Illustration de couverture :

PLURIELLES Revue culturelle et politique pour un judaïsme laïque publiée sous les auspices de l’AJHL 83, avenue d’Italie – 75013 PARIS – Tél. : 01 44 24 12 94 Site internet : www.ajhl.org – Courrier électronique :[email protected] Directeur de la Publication : Izio ROSENMAN Rédacteur en chef : Izio ROSENMAN Comité de Rédaction : Anny DAYAN ROSENMAN, Guido FURCI, Fleur KUHN-KENNEDY, Martine LEIBOVCI, Carole KSIAZENICER-MATHERON, Daniel OPPENHEIM, Hélène OPPENHEIM- GLUCKMAN, Jean-Charles SZUREK, Méir WAINTRATER, Nadine VASSEUR, Philippe ZARD. La revue Plurielles qui, comme son nom l’indique, accueille des opinions diverses ne partage pas nécessairement les points de vue émis par les auteurs.

Dépôt de Titre N°93/0031 – ISSN : 1631-9133 PLURIELLES, revue culturelle et politique pour un judaïsme laïque, contribue à l’expression du courant du judaïsme laïque en France. Plurielles n° 19

INTELLECTUELS JUIFS ITINÉRAIRES, ENGAGEMENTS, ÉCRITURES

SOMMAIRE zio Rosenman, Éditorial : Intellectuels juifs………………………………………………………………… 5 Izio Rosenman, Rabi, un intellectuel engagé……………………………………………………………… 7 Charles Malamud, Pierre Vidal-Naquet……………………………………………………………………… 15 Richard Marienstras, Moïse et l’Égyptien…………………………………………………………………… 17 Marie-Brunette Spire, André Spire………………………………………………………………… 20 Antoine Coppolani, Albert Cohen et la Revue juive……………………………………………………… 25 Sandrine Szwarc, Les colloques des intellectuels juifs…………………………………………………… 35 Héloïse Hermant, Refus des Lumières : les penseurs du retour face au danger de dissolution de l’identité juive………………………………………………………………………………… 42 Jean-Claude Poizat, Intellectuels juifs français et la modernité. Le cas Finkielkraut………………… 52 Jean-Charles Szurek, Enzo Traverso et Alain Finkielkraut, intellectuels nostalgiques……………… 65 Carole Matheron, Abe Cahan : un intellectuel juif dans le melting pot américain…………………… 72 Martine Leibovici, Hannah Arendt, ni Juive d’exception, ni femme d’exception……………………… 80 Daniel Oppenheim, L’expérience de la barbarie par l’intellectuel et l’éthique du témoignage selon Jean Améry………………………………………………………………………………… 91 Michaël Löwy, De quelques intellectuels juifs radicaux aux USA et en Europe……………………… 98 Pierre Pachet, Les intellectuels juifs en Union soviétique dans les années 1980…………………… 109 Boris Czerny, Une identité de papier : le cas de l’intellectuel juif soviétique Shimon Markish… 111 Konstantin Gebert, un intellectuel juif en Pologne : entretien avec Jean-Yves Potel …………… 124 Judith Lindenberg et Judith Lyon-Caen, “Dos poylishe yidntum” (1946-1966) : histoire et mémoire d’une collection au lendemain de la Catastrophe…………………………………………………… 134 Fleur Kuhn-Kennedy, Mark Turkov et sa “communauté imaginée” : l’activité éditoriale comme engagement intellectuel………………………………………………………………………… 140 Dominique Bourel, Buber et la politique………………………………………………………………… 151 Denis Charbit, Intellectuels israéliens : sur l’engagement politique de AB Yehoshua……………… 157 Hors-dossier :Textes Philippe Zard, Meddeb le sage……………………………………………………………………………… 169 Daniella Pinkstein, A ciel ouver…………………………………………………………………………… 180 Philippe Velilla, En attendant Marine Le Pen…………………………………………………………… 188 Rachel Ertel, Khurbn – l’homme chaos…………………………………………………………………… 194

Ont contribué à ce numéro…………………………………………………………………………… 198 Sommaires des N° 2 à 18………………………………………………………………………………… 202

ÉDITORIAL : INTELLECTUELS JUIFS

Izio Rosenman

On date souvent la naissance de l’intellectuel la limite, l’exilé par excellence. dans nos sociétés, de l’Affaire Dreyfus. La fonc- Jusqu’à l’émancipation les deux mondes tion de l’intellectuel moderne — défendre une juif et non juif étaient tout à fait séparés, vint cause qu’il estime juste, au nom de valeurs uni- la Haskala, qui lutta contre cette conception verselles dont il s’estime dépositaire — semble qui universalisait l’hétérogénéité du monde donc être née dans la lutte conjuguée contre la juif.1 Raison d’État et contre l’antisémitisme. Pour ce qui est des intellectuels juifs, on A notre époque une grande partie des intellec- pourrait se hasarder à leur trouver des ancêtres tuels juifs se sont éloignés de la tradition. L’appel lointains chez les prophètes bibliques qui juste- aux valeurs universelles peut alors avoir un sens ment au nom de la justice étaient prêts à affronter ambigu dans son rapport à leur judéité : agis- les abus du pouvoir, à l’époque un pouvoir royal, sent-ils alors comme juifs ou comme citoyens ? et ceci quelquefois au péril de leur vie. Et bien Question souvent soulevée à propos des engage- des intellectuels juifs laïques ou non-religeux ments politiques. rattachent leur engagement à cette éthique pro- phétique. Ainsi Pierre Vidal-Naquet écrivait : « Tu n’opprimeras pas l’Étranger, car vous « Pendant la guerre d’Algérie, ai-je agi en avez été étrangers en Egypte ». Comme le rap- tant que Juif ? En ta nt qu’héritier de la tradi- pelle cette phrase, la motivation de l’engagement tion dreyfusarde plutôt, même s’il m’arrivait chez les intellectuels juifs est souvent la mémoire de penser avec sympathie aux prophètes d’Is- 2 historique des persécutés, qu’elle soit récente ou raël et à leur exigence de justice. » ancienne, qu’il s’agisse d’une mémoire collective Quant à Richard Marienstras dans une ana- ou d’une mémoire individuelle, l’une se superpo- lyse critique de l’intellectuel organique, il écri- sant souvent à l’autre. vait : … le rôle des intellectuels juifs n’est À propos des intellectuels juifs, Vladimir pas de fournir n’importe quelle justifica- Rabi, écrivait : tion à n’importe quel acte juif. ll est plutôt En diaspora qui est l’Intellectuel juif ? de se demander publiquement dans quelles C’est un homme de culture hybride, mais conditions la morale peut encore trouver son compte dans un contexte où domine la où la culture environnante est culture domi- violence. nante : un homme marginal vivant, à des niveaux différents et avec une intensité dif- férente, la vie culturelle et la tradition histo- 1. Nouveaux Cahiers n°48 (1977) rique de deux peuples qui coexistent en lui, à 2. Mémoires 2, éd. Seuil/La découverte, 1998, p. 242.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 5 D’autres intellectuels juifs, ceux que l’on C’est peut-être pour toutes ces raisons qu’il appelle « les juifs du retour », pensent quant à n’y a pas un seul type d’intellectuel juif mais des eux que l’Émancipation des Juifs qui en a fait intellectuels juifs. C’est pourquoi on trouvera des citoyens, c’est-à-dire des personnes capables dans ce numéro de Plurielles plus de chemine- de prendre des engagements dans la cité, a été ments individuels que de catégories générales. et demeure un danger mortel pour les Juifs, une menace de disparition par dissolution dans l’uni- On ne peut fermer cet éditorial, sans marquer versel. l’horreur qui nous saisit devant les massacres perpétrés à Paris par des jihadistes islamistes, au Alors on peut se demander : quel rôle les intel- siège de Charlie Hebdo d’abord où la rédaction lectuels juifs ont-ils joué depuis l’Émancipation, a été décimée, puis au Supermarché cacher de quelle place ont-ils occupée dans les sociétés Vincennes, où quatre personnes ont été assassi- juives et non juives dans lesquelles ils vivaient ? : nées parce que juives, après les assassinats des parias, outsiders ou acteurs à part entière ? enfants juifs de Toulouse et ceux du Musée juif Pour quelles causes se sont-ils mobilisés ? de Bruxelles. Heureusement beaucoup de voix se Quelle fut leur part d’utopie ? puisée à quelles sont élevées parmi les intellectuels d’origine ou sources ? Quelle est aujourd’hui la place des de culture musulmane pour condamner ces assas- intellectuels organiques dans les sociétés juives ? sinats barbares et racistes qui sont une menace Quels sont leurs rapports à la tradition religieuse pour notre démocratie et notre vivre ensemble. juive ? Et aux grands mouvements politiques ? Voilà beaucoup de questions. Les réponses sont quasiment aussi riches que diverses.

6 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures RABI, UN INTELLECTUEL JUIF ENGAGÉ

Izio Rosenman

Avant d’évoquer plus en détail la vie et l’œuvre auquel il resta lié toute sa vie. Dès 1933, il collabore de Rabi, je dirais qu’il est un vrai descendant de à la revue Esprit, qui vient de se créer et à laquelle la Haskalah, avec toute l’exigence simultanée il donne des textes tant sur les questions juives que d’enracinement dans l’histoire et la culture juive sur des questions judiciaires, ou politiques comme et dans celle de la société où l’on vit, en l’occur- bien plus tard sur la guerre d’Algérie. Cette colla- rence la société française. boration dura presque 50 ans, jusqu’à sa mort. Pendant cinquante ans, Rabi a été une figure Son activité journalistique est intense : éminente du judaïsme français, et un des artisans Il tient la chronique des livres pendant trente de sa reconstruction après le désastre de la Shoah. ans dans La terre Retrouvée, et dans l’Arche. Il Il est né en Russie de parents eux-mêmes nés en Russie dans une société juive en transi- tient des carnets dans l’Information juive et dans tion, un pied dans la tradition et un pied dans la Les Cahiers Bernard Lazare. Il contribue à La modernité. Ceux-ci à la fois respectent la tradi- vie juive, à Kadima, à Menorah, à World Jewry, tion (ils célèbrent les Fêtes, envisageant même à et à bien d’autres revues. un moment l’avenir de leur fils comme rabbin) et Il écrit également des pièces de théâtre, dont sont déjà de gauche (Trotski s’arrête chez eux lors Judas, pendant la guerre. d’un voyage à Paris). Enfin il est l’auteur de nombreux essais, de Rabi lui-même a toujours maintenu cette pola- « textes de combats » : L’affaire Finaly, des faits, rité. Il avait une très vaste culture juive, y com- des textes, des dates, 19531 ; L’homme qui est pris religieuse. Il s’en inspire dans ses œuvres, mais lui-même est laïque, et engagé à gauche. 1. L’affaire Finaly concerne deux enfants juifs, âgés de deux et trois ans, que leurs parents, juifs autrichiens vivant près de Pour Rabi ce sont les exigences éthiques qui Grenoble, cachent dans une pouponnière à Meylan avant d’être faisaient – devaient faire – l’originalité et l’apport eux-mêmes déportés et assassinés. Après avoir été confiés à spécifique des juifs à l’humanité. Ces exigences diverses institutions catholiques, qui les confient à une catho- s’enracinaient dans la tradition prophétique. Une lique fervente, Mademoiselle Brun, celle-ci les baptise en tradition protestataire, au nom de la justice, une secret après la guerre et refuse des les rendre à leur tante. Ils sont cachés dans divers monastères, et sont emmenés en voix protestataire contre les pouvoirs établis. Espagne, avec la complicité d’une partie du clergé, qui consi- Rabi a commencé à écrire très jeune : outre dère que baptisés, il faut les élever dans la religion catholique. ses livres et pièces de théâtre, il a écrit plus de Cette affaire mobilise la communauté juive. La justice 500 articles brefs ou longs dans de très nom- finit par se saisir de l’affaire et lance un mandat d’arrêt breuses revues juives ou non juives. contre Mademoiselle Brun pour séquestration d’enfants. Dès 1929, il collabore à une revue, Chalom, Le 6 mars 1953, un accord est signé entre le Cardinal Gerlier et le Grand Rabbin Kaplan, au terme duquel les enfants sont fondée par Aimé Pallière, dont il fut, de 1930 à rendus à leur famille en Israël. 1934, le secrétaire de rédaction. Il est proche d’Al- Cette affaire a tendu pendant plusieurs années les relations bert Cohen, qui a créé en 1925 la Revue juive, et entre la communauté juive et l’Église de France. 1. Version abrégée et modifiée d’un article paru dans Pardès, n° 23, 1997 « L’École juive de Paris ».

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 7 entré dans la loi, sur l’affaire Pierre Goldman2 çaise, dont il fut un participant central – mais (1971-76). rarement dans la ligne du mainstream. Ses essais portant sur le judaïsme sont les Évoquer Rabi, disparu le 6 avril 1981, c’est suivants : Anatomie du judaïsme français (éd. de faire sortir quelqu’un de l’oubli. En effet, alors que ses questionnements sont de plus en plus actuels, Minuit, 1962) ; Histoire des Juifs de France, sous Rabi est entré dans l’oubli pour la communauté la direction de Bernard Blumenkranz (1972) ; Un juive, peut-être à cause du temps qui passe, mais peuple de trop sur la terre ? (Les Presses d’au- plus certainement de ce qu’il a été de son vivant. jourd’hui, 1979). Son Journal de l’Occupation de Il gênait par ses questions, ses articles, ses prises la Libération et de l’après-guerre, édité récem- de position, la communauté organisée et ses ins- ment (3 volumes, 2008-2011), est un beau témoi- titutions. Ainsi, par-delà la mort en quelque sorte, gnage au quotidien d’un homme, un jeune intel- est-il retourné à la marginalité. lectuel juif français caché à la campagne dans les Alpes pendant l’Occupation, plongé dans la Son dernier livre – Un peuple de trop sur la France profonde protestante. terre ? – a soulevé beaucoup de polémiques et de haine à son encontre dans la communauté juive. Il faut y ajouter ses contributions aux C’est un livre sans concession, un bilan de l’exis- Colloques des Intellectuels juifs de Langue fran- tence juive au XXe siècle, et une interrogation 2. Pierre Goldman est né à la fin de la Seconde Guerre mon- forte sur la politique israélienne, qui garde toute diale, de parents juifs polonais de gauche qui participent acti- sa valeur aujourd’hui. Un bilan de sa vie. Un livre vement à la Résistance en France. Ses parents se séparent, et qui a marqué son éloignement de cette commu- Pierre est élevé par son père qui ne veut pas que sa mère l’em- mène avec elle dans la Pologne communiste. Devenu étudiant, nauté, après ce qu’il considérait comme une sorte il dirige le service d’ordre de l’Union des étudiants communiste, de Herem – de mise au ban – laïque contre lui. et rejoint ensuite pour quelque temps la guérilla au Venezuela C’est aussi un livre de souffrance dédié à Aher, en 1968. Dès son retour en France, il tombe dans la criminalité, alias Elisha Ben Abouya – autre marginal d’il y commet plusieurs braquages, notamment de pharmacies. a 1800 ans, Sage très réputé, dont le nom a été Il est arrêté, passe en Cour d’assise, ne reconnaît que trois des braquages sur quatre, et pas le troisième où deux pharma- supprimé dans le Talmud et remplacé par Aher, ciennes sont tuées. Il est condamné en décembre 1974 à per- « un autre » en hébreu, après qu’il eut déclaré pétuité. En prison, il écrit une autobiographie Souvenirs obs- qu’il n’y a pas de Justicier au monde, suite à une curs d’un juif polonais né en France, qui remporte un grand interprétation considérée comme erronée par les succès. Ce verdict déchaîne les passions, particulièrement Sages. Ce personnage fascinait Rabi, comme il dans l’intelligentsia de gauche (Sartre, Simone de Beauvoir, avait déjà fasciné les hommes de la Haskalah. Simone Signoret, etc.) qui crée un comité de défense. Son pro- cès est révisé, et au second, le 4 mai 1974, il est condamné à douze ans de réclusion criminelle. Il sort de prison au bout de Dans Un peuple de trop sur la terre ? Rabi quelques mois, compte tenu de la détention provisoire, et des définit ainsi sa marginalité : réductions de peine. Pierre Goldman est assassiné le 20 sep- Marginal, je l’ai été. Au temps même où je tembre 1979 en pleine rue dans le 13e arrondissement à Paris. rendais la justice, je n’ai jamais eu le sentiment L’assassinat est revendiqué par un groupe inconnu, Honneur de la Police. On n’a jamais découvert les assassins, bien qu’en de le faire « au nom du peuple français », mais au 2010 un ancien indicateur de la police, ait affirmé, sous cou- nom de l’idée que j’avais du peuple français et vert d’anonymat, avoir fait partie du commando d’assassins. au nom de mes conceptions juives de la justice.

8 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Marginal, je l’étais aussi dans mes choix La première caractéristique de Rabi était donc politiques. Dès 1927, j’étais incapable de to- d’être un intellectuel juif engagé dans les luttes lérer ce qui allait devenir le stalinisme, avec de son temps : sa vie a épousé le siècle. ses procès de Moscou en 1934, ses appels au Rabi ne dissociait pas sa pensée de son action, meurtre avec l’appui des Juifs staliniens – ni sa judéité de son humanisme, encore moins la quelle autocritique pourrait les absoudre ? – morale et l’éthique de la politique. On doit donc en 1953. Je fus un marginal de la communauté faire de lui un portrait simultanément intellectuel juive d’avant-guerre, rebuté par son égoïsme, et politique, où l’histoire se conjugue au présent sa lâcheté et son refus d’affronter sa condition, pour porter le questionnement sur l’avenir. Ce enfin son rejet des Juifs étrangers qui mena- questionnement concerne aussi bien les Juifs que 3 çaient sa sécurité. l’humanité en général.

Rabi reste le modèle même de l’intellectuel La question éthique mise en scène juif inscrit dans la tradition dreyfusarde, de Zola À titre d’exemple sur la manière dont Rabi et Jaurès, mais aussi dans la tradition prophétique entrecroisait les thèmes de la tradition juive et les juive. Un intellectuel juif intégré professionnel- problèmes d’actualité dans ses écrits, je voudrais lement, culturellement et politiquement dans la mentionner plus spécifiquement deux pièces de société française. Mais un intellectuel engagé de théâtre qu’il a écrites dans les années 50. façon critique dans la communauté juive et dans La première est Varsovie, publiée en 1954 ; la société non juive. C’est d’ailleurs ainsi qu’il lors de sa création, Maria Casarès y tenait un définit lui-même l’intellectuel juif dans un article des Nouveaux Cahiers4 : des rôles principaux. Cette pièce est écrite sur le En diaspora qui est l’Intellectuel juif ? modèle des tragédies grecques. L’action se passe C’est un homme de culture hybride, mais dans le ghetto à la veille de la Révolte et de sa où la culture environnante est culture domi- destruction par les Nazis. Elle met en scène à la nante : c’est un homme marginal vivant, à des fois des personnages réels, des combattants juifs, niveaux différents et avec une intensité dif- et le président du Judenrat qui a remplacé Adam férente, la vie culturelle et la tradition histo- Czerniakow après le suicide de celui-ci. Mais on y rique de deux peuples qui coexistent en lui, à rencontre également Lilith, cette figure mythique la limite l’exilé par excellence. du Midrash, mère des démons, ici conduisant les Jusqu’à l’Émancipation, les deux mondes nazis. Varsovie est une interrogation sur le Mal. juif et non juif étaient tout à fait séparés, vint La seconde est L’affaire Wittenberg (1957). la Haskala, qui lutta contre cette conception Inspirée d’un fait réel, elle est également une qui universalisait l’hétérogénéité du monde interrogation autour des mêmes thématiques. juif. Suivirent, au cours de l’histoire, des Wittenberg, un Juif communiste, est le chef de mouvements d’ouverture puis de fermeture la résistance juive du ghetto de Wilno. Abba du monde juif. Kovner est son second. Les nazis réclament que

3. Un peuple de trop sur la terre ?, Les Presses d’Aujourd’hui, Wittenberg se livre faute de quoi ils détruiront 1979, p.157. entièrement le ghetto avec ses milliers d’habi- 4. Nouveaux Cahiers n°48 (1977) tants. Il finit par se livrer, ou être dénoncé. La

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 9 pièce interroge, la culpabilité, le courage et l’ab- notre conscience à la base même, à savoir, sence de courage, mais aussi le sacrifice. par exemple, le problème arabe – monde juif, Wittenberg : C’est moi qui suis coupable, monde arabe – dont M. Albert Memmi a moi seul. Coupable d’avoir, dès l’âge de la déclaré que c’était le problème numéro un ? À lucidité, refusé de me soumettre. Coupable quoi cela sert-il si nous n’arrivons pas à l’appli- d’avoir, dans cette ville de savants et de rab- quer au problème de la torture en Algérie, au bins, imaginé, envisagé, osé entrevoir que processus de dégradation de la conscience en l’effort humain nous permettrait un jour de Algérie ? À quoi cela sert-il si nous ne pouvons juguler le mal. pas appliquer notre théorie, notre thèse, notre éthique et notre philosophie, notre sens du Wittenberg, un simple cordonnier, est com- devenir, de l’histoire, à des cas aussi concrets paré au prophète Amos, qui était berger lorsque que ceux-là, qui nous engagent complètement.5 le Seigneur l’appela à la mission de prophète. À un moment les personnages interrogent le Ainsi constatait-il que, depuis la fin de la sacrifice d’Isaac, et l’attitude d’Abraham : guerre, il y avait une absence d’engagement du Mendele : Alors, imagine. Imagine un judaïsme en tant que groupe, dans les affaires de seul instant qu’Abraham ait connu le doute. ce monde qui mettaient précisément en jeu notre [Au moment du sacrifice] éthique, à savoir les luttes contre le colonialisme, Ces deux pièces abordent donc la question du contre le racisme (Apartheid, émancipation des mal, de la responsabilité et de la conscience indi- Noirs aux États-Unis), pour la justice sociale viduelle. Elles témoignent chez l’auteur, de cette (dans les combats politiques). étroite alliance entre une culture classique qui Toutes ces réflexions me semblent d’ailleurs leur donne la forme d’une tragédie, et la culture d’une actualité brûlante. juive traditionnelle qui leur donne leur contenu. Il mettait cette absence d’engagement au compte du glissement à droite du judaïsme, ou Éthique et politique. plutôt, pour employer le terme d’Albert Memmi, Pour Rabi le cœur de l’identité juive est l’exi- de la judaïcité. gence éthique ; une exigence qui ne se contente Cette analyse et cette exigence il les formu- pas de la théorie, mais comporte des implications lait très fortement en particulier au moment de la pratiques. Ainsi écrit-il : guerre d’Algérie : Quelle est la signification de notre En soi, je l’ai dit tout à l’heure, le judaïsme judaïsme ? Nous ne manquons pas de dis- n’est ni de droite ni de gauche. Mais là… on ou- cours homilétiques, la justice sociale dans la blie de rappeler, le judaïsme dans son contexte vie, la justice sociale dans les Prophètes ; mais et dans sa situation historique du temps : depuis à quoi cela correspond-il ? Nous ne pouvons 1792, historiquement, le judaïsme se trouvait pas l’appliquer à des cas concrets. À quoi cela axé à gauche parce que l’allié était à gauche, et correspond-il si cet enseignement n’a pas de parce que la droite était l’ennemi, xénophobe et valeur pour l’ouvrier qui travaille à l’usine ? À antisémite. Le juif, donc, n’avait pas le choix ; quoi cela sert-il si nous ne pouvons pas l’ap- 5. La conscience juive (Colloques d’Intellectuels Juifs de pliquer à des problèmes concrets qui ébranlent Langue française), PUF, 1963, p. 295

10 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures les juifs étaient pour la gauche parce que le ouvert sur la cité et sur les problèmes de ce test continuel de leur choix c’était la question monde, dans lequel il devrait s’insérer, car, dit-il, de l’antisémitisme. Et cette tendance à gauche il n’y a pas de solution miracle pour notre survie a été encore accusée à la fin du eXIX siècle, dans la modernité maintenant que les facteurs d’abord par la survenance de l’affaire Dreyfus, traditionnels qui ont contribué à la survie du ensuite par l’apparition sur la scène de l’his- judaïsme, l’antisémitisme, les grandes concen- toire du judaïsme de l’Est, qui, à partir de 1880, trations urbaines juives, la langue commune, la a commencé à effectuer sa formidable migra- religion, sont en forte régression ou ont disparu8. tion à travers le monde. À la fin du XIXe siècle donc, on peut dire que le judaïsme occidental, Ce qui reste peut-être le plus actuel dans la avec le judaïsme oriental, avait potentialité ré- pensée de Rabi, ce qui le préoccupe le plus, est volutionnaire, c’est-à-dire qu’il était mûr pour son interrogation sur la place des Juifs dans la cité. toutes les révolutions, et parmi ces révolutions il y avait le socialisme, il y avait le bundisme, et Il écrit dans Anatomie du Judaïsme9 : aussi le sionisme.6 L’émancipation politique des Juifs s’est On le voit, chez Rabi la réflexion historique traduite par une double scission : scission au sur le judaïsme a toujours une implication sur la réalité actuelle, c’est une mise en perspective sein de l’homme juif entre l’homme et le Juif, appuyée sur l’histoire. et scission au sein du monde juif entre l’in- dividu et le groupe. En fait, dans la perspec- Quelle vision Rabi a-t-il du judaïsme ? tive historique de la survivance du judaïsme, Pour Rabi, le judaïsme est une vocation, une c’est essentiellement le groupe, fût-il réduit éthique et un prophétisme, il comporte un cer- au caractère de pur symbole, fût-il limité au tain nombre d’idées, de doctrines, et une culture simple minyan, qui compte, et non l’individu, pour laquelle, dit-il, nous sommes prêts à vivre quelle que soit sa valeur. et à mourir. Et puisque les options morales se définissent au niveau des problèmes politiques, il Là également, il ne manque pas de citer le est nécessaire que nous nous engagions dans le minyan10, la conception traditionnelle de la base drame du monde moderne7. de la collectivité juive. Pour lui, l’évolution de la communauté juive française, à l’instar d’ailleurs, Judaïsme clos et Judaïsme ouvert : de l’évolution des Juifs dans le monde depuis la la nécessité de l’engagement. fin de la Seconde Guerre mondiale, présente trois tendances : neutralisme politique, glissement Rabi oppose souvent le concept d’un judaïsme clos, fermé sur lui même dans lequel il ne voit 8. Wladimir Rabi, Anatomie du Judaïsme français, Éditions de Minuit, 1962, p. 247. aucun futur pour les Juifs, et celui d’un judaïsme 9. Ibid., p.233. 6. Idem. 10. Minyan : ensemble de dix personnes, traditionnellement 7. « Les chemins de fuite (engagement et non-engagement) », des hommes ; nombre minimal pour dire certaines prières. in La conscience juive, PUF, 1963, (3e colloque : Morale juive Par extension considéré comme le nombre minimal pour et politique, 30 septembre 1960), p. 292. constituer une collectivité.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 11 général à droite, et par voie de conséquence rejet rale, à savoir que l’essence du judaïsme, c’est du messianisme traditionnel. d’être hors de l’histoire. Je crois que le pro- Il porte sur les positions de ce judaïsme blème essentiel, la ligne de clivage, c’est : nous d’avant juin 1967 un jugement assez dur11: sommes dans l’histoire, ou nous sommes hors Conformiste par essence, jamais le de l’histoire. Je crois qu’effectivement, si pen- judaïsme français ne s’est une seule fois dant longtemps le monde juif a été un objet de dressé contre le pouvoir. S’il intervint, au l’histoire, depuis cent cinquante ans on peut cours de l’affaire Dreyfus et au cours de l’af- dire que le monde juif est un sujet de l’histoire. faire Finaly, ce fut contraint et forcé, parce S’il n’avait pas participé au vaste courant de que le salut ou l’honneur de la communauté l’histoire, il n’y aurait pas eu, au sein du monde était en jeu. La charge de défendre les valeurs juif occidental, ce mouvement vers l’émancipa- prophétiques a toujours été assumée par des tion politique, il n’y aurait pas eu, à la fin du Juifs agissant individuellement et hors de tout siècle dernier, ce vaste mouvement de libération contexte communautaire. collectif et national sous la pression des événe- ments et sous la pression de la paupérisation. Il Répétitivement, il prononce un plaidoyer pour n’y aurait pas eu ce mouvement qui s’appelle le l’engagement dans la cité, engagement qu’il enra- sionisme, qui a permis de transformer une par- cine dans la tradition prophétique12 qui, pour lui, tie de la surface de la planète. Je pense que, par constitue l’essence même du judaïsme : conséquent, poser ce postulat : le monde juif Avaient-ils été neutres, pourtant, les pro- doit vivre hors de l’histoire, est une erreur. phètes qui tonnaient contre l’iniquité et l’abo- mination, contre le mensonge et l’idolâtrie, Croyance dans la nécessité de l’engagement, contre toutes les formes de ce que nous appe- défense des persécutés, fidélité aux valeurs lons aujourd’hui les aliénations humaines ? éthiques, combat pour la justice, non en théorie, mais sur la scène même du politique : ces thèmes S’investir, s’engager, dans les grands combats constituent l’ossature de sa démarche. de ce siècle, au-delà de ce qui touchait uniquement Pour lui le combat pour la justice ne se divise les Juifs : la justice, les droits de l’homme, le com- pas. La défense des persécutés, quels qu’ils bat contre l’apartheid, contre le colonialisme. Tel soient, il la rattache à cette phrase du Talmud14: lui paraissait être la nouvelle tâche du judaïsme « Dieu se range du côté du persécuté. et le sens actuel de l’éthique prophétique, sa réfé- Est-ce seulement lorsque le persécuteur est rence permanente. Il en appelait en particulier aux un impie et le persécuté un juste ? Non : le Juifs pour qu’ils luttent au nom du judaïsme contre persécuteur fut-il juste, et le persécuté impie, la torture au moment de la guerre d’Algérie. Dieu se range toujours du côté du persécuté. »

Dans La conscience juive13, Rabi écrit : Dans son dernier texte paru, il résume ainsi Je suis un peu surpris de l’affirmation géné- son attitude dans le monde juif15:

11. Ibid., p. 234. 14. La conscience juive op.cit. p. 103 12. op. cit., p. 233 15. W. Rabi, « Bilan d’une vie », écrit le 31 mars 1981, paru 13. La conscience juive, op.cit. p. 144. dans Esprit, Janvier 1992, p.119.

12 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Dans le monde juif où je ne fus jamais nalité, la tentation permanente de justifier un esprit religieux (mais encore le sais-je tous les moyens par la fin, la perversion du moi-même ?) je n’ai jamais toléré la trahison langage qui accompagne alors tout ce méca- des valeurs éthiques. Ce sont elles qui nous nisme. Est-ce là un phénomène propre à tout avaient permis de subsister et de nous mainte- groupe minoritaire en position de combat nir, malgré le double courant qui nous parta- ininterrompu, comme le peuple juif ?17 geait, entre l’aspiration à l’universalisme et la nécessité d’une structure particulariste. Même au cœur d’une problématique qui le tou- chait de si près, Rabi a toujours affirmé son refus C’est par un refus de renoncer à cette exigence de la Realpolitik, et de la dissociation de la morale : éthique que Rabi définit son attitude par rapport La relation avec Israël imposerait à tout Juif une à Israël, dans son intervention au colloque des échelle de valeurs morales différente selon qu’il intellectuels de 1974, Solitude d’Israël16 et qu’il s’agit d’Israël ou d’un autre État dans le monde. évoque le« soin jaloux (ou zélé) avec lequel nous Il ne peut y avoir une vérité dans l’ordre juif, et avons suivi le fonctionnement des institutions une autre dans l’ordre universel. Je n’admets pas [israéliennes] : police, armée, administration la scotomisation d’une éthique dont nous sommes pénitentiaire, comme nous le faisons, avec le les porteurs depuis dix-neuf siècles, période pen- même soin (ou zèle) jaloux pour les institutions dant laquelle nous n’avons pas eu d’État et où nous françaises ; contrôle du respect des droits de avons pu, grâce à cette situation exceptionnelle, l’homme dans les territoires occupés : détention assurer notre distanciation critique d’avec les abus administrative, destruction des maisons arabes, inévitables de tout État. Je n’admets pas, sous le expulsions et déportations. » prétexte qu’il s’agit d’Israël, les justifications théo- logiques et messianiques aux errements de l’État Son attitude à l’égard d’Israël. d’Israël. Sion sera rédimée par la justice et la vé- Vers la dissidence. rité, non par les subterfuges de la rhétorique.18 Rabi a toujours pensé que la solidarité avec Cette exigence éthique Rabi l’a manifestée Israël devait être entière, active, mais en même depuis ses premiers textes et jusqu’à ses derniers. temps critique et débarrassée de tout mysticisme Ainsi dans sa pièce Varsovie, Jude, un des héros, messianique. dit19 : Dès décembre 1967, Rabi s’élève contre la C’est qu’il ne s’agit pas seulement de tac- vague nationaliste et messianique initiée en par- tique. Les aspects immédiats que prend notre tie par des intellectuels juifs francophones en lutte masquent toujours ou révèlent le fonde- France et en Israël. ment essentiel de notre croyance : la place de Ce contre quoi Rabi s’élève, c’est d’abord l’in- l’homme dans l’univers. Nous ne décidons conditionnalité : jamais dans l’abstraction, nous choisissons La faute majeure, parce qu’elle cumule toujours en termes de morale et de culture. toutes les défaillances, dans l’ordre intellec- 17. Un peuple de trop sur la terre ?, Les Presses d’au- tuel et dans l’ordre moral, c’est l’incondition- jourd’hui, 1979, p.23

16. Solitude d’Israël : données et débats / XVe Colloque d’in- 18. Un peuple en trop ?, op.cit., p 21 tellectuels juifs de langue française, PUF, 1975, p. 183. 19. Varsovie, op.cit. p. 27

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 13 De même, dans une allusion à la discussion des concepts à notre réalité, une vision polycen- biblique d’Abraham avec Dieu, au moment de la triste de la judaïcité où Israël et la Diaspora, dans destruction de Sodome, dans Varsovie, à propos leur permanence respective, ont chacun leur rôle de l’absence d’aide de la résistance polonaise, un à jouer. Les questions qu’il a posées sur l’avenir seul Polonais, Jurek, venant et restant au ghetto du judaïsme sont encore les nôtres. Il reste éga- affirme : « Un seul juste suffit à sauver une ville »20. lement son analyse critique de la politique israé- Cette exigence éthique Rabi la manifeste encore lienne dans les Territoires Occupés, et vis-à-vis dans le dernier texte, paru après sa mort dans des Palestiniens. On peut d’ailleurs constater tous Les Nouveaux Cahiers, une étude dans laquelle, les jours la justesse de ses analyses. lorsqu’il évoque les tribunaux d’honneur juifs qui Il reste enfin son appel passionné pour que les jugèrent après la guerre les anciens membres de Juifs s’engagent dans les luttes du siècle pour la Judenräte, il salue le haut niveau éthique de ces justice aujourd’hui telle qu’il les formulait déjà tribunaux en écrivant que « ni la haine ni la ven- dans l’Anatomie du judaïsme en 1962, où il écrit : geance ne commandèrent leur décision ». Mais un Juif peut-il rester passif ou Le divorce entre une communauté et un neutre ? L’expérience vécue sous le nazisme homme qui lui avait consacré le plus fort de n’est-elle pas pour lui une leçon du même son énergie intellectuelle, qui a eu le sentiment ordre que celle de l’esclavage d’Égypte ? /… / de mourir en exil, apparaît comme l’effet d’un Si la civilisation doit survivre, il y a encore double phénomène : le glissement de la commu- place pour l’homme. Il y a encore place pour nauté juive française vers le soutien incondition- le Juif, pour son inaltérable foi, pour son nel à la politique israélienne ; et la réaction d’un indestructible confiance en la justice. Notre homme qui n’avait pas peur d’être minoritaire, devoir est en toute circonstance, quelle que marginal même, pour défendre ses idées. soit l’opportunité immédiate, d’affirmer la Que reste-t-il donc de ce questionnement, de primauté de nos valeurs spirituelles. Il n’y a cette pensée engagée, de cette voix souvent dis- pas deux morales, il n’y en a qu’une.21 cordante par rapport au ronron majoritaire juif, de cette exigeante critique faite au nom de l’Aha- Peut-être le plus important est-il son exigence vat Israël, l’amour d’Israël, par un des siens ? intraitable de justice. Une volonté que la morale soit une, que le langage soit un. Une volonté L’héritage de Rabi. farouche d’inscrire les valeurs de l’éthique pro- Son œuvre : ses études historico-sociologiques phétique dans le réel, et les Juifs dans l’histoire de la condition juive en France, son approche des peuples et des questions de notre monde. originale de la culture juive faite d’une vaste En un mot : Rabi, un mensch dans la moder- connaissance, d’une adhésion critique, comme le nité juive. fut son adhésion à l’État d’Israël, d’une adaptation 21. Anatomie du Judaïsme français, chapitre « Les juifs dans 20. Varsovie, op.cit. p.30 la cité », Les Éditions de Minuit, 1962, p. 252.

14 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures PIERRE VIDAL-NAQUET (1930-2006)

Charles Malamoud

« Intellectuel » au sens que ce terme a pris en sera suivi, jusqu’à la fin de sa vie, d’une longue français au moment de l’Affaire Dreyfus, Pierre série d’études qui ont profondément renouvelé, Vidal-Naquet l’était assurément. Être un « intel- élargi, approfondi le champ des études grecques. lectuel », dans son cas, était la suite non pas Mais d’emblée, le travail de l’historien, chez Pierre naturelle, mais construite, nécessaire et assumée Vidal-Naquet, est inséparable de l’historiographie, du choix qu’il avait fait d’être historien. Sur les d’une part, et, d’autre part, d’une enquête sur la raisons et les étapes de son choix, il s’explique façon dont notre propre pratique et pensée poli- longuement, à plusieurs reprises, notamment tique s’articulent sur ce que nous savons de ce que dans le recueil intitulé Le choix de l’histoire faisaient et pensaient les Grecs. (Arlea 2004). Mieux que personne il sait qu’il y Choisir la Grèce ancienne, ce n’est donc a une différence irréductible entre les mémoires pas se limiter à l’exploration du passé. Mais la et l’histoire, mais c’est un souci d’historien qui conscience du présent informe de façon bien plus le travaille et l’incite à tirer au clair cet aspect de directe et pressante la démarche de l’historien et, son histoire personnelle. Il aurait pu, il le constate dans le cas de Pierre Vidal-Naquet, contribue à lui-même, choisir d’autres voies dans ce qu’on dessiner sa figure d’intellectuel. Cela encore, il le commençait à appeler, vers 1950, les sciences dit avec insistance et lucidité dans ses Mémoires humaines. Dans ses rationalisations du moment, (Seuil, La Découverte, 1995 et 1998) : son enfance et qu’il ne récusait pas dans l’après-coup, il disait a été marquée par les récits que lui faisait son père que la discipline historique donnait une vue sur sur l’Affaire Dreyfus : l’histoire d’un crime dont la totalité d’une période, d’une culture, d’un évé- s’étaient rendus coupables la justice, l’armée, nement. Faire de l’histoire, se faire historien était l’opinion publique ; l’histoire aussi de la bataille pour lui une façon de ne renoncer ni au concret que des intellectuels avaient menée pour dénoncer des faits singuliers ni à la réflexion philosophique. l’injustice, en analyser les causes, faire la lumière C’est en tout cas dans cet état d’esprit, avec sur les mensonges qui ont permis l’injustice et cette ambition, qu’il choisit son domaine : l’histoire obtenir que la vérité éclate et soit reconnue. de la Grèce antique. Une histoire profondément L’enfance de Pierre Vidal-Naquet prend fin le novatrice, pénétrée d’anthropologie. Elle s’affirme 15 mai 1944 quand ses parents sont arrêtés par la d’abord et se révèle au public dans le recueil inti- Gestapo à Marseille pour être tués à Auschwitz. tulé Le Chasseur noir (1re édition Maspero 1981), Lui-même échappe à leur sort par une espèce de dont le contenu est parfaitement synthétisé dans le miracle. Dès lors, à partir surtout du moment où sous-titre Formes de pensée et formes de société on commence à se faire une idée de ce qu’a été dans le monde grec. Ce livre avait été précédé d’un l’extermination des juifs, la question proprement ouvrage écrit en collaboration avec Jean-Pierre tragique s’installe en lui : que s’est-il passé au Vernant, Mythe et Tragédie 1 (Maspero 1972) et juste, comment cela a-t-il été possible ?

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 15 Au cours de sa vie, Pierre Vidal-Naquet a été ce que révèle ce fait quant au fonctionnement de amené à se prononcer sur toute sorte de questions la démocratie en France, voilà ce qui sera le pre- en relation avec l’injustice faite aux individus et mier grand combat de l’intellectuel Pierre Vidal- aux peuples. Le plus souvent, ces prises de posi- Naquet. C’est par là que commence son engage- tion s’accompagnaient d’études (des préfaces ment « anticolonialiste », engagement qui jamais notamment) qui mettaient en lumière l’histoire et ne bridera sa liberté de jugement. le contexte du problème en cause. Mais, il nous Le combat contre la « petite secte » des le dit lui-même : deux « affaires », deux quêtes « Assassins de la mémoire » (tel est le titre du de vérité ont marqué de façon décisive son destin recueil publié à La Découverte en 1987) a été, j’en d’historien du temps présent et donc d’intellectuel fus le témoin, une expérience infiniment doulou- et de citoyen. D’abord, « l’affaire Audin », com- reuse. L’entreprise des « révisionnistes » visait mencée en 1957 ; puis, à la fin des années 1970, à faire admettre l’idée que les chambres à gaz le combat contre les « négationnistes ». Dans n’avaient pas existé et qu’en somme la Shoah était l’un et l’autre cas, c’est d’abord des systèmes de un mythe. Pierre Vidal-Naquet démonta patiem- mensonges et de falsifications que Pierre Vidal- ment, point par point, les impostures, les falsifi- Naquet entend révéler et démonter. cations et les paralogismes de ces discours. À l’affaire Audin, Pierre Vidal-Naquet a Juif de par le destin de ses parents, juif aussi consacré une série d’écrits regroupés dans le par l’histoire de son temps, intellectuel « dreyfu- volume publié sous ce titre aux Éditions de Minuit sard », auteur d’une étude magistrale sur la fin du en 1989 ; se rapportent au même sujet La Torture judaïsme antique (à propos de Flavius Josèphe), dans la République (Minuit 1972), Les crimes de évidemment impliqué dans les tourments et les l’armée française (Maspero 1975), Face à la rai- débats dramatiques suscités par le conflit entre son d’État, un historien dans la guerre d’A lgér ie Israël et les Palestiniens et leurs voisins arabes, (La Découverte 1989). « C’est la guerre d’Algérie Pierre Vidal-Naquet était-il un intellectuel juif ? À qui a fait de moi un dreyfusard en action », écrit- cette question on ne peut répondre brièvement. Il il dans Le choix de l’histoire : le mathématicien était certes tout à fait étranger à toutes les formes Maurice Audin, arrêté par les parachutistes de de la religion et de la tradition juives. Des occa- l’armée française pendant la bataille d’Alger le 12 sions se présenteront, je l’espère, qui permettront juin 1957 est déclaré « disparu » à la suite d’une d’introduire à une analyse plus détaillée des rap- évasion. Il apparaît vite qu’en réalité il est mort ports de Pierre Vidal-Naquet au judaïsme. Pour sous la torture. Avec quelques amis, Pierre Vidal- qui fut le témoin de sa vie et le lecteur constant Naquet entreprend de faire la lumière et montre de ses écrits, il est clair que c’était, comme on dit que la torture, contrairement à ce qu’affirment en yiddish, « a mensch ». sans cesse les autorités, est couramment prati- quée par la police et l’armée. Faire comprendre

16 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures MOÏSE ET L’ÉGYPTIEN*

Richard Marienstras

* Texte publié dans L’A rche, février 1968. … ll advint, en ces jours-là, que Moïse, l’on a décidé que le problème moral relatif au qui avait grandi, se rendit vers ses frères et meurtre de l’Égyptien ne serait pas posé. vit les charges qui pesaient sur eux. Il vit aussi Il existe ainsi dans la tradition juive tout un Égyptien qui frappait un Hébreu, d’entre ses un courant apologétique, dont le trait marquant frères. Il se tourna de­-ci de-là et vit qu’il n’y avait est qu’il s’efforce de ne donner qu’une inter- personne, il frappa l’Égyptien et l’enfouit dans prétation glorieuse ou rassurante de faits qui le sable1 ». ne le sont pas toujours, ou pas exclusivement. Cet épisode fameux a donné lieu au nombre Cette tradition était pleinement justifiée à des habituel de commentaires. Rashi affirme qu’il époques où les Juifs, dispersés et humiliés, ne n’y a pas eu assassinat, du fait que l’Égyptien disposaient pour se défendre d’aucune arme - avait couché avec la femme d’un Hébreu. L’esprit sinon du sentiment que leur cause était juste et de son midrash semble être le suivant : Moïse leurs prophètes impeccables. Comme nous avi- ne faisait que défendre les siens ; l’Égyptien ons beaucoup moins de péchés que d’ennemis, n’est pas un individu, mais l’être d’une oppres- nous pouvions bien laisser à ceux-ci le soin de sion qui a pour conséquence inéluctable le viol dénombrer ceux-là. physique et spirituel. N’empêche que Rashi croit La situation, aujourd’hui, n’est plus tout à fait utile de justifier Moïse. la même. Les Juifs, eux aussi, ont appris à faire Le recueil de légendes de Ginzberg est plus usage de la violence, et cette nouveauté, après rassurant encore : avant de tuer l’Égyptien, vingt siècles d’existence désarmée, n’a visi- Moïse réfléchit longuement, hésite, et voit (mais blement pas été comprise par certains de nos comment ?) que, l’Égyptien étant foncièrement intellectuels qui - contrairement à ce que fai- mauvais, l’on ne peut espérer qu’il s’amende. sait, par exemple, Martin Buber - se donnent Irrécupérable, l’Égyptien méritait bien son pour fonction de renforcer à tout propos la bonne sort. conscience de leurs lecteurs. N’écrivent-ils pas Pour le moderne exégète d’un Moïse en comme si les Juifs n’étaient encore que de pures édition de poche2, cet épisode prouve que Moïse victimes ou de généreux archanges ? Hélas ! brise l’égoïsme de son «moi» et découvre le cette idée qu’ils se font de leur fonction les prochain - ses frères-en même temps que la range d’emblée au rang de propagandistes d’une violence. Et il ajoute curieusement que l’éloi- certaine politique, dont ils se font, implicitement gnement entre les hommes a disparu. Par une ou explicitement, les défenseurs. sorte d’accord tacite entre ces commentateurs, Quand Joseph Agnon, prix Nobel de littéra-

1. Exode. li. 11-12. ture, signe un manifeste où il demande que les 2. André Neher. Moïse ou la vocation juive. Le Seuil (1956), provinces conquises soient purement et simple- 2007 ment annexées ; quand le Rav Kook affirme

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 17 que « la cession de territoires occupés serait la négociation et la reconnaissance de l’État. un péché et un acte criminel (... ) contraire à la C’est donc de la mauvaise politique, car, pour Torah » ; quand André Chouraqui entonne un s’assurer l’appui de l’opinion internationale et péan à la Jérusalem unifiée sans se demander d’une partie de la gauche, il faut administrer la ce que les habitants arabes de la ville pensent preuve que l’intransigeance est tout entière du de cette unification ; quand on imprime, dans côté arabe. un précédent numéro de cette revue [l’A rche 3] Le rôle des intellectuels juifs, aujourd’hui, que la seule différence entre un village et un n’est plus seulement de démontrer la mauvaise camp de réfugiés est d’ordre esthétique - le foi des Arabes et de dénoncer leur obstination à lecteur de bon sens est en droit de se demander refuser l’existence d’Israël : il doit être aussi ce que ces têtes pensantes font de leurs têtes et de relever les inconséquences de la politique de leurs pensées. Car le rôle des intellectuels israélienne, et d’engager la polémique avec juifs n’est pas de fournir n’importe quelle justi- ceux qui pensent que la géographie biblique fication à n’importe quel acte juif. ll est plutôt de autorise les Israéliens à conserver définitive- se demander publiquement dans quelles condi- ment les territoires acquis pendant la guerre tions la morale peut encore trouver son compte des Six Jours. Mais, là-dessus, nos intellectuels dans un contexte où domine la violence. Par observent le même silence pudique que cer- exemple : Israël a droit non seulement à l’exis- tains commentateurs à propos du meurtre de tence, mais à la sécurité. Cela signifie que les l’Égyptien... frontières doivent être modifiées, et les modifi- ll existe cependant un midrash dont l’auteur cations discutées au cours d’une négociation. Un se demande pour quelle raison Moïse ne fut pas Israélien a droit d’avoir libre accès aux lieux autorisé à entrer au pays de Canaan. L’une des saints - c’est-à-dire au Mur des Lamentations et réponses est justement qu’en frappant l’Égyp- à quelques emplacements peu nombreux situés dans l’ancienne ville arabe. Mais la décision tien, il avait commis une faute. Le midrash unilatérale d’annexer toute la vieille ville de ne dit pas qu’il ne faut pas tuer quand c’est Jérusalem déborde assez largement ce droit nécessaire : il reconnaît seulement que tout à la sécurité et ce droit de libre accès aux acte est à double face, et que la nécessité où l’on lieux saints. De sorte que lorsqu’on prétend ne se trouve d’user de la violence n’abolit pas les rien demander d’autre que la négociation sans conséquences de celle-ci : on en reste à jamais annexion, en laissant entendre toutefois que l’on comptable. annexera préalablement le Golan, Jérusalem Le rôle des intellectuels ne saurait être de et Gaza4- c’est-à-dire que sur ces points l’on brouiller cette comptabilité-là. I l consiste plu- a, en quelque sorte, négocié tout seul -, c’est tôt à l’établir avec clarté, même au prix de se une inconséquence grave qui donne aux États rendre impopulaire. Et que l’on ne dise pas que arabes un prétexte vraisemblable pour refuser ce serait faire ainsi le jeu de l’ennemi : cet argu- ment n’a que trop servi chez les staliniens à une 3. (n.d.e.) époque qui n’est pas si lointaine. Ce qui fait 4. À propos de Gaza. Voir le « plan de paix » du Mapam et les déclarations de M. Israël Galili, ministre israélien de l’Informa- avant tout le jeu de l’ennemi, ce sont les fautes tion, en date du 20 septembre 1967. politiques que l’on commet soi-même.

18 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Par une coïncidence qui n’est, après tout, pas parmi nous pour dire qu’il est intempestif de tellement fréquente, une offre sincère de négo- balayer devant sa porte et pour renforcer parmi ciation sans annexion - sans aucune annexion les Juifs cette bonne conscience qui, sur le plan - est une offre où la morale et la politique se politique, n’a jamais produit que des désastres. rejoignent. Quant aux nécessaires modifications Extrait de Richard Marienstras, Être un peuple en du tracé des frontières, elles doivent, justement, diaspora, Éd. Les Prairies ordinaires, 2014.,Préface faire l’objet de la négociation. d’Élise Marienstras, Postface de Pierre Vidal- Au demeurant, ceux qui pensent que, chez les Naquet. Juifs, tout ce qui est réel est à la fois rationnel, Avec l’aimable autorisation des éditions Les moral et politiquement habile ne seront jamais Prairies ordinaires esseulés : il y aura toujours assez d’inconscients

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 19 ANDRÉ SPIRE (1868-1966)

Marie-Brunette Spire

Français. Juif. Français juif. Juif français. Poète sociale hérité de sa famille, il se lance dès 1896, français. Poète juif. Juriste et haut fonctionnaire de en ces temps où n’existait guère de législation du l’État français, engagé « dans la cité ». Théoricien travail, dans l’action au service de la cause ouvrière et novateur du vers libre. Militant de la cause et du sauvetage d’ouvriers victimes d’accidents du ouvrière. Militant juif. Militant sioniste. Tous travail, de maladies ou du chômage. Il crée avec ces fils tissés ensemble fondent la vie d’André René Bazin, un collègue, La Société des visiteurs, Spire. Alors Spire, intellectuel juif ? Il se serait, association philanthropique d’un genre nouveau nul doute, senti à l’étroit dans une définition aussi qui, grâce à un réseau de visites à domicile et de sommaire, trop exiguë pour un être rebelle lancé services (conseils médicaux et juridiques, bureaux dans des voies si différentes, suivies ensemble, de placement et prêts gracieux), cherche à faciliter mêlées inextricablement, et qui faisaient de lui la réintégration dans le monde du travail. - engagement citoyen et œuvre littéraire – un Les années qui suivent le début de l’affaire alliage insolite, à la fois profondément de son Dreyfus voient l’émergence du mouvement des époque et essentiellement atypique. Universités populaires. Spire se mêle à cette Un portrait succinct tient de la gageure. généreuse entreprise idéaliste de rapprochement Contentons-nous d’un bref survol. des milieux cultivés et du prolétariat pour le André Spire est né à Nancy dans une famille partage de la culture classique et scientifique, juive lorraine, française depuis le XVIIIe siècle, de visant à l’éveil de la conscience ouvrière et la moyenne bourgeoisie où les familles Nathan et syndicale pour l’obtention de meilleures conditions Spire, profondément républicaines, étaient depuis de vie et d’une législation du travail. Fin 1899, il longtemps impliquées dans la vie de la cité. Son crée L’Enseignement mutuel avec Daniel Halévy grand-père, président du Bureau de bienfaisance une Université populaire (UP) dans le XVIIIe de la ville, son père avocat puis notaire, conseiller arrondissement de Paris, dont ils assument municipal, associés à la tête d’une fabrique de l’organisation des activités et le contenu jusqu’en chaussures, auraient sans doute trouvé naturel que 1906. Et parallèlement, à la même époque, il se lie le fils en reprenne les rênes. Mais sa jeune sensibilité avec Charles Péguy, collabore à ses Cahiers de la formée à proximité d’enfants d’ouvriers et un éveil Quinzaine, et à plusieurs autres revues de gauche. politique socialisant puis socialiste (mais jamais Spire semble donc avoir le profil d’un de inféodé à un parti) au contact des penseurs de la ces Juifs Fous de la République décrits par solidarité et de la question sociale du XIXe siècle Pierre Birnbaum, patriotes et républicains, qui, lui dictent de ne pas devoir son confort au travail incarnant les idéaux de la Révolution française, des autres ni de ne jamais devenir un notable. Des se mettaient au service du pays corps et âme dans études de droit et de sciences politiques le mènent les plus hautes fonctions de l’État, de l’Armée, de 1 au Conseil d’État où il entre le 1er janvier 1894. l’Administration, de l’Université . Oui, mais c’eût Et là, en dehors de ses tâches professionnelles 1. Pierre Birnbaum, Les fous de la république, histoire poli- de juriste, mû par un impérieux désir de justice tique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Fayard, 1992.

20 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures été pour lui faire abstraction de sa révolte contre le duel de Drumont contre le capitaine Crémieu- la bourgeoisie et de l’Affaire Dreyfus. Foa et celui du marquis de Morès qui s’était soldé Le capitaine Dreyfus, arrêté en novembre par la mort du capitaine Armand Meyer fin 1894. 1894, est dégradé publiquement le 5 janvier 1895. Dans l’atmosphère électrique de l’Affaire Or la semaine suivante Spire se bat en duel pour débutante, Spire fait régulièrement de l’escrime relever par les armes l’honneur juif. Il était au en salle d’armes, ce qu’il continuera en 1910- Conseil d’État depuis un an lorsque La Libre 1912 lors de la recrudescence d’antisémitisme parole, le virulent journal antisémite d’Édouard à la veille de la Première Guerre mondiale. Si Drumont, qui se nourrit de dénonciations et de son devoir de réserve de haut fonctionnaire calomnies, met en cause le 9 janvier le nombre l’empêche longtemps de s’associer aux premières de jeunes auditeurs juifs reçus au Conseil à la protestations en faveur de la révision du procès de faveur, prétendait-il, quand l’entrée s’y faisait Dreyfus, il signe dans L’A u r o r e du 27 novembre exclusivement sur concours. Sur-le-champ, 1898 celle contre l’arrestation du colonel Picquart, Spire réplique par l’envoi d’une lettre au journal et envoie sa démission d’officier de réserve au provoquant l’échange de témoins. On ne plaisantait ministre de la Guerre qui demande sa révocation pas avec l’honneur en ce temps-là. Le 12 janvier du Conseil d’État sans pouvoir l’obtenir. 1895, il se bat à l’épée avec l’auteur de l’article. Tout Un faisceau d’influences et d’événements, jeune il avait déjà connu provocations et accrocs de lectures, de rencontres, de découvertes vont antisémites. En 1886, l’année de son baccalauréat, alors converger pour faire bientôt de l’homme paraissait La France juive du même Drumont. « À engagé dans la cité qu’il est un champion du réveil partir de cette date, racontera-t-il, on est toujours identitaire juif (historique et culturel, non cultuel) sous les armes. Et mes parents qui n’étaient que des et un héraut des idées sionistes, le sortant de la Juifs tièdes au point de vue religieux, mais fiers, au trajectoire annoncée d’israélite au service de son milieu de leurs relations mondaines nancéiennes, pays. « J’étais redevenu un Juif avec un grand J » non juives, et malgré de vieilles amitiés familiales écrira-t-il plus tard à propos de cette direction de 5 remontant à près d’un siècle, se sentent alertés, en vie soudain changée . Les Juifs côtoyés dans sa état d’insécurité2. » Maurice Barrès, son aîné au province et à Paris, assimilés, confortablement lycée de Nancy, avait cité son père « au nombre de installés, heureux de leurs droits acquis, étaient pour ces barons de l’industrie qui sucent le sang de leurs la plupart peu distinguables de ces bourgeois qu’il abhorrait : des êtres frileux, mettant en sourdine ouvriers3. » « Bagarres, injures, gifles, échanges une partie d’eux-mêmes, très « comme il faut », de témoins4. » très « juste-milieu », craintifs d’attiser le réveil de Son duel se situe donc au tout début de l’antisémitisme par des situations ou des positions l’Affaire, après la campagne antisémite de 1892 trop voyantes. De compromis en compromission, contre la présence d’officiers juifs dans l’armée, se calquant sur la bourgeoisie française non-juive, 2. André Spire, Souvenirs d’un militant juif. 1934. Texte modèle de réussite sociale, affadis en israélites inédit. quelquefois honteux, ils avaient perdu vitalité et 3. André Spire, Souvenirs à bâtons rompus, « Les Juifs au authenticité à force de marcher la main devant Conseil d’État », p. 35. leur nez, dira-t-il, citant l’écrivain anglais 4. André Spire, Poèmes juifs, Albin Michel, 1959, rééd. 1978, préface, p. 11. 5. Ibid., p. 14.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 21 Zangwill qu’il découvre peu après avoir lui-même Tu es content, tu es content ! rencontré le prolétariat juif de Londres, vibrant Tes cheveux frisent à peine, ma foi ! d’une vie intense et authentiquement juive malgré Et puis tous les chrétiens n’ont pas les cheveux des conditions misérables. raides ! À l’instar des Juifs français, il voue une immense dette de gratitude aux philosophes [...] des Lumières, aux révolutionnaires de 1789, au Tu es content, tu es content ! courageux abbé Grégoire et son essai sur La Les chrétiens te prient à toutes leurs fêtes ! Régénération physique, morale et politique des Tu sais t’y tenir presque aussi mal qu’eux ! Juifs (1789), aux idéaux de Liberté, d’Égalité, de Fraternité, mais il en détecte vite les insuffisances, En habit, en tennis, en smoking, en jaquette et leur part d’ombre : l’émancipation généreuse Tu sais y glousser : « délicieux », « admirable », et libératrice était aussi un leurre, puisqu’en fai- Avec le même chic que le dernier d’entre eux. sant des Juifs des hommes libres et égaux, elle les amputait d’une partie d’eux-mêmes, les déperson- Tu es content, tu es content ! nalisait, dissolvait l’« âme juive », laminant ce qui Ils t’emmènent, quand ils vont finir la soirée, leur restait d’identité collective. De toute façon, Là où tous leurs plaisirs vont se terminer ! avertissait-il, au cas où les Juifs seraient tentés d’oublier leur spécificité, si atténuée fût-elle, les À pleine main, à pleines bouches, autres se chargeraient de la leur rappeler, comme Ils s’amusent, ils vont leur train... les campagnes antisémites et les bouleversements Mais toi, que fais-tu dans ton coin ? de l’Affaire venaient de le démontrer si violem- ment. Un Juif ne peut donc et ne doit jamais baisser Que fais-tu dans ton coin, gauche et triste, la garde. Et c’est là qu’il se révèle à contre-courant Plein de pitié, plein de mépris ? de sa génération et de ce qu’on a appelé le franco- Juif ! tu manques d’estomac ! judaïsme, cette fusion universaliste des idéaux de la République et des valeurs morales du judaïsme Tant de souplesse, de contrainte, avec une passion pour la France. Tants d’essais, pour en rester là ? C’est en poète qu’il se rebelle, non pas d’abord Tiens-toi bien, fais comme les autres, en « intellectuel » militant. En 1908, rassemblant Ou l’on va rire de ton nez ! des textes écrits dès 1904-1905, il lance un brûlot Et chasse donc ta brave vieille âme provocateur - et novateur, car en vers libres -, des Qui jusqu’ici vient te chercher. » Poèmes juifs, qu’il enrichira jusqu’à leur édition définitive de 1959, poèmes aux titres souvent C’est sous forme elliptique et avec la force du évocateurs : L’ancienne loi, Rêves juifs, Écoute cri qu’il s’adresse à ses contemporains - vignettes Israël, Exode, et Assimilation, dont voici les satiriques, caricatures sarcastiques et cinglantes, derniers vers : apostrophes, incitations lyriques, appels épiques, « Tu es content ! Tu es content ! pour susciter un sursaut de dignité, réveiller une Ton nez est presque droit, ma foi ! flamme éteinte, fouetter les consciences, engager Et puis tant de chrétiens ont le nez un peu courbe ! à se régénérer, à se redresser. Le respect des autres

22 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures ne peut se commander que si l’on commence par Spire le rejoint aussitôt et se fait le porte-parole se respecter soi-même. Certains poèmes chantent et le propagateur du Mouvement territorialiste aussi la beauté et la grandeur du « peuple juif », de en France6. Pourtant, tout « territorialiste » qu’il la « nation juive », termes qui situent également était, il assiste au Congrès sioniste de Bâle en leur auteur à contre-courant, et qui contiennent 1911 et en 1913 à celui de Vienne. les thèmes et les fils conducteurs de sa vie à venir. De cette époque date son intense activité en La véritable émancipation, dit-il en ce début de faveur du sionisme, à la fois dans la presse juive siècle, c’est la reconquête de soi, la reconstitution (entre autres L’Écho sioniste, La Renaissance du d’une identité juive individuelle et collective, et Peuple juif) et non juive (Le Mercure de France, l’indispensable (re)construction d’un foyer juif. L’Opinion, La Revue de Paris, Les Cahiers Le sionisme fut le lent, tenace et solitaire combat idéalistes). Dans ses présentations historiques, de Spire, non plus seulement à travers ses poèmes, analytiques, politiques du sionisme en milieu juif mais aussi dans de nombreux articles et prises français, mais également non-juif, il lui faut être de position publiques. Il fut souvent désavoué et prudent : convaincre les uns sans effaroucher les combattu par ses contemporains non-juifs, mais autres par excès de nationalisme, ne pas susciter en surtout par les Juifs, qui, s’affirmant universalistes eux le spectre de la double allégeance et prévenir et français, étaient hostiles à toute forme les objections. « Le but du Sionisme, précise-t-il, d’affirmation autre que spirituelle et religieuse et est de créer en Palestine pour le peuple juif un à tout autre pays que la France, Alliance Israélite foyer garanti par le droit public. Il n’est donc fait Universelle et Rabbinat en tête. que pour les Juifs qui ne peuvent ou ne veulent pas Désormais - depuis les années 1905-1909 –, il continuer à résider dans leurs patries actuelles. » va mener de front des vies parallèles : son métier Convaincu que « la question juive » et un pays juif de juriste à l’Office du Travail puis au Ministère seraient un enjeu essentiel lors des pourparlers de l’Agriculture (occupé surtout de législation de paix, dès la déclaration Balfour proclamée sociale et ouvrière avec enquêtes sur le terrain, en 1917, il crée avec un ami la Ligue des Amis en France et en Angleterre), sa vie d’écrivain du sionisme, et son bulletin, Palestine nouvelle, (essais, critiques), de poète (recueils successifs qui est, pendant les débats de la Conférence de de poèmes, travail théorique sur la versification la Paix l’organe officiel à Paris de l’Organisation française et la phonétique expérimentale qui sioniste. En 1919, servant « d’agent de liaison entre culminera dans son ouvrage devenu classique, [le] Gouvernement et les représentants officiels Plaisir poétique et plaisir musculaire, Corti, du Sionisme », il est le porte-parole des (peu 1949), et sa vie de militant juif. nombreux) sionistes français à la Conférence de Après la mort de Theodor Herzl, par souci la Paix, s’opposant au barrage des antisionistes d’efficacité et de realpolitik, Israel Zangwill fait conduits par Sylvain Lévi, le futur président de scission avec l’Organisation sioniste mondiale et l’Alliance israélite universelle (AIU)7. Puis, la paix crée en 1905 la Jewish Territorial Organisation, signée, il fait une tournée de conférences dans l’est

(ITO), sionisme sans Sion comme il le définit 6. Les deux mouvements, Territorialisme et Sionisme, se (a-Zionist Zionism), qui vise à fonder un pays là rejoignirent après la Déclaration Balfour en 1917. où les Juifs jouiraient de l’indépendance politique, 7. Souvenirs à bâtons rompus, op. cit., « Les Sionistes devant où que ce soit, et pas seulement en Palestine. la Conférence de la Paix », p. 97-110.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 23 de la France et en Suisse, et en 1920 il accompagne et sous la pression des menaces qui couvent, il se Haïm Weizmann en Palestine pour négocier avec mobilise - et tente de mobiliser - autour de l’urgente le Haut Commissaire français en Syrie la question nécessité (prévue dès 1914 par Max Nordau et des frontières syro-palestiniennes. En 1925 il part Israël Zangwill et remise sine die par la déclaration pour la Bessarabie et la Transylvanie, chargé d’une de guerre) de réunir un Congrès juif mondial élu mission à la fois pour le Ministère de l’Agriculture démocratiquement, qui se voudrait, dit-il, « la et son service de main-d’œuvre étrangère et pour représentation globale du Peuple juif, du Peuple juif la Conférence Universelle Juive de Secours dont il considéré comme une entité, c’est-à-dire comme est membre du comité. Il s’agit alors de sauver des un être collectif9 ». Mais, déplore-t-il, les comités ouvriers agricoles juifs persécutés en les plaçant juifs sont bien souvent inefficaces à force d’inertie, en France dans les départements déficitaires en d’éparpillement des énergies, d’incapacité à s’unir, main-d’œuvre agricole (Gers, Comtat venaissin), de querelles internes. Pourtant, si l’histoire ne se et les préparer à un éventuel départ en Palestine. répète pas pareillement, l’Affaire lui avait appris L’opération réussit, déclenchant dans L’Ac t i o n qu’elle peut avoir de singuliers retournements et française une campagne de calomnies contre qu’il faut savoir s’y préparer. « L’invasion juive en France » du « rebut de la Je n’ai donné ici que quelques images de Spire pouillerie juive8 ». En 1924-1925 il est aussi militant juif, engagé hors des sentiers battus très engagé aux côtés d’Albert Cohen dans la dans la France de son temps, à la fois fédérateur préparation et la création de la prestigieuse Revue et franc-tireur. C’est ainsi que s’incarnait sa juive qui n’eut, finalement, qu’un an d’existence. mission d’« intellectuel » juif, en homme du Pendant les années qui suivent et la montée des concret, « dévoré par l’action » comme il se périls nazis pour les Juifs d’Europe, on note décrit lui-même. Au soir de sa longue vie, il sa présence au sein de nombreux organismes tenait essentiellement à cette composante de son protestataires, entre autres le Comité de vigilance activité, et c’est à juste titre qu’il est considéré des intellectuels antifascistes (CVIA, 1934), mais comme précurseur du courant de la renaissance surtout depuis le milieu des années 1920 son culturelle juive des années 20. Mais loin de s’être activité militante s’exerce au sein de comités tels cantonné à ce rôle d’intellectuel et de militant, que la Ligue internationale contre l’antisémitisme il laisse une œuvre qui a marqué des écrivains (LICA), le Comité pour la défense de la liberté et poètes aussi différents qu’Apollinaire ou Paul de pensée, le Comité pour la protection des Éluard, Albert Cohen, Saint-John Perse, Senghor. intellectuels juifs persécutés, et le Comité national Plus récemment, des écrivains tels que Georges- de secours aux réfugiés allemands victimes de Emmanuel Clancier ou Henri Meschonnic lui ont l’antisémitisme et des persécutions hitlériennes consacré de belles études, attestant sa place dans auquel il participe activement en créant dans la l’histoire littéraire de la France. région de Blois un placement agricole de jeunes émigrés allemands. Au cours de ces mêmes années

8. L’Action française, 6 août 1925. 9. Souvenirs à bâtons rompus, ibid., p. 127.

24 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures ALBERT COHEN ET LA REVUE JUIVE

Antoine COPPOLANI

« Un écrivain engagé est un moucheron qui et de l’histoire, de l’écriture et du siècle. La briè- croit pousser et culbuter une pyramide qui ne veté du temps de parution de la revue – six numé- bouge pas, ne bougera pas, tandis que le mou- ros publiés de janvier à novembre 1925 – n’enlève cheron continuera de bourdonner autour de rien à sa richesse. Elle fut un foyer de réflexion la lourde pyramide et se cambrera, athlète de sur l’identité juive, un creuset dans lequel Cohen l’inutile pensée et poussée. [...] Oui, être aimé et et ses collaborateurs souhaitaient opérer l’al- aimer à quatre-vingt-cinq ans et rire de bonheur chimie d’une revitalisation de cette identité. En alors que je sais que je vais mourir est ma seule conséquence, la Revue Juive fut aussi un lieu réponse à votre lettre. Tout le reste est pous- de débat et de réflexion politique. L’expression 1 sière soulevée par le vent » . Telle est la teneur d’une conception renouvelée de l’appartenance des dernières lignes publiées par Albert Cohen, au peuple juif devait permettre de fonder et légi- quelques mois avant sa mort, en 1981. L’assertion timer un projet politique historique, le sionisme, est claire : la vanité et l’inanité sont les seuls aboutissant in fine à la création d’un État juif. attributs de l’écrivain prétendument engagé. Un auteur ne serait donc qu’un être n’ayant aucune Le quinze janvier 1925, parut, à la Librairie prise sur la réalité, un étranger au monde, vivant Gallimard, éditions de la NRF, le premier numéro dans le champ hermétiquement clos de la litté- de la Revue Juive. Le prestigieux comité de rédac- rature. Ses efforts inlassablement répétés pour tion dont Cohen la dota annonçait les sympathies s’évader de l’idéal domaine de ses pages seraient sionistes de la nouvelle publication. Si le comité poursuite du vent. comprenait des intellectuels de renom, tel le phi- Tout au long de sa vie, pourtant, les lignes losophe danois Georg Brandes, et des personna- et les actes d’Albert Cohen allèrent à l’encontre lités juives au prestige mondialement reconnu, à des propos sceptiques du crépuscule de son exis- l’image d’Albert Einstein et de Sigmund Freud, tence. « Je ne suis plus celui qui du doigt trace des on y trouvait également des figures embléma- mirages sur l’air » proclamait-il dans Cantique tiques du sionisme, à commencer par Chaïm de Sion, poème publié en 1925 par la Revue Weizmann en personne, qui était depuis 1920 le Juive, dont il était le fondateur et le directeur2. De fait, l’expérience de la Revue Juive témoigne de président de l’Organisation sioniste mondiale. À l’étroite connexion, chez Cohen, de la littérature ses côtés, apparaissait également le docteur Léon Zadoc-Kahn, fils du Grand Rabbin Zadoc-Kahn 1. Texte publié dans Le Nouvel Observateur, « spécial litté- et fervent du sionisme. Ce dernier était égale- rature », mai 1981, page 49, à l’occasion d’une enquête menée ment membre de la ligue des Amis du Sionisme par le magasine sur la notion d’écrivain engagé. constituée en 1917 par André Spire, ami et ins- 2. Albert COHEN, Cantique de Sion, Revue Juive, Librairie Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française, Paris, pirateur de Cohen. Spire lui-même n’avait pas numéro 3, 15 mai 1925, 342 tenu à entrer au comité de rédaction, mais avait

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 25 assuré son directeur de sa collaboration à la vie La conception que se faisait Cohen de la Revue de la Revue Juive. Enfin, une personnalité non- Juive, néanmoins, dépassait amplement le cadre juive mais sioniste convaincue, l’économiste strict du service de la cause sioniste. De sa revue, Charles Gide, l’oncle de l’écrivain, était égale- Cohen écrivait dans la lettre à Weizmann où il ment membre du comité. exposait son projet, qu’il voulait en faire « le centre En 1979, à une question lui demandant ce intellectuel d’Israël renaissant »4. La revue lui qui lui avait donné l’idée de créer la Revue Juive, permettrait d’allier les deux aspirations qui étaient Albert Cohen répondait : « Le docteur Weizmann siennes, promouvoir une renaissance du peuple m’avait dit : en France, on ne sait rien de nous. juif et promouvoir le mouvement sioniste, l’une Il était déjà le grand chef du sionisme »3. Chaïm procédant de l’autre, et réciproquement. Albert Weizmann joua effectivement un rôle capital Cohen exposa, dans une « Déclaration » placée en dans la naissance de la revue. En 1921, Cohen exergue du premier numéro de la Revue Juive, les avait pris l’initiative de lui écrire pour lui faire objectifs et idéaux de la nouvelle publication. Ce texte, qui fut soumis à Weizmann et approuvé par parvenir un exemplaire de Paroles Juives, recueil lui avant sa publication, apparaît comme un véri- qu’il venait de faire paraître. Par la même occa- table « manifeste du peuple juif ». Il s’agit donc sion, il lui manifestait sa volonté de servir la d’un document capital, dans lequel, ainsi que dans cause sioniste. Lorsque Cohen devint membre le « Message » d’Einstein qui lui fait suite, se de la division diplomatique du Bureau interna- trouve explicitée la philosophie de la revue. tional du Travail, Weizmann lui confia des mis- « Nous rendrons compte de la pensée sions de négociations, devant rester secrètes, avec totale d’Israël dispersé et, sans préconiser les milieux égyptiens. Rencontrer à Genève un de relations artificielles, nous essaierons de membre du B.I.T. n’était en effet en rien compro- trouver les points possibles de soudure réelle, mettant, pour quiconque, et permettait donc de d’inventer au grand jour une nouvelle et nouer, en toute discrétion, des contacts avec l’Or- vivante unité israélite », annonce Cohen dès ganisation sioniste. Dans la foulée de ses premiers les premières lignes de son texte5. D’emblée contacts avec le leader sioniste, Cohen lui fit par- est donc affirmé, pour la revue, un dessein venir, à l’automne 1924, son projet de revue, que unificateur, la volonté d’insuffler une unité Weizmann approuva immédiatement. Fort de son nouvelle au peuple juif. La notion de peuple soutien et de sa caution morale, Cohen rassembla implique une notion d’unité, les juifs sont un les premiers collaborateurs et jeta les bases de la peuple, mais pour des raisons historiques qui revue. Elle fut subventionnée de façon tout à fait ont pour nom exil et dispersion, l’unité de ce conséquente par les fonds sionistes, Weizmann peuple a été occultée. C’est cette unité oubliée ayant accordé, dès avant la parution du premier que la Revue Juive se donne pour mission de numéro, mille livres sterling, somme importante faire rejaillir et d’exalter. « La Revue Juive est pour l’époque. Par la suite, et jusqu’à l’extinction fondée par des hommes qui ont conscience de la revue, les fonds sionistes en alimentèrent d’appartenir à une race vivante dont l’œuvre régulièrement les caisses. 4. Cité in Jean BLOT, Albert Cohen, Balland, 1986, p. 100 3. Entretien accordé à Jean-Jacques Brochier et Gérard Val- 5. Albert COHEN, « Déclaration », RJ, numéro 1, 15 janvier bert, Le Magazine Littéraire, avril 1979, dossier, p. 9 1925, pp. 5-6

26 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures spirituelle n’est pas encore achevée, qui a peuple juif à lui-même : « Pour les hommes une tâche à remplir et qui doit travailler à de notre race, la Revue Juive sera l’occa- la reconnaître »6. La renaissance de l’unité sion d’une reprise de conscience ; pour tous du peuple juif s’effectuera au travers de l’af- les esprits libres, la possibilité de voir enfin firmation de ce qui, par-delà les frontières, l’âme d’Israël ». En conséquence, la revue manifeste partout l’existence d’une identité sera également une revue littéraire, car dans juive, c’est-à-dire la pensée juive, appelée la littérature, et plus généralement dans l’art, par Cohen la pensée totale d’Israël. De cela, s’épanouit la pensée juive : découlent directement deux caractéristiques « Nous aurons une esthétique puisque de la Revue Juive. Elle sera, premièrement, nous sommes une race. Une race est une une revue internationale, car, alors que le idée faite chair. [...] Qu’il nous suffise de peuple juif n’existe plus qu’à l’état de dias- dire que, répudiant l’art pour l’art, nous ne pora, la Revue Juive sera ainsi susceptible croyons pas à la gratuité et nous n’osons pas d’atteindre la nation juive où elle se trouve, admettre que l’on puisse créer et penser avec c’est-à-dire dispersée parmi les nations. La désintéressement »9. Revue Juive sera revue internationale « parce qu’elle sera l’organe de liaison des Juifs de Ainsi, pour Cohen, les dimensions intel- tous pays ; parce qu’elle enseignera les Juifs lectuelle et culturelle de la revue ne servaient aux Juifs »7. Deuxièmement, la Revue Juive aucunement d’alibi permettant de se couper de aura une vocation intellectuelle clairement la vie du monde, des événements contempo- affirmée, puisque c’est ainsi qu’elle pourra rains constitutifs de l’Histoire en devenir. Au mettre en évidence, cerner et analyser la contraire, la revue avait pour objectif la défense pensée juive qui est l’émanation de l’âme et l’illustration d’une conception de la situation et d’Israël. L’étude de l’histoire du peuple juif du rôle du peuple juif dans le siècle. Chez Cohen, permettra en particulier de dévoiler des pans la gestation de cette conception avait été favori- entiers, ignorés par l’humanité, de cette âme : sée par l’influence intellectuelle et politique de « Notre exploration du souvenir hébraïque Weizmann, certes, mais aussi et surtout par celle nous permettra de découvrir, non point sans d’André Spire. Celui-ci joua un rôle déterminant doute l’esprit juif, mais les esprits juifs, sédi- dans les heures initiales des deux vocations de ments déposés par les âges sur la pensée et le Cohen, celle d’écrivain juif et celle de militant cœur d’Israël errant »8. Revue internationale sioniste. Cohen rencontra Spire pour la première et revue culturelle, la Revue Juive sera alors fois en 1917, lors d’un voyage de ce dernier à à même de se faire, auprès de tous les juifs, Genève. Spire, sa poésie en témoignait, clamait l’organe de la renaissance spirituelle d’Israël. avec fierté son appartenance au peuple juif. En La revue, en étant le reflet et le révélateur de 1919, il fit paraître chez Grundig, à Genève, un la grandeur du peuple juif, de sa vitalité, de recueil au titre évocateur, Poèmes Juifs. Un an sa foi, de son activité, permettra un retour du plus tard, Cohen composa un volume de poèmes qui parut chez le même éditeur. Le titre révèle la 6. Ibid., p. 5 filiation avec les vers de Spire : Paroles Juives. 7. Ibid., p. 11 8. Ibid., p. 8 9. Ibid., p. 8

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 27 Comme l’écrit Denise Goitein-Galperin, dans ancêtres ?... Le fils eut soif de Dieu. La vie Paroles Juives, Cohen, qui est de vingt-cinq sans Dieu lui parut intolérable. Plutôt la ans plus jeune que Spire, se place souvent dans mort ! »12. le sillage de son aîné10. Les deux recueils témoi- Selon Spire, le sionisme était la voie dans gnent des mêmes interrogations, des mêmes laquelle les juifs devaient s’engager pour se sous- conceptions de la religion et surtout de la même traire à la néfaste aliénation qui les frappait, pour vision du peuple juif. Si la question de l’existence remédier à la dissolution de l’identité juive causée d’un Dieu suscite le doute et le déchirement chez par l’assimilation. Participant à Bâle au congrès Spire comme chez Cohen, chez les deux, égale- sioniste de 1911, il essayait de faire partager à sa ment, la confiance inébranlable dans le peuple mère son enthousiasme dans une lettre dont la juif et son avenir est affirmée, martelée dans les conclusion claquait comme un manifeste : « Ce poèmes. Pour Spire, le peuple juif est « le peuple n’est pas de l’assimilation que j’attends notre fier, le peuple juste... Un peuple saint, un peuple régénération. L’Assimilation, c’est la mort. Le pur » et Cohen affirme en écho : « mon peuple Sionisme, c’est la Vie »13. de saints, mon peuple d’élus ». Plus qu’un retour Dans une remarquable étude, l’historien à la foi, Spire et Cohen réclament un retour à la Michel Abitbol a montré que pour l’ensemble fierté du peuple d’Israël, un retour à l’affirmation des israélites français de l’époque, l’assimilation de la dignité du peuple juif. Or ce retour passait tant décriée par Spire était la vertu première. par la remise en question, voire la négation de L’assimilation ne relevait pas du simple désir d’ad- l’assimilation. hésion, d’adaptation à l’identité française. D’une Ce double processus, Spire l’avait déjà inté- manière beaucoup plus profonde et logique, elle gré lorsque commença son amitié avec Cohen. Il était, « le résultat tangible et irréversible de la avait été, en particulier, fortement influencé par rencontre entre l’idéal des prophètes et l’esprit la lecture de la nouvelle d’Israël Zangwill, Chad de 1789 »14. L’émancipation des juifs, corollaire Gaya, publiée aux Cahiers de la Quinzaine par de la Révolution, avait fait passer le judaïsme de Péguy, « récit sobre et poignant qui conte l’his- l’état de nation à celui de religion. L’État-nation toire d’un jeune juif vénitien déjudaïsé, pénétré hérité de la révolution jacobine avait imposé un de culture classique »11. Le récit s’achève par le égalitarisme universaliste, l’émancipation sup- suicide du jeune juif revenu chez son père à l’oc- posait ainsi la relégation vers l’espace privé de casion du Seder : toutes formes d’allégeances particularistes15.Au « Qu’elle était belle cette sérénité, cette cours du dix-neuvième siècle, la référence à un quiétude du père, contrastant avec la vie fié- vreuse, l’esprit tourmenté du fils ! Pourquoi 12. Cité in Michel ABITBOL, Les Deux Terres Promises, donc les Juifs avaient-ils accepté l’Éman- Les Juifs de France et le Sionisme, Olivier Orban, Paris, 1989, p. 112. cipation ? Pourquoi avaient-ils laissé tarir 13. Lettre inédite communiquée par Mme A. Spire à Denise cette source d’énergie qui avait soutenu leurs R. GOITEIN-GALPERIN, op. cit., p. 56. 10. Denise R. GOITEIN-GALPERIN, André Spire et Albert 14. Michel ABITBOL, op. cit., p. 37. Cohen : Convergences et Divergences, Université de Tel- 15. Pierre BIRNBAUM (direction de), Histoire Politique Aviv, p. 58, étude consultable à l’Atelier Albert Cohen. des Juifs de France, presses de la Fondation Nationale des 11. Ibid., p. 53. Sciences Politiques, Paris, 1990, introduction, p. 11.

