Deux Cartographies De La Relation : Aimé Césaire, Kateb Yacine, Édouard Glissant
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Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur de la Recherche UNIVERSITE PARIS VIII — VINCENNES SAINT-DENIS ECOLE DOCTORALE — PRATIQUES ET THEORIES DU SENS THESE DE DOCTORAT EN LITTERATURE FRANÇAISE PRESENTEE PAR HIROSHI MATSUI DEUX CARTOGRAPHIES DE LA RELATION : AIMÉ CÉSAIRE, KATEB YACINE, ÉDOUARD GLISSANT Thèse dirigée par Monsieur le Professeur FRANÇOIS NOUDELMANN Soutenu le Le 22 janvier 2015 Membres du jury : Madame le professeur ZINEB ALI BENALI Monsieur le professeur MICHAEL DASH Monsieur le professeur ROMUALD BLAISE FONKOUA Monsieur le Professeur FRANÇOIS NOUDELMANN (Directeur de recherche) Introduction À la veille de 2006 censée être l’Année de la francophonie, dans Le Monde, une écrivaine d’origine vietnamienne Anna Moï récusait la distinction coutumière entre écrivains français et écrivains francophones. Pourquoi ceux qui sont issus de l’hémisphère Nord sont, s’interroge-t-elle, considérés français, tandis que ceux de l’hémisphère Sud francophones1 ? Cette remise en cause a suscité un débat auprès des écrivains dits francophones. En mars 2006, dans le même journal, cet appel retentit chez un écrivain libanais Amin Maalouf qui indiquait un « glissement sémantique » de la francophonie ; initialement, elle aurait dû désigner le « nous » de tous ceux qui parlent français, mais elle a fini par signifier le « eux », c’est-à-dire les autres, les étrangers, surtout les gens des anciennes colonies.2 Peu de temps après, toujours dans Le Monde, Alain Mabanckou d’origine congolaise revendiquait la francophonie en renversant la hiérarchie. La littérature française est un sous-ensemble de la francophonie et non l’inverse : « la littérature française est une littérature nationale. C’est à elle d’entrer dans ce grand ensemble francophone.3 » Enfin, la question est discutée et argumentée par d’autres écrivains d’origine non-française jusqu’à l’année suivante où Michel Le Bris déclare la mort de la francophonie par l’avènement de la « littérature-monde en français », qui semble à la vérité viser d’autres choses que la question soulevée jusque-là.4 Aujourd’hui, qu’est devenu ce débat sur la francophonie ? Qu’a-t-il produit enfin ? En effet, nous voyons toujours la mise à l’écart de la littérature d’outre-mer, rangée dans d’autres étagères que celles de la littérature française dans les librairies, les bibliothèques, etc.5 Sans doute, à la faculté de lettres françaises aussi, cette littérature est traitée à part de la littérature du XXe siècle 1 « Francophonie sans Français », Le Monde, 25 décembre 2005, p.22. 2 « Contre “la littérature francophone” », Le Monde, 10 mars 2006, in « Le monde des livres », p.2. 3 « La francophonie, oui, le ghetto : non ! », Le Monde, 19 mars 2006, p.15. 4 La francophonie lui est un prétexte pour avancer l’attaque sur la « Théorie du Signe » et la proposition du « retour à la fiction » qu’il a entreprises dans les années 1980. (« Mort du signe, retour à la fiction », Le grand dehors, Paris, Payot, 1992, p.385-402) Enfin, le manifeste de Le Bris est, à strictement parler, d’une nature différente du litige de la francophonie. 5 Alain Mabanckou éprouve une ambivalence lorsqu’il voit ses œuvres mises en étagère « étrangère » avec les écrivains renommés de diverses langues dans les librairies. (« Le chant de l’oiseau migrateur », Pour une littérature monde en français, Paris, Gallimard, 2007, p.60) 1 ou de la littérature contemporaine.6 Enfin, le questionnement sur le français et la francophonie a-t-il fini comme un scandale journalistique ? L’affaire nous donne des clefs pour réfléchir non seulement à ce qu’est la francophonie, mais aussi à ce qu’est la littérature française aujourd’hui, voire comment est la littérature dans la modernité. Peut-être, la question « qu’est-ce que la francophonie ? » serait inutile à poser, car on ne saurait en aucun cas donner une réponse claire. Mais nous pourrions poser la question autrement. Qu’est-ce que la francophonie signale ? Et la dénégation d’être rangé francophone ? De quoi témoigne-t-elle à l’heure actuelle dite postmoderne (littéralement après la modernité), depuis déjà quelques décennies ? Pour ce faire, nous allons examiner le fondement de la littérature dans les temps modernes. Tout d’abord, nous commençons par examiner la provenance du mot « francophonie ». Il semble qu’il y ait deux périodes où l’usage du mot devient éminent dans l’histoire de la langue française. La première est sa naissance à l’époque impériale. Le terme « francophone » est inventé par un géographe français Onésime Reclus en 1886 dans son ouvrage France, Algérie et colonies. A première vue, nous remarquons que le terme provient du contexte colonial. Cette étude de géographie montre deux préoccupations : le territoire et la langue. Si nous tenons compte de la date de publication, il est facile de comprendre l’appréhension patriotique de l’auteur. Pour ce qui est du territoire métropolitain, en conséquence de la Guerre