Sommaire | avril 2019

Éditorial 4 | Peuple contre élites. Comment « refaire société » ? › Valérie Toranian

Dossier | Peuple contre élites. Histoire d’une France brisée 8 | Christophe Guilluy. « Notre modèle de société n’est plus viable » › Valérie Toranian 22 | La société ouverte a-t-elle tenu (toutes) ses promesses ? › Jacques de Saint Victor 34 | Karl Popper, penseur de la société ouverte › Robert Kopp 38 | Pourquoi le libéralisme n’est pas l’ennemi du peuple › Laetitia Strauch-Bonart 44 | Les limites de l’identité › Nathalie Heinich 49 | Le culte dévastateur du « bon vieux temps » › Pierre-Antoine Delhommais 56 | Renaud Beauchard. L’actualité de Christopher Lasch › Laurent Ottavi 65 | Jean-Claude Michéa : portrait du philosophe en gilet jaune › Sébastien Lapaque 73 | Il y a un demi-siècle, l’Europe société ouverte, par Denis de Rougemont › Jean-Paul Clément 78 | Il faut qu’un esprit soit ouvert et en même temps fermé › Marin de Viry

Littérature 82 | La littérature au secours de l’histoire › David Diop 89 | Le dernier juif de Westhoffen est mort › Ondine Debré 94 | Barbey d’Aurevilly, le génie du ressentiment › Jean-François Roseau 100 | Une cure de repos par la poésie ? Suivez une poéticothérapie ! › Olivier Cariguel

2 AVRIL 2019 Études, reportages, réflexions 108 | Pathologies médiatiques, pathologies françaises › François d’Orcival 120 | Qu’est-ce que le progrès économique ? › Annick Steta 127 | Le transhumanisme est-il un humanisme ? › Michaël de Saint-Cheron 134 | Génocide arménien : enquête sur les « ordres de tuer » de Talaat Pacha › Taline Ter Minassian 141 | Ma vision des rapports islam-Occident › Daniel Sibony 148 | England, old England ! (Pour comprendre le Brexit) › Emmanuel Rondeau

Critiques 154 | Livres – D’Un si grand silence à une folle espérance › Sabine Péglion 156 | Livres – Sade entre rapport de police et liberté romanesque › Michel Delon 159 | Livres – Essentielles fragilités › Frédéric Verger 162 | Livres – Comment ne pas être oublié par la postérité › Patrick Kéchichian 165 | Livres – Objectif Bazin › Stéphane Guégan 167 | Cinéma – Destins de femmes › Richard Millet 170 | Expositions – Le goût amer de la mobilité › Bertrand Raison 173 | Disques – Berlioz, Offenbach : deux anniversaires réussis › Jean-Luc Macia

Les revues en revue

Notes de lecture

AVRIL 2019 3 Éditorial Peuple contre élites. Comment « refaire société » ?

rance d’en haut contre France d’en bas. Centres urbains contre France périphérique. Le mouvement des « gilets jaunes » a fait voler en éclats la promesse du vivre-ensemble et l’illusion selon laquelle, malgré les épreuves récentes (terrorisme, crise économique, insécurité culturelle, crise Fmigratoire), le pays tenait bon. Certes, le pays tient toujours. Mais il tangue. Saurons-nous faire de nouveau société ? C’est la question que pose Christophe Guilluy, qui fut le premier à théoriser le concept de « France périphérique », en 2014. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, l’auteur de No Society (1) analyse les racines de cette frac- ture française, dont les origines remontent aux années quatre-vingt avec le début de « la technique d’invisibilisation et de déligitimisation des classes populaires [...] quand la gauche a abandonné la question sociale ». Pour le géographe, « la mondialisation continuera à produire des inégalités, à renforcer les fractures géographiques. Comment com- penser ses effets négatifs ? Certains secteurs stratégiques essentiels ne doivent-ils pas être protégés ? » À l’origine, rappelle Robert Kopp, la société ouverte, théorisée par Karl Popper, fut conçue comme une défense de la liberté contre les idées totalitaires et autoritaires et comme une mise en garde contre l’idéal social et les utopies chères à Platon, Hegel et Marx. Pour Jacques

4 AVRIL 2019 de Saint Victor, notre modèle de société ouverte, de mondialisation « heureuse », n’a pas tenu ses promesses, ce qui explique la crise de confiance envers les institutions et le pouvoir. Le « compromis entre le capitalisme et la démocratie », qui a fonctionné un temps et qui fut à l’origine de l’État-providence, a duré tant que le capitalisme n’abusait pas de sa puissance. Dans nos sociétés libérales actuelles, déplore- t-il, « le discours de la rationalisation économique et l’indifférence aux solidarités au profit des identités, la bonne conscience de parler au nom du vrai et du bien ont pris le pas sur toute réflexion approfondie. Ce sont ces barrages qui alimentent en réaction les populismes ». La société ouverte n’a pas bonne presse. Défendre le libéralisme aujourd’hui, pointe l’essayiste Laetitia Strauch-Bonart, « c’est se situer à contretemps des opinions ». Les antilibéraux, écrit-elle, « sont persuadés qu’en fermant notre économie et en taxant massivement les plus aisés, chômage et misère disparaîtraient. [...] les classes populaires seraient les premières à regretter cette fermeture [qui se traduirait par une] augmentation importante du prix des denrées de consommation de base, à commencer par ceux de l’alimentation, des smartphones et des écrans plats ». Pour le journaliste économique Pierre-Antoine Delhommais, le culte du « bon vieux temps » porte une lourde part de responsabilité dans la crise globale que le pays traverse. « Cette nostalgie mortifère explique la haine et le ressentiment des Français contre les temps présents. » C’est elle aussi qui engendre « la tentation suicidaire du repli sur soi ». Partout dans le monde, la société ouverte est en crise. Cette crise est notamment celle des élites, accusées d’avoir fait sécession avec les classes populaires, comme l’écrivait dès 1994 l’historien et sociologue américain Christopher Lasch, rappelle le professeur de droit Renaud Beauchard, interrogé par Laurent Ottavi. Sa grille de lecture est toujours d’actualité : « les élites [...] deviennent de moins en moins légitimes à mesure qu’elles se sont affranchies des contraintes de la vie en communauté et des devoirs envers celle-ci ». Jean-Claude Michéa est l’autre grand pourfendeur de cette faillite des intellectuels et surtout de la gauche. Dans le portrait qu’il dresse du « philosophe en gilet jaune », Sébastien Lapaque écrit : « De nos jours,

AVRIL 2019 5 observe Michéa, “être de gauche” ne signifie plus, en effet, combattre un système économique et social injuste fondé sur l’accumulation sans fin du . C’est, au contraire, chercher à substituer à ce combat l’unique croisade libérale “contre toutes les discriminations” – de la défense de l’écriture “inclusive” au rejet de l’alimentation carnée, en passant par l’interdiction de la fessée. » Crise sociale, crise des élites… Cette crise est-elle aussi une crise d’identité ? Le rejet d’une société multiculturelle ? La sociologue Nathalie Heinich rappelle que « parmi les nombreuses limites qui bornent notre monde tout en l’organisant, les limites identitaires – notre sexe, notre âge, notre profession, notre origine géographique ou sociale, notre religion si nous en avons une, notre nationalité, voire notre sexualité si nous en faisons une façon de nous définir – ne sont pas les moins efficaces pour nous aider à être au monde sans risquer de nous y perdre ». Une partie des « gilets jaunes » s’est perdue dans la radicalité, la haine, la violence et l’antisémitisme qui sont injustifiables et doivent être dénoncés. Mais il serait dangereux de disqualifier l’ensemble du mouvement et d’oublier la toute première colère née de l’exaspération de ceux qui travaillent et ne peuvent pas boucler leurs fins de mois. Le grand débat national lancé par Emmanuel Macron veut canaliser ce mécontentement. Souhaitons qu’il y parvienne. Valérie Toranian

1. Christophe Guilluy, No Society. La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, 2018.

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8 | Christophe Guilluy. 49 | Le culte dévastateur du « Notre modèle de société « bon vieux temps » n’est plus viable » › Pierre-Antoine Delhommais › Valérie Toranian 56 | Renaud Beauchard. 22 | La société ouverte a-­ L’actualité de Christopher t-elle tenu (toutes) ses Lasch › Laurent Ottavi promesses ? › Jacques de Saint Victor 65 | Jean-Claude Michéa : 34 | Karl Popper, penseur de la portrait du philosophe en société ouverte gilet jaune › Sébastien Lapaque › Robert Kopp

73 | 38 | Pourquoi le libéralisme Il y a un demi-siècle, n’est pas l’ennemi du l’Europe société ouverte, peuple par Denis de Rougemont › Jean-Paul Clément › Laetitia Strauch-Bonart

78 | 44 | Les limites de l’identité Il faut qu’un esprit soit › Nathalie Heinich ouvert et en même temps fermé › Marin de Viry Christophe Guilluy « NOTRE MODÈLE DE SOCIÉTÉ N’EST PLUS VIABLE » › Valérie Toranian

Il fut le premier à théoriser et à populariser le concept de France périphérique, cette France des classes populaires vivant à l’écart des grands centres urbains. Sans surprise, la cartographie de ces territoires délaissés par la République se superpose à celle des ronds-points envahis par les « gilets jaunes » depuis le 17 novembre 2018. L’auteur de No Society analyse les racines profondes de cette fracture française et interpelle les élites dirigeantes. Si rien ne bouge après le mouvement des « gilets jaunes », s’inquiète le géographe, « la tentation d’un totalitarisme soft » nous guette.

Revue des Deux Mondes – Comment qualifier la séquence des « gilets jaunes » ? Est-ce une révolte, une révolution, une insurrection, une jacquerie ?

«Christophe Guilluy J’essaye de ne pas voir dans un mouvement contemporain une résurgence d’un épisode du XIXe ou du XXe siècle. Nous ne sommes pas dans la révolution française, ni dans Mai 68, cela ne ressemble à aucun mouvement social connu. Le mouvement

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social classique se caractérise par un lien entre la classe populaire et la , et par des relais au sein des milieux intellectuels et jour- nalistiques. Les « gilets jaunes » sont en dehors des partis et des syn- dicats ; ils n’ont pas de représentant politique, intellectuel, culturel. Le mouvement naît après trente ans de ce que Christopher Lasch (1) a appelé la sécession des élites ; les classes populaires ont répondu par ce que je qualifie de marronage – « on va voir ailleurs ». Et ce « on va voir ailleurs » donne des mouvements non structurés, aux reven- dications tous azimuts. C’est toute la symbolique du « gilet jaune » : je veux être vu. Nous sommes dans une crise démocratique, intel- lectuelle et une crise de représentation : la scission du monde d’en haut a abouti à un assèchement de la pensée. Ces catégories populaires ne sont plus incarnées. J’ai parlé de France Christophe Guilluy est géographe. Il périphérique. Le concept n’a pas toujours est notamment l’auteur de La France périphérique : comment on a sacrifié été bien compris. Je suis géographe mais je les classes populaires (Flammarion, ne crois pas au territoire. Un territoire ne 2014). Dernier ouvrage publié : No veut rien dire ; ce qui compte, ce sont les Society. La fin de la classe moyenne personnes vivant sur ce territoire. Celui-ci occidentale (Flammarion, 2018). peut changer du jour au lendemain si la population change. Il n’y a pas de déterminisme géographique, j’explique d’ailleurs exactement le contraire. Le concept a été élaboré à partir de travaux réalisés avec un autre géographe, Christophe Noyé ; nous repérions les espaces où vivaient les catégories modestes, c’est ce que nous avons appelé un indicateur de fragilité sociale : nous partions donc des personnes ; nous nous moquions de savoir si celles-ci vivaient à la campagne, dans une petite ville, dans une ville moyenne… la question était de repérer les territoires où il y avait une majorité de classes populaires : ouvriers, employés, « petites gens », paysans. Ce socle, potentiellement majori- taire, se situe aujourd’hui, le plus souvent, en dehors des grands centres urbains. Les quinze plus grandes métropoles représentent 40 % de la population comme en 1968, cela n’a pas changé. La recomposition sociale dans ces villes, elle, a changé : hier vous aviez dans Paris une composante populaire, avec des ouvriers, des « petites gens » ; tout cela s’est réduit comme peau de chagrin ; la partie populaire des grandes métropoles est désormais constituée par les quartiers « sensibles ».

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Les grandes métropoles se caractérisent par leur dynamisme écono- mique, c’est là que se concentre l’essentiel des richesses. Il y a donc une dimension économique, sociale, culturelle. Et une plus grande mobilité sociale, contrairement aux trois quarts des classes populaires dispersées dans la France périphérique. On le constate lors des plans sociaux : on demande aux salariés d’aller vivre dans un territoire où il y a de l’emploi – c’est ce qu’on avait dit aux femmes de Moulinex et aux « bonnets rouges ». Seulement quand vous êtes propriétaire d’une maison dans ces territoires-là, vous ne pouvez pas acheter ou louer à Paris, à Nantes ou à Toulouse. Les logiques foncières rendent l’accès à la ville très difficile et les gens ne veulent pas vivre dans les logements sociaux, là où se concentrent les populations immigrées. La France périphérique n’est pas une géographie ni une cartographie de la pauvreté : la France métropolitaine compte aussi des pauvres. Comme hier, la bourgeoisie instrumentalise la question de la pau- vreté : la vieille bourgeoisie catholique redistribuait quelques subsides aux populations pauvres et niait le prolétariat ; aujourd’hui, la nou- velle bourgeoisie, ce que j’appelle la « bourgeoisie cool », met en avant banlieues et minorités et nie l’existence d’une France périphérique. Dans les deux cas, on oppose les classes populaires aux pauvres pour nier une question sociale majoritaire.

Revue des Deux Mondes – Vos détracteurs vous reprochent d’opposer la France périphérique des « petits Blancs » à la population issue de l’immigration, des quartiers populaires des métropoles, qui bénéfi- cieraient de plus de subventions que la France périphérique. Les pou- voirs publics en ont-ils trop fait avec la politique de la ville et pas assez avec la France périphérique ?

Christophe Guilluy Je ne l’ai jamais dit ni écrit ! La France périphé- rique, dans laquelle se classent d’ailleurs les départements et territoires d’outre-mer, n’est pas exclusivement blanche. Il suffit de se balader en France pour le constater. Concernant les quartiers de la politique de la ville, on peut rappeler que les quartiers sensibles de petites et

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moyennes villes de la France périphérique sont plus pauvres que les quartiers de logements sociaux de Seine-Saint-Denis. Cela s’explique par le fait que le dynamisme économique y est beaucoup plus faible. Pourquoi autant d’attention aux banlieues des grandes villes ? Parce qu’elles se situent dans les grandes métropoles, là où vivent les élites, les prescripteurs d’opinion, là où est le business. On n’a pas intérêt à ce que ces territoires explosent. Aucun gouvernement de droite ou de gauche n’a remis en cause la politique de la ville. On ne peut réaliser un diagnostic objectif de la politique de la ville si l’on ne prend pas en compte le fait que ces quartiers sont devenus des sas : on y entre, on en sort. Dès qu’on a intégré le marché de l’emploi, on cherche à quitter les lieux. Ces populations partantes sont remplacées par des popula- tions venues de l’extérieur, beaucoup plus précaires. En fait, il y a une instrumentalisation des questions autour de l’immigration alors que le sujet est consensuel dans la population : tout le monde souhaite la régulation des flux migratoires. Selon les sondages, 65 à 80 % des Français sont pour l’arrêt de l’immigration. Ces Français ne sont pas tous blancs ; ils sont aussi noirs, maghré- bins, etc. Ces questions sont clivées non pas ethniquement mais socia- lement. La demande de régulation émane des « petits » Blancs, des « petits » Noirs, des « petits » Maghrébins, des « petits » musulmans. Elle est majoritaire en France, en Europe, aux États-Unis, en Algé- rie, au Maroc, en Israël. La question de la régulation s’impose. Elle est devenue idéologique, alors qu’elle ne pourra se traiter que sur des critères pragmatiques et réalistes. J’ai travaillé par le passé sur la ques- tion du logement social à Paris dans le XIXe arrondissement et c’est à cette occasion que j’ai développé le concept d’insécurité culturelle. Ma mission était de comprendre pourquoi les gens demandaient des changements d’attribution de logement alors qu’ils habitaient des quartiers où il n’y avait pas trop de violence ni trop de trafic de drogue. Toutes ces demandes émanaient d’immeubles dans lesquels il y avait eu un turnover important : les Blancs étaient déjà partis et à leur tour les populations maghrébines se trouvaient dans des situations d’insé- curité culturelle par rapport à de nouvelles populations comme les Tchétchènes, etc. Ce qui n’a rien de scandaleux : on souhaite tous

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vivre dans des immeubles où tout ne change pas en permanence, dans lesquels on peut communiquer avec ses voisins et partager des valeurs communes. Cela n’interdit pas l’accueil, mais personne ne souhaite devenir minoritaire. C’est une question anthropologique : quand on est minoritaire, on dépend de la bienveillance de la majorité. J’avais travaillé sur les populations juives et leur déplacement en région pari- sienne dès les années deux mille. Je travaillais avec des gens de gauche et je pensais que dénoncer l’antisémitisme serait une évidence. Or pas du tout. On m’a sévèrement critiqué pour cela.

Revue des Deux Mondes – La société multiculturelle est-elle un échec ?

Christophe Guilluy La société multiculturelle, c’est la société où l’autre ne devient pas soi. À partir du moment où l’autre ne devient pas moi, la loi du nombre joue. Nous avons besoin de préserver un capital social et un capital culturel. C’est fondamental, quelles que soient votre origine et votre religion.

Revue des Deux Mondes – Croyez-vous encore en l’efficacité du modèle républicain ?

Christophe Guilluy J’y ai longtemps cru. Je suis très proche des idées de Jean-Pierre Chevènement. Avant, j’étais proche du Parti commu- niste, lorsque celui-ci représentait les classes populaires ; Georges Mar- chais dénonçait les flux migratoires qui représentaient une menace de dumping social : vous verrez, prédisait-il en 1981, la droite et l’élite de gauche nous traiteront de « beaufs », de racistes. C’est aussi ce qu’on a vécu avec les « gilets jaunes » : en quarante-huit heures, le mouvement est devenu xénophobe, antisémite, homophobe, sexiste, etc.

Revue des Deux Mondes – Il y avait des radicaux. Et des antisémites comme et Dieudonné. Alain Finkielkraut a été agressé ver- balement par un antisémite…

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Christophe Guilluy Le nouvel antisémitisme s’est répandu dans la société et l’incident avec Alain Finkielkraut en est une illustra- tion mais qui n’est pas représentative des « gilets jaunes ». La tech- nique d’invisibilisation et de délégitimisation des classes populaires remonte aux années quatre-vingt, quand la gauche a abandonné la question sociale. La vieille technique de l’antiracisme et de l’antifas- cisme est devenue une arme de classe : on se protège en délégitimant le diagnostic des gens d’en bas. Il y a autant de racistes, d’antisémites et d’homophobes dans le monde d’en haut sauf qu’ils sont beau- coup plus discrets. L’antisémitisme de gauche, appelé antisionisme, est culturellement très puissant. Ce n’est pas le monde d’en bas qui contourne la carte scolaire à Paris et qui déscolarise ses enfants des collèges à majorité d’immigrés. Ce sont des bons bobos parisiens de gauche.

Revue des Deux Mondes – Les mouvements sociaux vont-ils devenir de plus en plus violents ?

Christophe Guilluy Le « gilet jaune » n’est pas un saint. Tous les mouvements sociaux dégénèrent et sont aujourd’hui violents. La question est l’instrumentalisation de la violence. Même si les gens la condamnent, ils l’instrumentalisent : elle attire les médias. Les barri- cades sur les Champs-Élysées ont fait la une du New York Times. Par ailleurs, ces mouvements n’ont plus rien à voir avec des mouvements sociaux traditionnels. L’idée de réunir le plus de personnes possible pour aller d’un point A à un point B afin d’obtenir quelque chose est com- plètement dépassée. On a un mouvement du XXIe siècle sans représen- tant, sans corps intermédiaires, sans revendications claires. Il vaut mieux mille manifestations de cent personnes qu’une manifestation de cent mille personnes à Paris.

Revue des Deux Mondes – Marie Le Pen est-elle la candidate naturelle des « gilets jaunes » ?

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Christophe Guilluy Une fraction importante ira vers le parti le plus en dehors du système, le plus ostracisé. C’est pour cela que Jean-Luc Mélenchon perd : c’est un ancien sénateur, il fait partie du système. Tous les mouvements populistes sont structurés autour de la même sociologie : l’ancien socle de la classe moyenne occiden- tale (ouvriers, employés, petits indépendants…) et une même géo- graphie : en général, les zones les plus éloignées des grandes métro- poles mondialisées (zones rurales, petites villes, villes moyennes, en excluant évidemment la ville riche du coin). Il s’agit toujours de la même spirale : d’abord vous avez une désaffiliation, puis un marronnage, une abstention et/ou un vote populiste plus ou moins majoritaire. À chaque fois on retrouve les mêmes indicateurs : reléga- tion culturelle, éloignement des territoires, perte de pouvoir d’achat, parfois pauvreté. À chaque fois on retrouve les mêmes catégories : l’Allemagne périphérique se compose de l’ex-Allemagne de l’Est et des franges rurales en Bavière dans des régions riches. L’Italie péri- phérique, c’est le Mezzogiorno avec certaines franges rurales et de petites communes dans le Nord qui regroupent constamment les mêmes catégories. Ainsi, l’électorat de la Ligue du Nord se compose de petits indépendants mais aussi d’ouvriers et d’employés. Même chose en Suède : l’émergence des populistes suédois a été un choc dans ce pays, considéré comme le modèle absolu. Le vote d’extrême droite est pourtant très fort dans le nord du pays, dans le Sud rural et dans les petites villes désindustrialisées.

Revue des Deux Mondes – Certaines catégories, comme les retraités, qui étaient hostiles aux extrêmes pourraient-elles basculer ?

Christophe Guilluy Emmanuel Macron s’est fait élire par des gagnants du système, des retraités et une partie de la fonction publique. Ces deux catégories, qui représentaient le dernier socle de résistance à la tentation populiste, sont celles qu’il a le plus fragilisées économi- quement ! Les retraités ont fait le Brexit au Royaume-Uni parce que les pensions de retraite sont quasi nulles et que l’État-providence s’est

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effondré depuis les années quatre-vingt. La protection sociale n’existe pas. Quand vous n’avez rien à perdre, vous êtes prêt à faire basculer les choses.

Revue des Deux Mondes – Le statut des retraités en France est différent...

Christophe Guilluy Les retraités ont très longtemps été rela­ ­ti­ vement protégés. La pension médiane est de 1 100 euros. Il faut mettre un bémol : le retraité de la Côte d’Azur n’est pas celui du fin fond de la Creuse. La hausse de la contribution sociale généralisée (CSG) fragilisait des catégories modestes. Pour le pouvoir, c’était prendre un risque important. Le système tient grâce à ces catégories- là, surtout dans un pays qui vieillit. La droite grâce aux retraités, et la gauche grâce aux fonctionnaires. Ce sont les dernières catégories issues de la classe moyenne qui sont encore debout. Mais pour combien de temps ? Nous sommes dans un processus que j’appelle de sortie de la classe moyenne. C’est du temps long, cela a commencé avec les ouvriers (la désindustrialisation), puis les paysans, les employés, les petits indépendants, etc. et ce, en touchant à des territoires très différents : les zones industrielles du Nord et de l’Est, certaines zones rurales, puis les villes moyennes, avec la désertification commerciale…

Revue des Deux Mondes – Vous dites que la classe moyenne a dis- paru en tant que classe intégrée économiquement et référente culturellement...

Christophe Guilluy Auparavant, les partis politiques s’adressaient à elle. Ils la représentaient et portaient ses aspirations. Les intellectuels aussi s’adressaient à cette classe moyenne, dans laquelle on trouvait les ouvriers, les employés, les fonctionnaires, des universitaires... Tout s’est rompu avec le modèle économique mondialisé : il y a désormais deux catégories d’emplois, très qualifiés et précaires, qui se retrouvent dans les grandes métropoles avec la population précaire et immigrée

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et les catégories supérieures. Ce qui disparaît, c’est la classe moyenne et ses emplois. C’est vrai à Paris comme à New York, à Milan ou à Stockholm. Le modèle mondialisé n’a plus besoin du socle représenté par la classe moyenne. On a une déconnexion entre l’économie et la société. C’est la première fois que cela arrive. Avant, l’économie fai- sait société : elle intégrait. Il y avait une logique vertueuse, avec une intégration politique. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. La croissance au XXIe siècle est une croissance sans emploi, et s’il y a croissance de l’emploi, elle va se concentrer toujours dans les mêmes lieux. Elle ne bénéficie pas aux catégories populaires.

Revue des Deux Mondes – N’est-ce pas un peu facile et excessif d’accuser la mondialisation, le néolibéralisme et l’Europe de tous les maux ?

Christophe Guilluy Le débat pour ou contre la mondialisation est stupide, comme le débat pour ou contre le multiculturalisme. Les classes populaires ne sont pas contre la mondialisation, contre l’Eu- rope. Aujourd’hui elles sont contre un modèle qui ne leur a pas été bénéfique, c’est différent. On a besoin des grandes métropoles, qui créent deux tiers du PIB, ce produit intérieur brut qui n’a cessé d’augmenter ces qua- rante-cinquante dernières années. Nous sommes de plus en plus riches. Si le modèle ne fonctionnait pas, on le changerait. La ques- tion est : comment faire société avec une économie qui divise de plus en plus, et qui ne permet pas d’intégrer les autres ? La mondialisation continuera à produire des inégalités, à renforcer les fractures géogra- phiques. Comment compenser ses effets négatifs ? Certains secteurs stratégiques essentiels ne doivent-ils pas être protégés ? On peut ima- giner des modèles mixtes. Il faut être pragmatique. Faire vivre des projets contradictoires, voilà les vertus essentielles de la démocratie. Le modèle actuel n’est plus viable. Ce qui émerge n’est pas le retour de l’ancien monde contre le nouveau – les « gilets jaunes », par leur sociologie, incarnent le nouveau monde. La question fondamentale

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qui se pose est : comment faire cohabiter tout le monde, soit par exemple, au Royaume-Uni, la City et les brexiters ? Car le Royaume- Uni, c’est bien la City et les brexiters, pas l’une contre les autres. Nous devons impérativement donner du pouvoir aux élus des terri- toires les plus fragilisés. On a fait le contraire avec la réforme terri- toriale : les pouvoirs se concentrent dans les grandes métropoles, qui sont déjà hégémoniques culturellement et économiquement.

Revue des Deux Mondes – Emmanuel Macron a fait appel aux maires. Sont-ils les bons interlocuteurs ?

Christophe Guilluy Oui, les maires ou les présidents de conseils départementaux. Je ne suis pas un nostalgique du département. Que l’on fasse disparaître les départements dans des espaces où se trouvent les grandes métropoles, comme le département du Rhône ou les départements franciliens, ne me choquerait pas. Je suis dans une logique pragmatique : nous avons des métropoles, profitons- en, supprimons ces départements et donnons à ces métropoles la politique sociale pour qu’elles gèrent elles-mêmes toute la politique de la ville. Cela permettrait de faire baisser la tension chez certains habitants ruraux, persuadés que l’on donne tout aux banlieues. On peut de cette façon imaginer des organisations différentes et souples. En revanche, sur les autres territoires, le département me semble assez pertinent : il favorise la connaissance des élus de leur territoire. Les présidents de conseils départementaux que j’ai rencontrés, qu’ils soient de droite ou de gauche, connaissent parfaitement leur terri- toire. Ils sont très bons, savent quelles sont les entreprises qui fonc- tionnent ou non, quelles sont les zones en difficulté, les populations au chômage, etc. Mais ils n’ont aucun pouvoir, aucune compétence économique. Le département est devenu un guichet social, avec le RSA (revenu de solidarité active) à payer, les dépendances pour les personnes âgées, etc. C’est illogique. Nous avons là des territoires qui doivent penser leur développement de manière souple et décen- tralisée. Qu’il y ait de l’emploi ou non dans cette France périphé-

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rique ne changera absolument rien au niveau du PIB. On gagnerait peut-être 0,1 % de PIB. En revanche, et c’est fondamental, cela fera société : les gens seront économiquement et culturellement intégrés.

Revue des Deux Mondes – Rien ne sera possible sans une recon- naissance culturelle de la classe moyenne, dites-vous. Par quoi cela passe-t-il ?

Christophe Guilluy Il faut penser la question du modèle d’intégra- tion. Les Américains, les Britanniques, les Scandinaves, les Allemands, qui ont tous des modèles différents, ont le même débat. Aucun modèle ne fonctionne. Toutes ces sociétés deviennent multiculturelles ; elles ont toutes fragilisé le socle de la classe moyenne. Vous ne pouvez pas avoir d’intégration et d’assimilation si les classes populaires et moyennes ne sont pas respectées culturellement. Hier, les gens qui arrivaient en France ne se disaient pas « je vais épouser le modèle assimilationniste républicain, celui des Lumières et de la révolution française ». L’intégra- tion et l’assimilation fonctionnaient parce que l’immigré avait envie de ressembler à son voisin ouvrier ou employé dans son quartier. C’est la même chose aux États-Unis. L’American way of life n’était pas unique- ment porté par Hollywood, James Stewart ou New York. Il était porté par l’ouvrier américain. Quand cet ouvrier devient le looser culturel et économique, personne n’a envie de lui ressembler. Le modèle d’assimi- lation ne fonctionne plus. Le modèle, pour certains Français musul- mans, peut alors devenir celui d’un islam politique identitaire.

Revue des Deux Mondes – La question de l’islam politique n’est pas uniquement liée au facteur économique. Ne sous-estimez-vous pas la résurgence identitaire de l’islam au niveau mondial ?

Christophe Guilluy Hier, les valeurs de la République s’incar- naient dans un mode de vie : il était hors de question de porter un voile ou une kippa dans la rue ; ce n’était pas une loi, décidée d’en haut, cela ne se faisait tout simplement pas dans le quartier. Pas besoin

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de grands discours, ni même de pression sociale. On voulait partager des valeurs, être intégré économiquement, respecté culturellement… C’est fini. À partir des années quatre-vingt, nous avons commencé à basculer à la fois démographiquement et politiquement dans la société multiculturelle.

Revue des Deux Mondes – Au moment où la gauche « renonce au peuple » ?

Christophe Guilluy Oui, le basculement date de 1983 et depuis – et on ne le dit pas assez – les banlieues n’ont jamais participé à aucun mouvement social. Pire, aucun mouvement social n’a émergé des ban- lieues. C’est un fantasme complet. Il y a eu des émeutes, et c’est tout. SOS Racisme était une émanation du Parti socialiste, ce n’était pas quelque chose de spontané. L’intelligentsia a survalorisé la banlieue, la considérant comme un prolétariat de substitution ; elle pensait qu’un mouvement social émergerait, mais rien n’a eu lieu. Les gens ne se reconnaissent pas dans les mouvements sociaux qui sont ceux de la classe moyenne, ceux des catégories dénigrées.

Revue des Deux Mondes – Se reconnaissent-ils dans des combats identitaires ?

Christophe Guilluy Oui, car il ne reste plus que cela. Une mani- festation cégétiste du 1er Mai est un truc de « beauf blanc » du point de vue de la banlieue, et non quelque chose censé vous représenter. La gauche en banlieue ne représente rien. Elle gagne les élections avec des taux d’abstention de 80 %. Les classes populaires se moquent é­per­ dument des représentations politiques et syndicales.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi Emmanuel Macron est-il détesté à ce point ?

AVRIL 2019 AVRIL 2019 19 christophe guilluy

Christophe Guilluy Emmanuel Macron s’est fait élire sur une image un peu subversive, il avait compris que le clivage gauche-droite était terminé. Il avait aussi compris que la classe moyenne, telle qu’elle existe aujourd’hui, allait disparaître. Seulement il n’est pas allé au bout ; il aurait dû penser contre lui-même, ne pas enfiler les chaussons du libé- ralisme le plus échevelé et encourager ce qui marche. Le pouvoir et les élites ont oublié les classes moyennes. Il est d’ailleurs frappant de remar- quer à quel point le monde de la culture s’est relativement peu engagé en faveur des « gilets jaunes », à son début, avant les violences, alors qu’il fut le premier à se manifester en faveur de mouvements comme « Nuit debout ». Si ce monde ne prend pas au sérieux les catégories qui sont dans la rue aujourd’hui, eh bien les populistes qui jouent jusqu’à présent le jeu de la démocratie ne le joueront plus demain. Les réactions du monde d’en haut à l’égard des « gilets jaunes » m’effraient un peu. C’est la première fois dans l’histoire des mouvements sociaux, sauf erreur, que des intellectuels, des journalistes et des universitaires ont essayé de prou- ver à quel point ces gens finalement ne vivaient pas si mal : ils possé- daient un écran plat, un smartphone, etc. Lorsqu’il y a des mouvements de cheminots, des manifestations de la CGT, se demande-t-on si le che- minot possède une grande télévision ou s’il part en vacances sur la Côte d’Azur ? Est-on allé dans le salon des émeutiers de banlieue ? On essaie de faire passer le message : « mais de quoi se plaignent-ils ? » Tout cela reflète quelque chose de plus profond, de manque de légitimation de ce peuple et de mépris de classe. Personne n’aurait osé faire un tel constat lors des émeutes en banlieue ou pendant les grèves de 1995.

Revue des Deux Mondes – La gauche a-t-elle une carte à jouer ?

Christophe Guilluy Le schéma gauche-droite est dépassé. Les indi- vidus sont sociaux et identitaires. La droite y voit un révélateur de la droitisation de la société. La gauche, elle, évoque un mouvement social. C’est stupide. Il n’y a pas de droitisation de la société française mais simplement des gens qui dressent un constat sur leur vie : cela va du pouvoir d’achat à l’immigration en passant par le culturel. C’est

20 AVRIL 2019 AVRIL 2019 « notre modèle de société n’est plus viable »

un bloc. La demande est d’abord une demande d’intégration et de respect culturel : « j’existe, je veux continuer à exister ». Tout cela se diffuse aussi dans le champ culturel. Le Prix Goncourt 2018, Nicolas Mathieu (2), a dit : « J’ai fait le roman de la France périphérique. »

Revue des Deux Mondes – Le mouvement des « gilets jaunes » peut-il déboucher sur un mouvement comme 5 étoiles en Italie ?

Christophe Guilluy Le Mouvement 5 étoiles est plutôt sur la dimension sociale et la Ligue du Nord est plutôt sur la dimension culturelle et identitaire. C’est cette combinaison-là qui est gagnante. Je ne crois absolument pas au grand clash, au grand soir. Je crois au mouvement réel des sociétés, celui du plus grand nombre. La demande majoritaire est simple : un travail, une intégration économique – et non un revenu universel, les gens ne veulent pas la charité. Emmanuel Macron a émergé en six mois environ. Un Beppe Grillo français peut- il émerger dans le même laps de temps ? Tout est possible.

Revue des Deux Mondes – Êtes-vous optimiste ou pessimiste ?

Christophe Guilluy Je crois au soft power des classes populaires. Leurs demandes, parce qu’elles sont majoritaires, parce qu’elles repré- sentent la société elle-même, s’imposeront et fragiliseront intellectuel- lement le monde d’en face. Après le mouvement des « gilets jaunes », il va falloir bouger ou alors ce sera la tentation d’un totalitarisme soft. Soit on croit à la démocratie, soit on n’y croit pas. J’y crois encore. Le monde d’en haut va-t-il parvenir à faire sa révolution culturelle et intellectuelle ? Il ne s’agit pas de se faire hara-kiri, il s’agit de penser un peu contre soi-même. De toute façon, il n’a pas le choix. Le peuple n’a pas disparu.

1. Voir l’entretien avec Renaud Beauchard, « L’actualité de Christopher Lasch », dans ce même numéro, p. 56. 2. Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Actes sud, 2018.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 21 LA SOCIÉTÉ OUVERTE A-T-ELLE TENU (TOUTES) SES PROMESSES ? › Jacques de Saint Victor

epuis quelques années, les « démocraties illibérales » qui prospèrent en Occident sont souvent présen- tées comme des adversaires plus ou moins décla- rés de nos « sociétés ouvertes » (Karl Popper). Mais suffit-il de dénoncer les accents de fermeture de ces D« populismes » – mot fourre-tout qui permet du reste toutes les inter- prétations – sans s’interroger sur les propres apories de nos « socié- tés ouvertes » ? La question est rarement posée. Il se pourrait bien, pourtant, que le débat ne soit pas aussi simple qu’une lecture quasi officielle nous y convie : « société ouverte » contre « société fermée », « progressisme » contre « populisme », démocratie contre non-démo- cratie (voire « fascisme », comme disent encore quelques esprits dépas- sés). Si nous ne disposons que de ces concepts, l’analyse risque de ne pas aller très loin. On pourrait s’interroger sur la pertinence de la notion même de « société ouverte » dont certains, comme Éric Voegelin, doutaient de l’à-propos (parlant même de « camelote idéologique »). Mais cela nous conduirait trop loin. Limitons-nous à en accepter le sens commun – l’affirmation de l’État de droit et du libre-marché – en essayant de

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nous demander si un processus d’ouverture ne peut pas conduire, pour diverses raisons, à des logiques de fermeture. Ce cas ne serait pas unique dans notre histoire. En France, les notables de la monarchie de Juillet, qui se réclamaient de l’héritage libéral de 1789, avaient mis en place à partir de 1830 un régime qui fut de plus en plus fermé et répressif. Alexis de Tocqueville a pu écrire dans De la démocratie en Amérique que l’« aristocratie manufacturière » qui accéda aux affaires en 1830

fut « une des plus dures qui aient paru sur Jacques de Saint Victor, historien la Terre ». Il savait de quoi il parlait puisqu’il du droit et des idées politiques, est l’avait vue à l’œuvre, tout comme Honoré professeur des universités (Paris-XIII ­ Cnam). Derniers livres parus : Via Daumier, qui en immortalisa la brutalité. Appia (Équateurs, 2016), Histoire de Comparaison n’étant pas raison, le cadre la république en France (avec Thomas étroit de cet article ne nous permettra que Branthôme, Economica, 2018). de lancer quelques pistes destinées à comprendre pourquoi nos « socié- tés ouvertes », malgré leur hyper-individualisme qui les distingue de l’âge des notables, peuvent par quelques traits rappeler ces régimes du XIXe siècle où l’ouverture n’apparut que comme le vernis d’un projet à tout le moins implacable au service d’un « processus de modernisation ». Pour saisir cette ruse de l’histoire, il faut rappeler à gros traits les mutations introduites depuis les premiers pas de la « société ouverte ». Même si celle-ci ne se limite pas au marché, son projet d’ouverture a eu partie liée avec celui-ci. Il unissait à l’origine ouverture politique et ouverture économique. Quand, en 1776, Adam Smith, dans son ouvrage le plus célèbre, La Richesse des nations, entendait consacrer les logiques du libre-marché, son objectif n’était pas seulement « scien- tifique » (distinguer l’économie de la morale) mais aussi politique. Il s’agissait pour lui de combattre les monopoles des grandes compagnies de commerce qui consacraient la suprématie des logiques politiques sur les logiques économiques. C’était ce rapport de force qui caractérisait les sociétés prémodernes « fermées ». Le libre-marché fut une arme au service de la « société civile » pour contrecarrer les logiques du pouvoir. Pendant tout le XIXe siècle, ce système a plus ou moins permis au capitalisme de prospérer, mais sans trop se soucier des avancées de la démocratie, voire en excluant les plus pauvres par les « enclosures » (car à l’origine de « l’ouverture » capitaliste, il y a une fermeture, celle des

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« biens communaux » et il faudrait rappeler toutes les ruses des phy- siocrates, ces premiers adeptes du « laisser-faire », pour introduire en France le capitalisme dans les campagnes, y compris par la force). Les régimes censitaires du XIXe siècle ont été constitués pour défendre cet « ordre libéral » qui fut à l’origine de la « grande nuit sociale » du XIXe siècle. À partir de 1900, du fait des excès du « capitalisme sau- vage », la démocratie a prospéré et la fin de la Seconde Guerre mondiale consacrera, pour de multiples raisons (dont la guerre froide ne fut pas la moindre), ce processus de démocratisation des sociétés en parvenant à imposer une sorte de compromis entre le capitalisme et la démocratie. Il fut entendu que la démocratie libérale ne remettrait pas en cause, à l’inverse du communisme, le capitalisme, à condition pour ce dernier de ne pas abuser de sa puissance comme au XIXe siècle. Ce pacte tacite fut à l’origine de l’État-providence en Occident et des relations plutôt équilibrées au sein du monde de l’entreprise (le rapport entre l’ouvrier et le dirigeant dépassait rarement jusqu’à la fin des années soixante-dix un différentiel de 1 à 40 en matière salariale, alors qu’il est aujourd’hui parfois de 1 à 1 000). Avec la révolution managériale du début des années quatre-vingt, puis la chute du Mur en 1989 et la « mondialisation heureuse », ce compromis a volé en éclats et le néolibéralisme a conduit à une inver- sion de la domination de l’économique sur le politique, nous ramenant paradoxalement à des temps prédémocratiques du début du XIXe siècle, mais de façon inversée. Désormais, c’est le pouvoir politique qui est en position subalterne par rapport au pouvoir des multinationales et de la finance. L’ouverture des marchés a servi à la consolidation d’immenses oligopoles qui imposent plus ou moins directement leur loi aux États qui n’ont plus de marge de manœuvre du fait de la globalisation. Il leur faut se plier ou risquer la récession. Le processus d’ouverture écono- mique a produit ainsi une fermeture du politique. Ce qui n’est nulle- ment une surprise car le grand historien Fernand Braudel, contestant la vision anhistorique de Joseph Schumpeter, avait rappelé, dans La Dyna- mique du capitalisme, que ce système a toujours eu pour ambition de contrevenir à l’économie de marché, contrairement à l’idée commune qui semble lier capitalisme et libre concurrence entreprenariale (1).

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À l’expérience, « l’hypercapitalisme » mondialisé s’est de fait servi du libre-marché pour « privatiser » le pouvoir au profit d’une petite oligarchie. Et, comme dans les régimes censitaires, tout se joue à nouveau dans les liens consanguins accrus entre élites économiques et élites politiques (notamment par le biais des privatisations et des allers-retours entre le public et le privé, certains prétendant même que les pays sont vendus « à la découpe », selon le titre d’un livre récent). La seule différence avec les temps prédémocratiques, c’est que le pou- voir politique est désormais à la remorque des puissances économiques et financières, et non l’inverse, les perdants restant dans les deux cas les « peuples » et la démocratie. Les évolutions « oligarchiques » des différentes sociétés occi- dentales depuis les années quatre-vingt confortent sur le plan social cette idée d’une « fermeture » par le haut au détriment des classes moyennes et inférieures des pays riches, comme l’a popularisé la fameuse « courbe de l’éléphant » de l’économiste Branko Milanović (2). Il est une conséquence politique moins visible de cette nouvelle configuration de l’économie mondialisée : celle d’avoir rompu les liens au sein de chaque communauté nationale. Les « surclasses » privilé- giées des différentes nations semblent désormais avoir davantage de solidarité entre elles qu’avec le reste des citoyens des nations dont elles ont fait plus ou moins tacitement sécession, comme les émigrés de 1792 en France. Les phénomènes de paradis fiscaux, voire le simple enfermement dans des gated communities, des communautés fermées où il faut montrer patte blanche avant d’entrer, confortent, même sur un plan anecdotique, cette impression de fermeture. Les happy few adeptes des « sociétés d’ouverture » sont souvent les plus enclins à donner l’exemple du repli. Les peuples sont restés assez indifférents à ces évolutions préoccu- pantes jusqu’à la crise des subprimes de 2008, qui a mis en lumière les illusions et les faux espoirs de la « mondialisation heureuse ». Les classes moyennes ont alors commencé à douter. Cette « panique des classes moyennes » fait songer à celle qu’évoquait Theodor Geiger en 1932 (3). Date inquiétante. On sait depuis Aristote l’importance des « classes moyennes » pour la survie des régimes modérés. En bonne politique,

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les « sociétés ouvertes » auraient dû répondre à ces défis en proposant comme dans les années trente de réduire ces inégalités croissantes. Or si aujourd’hui le doute s’est installé à la base, il ne remet pas en cause la matrice originelle forgée au sommet au début des années quatre-vingt. Les oligarchies semblent s’enfermer dans une idéologie qui leur profite.

