Nilolaj S. Kurnakov, Petr P. Lazarev, Nikolaj Ja. Marr, Sergej F. Platonov, Boris A. Turaev ; pourtant des noms comme ceux de Vladimir I. Vernadskij, d’Aleksandr P. Karpinskij, et

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de Sergej F. Ol´denburg ne faisaient pas partie de la liste)28. Le rectorat de l’université de Kazan édifia aussi un contre-mémorandum adressé aux savants germaniques29. L’Académie portugaise fit de même. Cependant la réaction des pays plutôt pro- allemands (Espagne, Suède, Grèce) à l’« Appel des 93 » fut généralement positive30. Dans le même temps, en Suisse, 314 professeurs d’université (essentiellement libéraux ou socialistes) émirent un document intitulé « Les tâches de l’enseignement supérieur helvétique » où ils prenaient position contre leurs collègues allemands31.

14 Il faut également mentionner l’échange de lettres collectives entre les théologiens de différents pays, ajoutant ainsi à la polémique le facteur confessionnel. Ainsi, dans l’« Adresse aux chrétiens évangéliques à l’étranger », les théologiens berlinois évoquaient-ils des faits de discrimination contre les Allemands résidant dans les puissances de l’Entente. Ceci fut immédiatement contesté par les professeurs de théologie d’Oxford, dans leur lettre « Aux savants chrétiens de l’Europe ». La place de la religion et de la morale chrétiennes dans la guerre était importante dans les débats intellectuels de l’époque, dans lesquels s’engagèrent les professeurs des instituts de théologie protestante de France, de Hollande et de Suisse32. Certains considéraient la guerre comme un conflit religieux entre l’Allemagne protestante et la France catholique (vision fort répandue parmi les intellectuels russes), point de vue réfuté cependant par les protestants français aussi bien que par les catholiques allemands politiquement influents33.

15 La réaction la plus virulente contre le militarisme des intellectuels allemands venait d’Outre-Atlantique. Aux États-Unis, les réponses personnelles de grands savants ou administrateurs (celle de Samuel Harden Church, président de l’Institut Carnegie34) à l’« Appel des 93 » soulignaient l’abandon par leurs collègues germaniques de l’idéal intellectuel libertaire, et s’indignaient du fait que, pour les universitaires allemands, la loyauté des employés prévalait sur l’objectivité indépendante du penseur et du chercheur35. Thornstein Veblen qualifia l’« Appel des 93 » de « démence de la pensée allemande »36. Arthur Lovejoy, fondateur de « l’histoire intellectuelle », résuma ainsi l’opinion des intellectuels américains dans sa lettre au rédacteur de la revue Nation (novembre 1914) : « Nous avons appris des penseurs allemands les principes de la critique historique et de l’objectivité analytique. Or, ces mêmes principes appliqués aux événements actuels se réduisent à une grossière compilation d’inexactitudes, de spéculations, d’exploitation vulgaire de ce qu’on considère comme des préjugés américains. [...] Les intellectuels professionnels d’Allemagne, où leur rôle social est plus important que dans n’importe quel autre pays, n’ont pas su, à un moment crucial de l’histoire allemande, garder leur esprit froid et se laisser guider par leur propre principe de critique engagée et objective. »37

16 Un acte important dans la guerre des manifestes fut la lettre ouverte des historiens d’Oxford intitulée « Pourquoi nous faisons la guerre. Le cas britannique » (septembre 1914), rapidement traduite dans d’autres langues, le russe compris. Ce texte provoqua bientôt une réponse écrite de la part des Allemands38, et même la parution d’un recueil collectif, Deutschland und der Weltkrieg (sous la direction de Otto Hintze, avec la collaboration de Hermann Oncken, de Friedrich Meinecke, etc.), édité sur l’initiative du ministère des Affaires étrangères et du successeur de Althoff au ministère prussien de l’Éducation, Friedrich Schmidt-Ott.

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« La guerre de l’esprit » : 1915-1919

17 « Les hommes de l’esprit », chercheurs et enseignants, n’agissaient pas sous l’impulsion d’intérêts mesquins de loyauté ostentatoire envers le gouvernement ou le peuple. La vaste majorité d’entre eux participait à la « guerre de l’esprit », déclenchée en même temps que les premiers feux de canons de la vraie guerre, pour des raisons nobles, et, selon eux, tout à fait louables39. La guerre était pour eux le moment d’affirmer des valeurs et des idéaux universels déjà proclamés auparavant. Leurs motifs étaient divers : soutien à l’État, porteur et garant des orientations spirituelles suprêmes (« idéologie de mandarins » en Allemagne) ; consolidation de l’unité nationale (thème particulièrement important pour l’empire austro-hongrois) ; défense des conquêtes républicaines et démocratiques contre l’avènement du militarisme prussien (France et États-Unis) ; union, jadis impossible, avec les nations et les gouvernement des puissances démocratiques occidentales (Russie et, sous un moindre rapport, Italie). Chaque camp se représentait comme voué à la défense de sa propre culture, les armes à la main, contre la barbarie de l’ennemi perfide, qui dissimulait derrière des signes extérieurs de civilisation l’affirmation agressive de sa supériorité. Pour les pays de l’Entente, l’image la plus courante de la guerre contre l’Allemagne se résumait au combat de la culture contre la barbarie, surtout après Reims et Louvain (Henri Bergson et Émile Boutroux40); les anti-héros préférés des Anglo-Saxons étaient Nietzsche, l’historien Heinrich von Treitschke et le général von Bernhardi41. Les mythes nationaux étaient utilisés à des fins de propagande positive ou négative (l’esprit de caserne opposé au génie de l’organisation pour les Allemands ; la perfidie opposée à la fidélité au devoirpour les Britanniques ; le despotisme opposé à la chaleur humaine pour la Russie). De nouveaux ensembles conceptuels surgirent. Nous avons déjà mentionné celui des deux Allemagnes. On en créa deux autres analogues, celui des deux Russies (immense empire autocratique d’un côté, et pays énigmatique et spirituel de Tolstoj et de Dostoevskij de l’autre), et celui des deux Angleterres, promu en Allemagne par Hans Delbrück et Hermann Onken pour parer aux attaques contre la « Bretagne sournoise », adversaire principale du Reich42. Les néoslavophiles russes, tels Sergej N. Bulgakov ou Vladimir F. Ern, professaient la théorie des deux Europes, l’une incarnant le protestantisme laïcisé et funeste de Prusse, et l’autre, le pays des héritiers de Jeanne d’Arc, la contrée des autels antiques renaissants43.

18 En Allemagne, on opposait « les idées de 1914 », fondées sur les idéaux d’ordre, de liberté intérieure, de paix civile et d’unité nationale sacrée, au despotisme russe44 et à la fourbe anarchie anglo-française, reposant sur les postulats de liberté, d’égalité et de fraternité issus de la Révolution française45. Pour riposter, on eut recours à une autre triade, « devoir, ordre, loi », apparue pour la première fois dans les travaux du professeur suédois germanophile R. Kjellen, et développée, comme la quintessence des « idées de 1914 », dans ceux de l’économiste de Münster, Johann Plenge. Les propos vieux d’un siècle tenus par les penseurs allemands sur l’invasion napoléonienne, surtout « Le discours à la nation allemande » de Fichte, les écrits antifrançais de Kleist, de Hörres et d’autres représentants du romantisme, jouèrent eux aussi un rôle important dans la formation du patriotisme belliqueux des intellectuels germaniques. À ce registre appartient également l’opposition, vite devenue populaire, des idéaux chevaleresques allemands à ceux des pharisiens britanniques (Sombart y consacra son livre, de funeste réputation, Marchands et héros, en 1915, et Eduard Meyer exposa la

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même idée dans le conflit stylisé entre Rome et Carthage)46. La dichotomie entre la culture (allemande, étatique et imprégnée de spiritualité intérieure) et la civilisation (bourgeoise, française ou tout simplement occidentale, extérieure et mécanique) qui sera, par la suite, la matière même du Déclin de l’Occident de Oswald Spengler, redevint actuelle. Cette idéologie s’enrichit de l’image de jeunes peuples « prolétaires » en conflit inéluctable avec les vieilles nations usurières et impérialistes d’Europe. (Cette idée fut promue dans les textes de Paul Lensch, ex-social-démocrate et collaborateur de Die Glocke de Parvus en Allemagne, ainsi que de Corradini et Michels en Italie.)47

19 En Russie, l’euphorie d’août-septembre 1914 ressemblait à celle qui régnait en Allemagne à la même période. « La sainte unité du Tsar et du peuple », l’oubli momentané des anciennes batailles politiques et idéologiques face à l’ennemi commun, l’affirmation de l’héritage orthodoxe opposé à la civilisation et à la culture allemandes laïcisées -- tels sont les thèmes placés au centre du débat sur les problèmes spirituels de la guerre48. Un rôle crucial dans cette discussion revenait aux philosophes représentant le mouvement d’idéalisme religieux lié au recueil Vehi et à l’édition « Put´ »49. L’assemblée publique de la Société philosophique V. S. Solovev à Moscou du 6 (19) octobre 1914 en fut l’événement clé. Lors de la séance, Vladimir F. Ern lut son exposé désormais célèbre « De Kant à Krupp ». Il faisait logiquement découler l’essence du militarisme allemand et les ambitions de conquête mondiale des fondements religieux et métaphysiques de la philosophie protestante kantienne50. L’antigermanisme militant n’exprimait pourtant que l’opinion générale : plusieurs philosophes n’y voyaient que la transposition du chauvinisme allemand sur le sol russe (« Russland, Russland über alles », ironisait Evgenij N. Trubeckoj sur cette attitude)51. Le fait que la discussion passa des pages des quotidiens à celles des magazines spécialisés (principalement dans Russkaja mysl´) fut un signe de la baisse du chauvinisme ; dorénavant la discussion traitait de la nouvelle compréhension de l’Histoire après la débâcle évidente des valeurs et des traditions libérales de la fin du XIXe siècle52.

20 Partout les savants prennent part aux activités propagandistes, à la composition de recueils de documents visant à justifier la participation de leur pays à la guerre comme un acte de défense légitime (le Livre blanc en Allemagne, le dossier autrichien sur l’assassinat de Sarajevo, le Livre bleu en Angleterre, le Livre gris en Belgique, le Livre orange en Russie). Outre le recueil d’Oxford, dont nous avons parlé ci-dessus, qui contenait également certains documents officiels du ministère des Affaires étrangères, l’on propageait aussi de prétendus « pamphlets d’Oxford », brochures constituées de travaux de spécialistes en droit, en économie, en histoire, en sciences humaines et sociales consacrés à divers aspects de la guerre (plus de 80 numéros). Les activités de propagande anglo-saxonnes, telles celles du Comité central des organisations patriotiques nationales en Angleterre, ou bien celles de l’Association des professeurs universitaires américains, dirigée par Arthur Lovejoy et John Dewey, militant pour la participation américaine à la guerre, étaient d’autant plus efficaces qu’elles furent conduites par des organisations informelles, contrairement à la proximité manifeste des universitaires allemands avec un État quasi sacralisé. En France, le Comité d’études et de documentation sur la guerre, composé des professeurs de la Sorbonne, de l’École normale et du Collège de France, fut créé sous la direction d’Ernest Lavisse et d’Émile Durkheim. Le Comité publia plusieurs travaux d’envergure, dont ceux de Durkheim lui- même, ainsi que ceux du germaniste renommé Charles Andler, visant à dévoiler le pangermanisme et l’idéologie agressive de l’ennemi53. Au début de 1915, à l’initiative du Figaro, plusieurs savants français éminents reçurent un questionnaire, où on leur

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demandait de comparer les sciences françaises et allemandes selon leur contribution respective à la culture universelle et au progrès scientifique. Cette enquête conduisit à la publication, en 1916, du recueil Les Allemands et la science sous la direction du professeur Gabriel Petit et du journaliste Maurice Leudet. Il comprenait des textes d’Émile Boutroux, d’Émile Picard, du chimiste anglais William Ramsay, et d’autres (dont 17 académiciens). Parmi les contributions particulièrement intéressantes on trouve celle du physicien Pierre Duhem, qui poussa l’antinomie entre la science française, rationnelle et expérimentale et le « géométrisme abstrait » allemand, exprimé par les théories d’Einstein, jusqu’à conclure à l’existence de « styles scientifiques nationaux ». La plupart des auteurs prônaient la supériorité de la science française, centrée, selon eux, sur la recherche fondamentale comparée aux efforts organisationnels et appliqués de leurs collègues allemands (la science allemande n’est qu’une servante de la science française, disait Duhem)54.

21 Pendant la guerre, la France maintint une politique culturelle extérieure intense, œuvrant en premier lieu contre l’influence allemande. Le 12 février 1915, eut lieu à la Sorbonne une manifestation commune de solidarité des pays romans dans leur combat contre l’Allemagne (la France était représentée par Ernest Lavisse, l’Espagne par Vincente Blasco Ibáñez, l’Italie par Gugliemo Ferrero)55. Le ministère de l’Éducation nationale prépara à l’occasion de l’Exposition universelle de San Francisco un recueil intitulé La science française. Dans ses pages Henri Bergson et Émile Durkheim insistèrent sur la valeur pionnière des recherches françaises dans le domaine des sciences humaines par rapport aux études allemandes56. Le réseau des instituts français à l’étranger continuait à fonctionner (il faut noter, entre autres, celui de Saint- Pétersbourg inauguré en 1911 et dirigé par le slaviste Jules Patouillet)57. Émile Borel, mathématicien connu, s’efforça (non sans succès) de mobiliser l’opinion des savants italiens contre les appels allemands de l’automne 1914, par l’intermédiaire de son collègue Vito Volterra58. Les universitaires français faisaient partie des auteurs du recueil publié en 1915 Voprosy mirovoj vojny (Questions de la Guerre mondiale) dirigé par Mihail I. Tugan-Baranovskij et réunissant interventions et articles signés de professeurs des universités russes sur l’actualité de la guerre.

22 Le recueil Rossija i ee sojuzniki v bor´be za civilizaciju (La Russie et ses alliés dans le combat pour la civilisation) parut au cours des années 1916-1917 sous la direction de Maksim M. Kovalevskij. Parmi ses auteurs figuraient Aleksej N. Veselovskij, Nikolaj I. Kareev, Evgenij V. Tarle, l’historien d’art Aleksandr A. Sidorov, Ervin Grimm, Jurij Ključnikov. Trois des quatre fascicules projetés furent publiés. Aleksandr S. Lappo- Danilevskij, doyen des historiens de l’Académie de Saint-Pétersbourg, visita l’Angleterre au printemps 1915, où il prononça un discours public sur l’histoire de la science et de l’éducation en Russie qui fut publié ensuite en vue de faire connaître au public anglais la problématique et l’état d’esprit de son allié principal dans le cadre de la Triple-Entente59. Les historiens anglais rendirent à leur tour visite à l’Académie de Saint-Pétersbourg en mai 1915. Lors de cette visite l’on discuta des possibilités de réalisation d’un ouvrage fondamental, en anglais, en plusieurs volumes sur l’histoire et la culture russes, destiné à la maison d’édition Macmillan et C° (à l’initiative du professeur d’Oxford F.A. Holder). Le rédacteur en chef de l’ouvrage devait être Lappo- Danilevskij ; parmi les auteurs -- des historiens russes -- figuraient Sergej F. Platonov, SergejI. Roždestvenskij, Mihail D. Priselkov, Aleksandr A. Šahmatov60.

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23 L’Union culturelle des savants et des artistes d’Allemagne, créée en octobre 1914, joua un rôle significatif dans la mobilisation de l’effort collectif des intellectuels allemands. Ayant son siège dans les locaux de l’Académie des sciences de Berlin, elle était dirigée par le secrétaire perpétuel, l’anatomiste Waldeyer et par Hermann Sudermann, un des instigateurs de l’« Appel des 93 ». Des textes visant à éclaircir les buts de l’action militaire allemande parurent également dans Internationale Wochenschrift für Wissenschaft, Kunst und Technik, fondé par Friedrich Althoff en 1907 et destiné à être un organe de liaison entre les communautés scientifiques allemande, américaine, anglaise, française et espagnole. Autant dans certains pays neutres (surtout en Suède), la propagande allemande se montrait efficace, autant son échec aux États-Unis fut retentissant. Le discours « mandarin » sur la défense légitime de la haute culture contre les attaques de la civilisation démocratique ainsi que sur la supériorité de la science allemande ne pouvait pas le moins du monde percer dans les milieux académiques d’Outre-Atlantique, même parmi ceux qui avaient, avant la guerre, éprouvé une certaine sympathie à l’égard de la science et du système éducatif allemands, sans parler d’un public plus large (Eduard Meyer joua un rôle actif dans la campagne destinée à gagner l’Amérique à la cause allemande)61.

24 Malgré l’existence aux États-Unis d’une diaspora germanophone importante et de « raids » de propagande des universitaires allemands en 1914-191562 (avant le naufrage du Lusitania), l’attitude américaine envers la culture allemande pouvait se résumer par ces paroles de Theodore Roosevelt : « Leur culture ne l’est que dans le sens pathologique. La culture allemande est pareille à celle des embryons du choléra. »63 Lorsqu’en 1916 les Allemands arrêtèrent deux professeurs belges, Paul Fredericq et l’ historien de renom Henri Pirenne, en raison de leur refus de soutenir la fondation d’une université flamande à Gand, 93 professeurs d’histoire des universités d’Amérique du Nord (leur nombre ne devait naturellement rien au hasard) envoyèrent une pétition de soutien en faveur de leurs collègues belges au secrétaire d’État64.

25 Le recours aux lettres ouvertes collectives devint peu à peu le moyen de mobilisation de certains courants et factions à l’intérieur de la communauté intellectuelle allemande. Les premiers signes de friction entre les « annexionnistes » et les « modérés » se montrèrent déjà en juillet 1915, lorsque parut le mémorandum du théologien Reinhold Seeberg, prônant la nécessité pour l’Allemagne d’acquérir des territoires à l’Est. Ce texte fut signé par 1347 représentants de l’élite intellectuelle (dont 352 professeurs, y compris Wilamowitz-Moellendorf et les leaders du pangermanisme Dietrich Schäfer et Georg von Below). Le lendemain, le 9 juillet, Hans Delbrück et le journaliste libéral Theodor Wolff firent paraître un contre-manifeste paraphé par 141 signataires seulement, quoique parmi eux l’on trouve Max Planck, Albert Einstein, Adolf von Harnack, Ernst Troeltsch. Les débats sur la guerre sous-marine, la démission du chancelier Bethmann Hollweg, la ratification de la résolution de paix par la majorité du Reichstag, et les demandes incessantes de réforme électorale en Prusse, scindèrent encore plus l’opinion publique allemande. L’appel pangermanique de l’historien Johannes Haller, de Tübingen, s’élevait contre une résolution pacifique et critiquait la majorité parlementaire, jugée inapte à gouverner la nation. Il fut signé par 1 100 enseignants, ce qui témoigne de l’unité du camp national-conservateur dans cette corporation, d’ailleurs dominée par ce dernier, même après la Révolution de novembre 1918 et l’instauration du système républicain. Les professeurs de Heidelberg, tels Max Weber, Ernst Troeltsch, Friedrich Meinecke, qui avaient soutenu le chancelier

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Bethmann Hollweg et qui continuèrent, après sa démission, de lutter contre les « annexionnistes » et le chauvinisme prépondérant dans le nouveau Parti patriotique (cette campagne rassembla environ 100 signatures d’enseignants) en fondant en novembre 1917 l’Union populaire pour la liberté et la patrie, ne représentaient qu’une minorité65.

26 On peut voir les premiers signes du renoncement à l’esprit des « idées de 1914 » dans l’Appel de Max Planck (co-signé par Harnack, Nernst, Waldeyer, et Wilamowitz) à son collègue hollandais Hendrik A. Lorentz, publié dans le journal de Rotterdam Handelsblad. Planck indique dans son Appel le lien de l’« Appel des 93 » avec l’atmosphère spirituelle des premières semaines de la guerre ; il pose la question des causes du conflit tout en soulignant que l’affirmation de l’unité de l’armée et du peuple ne signifiait pas une implication dans chacune des actions individuelles de n’importe quel Allemand. Karl Lamprecht exprimait dans ses dernières interventions publiques le même sentiment de recul par rapport à l’enthousiasme d’août 1914. Parmi les partisans de la reprise rapide de la collaboration avec les collègues des pays de l’Entente, figure également Lujo Brentano, économiste de gauche appartenant à l’Union de la politique sociale (Verein für Sozialpolitik) et proche des frères Alfred et Max Weber66. Lorsque Romain Rolland publia conjointement avec Henri Barbusse en juin 1919 dans L’Humanité la « Déclaration d’indépendance de l’esprit », incitant à reconstruire l’ancien système de contacts scientifiques et culturels, il y avait parmi les signataires allemands 117 professeurs, notamment Albert Einstein, David Hilbert, Paul Natorp, Wilhelm Förster, mais aussi Hermann Hesse, Kate Kollwitz, Heinrich Mann, etc.67. Néanmoins, il s’agit de la minorité démocratique de la communauté académique allemande.

27 En avril 1919, 42 des 75 survivants des signataires de l’« Appel des 93 » répondaient à la lettre ouverte du pacifiste Hans Wehberg en prenant, d’une manière ou d’une autre, leurs distances vis-à-vis de ce document. La majorité refusa pourtant de le faire de façon publique et inconditionnelle dans la crainte que cela soit perçu comme une expression de couardise ou d’opportunisme68. La volonté d’oublier les anciennes offenses était tout aussi limitée chez les vainqueurs. Lorsque au Sénat, en novembre 1919, Georges Clemenceau pointa comme un exemple de « revanchisme intellectuel » le fait que l’« Appel des 93 » n’ait pas encore fait l’objet d’un désaveu, Adolf von Harnack lui répondit en publiant une lettre ouverte dans la presse allemande. Il est vrai que le président de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft mentionna en passant que l’invasion allemande en Belgique se voyait désormais sous un nouveau jour, mais il réduisit rapidement la polémique à la « faute » exclusive de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre et aux causes qui avaient poussé les Français à dissimuler certains documents de l’été 191469. Bien que, dans cette guerre des manifestes et des propagandes, l’Allemagne ait pris la part la plus active, son dernier document (comme les tout premiers) vit le jour en Angleterre. « Le Manifeste d’Oxford », du poète Robert Bridges, diffusé en octobre 1920, appelait les intellectuels européens à oublier les vicissitudes de la guerre, à ne pas solliciter des aveux douloureux et à revenir à une atmosphère d’amitié et de collaboration. Cependant, ce manifeste fut approuvé par la moitié seulement de ses 120 destinataires70. Le retour au caractère amical des contacts scientifiques internationaux ne fut possible qu’à la fin des années 1920, après la réintégration de l’Allemagne dans le système de collaboration inter-européenne de la recherche.

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Résistance ou non-participation ?

28 L’enthousiasme national décrit ci-dessus, qu’il soit appelé engouement patriotique ou bien hystérie chauvine, fut-il général ? Évidemment, non. Certains refusèrent de signer les appels, comme David Gilbert et Albert Einstein (l’appel « An die Kulturwelt »), Max Weber et son frère Alfred, les économistes Georg Friedrich Knapp, Lujo Brentano, Leopold von Wiese, l’historien pacifiste Ludwig Quidde, le pédagogue Friedrich Wilhelm Foerster, et le juriste Walter Schücking (l’« Appel des enseignants d’écoles supérieures du Reich germanique » de Wilamowitz-Moellendorf). Lorsque l’« Appel des 93 » vit le jour, Georg Friedrich Nicolai, professeur de physiologie à l’université de Berlin et conseiller en médecine de l’impératrice, le considéra comme un abandon de l’objectivité scientifique et comme la pire expression de l’engagement politique des intellectuels. Il écrivait dans son « Appel aux Européens » : « Une telle attitude ne peut être justifiée par aucun élan national. Elle est indigne de ce que l’on comprend sous le nom de culture. Si elle envahissait toutes les classes instruites, ce serait un malheur, non seulement pour la culture mais certainement aussi pour la cause primaire de cette barbarie : l’existence nationale des États indépendants. »71

29 Pourtant, l’incitation, inspirée de Goethe, à être de « bons Européens » ne fut pas appréciée des compatriotes de Nicolai : cet appel ne fut soutenu que par Einstein, par le docteur Otto Boeck, et par Wilhelm Foerster, âgé de 82 ans, directeur de l’Observatoire de Berlin et signataire de l’ancien « Appel des 93 ». Einstein écrivit en 1915 à Romain Rolland : « Pendant les huit derniers mois, les savants européens se comportent comme si on leur avait amputé le cerveau. »72 Nicolai sera envoyé à la guerre comme simple médecin, arrêté pour son pacifisme, contraint à fuir au Danemark et congédié de l’université de Berlin, où il était revenu à la fin la guerre en 1920, par le Sénat et par le recteur Eduard Meyer. Par la suite, il émigrera en Amérique latine. Einstein, Nicolai et d’autres pacifistes participèrent à la création de l’Union de la nouvelle patrie ; après son interdiction en février 1916, ils continuèrent à œuvrer au sein de la « Vereinigung Gleichgesinnter », en maintenant des rapports étroits avec les formations similaires en Angleterre et en Hollande, ainsi qu’avec Romain Rolland73.

30 Le mathématicien et philosophe anglais, Bertrand Russell, membre de la Fabian Society, participait dès le début de la guerre à des manifestations pacifistes. Russell fut licencié sur décision du conseil du Trinity College à Cambridge, mais continua à donner des conférences publiques et à contribuer au travail de l’« Union pour le contrôle démocratique ». Après la publication, en janvier 1918, de l’article sur l’éventualité d’une utilisation, en cas de besoin, dans l’Europe de l’après-guerre, des soldats américains à la place des ouvriers européens pour briser les grèves, il fut arrêté pour outrage à l’armée alliée. Pendant son séjour en prison, il put achever son ouvrage Introduction to mathematical philosophy, mais il ne renia pas ses opinions radicales et resta par la suite, même une fois devenu un des personnages les plus remarquables de la pensée mondiale, politiquement indépendant74. Il notait, dans ses mémoires, que c’était précisément la Première Guerre mondiale qui avait changé son attitude existentielle et transformé le savant reclus en un auteur politiquement engagé.

31 La guerre ne paraissait pas « magnifique et étonnante » (selon les mots de Max Weber) à tous les jeunes intellectuels. Tel était le cas de György Lukács, philosophe et critique

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hongrois établi à Heidelberg. À l’automne 1914, il entama un article, resté inachevé : « Les intellectuels allemands et la guerre ». Georg Simmel écrivit à Marianne Weber dans les premiers mois de la guerre : « Ce moment est exceptionnel car il réunit dans le même tout les nécessités du quotidien et le besoin de l’Idée définitive et pour toujours. [...] Si Lukács n’a pas cette intuition, on ne pourra pas le lui prouver. C’est pour cela qu’il parle constamment du militarisme. Or, pour nous il s’agit moins de militarisme que de la possibilité de s’en libérer. »75

32 Devisant avec Marianne Weber le même automne 1914, Lukács s’exclama à propos des exploits militaires des soldats allemands : « Plus ils sont héroïques, plus c’est malheureux ! ». Il remarqua ensuite qu’il ne s’agissait pas de la victoire des Romanov ou des Hohenzollern, mais de la réponse à la question « Qui pourra nous sauver de la civilisation occidentale ? »76 La perspective de la victoire définitive de l’Allemagne lui paraissait cauchemardesque. Son ami Ernst Bloch partageait ce pessimisme au sujet de la guerre et de son issue. Fasciné par l’expressionnisme, Bloch écrivait à cette époque son livre Geist der Utopie alors qu’il était émigré en Suisse, où il collaborait avec les dadaïstes et publiait des articles dans divers journaux pacifistes, comme Freie Zeitung77. Lors de son séjour à Bern, il rencontra Walter Benjamin, qui y achevait sa thèse sur la critique artistique chez Goethe et les Romantiques. Le rejet de la guerre avait poussé ce dernier à rompre avec son maître Gustav Wyneken78. Une prise de position sur un sujet touchant à la guerre pouvait ainsi coûter sa carrière à un jeune enseignant. L’historien de Heidelberg, Veit Valentin, fut contraint de quitter l’université et de travailler temporairement comme télégraphiste après avoir critiqué publiquement l’ouvrage pan-germaniste d’Ernst von Reventlow, devenu par la suite un idéologue important du nazisme79.

33 Les sujets des empires belligérants se trouvaient dans une situation délicate lors de leur séjour en pays ennemi. Nikolaj I. Kareev, historien russe, en vacances à Karls-bad pendant l’été 1914, s’exposa à de sérieux problèmes, comme les autres Russes en Allemagne au début du conflit. Il y échappa grâce à l’intervention de Theodor Schiemann, professeur à l’universitéde Berlin, historien de la Russie, spécialiste de l’époque de Nicolas Ier. Malgré sa réputation de russophobe, il entendit l’appel de Kareev et l’aida au nom de la fraternité internationale des savants.

34 Dès le début du conflit militaire se posa la question des membres étrangers des académies et des collèges internationaux. Le 31 octobre 1914, suivant la directive du conseil des ministres validée par Sa Majesté, les citoyens de nationalité allemande ou austro-hongroise devaient être exclus de toutes les organisations sociales ; cette opération fut menée à terme dans les universités en novembre de la même année80. Au début de mars 1915, il était déjà question non seulement des académiciens étrangers, mais aussi du patriotisme des savants russes d’origine germanique. Les inquiétudes à ce sujet furent exprimées par le journal nationaliste Novoe vremja81. Le journal accusa, par exemple, le professeur Oskar Backlund, d’origine suédoise, directeur de l’observatoire de Pulkovo, de diverses actions pro-allemandes (restitution des manuscrits de Kepler, autorisation, en 1910, de mesures sur la côte de la mer Noire par des météorologues berlinois sur le navire de transport Prut, etc.)82. Il faut noter que des reproches semblables se firent entendre en Angleterre, à destination du secrétaire perpétuel de la Société royale, le physicien Arthur Schuster, né en Allemagne83. En février 1915, les signataires de l’« Appel des 93 » furent exclus de l’Institut de France (17 des 45 membres allemands), puis de l’Académie de Saint-Pétersbourg (sur ordre du ministre

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de l’Éducation, Pavel N. Ignat´ev, et suivant la suggestion du lecteur attentif de Novoe vremja qu’était NicolasII)84. L’Académie de Berlin décida de différer l’exclusion des membres français et britanniques proposée par Max Planck le 22 juillet 1915 à la fin de la guerre85. Aussi, les seuls étrangers exclus d’Allemagne furent le grand chimiste britannique William Ramsay (de l’Académie de Bavière, en mars 1915) et Arthur Schuster (de l’Académie de Göttingen, en 1917). À Pétersbourg, les académiciens autrichiens et allemands (à l’exception des membres d’origine slave) furent exclus seulement le 6 (19) février 1916 (51 personnes)86. La Société royale de chimie de Grande- Bretagne en fit autant. Vers 1918, les propositions d’exclusion de 13 membres étrangers de la Société royale se firent entendre de plus en plus fort. Afin de coordonner les démarches de ce genre, elles devaient être discutées lors de la première conférence des académiciens des pays de l’Entente, à Londres au début d’octobre 1918, mais, vers cette époque, il paraissait bien inutile de recourir à ce type d’action87. La mise à l’écart scientifique des anciens ennemis se faisait désormais par le boycott de leur vie universitaire et par la création de nouvelles structures internationales.

Conclusion

35 En été 1915, le quotidien suédois Svenska Dagbladet proposa aux intellectuels des pays neutres ou belligérants un questionnaire à propos de l’influence de la guerre sur les contacts scientifiques ou culturels internationaux, en soulignant la question d’une possible restauration des études conjointes dès la fin des actions militaires. Les résultats n’étaient pas encourageants. La plupart des personnes interrogées (dont Ernest Rutherford, Henri Bergson, Rudolf Eucken, Hans Delbrück, Adolf von Harnack) se montraient pessimistes quant aux perspectives d’une solution à ce problème. La supériorité allemande d’avant-guerre dans plusieurs domaines de la science et des technologies avait été contestée par les savants de l’Entente dès le début du conflit, et ceci pas seulement au niveau des déclarations et des manifestes dont il a été question dans cet article. La phrase de Ernst Troeltsch -- tirée de l’Internationale Monatsschrift d’octobre 1914 -- illustre bien la position des savants allemands : « Dans les conditions actuelles, lorsque les liens internationaux se défont, l’esprit de la science européenne pourra naturellement se réfugier en Allemagne. »88 Or, très bientôt, l’on découvrit les dangers de ce genre d’attitude. Il faut noter que, malgré l’engagement idéologique généralisé, les appels à la cessation de toute participation à une revue scientifique, même après guerre89, ainsi que le refus public par 30 savants allemands de leurs titres honorifiques décernés par des universités ennemies, en septembre 1914, n’étaient pas entièrement approuvés par les cercles dirigeants du corps professoral germanique. En même temps, pour plusieurs académies nationales alliées, la guerre constituait une chance d’obtenir un statut supérieur et de briser l’hégémonie académique allemande90 (une raison de plus de boycotter la science germanique). L’éditeur de la revue italienne Scientia exprima en 1917 à un confrère de Nature des considérations de ce type : « Tous ces Archive, Jahrbücher, Zeitschriften, Zentralblätter ont graduellement monopolisé la totalité de la production scientifique mondiale. Conçus en apparence comme des organes internationaux, ils n’étaient en fait que les instruments du contrôle allemand sur les sciences. »91 La consolidation des liens scientifiques entre les pays de la Triple- Entente, tels que la coordination commune des recherches, l’échange d’inventions et de résultats décisifs, les missions réciproques d’éminents spécialistes92, était motivée, outre les facteurs idéologiques, par les besoins pratiques de l’industrie militaire, que ce

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soit dans le domaine de l’optique, des produits chimiques93, des techniques de combat aérien ou sous-marin, ou dans celui des médicaments94.

36 L’esprit de collaboration scientifique internationale, tout comme la solidarité ouvrière, a été miné tout au long de la guerre. Nombre d’organisations scientifiques internationales ont eu le sort de la Deuxième Internationale. Ce fut l’Association internationale des académies qui souffrit le plus. Même si l’Académie de Berlin avait transmis ses droits à l’Académie des Pays-Bas jusqu’en 1918, soutenue par l’Académie de Saint-Pétersbourg, et par la Société royale de Londres, l’Institut de France et l’Académie française refusèrent catégoriquement d’entretenir même des rapports indirects avec les institutions de l’ennemi95. Les congrès étaient annulés : celui des orientalistes à Oxford (1914), celui d’anthropologie et d’archéologie préhistorique à Madrid (1915), celui des historiens à Saint-Pétersbourg (1918). Le seul forum international à être maintenu dans son projet initial fut celui des américanistes à Washington96. Pour ces raisons, la création d’une nouvelle institution internationale pour les Alliés devint une démarche naturelle (sachant que les cinq académies allemandes et l’Académie austro-hongroise, soutenues par la bienveillance des académies neutres telles que les académies suédoise ou néerlandaise, disposaient de réels moyens pour bloquer les activités des académies adverses)97. Après une réunion préliminaire des représentants des Alliés à Londres (en octobre 1918), on décida, lors d’une conférence à Bruxelles (en juillet 1919), de créer un Conseil international de la recherche et, deux ans après, un Conseil international des académies des sciences humaines, tous deux étroitement liés à la Ligue des Nations et composés de conseils spécialisés dans chaque discipline98.

37 Le boycott de la science allemande, au début des années 20, entraîna la perte des positions acquises par l’Allemagne et par la langue allemande, langue vernaculaire des rapports scientifiques au tournant du siècle. Le retour de l’Allemagne dans la communauté scientifique mondiale prit cinq années, entre 1926 et 1931, lorsque fut fondé le Conseil international des unions scientifiques99. Toutefois, les académies allemandes (ainsi que les académies soviétiques) en devinrent membres à part entière seulement après la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

38 L’importance de la guerre de 1914 dans la vie scientifique ne se réduisit pas à des dégâts chiffrés et à des liens rompus. Un certain progrès scientifique se réalisa paradoxalement : la science se rapprocha de la vie politique et sociale, et pas uniquement dans le domaine des commandes militaires ou de la propagande. La destruction de l’ancienne Europe entraîna la démocratisation du savoir. Elle obligea les structures académiques à surmonter leur caractère élitiste, ce qui conduisit la science à quitter le monde privilégié des adeptes du savoir pur pour devenir une institution socialisée de la civilisation technologique moderne100. Comme disait l’historien américain Harry W. Paul, « la nouveauté de la Première Guerre ne consistait pas en une utilisation militaire des inventions technologiques mais dans le caractère et l’envergure des changements. [...] Le désordre faisait place à l’institution, les consultations arbitraires aux commandes régulières, la dépendance des Prométhées à l’amélioration permanente des technologies. Le sursaut technologique de la Grande Guerre était plus que purement technique. »101 Un des aspects de cette évolution fut l’avènement du système des instituts spécialisés (selon le modèle de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft), telles les académies et les sociétés scientifiques extérieures aux universités, aux écoles polytechniques ou encore aux collèges scientifiques élitistes102. On peut dire que, lors de

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la guerre, la transition de « la république des savants » à la science organisée, nationale et étatique, survenue déjà au XVIIe siècle, fut répétée et renforcée. La participation directe et active de l’État dans les affaires scientifiques était le fruit de la guerre. De nouvelles formes d’organisation de la recherche dépassèrent le cadre militaire et continuèrent à agir et à se perfectionner en temps de paix103.

39 L’expérience tragique et complexe de la Grande Guerre confirme paradoxalement l’idée d’une intensification des liens entre la science et les processus socio-historiques, en phase avec la modernisation de la société104. La recherche académique ne peut garantir en soi la neutralité, l’altruisme et la sécurité de ses résultats, car les liens entre la recherche et la société ne sont jamais mécaniques. Ces liens touchent chaque savant en tant que citoyen, en tant qu’agent politique, et surtout en tant que porteur d’un savoir universel sur le monde empirique. Mais quelle que soit la fonction de ce dernier, la question de sa responsabilité historique, politique et intellectuelle reste primordiale.

40 Institut d’histoire des sciences et des techniques,

41 Section de Saint-Pétersbourg, Académie des sciences

42 dualis@ mail. ru

NOTES

1. Cf. E. Ju.Basargina, “Peterburgskaja Akademija nauk i meždunarodnaja associacija akademij” (L’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg et l’Association internationale des académies), in Peterburgskaja Akademija nauk v istorii akademij mira (L’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg dans l’histoire mondiale des Académies), Saint-Pétersbourg, 1999, t. 2, p. 176-179 ; voir aussi A. Rasmussen, L’internationalité scientifique (1890-1914), thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1995. 2. P. Alter, « The Royal Society and the International Association of Academies, 1897-1919 », Notes and Records of the Royal Society (Londres), 3-4, 1979, p.334. 3. B. Schroeder-Gudehus, « Division of labor and the common good : The International Association of Academies, 1899-1914 », in C. G. Bernhard, E.Crawford, P.Sörbom, eds, Science, technology and society in the time of Alfred Nobel, Oxford, 1982, p. 14-16. 4. R. Gizycky, « Centre and periphery in the international scientific community : Germany, France and Great Britain in the 19th century », Minerva, XI, 4, October 1973, p. 479-480 ; J. Ben-David, The scientist’s role in society. A comparative study, Chicago, 1971, p. 108-138. 5. Le système d’interaction historique entre le pouvoir en place et l’élite universitaire était connu comme « système d’Althoff », d’après le nom du ministre de l’Éducation nationale de Prusse entre 1882 et 1907. Max Weber, entre autres, souligna ses inconvénients : hermétisme, politique personnalisée, caractère arbitraire des préférences disciplinaires, cf. B. vom Brocke, « Hochschul- und Wissenschaftspolitik in Preussen und im Deutschen Kaiserreich 1882-1907 : das ‘System Althoff’ », in P. Baumgart, ed., Bildungspolitik in Preussen zur Zeit des Kaiserreichs, Stuttgart, 1980,

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p. 9-118 ; H. Spinner, « Das ‘System Althoff’ und Max Webers Kritik, die Humboldtsche Universität und die klassische Wissenschaftsordnung : Die Ideen von 1809, 1882, 1914, 1919, 1933 im Vergleich », in B. vom Brocke, ed., Wissenschaftsgeschichte und Wissenschaftspolitik im Industriezeitalter. Das “System Althoff” in historischer Perspektive, Hildesheim, 1991, p. 550-563. 6. Cf. Ch.Charle, La République des universitaires : 1870-1940, Paris, Seuil, 1994. 7. F.Ringer, The decline of German mandarins. The German academic community, 1890-1933, Cambridge, MA, 1969. 8. L. Fadeeva, Očerki istorii britanskoj intelligencii (Essais d’histoire des intellectuels britanniques), Perm´, 1995, p. 119-121 ; A.H. Halsey, Decline of donnish dominion : the British academic profession in the twentieth century, Oxford, 1992, chap. 1, 2. 9. G.Weisz, The emergence of modern universities in France, 1863-1914, Princeton, 1983, p. 273-302, 341-356. Les partisans des idéaux de l’éducation traditionnelle, proches du « mandarinat », étaient situés, à partir de l’affaire Dreyfus jusqu’à celle de la Nouvelle Sorbonne, hors des universités. Ils se définissaient comme « hommes de lettres » par rapport aux « scientifiques », cf. F.K. Ringer, The fields of knowledge. The French academic culture in comparative perspective, 1890-1920, Cambridge, 1992, p. 124-146 ; C.-F. Bompaire-Evesque, Un débat sur l’Université au temps de la Troisième République. La lutte contre la Nouvelle Sorbonne, Paris, 1988. La représentation courante de l’imposition du « scientisme » à l’allemande en remplacement de la tradition rhétorique propre à la culture française joua son rôle dans ces discussions, cf. W. Lepenies, Between literature and science : The rise of sociology, Cambridge -- Paris, 1990, p. 72-80. 10. Cf. F.Trommler, « Inventing the enemy : German-American cultural relation, 1900-1917 » in H.-J.Schroeder, ed., Confrontation and cooperation. Germany and the United States in the era of World WarI, 1900-1924, Oxford, 1993, p. 113. Max Weber faisait remarquer, dans sa conférence « La science comme vocation et profession », la place accordée à l’industrie dans les hautes études américaines, cf. égalemant A.Schmidt, Reisen in die Moderne : Die Amerika-Diskurs des deutschen Bürgertums vor dem I.Weltkrieg im europäischen Vergleich, Berlin, 1997, p. 217-241. 11. Cf. E.I.Kol´činskij, A.V.Kol´cov, « Rossijskaja nauka i krizisy v načale XX veka » (La science russe et les crises du début de XXe siècle), in Na perelome. Otečestvennaja nauka v pervoj polovine XX veka (Au tournant. La science nationale de la première moitié du XXe siècle), Saint-Pétersbourg, 1999, t. 2, p. 55-76 ; J.McClelland, Autocrats and academics. Education, culture, and society in tsarist Russia, Chicago -- Londres, 1979, p. 65, 68-74. 12. M.Crosland, « Science and the Franco-Prussian war », Social Studies of Science, 6 (2), mai 1976, p. 206-209. 13. C.Digeon, La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959, p. 369-383. Ainsi Durkheim tira profit de son voyage d’étude en Allemagne en 1885-1886, où il eut l’occasion de prendre part aux recherches allemandes en psychologie, cf. St.Lukes, Émile Durkheim. His life and work, Londres, 1992, p. 86-95. 14. D.A.Sdvižkov, Protiv « železa i krovi » : pacifizm v Germanskoj imperii (Contre le fer et le sang ; le pacifisme dans l’empire germanique), Moscou, 1999, p. 263-264 ; R. vom Bruch, Weltpolitik als Kulturmission. Auswärtige Kulturpolitik und Bildunsbürgertum in Deutschland am Vorabend des Ersten Weltkrieges, Padeborn, 1982, p. 90-123.

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15. B.vomBrocke, « Der deutsch-amerikanische Professorenaustausch. Preussische Wissen-schaftspolitik, internationale Wissenschaftbeziehungen und die Anfänge der deutschen auswärtigen Kulturpolitik vor dem Ersten Weltkrieg », Zeitschrift für Kulturaustausch, 31, 1981, 16. A.E.Ivanov, « Rossijskoe studenčeskoe zarubež´e. Konec XIX-načalo XX veka » (La vie étudiante russe à l’étranger. Fin XIXe-début XXe siècle), Voprosy istorii estestvoznanija i tehniki, 1, 1998 ; id., Vysšaja škola v Rossii v načale XX veka (L’enseignement supérieur en Russie au début du XXe siècle), Moscou, 1991, p. 214-217 ; N.Ja.Ščapov, « Russkie studenty v zapadnoevropejskoj vysšej škole v načale XX veka » (Les étudiants russes dans les écoles supérieures d’Europe occidentale au début du XXe siècle), Istoričeskie zapiski, 115, 1987 ; J.Wertheimer, « The ‘Ausländersfrage’ at institutions of higher learning : A controversy over Russian-Jewish students in Imperial Germany », Leo Baeck Institute Yearbook, XXVII, 1982 ; V. Karady, « La migration internationale d’étudiants en Europe, 1890-1940 », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 145, décembre 2002, p.47-60. 17. V.Karady, « La république des lettres des temps modernes. L’internationalisation des marchés universitaires occidentaux avant la Grande Guerre », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 121-122, mars 1998, p. 92-103. 18. Ainsi, avant même le commencement de la guerre, en mars 1912, le Conseil de la Société géographique russe jugea « hautement indécente » la publication de la brochure du voyageur suédois en Asie centrale, Sven Hedin, d’ailleurs membre de la société. Ce dernier y décrivait les ambitions impérialistes russes à l’égard des pays scandinaves. (Le ministère des Affaires étrangères fut aussi mêlé à cet incident.) : Izvestija imperatorskogo russkogo geografičeskogo obščestva, 48, 1912, p.19-20. 19. B.vomBrocke, « Wissenschaft und Militarismus. Der Aufruf “An die Kulturwelt !” und der Zusammenbruch der internationalen Gelehrtenrepublik im Ersten Weltkrieg », in W.M. Calder, ed., Wilamowitz nach 50 Jahren, Darmstadt, 1985, p. 670. 20. Cf. E.E.Baumgarten, « Martirolog pogibših pamjatnikov iskusstva » (Martyrologue des monuments disparus), in M.I.Tugan-Baranovskij, ed.,Voprosy mirovoj vojny (Questions de la Guerre Mondiale), Petrograd, 1915, p. 202-204, 219-221 ; E.P.Krasil ´nikov, « Politika nemeckih okkupantov v Bel´gii v gody Pervoj mirovoj vojny » (La politique des occupants allemands en Belgique pendant la Première Guerre mondiale), in Ežegodnik germanskoj istorii (Annuaire de l’histoire germanique), Moscou, 1987-1988, p. 84-87 ; voir aussi J. Horne, A. Kramer, German atrocities, 1914. A history of denial, New Haven -- Londres, 2001, p. 229-261, 277-290. 21. La bibliothèque comptait, en 1913, 230 000 volumes, 950 manuscrits et près de 800 incunables. M.Derez, « The flames of Louvain : The war experience of an academic community », in Facing Armageddon. The First World War experienced, Londres, 1994, p. 622. Schivelbusch note un fait intéressant : lorsque, en 1870, les Prussiens ont brûlé la bibliothèque de l’université de Strasbourg avec ses 2400 manuscrits médiévaux, cela passa presque inaperçu. Il l’explique par l’absence, à cette époque, d’instruments de propagande et par l’insuffisance du niveau de réception culturelle du public (W. Schivelbusch, Die Bibliothek von Löwen. Eine Episode aus der Zeit der Weltkriege, Munich -- Vienne, 1988, p. 32-33). 22. Dès l’automne 1914, alors qu’il vivait à Genève, Romain Rolland déploya tous ses efforts pour remédier aux conséquences négatives de la guerre sur les échanges

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intellectuels ; son ouvrage Au-dessus de la mêlée (Paris -- Neuchâtel, 1915) en fit un artisan essentiel du mouvement pacifiste européen ; cf. A.Revjakin, « Vojna i intelligentsia vo Francii » (La guerre et les intellectuels en France), in Pervaja mirovaja vojna. Prolog XX veka (La Première Guerre mondiale. Prologue au XXe siècle), Moscou, 1998 ; Ch.Prochasson, A.Rasmussen, Au nom de la patrie : les intellectuels et la Première Guerre mondiale (1910-1919), Paris, 1996, p. 142-151. Les publication dans le Journal de Genève et dans la Tribune de Genève déclencheront la guerre idéologique entre les Allemands et leurs futurs adversaires avant l’« Appel des 93 ». 23. Parmi les signataires, il y avait, entre autres, 17 artistes, 15 scientifiques, 12 théologiens, 9 écrivains, 7 juristes, 7 médecins, 7 historiens, 5 historiens d’art, 4 philosophes, 3 musiciens et 2 hommes politiques (Friedrich Naumann et Georg Reicke) (H.Wehberg, Wider Aufruf der 93 !, Berlin, 1920, p. 25). L’idée initiale consistait à faire témoigner les meilleurs représentants de l’élite intellectuelle plutôt que les hommes d’État, tributaires de leut statut. 24. Sur l’historique de l’appel, voir J.et W. von Ungern-Sternberg, Der Aufruf « An die Kulturwelt ! ». Das Manifest der 93 und die Anfänge der Kriegspropaganda im Ersten Weltkrieg, Stuttgart, 1996, p. 19-25. 25. Dve kul´tury (K filosofii nynešnej vojny) (Les deux cultures. Sur la philosophie de la guerre), Petrograd, 1916, p.136 ; B. Schroeder-Gudehus, Les scientifiques et la paix : la communauté scientifique internationale au cours des années 20, Montréal, 1978, p. 315-318. 26. Russkie vedomosti, 223, 28 sept. 1914, p.6. 27. K. Böhme, ed., Aufrufe und Reden deutscher Professoren im Ersten Weltkrieg, Stuttgart, 1975, p. 50. Voir aussi le discours public de Wilamovitz du 20 novembre 1914, « La science et le militarisme » (B.vom Brocke, « Wissenschaft und Militarismus... », art. cit., p. 692-699). 28. Den´, 21 décembre 1914, p. 3. Une réponse collective aux savants allemands avait paru un peu auparavant dans Birževye vedomosti,14508, 21 novembre 1914. D’après N.p. Anciferov, L.I. Petražickij, I.M. Grevs et N.I. Kareev refusèrent de signer le manifeste ; il faut dire que le fait de signer nécessitait un grand courage car il fallait être prêt à aller contre l’opinion majoritaire de sa corporation (N.P. Anciferov, Iz dum o bylom (Pensées du passé), Moscou, 1994, p. 173). 29. « Otvet germanskim učenym » (Réponse aux savants germaniques), Učenye zapiski Imperatorskogo Kazanskogo universiteta, 9, 1915, p.1-2. 30. B.vom Brocke , « Wissenschaft und Militarismus... », art. cit., p. 675-676. 31. J. und W.von Ungern-Sternberg, op. cit., p. 86. 32. G.Bésier, « Les Églises protestantes en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France et le front intérieur (1914-1918) », in J.-J. Becker, St. Audoin-Rouzeau, eds, Les Sociétés européennes et la guerre de 1914-1918, Nanterre, 1990. 33. J. und W. von Ungern-Sternberg, op. cit., p. 98. 34. La réponse de Church fut initialement diffusée sous la forme d’une lettre ouverte du 9 novembre 1914 au docteur Fritz Chaper, puis fut traduite dans plusieurs langues, dont le russe (dans le recueil cité supra : Dve kul´tury). Plus tard, après l’armistice, Nicholas M. Butler, le président de l’université de Columbia, qui fut à l’origine du système d’échanges germano-américains de professeurs, voyait dans cet « Appel des 93 » le

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signe d’un avilissement de l’érudition et de la science allemandes face à la soif belliqueuse du nationalisme (H.Wehberg, Wider Aufruf der 93 !, op. cit., p. 30). 35. Sur la perception américaine du rôle de l’élite intellectuelle allemande dans « la guerre de l’esprit » (opposée par moments à la germanophobie des néoslavophiles russes), cf. H.Joas, « Sozialwissenschaftler und Erster Weltkrieg », in E. Müller-Luckner et W.J. Mommsen, eds, Kultur und Krieg. Die Rolle der Intellektuellen, Künstler und Schriftsteller im Ersten Weltkrieg, Munich, 1996, p. 23-25. La position de Franz Boas, d’origine allemande, soutenant dans une certaine mesure les auteurs de « L’appel... », était plutôt une exception. Cf. J.et W. von Ungern-Sternberg, op. cit., p. 87-88. 36. Veblen, très influencé par Herbert Spencer et par John A. Hobson, le théoricien britannique de l’impérialisme, est en train de terminer son ouvrage L’Allemagne impériale et la révolution industrielle (1915), où il oppose la « société industrielle » britannique à la « société militaire » et quasi féodale de l’Allemagne. Cf. B.Semmel, The liberal ideal and the demons of empire. Theories of imperialism from Adam Smith to Lenin, Baltimore -- Londres, 1993, p. 122-129. 37. C. S.Gruber, Mars and Minerva. World WarI and the uses of higher learning in America, Baton Rouge, 1975, p. 67-68. 38. « Erklärung gegen die Oxforden Hochschulen (3-12-1914) », in K. Böhme, ed., Aufrufe und Reden..., op. cit., p. 54-56. 39. La question de l’accueil de la déclaration de guerre par les intellectuels (essentiellement des écrivains) de différents pays, a été étudiée dans R.Stromberg, Redemption by war. Intellectuals and 1914, Lawrence, KS, 1982 ; pour l’Allemagne voir aussi J. Verhey, The spirit of 1914, militarism, myth, and mobilisation in Germany, Cambridge, 2000 ; M. van den Linden, G. Mergner, eds, Kriegbegeisterung und mentale Kriegsvorbereitung, Berlin, 1991 ; W. J. Mommsen, Bürgerliche Kultur und künstlerische Avantgarde. Kultur und Politik im deutschen Kaiserreich 1870 bis 1918, Francfort/Main, 1994, p. 111-174. 40. À propos de l’image de l’ennemi en Allemagne et en France, cf. T. Raithel, Das « Wunder » der inneren Einheit. Studien zur deutschen und französischen Öffentlichkeit bei Beginn des Er-sten Weltkrieges, Bonn, 1996, p. 327-350 ; M. Jesmann, Das Vaterland der Feinde. Studien zum nationalen Feindbegriff und Selbstverständnis in Deutschland und Frankreich 1792-1918, Stuttgart, 1992, p. 299-373 ; Ch.Prochasson, A.Rasmussen, op. cit., p. 193-194 ; E.Boutroux, Germanija i vojna (L’Allemagne et la guerre), Petrograd, 1914. Cependant, le philosophe Émile Boutroux (1845-1921) fut jusqu’en 1914 l’un des plus ardents partisans de la culture intellectuelle allemande ; en 1916, il devint membre correspondant de l’Académie des sciences de Russie. 41. Voir la réponse de Church ou encore le texte du professeur Cramb, réédité dans de nombreux pays européens, dont la Russie, « L’Allemagne et l’Angleterre » (1914), qui parut à titre posthume. Le général Friedrich von Bernhardi (1849-1930), dans ses textes Sovremennaja vojna (La guerre moderne) (Saint-Pétersbourg, 1912) et Germanija i buduščaja vojna (L’Allemagne et la future guerre), considérait la guerre comme indispensable pour l’avenir de l’Allemagne et exhortait à ne pas hésiter à recourir aux méthodes les plus cruelles contre l’ennemi ; J.Joll, « The English, Friedrich Nietzsche and the First World War », in I.Geiss, J.Wendt, eds, Deutschland in der Weltpolitik des 19. und 20. Jahrhunderts, Düsseldorf, 1973, p. 300-305.

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42. Cf. K.Schwabe, Wissenschaft und Kriegsmoral. Die deutschen Hochschullehrer und die politischen Grundfragen des Ersten Weltkrieges, Göttingen, 1969, p. 27-29 ; M. Stibbe, German anglophobia and the Great War, 1914-1918, Cambridge, 2001, p. 49-79. 43. Cf. M.A.Kolerov, N.S.Plotnikov, « Social-liberal´nyj obraz Germanii v Rossii » (L’image socio-libérale de l’Allemagne en Russie), in Ežegodniki po istorii russkoj mysli, 1999 (Moscou), 2000, p. 114-148. 44. À quelques opposants près, tel Otto Hoetsch, historien conservateur, directeur de la Société des études de l’Europe de l’Est, qui manifestait sa distance par rapport à l’image simpliste de la Russie ainsi qu’en matière d’expansion territoriale illimitée vers l’Est. Ces opinions expliquent l’ostracisme dont il fut victime de la part de la majorité de ses collègues de l’université de Berlin. (Voir K. Schwabe, Wissenschaft und Kriegsmoral..., op. cit., p. 29) ; E. Klug, « Das ‘asiatische’ Rußland. Über Entstehung eines europäischen Vorurteils », Historische Zeitschrift, 245, 1987, p. 265-289. 45. E.Demm, « Les intellectuels allemands et la guerre », in J.-J. Becker, St. Audoin- Rouzeau, eds, Les sociétés européennes et la guerre de 1914-1918, op. cit., p. 185-187 ; voir aussi B. Beßlich, Wege in den “Kulturkrieg”. Zivilisationskritik in Deutschland 1890-1914, Darm-stadt, 2000, p. 94-106, 302-320. 46. Les philosophes plutôt marginaux par rapport à l’idéologie « mandarine » et à l’éthique néokantienne, avant la guerre, se révélèrent par la suite plus proches de ces positions, tel Georg Simmel (La guerre et les solutions spirituelles, 1917) ou encore Max Scheler (Le génie de la guerre et la guerre allemande, 1915) ; cf. G.Schneider, « Intellektuelle und Krieg : Max Schelers Kriegsbegriff und die Konsequenzen für die Politik », in W. Bialas, G. Iggers, eds, Intellektuelle in der Weimarer Republik, Francfort, 1992. Scheler remplace toutefois le culte prussien de l’État par des thèmes catholiques propres au sud du pays. 47. M.I.Levina, Ot revolucionnisma k pravomu radikalismu : evolucija vzgljadov R.Mihel ´sa (Du révolutionnisme au radicalisme de droite : l’évolution de R. Michels), Moscou, 1983, p. 21-22 ; E.Demm, « Les intellectuels allemands et la guerre », art. cit., p.193. Max Weber et Edgar Jaffé exclurent Roberto Michels du nombre des co-éditeurs des Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik ; pour l’Autriche, voir G.Ramhardter, Geschichtswissenschaft und Patriotismus. Österreichische Historiker im Weltkrieg 1914-1918, Vienne, 1973. 48. Un recueil, sous forme d’anthologie originale, s’est fait l’écho des essais idéologiques russes autour des événements de la guerre : P.Kudrjašev, ed., Idejnye gorizonty mirovoj vojny (Horizons idéologiques de la guerre mondiale), Moscou, 1915. Pour l’analyse la plus détaillée de cette période, voir B.Hellman « Kogda vremja slavjanofil´stvovalo. Russkie filosofy i Pervaja mirovaja vojna » (Lorsque le temps était slavophile. Les philosophes russes et la Première Guerre mondiale), in L.Bückling, P.Pessonnen, eds, Studia russica helsingiensia et tartuensia. Problemy istorii russkoj literatury načala XX veka (Problèmes d’histoire de la littérature russe du début du XXe siècle), Helsinki, 1989, p. 211-239 ; B.Hellman, « L’intelligenzia russa e la Prima guerra mondiale », in V.Calì et al., eds, Gli intelletuali e la Grande guerra [Trento, 1998], p. 333-347. 49. E.A.Gollerbah, K nezrimomu gradu. Religiozno-filosofskaja gruppa « Put’ » v poiskah novoj russkoj identičnosti (Vers la ville invisible. La recherche de nouvelle identité russe par le cercle religieux et philosophique « La Voie »), Saint-Pétersbourg,

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2000, p. 247-259. Les adversaires traditionnels du nouveau slavophilisme se rapprochèrent eux aussi du mouvement patriotique, 50. Cette intervention fera plus tard partie du livre de Vladimir Ern, Meč i krest (Le sabre et la croix) (1915). Les thèses exprimées lors de ses conférences moscovites début 1915 furent publiées dans le recueil Vremja slavjanofil´stvuet (L’époque slavophile), elles étaient cependant contestées par E.N.Trubeckoj et I.A.Il´in. La thèse d’une « déchéance » (grehopadenie) de l’élite intellectuelle allemande confirma qu’il était pernicieux de concevoir la culture comme une valeur suprême, indépendante du logos chrétien. Cette thèse a été aussi développée dans : G.A.Vasil´evskij, Vinovata li nemeckaja kul´tura ? (La culture allemande est-elle coupable ?), Petrograd, 1915, p. 22-30. 51. Vzyskujuščie grada. Hronika častnoj žizni russkih religioznyh filosofov v pis´mah i dnevnikah (Ceux qui cherchent la cité. Chronique de la vie privée des penseurs religieux russes à travers la correspondance et les journaux intimes), Moscou, 1997, p. 589, 594 (Lettres de E.N.Trubeckoj à M.K.Morozova du 29 août et du 5 septembre 1914.). Toujours opposé au néoslavophilisme extrême de Vladimir F. Ern, SemenL.Franck exprima des opinions proches de celles de Trubeckoj quant à la nécessité de passer de la condamnation de l’Allemagne à une autopurification interne, cf. M.A.Kolerov, N.S.Plotnikov « Social-liberal´nyj obraz Germanii... », art. cit., p. 137-144. IvanA.Il´in, fin 1914, soulignait dans un article de Voprosy filosofii i psihologii la contradiction fondamentale de la guerre en termes d’éthique : le meurtre de son semblable demeure un péché, même s’il est commis au nom d’idéaux suprêmes dépassant l’individu ; dans l’ensemble il condamnait violemment l’« ivresse patriotique » de Berdjaev, Bulgakov, VjačeslavIvanov et d’autres. Cf. « Iz neopublikovannyh pisem I.A.Il´ina k L.Ja.Gureviču » (Lettres inédites d’I.A.Il´in à L.Ja.Gurevič),Voprosy filosofii, 2, 1996, p. 118-121. 52. Cf. deux publications de V. Noskov : « “Rossija v kotoruju my verim” : načalo Pervoj mirovoj vojny v vosprijatii duhovnoj elity Rossii » (« La Russie à laquelle nous croyons » : le début de la Première Guerre mondiale à travers la perception de l’élite spirituelle russe), in Rossija i Pervaja mirovaja vojna (La Russie et la Première Guerre mondiale), Saint-Pétersbourg, 1999 ; id., « Pervaja mirovaja vojna i russkaja filosofija istorii » (La Première Guerre mondiale et la philosophie russe de l’histoire), in Problemy vsemirnoj istorii. Sbornik v čest´ A.A. Fursenko (Problèmes de l’histoire universelle. Mélanges en l’honneur de A.A. Fursenko), Saint-Pétersbourg, 2000. 53. W. Gephart, « Die französische Soziologie und der Erste Weltkrieg. Spannungen in Émile Durkhheims Deutung des Grossen Krieges », in Kultur und Krieg, op. cit., p. 54-58. Sur la participation des historiens et des philosophes français à ces campagnes, voir P.Luzzato, « Les tranchées de la Sorbonne : les historiens français et le mythe de la guerre révolutionaire (1914-1918) », Storia della Storiografia, 20, 1991, p. 3-27 ; P.Gerbod, « Les publications philosophiques françaises et la Première Guerre mondiale (1914-1919) », in P.Soulez, ed., Les philosophes et la guerre de 1914, Saint-Denis, 1988, p. 33-46 ; St.Lukes, Émile Durkheim, op. cit., p. 549-559. Durkheim, alsacien et juif au nom germanique, servait pourtant lui-même de cible aux nationalistes pendant la guerre (tout comme pendant la polémique autour de la « Sorbonne Nouvelle »), notamment depuis la tribune du Sénat. 54. L’ancrage de ces positions se trouve dans la déclaration de l’Académie du 3 novembre 1914, dans laquelle on soulignait que les découvertes les plus importantes

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dans les domaines des mathématiques, de la physique et des sciences naturelles lors des trois derniers siècles, ainsi que les principales inventions techniques du XIXe siècle, appartenaient essentiellement à la 55. « K psihologii pereživaemogo momenta (manifestacija v čest´ latinskoj kul´tury) » (Sur la psychologie du moment actuel. Hommage à la culture romane), Severnye zapiski, février 1915, p. 182-199. Des représentants des peuples grec et portugais intervinrent également. 56. Ch.Prochasson, A.Rasmussen, op. cit., p.211 ; M.Hanna, The mobilisation of intellect : French scholars and writers during the Great War, Cambridge, MA, 1996, p. 80-105, 176-204. Le 12 mars 1915, cent intellectuels français (dont Émile Boutroux, Paul Claudel, Henri Matisse, André Gide et Anatole France) signèrent un manifeste dirigé contre l’« Appel des 93 ». 57. En 1917, après la révolution de Février, on discuta activement, avec la participation de l’Académie des sciences de Russie, de la création d’un Institut russe à Paris, et -- en analogie avec l’Institut français -- d’un Institut britannique à Petrograd et d’un Institut russe à Londres. (Cf. le mémorandum de M. I. Rostovcev (début octobre 1918) sur la communion intellectuelle des savants des pays alliés (G.M. Bongard-Levin, ed., Skifskij roman (Le roman scythe), Moscou, 1997, p. 464-465, 257-258). Rostovcev avait déjà explicité ces idées deux ans plus tôt (« Meždunarodnoe naučnoe obščenie » (La communauté scientifique internationale), Russkaja mysl´, III, 1916). On a trouvé dans les papiers du critique littéraire Evgenij V. Aničkov, conservés dans les archives de l’Académie des sciences de Serbie, le projet de réouverture en 1917 -- comme une sorte de quartier général des contacts scientifiques et littéraires entre les deux pays -- de l’École russe des hautes études en sciences sociales de Paris. Un tel centre aurait alors poursuivi les activités du célèbre établissement du même nom qui avait fonctionné à Paris avant la première révolution russe, sous la direction de Maksim M.Kovalevskij. Cf. D.Gutnov « Russkaja vysšaja škola obščestvennyh nauk v Pariže (1901-1906) » (L’école russe des hautes études sociales de Paris, 1901-1906), Moscou, 2001 (manuscrit), p. 292-294 (annexe). Nous remercions Dmitrij Gutnov de nous avoir permis de prendre connaissance de son travail ; voir aussi son article récemment paru « L’école russe des hautes études sociales de Paris (1901-1906) », Cahiers du Monde russe, 43 (2-3), 2002, p. 375-410. 58. G. Pancaldi, « Vito Volterra : Cosmopolitan ideals and nationality in the Italian scientific community between Belle époque and the First World War », Minerva, 31 (1), 1993, p. 21-37 ; R. Maiocci, « L’organizzazione degli scienziati italiani », in V. Calì et al., eds, Gli intelletuali e la Grande guerra, op. cit., p. 209-244. 59. Un rôle important dans le domaine de liens scientifiques russo-britanniques revient à Pavel G. Vinogradov, historien et juriste, professeur à Oxford depuis 1903. Vinogradov donnait des conférences et publiait des articles sur la Russie (dont un fut réimprimé dans la série des « pamphlets d’Oxford »). À partir de 1914, il se rendait chaque année en Russie, chargé de la fonction de secrétaire honoraire du Comité d’aide aux prisonniers de guerre russes, de même, après 1916 il fut désigné, après la mort de Maksim Kovalevskij, à celle de président du comité exécutif de la Société russo- anglaise. Cf. A.V. Antoščenko, « Moskovskij učenyj za rubežom : garvardskaja kollekcija materialov arhiva akademika P.G. Vinogradova » (Un savant moscovite à l’étranger : les archives de l’académicien P.G. Vinogradov de la collection de Harvard), in Arheografičeskij ežegodnik 1997, Moscou, 1997, p. 294-295 ; « The development of

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science and learning in Russia », in J.D. Duff, ed., Russian realities and problems, Cambridge, 1917, p. 153-229. 60. Cf. F.G. Taratorkin, « A. S. Lappo-Danilevskij i proekt sozdanija “Istorii Rossii” na anglijskom jazyke (1915-1918) » (A. S. Lappo-Danilevskij et le projet d’une « Histoire de Russie » en anglais, 1915-1918), in Arheografičeskij ežegodnik za 1994, Moscou, 1996 ; en 1916 Lappo-Danilevskij reçut les insignes de docteur honoris causa de Cambridge (en même temps que Miljukov et Struve). Sa promotion fut perçue comme un témoignage du rapprochement des Alliés non seulement dans les domaines militaire et économique mais aussi dans celui des sciences et de la culture. « Russkij sezon v Kembridže » (Saison russe à Cambridge), Reč´, 232, 24 août 1916, p. 2 ; I.V. Alekseeva, « K istorii odnoj poezdki. Po materialam neopublikovannogo dnevnika P. N. Miljukova » (Histoire d’un voyage. D’après les matériaux du journal inédit de P.N. Miljukov), Vspomogatel´nye istoričeskie discipliny (Leningrad), XXI, 1990, p. 138-139. 61. La guerre propagandiste de l’automne-hiver 1914 est illustrée par l’échange épistolaire public entre Eduard Meyer et Abbot Lawrence Lowell, président de l’université de Harvard (J. et W. von Ungern-Sternberg, op. cit., p. 87.) 62. Dont Kuno Meyer, frère d’Eduard, spécialiste de la culture celtique. Ses conférences visaient principalement l’auditoire irlandais, hostile à l’Angleterre. Un autre groupe choisi par la propagande allemande était la communauté des immigrés juifs russes. R. Dörris, « Promoting Kaiser and Reich : Imperial German propaganda in the United States during World WarI », in H.-J. Schroeder, ed., Confrontation and cooperation, op. cit., p. 135-165. En 1915, Eduard Meyer publia un ouvrage intitulé Nordamerica und Deutschland (Berlin, 1915). 63. Cité par P. Finkelman, « The war on German language and culture, 1917-1925 », in H.-J. Schroeder, ed., Confrontation and Cooperation, op. cit., p.182. 64. C.S. Gruber, Mars and Minerva, op. cit., p. 68-69 ; Fritz Stern, Einstein’s German world, Princeton, 1999 (ch. 5: Historians and the Great War : Private experience and public explication, p. 216-220). 65. Cf. A.I. Patrušev, Raskoldovannyj mir Maksa Vebera (Le monde désenchanté de Max Weber), Moscou 1992, p. 32-35 ; W.J. Mommsen, Max Weber und die deutsche Politik 1890-1920, Tübingen, 1974, p. 288-291 ; Ch. Jansen, Professoren und Politik. Politisches Denken und Handeln der Heidelberger Hochschullehrer 1914-1935, Göttingen, 1992, p. 116-117. 66. B. vom Brocke, « Wissenschaft und Militarismus... », art. cit., p. 690 ; J. et W. von Ungern-Sternberg, op. cit., p. 69. En octobre-décembre 1914, Lujo Brentano, inspiré par le manifeste « Au monde culturel », rend publique sa polémique avec ses collègues français, Yves Guyot et Daniel Bellet. Cependant, dès le milieu de l’année 1915, il prend parti contre les annexionnistes, ce qui entraîna son rapprochement avec l’Union de la nouvelle patrie. En automne 1918, dans sa lettre publique adressée à Charles Gide, il reconnaît comme une erreur sa position de l’automne 1914. Il fut l’un des premiers savants allemands à visiter l’Angleterre à la fin de la guerre, en novembre 1919. Cf. J. et W. von Ungern-Sternberg, op. cit., p. 70-71, 99. 67. Le Berliner Tageblatt publie, le 4 décembre 1919, une sorte de contre-mémorandum signé, entre autres, par F. Meinecke, E. Troeltsch, Ernest Curtius, et quasi concomitant avec les déclarations de Clemenceau et de Harnack (voir infra). Ce document conteste le droit moral de nombre de personnalités allemandes anonymes ayant signé l’appel de

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Rolland à se prononcer pour une collaboration culturelle des peuples européens, ce qui, en temps de guerre, équivaudrait à trahir son propre peuple. K. Holl, « Die “Vereinigung Gleichgesinnter”. Ein Berliner Kreis pazifistischer Intellektueller im Ersten Weltkrieg », Archiv für Kulturgeschichte, 54 (2), 1972, p.383. 68. Ce qui expliquait l’échec des physiciens hollandais et suédois Hendrik Lorentz et Svante Arrenius, qui demandaient à Planck et à Hermann-Emil Fischer de démentir publiquement certains postulats de l’« Appel des 93 » jugés particulièrement odieux, cf. J.L. Heilbron, The dilemmas of an upright man. Max Planck as spokesman for German science, Berkeley, 1986, p. 101-102. 69. H. Wehberg, Wider Aufruf der 93!, Berlin, 1920, p. 31-33. 70. St. Wallace, War and the image of Germany, op. cit., p. 196-197. Le Times publie au même moment une lettre de Frederic Canyon, président de l’Académie britannique, institution composée, à la différence de la Société royale, des représentants des humanités. Le ton de ce document est beaucoup plus réservé, renvoyant notamment à l’« Appel des 93 », toujours en vigueur. 71. G.F. Nikolai, Biologija vojny, Saint-Pétersbourg, 1996, p. 17-18 ; éd. allemande : G. F. Nicolai, Die Biologie des Krieges, Darmstadt, 1983 ; voir aussi B. vom Brocke, « Wissenschaft versus Militarismus : Nicolai, Einstein und die ‘Biologie des Krieges’ », Annali delli Istituto storico italo-germanico in Trento, X, 1984, p. 412-448. 72. Ch. Prochasson, A. Rasmussen, op. cit., p.204. 73. E. Gülzow, « Bund Neues Vaterland », in Die bürgerlichen Parteien in Deutschland. Hand-buch der Geschichte der bürgerlichen Parteien und anderer bürgerlichen Interessenorganisationen vom Vormärz bis zum Jahre 1945, Berlin, 1968, Bd. 1, p. 180-181. La « Vereinigung Gleichgesinnter » comprenait, entre autres, Hans Driesch, biologiste vitaliste, professeur à Heidelberg, le comte Georg von Arko, expert en radiotechnique, Ernst von Aster, professeur de philosophie à Munich. Cf. K. Holl, « Die “Vereinigung Gleichgesinnter”... », art. cit., p. 366-367. 74. A. Ryan, Bertrand Russell. A political life, New York, 1988, p.58-60. 75. P. Watier, « The war writings of Georg Simmel », Theory, Culture and Society, 8 (3), 1987, p.231. 76. G. Lukacs, « Vorwort » (1962), in Die Theorie des Romans. Ein geschichtsphilosophischer Versuch über die Formen der grossen Epik, Munich, 1963, p. 5. 77. É. Karádi, « Ernst Bloch and Georg Lukacs in Max Weber’s Heidelberg », in W.J. Mommsen, J. Osterhammel, eds, Max Weber and his contemporaries, Londres, 1988, p. 682-702. 78. W. Fuld, Walter Benjamin : Zwischen den Stühlen. Eine Biographie, Vienne, 1979, p. 60, 97. 79. A.I. Patrušev, Raskoldovannyj mir Maksa Vebera, op. cit, p. 68 ; Hans Schleier, Die bürgerliche deutsche Geschichtsschreibung der Weimarer Republik, Berlin, 1975, p. 356-362. 80. A.E. Ivanov, « Rossijskoe “učenoe soslovie” v gody “Vtoroj otečestvennoj vojny” » (La « communauté intellectuelle » russe pendant la « Seconde Guerre patriotique »),Voprosy istorii estestvoznanija i tehniki, 2, 1999, p. 61-62.

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81. Plus tôt, le journal accusait l’ensemble des académiciens de manque de patriotisme (avec plus d’emphase envers les membres dont les noms avaient une sonorité germanique, comme K.G. Zaleman et d’autres). Novoe vremja, 13880, 1er novembre 1914, p.14. 82. S.K., « Kakomu otečestvu služat nemcy -- členy Rossijskoj imperatorskoj Akademii nauk ? » (Quelle patrie servent les Allemands -- membres de l’Académie impériale des sciences de Russie ?), Novoe vremja, 13990, 2 mars 1915, p. 4. Les membres de la section de physique et de mathématiques de l’Académie exprimèrent, lors de la séance du 4 mars 1915, leurs protestations vigoureuses contre la falsification des faits ainsi que leur fervente sympathie et leur respectueux hommage envers O.A. Backlund. Cf. l’article « O.A. Bačklund i “Novoe vremja” », Reč´, 228, 20 août 1916, p. 2, paru à l’occasion de la disparition du savant. 83. L. Badash, « British and American views of the German menace in World WarI », Notes and Records of the Royal Society (Londres), 1-2, 1979, p.97-98. 84. Sept des quinze membres français de l’Académie des sciences de Prusse quittèrent l’institution en 1915-1916 en signe de protestation contre la politique allemande. C. Grau, « Die Preussische Akademie und die Wiederanknüpfung internationaler Wissenschaftskontakte nach 1918 », in W. Fischer, ed., Die Preussische Akademie der Wissenschaft zu Berlin 1914-1945, Berlin, 2000, p. 284-287. V.S. Sobolev, Avgustejšij prezident. Velikij knjaz´ Konstantin Konstantinovič vo glave Imperatorskoj Akademii nauk (L’auguste président. Le grand-duc Constantin à la tête de l’Académie impériale des sciences), Saint-Pétersbourg, 1993, p. 77. NicolasII fit également parvenir son mécontentement au ministre Ignat´ev au sujet des publications en allemand poursuivies par l’Académie. 85. S. Grau, Die Berliner Akademie der Wissenschaft in der Zeit des Imperialismus, Berlin, 1975, p. 182-186. 86. Ju. A. Vinogradov, « Germanskie učenye v Imperatorskoj Akademii i Pervaja Mirovaja Vojna » (Les savants allemands, membres de l’Académie impériale et la Première Guerre mondiale), in Peterburgskaja akademija nauk v istorii akademij nauk mira, op. cit., 1999, t. 3, p. 45-51. Lors de la même séance fut rendue publique la note de l’académicien A.A. Markov qui critiquait de façon virulente l’imprudence hâtive d’une telle décision. V.A. Steklov et A.M. Ljapunov corroborèrent cet avis de leur confrère. (Voir aussi K.G. Bol´šakova, « Maloizvestnyj epizod protivostojanija Akademii nauk pravitel´stvu (1914-1916) » (Un épisode peu connu de l’opposition de l’Académie au gouvernement), in Nauka i tehnika : voprosy istorii i teorii (Science et technique : questions d’histoire et de théorie), Saint-Pétersbourg, 2000, p.14-16). 87. L. Badash, « British and American views of the German menace... », art. cit., p. 111-112. 88. B. Schroeder-Gudehus, Deutsche Wissenschaft und internationale Zusammenarbeit, op. cit., p. 82-83, 85, n.143. 89. Sur le refus de Max Planck de signer en 1915 « Le manifeste de 16 physiciens » (composé par Wilhelm Wien et co-signé, entre autres, par Arnold Sommerfeld et Johannes Stark, futur contestataire nationaliste d’Einstein) par peur d’être compromis en cas « improbable » d’échec militaire allemand, voir J.L. Heilbron, The dilemmas of an upright man, op. cit., p.72-73.

