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Nuit blanche, magazine littéraire

Un peuple et son rêve. Andrée Ferretti, Pierre Duchesne, Victor-Lévy Beaulieu, Martine Tremblay, Éric Bédard, Lysiane Gagnon, Robin Philipot et Jean-François Lisée Laurent Laplante

Numéro 141, hiver 2016

URI : https://id.erudit.org/iderudit/80821ac

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Éditeur(s) Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN 0823-2490 (imprimé) 1923-3191 (numérique)

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Citer cet article Laplante, L. (2016). Un peuple et son rêve. Andrée Ferretti, Pierre Duchesne, Victor-Lévy Beaulieu, Martine Tremblay, Éric Bédard, Lysiane Gagnon, Robin Philipot et Jean-François Lisée. Nuit blanche, magazine littéraire, (141), 35–49.

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uand un peuple s'ébranle vers son Par indépendance, la littérature l'accompagne LAURENT LAPLANTE* A.-M Guérineau © Qavec ses ressources de mémoire, d'inspi - ration et de rêve. Elle constate les avancées, pointe les défis, enregistre leçons, gloires et défaites. Le projet québécois vit cette étape : entravé à mi-course, il s'offre la chronique des efforts et le souvenir de ses artisans. Ceux et celles qui n'ont pas vécu ce demi-siècle en reçoivent le souffle quand leur parlent le vingtième anniversaire du second référendum, celui du Bloc québécois ou le legs de . Car les livres évoquant le référendum de 1995 sont nombreux. Robin Philpot raffine son bilan : il y eut pire qu'une indélicatesse ; Andrée Ferretti insiste de nouveau sur l'éducation et en appelle aux jeunes ; Éric Bédard revit son entrée en militance et réitère ses choix ; Jean-François Lisée explique pourquoi l'association lui parut alors Merci à André-Philippe Côté qui nous a permis de requise ; VLB célèbre Monsieur et ses compagnes en ferveur. reproduire ses caricatures. Vingt-cinq ans après sa fondation, le Bloc québécois mérite et reçoit Exceptionnellement, tous les textes de ce l'évaluation de Martine Tremblay qui raconte la relation entre deux dossier sont signés par une seule personne, Laurent Laplante, partis frères. Ou rivaux ? témoin important et éclairé de l’évolution sociale et Vues diverses, mais convergence des témoignages : grâce au livre, politique du Québec moderne. un peuple prend possession de son cheminement. Serait-ce l'entêtement d'un rêve inachevé ?

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 35 Andrée Ferretti Une voix dérangeante et nécessaire

Un peuple que sa devise n’a jamais préservé de l’amnésie ne peut survivre que si retentissent à ses oreilles et dans son âme des voix en prise directe avec l’histoire.

on qu’il s’agisse de stagner confier la préface de cette auto - dans la nostalgie, mais parce biographie à Martine Desjardins, que que l’avenir se construit à le printemps érable de 2012 a fait partir des enracinements de connaître comme combinant jeunesse Nla culture et des soifs de la dignité. Ces et exemplaire maturité. voix agaceront les tièdes chaque fois « Rien n’est plus renversant, écrit- qu’elles dénonceront la médiocrité du elle, que la force du désir des jeunes. Ils climat politique et médiatique, mais sont aujourd’hui comme hier l’avenir Sous l’influence de elles révéleront du même coup leur victorieux de notre histoire de luttes. » Pierre Bourgault, orateur absolue nécessité. L’histoire se souvient Transmettre ainsi le témoin à un exceptionnel, la proposition de Démosthène, Jérémie ou Churchill coureur plus jeune est la meilleure de sa transformation [celle non en raison de l’écoute rarement preuve de l’attachement inoxydable obtenue auprès des peuples, mais pour d’Andrée Ferretti à sa Cause. Bien que du RIN] en parti électoral la dure lucidité de leurs mises en marquée, comme Denys Arcand ou avait été adoptée. J’étais garde. Au Québec, Andrée Ferretti Éric Bédard, par le sombre patriotisme farouchement contre ce compte parmi ces voix entêtées et de l’historien Maurice Séguin, Andrée changement. p. 57 indis pensables. Ferretti réagit autrement que ce mentor : elle somme l’histoire de rendre gorge. En motivant les jeunes. PLACE AUX JEUNES Chez Andrée Ferretti, le projet Comment en 2015, à l’heure Sans vieillir, la voix d’Andrée Ferretti souverainiste s’arrime donc à l’histoire de la mondialisation du vise de plus en plus vivement les du Québec, mais en évitant la rési - moindre gadget, expliquer acteurs et les auditoires des jeunes gnation et en ne succombant que autrement que par notre générations. Cette préoccupation, déjà rarement au ressentiment. « Partout et manifeste lors de la publication des depuis toujours, ici et maintenant, la statut provincial le fait que Grands textes indépendantistes (Typo, connaissance de l’histoire est l’assise nos plus grands écrivains, 1992 et 2004), occupe aujourd’hui principale de tout désir de révolution, créateurs d’œuvres originales l’avant-scène de Mon désir de révo - son fer de lance le plus efficace. » Sans exprimant la spécificité de leur lution1. Seule responsable de la narrer une fois de plus la lutte séculaire culture nationale, ne figurent seconde tranche de ces textes phares qui a conduit le Québec de l’infériorité pas dans la liste des prix après le décès de Gaston Miron, coloniale à un statut de pays inachevé, partenaire de la première cuvée, la militante met en exergue la moti - Nobel de la littérature ? p. 102 Andrée Ferretti accrut alors la part des vation qui, à ses yeux, constitue le témoignages issus de la relève. Le substrat de cet entêtement. Quand ce même esprit la conduit aujourd’hui à qui heurtait les patriotes reprend du

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 36 DOSSIER service sous l’impulsion d’un gou- vernement voué au néolibéralisme, Andrée Ferretti oppose à cette continuité menaçante la détermination du peuple québécois à revendiquer encore et toujours liberté et dignité : « [...] toutes ces attitudes étaient tra - giquement semblables à celles adoptées suite à l’échec des Rébellions qui, de peuple conquis, a fait de nous un peuple colonisé ».