La panique des classes moyennes

Loin de freiner cette évolution inquiétante, la construction euro- péenne, telle qu’elle a été conçue, paraît l’accompagner. Depuis le traité de Maastricht en 1992, puis depuis la création de la monnaie unique et l’échec du référendum de 2005, les juristes de Bruxelles tentent par tous les moyens de masquer le fait que l’Europe, qui se veut sur le papier le summum de la « société ouverte » (par son plu- ralisme, son multiculturalisme, son respect de l’État de droit), n’est plus – et du reste n’a peut-être jamais été – un processus démocra- tique au sens plein du terme mais une construction « mixte », au sens d’Aristote, mi-démocratique, mi-oligarchique, reposant sur la volonté des peuples et plus encore sur les décisions d’organes indépendants (Banque européenne, Cour européenne des droits de l’homme et, dans les faits, Commission européenne), dont le pouvoir peut être très étendu, et qui fragilisent la souveraineté des États et de la démocratie. Évidemment, on tente de noyer le poisson en donnant un peu plus de pouvoir au Parlement, mais il s’agit d’une illusion. Philippe Séguin avait résumé en 2003 ce paradoxe supranational : « Là où la démocra- tie existe, on décide de moins en moins, et, à l’inverse, là où on décide de plus en plus, il n’y a pas de démocratie. (4) » Si ce processus convient aux élites européennes, c’est peut-être parce que ces dernières paraissent au fond convaincues que les temps démo- cratiques sont passés avec les grands défis technologiques et scientifiques à venir. Ont-elles raison ? Les thuriféraires de Bruxelles ne défendent plus la construction européenne pour ses progrès démocratiques mais en évoquant une nécessaire « politique de puissance » : nous aurions besoin de l’euro et de l’Europe pour nous maintenir face aux grands

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empires du XXIe siècle : la Chine et les États-Unis, voire la Russie. Argu- ment recevable (5), mais qui n’a plus rien à voir avec les promesses d’une « société ouverte ». Les logiques impériales sont rarement des logiques d’ouverture. Indéniablement, l’Europe de Bruxelles a privilégié l’effica- cité à court terme des technocraties (plus ou moins) bienveillantes, ces régimes qui décident du bien à notre place, au risque de nous démo- tiver. C’est l’antithèse de la démocratie telle qu’elle avait été définie par Tocqueville, qui rappelait dans un passage un peu oublié que « la démocratie ne donne pas au peuple le gouvernement le plus habile mais elle fait ce que le gouvernement le plus habile est souvent impuissant à créer ; elle répand dans tout le corps social une […] énergie qui n’existe jamais sans elle et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, peu[t] enfanter des merveilles » (6). Au XVIIIe siècle, on appelait ce projet de faire le bien du peuple mal- gré lui le « despotisme éclairé ». L’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, le roi Frédéric II de Prusse, ou la tsarine Catherine de Russie avaient un programme en commun qu’ils résumaient par cette formule fameuse : « Tout pour le peuple, rien par le peuple ». C’est au fond assez proche de l’esprit des dirigeants européens qui ont préféré bafouer depuis 1992 la volonté populaire, lors du premier vote au Danemark jusqu’au non français au référendum de 2005, en passant par celui de l’Irlande en 2001 sur le traité de Nice, étant convaincus d’assurer le bonheur des peuples européens malgré eux. Il n’apparaît même plus évident que cette politique décidée sans le peuple soit pensée pour le peuple, tant les nombreux scandales européens de lobbying en matière bancaire, écologique, agricole, financière, etc. (dont la récente affaire du glypho- sate n’est qu’une pointe émergée) laissent de sérieuses interrogations sur l’indépendance des principaux acteurs de Bruxelles à l’égard des grands intérêts économiques et financiers. La corruption est aujourd’hui un facteur très symptomatique des dysfonctionnements de toutes les socié- tés oligarchiques (ouvertes ou fermées). Certes, ces dérives ne manquent pas d’être dénoncées par les défen- seurs mêmes de l’Europe, et parfois par de sincères réformistes, qui répètent en boucle que ces faux pas ne doivent pas conduire à « moins d’Europe mais à une Europe différente ». Réitéré depuis plus de trente

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ans, alors même que Bruxelles n’a jamais montré la moindre volonté de changer, cet argument finit par devenir quelque peu dérisoire. Les défenseurs de la construction européenne promeuvent un projet ordo-libéral de plus en plus fermé, dont certains pays du Sud ont pu apprécier depuis 2010 la « politique de la canonnière ». D’aucuns prétendent vouloir le réformer mais ils savent bien, au fond, qu’il n’est pas réformable, l’ordo-libéralisme étant inscrit en lettres d’or dans les traités. En résumé, cette « société ouverte » apparaît de plus en plus contraignante. D’aucuns trouveront le propos excessif car, parallèlement à la montée en puissance d’un ordre économique implacable, la « société civile » a vu partout en Occident l’essor récent de droits nouveaux qui semblent, sur ce point, distinguer nos « sociétés ouvertes » des anciens régimes censi- taires souvent pudibonds. Ces droits ont contribué à améliorer la situa- tion de nombreuses communautés ou minorités (sexuelles, religieuses, ethniques, etc.). Le droit et le marché semblent aller de pair dans un projet d’open society à la George Soros. Mais qu’en est-il exactement à l’heure actuelle ? Le libéralisme moral, issu à l’origine des profondes réflexions de John Stuart Mill dansOn Liberty (1859), a conduit nos sociétés occidentales à affirmer un principe de « neutralité » ou d’indé- termination sur le plan des valeurs. Or, face aux pressions croissantes de la part de minorités exigeant qu’on se conforme à certaines de leurs prescriptions morales ou religieuses, la « société ouverte » s’est trouvée face à une impasse : quelles sont les limites de la tolérance ? Karl Popper rappelait qu’une société ouverte ne devait pas étendre la tolérance « de façon illimitée », notamment « à ceux qui sont intolérants » car, ajou- tait-il, « si nous ne sommes pas préparés à défendre une société tolérante face aux assauts des intolérants alors les tolérants seront détruits et la tolérance avec eux ». Mais ne serait-ce au fond pas plus exact d’avancer, comme Tocqueville, que le principe de neutralité n’est qu’une illusion ? « Il est facile de voir qu’il n’y a pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables. (7) » En ayant tourné le dos à cette évidence, les sociétés démocra- tiques occidentales sont entrées dans une spirale de fragilisation et de crispation. Certains groupes ont émis des visions du monde telle-

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ment inconciliables qu’ils mettent en péril la cohésion de la société en toute impunité. On l’a déjà vu dans l’histoire des démocraties, en Espagne en 1936 ou au Chili en 1970 : il arrive un moment où le respect des « différences », défendu au nom de la « société ouverte », conduit à des impasses dramatiques. Ce phénomène de « polarisation politique » s’est accentué récemment avec l’explosion des communautarismes sexuels, religieux, ethniques, régionalistes, linguistiques, etc. Le droit, en particulier les droits de l’homme, est impuissant à les résoudre. Il est même parfois un aliment de ces crispations. L’État se trouve dans l’incapacité de fixer une norme commune sous peine de porter atteinte à certains droits (qui se révèlent souvent la matrice du communautarisme). On aboutit à ce que certains ont qualifié « d’impossibilisme juridique » qui nourrit toutes les dérives. Et c’est alors qu’on réalise un peu tard que les garde-fous les plus élaborés, y compris ceux des Constitutions les plus libérales, sont impuissants à contenir de telles situations pro- voquées par une ouverture mal pensée. Il faudrait donc reprendre la question du libéralisme moral et se demander précisément à partir de quand une société ne parvient plus à maintenir un minimum de « socle commun » qui lui permet de rester « ouverte ». Cette ques- tion, qui sera le défi futur de la philosophie politique, reste très délicate.

Un nouvel ordre progressiste

C’est souvent à cette occasion que la préservation d’un « corpus libéral », de plus en plus contesté, se fait par des moyens répressifs. Le discours théorique d’exaltation des droits de l’homme s’accom- pagne de plus en plus souvent d’une série de mesures restrictives qui frappent certaines libertés, en particulier la liberté d’expression, jugée pourtant par la Déclaration de 1789 comme « un des droits les plus précieux de l’homme » (art. 11). Beaucoup d’études ont été faites au sujet de la restriction de cette liberté : notre débat public se fait de plus en plus sous la menace de poursuites judiciaires, phéno-

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mène favorisé en France par certaines dispositions de la loi Pleven (1972), qui a donné à des associations le droit de se substituer à certaines victimes pour ester en justice (8). À défaut de soulager le peuple, nos dirigeants se soucient de plus en plus de sa santé mentale. Comme le résume autrement Pierre Manent : « Les gouvernements ne nous représentent plus, ils nous surveillent. » C’est par ce biais d’une sorte de « nouvel ordre progressiste » que nos sociétés se rapprochent de la monarchie de Juillet, où le législateur entendait criminaliser toute forme de contestation en réprimant le langage, en particulier ce qu’il appelait (déjà) le « discours de haine ». Mais, à l’époque, ce discours visait le socialisme. La loi du 9 septembre 1835 punissait ainsi « la provocation à la haine entre les différentes classes », ce qui était à l’époque une façon de faire taire Charles Fou- rier ou le jeune Pierre-Joseph Proudhon. La bourgeoisie libérale a sim- plement changé de curseur : la politique (ou la morale) ont fait place à d’autres « sensibilités », notamment religieuses. L’outrage classique aux bonnes mœurs s’efface devant celui fait aux croyants. On a ainsi vu certaines bonnes âmes se soucier de protéger des groupes d’indivi- dus contre la « blessure » qui pourrait être portée à leurs « convictions intimes », certaines allant même jusqu’à évoquer la nécessité de recréer une sorte de délit de blasphème, confondant le blâme et la répres- sion (9). Un comble dans le pays qui fut en 1791 la première nation d’Europe à abolir ce « crime imaginaire » et qui a vécu la tragédie de Charlie Hebdo ! Mais ce n’est pas simplement dans les matières reli- gieuses que les restrictions se font jour. Dans tous les domaines, les tentatives de faire taire ceux qui choquent les « sensibilités » se mul- tiplient au point que les humoristes commencent à s’interroger pour savoir si l’on peut encore rire de tout (10). Milan Kundera nous avait avertis : « Le cœur serré, je pense au temps où Panurge ne fera plus rire. (11) » Nous y arrivons et ce sont certains défenseurs de la « société ouverte » qui nous y conduisent au nom des meilleures intentions. Le « camp du bien » n’hésite pas à rogner les grandes libertés acquises sous la IIIe République, non sans une certaine contradiction d’ailleurs. Tandis qu’il cherche à consacrer le « secret des affaires » (compliquant de la sorte la tâche des « lanceurs d’alerte »), il traque

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les fake news au nom de la chasse aux mensonges et au complotisme. D’un côté, on protège les secrets ou les mensonges du monde des affaires, de l’autre on traque ceux des gueux sur Internet. Il en est de même du projet prévoyant de donner aux préfets, et non au juge, le droit d’interdire de manifester à certains individus, entrave inédite à la liberté d’expression (dont le droit de manifester est une extension jurisprudentielle), introduisant donc dans le domaine des libertés fon- damentales le concept douteux de « dangerosité » (un individu doit être jugé pour ce qu’il a fait, non pour ce qu’il est supposé faire). Que les défenseurs d’une « société ouverte » se livrent à de tels errements en dit long sur le degré de fermeture des esprits. Ce retour à la forma mentis des du XIXe siècle se retrouve dans certaines attitudes ou propos maladroits des élites de la « société ouverte ». Lors du mouvement social des « gilets jaunes », le président du groupe La République en marche à l’Assemblée déclara que l’erreur de la majorité avait été « d’être trop intelligente, trop sub- tile ». Ce mot, qui n’a au fond rien de dramatique, traduit bien un sentiment d’entre-soi d’une élite coupée des réalités, estimant qu’elle n’a de compte à rendre, comme à l’époque de Louis-Philippe, qu’au « pays légal ». À l’époque, ce mélange de fermeture, d’entêtement et de conviction d’incarner la « souveraineté de la raison » permettait à François Guizot de déclarer en 1836 : « C’est nous, nous qui avons l’intelligence des temps nouveaux… » Et, face à la révolte des canuts, en 1832 les députés du futur « Parti de l’ordre », comme on dira en 1848, firent une adresse au roi lui demandant, alors que « la liberté de l’industrie [avait] été menacée », de ne rien céder à la misère et à oppo- ser à « ces déplorables excès toute la puissance des lois ». Ils n’osèrent toutefois pas aller aussi loin que Benjamin Griveaux appelant en jan- vier dernier à « être plus radicaux dans nos méthodes », mais l’esprit était le même. Les « progressistes » n’ont jamais hésité, depuis les phy- siocrates, ces premiers théoriciens du « laisser-faire », de recourir au « despotisme légal » si la survie des réformes l’exigeait. La répression faite au nom de la « société ouverte » s’exerce souvent, il faut tout de même le reconnaître, avec une finesse plus grande qu’à l’époque du Parti de l’ordre, où la monarchie bourgeoise n’hésitait pas à

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faire tirer à balles réelles sur le peuple au nom des idéaux de 1789 (12). Mais la fermeture de nos nouvelles élites n’en est pas moins efficace. Elle ne prend plus le masque de la censure d’État, contre laquelle la « société ouverte » avait été pensée, mais ses procédés peuvent n’en être pas moins redoutables. Le testament du Prix Nobel d’écono- mie Maurice Allais, mort en 2010, est à cet égard très significatif du degré de fermeture subtile des modernes. Maurice Allais n’avait cessé dans les années quatre-vingt-dix de dénoncer à longueur de pages du « Figaro économie » « l’économie casino » des nouveaux théoriciens du capitalisme financiarisé. Quand explosa en 2008 la crise qu’il avait annoncée, il fit cet aveu embarrassant : il ne fut jamais invité « mal- gré ses nombreuses sollicitations » dans les médias pour commenter la crise des subprimes. Ce visionnaire encombrant est resté, comme il dit avec humour, un « Nobel téléspectateur ». Mais le plus grave est sa charge à l’encontre des chroniqueurs économiques qui, eux, n’avaient rien vu venir et avaient réussi à cadenasser le débat médiatique, en res- tant bien en place. Un seul fera son mea culpa. Maurice Allais conclut en déplorant ce « pourrissement du débat et de l’intelligence » de nos « sociétés ouvertes », soumises à une « pensée unique » et effrayées par une réflexion divergente, surtout quand elle venait d’un économiste sérieux (13). Cette faillite intellectuelle se paye cher aujourd’hui, y compris pour les médias eux-mêmes, qui se retrouvent de plus en plus (et parfois injustement) au banc des accusés. Finalement, cet aperçu des fermetures de nos « sociétés ouvertes » mériterait de plus longs approfondissements. Il n’a nullement pour ambition de plaider pour les sociétés fermées, bien au contraire. Il vise à rappeler quelques évidences sur les fermetures de nos socié- tés libérales dans lesquelles le discours de la rationalisation écono- mique et l’indifférence aux solidarités au profit des identités, la bonne conscience de parler au nom du vrai et du bien ont pris le pas sur toute réflexion approfondie. Ce sont ces barrages qui alimentent en réaction les populismes (le rejet des médias, vus comme des gatekeepers, repose sur ce schéma (14)). Mais, la grande supériorité des sociétés ouvertes, quand elles le restent réellement, c’est qu’elles peuvent changer et se transformer plus facilement que les autres. Il faut donc espérer qu’elles

32 AVRIL 2019 AVRIL 2019 la société ouverte a-t-elle tenu (toutes) ses promesses ?

parviennent à se remettre en cause pour braver la doxa dominante, sous peine de s’enfermer et de conduire par réaction à des démocraties illibérales qu’elles croient naïvement combattre par leurs mesures res- trictives. Rappelons une simple évidence : il est souvent des remèdes qui sont pires que le mal.

1. Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Arthaud, 1985. 2. Cette courbe permet de répondre aux sempiternelles défenses des thuriféraires de la mondialisation : certes, celle-ci a réduit globalement la pauvreté dans le monde (dos de l’éléphant) mais elle a considéra- blement accru les inégalités dans les pays riches (trompe de l’animal). 3. Voir Jacques de Saint Victor, Il faut sauver le petit-bourgeois, Presses universitaires de France, 2009. 4. Entretien avec Philippe Séguin, Le Figaro, 18 août 2003. 5. Même si la question reste posée de savoir si l’Europe n’a pas contribué avec ses règles de libre-­ concurrence à affaiblir les États européens en les ouvrant aux quatre vents au lieu de les protéger, comme le prouve encore récemment le dossier Alstom-Siemens. 6. Alexis de Toqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, volume II, chapitre vi. 7. Alexis de Toqueville, De la démocratie en Amérique, tome I, volume II, chapitre xv. 8. En Italie, où une loi similaire existe pour lutter légitimement contre le racisme et l’antisémitisme (loi Mancino), le climat de judiciarisation est moindre car cette loi n’autorise qu’à la seule victime d’agir en justice. Cela limite l’inflation processuelle de certaines associations dont le procès est devenu assez per- versement la condition même de leur renommée. 9. Voir à ce propos mon texte « Le blasphème et l’histoire juridique française », in Amandine Barb et Denis Lacorne (dir.), Les Politiques du blasphème, Karthala, 2018, p. 35 sq. 10. Voir le dossier « Le rire est-il mort ? », Revue des Deux Mondes, juillet-août 2018. 11. Milan Kundera, Les Testaments trahis, Gallimard, 2000, p. 40. 12. Rappelons qu’en 1831, lors de la révolte des canuts à Lyon, le président du Conseil, Casimir Périer, avant de réprimer la révolte dans le sang, fait révoquer le préfet parce qu’il avait accepté de limiter cer- taines baisses de prix, ce qui était jugé par le gouvernement contraire à la « liberté contractuelle » de 1789. 13. En revanche, les pitreries outrées de certains penseurs « radicaux » auront droit, par leurs excès même, à certains programmes car, au fond, elles « amusent le bourgeois ». 14. Je renvoie à mon essai, Les Antipolitiques, Grasset, 2014.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 33 KARL POPPER, PENSEUR DE LA SOCIÉTÉ OUVERTE › Robert Kopp

e n’est qu’en 1979, avec plus d’une génération de retard, et lorsque les derniers intellectuels français, sous le choc de la révélation de L’Archipel du goulag, s’étaient enfin libérés de l’emprise du marxisme, que fut traduite la contribution majeure à la philosophie Cpolitique de Karl Popper, The Open Society and Its Enemies, parue à Londres en 1945 (1). Un retard qui s’explique sans doute par le fait qu’il ne fallait pas « faire le jeu » de Raymond Aron contre Jean-Paul Sartre. On sait que beaucoup préféraient avoir tort avec ce dernier plutôt que d’avoir raison avec le premier (2) ! Né à Vienne, en 1902, de parents juifs aisés qui s’étaient conver- tis au luthéranisme pour des raisons de meilleure intégration, Popper, craignant dès la fin des années vingt que « les bastions démocratiques de l’Europe centrale ne tombassent et que l’Allemagne totalitaire ne fût à l’origine d’un nouveau conflit mondial », et prenant conscience que « parmi les politiciens des pays occidentaux, seul Churchill [...] compre- nait la menace allemande » (3), chercha d’abord refuge en Angleterre, où il avait retrouvé ses compatriotes Friedrich Hayek et Ernst Gombrich, devenus professeurs à la London School of et au Warburg

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Institute. En 1937, il s’exila à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, d’où il ne devait revenir qu’après la fin de la guerre. C’est pendant ces années au Canterbury University College qu’il écrivit Misère de l’historicisme et La Société ouverte, deux ouvrages qu’il considérait comme son « effort de guerre », car, pensait-il, « un jour, la liberté redeviendrait un problème essentiel, en particulier du fait de l’influence renaissante du marxisme ». Deux livres jumeaux « conçus comme une défense de la liberté contre les idées totalitaires et autoritaires, et comme mise en garde contre les dangers des superstitions historicistes » (4). Karl Popper avait fait ses premières armes en marge du Cercle de Vienne, un courant philosophique dont il a tôt critiqué le positivisme logique, s’opposant notamment à Ludwig Wittgenstein et à Moritz Schlick. Dans Logik der Forschung, publié en 1934 – mais traduit en anglais en 1959 seulement et en français (La Logique de la découverte scientifique) en 1973 –, il jette les bases d’une nouvelle épistémologie, qu’avait aussitôt saluée Gaston Bachelard, Robert Kopp est professeur à auteur, la même année, du Nouvel Esprit l’université de Bâle. Dernières scientifique. Comme Popper, Bachelard publications : Album André Breton cherchait à dépasser le conflit entre empi- (Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008), Un siècle de risme et rationalisme, s’aidant, entre autres, Goncourt (Gallimard, 2012), L’Œil de du principe d’incertitude de Heisenberg. Baudelaire (avec Jérôme Farigoule et En opposition avec les néopositivistes du alii, Paris-Musées, 2016). › [email protected] Cercle de Vienne, qui voulaient bâtir une conception scientifique du monde prétendument vérifiable, Popper estime qu’en science la preuve n’existe pas, que la science ne pro- duit que des hypothèses qu’elle met à l’épreuve, afin de débusquer les erreurs. Le propre d’une théorie scientifique est de donner prise à la réfutation. Popper estime avec David Hume qu’un nombre aussi grand soit-il d’observations positives ne permet pas de conclure à la vérité d’une proposition universelle comparable à une loi physique. Ainsi, la proposition, « tous les cygnes sont blancs », est invérifiable, mais réfutable par l’existence d’un seul cygne noir. Des théories qui ne donnent pas prise à la réfutation sont donc des théories pseudo-scientifiques, comme la psychanalyse et le marxisme. , tout comme avant lui Friedrich Hegel ou Pla-

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ton, ont construit des systèmes centrés sur des lois naturelles d’évo- lution du monde. Ils ont voulu dégager des tendances générales qui sous-tendraient le développement historique et lui imprimerait un sens. D’où la tentation de prédire l’évolution historique. C’est pré- cisément ce que Popper dénonce dans Misère de l’historicisme. Or les premiers lecteurs de son manuscrit furent déconcertés par son carac- tère « indigeste », notamment par ses remarques trop cursives sur « l’essentialisme » et « les tendances totalitaires » de La République de Platon (5). Il décida donc de détacher ces parties et d’en faire un ouvrage à part, La Société ouverte et ses ennemis, dont le premier volume est consacré à Platon et le second à Hegel et à Marx, les principaux ennemis de la société ouverte. À l’encontre de ces auteurs, Popper ne pense pas que la société forme un tout et que la rationalité politique consiste à vouloir agir, en « utopiste », sur ce tout. On ne peut ni connaître la totalité ni agir sur elle. Pratiquer une science de la totalité sociale ou vouloir mener une action globale est une illusion. Il est impossible de disposer du savoir nécessaire pour faire un plan d’ensemble d’une société idéale. Le seul savoir dont nous disposons résulte d’expériences partielles et nous ne pouvons pas tester les maquettes d’une société que nous aurions construites. Impossible donc de déterminer scientifiquement l’idéal social. Aussi l’utopiste en est-il réduit à la foi et, partant, à la violence. Or construire un État de droit consiste à faire reculer la vio- lence, sinon à l’éliminer. Ce que Popper reproche à Platon, à Hegel et à Marx, c’est de croire que l’histoire obéit à des lois qui déterminent le cours des événements. Le défaut de la république de Platon est d’être dirigée par une élite omnipotente et omnisciente, de croire que l’individu n’est rien et que le collectif est tout. Quant à Hegel, Popper voit en lui le maître à pen- ser de l’État prussien et le théoricien d’une société dont se réclameront les totalitarismes. Marx enfin transforme ses hypothèses en dogmes, confondant pensée scientifique et religion. Pour les marxistes, et Sartre en fut, si le marxisme est faux, il n’y a pas de raison dans l’histoire. Pour Popper, il n’y en a pas. Ce qui ne le dispense pas d’agir selon l’éthique weberienne de la responsabilité.

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Renoncer au projet d’une intelligibilité complète d’un univers régi par des lois éternelles au profit d’une pensée conjoncturelle et « finie » cherchant à mieux connaître un univers « irrésolu », c’est renoncer à la quête de la certitude, mais non pas à celle de la vérité. Aussi Popper n’a-t-il cessé de combattre toutes les formes de totalitarisme, tous les obscurantismes et toutes les modes intellectuelles qui fleurissent de plus belle sur les campus universitaires. Il estimait avec Kant que plus le niveau d’éducation est élevé, plus la vie civique est développée et moins l’État a besoin d’intervenir. Être optimiste était pour lui un devoir moral. Car il pensait que nous serions seuls responsables de ce que sera le monde de demain (6).

1. Karl Popper, The Open Society and Its Enemies, 2 volumes, Routledge and Sons, 1945 ; La Société ouverte et ses ennemis, Seuil, 1979. 2. Voir les articles de Philippe Raynaud, « Lire Popper et la philosophie anglo-saxonne », Esprit, mai 1981, p. 66-68, ainsi que « Raymond Aron, marginal ou central ? », Revue des Deux Mondes, octobre 2015, p. 46-52. 3. Karl Popper, La Quête inachevée. Autobiographie intellectuelle, traduit par Renée Bouveresse, ­Calmann-Lévy, 1981, Presses Pocket, coll. « Agora », 1989, p. 143. 4. Idem, p. 159. 5. Idem, p. 157-158. 6. Pour aller plus loin, on lira d’Alain Boyer, Introduction à la lecture de Karl Popper, Rue d’Ulm, 1994.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 37 POURQUOI LE LIBÉRALISME N’EST PAS L’ENNEMI DU PEUPLE › Laetitia Strauch-Bonart

uel est le point commun entre ces phrases ? « L’État ne peut pas sauver toutes les entreprises qui vont mal. Car si elles vont mal, c’est qu’elles n’ont pas trouvé leur marché » ; « Le commerce international met Q les entreprises de nombreux pays en situation de concurrence » ; « Quand je vais faire mes courses, je préfère aller à Carrefour qu’à Monoprix, car je trouve que les produits y sont de même qualité pour un prix similaire ou inférieur ». À première vue, ces phrases n’ont rien de commun ; en réalité, elles expriment peu ou prou la même idée. Ce sont trois affirmations qui illustrent simplement les principes d’un courant aujourd’hui fort décrié, le libéralisme économique. La liste des maux qu’on lui rattache est longue, puisqu’on l’accuse d’accroître les inégalités et même la pauvreté, de créer du chômage et de propager une mentalité matérialiste. On le présente surtout, depuis des siècles, comme un instrument au seul bénéfice de la bourgeoisie, et donc comme l’archi-ennemi des classes populaires. J’aimerais proposer ici une vision contraire à cette croyance, en défendant l’idée que ce courant, en principe comme en réalité, est l’al- lié du peuple. Les trois phrases proposées en donnent un avant-goût : nous avons fini par oublier que le libéralisme avait des applications

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quotidiennes et bénéfiques pour tout le monde. Cette démarche est intempestive : défendre le libéralisme aujourd’hui, et surtout pour les moins favorisés, c’est se situer à contretemps des opinions, et, diraient même certains, de l’histoire. Mais est-ce si sûr ? Il faut commencer par lever un grand malentendu, entretenu par des décennies de rhétorique antilibérale : il faut faire sortir le libé- ralisme de la voie de garage technocratique où ses détracteurs l’ont confiné, et en donner une définition exacte. Qu’est-ce que le libéralisme ? D’abord, rappelons un fait souvent oublié : le libéralisme économique est la conséquence du libéralisme politique (1). Comme l’explique l’économiste Deirdre McCloskey, il est la traduction économique d’une idée, née en Europe du Nord, selon laquelle les valeurs des « hommes du commun » étaient aussi bonnes, si ce n’est meilleures, que celles des nobles. Leur activité, le commerce, prit alors une éminente valeur sociale. La promotion de la liberté économique n’est pas cette vulgaire « guerre de tous contre tous » qu’on ressasse à qui mieux mieux. La défense de la concurrence économique trouve en réalité sa source dans un souci de justice, la lutte contre ce qu’on appelle les « rentes » et les « monopoles », soit les privilèges, statuts ou acquis spéciaux Laetitia Strauch-Bonart est essayiste qui confèrent à leur possesseur un avantage et éditorialiste pour Le Point, où elle indu dans la concurrence. Elle a deux corol- dirige aussi la veille d’idées Phébé. Dernier ouvrage publié : Les hommes laires : le premier est la préférence pour le sont-ils obsolètes ? (Fayard, 2018). risque décentralisé, ou encore le processus › [email protected] d’essai-erreur, qui permet progressivement d’abandonner les mauvaises idées pour privilégier les meilleures, ce processus exigeant l’attribution d’une responsabilité aux acteurs, sans quoi aucune correction n’est pos- sible. Le second est la valorisation par la société de l’entrepreneur. Le libéralisme implique de ce fait la liberté de circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs, un État peu intervention- niste et la défense de la propriété privée. Ainsi défini, le libéralisme prend des contours tout à fait différents. D’abord, qu’il soit la traduction économique de l’égalité politique indique évidemment une valorisation des roturiers, jusqu’aux plus modestes d’entre eux.

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Ensuite, la concurrence accroît le bien-être : les prix baissant, le peuple a accès à de nombreux et nouveaux biens de consommation. Le consommateur est sévère : c’est cette sévérité qui oblige les entre- prises à maintenir la qualité et le bas prix de leurs produits. Dire que le consommateur est libre n’est pas un vain mot, puisqu’il peut tourner les talons s’il n’est pas satisfait. Et il n’est pas le seul gagnant : la lutte contre les rentes est la raison pour laquelle nous n’avons plus besoin d’appar- tenir à des corporations pour exercer certains métiers. Ainsi une entre- prise comme Uber, en cassant la rente des chauffeurs de taxi, a offert un métier à des milliers de chauffeurs qui en étaient autrefois empêchés. La préférence pour l’essai-erreur plutôt que pour la centralisation de la décision peut sembler à première vue défavorable aux classes populaires. L’essai-erreur implique des revirements et des changements forcément insécurisants – ainsi, une entreprise tout juste créée court le risque de la faillite. Mais on oublie que les réussites de notre économie sont rendues possibles par les nombreux échecs qui les ont précédées. (Pensez à tous les mauvais restaurants auxquels vous devez de savourer un bon repas chez un de leurs concurrents !) Penser que le peuple ne peut souscrire à ce principe est particulièrement condescendant : cela voudrait dire qu’il n’en a pas les capacités. La valorisation de l’entrepreneur, enfin, n’est en rien contradictoire avec les aspirations des classes populaires : au contraire, on trouve en leur sein maints chefs d’entreprise qui n’ont qu’une envie, faire croître leur affaire. D’ailleurs, ce sont souvent eux qui se heurtent aux nom- breuses régulations étatiques qui les freinent dans leurs ambitions. À côté des principes, il faut ensuite juger des conséquences concrètes du libéralisme. Entre 1820 et aujourd’hui, la richesse mon- diale a cru de presque cent fois. Et c’est au libéralisme économique que nous devons cet enrichissement (2). Pourquoi ? Parce que les inventeurs, les entrepreneurs et les commerçants, encouragés à faire leur métier, ont pu faire bénéficier leurs congénères de leurs créations. Mieux : l’extrême pauvreté et les inégalités à l’échelle du globe n’ont cessé de décroître dans la période. Si depuis quelque temps, dans les pays occidentaux, les inégalités tendent à augmenter et que les salaires de la classe moyenne stagnent, cela ne veut pas dire que nous vivons

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moins bien que nos ancêtres – bien au contraire. Ce à quoi nous avons aujourd’hui accès – services de santé innovants, réfrigérateur ou télé- phone portable – n’existait même pas il y a quelques décennies, ce qui entraîne forcément la sous-estimation de l’amélioration de notre bien- être, qui a été en réalité gigantesque. Les détracteurs d’un libéralisme populaire font valoir trois argu- ments de poids. Une accusation courante veut que la concurrence, la mondialisation et l’innovation ne cessent de créer chômage et pauvreté. En deuxième lieu, on cible les effets délétères de l’immigration sur les plus pauvres. Enfin, nombre d’intellectuels français brocardent ce qu’ils appellent l’idéologie « libérale-libertaire », qui aurait porté atteinte aux classes populaires. La première critique est importante, mais elle est très imparfaite. D’abord, elle fait honteusement abstraction de l’amélioration précitée du bien-être de l’humanité, et en particulier des plus pauvres. Ensuite, elle ignore que face aux mêmes intempéries mondiales, les pays libéraux ont répondu de façons diverses : ainsi l’Allemagne et le Royaume-Uni n’ont-ils en aucun cas des taux de chômage comparables au nôtre. Ici, on s’entend immanquablement répondre que les emplois occupés par les plus pauvres, dans ces pays, sont précaires. Mais il n’y a que quelqu’un qui n’a jamais été au chômage pour penser que le chômage vaut mieux qu’un emploi. En fait, les antilibéraux sont persuadés qu’en fermant notre économie et en taxant massivement les plus aisés, chômage et misère disparaîtraient. Ils oublient bien entendu que non seulement les plus aisés s’enfuiraient, mais que les classes populaires seraient les pre- mières à regretter cette fermeture. Pourquoi ? Qui dit fermeture écono- mique dit augmentation importante du prix des denrées de consomma- tion de base, à commencer par ceux de l’alimentation, des smartphones et des écrans plats. À trop idéaliser le peuple, on oublie que c’est le peuple lui-même, comme consommateur, qui exige ces produits et services mondialisés, et ce malgré sa méfiance affichée à l’égard des idées libérales. A-t-on par exemple remarqué que les « gilets jaunes » n’auraient pu exister sans Facebook, alors que, dans le même temps, ils fustigent la mondia- lisation (3) ? Pourtant, sans celle-ci, ils ne pourraient avoir accès à un

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service comme Facebook. La grande révolution antilibérale, ce serait de cesser d’utiliser les services des Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon), mais qui, parmi les antilibéraux, le fait-il ? La deuxième critique concerne les effets de l’immigration, qui sont économiques, puisque celle-ci peut provoquer une baisse potentielle des salaires des moins qualifiés, mais aussi et surtout culturels. À cette critique, je répondrais que le libéralisme économique ne va pas forcé- ment de pair avec l’immigration incontrôlée – le Japon en est un bon exemple. Mais c’est certainement la grande erreur de l’élite écono- mique et politique occidentale que de n’avoir su prendre en considé- ration la réticence d’une partie des citoyens à l’égard de l’immigration non qualifiée. Le paradoxe veut qu’en faisant passer l’économie avant la cohésion nationale et la réalité locale, l’élite a desservi la cause même de l’économie. En fait, le libéralisme a beaucoup pâti de ce que Samuel Hun- tington a appelé « l’homme de Davos », qui pense que le remède à l’ensemble des problèmes du monde est mondial, et que le patriotisme comme le localisme sont néfastes. Or c’est faire une erreur monu- mentale : c’est ignorer que la loyauté des êtres humains va d’abord à ce qui leur est connu et proche, et non à quelque communauté mon- diale imaginaire. C’est aussi une trahison du libéralisme, foncièrement décentralisateur et localiste. La troisième critique porte sur le caractère déstructurant du mar- ché : le marché saperait l’autorité et colporterait des valeurs liber- taires, qui nuiraient aux plus démunis plus encore qu’aux autres. C’est la thèse de l’idéologie « libérale-libertaire ». Cette thèse, mal- gré son omniprésence, est fragile. Certes, sans prospérité, il est impossible de s’extraire des contraintes coutumières et familiales. Cependant, une condition nécessaire n’est pas une condition suf- fisante. D’abord, l’histoire nous indique que l’acte de naissance du libéralisme économique est protestant et puritain, et que l’épargne et la prudence, vertus assez peu libertaires, sont fondatrices des pre- mières sociétés libérales. Ensuite, aujourd’hui en Europe, les pays les plus libertaires ne sont pas forcément les plus libéraux mais ceux où l’État-providence est le plus présent et la sécularisation la plus avan-

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cée (4). Ce n’est pas étonnant : plus le matelas de sécurité de l’État est fort et l’influence de la religion s’évanouit, moins l’atomisation sociale est coûteuse. Malgré tout, on ne peut nier qu’il existe bien des « perdants » du libéralisme et de la mondialisation. Mais pense-t-on sincèrement que les modèles économiques alternatifs, dont certains ont connu des applica- tions catastrophiques au XXe siècle, ont été plus avares en « perdants » ? De plus, jamais un libéral de bon aloi ne défendrait l’idée qu’il faut que les exclus soient livrés à eux-mêmes – la solidarité privée ou publique n’est en rien incompatible avec le libéralisme. Remarquons ainsi que la plupart des grands pays libéraux ont un État-providence qui n’a rien à envier à celui du Venezuela ou du Zimbabwe. Il faut donc prendre le libéralisme pour ce qu’il est : un système bien imparfait, mais dont l’imperfection semble de fait bien moindre, y compris pour les classes populaires, que celle des autres tentatives qui ont émaillé l’histoire. J’ai bien conscience que ces arguments percent difficilement dans un pays où l’État centralisé a nourri la méfiance à l’égard de ce qui n’était pas lui. Il est ainsi très difficile de lutter intellectuellement, en France, contre l’antilibéralisme, car celui-ci est plébiscité par l’opinion publique : comme le disait Raymond Boudon, en France, il existe un foisonnant marché pour les idées antimarché (5). Mais cela ne devrait pas nous empêcher de tenir à la vérité. Nous pourrions fermer les frontières, nationaliser à tour de bras et taxer davantage les plus aisés. Mais jamais cela n’enrichira les pauvres : jamais le véritable enrichisse- ment, dans l’histoire de l’humanité, n’a eu pareille racine.

1. Voir par exemple Daron Acemoglu et James A. Robinson, Why Nations Fail, Crown Publishing Group, 2012 et Deirdre McCloskey, Bourgeois Equality: How Ideas, not Capital or Institutions, Enriched the World, Chicago University Press, 2016. 2. Steven Pinker, Enlightenment Now: The Case for Reason, Science, Humanism, and Progress, Allen Lane, 2018. 3. Voir par exemple « Les valeurs politiques des “gilets jaunes” », Le Monde, 27-28 janvier 2019. 4. Pierre Bréchon et Frédéric Gonthier (dir.), Les Valeurs des Européens. Évolutions et clivages, Armand Colin, 2014. 5. Raymond Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, Odile Jacob, 2004.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 43 LES LIMITES DE L’IDENTITÉ › Nathalie Heinich

identité est à la fois une notion de sens commun et un concept utilisé par les sciences de l’homme – psy- chologie, sociologie, histoire, anthropologie, polito- logie… En tant que notion de sens commun, elle tend à être perçue, selon une tradition essentialiste L’et métaphysique, comme une réalité objective, intemporelle, transcen- dante, qui existerait indépendamment de l’idée qu’on s’en ferait : par exemple, « l’identité de la France ». En tant que concept savant, elle est plutôt analysée comme une construction historique sans autre fon- dement que la croyance en son existence, autrement dit comme une illusion – c’est la position postmoderne, constructiviste et critique. La première acception nourrit les usages « droitiers » de la notion, en tout cas en matière d’identité nationale et de politique « identitariste » ; la seconde alimente ses critiques « gauchistes ». Le problème est que l’une et l’autre conceptions sont aussi naïvement erronées l’une que l’autre (1).

La vulgate postmoderne

Certes, la critique postmoderne d’une conception substantialiste de l’identité (ou de « l’illusion essentialiste », comme l’a justement qualifiée le philosophe Pierre-André Taguieff (2)) s’appuie sur des constats qui ont leur part de vérité. Le premier constat est celui de la temporalité, qui soumet toute identité au changement, faisant d’elle non pas une « subs-

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tance inaltérable » mais une « entité historique » (3) : « L’identité n’est pas tant celle d’une substance que celle de la continuité des transforma- tions conduisant d’un stade au suivant » (4), expliquait le sociologue Norbert Elias. Et il ajoutait : « Il s’agit d’une continuité remémorée », ce qui nous renvoie au deuxième constat rendant illusoire la conception substantialiste, à savoir celui de sa dimension narrative, qui fait de l’iden- tité non un fait brut mais un « récit », selon le philosophe Paul Ricœur (5), ou encore une affaire de « réflexivité », selon le sociologue Anthony Giddens (6). Enfin, un troisième constat met à mal la croyance naïve en une réalité factuelle de l’identité, à savoir celui de sa pluralité, sa mul- tiplicité, sa labilité (7). Ainsi le sociologue Nathalie Heinich est sociologue. Erving Goffman a utilisé la métaphore de Dernier ouvrage publié : Ce que n’est la barbe-à-papa : l’identité personnelle serait pas l’identité (Gallimard, 2018). un « enregistrement unique et ininterrompu › [email protected] de faits sociaux qui vient s’attacher, s’entortiller, comme de la barbe-à- papa, comme une substance poisseuse à laquelle se collent sans cesse de nouveaux détails biographiques » (8). Bref, soumise aux contingences temporelles, narratives et représentationnelles, l’identité est tout sauf un fait brut, une réalité évidente. Malheureusement, la suite du raisonnement tombe aisément dans les sophismes de la pensée postmoderne mâtinée de French theory : l’identité ne serait, de ce fait, qu’une « illusion », comme l’affirma Pierre Bourdieu en son temps (9). Une telle conclusion pèche par une faute de raison- nement classique dans les sciences sociales contemporaines : le monde serait fait soit de faits bruts, soit de faits « socialement construits », donc assimilables à des illusions ; ou, en d’autres termes, soit de réalité, soit de fictions – plus ou moins naïves ou intéressées, c’est-à-dire mensongères (10). Pris comme synonyme de « fabriqué » au sens de factice, donc d’inauthentique, le « construit » devient, dans cette perspective critique, rien de mieux qu’une « fable », un « mythe », dont il ne reste rien une fois qu’on l’a dévoilé comme tel. Dès lors on pourrait en faire ce qu’on veut, s’en débarrasser ou le transformer selon son bon vouloir. C’est le programme qui sous-tend la réduction de la notion d’identité à un simple « discours », soumis aux aléas de la temporalité, du récit et de la variabilité des points de vue : l’élimination pour cause d’inconsistance.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 45 peuple contre élites. histoire d’une france brisée

C’est ainsi que l’argument de la « construction » historique et sociale glisse du statut de découverte à celui de lieu commun, puis de dénonciation en forme de critique de la « croyance ». C’est en matière d’identité sexuée que le glissement s’est produit de la façon la plus flagrante, sur fond de confusion entre différence et discrimination (la différence des sexes impliquerait forcément inégalité, donc devrait être éradiquée pour cause d’inconvenance politique (11)), ainsi que de fan- tasme de toute-puissance poussant à refuser et donc à récuser toute catégorisation, synonyme de limitation. Le déconstructionnisme der- ridien s’en donne ici à cœur joie : « Dès qu’on entend le mot “genre”, dès qu’il paraît, dès qu’on tente de le penser, une limite se dessine. Et quand une limite vient à s’assigner, la norme et l’interdit ne se font pas attendre : “il faut”, “il ne faut pas”, dit le “genre”, le mot “genre”, la figure, la voix ou la loi du genre. (12) » Ce type de raisonnement repose sur la suprématie non négociable de la liberté individuelle contre la contrainte du « social » : dans cette perspective, qui rappelle étrangement les rêves infantiles de toute- puissance, la notion d’identité n’est supportable qu’à condition d’être dépouillée de toute limite, de tout ancrage, de toute stabilité, libérée donc de toute réduction à un fait social, voire à un fait tout court. Bref, la différence des sexes, puisque « socialement construite », ne serait qu’une « illusion » destinée à perpétrer la « domination masculine ».