28 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures peuple et à une terre par-delà les frontières natio- Contemplant la situation des juifs d’Europe occi- nales s’affaiblit progressivement chez les israé- dentale au début du vingtième siècle, Nordau fai- lites français. Les institutions et les pratiques sait l’amer constat qu’ils avaient abandonné toute juives changèrent de sens. Désormais dépouillées forme authentique d’unité et de solidarité et que, d’un dessein politique, elles se consacrèrent à des sous les dehors de liberté, l’asservissement social fins cultuelles, culturelles ou humanitaires. À la prévalait18. Il en venait à regretter le ghetto, dans fin du siècle, la majorité des juifs français avaient lequel l’assujettissement extérieur garantissait, opté pour la citoyenneté, au sens plein et irréduc- du moins, une liberté spirituelle intérieure : tible du terme16. « Les juifs du ghetto vivaient, du point de Dans ces conditions, l’idée même de la création vue moral, une vie de plénitude. Leur situa- d’un État juif ne pouvait être appréhendée par les tion extérieure était incertaine, souvent gra- israélites de France que comme un retour en arrière vement menacée, mais intérieurement, ils et une régression. Pour eux, Théodore Herzl se parvenaient au développement complet de trompait quand il prévoyait l’échec de l’assimila- leurs particularités et leur vie n’avait rien de tion. Plus, l’histoire du peuple juif était celle d’une fragmentaire »19. éternelle minorité, certes persécutée, mais à qui, L’opposition résolue au sionisme, large- en France, la Révolution avait procuré une relative ment répandue, était relayée par des personnalités quiétude. Adhérer aux idéaux sionistes aurait été diverses, qui comptaient fréquemment parmi les renier le passé des juifs de France. Argumentation leaders les plus influents des institutions repré- qui est celle, par exemple, d’Alfred Berl : sentatives de la communauté juive de France. « Soyez une nation de prophètes parmi Parmi ces personnalités, la plus célèbre fut, au les nations, dit un texte hébreu qui exclut lendemain de la guerre, Sylvain Lévi. En 1918, il ainsi par anticipation la doctrine sioniste, publia, dans Le Temps, un article relatif au voyage c’est-à-dire n’essayez plus de constituer qu’il venait d’effectuer en Palestine. Il y écrivait une nation distincte mais encadrez-vous, à que le judaïsme avait toujours été divisé en deux titre non de juifs, mais d’hommes, parmi les grandes inspirations : « L’une, inspirée de Moïse, autres peuples ; et, au milieu d’eux, confes- tend à refouler le peuple juif dans son isolement sez, sans les renier jamais, ces principes de la ethnique ; l’autre, héritière des prophètes, tend Révolution auxquels vous devez d’être rede- une main fraternelle à l’humanité pour mar- venus des égaux des hommes et des citoyens cher de concert au-devant de la justice triom- de vos patries natales »17. phante »20. Le judaïsme français, lui, était pénétré Les thèses du fidèle lieutenant de Herzl, de la seconde. Aussi, lorsque Lévi, en tant que Max Nordau, qui dans ses écrits avait procédé à membre du comité central de l’Alliance Israélite une critique acerbe des effets de l’émancipation Universelle, fut convié à s’exprimer lors du débat et de l’assimilation, ne pouvaient manquer de 18. Alain DIECKHOFF, « Les logiques de l’émancipation et troubler, voire épouvanter, les juifs de France. le sionisme », in Pierre Birnbaum, op. cit., pp. 171-172 16. Dominique SCHNAPPER, « Les juifs et la nation », in 19. Max NORDAU, Zionistische Schriften, Cologne et Leip- Pierre Birnbaum, op. cit., p. 300. zig, Jüdischer Verlag, 1909, 46, cité in Alain Dieckhoff, art. 17. Alfred BERL, Le mouvement sioniste et l’antisémitisme, cit., p. 171 1899, cité in Michel Abitbol, op. cit., p. 35. 20. Cité in Michel ABITBOL, Ibid., p. 72.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 29 du conseil suprême des alliés sur la Palestine en lation : « Pour nous qui ne voulons pas du suicide 1919, il y fit un exposé clairement antisioniste, et ne craignons pas de soumettre notre esprit aux où il dénonçait en particulier les dangers dont le lois infaillibles du sang, nous dirons aussi souvent sionisme était le vecteur. Selon lui, le sionisme qu’il le faudra les raisons de notre fidélité ». Le introduisait notamment dans le monde juif une « suicide » dont parle Cohen n’est-il pas celui du « double allégeance », expression qui signifiait juif qui, cherchant à se fondre dans le creuset de la que les juifs se verraient mis dans une situation nation au cœur de laquelle il évolue, tue ce qu’il y trouble et ambiguë, dans laquelle ils auraient à se a d’authentiquement juif en lui ? Cohen reprend ici définir par rapport à leur patrie et par rapport au à son compte le précepte de Spire, « l’Assimilation, futur Foyer National en Palestine, et n’y parvien- c’est la mort. Le Sionisme, c’est la Vie ». draient pas de manière claire et satisfaisante. Chez Plusieurs articles de la revue s’attachent à Sokolow et Weizmann, qui avaient également été dénoncer l’inanité des arguments antisionistes. invités par le conseil des alliés, les propos de Dans le quatrième numéro, une longue chronique Lévi suscitèrent stupeur et colère. Weizmann le est consacrée à la justification et la promotion du traita publiquement de traître. Pourtant, lorsque sionisme. « L’objection la plus importante, la plus Sylvain Lévi devint, le vingt-sept juin 1920, pré- grave, demeure celle qu’opposent à l’idée natio- sident de l’Alliance Israélite Universelle, loin de nale les partisans de l’assimilation. Pour nous, modifier ses positions, il les réaffirma. La frac- ces deux solutions sont complémentaires »22. ture entre les juifs de France et les sionistes était Complémentaires, parce que pour permettre aux donc patente, et aucune évolution ne semblait juifs d’Europe Orientale de s’assimiler, comme contribuer à la réduire. À l’heure où paraissait le l’ont fait ceux d’Occident, il faut d’abord « décon- premier numéro de la Revue Juive, l’opposition gestionner les pays où les masses juives sont trop idéologique entre sionisme et assimilationnisme compactes pour être pénétrées par l’influence était aussi vivace que près d’un quart de siècle environnante ». À cette fin, le sionisme est salu- plus tôt, lorsque Herzl couchait cette réflexion taire et constitue donc un préalable indispensable désabusée sur son Journal : « Les juifs français pour assurer une assimilation harmonieuse. Léon ne nous sont absolument d’aucune utilité, en fait Blum est cité en exemple, qui déclarait, en 1925, au ils ne sont plus juifs du tout. Ils ne sont pas fran- banquet offert par le Keren Hayesod de France en çais non plus, ils deviendront probablement les l’honneur de Weizmann : chefs de l’anarchisme européen ». « Nous, Français, nous sommes très tran- quilles, très heureux en France. Mais est-ce S’efforçant de transcender le clivage sionisme- que le sentiment de la communauté juive va assimilationnisme, Cohen affirmait que les pages être chez nous si complètement aboli par le de la revue seraient grandes ouvertes à « ceux de sentiment de notre propre sécurité, que nous nos frères ivres de disparaître dans le courant oubliions que, dans d’autres pays du monde, unitaire des nations qui les ont adoptés et qu’ils il y a des juifs qui ne vivent pas aussi heureux, veulent aimer sans partage »21. Pourtant, immé- aussi tranquilles que nous ?»23. diatement après cette phrase, Cohen souligne les 22. RJ, numéro 4, juillet 1925, Chroniques (anonymes), dangers que peut, à ses yeux, représenter l’assimi- p. 242 21. Albert COHEN, art. cit., p. 5 23. Ibid., p. 247

30 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Aux détracteurs du sionisme qui lui repro- l’idée que l’existence de nationalités diverses chaient de substituer le concept de nation à celui engendre des nationalismes antagonistes et doit de religion, les chroniqueurs de la Revue Juive par conséquent être considérée comme un mal- répondent en affirmant que la religion équivaut, heur. Nietzsche disait que l’une des caractéris- dans le cas du peuple juif, à une véritable natio- tiques du peuple juif est de connaître et de pra- nalité. Les juifs sont définis comme constituant tiquer « la subtile utilisation du malheur »26. Or, une « race historique », car la race ne crée pas force est de constater que les juifs sont traités, de la religion, mais c’est la religion qui crée la race. par le monde, comme un groupe national nette- Victor Jacobson, qui était délégué permanent de ment caractérisé, « Il faut donc que les Juifs uti- l’Exécutif à Genève et directeur du bureau poli- lisent leur nationalité. Qu’ils l’utilisent pour le tique sioniste à Paris, dans son « Esquisse d’une bonheur général ». Puisque la disparition de la politique sioniste » développe à son tour des « nationalité » juive paraît impossible, du moins arguments qui justifient pour le sionisme le droit dans l’immédiat, il faut donc que les juifs en jus- légitime de se réclamer de sentiments nationaux : tifient l’existence et la rendent créatrice. En cela, « Le sionisme est avant tout un mouvement natio- le sionisme peut aider les juifs « en leur rappe- nal. Il marque la volonté de renaissance d’un des lant un passé fait de gloires et de douleurs, en plus vieux peuples que connaisse l’histoire »24. présentant à leur regard un avenir plus sain et Or, sous prétexte que les juifs n’avaient plus de plus digne, il les amène à se méconnaître moins territoire ni de gouvernement, ni même de langue et à prendre courage. Il leur rend la force morale propre qui soit commune à chacun d’entre eux, qui leur permettra de vivre et d’agir plus noble- d’aucuns ont dénié aux sionistes le droit d’évo- ment. Il ôte de leur âme un sentiment inexcusable quer l’existence d’une nation juive. Pourtant, écrit d’humilité exagérée [...] ». Surtout, le sionisme Jacobson, les sionistes tiennent à affirmer dès permet de créer en Palestine un centre de vie spi- l’abord le caractère essentiellement national du rituelle juive, il procède d’un élan de résurrection mouvement sioniste qui « est fondé sur l’indéra- morale. « Voilà pourquoi le sionisme, mouvement cinable sentiment d’un grand nombre d’hommes en apparence nationaliste, a en fin de compte d’appartenir à un groupe formé par l’Histoire, bien mérité de l’humanité ». trempé par les vicissitudes du passé, et comme Plusieurs articles, notamment un long rap- soudé par un espoir commun en l’avenir »25. port sur la colonisation agricole, font état, dans Mouvement de type nationaliste, le sionisme, la Revue Juive, de l’œuvre des sionistes en s’empresse de préciser Jacobson, n’est affligé Palestine. Si les progrès de la situation matérielle d’aucune forme d’agressivité. Au contraire, il se démontraient la viabilité économique du sio- veut un facteur de paix. Cette dernière aspiration nisme, le retour du peuple juif ne pouvait se limi- du sionisme est particulièrement développée dans ter à une entreprise de colonisation économique. le « Message » d’Albert Einstein, qui, dans le pre- Sur la Terre Promise, l’esprit d’Israël devait se mier numéro de la revue, suit la « Déclaration » déployer et, dans sa « Déclaration », Cohen était de Cohen. Einstein fonde son raisonnement sur fier de pouvoir annoncer l’ouverture prochaine d’une université à Jérusalem. L’inauguration de 24. Victor JACOBSON, « Esquisse d’une politique sioniste », RJ, numéro 4, juillet 1925, p. 436 26. Albert EINSTEIN, « Message », RJ, numéro 1, quinze 25. Ibid., p. 437 janvier 1925, pas de pagination.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 31 celle-ci fut longuement relatée dans deux articles voter à son retour par l’assemblée générale des parus dans les second et troisième numéros de rabbins de France une motion invitant les juifs la revue. Dans ces articles, se trouvaient, d’une à participer activement à l’œuvre de reconstruc- part, détaillés l’histoire de la création de l’Uni- tion de la Palestine juive. Dans le même élan, il versité Hébraïque et le rôle qu’avait joué l’Orga- fonda l’Œuvre Palestinienne des Juifs de France nisation sioniste mondiale ; d’autre part, étaient – Tehiyyat Haaretz – pour recueillir des fonds exposés les desseins que l’Université entendait destinés à la Palestine. Cela marquait une évo- servir. Dans le discours qu’il prononça en 1918 lution sensible des sentiments du Grand rabbin à à l’occasion de la pose de la première pierre, l’égard du sionisme, qu’il avait vivement critiqué Chaïm Weizmann faisait remarquer qu’il pouvait lors du sermon du Kippour, en 1920. À l’occasion sembler paradoxal, dans un pays presque entière- de la Pâque juive, en 1926, l’appel du Grand rab- ment vide de population, dans un pays qui avait bin fut lu dans toutes les synagogues de France. besoin de tout, et en premier lieu des choses les Les initiatives d’Israël Lévi contribuèrent à ral- plus élémentaires, routes, fermes, charrues, que lier l’opinion juive française au sionisme et, en les sionistes entreprennent de créer « un centre 1930, la plupart des rabbins de France collabo- de développement spirituel et intellectuel ». Mais raient activement aux comités locaux du Keren ce n’était là un paradoxe que pour « celui qui ne Kayémeth LéIsraël27. connaît pas l’âme juive ». En effet, ce n’était que * lorsque l’esprit des juifs pourrait exercer pleine- * * ment son activité qu’alors, les juifs seraient aptes à répondre aux problèmes sociaux et politiques Malgré sa fondamentale importance, le sio- qui se posaient en Palestine. nisme ne constitue pas le seul centre d’intérêt de la À la suite des articles consacrés à l’Univer- Revue Juive. Cohen lui assignait pour objectif de sité Hébraïque, la Revue Juive publiait plusieurs s’intéresser, pour les répercuter, à tous les aspects messages de sympathie rédigés à l’occasion de de la vie juive et du peuple juif. « Notre beauté l’inauguration par des personnalités françaises est de nous donner aux nations – non de devenir – Léon Blum, Édouard Herriot, Albert Thomas, une petite tribu discutaillante, intolérante et égo- Paul Painlevé, Charles Gide – ou étrangères – ïste », écrivait-il en janvier 1922 à André Spire28. Tagore, Einstein, Freud. L’ouverture de l’Uni- Aussi, outre les nombreux articles concernant le versité de Jérusalem eut un impact profond sur retour des juifs vers Sion, les chroniques et docu- l’opinion internationale et les communautés ments informant avec précision les lecteurs sur juives. La teneur des messages relayés par la la situation des juifs, tant politique que sociale, Revue Juive montre qu’elle était perçue comme de par le monde et bien sûr en Palestine, la revue le symbole de la réussite sioniste en Palestine. contient maints articles, chroniques ou comptes En France, la nouvelle de l’ouverture de l’Uni- 27. Michel ABITBOL, op. cit., p. 133 versité fut à l’origine du ralliement du rabbinat 28. Cité in Denise R. GOITEIN-GALPERIN, « Albert aux thèses sionistes. Le Grand Rabbin de France, Cohen, le Peuple juif et le Sionisme dans sa Vie et son Israël Lévi, s’était personnellement rendu en Œuvre », Actes du Colloque International sur le thème Les Palestine pour l’inauguration de l’Université. Juifs de France, le Sionisme et l’État d’Israël, organisé en Impressionné par les réalisations sionistes, il fit 1987 par l’Inalco et l’Université Ben Gourion, p. 176

32 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures rendus d’ouvrages, qui mettent en valeur les dans un premier temps une connaissance de ce différentes facettes de la pensée juive ou « âme qu’est « la forme entière de la condition juive », d’Israël ». Un facteur d’unité recouvre l’éclec- pour, dans un second temps, expliciter l’apport tisme des publications de la Revue Juive. Pour de cette condition à « la forme entière de l’hu- reprendre les termes de Denise Goitein-Galperin, maine condition » ? L’idée d’une analogie avec le « noyau central [est] le sens de la mission du Montaigne peut être accréditée par la présence peuple juif au monde, perçue dans une perspec- dans le quatrième numéro de la revue d’un article tive qui se déclare résolument moderne et de por- de Léon Brunschvig intitulé « Le moment histo- tée universelle »29. rique de Montaigne ». Pour éclairer le sens de cette mission, nombre Quoi qu’il en soit, l’extrême diversité des d’intellectuels furent sollicités : artistes, écri- articles de la revue témoigne de la volonté de vains, philosophes, historiens. Paul Morand, qui refléter à la fois la diversité et la spécificité de l’ap- avait été contacté pour faire paraître une nou- port juif au monde. On y trouve, entre autres, des velle, se déclarait prêt à collaborer à la revue. poèmes de Max Jacob, une « Défense de l’aspect Avant de se lancer dans la rédaction, il écrivit à qu’assume l’Idée dans les langues sémitiques » Cohen pour lui demander des éclaircissements. par Louis Massignon, un long essai d’André Spire Dans une lettre en date du vingt-neuf novembre sur le jeune poète-philosophe juif Henri Franck, 1924, Cohen répondit à Paul Morand : « Vous une réflexion de Jacques de Lacretelle sur son me demandez si votre nouvelle doit avoir un propre roman, Silbermann, des textes de et sur héros ou une héroïne juifs. Si possible, oui ». À Martin Buber, des textes inédits de Proust, décédé la lecture de cette phrase, l’un des biographes de en 1922, un article d’Einstein « Géométrie non Cohen note : « Il semble que l’on parvienne ainsi euclidienne et physique », etc. Dans « Résistances à deux critères : ou bien l’auteur est juif, ou bien à la psychanalyse », Sigmund Freud s’attache lon- son sujet. Un juif parle de ce qu’il voudra : psy- guement à justifier le bien-fondé de ses théories, chothérapie ou physique nucléaire ; ou bien un en démontrant que les critiques concernant les non-juif parle des juifs »30. fondements de sa démarche ne relèvent pas de la Le procédé relève du facteur d’unité et science, mais de l’inertie des milieux médicaux surtout de la portée universelle que Cohen sou- « formés à n’attacher d’importance qu’à l’ordre haitait conférer à la Revue Juive. Sa démarche anatomique, physique ou chimique. Et c’est n’est sans doute pas sans lien de parenté avec parce qu’ils n’étaient pas préparés à reconnaître celle de Montaigne. Dans les Essais, celui-ci l’ordre psychique qu’ils l’accueillirent avec indif- s’appuie sur les catégories aristotéliciennes de férence ou hostilité »31. Son propos ne se rattache la substance et de l’accident, avec l’idée qu’à qu’à l’extrême fin, dans la conclusion, à la ques- force de dépeindre l’accident par l’introspection, tion juive. Freud y soulève la question de savoir si il finira par dépeindre la substance, « la forme sa qualité de juif a joué un rôle dans l’élaboration entière de l’humaine condition ». En composant des thèses de la psychanalyse : la Revue Juive Cohen n’adopte-t-il pas une atti- « Ce n’est peut-être pas un simple hasard tude intellectuelle analogue visant, elle, à fonder que le promoteur de la psychanalyse se soit

29. Ibid. 31. Sigmund FREUD, « Résistances à la psychanalyse », RJ, 30. Jean BLOT, op. cit., p. 117 numéro 2, 15 mars 1925, pp. 211-212.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 33 trouvé être juif. Pour prôner la psychanalyse, fermissement du mouvement sioniste. Originalité il fallait être amplement préparé à l’isolement de son rôle, également, dans l’émergence d’un auquel condamne l’opposition, destinée qui, intérêt renaissant pour le concept d’identité juive. plus que toute autre, est familière au Juif »32 La Revue Juive porte en germe le double enga- gement qui fut celui de la vie d’Albert Cohen : Judéité et système de pensée sont donc, selon engagement au service de la cause sioniste, dans Freud, étroitement associés. Le fait d’être juif est le siècle, et engagement littéraire, dans la célébra- un prédicat qui conditionne la pensée et en déter- tion de son peuple, les deux étant chez lui indis- mine, au moins en partie, l’essence, pour aboutir sociables, parce que participant d’un même idéal. à ce que Cohen nomme la « pensée juive » carac- téristique du peuple d’Israël. C’est cette pensée Pour inscrire au frontispice de son œuvre, que la Revue Juive se proposait de cerner pour la il faut, assurément, à la définition sarcastique présenter au monde. de l’écrivain engagé qu’il dressait à la fin de sa vie, préférer celle qu’il livrait dans les premières Lorsque la Revue Juive cessa de paraître, pages de la Revue Juive : elle comptait près de cinq mille abonnés et était « Nous qui ne croyons pas que l’on puisse distribuée dans une quarantaine de pays. Cohen faire œuvre en s’enfermant dans le palais impute la mort de sa revue à des « intrigues » sur clos, sans germes, sans fanges de la littéra- lesquelles il n’y a guère lieu de s’étendre si ce ture ; nous, décidément incapables de sépa- n’est pour dire qu’elles entraînèrent, semble-t-il, rer la pensée de l’action, de comprendre cette l’arrêt des subventions sionistes33. Il faut plutôt séparation, avons-nous besoin de dire que souligner l’originalité de l’expérience de la Revue nous nous garderons d’ignorer les aspects Juive, de son rôle, au travers de la mobilisation quotidiens et éternels de l’événement juif ? Et d’intellectuels, dans le débat politique et dans l’af- non seulement. Mais encore de l’événement humain. » 32. Ibid., p. 219. Texte initialement paru dans les Cahiers 33. Entretien accordé à Jean-Jacques Brochier et Gérard Albert Cohen n° 5, 1995. Valbert, Le Magazine Littéraire, art. cit., 9. Voir aussi Gérard VALBERT, Albert Cohen, le Seigneur, Grasset, Paris, 1990, p. 207.

34 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures LE COLLOQUE DES INTELLECTUELS JUIFS DE LANGUE FRANÇAISE (1957-2004) : La réconciliation de la pensée juive et de l’humanisme

Sandrine Szwarc

Au lendemain de la Shoah, en réponse à la Depuis sa création en 1957 et jusqu’en 2004, tentative d’extermination du judaïsme, un groupe date de la dernière rencontre3, il s’est passé près d’intellectuels juifs développent dans l’Hexagone d’un demi-siècle au cours duquel le Colloque des une expérience spirituelle inédite, connue sous le intellectuels juifs de langue française est devenu nom d’École de pensée juive de Paris. Elle est ainsi une véritable institution de la judaïcité française. dénommée suite à une boutade lancée par Vladimir Ce rendez-vous régulier, qui permit de voir le Rabi plusieurs années après ses débuts et ce nom degré d’ouverture d’une élite juive à la modernité, est entériné par Emmanuel Levinas dans une suscita de nombreuses espérances au moment de revue, Les Cahiers de l’AIU1. De cette démarche, sa création, inaugurant dix années glorieuses, le Colloque des intellectuels juifs de langue fran- jusqu’aux années soixante-dix qui marquèrent un çaise (CIJLF) et l’École Gilbert-Bloch d’Orsay certain essoufflement de cette expérience4. furent l’illustration. Encore trop peu étudiés mal- gré la richesse des réflexions abordées, ces col- L’espérance après la Shoah loques de haut niveau, animés par des intellectuels Loin d’avoir mis un terme à la richesse iden- juifs, furent des rencontres parisiennes2 régulières titaire et culturelle juive européenne, le génocide entre 1957 et le début du XXIe siècle, les thèmes des Juifs a entraîné un bouleversement existen- proposés étant le plus souvent liés à l’actualité et tiel dans leur histoire. Dans l’Hexagone, la réfé- reposant sur les textes de la tradition juive et sur rence à la Shoah, ressentie comme un échec de leurs questionnements. Leur succès fut grandis- la modernité, est devenue un élément majeur de sant. Mais à la fin des années soixante-dix, l’im- l’identité contemporaine et constitue après 1945 migration en Israël après la guerre des Six Jours de une réalité incontournable autour de laquelle penseurs juifs siégeant au comité chargé de sa pré- s’élaborent des questionnements fondamentaux. paration ainsi que la crise du modèle intellectuel 3. D’autres colloques d’intellectuels ont été proposés. En mis en place après la Seconde Guerre mondiale, 2007, un colloque sur le thème de « Modernité et Judaïsme » entamèrent son rayonnement. Ces rencontres res- resta inachevé. En 2013, un autre colloque rendit hommage tent néanmoins une référence pour appréhender la au professeur Jean Halperin, dévoué président du comité pré- figure de l’intellectuel juif en France, car elles per- paratoire jusqu’à sa disparition. mirent la naissance d’un nouveau type de penseur 4. Cette étude repose sur le dépouillement des documents d’archives du Colloque des intellectuels juifs de langue fran- formé simultanément aux sources de la tradition et çaise qui sont conservés dans deux lieux distincts : à Jérusa- spécialiste des philosophies grecque et allemande, lem, aux Archives sionistes centrales (CZA) et au Congrès ce dont témoignent encore des initiatives cultu- juif mondial (CJM) à Paris. Avant 1983, les sources du CJM relles juives de la France contemporaine. ont été envoyées en Israël par les responsables français du CJM. Après cette date, elles se consultent à Paris où les pièces 1. Alliance Israélite Universelle (NdR) sont conservées minutieusement par dossiers, chacun com- 2. La première des rencontres fut organisée à Versailles. prenant les documents relatifs à la préparation d’un CIJLF.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 35 Que pouvait-il arriver après la volonté d’anéantir Edmond Fleg, qui présidait alors la Section fran- un peuple, une religion, une culture, une pensée ? çaise du CJM, avait signé les invitations, aidé du Dans ce contexte et au regard de la « catastrophe » directeur du Bureau parisien Armand Kaplan, qui si proche encore, les intellectuels qui décidèrent permit sa réalisation. L’âme et le fondement de la de fédérer un groupe de réflexion se donnèrent rencontre revenaient à André Neher et Emmanuel pour ambition de puiser dans les textes juifs des Levinas qui avaient déterminé les thèmes abor- réponses à la destruction des Juifs d’Europe, enga- dés. La réunion voulait inaugurer la réconciliation geant les questionnements que chacun pouvait se des intellectuels juifs se voulant du côté de l’uni- poser. Ils voulaient aussi prouver que le judaïsme versel avec la tradition juive, non pas considérée européen n’avait pas disparu et qu’il était capable comme un particularisme confessionnel, mais de renaître de ses cendres plus éclatant que jamais. comme une pensée recevable par les Juifs et aussi Par ailleurs, ces intellectuels, des universitaires, par ceux qui ne l’étaient pas. philosophes, historiens, mathématiciens, méde- Chacun d’eux participa aux discussions, sans cins, artistes, ou rabbins, cherchaient également à thème précis, sinon celui de s’intéresser au sens redéfinir leur appartenance au judaïsme. En par- de l’histoire des Juifs et de répondre à la ques- ticipant aux CIJLF, ils s’engageaient dans la voie tion ontologique : qu’est-ce qu’être juif après du ressourcement. Enfin, alors que la Shoah avait la Shoah ? Plus tard, ce « noyau versaillais », décimé les principaux cadres de la communauté puisque la première rencontre avait eu lieu à juive de France, l’heure de la Libération fut éga- Versailles, décida de structurer les réunions par lement celle de la reconstruction spirituelle du la création d’un comité préparatoire, présidé à ses judaïsme français et de la formation de nouvelles débuts par le professeur André Neher puis, par la personnalités charismatiques pour la guider. suite, par Jean Halperin. Le Colloque des intel- lectuels juifs de langue française était né. Les débuts Le vendredi 24 mai 1957, soir de Shabbat, le Les facteurs de son succès premier Colloque des intellectuels juifs de langue Un ensemble de facteurs permirent la créa- française eut lieu. Les initiateurs de la réunion ne tion du Colloque des intellectuels juifs de langue savaient pas encore qu’ils venaient de fonder un française et sa pérennité. Différents catalyseurs rendez-vous fondamental dans la vie culturelle historiques, spirituels et politiques furent à l’ori- juive française contemporaine. gine de son succès. Pendant la Seconde Guerre En effet, la première rencontre d’intellectuels mondiale, des intellectuels juifs exclus de l’univer- juifs se produisit fortuitement dans une mai- sité en raison des mesures antijuives avaient pris son de l’Œuvre de Secours à l’Enfance (OSE), à l’habitude de se retrouver. L’idée de ces réunions Versailles. Une vingtaine de personnalités juives revenait à Léon Algazi et Aron Steinberg, tous comme Edmond Fleg, André Neher, Éliane deux membres du Congrès Juif Mondial, qui déci- Amado Lévy-Valensi, Léon Askenazi dit Manitou, dèrent de rééditer l’expérience après la Shoah pour Vladimir Jankélévitch, Emmanuel Levinas ou permettre à des érudits juifs de trouver un lieu qui Jean Wahl avaient été réunies sous l’égide de la serait propice à la réflexion, mais qui serait aussi commission culturelle de la section française du un facteur de rencontre et de discussion. La crise Congrès juif mondial, pour un « Shabbat plein ». des valeurs de civilisation engendrée par les évé-

36 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures nements qui avaient précédé incitait l’intellectuel problèmes urgents de l’action intellectuelle juif à s’interroger et à s’exprimer. Il fallait pallier et politique accrochant les réflexions indi- une carence : la démission de l’intellectuel juif en viduelles, spontanées, diversifiées, à l’exé- tant que juif, son absence de réflexion autour de gèse philosophique et théologique de textes valeurs religieuses, morales et culturelles juives. bibliques et talmudiques traditionnels ; coor- donnant les phases proprement intellectuelles Lors de la tenue du deuxième Colloque, le 28 à des moments de détente précieux et sympa- septembre 1959 dans l’après-midi, alors que celui- thiques, les Colloques ont acquis une sorte de ci se concluait, André Neher déclara ce qui peut dynamisme liturgique, par lequel ils rendent, apparaître comme l’acte officiel de sa création : au sein du judaïsme contemporain, un témoi- Je voudrais qu’il fût entendu que mainte- gnage exceptionnel.6 nant ces rencontres des intellectuels juifs sont Dans ce paragraphe semblaient parfaitement devenues une bonne habitude. Ce qu’il en sor- formulées les grandes orientations que les premiers tira, nous n’en présumerons pas, mais je suis participants au CIJLF souhaitaient lui insuffler : certain, quant à moi, qu’il ne peut en sortir que approche doctrinale des thèmes abordés, commu- du bien. Je crois que si le judaïsme, français, nications suscitant le débat et l’ouverture au dialo- américain, et en général, se trouve dans l’état gue, rapprochement de la réflexion philosophique où il est, état que je ne veux pas qualifier, cela universelle et des textes bibliques traditionnels est dû à ce qu’il est amputé de ses intellectuels. ainsi que la coordination de phases de réflexion Les intellectuels juifs travaillent dans tous les ardue à des moments conviviaux de détente. domaines, avec des succès considérables ; ils sont utiles dans tous les domaines de la pen- Il est difficile d’imaginer le succès remporté sée, de la science, et le judaïsme reste pauvre par les Colloques qui se succédèrent annuelle- intellectuellement. Si nous sommes là, si nous ment, puis tous les deux ans, soit au total qua- pouvons de nouveau être réunis, peut-être et rante rencontres jusqu’au début du XXIe siècle. même sûrement réussirons-nous à remédier à Au-delà de ce bon mot de Josy Eisenberg, prési- cette pauvreté intellectuelle et spirituelle des dent de séance : « Je suis content d’être président, judaïsmes de l’Occident.5 c’était la seule manière pour moi de m’assurer que Rédigeant la préface de la publication rassem- j’aurais une place ! », l’on peut s’interroger sur les blant les actes des trois premiers CIJLF, André raisons d’une telle affluence. Neher tentait une première définition de la ren- Ces rencontres voulaient témoigner de l’uni- contre : versalisme du judaïsme, une religion que l’on Les Colloques [écrivait-il] ont donc passé avait voulu faire disparaître à Auschwitz. Le phi- rapidement de l’approche expérimentale à losophe David Kessler, fervent intervenant du celle de la maturité que je n’hésiterais pas à rendez-vous dans les années quatre-vingt-dix, qualifier de doctrinale. Ils ont été les lieux de s’interrogea au cours d’une analyse des vingt-cinq débats, d’échanges, de dialogues. Associant premiers Colloques sur ce qui avait permis à ces les thèmes des méditations éternelles aux participants d’accepter le principe d’une telle ren- contre. Pour lui aussi, les bouleversements occa- 5. Jean Halpérin, Éliane Amado Lévy-Valensi, La conscience juive, Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. 208. 6. Ibidem. p.4.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 37 sionnés par la Shoah en avaient justifié la néces- chantiers, il était à la tâche ; sur tous les sité. Et, il citait Vladimir Jankélévitch, membre du champs de bataille, il menait la lutte ; dans les noyau versaillais, qui exprimait ce déchirement : combats les plus louables et les plus périlleux, Nous ne sommes pas ce que nous étions il constituait l’avant-garde, mais c’étaient les avant, il y a des mains que nous ne serrons chantiers, les arènes, les risques où les res- plus, des pays où nous n’allons plus, des choses ponsabilités humaines les plus diverses se que nous ne faisons plus, des paroles mêmes trouvaient engagées, sauf une : celle, précisé- que nous ne prononçons plus, et ce n’est pas ment, du judaïsme.8 seulement négatif, c’est aussi une adhésion à L’attitude observée alors par ces intellec- des valeurs que nous ne reconnaissions pas. tuels juifs relevait soit de l’indifférence, car Vous savez bien que c’est une des raisons pour « confronté avec sa condition juive, l’intellectuel lesquelles nous sommes toujours aussi nom- juif réagissait au mieux par un mouvement d’hu- breux à une séance du CJM, beaucoup d’entre meur ou d’indifférence », soit de réactions plus nous n’avaient pas conscience du judaïsme.7 virulentes avec « au pire, une psychose morbide Le Colloque des intellectuels juifs de langue de mépris ou de haine ». À la racine de ces atti- française puisait une partie de sa légitimité dans tudes, André Neher décelait ainsi de l’ignorance la rupture occasionnée par les événements de exprimée sous plusieurs formes : « ignorance 1933-1945 qui, par la situation de paria faite à subjective de ce que pouvait et devait signifier en l’individu juif, traduisaient un échec de « l’être- chaque personne, les quatre coudées irréductibles juif-en-Europe ». Les penseurs instigateurs de de l’âme juive ; ignorance objective des valeurs la première rencontre d’intellectuels juifs ne religieuses, morales, culturelles, politiques d’un pouvaient qu’en prendre acte. Ils devaient ainsi judaïsme aux portes duquel on ne venait jamais apprendre à se redéfinir sur le mode identitaire, à frapper pour l’interroger sur son sens ». Et le pen- se repositionner en faveur de leur judéité. seur de fustiger cette attitude : « On donnait le meilleur de soi-même à toutes les philosophies du Les participants au Colloque monde, mais on n’avait ni le temps, ni la curiosité, Les animateurs du Colloque discutaient de ni le courage d’imaginer le judaïsme autrement thèmes liés à l’actualité à la lumière des sources que sous le masque que lui prêtaient les préjugés, juives et de leurs questionnements devant un public les partis pris, les topiques séculaires ».9 de « perplexes », selon le terme d’Edmond Fleg. Arnold Mandel, avec plus de sévérité encore, dénonçait ce que l’on peut définir comme une sorte La préface d’André Neher à la première publi- d’anticléricalisme juif de la part de ces érudits qui cation des Colloques constitue une donnée cru- tentèrent une sécularisation des matières juives : ciale pour comprendre les raisons qui sous-ten- En fin de compte, nous sommes arrivés à daient l’entreprise. En une formulation devenue avoir en face de nous une sorte d’élément juif célèbre, Neher écrivait : [...] totalement déjudaïsé, ayant complètement Longtemps, l’intellectuel juif a fait figure perdu, non seulement toute expérience affec- d’enfant perdu du judaïsme. Dans tous les 8. Jean Halpérin, Éliane Amado Lévy-Valensi, La conscience 7. Jean Halpérin, Georges Lévitte, Mémoire et histoire, juive, op. cit, p. V. Paris, Denoël, 1986, p 182. 9. Ibid. p.V-V I.

38 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures tive, mais même toute espèce de point de repère traditionnelle, ressourcée à la modernité, procla- [...] et cela a donné, en dernier lieu, enfin, après mait ouvertement ses valeurs et tentait d’apporter toute la lignée de déperdition, ces exégètes des réponses aux interrogations que la collectivité froids, qui étaient juifs, et qui quelquefois ren- juive se posait en diaspora. Les thèmes des ren- contraient ou même choisissaient des matières contres retenus, partant du judaïsme comme parti- juives dans leurs travaux d’érudition, et les cularité, permettaient de répondre à des préoccupa- traitaient avec cette objectivité du tout, qui tions relevant de questionnements universels. Les indiquait avant tout, que cela fût conscient ou sujets de réflexion du Colloque tournaient autour non, une totale absence de liens de responsabi- de la conscience juive, d’Israël et de la diaspora, lité, de leur part, pour cette matière.10 à ses débuts tout au moins. Leurs thématiques ont évolué au fil des années vers des sujets plus géné- Un des objectifs de la première rencontre fut ralistes afin de permettre une ouverture et d’attirer ainsi de tenter une réconciliation entre les intel- un public plus nombreux. En effet, alors que pen- lectuels de tout bord, mais aussi une réconciliation dant longtemps, le choix des sujets était « judéo- des intellectuels juifs avec leur judaïsme. Il était centré » - « Le Shabbat dans la conscience juive », audacieux de rassembler dès le départ deux uni- « La solitude d’Israël », « Jérusalem, l’unique et vers qui s’ignoraient en France depuis trop long- l’universel » -, on a pu par la suite percevoir une temps, celui du judaïsme religieux, dépositaire évolution - « Les Soixante-dix nations », « L’idée de la pensée et des valeurs juives traditionnelles, d’humanité », « Le quant-à-soi » . comptant nombre de maîtres formés à l’université en particulier à l’école de Jacob Gordin11, mais Lors des premiers CIJLF, les intellectuels ayant aussi parfois, faute d’interlocuteurs suffi- se sont efforcés de réfléchir à l’ensemble des samment exigeants, tendance à la complaisance interrogations développées en y apportant les et à l’apologétique ; et celui des intellectuels juifs, réponses les plus urgentes et les plus brûlantes se voulant avant tout des hommes formés aux pour un groupe juif vivant en diaspora. On a philosophies grecque et allemande. ainsi vu dialoguer – et s’interpeler - des repré- sentants de toutes les facettes du monde juif Pendant plusieurs dizaines d’années, ces ren- quel que fut leur degré de pratique religieuse : contres furent le lieu privilégié où la pensée juive des sionistes (André Neher) et des non sionistes (Wladimir Rabi, Richard Marienstras), des 10. Ibid. p. 92. grands rabbins (Jacob Kaplan, Meyer Jaïs) et des 11. L’inspirateur de cette expérience fut incontestablement laïcs (Albert Memmi, Vladimir Jankélévitch), Jacob Gordin (1896-1947), né non loin de Saint-Pétersbourg et ancien membre de l’Académie allemande pour la Science du des athées marxistes (Robert Misrahi) et des anti- Judaïsme de Berlin, la célèbre Akademie für die Wissenschaft communistes (Arnold Mandel), des universitaires des Judentums, qui inspira profondément les intellectuels juifs célèbres éloignés de la communauté (Raymond de l’après-guerre en France où il séjourna à partir de 1933. La Aron, Jacques Derrida, Georges Friedmann), figure de Jacob Gordin resta ainsi tutélaire et marqua ce cou- sans oublier des universitaires israéliens (Élie rant orienté vers une double fidélité vouée à la fois au judaïsme et à la philosophie, en se consacrant à la formation spirituelle Barnavi). Cet échange d’idées entre des person- de toute une génération de penseurs juifs éclairés dont Léon nalités très diverses était un rempart sûr contre Askenazi, André Neher ou Emmanuel Levinas. tout désir de la part d’un courant de monopoli-

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 39 ser le judaïsme. Il permettait surtout d’enrichir la « l’affaire Finaly »13. C’est ainsi que les liens entre réflexion de ces différentes tendances. les intellectuels juifs du Colloque et les intellec- Les intervenants étaient sélectionnés avec tuels issus du monde chrétien furent nombreux. d’infinies précautions par le comité préparatoire. Ils étaient recherchés par le comité préparatoire. Les orateurs du Colloque étaient des universi- Le dialogue judéo-chrétien était au centre de leurs taires, des professeurs, des philosophes, des écri- préoccupations. C’est pourquoi de nombreux amis vains, des scientifiques, des artistes et des rab- non juifs, liés aux Amitiés judéo-chrétiennes ou bins. L’écrasante majorité était faite d’hommes, au monde protestant notamment, intervenaient au les femmes ne représentaient que 8 % du total. Colloque. Citons parmi d’autres, côté chrétien, un Quel était le rapport numérique des Séfarades intellectuel comme Jean-Marie Domenach, fidèle récemment arrivés en France en regard des du Colloque. Avant même la création de la ren- Ashkénazes ? Face à ces derniers, il y avait une contre, ces intellectuels avaient participé à d’autres minorité de Juifs séfarades, environ un tiers du expériences. En 1954, Edmond Fleg et Jacques total des orateurs. On les comptait en plus grand Madaule avaient dirigé au centre culturel protestant nombre dans le public. de Cerisy, un colloque intitulé « L’État d’Israël, son rôle, sa mission ». Le même Jacques Madaule, pro- On l’a dit, la pensée dite universelle était ainsi posa en 1955, dans le même cadre, un colloque sur évaluée selon les critères de la conscience juive. « La mission historique d’Israël ». Parallèlement au Ce qui signifie que la connotation hébraïque de CIJLF, d’autres intellectuels juifs comme Raymond tout concept était requise, en premier lieu, comme Aron, Annie Goldmann ou Jacques Derrida par vérification obligée de toute vraisemblance intel- exemple furent présents à Cerisy. lectuelle. Dès lors, la comparaison avec des Une comparaison peut être par ailleurs notions analogues dans d’autres registres cultu- esquissée avec le Centre catholique des intellec- rels, en particulier l’univers de la tradition chré- tuels français, autre laboratoire de la pensée dans la seconde moitié du XXe siècle. Elle permet de tienne, se faisait d’autant plus assurée et féconde. mieux saisir la spécificité du Colloque. Le Centre Edmond Fleg, figure marquante du judaïsme catholique était, lui, soucieux d’élever la culture français et instigateur du Colloque, avait créé, profane au niveau de la culture religieuse : il après la Libération, avec l’historien Jules Isaac, les cherchait à faire dialoguer modernité et christia- Amitiés judéo-chrétiennes sous la présidence de nisme. Les deux expériences néanmoins, permi- Jacques Madaule. Le grand rabbin Jacob Kaplan, rent la naissance d’un nouveau type d’intellec- l’un des participants qui collaborèrent activement tuel : le penseur religieux, juif ou chrétien. à la reconstruction du judaïsme français, fut un acteur de premier plan de ce rapprochement. Il assista, en 1947, à la conférence de Seelisberg12 et 13. Avant d’être déportés et assassinés, Fritz et Annie Finaly joua aussi un rôle majeur dans le dénouement de avaient confié leurs enfants Robert et Gérald à une institution catholique de la région de Grenoble, qui les plaça chez une 12. Réunissant 70 personnalités venues de 17 pays, cette tutrice. La famille proche recherchant ces enfants après la conférence s’est tenue dans le village de Seelisberg en Suisse guerre cette personne refusa de les rendre sous prétexte qu’ils du 30 juillet au 5 août 1947, pour étudier les causes de l’anti- avaient été baptisés. La famille eut finalement gain de cause sémitisme chrétien. ( NdR) en 1953. (NdR)

40 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures La Guerre des Six Jours, le tournant années passant, le modèle de l’intellectuel juif La Guerre des Six Jours en 1967, puis l’émi- réconciliant son judaïsme et sa connaissance de la gration vers Israël de personnalités charisma- philosophie se fit plus rare alors qu’apparaissaient tiques du comité préparatoire dont André Neher, des intellectuels versés dans l’un ou l’autre de ces Éliane Amado Lévy-Valensi, Henri Atlan, Benno domaines. Entre un rabbin formé aux sources de Gross ou Léon Askenazi laissa cette scène intel- la Tradition, et des universitaires dont la religion lectuelle quelque peu esseulée. juive n’était qu’accessoire, entre les représentants Par ailleurs, l’idée initiale qui garantissait le de franges opposées du judaïsme français, le dia- succès de la rencontre commençait à s’étioler. logue devenait chaque année plus difficile. Notamment, avec l’arrivée de penseurs juifs séfa- rades, venus d’Afrique du Nord essentiellement, Dès sa création, le CIJLF se voulut à l’ori- qui avaient déjà été initiés à la « culture médié- gine d’un nouveau type d’intellectuel juif, vivant vale judéo-arabe » selon l’expression de Léon sur un mode apaisé entre sa condition juive et sa Askenazi. En s’intégrant au groupe des Juifs en formation universelle. Il était par ailleurs, celui France, ils inventèrent de nouvelles expressions qui ne pouvait être absent de la scène où souf- de l’identité juive éloignées du franco-judaïsme, fraient des Juifs. Mais la symbiose judéo-univer- mais aussi des formes traditionnelles d’attache- selle que les intellectuels juifs de l’après-guerre ment à la religion qu’ils avaient connues dans avaient souhaité inaugurer au sein du Colloque leur pays d’origine. Pour un grand nombre d’entre des intellectuels juifs de langue française laissait eux, la solidarité avec l’État d’Israël ou encore la place à une autre définition de l’identité juive, en mémoire du pays quitté semblaient se substituer devenir au début du XXIe siècle, dont l’élément le aux critères classiques de définition de l’identité plus significatif pourrait être l’abandon du rêve juive comme le respect des commandements reli- israélite et de son universalisme oublieux de la gieux ou l’étude des textes sacrés. condition juive, au profit d’un retour à l’identité Au même moment, dans les années soixante- juive. Ni franco-judaïsme, ni identité séfarade, dix et quatre-vingt, d’autres lieux où s’élaboraient l’identité judéo-française reste à cette date en de nouvelles méthodes de réflexion furent ouverts construction entre ces deux traditions. et lui firent concurrence, autour notamment du Actuellement, la dynamique qui fut dévelop- Collège des Études juives, de la revue Pardès, pée par les penseurs de l’après-guerre est à relan- puis plus tard de l’Institut universitaire d’études cer. Elle fait d’ailleurs l’objet d’une réflexion et de juives Élie Wiesel. la mise en place d’un groupe de recherche au sein Seule la « Leçon talmudique » – une illustra- de la Fondation du judaïsme français. tion du thème du Colloque d’après un texte extrait du Talmud –, prononcée par le charismatique Les Actes des Colloques des intellectuels juifs philosophe Emmanuel Levinas, conservait son de langue française ont été publiés aux Presses public régulier. Après la dernière intervention du universitaires de France puis chez Gallimard philosophe en 1991, le Colloque des intellectuels (coll. « Idées »), Denoël et Albin Michel (coll. juifs de langue française, sans perdre sa renom- « Présences du judaïsme »). mée, était devenu un rendez-vous qui passait presque inaperçu parmi la collectivité juive. Les

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 41 REFUS DES LUMIÈRES : LES PENSEURS DU RETOUR

face au danger de la dissolution de l’identité juive *

Héloïse Hermant

* Article paru dans la revue Labyrinthe N° 28, 2007, que nous remercions pour l’autorisation à le faire reparaître ici. Depuis deux décennies, un courant de pensée le magistère d’Emmanuel Levinas, aboutissent à radical s’affirme autour de la « question juive ». une même conclusion foncièrement pessimiste : Animé paradoxalement (ou significativement) par l’émancipation ne serait qu’un terme édulcoré de purs produits de la culture universitaire fran- visant à masquer un phénomène d’assimilation 1 çaise, ce courant se mobilise face au constat d’une délétère pour l’identité juive . La responsabilité en incomberait à la modernité née du long proces- progressive dissolution de l’identité juive. Ces sus inauguré par la Révolution française et pour- « penseurs du retour »1, fortement marqués par suivi par Napoléon Bonaparte, qui, en 1807, met 1. Les penseurs du retour rejettent radicalement les Lumières en place le Grand Sanhédrin. C’est pourquoi les — notamment en ce qu’elles seraient chrétiennes (pauli- penseurs du retour font de 1789 et du « moment niennes) dans leur essence — et prônent un retour à la Torah. Napoléon » le point de départ d’une histoire retra- La dénonciation des Lumières et de la modernité ne constitue donc qu’un moment de leur pensée, dont le point de départ çant l’influence pernicieuse des Lumières qui, est la question de l’assimilation-dissolution. Dans ce sens sous des airs d’apparente neutralité, masqueraient strict, les figures d’Emmanuel Levinas et de Benny Lévy un christianisme diffus, imprégnant en profon- dominent. Il ne faut pas confondre ce courant avec celui qui deur tous les secteurs de la société. récuse la modernité et construit les généalogies meurtrières d’une Europe antisémite, où les Lumières restent un référent Les propos de Benny Lévy présentent les Juifs positif opposé à l’obscurantisme. L’ouvrage de Georges Ben- français comme inconsciemment contraints de soussan, L’Europe. Une passion génocidaire. Essai d’histoire se couler dans un moule identitaire forgé par le culturelle, Paris, Mille et une nuits, 2006, ne condamne pas christianisme et les plaçant en porte à faux vis- les Lumières : celles-ci ne constituent significativement pas le terminus a quo de son raisonnement, puisqu’il cherche les Lumières, sans toutefois s’y amalgamer. Ces sociologues (le sources du mal dès le Moyen Âge. Il déplore qu’elles n’aient Shmuel Trigano de L’Avenir des Juifs de France, Paris, Gras- pu enrayer la montée de la haine et de la violence et aient set, 2006 et la revue Controverses), linguistes (Henri Mes- charrié un double négatif, les « anti-Lumières ». Quant à chonnic dans L’Utopie du Juif, Paris, Desclée de Brouwer, Jean-Claude Milner, s’il réfléchit d’abord en linguiste et 2001) ou historiens (Monique-Lise Cohen, Les Juifs ont-ils du n’accomplit pas le retour — la teshuva —, son radical rejet cœur ? Discours révolutionnaire et antisémitisme, Toulouse, des Lumières rejoint les penseurs du retour stricto sensu. Sa Vent Terral, 1992), s’ils raisonnent à partir d’une trame évé- pensée a largement irrigué celle de Benny Lévy, qui le cite à nementielle, ne bâtissent pas de système comme Milner. Ils de nombreuses reprises, aussi bien dans Le meurtre du pas- préfèrent souligner les ambiguïtés du projet révolutionnaire teur. Critique de la vision politique du monde, Paris, Gras- des Lumières, ou s’attaquer à des manifestations de l’anti- set/Verdier, 2002, que dans Être juif. Étude lévinassienne, sémitisme contemporain et d’un certain malaise régnant au Lagrasse, Verdier, 2003. Milner donne à sa réflexion la forme sein de la communauté juive de France, qui s’expliquent en d’une généalogie et noue la question de l’assimilation-disso- grande partie par l’évolution sociologique — jamais posée lution à celle de l’extermination. Enfin, une dernière strate de comme donnée d’avance ou irréversible — de la France née penseurs interagissent avec les chantres du retour : ils poin- des Lumières avec la laïcité et la proclamation des droits de tent les ambivalences de la modernité et la part d’ombre des l’homme.

42 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures à-vis d’eux-mêmes. Ils résonnent comme une cas, ils cherchent à déceler la logique cachée qui condamnation sans appel de la modernité conçue présiderait à leur avènement et lierait irrémé- comme un avatar du paulinisme : diablement ces événements entre eux. Certains Dans la notion de Juif français, il y a élaborent ainsi des herméneutiques totalisantes. une espèce de bombe à retardement. [...] Un Le Jean-Claude Milner des Penchants crimi- Juif français, tel qu’il s’est constitué depuis nels de l’Europe démocratique met aux prises l’émancipation, depuis Napoléon, depuis le une Europe hypostasiée cherchant à apporter Consistoire, c’est quelqu’un qui estime qu’il par tous les moyens une « solution » au « pro- est une particularité — juif — venue rejoindre blème juif » : celui-ci prend dans sa forme la plus l’universel — c’est-à-dire la culture et son brutale, scandaleuse et inhumaine, le visage de idéal le plus haut, au moment décisif qu’a l’extermination nazie et, dans sa forme la plus été l’après Révolution française, c’est-à-dire, insidieuse, celui de l’émancipation porteuse d’as- au fond, croyait l’Israélite français, l’accom- similation. Intégration, assimilation, dissolution, plissement du prophétisme d’Israël lui-même telles seraient les étapes que les Juifs se verraient [...]. Ce modèle d’intégration-là, je disais que condamnés à suivre pour être sacrifiés sur l’autel c’est une bombe à retardement. Pourquoi ? de l’Universel. Milner ne montre pas autre chose Parce que vous voyez bien que c’est faux [...]. que les métamorphoses de la « machine à assimi- Le Juif n’est pas une particularité qui rejoint ler » de l’émancipation, lorsqu’il décrit les figures 2 l’universel . successives du « Juif de savoir », du « Juif des La légende dorée de l’émancipation a donc droits de l’homme » puis du « Juif de négation »5. vécu. L’accroissement des manifestations judéo- L’épanouissement de ce courant de pensée phobes, antisémites ou antisionistes, perceptible du retour en cette fin du XXe siècle français n’est 3 depuis le début des années 2000 , mis en série pas fortuit. Si le projet même des promoteurs de avec les pics de violence historique exercés contre l’émancipation renfermait des ambiguïtés déran- les Juifs de France — dont l’affaire Dreyfus a geantes et des implicites incompatibles avec valeur de symbole —, le tout relu à la lumière l’identité juive - le texte de l’Abbé Grégoire en tragique de la Shoah, convainc les penseurs du offre une illustration flagrante -, il a fallu qu’un retour soit de révéler des blocages structurels certain nombre d’événements jalonnent le XXe nés des Lumières, soit de saisir dans un vaste siècle pour qu’une poignée d’auteurs prenne continuum tous ces épisodes4. Dans ce dernier conscience des pièges tendus par les Lumières. 2. Alain Finkielkraut et Benny Lévy, Le Livre et les livres. Emmanuel Levinas fut l’un des premiers à parler Entretiens sur la laïcité, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 84. du processus de « déjudaïsation » que l’émancipa- 3. L’interprétation de ces événements dans leur globalité tion impliquait. Évoquant l’accession à la citoyen- (incendies contre des synagogues, agressions antisémites, neté des Juifs français et leur pleine adhésion à la cimetières profanés, etc.), informée par le contexte internatio- nal (Intifada Al-Aqsa, conférence de Durban, 11-Septembre, tion d’Israël a été un thème récurrent, constituent le termi- etc.), fait l’objet de débats et de polémiques sur l’importance nus ad quem de la généalogie « criminelle » contre le « nom et la nature du phénomène. “Juif” » de l’Europe démocratique qu’il établit : Jean-Claude 4. . Pour Jean-Claude Milner, la conférence de Durban (31 Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, août-8 septembre 2001) et les défilés contre la guerre d’Irak Lagrasse, Verdier, 2003, p. 94-101. en France et en Europe au début de 2003, où la dénoncia- 5. Jean-Claude Milner, Le Juif de savoir, Paris, Grasset, 2006.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 43 philosophie de l’émancipation, vécue comme un thème de l’émancipation : « Qu’est-ce qu’être « acte métaphysique », un « acte solennel reten- juif ? », « Peut-on être un Juif émancipé ? » et tissant sur leur vie intérieure », il écrit : enfin « Existe-t-il une nouvelle façon d’être juif C’est à partir de cette essence exceptionnelle dans la France de 1967 ? ». C’est qu’il est des évé- de la France où vie politique et vie morale se rejoi- nements qui « brûlent les concepts qui expriment gnaient, à partir des idéaux de la Révolution de leur substance »7, qui rendent visibles les contra- 1789 et de la Déclaration des droits de l’homme, à dictions de la configuration née de l’émancipa- travers la littérature et les institutions qui l’expri- tion en exacerbant certaines tensions jusque-là maient, que l’attachement s’étendait à l’histoire cachées : l’extermination nazie et la Shoah, la et aux paysages générateurs de ces idées, jusqu’à création d’Israël et la question de la laïcité avec devenir la conscience d’un enracinement végé- ses aléas en France. Chacun d’eux oblige à repen- tal où bien des israélites français auront oublié ser l’identité juive et sa compatibilité avec le la source religieuse de leur amour, désormais modèle français de l’émancipation, et, au-delà, enfants du terroir, autochtones, Français aussi avec la « modernité ». La Shoah suscite, notam- naturellement français que les prés sont verts et ment, une réflexion sur l’universalité du peuple les arbres en fleurs6. juif dans son rapport au mal. Paradoxalement, Levinas prend la plume peu après la guerre elle a pu ainsi permettre l’érection d’un théâtre de des Six Jours, afin de méditer sur les répercus- la mort de Dieu, responsable d’un quasi-renonce- sions de cet événement sur la situation des Juifs ment à la Torah par l’affirmation de la souffrance de France. La sympathie de ces derniers pour (attitude que condamne Benny Lévy). La création l’État hébreu et leur désaccord avec le gouver- de l’État d’Israël, elle, réinstalle l’identité juive nement français sur ce point de la politique dans une historicité forte en reposant la question internationale leur ont valu d’être accusés de du messianisme et la question de l’hébreu. Par duplicité et de « double allégeance ». Pour cer- ailleurs, elle fissure le modèle du Juif universel tains, les Juifs s’excluaient eux-mêmes de la et incite à s’interroger sur les liens entre peuple, communauté nationale, en signifiant leur atta- nation et État. Enfin, les difficultés auxquelles se chement à Israël. Le discours de De Gaulle en trouve confronté le modèle laïc français souli- novembre 1967, qui qualifie les Juifs de « peuple gnent l’écart qui sépare « confession » et « reli- sûr de lui et dominateur », est ressenti comme gion », conviction du for intérieur et injonction extérieure, « foi » et « étude ». un divorce entre les Juifs et la nation française. Il s’agit donc, pour nous, de restituer « en mou- Dans ce contexte chargé, Levinas livre un regard vement » ces pensées du retour en France, à la fin rétrospectif de leurs rapports sous le régime de du XXe et au début du XXIe siècle. Afin de ne l’émancipation. Ce faisant, il restitue les événe- pas tomber dans le catalogue, nous ne partirons ments qui l’ont conduit à dresser le constat de la pas de la réflexion d’un penseur en particulier, dissolution de l’identité juive et à formuler une mais nous examinerons des couples en tensions série de questions capitales qui sous-tendent le nés des « pièges » des Lumières, chacun d’entre 6. Emmanuel Levinas, « L’espace n’est pas à une dimen- eux pouvant enclencher un dispositif de dissolu- sion », dans Difficile Liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, tion de l’identité juive. Nous étudierons succes- A. Michel, 1963, rééd. Paris, Librairie générale française, 1984, p. 388. 7. Ibidem, p. 390.

44 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures sivement la question de l’universel, clef de voûte refus des Lumières et du processus d’assimilation des Lumières, puis l’antagonisme entre religion qu’elles portaient dans leurs flancs10. et confession saisie à travers la question de la laï- La violence des discours qui scandent la cité8. Le problème du rationalisme et des rapports « querelle du nom “Juif” » s’explique par l’am- 11 entre religion et philosophie, thème transversal, pleur des enjeux. Au-delà du « paulinisme » , c’est l’Occident comme concrétisation et produit constituera la ligne de fond de ces débats. Ces des Lumières qui se trouve sur la sellette. La pierres d’achoppement permettront de ne jamais polémique creuse l’arène où s’affrontent deux perdre de vue la question de l’émancipation (où régimes de pensée inconciliables, deux façons d’aucuns voient un prélude à l’assimilation et à la d’appréhender le lien du soi au tous décliné dans dissolution), tout en introduisant dans les débats sa dimension logique, politique et théologique. les positions des tenants de l’émancipation ou des Pour Alain Badiou, la Shoah aurait consacré penseurs hostiles à l’idée d’une singularité juive. le mot « juif » en un signifiant destinal, le pla- çant hors de tout maniement ordinaire des prédi- L’universel en question : l’implacable logique cats d’identité12 et établissant une transcendance d’assimilation des Lumières communautaire incompatible avec l’universa- La tragédie de la Shoah et la création de l’État lisme contemporain13. Forts d’une idéologie vic- d’Israël ont eu des effets contradictoires sur timaire présentant Hitler comme le mal absolu, l’image que l’Occident a façonnée du peuple juif. les Juifs bénéficieraient de la sacralisation de Alors que la mémoire de l’extermination nazie leur nom, afin d’imposer une transcendance fic- tive par l’État hébreu qui, « dans sa prétention avait pu ériger le Juif en incarnation de l’huma- identitaire fermée à être un État juif et à tirer de nité souffrante en proie au mal, en symbole de cette prétention des privilèges » au détriment des l’universel9, la création d’Israël, en tant qu’État Palestiniens14, refuserait d’entrer dans l’universel caractérisé par un particularisme ethnico-reli- par l’ostentation d’une irréductible singularité15. gieux, a fissuré, dans les esprits, cette figure La conclusion donne l’estocade : en affichant un de l’universel. Une lecture répandue du conflit prédicat religieux, « l’État d’Israël est la forme israélo-palestinien a porté à incandescence cette 10. Nous ne traitons pas ici du conflit israélo-palestinien pour tension, ravivant le débat autour de cette ques- lui-même, mais l’appréhendons qu’en tant que symptôme de tion de l’universel. Certains penseurs du retour conceptions divergentes de l’universel, amenant des penseurs ont ainsi été incités à expliciter par ce prisme leur du retour à remettre en cause certaines valeurs des Lumières. 11. Selon Paul : « Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni 8. Il faut prendre le couple confession-religion comme une esclave, ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous interface, et non comme une opposition stricte. Le judaïsme êtes un en Jésus-Christ » (Gal. 3, 28). Traversant les parti- n’est pas qu’une religion, mais l’assimilation à laquelle inci- cularismes, Paul érige l’universel sur des « chaque-un » qui tent les Lumières entre religion et confession prive implicite- deviennent « un ». ment le judaïsme de ses autres dimensions (politique, sociale, 12. Alain Badiou, Portées du mot « juif », Circonstances, 3, etc.) et le dénature ainsi par ce travail de phagocytage. Paris, Lignes et Manifeste, 2005, p. 9. 9. Il n’est que d’écouter Levinas, « De la montée du nihilisme 13. Ibidem, p. 10 et p. 58. au juif charnel », ibidem, p. 331 : « Après vingt siècles d’exis- tence anachronique, le judaïsme redevenait le théâtre de la 14. Ibidem, p. 15. Divine Comédie. » 15. Ibidem, p. 11.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 45 extérieure, de nature coloniale, qu’a prise la conque dans la figure plus noble de l’universel se sacralisation du nom des juifs »16. trouverait ébranlée par la survivance du Juif dans Biffer le nom « Juif » au nom d’une « fausse son irrémédiable singularité. C’est dans cette immédiateté de l’universel »17 fait, pour Jean- perspective que Milner interprète l’hostilité que Claude Milner, apparaître les « penchants crimi- suscite en Occident l’État hébreu20. nels de l’Europe démocratique », et correspond, Face au tout illimité des Lumières, qui traque chez Badiou, à une sécularisation du pauli- partout le même et se veut en perpétuelle expan- nisme18. Milner vitupère les Lumières, chré- sion, il existerait un tout limité, celui qu’incarne tiennes dans leur essence dans la mesure où elles le nom « Juif », qui articule autrement le singu- s’inscrivent dans le prolongement de l’apôtre. lier et l’universel. Résistant contre la dynamique Coupable d’avoir institué le Juif en problème de dissolution du nom « Juif » dans un grand tout structural appelant une question et générant une de l’indéterminé issue de l’émancipation, cer- violence inouïe contre le nom « Juif »19, l’idéo- tains penseurs du retour édifient le particularisme logie des Lumières exacerberait la dynamique comme universel. La réponse la plus complète d’assimilation dans la mesure où tout démenti formulée à l’encontre des Lumières est probable- à la conception de l’universel qu’elle a bâtie la ment celle d’Emmanuel Levinas. Ce dernier pense minerait de l’intérieur. C’est bien le point dont une « universalité de rayonnement » et non plus débat Milner, qui analyse cet « universel facile » d’englobement, sise sur la particularité d’Israël permettant de dissoudre l’un dans le tout en niant définie comme l’étude de la Torah21. Levinas dis- les singularités, et procédant par englobements tingue, d’une part, le geste originel de la pensée successifs parce qu’il se dit illimité et, partant, occidentale, christique puisqu’il correspond à la parce qu’il ne tolère aucune limite. Le linguiste destruction de la transcendance et à l’exaltation affirme que la vulgate aristotélicienne forge un de la figure du Fils comme auto-engendrement paradigme logico-politique européen puisant et, d’autre part, le geste fondateur du judaïsme à deux sources. La première, l’Organon, réflé- d’accueil de la Révélation sur le Sinaï, par l’obéis- chit sur le tout comme règle de la pensée, sous sance au commandement et soumission au joug de la forme de l’universel. La seconde, la Politique, la loi à travers la figure du Père22. Le judaïsme se pense le tout comme règle des divers rassemble- définit précisément par ce geste incompréhensible ments humains. La doctrine de Paul permettrait du reste de l’humanité au point de la scinder en de cimenter le système, en ce qu’elle réaliserait deux, qui consiste à obéir avant de comprendre et l’amalgame — étranger à la pensée du Stagirite 20. Ibidem, p. 97-98. — du tout logique et du tout politique, pour 21. Le rapport de la singularité juive à l’universel n’a rien imbriquer langue logique, langue théologique d’une extrapolation complaisante. Pour Levinas, la ques- et langue politique. Mais l’assimilation du tout tion de l’universel est consubstantielle au judaïsme : « C’est politique et du tout logique transmuant le quel- là notre universalisme. Dans la caverne où reposent les Patriarches et nos mères, le Talmud fait reposer Adam et 16. Ibidem, p. 25. Ève : c’est pour l’humanité tout entière que le judaïsme est 17. Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Eu- venu. », Emmanuel Levinas, « Israël et l’universalisme », op. rope démocratique, op. cit., p. 108. cit., p. 266. 18. Ibidem, p. 103. 22. Emmanuel Levinas, « Être juif », Cahiers d’études lévi- 19. Ibidem, p. 9. nassiennes, 1, p. 102.

46 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures qui dresse cette hétéronomie en pierre de touche Lumières, en surgeon du paulinisme, engendrent de la liberté et de l’universalité. Dans une logique une pensée totalitaire et « parricide » (dans un antinomique, l’Occident et les Lumières mettent sens christologique), incompatible avec la singu- en tension raison et révélation. Ils estiment que larité juive, comment recevoir les Lumières dans seule l’autonomie de l’esprit, seules la pensée auto- leur émanation politique : l’État-nation, les droits engendrée et la raison ne puisant qu’en elle-même, de l’homme et le suffrage universel ? en un mot, seul le discours du Fils est non aliénant L’héritage de la Révolution française ne et universel, car désenclavé de tout particularisme. paraissait pourtant pas menacer l’identité juive de On voit mieux pourquoi, selon Levinas, les Juifs dissolution. Grâce à l’émancipation, qui fait des ne peuvent accepter l’universel des Lumières, sous Juifs des citoyens à part entière, grâce à la sépa- peine de se renier. Tout l’effort du philosophe se ration du politique et du religieux, une grande résumera dès lors à bâtir une éthique fondée sur la entente devenait possible entre les hommes en singularité incarnée par le visage d’autrui, à la fois dehors de la religion désormais cantonnée au vulnérable et inviolable23. Le philosophe rejette la privé. S’entrebâillait la porte d’une ère de frater- démarche occidentale de conceptualisation qui ne nité entre citoyens libres réunis non plus par leur saisit des choses que ce qu’elles ont de général et attachement à un sol, mais autour de valeurs et réduit l’autre au même. À rebours de Hegel et de d’idées. Une telle conception adulte et irénique sa dialectique assimilée à une forme de parousie du lien social résonnait en parfaite harmonie avec chrétienne, Levinas fond la singularité dans un le judaïsme tel que le définissait Levinas : une universel — le visage, c’est l’humanité — dépeint religion de responsabilité mettant en synonymie comme un infini qui outrepasse la totalité et ouvre lien religieux et lien éthique et tendant à bâtir sur l’au-delà24 : « La justice rendue à l’autre, me une société juste où cohabiterait la grande frater- donne de Dieu une proximité indépassable »25. nité des hommes et au sein de l’État-nation, des citoyens. Néanmoins, le bilan de l’émancipation Les pièges politiques des Lumières : l’émanci- affiche des résultats alarmants : désertion des pation, les droits et la Loi synagogues, pauvreté de la pensée juive contem- Pour les penseurs du retour, l’analyse de poraine, prédominance d’un judaïsme conçu non l’universel comme principe moteur des Lumières plus comme une religion, ni même comme une rend donc manifeste l’inextricable association culture, mais comme l’accumulation inerte de du logique, du politique et du religieux. Si les « souvenirs de famille »26, voire comme une sen- sibilité diffuse animée parfois d’un élan de soli- 23. Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’exté- riorité, Paris, 1990. darité pour les coreligionnaires persécutés. Pour 24. Et non pas d’une totalité infinie, expression de l’au-delà. les penseurs du retour, le processus de dissolu- Sur la façon dont Levinas traite le legs philosophique de Hegel, tion de l’identité juive passe par le triomphe de ce voir : Emmanuel Levinas, « Hegel et les juifs », Difficile judaïsme-reliquat en sursis. Liberté, op. cit., p. 352-357. Pour mieux comprendre l’influence Quels sont les ressorts cachés de cette dyna- de Rosenzweig sur Levinas, à travers la déprise de la dialec- mique mortifère ? Dans leur majorité, les penseurs tique hégélienne qu’opère le philosophe allemand, voir Emma- du retour n’en cherchent pas la clef dans une ana- nuel Lévinas, « Entre deux mondes », ibidem, p. 272-302. 25. Emmanuel Levinas, « Une religion d’adultes », ibidem, 26. Emmanuel Levinas, « L’assimilation aujourd’hui », ibi- p. 38. dem, p. 383.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 47 lyse des discours révolutionnaires. Si l’on excepte longe le destin politique du logos. Or, selon Lévy, Milner qui, lui, se place à l’échelle européenne, ils la chance et la singularité des Juifs sont d’avoir ne traquent pas non plus de principes — de « pen- échappé à ce régime de parole. L’affrontement chants » — occultes dont ils déchiffreraient l’ac- d’Alexandre le Grand et de Shimon le Juste signale complissement en déroulant une trame factuelle. que la parole juive est restée nouée à la sagesse des Les événements qui rappellent les Juifs français maîtres. Quant à l’adage du Talmud, « le maître à leur singularité et leur donnent l’occasion de se est plus qu’un prophète », il signifie que le maître « ressaisir » sur un mode conflictuel voire tragique accède au contenu de la prophétie par le biais de ont autant pour cause la bêtise, l’intolérance, la la sagesse, non pas par la réception de l’En-haut barbarie qui menacent sans cesse de sourdre selon comme le prophète, mais par un « travail qui, du une dynamique pulsatile et non sérielle, que des bas, nous arrache à l’obscurité et retrouve l’éclat de incompatibilités structurelles issues des Lumières 28 et délétères, non pas parce qu’elles exprimeraient la parole de feu » . La soumission au joug de la loi, la mise en œuvre d’un dessein caché de destruc- l’observance stricte du rite ne dissocient pas le reli- tion, mais parce qu’elles emprisonneraient les Juifs gieux du politique qui se fonde dans la parole du dans un modèle aliénant, à leur insu. En France, le sage29. La laïcité rend le Juif étranger à lui-même régime politique mis en place par les Lumières ne parce qu’elle le conduit à son insu à parler un lan- serait pas criminel au sens d’assassin, mais pous- gage qui trahit le sien. Le rejet de l’hétéronomie serait au suicide par aliénation. La question est et le triomphe des droits sur la loi causent donc donc celle de l’assimilation. pour les Juifs une non-coïncidence de soi à soi Voyons plus précisément ce qu’il en est. Les mortelle à terme, parce qu’elle transforme la reli- Lumières promeuvent l’abolition des singularités gion en confession cantonnée à la sphère du privé dans le tout illimité de la société présentée comme et à laquelle on adhère parce qu’on y croit. Levinas l’universel ainsi que la non-hétéronomie de la décrit bien ce phénomène d’assimilation porteur pensée. La démocratie du suffrage universel réa- de dissolution : lise le premier point de ce programme ; la sépa- L’esprit occidental auquel le Juif s’est assimilé ration du politique et du religieux, le second. Les pour ne plus toucher que la surface du judaïsme droits de l’homme, eux, subsument les deux pans se définit, peut-être, par le refus de toute adhé- du diptyque. Ce faisant, l’émancipation signe la victoire des droits sur la loi et provoque une série rence sans acte d’adhésion. [...]. Tout attachement de conséquences menaçant l’identité juive. exceptionnel est travaillé pour lui par le soup- Ainsi, Benny Lévy dénonce dans la séparation çon d’être partagé par tous. Il faut dès lors ne du politique et du religieux un geste christologique. pas s’accepter spontanément et, par conséquent, Le « meurtre du pasteur »27 transforme la parole commencer par prendre distance à l’égard de soi, des Anciens fondée sur l’autorité de la sagesse se regarder du dehors, réfléchir sur soi ; se com- en parole politique qui cherche à séduire parce parer aux autres, réduire donc cette identité per- qu’elle n’aura de consistance qu’en emportant l’as- sonnelle qu’on est en autant d’indices, d’attributs, sentiment du plus grand nombre. La rationalité 28. Alain Finkielkraut et Benny Lévy, op. cit., p. 40. des Lumières implique donc la laïcisation et pro- 29. Levinas ne dit pas autre chose lorsqu’il assimile lien poli- 27. Benny Lévy, Le Meurtre du pasteur, op. cit. tique et lien éthique dans une religion de justice.

48 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures de contenus, de qualités, de valeurs ; s’analyser, Difficile Liberté se monnayer.30 Au final, pour les penseurs du retour, le mal Ailleurs, il rappelle l’absurdité d’un judaïsme du Juif émancipé vient de ce qu’il emboîte la ramené à un credo : « une vraie culture ne peut se totalité de son existence dans les catégories occi- résumer, car elle réside dans l’effort même qui la dentales de « nation », « État », « confession », cultive »31. Quoi de commun entre cette confes- « profession », « classe sociale », etc., autant de sion fossile et un judaïsme vécu comme une catégories mal taillées pour lui, qui le confon- injonction, un commandement, et qui se réalise dent. Et l’on pointe là des questions épineuses : dans le quotidien de l’étude et de l’observance de qu’est-ce qu’être juif ? les Juifs sont-ils un peuple, la loi ? une nation, une communauté, une religion, une Il faut donc admettre que derrière des appa- culture reliquat ? peut-on être juif et français ? rences de neutralité, la société française conserve peut-on être un Juif émancipé ? Car c’est lorsque dans ses formes sécularisées une atmosphère le Juif se dit et se vit citoyen, lorsqu’il vibre à chrétienne qui agit par imprégnation32. Selon l’unisson de la mystique nationale, lorsqu’il pense Levinas, un des effets les plus graves consiste avoir prise sur son temps, que les contradictions certainement en une « domestication » du Divin. s’exacerbent. La séparation du religieux et du politique se Un tel déchirement de l’âme juive est-il irré- traduit par un spirituel aseptisé, un comparti- médiable ? Les réponses divergent. Pour Benny mentage entre les activités quotidiennes et une Lévy qui incarne ici une des lignes les plus vie intérieure déliée de toute responsabilité. fermes de la pensée du retour, on ne peut être juif et français34. La seule réalité du Juif est la C’est, pour Levinas, oublier que c’est parmi les connaissance de la Torah, c’est donc en étranger hommes, face au visage d’autrui, que le Juif que ce dernier obéit aux lois de l’État français35. prend conscience de l’au-delà. Le Juif ne se situe jamais hors du monde33. 34. Benny Lévy reproche à Levinas d’avoir opéré la conver- Enfin, l’émancipation offre au Juif une liberté sion philosophique du judaïsme en ayant dilué la révélation dans « l’humanisme de l’autre homme ». Il interprète l’ouver- de choix radicale et séduisante, où le refus d’une ture vers l’au-delà que permet la confrontation avec le visage pensée sans adhésion se traduit nécessairement d’autrui comme une coïncidence intolérable entre mort et par un passage par l’athéisme (je feins que je ne infini. En faisant de la Shoah une religion qui oppose le Juif crois pas avant de décider si je crois) qui ne dis- angélique mort à l’imperfection du Juif vivant, Levinas ne pense aucun garde-fou contre le nihilisme. En présente pas l’au-delà comme une positivité, une présence pleine ; il prive le Juif de toute consolation. En somme, Levi- favorisant une sortie du religieux, le régime poli- nas continuerait à philosopher, il aurait simplement reversé tique instauré par les Lumières nourrit chez les l’étymologie de la philosophie qui ne serait non plus amour de citoyens matérialisme et individualisme. la sagesse mais sagesse de l’amour. Ces points font l’objet de Visage continu. La pensée du retour chez Emmanuel Levinas, 30. Emmanuel Levinas, « Pièces d’identité », Difficile Lagrasse, Verdier, 1998, et de l’ouvrage Être juif, op. cit. Liberté, op. cit., p. 87. 35. . Le fait, pour un Juif, d’être un citoyen français et de 31. Emmanuel Levinas, « Comment le judaïsme est-il pos- vivre en France n’affecte nullement son essence, qui se sible ? », ibidem, p. 376. résume à sa judéité. C’est en ce sens seulement qu’on ne peut 32. Ibidem, p. 367. être juif et français. Cela ne signifie pas qu’un Juif ne peut 33. Ibidem, p. 370. vivre en France. Au contraire, selon Lévy, le régime né de

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 49 Le Juif n’est pas une question appelant une solu- l’obéissance aux limites qu’il pose, les droits tion parce qu’il entrave l’extension de l’universel, servant la soif d’expansion des individus. Le plu- comme le lui suggère l’Europe des Lumières. Il ralisme ne correspondrait plus à la cohorte des est dans sa facticité, et ce depuis que 600 000 voies en quête de vérité, mais à « l’exhibition Hébreux ont découvert ensemble, sur le Sinaï, péremptoire des identités » où la « reconnais- l’unicité de chacun. Le Juif doit se consacrer sance se substitue à la connaissance »39. Quant à tout entier à accomplir les mitzvot s’il veut rester Levinas, il choisit la voie médiane, en partant de juif dans un mouvement de repli du monde seul l’idée que l’élection du peuple juif consiste dans capable de lui rendre son indépendance36. l’articulation unique qu’il réalise du singulier et Aux antipodes, Alain Finkielkraut juge la de l’universel : chose possible37. Car pour lui, si une dialectique La communauté juive est, par contre, une du limité et de l’illimité est bien à l’œuvre, il ne communauté qui a l’éternité dans sa nature même. s’agit pas d’un dispositif pervers intrinsèquement Elle ne tient son être ni d’une terre, ni d’une lan- lié aux Lumières, mais d’un dévoiement conjonc- gue, ni d’une législation soumise aux renouvelle- turel du droit transmué en « les droits », coupable ments et aux révolutions. Sa terre est « sainte » et terme d’une nostalgie, sa langue est sacrée et n’est d’une opposition fallacieuse entre bonne auto- pas parlée. Sa Loi est sainte et n’est pas une légis- nomie et mauvaise hétéronomie. La laïcité ne se lation temporaire, faite pour la maîtrise politique réduit pas à la séparation du religieux et du poli- du temps. Mais le juif naît juif et est confiant en tique. Elle est ce qui permet l’indépendance totale la vie éternelle dont il vit la certitude à travers les du spirituel : « La liberté de l’esprit n’est pas la liens charnels qui le rattachent à ses ancêtres et à liberté d’opinion, mais la possibilité pour l’esprit ses descendants.40 d’atteindre la vérité sans autorité extérieure »38. Pour Lévinas, une communauté, un peuple Cependant, le fractionnement de la nation en une sans État, diasporique, échappant à la contingence mosaïque de communautés exacerbant leurs par- de l’histoire parce qu’il vit sa loi invariable — ticularismes dresserait contre le droit exigeant où la séparation du politique et du religieux n’a l’émancipation offre un cadre favorable à l’étude de la Torah. pas grand sens — dans une vie rituelle cyclique Le tout est d’être conscient des pièges des Lumières et de ne qui recouvre une importance ontologique41. Un pas laisser dissoudre l’identité juive sous peine de devenir ce peuple du Livre et non de la terre où la liberté à que Lévy nomme un « Juif imaginaire », reprenant le titre du l’égard des formes sédentaires de l’existence relè- fameux livre d’Alain Finkielkraut, Le Juif imaginaire, Paris, Le Seuil, 1980. 39. Ibidem, p. 92-93. 36. Lévy se montre très véhément sur cet aspect. Voir Alain 40. Emmanuel Levinas, « Entre deux mondes », Difficile Finkielkraut et Benny Lévy, op.cit., p. 88. Liberté, op. cit., p. 291. 37. Alain Finkielkraut émet des réserves face à l’injonction 41. On voit quels problèmes soulève la création de l’État de Benny Lévy qui tendrait à réduire l’action des Juifs à rester d’Israël. Après des siècles d’innocence politique, les Juifs juifs coûte que coûte et à avoir ainsi une vocation tautolo- verraient-ils dans la forme de l’État-nation occidental celle gique. Contre Lévy qui prône la séparation, Finkielkraut suit de leur accomplissement ? Tragique ironie, diront les uns. Levinas sur l’idée d’un judaïsme participant au monde pour À moins d’y voir une possibilité de s’inscrire dans l’histoire favoriser son humanisation. Voir « La déplorable affaire du pour réaliser un monde juste ? Levinas consacre une réflexion foulard », dans Alain Finkielkraut et Benny Lévy, ibidem. à l’État d’Israël dans À l’heure des nations, Paris, Éditions 38. Alain Finkielkraut et Benny Lévy, ibidem, p. 65-66. de Minuit, 1988.

50 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures gue au loin les valeurs de l’enracinement. Voilà rations se confondent. En deux mots, une « dif- la façon humaine dont les Juifs sont au monde en ficile liberté » ! Car c’est là que tout commence. instaurant les formes de responsabilités les plus Pour nos auteurs, on ne saurait se pétrifier dans hautes42. Alors, pour Levinas, on peut être un Juif le mouvement même du retour qui tient plutôt émancipé si l’on sait maintenir l’équilibre fra- de la volte-face. La dénonciation des Lumières gile entre engagement et désengagement, si l’on occidentales n’est qu’un préliminaire, souvent assume qu’on est « une non-coïncidence avec exprimé sur un mode polémique, qui ne vaut que son temps, dans la coïncidence : au sens radi- par la prise de conscience qu’elle doit provoquer. cal du terme, un anachronisme, la simultanéité Ce sont davantage les sociologues, les historiens d’une jeunesse attentive au réel et impatiente ou les linguistes qui s’y étendent. Pour ceux qui de le changer et d’une vieillesse ayant tout vu, accomplissent le retour, il ne s’agit pas en soi de remontant à l’origine des choses »43, si l’on peut faire de la dénonciation des Lumières et des effets retrouver dans le souffle et le rythme des lettres pervers de l’émancipation la matrice d’une philo- carrées, la sagesse et le savoir où toutes les géné- sophie de la Révélation. Pour eux, seul importe finalement de penser autrement et de retrouver la 42. Emmanuel Levinas, « Une religion d’adultes », Difficile Torah pour qu’elle redevienne la sève de la vie. Liberté, op. cit. 43. Emmanuel Levinas, « Judaïsme et temps présent », ibi- dem, p. 318.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 51 Les intellectuels juifs français contemporains et l’ambivalence constitutive de l’être juif dans la modernité européenne : réflexions sur le cas Alain Finkielkraut

Jean-Claude Poizat Une nostalgie inépuisable pour la vie juive d’Europe centrale : voilà tout mon héritage » (A. Finkielkraut, Le Juif imaginaire, 1980)

Introduction Si la rencontre entre le mouvement révolution- naire de Mai 68 et l’existence juive a pu sembler un Alain Finkielkraut, intellectuel français bien temps aller de soi (au point que l’on a pu entendre connu du grand public, a suivi une trajectoire retentir sur le pavé parisien le fameux slogan : assez étonnante à première vue, qui l’a conduit « nous sommes tous des Juifs allemands »), l’après- d’une jeunesse révolutionnaire aux côtés des Mai a laissé un goût doux-amer dont témoignait maoïstes de Mai 1968 jusqu’à son élection contro- dès 1980 le premier ouvrage d’A. Finkielkraut, Le versée à l’Académie française en avril 2014, Juif imaginaire. Trente ans plus tard, la douceur en passant par une série de prises de position semble s’être effacée devant l’amertume et la jonc- publiques qui lui ont valu bien des polémiques et tion entre la judéité ou le judaïsme et la Révolution des accusations malveillantes. S’il a longtemps ne va plus de soi. Au contraire, les intellectuels été « catalogué » à gauche en raison de ses enga- juifs français, Finkielkraut en tête, se sont vus gements en faveur tout d’abord, quoique briève- régulièrement, au cours des années 1990 et sur- ment, du socialisme révolutionnaire, puis plus tout 2000, reprocher leur « trahison » vis-à-vis durablement en faveur des idéaux républicains tant des idéaux de la Révolution que de ceux de la français issus de 1789, il semble avoir progres- République. Mais, quand les sociétés occidentales sivement glissé vers la droite, notamment depuis contemporaines dans leur ensemble sont plongées son engagement en faveur des petites nations dans une grave crise et ne semblent plus guère balkaniques lors de la guerre en ex-Yougoslavie croire à leurs propres idéaux, pourquoi les Juifs, au début des années 1990, jusqu’à ses virulentes fussent-ils des intellectuels, devraient-ils être les diatribes contre le multiculturalisme des sociétés seuls à s’en porter garants ? Et au nom de quelle occidentales au cours des années 2000. Or un tel conception du judaïsme ou de la judéité ceux-ci le glissement est-il imputable à la simple « dérive » feraient-ils ? individuelle d’un homme, fût-il un intellectuel, ou bien est-il révélateur d’un mouvement tec- La « question juive » et la modernité tonique de la société française, mouvement à la européenne : bref rappel historique faveur duquel le paysage intellectuel français se Pour comprendre comment une « question serait réorganisé dans sa globalité ? Et quel rôle juive » (ou un « problème juif ») s’est durable- joue, plus exactement, la référence à la judéité ment imposée comme une question essentielle dans la trajectoire d’Alain Finkielkraut ? de la modernité occidentale, question qu’il

52 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures incombait spécifiquement aux « philosophes » XXe siècle, en particulier ces deux événements : ou aux « intellectuels », que ce fût à leur corps le judéocide nazi durant la Seconde Guerre mon- défendant ou non, d’assumer et de prendre en diale et la création de l’État d’Israël en 1948, ont charge, on pourrait remonter jusqu’au « Siècle changé la donne, aussi bien en France que dans le des Lumières » européen. Plus proche de nous reste du monde. À la suite de ces événements, la dans l’espace et le temps, l’Affaire Dreyfus « question juive » ne pouvait plus être une ques- constitue en France depuis plus d’un siècle l’em- tion dont le débat intellectuel public se fût saisi blème de la cause intellectuelle : elle témoigne « de l’extérieur », mais il apparaissait à la fois du fait que la question juive « n’est pas l’affaire nécessaire et légitime que les Juifs eux-mêmes d’un seul » (pour reprendre la célèbre formule puissent « prendre en main » leur propre situation de Clemenceau), ni celle d’un groupe particu- sociale, historique et politique dans la modernité. lier dans la République, mais qu’elle est une Aussi les intellectuels juifs occidentaux contem- question universelle touchant tous les citoyens porains se sont-ils emparés, à partir des années et tous les hommes. Tel est le sens de la procla- 1960-1970 en France, d’une question à laquelle mation publique de ceux que Barrès, en janvier ils étaient eux-mêmes directement intéressés. 1898, avait affublés du nom (censé être infamant) D’un côté, ils se sont interrogés sur les valeurs d’« intellectuels » : les universitaires, savants, du monde occidental moderne et ils les ont exa- écrivains ou artistes ayant cosigné et publié dans minées en adoptant, volontairement et consciem- L’A u r o r e (le quotidien de Clemenceau), la pétition ment, un point de vue juif. De l’autre côté, comme (ou « protestation des intellectuels ») en faveur de par symétrie, ils ont été amenés à réinterroger les la révision du procès du jeune capitaine juif. Pour valeurs du judaïsme traditionnel à la lumière du autant, en-dehors de quelques cas restés tout à monde moderne et contemporain. La philosophe fait exceptionnels – dont celui de Bernard Lazare Hannah Arendt a admirablement résumé ce nou- apparaît aujourd’hui le moins méconnu — peu vel état d’esprit, largement répandu chez les intel- d’intellectuels juifs français se sont intéressés lectuels juifs occidentaux de l’immédiat après- alors à cette affaire en tant que Juifs ou au nom guerre : « Une chose me paraît claire : si les Juifs de leur « judéité ». doivent pouvoir rester en Europe, ce ne sera pas Mais le temps où la question juive pou- en tant qu’Allemands ou Français, etc. comme vait être circonscrite à une affaire strictement si rien ne s’était passé. Il me semble qu’aucun publique, dans laquelle la judéité en tant que telle de nous ne pourra revenir (et écrire est pourtant n’eut aucune part, semble aujourd’hui révolu. Ce une manière de revenir) uniquement parce qu’on temps n’est plus où un grand intellectuel français semble de nouveau prêt à reconnaître des Juifs en (non juif) tel Jean-Paul Sartre pouvait écrire : tant qu’Allemands ou autres ; ce sera uniquement « Pas un Français ne sera libre tant que les Juifs si nous sommes bienvenus en tant que Juifs. Cela ne jouiront pas de la plénitude de leurs droits. Pas signifierait que j’écrirais volontiers si en tant que un Français ne sera en sécurité tant qu’un Juif, en Juive je peux écrire sur un aspect quelconque de France et dans le monde entier, pourra craindre la question juive »2. pour sa vie »1. En effet, les bouleversements du 2. Lettre de Hannah Arendt à Karl Jaspers du 29 janvier 1. Réflexions sur la question juive, 1946 ; réédition Folio Gal- 1946, in Correspondance, 1926-1969, tr. fr. E. Kaufholz- limard, 1954, p. 185. Messmer, Payot, 1995, p. 71 (souligné par nous).