QUELLE RÉVOLUTION ? Ce recours à l’histoire, dans ce qu’elle offre de balises et de points de com- paraison, conduit Andrée Ferretti à prendre du recul par rapport à la violence. Alors que son vocabulaire parfois volcanique a pu naguère laisser l’impression que la Cause justifie tous les moyens, l’équivoque n’existe plus et on déformerait sa pensée en la croyant blindée contre les leçons assenées par le temps. Même si elle se dit « plus consciente que jamais de l’inégalité des forces en présence dans la guerre à finir engagée par le mouvement indé - pendantiste contre ces pouvoirs », elle en « arrive pourtant à conclure que l’action clandestine et violente ne peut être efficace dans notre société ». Surtout parce que la complicité du peuple n’est pas assurée. On touche ici du doigt ce qui constitue l’assise la mieux ancrée des Andrée Ferretti en 1956, détail d'un tableau de Georges Lauda. valeurs d’Andrée Ferretti : sa révolution ne saurait faire l’économie de l’édu- cation. Elle regrette encore la mue du Mouvement souveraineté-association autres, soit, pour ceux qui sont au « Je n’ai rien à vous offrir que du sang, (MSA) en parti politique. Parce que le courant, en faisant appel à vos propres du labeur, des larmes et de la sueur ». travail de formation était à peine souvenirs quelle conduite vous avez « Car, ajoutait-il, hors la victoire, il entamé. Elle attendait du Rassem - tenue au temps où la puissance des n’est point de survie. » Pas plus que blement pour l’indépendance natio - Lacédémoniens était si grande » l’épanouissement des violettes ne nale (RIN) une éducation du Québec (Première philippique) ; « De même s’obtient en tirant sur leur tige, laisse aux vertus de l’indépendance ; autre que vous m’avez abandonné pour entendre Andrée Ferretti, on ne rend vœu transgressé. Le raisonnement servir dans votre pays des dieux l’indépendance désirable sans d’abord d’Andrée Ferretti, si je le perçois cor - étrangers, dit le Seigneur, de même éveiller la nation à son histoire, ses rectement, adopte la tonalité drue des vous servirez des étrangers dans un dépendances, son potentiel. Si cette grands prophètes. « Il faut vous pays qui n’est pas le vôtre » (Jérémie, interprétation résiste à l’examen, un rappeler ensuite, répétait Démosthène, v. 18). À quoi se compare la râpeuse mystère se résorbe : c’est parce qu’ils soit en vous renseignant auprès des franchise de Churchill le 13 mai 1940 : auraient interrompu la formation du

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 37 Alors que le Canada sous Harper achève sa construction d’État unitaire, le Québec sous Couillard fragilise les institutions distinctives du Québec quand il ne les détruit pas. p. 140 peuple et brusqué le plongeon dans raccourci fracassant : « Malheu reu - Sans surprise, une forte proportion l’action partisane que Pierre Bourgault sement, René Lévesque n’était pas des parents retenus par Andrée Ferretti et René Lévesque encourent le blâme indépendantiste ». Verdict qui s’ap - s’apparentent à elle par leur tranchant. d’Andrée Ferretti. pliquerait plutôt à Pierre Marc Ainsi, Gaston Miron, Gérald Godin, Johnson ou à Lucien Bouchard. Par Michel Chartrand, Hélène Pedneault, contre, Andrée Ferretti comble de Djemila Benhabib. Plus rares, mais FOUGUE ET STRATÉGIE fleurs Djemila Benhabib pour avoir aussi admirées, des figures comme Indispensable, la fougue n’est pas « infatigablement appuyé le projet de Hubert Aquin et Robert Laplante toujours la meilleure conseillère, pas Charte pour la laïcité du ministre (aucune parenté génétique !) accèdent plus que l’intransigeance n’est néces- péquiste Bernard Drainville », texte aussi au cercle des « hommes et des sairement la plus féconde pédagogie. femmes pénétrés de la nécessité de leur Cela dit et redit, une certitude devrait implication politique ». Seule surprise s’imposer : il est plus facile de trouver majeure, trouve grâce des stratèges que des convaincus, des aux yeux de l’auteure. L’« énergie » de médiateurs que des fervents, des l’ex-première ministre la protège de compromissions que des audaces. Dès l’excommunication, même si elle fut, lors, les excès et les raccourcis confesse Andrée Ferretti, « une femme d’Andrée Ferretti, pour réels qu’ils de pouvoir qui tout au long de sa soient, ne peuvent occulter une carrière a fait de nombreux compromis contribution dont sont incapables les pour le conquérir et l’exercer, jusqu’à étapistes, les négociateurs, les timorés : reléguer l’indépendance au rang des autant est rare et irremplaçable le feu objectifs éventuels à réaliser un jour sacré, autant sont nombreux et ou l’autre. Tout ce que je considère presque interchangeables les conseillers impardonnable ». René Lévesque et en sorties de secours et en accom mo - Jacques Parizeau manquaient-ils dements amollis. Déplorer les sur - d’énergie ? chauffes dans les véhémences d’Andrée La conviction d’Andrée Ferretti Ferretti équivaudrait à préférer ressemble, j’ose l’espérer, à cette lecture l’accessoire au vital, le moyen idoine à de son ouvrage. « N’étant pas réfor - la conviction, le calcul à la ferveur. Ce © Martine Doyon miste, en vérité contre toute réforme qui ne veut pas dire que la fougue doit Andrée Ferretti qui maintient l’ordre établi, je ne déterminer seule les priorités et les pou vais rien accomplir à l’intérieur de parcours. ce système, si ce n’est de le contester Andrée Ferretti entre en militance en dont la pertinence est pour le moins farouchement, grain de sable dans les 1963, comme Victor-Lévy Beaulieu le amochée. Peut-être la Bible a-t-elle eu rouages de son erre et air d’aller. » fit en littérature. Déjà, elle a pris en raison de ne pas attendre la même Mission indispensable et tâche assu - grippe la mondialisation qu’elle chose des Juges et des Rois que des mée, même si, de son propre aveu, confond avec l’hégémonie et l’im - Prophètes. une sévérité parfois excessive a périalisme et qu’elle juge inapte à marqué sa « critique des situations et coexister avec le pluralisme des des personnes ». cultures ; peut-être est-ce la raison MES RENCONTRES Ce n’est certes pas par manque de pour laquelle des ténors indépen - En ménageant un espace substantiel fougue que la prophétesse a peu ob - dantistes comme et aux personnalités qui ont partagé avec tenu des Rois et des Juges. Elle était et Jacques Parizeau ne se logent pas dans elle un « militantisme commun », cette demeure nécessaire. NB son zodiaque préféré. De René autobiographie (qui mime l’essai) Lévesque, erratique quand il se laisse précise les priorités d’Andrée Ferretti. attendrir par le beau risque de Brian « Dis-moi qui tu admires et... », 1. Andrée Ferretti, Mon désir de révolution, XYZ, Mulroney, elle écrira, dans un pourrait-on dire. Montréal, 2015, 147 p. ; 19,95 $.