L’ignorance des représentations

Ces dérives à partir d’une tentative – légitime – pour désubs- tantialiser la notion d’identité reposent sur une ignorance mal- heureusement largement répandue, y compris chez des chercheurs estimables : l’ignorance de la notion de représentation, au sens de « se représenter », c’est-à-dire l’ignorance de ce que le monde social est fait beaucoup plus de conceptions mentales partagées – plus ou moins véridiques – que de faits bruts ou, plus encore, d’illusions. Ainsi, ce n’est pas parce que l’identité est plurielle, variable et his- toriquement construite qu’elle serait illusoire : ni illusion ni, à l’op- posé, réalité objective, elle est une représentation mentale, plus ou

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moins partagée et plus ou moins agissante, que se font les individus de ce qu’ils sont, de ce que sont les autres ou de ce qu’est une entité abstraite tel qu’un pays. Ni totalement objective ni totalement contingente, cette représen- tation est structurée, appuyée sur des caractéristiques factuelles et des institutions, qui peuvent être décrites et analysées : ainsi, les plus graves problèmes d’identité n’empêchent pas que l’identité d’un sujet soit ancrée dans un corps, instituée par un nom propre et par une signa- ture. De même, l’identité sexuée, quoique soumise à maintes variations socio-historiques (13), ne peut se modifier d’un mot ou d’un trait de plume, étant composée à la fois de réalités physiologiques, d’expé- riences psychiques, de procédures administratives et, éventuellement, de manipulations cosmétiques, prises dans un système symbolique et juridique fortement institué (14). De même encore, s’agissant de l’iden- tité nationale, elle repose sur des propriétés récurrentes tels qu’un État, une langue, une conscience historique, un patrimoine, une mémoire collective (15) : vue sous cet angle, la notion d’« identité nationale » peut devenir un objet de recherche ou de réflexion qui ne soit instrumentalisé ni par la mémoire militante et le nationalisme (16) ni, à l’inverse, par la stigmatisation a priori de tout attachement patriotique. Il n’est guère aujourd’hui de notion qui, davantage que celle d’identité, subisse les ravages intellectuels qu’engendre le déni des représentations, dans une conception binaire du monde qui ne laisse- rait exister que des faits bruts ou des illusions, du naturel ou de l’arti- ficiel, du donné ou du fabriqué, du nécessaire ou du contingent : une conception qui ignore le poids des réalités sociales et des institutions, des traces mémorielles et des images mentales, des catégories et des mots – qui ignore, autrement dit, ce qui fait la spécificité de l’existence humaine dans un monde partagé. L’identité a donc des limites, non parce qu’elle serait une réalité fac- tuelle et inamovible, mais parce que, en tant que représentation soutenue par des données objectivables, elle n’est pas accessible à toutes les manipu- lations individuelles, à toutes les modifications fantasmatiques. Faut-il s’en désoler ? Ce serait là adhérer à une conception de l’iden- tité qu’Elias stigmatisait comme celle de l’Homo clausus, l’individu fermé sur lui-même, indépendant de toute interaction, de toute influence de

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et sur autrui : un individu qui pourrait donc être totalement libre ou, du moins, non déterminé – mais qui serait du même coup irrémédia- blement seul. Et la juriste Muriel Fabre-Magnan a raison d’évoquer à ce sujet ce que la contrainte juridique peut avoir de protecteur pour les individus : « Le droit a pour rôle d’instituer et d’assurer les personnes de leur identité. Il faudrait se demander si reporter sur les individus, et en particulier sur les jeunes, le poids de devoir définir et (ré)affirmer eux- mêmes à tout moment les éléments de leur identité sans jamais pouvoir rien tenir pour acquis est vraiment libérateur. (17) » Car les limites, ce sont d’abord les mots et les catégories qui nous permettent de nous orienter dans le monde, et c’est aussi ce qui nous permet de nous coordonner avec autrui, de faire commerce avec les autres, de cultiver en paix les interdépendances qui nous construisent, tout autant que nos libres mouvements. Et parmi les nombreuses limites qui bornent notre monde tout en l’organisant, les limites identitaires – notre sexe, notre âge, notre profession, notre origine géographique ou sociale, notre religion si nous en avons une, notre nationalité, voire notre sexualité si nous en faisons une façon de nous définir – ne sont pas les moins efficaces pour nous aider à être au monde sans risquer de nous y perdre.

1. Cet article reprend en les développant une partie des propositions présentées dans Nathalie Heinich, Ce que n’est pas l’identité, Gallimard, 2018. 2. « L’illusion essentialiste » consiste à « figer et réifier ce qui est intrinsèquement fluctuant, mouvant et diversifié » (Pierre-André Taguieff, « Être français : une évidence, un “je-ne-sais-quoi” et une énigme », Dogma. Revue de philosophie et de sciences humaines, mars 2016). 3. Vincent Descombes, Les Embarras de l’identité, Gallimard, 2013, p. 174. 4. Norbert Elias, Du temps (1984), Fayard, 1996, p. 53, note 1. 5. Cf. Paul Ricœur, Temps et récit, Seuil, 1984. 6. Cf. Anthony Giddens, Modernity and Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age, Polity Press, 1991. 7. Cf. notamment Alex Mucchielli, L’Identité, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1986, p. 7. 8. Erving Goffman, Stigmate (1963), Minuit, 1975, p. 74. 9. Cf. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986. 10. Cf. Nathalie Heinich, « Pour en finir avec “l’illusion” biographique », L’Homme, n° 195-196, juillet- décembre 2010 (repris dans Sortir des camps, sortir du silence, Les Impressions nouvelles, 2011). 11. Sur ce sophisme qui alimente malheureusement les tendances les plus naïves du féminisme et de la « théorie du genre », cf. Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Klincksieck, 2009. 12. Jacques Derrida, Parages, Galilée, 1986, p. 252. 13. Cf. notamment Élisabeth Badinter, XY. De l’identité masculine, Odile Jacob, 1992. 14. Cf. notamment Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, 1999 ; Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites. Essai pour une clinique psychanalytique du social, Érès, 1997. 15. Cf. Pierre Nora, « Les avatars de l’identité française », Le Débat, n° 159, mars-avril 2010. 16. Idem, p. 18-19. 17. Muriel Fabre-Magnan, L’Institution de la liberté, Presses universitaires de France, 2018, p. 220.

48 AVRIL 2019 AVRIL 2019 LE CULTE DÉVASTATEUR DU « BON VIEUX TEMPS » › Pierre-Antoine Delhommais

i la passion des commémorations officielles en tout genre n’y avait pas suffi, le mouvement des « gilets jaunes » est venu rappeler, avec ses « cahiers de doléances » et ses références permanentes à la Révo- lution, le pouvoir de fascination et d’attraction que Sle passé et l’histoire continuent, de nos jours encore, d’exercer sur les Français. Mais il a également reflété, d’un éclat fluorescent, le pessi- misme structurel d’un pays dont témoignent depuis plusieurs décen- nies toutes les enquêtes internationales mesurant le « bien-être » des populations ; ce déficit de bonheur et cette insatisfaction collective s’accompagnent d’une défiance aiguë et généralisée des citoyens à l’égard des « élites », des dirigeants politiques, des chefs d’entreprise mais aussi des syndicats, des médias, des experts, à l’égard enfin de la mondialisation et de l’avenir. Autant la révolte des étudiants de mai 1968 regardait résolument vers le futur avec l’optimisme propre aux utopies, rêvait de construire une société radicalement nouvelle, autant celle des ronds-points de novembre 2018 apparaît dominée par le pessimisme et la noirceur, tournée vers le passé avec la volonté de revenir à des temps anciens perçus comme bien plus heureux que les temps présents.

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Dans leur essai Les Français, le bonheur et l’argent (1), les écono- mistes Yann Algan, Elizabeth Beasley et Claudia Senik affirment qu’il existe un lien fort et étroit entre le pessimisme des Français et leur nos- talgie du passé, illustrée par les résultats de ce sondage : à la question « si vous aviez le choix, à quelle époque souhaiteriez-vous vivre ? », 5 % seulement des personnes interrogées répondent « une époque future », 25 % « l’époque actuelle » et une écrasante majorité, 70 %, « une époque passée ». « Il est fascinant de constater la survalorisation du passé et le peu d’appétence pour l’avenir », observent les auteurs. D’où peuvent bien venir, dans notre pays, une telle « survalori- sation du passé » et cette nostalgie du « bon vieux temps » qui en découle ? D’abord de la présentation qui continue d’être faite auprès du grand public, par le biais notamment Pierre-Antoine Delhommais des émissions télévisées ou des films à suc- est journaliste économique cès, d’une histoire de France limitée à la et éditorialiste au Point. Il est vie de ses élites privilégiées, de ses rois et notamment l’auteur des Affligés du quinquennat (Éditions de de ses reines menant grand train, mais qui l’Observatoire, 2017) et, avec Marion ignore très largement le sort misérable que Cocquet, d’Au bon vieux temps connaissait l’immense majorité de la popu- (Éditions de l’Observatoire, 2018). › [email protected] lation. Un exemple très révélateur : les cri- tiques gastronomiques parisiens les plus en vue célèbrent aujourd’hui volontiers la cuisine « des terroirs », versent presque des larmes en évo- quant l’authenticité, la qualité et la saveur à jamais perdues des mets d’autrefois, des gibiers en sauce, alors que durant des siècles, le menu unique et parfaitement monotone du paysan français – majoritaire dans la population jusqu’en 1930 – consistait en une soupe aux choux ou aux fèves, agrémentée les jours fastes d’un morceau de lard et dans laquelle on trempait un morceau de pain de seigle rassis. La vérité historique est que dans les dits « terroirs », on crevait très souvent, au sens propre du terme, de faim. Cette vision idéalisée du passé vient aussi d’un récit national très soigneusement « photoshopé », si l’on peut dire, mettant en avant les moments glorieux de notre histoire mais passant sous silence ses épisodes les plus sombres. Dans Les Années de misère. La famine au temps du Grand Roi (2), le grand historien Marcel Lachiver avait ainsi

50 AVRIL 2019 AVRIL 2019 le culte dévastateur du « bon vieux temps »

dénoncé avec force le fait que la mémoire collective ait retenu du règne de Louis XIV les fastes de Versailles et le génie de la littérature clas- sique mais oublié « l’effroyable hécatombe » provoquée par la grande famine de 1693-1694, avec son million et demi de morts. C’est dans cette même logique que le roman national s’est construit des âges d’or imaginaires, baptisés a posteriori d’appellations enchan- teresses comme « Belle Époque » ou « trente glorieuses ». Comme si la Belle Époque avait été belle pour les 170 000 bonnes à tout faire – et souvent le pire – qui vivaient en 1900 à Paris ou pour les mineurs de fond des houillères de Lorraine ou du Nord travaillant dans des conditions épouvantables et dans l’angoisse des coups de grisou et de la silicose. Quant aux fameuses « trente glorieuses », célébrées de nos jours avec des trémolos dans la voix par les déclinistes, le terme « glorieuses » fait peu de cas du fort creusement des inégalités qui fut observé au cours de cette période « bénie », de la terrible pauvreté qui sévissait alors dans les campagnes et chez les personnes âgées, du sort des centaines de milliers de travailleurs immigrés vivant dans des bidonvilles infestés de rats, ou encore de l’air totalement saturé en dioxyde de soufre qu’on respirait à pleins poumons dans les grandes villes – les émissions de SO2, responsables du smog, ont diminué de 96 % en France depuis leur pic atteint en 1973. Toujours est-il que ce récit historique très embelli contribue à renforcer le sentiment omniprésent de déclin et de déclassement collectif que les Français éprouvent aujourd’hui et dont ils rendent responsables une mondialisation censée avoir fait perdre au pays son rang d’hyperpuissance économique mondiale. Mais, là encore, la mémoire collective se révèle trompeuse. Au temps supposé de sa plus grande gloire, celle du Roi-Soleil, la France ne représentait, selon les calculs de l’économiste britannique Angus Maddison, que 5,7 % du PIB mondial, contre 24,4 % pour l’Inde et 22,3 % pour la Chine. Le même constat vaut en matière monétaire, avec cette idée que l’euro aurait mis fin au règne souverain de la grande mon- naie qu’était le franc. La réalité historique est que celui-ci n’a jamais été, sur la scène internationale, une devise de référence : en 1985, le franc ne représentait, signe de la faible confiance qu’il inspirait, que

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1 % seulement des réserves de change mondiales, contre 4 % pour la livre sterling, 6 % pour le yen, 12 % pour le deutschemark et 66 % pour le dollar. Ce passé idéalisé accentue, par contraste, le regard exagérément noir que les Français portent sur les temps présents, dans un déni complet du progrès et de l’amélioration globale des conditions de vie. Ils ont ainsi le sentiment de vivre dans une société extraordinairement violente, alors que celle-ci ne l’a jamais été aussi peu : notre pays n’a pas connu de guerre sur son sol depuis plus de soixante-dix ans, ce qui ne s’était jamais produit de toute son histoire ; le taux d’homicides se situe aujourd’hui en France autour de 1 pour 100 000 habitants, soit deux fois moins qu’en 1900, trois fois moins qu’en 1800, dix fois moins qu’en 1700, quarante fois moins qu’en 1500 ; au cours des vingt-cinq dernières années, enfin, le nombre d’homicides a baissé de 40 % en France, passant de 1 406 en 1994 à 825 en 2017.

Regretter le passé en commençant par dénigrer les jeunes générations

De la même façon, les Français sont convaincus que jamais les iné- galités n’ont été aussi grandes dans notre pays, alors que les statistiques indiquent le contraire : le niveau de vie des 10 % de Français les plus riches est aujourd’hui 3,5 fois plus élevé que celui des 10 % de Fran- çais les plus modestes, un rapport qui était de 4,6 en 1970, de 10 en 1900 et de 20 en 1800. Les Français semblent aussi avoir oublié qu’ils travaillent beaucoup moins durement que leurs aînés (1 600 heures de durée annuelle aujourd’hui, 2 200 heures en 1960, 3 000 heures en 1840) et dans des conditions de pénibilité et de dangerosité sans comparaison avec les époques passées, même récentes (le nombre d’accidents mortels du travail a été divisé par quatre en soixante ans, revenant de 2 046 en 1955 à 514 en 2016). Ce déni du progrès s’explique d’abord par une mémoire courte des malheurs : qui parle encore de la variole, éradiquée en 1980, laquelle causa dans le monde au cours du seul XXe siècle la mort de 400 mil-

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lions de personnes, trois fois plus que les guerres ? Il s’appuie aussi sur le fameux « paradoxe de Tocqueville » qui indique que plus un mal devient rare, plus il est jugé insupportable. Avec un taux de morta- lité infantile tombé aujourd’hui à 3,6 pour 1000 naissances (contre 15 % en 1900 et encore 5 % en 1950), le décès d’un bébé est de nos jours logiquement vécu comme une tragédie épouvantable et une injustice inacceptable. Il n’en allait forcément pas de même au milieu du XVIIIe, quand un enfant sur quatre n’atteignait pas l’âge d’1 an, au point qu’un proverbe pouvait dire, avec une froideur réaliste qui aujourd’hui nous glace : « Petit enfant, petit deuil ». Ce déni du progrès résulte enfin du fait que les bonnes nouvelles, parce qu’elles ne font pas de « buzz », se trouvent peu relayées par les réseaux sociaux et les médias, notamment par les chaînes d’informa- tion en continu, qui leur préfèrent les catastrophes de toute nature et les faits divers sordides. La conséquence de ce biais dans l’infor- mation est le sentiment très dominant dans l’opinion publique que « les choses vont de plus en plus mal ». Un exemple édifiant : 94 % des Français sont persuadés que le nombre de personnes vivant sur la Terre dans la pauvreté extrême (avec moins de 1,90 dollar par jour) a stagné ou augmenté au cours des vingt-cinq dernières années, alors qu’il a diminué en réalité de plus de moitié, passant de 1,9 milliard en 1990 à 750 millions en 2016. La petite chanson du « c’était mieux avant » est certes vieille comme le monde. À toutes les époques, les hommes ont eu l’étrange manie de regretter le passé, en commençant par dénigrer les jeunes générations. « Cette jeunesse est pourrie jusque dans le fond du cœur, est-il écrit sur une poterie vieille de plus de 3 000 ans décou- verte dans les ruines de Babylone. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux, ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui seront incapables de maintenir notre culture. » Si elle a toujours existé, cette chanson ne fut toutefois longtemps fre- donnée que dans de petits cercles d’intellectuels un brin dépressifs. Si des Michel Onfray, Patrick Buisson, Éric Zemmour ou perpétuent de nos jours cette tradition, la nouveauté est que la petite musique décliniste est maintenant largement dif-

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fusée dans toutes les catégories de la population. La nostalgie du « bon vieux temps » occupe même une place centrale dans les dis- cours politiques populistes ou radicaux. À l’extrême droite, c’est la nostalgie d’une France blanche et pure, « celte », sans immigrés venus d’Afrique. À l’extrême gauche, c’est la nostalgie des temps révolutionnaires et des grandes luttes ouvrières, la dénonciation aussi d’une mondialisation libérale menaçant le modèle social éla- boré par le Conseil national de la Résistance. Chez les écologistes extrêmes, enfin, c’est la nostalgie d’une France préindustrielle, non polluée par les pesticides, par les gaz à effet de serre et par la crois- sance et dans laquelle les loups vivaient nombreux et heureux. Le clivage entre progressistes et déclinistes est même devenu politi- quement plus pertinent, à bien des égards, que le clivage tradition- nel entre gauche et droite, avec le risque probablement sous-estimé que finisse par s’opérer une convergence de tous ces anti-modernes, allant des amis des loups aux ennemis des Noirs en passant par les nostalgiques des hauts-fourneaux. Estimer que le regret exacerbé et presque névrotique du passé est en France une conséquence des difficultés actuelles, c’est raisonner à l’envers. C’est le culte du « bon vieux temps » qui porte au contraire une lourde part de responsabilité dans la crise globale que le pays tra- verse et dont le succès du mouvement des « gilets jaunes » a permis de mesurer l’ampleur. C’est cette nostalgie mortifère qui explique la haine et le ressentiment des Français contre les temps présents et surtout la peur panique qu’ils ont de l’avenir, de la modernité, du changement, du progrès, du mouvement. C’est elle qui permet de comprendre le refus collectif, depuis des décennies, du peuple et de ses élus, d’entre- prendre les réformes nécessaires pour adapter l’économie française à la nouvelle donne de la mondialisation. C’est cette nostalgie, enfin, qui explique la tentation suicidaire du repli sur soi, avec l’illusion que la France pourrait de cette manière retrouver une grandeur passée lar- gement fantasmée tandis qu’individuellement chaque Français pour- rait redécouvrir cette douceur et cette joie de vivre qu’étaient censés connaître nos ancêtres mais qui n’ont existé que dans l’esprit de ceux qui n’ont jamais pris la peine d’ouvrir des livres d’histoire.

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En conclusion de son ouvrage Les Années de misère, Marcel Lachi- ver notait : « Je l’ai aussi écrit pour détruire ce mythe du bon vieux temps qui fascine un certain nombre de mes contemporains parce que le présent leur fait peur. Si, pour reprendre une formule célèbre, l’his- toire a pour objet “la résurrection du passé”, il ne faut pas perdre de vue que la vie se construit dans le présent et dans l’avenir. Le passé est là pour fournir des points de repère et de comparaison ; il n’est jamais bon de s’y réfugier tout entier. (3) » On ne peut mieux dire.

1. Yann Algan, Elizabeth Beasley et Claudia Senik, Les Français, le bonheur et l’argent, Rue d’Ulm, 2018. 2. Marcel Lachiver, Les Années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Fayard, 1991. 3. Idem.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 55 Renaud Beauchard L’ACTUALITÉ DE CHRISTOPHER LASCH › Propos recueillis par Laurent Ottavi

Renaud Beauchard est professeur de droit associé à l’American University Washington College of Law. Dans Christopher Lasch : un populisme vertueux (Michalon, 2018), il présente la pensée de l’historien américain, dont le célèbre ouvrage La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, écrit en 1994, (traduit en français, Flammarion, 2007) fut une analyse remarquée de la transformation de la société américaine et de l’abandon des classes populaires. Sa pensée a influencé nombre d’intellectuels occidentaux. Renaud Beauchard en rappelle l’envergure et l’actualité.

Revue des Deux Mondes – Des penseurs comme Emmanuel Todd et Jean-Claude Michéa ont fait connaître en France la pensée de Christopher Lasch. Quelle a été l’importance de « son œuvre aux États-Unis ? Renaud Beauchard Si on en juge par son influence directe et consciente sur la politique américaine et le débat public, à vrai dire, elle se résume à pas grand-chose. Certes, Christopher Lasch avait, un temps, au moment de la parution de La Culture du narcissisme, un

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vrai best-seller, eu une certaine résonance jusqu’à la Maison-Blanche, puisque Jimmy Carter s’en était (mal) inspiré, avec des conséquences électorales désastreuses. Mais, hormis cet épisode et son utilisation scandaleusement sélective par quelques idéologues proches du Parti républicain comme Steve Bannon, la pensée de Lasch ne résonne qu’à la marge des institutions qui façonnent l’opinion américaine, qu’il s’agisse de la politique, des médias ou de l’université. Et il ne peut en être autrement, puisque Lasch est un penseur d’une Amérique jeffer- sonienne, c’est-à-dire l’idée d’une démocratie de petits propriétaires et de citoyens aptes à fonder des communautés autogouvernées. Or cette vision est un complet anathème dans les milieux qui ont la main- mise sur les leviers du pouvoir et de l’opinion. Même le mouvement du socialisme démocratique qui s’est organisé autour de la campagne des primaires de Bernie Sanders en 2016, et qui n’est au fond qu’une façon de remettre au goût du jour, dans des conditions radicalement différentes, la social-démocratie­ des New Deal, Fair Deal, New Fron- tier, Great Society, n’a cure de quelqu’un qui a été un des plus grands contempteurs de la social-démocratie de Franklin Roosevelt, Harry Truman, John Fitzgerald Kennedy et Lyndon B. Johnson en même temps que du conservatisme de mouvement et du néoconservatisme. En revanche, on peut entendre un écho plus ou moins lointain de la voix de Lasch dans la société américaine. Dans le domaine du journalisme et de la pensée tout d’abord, on retrouve des intona- tions très laschiennes chez des personnalités atypiques comme Tho- mas Frank, le fondateur et rédacteur en chef de la revue The Baffler et l’auteur de Pourquoi les pauvres votent à droite et de Pourquoi les riches votent à gauche. Et surtout, si l’on s’écarte des quartiers d’affaires et des banlieues gentrifiées où s’agglutinent la classe des « anywhere », pour reprendre l’expression de l’économiste britannique David Good- hart, et souvent même dans les endroits les plus improbables (shop- ping malls désertés par les enseignes préférées de l’élite managériale, bars de quartier, petites villes coupées de l’économie mondialisée), on peut s’apercevoir que subsistent des formes de sociabilité et des mœurs démocratiques rappelant celles qui avaient tant impressionné Alexis de Tocqueville, et que Lasch, par sa personne et son œuvre, personnifie

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de façon admirable. Des formes de sociabilité organisées autour d’un idéal plus exigeant de la vie bonne que la consommation universelle et la liberté de tout choisir en même temps promises par les élites ou, pour paraphraser Michel Clouscard, d’un monde où tout est permis mais où rien n’est possible.

Revue des Deux Mondes – En quoi Christopher Lasch est-il toujours d’actualité ?

Renaud Beauchard De l’atmosphère de maccarthysme féministe en laquelle dégénère le mouvement MeToo (1) au transhumanisme, du survivalisme des milliardaires de la Silicon Valley à la vindicte appro- batrice aux dimensions orwelliennes qui s’est abattue sur les campus américains en passant par le faux sujet des fake news et le vrai sujet de la propagande de masse, les analyses de Lasch résonnent puissamment près de vingt-cinq ans après sa disparition. Mais c’est à propos des « gilets jaunes » que je souhaiterais mon- trer comment les analyses de Lasch sont pertinentes bien au-delà des États-Unis. Malgré le caractère éclaté du mouvement et de ses reven- dications, il est en fait assez lisible si on fait l’effort de l’analyser autre- ment que selon la grille de lecture technocratique de la collection de doléances ou du catalogue de mesures techniques. En effet, selon les termes mêmes de l’appel de Commercy, lancé par les « gilets jaunes » en décembre 2018, nous sommes en présence d’un « mouvement généralisé contre [un] système » qui, comme Christopher Lasch l’avait relevé dans La Révolte des élites à propos des États-Unis, a peu à peu détruit toutes les institutions où les citoyens se retrouvaient en égaux et où les élites en sécession deviennent de moins en moins légitimes à mesure qu’elles se sont affranchies des contraintes de la vie en commu- nauté et des devoirs envers celle-ci. Dans des pages que l’on croirait écrites pour caractériser la France à l’heure de Macron, Lasch explique en effet que la société ouverte a conduit paradoxalement à une sécession des élites. En effet, avec l’intensification de la concurrence, les élites se sont repliées – ce qui est

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tout de même un comble pour des gens qui n’ont que le mot « ouver- ture » à la bouche – dans des communautés de succès. Dans celles- ci, situées aux États-Unis le long des côtes Est et Ouest et en France dans les centres des métropoles, elles se sont mises à cultiver une sorte d’esprit de clocher très caractéristique fait de codes culturels, d’un lan- gage impénétrable, d’un culte du corps et de la santé parfaite et d’une utopie technologique. L’élite des méritants, ainsi qu’elle se voit, n’a pas tant recherché à imposer ses valeurs à la majorité (qu’elle juge incorrigiblement raciste, sexiste, provinciale, xénophobe, homophobe et même maintenant transphobe) qu’à la rendre passive et dépendante afin de mieux la placer devant le fait accompli d’institutions dans les- quelles est actée la base des inégalités entre, d’un côté, les possesseurs d’un savoir technique pour savoir « gérer » la société et les affaires complexes d’un monde interdépendant, et de l’autre les assujettis à ce savoir. En plus d’avoir parfaitement décrit la nouvelle classe dirigeante, le génie de Lasch est d’avoir su distinguer qu’elle n’est que l’aboutis- sement grotesque et dégénéré d’une évolution sociologique entamée bien plus tôt. Lasch en identifie la naissance au moment où l’Amé- rique, du fait des mutations du système capitaliste et de la généralisa- tion du salariat au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, a troqué l’idéal d’une société sans classes pour la méritocratie, c’est-à-dire un système reposant sur la maîtrise du savoir désormais devenu le mono- pole d’une « minorité civilisée ». Dans le dénouement de ce drame, la social-démocratie a joué un grand rôle en réduisant l’idée de démo- cratie à une question de redistribution et non plus de participation. La démocratie, réduite à un bref moment dans un isoloir tous les quatre ou cinq ans, a conduit à une complète redéfinition des institu- tions, empêchant toute vie commune. L’éducation, déjà bien éloignée de la finalité initiale de l’école communale jeffersonienne de former des citoyens aptes à fonder et maintenir des communautés autogou- vernées, s’est transformée peu à peu en instrument d’adaptation aux évolutions du capitalisme de sa forme industrielle jusqu’à sa forme cognitive et transgressive à l’heure de la Silicon Valley. Elle a pour but, presque dès le berceau, d’assurer la production de la personnalité

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narcissique nécessaire au capitalisme contemporain et d’inculquer que la servilité est le seul moyen de survivre dans un monde qui défie la compréhension humaine. Le journalisme a cessé d’être un encourage- ment au débat public pour se cantonner à un rôle de fourniture d’in- formations fiables aux experts, la crédibilité remplaçant la recherche de la vérité comme critère d’évaluation du réel. La langue parlée sur la place publique, réduite elle-même à des cercles d’experts qui soli- loquent entre eux, le cas échéant devant des caméras, a dégénéré en une novlangue abstraite et technique dont la complexité est suppo- sée témoigner du désintéressement scientifique de celui qui la manie. La politique s’est dégradée en administration et en un spectacle dans lequel des pseudo-évènements constamment renouvelés par les médias se sont substitués aux évènements réels. Loin de rendre le gouverne- ment plus efficace et plus rationnel, ce spectacle permanent a fini par donner naissance à « une atmosphère d’irréalité qui s’insinue partout et finit par brouiller l’esprit des dirigeants eux-mêmes ». La loi et la justice sont devenues des outils de contrôle comportemental contri- buant à promouvoir la dépendance comme mode de vie. C’est au fond un miracle et un espoir que, malgré le traitement de cheval administré depuis l’entre-deux-guerres aux États-Unis et plus récemment en France pour transformer des citoyens en consomma- teurs obéissants et dépendants, il demeure en France et par le monde des subjectivités encore capables de se regrouper et se constituer en peuple. Au fond, et c’est tout le sens de l’idée de la révolte des élites développée par Lasch, ce sont les élites qui ont pris les attributs d’une foule qui ne parvient plus à s’exprimer que sous forme de slogans et de mesurettes ineptes et insipides.

Revue des Deux Mondes – Narcisse est, selon Christopher Lasch, le type de personnalité dominante aujourd’hui. Mais qui est Narcisse ?

Renaud Beauchard Narcisse est en effet un peu tout le monde à des degrés divers. Personne ne peut prétendre en être totalement exempté puisque c’est la structure dominante de personnalité produite par la

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transformation du capitalisme, « de sa forme paternaliste et familiale en système gestionnaire, tentaculaire et bureaucratique qui contrôle pratiquement tout ». Comme l’enfant en bas âge qui découvre la sépa- ration entre lui et le monde qui l’environne est un temps tenté de se réfugier dans le fantasme de l’omnipotence, c’est-à-dire de prêter à ses parents le pouvoir de satisfaire tous ses désirs ou de s’imaginer dans un état de symbiose avec la mère, l’individu contemporain est sommé d’adopter des formes d’adaptation narcissiques à un monde qui défie sa compréhension (2). Celles-ci prennent la forme du senti- ment solipsiste d’omnipotence, de l’illusion du contrôle de la nature par le progrès illimité de la technologie prométhéenne jusqu’à nous transformer tous en des ordonnateurs de machines. Ou bien de la symbiose régressive, c’est-à-dire le rêve de fusion avec la nature carac- téristique du gnosticisme New Age. D’ailleurs, le capitalisme trans- gressif de la Silicon Valley procède dans une large part d’une fusion des deux avec à la fois la récupération de la « critique artiste » de la technique des années soixante-dix au service de la conquête spatiale et des voyages intersidéraux (typiquement Elon Musk) et l’indistinction totale (le projet d’une humanité androgyne culminant dans le cyborg des cyber-féministes, d’une sexualité complètement détachée de la reproduction, ou encore la recherche de l’immortalité par la fusion entre l’homme et la machine des transhumanistes). Il faut bien se garder d’analyser le narcissisme comme une affir- mation du moi. Le moi narcissique est au contraire un moi minimal, « de plus en plus vidé de tout contenu, qui est venu à définir ses buts dans la vie dans les termes les plus restrictifs possible, en termes de survie pure et simple, de survie quotidienne ». Narcisse est avant tout quelqu’un qui est dépendant jusque dans les actes les plus courants de l’existence (manger, jouer, cuisiner, se soigner, etc.) du savoir des experts et de procédures techniques normées, comme le bilan global de santé. Celui-ci n’est en effet bien souvent que le prélude à ce qu’un individu en bonne santé absorbe des statines, des antidépresseurs et autres procédés altérant son équilibre physiologique et son psy- chisme afin de le transformer en un malade chronique dépendant de la technologie­ de la santé publique et de l’industrie pharmaceutique.

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Il est un être qui vit en quelque sorte dans un monde qui lui interdit la connaissance empirique. En conclusion, il est un être aliéné, car dépossédé de ses sens. La conséquence la plus problématique de l’apparition de ce type de personnalité réside dans le déclin du surmoi entraîné par la déva- lorisation des figures traditionnelles de l’autorité et son remplacement par une forme de surmoi archaïque et sévère qui n’est plus tempéré par des figures de parents, de la famille élargie ou du quartier auxquelles l’individu peut s’identifier. Dans un monde sans adulte, l’expert et l’État deviennent les seules figures d’autorité tandis que le marché de la consommation se réserve la part belle de l’amour. De façon encore plus dérangeante, la disparition du surmoi convoque une violence autrefois enfermée dans des rituels, comme le montrent fréquemment les tueries de masses dans les écoles ou sur les lieux publics.

Revue des Deux Mondes – Une question est centrale dans son œuvre, celle qu’il formule lui-même ainsi : « Comment se fait-il que des gens sérieux continuent à croire au progrès alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandon- ner cette idée ? » Quelle est la réponse de Lasch ?

Renaud Beauchard Le progrès est en effet le moyen par lequel la rationalité abstraite du capitalisme vient envahir tous les aspects de notre existence et nous transformer en êtres incapables de connais- sance empirique. Selon Lasch, l’idée de progrès implique deux com- posantes indissociables. D’un côté il postule la levée de la condamna- tion morale de l’insatiabilité des désirs humains en tant que garantie de l’émancipation des liens de dépendance étroits des communautés familiales, claniques, villageoises ou de quartier qui corsetaient ces désirs. De l’autre cette émancipation des formes d’autorité tradition- nelle s’est trouvée accompagnée de la création d’un marché universel de marchandises censé garantir le développement d’un progrès techni­ que sans horizon temporel limité et l’accès de tous à un éventail de choix jadis réservé aux privilégiés. Mais, par une ruse de la raison, loin

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d’aboutir à un raffinement sans cesse croissant des goûts et des plaisirs, les effets de ce marché universel furent au contraire un rétrécissement de l’imaginaire émancipateur et une dépendance accrue envers l’appa- reil de propagande publicitaire des grandes entreprises pour générer sans cesse un renouvellement de goûts, de plaisirs et de sensations préfabriqués. En conclusion, le progrès a produit une catastrophe anthropologique en sécrétant un type de personnalité, le Narcisse, être à la mentalité servile et foncièrement dépendant du marché de la consommation. En somme, le progrès fait de nous des êtres incapables d’autonomie.

Revue des Deux Mondes – Le terme « populisme » est devenu péjo- ratif. Or la lecture de Christopher Lasch nous rappelle que ce terme a une histoire et un contenu. Quel est le sens du « populisme ver- tueux » de Christopher Lasch ?

Renaud Beauchard Le populisme vertueux, c’est d’abord l’idée de penser que le mieux n’est pas nécessairement le grand. Au contraire, le populisme vertueux implique de repenser les formes d’organisation humaine sur une petite échelle, ce qui n’empêche pas un véritable fédéralisme à la Pierre-Joseph Proudhon ou Hannah Arendt, c’est-à- dire, selon les termes de cette dernière, un pouvoir constitué de « corps civils et politiques » qui, soutenus par la seule force des promesses mutuelles, sont assez puissants pour « instituer, établir et promul- guer » toutes les « lois et instruments de gouvernements nécessaires ». Pour essayer de se représenter ce populisme vertueux, c’est l’œuvre cinématographique d’un Autre américain, Frank Capra, qui se reven- diquait aussi d’une tradition populiste, que je voudrais convoquer, et notamment son plus grand chef-d’œuvre, le merveilleux La vie est belle. Le personnage principal, George Bailey, incarné par James Stewart, est un jeune homme idéaliste qui doit renoncer à son rêve de déracinement – il envisageait de devenir un architecte construi- sant des gratte-ciel dans les métropoles du monde – pour prendre la succession de son père à la tête de la petite banque locale mutualiste,

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c’est-à-dire pour devenir banquier. Il veut mettre fin à ses jours mais son ange gardien le sauve du suicide le soir de Noël et, afin de lui faire définitivement renoncer à ses idées funestes, il lui donne à voir ce que serait l’existence de sa communauté s’il n’était jamais né. Bailey se retrouve ainsi propulsé dans sa petite ville, Bedford Falls, mais celle-ci a été rebaptisée Pottersville, du nom du capitaliste local et ennemi juré de la famille Bailey. À Pottersville, il n’y a que des bars et des maisons closes et la police est omniprésente. Le lotissement rempli de maisons coquettes construites grâce aux fonds prêtés par la banque de Bailey n’existe plus et à son emplacement se trouve un cimetière. Cette formidable allégorie illustre à merveille qu’il ne faut pas grand-chose pour que le monde se défasse. Dans le cas de Bedford Falls, l’absence d’un personnage qui exerce au sens noble du terme le métier de banquier, et non pas celui de chargé de clientèle d’une institution financière mondialisée dans laquelle toutes les décisions sont prises à des milliers de kilomètres, suffit à l’effondrement de toute une communauté. L’effet recherché par Capra, comme par Lasch dans sa redécouverte d’une Amérique fondée sur la petite propriété indi- viduelle des moyens de production, n’est pas celui d’entretenir une nostalgie dans le registre de la pastorale pour un type de communauté disparue. Il est de nous convaincre, comme Philippe Muray l’a très joliment écrit, de suivre l’exemple de Lasch et de prendre « le parti de la vie » « [a]u moment où presque tout le monde applaud[it] avec les loups à [son] étranglement général ».

1. Au sens littéral du terme, comme le révèle l’action en diffamation du journaliste Stephen Elliott concer- nant la liste des « Shitty Media Men », rassemblant des noms de journalistes et d’hommes d’influence dans les médias accusés de comportements déviants allant de la drague au viol. La circulation de cette liste dans le milieu des médias a eu pour effet de provoquer la mort sociale de ceux dont les noms figu- raient dessus. 2. Pour s’en convaincre, je recommande l’écoute de la série d’été « Narcisse, accusé non coupable » de Fabrice Midal qui affirme, sans la moindre ironie, que« Devenir narcissique est aujourd’hui une urgence ! » et prodigue des conseils aux thérapeutes pour « narcissiser quelqu’un ». Https://www.franceculture.fr/emissions/narcisse-accuse-juge-non-coupable.

64 AVRIL 2019 AVRIL 2019 JEAN-CLAUDE MICHÉA : PORTRAIT DU PHILOSOPHE EN GILET JAUNE › Sébastien Lapaque

ean-Claude Michéa a quelque chose d’un cheval de trait pas- sant sa charrue sur un unique sillon. De telle sorte, le labour est chaque fois plus profond. Depuis Orwell anarchiste tory, paru en 1995 (1), son propos est de montrer que les illusions J modernistes de la gauche, loin d’avoir entravé ou retardé la destruction du monde, ont au contraire permis au capitalisme de faire de grands bonds en avant. La droite révolutionnaire ayant quitté le pouvoir en France après une étrange séquence de bonapartisme néolibéral (2002-2012) au cours de laquelle la dette publique du pays a doublé, passant de 900 milliards à 1 800 milliards d’euros, Jean-Claude Michéa a fait feu sur le quartier général d’une gauche revenue aux affaires pour mener – mieux que la droite – une politique de rigueur budgétaire dont les maîtres mots étaient austérité, flexibilité et compétitivité. En 2013, un petit génie nommé Emmanuel Macron installé dans le bureau voisin de François Hollande au palais de l’Élysée, a sug- géré au président de la République de mettre en place un crédit

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d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice) chargé de restaurer la confiance avec les entreprises et de fluidifier le marché du travail. Coût de l’opération : environ 20 milliards d’euros chaque année. Résultat net : 800 000 chômeurs supplémentaires en cinq ans. Les choses vont ainsi, sous le soleil du progrès. Mais par quelle ruse le capital parvient-il à faire sans cesse endos- ser à la gauche la responsabilité du sale boulot ? Livre après livre, Jean-Claude Michéa pose cette question. Le génie en la matière a été Jacques Chirac : président de la République pendant douze ans, il a connu quatre Premiers ministres, dont un seul, au bout du compte, a mené sans rechigner la politique de pri- Sébastien Lapaque est romancier, vatisation et de dérégulation préconisée essayiste et critique au Figaro par les institutions financières internatio- littéraire. Il collabore également au Monde diplomatique. Son recueil nales : Lionel Jospin ! On l’a observé en Mythologie française (Actes Sud, France, mais également au Royaume-Uni 2002) a été récompensé du prix avec Tony Blair et dans l’Allemagne réuni- Goncourt de la nouvelle. Dernier ouvrage publié : Théorie de la bulle fiée avec Gerhard Schröder : à l’heure de la carrée (Actes Sud, 2019). mondialisation heureuse, c’est à la gauche › [email protected] qu’il revient de tenir les promesses libérales de la droite. Au début de l’année 2017, Jean-Claude Michéa avait ainsi des doutes sur la candi- dature de François Fillon et la ligne qu’il préconisait. Afin que rien ne change pour les gagnants de la mondialisation et que l’accumulation sans fin du capital se poursuive, il lui semblait que la constitution d’un gouvernement thatchérien de gauche autour d’Emmanuel Macron ferait beaucoup mieux l’affaire. « François Fillon va être débranché », annonçait-il. Il ne s’était pas trompé. Ce côté farceur de Jean-Claude Michéa : il a le don d’imposer son rythme, sa forme, son style. En deux décennies d’écriture, il a pro- duit une suite d’essais de démolition, de déblayage et de nettoyage idéologiques, pétillants et caustiques, devenus des classiques de la pensée critique. Leur allure insolente et tranquille exaspère les agents de la circulation idéologique. Dans Le Monde, le sociologue Luc Bol- tanski s’est inquiété de voir le philosophe employer des expressions telles que « sensibilité populaire » et « colère du peuple » (2). Le sus- pect a continué son chemin. C’est dans les scolies et les notes dont

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il surcharge ses textes à la manière de Spinoza que Michéa est le plus féroce et le plus drôle. Cette cascade de raisonnements : il y a dans ses livres quelque chose de labyrinthique qui évoque le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle. Aucune obligation de réserve ne saurait le contraindre, aucun éditeur le contrarier. Établi depuis 2016 dans un petit village des Landes, « à 10 kilomètres du premier commerce, du premier café et du premier médecin » (3), à la pointe sud-ouest du grand nulle part géographique que les experts de feu la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar) ont nommé sans rire la « diagonale du vide », le philosophe n’a ni privilège ni bénéfice à préserver dans « l’industrie de la désinformation médiatique ». Il écrit ce qu’il veut, comme il veut, quand il veut, où il veut. Si certains commentateurs ont regardé les « gilets jaunes » de loin, lui les a observés de près.

« Le fait de vivre au cœur d’une région rurale m’offrait l’occasion de vérifier par moi-même à quel point la des- cription de la France “périphérique” par Christophe Guilluy – description pourtant longtemps moquée par toute la “sociologie” mandarinale – collait au millimètre près à la réalité que j’avais sous les yeux. (4) »

À Mont-de-Marsan, Jean-Claude Michéa est allé faire un tour du côté du rond-point de Coumassotte, sur la route de Dax, pour comprendre les « gilets jaunes » et leur révolte spontanée inspirée par une taxe sur le diesel, l’« essence des pauvres » comme l’écrit le philosophe.