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90. Même à l’intérieur des pays de l’Entente, le débat était ponctué d’accusations de pro-germanisme. Ainsi Kareev reconnaît dans la position des philosophes du « groupe des jalons » (vehovskaja gruppa) une influence allemande manifestée aussi bien dans l’attirance par le marxisme des années 1890 que dans le néoslavophilisme à l’allemande de la période de la guerre (N.I. Kareev, Mysli o russkoj nauke po povodu teperešnej vojny (Considérations sur la science russe à l’occasion de la guerre), Petrograd, 1915, p. 81, 86). 91. B. Schroeder-Gudehus, Deutsche Wissenschaft und internationale Zusammenarbeit, op. cit., p. 87. Cf. la position beaucoup plus pondérée de Kol´cov s’appuyant sur les opinions de collègues britanniques. N.K. Kol´cov, « Nacional´naja organizacija nauki » (L’organisation nationale de la science), Priroda, 7-8, 1915, col. 1035-1038. 92. Pour la Russie, voir B.I. Kozlov, « Ob okazanii Rossiej prodovol´stvennoj i inoj pomošči stranam Antanty v 1915-1917 gg. (Po neopublikovannym dokumentam) » (L’aide russe, en ravitaillement notamment, aux pays de l’Entente en 1915-1917. D’après des documents inédits), Voprosy istorii estestvoznanija i tehniki, 3, 1993, p. 105 (sur le voyage américain d’une 93. Pour la Russie, voir A. Kojevnikov, « The Great War, the Russian Civil War, and the invention of big science », Science in Context, 15 (2), June 2002, p. 239-275. 94. Voir G. Hartcup, The war of inventions. Scientific development 1914-18, Londres, 1988, p. 38-43 ; pour la science française, voir M. Hanna, The mobilisation of intellect, op. cit., p. 177-193 ; pour l’Angleterre, K. Vernon, « Science and technology », in St. Constantine et al., eds, The First World War in British history, Londres, 1995, p. 81-105. 95. S. Grau, Die Berliner Akademie..., op. cit., Teil 1, p. 201 ; Filiale pétersbourgeoise des Archives de l’Académie des sciences de Russie (PFA RAN, f. 2, op. 1-1925, d. 32, l.15-17). Sur la réaction particulièrement négative de M. Rostovcev au comportement des savants allemands, et à celui de E. Meyer en particulier, face à la déclaration de guerre, voir B. Funk, « M.I. Rostovcev i Berlinskaja Akademija nauk » (M.I. Rostovcev et l’Académie des sciences de Berlin), Vestnik drevnej istorii, 2, 1996. 96. N.I. Prijmak, « O nesostojavšemsja Meždunarodnom kongresse istorikov v Rossii v 1918 g. » (À propos du Congrès international non tenu des historiens à Moscou en 1918), Vestnik SpbGU, Série 2, Istorija, jazykoznanie, literaturovedenie, 4, 1998, p.3-8. 97. Un rôle particulier dans la création du Conseil international des chercheurs revient à l’astrophysicien George Ellery Hale, secrétaire aux affaires internationales de l’Académie nationale des sciences des États-Unis, prônant au demeurant le maintien des organisations internationales de recherche même sous les conditions de la guerre (d’autant plus que le président Wilson lui-même était opposé à l’exclusion des Allemands d’une telle organisation scientifique) : D. J. Kevles, « “Into hostile political camps” : The reorganisation of international science in World WarI », Isis, 62 (1), Spring 1971, p.53-54. 98. B. Schroeder-Gudehus, Deutsche Wissenschaft und internationale Zusammenarbeit, op. cit., p. 89-105 ; voir aussi E.Crawford, Nationalism and internationalism in science, 1880-1939. Four studies of the Nobel population, Cambridge, MA, 1992 (chap. 3 : Internationalism in science as a casualty in World WarI, p. 49-78) ; P.Forman, « Scientific internationalism and the Weimar physicists : the ideology and its manipulation in Germany after World WarI », Isis, 64, 1973, p. 151-180.

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99. A. Cock, « Chauvinism and internationalism in science : The International Research Council, 1919-1926 », Notes and Records of the Royal Society, 4, 1985 ; B. Schroeder- Gudehus, « Internationale Wissenschaftsbeziehungen und auswärtige Kulturpolitik 1919-1933. Vom Boykott und Gegenboykott zu ihrer Wiederaufnahme », in Forschung im Spannungsfeld von Politik und Gesellschaft, Stuttgart, 1990, p. 858-885. 100. Cf. les articles de Vernadskij publiés en 1915-1917 : V.I. Vernadskij, « Vojna i progress nauki » (La guerre et le progrès scientifique), id., « Zadači nauki v svjazi s gosudarstvennoj politikoj v Rossii » (Les missions de la science en lien avec la politique de l’État russe), in id., Publicističeskie stat´i (Essais), Moscou, 1995, p. 199-207, 241-251. Concernant l’expérience soviétique, voir surtout D.A. Aleksandrov, « Počemu sovetskie učenye perestali pečatat´sja za rubežom : stanovlenie samodostatočnosti i izolirovannosti otečestvennoj nauki, 1914-1940 » (Pourquoi les chercheurs soviétiques ont-ils cessé de publier leurs textes à l’étranger : l’avènement de l’autosuffisance et de l’isolement de la science nationale, 1914-1940), Voprosy istorii estestvoznanija i tehniki, 3, 1996, p. 3-24. 101. H. W. Paul, From knowledge to power. The rise of scientific empire in France, 1860-1939, Berkeley, 1985, p. 322. Voir également O.Ju. Elina, « Mir, vojna i tukovyj vopros (iz istorii proizvodstva mineral´nyh udobrenij v Rossii,1900-1920) » (La paix, la guerre, et la question des engrais minéraux (histoire de la fabrication des engrais minéraux en Russie, 1900-1920)), Voprosy istorii estestvoznanija i tehniki, 3, 2001. 102. M.S. Bastrakova, « Akademija nauk i sozdanie issledovatel´skih institutov (Dve zapiski V.I. Vernadskogo) » (L’Académie des sciences et la création des instituts de recherche. Deux rapports de V.I. Vernadskij), Voprosy istorii estestvoznanija i tehniki, 1, 1999. Voir également A.V. Kol´cov, Sozdanie i dejatel´nost´ Komissii po izučeniju estestvennyh proizvoditel´nyh sil Rossii. 1915-1930. (Création et fonctionnement de la Commission pour l’étude des ressources naturelles de Russie, 1915-1930), Saint- Pétersbourg, 1999, p. 13-31. 103. G. Hartcup, The war of inventions, op. cit., p. 21-37. Aux États-Unis fut créé en 1917, à l’initiative de George Ellery Hale, le Conseil national américain pour la recherche ; en Angleterre, le Département de recherches scientifiques et industrielles ; en France, le Secrétariat d’État pour les inventions ainsi que la Section de recherche appliquée dans le cadre de l’Académie des sciences ; en Russie, la Commission pour l’étude des ressources naturelles de Russie et la Commission pour l’étude de la composition ethnique relevant de l’Académie des sciences. Cf. D.J. Kevles, « George Ellery Hale, the First World War, and the advancement of science in America », Isis, 59, Winter 1968, p. 431-436 ; R.Tobey, The American ideology of national science, [Pittsburgh], 1971, p.20-61 ; G.I. Ljubina, Formirovanie osnov naučnoj politiki vo Francii (s načala XX veka do Vtoroj Mirovoj vojny) (La formation des bases de la politique scientifique en France (depuis le début du XXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale)), Moscou, 1980, p. 45-46 sq. ; J. F. Picard, E.Produra, « La longue marche vers le CNRS (1901-1945) », Cahiers pour l’Histoire du CNRS, 1939-1989, 1, 1988, p. 14-23. 104. Sur les conséquences de la guerre dans le domaine culturel, voir R. Wohl, The generations of 1914, Cambridge, MA, 1979 ; M. Eksteins, Rites of spring. The Great War and the birth of Modern Age, Boston, 1989.

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RÉSUMÉS

Résumé Cet article est consacré aux changements causés par la Première Guerre mondiale dans l’organisation de la recherche scientifique, dans la coopération entre la science et le pouvoir et dans les formes de l’internationalisme scientifique. Avant 1914, on peut dire que la situation se caractérisait par l’existence d’une « république des savants » originale, présente à l’échelle européenne et dotée d’un large réseau au niveau des académies et des universités, mais également par une concurrence croissante entre les sociétés scientifiques nationales (l’« internationalisme des patriotes »). Le bombardement de la cathédrale de Reims, l’incendie de la bibliothèque de l’université de Louvain et la « guerre de l’esprit » qui commença à l’automne 1914 avec le manifeste allemand de 93 intellectuels mirent fin à cette coopération. L’article analyse à la fois l’activité des chercheurs et des organismes de recherche qui soutenaient leurs gouvernements respectifs pendant la guerre (M.Planck, A.Schuster, U.von Wilamowitz- Moellendorf, P. Duhem) et la position de la « minorité » pacifiste au sein des sociétés scientifiques des divers États (A. Einstein, G.F.Nicolai, B.Russell, G.Lukács). La guerre se solda par le boycott entre 1918 et 1927 de la science allemande qui perdit progressivement sa position dominante, par la création d’un nouveau Conseil scientifique international et par l’importance croissante d’un principe national-étatique dans le développement de la science. Malgré ses conséquences négatives et destructrices évidentes, la guerre fit apparaître de nouvelles formes d’organisation sociale de la science et mit en évidence le rôle croissant de l’État, développement qui d’ailleurs caractérisa tout le cours ultérieur de la science au XXe siècle.

Abstract Intellectual mobilization : the international academic community and World War I. The present article deals with the changes that World War I brought about in the organization of scientific research, the cooperation between science and power, and the various forms of scientific internationalism. The situation prior to 1914 can be characterized by the existence of an original Pan-European “republic of scholars” with numerous ties at the academic and university levels, but also by increasing competition between national scientific societies (“internationalim of patriots”). This cooperation came to an end with the bombing of the Reims cathedral, the burning of the University of Louvain’s library, and the “war of minds” that started in the fall of 1914 with the manifesto signed by 93 German intellectuals. The article analyzes the activities of those scholars and research institutions that supported their respective governments during the war (M.Planck, A.Schuster, U.vonWilamowitz-Moellendorf, P.Duhem) as well as the position of the pacifist “minority” in various nations’ scientific societies (A.Einstein, G.F.Nicolai, B.Russell, G.Lukacs). As an aftermath of the war, German science was boycotted between 1918 and 1927, thereby gradually losing its leading position, a new International Scientific Council was created, and the state’s needs occupied an increasingly important position at the core of scientific development. This new situation became typical of the subsequent development of science throughout the twentieth century.

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L’intelligentsia et son rôle dans les organisations publiques de la ville de Tambov au tournant du XXe siècle Essai d’étude régionale

Anastasija S. TUMANOVA

1 Un trait caractéristique de l’intelligentsia russe a été son engagement important dans l’activité publique. Elle était l’inspirateur idéologique d’un grand nombre de mouvements sociaux, de partis politiques et fixait les orientations du développement culturel du pays. L’histoire de l’intelligentsia a été aussi marquée par sa contribution à la formation et à l’activité d’organisations publiques officielles ; ces organisations bénévoles, regroupées en associations autonomes, firent leur apparition en grand nombre en Russie à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les auteurs prérévolutionnaires les appelaient des « sociétés d’initiative privée », soulignant ainsi leur caractère informel et l’orientation de leur action autour de la satisfaction des intérêts et des besoins privés.

2 Ces sociétés empiétaient sur des sphères comme l’éducation, la santé, la sécurité sociale, suppléant de manière sensible les actions du gouvernement et des organes locaux. L’étude des expériences et des traditions de l’initiative privée en matière sociale, ainsi que du rôle qu’y a tenu l’intelligentsia, permet de montrer la spécificité et les contradictions du processus de formation des institutions de la société civile en Russie.

3 Pour notre étude nous avons pris pour modèle Tambov d’avant la Révolution, un chef- lieu de province (gubernija) du centre de la Russie. Aussi bien son aspect extérieur que l’importance numérique et la composition de sa population1 en faisaient un chef-lieu de province typique. Le mode de vie provincial marquait de son empreinte la définition et l’orientation des intérêts, le niveau culturel et l’organisation des loisirs des citoyens.

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4 La vie publique d’une ville de province était, certes, moins intense que celle de la capitale ; pourtant, l’étude de Tambov au tournant du siècle récuse l’image stéréotypée, véhiculée par la littérature, d’une société dont les valeurs matérielles et morales étaient peu élevées et peu propices au développement d’une vie culturelle comparable à celle qui s’observait au niveau national. En fait, la réalité socio-culturelle de la province et celle de la capitale se distinguaient peu : les initiatives privées dans le secteur social suivaient des évolutions analogues, un intense travail intellectuel et spirituel était mené de part et d’autre, produisant les conditions nécessaires à l’éducation, la science et l’art.

5 Commencée à l’époque des « grandes réformes » dans les années 1860-1870, la modernisation sociale a touché la ville provinciale de Tambov, atténuant son retard par rapport aux autres centres culturels du pays. Toutes les sphères de la vie locale virent apparaître de nouvelles tendances et de nouvelles mentalités. Cet éveil fut perceptible avant tout dans l’éducation. Si, en 1894, on dénombrait 37 écoles dans la ville, il y en avait 46 en 1913, et on projetait d’en ouvrir encore sept2. La presse témoigna de l’intérêt grandissant de la société pour l’éducation, elle se fit alors spontanément l’écho des changements, sensible à la dimension critique de cette époque de transition. « Le temps du silence séculaire, là-bas, dans les profondeurs de la Russie, est révolu ; on y exige désormais des connaissances solides »3, écrivait le journal Tambovskie otkliki. « L’aspiration générale à la culture a touché même notre petite province [...]. Le livre, la revue et le journal sont entrés peu à peu dans les mœurs ordinaires »4, lui faisait écho Tambovskaja žizn´.

6 Au début du siècle à Tambov paraissaient près de quinze périodiques de tendances idéologiques et politiques diverses. C’étaient surtout des publications privées qui, plus que les publications officielles, satisfaisaient généralement l’intérêt du lecteur en lui offrant une description vivante de la vie de la province dans ses multiples aspects. Celle-ci s’enrichissait aussi de nouvelles formes d’activités culturelles et éducatives, inconnues auparavant, comme les conférences publiques, les soirées littéraires et musicales. Les attentes intellectuelles sans cesse grandissantes des habitants étaient satisfaites par les bibliothèques et les salles de lecture. À en juger par les demandes des lecteurs, les goûts littéraires du public de Tambov étaient assez hétérogènes, privilégiant les œuvres classiques de la littérature russe : Tolstoj, Čehov, Turgenev, Dostoevskij. Les publications périodiques de la capitale étaient connues : Vestnik vospitanija, Russkoe bogatstvo, Sovremennik5. Dans les années 1870, Tambov occupait une des premières places parmi les villes de province, sous le rapport du nombre d’abonnés au Vestnik Evropy, journal historico-politique lu dans les milieux de l’intelligentsia libérale6.

7 La culture artistique connut de réels changements. Le cinéma fit son apparition ainsi que des ateliers de théâtre et d’arts plastiques, des expositions furent organisées, ainsi que des concerts symphoniques, des spectacles d’opéra et de théâtre par des professionnels, privilège jusqu’alors réservé aux seuls habitants des capitales. La grande comédienne du Malyj Teatr, G.N. Fedotova, et le comédien du MHAT, V.I. Kačalov, vinrent en tournée au théâtre de Tambov, dans lequel I. M. Moskvin, entre autres, fit ses débuts.

8 Le développement des moyens de communication a joué aussi son rôle dans l’évolution de la qualité de la vie. La construction d’un embranchement ferroviaire desservant le chef-lieu de district Kozlov mit fin à l’isolement séculaire de la province : les

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événements culturels mettaient moins de temps à y parvenir et les nouvelles circulaient plus vite entre Tambov et les autres villes de l’empire. La participation à des cérémonies commémoratives importantes, tels le centenaire de la guerre de 1812, le tricentenaire de la dynastie des Romanov ou le cinquantenaire de la création des zemstva, favorisa l’intégration de la province à l’environnement culturel russe.

9 La participation aux campagnes électorales et au travail courant du self-government local permit aux habitants de Tambov d’élargir leur horizon politique et de se familiariser avec l’action concrète. Les élections à la douma municipale, avec leurs nombreuses réunions préélectorales et leurs discussions à propos des listes de candidats de l’alternance, eurent un grand retentissement dans le public.

10 Le développement de l’action publique à Tambov au tournant du XXe siècle entraîna nécessairement un changement dans l’attitude des citadins vis-à-vis de l’action publique et une plus grande conscience de soi et de l’action citoyenne. « L’habitant de Tambov a fait un grand pas en avant vers une plus grande conscience de son rôle public, un plus grand intérêt pour ce qui [...] sort du cadre de la vie personnelle. Le petit-bourgeois laisse la place à la société... »7, note le journaliste social-démocrate V.N.Podbel´skij. L’expérience de l’administration publique et culturelle brisa peu à peu l’isolement de la ville du reste du monde, l’intégrant harmonieusement au système général des échanges culturels.

11 L’intelligentsia joua un rôle fondamental dans la vie publique de Tambov8. L’abolition du servage, les progrès dans le domaine social et le développement économique rapide du pays au tournant du XXesiècle rendirent nécessaire l’élévation du niveau culturel et éducatif de la société russe et élargirent la sphère d’activité des intellectuels. Ceci eut pour effet le gonflement du nombre d’intellectuels de la classe moyenne dans les villes. À Tambov, entre 1897 et 1917, leurs effectifs passent de 1054 à 2041 (dont une augmentation de 466 à 748 dans les milieux éducatif et culturel, et de 420 à 502 dans le personnel médical)9.

12 Rappelons ici que l’aspiration de l’intelligentsia russe à servir son peuple avec abnégation a toujours été un trait essentiel caractéristique de ses meilleurs éléments. Le besoin de se réunir pour débattre des thèmes sensibles de la vie publique ou pour organiser des loisirs collectifs renvoie aussi aux particularités du caractère national russe où dominent la sociabilité et l’ouverture intellectuelle et émotionnelle à l’entourage. L’historien contemporain B.F.Egorov, qui a étudié la mentalité de l’intellectuel russe de cette époque, voit en ce dernier « moins de pragmatisme et d’intérêt personnel que chez son homologue occidental et une plus grande prégnance de cette aspiration romantique à débattre de la culture et de tous les problèmes du monde ou des moyens à mettre en œuvre pour transformer la mère-patrie. »10

13 Groupe social n’appartenant à aucune classe sociale en particulier et aspirant à être l’interprète des intérêts et des attentes des diverses catégories de la population, l’intelligentsia se distinguait par la grande variété de ses activités et de ses orientations. À Tambov, la « classe instruite » s’occupait des questions les plus diverses, allant de l’organisation des services municipaux au développement de l’éducation, de la santé publique et de la culture. La participation des différents groupes d’intellectuels aux associations publiques de Tambov dépendait de toute une série de facteurs d’ordre économique, socio-culturel et psychologique, telles l’aisance matérielle, l’éducation ou la classe sociale. Ainsi l’influence des enseignants fut-elle le plus marquée dans les organisations à mission pédagogique, dans les sociétés professionnelles d’entraide aux

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enseignants et dans les sociétés de recherche ethnographique locale. Les créateurs artistiques se regroupaient principalement dans les sociétés de type culturel et récréatif.

14 Il se dégage trois groupes principaux parmi les organisations publiques qui regroupaient l’intelligentsia de Tambov : pédagogiques, savantes, et de type récréatif orientées vers l’art et la culture. Elles œuvraient toutes dans le domaine socio-culturel, domaine au sein duquel les aptitudes et les aspirations des milieux cultivés s’accordaient de façon organique avec les exigences et les besoins sociaux concrets de la population de Tambov. Le secteur éducatif visant à la formation scientifique et artistique de la population favorisa, au sein de l’intelligentsia, le développement des moyens d’expression et de la compétence professionnelle. Dans une ville de province, dont la vie sociale n’était pas particulièrement trépidante, la mission culturelle de l’intelligentsia prenait un poids et une actualité particulière.

15 L’intelligentsia de Tambov se mobilisa tout d’abord sur le développement de l’éducation, ce qui se justifiait par la situation délicate dans ce secteur. Ainsi, au tournant du XXe siècle, l’indice d’alphabétisation dans la province de Tambov atteignait en tout 16,6 % (25 % chez les hommes et 7 % chez les femmes) ; à Tambov même, le nombre de personnes sachant lire et écrire représentait 54 % de la population11. De sérieuses carences pouvaient s’observer dans l’organisation de l’enseignement scolaire : le manque de moyens matériels, de locaux et d’encadrement pédagogique compétent était flagrant.

16 L’éventail des activités pédagogiques de l’intelligentsia de Tambov était assez large : l’attention se portait en grande partie sur le développement de l’enseignement primaire et secondaire et sur l’instruction religieuse et morale. Mais c’est dans le domaine de la formation extrascolaire des enfants et des adultes -- une branche de l’éducation à laquelle ni le gouvernement ni les organes locaux du pouvoir ne s’intéressaient suffisamment -- que l’on obtint les meilleurs résultats12.

17 C’est la Société de conférences publiques (Obščestvo narodnyh čtenij), ouverte en 1893, qui devint le centre de formation extrascolaire de Tambov. Les statuts de cette société furent rédigés spécialement pour la province de Tambov car il n’existait pas encore d’organisations de ce type en Russie. Les conférences publiques étaient l’initiative de M.T.Popov, professeur de lycée classique. Les enseignants du lycée et de l’école professionnelle formaient le noyau de l’organisation. Le soutien financier était assuré par E.D.Naryškin, grand propriétaire foncier de Tambov et mécène renommé. Ses dons permirent de construire un bâtiment de deux étages dans lequel on installa une bibliothèque, une salle de lecture, un musée historico-ethnographique et une grande salle de 600 places pour les conférences publiques.

18 À Tambov et dans les villes et villages de la province, les conférences avaient lieu huit mois sur 12, de septembre à mai, les dimanches et jours fériés. Le nombre moyen annuel de conférences atteignait presque les 90, avec un nombre d’auditeurs se situant entre 40 000 et 50 000 (entre 400 et un peu plus de 500 personnes par séance). En 1902, il y eut des conférences dans 294localités de la province13 : ces chiffres permettent de se rendre compte de l’importance de l’activité de la société et de la popularité de ses manifestations auprès de la population. Vers 1909, la salle de lecture de Tambov comptait déjà 14sections réparties dans les écoles, les hôpitaux et les unités militaires de la ville14.

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19 La population était informée par voie d’affiche de l’heure et du programme des conférences. Afin de donner plus d’attrait et de variété à celles-ci, on y invitait un chœur populaire et la fanfare militaire. En fait, ces manifestations tendirent à prendre la forme de spectacles dès 1913, lorsqu’il fut décidé de les accompagner d’une projection de film. C’étaient des membres de la société -- en grande partie des enseignants des écoles de la ville -- qui étaient responsables des conférences. Les thèmes des conférences et des débats étaient des plus variés, touchant la littérature, l’histoire ou la religion. La programmation annuelle tenait compte des dates marquantes du calendrier culturel russe. La conférence donnée à l’occasion du tricentenaire du règne de la dynastie des Romanov, qui rassembla plus de 1 200 personnes, laissa aux habitants de Tambov un souvenir inoubliable15.

20 Devant le succès des conférences, les dirigeants de la société eurent l’idée d’améliorer la qualité de leur travail sous toutes ses formes. L’étape suivante fut la construction de bibliothèques et de salles de lecture publiques. La direction de la société recevait un grand nombre de lettres demandant de l’aide pour l’ouverture de bibliothèques dans les villages. Entre 1895 et 1903, il s’ouvrit en tout 725bibliothèques publiques dans la province, alors que leur nombre avant 1895 ne dépassait même pas la dizaine. En créant ces bibliothèques et en les équipant, non seulement la société apprenait à connaître les goûts de la population en matière de lecture mais elle essayait aussi de les influencer et de donner au public le goût des lectures sérieuses.

21 Grâce à la diversité de son activité culturelle et pédagogique, la Société de conférences publiques vit sa popularité augmenter dans la population et reçut dans ses rangs des collaborateurs qualifiés et capables d’une grande initiative. Vers 1915, elle comptait déjà 232membres16. Sa composition professionnelle en faisait une organisation typiquement intellectuelle, le plus gros de ses troupes étant formé d’enseignants (47 % des membres selon les chiffres de 1915), de membres du clergé (27 % en 1915), de médecins, d’avocats et de personnalités du zemstvo17.

22 Pour ce qui est de l’appartenance politique de ses membres, la Société de conférences publiques présentait une assez grande variété. On y trouvait des représentants de partis et de mouvements politiques divers et variés, allant de l’extrême droite aux socialistes révolutionnaires (SR) : des monarchistes (M.T.Popov, A. A. Ščegolev), des nationalistes (S.O.Šadrov), des progressistes (S.I.Komsin), des membres du parti constitutionnel-démocrate (cadets) (L.D.Brjuhatov, N. N. Satin, A.Ja.Timofeev) et des SR (K.N.Šatov). Les idées des Lumières, populaires au sein des milieux cultivés de la ville, rassemblaient des personnalités publiques de tout bord qui oubliaient alors leurs divergences politiques fondamentales pour vivre en bonne intelligence dans le cadre d’une même organisation ou au sein du même conseil d’administration.

23 Cependant, les intérêts de parti ne furent pas sans affecter les relations des membres de la Société de conférences publiques à certaines périodes spécifiques de son existence. Ainsi, pendant la révolution de 1905-1907, le conseil d’administration de la Société, qui était d’orientation progressiste, mit à la retraite son président, L.I.Uspenskij, directeur du lycée de la province, homme de droite. Le conseil était composé de L.D.Brjuhatov, membre du conseil du zemstvo de la province ; A.Ja.Timofeev, avocat ; T.E.Ostroumov, inspecteur des écoles publiques ; I.I.Zolotouhin, membre de la douma municipale. À cette époque, la salle de lecture publique se transforma en centre de réunions et de meetings agités, et de discussions sur des questions politiques d’actualité. La société ne retrouva son ancien loyalisme que grâce aux efforts « héroïques » du gouverneur

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N.P.Muratov, qui déploya tout l’arsenal des mesures administratives dont il disposait. Deux exemples parmi d’autres : Brjuhatov fut arrêté et Ostroumov fut chassé de la province18.

24 La Société de conférences publiques établit des bases solides pour le développement de l’éducation extrascolaire à Tambov. Vingt ans plus tard, en 1912, l’entreprise des pédagogues de Tambov jouissait du soutien des juristes qui avaient fondé une organisation dont la mission était similaire, la Société de la bibliothèque (Obščestvo biblioteki). Pendant toute cette période, le nombre maximal des membres de cette société oscilla entre 50 et 60 personnes, pour la plupart issues des secteurs juridique et pédagogique, et de l’administration des zemstva. La société avait à sa tête le prince Išeev, personnalité publique bien connue à Tambov, qui était aussi l’un des dirigeants de la section locale du parti constitutionnel-démocrate. Les membres actifs de cette jeune organisation étaient d’autres cadets, les avocats N. M. Nazar´ev, I.N.Spasskij et M.K.Vol´skij. Dès sa création, la société fut l’objet d’une surveillance sans relâche de la part de la direction locale de la gendarmerie. Dans une lettre secrète du 8 décembre 1912 adressée à son chef V.M. Fon-Oglio, le gouverneur de Tambov, N.F.Ošanin, fait part de ses doutes sur la loyauté politique de la société, dont la majorité des fondateurs appartenait au parti constitutionnel-démocrate et avait fait preuve d’une grande activité aux élections de la IVedouma d’État. La société ne serait-elle pas un simple écran utilisé par l’association des cadets de Tambov pour bénéficier du droit légal de réunion ? se demandait le gouverneur19. Il ordonna qu’on surveille attentivement la société, mais les craintes des autorités s’avérèrent sans fondement. La société correspondait bien à son intitulé et s’occupait strictement de l’accomplissement de sa mission pédagogique.

25 Une bibliothèque et une salle de lecture furent créées grâce aux efforts des membres de la société. En 1916, la bibliothèque comptait déjà 10 500 volumes, et le nombre de ses visiteurs atteignait presque les 2 000 personnes20. Contrairement aux bibliothèques de la Société de conférences publiques, cette bibliothèque s’adressait principalement à un public cultivé. Les personnes ayant fait des études supérieures ou secondaires, y compris les élèves d’établissements secondaires spécialisés, représentaient entre 70 et 80 % de ses visiteurs21. Diverses personnalités se rendirent à l’invitation de la Société de la bibliothèque pour donner des conférences : l’écrivain F.K.Sologub, le critique d’art S.Glagol´, les critiques littéraires moscovites Ju.IAjhenval´d et N. Ju.Abramovič.

26 Au cours de la décennie qui s’étendit entre les deux révolutions (1907-1916), l’éventail des activités des organisations pédagogiques de Tambov s’enrichit de nouvelles formes de travail sortant de la tradition : la Société d’enseignement secondaire (Obščestvo srednego obrazovanija) (1916) créa un gymnase de garçons qui offrait un soutien matériel aux lycéens nécessiteux, tandis que le club des enseignants -- le Cercle pédagogique (Pedagogičeskoe sobranie) -- fut l’initiateur en 1910 de tribunaux d’honneur destinés à juger les héros de littérature populaire ; ces tribunaux commencèrent à fonctionner dès 1913.

27 Parmi les sociétés publiques de l’intelligentsia de Tambov, on trouvait un groupe particulier consacré à l’art et aux loisirs culturels. Au départ, les conditions de développement de ce type d’activité à Tambov n’étaient pas particulièrement favorables. À la fin du XIXesiècle, la ville comptait encore très peu d’organisations à vocation culturelle et pédagogique, et il y avait encore peu de personnes sensibilisées à l’art. D’où le caractère informel des premières associations d’amateurs d’art. On

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trouvait des clubs de dessin et de photographie, des cercles privés qui se réunissaient occasionnellement et qui regroupaient l’élite de la ville. Cependant, au fur et à mesure que l’intérêt de la société pour la création artistique grandissait, l’intelligentsia commença à envisager la création d’associations à la structure définie et fixe comportant un programme d’activités permanentes.

28 L’ouverture en 1882 d’une section de la Société russe de musique (Russkoe muzykal´noe obščestvo -- RMO) marqua une étape décisive dans le développement de la culture musicale de la province de Tambov. La RMO ouvrit pour toute la Russie prérévolutionnaire près de 50de ces filiales. La direction de la section de Tambov fut confiée à un collectif composé de N.N.Čolokaev, maréchal de province de la noblessse, V.M.Petrovo-Solovovo et K.A.Benkendorf, maréchaux de district de la noblesse, I.A.Guadanini, le maire, et de plusieurs autres responsables du self-government local.

29 Dans le cadre de la société on donnait des cours de musique qui finirent par se transformer en école -- un établissement de niveau plus élevé qui préparait au certificat de fin d’études musicales secondaires. L’école fut ouverte en 1900. Trois ans plus tard, elle s’installa dans un bâtiment récemment construit à l’intersection de deux rues centrales de la ville, Bol´šaja et Dvorjanskaja. Elle était dirigée par un ancien élève du Conservatoire de Moscou, S.M.Starikov, pianiste et chef d’orchestre de talent, qui s’était rendu à l’invitation de la section de la RMO de Tambov. Le nom de Starikov est indéfectiblement lié à l’école de musique : il fut à l’origine de sa création, il y mit au point les programmes d’études et y forma une génération entière de musiciens professionnels. Parallèlement, il monta le premier orchestre symphonique de la région, remit en activité une section de chant choral et œuvra efficacement en faveur de l’art vocal.

30 Des concerts symphoniques commencèrent à se mettre en place sous l’égide de l’école. Les chanteurs F.I.Šaljapin, L.V.Sobinov, A.V.Neždanova, A. D. Vjal´ceva, les pianistes A.Ziloti, A.Gol´denvejzer, E.Frej et bien d’autres encore vinrent en tournée à l’invitation de la section de la RMO de Tambov. Ils étaient acccompagnés de l’orchestre symphonique des élèves de l’école sous la direction de Starikov. Comme il y avait beaucoup de musiciens de talent parmi les premiers enseignants de l’école, le jeu des jeunes musiciens était d’un niveau plutôt élevé. La sélection des œuvres et les répétitions s’effectuaient au cours de réunions musicales en petit comité qui avaient lieu le jeudi dans les locaux de l’école. La société donnait plusieurs concerts de musique symphonique et de musique de chambre par saison, soumettant au jugement du public le jeu des jeunes musiciens ; ces soirées attiraient une assistance fidèle et empressée.

31 La société de musique traversa une série d’épreuves entre 1909 et 1912, lorsque le gouverneur de la province, N.M.Muratov, commença à mettre un frein à l’activité artistique de l’école. Son antisémitisme était à l’origine de ces agissements. De son propre aveu, pendant presque toute la durée de ses fonctions à ce poste, il avait « lutté contre la mainmise des juifs sur tous les secteurs de la vie de la province et ne pouvait naturellement pas fermer les yeux sur le fait que le représentant de la Société impériale russe de musique de la ville de Tambov était le mécréant juif Starikov »22. L’école fut mise sous la surveillance acharnée du gouverneur qui l’observa sans relâche. Les concerts de l’orchestre symphonique de l’école dirigée par Starikov furent tacitement interdits et le chef d’orchestre ne fut plus invité aux soirées et aux réunions musicales solennelles auxquelles assistaient le gouverneur et la haute société de la ville. Cependant, les obstacles créés par l’administration ne parvinrent pas à réduire

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l’activité de la société. Au plus fort des persécutions, pendant la saison 1910-1911, la section de la RMO monta huit concerts, trois représentations d’élèves et un opéra, tous interprétés de façon magistrale23.

32 L’attitude du gouverneur envers la Société de musique suscita des réactions négatives dans l’opinion publique locale. A.N.Naryškina, dame d’honneur à la Cour et mécène renommé de la province, prit le parti du maestro disgracié, exigeant du gouverneur qu’il mît fin à la « campagne contre les pédagogues » de l’école et qu’il fît preuve de « plus de modération et de sang-froid ». Le prince N.N.Čolokaev, maréchal de province de la noblesse, manifesta lui aussi son soutien à la société pendant cette période difficile de son existence. Alors que Muratov fermait les portes des institutions de la ville aux musiciens, Čolokaev mit la salle du Cercle de la noblesse (Dvorjanskoe sobranie) à la disposition de la société et devint l’auditeur principal de ses concerts. Il défendit souvent les intérêts de la société et de ses dirigeants auprès de la direction de Saint-Pétersbourg (étant donné que la princesse E. G.Al´tenburgskaja, présidente de la Société impériale russe de musique, apportait son appui à Starikov pour lequel elle avait beaucoup d’estime) et auprès du ministère des Affaires intérieures24.

33 Si Muratov ne parvint pas à obtenir la destitution de Starikov de la direction de l’École de musique, c’est en grande partie grâce à Čolokaev, doyen des personnalités du zemstvo, chef autoritaire et influent de la noblesse de Tambov, qui occupa ce poste sans interruption de 1891 à octobre 1917. En plus de ses activités au sein du self-government local, Čolokaev participait activement à des associations d’amateurs bénévoles : entre autres, la Société agricole (Sel´skohozjajstvennoe obščestvo), la Société de conférences publiques et la Société de protection des pauvres (Popečitel´noe obščestvo o bednyh). Il était aussi président du conseil d’administration des sections locales de la Société de musique et de la Société d’arboriculture fruitière et de culture maraîchère (Obščestvo plodovodstva i ogorodničestva).

34 Dans la sphère de l’art figuratif, l’activité culturelle et pédagogique était placée sous la responsabilité de la Société des amateurs d’art (Obščestvo ljubitelej hudožestv) et de la Société de photographie (Fotografičeskoe obščestvo), toutes deux créées en 1906. Grâce aux efforts des militants de ces organisations, qui étaient principalement des professeurs de dessin des écoles de la ville, on organisa des expositions annuelles de peinture et de photographie où l’on pouvait voir les œuvres d’artistes célèbres -- V.D.Polenov, A.M. Vasnecov, K.A.Korovin et d’autres -- et on installa des ateliers de peinture et des laboratoires de photographie.

35 Les associations de loisirs formaient un groupe important. Leur activité reflétait les centres d’intérêt propres à des groupes particuliers de la population qui y investissaient leur temps libre. Par exemple, la section locale de la Société pétersbourgeoise des loisirs pour enfants (S.-Peterburgskoe obščestvo detskih razvlečenij) organisait des activités pour les enfants, la Société des amateurs du Gramophone (1908) (Obščestvo ljubitelej grammofona) s’adressait plus particulièrement au personnel médical de l’hôpital du zemstvo de la province, qui s’intéressait fortement à cette nouvelle technique. La Société pour une bonne éducation physique (1909) (Obščestvo pravil´nogo fizičeskogo vospitanija) comptait une majorité de pédagogues et de membres du personnel médical que la nature même de leur activité incitait à attacher de l’importance à la culture physique et au sport.

36 L’intelligentsia de Tambov joua un rôle décisif dans les sociétés savantes, dont l’importance était extrêmement grande dans la ville. Comme celle-ci n’avait ni

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établissement d’enseignement supérieur ni centre de recherche scientifique, les sociétés savantes étaient les seuls centres intellectuels qui se chargeaient de faire connaître la science. Le petit nombre de spécialistes parmi leurs membres poussa les habitants de Tambov à s’impliquer davantage dans ces activités et à accomplir tout un ensemble de missions : ils initièrent un large public à la science, contribuèrent à doter la ville de sa propre école de formation de chercheurs et tentèrent de réduire le fossé entre le niveau de développement scientifique de leur ville provinciale et celui des centres de recherche de la capitale.

37 Toutes les sociétés savantes se sont formées selon le même schéma, autour d’une ou de plusieurs personnalités hors du commun spécialisées dans une branche donnée de la science. Dans le cas de la Commission scientifique d’archives, c’étaient les ethnographes I.I.Dubasov et A.N.Norcov ; dans celui de la Société des amis de la nature (Obščestvo ljubitelej prirody), le géologue F.V.Lungersgauzen et le médecin V.N.Levčuk ; dans celui de la Société d’histoire militaire (Voenno-istoričeskoe obščestvo), le lieutenant général et chef de garnison E.Z.Korbut ; et dans le cas de la Société physico-médicale (Fiziko-medicinskoe obščestvo), c’étaient le docteur en médecine E.H.Ikavitc et l’inspecteur médical de province V.K.Zedergol´m. La plupart d’entre eux avaient fait de l’histoire régionale leur centre d’intérêt. Ceci s’expliquait par le faible développement de cette branche ainsi que par le désir des ethnographes de Tambov de démentir l’opinion répandue selon laquelle l’histoire et la culture provinciales étaient des sujets ternes et sans avenir et de montrer le rôle unique et original de la province dans la vie du pays. Rappelons ici à propos la déclaration de l’historien-ethnographe Dubasov que « c’est précisément la province russe qui est l’essence de la vie en Russie ».

38 La société historique la plus ancienne de Tambov est la Commission scientifique d’archives (Tambovskaja učenaja arhivnaja Komissija -- TUAK). Fondée en 1884 par ordre du tsar, elle fait partie des quatre premières commissions d’archives de province (Gubernskie učenye arhivnye Komissii -- GUAK)25. Elle donnait à la fois l’image d’un organisme semi-étatique ayant pour mission de collecter les archives de la province et celle d’un organisme indépendant de recherche. Sa mission principale, en tant que société scientifique d’archives, était de collecter, de trier et de conserver les documents historiques. Cependant, la définition des priorités et de l’orientation de l’activité de la Commission dépendit beaucoup, au cours des différentes périodes de son existence, des goûts et des passions scientifiques de ses présidents. Il y en eut deux en tout, I.I.Dubasov et A.N.Norcov. Le premier, issu du clergé, historien et ethnographe, fut l’un des premiers à faire une étude systématique de l’histoire de la région de Tambov. Il laissa derrière lui un héritage scientifique considérable. Norcov, quant à lui, était un ancien militaire issu de la noblesse qui s’intéressa à la recherche lorsqu’il prit sa retraite. Comme il s’était toujours intéressé à l’action publique, il ne devint pas un savant de cabinet, et se fit connaître en tant que personnalité publique parmi les archivistes.

39 La première période de l’existence de la Commission, depuis sa création jusqu’à 1900, date à laquelle Dubasov quitta Tambov, fut consacrée à la collecte de matériaux documentaires et à la création d’un fonds d’archives historiques. Le mérite du premier directeur fut avant tout d’attirer des collaborateurs dynamiques et solides, dont une partie contribua à l’organisation des recherches scientifiques tandis que l’autre fournit le soutien matériel.

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40 L’activité scientifique de la Commission s’organisa de telle façon qu’aucune réunion publique ne pouvait avoir lieu sans qu’il y eût un rapport scientifique ou une communication de son président. La Commission avait un très grand nombre de membres, près de 200 en 1904 et pas loin de 300 en 191726. Dans les listes des membres demeurant dans d’autres villes figurent des historiens et des archivistes renommés tels V.O.Ključevskij, I.E.Zabelin, D.Ja.Samokvasov, D.I.Ilovaj-skij, S.F.Platonov, S.M.Seredonin et A.S.Lappo-Danilevskij. Cependant, la recherche active était assurée par moins d’un dixième du groupe des collaborateurs, pour la plupart membres de l’intelligentsia locale.

41 L’activité de la Commission se limitait à deux grandes branches : l’activité interne, en rapport avec la mission de la Commission d’archives en tant que société savante et l’activité extérieure, orientée vers la vulgarisation scientifique et l’éducation de la population de Tambov. Le travail scientifique de la Commission consistait à collecter des documents historiques, à les conserver dans un dépôt unique et à les traiter. Les collaborateurs de la Commission réussirent à collecter près de 10000dossiers dans ce dépôt. Le fonds historique contenait des documents uniques sur la colonisation des confins de l’ancienne Moscovie, une abondance de matériaux sur l’histoire de l’église et de la noblesse de Tambov et sur la vie quotidienne de la population de la ville. Dans l’ensemble, les intérêts scientifiques des membres de la Commission de cette période se limitaient à l’étude de l’histoire quotidienne de la population locale. Ceci était dû en grande partie aux centres d’intérêt de son président Dubasov qui pensait que « la vie quotidienne du peuple avec ses préoccupations journalières et ses innombrables centres d’intérêt, où qu’elle soit, dans le Centre, au fin fond de la province ou dans les confins, est le sujet de recherche historique le plus important »27.

42 Comme les membres de la Commission ne voulaient pas se limiter à la seule collecte de documents d’archives, ils inclurent dans leurs occupations la recherche et la description d’objets historiques. Le musée de la Commission abritait une grande variété de pièces d’archéologie, de minéralogie, de numismatique, d’antiquités religieuses et d’objets représentatifs du folklore local. Au début du XXe siècle, le nombre moyen de ses visiteurs se situait entre 30 et 50personnes par jour28. La Commission se mit en contact permanent avec un grand nombre d’institutions scientifiques, dont la Société historique russe (Russkoe istoričeskoe obščestvo) et la Société d’archéologie de Moscou (Moskovskoe arheologičeskoe obščestvo), la Société d’archéologie, d’histoire et d’ethnographie de Kazan (Kazanskoe obščestvo arheologii, istorii i etnografii), dans le but d’échanger des informations et de compléter les fonds de ses archives, de son musée et de sa bibliothèque.

43 L’activité culturelle et pédagogique de la Commission visait à propager la connaissance de l’histoire dans la population et à éveiller en elle un intérêt pour son passé. Pendant la durée de son existence, elle publia 74ouvrages (dont 58recueils du bulletin d’information de la Commission (Izvestija Tambovskoj učenoj arhivnoj komisssii -- ITUAK) et 16 publications séparées). Le volume de son activité éditoriale la plaçait parmi les premières commissions d’archives russes -- elle n’était devancée que par la commission de Tver´29.

44 La nomination de Norcov à la présidence de la Commission donna lieu à une nouvelle orientation de son activité, privilégiant l’étude des monuments de la culture matérielle. Les expéditions archéologiques sur le territoire de la province de Tambov commencèrent à y occuper une grande place. Pendant ces expéditions, on étudiait les

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objets du passé, on photographiait les vieilles églises et les vestiges des villes, on faisait des fouilles. La protection des monuments du passé devint une branche à part entière des activités de la Commission.

45 La révolution de 1905-1907 altéra le travail de la Commission, dont la situation financière se détériora considérablement à cause des interruptions survenues dans les cotisations des membres et les subventions des zemstva, dont les principaux payeurs -- propriétaires fonciers et fonctionnaires -- souffrirent énormément des troubles dans les campagnes. Les collaborateurs de la Commission d’archives cessèrent de participer aux congrès scientifiques de crainte que l’agitation qui s’était emparée de la société russe ne se reflétât sur leur travail et ne lui donnât un « air de partialité politique », ils limitèrent les contacts avec les autres sociétés historiques et se consacrèrent exclusivement à la recherche scientifique30. Cette ligne de conduite était inspirée par la position idéologique de la direction de la Commission et elle reflétait sa position sur les événements dans le pays et sur ce que devait être la place de l’homme de science en période d’agitation sociale. Norcov écrivit pendant ces années : « La science est un moyen unique et noble de s’éloigner de tous les extrêmes politiques, et même de les ignorer complètement et de réserver ainsi son cœur et son esprit pour le service de la patrie d’une façon pure et désintéressée. »31 Le chercheur désireux d’évaluer objectivement les événements historiques doit rester hors des partis et de la politique -- telle était la conviction du président de la Commission.

46 L’apolitisme et le conservatisme dont fit preuve la Commission d’archives pendant la période révolutionnaire s’expliquent aussi par le fait que sa direction rejetait la lutte des classes, lui déniant la capacité de transformer la société. Très au fait de l’histoire de leur pays, les archivistes étaient convaincus que pour développer ce pays il fallait préférer la voie de l’évolution, que cette voie permettait de tenir suffisamment compte de l’expérience historique, de la mentalité et des réalisations culturelles du peuple russe. L’attitude du président de la Commission est également due au statut particulier de celle-ci au sein du système des institutions scientifiques. Grâce en grande partie aux efforts et aux relations personnelles de Norcov, la Commission de Tambov fut la première du groupe des commissions d’archives de province (GUAK) à être mise sous la protection du tsar en 1904.

47 Notons qu’aucun événement notable dans la vie de la ville n’eut lieu sans la participation de la Commission. Celle-ci joua un rôle important dans l’organisation de jubilées commémorant des événements locaux et nationaux, et fit même paraître dans ses Izvestija des essais et des articles sur les événements passés et présents les plus marquants du pays et de la région.

48 En 1912, la Commission exprima à la douma municipale son désir de renommer plusieurs des rues et squares de la ville qui ne portaient pas de noms historiques (Bol ´šaja, Gimnazičeskaja, Dolgaja... -- la Grand’Rue, la rue du Lycée, la rue Longue...), en leur donnnant le nom de personnalités politiques et publiques qui avaient contribué au développement de Tambov : le gouverneur général de Tambov G.R.Deržavin ; le voïvode fondateur de la ville Boborykin ; le poète M.Ju.Lermontov, qui avait séjourné à Tambov et avait décrit la ville dans son récit Tambovskaja kaznačejša (La femme du caissier de Tambov) ; le gouverneur Gamaleja ; et E.D.Naryškin, qui avait fait don à la ville de l’Institut Alexandra, du Cercle équestre, du Cercle de la noblesse et d’une bibliothèque publique32. Cette initiative des membres de la Commission était en avance sur son

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temps. Actuellement, un tout petit nombre des personnalités proposées connaissent une seconde vie sur les plaques de rues et de squares de Tambov.

49 L’activité féconde et multiforme de la Commission a permis le développement de l’ethnographie historique dans la province de Tambov et a fortement contribué à la prise de conscience citoyenne des habitants de Tambov. C’est dans ce sens que ses présidents avaient œuvré -- I.I.Dubasov, qui avait qualifié sa mission de « scientifique et patriotique » et A.N.Norcov, pour qui la Commission devait se consacrer à l’éducation de la génération actuelle et des générations futures, à l’éveil d’une « conscience nationale, d’un amour pour la patrie et d’une noble fierté nationale »33.

50 L’intelligentsia a donc joué un rôle considérable dans les associations publiques de Tambov au tournant du XXe siècle. Le point de départ de son activité fut le désir d’élever le niveau et la qualité de vie des habitants de Tambov, de leur apporter civilisation et culture. Au cours de la création des organismes publics et pendant la durée de leur activité, l’intelligentsia dut faire face au dilemme russe essentiel de cette époque : quelle voie valait-il mieux adopter pour le développement de la Russie ? Celle des changements révolutionnaires radicaux ou celle de l’évolution et des « petites actions », qui nécessitait un travail méticuleux de construction ? L’intelligentsia opta pour la seconde, celle de l’amélioration par étapes progressives de tous les aspects de la vie sans restructuration révolutionnaire douloureuse, dans le cadre d’organismes publics légaux.

51 Le caractère et les orientations de l’activité des associations publiques ont permis de changer la mentalité de la population de Tambov. En lui offrant la possibilité de se réunir et d’apporter une solution aux problèmes de sa vie quotidienne de façon autonome, les sociétés lui ont permis d’acquérir l’expérience de l’action citoyenne.

52 Université d’État de Tambov

53 anastasiya13@ mail. ru

NOTES

1. La population de Tambov atteignait 50 000 habitants au début du XXe siècle ; les paysans prédominaient, ils représentaient 49,7 % de l’ensemble de la population, la noblesse 11 %, la bourgeoisie 29 %. Pervaja vseobščaja perepis´ naselenija Rossijskoj imperii 1897 g. (Premier recensement général de la population de l’empire russe, 1897), t. 42 : Tambovskaja gubernija, Saint-Pétersbourg, 1904, p. 54-55. 2. « Narodnoe prosveščenie » (L’instruction publique), in Pamjatnaja knižka Tambovskoj gubernii na 1894 g. (Agenda de la gubernija de Tambov pour 1894), Tambov, 1894, p. 332 ; Tambovskij kraj, 6 décembre 1913. 3. Tambovskie otkliki, 16 janvier 1914. 4. Tambovskaja žizn´, 11 juin 1914.

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5. Archives d’État de l’oblast´ de Tambov (Gosudarstvennyj arhiv Tambovskoj oblasti -- GATO), f. 25, op. 1, d. 27, l. 27, 80 v°., 129, 165, 284, 286 : Tambovskie otkliki, 3 mai 1914. 6. V.N. Kozljakov, A.A. Sevast´janova, « Kul´turnaja sreda provincial´nogo goroda » (Le milieu culturel de la ville de province), in Očerki russkoj kul´tury XIX veka (Études de la culture russe du XIXe siècle), t. 1, Moscou, 1998, cf. le tableau p. 179-180. 7. Tambovskaja žizn´, 26 mai 1913. 8. Pour l’auteur, l’intelligentsia comprend les personnes exerçant dans leur profession une activité intellectuelle dans des branches diverses : les enseignants, le personnel médical, les représentants des professions libérales, le clergé, les ingénieurs, les avocats, les fonctionnaires, les étudiants. 9. V.V. Kaniščev, « Tambovskaja intelligencija v XIX -- načale XX vv. » (L’intelligentsia de Tambov au XIXe et au début du XXe siècle), in Očerki istorii kul´tury Tambovskogo kraja. Sbornik naučnyh rabot (Essais d’histoire culturelle du kraj de Tambov. Recueil de travaux scientifiques), Tambov, 1993, p. 54. 10. B.F. Egorov, « Russkie kružki » (Les cercles russes), in Iz istorii russkoj kul´tury (De l’histoire de la culture russe), t. 5 : XIX vek (XIXe siècle), Moscou, 1996, p. 507.

11. Pervaja vseobščaja perepis´..., op. cit., p. XIII, 1, 56-57. 12. En 1914, les dépenses du zemstvo de Tambov relatives à l’éducation extrascolaire représentaient au total 1 % de ses dépenses pour l’éducation : « Zadači zemstva v oblasti vneškol´nogo obrazovanija » (Les objectifs du zemstvo dans le domaine de l’éducation extra-scolaire), Tambovskij kraj, 25 mars 1914. 13. « Očerk desjatiletnej dejatel´nosti Obščestva po ustrojstvu narodnyh čtenij v g. Tambove i Tambovskoj gubernii v svjazi s istoriej ego obrazovanija » (Aperçu de dix ans d’activité de la Société de conférences publiques dans la ville et la province de Tambov et histoire de sa formation), Sbornik-kalendar´ Tambovskoj gubernii na 1903 god (Almanach de la province de Tambov pour l’année 1903), Tambov, 1903, p. 225. 14. GATO, f. 25, op. 1, d. 27, l. 102. 15. Otčet pravlenija Obščestva po ustrojstvu narodnyh čtenij v g. Tambove i Tambovskoj gubernii za 1913 god (Compte rendu du conseil d’administration de la Société de conférences publiques dans la ville et la province de Tambov pour l’année 1913), Tambov, 1915, p. 14. 16. GATO, f. 25, op. 1, d. 142, l. 126. 17. Établi d’après GATO, f. 25, op. 1, d. 142, l. 126. 18. GATO, f. 25, op. 1, d. 142, l. 90 v°-91. 19. GATO, f. 272, op. 1, d. 9, l. 23 v°. 20. Otčet Obščestva Tambovskoj biblioteki za 1916 god (Rapport de la Société de la bibliothèque de Tambov pour l’année 1916), Tambov, 1917, p. 5, 11. 21. Compte établi d’après Otčet Obščestva Tambovskoj biblioteki za 1913 god (Rapport de la Société de la bibliothèque de Tambov pour l’année 1913), Tambov, 1914, p. 8, 9 ; Otčet Obščestva Tambovskoj biblioteki za 1916 god, p. 5, 6. 22. GATO, f. 4, op. 1, d. 6848, l. 123. 23. Ibid., l. 48-49.

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24. Ibid., l. 23-24, 123 ; Archives nationales de Russie de la littérature et des arts (Rossijskij gosudarstvennyj arhiv literatury i iskusstva -- RGALI), f. 1208, op. 1, d.26, l. 156 v°, 176. 25. Avant la révolution, il y avait en tout en Russie 39 commissions scientifiques d’archives de province. 26. « Kratkij istoričeskij očerk vozniknovenija i dejatel´nosti Tambovskoj učenoj arhivnoj komissii, 1884-1904 » (Bref aperçu historique de la création et de l’activité de la Commission scientifique d’archives de Tambov, 1884-1904), in Gubernskie učenye arhivnye komissii i ih značenie (Les commissions scientifiques d’archives de province et leur importance), Tambov, 1904, p. 9 ; Izvestija Tambovskoj učenoj arhivnoj komisssii (cité infra -- ITUAK), 57, 1917. 27. I.I.Dubasov, Očerki istorii Tambovskogo kraja, (Essais d’histoire du kraj de Tambov), Moscou, 1883, fasc. 2, p. 1. 28. GATO, f. 178, op. 1, d. 66, l. 4 ; d. 72, l. 6. 29. V.P.Makarihin, « Gubernskie učenye arhivnye komissii i ih rol´ v razvitii obščestvenno-istoričeskoj mysli v konce XIX-načale XX veka » (Les commissions scientifiques d’archives de gubernija et leur rôle dans le développement de la pensée socio-historique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle), Istorija SSSR, 1, 1989, p. 167. 30. ITUAK, 52, 1906, p. 1. 31. Ibid., 53, 1909, p. 13. 32. Tambovskij kraj, 18 septembre 1912. 33. GATO, f. 4, op. 1, d. 5178, l. 8v°.

RÉSUMÉS

Résumé L’article est consacré à un aspect majeur de l’activité publique de l’intelligentsia russe, à savoir sa participation aux sociétés bénévoles apolitiques (pédagogiques, savantes et culturelles). L’analyse se base sur des matériaux relatifs à Tambov, chef-lieu de province typique du centre de la Russie, qui datent de la période prérévolutionnaire, période pendant laquelle un climat de tension politique, culturelle, scientifique et artistique se faisait de plus en plus sentir dans la ville. Elle montre comment l’activité culturelle de l’intelligentsia s’est développée et en quoi se distinguaient les divers groupes d’intellectuels qui composaient les associations de bénévoles. La présentation des sociétés publiques les plus marquantes et les plus actives et de leurs chefs permet d’analyser les raisons qui ont poussé l’intelligentsia à s’engager dans l’action publique, les traits particuliers de son organisation loin de la capitale, l’impact des associations apolitiques sur le développement de la conscience civique et politique de l’intelligentsia et sur sa professionnalisation. Pour l’auteur, cette activité témoigne de la capacité d’une partie considérable de la « classe instruite » russe, confrontée à un climat d’instabilité politique, à s’engager sur la voie d’un travail constructif progressif plutôt qu’à se lancer dans l’expérimentation révolutionnaire. L’auteur voit dans l’activité des sociétés apolitiques l’une des

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formes de la transformation de la vie russe selon la théorie des « petites actions ». L’article se base sur un grand nombre de sources -- documents d’archives, périodiques, et écritures des organisations publiques.

Abstract The role played by the intelligentsia in Tambov at the turn of the twentieth century : a tentative regional study. This article deals with an important episode in the Russian intelligentsia’s public activity, namely its participation in non-political (pedagogical, scientific and cultural) societies. The analysis is based on material relative to Tambov (a typical provincial capital in Central Russia) dating back to the prerevolutionary era, a time when increasing unrest could be felt in the town’s political, cultural, scientific and artistic life. It shows how the intelligentsia’s cultural activity developed and how the various groups of intellectuals that made up the societies participated. The author describes the most remarkable and active public societies and their leaders and studies the reasons why the intelligentsia became involved in public action, how it could organize in a provincial context, how non-political societies influenced the development of civil and political consciousness, and how the intelligentsia became professionalized. The author considers that the intelligentsia’s activity attests its ability to engage in progressive, constructive work rather than revolutionary experimentation when caught in the midst of political instability, and sees in it the implementation of the evolutionary transformation of Russian society based on the theory of “small deeds.” The research is based on a vast amount of sources--archival documents, periodicals, and the societies’ bookkeeping records.

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Panorama bibliographique

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Istoriko-dokumental´nye al ´manahi : obzor

Dimitri GOUŽEVITCH

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Russie ancienne et impériale

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Marshall T. Poe, A people born to slavery

Pierre GONNEAU

RÉFÉRENCE

Marshall T. POE, A people born to slavery. Russia in early modern European ethnography, 1476-1748. Ithaca–Londres, Cornell University Press, 2000, 293 p. (Studies of the Harriman Institute)

1 Après nous avoir donné une importante bibliographie des sources étrangères concernant la Russie (Foreign descriptions of Muscovy : an analytic bibliography of primary and secondary sources, Columbus, 1993), Marshall Poe entreprend d’exploiter ce matériau. Son but est de « mettre en lumière les origines de l’image moderne de la Russie en analysant les récits européens consacrés à la Moscovie, écrits de la fin du XVe siècle au début du XVIIIe ». Sans prétendre à l’exhaustivité, il s’intéresse à « la genèse de cette idée simple et fondamentale selon laquelle le tsar était un tyran régnant sur des sujets esclaves » (p. 4). La plus grande attention est donc accordée aux témoignages concernant le gouvernement de la Russie d’une manière générale et les rapports entre le souverain et les élites en particulier. L’auteur est conscient que les textes qu’il utilise expriment, eux aussi, les idées d’une élite de voyageurs, de penseurs et de gouvernants plutôt qu’une véritable opinion publique européenne ; pourtant, ils contribuent largement à écrire une sorte de dictionnaire des idées reçues sur la Russie, appelées à une longue vie. Le sujet est, on le voit, important, et l’exposé, clair et agréablement rédigé, fournit d’intéressants éléments de réponse.

2 Les textes retenus sont classés en fonction de leur date de parution et de la qualité des informations qu’ils contiennent. Le chapitre 1 rend compte des seize descriptions de la Russie composées entre 1486 et 1549, toutes de seconde main. Le chapitre 2 est consacré aux récits de diplomates et de marchands qui firent en Moscovie des séjours de courte durée (deux ans au plus) entre 1549 et 1700. Le chapitre 3 traite des témoignages d’étrangers qui résidèrent plusieurs années dans le pays, à la même époque. Pour ces deux

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sections, Poe n’a retenu qu’une trentaine d’œuvres, les plus riches à ses yeux, sur un total nettement plus élevé (et non précisé). Les chapitres 4 à 6 entendent présenter la place qu’occupe la Russie dans cinq importants traités théoriques, composés entre 1576 et 1748. Toutefois, comme leurs réflexions sont largement tributaires de l’ouvrage clé de Sigismond von Herberstein, Rerum moscoviticarum commentarii (1 e édition : 1549), un important retour en arrière lui est consacré. Le chapitre 7 s’efforce d’établir dans quelle mesure la perception européenne correspondait aux réalités russes en se demandant si la Moscovie était un système despotique. On trouve encore en annexe une présentation des « histoires folkloriques » sur Ivan le Terrible contenues dans les sources utilisées. L’ouvrage est complété par une bibliographie conséquente, mais omettant les travaux français, ou italiens, comme il est souvent d’usage aux États-Unis1.

3 À la fin de l’introduction (p. 5-7), Poe précise les choix terminologiques qu’il a été amené à faire, quitte à commettre certains anachronismes. C’est ainsi qu’il distingue des textes cosmographiques, historiques, diplomatiques (rapports d’ambassade) et « ethnographiques ». Par ce dernier terme, il faut entendre les descriptions générales de la Russie qui, le plus souvent, comprennent les rubriques suivantes : « la géographie, la cour, l’administration, l’armée, les classes sociales, les mœurs et coutumes, l’économie, la religion, etc. ». Cette définition n’est guère choquante, mais il est étrange de voir les auteurs des XVIe et XVIIe siècles se transformer en « ethnographes », ou Montesquieu défini comme un « lecteur assidu de littérature ethnographique » (p. 192) …

4 L’auteur utilise également les termes « Russie » et « Russes » plutôt que « Moscovie » et « Moscovites » ; il nomme ses observateurs étrangers des « Européens » et leur espace « l’Europe ». Ce parti pris a l’avantage d’éviter les « Occidentaux » et « l’Ouest », concepts inexistants avant le XIXe siècle. En revanche, il présente l’inconvénient de renforcer la dichotomie entre Europe et Russie, alors que – le contenu du livre le montre – l’origine et les intérêts nationaux de chaque auteur influent parfois nettement sur sa peinture de la Russie. Mais il est aussi vrai, comme le prouvent les tableaux des p. 27, 37, 136 et 137, que les emprunts d’un ouvrage à l’autre étaient monnaie courante et que la vision d’Herberstein toucha, directement ou indirectement, l’ensemble de l’Europe. Cette observation se vérifie plus particulièrement en ce qui concerne le cœur de la problématique, la question du despotisme. « Quand les ethnographes utilisent Herberstein (ou quelque texte herbersteinien), l’image du despotisme tend à être présente. Des douze auteurs qui citent soit Herberstein, soit un texte qui emprunte à Herberstein, onze […] mentionnent au moins trois des caractéristiques de la thèse despotique ». En revanche, « les ethnographes qui ne connaissent pas Herberstein passent sous silence l’interprétation despotique ou lui accordent peu d’attention » (p. 140-141). Même si l’histoire ne s’écrit pas avec des « si », Poe touche un point important en s’interrogeant sur le destin qu’aurait pu avoir l’image de la Russie en Europe si l’Anglais Chancellor, laudateur du système politique russe, avait précédé Herberstein en Russie et pris la peine d’écrire une relation élaborée, en latin, plutôt qu’un obscur livret en anglais (p. 144). Mais la popularité d’Herberstein est-elle accidentelle, ou bien l’ambassadeur n’a-t-il pas écrit ce que le public éduqué européen était prêt à entendre sur la lointaine Russie ?

5 La conclusion du dernier chapitre, sur la réalité du despotisme moscovite, est à la fois équilibrée et quelque peu décevante (p. 225-226). Tout en reconnaissant le caractère artificiel de l’opposition « binaire mythique » entre une Moscovie servile et une

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Europe libre, il considère que l’autorité du souverain moscovite dépassait celle de tout autre monarque européen. Marshall Poe admet aussi que les observateurs étrangers ont pris trop au pied de la lettre la terminologie des relations de maître à esclave couramment employée à la cour de Moscou, sans voir que si le souverain/ maître exigeait d’être servi, il s’engageait aussi à protéger le noble/esclave. Mais on peut dire que le même contrat existait entre le maître noble et son serf, explicitement formulé dans le cas où une charte d’asservissement volontaire (kabala) était rédigée. Selon Poe, la principale différence entre Russie et Europe se situe au niveau de la philosophie ou de la théologie politique : « Contrairement aux Européens, qui croyaient que le gouvernement devait être limité afin que les hommes puissent se perfectionner, les Moscovites pensaient que l’autorité du tsar devait être presque illimitée, afin de réfréner les penchants mauvais des hommes ». L’auteur estime enfin que le système autoritaire mis en place s’avérait efficace en ce qu’il évitait les querelles politiques au sommet (sic) et permettait de mobiliser d’importantes ressources fiscales à la base. Il ne s’agissait donc pas d’une tyrannie, mais plutôt « d’une stratégie logique d’adaptation qui permettait à l’élite moscovite de construire un empire dans des conditions des plus délicates ».

6 Nous ne partageons sans réserve que la remarque sur la fonction métaphorique du discours de la servitude. En ce qui concerne le despotisme, l’auteur n’a, visiblement, pas eu le temps de lire le livre de Donald Ostrowski, Muscovy and the Mongols : cross-cultural influences on the steppe frontier, 1304-1589, Cambridge, 1998, qui consacre son chapitre 4 au « despotisme oriental » de la Moscovie. Si l’analyse du système russe à laquelle se livre Ostrowski est discutable sur bien des points, cet auteur nous semble proche de la vérité lorsqu’il conclut que despotisme et servilité sont des catégories élaborées d’abord et avant tout pour les besoins de la polémique européenne : « Toute la problématique du “despotisme oriental” est fallacieuse ; elle a été fabriquée au XVIIIe siècle par les détracteurs de la monarchie française, comme un moyen d’attaquer cette forme de gouvernement » (p. 107)2. L’adéquation du système russe aux besoins de l’élite russe est une autre question. Sa fonctionnalité est certaine, mais le plus proche voisin de la Russie était la Pologne-Lituanie qui développa, dans un contexte socio- économique assez semblable, des institutions radicalement différentes où le pouvoir du roi était étroitement contrôlé. Cette adaptation n’était pas moins favorable aux intérêts de l’élite et la Rzeczpospolita du début du XVIIe siècle représentait un empire aussi vaste que la Russie…

NOTES

1. L’absence la plus regrettable est celle du livre de M. Mervaud et J.-C. Roberti, Une infinie brutalité : l’image de la Russie dans la France des XVe et XVIIe siècles, Paris, 1991 (Cultures et sociétés de l’Est, 15). Citons aussi André Berelowitch, « La Moscovie dans l’Europe du XVIIe siècle : la marche vers l’Ouest (1618-1721) », in Armée et diplomatie dans l’Europe du XVIIe siècle, Paris, 1992, p. 27-66 (Bulletin de l’Association des historiens modernistes des universités, 16) ; J. Jubé, La Religion, les mœurs et les usages des Moscovites, éd. par M. Mervaud, Oxford, 1992 (Studies on Voltaire and the eighteenth

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century, 294) ; J. Margeret, Un Mousquetaire à Moscou : mémoires sur la première révolution russe 1604-1614, éd. par A. Bennigsen, Paris, 1983 ; M. Mervaud, « Jacques Jubé et l’Union des Églises », Revue des Études slaves, 70, 1998, p. 377-398 (numéro thématique intitulé : « La Chrétienté latine et les Slaves orientaux »). Giuseppe (et non Dzhuzeppe d’après une transcription du russe !) D’Amato n’a pas seulement publié Sočinenija ital´jancev o Rossii konca XV-XVI vv., Moscou, 1995 (cité par Poe), mais aussi La Moscovia di fine ’500 nei resoconti dei viaggiatori inglesi, Gênes, 1995 ; « Richard Chancellor alla scoperta della Moscovia », Europa Orientalis, 14, 1, 1995, p. 7-17 ; « Ital ´jancy XVI veka o Rossii », in Rossija i Italija, fasc. 2, Moscou, 1995-1996, p. 34-49 ; « Gorod Moskva v vosprijatii ital´janskogo čitatelja XV-XVI vekov », Arheografičeskij ežegodnik, 1997, p. 103-107. Signalons enfin un récent recueil slovéno-russe que Poe semble ignorer : Žiga Herberstein odkritelj Rusije : XVI stoletje v Rusiji in slovenskih deželah = Sigizmund Gerberštejn pervootkryvatel´ Rossii : XVI stoletie v Rossii i slovenskih zemljah, Ljubljana, 1999. 2. L’auteur n’a pu non plus lire l’ouvrage, postérieur au sien, d’André Berelowitch, La hiérarchie des égaux : la noblesse russe d’Ancien Régime (XVIe-XVIIe siècles), Paris, 2001 dont la première partie s’intitule Le despotisme paradoxal. Les p. 134 à 140, démontrant l’adhésion profonde d’une large couche de notables au système monarchique russe, sont très riches d’enseignement (cf. mes comptes rendus dans la Revue des Études slaves, 72, 2000, p. 569-577 pour D. Ostrowski, 73, 2001, p. 540-542 pour A. Berelowitch).

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Sergej Bogatyrev, The sovereign and his counsellors

Pierre GONNEAU

RÉFÉRENCE

Sergej BOGATYREV, The sovereign and his counsellors. Ritualised consultations in Muscovite political culture 1350s-1570s. Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, 2000, 297 p. (Annales Academiæ scientiarum Fennicæ. Humaniora, 307)

1 L’étude de Sergej Bogatyrev, consacrée aux formes de consultation au sein de l’élite gouvernante russe, peut être vue comme un prolongement pratique du travail de Marshall Poe, comme une vérification sur le terrain, infirmant la thèse du despotisme russe. L’auteur met en effet en évidence l’existence permanente d’un processus coutumier de partage des décisions entre le souverain et plusieurs cercles, plus ou moins proches, de courtisans. Il conclut même : « L’image du conseiller-apôtre correspondait à celle du souverain, incarnation du Christ. Le souverain et le conseil constituaient donc une seule entité […]. Sous le régime autocratique, ni le souverain ni les boyards ne jouissaient d’un monopole du pouvoir politique. Puisque l’on attribuait aux devoirs du conseiller une nature sacrale, la sphère de son activité n’était jamais distincte de celle du souverain » (p. 221). Le cœur du problème est de définir dans quelle mesure le processus du conseil débouche ou non sur un Conseil, une ou des institutions dotées d’une certaine permanence dans sa (leur) structure et dans sa (leur) composition. Une partie de la démonstration et l’étude historiographique donnée dans l’Appendice I tendent à montrer que la « Douma des boyards » est une « expression commode inventée par les historiens » (p. 253), mais qu’elle ne correspond pas à une véritable institution, à un organe fonctionnel du pouvoir central, comparable aux bureaux (prikazy) qui prennent peu à peu en charge l’administration des recettes fiscales, des ambassades, de la sûreté intérieure, des bénéfices, etc. Toutefois, Bogatyrev identifie un Conseil privé du souverain (Privy Council, en russe Bližnjaja Duma) qui se structure essentiellement pendant le règne d’Ivan le Terrible, et il analyse son rôle au

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sein de l’appareil d’État russe (ch. 3-4). « À la fin du troisième quart du XVIe siècle, le Conseil occupait une place bien définie dans le système de l’État. Il était devenu un intermédiaire entre le souverain et les organes centraux de gouvernement, mais aussi entre le souverain et la cour […]. Au XVIe siècle, le Conseil privé constituait le sommet de la cour et il était fréquenté par les chefs des principales factions de la cour. En même temps, l’admission au Conseil n’était pas directement liée à la possession du rang de boyard ou de quartier-maître – kol´ničij – à la cour » (p. 222).

2 Dans son développement, l’auteur a recours à plusieurs approches, souvent bienvenues, mais parfois plus juxtaposées que conjuguées : l’étude prosopographique des élites, la synthèse sur le gouvernement de l’État russe (schémas à l’appui, comme p. 164 et 209) et l’histoire des représentations mentales du gouvernement. Les sources utilisées sont fort nombreuses, mais une place plus importante est faite aux textes narratifs. Au premier rang viennent les compilations de chroniques, en particulier les manuscrits illustrés, comme la Chronique de Radziwi (XVe siècle), récemment éditée sous forme de fac-similé, et la Chronique Enluminée (Licevoj letopisnyj svod, v. 1568-1576), véritable mine iconographique dont on souhaiterait vivement voir un jour les enluminures mises à la disposition de la communauté des chercheurs1. D’autres représentations graphiques nous sont fournies par les bas-reliefs du trône impérial d’Ivan le Terrible (1551). Le parti de confronter texte et image nous semble une excellente initiative, jusqu’ici peu fréquente dans l’historiographie russe2. Les récits concernant la bataille de Kulikovo et les raids tatars contre les pays russes, souvent inclus dans les chroniques russes des XVe-XVIe siècles, sont également mis à contribution, de même que certains textes hagiographiques ou polémiques. En outre, Bogatyrev analyse, avec la prudence requise, le témoignage controversé du voyageur anglais GilesFletcher. Les documents épistolaires, principalement la correspondance d’Ivan le Terrible, se situent à mi- chemin entre les œuvres édifiantes ou polémiques et les sources diplomatiques. Ces dernières ne manquent pas non plus : testaments et traités princiers, jugements, comptes rendus d’ambassades, correspondance entre les boyards moscovites et la Rada lituanienne, registres des rangs (razrjadnye knigi). La plupart des pièces utilisées ont déjà fait l’objet de publications dont la liste est donnée (p. 274-276). Toutefois, des documents d’archives inédits ont aussi été employés (cf. les cotes données aux p. 30-31, 147, 153, 157, 158, 160 163 165 167, 169 172, 174, 192, 204, 205, 212), et l’on peut regretter que l’auteur ne les présente pas de façon systématique dans le sous-chapitre consacré à ses sources (p. 26-36). Ainsi que le montre la bibliographie, il a eu recours aussi bien aux travaux parus en Russie (dont les siens, bien entendu) qu’aux importantes contributions occidentales de ces trente dernières années3. Le fait est, malheureusement, encore trop rare pour que l’on souligne ce trait positif. Sans remplacer définitivement les recherches antérieures, Bogatyrev sait à la fois s’appuyer sur elles et fournir de nouvelles pistes de recherches (l’iconographie en particulier), tout en apportant de nombreux renseignements ponctuels sur la carrière des courtisans russes.

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NOTES

1. M. V. Kukuškina, G. M. Prohorov, eds, Radzivilovskaja letopis´ : tekst, issledovanija, opisanie miniatjur, Moscou, 1994, 2 vol. 2. L’une des études les plus intéressantes combinant texte et image concerne le culte du métropolite Pierre ( 1326), cf. R. A. Sedova, Svjatitel´ Petr mitropolit moskovskij v literature i iskusstve Drevnej Rusi, Moscou, 1993. 3. Cf. G. Alef, The origins of Muscovite autocracy : the age of Ivan III, Wiebaden, 1986 (Forschungen zur Osteuropäischen Geschichte, 39) ; R. O. Crummey, Arisocrats and servitors : the Boyar elite in Russia 1613-1689, Princeton, 1977 ; E. Keenan, The Kurbskii-Groznyi apocrypha: the seventeenth-century genesis of the « Correspondence » attributed to Prince A.M. Kurbskii and Tsar Ivan the Terrible, Cambridge, MA,1971 ; Nancy S. Kollmann, Kinship and politics: the making of the Muscovite political system 1345-1547, Stanford, 1987 ; id., « Ritual and social drama at the Muscovite Court », Slavic Review, 45, 1986, p. 486-502 ; id., « Pilgrimage, procession and symbolic space in sixteenth-century Russian politics », in Medieval Russian culture, t. 2, Berkeley, 1994, p. 163-182 ; D. Rowland, « The problem of advice in Moscovite tales about the Time of Troubles », Russian History, 6, 1979, p. 259-283 ; id., « Did Muscovite literary ideology place limits on the power of the Tsar 1540s-1660s? », Russian Review, 49, 1990, p. 125-155 ; id. « Biblical military imagery in the political culture of early modern Russia : the blessed host of the Heavenly Tsar », in Medieval Russian culture, t. 2, Berkeley, 1994, p.182-212.

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Laura Ronchi De Michelis, Eresia e Riforma nel Cinquecento

Valerio Marchetti

RÉFÉRENCE

Laura RONCHI DE MICHELIS, Eresia e Riforma nel Cinquecento. La dissidenza religiosa in Russia. Turin, Claudiana, 2000, 256 p.

1 Le protestantisme – par la simple proclamation d’un principe herméneutique ( sola scriptura) qui soustrait le croyant à l’autorité interprétative d’une Église et à son magistère – a fait immédiatement émerger une multiplicité d’idées religieuses et un réseau de pratiques évangéliques qui tendaient à constituer une alternative aux institutions issues de la Réforme. C’est pour cela que l’on a introduit la notion de « réforme radicale » : celle-ci, au début, comprenait surtout des communautésqui s’étaient séparéesdes grandes églises protestantes etpratiquaient la morale évangélique, comme les anabaptistes, et des courants spiritualistes transversaux (dont G. H. Williams a donné la représentation la plus articulée et en même temps la plus synthétique dans Radical reformation, Philadelphie, 1961), mêlés à des individus réfractaires à tout lien ecclésiastique (les « hérétiques » de D. Cantimori, Eretici italiani del Cinquecento, Florence, 1939). La confessionnalisation a bloqué l’épanouissement du radicalisme, en ses formes les plus diverses, dans les pays qui avaient choisi le protestantisme selon les doctrines luthérienne et calviniste. Le déplacement de l’axe radical vers l’Europe orientale, où la formation de l’État moderne était moins avancée et la répartition des pouvoirs largement plus étendue, a permis, en Pologne et en Transylvanie, la constitution d’un système ecclésiastique « réformé » indépendant des structures luthériennes et calvinistes. Ce sont ceséglises radicalesqui ont hérité des plus importantes innovations théologiques introduites dans le christianisme au XVIe siècle, les ont développées, et, aux siècles suivants, ont donné à la pensée européenne un corpus d’idées susceptibles d’être élaborées ultérieurement.

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2 Le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie ont offert un terrain fertile aux expérimentations théologiques les plus hardies qui ont conduit à l’affirmation de l’unitarianisme, c’est-à-dire à la restauration, par le biais de la critique antitrinitaire d’origine savante, du monothéisme dans le christianisme. Le problème posé par l’auteur est le suivant : que s’est-il passé en Russie – cette Russie orthodoxe qui avait à peine eu vent de la réforme protestante – à l’époque où les courants antitrinitaires bouleversaient le voisin royaume de Pologne, compte tenu du fait que, parmi les radicaux lituaniens, on trouvait des « moscovites » ? La réponse rejette nettement la ligne interprétative la plus répandue dans l’historiographie du XIXe siècle qui avait consacré au problème de l’hérésie à l’époque d’Ivan IV des travaux très importants (l’introduction de l’ouvrage en dresse un tableau exhaustif fort bien esquissé). Les documents conservés sur les grands procès qui se déroulèrent dans les années 1550 ne permettent pas de parler d’antitrinitarisme. Selon l’auteur, l’accusation est fabriquée par les autorités ecclésiastiques sur la base de quelques indices, assez flous, et n’apparaît explicitement que dans la sentence de condamnation. Les sources de l’hérésie des années 1550 sont donc à chercher ailleurs : dans la ligne qui part de Pskov et Novgorod, entre le XIVe et le XVe siècle, et qui se joint à la préréforme européenne.

3 C’est seulement après avoir fui la Russieet émigré dans le territoire lituanien (p. 109-132), où la tendance la plus radicale du monothéisme était en cours de formation, qu’une partie des « hérétiques » russes (Kosoj, Ignatij) se sont liés à l’antitrinitarisme et ont rejoint l’unitarianisme (p. 133-204, voir l’analyse détaillée de la Poslanie mnogoslovnoe ; l’Epistola Ioannis Smerae ; les Poslanija d’Artemij ; la Istiny pokazanie de Zonovij). C’est cette évolution doctrinale, attestée par une certaine quantité de documents mais probablement fort surévaluée, qui a permis aux érudits du XIXe siècle d’interpréter les actes des procès de Moscou à la lumière des mutations d’idées des protagonistes et de leur attribuer des doctrines qui, en réalité, sont survenues beaucoup plus tard. L’étude des sources des procès, de la personnalité des accusés (Baskin, Artemij, Viskovatyj) et des actes de procédure, constitue la partie la plus élaborée du livre (p. 57-108). Elle est précédée d’un tableau essentiel de l’histoire de la Russie à partir de 1547, lorsque, après le couronnement d’Ivan IV, les rapports entre l’État et l’Église se complexifient et les relations internes à l’Église voient une lutte acharnée entre partisans d’une réforme de la vie chrétienne (chez les moines de la Russie septentrionale) et forces de résistance traditionnelles.

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André Berelowitch, La hiérarchie des égaux

Marc Raeff

RÉFÉRENCE

André BERELOWITCH, La hiérarchie des égaux. La noblesse russe d’Ancien Régime, XVIe-XVIIe siècles. Paris, Seuil, 2001, 480 p. (L’Univers historique)

1 Le XVIIe siècle a été plutôt négligé dans l’historiographie russe du XXe siècle – et cela en dépit des substantielles publications de sources et des monographies spécialisées parues au XIXe siècle. La raison de ce manque d’attention provient peut-être du caractère complexe de cette époque, qui à la fois hérite de l’ancienne Rus´ et donne naissance à la Russie impériale, mise en œuvre par Pierre le Grand. Cette complexité est particulièrement notable dans la structure et les fonctions de la classe sociale qui occupait la position clé dans la culture politique du pays – la « noblesse ».

2 L’historiographie soviétique, prise dans l’étau des interprétations obligées du dogme officiel, s’est contentée d’explorer les relations entre la noblesse de service et la paysannerie asservie en termes de conflit entre exploitants et exploités. Il est hors de doute que, ce faisant, les historiens soviétiques ont découvert et mis en valeur quantité de documents qui permettent d’aller au-delà des généralisations et conclusions hâtives de leurs prédécesseurs. Mais, parce qu’elle a négligé les aspects religieux et ecclésiastiques, ainsi que l’enracinement de la culture politique dans les consciences individuelles, l’historiographie soviétique n’a pas su décrire ni analyser les traits caractéristiques de la mentalité des « nobles » moscovites.