franco-allemande, l’Alsace-Lorraine fut cédée à l’Empire allemand par le Traité de Francfort en 1871. La devise pour cette cession relevait de l’appartenance linguistique : So weit die deutsche Zunge klingt (Aussi loin que sonne la langue allemande).7 Pour ce qui est du territoire colonial, il y eut le partage de l’Afrique par les puissances occidentales à la Conférence de Berlin en 1885 ; leur ruée vers l’Afrique empêcha l’emprise de la France sur l’Afrique. Avec l’arrachement du territoire métropolitain et le blocage de l’expansion sur l’Afrique, la France se trouva dans une impasse et son territoire d’outre-mer menacé par l’arrivée des autres Empires occidentaux. Alors, le géographe, soucieux de l’avenir de sa patrie, eut recours au fait de la grande diffusion de la langue française tant en Europe que dans le monde. Le géographe compte sur l’Algérie où la France peut encore espérer l’accroissement territorial et démographique : 6 Abdourahman A. Waberi témoigne de la mise à l’écart de cette sorte de littérature dans le système universitaire. (« Écrivains en position d’entraver », Pour une littérature-monde en français, op. cit., p.69) 7 Onésime Reclus, France, Algérie et colonies, Paris, Hachette, 1886, p.6. 2 « Par contre, nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester où à devenir participants de notre langue : Bretons et Basques de France, Arabes et Berbères du Tell dont nous sommes déjà maîtres.8 » À ce stade, le terme n’a rien d’exclusif. Au contraire, il est bien accueillant à l’égard des colonisés d’outre-mer. La seconde période se situe dans les années 1960 où les colonies françaises gagnent leur indépendance. La France vit de nouveau une amputation territoriale à grande échelle. Pour retenir ses anciennes colonies, elle s’efforça de garder le lien tutélaire au moyen des techniques, des sciences et de la culture qui passent par la langue.9 Il y eut d’abord la création de l’AUPELF (Association des universités partiellement et entièrement de langue française) en 1961, rebaptisée l’AUF (Agence universitaire la francophonie) ; ensuite, le Conseil national de la langue française en 1968 et l’Agence de coopération en 1970. Ce n’est pas un hasard que la revue Esprit conçut un numéro spécial en novembre 1962, intitulé « Le français, langue vivante » consacré à la langue française et à sa diffusion dans le monde, au lendemain de l’indépendance de l’Algérie en juillet 1962. Peut-être pouvons-nous entrevoir une similitude entre les deux périodes. Il semble constant que la diminution territoriale et l’achoppement dans les entreprises expansionnistes sous-tendent le discours universaliste du type « le français dans le monde ». Ainsi, il est possible de trouver un parallèle entre l’arrachement de l’Alsace-Lorraine en 1871 et l’amputation du département français d’Algérie en 1962. De même, le partage de l’Afrique en 1885 et l’indépendance africaine des années 1960. L’année 2006 s’ajouterait à ces deux moments précédents d’une manière quelque peu différente. Ce troisième moment change de nature, car il ne s’agit plus tant du territoire, mais surtout de la littérature. 10 Alors se produit, selon les termes de Maalouf, le glissement sémantique de « nous » à « eux », de l’agrégation glottopolitique à la ségrégation littéraire, de la transversalité horizontale à la hiérarchisation verticale. Précisément, la notion de francophonie 8 Ibid., p.422.C’est nous qui soulignons. 9 J.-L. Joubert remarque ainsi un tel néocolonialisme glottopolitique : « D’une part, on cherche à exorciser le sentiment d’un déclin de la langue française dans le monde. […] D’autre part, on prend acte que des rapports nouveaux se sont établis entre les peuples : les tutelles coloniales s’effacent, les pays de langue française s’emploient, parfois avec vigueur, à échapper au contrôle culturel de la France. » (Les littératures francophones depuis 1945, Paris, Bordas, 1986, p.7) 10 C’est probablement Gérard Tougas qui associe la francophonie avec la littérature pour la première fois dans son étude publiée en 1973. Chez lui, l’expression varie entre « francophonie littéraire », « lettres francophones » et « littérature d’expression française ». (Les écrivains d’expression française et la France, Paris, Denoël, 1973) 3 est au moins double. D’un côté, à l’extérieur, en présence d’autres « -phonies » concurrentes – surtout l’hégémonie anglo-saxonne –, elle veut toujours recourir à sa vieille « universalité », sa présence sur la scène internationale par son étendue et par ses locuteurs de diverses origines.11 De l’autre côté, à l’intérieur, elle tend à se défendre contre une anarchie culturelle par les flux migratoires de diverses cultures qui s’expriment en français. Édouard Glissant jette un regard critique sur ce point : Dans le contexte indéterminé de ce qu’on appelle la francophonie, l’idée apparemment simple était donc de considérer la langue française comme porteuse a priori des valeurs, par quoi elle eut pu aider à corriger des tendances anarchisantes des diverses cultures qui, entièrement ou partiellement, relèvent de son expression.