« Le vrai problème, c’est justement que la mise en œuvre systématique, depuis maintenant quarante ans, du pro- gramme libéral par les successifs gouvernements de gauche et de droite, a progressivement transformé leur village ou leur quartier en désert médical, dépourvu du moindre commerce de première nécessité, et où la pre-

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mière entreprise encore capable de leur offrir un vague emploi mal rémunéré se trouve désormais à des dizaines de kilomètres. (5) »

Les contradicteurs de Jean-Claude Michéa lui ont souvent repro- ché de parler dans ses livres d’un peuple à la définition vague et incer- taine, un peuple qui n’existerait pas. Quand les troubles auxquels on a assisté en France à la fin de l’année 2018 et au début de l’année 2019 leur ont donné tort, les plus honnêtes et les plus intelligents d’entre eux ont fait amende honorable. Ainsi Serge Halimi, le directeur du Monde diplomatique, qui a proposé une analyse puissante et décapante du mouvement des « gilets jaunes », désignant non sans courage « le gouffre croissant entre un univers populaire qui subit des coups, essaie de les rendre, et un monde de la contestation (trop ?) souvent inspiré par des intellectuels dont la radicalité de papier ne présente aucun danger pour l’ordre social » (6). Mais tout cela ne répond pas à la fameuse question posée par Lénine : que faire ? Comment endiguer l’extension programmée de la misère dans un pays riche ? Dans Le Loup dans la bergerie (7), publié en septembre 2018, quelques semaines avant le déclenchement de la « colère généreuse des “gilets jaunes” », Jean-Claude Michéa a tenté de détromper les militants anticapitalistes qui croient qu’il suffirait que la gauche soit vraiment elle-même pour que cessent l’absurdité et l’injus- tice d’une « société de croissance » imposée par la force des Flash-Ball. Hélas ! il y a autant de vérité que de mensonge dans la promesse de ce « vraiment ». Car, comme le relevait un jour le philosophe, la gauche est parfaitement de gôche lorsqu’elle trouve « ses marqueurs symbo- liques privilégiés dans le “mariage pour tous”, la légalisation du can- nabis et la construction d’une Europe essentiellement marchande ». Pour les classes moyennes urbaines, surdiplômées et hypermobiles représentées par Clémentine Autain et Raphaël Glucksmann, tout ce qui outrage la morale traditionnelle est censé préparer des lendemains qui chantent. L’accomplissement de la justice sociale passe donc par la lutte contre les bourgeois louis-philippards, les curés rondouillards et les militaires bornés que le regretté Cabu savait si bien dessiner. « De

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nos jours, observe Michéa, “être de gauche” ne signifie plus, en effet, combattre un système économique et social injuste fondé sur l’accu- mulation sans fin du capital. C’est, au contraire, chercher à substituer à ce combat l’unique croisade libérale “contre toutes les discrimina- tions” – de la défense de l’écriture “inclusive” au rejet de l’alimenta- tion carnée, en passant par l’interdiction de la fessée. »

Le retour inattendu d’une mémoire sociale endormie

Qu’est-ce qui pousse ainsi Cyber-Gédéon et Turbo-Bécassine (8) à se tromper d’ennemi ? La conviction, répond Jean-Claude Michéa, que le capitalisme est « un système fondamentalement “conservateur”, “réactionnaire” et tourné vers le passé » alors qu’il est révolution per- manente, ainsi que Karl Marx l’explique dans une page fameuse du Manifeste communiste. Prisonnier de cette vision religieuse de l’histoire en marche, même le peuple oublie sa force et ses intérêts en s’inter- disant de considérer le passé dans ce qu’il pouvait avoir de beau et de bon, par un mécanisme de censure que le philosophe a nommé le complexe d’Orphée (9) dans un précédent livre. Surtout ne jamais regarder derrière soi ! C’était mieux après. Cette vision mécaniste d’une histoire orientée vers le bonheur, à laquelle Hegel n’a pas peu contribué et dont Marx n’a pas su se départir malgré des doutes expri- més à la fin de sa vie, est plus dangereuse qu’une tapette à souris : c’est un piège à loup. Les classes populaires ont mis du temps à s’y faire prendre. Ainsi que nous le rappellent les révoltes du XIXe siècle, dont Jean-Claude Michéa ose se souvenir, le peuple a longtemps préservé la mémoire d’une organisation sociale de l’Ancien Régime dans laquelle on trouvait « des pans entiers de vie communautaire – et d’autono- mie locale – que le principe d’égalité continuait d’irriguer en profon- deur ». Les théoriciens du socialisme ouvrier entretenaient une rela- tion vivante avec le passé. Leur projet était de préserver ce qu’hier avait de meilleur pour rendre demain plus humain. Sur les ronds-points et les péages occupés par les « gilets jaunes », dont le mouvement est « d’une certaine manière, l’exact contraire de “Nuit debout”», on a

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assisté au retour inattendu de cette mémoire sociale endormie, pareille au feu couvert se consumant sous la braise. Pour Jean-Claude Michéa, c’était le moment choisi pour remettre sur le métier la démonstration impeccable proposée dans Impasse Adam Smith (10). Les choses n’ont pas dérapé avec les bobos, ni dans les années quatre- vingt, avec Laurent Joffrin chantant « Vive la crise », la formation d’un bloc historique libéral-libertaire et la conversion du Parti socialiste aux délices du marché. Le problème vient de plus loin. Ce sont les sources philosophiques du libéralisme moderne, qu’il soit culturel ou politique, qui sont empoisonnées par l’individualisme et l’historicisme, cette croyance selon laquelle ce qui advient est toujours préférable à ce qui est advenu. La répression des émeutes de juin 1848 et de la Commune – commandée par une éminente figure de la gauche libérale d’alors nom- mée Adolphe Thiers – nous rappelle qu’il aura fallu plus d’un siècle à la bourgeoisie pour rallier le peuple ouvrier réticent à sa cause. D’où l’importance du signifiant « gauche », au moment de l’affaire Dreyfus, tout au long du XXe siècle et jusqu’à Benoît Hamon. Oubliée l’époque où les ouvriers n’étaient pas dupes et mettaient leurs espoirs dans la construction du socialisme, la ruse de la bourgeoisie voltairienne a été d’agréger le peuple des usines et des ateliers à la gauche en agitant le spectre de la contre-révolution. Ce que demandait le peuple – et qu’il demande toujours –, ce n’était pourtant pas le triomphe du progrès, mais la possibilité de mener une existence décente, où une vie bonne ne serait pas le produit d’un égoïsme bien compris mais la fleur et le fruit de valeurs sociales telles que le respect de la parole donnée, l’amour du travail bien fait, l’attachement à ses aînés, la fraternité avec ses sem- blables, la délicatesse à l’égard des petits, la fidélité à la coutume – tout ce que l’individualisme prétend faire disparaître au nom de la liberté. Des valeurs de droite ? Peut-être au moment des campagnes élec- torales. C’est la pression de leur électorat populaire, constate Jean- Claude Michéa, qui oblige les élus des beaux quartiers « en perma- nence à simuler – voire à surjouer de façon ridicule – une fidélité intransigeante aux valeurs de la décence commune ». Dans l’exercice du pouvoir, la droite révolutionnaire rejoint la gauche moderne pour s’interdire de contester l’autonomie de l’individu et se soumettre aux

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lois du marché. « Il y a longtemps que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond plus ni aux grands problèmes de notre temps ni à des choix politiques radicalement opposés », obser- vait Cornelius Castoriadis il y a déjà plus d’un quart de siècle. Mais chacun trouve son profit dans les débats sur les questions de mœurs : la gauche en faisant croire à ses électeurs qu’elle va bousiller la morale bourgeoise et la droite en prétendant la sauver. En 2014, Jean-Claude Michéa a ainsi regardé les mobilisations des uns et des autres pour ou contre le mariage entre personnes du même sexe comme un signe des temps – et l’on s’est amusé de voir la droite remettre une pièce dans le bastringue en faisant de François-Xavier Bellamy, chantre de l’union hétérosexuelle monogamique, sa tête de liste pour les élections euro- péennes de mai 2019. Les zémancipé.e.s ont poussé des hurlements de chihuahua, mais les lecteurs de Jean-Claude Michéa n’ont pas été abusés. Ils ont vu qu’à travers ces jeux de rôle médiatiques, la gauche et la droite occultaient leur commune soumission à l’individualisme libéral et leur refus de traiter en termes plus équitables la question politique et sociale – ce que demandent les « gilets jaunes ». « Words, words, words », disait Hamlet. « Toujours des mots », chantait Dalida. Chez les « républicains en marche », on veut envisager la procréation médicale assistée (PMA) et la gestation pour autrui (GPA) sous l’angle éthique pour faire oublier qu’on a cessé depuis longtemps d’avoir une morale. Même un philosophe catholique passé par les scouts aura du mal à le cacher : le sublime est mort dans la bourgeoisie. Quand on fait des affaires, on ne peut pas se payer le luxe d’être regardant sur les moyens. Attelée au char européen du « petit prince » François-Xavier Bellamy, Rachida Dati, qui n’a pas établi ses quartiers à Bruxelles pour y égrainer des neuvaines à Notre-Dame-du-Rosaire, se chargera de le lui rappeler. Les avertissements des chrétiens des paroisses riches contre la marchandisation de la famille ont quelque chose de comique. Autant que les slogans des anticapitalistes réclamant l’introduction du droit pour chacun de vivre comme il l’entend. De nouveaux droits ? Mais c’est très précisément ce que la vie-marchandise permet aux individus pour les consoler de ne plus mener une existence pleine et bonne, cor- diale et décemment sociale.

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Dans Du temps acheté : la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (11), le sociologue allemand Wolfgang Streeck a détaillé les pis-aller imaginés depuis quarante ans pour dissimuler la crise de répartition entre le capital et la démocratie qui mine les sociétés libé- rales avancées : inflation, dette publique, dette privée. Tous épuisés, la hache menace enfin de s’abattre. « Encore un moment, monsieur le bourreau ! », suppliait Mme du Barry au pied de l’échafaud. Le brouil- lage idéologique ne fonctionne plus au sein des classes populaires. La question sociale a repris le dessus sur les questions sociétales. Pour gagner du temps, il va falloir l’acheter. Or les circonstances sont hos- tiles et l’argent manque. Les distributions frumentaires annoncées par Emmanuel Macron en décembre 2018 ne videront peut-être pas les ronds-points de leurs « gilets jaunes » et de ceux qui n’ont rien de leur colère. Les journalistes sont conspués par la populace. On s’inquiète au sein des élégants cercles de pouvoir et des bureaucraties mysté- rieuses : le mouvement de concentration des richesses sur quelques- uns s’accorde mal avec le principe de la politique moderne selon lequel la domination repose sur le nombre. La mise en concurrence des salaires sur le marché mondial a maximalisé les profits et rendu accessoire la redistribution. Comment enjoliver cette histoire pour calmer les vaincus du capital ? On cherche le troubadour. Pourvu qu’il soit bon. « Car la colère de ceux d’en bas, note Jean-Claude Michéa, [...] ne retombera plus, tout simplement parce que ceux d’en bas n’en peuvent plus et ne veulent plus. (12) »

1. Jean-Claude Michéa, Orwell anarchiste tory, Climats, 1995. 2. Luc Boltanski, « Michéa, c’est tout bête », Le Monde, 6 octobre 2011. 3. Jean-Claude Michéa, « Les gilets jaunes vus depuis le pays d’en-bas », Sud Ouest, 18 décembre 2018. 4. Idem. 5. « Une lettre de Jean-Claude Michéa à propos du mouvement des gilets jaunes », www.lesamisdebartleby. wordpress.com, 22 novembre 2018. 6. Jean-Claude Michéa, Le Loup dans la bergerie. Droit, libéralisme et vie commune, Climats, 2018. 7. Serge Halimi, « Quand tout remonte à la surface », Le Monde diplomatique, janvier 2019. 8. Cf. Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démo- craties-marchés, Exils, 1998. 9. Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Climats, 2013. 10. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capi- talisme sur sa gauche, Climats, 2006. 11. Wolfgang Streeck, Du temps acheté : la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, traduit par Frédéric Joly, Gallimard, 2014. 12. « Une lettre de Jean-Claude Michéa… », art. cit.

72 AVRIL 2019 AVRIL 2019 Intemporel IL Y A UN DEMI-SIÈCLE, L’EUROPE, SOCIÉTÉ OUVERTE, PAR DENIS DE ROUGEMONT › Jean-Paul Clément

ournaliste et essayiste suisse né près de Neufchatel en 1906, Denis de Rougemont (1) sème sur son passage revues et initia- tives consacrées au fédéralisme, dont il demeure l’une des figures intellectuelles les plus remarquables. Il est proche du personna- J liste chrétien Emmanuel Mounier, du psychologue Jean Piaget, du poète Saint-John Perse et du philosophe Gabriel Marcel. Après avoir publié en 1939 son œuvre majeure, L’Amour et l’Occident, il s’exile en 1940 aux États-Unis, où il enseigne à l’École libre des hautes études. Sa rencontre avec Klaus Coudenhove-Khalergi, le fondateur de l’Union pan-européenne (1926) et partisan d’un « idéalisme pratique » fondé sur la réalisation concrète et progressive du fédéralisme, est décisive. Après la guerre, il s’installe à Ferney-Voltaire – tout un symbole – et prononce en 1947 son premier discours sur l’Union européenne des fédéralistes à Montreux ; il crée le Centre européen de la culture à Genève en 1950. Dans un continent bouleversé par la guerre, il par- ticipe avec enthousiasme aux côtés des partis chrétiens-démocrates à sa reconstruction, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) au traité de Rome en 1957, dans l’euphorie des « trente glorieuses » et de la réconciliation franco-allemande.

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J’ai choisi de citer cette Lettre ouverte aux Européens (2), thèse radi- cale du fédéralisme européen, en ces temps troublés où nous voyons les États membres se replier sur eux-mêmes, ériger des barrières mentales et physiques, en proie à un nationalisme souvent agressif et réducteur.

Inspiré par Paul Valéry (« L’Europe est Jean-Paul Clément est écrivain et un petit cap de l’Asie »), Rougemont est historien. Dernier ouvrage publié : persuadé – non sans quelques contradic- Bertin ou la naissance de l’opinion (Éditions de Fallois, 2018). tions – de la supériorité de la civilisation européenne et en arrive même à nier les différences de langues, de tra- ditions, pour célébrer une sorte d’européanisme universel. Il demeure l’image même de l’ouverture au monde de l’Europe, l’image de la civilisation.

L’Europe n’a pas de frontières, mais une histoire commune qui se « localise » dans sa naissance.

« Naissance ? On a voulu que l’Empire romain fût une première ébauche de l’Europe. Mais il excluait Franc- fort, Copenhague, Amsterdam. Spengler tient que l’Eu- rope débute avec le Saint Empire romain germanique, mais celui-ci excluait toute l’Espagne, tous les Balkans, toute l’Europe de l’Est. La naissance de l’Europe ne nous est pas mieux connue que ses limites. L’Europe ne serait-elle donc pas née du tout, parce qu’on ne s’accorde pas dans sa date de naissance ? »

Rougemont s’attache au qualificatif « européen » plus qu’au substantif.

« Mais l’adjectif “européen” est d’un usage beaucoup plus ancien : il paraît déjà au lendemain de la bataille de Poitiers (732) dans l’œuvre d’un clerc espagnol : il qualifie d’europenses les vainqueurs de cette journée et répète avec complaisance ce nom, qui indique peut-être l’éveil d’un sentiment nouveau. Cependant, la prise de

74 AVRIL 2019 AVRIL 2019 il y a un demi-siècle, l'europe société ouverte, par denis de rougemont

conscience d’une entité européenne ne peut être attes- tée qu’à partir de l’an 1300 : les premiers portulans, ou cartes maritimes, constituaient des cartes de l’Europe en tant que telle, et (ce qui est encore plus important) ils étaient le témoignage de l’intérêt porté au caractère culturel et politique des terres dont il décrivait les côtes. Mais pour voir les vocables “Europe” et “Européen” entrer dans le vocabulaire courant, il faut attendre le milieu du XVe siècle, époque où la chrétienté perd ses prolongements proche-orientaux, occupés par les Turcs, et tend ainsi à se confondre avec l’Europe géographique, cependant qu’à l’inverse les premiers humanistes com- mencent à distinguer les deux concepts de christianitas et d’Europa. C’est enfin dans les œuvres d’un homme qui fut d’abord grand humaniste sous le nom d’Æneas Sylvius Piccolomini, puis grand pape sous le nom de Pie II, que l’Europe se voit définie, face à l’islam de Mohamed II, comme l’héritière chrétienne de Rome et de la Grèce. »

L’Europe : une « aventure »

Pour Rougemont, personnaliste chrétien, l’Europe s’incarne dans le culte de la Trinité.

« L’Occident, dès le départ de l’aventure nommée Europe, a choisi de chercher ailleurs… Il a donc trouvé autre chose, une tout autre réalité. Et la question n’est pas, ici, de savoir si elle est plus au moins vraie que l’orientale ; mais seulement de bien voir la relation qui l’unit à cer- tains choix fondamentaux, caractéristiques de l’Europe. Pour désigner ces choix, je pars des grands conciles, de Nicée en 325, à Chalcédoine en 451. Au cours de ces assises houleuses, parfois troublées par les interventions de gens d’armes ou d’hommes de main et qui évoquent

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plutôt des conventions de partis aux États-Unis que nos congrès académiques, [...] ont été formulées les options décisives de notre civilisation européenne. »

La Trinité chrétienne établit pour la première fois un temps linéaire.

« Voici donc pour la première fois un temps linéaire, imprévu, qui s’en va vers l’avenir chargé de nouveau- tés, vers l’aventure. Alors l’histoire devient possible, vaut la peine d’être prise au sérieux, puisqu’elle apporte sans relâche l’imprévu. L’aventure est unique, comme la vie du chrétien est unique, et l’homme y joue son rôle selon sa vocation, non plus selon le seul décret des astres […] »

Deux principes viennent l’étayer : l’acceptation de la personne, l’ac- ceptation dans le temps de l’histoire, mais Rougemont ajoute :

« Du même coup, l’homme devient responsable de ses actions et de leurs suites dans l’histoire. C’est même pour fuir devant cette responsabilité écrasante – dès lors que la foi ne le soutient plus – que l’Européen d’aujourd’hui en vient à transformer l’histoire en une sorte de divinité ou devenir fatal. […] Cette déviation, cette maladie mentale du sens de l’aventure historique et personnelle, n’est-elle pas, elle aussi, caractéristique de l’Europe ? »

Se référant à Paul Valéry (Variété I), Rougemont écrit :

« Aux carrefours hasardeux des premiers siècles de notre ère, ce n’est pas une fusion organique ou logique qui s’est opérée, c’est plutôt une interminable polémique qui a pris son départ. Nulle harmonie préétablie entre le pro- phétisme juif et la mesure grecque, le sens critique et la raison d’État, les religions syncrétistes et la foi, l’Église et l’empire, Dieu et César.

76 AVRIL 2019 AVRIL 2019 il y a un demi-siècle, l'europe société ouverte, par denis de rougemont

[…] Mais ce n’est pas tout. Avec les trois sources clas- siques viennent confluer dans le Haut Moyen Âge la source germanique et la source celtique, la première apportant notamment le droit communautaire et per- sonnel et les valeurs d’honneur et de fidélité, la seconde apportant le sens du rêve, rédemption spirituelle de l’échec historique, et le grand thème de la quête aventu- reuse, symbole mystique. »

L'essayiste expose une vision unitaire d’une Europe non unitaire :

« L’unité de l’Europe comme culture est une commu- nauté de valeurs antinomiques et d’origines très diverses, mêlées en dosages très variés. C’est aussi le jeu dialec- tique de quelques principes dominants, intuitions reli- gieuses, options de base qui informent non seulement l’évolution des arts, des sciences, des régimes politiques et des jugements moraux, mais encore toute l’économie, toute la vie matérielle des peuples […] […] Aux nationalistes maussades ou conservateurs fri- leux et puristes méfiants de toutes nos langues (mais sur- tout de la française) qui prétendent redouter que l’Eu- rope unie de demain soit un affreux méli-mélo où l’on ne parle plus que l’espéranto ou le “volapuk” des uto- pistes détestés, je propose de répondre simplement ceci : que les fédéralistes européens s’engagent à ne jamais faire aux nations quelles qu’elles soient ce que les unitaires et centralisateurs qui les combattent au nom de l’indépen- dance et de la diversité des traditions ont fait eux-mêmes aux régions de leur État. Il n’y aura pas d’édit de Villers- Cotterêts (3) dans une Europe fédérée. »

1. Denis de Rougemont (1906-1985), journaliste et auteur d’une œuvre politique ; il a laissé un ouvrage majeur : L’Amour et l’Occident, 1939. 2. Denis de Rougemont, Lettre ouverte aux Européens, Albin Michel, 1970. 3. Ordonnance prise par François Ier en 1539 rendant la langue française obligatoire dans tous les actes relatifs à la vie publique.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 77 IL FAUT QU’UN ESPRIT SOIT OUVERT ET EN MÊME TEMPS FERMÉ › Marin de Viry

e titre d’une pièce d’Alfred de Musset, « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », est le témoin d’un monde enténébré dans lequel le « en même temps » n’avait pas encore produit les prodiges que l’on sait. Dans notre monde, une porte peut être en même temps ouverte et Lfermée. On se la prend dans le nez tout en la traversant. Elle vous inter- dit l’accès tout en vous l’ouvrant. Elle se verrouille en vous accueillant. Les portes contemporaines, mon pauvre Alfred, sont à la fois hermé- tiques et ouvertes à tous les vents, contrairement à celles de votre époque révolue, où elles signifiaient bêtement à celui qui était à l’intérieur qu’il était à l’intérieur, et à celui qui était à l’extérieur qu’il était à l’extérieur. Les portes binaires, grinçant dans une dialectique d’un autre âge en pivotant éternellement sur des gonds stupides, ont vécu. Il en est de même des esprits. On se souvient à peine qu’il existait dans les familles des esprits fermés-fermés, tout à fait incapables de curiosité et de tolérance, comme par exemple cette grand-tante Action française,­ qui détestait la nouveauté, le progrès, les étrangers, les voyages et l’histoire à partir de juin 1789. On a autant de peine à se remettre en mémoire qu’il existait des esprits ouverts qui, après avoir écouté, vu, discuté, finissaient par se refermer sur leurs principes, leurs opinions,

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leurs préférences, comme ce grand-oncle globe-trotteur qui, après s’être frotté à tous types de climats, de cultures et de croyances, échouait dans son hameau natal, entouré de littérature antique, comme au collège de sa jeunesse. On a oublié aussi les trajets fermés-ouverts, comme cette belle-sœur programmée pour être moniale ou femme d’apparatchik qui a évolué en féministe intersectionnelle ou en banquière chypriote. Et je dirais même que le béat ouvert-ouvert, toujours curieux, toujours sym- pathique, qui se complaît du berceau à la tombe à tout trouver nouveau et intéressant et qui finit par avoir une réputation justifiée de ravi de la crèche, est un type humain qui n’existe presque plus. La tendance ontologique de fond est à l’esprit simultanément ouvert et fermé. Le « en même temps » macronien est venu sanctionner une évolution qui rend non seulement licite mais socialement valorisé d’être ouvert à l’ouverture et fermé à la fermeture. Mode d’emploi : tu es diffé-

rent, je m’ouvre toujours ; tu es fermé à l’idée Marin de Viry est critique littéraire, d’être ouvert, je me ferme toujours. Le gendre enseignant en littérature à Sciences Po idéal ne tolère pas l’intolérance et n’accorde et directeur du développement de l’ONG Positive Planet. Dernier ouvrage pas de liberté aux ennemis de la liberté. Mais publié : Un roi immédiatement (Pierre- ces anciens grands mots ont chez lui de nou- Guillaume de Roux, 2017). velles définitions devenues très triviales : il › [email protected] appelle « intolérance » l’expression d’idées qui ne sont pas les siennes, car puisque les siennes sont postulées ouvertes, d’autres que les siennes sont forcément fermées ; et il appelle « ennemi de la liberté » celui qui ne partage pas son avis et veut peser autant que lui, comme le veut la règle démocratique. Application : je ne vais quand même pas dîner avec un type suspect de voter Rassemblement national ou La France insoumise, et accorder le même poids dans la Cité à ces imbéciles fermés qui ne sont pas d’accord avec mon moi adorablement ouvert ! Ce qu’Alain-Gérard Slama avait qualifié « d’angélisme extermina- teur », contradiction interne autrefois réservée à une élite intellectuelle en pleine déroute morale, s’est largement répandu dans les couches sociales. Le dévoiement de la pensée ruisselle aussi. Le crétin mains- tream s’ouvre au vélo et se ferme à la voiture, et ne se rouvre à la voiture que si elle s’est inféodée au vélo. Confondre son appétit de puissance avec la tolérance, et une manœuvre d’intimidation avec l’ouverture

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d’un dialogue, c’est être idiot comme ça, au fil de l’eau, sans s’en rendre compte, distraitement, de Tweet en Tweet. Voilà comment créer un monde où coexistent la matraque et le personnalisme, l’autoritarisme et la démocratie. Or il existe de plus en plus de Français fermés à l’idée d’être ouvert. Par exemple, des gens fermés à l’idée d’être ouvert… à l’idée d’être pris pour des imbéciles et des vaches à lait, comme les ruraux radarisés. Le rural radarisé en a assez de voir disparaître tout de ce qui rendait la vie possible dans le pays qu’il aime, et croître tout ce qui lui rend la vie impossible. Or, du point de vue de l’ouvert-fermé, le radar, c’est le bien, donc une idée ouverte, et la ruralité, c’est la structure géogra- phique d’accueil des idées écologistes des urbains : une belle nature pri- maire, là aussi idée ouverte, voire radieuse. Il est au fond préférable, du point de vue de l’idéal, que la ruralité soit inhabitée, et si elle est malheureusement habitée, que ce soit au moins par des gens adeptes de la « circulation douce », concept urbain colonial, inventé par des esprits emprunts d’un idéal creux. Le rural radarisé qui se ferme à l’idée de sa propre disparition est fermé, donc il faut l’ouvrir à l’ouverture, qui est son éradication. La proposition politique de l’ouvert-fermé est l’anéan- tissement – de préférence consentie car tombant sous le sens – de toute opposition. L’idée de fabriquer de la décision avec des gens supposés fermés est tout à fait hors de saison. Constater qu’ils sont des citoyens et qu’ils votent provoque chez l’ouvert-fermé un sentiment de stupéfac- tion et de scandale qui tourne au déni de réel. Là où l’« en même temps ouvert et fermé » trouve une limite à sa petite effusion de puissance de bon élève, c’est encore dans l’égalité dans les urnes. Son métier politique est de contrarier les appels aux urnes, de tout faire pour que le scrutin ne serve en rien ce qui lui déplaît, et de ne surtout pas lui faire trancher des questions importantes. À force d’exer- cer ce métier, il n’échappera pas à un retour sur lui-même, au terme duquel le titre de Musset « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » reprendra un peu de sens dans son esprit. Il est tentant de sortir – par une sorte d’effusion narcissique de l’intellect – du choix de Musset, mais au prix de la confusion, qui fait le lit du cynisme.

80 AVRIL 2019 AVRIL 2019 LITTÉRATURE

82 | La littérature au secours de l’histoire › David Diop

89 | Le dernier juif de Westhoffen est mort › Ondine Debré

94 | Barbey d’Aurevilly, le génie du ressentiment › Jean-François Roseau

100 | Une cure de repos par la poésie ? Suivez une poéticothérapie ! › Olivier Cariguel LA LITTÉRATURE AU SECOURS DE L’HISTOIRE › David Diop

L’auteur de Frère d’âme (prix Goncourt des lycéens) montre combien son travail de romancier découle de ses recherches sur les représentations européennes de l’Afrique du XVIIe siècle au début du XXe.

uffon a dit : « Le style, c’est l’homme. » J’ajouterai, en tant qu’écrivain qui nourrit ses fictions littéraires de son travail universitaire, que les sujets de recherche que l’on se donne dans le champ des sciences humaines révèlent ce que nous sommes. BLongtemps j’ai refusé de m’atteler à l’étude des représentations modernes de l’Afrique et des Africains parce que je n’y voyais qu’une série de préjugés racistes, d’exactions intellectuelles, de mépris argu- mentés sur les Nègres, sur leurs religions assimilées à des superstitions, sur leur prétendue sauvagerie. Longtemps a désagréablement résonné dans ma tête l’expression « battre et nourrir », lue au détour d’une page de Jean-François de La Harpe, compilateur de récits de voyages en Afrique au XVIIIe siècle (1). « Battre et nourrir » : le meilleur moyen de s’attacher un singe ou de forcer un Africain fraîchement débarqué aux Amériques à travailler dans les champs de canne à sucre. Long- temps j’ai évité le cruel regard du siècle des Lumières sur l’Afrique. On

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ne se plonge pas dans la lecture de centaines de pages sur la sauvagerie des Nègres, sur leur prétendue propension à se vendre entre eux, sur leur absence de sens moral, sur leur bêtise, sans chercher à se trouver un puissant antidote d’insensibilité. Longtemps, je n’ai privilégié dans mes recherches sur l’histoire des idées du XVIIIe siècle français que l’exploration de la générosité de son humanisme. J’ai préféré réfléchir sur la sophistication de l’urbanité du siècle des Lumières, sur son libertinage intellectuel, sur son irrévérence politique et religieuse plutôt que de me pencher sur la margelle d’un puits dont je ne souhaitais pas voir le fond boueux. Imaginant ne pas pouvoir me déprendre d’une souffrance de susceptibilité, je me suis détourné de l’étude des représentations européennes de l’Afrique à l’âge classique. Ce n’est qu’au terme d’une réflexion sur les outils conceptuels de ma recherche sur les représentations de l’homme au XVIIIe siècle que j’ai découvert un moyen de ne pas me condamner à n’observer que mon reflet au fond du puits. J’ai fini par essayer d’envisager ce qui y était pour ce qui y était, en tant qu’objet de connaissance à la fois proche et lointain, susceptible de rendre aux Lumières David Diop est maître de conférences ce qui appartenait au XVIIIe siècle. La boue à l’université de Pau. Il est notamment peut cacher des pépites. L’art consiste à se l’auteur de Rhétorique nègre au doter du tamis de l’orpailleur, qui est aussi XVIIIe siècle (Classiques Garnier, 2018) et de Frère d’âme (Seuil, 2018). un outil privilégié par l’archéologue. C’est à Michel Foucault que je dois ce matériel d’orpailleur-archéo- logue. Il m’a permis d’envisager les représentations de l’Afrique et des Africains au XVIIIe siècle non pas seulement en vertu de leurs réso- nances actuelles sur ma sensibilité, mais au plan de leur « condition de possibilité ». Idéalement, le destin d’un champ de ruines est de devenir un champ de fouilles archéologiques. Dès lors, décidé à des- cendre au fond du puits, j’ai observé le long de ses parois les strates de sédiments qu’il traversait puis j’ai tenté de quadriller son fond comme l’aurait fait un archéologue du savoir. Un archéologue et non pas un orpailleur car je ne suis pas allé à la recherche de pierres précieuses par leur rareté. Autrement dit, mon but n’a pas été de rendre raison à ces quelques femmes et hommes

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des Lumières qui, à la différence de leurs contemporains, auraient eu un regard positif sur l’Afrique et les Africains au XVIIIe siècle, mais d’effectuer un relevé des « domaines d’objets à propos desquels on pourra [à un moment donné de l’histoire des idées] affirmer ou nier des propositions vraies ou fausses » (2). Chaque époque désirant fonder en raison sa modernité re­cons­ titue, ou s’imagine le faire, des règles du bien savoir et du bien écrire assignées à une représentation de la vérité. Michel Foucault subsume la volonté de connaissance sous une volonté de vérité en Occident qui varie en fonction des époques et des disciplines. Celle qui m’a d’abord intéressé au XVIIIe siècle se trouve sous l’influence, d’après lui, d’une pensée anglaise privilégiant l’expérimentation à la glose de la tradition, l’observation au commentaire scolastique. Et pourtant, les textes imprimés des XVIIe et XVIIIe siècles sur l’Afrique et les Afri- cains s’entreglosent à l’envi, donnant le sentiment d’être incapables de sortir des sentiers battus du préjugé, de ne pas pouvoir s’affranchir de « servitudes » intellectuelles multiséculaires. Parler des « servitudes » du régime de véridiction sur les Nègres au XVIIIe siècle, c’est ainsi faire référence aux passages obligés empruntés par tous ceux qui pré- tendent tenir des discours vrais sur l’Afrique et les Africains. Nombre de voyageurs en Afrique, qu’ils soient marchands, missionnaires ou naturalistes, dès lors qu’ils décident d’écrire et de publier leur relation de voyage, semblent ne pas pouvoir se libérer des pages des livres de leur bibliothèque, malgré parfois la nouveauté de leurs propres obser- vations sur le terrain, comme c’est le cas pour Michel Adanson dans son Histoire naturelle du Sénégal, publiée en 1757. J’ai donc cherché à savoir de quel régime de véridiction sur l’Afrique étaient prisonniers les écrivains-voyageurs au XVIIIe siècle, puis plus tard les idéologues du colonialisme au XIXe siècle. Michel Foucault donne du régime de véridiction la définition sui- vante : « L’ensemble des règles qui permettent à propos d’un discours donné de fixer les énoncés qui pourront être caractérisés comme vrais ou faux. » À partir de cette définition et cherchant à expliciter ces règles quand il s’agissait de l’Afrique, j’ai conçu qu’elles relevaient souvent de l’impensé d’une culture et d’une idéologie européenne

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telle que l’homme, selon les mots de René Descartes, doit se rendre « comme maître et possesseur de la nature ». La nature doit être tra- vaillée en vue de son appropriation. À la collaboration avec la nature, l’Europe préfère son assujettissement, quitte à admirer chez l’Autre son rapport différent à la nature. On a souvent répété au XVIIIe siècle que les Africains n’exploitaient pas au mieux les ressources de la nature qui les environnait par paresse, la prodigalité de la nature expliquant cela. Placée au cœur du discours général que l’on tient sur les Afri- cains, la preuve de leur absence d’ardeur au travail, c’est-à-dire leur pauvreté matérielle, sert de justification à leur réduction en esclavage. Le couple travail-esclavage structure le régime de véridiction sur les Africains au XVIIIe siècle. À cela rien d’étonnant sachant que l’essen- tiel de l’économie mondiale et des échanges entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques reposait alors sur la traite. Aussi les représentations des Africains, les jugements de valeur portés sur leurs qualités, leurs défauts, le caractère de leurs nations sont dépendants de la question obsédante, omniprésente, de l’esclavage.

« À l’assaut de l’Afrique »

Quand, dès la seconde moitié du XIXe siècle, la France se constitue un empire colonial, le régime de véridiction sur l’Afrique glisse vers une justification de la colonisation par une hiérarchisation des races. Le siècle des Lumières va entrouvrir aux penseurs du XIXe siècle une porte de sortie idéologique – par la Société des amis des Noirs dès le dernier tiers du XVIIIe siècle, si l’on en croit certains historiens – consistant à présenter le colonialisme comme un progrès par rapport à l’esclavage. Un progrès relevant de deux ordres : d’abord humaniste, ensuite pragmatique. La pratique de l’esclavage des Africains ayant atteint son apogée au XVIIIe siècle, le XIXe essaie de se dédouaner de ses propres contradictions en suggérant qu’il va réaliser le rêve des Lumières de civiliser l’Afrique. L’esclavage n’honore pas l’homme blanc, mais le colonialisme si. La « mission civilisatrice » de la France permettra de résoudre les apories nées de la rencontre brutale entre

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un discours altruiste, humaniste et généreux issu des Lumières et la dure réalité de l’exploitation économique de l’Afrique ; ce processus passant par la systématisation de l’infériorisation anthropologique et culturelle des Africains amorcée au XVIIIe siècle. Au début du XXe siècle, l’expression « mission civilisatrice » se retrouvera également dans un ouvrage de propagande colonialiste dû à Paul Bory. On peut lire dans cet ouvrage, intitulé « À l’assaut de l’Afrique » et paru en 1901 :

« Le Nègre, esprit simpliste, mais non incapable de rai- sonnement, quoi qu’on en ait dit, le Nègre n’admet que les faits parlant à ses sens. Or il n’accepte notre domi- nation que parce que nos militaires lui font sentir notre force, et nos missionnaires notre bonté. Réfractaire au sentiment de charité à l’égard des autres, il le comprend et le réclame pour lui-même parce qu’il en éprouve les effets. Il sait que s’il a faim, s’il est malade ou abandonné, il trouvera près des missionnaires aide et assistance, et il s’adresse à eux comme à des personnages détenant une puissance supérieure à la sienne. Son cerveau rudimen- taire ne voit en eux qu’une forme de la force ; dès lors il s’incline. (3) »

Paul Bory est à la fois inspiré par les vues d’Ernest Renan, qui en 1871 proclame le rôle éminent de la France dans la mission civilisa- trice de l’Afrique dans La Réforme intellectuelle et morale, et l’inspira- teur de Georges Hardy, auteur d’Une conquête morale. L’enseignement en Afrique occidentale française (1917), ou encore d’Albert Sarraut, pour La Mise en valeur des colonies françaises (1923). Ces trois textes tracent la continuité des vues de la IIIe République sur le destin de la France en Afrique depuis 1871. Paul Bory, comme beaucoup d’autres intellectuels français et euro- péens, participe à la construction du mythe de l’infériorité des civili- sations africaines pour justifier la colonisation de l’Afrique. À la fin du chapitre vi de la première partie d’À l’assaut de l’Afrique, l’essentiel des

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coutumes africaines est ramené à la pratique du cannibalisme et pas moins de six pages décrivent complaisamment des scènes anthropo- phages dans un style exagérément morbide :

« Comme si cela n’était pas assez d’avoir son indéraci- nable superstition et son abominable férocité dans les cultes des morts, le Noir d’Afrique est encore atteint de l’horrible cannibalisme, qui semble l’apanage de tous les peuples en enfance. Chose triste à dire ! L’Afrique est même la terre du globe où le cannibalisme a poussé ses plus profondes racines. (4) »

On a là un aperçu de l’idéologie coloniale construite depuis la fin du XVIIIe siècle contre laquelle sont venues s’adosser les repré- sentations du tirailleur sénégalais : à la fois un barbare, un sauvage anthropo­phage et un grand enfant perfectible car susceptible d’être civilisé en partie par l’instruction militaire. Mes deux romans, 1889, l’attraction universelle et Frère d’âme, sont donc intimement liés à mon travail de chercheur sur les représenta- tions européennes, et plus particulièrement françaises, de l’Afrique du XVIIe siècle au début du XXe siècle. Dans l’un et l’autre cas, j’ai voulu faire ce que m’interdisaient mes recherches universitaires. J’ai voulu déjouer rétrospectivement, par la grâce de la fiction romanesque, les pièges d’une idéologie coloniale sur les Nègres visant à légitimer une « mission civilisatrice » de l’Afrique entreprise à leur détriment. L’his- toire de l’empire colonial français n’évoque rien aux Françaises et aux Français d’aujourd’hui si elle n’est pas devancée ou secondée par une littérature qui l’actualise. Enfermé dans l’« objectivité » de sa disci- pline historique, l’historien n’imagine pas que ses travaux scientifiques sur la colonisation puissent rencontrer un large écho dans la société. La discipline historique n’a pas vocation à réparer mais à informer : en principe l’historien n’a pas de pouvoir sur les affects. En revanche, la liberté du roman me paraît un préalable indispensable au devoir de mémoire historique. S’il revient à la science historique l’obligation de le dépassionner, c’est à la fiction romanesque qu’appartient le pou-

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voir d’ouvrir un très large débat sur les fondements idéologiques du passé colonial de la France. Sans le pouvoir de socialisation de ce passé impérial par la littérature, la France a peu de chance de trouver des « occasions » de pacifier son présent républicain. N’est-il pas aussi écrivain ce tribun qui s’insurge en 1789 contre « la traite des Nègres » ? Dans un discours la condamnant et qu’il n’a jamais pu prononcer à l’Assemblée constituante, Mirabeau, le révo- lutionnaire, l’orateur redouté, retrace l’histoire de la traite. Mais les chiffres et les statistiques qu’il passe en revue ne lui semblent pas suf- fisants pour prétendre convaincre son public de l’abomination du tra- fic triangulaire. L’écrivain Mirabeau sait l’art d’évoquer ces moments d’indicible où la prosopopée se résout en cri puis en silence, comme projetée au fond d’un puits de souffrance :

« […] les infortunés ! je les vois, je les entends : altérés de respiration leur langue brûlante et pendante peint leur douleur, et ne peut plus l’exprimer ! Comme ils s’at- tachent, comme ils se collent à ces treillis ! Comme ils cherchent même à pomper même des rayons de feu par l’espoir de se rafraîchir un instant ! Écoutez ces hurlements ; voyez les derniers efforts de ces malheureux qui se sentent suffoquer… vous n’entendez plus que le silence. […] Suivons donc ce navire, ou plu- tôt cette longue bière flottante, traversant les mers qui séparent les deux mondes. (5) »

La littérature mêlée de rhétorique de Mirabeau vole au secours d’une histoire désincarnée. La littérature émeut, la discipline histo- rique explique.

1. Jean-François de La Harpe, Abrégé de l’Histoire générale des voyages, Ménard et Desenne, 1825, tome II, p. 379. 2. Michel Foucault, L’Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Gallimard, 1971, p. 70-71. 3. Paul Bory, À l’assaut de l’Afrique, Alfred Mame et Fils, 1901, deuxième partie : « Le partage du continent noir », chapitre iv, « Les agents de civilisation », p. 129. 4. Idem, p. 84. 5. Mirabeau, Les Bières flottantes des négriers. Un discours non prononcé sur l’abolition de la traite des Noirs, texte établi, présenté et annoté par Marcel Dorigny, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1999, p. 70-71.

88 AVRIL 2019 AVRIL 2019 LE DERNIER JUIF DE WESTHOFFEN EST MORT › Ondine Debré

e lendemain de Yom Kippour, le jeudi 20 septembre 2018, Roger Cahn est mort à 88 ans dans son sommeil. Il était le dernier juif d’un petit village d’Alsace qui en comptait soixante-trois au recensement de 1936 (1), avant que la guerre et le temps ne fassent disparaître les dernières Lfamilles juives qui subsistaient là. Il vivait depuis sa naissance dans une grande maison jaune au centre du bourg, où s’étaient installés ses parents en 1915 pour y ouvrir leur magasin de tissus. Sa sœur Marcelle, 91 ans aujourd’hui, habitait avec lui depuis toujours. L’un au premier étage, l’autre au second. Aucun ne s’était marié. L’histoire de Roger est celle, à la fois tranquille et étonnante, d’un homme qui était avant tout juif, et qui pratiquait sa religion comme on respire, comme l’automne succède à l’été. C’est celle des commu- nautés israélites de la campagne alsacienne, obstinément et tradition- nellement occupées à leur religion depuis leur arrivée dans la région au XIe siècle. Il était un témoin de ce monde ancien qui disparaît sous nos yeux. Lorsqu’il naît le 30 mai 1930, son père Jules est marchand drapier, comme son père avant lui, et comme c’est la tradition chez les Cahn. Sa mère, Caroline May, originaire de Colmar, tient le magasin.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 89 littérature

Roger et sa sœur vont à l’école protestante, comme les autres enfants juifs du village. Il n’y a déjà plus d’école juive à Westhoffen. À Caroline, Roger parle en yiddish alsacien, elle a un accent terrible en

français. Jules, lui, insiste pour que ses enfants Ondine Debré est journaliste. s’expriment parfaitement en français. Roger a un ami, le fils du marchand de bestiaux, qui est protestant mais parle le yiddish comme un juif : les uns et les autres vivent ensemble, les lan- gues se mélangent et s’imprègnent mutuellement. Westhoffen a beau n’être situé qu’à quelques dizaines de kilomètres de Strasbourg, c’est un autre monde dans les années trente, a fortiori pour les juifs, qui vivent de façon très traditionnelle. En consultant les arbres généalogiques de la communauté, on apprend que les hommes sont vendeurs de bestiaux, courtiers, dra- piers, les femmes couturières, colporteuses, chiffonnières… on y lit les mariages et les dots, les cousinages et les alliances avec les communautés de la région… Roger a 10 ans quand les Allemands arrivent en Alsace. Un matin de mai 1940, il faut fuir, et laisser derrière soi la maison, l’école, les voisins. La vie normale s’arrête, la peur et l’aventure de l’exil com- mencent. Les enfants ne posent pas de questions quand leurs parents les pressent sur la place du village, et les posent dans une carriole. Direction « l’intérieur de la France ». Marcelle a emporté sa pou- pée, et Roger ses soldats de plomb. Ils roulent, s’arrêtent d’abord dans les Vosges, puis s’installent dans une maison à Collonges-au-Mont- d’Or, où ils resteront plus longtemps, quelques années. L’auberge des parents Bocuse est près du pont à la sortie du vil- lage, l’endroit est pittoresque ; les enfants reprennent leur vie là où ils l’avaient arrêtée. Ils vont à l’école ; plus tard, ce seront de bons souvenirs. D’autres juifs sont cachés là, une famille d’Autrichiens, les Kalisher ; le fils de 18 ans, Otto, dessine bien, il fait un portrait de Jules au crayon, un tableau fin et délicat qui sera offert à Roger pour sa bar-mitzva, le jour de ses 13 ans. Le jeune homme gar- dera toujours ce dessin comme un talisman après la mort de son père, emporté par une crise cardiaque en 1943, et dont il ne reste

90 AVRIL 2019 AVRIL 2019 le dernier juif de westhoffen est mort

presque aucune image puisque les photos sont interdites aux juifs pratiquants. Les Kalisher seront arrêtés quelques mois après et mour- ront tous à Auschwitz. Les années de fuite ont marqué la famille : la mort de Jules d’abord, mais aussi la perte de repères, de confiance : l’Alsace et la France, toujours accueillantes pour les juifs, devenaient menaçante pour ses enfants. Endeuillés, les Cahn quittent le Lyonnais, les enfants cessent d’aller à l’école, et se cachent dans le Jura chez une tante de Caroline jusqu’à la fin de la guerre. À leur retour en Alsace, Roger est devenu le chef de famille. C’est lui qui se chargera d’aller récupérer les meubles de la maison vendus à vil prix par les Allemands aux gens du village. Le grand secrétaire de Jules est ainsi retrouvé grâce aux actes de vente aux enchères chez l’ébéniste qui l’avait fabriqué pour les Cahn… « On ne pensait pas que vous reviendriez », répond simplement l’artisan à Roger. Pour Marcelle, c’est un choc, elle ne l’oubliera jamais : la maison vide, les voisins devenus des étrangers… Roger prend sur lui, étouffe sa dou- leur. La colère et la honte s’abattent sur ce village paisible, et l’après- guerre est une époque triste ; les quelques juifs rescapés partent pour la ville et son anonymat. Roger reprend le magasin de Jules, et les femmes de la maison tiennent la boutique. Les années passent et Marcelle ne se marie pas ; elle reste enfermée dans son monde, ne passe pas son permis, ne fré- quente que quelques amies juives des villages alentours. Roger doit rester célibataire tant que sa sœur aînée n’a pas fondé sa famille, c’est comme ça dans la tradition. Il parcourt la région pour vendre ses draps, tissus et couvertures. L’affaire est prospère. Il vit avec sa mère et sa sœur, dans le souvenir des morts qui ont jonché sa vie ; Jules, le père si courageux dont l’absence et le regret rougissent encore ses yeux, Otto, ce jeune homme blond et mince rencontré dans les années de peur au détour d’un refuge hasardeux, qui sera plus tard cette ligne dans le Livre-mémorial des déportés de France (2) que Roger montre immédiatement à son évocation. Au rythme des fêtes juives, Roch ha-Shana, Kippour, Soukkot. Pour la Fête des cabanes, les enfants en construisent une près de la synagogue et vont cueillir des branches de

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sapin pour faire le toit. Les parfums de l’Alsace se mêlent aux tradi- tions millénaires de ces juifs arrivés de Palestine en Europe il y a plus de mille ans. C’est comme ça que Roger parle de sa vie : la vie d’un juif alsacien, c’est une vie dans un village, un shtetl comme on dit en yiddish, et c’est une vie religieuse, sobre et heureuse. Il n’y a pas grand-chose qui perturbe le rythme de son existence ; parfois il écoute la radio sur la vieille TSF, mais la télévision est interdite. Le monde tel qu’il va entre à peine dans la grande maison jaune de Roger et sa famille où résonnent deux langues, l’alsacien et le yiddish, celle de la terre et celle du cœur. Après la mort de leur mère en 1986, les deux vieux enfants décident de ne plus fêter Hanoukka et Pessa’h chez eux. Ils iront trente-six fois en avril à Aix-les-Bains, à l’auberge de la Baye, tenue par un juif. Ils descendront parfois plus au sud, à Nice, toujours dans un hôtel juif. Le magasin de tissus fermera en 1995, Roger a alors 65 ans. Sa vie se fait plus pieuse encore ; plusieurs fois par semaine, il se lève au milieu de la nuit, et file à la grande synagogue de la Paix à Strasbourg pour l’office du matin. Depuis que les juifs ont déserté le village, celle de Westhoffen est en ruine. À la fin des années quatre-vingt-dix, Roger et Marcelle sont invi- tés au mariage d’un cousin installé dans le IXe arrondissement de la capitale. Les quelques jours que Roger passe dans ce quartier de Paris seront les seuls, mais il se souvient des marchands d’épices et des com- merces casher de la rue Cadet. À 88 ans, Roger peine à s’occuper de sa sœur, qui ne peut plus guère se lever de son fauteuil. Il prépare le repas de shabbat et conti- nue à aller à Strasbourg en voiture une ou deux fois par semaine. Il laisse désormais à d’autres le soin de récolter les cerises de son grand jardin. Il essaye de faire le tour du village à pied quand il fait bon. Il est connu de tout le monde, et va parfois s’asseoir dans le bureau de son ami le maire pour le prévenir que seuls les juifs seront sauvés le jour du Jugement dernier. Parfois, un parent éloigné lui envoie une carte d’Israël, où il n’est jamais allé. C’est le pays de la Loi qui a modelé son existence et celle de ses ancêtres avant lui, la terre de la tribu de Lévi, dont il tient son

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nom – un nom particulier, transmis depuis toujours aux hommes de la famille, qui a fait qu’ils n’ont a pas eu besoin d’en prendre un autre en 1808 quand la France de Napoléon a imposé aux juifs de choisir un patronyme français pour clarifier les filiations. Un pays mythique, mais pour Roger Israël n’était pas un rêve, et l’Alsace était sa terre promise. Descendant de Moïse et des grands prêtres du temple de Jérusa- lem (3), ce petit juif d’une prestigieuse lignée, qui a vécu quatre-vingt- huit ans dans ce village alsacien, est mort maintenant. Son nom est écrit en hébreu sur une stèle du cimetière israélite de Westhoffen, en haut de la Judenberg, la colline juive, où vivaient autre- fois les juifs du village. Les pierres tombales utilisées par les Allemands­ pour daller certains bâtiments reposent contre le mur d’entrée. De cette histoire alsacienne, de cette histoire juive dont Roger Cahn était le dernier homme, il ne reste plus aujourd’hui que des souvenirs.