3 Ces dernières décennies ont apporté une réorientation méthodologique. Venue d’abord des historiens occidentaux de la Russie, elle a gagné, depuis la fin du système soviétique, leurs collègues russes. S’inspirant des conceptions contemporaines en anthropologie et psychologie sociale, mettant à profit les possibilités offertes par l’analyse statistique, la jeune génération d’historiens s’est efforcée de clarifier et de

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comprendre les comportements, les systèmes symboliques et la mentalité du groupe social qui domine la Moscovie au XVIIe siècle.

4 Le livre d’André Berelowitch nous offre une illustration magistrale de cette nouvelle approche. L’analyse et l’interprétation qu’il donne de la mentalité des serviteurs du tsar jettent une lumière neuve et originale sur la structure et la dynamique de la culture politique russe au XVIIe siècle. Son argumentation peut être résumée de la façon suivante : le groupe social qui est l’acteur principal dans la vie politique et institutionnelle du pays est celui des serviteurs du souverain ; égaux par rapport au souverain, les membres du groupe (« nobles ») forment néanmoins un système hiérarchisé de clans et de lignages. Les principaux facteurs qui définissent ce groupe sont le service de l’État, la rémunération en terres (qui à son tour implique la possession de paysans asservis), un système de valeurs profondément ancré dans la religion et la mémoire collective que gardent les lignages de leur statut et de leur rôle. Nous avons donc affaire à un groupe dont les membres individuels se trouvent dans une situation ambiguë : serviteurs du tsar, ils dépendent entièrement de son pouvoir absolu et despotique, mais ils font aussi partie d’une hiérarchie de clans et de lignages dont l’existence est autonome et continue (dans les limites imposées par les conditions biologiques de l’époque). Le service, qui favorise l’ascension des lignages, peut être aussi la source de leur dégradation. C’est encore le service qui détermine le statut de chaque individu, tandis que ses possessions et sa rémunération manifestent et justifient le système des hiérarchies. D’où l’insécurité individuelle et une mentalité ambivalente, qui marquent profondément les conditions d’existence de la noblesse russe et la distinguent de ses contreparties en Occident.

5 Pour sa description et ses analyses socio-anthropologiques, l’auteur utilise une vaste et remarquable documentation – en partie publiée, en partie tirée des archives. Il est vrai que les sources connues à présent sont loin d’être entièrement satisfaisantes, car elles sont fragmentaires et ponctuelles, quoique copieuses et variées. Pour en compenser les défauts, Berelowitch a recours à des estimations et des projections statistiques – par exemple, pour ce qui concerne les rémunérations en terres et en espèces, ainsi que le classement hiérarchique des serviteurs de l’État. Je ne suis pas compétent pour en vérifier l’exactitude, mais les conclusions qu’il en tire sont parfaitement convaincantes. Ma seule critique serait qu’il ne respecte pas toujours la séquence chronologique, se servant de documents séparés par de nombreuses années pour illustrer un fait ou une conclusion spécifiques. André Berelowitch démontre l’avantage qu’il y a à comparer la situation en Moscovie avec des phénomènes parallèles dans d’autres sociétés et d’autres périodes. Il peut montrer ainsi ce qui rapproche la condition noble dans la Moscovie du XVIIe siècle de ce qu’on peut observer en France, en Italie, en Allemagne ou même au-delà, en Chine, au Japon ou dans l’Empire ottoman, et ce qui les éloigne. Nous sommes souvent en présence d’un décalage chronologique par rapport à l’Europe occidentale : par exemple, les nobles moscovites, à bien des égards, peuvent être comparés aux nobles français du XIe siècle plutôt qu’à ceux de la cour de Louis XIV.

6 La mentalité de la noblesse moscovite se caractérise par une ambivalence ou un dualisme : d’une part c’est une classe de riches possesseurs de terres, exploitant une main-d’œuvre servile, d’autre part ses possessions sont dues au service ou à la bienveillance du tsar dont ils sont les esclaves (holopy) ; de même, sa fonction sociale et politique est la conséquence à la fois du statut du lignage et du grade individuel qu’obtient chacun de ses membres au service de l’État. En outre le noble est autonome

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au niveau local et sujet servile au niveau de la cour et de l’administration centrale. L’individu n’existe donc que par sa double condition de membre d’un lignage et du corps des serviteurs du tsar. Berelowitch résume : la stabilité de la structure sociale et politique dérive de la cohésion entre l’imaginaire traditionnel des clans et des lignages, qui plonge ses racines dans le passé, et la réalité du grade de service dans l’immédiat.

7 La Moscovie offre l’exemple d’une hiérarchie tripartite (militaire, religieuse, agricole) commune, selon Louis Dumont, aux peuples indo-européens. Ses nobles – serviteurs militaires et administratifs du souverain – sont en concurrence permanente pour une rémunération matérielle et symbolique accordée exclusivement par le tsar. Leur statut individuel dépend à la fois de leur place dans leur lignage et de leur grade dans la hiérarchie du service. C’est ce qui explique les querelles de préséance, aussi importantes et fréquentes pour les nobles de Moscou qu’elles l’étaient pour les courtisans de Versailles. Les documents russes parlent à ce propos de questions d’honneur (čest´) – et les historiens se servent du même terme. Mais, comme Berelowitch le souligne fort à propos, en Moscovie ce terme a un sens bien différent de celui qu’il avait en Occident au XVIIe siècle, et qu’il n’acquiert en Russie que dans la seconde moitié du XVIIIe. À Moscou, au XVIIe siècle, il ne s’agissait pas d’une qualité intrinsèquement personnelle, mais plutôt d’une qualité composite qui réunissait la dignité du lignage et celle du grade. Les deux étant en fin de compte une grâce du tsar, il appartenait à ce dernier de trancher toutes les querelles de préséance, car elles mettaient en cause sa prérogative et sa volonté, et celle de ses aïeux – en un mot, son autorité souveraine. De ce fait, je me demande si notre terme « honneur » est applicable aux querelles de préséance et d’atteinte à l’honneur en Moscovie – le duel y étant inconnu et le scénario de la reddition à merci (vydača golovoj) revenant à nier une conception de l’honneur proprement individuelle. Je proposerais, sous toute réserve, le terme de « renommée » (good name en anglais), car il s’agissait avant tout du renom du lignage ou du clan, ce qui implique un cadre social, une relation à l’autre. Il faut ajouter aussi, comme le remarque pertinemment l’auteur, que chaque groupe social avait son honneur particulier – une situation ordonnée et sanctifiée par Dieu, dont le tsar, dispensateur et gardien-arbitre, tenait sa souveraineté. L’Église l’enseignait et s’en faisait le garant.

8 André Berelowitch a tracé d’une main de maître un tableau phénoménologique des conditions d’existence de la noblesse russe au XVIIe siècle – une classe pour laquelle, d’ailleurs, la langue contemporaine n’avait pas de terme propre. Condition ambiguë, s’il en fût, à la fois servile et dominatrice. C’est cette ambiguïté qui, à mon avis, s’est révélée un facteur essentiel dans le succès de la transformation révolutionnaire déclenchée par Pierre le Grand. Mais ceci est une autre histoire.

9 Pour conclure, je formulerai quelques remarques critiques d’importance secondaire – remarques qui n’enlèvent rien aux mérites et aux conceptions novatrices de ce livre. Parfois la présentation peut prêter à confusion, l’ordre chronologique n’étant pas assez évident pour un lecteur peu averti. Le chapitre sur les événements du Temps des Troubles me paraît un peu long et touffu, et l’on n’en voit pas trop la pertinence pour la condition noble en Moscovie. Il ne m’a pas été facile de suivre les discussions concernant la place des individus dans l’ordre généalogique de leur lignage ou clan – mais c’est peut-être la faute de mon manque de curiosité pour ce genre d’analyse, mea culpa confiteor. Enfin, j’aurais préféré une bibliographie comprenant tous les auteurs et titres cités en bas de page, et pas seulement les titres donnés en abrégé – mais c’est peut-être là une décision de l’éditeur.

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10 Nous sommes, je le répète, en présence d’un ouvrage remarquable par son érudition et sa sophistication analytique, qui ouvre de nouvelles perspectives aux chercheurs qui s’occupent non seulement du XVIIe siècle moscovite, mais aussi du Moyen Âge russe. Il tient, et tiendra longtemps, une place centrale dans l’historiographie récente, russe et occidentale, qui est en train de renouveler notre connaissance d’un siècle charnière de l’histoire de Russie.

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Aleksandr Sergeevič Lavrov, Regentstvo carevny Sof´i Alekseevny

André Berelowitch

RÉFÉRENCE

Aleksandr Sergeevič LAVROV, Regentstvo carevny Sof´i Alekseevny. Služiloe obwč estvo i bor´ba za vlast´ v verhah Russkogo gosudarstva v 1682-1689 gg. (La régence de la princesse Sophie Alekseevna. La noblesse de service et la lutte pour le pouvoir au sommet de l’État russe, 1682-1689). Moscou, Arheografičeskij Centr, 1999, 300 p.

1 Le petit ouvrage, tout à fait remarquable, d’Aleksandr Lavrov traite d’une période brève, mais cruciale pour l’histoire de la Russie moderne : celle où, ayant pris le pouvoir à la faveur d’une sédition des mousquetaires (strel´cy), Sophie tente de résoudre la crise politique et religieuse en modernisant l’État. L’auteur ne cherche pas à présenter une synthèse des connaissances acquises1, mais à comprendre les points obscurs qui subsistent dans l’historiographie : comment Sophie s’est emparée du pouvoir (chapitre 1), pourquoi ses réformes ont échoué (chapitre 2), comment s’explique la victoire de Pierre Ier en 1689 (chapitre 3).

2 Ce faisant, il s’attaque au sujet le plus difficile qui soit : la façon dont les luttes de factions qui déchirent la cour, et d’abord la famille régnante, s’inscrivent dans la marche des événements et l’évolution de la société. En effet, les Russes de la fin du XVIIe siècle expriment le plus souvent leurs opinions politiques non par des écrits ou des prises de position tranchées, mais en se ralliant à des groupes fondés sur la parenté, les alliances matrimoniales, les liens de clientèle. L’analyse politique passe donc par la prosopographie : il s’agit de reconstituer, à travers les nominations, les limogeages, l’absence à telle ou telle cérémonie, les opinions de dizaines, voire de centaines, d’individus (la cour moscovite compte en 1680 près de 6 500 personnes). Trop souvent, les historiens se contentent de plaquer, sur un tableau purement descriptif de la cour,

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des constructions arbitraires dictées par les idées en vogue : triomphe de l’aristocratie, ou de la noblesse moyenne, lutte des classes, etc.

3 Tout autre est la méthode employée par Aleksandr Lavrov. Chacune des petites monographies qui composent le livre commence par un exposé de la question, appuyé sur de très solides lectures. L’auteur tire d’un oubli immérité des travaux anciens, ne néglige pas les publications occidentales et s’attache à repérer les failles de l’historiographie traditionnelle. Il entreprend alors de reconstituer les faits, à partir de sources imprimées mais surtout manuscrites, notamment les témoignages des étrangers2 et les registres (zapisnye knigi) où le secrétariat de la Guerre notait au jour le jour les décisions des souverains. L’analyse des documents est un modèle de rigueur et de finesse. C’est ainsi que deux mots (on že) suffisent pour affirmer que le procès-verbal de l’interrogatoire de Théodore Šaklovityj a été remanié après coup, afin d’atténuer la culpabilité du prince V. V. Golicyn (p. 170), et quelques ratures pour montrer que Šaklovityj est sûr, au début, de l’impunité (p. 173).

4 Jamais cependant l’érudition n’est pratiquée pour elle-même et l’auteur n’oublie pas un instant le but qu’il s’est fixé. Au terme de l’analyse, en une page, parfois moins, il énonce ses conclusions. Ainsi, pour s’en tenir au premier chapitre, les princes Hovanskij n’ont pas essayé de s’emparer du trône, ils ont seulement voulu profiter de leur popularité auprès des mousquetaires pour occuper les premières places à la cour et au gouvernement (p. 47). Ils se sont isolés, par là-même, du reste de la noblesse (p. 24). Loin d’avoir partie liée avec les Hovanskij ou les mousquetaires, c’est au contraire après les avoir éliminés que Sophie peut s’emparer du pouvoir (p. 77).

5 Le bilan de ces recherches est considérable, et notre connaissance de la période 1682-1689 en sort transformée. A. Lavrov montre, de façon convaincante parce que détaillée et réaliste, le mode de fonctionnement des institutions traditionnelles, fondées sur le consensus des élites, à la veille de leur anéantissement. Il fait ressortir le contraste entre les deux crises qui marquent le début et la fin de la période. En 1682, c’est la mobilisation du régiment de la cour et de la cavalerie provinciale qui permet aux proches de Sophie d’éliminer les Hovanskij et de réprimer leurs partisans. C’est aussi le chant du cygne de la noblesse moscovite en tant que force politique active (p. 191). En 1689, véritable révolution de palais qui préfigure celles du XVIIIe siècle et acte de naissance de l’absolutisme, la faction des Naryškin, largement minoritaire au sein de la noblesse de cour (p. 184-185), l’emporte sur celle des Miloslavskij, qui ne l’est pas moins (p. 89, 96).

6 Ce livre original, qui renouvelle l’histoire politique de la Russie ancienne, ne va pas cependant sans quelques faiblesses. L’absence d’index et l’abondance des fautes d’impression sont évidemment regrettables. Certains épisodes de la lutte entre les factions adverses font l’objet d’interprétations hésitantes, parce que fondées sur des indices trop fragiles (p. 90-91). A. Lavrov dit (p. 99-100), mais ne souligne peut-être pas assez, que l’effervescence politique de la noblesse à partir de 1682 est la conséquence directe de l’affaiblissement de la monarchie. On ne voit pas comment concilier la « forte activité corporative » de la noblesse lors des états (zemskij sobor) de 1683-1684 (p. 125) avec la soudaine « baisse d’activité » de cette même noblesse, censée expliquer sa défaite finale en 1689 (p. 192). On aimerait enfin voir évoquée, sinon résolue, la question fondamentale que suggère la lecture de l’ouvrage : la crise de la fin de siècle est-elle endogène, liée à l’évolution de la société moscovite, ou est-

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elle exogène, l’occidentalisation progressive de la Russie ayant rendu nécessaire la transformation des structures politiques ?

NOTES

1. Le lecteur occidental trouvera un tableau d’ensemble des événements dans la biographie détaillée de Sophie par Lindsey Hugues, Sophia, Regent of Russia, 1657-1704, Londres et New Haven, 1990. 2. A. Lavrov a publié en 1996 une édition bilingue commentée de la Relation curieuse et nouvelle de Moscovie de Foy de La Neuville (La Haye, 1698).

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Nancy Shields Kollmann, By honor bound

André Berelowitch

RÉFÉRENCE

Nancy Shields KOLLMANN, By honor bound. State and society in early modern Russia. Ithaca–Londres, Cornell University Press, 1999, 296 p.

1 L’honneur tient une place primordiale, en apparence du moins, dans les sociétés de l’Europe moderne, où l’on n’a que ce mot à la bouche, mais beaucoup plus modeste dans les préoccupations des historiens. Avant la parution de By honor bound, l’historiographie de l’honneur en Russie se résumait à quelques articles. Nancy Kollmann a donc écrit un livre neuf, dont le but n’est pas seulement d’éclaircir la nature de l’honneur moscovite, mais aussi de s’en servir comme d’un révélateur pour comprendre la société russe entre 1600 et 1800. Elle refuse en effet de considérer le règne de Pierre le Grand comme une césure et met plutôt l’accent sur la continuité du processus de modernisation entrepris par les souverains russes dès le milieu du XVIIe siècle – point de vue que défend également Aleksandr Kamenskij1 (p. 212, 252).

2 L’ouvrage est sérieux et bien documenté, utile aux spécialistes comme aux non- spécialistes. La bibliographie, très copieuse, reflète les ambitions de l’auteur, qui entend situer le phénomène étudié dans un cadre théorique (d’où la place accordée à l’anthropologie et à la sociologie) et dans une perspective comparatiste. Utilisant les sources imprimées et les documents d’archives, elle a compilé un corpus comprenant plus de mille affaires de préséance et plus de six cents plaintes pour déshonneur.

3 L’introduction rappelle le contexte historique et présente les sources de la recherche. Puisque les Russes de cette époque commencent seulement à réfléchir sur eux-mêmes et n’ont donc pas produit de traité sur l’honneur, le premier chapitre cherche à reconstituer la manière dont ils le conçoivent, à partir de la législation et des valeurs qu’elle véhicule. La Justice russe ( XIe-XIIIe siècle) prévoit déjà des peines pour venger l’honneur des

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personnes insultées par des paroles ou par des actes. Ce n’est pas le duel, en effet, comme dans une grande partie de l’Europe occidentale, mais le procès qui permet à la victime d’obtenir satisfaction. Des amendes considérables, assorties au XVIIe siècle de prison ou de bastonnade, sont infligées par les juges. Ces amendes sont minutieusement tarifées, selon la nature de l’offense bien sûr, mais aussi selon les grades et conditions respectifs des parties (p. 49-58).

4 Le second chapitre traite principalement de l’honneur des femmes et de la protection, paradoxale selon l’auteur, que lui accorde une société patriarcale. Le déroulement des procès pour déshonneur est décrit dans le troisième, celui des conflits de préséance dans le quatrième chapitre. Le cinquième, le plus réussi du livre, se propose de situer la défense de l’honneur parmi les différentes stratégies d’intégration sociale mises en œuvre par la monarchie russe. Aux XVIIIe et XIXe siècles, conception de l’honneur et législation se rapprochent peu à peu de celles qui ont alors cours en Europe occidentale (chapitre VI, épilogue).

5 L’analyse du corpus révèle que les insultes mettent le plus souvent en cause l’honnêteté du clan adverse ou la vertu de ses femmes (p. 46-47) ; que les deux tiers des procès pour raison d’honneur opposent des personnes de rang sensiblement égal (p. 96-97) ; que plus de la moitié des plaintes sont retirées avant le début du procès, pour régler l’affaire à l’amiable (p. 115-116) ; que les juges se conforment, dans l’ensemble, aux prescriptions des codes en vigueur (p. 122-123, 189-191). Malheureusement, après avoir vanté le caractère concret et vivant de ses sources, l’auteur ne nous en donne, à de rares exceptions près, que de brefs résumés ou des typologies superficielles. Les quelques détails cités ne font qu’aviver les regrets du lecteur : plainte, en 1639-1640, d’indigènes sibériens « déshonorés » par le gouverneur russe local, qui leur offre de la bière au lieu d’eau de vie (Nancy Kollmann traduit, à tort, vino par wine) ; plainte des Otrep´ev en 1671, perdus de réputation par la faute de leur parent Grégoire (le premier Faux Dimitri du Temps des Troubles) (p. 51-52).

6 Dispersés entre plusieurs chapitres, les résultats de l’enquête n’occupent qu’une faible partie du livre, l’essentiel, aux yeux de l’auteur, étant d’établir un lien entre les particularités du sentiment russe de l’honneur et la structure de la société. En décrivant celle-ci, Nancy Kollmann réfute, à juste titre mais sans toujours fournir de démonstration, une série de stéréotypes qui ont la vie dure, puisque certains remontent à Herberstein ou Olearius.

7 La monarchie moscovite n’est pas un despotisme (p. 8, 17-20), non seulement parce que les contraintes de l’espace, du climat, de la démographie l’obligent à la souplesse, mais aussi parce qu’elle gouverne en s’appuyant sur le consensus des sujets : « L’autocratie ne cherchait pas à isoler le monarque et ses hommes dans la sphère autonome du pouvoir, mais à faire participer l’ensemble de la société à l’exercice de ce pouvoir » (p. 202). D’où le rôle important des communautés locales (p. 15, 95, 112-113), la consultation, fréquente, des bojare (conseillers du prince), plus épisodique, des assemblées d’états (p. 177-180, 200-201). Ce fonctionnement élastique du pouvoir tendrait à rapprocher la Russie d’une Europe occidentale que nous commençons à mieux connaître derrière la façade imposante des institutions (p. 62, 107).

8 Les différences sont ailleurs, dans la domination exclusive du religieux (c’est la God- dependant society de D. Rowland) et dans le style extensif du développement, dont Nancy Kollmann suppose qu’il a été « préféré » par les gouvernants russes (p. 180). Je ne crois pas qu’ils aient réellement eu le choix.

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9 Le ciment de cette société consensuelle est l’honneur, non pas l’amour-propre vétilleux du gentilhomme castillan ou français, mais une variante profane du sentiment religieux. Au sommet du système, le tsar, oint du Seigneur, détenteur des regalia, arbitre et distributeur de l’honneur et des dignités. De cette source inépuisable, l’honneur s’écoule en cascade vers la base de l’édifice social, imprégnant au passage l’espace sacré du Kremlin, les lieux de pélerinage des tsars, les objets dont ils se servent et jusqu’aux monnaies qu’ils font frapper. Les agents qui les représentent en sont également investis ; les chaînes de commandement servent à transmettre les ordres, mais aussi le mana de proche en proche jusqu’aux plus humbles des administrés. Ainsi s’explique la protection contre le déshonneur accordée à toutes les conditions sociales, serfs, mendiants, jongleurs, devineresses et prostituées compris, comme à toutes les confessions (p. 47, 50).

10 Nancy Kollmann ne met pas suffisamment en valeur ces pages (187-199), qui sont les plus fortes du livre et contiennent la véritable réponse au problème qu’elle s’est posé. Son hypothèse mérite d’être approfondie et vérifiée.

11 Les mérites réels de l’ouvrage ne doivent cependant pas faire oublier ses non moins réels défauts. L’auteur manque de rigueur dans la traduction des sources : rozveden ne signifie pas que l’un des protagonistes d’une querelle de préséance est « considéré comme égal » à son adversaire (p. 157), mais que sa nomination a été annulée, presque toujours parce qu’il est inférieur à celui-ci (Dvorcovye Razrjady, I, 410, 437). Polotskij n’est pas un nom de famille : Siméon est de Polotsk comme Jean est de Meung. Vor, vorovstvo, traduits par thief, thievery, ne signifient jamais « voleur, larcin » (qui se disent tat´, tat´ba), mais désignent la malhonnêteté, depuis la simple tricherie jusqu’au banditisme et à l’imposture (Tušinskij vor). L’expression vydača golovoj est rendue par surrender by the head, qui ne veut strictement rien dire. Golova est ici l’équivalent de la vie, et l’instrumental ne signifie pas « au moyen de », mais « jusqu’à », « y compris ». Il ne s’agit pas là d’un détail, puisque la reddition à merci du perdant dans un procès pour déshonneur ou un conflit de préséance est le seul fil qui rattache les procédures moscovites au duel occidental (cf. Cahiers du Monde russe et soviétique, 34, 1-2, 1993, p. 130-131).

12 On relève des erreurs de fait et des interprétations discutables. L’auteur ne met pas en doute la réclusion des femmes (p. 82-84), dont Nada Boškowskaa démontré le caractère mythique2. Lorsque la preuve judiciaire doit être fournie par un serment sur la croix, Nancy Kollmann écrit que le tirage au sort désigne celui des plaideurs « qui jurera le premier » (p. 120). Mais il était impensable, pour les Russes de cette époque, de contraindre les deux parties au serment : l’une d’entre elles au moins se serait parjurée, mettant en danger son salut éternel (cf. Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 56, p. 20). Le dernier quart du XVIIe siècle est traité de façon superficielle. Un certain nombre de mesures hétérogènes sont rapportées pêle-mêle à la volonté de modernisation, qui est indiscutable mais coexiste avec d’autres objectifs, comme la défense de l’orthodoxie (persécution des Vieux-Croyants) ou la remise en ordre de la Cour (p. 216-219).

13 Nancy Kollmann affirme, sans vérifier, qu’il n’existe hors de Russie rien de semblable à la lutte pour les places, ou mestničestvo (p. 132) ; en réalité, même si les règles du jeu sont différentes, les conflits de préséance se ressemblent beaucoup, quels que soient le pays et l’époque. Des comparaisons précises permettent justement de mieux savoir en quoi réside l’originalité du système russe. Les injures ne sont pas « une stratégie visant

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à faire respecter les normes sociales » (p. 84), mais un défi lancé au clan adverse. Les lectures extensives de l’auteur (Péristiany, Pitt-Rivers…) auraient pu lui suggérer une analogie entre le schéma classique de l’affaire d’honneur (défi, contre-défi, réparation) et les conflits qu’elle a étudiés (cf. Cahiers du Monde russe et soviétique, 34, 1-2, 1993, pp. 126-127).

14 L’aspect le plus contestable du livre est le cadre théorique, que Nancy Kollmann emprunte à la sociologie mais ne songe pas à remettre en cause. C’est un fonctionnalisme radical : toute institution, toute pratique collective ont pour effet, et pour raison d’être, de perpétuer l’ordre social existant – ce qui est vrai, comme chacun sait, de tout groupe humain. À l’aide de cette doctrine tautologique, il devient facile d’expliquer, par les besoins de la société, le gouvernement consensuel et les querelles de préséance, la protection de l’honneur et la morale patriarcale. Au sujet de cette dernière, l’auteur s’interroge : un « code social plus égalitaire » n’aurait-il pas été plus efficace ? Mais c’est pour se débarrasser aussitôt du problème : « Le patriarcat existait en tant que code culturel, affirmant le sentiment masculin de supériorité » (p. 71-72).

15 Il faut regretter que cet hégélianisme sans la dialectique (« Tout ce qui est réel est rationnel »), dérive prévisible de la cultural history américaine, empêche Nancy Kollmann de se poser certaines questions. Comment se fait-il, par exemple, que malgré toutes ces pratiques censées maintenir l’ordre social, le XVIIe siècle ait été une suite presque ininterrompue de révoltes, débouchant sur une crise profonde que Pierre le Grand a eu tant de peine à résoudre – s’il l’a résolue ? Le principal défaut de la pensée toute faite, des formules toutes faites (status consciousness, cultural construct, manipulation of dominant discourses et autres virtutes dormitivæ) est de pousser au raisonnement circulaire.

16 On ne peut pas demander à une historienne de renoncer à ses convictions, mais il est permis de souhaiter que, dans les livres à venir, ces considérations abstraites tiennent moins de place et ne nous empêchent pas d’apprécier à leur juste valeur le travail acharné de Nancy Kollmann, son sens aigu du document et ses authentiques intuitions.

NOTES

1. A. B. Kamenskij, Ot Petra I do Pavla I (De Pierre Ier à Paul Ier), Moscou, 1999, 576 p. 2. N. Boškowska, Die russische Frau im 17. Jh., Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau Verlag, 1998, 497 p.

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Andrej Zorin, Kormja dvuhglavogo orla…

Wladimir Berelowitch

RÉFÉRENCE

Andrej ZORIN, Kormja dvuhglavogo orla… Literatura i gosudarstvennaja ideologija v Rossii v poslednej treti XVIII–pervoj treti XIX veka. (Nourrir l’aigle bicéphale… Littérature et idéologie d’État en Russie au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle et du premier tiers du XIXe siècle). Moscou, Novoe Literaturnoe Obozrenie, 2001, 416 p.

1 L’ouvrage d’Andrej Zorin se situe dans la ligne de l’école – employons par commodité ce mot probablement excessif – de Jurij Lotman et de Boris Uspenskij. Un certain nombre de traits réunissent les émules, principalement moscovites, de ce courant. La plupart d’entre eux se sont attachés, à l’image de Lotman, à une période qui couvre en gros le XVIIIe et le début du XIXe siècle. Partis d’études littéraires, ils se sont orientés vers l’histoire culturelle, non sans toucher à l’histoire politique : évolution quasi inévitable étant donné la proximité de ces sphères, en quoi ils renouaient avec certaines traditions historiographiques russes (par exemple les ouvrages de Pypin, récemment réédités) et rejoignaient une part importante des travaux occidentaux sur la Russie. Mais qu’il s’agisse de politique ou de culture, ils ont placé et continuent de placer tous leurs efforts dans un décryptage de signes, symboles et métaphores jusque dans des événements, et à plus forte raison dans des textes quels qu’ils soient, fussent-ils des émanations du pouvoir impérial. Cette approche présente beaucoup d’avantages, et aussi quelques inconvénients, que le livre de Zorin, un des plus importants de cette veine, illustre fort bien.

2 L’auteur a pris pour objet des constructions idéologiques successives qui, selon lui, ont surgi tout à la fois au sein de l’État et dans les milieux littéraires, depuis Catherine II jusqu’à Nicolas Ier. Successivement, nous voyons défiler le « projet grec » de Catherine – Potemkin, la « Sainte Russie », en lutte contre le complot révolutionnaire mondial, puis la Sainte-Alliance sous Alexandre Ier , enfin la fameuse triade d’Uvarov. Dans chaque

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chapitre, Andrej Zorin se livre à une analyse des « idéologèmes » qui surgissent à la faveur de projets politiques – conquêtes du littoral de la mer Noire par exemple – ou de conjonctures – les conflits napoléoniens, les insurrections polonaises… Les sources, pour la plupart publiées, dans lesquelles il puise sont d’une part des textes émanant du pouvoir politique (empereurs et impératrices, ministres et conseillers) et d’autre part des textes littéraires, particulièrement sollicités jusqu’au tout début du XIXe siècle auprès d’écrivains comme Vasilij Petrov, Mihail Heraskov, Semen Bobrov, Gavrila Deržavin, Sergej Glinka, l’amiral Šiškov et jusqu’à Žukovskij.

3 La séparation entre les deux sortes de textes n’est pas nette dans l’ouvrage, entre autres raisons, probablement, parce qu’elle ne l’était pas toujours dans la réalité. Zorin montre de façon convaincante les réseaux de relations qui, surtout à partir de la toute fin du XVIIIe siècle, pouvaient mettre en rapport des cercles littéraires et des personnalités politiques, phénomène, ajoutons-le, qu’on pouvait constater aussi bien en Autriche, en Prusse ou en France. Les écrivains sont idéologues, les politiques se font écrivains ou penseurs, « intellectuels ». Certains, comme Deržavin, Olenin, Speranskij, Uvarov, appartiennent aux deux mondes à la fois. Caractéristique de cette période, en effet, est l’apparition de personnages dont la trajectoire personnelle fait apparaître une appartenance idéologique, des ambitions politiques et, finalement, un rôle important dans la construction et la diffusion des idées du fait de la place qu’ils prennent à proximité de l’impératrice ou l’empereur. L’archimandrite, plus tard métropolite Philarète, lointain successeur de Théophane Prokopovič dans le rôle de porte-parole impérial, en fut un autre exemple intéressant. La cohérence des limites chronologiques choisies tient probablement à cette congruence entre les sphères intellectuelle et politique en Russie. Avant Catherine II, la première d’entre elles est trop clairsemée et insignifiante, à partir de Nicolas Ier elle s’épaissit et se dissocie trop du pouvoir pour que la configuration retenue dans l’ouvrage soit pertinente. On observera aussi que la période considérée apparaît souvent dans l’historiographie de la Russie, notamment sous la forme d’un apogée de l’empire.

4 Le, ou plutôt les, sujets traités par Zorin revêtent une grande importance et nombre de ses analyses sont neuves et suffisamment vigoureuses pour convaincre, ou bien, à tout le moins, pour susciter la curiosité du lecteur. À l’actif de cet ouvrage riche et intelligent, il faut compter, par exemple, l’analyse du projet grec. Zorin montre bien comment cette construction qui commença à surgir dès la première guerre russo- turque de Catherine, combinait dans la Grèce à la fois la source première et véritable de l’Antiquité classique et celle de l’orthodoxie, posant du même coup la Russie comme une double dépositaire d’un capital mondial, capable de concurrencer avantageusement le monde latin. D’où ces mélanges étranges de héros mythologiques et de thèmes bibliques qui caractérisent les productions culturelles russes de cette époque. On peut remarquer à ce propos que ces mélanges en eux-mêmes ont commencé dès l’époque de Pierre le Grand (qui ne fit que reprendre une des plus anciennes et des plus tenaces traditions européennes), et que, d’autre part, l’engouement pour la Grèce antique fut importé en Russie de l’Occident, ce qui n’apparaît peut-être pas assez nettement dans l’ouvrage.

5 Originale, également, est la place essentielle que l’auteur accorde à la question polonaise, non pas seulement dans les péripéties et les choix en politique extérieure mais dans les « grands desseins » russes (il va jusqu’à baptiser « système de l’Ouest » le projet de Potemkin à la toute fin de sa vie, à l’image du « système du Nord » de Nikita

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Panin), et par conséquent dans les constructions idéologiques qui les accompagnaient. Il lie ainsi, comme deux composantes d’un même « mythe », d’une part la réémergence extrêmement forte dans les années 1806-1807 du souvenir du Temps des Troubles, fondateur de l’État national et de la dynastie régnante, et, d’autre part, à la même époque, l’idée d’un complot international, franc-maçon, révolutionnaire, catholique, français… et polonais, dirigé contre la Russie orthodoxe.

6 Enfin, on ne peut oublier de mentionner une magnifique découverte archivistique, déjà publiée dans Novoe literturnoe obozrenie (1997, n° 26) et analysée ici, à savoir le brouillon d’une lettre d’Uvarov à Nicolas Ier datant de mars 1832 et représentant probablement le premier texte où le futur ministre de l’Éducation exposait les grandes lignes de son invention idéologique. Écrit en français, ce texte remarquable contient des expressions comme « religion nationale » ou « Église dominante » qui désignent, de façon tout instrumentale, la religion ou l’Église orthodoxe. Les correspondances entre le même Uvarov et Friedrich Schlegel, citées dans l’ouvrage, sont également du plus grand intérêt si l’on veut comprendre la genèse du nationalisme officiel.

7 Les choix initiaux et l’ampleur des sujets traités prêtent inévitablement le flanc à des critiques. Nous en formulerons surtout deux qui paraissent importantes et qui tiennent à la méthode choisie par l’auteur, sans nous attacher, faute de place, aux critiques ou discussions plus pointues. La première concerne le sujet même du livre. S’agit-il, comme le veut le titre, d’idéologie et de littérature, ou bien seulement (p. 29) d’une histoire de l’idéologie d’État ? Dans le premier chapitre, l’auteur discute longuement la notion d’idéologie, sous la forme, essentiellement, d’un dialogue avec des marxistes en s’appuyant surtout sur les écrits de Clifford Geertz sur la culture (dont un article fut du reste publié dans Novoe literaturnoe obozrenie, 1998, n° 29) et la tradition sémiotique lotmanienne. Mais il ne définit pas ce qu’il entend par « idéologie d’État » et on ne sait pas réellement ce qui lui permet de placer ainsi dans un même panier des textes littéraires, répondant certes à des attentes, mais en aucun cas directement commandés par le pouvoir impérial, et des manifestes de l’empereur, des lettres privées, parfois humoristiques, de Catherine II, des témoignages sur ce qu’a dit Potemkin en telle ou telle occasion, des correspondances officielles de personnages comme Arakčeev, etc. Il est clair que l’usage que l’auteur fait des textes ne pouvait être que sélectif, mais les règles du jeu devraient en être clairement explicitées, ce qui n’est pas vraiment le cas. Cela lui permet ainsi de traiter les textes d’Uvarov sans aucune mention des textes littéraires et autres, il est vrai très abondants et déjà étudiés par plusieurs auteurs. Or, si l’expression « idéologie d’État » s’applique difficilement aux thèmes, structurés mais non érigés en système, qui nourrirent l’iconographie et une certaine littérature (surtout les odes) de l’époque de Catherine II, elle convient bien mieux à l’époque qui commence avec Uvarov, voire avec la guerre de 1812, car, sans qu’on puisse encore parler d’une propagande de type moderne, le caractère massif de la chose imprimée et surtout son caractère systématique, organisé, marquent un changement important qui n’apparaît pas dans le livre, où toutes les constructions successives, traitées sur un mode essentiellement thématique, sont placées sur un même plan comme si le temps ne changeait rien en profondeur dans cette histoire.

8 La seconde critique porte sur la façon dont l’auteur interprète les textes : l’approche thématique et l’héritage structuraliste russe le conduisent, semble-t-il, à surinterpréter des fragments textuels et à établir des rapprochements qui ne

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paraissent pas évidents à la lecture. Certes il est légitime de rechercher des cohérences et des permanences profondes dans les phénomènes de culture et, par ailleurs, Zorin ne manque jamais de discuter de façon détaillée, serrée et savante, les connexions qui unissaient tel auteur russe, tel acteur politique et tel correspondant étranger. Mais la façon dont, par exemple, il cherche à établir un lien entre la théorie de la volonté générale de Rousseau et les débuts de la construction nationale en Russie – la nation russe se présentant, en cette toute fin du XVIIIe siècle, comme unie dans un même corps, un peu plus tard dans une même âme personnifiée – ne paraît guère convaincante, car la juxtaposition des textes, lorsque c’est le cas, ne fait pas apparaître de véritables transferts, concrètement repérables. Du reste, l’idée de corps politique était largement employée dans la philosophie politique moderne et remonte au moins à Platon ; quant à l’âme, il conviendrait plutôt d’en chercher les origines du côté des préromantiques allemands que chez le citoyen de Genève. Le cas de ce rousseauisme russe (voir également le chapitre où Rousseau est comparé à Petrov), sujet difficile s’il en est comme toujours lorsqu’il s’agit d’idées très diffuses mais mal localisées, est sans doute celui qui peut susciter le plus de critiques, car, dans l’ensemble, les analyses de l’auteur sont beaucoup plus convaincantes. Mais il paraît révélateur, tout comme est révélatrice cette idée, développée à la page 229, de l’« emploi mythologique » ; il s’agit du fameux lynchage de Vereščagin en 1812, ce bourgeois moscovite accusé de trahison jouant ainsi, selon l’auteur, un rôle pré- établi de bouc émissaire, nécessaire à la construction nationale de Rostopčin et consort, et remplaçant en fait le véritable acteur pressenti qui, lui, manquait à l’appel et qui n’aurait été autre que Speranskij. Il peut certes arriver qu’une métaphore devienne structurante, voire créatrice de réalité, mais la frontière entre la construction mentale et l’hypothèse purement « thématique » de l’historien devient ici dangereusement ténue.

9 Au demeurant, ces critiques ne sont que des exemples des discussions que devrait susciter un livre important, passionnant, et qui, répétons-le, représente un des résultats les plus intéressants de la tradition lotmanienne en Russie.

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De la fin de l’Ancien Régime à la guerre civile

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Valerij L. Stepanov, N. H. Bunge : sud´ba reformatora

Alessandro Stanziani

RÉFÉRENCE

Valerij L. STEPANOV, N. H. Bunge : sud´ba reformatora (N. H. Bunge. Le destin d’un réformateur). Moscou, Rosspen, 1998, 397 p.

1 Nikolaj H. Bunge, professeur d’économie à l’université de Kiev et ministre des Finances pendant les années 1880, constitue une figure cruciale de la Russie impériale. Cependant, à la différence d’autres ministres réformateurs tels que Witte et Stolypin, Bunge a été relativement négligé par l’historiographie russe aussi bien qu’ « occidentale ». L’ouvrage de Valerij L. Stepanov comble dès lors un vide important, et de manière très efficace. L’auteur a en effet dépouillé un très grand nombre de sources d’archives : les cours universitaires inédits de Bunge, les archives du Conseil d’État, du Comité des ministres et du ministère des Finances, les correspondances privées, etc., ont été examinés de manière à rendre compte à la fois de l’activité politique et du travail intellectuel de Bunge. À cela il faut ajouter la très bonne connaissance que l’auteur montre de la bibliographie occidentale et russe.

2 Le premier chapitre trace la carrière de Bunge en tant qu’intellectuel : sa formation d’abord, sa carrière académique ensuite. Ses contacts et la réception de ses travaux sont également évoqués en faisant appel aux périodiques savants et à la presse. Cependant, il ne s’agit pas d’une pure histoire intellectuelle, car Stepanov met en évidence le lien entre les discussions savantes et les débats politiques. Ces éléments sont davantage développés dans le deuxième chapitre qui présente les projets de réforme que Bunge avance avant même d’être nommé ministre, ce qui témoigne d’un phénomène plus général, à savoir l’engagement politique (au sens large du mot) des intellectuels russes. Ceci a été largement étudié par rapport à l’intelligentsia socialiste et marxiste ; le cas de Bunge permet d’élargir cette perspective aux élites proches du pouvoir tsariste et pose dès lors un problème central, à savoir le rôle

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politique du savoir en Russie. À ce propos, Stepanov rend bien compte de la richesse des sujets traités par Bunge : la question agraire, les finances de l’État, l’organisation du crédit, les chemins de fer, la question ouvrière, etc. Ce même foisonnement est significatif de l’activité de Bunge en tant que ministre, décrite dans le troisième chapitre. Grâce aux archives dépouillées, Stepanov est à même de montrer plusieurs éléments méconnus par les historiens qui permettent de mieux comprendre les caractéristiques et la dynamique du dernier régime tsariste. En particulier, l’auteur souligne que, contrairement aux thèses dominantes dans l’historiographie, après l’assassinat du tsar en 1881, la Russie ne connaît pas uniquement une période de répression. Au contraire, le poids des réformateurs demeure important au moins jusqu’en 1883. Le débat sur la politique fiscale et industrielle, et surtout sur l’origine et le fonctionnement de la Banque paysanne sur lesquels Stepanov offre des informations inédites, témoigne de ce phénomène. Enfin le quatrième chapitre, « le testament de Bunge », rend compte de l’activité de ce dernier après sa démission du poste de ministre des Finances et en particulier de son rôle dans le Comité des ministres dans lequel il exerce une influence majeure.

3 En résumé, l’ouvrage de Stepanov comble une lacune de l’historiographie et offre des informations intéressantes qu’il aurait toutefois pu mieux valoriser. La réserve principale que nous émettrons peut se résumer dans l’absence d’une problématique précise. L’auteur déclare vouloir offrir une image aussi complète que possible de Bunge en tant que réformateur. De fait, il reproduit tous les dossiers traités par Bunge, en tant qu’intellectuel et en tant que ministre, mais on a souvent l’impression de se trouver face à une liste de dossiers d’archives plutôt qu’à un développement raisonné. Des sujets très bien argumentés (abolition du servage, Banque paysanne) coexistent avec des contributions dont la présentation paraît plutôt plate (statistiques, question ouvrière, crédit). En effet, comme Stepanov l’indique dans sa conclusion, en étudiant Bunge, il cherche à montrer l’existence d’alternatives possibles à la politique tsariste qui auraient pu permettre une transition en douceur vers un système parlementaire et une économie de marché. Or le problème avec ce genre d’argument est précisément de montrer le lien entre les orientations d’un ministre et la dynamique de l’ensemble du système. Bunge n’est pas seulement un politicien, il est avant tout un économiste ; et de ce fait, il aurait fallu s’interroger sur le rôle des spécialistes dans la dynamique sociale et politique tsariste de l’époque.

4 Le cas de Bunge est particulièrement intéressant dans la mesure où, en tant qu’administrateur-spécialiste, il permet de casser l’opposition wébérienne traditionnelle entre ces deux figures. Cependant, afin de développer ce point, il aurait fallu mieux traiter certains éléments, à commencer par la circulation des idées économiques en Russie ainsi qu’entre la Russie et l’Europe. Par exemple, le débat sur l’école historique allemande ou la réception de l’école classique anglaise influence fortement la pensée de Bunge. Or ces thèmes sont très importants parmi les économistes et les intellectuels russes de l’époque ; ils conditionnent leurs représentations de l’économie et leurs projets de réforme. Bunge n’est pas étranger à ces débats qu’il aurait fallu moins décrire qu’analyser afin de comprendre, d’une part, les véritables orientations de Bunge en matière de politique économique et, d’autre part, leur réception auprès des autres dirigeants tsaristes. Concernant le premier aspect, Stepanov rend bien compte de l’évolution de la pensée et des orientations de Bunge au sujet de la commune paysanne et, de manière générale, de la « modernisation ». Cependant, suivant une attitude très répandue de nos jours au sein

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de l’historiographie, il a recours d’une manière quelque peu superficielle à des notions telles que « libéral » et « libéralisme » pour rendre compte des conceptions politiques de Bunge, ainsi que des orientations de Katkov, Bezobrazov et d’autres élites « éclairées » de l’époque. À ce sujet, il ne suffit pas que les auteurs se soient déclarés à un moment ou à un autre pour le « marché » ou pour des institutions représentatives pour les qualifier de « libéraux ». Au contraire il aurait fallu, en premier lieu, envisager la manière dont les acteurs eux-mêmes se définissaient et qualifiaient leurs interlocuteurs. Puis, en second lieu, examiner de près leurs approches des institutions politiques et économiques. Par exemple, autant Bunge, Katkov, etc., sont prêts à évoquer le rôle modernisateur de la « libre initiative privée », autant ils sont réticents à adopter le modèle constitutionnaliste anglais et la liberté du marché (y compris dans la version de Adam Smith).

5 Une telle analyse est d’autant plus nécessaire que Bunge modifie radicalement au fil des années son attitude à l’égard de la commune paysanne. Dans ce contexte, se limiter à parler de « libéralisme » empêche de saisir, d’une part, la circulation des idées et leur interprétation en Russie et, d’autre part, la dynamique propre à cette dernière. Il devient dès lors difficile d’évaluer la force des « alternatives » historiques évoquées par l’auteur. Prenons, par exemple, la question du rapport entre Bunge et les autres dirigeants tsaristes. Stepanov a déniché plusieurs documents relatifs à la nomination, puis à la destitution de Bunge. Nous apprenons que l’un ou l’autre ministre trouve « bon » ou « très mauvais » le choix de Bunge pour le poste de ministre des Finances. Cependant ces appréciations ne sont guère motivées et, du coup, les raisons véritables de l’ascension et de la chute de Bunge demeurent relativement peu expliquées.

6 Malgré ces réserves, cet ouvrage riche en informations, dont on peut regretter qu’elles ne soient pas mieux développées et exploitées, constitue une référence obligée pour les études à venir sur l’histoire des politiques économiques tsaristes.

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Reginald E. Zelnik, ed., Workers and intelligentsia in late Imperial Russia

Myriam Désert

RÉFÉRENCE

Reginald E. ZELNIK, ed., Workers and intelligentsia in late Imperial Russia. Realities, representations, reflections. Berkeley, University of California, 1999, 349 p.

1 Cet ouvrage est le fruit d’un colloque qui s’est tenu à Saint-Pétersbourg en 1995, réunissant des participants tant russes qu’occidentaux. La problématique de la relation entre ouvriers et intelligentsia y est revisitée à la lumière de matériaux concrets, en partie puisés dans les archives et donc nouveaux. L’attention portée à la quotidienneté et à la matérialité de cet échange permet de dépasser les oppositions qui classiquement scandent ce champ de recherches (obscurantisme/lumière, conscient/non conscient, etc.) et d’ouvrir, dans la plupart des communications, une fenêtre sur la subjectivité de cette histoire, ses jeux de miroir. Bref, une chronique qui n’est pas tout à fait nouvelle, mais avec des protagonistes qui ne sont pas tout à fait les mêmes.

2 Le premier chapitre (sur les activités des cercles initiés par certains membres de l’intelligentsia à Saint-Pétersbourg dans les années 1870 – Reginald E. Zelnik) préfigure les heurs et malheurs du monde parallèle (de « l’entre-deux-mondes » ?) qui émerge alors, avec ses oscillations entre le légal et l’illégal, l’apostolat et la convivialité (dans les appartements-bibliothèques – javka, amplement décrits). On voit l’élite ouvrière émergente conquérir son autonomie, financière (constitution de caisses) mais aussi identitaire (façon de s’habiller), et évoluer vers une attitude anti-intelligentsia qui sera récurrente dans toute cette histoire. L’étape suivante (les relations entre Narodnaja volja et les ouvriers – Deborah L. Pearl) nuance les clichés habituels et décrit une activité au quotidien, infiniment plus pacifique que dans les récits traditionnels. Le tableau se démarque donc notablement des narrations idylliques ou épiques.

3 Trois contributions viennent ensuite illustrer l’inscription des ouvriers dans les mouvements sociaux du début du XXe siècle. L’humeur ouvrière avant 1905 est décrite à

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partir des rapports des inspecteurs du travail, des gouverneurs, de la police (Iurii I. Kir ´ianov), dans un article qui, tout en soulignant l’esprit protestataire (attesté par les pétitions) et la solidarité répandus chez les ouvriers, met en exergue la faible pénétration des idées socialistes et l’attachement sinon au tsarisme du moins au « Tsar émancipateur ». Une autre contribution illustre les pratiques au quotidien (avec notamment des conférences) des organisations ouvrières de Saint-Pétersbourg, créées autour de Gapon et Zubatov (Sergei I. Potolov). L’article de Gerald D. Surh explore cette alternative non réalisée que fut « l’économisme » en 1900-1903, faisant entendre la voix des tracts, valorisant l’autogestion, loin des représentations dominantes de l’intelligentsia.

4 Ces chroniques confèrent aux réflexions de Leopold H. Haimson sur le choc des identités sociales entre membres du mouvement ouvrier et intelligentsia socio- démocrate un relief tout particulier : elles éclairent la prise de conscience, par l’intelligentsia qui assignait au mouvement ouvrier le rôle de matériau dans une histoire où elle se réservait le rôle moteur, de ce que le « matériau » a conquis son autonomie ; elles rendent perceptible l’impact des bolcheviks qui, en regard de la prudence menchevique, ont su mieux se mettre en résonance avec les humeurs ouvrières. Un exemple très vivant est tiré par Jutta Scherrer de l’école de Capri (université ouvrière – berceau rêvé de l’Homme Nouveau) : on y voit l’ouvrier Vilonov s’éloigner, dans un élan d’admiration éperdue pour Lenin, de l’ouvrier idéal-typique de Bogdanov.

5 En contrepoint de ces considérations nourries de la subjectivité des protagonistes, s’inscrivent trois articles qui analysent les pratiques des partis. Le POSDR (à Saint- Pétersbourg en 1895-1917 – S. A. Smith) et le Parti SR (1900-1914 – Manfred Hildermeier) se dessinent à travers le profil social de leurs membres, le travail de propagande sur le terrain, et leurs rapports concrets avec les ouvriers (dont on entend les griefs, avec notamment le thème de la « trahison des clercs »). Les libéraux sont de façon plus nouvelle également présents : est analysée, à travers leurs discours, la place qu’ils octroyent aux ouvriers dans leur dispositif de conquête de la modernité (William G. Rosenberg).

6 L’apport ouvrier à la culture de l’époque est décrit à travers l’étude des théâtres ouvriers (leur répertoire, la culture prolétarienne alternative – E. Anthony Swift) et la littérature des écrivains-ouvriers (mélopée de la souffrance ouvrière, mais aussi journal satirique – Mark D. Steinberg).

7 Enfin, deux chapitres contribuent à construire une identité publique des ouvriers : à partir de l’analyse des procès qu’ils font à leurs employeurs suite à des conflits de travail, attestant une conscience propre de leurs droits (Joan Neuberger) et en suivant la piste, en milieu ouvrier, du discours patriotique pendant la guerre qui éclate en 1914 (Hubertus F. Jahn).

8 Signes précurseurs de l’émancipation d’une histoire de l’identité ouvrière, échappant au biais de son rapport avec l’intelligentsia ?

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Martine Mespoulet, Statistique et révolution en Russie

Cécile Lefèvre

RÉFÉRENCE

Martine MESPOULET, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930). Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, 338 p.

1 L’ouvrage de Martine Mespoulet retrace d’abord et avant tout l’histoire d’une profession, celle de statisticien, qui se constitue après les grandes réformes administratives de 1864. Ces dernières instaurent la création des zemstva, ou assemblées provinciales élues, dotées d’un certain nombre de compétences économiques et sociales, et devant à ce titre développer une fiscalité locale et disposer d’indicateurs statistiques pour la mise en œuvre de leurs politiques. Ce contexte, conjugué à la condamnation à l’exil intérieur dans les villes de province de nombreux intellectuels diplômés, fut un terreau propice à la professionnalisation du métier de statisticien par constitution d’une éthique et d’un projet communs à travers le réseau des bureaux de statistique des zemstva.

2 Mais l’intérêt de l’ouvrage ne réside pas seulement dans cette étude détaillée de sociologie des professions. C’est l’histoire politique et sociale de la Russie qui est ré- interrogée, et notamment celle des relations entre administration et pouvoir politique, dans une approche renouvelée de la périodisation de l’histoire russe, en déployant l’histoire de cette profession de la fin de la période tsariste jusqu’aux années 1930.

3 Cette étude s’attachant au parcours des hommes tout autant qu’à leurs pratiques et qu’aux débats scientifiques et politiques qui ont modelé leurs activités de statisticiens a été largement permise par l’ouverture des archives, et notamment des archives régionales. Le choix d’étudier plus particulièrement un bureau provincial de statistique, celui de Saratov, ville importante de la Volga, démontre brillamment tout l’intérêt de s’y pencher.

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4 Il s’agit enfin d’une contribution importante à l’histoire de la statistique, dans la lignée des travaux d’Alain Desrosières, où l’histoire des institutions, celle des hommes et des techniques se mêlent étroitement. Il apparaît ainsi nettement que, jusqu’aux années 1920, les statisticiens russes étaient très présents dans les discussions scientifiques internationales et qu’ils avaient été amenés très tôt, et par des confrontations permanentes entre la théorie et la pratique, à développer les premières enquêtes par sondage.

5 Dans une première partie, qui couvre une période allant des années 1880 jusqu’à la révolution de 1917, Martine Mespoulet retrace donc la naissance d’un profession, celle de statisticien des zemstva. Réformes décentralisatrices, développement d’idées réformatrices au sein d’un milieu d’intellectuels en exil intérieur, demande politique et sociale d’indicateurs statistiques conduisent conjointement à la « formation d’un nouveau corps de professionnels ». C’est la grande période d’innovation dans les méthodes d’enquêtes et techniques statistiques, ainsi que de consolidation des acquis de la profession à travers le développement de la formation. Particulièrement intéressants sont ainsi les développements sur la genèse des enquêtes par sondage et les questionnements des statisticiens sur les notions d’unité d’observation et de représentativité.

6 La Première Guerre mondiale constitue une étape importante, avant même la révolution, pour une réflexion des statisticiens sur le développement d’une statistique d’État. Il s’agit pour eux d’un projet scientifique, dominé par une pensée sociale, qui doit œuvrer au développement de l’État gestionnaire, mais en toute indépendance, « au service de la vérité ». Cette statistique d’État ne prendra a posteriori pas la forme souhaitée par ces statisticiens, mais les années 1919-1924 semblent être encore à leurs yeux une occasion de développer leur projet, à l’origine d’une incompréhension puis de conflits entre statisticiens et dirigeants bolcheviks. Dans cette seconde partie de l’ouvrage, la transformation de la statistique aux débuts des années 1920 dans le cadre du nouveau pouvoir bolchevik est ainsi étudiée finement à travers les évolutions de la structure de son personnel, de sa qualification, et des formations de statistique. Et ce regard particulier apporte une profondeur et une complexité humaine à l’évocation des bouleversements politiques de cette période.

7 Avec les premières purges, et la tutelle grandissante de la Commission d’État au Plan (le Gosplan), ce que Martine Mespoulet appelle « la défaite d’une profession » se dessine. La dernière partie est alors consacrée à la mise sous surveillance, progressive et inéluctable, de la profession de statisticien. Ceci passe à la fois par des changements fréquents de personnel à la direction de la statistique, par un contrôle étroit exercé sur la formation professionnelle, par la fermeture des bureaux de statistique des gubernii, par un processus de déqualification, et par la mise en concurrence puis sous tutelle du Plan. Tous les éléments sont réunis pour marquer la dépossession d’une profession de la statistique telle qu’elle la concevait, tandis que peut se mettre en place une statistique soviétique ou plutôt une comptabilité tout instrumentale, au service du politique et de la planification économique.

8 Au carrefour de l’histoire de la statistique, de la sociologie des professions et de l’histoire sociale de la Russie, cet ouvrage constitue donc une contribution novatrice aux travaux consacrés depuis l’ouverture des archives russes au rôle des hommes – ici une génération de « spécialistes bourgeois », les statisticiens – à la fois dans

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l’expérience des zemstva et leur impact sur le développement régional avant la Première Guerre mondiale, et dans la formation de l’État soviétique.

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Murray Frame, The St. Petersburg imperial theaters

Emilia Koustova

RÉFÉRENCE

Murray FRAME, The St. Petersburg imperial theaters. Stage and state in revolutionary Russia, 1900-1920. Jefferson, NC–Londres, McFarland, 2000, 214 p.

1 Malgré leur position établie dans la culture russe du début du siècle, les théâtres impériaux représentent un sujet plutôt négligé par les historiens du théâtre, qui se montrent plus attirés par le rayonnement des innovations de Stanislavskij ou de l’avant-garde théâtrale. Partant de ce constat initial, Murray Frame précise toutefois que son objectif n’est pas de chercher à combler entièrement cette lacune – tâche difficile, voire impossible, pour une courte monographie issue d’une thèse de doctorat – mais de se pencher sur un aspect précis du problème, à savoir l’identité institutionnelle des théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg.

2 L’enjeu est d’évaluer dans quelle mesure leur histoire et leur identité ont été déterminées par leur appartenance à la cour impériale (appelée par l’auteur court status). Cette question s’avère d’autant plus pertinente qu’elle concerne la période où les deux dimensions de cette identité, politique et culturelle, sont mises à l’épreuve, d’une part par les changements socio-politiques violents, et d’autre part par une discussion extrêmement vive sur l’art théâtral et sur les voies de son développement.

3 Trois types de questionnements sont établis et servent à guider la recherche. Le premier conduit à se demander si, d’une manière générale, l’État cherchait à utiliser ses théâtres et si cela créait des obstacles à leur liberté de création. Pour répondre à ces questions, l’auteur définit les liens qui attachent ces institutions au pouvoir : des liens formels, assurés par le Directorat, structure administrative placée à la tête des théâtres et soumise au ministère de la Cour, mais aussi des liens symboliques qui font des théâtres le lieu du pouvoir impérial par excellence. Ensuite sont examinés le pouvoir réel du Directorat ainsi que les dimensions et les formes de son intervention dans les

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affaires artistiques. Les conclusions de ces deux premiers chapitres nuancent la vision traditionnelle, car, si elles confirment l’importance des liens avec l’État et la volonté d’intervention de celui-ci dans la gestion des théâtres impériaux, elles démontrent également que les rapports de pouvoir à l’intérieur de ces institutions sont bien plus complexes et ne peuvent être réduits à l’image d’un diktat d’une administration bureaucratisée et conservatrice, véritable frein au développement artistique des troupes.

4 Ce thème est repris et approfondi par le deuxième questionnement qui vise, cette fois, la place des théâtres impériaux dans la vie culturelle de Saint-Pétersbourg. Pour savoir comment, et dans quelle mesure, leur réputation et leur statut étaient déterminés par les liens avec la cour, Murray Frame analyse le public et le répertoire du Marijnskij et de l’Aleksandrinskij. Sans être tout à fait homogène socialement, le public de ces théâtres est composé en majorité par les élites, ce qui renforce leurs liens symboliques avec le pouvoir impérial. Mais rien n’indique, selon l’auteur, que le court status soit le seul ou le principal facteur qui permette de maintenir leur prestige et d’en faire une sorte de « club d’élites » de la capitale. Cette hypothèse est confirmée par l’analyse du répertoire, car les thèmes à l’affiche – qui ont dans la plupart des cas un caractère apolitique et récréatif (autre argument en faveur d’une vision plus nuancée de l’utilisation politique des théâtres par le pouvoir) – sortent du cadre de la cour, tout en relevant de la sphère d’intérêt des élites. Les observations méthodologiques qui accompagnent cette analyse ne résolvent cependant pas toutes les questions suscitées par cette tentative, appuyée sur l’analyse de la perception des spectacles, d’établir des liens de dépendance entre le contenu des œuvres d’art et le profil social de leur destinataire.

5 Les trois derniers chapitres examinent les répercussions que la Première Guerre mondiale et les trois révolutions russes ont eues sur le destin des théâtres impériaux et sur leurs relations avec l’État. Malgré la loyauté que manifestent généralement les troupes impériales lors de la révolution de 1905, nombre d’indices témoignent des liens croissants entre ces institutions et la société russe – ce qui rend leur identité de plus en plus ambiguë. Ces liens se consolident pendant la guerre, avec la participation des artistes aux actes de « patriotisme social »1. Les révolutions de 1917, malgré des variations dans les premières réactions des troupes (enthousiastes en février et hostiles en octobre), voient se déployer des logiques semblables dans les rapports entre le pouvoir et les ex-théâtres impériaux qui, en obtenant un certain degré d’autonomie, acceptent néanmoins de rester dans l’orbite de l’État.

6 Ces dernières observations permettent à l’auteur d’arriver à une série de conclusions importantes qui portent notamment sur le caractère « symbiotique » des rapports entre les théâtres impériaux et l’État russe et sur une continuité de cette politique à travers les guerres et les révolutions. Si les trois régimes politiques successifs considèrent comme utile et important de garder à leur disposition cette composante de structures étatiques, les artistes, à leur tour, démontrent une volonté de coopération avec, semble-t-il, tout pouvoir qui garantirait leur prestige et leurs privilèges. D’autre part, ce statut particulier, sans doute très important dans l’histoire des théâtres impériaux, ne détermine pas complètement leur identité institutionnelle, plus large et plus contradictoire – d’autant plus que le pouvoir politique, visiblement, ne cherche pas, au cours de cette période, à exercer un impact idéologique direct sur leur production artistique.

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7 Les quelques réserves et perplexités qui surgissent au cours de la lecture de cet ouvrage auraient probablement pu être évitées si l’on avait trouvé en introduction une réflexion plus approfondie sur les questions de problématique et de méthode propres à un tel type d’étude, ainsi qu’une définition plus claire et, surtout, une utilisation plus rigoureuse de quelques notions clés comme celle de « cour ». On aurait également pu souhaiter un approfondissement de certains questionnements, relatifs notamment à la période de la révolution. La question de l’identité y est réduite presque exclusivement à une analyse des étapes de la création de nouvelles structures appropriées pour la gestion des théâtres. Par ailleurs, le constat d’une continuité dans les relations des théâtres impériaux avec le pouvoir n’explique pas tous les éléments de leur histoire après 1917, période où la mainmise de l’État s’étend progressivement sur l’ensemble des entreprises théâtrales, en exigeant une redéfinition du statut et des fonctions des ex-théâtres impériaux – thème qui n’est qu’effleuré par l’auteur.

8 Cependant, on ne peut que saluer la décision de Murray Frame de ne pas s’arrêter à la frontière de l’année 1917. Cette ouverture sur des perspectives thématiques et temporelles plus larges, ainsi que l’adoption d’une approche encore peu usuelle dans l’histoire culturelle russe (l’histoire institutionnelle) constituent l’un des défis majeurs et l’intérêt de cet ouvrage.

NOTES

1. Sur le patriotisme officiel et le patriotisme social, voir H. F. Jahn, Patriotic culture in Russia during World War I, Ithaca, Cornell University Press, 1995, 256 p.

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David Schimmelpenninck van der Oye, Toward the rising sun

Marlène Laruelle

RÉFÉRENCE

David SCHIMMELPENNINCK VAN DER OYE, Toward the rising sun. Russian ideologies of empire and the path to war with Japan. Dekalb, Northern Illinois University Press, 2001, 329 p.

1 L’ouvrage de David Schimmelpenninck van der Oye s’intéresse à l’histoire et aux soubassements idéologiques qui ont conduit à la guerre russo-japonaise de 1905. L’auteur s’inscrit dans un courant de recherche contemporain qui tend à combler une lacune en ce qui concerne les relations de la Russie avec l’Asie, bien moins connues que celles avec les pays occidentaux. Il se fonde sur une très large bibliographie et un accès approfondi à des documents inédits (notes de service, mémorandums, mémoires) conservés dans les archives du ministère russe des Affaires étrangères. On appréciera tout particulièrement la reproduction de plusieurs caricatures d’époque.

2 Le livre est divisé en deux parties, la première portant sur les idéologies impériales russes du tournant du siècle, la seconde sur les événements qui ont provoqué la guerre de 1905. L’auteur passe tout d’abord en revue les principaux courants idéologiques qui se sont intéressés à la mission russe en Orient après le fameux « Grand Tour » de Nicolas II en Asie (1892). Le dernier tsar s’est en effet révélé bien plus attiré par l’Orient que son père – davantage tourné vers les questions européennes –, subissant l’influence de nombreux intrigants défendant des intérêts souvent très personnels en Asie. Dès les années 1880, l’un des grands explorateurs de l’Asie centrale et du Tibet, Nikolaj Prževal ´skij, proche du tsarevitch, prône un impérialisme « blanc » de la Russie en Chine. Quelques années plus tard, de tels projets revoient le jour, sous un angle beaucoup plus théorisé, chez le prince E. Uhtomskij, ancien précepteur du tsarevitch, ami intime de Witte et principal idéologue de l’expansion russe en Asie entre 1895 et 1905. Tous deux espèrent un soulèvement des populations bouddhistes et musulmanes présentes au

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Xinjiang, au Tibet, en Mongolie et en Mandchourie contre la dynastie chinoise des Qing et en faveur d’un rattachement à l’empire russe. L’idée d’une domination politique des Romanov en Extrême-Orient existe également au sein même des instances étatiques : on la retrouve dans la théorie d’une possible « pénétration pacifique » de l’Asie par la Russie chez Witte et dans la thématique du « péril jaune » chez le ministre de la Guerre Aleksandr Kuropatkin.

3 La seconde partie du livre est consacrée à la genèse de la guerre russo-japonaise : des choix stratégiques peu sûrs en Mandchourie et en Corée, une diplomatie confuse et contradictoire depuis la guerre des Boxers en 1900, de multiples personnalités opposées engagées dans les pourparlers avec le Japon, etc. Deux partis s’affrontent à Saint- Pétersbourg, l’un prudent et prêt à renoncer à la Corée (Witte, Pobedonoscev, Kuropatkin et le ministre des Affaires étrangères Lamsdorff), l’autre belliqueux, regroupant Nicolas II, le grand-duc Aleksandr Mihailovič, Plehve et surtout l’intrigant A. Bezobrazov, qui dispose d’une concession forestière dans le Ya-Lou en Corée et obtient du tsar le titre de secrétaire d’État de la Commission pour les affaires d’Extrême-Orient. Le livre rappelle enfin qu’outre la politique du « Grand Jeu » avec l’empire britannique en Asie, l’influence allemande n’a pas été des moindres : l’empereur Guillaume II n’a cessé d’encourager son cousin à s’engager en Extrême- Orient dans l’espoir de libérer la scène européenne de la présence russe.

4 L’auteur apporte un nouvel éclairage sur les sous-entendus idéologiques qui ont donné à l’opinion publique et aux élites russes l’impression que cette guerre serait courte et nécessairement victorieuse. Ainsi, des journaux conservateurs comme Graždanin, Novoe vremja ou les Sankt-Peterburgskie vedomosti n’ont cessé d’accréditer la thèse d’une conquête facile et sans résistance de l’Extrême-Orient. Les cercles dirigeants, en partie noyautés par des milieux affairistes, ont repris à leur compte les discours idéologiques sur l’impatience des peuples de Chine à passer sous la domination du « tsar blanc ». L’idée qu’il fallait répondre au « péril jaune » en Sibérie par la conquête d’une partie de l’empire du Milieu semble elle aussi avoir été en arrière-fond des choix stratégiques faits par le pouvoir russe.

5 La conclusion cherche à lier l’étude des idéologies avec celle des relations internationales en essayant de mesurer l’impact des constructions théoriques sur les événements, un parti pris méthodologique particulièrement intéressant. On aurait souhaité voir cette interaction encore plus développée dans le plan même du livre qui sépare peut-être trop le discours des intellectuels et l’action politique et stratégique du pouvoir. L’ouvrage apporte un éclairage neuf sur un moment fondateur de la Russie contemporaine : ce n’est en effet sûrement pas un hasard si la révolution de 1905 a lieu alors que s’annonce la première défaite « blanche » face à un « peuple de couleur ». Il permet également de redonner aux idéologies impériales russes une place de choix dans la réflexion sur l’identité nationale et révèle l’influence de milieux intellectuels certes sociologiquement restreints mais symboliquement influents. Le livre de Schimmelpenninck constitue donc un ouvrage de référence aussi bien en histoire des idées qu’en histoire des relations internationales pour la Russie du tournant du siècle.

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N. N. Smirnov, ed., Rossija i pervaja mirovaja voina

Alessandro Stanziani

RÉFÉRENCE

N. N. SMIRNOV, ed., Rossija i pervaja mirovaja voina (La Russie et la Première Guerre mondiale). Saint-Pétersbourg, Dmitrij Bulanin, 1999, 563 p.

1 Si la Première Guerre mondiale constitue un phénomène majeur pour de nombreux pays et représente la véritable fin du « long XIXe siècle », en Russie son effet est plus considérable encore. La guerre suit en effet de peu des réformes importantes : introduction pour la première fois d’une assemblée parlementaire ; réformes de Stolypin et tentative pour supprimer la commune paysanne. La Première Guerre mondiale devient ainsi un véritable laboratoire d’idées et de pratiques économiques et sociales. Plusieurs travaux récents avaient déjà attiré l’attention sur ces phénomènes. L’ouvrage en question constitue une synthèse efficace des résultats les plus solides obtenus sur ce sujet. Certes, comme toute publication issue d’un colloque, celle-ci est aussi de niveau inégal. Cependant on ne peut qu’admirer la qualité des articles, très bonne dans l’ensemble, ainsi que des articulations entre les différentes parties. Ce résultat s’explique par les capacités organisationnelles du comité scientifique qui est à l’origine du colloque, tant du côté américain (L. Haimson, W. Rosenberg, R. Zelnik, Z. Galili) que russe (V. Ju. Černjaev, B. I. Kolonickij, S. I. Potolov et surtout N. N. Smirnov, rédacteur en chef et véritable coordinateur de l’ouvrage). En particulier, le choix de reproduire non seulement les articles, mais aussi les débats ayant animé le colloque se révèle particulièrement fécond. Il permet de rendre compte de la richesse des discussions ainsi que de la force heuristique des sujets traités. De nombreuses pistes de recherche surgissent de ces débats.

2 L’ouvrage se compose de six parties principales : théorie, concepts et méthodologie ; guerre et société ; politique ; culture et culture politique ; empire et mouvements nationaux ; économie.

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3 La première partie est composée des interventions de Leopold Haimson sur la crise politique et sociale depuis la veille de la Première Guerre mondiale jusqu’à la révolution de Février ; de R. S. Ganelin et M. F. Floronskij sur l’activité du Conseil des ministres en 1915-1916 ; de D. Orlovsky sur la mémoire de la guerre en Russie et en URSS, et enfin de V. L. D´jakov et L. G. Protasov sur les perceptions de la guerre par la société. L’article de Haimson permet de trancher les nombreuses ambiguïtés de l’historiographie à propos du lien entre réformes tsaristes, guerre et révolution. En particulier, l’auteur conteste la thèse selon laquelle, sans la guerre, la Russie aurait directement évolué vers un système à l’« occidentale ». Au contraire, il met en évidence les limites des réformes et les tensions qui minaient la société russe déjà à la veille de la guerre et que cette dernière n’a fait qu’exacerber. Selon l’auteur, les contraintes auxquelles était soumis le système parlementaire et politique permettent de douter de l’existence d’une véritable société civile en Russie. De même, l’hostilité des paysans envers les réformes de Stolypin témoigne de la spécificité des valeurs agraires russes qui seraient dès lors difficilement réductibles à un modèle simpliste de propriété privée. Ces conclusions peuvent être partagées dans leur ensemble. Deux aspects soulèvent toutefois des doutes. Tout d’abord, la force du mouvement ouvrier et des grèves ouvrières apparaît en partie surestimée afin de rendre compte de l’échec du régime de Février – ceci dans la mesure où la population ouvrière et l’industrie demeuraient plutôt secondaires par rapport au secteur agricole. En outre, l’attitude certes hostile des paysans à l’égard de la privatisation des communes ne saurait faire oublier l’appropriation de ces réformes à l’échelle locale où l’aménagement du territoire acquiert souvent une dimension différente de la « privatisation » et se rapproche plutôt du mouvement coopératif en plein essor à ce moment.

4 Le travail d’Orlovsky est novateur et comble une lacune importante : il analyse la manière dont la mémoire de la Première Guerre mondiale a été construite et a évolué à des époques différentes. Ainsi, à la différence de la plupart des pays européens, après 1917 aucune mémoire officielle de la guerre ne voit le jour en Russie, si ce n’est pour mettre en évidence les prémisses de la révolution d’Octobre. Ce silence relatif, concernant notamment les soldats, a continué jusqu’à nos jours. L’auteur fait également état des tentatives actuelles, en Russie, pour remédier à cette lacune. On regrettera cependant qu’Orlovsky, s’il avance des hypothèses fortes permettant d’expliquer le silence à l’époque soviétique, ne cherche pas à rendre compte de la « redécouverte » actuelle de la Première Guerre mondiale. Il faudrait également mieux qualifier la notion de « mémoire collective » qui, dans le texte, apparaît comme une notion a-historique dans laquelle on retrouve à la fois mémoires de guerre, héros nationaux et tentatives pour donner un nom aux millions de soldats tombés.

5 La deuxième section de l’ouvrage (« Guerre et société ») s’ouvre avec l’article solide et stimulant de Peter Holquist. Cas assez rare dans l’historiographie de la Russie, l’auteur s’efforce de placer un phénomène important en Russie (en l’occurrence la mobilisation) dans un contexte européen. À cette fin, il commence par mettre en évidence les racines de l’économie de guerre et de la mobilisation (la guerre totale) dans les expériences accumulées en Russie et en Europe pendant le XIXe siècle. Holquist souligne également l’importance des statistiques en tant qu’instrument à la fois de gestion et de contrôle de la population, notamment du point de vue des ethnies faisant partie de l’empire. Enfin, l’auteur envisage la mobilisation des masses dans la Russie soviétique comme un processus qui, loin d’être imposé par en haut, exprime les bouleversements de la

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société russe pendant la guerre et fait écho aux phénomènes semblables observés dans d’autres pays européens.

6 Ces arguments trouvent un complément indispensable dans l’analyse que fait Ananič des liens entre l’État et la bourgeoisie entrepreneuriale russe. Si cette dernière avait toujours considéré favorablement une intervention, voire un soutien important de l’État à l’activité économique, de leur côté les dirigeants tsaristes adoptent les notions de capitalisme d’État développées en Allemagne depuis Bismarck et renforcées à l’époque de la guerre.

7 Les deux autres interventions consacrées à l’évolution socio-économique mettent en évidence le nouveau rôle des femmes (Peter Gatrell) et l’impact des réfugiés (A. N. Kurcev) dans l’activité économique et dans les hiérarchies sociales. Enfin, V. S. Izmožik détaille le système de contrôle de l’état d’esprit (nastroenie) de la population pendant la guerre et en 1917. L’inspection de la correspondance, non seulement des soldats mais aussi des élites tsaristes, permet de comprendre l’importance de l’héritage légué aux bolcheviks.

8 La troisième section sépare de manière quelque peu artificielle (comme le souligne W. Rosenberg dans la discussion) les aspects proprement politiques des autres. Si V. Ju. Černjaev explique avec finesse les progrès et les limites du processus de démocratisation en Russie, Ju. I. Kir´janov développe un sujet souvent marginalisé dans les ouvrages traitant de l’histoire politique de la Russie, à savoir l’importance et les orientations des partis de droite pendant la guerre.

9 En développant cet argument, la quatrième partie de l’ouvrage fait le point sur la culture, et la culture politique en particulier. L’article de N. N. Smirnov, consacré à l’intelligentsia, est riche d’informations et s’appuie sur une documentation solide. En même temps, comme le souligne Jutta Scherrer dans la discussion, la notion d’intelligentsia utilisée par l’auteur est assez floue ; il y inclut en effet intellectuels révolutionnaires, universitaires, élites politiques et administratives tsaristes, spécialistes, etc. Il s’agit là de groupes hétérogènes, tant du point de vue de leur formation et de leur extraction sociale que de leurs orientations politiques. La solution qui consiste à les réunir sous le chapeau commun d’« intelligentsia » semble davantage brouiller qu’éclairer les pistes de recherche.

10 Pour sa part, B. I. Kolonickij propose une intervention tout à fait originale concernant l’image de l’ennemi et l’anglophobie. La finesse avec laquelle l’auteur traite le sujet situe cet article parmi les plus intéressants de l’ouvrage, même si l’on peut peut-être regretter qu’il ne se soit pas employé à montrer les racines, dans la période d’avant 1914, des attitudes russes envers l’Angleterre d’une part, l’Allemagne de l’autre.

11 Également novateur est le travail que Kim Friedlender propose sur les études médicales qu’ont suscitées les chocs d’artillerie subis par les soldats. L’auteur met en évidence le rôle fondateur joué à cet égard par la guerre russo-japonaise. C’est en effet à partir de 1905 que les études de psychiatrie sur les soldats se développent.

12 La cinquième section, consacrée à l’empire et aux mouvements nationaux, permet de faire le point sur un des sujets les plus en pointe ces dernières années. Ainsi, M. von Hagen démontre le rôle de la guerre dans l’émergence de la conscience nationale au sein de plusieurs ethnies de l’empire, et S. M. Išakov étudie l’attitude des musulmans de l’empire envers la guerre.

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13 La sixième et dernière section de l’ouvrage concerne l’économie. Outre l’intervention de T. M. Kitanina sur les rapports russo-germaniques et de S. G. Beljaev sur les pourparlers de Barka à Paris et Londres, on remarquera l’article de Y. Kotsonis sur l’introduction de l’impôt sur le revenu. En s’écartant des études traditionnelles sur ce sujet, l’auteur cherche moins à estimer l’impact économique de cette mesure qu’à mettre en évidence sa signification politique. Par rapport aux autres pays européens qui ont introduit cette mesure à la même époque, le recours à l’impôt sur le revenu est, en Russie, doublement révolutionnaire. Ce type d’impôt est en effet non seulement progressif par rapport à la taxation indirecte (régressive), mais il permet également de dépasser toute séparation de la société en soslovija (états d’Ancien Régime). Cette mesure requiert bien entendu un renouveau profond de l’appareil administratif, censé recueillir et gérer une nouvelle masse d’informations. Nous trouvons sans doute là l’une des meilleures contributions de ce volume et une ouverture vers de nouvelles approches de l’histoire politique et économique de la Russie. Un seul regret, cependant : l’auteur est si désireux de se distinguer des analyses strictement quantitatives et économétriques de la fiscalité qu’il oublie que les conséquences économiques des réformes auraient pu se démontrer autrement. Il paraît en effet difficile d’analyser l’introduction de l’impôt sur le revenu en excluant radicalement son impact sur la dynamique et sur les comportements économiques.

14 Cet ouvrage portant sur la « Russie de la Première Guerre mondiale », par ses nombreux travaux novateurs, mais aussi par le bilan qu’il fait du travail effectué par l’historiographie russe et anglo-américaine, mérite de devenir un ouvrage de référence pour les études sur la Russie.

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Antonella Salomoni, Il pane quotidiano

Alessandro Stanziani

RÉFÉRENCE

Antonella SALOMONI, Il pane quotidiano. Ideologia e congiuntura nella Russia sovietica (1917-1921). Bologne, Il Mulino, 2001, 324 p.

1 Antonella Salomoni nous a habitués à des études qui ont le mérite, rare, de conjuguer érudition, rigueur historique et capacité novatrice. C’est le cas du Lenin censuré (« Lenin censuré : deux fragments inédits de décembre 1917 », Cahiers du Monde russe et soviétique, 1, 1986, p. 71-94), des archives totalitaires (« Un savoir historique d’État : les archives soviétiques », Annales HSS, 1, 1995, p. 3-27) ou encore du paysan Bondarev (Il lavoro del pensiero. Il contadino Timofej Bondarev e lo scrittore Lev Tolstoj, Name, 2001) et du mouvement tolstoïen en Italie (Il pensiero religioso e politico di Tolstoj in Italia, 1886-1910, Olschki, 1996). Cette fois-ci, il s’agit d’une étude sur le communisme de guerre. Cette phase initiale du pouvoir bolchevik en Russie a donné vie, à partir des années 1920 en URSS, puis, jusqu’à nos jours en URSS comme en « Occident », à une âpre controverse politique, idéologique et historiographique à la fois. La question est de savoir si cet ensemble de mesures connues comme « communisme de guerre » a été dicté par l’émergence de la guerre civile ou s’il découle de l’idéologie bolchevique. Selon la réponse apportée, toute l’interprétation de la révolution d’Octobre, des premières années du régime soviétique, de Lenin et de son rapport à Stalin – en un mot, la signification elle-même de l’expérience soviétique – varie. Si en effet on suit la première interprétation, alors seules les nécessités imposées par la guerre expliquent les mesures extrêmes adoptées entre 1918 et 1921. Une fois la guerre civile terminée, Lenin opte pour une attitude modérée et introduit la NEP. Au contraire, la deuxième interprétation estime que l’idéologie marxiste, dans sa variante bolchevique, pousse les dirigeants communistes à adopter des mesures qui visent à instaurer le régime souhaité. Rien à voir donc avec les contraintes de la guerre.