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 53 Les intellectuels juifs français contemporains de se demander : quels principes et quels intérêts face à la résurgence de la « question juive » dans défendent-ils au premier chef ? On perçoit claire- la France des années 2000 ment que leur positionnement politique répond à Dans ce contexte, nous ne devrions pas trop des logiques communautaires, en tant que juifs, nous étonner du fait que des intellectuels juifs ou nationalistes, en tant que défenseurs d’Israël. français contemporains se sont trouvés proje- Disparus les principes universels, le repli iden- tés, depuis le début des années 2000, au centre titaire est patent et biaise le débat, puisque tous du débat public en France. Ce n’est là que l’ef- ceux qui osent dénoncer cette attitude sont trai- fet d’une évolution historique ayant été entamée tés d’antisémites. C’est pourtant sur ce terrain durant les années 1960-1970 puis qui, s’étant que doit s’engager le dialogue si l’on veut éviter approfondie au cours des années 1980-1990, le choc des communautarismes pervers »5. Il est connaît aujourd’hui une sorte d’« épilogue ». parfaitement clair que le « communautarisme », Néanmoins, on ne peut que se scandaliser du fait ou plus exactement l’antisémitisme, s’exprimait que ces intellectuels ont souvent été l’objet, en alors par la voix de celui qui proférait de telles ce début du XXIe siècle, d’interpellations, voire accusations, comme l’a également relevé le d’accusations publiques faisant état de leur sup- sociologue Wieviorka : « Le texte de Ramadan posé « communautarisme » — ce qui revenait à est effectivement antisémite puisqu’il essentia- les mettre au ban de la communauté nationale. Ce lise ses cibles, plutôt que de se limiter à un débat fut le cas, par exemple, en octobre 2003, lors de d’idées »6. L’équivalence établie entre « juifs », ce que le sociologue Michel Wieviorka a appelé « nationalistes » et « défenseurs d’Israël » reve- le « moment Tariq Ramadan »3. Le prédicateur nait à ancrer des prises de position idéologiques et et intellectuel musulman avait publié un texte politiques dans une identité ou une essence juive. intitulé « Oser la critique des (nouveaux) intellec- Au-delà de l’« affaire Ramadan » qui a eu un tuels communautaires »4, dans lequel il dénonçait certain retentissement médiatico-politique, on nommément un certain nombre d’intellectuels pourrait aussi évoquer des mises en cause plus juifs français contemporains, à savoir : Alexandre « savantes » — lesquelles dissimulent assez mal, Adler, André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy en réalité, des enjeux idéologiques et des intérêts ou encore Alain Finkielkraut, en raison de leur partisans. C’est le cas par exemple des accusations « communautarisme » supposé. « Que ce soit sur contre certains intellectuels juifs français lancées le plan intérieur (lutte contre l’antisémitisme) ou par l’historien des idées Daniel Lindenberg, dans sur la scène internationale (défense du sionisme), son pamphlet Le rappel à l’ordre, enquête sur écrivait-il, on assiste à l’émergence d’une nou- les nouveaux réactionnaires publié en octobre velle attitude chez certains intellectuels omni- 20027. Ce dernier s’en est pris ainsi nommément présents sur la scène médiatique. Il est légitime 5. « Oser la critique des (nouveaux) intellectuels communau- 3. Michel Wieviorka (dir.), La tentation antisémite, haine des taires », source internet : site du quotidien suisse Le Courrier, Juifs dans la France d’aujourd’hui, Robert Laffon, 2005, p. 50. article publié le 8 octobre 2003. 4. Article diffusé initialement sur le site internet Oumma. 6. Michel Wieviorka (dir.), La tentation antisémite, haine des com, en octobre 2003, puis diffusé sur le site du Forum Social Juifs dans la France d’aujourd’hui, op. cit., p. 51. Européen à la veille de sa réunion de novembre (et ayant de 7. Aux éditions du Seuil, collection « La République des ce fait déclenché une intense polémique publique en France). idées ».

54 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures à des intellectuels comme Shmuel Trigano ou fidèle au principe de la filiation et de la transmis- Bernard-Henri Lévy, là encore au nom de la cri- sion, et une humanité oublieuse de ce principe, tique du supposé « communautarisme » qu’il leur poursuivant un idéal d’auto-engendrement qui attribuait : « Le porte-parole le plus influent du est tout autant un idéal d’autodestruction. Juif et communautarisme juif d’aujourd’hui, le politolo- démocratique sont en opposition radicale. Cette gue Shmuel Trigano, professe en effet depuis plus thèse marque le bouleversement de ce qui struc- de vingt ans l’idée que l’émancipation des Juifs turait encore, au temps de la guerre des Six Jours a été un leurre, qui les a désarmés en tant que ou de la guerre du Sinaï, la perception dominante groupe. Dès son livre La Nouvelle question juive, de la démocratie »11. Trigano met en accusation le judaïsme européen De leur côté, les intellectuels juifs français (ashkénaze) qui a cédé aux sirènes d’une moder- ainsi mis en cause ne sont pas en reste. Aussi nité fallacieuse (individualisme, laïcité) et fina- Alain Finkielkraut a-t-il dénoncé, dans un viru- lement créé les conditions de possibilité de son lent pamphlet publié en 2003, « l’antisémitisme propre anéantissement. Cette construction intel- qui vient », c’est-à-dire selon sa propre défini- lectuelle iconoclaste, sans qu’on puisse constater tion : l’apparition d’une nouvelle et paradoxale la moindre connivence entre les deux auteurs, « incitation à la haine antiraciste » qui serait diri- renforce les effets d’un livre comme L’Idéologie gée principalement contre les Juifs12. Dénonçant française de Bernard-Henri Lévy »8. Citons dans le même sens l’émergence d’un nouveau encore la publication concomitante de deux danger antisémite dans la France et l’Europe des ouvrages par Alain Badiou et Jacques Rancière, années 2000, quoique sur des registres et avec respectivement Circonstances 3, portées du mot des argumentaires bien différents, on pourrait « juif »9 et La haine de la démocratie10, lesquels encore citer les ouvrages de Jean-Claude Milner, sont consacrés, pour l’essentiel, à la critique de Les penchants criminels de l’Europe démocra- certains intellectuels juifs français contempo- tique13, de Shmuel Trigano, L’Avenir des Juifs rains accusés de vouloir opposer la défense de de France14, ou bien encore de Danny Trom, La l’identité juive au progrès de la démocratie. Ainsi Promesse et l’obstacle, la gauche radicale et le Rancière dénonce-t-il une certaine critique de la problème juif15. Le premier de ces auteurs, Jean- démocratie qui marque selon lui un « déplace- Claude Milner, apparaît de loin le plus virulent ment » ou un « bouleversement » de la pensée dans sa critique de la modernité européenne, et française contemporaine, déplacement dont le plus précisément de son évolution dans la période « nom juif » serait précisément l’axe central : « Ce contemporaine la plus récente, lorsqu’il écrit déplacement se résume dans le livre de Milner, notamment : « Tout ce qu’il y a à comprendre, par la conjonction de deux thèses : la première c’est que les juifs n’intéressent plus personne en met en opposition radicale le nom de juif et celui Europe. Même pas ceux qui se livrent, chaque de démocratie ; la seconde fait de cette opposition 11. La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, p. 17. un partage entre deux humanités : une humanité 12. Au nom de l’Autre, réflexions sur l’antisémitisme qui 8. Le rappel à l’ordre, enquête sur les nouveaux réaction- vient, « NRF »-Gallimard, 2003 (la citation réfère à la p. 34). naires, Seuil, « La République des idées », p. 63. 13. Verdier, 2003. 9. Editions Lignes, 2005. 14. Grasset, 2006. 10. Editions La Fabrique, 2005. 15. Editions du Cerf, 2007.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 55 jour plus ouvertement aux pratiques et décla- phante, vouée au progrès inéluctable de la Raison rations antijuives. L’antijudaïsme est devenu la et à l’émancipation universelle de l’Humanité. Un forme moderne de l’indifférence ; la persécution, débat posé en ces termes se révèle parfaitement la forme naturelle du désœuvrement ; le déni de aporétique et insoluble — et ce d’autant plus que l’antijudaïsme et de la persécution, la forme natu- le débat français des années 2000 est grevé par relle de l’opinion raisonnable »16. une pratique systématique du « soupçon », chaque « camp » intellectuel accusant l’autre d’arrière-pen- Pour sortir d’un débat aporétique : la judéité et sées secrètes et inavouables, au point qu’il risque le concept d’« identité narrative » d’atteindre le point de rupture où c’est la possibi- Est-ce à dire, en somme qu’il y aurait une per- lité même du débat intellectuel public qui paraît manence de l’antisémitisme dans la société fran- menacée. Le sociologue Abram de Swaan s’est çaise et, au-delà, dans l’ensemble des sociétés interrogé à ce sujet en des termes tout à fait expli- occidentales modernes, derrière les apparences de cites, même s’il est efforcé d’être rassurant dans sa la modernisation ou du progrès ? Ou bien, à l’in- réponse : « Mais reste-t-il un espace commun où verse, que la question de l’antisémitisme serait une la rencontre et la recherche d’une compréhension pure invention de la part d’intellectuels commu- mutuelle sont encore possibles ? »18. Autrement nautaires pratiquant un « intolérable chantage » 17? dit, il semble impossible d’établir une vérité unila- Le fait de prendre en considération le débat intel- térale concernant ce débat, que ce soit pour mettre lectuel français des années 2000 à propos du en avant des raisons théologiques purement trans- « nouvel antisémitisme » nous place devant un cendantes, ou bien pour mettre en avant des rai- double écueil. D’un côté, il faut se garder de som- brer dans une sorte de sidération face au phéno- sons sociales et politiques strictement immanentes mène antisémite, lequel apparaît en effet comme puisque, précisément, l’existence juive déborde le énigmatique ou mystérieux à bien des égards, car cadre de l’alternative, imposée par la pensée occi- la pensée politique risquerait dans ce cas de bascu- dentale moderne, entre transcendance métaphy- ler du côté de la spéculation métaphysique, voire sico-religieuse et immanence sociopolitique. La théologique. Or, à l’inverse, notre étude ne doit pas seule question qu’il conviendrait de poser dans ce davantage nous conduire à relativiser, voire à nier cadre serait donc la suivante : qu’en est-il de l’iden- l’importance de ce phénomène qu’est l’antisémi- tité juive lorsqu’elle paraît dans l’espace public, tisme. Nous ne devons pas nous laisser enfermer notamment au travers de ses représentants les plus dans un débat « bipolarisé », par définition vain conscients et les plus « avancés », c’est-à-dire les et stérile, opposant ceux pour qui toute tentative intellectuels ? Et réciproquement : qu’en est-il de d’« expliquer » ou de « comprendre » l’antisémi- l’espace public, et plus précisément du débat intel- tisme participerait du « Mal absolu », et ceux pour lectuel public qui en constitue le « cœur », lorsque qui l’antisémitisme ne serait qu’une « péripétie » celui-ci laisse paraître les identités, et singulière- secondaire sur le chemin d’une histoire triom- ment l’identité juive ?

16. Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Ver- 18. « Les enthousiasmes anti-israéliens : la tragédie d’un dier, 2003, p. 130. processus aveugle », in Raisons politiques, n°16, « Dossiers 17. Antisémitisme, l’intolérable chantage, Israël-Palestine, d’actualité – Un nouvel antisémitisme ? », numéro coordonné une affaire française ?, éditions La Découverte, 2003. par Astrid von Busekist, p. 105.

56 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Arrêtons-nous un instant sur ce point : l’iden- pertinence que c’est en racontant des récits tenus tité juive s’avère être une identité très paradoxale par le témoignage des événements fondateurs de au regard des catégories de la pensée occidentale. sa propre histoire que l’Israël biblique est devenu Ni tout à fait subjective ni tout à fait objective, la communauté historique qui porte ce nom. Le ni vraiment choisie ni seulement subie, ni par- rapport est circulaire : la communauté historique faitement autonome ni absolument hétéronome, qui s’appelle le peuple juif a tiré son identité de la « anti-naturelle » sans être purement culturelle, à réception même des textes qu’elle a produits »19. la fois reçue et construite, innée et acquise, etc., Autrement dit, le concept d’« identité narrative » cette identité concentre en elle toutes les contra- propose une solution originale et intéressante à dictions qui « travaillent » la philosophie occiden- l’antinomie du « naturel » et du « culturel », du tale depuis l’antiquité grecque jusqu’à l’anthropo- « donné » et du « construit », du « caractère » et du logie et l’ethnologie moderne et contemporaine, « récit », bref du « réel » et du « symbolique » qui en passant par la tradition philosophique — de travaille la pensée occidentale : Ricœur montre Socrate à Claude Lévi-Strauss en passant par que ces deux dimensions font partie intégrante de Rousseau. Si elle est liée en effet à un ensemble la constitution du « soi-même », que ce soit au de représentations symboliques (l’Alliance au niveau de l’individu (le « moi ») ou du collectif Sinaï, la Loi et les prophètes) qui en perpétuent le (le « peuple »). Pour autant, ces considérations sens dans l’histoire, l’existence juive est inscrite n’atténuent en rien, bien au contraire, le fait que, également dans une filiation charnelle, quasi bio- dans le monde contemporain, marqué à la fois logique, qui en constitue le substrat irréductible. par la perte de l’identité et par la difficulté, sinon Le philosophe Paul Ricoeur a précisément décrit l’impossibilité du « retour », l’existence juive se cette ambivalence, qui ne peut se résoudre selon présente, aujourd’hui plus que jamais, comme lui que dans la forme de la « circularité », il a vu un « problème » dont peuvent et doivent se sai- dans l’existence juive une illustration exemplaire sir les intellectuels juifs, ainsi que l’a rappelé le de son concept d’« identité narrative » — lequel philosophe Emmanuel Lévinas : « S’interroger fonde l’« ipséité », l’identité du « soi », distincte de l’« identité » au sens métaphysique ou « substan- sur l’identité juive, c’est déjà l’avoir perdue. Mais tiel » de ce qui reste toujours le « même » : « [Notre c’est encore s’y tenir, sans quoi on éviterait l’in- exemple] est emprunté à l’histoire d’une commu- terrogatoire. Entre ce déjà et cet encore, se des- nauté particulière, l’Israël biblique. L’exemple sine la limite, tendue comme une corde raide sur est particulièrement topique, pour la raison que laquelle s’aventure et se risque le judaïsme des 20 nul peuple n’a été aussi exclusivement passionné juifs occidentaux » . par les récits qu’il a racontés sur lui-même. D’un côté la délimitation des récits reçus ultérieure- Le cas Alain Finkielkraut : une illustration de ment comme canoniques exprime, voire reflète, l’ambivalence constitutive de l’être juif dans la le caractère d’un peuple qui s’est donné, entre modernité européenne ? autres écritures, les récits des patriarches, ceux 19. Temps et récit, tome 3 « Le temps raconté », Seuil, de l’Exode, de l’installation en Canaan, puis ceux « Points-essais », 1985, Conclusions, p. 445. de la monarchie davidique, puis ceux de l’exil et 20. « Pièces d’identité » in Difficile liberté, Albin Michel, du retour. Mais on peut dire, avec tout autant de 1963 ; rééd. Le Livre de poche, 1976, p. 85.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 57 Comme en témoigne son essai de 1980, Le Juif toute une génération d’intellectuels juifs fran- imaginaire21, Alain Finkielkraut a commencé sa çais contemporains. L’essai de 1980 consacré à la carrière intellectuelle et politique au moment de génération des « Juifs de Mai », si l’on peut dire, Mai 1968. Il a tiré de ces événements le portrait formule une critique dont la signification est assez ironique d’une génération, celle des intellectuels ambivalente. Dans ce livre, Finkielkraut montre juifs français engagés dans divers mouvements en effet que le mouvement de Mai a traduit une politiques de gauche, à laquelle il déclare avoir lui- forme d’illusion ou d’automystification de la part même appartenu : « Ils étaient juifs pour l’image, de toute une jeunesse intellectuelle, en particulier comme je l’étais moi-même, et comme l’ensemble juive, qui s’est engagée au nom de la lutte contre de notre génération était, au même moment, anar- le fascisme et contre l’antisémitisme, alors qu’elle chiste, trotskyste ou maoïsante »22. Mais, pour sa vivait dans une société de paix, de tolérance et part, Finkielkraut a affirmé n’avoir adhéré que d’opulence. D’un côté, ce livre témoigne du fait pour un temps très court au courant maoïste : « j’ai que le combat pour la défense des Juifs a été érigé été maoïste entre mai 68 et la fin du mois de juin en un combat universel pour la défense des droits 68 »23. Quoi qu’il en soit, sa carrière d’intellec- humains : « il n’était plus réservé aux Juifs de se tuel public à proprement parler n’a véritablement prendre pour des Juifs, un événement survenait commencé que dans l’après-Mai, lors de la publi- qui suspendait toute exclusive, qui permettait cation des premiers ouvrages grâce auxquels il a à chaque enfant de l’après-guerre d’occuper la pu accéder à la notoriété : Le nouveau désordre place de l’exclu, d’arborer l’étoile jaune : le rôle amoureux24 (coécrit avec Pascal Bruckner), en du Juste devenait accessible à quiconque désirait 1977, et Le Juif imaginaire, en 1980. Ces deux pre- l’endosser ; la masse se sentait en droit de procla- miers livres ont un point commun : ils sont consa- mer sa qualité d’exception »26. D’un autre côté, crés tous deux à la critique du mouvement de Mai. l’ouvrage formule le regret que le « judaïsme » Le premier ouvrage dénonce en effet les illusions ou la « judéité » n’ait pas eu alors de contenu engendrées par la « révolution sexuelle » issue de véritable, même pour les porteurs du nom juif Mai, et vise à réhabiliter le sentiment amoureux. dont l’auteur fait partie : « L’extermination a été Quant au second, il livre le portrait doux-amer un succès qui ne se mesure pas seulement en d’une génération qui s’est bercée de l’illusion de nombre de morts, mais à la pauvreté actuelle de vivre un moment d’histoire alors qu’elle ne faisait notre judaïsme. (...) malgré le chiffre monstrueux que s’adonner à une « féerie verbale »25. de leurs victimes, les Allemands ont échoué numériquement : la déroute ne leur a pas laissé le Intéressons-nous plus particulièrement, tout temps de mener à bien la solution finale, mais leur d’abord, à ce dernier ouvrage qui a joué un rôle réussite a été qualitative : ils ont effacé du monde important dans la prise de conscience de soi de une culture singulière, celle de la Yiddishkeit. Et c’est pourquoi, moi, Juif ashkénaze, je suis un 21. Publié aux éditions du Seuil. Juif sans substance, un Luftmensch, mais pas 22. Le Juif imaginaire, Seuil, « Points-essais », 1980, p. 27. au sens traditionnel de vagabond ou de men- 23. Déclaration lors de l’émission télévisée « Bouillon de diant... Le Luftmensch d’aujourd’hui, c’est le Juif culture », 27 septembre 1996. en état d’apesanteur, délesté de ce qui aurait pu 24. Fiction et Cie. 25. Le Juif imaginaire, op. cit., p. 36. 26. Le Juif imaginaire, op. cit., p. 25.

58 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures être son univers symbolique, son lieu particulier, Certes, Finkielkraut ne remettait pas en ou l’un au moins de ses domiciles : la vie juive. cause, dans son essai de 1980, ce qui constituait, En consolation, j’ai toujours cet os à ronger : ma selon lui, un apport indiscutable de Mai 68 : à profondeur. Je me venge en complexité psycholo- savoir la dénonciation de l’universalisme abstrait gique de la minceur diaphane de mon judaïsme propre à la modernité occidentale, et l’affirmation réel »27. Ainsi, Finkielkraut remet en cause, dans corrélative d’un « droit à la différence » : « Ils ne son essai de 1980, la valeur et le sens de cette sont plus crédibles les bons apôtres qui, dans son synthèse fragile entre l’universalisme des reven- intérêt bien sûr, par dévouement, par philanthro- dications politiques et le particularisme juif qui pie, convient à un peu plus de retenue la mino- 30 avait été l’apanage de la « génération 68 », celle- rité juive » . Toutefois, s’il acceptait cet héritage là même qui clamait : « Nous sommes tous des de Mai, Finkielkraut ne s’adonnait cependant Juifs allemands »28. Autrement dit, Finkielkraut pas aux joies de l’« identité » et de la « diffé- rence », mais il semblait exprimer au contraire doute, dans cet ouvrage, de la possibilité de la une certaine nostalgie envers le modèle révolu « prise de parole » (au sens de Hirschman), de la d’une société française unifiée par des valeurs part d’une génération de jeunes intellectuels juifs sociales et culturelles communes : « Individu qui se posèrent, indûment selon lui, en « parias juif, j’affronte un paysage social désagrégé que conscients » (au sens d’Arendt). Or, du même n’unifie plus l’idée nationale »31. D’un autre côté, coup, Finkielkraut réinscrit alors la « question Finkielkraut semblait également regretter que sa juive » dans le débat intellectuel public : « À « judéité » ne pût avoir de contenu substantiel défaut d’être le membre d’une communauté à l’heure, précisément, où l’idée d’assimilation vivante, je peux, à tout moment, me consacrer semblait caduque : « Après avoir longtemps vécu aux plaisirs de l’interrogation solitaire : à celui à la porte de leur être, les Juifs français connais- qui est privé de l’ethnie juive, la question juive sent maintenant les joies de la différence retrou- 29 fournit ses interminables sujets de méditation » . vée. Différence improbable, ostentation du néant, Ainsi, on peut considérer que, dans son ouvrage car qu’est-ce que j’affirme quand je dis : “je suis de 1980, Finkielkraut ravivait l’inquiétude (au juif” ? Je me désaliène, si l’on veut, de ces figures sens premier du terme : c’est-à-dire l’« intran- imposées : le Citoyen, l’Homme, le Français de quillité ») qui fut la caractéristique principale France – j’échappe aux puissances étrangères qui de la condition des Juifs dans la modernité occi- voulaient m’asservir, mais je ne trouve, dans cette dentale, telle que l’a analysée Hannah Arendt : à liberté, aucun réconfort durable, car mon intério- savoir l’oscillation perpétuelle entre la condition rité est vide »32. Il y avait là, en somme, quelques de « paria » et celle de « parvenu ». Les intellec- contradictions ou ambivalences que l’on pourrait tuels juifs français de la génération 68 n’étaient- formuler en termes hirschmaniens. Dans Le Juif ils pas au fond, selon Finkielkraut, des « parve- imaginaire, Alain Finkielkraut remettait en cause nus » qui se faisaient passer pour des « parias » ? le mouvement de Mai 68 en tant que moment de

27. Ibidem, p. 50. 30. Ibidem, p. 77. 28. Ibidem, p. 25-sq 31. Ibidem, p. 112. 29. Ibidem, p. 50-51 (souligné par nous). 32. Ibidem, p. 104.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 59 « prise de parole » (« voice »), et il exprimait une leurs appartenances. L’ouvrage de 1987, La défaite forme de nostalgie à l’égard d’une « loyauté » de la pensée33, qui a permis à Finkielkraut d’accé- (« loyalty »), désormais révolue, de la part des der à une large notoriété en France, contient par Juifs envers la société française. Mais cela ne exemple une charge sévère contre le « multicul- l’empêchait pas également, par ailleurs, d’expri- turalisme » de ses contemporains : « L’alternative mer sa désillusion tant à l’égard de la « prise de est simple : ou les hommes ont des droits, ou ils parole » que de la « loyauté », ce qui traduisait de ont une livrée ; ou bien ils peuvent légitimement sa part une certaine attirance pour l’attitude de se libérer d’une oppression même et surtout si « défection » (« exit »). Ou pour le dire en termes leurs ancêtres en subissaient déjà le joug, ou bien arendtiens : Finkielkraut témoignait, dans l’ou- c’est leur culture qui a le dernier mot (...) De nos vrage de 1980, d’une hésitation ou d’une incerti- jours, cette opposition s’est brouillée : les parti- tude entre ces deux pôles de la vie juive moderne sans de la société multiculturelle réclament pour que sont la condition de « parvenu » (celle du Juif tous les hommes le droit à la livrée »34. faussement intégré à la société non juive où il vit : la Shoah commise avec la complicité active de Sur cette question, le début des années l’État français de Vichy ayant amplement démon- 1990, et plus particulièrement l’année 1992 où tré, en effet, que les Israélites français n’avaient Finkielkraut publie un essai sur Charles Péguy35 été que des « parvenus » faussement assimilés ainsi qu’un essai sur la guerre en cours en à la société française non juive), et la condition Yougoslavie36, ont marqué un net infléchissement de « paria » (le Juif exclu hors de la société non de sa part. Dans le premier ouvrage, en effet, juive et vivant replié sur sa communauté d’ori- Finkielkraut s’efforçait de réhabiliter la pensée gine). S’il n’était ni tout à fait l’un ni tout à fait de Péguy – comme cette idée selon laquelle « le l’autre, mais sans doute un peu des deux à la fois, spirituel est constamment couché dans le lit de Finkielkraut considérait en tout cas que le statut camp du temporel »37, ou bien celle selon laquelle de « paria conscient », revendiqué par un certain les droits de l’homme ne relèvent pas purement nombre d’intellectuels juifs français de la généra- de l’idéal, mais « ont [aussi] un corps »38. Dans tion 68 dont il faisait lui-même partie, n’avait été le second ouvrage, Finkielkraut prenait le contre- qu’un leurre. En tout état de cause, nous considé- pied de l’opinion majoritaire en France concer- rons, quant à nous, que l’ensemble des prises de nant la guerre alors en cours en Yougoslavie : il position ultérieures d’Alain Finkielkraut peuvent défendait le droit des Croates et des autres nations s’éclairer à la lumière de ce constat inaugural, subtil et ambivalent concernant la condition des 33. Gallimard. Juifs dans la société française de l’après-Mai. 34. La défaite de la pensée, Gallimard, Folio-Essais, 1987, p. 142. Ainsi, les prises de position publiques, 35. Le Mécontemporain. Charles Péguy, lecteur du monde de même que les ouvrages publiés par Alain moderne, Gallimard, coll. « Blanche », 1992. Finkielkraut au cours des années 1980 ont d’abord 36. Comment peut-on être Croate ?, Gallimard, NRF, 1992. exprimé un certain attachement au modèle fran- 37. Péguy, L’argent suite, in Œuvres en prose, 1909-1914, çais de société en tant que société d’individus et de Gallimard, Pléiade, p. 907 ; cité par A. Finkielkraut, Le citoyens abstraits, détachés des « identités » et des mécontemporain, op. cit., p. 110 « différences » qui caractérisent leurs origines ou 38. Le mécontemporain, p. 109.

60 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures ethniques de l’ex-Yougoslavie à former des tités » en tant que substrat incontournable des États-nations indépendants, contre l’idée d’une sociétés modernes. Yougoslavie fédérale sous domination serbe. « Là Enfin, les années 2000 ont vu Finkielkraut encore, déclarait Finkielkraut lors de notre entre- inverser complètement, en quelque sorte, le sens tien, confronté à l’événement, je me suis rendu de ses attaques puisque celles-ci se sont alors compte des dégâts des antinomies, des dégâts du tournées non plus vers le « racisme différentia- simplisme et des oppositions binaires. Il y avait liste » (par exemple celui de la Nouvelle Droite quelque chose de paradoxal et d’horrible dans des années 1980), comme il le faisait à l’époque ce blanc-seing donné à l’agression serbe au nom de La défaite de la pensée, mais vers un certain des valeurs républicaines. Car c’est de cela qu’il militantisme « antiraciste », qualifié par lui de s’agissait. On a projeté sur la fédération yougos- « nouvel antisémitisme ». Voici ce qu’il déclarait lave les catégories qui ont modelé l’histoire fran- à ce sujet lors de notre entretien : « Il m’impor- çaise, et on a dit : les Croates ce sont les Corses, tait au début des années 2000 de bien faire appa- raître la différence entre l’antisémitisme qui se les Slovènes ce sont les Bretons, c’est-à-dire des déployait alors et l’antisémitisme qui a sévi au gens qui n’ont qu’une seule idée, démembrer une XXe siècle. C’était un contresens à mes yeux de vieille nation pour substituer un nationalisme rabattre l’un sur l’autre. Bernanos disait : Hitler a ethnique à la belle assemblée des citoyens que la déshonoré l’antisémitisme. Malheureusement ce République avait su mettre sur pieds. L’événement n’est pas vrai ! Ce qui est vrai c’est que Hitler a m’a obligé moi-même à réfléchir plus profondé- déshonoré l’antisémitisme raciste et même l’an- ment, et j’ai pris conscience du fait qu’un citoyen tisémitisme nationaliste. Ceux-ci n’ont plus droit désaffilié ça n’avait strictement aucun sens. J’ai de cité. En revanche, un autre antisémitisme sévit pris conscience du fait que la citoyenneté était aujourd’hui, qui n’est pas aussi nouveau que je l’ai aussi une filiation. J’ai pris conscience du fait que cru d’abord, mais qui est très différent de l’antisé- la grandeur des patries ce n’est pas de s’effacer mitisme raciste ou nationaliste, puisque c’est pré- comme patries, mais d’être des patries adoptives. cisément un antisémitisme antiraciste. Et il n’est Et je ne vois pas, en effet, comment on peut sépa- pas si nouveau parce qu’il reprend, en la radica- rer pour les opposer le particulier et l’universel. lisant, l’argumentation des premiers chrétiens : Un universel sans particulier, c’est une démocra- les Juifs n’étaient pas accusés alors de former tie sans corps, et une démocratie sans corps c’est une race, mais d’être un peuple raciste, c’est-à- un catalogue de bonnes intentions : ça ne fait pas dire d’être un peuple entêté, refusant d’entendre une république. Pour qu’il y ait république, pour la “bonne nouvelle” de l’universalité chrétienne. qu’il y ait chose publique, il faut un territoire, il (...) Qui plus est, si on est armé moralement, faut des limites, et c’est cela que j’ai essayé de juridiquement et politiquement contre l’incita- dire contre précisément le républicanisme rigide tion la haine raciale, on est totalement désarmé des Français »39. En d’autres termes, Finkielkraut en revanche face à l’incitation à la haine antira- semblait alors prendre acte de l’existence des ciste »40. « cultures », des « différences » et des « iden-

39. Entretien avec A. Finkielkraut réalisé le 27 novembre 40. Entretien avec A. Finkielkraut réalisé le 27 novembre 2007 (non publié). 2007 (non publié).

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 61 Au fond, il y a bien des différences notables, bien ce qu’indique cette analyse — qui prend l’al- sinon des contradictions, entre ces diffé- lure d’une virulente charge polémique — faite rents moments de la carrière intellectuelle de par le sociologue Michel Wieviorka : « Alain Finkielkraut. Or ce ne sont là, selon nous, que Finkielkraut fait partie de cet ensemble d’intel- des manifestations de l’ambivalence qui caracté- lectuels qui, depuis 25 ans, ont mis en avant une rise la condition des Juifs dans la modernité telle vision outrée et “républicaniste” de l’idée républi- qu’elle a été analysée notamment par Arendt. caine. Du coup, ses propos sont devenus de plus Depuis le début des années 2000, Finkielkraut en plus incantatoires et éloignés des réalités. Ils s’est retrouvé au centre de nombreuses accusa- ont été démentis par le fonctionnement même des tions et polémiques publiques : que ce soit lors institutions françaises. À force de tenir en per- de l’« affaire Lindenberg » de 2002, c’est-à-dire manence un discours vantant les promesses de la la polémique sur les « nouveaux réactionnaires » République, alors que ces mêmes promesses ne où Finkielkraut fut visé en première ligne, ou bien sont pas tenues pour tout le monde, Finkielkraut lors de l’« affaire Ramadan » de 2003, suite à l’ar- s’est enfermé dans une logique incantatoire, qui ticle déjà cité dans lequel le prédicateur musulman ne peut déboucher que sur des propos extrêmes s’en est pris aux « intellectuels communautaires » et sur l’appel à la répression policière »41. Or, dont Finkielkraut, ou bien encore lors des émeutes comme nous l’avons montré, conformément à une dans les banlieues françaises en novembre 2005, dialectique bien mise en évidence par Arendt, qui ont donné lieu à la publication d’une inter- ce type d’accusation visant un présumé « par- view très controversée de Finkielkraut dans le venu » a pour effet de le transformer aussitôt en journal israélien Haaretz, etc. Tous ces épisodes, « paria ». Le débat sur le « nouvel antisémitisme » ainsi que de nombreux autres, témoignent du fait du début des années 2000 a montré en effet le que Finkielkraut est passé du statut d’intellec- grand isolement des intellectuels juifs français tuel écouté et respecté, qui était le sien durant les en général, et de Finkielkraut en particulier au années 1980, à celui d’intellectuel placé au ban sein de la société française. Toutefois, bien qu’il de l’opinion qui est désormais son lot depuis le ait acquis en quelque sorte un statut de « paria début des années 2000. Or l’ensemble des accu- social » dans la société française contemporaine, sations visant cet intellectuel reposent sur l’idée Finkielkraut n’entend pas accomplir, à la diffé- que Finkielkraut est passé d’un état de révolte rence de Benny Lévy, un mouvement de « sor- légitime, en tant que « paria conscient », à une tie » (« exit ») hors de cette société. L’auteur de sorte de situation d’abus de pouvoir intellectuel Au nom de l’autre, Réflexions sur l’antisémitisme 42 et médiatique, ce qui tendrait à faire de lui une qui vient ne tend aucunement à se replier sur une sorte de « parvenu ». Qui plus est, Finkielkraut ne « identité juive » susceptible d’être pour lui une sorte de « refuge » contre la modernité. Tout au serait pas seulement un « parvenu social », mais contraire, Finkielkraut considère quant à lui qu’il il serait en outre un « parvenu politique », dans la reste un intellectuel dont le rôle est de « prendre mesure où, en tant que citoyen français bien inté- la parole » (« voice ») au sein de l’espace public, gré aux valeurs culturelles et sociales dominantes, mais en assumant la place particulière qui est la il jouirait de droits auxquels n’auraient pas accès des groupes sociaux minoritaires et opprimés 41. Le Nouvel Observateur, 25 novembre 2005. qui seraient de ce fait traités en « parias ». C’est 42. Gallimard, 2003.

62 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures sienne au sein de cet espace – donc sans prétendre faculté pour échapper à la monotonie du regard occuper la place de l’universel que s’étaient arro- intérieur : la mémoire. Mémoire volontaire, labo- gés, par le passé, les intellectuels « classiques » rieuse, lacunaire, inlassable, et non pas présence au sens de Benda, mais sans non plus se replier en moi de deux mille ans d’Histoire. Le judaïsme sur le particularisme juif. Est-il donc un « paria ne m’est pas naturel : il y a entre moi et le passé conscient » ? En réalité, après avoir démas- juif une distance infranchissable ; avec la collecti- qué avec un brio ironique et mordant, dans son vité humaine emportée dans la catastrophe, je n’ai ouvrage de 1980, l’illusion qu’avait représenté, à pas de patrie commune. L’impératif de mémoire ses yeux, le modèle du « paria conscient » adopté naît avec la conscience douloureuse de cette sépa- par les intellectuels juifs français de la génération ration. Une nostalgie inépuisable pour la vie juive 68 dont il faisait partie, Finkielkraut ne saurait d’Europe centrale : voilà tout mon héritage. La en aucun cas renouer avec ce qui n’est selon lui judéité, c’est ce qui me manque, et non ce qui me qu’une chimère. Mais il semble que l’auteur du définit ; c’est la brûlure infime d’une absence, et Juif imaginaire, conscient de l’échec de la figure non la plénitude triomphante de l’instinct. J’appelle du « paria conscient », soit davantage tiraillé entre juive, en somme, cette part de moi-même qui ne se des tendances contradictoires, à savoir, pour le résigne pas à vivre avec son temps, qui cultive la dire en termes hirschmaniens : entre la réaffirma- formidable suprématie de ce qui a été sur ce qui tion de sa « loyauté » envers la société française est aujourd’hui »44. Entre une humanité abstraite moderne, et la tentation, ou plutôt la menace de la et désincarnée, et une identité juive perdue, Alain « défection » toujours possible à l’égard de cette Finkielkraut revendique une judéité qui repose société de la part d’un Juif qui n’y trouve plus sa sur ce qu’on pourrait appeler une « mémoire cri- place. Bref, au-delà des illusions de 68 qui avaient tique » : celle-ci articule précisément son être laissé croire que la rencontre entre l’universalisme juif à son rôle social d’intellectuel critique, ce qui révolutionnaire et le particularisme juif était pos- fait de lui un « paria conscient » désillusionné et sible, Finkielkraut retrouve l’ambivalence qui tiraillé entre la figure du « parvenu » et celle du a été la marque distinctive de la condition juive « paria » — ou autrement dit entre une « loyauté » dans les sociétés occidentales modernes, non seu- impossible et une « défection » impensable. lement avant, mais également après l’émancipa- tion civique et juridique des Juifs. Conclusion À l’instar de Hannah Arendt, Finkielkraut En définitive, la conception de la judéité pourrait donc dire lui aussi : « Le fait est néan- propre à l’auteur du Juif imaginaire n’a pas vrai- moins que beaucoup de Juifs sont comme moi ment changé depuis la publication de cet ouvrage totalement indépendants du judaïsme et sont clef. Mais il semble, à l’inverse, que les graves pourtant des Juifs »43. Ce qui signifie, selon sa mises en cause récentes des intellectuels juifs propre terminologie, que la judéité s’identifie chez français en général, et d’A. Finkielkraut en par- lui à la « mémoire », au sens précis où il définit ticulier, confirment son propre constat, dressé au ce terme : « La force des choses a fait de moi un lendemain de Mai 68, d’un profond malentendu Juif introspectif, et ne m’a laissé que cette seule entre la modernité politique et sociale du monde occidental et l’existence juive. Pour autant, si 43. Lettre de Hannah Arendt à Karl Jaspers du 4 septembre 1947 in Correspondance Arendt-Jaspers, op. cit. 44. Le Juif imaginaire, op. cit., p. 51.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 63 malentendu il y a, Finkielkraut ne semble vouloir mais il exerce au contraire une forme de « prise ni le dissiper, ni le dénoncer : il ne s’agit ni de faire de parole » qui traduit en partie un sentiment de comme s’il n’existait pas, ni de l’exagérer dans « loyauté » déçu envers la modernité occidentale. le sens de la rupture définitive, mais bien d’en On comprend qu’un tel positionnement ambiva- prendre acte, dans un constat douloureux et lucide lent et complexe, qui révèle aux yeux de la société qui prend parfois des accents de tragédie afin de environnante ses propres contradictions, ne peut tenter de conjurer un dénouement fatal. Ou pour manquer de valoir à l’intellectuel qui le pratique le dire autrement, dans les termes du sociologue avec tant de fermeté et de constance, depuis près Albert Hirschman : Finkielkraut ne préconise de quarante ans, de très nombreux, très insistants ni ne pratique à titre personnel la « défection », et très vifs reproches.

64 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures ENZO TRAVERSO ET ALAIN FINKIELKRAUT,

INTELLECTUELS NOSTALGIQUES

Jean-Charles Szurek Nostalgiques, pour ne pas dire réactionnaires, “religion civile” de nos démocraties libérales, la au sens où ils expriment, dans des ouvrages mémoire de l’Holocauste fait de l’ancien peuple récents, un attachement, une fidélité, à des pos- paria une minorité protégée, héritière d’une his- tures et des situations politiques du passé censées toire à l’aune de laquelle l’Occident démocratique faire défaut aujourd’hui1. Je ne m’inscrirai pas, et mesure ses vertus morales »4. je ne les inclurai pas, dans le débat, classique et Arrêtons-nous sur les quelques idées avan- convenu, qui oppose « réactionnaires » à « pro- cées qui ressemblent fort à celles de certaines gressistes » tant il est vrai que, chez chacun de composantes de l’extrême gauche française. ces auteurs, chacune de ces dimensions peut être Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, décelée, si l’on s’entend bien sûr sur les mots. les Juifs — contrairement à Traverso, j’écris Juif Mais le cœur même de leurs messages suscite avec une majuscule, car elle désigne l’appartenance en moi une vive opposition. des Juifs à un ensemble historique qui ne se réduit Commençons par Enzo Traverso dont la thèse pas à la religion — ne seraient donc plus le fer- est la suivante : « Après avoir été le principal foyer ment critique et inquiet de l’ordre établi et auraient de la pensée critique du monde occidental – à carrément adopté une posture contraire. Ce sont, l’époque où l’Europe en était le centre —, les juifs pour commencer, les termes de cette proposition se trouvent aujourd’hui, par une sorte de renverse- qui font problème. Bien qu’il soit présenté comme ment paradoxal, au cœur de ses dispositifs de domi- une Histoire avec un grand H (« Histoire d’un tour- nation. Les intellectuels sont rappelés à l’ordre. nant conservateur »), l’ouvrage de Traverso relève Si la première moitié du XXe siècle a été l’âge de davantage de l’essai que d’une convention d’écri- Franz Kafka, Sigmund Freud, Walter Benjamin, ture scientifique. Soit dit en passant, il rejoint ainsi Rosa Luxemburg et Léon Trotski, la seconde a plu- les intellectuels qu’il fustige, Alain Finkielkraut tôt été celle de Raymond Aron, Leo Strauss, Henry ou Bernard-Henri Lévy notamment, traités non Kissinger et Ariel Sharon »2. Deux événements comme des auteurs, mais comme des acteurs bien majeurs accompagneraient cette inversion : la nais- placés dans « l’industrie culturelle » et, de ce fait, sance d’Israël « qui a correspondu à la naissance disqualifiés aux yeux d’Enzo Traverso. Mais peut- d’un nouveau peuple paria – les Palestiniens – privé on vraiment parler d’un tournant conservateur à de reconnaissance politique et de droits »3 et la pré- partir de 1945 qui concernerait spécifiquement les sence mémorielle du génocide : « Transformée en intellectuels juifs ? Je suis enclin à penser que les intellectuels juifs, compris ici comme des penseurs 1. Enzo Traverso, La fin de la modernité juive. Histoire actifs aussi bien dans la Cité que dans le monde d’un tournant conservateur, La Découvert, 2013 ; Alain Fin- juif, suivent la tendance générale de leur société. kielkraut, L’identité malheureuse, Stock, 2013. Si, durant la première moitié du Xxème siècle, il y 2. Op. cit, p.8. 3. Op. cit., p.51. 4. Op. cit., p.49.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 65 eut des Trotski et des Rosa Luxemburg, c’est que sont ceux qui, ayant abandonné leur ghetto, « ont l’Europe s’apprêtait à vivre des expériences révolu- tous dépassé les frontières du judaïsme. Ils ont tionnaires. Il est douteux que leur message fût par- tous trouvé le judaïsme trop étroit, trop archaïque, ticulièrement juif. Le caractère exemplaire de leur trop restrictif »5. Rosa Luxemburg, rappelle l’au- universalisme, résultat de leur posture critique, peut teur, « n’avait plus dans son cœur aucun “recoin aussi être discuté. Ainsi, il fut longtemps reproché spécial” pour le ghetto »6. Oui, avant la guerre, au Parti communiste polonais (KPP), auxquels de cet idéal type d’intellectuel juif a rallié à lui des nombreux Juifs avaient adhéré, de s’adonner au milliers de Juifs désireux de quitter leurs shtetl, la péché de « luxemburgisme » : on entendait par là la religion, la tradition, et surtout de s’intégrer dans négation des luttes pour l’indépendance nationale les sociétés englobantes. Nombre d’entre eux ont au profit de la lutte des classes (« Les travailleurs rejoint les partis communistes, ils sont aussi deve- n’ont pas de patrie », disait-on). Rosa Luxemburg nus, même faiblement lettrés, des intellectuels pensait en effet que l’étape de l’indépendance natio- universalistes. Quand l’heure de l’antisémitisme nale était non seulement une étape inutile pour a sonné à nouveau (en URSS et en Pologne après les classes laborieuses, mais encore pernicieuse, la guerre, en Pologne en 1956 et 1968), certains « entravant » leur prise de conscience. Rien d’éton- de ces juifs non-juifs se sont réinterrogés sur leur nant que le KPP n’ait jamais pu percer auprès des judéité, sur leurs choix d’universalité et, ô horreur, masses à peine sorties de l’oppression de leur nation ont même rejoint l’État juif. – ou de ce qui allait (re) devenir leur nation — par Mais ces Trotski, Luxemburg, grands ou les empires environnants. Plus exactement : l’idée petits, n’étaient pas les seuls Juifs. Enzo Traverso nationaliste fut bien davantage victorieuse que l’idée n’utilise que l’article défini : « les » Juifs étaient socialiste. Quant à la « Patrie des travailleurs », elle critiques avant 1945, depuis « les » Juifs sont s’est vite transformée, sous la houlette de Staline, passés du côté de l’ordre bourgeois, de la domi- en empire grand-russe bien éloigné de l’internatio- nation, etc. L’usage de l’article défini constitue nalisme. Reprendre l’idée de l’universalisme abs- un abus évident qui masque l’existence d’autres trait sans en analyser les conséquences historiques groupes politiques, les sionistes de gauche, les conforte une certaine Weltanschauung – moi aussi bundistes et d’autres. Dans le cas du Bund préci- j’admire les figures de Trotski et Rosa Luxemburg sément, principal parti ouvrier en milieu juif en –, mais n’aide guère à faire comprendre pourquoi Pologne et en Russie, dont l’aspiration centrale il faut les convoquer aujourd’hui contre Raymond est l’autonomie culturelle, et donc pas le sionisme Aron ou Ariel Sharon (réunis curieusement dans la dénoncé par Traverso, mais le maintien dans même phrase). le pays où l’on vit, en symbiose avec les autres Pour Traverso, un bon Juif est un juif non-juif ouvriers, y a-t-il des intellectuels critiques dignes selon l’expression d’Isaac Deutscher, c’est-à-dire de figurer dans La fin de la modernité juive ? Eh un individu solidaire des persécutés, mais qui n’a bien non, car ces Juifs là, parlant yiddish, sont plus rien de juif sauf le lien avec les persécutés loin d’être des juifs non-juifs. Ils ne sont mention-

(« Je suis juif parce que je ressens la tragédie juive 5. cf. Jean-Charles Szurek, La Pologne, les Juifs et le com- comme ma propre tragédie… » dit Deutscher cité munisme, éd. Michel Houdiard, 2010, en particulier le pre- par Traverso). En somme, les juifs (ici petit j comme mier chapitre « Le camp-musée d’Auschwitz en 1989 ». chez Edgar Morin) qui ont droit à la considération 6. Traverso, op. cit., p.26.

66 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures nés que comme antichambre internationaliste à la Selon Traverso, « la mémoire de l’Holo- social-démocratie russe. Le Bund polonais, pour- causte », devenue culte, constitue, pour les Juifs, tant massif durant l’entre-deux-guerres parmi l’un des attributs essentiels de la transition de les ouvriers juifs, ne mérite ainsi aucune place l’univers des dominés à celui des dominants avec, dans son livre. Ne sont mentionnés ni Vladimir de surcroît, la construction d’un repli communau- Medem ni Henryk Erlich ni Victor Alter, fameux taire (d’un retour délicieux au ghetto en quelque dirigeants bundistes. Ne seraient-ils pas suffi- sorte…). « Finalement, écrit Traverso, c’est la samment des intellectuels juifs critiques ? mémoire de l’Holocauste qui, cultivée comme une Et après 1945, pas d’intellectuels juifs cri- sorte de religion civile des droits de l’homme, a tiques non plus ? Cette proposition me paraît ressuscité chez les juifs un sentiment d’apparte- également fausse. Quid de Daniel Cohn-Bendit ? nance communautaire, en redessinant le profil Peut-être, passant de l’étape libertaire à l’étape d’une minorité qui n’était plus stigmatisée »7. La libérale, a-t-il cessé d’être fréquentable aux yeux reconnaissance de la Shoah est devenue ainsi un de certains ? Et de Henri Weber, autre leader passeport moral et politique de l’ordre européen. trotskiste de 68, devenu socialiste ? Et de Benny Même si ces mots sonnent mal à nos oreilles (« /…/ Lévy qui, dirigeant de la Gauche Prolétarienne, transformation de la mémoire de l’Holocauste en a rallié la religion juive ? N’est-il pas dérisoire une sorte de “religion civile” du monde occidental, d’inscrire leur évolution, personnelle et politique, étalon nécessaire pour mesurer les vertus morales pour ne prendre que ces exemples emblématiques, de ses démocraties et test auquel sont soumis les dans les nouveaux « dispositifs de domination » ? États qui souhaitent intégrer ses institutions poli- Ajoutons encore, quand on évoque les com- tiques »8), essayons de comprendre à quoi ils ren- bats antitotalitaires à l’Est, les figures d’Adam voient. Il est incontestable que, depuis trente ans, Michnik ou de Bronislaw Geremek en Pologne, la reconnaissance du génocide des Juifs, appelée de Janos Kis en Hongrie, de Frantisek Kriegel en de façon éponyme Shoah après le film de Claude Tchécoslovaquie. Laissons à Traverso le soin de Lanzmann, a donné lieu à une institutionnalisa- vérifier jusqu’à quel point ceux-là étaient, ou sont, tion multiforme. Les musées et mémoriaux consa- Juifs ou juifs non-juifs. Il est vrai aussi, si l’on crés à l’histoire des Juifs et à la Shoah se sont suit la logique de notre auteur, qu’ils sont passés multipliés en Europe (à Berlin, Varsovie, Vienne, de la phase oppositionnelle à celle du pouvoir… Bucarest notamment pour ne prendre que ces On pourrait aussi se demander jusqu’à quel exemples) et il est vrai que le combat contre l’an- point il importe d’encenser la pensée « critique ». tisémitisme est devenu un marqueur démocratique Raymond Aron a été longtemps conseiller du de l’Union européenne. Le musée d’Auschwitz, Prince et penseur de droite, publié abondamment quoique toujours polonais sur le plan administratif au Figaro, à L’E x p r e s s. Dans ses démêlés mul- tiples avec les intellectuels marxistes ainsi qu’avec 7. ibid., p.117. Sartre, n’est-ce pas lui qui eut raison par sa lecture 8. Cf. Cécile Chambraud, « L’antisémitisme s’étend, selon une enquête », Le Monde, 15 novembre 2014. Citations rele- critique du système communiste ? Dire cela n’est vées dans cet article. Je laisse de côté la polémique qui a pas épouser l’ordre établi et la domination — ce opposé Nonna Mayer à Dominique Reynié sur l’interpréta- qui caractérisa au fond Aron —, mais inviter à sai- tion à donner aux résultats de cette enquête, ne disposant pas sir « l’esprit critique » dans son contexte. d’éléments suffisants pour trancher leur différend.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 67 et financier, a acquis une dimension européenne appartenance communautaire ? Tous ces enchaî- de par les institutions qui le soutiennent matériel- nements, présentés avec évidence, ne vont pas lement ou qui lui portent de l’intérêt (je laisse de de soi. Le temps n’est pas encore si éloigné où, côté le fait que sa construction antifasciste ini- comme dans l’Atelier de Jean-Claude Grumberg, tiale l’a toujours rendu européen, mais d’une autre l’information sur le crime circulait sans être vrai- 9 manière ). Une organisation comme la Task Force ment entendue. L’institutionnalisation de la Shoah, For International Cooperation on Holocaust, qui traversant la société globale, traverse aussi, for- regroupe un nombre important de pays européens, cément, les institutions dites communautaires. joue objectivement un rôle important de sociali- Cette institutionnalisation s’inscrit même dans sation démocratique pour ces États est-européens leurs attributions, mais en quoi renforce-t-elle le peu enclins à reconnaître les crimes commis par sentiment d’appartenance communautaire ? Il y les générations d’avant. a là une confusion entretenue entre communauté Accordons par conséquent à Traverso l’idée organisée – qui ne représente nullement la totalité que le meurtre des Juifs (la Shoah, l’Holocauste) des Juifs – et communautarisme. Il faut donc clai- soit devenu le référent majeur du « Plus jamais rement dénoncer ce triple amalgame : 1. entre la ça ». Cette situation, faut-il le préciser ? n’est tou- communauté organisée, dominée effectivement, et tefois pas le fait des « Juifs », quels qu’ils soient : depuis toujours, par des politiques de droite, et une nul agent, nulle force, issus de « leurs rangs » population de Juifs dont les rapports à l’identité n’ont commandité la place éminente qu’occupe la Shoah dans les institutions nationales ou interna- juive sont complexes, 2. que cette population de tionales. Soit dit en passant, il faudrait d’ailleurs, Juifs inorganisés s’alignerait, grâce à la nouvelle pour mieux comprendre ce phénomène, le relier religion civile, sur ce « sentiment d’appartenance davantage aux multiples formes de la « dictature communautaire », 3. que ce mouvement serait l’un de la mémoire » (Pierre Nora) qu’à toute autre des symptômes du « tournant conservateur ». entreprise. Mais après tout, n’est-il pas compré- Tous ces amalgames, habilement mis bout hensible, pour ne pas dire normal, que l’étendue à bout, semblent former une totalité cohérente, de ce crime ait été intégrée dans les consciences mais, déconstruits, ils illustrent la nostalgie de des esprits démocratiques ? Et l’on ne peut, bien l’auteur pour le passé révolutionnaire des Juifs sûr, que déplorer qu’elle soit devenue l’objet d’une révolutionnaires (auxquels il ajoute indûment concurrence des mémoires, encore que ce phéno- Freud et Kafka – qui ressortissent tout de même à mène-là soit aussi compréhensible. une autre catégorie que Trotsky ou Luxemburg), Ce qui choque ici surtout c’est que, selon notre ces Juifs qui pensaient « contre », contre toutes auteur, cette reconnaissance du crime accompagne les dominations. « le tournant conservateur » des Juifs, qu’elle Il existe encore un segment de cette chaîne, soit lovée en son creux non pas pour en tirer des présenté par Traverso comme une bonne nou- dividendes, comme le disait naguère Jean-Marie velle, sur lequel il faut bien dire un mot tant il Domenach, mais au profit d’un « sentiment d’ap- peut sembler étrange : la fin de l’antisémitisme. partenance communautaire ». Est-ce vrai ? Si cela « Mis à part ses partisans, de moins en moins est vrai, est-ce condamnable ? Qu’est-ce qu’une nombreux, personne ne regrettera la fin de l’an- 9. Alain Finkielkraut, op. cit., p.9. tisémitisme…, écrit Enzo Traverso », s’appuyant

68 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures pour partie sur les travaux de Michel Wieviorka10. la mort de Ilan Halimi (bel exemple d’alchimie Le vieil antisémitisme, celui de Drumont et antisémite pure, archaïque et moderne à la fois Maurras, serait en déclin au profit d’une « nou- soit dit en passant) ne datent d’aujourd’hui. Ce velle judéophobie » qui confondrait antisémi- qui est étonnant chez Traverso, c’est sa faculté de tisme et antisionisme. Il y aurait ainsi, attisée par passer à côté de l’historicité de l’être juif, donc le soutien inconditionnel à Israël des porte-parole de l’antisémitisme, lui qui a écrit des ouvrages officiels des « communautés israélites », une sur les intellectuels juifs, sur la violence nazie, « équation négative qui conduit les antisémites à sur Auschwitz, sur la mémoire. Cette désar- profaner une synagogue, en y voyant une expres- mante cécité accompagne un monde idéalisé de sion de l’“État juif »”11. Qu’en termes alambiqués Juifs critiques d’hier et sert à dénoncer les “Juifs ces choses-là sont dites… dominateurs” d’aujourd’hui sans voir qu’il existe Sur un point essentiel, Traverso a raison : dans toujours des Juifs de gauche, laïcs et surtout plu- une part croissante de la société française, de plus riels. Et que, en outre, les Juifs dominateurs se en plus soumise aux sirènes xénophobes, c’est déclinent de multiples façons. bien le rejet de l’Arabe, français ou non, immi- gré légal ou non, qui se trouve au centre de la *** haine raciste. Pour autant, l’antisémitisme d’hier – ou de demain ? – se porte bien. L’année 2014 a Avec Alain Finkielkraut, c’est un autre passé été fertile à cet égard. Qu’il s’agisse de l’affaire qui est convoqué et chéri, un passé dans lequel Dieudonné – qui n’est pas mince si l’on songe se reconnaissent beaucoup de Français si l’on en aux milliers de bons jeunes gens davantage cho- juge par le succès de son livre et des thèses qu’il qués par l’interdiction de son spectacle que par sa soutient. “Dans cette France de naguère, écrit-il, teneur antisémite —, des cris de “Juif, la France on croyait à la politique”13 alors que maintenant n’est pas à toi” à la manifestation “Jour de colère” “nous faisons notre deuil de l’impossible”14 . proférés par l’extrême droite le 26 janvier ou des L’identité malheureuse, c’est une certaine iden- magasins juifs saccagés à Sarcelles par une foule tité française qui ne reconnaît plus la France d’au- “qui importait le conflit israélo-palestinien”, la jourd’hui, cette France, dit-il, où règne davantage boucle est bouclée : tous les antisémitismes se l’argent que les écrivains, les mauvaises manières sont rejoints mettant à mal la “bonne nouvelle” que la galanterie et surtout la diversité ethnique d’Enzo Traverso. Un sondage réalisé par l’Ifop le et ses violences. Sous des habits fleuris, où les confirme : “Les musulmans sont deux à trois fois auteurs les plus élégants sont appelés pour évo- plus nombreux que la moyenne à partager des pré- quer la France “qu’on aime”, ce vieux pays, le jugés contre les Juifs” et c’est chez les électeurs livre est essentiellement une attaque violente de Marine Le Pen que “l’on trouve, et de très loin, contre l’immigration. “… Ce qui nous arrive, ce le plus d’opinions antisémites et xénophobes”12. que nous prenons de plein fouet, avec ce mouve- Certes, le livre de Traverso date de 2013, mais ment irrésistible de recomposition et de repeuple- ni Dieudonné, ni le négationnisme, ni Merah ni ment du monde, c’est la crise de l’intégration”.15

10. ibid., p.17. 13. Alain Finkielkraut, op.cit., p.9. 11. ibid., p.21. 14. ibid., p.17. 12. Ibid., p.22. 15. ibid., p.21

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 69 Renaud Camus n’est pas loin. Sont ainsi mention- difficulté, la “discordance des usages”�16 selon son nés les faits notoires qui ont émaillé ce champ-là expression. Certes, ces difficultés existent et il fau- du vivre-ensemble : le voile, les piscines sépa- drait être aveugle — cet aveuglement qu’il reproche rées, la violence des cités, etc. à ses détracteurs – pour ne pas les voir. Mais com- On peut concevoir que les transformations de ment les voir, avec quels yeux ? Faut-il saisir ces la société française, dues notamment à son euro- Français originaires du Maghreb ou d’Afrique péanisation, i. e. à sa place dans l’Europe, et à une subsaharienne comme des catégories ethniques présence importante de populations immigrées, non intégrables, inassimilables, qui cultiveraient provoquent des crispations. La France a, avec un projet culturel et religieux islamiste au sein de l’Angleterre, inventé l’État-nation, elle l’a trans- “nos” banlieues ou comme un prolétariat pauvre, mis au monde grâce à cet acte fondateur qu’a été une armée de réserve industrielle selon la formule la Révolution française. À l’heure de l’européanisa- bien connue, enclavé dans des poches pauvres tion et de la paix sur notre continent – à l’exception elles aussi, stigmatisées. À l’heure d’un chômage notable de la guerre dans l’ex-Yougoslavie –, l’iden- de masse qui dure depuis trente ans, en particu- tité nationale, que les générations précédentes ont lier dans ces catégories-là de la population, où des acquise de haute lutte, s’impose comme un donné générations n’ont connu que sous-emploi et discri- tellement évident que l’histoire de sa construction minations, comment imaginer pouvoir leur tenir le paraît oubliée. Qui, parmi les jeunes générations, discours, ô combien rationnel, de l’assimilation et connaît encore les mots de la Marseillaise ou des devoirs des minorités ? Rien d’étonnant que s’y les effets de la guerre de 1870 sur l’appartenance soient formées des microsociétés avec leurs propres patriotique ? Que des philosophes allemands, tels codes, machisme, violence et même antisémitisme Jürgen Habermas ou Ulrich Beck (qui n’a pas la comme on l’a vu dans les affaires Ilan Halimi et, faveur de Finkielkraut), se montrent favorables à plus récemment, de Créteil. Mais, encore une fois, un patriotisme constitutionnel ou à un cosmopoli- à braquer les projecteurs sur les révoltes urbaines, tisme européens, eux dont le pays a tant souffert les voitures brûlées ou le voile, c’est détourner les des délires nationalistes, devrait réjouir tous ceux regards de tous les exemples d’intégration réussie : qui s’essaient à trouver des traits d’union intra- combien de nos concitoyens issus de cette immi- européens. L’idée qu’une ère post-nationale se gration occupent des emplois dans le commerce, développe, avec son imaginaire et ses relations de dans la culture, la Fonction publique, à l’Univer- sociabilité, n’enlève rien à la formation nationale. sité malgré les murs de discriminations qu’ils ren- C’est bien dans la maîtrise de sa langue que chacun contrent ? Qui occupe les emplois de service les construit son “identité” et, si l’on en juge par la pro- plus durs sinon des immigrés ou des Français fraî- fusion annuelle de romans dans l’Hexagone – un chement naturalisés ? C’est détourner le regard sur critère parmi d’autres, mais important —, il paraît le fait, il faut le marteler, que le racisme anti-arabe, l’islamophobie – peu importent les mots, la réalité difficile d’y saisir un déclin du français. est bien la même – sont devenus une obsession de Reste la question de l’immigration et de l’inté- pans entiers de la société française. Et que l’antisé- gration, traitée uniquement chez Finkielkraut sous mitisme se développe dans le monde musulman ne forme d’échecs, surtout scolaires, d’incivilités, de change rien à cette situation, qu’il soit alimenté par crise sociale. Ne sont jamais pointés les exemples réussis, ne sont montrés du doigt que les zones en 16. Ibid, p.22.

70 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures le conflit israélo-palestinien ou par les préjugés les français qu’il s’exprime. Sur le conflit israélo- plus reculés (“les Juifs ont de l’argent”). palestinien, c’est plutôt en intellectuel juif que Alors, dans le contexte de cette montée en Finkielkraut prend des positions. Pourquoi juif ? puissance inouïe de forces réactionnaires (i. e. de D’abord parce qu’il revendique souvent un héri- celles qui veulent revenir en arrière : au mariage tage juif, ensuite parce que nombre de ses livres d’avant la loi de 2013, à un rejet des étrangers, (Le Juif imaginaire, L’avenir d’une négation et de l’Union européenne, etc.) et de luttes sociales d’autres) attestent de sa préoccupation, de son majeures en perspective, il faut choisir son camp, souci pour l’être et le devenir juifs, qu’il s’agisse voir où est l’essentiel. Cesser d’imaginer que de la Shoah ou d’Israël. Nombre de ceux qui le “l’identité nationale” serait frappée “d’irréalité” situent à droite de l’échiquier politique, rétif à une au profit de la “diversité”17. Penser ainsi, c’est France black-blanc-beur, seraient étonnés d’ap- alimenter les peurs de l’inconnu qui traversent la prendre que, s’agissant du conflit israélo-pales- société française en choisissant des boucs émis- tinien, il soutient la création d’un État palesti- saires. Désolé de l’écrire aussi banalement, mais nien, les mouvements La Paix Maintenant, JCall, à ne dénoncer que “la désintégration nationale” en un mot la gauche israélienne, si minoritaire et “les conséquences d’une transformation démo- en ce moment. Personnellement, mes pensées graphique qui n’a donné lieu à aucun débat, qui côtoient avec sympathie, depuis longtemps, ce n’a même été décidée par personne”18, c’est s’ins- Finkielkraut-là, celui qui a pressenti le danger taller dans la mouvance des partisans de l’idée négationniste dès sa naissance, celui qui voit du Grand Remplacement propagée par Renaud Israël se fourvoyer dans la colonisation des terri- Camus et par l’extrême droite. Si ces forces toires palestiniens, celui qui fut l’un des premiers acquièrent du poids, comme semble le pointer à dénoncer l’agression serbe. Mais son aligne- le vent (mauvais) de l’Histoire, tous les regrets ment de fait sur les thèses de l’extrême droite à nostalgiques des civilités et de la civilisation du propos de l’immigration et des transformations temps jadis ne pèseront guère face à la brutalité de la société française me révulse. des revanches néo-maurrassiennes. Il y aurait ainsi deux Finkielkraut, au moins. Comme tout un chacun, il est double, triple, **** quadruple, mais ce qui nous intéresse ici c’est le dédoublement entre cette identité de droite et de Enzo Traverso, Alain Finkielkraut, nostal- gauche. Certes, cette non-congruence peut aller giques et réactionnaires donc, Traverso sûrement de soi, mais il est quand même frappant qu’il plus nostalgique. L’un regrette les intellectuels soit, d’un côté, un intellectuel juif critique sur le juifs, l’autre est un intellectuel juif, sauf que, conflit israélo-palestinien, au sens de Traverso, et dans L’identité malheureuse, c’est en intellectuel un intellectuel français conservateur, réaction- naire, de l’autre. 17. La phrase exacte est : « Sous le prisme du romantisme On serait tenté de lui conseiller de rejoindre le pour autrui, la nouvelle norme sociale de la diversité des- sine une France où l’origine n’a droit de cité qu’à la condition Juif qui est en lui. d’être exotique et où une seule identité est frappée d’irréalité : l’identité nationale », cf. ibid., p.113. 18. ibid., p. 214.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 71 ABE CAHAN (1860-1951) : UN INTELLECTUEL JUIF DANS LE MELTING-POT AMÉRICAIN Carole Matheron

Un précédent article publié dans le n° 16 de était la langue de l’intellectuel militant dans le Plurielles sur Abraham Cahan m’a permis d’évo- « vieux pays », et cohabitant avec l’anglais, rapi- quer sa trajectoire d’émigrant venu de Russie à dement maîtrisé par le nouvel arrivant, et utilisé la suite des pogroms et de la répression politique dans le contexte du journalisme professionnel des années 1880, son adaptation au contexte auquel il se consacre pour gagner sa vie. américain, à la pluralité des langues, à l’accultu- La même mobilité à la fois linguistique et prag- ration, mais aussi aux nouvelles conditions d’une matique s’applique au combat littéraire et aux exi- vie plus libre et entreprenante au sein de la popu- gences mises en œuvre à la direction du Forverts lation yiddishophone tout juste installée à New (le Jewish Daily Forward, qui va devenir le plus York. Sa stature de journaliste et d’écrivain ˗ il important quotidien yiddish au monde) dont il est parmi les premiers à participer à la création prend la direction à partir de 1902 : position de de la presse yiddish et d’une littérature bilingue compromis entre d’une part la formation de l’in- (yiddish-anglais) aux États-Unis ˗ me retiendra tellectuel russifié (et au départ révolutionnaire), dans le cadre de cet article consacré aux intel- pétri de standards culturels élitistes, et d’autre lectuels juifs, dont il est un représentant majeur part la nécessité de l’accompagnement culturel des dans le contexte américain. Cahan incarne les masses émigrantes qui s’entassent dans les tau- contradictions, la richesse, les tensions de la dis de l’East Side et dans les ateliers de couture situation de l’intellectuel dans les principales (sweatshops) et les usines de tabac new-yorkais. occurrences historiques occasionnées par la C’est d’abord au plan linguistique, au-delà modernité en contexte juif : lutte pour la révolu- de la volonté didactique d’éduquer les masses, tion, le socialisme, travail militant et de terrain que Cahan situe les enjeux de son projet de créer dans le contexte immigrant, défense du groupe une presse de qualité en yiddish qui soit dans la d’origine et attirance pour les mondes extérieurs, continuité des efforts pionniers des classiques engagement dans la presse et dans la création lit- yiddish, des poètes prolétariens américains ou téraire, qui le met au défi d’écrire dans les deux des représentants d’un réalisme dégagé du style langues, au sein d’un environnement multicultu- bien-pensant de la sphère religieuse, auteurs qu’il rel et en perpétuelle transformation. Fécondité et publie dans les colonnes des journaux auxquels il mouvances caractéristiques, qui sont en grande collabore ou qu’il dirige. La langue yiddish, aux partie à l’origine de la réussite et du dynamisme États-Unis, mais aussi dans le contexte de nor- de la culture juive aux États-Unis malisation culturelle liée aux Lumières, est truf- Le lien à la langue yiddish, peu investi en fée de germanismes qui relèvent de la volonté des Russie en dehors des relations familiales, a été intellectuels d’adopter les standards de la culture revivifié par l’émigration et le travail social dans européenne. L’influence de l’allemand est d’autre le quartier juif, supplantant peu à peu le russe, qui part liée au poids local du mouvement socialiste

72 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures qui a été impulsé par les premiers arrivants d’ori- style du journal londonien, qu’il trouve trop dog- gine juive allemande. Le besoin de façonner un matique et gagne l’appui de collaborateurs comme yiddish qui s’alimente aux sources de la vie ashké- Louis Miller ou Morris Winchewsky, un poète naze se conjugue, chez Cahan, avec son souci prolétarien et agitateur socialiste, ainsi que celui d’une assimilation culturelle à la vie américaine de Morris Hillquit, futur dirigeant du parti socia- qui s’exprime directement à travers le médium lin- liste américain. L’Arbeter Tsaytung, d’abord heb- guistique : une langue « naturelle », débarrassée domadaire, donne parallèlement naissance à un des lourdeurs de l’abstraction et des constructions mensuel, Di Tsukunft, dirigé par Cahan, partisan intellectuelles inspirées de la haskala berlinoise. d’une mouvance socialiste réformiste qui s’oppose à l’aile radicale du parti promue par Daniel De Créer une presse en yiddish Leon. Cette scission politique se concrétise par la Parallèlement à sa tentative de créer un quoti- création du Forverts en avril 1897 et la naissance dien yiddish répondant à ses critères personnels, du parti social-démocrate d’Eugene Victor Debs qui aboutira à la création de l’Arbeter Tsaytung auquel le Forverts se rallie, causant au passage la en 1890 puis à celle du Forverts (Jewish Daily disparition de l’Arbeter Tsaytung. Forward) en 1897, le nombre croissant d’immi- Cahan tient cependant à souligner la conti- grants rend cruciale la lutte pour de meilleures nuité entre les deux journaux : même typogra- conditions de vie et son relais au sein de la presse phie, mêmes principes, mêmes hommes (Miller, et de l’institution littéraire. Les échecs de la Zametkin, Feigenbaum, Winchewsky). Cependant, période précédente font sentir avec plus d’acuité cette continuité résulte peut-être avant tout de la le manque d’un véritable organe d’opinion, d’ins- personnalité de Cahan et de son désir de lier les piration progressiste, qui soit en accord avec le deux journaux aux pages de sa vie personnelle. La développement du mouvement ouvrier sur le sol Forverts Association, constituée de membres élus, américain et la place prépondérante qu’y occu- sera souvent une simple courroie de transmis- pent les militants d’origine juive. Cahan a d’abord sion au service des vues de son rédacteur en chef. tenté de devenir reporter ou écrivain en anglais Après avoir quitté temporairement la rédaction, au pour des journaux américains, et c’est cette moment où il ne peut encore imposer ses concep- double compétence (familiarité avec l’esprit et tions, il revient à la tête du nouveau journal avec les techniques de la presse moderne américaine des pouvoirs accrus en 1902, et ce définitivement. et connaissance intime du milieu immigrant acquise lors de ses reportages dans les quartiers Un nouveau style de journalisme « ethniques » de Manhattan) qui le propulse au Les principes directeurs sur lesquels Cahan a premier plan de la lutte titanesque pour fonder fondé un nouveau style de journalisme unissent une presse et une littérature juives de transition étroitement la politique linguistique à la vision où le yiddish devient l’instrument privilégié de d’un double engagement au service du socialisme l’adaptation à la vie américaine. et de la communauté immigrante. Cahan se pro- Pour la création de l’Arbeter Tsaytung, qui nonce pour un élargissement de l’inspiration trop provient directement des luttes entre socialistes et étroitement politique ou syndicale, revendiquant anarchistes et dont le modèle anglais est le journal à la fois la couverture de l’actualité des luttes de Philip Krantz, l’Arbeter Fraynt, Cahan récuse le ouvrières et des pages touchant de plus près à la

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 73 vie quotidienne et aux problèmes concrets des La sphère politique du journal dépasse lar- immigrants. Aux impératifs de vulgarisation et gement le cadre américain et se fait l’écho des d’éducation s’ajoute par conséquent celui de l’amé- événements en Europe, auxquels tant de liens ricanisation et de l’adaptation au nouveau pays. rattachent encore les immigrants : pogroms et La langue des articles doit être épurée, simplifiée, révolution russes, difficultés et succès du socia- naturalisée, créant son audience tout en l’éduquant, lisme européen, à côté de pages très américani- en continuité avec l’évolution sociale de la collecti- sées, mais aussi très largement tournées vers l’ac- vité, démarche dont l’ambiguïté idéologique assez tualité mondiale. Cependant, les liens du journal paternaliste se conjugue avec les tendances autori- avec la yiddishkeyt restent finalement influencés taires de la personnalité de Cahan. par l’histoire européenne : l’Affaire Dreyfus en 1 Un autre principe, appelé de façon quelque peu France, l’affaire Beilis en Russie provoquent une prise de conscience douloureuse, prolongée par antiphrastique « principe de tolérance », désigne l’attention inquiète aux signes très réels d’antisé- de fait une lutte idéologique soutenue contre mitisme en Amérique, comme l’affaire Leo Frank, les libres-penseurs et ce qu’il désigne comme par exemple, sur laquelle Cahan prend résolument leur « fanatisme anti-religieux ». Le Forverts position, engageant son journal dans la défense accueille un grand nombre d’articles directement active de l’accusé juif2. Dans son autobiographie, écrits par lui, prônant la « tolérance », le respect Cahan évoque la force de ses liens à la yiddishkeyt, de la liberté individuelle, la prise en compte de quand le fait d’être juif lui dicte ses réactions les la religion en tant que choix d’ordre privé, où il plus affectives, comme à l’annonce du verdict se révèle en complète opposition avec l’intransi- geance anticléricale de la plus grande partie du 1. Menachem Beilis, un juif de Kiev, est accusé en 1911 d’avoir assassiné un enfant dont le corps mutilé est retrouvé monde socialiste et anarchiste juif de l’époque. près de la briqueterie où il est employé comme intendant ; On peut y voir une tentative de cohésion autour l’affaire, instrumentalisée par le pouvoir tsariste et la presse de bribes de valeurs culturelles échappées aux antisémite, se transforme en accusation de crime rituel, alors bouleversements du déracinement, un effort que la police connaît manifestement l’identité du véritable d’ouverture vers toute une partie des immigrants assassin. Le procès, qui a lieu en 1913, mobilise l’opinion juive, en Russie et à l’étranger. Beilis sera finalement acquitté encore très attachés aux valeurs traditionnelles. à l’issue de son procès. Bernard Malamud a écrit un roman inspiré de l’affaire : L’Homme de Kiev. Un double engagement 2. Leo Frank, un jeune homme juif d’une trentaine d’années, Cependant, le Forverts reste un journal directeur d’une usine dans le Sud des États-Unis, est accusé engagé, marqué à gauche, apportant un sou- en 1913 du viol et du meurtre d’une de ses ouvrières âgée de quatorze ans. Sa condamnation à mort, en l’absence de preuves tien idéologique et financier aux syndicats, lors décisives de sa culpabilité, est commuée en prison à vie, mais il des grandes grèves du textile de 1909 à 1913. Il sera kidnappé dans sa prison et lynché par la foule en août 1915. soutient le Bund, le parti ouvrier juif de Russie Cahan consacre à cette affaire retentissante une partie impor- et ses instances culturelles au sein de l’Arbeter tante du tome 5 de ses mémoires en yiddish (Bleter fun mayn Ring, après l’échec de la Révolution de 1905 et Lebn, 1931). Il a rendu visite à Frank dans sa cellule d’Atlanta en mars 1914, s’est longuement entretenu avec lui, et utilise le l’implantation américaine croissante du parti juif Forverts comme tribune de la lutte idéologique contre l’an- russe, de même, mais dans une moindre mesure tisémitisme, dont il dénonce la virulence au sein de la culture que le parti socialiste-révolutionnaire, les S.R. américaine, et en particulier sudiste.