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 38 DOSSIER Biographie exemplaire Parizeau et la construction du Québec

La disparition récente de Jacques Parizeau rend opportune la réédition de la biographie que lui consacrait Pierre Duchesne au début de la précédente décennie. Non seulement elle n’a pas vieilli, mais ses lignes de force semblent encore plus justes à mesure que passe le temps.

eux traits caractérisent Jacques Parizeau : d’une part, l’ingé - nieuse diversité des gestes ; d’autre part, l’absolue domi - Dnation de la conviction maîtresse. L’homme agira sur plusieurs fronts ; jamais ne variera son souci. Cette cohérence unifie les trois sous-titres : Le croisé1, Le baron2, Le régent3, autant de rôles assumés pour LA cause.

LA FORMATION En soudant Jacques Parizeau à sa lignée familiale, Duchesne révèle les assises de l’homme. Il est le maillon d’une chaîne. Sans mépris pour le peuple dont elle quant de quelques pro fesseurs provient, sa famille protégera le jeune de l’élite québécoise du secteur, homme des insuffisances du Québec de de François-Albert Angers en l’époque : ni religiosité ni aventurisme particulier. Sans lui, montre le politique. Les études collégiales de son biographe, le jeune homme fils, sa mère les confiera au collège n’aurait pu accéder aux meilleures Stanislas plutôt qu’aux séminaires en universités européennes. « Plus tard, les AUX PORTES DU POUVOIR quête de vocations ; la décision valut à études supérieures qu’il poursuivra à Sitôt réinséré dans le Québec vivifié par Parizeau un recul critique précieux et Londres ou les travaux qu’il mènera à la Révolution tranquille, Parizeau est une culture plus ouverte. Du côté pater - la Banque du Canada lui apparaîtront sollicité par les ténors du mouvement. nel, on cultivait, explique Duchesne, la comme ‘l’élaboration pénible de ce Dans l’air, que de projets ! Espoir d’une compétence financière et une méfiance que les cours d’Angers exprimaient sidérurgie québécoise, mythique assaut alerte à l’égard de la politique partisane. clairement’ ». Au retour de l’Europe, contre les trusts de l’électricité, Le maniement de l’économie avait Parizeau est bardé de diplômes et « in - nationalisation de l’amiante, l’école rendu la famille prospère, l’activité capable de s’identifier au courant renouvelée... Des réseaux relient René politique l’avait presque ruinée. nationaliste tel qu’il est véhiculé par le Lévesque, Eric Kierans, Michel Bélanger, Après les études collégiales, les premier ministre du temps ». Il s’est André Marier, Claude Morin... Gérard hautes études commerciales (HEC). préparé pour les HEC, mais le Québec Filion, passé du Devoir au para - Parizeau y bénéficie de l’appui mar - l’absorbera bientôt. gouvernemental, préfère l’extrême

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 39 Victor-Lévy Beaulieu MONSIEUR PARIZEAU LA PLUS HAUTE AUTORITÉ, RECUEILLEMENT Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2015, 148 p. ; 24,95 $

ême si l’on partage l’admiration de Victor-Lévy partie, comme l’auteur le fait Beaulieu pour monsieur Parizeau, la complicité ne lui-même, à l’épuisement causé M hissera pas ce bouquin au rang de livre marquant. par l’édification du dossier sur Beaulieu, qui méritait une convalescence après les efforts Nietzsche. investis dans son gigantesque 666, Friedrich Nietzsche, Cette fatigue explique peut-être aussi les étonnantes et commet cette fois un livre sympathique, mais sans inhabituelles gaucheries de l’écriture. Quelques exemples : véritable concentration sur le personnage visé. « [...] je suis du genre de ceux que la médicamentation ne L’hommage à Monsieur se dilue en préoccupations représente pas un véritable recours » ; « Une attitude périphériques et en règlements de comptes à distance du qu’Alice ne partageait pas et que Monsieur Parizeau mit propos initial. un certain temps à se défaire » ; « Je n’eus donc pas Ce qui, dans l’essentiel de son énorme production, fait besoin de chercher de midi à 14 heures » au lieu de la force et le magnétisme de l’écrivain lui nuit ici, en effet. « chercher midi à 14 heures » ; « [...] les îles immergeant Son louable intérêt pour les œuvres littéraires québé - de l’eau en véritables perles »... coises demeurées ignorées le conduit, par exemple, à Heureusement, le Beaulieu profond et inébranlable acquérir les treize tomes des Pages de journal du père survit à la fatigue évidente. Il ose, à propos de la fameuse de Jacques Parizeau ; le battage autour de cet achat phrase de Parizeau au soir de la défaite référendaire de ajoute peu à l’hommage rendu au fils Parizeau. Le 1995, se porter à la défense de l’ex-premier ministre : contact litté raire établi autrefois par l’éditeur Beaulieu quand le vote en faveur du NON atteint ou dépasse 95 % avec Alice Poznańska conduit l’auteur à un éloge appuyé dans certaines circonscriptions, n’est-ce pas là et pas des œuvres de la première femme de Parizeau ; encore ailleurs qu’il faut parler de vote ethnique ? Que Beaulieu là, l’hommage offert à la romancière, bien que légitime, prenne ses distances par rapport à René Lévesque retient l’attention plus que nécessaire. Le soin qu’apporte lorsque celui-ci se commet dans le « beau risque », on ne l’écrivain à cultiver son image de paysan contribue plus s’en étonnera pas non plus. clairement encore à réduire l’éclairage visant parti - De ce livre, retenons l’intention plus que le résultat. culièrement Parizeau. Pareille dispersion est si rare dans l’œuvre de Beaulieu qu’on peut l’imputer en bonne L. L.

Si j’avais dit je reste en prudence de Lesage : « Lévesque et possédait, à cause des activités de sa Angleterre, affirme Jacques Parizeau étaient des gars qui jouaient famille, plusieurs longueurs d’avance. Parizeau, personne n’aurait dans le dos de tout le monde, déclare-t-il Alors que Lesage, influencé par George pu faire quoi que ce soit au biographe. […] Je suis pas toujours Marler et le trio Ames-Bank of contre moi, mais moi sûr de la loyauté de ces gars-là vis-à-vis -First Boston, doutait de j’aurais pu avoir de la de Lesage ». Tandis que Filion occulte sa pouvoir racheter les onze compagnies mégalomanie, Parizeau, plus sobre, privées, Parizeau, abouché à des difficulté à me regarder admet des torts : « On n’a pas fait que courtiers indépendants, comme dans le miroir. C’est là que des bons coups tout au cours de cette Roland Giroux, de L. G. Beaubien, j’ai compris qu’une dette Révolution tranquille ». songeait à contourner le cartel. morale est bien plus La nationalisation de l’hydro- Duchesne dévoile la stratégie avec exigeante qu’une dette électricité utilisera au mieux les verve et précision. Giroux y tient un écrite. T. I, p. 165. ressources de Parizeau ; elle profitera, rôle déterminant : « Giroux demande à par exemple, de sa familiarité avec le Lévesque de lui passer deux de ses gars courtage. Sur ce terrain, Parizeau pour mener une opération aux États-

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 40 DOSSIER

Coincé entre un Parizeau qui ne se reconnaît aucun supérieur, à l’exception de René Lévesque, et un dont l’arrogance atteint des sommets inégalés, Bernard Landry dispose d’une très mince marge de manœuvre. Des années plus tard, il admet que Jacques Parizeau a eu la sagesse de refuser un ministère d’État privé de pouvoir réel. T. II, p. 148.