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2 Antonella Salomoni dépasse d’un bond des décennies de querelles en nous montrant de prime abord que le « communisme de guerre » constitue une véritable invention historiographique. Lenin, puis d’autres dirigeants bolcheviks, n’en parlent qu’à partir de 1921, de manière à légitimer la NEP et à l’opposer aux politiques précédentes. L’enjeu de cette « invention » est de taille : il ne s’agit rien de moins que de définir la doctrine communiste, le régime soviétique et finalement d’encadrer la révolution d’Octobre dans un schéma historico-idéologique conforme aux objectifs politiques courants.

3 Afin de démontrer cette thèse, le premier chapitre de l’ouvrage retrace l’historique des débats sur le communisme de guerre des années 1920 jusqu’à nos jours, en passant par les « révisions » staliniennes, puis celles des années 1960 ou encore de l’époque de la « perestroïka ».

4 Le deuxième chapitre évoque les théories des principaux dirigeants soviétiques (Larin, Lenin, Groman) au sujet du Plan, du capitalisme d’État et de l’économie de guerre. L’auteur montre l’influence majeure exercée par l’expérience allemande au cours de la Première Guerre mondiale. De ce point de vue, et c’est là une autre nouveauté majeure de cet ouvrage, le communisme de guerre ne saurait véritablement se comprendre qu’en étant inclus dans la dynamique plus vaste de l’économie et de la politique européennes.

5 Confirmation de cette hypothèse, le troisième et le quatrième chapitres sont respectivement consacrés aux théories et aux pratiques de « naturalisation » de l’économie au cours de la guerre civile. Processus en partie inscrit dans l’inflation consécutive à la guerre, mais qui reçoit en Russie un accueil tout à fait particulier chez des responsables qui trouvent dans cette mesure un des éléments fondamentaux de la construction du socialisme. Cependant, si la « naturalisation » reçoit un soutien unanime, la manière dont elle serait censée se concrétiser suscite un sérieux contentieux. L’auteur montre bien que cette question influence la définition du socialisme et en particulier les formes de rétribution du travail ; selon la réponse apportée, le lien entre productivité et rémunération varie.

6 La deuxième partie du livre détaille la manière dont, au cours des années 1920, le communisme de guerre est devenu une construction historiographique. Le chapitre 5 analyse les discussions au sein du parti, ainsi que les principales études économiques et statistiques sur le communisme de guerre. Dans ce contexte, une attention particulière est accordée à G. Strumilin, économiste et statisticien, et notamment à son travail sur la dynamique des salaires et de la productivité en Russie entre 1913 et 1922. La chronologie permet d’anticiper la thèse principale de cet auteur selon lequel les pratiques du communisme de guerre s’inscriraient dans une dynamique de plus longue durée (guerre mondiale, guerre civile, inflation), et à l’échelle européenne. C’est donc dans la « grande transformation » de l’économie qu’il faut trouver la véritable explication du phénomène.

7 Inversement, les thèses « libérales » (Hayek, Mises, Brutskus), discutées dans le chapitre 6, estiment que le communisme de guerre et la planification expriment les distorsions de l’idéologie socialiste. De manière plus radicale encore, d’autres auteurs, influencés par Spengler (dont Salomoni retrace la réception en Russie), inscrivent ces expériences soviétiques dans le cadre de la décadence générale de l’Occident.

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8 Le chapitre 7 détaille les approches « sociologiques » de cette thèse de la dégénérescence qui vont jusqu’à évoquer la notion de race (Sorokin).

9 Enfin le chapitre 8 analyse la pensée d’un auteur aussi riche que négligé (à l’exception des travaux de Jutta Scherrer et, plus récemment, de Bordjugov et Biggart) : Aleksandr Bogdanov. Selon cet auteur, le communisme de guerre exprime la « greffe » d’éléments socialistes sur le capitalisme qui donne ainsi vie à une « formation économique- militaire ».

10 L’ouvrage de Antonella Salomoni s’appuie sur une bibliographie très riche et sur une rigueur philologique extrême. Les notes permettent de reconstruire le « parcours » non seulement des auteurs, mais aussi de leurs œuvres (éditions, réception). C’est là, espérons-le, un premier pas, important, vers une approche de l’histoire soviétique qui, suivant l’enseignement de Marc Bloch, serait moins dictée par le besoin d’exprimer des jugements que par sa capacité à poser des questions. En particulier, à partir de cet ouvrage, au moins deux pistes de recherches à venir se dégagent. Il faudrait avant tout comprendre l’héritage de la pensée et celui de la Russie tsariste dans la mise en place de l’économie et de l’idéologie de la guerre civile. La réception de Marx en Russie (via la pensée allemande), les catégories et les études économiques du tournant du siècle présentent des spécificités qu’il serait important de mettre en rapport avec celles de la guerre civile.

11 En outre, il faudra se pencher sur les pratiques économiques concrètes du communisme de guerre telles qu’elles ressortent des archives, afin de comprendre les points de convergence, les décalages et les frictions avec la pensée et l’idéologie économiques si bien détaillées dans Il pane quotidiano.

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A. Brian Murphy, The Russian Civil War

Lennart Samuelson

REFERENCES

A. Brian MURPHY, The Russian Civil War. Primary sources. Londres–Basingstoke, Macmillan ; New York, St. Martins, 2000, 274 p.

1 The access to Russian archives for the Soviet period produced a qualitative shift in the historiography. Over the last decade, many collections of documents from Soviet archives have likewise been published – mainly in Russian, but also in English, French, Italian and other languages. By tradition, documentary collections are recommended of materials that are difficult to access or read in the original place or style, and that are of particular interest, e.g. diaries or correspondences. There is a striving towards completeness of the published documents (whole collections, full documents). In other words, criteria for selection of documents and for omissions in published documents should be made clear to the reader. For a researcher, the documentary’s purpose is to facilitate history writing by facilitating access to sources, far away from their repositories.

2 The Russian Civil War and peasant uprisings in 1918-1921 have been described in numerous participants’ memoirs, in literature (e.g. Isaac Babel and Mikhail Sholokhov), political and scholarly books. It goes without saying that Soviet, as well as émigré Russian historiography tended to be partisan and tendentious. Naturally, a fundamental question is what the post-Soviet perspectives, and the only recently accessible archival sources in Russia add to our knowledge of these dramatic years. The purpose of The Russian Civil War: primary sources, written by Brian Murphy, professor emeritus at University of Ulster, seems to be to serve as a companion volume for English-speaking students in history courses. The sub-title would then appropriately be an introduction to, or a guide to the use of the primary sources about the Civil War in Soviet Russia. Combined with reading of monographs on the Civil

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War, e.g. Geoffrey Swain, The origins of the Russian Civil War (1996) or Evan Mawdsley, The Russian Civil War (2000), Murphy’s volume introduces not only the ‘living testimonies’, but also interesting methodological matters, such as source criticism or objectivity. For these pedagogical purposes, the book is well suited. It adds broad perspectives on what written documents from 1918-1920 can reveal of the historical scenes.

3 However, a specialist in Russian history would like to see careful editing of these documents from central and regional archives. The foreword and consecutive comments give too few hints as to the criteria, by which documents have been chosen to illustrate historical events. The reader is not informed whether a chosen document is unique, or one of many similar or related ones for each topic. Commentaries to the documents are laconic on substance matters. In many instances, clarifications (even punctuation…) are not given as to which sections have been omitted. On many archival documents, not only the main text is of interest, but also the notes and resolutions written by the recipient side. With few exceptions, these omissions are hard to distinguish in the present volume. This reviewer cannot compare the translation with the Russian originals; the text seems clear and well written. However, important archeographical data, such as the exact names of persons, their titles, organisations as well as places and dates, seem to be ‘streamlined’ in their English form; probably to facilitate the reading, but to the disadvantage for our further references to the documents in question.

4 Given these critical remarks on the form of presentation, The Russian Civil War: primary sources does indeed lend itself to an imaginative reading for the interested student or scholar. Those in command of the will find new inroads to original documents, or to the above-mentioned Russian-language documentaries. The first chapter describes the situation in 1918, after the signing of the Brest-Litovsk Peace Treaty. The second chapter enlightens the evolution of the White side and the following chapter highlights long-term objectives of the Red side. The crucial military engagements in 1919 that decided the outcome of the Civil War is covered in chapter four. The concluding fifth chapter nicely delves with the myths, and realities, about the famous First Cavalry Army under Semyon Budyonnyi’s command. On each major phase, whichever one’s periodisation of the Russian Civil War, the documents presented add a new dimension, and can serve as basis for in-depth discussions on topics, where the historiography tended to be partisan, politicised.

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Jean-Louis Van Regemorter, L’insurrection paysanne de la région de Tambov

Alain Blum

RÉFÉRENCE

Jean-Louis VAN REGEMORTER, L’insurrection paysanne de la région de Tambov. Luttes agraires et ordre bolchevik, 1919-1921. Documents traduits du russe et précédés par « Le concept d’une révolution paysanne unique de 1902 à 1922 ». Édition annotée par Régis Gayraud. Cœuvres-et-Valsery (02600), Ressouvenances, 2000, 212 p.

1 Ce recueil de documents est issu du travail du regretté Jean-Louis Van Regemorter, décédé en novembre 1999, à partir de l’important recueil de documents publié à Tambov en 1994, intitulé Krest´janskoe vosstanie v Tambovskoj gubernii v 1919-1921 gg. « Antonovščina ». Dokumenty i materialy (Tambov, 1994). Il est composé d’une introduction de Van Regemorter, suivi d’un court texte de Régis Gayraud, qui a pris en charge cette édition, puis de la traduction de 26 documents issus du recueil publié à Tambov. L’introduction permet de replacer cette révolte paysanne, qui fut l’une des plus marquantes des années qui suivirent la révolution, dans le contexte de l’histoire paysanne russe et des événements révolutionnaires, ainsi que de la relation conflictuelle et complexe entre bolcheviks et paysans dès 1918. Les documents sélectionnés permettent de rendre accessibles au lecteur français les matériaux d’une nouvelle histoire de l’URSS qui puise largement dans les documents administratifs, ordres, proclamations et rapports transmis le long de l’échelle hiérarchique, décrivant avec force détails situation, conflits, position et actions de répression. Bien entendu, le recueil russe reste indispensable pour les spécialistes, et cette édition française ne permet pas de plonger dans toute la complexité et la violence de cet épisode caractéristique de la période. Mais, malgré tout, la palette de documents présentés reflète bien l’ensemble : proclamations hostiles aux koulaks et cherchant à

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convaincre le paysan russe sans beaucoup de chances de succès, rapports d’une extrême précision mais aussi d’une froide détermination de Vladimir Antonov- Ovseenko, l’un des principaux responsables ayant assuré la répression contre cette révolte. Un texte de ce type montre à quel point le rapport administratif est une source riche, tant par ce qu’il exprime que par les indications qu’il donne, notamment sur les ordres de commandements, dont la forme témoigne des rapports de force et des représentations des responsables éloignés des lieux de l’action, de leur incompréhension autant que des formes de délégations qu’ils élaborent, etc.

2 On regrettera cependant, dans ce recueil, le ton de la seconde introduction de Régis Gayraud, qui tranche avec l’approche complexe, nuancée et historienne de Jean-Louis Van Regemorter. R. Gayraud, au contraire, assène un jugement définitif de l’action bolchevique, simplifiant ce que fournissent ces documents et ne laissant pas au lecteur la liberté de comprendre, mais lui imposant ces simplifications qui font tant de mal à l’histoire soviétique. La violence bolchevique est évidente, elle est complexe et tenter de la cerner ne passe pas par une vision qui explique tout à partir du mal absolu que constitue la révolution russe, comme le fait cet auteur. Il est aussi dommage que les commentaires de bas de page qu’il a rajoutés mêlent précisions et jugements (soulignons d’ailleurs que l’un des principaux protagonistes de ces violences, Antonov- Ovseenko, n’est pas décédé en 1939, mais a été fusillé en février 1938). On est loin de la pensée toute en nuances de Van Regemorter.

3 Quoi qu’il en soit, on a dans ce petit ouvrage un condensé particulièrement appréciable des documents qui constituent aujourd’hui la base du travail historien. Il constitue une source appréciable tant pour les enseignants et étudiants qui travaillent sur cette période, que pour un public plus large, désireux de mieux comprendre les sources qui renouvellent aujourd’hui l’histoire soviétique.

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Période soviétique et post-soviétique

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Jean-Paul Depretto, Pouvoirs et société en Union Soviétique

Nicolas Werth

RÉFÉRENCE

Jean-Paul DEPRETTO, Pouvoirs et société en Union Soviétique. Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2002, 207 p.

1 Comme la plupart des recueils d’articles écrits par des auteurs divers et rassemblés a posteriori, celui qu’a constitué Jean-Paul Depretto ne présente pas, de prime abord, une grande homogénéité. Ce défaut, inhérent au genre, ne nuit en rien à la qualité de l’ensemble, la plupart des articles apportant, chacun sur un champ d’étude précis, une analyse pertinente. Dans la continuité de sa contribution sur la violence (Le siècle des communismes), Peter Holquist met l’accent sur le rôle crucial des années de guerre 1914-1917, qui virent la naissance d’un « complexe para-étatique » : pour comprendre l’étatisme bolchevik, il faut l’inscrire dans un courant plus large, celui de la culture politique des élites éduquées, favorables à une intervention toujours plus grande de l’État dans la sphère sociale et économique. Si cette thèse, qui n’est pas nouvelle (elle fut largement développée dans les années 1920 dans certains milieux de l’émigration), paraît solidement étayée dans un certain nombre d’articles récents de Peter Holquist, il faut se garder de perdre, dans la démonstration, la spécificité idéologique propre au bolchevisme et de minimiser les différences fondamentales qui séparaient le discours des experts non bolcheviks et les pratiques politiques bolcheviques.

2 L’article de Martine Mespoulet sur le milieu des statisticiens de la région de Saratov montre de manière convaincante comment un milieu professionnel de l’Ancien Régime est parvenu, tout au long des années 1920, à sauvegarder ses « espaces d’autonomie », ses logiques professionnelles et son unité de corps face aux logiques politiques des représentants locaux du nouveau pouvoir bolchevik. L’autre article du recueil consacré aux années 1920 (« Les conflits du travail en Russie soviétique

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pendant le “communisme de guerre” et la NEP ») paraît plus convenu, surtout pour la période 1918-1922, largement renouvelée – pour ce qui concerne les conflits entre le régime et le monde ouvrier – par les travaux de Vladimir Brovkin ou d’Andrea Graziosi. Dans un article consacré à la privation des droits civiques dans un quartier de Moscou à la fin des années 1920, Nathalie Moine, dans le sillage de Golfo Alexopoulos, analyse avec finesse la sociologie et les stratégies discursives d’un échantillon de Moscovites, pour l’essentiel issus de milieux populaires, privés de leurs droits civiques. Dans cet essai de micro-histoire, elle met bien en évidence les contradictions et les incohérences entre des catégories d’exclusion élaborées par le pouvoir central, la mise en œuvre d’une politique par les autorités locales et des situations individuelles résistant à toute catégorisation rigide.

3 L’article d’Elena Osokina sur la crise du ravitaillement de 1939-1941, un épisode mal connu, est particulièrement remarquable. Développant le dernier chapitre de son ouvrage sur le système de rationnement et de distribution, récemment traduit en anglais, Elena Osokina brosse un tableau stupéfiant de la situation de crise dans les villes soviétiques à la veille de la guerre. Face aux pénuries extrêmes, les citoyens tentent de s’organiser eux-mêmes, au niveau du quartier, établissant des normes d’achat, organisant les files d’attente, chassant « étrangers » et intrus, mettant en place, à la base, une forme de « rationnement sauvage », avant que les autorités politiques se décident enfin à officialiser, en juillet 1941, un système centralisé de rationnement.

4 On regrettera, dans ce recueil consacré, comme l’annonce la quatrième de couverture, au « thème de la confrontation entre les différentes formes du pouvoir soviétique et de la société d’avant-guerre », l’absence de tout article sur la paysannerie ou sur les formes massives – et extrêmes – de violence exercées sur la société, telles que la famine ou les quotas d’exécution des années 1937-1938. Décidément l’histoire sociale, l’histoire « vue d’en bas » – même la meilleure, comme celle présentée dans ce recueil – semble réticente à aborder un certain nombre de questions qui individualisent, de manière forte et radicale, l’URSS stalinienne.

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Corinna Kuhr-Korolev, Stefan Plaggenborg, Monica Wellmann, eds, Sowjetjugend 1917-1941

Dorena Caroli

RÉFÉRENCE

Corinna KUHR-KOROLEV, Stefan PLAGGENBORG, Monica WELLMANN, eds, Sowjetjugend 1917-1941. Generation zwischen Revolution und Resignation. Essen, Klartext, 2001, 310 p.

1 L’ouvrage collectif édité par Corinna Kuhr-Korolev, Stefan Plaggenborg et Monica Wellmann est constitué de douze articles traitant des pratiques violentes exercées et subies par la jeune génération soviétique, davantage marquée par l’expérience des guerres, mondiale et civile, de la révolution et du désarroi économique, que les autres générations européennes. Encadré de deux essais (introductif et conclusif) présentant des réflexions théoriques et méthodologiques sur les concepts de jeunesse et de violence dans l’URSS de l’entre-deux-guerres (1917-1941), ce recueil se propose de mettre en relation les expériences de la violence avec le Lebenswelt, c’est-à-dire le milieu social, de leurs « acteurs historiques ». Thème central pour comprendre la société post-révolutionnaire et les processus de développement du stalinisme, le rapport des jeunes à la violence révèle les aspects contradictoires d’un groupe très hétérogène, tant par les expériences vécues que par l’âge, l’origine sociale et/ou la réception des idées révolutionnaires.

2 L’essai introductif explique pourquoi les bolcheviks n’ont étendu que de façon très limitée leur pouvoir (et/ou la culture prolétarienne) sur 20 millions de jeunes âgés de 15 à 24 ans (d’après un recensement effectué en 1926). Il montre aussi la réaction de la propagande du parti face à cette hétérogénéité de la population juvénile pendant la NEP ainsi que le degré d’assimilation de la culture communiste par la jeunesse. C. Kuhr- Korolev souligne la difficulté d’analyse de ces attitudes contradictoires chez les jeunes

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dont la vie privée devint de plus en plus la cible du parti à partir de 1926-1927. Ces facettes multiples du comportement de la jeunesse, à la fois attirée par le « charme discret » du mouvement de la jeunesse communiste (komsomol) et par les « subcultures » non officielles, persistent aussi pendant la première phase du stalinisme, lorsqu’une partie d’entre elle sera stigmatisée comme « ennemis de classe », tandis qu’une autre participera non seulement à la collectivisation mais aussi aux répressions violentes menées par le commissariat du peuple aux Affaires intérieures (NKVD). À la base de ces essais se trouve l’idée que le comportement violent des jeunes s’exprime tant par des actions à caractère antiétatique que par la destruction de soi- même et le hooliganisme. À partir de l’étude de l’historiographie allemande, H. Haumann souligne la spécificité des sentiments d’une génération issue de la Première Guerre mondiale. L’auteur s’interroge sur les causes multiples de la violence et ouvre des pistes de recherche intéressantes dans ce domaine.

3 Les deux premiers articles analysent d’abord l’attitude de criminalisation des comportements déviants de la jeunesse introduite par le stalinisme ainsi que la participation des jeunes aux répressions menées par le NKVD en 1936-1938 (G. Rittersporn), puis les phénomènes de violence physique et psychologique survenus à l’intérieur des écoles (parmi les élèves, ou entre élèves et enseignants), ainsi que les mécanismes de discrimination sociale mis en œuvre au début de la période stalinienne (S. Zhuravlev). Dans les deux articles suivants, M. Wellmann et V. Spiertz présentent deux études très approfondies concernant le suicide des jeunes membres de la jeunesse communiste et de l’Armée rouge, par le biais des sources officielles et des « lettres d’adieux » rédigées par les jeunes eux-mêmes. Ces « ego-documents » particulièrement précieux éclairent de façon très riche la vie quotidienne des jeunes étudiants et soldats ainsi que leur sentiment face à l’avenir. V. Isaev et D. Tchudi décrivent les pratiques violentes des jeunes dans le contexte de la militarisation de la jeunesse entamée en Sibérie à partir de 1927 et du processus d’implantation du nouvel ordre révolutionnaire bolchevik à Smolensk (1918-1919). Le contraste entre la société d’Ancien Régime et celle qui émerge avec la Russie soviétique, ainsi que les conflits entre ancienne et nouvelle génération, sont décrits par A. Rozhkov, I. Tirado et M. Shkarovskij à partir de l’étude de la société cosaque du Kuban, des campagnes soviétiques et de l’adhésion aux associations religieuses. Enfin, les articles de A. Gorsuch et de C. Kuhr-Korolev montrent comment la jeunesse échappait à ces projets de culture communiste proposée par le pouvoir tant dans son comportement public – politique – que dans sa vie privée (y compris sexuelle).

4 Ce livre, qui représente sans aucun doute un jalon important pour l’étude de l’histoire de la jeunesse en URSS, constitue un ouvrage novateur aussi bien du point de vue méthodologique que de celui des sujets traités. Ainsi il a recours à de nouvelles stratégies d’analyse du quotidien soviétique de l’entre-deux-guerres pour jeter un éclairage nouveau sur le mouvement de la jeunesse communiste, sur les comportements conformes et déviants, les conflits de générations, les formes de gouvernement des nouveaux groupes sociaux prolétaires et paysans. En outre, l’hypothèse de S. Plaggenborg selon laquelle « la jeunesse soviétique n’existait pas à l’extérieur d’un espace dépourvu d’État » (p. 302), soutenue par l’argument qu’elle constitue « une construction culturelle » difficile à cerner dans les sources soviétiques des années 1920, révèle un des aspects les plus intéressants et contradictoires de la politique des bolcheviks et du parti communiste à l’égard de la jeunesse.

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5 Cependant la « réduction de l’espace » consacré à la nouvelle génération n’a pas été, à nos yeux, déterminée exclusivement par « une construction culturelle », mais aussi par l’absence d’une véritable politique sociale garantissant une intégration dans la société à la nouvelle génération, frappée tant par le chômage que par un accès trop réduit à l’école. C’est dans ce contexte qu’on pourrait voir l’un des paradoxes les plus forts des politiques publiques des années 1920, c’est-à-dire le fait de vouloir assimiler une génération hétérogène sans que l’État s’investisse dans la mise en œuvre de politiques culturelle et sociale. C’est pourquoi cette carence invite à réfléchir davantage, aussi bien sur le rôle de la nouvelle génération dans différentes sociétés marquées par des crises économiques importantes que sur les effets psychologiques et émotionnels générés par ces crises sur cette tranche d’âge en ce qui concerne la construction de son identité.

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Sheila Fitzpatrick, Yuri Slezkine, eds, In the shadow of revolution

Martine Mespoulet

RÉFÉRENCE

Sheila FITZPATRICK, Yuri SLEZKINE, eds, In the shadow of revolution. Life stories of Russian women from 1917 to the Second World War. Princeton, Princeton University Press, 2000, 443 p.

1 L’ouvrage In the shadow of revolution, dirigé par Sheila Fitzpatrick et Yuri Slezkine, rassemble trente-six récits de vie de femmes. En réalité, il s’agit plutôt de tranches de vie, car celles-ci racontent une portion de leur vie entre 1917 et 1939, période clé de la construction de l’Union soviétique. Elles sont nombreuses, toutefois, à commencer leur récit en donnant quelques informations sur leur vie ou celle de leur famille avant la révolution d’Octobre, enrichissant ainsi notre compréhension de leur expérience de la révolution et des deux décennies qui suivirent. Les quelques lignes rédigées par les deux éditeurs pour présenter l’auteur de chaque texte contribuent également à mettre son propos en perspective.

2 Le livre est organisé en trois parties. Une première série de textes concerne l’année 1917 et la période de la guerre civile. Une deuxième section est consacrée aux années 1920, années de la NEP mais aussi de la mise en place du premier plan quinquennal et de la collectivisation. La dernière partie est centrée sur les années 1930. Sheila Fitzpatrick et Yuri Slezkine justifient leur choix d’arrêter la période explorée juste avant la Seconde Guerre mondiale par le fait que celle-ci a représenté une réelle rupture dans la vie de beaucoup de femmes soviétiques.

3 La diversité des situations rend la lecture de ce livre passionnante. Vivant en Union soviétique ou émigrées, habitant Moscou ou une ville de province, mariées ou vivant seules, intellectuelles, aristocrates, ouvrières ou paysannes, activistes politiques ou opposantes au régime, toutes ces femmes portent un regard sur les principaux événements de cette période à la lumière de leur propre expérience sociale, « à l’ombre

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de la révolution », ou de celle de leurs proches. La variété des documents présentés concourt aussi à enrichir ce tableau d’ensemble. Qu’il s’agisse de textes de littérature, d’extraits de mémoires, de récits autobiographiques, d’entretiens, de dossiers personnels ou de lettres à un éditeur, tous ces témoignages font resurgir des réactions et des attitudes d’individus face aux moments clés de cette période ou face à divers projets symboliques, comme la construction de la ville de Komsomolsk, par exemple.

4 Le contexte et la forme de l’écriture de ces différents récits doivent être pris en compte pour guider leur lecture. Dans leurs deux textes d’introduction, Sheila Fitzpatrick et Yuri Slezkine rappellent l’usage politique et social, dans les années 1920 et 1930, du récit autobiographique, de la confession publique, des lettres adressées à un journal ou à une revue, pour attirer notre attention sur la forme codifiée de leur facture et la distance nécessaire pour les interpréter. Néanmoins, au-delà des règles et du style de ce genre soviétique du récit de vie, les textes rassemblés ici livrent beaucoup d’éléments sur la vie quotidienne, l’attitude et les sentiments de citoyennes ordinaires et des personnes qu’elles ont côtoyées.

5 Car c’est bien une lecture de l’histoire de cette période tumultueuse à la lumière de l’expérience sociale des femmes qui intéresse avant tout les deux éditeurs de ce livre. La révolution devait être porteuse d’émancipation pour celles-ci. La diversité des cas et des situations offerte permet de mieux appréhender la manière dont les femmes qui parlent ici se sont approprié ou non les nouvelles possibilités offertes dans leur travail, ou dans la vie sociale en général, les contraintes qui ont pesé sur elles, leur propre appréciation de cette période. Ce corpus de textes fournit des indices sur la façon dont elles ont construit leur chemin ou interprété leur vie au milieu des bouleversements politiques et sociaux, de la violence et de la profonde transformation des hiérarchies sociales.

6 Le système d’allocation de logements et d’accès aux biens, les formes d’expression de la liberté sexuelle pendant les années 1920 et l’instauration d’un nouvel ordre moral dans les années 1930, le rôle de l’éducation et de la formation dans les trajectoires de ces femmes, la manière dont leur promotion fut acceptée par leur famille, les accusations et les dénonciations au sein d’un collectif de travail ou d’un autre groupe sont des exemples, parmi d’autres, de situations racontées par ces femmes sur la base de leur propre expérience ou de celle de leurs proches. Dans un autre registre, les témoignages d’épouses de stakhanovistes et le regard qu’elles portent sur leur mari suggèrent une autre lecture de ce mouvement. L’engagement dans le travail de ces hommes érigés en héros semble intégré dans un projet conjugal de promotion sociale reposant sur une augmentation du niveau de consommation et l’acquisition des signes symboliques d’une nouvelle forme de réussite sociale, projet qui mobilisait les deux membres du couple.

7 Dans une société divisée et cloisonnée, l’accès aux privilèges et au pouvoir conditionne l’accès aux biens, mais aussi une représentation de la société en deux camps. La question de l’identité sociale prend alors une telle résonance pour les individus que certains masquent la leur pour échapper à toute forme de stigmate social, d’autres la revendiquent et en perfectionnent le mode d’expression en adoptant « un parler bolchevik ». Ces phénomènes ont déjà été étudiés dans différents travaux. L’intérêt de cet ouvrage est de donner à voir ces comportements en actes dans la vie quotidienne.

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Paul Robinson, The White Russian Army in exile

Catherine Gousseff

RÉFÉRENCE

Paul ROBINSON, The White Russian Army in exile, 1920-1945. Oxford, Oxford University Press, 2002, 257 p.

1 Malgré le nombre croissant de travaux consacrés à l’histoire de l’Armée blanche en exil, l’étude de Paul Robinson apporte, à plusieurs titres, un regard nouveau sur le devenir des émigrés militaires depuis leur départ de Russie en 1920 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

2 Ainsi que son titre le suggère, The White Russian Army in exile est conçu comme une synthèse historique retraçant, tour à tour, les étapes géographiques et les formes d’implantation des groupes de l’Armée blanche à l’étranger, les différents aspects organisationnel, générationnel, socio-culturel, idéologique et politique de l’exil militaire. Deux grandes approches se dégagent de la lecture : l’une relève principalement de l’histoire sociale de cette collectivité dans la diversité des contextes extérieurs rencontrés, l’autre a trait essentiellement à l’histoire politique interne de l’émigration blanche. La première retient plus particulièrement l’attention par les très nombreux éclairages apportés tout au long d’une trame historique bien identifiée : les évacuations collectives au sud de la Russie et l’orientation, par l’armée française, des troupes vers Lemnos, Gallipoli et les camps situés au nord-ouest de Constantinople ; leur redispersion vers la Bulgarie et la Yougoslavie principalement ; le nouveau départ, pour certains des réfugiés, vers la Tchécoslovaquie et la France.

3 La reconstitution de ces parcours concerne donc les membres de l’Armée blanche du Sud évacués vers le Bosphore (et non les troupes ayant quitté le pays via la Pologne ou par l’Extrême-Orient). Parmi les nombreuses spécificités attachées à l’histoire des « évacués » militaires, figure en premier lieu la préoccupation durable de leur dernier chef, le général Wrangel, de préserver à tout prix la cohésion de ses troupes en

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maintenant autant que possible les hommes ensemble, malgré l’adversité d’une situation qui impliquait, compte tenu de la capacité réduite des États d’accueil, la dispersion des réfugiés.

4 À partir de cet objectif, initialement défini à des fins de reconquête, l’auteur analyse comment et dans quelle mesure le haut commandement blanc parvint effectivement à éviter la dislocation de l’armée, quelle fut l’incidence du contrôle qu’il exerça sur les trajectoires des réfugiés militaires et comment cette volonté de contrôle se transforma, assez rapidement, en une vaste action d’assistance sociale et humanitaire. L’historien a retracé, d’une part, les tractations engagées par Wrangel avec les gouvernements des pays d’asile, les résistances rencontrées à la fois sur le plan politique, logistique et matériel et, d’autre part, les parcours des troupes, de plus en plus fragmentées au fur et à mesure de leur redistribution à partir des territoires turcs où elles avaient été déjà réparties entre différents lieux d’accueil. Robinson insiste d’ailleurs sur cette première expérience de l’exil qui, à Gallipoli surtout, constitua l’un des moments forts de la reconstruction des solidarités entre ces hommes après le désarroi qui avait accompagné le départ de Russie. À partir des 100 000 hommes évacués en 1920, l’historien a été ainsi amené à suivre les trajectoires des différents groupes, morcelés par la dispersion géographique à travers l’Europe du Sud-Est, mais étroitement apparentés par leur modes de vie, leur insertion souvent précaire dans le monde du travail, leurs modes d’encadrement et d’organisation collective. C’est en effet par le maintien d’une hiérarchie militaire au sein de chacun des groupes, la mise en place de liaisons régulières avec l’État-Major du général Wrangel, la création de différentes formes de solidarité, telles les caisses de secours mutuel, que le sentiment d’appartenance à l’ex-armée a pu être dans une large mesure entretenu, donc préservé. En s’appuyant sur une importante consultation d’archives (en particulier le fonds de l’Union générale militaire russe, ROVS, conservé dans la collection Bahmetev, et le fonds Wrangel conservé à l’institut Hoover), l’auteur reconstitue l’activité déployée par le haut commandement pour placer collectivement les différents contingents dans des grands chantiers, de construction de routes notamment en Yougoslavie, ou des centres industriels comme le bassin minier de Pernik en Bulgarie. Il fait état de quelques initiatives particulièrement réussies comme l’engagement du service topographique de l’armée russe au sein de l’armée yougoslave (une centaine d’officiers), et suit de façon relativement détaillée l’action développée pour la reconversion des hommes à la vie civile, par l’apprentissage professionnel ou, mieux encore, par l’accès à des formations supérieures dans les centres universitaires de Prague, Belgrade ou Bruxelles.

5 L’objectif de non-dislocation de l’armée, partiellement atteint dans la péninsule balkanique, rencontra de nombreux obstacles politiques et logistiques. Robinson rappelle tout d’abord la réaction très hostile du gouvernement français au projet de Wrangel et l’analyse à travers le comportement de l’État-Major français en Turquie. La consultation des archives du Service historique de l’armée de terre lui a permis notamment d’apprécier la diversité avec laquelle les généraux français ont répondu aux injonctions du gouvernement concernant la cessation de la prise en charge des réfugiés militaires et l’encouragement aux rapatriements en Russie. L’historien fait valoir, par exemple, la relative tempérance du général Charpy qu’il oppose au zèle déployé par le général Brousseaud pour encourager le retour des militaires du camp de Lemnos en Russie. Abordant le rôle tenu par les Français dans les vagues de rapatriements qui

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suivirent la fin de la guerre civile, il fournit de nouveaux éléments aux bilans jusque-là effectués.

6 L’État-Major français ne fut pas le seul des acteurs extérieurs à avoir ouvertement prôné le retour des réfugiés militaires en Russie. Dans son chapitre consacré à l’accueil de l’ex- armée en Bulgarie, Robinson analyse toute l’ambivalence de la politique conduite par les autorités de Sofia à son égard dans les années 1921-1923, selon l’évolution des rapports de force sur la scène politique bulgare. Longtemps considérés, dans l’historiographie del’émigration russe, comme des hôtes privilégiés de la Bulgarie, les réfugiés militaires furent en fait l’objet d’instrumentalisations diverses par le gouvernement de Stamboulisky qui chercha rapidement à les disperser en favorisant, notamment, leur rapatriement par le biais du Sovnarod, organisme qu’il soutenait directement. À en juger d’après l’auteur, l’instabilité politique nationale eut, plus que la précarité de la situation économique dans le pays, un effet dissuasif sur les projets d’installation des réfugiés. Néanmoins, les vétérans qui restèrent en Bulgarie furent parmi ceux qui conservèrent le plus durablement les structures et l’état d’esprit qui avaient caractérisé les premières années de l’exil militaire.

7 Orchestré par le haut commandement blanc, le placement des troupes dans l’Europe du Sud-Est fut réorienté à partir de 1923 vers la France, en raison de l’absence de débouchés durables dans les premiers pays d’accueil. Le rôle des généraux blancs dans l’organisation de ces nouvelles migrations, connu jusque-là de façon anecdotique, fait l’objet dans The White Russian Army in exile d’une analyse très rigoureuse et convaincante qui témoigne du degré extrême de contrôle du parcours des vétérans. Observable également en ce qui concerne les civils, celui-ci se manifeste de façon décisive dans les trajectoires des militaires qui, pour la plupart, n’ont pas cessé d’être pris en charge, depuis les rives de la mer Noire jusqu’aux mines de Decazeville ou aux usines d’Argentière.

8 L’encadrement des vétérans n’a pas seulement résidé dans l’organisation des transports et de l’embauche, il a également consisté en une assistance morale, matérielle, culturelle, et Robinson en analyse les diverses articulations par le biais de l’histoire de l’Union générale militaire (ROVS) qu’il reconstitue à travers profils et aspirations de ses dirigeants, mode de fonctionnement et activités, financements, ou encore réseaux et interlocuteurs, qu’ils soient extérieurs ou russes. En abordant ce versant interne de l’histoire de l’émigration militaire, l’historien en vient à étudier la dimension idéologique et les différents aspects de l’engagement politique des Blancs. Il insiste sur la quête difficile d’un compromis entre la posture de « non-prédétermination » (sur la forme à venir du gouvernement de la Russie) prônée par Wrangel, en vertu de laquelle le général proscrivit toute activité politique dans ses rangs, et l’inclination, très largement répandue chez les vétérans, vers le monarchisme. Il passe en revue les différentes tentatives d’infiltration des Blancs en Russie et des Soviétiques dans le ROVS, analyse l’empreinte idéologique du fascisme et du nazisme au sein des réfugiés militaires, retrace l’émergence de nouveaux courants, apportant notamment des éclairages précieux sur les relations entre le ROVS et l’Union nationale de la nouvelle génération (NSNP, futur NTS), en particulier sur la branche terroriste de cette organisation et son entreprise de noyautage du ROVS. L’apport de cette section réside cependant moins dans les faits exposés que dans l’identification de leurs différents acteurs et supporters, selon les générations, les expériences vécues en Russie et en exil – l’historien soulignant, par exemple, des décalages importants dans les mentalités et

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aspirations entre vétérans russes de la Première Guerre, d’une part (assez fortement représentés dans l’univers associatif de l’émigration), et ceux de la guerre civile, de l’autre.

9 Cet ouvrage permet d’avoir une vision assez complète, nuancée et distanciée de l’histoire de l’Armée blanche en exil. Il reste pourtant à relever la « part pauvre » de l’étude, qui renvoie au principal dilemme rencontré par les spécialistes de l’émigration russe : elle concerne les origines socio-culturelles de ces milliers de combattants que l’historien, faute de sources, ne peut qu’aborder à gros traits, mais qui décidément manquent à la reconstitution des trajectoires de réfugiés et, plus généralement, à la mise en perspective des identités collectives façonnées par l’exil.

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Oleg Budnickij, ed., Soveršenno lič no i doveritel´no L. I. Petruševa, ed., Deti Russkoj emigracii Konstantin Parčevskij, Po russkim uglam

Catherine Gousseff

RÉFÉRENCE

Oleg BUDNICKIJ, ed., Soveršenno lično i doveritel´no. B. A. Bahmetev, V. A. Maklakov, perepiska 1919-1951 v 3-h tomah. t. 1 : Avgust 1919-sentjabr´ 1921 ; t. 2 : Sentjabr´ 1921-maj 1923 ; t. 3 (à paraître) (Absolument personnel et confidentiel. B. A. Bahmetev, V. A. Maklakov, correspondance 1919-1951 en 3 tomes). Moscou–Stanford, Rosspen–Hoover Institution Press, 2001-2002, 569 p. et 671 p. L. I. PETRUŠEVA, ed., Deti Russkoj emigracii (Les enfants de l’émigration russe). Moscou, Terra, 1997, 493 p. Konstantin PARČEVSKIJ, Po russkim uglam (Des quatre coins de la Russie). Moscou, RAN, 2002, 220 p.

1 Parmi les nombreuxouvrages et articles de recherche ou de vulgarisation, de mémoires, publiés depuis la perestroïka sur l’émigration russe de l’entre-deux-guerres, une place à part doit être faite à l’édition de documents d’archives et d’écrits de l’époque concernant la genèse de l’exil et l’histoire communautaire des émigrés.

2 Il faut évoquer en premier lieu la publication de la très volumineuse correspondance conservée aux archives de la Hoover Institution, entre Vasilij Maklakov et Boris

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Bahmetev, ces personnalités notoires du libéralisme russe en exil, qui furent ambassadeurs du Gouvernement Provisoire, l’un à Paris, l’autre à Washington, avant de figurer parmi les représentants les plus influents de l’émigration russe sur la scène occidentale.

3 Dans l’importante introduction du premier volume, Oleg Budnickij, maître d’œuvre de l’ouvrage et chercheur à l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Russie, retrace la biographie de ces deux hommes, inconnus l’un à l’autre jusqu’en 1918, et leur dialogue au cours des 33 années suivantes à travers une correspondance qui totalise près de 280 lettres, souvent très longues, abordant une très grande variété de sujets. Le contenu de cet échange épistolaire est, de fait, difficile à synthétiser car il touche aussi bien à l’environnement relationnel de ces ambassadeurs (Bahmetev restera en fonction jusqu’en 1922, Maklakov jusqu’en 1924) qu’aux grandes questions de l’actualité en Russie, à l’échelle française, américaine et internationale ainsi que dans l’émigration russe. Mais l’échange s’est surtout développé en fonction des engagements des deux hommes, d’abord en faveur de la lutte anti-bolchevique et de l’intervention alliée, dans la défense des intérêts russes qu’ils cherchèrent à soutenir lors de la signature des traités de paix, dans la quête d’une représentation politique russe à l’étranger qui puisse pallier l’absence d’une autorité étatique, puis dans les nombreuses questions relatives à l’organisation de l’émigration russe, à partir de 1920, et à son positionnement face au nouveau régime. Tout en restant politiquement très actifs, notamment dans leur plaidoyer pour la non-reconnaissance de l’URSS par les gouvernements occidentaux, Maklakov et Bahmetev se distinguèrent dans les années 1920 par leur action au sein de la vie communautaire des Russes en exil. Membres fondateurs et principaux protagonistes du Conseil des ambassadeurs, ils jouèrent un rôle décisif dans la structuration des formes d’entraide, en particulier à travers le financement des plus grandes organisations socio-culturelles et sanitaires de l’émigration (Zemgor, Croix-Rouge russe).

4 Cette correspondance, particulièrement précieuse pour les spécialistes de l’histoire communautaire des Russes et de ses « animateurs » (obščestvennie dejateli), est également d’un très grand intérêt pour tous ceux qui travaillent sur la période trouble des années 1918-1922 et son environnement international.

5 D’autres témoignages, portant sur cette même période, mais issus d’un tout autre regard, nous viennent de récits d’enfants et d’adolescents de l’émigration. Deti Russkoj emigracii rassemble en effet près de 2 500 dissertations, rédigées, en 1923-1924, par des élèves des lycés russes à l’étranger sur le thème « Mes souvenirs depuis l’année 1917 jusqu’à l’entrée au lycée ». Ces récits, d’une étonnante diversité de points de vue, de situations, bouleversent bien souvent les temporalités de la période guerre/ révolutions/guerre civile en les mêlant étroitement, ils retracent avec détail la singularité des contextes locaux, notamment à travers la présence de l’étranger, allemand en Ukraine, tchèque en Sibérie, autrichien dans les Carpates, et témoignent de la perception très diverse des menaces : la famine dans les capitales du Nord, la chasse aux officiers et les perquisitions dans les régions du Sud, la désintégration de toute autorité dans les campagnes d’Ukraine…, avec cette constante, cependant, de pérégrinations plus ou moins longues à travers le pays avant le départ de Russie et qui constituent déjà, aux yeux de nombreux enfants, le début de l’histoire de l’exil.

6 Réalisée à l’initiative du Bureau pédagogique de Prague qui coordonna l’enseignement des établissements russes à l’étranger, cette collecte de mémoires n’avait fait l’objet

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que d’une publication partielle dans les années 1920. Les documents rassemblés à Prague puis transférés en URSS à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, à l’instar des nombreuses collections d’archives de l’émigration réunies en Tchécoslovaquie dans l’entre-deux-guerres, ont été par la suite conservés aux Archives d’État de la Fédération de Russie (GARF). Leur publication, que l’on doit à L. I. Petruševa, archiviste responsable de la collection dite des « Archives de Prague » au GARF, fait l’objet d’une assez vaste introduction qui retrace la mise en place des institutions scolaires russes à l’étranger en s’appuyant, notamment, sur les sources du Bureau pédagogique, et fournit de nombreux éléments tant sur les contributions extérieures à l’œuvre entreprise que sur le personnel et les élèves de ces établissements.

7 S’agissant, plus précisément, de l’émigration russe en France dans la période encore très imparfaitement connue des années de crise, il faut mentionner la réédition des reportages effectués sur les colonies russes de province, en 1936-1937, par Konstantin Par©evskij, journaliste au quotidien Poslednie novosti qui publia ces récits, aujourd’hui réunis dans Po russkim uglam. Plusde dix ans après les grandes vagues d’arrivée des réfugiés en France et leur implantation, par groupes plus moins importants, dans les grands centres industriels du pays et les régions agricoles du Sud-Ouest, ces reportages, très documentés, esquissent, loin du Paris russe qui a tant contribué à forger la représentation très élitiste de l’émigration, différents portraits collectifs de ces « réfugiés ordinaires », qui se considéraient déjà, d’après l’auteur, comme des immigrés. L’ouvrage rassemble 35 reportages, effectués tantôt dans des villes et des régions où les Russes étaient en nombre relativement important, comme à Lyon, Marseille, dans les vallées industrieuses de l’Isère, sur la côte d’Azur, tantôt, au contraire, dans des lieux où ils ne constituaient que des petits noyaux comme à La Rochelle ou à Troie. L’auteur dépeint, à l’épreuve de la crise, certains centres désertés par le chômage, en particulier en Moselle, d’autres plus épargnés, mais tous marqués par la réactivation des formes de solidarité qui avaient caractérisé les premières années d’installation. Il en vient ainsi, au fil des récits, à dresser le profil-type de la colonie russe de province, avec ses hiérarchies internes, ses centres – autour de l’église, de la bibliothèque, de la salle concédée par l’employeur principal –, ses animations, ses réseaux d’entraide, mettant en évidence la vivacité du lien communautaire, malgré divers signes de « dénationalisation », et son rôle dans cette décennie de nouvelle précarité après les prometteuses années 1920.

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Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir ?

Michel Aucouturier

RÉFÉRENCE

Rachel MAZUY, Croire plutôt que voir ? Voyages en Russie soviétique (1919-1939). Paris, Odile Jacob, 2002, 370 p.

1 Le double titre du livre de Rachel Mazuy trahit l’ambiguïté dont souffre son travail. La formule « Croire plutôt que voir ? » résume, sous la forme prudente d’une interrogation, la réponse qui se dégage d’une enquête sur les voyages de plusieurs centaines de militants ou sympathisants communistes français en URSS entre les deux guerres. Ces voyages sont organisés dans un but de propagande et avec le concours des autorités soviétiques par l’Association des amis de l’URSS, contrôlée par le parti communiste français : il s’agit là d’une forme de « tourisme populaire » qui se rattache au militantisme communiste. L’expérience du voyage en URSS, même si elle tempère parfois l’enthousiasme des militants, n’entame pas des convictions qui ont le caractère quasi religieux d’une foi, ce qui permet de rattacher ces voyages au modèle du pèlerinage. L’objet de cette enquête n’est donc pas l’image de l’URSS chez les communistes français, mais le rôle dévolu au voyage en URSS dans leur parcours militant ; elle devrait représenter à ce titre une intéressante contribution à la psychologie de l’engagement communiste en France entre les deux guerres.

2 Pour aboutir à cette conclusion, l’auteur a dépouillé, outre les souvenirs et les comptes rendus des voyageurs, un vaste corpus de documents d’archives françaises (celles du ministère des Affaires étrangères et du ministère de l’Intérieur) et russes (en particulier celles du VOKS (Vsesojuznoe obščestvo kul´turnoj svjazi s zagranicej – Société fédérale pour les relations culturelles avec l’étranger1) et de l’Intourist, l’agence nationale qui monopolise le tourisme étranger en URSS), sans compter les collections de Russie d’aujourd’hui, organe de l’Association des amis de l’URSS, ainsi que les archives privées et les souvenirs inédits, écrits ou oraux, des participants.

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3 Mais Rachel Mazuy a voulu élargir ce corpus à l’ensemble des témoignages de voyageurs français en URSS, en se donnant un objectif plus vaste, explicité par le sous- titre – « Voyages en Russie soviétique (1919-1939) ». Du coup, elle a substitué à un sujet réel une nébuleuse de sujets mal définis, aux limites et à la problématique très incertaines. Car si l’on peut à la rigueur, malgré la différence de la durée et des conditions du séjour, assimiler au voyage des militants envoyés par le PCF le séjour à Moscou des employés français du Komintern (dans la mesure où ce sont également des militants sélectionnés par le parti), il n’est guère possible de lui trouver un dénominateur commun avec le séjour à Moscou de la petite « colonie française », constituée spontanément au lendemain de la révolution par des « bolcheviks français », tels Pierre Pascal, ayant délibérément choisi de s’installer au pays de la révolution triomphante, et dont l’enthousiasme est déjà sérieusement refroidi au moment où commencent à s’organiser les premiers voyages de militants. Et, à l’autre extrémité du segment chronologique envisagé, on ne peut guère placer sur le même plan les séjours de formation politique des cadres d’un parti communiste français en cours de stalinisation et les voyages des journalistes envoyés en reportage ou à titre de correspondants permanents, des artistes en tournée ou des intellectuels et des écrivains, comme Gide, personnellement invités par des institutions officielles soviétiques.

4 En étendant son enquête à ces différentes catégories de voyageurs, l’auteur a noyé son sujet dans une sorte de « phénoménologie du voyage en URSS » en général, sans véritable cohérence scientifique. Les conditions politiques, économiques, institutionnelles de l’organisation des voyages et de son évolution chronologique ne sont mentionnées qu’incidemment, et de façon souvent très imprécise, à propos de telle ou telle étape du parcours, alors que l’on aurait pu souhaiter que l’étude des témoignages serve à l’analyse précise du rôle des acteurs – organismes soviétiques, parti communiste et syndicats français, autorités civiles françaises –, de l’évolution de leurs relations réciproques et des buts poursuivis par chacun d’eux. Il aurait fallu par exemple clarifier les attributions respectives de l’Intourist, entreprise publique « commerciale » créée dans le cadre de l’économie d’État pour gérer le tourisme étranger en URSS, et qui, avec ses hôtels, son personnel de guides et d’interprètes, etc., joue le rôle d’un prestataire de services, et le VOKS, association chargée des relations culturelles avec les pays étrangers, et intermédiaire obligatoire entre les intellectuels, artistes et savants étrangers et leurs collègues soviétiques. L’un et l’autre de ces organismes, bien sûr, sont contrôlés de près par le parti et utilisés par la police politique. Mais elles fonctionnent selon des logiques différentes, qui peuvent parfois les mettre en conflit. Tout ceci aurait gagné à être dit plus clairement et mieux utilisé pour l’interprétation des témoignages.

5 Faute de cohérence dans la problématique, on risque de ne retenir de l’abondant matériau réuni par Rachel Mazuy, outre la thèse centrale que formule son titre, qu’une collection de cas particuliers parfois révélateurs, mais souvent purement anecdotiques.

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NOTES

1. La traduction courante de vsesojuznyj par « panunioniste » ne paraît pas très heureuse.

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Frédéric Bertrand, L’anthropologie soviétique des années 20-30

Juliette Cadiot

RÉFÉRENCE

Frédéric BERTRAND, L’anthropologie soviétique des années 20-30. Configuration d’une rupture. Pressac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2002, 344 p.

1 Le livre de Frédéric Bertrand se présente comme une étude anthropologique, basée sur la consultation d’archives et sur des entretiens, d’une période considérée comme charnière pour l’ethnographie soviétique, époque de purges et de « marxisation » de la fin des années 1920 et des années 1930. Le projet de l’auteur est de déconstruire la notion de rupture, associée à la période de stalinisation de la science, de la démystifier par une description minutieuse des événements, des discours et stratégies des chercheurs. Frédéric Bertrand s’applique à décrire les moyens par lesquels les ethnographes ont utilisé plusieurs discours de légitimation de leur discipline, en particulier celui de la rupture avec la science bourgeoise, dans un contexte mouvant et dangereux. Pour ce faire, l’auteur fait un large usage des concepts de la sociologie des sciences, en particulier ceux promus par Michel Callon et Bruno Latour, visant à ouvrir « la boîte noire » de l’ethnographie soviétique et à en dédramatiser l’histoire. Il en conclut que, malgré les tragédies personnelles, les ethnographes ont réussi à préserver leur discipline, ainsi que ses concepts et méthodologies fondamentales, et qu’il est dès lors impossible de parler d’« ethnographie soviétique » ou d’« ethnographie marxiste ». Le livre rompt avec un discours interne à la discipline qui explique et écrit son histoire en fonction du traumatisme, tant humain que scientifique, des années 1930.

2 Si la thèse de la continuité nous semble intéressante, c’est parce qu’elle permet, par exemple, l’analyse de la pérennité de notions comme l’ethnos ou de méthodologies privilégiant les études de terrain. Le parti pris de Frédéric Bertrand ne se situe pourtant pas dans une perspective d’explication des convictions et des traditions

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scientifiques propres à l’ethnographie russe, même si son livre (et en particulier la troisième partie) fournit de nombreuses informations et analyses à ce sujet.

3 L’auteur réussit par la micro-analyse à « normaliser » l’étude de la science soviétique, sujette comme partout ailleurs à la vie de laboratoire avec ses compromis, ses actes d’allégeance et ses recherches d’autonomie. Mais le livre tend finalement à démontrer l’évidence du fait que, pointés du doigt par le pouvoir, les ethnographes ont tenté à tout prix de sauver leur discipline et leurs vies, qu’ils se sont placés dans un espace brouillé entre compromission et recherche de préservation de leur indépendance. La question de savoir si la politique répressive du régime a pu paradoxalement avoir comme effet une crispation des chercheurs sur leurs outils d’analyse traditionnels n’est pas vraiment posée.

4 Surtout, un des problèmes de la méthodologie ici utilisée est qu’elle offre finalement une histoire des sciences strictement internaliste. Aussi, si Frédéric Bertrand affirme à plusieurs reprises qu’il est impossible de strictement délimiter la sphère scientifique de celles du social et du politique, ces deux dernières apparaissent trop peu. Les ethnographes sont rarement placés dans l’espace social et surtout politique, la politique des nationalités et le travail d’expertise auquel ils sont conviés sont peu décrits ; enfin leurs convictions et leur travail scientifiques sont presque exclusivement traités en termes de stratégie. Alors que les thèmes abordés et l’analyse du travail des ethnographes sont fondamentaux pour une juste compréhension de ce que fut l’Union soviétique et que l’auteur offre sur ce point des informations très utiles, il est difficile pour le lecteur d’en mesurer l’enjeu. Aussi ce dernier aurait-il été intéressé, au-delà d’une description visant avec raison à normaliser l’histoire de la discipline et à décrire la science telle qu’elle se fait, à en saisir les discussions. Et il n’est pas sûr que dans cette perspective, les changements de paradigmes exigés par le pouvoir soviétique aient été si peu porteurs de sens. Normaliser peut tout aussi bien signifier expliquer les débats, en les reliant en particulier à des problématiques sur la constitution des sciences sociales et sur leur rapport à la construction politique. Enfin le choix, qui n’était pas celui de la thèse, de s’en tenir presque exclusivement à des analyses de discours et de n’aborder que très peu les processus concrets d’institutionnalisation, ne permet pas de prendre la mesure réelle des problèmes de légitimation et de constitution disciplinaire auxquels la génération d’ethnographes décrite ici a dû s’affronter.

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Julie A. Cassiday, The enemy on trial

Martine Godet

RÉFÉRENCE

Julie A. CASSIDAY, The enemy on trial. Early Soviet courts on stage and screen. DeKalb, Northern Illinois University Press, 2000, 260 p.

1 Dans cet essai fortement original, Julie A. Cassiday montre comment, dans les années 1920, le théâtre et le cinéma d’avant-garde sont utilisés comme véhicules de la propagande officielle soviétique en mettant en scène des simulacres de procès publics. La création de l’Homme Nouveau et l’éducation des masses au nouvel ordre social passent par la stigmatisation d’un ennemi public qui permet de renforcer le procès de l’État contre ceux que celui-ci désigne comme criminels, politiquement dangereux, contre-révolutionnaires, etc. L’auteur observe ainsi une convergence des paradigmes théâtraux et cinématographiques dans ces « procès-fiction ».

2 Julie Cassiday retrace dans l’introduction les origines de la « théâtralité révolutionnaire », avec les apports successifs de Vjačeslav Ivanov, Nikolaj Evrejnov et Platon Keržencev, théoricien du proletkul´t, qui font du théâtre le creuset de la révolution ; puis celles, mieux connues, du cinéma, « le plus important des arts » pour Lenin, et son apport théorique à la révolution. Très vite, le nouveau pouvoir réalise le formidable impact du tribunal sur les masses ainsi que le potentiel à la fois dramatique et éducatif des procès politiques. En effet, les nouveaux fonctionnaires du gouvernement soviétique ont souvent été jugés dans le cadre de tels procès avant 1917 et sont conscients de la publicité que ceux-ci offraient à la cause révolutionnaire. Ces « précédents impériaux » sont décrits dans le premier chapitre, avec notamment le procès de Vera Zasulič en 1878. L’auteur fait ressortir toute la théâtralité de cet événement, l’empathie et l’identification du public avec l’accusée qui fait figure de martyre. Elle évoque ensuite rapidement les premiers procès de l’ère bolchevique (1918), calqués sur ceux de la Révolution française. En 1918, Dziga Vertov commence à tourner des actualités filmées intitulées « Kinonedelja » qui couvrent un certain nombre de procès. En 1922, le procès des SR marque le début des vrais procès-

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spectacles qui mettent en avant le rôle des spectateurs et encouragent une participation forte de l’audience, dans le but d’effacer la frontière entre la scène et la vie réelle. Le public, étroitement contrôlé, est appelé à participer au verdict. Vertov couvre ce procès dans « Kinopravda ».

3 Le deuxième chapitre est consacré à l’agitsud (tribunal de propagande) qui fonctionne de 1922 à 1928 environ. Destiné à éduquer les masses, l’agitsud consiste en une séance de tribunal mise en scène au théâtre. Pour émouvoir davantage, il utilise le biais du mélodrame. Au moyen de procès-modèles (pokazatel´nye processy), les bolcheviks visent à faire jouer aux citoyens un rôle déterminant dans l’exercice de la justice prolétarienne. Pour renforcer l’impact de propagande du procès public, l’objectif est de basculer de la stigmatisation d’un ennemi externe (comme dans le procès des SR), à celle d’un ennemi interne. Ainsi le procès public, au théâtre, est censé atteindre le spectateur au cœur de sa vie quotidienne et accroître sa vigilance pour l’amener à découvrir toutes les formes d’activités et d’attitudes contre-révolutionnaires. Démasquer l’ennemi dans le cadre d’un procès amène l’accusé à confesser son crime, à se repentir de ses méfaits, puis à demander sa réintégration dans la société. Ainsi est reproduit le rituel religieux de l’orthodoxie russe. Le triple paradigme nécessaire à la création de l’Homme Nouveau est en place. Le spectateur de ce simulacre de procès est encouragé à y participer activement en tant que jury. Ouvrier ou paysan le plus souvent illettré, il est extrêmement malléable et a tendance à confondre l’agitsud avec un « vrai » procès. Le spectateur doit s’identifier à l’accusé sur scène, découvrir en son for intérieur le même potentiel criminel et formuler la même autocritique. Le motif d’accusation relève le plus souvent, à cette période, de déviations d’ordre moral et social – inefficacité dans le travail, débauche, alcoolisme, tabagisme, « arriération », etc. –, et le but de l’agitsud est d’inculquer au spectateur une nouvelle moralité socialiste. Dans ces simulacres de procès, le comportement déviant de l’inculpé est imputé au mode de vie de l’Ancien Régime. Des origines prolétaires, un désir manifeste de repentance et la gratitude envers les autorités soviétiques assurent à l’accusé la reconnaissance de son innocence.

4 Moyen de propagande particulièrement efficace, l’agitsud disparaît à la fin des années 1920. Son déclin commence vers 1925, au moment où les films de fiction qui mettent en scène des procès acquièrent plus de visibilité (chapitre 3). L’activité cinématographique est étroitement encadrée par Anatolij Lunačarskij, commissaire à l’Éducation, qui prône le mélodrame comme genre le plus propre à séduire l’audience populaire. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié des années 1920 que ces films reprendront à l’écran des thèmes proches de ceux de l’agitsud (en désignant comme accusés paysans et prolétaires sortis momentanément du droit chemin, byvšie ljudi) avant d’élargir la catégorie des ennemis aux petits bourgeois, bureaucrates, etc. Julie Cassiday développe plusieurs analyses de films offrant une possibilité de confrontation entre agitsud et mélodrame-fiction : Le cordonnier de Paris (Friedrich Ermler, 1927), Saba (Mihail Čiaurali, 1929), Le bureaucrate du gouvernement (Ivan Pyr´ev, 1930). Il en ressort que si, au début des années 1920, on observait une prédominance du théâtre, vers la fin de la décade se produit un effet de bascule, et le cinéma l’emporte définitivement.

5 L’auteur montre ensuite (ch. 4 et 6) que les premiers « vrais » grands procès publics de la fin de la décennie (affaire de Chakhty/1928, procès du parti industriel/1930, procès des Metro-Vickers/1933) intégreront en retour des éléments tirés de la mise en scène théâtrale ou cinématographique : accusés sous contrôle, aveux appris par cœur,

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interrogatoires préparés d’avance. Cette interaction constitue l’une des thèses de l’auteur selon laquelle le public aurait dès lors assimilé d’avance, par le biais de la fiction, la mise en scène des grands procès à venir de 1936-1938, notamment ceux de Buharin et de Rykov. Au travers de la fiction, le schéma unique du juge, du criminel et du spectateur (dont la participation active au procès est l’un des éléments essentiels du spectacle) aura permis à l’institution du procès public d’atteindre – comme un signe avant-coureur – le pays tout entier.

6 L’approche globale de l’ouvrage est très marquée par les cultural studies et la sémiologie, ce qui rend parfois le style obscur et un peu jargonnant, mais le lecteur est séduit par la grande érudition dont fait preuve Julie Cassiday. Ses analyses de films, enlevées et incisives, sont un régal, notamment celles des Aventures extraordinaires de Mr. West au pays des bolcheviks de Lev Kulešov, ou de La carte du parti de Ivan Pyr´ev. Pour le théâtre, citons son étude très originale de La punaise de Vladimir Majakovskij. Le mérite principal de l’ouvrage est d’apporter un éclairage original sur la genèse des grands procès dans l’imaginaire du spectateur, même si la thèse de l’auteur peut paraître provocatrice.

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Natacha Laurent, L’œil du Kremlin

Kristian Feigelson

RÉFÉRENCE

Natacha LAURENT, L’œil du Kremlin. Cinéma et censure en URSS sous Staline. Toulouse, Privat, 2000, 286 p.

1 Dans cet ouvrage, Natacha Laurent, chercheur à l’université de Toulouse, décrit le rôle et les fonctions des institutions cinématographiques soviétiques à l’époque stalinienne. L’image nuancée qu’elle donne de l’évolution du cinéma entre 1928 et 1953 suppose une analyse patiente des multiples circuits « kafkaïens » du système de censure en URSS. Sous cet angle, l’étude du cinéma remet l’accent sur la nécessité de bien comprendre l’expérience stalinienne dans ce domaine. Les étapes chronologiques et la fonction stratégique de ces institutions sont successivement abordées, montrant comment le cinéma devient un enjeu essentiel pour l’administration soviétique. L’historienne, dans une perspective plutôt soviétologique, identifie les principaux circuits de la censure exerçant en amont un contrôle sur la production cinématographique, pour s’efforcer ensuite d’analyser leurs modes de fonctionnement en aval et d’évaluer la nature de l’ensemble de leurs relations entre, successivement, le Comité central du parti, la Direction de l’Agitprop, le ministère du Cinéma, les principaux studios, etc. L’auteur, reprenant des travaux anglo-saxons pionniers (Ian Christie, Peter Kenez, John Rimberg, Richard Taylor…), décrit le cadre organisationnel, tel qu’il put se développer dès 1917, ses fonctions de contrôle montrant les distorsions entre les objectifs d’une politique du cinéma unique en son genre et les effets du système de censure après 1922.

2 Les années 1930 marquent un tournant dans l’instrumentalisation politique du cinéma par le régime stalinien. Au travers de Čapaev, film emblématique de cette période réalisé par les frères Vasil´ev, le réalisme socialiste scelle à partir de 1934 un pacte entre l’art et l’État-parti, interprétant désormais toute esthétique en fonction de critères idéologiques. Le cinéma se doit de fournir des modèles de conduite et de participer à la construction de l’Homme Nouveau. Mais l’État-parti ne définit pas toujours des critères uniformes. Ses décisions sont loin d’être appliquées dans les faits

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et s’accommodent aussi d’arrangements à tous les niveaux du système. Les résolutions sont l’enjeu d’institutions rivales. Peu instruits, les nouveaux cadres staliniens, soucieux de conserver leurs prérogatives et leurs postes, sont plus enclins à agir ponctuellement que dans une perspective de long terme. Pour la censure, le cinéma est à la fois un objet de contrôle et un sujet de préoccupations. Comment appréhender l’ensemble de la filière ? À lire ces chapitres, on ne peut que s’interroger sur le degré de consensus prévalant, dans le système stalinien, au sein de l’ensemble de la filière cinématographique, dont les intérêts restaient divergents, du scénario à la post- production. En cas de désaccords, l’autorité politique apparaît comme un intermédiaire, parfois bienveillant, entre l’administration du cinéma et les représentants des cinéastes. Les campagnes idéologiques fondées sur des proclamations et des interdictions s’accompagnèrent aussi de non-dits.

3 En interrogeant une fonction plus politique du cinéma en URSS, l’ouvrage n’élude pas l’ensemble de ces non-dits propres au totalitarisme, ni les stratégies de compromission de la profession. Quelle fut l’attitude réelle des professionnels, apparemment favorables (p. 55) à l’arrestation de Šumjackij, directeur du cinéma, au moment des grandes purges de 1937 qui finiront par toucher un certain nombre d’autres cadres du régime ? Quelles étaient les réelles marges d’autonomie de certains cinéastes dans leurs projets et réalisations ? De ce point de vue, le chapitre 9 (1946-1948), rapporté à la période relativement courte de l’après-guerre sur la « disparition progressive des espaces d’autonomie », semble moins convaincant. Comme le rappellera ultérieurement le cinéaste Chris Marker : « La vie elle-même était devenue un film de fiction »1. La complexité des comportements n’est guère explorée sinon au travers de quelques rares personnalités (Romm, Pyr´ev…), ou abordée uniquement du point de vue de la position idéologique des principaux acteurs. Comment enfin discerner les pratiques de double langage ? Pouvait-il en être autrement à moins de croiser a posteriori sources orales (à partir d’acteurs survivants de la période) et sources écrites pour mieux décrypter ces différents régimes de censure ? Qu’en est-il aussi des controverses politiques sur le statut commercial à donner au cinéma après 1928 où les critères de bonne gestion doivent primer avant tout ? On peut se demander si l’élimination progressive de Mežrab-pom et d’un pan du cinéma privé a permis de construire une industrie nouvelle du cinéma, engluée dans les problèmes de planification soviétique et ses échecs. Dès les années 1930, la notion d’ « entertainment » n’est-elle pas devenue sous sa forme soviétisée, à l’instar de son concurrent hollywoodien, un nouveau mode de régulation sociale ? Récemment promu, Šumjackij se rendra ainsi en délégation à Hollywood pour évaluer ces enjeux et projeter un « Kinogorod », une ville utopique dédiée au cinéma à l’instar de son modèle américain. Ces évolutions significatives, contemporaines de l’émergence graduelle d’une société des loisirs, deviennent repérables grâce au cinéma en URSS.

4 Mais le prisme d’une lecture par le biais des institutions rend souvent l’historienne prisonnière d’une lecture par le haut (Comité central, parti…). Ces directives ne rendent pas compte de l’accueil, populaire ou non, fait à ces films par le public. Pourtant « la frontière entre censeurs et censurés était assez floue », conclut Natacha Laurent plus loin (p. 253), mais alors, que dire de la réelle porosité de ces institutions ?2 Ou des goûts d’un public plébéianisé, tourné vers une culture cinématographique à la fois plus populaire et plus authentique ?3 Certains autres points de l’ouvrage mériteraient une réflexion plus approfondie ; sur le rôle par exemple du cinéma dans les autres républiques où différents thèmes nationaux

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(comme Elisso deŠengelaja dès 1928 en Géorgie) peuvent être selon le contexte traités plus librement4 ; ou sur les clivages générationnels au sein de la profession. Spécialiste de la ždanovščina dans le cinéma5, Natacha Laurent explicite cette période de 1946-1948 qui exacerbera les rivalités au sein du parti pour durcir le système stalinien. Sa contribution nous permet de distinguer, dans la sphère culturelle, le stalinisme fondateur des années 1930 de celui de l’après-guerre, qui retrouvera un nouveau souffle. Insidieux, figé dans ces institutions qui le façonnèrent dès 1928, ce « stalinisme culturel » perdurera encore longtemps en dépit des évolutions sociales. Ces transformations, auxquelles le cinéma participe grandement, ont fini peu à peu par ouvrir l’espace public et dérouter les principales instances de contrôle dominées par Bol´šakov. Professionnalisées, celles-ci ont autorisé, selon les périodes de son histoire, le cinéma soviétique à participer à une forme de renaissance sociale. Les cinéastes ont su s’accommoder de ces lieux de censure pour les contourner6.

5 Une lecture plus filmique de la période, ce qui n’était pas le propos initial de l’auteur, l’aurait aidée à dynamiser certaines de ses thèses sur le bilan de l’ère stalinienne et ses perspectives durables7. Dans un contexte de guerre froide et de désinformation, la diffusion de films d’un genre nouveau sous un habillage hollywoodien, comme Quand passent les cigognes de Mihail Kalatozov, primé à Cannes en 1957, a servi de vitrine pour le pouvoir soviétique. Pointant les nouveaux traîtres dans la société, ces œuvres de l’après-guerre incarnent à leur manière un stalinisme de type différentet cimentent d’autres valeurs de cohésion sociale. En tant que contre-société, le cinéma contribue aussi à amorcer peu à peu un effondrement graduel du système stalinien si l’on pense à une comédie musicale prémonitoire d’El´dar Rjazanov de 1956, La nuit du carnaval, satire de la bureaucratie. Après la disparition du dictateur, le cinéma se fait davantage l’expression de la société que du régime. L’Union des cinéastes, créée après le XXe Congrès de 1956, pourra servir ultérieurement de contre-pouvoir, mais les cinéastes, majoritairement, ne rentreront pas en dissidence comme certains écrivains de cette époque. Rétrospectivement, le récent film de Aleksej German Khroustaliev ma voiture ! réexamine cette période de 1953 sous l’angle d’un chaos fondateur. On connaîtra aussi le destin ultérieur de films plus introspectifs écartés par la censure comme ceux de Iosseliani, Tarkovskij, Paradžanov, Kobahidze et d’autres8.

6 Bien documenté, à partir d’une lecture nouvelle et précise d’archives restées jusqu’ici inaccessibles, l’ouvrage de Natacha Laurent, en continuité avec une réflexion déjà engagée par d’autres historiens sur les institutions soviétiques, élargit nos connaissances d’un pan de cette histoire culturelle restée encore obscure où « l’ordre rigoureux, bureaucratique et implacable de la censure était en réalité le résultat d’un processus dans lequel l’improvisation et l’irrationalité n’avaient pas complètement disparu » (p. 256). Mais, clair/obscur, le cinéma a aussi contribué, dans une représentation critique, à montrer l’envers du décor.

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NOTES

1. Kristian Feigelson, « L’histoire revisitée au cinéma, à propos d’Alexandre Medvedkine », in Recherches sur Chris Marker, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2002, p. 119-131 (Théorème, 6). 2. Cf. Marc Ferro, « Y a-t-il “trop de démocratie” en URSS ? », Annales E.S.C., 4, juillet-août 1985, p. 811-827. 3. Cf. Richard Stites, Russian popular culture. Entertainment and society since 1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1994. 4. Kristian Feigelson, « Le cinéma géorgien à la croisée des générations », Les Cahiers de la Cinémathèque, 67-68, décembre 1997, p. 57-65. 5. Natacha Laurent, « La jdanovtchina dans le cinéma », Les Cahiers de l’IHTP, 35, décembre 1996, pp. 73-82 (dans un numéro intitulé : « Pour une nouvelle historiographie de l’URSS », sous la direction de Nicolas Werth). 6. Bernard Eisenschitz, ed., Gels et dégels. Une autre histoire du cinéma soviétique, 1926-1968, Paris, Éditions du Centre Pompidou/Mazzotta, 2002, 216 p. 7. À cet égard, les travaux d’Éric Schmulevitch, ignorés ou jamais cités ici, permettent d’élargir cette réflexion initiale sur les institutions, cf. Réalisme socialiste et cinéma. Le cinéma stalinien (1928-1941), Paris, L’Harmattan, 1996, 283 p. 8. Cf. sur cette période post-stalinienne, différents articles dont ceux de Mihail Kobahidze, « Blanc et noir », Cahiers d’Europe, 2, décembre 1997, et Martine Godet, « Censure et scénario dans le cinéma soviétique. 1955-1985 », in Les institutions de l’image, sous la direction de Jean-Pierre Bertin-Maghit et Béatrice Fleury-Vilatte, Paris, EHESS, 2001, p. 147-159.

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Lennart Samuelson, Plans for Stalin’s war machine

Paul Gregory

REFERENCES

Lennart SAMUELSON, Plans for Stalin’s war machine. Tukhachevskii and military- economic planning 1925-1941. Basingstoke, MacMillan, 2000, 267 p.

1 Lennart Samuelson has written a comprehensive account of Soviet military planning from the mid 1920s until the outbreak of the Second World War. He uses materials from the formerly secret archives to obtain a behind-the-scene’s view of the political economy of Soviet military planning. Samuelson’s book is the fourth significant book on the Soviet military economy published over the past six years (see Simonov, Barber and Harrison), providing the most detailed account of the origins of the Soviet military- industrial complex.1 It also links to Mark Harrison’s study of the Soviet military economy during World War II.2 As a consequence of these publications, we have moved from a patchy knowledge of top-level decision making in the Soviet military complex to a body of knowledge that compares with the civilian economy.

2 Samuelson’s story focuses on three pivotal figures – Stalin, K. Voroshilov, and M. Tukhachevskii. Voroshilov, the commissar of defense, is presented as a professional bureaucrat, easily intimidated; Tukhachevskii as the far-sighted military strategist, who designed the modern Soviet Red Army; and Stalin as the dictator who vacillates between admiration and scorn for the independent-minded Tukhachevskii, who suffered the typical fate of strong-willed leaders under Stalin – execution. As the title suggests, the author focuses on the creation of the system of military planning. Samuelson explains that military planning was comprised of “plans for war” and “mobilization requests” that were only loosely integrated into national economic plans. The plans for war were devised by the military, largely under Tukhachevskii’s direction. These plans spelled out the needs of the military during the first year of war and then for subsequent years of war. National economic plans and mobilization

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requests were supposed to be based on these plans for war. Drawing up the various plans of war was complicated by the fact that, although there was a consensus that war was inevitable, the enemy could not be identified so easily. Thus various plans of war anticipated Japan, Poland, or Romania (backed by France) as potential combatants. Only late in the game was the eventual protagonist – Nazi Germany – identified. Not knowing the enemy or the duration of hostilities made military planning extremely uncertain, raising doubts that military planning was even possible. The actual planning of defense eventually fell upon the defense industry administration of Gosplan, which remained under civilian rule, despite the military’s attempt to direct it. The actual military plan was, in reality, comprised of the defense budget, which had to compete for resources with other budget claimants and of mobilization orders that were negotiated between the military and the defense industry administration of the commissariat of heavy industry. The relationship between the military and the commissariat of heavy industry under S. Ordzhonikidze was complex. The military supported Ordzhonikidze’s claims for more resources for basic heavy industries, under the assumption that military power depends on steel, coal, and transportation equipment. The military and Ordzhonikidze, however, disagreed on specifics with Ordzhonikidze attempting to avoid difficult defense orders.

3 The mobilization orders were the true defense plans, just as the quarterly plans were the true operational plans of the economy. Despite the priority of defense orders, there were dramatic failures in their fulfillment, such as disastrous results for tank production in 1932, and the massive failure to fulfill the 1937 mobilization requests. There was no first five-year plan for defense, and the second five-year plan for defense was drafted by Gosplan’s defense sector with great difficulty. Much defense planning took place outside of the formal planning hierarchy in informal meetings in Stalin’s study. Military budgets were not met, and the impression that one gains from Samuelson is that planning for war was as chaotic as planning for industrialization.3 Military planning was complicated not only by the natural uncertainty of international politics, but also by secrecy issues. Often plans for war were prepared in only three copies that ordinary civilian planners never saw.

4 Samuelson has written an admirable book. It is concise and provides a coherent account of the manner in which the top Soviet leadership stumbled towards a system of military planning. Several decades back, we knew virtually nothing about this subject. The team headed by Abram Bergson to calculate Soviet growth had to rely on bits and pieces of random information to estimate defense spending.4 Samuelson now routinely provides detailed breakdowns of defense budgets, production targets, and the like, which can be used to revise these calculations. If Samuelson’s book contains a major surprise it is that plan failures in the defense sector may have been just as large as in the civilian sector despite the overwhelming priority of defense. Supposedly, the strength of the administrative command system was its ability to meet priority targets; yet Samuelson shows that general failures of the civilian economy translated into major failures in the defense sector.

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NOTES

1. Nikolai Simonov, Voenno-promyshlennyi kompleks SSSR v 1920-1950e gody (: Rosspen, 1996); John Barber and Mark Harrison, eds, The Soviet defense-industry complex from Stalin to Khrushchev (London: MacMillan, 1998). 2. Mark Harrison, Accounting for war: Soviet production, employment, and defense burden, 1940-45 (New York : Cambridge University Press, 1996). 3. For an account of civilian planning also based on the archives, see: Paul Gregory, The political economy of Stalinism (Cambridge, forthcoming), chap. 8. 4. Abram Bergson, The real national income of Soviet Russia since 1928 (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1961).

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Sabine Dullin, Des hommes d’influences

Sophie Cœuré

RÉFÉRENCE

Sabine DULLIN, Des hommes d’influences. Les ambassadeurs de Staline en Europe, 1930-1939. Paris, Payot, 2001, 383 p.

1 Avec ce livre qui donne à lire l’essentiel de sa thèse, soit beaucoup plus en réalité que ne laisse deviner le titre donné à l’ouvrage, Sabine Dullin se fixe un double objectif : proposer une histoire aussi précise que possible de la diplomatie soviétique dans ses relations avec l’Europe occidentale et la Société des Nations entre 1930 et 1939 et, ce faisant, briser les lectures convenues et longtemps dominantes de la politique extérieure soviétique, soit en termes de primat de l’idéologie, soit en termes de logique d’État. Au fil d’un plan qui alterne les synthèses thématiques et le récit des périodes clés d’une époque riche en tensions, l’auteur apporte en effet une lecture profondément renouvelée de la diplomatie multilatérale portée par Maksim Litvinov, commissaire du peuple aux Affaires étrangères de 1930 jusqu’à son éviction en mai 1939. On assiste à la genèse d’un « communisme impérial » qui, malgré la tentation permanente de l’isolationnisme, parvient à peser de façon décisive dans les jeux de balancier entre puissances, en prenant habilement en compte les nouveaux défis économiques de l’après-guerre, énergie et matières premières notamment. L’enjeu principal est bien entendu le « triangle géopolitique » URSS/France/Allemagne.

2 Parmi les moments forts de l’ouvrage, on peut souligner la présentation des divergences d’analyse sur le nazisme, opposant notamment Litvinov aux dirigeants du Komintern, puis le récit équilibré et affiné de l’évolution qui mena de la guerre d’Espagne au Pacte germano-soviétique, avec en filigrane les premières purges, la désorganisation du système de renseignement civil et militaire, le renforcement progressif du sentiment xénophobe, anticapitaliste et obsidional aux sommets de l’État et du parti communiste. Mais l’auteur démontre aussi, ce qui est moins connu, combien

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l’entrée de l’Union soviétique dans la Société des Nations, succès d’une « politique d’image » efficace, fut un moment important de la légitimation de l’URSS, et consacra le double échec de l’anticommunisme d’État suisse et de la résistance internationale des émigrés, qu’ils soient russes blancs, ukrainiens, géorgiens ou arméniens, ou encore trotskistes. La description précise des méthodes utilisées par la diplomatie soviétique pour influencer gouvernements et journalistes, particulièrement à Genève et à Paris, et organiser savamment les « fuites », donne lieu à de savoureuses pages d’histoire de l’opinion et de la propagande.

3 Tout juste peut-on regretter l’absence de mise en perspective avec les objectifs et les méthodes de la diplomatie tsariste dont Trockij, comme le rappelle Sabine Dullin, avait affirmé la nécessité de « fermer la boutique ». La comparaison entre ancienne et nouvelle Russie, qui vient naturellement à l’esprit à propos de « l’abominable vénalité de la presse » (on sait que la corruption en faveur des emprunts russes avait été révélée dans les années 1920 par l’ancien conseiller secret de l’ambassade russe à Paris), est certes aussi ancienne que la révolution bolchevique elle-même. Mais les perspectives de l’histoire longue n’en pourraient pas moins être renouvelées par les sources explorées dans ce livre.