74 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures condamnant Dreyfus, lorsqu’il quitte la salle de soient « authentiques » ; conseils aux parents pour rédaction du journal américain où il est reporter éviter d’inculquer à leurs enfants le mépris du pour aller rejoindre ses camarades juifs dans un socialisme ou de la yiddishkeyt, mais aussi pour café d’East Broadway. Même réaction, encore plus les inviter à renoncer à leurs manières de table violente, lorsque isolé dans un lieu de villégiature démodées ou grossières, qui font honte à leur pro- il apprend la nouvelle du pogrom de Kishinev en géniture ; ou encore pour ne pas les surcharger 1903 : incapable de supporter la solitude, il prend par des leçons de piano ou de violon ! Injonctions le premier train pour New York. faites aux fils de s’asseoir à un seder ou de réciter le kaddish si cela peut réconforter leur mère : au D’un monde à l’autre nom du socialisme, Cahan lui-même leur donne Dès lors, le Forverts à ses débuts apparaît l’absolution ! Avertissements prodigués aux essentiellement comme symbole de la transi- maris : s’ils ont abandonné leur femme en Europe, tion, du passage d’un monde à l’autre, tout en il leur faut envoyer un avis de divorce, afin que synthétisant les caractéristiques essentielles de l’agune, l’épouse délaissée, puisse se remarier. l’évolution collective. Ainsi, la rubrique la plus Peu à peu, des institutions se créent pour facili- ancienne (la sedre), construite sur un modèle ter ces échanges entre les deux continents, comme religieux, illustre bien l’usage que Cahan fait des la célèbre « galerie des maris disparus », qui va paradigmes traditionnels pour faciliter les trans- jusqu’à diffuser des photos des maris fugueurs, ferts et pallier les difficultés de l’acculturation : au risque de provoquer méprises et quiproquos. la sedre (le « chapitre », lecture hebdomadaire de Le bintl brif, le courrier des lecteurs du Forverts, la Bible), de même que le proletarisher maguid devient à partir de 1906 le miroir et la chronique (le « prédicateur prolétarien ») l’emploi parodique quotidienne du vécu immigrant, repère et mémoire du moshl (la parabole) subvertissent, mais aussi d’une société en mutation. conservent les cadres de la vie traditionnelle tout Des rubriques plus humoristiques dénoncent en leur ôtant leur contenu religieux. Transférer également les travers les plus répandus ou carica- l’ordonnancement ancien de la semaine dans un turent les types sociaux les plus disponibles à la nouveau rythme de vie c’est à la fois créer un satire, comme ces allrightniks à qui tout semble besoin publicitaire, fidéliser le lectorat, mais c’est réussir au prix des reniements les plus drastiques, aussi recréer un cadre, une régularité qui vien- ou à l’opposé, les « simples », tout droit sortis du nent compenser le chaos de l’acculturation. shtetl, comme la famille proverbiale de Yente, de Le dialogue avec les immigrants s’amorce son mari Mendl Telebende et de leur fils Pyniè, qui grâce à des procédés de communication directe apparaît régulièrement dans les chroniques consa- entre l’équipe et le public du journal, par des ques- crées à l’humour et à la distraction des lecteurs. tions de la rédaction auxquelles répond un afflux de lettres témoignant des problèmes d’adaptation Une image collective filtrée ? rencontrés par la communauté des lecteurs : débat La littérature comme relais lancé à partir d’une question générale : « Qu’est-ce Se pose par conséquent le problème des que s’adapter (oisgrinen zikh) ? Sollicitation des médiations intellectuelles qui, à force de filtrer et récits des lecteurs afin de retracer leurs expé- de véhiculer des images orientées de la vie col- riences, joyeuses ou pénibles, pourvu qu’elles lective, courent le risque de devenir de pures et

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 75 simples instances de moralisation. Cahan semble Sholem Aleykhem, à l’époque le plus aimé des trop souvent prêcher une assez médiocre voie auteurs yiddish, semble avoir assez peu apprécié d’harmonisation sociale, atténuant d’emblée les Cahan lors de sa tournée américaine. À l’inverse, anomalies qui pourraient donner une image défa- les poètes prolétariens comme Morris Rosenfeld vorable du groupe au monde environnant (prosti- sont des collaborateurs permanents, de même que tution et criminalité font ainsi partie des thèmes les nouvellistes du ghetto, réalistes et humoristes, de campagne les plus fréquents du Forverts), et spécialisés dans les « feuilletons », les vignettes l’appel à la sensibilisation du public aux néces- brèves prises sur le vif. Sholem Asch, l’un des sités de l’assimilation ne va pas sans l’établisse- piliers du roman historique et du réalisme senti- ment d’une certaine distance condescendante, au mental, figure parmi les auteurs favoris du journal. risque de perdre le contact avec la réalité vivante, Cependant, si la diffusion d’une littérature yiddish toujours plus chaotique et complexe que ce qu’en de valeur est indéniable, l’hostilité d’une partie des filtre l’éditorial de presse. écrivains au Forverts, pour des raisons linguis- Cependant, le Forverts ne se réduit pas à un tiques plus encore qu’idéologiques est patente, et simple instrument d’acculturation. La collabora- le développement de courants avant-gardistes, en tion d’écrivains de valeur ne s’est jamais démentie, particulier poétiques, dès 1907 (constitution du même si les courants les plus avant-gardistes en groupe des Yunge — Les Jeunes), mais surtout yiddish, européens et américains, sont rarement dans les années vingt, éloignent une grande partie représentés. Là encore, le journal de Cahan opère de l’intelligentsia de l’entreprise éditoriale incar- des médiations nourries entre les deux continents. née par Cahan. On peut bien sûr imaginer que le Z. Rayzen, I. L. Peretz, H. D. Nomberg3 publient Forverts était à même de mettre en œuvre d’im- de Varsovie dans les colonnes du Forverts, de portants pouvoirs de pression et d’influence, non même qu’Israël Joshua Singer, qui devient son seulement au plan intellectuel, mais aussi matériel, correspondant permanent en Pologne, avant par l’aide financière et les possibilités de publica- d’émigrer aux États-Unis et de faire venir son frère tion qu’il dispensait aux auteurs. cadet, Bashevis, qui fera toute sa carrière journa- listique et publiera la majeure partie de son œuvre Scènes juives littéraire dans les colonnes du journal new-yor- L’exemple du théâtre yiddish, et de son kais. Certains auteurs ne s’adapteront jamais aux auteur le plus important à cette époque, Jacob critères intransigeants et au caractère dictatorial Gordin, peut être convoqué. Avec ses pièces, de Cahan : Lamed Shapiro, par exemple, dans sa jouées jusqu’à Prague au café Savoy devant nouvelle Doc, dans le recueil New Yorkaises4, rend Franz Kafka, font irruption sur la scène yiddish compte de façon caustique de ce « Saint des des revendications sociales qui, tout en confor- Saints » journalistique doté de son « grand prêtre » tant les valeurs de base de la société juive (la qu’est devenue l’institution du Forverts ; de même famille en particulier), tendent à faire du théâtre un moyen d’expression au service de la morali- 3. Écrivains yiddish polonais parmi les plus connus de la génération des « classiques ». sation progressiste du public. Ainsi les acteurs 4. Lamed Shapiro, New Yorkaises, trad. du yiddish par D. servent-ils de médium à des voix influentes Bechtel, C. Ksiazenicer-Matheron et J. Mandelbaum, Paris, parmi l’intelligentsia éclairée et politisée, et des Julliard, 1993. pièces qui nous paraissent aujourd’hui traditio-

76 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures nalistes et attachées au maintien de la stabilité le monde extérieur et avec ses racines juives, on est sociale étaient en fait violemment soutenues par peut-être davantage sensible à la mobilité perma- le monde socialiste juif. Les polémiques avaient nente qu’elle semble transposer fictionnellement. souvent lieu sur la scène même et l’auteur inter- Tout d’abord parce que son activité littéraire prend rompait parfois sa pièce pour se lancer dans des de l’importance au moment où il a temporairement diatribes enflammées contre ses adversaires. Les quitté la direction du Forverts et où il pense se principaux journaux s’opposaient ainsi les uns consacrer à une carrière de journaliste et d’écri- aux autres par pièces et par auteurs interposés, vain en langue anglaise. Ensuite parce que Cahan le traditionaliste Tageblat de Kasriel Sarahson déploie toute sa complexité individuelle dans ses (de tendance orthodoxe) par exemple contre rapports avec cette nouvelle sphère de sa créativité. Abe Cahan au Forverts. Même si le Forverts est Il est vrai que l’écriture fictionnelle telle qu’il le lieu central de ces débats par l’intermédiaire la conçoit est en continuité avec certains aspects des goûts prescriptifs de Cahan en matière litté- de son activité journalistique. C’est au cours de raire il n’en possède pas moins une tenue intel- ses longues promenades dans New York, de sa lectuelle qui dépasse de beaucoup le niveau de fréquentation quotidienne des postes de police la polémique ou de la propagande : son supplé- comme reporter au Commercial Advertiser, de ses ment littéraire, le Tsayt Gayst, qui paraît de 1905 passages à Ellis Island pour documenter l’arrivée à 1908, est apprécié même par ses adversaires. De des émigrants, qu’il rassemble le matériau de son plus, les préoccupations constantes de Cahan en œuvre littéraire. Le réalisme et la vérité psycholo- matière de traduction développent une pratique gique proviennent d’une expérience vécue au sein qui fait pénétrer les influences culturelles les plus du quartier juif, et c’est cette expérience enrichie diverses dans l’univers mental du « ghetto ». par le contact avec le monde extérieur que Cahan veut traduire avant tout. En anglais, pour le public Traduire en deux langues « l’esprit du ghetto » américain, mais aussi sans doute à destination des L’activité de Cahan comme directeur de générations de Juifs assimilés qui n’ont pas ou presse et militant socialiste ne doit cependant pas n’auront plus accès au yiddish. À travers l’anglais, faire oublier son rôle d’écrivain bilingue yiddish- c’est aussi à une certaine catégorie sociale du anglais à la charnière entre deux mondes, qu’il monde américain qu’il s’adresse, à l’écrivain W. s’attache à faire communiquer au sein de formes D. Howells, qui le connaît et l’apprécie, aux intel- littéraires de transition, entre le regard interne lectuels, au monde littéraire américain. Au départ sur la communauté immigrante, qu’il évoque cependant, les deux langues d’écriture ne sont pas dans les deux langues, mais dont la version yid- véritablement séparées et lui servent indifférem- dish constitue un message en soi, destiné unique- ment comme langues de création. ment au groupe d’origine, et l’horizon d’attente Les premières tentatives d’écriture fictionnelle du public assimilé ou « natif », qu’il tente de cap- paraissent en yiddish dans l’Arbeter Tsaytung ter par l’usage de l’anglais pour traduire la vie du parce que, nous dit-il dans son autobiographie « ghetto » juif, cette composante essentielle de la (rédigée beaucoup plus tardivement en yiddish), multiculturalité américaine. son désir spontané de création et d’audience est Alors que Cahan voit son activité littéraire plus fort que la tension qui le porte conjointement comme un accomplissement, un lien essentiel avec vers le monde extérieur.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 77 Les encouragements de l’écrivain américain L’horizon critique comme mise en lumière Howells5 l’incitent alors à se traduire lui-même de la complexité en anglais, avec des changements de titre signi- Les réactions critiques mettent en lumière, ficatifs qui indiquent la différence des horizons voire accentuent les polarités et les allégeances d’attente par rapport à des lectorats distincts : multiples de l’acte littéraire en deux langues, Motke Arbel, paru en feuilleton dans l’Arbeter adressé à plusieurs mondes et rendant compte Tsaytung, devient ainsi A Providential Match en des passages entre différents univers culturels : anglais et est publié dans une revue américaine Howells, son mentor littéraire, loue le représen- de short stories. Ensuite est publié en yiddish Di tant d’une nouvelle force vive dans la littérature Tsvey Shidakhim en 1895, puis directement en américaine. Les lecteurs du feuilleton en yiddish anglais A Sweatshop Romance. envoient des lettres enthousiastes où ils déclarent s’être reconnus dans les personnages. La critique S’autotraduire dans sa langue américaine est divisée : certains apprécient la Mais sa première tentative importante de « couleur locale », la vision neuve d’une « autre » gagner le lectorat américain est Yekl, dont le Amérique, les qualités discrètement mimétiques thème est à nouveau lié à la vie du ghetto juif. de la langue, le « document humain » à valeur L’autobiographie insiste peu sur les données quasi ethnographique. On trouve son style simple psychologiques liées à l’écriture en anglais, qui et naturel, on commente son « objectivité », son semble finalement aller de soi et témoigner de la « apolitisme », alors qu’il est connu pour être un maîtrise acquise par Cahan dans la langue du pays agitateur socialiste virulent. d’accueil. Par contre, il insiste rétrospectivement Les opposants usent de deux séries de critères, sur ses difficultés à publier, ce qui motive sa déci- « esthétiques et moraux », propres à toute critique sion de se tourner à nouveau vers le public immi- opposée au réalisme : l’écrivain, en voulant donner grant. Il traduit sa nouvelle (un assez long récit) en yiddish et la publie à nouveau en feuilleton dans le sentiment de la vie, montre une réalité « laide », l’Arbeter Tsaytung. Ce n’est qu’un an plus tard que voire immorale. La langue est argotique, c’est un la nouvelle paraîtra finalement en anglais. « dialecte » reconstitué à l’usage du lecteur amé- Ce mouvement de balancier est caractéris- ricain. Les critères esthétiques se transforment tique d’une situation fondamentale d’indécision rapidement en arguments xénophobes, dissimu- quant aux véritables destinataires de l’écriture. lés derrière la critique littéraire : ce n’est pas là la Veut-il parler aux immigrants de leur propre « véritable » Amérique, un tel récit ne peut intéres- situation, il modifie le titre de l’ouvrage et adopte ser le public des « vrais Américains ». des sonorités mimétiques de la distance entre les deux mondes : Yankl der Yankee est ainsi le titre Stratégies défensives et « bricolages » en yiddish de la nouvelle (qui inspirera beaucoup de l’identité plus tard le filmHester Street). Face à ces critiques, Cahan est contraint d’adopter une défense contradictoire : il doit à la fois plaider pour le réalisme, mais aussi pour 5. W. D. Howells, est avec Hamlin Garland et Stephen Crane le principal représentant du courant réaliste aux États-Unis la cohérence artistique et les droits de l’artiste à au tournant du siècle. atteindre une vérité humaine universelle, qui ne

78 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures soit pas un simple plaidoyer pour un groupe eth- Finalement, à la lecture de l’autobiographie, nique particulier. on est à la fois séduit et irrité par les multiples Il doit également se défendre auprès du public facettes de l’intellectuel, ce cheminement com- juif, répondre à l’accusation portée par les ortho- plexe que le regard rétrospectif de l’autobio- doxes et les Juifs allemands d’avoir donné une graphe veut présenter comme l’itinéraire d’une image négative de la communauté immigrante. fidélité à soi, d’une continuité identitaire, et dont Mais aussi d’avoir fait de la propagande socia- n’apparaissent que rarement les failles et les liste, ou au contraire de ne pas en avoir assez fait ruptures, voire les reniements et les échecs. Le aux yeux des éléments les plus radicaux politi- projet autobiographique met l’accent sur l’accu- quement. mulation des strates successives de la person- Son image d’écrivain est susceptible d’appré- nalité, en phase avec les courants collectifs qui ciations diverses : on le compare à Israël Zangwill animent les processus de transculturation, mais qui a publié Les Enfants du ghetto. Image qui n’est le lecteur d’aujourd’hui sera davantage tenté de pas démentie par les titres de ses nouvelles ulté- lire les contradictions d’une situation historique rieures : A Marriage in the Ghetto (1898), ou de de transition, où l’intellectuel incarne un deve- son recueil The imported Bridegroom and other nir commun tout en tentant de le modeler par ses Stories. Dans certaines nouvelles, le contenu propres sphères d’intervention et de créativité. proprement informatif semble parfois nuire à la Abraham Cahan domine ce mouvement du temps vérité humaine de la fiction, c’est en tout cas le de toute sa stature combative, lui qui s’est prati- point de vue formulé par Hutchins Hapgood dans quement identifié à toutes les étapes de la migra- The Spirit of the Ghetto. tion ashkénaze, telle qu’il l’a également retracée D’autre part, il est fêté dans l’establishment symboliquement dans son roman en anglais : The littéraire comme un tenant de l’école réaliste, aux Rise of David Levinsky (1917). Il a été à l’écoute côtés de Howells et de Stephen Crane, qui vient des voix multiples d’une culture en voie de trans- tout juste de publier The Red Badge of Courage. formation, mais peut-être aussi de disparition. Il est ainsi happé par les polémiques internes au La réussite de l’assimilation linguistique, l’usage monde culturel américain, les conférences et les conjoint des deux langues apparaissent dès lors soirées littéraires, par le snobisme de la bohème en creux comme significatifs des dilemmes de la new-yorkaise, qu’il juge par ailleurs assez sévère- culture yiddish et de la fragilité complexe de ses ment, à l’aune de ses principes socialistes. Ce processus créatifs. monde très fermé, parfois xénophobe, lui paraît d’ailleurs bien inférieur, par les talents et la culture, aux cercles intellectuels encore liés au judaïsme russe et aux écrivains européens qu’il continue à encenser.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 79 HANNAH ARENDT, NI JUIVE D’EXCEPTION NI FEMME D’EXCEPTION

Martine Leibovici

Profondément choqué par sa lecture d’Eich- vie et je n’ai jamais voulu changer quoi que ce soit mann à Jérusalem, Gershom Scholem adressa à de tels faits »; 3) « Vous avez tout à fait raison : une lettre à Hannah Arendt dans laquelle il lui je n’ai jamais “aimé” de toute ma vie quelque écrivait, entre autres, ceci : « Dans la langue peuple ou collectivité que ce soit (…). Je n’aime juive, il y a une chose que l’on ne peut pas définir effectivement que mes amis et je suis absolument complètement, mais qui est tout à fait concrète incapable de tout autre amour ». Autrement dit, et que les Juifs appellent Ahavat Israël, “l’amour Arendt refuse de s’identifier comme une intellec- pour les Juifs”. En vous, chère Hannah, comme tuelle de gauche, elle assume sa judéité et c’est en beaucoup d’intellectuels issus de la gauche précisément parce que la judéité est une dimen- allemande, je n’en trouve que peu de traces » ; sion de son être qu’elle veut tenir un quelconque non sans admettre un peu plus loin : « Je vous « amour des Juifs » à l’écart de ce qui motive ses considère comme un membre de (notre) peuple, positions philosophiques ou politiques : « Étant un membre à part entière et rien d’autre »1. Du donné que je suis moi-même juive, écrit-elle, cet point de vue de Scholem, Arendt est une intel- amour des Juifs me paraîtrait plutôt suspect »2. lectuelle de gauche, membre certes du peuple En partant d’une acception large du terme juif, mais dépourvue d’Ahavat Israël, autant dire « intellectuel », Hannah Arendt, philosophe de d’une marque fondamentale d’appartenance. formation, théoricienne politique occasionnel- Dans sa réponse, Arendt reprend ces trois points lement journaliste, est une intellectuelle. De l’un après l’autre : 1) « Je ne fais pas partie de ces plus, non seulement « être juive » est pour elle « intellectuels issus de la gauche allemande (…). une donnée incontestable de sa vie, mais il lui Je n’ai pris conscience que bien tard de l’impor- est aussi arrivé plus d’une fois de la revendiquer tance de Marx du fait que dans ma jeunesse je ne et de se présenter publiquement comme « une m’intéressai ni à l’histoire ni à la politique. S’il Juive ». Ajoutons à cela que dans de nombreux faut que je sois “venue de quelque part”, c’est de textes Arendt utilise elle-même la catégorie la philosophie allemande » ; 2) « Le fait est que je d’« intellectuel juif ». Avant d’analyser la manière n’ai jamais fait quoi que ce soit qui puisse mani- dont, de son propre point de vue, ces différents fester que je suis autre que je ne suis (…). Cela éléments s’articulent dans son cas, il est néces- m’aurait paru aussi insensé que de dire que j’étais saire de rappeler que la vie d’Arendt, née en 1906 un homme et non une femme (…). Être juive fait à Hambourg dans une famille juive assimilée, partie pour moi des données indubitables de ma a basculé en 1933 lorsqu’elle a fui l’Allemagne

1. Lettre de Gershom Scholem à Hannah Arendt, 23/6/1963, 2. Lettre d’Hannah Arendt à Gershom Scholem, 20/7/1963, in Hannah Arendt-Gerschom Scholem, Der Briefwechsel, in Ecrits juifs, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Fayard, 2011, Suhrkamp Berlin 2010, traduction M. L., p. 429-430. p. 644-646.

80 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures nazie pour se réfugier en France avant de par- percevoir. Arendt avait déjà formulé cette subjec- venir à fuir une nouvelle fois aux États-Unis où tivation en 1959, à l’occasion de son discours de elle est arrivée en 1941. Je m’attarderai d’abord réception du prix Lessing à Hambourg : « Dans sur l’articulation de ces éléments dans la perspec- ce contexte, je ne peux passer sous silence que tive juive allemande, avant de donner quelques pendant de nombreuses années, j’ai souligné que indications concernant leur reformulation dans le la seule réponse à la question : “qui êtes-vous contexte des États-Unis d’après-guerre. ?” était : une Juive. Seule cette réponse tenait compte de la réalité de la persécution. »5 I – Se manifester en tant que Juive, se distan- Cet « en tant que Juif » n’est pas énoncé cier pour penser comme celui d’une intellectuelle, dans la mesure Dans une émission de la ZDF diffusée en où, même si Arendt a su très tôt qu’il lui faudrait 1964, Christian Gauss demanda à Arendt de émigrer, la cause occasionnelle de sa fuite était reconstituer la démarche qui l’avait conduite à liée à ce que devenait le « milieu intellectuel » fuir l’Allemagne en 1933. Elle raconta alors com- qu’elle fréquentait : « Je pouvais constater que ment, dès 1931, elle avait été convaincue que les suivre le mouvement était pour ainsi dire la règle nazis allaient prendre le pouvoir et que, quand parmi les intellectuels », ce qui signifiait « que cela arriva, elle avait compris d’emblée que les les amis aussi s’alignaient » de façon spontanée. Juifs ne pouvaient pas rester. C’est de ce moment Allusion à Heidegger sans doute, mais aussi à que date son engagement politique aux côtés des des proches comme son condisciple Benno von sionistes3 qui seul lui permettait d’adopter la ligne Wiese par exemple. Ce phénomène était d’au- de conduite suivante : « “Lorsqu’on est attaqué en tant plus troublant, ajoute-t-elle, que ce qui était tant que Juif, c’est en tant que Juif que l’on doit se la règle chez les intellectuels l’était beaucoup défendre.” Non en tant qu’Allemand, citoyen du moins chez ceux qui ne l’étaient pas. Le nouveau monde ou même au nom des droits de l’homme, régime ne suscitait pas seulement l’adhésion sou- etc.». La judéité est une donnée, et l’assumer dans vent enthousiaste d’un nombre important d’entre les circonstances des années 1930, c’est se poser eux, il leur faisait aussi construire des théories une question : « Que puis-je faire de façon très sur Hitler, « fantastiques, passionnantes, sophis- concrète en tant que Juif (als Jude) ? » 4Cet « en tiquées et planant très haut, au-dessus du niveau tant que Juif » correspond à la reconnaissance des divagations habituelles », en d’autres termes 6 par quelqu’un de sa propre implication dans une « grotesques », juge Arendt . Ces ralliements en chaîne provoquèrent chez elle un rejet général situation sociale et politique qui ne le vise pas en tant que personne singulière, mais en tant que 5. H. Arendt, « De l’humanité dans de sombres temps », membre d’un peuple, ce qu’un grand nombre de in Vies Politiques, trad. B. Cassin et P. Lévy, Paris, Galli- Juifs allemands assimilés eurent un grand mal à mard, « Tel », 1974, p.27. La place manque ici pour montrer comment cette réponse ne correspond pas à la conception 3. Cet engagement, accompagné dès le début d’importantes sartrienne du Juif par le regard de l’autre. réserves (cf. « Réexamen du sionisme », ibid.), prendra fin aux 6. « Seule demeure… », op. cit., p. 237. Le grotesque a aussi États-Unis après la mort de Judah Magnes en 1948. concerné les professeurs d’université : « Je ne peux m’em- 4. « Seule demeure la langue maternelle », in La tradition pêcher de repenser sans cesse à cette anecdote, inventée je cachée. Le Juif comme paria, trad. S. Courtine-Denamy l’espère, selon laquelle Regenbogen aurait traduit le Horst- (légèrement modifiée), Paris, Bourgois, 1987, p. 238. Wessel-Lied en grec », Lettre à Karl Jaspers, 9/7/46, Hannah

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 81 des milieux intellectuels auxquels elle se jura de l’égard du présent immédiat (le thaumadzein du ne plus jamais avoir affaire – de façon « quelque philosophe) donnant lieu à une interrogation sur peu exagérée » concéda-t-elle avec le recul. Son le sens de l’événement et qui peut ou pas se maté- intuition à l’époque était que cela « faisait partie rialiser dans ce que Claude Lefort appelle une intégrante de ce milieu de l’intellectualité » 7. « œuvre de pensée ». En évoquant trente ans plus tard cette période, On peut faire jouer ici la différence entre Arendt retrouve une ancienne formulation qu’elle le Qui et le moi pensant établie par Arendt. La élaborera par la suite en réfléchissant au rapport manifestation de soi comme Qui, la réponse que que les professionnels de la pensée – les philo- l’on donne au « qui es-tu ?» posée par le monde, sophes en particulier – entretiennent avec le rejoue publiquement le donné de la judéité dans domaine des affaires humaines. Pressés de s’ex- un engagement publico-politique qui n’exclut traire de l’écume des événements, même lorsqu’ils aucunement selon Arendt « de formuler par- ont en vue les choses politiques, les philosophes fois des critiques à l’égard de choses juives, peu prétendent accéder à un niveau plus profond sous- importe ici (que l’on) ait raison ou tort »10. La trait à la compréhension du commun des mortels. réponse « une Juive » n’a pas à être donnée en Pour Arendt au contraire, ne pas se détourner des toute circonstance, il faut identifier à chaque fois affaires humaines suppose d’abord une attention la situation où elle est pertinente. En revanche aux événements politiques appréhendés dans leur l’intellectualité n’est pas, en tant que telle, qua- unicité, une attention au présent qu’il s’agit de lifiable comme juive. Quand bien même l’auteur penser dans sa nouveauté avant de le rabattre sur de l’œuvre se serait manifesté, voire se mani- des généralités préconçues. C’est la raison pour festerait encore, publiquement comme juif ou laquelle, dans l’interview de 1964, Arendt réagit juive. Quand bien même aussi l’expérience vécue négativement lorsque Gauss l’aborde comme une en tant que juif ou juive orienterait en partie la philosophe : « Je veux, déclare-t-elle, prendre en pensée, comme c’est le cas pour la pensée poli- vue la politique avec des yeux purs pour ainsi tique d’Arendt. Emmanuel Levinas lui-même ne dire de toute philosophie » ou encore : « Mon se cabrait-il pas lorsqu’on le voulait le désigner métier (…) c’est la théorie politique »8. S’occuper comme un philosophe juif ? de théorie politique afin de donner un sens aux événements est une activité intellectuelle qui met II – Intellectuel juif/intellectuelle juive à l’œuvre ce qu’Arendt appelle le « moi pensant Dès lors à quoi correspond la catégorie d’in- (qui) est activité pure et (est), par conséquent, sans tellectuel juif utilisée dans plusieurs textes par âge, dépourvu de sexe, sans qualité et sans his- Arendt à propos d’un phénomène qui, d’après toire personnelle » 9. La pensée se déploie à par- elle, concerne spécifiquement le monde germa- tir d’une capacité humaine universelle de recul à nophone, dans une période comprise entre le Berlin des Lumières au XVIIIe siècle et « l’effon- Arendt/Karl Jaspers, Correspondance (1926-1969), trad. E. Keufholz-Messmer, Paris, Payot, 1996, p. 95. drement des Juifs allemands » provoqué par le 7. « Seule demeure... », op. cit., p. 237 nazisme ? De l’analyse arendtienne de l‘émanci-

8. Ibid., p. 223, 221. 10. Lettre d’Hannah Arendt à Gershom Scholem, trad. 9. H. Arendt, La vie de l’esprit, I, trad. L. Lotringer, Paris, ML, 18/8/1963, in Hannah Arendt-Gerschom Scholem, Der PUF, 1981, p. 59. Briewechsel, op. cit., p. 455.

82 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures pation des Juifs et de l’antisémitisme moderne, je échapper au statut modeste de leur peuple »13. retiendrai ici deux points correspondant aux deux Mais la façon dont ils étaient accueillis par la vecteurs par lesquels est passée l’assimilation société non-juive, toujours travaillée par des des Juifs en Allemagne surtout. Le premier est préjugés négatifs à l’égard des Juifs, reformulés la réussite économique de certains, qui ne s’ac- progressivement en antisémitisme moderne, les compagna pas de la conquête de droits politiques. confronta à des dilemmes intenables. D’un côté, En d’autres termes : « Une sorte de soulèvement leur existence manifeste que, même au sein d’un social en Prusse servit de substitut à l’émanci- peuple méprisable, l’humanité peut s’incarner pation politique française » 11. De ce fait, après dans des « spécimens » exceptionnels, injonc- la parenthèse de l’occupation napoléonienne de tion à laquelle ils obéissent volontiers. Mais, d’un la Prusse, il fallait pour pouvoir mener à bien autre côté, leur acceptation en tant qu’individus une telle assimilation, en passer par le baptême, exceptionnels suppose le caractère arriéré des ce « billet d’entrée vers la culture européenne » autres Juifs. Mieux : ce n’est que sur un tel fond (Heine). Ludwig Börne caractérise bien, selon que la notion même d’exception a du sens : « les Arendt, l’expérience de ces Juifs baptisés : Juifs qui s’entendaient faire l’étrange compliment « Certains me reprochent d’être juif, d’autres me qu’ils étaient des exceptions (…) savaient parfai- félicitent de l’être, d’autres me le pardonnent, tement que cette ambiguïté même – ils étaient 12 mais aucun ne l’oublie » . Amorcée avec les Juifs juifs, mais ne ressemblaient pourtant pas à des e de cour au XVIII siècle, la réussite économique Juifs – leur ouvrait les portes de la société. Ceux e se confirma au XIX , sans qu’elle signifiât une qui désiraient ce type de relations s’efforcèrent véritable intégration sociale, la position des Juifs, donc “d’être et de ne pas être des Juifs” »14. même riches, étant celle de parias sociaux, alors même qu’ils continuaient à pratiquer la philanth- Arendt fait apparaître un lien très particulier ropie à l’égard des Juifs orientaux qui émigraient entre cette réussite économique et le phénomène régulièrement d’Europe de l’Est vers l’Allemagne du Juif cultivé, qui donna lieu à l’apparition ou l’Autriche. d’une « classe radicalement nouvelle, celle des Le second vecteur de l’assimilation fut la intellectuels modernes qui se consacraient aux culture, à partir du phénomène unique du Berlin professions libérales, aux arts et à la science, et des Lumières. Certes il y eut la Haskala, mais qui n’entretenaient plus aucun lien spirituel ou la majorité des Juifs cultivés adhérèrent avec idéologique avec le judaïsme »15. Lien très par- enthousiasme à la culture non-juive, ce qui donna ticulier, car il fut une affaire entre pères et fils. lieu à une créativité intellectuelle sans précé- Les pères, explique Arendt, ont souvent maintenu dent, favorisée selon Arendt par la proximité du « l’antique croyance juive selon laquelle ceux qui yiddish avec l’allemand. Ainsi, les Juifs cultivés auraient pu se dire « Allemands par la grâce de 13. Ibid., p. 152. Goethe (…). C’est par l’intermédiaire de la culture 14. H. Arendt, « Les origines du totalitarisme », trad. M. et non de la politique que les Juifs cherchaient à Pouteau, révisée par H. Frappat, in Les origines du totalita- risme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, « Quarto », 11. H. Arendt, « Les Juifs d’exception », in La tradition 2002, p. 286. cachée, op. cit., p. 127, 146. 15. H. Arendt, « Réexamen du sionisme », in Ecrits juifs, 12. Cité par Arendt, ibid., p. 154-155. op. cit., p. 523.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 83 “étudient” – la Torah ou le Talmud, c’est-à-dire la carrière universitaire soit ouverte aux Juifs non loi de Dieu – sont l’élite authentique du peuple et baptisés. Réfugiée pendant huit ans en France ne doivent pas avoir à se soucier de tâches aussi avant de parvenir à fuir aux États-Unis, Arendt vulgaires que : gagner de l’argent ou travailler constate qu’en France, il y avait certes des « intel- dans le but d’en gagner »16. Sauf que désormais lectuels juifs cultivés, mais pas vraiment une il ne s’agissait plus de devenir un talmid haham intelligentsia juive en tant que classe socialement (un docteur de la loi), mais d’étudier et de pro- reconnue »20. duire dans le domaine de la culture universelle17. Une telle situation induisit chez ces intellec- La nouveauté de cette intelligentsia juive résidait tuels juifs un certain nombre de positions carac- dans le fait qu’en tant que Juifs « il n’y avait pas téristiques. Ne désirant ni l’argent ni le pouvoir, de place pour eux dans la maison de leurs pères », ils n’accédaient qu’à des moyens d’existence pré- surtout quand ils étaient écrivains, journalistes, caires, tout en subissant de plein fouet de nom- artistes, professeurs, etc., plutôt que médecins ou breux rejets dus à leur judéité que l’on n’oubliait avocats. « Trop pauvres pour être philanthropes jamais, quelle qu’ait été leur conviction d’incarner (…), trop riches pour devenir des Schnorrers », l’individu rationnel et universel des Lumières. ils n’avaient pas « besoin de liens sociaux juifs Aussi étaient-ils, comme Ludwig Börne, « profon- pour vivre », mais plutôt d’être admis dans la dément blessés de voir des gouvernements com- société non-juive18. Dès lors, « la discrimination bler de privilèges et d’honneurs un banquier juif sociale, sans importance pour leurs pères qui ne et condamner des intellectuels juifs à crever de se souciaient guère de relations avec les non-juifs, faim »21. Telle est, selon Arendt, la source des écrits devint pour eux un problème crucial »19. Il faudra anti-juifs de Börne, Heine ou Marx. Un siècle plus attendre la République de Weimar pour que la tard, le milieu de la société juive allemande dans l’Allemagne impériale suscite une rébellion com- 16. H. Arendt, « Walter Benjamin », trad. A. Oppenheimer- Faure et P. Lévy, in Vies politiques, op. cit., p. 276. parable chez des jeunes gens comme Gershom 17. À propos des intellectuels juifs, Günther Anders-Stern, Scholem et Walter Benjamin. « N’ayant plus de fils de William Stern, professeur de psychologie à Breslau et lien substantiel avec le judaïsme », mais ne pou- de philosophie à Hambourg, écrit : « Dès l’instant où ils ont vant y échapper « en tant que phénomène social », franchi la frontière qui sépare la Prusse et la Pologne (…), est la question juive « se manifestait à eux sous la né en eux l’espoir, non la conviction qu’ils allaient réussir à être forme d’une question morale ». S’y confronter à reconnus immédiatement par tous les Allemands de naissance rebours de ce qu’ils considéraient comme l’aveu- et à être considérés comme les bienvenus en jouant les sonates de Beethoven ou encore en écrivant des livres sur Lessing et glement de la société juive, c’était avoir une exi- Kant (…). Comme, pendant deux mille ans, ils ne sont restés gence de cohérence personnelle, en évitant à la un peuple que parce qu’ils ont vécu comme le peuple du Livre, fois l’attitude du judaïsme officiel qui combinait ils attendaient quelque chose d’analogue. Ils pensaient pouvoir une tendance apologétique avec une négation de faire partie du peuple des autres parce qu’ils étudiaient et com- la haine antijuive émanant de la société. Pour cette mentaient leurs livres et, si nécessaire, les écrivaient. C’était le credo naïf, dont ni Salomon Maïmon, ni Moses Mendelssohn, 20. « Les Juifs d’exception », op. cit., p.156. On pourrait ni père n’ont jamais douté» (Visite dans l’Hadès, trad. C. David, prolonger cette remarque en reprenant l’analyse par Pierre Paris, Le bord de l’eau, 2014, p. 17). Birnbaum du milieu spécifique des Juifs d’État en France dont 18. « Réexamen du sionisme », op. cit., p. 524. il n’y a pas d’équivalent en pays germaniques. 19. « Les origines du totalitarisme », op. cit., p. 281. 21. « Les origines du totalitarisme », op. cit., p. 296.

84 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures génération le sionisme et le communisme ont pu professeur. À chaque fois, on retrouve la même représenter « des moyens de quitter l’absence de éthique : elle refuse d’adhérer à la figure de la réalité pour le monde, le mensonge et le leurre « femme d’exception », l’exceptionnalité de l’une pour une existence honnête ». En ne se résolvant renforçant la mise à l’écart des autres et se pré- ni pour l’un ni pour l’autre, en se maintenant dans sente comme « individu juif feminini generis »25, une position « au sommet d’un mât déjà fendu », une parmi d’autres. Walter Benjamin est pour Arendt l’incarnation même de l’intellectuel juif issu du monde germa- Dans les différents textes où elle tente de cer- nophone : « Ce qui lui importait (…) était (…) la ner le phénomène des intellectuels juifs, on sent critique des conditions existantes, porte de sortie souvent chez Arendt une certaine distance dans des illusions et de l’imposture bourgeoise, posi- laquelle pointe un soupçon d’ironie. Évoquant tion extérieure à l’establishment littéraire et uni- les conflits entre la génération des pères et celle versitaire aussi bien » 22. des fils, elle indique qu’en général ils « étaient Se remémorant à Hambourg l’état d’esprit résolus par la prétention des fils à être des génies qui était le sien dans ses années d’exil, Arendt ou, dans le cas des nombreux communistes issus précise : « En disant : “une Juive” (…), je ne fai- de familles aisées à faire le bonheur de l’huma- sais (…) que reconnaître un présent politique, nité »26 . Notons que ces intellectuels juifs sont à travers lequel mon appartenance (au groupe toujours des fils et que, si l’on suit Arendt, le juif) avait tranché la question de l’identité per- soutien qui venait de leurs pères prolongeait une sonnelle dans le sens de l’anonymat »23, ce qui antique tradition qui n’était pas étrangère à cette rendait la posture de Juif d’exception désormais nouvelle figure de l’intellectuel juif. Notons aussi caduque. Tous les Juifs étaient visés, c’était une que, peu avant sa fuite hors d’Allemagne, Arendt illusion d’imaginer que l’on pourrait échapper à avait commencé un travail sur Rahel Varnhagen, la persécution en arguant de son nom, de son sta- qu’elle terminera en France, sous l’amicale pres- tut ou de sa réputation : c’était le peuple juif tout sion de Walter Benjamin et de son second mari entier qui était devenu le paria politique de l’Eu- Heinrich Blücher et qui ne sera publié qu’en rope. Dans un tel ouragan, madame le Docteur 1958 aux États-Unis. Cherchant à comprendre Arendt n’avait pas plus de poids que « le petit sa propre situation en revenant à la période où Hans Cohn du coin »24. Plus tard aux États-Unis, se profile « la destruction de la judéité d’Alle- alors que son œuvre prend forme – Les origines magne », Arendt s’interroge sur « la manière dont du totalitarisme paraissent en 1951, l’année de sa le processus d’assimilation à la vie spirituelle et naturalisation américaine – et qu’elle commence mondaine du milieu ambiant a concrètement agi à enseigner régulièrement dans les universités sur une vie humaine »27. Il n’est pas anodin qu’elle américaines, Arendt sera à plusieurs reprises la ait choisi de le faire à partir de la vie d’une femme première femme à accéder à tel ou tel poste de 25. H. Arendt, « Le grand jeu du monde » (1975), trad. M-I 22. « Walter Benjamin », op. cit., pp. 281, 285, 288, 286. B. de Launay et A. Enegren, Esprit, juin 1980, p. 22. 23. « De l’humanité dans de sombres temps », op. cit., p.27. 26. Ibid., p. 277. 24. H. Arendt, « Eichmann à Jerusalem. Rapport sur la banalité 27. H. Arendt, Rahel Varnhagen. La vie d’une Juive alle- du mal », trad. A. Guérin, revue par M.-I. Brudny-de Launay, mande à l’époque du romantisme, trad. H. Plard, Paris, révisée par M. Leibovici, in Les Origines…, op. cit., p. 1147. Tierce, 1986, p. 15.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 85 plutôt qu’à partir de celle d’un homme. Comme L’un des salons les plus courus était celui de les hommes, les femmes juives sont entrées Rahel Varnhagen née Levin, fille d’un joaillier dans la vie intellectuelle allemande à partir des juif enrichi de Berlin, baptisée en 1814, chez qui Lumières. Mais alors que, pour les hommes, cette de 1790 à 1806, toute l’intelligentsia de l’époque entrée s’est appuyée sur une antique tradition, ce se retrouvait, Juifs et non-juifs, aristocrates et ne fut pas le cas pour les femmes. À la génération bourgeois mélangés. Même si, comme le montre charnière de Rahel Varnhagen, les filles des Juifs B. Hahn, le récit d’Arendt participe d’une cer- enrichis de Berlin n’étaient pourtant pas sans édu- taine mythologie du salon29, l’essentiel est qu’il cation. Comme dans toutes les bonnes familles on repère parfaitement le fait que l’entreprise de leur enseignait ce qu’on jugeait nécessaire pour Rahel n’a « ni modèle ni tradition ». Rahel en faire de bonnes épouses, à côté d’une éduca- Varnhagen, pour qui Goethe fut le « médiateur » tion juive spécialement destinée aux femmes. Ce lui permettant d’accéder à une certaine compré- qui ne contrevenait pas au fait que, selon Barbara hension d’elle-même et du monde, n’eut pas le 30 Hahn, traditionnellement, « les femmes étaient projet de faire œuvre . Intelligente, spirituelle, sa les maillons d’une chaîne de transmission main- présence est d’abord orale et son activité d’écri- tenue de mère en fille ». Pourtant, dans la tradition ture surtout épistolaire et diariste. Le genre de juive européenne, « des Juives instruites ont écrit la lettre est accessible à ceux et celles qui sont des ouvrages religieux qui ont été transmis sur écartés du domaine public, il mélange de façon le mode d’un texte sans nom d’auteur. Elles ont non systématique des confidences intimes, des écrit des livres de prières, ont travaillé à l’œuvre récits, des réflexions philosophiques et éventuel- massorétique collective ou ont même développé lement politiques. Comme le remarque justement de profondes connaissances de la Michna ou du B. Hahn, la biographie écrite par Arendt répète ce Talmud, comme Krendel Steinhardt, qui vivait caractère non systématique, instaurant une cor- en Alsace au milieu du XVIIIe siècle ». Mais respondance entre le texte fragmentaire transmis de Rahel Varnhagen et sa propre expérience de cette tradition – redécouverte à la fin du XIXe siècle – a été perdue et nul ne s’est appuyé sur 29. Pour tenter de cerner au plus près ce phénomène sin- elle pour inciter les filles juives à la prolonger28. gulier, B. Hahn analyse les éléments de la mythologie qui Ces filles – Henriette Herz, Dorothea Veit (plus s’est constituée autour des salons berlinois : à commencer par l’emploi du mot salon qui évoque ceux de la haute aristo- tard Schlegel), fille de Mendelssohn, Sarah et cratie française. Concernant Rahel Varnhagen, on s’est beau- Marianne Meyer, Rebecca Friedlander, etc. – ont coup représenté, H. Arendt y compris, son « salon » comme inventé leur propre mode d’entrée dans le monde une mansarde, alors qu’on y faisait entrer une vingtaine de intellectuel : ne pouvant sortir de chez elles pour personnes, des canapés, un piano, une table pour le thé et y pénétrer, elles le firent venir à la maison en le un grand nombre de chaises... B. Hahn considère aussi que l’image des salons comme société ouverte est pour une bonne recevant dans leurs salons. part une reconstruction issue des évocations nostalgiques des 28. Barbara Hahn, Die Jüdin Pallas Athene. Auch eine Theo- actrices elles-mêmes (cf. op. cit., p. 95-98). rie der Moderne, Berlin Verlag, Berlin 2002, pp. 25, 33-34. 30. Rahel Varnhagen, op. cit., p. 54, 142. « Aucune tradition Concernant les Juives instruites de la tradition, B. Hahn ne lui a été transmise, son existence n’a été prévue par aucune s’appuie sur l’ouvrage pionnier de l’historien Meyer Kayser- histoire », (H. Arendt, « Aux origines de l’assimilation. Épi- ling, Die jüdischen Frauen in der Geschichte, Literatur und logue pour le 100e anniversaire de la mort de Rahel Varnha- Kunst (1879). gen » - 1932, trad. modifiée – inÉcrits juifs, op. cit., p. 142).

86 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures biographe. Cette non-systématicité, le franchis- famille et l’occasion de développer leurs capaci- sement des frontières disciplinaires académiques tés intellectuelles au contact d’un enseignement est aussi une caractéristique des textes théoriques qui s’adressait à un public d’étudiants sans dis- d’A rendt. tinction de sexe. Une figure comme celle de l’intellectuelle Les centres d’intérêt, les engagements, le rap- juive qui suppose une activité féminine en dehors port à la judéité des femmes mentionnées ci-des- de l’espace familial n’apparaît que tardivement sus se croisent, divergent, sans qu’il soit possible en Allemagne, à la génération qui a précédé celle de les inscrire toutes dans la même catégorie. d’Arendt. Barbara Hahn s’intéresse à plusieurs Toutes, même Edith Stein se sont préoccupées d’entre ces femmes : la théoricienne de la litté- de l’émancipation des femmes, mais pas Arendt. rature, Margarete Sussman (1872-1966), réfugiée Seule parmi les cinq, Edith Stein, philosophe en Suisse, la critique d’art Gertrud Kantorowicz comme Arendt, se convertira au catholicisme (1876-1945), compagne de Georg Simmel et et entrera au Carmel, pour périr comme Juive à déportée à Theresienstadt où elle mourut, la Auschwitz31. À la différence de Rosa Luxemburg, critique littéraire Bertha Badt-Strauss (1885- Margarete Sussman, Gertrud Kantorowicz, 1970), émigrée aux États-Unis ou l’historienne Selma Stern, Bertha Badt-Strauss et Hannah Selma Stern (1890-1981), qui émigra elle aussi Arendt s’assumaient comme Juives, mais à la aux États-Unis et dont les travaux sur les Juifs différence d’Arendt et de Stern, cela en passait et l’État prussien sont une référence importante par un retour au judaïsme religieux. Toutes, sauf pour Arendt. On pourrait mentionner aussi la phi- Rosa Luxemburg et Edith Stein, se sont intéres- losophe Édith Stein (1891-1942) ou, à l’extrême sées aux débuts de l’assimilation en Allemagne opposé, Rosa Luxemburg (1871-1919), militante et dirigeante politique, mais intellectuelle aussi, et en particulier aux salons juifs du Berlin des auteur de livres de théorie économique et poli- Lumières. Dans un autre contexte que celui-là, tique. Et de nombreuses autres. Comme leurs elles furent, chacune à sa manière, des pionnières homologues masculins, elles proviennent géné- sans précurseurs dans la tradition juive. La seule ralement de milieux juifs aisés assimilés. Mais façon de les rassembler est alors la figure oxymo- le fait nouveau est qu’elles ont bénéficié de la rique imaginée par Paul Celan, « la Juive Pallas possibilité pour les filles d’entrer au lycée et de Athene ». Rahel Varnhagen elle-même avait été passer le baccalauréat (1904), ce qui leur ouvrit nommée « la Pallas Athene allemande » : on les portes de l’université à partir de 1908. Elles désignait par là « une jeune femme qui fonde furent, chacune dans son domaine, parmi les pre- une tradition intellectuelle et non une généalogie mières à aller jusqu’au doctorat. La République familiale »32, tradition intellectuelle dont la redé- de Weimar abolira les discriminations restantes couverte est l’enjeu du livre de Barbara Hahn. tant pour les Juifs que pour les femmes qui en principe purent devenir professeurs d’université 31. Cf. l’évocation d’Edith Stein par Gunther Anders (Visite à partir de 1918, ce qu’aucune n’obtint cependant. dans l’Hadès, op. cit., pp. 16-21). Avant d’être l’étudiante puis On ne saurait trop insister sur les possibilités que l’assistante de Husserl, elle fut l’étudiante du père de Günther l’accès à l’école et à l’université a données aux Stern-Anders. femmes : une autre socialisation en dehors de la 32. B. Hahn, Die Jüdin Pallas Athene, op. cit., p. 17-18.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 87 III– Une vie publique aux États-Unis n’a pas besoin d’être un native pour faire partie de Ayant survécu matériellement pendant ses la maison (...), il n’est pas nécessaire de s’assimi- années d’exil en France grâce à des emplois dans ler » 35. De même qu’un citoyen américain peut sans des organisations dépendant du mouvement sio- contradiction se dire et se faire reconnaître comme niste (dont l’Alyah des jeunes), c’est toujours dans italo-américain, polono-américain ou germano- le cadre de journaux et périodiques juifs – Aufbau américain, il peut aussi se situer comme juif-amé- en particulier, destiné aux réfugiés de langue ricain. Les intellectuels juifs ne sont pas confrontés allemande – qu’Arendt gagne sa vie dans ses pre- aux dilemmes qui avaient déchiré les intellectuels mières années aux États-Unis. Elle se situe comme juifs allemands et l’antisémitisme ne lui semble pas un « écrivain indépendant, quelque chose entre un structurer la société américaine : « L’assimilation historien et un journaliste politique »33. Elle conti- commence maintenant et prend vraiment tournure. nue un certain temps de publier dans des revues Une autre que celle que nous avons connue, mais juives comme Commentary, la revue fondée par aussi avec le même afflux vers les métiers intel- Elliot Cohen (jusqu’en 1960, avant la virulente lectuels. Finies ces cohortes de dentistes où l’on prise de position de Norman Podhoretz contre mettait toutes ses ambitions (“mon fils aussi est elle au moment de l’affaire Eichmann34), Jewish docteur”). L’antisémitisme est pratiquement sans Frontier ou Menorah Journal. À partir de 1944, audience, tout au plus dans la population catho- elle commence à publier dans des revues plus lique, chez les petites gens. Mais là non plus pas académiques, ainsi que dans Partisan Review, à en profondeur. (…) Dans notre boardinghouse, les laquelle était liée son amie Mary McCarthy, lieu gens savent naturellement que je suis juive, ce qui de regroupement d’intellectuels de gauche dont le premier été, eut pour conséquence qu’on ne vou- beaucoup étaient juifs. Petit à petit, Arendt et lait pas m’associer partout où il y avait dégustation Heinrich Blücher élargissent le cercle de leurs rela- de grillades de porc. Mais après explications, j’ai le tions intellectuelles aux États-Unis, à New York droit de manger ce que je veux »36. plus précisément. On compte parmi elles Irwing Howe, Nathan Glazer, Alfred Kazin, Randal Arendt est souvent intervenue dans la vie Jarrell, Mary McCarthy, et tant d’autres. publique américaine, s’inquiétant de la place En s’installant aux États-Unis, pays fondé sur des ex-communistes dans la montée du maccar- 37 l’immigration et dont les structures politiques ne thysme , adoptant une position qui fit – déjà – sont pas celles de l’État-nation à l’européenne, 35. H. Arendt, Lettre à Kurt Blumenfeld, 16/12/57, in Han- Arendt constate que l’insertion des émigrés dans la nah Arendt-Kurt Blumenfeld, Correspondance 1933-1963, communauté politique ne passe pas par une assi- Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 258. milation préalable : « Ici, écrira-t-elle plus tard à 36. Lettre à Kurt Blumenfeld, 31/7/1956, ibid., p. 196-197. son vieil ami Kurt Blumenfeld installé en Israël, on 37. cf. « Les ex-communistes » (1953), trad. M-I B. de Launay, in Penser l’événement, Paris, Belin, 1989. Dans cet article, elle 33. H. Arendt, Lettre à Karl Jaspers, 18/11/1945, op. cit., p. évite cependant de dire publiquement ce qu’elle confie à son 60-61. ami Kurt Blumenfeld : « Les Juifs se comportent (…) particu- 34. Cf. Norman Podhoretz, « Hannah Arendt on Eich- lièrement mal ; ils fournissent le plus gros bataillon d’ex-com- mann : a study in the perversity of brillance » (Commentary, munistes, en rajoutant encore au fanatisme dont nous étions 9/1/1963), que l’on pourrait traduire par : la perversité de la déjà comblés » (Lettre à Kurt Blumenfeld, 2/2/1953, op. cit., grande intelligence. p.103).

88 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures polémique au moment de l’adoption des lois fédé- que Juive », elle considère comme allant de soi rales de déségrégation, soutenant le mouvement sa sympathie pour « la cause des Noirs, comme étudiant en 1968, tout en émettant un certain pour toutes les populations opprimées ou défa- nombre de réserves, ou dénonçant l’agression vorisées »38. Cet « en tant que Juive » est assumé militaire des Américains au Viêt-Nam. Pour résu- comme un aspect de la position d’Arendt, mais ce mer, on peut dire qu’aux États-Unis, la réponse serait aller trop vite en besogne que de la situer à la question Qui êtes-vous ? n’a plus systéma- uniquement comme « intellectuelle juive » dans tiquement à être : « une Juive », dans la mesure une telle affaire. où la judéité peut être plus tranquillement assu- mée comme une donnée, tout comme l’origine Bien que son histoire en tant que Juive sur- européenne qui tranche peut-être encore plus aux vivante soit en arrière plan de la motivation États-Unis que la judéité. Prenons l’exemple de d’Arendt à assister en tant que reporter au procès Réflexions sur Little Rock, article publié une pre- de Jérusalem, le livre, a-t-elle toujours affirmé, mière fois en 1959 par Arendt dans Commentary. « n’est pas le livre d’une “Juive sur les Juifs” ni En 1954, la Cour suprême avait déclaré inconsti- “l’illustration d’une question plus générale”. C’est tutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles (...) un rapport sur des faits, concernant des points publiques, décision que les États du Sud n’appli- qui ont été soulevés par le procès »39. C’est pour- quaient pas. Le mouvement des droits civiques tant la plupart du temps à sa judéité qu’un très incitant ses militants à contrer cette obstruc- grand nombre de critiques la renvoient en termes tion, une photo avait fait le tour des États-Unis, de reproche. L’apparition publique d’Arendt au qui montrait une jeune fille noire franchissant moment de l’immense polémique que déclencha la porte d’une école de Blancs, protégée par un Eichmann à Jérusalem demanderait un article en ami blanc de son père sous les huées des enfants soi. Comme tout livre, son contenu est discutable, blancs. Arendt écrit son article, sous l’impact du au sens où il doit être examiné et appeler la dis- choc provoqué en elle par l’image d’une enfant cussion voire la controverse. Cependant, même poussée à l’héroïsme par les adultes. Tout en si, dans la polémique, des questions sérieuses ont dénonçant les lois ségrégatives, elle interroge la été et sont encore posées, force est de constater pertinence d’une « intégration obligatoire » qui que le tour qu’elle prit a très souvent reposé sur ferait suite à « la ségrégation obligatoire » et une déformation de ce qu’Arendt avait écrit (elle réfléchit sur les mécanismes sociaux de regrou- aurait reproché aux Juifs de n’avoir pas résisté, pements électifs qui correspondent d’après elle elle innocenterait Eichmann), mais aussi sur un à une « extension du droit d’association ». Pour soupçon sur ses motivations : absence d’Ahavat étayer son argumentation elle peut à un moment Israel, haine de soi, antisionisme…40. Arendt écrire : « Si, en tant que Juive, je veux passer mes 38. « Réflexions sur Little Rock », trad. J. Roman, in Penser vacances dans la seule compagnie de Juifs, je ne l’événement, op. cit., p. 239, 242, 234. vois pas comment qui que ce soit pourrait rai- 39. H. Arendt, Ad Norman Podhoretz, cité par M. Leibovici, sonnablement m’en empêcher ». De même dans Hannah Arendt, une Juive. Expérience, politique et histoire, l’encart ajouté à la republication de l’article dans Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 423. la revue Dissent après la polémique, elle tient à 40. Un auteur avait intitulé son article : « Quand une Juive préciser, pour éviter les malentendus, « qu’en tant souffrant de la haine de soi écrit un feuilleton pro-Eichmann »

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 89 mit du temps à répondre. Je ne retiendrai ici que pourtant qu’à l’extérieur du « domaine politique quelques éléments permettant de repérer sa place – à l’extérieur de la communauté à laquelle nous en tant qu’intellectuelle et juive dans ce nouveau appartenons et de la compagnie de nos pairs – », contexte. puisse se déployer l’activité de ceux pour qui la Ce qu’Arendt découvrit à ses dépens fut la vérité compte, et dont l’établissement suppose réalité des organisations juives américaines qui une certaine solitude, celle « du philosophe (…) organisèrent une véritable campagne contre elle. du savant et de l’artiste, (mais aussi) l’impartia- Par rapport à elles, Arendt mentionne les Juifs lité de l’historien et du juge et l’indépendance du qui ont soutenu son livre : ils sont « comme moi, découvreur de fait, du témoin et du reporter »43. des Juifs qui n’ont pas de lien très étroit avec la Une solitude dont il s’agit de sortir puisque la communauté juive, mais pour lesquels toutefois vérité demande à être dite. Leur éthique est « de le fait qu’ils soient juifs n’est pas indifférent »41. dire la vérité telle (qu’ils la perçoivent) »44, c’est Sur ce point comme sur d’autres, Arendt se per- ce qu’Arendt appelle la bonne foi. N’est-ce pas ce cevait et se voulait indépendante à l’égard de qu’on est en droit d’attendre d’un intellectuel ou toute communauté organisée. La façon dont s’est d’une intellectuelle, qu’il ou elle soit juif/juive ou déroulée la polémique lui a aussi fait prendre pas ? Quitte ensuite à instaurer avec lui ou elle, conscience de la capacité moderne des organi- toujours de bonne foi, une discussion en cas de sateurs de l’opinion publique à créer des images désaccord sur le contenu de la vérité qu’il ou elle et à colporter des mensonges. Cet effet provient dit lui apparaître. d’un caractère fondamental du domaine poli- tique, à savoir qu’il repose sur la pluralité des opinions (sur ce qui apparaît) et non sur l’énon- s’oppose-t-elle pas toujours à une autre opinion ? Dans l’es- ciation de la vérité (qui correspond à ce qui pace public, toute vérité ne devient-elle pas opinion ? » (H. est), avec la conséquence inévitable que dans Arendt, Journal de pensée, t. II, trad. S. Courtine-Denamy, un débat, l’énoncé de la vérité apparaît comme Paris, Seuil, 2005, p. 816). une opinion confrontée à d’autres 42. Il importe 43. H. Arendt, « Vérité et politique », trad. C. Dupont et A. Huraut, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, « Idées », 1942, p. 331. (cf. Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine, trad. 44. « Réponse à Samuel Grafton », op. cit., p. 659. Formule P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2001, p. 179). inspirée de son cher Lessing : « Sage jeder, was ihm Wahrheit 41. H. Arendt, « Réponses aux questions posées par Samuel dünkt, und diese Wahreit selbst sei Gott empfohlen (Que cha- Grafton », in Écrits juifs, op. cit., p. 665. cun dise ce que la vérité lui semble et que la vérité elle-même 42. C’est la raison pour laquelle un historien n’acceptera soit recommandée à Dieu) » (H. Arendt, « Vérité et politique jamais de débattre avec un négationniste. « Toute opinion ne », op. cit., p. 297).

90 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures L’EXPÉRIENCE DE LA BARBARIE PAR L’INTELLECTUEL ET L’ÉTHIQUE DU TÉMOIGNAGE SELON JEAN AMÉRY

Daniel Oppenheim

Hans Mayer, alias Jean Améry, est né à Vienne Les conditions éthiques du témoignage en 1912. En 1938, il se réfugie en Belgique et Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour s’engage activement dans la Résistance. Arrêté, surmonter l’insurmontable1 n’est pas un témoi- il est enfermé au camp de Gurs, dont il réussit à gnage sur Auschwitz, mais une tentative de définir s’évader. De nouveau arrêté, il est torturé par la ce que fut son expérience de torturé et de déporté, Gestapo et déporté à Auschwitz. Ayant réussi à ce qu’elle a fait de lui, ce qu’il en fait. Il a voulu survivre, il écrit plusieurs livres dans lesquels il qu’il soit aussi une réflexion sur la confrontation cherche à comprendre l’être humain à la lumière d’un intellectuel à la barbarie de masse qui s’est de son expérience de la torture et des camps. Il exercée sur lui. Ce livre est aussi une démons- est déçu par les positions antisémites que prend tration en action du travail d’un intellectuel, les la nouvelle génération, en Allemagne, de mili- questions auxquelles il s’efforce avec honnêteté, tants d’extrême gauche antinazis et anti-impéria- rigueur et humilité de répondre, les tentations et listes, dont il avait vu l’émergence avec un grand les facilités qu’il repousse, le risque qu’il prend de intérêt. Il se suicide en 1978, à Salzbourg. choquer le lecteur, au moins de ne pas lui plaire, L’expérience de la torture et du camp a laissé le courage qu’il a de s’exposer personnellement en lui une division interne radicale, entre ce sans se protéger derrière l’autorité d’autres intel- qu’il est devenu et ce qu’il était et s’imaginait lectuels reconnus, les dilemmes éthiques qu’il être avant elle. La confiance en son corps, en ses repère et dépasse : « Ma tâche [d’expliquer mon concitoyens et dans la culture a volé en éclats. ressentiment] serait plus aisée si j’acceptais de Une solitude extrême et durable en a découlé. cantonner le problème dans le domaine de la Pour sortir du traumatisme, il lui fallut en pen- polémique politique. Je pourrais alors me récla- ser les éléments qui la constituaient : le nazisme, mer de […], et aboutir à des conclusions relati- Auschwitz, la culture, sa mort. Il lui fallut de vement convaincantes sans devoir passer par un même se réapproprier son corps, en reconstituer long et laborieux travail intellectuel l...] Ce qui l’image intérieure. Pour rompre la relation que m’importe, c’est la description de l’état mental les tortionnaires avaient établie, de force, avec de la victime […] fondée sur l’introspection […], lui, il essaya d’en comprendre les éléments, mais justifier un état d’âme condamné dans la même aussi les mécanismes qui les faisaient agir, et de mesure par les moralistes et les psychologues les considérer comme d’autres humains, mons- […] : un travail de confession ingrat. »2 trueux, et non plus comme des forces anonymes Dans ses deux préfaces (1966 pour l’édition exerçant leur toute-puissance sur lui. Comprendre originale, 1977 pour la deuxième édition) à ce n’implique pas excuser, de même que cet effort livre, Jean Améry précise son objectif majeur : pour s’en déprendre n’implique pas l’apaisement, décrire « la situation de l’intellectuel dans un l’oubli, ou la vengeance, qu’il refuse. Il chercha ainsi à retrouver son identité et à l’assumer, non 1. Améry J., Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour à partir d’une désignation extérieure (rescapé des surmonter l’insurmontable, trad. de l’allemand par F. Wuil- camps, victime, juif), mais de son expérience de la mart, Actes Sud, 1995. déshumanisation et de l’effort de s’en déprendre. 2. Ibid., p. 140.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 91 camp de concentration. »3 Il en attend d’abord avance avec prudence, pas à pas, sans chercher à de mieux comprendre le questionnement qui le masquer, ni à lui-même ni au lecteur, ses hésita- taraude depuis longtemps. L’écriture du livre tions, ses doutes, ses contradictions, et il continue répond à cette attente : « C’est pendant le travail à s’interroger sur la pertinence de son livre « A de rédaction que tomba le voile et que je décou- quoi bon encore une réflexion sur la condito inhu- vris ce qui m’était déjà apparu dans une sorte de mana des victimes du Troisième Reich ? »10, sur réflexion rêveuse semi-consciente. »4 Il ne s’agit sa forme ou son contenu. Il refuse d’user de son pas pour Améry d’exposer des recherches ou des autorité d’intellectuel reconnu ou de victime pour réflexions préexistantes à l’écriture, dont la fonc- convaincre de ses affirmations. De même il refuse tion serait seulement de mise en forme. de proposer une réflexion achevée, définitive (à la possibilité de laquelle il ne croit d’ailleurs pas), Le livre de témoignage mais il montre le déroulement de sa réflexion, Améry s’efforce de trouver le juste équilibre espérant que celle-ci se poursuive en lui autant entre l’objectif et le subjectif. Il refuse que l’intel- que chez le lecteur. lectuel soit pure pensée, dans un rapport unique- À distance de la première édition, il rééva- ment abstrait, extérieur à son livre : « Où est-il lue son texte à la lumière du développement de écrit que l’attitude éclairée doive renoncer à ses propres idées, de celles d’autres auteurs, des l’émotion ? C’est le contraire qui me semble vrai. connaissances nouvelles, des barbaries qui se sont L’esprit éclairé n’accomplira alors correctement développées dans le monde depuis la défaite des sa tâche que s’il se met à l’œuvre avec passion. »5 nazis : « Le nouvel antisémitisme ancien redresse Il doit y être, avec sa voix. « Ma confession et ma la tête »11, avec de nouvelles générations. D’où la réflexion ont donné l’étude qui suit, plus exacte- nécessité de réaffirmer encore plus fermement la ment la description de l’existence de toute vic- fonction du livre dans un tel contexte : « Comme il 6 time. » Il lui faut préciser son identité d’auteur s’agit d’un fossé moral [entre les bourreaux et les de ce livre, mais aussi son identité en dehors du victimes, et les descendants des uns et des autres] livre : « La victime nazie, à la fois juive et poli- il faut qu’il reste provisoirement grand ouvert »12 7 tique, que j’étais et que je suis. » et ne pas laisser le temps le refermer, ou chercher Partant de son expérience même, il s’adresse de façon volontariste à le faire. Plus précisément, il à tous et ses réflexions les concernent tous : « Cet importe « que la jeunesse allemande [...] de gauche ouvrage a été écrit pour une bonne cause : car il ne glisse […] pas inconsidérément du côté de ceux pourrait concerner tous ceux qui veulent être le qui sont ses ennemis aussi bien que les miens »13 8 prochain de leur semblable. » Néanmoins il pré- en employant sans réfléchir les mots génériques, cise ses destinataires privilégiés : « Pas mes com- les « grands mots » que sont « dictature » « fas- pagnons d’infortune, ils savent. Les Allemands cisme » pour qualifier le système politique alle- qui […] ne se sentent pas ou ne se sentent plus mand actuel et les lois et décrets que les autorités concernés. »9 actuelles produisent. Il est d’autant plus important S’il ne recule pas devant les susceptibilités de leur faire connaître la réalité qui correspond à et les risques d’incompréhension ou de rejet, il ces mots, celle du nazisme qu’il a connue et subie. 3. Ibid., p.7. Jean Améry sait qu’il n’est pas le seul à chercher 4. Ibid., p. 8. à comprendre l’expérience de la barbarie, mais il pense sincèrement que son texte garde sa valeur, sa 5. Ibid., p. 20. 6. Ibid., p. 8. 10. Ibid., p. 11. 7. Ibid., p. 17. 11. Ibid., p. 15 8. Ibid., p. 10. 12. Ibid., p. 16. 9. Ibid., p. 10. 13. Ibid., p. 16.

92 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures pertinence et sa légitimité. Sa position de témoin Il élargit ces objectifs et les inscrit dans un ne redouble pas celle des historiens. Son objec- ensemble plus vaste : « Les réflexions contenues tif n’est pas d’expliquer la Shoah et ses multiples dans ce livre étaient au service des lumières [...] causes, historiques, économiques, sociologiques, Le concept de lumières […] englobe bien plus que politiques, culturelles, mais de parler des victimes, la déduction logique et la vérification empirique : ce en quoi il est qualifié. Mais hors de tout objec- […] il signifie aussi […] s’adonner à la spécula- tif militant ou démonstratif. Pour ce faire, quand tion phénoménologique, ressentir de l’empathie, cela lui semble nécessaire il n’hésite pas à utiliser se rapprocher des limites de la Raison [qui n’est des mots forts, non politiquement corrects : « Les pas] le raisonnement plat. »18 Il précise, ce fai- bourreaux aussi crèvent, fort heureusement. »14 sant, sa méthode : « Je pars toujours de l’évé- Ce qui n’est pas contradictoire avec son attention nement concret, sans pourtant autoriser qu’il scrupuleuse à bien peser le sens des mots qu’il uti- m’égare, je le prends comme point de départ de lise, mais aussi celui des mots qu’utilisent ceux à réflexions qui vont au-delà du raisonnement et qui il s’adresse, avant tout les nouvelles générations du plaisir de raisonner, pour atteindre des sec- antifascistes et anti-impérialistes. Par exemple, il teurs de la pensée par-dessus lesquels règne et leur demande de distinguer « vigilance » et « para- continuera de régner une certaine pénombre. »19 noïa », de ne pas mettre dans le même sac toutes Le livre est écrit pour le lecteur autant que pour les « démocraties formelles » en les accusant d’être l’auteur, qui doit apprendre de l’écriture même des « États fascistes, colonialistes, impérialistes », de son livre non seulement dans la recherche et y compris et surtout l’État d’Israël. le rassemblement de données, d’informations, de savoirs, mais aussi du processus même de la L’intellectuel doit toujours se poser la question réflexion. Il ne cherche pas à aboutir à un achève- de la nécessité du livre, pour les autres et pour lui- ment, à une clarification totale et définitive d’une même, et être suffisamment conscient du déclic et question, d’une réflexion, mais à enclencher un de l’exigence qui furent à l’origine de son écriture processus et à avancer vers l’éclaircissement. ou de sa réédition. Pour ce livre, ce furent la crainte Le parcours, dont le livre est le lieu et dont il que la nouvelle gauche antifasciste et anti-impéria- témoigne, est aussi important que le point d’arri- liste allemande et européenne bascule dans l’an- vée, pour le lecteur autant que pour l’auteur : « Je tisémitisme sous couvert d’antisionisme « Alors, n’étais pas au clair lorsque j’ai rédigé cet essai, pour tout contemporain de l’horreur nazie un je ne le suis toujours pas et j’espère ne jamais seuil est atteint qui lui donne le devoir d’interve- l’être. »20 Il ne s’agit pas là de fausse modestie ni nir, quelles qu’en soient les conséquences. »15 Ceci d’un constat d’expérience, mais d’un des objectifs implique que ses objectifs soient clairement définis majeurs du livre. « La clarification serait syno- ainsi que les lecteurs auxquels il s’adresse : ce livre nyme d’affaire classée, de mise au point de faits est « un appel à la jeunesse allemande pour qu’elle que l’on peut acter dans les dossiers de l’histoire. revoie ses positions »16, même si cela lui demande C’est exactement cela que ce livre veut empê- de faire une certaine rupture, douloureuse, avec cher. »21 Le livre apporte des informations, sur son histoire : « Qu’aujourd’hui je doive m’élever les événements du passé récent, qui ne doivent contre mes amis naturels [...] vous fait douter du pas être oubliés ni mal connus par la génération sens de tout événement historique et vous fait fina- actuelle, mais il ne se contente pas d’apporter un lement désespérer. »17 savoir figé, il est lui-même acte de résistance, au

14. Ibid., p. 15. 18. Ibid., p. 19 15. Ibid., p. 17. 19. Ibid., p. 20 16. Ibid., p. 17. 20. Ibid., p. 20 17. Ibid., p. 18. 21. Ibid., p. 11

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 93 présent : « Remettre en mémoire ne veut pas dire barie et du Mal. Mais il constate vite que cette remiser dans la mémoire. »22 double appartenance clivée redouble l’écartèle- Car le livre, l’écriture du livre comme ensuite ment physique que la torture a fait subir à son sa lecture par les lecteurs et sa diffusion dans la corps. Il reconnaît ensuite que ces deux termes société, est un processus et un combat. sont inextricablement liés et qu’il ne peut penser Auschwitz que dans ses rapports à la culture. L’intellectuel : une définition « Si je veux parler de l’intellectuel à La perte de valeur et d’utilité Auschwitz […], de “l’homme d’esprit”, je me dois du fonctionnement intellectuel. au préalable de définir mon objet […] : l’intellec- L’expérience de la torture et du camp le force tuel en question…] Pas toute personne exerçant à s’interroger sur la valeur et la consistance de un métier qui fait appel à l’intelligence […] Nous la fonction intellectuelle dans de telles circons- connaissons tous des juristes, des ingénieurs, des tances, et de la comparer à d’autres façons d’être médecins [...] qui sont sans doute intelligents et et de penser : « L’intellectuel ne pouvait se faire même remarquables dans leur spécialité, sans aussi facilement à l’inconcevable que le non- qu’ils méritent pour autant le qualificatif d’intel- intellectuel. Entraîné à questionner les phéno- 23 lectuel. » Améry intervient dans le débat public mènes de la réalité quotidienne, il ne pouvait non sur la barbarie, mais aussi sur le vieillissement et plus souscrire à la réalité du camp qui offrait un le suicide, par ce livre autant que par ses autres contraste brutal avec tout ce qu’il avait jusque-là livres, par ses actions militantes, son engage- cru possible de la part de l’homme. »25 Il précise ment dans la résistance, ses prises de position. plus loin : « Nulle part ailleurs dans le monde Pourtant, étrangement, il semble définir l’intel- la réalité n’exerçait une action aussi efficace lectuel par ses références intellectuelles et ses qu’au camp […] Les énoncés philosophiques façons de penser et non par son engagement dans avaient perdu leur transcendance, ce n’était le débat public : « Un intellectuel […] vit au sein plus en partie que des constatations concrètes, d’un système de références intellectuel... L’espace en partie du verbiage stérile. […] La pensée ne associatif de l’intellectuel est considérablement s’accordait presque jamais de répit. Mais [...] à plus humaniste et surtout axé sur les lettres. Sa chaque pas elle se heurtait à ses propres fron- conscience esthétique est richement fournie. Ses tières infranchissables. Ce faisant, les coordon- penchants et ses aptitudes le poussent à des rai- nées de ses systèmes de référence traditionnels sonnements abstraits. À toutes occasions, il peut s’effondraient. »26 L’extrême consistance et vio- puiser dans l’histoire des idées pour élaborer ses lence de la réalité avaient écrasé ou exclu toute 24 propres associations conceptuelles. » possibilité de la penser, de l’imaginer, de lui don- ner sens. Elle ne pouvait qu’être subie, dans une L’intellectuel à Auschwitz passivité absolue. Tel était du moins l’objectif Lors de son arrestation puis dans les premiers des nazis et de la barbarie qu’ils imposaient aux temps de sa déportation, il garde précieusement déportés. Mais ceux-ci avaient de nombreuses ses références culturelles identitaires, il continue possibilités d’y résister.27 Améry avait déjà subi de penser comme l’intellectuel qu’il a toujours cette toute-puissance de la réalité brute dans la été. Pendant quelque temps, il peut ainsi appar- torture, qui avait réduit le corps à la chair déser- tenir à ces deux extrêmes de l’humain, celui de la culture et de la civilisation et celui de la bar- 25. Ibid., p. 38. 26. Ibid., p. 54-55 22. Ibid., p. 20 : 27. cf. D. Oppenheim. Peut-on guérir de la barbarie ? 23. Ibid., p. 22 Apprendre des écrivains des camps, Desclée de Brouwer, 24. Ibid., p. 22 2012.

94 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures tée de toute image consciente et inconsciente du sée analytique : […] on peut attendre qu’elle soit corps : « C’est seulement dans la torture que la à la fois un soutien et un guide sur les chemins coïncidence de l’homme et de sa chair devient de l’horreur [...] Mais au camp […] la pensée totale. »28 rationnelle et analytique n’était d’aucune aide De même, il affirme avec insistance que l’in- et elle conduisait tout droit à la tragique dialec- tellectuel est désavantagé par rapport aux reli- tique de l’autodestruction. »34 Améry s’efforce, gieux et aux politiques : « Leur foi et leur idéo- au début, de préserver sa façon d’être et de pen- logie leur offraient un point fixe dans le monde ser : « L’intellectuel se révoltait devant l’impuis- à partir duquel ils pouvaient sortir l’état SS de sance de la pensée, car au début il s’en remettait ses gonds. »29, « Nous, intellectuels sceptiques encore à cette sagesse […] selon laquelle “ce qui et humanistes, faisions l’objet du mépris aussi n’a pas le droit d’exister ne peut exister.” [...] Peu bien des chrétiens que des marxistes. »30 « C’est à peu s’installait […] plus que de la résignation dans des cas exceptionnels que le sceptique […] […] une acceptation non seulement de la logique, devenait chrétien ou marxiste engagé. La plu- mais aussi du système de valeurs des SS. »35 De part du temps […] il disait : “voilà une illusion plus, il se fait vite rejeter par les autres dépor- admirable […], mais ce n’est qu’une illusion.” »31 tés : « Au début [...] l’intellectuel guettait sans Il constate de même que l’honnêteté dessert, que cesse les occasions pour l’esprit de se manifes- les droits communs, installés au sommet, abusent ter socialement, mais […] perdait d’un seul coup sur les autres déportés du pouvoir que les SS leur sa transcendance. » 36 Mais cet isolement, cette ont délégué. Les ouvriers et les paysans résistent impuissance, découlent-ils de la nature même de mieux, car leurs capacités et leur esprit pratiques la fonction intellectuelle ou de la façon intériori- correspondent mieux aux nécessités du camp, de sée dont Améry en a usé ? Un intellectuel engagé même que ceux qui ont l’habitude du malheur et se serait-il mieux adapté à ces conditions ? de la misère. Améry reconnaît que l’esprit de l’intellectuel ne peut fonctionner pour lui-même, qu’il a besoin Le constat d’échec de l’intellectuel d’un espace extérieur et d’interlocuteurs. Ce constat est ravageur, et Améry insiste : « L’esprit à Auschwitz […] n’était d’aucune aide, La trahison de la culture ou presque. »32 De plus, il empêche l’intellectuel Améry fait un autre constat, tout aussi rava- de trouver sa place parmi les autres déportés, ce geur : « Pour l’intellectuel juif qui avait à son qui le met en grand danger : « À Auschwitz, l’es- actif un bagage culturel allemand, quoi que ce prit n’était que lui-même, et ne trouvait aucune soit qu’il invoquât, cela ne lui appartenait plus, occasion de se rattacher à une structure sociale c’était la propriété de l’ennemi. »37 Il constate aussi précaire, aussi camouflée fût-elle. Ainsi l’échec de l’intellectuel – « Il s’en remettait donc l’intellectuel s’y retrouvait-il seul avec encore à cette sagesse folle et rebelle selon son esprit qui n’était rien d’autre qu’une pure et laquelle “ce qui n’a pas le droit d’exister ne peut simple conscience dépourvue de toute possibi- exister” »38 – ainsi que celui de la culture alle- lité de se confronter et de s’endurcir au contact mande, qu’il avait tant cherché à faire sienne, tant d’une réalité sociale. »33 De même, de « la pen- aimée, et ce constat qui redouble celui d’avoir fait des choix de vie erronés accentue sa détresse et 28. Ibid., p. 82. 29. Ibid., p. 43. 34. Ibid., p. 37-38. 30. Ibid., p. 45. 35. Ibid., p. 39. 31. Ibid., p. 47. 36. Ibid., p. 32. 32. Ibid., p. 48. 37. Ibid., p. 34. 33. Ibid., p. 31. 38. Ibid., p. 39.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 95 son désarroi. Cette culture a trahi un des aspects livres, de fragments de musique et d’idées philo- essentiels de sa fonction : elle n’a pu empêcher sophiques que je voulais absolument considérer la barbarie. Il affirme avec amertume, colère et comme miennes. »42 Mais l’illusion est brève et sa dépit que la culture ne peut être d’aucun appui lucidité reprend vite le dessus : « C’était un véri- dans les camps, qu’elle ne soulage pas plus le table état d’ivresse dont l’origine était physique déporté qu’elle ne lui donne les moyens de com- [...] Ces ivresses se soldaient par un sentiment prendre la barbarie qu’il subit. Bien au contraire, […] de vide et de honte […] Elles étaient profon- elle est inutile (« Ici aussi l’esprit se retrouvait à dément inauthentiques, la valeur de l’esprit ne se ses limites. »39), voire néfaste. De même, « toute conforte guère dans de tels états. »43 D’un côté la question de l’activité de l’esprit ne se pose l’aspect positif, qui soutient, de l’autre le contre- plus là où le sujet sur le point de mourir de faim coup, la chute de l’illusion et la honte de s’y être et d’épuisement est non seulement privé de son laissé prendre. esprit, mais cesse même d’être un homme. »40 Néanmoins, l’intellectuel reste celui qui a « l’es- Face à la mort pace dans sa conscience où le bien et le mal, le La mort, omniprésente dans le camp, mobi- noble et le vil, le spirituel et le non-spirituel [...] lise toutes les ressources physiques, psychiques, ont pu s’opposer l’un à l’autre. »41 relationnelles des déportés, les confrontant à la question essentielle : comment survivre ? Améry L’intellectuel et la culture malgré tout ? constate sur ce terrain aussi le désavantage de l’in- Mais rejeter sa culture, se dire qu’il a été tellectuel : « D’abord, c’était l’effondrement total trompé et qu’il s’est trompé risque de l’amputer de la représentation esthétique de la mort [...] Il à vif de la part la plus précieuse et essentielle de son être, de faire s’écrouler des pans entiers de n’y avait pas de place à Auschwitz pour la mort son identité et de son sentiment d’appartenance à conçue dans sa forme littéraire, philosophique et une histoire, une communauté intellectuelle, une musicale. Il n’y avait pas de pont qui reliât la mort société. Il lui faut comprendre la nature de cette d’Auschwitz à la Mort à Venise [...] Le détenu intel- culture – si les nazis ont pu l’utiliser, c’est qu’elle lectuel se trouvait donc désarmé face à une mort était disponible –, mais aussi sa passion pour elle. dont toute représentation esthétique s’était effon- Il lui faut penser les trois termes du problème drée […] Il se heurtait […] à la réalité du camp […] que sont le nazisme (ses origines et ce qui a per- Dans la pratique […] ce qui préoccupait l’homme mis sa victoire), Auschwitz (son fonctionnement d’esprit exactement comme son camarade non et sa propre résistance à la déshumanisation), la intellectuel, ce n’était pas la mort, mais la manière culture (ses caractéristiques et sa relation à elle). de mourir. »44 Chalamov, Delbo ou Primo Levi, Il n’accepte pas facilement de renoncer à l’es- avec nombre d’autres déportés, ne partagent pas prit et à la culture, et sa passion pour eux se remet cette position. Ils purent s’appuyer sur les écri- à flamber dès qu’une occasion se présente : « Ce vains qu’ils aimaient, tels Proust, Molière ou jour où un garde-malade de l’infirmerie me donna Dante. Il existe, au cœur même de l’humain et de une assiette de semoule sucrée [...] Empli d’une la pensée, un lien essentiel entre l’impensable de sa profonde émotion je me mis d’abord à réfléchir mort et l’homme qui ne cesse de devoir la penser. au phénomène de la bonté humaine. Cette pensée Mais cette exigence qui stimule la pensée tourne s’associa à l’image du brave Joachim Ziemssen à vide dans le contexte du camp où, de même, ce de la Montagne magique de . […] lien essentiel est brisé. Améry précise : « Quand Ma conscience fut envahie […] de contenus de il est libre, l’homme peut, en pensée […], disso-

39. Ibid., p. 53. 42. Ibid., p. 36-37. 40. Ibid., p. 35. 43. Ibid., p. 37 41. Ibid., p. 35. 44. Ibid., p. 49-51

96 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures cier la mort du vécu de la mort. […] Mais pour le par celle d’être brutalement contredit. Il l’a fait en détenu la mort n’avait plus d’aiguillon : ni pour interrogeant la consistance même et la valeur du lui faire mal, ni pour stimuler sa pensée. C’est ce fonctionnement intellectuel et de la place de l’in- qui explique […] que le détenu du camp – intellec- tellectuel face à la torture et dans le camp nazi. tuel ou non – ait connu l’angoisse cruelle d’avoir à Son œuvre et sa méthode sont toujours d’actualité. mourir de telle ou telle manière, sans avoir réelle- ment peur de la mort elle-même [...] Mais ils mani- Ouvrages de Jean Améry : Les Naufragés, festaient [...] l’inquiétude quant à la consistance Actes Sud, 2010 (1935) ; Par-delà le crime et le de la soupe qui allait être distribuée [...] La réalité châtiment — Essai pour surmonter l’insurmon- de la vie du camp triomphait de la mort et de tout table, Actes Sud 1995 (1966) ; Du vieillissement, 45 le complexe des questions dites dernières. » Payot 1991 (1968) ; Lefeu ou la démolition, Actes Sud 1996 (1974) ; Porter la main sur soi — Du Jean Améry n’a cessé d’être un intellectuel, suicide, Actes Sud 1996 (1976) ; Charles Bovary, par la pensée et par l’action, et par sa volonté médecin de campagne, Actes Sud 1991 (1978). d’intervenir dans le débat public, en Allemagne Le lecteur qui souhaite aller plus loin peut et en Europe, sur l’une des questions essentielles aussi lire : du XXe siècle, celle de la barbarie collective. Il Heidelberger-Léonard I. Jean Améry, une bio- l’a fait à partir de l’expérience qu’il en vécut dans graphie. Actes Sud 2008 son corps et son psychique, sans concession, Oppenheim D. Peut-on guérir de la barbarie ? sans se protéger par une réflexion théorique et la Apprendre des écrivains des camps. Desclée de confrontation à d’autres auteurs, ni par la crainte Brouwer 2012 de s’exposer dans ce qu’il avait de plus intime, ni

45. Ibid., p. 52-53.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 97 LES INTELLECTUELS JUIFS RADICAUX EN EUROPE ET AUX ÉTATS-UNIS Michael Löwy

Dans un article publié en 1899, le Juif fran- d’Israël en 1948. Une telle dé-radicalisation a été çais radical Bernard Lazare écrivait : « Les anti- renforcée par la guerre des Six Jours entre Israël sémites bourgeois et cléricaux reprochent (…) et les pays arabes. aux Juifs d’être des révolutionnaires. Travaillons Je vais traiter ici des intellectuels juifs radi- à mériter ce reproche. »1 Certes, un nombre non caux de gauche2. Il est clair que ces intellectuels négligeable d’intellectuels juifs radicaux étaient ne forment pas un bloc, le développement cultu- déjà actifs au XIXe siècle, en Allemagne en rel et les conditions dans lesquelles ils apparais- particulier : Karl Marx, Heinrich Heine, Moses sent différant considérablement en fonction de Hess et Ferdinand Lassalle sont parmi les plus moments historiques spécifiques ou d’aires géo- e connus. Mais après 1890, et tout au long du XX graphiques et culturelles concrètes. Mes propres siècle, une très forte présence d’intellectuels juifs recherches concernent d’abord l’engagement rouges est visible dans les sphères politiques et radical social et politique d’intellectuels juifs en culturelles, tant en Europe qu’aux États-Unis. Europe centrale pendant la première moitié du Les antisémites avaient tendance à associer le XXe siècle, c’est-à-dire avant Auschwitz. Mais en judaïsme et le radicalisme : c’est Henri Ford qui, partant de ce groupe spécifique, on peut suggé- dans un livre important The International Jew rer quelques hypothèses et propositions compa- (1920), a inventé le mythe du « judéo-bolche- ratives, qui concernent à la fois les intellectuels visme », qui allait devenir un thème central dans juifs radicaux européens et américains. la propagande nazie. Le fait est que la majorité des intellectuels juifs ont été de doux libéraux, 2. J’appelle « radicaux » ces intellectuels et militants de mais il est vrai aussi qu’un groupe formé d’in- gauche qui veulent aller jusqu’à la « racine » de ce qu’ils perçoivent des maux de la société actuelle, qui veulent, en tellectuels juifs de premier plan a joué un rôle d’autres termes, supprimer le système capitaliste et/ou l’État. significatif dans la politique et la culture radi- Je ne me lancerai pas dans une définition de « juif », mais je cales : cela a commencé au début du XIXe siècle peux dire ce que j’entends par « intellectuel » : une catégorie avec Rosa Luxemburg et Emma Goldman et s’est sociale, c’est-à-dire un groupe d’individus défini à partir de poursuivi au XXe siècle. Ce phénomène a duré critères non économiques comme la production ou la créa- tion de biens culturels et symboliques – à la différence d’une jusqu’à notre époque, même s’il semble que le masse plus large de travailleurs intellectuels qui exercent des radicalisme juif soit en déclin tant en Europe (où professions libérales, ou qui travaillent dans l’éducation ou il est resté peu de Juifs) qu’aux États-Unis., après les médias. En tant que catégorie sociale, ils ont une certaine l’extermination des Juifs européens pendant la autonomie par rapport aux classes sociales. C’est la raison Seconde Guerre mondiale et la création de l’État pour laquelle Alfred Weber et Karl Mannheim ont inventé le concept de freischwebende Intelligenz, intellectualité sans 1. Bernard Lazare, « Le prolétariat juif devant l’antisémi- attaches, particulièrement adapté pour les intellectuels juifs tisme », in Juifs et antisémites, ed. Philippe Oriel, Paris, Allia, du XXe siècle, souvent exilés, nomades, réduits à une condi- 1992, p. 139. tion marginale, instable et précaire.