Unis. Celui-ci lui envoie Michel Bélanger et Jacques Parizeau ». Le biographe évalue à dix minutes le temps requis pour convaincre la maison new-yorkaise Halsey Stuart : « All right ! […] Combien vous faut-il ? Dans combien de temps ? » Non seu - lement la nationalisation trouve son financement, mais le Québec s’affran - chit du carcan humiliant d’un courtage usuraire.

LA TOURMENTE POLITIQUE Irrésistiblement, les mandats gouver - nementaux confiés à Parizeau l’attirent de l’autre côté du miroir : il participera aux décisions. Sans doute moins magique que le récit que Parizeau donne de son chemin de Damas (dans un train

filant vers l’ouest), la conversion de © André-Philippe Côté/ L’Actualité l’économiste à la foi souverainiste accrut Jacques Parizeau (1930-2015), caricature du 4 juin 2015. la crédibilité du Parti québécois (PQ). Pour Parizeau, c’était cependant le début de durables tensions entre ses préfé - puissants et moins tonitruants, jettent son discours du budget son spectacle rences et les hommeries qui affligent eux aussi leurs peaux de banane devant personnel, tout en gérant son Conseil tout parti politique, surtout s’il est Parizeau. du trésor comme son fief. idéologique. Le solitaire allergique aux Au départ, toutefois, Parizeau jouit Pareil cumul de charges exigeait son tractations couleur de muraille allait d’un tel prestige auprès de Lévesque prix. Parizeau put combattre selon ses affronter les vues des stratèges non élus, qu’il peut couvrir de sa paume l’en - vues la frilosité des Québécois en mais aussi les énormes ego de tel et tel semble des responsabilités écono - instaurant le Régime d’épargne- collègue, et cela, autant pendant le règne miques du gouvernement péquiste : actions (REA) ; en revanche, il dut, de Lévesque que pendant le sien. L’image Finances, Conseil du trésor, Revenu. Le puisqu’on le présumait seul maître des de Parizeau, celle d’un bourgeois fier baron ne rend de compte qu’à son roi. thèses financières du PQ, défendre le de l’être et d’un professeur à l’index Pour parvenir à ce résultat, Parizeau a budget de l’an I... pourtant construit magistral, lui complique l’existence. Le évité le piège des super-ministères. sans contribution de sa part. Rançon biographe reconstitue à merveille le Quand Louis Bernard lui propose du renom ! triangle formé de Parizeau, du PQ et de d’en diriger un, Parizeau s’esquive. l’électorat. « L’attitude et les allures de « Jacques Parizeau connaît les lois et il grand seigneur que se donne Jacques sait fort bien que le ministre des CONCURRENCE ET Parizeau déplaisent à plusieurs. Sur cet Finances jouit du pouvoir de chef […]. DIVERGENCES aspect de sa personnalité, un grave C’est ce ministère que Parizeau désire Duchesne souligne l’érosion : « Jacques conflit l’oppose d’ailleurs à Claude de même que le pouvoir qui s’y Parizeau perd également de sa force sur Charron. » D’autres confrères, plus rattache .» Huit fois, Parizeau fera de un autre plan, celui de la stratégie

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 41 peu vaniteux qu’il cède l’avant-scène à son rival. Celui-ci rapprochera le OUI de la majorité, mais s’agissait-il encore de souveraineté ?

BIEN PEU DE BÉMOLS Le travail du biographe n’appelle guère de réserves. Les sources, multiples et presque toutes identifiées, fondent solidement ses conclusions. À peu d’exceptions près, les bourdes et le calvaire de Parizeau sont évoqués sans complaisance et sans hargne. Que les choix politiques de Duchesne soient patents depuis sa militance péquiste n’infirme pas le professionnalisme de sa Fonds Claude Lachance. Assemblée nationale du Québec. recherche : admirable recul critique. Congrès du Bloc québécois, Québec, janvier 2000. À peine deux minuscules réserves. D’une part, certains témoins, pensons ici à quelques militants de l’Union parlementaire. Sur cet aspect, René Contrairement à ce que nationale, tel Jean Loiselle, n’ont pas Lévesque écoute Claude Morin plus que Lucien Bouchard affirme leur place parmi les témoins neutres. jamais ». Le baron n’est plus le seul au dans ses mémoires, c’est donc D’autre part, certaines décisions de pied du trône, mais il obéit avec l’ab - bien avant le dépôt du rapport Parizeau correspondent si peu à son négation de la Garde jusqu’au beau rédigé par Jean Charest qu’il respect féroce des institutions qu’on risque auquel se résigne Lévesque. prend la décision d’envoyer doit s’interroger sur les influences De fait, la vie de Parizeau ressem - qui ont infléchi son jugement. Par blera souvent à une chronique d’in - un message des plus exemple, son occupation d’une trigues, de sape, de propos discrè - compromettants au Conseil résidence payée par la Chambre de tement corrosifs. D’un côté, les ego ; de national du Parti québécois. commerce de Québec. Ou encore sa l’autre, selon Duchesne, les tendances [...] Le dépôt du rapport décision de ne pas nommer Serge monarchiques de Parizeau. Avec, Charest, le 17 mai, ne Ménard au ministère de la Justice, toutefois, une fracture : autant le baron constitue donc qu’un alors que tout militait en faveur de ce Parizeau obéissait en féal à son prétexte de plus qui permet choix. Dans les deux cas, le lecteur a seigneur, autant le monarque Parizeau à Lucien Bouchard de toute latitude d’y voir l’intervention subit la déloyauté de plusieurs de ses rompre avec . de la deuxième épouse de Parizeau. barons. Duchesne n’éditorialise pas, il T. III, p. 148. Duchesne a choisi de laisser dormir le confesse, note, cite, transmet. Seul questionnement ; peut-être a-t-il eu Lucien Bouchard refuse sa contri - raison. Quand même en possession des bution ; il signera sa version des faits, quand, à l’approche du second réfé - faits, le lecteur peut tirer son verdict d’ailleurs discutable. Pour leur part, les rendum, la différence de charisme personnel. Donc, merci ! NB ministres, identifiés et enregistrés, entre Parizeau et Lucien Bouchard rêvent de traits d’union entre s’amplifiera au profit du miraculé. souveraineté et association, d’étapes Cohérent et attentif, Duchesne ne 1. Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, T. I, Le entre la question préalable et la dissimule rien du drame vécu par croisé (1930-1970), Québec Amérique, Montréal, déclaration d’indépendance, de Jacques Parizeau pendant la campagne 2015, 624 p. ; 19,95 $. référendums sectoriels, peut-être d’un référendaire. Les leviers de commande 2. Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, T. II, Le baron (1970-1985), Québec Amérique, Montréal, changement de chef. Quant aux tombent un à un des mains du chef 2015, 535 p. ; 19,95 $. incontournables éminences grises, elles péquiste. Contrôle-t-il la question ? Le 3. Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, T. III, Le s’accommodent sereinement des calendrier ? L’objectif ? Cet homme régent (1985-1995), Québec Amérique, Montréal, nébulosités. Les lézardes s’élargiront qu’on dit orgueilleux se révèle alors si 2015, 604 p. ; 19,95 $.