4 Dans une perspective plus large que la dizaine d’années que couvre son étude proprement dite, Sabine Dullin s’attache à expliciter ce qu’a pu être le « service de l’État » bien particulier des diplomates soviétiques. Elle montre comment, malgré son entrée au Comité central, Litvinov avec son équipe largement formée d’élites « bourgeoises » ne parvint jamais à s’imposer parmi les proches de Stalin. Au sommet du pouvoir, les luttes d’influence entre le parti, l’Intérieur, les Affaires étrangères, l’armée, le Komintern, évoluèrent vers toujours plus de cloisonnement et de contrôle personnel par Stalin, pour aboutir dans les années 1938-1939, au prix d’une épuration massive, à une diplomatie gérée directement par le NKVD et le Comité central. L’auteur utilise des échelles d’observations très maîtrisées, passant d’itinéraires personnels (au premier rang desquels celui de Litvinov, que l’on suit jusqu’à sa mort en 1951) à l’étude d’un corps diplomatique de quelques centaines d’hommes (et de rares femmes, telle Aleksandra Kollontaj). Elle montre bien la naissance de nouvelles normes de comportement propres aux diplomates soviétiques et la manière dont se forge l’identité d’un corps dans les conditions matérielles et politiques difficiles du terrain capitaliste. Elle met aussi au jour les ambiguïtés du contrôle interne par les cellules du parti, les dénonciations, la dégradation de l’ambiance morale au fur et à mesure que se déroulent les premières purges et qu’apparaissent les premières défections.

5 Sabine Dullin propose ainsi de comprendre les décisions diplomatiques à travers une « grammaire » de décodage du monde extérieur par les acteurs, grammaire complexe dont les règles combinent, consciemment ou non, principes idéologiques, réalisme militaire et économique, et enjeux personnels. On accède ainsi à l’intelligibilité historique de ce que Paul Nizan, l’un des observateurs les plus intelligents de la politique menée par Litvinov auquel il avait consacré un portrait élogieux, qualifiait en 1939, immédiatement après le Pacte germano-soviétique, de « pouvoir politique du mensonge », regrettant d’ailleurs que les dirigeants français du PCF ne soient pas à la hauteur du « cynisme politique » des Soviétiques et en tirant les conséquences par sa démission du parti. Appuyé sur des dépouillements considérables d’archives russes, françaises et suisses particulièrement variées et sur une lecture scrupuleuse des ouvrages et publications de documents parus depuis 1991, Des hommes d’influences

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s’affirme comme une contribution importante non seulement à l’histoire des relations internationales, mais aussi à l’historiographie, actuellement en plein renouvellement, de la décision et du pouvoir d’État en URSS.

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Sheila Fitzpatrick, Le stalinisme au quotidien

Laurent Coumel

RÉFÉRENCE

Sheila FITZPATRICK, Le stalinisme au quotidien. La Russie soviétique dans les années 30. Paris, Flammarion, 2002, 415 p.

1 La traduction en français de cet ouvrage paru en 1999 aux États-Unis permettra à un large public de prendre connaissance des travaux récents d’une des historiennes de l’URSS les plus fécondes de sa génération. Après avoir étudié notamment l’enseignement et la mobilité sociale dans l’entre-deux-guerres, la « Révolution culturelle » (1928-1931) et dernièrement l’attitude des campagnes face aux transformations des années 19301, Sheila Fitzpatrick revient sur cette décennie pour décrire et analyser « la vie ordinaire en des temps extraordinaires », cette fois dans les villes russes. Pour mener à bien cette tâche immense, elle met à profit plus de trente années consacrées à l’histoire sociale de l’Union soviétique ; une réflexion épistémologique accompagne en permanence le récit, illustrant le rapport étroit qui doit lier, ici plus qu’ailleurs, l’objet à la méthode. Ainsi l’omniprésence de l’État (entendu comme État-parti) l’a-t-elle poussée à adopter une définition inhabituelle du « quotidien » : celui-ci recoupe « l’ensemble des interactions quotidiennes impliquant l’État à un degré ou à un autre », et exclut certains aspects qu’on pourrait s’attendre à voir développés ici (vie privée et loisirs). L’enchaînement des chapitres thématiques permet au lecteur de s’immerger par paliers dans cet univers déroutant, en découvrant successivement l’arrière-fond idéologique et politique, les difficultés matérielles, les modèles de réussite et les formes d’exclusion, les drames familiaux et, pour finir, les modes de surveillance et de répression – jusqu’à plonger dans l’irrationnel de la terreur de 1937-1938. La perception « d’en bas » du stalinisme met l’accent sur les individus, leurs « formes de comportement » et leurs « stratégies personnelles ». Quelques lignes ne suffisent pas pour résumer une réalité aussi complexe, dont l’étude mobilise une

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grande variété de sources : archives – y compris provinciales –, témoignages directs – écrits intimes et autobiographiques –, ou indirects (on notera ici le précieux apport du « Projet de Harvard » réalisé après la guerre auprès d’ex-citoyens soviétiques réfugiés aux États-Unis), presse et publications de l’époque, que complète un large horizon de références tirées de cinquante années de soviétologie et d’historiographie (les recherches dirigées par Sheila Fitzpatrick elle-même à l’université de Chicago fournissant une contribution majeure).

2 Le constat de départ, incontournable, est que la société russe des années 1930 est tout entière construite sur la pénurie, résultat d’une politique désastreuse – la collectivisation forcée des campagnes, la suppression du réseau de commerce privé, et la priorité absolue accordée à l’industrie lourde. En conséquence, le manque de produits alimentaires (cependant moins grave dans les villes que dans les campagnes), la crise du logement (liée à l’exode rural provoqué par les famines), les difficultés à se procurer certains objets usuels (chaussures, couteaux et autres ustensiles en métal) constituèrent des phénomènes douloureusement ressentis par la population, qui subissait alors les files d’attente et le rationnement (généralement considéré dans l’opinion comme un moindre mal), l’introduction du passeport intérieur (1932), mais aussi le discours officiel sur « l’avenir radieux », dont il ne faut pas négliger l’impact sur la faculté de résignation générale, ainsi que sur l’enthousiasme de certains activistes, des jeunes en particulier. La forte baisse du niveau de vie par rapport aux années de la NEP produisit deux effets à long terme sur le comportement du citoyen soviétique moyen : d’une part l’accès aux biens devint la motivation première de son existence, d’autre part le blat, « système de relations personnelles » (qu’on peut aussi traduire en français par « piston », mais il s’agit d’échanges d’égal à égal), et la recherche de protecteurs furent les moyens les plus répandus pour se procurer aliments, vêtements, appartement, soins médicaux, inscription à l’université, promotion, voiture, datcha, etc. Ainsi se mit en place un « État paternaliste » qui allait perdurer bien longtemps après la mort de Stalin – la formule « État-providence » employée en conclusion est peut-être plus discutable.

3 Les phénomènes d’ascension sociale sont eux aussi relus à la lumière de ce contexte de pénurie. En effet l’accès aux biens apparaît comme le moteur principal des aspirations de promotion, même si une autre dimension a pu jouer : le désir d’accéder à la culture, sinon à la gloire – dont témoigna l’engouement de la plupart des stakhanovistes pour les études supérieures, conformément à une sorte de marché implicite avec le régime. Devenus ingénieurs, enseignants, dirigeants locaux ou nationaux, les promus des années 1930 ont à la fois intériorisé l’idéal de progrès du régime (ils se considéraient comme l’avant-garde d’un mouvement qui ferait sortir l’ensemble du pays de « l’arriération »), et la hiérarchie des privilèges qui les séparait désormais du lot commun – car elle paraissait nécessaire à l’émancipation future de tous leurs concitoyens. Les récits fabuleux des exploits des héros soviétiques (aviateurs, explorateurs polaires) et la publicité pour de nouveaux délices tels que le ketchup et les crèmes glacées industrielles devaient faire patienter le reste de la population en attendant l’abondance promise.

4 Les années 1935-1936 semblent constituer une charnière, avec le tournant illustré dans la propagande par la célèbre formule prononcée par Stalin (et devenue un slogan courant, souvent tourné en dérision) : « la vie est devenue meilleure, camarades ; la vie est devenue plus joyeuse ». On peut y voir à la fois une confirmation de la promesse du bonheur que ne devait pas manquer d’apporter la « construction socialiste », et un

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signe indiquant que les discriminations de classe et les purges allaient baisser d’intensité. Il est vrai que les privilégiés de l’époque, avant tout les hauts fonctionnaires et dirigeants du parti, mais aussi les stakhanovistes et certains membres de l’intelligentsia, goûtèrent alors un confort qui n’existait pas pendant la NEP (domestiques, maisons de repos, datchas, voitures étrangères), alors que le « mouvement des épouses » de dirigeants affichait un retour aux valeurs bourgeoises, inconcevable quelques années plus tôt. Les mis à l’écart de la société, les fameux lišency (« privés » de droits civiques), apprécièrent sans doute quant à eux la fin de la « guerre de classe » annoncée par la Constitution de 1936 – mais beaucoup continuèrent à souffrir des stigmates liés à leur passé, ou à les dissimuler dans l’angoisse d’être un jour « démasqués ». Parallèlement, pour d’autres groupes comme les minorités nationales et les marginaux des grandes villes, s’annonçait « une sorte d’épuration sociale ». Surtout, les purges de 1937-1938 allaient refaire jouer le critère de l’origine sociale avec des conséquences funestes, et infliger à toute la population urbaine, et en premier lieu aux élites – mais la focalisation sur ce dernier groupe tient peut-être à leur sur- représentation dans les sources disponibles – un traumatisme sans précédent : « l’expérience sociétale de la terreur est non seulement celle des persécutés, mais aussi celle des persécutions […]. Des gens qui n’avaient jamais volontairement dénoncé personne au cours des purges ont renoncé à défendre des amis cloués au pilori, ont cessé de fréquenter les familles des ‘ennemis du peuple’ et se sont retrouvés impliqués de mille façons dans le processus de la terreur. Un des principaux avantages des analyses fondées sur l’opposition entre ‘eux’ et ‘nous’ pour les citoyens soviétiques est de voiler cette réalité insupportable ; c’est une des principales raisons de la prudence dont devraient faire preuve les historiens à leur égard. » Plutôt que de reconstituer les mécanismes explicatifs de la terreur – il est vrai que, vu depuis l’intelligentsia de l’époque, il n’y avait pas d’explication valable – Sheila Fitzpatrick rappelle dans quel contexte elle a été déclenchée, et comme elle a été difficile à contrôler, puis à stopper, tant la « culpabilité par association » n’en finissait pas de désigner de nouveaux suspects. Pourtant, une vérité non moins terrible émane des témoignages des contemporains : « la terreur n’était pas la terreur pour tout le monde ».

5 Pourquoi n’y eut-il pas davantage d’opposition au régime ? Même si elle n’aborde pas de front cette question, Sheila Fitzpatrick apporte des éléments de réponse : la dépendance vitale qui relie tout citoyen à l’État distributeur de biens, la surveillance et la répression, l’absence de canaux d’expression et d’organisation collective expliquent la passivité générale de cette société. Cependant, le mécontentement était largement majoritaire dans l’opinion (même si l’hostilité était moins forte dans les villes que dans les campagnes), ce qu’illustrent les rapports du NKVD, les lettres anonymes envoyées aux dirigeants, mais aussi le timide débat public suscité par le régime lui-même à l’occasion de la Constitution et de la loi interdisant l’avortement en 1936.

6 Indirectement, l’ouvrage nous invite à une approche nouvelle de l’histoire politique de l’URSS des années 1930. La façon neutre dont Sheila Fitzpatrick rapporte certains discours de Stalin, en soulignant au passage leur « hypocrisie » ou leur « ambiguïté », relève d’un parti pris de neutralité qui peut dérouter le lecteur – même s’il n’est pas dénué d’ironie. Une telle distance, qui évite à la fois la fascination et l’horreur que peut inspirer le personnage, s’avère des plus efficaces pour percevoir la mentalité du citoyen soviétique moyen, pour qui Stalin est justement ce monstre froid, cet oracle qui lance des messages – les « signaux » qu’il faut interpréter – et peut d’un simple mot changer le cours de l’existence, tel un père de famille. Surtout, les pages concernant la vie

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quotidienne des dirigeants (leurs privilèges et l’idée qu’ils s’en faisaient, les rapports avec leurs « clients », leur conception de leur propre rôle) s’avèrent fondamentales pour appréhender le fonctionnement des cercles du pouvoir. Pour faire le bilan de cette « exploration du quotidien et de l’extraordinaire dans la Russie de Stalin et de l’interaction de l’un et de l’autre », il faut revenir sur le sentiment dominant de l’opinion de l’époque : celui de ne pas vivre « une vie normale ». Les pénuries et le manque de confort, un système paternaliste d’accès aux biens, une idéologie devenue religion, une ligne politique imprévisible, des lendemains qui chantent mais restent incertains, l’omniprésence des ennemis et l’impossibilité de leur rachat aux yeux du régime, l’arbitraire de la répression policière, tout cela pesa et transforma le caractère de l’homme et de la femme soviétiques des années 1930, qui trouvèrent diverses réponses appropriées : sentiment de ne pas participer au pire (voir l’analyse critique de l’opposition entre « eux » et « nous », supra), repli sur la sphère familiale, formes anonymes de subversion (chansons, histoires drôles), pétitions adressées aux protecteurs éventuels, stratégies de survie, évasion vers d’autres mondes… Si l’on peut regretter l’absence du lieu de travail, ou encore des formes de culture de masse comme le cinéma, c’est bien la civilisation stalinienne (et, partant, comme elle le dit elle-même, soviétique) que Sheila Fitzpatrick embrasse dans son ensemble, mettant au jour les traits durables du système, plutôt que des événements politiques isolés. Ce faisant elle offre, après quelques études pionnières comme celle de Stephen Kotkin sur Magnitogorsk, une première synthèse sur la question. Une telle approche semble pouvoir concilier les deux directions habituellement opposées de la recherche sur le stalinisme ; notons que, si elle n’hésite pas à souligner les points de comparaison avec le régime nazi, Sheila Fitzpatrick emploie très peu le terme « totalitaire ».

NOTES

1. Stalin’s peasants : resistance and survival in the Russian village after collectivization, New York, 1994 – qui a déjà été traduit en russe, mais pas en français malheureusement.

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Jochen Hellbeck, Varia

Malte Griesse

RÉFÉRENCE

Jochen HELLBECK, « Working, struggling, becoming: Stalin-era autobiographical texts », The Russian Review, 60, July 2001, p. 340-359.

Jochen HELLBECK, « Speaking out: languages of affirmation and dissent in Stalinist Russia », Kritika. Explorations in Russian and Eurasian History, New Series, 1 (1), Winter 2000 (Special issue : Resistance to authority in Russia and the Soviet Union), p. 71-96.

Jochen HELLBECK, « Writing the self in the Time of Terror: Alexander Afinogenov’s diary of 1937 », in Laura Engelstein and Stephanie Sandler, eds, Self and story in Russian history, Ithaca–Londres, Cornell University Press, 2000, p. 69-93.

Jochen HELLBECK, « Self-realization in the Stalinist system: two Soviet diaries of the 1930s », in Manfred Hildermeier, ed., Stalinismus vor dem Zweiten Weltkrieg. Neue Wege der Forschung, Munich, Oldenbourg, 1998, p. 275-290.

Jochen HELLBECK, « Fashioning the Stalinist soul: the diary of Stepan Podlubnyi (1931-1939) », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, Neue Folge, 44, 1996, p. 344-373.

Jochen HELLBECK, ed., Tagebuch aus Moskau 1931-1939, Munich, Deutscher Taschenbuchverlag, 1996, 330 p.

Jochen HELLBECK, Igal HALFIN, « Rethinking the Stalinist subject: Stephen Kotkin’s “Magnetic Mountain”, and the state of Soviet historical studies », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, Neue Folge, 44, 1996, p. 456-463.

1 Les publications de Jochen Hellbeck s’inscrivent dans un courant relativement nouveau de la recherche sur le stalinisme qui porte sur la question de l’identité personnelle,

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l’auto-définition du sujet par rapport au système politico-idéologique, par rapport au pouvoir. Bref il s’agit du problème de la subjectivité qui, selon l’auteur, signifie une capacité de réflexion et d’action qui est dérivée d’un sens cohérent du soi. Un soi dont on cherche à déterminer si, et jusqu’à quel point, il a été manipulé par un système qui proclamait la création de l’Homme Nouveau, la rééducation du matériau humain.

2 Dans son analyse, Hellbeck s’appuie sur une centaine de journaux intimes des années 1930 (écrits par des auteurs différents, issus de toutes les couches sociales et socio- professionnelles). Alors que les mémoires, qui présentaient souvent l’évolution d’un individu rétrograde vers une conscience communiste exemplaire, étaient censés servir de modèle d’identification aux lecteurs soviétiques de l’entre-deux-guerres, les autorités ont gardé une grande réserve par rapport à la publication des journaux. D’une part il y avait des cas de professeurs et d’instituteurs communistes qui, surtout pendant les années 1920, encourageaient leurs élèves à tenir un journal pour renforcer leur esprit communiste. Mais, d’autre part, on soupçonnait le journal, très répandu au sein des couches élevées à l’époque pré-révolutionnaire, de pouvoir cultiver un « individualisme bourgeois » – une des raisons pour lesquelles il était un des objets les plus recherchés pendant les razzias du NKVD dans les appartements des « ennemis du peuple » arrêtés.

3 Le volontarisme de l’écriture diariste – à la différence de l’autobiographie, personne n’était obligé de tenir un journal –, une écriture à l’abri du regard officiel permettent à Hellbeck d’y voir une porte ouverte sur les véritables préoccupations des gens, sur leur perception du système et de la politique du régime. Avec raison il y prend d’autant plus au sérieux les discours conformistes, les emprunts au langage officiel, tout ce qui témoigne de l’implication des auteurs dans le système de valeurs propagé par la ligne du parti. Mais Hellbeck a trouvé plus qu’une simple approbation du régime soviétique chez les diaristes.

4 Le journal intime de Stepan Podlubnyj, fils de koulak venu à Moscou sous une fausse identité au début des années 1930 pour trouver sa place dans la société nouvelle – document des Archives du peuple (Centr Dokumentacii Narodnyj Arhiv) que Hellbeck a publié en allemand – montre tout d’abord comment le diariste accepte et intériorise la condamnation des ennemis de classe par le système, au point de se flageller pour sa « psychologie dégénérée », corollaire de son origine sociale impure. Mais on voit aussi comment il essaie, parallèlement à la propagande officielle autour du premier plan quinquennal, d’éradiquer les traces de son ancienne identité sociale qui risqueraient toujours d’« empoisonner son âme », comment il tente de se purifier et de cultiver un nouveau soi par le biais de sa « volonté » ou de son « idéologie » (il utilise les deux termes de façon synonyme). Le travail socialiste (transformation de l’être) est secondé par l’écriture introspective, destinée à produire la conscience communiste concomitante, ce qui est dû à une remise en question du déterminisme social des années 1920. Ainsi Hellbeck parle des journaux comme de « laboratoires du soi ».

5 Pour le dramaturge Aleksandr Afinogenov, une telle phase cathartique ne commence que suite à son exclusion du parti, en parallèle avec les purges de 1936-1938 qu’il salue comme nécessaires tant pour lui-même que pour le pays entier. Après une ascension vertigineuse et une popularité énorme à partir de 1929, Afinogenov, proche d’Averbah et protégé de Jagoda, tombe en disgrâce et voit toute son œuvre mise à l’index. Dans la solitude de sa datcha à Peredelkino il développe, sur les pages de son journal, les mêmes réflexions autocritiques que celles qu’il avait auparavant prononcées lors d’une

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réunion des écrivains : il serait dégénéré et atteint par un individualisme égoïste, et son âme serait corrompue par la vie facile que les succès extérieurs et non mérités lui avaient permis. Même si les accusations d’activité contre-révolutionnaire portées contre lui sont absurdes, Afinogenov accepte et intériorise l’idée qu’il serait nécessaire de « balayer » aussi bien les véritables ennemis que tous les « affaiblis » qui ne sont plus utiles pour le collectif. Il serait secondaire, voire inévitable, qu’il y ait des victimes innocentes. Le diariste veut élever sa conscience au niveau du projet révolutionnaire et devenir ainsi « une expression du cours objectif de l’histoire elle-même », avec une subjectivité intégrée dans le collectif qui serait bien supérieure à tout individualisme étroit et « atomisé », ne serait-ce que celui des plus grands génies de l’humanité. Surtout en assumant la grande responsabilité d’écrivain et d’« ingénieur des âmes humaines », il faut d’abord révolutionner sa propre âme, tâche que le dramaturge commence par « l’extermination de son ancien soi corrompu ».

6 Le processus de la « révolution de l’âme » connaît de nombreux revers aussi bien chez Afinogenov que chez Podlubnyj : les diaristes retombent dans une logique individualiste et mettent en question les accusations portées contre eux. Souvent la psychologie du soi ancien prend le dessus. Dans ces moments-là les diaristes défendent leur droit de vivre en réclusion, à l’écart du regard collectif. Le journal devient, pour ainsi dire, le dernier résidu d’une sphère privée, bien cachée de l’environnement. Or, Hellbeck affirme qu’il n’a vu aucun journal qui défendît la légitimité d’une telle distinction entre vie privée et vie publique, encore moins une plus grande authenticité de ces bouffées individualistes par rapport aux réflexions (commandées par la volonté) qui se situent au niveau du collectif. Dans les journaux, laboratoires de la création de l’Homme Nouveau et espaces d’un combat de la volonté (de se renouveler par l’appropriation de l’idéologie communiste/collective) contre l’ancien soi et sa psychologie rétrograde, on finissait toujours par réfuter l’esprit individualiste qu’on venait d’exprimer et de découvrir en soi-même comme une « maladie idiote », tout en anticipant (ou, dans le cas d’Afinogenov, en reprenant) une expression de Stalin au plénum du Comité central de février 1937.

7 Mettant en valeur l’offre identitaire fort productive du système stalinien et de la légitimité révolutionnaire, Hellbeck remet en cause les présupposés de la recherche traditionnelle sur le caractère purement répressif du régime et sur l’oppression, voire l’effacement, de l’individu. Il oppose sa conception d’un « sujet illibéral » à la notion libérale de subjectivité qui serait rarement énoncée, mais pratiquement toujours sous- entendue, lorsque les historiens parlent d’une utilisation instrumentale du langage officiel par les acteurs sociaux à l’époque stalinienne afin de poursuivre leurs buts économiques individuels. Hellbeck leur reproche de concevoir l’individu de façon a- historique, hors du contexte discursif (et mental) de l’époque dans lequel les individus étaient largement impliqués. Selon lui, les sujets ne pouvaient pas changer de registre, entrer et sortir à volonté d’un certain discours à l’autre. En effet les journaux analysés par Hellbeck remettent en perspective notre lecture traditionnelle des sources (personnelles), montrent qu’il faut prendre plus au sérieux la langue de bois, telle qu’elle était énoncée en public, lors de réunions, etc., même si elle nous semble stéréotypée et empruntée aux journaux.

8 Néanmoins, l’opposition entre une subjectivité libérale à l’occidentale et une subjectivité « illibérale » à la soviétique me semble trop rigide et mériterait d’être nuancée, non seulement parce qu’elle propose une conception de l’individu occidental

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trop étroite – précisément celle de l’« homo œconomicus » que Hellbeck reproche à Sarah Davies (Popular opinion) et à Sheila Fitzpatrick (Everyday Stalinism) – mais aussi parce qu’elle risque de rendre absolues les expériences d’un nombre limité d’auteurs de journaux intimes qui étaient, selon Hellbeck, particulièrement réceptifs à l’idéologie officielle. Même si Hellbeck a trouvé deux diaristes (Zinaida Denis´evskaja et Vera Štrom) qui expriment leur dédain des « discussions mesquines » sur les difficultés économiques quotidiennes et qui vont jusqu’à se vanter de subir la faim pour servir l’État, il est incontestable que le thème du ravitaillement et de la subsistance prend une grande place par exemple dans les lettres, mais aussi dans les journaux personnels de l’époque stalinienne.

9 Hellbeck a tendance à voir ce qu’il appelle la pensée « illibérale » comme un bloc monolithe, où la politique de Stalin accapare tout discours marxiste révolutionnaire, ne serait-ce que des revendications démocratiques : il néglige la signification des manifestations critiques au profit de leur dépendance par rapport au système. Dans la critique acerbe de Podlubnyj qui, horrifié par les répressions après le meurtre de Kirov en 1935, les compare avec la rage de la « réaction la plus noire » sous Stolypin, Hellbeck ne veut reconnaître que la sujétion à la terminologie du pouvoir, l’emprunt terminologique au manuel d’histoire du parti. Et il est vrai que, malgré la hardiesse du jugement, le positionnement reste instable et éphémère, dans la mesure où l’identité positive de Podlubnyj reste fort impliquée dans le système stalinien. Mais des journaux comme ceux de l’historien Man´kov et de l’écrivain Prišvin, qui invoquent constamment les moments émancipateurs et humanistes de la révolution pour dénoncer la politique répressive de Stalin, appartiennent à un registre tout à fait différent.

10 Et c’est encore autre chose lorsque des gens comme le paysan Aršilovskij (lui aussi diariste) ou le gréviste Klepikov (étudié par Jeffrey Rossman) font appel aux valeurs révolutionnaires en public, pour contester et mobiliser contre le régime stalinien. Hellbeck est influencé par Foucault et par l’école de Francfort quand il souligne l’effet stabilisant d’une critique fondamentale en apparence, mais articulée dans les termes du discours dominant, pour un système de pouvoir donné, ainsi que l’impact du langage sur la subjectivité du critique. Or Foucault et Adorno analysent la société de masse occidentale et ils mettent en relief la capacité des systèmes modernes occidentaux à intégrer et ainsi à neutraliser les critiques même les plus féroces, tandis que l’État stalinien (pour ne pas parler d’autres systèmes « illibéraux », modernes ou non) se distingue justement par l’absence de cette capacité intégrative ; d’où les mesures répressives contre des gens comme Klepikov qui invoquent les courants démocratiques et émancipateurs du marxisme et de la légitimité révolutionnaire.

11 La supposition d’un « homo œconomicus » unidimensionnel à l’Ouest nous masque aussi les repères comparatistes fort utiles à une contextualisation et à une meilleure compréhension du stalinisme. Un regard moins caricatural sur les subjectivités « libérales » pourrait montrer que l’appel à la légitimité révolutionnaire en URSS était un cadre référentiel plus ou moins comparable à la légitimité des Droits de l’homme en Occident : les deux cadres ont les mêmes prétentions universelles. À l’Ouest aussi, une hiérarchie claire entre sphères privée et publique avec une localisation de l’authenticité dans le privé est bien problématique, même si on ne définit pas le privé que par l’égoïsme et la poursuite d’intérêts économiques individuels. Non seulement des femmes au foyer comme Galina Štange, qui rêvent de se réaliser et de trouver « une vraie vie personnelle » au sein de la vie publique (ici dans le mouvement des

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obščestvennicy) trouvent bien des homologues à l’Ouest dans les épouses ou mères qui préfèrent une carrière professionnelle au ménage. Mais encore faudrait-il se demander jusqu’à quel point les discours moraux prononcés en public influent sur la constitution d’une identité en Occident et sur l’auto-définition du soi « libéral ».

12 Les travaux de Jochen Hellbeck sont une contribution inestimable à la recherche sur le stalinisme, en raison de l’énorme richesse de ce nouveau type de sources, mais aussi grâce à l’interprétation rigoureuse et fort provocatrice qui donne de nombreux stimuli à la recherche à venir. Et nous attendons avec beaucoup d’intérêt et d’impatience la publication de son livre, The revolution of the soul: diaries from the Stalin era qui sera un remaniement de sa thèse soutenue à Columbia University « Laboratories of the Soviet self : diaries from the Stalin era ».

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Patricia Kennedy Grimsted, Trophies of war and empire

Francine-Dominique Liechtenhan

RÉFÉRENCE

Patricia KENNEDY GRIMSTED, Trophies of war and empire. The archival heritage of Ukraine, World War II, and the international politics of restitution. Préface de Charles Kecskeméti. Cambridge, MA, Harvard University Press, 2001, 750 p.

1 Patricia Kennedy Grimsted s’est fait connaître par ses importantes publications sur les pratiques archivistiques en Russie et ses guides des archives de la Fédération de Russie. Elle aborde ici le problème des archives ukrainiennes, pillées par les nazis puis par les Soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale, en faisant une large place aux problèmes des restitutions et réparations qui se posent depuis l’effondrement de l’URSS. L’Allemagne et la Fédération de Russie sont parvenues à signer des accords ponctuels, mais le dialogue s’enlise entre Kiev et Moscou, la capitale russe prenant prétexte d’une longue histoire commune pour conserver des archives et œuvres d’art ukrainiennes, argumentation dans laquelle même la législation internationale s’enlise.

2 L’auteur essaie dans un premier chapitre de définir le patrimoine ukrainien en proposant une typologie des documents appartenant à ce pays. Cette démarche délicate aurait nécessité des développements historiques remontant au-delà de la fin de l’empire tsariste où se firent les premiers classements de documents, et tenant compte de l’espace ukrainien modifié, déchiré à la suite des innombrables conflits entre Russie, Pologne et Lituanie. Tentative méritoire, mais qui demeure forcément non exhaustive vu la délocalisation de fonds entiers, qui, pour une grande partie, n’ont jamais regagné leurs dépôts d’origine.

3 La seconde partie des Trophies of war est consacrée aux destructions et pillages qu’a subis l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale. Patricia Kennedy Grimsted évoque la bibliographie récente des ouvrages consacrés aux exactions des Allemands, mais passe trop brièvement sur les destructions ou les vols commis à Kharkov ou à Kiev

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où moins de 10 % du patrimoine furent sauvegardés. Selon des chiffres récents, 46 millions de documents d’archives disparurent des archives nationales et régionales ukrainiennes, sans parler des 51 millions de livres et 283 782 objets dérobés dans les bibliothèques et musées. Sans nier les crimes des nazis en URSS, l’auteur concentre son attention sur la revanche des Soviétiques, leurs propres ravages, falsifications des statistiques des pertes, attribution de certaines dégradations ou disparitions à l’ennemi alors qu’elles incombaient à l’Armée rouge. Certains officiers soviétiques ont ainsi préféré détruire archives et bibliothèques plutôt que de les livrer à l’envahisseur. Parfois, il s’agissait d’actes dévastateurs gratuits. Ces actes de violence eurent dans tous les cas des suites catastrophiques pour l’historiographie ukrainienne. Un développement plus strictement chronologique des événements aurait évité de laisser l’impression d’un certain déséquilibre dans l’appréciation des crimes de guerre commis.

4 On trouvera également dans cet ouvrage, dont c’est un des points forts, les lois internationales, les résolutions de l’UNESCO, de l’ONU ou des accords bilatéraux définissant le pillage de documents d’archives en temps de guerre et les conditions de restitution, surtout dans le cas où il y a une succession d’États (l’ex-URSS et pays de la CEI).

5 Le choix thématique, la division de l’ouvrage au détriment de la chronologie n’en facilitent pas la lecture, mais, considéré comme un manuel, celui-ci a le grand mérite de donner un aperçu complet des problèmes qui se posent quant aux pillages de guerre et aux restitutions d’objets de valeurs, de bibliothèques et d’archives, qui évoquent autant un « droit du sol » qu’un « droit des peuples » à disposer de leur patrimoine.

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Catherine Klein-Gousseff, ed., Retours d’URSS

Martine Mespoulet

RÉFÉRENCE

Catherine KLEIN-GOUSSEFF, ed., Retours d’URSS. Les prisonniers de guerre et les internés français dans les archives soviétiques, 1945-1951. Paris, CNRS Éditions, 2001, 432 p.

1 Retours d’URSS : les prisonniers de guerre et les internés français dans les archives soviétiques, 1945-1951 est le premier ouvrage publié dans la collection « Mondes russes, États, sociétés, nations » de CNRS Éditions. Coordonné par Catherine Klein-Gousseff, chercheuse au CNRS, ce recueil de documents d’archives répond à l’esprit de cette nouvelle collection qui affirme son intention de s’appuyer sur des documents d’archives souvent inédits et sur une collaboration avec des chercheurs et archivistes russes pour participer pleinement au renouvellement historiographique des travaux consacrés à l’histoire de la Russie et de l’URSS à l’époque moderne et contemporaine.

2 Cet ouvrage aborde une question mal connue des Français, et douloureuse pour certains d’entre eux, celle du rapatriement d’URSS, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des « Malgré-nous », ces Alsaciens-Lorrains des territoires annexés par le Reich en 1940 qui furent enrôlés de force dans la Werhmacht à partir d’août 1942, envoyés sur le front de l’Est et faits prisonniers par l’Armée rouge. Leur retour après 1945 a été entaché de suspicion à l’égard de l’URSS : les dirigeants soviétiques avaient- ils autorisé le départ de tous les prisonniers de guerre français détenus sur leur territoire ? Faute de traces écrites suffisamment nombreuses et précises, cette question est restée largement, jusqu’ici, une affaire de mémoire alimentée par les témoignages divers de rapatriés, avec toute la souffrance et les distorsions d’interprétation qui peuvent être liées à la transmission orale du récit d’une telle expérience. Le premier mérite de ce livre est de s’efforcer de lever le voile sur l’organisation et l’effectif réel de ces rapatriements, dans une optique dépassionnée, comme cela est précisé dès l’avant-

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propos. Le choix de replacer l’histoire des Malgré-nous dans le contexte plus large des prisonniers de guerre français mais aussi des internés, c’est-à-dire de ceux qui, une fois libérés par l’Armée rouge de leur captivité allemande en Europe centrale, furent rassemblés dans des camps placés sous le contrôle des Soviétiques, contribue déjà à éclairer le débat. Les internés constituèrent le groupe le plus nombreux parmi les 313 000 Français rapatriés d’URSS. Selon les chiffres soviétiques, les Alsaciens et les Lorrains formèrent la majorité des quelque 21 300 prisonniers de guerre officiellement rapatriés. La plus grosse partie des prisonniers et internés revint en 1945. Ceux qui restèrent arrivèrent ensuite, par petits groupes, jusqu’au début des années 1950.

3 Une autre particularité de cet ouvrage réside dans la volonté de proposer des documents d’archives bruts à la lecture d’un public plus large que celui habituel des historiens, et de confronter la mémoire individuelle et collective aux sources d’archives. Dans cet esprit, ce recueil réunit 191 documents d’archives de provenance soviétique conservés dans les Archives d’État de la Fédération de Russie, le GARF. Là s’exprime pleinement tout l’intérêt de cette collaboration franco-russe qui a reçu le soutien, côté français, du Mémorial pour la paix de Caen et du Centre de recherche d’histoire quantitative (CNRS) et, côté russe, des Archives gouvernementales du gouvernement de la Fédération de Russie et du Département historico-documentaire du ministère des Affaires étrangères. La sélection des documents reproduits dans ce recueil a bénéficié de ces regards croisés. Les matériaux sont issus de deux fonds d’archives du GARF, celui du NKVD-MVD (fonds 9401), qui comprend essentiellement des documents normatifs (ordres, décrets, ordonnances, instructions) sur les camps pour prisonniers de guerre et internés du GUPVI (Administration centrale pour les prisonniers de guerre et internés), organisme créé au sein du NKVD au début de la Seconde Guerre mondiale, et celui de la Délégation (militaire) aux affaires de rapatriement (fonds 9526) qui rassemble les archives de cette dernière.

4 Leur regroupement thématique en deux parties épouse cette double provenance. Le NKVD-MVD, commissariat aux Affaires intérieures devenu ministère en 1946, était chargé de la gestion des camps de prisonniers. Même quand ils sont normatifs, les documents extraits de son fonds d’archives fournissent un tableau varié et précis de l’organisation de ces camps et des conditions de vie des détenus, faisant apparaître autant que possible les êtres humains derrière la machine administrative. En s’appuyant plus particulièrement sur le fonds de la Délégation aux affaires de rapatriement, la deuxième partie de l’ouvrage vise à reconstituer les étapes de l’histoire des retours d’URSS des prisonniers de guerre et internés français en les éclairant par les enjeux diplomatiques qui en ont été le cadre, mais aussi par les tensions entre des administrations aux logiques différentes. La diversité des documents présentés dans les deux parties permet de mieux saisir la complexité du rôle de la configuration administrative des institutions et du contexte diplomatique dans la gestion des camps de prisonniers et internés et l’organisation de leur rapatriement.

5 De prime abord, la lecture d’un recueil d’archives peut sembler aride à un lectorat non habitué à fréquenter ce type de textes. Mais la présentation que fait C. Klein-Gousseff du corpus de documents retenus devrait rassurer toute personne désireuse de s’aventurer dans leur lecture. Tout ici est fait pour l’aider à se repérer facilement au milieu des documents présentés, pour l’accompagner dans sa découverte d’un monde administratif étranger à partir des traces brutes qui en restent : documents normatifs, correspondance, rapports, tableaux chiffrés. Les textes d’introduction à l’ouvrage et à

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chacune de ses deux grandes parties sont de réelles leçons d’histoire qui donnent envie de lire les sources réunies pour mieux comprendre. Les notes de bas de page sont éclairantes sans alourdir la lecture. Le recours méthodique à un usage minutieux de la chronologie pour reconstituer pas à pas, avec la démarche dépassionnée annoncée, l’histoire de ces prisonniers et internés et de leur rapatriement fournit au lecteur un support fort utile pour suivre des cheminements diplomatiques ou administratifs parfois complexes. La conception de cet ouvrage en fait ainsi, beaucoup plus qu’un simple recueil d’archives, un authentique livre d’histoire.

6 La première partie, consacrée à la vie dans les camps de prisonniers, va bien au-delà en révélant un pan peu connu du système des camps soviétiques pendant la période étudiée. Au début de l’année 1945, le GUPVI administrait 156 camps de prisonniers de guerre, et 267 un an plus tard, dans lesquels vivaient environ 2 millions de détenus. Bien que distinct du GULAG, Administration générale des camps destinés principalement à la population soviétique, autre branche du NKVD, le GUPVI en a néanmoins hérité certaines formes de gestion. La précarité des conditions de vie était commune aux deux catégories de camps, les modalités de la mise au travail des prisonniers étaient très proches également. Différents documents présentés en témoignent. Leur contenu et les commentaires qui les accompagnent complètent notre connaissance, de plus en plus précise maintenant, de l’organisation et du fonctionnement de l’ensemble du système des camps soviétiques sous Stalin. À cet égard, le rapport français sur le camp de Tambov (document 30) ainsi que les textes normatifs sur l’alimentation des prisonniers (document 17) et la gestion des prisonniers comme main-d’œuvre (documents 10, 11, 12 et 18), par exemple, montrent qu’il s’agissait d’un seul et même système concentrationnaire quelle que fût la raison de la détention des individus.

7 Toutefois, la situation des internés était différente de celle des prisonniers de guerre et se rapprochait de celle que l’on connaissait dans d’autres pays européens. Ils étaient regroupés dans des camps de fortune installés par les Soviétiques pour les personnes déplacées au cours de la guerre qui attendaient un rapatriement. La mise en évidence de la différence de traitement entre ces deux catégories, internés et prisonniers, permet de situer la reconstitution des trajets de leur rapatriement en France dans l’histoire plus large des mouvements de population civile en Europe centrale à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En particulier, la question nationale est placée au cœur de la réflexion sur les enjeux de ces retours. Elle était sous-jacente, bien sûr, au processus d’identification des ressortissants revendiqués par la France, mais aussi à la revendication par l’URSS des Ukrainiens ou des originaires des pays Baltes, par exemple.

8 La description des discussions et décisions au sujet du rapatriement des prisonniers et internés français apporte ainsi une contribution importante à la compréhension des logiques politiques et diplomatiques à l’œuvre dans la construction des enjeux de réciprocité liés à ce type de négociations bilatérales. Le déséquilibre de statut entre les deux missions nationales à l’étranger chargées de superviser la situation et l’organisation du rapatriement de leurs propres ressortissants illustre tout particulièrement la difficulté de l’application du principe de réciprocité. L’étroitesse du champ d’intervention octroyé par les Soviétiques à la mission française militaire à Moscou fait contraste avec le comportement autonome de la mission soviétique des rapatriements en France. De leur côté, les négociations relatives au rapatriement en

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URSS des ressortissants soviétiques présents sur le sol français, notamment ceux du camp d’internement de Beauregard en 1947, éclairent la difficulté de l’application de l’accord franco-soviétique de rapatriement de juin 1945, dans le contexte de tension croissante des relations diplomatiques entre les deux pays. Dans ce cas-ci toutefois, beaucoup de questions restent en suspens, qui seront éclairées de manière plus précise par une exploitation des sources sur ce sujet conservées dans les archives françaises. Les collaborateurs à l’ouvrage Retours d’URSS ne prétendaient pas traiter cette question et invitent d’autres historiens à le faire.

9 Un autre intérêt de ce livre est de montrer l’usage du chiffre dans des négociations entre administrations sur des rapatriements. L’individu est réduit à l’état de chiffre, le rôle de la comptabilité est omniprésent dans les documents qui servent d’appui aux discussions. Le chiffre tient lieu de discours, devient justification de la décision, langage codé aussi parfois entre administrations, les échanges d’informations se réduisant à la transmission de nombres (documents 87, 102, 159 et 184 par exemple). On a affaire ici à une logique administrative, et ceci n’est pas le moindre apport de ce recueil : nous faire toucher de près des pratiques administratives à travers la lecture de documents normatifs, de correspondances et de rapports. Le fonctionnement et le mode d’intervention des administrations concernées par la question des rapatriements, mais aussi les cheminements de la prise de décision transparaissent derrière ces matériaux.

10 Ceux-ci nous font pénétrer, tout d’abord, dans le monde administratif soviétique de l’immédiat après-guerre. Les tensions internes n’en sont pas absentes. La nécessité de la coordination entre les différentes administrations chargées d’organiser conjointement les rapatriements met en évidence la confrontation de pratiques institutionnelles différentes. La distance entre la ligne diplomatique défendue par la Délégation aux affaires de rapatriement et le ministère des Affaires étrangères et le souci de l’ordre intérieur du ministère des Affaires intérieures apparaît clairement. En 1945, la Délégation et le NKVD traitent chacun la gestion des rapatriés dans sa propre logique institutionnelle. La première, qui n’avait au départ aucun rôle décisionnel, a effectué son travail dans une forte transparence, contrairement au second qui lui fournissait les informations au compte-gouttes. Cette situation a contraint la Délégation à faire appel très souvent au ministère des Affaires étrangères pour amener le NKVD à être plus coopératif. D’un autre côté, les relations entre les cellules administratives chargées de l’organisation des rapatriements suggèrent la place qui doit être accordée dans l’analyse à la manière dont se négocie l’articulation entre une logique administrative et une stratégie diplomatique, ainsi qu’à son effet dans les rapports entre administrations soviétiques et dans la relation de celles-ci avec leurs interlocutrices étrangères.

11 Ceci est évident, par exemple, quand, au début de l’année 1948, la Délégation aux affaires de rapatriement change d’attitude et se range aux côtés du NKVD-MVD. Mais le contexte a changé, la mission militaire française a été expulsée de Moscou en décembre 1947, c’est le début de la guerre froide. Ceci est un autre apport de l’ouvrage Retours d’URSS. En éclairant l’état des négociations bilatérales concernant les rapatriements par le contexte du début de la guerre froide, le commentaire des documents montre très nettement comment le candidat au rapatriement en France devint un enjeu diplomatique à une autre échelle, l’otage d’autres négociations. C’est cela que la mémoire collective en Alsace-Lorraine a retenu le plus douloureusement, non pas l’histoire de la plus grosse partie des Français déjà rapatriée à la fin de l’année 1945,

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mais celle des quelques derniers, principalement des Alsaciens-Lorrains, qui, en 1948, devinrent otages de l’Union soviétique dans le contexte de la glaciation des relations Est-Ouest. Symbole de la fermeture hermétique des frontières à cette époque, leur cas a rendu confuses les traces laissées dans la mémoire des Alsaciens-Lorrains par le traitement de la question des rapatriements des prisonniers et internés français.

12 Le grand intérêt de ce recueil est d’avoir rouvert cette page sensible de l’histoire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en offrant au travail de mémoire des documents accessibles à tous. En plongeant le regard dans le monde des administrations et l’univers des négociations diplomatiques, les commentaires qui accompagnent ces matériaux ont aussi pour mérite d’éclairer certains aspects des pratiques administratives et diplomatiques de l’État soviétique à la fin de la période stalinienne.

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V. Naumov, ed., Georgij Žukov

Fabio Molin Traduction : Antonella Salomoni

RÉFÉRENCE

V. NAUMOV, ed., Georgij Žukov. Stenogramma oktjabr´skogo (1957 g.) plenuma CK KPSS i drugie dokumenty (Georgij Žukov. Procès-verbal du plénum du CC du PCUS d’octobre 1957 et autres documents). Moscou, Meždunarodnyj fond « Demokratija », 2001, 817 p.

1 Ce tout récent volume de la série Rossija XX vek. Dokumenty représente une volumineuse source documentaire qui peut éclairer aussi bien les moments décisifs de l’histoire personnelle et politique de Georgij Konstantinovič Žukov, de 1946 jusqu’à sa mort, que le parcours accidenté menant, en 1994 (sous les auspices de Boris El´cin), à sa pleine « réhabilitation » et à la décision de lui consacrer le monument équestre que l’on peut voir aujourd’hui à proximité de la place Rouge.

2 Comme l’indique le titre de prime abord, la majeure partie du volume est occupée par les procès-verbaux et autres matériaux se référant, à différents titres, au célèbre plénum du Comité central du PCUS d’octobre 1957 qui mit brusquement un terme à la carrière politique et professionnelle de Žukov. De manière plus générale, les sections se rapportant aux événements de l’époque khrouchtchévienne occupent presque les deux tiers du livre.

3 Il faut néanmoins relever que l’ouvrage contient aussi des documents significatifs sur la première disgrâce de Žukov, lorsque Stalin le destitua, en juin 1946, de la fonction de commandant en chef de l’armée de terre et lui attribua une charge de moindre importance (le commandement des districts militaires d’Odessa puis de l’Oural). Aux documents recouvrant cette période (chapitre 1) ont été joints – en annexe – les dépositions extorquées par Abakumov, en 1946, à l’ancien commandant en chef des forces aériennes Novikov, sur la base desquelles on arriva à formuler certaines accusations contre Žukov.

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4 Les chercheurs qui s’intéressent au monde militaire soviétique liront avec beaucoup d’intérêt les nombreux documents des chapitres 2 et 3 concernant la période où Žukov retrouve la fonction de ministre de la Défense (février 1955-octobre 1957). Son arrivée à la tête du ministère entraîne l’adoption immédiate de mesures en faveur des forces armées. Dix jours à peine après sa nomination, par exemple, il suggère de rétablir la fonction de commandant en chef de l’armée de terre (qui avait été abolie par Stalin en 1950). C’est donc qu’il avait saisi le paradoxe d’une situation où la composante numériquement la plus considérable des forces armées était dépourvue d’un commandement propre (à la différence de l’armée de l’air, de la marine et de la défense aérienne qui disposaient chacune de leur propre état-major). À ce propos, il faut remarquer que, par la suite, l’armée de terre soviétique, puis russe, expérimentera la même situation : respectivement dans les années 1964-1967, sur l’initiative de Hruščev (celui-ci était convaincu que, dans les nouvelles conditions créées par l’apparition des armes nucléaires, les forces conventionnelles perdraient leur influence), et, dans une période plus récente (1998-2001), pour des raisons qui sont encore l’objet d’un débat parmi les experts.

5 Dans sa position de ministre, Žukov s’engage au bénéfice de nombre de secteurs d’importance prioritaire pour les forces armées : il encourage entre autres la réduction de l’effectif (en 1953 celui-ci avoisinait 5 400 000 hommes, alors qu’au cours des trois années suivantes, il diminuera de presque un million) et de la durée du service militaire (qui oscillait encore, à cette époque, entre 36 et 60 mois selon l’unité d’affectation), la rédaction de nouveaux règlements et la définition de nouvelles procédures d’emploi pour les unités.

6 Le prikaz (ordre)« très secret » n° 00090 du 2 mai 1956, signé conjointement par Žukov et le chef d’état-major Sokolovskij et qui concerne la discipline à l’intérieur des forces armées, présente un très grand intérêt également (p. 82-86). Rédigé sur un ton véridique, il fait apparaître le cadre peu édifiant d’une armée et d’une marine où règnent l’insubordination, le manque de discipline, l’alcoolisme et la dedovščina (phénomène encore présent aujourd’hui au sein des forces armées russes et qui a été rebaptisé par la presse officielle, de manière euphémique, « relations non réglementaires »). L’examen de ce document permet de déduire le nombre réduit d’initiatives qui avaient été prises pour appliquer les mesures du prikaz 00085 de 1951 dans lequel le ministre de la Guerre Malinovskij signalait l’existence de problèmes analogues. Aussi bien Malinovskij, en 1951, que Žukov, cinq ans plus tard, voient l’une des causes principales du phénomène dans la conduite des officiers politiques, enrôlés spécialement pour contrôler et critiquer les commandements de tout niveau, avec pour seul résultat de miner le principe de la direction unique et de favoriser des tendances destructrices à l’intérieur des détachements. La franchise extrême de Žukov attaquant les organismes politiques des forces armées lui nuira beaucoup l’année suivante, lorsque – parmi les accusations portées contre lui pendant le plénum du mois d’octobre – figurera celle d’avoir tenté de réduire le rôle des organisations du parti dans l’armée. En tout cas, le prikaz 00090 confirme qu’au cours des dix années qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’état de la discipline et du moral dans l’armée et la marine soviétiques était déplorable, et que la situation allait même en s’aggravant.

7 Parmi d’autres points essentiels, on trouve la forte impulsion que Žukov a donnée à la réévaluation à des fins doctrinales des événements de la Deuxième Guerre mondiale,

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dans le double but d’en tirer des enseignements d’ordre général pour l’instruction des unités et de rétablir la vérité historique sur les phases les plus controversées du conflit. Les directives de Žukov à ce sujet marquent précisément le moment où les événements de la guerre de 1941-1945 commencent à acquérir une valeur formatrice prioritaire pour les différentes générations de commandants soviétiques jusqu’au début des années 1990. C’est seulement aujourd’hui que l’étude des « conflits locaux » a tendance à occuper un rôle prééminent dans les instructions destinées aux cadres.

8 Dans le quatrième chapitre sont retracés certains aspects de la mission qui conduit Žukov en octobre 1957 en Yougoslavie et en Albanie et qui précède immédiatement son éviction en tant que ministre. On notera surtout les informations envoyées à Moscou sur ses rencontres avec les représentants politiques et militaires des deux pays ; en particulier la proposition d’Enver Hodja aux autorités soviétiques de créer une base navale à Vlora, dans la Méditerranée, pour les marines du Pacte de Varsovie.

9 Le cinquième chapitre reconstitue les moments décisifs de la préparation de la destitution de Žukov, ainsi que de la sanction au moment même où il est exclu du présidium. Les éléments essentiels de cette affaire étaient déjà connus mais l’ouvrage permet pour la première fois d’en examiner les principaux actes préliminaires. On fait ici référence aux procès-verbaux de la réunion du présidium du 17 octobre (Žukov est absent, en mission dans les ), premier espace institutionnel où commencent à prendre forme les accusations : en l’espèce, la tentative d’écarter les organismes politiques de l’armée et ses tendances autoritaires. À l’exception d’une timide tentative de défense par Malinovskij et Konev, tous les membres du présidium s’alignent aussitôt sur la proposition de censure du ministre. La manœuvre contre Žukov va s’effectuer à travers les interventions de Hruščev au cours des assemblées des organismes du parti, dans les Directions centrales du ministère de la Défense (p. 189-203), et d’autres réunions au niveau local, qui sont le prélude au remplacement de Žukov par Malinovskij durant la réunion du présidium, le 26 octobre 1957.

10 Dans les sténogrammes du plénum du Comité central du 28-29 octobre, on trouve une avalanche d’accusations lancées contre Žukov (volonté de déclasser les organismes politiques dans les forces armées, interdiction aux communistes en uniforme de s’adresser directement au parti, intention de créer, dans le plus grand secret, une école de forces spéciales en vue – peut-être – d’un coup d’État, tendances bonapartistes, arrogance dans les rapports interpersonnels, autocélébration, naïveté dans l’évaluation de la situation politique en Yougoslavie, etc.). Plusieurs représentants des forces armées sont présents à la séance et prennent la parole : pas une seule voix ne se lève pour défendre l’accusé. Žukov répond dignement, mais il est conscient que la condamnation a déjà été prononcée et qu’il n’y a pas d’alternative à sa retraite. Ceci se produit quatre mois à peine après l’aide décisive qu’il a apportée à Hruščev dans la liquidation du « groupe antiparti » de Malenkov, Molotov et Kaganovič.

11 L’espoir d’une réhabilitation va s’avérer vain, même au lendemain de la chute de Hruščev. S’ouvre ainsi pour Žukov une période mélancolique de réexamen solitaire des expériences vécues, qui va le conduire finalement à la rédaction de ses célèbres Souvenirs et réflexions.

12 Le sixième chapitre (« La vérité sur la guerre et les mémoires de Žukov ») témoigne des conditions difficiles dans lesquelles le travail d’écriture fut mené et du contrôle constant exercé sur l’auteur par la direction du parti. Le manuscrit – après avoir été remis à l’Agence Novosti, en 1966, pour la publication – fut soumis pendant deux ans à

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l’intervention de deux équipes de « correcteurs » (la première relevant de l’État-Major général, la deuxième de la Direction politique des forces armées), qui supprimèrent les parties considérées comme trop brûlantes : en particulier, les procès de 1937 contre le sommet de l’Armée rouge et les critiques portées contre Stalin en sa qualité de commandant en chef suprême (nous sommes déjà, d’autre part, dans la période officiellement connue comme celle de la liquidation des excès dans la lutte contre le culte de la personnalité).

13 Dans la révision du texte, il fallut aussi tenir compte des objections soulevées par les généraux Grečko, Jakubovskij, Zaharov et Epišev dans une lettre peu édifiante adressée en avril 1968 au Comité central (p. 548-551). Les mémoires, épurés à certains endroits et, par contre, « enrichis » par un épisode grotesque qui met en scène Brežnev, vont paraître seulement en 1969, grâce à l’autorisation du gensek en personne, alors que Suslov aurait préféré éviter carrément la publication. Comme nous l’apprenons par ce volume, l’autorisation fut aussi accordée de crainte que le texte ne soit publié à l’étranger, le KGB ayant signalé la probable soustraction d’un exemplaire du manuscrit de l’autre côté de la frontière (va suivre une réprimande d’Andropov au personnel de Novosti pour n’avoir pas observé les mesures de sécurité en matière de sauvegarde des documents, p. 557).

14 Les deux derniers chapitres sont consacrés à la réhabilitation tardive – d’abord partielle puis totale – de Žukov. Il apparaît néanmoins symbolique qu’à l’occasion de son 70e anniversaire (1966), Žukov ait reçu l’ordre de Lenin par un décret classéstrictement secret.

15 En bref, l’ouvrage présente plusieurs motifs d’intérêt et nombre de documents inédits. Très utile à qui veut reconstituer l’histoire des forces armées et leur position dans la société de l’après-guerre, il devrait également permettre de mieux comprendre les raisons pour lesquelles les leaders soviétiques, jusqu’aux années 1980, redoutèrent le conquérant de Berlin et choisirent de le reléguer dans l’ombre. En ce qui concerne Stalin et Brežnev, il n’y pas de nouveaux éléments : tout se ramène à une combinaison d’inquiétude et de jalousie à l’égard de la vaste popularité de Žukov. En ce qui concerne Hruščev, ces craintes s’entremêlent à la logique même de la lutte pour le pouvoir en URSS et à la peur (qui paraît aujourd’hui sans fondement) que le forces armées – sous la direction de Žukov – arrivent à se soustraire au contrôle du parti et même à en menacer l’autorité.

16 D’un certain point de vue, le sort de Žukov n’est pas un fait totalement isolé dans l’histoire militaire soviétique des cinquante dernières années. L’amiral Kuznecov, commandant en chef des forces navales au cours de la dernière guerre, est lui aussi tombé en disgrâce, et bien d’autres chefs militaires ont été destitués par Stalin après la fin du conflit. Mais la disgrâce de Žukov a quelque chose d’exceptionnel, si l’on pense qu’elle a duré presque un quart de siècle.

17 En conclusion, il faut souligner la richesse des éléments propres à éclairer la personnalité de Žukov, qui font apparaître un tempérament à coup sûr peu facile et une dureté de caractère à l’égard de ses collaborateurs (cela a été confirmé, dans des circonstances non suspectes, par Rokosovskij dont il fut le plus proche parmi les commandants soviétiques forgés dans le conflit mondial). Il s’agit peut-être là d’une des raisons qui contribuèrent à lui aliéner le soutien de ses compagnons d’armes en 1957, alors qu’à l’époque de sa première disgrâce, Stalin n’avait pas réussi à obtenir l’approbation unanime des chefs militaires. C’est sans doute qu’en 1946, les liens forgés

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sur les champs de bataille au cours de la Deuxième Guerre mondiale étaient encore trop forts ou que, du moins, les jalousies professionnelles qui allaient diviser, dans l’après- guerre, certains chefs prestigieux de l’Armée rouge n’avaient pas encore émergé.

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Douglas R. Weiner, A little corner of freedom

Marie-Hélène Mandrillon

RÉFÉRENCE

Douglas R. WEINER, A little corner of freedom. Russian nature protection from Stalin to Gorbachev. Berkeley, University of California Press, 1999, 556 p.

1 Cet ouvrage de Douglas Weiner constitue en quelque sorte la prolongation du précédent, Models of nature : ecology, conservation, and cultural revolution in Soviet Russia1. Avec cette nouvelle somme, Douglas Weiner s’affirme comme l’historien de la « naučnaja obščestvennost´ », confirmant que la portée de son travail s’étend bien au-delà de l’activisme environnemental. Si le premier volume était consacré essentiellement aux années 1920 et au début des années 1930, celui-ci embrasse l’ensemble de la période stalinienne et se poursuit jusqu’à la fin de l’URSS. Autre différence entre les deux publications, le périmètre des sources mobilisées s’est considérablement accru, ouverture des archives oblige. Mais il serait infondé de dire que Douglas Weiner en a bénéficié opportunément car son rôle dans l’entreprise d’ouverture et d’exploitation des fonds d’archives publics soviétiques est celui d’un artisan actif, comme en témoigne par exemple sa participation à la publication du recueil de documents Ekologija i vlast´, 1917-1990, paru à Moscou en 1999 dans la série Rossija. XX vek.

2 Dans ce nouveau livre, l’auteur suit du début à la fin du régime soviétique les vicissitudes d’un petit groupe de scientifiques, biologistes pour l’essentiel, botanistes, zoologistes, podologues et géographes de terrain, qui constituent en 1924 la VOOP (Vserossijskoe obščestvo ohrany prirody), la Société panrusse de protection de la nature, comme héritière des sociétés savantes d’Ancien Régime avec ses règles démocratiques de fonctionnement interne, son atmosphère de club élitiste, et se donnant pour objectif essentiel la préservation et l’extension du réseau des zapovedniki, sorte de parcs nationaux, de réserves inviolables, destinés à servir d’étalon d’une nature « vierge ». Qualifiée de « réserve pour l’espèce en voie de disparition des

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scientifiques bourgeois », la VOOP compte, en 1932, 17 000 membres qui assurent l’administration d’un réseau de 70 zapovedniki répartis sur tout le territoire de l’Union soviétique et représentant une superficie de plus de six millions d’hectares. Weiner s’interroge sur les raisons du succès de cette entreprise qui voit ce groupe « indépendant et critique » survivre au pouvoir de Stalin et de ses successeurs, mais aussi sur les raisons de son échec, à la fois scientifique et politique, à savoir son incapacité à peser sur la définition d’une politique de protection de l’environnement en URSS.

3 La démarche de Weiner est stimulante car, ayant défini la naučnaja obščestvennost´ comme une catégorie sociale fondée sur des compétences professionnelles, un esprit de corps, un credo scientifique, des valeurs morales et notamment un sens du devoir vis-à- vis de la Science, et en conséquence du service de l’État, il ne s’épuise pas à trouver une réponse qui soit unique et ultime, mais échafaude des faisceaux d’explications, s’appuyant sur des sources recoupées, ou d’hypothèses dans les cas où ni les archives disponibles, ni les témoignages recueillis a posteriori ne parviennent à emporter sa conviction.

4 À travers la description des « guerres des zapovedniki » qui se succèdent des années 1920 jusqu’aux années 1950, Weiner analyse les différentes stratégies de survie de ce groupe vis-à-vis du régime. Premier constat : même durant la période la plus aiguë de la terreur stalinienne, on déplore relativement peu de victimes parmi ces activistes. C’est dû essentiellement au fait que ces nombreux espaces de nature protégée, gérés directement par des scientifiques, souvent situés dans des régions périphériques éloignées et difficiles d’accès, ont concrètement servi de refuge physique aux victimes de purges et de persécutions, leur évitant souvent l’arrestation et la mort. Néanmoins, la survie du groupe et la défense des zapovedniki apparaît comme une « marche sur la corde raide ». Quatre facteurs interviennent, qui se révèlent déterminants en fonction des périodes et des situations, et dont il apparaît impossible de déterminer précisément la part de chacun, vu leur étroite imbrication.

5 Le premier facteur est la stratégie classique du patronage : il est clair que le réseau des zapovedniki n’aurait pu se maintenir sans la protection de responsables politiques locaux ou régionaux. Les motivations des parrains sont diverses – disposer sur son territoire d’une réserve scientifique peut être prestigieux, rapporter en termes d’allocations budgétaires, aider à la construction d’une voie de communication, etc. Chez certains cadres intermédiaires, et en particulier les secrétaires d’obkom, intervient un réflexe de satrape qui consiste à protéger « ses » choses et « ses » gens. L’ouvrage apporte ce faisant un nouvel éclairage sur certains épisodes de conflits entre les autorités de la RSFSR et le pouvoir fédéral, notamment en 1951. Chez les dirigeants de l’Académie des sciences, on trouve des sympathisants à la cause, dont le président Nesmejanov, au début des années 1950 ; et, parmi les administrateurs du Gosplan, des personnalités en position d’infléchir la portée d’une décision politique, sous Stalin comme sous Hruščev. Pour les dirigeants du komsomol dans les années 1960, parrainer les groupes d’étudiants, les družiny, présente le double avantage de fournir une image un peu attractive tout en exerçant un contrôle.

6 Un autre type de protection provient de l’adhésion, proclamée ou authentique, de la part des dirigeants de la VOOP aux objectifs du régime. Ce mimétisme ou cette stratégie du caméléon repose sur des valeurs partagées : une même opposition à la propriété privée, aux forces du marché, une même croyance qu’un État fort et centralisé est

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mieux à même de protéger la nature. Ceci permet à la VOOP d’inscrire officiellement son action dans la « construction du socialisme », fût-ce au prix de concessions mineures ou de façade. L’opposition porte sur le mode de développement tel qu’il est mis en œuvre à partir du Ier Plan quinquennal et, par la suite, sur l’absence d’association des scientifiques à l’élaboration des politiques publiques, ce qui les conduira à se figer dans une attitude d’attente vaine et à fustiger l’ignorance des décideurs et la grossièreté des exécutants. Et, de fait, Weiner établit qu’à l’origine de chacune des guerres successives engagées par le pouvoir contre les zapovedniki ou leurs défenseurs, on retrouve une situation de concurrence, de conflits d’usage portant sur les ressources naturelles ou l’occupation des sols.

7 Une autre manifestation de « patriotisme soviétique », de la part des militants de la protection de la nature, réside dans l’utilisation massive de l’arme de la « honte », c’est- à-dire dans l’étalage qu’ils font auprès des responsables politiques de l’humiliation qu’ils ressentent à devoir reconnaître devant leurs collègues étrangers les retards ou les erreurs de la politique de leur pays. Weiner souligne la difficulté à faire définitivement en la matière la part de la ruse et de la conviction, en dépit des sources d’archives et des témoignages rétrospectifs.

8 Dernier élément de la stratégie de groupe – ou individuelle – qui assure la pérennité de la VOOP : l’image soigneusement cultivée que les activistes donnent d’eux-mêmes, celle de marginaux, d’excentriques, d’originaux. Hruščev les qualifiera de « ©udaki » et aucun dirigeant ne considérera qu’une quelconque opposition sérieuse à son pouvoir puisse émaner de tels personnages. Là encore, cette attention portée à l’image donnée vis-à-vis du pouvoir est une réponse à la contrainte exercée par un environnement hostile mais elle renvoie également à un trait constitutif de l’identité du mouvement.

9 Ainsi, dans l’immédiat après-guerre, la VOOP élargit son recrutement au-delà des cercles académiques vers les enseignants et les scolaires. Elle reçoit également, nolens volens, les adhésions de « membres juridiques », c’est-à-dire d’entreprises, d’administrations entières, pour atteindre 100 000 adhérents au début des années 1950. Dès lors, cette organisation, commençant à devenir « de masse », attire l’attention du pouvoir qui va chercher à en contrôler la direction, ce qui sera réalisé entre 1953 et 1955. La « vieille garde » abandonnera alors cette « courroie de transmission », laissant la nouvelle organisation gonfler sans elle jusqu’à 29 millions de membres au début des années 1980, pour trouver refuge dans une autre société amie, la MOIP (Moskovskoe obščestvo ispytatelej prirody), la Société des naturalistes de Moscou, où les critères professionnels, l’esprit de club et les règles de fonctionnement sont préservés.

10 Même s’ils constituent la trame de son ouvrage, Weiner ne limite pas son exploration aux conflits avec le pouvoir. Il mesure aussi la capacité des « professeurs bourgeois » à transmettre leur credo scientifique et leur éthique professionnelle à la génération des étudiants des années 1960 dont ils inspirent l’activisme au sein des družiny. On suit parfaitement le passage qui s’effectue alors d’une attitude de fétichisation de la nature, qui présidait au principe de l’inviolabilité des zapovedniki, à une approche en termes de protection de la biodiversité, qui se trouve être celle que partage alors la communauté internationale. On voit apparaître parmi ces étudiants les futurs acteurs des mouvements écologiques qui se développeront pendant la perestroïka ainsi que les fondateurs des institutions et des politiques de l’environnement sous Gorbačev et El ´cin.

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11 À la même période, le corporatisme des défenseurs de la nature se trouve également confronté à la question des alliances avec des scientifiques de disciplines ou d’horizons différents. Notamment avec ceux qui se regrouperont à Akadem-gorodok – la cité scientifique de Novossibirsk à partir de 1957 – ainsi qu’avec d’autres groupes sociaux (ingénieurs, administrateurs, chercheurs en sciences humaines et sociales, écrivains, journalistes) dont l’engagement en faveur de la protection de l’environnement a d’autres motivations et d’autres causes. L’auteur montre bien le mépris « de caste » envers les vydvižency et l’arrogance toute scientiste à l’encontre des non-scientifiques qui compromettront bien des entreprises.

12 Au final, le lecteur trouvera une magistrale préhistoire de l’écologie en Russie, conjuguée avec l’histoire très concrète de la traversée du siècle par un groupe professionnel. Juste un « archipel de liberté ».

NOTES

1. Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 1988, 312 p. Cf. mon compte rendu in Annales ESC, 2, 1989, p. 304.

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Paul T. Christensen, Russia’s workers in transition

Myriam Désert

RÉFÉRENCE

Paul T. CHRISTENSEN, Russia’s workers in transition. Labor, management and the state under Gorbachev and Yeltsin. Dekalb, Northern Illinois University press, 1999, 197 p.

1 Le titre de cet ouvrage est quelque peu trompeur. Il ne s’agit pas d’une plongée dans la problématique de l’identité ouvrière (en dépit de la description des quelques combats emblématiques des années 1990, Paul T. Christensen n’a pas pour objectif de faire entendre la « parole ouvrière »). Et il récuse l’analyse « transitologique ». Le sous-titre en revanche illustre bien le propos, qui est de prendre le triangle ouvriers-managers d’entreprise-État comme observatoire des changements économiques et politiques au cours de la dizaine d’années qui s’ouvre en Russie avec la perestroïka. Ce faisant, l’auteur montre comment, sur le terrain concret de l’entreprise, les percées de la démocratisation et les changements d’économie politique se combinent et/ou se contrarient, comment le système ancien se défait, tandis que les nouvelles institutions échouent à se faire.

2 Soulignant le caractère contradictoire des changements qui marquent la période (chap. 1, intitulé « Théorisation de l’économie politique du post-soviétisme »), l’auteur pointe les faiblesses de la notion de transition comme mode de description des mutations à l’œuvre. Les protagonistes décrits (ouvriers et managers) ont vu en effet leurs position et rôle concret s’inverser : si les grèves ouvrières de 1989-1990 ont contribué à achever d’affaiblir le système et tracé le chemin des nouvelles institutions, une fois affirmé le passage au marché, ce sont les dirigeants des entreprises qui occupent l’avant-scène. L’auteur enracine ces revirements dans l’histoire, elle aussi ambiguë, (rappelée dans le chap. 2, « La dictature et le prolétariat ») d’une classe ouvrière à la fois encensée et malmenée, dominée mais dotée d’un important potentiel

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de résistance passive. Il esquisse également une interrogation sur la centralité de la question de la « propriété » dans la libéralisation économique et politique.

3 Les chapitres 3 et 4 exposent, à partir d’études de cas concrets, l’absence de cohérence des premiers changements institutionnels, en quête de remèdes à la panne de productivité économique et idéologique, et leurs avatars aux mains des différents acteurs. La démocratisation du monde du travail, l’auto-administration, avec la création des « Conseils des travailleurs », auront été investies comme ferments de pouvoir ouvrier par le collectif de la KAMAZ (Kamskij avtomobil´nyj zavod), mais neutralisées par l’administration dans d’autres entreprises (jouant habilement des tensions entre groupes informels et syndicats plus ou moins institutionnalisés). Même sort pour l’autre dispositif de démocratisation que fut l’élection des dirigeants d’entreprise. Ces diverses monographies illustrent bien, pour cette phase, l’impossibilité de la démocratie interne, en l’absence de « démocratie externe », c’est-à- dire tant que les usines restent sous la tutelle des ministères et des apparatchiks du parti.

4 Après la description de l’échec de la démocratie octroyée vient le récit de ce que l’on pourrait qualifier de « démocratie exercée » : les grèves de 1989-1991. Ce chapitre reprend les analyses usuelles sur l’évolution des grèves, le glissement des revendications, la difficulté à réinventer le syndicalisme.

5 La description de l’époque El´cin ne bénéficie pas du même éclairage « parlant » que constituent les études de cas qui illustrent la période précédente. Cela tient non seulement au caractère plus diffus des changements, mais aussi à la quasi-absence d’études de terrain (les difficultés de financement ont alors durement frappé les recherches), qui oblitère les chances de faire un jour une histoire vivante de la vie des entreprises dans ces années de transformation. Si les discussions qui ont accompagné les privatisations (supposées être un acte de justice sociale dans le discours eltsinien, appelées à clarifier les relations au sein de l’entreprise pour d’autres, etc.) sont bien relatées, l’auteur n’est pas en mesure de raconter les débats concrets qui ont animé telle ou telle entreprise au moment du vote entre les diverses variantes de privatisation proposées.

6 L’apport de cet ouvrage à la problématique de la « gouvernance » est donc plus ou moins riche selon les chapitres. Le chapitre conclusif du moins est sans ambiguïté : l’auteur y déplore les dommages que le néo-libéralisme fait subir à la démocratisation et proclame le rôle primordial qui doit être imparti, dans ce processus, aux relations dans le monde du travail.

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Federico Varese, The Russian mafia

Jacques Sapir

RÉFÉRENCE

Federico VARESE, The Russian mafia. Private protection in a new market economy. Oxford, Oxford University Press, 2001, 290 p.

1 L’ouvrage de Federico Varese est l’une des toutes premières études systématiques de la mafia en Russie, qui dépasse avec succès le stade du descriptif, voire simplement de l’anecdotique. C’est un livre important quant à l’économie politique des transactions dans un système faiblement institutionnalisé et l’auteur réussit à rendre un texte dense et fortement structuré théoriquement aussi lisible qu’un bon roman policier.

2 Varese fonde son travail sur l’argument, qu’il emprunte à l’ouvrage de base de Diego Gambetta sur la mafia sicilienne1, selon lequel il existerait un lien entre le phénomène mafieux et une offre privée de protection. Celle-ci, dans le cas de la Sicile, provenait de la fin des milices et groupes armés nobiliaires, dont la dissolution correspond à la chute de la monarchie des Bourbons. La demande de protection provient, elle, de la faiblesse de l’État dans sa capacité à vérifier, garantir et protéger les droits de propriété. Varese défend ainsi l’idée d’une distinction nécessaire entre le crime organisé, qui emprunte souvent aux codes comportementaux et opérationnels de la mafia, et la mafia elle- même. Ceci le conduit à la définition suivante : « La mafia diffère du crime organisé en raison de sa relation à l’État. La mafia et l’État sont tous les deux des agences engagées dans la protection. Tandis que la mafia intervient directement dans ce qui relève de la juridiction de l’État, le crime organisé ne le fait pas. De plus, la mafia est disposée à offrir de la protection à la fois à des transactions légales (mais mal protégées) et à des transactions illégales » (p. 5).

3 Ceci pourrait conduire à analyser la mafia comme une forme de proto-État. Cependant Varese indique que la différence fondamentale entre la mafia et l’État est que la première ne fonde aucun droit pour les personnes qui recourent à elle, au contraire de l’État. Ainsi doit-on faire une différence entre la mafia et des organisations politico- militaires insurrectionnelles qui ont pour vocation de supplanter le pouvoir qu’elles

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combattent. Cette définition permet alors à l’auteur (p. 6) d’argumenter en faveur d’une comparaison internationale des phénomènes mafieux, tous définis par l’offre de protection comme base de leur activité.

4 Varese choisit donc comme objet le phénomène de la protection liée à des transactions légales, que celle-ci soit demandée ou imposée, et son terrain est la ville de Perm, choisie à la fois pour sa taille et son éloignement relatif de Moscou. Il élargit ensuite à une recherche concernant les origines du phénomène actuel, portant en particulier sur le rôle des vory-v-zakone (voleurs-sous-la-loi) dont la culture se répand en URSS à partir de 1953, après les libérations de camps. L’auteur a utilisé comme sources tout autant le dépouillement de la presse, les archives que des interviews réalisées lors de séjours de longue durée sur son terrain.

5 Le livre est construit autour de trois parties correspondant à des approfondissements successifs de l’étude de la mafia russe. La première procède à une description du contexte de ces dix dernières années, avec une analyse du processus de transition, une évaluation des capacités de l’État russe comme fournisseur légal de protection et de sécurité, enfin une analyse du spectre général des fournisseurs de protection. Un des résultats les plus intéressants de l’ouvrage est de montrer que les responsables d’entreprises continuent de se pourvoir devant les tribunaux en cas de conflit, même s’ils attendent peu de ces procédures ou s’ils sont conscients qu’il faudra en influencer, sous une forme ou une autre, le déroulement (p. 51-54). En fait, très peu d’acteurs économiques considèrent que le recours à la justice est inutile. Cette situation traduit une réalité où la mafia ne fonctionne pas comme une alternative complète au système légal, mais comme imbriquée dans ce dernier. L’offre privée de protection se manifeste au sein même des canaux de l’offre publique, mais aussi en synergie avec elle. Ceci confirme l’analyse de l’auteur selon laquelle la mafia ne fonctionne pas sur le modèle d’un proto-État mais au contraire dans les interstices de l’État existant. On peut cependant se demander avec l’auteur si cette pénétration interstitielle ne pourrait finir par faire éclater les structures locales et nationales de la puissance publique. Le rôle de groupes locaux, cosaques et divers groupes ethniques, dans la mise en place d’une offre de protection intermédiaire entre l’État et la mafia, pourrait témoigner de ce processus. On peut aussi penser que l’offre publique est susceptible de se reconstituer, mais sous des formes diversifiées. De ce point de vue, la situation semble connaître de fortes variations d’une région à l’autre, en fonction de la plus ou moins grande solidité des autorités locales.

6 Cette analyse du contexte est alors mobilisée dans deux chapitres fondés sur le travail de terrain effectué à Perm : description et analyse des processus de développement de la protection privée à Perm, ainsi que des procédures par lesquelles ce phénomène se développe. On souhaiterait en outre des comparaisons entre régions, justement pour valider (ou invalider) l’hypothèse de l’importance des autorités régionales et des formes de légitimité sur lesquelles elles s’appuient. Double exercice dont on connaît bien la difficulté.

7 La dernière partie du livre est une analyse de fond du phénomène mafieux en Russie, incluant une analyse des antécédents de ce dernier, ainsi que celle de la société des vory-v-zakone. Ces pages sont certainement parmi les plus intéressantes du texte. La mobilisation des différents ressorts de l’anthropologie est ici particulièrement heureuse.

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8 La conclusion que Varese tire de son étude surprend car elle va à l’encontre des lieux communs sur la mafia en général – en tant qu’image d’une société fortement structurée et hiérarchisée – et sur la mafia russe en particulier. Il considère ainsi, avec de nombreux éléments à l’appui, que la mafia n’est pas un groupe criminel unifié et surtout qu’elle ne peut pas l’être. Chaque groupe criminel tend à se spécialiser dans une activité (une protection portant sur certains types de transactions) et un territoire. Par contre, à travers la culture des vory-v-zakone, une forme de coordination lâche et informelle se constitue. Le développement de codes fortement ritualisés, d’un discours structuré avec ses mythes, rappelle ici fortement le cas sicilien. Cette culture est avant tout celle des chefs et repose sur un fort élitisme, moyen à la fois de limiter le nombre d’intervenants dans la coordination et de créer une incitation forte dans les rangs des acteurs secondaires. Le rôle des codes opérationnels et sociaux constitue certainement un des points forts du livre, même si on aurait pu souhaiter une plus grande précision des concepts utilisés. Cette partie aurait mérité une comparaison systématique avec l’ouvrage pionnier de Nathan Leites sur le code opérationnel du Bureau politique du PCUS.

9 Cependant, et Varese le montre bien, la mafia russe n’a pas réussi comme la mafia sicilienne. Elle est confrontée à une concurrence sur sa propre activité de base, en particulier à cause de certaines formes de privatisation des organes de sécurité (FSB et MVD), mais aussi en raison du développement d’une logique d’ethnicisation des pratiques criminelles qui favorise une forte fragmentation.

10 Par ailleurs, si la mafia a été utilisée par les grands acteurs politiques et économiques, et si elle a pénétré certains d’entre eux, elle reste plus un instrument à la solde des oligarques qu’un acteur réel dans le monde de l’oligarchie (p. 189-191). Ainsi, pour Varese, il est clairement erroné de considérer la Russie comme un « État mafieux » (ce qui serait d’ailleurs dans le cadre de ses concepts une contradiction dans les termes), – voire uniquement un État entièrement pénétré et contrôlé par la mafia. De ce point de vue, il rejoint et renforce l’ouvrage de Jeanine Wedel sur l’ascension des oligarques à travers les liens avec l’entourage de El´cin et le soutien de certains groupes d’économistes américains2. Les éléments factuels disponibles, en particulier à la suite du scandale qui a impliqué la Bank of New York ou du procès intenté par le gouvernement fédéral contre l’Institut d’aide au développement de l’université de Harvard et son directeur André Shleifer, confirment d’ailleurs amplement cette analyse3.

11 Malgré tous ses mérites, cet ouvrage n’est pas sans limites. Celles-ci tiennent dans une large mesure à l’utilisation d’un appareil théorique qui se situe dans la droite ligne de nombreux travaux sur les institutions mais n’en est pas moins frappé de certaines incohérences.

12 Varese reprend ainsi à son compte un argument qui fut développé par les conseillers américains impliqués dans le processus de privatisation. Les institutions d’une économie de marché ne sauraient ainsi provenir spontanément d’un dictateur bienfaisant ou de parlements éclairés. Elles ne peuvent surgir que des pressions exercées par un groupe social de propriétaires qui, par ces institutions, défendent leurs intérêts4. On peut imaginer qu’un législateur ait son ordre du jour rempli par les problèmes découlant des législations et institutions existantes. L’attention qu’il peut accorder à des problèmes nouveaux est bien entendu marginale. Pourtant, cette argumentation contient des incohérences théoriques fortes, mais habituelles dans le

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cadre de référence utilisé. En effet, le raisonnement tenu par, entre autres, Jonathan Hay et André Shleifer, les deux responsables du Harvard Institute for International Development condamnés par la suite aux États-Unis pour délit de collusion en raison de leur attitude dans le processus de privatisation russe5, revient à dire ceci. Les acteurs, ici les détenteurs de droits de propriété, sont capables d’identifier clairement leurs intérêts à long terme en tant que groupe social, et de les distinguer de leurs intérêts personnels immédiats.