98 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Les intellectuels juifs radicaux en Europe s’était établi entre le romantisme, le messianisme En Europe centrale juif, la révolte culturelle anti-bourgeoise et les Quelles différences y avait-il parmi les intel- utopies révolutionnaires (socialistes et/ou anar- lectuels juifs radicaux d’Europe centrale ? Plutôt chistes). Un tel messianisme n’était pas celui de que d’adopter une typologie politique classique l’orthodoxie juive, mais, vu au travers du prisme – anarchistes, socialistes, communistes, sionistes romantique allemand, il en était une nouvelle ver- de gauche, etc. – je propose une autre approche sion, à teneur hautement politique. qui commence par dépasser ces distinctions Au sein de la constellation romantique/mes- politiques. Les intellectuels juifs radicaux de la sianique de la culture juive radicale d’Europe Mitteleuropa étaient attirés par les deux pôles de centrale, il y avait deux pôles. Le premier était la vie culturelle allemande, emblématisés par les constitué de Juifs religieux à tendance radicale/ deux fameux personnages du roman de Thomas utopique : Rudolf Kayser, Martin Buber, Gershom Mann, La Montagne magique (1924) : Settembrini, Scholem, Hans Kohn et le jeune Leo Löwenthal. le philanthrope libéral, démocrate et républicain – Le caractère prédominant de leur pensée était le partiellement inspiré par son propre frère Heinrich rejet de l’assimilation et l’affirmation d’une iden- Mann – et Naphta, l’étrange jésuite (!) juif roman- tité juive religieuse et/ou culturelle. La plupart tique, conservateur et révolutionnaire, probable- d’entre eux étaient sionistes, mais ils ont rapide- ment inspiré par Georg Lukács. ment quitté le mouvement (Kohn, Löwenthal) ou Le premier groupe était constitué d’Aufklärer, y sont restés tout en étant marginalisés à cause de c’est-à-dire d’intellectuels fidèles aux Lumières, leur position antinationaliste (Buber, Scholem). partisans de la modernité occidentale et du ratio- Mais tous partageaient, à des degrés divers, une nalisme, non-religieux et confiants dans le pro- perspective utopique universaliste, une sorte de grès, qu’ils soient sociaux-démocrates, marxistes socialisme libertaire (anarchiste), qu’ils articu- ou communistes : Edouard Bernstein, Paul laient avec leur foi messianique. Singer, Max Adler, Otto Bauer, Paul Levi et Paul L’autre pôle était composé de Juifs assimilés, Frölich, entre autres. Le second groupe, les romantiques, partageait athées, sympathisants anarchistes et/ou marxistes : une vision critique de la Civilisation industrielle/ Gustav Landauer, Ernst Bloch, Erich Fromm, le capitaliste, qu’ils considéraient comme respon- jeune Georg Lukács, Manès Sperber et Walter sable du désenchantement du monde. Leur pro- Benjamin. À la différence des autres, ils avaient testation contre la société bourgeoise était inspi- pris leurs distances avec le judaïsme sans rompre rée par une nostalgie de certains aspects du passé tous les liens avec lui, avec sa tradition messianique prémoderne. Parmi les radicaux romantiques, en particulier. L’expression athéisme religieux, que l’anarchiste Gustav Landauer ou le marxiste Lukács utilisait à propos de Feodor Dostoïevski, Ernst Bloch étaient peut-être les plus importants. nous aide à comprendre cette figure spirituelle Dans le contexte spécifique du judaïsme paradoxale, qui, avec l’énergie du désespoir, sem- d’Europe centrale, un réseau complexe de liens blait chercher le point de convergence messianique – d’affinités électives, pour utiliser un concept entre le sacré et le profane. Parmi ceux qui repré- (Wahlverwandtschaf) emprunté à Goethe par sentaient ce type, certains avaient reçu une édu- Max Weber dans sa sociologie des religions – cation religieuse juive dans leur enfance (Fromm,

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 99 Sperber), mais la plupart d’entre eux ont découvert (Bronstein), Julius Martov (Tsederbaum), Raphael le judaïsme plus tard dans leur vie. Abramovich, Lev Deutsch, Pavel Axelrod, Mark Liber (Goldman), Fiodor Dan (Gurvitch), Lev En Europe orientale Kamenev (Rosenfeld), Karl Radek (Sobelsohn), Trois éléments essentiels distinguent les intel- Gregory Zinoviev (Radomilsky), Jakov Sverdlov, lectuels juifs radicaux de culture allemande de David Riazanov (Goldendach), Maxim Litvinov ceux qui vivaient en Europe orientale : la culture (Wallach), Adolphe Joffé, Michael Borodine yiddish (plutôt qu’allemande) ; un leadership (Grusenberg), Adolf Warszawski, et Isaac politique très visible dans les mouvements radi- Deutscher; et parmi les anarchistes, Voline caux ; et le rejet de la religion. (Vsévolod Mikhaïlovitch Eichenbaum), Efim Yartchouk, Abba Gordin, Alexander Shapiro, La culture yiddish Aron Baron, Senia Flechine, Olga Taratouta, et En Europe orientale, toute une littérature en Emma Goldmann. yiddish, profondément enracinée dans la vie du Il faut ajouter à cette liste les intellectuels shtetl (le village juif) et des communautés juives, liés à des organisations radicales spécifiquement était largement répandue. Des auteurs (radicaux juives, comme le Bund ou les sionistes de gauche, d’une façon ou d’une autre pour la plupart d’entre ainsi que les intellectuels juifs d’Europe orien- eux) comme Mendel Moicher-Sforim, Sholem tale qui émigrèrent en Allemagne et jouèrent Aleichem, David Bergelson, I. L. Peretz, Moïshe un rôle important dans le mouvement ouvrier : Kulbak, S. Ansky – et plus tard aux États-Unis, Rosa Luxemburg, Leo Jogisches, Parvus (Israel Sholem Asch et Isaac Bashevis Singer – ont créé Helphand), Arkadi Maslow (Isaac Tchereminski), un univers littéraire authentiquement juif tout en August Kleine (Samuel Heifiz), et bien d’autres. ayant une signification universelle, sans équiva- lent en Europe centrale ou occidentale. Des écri- L’athéisme vains juifs de langue allemande comme Arnold Qu’ils aient été marxistes ou anarchistes, bun- Zweig et Franz Kafka étaient fascinés par cette distes ou communistes, sionistes de gauche ou culture, alors que leur propre littérature était socialistes internationalistes, tous ces intellectuels d’une tout autre sorte. révolutionnaires rejetaient la religion. Le courant romantique, attiré par le « réenchantement du Les intellectuels politiques monde », si important dans la Mitteleuropa, était La participation d’intellectuels juifs aux mou- pratiquement absent parmi eux. Leur vision du vements révolutionnaires était bien plus impor- monde était résolument rationaliste, athée, sécu- tante en Europe orientale – c’est-à-dire dans le lière, Aufklärer, matérialiste. À leurs yeux, la tradi- Yiddishland qui comprenait tout l’espace de l’an- tion religieuse juive et en particulier le mysticisme cien empire tsariste – qu’en Europe centrale ou de la Kabbale, le hassidisme ou le messianisme, occidentale ; une frange très large, quand ce n’était n’étaient que des survivances obscurantistes du pas la majorité, des intellectuels liés aux différents passé – des idéologies médiévales réactionnaires groupes anarchistes ou marxistes étaient juifs. dont on devrait se débarrasser le plus vite possible, Les plus connus ne sont que le sommet visible avec l’aide de la science et des Lumières. Quand un de l’iceberg : parmi les marxistes : Lev D. Trotsky écrivain radical yiddish comme Moishe Kulback

100 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures écrivit sur le messianisme dans son roman Lundi Normale ; Léon Blum, Premier ministre du Front (1926), ce fut pour dénoncer le rôle sinistre de faux populaire (1936) ; ou Victor Basch, le président messies comme Jacob Frank qui entraîna ses dis- de la Ligue des Droits de l’Homme (assassiné par ciples à la catastrophe3. la milice en 1944). De tels personnages étaient des rationalistes libéraux, des hommes des En Europe occidentale Lumières, sans aucun penchant pour le roman- La situation en Europe occidentale était consi- tisme ou pour les utopies romantiques/révolu- dérablement éloignée de l’expérience intellectuelle tionnaires. L’historien Marc Bloch venait d’un juive des deux autres régions. Bien plus intégrés même milieu, mais il rejoignit un mouvement de dans la société établie, les intellectuels juifs occi- résistance d’orientation communiste pendant la dentaux étaient rarement radicaux. Ils soutenaient Seconde Guerre mondiale ; il fut arrêté et fusillé généralement la culture dominante dans sa version par les nazis. libérale et démocratique. Une telle orientation découlait des grandes révolutions bourgeoises de Les radicaux ces pays – la Hollande, l’Angleterre et la France Bernard Lazare (1865-1903), écrivain sym- – qui émancipèrent les Juifs et rendirent possible boliste et penseur anarchiste, l’un des princi- leur participation économique, sociale et politique paux animateurs de la campagne de défense à la société4. Pour les intellectuels juifs occiden- d’Alfred Dreyfus, est une exception. Les idées taux, des regains d’antisémitisme comme l’af- révolutionnaires de Lazare étaient ancrées dans faire Dreyfus étaient des survivances du passé, le romantisme, c’est-à-dire la protestation cultu- relle contre la civilisation moderne bourgeoise/ condamnées en fin de compte à disparaître. industrielle, qui parlait au nom de valeurs com- Prenons l’exemple de la France. munautaires précapitalistes. Il était radicalement anti-autoritaire, ennemi de l’État sous toutes ses Les sociaux-démocrates formes – passée, présente ou future – et roman- On peut bien sûr trouver des intellectuels tique libertaire. Lazare n’était pas religieux, mais juifs français socialistes, mais ils étaient généra- il célébrait la valeur libertaire et égalitaire de la lement des sociaux-démocrates modérés, comme tradition prophétique biblique. L’une des consé- Lucien Herr, le bibliothécaire influent de l’École quences de cette tradition était que : 3. Voir l’introduction de Rachel Ertel au roman de Kulback, « les Juifs crurent non seulement que la Lundi (Montog), 1926, , L’Age d’Homme, 1982. On justice, la liberté et l’égalité pouvaient être peut trouver un point de vue similaire, des années après, dans les souveraines du monde, mais ils se crurent le roman d’Isaac Bashevis Singer, Satan in Goray (1928). spécialement missionnés pour travailler à ce 4. La Hollande est l’un des exemples les plus clairs de l’inté- gration des Juifs dans la société bourgeoise. Il y avait peu d’in- règne. Tous les désirs, toutes les espérances tellectuels juifs radicaux : Abraham Soep, qui était actif dans que ces trois idées faisaient naître finirent le mouvement socialiste aux Pays-Bas et devint plus tard l’un par se cristalliser autour d’une idée centrale : des fondateurs du Parti communiste belge ; Saul (« Paul ») De celle des temps messianiques, de la venue du Groot, l’indiscutable leader du Parti communiste hollandais Messie »5 pendant des décennies ; parmi les trotskystes, Sal Santen, qui fut actif contre la guerre d’Algérie, et dans la jeune génération, 5. Bernard Lazare, L’antisémitisme, son histoire et ses Joost Kircz, spécialiste du marxisme et philosophe. causes (1894), Paris, Les Éditions 1900, 1990, p. 322-323.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 101 Il n’était pas étonnant que les Juifs aient été surréaliste, issue d’une vieille famille juive impliqués dans tous les mouvements révolu- française. Lesbienne, vivant avec sa demi-sœur, tionnaires modernes, de Leo Frankel, le com- Cahun commença comme écrivain symboliste, munard de 1871, à Heinrich Heine, Moses Hess, mais développa bientôt des idées radicales et des Ferdinand Lassalle et Karl Marx, ce « descendant sympathies trotskystes. En 1934, elle fut la pre- d’une lignée de rabbins et de docteurs (…) animé mière à formuler une conception surréaliste des de ce vieux matérialisme hébraïque »6. relations entre poésie et politique, et devint pen- Dans la première moitié du XXe siècle, on dant les années 1940, l’organisatrice centrale de peut bien sûr trouver quelques autres figures la résistance antinazie sur l’île de Jersey. d’intellectuels juifs radicaux en France (et dans d’autres pays d’Europe occidentale), mais la plu- La génération d’après-guerre part d’entre eux étaient des immigrés d’Europe Ce fut surtout pendant les années 1950, dans centrale ou orientale. Certains jouèrent un rôle la lutte contre la guerre coloniale de la France en important dans la culture française de gauche, Algérie, et dans les années 1960, autour de mai surtout après la Seconde Guerre mondiale : 1968, qu’une nouvelle génération de Juifs radicaux Lucien Goldmann, créateur d’une sociologie de nés en France émergea. Pendant la guerre d’Algé- la culture marxiste innovante et Georges Haupt, rie, le célèbre historien Pierre Vidal-Naquet, issu historien de l’internationalisme, tous deux ori- d’une vieille famille juive française républicaine ginaires de Roumanie ; André Gorz (Gerhart était, avec son ami le mathématicien Laurent Hirsch), fondateur d’une écologie socialiste, né Schwarz, l’un des intellectuels anticolonialistes à Vienne ; Joseph Gabel, sociologue de l’aliéna- les plus importants en France. Quelques-unes des tion, né à ; Maxime Rodinson, l’histo- figures centrales de la révolte étudiante de mai rien marxiste de l’islam le plus important, dont 1968 étaient des Juifs radicaux, comme l’anar- les parents russo-polonais, avaient émigré à Paris chiste Daniel Cohn-Bendit, les trotskystes Daniel à la fin du XIXe siècle7. Parmi les Juifs radicaux Bensaïd, Janette Habel, Alain Krivine et Henri français, il y avait aussi quelques écrivains impor- Weber ; les maoïstes Alain Geismar et Benny tants, dont les plus remarquables sont Tristan Levy ; et Pierre Goldman, l’outsider. Pendant les Tzara (Samuel Rosenstock), le fondateur du années qui suivirent, leurs routes divergèrent sen- dadaïsme, Gherasim Luca, le poète surréaliste, et siblement : alors qu’un grand nombre d’entre eux, Paul Celan, l’un des plus grands poètes en langue comme Daniel Cohn-Bendit, se dé-radicalisèrent, allemande – tous trois étaient d’origine roumaine. d’autres comme Benny Levy devinrent sionistes Après Bernard Lazare, l’un des premiers Juifs et se convertirent au judaïsme orthodoxe ; d’autres radicaux nés en France fut une femme, Claude encore, comme Daniel Bensaïd, restèrent fidèles Cahun, magnifique photographe et essayiste à leurs idées révolutionnaires, tout en commen- çant à s’intéresser au messianisme hérétique juif 6. Ibid., p. 346. (souvent par l’intermédiaire de l’œuvre de Walter 7. Dans une sphère culturelle différente, on peut mention- Benjamin). Pierre Goldman, qui écrivit en prison le ner les fameux photographes de gauche Robert Capa (Endre Friedmann, Budapest), Chim (David Szymin, Warshaw) best-seller Souvenirs obscur d’un Juif polonais né et Gerda Taro (Gerda Pohorylle, Stuttgart), qui devinrent en France (1975), fut assassiné par un commando célèbres pour leurs photos de la guerre d’Espagne. fasciste non identifié. Il y a peu de figures juives

102 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures de cette sorte aujourd’hui. Il faut noter cependant plus diffusé au monde, correspondent aussi à ce qu’un ancien résistant, juif et survivant du camp modèle. On peut dire la même chose, quelques de Buchenwald, Stéphane Hessel, est devenu une années après, d’un autre groupe – Moyssaie icône internationale pour le mouvement radical Olgin et ses amis autour de Freiheit, le quotidien de la jeunesse contre le néo-libéralisme, grâce à communiste yiddish – ou d’écrivains yiddish de sa brochure Indignez-vous ! (2010). Ce pamphlet gauche comme Shalom Asch. Comme l’a montré fut traduit en une douzaine de langues et il s’en est Alan Wald, l’arrière-plan de l’immigration affecta vendu des millions d’exemplaires dans le monde aussi la nouvelle génération : au fondement de la entier.8 grande proportion de Juifs au sein de la gauche radicale, parmi les communistes en particulier – Les intellectuels juifs radicaux aux États-Unis à peu près 50 % de ses intellectuels – on trouve La gauche juive immigrée « les familles d’immigrants juifs d’Europe orien- Le premier groupe de Juifs radicaux aux tale (qui) apportèrent dans leur nouveau pays (…) États-Unis était composé d’immigrés dont un des loyautés ouvrières et socialistes »9. certain nombre, déjà militants sociaux ou poli- On peut développer le même argument à pro- tiques dans leurs pays d’origine, tentèrent de pos des immigrants d’Europe centrale qui par- poursuivre de telles activités intellectuelles ou vinrent aux États-Unis après 1933 en tant que militantes sur le territoire américain. Venant réfugiés du nazisme. Que leur séjour ait été tem- du Yiddishland, surtout russe et polonais, ils poraire – comme pour Theodor W. Adorno, Max arrivèrent à la fin du XIXe et au début du XXe Horkheimer et Ernst Bloch – ou permanent, pour siècle. Emma Goldman et Alexander Berkman ceux qui choisirent de rester aux États-Unis après la sont des exemples célèbres, de même qu’Isadore Seconde Guerre mondiale – comme Leo Löwenthal Wissotsky, né en Lituanie, engagé dans l’orga- et Erich Fromm –, dans les deux cas, la culture, les nisation de l’Industrial Workers of the World intérêts et le style de pensée qui caractérisaient ces (IWW). Dans une large mesure, leur façon de figures étaient ceux du judaïsme allemand. C’était penser et leur culture politique restèrent celles de aussi vrai pour ceux qui, tel Herbert Marcuse, ten- leur milieu d’origine est-européen. Peut-être ont- tèrent dans une certaine mesure de s’intégrer à la ils essayé d’adapter leurs principes anarchistes vie culturelle et politique américaine. ou socialistes au contexte américain, mais on peut difficilement parler d’une culture radicale Les milieux communistes et trotskystes juive-américaine spécifique. Abraham Cahan et Ce n’est que parmi les intellectuels juifs nés les intellectuels qui gravitaient autour du jour- ou éduqués aux États-Unis que l’on peut trouver nal socialiste Forwerts, le quotidien yiddish le des manifestations politiques/culturelles spéci- 8. Nous ne pouvons pas parler ici des autres pays d’Europe fiquement américaines ainsi que la constitution d’occidentale. En Belgique, par exemple, on trouve deux d’un type intellectuel radical « juif américain ». éminents intellectuels juifs marxistes (trotskystes). Abra- Ce radicalisme était en partie semblable au type ham Leon et Ernest Mandel, nés respectivement à Varsovie européen oriental ou occidental, mais des diffé- et Francfort. Le premier, auteur d’un essai classique sur la conception matérialiste de la question juive, est mort à Aus- 9. Alan Wald, Trinity of Passion: The Literary Left and the chwitz, alors que le second survécut à l’internement dans Antifascist Crusade, Chapel Hill: The University of North différentes prisons et camps de travail. Carolina Press, 2007, p. 180.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 103 rences significatives (peut-être évidentes) pré- trente. Les membres de ce groupe, ceux qu’on valaient. Alors que les Juifs radicaux avaient eu appelle les New York intellectuals, étaient peut- un poids culturel beaucoup plus important aux être les plus « européens » des Juifs américains États-Unis qu’en Europe orientale, il y eut bien radicaux à cause de leur admiration pour les moins d’éminents leaders politiques révolution- grands écrivains européens modernistes : Marcel naires issus des milieux juifs américains que Proust, Franz Kafka et même T.S. Eliott. des milieux juifs dont l’héritage venait d’Europe Alors que la religion juive avait rarement de orientale. La comparaison avec l’Europe cen- l’importance dans leurs vies, les juifs-américains trale est encore plus frappante : la culture juive radicaux, en particulier (mais pas seulement) ceux romantique/messianique/révolutionnaire de la qui gravitaient autour du journal communiste Mitteleuropa eut très peu d’équivalents parmi les New masses, manifestaient une certaine tendance radicaux juifs-américains. romantique assez proche de celle de la commu- La culture yiddish, ou l’histoire juive, a pu être nauté juive allemande historique. Un exemple évi- une source d’inspiration pour un grand nombre dent en est l’écrivain communiste Michael Gold, de juifs américains radicaux, mais la religion ou dont, selon Wald, le meilleur livre présentait un le messianisme a très rarement joué un tel rôle. « mélange éblouissant d’ouvriérisme, de bohé- Dans un article de février 1930, « La religion et mianisme (et) de romantisme ». À la différence la bonne vie », Felix Morrow prétendait que l’élé- d’autres communistes juifs, qui étaient souvent des ment dynamique du judaïsme se caractérisait « Juifs non-juifs » selon le type identifié par Isaac comme une tradition éthique plus que comme Deutscher, Gold était profondément immergé dans une religion et sur ce point il parlait sans doute la culture juive (yiddish). Son célèbre roman, Jews pour de nombreux intellectuels juifs radicaux de without Money (1932), reflète directement son enga- sa génération10. L’article de Morrow parut dans gement romantique/populiste en faveur de cette le Menorah Journal, un remarquable journal juif communauté. Le critique social et culturel Lewis fondé dans les années 1920 qui attira un groupe Mumford, qui rencontra le jeune Gold avant la brillant d’intellectuels de gauche : Elliot Cohen, Première Guerre mondiale, se souvenait des années Lionel Trilling, Herbert Solow, Felix Morrow plus tard qu’il était « un jeune homme passionné, (Mayorwitz), Clifton Fadiman, et Tess Slesinger. intelligent et véhément (…) un romantique et un La plupart de ces écrivains, dotés d’une sensibi- anarchiste, plus proche de Rousseau et de Stirner lité cosmopolite, devinrent communistes ou trots- que de Marx ». Mais même après sa conversion kystes dans les années trente. au communisme, la composante romantique resta Avec Philipp Rahv (Ivan Greenberg) et vivante, par exemple dans le soutien enthousiaste William Phillips (Litvinsky), quelques-uns des de Michael Gold à un poète américain parfaitement Juifs radicaux de Menorah Journal créèrent à romantique, Walt Whitman, à qui il dédicaça son leur tour Partisan review, qui se rapprocha de « Ode à Walt Whitman »11 en 1935. Il y avait aussi plus en plus de Léon Trotski à la fin des années des moments messianiques dans les textes de Gold.

10. Cité par A. Wald, The New York Intellectuals: The Rise 11. A. Wald, Exiles from a Future Time : The Forging of the and Decline of the Anti-Stalinist Left from the 1930s to the Mid-Twentieth Century Literary Left, Chapel Hill & London: 1980s, Chapel Hill & London: The University of North Caro- The University of North Carolina Press, 2002, p. 39-49, 47 lina Press, 1987, p. 48. & 63.

104 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures L’un d’entre eux est une référence tendre, mais iro- vains radicaux juifs-américains. Alors qu’il nique à des espoirs enfantins : brutalisé par un gang y avait moins de leaders politiques radicaux antisémite, un garçon juif rêve du Messie comme aux États-Unis qu’en Europe orientale – à l’ex- une sorte de Buffalo Bill, chevauchant un cheval ception de petits groupes trotskystes où de très blanc et utilisant son fusil pour vaincre les enne- nombreux Juifs jouèrent un grand rôle (Max mis des Juifs ! La formulation la plus importante Shachtman, George Breitman, George Novack, du messianisme sécularisé de Gold apparaissait Albert Glotzer, Albert Goldman, Martin Abern cependant en conclusion de la première édition et de nombreux autres) – la plupart des Juifs- de Jews without Money (ce passage fut supprimé américains radicaux appartenaient au domaine dans les éditions postérieures) : « O Révolution du de la culture littéraire et artistique. Cependant, travailleur, tu m’as apporté l’espoir, à moi, garçon à la différence de l’Europe centrale, il y avait solitaire et suicidaire. Tu es le vrai Messie. Quand peu de philosophes parmi eux, à l’exception de tu viendras, tu détruiras l’East Side12 et tu y bâtiras Sydney Hook. un jardin pour l’esprit humain. »13 Parmi les écrivains juifs-américains talen- L’antifascisme, l’engagement en faveur de la tueux se trouvaient Nelson Algren (Nelson République espagnole et le lien avec des partis Abraham), Ben Barzman, Alvah Bessie, Vera socialistes, communistes ou trotskystes étaient Caspary, Guy Endore (Samuel Goldstein), Howard communs à la plupart des Juifs radicaux euro- Fast, Kenneth Fearing, Michael Gold (Irwin péens et américains. Ils étaient aussi liés par Granich), Lilian Hellman, Norman Mailer, Arthur toute une gamme de techniques littéraires allant Miller, Clifford Odets (Gorodetsky), Tillie Olsen du réalisme socialiste à de l’expérimentation (Lerner), Dorothy Parker (Dorothy Rothschild), moderniste, parfois combinés de façon créative. Abraham Polonsky, Muriel Rukeyser, John Ce qui différenciait le plus les Américains de Sanford (Julian Shapiro), Irwin Shaw (Irwin leurs homologues européens était la primauté des Shamforoff ), Budd Shulberg, Jo Sinclair (Ruth intellectuels littéraires parmi les Juifs radicaux – Seid), Tess Slesinger, Nathaniel West (Nathan ainsi que leur concentration sur des thèmes amé- Weinstein) et d’autres encore14. Il n’y a pas de liste ricains comme la race par exemple. équivalente d’écrivains juifs radicaux dans aucun pays européen. La primauté des intellectuels littéraires À la différence de la plupart de leurs homo- Mike Gold n’est qu’un exemple parmi d’autres logues européens, un grand nombre de ces de l’étonnante importance du groupe des écri- auteurs étaient désireux de participer à la culture populaire, en écrivant des romans policiers, des 12. L’East Side (le lower East Side) est un quartier de New romans de gare ou des scénarios de films. La pré- York, principalement peuplé – ou plutôt surpeuplé – au début e du XX siècle d’immigrants juifs venus d’Europe orientale, 14. Comme par exemple, Nathan Asch (le fils de Sholem qui travaillaient pour des salaires de misère dans des ateliers Asch), Maxwell Bodenheim, Stanley Burnshaw (Boden- surnommés sweatshops (boutiques à sueur). C’est là que se heimer), Edward Dahlberg, Daniel Fuchs, Albert Halper, développa la culture yiddish new-yorkaise. Cf Irwing Howe, Walter Lowenfels, Carl Rakosi, George Oppen, Edwin Rolfe Le monde de nos pères, trad. C. Bloc-Rodot et H. Michaud, (Solomon Fishman), Henry Roth, Leane Zugsmisth, and Paris, Michalon, 1997.( NdT) Louis Zukofsky. Les noms juifs entre parenthèses sont ceux 13. Michael Gold, Jews Without Money, New York: Carrol qu’ils reçurent de leurs parents (bien que dans certains cas, and Graf, 1984, p. 309. le père eût déjà « américanisé » son nom).

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 105 sence impressionnante de Juifs radicaux, scéna- tionnelles »16. Il affirme qu’un fil rouge impor- ristes et réalisateurs de films à Hollywood, est un tant et visible mène du rationalisme cartésien chapitre en soi sans équivalent en Europe. Six des et des Lumières (Emmanuel Kant, Alexander Hollywood Ten (les Dix d’Hollywood) persécutés Humboldt et même Adam Smith) aux idées anar- par le maccarthysme en 1950 – tous de talentueux chistes qu’il adopte17. Mais il insiste surtout – et scénaristes – étaient juifs : Alva Bessie, Herbert cela est moins évident – sur le fait que la critique Biberman, Lester Cole (né Lester Cohn), John de l’État est « aussi américaine que l’apple pie Howard Lawson (Levy), Albert Maltz, et Samuel (la tarte aux pommes) » : un grand nombre de Ornitz15. représentants de la « vieille tradition améri- caine », comme Thomas Jefferson, ont dénoncé Les thèmes américains le « pouvoir coercitif de l’État » et ce n’est pas Les écrivains et les artistes n’étaient pas les un hasard si des penseurs anarchistes ont souvent seuls Juifs attirés par des mouvements radicaux, répondu favorablement à l’expérience américaine 18 il faut y insister. En 1939, environ 40 % des et à l’idée jeffersonnienne de la démocratie . Certains Juifs radicaux choisirent un autre membres du Parti communiste étaient juifs, et groupe de héros : les Afro-américains rebelles. l’on trouverait sans doute un pourcentage analo- L’antiracisme, mais aussi une identification gue pour les petits groupes trotskystes. Il n’em- passionnée aux souffrances et à la lutte des pêche que le champ de la production culturelle Afro-américains, ont longtemps été une forte dans lequel les juifs-américains radicaux pros- composante de la culture radicale juive-amé- péraient se différenciait encore plus de la scène ricaine. L’une des raisons en était certainement européenne par la présence de thèmes spécifi- l’association entre racisme anti-noir et l’antisé- quement américains qui déterminaient leur tra- mitisme, entre le lynchage des Afro-américains vail. Parmi les thèmes prédominants, on trouvait et les pogroms contre les Juifs en Europe (et les certains héros américains, des traditions amé- atrocités nazies antijuives). Mais aussi, comme ricaines positives ou au contraire la résistance à l’injustice sociale dans l’histoire américaine, 16. Noam Chomsky, Chronicles of Dissent: Interviews with David Barsamian, Monroe, ME: Common Courage Press, comme l’extermination des Indiens et surtout 1992, p. 118. l’oppression des Afro-américains par l’esclavage Son opposition à « toutes les formes de croyances irration- et le racisme. nelles » n’a pas empêché Chomsky de préfacer, au nom du Noam Chomsky est un exemple frappant de la droit à la liberté d’expression, le livre de Robert Faurisson réception positive des traditions américaines par Mémoire en défense contre ceux qui m’accusent de falsi- fier l’histoire. La question des chambres à gaz (La Vieille des Juifs radicaux. Il présente son anarchisme, Taupe, 1980), tout en prétendant ne pas l’avoir lu. Sur Fau- ou son socialisme libertaire, comme un prolon- risson et Chomsky, cf. Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de gement actuel du libéralisme classique et de la la mémoire. Un « Eichmann de papier » et autres essais sur démocratie jeffersonnienne. Comme de nom- le révisionnisme, Paris, Éditions La Découverte, 1987, pp. breux autres juifs-américains radicaux, Chomsky 93-103 (NDLR). se définit lui-même comme un fils des Lumières 17. Robert F. Barsky, Noam Chomsky: A Life of Dissent, Cambridge, MA, and London: The MIT Press, 1997, p. 137. opposé à toutes les formes de « croyances irra- 18. Noam Chomsky, « Notes on Anarchism », introduction à 15. A. Wald, Trinity of Passion, op.cit., p. 182. Daniel Guérin, Anarchism, Spunk Press, 1970.

106 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Alan Wald le fait justement remarquer, « l’idée tiqués par les porte-parole du Parti communiste que le racisme anti-noir était le symptôme d’un qui les accusaient de gauchisme et d’être influen- ordre économique capitaliste inégalitaire, dan- cés par le nationalisme noir21. gereux pour les Juifs et pour les autres groupes Le représentant le plus archétypique de l’in- opprimés », fut renforcée dans le sillage de la telligentsia radicale juive-américaine était peut- grande Dépression19. Certes les Juifs n’avaient être l’écrivain Howard Fast, dont les livres pré- pas le monopole de l’antiracisme américain : sentent toutes les particularités non-européennes l’internationalisme et la solidarité avec les oppri- que j’ai mentionnées. Membre du Parti commu- més étaient en général des éléments clefs de la niste de 1943 à 1956, mis sur liste noire, persé- culture de gauche. Mais l’histoire des Juifs en cuté par l’HUAC (House Un-American Activies tant que minorité persécutée contribua à renfor- Committee) et emprisonné, il est l’auteur de cer cette empathie, ce qui conduisit de nombreux nombreux romans très populaires, dont certains Juifs radicaux à écrire des romans dont les héros (comme Spartacus) furent adaptés au cinéma. étaient des rebelles afro-américains. Cette empa- Howard Fast écrivit trois livres sur la période de thie n’était d’ailleurs pas unilatérale, mais bien la guerre révolutionnaire américaine : Conceived réciproque : un grand nombre d’afro-américains in Liberty (1939), The Unvanquished (1942), et radicaux de premier plan, comme W.E.B. Du Citizen Tom Paine (1943). Il rendit aussi hom- Bois et Paul Robeson, ne se contentaient pas de mage à la lutte des Indiens américains dans The dénoncer l’antisémitisme, ils manifestaient aussi Last Frontier (1941), qui traite de la tentative une sympathie active envers la minorité juive. des Cheyennes de revenir dans leur pays natal, Comme l’écrit Nicole Lapierre dans son livre sur ainsi qu’à la lutte des Afro-américains contre les combats communs menés par les Noirs et les le racisme au XIXe siècle dans Freedom Road Juifs dans le monde, l’empathie n’était pas de la (1944), préfacé par W. E. B. Du Bois. Freedom compassion humanitaire, mais de la solidarité Road devint un succès mondial; on a dit que basée sur le respect et la réciprocité20. c’était l’un des livres les plus réédités et lus du Alors que certains écrivains, comme Guy XXe siècle22. Fondé sur une histoire vraie, il décrit Endore, célébraient les révoltes d’esclaves dans la vie de Gideon Jackson, leader d’un groupe leurs romans (Babouk, 1934), d’autres, comme d’anciens esclaves pendant la Reconstruction23. John Sanford, faisaient l’éloge de la revanche Leurs familles ayant été abandonnées par le gou- antiraciste d’un personnage féminin afro-améri- vernement fédéral, Jackson et ses amis prirent les cain (People from Heaven, 1943). Il est intéres- armes pour les défendre contre le Ku Klux Klan, sant de noter que ces deux romans ont été cri- 21. A. Wald, Writing from the Left: New Essays on Radi- 19. A. Wald, Trinity of Passion, op.cit., p. 185. cal Culture and Politics, London: Verso, 1994, p. 178-186 & 199-211. 20. Nicole Lapierre, Causes Communes : Des Juifs et des Noirs, Paris: Stock, 2011, p. 300. Sur les liens qui unissaient 22. A. Wald, Trinity of Passion, op.cit., p. 193-194. fortement les Juifs et les radicaux afro-américains aux Etats- 23. La Reconstruction aux États-Unis désigne la période qui Unis, voir A. Wald, « Jewish American Writers on the Left”, a suivi la guerre de Sécession (1963-1877), marquée par la in The Cambridge Companion to Jewish American Litera- destruction du système esclavagiste et l’échec de l’intégration ture, eds. Hana Wirth-Nesher et Michael P. Kramer, Cam- des anciens esclaves afro-américains dans les États du Sud bridge: Cambridge University Press, 2003, pp. 170-189. ségrégationnistes (NdT).

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 107 mais ils furent vaincus et assassinés. Freedom parti, mais de forts sentiments antiracistes ainsi Road correspond parfaitement à l’empathie spé- qu’une profonde identification avec le destin des cifique des juifs-américains radicaux pour le Afro-américains qui alimentèrent ces singulières calvaire des Afro-américains. Les nouvelles qui explorations littéraires juives-américaines25. parvenaient d’Auschwitz affectèrent Fast dans Loin d’avoir été partout et toujours les mêmes, l’écriture de ce livre antiraciste : « des rapports les cultures politiques des intellectuels juifs radi- sur la destruction des Juifs commençaient à filtrer caux, varient de façon significative en fonction hors d’Allemagne. Toutes les notes que j’avais des générations et des différents contextes euro- prises, tout ce que j’avais pensé pour un roman péens et américains qui leur ont donné naissance. sur la Reconstruction, se télescopaient – et tous L’approche comparative que j’ai adoptée, prenant les moments que je pouvais voler à mon emploi à en ligne de compte des développements histo- l’OWI (Office of War Information) étaient consa- riques, des dimensions culturelles et des condi- crés à écrire le nouveau livre »24. tions sociopolitiques, peut nous aider à com- À l’instar des romans de Guy Endore et de prendre, dans une certaine mesure au moins, ces John Sanford, le Freedom Road de Fast célèbre la particularités. Comme on pouvait s’y attendre, prise d’armes et la lutte pour la liberté d’anciens de nombreuses questions restent non résolues. esclaves contre le racisme des Blancs. Avec ces Comment et pourquoi tant d’intellectuels juifs- idées de l’autodéfense et de la lutte armée des américains sont-ils devenus radicaux (jusqu’au Afro-américains, ces auteurs étaient en désaccord milieu du XXe siècle au moins et, dans une cer- avec la ligne du Parti communiste qui n’a jamais taine mesure, aujourd’hui encore) alors qu’aucun défendu une politique aussi radicale que ce soit en parti radical de masse, aucun parti socialiste 1934 (date de la publication de Babouk), en 1943 ou communiste de masse, du type de ceux qui (The People from Heaven) et encore moins en 1944 ont prospéré en Europe – orientale, centrale et (Freedom road), quand le CPUSA (Communist occidentale dans une certaine mesure (France) – Party of the USA), dirigé par Earl Browder, fut n’existait aux États-Unis ? Je n’ai pas de réponse. officiellement dissous au nom de l’ » unité natio- nale » pendant la guerre. Ce n’est pas la ligne d’un (Traduit de l’anglais par Martine Leibovici) 24. Howard Fast, Being Red: A Memoir , New York: Laurel 25. Dans les limites de cet article, nous ne pouvons pas trai- Trade, 1990, p. 75. Fast écrivit aussi un roman sur l’histoire ter des Juifs radicaux dans la Nouvelle Gauche et dans les juive, Our Beloved Brothers (1948), à propos de la révolte des années 2000. Maccabées. Il est loin d’être son meilleur roman, mais il est devenu très populaire parmi les sionistes.

108 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures INTELLECTUELS JUIFS SOVIÉTIQUES

Pierre Pachet

Jusqu’aux années 1980, le titre ci-dessus un volet concernant les droits de l’homme ; à la n’avait pas de sens en URSS : comme le reste de suite surtout de l’émotion causée chez eux par la la population, les intellectuels avaient été effi- guerre des Six Jours de 1967, nombre de Juifs (et cacement soviétisés. Ils participaient à divers de semi-Juifs ou de non-Juifs) désirant émigrer titres à la vie collective, ayant fait ou non figurer en Israël ou quitter simplement l’URSS, dépo- la mention « juif » sur leur passeport intérieur, sèrent des demandes de visas, souvent refusées et souvent porteurs d’un patronyme aisément sous prétexte que les plus compétents d’entre eux, reconnaissable. Nombre d’entre eux, certains surtout des scientifiques, avaient eu accès à des éminents, avaient été l’objet de suspicions et de secrets intéressant la sécurité du pays. La situa- persécutions dans les dernières années de la vie tion de ces « refusés » (otkazniki en russe, « refu- de Staline, accusés d’abord de nationalisme (dis- seniks » en russo-anglais) était pénible : exclus solution du « Comité juif antifasciste » et élimi- de leurs départements d’Université ou de leurs nation de nombre de ses membres entre 1948 et laboratoires de recherche, ils se rassemblèrent 1952), puis, comme d’ailleurs dans les « démo- pour tenir des séminaires clandestins, auxquels craties populaires », de « cosmopolitisme », de des scientifiques occidentaux venaient participer « sionisme » et donc de comploter de façon cri- pour les soutenir. C’est dans ces séminaires, et minelle (affaire dite des « blouses blanches », à autour d’eux, que se développa une conscience savoir des médecins juifs du Kremlin, fin 1952) juive nouvelle, à la suite de laquelle émergèrent avec des puissances étrangères. Il faut rappe- des individus, et des groupes, qui se considé- ler que les organisations sionistes, bundistes ou raient à nouveau comme « juifs ». aussi bien religieuses avaient été évidemment C’était par exemple le cas d’Anatoly (plus interdites, comme en général toutes les organi- tard Natan) Shtsharansky (plus tard Sharansky), sations autres que le Parti communiste. Restaient diplômé en mathématiques appliquées, à qui le quelques synagogues et quelques rabbins, sur- visa fut refusé en 1973. Devenu porte-parole du vivant silencieusement. Mais une conscience groupe moscovite pour le respect des accords juive subsistait sourdement, comme on s’en était d’Helsinki, il fut arrêté en 1977 et condamné à 13 aperçu lorsque Golda Meir, alors ambassadrice ans de camp. Libéré en 1986, sous Gorbatchev, du nouvel État d’Israël en URSS, se rendit pour à la suite de pressions exercées par les USA. de les fêtes dans une synagogue de Moscou, où des Reagan, il émigra en Israël, et apparut comme un milliers de Soviétiques vinrent scander son nom, ardent sioniste, radical même. Cette évolution est à la fin de l’année 1948. assez caractéristique. À la suite des accords d’Helsinki de 1975 Dans les groupes de refuseniks, d’autres signés par l’Union soviétique sous la pression aspirations se firent jour. Par exemple le désir de des puissances occidentales, et qui comportaient savoir ce qu’avait été la réalité de l’extermination

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 109 des Juifs sur le territoire soviétique, à travers en l’hébreu, mais libéré en 1987, suite à une cam- particulier la diffusion clandestine du « Livre pagne internationale en sa faveur. noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les Être un intellectuel juif en URSS Un aperçu envahisseurs fascistes allemands », élaboré sous sur cette situation psychologique inconfortable et l’égide du Comité antifasciste juif, et dont la paru- étrange me fut donné un jour par Efim Etkind, tion avait été stoppée en URSS en 1947. Composé ancien professeur de littérature à Leningrad de témoignages rassemblés par les écrivains Ilya jusqu’en 1974, lorsqu’il fut déchu de ses titres pour Ehrenbourg et Vassili Grossman, publié en Israël, avoir soutenu Soljenitsyne et Joseph Brodsky, et ce livre brisait le silence imposé par Staline sur contraint à l’exil en France où il devint, selon le la spécificité des souffrances juives. En parler, le titre d’un de ses livres, un Dissident malgré lui. lire, le faire circuler, c’était ranimer l’idée et la « Un intellectuel juif en URSS., me dit-il non sans réalité d’un peuple juif qui n’était pas une simple humour, c’est quelqu’un dans la bibliothèque de « nationalité » au sein de l’ensemble soviétique, qui on remarque tout de suite tous les grands clas- mais le nom d’une communauté de destin. siques de la littérature russe. » Comment mieux Au cours des années 1980 se manifesta aussi exprimer cet amour du pays d’accueil (l’Égypte, un renouveau religieux, ainsi que le désir de l’Espagne, l’Allemagne, la France), qui fut carac- renouer avec l’hébreu (et plus seulement avec le téristique de l’exil pour tant de Juifs, dont la fidé- yiddish, considéré comme la langue « nationale » lité à leur destin et à leur héritage se marquait des Juifs soviétiques). Ce fut le cas par exemple par un paradoxal et brûlant désir de s’adapter, et chez Yossif Begun, scientifique refusenik qui même de s’adapter extrêmement ? fut condamné en 1983 à 12 ans de camp pour ses activités d’enseignant et de propagandiste de

110 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures UNE IDENTITÉ DE PAPIER : le cas de l’intellectuel juif soviétique Shimon Markish (1931) Boris Czerny

Être juif en URSS : présentation générale. liste grand-russien dont les chefs de file furent des Les années 1960-1970 furent marquées en « écrivains paysans » et des personnalités en vue URSS par la formation d’un vaste mouvement comme Alexandre Soljenitsyne. La recherche des d’opposition au régime qui fut généralement qua- racines entraîna une « dérive du sentiment natio- lifié en Occident de « dissident ». Dans les faits, nal » et le glissement d’un patriotisme ouvert, cette révolte des esprits qui commença à émerger humaniste vers un « nationalisme clos, apeuré, dès la mort de Staline en 1953, prit rapidement exclusif, définissant la nation par l’élimination un caractère protéiforme. Si des dissidents « his- toriques » comme le physicien André Sakharov des intrus, Juifs, immigrés, révolutionnaires ; inscrivirent leur lutte à l’intérieur de la société une paranoïa collective, nourrie des obsessions et non contre elle, afin d’obtenir l’application de la décadence et du complot.1» Cette évolution, totale et entière de la législation soviétique dans dont la situation actuelle en Russie est l’émana- les domaines des libertés politiques, religieuses, tion directe, aboutit à une confrontation entre la et de la libre circulation des idées et des per- nation russe et le « petit peuple2 » des apatrides sonnes, durant la période Brejnev, du milieu des juifs qui eux aussi furent incités à la détermina- années 1960 au début des années 1980, la confron- tion de leur propre culture et de leur histoire. tation avec le pouvoir s’exprima, du moins dans Après plusieurs décennies d’assimilation les élites intellectuelles, par une redécouverte volontaire, du moins pour ce qui concerne la pre- de l’histoire et une interprétation du passé non conforme à la doxa officielle. mière période d’édification d’une nouvelle société La vague « rétro » qui s’empara en ces années soviétique, puis d’intégration forcée et de dis- de l’URSS ne se limita pas seulement à un phé- crimination sous Staline, l’identité juive n’était, nomène de mode et à la collection d’icônes ou de selon l’écrivain israélien Rani Aren, qu’une « dis- vieilles photographies, mais trouva une expres- sonance » et rien de plus que de vagues « souve- sion politique dans le sentiment, côté russo-russe, 1. Michel Niqueux, « La dérive du sentiment national chez les de la perte d’une identité culturelle basée sur la écrivains venus de la campagne » in Michel Niqueux, La Ques- foi orthodoxe. Cette crise existentielle des valeurs tion russe. Essais sur le nationalisme russe, PUF, 1992, p. 174. fut accentuée par la prise de conscience d’un sac- 2. La notion de « petit peuple » présente dans les écrits d’Au- cage écologique sans précédent de la terre russe. guste Cochin fut utilisée par le mathématicien et intellectuel Cette association de la quête d’une culture origi- russe nationaliste antisémite, Igor Shafarevitch : I. Shafare- nelle non pervertie par des influences étrangères vitch, « Russofobija (La Russofobie) », Nash Sovremennik (Notre contemporain), Moscou, 1989, p. 162-192. Le texte a et de la protection d’un paysage russe « authen- circulé en samizdat bien avant cette date, voir : S. Kounïaev, tique » se concrétisa dans les années 1970 par « Legenda i vremja (La Légende et le temps) », 22, Tel-Aviv, l’émergence d’un mouvement néo-rural, nationa- N°14, 1980, p. 136-156.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 111 nirs antiques »3. Différents facteurs relevant de les Soviétiques au moment de l’annexion de la la politique intérieure soviétique, comme l’inter- Lituanie en 19396. C’est autour d’eux que, dès diction de l’enseignement religieux en hébreu et le milieu des années 1950, se constituèrent à l’élimination des plus grands représentants de Leningrad des cercles d’études (ulpan) et que la culture yiddish lors de campagnes ouverte- furent distribuées les premières publications ment antisémites, et d’autres facteurs extérieurs non officielles samizdat( )7. Dans les années 1960 comme la guerre entre 1939 et 1944 dans les et surtout à partir de la Guerre des Six jours en territoires situés à l’ouest de l’URSS où habitait 1967 qui opposa Israël à l’Égypte, la Jordanie et une grande partie de la communauté juive, expli- la Syrie, les cercles et les séminaires furent des quent cette impression de vide qui saisit les Juifs espaces de rencontres et d’échanges pour les Juifs d’URSS quand ils voulurent renouer avec leur désireux de faire leur « Alya » ou « montée » en passé. Pour évoquer la situation de ses coreligion- Israël8. Dans une large mesure, ces acteurs du naires, Rani Aren parle d’une « appartenance renouveau sioniste et de la pratique religieuse infamante4 » dont ils ignoraient tout ou presque. en URSS s’inspiraient de la démarche de leurs Il mentionne également l’ennui qui rongeait toute homologues russes qui les avaient précédés dans une génération d’étudiants pour qui l’accès aux la redécouverte de la culture traditionnelle russe. études supérieures était limité suite à l’établis- Le second courant était composé de personnes sement d’un mécanisme de « nivellement natio- qui appartenaient pour la plupart à l’élite cultu- nal » dissimulant un numerus clausus officieux5. relle tout en étant en marge de la culture officielle. Repoussés dans les marges de la société sovié- Ils vouaient un culte au savoir et maniaient la pro- tique, les Juifs purent se consacrer à des activi- vocation. Pour les autorités soviétiques, ils étaient tés culturelles qui leur permirent de restituer une forcément « juifs »9. La mise au ban de la société certaine cohérence à leur identité. qui atteignit des poètes, comme le futur prix Cette communauté informelle fut traver- Nobel de littérature, Yossif Brodski, était certes sée par deux courants principaux. Le premier douloureuse et dangereuse. De nombreux intel- regroupa des Juifs désireux de se ressourcer lectuels subirent cet ostracisme et furent condam- religieusement. Ils furent aidés dans leur quête nés à des séjours dans des camps ou des hôpitaux par d’anciens sionistes faits prisonniers par psychiatriques. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y avait aussi dans cette discri- 3. Rani Aren, «V russkom Galute (Dans la Galut Russe) », 22, Tel-Aviv, 1981, N°19, p. 136. 6. David Maajan, « Puti i sud’by leningradskikh sionistov 4. Ibid., (Voies et destins des sionistes de Leningrad) », 22, 1986, N°50, p. 101-134 ; 5. Sur l’ennui en tant que facteur de redécouverte de leur identité par les Juifs russes : Grigoriï Freïman, « Okazyvaet- 7. Voir toute la collection de Evrei i evreïskiï narod (Les sia ia evreï (Donc je suis Juif) », 22, 1979, N°9, p. 80-106 ; E ? Juifs et le monde juif), recueils de la dissidence juive de 1972 Angenic, » Spusk v bezdnu (La descente dans les abîmes) », à la Perestroïka. 22, 1980, N°15, p. 166-177 ; Alexandre Etermen, « Tret’e pokolenie (La troisième génération) », 22, 1986, N°47, p. 123- 8. Yaacov Ro’i,The Struggle for Soviet Jewish Emigration, 143 ; Danielle Sorper Perez, L’Intelligentsia russe en Israël, 1948-1967, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. Une rassurante étrangeté, CNRS, 1998 ; Alexandre Voronel, 9. Georges Nivat, «Vyzov i provokatsia kak esteticheskïa Po tu storonu uspekha (De l’autre côté du succès), Tel-aviv, 1986, Jewish Culture and Identity in the Soviet Union, ed. by kategoria dissidentsva (Le défi et la provocation en tant que Yaacov Ro’i and Avi Beker, New York, London, New York catégorie esthétique de la dissidence », Sintaksis, Paris, 1978, UnivLe nersity Press, 1991. N°2, p. 104.

112 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures mination une certaine forme de reconnaissance Boris et Arkadi Strougatski composèrent des implicite. Les personnalités les plus éminentes œuvres fortement codées contenant des allusions du monde de la culture, comme l’écrivain pour à la situation des Juifs en URSS10. enfants Korneï Tchoukovski, le musicien Dmitri Les frères Strougatski ne furent pas des cas Chostakovitch ou la poétesse isolés et d’autres intellectuels optèrent pour ce furent considérés comme « juifs » ou « judaïsés » procédé d’écriture codée. Ce fut le cas en parti- selon le principe de « l’osmose » qui permettait culier du traducteur philologue et spécialiste de d’inclure des non-juifs dans des listes composées la littérature antique, Shimon Markish, dont l’iti- majoritairement de Juifs afin d’éviter les accusa- néraire d’homme et d’écrivain, permet de suivre tions d’antisémitisme. Anna Akhmatova en par- précisément le processus de réappropriation intel- ticulier fut considérée comme « juive » en raison lectuelle de l’identité juive, ou plus exactement, du rôle de « protectrice » qu’elle joua pour de d’un aspect de cette identité. Contrairement aux nombreux jeunes artistes et écrivains juifs et/ou nombreuses études sur les grands mouvements homosexuels de Leningrad. Elle incarnait pour de résistance et d’opposition à la soviétisation eux la permanence de la culture russe du Siècle générale dans le contexte de la déstalinisation d’argent et d’une certaine façon elle montrait à dans les années 60 puis de la dissidence dans les ces jeunes Juifs avides de savoir le chemin qu’ils décennies 1960-1980, les itinéraires individuels devaient suivre pour reconquérir leur identité : ils et les cas personnels de « rejudaïsation » n’ont pas devaient se cultiver et protéger leur différence. encore été l’objet d’analyses approfondies. Parmi ces intellectuels, des comportements distincts peuvent être distingués. Les plus super- Markish : ficiels, du point de vue de leur adhésion au d’Érasme à la littérature juive-russe judaïsme et à la culture juive, se limitèrent à la Le nom de Shimon Markish est bien connu vague illusion d’un non-conformisme vestimen- des spécialistes de littérature « juive-russe ». En taire et musical. Dans une société uniformisée effet, à partir de son installation en Occident au où les biens de consommation étaient difficiles tout début des années 1970, Markish a rédigé à acquérir, quelques accessoires suffisaient pour d’importantes études sur les grands noms de ce se donner des allures d’« opposants ». C’était champ de la création littéraire et en particulier l’époque des premiers magnétophones porta- pour les plus célèbres, sur , Vassili tifs et des enregistrements de bardes, presque Grossman, Ilya Ehrenbourg. Si Markish n’a pas tous juifs ou d’origine juive, Alexandre Galitch, inventé le concept de littérature juive-russe pour Alexandre Vissotski, Alexandre Rozenbaum désigner la création littéraire en russe par des qui étaient écoutés et copiés avec le frisson de la auteurs juifs, il a par contre certainement été le transgression. D’autres optèrent pour une forme premier à donner une définition précise de ses de marranisation intellectuelle. Afin de contour- caractéristiques. Selon sa conception, conception ner l’interdit frappant en littérature l’expression 10. L’importance de l’œuvre des frères Strougatski dans le de toute judéité que ce soit par la présence d’un processus d’auto-identification des Juifs russes est évoquée personnage juif ou l’évocation de la culture juive, par Alexandre Voronel, « Torjestvo voobrajenia (Le triomphe des écrivains en particulier des auteurs d’œuvres de l’imagination) », Neva, Saint-Pétersbourg, 2002, N°4, p. de science-fiction comme par exemple les frères 149-163.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 113 qu’il exposa au début de pratiquement chacun de raire juive-russe et ce, dès son arrivée en Europe ses travaux après 1970, un écrivain juif-russe est de l’Ouest, laisse supposer qu’il existe une conti- un homme de lettres qui est juif selon la halakha nuité et une certaine cohérence entre ces diffé- (la Loi juive), donc au moins de mère juive, il rents champs disciplinaires. La validité de cette partage consciemment le destin de sa commu- hypothèse est confirmée par le titre de l’ouvrage nauté qu’il évoque de l’intérieur dans ses œuvres. Érasme et les Juifs qu’il publia en Suisse en 1979 La langue utilisée, selon Markish, n’est pas un dont la composition binaire illustre la conjonction critère pertinent d’appartenance. Depuis la des- explicite de deux axes dont le premier (Érasme) truction du deuxième Temple les Juifs vivent en renvoyait à son passé dans le pays qu’il venait diaspora et parlent des langues étrangères, non- de quitter, l’URSS, et le second (les Juifs) aux juives, ce qui ne les empêche pas d’écrire et de recherches à venir. La complémentarité ou plus composer des poésies ou des romans « juifs ». encore l’adaptation possible de la « philosophie » Ces paramètres impliquant une distinction arbi- d’Érasme à la situation des Juifs en URSS était traire entre le fond et la forme et qui supposent non seulement une appréciation des œuvres d’un par ailleurs déjà sous-entendue dans un ouvrage écrivain au cas par cas, mais aussi la conception de vulgarisation publié en 1966 et destiné aux d’un monde juif uni, ont été l’objet de nombreuses enfants, dont le titre, reproduisant la devise en discussions. Celles-ci ne doivent pas oblitérer latin de l’humaniste originaire de Rotterdam, l’apport significatif de S. Markish à la (re) décou- Concedo Nulli11, apparaissait comme une méta- verte des grands noms de la littérature juive en phore à peine dissimulée de l’affirmation par langue russe en Europe. De plus la question du Markish d’une résistance au pouvoir soviétique. cheminement intellectuel et personnel ayant Les différentes manifestations organisées en conduit à la création d’une telle grille d’identifi- URSS en 1969, à l’occasion du cinquième cen- cation des auteurs juifs-russes et de leurs œuvres tenaire de la naissance d’Érasme ainsi que la n’a pour l’instant pas été abordée. publication de nouvelles traductions corrigées Le fait est d’autant plus remarquable que l’in- ou inédites de certaines œuvres comme Les térêt de Markish pour la littérature russe juive Colloques, L’Eloge de la folie, Correspondance correspond à un tournant de sa vie. En effet, (par Markish seul ou en collaboration) furent avant la soutenance, en 1983, d’une thèse en fran- autant d’opportunités de transmettre, en les çais sur la littérature juive russe et plus largement transposant au contexte soviétique, les grands avant la rédaction d’articles de référence sur ce principes d’universalisme et de tolérance du même sujet dont un publié en France en 1985 maître à penser de le Renaissance européenne. dans les Cahiers du Monde russe et soviétique, il En 1971, Markish réside déjà en Hongrie, quand n’avait jamais abordé cette question. Le fait peut paraît en URSS son dernier ouvrage sur Érasme, être expliqué par la censure qui touchait en URSS le domaine juif. Cependant, la transition rapide Rencontre avec Érasme, un livre différent par la de l’activité de traducteur exercée par Markish forme et le contenu de celui 1966 et qui révèle en URSS, activité menée de front avec celle de une connaissance approfondie de l’œuvre et de la spécialiste des cultures du monde antique et de la 11. Sh. Markish, Nikomu ne ustuplju (Je ne m’incline devant Renaissance, vers le domaine de la création litté- personne), Moscou, Detskaïa literatura, 1966.

114 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures personnalité du penseur humaniste hollandais12. tation d’un article sur le leader sioniste révision- Mais Markish est d’ores et déjà considéré comme niste Vladimir (Zeev) Jabotinski14. Le récit de ses un « traître à la patrie », aucune critique n’est propres souvenirs sur la période soviétique ou la consacrée à cette dernière publication et son nom dédicace de ses livres à la mémoire de son père15 disparaît des notices bibliographiques des biblio- permettent une mise en relation immédiate entre thèques soviétiques. le contenu de son œuvre et sa vie réelle marquée Avant cette mise à l’index, Markish eut le par la disparition tragique de son père, le poète temps de constituer une véritable œuvre riche yiddish . de nombreuses monographies et de traductions dont la cohérence thématique d’ensemble cor- Aux origines : le milieu familial et culturel respond à un double processus de « judaïsation » S. Markish reçut une double éducation juive et et d’« individualisation » mis en exergue par soviétique. Pour lui, « être juif » était tout aussi l’historien Jules Margolin dans la présentation évident et naturel que « de respirer ou d’aimer sa d’Érasme et les Juifs. Ainsi, commentant l’affir- grand-mère »16. Ses parents faisaient partie d’une mation de Markish : « Érasme et l’érasmisme, qui génération de Juifs russes qui avaient déjà rompu jouent un rôle si important dans l’histoire de la avec une pratique assidue de la religion. Sa mère, tolérance de notre temps, appartiennent à l’his- Esther (Ester), née Lazebnikova en 1912 à Bakou, toire du peuple juif en Europe, quelle que soit avait grandi dans une famille aisée. Le père l’envergure des opinions d’Érasme sur les Juifs », d’Esther était entrepreneur dans l’industrie pétro- Margolin met en garde contre l’« intégration » lière et sa mère, à l’instar de nombreuses jeunes (excessive) d’Érasme à l’histoire juive et sou- filles juives de son époque, avait suivi avant son ligne la personnalisation des sujets abordés par mariage des études de médecine à Paris. En 1921- Markish qui, « à travers le problème qu’il s’est 1922 toute la famille d’Esther Lazebnikova quitta proposé de traiter » « règle ses propres comptes la Russie pour la Palestine avant de revenir en 13 avec la question juive . ». Enfin, Margolin relève URSS en 1923. Le père estimait en effet que le l’approche originale de Markish qui ne se conten- contexte de la NEP était favorable à ses affaires. tait pas, selon lui, de reprendre des commentaires C’est à Moscou en 1929 qu’Esther Lazebnikova déjà énoncés, mais revenait aux textes mêmes rencontra le poète yiddish Peretz (Perec) Markish des essais et de la correspondance d’Érasme. 14. Le sous-titre de ce court texte donne le droit à son auteur Markish lui-même, dans un mouvement rappe- de parler non seulement de l’objet de son amour, mais de lant l’esprit de redécouverte des textes sacrés lui-même, ce dont l’auteur [Shimon Markish], s’excuse par caractérisant la Renaissance, réaffirme dans ses avance in Šimon Markiš, « Žabotinskij : 50 let posle končiny. écrits la nécessité de ne pas se laisser abuser par Ob’jasnenie v ljubvi », Evrejskij Zhurnal, 1991, p. 64. la vulgate et d’opérer un retour aux sources. De 15. « A la mémoire inoubliable de mon père » (de « Mon même, il affirme à maintes reprises la personna- père » est indiqué en lettre d’imprimerie et en gros caractères) lisation de ses écrits par exemple dans la présen- in Gomer i ego poemy, Moscou, Gosudarstvennoe izdatel’es- tvo Khudožestvennoj literatury, 1962 ; « A la mémoire de 12. Sh. Markiš, Znakomstvo s Erazmom, Moscou, mon père, comme toujours et partout » en page de présenta- Khudojestvennaïa literatura, 1971. tion de Nikomu ne ustuplju, op.cit.. 13. Simon Markish, Erasme et les Juifs, introduction de 16. Shimon Markish, « My Father Peretz Markish », Jewish Jules Margolin, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1974, p. 22, 13. Currents, July-August, 1986, p. 28/

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 115 (1895-1952) qui, après un séjour en Europe de jouit d’une situation matérielle enviable pour l’Ouest, avait lui aussi décidé de revenir en l’époque, mais il continue cependant de vivre URSS afin de participer à l’édification d’une nou- dans cette simplicité matérielle qui était celle de velle société où la culture juive-yiddish pourrait ses parents originaires du shtetl de Polonoe situé trouver un terrain favorable à un développement non loin de Berditchev, qui était à la fin du XIXe et intense et harmonieux. Comme pour légitimer au début du XXe siècle un des grands centres de la cette démarche, ses deux fils, Simon l’aîné, et culture juive-yiddish, traditionnelle et populaire. David le cadet, qui deviendra par la suite un En dépit de cet héritage culturel, en dépit aussi écrivain israélien de langue russe, ont souvent de la vocation du père, l’unique langue employée souligné la sincérité des sentiments qui avaient à la maison est le russe. Les grands auteurs juifs incité leur père à mettre son talent au service du de langue hébraïque, comme Khaim Bialik, sont régime communiste et à devenir un poète officiel lus en traduction russe et non en hébreu ou en et reconnu (il fut le premier poète juif à recevoir yiddish. le prix Staline en 1939). L’image du père conservée par S. Markish est Peretz Markish arrive à Moscou auréolé relativement imprécise17. Il n’a d’ailleurs consacré de gloire et précédé d’une réputation de grand que de rares et lapidaires articles à ses souvenirs séducteur. Esther a alors tout juste seize ans. Il d’enfance. Un père sévère, immense, dont la dis- a un peu de plus de trente ans et incarne l’ave- parition tragique – il fut arrêté en 1949 et exécuté nir du monde juif soviétique. Ses amis sont les en 1952 – brisa une chaîne de transmission que grands noms des arts et de la culture juive-yid- ses deux fils essaieront de reconstituer par l’écri- dish, Solomon Mikhoels, Veniamin Zuskin, Ilya ture romanesque pour David, par les études et un Nusinov, Еzechiel Dobrouchine, Samuil Galkin, retour aux sources des cultures européennes pour Ilya Ehrenbourg. Akhmatova faisait aussi par- Simon qui dans les années cinquante « choisit » tie du cercle des connaissances de la famille de poursuivre des études universitaires dans le Markish (elle traduisit quelques poèmes de domaine des langues anciennes, grec et latin. Peretz Markish dans les années trente) même si En février 1953, dans un climat d’hystérie elle n’était pas une amie proche. C’est elle cepen- antisémite, Simon et sa mère furent condamnés dant qui parraina l’entrée de Shimon Markish à en tant que TchISR, membres de la famille d’un l’Union des écrivains soviétiques en 1952. S’il traître à la patrie18, à dix ans de résidence assi- passe sous silence par modestie cet adoubement gnée dans la région de Kzyl-Ordyn (). poétique, Shimon Markish relate néanmoins dans Après la mort de Staline, la famille revint en 1954 ses rares souvenirs ses quelques rencontres dans à Moscou. Tout en publiant des ouvrages sur des les années 50-60 avec la poétesse russe. grands noms de la littérature antique, Markish Tous ces représentants de l’intelligentsia russe constituent un État en marge de l’État avec 17. Shimon Markish, « My Father Peretz Markish », Jewish Currents, July-August, 1986, p. 28-31; « Interv’ju s Ivanom ses propres lois et ses codes, une République Tolstym na radio svoboda », 10/03/2003 http://www.svobo- des belles âmes se démarquant par son très haut danews.ru/content/transcript/24200059.html niveau culturel du reste de la population. Cette 18. Ils étaient désignés par l’anagramme TchISR (Tchlen forme d’élitisme de l’esprit est déjà cultivée dans Sem’i Izmennika Rodiny ) [Traduire SVP : membre d’une la maison de Peretz et Esther Markish. Le père famille ??etc.]

116 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures commença une carrière de traducteur pour la aussi un moyen de renouer avec la culture russe prestigieuse maison d’édition Khudojestvennaïa « classique » qui tout au long du XIXe siècle avait literatura et dirigea une revue spécialisée en connu un intense développement. En effet les traductologie, Masterstvo perevoda. La qualité études sur le monde antique étaient considérées unanimement reconnue de ses traductions fut en dans les milieux universitaires russes comme particulier soulignée par le poète Josif Brodski le fondement des sciences humaines – avec une qui qualifia Markish de « génial traducteur ». En prédominance pour les études sur le monde grec 1970, il épousa en secondes noces une mathéma- (plus que sur la civilisation romaine), ce qui s’ex- ticienne hongroise et, contrairement à sa mère plique par l’influence de Byzance sur la Russie et à son frère, qui firent leur Alya en Israël, il ainsi que par les liens historiques entre la Russie s’installa à Budapest. En 1973, il se rendit pour et le monde orthodoxe grec. L’Âge d’argent repré- la dernière fois en URSS. Dans un même mou- senta une apothéose de la redécouverte de la pen- vement, il abandonna le domaine de la culture et sée et de la littérature grecques et, en général, des langues anciennes pour ne revenir qu’épiso- de la pensée mythique opposée au rationalisme diquement sur ce sujet. A l’occasion, en particu- de la seconde moitié du XIXe siècle. Avant 1917, lier, d’un article-bilan et d’un autre article sur la les recherches des savants russes en philologie, poétique de Josif Brodski. Le titre de cette étude histoire, sociologie et archéologie étaient d’un « Judéen et Hellène ? Ni Judéen, ni Hellène ? » niveau scientifique comparable à ceux des grands ainsi que son contenu reflètent les multiples pays européens. valeurs morales et artistiques dont s’inspirèrent Après la Révolution, la disparition d’une dans leur quête identitaire certains intellectuels intelligentsia urbaine et bourgeoise, porteuse des russes (juifs) et parmi eux S. Markish. idées du classicisme et la suppression des études classiques dans le secondaire entraînèrent une Monde antique et monde contemporain Le choix d’intégrer le département des lan- chute notable de l’intérêt pour l’apprentissage du gues anciennes, grec et latin, répondait selon grec et du latin. Dans le supérieur, les recherches Esther Markish au désir de son fils de trouver un sur le monde gréco-romain se déplacèrent du domaine d’études éloigné de la réalité contempo- domaine des idées, des langues et des arts vers raine. Ces propos sont confirmés par S. Markish l’analyse historique des rapports socio-écono- qui dans des interviews précisa qu’au moment miques et la lutte des classes. La séparation entre même de l’arrestation de son père, en 1949, il histoire et philologie antiques aboutit au milieu décida d’abandonner le domaine des sciences des années trente à la création dans quelques uni- humaines pour entreprendre un cursus univer- versités de départements de philologie antique sitaire en études classiques en grec et latin afin relégués dans les « arrière-cours des recherches d’être moins exposé et également afin de revenir en sciences humaines ». Celui de Leningrad fut au mot « pur », non perverti ni usé par la pro- confié à Olga Freïdenberg (1890-1955), la cousine pagande soviétique19. Ce retour au « mot » était et premier grand amour de Boris Pasternak. Ces changements sur le front structurel et 19. Š. Markiš S « Sovetskaja antičnost’. Iz opyta učastnika », Znamja, 2001, http://magazines.russ.ru/znamia/2001/4/itogi idéologique concernèrent également les ensei- -pr.html gnants et chercheurs. Des spécialistes éminents

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 117 émigrèrent, d’autres encore périrent victimes de Notons au sujet des connexions entre passé la répression et des purges des années trente. et présent qu’une partie non négligeable des À partir de la seconde moitié des années cin- ouvrages historiques, en particulier ceux de la quante, une des principales tâches des jeunes série Žizn » zamečatel’nykh ljudej (La vie des historiens fut donc de reconstituer les liens spiri- Hommes illustres) et les monographies consa- tuels avec les travaux des spécialistes de la géné- crées à Pouchkine, aux grandes figures révolu- ration précédente et de redonner son lustre à une tionnaires et en tout premier lieu aux décabristes, culture classique ternie et pervertie par le néo- étaient investies d’un message de sincérité, d’al- classicisme stalinien20. Ainsi Markish emprunta truisme et de fidélité aux idées humanistes et pour un article le titre d’un des ouvrages de V. universalistes qui renvoyaient le lecteur aux Bouzeskoul, Monde antique et monde contempo- origines d’une pensée « romantique » et révolu- rain21, rédigé en 1913 soit plus d’un demi-siècle tionnaire dévoyée par le régime soviétique. En ce auparavant22. Une première version de cet article qui concerne le domaine juif, le déchiffrage de la réalité contemporaine dans le miroir de l’histoire fut proposée dès 1966 à la revue Voprosy lite- des civilisations grecques et romaines avait déjà ratury, mais le texte fut refusé en raison de sa été éprouvé en Russie au tout début du XXe siècle. qualité insuffisante. Il fut cependant publié dans Plus en amont, cette approche coordonnée de la Novyï mir à la condition que l’extrait dans lequel compréhension de l’histoire juive et de son écri- Socrate refuse de fuir la prison et le châtiment ture à la lumière spectrale des études sur le monde imposé par ses juges fût supprimé, car le pas- antique avait déjà été adoptée en Allemagne, au sage était considéré comme faisant trop écho à milieu du XIXe par les érudits du judaïsme. C’est la situation des Juifs en Pologne. Par contre, de la Grèce, en tant qu’entité culturelle, qui permit l’aveu même de Markish, la citation d’une phrase à cette époque aux Juifs de concevoir l’objet de prononcée par Tacite après l’assassinat du cruel et leur propre histoire et de se déclarer « grecs » en soupçonneux empereur Domitien, qui renvoyait opérant un syncrétisme virtuel de la philosophie directement au stalinisme, fut conservée, car hellénique et de la Bible. L’adoption du modèle elle était passée inaperçue. La phrase en ques- hellénistique permit aux Juifs allemands du XIXe tion était la suivante : « Nous avons vraiment fait siècle, puis aux Juifs russes de la seconde moitié preuve d’une très grande patience ! Si le passé du XXe siècle, d’associer l’élection à l’excellence est allé au plus loin des limites de la liberté, nous disciplinaire et de se distinguer des « autres », avons quant à nous connu les limites extrêmes de du christianisme allemand et européen pour les l’esclavage. L’omniprésence des délateurs nous a premiers, des instances étatiques, du parti et du privés de la faculté de parler et d’écouter. […]23». peuple russe pour les seconds24.

20. Au début des années 1950 les écoliers et universitaires Dans la plupart des articles ou commentaires russes avaient à leur disposition un livre de classe d’enseigne- de textes rédigés par Markish ou en collabora- ment du latin dédié au camarade Staline. 24. Perrine Simon-Nahum, « Entre hellénisme et judaïsme : 21. Antičnost’ i sovremennost la vision de l’Antiquité chez les philologues et historiens juifs 22. Frolov, op. cit., P. 355 du XIXe », Écriture de l’Histoire et identité juive. L’Europe 23. Š. Markiš, « Antičnost’ i sovremennost’ », Novyj Mir, ashkénaze XIXe -XXe, Paris, ouvrage collectif, Les Belles 1968, N°4, p. 230. Lettres, 2003, p. 229-249.

118 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures tion avec lui est affirmée la correspondance entre sations pouvaient être rapprochés par un lecteur monde antique et société soviétique. Le plus sou- soviétique de faits historiques, comme l’affaire vent les allusions sont transparentes. Dans sa Bejlis, du nom de ce Juif de Kiev accusé en 1911 présentation de Apologie et des Métamorphoses d’avoir tué un enfant catholique orthodoxe pour du philosophe et rhéteur africain platonicien utiliser son sang afin de confectionner du pain Apulée25, Maria Grabar-Passek met en valeur azyme. Il est plus que probable que l’évocation la dimension « cosmopolite » de la civilisation de ces accusations calomnieuses faisait écho aux gréco-romaine au IIe siècle apr. J.-C.26 Quelques parodies de procès et à l’affaire du fameux com- années après les accusations portées contre les plot des « Blouses blanches » qui, dès la mort de « blouses blanches » et la dénonciation de « l’in- Staline, se révéla bien vite avoir été fabriquée de fluence délétère des cosmopolites (juifs) sur la toutes pièces pour éliminer des médecins juifs et grande culture russe de Pouchkine » (accusation préparer une grande vague de déportation de la portée par Nikolah Tikhonov en 1948), l’em- population juive soviétique. ploi positif du terme « cosmopolite » était tout Dans les Vies parallèles de Plutarque (Markish sauf anodin. Mais c’est peut-être le contenu des traduisit près de deux tiers des textes), il est éga- textes d’Apulée, publié en 1959, qui est le plus lement question de double culture et de cosmopo- révélateur d’une lecture du présent à la lumière litisme syncrétique. De même que dans La Gloire du passé. Dans l’Apologie, Apulée se défend en des Siècles passés qui est une forme romancée effet contre les attaques qui lui sont portées : il par Markish de la vie de Plutarque et de certains est considéré comme magicien, car poète. Il est portraits isolés des personnages illustres présentés originaire d’une région située sur les confins de dans Les Vies parallèles. L’esprit d’unité cultu- relle (européenne) recherché à travers les destins la Numidie et de la Gétulie et, malgré sa par- comparés d’un Grec et d’un Romain, qui sédui- faite maîtrise du grec et du latin, on lui reproche sit des penseurs et écrivains, comme Rabelais, son origine africaine (étrangère). Apulée doit Montaigne, mais aussi Shakespeare, Jean-Jacques non seulement prouver qu’il est un bon citoyen Rousseau, Joseph de Maistre, Érasme et plus tard comme les autres, mais en plus qu’il n’est pas un Stefan Zweig, est conservé, même si l’essentiel être malfaisant et nuisible. Il démontre qu’il n’est du « message » chez Markish porte sur la des- pas en possession d’objets maléfiques, qu’il ne cription de la demeure de Plutarque. Celle-ci, par fabrique pas du poison à base de poisson séché et, sa centralité culturelle, rappelle l’appartement enfin, qu’il n’a pas envoûté un enfant afin de lui de son père, Peretz Markish, où se réunissaient faire prononcer des prophéties sous hypnose. Là des intellectuels soviétiques. L’accent est éga- encore, la formulation et le contenu de ces accu- lement mis sur la cruauté du règne de Domitien 25. Récits annotés et commentés par Š. Markiš, Zolotoj (Titus Flavius Domitianus, 51-96) marqué par de Osjol, kommentarii k poeme, ili Reč’ v zaščitu samogo sebja nombreuses déportations, par son atmosphère ot obvinenija v magii, perevod S. Maršaka, M. A. Kuz’mina, de délation et de chasse aux ennemis du pouvoir Moscou, izd. Akademija Nauk SSSR, 1956. La postface rédi- gée pour ce livre par M. Grabar’-Passek a été repris dans et parmi eux les philosophes et les écrivains. La Apulej, Apologija, Metamorfozy, Floridy, Moscou, Nauka, double portée « présent (essentiellement le stali- 1993, p. 357-372. nisme comme dans le cas précédent) — passé » 26. M. Grabar’-Passek, Apulej, op. cit., p. 357 est aussi sensible dans la présentation du récit de

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 119 Tite-Live, La Guerre contre Hannibal, un récit qui La filiation reconstituée des poètes, fut, précise Markish, retiré des bibliothèques sous Shakespeare et Mandelstam-Pasternak (que le règne de l’empereur Caligula avec l’ensemble Markish ne rejette pas encore en tant qu’écri- des œuvres de l’historien romain. Rapidement le vains non juifs, comme ce sera le cas plus tard), rappel du contexte de la guerre contre Hannibal et aboutit à une identification entre le père de la des batailles avec Scipion l’Africain dérivent vers poésie, Homère, et tous les représentants de la des réflexions sur le bien et le mal, la raison d’État, poésie mondiale et tout particulièrement le père, et même sur les causes des défaites des régiments père de famille, père de la poésie juive yiddish, romains qui sont une allusion directe aux premiers Peretz Markish. Dans Homère et ses poèmes, il jours de l’invasion allemande en juin 1941et à la est certes question de la structure de l’Iliade et responsabilité de l’état-major soviétique. l’Odyssée et de la trame narrative, mais aussi et Dans les travaux et études consacrés à Homère, la translation du passé vers le présent surtout de la douleur d’une épouse qui n’a pas pu est également réalisée par un jeu subtil – mais dire adieu à son mari. Le ton est d’une subjec- évident – de références et d’allusions. Cependant tivité revendiquée et combattante : « C’est aussi la tonalité en est plus personnelle et surtout plus indiscutable, aussi humain et aussi fort que le « juive ». Dans l’introduction de l’Iliade et l’Odys- chagrin inconsolable d’une épouse qui a perdu sée (dans une traduction de Nikolaj Gnedič), son mari sans avoir pu lui dire adieu : “De ton lit Markish reproduit les paroles d’un acteur dans de mort, hélas ! Tu n’as pu tendre tes mains vers Hamlet qui, récitant le monologue du Troyen moi, ton amante ; /Tu n’as pas prononcé ces mots Enée, s’interroge sur la cruauté des vainqueurs testamentaires, ces mots dont éternellement/Je et les souffrances de la reine Hécube, épouse de me serais souvenue jour et nuit en versant des Priam, roi des Troyens. L’acteur blêmit et fond larmes.” ». Markish cite ici l’Iliade 24, 743-745. en larmes. Hamlet demande alors : « Qui est-il Plus loin Markish consacre son analyse au pour Hécube ? Et qui est Hécube pour lui ? /Et il discours d’Andromaque (Deux pleurs, 22-477 sanglote. » Markish donne le texte en russe dans et 24, 725). L’épouse d’Hector pleure le passé et une traduction de Boris Pasternak dont l’évoca- hurle sa douleur en pensant au futur, non pas le tion est associée à la fois à Mandelstam affirmant l’intangibilité des valeurs humaines27 et au talmu- sien, ni celui de son mari, mais celui de leur fils, diste Hillel auteur du fameux aphorisme « Si je ne qui restera orphelin. Enfin dans la prière finale suis pas pour moi, qui le sera ? Si je suis seule- de Pénélope qui, est-il rappelé, fut mariée très ment pour moi, que suis-je ? Et si pas maintenant, jeune à un homme beau, vigoureux et bien plus quand ? 28» âgé qu’elle (évocation évidente des parents de Sh. Markish), se fait entendre la voix d’Esther 27. “Il existe une roche ferme des valeurs/ S’élevant au-des- sus de des fautes lassantes des Siècles (Est’ Cennostej nezy- Markish évoquant sa fidélité à un mari qu’elle ne blemaja skala/ Nad skučnymi ošibkami vekov) verra plus29. 28. Š. Markiš, “Put’ k Gomeru”, Vstupitel’naja stat’ ja k proizvedenijam k Gomeru”, Odisseja, Illiada, trad. Nikolaj Gnedič, Moscou, Khudožestvennaja literature, 1967, p. 7-28. 29. Š. Markiš, Gomer i ego poemy, op.cit., р.47

120 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures De la Renaissance à la renaissance juive visées modifièrent la perception des dimensions Le passage ou plus exactement l’intérêt conco- du monde et dans le cas des années 1950 – de la mitant pour le monde antique et la Renaissance, validité des rapports de force et de l’imperméabi- et tout particulièrement pour Rabelais, Von lité du rideau de fer. Hutten et Érasme, était somme toute logique30. Dans ses écrits sur Rabelais et Érasme, En effet, bien avant l’époque soviétique, la Markish établit à maintes reprises un parallèle à Renaissance européenne avait été marquée par peine voilé entre le Moyen Âge et le stalinisme, la une redécouverte de l’esprit chrétien originel qui Renaissance et le Dégel. s’était accompagnée d’un retour aux textes en Dans ce système d’oppositions – Luther- grec et hébreu. Les trésors de l’antiquité renfer- Erasme, Moyen Âge-Renaissance, Église et État més naguère dans les coffres se mirent à nouveau totalitaire contre pensée humaniste et culture – à circuler. Virgile est imprimé en 1470, Homère Markish définit sa place en identifiant son père en 1488, Aristote en 1498, Platon en 1512. C’est à Érasme. Ce rapprochement culturel trouve sa d’ailleurs une « remontée aux sources31 » qui doit, légitimité juive dans la caractérisation même des selon Markish, permettre de conserver dans le esprits éclairés de la Renaissance et de leurs dis- tamis des pensées non pas tant la recherche éras- ciples qui en leur temps avaient été accusés par les mienne de la pureté de l’image du Christ que l’af- autorités de l’Église de paganisme et de judaïsme firmation de l’intangibilité de l’être et la critique parce qu’ils s’attachaient à l’étude du grec, langue d’une pratique ritualisée de la foi encouragée par réputée être celle des schismatiques d’Orient, et à une Église dévoyée et pervertie dans le luxe et les l’étude de l’hébreu, langue des Juifs. Enfin, l’ac- ors des palais. Il convient donc de redécouvrir le tion même de Von Hutten prenant dans les Lettres monde en le nettoyant des scories de l’obscuran- des Hommes obscurs la défense de l’humaniste tisme moyenâgeux. Jean Reuchlin accusé par l’Inquisition de Cologne Toutes proportions gardées, pour un citoyen de défendre les Juifs, et les prises de position soviétique des années 1960, le Dégel soviétique d’Érasme contre la haine anti-juive32, contribuent et le passage du Moyen Âge à la Renaissance à la propre inclusion de Peretz et Shimon Markish, pouvaient présenter un certain nombre de simili- du père et du fils, dans le système de valeurs euro- tudes. Ces deux époques se distinguaient en effet péennes héritées de la Renaissance et du monde par la transition d’un monde clos sur lui-même à antique. Les Juifs qui s’étaient considérés comme un univers ouvert sur de nouvelles découvertes Grecs au moment des Lumières pouvaient de la qui remettaient en question l’enseignement même façon se qualifier d’érasmiens ou de rabelai- même de l’Église et de l’État. La découverte siens à l’époque soviétique. du Nouveau Monde par Christophe Colomb et Americo Vespucci, les expéditions de Vasco de D’une langue à une autre : la traduction Gama, et corollairement la conquête du cosmos La traduction d’œuvres étrangères était éga- et le développement des transmissions radiotélé- lement un moyen d’échapper au formatage litté- raire et d’ouvrir une fenêtre vers un autre espace, 30. En URSS les études érasmiennes et sur la littérature de la renaissance ont connu un développement important dans 32. Être un bon chrétien se définit-il par son animosité les années 1950-1960. envers les Juifs, s’interroge Erasme dans Nikomu ne ustu- 31. « nazad k istočnikam » plju, op.cit p. 177.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 121 celui de l’Occident et de la littérature américaine la même position qu’un citoyen athénien décou- tout particulièrement. Ainsi, selon Markish, si vrant le poème d’Homère dans l’original avaient dans les années 1920-1930, la traduction avait sa préférence. Le bon traducteur, selon Markish, été le gagne-pain de « vieilles dames » très culti- devait restituer au texte sa fraîcheur originelle vées et polyglottes, dernières représentantes de et cette recherche enthousiaste de pureté fait de la culture russe du Siècle d’Argent, à partir des la traduction un acte révolutionnaire, s’opposant années 1950, cette activité devint un refuge pour à la banalisation des slogans et des grands dis- les enfants des intellectuels qui n’avaient guère cours porteurs d’une idéologie usée. Outre leur d’autres moyens de subsistance et avaient l’im- qualité intrinsèque, pour de nombreux textes pertinence et l’esprit d’indépendance pour dra- traduits par Markish, leur contenu même pré- peau33. L’autonomie, précise Markish dans un sente un intérêt certain. Ainsi dans un récit bien article rédigé bien après son départ d’URSS, était innocent, l’Invasion des Huns de Conan Doyle, toute relative. Les œuvres à traduire étaient déter- un ermite prévient un poste avancé de l’armée minées selon un plan établi chaque année par les romaine de l’imminence de l’arrivée d’une horde rédacteurs des maisons d’édition qui devaient jus- venue de l’Est. Dans le contexte de la guerre tifier que les textes étaient « utiles pour l’édifica- froide et des événements en Hongrie, cette inva- tion des masses ». Cependant, même la traduction sion pouvait aisément être rapprochée du danger d’auteurs très classiques et conformes aux critères que représentait l’armée soviétique. Le texte La soviétiques, comme Hemingway, Twain, Jérome Compétition racontant le défi lancé par Périclès K. Jérome, Faulkner, pouvait fournir l’occasion à Néron qui se flatte de posséder un grand talent d’une ouverture sur l’Occident et l’ailleurs. Cela de poète et de chanteur, réactivait la question pouvait être le cas, par exemple, d’un livre sur les du rapport entre le poète (le berger Périclès) et fonds sous-marins en Méditerranée ou, dans un le pouvoir (Néron). Mais de tous les auteurs tra- registre totalement différent, des œuvres d’Edgar duits, est celui qui eut certai- Poe. Markish participa à la première publication nement le plus d’influence sur Markish et sur les après la guerre des nouvelles de l’auteur améri- Juifs de sa génération. Le destin de l’écrivain juif cain qui était considéré comme un écrivain déca- allemand, compagnon de route du Parti, obligé dent et délétère. D’ailleurs un des textes de Poe de fuir l’Allemagne lors de la venue au pouvoir traduit dans les années 1950 fut inclus dans un d’Hitler, ne pouvait laisser insensible, des intel- 34 recueil qui ne sortit qu’en 1970 . lectuels juifs soviétiques. Mais plus encore c’est Le choix de traduire pouvait être aussi être son œuvre qui devait retenir leur attention, et tout simplement motivé par l’amour de la littéra- tout particulièrement Le Juif Süss (1920-1922), ture et de l’écriture et devenir un geste politique. le récit de son voyage à Moscou, Moscou 1937, Ainsi à partir d’une digression historiographique dans lequel Lénine est comparé à César et Staline sur les traductions de l’Iliade et l’Odyssée dans à Auguste, et surtout sa trilogie, La Guerre de la revue Masterstvo perevoda, Markish expliqua Judée, Les fils, Le jour viendra (1931-1942). Dans que les traductions qui plaçaient le lecteur dans ces trois romans Feuchtwanger raconte l’itiné- 33. Š. Markiš, “O perevode”, Ierusalimskij žurnal, 2004, raire du commandant militaire de la Galilée, N°18, p. 193-206 l’historien Flavius Josèphe, au cœur de la période 34. Ibid., troublée de la destruction du temple, au 1er siècle apr. J.-C. Si le paysage historique est fermement les Juifs soviétiques, la trilogie de l’écrivain alle- planté, l’utilisation volontaire d’anachronismes mand reproduisait le cheminement suivi par un – dans la désignation des grades des militaires, grand nombre d’entre eux dans la re-création de par exemple – vient rappeler que le thème prin- leur identité juive par la littérature, par l’étude cipal est le personnage même de Flavius, Juif de textes sur l’Antiquité et la Renaissance et leur et Romain, partagé comme Feuchtwanger entre adaptation raisonnée au contexte soviétique. À deux cultures. Si dans le premier tome, Flavius partir du moment où Markish quitta l’URSS, fait le choix de servir Rome en devenant l’histo- il ne revint plus jamais à l’étude des textes des rien attitré de Vespasien, dans Les Fils, l’appa- penseurs et philosophes grecs. Il ne renoua avec rition de sa première épouse juive et de leur fils la traduction que très tardivement pour faire Siméon, va placer Flavius devant la nécessité de connaître au lecteur russe les œuvres de l’écri- choisir entre son désir d’intégration et sa culture vain hongrois Imre Kertesz. Par contre, il put se d’origine. Enfin, dans Le Jour viendra, traduit consacrer totalement et ouvertement à la créa- par Shimon Markish en russe, Flavius rédige tion littéraire juive de langue russe sans faire le un texte, Contre Apion (Contra Apionem) dans choix, cependant, de s’installer en Israël. Shimon lequel il défend les Juifs et le judaïsme contre les Markish ne s’est jamais réellement exprimé sur accusations du grammairien et sophiste Apion sa décision – tout à fait respectable – de ne pas et souligne l’ancienneté du peuple d’Israël. Mais vivre en Terre Promise. Cependant il est selon c’est surtout la rencontre avec Akavija, un berger nous possible que sa définition très stricte de la autodidacte devenu un fin érudit et un défenseur littérature juive-russe ait été pour lui comme du peuple juif, qui change le cours de la vie de une garantie de s’inscrire dans une judéité russe Flavius. Akavija l’invite à fêter la Pâque juive. n’existant que dans ses écrits et non dans la vie La scène a une haute portée symbolique. Flavius « réelle » israélienne. Cet aboutissement d’un accomplit un « passage ». Il comprend l’illusion parcours identitaire structuré essentiellement par de son cosmopolitisme militant et redevient l’écriture et le livre ne correspondait pas à une « juif ». Il est tué en revenant chez lui par des démarche scientifique, mais existentielle se réali- soldats romains en ayant renoué avec le nationa- sant dans l’écriture et la lecture. En se composant lisme de sa jeunesse. une « identité de papier » Markish fut le digne Ce récit reproduit le cheminement personnel héritier de son père et un représentant éclairé de Feuchtwanger qui dès 1940 militait pour la d’une tradition juive basée sur les études et le création de l’État d’Israël. Pour Markish et pour savoir. UN INTELLECTUEL JUIF EN POLOGNE

Entretien avec Konstanty Gebert

Propos recueillis par Jean-Yves Potel

Konstanty Gebert est incontestablement une par l’ONU à l’ancien Premier ministre polonais, des figures les plus marquantes du « renouveau Tadeusz Mazowiecki, sur les crimes en ex-You- juif » et des discussions sur les relations judéo- goslavie. Il reste aujourd’hui une des voix les plus polonaises, dans la Pologne démocratique de ces écoutées de ce journal. vingt-cinq dernières années. Très présent dans le Né en 1953 dans une famille de vieux mili- débat public, journaliste et écrivain, auteur d’une tants communistes, il s’interroge, dès son pre- dizaine d’ouvrages, il incarne surtout la relation, mier engagement critique, sur la signification de parfois conflictuelle et finalement solidaire, entre son origine juive. Lycéen lors de la crise de mars deux mouvements d’ampleur différente : l’éveil 1968, il est choqué par la violence de la répres- démocratique d’un peuple, continu depuis la fin sion contre les étudiants, mais surtout par la cam- des années 1970, et la réaffirmation du judaïsme pagne antisémite lancée par les communistes sous polonais dans un rapport franc avec les Polonais couvert « d’antisionisme » et de condamnation non juifs. de l’État d’Israël après la guerre des Six Jours. Psychologue de formation, enseignant à l’école Cette interrogation le conduit à fonder, avec un de médecine, il s’engagea très tôt auprès du KOR, petit groupe d’amis, en marge de l’université clan- ce groupe de défense des ouvriers sanctionnés destine de l’opposition, une « université volante pour une grève en 1976 et qui s’était transformé en juive », en fait un groupe de conscience qui s’in- opposition sociale ; il participa au vaste mouve- téressait à la découverte de cette identité. Ils se ment libérateur que fut Solidarnosc. Après le coup réunirent pendant plus de deux ans, jusqu’à la loi de force du général Jaruzelski, il anima un groupe martiale de décembre 1981. Ce fut le berceau de d’opposition et devint une des plumes de la presse ce renouveau lent et difficile, et de la réaffirma- clandestine libre, sous le pseudonyme de David tion d’une identité juive libre en Pologne. Dès lors, Warszawski. À ce titre d’ailleurs, il fut accré- Konstanty Gebert fut de tous les débats sur les dité comme journaliste lors de la « Table ronde » relations judéo-polonaises qui ont régulièrement entre le pouvoir communiste et les représentants secoué la vie publique, et s’attacha à redonner une de l’opposition démocratique, au printemps 1989. vie sociale et religieuse à la communauté. Il fonda Après la chute du régime, il participa à la création avec ses amis une première école primaire juive, du quotidien issu de Solidarnosc, dirigé par Adam ils éditèrent une revue mensuelle, Midrasz, avec Michnik, Gazeta Wyborcza. Éditorialiste et grand un réel succès. Membre du Conseil du dialogue reporter, il est intervenu sur de nombreux sujets entre Juifs et Chrétiens, participant aux très nom- au cœur de la grande transformation en cours, breuses initiatives culturelles, politiques ou reli- particulièrement sur les guerres dans les Balkans gieuses de ces vingt dernières années, il est doré- et le Moyen-Orient. Il prit même des respon- navant un acteur et un intellectuel juif écouté, par- sabilités, en faisant partie de la mission confiée fois contesté bien sûr. Mais influent en Pologne.