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 42 DOSSIER Le Bloc et le PQ Partis frères et/ou rivaux

Sous un titre un peu inattendu, La rébellion tranquille 1, Martine Tremblay raconte avec rigueur la naissance et le parcours du Bloc québécois de 1990 à 2011.

a narration ramène la tra - jectoire de ce parti à deux segments incarnés en deux S hommes : la fondation et les premiers pas sous l’impulsion de Lucien Bouchard ; la consolidation et la montée en puissance sous la poigne de Gilles Duceppe. Avec verve, l’au - teure construit son relevé à partir d’une large gamme de témoignages ; disciplinée, elle ne se laisse jamais éloigner de son sujet. Le Bloc est ici le © André-Philippe Côté/ Le Soleil seul centre d’intérêt et les chefs ne font parler d’eux qu’à travers leurs Le Bloc fragilisé contributions à ce parti. Ainsi, dès l’instant où il quitte le Bloc pour Québec, Lucien Bouchard disparaît de la chronique. en avait profité pour amenuiser encore En fin de course, certains les exigences québécoises pourtant déjà ont même eu l’impression blafardes dans l’accord du lac Meech. MONSIEUR ET LUCIEN que Jacques Parizeau Bouchard y aurait vu la goutte de trop. se méfiait autant de À toutes fins utiles, le Bloc québécois se Sur ce point précis, Martine Tremblay Lucien Bouchard que façonne peu à peu, un geste entraînant et Pierre Duchesne présentent des le suivant. Comme il se doit, Martine versions différentes. Quoi qu’il en soit, de Robert Bourassa. Tremblay impute à Lucien Bouchard on remarquera que Lucien Bouchard, « Je ne suis pas sûre les décisions initiales : selon elle, le qui avait refusé de répondre aux que M. Parizeau croyait ministre conservateur n’acceptait pas questions de Duchesne dans le cadre que M. Bouchard était la reculade de Brian Mulroney par de sa biographie de Jacques Parizeau2, vraiment un souverainiste », rapport aux promesses de son beau répond à celles de Martine Tremblay. a déclaré Pauline Marois risque. Faute d’obtenir l’appui des Le mécontentement et la démission à propos de cette période. Canadiens à l’accord du lac Meech, de Bouchard suscitent une réaction en p. 110 Mulroney avait confié à Jean Charest chaîne : l’homme a trop de prestige et une nouvelle consultation et Charest de magnétisme pour que sa démission

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 43 demeure sans écho chez les députés Bouchard trop près de Mulroney pour d’autre part, le PQ et le noyau formé fédéraux du Québec. Le Parti québé - lui fausser compagnie. autour de Lucien Bouchard se regar - cois (PQ) s’employant déjà à séduire Deux éléments du récit de Martine dent dès le départ avec une vigilante les élus réputés sympathiques à l’in- Tremblay ressortent avec un relief méfiance. dépendance, on devait s’attendre à ce particulier : d’une part, le groupe des que le virage de Bouchard suscite des imitateurs de Bouchard est disparate, imitateurs. Si, de fait, des défections se au point d’inclure aussi bien un libéral LE BLOC COMME UN ÉGAL produisirent, elles furent rarement comme Jean Lapierre que des députés Tout en se réjouissant sur la place celles que l’on croyait probables ou conservateurs réputés pourtant moins publique de la naissance d’un parti possibles. Ainsi, le PQ jugeait Lucien nationalistes que Benoît Bouchard ; indépendantiste à l’intérieur même

Éric Bédard ANNÉES DE FERVEUR, 1987-1995 RÉCIT D’UNE JEUNESSE MILITANTE Boréal, Montréal, 2015, 232 p. ; 24,95 $