1. Sur une population de 1 400 habitants. 2. Fondation Mémoire Déportation, Livre-mémorial des déportés de France arrêtés par mesure de répres- sion et dans certains cas par mesure de persécution. 1940-1945, 4 volumes, Éditions Tirésias, 2004. 3. Les Cohanim, de la tribu de Lévi, dont descendent les Cahn, Cohen…

AVRIL 2019 AVRIL 2019 93 BARBEY D’AUREVILLY, LE GÉNIE DU RESSENTIMENT L’affaire Buloz ou le procès de la Revue des Deux Mondes › Jean-François Roseau

l y a quelques mois, une main privée s’est procuré pour une somme rondelette un dessin de Baudelaire intitulé « Buloz à la recherche de d’Aurevilly » (1). Cette vente est l’occasion d’une digression sur les relations tumultueuses et ambiguës de l’auteur des Diaboliques avec la Revue des Deux Mondes. Sur ce Idessin daté de 1865, Baudelaire a esquissé le profil d’un grand homme – haut-de-forme, talons et redingote cintrée –, poursuivi par la figure grotesque d’un petit-bourgeois armé d’un trident, François Buloz, directeur de cette revue qui, sans rancune, se propose aujourd’hui de publier ces lignes. Baroque, impétueux, archaïque, on a tout dit de Jules Barbey d’Aurevilly sans toujours saisir, sous la variété de ses personnages, la richesse étonnante de son œuvre. À défaut d’avoir lu autre chose que ses nouvelles et quelques romans classés dans le rayon poussiéreux des écrivains réactionnaires, on oublie trop souvent que le talent de cet enragé des lettres excède de loin son œuvre de fiction et l’image d’Épinal­ du dandy efflanqué. Par habitude, on en a fait un roman-

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cier régionaliste et monarchiste, ce qu’il était aussi, sans suffisamment rendre hommage aux talents du diariste, de l’épistolier et du critique. C’est du dernier que nous souhaiterions évoquer les éclats. Journa- liste, chroniqueur, polémiste, ce sont autant de noms qu’il honnirait sans doute, mais qui rendent compte de son œuvre acharnée dans les

quelques journaux qui osèrent publier ses Jean-François Roseau est écrivain articles au risque d’indigner un public pré- et conseiller en relations publiques férant la mesure à l’outrance. Barbey érige et internationales. Derniers romans parus : La Chute d’Icare (Fallois, la critique au niveau des beaux-arts, comme 2016 ; Folio, 2018) et Une comédie à d’autres l’assassinat, dont elle n’est chez la française (Fallois, 2018). lui qu’une variante symbolique. Il analyse, › [email protected] décortique, tronçonne. Il pourfend, fustige, étrille. Enfin, il exécute. Qu’il fasse mouche, il convainc. Qu’il se trompe, il séduit. Chez lui, injustice et justesse cohabitent. Car, même injuste, Barbey a le génie du verbe qui endort la raison. Féroce, passionné, volontiers cruel : Paul Verlaine écrivait « adorablement méchant ». Ses passes d’armes avec François Buloz, le célèbre directeur de la Revue des Deux Mondes, témoignent de ce tempérament.

De l’ambition contrariée à la haine personnelle

C’est une longue diatribe de trois pages, publiée fin avril 1863 dans les colonnes du Figaro, qui ouvre les hostilités entre Barbey d’Aurevilly et la Revue des Deux Mondes. L’auteur s’en prend au public de l’un des périodiques les plus en vue du siècle, « ce gros pignon-sur-rue litté- raire », comparant ses abonnés à des « fossiles d’une fidélité de mou- ton ». Mais c’est Buloz, comme le suggère le titre (2), qui fait surtout les frais de cet étrillage en règle. Le rédacteur en chef de la Revue des Deux Mondes devient ainsi, sous la plume de Barbey, un « dictateur de la littérature », un « mangeur d’écrivains », un monstre « de tyrannie bourrue » et « d’orgueil durci par la fortune », autant d’expressions tranchées qui lui dénient toute qualité. Barbey ne frappe jamais avec le plat de l’épée, illustrant ces conseils qu’Étienne Lousteau, l’un de ces bâtards d’aigreur et de lucidité qui hantent La Comédie humaine,

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donne à Lucien de Rubempré dans les premiers jours de sa vie pari- sienne : s’il veut réussir, lui dit Lousteau, il faudra passer par la presse, qui est comme la prostitution des écrivains. Séduire, courtiser, flat- ter pour gagner des alliés. Accuser, éreinter, détruire pour se faire des ennemis. Car la violence est plus rentable que la probité. Barbey l’a bien compris. Qu’il faille « faire polémique », comme on dit aujourd’hui, soit. Mais pourquoi Buloz ? Pourquoi si violemment ? Le choix de la cible de cette attaque ad hominem répond à trois causes principales. D’abord le ressentiment, qui demeure chez Barbey un puissant ressort créatif. Ensuite, la divergence (d’idée ou de goût) : à plusieurs reprises, la Revue des Deux Mondes a mis à mal des auteurs appréciés, à com- mencer par un géant, Honoré de Balzac, auquel Barbey veut rendre grâce et professer sa foi en corrigeant Buloz. Enfin, le calcul : Barbey, comme Lousteau, sait combien la notoriété s’appuie sur l’esprit et les échos de la controverse. Mais il va trop loin. Là où, respectant les convenances, il eût fallu provoquer ou défier, il extermine. Barbey ne laisse aucun champ à la réplique. Alors il fait peur. Et, loin de l’instal- ler comme un nom respecté dans le confort d’une position acquise, on se méfie de lui et on l’éloigne. Temporairement. Car Barbey, sans le savoir, et c’est sa chance, travaille avec le temps. De son vivant, il paye cher sa critique, qui lui coûtera sa place au Figaro et une amende de 2 000 francs à l’issue du procès intenté par Buloz. Mais l’histoire de ses relations avec Buloz est plus ancienne que l’affrontement de 1863. Elle remonte même aux années 1830 durant lesquelles, encore jeune, Barbey espère être admis parmi les auteurs de la Revue. L’amertume et la déception ont sans conteste inspiré ce pam- phlet. Comme l’amour-propre. Mais cela n’enlève rien à sa convic- tion que la Revue des Deux Mondes est mal gérée. Entre 1835 et 1850, Barbey essuie au moins quatre refus de Buloz pour des textes qui connaîtront chacun un succès inégal : « Germaine » (3), « Brummell », « Le dessous de cartes d’une partie de whist » et « Une vieille maî- tresse ». L’éviction du « Brummell » est certainement l’affront le plus douloureux pour Barbey. Dans sa correspondance, l’aigreur succède à l’enthousiasme. Fin juin 1844, il écrit : « Buloz enfin m’a fait des pro-

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positions positives (4) ». Il tempère, exaspéré, quelques semaines plus tard : « Buloz m’avait fait demander mon Brummell pour sa Revue des Deux Mondes. C’était une affaire arrangée. […] Eh bien, ma sécurité avait tort. Buloz n’a pas osé insérer une étude coupable de trop d’origi- nalité. (5) » Pour lui, c’est un échec cuisant. Ce refus tue son texte par ricochets. Car si Buloz en a décliné l’offre, ni Armand Bertin ni Émile de Girardin, qui sont les autres pontes du journalisme contemporain, avec Le Journal des débats et La Presse, n’accepteront ce « Brummell » éconduit. Ainsi, le portait-charge de 1863 n’est que l’aboutissement de plusieurs décennies d’injures envers ce « cuistre » de Buloz.

Barbey d’Aurevilly entre deux mondes

Dans sa volonté de démystifier les grandeurs établies, en l’occur- rence Buloz et sa revue, le litige de 1863 est symptomatique des causes perdues dans lesquelles se démène le Connétable des lettres. Connu pour ses excès, il se classe vaguement parmi les réprouvés. Baudelaire et lui ont ceci de com- mun qu’ils sont des solitaires et perdent leurs procès. On pourrait s’étonner, toutefois, de cette cari- cature dans laquelle Baudelaire prend parti pour Barbey en ridi- culisant Buloz. N’est-ce pas ingra-

Charles Baudelaire, « Buloz à la recherche de Barbey titude à l’égard de celui auquel il d’Aurevilly », caricature, 1865. doit, dès 1855, la publication de dix-huit poèmes des Fleurs du mal ? C’est que Baudelaire, peut-être, lui aussi, aime Balzac, fustigé dans la Revue des Deux Mondes. Plus vraisemblable encore, c’est parce qu’il garde en mémoire le procès des Fleurs du mal en 1857, et se défie de ceux qui s’en réfèrent à des juges

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dès lors qu’il faut régler des comptes. Surtout, il n’a rien oublié du soutien que Barbey, ce « vieux mauvais sujet » (6), lui a concédé dans la tourmente judiciaire des Fleurs du mal. En bon duelliste de papier, inoffensif et inflexible, Barbey est un briseur d’idoles. Sans cesse il s’escrime à combattre les autorités en place : gloires littéraires, institutions et relais d’opinion. Victor Hugo incarne les premières. L’Académie française les deuxièmes. La Revue des Deux Mondes, « puissance […] malfaisante », est le parangon des troisièmes. De ce point de vue, c’est de la presse, avec Buloz, que Barbey fait le procès par colonnes interposées. On ne saurait comp- ter ses mises en cause du journalisme : les articles de journaux sont à la fois l’un des « moules si vulgaires de la pensée au XIXe siècle » (7), les « chemins de fer du mensonge » (8), des « prostitutions mas- quées » (9) ; et pourtant il en vit, avec plusieurs milliers d’articles sur près d’un demi-siècle. C’est là toute sa contradiction. Dans sa démo- lition de la presse et de ses suppôts, l’article de 1863 vise en partie à délégitimer un homme qui, selon lui, usurpe des mérites. Barbey dénigre, oui, mais il dénonce aussi, dévoile les subterfuges par lesquels Buloz cherche à se faire plus grand qu’il n’est. Par exemple, en se pré- sentant comme le créateur de la Revue des Deux Mondes, qu’il n’a fait que reprendre, en 1831, à ses « fondateurs réels ». Mais à qui Barbey peut-il plaire s’il tire tous azimuts contre les rédacteurs, les directeurs, les éditeurs et les lecteurs de presse ? Dans ses combats, Barbey se retrouve presque toujours pris en étau dans le feu croisé des camps adverses, entre deux mondes, haï de tous et sans personne pour le défendre que des lépreux comme lui. Il est bien seul. Seul et anachronique. Il n’est d’aucune école, d’aucune époque. Chez les conservateurs, on le juge audacieux à l’extrême. Pour les libéraux, c’est un courtisan de bénitier. Les pudibonds de droite jugent ses romans trop licencieux quand les doctrinaires de gauche se moquent de son obscurantisme. Peu d’auteurs ont su comme lui, en même temps, s’attirer les foudres du républicain Pierre Larousse et du catholique Louis Veuillot, de l’humaniste Émile Zola et du monar- chiste Armand de Pontmartin, qui l’accuse de « penser comme M. de Maistre et [d’] écrire comme M. de Laclos » (10), autrement dit de

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mêler l’ascèse aux voluptés et l’alcool à l’encens. Être toujours aux marges. Voilà comment Barbey s’est attiré les scandaleux d’un temps que l’histoire consacrera un jour, de Charles Baudelaire à Paul Ver- laine et de Léon Bloy à Marcel Proust. Quant à Buloz, qui n’a pas même son nom sur cette couverture orangée, disons que sa postérité, outre la promotion de la plus vieille revue de France, il la doit aussi au fait qu’on continue de lire l’un de ses plus farouches adversaires. Buloz entre ainsi, à sa manière, dans le panthéon souterrain d’un Ernest Pinard, retenu dans les mémoires pour ses réquisitoires contre Madame Bovary et les Fleurs du mal, un sort auquel Les Diaboliques, saisies par le Parquet en 1874, échapperont de peu grâce à l’interven- tion de Léon Gambetta, lequel – jeune avocat de 25 ans – avait sans succès défendu Barbey onze ans plus tôt. D’un mot, Buloz, pour Barbey, c’est l’establishment dans son mépris, son influence et son snobisme. Il y avait tout, pourtant, pour que ces deux larrons s’entendent. D’une part, l’attrait de Barbey pour la Revue ; d’autre part, l’intérêt de Buloz pour un auteur original. Barbey lui prête ces mots à son sujet : « Il a un talent d’enragé, mais je ne veux pas qu’il f… le feu dans ma boutique. » S’il était vrai que la boutique lui soit restée fermée par manque d’audace, étroitesse de vue et frilosité commerciale, il faudrait se demander aujourd’hui si quelque Barbey en sommeil n’est pas en butte à cent Buloz ligués contre les fracas d’un esprit indocile.

1. La vente a eu lieu à Paris, le 9 octobre 2018. 2. Jules Barbey d’Aurevilly, « Monsieur Buloz », Le Figaro, 30 avril 1863. 3. Qui deviendra Ce qui ne meurt pas, publié en 1884. 4. Jules Barbey d’Aurevilly, Lettres à Trebutien (1832-1858), Bartillat, 2013, lettre à Trebutien du 26 juin 1844, p. 149. 5. Jules Barbey d’Aurevilly, Lettres à Trebutien, op. cit., lettre à Trebutien du 2 août 1844, p. 150. 6. Lettre de Charles Baudelaire à Jules Barbey d’Aurevilly, du 9 juillet 1860, citée dans Jules Barbey d’Aure- villy et Charles Baudelaire, Sur Edgar Poe, Complexe, 1990, p. 16. 7. « Le dessous de cartes d’une partie de whist », in Œuvres romanesques complètes, tome II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 130. 8. Jules Barbey d’Aurevilly, Pensées détachées, in Œuvres romanesques complètes, tome II, op. cit., p. 1244. 9. Confidence du 22 octobre 1837 dans le Premier Mémorandum, in Œuvres romanesques complètes, tome II, op. cit., p. 846. 10. Armand de Pontmartin, Les Causeries du samedi, Michel Lévy, 1859, p. 99.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 99 L’insolite du mois UNE CURE DE REPOS PAR LA POÉSIE ? SUIVEZ UNE POÉTICOTHÉRAPIE ! › Olivier Cariguel

nutile de courir à la pharmacie acheter des comprimés antiacides pour soulager vos douleurs d’estomac. Il existe des remèdes non chimiques, sans absorption de substances produites par les entreprises du médicament si décriées. La défiance contemporaine envers les industries pharmaceu- Itiques devrait s’accorder avec les prescriptions révolutionnaires édic- tées par une femme originale. Une petite bande dessinée aperçue par hasard, quand nous faisions défiler la bobine d’un microfilm à bout de souffle de l’hebdomadaire Carrefour, nous mit sur la piste d’une science très saine pour le corps et… l’esprit. Les pages litté- raires de ce journal dirigé par Pascal Pia en 1948 étaient riches de chroniques au titre potache comme « Les potins respectueux » ou « De derrière les ragots ». Le Père Ubu ne les aurait pas reniées. Dans cette veine, un article signé « Le Magot solitaire » était consacré à La Poético­thérapie, un manifeste rédigé par une certaine Lucie Guillet. Malgré sept notices bibliographiques, la Bibliothèque nationale de France ignore ses dates de naissance et de décès. L’ouvrage gentiment moqué avait paru deux ans plus tôt dans l’indifférence. La chronique

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était illustrée par le strip d’un certain Chancel constitué de cinq dessins humoristiques à la suite intitulé « M. Barbitras et la poéti- cothérapie » (1). Un obèse coiffé d’un fez occupe un fauteuil. Il est ausculté par le dénommé Barbitras, aux airs de sorcier obséquieux et au corps filiforme. Il a une raie médiane sur le crâne, ses cheveux tombent de chaque côté du visage, on dirait un palmier. Il délivre à son patient avachi quatre prescriptions inédites : « Vous avez la tête lourde ?… trente vers de Musset… le ventre douloureux ? Un peu de Hugo dans huit vers de Rostand… des digestions difficiles ?... Trois tragédies de Racine et il n’y paraîtra plus… des aigreurs ? Bien… deux petites strophes de Verlaine. » Mais, las, dernier dessin, notre malade se précipite chez le pharmacien, qui porte une blouse et des lunettes rondes attestant son sérieux. Il est aux abois : « Ça ne va pas : donnez-moi vite un bon vermifuge. » Les Années folles regorgeaient de figures excentriques et déton- nantes. Poétesse, peintre, romancière et psychothérapeute, Lucie Guillet avait un violon d’Ingres : guérir par la poésie, démontrer les « efficacités du fluide poétique » et célébrer par des voies inconnues les noces improbables de la médecine et de la poésie. Les maladies

de nerfs déroutaient le corps médical. Olivier Cariguel est historien, spécialiste La psychanalyse de Freud avait bous- de l’édition et des revues littéraires e culé la vieille Europe saignée par quatre du XX siècle à nos jours. Dernier ouvrage publié : Marylie Markovitch, La années de guerre et des milliers de morts. Révolution russe vue par une Française, Il y avait des gueules cassées et des bleus (Pocket, 2017). à l’âme partout. Les lecteurs raffolaient › [email protected] de nouvelles explorations. Prose et poésie étaient un champ d’expé- riences tous azimuts, un théâtre d’opérations intérieures. Lucie Guillet avait étudié les actions médicales et psychiques de la poésie sur des patients. Et à force de fréquenter les dépressifs, elle tomba elle-même en profonde dépression nerveuse : « Condamnée à la vie inactive, à l’obscurité souvent, à cause de réflexes nerveux et douloureux dans les yeux, j’ai médité, parmi les rythmes et les ondes poétiques. La poésie fut mon meilleur remède. (2) » Rien de mieux que l’état de cobaye pour tester la validité de ses soins. « Une méthode ne vaut que par les résultats qu’elle a obtenus. Expérimentale, elle doit l’être. Et ne suis-je

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pas, par le grand-père de ma mère, lointaine cousine de Claude Ber- nard ? (3) » La démarche scientifique – observation, expérimentation, rehaussée par l’auto-expérimentation, théorie – est respectée. Qu’en est-il de la pratique ? Sa méthode, qu’elle baptisa « poéticothérapie », utilisait la poésie dans la thérapeutique des nerfs.

« La thérapeutique actuelle demande de plus en plus aux ondes et aux radiations de lui venir en aide pour secou- rir les infiniment complexes[sic] du système nerveux, si difficiles à atteindre. Voilà pourquoi je lui propose d’enrichir ses gestes bienfaisants d’un nouveau pouvoir : le fluide poétique. […] Suggestion tantôt stimulante, tantôt sédative, pénétration réparatrice et féconde, la poésie peut déclencher des réflexes non seulement psycho­logiques, mais neuriques [sic]. Quatre années de tentatives me permettent de soutenir cette thèse. (4) »

Partons sur les traces de la pionnière Lucie Guillet, prédécesseure oubliée de Marc-Alain Ouaknin et de Régine Detambel, adeptes de ce qu’on appellera plus tard la bibliothérapie. Avant d’acquérir une petite notoriété, Lucie Guillet était entrée en littérature avec La Folle du logis (1919) puis avait publié coup sur coup trois volumes de poésies chez Bernard Grasset, sans doute à compte d’auteur : La Belle Tentation (1922), Trois amours (1927) et Films narquois. Cinquante fables modernes (1928), ce dernier ultérieu- rement récompensé par le prix Fouraignan de la Société des poètes français. Mais ces recueils n’ont pas été jugés dignes d’intérêt par Jean Bothorel dans sa biographie Bernard Grasset. Vie et passions d’un éditeur (5). Il a fait l’impasse sur Lucie Guillet… Une discrète car- rière de poétesse d’anthologie s’ouvrait à elle de manière catégorique. Le numéro d’octobre 1933 de La Nouvelle Revue française enfonça le clou. Elle accueillit son poème « Du cierge au soleil » parmi la cohorte d’auteurs d’un vaste « Tableau de la poésie en France » (6), florilège des plumes inspirées du moment. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute sur son appartenance au cercle des poètes destinés à être

102 AVRIL 2019 AVRIL 2019 une cure de repos par la poésie ? suivez une poéticothérapie !

oubliés. Un ­cinquième recueil, L’Astre de chair, parut en 1936 chez Alphonse Lemerre, éditeur de nombreux poètes connus pour être inconnus. Pourtant la jeune femme, fille d’un polytechnicien réputé, avait réussi à attirer la lumière dans L’Écho d’Alger, qui la gratifia d’un por- trait biographique avec photo en 1938 (7). Originaire de Philippe- ville (aujourd’hui Skikda, à l’est d’Alger), elle s’adonnait à la peinture. « Elle peint des fleurs exquises à 17 ans. Ses envois sont remarqués aux différents salons où elle expose. L’un de ses tableaux, acheté par l’État, figure au musée de Rouen. Peu après, la jeune artiste prend l’ébauchoir du sculpteur. Elle a la ferme conviction que c’est dans cette branche qu’elle trouvera sa vocation. (8) » Parmi ses œuvres les plus sensibles selon le courriériste algérois, une tête de vieille femme « exprime par ses rides toute une vie de douleur résignée et dévouement. Terre cuite, bronze, marbre ont reçu de Lucie Guillet une âme pathétique. » Il ne lui restait plus qu’à modeler les âmes aux rythmes de la poésie, en art- thérapeute avec quelques décennies d’avance. Lucie Guillet sortit son livre fondateur, La Poéticothérapie, chez Jouve et Cie à une date opportune : 1946. Il arrivait à maturité, ses travaux datant d’une bonne quinzaine d’années. Et après la dévastation de la Seconde Guerre mondiale, à l’heure de la reconstruction et des tickets de ration- nement qui ne disparurent en France qu’en 1948, elle vantait les « efficacités du fluide poétique ». Avant-guerre, elle avait présenté sa science nouvelle à l’Ins- titut de coopération intellectuelle, une émanation de la Société des nations, l’ancêtre de l’Organisation des Nations unies. Devant des parterres sérieux, elle enchaînait les conférences en France et à l’étranger, ainsi que des articles parus dans des revues belge et italienne. Le président de l’École de psychologie, le psychiatre Edgar Bérillon, spécialiste de l’hypnose et personnage singulier, lui donna une charge

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d’enseignement. En 1936, certains dimanches de 10 heures à midi, elle y dispensait un cours sur « la poésie, source d’énergie physique et morale ». La poéticothérapie possède, affirme-t-elle, trois moyens d’action : le pouvoir du rythme, le pouvoir du son et le pouvoir de la pensée. Tout est affaire d’arithmétique et de métrique. Car les influences rythmiques des vers varient d’après la somme des syllabes et la place de la césure. Voici les effets secrets de suites numérales à connaître pour être incollable sur le pouvoir des mots dans le laby- rinthe de nos émotions :

« Partagé en deux tronçons égaux, 6 + 6, l’alexandrin est un régulateur excellent. Lorsque deux césures y respirent à distances égales, 4 + 4 + 4, l’alexandrin, plus fluide, est un calmant. Les vers de dix syllabes n’ont pas toujours les mêmes propriétés de contre-névrose. Le 4 + 6 est moins actif que le 5 + 5. En général, ils s’adressent aux asthéniques mélancoliques, si on ne les choisit pas, bien entendu, sur des thèmes lugubres. »

Lucie Guillet délivre de véritables « ordonnances poético-médicales­ ». Les femmes nerveuses de plus de 40 ans préfèrent Hugo et Lamartine. Les poètes très émotifs sont bannis, chaque pays a une âme parti- culière, certains poètes sont fortement déconseillés. Par exemple, les vers du grand lyrique Gabriele D’Annunzio ne conviennent pas aux nerveux italiens. Dans son livre, elle donne des exemples. Un employé de banque « anxieux exaspéré » à l’idée de commettre des erreurs dans ses relevés de compte ne dormait plus. En récitant à mi-voix plusieurs fois la fameuse tirade de Cyrano de Bergerac, par ses rimes solides, en -ogne et en -oux, il trouva l’apaisement :

« Ce sont les cadets de Gascogne De Carbon de Castel-Jaloux, Bretteurs et menteurs sans vergogne Ce sont les cadets de Gascogne

104 AVRIL 2019 AVRIL 2019 une cure de repos par la poésie ? suivez une poéticothérapie !

Parlant blason, lambel, bastogne, Tous plus nobles que des filous, Ce sont les cadets de Gascogne De Carbon de Castel-Jaloux. »

Pour une femme trop comblée et asthénique, la récitation trente fois par jour d’Une charogne fait l’affaire. « Elle sait maintenant qu’elle va mourir ; Baudelaire en tout cas est là pour le lui rappeler. Et elle sau- tille de joie, la chère petite ! », ironise « Le Magot solitaire ». Autre cure par séances de cinq minutes journalières : les stances de Don Rodrigue (« Percé jusques au fond du cœur / D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle / Misérable vengeur d’une juste querelle » acte I, scène 6) dans Le Cid, à déclamer en marchant à grands pas le matin dans votre appartement, à usage exclusif pour les déprimés qui se sentent vieillir. Lucie Guillet oublie toutefois de prendre en considération les réac- tions des voisins. Lucie Guillet est une précurseuse de la guérison par les livres, la bibliothérapie. Avant l’essai du philosophe et rabbin Marc-Alain Ouaknin et le concept de bibliothérapie créative forgée par la roman- cière Régine Detambel, elle a élaboré des cures poétiques, avec des doses calibrées de vers. Elle n’hésite pas à considérer la poésie comme une activité physique adaptée, exercices de gymnastique poétique à la clé et déroulant des « gammes psychiques pour lutter contre l’inva- sion des parasites, ces chiendents de la moisson de l’esprit » (9). Pour contribuer au grand débat qui traverse la France, suggérons à la Sécu- rité sociale et aux mutuelles d’inscrire dès à présent dans la couverture maladie le remboursement des abonnements en bibliothèque et des livres achetés chez nos libraires de quartier à des fins thérapeutiques.

1. Chancel, « M. Barbitras et la poéticothérapie », Carrefour, 14 janvier 1948, 5e année, n° 174, p. 8. Ce strip illustre l’article « La poéticothérapie » signé « Le Magot solitaire ». 2. Lucie Guillet, La Poéticothérapie. Guérir par la poésie, Jouve et Cie, 1946, p. 12. 3. Idem. 4. Lucie Guillet, « L’Alliance poético-médicale », tiré à part de la Revue de France, 1er septembre 1934, p. 7. 5. Jean Bothorel, Bernard Grasset. Vie et passions d’un éditeur, Grasset, 1989. 6. Lucie Guillet, « Du cierge au soleil », La Nouvelle Revue française, no 241, octobre 1933, p. 505-506. 7. H. F., « La Galerie algérienne de Paris. Lucie Guillet », L’Écho d’Alger, 24 janvier 1938, p. 2. 8. Idem. 9. Lucie Guillet, op. cit., p. 146.

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ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

108 | Pathologies médiatiques, pathologies françaises › François d’Orcival

120 | Qu’est-ce que le progrès économique ? › Annick Steta

127 | Le transhumanisme est-il un humanisme ? › Michaël de Saint-Cheron

134 | Génocide arménien : enquête sur les « ordres de tuer » de Talaat Pacha › Taline Ter Minassian

141 | Ma vision des rapports islam-Occident › Daniel Sibony

148 | England, old England ! (Pour comprendre le Brexit) › Emmanuel Rondeau PATHOLOGIES MÉDIATIQUES, PATHOLOGIES FRANÇAISES › François d’Orcival

e service de veille et d’analyse de la société d’études Kan- tar Media a relevé plus de 643 000 mentions des « gilets jaunes » dans les médias français (tous supports confon- dus) entre le 15 novembre 2018, veille des premières manifestations, et le 14 janvier 2019, au lendemain de Ll’« acte IX »… BFMTV est la chaîne d’information qui a le plus traité le sujet. Le pic de l’intérêt médiatique pour ce mouvement a été atteint le 4 décembre, trois jours après l’« acte III » qui aura sans doute été le plus violent : 18 000 mentions ! Plus le mouvement des « gilets jaunes » s’imposait comme un phé- nomène médiatique, plus il devenait un phénomène politique. Mais pourquoi les plus grands médias l’ont-ils à ce point « porté » ? Parce qu’il leur fournissait la matière même dont ceux-ci vivent, le plus beau « sujet » qu’on ait vu depuis longtemps… En premier lieu, c’est un phénomène inédit. Il ne s’agit pas de manifestations de centre-ville, bien encadrées, comme les syndicats ou certains secteurs de la société en ont l’habitude (« manifs » contre la réforme du droit du travail ou du statut de la SNCF, « manif pour tous » contre le mariage gay). C’est un mouvement issu de la France rurale et des petites villes qui se déplace vers les métropoles pour se

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faire entendre. Il est éclaté. Et il occupe des ronds-points, jour et nuit. Cette nouveauté excite les médias. D’autant que cela se déroule de samedi en samedi. Ensuite, il offre de l’image. À commencer par ce formidable outil marketing qu’est le gilet jaune lui-même, ce gilet que tout automobi- liste doit avoir dans son coffre, trouvaille de l’une des initiatrices du mouvement et dont on n’avait pas vu l’équi- François d’Orcival, journaliste et valent depuis la « main » du « Touche pas à historien, est membre de l’Institut. mon pote ». À tous égards, c’est un spectacle. Également membre du comité Les organisateurs parlent d’« actes » de leur d’honneur de la Revue des Deux Mondes, il préside l’association mouvement, comme au théâtre. Le show de Presse et pluralisme et a présidé l’image entraîne les talk-shows des plateaux le Syndicat national de la presse télévisés. L’information continue déborde magazine et d’opinion, ainsi que la Fédération nationale de la presse le flot d’images. À ce mouvement surprise française. s’ajoute la violence des casseurs qui se greffe sur les cortèges dès l’« acte II ». Cela se passe à la tombée de la nuit, avec grenades lacrymogènes, lances à eau, incendies, pillages, charges des cagoulés et des forces de sécurité. Encore de l’image, et celles-là font le tour de la planète. Et puis, ce mouvement inédit, qui sature les écrans, n’a ni chef reconnu ni porte-parole notoires. Ces hommes et ces femmes qui sur- gissent de l’anonymat attirent et étonnent ; ils sont inattendus, parlent autrement, s’expriment avec l’accent de leur terroir ! On leur donne la parole d’heure en heure (ne serait-ce que pour étouffer la concurrence des réseaux sociaux dans l’univers médiatique). Enfin, les médias sont particulièrement sensibles aux sondages – parce que les sondages, c’est l’audience – or les « gilets jaunes » ont, dès le départ, le soutien de l’opinion. Ce qui veut dire que s’ils sont bien moins nombreux sur les routes et dans la rue que d’autres mou- vements sociaux, ils agissent aussi « au nom » de l’opinion. Les médias ne peuvent pas ne pas en tenir compte et les politiques non plus. Cette interaction entre « gilets jaunes » et médias est d’autant plus frappante que les mêmes médias avaient jusque-là traité par le mépris, la condescendance ou le ricanement les signes avant-coureurs d’une crise. Ceux qui analysaient la « France périphérique », la « France des

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oubliés », qui répétaient qu’il y avait là une source de colère et de révolte n’étaient pas entendus ; et dans les quelques occasions où on leur accordait une petite place dans un débat, on les accusait de verser dans le populisme. La « France périphérique », c’étaient les « ploucs » et autres « demeurés de l’histoire » : de la graine de Front national. Ce refus obstiné du réel – jusqu’à ce que le réel se venge, jusqu’à ce qu’une taxe de plus et une limitation de vitesse de trop allument un détonateur – est-il un « mal français » ? Sans doute. C’est aussi un mal occidental. Ce qui nous est arrivé a déjà été vécu ailleurs. Voici une histoire parallèle, aux conséquences encore incalculables.

Les médias aveuglés par eux-mêmes

Le mardi 8 novembre 2016, à 22 h 30, heure de New York (3 heures et demie du matin à Paris), le curseur du New York Times, qui bras- sait toutes les données disponibles de l’élection présidentielle, bascula soudain. Quelques minutes plus tôt, il indiquait que Hillary Clinton avait 84 % de chances d’être élue. Et maintenant, il attribuait 93 %, bientôt 95 %, des chances à Donald Trump… Stupeur générale ! « Un monde est en train de s’effondrer », écrit l’ambassadeur de France dans un Tweet. C’était vrai. Une heure plus tard, quand l’élection de Donald Trump ne fit plus de doute, Jim Rutenberg s’installa devant son clavier et se mit à taper. « Toute notre fabuleuse technologie, nos bases de données, nos modé- lisations sophistiquées mises au service de nos rédactions pour l’ana- lyse des comportements politiques durant cette présidentielle n’ont pas permis au journalisme américain de saisir ce qui arrivait ni de prévoir ce qui venait de se passer. (1) » Qui est ce Jim Rutenberg ? Le « médiateur » du New York Times. Ancien reporter au populaire New York Daily News, il était passé au prestigieux Times, où il avait été chargé d’observer les médias et les réactions du public. Il avait tout de suite compris, en cette soirée élec- torale, que ce qui venait de se produire promettait d’être dévastateur pour les médias américains.

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Quel crédit leur resterait-il après avoir tous prédit la victoire de Hillary Clinton ? « Le ratage de cette nuit du 8 au 9 novembre, poursuivit Rutenberg dans son papier, est bien plus que le ratage des sondages. C’est un échec, celui de n’avoir pas su capter la colère qui bouillait dans une vaste proportion de l’électorat américain, lequel s’estimait menacé dans ses emplois et méprisé par l’establishment de Washington, de Wall Street, et des médias dominants. » Au lieu de procéder au simple fact checking, caractéristique du journalisme d’enquête, la vérification, les médias s’étaient laissé aveugler par les sondages, et surtout aveugler par eux-mêmes, par leurs préjugés, par la gauche américaine, des campus et de Hollywood. Ce « media culpa » illustre les vices du journalisme actuel. Le médiateur du New York Times est devenu ce jour-là le porte-parole de tous ceux qui se sont fourvoyés. Là-bas comme ici. Le vice-président d’Europe 1, Laurent Guimier, a publié un autre « media culpa » dans Les Échos (2), au paroxysme de la crise des « gilets jaunes » :

« La multiplication des canaux, des chaînes d’informa- tion et les réseaux sociaux ont bouleversé le rapport des citoyens aux faits comme au débat. Profitons de ce moment historique pour nous réinvestir dans des mis- sions que nous avons oubliées. C’est de confiance perdue qu’il est question. […] Ayons confiance en l’intelligence de nos publics. Là encore, soyons intègres et aidons ceux qui n’ont pas la technique médiatique nécessaire à ne pas être délégitimés par des “professionnels du débat”. Notre responsabilité est de garantir l’équité et l’équilibre entre tous. La formation, l’éducation et l’égalité face aux médias font partie de nos missions, nous l’avons oublié. »

Après le séisme de l’élection de Trump, celui des « gilets jaunes » ne pouvait pas ne pas interpeller les meilleurs journalistes. Des deux côtés de l’Atlantique, ils feront le même diagnostic sur l’origine du bouleversement. C’est-à-dire sur les responsabilités de leur profession. Ce qui est en cause, d’après eux, c’est la négligence dans l’observation

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des phénomènes. L’oubli du « renseignement humain », la source qui ne peut être acquise que sur le terrain grâce à l’enquête, le contact, le témoignage, le fait avéré ; les médias lui ont préféré le commentaire, l’idée générale et subjective. C’est le grand remplacement des journa- listes de terrain par des journalistes « hors sol », convaincus d’avoir raison parce qu’ils l’affirment. Sans parler de Trump ni des « gilets jaunes », nos médias n’ont vu venir ni le Brexit au Royaume-Uni, ni le déferlement populiste en Europe, ni l’étonnante rencontre, en Italie, de contestataires venus de tous les bords politiques. Ils les ont d’autant moins vus dans les son- dages qu’ils ne les lisaient pas dans le détail. Or cet aveuglement, sin- cère ou pas, ce déni général sont les premiers marqueurs des pathologies médiatiques, les symptômes de la crise de confiance de l’opinion dans ses médias.

L’embrasement de Mai 68

Comment l’expliquer ? Il y a certes les préjugés politiques. Pour- quoi les journalistes sont-ils si souvent de gauche ou d’extrême gauche ? Pourquoi furent-ils si souvent aussi, d’extrême droite ? Par nature, un journaliste est un intellectuel, un rebelle, et longtemps un rédacteur peut-être brillant mais mal payé, ce qui provoque aigreurs et impatiences, comme celles des syndicalistes de l’Éducation nationale. Et cependant, il rêve des polémiques de ses prédécesseurs, Rivarol et Benjamin Constant, Paul-Louis Courier, Victor Hugo, Clemenceau, Émile Zola, Jean Jaurès, Léon Blum, André Tardieu, Jean-Paul Sartre ou Raymond Aron… Les événements de 1968 ont accéléré ces tendances. Ils ébran- lèrent la société française, et la profession se fractura entre légiti- mistes et rebelles, tandis que l’espace dévolu aux vrais journalistes d’enquête ne cessait de se réduire. Bien entendu, c’est la gauche qui en fut la principale bénéficiaire. Le grand quotidien intellectuel du moment, Le Monde, vit au printemps 1968 les facultés, l’édition et l’enseignement s’embraser pour des idées dont il était le por-

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teur. Derrière son directeur, Hubert Beuve-Méry, la rédaction était imprégnée par une vision du monde ancrée à gauche et hostile au pouvoir gaulliste. Cette orientation s’amplifie treize ans plus tard, au printemps 1981, lorsque la gauche arrive aux affaires avec François Mitterrand. La bataille est rude. Tout se retourne : les légitimistes du jour sont les rebelles d’hier, et les résistants changent de camp. On assiste à la naissance d’une presse de la pensée, d’intellectuels, de professeurs, de sociologues, de militants. Il n’est plus admis qu’une « pensée unique » ; le « politiquement correct » envahit le débat public. Une mode com- mune à toute la sphère occidentale. Mais le poids et la séduction des idéologies, en soi, n’expliquent pas tout. Un autre phénomène entre en jeu. Pourquoi les médias, oubliant leur mission de voir et comprendre par eux-mêmes, se répètent-ils à l’identique ? Pourquoi tant d’articles absolument sem- blables dans leur contenu ? Il est vrai que l’article, autrefois manus- crit, désormais digital, s’appelle une « copie ». Balzac disait déjà : « On nomme, en argot typographique, “copie” le manuscrit à composer, sans doute parce que les auteurs sont censés n’envoyer que la copie de leur œuvre. Peut-être aussi est-ce une ironique traduction du mot latin copia (abondance), car la copie manque toujours !… (3) » Mais le mot « copie », dans son sens courant, signifie surtout « imitation de l’œuvre d’autrui »… Alors que la liberté de la presse supposerait le désir pour chaque auteur d’exprimer son propre point de vue, de se vouloir original, singulier, de justifier le pluralisme et la diversité des médias, c’est le contraire qu’on observe : la contagion d’un titre à l’autre, la répétition des mêmes idées, voire des mêmes mots comme s’ils étaient dictés par un même réflexe. Balzac avait trouvé la raison de ce phénomène, qui existait déjà dans la presse de son époque, dans une citation de Napoléon­ : « Les crimes collectifs n’engagent personne. » Ce qui signi- fie que le journal peut se permettre la conduite la plus atroce sans que personne s’en croie sali personnellement. Il existe donc un ADN propre aux médias puisqu’ils réagissent de manière quasi identique aux mêmes impulsions…

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Le paradoxe est que, dans un pays aussi peu capitaliste que le nôtre, les médias, dont les rédactions sont en général plus anti­ capitalistes encore que l’opinion, obéissent pourtant rigoureuse- ment à la logique du marché, exactement comme les médias des États-Unis, pays ultracapitaliste : pour les uns, journaux imprimés, il s’agit de « vendre du papier », pour les autres, médias audiovisuels, de « faire de l’audience », et toujours pour encaisser des recettes de publicité. Ce qui revient à aller chercher le public là où il est ; or plus on court aux parts de marché, plus on fait de l’idéologie de comptoir. Ici, souligne le philosophe Marcel Gauchet, « l’idéologie des droits de l’homme va au-devant des attentes de la corporation médiatique. Aussi a-t-elle trouvé de ce côté une formidable caisse de résonance » (4). Pour quelle raison ? Parce qu’elle place le reporter, l’éditorialiste, le présentateur dans la situation idéale de celui qui peut prêcher la morale en toute liberté – en fonction de l’idée qu’il s’en fait, puisqu’il se sait couvert par le courant d’idées dominant. « Il s’est instauré, poursuit Gauchet, une symbiose qui définit la teneur du contrôle politique ali- menté et orchestré par les médias. Elle lui donne ce tour moralisateur et sentimental qu’on aurait tort de ridiculiser, parce qu’il est d’une force de corrosion imparable. » Luc Ferry développe cette même idée en montrant comment les médias ont cherché à saisir les « passions démocratiques » (5) les plus répandues pour les besoins de la cause – leur propre influence. Il en retient quatre qui animent l’information quotidienne : l’indignation, la peur, la jalousie, la colère. Rappelons-nous l’opuscule Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, vendu à 300 000 exemplaires en 2010. Ce fut un modèle du genre, celui d’une morale « progressiste » consistant à s’indigner « dès le saut du lit ». L’indignation, ou le premier ressort de l’impuissance à agir, ce qui est commun aux politiques et aux médias. Deuxième passion, la peur, principal outil de la pensée écolo- giste, pour laquelle nous sommes constamment menacés par la fin du monde. On connaît la réplique des « gilets jaunes » : « Ils nous parlent de la fin du monde et nous de la fin du mois. » Connaît-on le mot

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de Donald Trump « Le vrai pouvoir, c’est – je ne suis même pas sûr d’avoir envie de prononcer le mot – la peur (6) » ? Troisième ressort, la jalousie, qui n’est que la version individuelle de la lutte des classes, dont le socialisme a fait sa doctrine – « c’est du désir de l’égalité perverti, disait Alexis de Tocqueville, que naît l’en- vie ». Et quand on mélange l’indignation, la peur et la haine de classe, qu’obtient-on ? Un redoutable mouvement de colère collective. « Ce n’est nullement la peur qui anime les électeurs du Front national, écrit Luc Ferry, en revanche, la colère bout en eux comme si les réchauds brûlaient en eux jour et nuit. (7) » Les médias portent l’opinion tout en la nourrissant, dira le socio- logue, mais ils peuvent aussi la provoquer, et même la soulever. Revenons à Trump et aux « gilets jaunes ». On est tenté de dire que l’élection de l’un et l’irruption des autres sont le produit de la « tyrannie des minorités ». La gauche intellectuelle américaine n’a cessé de dénoncer l’électorat des ouvriers et des classes moyennes blanches pour promouvoir la défense et l’illustration des minori- tés, l’électorat noir, latino-américain, féministe, gay, transsexuel. En France, on a vu de même les minorités « visibles », féministes et sexuelles, occuper l’espace public, celui des médias et des spectacles. Que s’est-il passé ? Un historien et universitaire américain, Mark Lilla, l’a observé : « L’obsession de la diversité de la gauche démo- crate américaine a incité les Américains blancs, ruraux, croyants, à se concevoir comme un groupe défavorisé à l’identité menacée. (8)» C’est comme cela qu’ils ont élu Trump. Chez nous, ces mêmes groupes jusque-là « invisibles », qui s’esti- maient écartés, refoulés, humiliés, sont sortis de l’anonymat et ont passé leur gilet jaune. C’est pour cette même raison que ce mouve- ment a été aussi fortement et aussi longtemps soutenu par l’opinion publique – il y a eu dans ces manifestations un côté « procuration » de la majorité silencieuse. Le caractère original de ce mouvement a donc séduit les médias de même que ceux-ci s’étaient enflammés lors des « printemps arabes » sur la place Tahrir au Caire, puis pour les « indignés » espagnols de la Puerta del Sol, les Ukrainiens de la place Maï-

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dan, pour le petit Aylan mort sur une plage turque, les bateaux de migrants, les rebelles d’Alep, ou le mouvement Nuit debout place de la République il y a trois ans.