124 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Il était donc tout à fait justifié d’engager avec lui polonais à part entière. Cofondateur de l’Institut cette conversation. Nous l’avons rencontré fin des Études Juives à Varsovie et de l’association août 2014, chez lui, à Varsovie. culturelle Tarbout, c’était un homme-institution, Jean-Yves Potel incarnant l’idéal sioniste polonais. Ses discours à la Diète faisaient envie à ses opposants antisé- Est-ce que des intellectuels juifs ont marqué mites, jaloux de sa maîtrise oratoire du polonais. l’histoire récente de la Pologne ? Voyez encore Menachem Begin. Il se consi- Oui, ils sont nombreux. En fait la moder- dérait tout aussi polonais, très polonais même, nité polonaise s’est construite avec une partici- avec une vision un peu romantique. Rappelez- pation active des intellectuels juifs. Je pourrais vous l’épisode du serment, lors de son arrivée évoquer le socialisme polonais avec Feliks Perl en Palestine en 1942. Il était caporal du Corps (1871-1927), qui fut un des fondateurs et une des de l’armée polonaise reconstitué en Union sovié- grandes figures du parti socialiste, ou bien des tique par le général Anders. Quand les clandes- intellectuels qui ont réfléchi sur la culture polo- tins de l’Irgoun lui demandèrent de se joindre naise comme Wilhelm Feldman (1868–1919), à eux, suite à l’arrestation de plusieurs respon- par exemple, sans oublier les grands écrivains sables par les Britanniques, il leur répondit : je ne du 20e siècle que furent Julian Tuwin (1894- peux pas, j’ai prêté serment à l’armée polonaise ! 1953), Bolesław Leśmian (1877-1937), Antoni Et la direction de l’Irgoun dut prendre contact Słonimski (1895-1976) et bien d’autres encore, avec le commandement du Corps polonais, pour des historiens, des artistes, des responsables lui demander de « libérer » Begin de son serment culturels communistes, certains devenant ensuite de loyauté. Nous en avons besoin ici, et sans cela des opposants, etc. Quel que soit le domaine, on il ne fera rien. Anders voyait sans doute d’un bon trouve des intellectuels juifs. Avec cependant œil le départ des Juifs de son armée où l’antisémi- cette précision : c’est seulement maintenant que tisme ne manquait pas, et Begin fut informé non nous leur donnons cette étiquette sans nous faire officiellement de sa « libération ». accuser d’être antisémites. Eux, ils se considé- raient, dans l’immense majorité, intellectuels Après le génocide les attitudes évoluent polonais. Ils étaient d’origine juive ? Oui, mais ça Bien sûr, après la guerre tout cela change. regardait qui ? Lesmian se moquait de ceux qui D’un côté, certains intellectuels décident d’être niaient sa polonité. Tuwin se disait blessé quand Polonais et donc, de ne pas être Juifs. C’est le cas on lui reprochait de ne pas être suffisamment de beaucoup de militants communistes comme polonais. Jakub Berman (1901-1984) ou bien Hilary Minc (1905-1976). Un grand poète, Mieczysław Et les intellectuels sionistes ? Jastrun (1903-1983), un des meilleurs spécialistes Quelqu’un comme Ozjasz Thon (1870-1036) de Mickiewicz, a refusé jusqu’à sa mort l’idée à Cracovie, sioniste, rabbin libéral, député aux même que l’on puisse le considérer comme juif. parlements polonais de l’entre-deux-guerres, À cela s’ajoutaient ceux qui avaient l’air « trop rédacteur en chef du journal sioniste en langue juif ». La femme de Gomulka, juive elle-même, polonaise Nowy Dziennik, s’est d’abord battu en faisait le tri : elle disait à tel camarade qu’il ferait 1918 pour que les Juifs soient reconnus citoyens mieux de rester en retrait, dans les coulisses ; ce

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 125 fut le cas de Léon Kasman (1905-1984), rédac- possibilité de faire disparaître un passé. Il était teur en chef de Trybuna Ludu, l’organe du Parti, bundiste1, il se disait juif, qualificatif qu’il refu- qui n’apparaissait jamais en public. D’un autre sait à l’État d’Israël. Je suis juif, disait-il, un des côté, quelques-uns essayaient de renouer avec derniers du peuple assassiné. Ça n’a rien à voir cette identité. Je pense au romancier Kazimierz avec les Israéliens. Brandys (1916-2000), ou à d’autres, rares, mais On peut encore citer le grand rabbin de Lodz, très importants, comme Julian Stryjkowski Zew Wawa Morejno (1916-2011) qui maintenait, (1905-1996), qui se revendiquait juif, voire dépo- malgré les réticences de l’establishment juif, sa sitaire d’une tradition assassinée. La lecture de position de rabbin – il fut le dernier grand rabbin son œuvre nécessite une bonne connaissance de Pologne sous le communisme –, il faisait des des traditions et légendes juives ; il les racontait déclarations rabbiniques sur l’acceptabilité ou en disant implicitement à ses lecteurs polonais : non de certains comportements. Il agaçait tout voilà ce que vous avez laissé détruire le monde, et finit par être expulsé du pays après En réalité, après la guerre, il n’y avait presque 1968. Ils ont détruit son appartement et toute sa plus en Pologne d’intellectuels « Juifs-juifs » bibliothèque. On m’a raconté comment ses livres qui s’adressaient au peuple juif. Ce qui restait de furent jetés par la fenêtre, puis transportés dans ce peuple quittait le territoire, ou bien préférait une usine qui en fit de la pâte à papier. qu’on ne lui parle pas des Juifs. Donc la figure Plus récemment, je citerai Hannah Krall (née de l’intellectuel juif, maître à penser du peuple en 1937), journaliste et écrivaine. Elle est juive juif, à l’image d’un Yitskhok Laybush Peretz au à la manière de Marek Edelman, c’est-à-dire à début du siècle, après la Shoah n’existe quasi- titre personnel et avec une position à part. Elle ment plus. Je pourrais citer quelques poètes, des ne fait pas partie de l’establishment juif, elle est intellectuels comme Szymon Datner (1902-1989) citoyenne de ses histoires. Ou bien, dans un autre à l’Institut historique juif, ou l’écrivain yiddish genre, Szymon Szurmiej, le directeur du Théâtre Dawid Sfard (1905-1981) qui dirigeait le journal juif qui vient de mourir à 92 ans. Il avait maintenu littéraire Yidishe shrifin, mais la plupart disparu- une sorte d’oasis yiddishiste quand la chape de rent après 1968. plomb s’était abattue sur ce qui restait de judaïsme polonais après 1968, tout en étant un grand colla- borateur du régime communiste. Ainsi il a signé Au moment du pogrom de Kielce, en juillet des dénonciations d’Israël que lui présentaient les 1946, certains se sont quand même exprimés. communistes, y compris celles qui comparaient Oui, en tant qu’intellectuels libéraux, huma- l’État juif aux nazis – ce qu’avait toujours refusé nistes Il fallait avoir une forte capacité à jeter la direction précédente de l’Association sociocul- un défi à la réalité ou bien avoir un grand amour turelle juive, pourtant communiste ! Il fut aussi pour le peuple d’Israël, pour se proclamer publi- le créateur d’un style juif kitsch, du moins une quement intellectuel juif dans la Pologne de 1946. version polonaise qui a dominé le théâtre yiddish pendant trente ans. Et Marek Edelman ? 1. Survivant du commandement de l’Armée juive de combat Je ne sais pas si on doit le compter parmi les (ZOB) qui lança l’insurrection du ghetto de Varsovie le 19 intellectuels juifs. Tout dépend des définitions. avril 1943, Marek Edelman (1919-2009) était membre du parti En tout cas, Marek était la preuve vivante de l’im- socialiste juif polonais (BUND).

126 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Venons-en à ces quarante dernières années. Au juive : j’ai pris « Warszawski » par patriotisme sein de l’intelligentsia polonaise qui a main- local, et « David » en référence à celui qui a défié tenu une certaine distance vis-à-vis du régime Goliath. Ensuite, j’ai remarqué sa connotation et des pouvoirs politiques, des courants démo- juive. Tant mieux ! Mais ce n’était pas l’idée de cratiques ont donné naissance à une véritable départ. opposition politique qui, outre Solidarnosc, a permis la chute du régime, puis a été un Je pense aussi à « l’université volante juive » acteur politique évident dans la construction (ZUL) à la fin des années soixante-dix. Elle ne d’une nouvelle Pologne, membre de l’Union réunissait pas que des Juifs, mais c’était un européenne. Au sein de cette intelligentsia, il y lieu de réflexion collective sur l’identité avait des personnalités catholiques ou laïques, Nous étions tellement concentrés sur nous- mais aussi des intellectuels qui s’affichaient et mêmes Dire en public « Je suis Juif », était une se revendiquaient juifs. Vous étiez de ceux-là. expérience tellement extraordinaire, ahurissante, Comment perceviez-vous votre rôle en tant que franchement au début la réflexion n’allait que Juif ? pas au-delà. Ce groupe, comme vous savez, En tant que Juifs, nous ne nous rendions pas compte à l’époque de Solidarnosc, que nous pou- venait aussi d’un contexte psychothérapeutique vions avoir un rôle social, ou que certains nous de jeunes gens en crise d’identité. Nous avions percevaient comme porteurs d’une mission par- certes adopté un nom qui se référait à l’Uni- ticulière. Nous étions trop occupés par nos vécus versité parallèle de l’opposition où l’on étudiait individuels. C’est étonnant, car en tant qu’intelli- vraiment, dont la mission était d’éduquer, mais gentsia polonaise nous étions tout à fait conscients nous, nous ne transmettions aucun savoir. Nous de notre fonction, nous savions même l’analyser étions d’ailleurs assez ignorants du judaïsme. Les et la critiquer. Nous en prenons conscience avec choses ont évolué quand j’ai commencé à écrire la chute du communisme. Alors, j’ai compris à sur des thèmes juifs dans la presse clandestine titre personnel que si, en tant que militant poli- des années quatre-vingt. J’ai pu mesurer la dif- tique, j’avais des obligations auprès des gens qui férence entre mon ignorance, qui s’estompait, et me faisaient confiance, le fait d’être perçu comme celle de nos lecteurs : elle était telle que je me ren- un intellectuel juif avait une portée à ne pas négli- dis compte que j’avais des obligations. Lors des ger. Aujourd’hui cela peut paraître étrange : il n’y débats sur l’anniversaire de la révolte du ghetto, avait aucune raison que la reconnaissance soit sur Shoah de Lanzmann ou autour du texte de différente côté polonais et côté juif. À vrai dire, Blonski2, débats auxquels la presse clandestine je n’y pensais pas. a activement participé, j’ai compris que nous les juifs nous avions un certain savoir du passé que Pourtant vous écriviez dans les journaux clan- destins sous le nom de David Warszawski, 2. Suite à la publication en 1987, dans un hebdomadaire catholique libéral, d’une analyse de deux poèmes de Czesław pseudonyme que vous avez conservé à Gazeta Miłosz par le critique littéraire catholique Jan Błonski, stig- Wyborcza. matisant la responsabilité des Polonais spectateurs indiffé- C’était pour énerver les flics, et les antisé- rents du génocide, une grande polémique anima l’intelligent- mites. Ma référence était plus folklorique que sia polonaise

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 127 d’autres n’avaient pas – les autres c’est-à-dire les fait le même parcours que moi. Les jeunes d’au- Polonais – et donc une responsabilité. jourd’hui sont tellement mieux éduqués ; ils n’ont pas besoin de moi. Telle est ma réticence. Je n’ai Puis au début des années 1990, vous commen- pas assez de légitimité intellectuelle pour être un cez à vous dire que les Juifs ont un avenir col- intellectuel juif avec une position dans la société lectif en Pologne. juive polonaise. Oui, j’ai changé d’opinion quand les parents des enfants de l’école maternelle juive que nous Et votre livre de commentaires sur la Torah3 ? avions créée, sont venus nous voir, nous, les Nous avions besoin d’un tel livre en Pologne. quelques activistes juifs qui étaient visibles. Dans une courte préface, je précisais qu’on n’y Leur progéniture avait grandi et intégré l’école trouverait pas LE point de vue juif, mais 50 publique. Ils pensaient que ces jeunes étaient commentaires parmi d’autres. J’étais conscient désormais privés de leur droit à une éducation que mes compétences pourraient être mises en juive. Ça m’a coupé le souffle ! J’imaginais que question. En plus, pour l’essentiel, je n’avais pas quand on envoyait son gosse à l’école juive, on se l’impression d’être original. C’était une présen- proclamait juif soi-même. Or ces parents n’affi- tation actualisée du savoir juif traditionnel dont chaient aucune identité juive formelle. Ils reven- je ne suis pas propriétaire. Je me considérais diquaient seulement ce droit pour leurs enfants. À plus éditeur qu’auteur de ces commentaires. Un ce moment-là, je me suis dit : il y a un peuple. Or peu comme lorsque j’étais rédacteur en chef de j’étais toujours très attaché à la vision romantique Midrasz. de Marek Edelman, comme quoi il n’y avait que le peuple assassiné dont il était le porte-parole Parlons justement de Midrasz, ce « magazine et nous ses deuxièmes adjoints... C’était beau et juif » que vous avez créé en 1997 et dirigé romantique. Mais là, je dus l’admettre : le peuple jusqu’en 2000. On peut le définir comme une n’était pas mort. La vision romantique était com- voix juive qui s’adresse aux Juifs et aux non- plètement fausse. Ces gens qui veulent une école juifs de Pologne. N’est-ce pas une manière juive pour leurs enfants, ils sont juifs. d’assumer collectivement cette mission intel- lectuelle ? Dès lors vous considérez qu’en tant qu’intellec- Oui, le collectif a été fondamental pour tuel juif vous avez un rôle particulier pour ce Midrasz. Nous savions ce que nous ne voulions peuple pas, sans nécessairement avoir la même vision C’est plus complexe. J’ai une réticence, même de l’avenir de la communauté en Pologne. Nous aujourd’hui, à me définir dans ces termes, non partagions très profondément un refus de ce que par fausse modestie, car j’accepte que l’on me nous appelions la « sainte trinité juive » : shoah, antisémitisme, violon sur le toit. Nous avions considère comme un intellectuel dans la société peur de la reconstitution d’une identité juive en en général. C’est peut-être à cause du fait que je Pologne fondée sur ces trois repères. Ainsi nous suis arrivé à cette identité tardivement, que mes n’acceptions pas l’idée, très répandue en dias- connaissances juives sont incomplètes, que j’hé- pora et en Israël, que la Shoah fut le point de site à me voir comme quelqu’un qui en saurait plus ou mieux que d’autres Juifs, lesquels ont pourtant 3. 54 komentarze do Tory, Austeria, Kraków 2004.

128 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures référence central. Bien sûr, il s’agit d’un événe- péril. Et finalement, je me reconnais dans la for- ment historiquement incomparable, et tout être mule géniale de Karl Kraus, cet intellectuel juif humain vivant après la guerre doit s’y référer. assimilé de la Vienne d’entre les deux guerres, Mais nous sommes une religion de vie, pas une qui disait : l’antisémitisme ? C’est une maladie religion de mort. Nous entretenons la mémoire de des gentils, fatale pour les Juifs. Et c’est vrai ! nos martyrs en étudiant des textes et en faisant L’antisémitisme est une réalité qui me regarde des enfants qui grandissent juifs. J’ai une très plutôt en tant que démocrate qu’en tant que Juif. grande résistance envers une éducation concen- Enfin, nous appelons « le violon sur le toit trée sur la Shoah, qui finit par dire à nos enfants : », tout ce kitch de mauvais gout, sentimental et soyez Juifs car si vous l’aviez été à l’époque, les suave, qui idéalise la vie de ce qu’on appelait Allemands vous auraient tué. Quelle belle rai- avant-guerre le « ghetto », c’est-à-dire le shtetl. son d’être juif ! De plus, en se polarisant sur la La vision des Hassidim par Martin Buber n’y est Shoah, on ignore trente-cinq siècles de vie intel- pas pour rien. Je veux bien admirer la sagesse des lectuelle et spirituelle juive. Une richesse extra- maîtres hassidiques, mais ne pas oublier combien ordinaire qui demande des années à apprendre, ce monde du shtetl a aussi été dur, pauvre, igno- à apprécier, à interpréter, à continuer. Les Juifs rant ; c’était un trou noir, un mode de vie atroce ne passent pas tout leur temps à être juifs, nous que beaucoup fuyaient, quand ils le pouvaient. avons plusieurs identités, alors le « temps juif » L’idée de le métaphoriser, de le mythifier et de est selon moi, mieux occupé à étudier le Talmud l’adorer, de raconter des blagues juives avec, et ou à le contester, qu’à se dévouer à chaque détail de chanter les bons airs klezmers, non, ça ne me de l’histoire de l’horreur. Il y a par exemple, un va pas. Cela dit, tous ces éléments ont une place abus de cette identité dans le message simpliste légitime dans l’identité et la vie juives. C’est un de la « Marche des vivants » organisée par Israël, peu comme la « bonne vieille France », chaque selon lequel vivre en diaspora conduit nécessai- culture produit ce genre de folklore. rement à Auschwitz tandis qu’Israël est la seule alternative : on vient en Pologne voir la mort puis Mais alors comment définissiez-vous vos pro- on va en Israël pour la résurrection. Cela a toutes positions dans Midrasz ? Je vois bien ce contre les allures d’une religion civile quoi vous étiez, mais le pour ? Pour quoi étiez- Quant à l’antisémitisme, la formule de Sartre vous ? selon laquelle l’antisémite fabrique le Juif m’a Le pour ? Plusieurs considérations inter- toujours paru farfelue. On peut même la trou- viennent. D’abord nous n’avions pas de journal ver antisémite. En fait, en tant que juif, l’antisé- juif, il fallait le faire, car il y avait quand même mitisme ne fait pas partie de mes problèmes, il ce peuple juif. Il existait deux autres journaux regarde les non-juifs. Pour eux, c’est grave. C’est qui ne voulaient surtout pas qu’on les remarque à eux de le combattre. En revanche, le racisme comme juifs. C’est pourquoi nous avons décidé ou la xénophobie entre Juifs m’interpelle et me de faire quelque chose en couleur, de très voyant, trouble profondément. Comprenez-moi bien : je qui se proclame juif et que l’on pourrait lire ne sous-estime pas le danger de l’antisémitisme dans le tram ou trouver par hasard chez le den- sous toutes ses formes. Je ne nie pas le virus, tiste. Quelque chose qui dirait : c’est juif et c’est mais je ne construis pas mon identité sur ce normal, avec la même place que n’importe quel

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 129 autre produit intellectuel. Je voulais que ce soit d’un tel bouleversement, avez-vous défini votre un mensuel auquel Madame Rappapport aurait relation au politique ? envie de s’abonner, même si elle ne lit pas tout, Je vais remonter un peu plus haut. En 1980, et avec lequel sa fille pourrait se promener. Pour j’étais un des fondateurs des syndicats libres à nos lecteurs non-juifs, ce devait être un point de l’école de médecine où j’enseignais, syndicats référence. On nous posait tellement de questions qui ont ensuite intégré Solidarnosc. J’étais contre élémentaires, que nous avons voulu leur fournir l’idée d’un grand syndicat unique, car je me disais une source fiable, avec des réponses claires, dont un peu stupidement que nous avions déjà gagné, les lecteurs juifs pourraient également profiter. qu’il fallait apprendre la démocratie et que ça ne se ferait pas dans un organisme comprenant des Est-ce que vous placez la pratique religieuse millions de membres, aussi n’ai-je pas adhéré for- au centre de votre « engagement juif » ? mellement à Solidarnosc. Personne ne s’en était Pour moi, oui. Pour d’autres à Midrasz, non. aperçu. Ma participation au syndicat était telle- Il existe des identités juives non religieuses, voire ment évidente, que lorsqu’il fallut élire un repré- sentant au Conseil de Solidarnosc de l’école de antireligieuses, qui sont tout aussi authentique- médecine, des amis militants m’ont demandé de ment juives que mon identité religieuse. J’aurais ne pas me présenter. Ils m’ont dit : Écoute, tu es préféré rencontrer tous ces gens à la synagogue, très populaire, tu te feras sûrement élire, or tu es et m’y quereller, mais ce n’est pas demain la juif ; ça facilitera tellement la tâche de nos adver- veille ! Je peux le regretter, pas contester l’au- saires ! Et là, je dois reconnaître avec honte que thenticité juive de ces autres identités. La plupart je leur ai donné raison. Je n’avais pas l’intention des rédacteurs de Midrasz sont farouchement de me présenter, mais j’étais d’accord avec leur séculaires, ce qui ne les empêche pas d’avoir une ligne de pensée. Ce qui est plutôt inconvenant ! appréciation et des connaissances de la tradition En 1989, j’ai aussi refusé. On m’a proposé d’être religieuse, que je respecte et que parfois j’admire. candidat. J’ai dit non, sans explication. Il m’au- En fait, l’identité juive est toujours au pluriel. rait été difficile à l’époque d’exposer clairement mes raisons, mais je savais absolument que je Comment tout cela influence-t-il votre action ne voulais rien avoir à faire avec une responsa- proprement politique ? Vous étiez dans l’oppo- bilité politique. L’idée de base était : nous avons sition démocratique, puis il y eut des élections reconquis la normalité, je peux être journaliste, libres, un gouvernement issu de Solidarnosc psychologue – métier que j’ai exercé pendant des que vous avez soutenu, la naissance du grand années – je peux être commentateur de la poli- quotidien Gazeta Wyborcza où vous vous êtes tique, mais faire de la politique professionnelle naturellement investi. Vous avez contribué ne m’intéresse strictement pas. Je peux faire des personnellement à tout ce processus, vous étiez choses utiles, mais entrer dans la machine, non. très proche du nouveau pouvoir. Vous êtes- vous demandé quelle pouvait être votre mis- Un peu comme Adam Michnik qui décide de sion en tant qu’intellectuel ? Vous auriez pu diriger Gazeta ? vous présenter aux élections, devenir député, Non. Adam a fait un choix politique. Un calcul sénateur, voire ministre. Comment, au milieu même. Il a pensé être beaucoup plus utile politi-

130 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures quement pour réaliser sa vision de la Pologne, à la sens très musulman. J’ai aussi vu l’indifférence tête de Gazeta qu’en tant que député de Silésie (ce et l’impuissance du monde extérieur, et j’ai com- qu’il fut au parlement, élu en 1989). Mon choix pris que si ça nous arrivait à nous, en Pologne, la est différent. Je ne voulais pas participer à la poli- réaction ne serait guère différente. Je pense beau- tique. La commenter, oui. Changer la société en coup à la Bosnie en ce moment, alors que je suis menant des actions locales, en fondant une asso- les événements d’Ukraine. ciation ou un journal comme Midrasz, oui. Et comment vous situiez-vous vis-à-vis des Est-ce une question de tempérament ? Juifs à l’extérieur de la Pologne ? Je pense à la Sans doute. Je réitérais également l’erreur de diaspora et à Israël. 1980. Je me disais : la révolution est faite, il faut Les choses ont évolué. Pour la diaspora, nous maintenant administrer, et ça ne m’intéresse pas. étions des martiens. Au début, on se réjouis- Je ne l’aurai pas dit ainsi en 1989, car tout était à sait de l’existence de survivants en Pologne, construire. Mais c’était le fond de ma pensée. mais il fallait les évacuer ! Le fait que nous ne nous considérions pas survivants, mais vivants, Ça ne vous a pas empêché de prendre des posi- que nous ne voulions pas partir, que nous espé- tions politiques très affirmées sur de très nom- rions au contraire de l’aide pour nous renforcer breux sujets, y compris juifs (le Carmel d’Aus- en Pologne, était généralement très mal vu. Il chwitz ou les relations avec Israël). existe un récit juif de la Pologne après guerre, Oui, je prends position à titre individuel, en dans lequel l’existence de Juifs vivant là parce vertu de ce que je considère être ma connaissance qu’ils le veulent, se sentent bien et s’identifient et mon expérience, je souhaite que mon influence à ce pays, est obscène. J’ai été traité de « juden- soit fondée sur la qualité de mes arguments, sur ratnik » par un Israélien, une personnalité très ma propre crédibilité. Je trouverai injuste d’avoir importante d’ailleurs, ce qu’il n’a jamais répété derrière moi l’autorité d’une institution. après ma réaction. Cela dit, nous avons aussi ren- contré un bon accueil dans certains milieux de Et la Bosnie ? Vous avez participé aux missions la diaspora. Je pense particulièrement à la fonda- de Tadeusz Mazowiecki comme rapporteur tion Lauder qui a joué un rôle inestimable dès les de l’ONU sur les crimes en ex-Yougoslavie au années quatre-vingt-dix. Elle a eu tout de suite début des années 1990. C’était un engagement confiance dans la vitalité du judaïsme polonais. au cœur d’un conflit. Que vous a apporté cette Je leur suis immensément reconnaissant, ainsi expérience ? qu’à la fondation Taube, ou à des personnages La Bosnie a changé ma vie. Elle fut ma pre- comme Zygmunt Rolat, philanthrope et homme mière guerre vécue – j’ai finalement passé une de culture. Ils ont apporté de l’argent – c’était très année, en plusieurs séjours, dans Sarajevo assié- important – des connaissances et surtout de la gée. Je ressentais une immense solidarité juive confiance. Ils nous disaient : ce que vous faites avec les Bosniaques qui se faisaient bousiller c’est bien. C’est juif, et c’est bien. Nous avions pour ce qu’ils n’étaient même pas sûrs d’être. immensément besoin de ce type de confirmation. Désormais, quand on veut me vendre le caractère L’État d’Israël fut paradoxalement moins judéo-chrétien de l’identité européenne, je me décisif, car la Pologne d’après 1989 se montra en

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 131 général, pro-israélienne. Elle avait un sentiment a certes existé une grande période juive avant la de culpabilité assez légitime suite à la politique guerre et même après la guerre en Pologne, mais de la Pologne communiste pendant la Guerre des passé 1948, c’est fini. Il n’y a plus rien. Je lui Six Jours et après. La nouvelle Pologne avait le demande : vous monsieur, quand êtes-vous parti sentiment de devoir quelque chose à Israël. Les ? En 1948 !, m’a-t-il répondu. Israéliens ont mis du temps à le comprendre. Vous le voyez, chacun a sa date de départ – Ils se sont d’abord montrés ravis de voir ces 1948, 1956, 1968 – et après il n’y a plus rien. Je Polonais gentils avec les Juifs, tout en gardant ne peux pas en vouloir à ces gens qui ont fui des une mécompréhension profonde du mécanisme pogroms et des assassins, et qui ont conservé de la position polonaise. Ça a changé au début de une image négative de la Pologne. Encore que ! ce siècle. Maintenant, Israël admet que la poli- Quand on commence à discuter plus en détail tique polonaise de sympathie pour Israël est un avec eux, leur vision s’avère plus complexe, choix, pas une obligation. Choix que d’ailleurs, la plus nuancée. Le problème vient plutôt de leurs Pologne paye à l’intérieur de l’Union européenne. enfants, parfois de leurs petits-enfants, qui n’ont Donc la politique du début – « c’est la moindre hérité que de cette image négative. Ils n’ont des choses après tout ce qu’ils nous ont fait » – généralement pas eu l’occasion ou la volonté de s’est révélée un cul-de-sac. Au contraire, Israël la confronter à la réalité. Le peu qu’ils savent – a maintenant des obligations envers la Pologne mars 1968, Radio Maryia ou les graffitis anti- comme par exemple celle de changer le contenu sémites – les conforte dans leurs préjugés. Or, à de la « Marche des vivants ». Il est amusant de ceux-là, je demande plus. Je pense que les Juifs constater comment chaque ambassadeur israé- ne peuvent pas se permettre le luxe de se cram- lien change au contact du pays. Tous, au milieu ponner à des idées reçues, notre volonté de vivre de leur séjour à Varsovie, deviennent des ambas- nous oblige à être un peu plus malins, à se poser sadeurs de la Pologne en Israël. des questions et à aller voir un peu plus près. Au moins, à admettre la possibilité que l’on puisse se Ce n’est pas vraiment le cas de la diaspora tromper. Je sais que ce n’est pas facile. Il y a une française. Malgré des évolutions récentes, elle réticence en France, mais je sens aussi une bonne demeure méfiante, peu encline à coopérer avec volonté. Parfois au sein d’une même personne, je les Polonais. Vous accepte-t-elle mieux en tant rencontre cette méfiance et l’espoir que peut-être que Juifs polonais ? quelque chose peut encore arriver. Je trouve cette Cette réticence est compréhensible. Les Juifs timide bonne volonté extrêmement touchante. polonais établis en France ont fui la Pologne, et ils avaient pour cela de bonnes raisons. Très sou- Ça évolue donc dans la bonne direction ? vent, leur image de la Pologne reste figée autour Oui, car si on s’intéresse on finit par apprendre de ces raisons d’il y a 25, 50 ou 70 ans. Il y a des choses : le débat sur Jedwabne, les livres de quelques années, j’ai donné une conférence à la Gross, les festivals de culture juive, les grandes Bibliothèque Medem de Paris. Je parlais de la discussions, etc. Toute une série de faits auquel Pologne d’aujourd’hui, puis un vieux monsieur on est finalement confronté. Le résultat est bien s’est levé et m’a dit : oui, votre discours est inté- sûr compliqué, mais c’est cela qui est intéressant. ressant, mais franchement, c’est de la foutaise. Il

132 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Avec une relation douloureuse à la Pologne qui « Varsovie, Gaza, même combat », mais sans un se maintient… mot contre les roquettes du Hamas. Trop peu pour Oui, il ne peut en être autrement. moi ! Ces manifs étaient très minoritaires, car les Pour conclure, que dit un intellectuel juif dans Polonais ne s’intéressent pas au Moyen-Orient et la Pologne d’aujourd’hui, face au désordre du ne le comprennent pas. Ils sont plutôt touchés par monde ? Nous terminons l’été 2014 qui n’est ce qui se passe à côté, en Ukraine. Mais je crains pas de bon augure, avec les guerres à Gaza, en qu’en Pologne les partisans du Hamas deviennent Irak/Syrie, et dans l’est de l’Ukraine plus nombreux que ceux d’Israël. C’est immensément compliqué, ça part dans Plus généralement, je dirai que les vingt-cinq toutes les directions, et il n’est pas évident que années depuis la chute du Mur, seront vues rétros- nous sachions à quoi nous assistons. Je ne me lan- pectivement, comme une des meilleures périodes cerai pas dans cette analyse, même si je constate de l’histoire européenne. De la Pologne certai- qu’en Pologne, comme dans le reste de l’Europe, nement. Cela fait des siècles que nous n’avons commence à poindre un nouvel antisémitisme pas connu une telle opportunité historique. Or, sous couvert d’antisionisme – habillage que nous dorénavant c’est terminé. Nous marchons vers un connaissons pourtant très bien depuis 1968 ! Nous avenir peu encourageant. Les guerres redevien- avons eu deux manifestations devant l’ambassade nent un élément de la réalité européenne. Que d’Israël cet été, liées à la guerre de Gaza. L’une l’Europe ait mis autant de temps à comprendre organisée par des groupes néonazis avec des slo- leurs enjeux, que nous ne pouvions pas les évi- gans du genre « Nous ne demandons pas pardon ter, c’est pour moi, après la Bosnie et ses 120 000 pour Jedwabne », pour signifier soit que nous ne morts, d’une bêtise incompréhensible. La Bosnie sommes pas responsables – les Allemands sont et la Croatie nous ont prouvé que la guerre res- les seuls coupables – soit qu’il n’y a pas à s’excu- tait bel et bien citoyenne de l’Europe. Ce qui ser – tuer des youpins est bien normal. Un autre s’annonce n’est pas réjouissant. Je crois que nous slogan était d’ailleurs plus clair : « Nous ferons de serons devant une lame de fond, d’une violence à vous du savon ». La deuxième manif, organisée laquelle nous ne sommes pas habitués, et la réac- par des groupes de gauche qui avaient condamné tion européenne ne s’annonce pas belle à voir. les slogans antisémites de la précédente, criait

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 133 LA COLLECTION « DOS POYLISHE YIDNTUM » (1946-1966) : histoire et mémoire d’une collection au lendemain de la Catastrophe

Judith Lindenberg

L’article qui suit cette introduction doit son deviendra en français, sous le titre La Nuit5, un existence à un projet financé par l’Agence natio- ouvrage à portée universelle et l’une matrice des nale de la recherche1 qui s’est déroulé de 2011 à écrits de « témoignage de la Shoah ». Pourtant ce 2014 au sein du Centre de recherches historiques livre en yiddish, par sa date de publication (1956), de l’EHESS, qui a donné lieu à un colloque la figure de son auteur (jeune écrivain et juif rou- main) n’est pas représentatif de l’ensemble de la international2 et se prolonge actuellement par un série. « Dos poylishe yidntum » a d’abord été pen- séminaire au sein de cette même institution3. sée comme une collection publiant des « docu- L’objet de ce projet interdisciplinaire, à la ments » – on parlerait aujourd’hui plus volontiers croisée de l’histoire et des études littéraires, était de « témoignages » — écrits par des intellectuels la collection d’ouvrages en yiddish publiée après- juifs polonais sur leur expérience de la guerre, des guerre en Argentine sous le titre « Dos poylishe ghettos et des camps (la catastrophe ou khurbn en yidntum » (« la judéité polonaise »), conçue yiddish) ; la collection s’ouvrit progressivement par Marc Turkow, journaliste et personnalité à des écrits de ces mêmes auteurs relatant leur influente de la diaspora yiddish, et Abraham expérience antérieure et portant plus largement Mittelberg. Cette série, publiée par l’« Union cen- sur la Pologne d’avant-guerre, et plus tard à la trale des juifs polonais en Argentine » de 1946 à réédition d’ouvrages d’auteurs disparus. Autant 1966, compta 175 volumes. d’axes annoncés par Turkow dès la fin du pre- mier volume, Malke Ovshyani Derzeilt : « sou- « Dos poylishe yidntum » est connue, et a venirs de l’ancien foyer/description des villes et fréquemment été citée, pour avoir publié la ver- des villages/biographie de célèbres personnalités sion yiddish du livre d’Élie Wiesel, Un di velt hot yiddish/documents sur le khurbn de la judéité geshvign [Et le monde se taisait]4, qui, retravaillé, polonaise/l’histoire de cent ans de vie yiddish en 1. Projet développé sous l’acronyme « POLY », sous la Pologne/œuvres de célèbres écrivains et person- direction de Judith Lindenberg et Judith Lyon-Caen, avec nalités : tel sera le contenu de la série »6. la participation d’Éléonore Biezunski, Arnaud Bikard, Jen- Si cette collection avait précédemment fait nifer Cazenave, Valentina Fedchenko, Akvile Grigoravi- l’objet d’articles de synthèse7, elle n’avait jamais, ciute, Daniel Kennedy, Audrey Kichelewski, Fleur Kuhn, Constance Paris de Bollardière. 5. Élie Wiesel, La Nuit, Paris, Éditions de Minuit, 1958. 2. http://www.mahj.org/fr/5_auditorium/colloque-Ecri- 6. Marc Turkow, introduction, Malke Ovshyani Derzeilt, tures-de-la-destruction-dans-le-monde-judeo-polonais. [Malke Ovshyani raconte], Buenos Aires, Union Centrale des php?niv=11&ssniv=6 Juifs Polonais en Argentine, 1946, lecture de Jennifer Cazenave. 3. http://cej.ehess.fr/index.php?823 7. Voir Schwarz, Jan, « A library of hope and destruction 4. Elie Wiesel, Un di velt hot geshvign [Et le monde se tai- : the Yiddish book series “Dos poylishe yidntum” (“Polish sait], Buenos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Jewry”) 1946-1966 », Polin n° 20, 2008 et Malena Chinski, Argentine, 1956. “Un catálogo en memoria del judaísmo polaco. La colección

134 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures avant ce projet collectif, donné lieu à une étude Turkow convoque des manières de faire qui, approfondie visant à la fois le contenu de ses pour une part, proviennent des pratiques intel- ouvrages et la manière dont ils furent pensés, lectuelles, savantes et éditoriales de la Pologne composés et publiés. Une telle étude tire son juive d’avant-guerre, où Marc Turkow, journa- intérêt du fait qu’il s’agit, quantitativement, de la liste au Moment de Varsovie, a vécu jusqu’en plus importante collection yiddish publiée à cette 1939. Turkow les réinvestit au lendemain de la période, mais surtout parce que, contrairement à Catastrophe, dans une configuration où tout est d’autres collections, elle n’a pas été conçue sous à réinventer, et où l’on croit encore à un renou- un patronage politique ou idéologique8, mais veau possible de la vie yiddish en diaspora. C’est selon une vision éditoriale complexe et cohérente, ce croisement entre le prolongement de pratiques développée par son principal concepteur, Marc d’avant-guerre (qui ont été, en elles-mêmes, peu Turkow, au gré des introductions aux ouvrages étudiées, notamment en France) et une tentative de la collection : la richesse de ce paratexte (qui de réparation et de reconstruction de la culture contient également des photos, des articles de yiddish par les livres au lendemain du génocide, presse, etc.) est elle aussi une spécificité de la col- qui nous est apparu remarquable dans le projet de lection qui participe de son grand intérêt, tout en cette collection. alimentant son étude. L’article qui suit revient en La Pologne juive d’avant-guerre y apparaît détail sur le rôle éditorial de Turkow. comme le lieu d’émergence d’une intelligentsia fortement engagée dans une réflexion sur elle- À partir d’un matériau d’une telle ampleur, même, sur son rôle culturel, social et politique. quelle a été notre perspective ? Tout d’abord, une Notre intention a donc été d’explorer la manière redécouverte de cette collection d’ouvrages, pour dont cette réflexion, qui n’avait jamais cessé, la plupart tombés dans l’oubli, et du projet qui la même au cœur de la Catastrophe9, a pu être à sous-tend. Au-delà de la richesse des écrits sin- nouveau mobilisée dans l’après-guerre, après la guliers qui composent la série, le projet de Marc disparition de ce monde. C’est là toute l’ambi- Dos poylishe yidntum, Buenos Aires, 1946-1966”, dans E. guïté du projet de Marc Turkow, qui affleure dès Kahan, L. Schenquer, D. Setton et S. Dujovne (dir.), Margi- le titre : « la judéité polonaise », c’est ce dont il nados y consagrados. Nuevos estudios sobre la vida judía est question dans la collection, mais c’est aussi le en Argentina [Marginalisés et consacrés. Nouvelles études sur la vie juive en Argentine], Buenos Aires, Lumiere, 2011, monde de ses auteurs, qui constituent un réseau pp. 213-238. informel et désormais international. Par ailleurs, 8. Au lendemain de la guerre, Buenos Aires ne comptait la collection, si elle ouvre sur un monde anté- pas moins de sept collections de livres yiddish : ICUF, liée rieur – d’un passé ancien10 au plus récent –, se au communistes, Idbuj, liée au bundistes, Kium, liées aux sionistes socialistes, et deux autres collections laïques, éma- 9. Samuel Kassow, Qui écrira notre histoire. Les archives nant du IWO (branche du YIVO de Buenos Aires) et du secrètes du ghetto de Varsovie, traduction française Paris, Yiddisher Kultur Kongress. Informations provenant de Ale- Grasset, 2012. jandro Dujovne, chapitre 3, « El libro idish en la Argentina de 10. Ainsi les articles d’Emmanuel Ringelblum rassem- posguerra », in Impresiones del judaísmo. in Una sociología blés dans le recueil posthume édité par l’historien Yankev histórica de la producción y circulación transnacional del Shatski, concernent pour la plupart la vie des Juifs en Pologne libro en el colectivo social judío de Buenos Aires, 1919-1979, au XVIIIe siècle. E. Ringelblum, Kapiteln geshikhte, Buenos IDES, 2010, inédit. Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Argentine, 1953.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 135 donne aussi comme une caisse de résonance de côté de ces documents individuels, Turkow publia sa propre période de publication et de l’évolution également des études plus synthétiques qui, par- du monde yiddish, et du rapport que ce monde fois, émanaient directement des travaux de la entretenait avec son passé, dans ces années-là. En Commission avec laquelle il avait des liens12 et qui effet, la collection elle-même a connu une pro- furent, de fait, pionnières dans l’historiographie de fonde évolution au cours de son existence. la Shoah. En réalité, la collection de Turkow enten- À ses débuts donc, « Dos poylishe yidntum » dait « documents » dans une acception très large : publia une grande majorité de témoignages (vingt ils pouvaient aussi inclure des écrits littéraires, ouvrages sur les trente-deux premiers, jusqu’en qui avaient acquis une valeur documentaire et tes- 1948), bien que ce terme, comme celui de Shoah, timoniale du fait d’avoir été produits, et sauvés, fût alors impropre à décrire ces écrits qui, on l’a au cœur de la Catastrophe, ou du fait de prendre dit, étaient désignés comme « documents ». En appui sur le souvenir d’une documentation per- effet, ces écrits s’inspiraient des mouvements de due13. De manière générale, tous ces écrits, quelle collecte documentaire élaborés, à partir de Simon que fût leur forme, qu’ils aient été produits dans Doubnov, dans la culture judéo-polonaise sécula- la tourmente ou dans ses lendemains immédiats, risée antérieure à la Catastrophe, et réactivée au présentaient une variété d’expériences (les camps cours de celle-ci par des initiatives multiples, dont et les ghettos bien sûr, mais aussi l’errance, la vie les plus connues sont celles de Ringelblum dans sous une fausse identité, l’exil) et souvent l’enchaî- le ghetto de Varsovie et, après la Libération, de la Commission centrale historique Juive. Dans les nement de plusieurs de ces expériences, dans une deux cas, ces entreprises se fondaient à la fois sur la palette chronologique large, pouvant aller des pré- collecte de récits et sur l’enquête auprès de témoins, 12. Ainsi dans la « Note de la rédaction » en introduction puis de témoins-survivants, à partir desquels des du volume de Joseph Kermisz sur l’insurrection du ghetto synthèses devaient être réalisées (toutes ne purent de Varsovie, l’éditeur explique qu’il s’agit d’une traduction l’être, dans le ghetto de Varsovie notamment, mais du polonais d’un ouvrage envoyé en Argentine par le ZIH (l’Institut historique juif, qui a succédé à la Commission His- une partie des matériaux fut sauvegardée). De la torique à l’arrivée des communistes). Le travail de Kermisz a même manière, Marc Turkow publia certains de été traduit pour le cinquième anniversaire de l’insurrection, à ces récits collectés11 – il est lui-même, symboli- l’occasion de l’inauguration du monument la commémorant. quement, l’auteur du premier volume, qui recueille Joseph Kermisz, Der ufshtand in varshever geto [L’insurrec- et donne à lire le récit de Malke Ovshyani, la pre- tion du ghetto de Varsovie], Buenos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Argentine, 1948, lecture d’Audrey mière survivante à être parvenue en Argentine. À Kichelewski. 11. La publication la plus représentative de cette démarche 13. C’est ce qu’explique Strigler dans l’introduction au deu- est l’anthologie de témoignages d’enfants réalisée par Noé xième volume de sa série romanesque sur son expérience des Grüss à partir du questionnaire élaboré par la Commission camps : après avoir passé une partie de la guerre à l’usine Centrale Historique Juive. Noé Grüss, Kindermartyrolo- HASAG du camp de Skarzhisko-Kamyenna [Skarzysko- gie, Buenos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Kamienna], où il avait recueilli des documents qu’il a perdus, Argentine, 1946, lectures de Jennifer Cazenave, Fleur Kuhn, il se fonde sur sa mémoire pour décrire son expérience et Audrey Kichelewski. Voir Audrey Kichelewski, Judith Lin- choisit une forme littéraire. Mordechai Strigler, In di fabrikn denberg, « Les enfants accusent : témoignages d’enfants polo- fun toyt [Dans la fabrique de la mort], Buenos Aires, Union nais dans le monde polonais et yiddish », in Ivan Jablonka Centrale des Juifs Polonais en Argentine, 1948, lecture de (éd.), L’enfant Shoah, Paris, PUF, 2014. Fleur Kuhn.

136 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures misses de l’occupation nazie jusqu’à l’immédiat Au-delà de cette présence en filigrane, ce rap- après-guerre : ils se trouvaient alors quasi contem- port à la culture yiddish imprègne la collection, et porains de l’époque même de leur publication. permet de comprendre, au-delà d’un éclectisme apparent, sa cohérence : tous les ouvrages consa- Si les « documents sur la Catastrophe » domi- crés à l’« avant », qui constituent la quasi-tota- nèrent au début de la série, le « monde d’avant » lité des publications à partir de 1950, – mémoires fut représenté dès le second numéro avec la réé- d’intellectuels, de travailleurs ou de militants dition d’une monographie sur Peretz, écrite et (qui remontent bien souvent en deçà du premier publiée avant-guerre par l’un de ses amis, le cri- conflit mondial), recueils folkloriques de chan- tique Nomberg. Cette place ne semble par être un sons ou d’histoires, rééditions de romans à suc- hasard, tout comme les multiples apparitions de cès de l’avant-guerre – sont sous-tendus par une la figure de Peretz à travers tout un réseau d’ou- même idée, faire renaître par l’écrit la Pologne vrages ou de chapitres d’ouvrages, d’allusions, de juive disparue, avec toujours, en sous-texte, l’ho- citations14, qui le font apparaître, sans que cela rizon de sa disparition. soit formulé ainsi, comme le père spirituel de la Ainsi le recueil Broder Zinger de Shloyme collection. Une filiation qui se réclame, non tant Prizament, composé de chansons écrites par l’au- de l’aura littéraire qui a fait sa renommée, mais teur (qui fut un compositeur et acteur célèbre du plus profondément de l’ensemble de son rapport théâtre yiddish) ou par d’autres, pour cette troupe à la culture yiddish, passant par l’ethnographie et qui fut l’une des premières à proposer un théâtre une approche savante du folklore, comme source yiddish profane au début du siècle. Le recueil de la réinvention de cette culture15. proprement dit est précédé d’une triple introduc- tion, constituée d’un récit sur la vie et l’œuvre de 14. On peut citer, en plus de ce volume (H.D. Nomberg, I.L. Peretz, Buenos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en l’auteur ; d’un texte de Zygmunt Turkow (frère de Argentine, 1946, lecture de Daniel Kennedy), Joseph Wulf, Marc et personnalité du monde du théâtre) sur le Leyenendik Peretzn [En lisant Peretz] Buenos Aires, Union rôle des Broder Zinger dans l’histoire du théâtre Centrale des Juifs Polonais en Argentine, 1948, lecture de yiddish, à partir de matériaux collectés et d’entre- Judith Lindenberg, mais aussi un chapitre de l’essai d’Y. tiens ; enfin d’un texte de l’auteur lui-même sur sa Trunk, Geshtaltn un gesheenishn [Images et événements], 16 où des passages de plusieurs mémoires, dont celles d’Almi rencontre avec les Broder Zinger . Les auteurs (A. Almi – Momentn fun a lebn [Instants d’une vie], Buenos de ces textes tiennent respectivement les rôles Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Argentine, 1948, de biographe, ethnographe et témoin, par rap- lecture d’Akvile Grigoraviciute). port à ce pan d’histoire de la Pologne juive, pré- 15. C’est cette dimension de Peretz que l’on retrouve dans le senté comme appartenant à un passé révolu, mais volume Les oubliés du shtetl. En reprenant l’écrit de Peretz paru sous le titre Bilder fun a provinz raize [Images d’un ressuscité par cette démarche. D’autres recueils voyage en province], et en l’accompagnant d’une série d’an- folkloriques sont présents dans la collection, tel nexes pour en éclairer les différents contextes, les éditeurs l’étonnant Gelekhter durkh trern, dans lequel l’au- de ce volume constitue cet écrit en témoignage sur un monde teur, Nudelman, présente des histoires « drôles » disparu, et réalisent une opération comparable à celles de Marc Turkow avec les rééditions de la collection. Jean Malau- 16. Shloyme Prizament, Broder Zinger [Les chanteurs de rie, Nathan Weinstock (éd.), Y.L. Peretz, Les oubliés du shtetl, Brody], Buenos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en coll « Terre Humaine », Paris, Plon, 2007. Argentine, 1960, lecture d’Éléonore Biezunski.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 137 qu’il a collectées pendant et sur la Catastrophe17. lui-même est distinct du geste éditorial qui le Des manières de faire appartenant au passé – ici, redonne à lire dans un nouveau contexte, celui de la collecte du folklore – sont ainsi appliquées, de l’après-Catastrophe. Cette « lecture de l’après » manière presque expérimentale, à des objets plus sous-tend de fait toute la collection, et infléchit la récents : la cohérence de cette collection relève lecture des écrits dans deux directions : une lec- pour cette raison autant de ses thèmes que des ture testimoniale qui fait de tout écrit sur l’avant démarches employées pour les aborder. un document rétrospectif sur cette période, et une Le roman Yidn fun a gants yor en fournit un lecture commémorative qui fait de ces écrits des autre exemple : initialement publié à Varsovie en hommages, soit aux auteurs quand ils sont morts 1936, ce roman, qui raconte la vie d’un adolescent pendant la Catastrophe, soit, à l’instar des Livres dans un shtetl et ses premiers émois amoureux, du Souvenir, aux lieux dont ils parlent. fit scandale à sa sortie. Son auteur fut par ailleurs Bien de ces écrits constituent des traces d’un pendant la guerre un membre du collectif Oyneg monde qui n’est plus. En cela, ils sont eux-mêmes Shabes dirigé par Emmanuel Ringelblum ; il des survivants de ce monde, idée thématisée dans mourut dans le ghetto de Varsovie en 194318. En le magnifique roman-fleuve de Leib Rochman republiant ce roman, Turkow accomplit plusieurs ressurgi récemment de l’oubli grâce à la traduc- 19 opérations : il offre une fenêtre sur un aspect tion de Rachel Ertel . Mais pour Turkow, cette de la vie des Juifs polonais avant la guerre : les idée n’est pas seulement nostalgique et mélan- « simples juifs », le moment de la jeunesse dans colique. Son projet est aussi sous-tendu par une ce milieu. En étant republié après la Catastrophe, volonté constructive de sauvegarde d’un patri- moine culturel et d’édition de travaux à destina- ce roman se constitue en témoignage d’une forme tion des futurs chercheurs. de vie disparue, mais également de la vie litté- De ce point de vue, l’approche ethnographique raire de l’époque de sa publication. Sa réédition qui se trouve au cœur des recueils folkloriques ne apparaît aussi comme un geste de commémo- se donne pas seulement comme une des dimen- ration envers son auteur, qui résista au nazisme sions de la collection, mais occupe une place et disparut tragiquement. Passés au crible d’une centrale. Le geste éditorial de Marc Turkow, dans lecture interdisciplinaire et attentive à toutes sa manière de présenter les écrits qu’il publie, leurs dimensions, intellectuelles et matérielles, est aussi, à sa manière, un geste d’exhumation textuelles et paratextuelles, micro — et macro- et de revitalisation. Le spectre de la disparition textuelles, les ouvrages de la collection apparais- des anciennes coutumes avait été le mobile et le sent comme feuilletés, et ouverts à une pluralité levier d’action du mouvement d’études folklo- de contextes et d’interprétations. Ceci ressort riques à ses débuts à la fin du XIXe siècle, dans le clairement des rééditions, dans lesquelles l’écrit monde juif est-européen comme d’ailleurs dans 17. M. Nudelman, Gelekhter durkh trern [Le rire à travers toute l’Europe, face aux mutations de l’industria- les larmes], Buenos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais lisation et de l’urbanisation. C’est parce que le en Argentine, 1947, lecture de Judith Lindenberg. khurbn a tragiquement réalisé cette hantise que le 18. Yeosha Perle, Yidn fun a gants yor [Simples juifs], Bue- geste de collecte ethnographique tient une place nos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Argentine, 1950, lecture de Judith Lindenberg. Sur la figure de Perle voir 19. Leib Rochman, À pas aveugles de par le monde, trad. Kassow, Samuel, Qui écrira notre histoire, op. cit. . Rachel Ertel, Paris, Denoël, 2012.

138 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures centrale dans le projet de sauvegarde culturelle antécédent yiddish. L’étude de la collection fait de la collection. également émerger des perspectives historiogra- phiques, longtemps passées sous silence dans la Ainsi, le travail de groupe mené sur « Dos Pologne devenue communiste, qui ont ressurgi poylishe yidntum », en envisageant la collection après la chute de ce régime, ou attendent encore dans son projet global et dans la singularité de de l’être : ainsi le rôle des populations locales ses écrits, a permis de restituer l’œuvre et les dans l’extermination21 (on trouve notamment plu- intentions de Marc Turkow – que celles-ci aient sieurs mentions du pogrom de Kielce), la vie des été mises en pratiques ou contredites dans la réa- Juifs réfugiés en URSS22, ou encore la vie sous lisation des ouvrages. Ce travail a également per- une fausse identité23, trouvent dans les ouvrages mis de faire poser certaines questions qui entrent de la collection des mises en récit précoces. fortement en résonance avec des problématiques Judith Lindenberg actuelles, en faisant apparaître des pratiques documentaires et testimoniales ancrées dans des (Centre de Recherches Historiques, EHESS) manières de faire historiquement situées. Remises dans leur contexte, elles offrent un contrepoint aux formes du témoignage que nous connaissons 21. On peut citer, entre autres, à ce sujet, Marc Turkow, et dont l’universalité et l’anhistoricité apparais- Malke Ovshyani Derzeilt, op. cit, Khaim Grade, Shayn fun sent aussi, par contraste, comme des choix et des farloshene shtern (Lueur d’étoiles éteintes), lecture d’Arnaud stratégies éditoriales à reconstituer : c’est toute Bikard, Buenos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Argentine, 1950, H. Shoshkes, Poyln 1946 [Pologne 1946], la distance, déjà largement étudiée20, qui sépare Buenos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Argen- le célèbre témoignage français de Wiesel de son tine, 1946, lecture de Constance Paris de Bollardière.

20. Voir notamment Naomi Seidman, « Élie Wiesel and the 22. Avrom Zak, Knekht zaynen mir gevenavons été esclaves], Scandal of Jewish Rage », Jewish Social Studies, vol. 3, n°1, Buenos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Argen- 1996 et Rachel Ertel, « Écrit en yiddish », in M. de Saint Ché- tine, 1956, lecture d’Arnaud Bikard. ron, Autour d’Élie Wiesel, Paris, Odile Jacob, 1996. Repris 23. Michel Borwicz, Arishe papirn [Papiers aryens], Bue- dans Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998, nos Aires, Union Centrale des Juifs Polonais en Argentine, p.54-70. 1955, lecture d’Akvile Grigoraviciute.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 139 MARK TURKOV ET SA « COMMUNAUTÉ IMAGINÉE » : l’activité éditoriale comme engagement intellectuel1

Fleur Kuhn Kennedy avec les contributions d’Éléonore Biezunski, Akvilė Grigoravičiūtė, Daniel Kennedy et Constance Pâris de Bollardière

Instituer une figure en tant qu’« intellec- tés européennes modernes, et dont l’émergence tuel », a fortiori en tant qu’« intellectuel juif », – en tout cas en tant que phénomène social et en invite nécessairement à questionner les limites tant qu’entité nommée – coïncide avec la pro- et les problèmes que rencontre cette notion. gression des idées marxistes et avec l’interven- Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Quels sont son tion engagée, sur la scène sociale et politique, rôle dans l’espace social et son rapport au pou- d’un nombre croissant de figures appartenant au voir ? Appartient-il à un groupe qui lui est propre champ du culturel. Alors que la définition de l’in- ou émerge-t-il, de manière isolée, au sein de tellectuel et de la manière dont il s’inscrit dans groupes divers aux intérêts desquels il adhère ? la société varie d’un système de pensée à l’autre, D’Antonio Gramsci à Michel Winock, en passant on trouve cependant certaines constantes dans ce par Raymond Aron et Edward Said, les penseurs que recouvre la notion, entre autres caractérisée ne manquent pas qui se sont interrogés sur cette par l’établissement d’une zone intermédiaire, ni figure particulière, omniprésente dans les socié- pleinement arrimée à la pensée idéologique ni 1. Pour la rédaction de cet article, consacré à la posture de mes lectures personnelles et leur présence dans cet article d’intellectuel de Mark Turkov et à la manière dont elle se se fonde soit sur le paratexte et les comptes rendus parus manifeste au sein de la collection « Dos poylishe yidntum », dans la presse au moment de la sortie des ouvrages (c’est j’ai limité mon corpus de lecture aux œuvres de Mark Turkov le cas pour ceux de Yisroel Efros, Sholem Izban, P. Mints, lui-même, aux préfaces signées de son nom ou signées « la Yitskhok Perlov et Simkhe Poliakievitsh), soit sur le travail rédaction », ainsi qu’à un certain nombre d’ouvrages que j’ai d’autres membres du projet. Je remercie donc tout particuliè- eu l’occasion de lire et d’étudier en relation avec ma partici- rement Éléonore Biezunski, Akvilė Grigoravičiūtė, Daniel pation au projet de recherche collectif POLY : La collection « Dos poylishe yidntum » (1946-1966): histoire et mémoire Kennedy et Constance Pâris de Bollardière, dont les contri- d’un monde disparu au lendemain de la catastrophe, dirigé butions sont mentionnées en note à la suite des références par Judith Lindenberg à l’EHESS d’octobre 2011 à septembre des ouvrages qu’elles concernent. Je n’oublie pas non plus 2014 et bénéficiant du soutien financier de l’ANR. Se fon- les autres membres du projet qui, s’ils n’ont pas directement dent sur une lecture exhaustive des œuvres les remarques participé à la rédaction de cet article, ont joué un rôle dans sa sur : Fardekte shpiglen de Yisroel Emyot, A vanderung maturation : Judith Lindenberg et Judith Lyon-Caen, qui ont iber okupirte gebitn de Tanya Fuks, Moyshelekh, Yoselekh, créé et dirigé l’ANR consacrée à la collection ; Anaud Bikard, Yisruliklekh de Janusz Korczak, Yanush Kortshak de Paula Jennifer Cazenave, Valentina Fedchenko et Audrey Kiche- Appenszlak, Di velt iz ful mit nisim, de Y. Y. Trunk, Kinder- lewski, dont les lectures, quoiqu’elles ne soient pas citées ici, martirologye de Noyekh Gris, Yizker-bukh Belkhatov, Malke Ovshayni dertseylt et Di letste fun a groysn dor de Mark ont engendré des échanges féconds sur la collection dans son Trukov, ainsi que sur la traduction française des ouvrages de ensemble. On pourra trouver un aperçu de la réflexion de cer- Yonas Turkov Azoy iz es geven, In kamf farn lebn et Nokh der tains des contributeurs sur le carnet Hypothèses consacré au bafrayung. Les autres ouvrages mentionnés sortent du champ projet :http //poly.hypotheses.org

140 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures cantonnée à un art détaché de toute contin- et qui, dans l’entre-deux-guerres, occupait gence. C’est en ce lieu de friction que le por- une place active au sein de la vie cultu- teur du discours et de l’écriture se fait, par sa relle et de l’espace public juifs polonais. position et ses points de vue, le porte-parole Zigmunt et Yonas Turkov, ainsi que leur d’un certain éthos politique, se manifes- frère Yitskhok – aussi connu sous le pseu- tant ainsi comme une figure d’autorité dont donyme de Grudberg – ont tous fait carrière le pouvoir se serait déplacé sur le plan du comme comédiens, metteurs en scène ou savoir et de l’intellect : l’écriture – et, plus dramaturge. Mark Turkov est le seul qui largement, l’espace imprimé – deviennent fasse exception : bien qu’il ait étudié dans alors un instrument de transmission et de des écoles polonaises d’art dramatique et de diffusion qui permet à l’intellectuel d’agir cinéma, il ne s’est confronté à l’espace scé- sur le groupe social auquel il s’adresse, voire nique que sur le papier : journaliste impor- d’en remodeler les contours. tant de la Varsovie de l’entre-deux-guerres, En ce sens, Mark Turkov1 est bien, non il a en effet publié de nombreux articles seulement un intellectuel, mais un intellec- traitant de l’activité théâtrale, opérant ainsi tuel juif. Intellectuel parce qu’au croisement comme une sorte de relais intellectuel de ce des sphères politico-sociale et culturelle ; qui avait lieu sur la scène culturelle et qui, à juif non parce que ce qualificatif lui serait travers ses écrits, trouvait à se dire, à s’ex- assigné de l’extérieur pas la réception, juive pliciter et à se mettre en pensée dans des ou non-juive, de ses écrits, mais parce que formes qui contribuaient à instituer l’activité l’ensemble de ses activités, artistiques, litté- artistique en acte politique. raires ou institutionnelles, s’est déroulé dans un cadre qui visait à redéfinir culturellement Le judaïsme polonais de Mark Turkov un judaïsme polonais dont la modernisation, Ce pouvoir, celui d’agir sur la vie cultu- la sécularisation et la migration avaient déjà relle en l’énonçant, et donc de contribuer à profondément bouleversé les enjeux dans former le regard que le groupe porte sur lui- la première moitié du XXe siècle, et dont même, Mark Turkov a continué à en user au l’existence, dès lors ébranlée par toutes ces lendemain de la Seconde Guerre mondiale ruptures, a subi un nouveau type de remise comme d’un moyen de redéfinir un judaïsme en question au sortir de la Seconde Guerre polonais que la destruction et la dispersion mondiale. des communautés juives de Pologne en tant Né en 1904 à Varsovie, Mark Turkov est qu’entités spatiales et sociales constituées avaient rendu caduc. Installé à Buenos Aires le troisième d’une fratrie qui s’est illustrée dès 1939, directeur de la section latino- par ses activités dans le milieu du théâtre américaine du HIAS à partir de 1946, puis 1. Il existe différentes variantes orthographiques de représentant du Congrès Juif Mondial pour ce nom, dues à la translittération du yiddish, et donc au l’Amérique latine à partir de 1954, il crée passage de l’alphabet hébraïque à l’alphabet latin. En alternance avec Mark Turkov, on trouvera donc égale- parallèlement à ses activités administra- ment dans les sources le concernant : Marc, ou même tives, sous l’égide de l’Union Centrale des Marek, Turkow. Juifs Polonais en Argentine, une collection

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 141 éditoriale ambitieusement nommée « Dos poy- ginée » au sens que donne à ce terme Benedict lishe yidntum »2 [le judaïsme3 polonais] dont le Anderson, c’est-à-dire comme le lieu imaginaire but semble être de créer un espace d’écriture, de rassemblement d’individus qui se sentent d’impression et de lecture qui puisse servir de appartenir à un même groupe4. La collection de lieu d’existence alternatif aux héritiers d’une Turkov, d’une certaine manière, fixe ou consolide vie juive polonaise brusquement anéantie alors en les énonçant les critères qui fondent la cohé- qu’elle était en train de se restructurer autour sion de ce groupe. Composée de cent soixante- d’aspirations sociales, politiques et culturelles quinze volumes publiés sur une durée de vingt ans (entre 1946 et 1966), soit une moyenne de qui remettaient en question la traditionnelle orga- huit ouvrages par an s’échelonnant de manière nisation religieuse de la vie du groupe. La collec- irrégulière selon les années et déclinant petit à tion, créée en 1946 en collaboration avec Avrom petit5, la collection rassemble des ouvrages de Mitlberg – qui assurait la gestion administrative genres divers ainsi que des auteurs d’horizons et du projet tandis que l’aspect intellectuel, juste- d’orientations politiques variés, rassemblés par la ment, revenait à Turkov – semble ainsi se com- volonté de « donner une image complète et stric- prendre comme une sorte de « communauté ima- tement détachée de tout parti du judaïsme polo- 2. Sur la figure de Mark Turkov et sur la collection en nais sous tous les aspects et toutes les sphères de général, on pourra consulter, outre le carnet Hypothèses ses activités sociales, politiques et culturelles6 ». précédemment cité, l’article de Malena Chinski, « Ilustrar la C’est en tout cas ce que postule Turkov, sous memoria: las imágenes de tapa de la colección Dos poylishe l’appellation neutre de « la rédaction », en exer- yidntum (El judaísmo polaco), Buenos Aires, 1946-1966 », gue du tout premier volume de la collection, in E.I.A.L., vol. 23, n. 1, 2012 ; ainsi que l’enregistrement en ligne des conférences du colloque Écritures de la destruction Malke Ovshyani dertseylt [Malke Ovshyani dans le monde judéo-polonais, qui a eu lieu au MAHJ en juin raconte], par ailleurs signé de sa main. Ces deux 2014, http://www.akadem.org/sommaire/colloques/ecrire-la- pages liminaires sont une véritable présentation destruction-du-monde-judeo-polonais-1945-1960-/ des enjeux que se propose l’Union Centrale des 3. La notion de yidntum, qui désigne l’ensemble d’un groupe Juifs Polonais en Argentine en créant ce qui juif, est en réalité plus proche du terme de « judaïcité ». Dans pourrait être une bibliothèque du Juif polonais ce contexte, la traduction de « poylishe yidntum » par « judaï- cité polonaise » prêterait cependant à confusion puisqu’elle en diaspora. La mission que se propose Turkov laisserait entendre que le terme se réfère à l’ensemble des est de « rapprocher la large masse des lecteurs Juifs vivant en Pologne, alors qu’il s’agit d’un groupe cultu- juifs du monde entier de tous les problèmes liés à rellement marqué par le judaïsme polonais, qui ne coïncide 4. Cf. Benedict Anderson, L’Imaginaire national : Réflexions pas toujours avec les frontières politiques de la Pologne. Le sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, terme de judéité pourrait également prêter à confusion, dans 2006. la mesure où l’usage prête à y associer des caractéristiques qui sont celles des Juifs français assimilés et qui ne recou- 5. Le pic de publications est atteint en 1947 et 1949 (soit dès vrent que très imparfaitement l’« être juif » qui s’exprime les premières années), avec dix-sept ouvrages parus. En 1963 en yiddish. Il faut donc comprendre « judaïsme » dans son et 1964, quatre ouvrages sont publiés chaque année, ce qui est sens le plus large, non en tant que désignation exclusivement alors le chiffre le plus bas de l’histoire de la collection. Après religieuse, mais en tant que terme évoquant à la fois la « civi- une interruption d’un an, le dernier volume est publié en 1966. lisation, [la] culture, [la] philosophie juive » et l’« ensemble 6. Mark Turkov, Malke Ovshyani dertseylt, Buenos Aires, des Juifs », la « communauté juive ». (cf. Trésor de la Langue Tsentral farband fun poylishe yidn in Argentine, 1946, p. 5. Française Informatisé) Je traduis.

142 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures la vie juive de Pologne détruite », d’apporter « sa modernité, produit une forme de coïncidence contribution à la glorieuse histoire du judaïsme temporelle qui, au lieu de faire fusionner le pré- polonais », et cela en évoquant à la fois l’existence sent, le passé et l’avenir, comme le faisaient les actuelle des Juifs en Pologne, la mémoire des sociétés rituelles, connecte des présents multiples communautés disparues et les personnalités ou qui se reconnaissent dans la simultanéité de leurs événements importants de l’histoire du judaïsme expériences. Le journal, en tant que denrée péris- polonais avant sa destruction. Il s’agit, en somme, sable, est lu par ses consommateurs à intervalles de construire par la compilation et l’ordonnance- de temps égaux, en une cérémonie qui se répète ment d’œuvres diverses au sein d’une même col- au rythme de l’horloge et crée dans le réseau de lection un récit de soi dans lequel puisse se recon- ses lecteurs une concordance née de ce sentiment naître le groupe des Juifs polonais. d’appartenir à un même temps. La collection, Mais ce groupe, lui aussi, apparaît comme moins réglée dans sa cadence de parution que une forme de création intellectuelle que Mark ne peuvent l’être le journal ou la revue, crée des Turkov, de par son autorité institutionnelle et objets moins éphémères mais non dénués d’une éditoriale, contribue à inventer. Le « judaïsme certaine forme de périodicité. Chaque publica- polonais » de la collection, celui dans lequel se tion appartient à un tout, qui implique la conti- retrouvent ses auteurs et ses lecteurs, n’est pas nuation de ce qui a été commencé ailleurs et l’at- si impartialement édifié que le laisse entendre la tente de volumes à venir. À ce titre, il est signi- note introductive du premier volume. Dans tout ficatif que l’Union Centrale des Juifs Polonais dispositif éditorial enraciné dans le projet de en Argentine ait proposé des abonnements qui créer une « bibliothèque », existe ce double mou- permettaient aux lecteurs de commander par vement qui consiste à s’adresser à un public par- avance les volumes annoncés et que, dans chaque ticulier, sur lequel se trouvent projetées certaines publication, on trouve non seulement une liste attentes, et à éduquer ce public, à le former à la des ouvrages déjà publiés mais également une pensée que véhiculent les livres publiés et donc, annonce des livres en préparation. Par ailleurs, d’une certaine manière, à pétrir les contours de les préfaces sont presque toujours datées et donc ce qui le caractérise en tant que groupe. Il ne empreintes d’une volonté de marquer le temps, s’agit donc pas seulement pour Turkov de s’adres- de se mettre en relation avec un présent auquel ser à un « judaïsme polonais » déjà constitué, l’ouvrage et, plus encore, la manière dont il est mais bien d’interroger un groupe dont l’existence présenté, se veulent une réponse. est devenue problématique, d’en faire l’objet d’un Tout cela inscrit la collection dans une forme discours et, ce faisant, d’en redéfinir les contours d’interaction avec l’actualité, qui, sans se mettre dans ce jeu d’échange et de miroir qui s’établit au service d’une quelconque idéologie partisane, entre le directeur de collection, ses auteurs et ses n’en oriente pas moins la définition du judaïsme lecteurs. Benedict Anderson a souligné, dans son polonais dans la direction que lui impulse Turkov. essai sur l’imaginaire national, le rôle fondamen- Ainsi, s’il est vrai que des personnes diverses tal joué par l’imprimé dans la constitution de ces s’expriment au sein de la collection – écrivains « communautés imaginées » qui se créent hors de profession ou de hasard, historiens ou litté- de tout contact immédiat. La lecture de la presse raires, sionistes ou socialistes –, s’il est vrai par en particulier, pratique indéniablement liée à la ailleurs que le directeur de la collection établit

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 143 un espace de parole qui, ne serait-ce que par le [Les gens d’« Exodus 1947 »] de Yitskhok Perlov9 choix de publier en yiddish, s’inscrit en marge en 1949. Les deux romans sont dénués de toute des discours dominants, il n’en reste pas moins explication para-textuelle tandis que le reportage que Turkov lui-même représente un certain pou- sur les Juifs « illégaux » tentant de rejoindre la voir. Autorité intellectuelle investie de la faculté Palestine est précédé d’une introduction, certes de rendre publics les écrits d’un certain nombre idéologiquement marquée, mais signée par Ruth Kliger, sans qu’intervienne une de ces notes « au d’auteurs, il occupe une position qui lui confère lecteur », encore très fréquentes en ces premières la possibilité de donner la parole aux autres tout années de parution de la collection, par lesquelles en la prenant lui-même. la rédaction avait coutume d’expliciter les raisons Ainsi, s’il est indéniable que les auteurs qu’il qui la poussaient à publier l’ouvrage en question. publie appartiennent à des horizons politiques Dans un contexte où une telle intervention ris- variés, on remarque tout de même certaines querait de transformer la ligne éditoriale en éti- récurrences et, à l’inverse, certaines absences, quette politique, Mark Turkov délègue les paroles qui dévoilent les failles de l’ambition totalisante introductives à une voix extérieure ou laisse l’ou- revendiquée par Turkov et indiquent la manière vrage parler de lui-même. Il ne s’exprime alors dont son autorité intellectuelle innerve la col- que par sa fonction structurante, par le choix qu’il lection et oriente la représentation de l’avenir du fait d’intégrer le livre à l’ensemble que forme la judaïsme polonais qui s’y réinvente. L’actualité collection, ainsi que par les jeux d’associations et politique, si elle ne donne lieu à aucune prise de résonances qui se créent non seulement avec de position directe de la part du directeur de les autres ouvrages publiés, mais aussi avec l’ac- collection, semble favoriser certains types de tualité politique. publications qui, prises dans leur contexte his- Dans la mesure où les parutions ne sont pas torique immédiat, apparaissent déjà comme une étayées par un discours éditorial qui mettrait les œuvres au service d’une idéologie institution- forme d’engagement. Les sympathies sionistes nelle, imposant aux lecteurs une ligne de pensée de Turkov, sans être ouvertement énoncées, sont fixe, la manière dont le directeur de la collection assez évidentes et, dès 1948, probablement sous use de sa propre parole et de son pouvoir d’in- l’influence de la guerre d’indépendance et de la fléchir la lecture des œuvres qu’il publie relève création de l’État israélien, on voit apparaître d’un positionnement intellectuel. Sujet en marge, un certain nombre d’ouvrages évoquant, par le exilé du pouvoir étatique aussi bien qu’institu- reportage ou la fiction, l’immigration des Juifs en tionnel, l’intellectuel n’est pas, selon Edward 7 Palestine : « Umlegale » yidn shpaltn yamen [Des Said, « quelqu’un dont on peut prédire les posi- Juifs « illégaux » divisent les mers], de Sh. Izban tions publiques, ni les enfermer à l’intérieur d’un (1948), Familye Karp8 [Famille Karp] du même slogan, de l’orthodoxie d’un parti ou d’un dogme auteur et de Di mentshn fun « Ekzodus 1947 » immuable10 ». Si son statut veut qu’il se pro-

7. Sh. Izban, « Umlegale » yidn shpaltn yamen, Buenos 9. Yitskhok Perlov, Di mentshn fun « Ekzodus 1947 », Buenos Aires, Tsentral farband fun poylishe yidn in Argentine,1948. Aires, Tsentral farband fun poylishe yidn in Argentine, 1949. 8. Id., Familye Karp, Buenos Aires, Tsentral farband fun 10. Edward Said, Des intellectuels et du pouvoir, Paris, poylishe yidn in Argentine, 1949. Seuil, 1994, p. 12.

144 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures nonce devant les événements du temps, il semble en devenir, qu’il veut constitué d’une mosaïque ne devoir manifester d’engagement que dans la de points de vue : plus qu’une quelconque idéo- mesure où cette prise de position témoigne de sa logie, le choix des auteurs qu’il publie semble propre responsabilité éthique, sans relation de indiquer une réponse, engagée mais en aucun cas dépendance ou de fidélité à une structure prééta- définitive, à l’histoire en train de se faire. D’où blie. Son rôle est de donner des événements une une sympathie pour le sionisme qui, à l’orée des lecture détachée de l’emprise que peuvent exercer années cinquante, se manifeste par la publication sur la pensée le pouvoir de l’État, des institutions des œuvres d’Izban et de Perlov mais aussi, plus ou du consensus. Il est certain que cette indé- généralement, par la présence au sein de la collec- pendance a ses limites : Turkov, ne serait-ce que tion d’auteurs attachés à l’idée d’une renaissance parce qu’il s’adresse à une audience qui, potentiel- nationale juive12. D’où également, en contrepoint, lement, est prête à adhérer à ses vues, ne serait-ce une critique du régime soviétique passant par des que parce qu’il crée sa collection sous l’égide de écrivains qui n’hésitent pas à remettre en ques- l’Union Centrale des Juifs Polonais en Argentine tion l’image bienfaisante que cherchait à se don- et voit ses publications en grande partie financées ner la Russie au lendemain de la Seconde Guerre par la Claims Conference11, n’échappe par à un mondiale. Certains auteurs de la collection ont certain nombre de de catégories de pensée qui, traversé les goulags : c’est le cas, par exemple, même de manière souterraine, peuvent interférer de Yisroel Emyot, qui rassemble dans Fardekte avec sa liberté d’intellectuel. Pourtant, s’il parle shpiglen13 [Miroirs couverts] plusieurs récits bien au nom d’un groupe, il s’agit d’un groupe inspirés de son passage par les camps sibériens suite à la liquidation du comité antifasciste juif 11. Cela a pu faire l’objet de difficultés avec certains auteurs, notamment Max Weinreich qui, dans sa correspondance avec en 1948. Le témoignage d’Avrom Zak, Knekht Mark Turkov, refuse catégoriquement que la publication de zaynen mir geven14 [Nous avons été esclaves] est son livre soit financée, totalement ou en partie, par l’argent 12. On peut par exemple penser à Perzenlekhkeytn [Person- des réparations. Dans une lettre du 30 avril 1955, il écrit : nalités], de Nokhem Sokolov, fervent sioniste dont l’ouvrage, « J’ai lu aujourd’hui que votre maison d’édition avait reçu traduit de l’hébreu, évoque un certain nombre de personna- de l’argent de la part de la Claims Conference. Je ne sais s’il lités ayant participé à la renaissance de la langue hébraïque s’agit d’une information authentique, et si c’est le cas, je n’ai ou s’étant politiquement engagé dans la cause nationale. La aucunement l’intention de vous dire si vous auriez dû ou pas préface de la rédaction insiste pourtant peu sur cet aspect, prendre cet argent. Je suppose que vous avez bien réfléchi soulignant plutôt que « les chapitres de ce livre constituent un avant de prendre une décision, et vous avez le droit d’arriver véritable trésor pour l’histoire du judaïsme polonais ». Lec- à votre propre conclusion. Je connais plus d’une institution ture et compte rendu par Daniel Kennedy. qui a tranché positivement et qui ne perd pas pour autant sa valeur à mes yeux. Il en serait de même pour votre maison 13. Yisroel Emyot, Fardekte shpiglen, Buenos Aires, Tsen- d’édition et vous devez croire que je ne vous aurais même pas tral farband fun poylishe yidn in Argentine, 1962. écrit à ce propos. Mais il est une chose dont je suis certain : 14. Avrom Zak, Knekht zaynen mir geven, Buenos Aires, moi-même, je ne dois en aucun cas faire usage de l’argent Tsentral farband fun poylishe yidn in Argentine, 1956. À des réparations. […] C’est pourquoi je suis contraint, à mon propos de cet ouvrage, voir la communication proposée par grand regret, de vous poser cette condition : mon livre devra Arnaud Bikard lord du colloque consacré aux Écritures de paraître sans aucune aide des réparations et, par conséquent, la destruction dans le monde judéo-polonais de la fin de la la Claims Conference et ses fonds ne devront d’aucune être Seconde Guerre mondiale à la fin des années soixante, qui manière mentionnés dans mon livre. De même, ma rétribu- s’est tenu au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme du 11 au tion ne saurait provenir de cette source. » 13 juin 2014 : http://www.akadem.org/sommaire/colloques/

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 145 aussi largement consacré aux goulags. On trouve et le miroir de ce qui se passe dans le monde. par ailleurs, dans les mémoires d’écrivains et de Les parutions, parce qu’elles sont datées, parce personnalités culturelles ayant erré pendant plu- qu’elles s’échelonnent dans un temps auquel elles sieurs années à travers l’Union Soviétique pour sont une réponse sans cesse renouvelée, appa- échapper au nazisme, des descriptions de la tra- raissent comme une invitation à réfléchir non gique situation des réfugiés dans les territoires seulement sur le judaïsme polonais, mais sur les où régnait l’Armée rouge. Tanya Fuks15, notam- enjeux et apories posés par le temps présent à ment, évoque les formes de discrimination dont l’éthique individuelle. les Juifs polonais étaient l’objet une fois passée la frontière. Un ouvrage qui affirme très catégo- Quel(s) lieu(x) pour le judaïsme polonais ? riquement son antisoviétisme – puisque l’auteur Aux questions posées par la situation de annonce dans son introduction le double objectif l’immédiat après-guerre, la collection offre un de perpétuer la mémoire des anciens militants espace de réflexion que partagent des auteurs du parti communiste en Pologne, victimes de et des lecteurs unis dans une histoire et un héri- leurs propres illusions, et de faire connaître le tage culturel communs. Ce qu’est cet héritage et rôle fatal joué par le communisme mondial sur ce qu’est cette histoire, ce sont les écrits publiés le destin de l’humanité – paraît en 1954 sous le qui l’énoncent et le construisent au fil des années, titre Di geshikhte fun a falsher iluzye [ L’h ist oi r e redessinant les contours de ce « judaïsme polo- d’une fausse illusion], œuvre d’un communiste nais » d’autant plus enclin à se recomposer qu’il repenti qui entreprend d’écrire, à partir de ses ne renvoie à aucune délimitation géographique propres souvenirs, une histoire du communisme précise. Dans la mesure où, après la Seconde polonais16. Sans doute n’est-ce pas un hasard si Guerre mondiale, les communautés juives de ce volume paraît deux ans après l’assassinat Pologne ravagées par le nazisme et privées organisé de treize écrivains yiddish et peu après de leurs anciennes structures socioculturelles l’affaire du complot des blouses blanches, dans occupent une place marginale par rapport aux un contexte marqué par les récents ravages de nouvelles institutions qui se sont créées, avant- l’antisémitisme stalinien. Là encore, bien que guerre déjà, en Israël, en Amérique latine, aux ces œuvres soient dénuées de tout discours édi- États-Unis, ou en Europe occidentale sous l’égide torial introductif, leur présence même au sein de de Juifs polonais immigrés, le judaïsme polo- l’ensemble que forme la bibliothèque de Turkov nais tel que l’envisage Mark Turkov ne peut que se jouer hors des frontières géographiques de la indique une préoccupation politique, un souci des Pologne, dans un espace qui évolue en marge de problèmes actuels, qui font de la collection l’écho toute restriction territoriale, un espace représenté ecrire-la-destruction-du-monde-judeo-polonais-1945-1960-/ plutôt qu’habité. trajectoires-et-receptions-09-07-2014-60888_4534.php Il faut cependant rappeler que cette disjonc- 15. Tanya Fuks, A vanderung iber okupirte gebitn [Errance tion entre la dénomination de « judaïsme polo- à travers les zones occupées], Buenos Aires, Tsentral farband fun poylishe yidn in Argentine, 1947. nais » et la répartition géographique du groupe 16. P. Mints (Aleksander), Di geshikhte fun a falsher iluzye auquel elle se réfère n’est pas nouvelle : elle s’en- (zikhroynes), Buenos Aires, Tsentral farband fun poylishe racine d’une part dans la labilité des frontières yidn in Argentine, 1954. qui, en cette région instable, se sont trouvées sans

146 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures cesse recomposées par le jeu des retournements au départ concentrée dans les grands centres et politiques et, d’autre part, dans les mutations les milieux intellectuels, a connu un succès crois- propres aux communautés juives soumises à des sant dès lors que ceux-ci se sont mis à faire usage lois internes et externes différentes de celles qui du yiddish pour diffuser leurs idées ; les hassi- régissaient l’existence du reste de la population, dim, présents surtout aux abords de l’Ukraine, en à des crises qui lui étaient propres, ainsi qu’à des Volhynie, en Podolie et en Galicie, s’organisaient rythmes évolutifs et migratoires où entrait en jeu en cours dont l’existence a rapidement bouleversé une expérience singulière. Dès la fin du XVIIIe la répartition des centres et des marges, érigeant siècle, époque des partages de la Pologne, la les petites bourgades où s’établissait un tsaddik culture commune à laquelle se sentaient apparte- en lieux de rassemblement de masse ; les mitna- nir les Juifs de cette zone n’a plus trouvé de cor- gdim, enfin, sont longtemps restés associés à la respondance dans l’unité politique du territoire Lituanie, où persistait l’influence rationaliste du où elle s’inscrivait. Soumises à un remaniement Gaon de Vilna. Dans la seconde moitié du XIXe constant des frontières, des lois ou des régimes siècle enfin, la politisation croissante du monde politiques, les communautés juives se sont retrou- juif, sa participation aux mouvements environ- vées écartelées entre la conscience d’appartenir nants – qu’il s’agisse du développement de la pen- à un même groupe, enraciné dans un héritage sée socialiste ou de l’adhésion au nationalisme et une langue commune, et les influences diver- romantique polonais –, l’invention plus tardive de gentes qu’avaient sur leur évolution les environ- pensées politiques plus spécifiquement ancrées nements divers au sein desquels elles se situaient dans l’univers juif17, ont créé de nouvelles repré- désormais. Divisées entre l’empire autrichien, la sentations de soi et institué des centres multiples, Prusse et la Russie tsariste, elles continuaient à parfois uniquement symboliques, selon l’idéolo- se penser comme juives polonaises tout en évo- gie dans laquelle se reconnaissait chaque indi- luant dans une zone géographique dont les fron- vidu. tières ne cessaient de se redessiner. À partir de la Ce n’est donc pas un hasard si l’intrication Révolution russe et du traité de Versailles, cette de toutes ces tendances reste un sujet privilégié mouvance s’est trouvée encore exacerbée par de la collection dirigée par Mark Turkov. Entre l’effondrement de l’empire des Habsbourg, par la 1946 et 1966, la question de ce qu’est le judaïsme courte période d’indépendance de l’Ukraine, par polonais ne se pose certes pas de la même manière e e la création de l’Union soviétique et par la procla- qu’au XIX siècle ou au tournant du XX siècle, mation de la Deuxième République de Pologne. mais elle doit composer avec cet héritage mul- Par ailleurs, au-delà de ces bouleverse- tiple, trouver à se situer par rapport à lui, inventer ments externes, l’image du groupe et la représen- une façon de le poursuivre et de le transformer. tation qu’il se faisait de son espace n’ont cessé de C’est pourquoi les volumes de « Dos poylishe se ramifier au fil de ses mutations internes. Dès yidntum » traitent de thèmes aussi variés que le la première moitié du XIXe siècle, la concur- hassidisme, la Haskala, l’orthodoxie religieuse, le rence entre hassidisme, Haskala et mouvement socialisme, le sionisme, le communisme, les rela- mitnaged redessinait une carte du monde juif tions entre Juifs et Polonais à travers les siècles, polonais caractérisée par les bastions de ces dif- 17. Notamment en 1897 avec la création du Bund d’une part férents mouvements : l’influence des maskilim, et de l’Organisation sioniste d’autre part.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 147 l’autonomie des structures sociales juives en plupart des auteurs qu’il publie – a fortiori ceux Pologne, la tendance assimilationniste, la renais- dont il reprend les œuvres à titre posthume –, il sance culturelle sécularisée ou les revendications est marqué dans ses rapports sociaux et ses tra- nationales. Les publications abordent tous les vaux littéraires par les grands bouleversements sujets permettant d’approcher les changements qui se sont opérés dans la première moitié du qui se sont opérés dans le judaïsme polonais au XXe siècle. À cette époque, le sentiment qu’ont fil des remaniements politiques externes et de ses les écrivains yiddish de l’entre-deux-guerres et propres bouleversements internes. leurs lecteurs d’appartenir à un même groupe ne Et pourtant, dans les soubassements de cet trouve pas son ancrage dans des repères spatiaux, épanouissement culturel éclaté, on voit égale- mais dans la langue d’abord et – mais cela revient ment travailler un élément qui n’est que rarement plus ou moins à dire la même chose – dans le par- abordé de front, mais qui sous-tend à la fois l’en- tage des mêmes référents culturels. Lorsque, en semble des courants ayant divisé le monde juif 1946, Turkov publie les premiers volumes de la polonais et la matière dans laquelle est modelée série « Dos poylishe yidntum », le groupe auquel la collection elle-même : il s’agit de la langue il s’adresse est le même que celui qui, une ou dans laquelle se dit ce monde, langue dont les deux décennies plus tôt, tentait de redéfinir son contours dessinent pour ses locuteurs un espace existence à travers la circulation de journaux, de d’existence alternatif. Dans un contexte où le revues et de divers matériaux qui, imprimés en rapport à la langue se trouve souvent teinté de yiddish dans différents centres de la culture et de positions idéologiques, le choix de publier en yid- l’édition, trouvaient des lecteurs dans l’ensemble dish implique nécessairement une forme d’enga- du monde yiddishophone. Là encore, les publi- gement. Pour la génération d’intellectuels juifs à cations sont trans-géographiques. Il s’agit désor- laquelle appartient Mark Turkov, exilée du monde mais de reconstruire dans l’espace de l’écriture traditionnel à la fois spatialement, par la migra- une géographie fantôme, produite par des « Juifs tion, et symboliquement, par la sécularisation polonais » installés aux quatre coins du globe des savoirs et des modes de vie, la langue consti- et dont le sentiment d’appartenance se construit tue un lieu d’ancrage, l’assurance d’une certaine moins dans l’interaction avec le monde juif de forme de continuité entre la tradition héritée et Pologne que dans l’effacement de ce dernier. le renouveau culturel initié par les jeunes géné- À l’intersection de leurs écrits, naît un espace rations. Dans un contexte où la religion ne peut remémoré et partiellement fantasmé, fonction- plus opérer comme facteur de structuration du nant comme miroir et comme trace d’une géo- groupe, le yiddish se comprend comme un lieu graphie désormais disparue. La multiplication de de reconnaissance collective matérialisé par la volumes s’inspirant du modèle des yizker-bikher production d’écrits. La circulation de ces écrits indique un désir de reconstituer une topographie au sein d’un lectorat mondialisé constitue autant qui n’existe plus que dans l’espace que délimite de voies de communication qui permettent aux le tracé des mots sur la page. Car si un seul des différents membres du groupe de rester liés les ouvrages de la collection, dédié à la ville de 18 uns aux autres malgré la distance géographique. Bełchatów , est clairement identifié comme un Mark Turkov lui-même, il faut le rappeler, 18. Yizker-bukh Belkhatov, Buenos Aires, Tsentral farband ne commence pas sa carrière en 1946 : comme la fun poylishe yidn in Argentine, 1951.