13 Cette thèse a été régulièrement et systématiquement contredite depuis le début de l’histoire du capitalisme. De la résistance des entrepreneurs britanniques du début du XIXe siècle à accepter une limitation du temps de travail et la réglementation du travail des femmes et des enfants, aux pratiques comptables qui ont donné naissance aux scandales Enron et Worldcom, la logique de la prééminence de l’intérêt immédiat et particulier a toujours été la réponse spontanée. Pourtant, il est facile de montrer que des capitalistes qui détruisent la force de travail se condamnent à terme, de la même manière que des capitalistes qui acceptent ou suscitent une manipulation de l’évaluation comptable des droits de propriété. La répétition historique du phénomène renvoie à une question théorique centrale. Supposer, comme les conseillers américains dont Varese reprend l’argumentation, que la vision de l’intérêt de groupe et de long terme puisse spontanément émerger comme représentation dominante revient à supposer que ces agents ne sont pas soumis au principe du « voile d’ignorance ». Mais, si tel était le cas, ils n’auraient pas besoin de droits de propriété car, dans la mesure où ils seraient capables de prévoir le futur dans toutes ses implications, ils seraient en mesure d’établir entre eux des contrats à la fois complets et parfaits. Or, c’est justement l’incapacité d’établir de tels contrats – en raison du voile d’ignorance – qui est une des deux raisons de la nécessité de droits de propriété6. L’argument qui tient à la saturation des capacités cognitives du législateur est recevable, mais la solution proposée est, elle, logiquement incohérente et historiquement invalidée.

14 On peut même aller plus loin. L’argument de Hay, Shleifer et Vishny revient à supposer que le marché puisse spontanément produire les cadres et conditions de son bon fonctionnement. Pourtant, et on le sait depuis plus de 25 ans, ceci est faux dès que l’on admet que l’information dont dispose les agents n’est ni complète ni parfaite7. L’un des trois Prix Nobel d’économie de 2001, Joseph Stiglitz, en avait d’ailleurs tiré les conséquences quant au rôle de l’État dans la mise en place des institutions8. Federico Varese cite les travaux de Stiglitz réalisés quand il était l’économiste en chef de la Banque mondiale ; pourtant, il n’en tire pas les conséquences logiques du point de vue théorique.

15 L’argumentaire théorique de Varese soulève aussi d’autres problèmes. Les échecs dans la mise en œuvre d’une réglementation adéquate sont pour lui assimilés au problème de la relation Principal/Agent, un des instruments développés justement par les économistes qui se sont penchés sur les asymétries d’information9. Une approche par la légitimité aurait été plus cohérente avec la démarche anthropologique adoptée à propos de l’influence de vory-v-zakone sur le développement de la mafia russe. Ceci impliquerait cependant une analyse des divers types de légitimité, et l’absence de Max Weber dans les références est ici une limite claire de l’appareil conceptuel que l’auteur a mobilisé dans son étude10.

16 Prendre au sérieux la question de la légitimité dans l’explication des crises des institutions impliquerait alors de réintroduire la politique économique en amont du

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problème de la demande de protection. Comment en effet imaginer que des policiers et des juges puissent raisonnablement faire leur travail s’ils sont mal payés, voire laissés sans solde. Comment imaginer qu’un système juridique puisse être perçu comme légitime quand les jugements sont erratiques, les procédures longues et incertaines, et quand globalement le fonctionnement du système social est en contradiction avec ses propres valeurs. De ce point de vue, on ne peut dissocier le développement de la mafia, au sens où Varese l’entend, des effets de la politique économique mise en place entre 1992 et 1998, mais aussi du comportement du pouvoir eltsinien vis-à-vis des institutions, comme l’a tragiquement démontré l’affaire de la dissolution du Parlement de Russie en octobre 1993. Si le développement des pratiques mafieuses constitue bien une contrainte sur les possibilités d’action future, ce développement est aussi le produit – bien entendu non intentionnel – des actions passées.

17 Un dernier point qui mérite discussion est celui du lien entre les institutions d’une économie de marché et les droits de propriété au premier chef, et l’État. Varese indique à plusieurs reprises l’existence de continuités entre l’URSS et la Russie post- soviétique.La question du sous-développement de l’État dans le système soviétique est à l’évidence indissociable des formes prises par la criminalité économique. Or les protagonistes de la transition n’ont jamais eu, sauf à de très rares exceptions, la conscience que la sortie du soviétisme passait par la reconstruction de l’État. Bien au contraire, le préjugé anti-étatiste a été dominant pendant la période la plus cruciale, 1989-1996. L’idéologie de la dévalorisation de l’État a joué un rôle considérable dans l’affaiblissement des institutions publiques durant le début de la transition. Ce phénomène a été renforcé par la rapide diminution des moyens financiers dont les autorités publiques pouvaient disposer, en particulier à cause des politiques budgétaires mises en place sur les conseils des experts américains et du FMI.

18 Ceci n’implique pas qu’il ne fallait pas engager un processus de privatisation dans une économie où l’essentiel de la production était étatisé. Cependant, il était d’emblée dangereux de présenter la privatisation comme une solution miracle. La mise en place de ce processus aurait dû être plus lente et plus prudente. L’absence d’une discussion sur les effets pervers de l’idéologie de la privatisation, à distinguer de pratiques qui peuvent être nécessaires, sur l’autorité de l’État et sur sa légitimité, est d’autant plus à regretter que, fort justement, Varese analyse le développement de la mafia en conjonction avec une faillite de l’État.

19 Plus loin encore, il faudrait s’interroger sur le statut des droits de propriété. Si la combinaison de la densité sociale et du voile d’ignorance rend nécessaires des droits de propriété individuels, cette même combinaison, quand elle concerne les effets de l’usage de ces droits, rend impérative l’existence de droits collectifs, qui se manifestent entre autres sous la forme des réglementations publiques concernant l’usage des biens et services appropriés par les individus. Il n’est donc pas possible de penser une propriété privée « pure », au sens de dégagée de toute obligation collective, car les conditions d’existence d’une telle propriété seraient celles rendant l’existence même des droits de propriété superflue11. Cette nécessaire combinaison de l’individuel et du collectif a des conséquences quant à la définition, la vérification et la protection des droits de propriété mobilisés dans des transactions. Elle rend illusoire toute approche opposant les sphères privée et publique.

20 Au-delà de ces critiques qui visent moins Varese directement que le courant dans lequel il se situe, il est important de redire que son ouvrage est la première étude

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sérieuse et systématique du phénomène mafieux dans la Russie post-soviétique. La combinaison des approches théoriques utilisées fournit des pistes de recherche qui devraient s’avérer très fructueuses dans les années à venir. Il constitue à l’évidence un outil indispensable à la fois pour le chercheur qui travaille sur la Russie et la transition, mais, au-delà, pour qui s’interroge sur le phénomène du crime économique et de la mafia.

NOTES

1. Diego Gambetta, The Sicilian mafia, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1993. 2. J. Wedel, Collision and collusion, New York, St. Martin’s Press, 1998. 3. J. Sapir, Les économistes contre la démocratie, Paris, Albin Michel, 2002 (chapitre 1). 4. J. R. Hay, A. Shleifer et R. W. Vishny, « Toward a theory of legal reform », European Economic Review, 40 (3-5), 1997, p. 559-567, voir p. 564. 5. Sur le comportement de Shleifer en particulier, voir M. Bivens, « Harvard’s “fitting choice” », édition électronique du Moscow Times, lundi 18 juin 2001. 6. L’autre étant l’existence d’une densité sociale. Voir J. Sapir, Les trous noirs de la science économique, Paris, Albin Michel, 2000. 7. Voir, par exemple, S. J. Grossman, J. Stiglitz, « Information and competitive price systems », American Economic Review, 66 (3), mai 1976, Papers and Proceedings of the Annual Meeting of the American Economic Association. 8. J. Stiglitz, « Wither reform? Ten years of transition », Keynote Address to the Annual Bank Conference on Development Economics, World Bank, Washington DC, 28-30 avril 1999. 9. Pour son origine, voir S. Ross, « The economic theory of the agency: the principal’s problem », American Economic Review, 63, (1), mars 1973, p. 134-139. Voir aussi, B. Holmstrom, « Moral hazard in teams », Bell Journal of Economics, 13, 1982, p. 324-340. Pour une bonne présentation pédagogique, J. J. Laffont, Economie de l’incertain et de l’information, Paris, Economica, 1991, chapitres 4, 5 et 11. 10. Voir Max Weber, The theory of social and economic organization, Londres – New York, The Free Press – Macmillan, 1964 (traduction de la partie I de Wirtschaft und Gesellschaft) et en particulier la troisième partie du volume. 11. Sur ce point, voir J. Sapir, Les trous noirs de la science économique, op. cit.

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Empire, nationalités, régions

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Michael Khodarkovsky, Russia’s steppe frontier

John P. LeDonne

REFERENCES

Michael KHODARKOVSKY, Russia’s steppe frontier. The making of a colonial empire, 1500-1800. Bloomington–Indianapolis, Indiana University Press, 2002, 290 p. and maps.

1 Anyone familiar with the author’s first book Where two worlds met (1992) must look forward to reading this new volume, which is a comprehensive study of Moscow’s relations with the steppe nomads from the emergence of a Russian empire until the closing of the frontier 300 years later. He will not be disappointed. In the author’s own words, this book is about the transformation of a dangerous frontier into a part of the empire and of its peoples into subjects. Certainly more controversial is his determination to show that Russia was no less a colonial empire than any of the other western powers.

2 It is very difficult to organize an abundant material covering such an immense territory and such a long period to form a coherent whole and tell a consistent story. In this respect, Khodarkovsky is not fully successful, although his organization of the material is nevertheless a good one. He chose to sandwich two historical chapters between a set of two analytical chapters on the one hand and a last conceptual chapter on the other. The reader might prefer to read the straight story before being given the analysis. In these first two chapters, Khodarkovsky discusses the social and political organization of the steppe nomads as well as practices and ceremonials regulating relations between Moscow and the frontier peoples such as types of treaties, the hostage system, the tribute and presents. This is followed by the emergence of Moscow as an imperial power with the conquest of the Kazan and Astrakhan khanates and later, after 1600, the transformation of the Nogais, Kalmyks and Kazakhs into subjects of the empire. The last chapter discusses the role of religion, the integration of the native elites and the “colonial contest” over

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administration and land. There are excellent maps, including contemporary ones he found in the archives; some, unfortunately, are so reduced as to be nearly illegible. The author’s own maps include a very good one (p. 75) showing the approximate boundaries of the Kazan, Astrakhan, and Crimean khanates. Missing, however, is a map of the Ural and Irtysh lines which might have helped him avoid the facile conclusion about Russia’s inexorable advance during the eighteenth century.

3 One strong feature of the book is Khodarkovsky’s awareness of the terrain: he tells us where the pastures of various people were, something too often overlooked by writers on the subject. He is also very much aware of the geopolitical context within which Russia’s relations with the nomads took place. He does not make the nomads into helpless people, the victims of Russian aggression, but tells the reader that those societies were warlike, depended on booty, and that “lasting peace was antithetical to the very existence of the peoples that Russia confronted along its frontier” (p. 17). He reminds us that Muscovy rose as part of the frontier system of the Golden Horde and that, after 1500, Moscow derived its legitimacy from several sources simultaneously: Christian Byzantium, Kievan Rus, and the Golden Horde (p. 40), while being at the same time the only Christian power facing the Muslim world in the steppe. He tells us the little known fact that Moscow kept paying tribute to the Crimean khan until 1700 (not 1699). Some of the best sections deal with what presumably happened on the bank of the Ugra in 1480 and the integration of the local elites into an imperial society. And there is an amusing description of the misunderstanding between Russian envoys and local chiefs, for whom keeping the head covered was a form of respect while it was an insulting gesture for the . Altogether, this is a very fine book which will become a basis of discussion for scholars interested in the subject. I will briefly mention some oversimplifications and contentious points.

4 Khodarkovsky is right to insist on distinguishing between a boundary-border and a frontier, but does not always follow his own advice, as when he writes that the frontiers of the empire were becoming imperial borders (p. 185), or that the de facto frontier of Muscovy was its fortification lines (p. 50). It would have greatly helped if he had included genealogies of the various khans in order to show how many of these families in the steppe were interrelated. Readers may demur when told that it was not until the middle of the eighteenth century that Russian officials began to conceive of Russia as a multireligious and multiethnic empire. Those who organized Anna Ivanovna’s coronation certainly knew it, and many members of the elite already knew that quite a few of their colleagues were of Turco-Mongol stock long before the 1750s. Was there really no curiosity about the nomads until then (p. 188)? How then did the Russians know so well about the politics of the steppe and the ways to manipulate its rivalries?

5 I have some problems with Khodarkovsky’s treatment of the hostage issue. The reader is led to believe that only the Russians took hostages, although the practice was general in the steppe: nomads gave hostages to other nomads as token of submission. Since the hostages were sons or close relatives of important notables and chiefs, why does he say they were so poorly treated? There is a lack of logic here which requires some explanation. Some hostages also went to the capital to be impressed with the might of Russia and to make sure they would spread their impressions among the local elite when they went home. No doubt because of his limited space, Khodarkovsky does not give a clear picture of the relations with the Kazakhs. The reader is not sure at times which horde he is talking about, and

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whether the Kazakhs had one khan or three. The situation changed over time, of course, but readers will be confused. When it comes to the relations with Abulkhair, it is clear that Tevkelev is the villain. If the khan had to be persuaded to ask the Russians – who really did not need his permission – to build a fortress on the Ural River why then did he also ask the Russians to build another fortress on the Syr Daria? Khodarkovsky’s geopolitical vision deserts him here. Determined to show Russia’s “relentless” advance, he overlooks the khan’s ambitions and the pressures to which he was exposed on the part of the Zunghars. The story of Russian relations with the Kazakhs in the eighteenth century still needs to be written.

6 There is a larger issue on which scholars may disagree: that of colonialism. It has become very fashionable to force the experience of various countries into a single mold presumably valid the world over. Every “colonial” experience is in fact so different that one wonders if one can find a common denominator. If Russia was a tributary state of the Mongol empire and eventually became the collector of tribute in the former regions of that empire, the Dutch and Spaniards certainly never belonged to the East Indian or Amerindian worlds. The natives never became members of the imperial elite in Spain, England, or France. One can find many other specific features of the Russian imperial experience that did not fit into the straight colonial mold. And where do we stop? Presumably, Russia was also a colonial power in the Caucasus and Ukraine; was it also a colonial power in the Baltic provinces and ? If not, why? The American experience must also be a colonial one. Even in the miniempires of France and Great Britain, the French of the Ile de France and the English were colonial powers (the Bretons and the Irish would agree!). Was the Mongol empire also a colonial one? But then, what does colonialism mean? It becomes simply a stage in nationbuilding, at least in some cases. It loses all specificity; once stretched to encompass the whole world, the concept becomes meaningless. If Khodarkovsky had made a serious effort to discuss what colonialism meant in the Russian experience, it might have led to some interesting conclusions. But the last two sections of the last chapter in which he takes up the issue are the least satisfactory in the book. Even if Russia was a colonial power, it certainly was not similar to the Dutch-Spanish-French-English colonial powers. What special kind of colonialism was it?

7 I do not want these questions and comments to add up to a negative assessment of the book. Quite the contrary. This is a major book precisely because it raises some challenging questions, as any good book does. It will stimulate scholars to explore further the immense world of the steppe, Russia’s integration into it and eventually its integration into Russia’s empire. This is a very worthy achievement.

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Terry Martin, The affirmative action empire

Juliette Cadiot

RÉFÉRENCE

Terry MARTIN, The affirmative action empire. Nations and nationalism in the Soviet Union, 1923-1939. Ithaca–Londres, Cornell University Press, 2001, 496 p.

1 Ce livre est remarquable à la fois par l’étendue du champ qu’il couvre, la somme d’informations directement issues des archives qu’il contient et par la clarté des thèses qui y sont énoncées. Il constitue l’une des premières grandes sommes en histoire depuis l’ouverture des archives qui vise à requalifier l’expérience étatique soviétique en spécifiant la nature de son modèle d’« empire de discrimination positive ». Terry Martin fait référence explicitement aux politiques contemporaines de soutien aux minorités nationales ayant été victimes de discrimination pour conclure que l’Union soviétique fut le premier État du monde à mener ces politiques. Celles-ci conduisirent à définir les territoires en fonction de leur composition ethnique, à attribuer aux nationaux les postes de pouvoir dans les républiques et à promouvoir les langues et les cultures locales. L’équivalent de l’expression « discrimination positive » fait défaut en français : or c’est elle qui permet à Terry Martin de résumer deux aspects essentiels du projet soviétique, à savoir l’organisation de son caractère multiculturel et une lutte active contre des formes de domination sociale issues de la période impériale. Dans cet ouvrage issu de sa thèse, Terry Martin n’envisage que la politique de promotion des minorités nationales. Il suit la constitution, l’évolution, les contradictions et les ambiguïtés de la politique des nationalités, du début du régime soviétique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Loin de traiter cette histoire comme un domaine spécifique et en partie marginal de la politique soviétique, il bénéficie de l’intérêt et des problématiques issus des sciences politiques qui, au regard de la dissolution de l’URSS et de la création de nouveaux États-nations, ont fait de l’aspect multinational de l’Union la clé de sa spécificité. Son projet ne sera cependant

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pleinement accompli que lorsque la dimension sociale de l’« affirmative action empire » sera elle aussi totalement prise en compte.

2 À travers une étude des archives du parti et du gouvernement soviétiques, mais aussi des archives locales, en particulier ukrainiennes, Terry Martin dresse une chronologie précise des changements de la direction soviétique sur la question nationale. Par l’usage de multiples métaphores (« ligne politique douce » ou « ligne politique dure », « principe du Piedmont », « nettoyage ethnique »…), il permet à son lecteur de suivre aisément une histoire compliquée. Enfin, son livre marie différentes formes de récits, allant de la description d’une crise politique à l’usage des statistiques ou à l’exposé de l’application des politiques sur le terrain. Néanmoins cette étude reste dominée par l’histoire politique.

3 Le premier chapitre est une très claire introduction à la théorisation de Terry Martin et aux concepts qu’il utilisera tout au long de son livre. Les chapitres suivants sont les subdivisions de trois parties chronologiques qui permettent de rendre compte du tournant de la politique soviétique des nationalités autour de l’année 1932-1933. Le changement est énorme, mais, comme l’auteur l’affirme, n’implique pas une modification réelle de la conception du national chez les élites dirigeantes, mais plutôt une appréciation politique négative des effets de leur politique de promotion des nationalités dans les années 1920. L’Union soviétique passe donc d’un État qui promeut systématiquement les minorités ethniques en leur attribuant et garantissant territoire, élites et culture autonomes, à un État qui réprime les individus des « nations ennemies » en fonction de leur appartenance nationale ; d’un pays qui aide les minorités les plus faibles en nombre et les communautés nationales très locales à un pays qui ne reconnaît plus que les plus nombreuses d’entre elles, les « nationalités titulaires ». Enfin, Terry Martin consacre un chapitre à la réévaluation de la place de la Russie à la fin des années 1930.

4 Les thèmes abordés sont multiples, depuis les discussions des bolcheviks sur la place à accorder aux revendications et aux différences nationales dans le nouvel État au rôle de l’Ukraine comme élément impulseur et expérimentateur de la politique des nationalités. Une description minutieuse de la politique de création d’unités territoriales nationales à l’échelle la plus locale (les soviets nationaux), ainsi que les débats sur la création des alphabets et sur la politique de la langue permettent de prendre la mesure du volet utopiste de la première politique des nationalités. Le chapitre consacré au nettoyage ethnique et à la création des « nationalités ennemies » dans les années 1930 nous éclaire sur l’autre versant de la politique de promotion du « nationalo-ethnique ».

5 Le paradoxe de l’expérience soviétique ici décrite tient au fait que, bien que ses dirigeants aient partagé une vision des identités nationales comme historiques et contingentes, ils ont fini par mener une politique promouvant une vision primordiale des appartenances nationales, en demandant systématiquement aux individus de se définir nationalement dans les documents administratifs, tout comme en suscitant la création, pour les nationalités titulaires, de discours nationalistes essentialisants, faisant remonter la naissance de ces nations à des temps très anciens. Cet aspect conduit le lecteur à interroger les effets d’une politique de promotion systématique des identités nationales et ethniques comme les conditions de formation de l’idéologie nationaliste. Terry Martin explique ce tournant « primordialiste » par les effets de la politique d’inscription systématique de la nationalité des individus dans les documents

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administratifs, ou encore fait très rapidement allusion à une tendance naturelle du peuple à penser les nations comme primordiales. On ne dispose pas encore d’études suffisamment approfondies pour savoir comment la population soviétique a réagi à l’entreprise de définition systématique des individus en fonction de leur nationalité, alors même que dans certaines régions, comme en Asie centrale, elle ne partait d’aucun sentiment national préexistant. En réalité, la constante politique visant à institutionnaliser les différences nationales supposait le primordialisme, dans les formes qui furent prises en URSS avec la répression et l’inscription sur le passeport de la nationalité d’origine à partir de 1938. Et surtout, la conception chez les élites politiques, et en partie les élites savantes, de la population en termes de groupes formés par des cultures particulières et repérables, en partie aveugles aux histoires individuelles, était en elle-même porteuse d’une tendance à réifier les identités collectives.

6 La diversité des voies par lesquelles le pouvoir bolchevik a tenté d’intégrer la population soviétique à son projet étatique et idéologique est multiple. En faisant relativement peu mention des autres moyens de mobilisation et d’organisation étatiques, Terry Martin rend difficile pour le lecteur l’appréciation de la place du national dans une configuration plus large. Par exemple, la démarcation sur le terrain des frontières ne s’est pas faite uniquement en fonction de critères nationaux mais aussi des intérêts des élites régionales et surtout de considérations générales d’organisation économique. Le travail de l’auteur permet cependant de rendre compte de l’importance du caractère multinational de l’URSS pour comprendre les particularités de son histoire, et de changer ainsi la manière de l’étudier, traditionnellement russo-centrée. Sa lecture est absolument indispensable à une juste réévaluation de l’expérience soviétique dans toutes ses dimensions. Les concepts et métaphores utilisés par l’auteur sont plus ou moins heureux (il est permis d’avoir quelques doutes sur la valeur heuristique d’expressions comme « soft/hard lines »), mais l’expression « empire de discrimination positive », même si elle peut choquer certaines conceptions sensibles aux politiques de terreur menées par l’État bolchevik que Martin décrit, est applicable à une série d’autres perspectives, en particulier sociales, et qualifie bien du moins le premier projet soviétique de lutte contre des formes d’organisation sociale issues de l’empire et l’extrême sensibilité politique aux différences de culture collective.

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Ronald Grigor Suny, Terry Martin, eds, A state of nations

Juliette Cadiot

RÉFÉRENCE

Ronald Grigor SUNY, Terry MARTIN, eds, A state of nations. Empire and nation- making in the age of Lenin and Stalin. Oxford–New-York, Oxford University Press, 2001, 307 p.

1 Cette série d’articles, rédigés pour la plupart par de jeunes historiens, donne un large aperçu du renouveau de l’historiographie américaine contemporaine sur la question des nationalités en Union soviétique. L’objet de l’ouvrage est ambitieux : il s’agit d’écrire une nouvelle histoire de l’URSS, définie par son caractère multiethnique. C’est dans une volonté de rupture, voire de changement de paradigme, que les nouvelles études sur la dimension multinationale de l’Union soviétique se placent, en cherchant à caractériser l’État soviétique comme n’étant ni un empire, ni un État-nation, mais une entité politique originale qui entreprit de promouvoir systématiquement les minorités nationales. La qualification de l’Union soviétique comme empire de discrimination positive (The affirmative action empire), inventée par Terry Martin dans son ouvrage du même nom, sert ici de fil conducteur aux différentes études, monographiques ou thématiques, comme au choix des bornes chronologiques (de la révolution aux années 1950).

2 Mais, plus que l’illustration d’une thèse, ce livre offre l’avantage de présenter une série de réflexions et d’études très diverses, utilisant des méthodologies variées, allant de la science politique à l’histoire des sciences sociales, ou encore à l’histoire culturelle, inspirée par les études post-coloniales. Il prouve ainsi combien le fait de placer la dimension multiethnique de l’URSS au centre de l’attention des historiens est fructueuse et permet d’en renouveler non seulement l’histoire politique, mais aussi l’histoire sociale et culturelle.

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3 La richesse de ces matériaux soulève de très nombreuses questions qui traversent l’ensemble de l’histoire du XXe siècle, par exemple en ce qui concerne la dimension coloniale de l’URSS, les différentes formes de discrimination ethnique et de lutte envisageables contre ces dernières ou encore la création des États-nations.

4 L’article de Ronald Grigor Suny se situe dans la période présoviétique. Il y définit le contenu donné au concept d’empire à travers différentes époques historiques. Celui de Terry Martin illustre et justifie sa formule qualifiant l’URSS d’empire de discrimination positive, qui se manifesta par la promotion, voire la création, de territoires, langues, cultures et élites non russes. Il retrace les débats qui agitèrent les élites bolcheviques juste après la révolution quant à la place à accorder aux revendications nationalistes, et souligne en particulier l’engagement de Stalin et Lenin en faveur de la reconnaissance des droits des minorités nationales.

5 La seconde partie de l’ouvrage réunit des articles qui interrogent la rupture révolutionnaire. Surtout, ils introduisent une autre dimension du politique, à travers l’étude de nouveaux acteurs sociaux, agents étatiques ou militants politiques, porteurs de projets spécifiques. Joshua Sanborn distingue la notion d’ethnos national de celle de national pour souligner que le projet de création d’une société civile s’est articulé bien plus autour de l’utilisation de métaphores familiales que proprement ethniques. Étudiant principalement les discours et pratiques de l’armée, il montre combien cette dernière a mobilisé et contrôlé ses troupes grâce à l’utilisation d’une rhétorique s’appuyant sur les liens familiaux. J. Sanborn ne pousse cependant pas plus loin sa réflexion sur la création d’une communauté politique par l’instauration de relations directes entre l’État et les individus, à travers les politiques de la famille. Peter Holquist offre, lui aussi, une problématique nouvelle et très stimulante, liée ici explicitement à une réflexion sur l’État et ses pratiques d’intervention sur la société. Il s’interroge plus particulièrement sur le rôle des statistiques et des penseurs militaires dans les politiques de terreur (déportation et extermination) entreprises par l’empire comme par l’URSS contre tel ou tel peuple, en particulier les Tchétchènes. Holquist introduit une réflexion comparative, et dans le temps long, sur les technologies issues des sciences humaines visant à décrire les populations comme autant d’entités élémentaires, infiniment manipulables.

6 Les études suivantes sont des monographies qui s’intéressent aux projets et évolutions politiques des élites ou acteurs locaux, directement issus des minorités nationales. Adeeb Khalib décrit les positions politiques des Jadidistes et leurs transformations au fur et à mesure des événements révolutionnaires. Il offre une vision dynamique et complexe du projet « nationaliste » des élites intellectuelles d’Asie centrale ainsi que de leur accord avec la conception ontologique de la nation et les critiques anti- impérialistes des bolcheviks. L’article de Daniel E. Schafer montre combien l’institutionnalisation des nationalités en URSS fut aussi et surtout le résultat d’une série de micro-événements, de négociations pragmatiques. Il s’intéresse en particulier au problème de la territorialisation, en décrivant par le détail la naissance de la république du Bashkortostan et nous montre comment les nationalistes bachkirs passèrent par opportunisme politique du côté des Blancs à celui des bolcheviks, dans le but de se faire reconnaître un territoire. Schafer en conclut que la politique nationale soviétique, bien qu’obéissant aux schémas tracés par Terry Martin, s’est construite dans la guerre par des initiatives locales, auxquelles le Centre répondait avec beaucoup d’improvisation. Douglas Northrop s’intéresse, lui encore, au nationalisme local, mais

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cherche cette fois à en interroger l’ambigu contenu culturel. Il décrit de quelle façon le voile des femmes en Ouzbékistan, du fait des pratiques discursives russes, est devenu un symbole national ouzbek et comment la politique de libération des femmes engagée par le régime ne pouvait être comprise que comme impérialiste. Illustrant le problème des pratiques discriminatoires et des stéréotypes à l’encontre des Kazakhs chez les ouvriers et cadres russes du chantier ferroviaire du Turksib, Matt Payne cherche dans les pratiques à déterminer si l’Union soviétique fut bel et bien un empire de discrimination positive. Il envisage ainsi l’importance de l’héritage des pratiques coloniales russes et l’ambiguïté de discours qui débouchèrent finalement sur la russification des ouvriers kazakhs.

7 La dernière partie du livre concerne la fin de la période stalinienne et s’interroge précisément sur la possibilité d’appliquer le modèle de Terry Martin sur la longue durée, alors même qu’un discours russo-centrique se met en place à l’approche de la guerre. Peter Blitstein revient sur la décision prise en 1938 d’introduire le russe comme langue subsidiaire obligatoire dans les écoles non russes, mesure souvent interprétée comme rompant avec la politique de reconnaissance et de promotion de la diversité nationale de l’URSS. Il en conclut que ce ne fut qu’après la mort de Stalin qu’une politique systématique de russification fut entreprise. Dans son étude sur le travail de propagande des historiens pendant la Seconde Guerre mondiale, David Brandenberger analyse l’ambiguïté du nationalisme russe à la fin de la guerre. La rupture russo- centrique serait en définitive moins la remise en cause de l’empire de discrimination positive qu’une entreprise de construction de l’État, centrée sur la puissance russe, mais ne remettant pas en cause l’existence et les droits des autres nationalités.

8 La dimension comparative n’est que partiellement explorée dans l’ouvrage, les deux éditeurs ayant surtout cherché à qualifier et à dégager la spécifité de l’URSS, sans toujours la relier à un ensemble de problématiques historiques plus générales. Le titre paradoxal de l’ouvrage et la discussion autour des notions d’empire et d’État-nation, ainsi que l’absence de réflexion d’ensemble sur l’État, sont moins convaincants que le contenu des articles. Enfin une introduction permettant de faire un bilan plus nuancé de l’avancée des recherches, des différents courants d’analyse, mais surtout des très nombreuses études empiriques à mener, comme des questions encore en suspens et des sources à explorer, aurait sans doute été plus stimulante.

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Vladimir Malahov, Skromnoe obajanie rasizma i drugie stat´i | V. S. Malahov, V. A. Tiškov, eds, Mul ´tikul´turalizm i transformacija postsovetskih obščestv

Mischa Gabowitsch

RÉFÉRENCE

Vladimir MALAHOV, Skromnoe obajanie rasizma i drugie stat´i (Le charme discret du racisme et autres articles). Moscou, Dom intellektual´noj knigi & Modest Kolerov, 2001, 176 p. V. S. MALAHOV, V. A. TIŠKOV, eds, Mul´tikul´turalizm i transformacija postsovetskih obščestv (Le multiculturalisme et la transformation des sociétés post- soviétiques). Moscou, Institut etnologii i antropologii RAN, 2002, 356 p.

1 S’il est actuellement de nouveau à la mode de valoriser l’aspect multiculturel et multinational de la Russie et, rétrospectivement, de l’empire russe, les diverses variantes du discours « multiculturaliste » (canadien, américain, allemand, australien, etc.) n’avaient guère, jusqu’à une date récente, rencontré de réception ni trouvé d’équivalent dans les débats publics en Russie. C’est ce à quoi se proposent de remédier ces deux recueils d’articles. D’emblée, on constate avec soulagement que, loin de copier de manière peu critique un discours occidental à la mode ou de le condamner gratuitement, le philosophe Vladimir Malahov, auteur du premier recueil et éditeur du second, s’est lancé dans un projet d’adaptation critique du concept de multiculturalisme, anticipant une éventuelle lecture simpliste dans le contexte post- soviétique.

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2 Le premier de ces deux volumes (Le charme discret du racisme) offre des articles déjà parus dans des revues et journaux russes et permettant de présenter le multiculturalisme comme l’un des remèdes possibles à la vision primordialiste des nations qui, loin de n’avoir cours que dans l’ethnologie (post-)soviétique, est devenue en Russie une idéologie publique.

3 Partant du constat que le pluralisme culturel ou ethnique, souligné de manière abusive par « l’amitié entre les peuples » soviétique, est aujourd’hui quasi absent de la sphère publique « russienne » (c’est-à-dire celle de la Russie – rossijskij), Malahov passe en revue différents modes de reconnaissance publique de l’altérité et de la pluralité, qu’il replace à chaque fois dans le contexte historique ou philosophique de leur élaboration – qu’il s’agisse de l’institutionnalisation du système multiculturaliste au Canada, de la recherche d’identité parmi les descendants de divers groupes ethniques aux États-Unis, ou encore des divers usages que fait du concept d’identité nationale une pseudo-sociologie qui aime à se déclarer post-moderne. Dans les derniers essais regroupés dans ce volume, Malahov en vient à proposer le terme de « pluralisme culturel » comme alternative au « multiculturalisme » dans le contexte de la Russie actuelle, et conclut en analysant l’exemple concret du mouvement antiraciste en Russie pour illustrer les dangers que crée toute tentative pour établir des droits spéciaux pour les « groupes ethniques », objets d’une réification comparable à celle qu’opère la définition stalinienne de la nation.

4 Si ce premier ouvrage conclut de manière relativement pessimiste sur l’utilité du concept de multiculturalisme pour la Russie actuelle, la contribution de Malahov au second volume, tout en détaillant à nouveau les dangers d’un multiculturalisme compris comme « dialogue entre les groupes ethniques », précise néanmoins que, lu dans une optique civique d’affirmation de la pluralité, ce concept pourrait être adopté en Russie comme alternative à la politique « mono-culturelle » actuelle qui érige la « culture slavo-orthodoxe »en une dominante du discours public, limitant la Russie à sa dimension russe.

5 Le défi que représenterait cette adoption n’est cependant guère relevé par les co- auteurs de ce second recueil, produit de deux colloques ayant eu lieu en 1999 et 2000. Si les auteurs de la partie théorique du volume et la plupart des auteurs « occidentaux » (Charles Taylor, Christoph Zürcher, William Beeman, Franz-Olaf Radtke et Isabel Diehm) se placent (de manière critique pour les deux derniers) plus ou moins dans le cadre d’un débat sur le multiculturalisme, la majorité des autres participants issus de pays post-soviétiques présentent des études qui s’inscrivent dans leur propres programmes de recherche, ne faisant référence au concept-maître du volume souvent que de manière superficielle. Pour autant, certaines de ces contributions n’en apportent pas moins des éléments pour éclairer les conditions et les difficultés de l’introduction d’une nouvelle formule exprimant la pluralité culturelle dans l’espace post-soviétique.

6 Notons en premier lieu les observations fort intéressantes des sociologues Ol´ga Brednikova et Oleg Pančenkov de Saint-Pétersbourg. Dans un article concis, ils montrent comment l’institutionnalisation, dans le contexte post-soviétique, de « cultures » qui sont censées être les sujets d’un dialogue multiculturel, crée ce qu’on appelle dans la littérature sociologique des « entrepreneurs ethniques » : des représentants d’associations arméniennes, tatares, azéries, etc., qui, hautement russifiés et urbanisés, prétendent néanmoins « représenter » tous les membres de « leur » groupe – alors que ces derniers n’ont pourtant que très peu en commun avec

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leurs prétendus leaders et n’ont pas suffisamment de liens entre eux justifiant leur représentation en tant que groupe.

7 La construction des « ethnies » dans les représentations du social fait également l’objet d’une critique d’Oksana Karpenko, qui analyse le traitement discursif des « gens du Sud » par la presse dite démocratique. Aleksandr Osipov présente une étude détaillée du concept des « droits des groupes » – concept fondamental pour le multiculturalisme militant –, et conclut que ce terme est quasiment absent des textes et de la pratique du droit international, auquel font pourtant souvent référence les tenants d’une introduction de ces droits dans la législation de la Fédération de Russie. Le sociologue Viktor Voronkov, quant à lui, définit rétrospectivement l’URSS comme « le pays du multiculturalisme victorieux » et réfléchit sur le rôle public du chercheur dans un contexte où, à cause de cet héritage même, de nombreux conflits ont tendance à « s’ethniciser » rapidement.

8 En revanche, la contribution qu’apportent au débat des articles portant sur les modèles de coexistence de communautés ethniques retenus en Estonie, au Kazakhstan et au Daghestan (Aleksej Semenov, Enver Kisriev, Igor´ Savin) est très limitée. Qu’il s’agisse du bilan détaillé de Kisriev situé dans le cadre théorique de la « démocratie co- sociétale » (soobščestvennaja demokratija : il s’agit d’une démocratie qui tente de représenter les divers éléments ethniques ou confessionnels d’une société) ou du compte-rendu hautement politisé de Semenov, ces études ne nous enseignent rien de fondamentalement nouveau sur les régions en question et surtout restent en dehors de la discussion sur le multiculturalisme censée être l’objet central de cet ouvrage. Si Vladimir Malahov a raison de souligner dans son introduction que le concept de multiculturalisme est vu d’un œil plus positif par les chercheurs des pays baltes et centrasiatiques (qui craignent que la seule alternative n’en soit l’ethnocratie) que par leurs collègues russes, ces divergences ne donnent pas lieu à un débat qui permettrait de comparer les situations dans les différents pays ou républiques.

9 Si certaines des contributions (comme celle, fort intéressante par ailleurs, de Lev Gudkov sur « le néo-traditionalisme et la résistance au changement ») ignorent tout simplement les termes mêmes du débat proposé, d’autres (par exemple le texte d’Aleksandr Sogomonov sur le concept d’« État multi-ethnique » ou l’article de Nikolaj Ragozin sur « l’interculturalité » dans l’enseignement des droits de l’homme, juxtaposé aux réflexions d’Isabel Diehm sur l’expérience de l’enseignement multiculturel dans les écoles de Francfort à haute proportion d’enfants d’immigrés) retombent sur des concepts plus enracinés dans le discours sur la politique et les droits de l’homme en Russie que ne l’est le « multiculturalisme ».

10 Le co-éditeur du volume, Valerij Tiškov, directeur de l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie des sciences, voit le débat sur le multiculturalisme dans l’optique de sa lutte pour une redéfinition civique de la nationalité en Russie. Dans sa conclusion, il s’affirme critique non seulement à l’égard du cloisonnement des « cultures » qu’implique un multiculturalisme appliqué aux groupes et non pas aux individus, mais également à l’égard de la notion du « surplus de culture » que véhiculait le modèle soviétique et qui donne lieu actuellement à une nostalgie de la culture (ou des cultures) visant à conserver à tout prix des formes de production culturelle liées aux « nationalités » établies.

11 Reste à savoir si les nombreuses pistes de recherche et de discussion ouvertes par ce volume seront reprises à l’avenir. Si le recueil d’articles de Malahov a déjà connu un

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certain succès dans les milieux intellectuels de Moscou et de Saint-Pétersbourg, le faible tirage du second volume (500 exemplaires contre 1 000 pour le premier) n’est pas fait pour faciliter la diffusion du débat sur la meilleure forme de pluralité culturelle en Russie. Il faut ajouter, malheureusement, que les deux volumes sont édités avec très peu de soin : ils multiplient les fautes de frappe et les imprécisions dans les références bibliographiques, ce qui, dans le cas d’ouvrages étrangers, risque parfois de rendre l’accès à ces textes difficile pour les lecteurs russes désirant s’initier aux débats occidentaux sur le multiculturalisme. Manque aussi une présentation des auteurs de l’ouvrage collectif, ne serait-ce que l’indication de leurs institutions de rattachement.

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Donald J. Raleigh, ed., Provincial landscapes

Martine Mespoulet

RÉFÉRENCE

Donald J. RALEIGH, ed., Provincial landscapes. Local dimensions of Soviet power, 1917-1953. Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2001, 407 p.

1 L’ouvrage Provincial landscapes : local dimensions of Soviet power, 1917-1953, publié sous la direction de Donald J. Raleigh, réunit différents textes de communications présentées au colloque organisé sur le même thème à l’université de Chapel Hill (Caroline du Nord) en avril 1999. À partir de travaux de recherche effectués dans des archives régionales, les contributions retenues éclairent différents moments de la construction du pouvoir soviétique, de la révolution d’Octobre 1917 à la mort de Stalin, en 1953.

2 Dès l’introduction, D. J. Raleigh expose l’enjeu méthodologique et heuristique d’un tel choix éditorial : montrer la pertinence de l’apport de l’histoire locale dans la compréhension de la mise en place et du fonctionnement du pouvoir de l’État soviétique pendant la période étudiée. À ce propos, il souligne la faible place occupée jusqu’ici par de tels travaux dans l’historiographie de l’URSS, contrairement à celle des États-Unis ou de certains pays européens, comme l’Italie ou la France. Dans le cas de l’URSS, les historiens occidentaux ont longtemps privilégié l’étude du fonctionnement du pouvoir d’État au niveau central, épousant ainsi de fait la représentation donnée par le modèle centralisé de l’État soviétique et de ses administrations. En centrant ainsi leur regard, ils ont laissé de côté l’échelle la plus proche de la population, celle du local, et n’ont pas questionné la manière dont la relation à l’État et au pouvoir pouvait se construire à la base des administrations et des entreprises d’État, dans les régions et leurs échelons territoriaux urbains et ruraux. Si la prédominance du modèle totalitaire peut expliquer une telle situation jusque dans les années 19701, on doit noter néanmoins que l’échelon local a été peu observé dans les travaux qui ont suivi. Jusqu’à la fin des années 1980, l’histoire locale est restée un genre marginalisé, constitué

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principalement de monographies effectuées par des historiens soviétiques habitant en province sur des thématiques largement définies au niveau central, la révolution de 1917 ou l’histoire de l’organisation du parti dans une ville ou une région, par exemple.

3 L’ouverture plus large des archives de la période soviétique, à partir de 1991, aux chercheurs russes et étrangers, à Moscou et dans les régions, a stimulé de nouvelles perspectives de recherche, notamment à l’échelle locale. Ces dernières années, de nombreuses thèses ont été soutenues, en Russie et à l’étranger, sur des objets étudiés sur la base de matériaux conservés dans des archives régionales. Les contributions réunies par D. J. Raleigh ont été écrites par des historiens russes, ukrainiens et américains, jeunes ou confirmés, à partir des résultats de travaux récents. Tous ces chercheurs se sont efforcés d’analyser les phénomènes observés à l’échelle locale en interaction avec les interventions du Centre, enrichissant ainsi notre compréhension du fonctionnement du pouvoir central. L’étude minutieuse des faits et des formes concrètes des relations entre acteurs locaux et représentants du Centre les a contraints souvent à manier une approche pluridisciplinaire pour mieux appréhender la complexité de la construction des actes et des décisions de responsables ou de citoyens ordinaires. Ce faisant, leurs travaux répondent à l’intérêt grandissant pour l’étude de la vie quotidienne et des comportements des individus face au pouvoir en URSS.

4 Dans cette logique, l’ouvrage dirigé par D. J. Raleigh ne prétend pas proposer une histoire de la périphérie soviétique entre 1917 et 1953, mais plutôt différentes facettes de celle-ci qui renouvellent notre questionnement et, plus largement, l’interprétation des formes d’expression du pouvoir en URSS. Les textes réunis portent principalement sur la construction des identités sociales, identités de classe, de genre, mais aussi identités locales ou nationales, sur la mise en œuvre à l’échelle locale du projet politique de transformation culturelle de la société, et sur les formes des relations entre le Centre et la périphérie.

5 Le local est défini de manière dynamique, comme le produit des diverses relations sociales qui traversent des lieux spécifiques de multiples façons. Cette définition amène les auteurs à étudier l’organisation de la vie sociale sur un territoire administratif donné, sans négliger pour autant ses liens avec la société globale. Les territoires retenus varient de l’échelle d’une ville (Smolensk, Saratov, Iaroslavl, Rostov, Sébastopol, Samara), à celle d’une province (Tambov, Saratov), d’une république (Kazakhstan, Ukraine, Ouzbékistan), ou d’un vaste ensemble régional (Oural, Extrême- Orient, Asie centrale).

6 Les deux premières contributions portent sur la révolution de 1917 dans la province de Smolensk. Michael C. Hickey montre comment l’argument des conditions de la vie quotidienne remplaça celui de la lutte du prolétariat dans la politisation de la population locale d’une ville non industrielle et non ouvrière comme Smolensk. Pour sa part, Roberta T. Manning essaie de comprendre comment, dans un district rural dans lequel le parti bolchevik n’était pas implanté, 75 % de ceux qui participèrent aux élections de l’Assemblée constituante ont néanmoins voté pour ses candidats. Cette question la conduit à mettre en évidence le rôle joué par les othodniki, paysans qui allaient travailler temporairement comme ouvriers en ville, dans la diffusion à la campagne des idées révolutionnaires, et ceci dès la révolution de 1905.

7 Dans son analyse de l’organisation des réquisitions agricoles dans la province de Tambov pendant la guerre civile, Delano DuGarm dévoile comment, loin d’obéir strictement aux ordres du Centre, les agents de l’État chargés de ces prélèvements durent composer avec

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les réactions des paysans et des acteurs politiques locaux. Les luttes entre ceux-ci et les émissaires de Moscou, les négociations entre les paysans et les agents chargés des réquisitions, les menaces et les pots-de-vin aboutirent à construire un système de prélèvements peu conforme à celui fixé par le Centre. L’étude de Donald Raleigh sur les grèves ouvrières et les révoltes paysannes dans la province voisine de Saratov, au début de l’année 1921, montre que cette crise sociale avait une signification profondément politique, d’opposition au pouvoir bolchevik, et n’était pas liée seulement aux conditions économiques du moment. Parlant d’un « Kronstadt en province », l’auteur estime qu’elle a revêtu une dimension bien plus large que cela n’a été présenté jusqu’ici et que les historiens n’ont pas prêté suffisamment attention au rôle particulièrement important qu’elle a joué pour précipiter la mise en place des premières mesures de la NEP dans cette région.

8 Les chapitres concernant la période de la NEP analysent la manière dont l’État soviétique a cherché à remodeler la société en impulsant une politique de transformation culturelle à différentes échelles. Le cas, étudié par James T. Andrews, de la transformation d’une société scientifique locale, la Société d’histoire naturelle de Iaroslavl, est riche d’enseignements. En premier lieu, l’auteur montre clairement que le processus de centralisation par l’État de ce type de société a commencé dès le milieu des années 1920, avant donc la période à proprement parler de la révolution culturelle. Il met aussi clairement en évidence tout le jeu de négociations et de compromis développé par les responsables de cette société, à Iaroslavl, avec leur commissariat de tutelle, celui de l’Instruction, pour essayer de sauver ce qu’ils jugeaient essentiel dans leur activité. La fermeture de la société en 1931 fut la réponse ultime du pouvoir.

9 D’autres contributions s’attachent à analyser les effets de la politique menée par l’État soviétique pour transformer la société par la culture. Douglas T. Northrop étudie comment les campagnes lancées en Ouzbékistan par le parti, en 1927, contre le port du voile par les femmes eurent pour résultat de renforcer les résistances de la société locale en les cristallisant autour de l’argument d’une culture « traditionnelle » ouzbek, contribuant ainsi à construire une part de l’identité ouzbek. L’étude d’Irina Korovushkina Paert sur l’échec de la politique du parti communiste à l’égard des vieux- croyants pendant les années 1930 dans la région de l’Oural éclaire, de son côté, la manière dont la piété populaire a été un facteur essentiel de construction d’une identité locale. Offrant un autre éclairage sur cette période, David R. Shearer analyse les efforts de l’État et du parti pour introduire une « organisation socialiste » dans la Sibérie extrême-orientale. Là, c’est une guerre, usant de la violence et de la coercition, qui fut menée contre ce qui était désigné par le pouvoir comme de l’arriération culturelle.

10 Dans les textes relatifs à la période des années 1940 à 1953, Paula A. Michael étudie les effets de la campagne de mobilisation de l’État pendant la Seconde Guerre mondiale dans une république non russe, le Kazakhstan ; Jeffrey W. Jones met en évidence les bases sociales du fonctionnement de l’économie de l’ombre dans la ville de Rostov-sur- le Don entre 1945 et 1948 ; Serhy Yerelchyk se penche sur la signification prise par la campagne de la ždanovščina en Ukraine en 1946-1948, Karl D. Quall analyse la place prise par les divers enjeux sociaux dans les différends et les négociations entre acteurs locaux et représentants du Centre au sujet du projet de reconstruction de la ville de Sébastopol pendant les années 1944-1953. Enfin, le travail d’Elena Iarskaia-Smirnova et de Pavel Romanov clôt cet ensemble avec une analyse d’entretiens menés auprès

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d’habitants de Saratov et de Samara au sujet de leur expérience de la vie quotidienne entre 1940 et la mort de Stalin. Il les conduit à conclure que les notions mêmes de Centre et de périphérie avaient des sens multiples selon la sphère d’action ou de discours, géographique, politique, sociale ou culturelle. Le Centre n’était pas perçu de la même manière selon les préoccupations et les intérêts en jeu.

11 Loin de nous éloigner du Centre, les différentes questions posées par les contributions de cet ouvrage nous y ramènent donc, soulevant en particulier celle de la place, dans la construction de cette notion, des représentations de ceux qui habitaient dans ce qui, au fil de ces divers textes, paraît être appelé à tort la périphérie.

NOTES

1. On peut mentionner toutefois quelques exceptions, notamment l’ouvrage de Merle Fainsod, Smolensk à l’heure de Staline, Paris, Fayard, 1967. L’ouvrage était paru aux États-Unis en 1958.

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James R. Harris, The great Urals

Nathalie Moine

RÉFÉRENCE

James R. HARRIS, The great Urals. Regionalism and the evolution of the Soviet system. Ithaca–Londres, Cornell University Press, 1999, 230 p.

1 L’étude que James Harris a consacrée à la région de l’Oural apporte une contribution de poids à l’histoire du stalinisme des années 1930. Elle présente en effet l’originalité de décrire les phénomènes saillants de cette « seconde révolution » d’un point de vue décentralisé. Pour autant, l’auteur justifie moins son angle d’approche par la volonté de faire une histoire « vue d’en bas », au quotidien, ou de la périphérie, que par l’hypothèse selon laquelle les leaders régionaux furent des acteurs décisifs des prises de décision au sommet. Alors que l’historiographie s’était essentiellement intéressée aux débats et conflits qui firent rage à la fin des années 1920 au « Centre » et dont Stalin ressortit vainqueur, James Harris rappelle d’emblée le poids des responsables régionaux au sein du Comité central, ainsi que le caractère crucial du premier plan quinquennal dans le déploiement des ressources et le développement régional. Or, les dirigeants régionaux saisirent tout de suite les enjeux de la planification et la nécessité de défendre leurs intérêts, en compétition avec d’autres régions. L’ouvrage s’attache donc à démontrer combien la façon dont les dirigeants régionaux définirent les intérêts de la région qu’ils avaient en charge et leur capacité de pression façonnèrent à la fois les objectifs et le déroulement concret des mesures édictées par le pouvoir central.

2 Dans cette perspective, le choix de la région de l’Oural semble particulièrement pertinent : James Harris montre en effet combien la région possède déjà tout un passé de développement économique, dû pour l’essentiel à l’État, qui débute avec le lancement par Pierre le Grand d’une industrie métallurgique afin de préparer sa campagne contre les Suédois. Cependant, l’Oural a perdu sa prédominance dès la deuxième moitié du XIXe siècle, à la fois sévèrement concurrencée par l’Ukraine et dépassée par les avancées technologiques. La révolution et, plus encore, le projet d’industrialisation massive au tournant des années 1920-1930 constituent des occasions

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essentielles pour l’Oural de retrouver son leadership, tout en la mettant en forte concurrence avec d’autres régions de l’espace soviétique : l’Ukraine toujours, mais aussi la Sibérie, le Kazakhstan ou encore l’Extrême-Orient.

3 Cette volonté de mainmise sur les ressources allouées par l’État explique les pressions exercées afin que l’Oural obtienne des taux de croissance de l’investissement industriel très ambitieux. Ce faisant, les dirigeants régionaux se mettent également dans une situation de forte demande de la part du pouvoir central en matière de production. Le plan grandiose de développement de l’Oural se heurte donc à un certain nombre d’obstacles : tout d’abord la nécessité de décupler la production de bois, source essentielle d’énergie de la région pour la métallurgie. Or, les nouveaux gisements forestiers à mettre en valeur se trouvent au nord de l’Oural, dans une région fort peu hospitalière, parfaitement dénuée d’infrastructures routières, sans parler du logement et du ravitaillement. En outre, l’Oural souffre d’un déficit de main-d’œuvre, conséquence en partie des craintes suscitées par le développement du chômage urbain au cours des années 1920. C’est donc cette question de main-d’œuvre qui éclaire un aspect essentiel de la thèse de Harris, à savoir les pressions forcenées des dirigeants de l’Oural sur le pouvoir central en matière de collectivisation et de dékoulakisation. D’une part, il s’agissait d’obtenir une collectivisation totale beaucoup plus étendue géographiquement que ce qui avait été prévu par le Centre à l’origine, afin de libérer de la force de travail dans les régions minières. D’autre part, il apparut clairement que l’exploitation des ressources forestières ne pouvait se faire qu’en ayant recours au travail forcé, ce qui explique les pressions locales pour augmenter les contingents de paysans dékoulakisés, déportés au nord de la région dans des conditions terribles que dénonça le Centre alors que les taux de mortalité montaient en flèche.

4 Le second apport essentiel du travail de Harris concerne les mécanismes de la Terreur : alors que les dirigeants régionaux doivent se couvrir face à l’échec du plan, de véritables cliques se développent, que le Centre s’emploie à casser à la fin des années 1930. En réalité, cette explication doit être replacée dans une interprétation plus générale de la saignée des années 1937-1938, en montrant que les mesures répressives dont sont victimes les élites régionales ne constituent sans doute qu’un des fils d’explication des années de terreur.

5 Dans sa conclusion, l’auteur note que, paradoxalement, les pouvoirs régionaux sortent renforcés à la fin des années 1930, un des traits saillants du système soviétique, qui le conduit à sa perte et bloque encore les réformes.

6 Le travail de Harris repose sur des archives importantes, dans un cadre théorique encore très marqué par les débats révisionnistes. Il s’agit de montrer que les dirigeants régionaux sont des acteurs de la prise de décision, et non pas le seul Centre et encore moins Stalin lui-même. En revanche, les aspects culturels n’entrent jamais en ligne de compte. Ainsi, on chercherait en vain ce qui définit spécifiquement l’identité régionale à l’époque des années 1930. L’analyse proposée du comportement des dirigeants régionaux est en effet tout à fait semblable à celle qu’on pourrait faire des motivations d’un directeur d’entreprise ou d’administration, ce qui mériterait au moins une discussion.

7 Néanmoins, l’ouvrage, s’appuyant tant sur des archives centrales que régionales, propose une lecture cohérente des aspects fondamentaux du stalinisme, notamment sur les origines du développement du Goulag.

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Virgil Krapauskas, Nationalism and historiography

Daniel Beauvois

RÉFÉRENCE

Virgil KRAPAUSKAS, Nationalism and historiography. The case of nineteenth- century Lithuanian historicism. Boulder, East European Monographs ; New York, Distr. by Columbia University Press, 2000, 234 p.

1 Ce livre présente les auteurs et les ouvrages qui ont le plus contribué, au XIXe siècle – avec de nombreux rappels en amont et en aval – à une vision séparée de la Lituanie, principalement ceux qui ont mis l’accent sur la rupture avec la Pologne et, très secondairement, avec tout ce qui n’était pas ethniquement lituanien. Le nationalisme y est donné pour une valeur positive, ce qui induit une ligne méthodologique dont on perçoit souvent mal le fondement. L’auteur semble vouloir convaincre que la vision intrinsèquement « lituanienne » du passé a évolué de manière historiciste et s’est acheminée vers une approche de plus en plus scientifique qui a permis d’atteindre une certaine « vérité historique ». Mais cet effort de présentation est sans cesse contredit par les hommes et les matériaux présentés – qui relèvent très largement de la mythographie et dont l’importance n’est apparue qu’avec un considérable décalage dans le temps. Il en est ainsi de Simonas Daukantas (1793-1864), présenté en un chapitre particulier (p. 63-86) parce qu’il fut le premier « historien » à écrire en lituanien, en 1838, mais dont l’œuvre ne fut éditée aux États-Unis qu’en 1893-1897. L’œuvre de ce « prophète » de la renaissance nationale n’a de valeur que par la force « mythogénique » de sa vision d’une Lituanie païenne, toute pénétrée d’harmonie rousseauiste, et par la création d’un monde imaginaire résolument opposé au christianisme acculturant apporté par l’union avec la Pologne. On est très loin de l’histoire.

2 Le chapitre suivant, intitulé « Deux historiens scientifiques » (p. 87-105), est encore plus trompeur, dans la mesure où ni Simonas Stanievičius (1799-1848), ni l’évêque

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Motiejus Valančius (1801-1875) ne furent des savants. Le premier (inédit jusqu’en 1967 !) ne rejetait pas encore complètement la légende des origines romaines (Palémon) des Lituaniens et le second – dont le rôle d’éducateur est incontestable – s’illustra surtout par de petits livrets de morale pratique pour enfants. Quant au groupe des rédacteurs du journal Aušra (L’Aurore) qui ne dura que de 1883 à 1886 et que l’on présente comme le point de départ de la Lituanie moderne, il est bien difficile d’y trouver les influences positivistes polonaises, voire socialistes russes, qu’évoque rapidement l’auteur. La vision « historique » de Janas Basanavičius (1851-1927), grand amateur de folklore et collecteur de chants populaires, tendait encore à trouver des origines thraces ou phrygiennes aux Lituaniens, développait des élucubrations pseudo- linguistiques sur des consonances de vocabulaire plus que douteuses. On retrouve tout cela chez Jonas Šliºpas qui, après son émigration aux États-Unis comme médecin, se fit connaître là-bas, en dépit de ses convictions positivistes et laïques, comme l’auteur d’un « élaborat », encore bien romantique, intitulé Les ancêtres des Lituaniens en Asie Mineure (Chicago, 1899). Le livre s’achève sur un chapitre consacré aux vulgarisateurs, surtout catholiques, du groupe, gravitant au début du XXe siècle autour du journal anti- tsariste Varpas (La Cloche).

3 Il eût mieux valu assumer clairement cette longue tradition de l’imaginaire et du légendaire, dans la réémergence du peuple lituanien, et ne pas essayer de l’insérer dans l’« historicisme ». À condition de le prendre pour ce qu’il est – une étude détaillée du rôle « natiogénique » des mythes –, ce livre, grâce à un appareil de notes très fourni et une bibliographie abondante, est le manuel le plus utile qui soit.

4 Il reste à souligner que si la Lituanie veut entrer dans l’Union européenne, elle ne peut enfermer son histoire dans cette vision lituano-lituanienne. Peut-être l’auteur s’attachera-t-il maintenant (il s’agit de la thèse de doctorat d’un jeune chercheur) à développer tout ce que l’historiographie de son pays d’origine doit aux Polonais, aux Allemands, aux Russes. On s’étonne en effet de la minceur des allusions portant sur les études des trois versions ruthènes du Statut lituanien du XVIe siècle. Les travaux des historiens ou juristes de l’université de Vilna avant 1831 (Lelewel, Onacewicz, Danilowicz), ou des commissions de réforme du droit constituées à Saint-Pétersbourg, avant 1841, sont capitaux pour rappeler la grandeur de l’État lituanien à travers trois siècles de ruthénisation, bien avant ses trois siècles de polonisation. La recherche est aussi, désormais, beaucoup plus facile, depuis que Patricia Kennedy Grimsted a retrouvé toute la chaîne de la fameuse Metryka ruska jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Enfin, il faudrait accorder une place bien plus grande au rôle de Russes comme Lobojko, Rumjancev, Fortunatov, ou à celui de tous les savants allemands de Koenigsberg ou Tilsitt qui étaient parvenus, au début du XXe siècle, à une telle connaissance de l’histoire, de la culture et de la langue lituanienne qu’ils faillirent bien imposer un roi allemand (Mindogas II !) à la Lituanie ressuscitée de 1918.

5 Bref, si une touche de patriotisme est pardonnable, le nationalisme est une impasse, en historiographie comme ailleurs. L’inaccessible « vérité historique » ne peut être approchée que dans le recul, la distance, le relativisme. Une démarche multiculturaliste eût semblé meilleure pour tenter de se défaire du « natiocentrisme » qu’il ne faut connaître, me semble-t-il, que pour s’en débarrasser.

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Marek E. Jasinski, Oleg V. Ovsjannikov, Vzgljad na Evropejskuju Arktiku

Nicolas Plagne

RÉFÉRENCE

Marek E. JASINSKI, Oleg V. OVSJANNIKOV, Vzgljad na Evropejskuju Arktiku. Arhangel´skij Sever : problemy i istočniki (Regard sur l’Arctique européen. La région d’Arkhangelsk, problèmes et sources), Saint-Pétersbourg, « Peterburgskoe Vostokovedenie », 1998, 2 vols, 464 + 432 p. (Archeologica petropolitana, 4, 6)

1 L’Institut d’histoire de la civilisation matérielle de l’Académie des sciences de Russie (Saint-Pétersbourg) et l’Institut d’archéologie de la faculté de sciences naturelles et de technologie de l’université de Norvège publient, avec le soutien du Conseil norvégien de la recherche, deux gros volumes de Marek Jasinski et Oleg Ovsjannikov sur « l’Europe arctique », c’est-à-dire le « nord arkhangelskien ». La zone étudiée va d’est en ouest, du golfe de la Petchora et de l’Oural à la mer Blanche et la presqu’île de Kola, et constitue une vaste région littorale dont l’arrière-pays est soumis aux conditions climatiques du cercle polaire arctique. La période considérée s’étend du Xe au début du XIXe siècle.

2 Première synthèse basée sur un ensemble de sources archéologiques, graphiques et manuscrites, l’ouvrage offre une histoire richement documentée de la colonisation russe, en retrace la chronologie et les données sur la longue durée. Tout un monde jusque-là négligé renaît du croisement des sources et de l’interprétation convaincante des auteurs. Un processus complexe, pas toujours saisissable (quid des rapports interethniques et de la disparition des autochtones ?), ni continu (rappel d’un accident climatique qui, comme partout en Russie à l’époque de Boris Godunov, frappe une agriculture plus riche qu’on ne le pense), se poursuit avec l’apparition des Slaves puis des Russes à partir du XIe siècle. On constate un début de colonisation permanente à

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partir du XIIe. Les analyses thématiques sont illustrées d’annexes documentaires : relevés archéologiques, nombreuses photographies de monuments et d’objets, larges extraits d’archives (cadastres du XVIe siècle), reproductions de sources d’État (cartes et dessins commandés par le Sénat) du XVIIIe siècle. Le recueil de sources est volumineux et unique, les exposés très informés approfondissent et renouvellent le sujet.

3 Le tome 1 traite de population et de colonisation. Il étudie le « système d’installation sur le littoral nord du XIe au XVIIe siècle », en s’appuyant sur la fouille d’un gorodišče (vestiges d’une ville)de la fin du premier millénaire, de monuments funéraires du XIe au XIIIe s., de fortifications et installations urbaines (posad) du XIVe au XVIIe s. (ch. 1) ; du fort, de la ville de bois et du chantier naval d’Arkhangelsk (XVIe et XVIIe s.), puis de la construction en pierre et des comptoirs marchands au XVIIIe siècle (ch. 2). Des documents illustrent la place et les activités des marchands russes, hollandais et hambourgeois. Le chapitre 3 (« La route vers l’océan ») situe la navigation locale dans la tradition russe.

4 Le tome 2 est consacré aux métiers : travail des métaux (ch. 1), de l’os dans les bourgs du nord (ch. 3), fabrication des cloches (ch. 2), de la peinture d’icônes et des maîtres régionaux (ch. 4), de l’architecture de pierre et de ses constructeurs de la fin du XVIe au XVIIIe siècle (ch. 5).

5 Spécialistes incontestables du sujet actuellement, Marek Jasinsiki (rattaché à l’université de Norvège et à la faculté de Trondheim pour les sciences et la technologie) et Oleg V. Ovsjannikov (remarquable archéologue de terrain de Saint-Pétersbourg où il a fini ses études en 1959) livrent au public le fruit de décennies de recherches. Ovsjannikov en particulier a fouillé patiemment tous les grands sites des régions d’Arkhangelsk (notamment le site de Mangazeja qui précéda Arkhangelsk), Vologda et Mourmansk de 1959 à 1996 ; Jasinski, le Spitzberg de 1987 à 1997. Nul n’est plus qualifié qu’eux pour présenter ce corpus et cerner les problèmes qu’il pose à l’historien. Introduction, conclusion et table des matières en anglais permettent à tout lecteur de prendre connaissance d’un travail passionnant dont le contenu intéressera aussi bien historiens et archéologues qu’ethnologues et tous ceux qu’intéresse la « civilisation matérielle » comparée.

6 Parler d’Europe arctique, c’est nommer un immense ensemble qui n’a pas toujours fait partie de la Russie au sens politique ou même culturel, contrairement à ce qui a parfois été publié en URSS vers 1970. La notion d’Europe se justifie évidemment par la frontière de l’Oural qui délimite à l’est le « nord arkhangelskien » des auteurs, mais aussi par l’ancienneté des liens économiques entre le littoral et son hinterland d’une part, le noyau de la Russie et l’Europe de la mer du Nord d’autre part. Arkhangelsk, et auparavant Mangazeja, ne se comprennent pas sans l’ouverture sur l’Occident et l’arrière-pays de la Dvina septentrionale, de la Carélie et du lac Onega.

7 On connaît depuis longtemps l’importance internationale d’Arkhangelsk, depuis sa fondation jusqu’à la relève prise par Saint-Pétersbourg. Mais, dès le XIe siècle, l’archéologie repère la présence slave et, aux XIIe et XIIIe siècles, apparaît une colonisation donnant lieu à des installations permanentes, posady, gorodišča, avec leurs métiers, principalement métallurgie, mais aussi, là où c’est possible, agriculture. Il ne s’ensuit pas que la colonisation fut un processus continu et sans accidents. Ainsi les auteurs pensent que l’agriculture de cet Extrême Nord européen connut un déclin dû à un changement climatique (le « petit âge glaciaire » de Le Roy Ladurie ?) qui affecta

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l’ensemble de la Russie et entraîna les famines responsables du Temps des Troubles. Cependant les ethnies finno-lappones cèdent la place, à l’exception de celles qui seront assimilées.

8 L’ouvrage témoigne d’un travail scientifique de grande valeur qui aurait pu rester dispersé. On ne peut que se féliciter du sponsoring norvégien très actif dont il bénéficie. L’enjeu écologique majeur de la pollution nucléaire rappelle aux contemporains que parler d’Europe arctique, au-delà d’une stratégie de communication, c’est contribuer à la prise de conscience d’une solidarité de destin qui va au-delà de l’intérêt norvégien.

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Andrei V. Golovnev, Gail Oshrenko, Siberian survival | Marjorie Mandelstam Balzer, The tenacity of ethnicity

Elisabeth Gessat-Anstett

RÉFÉRENCE

Andrei V. GOLOVNEV, Gail OSHRENKO, Siberian survival. The Nenets and their story, Ithaca–Londres, Cornell University Press, 1999, 176 p. Marjorie MANDELSTAM BALZER, The tenacity of ethnicity. Siberian saga in global perspective, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1999, 326 p.

1 Les deux textes recensés offrent un bon exemple de la façon dont l’anthropologie sociale américaine approche l’étude des minorités ethniques de l’espace sibérien post- soviétique.

2 L’ouvrage de Andrei Golovnev et Gail Oshrenko, tout d’abord, est le fruit d’une collaboration entre un ethnologue russe et une juriste américaine. Il est consacré à l’étude d’une communauté Nénetse de la péninsule de Yamal au nord-ouest de la Sibérie, adoptant un mode de vie semi-nomade fondé sur l’élevage du renne. Cet ouvrage s’appuie sur trois courtes enquêtes de terrain réalisées durant les étés 1992, 1993 et 1994, et autant d’années de recherches, qui visaient à faire le bilan des changements institutionnels, sociaux et culturels intervenus au sein de cette communauté indigène de Russie durant les années de glasnost´.

3 L’ouvrage de Marjorie Mandelstam Balzer est, quant à lui, consacré aux Kanthes, des communautés du centre de la Sibérie occidentale. Entamée dès les années 1970 sur la base d’un intérêt pour l’histoire des peuples indigènes soviétiques, et concrétisée dès cette époque par plusieurs séjours sur le terrain, l’étude de M. Mandelstam Balzer s’est

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poursuivie et achevée au cours des années 1990, par le biais d’échanges scientifiques renouvelés avec diverses institutions russes de recherche qui lui ont donné accès à de nouveaux matériaux, ethnographiques et archivistiques. Le propos vise, là encore, à présenter un bilan des transformations socio-culturelles intervenues au sein de ces communautés nomades de Sibérie.

4 Ces deux ouvrages comportent de très nombreux points communs. Le premier est de choisir un fil chronologique et de présenter une histoire critique des communautés étudiées en prenant pour point de départ un analogue étonnement pour la pérennité identitaire dont elles ont pu faire preuve dans une conjoncture d’ensemble peu favorable au maintien de traditions et de survivances culturelles particulières.

5 Les deux textes privilégient ainsi la restitution des enjeux politiques, économiques et juridiques qui ont marqué la vie des communautés étudiées et qui ont contraint ces dernières à négocier les voies de leur perpétuation. Ils s’appuient de façon forte sur la prise en compte de l’aspect matériel du mode de vie, à partir d’un contraste marqué entre ce qui relèverait d’une tradition culturelle à l’intérieur de la communauté, et ce qui relèverait d’une modernité acculturée à l’extérieur. Il est par ailleurs curieux de remarquer que les auteurs utilisent en illustration les mêmes pictogrammes de rennes pour ponctuer les têtes de chapitre ou encore la page de couverture et de dédicace.

6 L’ouvrage de A. Golovnev et G. Oshrenko comme celui de M. Mandelstam Balzer prennent en outre le parti de se focaliser sur une opposition entre le global (relevant des espaces russes, soviétiques, mondiaux) et le local qui fait à chaque fois référence à la communauté étudiée. Et ils concluent de façon similaire sur le futur incertain de ces communautés et sur les nécessaires aménagements, ruptures ou résistances dont les Kanthes aussi bien que les Nénetses auront à faire preuve.

7 L’intérêt commun à ces deux ouvrages est d’offrir une vision d’ensemble du passé et du présent de ces communautés en donnant une lecture analytique de leur situation, relevant d’une sorte de géopolitique culturelle. Ils permettent en effet de situer ces deux petites sociétés sibériennes dans leur environnement géographique et socio- historique et de comprendre les problèmes que ces communautés affrontent lorsqu’il s’agit de l’enjeu stratégique de leur autonomie politique, économique et culturelle.

8 Le maintien d’une identité communautaire demeure en effet, ici comme partout ailleurs, lié à la possibilité de contrôler et d’aménager un territoire, et s’oppose donc souvent aux intérêts nationaux ou internationaux de la Fédération de Russie. On doit ainsi porter au crédit de ces deux textes de mettre pleinement en lumière l’importance de l’espace et de son usage dans la pérennité culturelle et démographique de groupes sociaux spécifiques.

9 Les deux ouvrages divergent principalement sur la portée des analyses et l’ampleur des matériaux présentés. A. Golovnev et G. Oshrenko nous présentent en effet un texte court qui effectue de façon assez succincte la synthèse de sources souvent disparates à partir d’une simple juxtaposition de matériaux et de points de vue (historiques, économiques, juridiques, religieux). Cependant que l’étude de M. Mandelstam Balzer s’appuie sur un long travail d’enquête, poursuivi – malgré des interruptions – sur plusieurs dizaines d’années et qui révèle, tout au long du texte et de l’important appareil de notes qui lui succède, sa finesse et sa richesse. Attentive à la restitution du propos commenté des acteurs sociaux, M. Mandelstam Balzer montre avec précision la complexité et la portée identitaire forte de certaines pratiques, notamment religieuses. Elle s’attache également à reconstituer les racines des grandes théories de l’ethnicité telles qu’elles peuvent être

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théorisées et utilisées par certaines doctrines ethno-nationalistes sibériennes en pointant les jeux complexes introduits entre des logiques politiques de tribalisation et de globalisation.

10 Il n’en reste pas moins que la tonalité ethnographique des ouvrages ne masque pas toujours la fragilité du discours proprement anthropologique. Le lecteur regrettera ainsi l’absence d’une dimension comparative avec la société allochtone – i.e. l’espace intellectuel, idéologique et culturel de la Russie soviétique et post-soviétique – ou avec d’autres communautés sibériennes. Car les traits sociaux ou les situations présentées comme spécifiques de l’évolution de ces micro-sociétés renvoient trop souvent à une réalité autrefois déjà très répandue dans l’espace soviétique (importance de l’alcoolisme et du suicide, acculturation croissante des jeunes générations), et se rapportent de façon plus générale au dépérissement de l’espace rural et à la décomposition sociale des communautés urbaines post-soviétiques. Comparées à d’autres matériaux du même ordre collectés ailleurs, ces observations permettraient de restituer la véritable originalité de ces groupes sociaux, sans la réduire à une simple survivance d’archaïsmes technologiques ou de croyances religieuses primitives.

11 Une perception de l’intérieur de ces petites communautés, de la complexité de leur organisation et de leur perpétuation sociale fait ainsi défaut. Une absence qui apporte une certaine gêne dans la compréhension extensive des questions traitées, et qui est peut-être due à la façon (rapide pour A. Golovnev et G. Oshrenko, fragmentée dans le temps pour M. Mandelstam Balzer) dont les données ethnographiques de terrain purent être collectées.

12 Par-delà une description du contexte déterminant de l’espace social et culturel ambiant, russifié, soviétisé, et dans une certaine mesure en cours de désoviétisation, manquent ainsi la restitution des repères, des valeurs et des représentations fondamentalement propres aux communautés étudiées, de même qu’une présentation de la façon dont des éléments de diverses natures et origines (espace russe ou soviétique et espace indigène, culture matérielle et culture idéelle) s’assemblent pour produire un système symbolique cohérent, seul à même d’assurer la pérennité identitaire de ces micro-sociétés.

13 Car s’il est évident que les communautés observées n’échappent pas au monde, c’est singulièrement ignorer leur spécificité que d’oublier leur propre mode de représentation d’une réalité qu’ils sont les seuls à vivre. Une réalité que leurs observateurs envisagent certes de façon globale, sans parvenir à nous convaincre tout à fait que les populations autochtones de la Sibérie post-soviétique perçoivent et intègrent absolument ce point de vue.

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Monde juif

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Aleksandr Solženicyn, Dvesti let vmeste (1795-1995)

Georges Nivat

RÉFÉRENCE

Aleksandr SOLŽENICYN, Dvesti let vmeste (1795-1995). Moscou, Russkij Put´, 1re partie, 2001, 508 p. (Issledovanija novejšej russkoj istorii)*

1 Un des grands inspirateurs de Solženicyn a été Berdjaev, ou plutôt un certain Berdjaev, celui de la Philosophie de l’inégalité. Les lettres qui composent ce livre sont de pures fictions, mais elles s’adressent à un adversaire (nedrug) qui ne comprend l’homme, la nation, l’histoire que d’une manière abstraite. Un adversaire qui ne comprend ni l’histoire, ni la guerre, ni le corps à corps des hommes et des nations parce qu’il a en tête une idéologie, celle de l’homme abstrait et de ses droits, celle de la nation abstraite et de ses lois, celle du pacifisme et de ses impératifs catégoriques éthiques. Comme Proudhon, comme Spengler, Berdjaev voit dans le corps à corps des hommes simultanément un grand péché et une grande rédemption. Et dans sa « Lettre IV sur la nation », se moquant des internationalistes, il leur lance : « Vous êtes très sensibles à la question juive, vous luttez pour les droits des juifs. Mais sentez-vous “le juif”, sentez- vous l’âme du peuple juif, avez-vous pénétré dans tous ses secrets, dans les mystérieuses voies du destin juif qui remontent aux sources antiques de l’humanité ? »

2 Cette apostrophe a tant plu à Solženicyn qu’il la cite au chapitre X de son livre. Il s’agit, à ce moment de la démonstration, de souligner que la deuxième Douma, tout occupée à lutter contre le gouvernement, ne délibéra même pas du projet de Stolypin d’accorder l’égalité des droits aux juifs de l’empire. Solženicyn vient de nous démontrer que Stolypin voulait en finir, mais que Nicolas II refusait de prendre sur lui une telle décision, laquelle lui répugnait. S’appuyant sur les Mémoires du secrétaire d’État Kryžanovskij, et par le jeu d’une citation incomplète, l’auteur de Deux cents ans ensemble pose la question, rhétorique : pourquoi la deuxième Douma (presque mort-née, à vrai dire) ne s’est-elle pas emparée du sujet ? La réponse est donnée par une autre citation,

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celle de Berdjaev déjà reproduite : ce n’était pas le juif qui intéressait les maximalistes de la Douma, mais leur lutte avec le pouvoir. La question juive était instrumentalisée, comme toutes les autres, d’ailleurs.

3 L’incroyable puzzle de citations – beaucoup d’auteurs juifs, comme il est souligné – rend la lecture du texte de Solženicyn malaisée parce qu’on peine à distinguer la voix d’auteur. Ce livre est quasiment un « verbatim ». Or la poétique de Solženicyn est essentiellement fondée sur l’intrusion de voix d’auteur dans la narration. Son moteur est l’ironie. L’Archipel du Goulag est une encyclopédie du monde carcéral communiste charpentée par le souvenir personnel (et l’aveu de ses propres faiblesses), et aussi par une énorme ironie à l’adresse de toutes les belles âmes victimes du mensonge idéologique. On retrouve les éléments de cette poétique historienne dans Deux cents ans ensemble, mais contaminés par une troisième composante, dont le rôle a grandi démesurément dans les différents tomes de La roue rouge, le didactisme. À quoi s’ajoute, selon moi, une ambiguïté vis-à-vis du sujet. Car, si Berdjaev récuse les « internationalistes » qui veulent l’égalité de droit pour les juifs sans vraiment « sentir » ce peuple, on peut se demander si Solženicyn « sent » bien le « peuple » dont il a entrepris de dire la vie commune avec les Russes (il ignore tout de la littérature en yiddish). Et on peut également s’interroger sur l’ambiguïté de son rapport aux questions juridiques.

4 D’une part Solženicyn appartient à une longue lignée de penseurs russes ou assimilés, appelons-les les « slavophiles », pour qui l’essentiel n’est pas le droit comme le voudrait l’Occident, et qui se sont opposés à ceux qui, à chaque étape de l’histoire de la Russie, voudraient que celle-ci s’occidentalisât. C’est ce que disent, chacun à sa façon, Berdjaev et Solženicyn, Leont´ev et Rozanov, ou même Jurij Lotman. Or l’historique que compose Solženicyn porte surtout sur les aspects juridiques et sociaux de la « question juive », très peu sur l’aspect moral, autrement dit on a l’impression qu’il n’applique pas au « problème juif » le même primat éthique que celui qu’il applique au « problème russe ». Et quand Solženicyn cite Vladimir Solov´ev et son projet de manifeste contre l’antisémitisme au lendemain du pogrome de Kishinev (en résumé : ayons un rapport chrétien au peuple juif), on a l’impression que le rapport de l’auteur au grand philosophe, qui convie la Russie orthodoxe précisément à placer le primat éthique et spirituel au-dessus du juridique, reste légèrement ambigu. Là aussi les guillemets empêchent de deviner si l’auteur adhère ou non à cette position éminemment morale et exclusivement russe de Vladimir Solov´ev. L’allusion au fait que Solov´ev aurait renoncé à publier son manifeste de peur de mesures administratives (de toute façon Solov´ev fut bel et bien mis à pied pour l’appel lancé à Alexandre III afin qu’il grâcie chrétiennement les assassins de son père) nous laisse dans le doute. « Par l’entremise de la police on l’avertit que s’il insistait, il provoquerait une mesure administrative. Il abandonna l’idée. » Comme il s’agit d’un moment crucial du point de vue moral, et du plus éminent philosophe russe, on se demande vraiment dans quelle mesure Solženicyn adhère ou pas au cri de Solov´ev.

