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/ Stéphane Arthur, Olivier Bara, Camille Combes-Lafitte..., Les nouveaux cahiers de la Comédie-Française : « L'Avant-scène théâtre », 2013. Cette petite revue, d’un format pratique, agréable à feuilleter, joliment illustrée de documents anciens ou récents, tableaux, photos, portraits d’acteurs, maquettes de décors, etc., qui appartiennent aux archives de la Comédie-Française, a consacré son numéro de janvier 2013 au théâtre de Victor Hugo . Le texte se compose d’un assemblage d’articles, groupés de façon assez arbitraire qui n’a donc pas la construction rigoureuse d’un ouvrage d’une seule main. On peut lire chaque article indépendamment des autres et dans le désordre, en privilégiant tantôt le sujet, tantôt l’auteur. Cette lecture buissonnière est même à recommander car elle met en relief les échos, les empiètements, les différences de point de vue, ce qui est toujours intéressant. L’ordre que suit ce compte rendu n’est pas celui de la table des matières. Il est forcément discutable, il n’exprime sans doute pas toute la richesse de ce petit ouvrage mais on peut espérer qu’il donnera néanmoins envie de le lire. La théorie théâtrale Tous les auteurs des articles rappellent les caractéristiques du drame romantique hugolien, fondé sur les principes que Hugo expose dans la préface de , et qu’il met en pratique dans la plupart de ses pièces. - mélange des genres, qui consiste à renoncer à la distinction rigide entre tragédie et comédie, à mêler librement, dans une même pièce, gravité et comique, sublime et grotesque, comme dans la vie réelle

- refus des unités de temps et de lieu , caractéristiques du théâtre classique français ; Hugo conserve l’unité d’action pour l’intrigue principale mais ne s’interdit pas des actions secondaires qui n’ont parfois qu’un rapport assez lâche avec l’action principale, au point que des metteurs en scène n’hésitent pas quelquefois à les escamoter Ces principes bien connus ne sont pas les seuls sur lesquels repose le théâtre de Victor Hugo. Dans son article intitulé « Victor Hugo théoricien du théâtre », Camille Combes-Lafitte, en s’appuyant sur les différentes préfaces aux pièces publiées, montre que, dès ses débuts, Hugo va plus loin. - Pour lui le théâtre est un moyen d’enseigner et d’amener le spectateur à réfléchir sur des questions de morale et de politique. Il ne rejette pas les fonctions du théâtre classique de « plaire et émouvoir » mais il lui en assigne une de plus, à laquelle il tient énormément si l’on en juge par sa répétition dans les différentes préfaces de ses oeuvres. Dans la préface de Lucrèce Borgia, il dit qu’il « a charge d’âmes », dans la préface d’Angelo, tyran de Padoue, il indique vouloir faire du théâtre « un lieu d’enseignement ». Dans la préface des Burgraves , il dit que le poète doit « ne jamais offrir aux multitudes un spectacle qui ne soit une idée ». Autrement dit il ne s’interdit pas le théâtre d’idées , bien au contraire. Et les idées qu’il fait passer dans son théâtre sont, pour l’époque, d’audacieuses convictions en matière de morale ou de philosophie politique. Florence Naugrette, dans l’article intitulé « Le passé pour comprendre le présent », souligne qu’il justifie la mort du roi, par la bouche de Cromwell . Dans Le roi s’amuse il montre la Cour du roi « prostituée au mal » et le roi lui-même violant la fille de son bouffon. On pourrait multiplier les allusions critiques à l’égard des grands, des puissants, et au contraire les figures positives d’hommes du peuple ou de personnages féminins d’une étonnante force morale. Or il écrit ses grandes pièces à une époque de sa vie où il est encore tout à fait royaliste et même ultra en politique, ce qui fait dire à Jean-Marc Hovasse, dans son article sur « L’évolution politique de Victor Hugo racontée par sa dramaturgie » que son œuvre théâtrale est en avance sur ses positions officielles. Ce que pressentaient fort bien certains journalistes de l’époque puisque Le Figaro écrit en 1829, à propos de : « M. Hugo, l’auteur de tant d’odes royalistes, devenu tout à coup révolutionnaire ! Quelle étrange chose ! ».