148 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures yizker-bukh, fidèle à la structure polyphonique Pologne d’après-guerre, il devient évident que et aux modes d’énonciation pluriels propres à cette relation à l’espace, loin d’occuper une fonc- ce type de mémoriaux collectivement élaborés tion purement commémorative, s’accompagne de par les survivants d’une même bourgade, les questionnements politiques, sociaux et éthiques ouvrages organisés autour d’un lieu particulier, sur la possible continuation d’une existence juive ou autour d’une constellation de lieux visant à au sein du territoire polonais. La présence au sein quadriller une certaine zone géographique, sont de la collection d’ouvrages comme Poyln – 194621 nombreux. Les adresses symboliques de la vie de Khayim Shoshkes, ou encore les mémoires en juive d’avant-guerre, celles auxquelles se trouve trois volumes de Zigmunt Turkov22, récits tous associé tout un pan de la culture juive polonaise, deux nés d’un voyage dans la Pologne de l’im- occupent également une place centrale, puisqu’on médiat après-guerre, montrent à quel point la col- trouve dans la collection deux volumes différents lection dépasse la seule répétition mélancolique consacrés au numéro 13 de la place Tlomackie19, du monde révolu pour s’interroger sur la manière là où se trouvait l’union des écrivains juifs de dont ce qui a eu lieu engage l’histoire à venir. Varsovie. L’une des questions implicites que pose Turkov, C’est souvent par l’arpentage, mental ou à travers les reportages et les recueils de témoi- physique, de ces lieux que se tissent les liens de gnages qu’il publie, est celle de savoir s’il peut continuité entre le passé remémoré et sa répéti- encore y avoir un judaïsme polonais en Pologne tion dans le présent de l’écriture ou de la publica- ou si celui-ci doit définitivement trouver à s’im- tion. Dans le volume d’Avrom Teytlboym intitulé planter et à se réinventer ailleurs. Varshever heyf20 [Cours de Varsovie], le passage Dans les premières années de publication d’une cour varsovienne à une autre, déambula- en tout cas, les lieux à venir du judaïsme polo- tion narrative qui permet à l’auteur de se déplacer nais restent indéfinis, et cela d’autant plus que, dans les unités temporelles segmentant sa propre la question de savoir ce qu’il adviendra des sur- existence, est ce qui permet le surgissement de la vivants et des apatrides n’ayant pas encore été mémoire et du récit, de même que la création d’un résolue, l’Europe déborde de réfugiés juifs qui espace virtuel sur lequel chaque lecteur est libre se trouvent littéralement privés de tout espace de de projeter ses propres souvenirs et images. Dans vie stable, réduits à exister dans ce non-espace d’autres ouvrages, où la mémoire est activée non que sont les camps de personnes déplacées, par le parcours d’un itinéraire intérieur mais condamnés à vivre en transit en attendant qu’une par la confrontation directe avec la réalité de la quelconque autorité étatique consente à leur attri-

19. Il s’agit de : Zusman Segalovitsh, Tlomatske 13, Buenos 21. Khayim Shoshkes, Poyln – 1946, Buenos Aires, Tsen- Aires, Tsentral farband fun poylishe yidn in Argentine, 1946 ; tral farband fun poylishe yidn in Argentine, 1946. Lecture B. Rozen, Tlomatske 13, Buenos Aires, Tsentral farband fun et comptes rendus par Akvilė Grigoravičiūtė et Constance poylishe yidn in Argentine, 1950. Lecture et comptes rendus Pâris de Bollardière. par Daniel Kennedy. 22. Zigmunt Turkov, Fragmentn fun mayn lebn [Fragments 20. Avrom Teytlboym, Varshever heyf : mentshn un de ma vie], Buenos Aires, Tsentral farband fun poylishe yidn gesheenishn [Cours de Varsovie : figures et événements], in Argentine, 1951 ; Teater zikhroynes fun a shturmisher tsayt Buenos Aires, Tsentral farband fun poylishe yidn in Argen- [Souvenirs théâtraux d’une époque orageuse], 1956 ; Di iber- tine, 1947. Lecture et compte rendu par Constance Pâris de gerisene tkufe [L’époque brisée], 1961. Lecture et comptes Bollardière. rendus par Éléonore Biezunski.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 149 buer un lieu où s’établir. Parmi les ouvrages qui camps d’Allemagne. » Heymloze yidn se présente évoquent cette dépossession spatiale, ce senti- ainsi d’emblée comme un écrit intellectuellement ment de non-ancrage et de profonde confusion engagé, approchant sur le mode de la réflexion provoqué par les indécisions politiques et les éthique l’universelle inertie qui, après avoir laissé déplacements massifs de population de l’immé- prospérer les camps d’extermination nazis, aban- diat après-guerre, on peut citer Heymloze yidn23, donne les Juifs survivants à des lieux qui n’en qui raconte le voyage de Yisroel Efros dans les sont pas. Turkov, en publiant cet ouvrage et en camps de réfugiés d’Allemagne. Bien qu’Efros en soulignant la portée accusatrice, affirme à son soit – Turkov le souligne dans la préface – un tour sa volonté de porter ces faits « à la connais- poète et un professeur de littérature hébraïque sance du plus vaste public juif possible », d’agir dont le métier n’est pas de s’occuper de politique, sur le présent en agissant sur le savoir de ses lec- son ouvrage apparaît comme « un document aux teurs. Les ouvrages, romanesques ou documen- résonances tragiques car il nous dévoile l’image taires, qui évoquent la situation d’immigrants des conditions dans lesquelles vivent jusqu’à empêchés d’accéder au rivage de la Palestine et aujourd’hui des milliers et des milliers d’hommes forcés de continuer à errer sur les flots ; l’insis- et de femmes, de jeunes et d’enfants juifs, dans un tance, dans le recueil de témoignages d’enfants monde soi-disant libéré ». Ce livre, ajoute encore édité par Noyekh Gris, sur la volonté de ces le préfacier, « est un acte d’accusation contre le enfants de partir en Palestine et de participer à monde en général, non moins accusateur envers la construction d’un pays qui serait le leur, réson- notre propre monde juif, contre nos dirigeants et nent d’un nouvel écho dès lors qu’ils sont mis en nos organisations mondiales, qui se sont montrés regard des nombreux volumes évoquant la situa- tout à fait impuissants à ébranler la conscience tion des réfugiés juifs pendant et après la guerre, engourdie du monde et à libérer ceux qui sont contraints à mener une vie d’errance en attendant restés enfermés et réduits en esclavage dans les de trouver le lieu où pourra se reconstruire leur existence. 23. Yisroel Efros, Heymloze yidn [Juifs sans abri], Buenos Aires, Tsentral farband fun poylishe yidn in Argentine, 1947.

150 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures MARTIN BUBER ET LA POLITIQUE

Dominique Bourel

La notion de politique joue un rôle important Palestine dont il partagea la vie quelques années chez Buber1 d’autant plus qu’on connaît sa biogra- lorsqu’il habita à Abou Tor2. phie. Il est né dans la Vienne fin de siècle (1878) Nul doute qu’il fut marqué – comme beau- et a été élevé en Galicie à Lemberg. Après avoir coup de Juifs de sa génération — par l’expé- étudié à Vienne, Leipzig, Berlin, Zurich puis de rience de l’Empire austro-hongrois qui fut assez nouveau Vienne, où il soutient sa thèse sur Jacob favorable aux Juifs. Bien sûr, les communautés de Galicie ne peuvent se comparer avec elles de Boehme et Nicolas de Cues en 1904, Buber a Vienne et de Budapest, mais le vivre ensemble passé un an à Florence puis à Berlin (1906-1916). fut cependant la règle. À Lemberg où il habita Il s’installe en Hesse du Sud à Heppenheim de l’âge de trois à quinze ans, il rencontra jusque jusqu’à son départ pour la Palestine (1938) où il dans son lycée (polonais) la diversité des langues, enseignera à l’université hébraïque de Jérusalem des religions et des cultures. Outre les descrip- qu’il a contribué à créer par son écrit programma- tions célèbres de Shai Agnon, Alfred Döblin et tique de 1902 (avec Weizmann et Feiwel). Il fut Joseph Roth, on oublie souvent celle de Léopold donc non seulement un sujet de l’Empereur, mais de Sacher Masoch aujourd’hui connu pour aussi un citoyen de la République de Weimar. d’autres habitudes, qui, en tant que fils du direc- Durant le nazisme, il sera surveillé et discriminé teur de la police de la ville de Lemberg, connais- comme sa communauté auprès de laquelle il sait admirablement les milieux juifs qu’il décrit a voulu rester. Il vit ensuite à Jérusalem où il a avec affection et sensibilité. Il était lui-même de assisté à la genèse de l’État d’Israël dont il fut une vieille « souche » catholique. des consciences jusqu’à sa mort en 1965. Après le divorce de ses parents, Buber alla à Lemberg chez son grand-père, immense érudit Buber vit s’effondrer quatre empires, fut en science juive, homme d’affaires avisé et cor- témoin de deux guerres mondiales, fut contem- respondant de l’Alliance Israélite Universelle porain de la Shoah et spectateur engagé des (AIU). Dans cette ville, les Juifs sont pris dans premières années de l’État, à commencer par le creuset des différents nationalismes (austro- la guerre « de libération » de 1948. Outre ses hongrois, allemand, ukrainien, russe, polonais, ouvrages sur le Hassidisme, son livre philoso- etc.). De même son grand-père était à égale dis- phique majeur, Je et Tu (1923), ses travaux sur la tance des maskilim (partisans de la « Haskala », Bible qu’il traduit avec Franz Rosenzweig (1925- des « Lumières » juives), des orthodoxes et des 1929), il est célèbre pour son engagement inlas- sionistes, ce que le jeune Buber voyait quotidien- sable pour le respect de la population arabe de nement.

1. Maurice-Ruben Hayoun, Martin Buber. Une introduc- 2. Une grande partie de l’œuvre de Buber est disponible en tion, Pocket, coll. Agora, Paris, 2013. français ainsi qu’un volume de sa correspondance.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 151 C’est en 1898 à Leipzig que Buber crée la quitté Buber qui fit beaucoup pour que la pensée première association locale sioniste. Il participe inachevée et l’action désespérée d’une révolution ensuite au troisième (1899) et au cinquième (1901) allemande soient connues en Europe, dans la congrès sioniste. Il crée avec Haim Weizmann Palestine mandataire puis en Israël. En 1911, le et quelques amis une fraction démocratique à texte de Landauer Appel pour le socialisme mar- l’intérieur du mouvement, prônant un sionisme qua Buber qui participera aux réunions d’un petit culturel et humaniste peu intéressé par la volonté groupe antiétatique de « Alliance socialiste ». de Herzl qui attend de la diplomatie et de ses La série crânement intitulée « La Société » rencontres avec les grands de ce monde qu’on (Die Gesellschaft) nous rappelle que Buber fut lui offre une patrie pour les Juifs, si possible la présent au premier congrès de la société allemande Palestine. Buber est déjà un excellent orateur et de sociologie et il y eut un débat remarqué avec possède une plume alerte. Il cofonde une mai- son fondateur et premier président, Ferdinand son d’édition pour les juifs et prépare avec Haim Tönnies, ce qui d’ailleurs donnera aussi un volume Weizmann, en 1902, un plan pour l’université sur Les mœurs. Lorsqu’on parcourt la liste des hébraïque à Jérusalem contributeurs, on reste surpris par l’ampleur de la tâche et il est évident que cet ensemble doit être Sa première véritable initiation politique, interprété comme un geste philosophico-politique. dont il gardera la trace toute sa vie, fut sa ren- Qu’on en juge : Le Prolétariat (W. Sombart) qui contre avec Gustav Landauer (1870-1919). Grâce ouvre la série, suivi par La Religion (G. Simmel5), aux travaux de Michael Löwy, on connaît assez La Politique (A. Ular), La Grève (E. Bernstein), bien cette figure assassinée durant la révolution L’État (F. Oppenheimer), Le Parlement (H. von avortée de novembre, et dont on édite actuelle- Gerlach), La Bourse (F. Glaser), Le Féminisme (E. ment en Allemagne les œuvres complètes. Buber Key), Le Parti (C. Jentsch), Le Droit (J. Kohler), Le avait été à Munich pour s’entretenir avec les arti- sans de cette révolution qui se terminera dans le Mouvement ouvrier (E. Bernstein) et bien entendu 6 7 sang ; y compris celui de Landauer. Ce dernier Éros (L. Andreas-Salomé ) . À vingt-sept ans, n’est pas seulement un anarchiste3, mais aussi un Buber est donc à la tête d’une véritable introduc- traducteur de Shakespeare et un grand lecteur tion générale à la société. de Maître Eckhart. Buber fut son légataire testa- mentaire. Il édita quelques volumes de son œuvre Un des aspects controversés de la vie de notamment une partie de sa correspondance et Buber fut son engagement de quelques mois pendant dix ans se consacra à faire publier les dans le patriotisme germanique de l’année 1914, textes de son ami. Son opuscule Révolution4 fut alors qu’il avait fait partie des cercles pacifistes. commandé par Buber pour sa série « La société », L’homme de paix qu’était Landauer lui en fera collection d’une quarantaine de monographies d’ailleurs reproche. Très vite, cependant, Buber que Buber dirigea entre 1906 et 1912. Au fond, abandonnera cette position, observant que des cet anarchisme éclairé et spiritualiste n’a jamais 5. Trad. Philippe Ivernel, postface Patrick Vatier, Paris 1998 3. Amedeo Bertolo (éd), Juifs et anarchistes. Histoire d’une 6. Trad. Henri Plard, introduction Ernst Pfeiffer, Paris 1984 rencontre, Paris 2001. 7. Jacques Le Rider vient de publier la contribution de Fritz 4. Trad. anonyme, Paris 1974, Arles 2006. Mauthner, Le langage, Paris 2013.

152 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Juifs tiraient sur d’autres Juifs8. En 1916, Buber pensée de Buber, et où on lit beaucoup de Landauer, déménagea « à la campagne », à Heppenheim doit-il veiller ne pas spolier les Arabes, l’idée étant dans l’Odenwald. Il fonde et dirige un mensuel qu’il y a de la place pour tout le monde. Mais les qui jouera un rôle central dans la culture juive, Le puissances occidentales négocient, mentent et Juif (Der Jude). Très présent dans les milieux pro- s’adjugent des régions qui ne leur appartiennent gressistes de Francfort où il enseigne dans deux pas. Les accords (secrets) Sykes-Picot, en 1916, lieux stratégiques, l’université et le Lehrhaus, précèdent d’un an la déclaration Balfour, la même établissement fondé par Franz Rosenzweig semaine que la révolution russe en novembre 1917. conjuguant idées de beit hamidrach (« maison La fin de la guerre va modifier les alliances et le d’étude ») et université populaire, Buber est en sionisme va évoluer. Rappelons que Herzl est mort contact permanent avec les cercles dirigeants de en 1904. Buber est devenu le chef de file d’une l’éphémère République de Weimar qui, lorsqu’ils nouvelle génération dévolue à une autre concep- sont juifs, le considèrent comme leur mentor. tion du sionisme. À Stefan Zweig, qui redoute que Après 1933, et... une visite de la Gestapo le nationalisme juif ne soit qu’une pâle imitation puis une interdiction de parole vite levée, Buber des nationalismes qui commencent à ravager l’Eu- anime la résistance spirituelle, sillonnant l’Al- rope, il répond le 4 février 1918 : lemagne pour des séminaires, des lectures, des « Je veux simplement vous dire aujourd’hui colloques, en faveur de la formation pour adultes. que j’ignore tout d’un “État juif” avec canons, Former des formateurs : voilà qui fut, toute sa drapeaux et médailles », même sous forme de vie, sa mission – tant en Allemagne (alors qu’il rêve. Ce qui surviendra dépend uniquement de fallait rejudaïser une communauté mise au ban ceux qui créeront cet État ; c’est pourquoi des alors même que son judaïsme se limitait à la gens qui partagent mes idées sur l’homme et l’hu- lecture de la Bible de Luther et à l’écoute de la manité doivent jouer un rôle déterminant main- musique de Bach) qu’en Palestine et en Israël (où tenant qu’il est donné à nouveau à des hommes il fallait aussi en quelques mois scolariser des de fonder une communauté. Concernant le peuple centaines de milliers de nouveaux immigrants). nouveau appelé à naître d’une ancienne lignée, je Dans les deux cas, il conçut et dirigea des institu- ne peux prendre en considération vos déductions tions dévolues à cette tâche colossale. fondées sur l’Histoire.9 » Mais revenons un peu en arrière. Tenant du sionisme culturel, Buber s’est Buber et ses amis seront immédiatement dans battu très tôt contre le chauvinisme importé l’opposition au mainstream qui cherche à créer d’Allemagne ; car si les Juifs sont majoritaires à une majorité juive en Palestine. Au fidèle Shmuel Jérusalem, il n’en est pas de même dans le pays. Hugo Bergmann qui vient de Prague, il écrit : Ainsi le socialisme des kibboutz qui doit tant à la 9. Martin Buber à Stefan Zweig 4 février 1918. Tous les 8. Rappelons qu’en 1916, le ministère de la Guerre allemand textes cités dans cet article sont empruntés à deux antholo- fit faire un sondage pour savoir si les Juifs n’étaient pas des gies remarquables : Martin Buber, Une terre et deux peuples, embusqués. Le résultat démontrant l’inverse, on n’en fit pas de textes réunis et présentés par Paul Mendes-Flohr, trad. Domi- publicité : sur 120 000 combattants juifs, 12 000 sont morts nique Miermont et Brigitte Vergne, Paris 1985. On trouvera au front et des milliers furent blessés. On sait que les Juifs de aussi des textes topiques sur notre sujet dans l’excellente France ne furent pas en reste du point de vue du patriotisme. anthologie due à Denis Charbit, Sionismes, Seuil, Paris.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 153 « Nous ne devons pas nous cacher que la « Pour un peuple, l’affirmation de soi est un plupart des sionistes à la tête du mouvement (et instinct aux effets créateurs ; pour une nation, sans doute aussi la plupart de ceux qui le suivent) elle est indissolublement liée à une mission, à sont aujourd’hui des nationalistes effrénés (sur une idée ; pour le nationalisme, elle devient un le modèle européen), des impérialistes, voire des but, un programme ». Ainsi la nation ne sau- gens qui, sans même le savoir, sont des esprits rait être un but en soi, et il faut trancher entre mercantiles assoiffés de réussite. Ils parlent de deux nationalismes, un légitime et un illégitime. renaissance et pensent en termes d’entreprise. Si Certes le judaïsme est une nation, mais il est bien nous ne parvenons pas à leur opposer une force plus, il est un peuple ainsi qu’une structure reli- qui fasse autorité, l’âme de notre mouvement sera gieuse qui doit aider à établir une communauté peut-être à jamais corrompue » (3/4 février 1919). juive en Palestine. Changer de nation, changer de judaïsme, pour changer les hommes et les Certes, l’accord Faycal-Weizmann du 3 jan- femmes afin de promouvoir une exigence éthique vier 1919 pourra faire illusion, mais elle sera de supranationale, voilà le but. Il est donc chargé d’une proposition pour le règlement du problème courte durée et surviennent les premiers pogroms arabe. Bien qu’il déplore le temps perdu (la décla- en Palestine les 4 et 5 avril 1920. Les grandes ration Balfour date de 1917), Buber sait qu’il n’y puissances sont incapables de réaliser une paix a plus un moment à perdre malgré les affronte- véritable. Elles feront encore pire au Moyen- ments violents en Palestine : Orient. « Le principe de l’État centralisateur s’est « Notre retour en Eretz-Israël, qui doit s’effec- révélé incapable de restructurer l’Orient et l’Eu- tuer sous la forme d’une immigration sans cesse rope et il échoue tout autant dans l’instauration croissante, ne veut porter préjudice à personne. En d’une nouvelle société. C’est le principe du socia- alliance avec le peuple arabe, nous voulons créer lisme fédératif qui est appelé à rénover la société sur cette terre que nous partageons une com- et c’est lui seul qui peut réussir à régénérer les munauté économique et culturelle florissante, et relations entre les peuples et, en particulier, entre dont le développement permette à chacun de ses l’Europe et l’Asie. » Et de livrer son credo dont membres de devenir autonome et de s’épanouir il ne se départira pas : « Seuls des systèmes sans entraves ». Cette résolution rencontrera une communautaires décentralisés et composés de telle opposition que les bureaux l’amenderont travailleurs autonomes peuvent s’unir pour for- considérablement au grand dam de Buber. Mais mer une véritable Société des Nations qui pourra il a compris que les politiciens avaient la haute tendre la main à l’Orient ; et l’Orient répondra main sur les congrès sionistes. par une poignée de main fraternelle, car une telle Société des Nations n’aura plus la volonté de faire Lors de l’inauguration de l’université violence à quiconque ». hébraïque (1er mai 1925) les arabisants invités, C’est au XIIe congrès sioniste (tenu à souvent des Allemands qui seront l’ossature du Karlsbad) en 1921 que Buber souhaite porter un département orientaliste de la nouvelle insti- coup décisif pour faire passer ces idées, avec une tution se réunissent chez Arthur Ruppin (1876- différence conceptuelle sur laquelle il reviendra 1943), sociologue reconnu, en Palestine depuis souvent : 1908 et chargé précisément d’acheter des terres.

154 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Ils créent une association dont le nom sera très sente sa solution d’un état binational sur lequel connu, le Brit Schalom, cette alliance pour la paix on daube aujourd’hui oubliant simplement qu’il a qui rassemblera une grande partie de l’émigration été pensé alors que les Juifs étaient en minorité en intellectuelle d’Europe centrale et occidentale. Palestine. « Quand nous parlons de colonisation, On y retrouve Gershom Scholem, Ernst Simon, nous ne pensons pas à étendre notre puissance, Shmuel Hugo Bergmann, Hans Kohn, Robert et mais à nous rassembler ; nous ne pensons même Felix Weltsch et bien sûr Judah L. Magnes, cha- pas à acquérir de la puissance ». Et de réaffirmer : rismatique rabbin américain qui sera chancelier « Notre relation avec les Arabes devrait s’éta- puis président de l’université hébraïque, tout ce blir de manière positive dans tous les domaines. monde est docteur et constituera le corps des Sur le plan économique, nous devrions fonder futurs professeurs. On notera une forte présence une solidarité d’intérêt concrète au lieu de donner de juifs venus de Prague au milieu d’un empire des assurances à une solidarité d’intérêts exis- multiethnique, comme si le bilinguisme prédis- tante, comme cela a toujours été le cas ; partout, à posait au binationalisme ! tous les moments où des décisions d’ordre écono- L’objet de l’association est clair : « parvenir à la mique sont à prendre, nous devrions tenir compte compréhension entre les Juifs et les Arabes, orga- des intérêts du peuple arabe. Cela n’a pas suffi- niser leurs relations mutuelles en Palestine sur la samment été fait. Quiconque connaît la situation base d’une absolue égalité politique entre les deux sait que beaucoup d’occasions ont été perdues ». peuples culturellement autonomes, et déterminer Les membres du Brit Schalom vont chacun le cadre de leur coopération pour le développe- prendre leur liberté et Hans Kohn va même quit- ment du pays ». Suit une série de propositions afin ter la Palestine pour faire une grande carrière aux de modifier l’opinion publique, et surtout de l’in- USA. former d’une réalité que bien des Juifs allemands Une longue célèbre lettre à Gandhi en 1938 ignorent. Il y a toujours une différence démogra- permet à Buber de rassembler ses arguments phique énorme, 75 000 Juifs pour une population pour défendre la présence juive en Palestine. de 750 000 Arabes ! Pourtant il faut faire vite, car Buber ne désarme pas et crée en octobre 1939 cette même année est créé par Vladimir Jabotinsky une ligue pour la compréhension et la collabora- un sionisme « révisionniste » nationaliste, chau- tion entre les Juifs et les Arabes. Celle-ci publie vin, musclé et dévastateur. Il jouera longtemps et entre 1940 et 1942 une revue en hébreu Be’ayot joue encore un rôle capital dans la vie politique des ha-Yom, (problèmes du jour), qui deviendra juifs surtout en Israël. Buber voyage en Palestine ensuite Be’ayot ha-Zman (problèmes de notre en 1927, écoute beaucoup, consulte encore plus et temps). Au fur et à mesure, Buber intervient aussi prépare son départ pour Jérusalem où il reviendra en anglais, en hébreu. Entre-temps, commence la avant de s’y installer définitivement à la fin du mise en place de la solution finale et la confé- mois de mars 1938. rence de l’hôtel Biltmore de New York prévoit la création d’un État juif, réponse à la possibilité Entre-temps les massacres d’Hébron et de Safed de création d’un État arabe prévue dans le livre puis les événements du Mur des Lamentations blanc de 1939. Buber crée alors l’Ihoud (Union) (été 1929) vont rendre la solution encore plus tenant compte des nouvelles conditions catas- urgente. Le 31 octobre 1929, à Berlin, Buber pré- trophiques qui rendent urgente la création d’un

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 155 refuge pour les Juifs. Il s’agit toujours, restant étrangers, des gens de l’extérieur qui ne s’in- bien entendu à l’intérieur du mouvement sioniste, téressaient pas à un accord avec les Arabes. « d’élaborer en Palestine une forme de gouverne- Ceci a préparé la voie à tous les conflits ment sur la base des droits politiques égaux pour ultérieurs ». les deux peuples ». C’est donc vers une fédération Désormais le problème des réfugiés et les d’États souverains qu’il faut s’orienter, et la relier confiscations de terres vont être au centre de avec l’union anglo-américaine. La révélation de ses prises de parole et il deviendra une sorte de la Shoah va précipiter les événements. Il vient conscience du jeune État, intervenant lors des même parler devant la commission anglo-améri- massacres de Deir Yassin, Kfar Kassem, remet- caine en mars 1946 qui avait déjà entendu Einstein tant en cause l’administration militaire, le procès aux USA. Pour Buber il ne faut absolument pas Eichmann. de séparation entre les deux communautés. La Mais Buber sait bien que, depuis les années commission semble d’ailleurs d’accord avec lui. vingt, il y a avait très peu de réponse du côté des C’est bien le binationalisme qui est la solution. Arabes. Certains furent même assassinés pour Entre temps, le King David explose, le pays est à avoir rencontré régulièrement des Israéliens. feu et à sang, c’est la guerre civile et l’opposition En 1950 il rassemble sa position politique dans aux Anglais. Buber publie avec son groupe Vers Utopie et socialisme10. En 1960, il participe à l’union en Palestine. Essais sur le sionisme et la Paris à une rencontre destinée à alerter l’opinion coopération judéo-arabe en anglais en 1947. On publique internationale sur les juifs d’URSS connaît la suite : Plan de partage, déclaration uni- avant de rallier Florence où il va dialoguer, dans latérale de l’État d’Israël puis… la guerre soldée le cadre des rencontres de la Méditerranée orga- par une victoire. Mais Buber ne relâchera pas son nisées par Giorgio La Pira, charismatique maire attention et la pression sur le gouvernement, ce de la cité, avec des intellectuels arabes. Ainsi qui emplira Ben Gourion de respect ! « Je crains parti d’une réflexion politique à l’intérieur du qu’une victoire des Juifs ne signifie la défaite du judaïsme, il est venu à la politique internationale sionisme », dit-il en 1948 ! Bernadotte est assas- où sa voix a été très entendue comme en témoi- siné en septembre 1948. En avril 1949, Buber crée gnent ses rencontres avec Dag Hammarskjöld, une nouvelle revue Ner, et remet l’ouvrage sur le secrétaire général de l’ONU, abattu en vol alors métier avec une constance admirable. Il exerce qu’il traduisait Je et Tu en suédois afin de faire aussi une influence grandissante sur certains kib- attribuer le prix Nobel à Buber. boutz, fondés par ses élèves et par le séminaire de formation permanente dont il rêvait depuis Aujourd’hui sur les murs de l’université longtemps. hébraïque ou sur des tracts politiques, des cita- En 1954, dans un journal israélien il constate : tions rappellent cet engagement et cette utopie. « Notre principale erreur a été que nous ne nous sommes pas efforcés, dès notre arrivée Auteur, à ce jour, de dix romans, de quatre ici, de faire naître la confiance dans le cœur recueils de nouvelles et de cinq pièces de théâtre, des Arabes, aussi bien sur le plan politique Avraham B. Yehoshua est aussi ce que l’on qu’économique. Nous avons contribué à ren- appelle communément un « intellectuel engagé ». forcer l’argument selon lequel nous étions des 10. Trad. Paul Corset, Paris 1977.

156 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures AVRAHAM B. YEHOSHUA – UN PENSEUR SUR LA CORDE RAIDE

Denis Charbit

Régulièrement sollicité par la presse israé- décharge pas de cette ambition en renvoyant le lienne comme par la presse étrangère, c’est au lecteur à ses livres de fiction pour y discerner, à nom de cette notoriété acquise dans l’espace travers les propos des personnages et le fil du récit, littéraire, reconnue par la critique comme par l’état de sa pensée. Il aurait pu s’y résoudre sans le grand public, qu’il multiplie ses interventions difficulté : ne trouve-t-on pas, pour ne prendre dans l’espace public et livre ainsi, de chroniques qu’un exemple, disséminées dans L’Amant, Mr. en pétitions, de manifestes en discours, ses Mani, Le Voyage au bout de l’an mil et La Mariée convictions, ses humeurs, ses indignations et libérée, les représentations littéraires de ce qui ses espoirs aussi. On attend de lui qu’il prenne est plus qu’une coexistence judéo-arabe : une position, et Yehoshua ne se dérobe pas à cette complémentarité, si ce n’est une symbiose entre mission au service de la cité, laquelle le lui rend les deux fractions de ces deux peuples qui reven- bien par le succès, et souvent le triomphe, qu’elle diquent la même terre ? Et cependant, parallèle- réserve à ses livres. Est-il écouté ? Sa parole a-t- ment à sa création romanesque, parallèlement à elle quelque effet ? Il forme, en tout cas, avec ses écrits de circonstance dictés par les événe- Amos Oz et David Grossman, le triumvirat de la ments, Yehoshua a toujours veillé à développer sa République des lettres israélienne. Non sans une réflexion sous la forme d’articles plus étoffés. Ce certaine ironie pour ces trois agnostiques, ils sont recours à l’essai lui a permis de prendre du recul souvent qualifiés d’admorim1, le titre vénérable vis-à-vis de la tyrannie de l’actualité immédiate. que dans la tradition hassidique les fidèles don- Yehoshua peut protester contre la poursuite des nent aux rabbins et docteurs de la Loi religieuse implantations ; appeler à refonder sur de nou- les plus éminents. Admorim séculiers, ils font, en velles bases le dialogue israélo-palestinien ; sup- effet, figure de grands sages, de mentors, consul- plier la gauche parlementaire et extra-parlemen- tés sur toutes les questions à l’ordre du jour, ce qui taire de mettre fin à ses haines fratricides ; criti- ne veut pas dire que l’opinion laïque et de gauche quer la confusion entre le politique et le religieux se reconnaisse toujours dans leurs opinions. au sein de l’État ; donner son avis sur la nouvelle Yehoshua est toutefois conscient de la loi du judéophobie en Europe ; même s’il cède volon- genre qui règle ce type d’intervention : quelques tiers à la pression médiatique qui se contente d’un minutes d’antenne sur la chaîne publique, condensé, il lui importe d’examiner de manière quelques milliers de signes dans tel ou tel quoti- plus systématique les causes profondes de l’an- dien. C’est trop peu pour favoriser une réflexion tisémitisme, de méditer la nature religieuse et approfondie, une enquête plus fouillée, la pro- nationale du fait juif, de reprendre à zéro le pro- position d’une théorie nouvelle. Yehoshua ne se blème de la légitimité morale du sionisme. C’est

1. Admor : acronyme de Adonenou, Morenou Ve-Rabenou qu’avant de prétendre changer le monde, il faut (Notre seigneur, notre maître, notre rabbi). d’abord le penser. Le repenser. Son point de

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 157 départ est toujours celui d’un chercheur en éveil théoriques apparaissent iconoclastes et déconcer- qui a lu toutes les thèses et n’en demeure pas tent le plus souvent, y compris ceux qui le sui- moins insatisfait. Celles-ci ne sont pas inutiles, vent sur le plan politique. Il aurait pu s’arrêter en elles apportent assurément des lumières, mais il chemin et préserver le consensus autour de son leur manque quelque chose — quelque chose qui œuvre littéraire ; renoncer à ce genre spécifique incite précisément Yehoshua à se saisir à son tour pour ne se vouer qu’à l’écriture romanesque où du problème. Il en ressent d’autant plus la néces- il donne toute la mesure de son talent créateur. sité que la réflexion qu’il apporte est novatrice et Et cependant, Yehoshua poursuit sa quête, inlas- souvent provocatrice. En ce sens, il est un agita- sablement. C’est qu’à travers ses quatre volumes teur. Il remue les idées reçues, les théories trop d’essais, il s’est engagé dans une course de fond. bien assises, les lieux communs confortables. Ce Qu’il s’agisse d’un roman ou d’un essai, l’écri- n’est pas qu’il affectionne la position du prophète ture est pour lui le lieu de la maîtrise : maîtrise ou celle de l’imprécateur, pas plus qu’il n’a de de la destinée de ses personnages, maîtrise d’une goût pour la polémique ou le scandale. Lorsqu’il situation qui peut être mise à plat, étudiée à sa constate l’onde de choc qu’a suscitée telle ou telle racine, jusque dans son tréfonds, offrant une de ses thèses, il ne se targue pas d’être incompris compensation, fût-elle imparfaite et relative, à un ou dissident. Au contraire : effet de sa culture réel toujours fuyant et insaisissable. rationnelle et démocratique, effet, sans doute Yehoshua a la disposition d’esprit révision- aussi, de son souci d’appartenir, il ne désespère niste, au sens noble et tonique qu’avait ce terme jamais de convaincre. Il multiplie interviews et avant que ne l’aient pollué ceux qu’il était plus conférences comme des ballons d’essai afin de juste d’appeler des négationnistes.2 Réviser, c’est- tester et affiner ses hypothèses ; puis, après publi- à-dire remettre en question une vérité consen- cation, il reprend son bâton de pèlerin pour dis- suelle afin d’examiner d’autres explications, siper d’ultimes ambiguïtés, reformuler des argu- d’autres hypothèses, pour en tirer de nouvelles ments restés obscurs et s’assurer qu’on l’a bien conclusions. C’est ainsi qu’il conçoit son rôle : compris. Sans jamais prétendre être sociologue tendre un fil entre le passé et le futur, tisser un ou historien, il s’infiltre dans cette chasse gardée lien entre le ciel des idées et le sol des réalités. pour poser ses questions demeurées sans réponse Un intellectuel ne remplit sa mission que s’il se et avancer ses thèses audacieuses. En vérité, il ne tient sur la corde raide : on ne pense pas si l’on ne prétend pas rivaliser avec eux sur leur terrain de prend pas de risques. prédilection. Ce n’est pas la science désintéressée Nous essaierons, dans les pages suivantes, de qu’il entend faire avancer par sa réflexion : les préciser les valeurs premières qui sont à l’origine savants le font très bien sans lui. En interrogeant de son engagement, pour mieux comprendre, à le passé à travers l’histoire, l’éthique, la littéra- travers elles, les convictions qui l’animent et les ture et la sociologie politique, il entend donner à changements qu’il appelle de ses vœux, afin qu’à ses vues normatives sur le présent et l’avenir d’Is- l’ambiguïté, au chaos, aux menaces qui pèsent sur raël une légitimité supplémentaire susceptible de 2. Dissipons la confusion : le révisionnisme que nous attri- favoriser le changement espéré. buons à Yehoshua n’a rien à voir également avec le pro- Mais autant ses romans lui valent des lecteurs gramme et le mouvement du même nom conçu et fondé par fidèles de livre en livre, autant ses propositions le leader de la droite nationaliste sioniste, Zeev Jabotinsky.

158 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Israël succèdent lumière et ordre, enfin la paix, d’un « homme sans qualités », pas plus qu’à l’abs- intérieure comme extérieure. traction d’un État neutre. Le propre de l’homme est d’inscrire sa condition, ses aspirations et son Né à Jérusalem en 1936 d’une mère originaire action dans un système de signes (la langue), un du Maroc et d’un père dont la famille était établie espace territorial (le lieu où il vit, qu’il y soit né ou en Palestine depuis cinq générations ; résidant qu’il y ait émigré), une communauté politique (le depuis 1967 à Haïfa où se perpétue une coexis- peuple dont il fait partie), et un réseau de valeurs tence judéo-arabe des plus harmonieuses, roman- et de pratiques (la culture), lesquels font l’homme cier et professeur de littérature, Yehoshua se défi- tel qu’il est – ensemble qu’il lui incombe, à son nit comme un intellectuel israélien. Ce n’est pas tour, de recomposer. L’intellectuel n’échappe pas seulement là un jugement de fait, une constatation à ce lot. L’arrachement qu’il proclame est une objective, mais aussi la désignation du cadre de fiction idéaliste : elle ne produit pas un homme référence privilégié qu’il ne considère nullement universel qui planerait au-dessus des contin- comme étroit ou étriqué par rapport à une vision gences, au-dessus des appartenances, au-dessus planétaire étendue à l’échelle de l’humanité au des identités, pour juger d’en haut et de haut le nom de laquelle il aurait pu s’exprimer. Sans être spectacle de l’humanité tout entière. Voltaire, indifférent aux malheurs du monde, Yehoshua Zola ou Sartre pouvaient bien, à travers l’affaire revendique pleinement son enracinement dans Calas, l’affaire Dreyfus ou les Réflexions sur la une communauté donnée. Contrairement à la question juive, se ranger du côté de l’universel, ils tendance dominante de bien des intellectuels n’en défendaient pas moins en France, en français qui se piquent de prendre leurs distances avec la et pour la nation française, une certaine idée de nation, l’État, la souveraineté, la politique, l’iden- la France à laquelle ils tenaient : en l’occurrence, tité culturelle et nationale, Yehoshua les reven- ouverte et généreuse. dique pleinement tout en les passant au crible de Cette liaison, organique pour ainsi dire, de ses convictions. La prétention de l’intellectuel à l’intellectuel à sa communauté nationale que s’émanciper de son identité, à se tenir à distance revendique Yehoshua est affaire d’efficacité et de de son appartenance grâce à l’exercice d’une rai- modestie à la fois. C’est fort de la connaissance son suprême universelle et transcendante, est, et de la pratique des codes internes à sa commu- pour lui, un vœu pieux, une promesse non tenue nauté qu’un intellectuel peut espérer être mieux et qu’on ne saurait tenir, une illusion dangereuse, entendu. D’autant qu’il ne s’agit pas, à partir de et surtout une auto-mystification. cette appartenance nationale pleinement assu- Ce n’est pas qu’un homme est fatalement assi- mée, d’exalter le génie du peuple en toute cir- gné à l’identité que lui confèrent son lieu de nais- constance, d’admettre en bloc ses choix passés et sance ou ses antécédents familiaux. Yehoshua présents, mais, bien au contraire, de lui signifier est trop attaché à l’idée de la liberté individuelle ses devoirs et ses lacunes, de l’exhorter à l’auto- pour ne pas admettre qu’un individu puisse déci- critique et à l’examen de soi. Inversement, c’est der volontairement de se détacher de sa commu- parce que Yehoshua n’a pas la maîtrise intégrale nauté d’origine. Au demeurant, nombre de Juifs des références culturelles, historiques et psycho- ont accompli cette métamorphose identitaire. logiques spécifiques aux autres nations, qu’il lui Yehoshua ne croit toutefois ni à la consistance paraîtrait difficile, malaisé, sinon incongru de

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 159 procéder à l’examen moral des États-Unis ou rencontres. « S’il a encore une sensibilité, une de la Palestine, par exemple. Il va sans dire que indépendance d’esprit, une conscience politique par rapport au modèle du clerc, tel que Julien et quelque chose qui s’apparente à de l’espoir, Benda l’avait défini, Yehoshua trahit, comme l’intellectuel, écrivait-il déjà en 1969, les appor- tant d’autres, sa vocation, si ce n’est que, pour tera avec lui en des lieux considérés comme per- lui, l’universel n’est pas fonction de l’audience à dus, là où d’autres ont déjà désespéré. Il nous faut laquelle on prétend s’adresser, mais du message avoir la naïveté qui vient après le désespoir. »4 que l’on tient, quand bien même celui-ci est déli- Cet optimisme lucide est, en fait, sa manière vré initialement à sa communauté immédiate. de déclarer son refus obstiné, buté même, du Si Yehoshua parie pour l’optimisme, ce n’est fatalisme. C’est un état d’esprit que Yehoshua pas en vertu d’une confiance naïve en un progrès juge opportun et indispensable pour que, face à moral qui, convergeant avec le progrès tech- l’adversité, l’homme déploie la plénitude de ses nique, se réaliserait à chaque fois un peu plus. responsabilités. Ce plaidoyer pour une responsa- Même si la marge de manœuvre est réduite, bilité active s’opposant au désespoir et au fata- même si les efforts ne sont pas couronnés de suc- lisme résulte d’une confrontation attentive au cès, Yehoshua refuse de désespérer. Il sait bien tragique de l’histoire juive ancienne et moderne, que ce monde n’est pas le meilleur des mondes, une dimension tragique à laquelle, trop souvent mais c’est le seul où vivent des êtres humains. à son goût, les Juifs se sont résignés en y voyant Or, l’homme a cette faculté, ce devoir même, de la contrepartie de leur élection. À cet égard, le perfectionner, comme si cette amélioration Yehoshua préconise le troc historique inaugurant ne dépendait que de lui, à l’échelle individuelle un cours nouveau dans l’histoire juive : action comme à l’échelle nationale, pour prévenir de temporelle contre élection spirituelle. Or ce troc nouvelles catastrophes. Ce volontarisme est pour a un nom, et nonobstant sa délégitimation, son Yehoshua l’antidote indispensable pour résis- assimilation à ce qu’il y a de pire dans le natio- ter à ce qui lui apparaît le plus pernicieux dans nalisme, Yehoshua s’en réclame sans fléchir : le l’histoire humaine en général, et dans l’histoire sionisme. Certes, il n’est ni ignorant ni insensible juive en particulier, la tentation du désespoir. à ce qu’il a pu signifier pour la population arabe Aujourd’hui encore, lorsqu’en maintes circons- de Palestine. Toute son action publique n’est-elle tances, — et elles sont hélas nombreuses — le pas vouée à réparer, au niveau local comme au découragement semble gagner le camp de la paix niveau étatique et régional, les dégâts de la guerre en Israël, Yehoshua ne cesse de réitérer son leit- qu’Arabes et Juifs continuent de se livrer ? Ce motiv : « combattre, d’abord et avant tout, avec faisant, il ne peut admettre que l’on occulte ou acharnement, le désespoir et le fatalisme, endi- sous-estime cette énergie libératrice qu’a été le guer la déception et la désertion »3. C’est ce refus sionisme et qu’il demeure encore pour un peuple de l’abattement qui l’anime dans sa tenace volonté aussi éprouvé que les Juifs. Yehoshua redoute que de dialoguer avec les Palestiniens, tout en restant la durée du conflit et son aggravation récente ne lucide sur les effets politiquement limités de ces 4. Avraham B. Yehoshua, “Meeting sans rencontre” 3. Avraham B. Yehoshua, « La totalité clarifiée entre le (décembre 1969), The Wall and the Mountain - The Extra- couteau et le missile », Politika, n°37 mars 1991, page 5, (en Reality of The Writer in Israel (Essays), Tel-Aviv, Zmora- hébreu). Bitan, 1989, p. 13, (en hébreu).

160 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures rétablissent la croyance en un éternel retour du n’ait plus de motivation de le faire. »5 Cet impé- « malheur juif ». Ce n’est pas qu’il ait la certitude ratif de la responsabilité vaut tant pour les Juifs que l’avenir est radieux et la haine définitivement que pour les Palestiniens. Mais comme Yehoshua conjurée, ce n’est pas qu’il ignore que l’Histoire estime devoir s’adresser aux siens, il se préoc- est tragique et que le mal présente quelque chose cupe d’abord de dégager la part de responsabilité d’irréductible. Le malheur juif est assurément d’Israël et des Israéliens, reprochant au gouver- plus une constante qu’une exception à la règle, nement comme à ses concitoyens de ne pas avoir un scandale intolérable. Mais il ne peut et ne doit fait tout ce qui était possible « pour ne pas pous- surtout pas dispenser de l’impératif catégorique ser [les Palestiniens] à une action suicidaire dans de penser ce qui peut et doit être fait pour trans- laquelle ils nous entraîneront également ». Et il former cette condition d’oppression. D’autant ajoute que « cette disposition suicidaire n’est pas qu’Israël, en dépit des contingences particulières autonome, elle dépend aussi de nos actes. »6 Et dans lesquels il se trouve, a permis d’opérer ce Yehoshua de reprendre à son compte la célèbre renversement psychique substituant la responsa- formule de Ben-Gourion pour la retourner dans bilité ici et maintenant au messianisme repoussé un sens inédit qui n’est pas celui du fait accompli, à la fin des temps. Le sort de son peuple inspire mais celui des effets de l’action : « Ce qui compte, à A. B. Yehoshua moins le devoir de commémo- ce n’est pas ce que diront les nations du monde rer les douleurs subies que la volonté de remé- (Goyim), mais ce que feront les Juifs ». dier et d’interrompre ce cours mortifère. Sisyphe Cette élévation de la responsabilité au premier ne saurait être un modèle dont il conviendrait de rang des attitudes humaines morales, Yehoshua s’accommoder. Ce refus de la fatalité souligne estime la devoir à une source juive (le sionisme), à a contrario la suprématie morale que Yehoshua une source grecque (Le « Connais-toi toi-même » accorde à l’exercice de la responsabilité. En de Platon), à quoi l’on pourrait ajouter également toute circonstance, l’homme doit se demander à une source française : l’existentialisme sartrien. quoi elle l’engage. Or, nul n’est exonéré de cette Le sionisme est d’abord pour Yehoshua la épreuve : et pas plus la victime que le bourreau. décision historique du peuple juif de prendre en C’est là que Yehoshua se montre exigeant, allant charge son destin, de se constituer en commu- jusqu’au bout de ce sens irréfragable de la res- nauté nationale majoritaire, de telle sorte qu’il ponsabilité. Que le bourreau soit coupable ne soit délivré des problèmes et des complexes dispense pas, en effet, la victime, et surtout les que pose la condition minoritaire en général, survivants, de penser à ce qu’ils auraient dû faire, et la condition minoritaire juive en particulier. mais surtout à ce qu’il leur incombe de faire pour Certes, Israël n’a pas été créé sans conflit, et à réduire le risque que le bourreau réitère son acte. ce jour, celui-ci polarise l’attention intérieure et Il faut agir comme si l’on était convaincu que internationale, menace son existence comme sa l’action que l’on mène est à même de modifier le légitimité. Toutefois, les attributs de la souverai- comportement de l’adversaire. « Certes, admet 5. Yotam Reuveny, Diokan 2 Avraham B. Yehoshua, Two Yehoshua, on ne peut rien faire si l’on passe à interviews and notes, Tel-Aviv, Nimrod, 2003, (en hébreu). côté d’une bombe qui est sur le point d’exploser, 6. Avraham B. Yehoshua, « La totalité clarifiée entre le mais, en revanche, on peut faire en sorte, sur le couteau et le missile », Politika, n°37 mars 1991, page 5, (en plan politique, que l’homme qui a jeté la bombe hébreu).

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 161 neté modifient la gestion du conflit. En ce sens, vaille doit être trouvée dans la psychologie indi- pour difficile qu’elle soit, la situation vécue par viduelle et collective des persécuteurs. Il prête les Israéliens n’est pas comparable, aux yeux de ainsi le flanc à l’accusation, qu’il récuse vigou- Yehoshua, à celle qui fut le lot des juifs en butte reusement, de justifier l’antisémitisme. Yehoshua aux persécutions. Même si la maîtrise de la force condamne à l’avance toute confusion, tout déra- engendre chez lui de graves inquiétudes morales. page, toute manipulation de ses thèses visant à C’est en s’appuyant sur la formule de Platon leur faire dire ce qu’il ne dit pas et ne pense pas. qu’il étend son enquête du niveau individuel Son approche se situe aux antipodes de la « haine à celui de la nation, et cherche à scruter avec de soi » : Yehoshua se garde bien de mettre en la même ardeur l’histoire collective présente cause quoi que ce soit de ce que les juifs font ou et passée. Enfin, on peut émettre l’hypothèse pensent. Ni leurs mœurs, ni leurs ambitions, ni d’une parenté sinon d’une influence sartrienne. leur patriotisme ou leur cosmopolitisme, ni leur Yehoshua adapte au contexte qui est le sien cette rapport prétendu à l’argent ou à la révolution ne idée d’une liberté en situation, d’une conduite sauraient passer pour des facteurs générant et jus- authentique et le refus de la mauvaise foi. tifiant une réaction hostile. L’antisémitisme étant un phénomène de longue durée, Yehoshua estime Cette conception d’une responsabilité tou- qu’il est trop réducteur pour un esprit en quête jours en éveil, soucieuse, en permanence, de de synthèse de se tourner vers ses occurrences procéder en amont comme en aval à son exa- historiques, discernant pour chacune d’elles le men de conscience — qu’avons-nous fait et que faisceau unique de causes conjoncturelles qui devons-nous faire ? —, si elle peut être enten- l’expliquent. Il doit bien y avoir, suggère-t-il, une due et apparaît même louable lorsqu’il s’agit du cause structurelle aussi permanente que l’anti- conflit israélo-arabe, suscite souvent malentendu sémitisme, qui permettrait de comprendre pour- et incompréhension lorsqu’elle est appliquée quoi celui-ci réapparaît de manière cyclique dans à l’antisémitisme. Il est moralement inadmis- des sociétés qui diffèrent pourtant les unes des sible d’expliquer la misogynie par le comporte- autres, autant, d’ailleurs, que les juifs, qui ne sont ment des femmes, le racisme par ce que font les pas les mêmes d’une communauté à l’autre, et noirs ou les Arabes. Et il ne devrait pas en être d’une époque à l’autre. Cette quête des racines autrement pour l’antisémitisme. C’est Theodor profondes de l’antisémitisme ne répond pas à une Lessing qui avait conceptualisé comme discours curiosité d’ordre historique et intellectuel. Il ne de « la haine de soi » et stigmatisé, à juste titre, s’agit pas pour Yehoshua d’appréhender le passé la prose de ces juifs convaincus que c’était bien en tant que tel, mais, une fois mis à nu ce fon- aux mœurs des Juifs qu’il fallait imputer l’origine dement structurel, de tirer les conclusions adé- de leurs maux. Lorsque Yehoshua se demande quates pour désamorcer sa résurgence éventuelle. s’il n’y a pas dans la structure même de l’iden- Affaire de survie ! tité juive un facteur de déstabilisation qui réveille La réponse sioniste classique avait consisté potentiellement les forces de haine, il est tout à à pointer du doigt l’exil, et notamment sa faille fait conscient qu’il s’avance en terrain miné tant politique et démographique : en tant que mino- il est suspect de chercher une explication dans rité ethno-religieuse au sein d’une population l’identité des persécutés, là où la seule raison qui majoritaire, les juifs, sont, de par leur disper-

162 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures sion, vulnérables face à une haine qui les vise. prémunir relèvent, bel et bien, de leur responsabi- Sans aucun doute, nombre de sionistes ont opéré lité, et le plus tôt sera le mieux. ce glissement consistant à voir dans l’exil, plus qu’une condition objective de l’antisémitisme, Ses propositions ne sont pas, comme le pen- sa cause immédiate. Yehoshua va plus loin et sent ses détracteurs, une apologie réitérée du sio- considère que ce qui altère le rapport des sociétés nisme. Ce serait réduire sa pensée au niveau de la majoritaires à leurs minorités juives est la double propagande. Elles découlent de sa conviction que structuration de l’identité juive. Celle-ci joue c’est aux Juifs de prendre les devants — comme sur les deux tableaux — identité religieuse forte ils l’ont déjà fait, au demeurant, en se regroupant d’ingrédients nationaux et identité nationale forte dans l’État d’Israël en majorité souveraine pour d’ingrédients religieux. Qui plus est, elle présente y recomposer l’identité juive dans sa dimension un aspect excessivement virtuel dans la mesure territoriale et linguistique, la rendant ainsi moins où l’on se réfère à une patrie lointaine où l’on ne virtuelle pour les Juifs comme pour le reste du vit pas et à une langue que l’on ne parle pas, mais monde. Toutefois, Yehoshua a pu constater que cette partie du peuple juif restaurée dans son que l’on cultive, l’une et l’autre, dans l’imaginaire foyer national, et à laquelle il appartient est, elle par souci de distinction. Voilà de quoi troubler aussi, exposée sous la forme de l’antisionisme, à les sociétés, lesquelles se retournent contre leurs la vindicte. Celle-ci dépasse souvent la critique juifs. Or, si l’on revient aux valeurs fondamen- légitime et place Israël au ban des nations. C’est tales invoquées par Yehoshua — son optimisme, là une raison supplémentaire de procéder à l’ac- son refus du fatalisme et son sens aigu de la res- complissement définitif de cette opération iden- ponsabilité — on devine aisément où il veut en titaire israélienne encore inachevée : dissocier venir et ce qui motive son approche et sa conclu- dans l’identité juive l’aspect national de l’aspect sion : puisqu’il est exclu que l’antisémitisme soit religieux. C’est alors que la révolution sioniste une fatalité permanente inscrite dans l’ordre des aurait un avenir. À s’arrêter en chemin comme choses, il faut tenir pour possible la perspective elle fait, elle résout certains problèmes, mais elle de l’éliminer, ou, du moins, celle d’en réduire le en maintient d’autres tout aussi cruciaux, et qui niveau d’intensité. Il faut, pour cela, agir, sur l’un sont liés non seulement à la diaspora, mais aussi ou l’autre des acteurs. Il est assurément peu pro- à la structure de l’État d’Israël et son identité bable que le protagoniste antisémite soit capable, tant par rapport à la population juive observante par enchantement ou par auto-persuasion, de qu’à la population arabe. Cette révolution, si elle renoncer à la haine qu’il éprouve. Il convient, venait à s’accomplir, aurait une portée décisive donc, de se tourner du côté des Juifs qui, peut- sur cette partie des nouveaux immigrants de l’ex- être, détiennent le moyen de diminuer la pression Union soviétique qui ne sont pas juifs en vertu antisémite, ce qui aurait l’avantage inestimable des critères du judaïsme traditionnel, tout en de les préserver d’une catastrophe à venir. Le étant Israéliens sur le plan civique, et, de surcroît, problème de l’antisémitisme reste bien celui des en voie de l’être également sur le plan de la lan- non-juifs. Il faut évidemment s’interroger sur gue et de la culture. Cette révolution identitaire, leur seuil d’intolérance ; mais dans la mesure où le sionisme en a posé les jalons avec la création les juifs sont les cibles visées, les moyens de s’en de l’État d’Israël et la production d’une identité

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 163 nationale israélienne. Il est indéniable qu’elle est indéniable que le terme n’a pas bonne presse. n’est pas stabilisée, qu’elle génère encore maintes Pourquoi devrait-on normaliser la condition juive ambiguïtés. Or, Yehoshua fut l’un des premiers à et liquider cet héritage singulier ? Pour s’aligner les cerner, une fois de plus. « Israélien » désigne sur l’Occident ? Mais celui-ci, pour avoir mis en une communauté politique : celle de tous les avant des principes d’organisation sur une base citoyens d’Israël indépendamment de leur appar- nationale, n’est pas aussi dégagé de ses racines tenance ethnique, de leur confession religieuse et religieuses, et chrétiennes en l’occurrence, qu’il de leur langue. Toutefois, il n’existe pas, officiel- le prétend. Cette normalisation implique qu’Israël lement et juridiquement, de nation israélienne ou coupe ses liens avec la diaspora. N’est-ce pas tout de peuple israélien. À cet égard, Israël n’est pas le projet sioniste qui est remis, par là, en cause ? encore, comme il le souhaiterait, au diapason des Yehoshua ne se fait-il pas ainsi, malgré lui, l’allié nations du monde. La normalisation d’Israël est de ces juifs antisionistes qui réclament à cor et à encore en gestation. cri la rupture inverse : celle de la diaspora avec Cette notion de normalité, Yehoshua en a fait Israël ? En outre, pourquoi Israël devrait-il renon- son leitmotiv, le mot-clé de sa réflexion sioniste, cer aux communautés juives à travers le monde au grand dam de nombreux Israéliens indéfec- qui se sont ralliées à sa centralité, alors que tiblement attachés à leur singularité juive. Ils y depuis une ou deux décennies à peine, un certain voient la réduction d’Israël à un « État comme nombre de nations développent plus que jamais les autres », ce qui leur apparaît une chimère leurs liens avec leurs diasporas respectives ? On impraticable autant qu’un idéal contestable. C’est voit bien que les propositions de Yehoshua sou- la raison pour laquelle son « Plaidoyer pour la lèvent autant d’objections que d’approbation, et normalité » fut l’essai éponyme du recueil tout forcent le respect par ceci qu’elles suscitent et entier7. Normaliser la condition juive suppose même ressuscitent un débat qu’on croyait tombé un étalon dont on peut se demander ce qu’il est, en désuétude. Dans l’esprit de Yehoshua, cette qui le détermine, et au nom de quoi on devrait normalisation n’est en aucune manière un renon- se soumettre à son hégémonie. Le mot présente, cement à des exigences morales. Inversement, ce en outre, une connotation péjorative qui l’asso- sont les partisans de la domination exercée sur cie à des notions telles que médiocrité, unifor- le peuple palestinien, ceux-là mêmes qui stig- mité et moyenne8. À l’ère du post-modernisme, matisent cette vision de la normalité, qui portent du multiculturalisme et du politically correct, il préjudice à Israël et en font un État comme les autres. Yehoshua entend par normalité le fait que 7. Le recueil d’essais publié en Israël en 1980 (Be-Zehout ha-normaliout, Tel-Aviv, Shocken) fut partiellement traduit les Juifs établis en Israël se sont enfin dotés des en français sous le titre : Pour une normalité juive (Liana instruments semblables à ceux adoptés par les Lévi, coll. « Opinion », 1992). nations – ce qui ne veut pas dire, évidemment, 8. Le terme en France a aussi ses avatars péjoratifs : outre qu’il en fera le même usage. Cette mutation mérite la mise en cause de la « normalisation » en psychologie par d’être explicitée par un changement de nom, pas- la critique anti-psychiatrique, notons également son emploi sant de l’identité juive associée à la diaspora à spécifique dans le vocabulaire politique pour désigner la mise au pas des Tchèques et de leur expérience de « socialisme à l’identité israélienne liée à l’État d’Israël. Elle visage humain » durant le « Printemps de Prague » », avec marque, pour Yehoshua, la métamorphose d’une l’invasion des forces du « Pacte de Varsovie » en août 1968. identité partielle en une identité totale – partielle,

164 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures en ce qu’elle est réduite et confinée en diaspora à d’une communauté immigrée), et, de surcroît, un aspect strictement familial, cultuel et commu- majoritaire jusqu’en 1948, partie intégrante de la nautaire, dépourvue de toute dimension collec- nation arabe, hégémonique à l’échelle de la région, tive et politique ; totale, en ce que l’État d’Israël ces élites politiques et intellectuelles revendi- offre, par le territoire du même nom où sa souve- quent, pour la communauté des Palestiniens raineté est établie, par la renaissance de l’hébreu d’Israël, ainsi qu’ils s’auto-proclament, outre comme langue parlée, littéraire et vernaculaire, l’égalité des droits, l’égalité devant la loi, outre par le regroupement croissant de ses membres la reconnaissance de leur personnalité culturelle, épars, par l’établissement d’un espace public où confessionnelle et linguistique, la reconnais- ils déterminent, comme un plébiscite de tous les sance de leurs droits nationaux : autrement dit, jours, l’identité politique et culturelle de la Cité. le droit de peser autant sur les symboles culturels Cette « israélisation » d’Israël serait, en fait, une de l’État que sur la décision politique – ce que républicanisation : elle institutionnaliserait défi- Yehoshua leur dénie, estimant que ce n’est qu’au nitivement la suprématie de l’identité nationale au sein d’une Palestine indépendante et souveraine, détriment de l’identité religieuse, ainsi que l’inté- voisine d’Israël, que les Palestiniens auront toute gration politique et nationale des Arabes d’Israël légitimité et toute liberté de réaliser la plénitude dans la nation. de leurs droits nationaux.9 Cette perspective effraie les sionistes religieux qui s’opposent tant à la laïcité institutionnelle de Avraham B. Yehoshua a toujours pressenti l’État d’Israël qu’à l’invention d’une nation israé- qu’une réconciliation durable et profonde avec lienne transcendant les clivages confessionnels. les Arabes exigeait une tentative méthodique L’État juif, tel qu’ils le conçoivent, exige, d’une de repenser le sionisme à la lumière des objec- part, le maintien de cette soudure unissant ces tions qu’ils avancent. Aussi convaincu soit-il deux composantes nationale et religieuse de du rôle bénéfique et même salutaire que le sio- l’identité juive, et d’autre part, la conformité de nisme a joué pour le peuple juif, de sa légitimité l’espace public aux lois religieuses relatives à la interne, il ne s’est pas dérobé à la tâche de pen- gestion de la Cité. ser, d’une manière exigeante, les fondements de Pour étayer sa vision des choses, Yehoshua sa légitimité externe. Non pas tant celle qui sied se réfère souvent au modèle républicain tel qu’il au monde occidental, mais bien la légitimité à s’est incarné en France depuis la Révolution. laquelle le monde arabe, et en premier lieu les Toutefois, en approuvant la logique de l’émanci- Palestiniens, pourrait consentir. Gageure ? Peine pation consistant à accorder tous les droits aux perdue ? Mais la résignation devant le rapport de individus, mais à n’en accorder aucun comme forces n’est-elle pas une base tout aussi aléatoire nation, Yehoshua n’a pas recueilli au sein des élites arabes d’Israël le soutien escompté. Sa 9. En 1985, une polémique fortement médiatisée a opposé proposition remaniée d’aligner Israël sur le sys- à ce sujet le poète et romancier palestinien Anton Shammas (auteur d’Arabesques écrit en hébreu) et Avraham B. Yehos- tème espagnol dans lequel les minorités basques hua en 1985. David Grossman a relaté dans son reportage sur et catalanes disposent d’un statut d’autonomie au les Arabes d’Israël l’échange franc mais courtois entre les sein d’un État-nation n’a pas été mieux reçue. En deux écrivains. Voir David Grossman, Les Exilés de la Terre tant que communauté autochtone (à la différence promise, Seuil, 1998.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 165 susceptible d’être remise en question s’il venait Il n’avait pas le choix ; cependant il est la cause à être modifié ? Une fois de plus, l’on voit que du malheur qui a frappé le blessé. »10 Yehoshua ne se contente pas de prendre position Pour se revendiquer comme Israélien, sur telle péripétie et telle conjoncture. Son devoir Yehoshua n’en reste pas moins juif : par cette d’intellectuel était de penser une légitimité uni- sensibilité qui le détermine à chercher toujours verselle du sionisme, différente des raisons tra- la responsabilité de l’homme juif dans l’Histoire. ditionnelles invoquées par les Juifs. C’est qu’il ne Responsabilité, et non-culpabilité. La nuance est suffit pas d’avoir raison au regard de Dieu et de la de taille. Infatigable, répondant à tous ces inter- Bible, au regard de l’Histoire et de sa culture. Il locuteurs, Yehoshua répond de leur destin. Et à faut fournir d’autres arguments qui puissent être défaut de l’avoir écrite, ne peut-on dire qu’il vit entendus et admis par celui à qui la cause a porté cette maxime : « Si je ne suis pas pour moi, qui préjudice. Yehoshua déconstruit, pourrait-on le sera ? Et si je ne suis que pour moi, qui suis- dire, les arguments ordinaires. Il les relativise et je ? Et si ce n’est pas maintenant, alors quand ? » montre bien qu’ils restent non opératoires pour (Pirké Avot, Maxime des pères). obtenir cette reconnaissance indispensable à la paix. Ayant démontré, un à un, la vacuité des (Postface à A. B. Yehoshua, Israël, un examen critères fondés sur le droit historique, le droit moral, Calmann-Lévy, 2005) religieux, le travail, les résolutions internatio- nales, la modernisation, il ne fait reposer, en der- Avec l’autorisation de l’auteur et des éditions nière instance, le droit d’Israël à s’être établi aux Calmann-Lévy que nous remercions. dépens d’une population autochtone que sur la 10. Voir « La guerre israélo-arabe de juin 1967 », in Isaac détresse. Ni plus ni moins. En un certain sens, on Deutscher, Essais sur le problème juif, Payot, coll. Études et peut dire que son essai est l’illustration argumen- documents, 1969, p. 167. tée de cette fameuse parabole par laquelle Isaac Deutscher, le biographe de Trostky, avait admis le sionisme : « Un homme saute du toit d’une mai- son en flammes dans laquelle plusieurs membres de sa famille ont déjà péri. Il atterrit indemne ; mais, en tombant, il heurte une personne qui se trouvait sur le trottoir et lui casse bras et jambes.

166 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Hors-dossier : Textes

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 167 168 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures MEDDEB LE SAGE : L’HONNEUR D’UN INTELLECTUEL

Souvenirs et réflexions mêlés

Philippe Zard

Souvenirs improvisés juive, un bien amical hommage »… Qu’on me pardonne de donner à ces lignes un tour inha- Le lecteur qui ouvre les Contre-prêches bituellement personnel. Mais en Abdelwahab d’Abdelwahab Meddeb sera sans doute étonné Meddeb, j’ai perdu un ami. Je l’avais rencontré de trouver, au revers de la page de couverture, au milieu des années quatre-vingt-dix alors que deux magnifiques reproductions d’enluminures nous étions tous deux assistants temporaires de du XIVe siècle. L’une, celle du bas, est une recherche. Plus âgé que moi, il était alors sur- Annonciation ; l’autre, celle d’en haut, repré- tout connu comme écrivain et poète – Phantasia, sente Mahomet recevant la première révélation 1986, Tombeau d’Ibn « Arabi, 1987… – et comme de l’Ange Gabriel. Ce que le lecteur ignore, c’est directeur de revues – Intersignes puis Dédale. Je le revers de ce revers : cette figuration du pro- le retrouvai comme collègue à l’Université de phète, Meddeb voulait en faire la couverture de Nanterre au début des années 2000, où il avait été son livre, ce que l’éditeur a refusé. L’affaire des élu maître de conférences cinq années plus tôt. Il « caricatures de Mahomet » était encore dans tous était à la veille de ce qui allait être pour lui, dans les esprits : par prudence, par souci sans doute de le contrecoup immédiat du « 11 septembre », la sécurité de son auteur, l’illustration avait été des années d’une extraordinaire fécondité. La reléguée dans les replis de l’ouvrage. Meddeb en Maladie de l’islam (2002), Face à l’islam (2004), avait été marri. Il était pour lui si important de Contre-prêches (2006), Sortir de la malédiction montrer que le fameux « interdit » de la repré- (2008), Pari de civilisation (2009) constituèrent sentation du Prophète n’avait pas toujours revêtu des moments clefs de notre vie intellectuelle. ce caractère d’absolu qu’on lui prête aujourd’hui. Cette production écrite fut accompagnée par sa Quant aux risques, il acceptait de les courir : mémorable émission Cultures d’islam (créée en depuis des années, des islamistes l’avaient ins- 1997) sur les ondes de France-Culture, festin crit sur leur liste noire. C’était cela, Meddeb : la d’intelligence et de pluralisme. culture, et le panache. Un sens de l’honneur : le En 2007, j’avais accepté de répondre à son sien, celui de son héritage islamique, et par-des- invitation et d’y parler avec lui de Nathan le sus tout celui de l’homme. Sage – une pièce de Lessing sur le dialogue des Aujourd’hui, encore sous le choc de sa dispari- trois monothéismes, antidote à tous les fonda- tion brutale, je rouvre certains livres qu’il m’avait mentalismes – et du Fanatisme ou Mahomet fait l’amitié de me dédicacer. « Pour Philippe, ces le prophète. Car c’était aussi cela, Meddeb : il Contre-prêches où nous nous croisons, amicale- aimait Voltaire, il savourait la controverse, détes- ment » ; « pour Philippe, présent dans ce livre, tait l’anathème. Voltaire faisait du Prophète de en amical hommage » ; « pour Philippe, ce Pari l’islam un monstre ? Soit, mais il dressait aussi de civilisation qui passe par la reconnaissance un tableau clinique du fanatisme qui n’avait rien

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 169 perdu de sa pertinence. Et au diable ceux qui, à sayisme, il faisait son miel de la mystique soufie Genève ou ailleurs, crient au sacrilège et appel- comme de la pensée présocratique, citait Mille et lent à la censure. une nuits en même temps que Jacques Derrida Sa retraite de l’université en 2011 n’avait nulle- ou Jean-Luc Nancy, le Coran, Dante, Raymond ment signifié la fin de cette activité fébrile et ins- Lulle, Spinoza et Joseph Conrad : rien de ce qui pirée. Il suivit avec passion – et un enthousiasme est profond ne lui était étranger. D’aucuns le qui ne lui faisait jamais perdre sa vigilance ni croyaient théologien, en raison de son étourdis- sa lucidité – la révolution tunisienne (Printemps sante érudition, de sa délectation à explorer les de Tunis, la métamorphose de l’histoire, 2011). antiques disputations, à s’alimenter aux contro- Après la publication de sa monumentale Histoire verses médiévales, à revenir aux sources cora- des relations entre juifs et musulmans (2013) niques. C’était une erreur : incroyant, amateur de avec Benjamin Stora, la nouvelle de sa mort bons vins, Meddeb appelait certes de ses vœux imminente vint le saisir à la fin de l’été 2014. Il la naissance de réformateurs de l’islam – « l’is- trouva encore la force d’appeler à voter pour faire lam, écrivait-il, attend son Spinoza pour l’initier barrage aux islamistes aux élections tunisiennes, au libre examen des Écritures qui, dans sa pru- d’enregistrer ses dernières émissions, de réviser dence même, démonte les préjugés des théolo- les épreuves de son dernier livre, devenu testa- gies ; et […] son Moses Mendelssohn, qui cher- mentaire : Portrait du poète en soufi. cha à réformer le judaïsme tout en restant fidèle Depuis 2011, nous avions un peu perdu à l’Aufkärung et à son alliance philosophique contact, mais il n’avait jamais quitté mon esprit. avec Lessing »1 – mais il était lui-même trop libre Je continuais à suivre avec affection et admira- pour s’inscrire dans l’ornière d’une confession. tion chacune de ses interventions ; je poursuivais L’islam était pour lui toute autre chose qu’une foi en silence un dialogue avec lui, et à chaque fois personnelle : un imaginaire, un terreau spirituel, que je risquais telle opinion sur nos sujets com- une mémoire familiale, une culture multisécu- muns, ces sujets où nous nous « croisions » – lui, laire dont une vie ne suffisait pas à explorer les le Musulman mécréant, moi le Juif mécréant, lui richesses, les sommets et les gouffres. Sa passion l’agnostique soucieux de l’islam, moi l’agnos- pour la chose islamique n’avait d’égale que son tique soucieux du judaïsme –, je me demandais intransigeance humaniste, son refus de laisser ce qu’il en aurait dit, ce qu’il m’aurait répondu. Il cet héritage culturel aux mains des ignorants, des était ce que l’on appelle un « contemporain capi- bigots et des fanatiques. tal » : l’interlocuteur par excellence, l’expression de son siècle et de ses tensions fondatrices. Ses ennemis ne s’y trompaient pas, d’ailleurs. Ils étaient nombreux. Du côté de ceux qui, géné- La position de Meddeb n’a cessé de susciter ralement à l’extrême droite, demeurent convaincus des malentendus. Il est vrai qu’elle était complexe, que de l’islam rien de bon ni de grand n’était jamais et qu’elle se prêtait par cette complexité même sorti ni ne pouvait advenir, on se méfiait de cet aux contresens de ceux qui, à l’un ou l’autre bord intellectuel qui évoquait les heures glorieuses de du spectre politique ou religieux, aiment à ranger la civilisation islamique : ceux-là lui en voulaient les penseurs dans des cases. Au croisement de la 1. Face à l’islam. Entretien avec Philippe Petit, Textuel, poésie, de la philosophie, de l’histoire, de l’es- p. 134.

170 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures assurément de contrarier le manichéisme qui leur Qu’attendre d’autre de l’ami politique de Tariq tient lieu de pensée. De là à le soupçonner d’être Ramadan ? Quant à ce dernier, il avait fini par une sorte d’agent double, adepte de la taqiya2, devenir son antagoniste électif. Je me rappelle fourrier avenant et trompeur de la conquête musul- combien Meddeb avait été affecté au lendemain mane de l’Europe, il n’y avait qu’un pas que la d’un débat télévisé dans lequel il avait été piégé bêtise ignorante n’hésitait pas à franchir. Mais ses par ce redoutable rhéteur et manipulateur. C’était ennemis venaient surtout de l’autre côté : celui des là plus qu’une blessure personnelle : chaque vic- intégristes avérés, des islamistes farouches ou cau- toire médiatique du prédicateur islamiste était teleux, des islamophiles béats, de tiers-mondistes pour lui un coup supplémentaire porté à l’hon- inconsolables. Ceux-là n’hésitaient pas à frapper neur et à l’avenir des musulmans européens. très bas. Pour eux, Meddeb était un traître, un Geisser, Gresh, Ramadan : dis-moi qui te hait vendu, un chantre nostalgique de la colonisation je te dirais qui tu es. De tels ennemis constituaient française – pour Vincent Geisser, sa célébration pour Meddeb un tableau d’honneur. Lorsque je de « l’islam des Lumières » ou « l’islam light » lui communiquai, en 2012, à l’heure de la révo- (sic) « évoque parfois les accents fortement assi- lution tunisienne, un nouvel article venimeux du milationnistes de certaines élites indigènes pro- même Alain Gresh qui lui reprochait ses silences françaises pendant la période coloniale »3. Un pas passés sur le régime de Ben Ali (reproche assez de plus dans la malveillance est franchi par Alain piquant de la part du directeur du Monde diplo- Gresh (visant d’un même trait Meddeb, Tahar Ben matique, dont on sait les indulgences à l’égard Jelloun et Abdennour Bidar) : des atrocités autrement sanglantes d’un Hafez « Heureusement, il ne manque pas de el Assad ou d’un Saddam Hussein), Meddeb me candidats pour occuper cette place du “bon répondit, lapidaire : « Nostalgique des procès musulman”, de celui qui dit ce que nous de Moscou : solidarité gauchistes/islamistes par avons envie d’entendre, et qui peut même anti-occidentalisme. Salut d’un Tunis profondé- aller plus loin encore dans la critique, car il ment divisé : effervescent ». Ce fut l’un de nos ne saurait être soupçonné, lui qui est musul- derniers échanges. man, d’islamophobie. Les Anglo-Saxons ont Oui, certainement, hanté qu’il était par l’hor- un joli nom pour désigner ces personnages, reur de l’intégrisme, il a pu faire preuve de com- “native informant” (“informateur indigène”), préhension pour des régimes qui, comme ceux de quelqu’un qui, simplement parce qu’il est noir Ben Ali, tiraient ce qu’il leur restait de leur légi- ou musulman, est perçu comme un expert sur timité du barrage qu’ils prétendaient opposer aux les Noirs ou sur les musulmans. Et surtout, visées islamistes. Oui, l’horreur du FIS ou du GIA il a l’avantage de dire ce que “nous” voulons lui faisait préférer, malgré son antipathie profonde entendre [...] »4 pour un régime liberticide, la violence des « éradi- cateurs » algériens à celle des fanatiques religieux.

2. C’est ainsi qu’on désigne en islam la nécessité de dissimu- Il savait, avec Paul-Louis Landsberg, que s’enga- ler ou de falsifier les principes de sa foi pour égarer l’ennemi. ger, c’est « se décider pour une cause imparfaite », 3. http://oumma.com/Islam-light-un-produit-qui-se-vend mais il avait choisi son camp au nom des exigences 4. http://blog.mondediplo.net/2012-03-25-Bidar-ces-musul- de l’heure. Cela n’a jamais fait de lui ni un thurifé- mans-que-nous-aimons-tant raire de la dictature ni un apôtre du néo-conserva-

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 171 tisme, à l’égard duquel il prononça des jugements Les combats d’un homme d’honneur sans appel. Lui qui n’hésitait pas, de manière itéra- Complexes, oui, tendus, contradictoires, tive, à parler du « fascisme islamiste »5 – tout en se comme l’Histoire et comme l’humanité, mais refusant à l’amalgame enveloppé dans l’expression d’une cohérence et d’une constance qui forcent « islamo-fascisme » –, croisa le fer avec Norman l’admiration, furent les combats d’Abdelwahab Podhoretz6 : favorable aux sanctions contre le Meddeb, « tout contre » l’Islam, en vertu de ce régime iranien, il demeurait résolument hostile qu’il se plaisait à appeler sa « double généalogie ». au bombardement7 d’un pays qui, à ses yeux, son- nerait le glas d’une alliance entre l’Occident et le Un premier combat, d’ordre archéologique : peuple iranien, qui ne pouvait manquer d’advenir aviver dans la culture européenne la mémoire de son histoire musulmane. Cette cause ne fut le jour où celui-ci se serait débarrassé de sa théo- jamais abandonnée, même aux pires moments cratie. Plus récemment, il s’était alarmé du tour- politiques. Rappeler la part européenne de l’hé- nant diplomatique américain en faveur des Frères ritage islamique et la contribution islamique à la musulmans encouragé par l’universitaire Noah culture européenne, en revenant avec obstination Feldman – inspirateur des constitutions irakienne à ce qu’il aimait appeler les périodes de « convi- et afghane –, parce qu’il voyait dans la notion de vance » et de dialogue, où se fertilisaient mutuel- « démocratie islamique » un chimérique et dange- lement les pensées grecque, juive, chrétienne reux oxymore8. et musulmane. La séquence andalouse en aura Au nom d’un « pari de civilisation » (qu’il certes été la plus glorieuse, mais non la seule. Nul opposait par défi au « choc des civilisations » angélisme, pourtant, dans ces évocations d’une huntingtonien), Meddeb soutenait les efforts des mémoire « heureuse ». Meddeb ne cherchait ni sociétés civiles arabes pour s’affranchir réelle- à minimiser les tragédies ni à escamoter l’asy- ment des pesanteurs despotiques de la tradition. métrie fondamentale qui, souvent, présidait à ces L’occidentalisation n’était pas pour lui synonyme échanges – que ce fût sous hégémonie islamique d’aliénation et d’impérialisme. L’acculturation, la ou sous tutelle coloniale. Mais même les conflits bâtardise, le métissage n’étaient pas une malédic- ne peuvent effacer les dettes – ni escamoter l’hé- tion, mais une chance : celle d’une modernité – ritage islamique de Dante, ni empêcher les Mille instrumentale, mais plus essentiellement critique et une nuits de féconder l’Europe, ni faire oublier – dont les pays et les sujets d’islam devaient s’em- ce que les philosophes et les savants arabes doi- parer sous peine de rester tragiquement à l’écart vent à la philosophie grecque, ou ce que la phi- du mouvement même de la civilisation. losophie médiévale doit aux savants arabes, ou encore le rôle de passeurs entre les mondes que jouèrent les penseurs juifs de langue arabe… 5. Sortir de la malédiction, op. cit., pp. 95 et passim, Contre- prêches. Chroniques, Seuil, pp. 82-88… Meddeb refusait toutes les simplifications, 6. Sortir de la malédiction, p. 98. aussi bien la « légende dorée » que certains cher- 7. Ibid, p. 100. chent à imposer au nom du politiquement correct 8. http://www.leaders.com.tn/article/abdelwahab-med- (l’image d’Épinal de l’Espagne des « trois reli- deb-les-fondements-theoriques-du-soutien-americain-a-l- gions » et de la « tolérance islamique ») que la islamisme?id=13109 « légende noire » que l’on réveille aujourd’hui en

172 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures vertu de biais tout aussi pernicieux, et qui vou- proprie la descendance de Camus qui était drait ramener toute l’histoire de l’Islam à un film l’un des rares à avoir eu la lucidité de refuser d’horreur. Explorer ces échanges, ce commerce, cette barbarie, quelle qu’en soit la cause ; ce cette circulation entre les langues, les cultures, fut, souvenez-vous, dans les années cinquante les religions, ce n’est pas se complaire dans une pendant la guerre d’Algérie ; et Camus était mièvre nostalgie, encore moins y chercher un isolé dans l’arène intellectuelle parisienne ; et modèle ; c’est refuser le piège du figement dog- moi-même, vingt ans plus tôt, je m’assimilais matique des identités, retrouver cette porosité à à ses détracteurs ; et ce n’est pas par infidé- l’autre qui constitue la condition d’un cosmopoli- lité ou par culte voué à la palinodie que j’ai tisme authentique. changé de position ; seulement, le temps est Le second combat de Meddeb fut de prendre un révélateur qui rend justice à ceux qui ont la mesure du péril islamiste et de le dénoncer gardé leur lucidité dans l’exception et la soli- sans relâche. Abdelwahab Meddeb avait choisi tude. [...] »9 son camp, et c’était celui des démocraties laïques. Il connaissait de près l’intégrisme, ses logiques, Sur les caricatures de Mahomet : après avoir ses ruses, ses stratégies, ses textes. On ne pouvait regretté la médiocrité des caricatures danoises, pas lui en conter. Il était consterné par la naïveté, exprimé sa révulsion devant les appels au meurtre l’ignorance ou l’irénisme de certains Occidentaux. et les manifestations intégristes, Meddeb ajoute, Dans ses engagements publics, ce voltairien n’a à propos de la désormais célèbre couverture de jamais fait défection sur ce terrain des libertés Charlie Hebdo, dessinée par Cabu, où l’on voit le et du combat contre « l’Infâme » : lutte contre la Prophète se désoler « d’être aimé par des cons » : coercition religieuse (la destruction des bouddhas « Ces foules en furie protestant par le feu de Bamiyan, le voile islamique et la liberté des et le sang contre des sous-produits de la cari- femmes, des homosexuels, des athées, des apos- cature sont en effets assimilables à des gens tats, des minorités religieuses…), dénonciation de d’une crasse bêtise ; et j’adhère à ce dessin, l’oppression intégriste sous ses formes étatiques car je désire voir l’islam se détacher de ceux (l’Iran, le Pakistan) ou non étatiques (FIS, GIA, qui en font une entité bête et détestable, pour Hamas, al-Qaïda, Daesh…). Sur tous ces sujets, qu’il soit ce qu’il peut aussi être ; une configu- Meddeb parlait clair, parlait dru. ration intelligente et aimable. »10 En veut-on des exemples ? Sur le terrorisme, bien avant le 11 septembre, Sur la charia, il ne sera pas moins incisif : il avait donné le ton, en s’inscrivant dans une « Nombre de ses dispositions sont en filiation camusienne : contradiction flagrante avec la Déclaration

« Pour ce qui concerne le terrorisme et 9. Abdelwahab Meddeb, « Le partage », Dédale, Multiple Jérusalem, n°3-4, 1996, p. 18. l’extrémisme islamiste, je serai tranchant : 10. Sortir de la malédiction, op. cit., p. 127. Ces lignes d’hom- l’un et l’autre représentent pour moi l’inac- mage à A. Meddeb ont été rédigées en décembre 2014, avant ceptable, rien ne peut les légitimer […] ; je les le carnage du 7 janvier 2015 au siège de Charlie Hebdo. Triste combats et continuerai de les combattre par consolation : Abdelwahab sera mort avant d’avoir vu ça. Mais les moyens qui sont les miens. […] Je m’ap- plus que jamais sa voix nous manque. (Note du 11 janvier 2015.)