uand un auteur réfère ainsi à ses années de ferveur, le il voyait « le type même de Q lecteur doit-il en conclure que les autres années du l’universitaire prétentieux et signataire ont baigné dans la torpeur ? On n’oserait distant, convaincu de posséder l’affirmer d’Éric Bédard, même si son épilogue respire le les vérités essentielles ». En désenchantement. Chez lui, en effet, deux sentiments s’af - revanche, ses sympathies volaient d’instinct vers des frontent au lendemain du second référendum : l’attachement personnalités comme Gilles Rhéaume (« le plus sympathique » viscéral à l’indépendance du Québec et le déprimant constat des trois leaders du minuscule Parti indépendantiste) ou Jean que les tenants de l’indépendance québécoise sont voués Garon (« cet indépendantiste de la première heure avait à un statut minoritaire. Ce n’est pas la fatigue culturelle toujours lutté contre ces Montréalais qui voulaient tout d’Hubert Aquin, mais cela s’y apparente. À tort ou à raison, je centraliser », en pondérant ceci : « Comme tous ceux qui lis ce livre comme s’il datait vraiment du soir de la déception. aspirent aux fonctions les plus élevées, il [Garon] avait une L’ambivalence de Bédard n’a rien de stérile. Au contraire. très haute opinion de sa personne »). Même s’il n’aime pas Depuis les années fébriles dont il témoigne aujourd’hui, il a opposer droite et gauche, le Bédard de cette période penche multiplié, seul ou en tandem, les contributions éclairantes à la vers un populisme à la fois chaleureux et conservateur, vers connaissance du passé national. Je pense ici aussi bien à son Jacques Grand’Maison plutôt que vers les boomers. Recours aux sources (Boréal, 2011) ou à Parole d’historiens Le déchirement vécu par le Parti québécois lors du second (PUM, 2006) qu’à son ambitieuse compilation des chro - référendum, Bédard le subit au plus profond de ses jeunes niques politiques de René Lévesque (Hurtubise, 2014). S’agit- convictions. Il admire Parizeau, mais il finira par se ranger du il d’une attente vigilante, pendant laquelle Bédard se côté de ceux qui, comme Lucien Bouchard, plus flexible que raccrocherait « à la contingence, à cette idée que l’histoire est Monsieur, bémolisent l’indépendance par l’association : « Il faite de hasards » ? Je ne sais. va de soi que l’échec du lac Meech et l’irruption d’un chef Par son pèlerinage vers ses années de militance, Bédard aussi charismatique que Lucien Bouchard ont contribué bien révèle la tessiture de ses penchants personnels. Dans la davantage à la ferveur souverainiste que son idée claire du ferveur de ses 25 ans, il jugeait hommes et enjeux avec une Québec [celle de Parizeau] ». Vingt ans après les événements, candeur brutale qu’il a feutrée depuis lors. « Au fond, écrivait- il n’est pas dit que le verdict résiste. il, chef de parti ou de gouvernement, René Lévesque était Témoignage utile, mais qui ne doit pas occulter le travail resté un indécrottable jacobin » ; « Bernard Landry, alors ultérieur. numéro deux du parti, dont j’avais serré la main courte et moite de petit prince lors du souper [...] ». En Denis Monière, L. L.

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Au grand dam du PQ et des proches de Gilles Duceppe, les postes stratégiques continuent d’être occupés par d’anciens conseillers de Pierre Marc Johnson. [...] Ces personnes veillent d’ailleurs à garder le Bloc à bonne distance du PQ afin qu’il continue à ratisser le plus large possible parmi les sympathisants des autres partis. p. 134 Fonds Mario Dumont. Assemblée nationale du Québec.

Photographie des trois chefs de parti prise lors du référendum de 1995

du Parlement fédéral, le PQ n’est Bernard Landry, , Pierre jugeait le PQ inapte à mener l’indé - pas unanimement rassuré. Jacques Marc Johnson subirent cette tentation. pendantisme à la victoire. Si Parizeau Parizeau, qui a déjà mesuré, alors que De son côté, Lapierre, même converti se méfiait de Bouchard, Bouchard Lucien Bouchard négociait au nom du à l’indépendantisme, ne voulait pas contredisait Parizeau avec une dé sin - gouvernement péquiste, l’irrépressible entendre parler de Parizeau ou du PQ. volture croissante. propension de Bouchard à n’écouter Martine Tremblay en conclut, sans Le référendum de 1995 allait à la que ses voix, ne déborde pas d’en - risque, que chacun des partis indé - fois brusquer les choses et modifier la thousiasme. Par contre, parce que pendantistes revendiquait une totale donne en profondeur. Parizeau céda Parizeau portait ombrage à certains autonomie par rapport au partenaire. l’avant-scène à Bouchard, qui trans - gros ego de son propre parti, il se Le PQ se considérait comme le forma une offensive perdante en une trouva plusieurs ministres pour nouer dépositaire unique de l’orthodoxie quasi-victoire avant d’assumer sans avec Bouchard de meilleures relations souverainiste et entendait traiter le combat la direction du PQ et la gou - qu’avec leur chef. Selon les époques, Bloc en vassal ; quant au Bloc, il vernance du Québec. Fidèle à son

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 45 habitude de dissocier ses missions, réalité lorsqu’elle évoque le difficile tout cela jouait contre lui. La montée Bouchard supprima aussitôt le Bloc apprentissage de Gilles Duceppe. du Bloc vers la respectabilité n’en fut de la liste de ses préoccupations. Même s’il fut le premier député fédéral que plus impressionnante. Duceppe, élu en arborant les couleurs de l’in - comme le démontre l’auteure, fut pour dépendance, Duceppe était person - beaucoup dans ce revirement de L’EMPREINTE DE DUCEPPE nellement vulnérable : son passé l’opinion. Par ses documents étoffés, En passant à la scène québécoise, marxisant, ses accointances avec un par ses interventions parlementaires Bouchard laissait le Bloc passablement syndicalisme idéologiquement marqué, préparées minutieusement, par les démuni. Martine Tremblay colle à la quelques photographies dévastatrices, tournées de Duceppe jusqu’au plus

Lysiane Gagnon CHRONIQUES RÉFÉRENDAIRES LES LEÇONS DES RÉFÉRENDUMS DE 1980 ET 1995 Québec Amérique, Montréal, 2015, 228 p. ; 22,95 $

l est (trop) tentant de laisser Lysiane Gagnon juger elle- propos du coup de la Brink’s : même son travail journalistique : « [...] dans tout « Une rumeur invraisemblable — I événement, l’être humain verra ce qu’il cherche et lancée si ma mémoire est bonne, fermera les yeux sur ce qui irait à l’encontre de ses préjugés ». par un reporter de la Presse L’auteure, en effet, démontre ici cent fois plutôt qu’une qu’on canadienne — s’était répandue ». a bien fait d’enterrer le mythe de l’objectivité journalistique. La journaliste aurait mieux fait de Les deux pans de ce recueil farouchement fédéralisant parier sur les faits que de se fier à sa mémoire. obéissent à des règles différentes. À propos du référendum Sans surprise, tout ce que le camp souverainiste a pu dire de 1980, la chroniqueuse procède par la voie synthétique, ne mérite que ridicule et mépris, tandis que la totalité du stylisant son argumentation de l’époque. En ce qui concerne plaidoyer fédéraliste, y compris le fameux engagement de le second référendum (1995), l’auteure laisse parler les Trudeau en faveur du « changement », mérite l’admiration chroniques écrites au fil des jours. Dans les deux cas, la thèse éternelle : « J’étais prise dans cette foule compacte, presque demeure la même : rien ne justifie un plongeon du Québec suffoquée, incapable de griffonner sur mon calepin et en dans les incertitudes de l’indépendance. même temps ébahie devant ce chef-d’œuvre de rhétorique Bien sûr, cette attitude est légitime ; elle est même politique ». prévisible et presque automatique à La Presse. Il n’était Ceux que n’apprécie pas Lysiane Gagnon n’ont pas droit à pourtant pas obligatoire de la défendre de façon aussi sa tendresse. « Il [Parizeau] avait ce que Lévesque n’avait pas : hargneuse et excessive. D’entrée de jeu, Lysiane Gagnon une acuité intellectuelle que seul Pierre Elliott Trudeau discrédite l’hypothèse d’une abstention du gouvernement pouvait égaler ». En revanche, le même Parizeau « manque de fédéral : « [...] Joe Clark, un homme conciliant et peu combatif jugement ». Du tortueux Lucien Bouchard, elle écrit : « Chaque qui était allé jusqu’à déclarer qu’il ne participerait pas à la jour, on le voit à l’écran — intense, furieux, l’index vengeur, campagne référendaire puisqu’il n’était pas Québécois ». l’esprit enflammé et le ton colérique ». « Ce pauvre Jean Comme si la Suède avait eu tort de laisser la Norvège tenir Chrétien, qui n’a jamais eu une idée originale de sa vie », ce son référendum de 1905 sans le troubler de l’extérieur. À que contredit l’intelligente proposition du jeune député peine quelques pages plus loin, la chroniqueuse reproche — Chrétien de substituer le sigle Air Canada à TCA. « Arrive à juste titre d’ailleurs — à son attaque malséante Preston Manning, avec son museau de rongeur à lunettes, sa contre Madeleine Ryan ; elle en conclut, comme Pierre Bibeau, voix de fausset [...] ». Etc. que « les femmes seront le fer de lance de notre campagne ». Même le journalisme engagé n’est pas astreint au Quinze ans plus tard, le verdict s’est émoussé : « L’affaire des fanatisme. ‘Yvette’ n’a pas été aussi déterminante que certains le croient dans la défaite du OUI en 1980 ». Miniaturisation analogue à L. L.