Des politiques ou des médias, qui est dans la main de l’autre?

Telles sont quelques-unes des manifestations les plus concrètes de nos pathologies médiatiques. Mais quand on joue ainsi avec le feu, peut- on prétendre calmer, soigner, corriger nos pathologies politiques, telles qu’Alain Duhamel (9) les a exposées et illustrées ? Ces pathologies poli- tiques, les voici énumérées par lui : l’inconstance politique des Consti- tutions, des régimes, des majorités, et de la loi ; le déclinisme, fonds commun de la critique ; l’égalitarisme, toujours recommencé ; le conser- vatisme, premier mur contre les réformes ; le nationalisme, tantôt reven- diqué, tantôt condamné ; l’extrémisme des oppositions ; l’intellectua- lisme et la discorde… Duhamel les considère comme « les traits propres au caractère politique français, qui contribuent le plus à la crise ». C’est bien cela que les pathologies politiques partagent avec nos médias – ce que Duhamel détaille de la manière suivante :

« En France, la lutte des idées domine la lutte des classes. Les fantasmes pèsent plus que les intérêts. La politique, si prosaïque, comporte néanmoins ici quelque chose de quasi religieux. Les certitudes balaient les faits, les contro- verses se moquent des savantes études. Les idées, les représentations, les mythologies règnent, pour le meilleur comme pour le pire, qu’elles soient justes ou fausses. »

Or le politique n’existe pas sans les médias. « Là où il y a un député, résume Marcel Gauchet, il faut un journaliste. » Mais, en retour, les médias peuvent-ils exister sans les politiques ? La crise des médias coïncide avec celle des politiques ; l’existence d’une classe « politico- médiatique » ne date pas d’hier. Et, en définitive, des politiques ou des médias, qui est dans la main de l’autre ?

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Le procès de la presse commence à son apparition. Deux ans avant la Révolution, en 1787, l’historien anglais Edmund Burke dénonce déjà le rôle des journaux : « Il y a trois pouvoirs au Parlement, dit-il, mais dans la tribune de la presse siège un quatrième pouvoir plus puissant que ceux-là réunis. (10) » Voilà le quatrième pouvoir ! Est-ce un contre- pouvoir plus puissant que le pouvoir ? Au vrai, il ne possède aucun des outils du pouvoir, il n’en est que le vis-à-vis, le miroir, déformant ou pas. On en est toujours là : qui manipule qui ? La presse est soupçonnée de manipuler l’exécutif par la simplification, la caricature, la déforma- tion, le jeu des phrases et des oppositions ; le procès en falsification et en désinformation est perpétuel. « Le journalisme est un enfer, écrit Balzac, un abîme d’iniquités, de mensonges, de trahisons, que l’on ne peut traverser et d’où l’on ne peut sortir pur… » Aujourd’hui l’opinion et le pouvoir ne voient partout que fake news, « infox », fausses nouvelles ! Fait nouveau ? Allons ! Il suffit de lire le décret organique sur la presse publié le 17 février 1852, signé par Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République, et dans lequel l’article 15 dit ceci : « La publication ou la reproduction de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers, sera punie d’une amende de 50 à 1 000 francs. » La « mau- vaise foi » qui serait de nature à « troubler la paix publique » serait en outre punie d’un mois à un an d’emprisonnement… Ces dispositions sont reprises dans la loi du 29 juillet 1881 qui établit la liberté de la presse et, sous une rédaction à peine modifiée, à l’article 27, amendé en l’an 2000, pour porter le montant de l’amende à 45 000 euros… Fallait-il vraiment une nouvelle législation à ce sujet, avec le projet de création d’un « conseil de déontologie de la presse » ? Sous les projecteurs du politique, le journaliste est un bouc émis- saire idéal. Le pouvoir médiatique est « un pouvoir sans contre-pou- voir », dira une philosophe. Et un leader politique :

« Le parti médiatique [...] est sans recours. Sa condition de survie est de le rester. D’ailleurs, le but du parti média- tique est de détruire tous les autres “émetteurs” de pen- sée : parti, syndicat, autorité morale de quelque nature

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qu’elle soit. [...] La peur et le dégoût comme nourriture quotidienne, c’est le terreau du pouvoir médiatique qui vous “révèle” ce que personne ne veut que vous sachiez. Le pouvoir médiatique est d’essence complotiste. (11) »

Ironie suprême, cette dégelée contre les médias est signée Jean-Luc Mélenchon, celui que les mêmes médias ont porté aux nues durant sa campagne présidentielle de 2017, celui qui obtenait le plus de suf- frages auprès des étudiants des écoles de journalisme ! Mais l’expérience récente montre qu’il convient d’être prudent avec ce « parti médiatique ». Dans l’une de ses conversations privées avec deux journalistes, François Hollande se livrait à une confidence qui en dit long :

« Des articles, j’en ai inspiré ! Vraiment ! Et de journa- listes illustres ! J’avais à peine 30 ans. Qu’est-ce que j’en ai retenu ? Qu’une parole prononcée dans un lieu officiel a du sens. Et qu’un journaliste, même un bon journa- liste, même un journaliste sérieux, on peut toujours le guider, l’orienter. C’est le jeu. D’autant que le journaliste est contraint : il doit faire un papier dans un délai très court avec souvent des informations parcellaires. Il suffit donc de lui donner le bon angle, la bonne approche, et la bonne information, parfois même une information bidon, ça fonctionne… (12) »

Quelle condamnation du système ! Seulement voilà, il ne faut pas en abuser. Il arrive qu’il se venge et qu’un homme politique chevronné comme François Hollande en soit à son tour la victime. Car il s’était aussi confié à deux autres journalistes, et s’est finalement trouvé pris au piège, coincé dans une impasse telle qu’il n’en n’est sorti que par sa renonciation… «Un président ne devrait pas dire ça... (13)» N’espérons pas que les médias puissent guérir nos concitoyens de leurs pathologies politiques ; ils sont trop français les uns et les autres, se ressemblent trop – dans leurs défauts comme dans leurs qualités ! Car

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ces médias vilipendés pour trop de médiocrité peuvent tout autant faire preuve de courage, d’audace, d’indépendance, de liberté, de responsabi- lité ! En particulier en ces temps de troubles et de terrorisme. Qui peut oublier ce qui s’est passé il y a quatre ans, le mercredi 7 janvier 2015, quand deux djihadistes sont entrés en tirant sauvagement dans une salle de rédaction à l’heure de la conférence hebdomadaire ? On peut tout dire d’un article, mais au moins il est signé, qu’il soit écrit ou parlé. Tout rédacteur a un chef de service, un rédacteur en chef, un directeur. Au contraire de tout ce qui circule sur Inter- net, dans la poubelle de l’anonymat, sans date ni source. C’est parce qu’il y a un journalisme responsable que les médias continueront, avec les moyens qui sont les leurs, de combattre les faux-semblants et les mensonges, de dénoncer la corruption et les atteintes à la liberté. En démocratie, ce n’est déjà pas si mal. Un réverbère dans la nuit ne donne pas une direction, mais au moins il signale un obstacle. Claude Imbert, le fondateur et éditorialiste du Point, disparu en 2016, utilisait une autre image (14) ; il comparait un journal à un radeau, un radeau de sauvetage quand le navire est en perdition, le radeau qui emporte avec lui quelques vérités, ces vérités propres à une communauté plus vaste, française, européenne, occidentale :

« Ces valeurs sont les nôtres, les miennes, les siennes. Et à la mesure variable de notre clairvoyance et de notre énergie, nous ne servons pas toujours ces vérités par simple routine ou pure mégarde. Je vous confirme que quelques journalistes croient à ce qu’ils écrivent. »

1. « A “Dewey defeats Truman” lesson for the digital age », The New York Times, 9 novembre 2016. 2. Avec Guy Birenbaum, Les Échos, 14 décembre 2018. 3. Honoré de Balzac, Illusions perdues (1837-1843), Gallimard Folio, 2013. 4. Marcel Gauchet, « Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir », dossier « Penser la société des médias », Le Débat, no 138, janvier-février 2006. 5. Luc Ferry, L’Innovation destructrice, Plon, 2014. 6. Cité par Bob Woodward dans Peur. Trump à la Maison-Blanche, Seuil, 2018. 7. Luc Ferry, op. cit. 8. Mark Lilla, « La gauche doit dépasser l’idéologie de la diversité », Le Monde, 8 décembre 2016. 9. Alain Duhamel, Les Pathologies politiques françaises, Plon, 2016. 10. Cité dans Serge July, Dictionnaire amoureux du journalisme, Plon, 2015. 11. Jean-Luc Mélenchon, blog Melenchon.fr, 26 février 2018. 12. Karim Rissouli et Antonin André, Conversations privées avec le président, Albin Michel, 2016. 13. Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Un président ne devrait pas dire ça... ». Les secrets d’un quinquen- nat, Stock, 2016. 14. Claude Imbert, Ce que je crois, Grasset, 1984.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 119 QU’EST-CE QUE LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE ? › Annick Steta

es économistes contemporains hésitent à s’emparer de la notion de progrès. Parce qu’elle est difficile à définir de façon précise, elle peine à trouver sa place au sein d’une discipline devenue de plus en plus quantitative au fil du XXe siècle. Pour en trouver des traces, il faut Lremonter aux travaux des derniers économistes à s’être exprimés de façon presque exclusivement littéraire : ceux dont la carrière débuta avant la Première Guerre mondiale. Il est frappant de constater qu’à leurs yeux, le progrès se résumait à l’élévation du niveau de vie de la population. Dans ses Perspectives économiques pour nos petits-enfants, un très court essai publié en 1930, John Maynard Keynes disait sa foi dans le progrès, qui permettrait à long terme de résoudre le « pro- blème économique » de l’humanité :

« Je prédirais volontiers que dans cent ans d’ici le niveau de vie dont jouiront les pays les plus dynamiques sera entre quatre et huit fois plus élevé qu’aujourd’hui. Il n’y aurait rien de surprenant à ce qu’il en soit bien

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ainsi, même en tenant compte des insuffisances de nos connaissances actuelles. Et il n’y aurait nulle déraison à envisager la possibilité d’un progrès beaucoup plus grand encore. »

Joseph Schumpeter, pour qui le progrès était la condition de la survie du capitalisme, jugeait quant à lui que le succès de ce système économique ne consistait pas « à procurer aux reines davantage [de bas de soie], mais à les mettre à la portée des ouvrières d’usine, en échange de quantités de travail constamment décroissantes. […] l’évolution capitaliste améliore progressivement le niveau d’existence des masses, non pas en vertu d’une coïncidence, mais de par le fonctionnement même de son mécanisme. (1) » L’assimilation du progrès à l’élévation du niveau de vie fut ren- forcée par l’utilisation qui a été faite du principal agrégat écono- mique, le produit intérieur brut (PIB). Conçu au début des années trente par l’économiste et statisticien américain Simon Kuznets, le PIB mesure la richesse produite à l’intérieur d’un pays donné et pour une période donnée (2). La création de cet indicateur permit d’éva- luer la baisse de la production consécutive à la crise de 1929. Elle autorisa par ailleurs la formulation et la mise en œuvre de politiques économiques plus ambitieuses que celles qui avaient existé par le passé. En son absence, il eût été beaucoup plus difficile de calibrer les

politiques de relance de l’activité adoptées Annick Steta est docteur en sciences pour répondre à la Grande Dépression des économiques. années trente et de quantifier leurs effets. › [email protected] Les premiers utilisateurs du PIB étaient parfaitement conscients des limites de cet instrument. Ils ne lui prêtaient donc pas d’autre fonc- tion que celle consistant à mesurer la valeur de la production mar- chande. Mais sa popularisation progressive changea la donne. En passant dans le discours politique et journalistique, puis en entrant dans le langage courant, cet indicateur fut de plus en plus largement considéré comme « un thermomètre utilisé pour évaluer l’état de santé général des sociétés » (3). Publiées par les pouvoirs publics, les estimations trimestrielles ou annuelles du PIB ainsi que les pré-

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visions portant sur son évolution ultérieure sont reprises en boucle par les médias et font l’objet de commentaires souvent dignes de Diafoirus. Simon Kuznets avait mis en garde contre cette dérive une trentaine d’années après avoir conçu le PIB. S’il ne contestait pas la désirabilité d’une croissance économique aussi élevée et soutenue que possible, il soulignait la nécessité de présenter explicitement les objectifs poursuivis. Il considérait qu’il fallait chercher à obtenir un consensus sur les caractéristiques souhaitables de la croissance éco- nomique. Pour lui, « la façon dont un tel consensus peut être atteint, et en particulier la manière de le faire évoluer intelligemment afin de répondre à des circonstances changeantes, est un problème dont on devrait se préoccuper constamment en démocratie » (4). Depuis les années soixante-dix, de nombreuses propositions d’in- dicateurs alternatifs au PIB ont été formulées. Ils peuvent être répar- tis en trois catégories. Une première lignée de travaux met l’accent sur le développement économique et le progrès humain. Le plus célèbre de ces indicateurs est l’indice de développement humain (IDH), élaboré en 1990 par Amartya Sen dans le cadre du Pro- gramme des Nations unies pour le développement (PNUD). L’IDH correspond à la moyenne géométrique de trois indices quantifiant le niveau de vie (produit national brut par habitant, exprimé en dol- lars en parité de pouvoir d’achat), la longévité (espérance de vie à la naissance) et le niveau d’instruction (mesuré par un indice alliant la durée moyenne de scolarisation pour les plus de 25 ans et la durée attendue de scolarisation pour les enfants d’âge scolaire). Sa valeur est comprise entre 0 (exécrable) et 1 (excellent). Une deuxième caté- gorie d’indicateurs alternatifs comprend les différents « PIB envi- ronnementaux ». Ils prennent en compte les coûts de la dégradation de l’environnement et la dépréciation du capital naturel. Enfin, une troisième catégorie regroupe les indicateurs à dominante socio-éco- nomique. Reposant sur l’idée selon laquelle la hausse du PIB ne se traduit pas nécessairement par une amélioration du bien-être social, ils accordent une large place aux inégalités, à la pauvreté et à la situa- tion à l’égard de l’emploi. En mettant au point un indice de sécurité personnelle dans les années quatre-vingt-dix, le Conseil canadien

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de développement social – un organisme de recherche indépendant des pouvoirs publics – a attiré l’attention sur l’importance de la sécurité pour le bien-être personnel. Cet indice synthétise les divers aspects de la sécurité économique et de la sécurité physique des indi- vidus. L’indice de bien-être économique présenté par Lars Osberg et Andrew Sharpe au début des années deux mille associe quant à lui le degré de sécurité économique à trois autres éléments : les flux de consommation courante, l’accumulation nette de stocks de res- sources productives et la répartition des revenus (5).

Vers une mesure plus précise du progrès économique

En dehors de l’IDH, qui a été initialement conçu pour les pays en développement, les indicateurs alternatifs au PIB restent méconnus et sont peu utilisés. Or depuis la fin du XXe siècle, une fraction gran- dissante de la population des pays avancés a le sentiment de ne plus bénéficier de la croissance économique telle qu’elle apparaît à travers le PIB. C’est dans ce constat que s’enracine la volonté de forger des instruments permettant de mesurer plus finement le progrès écono- mique et social autorisé par la création de richesse. En février 2008, Nicolas Sarkozy, qui était alors président de la République, forma une commission destinée à « réfléchir aux limites de notre comptabilité nationale […] et à la meilleure manière de les surmonter pour que la mesure du progrès économique soit plus complète ». Dans le rapport qu’elle remit en septembre 2009 (6), cette commission formula des propositions articulées autour de trois axes : l’évolution du mode de calcul du PIB, la prise en compte d’indicateurs de la qualité de vie et l’évaluation de la soutenabilité de la croissance. Au lieu de construire un énième indice synthétique, elle recommanda de sélectionner des indicateurs de façon à disposer d’un tableau de bord permettant d’appréhender les multiples facettes du progrès économique et social. Durant les années qui suivirent, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) présenta plusieurs dizaines de contri- butions portant sur les trois axes identifiés par la commission. Cette

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réflexion sortit du champ hexagonal par le biais du Groupe de haut niveau créé en 2013 pour poursuivre les travaux de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Joseph Stiglitz, Jean-Paul Fitoussi et Martine Durand, qui dirigent ce groupe, ont publié en novembre 2018 un ouvrage par lequel ils invitent les pouvoirs publics à élargir davantage encore leur vision du progrès éco- nomique. Intitulé « Beyond GDP » (Au-delà du PIB) (7), ce livre porte la marque des bouleversements qu’ont traversés les économies avancées depuis la crise de 2007-2008. Ses auteurs affirment que les réponses apportées à cette crise auraient pu être plus efficaces si les autorités avaient disposé d’indicateurs plus pertinents. Ils rappellent que les inégalités de revenus et de patrimoine, qui se sont creusées lors de la décennie écoulée, n’étaient pas considérées comme une pré- occupation centrale à la fin des années deux mille. Parce que ce pro- blème était alors moins prégnant dans le débat public, il n’a pas été traité comme il aurait mérité de l’être. Lorsque la prise de conscience des dangers liés à l’approfondissement des inégalités de revenus et de patrimoine a eu lieu, ce phénomène avait déjà produit des ravages. Ces ravages ont été d’autant plus importants qu’il existe une forte cor- rélation entre les inégalités monétaires et les inégalités relatives à tous les autres aspects du bien-être : la santé, l’éducation, la capacité à faire entendre sa voix dans le champ politique, la sécurité, l’accès à la justice, l’étendue des opportunités disponibles. Disposer de mesures plus fines des inégalités est indispensable pour comprendre la façon dont elles se forment et pour concevoir des politiques économiques destinées à les réduire. Les auteurs de Beyond GDP insistent tout particulièrement sur l’égalité des chances. Celle-ci peut être approchée par la mesure de la corrélation entre les revenus d’un individu et ceux dont disposaient ses parents au même âge. Lorsque la corrélation moyenne est élevée, la mobilité sociale intergénérationnelle est faible – ce qui est le cas dans de nombreux pays. L’inégalité des chances doit être combattue parce qu’elle est injuste, mais aussi parce qu’elle est économiquement inefficace. Une personne convaincue que le niveau de revenu auquel elle peut prétendre est déterminé par celui de ses ascendants ne sera guère incitée à consentir des dépenses d’éducation ou à produire des

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efforts. L’inégalité des chances conduit en outre à la perpétuation des inégalités de revenus et de patrimoine. En privant des individus doués et travailleurs de la possibilité d’exploiter pleinement leur potentiel, ce phénomène pèse sur la croissance économique. Les auteurs de Beyond GDP mettent par ailleurs en lumière cer- tains « coûts cachés » de la crise de 2007-2008. Parce qu’une partie de la population a eu le sentiment que les politiques économiques mises en œuvre pour y répondre ont pesé plus lourdement sur les classes populaires et moyennes que sur les plus fortunés, un climat de défiance s’est installé. Il est vraisemblable que cette perte de confiance sera une des conséquences les plus durables de la crise. En contribuant à accélérer la désagrégation des partis politiques traditionnels et en nourrissant les populismes, ce phénomène a fragilisé les démocraties libérales. Au nombre de ces « coûts cachés » figurent aussi les pertes de capital humain et de savoir. La hausse du chômage observée dans les économies avancées à la fin des années deux mille et au début des années deux mille dix s’est traduite par une détérioration du capital humain. Les individus qui ne travaillent pas cessent en effet d’entrete- nir les compétences liées au fait d’occuper un emploi. Dans le même temps, l’accumulation de savoir a été ralentie au sein de ces écono- mies. Les savoirs constitués par les entreprises qui ont fait faillite ont été engloutis. Or ces connaissances représentent une part importante de la productivité globale des facteurs (8). Les pertes observées en matière de confiance, de capital humain et de savoir minorent non seulement le bien-être des individus, mais aussi le potentiel de crois- sance économique de longue période. Si les pouvoirs publics avaient disposé d’indicateurs mesurant ces « coûts cachés », ils auraient été incités à intervenir plus massivement encore dans l’économie qu’ils ne l’ont fait afin de soutenir l’activité et de prévenir de la sorte les pertes en capital économique, humain et social. Comme l’avait fait en son temps la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, les auteurs de Beyond GDP encouragent les pouvoirs publics à appréhender le progrès éco- nomique à travers une pluralité d’outils : le PIB, bien sûr, mais aussi un tableau de bord regroupant des indicateurs reflétant ce à quoi la

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société attache de l’importance. Ils rejoignent ainsi Simon Kuznets, pour lequel la réflexion sur ce que doit être et ce à quoi doit servir la croissance économique constituait un impératif démocratique. Trois conditions devront toutefois être remplies pour atteindre cet objectif. Il faudra tout d’abord améliorer la mesure de la plupart des nouveaux indicateurs que Joseph Stiglitz, Jean-Paul Fitoussi et Martine Durand proposent d’ajouter à ce tableau de bord. Beaucoup d’entre eux sont actuellement élaborés sur la base d’enquêtes, qui posent une multi- tude de problèmes de méthode. Les organismes nationaux et interna- tionaux produisant des statistiques devront donc être mobilisés pour forger de nouveaux outils. Il faudra par ailleurs veiller à ce que les pouvoirs publics fassent véritablement usage de ces indicateurs lors de la conception et de l’évaluation des politiques économiques. Si tel n’est pas le cas, ils tomberont rapidement dans l’oubli. Il faudra enfin convaincre les citoyens que les pouvoirs publics sont détermi- nés à mieux saisir la façon dont la richesse créée est répartie entre les individus. C’est au prix d’un tel effort que la quête d’un progrès éco- nomique équitable et soutenable pourra succéder à la religion du PIB.

1. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), Payot, 1990, p. 96-97. 2. Le PIB est égal à la somme des valeurs ajoutées des agents économiques résidents, calculée aux prix du marché, à laquelle on ajoute la part de la valeur ajoutée récupérée par l’État (taxe sur la valeur ajoutée et droits de douane). 3. Joseph Stiglitz, Jean-Paul Fitoussi et Martine Durand, Beyond GDP: Measuring What Counts for Econo- mic and Social Performance, OECD Publishing, 2018, p. 19. 4. Simon Kuznets, « How to judge quality », The New Republic, 20 octobre 1962, vol. 147, n° 16, p. 29. 5. Lars Osberg et Andrew Sharpe, « An index of economic well-being for selected OECD countries », Review of Income and Wealth, vol. 48, n° 3, septembre 2002, p. 291-316. 6. Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, « Rapport de la Commission sur la mesure des per- formances économiques et du progrès social », La Documentation française, septembre 2009. 7. Joseph Stiglitz, Jean-Paul Fitoussi et Martine Durand, op. cit. 8. La productivité globale des facteurs est la part de la croissance économique qui n’est pas expliquée par l’augmentation de la quantité des facteurs capital et travail.

126 AVRIL 2019 AVRIL 2019 LE TRANSHUMANISME EST-IL UN HUMANISME ? › Michaël de Saint-Cheron

ans « posthumanisme », il y a « posthumain ». Les tenants de ce mouvement sont donc certains que l’homme tel que nous le connaissons – l’homme que nous sommes – n’est pas au bout de son évolution. Le site Futura donne une définition assez claire de ce Dque les porte-parole du mouvement entendent par là. Il n’est qu’à lire : « Le transhumanisme est un ensemble de techniques et de réflexions visant à améliorer les capacités humaines, qu’elles soient physiques ou mentales, par un usage avancé de nanotechnologies et de biotechnologies. Qu’il s’agisse de rendre la vue à une personne non voyante, de faire marcher un homme paralysé avec des prothèses animées par un processeur ou encore de stimu- ler le cerveau pour lutter contre la maladie de Parkinson, les travaux se multiplient dans de nombreux domaines pour améliorer les conditions de l’homme. (1) »

Nous sommes tous d’accord sur ce protocole. Nous nous réjouis- sons encore plus quand nous entendons qu’un robot peut mainte- nant, sous la direction du chirurgien depuis sa console, opérer un

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patient dans de meilleures conditions encore que par la main de l’homme. Mais cela est-il le transhumanisme ? Qui nierait qu’amé- liorer ses propres performances mentales, intellectuelles, physiques, comprenant donc aussi le champ immense de la santé, n’est pas le rêve de chacun ? Mais le transhumanisme a ses fondamentalistes comme Raymond Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, qui affir- mait il y a quelques années que d’ici à 2030, le cerveau de l’homme serait directement connecté à Internet afin d’avoir accès à une quan- tité phénoménale d’informations. Il est aussi le signe d’un retour à l’eugénisme. Pour nombre de biologistes, de généticiens, cette remise à l’honneur des visées eugénistes est délétère. D’autres rêvent que la robotique soit comme intégrée à la machine- homme pour faire de l’homme une supermachine capable de relever les défis les plus stupéfiants et de devenir tôt ou tard immortelle. Mais ce rêve (ou ce cauchemar) d’une vie sans fin et finalement sans âme, sans cœur, sans émotion serait-il réservé à un petit nombre d’hu-

mains, les plus riches sans doute, capables Michaël de Saint-Cheron est de se payer le robot qui leur serait dévolu, philosophe des religions et chercheur ou bien même les enfants qui aujourd’hui à l’École pratique des hautes études meurent littéralement de faim au Yémen ou (Centre Histara). Dernier livre paru : Réflexions sur la honte. De Rousseau ailleurs pourront-ils un jour en bénéficier en à Levinas (Hermann, 2017). cessant d’être affamés ? › [email protected] Si sur le papier tout semble fait pour le mieux, dans la réalité des fondamentalistes qui ne rêvent que de leur propre immortalité et de leur propre bien-être, une guerre économique, une guerre entre les plus riches et l’immense cohorte des pauvres, n’est-elle pas sous- jacente à cette folie ? Faisons à cet instant un tour du XXe siècle en 80 secondes. Le XXe siècle a vu naître et se développer nombre de « crises de folie de l’histoire », comme disait André Malraux, de révolutions de tous ordres, historiques, politiques, scientifiques et médicales, artistiques, intellectuelles. Deux prophètes tragiques de la seconde moitié du XIXe siècle ont prévalu sur les révolutions idéologiques du siècle dernier : Karl Marx et Friedrich Nietzsche. Leur ont succédé, dans trois domaines totalement différents, Franz Kafka, Albert Einstein

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et Sigmund Freud, le premier dans le domaine de la littérature préfigurant un monde sans dieu où le crime de culpabilité frappe des innocents qui ne comprennent pas le sens de la question. Eins- tein, qui révolutionna la science avec Niels Bohr et quelques autres, découvrit la théorie de la relativité restreinte et générale, permit la fission de l’atome, qui conduisit Robert Oppenheimer à théoriser la première bombe atomique. Freud, lui, s’attaqua au psychisme et à ses états maladifs. Ces trois hommes révolutionnèrent, au-delà de leur domaine propre, l’approche que l’on a de la condition humaine depuis un siècle. La musique participa de ces révolutions avec l’entrée en scène de l’abstraction mathématique, de la technologie la plus haute. Elle eut ses théoriciens de génie, avec Arnold Schönberg, Anton Webern, Alban Berg, Edgard Varèse, puis Iannis Xenakis, Pierre Boulez, maîtres souvent incompris qui ont su s’imposer à travers le dodécaphonisme, l’atonalité, puis la musique sérielle. Dans le domaine de la pensée, Edmund Husserl puis Martin Heidegger, avant Emmnauel Levinas et Michel Henry, ont milité philosophiquement pour la phénoméno­ logie, qui resitue l’homme, par son corps en face du monde des objets, comme responsable et en correspondance avec lui. Puis il y eut l’ère de la déconstruction avec Jacques Derrida, qui a donné naissance au déconstructivisme… en architecture. Il est rare qu’un philosophe fasse naître un mouvement artistique, architectural. Aujourd’hui, le principe de déconstruction prévaut dans une grande partie de la créativité dite artistique et parfois on se demande si des détritus exposés et plastifiés méritent encore le nom d’art. De l’époque moderne ou contemporaine, on est passé à la postmoder- nité, concept que l’on doit à Jean-François Lyotard, dans les années quatre-vingt. Georges Perec a repris un jeu d’écriture particulièrement ardu, le lipogramme, dans son roman La Disparition, œuvre écrite à la mémoire de sa mère, assassinée à Auschwitz-Birkenau. Face à l’horreur des camps et des génocides perpétrés par tant de régimes, on est passé de l’éthique à la méta-éthique, parce que l’éthique ne suffit plus à faire entendre les minima moralia, le minimum éthique que l’on est en droit d’attendre de la société, de l’État, des dirigeants.

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La médecine, la science ne sont pas en reste dans le combat contre la maladie, contre les épidémies. Les scientifiques savent les limites actuelles de la médecine, de la science et à long terme les limites propres à la vie dans son essence. Notre époque est très friande de préfixes dans toutes langues : trans-, dé-, post-, méta-, on ne les compte plus… N’oublions pour- tant pas Nietzsche, qui créa dans Ainsi parlait Zarathoustra le mythe du surhomme (2), Übermensch en allemand. Mais qu’est-ce à dire ? Écoutons Nietzsche nous répondre :

« Je vous enseigne le surhomme. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? Tous les êtres, jusqu’ici, ont créé quelque chose au-delà d’eux-mêmes : et vous voulez être le reflux de cette grande marée et vous préférez retourner à l’ani- mal plutôt que de surmonter l’homme ? Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Un objet de risée ou une honte douloureuse. Et c’est exactement cela que l’homme doit être pour le surhomme : un objet de risée ou une honte douloureuse. »

Il y a de toute évidence une idolâtrie dans l’idée du surhomme et, comme le dit l’auteur de l’article de l’Encyclopædia universalis, « la conception nietzschéenne du surhumain est, par anticipation, la dénonciation de cette idolâtrie » (3). Voilà qui est clair et qui nous éclaire aussi avec force. Mais il y a une autre dimension du surhomme, celle de remplacer Dieu, donc de le tuer, c’est-à-dire de le tuer en l’homme. Tuer Dieu ne signifie qu’une chose : tuer la dimension divine de l’humain. L’idée du surhomme n’a-t-elle pas réapparu – après les Grecs – chez les Allemands, avec Goethe et son Faust ? Il nous faut bien voir que si certains génies allemands ont créé ce mythe, d’autres Allemands, des fils du démon, ont retourné ce mythe de l’Übermensch pour créer celui de l’Untermensch, le sous-homme, bon à être exterminé dans les camps. On ne peut pas oublier cela.

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Que nous disent finalement ces préfixes über, post-, dé-, trans-, méta-, sans oublier leurs contraires : unter, sous- ? Que nous disent-ils de notre humanité ? Que nous sommes à la fin d’un cycle du monde. Emmanuel Levinas, loin de ces jeux de langue, cherchait, lui, un « autrement qu’être » et non un simple « être autrement », parce qu’il estimait que notre époque est arrivée à un tel stade de destruction, de déconstruction, de banalisation de toutes les valeurs, où tout ne compte que par sa valeur marchande, sa valeur d’hyper, de trop, qu’il fallait changer notre mode d’être, notre « persévérance dans l’être », pour parler comme Spinoza. Cet « autrement qu’être » répondait pour lui avant tout à la barbarie d’Auschwitz, mais était aussi une façon d’être en face de ceux qui dénient à l’histoire ses vérités, ses analyses, ses démonstrations et que l’on nomme les négationnistes, les révisionnistes. Alors que les artistes, les philosophes, chacun à sa manière, tentent d’être la main qu’André Malraux évoque à la dernière page des Voix du silence, « cette main, dont les millénaires accompagnent le trem- blement dans le crépuscule, [qui] tremble d’une des formes les plus secrètes, et les plus hautes, de la force et de l’honneur d’être homme », les transhumanistes de tout bord ne cherchent-ils pas à réduire ou à dominer l’esprit humain, pour l’aliéner un peu plus, se fichant com- plètement de l’honneur et de la force d’être homme, pour leur seule soif d’hyperpuissance et, qui sait, d’immortalité ? Est-ce que le transhumanisme sera la panacée ? Le réchauffement climatique, la montée des eaux destructrices d’un côté du monde, les sécheresses effroyables de l’autre ne sonnent-ils pas l’état d’urgence général, auquel nul n’échappe ? Ce n’est plus la patrie qui est en dan- ger, c’est l’humanité et la planète. Mais des gens se mettent en quête non d’apporter fût-ce qu’un début de réponse pratique à cela, mais de bâtir des utopies aussi folles que dangereuses basées sur les progrès fan- tastiques des technosciences, cherchant à lier pour le meilleur ou pour le pire l’homme à la technologie, à la robotique. Pour emprunter à l’historien israélien Yuval Noah Harari, nous dirons que nous sommes entrés dans le temps du dataïsme, néologisme pour parler des data, les données numériques, qui construisent des intelligences artificielles.

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Si certains s’en réjouissent, il n’est pas une personne sensée qui ne s’inquiète des perspectives ouvertes par une interdépendance qui deviendrait un lien consubstantiel entre l’homme et la machine et l’on imagine sans mal les répercussions et les dérives entre les mains de fondamentalistes, d’États policiers, de gouvernements fascisants ou fascistes. Encore une fois, personne n’est contre le fait d’enrichir les fonctionnalités du vivant mais jusqu’où ? Quel télos, quelle téléologie recherche-t-on ? Eh bien je vais vous dire ce que ces gens-là oublient : ils oublient les enfants à naître. « Nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants », disait Antoine de Saint-Exupéry (4), reprenant le chef indien Seattle ou un proverbe africain, peu importe. Pour moi, les vrais témoins du transhumanisme, c’est-à-dire d’un humanisme radical repensé, ce ne sont pas ces hurluberlus, ces uto- pistes, voire ces sorciers d’un nouvel âge, ce sont deux économistes de génie, qui nous viennent du sous-continent indien, qui ont travaillé des décennies durant sur la mise en pratique d’une économie distri- butive à partir d’une idée révolutionnaire de la justice, le microcrédit : les deux Prix Nobel Amartya Sen, l’Indien, et Muhammad Yunus, le Bangladais. Tous deux ont établi des processus économiques basés sur l’idée de justice et sur la mise en pratique de l’amour pour autrui ou de la responsabilité pour lui. Ce sont eux les champions de l’« humanisme de l’autre homme », comme disait Emmanuel Levinas, car pour fonder un transhuma- nisme qui soit valable, il faudrait déjà que les dominants, que les puis- sants, que nous tous ici, citoyens des pays riches ou avancés, soyons capables d’exercer notre humanisme, notre autrement qu’être. Cette dernière année en France, vous voulez connaître le nom d’un authentique transhumaniste qui n’avait nul besoin de ce préfixe trans- pour être un humaniste total de l’autre homme ? Arnaud Beltrame. Si dans certains cas, pour des violeurs ou des criminels pédophiles, ou des tueurs en série, ce transhumanisme peut avoir un caractère bénéfique, on imagine aisément ce qu’il peut devenir dans une dic- tature ou s’il tombe entre les mains de fanatiques, de terroristes. Telle est la question qui se pose à nous tous et qui est fort inquiétante.

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Les médecins, les scientifiques eux-mêmes sont parmi les premiers à s’alarmer des discours transhumanistes, qui entendent remettre en question l’unicité de l’homme. Agir sur nos corps « par des exosquelettes, des manipulations géné- tiques, une interface homme-machine », comme l’écrit le théologien Matthieu Villemot dans sa tribune de La Croix (5), est quelque chose de grave, d’inquiétant.

1. Www.futura-sciences.com/tech/definitions/technologie-transhumanisme-16985. 2. Prologue de Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, §3, cf. http://nietzscheacademie.over-blog. com/article-je-vous-enseigne-le-surhomme-67342136.html. 3. « Friedrich Nietzsche, le surhomme », http:/www.universalis.fr/encyclopedie/friedrich-nietzsche. 4. Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, 1939. 5. Matthieu Villemot, « Le transhumanisme déteste la chair », La Croix, 15 avril 2016.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 133 GÉNOCIDE ARMÉNIEN : ENQUÊTE SUR LES « ORDRES DE TUER » DE TALAAT PACHA › Taline Ter Minassian

La vérité a la mauvaise habitude de se manifester en fin de compte. » C’est sur cette sentence que l’histo- rien et sociologue Taner Akçam conclut son dernier ouvrage (1), dont la publication en anglais a été large- ment saluée par la presse internationale. Le New York «Times n’a pas hésité à décerner à l’historien natif de Turquie le titre de « Sherlock Holmes du génocide arménien » (2) tandis que Le Monde a consacré une double page à « l’universitaire turc » qui « publie des preuves irréfutables, selon lui, que les autorités de son pays ont bien ordonné le massacre des Arméniens vivant sur leur sol, en 1915 » (3). Si la réalité du génocide arménien ne fait plus guère de doute dans les milieux académiques et même au sein du cercle plus restreint des tur- cologues (4), Killing Orders. Talat Pasha’s Telegrams and the Armenian Genocide établit la preuve irréfutable du caractère intentionnel de ce génocide : il pose sur la table « le pistolet encore fumant ». Édité dans une collection consacrée à l’histoire des génocides, le livre consiste en une analyse détaillée qui prouve l’authenticité des fameux télé-

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grammes de Talaat Pacha contenant les terrifiants « ordres de tuer ». Taner Akçam rappelle que pendant des décennies, ces documents, ainsi que les mémoires du fonctionnaire ottoman Naïm Bey, qui en avait conservé la trace, ont été considérés comme des faux fabriqués par un ambitieux journaliste notoirement impécunieux, Aram Ando- nian. En effet, plus d’un siècle après la tragédie de 1915, la responsabi- lité directe du gouvernement jeune-turc n’est toujours pas admise par l’État turc et par l’historiographie négationniste. Et ces télégrammes sont au cœur d’une véritable bataille d’historiens. En 1989, le cher- (5) cheur français Yves Ternon concluait Taline Ter Minassian est historienne. déjà, quant à lui, à leur authenticité. Taner Dernier ouvrage publié : Les Galaxies Akçam, aujourd’hui titulaire de la chaire Markarian (Éditions du Félin, 2018). d’histoire des génocides de l’université Clark, dans le Massachusetts – une consécration pour celui qui a poursuivi dans sa jeunesse un parcours de militant en Turquie de l’ultra-gauche marxiste dans les années soixante-dix, puis auprès des Kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans les années quatre-vingt –, apporte donc un faisceau de preuves supplémentaires. Il n’est pas un novice : réfugié politique en Allemagne après son évasion de la prison d’Ankara en 1977, son intérêt pour l’histoire du génocide arménien remonte à la fin des années quatre-vingt. Élève de l’historien Vahakn Dadrian, Taner Akçam, qui a soutenu en Allemagne en 1988 sa thèse consacrée au nationalisme turc et au génocide arménien, travaille sur ce sujet depuis une trentaine d’an- nées. Comme chez tout historien de métier, son thème de recherche a développé en lui une obsession presque pathologique. Pour aborder l’histoire du génocide arménien, et surtout les sources de cette his- toire, il est nécessaire de connaître le turc, l’arménien mais aussi le turc osmanli, la langue employée à l’époque par l’administration otto- mane et qui s’écrivait, avant la réforme de Mustafa Kemal en 1928, en caractères arabes. L’un des effets de cette réforme de l’alphabet et de la langue a été de rompre tout possibilité pour les citoyens turcs d’ac- céder aux documents de l’époque ottomane. Et en effet aujourd’hui seuls les historiens spécialistes de l’Empire ottoman sont capables de lire les archives de cette époque, en turc osmanli. En 2015, année du

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centenaire du génocide, le président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, a présenté ses condoléances aux Arméniens en lieu et place d’une reconnaissance à laquelle l’État turc se refuse fermement et a annoncé en même temps l’ouverture des archives ottomanes : « Nous avons ouvert nos archives à tous les chercheurs. Aujourd’hui, des cen- taines de milliers de documents dans nos archives sont à la disposition de tous les historiens. » Certes soumises à une communication sélec- tive, ces archives sont néanmoins plus accessibles qu’autrefois et sont communiquées par des fonctionnaires ignorant le turc osmanli et qui ne sont donc pas toujours en mesure de saisir leur importance. C’est dans cette brèche que s’est engouffré Taner Akçam, car pour prouver l’authenticité des télégrammes de Talaat Pacha il fallait retrouver leur contexte archivistique en termes de forme, de datation et de modes de cryptage. Afin de faire comprendre sa démarche au lecteur, Taner Akçam commence par raconter aussi précisément que possible l’his- toire de ces documents controversés.