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 173 des droits de l’homme [...]. Le choix me paraît De l’autre côté, il s’agissait aussi pour lui, divinement simple : soit entretenir vive cette refusant tout parti pris apologétique, de repérer incompatibilité, soit affronter la contradiction les sources spécifiques de l’islamisme, les res- [...] pour élaborer une problématique juridique sorts intrinsèques de l’intégrisme. Reconnaître mettant en question la sharî’a, sa lettre, les qu’il n’y a pas d’innocence musulmane, qu’il y limites de son interprétation, et déclarer son a dans les textes fondateurs de quoi alimenter la irrecevabilité si le législateur décide d’être fabrique des fous de Dieu, telle était aussi la res- cohérent avec l’esprit du droit actuel et les ponsabilité de l’intellectuel qu’il était. Dans La valeurs éthiques qui le sous-tendent. »11 Maladie de l’islam, s’énonce ainsi une récusation éclairée des positions d’Edward Saïd – trop sou- C’est là que commence son troisième combat, cieux à ses yeux, par peur de « l’essentialisme », celui qui relève non plus seulement de l’interven- d’exonérer l’islam de ses dérives terroristes : tion dans l’espace public, mais du travail de la « Autant je mets mes pas dans ceux d’Ed- pensée. La dénonciation morale ne suffit pas : il ward Saïd lorsqu’il rappelle la contribution de faut penser l’intégrisme. Avoir le souci de l’islam, l’islam à l’universalité, autant je m’en écarte lorsqu’il escamote la part du spécifique néces- pour Meddeb, ce n’était pas le défendre prioritai- saire à la compréhension de ses dérives, sinon rement contre ceux qui en avaient peur (car il y de sa maladie. [...] Je ne peux que condam- a souvent de bonnes raisons à cette peur), c’était ner les propos racistes et imbéciles de Silvio avant tout tenter de le soustraire à l’emprise de Berlusconi, ce qui ne m’empêche pas de réflé- la lecture fondamentaliste défendue par ses zéla- chir sur “les troubles inhérents à l’islam” qui, teurs. incontestablement, existent. Ce livre a cher- Comment déjouer l’intégrisme ? Comment ché à les identifier et à les analyser. »13 confondre les fondamentalistes ? Tâche intermi- nable. D’un côté, il s’agit de montrer, soit par les Dans Sortir de la malédiction, Meddeb iden- ressources de sa propre inventivité exégétique ou tifie ainsi quatre épreuves, ou quatre « stations » philologique, soit par le recours à des exégèses nécessaires à la « guérison » : « le devoir de sépa- oubliées ou occultées, que l’interprétation inté- ration » (parce qu’il n’est « de sujet que séparé, griste ne va pas de soi. « La tâche, pour ceux qui coupé, porteur de blessures »14, d’où la néces- sont au-dedans comme en dehors de l’islam, est sité de briser la consubstantialité du spirituel de mener le travail critique qui aide à restaurer et du temporel, du religieux et du politique, de les complexités, les subtilités, les nuances qui la vérité religieuse et de la vérité scientifique) ; palpitent dans certaines des lettres qui nourris- le devoir d’abrogation définitive du « djihad » 12 sent ses fondements » . De là aussi sa passion (« la perversion de la notion a tellement contri- pour le mutazilisme (école théologique tierce, ni bué à légitimer le crime que celle-ci se trouve à chiite ni sunnite, d’inspiration « rationaliste », jamais ruinée »15) ; l’épreuve de « l’altérité des qui survécut jusqu’au 13e siècle), le soufisme et 13. La Maladie de l’islam, Seuil, 2002, chapitre 31, ici cité autres courants minoritaires ou hérétiques. en version numérique (Kindle), emplacement 3088. 11. Ibid. p. 68 14. Sortir de la malédiction, op. cit., p. 13 et pp. 27-80. 12. Face à l’islam, op. cit., p. 140. 15. Ibid., p. 14 et pp. 80-154.

174 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures femmes » (en finir avec l’inégalité, la réclusion, et tion du texte. »20 le voile, « signe de l’asservissement et de l’infé- riorisation » érigé en « bannière » de la réaction De là, la nécessité de antimoderne16) ; la reconnaissance de « la vérité « relire (le Livre) dans une perspective de l’étranger »17, qui implique un partage de l’ori- qui neutralise la violence qu’il recèle, celle-là gine, un véritable pluralisme fondé sur l’émula- même qui est privilégiée par les ennemis isla- tion des différences. mistes. Et une telle neutralisation ne pourra Mais la condition des conditions est que soit opérer hors d’une lecture envisageant les brisé ce qu’il appelle « le tabou coranique »18. circonstances historiques de son avènement, pour distinguer dans le Livre sa part obsolète, Ce dernier point mérite examen. Les sources de caduque, et sa part pérenne, permanente. »21 la violence islamiste sont multiples. Il faudrait notamment distinguer entre la violence guerrière Meddeb va chercher les premiers remèdes (celle du djihad) et la violence juridico-politique jusque dans certains courants oubliés de la tra- (inégalités statutaires entre hommes et femmes, dition islamique (le mutazilisme, partisan de la musulmans et non-musulmans, limitation des thèse d’un Coran « créé »). Une exhumation en libertés individuelles). Pourtant, aucune de ces forme d’espérance : ces précieuses archives pour- entraves ne serait impossible à lever si toutes raient devenir, en des temps meilleurs, supports n’étaient subsumées par une violence en quelque d’une nouvelle légitimité. Processus d’« anam- sorte antérieure, une violence métaphysique, une nèse » indispensable, « levée de l’oubli » qui porte violence transcendantale (au sens kantien, en tant aussi bien sur les premiers siècles de l’Islam que qu’elle porte sur les conditions de possibilité de la sur certaines références majeures de la modernité révélation religieuse)19, qui tient au postulat théo- occultés par les pouvoirs officiels. Remettre ces logique le plus lourd : celui qui attribue la lettre textes en jeu, c’est remettre du « jeu » dans la même du Coran à Dieu : vision « fixiste » de l’islam, qui « paralyse le sens « Ce qui emprisonne le Coran dans sa commun islamique » : particularité négative, ce n’est donc pas son « Je le répète encore une fois : le Coran sens, mais bien le statut qui le sanctifie en porte dans sa lettre la violence, l’appel à la associant sa lettre à l’incarnation du verbe, en guerre. La recommandation de tuer les enne- identifiant ses mots à la parole même de Dieu, mis et les récalcitrants n’est pas une invention incréée et éternelle. C’est ce tabou qu’il faut malveillante, elle est dans le texte même du briser comme préalable à un libre examen, Coran. Mais j’ai déjà démontré que, d’une mobilisant aussi bien l’art de l’interprétation part, cette violence n’est pas propre à l’islam, que l’investigation historique sur la constitu- lequel, sur cette question, se révèle mimétique de la Bible ; et que, d’autre part, l’islam ne 16. Ibid., p. 15 et pp. 155-198. se réduit pas à cette violence. L’interprétation 17. Ibid., p. 15 et pp. 199-268. du sens donné à la lettre dépend de la lec- 18. Ibid., p. 16. ture qu’on en fait et des priorités accordées 19. Je ne sais s’il est arrivé à Abdelwahab Meddeb d’user de cette notion par laquelle je prends la liberté de traduire 20. Ibid., p. 17. sa pensée. 21. Ibid.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 175 à des prescriptions émanant de domaines battre son épouse. Après s’être indigné qu’une divers (métaphysique, expérience, lois, rites juge allemande ait cru bon, au nom du respect et cultes, théologico-politique). De nos jours, des cultures, de refuser la plainte d’une femme nous nous affrontons à des littéralistes aveu- musulmane battue qui demandait le divorce23, glés qui interprètent à la lettre le fameux ver- Meddeb fait état d’un débat philologique. Une set de l’épée [...] »22. islamologue renommée, Laleh Bakhtiar, aurait donné au verbe traduit par « battre » ou « cor- On l’aura compris, tout le travail de Meddeb riger » dans le Coran, un sens tout autre : celui revient à en finir avec la « clôture de l’interpré- d’« éloigner » – ce qui, on s’en doute, ne serait pas tation », avec la « fermeture des portes de l’ijti- de faible conséquence. Là où cependant un apolo- had ». Sa démarche peut, semble-t-il, se résumer giste aurait paresseusement saisi l’aubaine d’une en trois temps – dont l’esprit n’est, d’ailleurs, pas réinterprétation si libérale, Meddeb a l’honnêteté foncièrement différent de celui qui anime les cou- d’affirmer, sur la base d’une expertise grammati- rants modernistes et libéraux d’autres religions, à cale, que cette lecture n’est pas tenable – le sens commencer par le judaïsme. du verbe, dans le verset, est bel et bien celui de – Elle consiste d’abord à déconstruire la la violence. Trop empressée d’embellir le Coran démarche fondamentaliste : à montrer dans ou d’améliorer le sort de ses congénères, Laleh quelles conditions historiques et intellectuelles Bakhtiar aurait « manipulé le sens », en cherchant s’est constituée la doxa, la captation réductrice et « à tout prix à sauver une lettre mauvaise » : univoque des textes fondateurs par les courants « Malgré toute la sympathie que j’éprouve dominants ; à aller retrouver, dans les textes cora- pour Laleh Bakhtiar, je me dois de prévenir du niques mêmes, ce qui pourrait venir contrarier danger que comporte la manipulation de sens, l’interprétation pétrifiante du fondamentalisme. même si elle infléchit l’interprétation vers C’est la dimension archéologique et philologique. un horizon libéral et moderniste. Je préfère – Elle consiste ensuite à aller exhumer d’autres considérer la signification obvie et estimer textes, chez d’autres théologiens, susceptibles de que [...] ce verset appartient tout simplement faire pièce à la doxa. à la part obsolète, caduque, circonstancielle, – Enfin, quand ni les textes fondateurs ni les du Coran. [...] L’humanité a évolué et le stade débats théologiques périphériques ne permettent anthropologique de certaines prescriptions cette relecture vivifiante et humaniste, Meddeb coraniques appartient à une étape antérieure n’hésite à se prononcer pour l’abrogation pure et de l’évolution humaine. Voilà ce à quoi le bon simple, pour un aggiornamento sans concession. sens nous ramène, et la technique exégétique On l’a vu pour les notions de djihad ou de charia, se doit de se soumettre à cette procédure plu- décidément trop compromises à ses yeux. tôt que de détourner l’interprétation dans le 24 Un exemple montrera son honnêteté intel- sens de son désir » . lectuelle extrême. Il concerne la sourate IV, dite « Sourate des femmes », qui autorise l’homme à Belle leçon de probité. Aller aussi loin que possible dans la recherche d’une conciliation 22.Face à l’islam, op. cit., p. 145. Rappelons que le « verset de l’épée », dans la sourate IX, est celui qui prescrit de tuer 23. Sortir de la malédiction, op. cit., p. 191. les ennemis de l’islam, y compris les juifs et les chrétiens. 24. Ibid., pp. 194-195.

176 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures entre les standards éthiques et les prescriptions mans dirigée de concert avec son ami Benjamin musulmanes, tel est l’effort de Meddeb ; mais Stora. Il serait trop long d’aborder ici le rapport lorsque cette conciliation se révèle décidément riche, complexe, exigeant, mais foncièrement fra- impossible, il importe de donner toujours la prio- ternel qu’Abdelwahab Meddeb a su tisser avec la rité à la réponse éthique, sans truquer les textes. mémoire et le monde juifs. Sur la dénonciation Admettre qu’il y a de l’insauvable. Faire la de l’antisémitisme – y compris sous ses masques part du feu. Aider à mourir ce qui doit l’être, sans musulmans, antisionistes ou conspirationnistes mâcher ses mots. Au risque de choquer des mil- –, il sera resté d’une intransigeance absolue. Il lions de fidèles, Meddeb n’hésitait pas à prôner la était de ceux que désolait la fin de la présence fin de certains rites archaïques, comme celui de juive en terre d’Islam. Tout l’y prédisposait : son l’égorgement du mouton lors des fêtes de l’Aïd : origine tunisienne (elle n’a pas manqué, du reste, « Je rêve d’un dépassement de ce rite consenti au de nous rapprocher, car il se plaisait, en souriant, sang versé et à la chair dépecée [...]. Déjà lorsque à m’appeler son « compatriote »), sa connaissance j’étais enfant, je vivais le cauchemar de ma propre de l’histoire longue comme sa compréhension identification au bélier lorsque le couteau aiguisé aiguisée des convulsions récentes. lui tranchait la gorge. Comment ne pas penser Sur le plan du conflit israélo-arabe, il avait que ce cérémonial autour du sang versé incline depuis fort longtemps souscrit à l’essentiel : « une au geste qui coupe le cou de l’homme ? »25 solution raisonnable entre Israël et la Palestine, À propos du statut de dhimmi, Meddeb a été dans la logique de deux États souverains, dont également d’une clarté exemplaire. Sans doute, les territoires seraient circonscrits par la légalité concédait-il, ce statut a-t-il été un progrès en son internationale reconnaissant la légitimité d’Israël temps, au sens où il accordait une protection aux dans les contours des frontières d’avant juin 1967 minorités reconnues (juifs, chrétiens, zoroas- et la souveraineté de la Palestine dans une conti- triens) en leur permettant, moyennant tributs, le nuité géographique viable et avec Jérusalem, libre exercice de leur culte. Mais à l’ère démo- capitale partagée » – solution qui passait par le cratique, cette protection juridique asymétrique, renoncement « au droit du retour des réfugiés à révocable, pour tout dire humiliante, est devenue l’intérieur d’Israël, tout en légitimant leur retour de facto et de jure insoutenable : s’y accrocher à l’intérieur de l’État palestinien, doublé d’une comme à un modèle, c’était s’interdire de com- compensation financière conséquente » et par la prendre l’enthousiasme avec lequel les anciens reconnaissance israélienne du préjudice subi par dhimmis ont embrassé la modernité politique les Palestiniens du fait de la fondation d’Israël26. européenne qui faisait d’eux des citoyens à part Une ligne maintenue sans fléchir. Les jugements entière. sévères qu’il portait sur la politique du Likoud, sur le développement de partis et de discours Juifs et Musulmans : destins croisés racistes dans la société israélienne, le soutien Parmi ces anciens dhimmis, il y eut, chacun pondéré qu’il apportait à la cause palestinienne, le sait, des millions de Juifs. Il me plaît que l’une ne se sont jamais traduits par quelque complai- des dernières grandes œuvres de Meddeb ait été sance que ce fût à l’égard du terrorisme ni même cette Histoire des relations entre juifs et musul- 26. La Maladie de l’islam, op. cit., chapitre 22, emplace- 25. Ibid., p. 128. ment 3371.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 177 par cette obsession antisioniste que l’on ren- souvenir d’un « jeune Juif » tunisois qui, au len- contre trop souvent chez des intellectuels arabes. demain du triomphe israélien, n’hésite pas à venir Là encore, et pour ne citer qu’un exemple à sa défier ses compatriotes : mesure, son discours semblait d’une tout autre veine et d’une tout autre netteté que celui d’un « Discutant avec nous, courageux, accu- Edward Saïd, qui n’avait jamais su cacher son sateur, irréconciliable, tranchant, radical, malaise vis-à-vis du fait national juif. Pour tout bravant les ardeurs majoritaires, dénonçant dire, je n’ai jamais connu d’homme aussi étranger la lâcheté de ceux qui s’en étaient pris à des que Meddeb à la logique du ressentiment. Juifs sans défense [...] pendant que, sur le Rien ne le fera mieux comprendre qu’un des front militaire, dans le face à face des armes, chapitres les plus poignants de Sortir de la malé- ceux qui se réclamaient de la même cause se diction, intitulé « la sortie des Juifs » 27, chef- déchaussaient et fuyaient comme des lapins d’œuvre littéraire où tout est dit en peu de mots. couards, les pieds nus [...]. Certains, hysté- La scène se situe à Tunis en 1967 à l’époque de riques, se retenaient pour ne pas le contraindre la guerre des Six-Jours. Abdelwahab Meddeb s’y au silence, d’autres, confus, buvaient jusqu’à dépeint, au milieu d’un groupe d’étudiants tuni- la lie la coupe de la honte. D’évidence, pour ce siens, les yeux braqués sur l’imminence d’une Juif, ce face à face était une parole d’adieu à guerre dans laquelle Nasser « semblait prêt à la terre natale. La violence subie ne lui laissait laver tous les affronts antérieurs ». Le lundi 6 plus de place, plus d’espace pour se mouvoir juin, tandis que la presse arabe publie de trom- sans déroger à sa vérité présente et future. » peurs communiqués de victoire, les Tunisiens apprennent par la presse européenne la déroute égyptienne et le désastre arabe. Ce même jour, Infiniment mieux que toute analyse concep- Tunis est « à feu et à sang » : la foule, ivre de tuelle, ce récit nous fait pénétrer intuitivement représailles, attaque les derniers quartiers juifs dans les ressorts les plus intimes du conten- de la ville : « Un pogrom avait lieu sous mes yeux tieux judéo-arabe et de ses métastases actuelles. dans ma ville [...] les manifestants, disait-on, s’at- Meddeb y donne à lire ce que certains Tunisiens, taquaient même aux appartements [...] un de nos fussent-ils les mieux intentionnés, s’emploient anciens professeurs de lycée, très aimé, M. Pérez aujourd’hui encore à ne pas comprendre à propos [...] sortit de la grande synagogue en flammes en du départ des Juifs, en lequel ils ne sont pas loin portant des rouleaux de la Torah qu’il sauvait du de voir une désolante ingratitude. Et cette capa- feu ; il était hébété, en pleurs, balbutiant je ne sais cité de revenir sur soi, cette formidable aptitude quelles paroles remplies de stupeur, protégé par aussi à appréhender le vécu de l’autre, à donner un cercle d’anciens élèves venus l’extraire d’une accès à sa vérité, dans sa part d’irréductible et horde hystérique saisie de délire ». d’inconciliable, nous fait aussi saisir, en retour, Après avoir soulevé quelques hypothèses quel homme (et quel écrivain) était Abdelwahab sur le comportement équivoque du pouvoir, Meddeb. Celui qui a su aller si loin dans la sortie Abedelwahab Meddeb évoque en ces termes le de soi, dans la rencontre d’autrui, dans l’examen

27. Sortir de la malédiction, op. cit., pp. 217-221 pour les sans concession de ses propres mythes collec- citations qui suivent. tifs a gagné à jamais le droit d’exiger de l’autre

178 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures la même honnêteté, la même audace, vis-à-vis de l’étranger. Il y avait quelque chose d’élitiste dans lui-même et des siens. sa démarche – il aurait préféré dire « aristocra- L’événement, conclut Meddeb, l’aura définiti- tique » –, et seuls pouvaient le rejoindre sur ce vement vacciné contre la propagande arabe et ses chemin de crête ceux qui avaient déjà accompli, mensonges ; il aura été également à l’origine de la comme le Nathan le Sage qu’il aimait tant, un pas « dernière saignée juive que connaîtra la ville », de côté à l’égard de leurs propres allégeances. « perte irrécusable » qui prive les Arabes de C’est en quoi sa voix nous manque déjà. C’est cette « stimulante et nécessaire épreuve de l’alté- en quoi aussi ce grand intellectuel musulman rité, celle qui met en jeu la vérité de l’étranger et demeure un modèle possible pour l’intellectuel mesure la santé des cités ». juif à venir. Élargissant la notion straussienne de « mau- Meddeb, intellectuel arabe ? intellectuel vais juif », il avait écrit qu’elle suscitait en lui « le musulman ? Qu’importe, au fond, pourvu que désir de créer le cercle des mauvais : peut-être est- l’on perçoive dans la tension entre ces termes ce la solidarité entre les mauvais juifs, les mau- le goût d’une fidélité et l’impératif de liberté. Il vais musulmans, les mauvais chrétiens, d’autres est courageux d’être fidèle à son héritage envers mauvais encore qui saura limiter la malignité et contre toutes les exhortations à déserter – de du mal qui corrompt le monde avec les humains l’entretenir, de l’explorer, de le cultiver. Il est un qui l’habitent. » 28Si, au ciel des mécréants, dans autre courage, qui est de s’en libérer, par-delà le quartier des Justes, il existe un bistrot appelé toutes les intimidations et les chantages – de le « Le Cercle des Mauvais », j’aimerais bien aller critiquer, d’en jouer, d’en faire éclater les limites y retrouver Abdelwahab Meddeb, pour discuter et les interdits. Il nous est souvent demandé de encore avec lui. choisir entre ces deux courages : Meddeb, lui, possédait les deux et parcourait dans les deux Le 24 décembre 2014 sens la voie escarpée qui va de l’ancien au nou- 28. http://www.leaders.com.tn/article/abdelwahab-med- veau, de l’Orient à l’Occident, de sa patrie à l’uni- deb-les-fondements-theoriques-du-soutien-americain-a-l- versel, de l’amour de sa famille à la rencontre de islamisme?id=13109

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 179 LE TEMPS DES MIENS — DE MORIAH À BUDAPEST

Daniella Pinkstein

Lentement, et sans grande attente de retour, la tionnel engagement juif dans tous les domaines. situation des juifs d’Europe devient irrespirable. Fort peu sionistes, c’est pourtant aussi parmi eux L’effondrement des valeurs et symboles qui ont que naquit Herzl. À cette heure, les juifs hongrois reconstruit l’après-guerre, les « unes » inces- sont, par des retournements de l’histoire, et de santes ou obsessionnelles sur Israël, le retourne- leur histoire en particulier, la proie d’un antisé- ment pervers de la mémoire de la Shoah, la chute mitisme renaissant dans toute la société, revigoré molle, flasque de ce qui aurait pu être l’éthique par l’apologie de figures nationales ayant parti- d’une nouvelle Europe, entraînent, lames après cipé à leur destruction, et par l’entrée pétrifiante lames, la dislocation de l’« être » juif sur le du Parti d’extrême droite Jobbik au Parlement. continent. L’exemple des juifs hongrois en est Les musées de « l’Holocauste », de la « Terreur » d’une certaine manière l’exemple et l’épitomé1. et prochainement « des Destins » font éloge des Vaillants, quelquefois jusqu’à l’abnégation, sup- juifs morts, dans un environnement où pêle-mêle, porteurs de la Nation hongroise, les juifs furent comme s’il s’agissait d’un jeu de bonneteau, ils tour à tour, honnis, admirés jusqu’à la chute de sont escamotés parmi les affres de l’Europe, dont l’Empire Austro-Hongrois. Puis de plus en plus la férule soviétique qui emporta la moitié du écartés et quelques années seulement plus tard continent dans la dictature. massivement gazés, y compris dans les terri- Si la Hongrie s’est longtemps sentie au centre toires fraîchement reconquis à partir de 1938 de l’Europe, les juifs ont cru par ailleurs avoir sur la Slovaquie, la Roumanie et la Serbie, où ils réussi le pari d’y trouver leur place. La Shoah, avaient continué à honorer leur patrie d’origine. insurmontable, l’effondrement d’aujourd’hui, 80 % des juifs hongrois furent assassinés en font du centre de cette Europe un point noir que quatre mois, tandis que l’autre versant de l’Eu- l’on ne saurait fixer sans y distinguer une ombre rope commençait d’être libéré. Aujourd’hui, au terrifiante. Deux ans durant, j’ai pour l’élabo- nombre de cent mille, ils représentent la commu- ration de ma thèse, étudié cette communauté nauté la plus importante d’Europe Centrale et de inédite. Nous étions, alors, en 2004, la Hongrie l’Est. Ce que les juifs hongrois recèlent de tré- rentrait dans l’Union européenne. L’espoir était sors dans leur polyphonie est incommensurable. encore palpable. Leurs littératures, leurs philosophies, leurs arts, Je dédie ce texte, à ces juifs hongrois qui leurs dissidents, fort peu connus, voire pour un traversent à ce jour un grand désert, toute ma large nombre d’intellectuels totalement incon- considération, et l’honneur que je leur dois, d’être nus hors de Hongrie, a pourtant nourri à la fois devenue entre leurs mains, une juive européenne l’esprit européen et l’espoir qu’il charriait avant- debout. Éclairée, dirais-je même, d’une lumière guerre, mais a également encouragé un excep- sans reflet. 1. L’abrégé (ndlr). .

180 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures À ciel ouvert Daniella Pinkstein

À mon père

Je sais des hymnes que je tais. Et quand j’ai l’air de me dresser, mes sens à l’intérieur s’inclinent : aussi me vois-tu grand, alors que je suis humble. Tu peux obscurément me distinguer De ces choses agenouillées ; elles sont comme troupeaux qui paissent, et je suis le berger aux flancs de bruyères qu’ils précèdent quand vient le soir. Alors j’arrive derrière eux, perçois le bruit sourd des ponts enténébrés, et dans la vapeur de leur dos se dissimule mon retour2. Lajos Vajda : Self-Portrait

Je suis encore enfant, cinq ans tout au plus. « Si je ne réponds pas de moi, qui répondra de Mon père voyage régulièrement en Roumanie où moi ? Mais si je ne réponds que de moi — suis-je il achète du bois. Il va, vient. De ses voyages, il encore moi ? » Pirké Avot 6. a ne dit cependant jamais rien, rien si ce n’est cette inlassable distinction que je dois retenir « pour Mon père. Est-ce par lui que tout commence ? ne pas confondre » entre une capitale roumaine L’histoire, les histoires qu’il me raconte dans et l’autre hongroise. Au milieu, le Danube, je me l’apothéose fanatique d’un travestissement de soi, répète seule, frappant l’eau pour que son visage du monde, de l’histoire, forcent l’abysse qui me se reflète plus longtemps tandis que ses valises sépare chaque jour du monde, de soi de l’histoire. sont déjà faites. Lacune, vacance, dans laquelle la Hongrie va s’engouffrer toute entière. Entre mon père et moi, une distance vertigi- – Tu confonds, me dit-il. C’est simple, pour neuse d’âge nous sépare. Il existe, m’a-t-on dit, différencier Bucarest de Budapest, pense au fait une expression suédoise qui dit des enfants engen- que Budapest est la réunion de deux villes, d’un drés fort tardivement, qu’ils sont les « enfants côté Pest, « tu vois ? », de l’autre Buda, séparés de la glissade ». En effet, on ne pouvait trouver par un fleuve, le Danube, « tu comprends ? ». mieux. Je lui ai, pas de doute, glissé des mains. 2. Tous ceux dont les mains…. R. M. Rilke Devant mes yeux, c’est le siècle tout entier qui se

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 181 tient, siècle vide, creux, auquel mon père survit à ignorée. Une heure plus tard, la jeune étudiante la grâce de mythologies diverses. Ma famille ? Il a définitivement quitté les lieux. Je sors le temps dit qu’elle vient de Vilnius, ou de Riga, il ne sait d’acheter quelques vivres, mais à demi paralysée plus très bien. Mon second prénom ? Celui de ma par le froid, je me presse aussitôt de rentrer. En grand-mère qui aurait fui les pogroms, Cécile. ma courte absence, la clef et la grille ont, dans un C’est si facile Cécile. coup d’éclat, divorcé. Hogy mik vannak, és hogy kell vigyázni5… Discrètement, je fais appel à ma Kutya nehéz úgy hazudni ha az ember nem voisine directe, Zsuzsa, qui devant mon ravisse- ösmeri az igazságot3. ment de la voir, me croit irrévocablement bilin- gue. En vain, s’acharnera-t-elle (en jurons variés) Mais commençons par le début. La Hongrie, sur la grille. Discrètement, elle fait à son tour disais-je. appel à son voisin, qui discrètement s’enquiert La Hongrie s’est introduite dans mon histoire auprès d’un autre voisin, qui discrètement peu à comme la foudre s’engouffre dans le conduit peu rameute la totalité de l’immeuble. d’une cheminée. Rien ni personne ne m’attendait - Magyar ? là bas, pas de famille, pas d’histoire personnelle, - Nem. Francia vagyok aucun lien, c’est à peine si je pouvais nommer une - Nem lep meg6. ville autre que la capitale. Dès lors, c’est au nom de Clemenceau7 qu’aux Premier jour : Ferihegyi repülétér4, 25 mauvais jours, mon voisinage me saluera, ce février. Costumée en Parisienne, fine écharpe même voisinage qui au moindre coup dur sera à et chaussures vernies, j’ai l’impression ce pre- chaque fois à mes côtés. mier jour que l’avion m’a jetée comme un vieux paquet en pleine Sibérie. Pas la moindre idée de La raison officielle de ma venue était une ce que je fais ici. J’ai loué un petit appartement, bourse de recherches que j’avais obtenue pour rue Szinyei Merse, à une étudiante. Dès mon arri- l’étude des juifs de Hongrie. Pourquoi avais-je vée, elle m’explique qu’il faudra toujours prendre choisi un sujet aussi éloigné de ma spécialité uni- la précaution de fermer les trois verrous, puis la versitaire ? Exorciser mon enfance ? Je croyais, grille supplémentaire, me tendant une clef de la pourtant, qu’il n’y avait de ce côté rien à rédimer. taille de ma valise (je ne fais aucun commentaire, Surtout pas. J’ai grandi dans un lieu froid, sans malgré le sentiment entêtant que tout l’immeuble nom, dans lequel l’Holocauste était la chambre semble tenir sur une seule et même poutre et que 5. Expression vieillotte et populaire construite dans un mau- si un objet devait survivre à l’effondrement géné- vais hongrois et qui signifierait littéralement : « tout ce qu’il ral, ce serait, qu’elle se rassure, sa grille). « Je se passe et comme il faut faire attention ». compte sur ta discrétion » ajoute-t-elle en rou- 6. « - Hongroise ? lant les r, il est préférable que cette location reste - Non. Je suis française. - Cela ne m’étonne pas. » 3. « Il est bigrement difficile de mentir quand on ne connaît 7. Clémenceau étant pour les Hongrois la figure de la plus point la vérité ». Incipit de l’ouvrage de Péter Esterházy, Har- basse trahison, ayant participé et encouragé la signature du monia Caelestis (traduction Joëlle Dufeuilly et Agnès Járfás) Traité de Trianon (1920), qui valut à la Hongrie de perdre 4. Aéroport de Budapest. deux tiers de son territoire.

182 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures d’à côté. Mon père, construisait déconstruisait ou presque, du pain. « Szeretlek9 » : impertur- des comités, des associations, des fondations, bable, j’annonce à cet homme aux joues rondes je passais mes mercredis à encadrer par de et à la moustache broussailleuse, « szeretlek fines languettes de bois des photos inénarrables kenyeret ». Je suis pourtant sûre que je lui fais ma confiées par le Musée de Yad Vashem8. Mon père demande (szeretnék) dans le plus pur hongrois. se maudissait en Yiddish, et moi je lui écrivais À une lettre près, cet homme emmuré dans un ses discours, en français, des discours avec des mutisme volontaire, attend chaque matin, ma chiffres, des dates, des lieues dont Tréblinka déclaration, qui au mieux concerne son pain, au pire ses cigarettes. Je ne comprendrai qu’à la était le centre. À l’école, on parlait de mon père fin de mon premier séjour (soit un an plus tard !) comme s’il s’agissait de mon grand-père, avec lui, l’évidence de ses sourires… en effet, je retraversais le siècle, seule. Cécile, ce Ensuite, à Kodály körönd je prends le kis- n’est pas si facile. Lorsque j’ai quitté la maison, metró, jaune, jusqu’à Oktogon, puis marche à j’ai préféré ne plus songer à ces juifs, dont je me nouveau sur le boulevard Teréz jusqu’à ce que demandais au fond si mon père ne les avait pas j’atteigne la rue Dob. Dans le tambour des pel- haïs. J’ai fermé la porte. leteuses, le quartier tombe par pans entiers10, ces bâtisses que j’ai à peine le temps d’admirer Aux premiers jours, Budapest me donne l’im- s’effacent dans un nuage de fumée, la maison pression d’un constant déjà-vu, d’une ville qui construite par l’architecte Vilmos Freund rue dégage la nostalgie de tout un continent, d’un Káldy Gyula, les demeures du 11 rue Holló, de européanisme presque intact, encore conscient la rue Kazincy, de la rue Vasvári Pál, de la rue de sa culture. Je ne sais encore rien de ce pays, ou Nagymezö, à quelques mètres du « Broadway de plus exactement, tout ce que je sais, tout ce que Pest », de la rue Király, et tant d’autres encore. j’ai lu, aura vite fait de voler en éclats. En atten- Il faut marcher plus vite que les pelleteuses, plus dant, je marche beaucoup, qu’il pleuve ou qu’il vite que le temps et les disparitions. neige. J’ai souvent voyagé, séjourné longtemps dans d’autres pays que le mien. Où que je fusse, Dans la journée, je me rends dans les univer- je me perdais à quelques mètres de mon domi- sités avec lesquelles je collabore, puis démarre cile. Rien, ni mes errances, ni ma sédentarité ne mes interviews. Je rencontre dans un aveu- venaient à bout de cette « intranquillité » géogra- glement innocent des universitaires, témoins, anciens dissidents, philosophes, juifs demi-juifs phique. Mais, ici, rien ne m’égare, je marche sur d’origine juive convertis, et que sais-je encore. Si les traces laissées dans la neige par d’autres qui se mon organisation ne cesse de s’améliorer avec le sont détournés du mirage avant moi. temps et une meilleure connaissance de la ville, en revanche ma capacité à comprendre s’obs- Vers 8 heures 30, tous les matins, je m’engage curcit chaque jour un peu plus. Tout, au premier dans la rue Aradi, marche quelques mètres puis tourne à droite dans la rue Szív où j’achète chez 9. Szeretlek signifie « je t’aime », contrairement à « szeret- nék : je voudrais ». un maigre épicier, qui ne vend pour ainsi dire rien 10. Quartier d’Erzsébetvaros, ancien quartier juif de Buda- 8. Musée de l’Holocauste (Jérusalem) pest.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 183 abord, tient de la contradiction la plus paroxys- Au début de l’entretien, le directeur me traduit tique – deux Hongrois, trois opinions (au moins). les propos de son ami avec le plus grand soin, m’explique avec patience les conférences qu’or- Mon premier rendez-vous est fixé à Moszkva ganise le Président de cette mince communauté, tér à 18 heures. Il fait déjà presque nuit, jamais les horaires de la synagogue — celle récemment cette place ne m’a paru aussi moscovite, et com- construite, l’ancienne étant aujourd’hui trop ment reconnaître un Hongrois d’un autre, a keser- grande, trop vaste pour les absents. Mais rapide- vit !11 je n’ai jamais rencontré ce journaliste avec ment, leur dialogue s’accélère et je m’accroche qui j’ai tant insisté pour obtenir une interview. aux bribes que je comprends in extremis, juste - Hol van a fül12 ? avant que la conservation ne se close définitive- Sourire narquois (je suis habituée), et aucune ment : réponse de ceux à qui je m’adresse avec pour- - Nem zsidó ? Tényleg ? : interroge le tant le plus franc désespoir. Il ne viendra à l’idée directeur de l’Université. de personne qu’avec un ke supplémentaire, je - Nem15 : Répond, donc, Horváth János. cherche une cabine téléphonique13. Le journa- liste heureusement me reconnaît, quant à lui, à C’est ainsi que nous nous séparons, avec mille lieux. Une fois chez lui, je n’ai pas le temps maints remerciements, tout de même. de sortir mon magnéto, qu’il m’explique déjà E furcsa élet villanását16 qu’il appartient à la communauté Loubavitch, mais qu’il est libéral et soutient à ce sujet la Le soir tombé, je ne peux expliquer ma joie de femme rabbin, mais que, précisons, il est laïque. retrouver mon Szinyei Merse et ma grille. Zsuzsa Découragée, je ne pose aucune question. a posé sur le rebord de ma fenêtre un gâteau, Quelques jours plus tard, c’est à Debrecen délicieux comme l’enfer. Zsuzsa était dans une que j’ai rendez-vous avec Horvath János, le autre vie ingénieur agricole. Depuis sa mise à la « Président » de la communauté juive de la ville. retraite, elle s’est réhabilitée, de son propre fait, Je suis accompagnée du directeur de l’Univer- dans l’étude des chakras et autres métaphores sité d’été de Debrecen qui dit bien le connaître : mystiques. Elle soigne, guérit ou pas, dans un « barátom14 » m’invective-t-il à son propos, nuage d’encens et une musique « indienne » qui comme si ma langue avait encore fourché. Il résonne maigrement dans un magnétophone pour m’explique qu’Horváth est un nom fort répandu ainsi dire préhistorique. Zsuzsa veille, à sa façon, parmi les juifs qui, dès le XIXe siècle, ont magya- sur moi. risé leur nom. Je me demande du reste pourquoi Les jours s’installent dans la neige et le mon propre nom possède une consonance si alle- silence de Budapest, les interviews se succèdent. mande, sans correspondance aucune avec la lan- Je sors mon calepin, je note, j’enregistre chaque gue lettone ou lituanienne. Toutefois, sans plus de contradiction, chaque antagonisme que recèlent, réflexion, je sors, mon calepin et je note : Horváth. 15. « - Vous n’êtes pas juif ? Vraiment ? 11. « Sacré nom ! » - Non. » 12. « Où est l’oreille ? ». (Fül : oreille) 16. « Instant faits de foudre en cette vie d’étrangeté. », Ady 13. Fülke : cabine (de téléphone). Endre, Egyre hosszabb napok (Jours plus longs chaque jour, 14. « Mon ami » traduction Armand Robin)

184 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures dans cette Hongrie que je découvre, les décors de deux dans un petit restaurant qui sert tout au plus l’existence immense. Je m’y accoutume, et cesse cinq couverts, chez celui que j’appellerais pour d’en prendre ombrage comme si l’on se moquait l’occasion Balázs Imre et que le voisinage inter- du mur fissuré sur lequel je m’appuie. À force, ma pelle sous l’éponyme de « Bácsi18 ». Il vient de collection s’accroît, de sons, d’odeurs, de paroles, Nagyvárad19. Le plus souvent, il me parle de l’Eu- de lumières. Et moi, je grandis. Peu à peu, je ne rope, de son importance, du fait que « nous » ne sais plus au juste comment je peux encore son- rentrons pas dans l’Union européenne, mais que ger à repartir, en France ou ailleurs. Mentem mert « nous » ne l’avons jamais quittée. À sa femme vitt a járda a tág Andrássy-úton,/ Lassan mellém roumaine et à ses enfants, il ne parle qu’en hon- húzódtak, s múltak a barna házak, / Nem is sétál- grois. Ce dernier jour, je lui explique que je pars tam; mentem, de nem tehettem róla17. dans quelques semaines, que je quitte « le pays ». Il ne me demande rien, pas même si je reviens. Il Deux mois plus tard, je suis pourtant à l’Aé- me tend un plat « de là bas » dont je vois débor- roport Charles de Gaulle. Je porte au demeurant der une crème blanche, que mon estomac secoué une chaussure de trop ou la valise d’un autre, tant d’épouvantables sursauts après tant de fritures tout est soudain de guingois, moi, mon costume et de panés, renonce à observer. Lui, sa femme usuel et le spectacle qui se présente à mes yeux et leur jeune fils dont la beauté méditerranéenne et que je ne reconnais plus. Je ne prends toute- tranche si nettement avec celle de ses parents, fois pas le temps de m’arrêter très longtemps à s’assoient ensemble face à moi, et me regar- Paris, juste le temps d’envoyer quelques requêtes dent manger. C’est d’un embarras impensable… administratives : acte de décès de la dite Cécile et Entre deux laborieuses bouchées, Bácsi m’avertit naturalisation du digne grand-père disparu selon abruptement qu’il va raconter ce que sa femme les déboires mythologiques familiaux sur le front et son fils vont entendre pour la première fois. russe. Ce dont il fut témoin, « là-bas », à Nagyvárad. En effet, ses parents et lui habitaient à quelques Retour à Szinyei Merse : le temps s’est mètres de la scène, insiste-t-il. Ils logeaient à la radouci. Zsusza et ma tribu personnelle d’anti- lisière du ghetto, construit en toute hâte par les Clemenceau me saluent toujours d’une courtoise autorités hongroises, et dont l’évacuation pour ironie, mon épicier, bras croisé, attend toujours les camps de Transnistrie, puis d’Auschwitz fut aux mêmes heures, mon je t’aime matinal. La vie aussi brève qu’efficace. Plusieurs fois, il se lève s’est posée ici et la poutre tient mon immeuble de pour me mimer la distance, la distance qui le toute sa force miraculeuse. Avec le temps et la sépare encore de la disparition, des autres, des méthodologie de mon parcours quotidien, je m’ar- siens. Il raconte, lentement, exécutant plusieurs rête dans des échoppes que je connais, salue cer- fois le même mouvement obsédant. Il parle, long- tains que j’ai interviewés, et m’assois un jour sur 18. « Bácsi » est un terme qui signifie à la fois « Oncle » 17. « J’avançais, tandis que le trottoir me poussait vers le et « Monsieur », il désigne un homme à qui l’on porte de large boulevard Andrassy/ Lentement, des bâtisses mordo- l’affection. rées me frôlaient puis disparaissaient/ Je ne me promenais 19. Oradea (Transylvanie – Roumanie), mais que la commu- pas, j’avançais sans la faculté de m’en empêcher. », Szép nauté hongroise désigne toujours sous l’appellation hongroise Ernő, Magányos éjszakai csavargás. datant de l’Empire.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 185 temps. Il marche péniblement de la porte de son que je ne pourrais en supporter toute ma vie se restaurant à la cuisine, répète un geste, celui qui gravent sur un corps que le temps rend de plus désigne encore la distance, la même distance en plus léger, de moins en moins lesté sur cette qui l’éloigne des siens qui disparaissent au loin, terre. C’est donc ainsi que tu m’élevais ? À ciel devant de ses fenêtres. Le mariage de la mère ouvert. Tengerem ölelé karok / meleg homályú, de « Bácsi » à un non-juif leur avait accordé un lágy világa./ Egem az ésszel fölfogott/ emberi- peu de répit avant la fuite. Mais devant ses yeux ség világossága…20. Alors les yeux fermés je d’enfants, ses cousins, ses tantes, son grand-père, m’élève, me lève et tournoie, vivante, malgré tout, ses amis s’éloignent sans fin ; chaque jour, ils les avec toi, mon Père. Il suffit de fermer cette vie-là, regardent, muet, s’effacer dans le néant. Son fils et d’ouvrir celle d’Iszka puis je reprends la rue est aussi pâle que la neige. C’est ainsi, alors que Aradi, tourne à droite, emprunte la rue Szív21 « tu je tremble sous la table, qu’il découvre son passé, vois ? », un cœur pour un autre, et je préfère bien sa judaïté et son père qui, depuis avant même sa celui des vivants, « tu comprends ? ». À une lettre naissance, répétait, répétait entre la crème et le près, celle qui fait d’un mot un autre mot, j’aurai fromage, la scène de l’ultime départ. pu être l’« étincelle », le premier journal aussi de Je n’ai cette fois ni magnéto ni calepin, juste Lénine, à une lettre près, j’aurai pu naître sous la douleur commune. une autre étoile et me construire sous d’autres apparences, mais aurai-je été pour autant dans Je n’ai pas pu me résoudre à tout quitter, j’ai cette plénitude-là, debout. De mon père à mon laissé à Budapest nombre de mes affaires, de mes peuple : Juive. vêtements, de mes livres. Je reviendrai. Ceux qui fomentèrent une Europe possible Sous ma porte à Paris, je reconnais le timbre en pleine période stalinienne tandis qu’une autre de l’administration française. Sans hâte et sans Europe se gaussait d’un communisme au visage surprise, je lis que Cécile non ce n’est pas facile, « humain », ceux qui a une table de café, tandis jamais ne porta ce prénom. Jusqu’à sa stèle, elle que déjà la Hongrie avait rejoint l’Union euro- se prénomma Iszka. Quant à mon grand-père, péenne, me contaient un présent dont j’étais leur aucune trace ou presque, si ce n’est son acte de témoin — le témoin d’un diable malin et de ce mariage. Ni l’un ni l’autre ne sont de Riga ou de dieu polymorphe qui se disputaient la préséance Vilnius. D’après le peu que je recueille, leur nom dans leur conscience que ni les contradictions ni originel était Tabakine. C’est donc ainsi que je les fractures n’apeuraient, m’ont rendu ma dette, m’appelle : Iszka Tabakine. Je tiens ce maigre — sans crainte du ciel au-dessous duquel désor- courrier contre moi. Ainsi mon père aurait usé mais je peux marcher, en ce nom que je porte des mêmes obsédantes chimères pour m’éviter caché… l’incommensurable dette. Toi, qui pourtant, criait à tout fendre, l’imminence de la survie, toi auprès 20. « Ma mer : pénombre chaude et grise / des bras ouverts de qui j’allais, cahin-caha dans des conférences pour embrasser. / Mon ciel : la clarté bien comprise de ce de plus en plus nombreuses où je t’y voyais, qu’on nomme humanité. », József Attila, Már régesrég… chancelant, enseigner la Shoah et où pour cha- (J’ai découvert cela depuis longtemps : , traduction Geroges cune, je fus ta plume, tes yeux. J’ai 10 ans, j’ai Kassai.) 11 ans, j’ai 12 ans, chaque année plus de photos 21. Szív signifie « cœur ».

186 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures L’histoire marche au pas, Imre Kertész parlait de mes pas, pour que je puisse retourner de temps de la désillusion à l’Ouest à laquelle lui comme à autre dans cette Europe, celle qui a vu naître toute l’Europe de l’Est échappa, mon père n’est un Freud comme un Kafka, dans toute la com- sans doute pas un cas isolé. Les valises pleines de plexion de leur propre héritage et la considérable trésors, d’écrits inédits, de témoignages insignes, diversité de leurs aspirations culturelles, intellec- j’irai, errante, m’adresser auprès d’institutions tuelles, en lutte contre les ténèbres. Cette Europe pour qu’ils soient publiés, avant qu’ils ne se bri- d’antan, de laquelle mes mains, tremblantes, sent dans l’oubli. Non, je ne parle pas de l’holo- serrent encore quelques vers de Rilke, quelques causte insisterai-je, ce n’est pas mon propos, pas lignes éparses de Musil, ne sera plus. Seule dans ici, pas maintenant. Il ne s’agit que des vivants, un océan d’écrans plans, de télévisions, de bruits, ceux toujours présents ou ceux qui par leurs seule derrière ce monde au visage grimaçant, écrits ne cessent de renaître, non Miklós Radnóti il me revient alors l’écho des miens, que mon n’est ni ceci ni cela, jusqu’au seuil il mourra en père indistinctement évoqua. Ce qu’ils avaient poète hongrois. Toutes les institutions me ferme- rêvé, bâti, échafaudé, élaboré, pensé jusqu’aux ront leurs portes. silences, et dont il est l’heure aujourd’hui de res- tituer l’immensité. Je n’ai été en Hongrie en quête ni d’un passé ni d’une identité qui, forgés sur le tard, auraient été Mon pauvre père, a bisel mentsh22, perdu dans aussi trompeurs que dérisoires. Je ne peux rien l’Histoire, dont les pas ne purent jamais se frayer contre ce qui n’a pu m’être transmis, pas même vers le passé englouti des siens, a très probable- un peu d’espoir, finalement intrinsèquement lié à ment dû passer par la Hongrie pour y déposer un toute forme d’héritage. L’antisémitisme, la solu- caillou, au cas où. Au cas où je viendrais le cher- tion finale sont le fleuve maudit de cette Europe, cher... fleuve qui ne se traverse pas. Ceux qui croisèrent mon chemin, ces juifs hongrois au visage mul- Et je suis venue le chercher. tiple m’ont construit une passerelle, à la mesure 22. Petit homme (en yiddish)

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 187 EN ATTENDANT MARINE LE PEN

Brève réflexion sur la situation politique des Juifs de France en 2014

Philippe VELLILA

L’ascension de Marine Le Pen est la ver- liste au sein du parti républicain. Notons que les sion française de la montée du populisme dans églises évangélistes, pro-israéliennes, et les néo- toute l’Europe. Devenu parti attrape-tout à conservateurs, où les Juifs sont nombreux, n’ont partir d’un discours anti-islam, le FN a désor- pas réussi à faire basculer dans le camp répu- mais de quoi plaire aux Juifs de France. Plus blicain une communauté juive qui, après avoir largement, le Front national ayant réussi son accordé 78 % de ses voix à Barack Obama en opération de « dédiabolisation », rien ne s’op- 2008 1, lui a renouvelé sa confiance avec 70 % de pose à sa progression. ses suffrages en 2012. Mais la folie populiste est d’abord une folie * européenne, qui s’exprime de façon très différente Le virage à droite des Juifs de France n’a à l’est et à l’ouest du continent. Dans les anciens pas seulement profité à Nicolas Sarkozy. En pays communistes, il s’agit d’une extrême droite recueillant un pourcentage significatif des voix traditionnelle, faisant de l’hostilité aux Roms et juives en 2012, Marine Le Pen a fait bien mieux aux Juifs un thème majeur de son discours. Des que gagner des dizaines de milliers de suffrages : partis comme Romania Mare en Roumanie, et elle a dédouané l’extrême droite de son passé, lui le Jobbik en Hongrie, sont très représentatifs de ouvrant la voie à de nouveaux succès. cette tendance. De façon moins nette, le FPÖ autrichien, avant ses divisions, se situait dans L’Internationale populiste l’extrême droite classique. En Europe de l’Ouest, Le Front national n’est pas seul au Monde. Son l’extrême droite a muté. Elle a abandonné – du ascension participe de celle que l’on peut observer moins officiellement – le thème de l’antisémi- pour les partis populistes dans tout l’Occident. tisme au profit, si l’on ose dire, d’un discours anti- Aux États-Unis, la situation est un peu particu- islam. Ce changement présente plusieurs avan- lière, car c’est au sein du Parti républicain que le tages. D’une part, il participe de la stratégie de populisme s’exprime. Cela a toujours été le cas : « dédiabolisation » de l’extrême droite, donnant dans un système bipartisan, on trouve au sein de au populisme l’attrait d’un discours nouveau. En chacune des grandes formations une aile progres- rejetant l’antisémitisme, les partis populistes en siste et une aile conservatrice. Le Parti républi- Europe se dédouanent de leur passé. D’autre part, cain abrite en son sein une droite extrême faisant le discours anti-islam permet d’élargir l’audience, du communisme hier (avec le maccarthysme), de au-delà des classes populaires effrayées par l’im- la liberté des mœurs aujourd’hui (avec les églises migration, aux classes moyennes inquiètes des évangélistes), une obsession. Le mouvement du menaces pesant sur l’identité nationale. Enfin,

Tea Party, désignant l’État et la fiscalité comme 1. Voir notre article dans le numéro 13 (2009) de cette même l’ennemi principal, complète le dispositif popu- revue, Barack Obama, Israël et les Juifs.

188 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures cette mutation du discours permet des rappro- Europe. Notons avec intérêt que dans nombre de chements avec la droite classique. Au total, les partis populistes européens, les dirigeants s’affi- partis populistes déclarent leur projet compatible chent pro-israéliens, comme Geert Wilders, qui avec les valeurs des sociétés libérales, comme travailla dans un mochav pendant sa jeunesse, l’égalité homme-femme. Cet aggiornamento a ou Oscar Freysinger, leader de l’extrême droite payé. En Europe du Nord, les pays d’immigra- suisse qui déclarait en 2009 : « Notre parti a tion ancienne, après avoir proclamé leur volonté toujours défendu Israël parce que nous sommes d’intégration et organisé la diversité, cèdent de bien conscients que, si Israël disparaissait, nous plus en plus aux sirènes de la folie populiste. En perdrions notre avant-garde… ». Ce positionne- Europe du Sud, dans des pays où l’immigration ment en faveur d’Israël est d’abord un position- est un phénomène plus récent, le racisme pro- nement contre : contre le monde arabe, contre gresse rapidement, faisant le lit de formations l’islam. C’est précisément sur ce terrain que les d’extrême droite. En tout état de cause, le popu- connexions avec les communautés juives vont lisme est devenu une donnée incontournable de s’établir. la vie d’États démocratiques qui risquent de l’être de moins en moins. Le Parti populaire danois L’islam, voilà l’ennemi ! obtint plus de 12 % aux élections législatives de L’islamophobie a été théorisée par une his- 2011. Lors des élections du 9 juin 2010, le Parti torienne – juive, soulignons-le – Bat Yeor, qui a pour la liberté de Geert Wilders était devenu le inventé le concept d’Eurabia : l’Europe courrait troisième parti des Pays-Bas avec 15,4 % des un danger mortel en laissant l’islam s’implan- voix. Fort de ses 24 sièges (sur 150) à la deuxième ter, transformant le Vieux Continent en terre de chambre, il permit la constitution d’un gouver- mission pour le djihad et la charia. En Europe du nement minoritaire, mais en provoquant sa Nord, ce discours a été relayé par les responsables chute en 2012, il recula de 5 points aux élections des partis populistes. Après Pim Fortuyn, assas- législatives anticipées. Ses succès ont été depuis siné en 2002, Geert Wilders combat le nazisla- dépassés par le parti des Vrais Finlandais qui, en misme et veut interdire le Coran qu’il compare 2011, obtint 19 % des voix. Même la très prospère à Mein Kampf. En Scandinavie, l’hostilité aux Norvège accorda près de 23 % de voix au Parti Musulmans est renforcée par la peur face aux progressiste norvégien en 2009. D’autres partis comportements déviants et aux émeutes urbaines populistes obtiennent en Europe des scores spec- comme dans les banlieues suédoises en mai 2013. taculaires. L’UDC suisse est devenue le premier Notons que ce climat est ressenti douloureuse- parti aux élections fédérales de 2011 avec plus de ment par les Juifs, ultra minoritaires dans ces 26 % des voix. Les partis irrédentistes sont sou- pays, où ils ont dû fuir certaines villes, comme vent en tête dans les villes et les régions qu’ils Malmö. En Suisse, c’est bien l’hostilité à l’islam convoitent, comme la Ligue du Nord en Italie et qui a fait le succès d’Oscar Freysinger. À l’ori- le Vlams Belang en Flandre. Avec un Front natio- gine de la votation de 2009 contre les minarets, nal atteignant près de 18 % aux élections prési- il emporta un grand succès avec 57,5 % des voix. dentielles en France en 2012, on ne peut plus en Gageons qu’en Europe du sud, après la Ligue du douter : le populisme est le phénomène politique Nord en Italie, des partis populistes en Espagne le plus important de ce début du XXIe siècle en et au Portugal sauront jouer sur l’affaiblissement

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 189 des partis de gouvernement incapables de faire Communauté en déclin sortir leurs pays de la crise, en exploitant l’in- La régression est d’abord démographique : quiétante étrangeté d’un islam venu du Maroc après avoir culminé à 600 000 personnes pen- voisin dans ces pays jusqu’alors monocolores : dant les années soixante-dix, la communauté blancs et catholiques. juive est en déclin démographique. Le chiffre de 500 000 était couramment admis au début des En France, le Front national prospère aussi en années 2000. Il serait désormais plus proche de développant des thèmes islamophobes, mais pas 450 000. Un moindre taux de nuptialité, un taux seulement : un discours anti-européen contribue de mariage mixte proche de 50 % et une alya qui puissamment au succès du FN. Mais l’hostilité à a tendance à croître, contribuent à la diminution l’islam n’est jamais absente : l’Europe est accu- du nombre de Juifs en France. La décroissance sée d’être une passoire pour une immigration est aussi relative : après avoir dépassé 1 % de la sauvage qui profite d’abord aux ressortissants des population française, la communauté juive n’en pays musulmans. Ce discours est bien accueilli représente plus que 0,6 %. Notons également un dans la communauté juive qui depuis 2000 a une fait important pour le sujet qui nous occupe : les vision de l’islam de plus en plus négative. Il y a Juifs sont désormais dix fois moins nombreux que plusieurs raisons à cela. On évoquera bien sûr le les Musulmans, dont le nombre serait de l’ordre traumatisme de l’expulsion des pays du Maghreb de 5 millions. La régression est aussi d’ordre intel- dans les familles séfarades. Mais l’explication lectuel. Il paraît loin le temps où des Juifs domi- est un peu courte, et n’explique pas la résurgence naient l’agenda culturel avec des penseurs comme de ce sentiment plusieurs décennies après les Emmanuel Levinas, et plus tard la vague des nou- événements qui accompagnèrent l’indépendance veaux philosophes, où les écrivains à succès s’ap- des pays d’Afrique du Nord. En fait, l’hosti- pelaient Albert Cohen et Isaac Bashevis Singer, où lité à l’égard de l’islam a été considérablement le cinéma faisait la part belle aux films de Claude renforcée par le déclenchement de la deuxième Berri ou Claude Lelouch. Signe des temps, c’est Intifada et la naissance d’un nouvel antisémi- désormais le cinéma israélien qui intéresse un tisme étroitement corrélé aux événements du public cultivé, les succès populaires étant réser- Proche Orient : des actes violents qui sont le fait vés à des films comme La Vérité si Je Mens. Sur de jeunes issus de l’immigration, maghrébine le plan de la bataille des idées, des intellectuels principalement. Bien évidemment, l’assassinat et journalistes juifs (Alain Finkielkraut, Elisabeth d’Ilan Halimi par un gang des barbares dirigé Lévy, Eric Zemmour …) ont tendance à se focali- par un Musulman originaire du Sénégal en 2006, ser sur des polémiques qui leur attirent l’hostilité et la tuerie de Toulouse perpétrée contre quatre de beaucoup de Français, à gauche surtout. Sur le Juifs, dont trois enfants, par Mohamed Merah en plan politique, la présence de Juifs est de plus en 2012, ont considérablement renforcé le sentiment plus rare, et dans la jeune génération, seul Jérôme d’insécurité vécu par les Juifs de France. Ce sen- Guedj semble se faire un nom. Deux événe- timent d’appartenir à une minorité agressée est ments importants sont venus confirmer le déclin d’autant plus vif que la communauté juive est intellectuel des Juifs de France. Le premier est désormais affaiblie. la démission forcée du Grand rabbin de France, Gilles Bernheim. Ce dernier, qui passait pour une

190 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures autorité morale et intellectuelle, pratiquait le pla- Juifs lepénistes giat et l’usurpation du titre d’agrégé de philoso- La montée en puissance du populisme chez phie. Au CRIF, le nouveau président est un ancien, les Juifs se nourrit bien évidemment de ces peurs, Roger Cukierman, qui s’est fait réélire à l’âge de mais pas seulement. Le populisme est favorisé par 77 ans, et devrait terminer son mandat pour son l’ostracisme à l’égard d’une gauche que la majorité 80e anniversaire. À cette régression intellectuelle, des Juifs ont abandonnée depuis plus de 10 ans : on doit opposer la montée en puissance d’artistes en sus d’une hostilité à Israël qui lui est souvent ou d’écrivains venus du monde arabe (Tahar Ben reprochée, une moindre vigilance à l’égard de Jelloun, Yasmina Khadra, Rachid Bouchareb, l’antisémitisme lui est imputée. Notons que sur Abdellatif Kechiche) ou de l’immigration (Azouz ces deux questions, le pouvoir socialiste issu des Begag, Nina Bouraoui, Faïza Guène …) dans la élections de 2012 a nettement corrigé la trajectoire littérature ou le cinéma. Dans le débat d’idées, antérieure : entre son discours au Vel d’Hiv, son des intellectuels arabes – Malek Chebel, Soheib hommage aux victimes de Toulouse en compagnie Bencheikh — sont en train de s’imposer en déve- de Benyamin Netanyahou, sa présence au dîner du loppant une vision universaliste qui leur vaut res- CRIF et au congrès des communautés juives en pect et considération dans le grand public. Sur le juin 2013, François Hollande est un président très plan politique, des personnalités comme Rachida attentionné. À l’égard d’Israël, il fait même preuve Dati, Najat Vallaud-Belkacem ou Razzi Hammadi d’une compréhension parfois surprenante. Quant à sont désormais incontournables. En somme, le la lutte contre l’antisémitisme, avec Manuel Valls talent a changé de camp. au ministère de l’Intérieur, les agresseurs ne peu- vent compter sur aucun laxisme. Il n’empêche que Dans le même sens, on ajoutera que le rapport la gauche continue de susciter de la méfiance chez des Juifs à la société française s’est dégradé. Le la majorité des Juifs. Nul doute que le climat géné- développement de l’école juive qui scolarise un ral, avec la persistance d’un chômage important, tiers des enfants, alors qu’un autre tiers fréquente et une rigueur budgétaire qui ne dit pas son nom, aussi des écoles privées, contribue à un enferme- participe aussi de cette désaffection. Mais ce n’est ment de la communauté. La déferlante antisémite pas l’UMP qui en profite. On observera à cet égard des années 2000 a aussi chassé les Juifs de certains qu’à l’occasion d’élections législatives partielles, quartiers. Des villes de Seine-Saint-Denis auraient ce ne sont pas les candidats officiels de l’UMP perdu 80 % de leurs Juifs, et de nouveaux ghettos qui ont emporté les batailles électorales dans les – après Sarcelles et Créteil, les XVIIe et le XIXe circonscriptions où les Juifs sont nombreux : dans arrondissement de Paris, Saint-Mandé et Levallois la 8e circonscription des Français de l’étranger – se sont développés. Tous ces phénomènes ruinent qui comprend Israël, Meyer Habib, UDI, a été élu l’image d’une communauté bien intégrée. On ne contre la candidate de l’UMP, Valérie Hoffenberg, soulignera jamais assez que ces évolutions, qui, en le PS ayant été éliminé dès le 1er tour. Dans la 1re moins d’une génération ont bouleversé la physiono- circonscription du Val-de-Marne, Sylvain Berrios, mie de la communauté et sa perception à l’extérieur, candidat dissident de l’UMP a battu Henri Plagnol, sont d’abord motivées par la peur : peur du débat, maire de Saint-Maur, UDI soutenu par l’UMP, le peur des agressions, mais aussi peur de l’assimila- PS, là aussi, n’ayant pu se maintenir au second tion. Et la peur n’est jamais bonne conseillère. tour.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 191 Logiquement, le Front National devrait béné- critique du port du voile et de la kippa dans la rue, ficier de ce recul du PS et de l’UMP. Chez les que sa rhétorique est une figure imposée : « Si Juifs aussi, ce qui est nouveau. Déjà, en 2012, on j’avais limité ma proposition à la religion musul- l’a souligné dans ces colonnes2, les Juifs auraient mane, on m’aurait brûlée en place de Grève pour choisi Marine Le Pen dans une proportion (14 %) islamophobie… Il est évident que la kippa ne pose proche de la moyenne nationale (18 %), et dans pas de problème dans notre pays… Je demande deux bureaux de vote en Israël, la candidate du FN à nos compatriotes juifs ce petit effort… Je suis était arrivée en seconde position devant François sûre qu’une grande partie d’entre eux sont tout à Hollande. Au sein du Front National, des Juifs se fait prêts à faire ce petit sacrifice » (discours de sont constitués en une Union des Français Juifs, et La Baule, 22 septembre 2012). N’ayant pas réussi ont obtenu l’investiture de leur parti dans des cir- à se faire inviter en Israël, elle y envoya pendant conscriptions très typées comme Sarcelles ou le la campagne présidentielle son compagnon et XIXe arrondissement de Paris. De toute façon, la numéro deux du FN, Louis Alliot, et rencontra, peur favorise les extrêmes, et nul doute qu’après dans les circonstances que l’on sait, l’ambassa- l’affaire Merah, des incidents comme ceux qui deur de l’État juif à l’ONU en 2011. Vis-à-vis se sont produits à Argenteuil, à Marseille, ou à d’Israël, elle n’a pas encore franchi le pas comme Trappes, où des contrôles de femmes portant le ses pairs d’autres partis populistes européens, voile intégral ont dégénéré, exacerbent chez les qui, on l’a vu, sont ouvertement pro-israéliens. Juifs de France le sentiment que l’on ne peut Une tendance au FN a en effet tendance à soute- plus distinguer l’islam de l’islamisme. Ajoutons nir l’Iran et des régimes arabes autoritaires. Mais que dans les catégories populaires, où contraire- il s’agit plutôt de la vieille garde lepéniste. Les ment à la légende il y a encore beaucoup de Juifs, révolutions en cours dans le monde musulman notamment chez les employés, l’hostilité à l’égard aidant, cette tendance est en régression, et bientôt de l’Europe et le sentiment d’avoir été floués avec Marine le Pen pourra sans doute afficher un sou- l’euro, prédisposent à une bonne réception du tien à Israël de bon aloi. discours du Front National. D’autant qu’avec les Juifs, Marine Le Pen sait s’y prendre. Pour Marine Le Pen, son opération séduction vis-à-vis des Juifs de France dépasse largement Dédiabolisation réussie les enjeux de la conquête d’un électorat commu- À contre-courant de toute l’histoire de l’ex- nautaire quantitativement limité. Il s’agit, en pré- trême droite, dans le cadre de son entreprise de sentant des preuves de sa « judéo-compatibilité », « dédiabolisation », Marine Le Pen ne ménage pas de montrer que le FN d’aujourd’hui n’a plus rien à ses efforts pour séduire l’électorat juif, n’hésitant voir avec l’extrême droite d’hier, que sa xénopho- pas à déclarer : « Dans certains quartiers, il ne bie n’est dirigée que contre les immigrés illégaux fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni Juif, et les Musulmans. Au total, il s’agit de montrer ni même Français ou blanc » (discours de Lyon, que le FN est devenu un parti de gouvernement, 10 décembre 2011). Elle prendra soin de préciser, qui peut passer des alliances à droite et accéder au après son offensive contre l’abattage rituel, et sa pouvoir. Avec une telle approche, rien ne s’oppose 2. Voir notre article dans le n° 18/2013 de Plurielles, Les à une nouvelle progression de Marine Le Pen chez Juifs de France et l’élection présidentielle de 2012. les Juifs, comme dans l’ensemble de l’électorat. Le

192 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures FN a réussi son opération de « dédiabolisation », de ses propositions économiques, de ses projets de puisque le diable est ailleurs : dans les mosquées, sortie de l’euro… les banlieues… On ajoutera que les digues mises * en place pour s’opposer à cette montée sont en train de s’effondrer. Le Front républicain a mon- De toute façon, dans une période où les tré ses limites à l’occasion d’élections législatives ouvriers et les jeunes – les deux principaux partielles dans l’Oise et à Villeneuve-sur-Lot, où viviers électoraux du FN – sont à l’abandon, et les candidats FN sont arrivés tout près de la barre où les classes moyennes, paupérisées, sont terro- des 50 %. Il faut dire que la gauche n’a pas encore risées par leurs perspectives de déclassement, le révisé son argumentaire : ses rappels des méfaits populisme ne peut que prospérer. Marine Le Pen du fascisme sont inaudibles auprès d’un public qui se méfie de moins en moins du FN, et considère n’a pas de souci à se faire pour son avenir. Les de plus en plus qu’il s’agit d’un parti comme les Juifs de France, si. autres. Les adversaires de Marine Le Pen n’ont pas encore rénové un discours qui devrait beau- Philippe VELILLA coup plus dénoncer la démagogie et la dangerosité

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 193 KHURBN — L’HOMME CHAOS

Rachel Ertel

En yiddish, khurbn, est le mot qui dit la « des- World & Something. (Poème d’un monde flottant truction totale », par analogie avec la destruction & quelque chose). du Premier et du Second Temple dans l’Antiquité Son premier volume de Poésie s’intitule et de la diaspora qui s’ensuivit, connaissant à la Black and White (1960) fois des Âges d’or et des massacres. Le monde En 1972, quittant New York, il s’établit anglophone désigne cet événement sous le terme dans Alleghany Seneca Réservation. Pendant « Jewish Holocaust », erreur sémantique sur le des décennies, Jérôme Rothenberg fut la figure vocable et qui à mes oreilles sonne comme indé- de proue de l’avant-garde littéraire américaine. cent. Car il n’y a jamais eu holocauste, ni du côté Sa poésie embrassa et déploya le monde entier, des victimes, qui n’ont pas cherché à s’immoler, par intérêt pour la diversité, la multiplicité, le qui n’avaient pas choisi le kiddush – ha-shem, la métissage des êtres et des cultures. Refus obs- mort au nom de Dieu, ni du côté des bourreaux tiné et tenace d’une pureté raciale quelconque. qui ne cherchaient pas à sacrifier, mais à anéantir. Démarche qu’il intitula Ethno-Poésie. Il n’y a pas eu holocauste, il y a eu extermination. Une série d’anthologies, Technicians of the Sacred (1968, Techniciens du Sacré), Traditional En intitulant son cycle de poèmes Khurbn, Poetry of the Americas (1972 Poésie tradi- Jérôme Rothenberg rend aux victimes et aux sur- tionnelle des Amériques) Poems from Africa, vivants le droit de désigner au moins leur propre America, Asia and Oceania marquent la période mort par le mot de leur choix et leur rend la suivante ainsi que A big Jewish Book : Poems dignité que cela suppose. and other visions from Tribal times to the Present (Un Grand Livre juif : poèmes et autres visions En 1987, treize ans après la publication de de l’âge tribal à nos jours), revu et réédité sous son livre inspiré par ses ancêtres Pologne/1931, le titre Exilés dans le monde (1977-1988). Que pays où il n’avait jamais mis les pieds, Jérôme cherchait-il dans ces langages, métaphores, Rothenberg se rendit en Pologne et en particulier sensibilité, visions poétiques, quel ailleurs ? au bourg Ostrow-Mazowiecka d’où ses parents L’inconscient du poète peut-il le savoir ? avaient émigré en 1920. D’une créativité, d’une fécondité, d’une luxu- riance, la poésie de Rothenberg traversa cette En Allemagne, après la guerre, où il est sta- période comme un ouragan entraînant dans tionné à Mayence, dans les années cinquante, il son sillage nombre de disciples au cours des traduit déjà Celan, Gunther Grass entre autres. ces années turbulentes où « l’action painting », De retour aux États-Unis, il fonde des revues « poetry performance » et « street theater » ins- poétiques telles que Poems from the Floating crivaient une vitalité inconnue jusque-là dans

194 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures le paysage artistique américain, que l’Europe sonnelle, plus secrète : Poems for the games of admira, mais qu’elle n’eut pas l’audace d’adopter. silence, Poèmes pour le jeu du silence, publié chez Bourgois en 1978 1 et Poland /312 entre autres. Quant à moi, dès l’âge de vingt ans, j’avais commencé à traduire la poésie yiddish du Khurbn, Je vis toujours sous le choc, l’ébranlement que de l’anéantissement. Inconscience ? obsession ? causa en moi, la publication en 1966 de Khurbn. qui sait ? La poésie yiddish après le Khurbn ne Je n’ai cessé de traduire et retraduire ces poèmes, pouvait pas y échapper. L’anéantissement du dont chaque titre est en yiddish, tout en conti- peuple, l’étouffement et la condamnation défi- nuant à traduire du yiddish d’autres poèmes du nitive de sa langue dans les chambres à gaz et khurbn, stimulée par la fracture, l’écartèlement dans les exterminations par balles vouaient l’un entre les deux poésies, dans des langues et des et l’autre à l’anéantissement total. Pourtant la traditions si différentes. littérature et surtout la poésie yiddish ne furent jamais aussi fécondes. Elles s’inscrivaient dans Après avoir poétiquement parcouru le monde, une tradition millénaire, celle des prophètes de Rothenberg revient à ce non-lieu, à ce point la Bible dans leurs querelles incessantes avec les aveugle dans l’immensité de l’univers, à Ostrow- hommes et leur Dieu, celle des procès intentés Mazowiecka. par des rabbins et des rabbis, le plus connu étant celui de Kotsk, à un Dieu rancunier et féroce que Avec Khurbn, Rothenberg fait entendre sa les prières invoquaient néanmoins comme misé- voix aux côtés d’auteurs comme Paul Celan, ricordieux et bienveillant. Nelly Sachs, des prosateurs comme Primo Levi Les Lamentations sur les pogromes, les mas- ou Robert Antelme, qui cherchèrent à nommer sacres et les expulsions avaient créé un véritable l’innommable au cœur de l’histoire de notre canon d’écriture. Les poètes yiddish, nourris de temps. Mais étant donné son parcours de la lit- ces écrits, dès leur enfance ne pouvaient l’abolir térature universelle et ses diverses sensibilités, ni l’oblitérer. Et surtout face à un monde sourd formes, Rothenberg forgea une écriture qui ne et muet, ils n’avaient pas d’autre interlocuteur relève d’aucune norme préexistante. Rothenberg à la hauteur de leurs souffrances que ce Dieu forgea, à partir de toutes ses expériences précé- mythique à interpeler, à qui lancer leurs ana- dentes son canon personnel. thèmes, ce Dieu qui pour la plupart des poètes Il n’a pas d’interlocuteur métaphorique yiddish, comme pour Jacob Glatstein était « le privilégié comme les poètes yiddish. Les pré- Dieu de leur incroyance. » sences auxquelles il s’adresse, en les tutoyant sont des absences. Des absences qu’il chérit. Ce Le hasard (?) avait voulu que je sois étudiante, qui est prodigieux c’est la diversité, sémantique, puis professeur de littérature américaine à la lexicale, incluant des vocables étrangers à l’amé- Sorbonne. Une partie de l’œuvre de Rothenberg ricain, comme l’allemand ou le yiddish. m’était donc connue. L’ensemble m’était impos- 1. Poèmes traduits par Didier Pemerle, Jean-Pierre Faye et sible à maîtriser. Jacques Roubaud Mais déjà Rothenberg entrait dans une nou- 2. Traduit par Jean Portante et Zoé Skoulding, Paris, Carac- velle phase de création, plus intime, plus per- tères 2012

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 195 Dans sa déploration sur la langue abolie, la Dans ces trois lignes, la répétition quatre fois langue coupée, l’instrument même du poète, du mot « khurbn » proclame que c’est le seul vient en premier. Ce bouquet changeant, dispa- terme adéquat, le vocable qui dit tout. Il le trans- rate, composite, hétérogène que Rothenberg a met à son neveu en héritage. composé tout au long de son parcours vient trou- Dans la polyphonie de cette écriture, qui mêle bler et bouleverser le lecteur. Cette langue incon- les rythmes, les vers et la prose, deux tonalités nue et assassinée, il la tutoie. dominent. L’une élégiaque et tragique évoquant « Désastre dans la langue de la mère l’effacement d’un monde, aimé à qui il s’adresse ses paroles vidées et qu’il tutoie ou qui le tutoie. du parler ». L’autre brutale, pleine d’anathèmes (di toyte L’évidemment des lieux où cette langue avait kloles) et de malédictions pornographique avec cours, familière, maternelle, fraternelle, avec des scènes de pédophilie dont l’aspect mièvre dissimule les instincts les plus bas, le poète ne toutes les sensations spécifiques qui en font partie reculant devant aucune audace ni métaphorique — les odeurs, les goûts, la pomme, la cannelle, ni réaliste. Un champ lexical dégradant, scatolo- le miel, — la gestuelle, les intonations, les idio- gique, matismes qui la traversent, spécifiques ou adop- « femmes accroupies sur de longues planches tés de l’Europe, car le yiddish est l’Europe, à sa pour chier “tels des oiseaux façon, comme l’écrit Kafka. Tout ce continent perchés sur des fils électriques” meurt sous la botte nazie et avec lui tout ce qui est humain dans l’homme. Tous ces anéantisse- qui se barbouillent de fientes les uns les ments, tous ces évidemments, tous ces gouffres, autres. “ il les tutoie. Que te dirais-je douce ville ? Un langage crapuleux, effronté, indécent, qui Que la maladie est encore en toi déshumanise, animalise, les êtres, Que les morts continuent de mourir Les faisant s’entredévorer entre eux en se il n’y a pas de fin au mourir ? » dépouillant de l’indispensable vital, orpailleurs de menues monnaies, comme de miettes de nour- Quant à son oncle bestialement assassiné, il riture qui aurait peut être pu être salvatrice. ne peut dire sa souffrance et sa déchéance que dans sa propre langue, pourtant morte avec lui : Tous les aspects du khurbn sont évoqués dans Dayn mames bruder farshvundn in dem ce cycle de poèmes. De l’horreur à la complainte et khurbn un muz in mayn eygenem loshn redn loz l’élégie, à l’anathème, du soulèvement à l’abattage. mikh es redn durkh dir dos vort khurbn. Rothenberg pousse l’audace jusqu’à une déshu- Mayne oygn zaynen blind fun mayn khurbn manisation totale de l’homme, non pas de cet être ikh bin yetst a peyger.3 spirituel que nous aimons à voir en nous, mais une déshumanisation de la corporalité en exposant à 3. 1)« le frère de ta mère disparu dans le khurbn, doit par- ler dans ma propre langue laisse moi à travers toi dire le mot l’air les boyaux, les tripes, le foie où se loge un khurbn. Mes yeux sont aveugles dans mon khurbn, je suis œil, les poumons, le sexe, la dépouillant de la maintenant une charogne. peau, cette membrane protectrice de sa dignité.

196 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures L’espèce humaine a perdu sa face. Il n’est plus menait. Mais quand vient le temps des bilans, en qu’entrailles déchiquetées sans liens. Retour au lisant l’ensemble de ses écrits, une diversité, mais tohu-bohu. aussi une cohérence sans faille dans la démarche Tout ce que ces temps exigeaient ou la merde du poème frappe le lecteur. La multiplicité, la diversité, le Déversa sur le mur et le sol métissage, les mélanges ont abouti à réfuter à Le sexe déchiqueté parties génitales lacérée jamais la pureté mortifère. par les griffes des chiens”… C’est ce qu’on appelle un destin, c’est ce qu’on Plus un mystère les corps nus puis les corps Désossés et pourris… appelle faire œuvre. … » leurs longues entrailles pendantes… Et l’auteur le souligne lui-même : « Je ne Se pose alors au poète la question essentielle m’étais pas rendu compte, écrit-il, que (Os- … quelle lutte trow-Mazowiecka) était à une vingtaine de kilo- sa rage de beauté doit livrer pour faire un poème mètres de Treblinka… », de la confrontation du si laid qu’il chasse les autres voix poète avec l’anéantissement de sa famille naquit Car seul ce type de poème, celui de Rothnberg, Khurbn. « les premiers poèmes que j’entendis à par sa violence inouïe, reste pour sauver l’homme dans l’homme, pour sauver l’espèce humaine en Treblinka furent pour moi le message le plus clair dévoilant l’extrême de la souffrance et de la « lai- de la raison même de mon écriture de la poésie. deur ». Ils sont aussi la réfutation absolue de “on ne peut plus écrire de poésie après Auschwitz. Quand, à ses débuts, Rothenberg, éclatait dans tous les sens et faisait éclater le monde avec lui, il ne pouvait pas prévoir où cette course effrénée le

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 197 198 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Ont contribué à ce numéro

Dominique Bourel, est Directeur de recherche au CNRS, Centre Roland Mousnier (Sorbonne). Parmi ses livres citons : Moses Mendelssohn et la Naissance du judaïsme moderne, (Gallimard, 2004) ; ( avec Florence Heymann) Lettres choisies de Martin Buber : 1899-1965 , (CNRS Editions, 2004).

Antoine Coppolani, agrégé d’Histoire, ancien élève de l’École normale supérieure et de l’Uni- versité de Berkeley, est professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de Montpellier et cher- cheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand en Études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal. Il a notamment publié Richard Nixon (Fayard, 2013).

Boris Czerny, est chercheur au Laboratoire ERLIS EA 42 54 Université de Caen Basse-Normandie. Dernier ouvrage paru La Steppe de Tchekhov : Nouvelles lectures, (Presses Universitaires de Caen, 2012).

Rachel Ertel, agrégée d’anglais, a été professeure de littérature américaine à l’Université Paris- VII (Institut Charles V). Elle y fonda le Centre d’études judéo-américaines et y créa dans les années 1970 un cursus d’enseignement de langue et de littérature yiddish qui fut le principal lieu d’enseigne- ment universitaire du yiddish en France. Elle est aussi essayiste et traductrice. Dernier ouvrage paru, Brasier de mots (Liana Levi, 2003)

Carole Ksiazenicer-Matheron est maître de conférences HDR en Littérature comparée à l’Uni- versité Paris 3. Elle a publié Les Temps de la fin (2006) sur Joseph Roth, I. Bashevis Singer et M. Boulgakov et Déplier le temps : Israël Joshua Singer. Un écrivain yiddish dans l’histoire (2013, Classiques Garnier).

Fleur Kuhn Fleur Kuhn est docteur en littérature générale et comparée et post-doctorante au Centre de Recherches Historiques de l’EHESS. Elle est l’auteur d’une thèse intitulée Les Métamorphoses romanesques de la mémoire juive : entre imitation et subversion.

Héloïse Hermant, Agrégée d’histoire, ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, est maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Elle a publié, Guerres de plumes. Publicité et cultures politiques dans l’Espagne dans la fin du XVIIe siècle, (Madrid, Casa de Velázquez, 2012). . Martine Leibovici est maître de conférences HDR émérite en philosophie politique à l’université Paris Diderot-Paris 7. Elle a notamment publié Hannah Arendt, une Juive. Expérience, politique et histoire (Desclée de Brouwer, 1998) et Autobiographies de transfuges. Karl Philipp Moritz, Richard Wright, Assia Djebar (Editions Le Manuscrit, 2013).

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 199 Judith Lindenberg, chercheuse à l’EHESS (CRH), travaille sur l’histoire des écrits dans le monde judéo-polonais après la seconde guerre mondiale, elle a dirigé de 2011 à 2014 le projet ANR POLY sur la collection «la judéité polonaise» et co-anime cette année avec Judith Lyon-Caen un séminaire intitulé «Histoire des écritures de témoignage dans le monde judéo-polonais au XXème siècle».

Michael Löwy, est sociologue et philosophe. Il est directeur de recherche émérite au CNRS et enseigne à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il est auteur d’ouvrages sur Marx, Luckacs, Walter Benjamin et Franz Kafka. Parmi ses ouvrages : Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses sur le concept d’histoire, ( Paris, Presses universitaires de France, coll. “ Pratiques théoriques ”, 2001). Franz Kafka, rêveur insoumis, ( Paris, Éditions Stock, 2004), Juifs hétérodoxes. Messianisme, romantisme et utopie (Éditions de l’Éclat, 2010).

Charles Malamoud, est spécialiste de l’Inde, ancien Directeur d’Études à l’École pratique des Hautes Études. Parmi ses ouvrages citons La Danse des pierres, Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne, (Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2005) ; Féminité de la parole, Études sur l’Inde ancienne, (Albin Michel, 2005)

Richard Marienstras, était professeur d’Université, spécialiste de Shakespeare, essayiste, fonda- teur et président du Cercle Gaston Crémieux, cercle de réflexion diasporiste. Parmi ses ouvrages citons Être un Peuple en diaspora, (Éd. Les Prairies ordinaires, réed. 2014), Shakespeare au XXIe siècle: une petite introduction aux tragédies,( Minuit, 2000).

Daniel Oppenheim est psychanalyste et psychiatre, à Paris. Il a publié 12 livres, dont Peut-on gué- rir de la barbarie? (DdB 2012) et Héritiers de l’exil et de la Shoah (avec H. Oppenheim-Gluckman) Erès 2006. Ses travaux, dans le champ clinique ou littéraire, portent sur les traumatismes majeurs et la transmission de leurs effets sur plusieurs générations.

Hélène Oppenheim-Gluckman, psychiatre et psychanalyste. Ouvrages récents : Lire Ferenczi, un disciple turbulent, Ed Campagne Première, 2010, (avec Daniel Oppenheim) Héritiers de l’Exil et de la Shoah, entretiens avec des petits-enfants de Juifs venus de Pologne en France, Erès, 2006

Pierre Pachet, professeur des universités, est écrivain et essayiste. Parmi ses livres citons : L’Amour dans le temps. Essai autobiographique, (Calmann-Lévy, Paris, 2005), Devant ma mère. Récit autobio- graphique, (Gallimard, 2007).

Daniella Pinkstein, écrivain, philologue, spécialiste des minorités en Europe Centrale, ensei- gnante à l’Institut Lévinas, a travaillé pour plusieurs Institutions européennes. Son prochain roman est à paraître aux éditions M.E.O (Bruxelles), en 2015.

200 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures Jean-Claude Poizat, Agrégé de l’Université, rédacteur en chef adjoint de la revue Le Philosophoire, a publié notamment Intellectuels et juifs en France aujourd’hui, (éd. Le Bord de l’eau, 2014 !.

Izio Rosenman, ancien directeur de recherches au CNRS, rédacteur en chef de Plurielles, a coor- donné le numéro de Panoramiques, « Juifs Laïques. Du religieux vers le culturel. », éd. Corlet-Arléa, 1992. Dernière publication : Life during the camps and after: Displacement and Reconstruction of the young survivors, 2013, in “Displacement, Jewish Migration and Rebirth of Communities” (1945- 1967), edited by Manfred Gerstenfeld and Françoise Ouzan, (éd. Brill, (series “Jewish Identities in a Changing World”)).

Marie-Brunette Spire, fille du poète français André Spire, a enseigné l’anglais à l’Université Paris- Sud. Elle est aussi traductrice. Elle a traduit Israël Zangwill, notamment Enfants du ghetto- Étude d’un peuple singulier, (Les Belles Lettres,2012) .

Jean-Charles Szurek est directeur de recherche émérite au CNRS. Ses derniers ouvrages portent sur les relations judéo-polonaises : Juifs et Polonais 1939-2008 (co-dir. avec Annette Wieviorka), (Albin Michel, 2009), - La Pologne, les Juifs et le communisme, éd. Michel Houdiard, 2010.

Sandrine Szwarc, est Docteur en Histoire, professeur et journaliste. Elle a publié Les intellectuels juifs de 1945 à nos jours, (éditions Le Bord de l’eau, coll. : Clair et net dirigée par Antoine Spire, 2013).

Philippe Velilla est docteur en droit. Dernier ouvrage paru : La République et les tribus, (Buchet Chastel, 2014).

Philippe Zard est maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Paris-Ouest- Nanterre. Il a publié La Fiction de l’Occident (PUF, 1999) et dirigé plusieurs ouvrages (sur Albert Cohen, Franz Kafka, ou sur les rapports entre littérature et philosophie). Ses travaux portent sur l’imaginaire politique et religieux dans les fictions littéraires.

Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures 201 202 Plurielles numéro 19 – Intellectuels juifs.Itinéraires, engagements, écritures