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Pendant 20 ans, le Bloc aura occupé à Ottawa la place que les Québécois ont bien voulu lui donner. Après avoir dit presque OUI en 1995, ces derniers se sont repliés sur une position mitoyenne, se satisfaisant de manifester leur différence, à chaque scrutin, sans brandir de nouveau la menace ultime du référendum. p. 594

profond du Rest of Canada (ROC), le critiquant publiquement Bernard condamnés à ne jamais savourer les Bloc mérita peu à peu le respect. Landry. Cette quasi-fronde culmine joies du pouvoir, va à l’encontre de ses Les relations entre le Bloc et le PQ avec la charge menée par Pierrette vœux personnels pour encadrer une demeurèrent pourtant d’une constante Venne : la député de Saint-Bruno– équipe souvent échevelée et pour et viscérale tiédeur, ne serait-ce qu’en Saint-Hubert s’en prend, en effet, « au contrer les hésitations de la flamme. raison de l’attitude de Bouchard : climat de terreur qui règne au sein du Les lieux aussi ont une grande « Outre qu’il ne peut s’empêcher de caucus du Bloc, de même qu’à la importance. Vivre à Ottawa plus jouer les éteignoirs sur la question personne même de Gilles Duceppe ». souvent qu’à Québec, c’est vivre en nationale, le premier ministre du Duceppe endure. minoritaires et subir sinon le mépris, Québec [Bouchard] est également en Ces reproches, Martine Tremblay les du moins l’indifférence des partis partie responsable des ennuis du Bloc pondère : « [...] dans sa sphère privée, pancanadiens. Martine Tremblay, sans en cet automne 2000 ». Bouchard, en cet homme de clan a su entretenir et emphase, fait sentir cette pression. effet, légifère tambour battant, sans se conserver, autour de lui et de sa Quand, par exemple, Duceppe préoccuper des dommages collatéraux conjointe, Yolande Brunelle, un réseau contribue intelligemment aux débats encaissés par le Bloc. familial et de proches tricoté serré ». Et télévisés, le ROC s’étonne, comme si d’ajouter : « Cette chaleur et cette un Québécois se montrait pour la convivialité dont jouissent les proches première fois digne d’attention. Des LE PRÉFET DE DISCIPLINE de Gilles Duceppe contrastent sin gu - années de ce régime peuvent hyper - Malgré la respectabilité conquise et lièrement avec les rapports beaucoup trophier le besoin de tapes sur l’épaule des résultats électoraux plantureux, plus distants qu’il privilégie au travail. et, par ricochet, le regret de vivre sous Duceppe ne réussit jamais à purger sa Son image publique est d’ailleurs mar - un chef peu porté aux accolades. députation d’une certaine morosité. quée par cette difficulté à atténuer son Les différences culturelles entre le Tout en reconnaissant que la poigne de côté trop rationnel et trop austère ». PQ et le Bloc attirent, elles aussi, l’œil Duceppe produisait des dividendes, on Nuances. averti de Martine Tremblay. Le PQ reprochait au chef son austérité et son succombe à la tentation de s’appro - allergie aux contacts humains. prier de façon exclusive le mandat de Il n’est pourtant pas facile de PERSONNES, LIEUX la souveraineté et traite le Bloc en départager ou de jauger les facteurs ET CULTURES lointaine succursale. Le Bloc, vivant qui, au fil des ans, compliquèrent le À décoder Parizeau, Bouchard et dans la fosse aux lions, aime croire plus l’existence du Bloc et le leadership Duceppe, Martine Tremblay souligne qu’il perçoit mieux que le PQ les exi - de Duceppe. En 2002, par exemple, le poids des personnalités dans la gences de la mission souverainiste. l’avenir du Bloc s’assombrit. Quelques trajectoire des partis frères et rivaux. Martine Tremblay, en belle maîtrise piliers vacillent. « Certains, du reste, Tout en tenant son pari de s’en tenir d’un dossier aux facettes multiples et n’ont vraiment pas envie d’attendre aux faits, elle fournit au lecteur de quoi contrastées, s’en tient aux faits ; sans placidement l’issue fatale. Ils vont fonder son propre verdict. Parizeau, avaliser les conclusions que peut en sauter sur la première occasion qui réputé vaniteux, se reconnaît moins tirer le lecteur, elle en améliore assu - leur sera offerte de quitter le navire en important que la cause et agit en rément la tonalité. NB perdition. » Stéphan Tremblay et conséquence lors du référendum de Michel Bellehumeur passent du Bloc 1995. Lucien Bouchard, convaincu au PQ. Dans leur sillage, Pierre Brien, d’être la meilleure réponse à tous les « proche et allié indéfectible depuis défis, n’hésite pas à s’engager, mais il le 1. Martine Tremblay, La rébellion tranquille, Une 1993 », passe à l’ADQ de Mario fait à ses conditions et en sacrifiant histoire du Bloc québécois (1990-2011), Québec Dumont. Le député bloquiste de quand il le juge bon la loyauté et la Amérique, Montréal, 2015, 614 p. ; 32,95 $. Chambly–Borduas, Ghislain Lebel, continuité. Duceppe, confronté aux 2. Voir « Biographie exemplaire, Parizeau et la embarrasse le parti et son chef en frustrations d’hommes et de femmes construction du Québec ».