Le risque, avec le théâtre d’idées, c’est qu’il peut aboutir à une forme exclusivement littéraire, un théâtre à lire, qui ne supporterait pas la représentation. Il a pu tomber dans cet excès avec des pièces qui ont connu, pour cette raison même, un échec retentissant, tels , ( parodiés dans Les Burgs infiniment trop graves ), pièce qui, en raison de sa longueur, de son côté statique et, à vrai dire ennuyeux, met fin, en 1843, à la première carrière théâtrale de Victor Hugo. Les pièces qu’il écrira ensuite seront publiées mais ne seront pas représentées de son vivant. Elles ont été écrites durant l’exil, publiées à partir de 1886 sous le titre de Théâtre en liberté . Certaines connaîtront un grand succès au 20è siècle, surtout Mille francs de récompense et Mangeront-ils ?. Il est probable cependant qu’il aurait aimé les faire représenter : on le voit au grand nombre d’indications de mise en scène qu’il a ajoutées au texte (voir l’article « Le théâtre en liberté »). En fait il a toujours écrit pour la scène, surtout à la grande période qui va de 1827 à 1843. Entre ces deux dates il a publié et fait jouer Marion Delorme, , , Lucrèce Borgia, Le Roi s’amuse, Angelo, tyran de Padoue, . Dès l’origine, il propose un texte mais aussi un spectacle et la place accordée au spectaculaire est un des principes sur lesquels repose sa théorie théâtrale. - Il condamne l’habitude des classiques de remplacer par un récit l’exposition d’une action violente aux yeux du public (on pense bien sûr au récit de Théramène dans Phèdre et à tous les procédés qu’utilisent les classiques pour éviter d’imposer au public la vue d’un crime ou d’un suicide sur la scène). Voici ce qu’en dit Hugo : « Vraiment ! Mais conduisez-nous donc là-bas. On s’y doit bien amuser, cela doit être beau à voir ! ». Au nom de ce principe, il jette aux orties la notion de bienséance et il n’hésite pas parfois à frôler le mélodrame. Le théâtre de Victor Hugo repose donc sur quatre grands principes : il mélange les genres, il refuse les unités de temps et de lieu, il se donne pour mission d’instruire le peuple, il donne à voir un spectacle sans concession d’aucune sorte.

La représentation théâtrale Cette brochure étant publiée par la Comédie-Française, il est tout naturel qu’elle accorde une large place à la mise en scène théâtrale. Cinq articles lui sont explicitement consacrés : - « Victor Hugo et la Comédie-Française » par une archiviste de la Comédie-Française - « Antoine Vitez et Jean Vilar, metteurs en scène de Hugo, par Florence Naugrette - « Mettre en scène le théâtre de Victor Hugo » par une documentaliste de la Comédie- Française - « Incohérences magnifiques du théâtre de Hugo », point de vue d’un metteur en scène actuel, Nicolas Lormeau - « Le Théâtre en liberté, de la dramaturgie contrariée à l’expérience scénique contrastée », par un professeur de l’Université de Grenoble Hugo est très attentif aux questions de la représentation théâtrale, même si l’on ne peut pas dire qu’il soit théoricien de la représentation autant qu’il l’est de l’écriture dramatique. Il donne énormément d’indications sur le décor, les costumes, les mouvements et même les expressions des acteurs qui indiquent une volonté de réalisme et de mouvement, d’animation, de dramatisation sur la scène. Il assiste aux répétitions, il les dirige le plus souvent. Mais il ne va pas plus loin car à son époque la notion de mise en scène telle qu’on la conçoit aujourd’hui n’existe pas. Inutile de dire qu’il est très exigeant sur le choix des acteurs. Son extraordinaire notoriété le conduira parfois à abuser de son pouvoir pour imposer ou proscrire tel ou tel, d’où des conflits avec la direction des théâtres ou avec la troupe. Ses démêlés avec la Comédie-Française sont pittoresquement décrits dans l’article d’Agathe Sanjuan. D’ailleurs il rêve d’un théâtre à lui où il jouirait d’une parfaite liberté. Après avoir donné Lucrèce Borgia au théâtre de La Porte Saint- Martin, il fait une tentative d’indépendance en inaugurant le Théâtre de la Renaissance avec Ruy Blas . Mais il revient toujours à la Comédie-Française où pourtant, dès le début, il est entré en conflit avec les acteurs et surtout les actrices. On se rappelle que Mlle Mars a bataillé avec lui pendant les répétitions d’ Hernani pour obtenir de ne pas prononcer : « Vous êtes mon lion superbe et généreux » et le remplacer par « Vous êtes mon seigneur vaillant et généreux », assez plat pour ne pas déclencher les rires de la salle. Dans le conflit quasi permanent qui oppose l’auteur et le théâtre, il ne faut pas oublier un troisième personnage : la Censure. Marion de Lorme est interdite en 1829, Le Roi s’amuse en 1832, la première accusée de s’en prendre à Charles X sous les traits de Louis XIII, la seconde accusée de glorifier le régicide. En