« Aucun ne doit survivre. Pas même l’enfant dans son berceau »

Tout a commencé à Alep, au célèbre Hôtel Baron, fondé avant la guerre par les frères Mazloumian, où se croisent en novembre 1918 à trois reprises Aram Andonian (1875-1951) et un fonctionnaire de l’administration ottomane, Naïm Bey. Le premier est un brillant journaliste et essayiste arménien qui a attiré l’attention en 1913 par la publication à Constantinople d’une Histoire illustrée des guerres balkaniques, une histoire « immédiate » du prélude balkanique de la Première Guerre mondiale mais aussi de l’implacable mécanique qui va conduire les Jeunes-Turcs à entreprendre le génocide arménien. Le 24 avril 1915, il fait partie des centaines d’intellectuels arméniens de Constantinople arrêtés et déportés en Anatolie pour y être exé- cutés. À la suite de circonstances presque miraculeuses, il a échappé au sort de la majorité et s’est retrouvé à Alep, où il participe, à la fin de la guerre, au recensement des Arméniens survivants, reve-

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nus des déserts de Syrie et de Mésopotamie, et il prend la mesure du désastre. Après l’armistice, il fait la connaissance de Naïm Bey, qui a travaillé deux mois au Bureau des déportations d’Alep. Pen- dant la courte durée de son office, Naïm Bey a vu passer les ordres d’extermination émanant de son autorité de tutelle, le ministère de l’Intérieur, dirigé par Talaat Pacha. Bien que la ville soit tombée aux mains des Anglais, Naïm est resté à Alep. Joueur et buveur, il est connu pour avoir, comme d’autres, monnayé son aide auprès des familles arméniennes déportées les plus aisées et ne tarde pas à comprendre qu’il possède un véritable trésor aux yeux du collection- neur qu’est Aram Andonian. Au Bureau des déportations d’Alep, Naïm avait pris des notes, plus tard qualifiées de « Mémoires » – il s’agit en fait de 52 documents ottomans officiels qu’il a recopiés en les accompagnant d’explications manuscrites. Au cours de l’une de leurs entrevues ultérieures, Naïm procure à Andonian 24 documents originaux, dont sept sont des télégrammes cryptés à deux ou trois chiffres. Parmi ces documents, l’ordre terrifiant de Talaat au gouver- neur d’Alep du 22 octobre 1915 :

« [...] s’agissant des Arméniens, leurs droits sur le sol turc, comme le droit de vivre et de travailler, ont été supprimés et aucun ne doit survivre, pas même l’enfant dans son berceau. Le gouvernement assume toute la res- ponsabilité de cette situation et des mesures effectives correspondant à cet ordre ont déjà été prises dans plu- sieurs provinces. »

Une autre missive signée par Talaat dispose que :

« [...] s’agissant de l’expulsion de ces personnes, aucune dérogation ni exception d’aucune sorte ne peut être acceptée, qu’il s’agisse de femmes, d’enfants ou de per- sonnes invalides ou incapables de marcher. Vous ne devez pas perdre de temps : travaillez en âme et conscience. »

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Deux ans plus tard, Aram Andonian publie en arménien, en anglais et en français les Documents officiels concernant les massacres arméniens, à partir d’une sélection des documents de Naïm. Dans cette publi- cation, Andonian avait édité des fac-similés des télégrammes chiffrés envoyés par le directeur du Bureau des déportations d’Alep, Abdüla- had Nuri, et des télégrammes de Talaat déchiffrés et apostillés par le préfet d’Alep. Andonian ne parvint pas toutefois à conserver la totalité des documents originaux, plusieurs documents ayant été versés aux pièces des procès des Unionistes à Constantinople en 1919-1920 et du procès de Soghomon Tehlirian, l’assassin de Talaat Pacha, à Berlin en juin 1921, puis définitivement perdus. À Paris, Aram Andonian a été le premier conservateur de la biblio- thèque Nubar, fondée par l’Union générale arménienne de bienfai- sance (UGAB). C’était évidemment le lieu idéal pour conserver les documents demeurés en sa possession, mais Vahakn Dadrian, dans les années soixante, puis Yves Ternon en 1975, entamant les premières recherches sérieuses sur le génocide arménien, découvrent que les documents Andonian ont mystérieusement disparu de la bibliothèque du square Alboni. Que sont-ils devenus ? Nul n’est en mesure de le dire. De Constantinople à Jérusalem, de Manchester à Marseille, Taner Akçam suit les traces de ces documents comme l’avait fait son maître Vahakn Dadrian, mais aussi, avant lui, un mystérieux personnage por- tant le nom de Krieger. Sous ce pseudonyme qui évoque l’obstina- tion d’un guerrier germanique se cache en fait un moine catholique arménien, Krikor Guerguerian (1911-1988), qui a voué son existence entière de rescapé à l’histoire de ce qu’il nomme l’« arménocide ». Natif d’un village de la province de Sivas, il était le plus jeune d’une famille de seize enfants, dont six seulement survécurent aux dépor- tations de 1915, le reste de la famille ayant été massacré. Recueilli dans un orphelinat au Liban, Krieger se convertit au catholicisme et poursuit des études de théologie. Diplômé de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, il devient moine en 1937. S’il voue son âme à Dieu, il consacre son existence d’ascète à l’histoire du génocide arménien. Il publie à Beyrouth en 1965, dans un recueil intitulé « Mémorial du Grand Crime », un article prouvant l’authenticité des documents

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officiels turcs publiés par Aram Andonian. Le contexte de l’époque est alors celui de l’éveil des consciences au génocide arménien en tant que cause politique. Mais la compulsion documentaire de Krikor Beledian nuit à son œuvre d’historien : rassemblant inlassablement et dans le monde entier une collection unique d’archives, il ne parviendra pas à en faire le grand ouvrage qu’il avait l’intention de publier en 1986, en réponse aux thèses négationnistes turques exposées dans le livre de Şinasi Orel et Süreyya Yuca Affaires arméniennes, les télégrammes de Talaat Pacha, fait historique ou fiction ,? publié en 1983. Cet ouvrage considère que les « documents Naïm-Andonian » sont des faux : selon ces négationnistes, Naïm Bey n’a jamais existé, donc ses « Mémoires » ne sont pas authentiques et les documents publiés par Andonian com- portent des erreurs de date et de signature. Aram Andonian serait donc un faussaire. Taner Akçam, à la suite de Krikor Guerguerian, réussit à mettre en pièces chacun de ces arguments. Aux États-Unis, les archives Guer- guerian contiennent en effet des pièces d’une valeur inestimable car le moine a photographié de nombreux documents originaux à Jérusalem et à la bibliothèque Nubar, où il est effectivement passé en 1950, du vivant d’Andonian. Des photographies des documents perdus d’An- donian se trouvaient donc dans les archives Guerguerian, conservées par son neveu aux États-Unis. Krikor Guerguerian vivait au milieu des archives et des documents. Une brève vidéo en ligne (6) montre la figure bouleversante de ce moine – un crucifix sur un autel à sa droite, des gratte-ciel américains par la fenêtre – évoquant le dilemme que lui pose le pardon des assassins de ses propres parents. Il est indubitable que le livre de Taner Akçam doit beaucoup à Guerguerian, dont les archives sont à présent disponibles en ligne sur le site de l’université Clark (7). Mais l’ouverture relative des archives ottomanes a permis à l’historien de corroborer de plusieurs autres manières la validité des documents Naïm-Andonian. Il a retrouvé la trace du fonctionnaire du nom de Naïm et des événements et des personnes évoqués dans ses « Mémoires ». Enfin, il a réussi à prouver, en l’absence de tables de décodage – ces dernières n’étant pas ouvertes à la consultation –, que le cryptage employé dans les télégrammes de

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Talaat correspond bel et bien à celui d’autres documents officiels de la même période. Ainsi le livre de Taner Akçam accomplit-il la grande œuvre entreprise par Krikor Guerguerian, alias Krieger. Ce dernier n’acheva probablement jamais son ouvrage, qu’il voulait intituler « L’arménocide et la politique de l’État turc », mais il en avait rédigé en 1986, deux ans avant sa mort, une préface en forme d’autobiogra- phie dans laquelle il n’hésitait pas à qualifier son travail comme le tout premier du genre.

« Pour accomplir cet effort gigantesque, Krieger n’a pas hésité à sacrifier tout son temps. Talonné par de lourdes dépenses et par l’épuisement physique, il voyagea sans cesse, collectant un à un les documents issus d’archives poussiéreuses, parfois quasiment secrètes. Il a travaillé avec abnégation dans l’espoir d’apporter la lumière sur cette question, pour que toute personne intéressée puisse connaître et comprendre les événements qui se sont pro- duits au début du XXe siècle ainsi que leurs causes. Il est évident que lorsque ces faits auront été examinés, toutes les publications précédentes sur ce thème devront être réévaluées et vues d’une tout autre perspective. (8) »

Le livre de Taner Akçam accomplit ainsi, trente ans après la mort du moine historien, cette révolution historiographique.

1. Taner Akçam, Killing Orders, Talat’s Pasha’s Telegrams and the Armenian Genocide, coll. « Palgrave Studies in the of Genocide », Palgrave Macmillan, 2018. 2. « “Sherlock Holmes of Armenian Genocide” uncovers lost evidence », The New York Times, 22 avril 2017. 3. Gaïdz Minassian et Annick Cojean, « Taner Akçam, l’historien du génocide des Arméniens », Le Monde, 27 septembre 2018. 4. Voir l’article consacré au génocide arménien rédigé par François Georgeon dans le Dictionnaire de l’Empire ottoman, XVe-XXe siècles, Fayard, 2015. 5. Yves Ternon, Enquête sur la négation d’un génocide, Parenthèses, 1989. 6. Https://www.youtube.com/watch?v=1cp92S0NB8U. 7. Https://commons.clarku.edu/guerguerian-archive/. 8. Idem.

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n me retournant sur la file déjà longue de mes livres, j’ai vu que sur le thème des rapports entre islam et Occident j’en avais écrit sept, et j’ai souri de constater qu’aucun d’eux n’avait fait l’objet d’une chronique, d’une inter- view dans des médias qui évoquent souvent ce thème, Equi le prennent dans tous les sens et tournent autour en se gardant de toucher l’essentiel, qui pourtant est assez clair : il y a une vindicte radicale dans le Coran envers les juifs et les chrétiens, elle se transmet jusqu’à nos jours et fait partie du minimum de formation touchant ce Livre sacré pour la plupart des musulmans. La raison de cette vindicte,

le Coran lui-même la donne : les juifs et les Daniel Sibony est écrivain, chrétiens, c’est-à-dire les « gens du Livre », psychanalyste et philosophe. sont des kâfirîn, un mot qu’on traduit par Derniers ouvrages publiés : Un amour radical. Croyance et identité (Odile « incroyants » ou « incrédules » mais dont le Jacob, 2018) et Un cœur nouveau sens plus précis est « recouvreurs » : ils ont (Odile Jacob, 2019). « recouvert » une partie du message divin › [email protected] qu’ils ont reçu, message dont la vérité doit en principe les amener à la « vraie religion », c’est-à-dire à l’islam. Ils ont donc trahi ce message. On imagine leur dialogue avec Mahomet, dialogue de sourds qu’on pourrait presque mettre en scène :

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« Lui – Je ne viens que confirmer ce que vous avez déjà reçu, reconnaissez-le et soumettez-vous (ce terme signifie en arabe « devenez musulmans »). Eux -– Mais puisque tu nous apportes ce qu’on a déjà, pourquoi devons-nous te suivre ? Lui – Parce que je vous le confirme et que vous l’avez trahi. Eux -– C’est vrai qu’il nous arrive de trahir notre mes- sage quand il est trop au-dessus de nous, mais ce message nous le connaissons, nous essayons de le suivre, qu’est- ce qui nous prouve qu’en adoptant sa version islamique nous risquerons moins de fauter ou d’être insuffisants ? Lui – Vous êtes vraiment des pervers. » (Sourate 3, 110 : « […] si les gens du Livre croyaient, ce serait mieux pour eux, il y a parmi eux des croyants, mais la plupart d’entre eux sont pervers. »)

Ce dialogue n’a pas pu se poursuivre car dans les terres conquises par l’islam, les gens du Livre ne pouvaient pas parler du Coran, mais lui parle d’eux très souvent et les dénonce ou les maudit. C’est bien sûr passé dans le langage courant et dans les gestes : j’ai connu un médecin syrien venu se former à Paris il y a vingt ans, il a eu de durs moments car là-bas, m’a-t-il dit, on se lave les mains quand on a serré celle d’un juif, or le patron du service hospitalier où il était, un patron qu’il admirait, était juif. Moi-même, ayant vécu à Marrakech dans les années cinquante, je me souviens d’échanges entre musulmans, l’un disant à l’autre : « … alors j’arrive au souk et là je croise un juif, sauf ton respect (hachak)… » Comme si le mot « juif » était obscène ou plu- tôt scatologique. Tout cela n’excluant pas des moments conviviaux (1). Mais revenons à l’essentiel, pourquoi cette vindicte ? La raison pro- fonde est que le Coran, prenant la suite de la Bible, n’a pas innové sur le contenu ; contrairement au christianisme qui, prenant aussi la suite, a grandement innové par l’invention de l’homme-Dieu – invention ou découverte, comme on voudra, selon la croyance de chacun. N’ayant pas innové, le Coran, voué à s’approprier les contenus bibliques, ne

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pouvait faire autrement que de dénoncer leurs tenants antérieurs, à savoir les gens du Livre, comme traîtres, kâfirîn, hypocrites, associa- teurs (cette dernière attaque vise les chrétiens parce qu’ils associent à Dieu un fils). Il y a là une solide logique mentale et stratégique qui fait que plus il les dénonce, plus il les dessaisit des contenus qu’il leur emprunte. Le fait qu’on en veut à l’autre dont on a pillé le livre, j’en ai montré le caractère à la fois banal et tragique dans Les Trois Mono- théismes (1992) en l’appelant « complexe du second-premier » : quand le second veut non seulement prendre la suite ou remplacer le premier mais avoir été à sa place, cela peut produire des tensions extrêmes où s’expriment une vindicte. Et quand le second dispose de la force armée et conquiert de vastes terres, il peut y imposer l’idée que sa version est la seule vraie, l’autre étant falsifiée. « Vraie » ou « falsifiée » par rapport à quoi, à quelle version originale ? Réponse : par rapport à elle-même, puisqu’elle est la « vraie » première, puisqu’elle reprend la vérité que la première, celle des juifs et des chrétiens, a falsifiée. On voit dans ce tournage en rond, comme pour le dialogue ci-dessus, l’autoréférence à l’œuvre, l’affirmation d’une identité comme la seule vraie et comme ayant vocation d’inclure, à terme, l’ensemble des humains honnêtes. J’ai décrit dans un petit livre, Coran et Bible en questions et réponses (2), ce mode d’appropriation qui fait que, contrairement à ce qu’on croit, le Coran n’est pas partagé entre versets violents de Médine et versets paisibles de La Mecque, c’est bien plus intéressant ; toute une texture y est tissée entre lui et la Bible, sur un mode où des versets pacifiques s’entrecoupent d’appels contre les mécréants, censés rejeter ces mêmes paroles pacifiques empruntées à leur Bible, notamment à leurs Psaumes. On devine les incidences de tout cela sur le terrain. Le « vivre- ensemble » en terre arabe fut très intéressant car la sécurité pour les gens du Livre était dûment achetée par un impôt assez lourd (les riches payant pour les plus pauvres). La force de la fiscalité pour maî- triser un corps social et les rapports qu’on lui impose est un thème passionnant. Autre conséquence, au cours du temps, l’identité englo- bante, déduite de la « vraie religion », conquiert tout ce qu’elle peut et n’a d’autre limite que celle que lui oppose, souvent mollement, le

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monde chrétien. Mais elle garde dans son programme le principe de la guerre sainte, du djihad, à savoir l’effort intérieur pour être encore plus musulman, et l’effort extérieur pour « soumettre » l’infidèle, par la force ou la douceur, selon les cas. Petite conséquence de ce principe, la lutte des Palestiniens pour avoir un État : elle s’est très vite trou- vée portée et propulsée par l’idée du djihad, laquelle est un moteur bien trop puissant, d’où peut-être son impuissance à aboutir (3). C’est que la cause palestinienne incarne sur le terrain la vindicte antijuive du Coran, elle est comme missionnée par les croyants pour activer constamment cette vindicte. Pendant ce temps, les croyants, là comme ailleurs, vaquent en paix à leurs affaires et n’activent que par à-coups leur reflexe identitaire ; cela suffit à y révéler la vindicte.

Le déni musulman de la vindicte envers les autres

On comprend le malaise des musulmans d’Europe dont les parents ou grands-parents sont venus là pour vivre dans un régime de liberté tout en restant musulmans. J’analyse dans mon dernier livre, Un amour radical. Croyances et identité, ce conflit intérieur qui se résume ainsi : ils veulent vivre avec les autres et ils adorent un texte qui maudit ces autres. Cela induit bien sûr un déni de la vindicte : elle n’existe pas, c’est une pure invention. Ou encore : il faut la contextualiser, c’est-à- dire la ramener à l’époque où elle fut formulée ; argument désespéré car il revient à prendre des paroles divines supposées éternelles pour une chronique de l’Arabie tribale du VIIe siècle. Certes, en Europe, ce déni musulman de la vindicte envers les autres est assez compréhensible : s’il y a dans votre texte fondateur des insultes sacrées envers vos voisins d’immeuble, vous n’allez pas leur en faire la lecture lors de rencontres conviviales. En revanche, les jeunes qui cherchent à retrouver leurs racines n’ont pas de mal à les découvrir et à comprendre les appels radicaux qu’elles leur lancent, à savoir l’esprit du djihad, au double sens du mot. De sorte qu’un jeune ou moins jeune, même intégré, avec un appartement correct, un bon salaire, une compagne sympathique et

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un bébé ravissant, peut se demander de temps à autre quel est le sens de sa vie : « À quoi rime cette routine absurde alors que mes racines profondes, mon identité véritable m’appellent au combat dans “la voie de Dieu” (fi sabil illahi) ? » C’est donc mû par un amour radical pour son identité profonde et pour l’appel qu’elle lui lance à combattre l’incroyant (et même à le tuer) qu’il peut mettre en acte cet appel. Beaucoup d’auteurs opinent sur la psychologie de cet homme et y décèlent un « nihilisme », un « amour de la mort », etc. Cela produit de jolis textes littéraires mais qui masquent l’essentiel : ces jeunes sont mus par un amour narcissique de leurs racines et non par un amour de la mort ; celle-ci doit d’abord servir à tuer les ennemis d’Allah. Ils aiment sacrifier les ennemis de l’islam, leur corps porté par le djihad servant d’amorce à l’explosif et d’instrument pour manier le couteau ou l’arme à feu qui accomplissent l’offrande. Il y a bien des objections à cette approche, et les réponses que j’y donne sont la matière de ces livres, trop longues à reproduire ici. L’objection la plus fréquente est que « la Bible aussi comporte beau- coup de violence ». C’est vrai, outre la violence de ses lois (interdit de convoiter la femme de l’autre, c’est suffocant…), il y a la violence militaire pour conquérir la petite terre de Canaan. Les récits sur Josué massacrant les Cananéens s’étalent à pleines pages et décrivent une guerre de conquête comme il y en a partout dans le monde. L’autre violence est envers les Hébreux, parce qu’ils trahissent leur message : diatribes et menaces des prophètes se succèdent pour les ramener dans le droit chemin. Mais il n’y a pas dans la Bible ou dans les Évangiles d’appel à combattre les autres jusqu’à ce qu’ils deviennent chrétiens ou juifs. Ce trait spécifique du Coran n’est pas gênant pour les fidèles en terre d’islam, mais pour ceux qui vivent en Europe, ce n’est pas facile à penser, cela crée un vrai conflit affectif. Or la culture ambiante a cru le résoudre en endossant massivement le déni : il n’y a pas dans le Coran, dans l’identité qu’il bâtit, de violence envers les autres, les attentats au nom de l’islam n’ont rien à voir avec l’is- lam, etc. Bien sûr, des auteurs dénoncent ce déni, mais comme ils en ignorent les bases ou qu’ils ont peur de les voir, leur discours se noie lui-même dans la mousse qu’il sécrète.

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Il faut donc étudier la peur qu’a l’Occident de voir cette réalité, appelée radicalisation (4). Cette peur exprime une phobie de l’islam (c’est l’un des sens multiples d’« islamophobie »), une tendance à courber l’échine sous prétexte de compréhension, ou de la douceur chrétienne qui fait tendre l’autre joue avec l’idée que l’agresseur va se vider de sa violence (5). L’analyse de ce complexe m’a amené à mieux comprendre la notion de croyance, et comment telle croyance vient au secours d’une béance identitaire qu’elle prétend réparer, etc. C’est de cela que parle L’Amour radical. Je n’ai jamais eu de démenti sur mon approche de la part de musul- mans, ce qui prouve de leur part un souci de l’honnêteté. Certes, ils continuent à nier le problème et c’est souvent en le niant qu’ils le révèlent. Par exemple lors d’un dialogue avec l’imam Tareq Obrou (6), ce dernier parle des préjugés antijuifs qui sont amenés en Europe par ceux qui viennent du monde arabo-musulman. Façon de dire que la vindicte antijuive fait partie de la culture là-bas, et que cette culture est apportée ici. De même, des sociologues musulmans, niant qu’il y ait une vindicte antijuive dans l’islam, disent que ce sont là de simples habitudes culturelles ; eux aussi reconnaissent donc à leur insu que ça fait partie de leur culture, celle qui est transposée ici. J’ai conclu ce livre par une question : est-ce que la vindicte anti- juive et antichrétienne se transmet dans les familles musulmanes en Europe ? Car c’est là son vrai berceau, là que se fait la transmission identitaire. C’est une question qu’il faut poser de temps à autre aux intéressés, et leurs réponses seront précieuses. Il est vrai que cette vindicte sacrée se transmet aussi dans les lieux d’études coraniques, et pas seulement dans les mosquées dites salafistes. (Ce mot se réfère simplement à la tradition : c’est ce qui se faisait avant et que l’on veut perpétuer.) Sur ce point, l’iman avait même ajouté, comme pour me rassurer : « Nous ne sommes pas tous méchants. » En somme, il dit aux gens du Livre : « Comptez sur notre bonté.» C’est exactement ce que disaient les autorités en pays musulman. Or les gens vou- draient compter sur la loi plutôt que sur la bonté de l’autre, sur une loi qui interdise de propager des appels à la haine même en langage religieux. Cela semble difficile à inscrire, car cela suppose de recon-

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naître que ces appels existent, et le déni officiel veut qu’ils n’existent pas. C’est difficile de soigner une maladie quand on ne peut pas la nommer. Après une conférence sur Un amour radical, quelqu’un m’a demandé : « Comment se fait-il que ce que vous révélez n’ait pas été découvert plus tôt, par exemple par des Pères de l’Église ? » La réponse est complexe. D’abord, ces érudits chrétiens avaient en tête leur idée sur l’islam et sur la Bible, et déjà chez eux, la lecture de l’Ancien Tes- tament était vraiment déconseillée, voire interdite. Je connais la Bible en hébreu, et c’est une chance car c’est à elle que le Coran a le plus emprunté, (c’est pourquoi sa haine des juifs est la plus forte), et je comprends le texte arabe dans ses détails linguistiques ; mais cela ne suffit pas, il faut un amour du texte, de ses effets inconscients, des façons de mêler deux textes, de les croiser selon telle ou telle straté- gie ; l’analyse vise non pas à dénoncer mais à déplier le problème. Il y faut aussi un amour de l’entre-deux comme opérateur essentiel qui va plus loin que la différence (7). C’est tout cela qui fait partie de ma singularité, et c’est ce qui m’a fait produire cette série de livres, donc je comprends que l’establishment culturel veuille les couvrir de silence, encore que l’envie de ne pas voir puisse avoir des limites.

1. J’étudie ce mélange dans Un certain « vivre ensemble ». Musulmans et juifs dans le monde arabe, Odile Jacob, 2016. 2. Daniel Sibony, Coran et Bible en questions et réponses, Odile Jacob, 2017. 3. Sa victoire ne saurait être que l’écrasement de l’État juif, la soumission de ses habitants, ce qui paraît très improbable. Voir là-dessus Daniel Sibony, Proche-Orient, psychanalyse d’un conflit, Seuil, 2003. 4. Dont un des moindres effets est que, souvent, un musulman qui commet un délit et passe en prison y réapprend ses racines et en ressort radical. 5. Voir Daniel Sibony, Islam, phobie, culpabilité, Odile Jacob, 2013. 6. Pour L’Obs, qui a en fait juxtaposé nos réponses : Sara Daniel, « Le Coran est-il antisémite ? », 10 mai 2018. 7. Voir Daniel Sibony, Entre-deux, l’origine en partage, Seuil, 1991 ; coll. « Points essais », 1998.

AVRIL 2019 AVRIL 2019 147 ENGLAND, OLD ENGLAND ! (Pour comprendre le Brexit) › Emmanuel Rondeau

l y avait d’un côté l’Angleterre d’Édouard VII. Une Angle- terre heureuse qui n’avait pas encore réalisé que la guerre des Boers, tout en bas de l’autre hémisphère, déguisait en victoire une humiliation pour l’armée impériale, tenue en échec par quelques bandes de colons sud-africains, et sonnait l’introït de Ila fin de l’empire. Entre 1901 et 1910, c’était l’Angleterre des Années folles, l’Angleterre d’avant le Titanic. Parce qu’il avait été enfermé pendant toute son enfance dans des brumes monotones, parce qu’il fallait fuir l’atmosphère étouffante et peu affectueuse de la cour victorienne, où il devait presque se cacher pour fumer, Édouard VII fut sans doute le premier des Européens. D’abord, il était allemand, et l’allemand était sa première langue. Bien avant les intuitions de l’après-guerre, il avait anticipé que l’Allemagne serait le point d’ancrage de la stabilité en Europe. Ensuite, la France fut son bonheur. Tout commença par le souvenir merveilleux de la visite royale à l’empereur Napoléon III et à l’impératrice Eugénie, lorsqu’il avait accompagné ses parents à Paris, en 1855, quand il avait 13 ans. À l’âge adulte, les plaisirs se firent plus concrets que des sou-

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venirs de calèches et de landaus. Comparé à la très prude Angleterre victorienne, la France du Second Empire, puis de la IIIe République, était une terre de débauche absolue. Il ne faisait pas qu’y entretenir des danseuses et des actrices. Contrairement à ses devoirs, il n’hésitait pas à y traiter de politique, et rencontra plusieurs fois Gambetta pour discuter de la question prussienne. Prophète européen, Édouard VII suscita, lors de l’un de ses séjours, une revue organisée par l’impé- ratrice Eugénie elle-même, au théâtre des Variétés, dans laquelle les personnages de Britannia, interprété par la marquise de Gallifet, et de France, joué par la comtesse de Pourtalès, négociaient un traité de libre-échange, en s’exclamant : « Oui, et plus de passeport ! Construisons un pont au-dessus de la Manche ! – Très bien ! Et nous prolongerons le boulevard Haussmann jusqu’à Piccadilly ! » Il faudrait y ajouter les cures à Biarritz, le Portugal de Car- los Ier, où la visite royale d’avril 1903 fut un enchantement, les bordels de Vienne, les chasses avec les rois de Grèce ou d’Italie, les projets d’alliance avec le prince de Bulgarie ou son bon cou- sin, le tsar Alexandre, et même une tentative d’assassinat en gare

de Bruxelles ! Et surtout Marienbad ! Financier, Emmanuel Rondeau Marienbad qui devint la villégiature travaillait à Londres au moment du favorite d’Édouard VII, une annexe du vote du Brexit. › [email protected] Marlborough Club en pleine Bohême, où se pressaient tous les courtisans d’Europe, pour partager la quiétude joueuse et festive du roi le plus élégant et le plus cos- mopolite que le Royaume-Uni ait jamais inventé. Cette passion européenne, méfiante envers les ambitions allemandes, trouva son apothéose dans cette chose incroyable qu’on appela l’Entente cor- diale, conclue avec la France en 1904, sur les ruines de siècles de guerres, et qui fut son œuvre à lui, à lui seul. À la mort d’Édouard VII, le correspondant du Times à Vienne, qui venait chaque jour en personne apporter au roi les nouvelles du monde lorsque celui-ci était en résidence à Marienbad, écrivit :

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« L’Anglais casanier ne peut imaginer ce que le nom et la personnalité du roi Édouard ont représenté pour les gens du continent. Grâce à lui, la politique britannique a été pragmatique, efficace. C’en était fini de l’isolation- nisme. Cet isolationnisme prêché par un pays ne pouvait que conduire les autres au même sentiment d’exclusion, ou d’hostilité, que ressentent les hommes face à ceux qui les tiennent à distance et les regardent avec dédain. On ne peut aimer ce que l’on ne connaît pas, et dans les dernières décennies du règne de Victoria, personne ne connaissait l’Angleterre à l’étranger. Le roi Édouard l’a remise à l’honneur sur le continent, et lui a gagné respect et, parfois, affection. Il personnifiait une Angle- terre aimable. Qu’il parlât en anglais, en français ou en allemand, c’était toujours en européen qu’il s’exprimait alors que nos politiciens britanniques usaient d’une langue insulaire. (1) »

Alors vint l’Angleterre de son fils George V, retour aux valeurs fondatrices de l’insularité. Certes, le futur roi George avait accompa- gné son père à Berlin pour recevoir du Kaiser l’ordre de l’Aigle noir, il avait assisté aux funérailles d’Alexandre III à Saint-Pétersbourg et au mariage de Nicolas II avec la princesse Alexandra, il était allé à Vienne présenter ses respects à l’empereur François-Joseph, le doyen des monarques, et féliciter sa cousine Ena de Battenberg lors de son mariage avec le roi Alphonse XIII d’Espagne, il avait aussi représenté son père au couronnement d’Haakon VII, le nouveau roi de Norvège. Et plein d’autres festivités de ce monde d’avant-guerre, du temps où il restait toutes ces traces de monarchie sur la carte de l’Europe. Mais ce ne furent que des distractions de jeunesse. Sous son règne, le conflit de 1914-1918 et la révolte irlandaise, les problèmes économiques et sociaux de l’Angleterre dans la foulée de la grande crise de 1929, les divisions du royaume et les soubresauts de l’empire ne lui donnèrent pas beaucoup d’occasions d’aller prendre les eaux à Marienbad. Fondamentalement, George V était un victorien dans l’âme, il

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n’avait aucun des traits de son père. Il menait une vie sobre, avec une femme et une seule, des repas légers et la joie du foyer, son seul vice était la cigarette. Il refonda l’image idéale du home, sweet home, et ne vit dans le continent voisin que la terre dangereuse et compliquée où ses cousins monarques tombaient comme des mouches. Il préféra visiter le Kent et le pays de Galles, se réjouir des chasses à Sandhurst et des régates à Cowes, et inaugurer l’Exposition impériale britannique à Wembley, le jour de la Saint-George 1924, tout un programme. Même si le décorum royal des Windsor qui continue à impres- sionner le monde entier est un héritage d’Édouard VII, sa passion des brandebourgs rutilants et des alignements sans défaut succédant au triste désordre funèbre de la fin du règne de Victoria, c’est bien l’Angleterre de George V qui aura triomphé dans les urnes le 23 juin 2016, lorsque les Britanniques ont été consultés sur l’avenir de leur participation au projet européen.

1. « Stay-at-home Englishmen hardly knew what King Edward’s name and personality had meant to Conti- nental peoples. Under him, British policy had been calculable and tangible. “Splendid Isolation” had ceased. Isolation on the part of one country is apt to induce in others the same feelings of estrangement or positive dislike that men cherish towards individuals who keep them at arm’s length and live in lofty seclusion. Those who are not known cannot be loved; and, in the later decades of Queen Victoria’s reign, England was not known abroad. King Edward translated her to the Continent and gained for her respect and, in some quarters, affection. He was a concrete and likeable embodiment of England. Whether he talked in English, French or German, he always spoke “European”, whereas British statesmen spoke an island tongue. », Henry Wickham Steed, Through Thirty Years 1892-1922 (1924), cité par Richard Daven- port-Hines, Edward VII, The Cosmopolitan King (Penguin, 2016).

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CRITIQUES

LIVRES CINÉMA 154 | D’Un si grand silence à une 167 | Destins de femmes folle espérance › Richard Millet › Sabine Péglion EXPOSITIONS 156 | Sade entre rapport 170 | Le goût amer de la mobilité de police et liberté › Bertrand Raison romanesque › Michel Delon DISQUES 159 | Essentielles fragilités 173 | Berlioz, Offenbach : deux › Frédéric Verger anniversaires réussis › Jean-Luc Macia 162 | Comment ne pas être oublié par la postérité › Patrick Kéchichian 165 | Objectif Bazin › Stéphane Guégan LIVRES D’Un si grand silence à une folle espérance › Sabine Péglion

Amorcito, tu es morte brusquement le 7 juillet 1991, loin de moi. » L’incipit d’Un si grand silence (1) porte en lui toute l’ambiguïté et la force de ce dernier ouvrage de Jacques Robi- «net. Volontairement j’utilise ce terme imprécis, car comment le dési- gner ? Est-ce un récit autobiographique ? La chronique d’un deuil ? Un ultime dialogue ? Un fragment de journal ? J’y vois plutôt un long chant d’amour, profond, grave, mais jamais désespéré. Chant orphique, tentant de faire revenir du monde des morts l’être tant aimé. Chant pour rompre ce « si grand silence » qui le laisse désemparé. Peu importent les conventions, les règles, nul souci de « lit- térature », ce qui se joue ici est de l’ordre de la survie. La disparition de la mère, cette absence à laquelle il est confronté, ce « jamais plus » dévas- tateur, seule l’écriture pourra y faire barrage. Elle lui permettra de ne pas être emporté par ce flot d’instants, d’images qui reviennent avec une vio- lence d’autant plus grande qu’il sait désormais que d’autres n’existeront plus, qu’il faudra vivre de souvenirs. Les mots, leur vérité, leur pouvoir incantatoire surgissent. « Aujourd’hui je comble ton absence avec des mots. » Ils parviendront à canaliser la douleur car ils possèdent la capacité non seulement de donner forme et consistance à une ombre mais, et c’est ce qui en fait un grand texte, par la justesse de leur choix, l’alternance de formes dans la construction textuelle, d’aller au-delà du singulier et de toucher à l’universel. Nous sommes bien là face à des fragments auto- biographiques, narrateur et auteur se confondent. Mais nulle « mise en scène ». L’urgence de la parole est là. Son absolue sincérité, hors de tout pathos, ne peut que résonner en nous. Ainsi Jacques Robinet alterne-t-il passages narratifs retraçant la vie de sa mère, des fragments de sa propre enfance et des souvenirs lointains ou si proches avec, comme unique fil conducteur, ce dialogue interrompu qu’il tente désespérément de réta- blir : « Son monde murmure en moi et ne veut pas mourir. » « Mère je

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porte en moi tous tes trésors : non plus toi, mais moi, devenu arche d’al- liance. » La douleur surgissant de ce départ, ressenti comme un abandon, le laissant sans repère : « Ils ont brûlé ton corps. Je n’ai plus de rivage. » Longtemps il fut celui qui écoutait, préservant une mère qu’il sen- tait fragile, maintenant « c’est toi qui écoutes, Amorcito. Je n’ai plus à te ménager et je sais que tu peux tout entendre ». Se mêle alors à ce chant orphique un regard sur son existence, sur les rencontres, avec leur part de déchirures et leur part de bonheur. Nul souci d’ordonner, de conserver une chronologie. Ce qui confère à ce texte toute sa puissance, c’est la transparence de cette voix, sa luci- dité. Voix claire qui n’occulte rien, se dévoile, car écrire c’est encore pouvoir lui parler. Psychanalyste, il mesure aussi bien l’importance de l’écoute que la nécessité de la formulation. « Je te parle de moi afin de me trouver. » On suit, avec émotion et gratitude, cette voix qui avoue ses doutes, ses faiblesses, qui retrace les rencontres qui ont illuminé son existence, ce qu’il leur doit. De celle avec Julien Green, il nous dira : « Il m’a appris ce don de la confiance qu’un homme peut offrir à un autre, malgré tout ce qui les sépare. » Il nous parlera de cette « sourde complicité » qui l’unit à François Mauriac. De Jacques Maritain, qualifié de « plus grand philosophe chrétien de ce siècle », il conserve ce message essen- tiel et pourtant si complexe : « se regarder avec douceur ». Françoise Dolto, à qui il doit « le meilleur de sa formation », est évoquée dans sa pratique avec une respectueuse admiration. En nous livrant la traversée de sa vie, Jacques Robinet nous offre un itinéraire à la fois intellectuel et spirituel. Le silence brutal dans lequel l’a projeté la mort de sa mère et l’introspection suivie de sa rédaction lui permettent d’accéder à ce que Saint-John Perse attribuait comme fonction au poète, dans la 3e section de Vents (« son occupation parmi nous : mise en clair des messages » (2)). Les années d’analyse n’avaient pu parvenir à le faire affleurer à sa conscience. En laissant venir à lui les images, les instants déterminants de son existence, en libérant avec lucidité les mots, il parvient à se trou- ver, et plus encore, à s’accepter. En cela il nous ouvre une voie pour que nous puissions parvenir à trouver… notre voix. « Notre amour ne m’a pas détruit. Il m’a épuré, obligé à donner le meilleur de moi-même. »

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Il peut alors réellement naître enfin au monde. « Avec des mots je me refais un corps qui n’est plus le tien, ma mère. » Et ce chant de deuil, par la force d’une prose qui par moments se fait poème, devient un chant d’espérance, un hymne à la vie (« Je n’ai plus peur du jugement des hommes. Vers eux je m’avance à visage découvert. Qu’ils me traitent de fou, peu m’importe, s’ils perçoivent aussi l’espérance qui m’habite ») où la mort n’apparaît plus comme un arrachement mais comme un effacement vers la lumière : « L’agonie du jour me délivre son message de tendresse. Je veux croire, Amorcito, que tu es partie sans souffrir, comme le jour exténué s’apaise et rayonne en retrouvant la nuit. Et j’espère que dans cette nuit pour moi infranchissable, tu as rencontré, toutes peines effacées, la lumière infinie où la beauté du monde naît et se consume pour renaître sans fin. » On ne peut que saluer les Éditions de la Coopérative pour avoir non seulement publié ces pages mais y avoir associé, en parfaite résonance, une magnifique gouache sur papier de Renaud Allirand. 1. Jacques Robinet, Un si grand silence, Éditions de la Coopérative, 2018. 2. Saint-John Perse, Vents, in Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque le la Pléiade », 1982, p. 219.

LIVRES Sade entre rapport de police et liberté romanesque › Michel Delon

l fut longtemps infréquentable, mais il est passé des livres de psy- chiatrie à ceux d’histoire littéraire, avant de devenir au XXe siècle I une référence obligée des avant-gardes. Il est accueilli en 1990 dans la « Bibliothèque de la Pléiade » et le bicentenaire de sa mort en 2014 a été l’occasion d’une célébration au musée d’Orsay, mise en scène par Annie Le Brun. C’était trop d’honneur, selon Michel Onfray, qui y alla de son pamphlet pour vilipender les admirateurs

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du prétendu Divin Marquis et qui confondit à nouveau la vie et la fiction, mélangea l’homme et l’œuvre. Écrire la biographie de Sade est un exercice périlleux et nécessaire. Maurice Heine et Gilbert Lely ont fouillé les archives pour écarter les fantasmes et ramener les violences du marquis à leurs justes proportions dans une société où le privilège est la loi commune. Jean-Jacques Pauvert a ensuite proposé une ver- sion plus noire des mêmes documents. Maurice Lever s’est fait l’histo- riographe de toute la famille, rappelant la tradition du libertinage, du père au fils ; mais le fils a radicalisé les fantaisies du père et transformé le goût des belles-lettres en une rage d’écrire. La Révolution a achevé la mue du marquis en un penseur rebelle et un romancier hors norme. Mais peut-on vraiment croire à ce noble d’Ancien Régime qui justifie ses exactions personnelles et théorise la révolte contre toutes les insti- tutions ? Trois livres apportent des réponses divergentes. Laurence L. Bongie est un philosophe canadien (son prénom, faut-il le préciser, est masculin) (1). Il a passé des étés à Paris à la Bibliothèque de l’Arsenal dans les archives de la Bastille. Il y est tombé sur des docu- ments inédits qui l’ont amené à cet essai, désormais traduit en fran- çais. Il exhibe par exemple une lettre du 2 juin 1749. Un cuisinier, bien connu de la police, est arrêté pour le viol d’un jeune porteur de grains. Le lieutenant général de police reçoit cette injonction : « Comme il est très bon cuisinier et qu’il m’est très nécessaire à la campagne où je suis, je vous prie de me le rendre. Je vous en serai obligée. » Qui écrit sur ce ton au plus haut personnage de la police à Paris ? Marie-Éléonore ­de Maillé de Carman, liée aux Condé, épouse du comte de Sade et mère d’un cer- tain Donatien, alors élevé en Provence. Le fait divers est symptomatique d’une société où tout dépend des appuis et des relations. La comtesse de Sade semble s’être occupée de son fils et avoir cherché à le protéger dans ses démêlés avec la police comme elle l’a fait pour ses domestiques. Laurence Bongie récuse la thèse de la mauvaise mère et d’un Donatien qui aurait été orphelin psychologique pour mieux attaquer un marquis sadique dans sa vie, opportuniste dans ses positions politiques, banal dans ses arguments philosophiques, lassant dans sa prose. La descrip- tion des réseaux dont s’efforcent de jouer le père pour faire une carrière diplomatique et la mère pour défendre l’honneur du nom est passion-

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nante, mais le refus de prendre en considération l’écrivain empêche le livre d’offrir un portrait convaincant de celui qui reste dans la mémoire culturelle l’auteur de Justine. Stéphanie Genand est une historienne de la littérature qui s’est fait remarquer, il y a peu, par un bel essai sur Germaine de Staël (2). Elle s’intéresse à un Sade qui s’est efforcé, tout au long de sa vie, de se désen- traver : de la place qu’on lui assignait dans la grande aristocratie de cour, des rumeurs qui déforment ses manies, de la polarisation provoquée par la Révolution (3). Avant la catastrophe de la condamnation à mort par contumace, elle fait découvrir le jeune mari, un temps heureux avec l’épouse que ses parents lui ont choisie, le père attentif à ses enfants, le gendre plein d’égards pour la présidente de Montreuil, le Provençal amoureux de ses arbres fruitiers. Non pas vertueux, mais tout simple- ment humain. Comme elle cherche Sade d’abord dans sa correspondance et comme l’ensemble le plus cohérent est fourni par les lettres adressées par le prisonnier de Vincennes puis de la Bastille à son épouse, elle réussit les pages les mieux inspirées de son livre quand elle restitue la rage de celui qui se voit enfermé sans savoir jusqu’à quand, entre onanisme, rêve de vengeance, compensation dans la gourmandise sucrée et sublimation dans l’écriture. Sade devient alors un grand écrivain, non pas sadique, mais « penseur lucide » d’un sadisme qui existe dans l’être humain et qu’il nomme isolisme. La Révolution, qui le libère puis le renferme, est une crise qu’il observe. Dominique Dussidour est romancière. Il y a vingt ans, elle a imaginé un Journal de Constance (4), donnant la parole à l’une des victimes des Cent Vingt Journées de Sodome : fille et épouse, mais surtout plastron des quatre maîtres de Silling. Elle a décidé, cette fois, de se pencher au-des- sus de l’épaule du romancier (5). Sans se soucier des rapports de police qui épinglent Donatien dans ses méfaits, ni des dossiers administratifs qui consignent sa vie en prison, elle pénètre ses rêveries, s’enchante de détails. Elle raconte sa vie, évoque la maquerelle qui a fait d’elle une courtisane et qui habitait un premier étage, rue de Soli. La rue a disparu dans les travaux d’Haussmann, elle se trouvait près de l’actuelle station de métro Étienne-Marcel. C’était « la plus étroite et la moins praticable de toutes les rues de Paris », souillée de graffiti obscènes, raconte Balzac,

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qui y fait commencer Ferragus. L’imagination se déploie ainsi en réseau. Donatien est alors libéré des mouchards qui le suivent à la trace, des rap- ports de police qui le ramènent à ses méfaits, libéré de sa défroque stric- tement biographique, il vit avec Mishima et Bukowski, Genet et Goya, il devient Justine accablée par toutes les injustices du monde et Juliette imposant ses caprices jusqu’aux plus sanglants. Dominique Dussidour est sa complice romanesque. 1. Laurence L. Bongie, Sade. Un essai biographique, Les Presses de l’université de Montréal, 2017. 2. Stéphanie Genand, La Chambre noire. Germaine de Staël et la pensée du négatif, Droz, 2017 ; voir notre « Germaine de Staël intempestive », Revue des Deux Mondes, juillet-août 2017. 3. Stéphanie Genand, Sade, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2018. 4. Dominique Dussidour, Journal de Constance, Zulma, 1997. 5. Dominique Dussidour, Sade romancier, Serge Safran éditeur, 2019.