5 Plus généralement on peut se demander s’il ne manque pas une plus ample et généreuse prise en compte de la position prise par Solov´ev, Tolstoj et Korolenko, trois piliers de la conscience russe. « Comme en Europe, la croissance des exigences juives ne pouvait pas ne pas susciter auprès des couches de la société russe – chez les uns l’inquiétude, chez d’autres une opposition brutale, mais chez d’autres encore la sympathie. » Solov´ev, Tolstoj et Korolenko sont de ces « autres encore », mais d’une

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façon générale cette histoire des rapports russo-juifs comporte très peu de lignes sur l’histoire morale et intellectuelle de l’intelligentsia russe (qui, pour ces trois-là en tout cas, avait le courage de ses idées). Un parallèle avec « l’Europe » eût bien sûr été utile ; il n’est pas vraiment fait, seulement esquissé par une mention de Drumond. À plusieurs égards par exemple l’affaire Beilis fut, après celle des Protocoles des Sages de Sion2, l’équivalent de l’affaire du capitaine Dreyfus : un conflit révélateur entre la vérité factuelle et l’obsession du « mauvais juif ». On sait que Rozanov, aidé par Florenskij, écrivit son livre sur le Rapport olfactif et tactile des juifs envers le sang juste après l’affaire Beilis ; il fut exclu de la « Société de pensée philosophico-religieuse de Saint- Pétersbourg », mais Aleksandr Blok s’abstint dans ce vote, puis il vint à résipiscence. Solženicyn se veut davantage historien des statuts et des mouvements politiques qu’historien des idées. Principalement, bien sûr, parce que pour lui les « progressistes », l’intelligentsia dans son ensemble ainsi que l’opinion occidentale, ont fait un procès excessif de la Russie, que tout est clair dans le faux domaine des idées, alors que rien ne l’est dans celui des faits avérés. Solženicyn n’est certes pas ici l’avocat du pouvoir (il n’aime pas l’empire qui s’occupe plus de géopolitique européenne que du bien-être russe), mais il est l’avocat d’une Russie trop vilipendée : les pogromes ne furent pas fomentés par les gouverneurs, les chiffres des victimes furent grossis, la directive de Plehve est un faux, etc. Grosso modo, et bien que je ne sois pas spécialiste du tout en cette matière, Solženicyn est convaincant, mais dans un rayon de conviction qui, pour la voix prophétique qu’il représente, me semble étroit, et précisément peu convaincant. Non seulement le lecteur a du mal à vraiment situer l’auteur, comme je l’ai déjà dit, à cause des innombrables citations et de l’ambiguïté des guillemets mais aussi en raison de l’origine soulignée des sources (principalement l’Encyclopédie juive) : en histoire, la nationalité ou l’origine de l’historien est-elle si importante, doit-elle être si importante ?

6 Bien sûr le récit qui en résulte est captivant pour qui ignorait le rôle des communautés religieuses, les « kagals », ou encore la mission de Deržavin, ou encore l’épisode des « cantonistes » juifs, la naissance du Bund, etc. Mais ce récit pèche dans la mesure où il fait la part trop belle au juridique et au social, limite le culturel. Et par ailleurs il est placé sous le signe d’un appel à la reconnaissance mutuelle des péchés de l’un et l’autre peuple. Et cet appel, bien intentionné, au mutuel pardon des offenses place d’emblée le récit historien hors des règles ordinaires de l’histoire. On reconnaît le Solženicyn de Sous les décombres mais ici les décombres sont la surabondance des citations, et la voix historienne a autant de mal à percer que la voix prophétique peinait à surgir des décombres soviétiques.

7 Le Solženicyn poète du mot, forgeur de nouveaux et éblouissants substantifs verbaux retenant comme autant de gemmes l’énergie de la dénonciation, de l’ironie ou du regard, est certes encore présent, mais fugitivement. « Longtemps je remettais ce livre à plus tard et j’eusse été heureux de ne point prendre sur moi le faix de l’écrire, mais les délais de ma vie sont à l’épuisé et me faut me colleter. » Cela c’est le Solženicyn d’antan, le petit veau encornant le chêne et, par-ci par-là, quelques néologismes piquants et barbelés nous redonnent l’énergie du vieux maître, parti à l’assaut d’une nouvelle « zone interdite ». Ici et là apparaissent quelques données personnelles (au collège où étudiait sa mère, à Rostov-sur-le-Don, il y avait plus de la moitié de juives), des soupirs de lutteur incompris (« Pourquoi ai-je dit que l’assassin de Stolypin était un juif ? Peu importe que je me sois efforcé d’en faire une description aussi complète que possible. Peu importe ce que le fait d’être un juif a représenté dans les motivations de

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son acte ! Non, la non-dissimulation trahissait mon antisémitisme… »). C’est-à-dire que l’on retrouve la poétique du maître. Ou sa trace…

8 Dans une interview aux Nouvelles de Moscou, Solženicyn a déclaré que ce livre était né dans les marges de la Roue rouge, car il avait rencontré le problème en explorant l’histoire de la Russie antérieure au « nœud » d’Août 14. Il s’agit en somme d’un excursus gigantesque, du genre de celui sur Stolypin ou de celui consacré à Nicolas II (précisément dans Août 14). Un excursus du même genre, didactique, teinté d’humeur et d’ironie personnelle, et destiné à pallier l’ignorance du public sur le sujet. Qui savait, dit-il, que des juifs avaient aidé l’armée russe en 1812 et que la « Volonté du peuple » avait favorisé des pogromes ? (Deux exemples pour se « disculper »). La scène célèbre de la « tentation » de Lenin par Parvus, dans un chapitre de Lénine à Zürich, repris dans La Roue rouge, a servi à certains exégètes de « preuve » pour imputer à Solženicyn un antisémitisme de type médiéval. La polémique a évidemment rebondi avec cet ouvrage, et son auteur le savait d’avance. Aux deux bouts du spectre on trouvera d’un côté Leonid Katsis dans Ex libris (12-07-2002) relevant acerbement qu’avec cette compilation « l’Encyclopédie juive devient un organe de la pensée antisémite », et de l’autre côté l’écrivainGeorgij Gačev (Kontinent, n° 111) voyant dans Deux cents ans ensemble « l’Everest » de l’œuvre de Solženicyn, un modèle de sagesse sine ira et studio. (Mais à vrai dire l’enthousiasme de Gačev est entaché par quelques stéréotypes antisémites, qu’il n’est pas dans mon propos de développer ici).

9 « Heureux eussé-je été de ne pas éprouver mes forces une fois de plus sur un tel piquant », déclare liminairement l’écrivain. Son ouvrage fait partie de la « masse » ou de l’énorme « décombre » d’une histoire qu’il a empoignée : après le Goulag – la Russie. Et dans ces « décombres » russes, la rencontre avec le peuple juif. Ce n’est donc pas vraiment un livre d’histoire, ce n’est pas non plus le « journal » de sa rencontre avec l’histoire, ce n’est pas tout à fait un prétoire où s’opposent les avocats de deux parties – mais l’ouvrage tient un peu des trois genres. Inclassable donc, comme le reste de l’œuvre. Admirable témoin de l’énergie historienne du vieil homme qui voudrait arracher à l’histoire russe le secret de ses « défaillances » successives. Admirable échec néanmoins, car l’historien n’est pas allé aux sources, le publiciste a, dans l’ensemble, négligé l’ample témoignage de la culture russe sur le sujet (car il allait en sens opposé), et le styliste s’est laissé envahir et pervertir par les guillemets. Mais, comme le dit Solženicyn dans Août 14, « l’auteur ne se serait pas permis une rupture aussi grossière de la forme romanesque si la Russie n’avait eu elle-même son histoire rompue, sa mémoire cassée, ses historiens exterminés » (ch. 65).

NOTES

*. Traduction française : Alexandre Soljénitsyne, Deux cent ans ensemble : 1795-1995, Paris, Fayard, 1re partie, 2002, 572 p. 2. Solženicyn les mentionne à peine, or c’est une question qui continue de faire l’objet de recherches et de publications passionnantes, comme celles de Cesare de Michelis ou de Vadim Skuratovskij.

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Aleksandr Solženicyn, Dvesti let vmeste (1795-1995)

Jeffrey Veidlinger

REFERENCES

Aleksandr SOLŽENICYN, Dvesti let vmeste (1795-1995). Moscou, Russkij Put´, 1re partie, 2001, 508 p. (Issledovanija novejšej russkoj istorii)

1 In the first volume of Dvesti let vmeste (1795-1995) (Two hundred years together) Aleksandr Solzhenitsyn purports to present the first history of Russian-Jewish relations that is not clouded by biases in favour of one side or the other. Solzhenitsyn claims to have immersed himself in the literatures of both sides in order to write this book. Yet both his sources and his conclusions are uneven and subjective. Indeed, without having looked at even one book in the languages used by the vast majority of the pre- revolutionary Jewish population of Russia (Yiddish and Hebrew), Solzhenitsyn believes that “in this book, Jewish voices are heard more often than Russian.” (p. 5) This may be so, but the only Jewish voices we hear speak in Russian.

2 The book is not really about two hundred years together, but rather about two hundred years apart. Solzhenitsyn laments that Russian Jewry never fully assimilated into Russian Orthodox society, and for this he blames mostly Jewish separateness. The Jewish population, he believes, never accepted tsarist offers of equality because they wanted to retain their national separateness as well: “by equal rights the Jews understood something more” (474). Despite repeated attempts by the Russian government to integrate the Jewish population into its fold, he argues, steady Jewish resistance to integration led to a radicalisation of the Jewish population. The basic structure of Solzhenitsyn’s argument, together with many of its fallacies, is evident already in the first chapter. In this chapter, which deals mostly with the eighteenth century, Solzhenitsyn argues that Russia under Catherine the Great was one of the first European countries to give Jews “equal civil rights, ” before even France and the German lands (37-38). This assertion is based on Catherine’s declaration that Jews

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enrolled as merchants or townsmen in the newly annexed territories would be given the same rights as Christian members of these estates. Yet Solzhenitsyn neglects to mention that Catherine’s granting of the legal right to participate in municipal elections, although well-intentioned, was subverted by local authorities. Towns where there was a large Jewish population, such as Vitebsk, used electors to ensure that not one Jew was elected to office. Further Solzhenitsyn asserts that the rights extended to Jews were greater than those extended to Russian serfs, merchants and townsmen, making the Jews actually a privileged class. That Jews had greater rights than serfs is an accurate and often overlooked point, although it was made by Salo Wittmayer Baron half a century ago. However, Solzhenitsyn’s assumption that Jews were more privileged than Russian merchants and townsmen since Jews who did not actually live in towns were permitted to register as townsmen is mistaken. First of all, there were also many Christians who for various reasons were registered as townsmen but did not actually live in towns. More importantly, though, the “right” for non-urban dwellers to register as townsmen was hardly a blessing. For soon after the law was promulgated, B. D. Passek, the governor-general of Belorussia, began forcibly relocating Jews from the rural shtetls in which they had resided for generations into towns.

3 Although Solzhenitsyn is right to point out that Catherine’s early legislation regarding the Jews was not discriminatory in intent, he errs in neglecting the implementation of the law. Further the sheer number of laws relating to the Jews, complete with contradictions and inconsistencies, is simply too complex to warrant the type of sweeping judgments made by Solzhenitsyn. It is ironic that Solzhenitsyn, who spent eight years in penal labour camps for expressing his opinions yet lived in a state with a constitution that provided for freedom of speech and freedom of conscience, would accept Catherine’s enactments at face value. Surely he would not expect his readers to be swayed into believing that the Soviet Union provided for fundamental freedoms with a citation guaranteeing these rights from Article 125 of the 1936 Soviet Constitution. Yet, he expects his readers to do just that in regard to tsarist promulgations.

4 The Jews, Solzhenitsyn argues, repeatedly frustrated governmental efforts to integrate them by clinging to their own separateness, whether through the kahal (Jewish communal council), the revolutionary movement, Zionism, or the establishment of Jewish self-help organizations. Most often they accomplished this by using various cunning techniques to evade the law, but in some cases they actively thwarted officialdom. For instance, when Stolypin became the first prime-minister to work honestly toward granting the Jews equal rights, his fate was to be assassinated “at the hands of a Jew” (440). Solzhenitsyn spends five pages discussing the effects that a Jew assassinating the prime-minister had on Russia. This event, notably, also plays a significant role in Solzhenitsyn’s The red wheel. Yet the question of whether or not Dmitrii Bogrov, Stolypin’s assassin, was actually a Jew has yet to be conclusively answered. Certainly his roots were Jewish, but his grandfather was a convert, and some historians have claimed that both he and his father converted as well. Further, despite reports of his generally benevolent attitudes toward the Jews, Stolypin did little to actually alleviate the restrictions imposed upon them.

5 In Solzhenitsyn’s opinion, it was not the Russians who excluded the Jews, but the Jews who rejected the Russians. This is most evident in his chapter on Zionism, where he chastises the Zionists and other Jewish nationalists for excluding themselves from

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Russian society (264). Yet after the Zionist movement decided in Helsingfors to take an active part in domestic Russian politics, Solzhenitsyn seems to support Plehve’s condemnation of the movement for interfering in domestic affairs (266). Despite his admiration for certain aspects of Zionism, Solzhenitsyn condemns the movement first for distancing itself from Russian politics and then for interfering in Russian politics.

6 One of the reasons Solzhenitsyn believes that Jews did not merge with their Russian co-inhabitants was because they were able to profit from their separateness. In fact, Solzhenitsyn condemns the Jews for repeatedly profiting from the misfortunes of their neighbours, from the Tatar yoke of the thirteenth century to the First World War. Jews not only profited from Russia’s wars, but also from serfdom, court intrigues from Biron to Rasputin, and peasant drunkenness. For instance, he writes: “But the greatest of Alexander’s reforms, the most historically important, a turning point in Russian history – the liberation of the peasants, the abolition of serfdom in 1861 – was for Russian Jews entirely disadvantageous and for many also ruinous” (147). Although he does not go so far as to blame the Jews for these ills, thereby distancing himself from radical anti-Semitism, the implication that Jews were not only immune from these ills but actually profited from them sets up a binary model of Russians on one side and Jews on the other.

7 Another ill for which Solzhenitsyn believes the Jews bear special responsibility is the revolutionary movement. As he begins his discussion of the Jewish role in the revolutionary movement, he is careful to note that many Russians were also revolutionaries (213), but he implies that Jewish revolutionaries were of a different genus. For instance, why is it “interesting to note that almost none of the Jewish revolutionaries of [the 1870s] came to the revolution from poverty and destitution; the majority were from prosperous families” (216)? Was this not the case for Russian revolutionaries as well? Further, his only evidence for this statement is that “in the three biographical volumes of the Russian Jewish Encyclopaedia there are more than a few examples” (216). The implication is that whereas Russian revolutionaries came to the revolution out of poverty and destitution, Jewish revolutionaries had ulterior motives. Similarly, he writes that “it is not without interest that in Jewish families the departure of youth to the revolution rarely or never saw a schism between fathers and sons… Jewish fathers often were not antagonistic at all toward the children” (217). As evidence for this statement, Solzhenitsyn gives the example of one individual, Hertz Lure, whose “entire family participated in the revolutionary movement of the 1870s” (217). Does Solzhenitsyn truly believe that the thousands of Jews who abandoned the yeshivas for revolutionary politics did so with the blessings of their parents? Here Solzhenitsyn implies that the Jewish community as a whole supported the revolutionary movement whereas within the Russian community it found support only among isolated individuals acting against the will of their elders. Thus it is not only individual Jews who are responsible for the revolution, but the Jewish community as a whole. Even the first sentence of the book implies an intimate connection between the revolution and the Jews: “Through a half-century of working on the history of the Russian revolution, I have many times come into contact with the question of Russian-Jewish relations” (5). Why does he choose to emphasize the revolution, instead of simply noting Jewish involvement in Russian history as a whole? Certainly Jews played a special role in the Russian revolutionary movement (as they did in most intellectual and cultural developments within Russia), but

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Solzhenitsyn’s analysis of this role provides little new information on the subject and many misleading assumptions.

8 Throughout the book, Solzhenitsyn portrays the Jew as the oppressor and the Russian as the victim. Not only does he amplify Jewish blame for Russian suffering, but he also belittles Jewish suffering within Russia. In some of these cases, Solzhenitsyn’s revisions are not without merit. For instance, it is often overlooked that the Pale of Jewish Settlement, to which most Jewish residence was restricted, actually encompassed a huge swath of land in a country in which the majority of the population was not even permitted to leave the estate on which they were born. While it is true that the Pale was hardly impermeable, Solzhenitsyn emphasizes the exceptions at the expense of the norm. Solzhenitsyn is also correct to question the long-held belief that the tsarist government was responsible for inciting the pogroms, although he is by no means the first historian to do so. More troubling is his depiction of the effects of the 1881 pogroms and the resulting 1882 May Laws. In both cases, he argues that the number of affected individuals was actually quite small. On this basis he questions, again as others have done before him, the widespread belief that the pogroms were a turning point in Jewish history. For instance, when discussing the effects of the 1881 pogroms on the European Zionist movement, he rhetorically asks, “Was the experience of pogroms in the south of Ukraine extended to the entire European Jewish experience?” (254) In several places he points out that the pogroms were limited in geographic scope. Although it is true that popular memory has often conflated the pogroms of 1881 with the much more severe and widespread pogroms of the early twentieth century, one cannot measure the historical impact of violent outbreaks solely on the basis of the number of people directly affected. For instance, the fact that the attacks of September 11, 2001 were aimed at only two cities and only affected some 3 000 people has hardly belittled their historical impact. Further, it was not only the experience of the pogroms that had such a large effect on Russian Jewry, but it was also the ambivalent reaction of the Russian liberal intelligentsia that was an awakening for Jewish society.

9 Solzhenitsyn employs numerous techniques to distance himself from some of the more anti-Semitic implications of his work. The first is to find Jewish sources to quote when treading on controversial ground. Thus, the book is punctuated with phrases such as “in the writings of Jewish authors,” or “as the Jewish Encyclopaedia explains” wherein Solzhenitsyn airs his starkest criticisms of Jewish behaviour. Certainly many Jewish intellectuals whom Solzhenitsyn chooses to cite did believe that a reform of Jewish behaviour was imperative, but many of these thinkers also believed that the responsibility for these faults lay with the Russian authorities, a fact glossed over by Solzhenitsyn. Another technique is to use parentheses to enclose snide comments and insinuations. For instance, in a segment in which Solzhenitsyn congratulates the Russian people for not reacting to the murder of Stolypin “at the hands of a Jew” with a pogrom, he parenthetically remarks “(although it is often written with insistence that the tsarist authority only sought and dreamt of one thing: organizing a Jewish pogrom)” (442).

10 The most conspicuous fault of Solzhenitsyn’s newest exploit is its lack of academic norms. The book is based overwhelmingly on a handful of sources: Iulii Gessen’s 1925 Istoriia evreiskogo naroda v Rossii, the memoirs of the late nineteenth-early twentieth- century lawyer and Jewish activist Genrikh Borisovich Sliozberg, and encyclopaedia articles (mostly from the Evreiskaia entsiklopediia edited by Brockhaus and Efron

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between 1906 and 1913). Repeatedly, Solzhenitsyn holds back his own eloquence, preferring to allow these sources to articulate ideas in his place. As a result, much of the book consists of a stringing together of quotations that Solzhenitsyn has garnered from these sources. But my criticism is not simply that the book is based on secondary sources; indeed, a useful synthetic work for mass audiences would be a welcome addition to Russian-language literature on Russian-Jewish history. Solzhenitsyn, though, does not present a synthetic account of either traditional or recent scholarship on Russian Jewish history. Instead, he selects only a handful of sources drawn exclusively from a small group of assimilated, liberal, Russophilic, Jewish intellectuals. These activists all sought some variety of Russian-Jewish integration, and expressed their frustrations with both the Russian government’s failure to expedite Jewish assimilation and the Jewish masses’ failure to fully embrace Russia. On the other hand, primary sources more grounded in the Jewish side are completely neglected. Even contemporary Russian-language histories accessible to Solzhenitsyn, such as the pre- revolutionary journal of Jewish history, Evreiskaia starina, or the numerous writings of Simon Dubnovhardly warrant mention in Solzhenitsyn’s book. More curious is Solzhenitsyn’s failure to consult the vast scholarship on the topic that has been conducted in English, French, German, and Russian since the 1920s. As a result, many of what Solzhenitsyn seems to believe are his most original arguments have already been extensively researched and debated elsewhere. Despite his declared effort to remain even-handed in his history, Solzhenitsyn’s unfamiliarity with the topic and unwillingness to utilize all sources, have resulted in a fundamentally one-sided and partial work.

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Delphine Bechtel, La Renaissance culturelle juive en Europe centrale et orientale, 1897-1930

Boris Czerny

RÉFÉRENCE

Delphine BECHTEL, La Renaissance culturelle juive en Europe centrale et orientale, 1897-1930. Langue, littérature et construction nationale. Paris, Belin, 2002, 319 p., carte

1 Le titre du livre annonce une approche synthétique des cultures juives en Europe centrale et orientale et des différents types de projets nationaux. L’incipit, constitué d’une phrase de Simon Bernfeld (p. 2) sur l’oscillation entre l’Est et l’Ouest du peuple juif tout au long de son histoire, définit la structure de l’ouvrage qui, comme le suggèrent les nombreux titres et sous-titres, donne une large place à une organisation spéculaire. Ainsi le choix des intitulés des paragraphes et leur contenu, par exemple « la vie intellectuelle en exil » (p. 206) et « réponse des intellectuels juifs allemands » (p. 209), témoignent d’une volonté d’opposer les grands mouvements qui parcoururent les deux hémisphères européens du monde juif à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, afin de mieux cerner leurs zones de coïncidences et, in fine, leurs tensions communes vers la renaissance juive. Cette expression, comme le rappelle Delphine Bechtel, fut utilisée par Martin Buber (p. 138) dans une revue au nom très significatif, Ost und West en 1901, à la veille d’une vague de « dissimilation » chez les juifs allemands (p. 69, 150).

2 L’étude de la renaissance culturelle juive du début du XXe siècle à travers les contacts et les échanges littéraires inter-ashkénazes est concentrée sur le développement des littératures juives en allemand, hébreu, yiddish, qui « en l’espace de quelques années passèrent en accéléré par toutes les révolutions littéraires qui avaient pris des décennies dans toutes les littératures européennes » (p. 72). Dès les premières pages, les dates de 1897 (année de fondation du Bund et du parti sioniste), 1908 (Congrès de

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Czernowitz au cours duquel furent proclamées l’égalité des droits pour la langue yiddish par rapport à l’hébreu et la volonté d’unification du peuple juif), 1917, puis la montée du nazisme en Allemagne à partir de 1924, sont autant de repères qui fixent avec fermeté le cadre temporel. Cependant la place principale est accordée à l’histoire des idées et à l’évolution de la création littéraire1 (écriture romanesque, poésie, essais, carnets de voyages) jusqu’à la prose expressionniste des écrivains russes émigrés dans les années 1920 à Berlin, avec, entre autres, Leyb Kvitko dont Delphine Bechtel donne une lecture inédite du recueil Les Peaux du Rio Grande (1928). La présence « dissimulée » du « grand-père » de la littérature yiddish, Mendele Moykher Seforim, dans la nouvelle Buchmendel (1929) (p. 195)de Stefan Zweig, donne à l’auteur l’occasion de souligner l’existence de nombreuses passerelles entre l’Est et l’Ouest.

3 La notion d’interdépendance spatiale et temporelle des deux branches maîtresses de la culture ashkénaze est étendue aux différentes formes d’expression écrite. En de maintes occasions, grâce à l’étude précise de documents inédits, D. Bechtel surmonte les clichés sur l’utilisation politique du yiddish, de l’hébreu et de l’allemand, à travers « l’engouement pour la langue yiddish, motivé par des engagements politiques très divers, et instrumentalisé pour les justifier » (p. 119), ainsi que par l’évolution du sionisme politique vers la renaissance juive (p. 65). Cette approche permet d’éviter les a priori qui sont chassés avec une belle constance. Les pages 56 à 61, consacrées à la démarche volontariste qui prévalut dans la création du yiddish littéraire, sont caractéristiques d’une écriture donnant la préférence à des ajustements successifs qui sont le produit de la confrontation des opinions des nombreux acteurs de la renaissance culturelle juive. Par exemple, dans le sous-chapitre consacré au « travail des linguistes », à une considération générale sur la philologie succèdent un rappel du contexte historico-linguistique puis un éclairage inédit sur le congrès de Czernowitz et les positions des différents participants par rapport au yiddish et à l’hébreu. En conclusion, l’auteur souligne la dimension humaine de la création de la nation juive et apporte des arguments en faveur d’une étude globale et variée de la culture juive, considérée comme un corps bicéphale dont chaque tête ne cessait de scruter sur le visage de l’autre des traces de sa propre identité ou originalité. À ce titre, Le visage du Juif (1920) d’Arnold Zweig est, selon nous, une des expressions littéraires les plus abouties de l’interrogation des juifs allemands sur leur assimilation et la recherche d’un ressourcement spirituel dans « le portrait vivant du frère de l’Est » (p. 161).

4 Les allers et retours entre l’Est et l’Ouest pour suivre l’évolution de la situation linguistique relèvent d’une approche comparatiste qui permet d’apprécier les pérégrinations des images dans le temps et l’espace ainsi que leurs évolutions en fonction des vagues d’assimilation ou de dissimilation. Les études sur les traductions littéraires du yiddish en allemand (p. 119-133) débouchent sur une analyse très intéressante de l’« usage social de la littérature yiddish » qui est à relier avec la création d’une représentation mythique du shtetl2 en Europe de l’Ouest et d’un Orient situé en Asie (p. 164), en Palestine ou au plus profond d’un inconscient collectif chez Kafka et Else Lasker-Schüler (p. 176-194). La définition du « territoire » de la nation juive et de ses nombreuses variantes [nation de culture (p. 29), entité culturelle (p. 62), nation linguistique selon les principes de Herder3 (p. 75), collectivité biologique et spirituelle (p. 123), corps viril (p. 147), communauté d’âme (p. 99) et d’exil (p. 153), etc.], de son centre et de ses confins en tant que lieu de ressourcement spirituel, ainsi que l’exposé des voyages de ceux qui firent fonction de « médiateurs » entre les cultures, occupent, à juste titre, une place essentielle. Aussi pouvons-nous regretter les lacunes

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d’une carte sur laquelle ne figure pas la Suisse où résidèrent de nombreux bundistes russes. De même, les lieux où se retrouvèrent les Ostjuden et Westjuden, et surtout les différents noms des villes qui furent l’objet de batailles politiques et linguistiques auraient dû être indiqués. Cela aurait aussi permis du même coup de définir la notion de « langue juive ».

5 La renaissance de la culture juive est appréhendée par l’auteur dans toute la pluralité des représentations collectives et individuelles d’un judaïsme conçu comme une confrontation exégétique en mouvement permanent. De ce point de vue, le livre est profondément, structurellement juif. Sa lecture incite à établir d’autres liens, en particulier avec la littérature juive de langue russe. Il est un signe d’espoir pour une nouvelle renaissance.

NOTES

1. Les termes de « littérature » et « littéraire » sont à prendre dans leur acception (russe) la plus large possible : la production écrite. 2. Les pages (119-140) sur le shtetl en tant qu’espace fantasmatique d’abord honni puis sublimé par les juifs de l’Ouest, et la définition de la modernité juive entre ces deux espaces que furent au XXe siècle le bourg de l’Est européen et la ville occidentale (p. 155), pourraient servir de base à une étude sur la relativité des représentations dites folkloriques. 3. Sur l’influence de Herder en Europe orientale, voir Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1999.

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Simon Doubnov, Le livre de ma vie

Sylvie Anne Goldberg

RÉFÉRENCE

Simon DOUBNOV, Le livre de ma vie. Souvenirs et réflexions, matériaux pour l’histoire de mon temps. Trad. du russe et annotations par Brigitte Bernheimer, préf. de Henri Minczeles. Paris, Cerf, 2001, 1 177 p., préf. aux éd. précédentes, index.

1 Né dans la bourgade biélorusse de Mstislav le 10 septembre 1860, assassiné un jour de décembre 1941, pendant l’extermination du ghetto de , Simon Doubnov est l’un des plus grands historiens du judaïsme. Son introduction en France, relativement tardive, doit beaucoup au travail de Renée Poznanski qui donna l’occasion au lectorat français de se familiariser avec sa pensée en publiant en 1989 une excellente traduction savamment annotée de ses volumineuses Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau. Cette parution, précédée une année auparavant de son Histoire d’un soldat juif 1880-19151, fut peut-être à l’origine de « l’Association des amis de Simon Doubnow » qui permit aux éditions du Cerf de faire paraître son Précis d’histoire juive, puis son Histoire moderne du peuple juif2. On reste cependant redevable à Doubnov d’une somme considérable de travaux, dont une histoire universelle des juifs en dix volumes, une histoire des juifs en Russie et Pologne, ainsi qu’une histoire du hassidisme3, tous ouvrages destinés à combler les lacunes demeurant, à l’aube du XXe siècle, dans l’historiographie des juifs de cette partie du monde.

2 Doubnov vécut en Europe orientale la période durant laquelle se déroulèrent les événements les plus déterminants de l’histoire contemporaine, jalons de toute l’histoire du XXe siècle. Si la vie de ce très grand historien juif recouvre, en effet, un pan crucial de l’histoire mondiale, pour ce qui est de l’histoire des juifs en particulier, elle s’inscrit dans un processus de destruction dont l’inéluctabilité n’apparaît qu’a posteriori. Les carnets et la correspondance qui étayent la rédaction du Livre de ma vie servent de trame à l’agencement de ces mémoires entamées en 1921 et rédigées au cours des vingt années suivantes. Les matériaux varient cependant au cours du temps et si certains chapitres relèvent de la mémoire familiale et personnelle de Doubnov, d’autres

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reprennent des notes brèves, directement tirées de ses carnets, tenus sa vie durant. L’ouvrage en lui-même, dont le format copieux pourrait rebuter, tient à la fois du récit initiatique et du document historique. En ce sens, le sous-titre, Matériaux pour l’histoire de mon temps, tient largement ses promesses et bien plus encore : il permet de percevoir comment les espérances et les rêves de tout un peuple se sont heurtés à la brisure du XXe siècle. La traduction en langue française de cet ouvrage – qui devrait devenir un classique ou, mieux encore, un livre de chevet – comble une lacune considérable. En effet, la plupart des ouvrages existant sur ce pan de l’histoire des juifs sont parus soit en yiddish, soit en hébreu, soit en anglais. La documentation qu’il contient est considérable d’un point de vue historique, mais, présentée par un de ses acteurs les plus engagés, elle est de surcroît une matière vive.

3 Il est certes impossible de rendre compte de ce millier de pages sans tomber dans une forme anecdotique qui ne lui rendrait pas justice. L’ouvrage, en mêlant intimement les éléments biographiques aux événements (et il n’en manque guère) de la grande histoire, leur prêtant ainsi corps et chair, permet au lecteur non seulement de rencontrer avec émotion les grandes figures du panthéon juif de l’Europe orientale mais aussi de s’introduire subrepticement dans tous les débats intellectuels et idéologiques qui ont traversé le siècle.

4 Entamée en 1921, au moment où Doubnov estime avoir franchi les principales épreuves de sa vie et avoir accompli sa tâche, cette autobiographie vise à en retracer les étapes et à faire une synthèse des événements qui ont marqué son siècle, autant qu’à rendre compte du combat qu’il a mené avec ses contemporains pour améliorer le sort de ses coreligionnaires. C’est avec tendresse qu’il décrit la bourgade qui l’a vu naître, et où il ira, tant qu’il le pourra, se ressourcer régulièrement. Son grand-père, ses parents et maîtres apparaissent tels des images d’Épinal, archétypes d’une société juive traditionnelle où le combat quotidien pour gagner une maigre subsistance recouvre toute autre préoccupation à l’exception du respect de la Sainte Torah. Le mémorialiste, en revenant sur son enfance, se décrit comme décidément réfractaire à l’étude talmudique – trop aride à son goût –, et avec son frère pour complice en bibliomanie, il dévore tout ouvrage susceptible de lui tomber sous la main. L’élargissement de son regard sur le monde passera ainsi par des lectures « coupables », qui lui permettront de s’initier aux premiers écrits de la Haskala, encore rédigés dans un hébreu quasi biblique, et à la littérature russe. Ses tentatives de scolarisation russe le mènent jusqu’à l’école du district, mais le diplôme de fin d’études destiné à lui ouvrir les portes de l’université restera inaccessible. C’est en autodidacte qu’il parachèvera une formation qui le conduira à collaborer aux foisonnantes revues judéo-russes de l’époque. S’il se fait les dents dans Russkji Evrej, le jeune Doubnov ne tardera guère à publier dans Rassvet, puis dans le grand mensuel de l’intelligentsia Voshod4, auquel il restera lié un quart de siècle durant, y publiant des chroniques littéraires qui le font connaître et parfois redouter des plumitifs de tous bords, puis les ébauches de ses livres. En séjour clandestin dans la capitale, Saint-Pétersbourg, Doubnov y établira de solides amitiés qui lui permettront, le moment venu, de s’insérer dans les mouvements d’avant-garde de sa génération en quête d’identité autant que de liberté. Dans une Russie qui interdit aux juifs la libre circulation et a fortiori la libre installation hors de la zone de résidence, il n’est guère étonnant de les voir errer de ville en ville, s’établissant clandestinement chez les uns ou les autres jusqu’à ce qu’un arrêt les renvoie dans leur bourgade provinciale d’origine. Il est peu de dire que, pour les juifs de la Sainte Russie, les années qui succèdent aux pogromes de 1881 sont des années de plomb, marquées par la constance des politiques

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judéophobes. Oscillant entre le giron natal et Saint-Pétersbourg où il travaille, c’est temporairement à Odessa que Doubnov trouvera un refuge pour y loger en compagnie de sa famille.

5 À vrai dire, ce refuge se révélera un havre pour l’historien, lui permettant, grâce à un environnement intellectuel riche, de développer amplement ses théories politiques ainsi que de peaufiner sa méthode historiographique, tout en donnant le meilleur de lui-même dans ses activités littéraires. L’intelligentsia d’Odessa comprend, dans les années 1890, des personnalités illustres : Ahad ha-Am, Hayim Nahman Bialik, Mendele Moykher Sfoyrim, Sholem Aleykhem, Lilienblum, Berdishewski en font alors partie. Palestinophiles militants, assimilationnistes convaincus et tenants d’une renaissance populaire, nationaliste et yiddishisante débattent alors régulièrement, de vive voix ou à travers leurs articles ou dans des rencontres publiques. C’est dans ce cercle chaleureux que Doubnov en vient, graduellement, à se considérer comme un « missionnaire de l’histoire » dont la vocation est de « diffuser les connaissances historiques sur le judaïsme » (p. 343 sq.). Engagé à fond dans cette entreprise, Doubnov désapprouve aussi bien l’aspiration des sionistes qui, selon lui, voudraient faire tourner « la roue de l’histoire » en sens inverse, empruntant une voie qu’il juge « étroite », que les engagements des bundistes qui s’attachent plus à la cause ouvrière qu’à la cause nationale juive. Selon lui, seule une politique de souveraineté nationale permettrait au peuple juif de maintenir son unité, en dépit de la dispersion5. Afin de réduire ses activités publiques, Doubnov décide de migrer vers Vilna. Les valises sont faites lorsque survient la nouvelle du pogrome de Kishinev, en 1903. Doubnov vient d’assister à une conférence donnée par un jeune homme talentueux, mais dont il estime l’idéologie sioniste « bornée » : il s’agit de Vladimir Jabotinsky, qui défend alors l’idée de la fin de la judéophobie par une renaissance politique (p. 502)6. Le soir même, le cercle de Doubnov comprenant, outre celui-ci, Bialik, Ahad ha-Am, pour ne citer que les écrivains les plus célèbres, décide de mettre sur pied des groupes d’autodéfense7. À partir de 1897, la vie politique se fait plus bouillonnante, le programme lancé au premier congrès sioniste de Bâle retentit dans la rue juive, la conduisant – dit alors Doubnov – « à s’abandonner à l’ivresse du messianisme » (p. 412).

6 Juché sur la crête d’un volcan en constante éruption, continuellement déchiré entre son désir de s’enfermer dans l’écriture de l’histoire du temps passé et l’engagement dans les nécessités immédiates, Doubnov poursuit néanmoins la double mission qu’il s’est assignée. Un parti politique, le Volskpartei, fondé sur la théorie autonomiste du nationalisme culturel qu’il a élaborée, verra le jour en novembre 1906. Après la célèbre conférence de Czernowicz qui avait prononcé la suprématie du yiddish, en septembre 1908, la question des langues nationales se place au centre des débats : yiddish, hébreu, russe ? Quelle langue nationale officielle adopter ? Si Doubnov défend l’adoption du principe trilingue en vertu de la préservation des droits historiques et culturels de tous les membres du peuple juif, ses positions sont loin de faire l’unanimité. C’est dans le cadre de la Société d’histoire et d’ethnographie8 que Doubnov associera histoire et politique. Ses publications se partagent désormais entre le mensuel littéraire Everjiskij mir et la revue trimestrielle scientifique Evrejskaja starina9. Une fois la guerre déclarée, Doubnov tente, en se jetant dans l’écriture, de surmonter l’effroi que suscitent les nouvelles venues du front, et notamment des régions juives. Les Polonais affirment que les juifs espionnent pour le compte des Autrichiens, et à l’hécatombe des zones de combats s’ajoutent les victimes des pogromes, expulsés et déportés qui ne peuvent se chiffrer. Pourtant, en ce temps où les informations n’apportent que des récits

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d’atrocités, où ne pointe nulle trace d’espoir ou d’embellie, et où tout oppresse le présent, Doubnov spécule sur l’avenir, qui permettra aux juifs de revendiquer leurs droits, lors de la conférence de paix qui suivra inévitablement l’issue de la guerre (p. 714). Traqué par la censure, il travaille néanmoins, inlassablement, à la publication simultanée de son œuvre en hébreu, en yiddish, en allemand et en anglais, par delà les frontières de sa geôle russe. Il s’en explique en ces termes dans ses carnets, le 18 mars 1915 : « Pour moi, l’histoire était une source de vie bouillonnante, de combat, de création d’esprit vivant, l’origine d’une conception du monde, la vénérable légende des siècles » (p. 717).

7 Pourtant, Doubnov, profondément bouleversé par le pogrome de Kishinev, avait écrit : « Que pouvions-nous attendre d’autre après vingt-deux ans, pendant lesquels “chaque jour tuait un rêve” ? » (p. 508).

8 On conclura sur cette phrase, en se contentant de mentionner la litanie des événements qui vont se succéder dans un tempo infernal : révolution de 1905, représailles, déportations, Première Guerre mondiale, révolution de 1917, guerre civile, victoire des bolcheviks… S’il ne s’agissait du grand historien, on aurait pu dire que son destin aura connu le sort ordinaire des juifs de sa génération. Survivant à la famine, à la maladie et aux massacres de la guerre civile, Doubnov ira, comme nombre de Russes, trouver refuge dans le Berlin de la république de Weimar. Rattrapé une fois encore par le crépuscule de l’histoire, il croira échapper à Hitler en s’installant à Riga… Las ! le vieillard de 81 ans sera abattu d’une balle, en trébuchant sur l’échelle qui devait le conduire, en autobus, vers les gaz. Son œuvre demeure. Dans l’étrangeté du temps, la discussion qu’il a ouverte à propos des idéologies nationales juives et de la succession des cycles de rayonnement et de déclin dans l’histoire des juifs, prend parfois, à la lueur de l’actualité, une sombre acuité.

NOTES

1. S. Doubnov, Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, trad. du russe, annoté et présenté par Renée Poznanski, Paris, Cerf, 1989 (Saint-Pétersbourg, 1907 et Tel-Aviv, 1937) ; id., Histoire d’un soldat juif 1880-1915 (Petrograd, 1917), trad. par Laurence Dyevre et Alexandre Eidelman, Paris, Cerf, 1988. 2. S. Doubnov, Précis d’histoire juive : des origines à 1934 (Paris, 1936), trad. par I. Pougatz, Paris, Cerf, 1992 ; id., Histoire moderne du peuple juif (Paris, 1933), trad. par B. Bernheimer, Paris, Cerf, 1994. 3. S. Doubnov, Weltgeschichte des Jüdischen Volkes, Berlin, 1937 ; id., History of the Jews in Russia and Poland, 3 vols, Philadelphie, 1946 ; id., Geschichte des Chassidismus, Berlin, 1931 (hébreu : Tel Aviv, 1930-19331). 4. Périodique publié à Saint-Pétersbourg de 1881 à 1906. 5. Voir dans S. Douvnov, Lettres sur le judaïsme, op. cit., la lettre X, « D’une intelligentsia à la dérive », ainsi que la lettre XIII, « De la suprématie d’une politique nationale dans la vie d’une nation opprimée ». 6. Jabotinsky deviendra le dirigeant du mouvement sioniste radical révisionniste.

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7. Le texte de l’appel, rédigé en hébreu par Ahad ha-Am pour éviter la censure, rentrera dans l’histoire. Ha-tekufa, 25, 1928, pp. 416-420. 8. Fondée à Saint-Pétersbourg en 1908, après que Doubnov eut appelé de ses vœux un tel projet en 1891. 9. Les dix premiers volumes furent édités par Doubnov entre 1908 et 1918, les trois derniers (1924-1930) par un collectif éditorial. Evrejskij mir paraîtra jusqu’en 1912.

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Gennadij V. Kostyrčenko, Tajnaja politika Stalina

Samson Madievski Traduction : Xavier Le Torrivellec

RÉFÉRENCE

Gennadij V. KOSTYRČENKO, Tajnaja politika Stalina : vlast´ i antisemitizm (La politique secrète de Stalin : pouvoir et antisémitisme). Moscou, Meždunarodnye otnošenija, 2001, 784 p.

1 Le précédent ouvrage de l’auteur, V plenu u krasnogo faraona : političeskie presledovanija evreev v SSSR v poslednee stalinskoe desjatiletie1, avait déjà fait événement, et pas seulement parmi les spécialistes. Il s’appuyait sur une centaine de documents, jusque-là non publiés et provenant des archives, enfin accessibles après la fin de l’URSS, des organes du parti, des services de sécurité nationale et d’autres structures de direction et de répression de l’ancien empire soviétique.

2 Or la base documentaire du nouvel ouvrage est encore plus riche. Et le cadre chronologique a été élargi : si, dans le premier livre, le récit commençait en 1942, le second s’ouvre avec l’époque prérévolutionnaire. Assumant alors le rôle original de premier explorateur, l’auteur s’était donné pour tâche de récupérer le maximum d’informations de ces archives auparavant inaccessibles aux historiens. Dans le livre que l’on commente ici, l’accent est mis sur la compréhension des faits : on a devant les yeux la tentative, pour l’essentiel réussie, d’élaborer une conception complète du phénomène étudié.

3 L’objectif de l’ouvrage est formulé ainsi : « reconstruire le processus historique de naissance, de formation et de développement de l’antisémitisme d’État en URSS…, offrir un tableau complet des changements intervenus sous son influence dans les instances du pouvoir et dans la conscience publique. » La genèse et l’évolution du phénomène sont replacées dans le contexte des événements et des processus politiques les plus

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significatifs, survenus dans le pays et dans le monde, et en particulier au sein de la nomenklatura soviétique. L’antisémitisme d’État est considéré comme faisant partie intégrante du régime de domination totalitaire, comme à la fois sa manifestation et son instrument. À travers le prisme de la « question juive », l’auteur tente d’esquisser la dynamique idéologico-politique du régime stalinien. En ce qui concerne les processus internes à la communauté juive d’URSS et les rapports qu’elle a entretenus avec la société environnante et les juifs de l’étranger, ces questions ne sont abordées qu’en pointillé, en relation avec le sujet principal de l’étude.

4 Selon la conception de l’auteur, l’antisémitisme d’État n’apparaît pas en URSS – comme beaucoup le pensent – à la fin des années 1940, mais dès la fin des années 1930, à l’époque de la « Grande Terreur » et de la consolidation de l’absolutisme stalinien. Avant cette époque, Stalin profitait régulièrement des humeurs antisémites de la société et du parti pour défaire ses opposants dans la lutte pour le pouvoir. Une fois transférée sur le terrain bureaucratique, cette manière de procéder acquit le statut d’une politique systématique menée par l’État. Son but était l’élimination progressive de « l’influence juive » (plus précisément de l’influence des juifs) sur la vie socio- politique et culturelle de la société ; et ses moyens privilégiés étaient l’assimilation imposée d’en haut et des mesures administratives et répressives, lesquelles s’alourdissaient continuellement avec le temps.

5 L’antisémitisme d’État s’est forgé dans un climat psychologique et idéologique particulier, celui d’un vigoureux chauvinisme de grande puissance, que Stalin a fait renaître au motif que dans le combat entre les trois idéologies mondiales – libéralisme, communisme et nationalisme – cette dernière était dominante dans les années 1930.

6 « La Grande Purge » des cadres a eu pour effet le renouvellement presque complet de la couche sociale des dirigeants nomenklaturistes. Après l’élimination sanglante de nombreux représentants des minorités nationales, dont un nombre non négligeable de juifs, les jeunes fonctionnaires qui intégrèrent cette couche sociale étaient le plus souvent d’origine slave. Pour mettre en œuvre sa politique, Stalin s’appuya sur ces jeunes gens, éduqués dans l’esprit d’un dévouement absolu à sa personne.

7 L’apparition en Union soviétique d’un antisémitisme d’État tient à la nécessité commune à tous les régimes totalitaires de disposer de l’image d’un ennemi. Celle-ci offre au détenteur du pouvoir la possibilité de soumettre complètement la société et de manipuler efficacement les masses. Dès la fin des années 1940, l’image de l’ennemi est de plus en plus marquée par un contenu antisémite – les épouvantails du « cosmopolitisme », du « nationalisme bourgeois des juifs » supplantent dans les discours de propagande les « trotskistes », « boukhariniens », « saboteurs », etc. Cela fut le résultat de l’« adaptation créatrice » par Stalin de l’expérience nazie, dont l’origine remonte selon l’auteur au rapprochement germano-soviétique d’avant-guerre.

8 En Union soviétique, l’antisémitisme d’État atteint son apogée au début de l’année 1953, lors du fameux « complot des blouses blanches ». En accord avec la majorité des spécialistes, G. V. Kostyrčenko explique ce développement par un ensemble de facteurs de politique intérieure et extérieure : le chauvinisme accru de la politique nationale des dirigeants soviétiques ; l’exacerbation de la tension soviéto-américaine et le durcissement de la guerre froide ; la dégradation psychologique du vieux Stalin ; le jugement que celui-ci portait sur le sionisme, sur l’État d’Israël comme « avant-garde de l’impérialisme des États-Unis » et sur les juifs soviétiques comme potentielle « cinquième colonne ».

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9 Pourtant la vision que l’auteur porte sur la suite des événements diffère de celles d’un certain nombre d’historiens russes et étrangers. Selon G. V. Kostyrčenko, le surgissementde l’antisémitisme d’État au début de 1953 « menaçait réellement les fondements de la société et l’intégrité de l’État, qui reposait sur l’idée communiste » (p. 694). « Le passage à une forme plus ouvertement agressive de l’antisémitisme d’État » risquait de déboucher sur « l’effondrement des bases fondamentales de l’État multinational et l’avènement du chaos social » (p. 707), ainsi que sur des complications internationales inattendues. Selon l’auteur, la réalité de ces menaces fut perçue par celui qui était responsable de leur apparition, Stalin lui-même. « Malgré de sérieux problèmes relatifs à sa santé physique et psychique, il n’avait cependant pas complètement perdu l’esprit et c’est pourquoi il n’a pas pu – au vu des raisons évoquées plus haut – jouer jusqu’au bout la carte de l’antisémitisme, c’est-à-dire s’engager sur la voie empruntée par les nazis d’une « solution finale » de la « question juive » (p. 694).

10 Dans le précédent livre de l’auteur, le passage sur le « complot des blouses blanches » se terminait par quelques questions : « quelles auraient dû être les conséquences de ce processus : la déportation massive des juifs en Sibérie, comme le supposent certains spécialistes, ou le massacre par le chef de ses proches compagnons de la direction communiste, selon d’autres ? Ou peut-être l’un et l’autre en même temps ? ». L’auteur espérait que « sur ces questions et quelques autres nous pourrions un jour obtenir des réponses définitives » (p. 361).

11 Sept ans plus tard, il est convaincu que le temps des réponses est venu. Les voici : Stalin fut contraint de faire marche arrière, ce qui a écarté, en même temps que la possibilité d’une action antisémite d’envergure, l’éventualité d’une nouvelle purge de la nomenklatura. « Toutes les discussions sur le fait que le pays – pendant l’hiver 1953 – s’effondrait dans le gouffre sanglant d’un nouveau 1937 et se tenait au seuil d’un Armageddon, ne reposent sur aucune argumentation un tant soit peu solide » (p. 707).

12 « Le mythe de la déportation » – tel est le titre du paragraphe correspondant. L’auteur constate qu’au cours des dix années qui suivirent l’effondrement du communisme et l’ouverture des archives soviétiques, aucune preuve documentaire n’est venue établir le fait qu’une déportation des juifs soviétiques était en cours de préparation. (G. V. Kostyrčenko exclut l’hypothèse d’une destruction complète, qui n’aurait pas laissé de traces, des centaines de milliers de listes qu’une telle opération aurait exigées). Il insiste au contraire sur la découverte de documents témoignant de l’absence de pareilles intentions chez les dirigeants. Et, plus précisément, des projets de pétition rédigés dans les bureaux du Comité central du PCUS et qui auraient dû être adressés par d’éminents juifs soviétiques à Stalin au sujet de l’affaire des « blouses blanches » (le second projet rédigé par D. T Šepilov a été retrouvé et mis à la disposition des chercheurs par l’auteur de l’ouvrage commenté). Or les deux projets ne contiennent aucune demande de transfert des juifs de la partie européenne de l’URSS vers la Sibérie ou l’Extrême-Orient. (Rappelons que, pour les tenants de l’hypothèse d’une déportation en voie de préparation, l’opération devait être réalisée en conformité avec cette « requête »). Au contraire, on estime dans ces brouillons que « la majeure partie de la population juive d’URSS » est « amie du peuple russe » et se compose de « patriotes de la Nation soviétique ». L’ordre donné de « châtier les criminels de la manière la plus impitoyable » a été retiré du second projet, ce qui conduit l’auteur à penser que Stalin ne souhaitait pas résoudre l’affaire des médecins par un procès public (selon la même hypothèse d’une déportation en préparation, le jugement puis l’exécution publique des

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docteurs devaient servir de prétextes à des pogromes « spontanés » et à des « déplacements volontaires » de populations), mais préférait un jugement sommaire du type de celui des activistes de l’EAK – l’affaire du Comité juif antifasciste. Les deux documents se terminent par le souhait de lancer la publication d’un journal destiné à « une part importante des populations juives d’URSS et de l’étranger ». Voilà comment l’auteur explique le fait que la pétition n’ait pas été publiée : « selon toute vraisemblance, Stalin a compris que la lettre collective des juifs soviétiques aurait révélé la présence en URSS d’une “question juive”, officiellement inexistante ».

13 Dans la conclusion de son livre, l’auteur remarque que, sous les héritiers de Stalin, le communisme soviétique portait encore le « sceau de Caïn de l’antisémitisme d’État ». Cet antisémitisme était cependant limité au cadre restreint d’une « action politique fortement réglementée et discrète », menée sans avoir recours à de vastes opérations de propagande ou de répression du type « lutte contre le cosmopolitisme », « affaire EAK », ou « complot des blouses blanches ». Si, à la fin du règne de Stalin, l’antisémitisme d’État rappelle, selon l’expression imagée de l’auteur, « un feu de forêt qui s’allume », on pense pour la décennie suivante à une tourbière : se consumant lentement, fumant peu et intoxiquant la société de ses émanations.

14 Vers la fin de la perestroïka, l’antisémitisme officiel se porte mal et passe le relais à un antisémitisme plus agressif et plus ouvert – dans le style traditionnel des Cent-Noirs – qui réapparaît dans l’atmosphère ambiante de libéralisme politique. S’effaçant du niveau étatique, la judéophobie se ranime et se renforce dans les sphères de l’idéologique, du politique et du social, ainsi que dans les mœurs. Les organisations de tendance néonationaliste et néofasciste ont profité de la levée de presque tous les interdits relatifs à l’autonomie socio-politique, pour diffuser une propagande insidieuse et nettement antisémite. Et la brutale aggravation des conditions de vie a rendu la population beaucoup plus réceptive à ce type de discours.

15 Le danger existe-t-il aujourd’hui en Russie de voir renaître l’antisémitisme d’État ? Et alors d’où viendrait-il ? G. V. Kostyrčenko aperçoit deux foyers. Tout d’abord, ce sont les représentants de l’ancien pouvoir, issus des rangs des staliniens « engagés » ou des nationalistes radicaux du parti communiste de la Fédération de Russie. Pendant la période du gouvernement El´cin, ils ont voulu accumuler un capital politique par leurs critiques antisémites et populistes du régime. Le second foyer est composé d’une partie des dirigeants de l’actuelle bureaucratie, laquelle est toujours marquée par « les péchés originels du passé totalitaire » – vouloir imposer un pouvoir incontrôlé sur la société –, et qui peut s’armer de l’idéologie de la « nomenklatura du terroir». L’auteur considère ces deux variantes comme catastrophiques pour la Russie, mais heureusement peu vraisemblables. Dans sa version quotidienne ou comme discours de propagande, l’antisémitisme, après avoir atteint son paroxysme dans les années 1990 – dans le contexte d’une violente rivalité entre l’élite libérale et l’opposition nationale/ communiste –, tendrait désormais à s’estomper, en même temps que les tensions politiques, apaisées par un pouvoir foncièrement pragmatique.

16 Selon G. V. Kostyrčenko, seul un « choix historique positif » permettrait à la société russe de se débarrasser définitivement de l’ombre de la judéophobie officielle, en rejetant les exhortations des tenants d’un retour à l’ancien totalitarisme ou à sa version « rénovée ». Alors l’« esprit marqué par des restes d’antisémitisme et qui erre encore dans les lieux du pouvoir » serait progressivement enfoui dans le passé avec la plupart

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de ceux qui en sont toujours les porteurs : les anciennes générations de fonctionnaires, formées en pleine époque stalinienne.

17 Voici donc comment l’auteur décrit l’évolution de l’antisémitisme d’État au cours des époques soviétique et post-soviétique. Mais c’est évidemment l’analyse de la « politique juive » à l’époque stalinienne qui donne toute sa valeur à l’ouvrage. Sur ce plan, aucun des travaux existants ne peut lui être comparé – ni dans la manière exceptionnellement large d’aborder la question ni par la solidité de l’étude.

18 Ce qui vient d’être dit ne signifie pas que nous soyons d’accord avec toutes les thèses développées dans le livre. Le titre éveille déjà quelques doutes : est-il vraiment opportun de qualifier de « secrète » la politique antisémite de l’État soviétique de la fin des années 1940 et du début des années 1950 ? Bien qu’elle ne fût pas clamée du haut des tribunes, la tendance était évidente pour l’immense majorité.

19 En outre, quels étaient les rapports entre l’antisémitisme des élites et de l’État, et celui « plébéien » des masses ? On a l’impression que l’auteur sous-estime l’influence de ce dernier sur l’action politique .

20 Enfin, il semblerait que sur la question de l’époque à partir de laquelle on voit apparaître chez Stalin les premiers symptômes d’un antisémitisme personnel, Robert Tucker soit plus proche de la vérité que Robert Conquest, avec lequel notre auteur est solidaire. Prenant appui sur une série de témoignages (qui ne sont pas évoqués dans l’ouvrage commenté ou y sont présentés comme étant ceux de ses opposants idéologiques), Tucker affirme que le « merveilleux Géorgien » (expression de Lenin) est devenu antisémite bien avant la révolution d’Octobre. Quant à Conquest, il n’a repéré dans son comportement d’alors que les « germes de la démagogie antisémite ». « Les cas qui nous sont connus de propos vulgaires tenus par hasard sur le thème juif, témoignaient – suppose G. V. Kostyrčenko – davantage de la grossièreté de ses manières et de sa mauvaise éducation que de quelque chose de plus sérieux » (p. 704). Selon nous, ces incidents peuvent s’expliquer autrement : dans les situations familières, le pragmatisme politique de Stalin l’incitait à dissimuler ses sentiments ; mais dans le cas de situations plus difficiles, voire conflictuelles, il « éclatait ».

21 Une autre chose est de savoir dans quelle mesure les sentiments du chef se reflétaient sur la politique d’État. On peut ici être d’accord avec Robert Conquest : Stalin « était plus profond et plus compliqué qu’Hitler », sa pratique de « l’antisémitisme relevait, à la suite de celle d’Hitler, plus d’une politique que d’un dogme ». (D’ailleurs, A. Avtorhanov défend une opinion semblable : « […] l’antisémitisme de Stalin n’était pas zoologique mais pragmatique »). Cependant, l’auteur se range à leurs opinions en reconnaissant quelques pages plus loin que « sur la question clé du rapport, dans l’antisémitisme personnel de Stalin, entre la judéophobie pathologique et paranoïaque et le pragmatisme machiavélique… il n’existe jusqu’à présent aucune réponse scientifiquement valable » (p. 24).

22 On trouve dans l’ouvrage des affirmations qui ne s’accordent guère avec les faits. Ainsi à la page 429 nous lisons ceci : en 1943-1944 « en raison de l’avenir incertain de la Palestine » la direction du Joint (Joint Distribution Committee) considérait la Crimée comme « un refuge possible après la guerre non seulement pour les juifs d’URSS, mais aussi pour les réfugiés juifs de l’Europe entière ». Les recherches effectuées par Mihail Micel´ dans les archives du Joint prouvent qu’il n’existe aucune source documentaire à

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de telles conclusions (que l’on ne trouve d’ailleurs pas dans les éditions auxquelles G. V. Kostyrčenko se réfère).

23 Cette question est évidemment secondaire pour l’ouvrage considéré. Mais en voici une qui se situe au cœur de la problématique. À propos de l’hypothèse d’une « manœuvre de retrait » effectuée par Stalin fin janvier – février 1953, G. V. Kostyrčenko écrit : « Comment expliquer autrement le fait qu’à la veille de la maladie mortelle qui allait emporter le dictateur, la rhétorique belliqueuse qui avait commencé à y apparaître, à compter du 13 janvier 1953, ait disparu des pages des journaux centraux ? » Mais comment comprendre alors la publication, dans la Komsomol´skaja pravda du 4 mars 1953, d’un article intitulé « Plus haut, la vigilance révolutionnaire » et dénonçant « les groupes terroristes des médecins/saboteurs – agents de l’organisation juive et d’orientation nationaliste-bourgeoise Joint, travaillant pour les services secrets étrangers ».

24 Quelques mots enfin sur l’absence de preuves quant à l’existence d’un plan de déportation. À notre avis, la pertinence de l’argument est affaiblie par deux types de considérations. Tout d’abord (et l’auteur le remarque dans l’introduction), les fonds d’archives du présidium et du secrétariat du Comité central du parti communiste d’Union soviétique sont actuellement inaccessibles aux chercheurs. De plus, le fonds personnel de Stalin n’est pas entièrement ouvert. Et ensuite, il est bien connu qu’à l’époque soviétique il y eut des cas où des documents « compromettants » furent retirés intentionnellement des archives des organes du parti et détruits (il est exact qu’il restait souvent des traces).

25 Comme désormais les auteurs russes en ont la possibilité, G. V. Kostyrčenko a pu préparer la publication de son ouvrage sans l’ingérence d’un rédacteur. Pourtant un regard extérieur n’est pas dénué de toute utilité. Dans le cas présent, il aurait pu aider à éviter certaines erreurs dans la formulation de quelques notes, et permis d’éliminer des expressions largement dépassées du genre « dictature du prolétariat », ou « opposition trotskyste de droite » (il est peu probable que l’auteur les considère comme adéquates à une quelconque réalité historique). Je ne pense pas que l’auteur soit par exemple attaché à la distinction suivante : « les intellectuels d’origine juive » qui, après 1991, « sont apparus nombreux au sein des structures du nouveau pouvoir », ont commencé « dans leur grande majorité » à ne se préoccuper que de leur prospérité (avant tout matérielle) ; alors que parmi les représentants des autres nationalités, seuls « beaucoup » ont commis les mêmes péchés (p. 701). Rien à faire – les règles de la psychologie étant ce qu’elles sont – les erreurs ne sautent aux yeux que dans les bons textes.

NOTES

1. Moscou, Meždunarodnye otnošenija, 1994, 400 p. ; traduction française : G. V. Kostyrtchenko, Prisonniers du pharaon rouge : les répressions politiques contre les Juifs en URSS dans la dernière décennie du règne de Staline, Arles, Solin-Actes Sud, 1997, 446 p.

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Laurent Rucker, Staline, Israël et les Juifs

Françoise Thom

RÉFÉRENCE

Laurent RUCKER, Staline, Israël et les Juifs. Paris, Presses universitaires de France, 2001, 380 p.

1 Pour ceux qui s’intéressent à l’URSS stalinienne de l’après-guerre, il est peu de sujets aussi passionnants que la politique soviétique à l’égard des juifs durant cette période. Car ce thème met en jeu les relations complexes entre politique intérieure et politique étrangère dans le système communiste ; il illustre comment la lutte des clans et les préoccupations du dictateur se combinent ou se combattent dans les décisions adoptées par le Kremlin ; comment l’idéologie toujours présente se marie avec l’opportunisme, engendrant des projets provisoires dont les exécutants se retrouvent bientôt sur le banc des accusés. La politique de Stalin à l’égard des juifs est encore plus retorse que ses pratiques habituelles. Laurent Rucker s’est courageusement aventuré dans ces méandres byzantins dessinés autant par les passions intimes d’un homme que par un calcul machiavélique rationnel. Il en résulte un ouvrage clair, posant les bonnes questions et offrant au lecteur non russophone les éléments de réponses que l’ouverture des archives soviétiques a permis d’apporter.

2 Une première partie analyse les raisons pour lesquelles l’URSS, après avoir longtemps hésité, s’est engagée à fond en avril 1947 pour la création d’un État juif en Palestine. Après l’échec de ses tentatives d’expansion en Iran et en Turquie, Stalin n’a pas renoncé à jouer sur les contradictions entre les impérialistes. Consciente que le sort des juifs d’Europe centrale entassés dans les camps de réfugiés est une pomme de discorde entre Américains et Britanniques – les Américains poussant les Britanniques à ouvrir la Palestine à ces rescapés du nazisme –, l’URSS va en 1946 autoriser 150 000 juifs polonais à gagner les zones d’occupation américaine et britannique en Allemagne et en Autriche. Par haine de l’Angleterre, elle va miser sur la carte du sionisme, traditionnellement

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dénoncé par la propagande soviétique comme « nationalisme bourgeois ». Le choix définitif de l’URSS en faveur de la création d’un État juif a lieu à l’été 1947, c’est-à-dire qu’il est directement lié à l’annonce du plan Marshall et au début de cristallisation du camp occidental. En 1948 Moscou fait pression sur Prague pour que la Tchécoslovaquie cesse de livrer des armes aux Arabes. La Tchécoslovaquie se lance dans une collaboration militaire étroite avec le nouvel État juif, qui permet à celui-ci de remporter la victoire dans la première guerre israélo-arabe. Cette collaboration durera jusqu’en 1951, en dépit de la dégradation des relations entre Israël et l’URSS.

3 Laurent Rucker estime que le désir de saper les positions britanniques au Moyen-Orient fut la principale motivation de la décision de Stalin en faveur de la création de l’État juif. Selon lui, l’espoir d’en faire un bastion socialiste dans la région ne fut pas sérieusement entretenu par le Kremlin. Pourtant la réaction des Soviétiques fut vive lorsqu’ils apprirent début 1949 qu’Israël avait accepté un prêt américain de 100 millions de dollars. Pour eux c’était l’indice qu’Israël était en train de basculer dans le camp américain. Les premiers signes apparents d’un refroidissement entre Israël et l’URSS datent du milieu de l’année 1949. Au fond, la politique juive de Stalin en 1947-1948 montre à quel point il était incapable de tirer les leçons de ses échecs précédents : dans le cas d’Israël comme dans celui de la Turquie et de l’Iran, l’URSS avait agi dans le but d’affaiblir l’Angleterre, en misant sur les « contradictions entre les impérialistes » ; et une fois de plus, en s’attaquant à la Grande-Bretagne, elle n’avait fait que renforcer les États-Unis qui pourtant, à partir de 1947, étaient considérés comme l’ennemi principal.

4 Si la politique à l’égard de l’État juif est assez facilement déchiffrable parce qu’elle découle des facteurs permanents de la diplomatie soviétique, celle menée à l’égard des juifs d’Union soviétique est infiniment plus complexe car, dès la guerre et la période de la grande alliance, elle est traversée par des objectifs et des impulsions contradictoires. Il y a d’abord la volonté de faire appel aux juifs américains pour aider Roosevelt à surmonter les fortes réticences Outre-Atlantique à une alliance avec Stalin : c’est ce qui conduira ce dernier à autoriser la création en septembre 1941 du CAJ (Comité antifasciste juif), sur lequel nous reviendrons. Il y a parallèlement le flirt de Stalin avec le nationalisme grand-russe et l’intention de contrer la propagande nazie sur le « judéo-bolchevisme ». Les premières mesures de « déjudaïsation » de l’establishment culturel soviétique sont prises en 1942. Le conflit entre ces politiques contraires va être accentué par la lutte des clans dans l’entourage de Stalin, le CAJ étant patronné par Molotov influencé par son épouse Åem©uÂina, et par Beria qui joue la carte juive pour des raisons multiples (possibilité d’étendre ses réseaux aux États-Unis, y compris dans la communauté scientifique, sensibilité d’un Mingrélien aux nationalités non russes, et peut-être déjà projet de modernisation de l’URSS avec l’aide financière juive) ; la carte du nationalisme russe étant, quant à elle, volontiers mise en avant par les protégés de Malenkov.

5 L’auteur consacre un chapitre détaillé à l’histoire du CAJ. Il relève l’aspect mystérieux du faux départ de ce Comité à l’automne 1941 mais, faute de mettre en lumière les liens de cette première mouture du CAJ avec le gouvernement polonais de Londres, ne mesure pas toutes les implications du choix de Beria lorsque celui-ci désigna deux bundistes polonais, Erlich et Alter, pour organiser le CAJ et en définir le programme. La mise en avant de ces deux personnages était un signal à la social-démocratie européenne en même temps qu’un geste de bonne volonté à l’égard du gouvernement Sikorski. En effet, les deux hommes entreprirent dès leur libération, et avec la

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bénédiction du NKVD, de recruter les juifs polonais dans l’armée d’Anders. Or, dès les premiers jours, Sikorski, Anders et Kot – l’ambassadeur polonais à Moscou – étaient persuadés que seul l’appui des juifs de Pologne leur permettrait de restaurer les frontières orientales d’avant-guerre : ils ne pouvaient compter ni sur les Ukrainiens qui misaient alors sur l’Allemagne, ni sur les Biélorusses. L’intégration des juifs polonais dans l’armée d’Anders, la persécution des sionistes polonais menée en même temps par le NKVD, favorisaient objectivement les visées du gouvernement polonais de Londres. Rien d’étonnant donc à ce que Stalin ait promptement mis fin à cette première mouture du CAJ. Le second CAJ de 1942-1943 aura officiellement la tâche de mobiliser les ressources financières des juifs américains pour l’effort de guerre soviétique ; il devra aussi neutraliser les efforts du gouvernement Sikorski pour s’assurer l’appui de l’opinion juive américaine. Stalin voulait le soutien des juifs américains pour faire reconnaître à l’URSS les frontières du pacte Ribbentrop-Molotov. C’est pourquoi, dès qu’il obtint gain de cause sur ce point, le CAJ était en sursis.

6 En février 1944, trois activistes du CAJ adressent à Stalin et Molotov une lettre dans laquelle ils suggèrent de créer une république juive en Crimée. Sur les trois hommes, deux étaient des agents du NKVD. On ne peut donc que rejoindre la conclusion de Laurent Rucker : le projet avait certainement l’aval de Beria. Il reste à deviner les motivations de cette démarche, qui tourna court et que le CAJ paya fort cher, car Stalin ne tarda pas à y voir la preuve de la collusion des juifs soviétiques avec l’impérialisme américain.

7 Enfant de la grande alliance, le CAJ n’était pas destiné à lui survivre longtemps. Cependant le gouvernement soviétique hésita durant toute l’année 1946 à fermer le Comité. On peut mesurer l’intensité des rivalités de clans dans les coulisses du Kremlin aux tribulations du Comité antifasciste durant la période allant de septembre 1946, date de la première proposition de dissoudre le CAJ, à novembre 1948, date de sa fermeture. Les autorités soviétiques faisaient grief au CAJ de se faire le porte-parole des juifs soviétiques au lieu de se borner à la propagande de l’URSS à l’étranger. Aux yeux de Stalin, le CAJ avait commis le péché de devenir un embryon d’organisation représentative. C’était déjà grave, surtout au moment où les juifs soviétiques manifestaient imprudemment leur enthousiasme pour l’État sioniste. Mais ce qui mit Stalin en fureur et lui fit perdre sa prudence coutumière fut la conviction que des fuites dans la presse étrangère sur la vie privée des dirigeants du Kremlin émanaient de Mihoels et de ses proches. Dès qu’il en eut la certitude, Stalin ordonna d’assassiner Mihoels sans tarder. Le même soupçon pesait sur l’épouse de Molotov qu’il fit arrêter en 1949. Molotov ne retrouva jamais sa place privilégiée au sein du Politbjuro.

8 La « lutte contre le cosmopolitisme » lancée en janvier 1949 était le prolongement des campagnes jdanoviennes de 1946. Elle avait pour but de désapprendre aux Soviétiques qu’ils avaient été les alliés des Occidentaux pendant la guerre en stigmatisant les juifs comme des « cosmopolites sans patrie » et donc des traîtres potentiels. Mais à partir de l’assassinat de Mihoels, l’antisémitisme devient aussi un moyen de manipuler Stalin et un instrument dans la lutte pour la succession. La longueur de l’instruction de l’affaire du CAJ (de fin 1948 à juillet 1952), dans laquelle Malenkov joua un rôle visible, la durée de la préparation de l’affaire Slansky, révèlent à la fois l’affrontement des clans et un affaiblissement de la poigne de Stalin. De même, l’affaire du complot des blouses blanches, qui visait à l’origine Abakumov et Beria, fut retournée par celui-ci et Malenkov contre les deux derniers fidèles inconditionnels de Stalin, PoskrebyÒev et

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Vlasik. L’offensive projetée par Stalin contre ses collègues du Politbjuro aboutissait en réalité à dégarnir ses flancs. Parallèlement l’hystérie antisémite déclenchée en janvier 1953 achevait de déconsidérer le dictateur dans l’opinion publique occidentale.

9 Ce bref survol du livre de Laurent Rucker ne donne qu’un aperçu de sa richesse et de l’apport qu’il offre à la connaissance des mécanismes du pouvoir soviétique à la fin du règne de Stalin. Certes les zones de mystère demeurent, notamment concernant les derniers mois de sa vie et les objectifs de l’ultime phase de l’affaire des blouses blanches. À lire ce livre, on se rend compte que la politique de Stalin était rationnelle et contrôlée jusqu’à un certain point. Cette rationalité avait deux limites : la fragmentation en clans hostiles de la bureaucratie chargée de mettre en œuvre les directives du dictateur, et les obsessions de Stalin lui-même. La haine de l’Angleterre l’incita à soutenir la création de l’État juif. Sa paranoïa et sa manie du secret se cristallisèrent sur les juifs soviétiques, le poussant à donner son aval à une frénésie antisémite qui réveillait le souvenir des Cent-Noirs et de l’Allemagne nazie, et qui porta un coup fatal au mouvement communiste international.

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Général Petrenko, Avant et après Auschwitz

Alain Blum

RÉFÉRENCE

Général PETRENKO, Avant et après Auschwitz. Suivi de Ilya ALTMAN et Claudio INGERFLOM, Le Kremlin et l’holocauste, 1933-2001. Paris, Flammarion, 2002, 285 p. (trad. de : Do i posle Osvencima, Moscou, Bibliothèque russe de l’Holocauste, 2000)

1 Vasilij Petrenko fut l’un des quatre généraux qui libérèrent Auschwitz. Le seul survivant aujourd’hui. Ne cherchons pas, dans ce livre, une étude des ressorts profonds de l’attitude du pouvoir soviétique vis-à-vis des camps d’extermination, même si la postface d’Ilya Altman et Claudio Ingerflom constitue une belle synthèse de cette question. Il s’agit plus d’une autobiographie, née du souci de comprendre l’ignorance dans laquelle lui-même, Petrenko, resta quant à cette question. Il s’agit aussi, à l’origine, d’un ouvrage écrit par un Ukrainien, Petrenko, destiné à présenter au public russe ce qui fut fait, durant toute cette période, par le pouvoir soviétique. Cela n’est pas neutre, car Petrenko n’est pas juif (au sens « soviétique » du terme), et cette distinction est d’importance en Russie pour traiter de ces questions.

2 Comme le soulignent Ilya Altman et Claudio Ingerflom, une première lecture de cet ouvrage « concerne la sociologie et l’anthropologie de l’Armée rouge : qui étaient ces officiers ? comment pensaient-ils ? quelles étaient leurs valeurs ? ». Plus encore, nous dirions qu’une telle lecture offre une belle représentation de la manière dont ceux qui participèrent à l’histoire soviétique – jusqu’à être les premiers à entrer dans les camps, ou jusqu’à accompagner des détenus du NKVD, ou à être des témoins privilégiés de la collectivisation, de la famine de 1933, de toutes les répressions, etc. – la parcoururent au long d’une carrière presque ininterrompue, sans faire de ces violences des questions, sans que tout cela suscite le moindre doute. Petrenko accomplit sa carrière en militaire qui ne réagit que lorsque des ordres lui paraissent aberrants. Il témoigne de la délation la plus simple (un élève officier retirant du feu un dessin humoristique qu’il avait

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commenté par exemple, et le donnant à ses supérieurs) comme d’un incident parmi d’autres. Il fait état des arrestations massives durant l’année 1937, parmi les gradés du régiment où lui-même, seulement lieutenant-chef, n’avait jamais imaginé pouvoir être inquiété. Il rapporte ces circonstances comme une simple étape de sa carrière dont l’effet fut l’accélération de sa promotion sans qu’il la provoque ou l’attende. Cette inertie manifeste à plusieurs reprises dans la poursuite de sa carrière pose la question du ressort de ces violences, extérieures aux personnes qui en sont les témoins passifs, mais aussi sources de profits secondaires importants.

3 La seconde lecture tient à l’attitude du pouvoir soviétique central, et surtout de Stalin, vis-à-vis des camps d’extermination. Sans doute, ici, le témoignage est-il issu de l’inquiétude de comprendre si les armées soviétiques tardèrent à effectuer cette libération. À une réponse d’évidence, que l’auteur possédait déjà – réponse par la négation –, se substitua peu à peu un doute qui le conduisit à explorer les archives et à devenir l’un des historiens de cette période, autant que son témoin.

4 Il s’agit bien entendu d’une autobiographie tardive, fondée sur un travail d’archives autant que sur la mémoire. Mais une autobiographie intéressante, tant le choix d’une écriture linéaire le conduit à retracer avec conviction ce parallèle entre une « Histoire » soviétique, dont on connaît aujourd’hui le caractère dramatique et violent, et au sein de laquelle la collectivisation, les impérities militaires, conséquences de la répression qui frappa tous les officiers en 1937, conduisirent à des pertes immenses, etc. – phénomènes dont l’ampleur et la violence sont bien connues –, et l’histoire personnelle d’un témoin direct qui passe à côté ou au travers de tous ces événements. Ce contraste est saisissant, même écrit plus d’un demi-siècle plus tard. C’est là, sans aucun doute, l’un des grands apports de cet ouvrage, qui en fait un outil de réflexion important.

5 La postface d’Ilya Altman et de Claudio Ingerflom offre au lecteur une réflexion générale sur la politique de Stalin vis-à-vis de l’extermination des juifs entre 1933 et la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle n’évoque que très rapidement, en revanche, et malgré le titre (« Le Kremlin et l’holocauste »), l’après-Seconde Guerre mondiale, période, il est vrai, mieux connue. Son grand intérêt est de faire connaître de nombreuses sources et ouvrages russes qui ont renouvelé en profondeur, ces dernières années, la question de l’attitude soviétique face à la politique nazie à l’égard des juifs, tout en engageant un questionnement comparatif et en prenant en compte ce que l’on connaît aujourd’hui de la position des Alliés sur cette question. Le texte est construit autour d’une thèse principale : la politique soviétique vis-à-vis de l’extermination des juifs entre 1933 et 1945 ne peut se réduire à une attitude qui serait entièrement fondée sur un antisémitisme profond et réel de Stalin. Altman et Ingerflom montrent à quel point au contraire celle-ci est très politique, opportuniste, mais aussi répondrait, selon eux, dans la seconde moitié de la guerre, à un souci d’utiliser le patriotisme russe ainsi qu’à la prise en compte de l’antisémitisme profond de la population des territoires contrôlés par les nazis puis libérés.

6 Restent enfin plusieurs informations nouvelles, même si certaines d’entre elles ont été publiées auparavant dans des ouvrages russes. Ainsi on apprend qu’avant d’avoir le projet de déporter les juifs vers Madagascar, les Allemands avaient proposé aux Soviétiques de les déporter au Birobidjan, proposition déclinée par ces derniers. On découvre aussi la complexité de cette attitude soviétique, qui parfois laisse passer des juifs sur son sol, voire en reçoit, parfois ferme ses portes ou exclut l’évacuation des zones orientales pour éviter d’avoir à définir une politique officielle vis-à-vis des juifs.

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On est définitivement convaincu par la précision de l’information qui était reçue sur les massacres et les camps d’extermination, mais aussi par la volonté manifeste de ne pas faire mention des juifs tout le long de cette période, et surtout à partir de 1942. On connaît beaucoup mieux le niveau d’information des différents responsables militaires et politiques sur les crimes nazis. Enfin, il apparaît désormais clairement, tant à la lecture de cette postface que de l’autobiographie de Petrenko, que l’État-Major et Stalin lui-même n’ont rien fait pour accélérer la libération d’Auschwitz ou d’autres camps d’extermination, qui ne furent donc qu’une étape dans la marche vers l’Ouest mais en aucune façon un objectif spécifique.

7 On est en revanche un peu moins convaincu par l’argument selon lequel cette exclusion tiendrait pour partie à l’antisémitisme populaire, pris en compte par les dirigeants, même si, pour Altman et Ingerflom, ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres. Ces auteurs soutiennent d’ailleurs, en s’appuyant sur d’autres sources, que cela tenait aussi à la volonté des dirigeants de se démarquer du discours nazi associant juifs et communistes, ou à leur souhait de retrouver un discours unificateur sur le thème des souffrances et des massacres. De la même manière, on regrettera le traitement vraiment très rapide, et qui n’apporte rien de nouveau, des années postérieures à 1945, ou même de la période qui débute en 1943.

8 Malgré ces réserves, ou plutôt ces regrets, ce livre est un ouvrage important, qui offre une très belle synthèse de la politique soviétique face à l’extermination des juifs, tout en dépassant cette question pour fournir une réflexion sur l’attitude des Soviétiques dont la carrière se situe durant ces périodes tragiques qui s’étendent de 1930 à 1950.

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Victor Shnirelman, The myth of the Khazars and intellectual antisemitism in Russia, 1970s-1990s

Marlène Laruelle

RÉFÉRENCE

Victor SHNIRELMAN, The myth of the Khazars and intellectual antisemitism in Russia, 1970s-1990s. Jerusalem, The Vidal Sassoon International Center for the Study of Antisemitism, Hebrew University, 2002, 200 p.

1 Le livre de Victor Shnirelman apporte une contribution originale à l’histoire de l’antisémitisme russe moderne en en retraçant la présence au sein de discours intellectuels. Avant comme après 1991, un certain antisémitisme s’affirmant comme « scientifique » s’exprime autour du thème des Khazars : ces derniers, probablement d’origine turcique, constituent l’un des seuls exemples de conversion au judaïsme de populations non sémitiques. Ils ont joué un rôle majeur dans l’histoire ancienne de la Russie lors de la formation de l’État kiévien aux IXe-Xe siècles. La référence khazare permet d’instituer un discours historique fondé sur le thème classique du complot juif (ou judéo-maçonnique) contre la Russie : depuis plus d’un millénaire, les juifs présents sur le territoire russe auraient cherché à écraser les Slaves, le khaganat antique ne ferait que préfigurer la domination bolchevique, elle aussi juive.