N 0 141 . NUIT BLANCHE . 47 Le référendum volé, 20 ans plus tard de Robin Philpot

En plus de satisfaire aux exigences de son titre1, la réédition du bouquin de Robin Philpot reprend et complète un certain nombre d’analyses situées à la périphérie immédiate du débat.

il suffit de dire « nous étions en guerre » pour que soit du coup excusable et même louable le contournement méprisant de la législation québécoise en matière de référendums. Du fait de cette absolution autoproclamée, tout se trouve légitimé, depuis la création de milliers de citoyens instantanés jusqu’au financement de ce que Philpot dénomme « le mal nommé love in » en passant par l’ardente politisation de Patrimoine canadien par Sheila Copps et le scandale des commandites. Interrogé par Philpot, le Directeur général des élections du Québec, Pierre-F. Côté, confesse son impuissance et décrit le Canada comme un pays de demi-droit. Cette minutieuse et fervente recons - titution du second référendum se double, sous la plume de Philpot, du regret par rapport aux erreurs com - mises par la suite par le Parti québé - cois. La victoire du clan fédéral avait

© André-Philippe Côté/ Le Soleil été si mince, de laisser entendre l’auteur, qu’il aurait suffi d’un minime Clin d'œil d'André-Philippe Côté au love in du 27 octobre 1995 à Montréal entêtement pour que triomphe l’in - dépendantisme. Moins cohérent que Jacques Parizeau, Lucien Bouchard auteur, en effet, ne se borne pas plusieurs années après. Sur les deux bifurqua vers la quête de l’équilibre à consolider les observations fronts, le gain est appréciable. financier et ne termina pas le combat. recueillies une décennie après Que le référendum de 1995 ait été L’impression que communique l’au - L’ le second référendum québé - volé, seuls refusent de le confesser ceux teur aurait paru étonnante à l’époque, cois, il les féconde en projetant sur qui ont participé à l’opération ou qui mais le passage des ans la rend au elles des données soit apparemment font reposer leur dénégation sur le moins plausible. Ce regard sur l’après- détachées du thème, soit surgies caractère sacré de leur thèse. À ceux-là, référendum fait entrevoir un réfé -

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Jean-François Lisée OCTOBRE 1995 TOUS LES ESPOIRS, TOUS LES CHAGRINS Québec Amérique, Montréal, 2015, 206 p. ; 19,95 $

lume agile, stratège effervescent, Jean-François Lisée se une commission parlementaire ». Ce joint aux nombreux auteurs, historiens ou politologues changement et l’arrivée de Lucien P qui ont récemment revisité les légendes et les coulisses Bouchard redonnèrent de la vigueur au du second référendum québécois. Du fait de ses OUI. On peut cepen dant s’interroger sur contacts privilégiés avec Jacques Parizeau et Lucien Bouchard, la conclusion que tire alors Lisée : « Avec Lisée apporte à ce réexamen une compétence particulière, le recul, on peut estimer que la crise même si son recueil reproduit des textes déjà répandus. provoquée par le virage et le réta - L’auteur effectue son survol avec rigueur et même avec blissement effectué par la suite fut le scénario le plus porteur une neutralité rarement prise en défaut. S’il vante les efforts pour la souve raineté ». Porteur pour le OUI, assu rément, mais du Directeur général des élections pour analyser le rejet d’un s’agissait-il encore de souveraineté ? nombre anormal de bulletins de vote dans telle circons - Le verdict de Lisée sur la fameuse phrase de Parizeau au cription, il se dissocie de ceux qui imputent la défaite du OUI soir de la défaite du OUI en 1995 ? « Une énorme demi- aux fournées massives de citoyens instantanés. S’il aime bêtise. » Pour quel motif ? « En aucun cas et dans aucun mettre en lumière ses propositions personnelles murmurées scénario le succès du OUI ne pouvait reposer sur une part à l’oreille du pouvoir, il avoue tout de même que les com - significative de votes des communautés culturelles. » Cela est missions régionales sur l’avenir du Québec ont abouti à ce patent, mais cela dis culpe-t-il le monolithisme traditionnel de que Shakespeare décrirait comme Much Ado About Nothing. ces communautés en faveur du fédéralisme de toute Il écrit : « [...] j’ai donc proposé de créer dans chaque région responsabilité dans l’échec du OUI ? Monolithisme prévisible, du Québec », puis : « Il y a cependant une chose que les com - mais qui a fait sentir son poids. Dès lors, le propos de missions n’ont pas accomplie : propulser le OUI dans l’opi - Parizeau ne soulignait-il pas, gauchement peut-être, un fait nion publique ». Paternité avouée est à demi pardonnée... tangible ? Lisée explique son rôle dans le virage survenu vers la fin Omission de taille, Lisée n’explique nulle part ce qui de la campagne référendaire de 1995 : « Notre projet, du l’autorisait à espérer du Canada anglais une quelconque moins le mien et celui de Jean Royer, donc les deux prin - association. cipaux conseillers du premier ministre sur cette question, consistait à réintroduire la notion d’association en passant par L. L.

rendum abandonné à côté de celui qui Plaideur documenté et convaincu, fut volé. Robin Philpot semble côtoyer parfois Presque seul (avec Jean Cimon) à la dispersion ; peut-être est-il tout rendre justice à la grande Jane Jacobs, simplement minutieux. NB Philpot le fait avec intelligence. Celle qui publia plusieurs des textes les plus 1. Robin Philpot, Le référendum volé, 20 ans plus marquants de l’urbanisme moderne fit tard, Baraka, Montréal, 2015, 270 p. ; 19,95 $. de l’indépendance du Québec le seul remède à la satellisation de Montréal * Laurent Laplante, auteur, commentateur et par rapport à Toronto ; elle défendit analyste, collabore à Nuit blanche depuis la cette thèse jusqu’aux derniers mo- de The Question of Separatism. À tel (presque) première heure. Il a publié une tren - ments de sa carrière. Peiné et choqué, point que bon nombre de biblio - taine de livres dont La démocratie, entre utopie et squatteurs (MultiMondes, 2008), Par marée Philpot constate que divers intérêts ont graphies de Jane Jacobs ne comptent descendante (MultiMondes, 2009) et Stephen veillé depuis lors à réduire l’auditoire que six titres au lieu de sept... Harper, le néo-Durham (MultiMondes, 2012).

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