revanche le comité de censure autorise Hernani , en espérant que la pièce tombera d’elle-même sous l’indignation du public. Il faut lire le procès-verbal du comité de censure « [La pièce] m’a semblé être un tissu d’extravagances, auxquelles l’auteur s’efforce de donner un caractère d’élévation et qui ne sont que triviales et souvent grossières. Cette pièce abonde en inconvenances de toutes natures […] Toutefois, malgré tant de vices capitaux, nous sommes d’avis que, non seulement il n’y a aucun inconvénient à autoriser la représentation, mais qu’il est d’une sage politique de n’en pas retrancher un seul mot. Il est bon que le public voie jusqu’à quel point d’égarement peut aller l’esprit humain affranchi de toute règle et de toute bienséance. » On sait que Victor Hugo a prévenu les réactions hostiles en faisant appel à ses amis de la Jeune garde romantique et que le jour de la première le spectacle était dans la salle autant que sur la scène. Il vaut la peine de signaler que la présente brochure reproduit le récit plein de couleur et d’entrain qu’en a fait Théophile Gautier, qui avait lui-même puissamment contribué à la manifestation. On peut comprendre que la Comédie-Française ait parfois mis de la mauvaise grâce à reprendre des spectacles qui pouvaient à tout moment être interrompus par la censure. Et cela en dépit des recettes très avantageuses qu’ils lui procuraient. Car le théâtre de Hugo, en dépit de ses détracteurs, a connu de son vivant un très grand succès, que l’exil même n’a pas interrompu. En 1867 l’impératrice elle-même assiste à la première d’une reprise d’ Hernani dans une nouvelle mise en scène conçue par Meurice et Vacquerie, les fidèles amis de l’auteur. En revanche le théâtre de Hugo a presque cessé d’être représenté entre la fin du 19è siècle et les années cinquante. C’est Jean Vilar qui lui a redonné vie et Antoine Vitez a pris la suite. Florence Naugrette fait le récit de ce retour en grâce dans un très intéressant article. Jean Vilar n’a pas accueilli spontanément Hugo sur la scène du TNP.C’est Louis Aragon qui a demandé à Vilar de reprendre le théâtre de Victor Hugo. La réaction de Vilar a de quoi nous surprendre : « Jouer une pièce de Hugo ? C’est pas sérieux », se serait-il exclamé. Aragon a heureusement su le convaincre de mettre en scène Ruy Blas et Marie Tudor en 1954 et 1955. En fait les pièces de Hugo convenaient parfaitement à la mission de théâtre populaire que défendait Jean Vilar et aussi à l’actualité politique. On est encore dans l’après-guerre et ce théâtre parle d’esprit de résistance, de lutte contre les tyrans, de dignité du peuple Par ailleurs le style du TNP convient à ce théâtre : un plateau presque nu, débarrassé du fatras d’accessoires qu’exigeait Hugo, un esprit de troupe qui ignore les querelles de vedettes. Cet esprit du TNP libère les pièces de Hugo du carcan qui leur avait nui au 19è siècle. En outre Vilar est sensible à la poésie de la langue, à la grandeur épique et à la complexité de l’intrigue et des personnages. La mise en scène, l’éclairage, la musique soulignent les qualités dramatiques du texte. Ainsi le théâtre de Victor Hugo retrouve sa véritable expression. Le public est enthousiaste, la critique un peu moins. Elle a conservé d’étonnants préjugés à l’égard de ce théâtre. Florence Naugrette cite Jean Duvignaud qui trouve « ridicule » le rôle de Ruy Blas malgré le talent de Gérard Philipe qui réussit à faire passer « les plus mauvais vers de la scène française ». Roland Barthes lui-même ne trouve dans la pièce « aucun souffle épique ». Marie Tudor en 1955 subit des attaques venimeuses de la critique. Vingt ans plus tard, Antoine Vitez monte Les Burgraves dans une mise en scène pleine de symboles (un gigantesque escalier représente la décadence du pouvoir), avec la volonté de faire entendre la poésie du texte. Il réussit mieux dans ses mises en scène d’ Hernani et de Lucrèce Borgia grâce à un énorme travail sur la direction d’acteurs, la diction, la lumière, qui là encore modernise la représentation tout en restant fidèle aux intentions de l’auteur, en particulier celle de faire réfléchir sur l’Histoire. Pour conclure, soulignons encore l’intérêt de cette brochure. Les articles qui la composent ont tous quelque chose à nous apprendre ou à nous rappeler . Ils sont très lisibles, sans jargon. C’est une bonne vulgarisation destinée au public généralement lettré de la Comédie-Française lorsque celui-ci veut aller au-delà de la représentation. Elle permet de bien situer les pièces de Victor Hugo dans l’histoire du théâtre, de montrer que le théâtre romantique n’est pas seulement un moment de l’histoire du théâtre du 19è siècle. Il s’est renouvelé au 20è siècle grâce à des metteurs en scène inspirés qui ont su dégager sa vraie grandeur.

Liliane Lambert