2 L’auteur retrace la constitution de ce courant et l’élaboration de ses arguments : ce n’est pas un hasard si « l’affaire Artamonov », qui voit la condamnation historique des Khazars, a lieu à la fin des années 1940, lors de la montée de l’antisémitisme stalinien. Instrumentalisée par les mouvances nationalistes russes dès les années 1950, cette obsession khazare retrouve une nouvelle vigueur dans les années 1980 (chez I. Šafarevič, V. Kožinov, etc.) et s’épanouit aujourd’hui encore dans l’ensemble des publications dites patriotiques, qu’elles soient orthodoxes ou fascisantes. Elle ne s’est jamais détachée de son milieu scientifique d’origine : aussi bien des archéologues

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« patriotes » que des personnalités reconnues comme L. N. Gumilev (1912-1992) n’ont cessé, dans leurs travaux historiques, de présenter la Khazarie comme un État parasitaire jugé responsable du « retard » russe. Les courants néo-païens accusent quant à eux les Khazars d’avoir, par leur domination économique et politique, forcé les Russes à adopter le christianisme.

3 Cet antisémitisme s’appuie insidieusement sur des références occidentales qui, de Ernest Renan à Arthur Koestler, ont analysé le khaganat khazar comme l’ancêtre des juifs d’Europe centrale et orientale. Un chapitre du livre est par ailleurs consacré à la version ukrainienne de cet antisémitisme et à ses parallèles avec le cas russe. Il est intéressant de noter que, tout au long du XIXe siècle, les historiens d’orientation slavophile avaient au contraire eu tendance à affirmer la slavité des Khazars afin de s’approprier leur brillant héritage. La judaïté des élites khazares laissait alors indifférent et le khaganat était vu avec sympathie. Le cas étudié par V. Shnirelman confirme donc une fois de plus que les arguments historiques du nationalisme russe contemporain ne sont pas nécessairement repris du siècle précédent mais peuvent avoir été élaborés à la période soviétique.

4 Ce travail se fonde sur une lecture attentive et comparative des textes scientifiques, littéraires et journalistiques jouant de la thématique khazare afin d’affirmer une version particulièrement xénophobe de « l’idée russe ». L’auteur montre avec finesse à quel point, dans les milieux nationalistes soviétiques et post-soviétiques, le thème khazar n’est bien souvent qu’un simple euphémisme de l’antisémitisme, comme la « lutte contre le sionisme » pouvait l’être dans le discours officiel. Ce livre permet également de déconstruire les mécanismes de légitimation des discours nationalistes russes qui s’appuient traditionnellement sur des référents scientifiques : il invite donc, et c’est là un mérite de taille, à une réflexion sur les liens thématiques, personnels, mais aussi institutionnels, qui peuvent exister entre sciences humaines et idéologies identitaires.

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Ouvrages généraux

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N. E. Koposov, Kak dumajut istoriki

Antonella Salomoni

RÉFÉRENCE

N. E. KOPOSOV, Kak dumajut istoriki (Comment pensent les historiens), Moscou, Novoe literaturnoe obozrenie, 2001, 326 p.

1 Les interrogations sur la façon de travailler des historiens et sur les représentations qu’ils offrent du passé constituent, depuis quelque temps, un centre d’intérêts renouvelés aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la discipline en dépit de l’extrême hétérogénéité des fins poursuivies par les chercheurs. Le dernier livre de N. E. Koposov se distingue du grand nombre des ouvrages à visée critique qui ont vu le jour au cours des dernières années par son ambition de comprendre non seulement la façon de travailler des historiens et leurs représentations, mais aussi la pensée qui gouverne l’esprit du chercheur et crée les images de la société.

2 Une approche importante de la question est issue des théories considérant les représentations de la réalité comme des protocoles. Le linguistic turn, utilisé avec discernement, permet d’approcher l’esprit de l’historien, étant donné que l’histoire est accessible sous une forme surtout linguistique, mais cette dernière s’impose aussi à l’intellection par des modalités différentes de l’expression verbale. Lorqu’il s’agit de décrire les structures sociales du passé, les différentes modalités de représentation interne – linguistiques et non linguistiques – entrent en coopération. Le livre de Koposov prend en considération l’historiographie française des « ordres » et des « classes », posant au centre de son analyse le fait que – au cours des années 1960 – les historiens sociaux, dans la construction de leurs représentations de la stratification, ont eu recours à des procédures intellectuelles inadéquates, et parfois erronées, au point de provoquer une crise de la discipline. L’historien, d’une part, s’appliquait à saisir la signification des « noms » imposés ou assignés aux groupes sociaux qu’il devait examiner (opération linguistique) ; de l’autre, il devait disposer et faire agir dans son esprit des objets, c’est-à-dire des individus, sans « nom » à travers lesquels il tentait de dresser un modèle de société (organisation empirique). Le processus de construction

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inductive des groupes sociaux a mis au jour des agrégations qui n’avaient pas d’entrées dans le vocabulaire reçu par la tradition. Le fait est que les catégories du premier champ et celles du deuxième répondent à des logiques de type différent. Mettre ensemble des individus en ayant recours à une procédure empirique comme la classification (distribution dans une catégorie selon des critères déterminés) amène à obtenir une « multitude ». Tant que l’histoire sociale se réduisait à une herméneutique des termes sociaux, la contradiction est demeurée latente. Mais lorsque, pour des raisons inhérentes à l’application systématique des sciences auxiliaires ou limitrophes, l’histoire sociale a abandonné l’interprétation des significations, il y a eu déflagration ou crise. Le débat sur les « ordres » et les « classes » en est l’un des effets.

3 Le premier chapitre du livre place au centre de l’analyse la question des « ordres » et des « classes » ainsi qu’elle a été abordée dans les études des historiens français des années 1960 aux prises avec la société d’Ancien Régime. Le titre (« Herméneutique et classification ») est en soi plutôt éloquent : la pluralité ou le spectre des interprétations, dérivant des différentes positions culturelles et idéologiques des chercheurs, est supporté par une structure logique identique, visant à reconstruire entièrement la hiérarchie sociale à travers la classification empirique des individus qui la constitue. Mais il s’agit de procédures mentales inconciliables. La crise de l’histoire sociale n’aurait donc pas seulement des motivations d’ordre idéologique, il faudrait aussi l’imputer au fait que les critères adoptés étaient intimement en conflit.

4 L’auteur avance une démonstration dans le deuxième chapitre (« Sémantique des catégories sociales ») en examinant, à partir de John Stuart Mill, les principales théories de la signification face à celles de la classification. Il propose une vision sémantique des catégories sociales d’après laquelle les représentations mentales que nous en avons sont constituées de deux ensembles opposés que l’on peut difficilement transmuter l’un dans l’autre, compte tenu de leur nature différente : l’un qui reçoit les connotations (les êtres sont connus à travers des caractères déterminés et nous sommes informés sur certaines de leurs prérogatives individuelles) ; l’autre qui accueille une image de compréhension totale désignant les propriétés de la classe d’appartenance.

5 Le troisième chapitre (« Naissance de la société à partir de la logique de l’espace »), ainsi que le quatrième (« Névrose de la classification ») s’interrogent en particulier sur les influences possibles exercées par la logique de l’espace dans la constitution et la pratique de l’histoire sociale. La généalogie proposée ici est la suivante : la notion grecque de politeia se désintègre en concomitance avec le processus de formation de l’État moderne occidental et de la société européenne moderne ; l’idée de société, telle qu’elle vient se structurer au XVIIIe siècle, dérive de l’image de multitude, qui est cependant un dispositif paralogique ; l’image de la hiérarchie sociale d’Ancien Régime est une vision générale qui résulte d’un acte mental réunissant différentes représentations ; les illustrations du social sont les effets, dans le premier âge moderne, de la révolution qui se produit dans la perception de l’espace aussi bien dans les sciences que dans les arts plastiques. Ces éléments, on peut les retrouver dans la structure logique de l’histoire sociale des années 1960. Dans le passage du premier âge moderne (avec son legs de la Renaissance à la peinture) au deuxième, on retrouve des déplacements ultérieurs de la notion de social et une sorte d’hypertrophie de l’image spatiale de l’histoire qui arrive jusqu’à la période du positivisme, lorsque l’avènement de l’histoire sociale va se placer dans le cadre de l’image stratifiée de l’histoire, à côté de toutes les autres histoires « particulières » (économique, politique, culturelle). Mais,

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avec l’entrée dans la contemporanéité, on va abandonner la référence à l’espace et s’entrouvre alors une nouvelle dimension qui permet à l’auteur d’étudier de manière approfondie l’approche constructiviste et les grands courants de critique de la raison historique.

6 Koposov considère – comme il l’explique dans les conclusions de son travail (« De la culture au sujet ») – que les sciences sociales abordent encore avec beaucoup de difficultés l’étude des dispositions mentales des chercheurs, car elles restent comme prisonnières de la conception qu’elles en avaient au moment de leur constitution en discipline. Ce livre important est un premier pas en direction d’une compréhension de la mentalité des historiens.

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Arno J. Mayer, Les Furies

Tamara Kondratieva

RÉFÉRENCE

Arno J. MAYER, Les Furies. Violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la révolution russe. Paris, Fayard, 2002, 680 p.

1 Arno J. Mayer, professeur à l’université de Princeton, est connu en France par la grande envergure de son œuvre. Ont ainsi été traduits en français La persistance de l’Ancien Régime : l’Europe de 1848 et la Grande Guerre (Flammarion, 1983) et La Solution finale dans l’histoire (La Découverte, 1990). Les Furies sont également un ouvrage de réflexion large et pertinent, conçu par Arno Mayer pendant son séjour en France à la fin des années 1980, dans un contexte fortement marqué par le bicentenaire de la Révolution française et la perestroïka en URSS et à l’est de l’Europe. Un contexte particulièrement propice aux comparaisons, dont le caractère simpliste – surtout en ce qui concerne la Terreur dans la France et la Russie révolutionnaires – exaspérait Mayer. Encouragé par Maurice Agulhon, l’historien américain a donné une série de conférences au Collège de France avec l’intention d’apporter un éclairage nouveau sur « les aspects les plus atroces et les plus controversés du phénomène révolutionnaire ». À partir de là, il a fait paraître un livre où est tentée « une lecture empathique des Furies » qui exercent leur colère aux temps des révolutions française et russe.

2 Tentative réussie. Tout d’abord grâce à une démarche préalable qui consiste à mettre au clair les concepts de travail – révolution, contre-révolution, violence, terreur, vengeance, religion – qu’un usage amplifié et accommodant a rendus confus. La première partie de l’ouvrage (« Jalons conceptuels ») apporte les précisions théoriques aux contenus que l’auteur se propose d’exploiter en appliquant ces concepts à l’analyse comparative des Furies vengeresses. Il montre qu’on ne peut rendre aucun d’eux opératoire sans y intégrer les autres. Afin de mener à bien l’analyse des Furies, il convient ainsi – et c’est là l’originalité de l’approche comparatiste du livre – de fonctionner en utilisant simultanément ces six concepts inséparables.

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3 Les autres parties de l’ouvrage réussissent une mise en perspective comparative du processus de déchaînement des Furies à la suite du rapport dialectique entremêlant les terreurs révolutionnaire et contre-révolutionnaire (« Crescendo de violence »), les fureurs paysannes (« Condescendance métropolitaine et méfiance rurale »), les passions religieuses (« La contestation du sacré ») et les conflits avec l’ennemi extérieur (« Un monde sorti de ses gonds »). Dans le choix des faits historiques et des arguments de comparaison, l’auteur respecte scrupuleusement les contextes propres à chacune des révolutions, de façon à montrer comment montent la violence, la vengeance et la terreur.

4 « De fait – écrit Mayer dans l’introduction – interpréter la Révolution française et la révolution russe, et plus particulièrement leurs Furies, en négligeant cette dialectique, c’est risquer d’en faire des chapitres infâmes de l’histoire de la folie et du crime humains ou des calamités aussi terribles que fatales – d’inévitables tragédies du réel. En général, les maîtres d’œuvre de ce type de constructions attribuent le crescendo de violence à la convergence entre la force irrésistible d’un système de croyance messianique et manichéen et la volonté de fer d’un dirigeant tout-puissant et démoniaque. En dernière analyse, ces explications qui font la part trop belle à l’idéologie et à la personnalité présentent le gros défaut d’être littéralement obsédées par une cause unique ». Contrairement à ceux qui continuent à plaider et à juger, l’auteur de ces lignes rejoint tout historien critique qui « se contente de demander ‘pourquoi ?’ et accepte que la réponse ne soit pas simple ».

5 Le lecteur qui porte un intérêt particulier à la révolution russe et à ses prolongements dans l’Union soviétique trouvera dans ce livre une argumentation systématisée et solide contre les simplifications toujours en cours. Dues aux polémiques du temps de l’URSS, celles-ci sont à la recherche de la cause unique ou d’un seul responsable d’une histoire longue de soixante-dix ans et de ses manifestations les plus violentes comme la guerre civile, la collectivisation et la terreur des années 30. À l’instar de Claude Lefort (La Complication : retour sur le communisme, Fayard, 1999) et fidèle à ses propres travaux, Mayer s’érige contre les schémas idéologisants au profit d’une approche historisante et se donne pour tâche de faire une synthèse critique qui éviterait « d’exagérer le rôle de l’idéologie et la place du grand leader, voire des deux ensemble ». Persuasif dans sa conviction « qu’il n’est pas d’explication historique sans comparaison, explicite ou implicite », il réussit à montrer que la terreur est irréductible aux seuls préceptes idéologiques, mais qu’elle se développe aussi pour des motifs irrationnels alimentés par la dialectique de la révolution et de la contre-révolution, que les violences obéissent à la logique implacable de la guerre civile et à l’engrenage de vengeances provoqué dans le milieu rural par le choc entre modernisateurs athées d’un côté et paysans croyants de l’autre.

6 Toutefois, si le lecteur juge que les démonstrations érudites de Mayer sont de qualité inégale et perdent par moments de leur force sous le poids d’un excès de données factuelles, de détails minutieux, ou à cause de leur interprétation, il ne doit pas pour autant mettre en doute la valeur globale de l’ouvrage, quitte à refuserd’objectiver là où l’historiographie tarde à réviser ce qu’elle avait produit avec pertes et fracas partisans.

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Andrea Graziosi, Guerra e rivoluzione in Europa, 1905-1956

Alessandro Stanziani

RÉFÉRENCE

Andrea GRAZIOSI, Guerra e rivoluzione in Europa, 1905-1956. Bologne, Il Mulino, 2001, 327 p.

1 Voici un ouvrage riche, dense, qui ne manquera pas de susciter la discussion. Il traite en effet de la « Grande Guerre européenne », terme par lequel Andrea Graziosi essaie de rendre compte des phénomènes multiples ayant secoué l’Europe pendant la première moitié du XXe siècle : deux guerres mondiales, le nazisme et le fascisme, la révolution russe et le stalinisme, l’effondrement des empires et la question nationale. Tous ces phénomènes sont reliés par un facteur commun, à savoir l’État, sa construction, ses idéologies. Tentons de comprendre de quelle manière.

2 Le découpage chronologique avancé dans le titre (1905-1956) constitue une thèse en lui- même. En amont, 1905 compte moins pour la première révolution russe que l’événement qui l’a déclenchée, c’est-à-dire la défaite russe dans la guerre avec le Japon. Cette issue bouleverse tous les équilibres, tant en Russie et dans l’Empire austro- hongrois que, suite à l’éclatement de ce dernier, dans le reste de l’Europe. En aval, 1956 marque la fin du stalinisme, l’essor de la décolonisation et, de ce fait, la fin des anciens États-nations (Grande-Bretagne et France en particulier). Une fois de plus, les événements à l’Est et à l’Ouest sont étroitement liés entre eux.

3 Afin de démontrer cette thèse, l’auteur a conçu un ouvrage composé de trois parties principales, dont la première (« Quoi expliquer et comment ») fait état des principales interprétations des régimes dominants au XXe siècle. La deuxième partie identifie les origines politiques, démographiques, économiques et culturelles des phénomènes du XXe siècle. La troisième, enfin, examine en détail la « grande guerre-révolution » du XXe

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siècle, à l’intérieur de laquelle trois périodes sont distinguées : 1905-1923 ; 1923-1939 ; 1939-1956.

4 Graziosi commence par rappeler comment, dès le premier après-guerre, deux interprétations s’imposent, l’une qui regarde favorablement l’essor de l’État lié à la Première Guerre mondiale et l’autre qui le critique. Les courants socialistes et les dirigeants allemands se rattachent à la première, tandis que Mises constitue le champion de la seconde. Dans ce cadre, l’historique de la notion de totalitarisme (à commencer par l’Italie fasciste) représente une des parties fortes de l’ouvrage1. Graziosi montre l’incapacité de ce concept à expliquer les réalités non seulement italienne et allemande mais même soviétique. Il offre là une synthèse remarquable de l’évolution de ce dernier pays en prenant en considération la personnalité de Stalin, la dynamique politique, l’évolution sociale et économique, pour en arriver à récuser la pertinence du totalitarisme en tant que catégorie explicative. En s’appuyant d’une part sur Halévy et d’autre part sur Moshe Lewin, l’auteur lui préfère le terme de tyrannie.

5 La deuxième partie de l’ouvrage repère au XIXe siècle les origines des guerres et des révolutions successives. Compte tenu du rôle attribué à la construction étatique, il n’est pas surprenant que l’histoire européenne soit centrée davantage sur la France et ignore l’Angleterre. Ce choix apparaît néanmoins d’autant plus surprenant dans une histoire qui se veut européenne. Même si l’auteur est conscient des limites de cette exclusion, il n’avance aucun argument vraiment convaincant pour la justifier. Encore faut-il accepter le rôle attribué à l’État dans l’histoire française (l’auteur parle même de nationalisations (p. 100) pour le XIXe siècle), rôle qui est loin d’être entériné par l’historiographie, du moins dans cette version simplifiée.

6 En réalité, dans l’architecture de l’ouvrage, l’étatisme français s’ajoute à celui des empires d’Europe centrale et orientale afin de rendre compte de la persistance d’éléments d’Ancien Régime dans l’Europe du XIXe siècle (paysans et élites nobles essentiellement). Pour sa part, le succès de l’industrialisation allemande, dirigée par l’État, permet d’expliquer la diffusion de ce modèle dans d’autres pays émergents de l’époque. Ce schéma aurait finalement aveuglé les socialistes au point qu’ils auraient fini par associer industrialisation (étatique et à n’importe quel prix) et modernisation.

7 À plusieurs reprises, l’auteur oppose ce rôle de l’État, source d’oppression et de distorsion, voire de dégénérescence, à celui du libre marché. Nous trouvons là une approche néo-libérale très en vogue aujourd’hui. Il est néanmoins symptomatique que l’adhésion à cette thèse aille jusqu’à ignorer le rôle politique joué par les groupes entrepreneuriaux, tant en Allemagne qu’en Italie, dans la montée du nazisme et du fascisme. De manière générale, l’opposition entre l’État et le marché oublie l’attitude toujours ambiguë à cet égard (dès l’époque moderne et encore plus après la Révolution française) des milieux d’affaires. Je renvoie au livre magnifique de Jean-Pierre Hirsch pour rendre compte de cet aspect (Les deux rêves du commerce, Paris, EHESS, 1991).

8 Plus convaincante est la partie dans laquelle Graziosi arrive à faire jouer à la fois les variables démographiques, sociales et politiques, pour rendre compte de l’histoire européenne du XIXe siècle, et en particulier de la convergence entre nationalisme et socialisme. Dans ce contexte, l’analyse de l’Europe orientale (Ukraine et Pologne en particulier), où le rôle des composantes ethniques, religieuses, culturelles et politiques est correctement détaillé, constitue une des contributions les plus importantes de l’ouvrage.

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9 Le cadre dressé pour la Turquie et pour les Balkans est également riche et, surtout, la réinterprétation de l’histoire européenne à partir d’une perspective orientale est stimulante, tant pour les thèses avancées que pour la méthode adoptée. Il s’agit sans doute de l’un des meilleurs chapitres du livre, qui reflète la longue expérience accumulée par Graziosi sur ce terrain. La seule question qui pourrait être soulevée ici concerne l’usage du terme d’Europe orientale. L’auteur a recours à la définition de Mises, qui se révèle par la suite un puissant outil explicatif. Mais en même temps, cela aurait peut-être valu la peine de justifier ce choix et de rappeler brièvement de quelle manière il se place dans l’historique complexe du terme à des moments différents, par des disciplines différentes (géographie, histoire, sciences politiques), dans des réalités également différentes (par exemple, la définition de l’Europe orientale donnée en Hongrie n’est pas la même qu’en Roumanie).

10 La troisième partie est celle qui donne son titre à l’ouvrage. Dans sa construction globale, comme dans ses thèses multiples, elle offre une synthèse courageuse, efficace et novatrice du XXe siècle. Par exemple, la révolution russe de 1905 est rapprochée du printemps des peuples de 1848, c’est-à-dire qu’elle est analysée dans un rapport entre empire et nationalités (p. 162). L’auteur remarque avec pertinence qu’en Europe occidentale, à la différence de l’Europe orientale, la Première Guerre mondiale n’a jamais remis en cause l’existence des États-nations ; il n’empêche que ce conflit signe l’arrêt de mort définitif de l’Ancien Régime. Graziosi inclut dans un même processus l’effondrement des empires tsariste, austro-hongrois et allemand.

11 L’entre-deux-guerres répond aux convulsions déclenchées par le conflit ; à ce sujet, l’auteur parvient à étudier ensemble des éléments trop souvent analysés séparément, à savoir les tendances sociales et économiques de longue durée et les personnalités des despotes. C’est dans cette perspective qu’il assure une analyse stimulante du lien entre nationalisme et socialisme, tant dans les idéologies que dans les pratiques politiques. Au-delà des différences, Graziosi souligne les analogies entre l’Allemagne nazie et l’URSS de Stalin : des phénomènes communs à l’origine, la force du nationalisme, le rôle de l’État. C’est à partir de ce constat qu’il peut critiquer l’idée de guerre civile européenne.

12 Cette troisième partie – 1939-1956 – constitue donc une fresque riche et complexe dans laquelle les événements tragiques (guerre mondiale, déplacements forcés, etc.) sont expliqués et intégrés, à l’Est, dans l’héritage des questions nationales et, à l’Ouest, dans la fin des sociétés paysannes et dans la décolonisation.

13 Le comparatisme constitue un élément important de cet ouvrage. Il est exercé de manière intelligente, c’est-à-dire en ayant moins recours à un modèle théorique qu’à l’analyse historique proprement dite. Le choix des pays est significatif : à la différence de la quasi-totalité des histoires comparées du XXe siècle, celle de Graziosi accorde une place significative à des pays comme l’Ukraine, trop souvent incluse dans l’histoire soviétique. La perspective est à la fois plus stimulante et plus pertinente pour rendre compte des événements qui ont bouleversé l’Europe jusqu’à nos jours.

14 L’auteur utilise l’expérience soviétique comme pierre d’achoppement pour analyser d’autres réalités. La question qui se pose dès lors est celle de la valeur heuristique du cas soviétique. Comme, le plus souvent, les historiens spécialistes de l’URSS se cantonnent derrière une « spécificité » de leur aire culturelle et évitent toute comparaison, on ne peut qu’accueillir favorablement la tentative de Graziosi. Celui-ci critique en particulier le fait que les pays étudiés aient à tort été rapprochés sous

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l’angle du nationalisme, alors que le vrai terme de la comparaison est la construction étatique qui, seule, permet de rendre compte de la dégénérescence du nationalisme, du socialisme et du libéralisme. Cependant, ce résultat ne fait que déplacer les termes du problème, car l’auteur identifie l’État tantôt à la bureaucratie, tantôt à l’appareil administratif, et il avoue que ces distinctions mériteraient d’être développées ultérieurement. Cette conclusion laisse le lecteur sur sa faim, étant donné le rôle absolument crucial accordé à l’« État ». En réalité, ce problème ne concerne pas que l’ouvrage de Graziosi ; il est plus général. Comme l’État, la bureaucratie, l‘administration rentrent dans la quasi-totalité des analyses historiographiques, politiques, sociologiques et anthropologiques du XXe siècle, le moment semble venu de mettre de l’ordre dans ces catégories.

15 La conclusion confirme les capacités de synthèse et d’analyse de l’auteur. Les transformations en Europe occidentale et orientale ainsi que dans le « Tiers-Monde » sont liées. Le dernier acte de la Grande Guerre européenne aura ainsi des résultats tout à fait opposés au premier : les tyrannies s’effondrent, les empires coloniaux aussi et la construction européenne devient une réalité. C’est-à-dire que la guerre n’est pas forcément un facteur de déstabilisation, mais que des « guerres justes » sont possibles.

16 Cette conclusion, qui prête à débat, reflète la conception de l’auteur pour lequel l’histoire est jugement : s’en « abstenir serait non seulement impossible, mais même scientifiquement erroné » (p. 22). C’est sur cette base que le XXe siècle devient une lutte du bien (la liberté) contre le mal (stalinisme, nazisme, maoïsme, etc.). D’une manière générale, les jugements de valeur sont extrêmement nombreux dans ce livre, ils en conditionnent l’architecture et les thèses principales. Cette querelle ancienne (l’histoire juge ou pose des interrogations), somme toute propre au métier d’historien, a acquis une virulence particulière à l’époque contemporaine. La réponse donnée conditionne l’approche des sources. C’est pourquoi l’auteur déclare s’inspirer de l’idéal de Ranke, qu’il traduit par « la nécessité pour tout historien qui souhaite être tel de reconstruire, dans les limites du possible, le passé tel qu’il a réellement été » (p. 28). Graziosi oppose cette démarche au « relativisme radical » qui « a provoqué de si nombreux dommages au cours des dernières années » (p. 28). La question est complexe dans la mesure où, si le relativisme risque de cautionner le négationnisme (mais il faudrait souligner avec force l’écart entre les deux démarches), en contrepartie le retour au positivisme des sources risque de faire oublier que les archives elles-mêmes sont bâties, classées, et ensuite sélectionnées et lues dans un cadre historique, politique et épistémologique donné. Cet élément semble d’autant plus indispensable au moment où, comme dans cet ouvrage, le rôle de l’État devient la variable explicative fondamentale du processus historique. L’auteur aurait peut-être mieux fait d’éviter de rentrer dans ce débat méthodologique, étant donné la nature de son ouvrage (« celui-ci n’est pas, ni ne veut être, un livre d’histoire », mais plutôt un ensemble de réflexions sur l’histoire européenne du XXe siècle, p. 9). En même temps, nous ne pouvons que lui être reconnaissants d’avoir mis à l’ordre du jourune question méthodologique qui, après l’école des Annales et le déconstructivisme, et surtout à la suite de l’ouverture des archives ex-soviétiques, mériterait un regain d’attention plus important. Ces réflexions méthodologiques confirment l’intérêt extrême d’un ouvrage dont nous ne pouvons que souhaiter la traduction en d’autres langues, à commencer par le français.

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NOTES

1. Même si l’auteur aurait mieux fait d’éviter des chutes de ton comme celle de la page 65 où il s’en prend à la gauche qui, tardivement, aurait eu recours à la notion de totalitarisme pour « exorciser son propre passé ».

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Oleg Kharkhordin, The collective and the individual in Russia

Nathalie Moine

RÉFÉRENCE

Oleg KHARKHORDIN, The collective and the individual in Russia. Study of practices. Berkeley, University of California Press, 1999, 406 p.

1 La notion d’« individu » dans la société soviétique, et singulièrement à l’époque stalinienne, occupe une place croissante dans les recherches actuelles sur l’histoire du régime bolchevik. Pour autant, les processus d’individualisation à l’époque stalinienne ont été soulignés depuis déjà bien longtemps, aussi bien par les « totalitaristes » que les « révisionnistes ». Ce qui importe désormais, c’est de passer à l’étude précise des pratiques, comme l’indique clairement le titre de l’ouvrage d’Oleg Kharkhordin. Les travaux de Foucault sur la construction du moi dans le monde occidental nourrissent l’armature théorique de l’auteur, qui propose de comprendre les spécificités du moi « soviétique » à la lumière du moi « occidental ».

2 L’étude se veut de long terme, dans les faits elle se place sur deux échelles : le temps long est utilisé pour l’analyse du discours et des pratiques religieuses, et l’auteur n’hésite donc pas à remonter aux sources du christianisme oriental. Alors que l’homme occidental est devenu un « animal confessant », selon Foucault, les pratiques de subjectivation issues de la spiritualité orthodoxe reposent essentiellement sur la pénitence publique, l’orthodoxie accordant une place beaucoup moins grande à la confession, de même que les dirigeants soviétiques banniront ses formes laïcisées comme la psychanalyse et développeront une certaine méfiance à l’égard de pratiques comme la tenue de journaux intimes. De fait, le regard du groupe est le second élément central de la culture orthodoxe, qui parvient à l’objectivation de l’individu par la surveillance mutuelle entre pairs, que l’on trouve aussi bien dans les règles du cénobitisme que dans la culture du mir paysan.

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3 L’importance qu’il prête aux pratiques orthodoxes ne conduit pas pour autant l’auteur à affirmer une parfaite continuité avec la période soviétique, d’autant que les pratiques réelles de l’orthodoxie au XIXe siècle et à la veille de la révolution sont traitées de façon très allusive. Si une généalogie est esquissée, Oleg Kharkhordin n’en affirme pas moins la rupture décisive constituée par la révolution d’Octobre dans l’émergence d’un « moi » à la fois objet et sujet et la nouveauté du moi « soviétique ».

4 On en vient à la seconde échelle d’analyse, celle de l’époque soviétique dans son ensemble, même si deux périodes sont plus particulièrement travaillées, celle des années 1930 et la décennie khrouchtchévienne. La nouveauté tient à la combinaison de pratiques, en partie héritées, mais aussi à l’ampleur de la démarche des bolcheviks. L’élément central de l’analyse pour comprendre les processus d’individualisation et d’individuation à l’époque soviétique est, paradoxalement d’un point de vue occidental, le groupe, spécifiquement le « kollektiv ». L’individu soviétique existe bel et bien, en tant que sujet responsable, susceptible d’accomplir de façon permanente un travail sur soi de perfectionnement et de mise en actes des préceptes du communisme, de même qu’il est reconnu en tant qu’objet de connaissance et de contrôle. Cependant, cette existence du moi ne fait sens qu’au sein et en relation avec le collectif, et plus particulièrement avec le kollektiv, alors que le moi occidental s’est constitué autour des notions d’autonomie individuelle et de vie privée. Kharkhordin s’interroge donc sur cette notion de kollektiv, terme omniprésent de la culture soviétique, mais dont il montre l’émergence problématique au début du XXe siècle puisqu’il n’apparaît pas dans un dictionnaire de langue russe avant 1934. C’est par la conjonction funeste de la dénonciation, de soi ou des autres, de l’exclusion (la purge) et du rôle devenu prédominant dans les années 1930 du kollektiv que Khakhordin explique la spirale infernale de la Grande Terreur, comme forme extrême à la fois de l’approche individuelle et du rôle de surveillance joué par les membres du kollektiv, alors que la remontrance, étape intermédiaire entre auto-critique et purge, disparaît temporairement, au profit de l’obli©enie, dénonciation publique de ses fautes ou de celle des autres.

5 Alors que la focalisation sur la décennie des années 1930, au cours de laquelle l’émergence de l’homme soviétique en tant qu’individu serait devenu un phénomène de masse, s’inscrit dans une production actuelle florissante1, l’importance que Kharkhordin accorde aux années 1950-1960 devrait éveiller particulièrement l’intérêt du lecteur. Il montre en effet que la période khrouchtchévienne, si elle correspond effectivement à un fonctionnement moins oppressif, ne se caractérise pas moins par un système de surveillance horizontale mutuelle de plus en plus généralisé et intrusif. Certains exemples développés sont particulièrement convaincants : le retour des patrouilles de volontaires chargés de suppléer la milice, dont le rôle de contrôle social semble infini, en particulier à l’égard de comportements jugés déviants, comme la façon de s’habiller ou de danser, ce qui rendrait certaines pratiques dandys finalement plus difficiles à assumer qu’à l’époque du stalinisme finissant, ou la remise à l’honneur des tribunaux de camarades chargés avant tout de sermonner le collègue de travail ou le voisin de palier. De plus en plus, la formation de kollektivs devient universelle, et atteint des zones de sociabilité non officielle. Piliers du pouvoir, ces derniers deviennent alors le moteur de l’ensemble de la société, y compris chez ses éléments critiques.

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6 L’ouvrage de Kharkhordin s’attache ainsi, avec une grande ambition, à expliciter les fondements de la société soviétique. La lecture proposée ne manque pas de pertinence mais les modes de démonstration pourront laisser perplexe. Se fondant sur des textes très variés, allant des textes de spiritualité du Moyen Âge aux instructions sur la manière de mener à bien les purges dans le parti ou au règlement des patrouilles de volontaires en passant par les écrits de Makarenko, l’auteur interroge des textes qui, pour n’être pas de pure théorie, n’en sont pas moins des discours sur les pratiques, certes très concrets, mais en légère contradiction avec le projet annoncé. L’insistance sur la continuité des notions est salutaire, mais, de ce fait, plus convaincante sur le relatif court terme de l’époque soviétique que sur la filiation avec l’orthodoxie, l’hétérogénéité des textes et des contextes ainsi que les fortes discontinuités temporelles laissant la plupart des développements à leur statut d’hypothèses séduisantes, matrices de recherches en cours ou à venir prometteuses.

NOTES

1. Pour une présentation récente, cf., entre autres, Brigitte Studer, Berthold Unfried, Irène Herrmann, eds., Parler de soi sous Staline. La construction identitaire dans le communisme des années trente, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002.

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S. Bertolissi, A. N. Saharov, eds, Konstitucionnye proekty v Rossii XVIII-načalo XX v.

François-Xavier Coquin

RÉFÉRENCE

S. BERTOLISSI, A. N. SAHAROV, eds, Konstitucionnye proekty v Rossii XVIII-načalo XX v. (Les projets constitutionnels en Russie, XVIIIe-début XXe siècle), Moscou, Institut Rossijskoj Istorii, RAN, 2000, 816 p.

1 C’est une lacune flagrante que cherche à combler ce recueil de projets constitutionnels russes publié par l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences. Certes, le lecteur disposait bien pour cette même période de l’ouvrage déjà ancien de Marc Raeff1. Mais, quels que soient ses mérites, cet ouvrage qui réunissait neuf projets de réforme ne saurait de toute évidence rivaliser avec cet ambitieux recueil qui ne rassemble pas moins de cinquante projets constitutionnels couvrant les deux derniers siècles, ou peu s’en faut, de l’autocratie tsariste.

2 Même si ces projets leur étaient déjà plus ou moins familiers, les historiens éprouvaient toutefois quelque difficulté à consulter les originaux dispersés dans des publications savantes, d’accès parfois malaisé. Saluons donc, comme elle le mérite, cette publication qui met à la portée de tous, en langue originale (à l’occasion française), les projets constitutionnels les plus marquants de la période.

3 À cela ne se bornent pas les mérites des auteurs qui font précéder ce recueil de trois préfaces nourries qui retracent les avatars et le cheminement de l’idée constitutionnelle en Russie. Auteur d’un ouvrage récent sur Alexandre Ier où figurent en bonne place les divers projets de « constitutionnalisme gouvernemental » élaborés à l’initiative de ce souverain2, A. N. Saharov ouvre le feu et nous propose (p. 9-78) une

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relecture de l’histoire politique russe à la lumière de ces multiples projets successifs, restés, il est vrai, à l’état de projets.

4 Évoquant tout d’abord ce que l’on pourrait appeler leur préhistoire, l’auteur mentionne brièvement Ivan Kurbskij, dont la correspondance avec Ivan IV (dit le Terrible) peut être considérée comme le premier projet constitutionnel visant à limiter le pouvoir autocratique en associant l’aristocratie des bojare au gouvernement du pays. Mais Kurbskij ne parviendra pas à ouvrir une « alternative » à l’absolutisme autocratique, aussi peu que Boris Godunov ou le faux Dimitri qui n’aura guère le temps d’humaniser, ou mieux de « surmonter le despotisme » – pour reprendre l’expression de l’auteur (p. 22) – et d’engager ainsi la Russie sur une « voie de développement » différente.

5 Cela rappelé, « l’élan civilisateur » suivant interviendra peu après le règne de Pierre le Grand, indifférent, quant à lui, aux droits éventuels de ses sujets. L’avènement controversé en 1730 de sa nièce Anna Ivanovna, duchesse de Courlande, avait en effet incité quelques hauts dignitaires (les « verhovniki ») à exiger de la nouvelle impératrice, préalablement à son accession au trône, le respect de certaines « conditions » qui prévoyaient une limitation du pouvoir autocratique au bénéfice, pour l’essentiel, de l’aristocratie titrée (doc. n° 1-3), et que l’auteur nous invite à réévaluer. Sans aucunement contester le caractère aristocratique, déjà souligné par Raeff, desdites conditions, l’auteur juge que l’essentiel est ailleurs : non pas dans ce complot aristocratique, mais dans le fait que ce texte est, bien davantage, le premier, voire le seul, de tout le XVIIIe siècle à proposer, de manière indépendante du pouvoir, une limitation de l’autocratie et une transformation des structures politiques, et qu’il aurait ouvert, à ce titre, une première percée constitutionnelle.

6 Comme on le sait, le gros de la noblesse de service, dont les projets figurent également au recueil (doc. n° 4 -9), s’opposera à ces « conditions », où les nobles de service voyaient un retour à l’ancienne domination des bojare, et ils permettront ainsi à Anna Ivanovna de reconduire le pouvoir autocratique illimité (doc. n° 10). Bien que ces conditions aient, estime l’auteur (p. 40), « éveillé » le pays à l’idée constitutionnelle, l’opportunité offerte par la vacance du trône en 1730 ne sera pas saisie : la porte entrouverte par ce « prototype de projet constitutionnel » se refermera, et rien ne réfrénera l’arbitraire sanglant d’Anna Ivanovna et d’Élisabeth Petrovna.

7 L’idée constitutionnelle n’en survivra pas moins, et l’avènement de Catherine II ouvrira « une nouvelle boucle dans la spirale constitutionnelle » (p. 44). Dès l’année 1762, le comte N. I. Panin, précepteur du grand-duc Paul (le futur Paul Ier), présentait en effet un projet visant de nouveau à limiter le pouvoir impérial (doc. n° 14 et 15) au profit notamment du Sénat et d’un « Conseil impérial », que Catherine II écartera. Désireuse toutefois (tout comme déjà ses prédécesseurs) de codifier les lois de l’empire pour mettre fin à l’arbitraire administratif, l’impératrice ne tardera pas à convoquer une « Commission du Code » pour laquelle elle rédigera son Instruction (ou Nakaz) bien connue, partiellement reproduite en version française originale (doc. n° 17). Cette Grande Commission législative échouera, on le sait, à rédiger les lois fondamentales attendues ; mais le règne de l’impératrice, qui avait interdit de se désigner, dans les documents à son adresse, du nom d’esclave (rab) ou de serf (holop) de Sa Majesté Impériale, n’en marquera pas moins un « progrès stupéfiant » dans la vie politique, restée jusqu’alors « étonnamment somnolente et étonnamment cruelle », de la Russie (p. 47).

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8 Sous l’effet des « vents civilisateurs » en provenance de l’Occident, le climat social avait changé au cours de son règne, comme en témoignent en 1783-1784 de nouveaux projets des frères Panin « sur les Lois fondamentales de l’État », et un projet de manifeste d’avènement à l’usage du futur Paul Ier (doc. n° 18-20) ; et quinze ans plus tard, l’ancien conseiller de Catherine II aux affaires culturelles, Bezborodko, pourra présenter en 1799 un mémoire « sur les besoins de l’empire Russe » (doc. n° 21) où il était le premier à placer chaque citoyen « sous l’égale protection des lois » (p. 306). Malgré la hardiesse de ce document à demi constitutionnel, Bezborodko n’encourra pas les foudres de l’empereur Paul Ier. Tant le règne de Catherine II avait entretenu « la vitalité d’une alternative [constitutionnelle] à l’autocratie ».

9 À son tour, le règne d’Alexandre Ier (1801-1825) coïncide avec une nouvelle « poussée des idées constitutionnelles » (p. 50). L’initiateur en est cette fois l’empereur lui-même, « premier monarque russe libéral », dont le projet de « révolution légale » aurait pu mettre fin au pouvoir illimité, et donc corrupteur, de l’autocratie. Mais ses projets et ceux du Comité secret de ses « jeunes amis » (doc. n° 22) ne verront pas le jour : c’est ainsi que la « Charte octroyée au peuple » russe (1801) qui prévoyait, entre autres, de garantir la sécurité des biens et des personnes (doc. n° 23), « restera à l’état d’alternative », c’est-à-dire de « possibilité historique avortée » (p. 56), alors qu’elle semblait devoir inaugurer une « nouvelle ère » constitutionnelle.

10 Un même sort frappera également la plupart des projets de M. M. Speranskij (doc. n° 24-26), à commencer par son « Introduction au code des lois » russes de 1809. Ce projet – le premier à formuler la nécessité d’une séparation des pouvoirs en Russie – échafaudait tout un édifice de doumas locales et régionales, couronné, on le sait, par une Douma d’État à compétences législatives, où siégeraient des représentants des différents ordres sociaux. Considéré par le préfacier comme un premier « sommet de la pensée constitutionnelle » en Russie (p. 58), ce projet aurait permis à la Russie de « progresser très rapidement […] sur la voie d’un développement civilisé », et de se transformer ainsi en une « monarchie constitutionnelle bourgeoise » et censitaire.

11 La disgrâce de Speranskij entraînera celle de ses projets de réforme ; les traditions autocratiques l’emporteront, et Alexandre Ier, qui avait pourtant annoncé, dans son discours bien connu de mars 1818 devant la Diète de Pologne à Varsovie, son intention d’octroyer des institutions libérales (zakonno-svobodnye učrezdenija) à la Russie, ne tiendra pas parole. Certes, le projet de Charte constitutionnelle (ustavnaja gramota), élaboré à sa demande en 1820 par l’un de ses anciens « jeunes amis », N. N. Novosil´cev (doc. n° 27), aurait pu à son tour replacer la Russie sur la voie de la monarchie constitutionnelle bourgeoise en garantissant l’égalité des citoyens devant la loi et en les dotant d’une large représentation nationale. Alexandre Ier s’abstiendra toutefois de promulguer un texte qu’il avait pourtant approuvé. Aussi son règne sera-t-il finalement celui des occasions perdues ou des « alternatives avortées » ; et la Russie continuera longtemps encore à se débattre dans le même cercle vicieux : la réforme de l’autocratie supposait en effet l’apparition d’une société capable d’appuyer les projets de réforme constitutionnelle, mais cette société civile ne pouvait émerger sans la réforme préalable de cette même autocratie.

12 L’enlisement de ces divers projets constitutionnels avait favorisé, vers la fin du règne d’Alexandre Ier, l’apparition de diverses sociétés secrètes à l’origine de l’insurrection du 14/26 décembre 1825. Paradoxalement, le projet constitutionnel du décabriste « libéral » N. M. Murav´ev (doc. n° 28), inspiré en partie par les institutions

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américaines, concordait sur bien des points avec ce que l’auteur appelle le « constitutionnalisme larvé du gouvernement ». Aussi serait-il erroné, estime l’auteur, de ne voir avec Marc Raeff, dans les divers projets constitutionnels des décabristes, qu’un simple « complot aristocratique ». En réalité, les conjurés poursuivaient des buts beaucoup plus larges : non seulement combattre l’arbitraire autocratique et rétablir une « communication » entre le pouvoir et ses sujets, mais plus encore « faire passer délibérément la Russie d’un stade de civilisation à un autre », soit, précise l’auteur, d’un absolutisme féodal à une monarchie constitutionnelle moderne de type parlementaire (p. 62). Et c’est l’ampleur même de leurs plans, auxquels ni le pays ni ses élites n’étaient aucunement préparés, qui serait avant tout, aux yeux de l’auteur, responsable de leur échec.

13 Quant à Pestel´, dont laJustice russe (doc. n° 29) divisait la société entre « ceux qui commandent », en raison de leur « supériorité morale », et « ceux qui obéissent », il jugeait nécessaire de commencer par « détruire la société préalablement à toute autre Action » (p. 478-479). C’était là tourner le dos à toute perspective constitutionnelle pour s’engager sur la voie d’une révolution radicale, et même extrémiste, qui devait conduire successivement à Nečaev, puis à la Volonté du peuple, et enfin à la terreur et à la dictature bolcheviques, en raison, nous dit l’auteur, du « retard culturel » de la Russie et de l’oppression subie par tout un peuple d’humiliés et d’offensés. Et ce fut le « péché historique » de l’autocratie que d’abandonner dès le début des années 1820 « l’initiative sociale » en raison de l’incapacité de la monarchie à réaliser des réformes en temps voulu (p. 62-63).

14 Quoi qu’il en soit, l’insurrection décabriste n’aura guère d’autres résultats que négatifs, et (tout comme naguère la révolte de Pugačev) elle interrompra la marche vers un régime constitutionnel qui aurait permis de reconstruire et de « civiliser » la Russie. Aussi faudra-t-il attendre le règne du tsar réformateur Alexandre II pour que le ministre de l’Intérieur P. A. Valuev élabore à son tour en 1863, au lendemain de l’insurrection polonaise, et à la demande (une fois de plus) du tsar, son projet bien connu de réforme du Conseil d’État (doc. n° 30 et 31). Comme le rappelle l’auteur (p. 65-66), ces projets recommandaient de « faire confiance au peuple » afin de lui permettre de prouver ainsi sa « maturité politique » face à une Pologne rebelle. Dans ce but, Valuev prévoyait d’associer le pays, par l’intermédiaire de ses représentants, à l’élaboration des lois, et de priver ainsi les « agitateurs révolutionnaires » d’une carte maîtresse. Mais, pour éviter de paraître, à l’inverse, céder à leur pression, la réforme envisagée du Conseil d’État se ramenait à la simple présence de « conseillers » (glasnye) appelés à débattre, avec voix purement consultative, des seules questions pratiques qui leur seraient soumises.

15 Rien dans ce projet de « constitutionnalisme gouvernemental », sensiblement en retrait sur ceux de Speranskij ou de Novosil´cev, ne portait la moindre atteinte au monopole autocratique du pouvoir ; mais Alexandre II s’abstiendra néanmoins d’y donner suite. La « stagnation colossale » (p. 67) de la pensée constitutionnelle se poursuivra donc ; et il faudra attendre près de vingt ans pour que l’empereur charge en 1880 le général comte M. T. Loris-Melikov de réouvrir ce dossier afin d’apaiser le mécontentement de la « société » et de priver ainsi les terroristes de la Volonté du peuple du soutien de l’opinion. Persuadé que les mesures répressives ne pouvaient suffire, Loris-Melikov se bornera toutefois à préconiser une fois encore l’association (selon une procédure complexe) de représentants du pays à la seule discussion des lois ; et ses plans destinés

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à « couronner » les grandes réformes des années 1860 manifestaient avant tout les limites de la pensée constitutionnelle officielle (doc. n° 33-39). Cette fois, il est vrai, Alexandre II devait approuver ce projet d’association d’élus à la discussion des lois ; et il s’apprêtait, on le sait, à le promulguer, lorsqu’il tombera (1er mars 1881) sous les bombes des « volontaires du peuple » qui stoppent net cette avancée constitutionnelle et qui rejettent ainsi la Russie plusieurs décennies en arrière, comme Loris-Melikov l’avait lui-même prédit.

16 L’idée constitutionnelle est dès lors enterrée pour près de quinze ans (1881-1894). « L’européanisation » en cours de la Russie était encore trop superficielle, l’intelligentsia trop faible et la société trop peu diversifiée pour pouvoir contenir la contre-offensive des partisans de l’autocratie ; et les successeurs d’Alexandre II n’auront pas la clairvoyance ni la lucidité voulues pour poursuivre dans la voie où l’empereur assassiné s’était engagé : celle d’un constitutionnalisme officiel décrété d’en haut. Corollaire inévitable, les milieux d’opposition en viennent progressivement à disputer l’initiative au souverain avec l’aide des forces sociales suscitées par les réformes des années 1860, et ils prennent la tête d’un mouvement constitutionnel par en bas, dirigé désormais contre le régime et qui se radicalise sous l’effet du raidissement autocratique.

17 On connaît la suite : les projets de constitution élaborés en pleine effervescence révolutionnaire par l’Union pour la libération et par le futur président de la première Douma, S. A. Muromcev (doc. n° 40-41), puis le manifeste impérial mort-né du 6 août 1905 (doc. n° 42) portant création d’une Douma d’État consultative, et enfin le « manifeste constitutionnel » du 17 octobre arraché à Nicolas II par la grève générale d’octobre 1905. Appliqué sans arrière-pensées, ce manifeste était de nature à engager enfin la Russie, avec un siècle de retard, sur la voie du développement constitutionnel et de la « normalité juridique ». Tel ne sera pas le cas : Nicolas II s’ingéniera au contraire à restreindre au maximum ses promesses du 17 octobre et à faire passer la Douma nouveau-née sous la toise autocratique.

18 Simples manœuvres de retardement : comme l’avait exposé Witte dans son rapport au tsar du 18 août 1905 (doc. n° 44), la société avait « dépassé le régime existant » (p. 745) qui ne voulait toujours entendre parler ni de constitution ni de suffrage « universel, égal, direct et secret ». Aussi la monarchie ne parviendra-t-elle plus à ressaisir l’initiative et à proposer un nouveau pacte gouvernemental au pays qui aspirait, selon Witte, à un véritable état de droit (pravovoj porjadok) sur la base des libertés civiques. Comme le prouvaient la dissolution coup sur coup des deux premières Doumas et la modification unilatérale des Lois fondamentales promulguées solennellement par le souverain en avril 1906, les droits octroyés au pays n’étaient guère que des droits en sursis, sans aucune garantie juridique autre que la bonne (ou la mauvaise) volonté impériale. Finalement la « monarchie du 3 juin » (1907) et Stolypin « interrompront le processus de démocratisation mis en route par le manifeste du 17 octobre qui n’était garanti par rien » (p. 76) ; et le fossé continuera donc à se creuser entre une autocratie sur le déclin et la société cultivée, ou encore « civilisée », car la (longue) marche vers un régime constitutionnel ne faisait qu’un, dans l’esprit du préfacier, avec le progrès même de la civilisation en Russie.

19 À ses yeux, l’État de droit, qui suppose un long apprentissage, n’avait toujours pas pris racine en Russie à la veille de la guerre, comme la révolution de 1917 en apportera la démonstration. Les meilleurs juristes de Russie auront beau élaborer, en prévision de

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l’Assemblée constituante, une loi électorale modèle et les meilleurs projets de régime intérimaire en attendant l’adoption de la constitution espérée, rien n’y fera. Ces projets resteront suspendus dans le vide, faute de tenir compte du niveau culturel et du niveau de conscience juridique du peuple russe qui n’était pas passé « par l’école séculaire de l’éducation civique et du développement constitutionnel » (p. 78). Les conditions historiques nécessaires à leur réalisation faisaient tout simplement défaut. Aussi la révolution de 1917 suivra-t-elle inexorablement son cours, en l’absence des forces sociales capables d’en canaliser la progression; et le peuple russe ne voudra « rien savoir d’aucun gouvernement de droit et de constitution »3. Étrangères aux traditions historiques de la Russie, les notions d’État de droit, de légalité et de régime constitutionnel ne parviendront pas réellement à prendre pied ; et ce que l’auteur appelle « le martyrologe politique de l’histoire russe » (p. 28) repartira de plus belle au grand dam de la société civile, des droits de l’homme et autres « chimères constitutionnelles ».

20 C’est cette même histoire que nous retrace, dans une optique plus nettement comparative et juridique, A. N. Meduševskij, auteur de différentes études sur l’autocratie et l’idée constitutionnelle. Sa préface (p. 95-166) prend la forme d’un petit traité sur l’histoire du constitutionnalisme russe, nourri d’emprunts étrangers, comme en font foi les « conditions » ou « articles » de 1730 qui ouvrent la liste des documents sélectionnés. Inspirées de la constitution suédoise de 1720, ces conditions visaient à limiter l’arbitraire personnel du souverain au profit de l’oligarchie titrée, dans l’esprit de la Moscovie d’avant Pierre le Grand. Mais ce « constitutionnalisme oligarchique » se heurtera, on l’a vu, à l’hostilité du gros de la noblesse provinciale qui lui oppose une petite poignée de contre-projets apparentés entre eux et destinés à refréner les ambitions de la haute noblesse de cour. Reproduits dans leur ordre chronologique (doc. 4-9), ces projets reflétaient tout à la fois, souligne le préfacier, la conscience et la culture politiques de leurs auteurs, bien informés des institutions étrangères par l’intermédiaire des diplomates russes en poste à l’étranger, et notamment en Suède.

21 À son tour, l’avènement mouvementé de Catherine II avait suscité une deuxième vague de projets aristocratiques – ceux des frères Šuvalov, de Voroncov et de Panin (doc. 14-16) – visant derechef à renforcer le contrôle de la haute noblesse sur les actes du souverain, afin d’en limiter l’arbitraire tout particulièrement à l’honneur sous le règne d’Elizabeth Petrovna (1741-1761). Admiratrice de Montesquieu et plus ou moins sincèrement acquise aux Lumières, Catherine II, dont le Nakaz marque, selon le préfacier, « l’apogée de ces tentatives » de réformes (p. 109), saura neutraliser cette contre-offensive nobiliaire grâce à sa Commission du Code de 1767-1768, bientôt interrompue par la guerre russo-turque (1768-1774). Apparemment infructueuse, cette Commission législative n’en illustrait pas moins le souci persistant qu’aura l’impératrice de faire prévaloir la « légalité » (zakonnost´) dans le cadre d’une autocratie réglée et éclairée, bien distincte à ses yeux du despotisme, tel que le définit Montesquieu. Et l’intérêt de Catherine II pour le juriste anglais Blackstone, qui inspira notamment (on le sait) sa réforme des provinces de 1775, s’explique, nous rappelle l’auteur, fidèle à sa méthode comparative, par le fait que le théoricien britannique interprétait la séparation des pouvoirs au bénéfice du monarque, garant de la stabilité des institutions (p. 110).

22 Passons sur les projets déjà évoqués des frères Panin, et celui du conseiller Bezborodko « sur les besoins de l’empire russe ». Quoique dévoué à l’autocratie, qu’une grande

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majorité de Russes jugeait seule adaptée à l’immensité d’un empire multi-national, ce dernier ne s’en prononçait pas moins, en bon disciple de Montesquieu et des Lumières, en faveur d’une monarchie réglée, encadrée par des lois fondamentales, qui s’imposeraient au souverain et en limiteraient l’arbitraire personnel (doc. n° 21). À ce titre, le chancelier Bezborodko forme, aux yeux du préfacier, la transition entre le « Siècle des lumières » et le XIXe siècle, marqué par l’avènement d’Alexandre Ier et l’apparition, dans le sillage de la Révolution française, de la « question constitutionnelle », qui commence à devenir un critère de légitimité politique en Europe.

23 Élève de La Harpe et éduqué dans l’esprit des Lumières, Alexandre Ier, qui se disait lui- même « républicain », cherchera tout au long de son règne à réformer l’autocratie et à jeter les bases d’un « constitutionnalisme gouvernemental ». Mais ni le projet de « Charte octroyée au peuple » russe (1801), dont le préfacier évoque au passage les sources occidentales, ni davantage les projets de Speranskij et ses plans de réforme de l’ État ne verront le jour. Un même sort frappera également un ultime projet de Novosil ´cev (1820) préparé à la demande et sous le contrôle d’Alexandre Ier, mais dans le secret et à l’insu de la société. « Gouvernemental » ou « oligarchique », le constitutionnalisme russe butait en réalité sur la difficulté qu’il y avait à combiner le pouvoir illimité de l’autocratie avec une représentation nationale. Aussi restait-il essentiellement « fictif » et voué à faire longtemps encore figure de plante de serre, mal adaptée aux rigueurs du climat autocratique (p. 119).

24 C’est précisément cette incapacité de l’autocratie à se réformer de l’intérieur et à s’auto- limiter qui devait engendrer les premières sociétés secrètes d’où sortiront les projets des décabristes : le « projet constitutionnel » de N. M. Murav´ev, inspiré en partie par les institutions américaines, et la Justice russe du colonel de la Garde impériale P. I. Pestel´, tous deux reproduits in extenso dans le recueil (doc. 28 et 29). Mais pourquoi ne pas avoir également cité le manifeste (en date du 13 décembre 1825) du « dictateur » S. P. Trubeckoj, qui fait clairement ressortir les illusions et la dérive autoritaire du libéralisme nobiliaire ?

25 Avec ces projets mieux connus que les précédents, d’accès parfois malaisé, l’auteur aborde un domaine plus familier à la plupart de ses lecteurs, notamment occidentaux. Ces derniers apprécieront son analyse des sources, jacobines notamment, mais également bonapartistes, de la Justice russe de Pestel´, dont il souligne les différences avec la constitution de Murav´ev, leader de la Société du Nord (p. 123-124). Soucieux de ménager les transitions d’un régime autoritaire vers plus de démocratie, ce dernier était partisan, quant à lui, d’une monarchie constitutionnelle décentralisée et prévoyait même dans ce but de transférer la capitale de la Russie à Nijni-Novgorod (p. 460). Au total, cette conjuration bicéphale inaugurait à sa façon, confirme le préfacier à la suite de Franco Venturi, les deux tendances antagonistes du mouvement russe de libération : libérale d’un côté et « autoritaro-révolutionnaire » de l’autre, avec Pestel´, qui conduisait à ce que le préfacier appelle « l’impasse d’un régime autoritaire quasi [ou mieux : pseudo] constitutionnel » (p. 125).

26 Écrasée à contrecœur par Nicolas Ier, peu désireux d’inaugurer son règne par une effusion de sang, l’insurrection, et la répression qui suivra, frapperont d’interdit les idées constitutionnelles et libérales tout au long de son règne ; et elles ne referont surface qu’avec les « grandes réformes » d’Alexandre II, pour lequel son ministre de l’Intérieur P. A. Valuev élaborera à sa demande, en 1863, un projet bien connu de

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réforme (limitée) du Conseil d’État (doc. 31), resté sans suite. Aussi faudra-t-il attendre la vague d’attentats organisés par la Volonté du peuple pour voir Alexandre II renouer avec sa politique réformatrice et faire appel, en février 1880 (cf. supra) à M. T. Loris- Melikov afin de combattre la « subversion ».

27 Conscient que les mesures répressives adoptées en réponse au premier attentat contre le tsar (1866), et aux suivants, ne pouvaient suffire, Loris-Melikov présentera entre avril 1880 et février 1881 et, à la demande du souverain, une série de rapports aisément consultables désormais (p. 628-674). Improprement appelés parfois « la constitution de Loris-Melikov », ces nouveaux projets de « constitutionnalisme gouvernemental », qui ne portaient aucunement atteinte au monopole politique de l’autocratie, avaient surtout le mérite de réouvrir le dossier des réformes et de faire un premier pas vers une constitution, comme l’avait expressément admis Alexandre II. Dans ce but, l’empereur avait fait préparer – à défaut de l’acte constitutionnel attendu par l’opinion pour le 19 février – du moins une déclaration gouvernementale dans ce sens (p. 658-663) en date du 1er mars 1881…

28 « Grâce à Dieu, ce premier pas criminel et précipité vers une constitution n’a pas été accompli, et tout ce projet fantastique a été repoussé en conseil des ministres par une insignifiante minorité » (sic), annotera peu après Alexandre III sur le projet de Loris- Melikov (p. 640) ; et six mois ne se seront pas écoulés qu’Alexandre III promulguera le fameux « règlement provisoire » du 14 août 1881 qui méritera d’être appelé la constitution non écrite de la Russie. Les événements suivront donc un autre cours qui finira par aboutir à la révolution de 1905-1906, pour laquelle le recueil présente, nous l’avons vu, les deux projets d’inspiration libérale du mouvement constitutionnel : le projet de « Lois fondamentales » élaboré pour le mouvement de libération par « les meilleurs juristes russes », de tendance « résolument occidentaliste », qui ne croyaient pas – à la différence des samobytniki (ou partisans de la spécificité russe) – en la « possibilité pour le peuple russe de développer toutes les formes de liberté dans le cadre de l’absolutisme politique » (p. 146). Et, deuxième projet, celui du futur président de la première Douma, S. A. Muromcev, qui visait à assurer pacifiquement et par des voies légales le passage progressif vers une monarchie constitutionnelle, en faisant de la Douma l’acteur principal de la réforme politique et du contrôle du pays sur le pouvoir autocratique (p. 149).

29 Ces deux projets se verront bientôt concurrencés par le programme du parti cadet (ou constitutionnel-démocrate) mis au point lors du congrès fondateur de ce parti (12-18 octobre 1905). Pour l’essentiel, ce programme précisait les mécanismes juridiques et institutionnels destinés à assurer l’exercice de la souveraineté nationale attendue et à jeter les bases du futur État de droit : monarchie constitutionnelle ou république, entre lesquelles les cadets laissaient à l’Assemblée constituante à venir le soin de trancher. On ne pouvait imaginer contraste plus frappant qu’entre le savant équilibre de ce programme, longuement analysé par le préfacier (p. 150-156), et celui des partis révolutionnaires peu soucieux, quant à eux, de constitution et des droits fondamentaux des citoyens.

30 Ainsi mis en appétit, le lecteur regrette seulement que ce projet constitutionnel fondé sur la distinction des pouvoirs et la décentralisation ait été, vu son ampleur, écarté du recueil, au profit de deux autres textes : le manifeste impérial du 6 août 1905, portant création d’une Douma consultative, et la Loi électorale concomitante (doc. n° 42-43). Apparenté au projet d’assemblée consultative de Novosil´cev (1820), ce manifeste du

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6 août (p. 716-728) qui rappelait l’époque d’Alexandre Ier, manifestait le retard de la pensée officielle et faisait déjà figure, à peine publié, d’« anachronisme historique » (p. 74).

31 Enfin le recueil s’achève sur les divers projets élaborés par les constitutionnels- démocrates entre mars et octobre 1917 (doc. 45-47). Mis au point dans le cadre de la Commission spéciale chargée de préparer la loi électorale en vue de la future Assemblée constituante, ces projets tendaient à faire enfin de la Russie un État de droit et représentaient l’aboutissement d’un siècle de réflexion et de travail constitutionnels. Qui mieux est, tout en ayant conscience que le gouvernement provisoire devrait passer la main dès la réunion de ladite Constituante et n’était donc nullement fondé à en régler le fonctionnement, les députés cadets avaient notamment tenu à ébaucher à son intention un modèle de système constitutionnel dont le préfacier analyse le détail avec précision et pertinence (p. 149-156). En date du 20 octobre 1917 (!), ces projets (doc. 48-50), qui prévoyaient le fonctionnement du gouvernement intérimaire de transition entre la réunion de la Constituante et le vote de la future constitution, visaient notamment à prévenir toute dictature d’une assemblée unique de type jacobin… Le coup d’État du 25 octobre viendra balayer ce savant édifice ; et il faudra attendre soixante-quinze ans, précise l’auteur, pour que la Russie renoue enfin avec cette « tradition juridico-constitutionnelle » brutalement interrompue, et restée jusque-là une pure construction intellectuelle sans être jamais parvenue à s’inscrire dans les faits.

32 Passons plus rapidement sur la contribution, plus limitée, de S. Bertolissi (p. 79-94) : professeur à l’université de Naples, cet auteur s’interroge sur les raisons pour lesquelles ces projets constitutionnels qui tendaient à limiter le pouvoir souverain restèrent pratiquement sans suite – à la différence de l’Occident où l’évolution constitutionnelle ne cessa d’épouser (non sans retard parfois) l’évolution socio-économique de ces pays.

33 La principale cause de ces échecs répétés n’est autre, à ses yeux, que le servage qui s’étendait à l’ensemble de la population, « esclave » – selon Speranskij – soit du souverain, soit des pomeščiki (ou propriétaires fonciers nobles). De sorte que chez nous, concluait ce réformateur, institutions, distinctions sociales ou libertés, tout n’est qu’apparence ou fiction, à la merci de l’arbitraire autocratique (p. 87). À son tour, cette servitude généralisée ne permettait guère au peuple russe d’acquérir ne serait-ce qu’un minimum de conscience ou d’éducation politique ; et, d’Alexandre Ier à Nicolas II, les empereurs invoqueront régulièrement ce défaut de « maturité » pour refuser comme « prématurée » toute concession constitutionnelle ; et le régime autocratique de continuer à osciller entre attraction occidentale et attachement aux traditions nationales.

34 Autre cause, liée à la précédente : le cloisonnement de la société en ordres, pourvus chacun de ses obligations et privilèges propres, faisait obstacle à la formation d’une société civile fondée sur l’égalité de droits et apte à contester le pouvoir du tsar qui apparaissait dès lors comme le seul garant de l’intérêt général. En raison de la persistance des ordres sociaux, même après les « grandes réformes » des années 1860, la bourgeoisie russe ne parviendra pas à jouer le rôle de porte-parole de l’idée constitutionnelle et se laissera cantonner, de l’aveu général, dans son culte du Veau d’or sans réellement travailler à l’émancipation, en panne, de la société. Et sa faiblesse interdira à cette bourgeoisie-croupion de prendre la tête du mouvement

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constitutionnel et libéral qui restera jusque vers 1905 l’apanage avant tout de la fraction éclairée de la noblesse.

35 À son tour, ce cloisonnement de la société en ordres faisait obstacle (souligne l’auteur) à la formation d’un État de droit auquel l’arbitraire autocratique n’avait nullement préparé les esprits. De fait, en l’absence d’un cadre juridique légal valable pour tous, les notions mêmes de droit et de loi, ou de légalité, variaient d’un ordre à l’autre. C’est ainsi que le monde paysan, maintenu en marge de la société dans un statut de seconde zone, avait un sentiment du droit et de la justice bien différent de celui des élites ; et la conception de la légalité qui était celle du pouvoir n’avait rien de commun avec celle, moralisante et subversive, de toute une fraction de l’intelligentsia, comme l’auteur le rappelle à la suite de M. Raeff (p. 90-91). En l’absence d’une culture juridique et de références communes, ces projets constitutionnels successifs, au demeurant secrets (censure oblige !) n’avaient guère de chances de s’imposer.

36 Élargissons le débat : pour faire prévaloir leurs vues, les auteurs de ces projets constitutionnels auraient dû, ajouterai-je, forcer la main au pouvoir ; or personne, ou presque, n’y songeait. Largement dominant jusqu’en 1905, l’attachement à l’autocratie constituait même un obstacle quasi insurmontable. Comme l’avait écrit Bezborodko dans son mémoire de 1799, seule l’autocratie paraissait capable de maintenir, vu son immensité, la cohésion de l’empire russe, et « le plus minime affaiblissement du pouvoir autocratique aurait pour conséquence la perte (ottorÂenie) de nombreuses provinces, l’affaiblissement de l’État et des malheurs sans nombre pour la population » (p. 305). Cela restait vrai un siècle plus tard, et le réformateur Loris-Melikov, tout occidentaliste qu’il fût, déclarait lui-même qu’il préférerait se tuer plutôt que de limiter le pouvoir autocratique (p. 143).

37 Un tel propos n’était pas isolé : longtemps efficace, le régime autocratique formait un système tutélaire et cohérent, à l’ébranlement duquel tous avaient quelque chose à perdre, à commencer par les auteurs de ces divers « projets constitutionnels ». Serviteurs du souverain ou étrangers à la hiérarchie officielle et opposants en puissance, ils appartenaient tous, précisons-le, aux milieux dirigeants ou privilégiés et dépendaient à un titre ou à un autre de l’autocratie, qui constituait le principal facteur de stabilité en temps de crise. Aussi ne demandaient-ils guère qu’une représentation consultative, censitaire et par ordres, chargée de conseiller et d’assister le monarque ; car une constitution de plein droit aurait signifié la fin de l’autocratie. Mais, à ne vouloir limiter l’autocratie qu’avec son consentement, les auteurs de ces projets se condamnaient à l’impuissance.

38 Enfin, on ne saurait davantage oublier que l’empereur était également le tsar orthodoxe, dont la foi était partagée par l’immense majorité du peuple russe, formé à voir dans son souverain l’instrument de la Providence divine, responsable à ce titre de la grandeur et de la prospérité du pays. Toute évolution constitutionnelle supposait donc une désacralisation du souverain et une laïcisation préalable de la société qui ne figuraient nullement, de tout le XIXe siècle, à l’ordre du jour, et dont on peut regretter que les auteurs n’aient pas fait explicitement état. Lorsque Nicolas II avait refusé en décembre 1904, malgré l’avis de certains de ses conseillers, de mettre le doigt dans l’engrenage constitutionnel et de laisser ainsi la Russie « retomber dans le péché et la barbarie », il avait clairement situé le débat : une réforme constitutionnelle irait à l’encontre des traditions morales, religieuses et nationales auxquelles le pays restait

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encore à cette date profondément attaché et auxquelles le tsar n’avait pas le pouvoir de renoncer.

39 Destinée à combattre toute contagion révolutionnaire, la devise « orthodoxie, autocratie, esprit national », formulée par Uvarov (1833) dans le sillage de la Guerre patriotique de 1812-1813, reflétait encore à cette date le fond de l’expérience historique du pays et un sentiment patriotique encore largement répandu. Anachronique ou non, ce credo politico-religieux faisait obstacle à toute percée constitutionnelle qui supposait que le tsar orthodoxe s’efface devant la personne de l’empereur, seul à pouvoir se muer en souverain constitutionnel. Désacraliser et « tuer », symboliquement ou non, le tsar constituait donc le préalable à toute évolution constitutionnelle et pouvait seul permettre de débloquer la situation.

40 Interrompons ici l’énumération des causes multiples de ce « martyrologe politique » à quoi A. N. Saharov assimile (p. 28) cette marche contrariée vers le constitutionnalisme, venu périodiquement frapper à la porte de la Russie. Évoquées, chemin faisant, par les auteurs, les raisons de ces échecs répétés mériteraient à elles seules une analyse approfondie que les éditeurs auront à cœur, espérons-le, de nous offrir un jour. Cette attente n’enlève rien, toutefois, aux mérites du présent recueil dont on ne saurait trop souligner l’intérêt et la richesse documentaire. Sans oublier les « notes et commentaires » en fin de volume (p. 779-812) qui apportent un éclairage historique bienvenu à la plupart des documents reproduits.

41 Remercions donc les éditeurs pour ce précieux ouvrage de référence qui réintègre ces tentatives constitutionnelles dans la trame de l’histoire russe et que tout historien de la Russie tsariste ne manquera pas de garder à portée de main. Même si l’on ne partage pas toujours l’optique résolument « occidentaliste » de ses auteurs, cet ouvrage témoigne à sa façon de l’ampleur prise ces derniers temps par le renouvellement de l’historiographie russe, et il constitue la contribution des auteurs au processus de réévaluation en cours. On se doit de leur en donner acte.

NOTES

1. Marc Raeff, Plans for political reform in Imperial Russia, 1730-1905, Englewood Cliffs, Prentice-Hall Inc., N.J., 1966, 159 p. 2. A. N. Saharov, Aleksandr I, Moscou, Nauka, 1998, 287 p. 3. Cf. Nicolas Berdiaeff, Un nouveau Moyen Âge, Paris, Plon, 1927, p. 176.

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Marie-Pierre Rey, Le dilemme russe

Alain Blum

RÉFÉRENCE

Marie-Pierre REY, Le dilemme russe. La Russie et l’Europe occidentale d’Ivan le Terrible à Boris Eltsine. Paris, Flammarion, 2002, 354 p.

1 L’ambition de cet ouvrage est vaste puisqu’il couvre une période allant du milieu du XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui et traite une question dont on connaît la centralité : les relations entre la Russie et l’Europe, et surtout l’attitude de la Russie vis-à-vis des États européens. Marie-Pierre Rey tient aussi à aborder en continuité le XXe siècle et ceux qui précèdent. Ici, l’histoire soviétique est vue comme une prolongation de l’histoire russe. Enfin, l’auteur suit une voie particulière, proposant une histoire des relations entre Russie et Europe avant tout déterminée au sommet du pouvoir, dissociée fortement de l’histoire intérieure.

2 L’auteur débute par un rapide panorama de la place de la Russie en Europe, du Moyen  ge jusqu’au XVIe siècle, entre la Russie kiévienne et Ivan III. Elle souligne que, dès sa fondation, le développement de l’État russe, en décalage chronologique avec l’histoire européenne, conduit la Russie à hésiter en permanence sur la nature des relations qu’elle souhaite établir avec l’Europe. L’invasion mongole lui apparaît ainsi comme un moment fondateur de la difficulté à penser de façon continue et intégrée l’espace européen. Cette particularité ne disparaît pas avec la naissance de l’État russe autour de Moscou et le règne d’Ivan III. Marie-Pierre Rey voit une première rupture lors du règne d’Ivan IV, qui exprime au mieux cette hésitation entre le repli sur elle-même ou ses voisins immédiats et l’ouverture sur l’Occident. Ivan IV apparaît ainsi comme tenté par l’ouverture à l’Ouest, mais son règne, qui séduit d’abord, finit par repousser par son caractère autocratique. Le contraste entre les tentatives ébauchées au début de ce règne et ce qui en a résulté par la suite exprime une constante de l’histoire des relations entre Russie et Europe occidentale. Ces contradictions perdurent, après le Temps des Troubles, jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

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3 La « révolution pétrovienne » est bien entendu étudiée en détail, symbole confirmé d’une transformation, déjà engagée mais alors systématisée, des relations avec l’Occident. Les grandes réformes du règne de Pierre sont ici mises en perspective avec les lentes mutations qui précèdent, et qui contribuent à créer un nouvel État. La Russie, devenue grande puissance européenne, semble désormais clairement intégrée à cet ensemble. Pierre paraît en être l’artisan essentiel, comme, plus tard, les transformations des relations entre l’Europe et la Russie seront lues à travers les changements de règnes.

4 Ainsi, durant le règne des impératrices, de Catherine Ire à Catherine II, les alliances se transforment au gré de ces successions. Cependant l’expansionnisme vers l’Ouest, engagé par Pierre, perdure et il est même renforcé par Catherine II. Or, selon l’auteur, celui-ci conduit à renforcer la relation entre Russie et Europe, à rapprocher et surtout à inclure la première dans la seconde. Les jeux diplomatiques qui y sont associés, l’intérêt porté aux territoires acquis, la participation des Baltes et des Allemands à la conduite de l’empire en témoignent. Cela contribue à moderniser l’État, même si ces réformes sont imposées d’en haut. Toutefois, Marie-Pierre Rey souligne cette éternelle difficulté des réformes de l’empire, qui, même si elles touchent le fonctionnement de l’État, ne réussissent pas à s’étendre au social et aux formes les plus directes du pouvoir, lequel reste autocratique. D’un côté un « modèle européen » se « généralise au sein des élites nobiliaires », modèle « véhiculé par les hautes sphères de l’État et approché par les armées russes lors des campagnes militaires en terres occidentales », d’un autre côté la « dérussification » des élites, interprétée soit comme occidentalisation soit comme subversion, fragilise cette ouverture sur l’Europe et cette intégration.

5 La puissance diplomatique de la Russie va, ensuite, se faire de plus en plus évidente aux yeux de l’ensemble des pays européens, dans la première moitié du XIXe siècle, du règne de Paul Ier à celui de Nicolas I er. Quelles que soient les positions et les ambitions des tsars, quelles que soient l’hostilité ou la faveur dont jouissent les pays européens, ainsi que le prix à payer à cette puissance, la Russie joue à l’évidence une place majeure en Europe. Cette période est toutefois marquée par une tension, persistante, entre le regard intérieur et les innovations de la politique extérieure. Elle est aussi marquée par un renouveau des critiques face à une occidentalisation du comportement des élites et de la diplomatie, et donc par la volonté de repli de la Russie sur elle-même. Cette tension semble se résoudre au début de la période suivante, lorsque Alexandre II cherche à mettre en conformité la place désormais acquise de la Russie parmi les nations européennes et les transformations sociales et politiques à l’intérieur même de son pays. Mais la Russie retombe alors dans cette crainte d’une réforme politique trop profonde, dont le conservatisme des règnes d’Alexandre III et de Nicolas II sera la plus éclatante conséquence. Ainsi, si l’ouverture vers l’Europe occidentale est avérée, elle reste surtout posée sur un plan diplomatique, écartelant de la sorte la Russie entre deux pôles contradictoires.

6 Marie-Pierre Rey cherche ensuite à ne pas interrompre les logiques qu’elle a décrites et analysées pour entrer dans la période soviétique. Ceci ne signifie pas que la relation entre la Russie et l’Europe après 1917 soit en continuité avec l’Ancien Régime. Elle souligne en particulier qu’une inversion totale s’établit. Alors que toute l’histoire de l’empire était marquée par cette attraction-répulsion envers le modèle occidental, c’est désormais le modèle soviétique qui est la référence, avec le même pouvoir de répulsion ou d’attraction. Cette « inversion idéologique », même si elle va subsister durant toute

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la période soviétique, ne signifie pas que les relations entre l’URSS et l’Europe soient en rupture brutale avec ce qui précédait. Cette période, ainsi que les suivantes, font d’ailleurs plus de place aux hommes qui participent à ces relations, les profils de ¢i©erin, aussi bien que de Rakovskij ou de Litvinov permettant de mieux les éclairer. L’ouvrage montre bien aussi la double politique qui s’établit, l’une autour des Affaires étrangères, fondée sur une diplomatie de puissance tournée vers l’Europe, l’autre autour du développement du Komintern et donc en rupture avec les formes traditionnelles. Ces tensions et contradictions dépasseront la période stalinienne, et un dernier chapitre traite de l’après-Stalin qui se caractérise aussi, comme l’ère précédente, par une opposition entre trois pôles : « coopération, partenariat et subversion ». Cependant cette époque est, selon l’auteur, la première où, depuis 1917, l’URSS « commence à s’ouvrir sur l’Europe occidentale, tant sur le plan politique et économique que culturel ». Mais cette ouverture conduit aussi à des raidissements internes remettant en cause le fonctionnement du système dans son ensemble. On regrettera ici un chapitre trop bref, traitant de Hruščev et Brežnev, d’autant plus que l’auteur propose de nombreuses pistes stimulantes sur cette période encore peu relue ces dernières années.

7 Cette très vieille contradiction entre ouverture extérieure et raidissements trouve peut-être une issue dans la fin de l’URSS, sur laquelle, en quelques pages, se conclut cette histoire. L’immensité de la question explique aisément que Marie-Pierre Rey ait choisi de n’en traiter qu’un des aspects, celui de la position essentiellement diplomatique et politique des divers dirigeants russes, et surtout des tsars, puis des plus hauts responsables soviétiques et russes, vis-à-vis de l’Europe. Sans doute, derrière ce problème, l’auteur s’interroge-t-elle, comme elle le fait dans son introduction, sur l’identité russe. Mais l’objet central de cet ouvrage reste la scène diplomatique, et surtout le « point de vue des acteurs politiques de ces relations, les décideurs – gouvernants, diplomates – mais en tenant compte aussi des acteurs sociaux et culturels (philosophes, journalistes, écrivains) ». L’auteur insiste sur le fait qu’on peut comprendre la relation entre Russie et Europe à travers l’interprétation des décisions de quelques-uns, décisions souvent indépendantes, voire contradictoires, avec celles qui ont trait à la politique intérieure. C’est vrai lorsqu’il s’agit de cerner la politique extérieure menée par Lenin ou par Stalin, incluant ses choix de rapprochements avec les puissances occidentales, au début de cette décennie, tout en renforçant le Komintern, et en mettant en place une politique répressive de plus en plus violente à l’intérieur. C’est aussi vrai des politiques d’ouverture suivies autant par Pierre, Catherine II ou Alexandre Ier, qui souvent ne sont pas exemptes de profondes contradictions avec la politique intérieure.

8 Cette hypothèse montre qu’il est indispensable de mieux comprendre les ressorts des décisions de rapprochement, de construction d’une puissance, ou de fermeture, qui sont décrits dans cet ouvrage. On regrettera sans doute que ces décisions soient souvent réduites à des choix pris tout en haut de l’appareil d’État, sans que les retournements soient bien saisis. Cela tient sans doute à l’usage, que nous trouvons personnellement regrettable, du terme de « décideur » pour caractériser ceux qui déterminent les politiques vis-à-vis de l’Europe. Il n’apporte rien, d’autant qu’on ne sait pas quels acteurs il désigne, et quelles relations s’établissent, précisément, entre l’appareil diplomatique, l’appareil politique, et la société. Ce livre suggère que l’analyse de la politique internationale devrait, de plus en plus, s’appuyer sur l’étude de ceux qui en déterminent les orientations, leurs parcours et leur formation, mais que celle-ci ne

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suffit pas à comprendre les grandes transformations ni les continuités, et qu’un processus autonome, développé par le cercle le plus central du pouvoir, se déroule aussi, indépendamment de ces personnages. Il faut donc bien comprendre les connexions existant entre ces différents lieux, pour en cerner les transformations et les apparentes contradictions. Outre une synthèse de sept siècles de relations entre la Russie et l’Europe, cet ouvrage suscite donc des questions indispensables pour orienter les recherches contemporaines en ces termes.

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