LIVRES Essentielles fragilités › Frédéric Verger

lément Bénech ressuscite un genre qu’on croyait disparu parce qu’on ne trouvait plus de talent pour le faire vivre. Il ne relève C ni de l’aphorisme (même de l’aphorisme à la Nietzsche, l’apho- risme orchestré) ni de l’essai moderne, qui sent l’école, le concours, avec ses agitations un peu vulgaires destinées à convaincre le premier venu. Mais du genre de Rivarol, de Wilde, de Valéry, de Gracq : pas d’idées qu’on s’applique à bien tourner, mais un certain tour d’où jaillissent des idées. On lit ces pages où quelqu’un pense comme on le regarderait danser. Rien de futile, au contraire. Ce genre nous fait comprendre que l’élégance de la phrase et la justesse de la pensée sont la même chose. Non pas l’élégance de la formule, du slogan, mais une certaine façon de se mouvoir, de raisonner, d’établir des liens et des distinctions. On prend à le lire le même plaisir qu’à voir danser l’escrimeur qui cherche l’ouverture avant de brusquement toucher au cœur. Comme Milan Kundera ou Julien Gracq, deux écrivains qu’il admire, c’est le genre même du roman qui offre le motif à sa médita- tion ironique, digressive, pleine de vraie fantaisie (c’est-à-dire d’ima-

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gination) et qui pourtant ne perd jamais le fil d’une interrogation profonde et radicale. La fin d’Une essentielle fragilité (1) offre même un désir, une vision de ce que pourrait être une piste nouvelle pour la sensibilité artistique au XXIe siècle. C’est l’usage de la photographie dans le roman qui sert de point de départ à cette exploration. Pourquoi mettre ou ne pas mettre de photo­ graphies dans un roman ? (Car le romancier Bénech éprouve le désir d’en mettre dans les siens sans être sûr de trop savoir pourquoi.) Aucun des arguments ordinaires qui critiquent ou défendent cette pratique ne le convainquent. Les premiers, qui considèrent qu’il y a dans l’usage de la photo comme une tricherie, reposent sur une conception du roman comme jeu ou performance dont l’auteur s’emploie à montrer l’inep- tie. Les seconds parce qu’ils participent d’un rêve de mélange des arts qui n’aboutit la plupart du temps qu’à des constructions un peu kitsch où l’expressivité essentielle de tous les participants a disparu ou qui ressemblent à ces repas qui, voulant allier diététique et gastronomie, tournent en apothéose du fade et du gras. Réduction des arts au jeu et à la performance, goût du spectacle total, confusion de l’éthique et de l’es- thétique, on voit que les thèmes qu’agite le livre dressent aussi un tableau, souvent critique, de certaines tendances de la culture contemporaine. Mais il existe un autre rêve, un autre désir, qui est celui de Clé- ment Bénech et dont il trouve un exemple réussi dans les romans de W. G. Sebald : non pas le mélange des arts, mais leur confrontation. De nouveaux effets qui, loin de la confusion wagnérienne de l’art total ou du salmigondis de l’animation culturelle, mettraient au contraire en valeur l’irréductibilité de chacun des participants, un projet qui chercherait à rassembler les différences, non pour les unifier, mais pour les distinguer au maximum, exacerber les différences de leurs expressivités particulières. Autre essentielle fragilité. Il est donné à peu de livres de rendre le ton d’une époque. Non pas l’analyser, dégager des tendances histo- riques ou sociales, mais rendre, dans la confusion apparemment tri- viale ou futile des conversations d’un temps et d’un clan, une couleur, une atmosphère qui flottaient dans l’air, d’ivresse ou de dégoût selon les périodes. Longtemps est arrivé (2), de Christophe Mercier, raconte

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quelques années de la vie d’un jeune homme de 20 ans au tout début des années quatre-vingt. C’est un provincial qui découvre Paris, un élève brillant qui va réussir le concours d’entrée à l’École normale supérieure, impatient de découvrir la vie. L’intérêt et l’originalité du livre tiennent à ce que ce roman d’apprentissage ne va pas tant rela- ter, comme d’autres, une désillusion qu’une inadéquation. Le monde change et il y a quelque chose d’ironique et de pathétique quand les goûts et les valeurs qu’un jeune homme découvre, désire éper- dument connaître, sentir, acquérir durant ses années d’apprentissage sont précisément celles que le nouvel esprit du temps condamne. Il y a ainsi certaines sensibilités, certains tempéraments dont le dévelop- pement est incompatible avec l’adaptation à l’époque. Et ce double bourgeonnement contradictoire, celui de l’individu contraire à celui de l’époque, a quelque chose de tragique dans son ironie même. Le sentiment de confusion et de dégoût qui s’empare peu à peu du per- sonnage, cet éloignement du monde de celui qui espérait de façon si ardente le conquérir, est l’image même de ces années où la vigueur, l’ivresse un peu anarchisante, le sentiment d’ouverture illimitée des années soixante-dix bascule soudain dans une sorte de vulgarité, de normativité, d’utilitarisme qui se développera tout au long des années quatre-vingt. La « maladie » de David, ce sentiment d’éloignement qui vire à la dépression, est en quelque sorte le reflet intériorisé de ce basculement. La découverte du cinéma et de la cinéphilie, un des motifs les plus prenants du roman, évoque bien ce qu’elle a pu repré- senter à cette époque : il s’agissait des derniers feux de la cinéphi- lie classique, née dans les années cinquante, qui allait être bientôt balayée par un autre rapport à l’histoire du cinéma. David découvre ce graal dans le moment où ses prêtres et ses temples ne sont plus que des débris ou des mouroirs. Et s’il y avait dans cette cinéphilie le désir d’échapper au temps, dans tous les sens du mot, il n’y a rien d’éton- nant à ce qu’elle prenne pour David la force d’une fièvre. Christophe Mercier admire Jacques Laurent, dont il fut proche, et il y a quelque chose qui le rappelle dans ce roman où l’élégance, la légèreté, le don de l’ironie et de la caricature se mêlent à un récit qui met en scène un personnage aux prises avec des sentiments ou des situations rele-

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vant peu ou prou de l’inavouable, de l’embarrassant. L’élégance et l’aisance du style de Christophe Mercier auraient pu le conduire à écrire de petits romans néohussards, qui auraient plu à tout le monde et surtout aux critiques de gauche. Mais comme Jacques Laurent, il a délaissé cette voie facile pour chercher quelque chose de plus original. Le personnage de David présente un type de caractère intéressant, jamais dessiné peut-être : un Gilles de Watteau, doux, enfantin, naïf et rêveur, allié à un moraliste ironique, observateur, fin et impitoyable et un troisième personnage encore, qui aspire à l’évidence du goût, de la communion et de l’amour, et ne les trouvera jamais. Qu’est-ce que la cinéphilie, aimer le cinéma comme on entre dans la mer, sinon un moyen de trouver un moyen de faire coexister ces trois états ? Un refuge, une anti-société, puisque la vraie exige que nous jouions un personnage simple et de convention. L’embarras, la gêne, la mélanco- lie de David tiennent à cette comédie que la vie sociale voudrait lui imposer et qu’il ne peut que mépriser quand il voit quels personnages pitoyables elle fait des autres. 1. Clément Bénech, Une essentielle fragilité. Le roman à l’ère de l’image, Plein Jour, 2019. 2. Christophe Mercier, Longtemps est arrivé, Bartillat, 2019.

LIVRES Comment ne pas être oublié par la postérité › Patrick Kéchichian

ous avez foi en la littérature, écrire vous démange. Vous publiez un livre, puis quelques autres. Votre âge, hélas, V avance plus vite que la gloire, même si vous bénéficiez de ce que l’on nomme, par prétérition, un « succès d’estime ». Les ventes sont modestes, comme les échos médiatiques – c’est vrai, la presse n’est plus ce qu’elle était. Il vous faut l’admettre : la célébrité (ou au moins

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la notoriété) à laquelle, secrètement, vous aspiriez n’est pas au rendez- vous. Alors, solitaire, enfermé dans votre moi d’artiste, vous remâ- chez votre amertume… Est-il l’heure, en ces moments déprimants, de songer à la postérité ? À ce qu’il adviendra de vos livres et manuscrits une fois achevé votre séjour terrestre ? À cette destinée posthume du nom et de l’œuvre, à laquelle, avec brio parfois, réfléchirent quelques grands esprits, comme Diderot par exemple ? À cette ineffable éternité enfin dans laquelle résident, bienheureux, les Miguel de Cervantes, William Shakespeare et Marcel Proust. Ces questions, j’en conviens, ne sont pas d’une brûlante actua- lité. Il suffit de clamer sa bonne foi, de protester que l’on vit, que l’on écrit, ici et maintenant, pour quelques proches amateurs, que la critique, forcément incompétente, on s’en fiche, qu’il est inutile de se projeter dans un futur hypothétique que l’on ne sera d’ail- leurs plus là pour contempler, comme un miroir. Mais n’enterrons pas trop vite le problème… Un jeune universitaire, Benjamin Hoff- mann, publie sur ce sujet et sur toutes les questions soulevées par le mot de « postérité » une passionnante et très pointilleuse étude (1). Avec, parfois, au détour d’un développement, une fine pointe d’humour. Sa thèse, si l’on voulait grossièrement la résumer, est que ce désir, cette projection dans l’avenir, est une fatalité, et que celle- ci n’est ni honteuse ni grotesque. Pour lui, « si l’on écrit, c’est parce que l’on refuse de disparaître entièrement » et que, « sans nous en rendre compte, nous obéissons à l’exhortation silencieuse qui nous enjoint séparément de nous considérer comme plus important que tous les autres ». Il avance même une idée audacieuse, celle d’un « altruisme différé » qui engage l’écrivain à « s’adresser à ceux qui viendront après nous, quand bien même ils ignoreraient tout des êtres que nous avons été… » Le mot qui domine et commande le livre est présent dès le titre : « paradoxes ». Le pluriel se justifie par la catégorisation complexe que l’auteur établit. Trois types d’abord : les paradoxes de la croyance, ceux de l’identité et ceux de la médiation. Puis neuf sous-catégo- ries. L’ensemble ne laisse guère d’échappatoire, face à cette fatalité déjà citée… Ou peut-être seulement la voie étroite et bouddhique –

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explorée avec sympathie par l’essayiste – qui invite à la dissolution de l’ego et à la fin de ce funeste « attachement au moi tout-puissant ». Là, professe-t-il avec une sorte de nostalgie, « la préservation du sou- venir d’une vie ne saurait constituer une valeur finale comme c’est le cas en Occident… ». Justement, dans la première série des paradoxes, ceux de la croyance donc, Benjamin Hoffmann suggère une analogie qui, justifiée dans les termes et la logique, n’emporte pas l’adhésion de l’esprit. Il écrit : « Que la foi ait pour objet l’existence de Dieu ou l’élection de l’individu par un public qui demeure à naître, dans un cas comme dans l’autre, elle n’est démontrable que pour autant qu’elle est déjà considérée comme certaine sans l’appui d’une démonstration. » S’appuyant sur le vif débat qui opposa (selon des modalités pleines d’enseignement et de saveur) Denis Diderot et le sculpteur Étienne Falconet, il affirme que « la foi dans la postérité est une forme de point aveugle dans l’esprit d’un créa- teur qui échappe à une remise en cause… » Il y aurait, dans la postérité, « l’équivalent laïque de la divinité » et donc une « forme de croyance métaphysique ». Rédigeant ses mémoires, Giacomo Casanova s’inscrit dans cette « logique d’un pari », en l’occurrence fort peu pascalien, et dans une stratégie que son propre déni confirme. Le dessein d’écrire son existence, qu’il affirme, quelques mois avant sa mort, dans la préface de l’Histoire de ma vie, n’avoir jamais eu, n’a pu qu’orienter, peut-être même commander, cette existence libertine et aventureuse. Bien d’autres exemples viennent étayer la thèse de Benjamin Hoff- mann et rendre ardue sa contestation… Il y a, par exemple, des luttes qui deviennent « hideuses », comme celle qui opposa Diderot et Rous- seau, ou Sartre et Camus. Il y a aussi ceux qui mettent tous leurs efforts à anticiper leur légende à venir, comme Voltaire, qui corrige après coup sa correspondance avec Frédéric le Grand, « espérant se donner le beau rôle ». Parfois ce sont les successeurs et adeptes qui travaillent à ce rôle futur… Tous ont le même fiévreux objectif : ne pas mourir évaporé, perdu, absent. Parce que les absents ont toujours tort, souhaitons à l’auteur et à son livre de ne pas connaître ce destin désespérant. 1. Benjamin Hoffmann, Les Paradoxes de la postérité, Éditions de Minuit, 2019.

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LIVRES Objectif Bazin › Stéphane Guégan

our une large part, indispensable à leur pleine intelligence, les écrits d’André Bazin nous étaient inconnus, et nous P l’ignorions… N’ayons pas peur des mots, l’édition qu’en donne aujourd’hui Hervé Joubert-Laurencin a l’ampleur et la valeur d’une révélation (1). Sous leur impressionnant coffret noir, près de 3 000 pages ensemble, ces deux volumes invalident, par leur richesse ressaisie, la vulgate héritée des Cahiers du cinéma. Bazin avait été l’un des fondateurs de la revue de combat, née en 1951, et proche alors de l’esprit hussard. Mais cela fait-il de lui le père spirituel de la Nou- velle Vague, le théoricien d’une esthétique dont il n’aperçut que les prémices hésitantes et son potentiel danger ? Bazin meurt, à 40 ans, en 1958, avant donc que ne surgissent sur les écrans les réalisations inaugurales et controversées de François Truffaut, de Jean-Luc Godard et de Claude Chabrol. Sa mort efface tous les différends, rend possible l’idée d’une filiation directe et d’une fidélité absolue. Une manière de culte s’instaure, renforcé par les détracteurs des Cahiers, volontiers agressifs envers la figure tutélaire des jeunes-turcs. De cette époque où la cinéphilie et l’idéologie se faisaient les yeux doux, il persiste l’aura christique dont s’enveloppe le souvenir d’un Bazin au visage émacié et aux yeux superbes, rongé par la maladie et une éthique aussi épui- sante. Elle s’était précisément cabrée devant l’esthétisme des futurs ténors de la Nouvelle Vague… Et bien qu’Éric Rohmer ait claironné le catholicisme ultra de son mentor, la vérité du texte nous parle d’un intellectuel chrétien plus ouvert. Or cette vérité nous échappait, faute de pouvoir accéder au massif critique enfin disponible dans sa chronologie. Que pouvait-on lire des 2 700 recensions et articles publiés en moins de seize ans ? Comment cet homme venu de l’humanitarisme de gauche, allergique au stalinisme et osant ferrailler avec Georges Sadoul parvint-il à servir à la fois Le Parisien libéré, France Observateur, Esprit, Les Temps modernes et Les Lettres fran-

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çaises sans jamais donner l’impression de se plier aux logiques partisanes ? Où s’enracinait sa faculté à réconcilier Jean Vigo et Orson Welles, Jean Renoir et Jean Cocteau, Robert Bresson et Nicholas Ray, Akira Kuro- sawa et Charlie Chaplin ? D’une certaine manière, dans la mesure même où l’œuvre de Bazin se dispersa au gré de ses supports, elle ne préexiste guère pour nous à l’histoire de son interprétation. N’ayant pas eu le temps de mener à bien le regroupement des milliers de pages rédigées au fil des jours, il en a abandonné la tâche à ses admirateurs. Reconnaissons, avec Hervé Joubert-Laurencin, que l’activisme de Truffaut, en l’espèce, fut digne de celui qui devait tant à l’inventeur de la critique cinémato- graphique moderne. Davantage que le Jean Renoir de 1971, anthologie ordonnée mais lacunaire des écrits de Bazin sur le « patron » en matière filmique, le coup de génie de Truffaut fut de réunir, en 1975, les tout premiers papiers de Bazin sous le titre faussement neutre de « Cinéma de l’Occupation et de la Résistance ». Je ne vois rien qui en ait remplacé la lecture. Dans sa préface émouvante et provocante, Truffaut se permet de dialoguer avec Lucien Rebatet, l’autre guide de sa jeunesse ; il affirme surtout la lucidité divinatoire du jeune Bazin, un rien zazou sous la botte. Si dandysme contestataire il y eut, il ne détourna pas le jeune homme, écarté de l’enseignement par sa santé, de l’obligation de fronder à la fois les intellectuels rétifs au cinéma et les voix hostiles à la produc- tion des années sombres. « Je vais peut-être scandaliser quelques lecteurs en avançant que, de toutes les activités artistiques françaises depuis la guerre, le cinéma est la seule qui soit en progrès », assène-t-il fin 1943. Cette maturité soudaine, la dialectique de Bazin la met en relation avec les contraintes dont le cinéma, plus que tout médium, doit supporter le poids depuis juin 1940. Surveillés de près, mais poussés par la cen- sure et toute la vigueur d’une résistance intérieure, de nouveaux noms ont pris leur envol : Jacques Becker, Henri-Georges Clouzot, Robert Bresson, Jean Grémillon. Marcel Carné s’est délesté du fatalisme social que la presse d’extrême droite n’était pas seule, avant-guerre, à lui repro- cher brutalement. L’analyse des Visiteurs du soir ou de L’Éternel Retour de Jean Delannoy, deux films qui réinventent la poésie propre à leurs moyens spécifiques, libère en retour le critique débutant, si soucieux déjà de soustraire « l’objectivité de la matière photographique » aux

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limites où semble s’enfermer l’écriture cinématographique. D’emblée, la conception sartrienne de l’imaginaire lui fait entrevoir la possibilité d’un cinéma capable de s’affranchir, sur deux plans, du théâtre filmé et d’un usage transparent du récit. Bazin n’aimera rien tant que les cinéastes capables de « raconter » en touchant tous les publics et, condition aussi sévère, en faisant parler autrement le réel et le temps fixés par la pelli- cule. Il est de notoriété publique qu’il trouva son bonheur chez les néo- réalistes italiens et qu’il prisa moins le didactisme social de certains que la façon dont Roberto Rossellini, l’un de ses dieux, déleste le réalisme de toute transparence analogique et narrative. Moins connues furent la passion qu’il vouait à Chaplin, rires et larmes, et son attirance pour le western, dont il comprenait le tragique propre et le lyrisme écologique. L’épopée du vieil Ouest et l’Italie de la Libération ont été ses grandes pourvoyeuses d’une vision juste de l’humanité, où l’homme renoue avec les vertus du dépassement et l’ordre social avec sa part sacrificielle. Bazin, qui ne méprisait pas les plaisirs simples du cinéma, sut réserver son enthousiasme pascalien aux inventeurs d’une distraction supérieure.

1. André Bazin, Écrits complets, édition établie par Hervé Joubert-Laurencin, Éditions Macula, 2018.

CINÉMA Destins de femmes › Richard Millet

e monde tel qu’il est disparaissant souvent derrière sa repré- sentation idéologique, on sait gré à certains films de nous en L donner une version plus sensible, surtout quand il s’agit du Proche-Orient. Le premier de ces films est Je danserai si je veux (2016), de la réalisatrice israélo-palestinienne Maysaloun Hamoud, qui montre les contradictions et les apories du patriarcat à travers trois jeunes

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femmes. Leila et Salma vivent très librement, en colocation, à Tel- Aviv. La première est avocate, la seconde erre entre deux emplois de serveuse, l’une et l’autre attendant l’amour, un homme pour Leila, une femme pour Salma. L’arrivée de Noor, pieuse étudiante musul- mane, déclenche une crise. Noor est fiancée à un intégriste qui finit par la violer et amène ses colocataires à la libérer de ses liens, tout en luttant pour elles-mêmes, aussi : Salma, la chrétienne, contre une famille qui, pourtant ouverte, ne tolère pas l’homosexualité, et Leila contre un amant musulman qui se révèle de plus en plus autoritaire. On trouvera peut-être convenue la dénonciation d’un ordre fondé sur la tradition religieuse ; ou pas assez fouillée la critique des rela- tions entre Palestiniens et juifs, lorsqu’un restaurateur interdit à ses employées palestiniennes l’usage de l’arabe, par exemple. On aurait tort : ce sont les mille nuances du récit qui font le prix du film ; et qui a vécu sous ces latitudes sait quel type de destin le poids de la tradition, autant que la religion, impose aux femmes. La liberté que conquièrent ces trois-là suscite l’admiration, tout comme l’éton- nante ferveur des actrices. De l’autre côté de la frontière, c’est dans Damas en guerre que le réalisateur belge Philippe Van Leeuw situe Une famille syrienne (2017), entièrement tourné dans un appartement où vit une famille dont le père se trouve provisoirement à l’extérieur. Restent la mère, le beau-père, les trois jeunes enfants ; à qui il faut ajouter, retenus là par un bombardement, le petit copain d’une des filles, et un couple de jeunes voisins dont l’appartement a été endommagé et qui cherchent à quitter le pays avec leur bébé. Il y a enfin la bonne, une Sri-Lankaise qui voit, un matin, le jeune mari abattu sur le par- king par un franc-tireur. Ce secret, qu’elle partage jusqu’au soir avec la mère (interprétée par l’actrice israélo-palestinienne Hiam Abbas, qui hausse le film à la dimension d’une tragédie), constitue le cœur battant d’un récit rythmé par les bombardements, le viol de la jeune voisine par des hommes de main (le viol comme arme politique ou de domination masculine : on n’en sortira jamais, semble-t-il) et, bien sûr, par les problèmes quotidiens. Ce qui est remarquable, c’est que le réalisateur ne tombe ni dans la dénonciation du « régime » ni

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dans aucune idéologie – pas même dans une trop facile dénonciation des « horreurs de la guerre » ; peu importe ce que pensent ces gens : qu’ils cherchent à fuir ou à survivre, ils tâchent de rester humains au sein d’un huis clos dont l’aïeul établit ainsi les limites : « Laisse le monde dehors, il ne vaut rien », dit-il à sa belle-fille, devant sa grande bibliothèque dont les livres restent fermés. La Russie contemporaine d’Andrei Zviaguintsev, dans Faute d’amour (2017), paraît encore plus sombre, hantée par une « pro- pagande apocalyptique » déversée par l’Occident, selon la radio, et surtout par la décomposition de la famille. Genia et Boris sont en train de divorcer ; ils font visiter leur appartement et continuent de se déchirer, alors que Boris a déjà refait sa vie avec une jeune femme qui est enceinte de lui, et que Genia a une liaison avec un homme riche et disposé à l’épouser. Aliocha, leur fils de 12 ans, est muré dans un tel silence que c’est à peine si on s’aperçoit de sa disparition. La police déclarant vite forfait, les parents font appel à une association spécia- lisée dans la recherche d’enfants fugueurs. Qu’il existe quelque chose de ce genre suffit à dire l’état d’une société et la criminelle démission de parents qui vouent leurs enfants à l’insoutenable – les abandon- nant aux puissances du dehors et de la nuit où rôdent toutes sortes de prédateurs ; et c’est une des grandes forces de Zviaguintsev que de ne jamais rien en montrer, ni même de conclure, sinon peut-être que l’enfant s’est noyé dans un étang que nul n’a l’idée de sonder. Cette disparition minera à jamais l’ex-couple que le film montre, deux ans plus tard, dans la même condition hivernale et nocturne, confronté à l’injustifiable défaut d’amour en quoi saint Augustin voyait l’origine du mal, tandis que les médias parlent, sur un ton apocalyptique, de la guerre en Ukraine. C’est une tout autre Russie que nous présente le réalisateur ukrai- nien Sergei Loznitsa dans Une femme douce (2017), qui s’inspire très librement d’une nouvelle de Dostoïevski dont Robert Bresson avait déjà tiré un film. Aucun enfant ici, ni dans tout le film d’ailleurs… Une femme, encore jeune, vit au fin fond de la campagne russe en compagnie de son chien. Son mari est en prison. Le paquet qu’elle lui avait adressé est revenu. Elle n’aura de cesse d’éclaircir le motif

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de ce retour, au prix d’un voyage en Sibérie, dans une petite ville où l’économie tout entière tourne autour de la prison. Elle n’en saura pas davantage là-bas – pas même si son mari se trouve encore dans cette prison, dont l’administration a quelque chose de cauchemar- desque. Elle se heurtera aussi à la population locale : logeuses intéres- sées, hommes de main, êtres déchus, policiers corrompus, mafieux, prostituées, militants des droits de l’homme, sans rien obtenir à la fin, où, après une longue séquence onirique en forme d’allégorie qui rompt, hélas ! le caractère quasi documentaire du film, elle est violée dans un wagon plein de policiers, le film montrant la Russie comme un pays où on est violé, corps et âme, de toutes les façons.

EXPOSITIONS Le goût amer de la mobilité › Bertrand Raison

ès l’entrée de l’hôtel de Soubise, on se trouve au cœur de l’exposition « Mobile/immobile » présentée par les Archives D nationales (1). Des photos grand format, affichées sur les murs du péristyle entourant la cour, attendent le visiteur. À gauche, un cimetière de voitures d’Elinor Whidden (La Montagne immobile, 2018), et à droite, le flot pressé des usagers du métro de la métropole japonaise de Sylvie Bonnot (Projet contre-courants Tokyo, 2018). Si ce préambule fournit une introduction imparable, les manifestations répétées des « gilets jaunes » ainsi que la multiplication des marches citoyennes en Europe réclamant des réponses face à l’urgence clima- tique confèrent au sujet de la mobilité une actualité brûlante. D’au- tant que, sur ce point très précis, le secteur des transports, alimenté à plus de 95 % par le pétrole, est le deuxième émetteur de gaz à effet de serre, sans parler de la pollution aux particules et de la congestion des villes engendrées par le trafic automobile. D’où l’enjeu sensible de

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cette présentation dotée d’un commissariat artistique et scientifique pour conduire l’exploration. À l’interrogation menée par les artistes, en majorité des photographes, se joint donc celle des chercheurs du laboratoire d’idées Forum vies mobiles qui analysent et offrent des pistes de réflexion. On a trop l’habitude d’envisager la liberté de déplacement comme une donnée évidente alors qu’elle a une histoire, et il est curieux que les sciences sociales, rapportent les commissaires dans la préface du catalogue, n’aient pris que tardivement en compte « la façon dont les relations entre les hommes avaient été transformées par ces possibilités de déplacements rapides puis de communication à distance » (2). Et effectivement, il est bon de rappeler que l’option de la voiture élec- trique ne date pas d’aujourd’hui, elle existait dès le début du siècle dernier mais, trop onéreuse, elle a été écartée au profit du moteur à combustion interne fonctionnant au pétrole, une matière première à l’époque bon marché. Décision d’importance puisque tout le système économique mondial s’alignera au cours du XXe siècle sur ce choix. Les motoristes, les fabricants de pièces détachées, l’industrie pétro- lière, les infrastructures routières, la planification urbaine, des centres commerciaux aux logements, et le marketing comme la publicité se mettront au service de l’automobile, qui régnera peu à peu sur tous les continents. Il s’agira moins d’adapter un mode de communication à la ville que de conformer la ville aux exigences de ladite circulation. À cet égard, le « plan Voisin » proposé par Le Corbusier en 1925 ne laisse aucun doute sur les transformations de Paris suggérées par l’archi- tecte. Si la capitale a échappé aux gratte-ciel cruciformes, aux grandes artères la traversant en son milieu et à la destruction partielle de son centre, le concept a été consciencieusement appliqué par l’ur- banisme mondial, de Singapour à Pékin. Le XXe siècle a promu la vitesse, la liberté et l’autonomie offertes par la voiture. Sa démocra- tisation a rendu la promesse tellement irrésistible que tout s’est plié à cet immense pouvoir de séduction. La cité de Los Angeles, oubliant le chemin de fer et le tramway qui avaient structuré son développe- ment, est devenue la métaphore urbaine du tout-voiture, respirant

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au rythme des innombrables échangeurs la sillonnant de toute part. Pourtant la liberté de déplacement tant célébrée n’a rien d’universel, nous n’en profitons pas tous de la même manière. Paradoxalement, on vante les courbes de croissance du tourisme mondial mais on barricade nos frontières face aux migrants. En outre, sur l’échelle des valeurs, on accorde bien plus d’attention aux voyageurs de la classe affaires qu’à ceux qui passent chaque jour des heures dans les transports en commun. À force d’accommoder nos modes de vies aux modalités du trans- port et non l’inverse, l’horizon miraculeux annoncé s’est passable- ment obscurci. D’ailleurs ceux qui y sont contraints n’hésitent pas à inventer des alternatives à ce qui leur est présenté comme étant le fruit inéluctable du progrès. L’opinion courante, en effet, ne cesse d’affirmer que les centres urbains doivent naturellement regrouper l’ensemble de la population de la planète. À Mumbai par exemple, les habitants, au lieu d’être happés définitivement par la mégalopole indienne, s’affranchissent plusieurs fois par an de cette contrainte en profitant du rail pour revenir dans leur village d’origine. Ils trouvent dans ces régions dites reculées, et effectivement à l’opposé des condi- tions d’habitat de la grande ville, un équilibre nécessaire quoique précaire. Ce va-et-vient leur permet de vivre autrement et d’échap- per à l’obligation à laquelle on les astreint. Et d’ailleurs, si l’on met- tait davantage les citoyens dans la boucle des politiques publiques, cela changerait peut-être la donne. Une hypothèse soulevée comme un écho par le parcours de l’exposition qui se clôt sur cette ques- tion : « Et demain, accélérer ou ralentir ? » On ne peut pas dire que le récent dossier de la limitation de vitesse dans notre douce France apporte une réponse très positive, mais c’est sûrement une autre ­histoire.

1. « Mobile/immobile. Artistes et chercheurs explorent nos modes de vie », aux Archives nationales à Paris et à Pierrefitte-sur-Seine, jusqu’au 29 avril 2019. 2. « Introduction », in Pierre Fournié, Christophe Gay, Hélène Jagot, Vincent Kaufmann, Sylvie Landriève et François Michaud, Mobile/immobile. Artistes et chercheurs explorent nos modes de vie, Forum vies mobiles, Lien art, 2018, p. 8.

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DISQUES Berlioz, Offenbach : deux anniversaires réussis › Jean-Luc Macia

es anniversaires sont toujours l’occasion de fêter un composi- teur depuis longtemps disparu et plus ou moins célèbre. On L se souvient des années Bach et Mozart qui suscitèrent de mul- tiples concerts et des monceaux de disques. En attendant 2020, où les 250 ans de Beethoven devraient nous valoir de splendides célébrations à travers la planète, la présente année est marquée par les 150 ans de la mort de Berlioz et les 200 ans d’Offenbach. Le premier pourrait entrer bientôt au Panthéon si le président Macron en accepte la proposition. Hector Berlioz est sans doute l’un des musiciens français les plus connus au monde, notamment dans l’univers anglo-saxon, et n’a-t-il pas nanti La Marseillaise d’une orchestration somptueuse ? La très belle version du Requiem que nous avons vantée dans le précédent numéro de cette revue n’est sans doute que le premier jalon d’une profusion de parutions qui vont se succéder toute l’année. Un seul disque (1) comble déjà notre attente. Il est dû à François-Xavier Roth, dont la carrière ne cesse de prendre de l’am- pleur. Nous avons déjà apprécié ici ses enregistrements avec l’orchestre qu’il a fondé, Les Siècles, qui a la particularité d’utiliser des instru- ments adaptés aux époques des œuvres qu’il aborde. Cela est parti- culièrement pertinent dans le cas de Berlioz, qui fut un orchestrateur hors pair, toujours sensible au son des instruments, à leurs combinai- sons audacieuses et aux nouveautés techniques de son temps. Harold en ­Italie en fait la preuve. Cette symphonie avec alto solo fut écrite d’après le Childe Harold de Lord Byron et nous vaut une évocation musicale de scènes pittoresques italiennes, telles que les décrit le poète mais aussi d’après les souvenirs du compositeur quand il séjourna à Rome à la Villa Médicis. L’œuvre avait été commandée par Niccolo Paganini, grand admirateur de l’auteur de la Symphonie fantastique,

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mais il ne la joua jamais, ne la jugeant pas assez virtuose à son goût tout en payant royalement son cher Hector. De fait, qu’elle évoque la vie et les sérénades des montagnards du Sud, la foi des pèlerins ou une orgie de brigands, la partition est une débauche de couleurs, de subtilités instrumentales et d’harmonies inattendues que Les Siècles étalent avec une gourmandise savoureuse sous l’impulsion de Roth, qui libère les rythmes incisifs et les chatoiements moelleux. Épisodi- quement, l’alto velouté et si chantant de Tabea Zimmermann nous comble de douceurs et de ferveur. Ce n’est pas tout : en complément, ce CD nous propose Les Nuits d’été, six mélodies sur des poèmes de Théophile Gautier magnifiés par l’écriture lyrique de Berlioz, la déli- catesse de son instrumentation et la beauté des thèmes marquant entre autres Le Spectre de la Rose et Absence. Ces Nuits mélancoliques et sen- suelles étaient destinées à plusieurs chanteurs mais l’habitude a été prise qu’un(e) seul(e) en assume la totalité. Stéphane Degout, l’un de nos meilleurs barytons actuels, les interprète avec une expressivité aussi pertinente dans le pathétique que dans la poésie précieuse de Gautier, et une diction qui cajole et extériorise chaque mot avec un bonheur de tous les instants. Le soutien éthéré des Siècles l’aide bien. Un disque magnifique qui nous fera oublier les tristes Troyens propo- sés en février par l’Opéra Bastille. Jacques Offenbach n’a jamais quitté l’affiche des théâtres fran- çais, même s’ils ont tendance à donner toujours les mêmes tubes, de La Belle Hélène aux Contes d’Hoffmann. Il est vrai que ces dernières années des opérettes moins connues et des actes drolatiques tombés dans l’oubli ont été remontés, mais il en reste énormément à décou- vrir. Pour s’en faire une idée, rien de mieux qu’une anthologie d’airs, comme celle que nous propose la soprano belge Jodie Devos sous le titre « Offenbach Colorature » (2). Cette jeune chanteuse, qui marche hardiment sur les traces de Natalie Dessay, n’évite pas quelques pages connues (l’air époustouflant d’Olympia des Contes d’Hoffmannou l’invocation d’Eurydice dans Orphée aux enfers). Mais savourer le génie d’Offenbach dans des extraits de Boule de neige, Vert-Vert, Un mari à la porte, Fantasio, Le Roi Carotte ou Les Bavards nous vaut des moments de cocasserie rayonnante, de virtuosité étincelante, de

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gazouillis irrésistibles ou de soupirs plus ou moins ambigus. La finesse dramatique et la beauté des vocalises de Jodie Devos sont admirables. Ce feu d’artifice, qui n’est pas que démonstratif mais également atten- tif à la vérité théâtrale, s’accompagne de la verdeur de l’Orchestre de la radio de Munich sous la baguette accomplie de Laurent Campellone, bon connaisseur du style d’Offenbach. Bref, réjouissant et enchanteur. Du chant encore, baroque cette fois mais toujours au plus haut niveau. Il s’agit de cantates italiennes que Haendel composa lors de ses années de formation dans la Péninsule (3). Un premier CD propose une cantate pour deux sopranos, Aminta e Fillide, qui dure plus de cin- quante minutes tandis que le second disque offre deux cantates pour soprano solo que se partagent les deux héroïnes de l’album, Sabine Devieilhe, star désormais accomplie, et Lea Desandre, jeune mezzo franco-italienne plus que prometteuse. Toutes deux font assaut de beautés vocales, d’épanchements passionnés et de tristesse poignante. Leur confrontation dans la première partition ne tourne pas au com- bat de vocalises mais affiche deux tempéraments et deux talents bien marqués. Puis Devieilhe nous touche en exaltant une Armide aban- donnée et touchée par le désespoir tandis que Lea Desandre sidère par sa force expressive dans la colère de Lucrèce. À la tête de son Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm fait vibrer ce Haendel encore jeune mais déjà doté d’intuitions géniales. Pour finir, nous retrouvons un pianiste déjà encensé dans ces colonnes, Nelson Goerner. L’éditeur suisse Cascavelle a eu la bonne idée de rééditer en deux doubles albums des enregistrements effectués par le virtuose argentin entre 1993 et 2007. Le premier (4), consacré à Liszt, nous vaut une lecture ultra-brillante des Douze études d’exécu- tions transcendantes, pages parmi les plus difficiles du répertoire dont il surmonte les pièges pour en exprimer toute la profondeur évoca- trice, à la manière robuste de Claudio Arrau. La célèbre Sonate en si mineur et quelques pièces plus courtes confirment le flair lisztien de Goerner. Le second volume aborde Rachmaninov (5) avec le monu- mental Concerto n° 3 joué à la BBC, une sonate, les fameuses Études- tableaux et des pages plus brèves avec toujours cette sûreté digitale, cette construction d’un son capiteux et une mise en lumière des plans

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sonores les plus inattendus. Ses disques récents prouvent que Goerner est devenu l’un des plus grands pianistes de notre époque mais ces deux albums-là démontrent le potentiel d’exception qu’il possédait il y a plus de vingt ans. 1. Hector Berlioz, Harold en Italie. Les Nuits d’été par François-Xavier Roth, CD Harmonia Mundi HMM 902634. 2. Jacques Offenbach, Colorature par Jodie Devos, CD Alpha 437. 3. Georg Friedrich Haendel, Cantates italiennes par Sabine Devieilhe et Léa Desandre, 2 CD Erato 0190295633622. 4. Franz Liszt, Œuvres pour piano par Nelson Goerner. 2 CD Cascavelle VEL 1513-1514. 5. Sergueï Rachmaninov, Concerto n° 3. Pièces pour piano par Nelson Goerner, 2 CD Cascavelle VEL 1521-1522.

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Bulletin des amis de Saint-Pol-Roux › Charles Ficat

Communications › Didier Dantal

Hippocampe › Bertrand Raison

Communio › Sébastien Lapaque LES REVUES EN REVUE Chaque mois les coups de cœur de la rédaction

Bulletin des amis de Communications Saint-Pol-Roux « Le formalisme russe cent ans « Essai de reconstitution de la après » bibliothèque de Saint-Pol-Roux » N° 103, novembre 2018, Seuil, N° 7-8, octobre 2018, Société des 300 p., 16 € amis de Saint-Pol-Roux, 244 p., 23 € La revue semestrielle Communications, Très active depuis sa fondation en créée en 1961, est devenue sous l’impul- 2009, la Société des amis de Saint-Pol- sion d’Edgar Morin l’une des publica- Roux s’emploie à raviver le souvenir et tions de référence pour l’étude des com- l’œuvre du Magnifique. Cette livrai- munications de masse, avec un caractère son, publiée sous la houlette de Mikaël transdisciplinaire très marqué. Le dernier Lugan, son entreprenant président, numéro fait le point sur un mouvement offre une tentative de reconstitution – le formalisme russe (1915-1930) – qui des ouvrages qui formaient la biblio- a révolutionné notre approche des textes. thèque du poète dans son manoir de Il fut en effet « un effort pour définir la Camaret (Finistère) jusqu’à son pillage spécificité de la littérature et du littéraire en 1940. Certains de ces livres sont à partir de son médium, le langage ». Or aujourd’hui déposés à la médiathèque il n’y a jamais eu d’école formaliste. Plutôt des Capucins de Brest. À côté des titres la conjonction heureuse d’individus de de littérature classique, on découvrira talent ayant chacun leurs centres d’inté- avec gourmandise les auteurs symbo- rêt : le concept d’évolution littéraire pour listes, ceux de la génération du Mercure Iouri Tynianov, les questions de versifica- de France, puis les surréalistes et les tion pour Ossip Brik, Roman Jakobson poètes d’avant-garde. Saint-Pol-Roux et Boris Tomachevski, de narration pour pratiquait peu ses contemporains, mais Victor Chklovski et Boris Eichenbaum, de ce catalogue recèle maint trésor, ainsi style pour Victor Vinogradov. À partir des cette dédicace de Victor Segalen sur un années trente, dans le climat de l’Union exemplaire de Peintures : « Au Maître, soviétique, « formaliste » devient une Ami et Grand Visionnaire/Saint-Pol- injure, à l’égal de « trotskiste ». Il y aura Roux/ pour qu’il daigne emprunter/un pourtant une postérité du mouvement, instant les yeux du voyageur/En très du côté du structuralisme. C’est ainsi que fidèle hommage d’affection. » Un pas- Tzvetan Todorov publie en 1966 Théorie sionnant numéro. › Charles Ficat de la littérature, anthologie des principaux textes des formalistes russes, un ouvrage qui a fait date. › Didier Dantal

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Hippocampe Communio « La peau » « Notre Père V – en tentation » N° 15, automne 2018, Hippocampe N° 261, janvier-février 2019, Éditions, 120 p., 13 € 124 p., 14 €

Créée à Lyon en 2009, la revue semes- Depuis le mois de décembre 2017, une trielle lyonnaise fête ses 10 ans. Une nouvelle traduction du Notre-Père est décennie de curiosité car, fidèles à son en usage dans la liturgie catholique des titre, les différents contributeurs n’ai- pays francophones. À la fin de la prière, ment guère suivre les grandes avenues les fidèles disent désormais : « Ne nous de la culture. Le nom même qu’ils laisse pas entrer en tentation. » Les ont choisi symbolise en un sens leur rédacteurs de la revue bimestrielle démarche. En effet il n’y a pas plus Communio, fondée dans les années étrange que le déplacement à la verti- soixante-dix, scrutent le sens de cette cale de ce cheval de la mer et, tout aussi sixième demande du Pater, « peut-être significatif, cet élément du cerveau qui la plus discutée », qui semble contre- joue un rôle capital dans la mémoire dire la lettre de saint Jacques : « Dans et l’orientation. Dans le droit-fil de ce l’épreuve de la tentation, que per- vocable, chaque numéro côtoie le passé sonne ne dise : “Ma tentation vient de comme le présent et sonde la diversité Dieu.” » Même dans la nouvelle traduc- des régimes d’écriture. Le dossier de la tion, cette demande négative demeure dernière livraison met en perspective la donc un scandale, un obstacle pour peau sous l’angle du rituel et de l’art, l’intelligence de la foi. Le père jésuite mais d’autres chemins sont ouverts à Bernard Pottier­ s’appuie sur les travaux la randonnée. Pourtant la balade est de savants chrétiens hébraïsants pour toujours précise, elle peut revenir sur évoquer la « construction grammati- le récit quelque peu oublié de l’auteur cale sémitique sous-jacente, hébraïque suisse Max Frisch qui annonçait déjà la ou araméenne » à l’origine des erreurs tourmente écologique et prêter l’oreille de compréhension. On songe à Bart- au renouveau de la création radiopho- leby de Herman Melville. Il y a un nique. On se fera une meilleure idée de côté « I would prefer not to » dans cette la richesse du sommaire en consultant prière insondable. On le comprend en le lien suivant : hippocame-editions.fr, élargissant les énergies de sens du mot ce qui permettra par la même occasion grec peirasmos, à la fois « tentation » de découvrir les autres facettes de la et « épreuve ». Il faudrait dire : « Fais maison d’édition. › Bertrand Raison en sorte que nous n’entrions pas dans l’épreuve. » Tout s’éclaire. › Sébastien Lapaque

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NOTES DE LECTURE

Le soleil ne se lève plus à l’est L’Autre George. À la rencontre de Bernard Bajolet George Eliot › Hadrien Desuin Mona Ozouf › Jean-Pierre Naugrette L’Énigme Elsa Weiss Michal Ben-Naftali Le Sillon › Marie-Laure Delorme Valérie Manteau › Bertrand Raison Antonia. Journal 1965-1966 Gabriella Zalapì Les 10 préjugés qui nous mènent au › Marie-Laure Delorme désastre économique et financier Jacques de Larosière Berlin, 1933. La presse › Annick Steta internationale face à Hitler Daniel Schneidermann L’Assassinat de John F. Kennedy. › Eugène Berg Histoire d’un mystère d’État Thierry Lentz Carnet inédit (1907-1909) › Olivier Cariguel Virginia Woolf › Stéphane Ratti Le Journalisme avant Internet. Au temps fou des grands reporters Chesterton ou la Quête excentrique José-Alain Fralon du centre › Olivier Cariguel Gérard Joulié › Lucien d’Azay La Vie solide. La charpente comme éthique du faire L’Or du chemin Arthur Lochmann Pauline de Préval › Sébastien Lapaque › Lucien d’Azay La Corne de vache et le microscope. Ictus Le vin « nature », entre sciences, Bayon croyances et radicalités › Charles Ficat Christelle Pineau › Sébastien Lapaque Une vie de cinéma Michel Ciment Vol d’hommes › Charles Ficat Marie Lebey › Isabelle Lortholary notes de lecture

Le soleil ne se lève plus à l’est, le bilan de la politique française en de Bernard Bajolet, Plon, 464 p., Syrie, Bernard Bajolet reprend les mots 21,90 € de François Ier après le désastre de Pavie : « Tout est perdu, fors l’honneur. » Ce Les amateurs de révélations secrètes constat, encore très optimiste, laisse seront déçus et les amoureux de l’Orient finalement place à une réflexion globale seront comblés. Bernard Bajolet, direc- sur la diplomatie moderne. teur général de la sécurité extérieure À quoi peut encore servir un ambassadeur (DGSE) de François Hollande, est dans une mondialisation aussi connectée fidèle à lui-même dans ces mémoires que désorientée ? Bajolet donne modes- d’un « ambassadeur très peu diplo- tement l’exemple des relations d’amitié mate ». Son récit de plus de quarante qu’il a nouées avec nos principaux parte- années de carrière internationale est naires. Encore faut-il écouter ses ambas- érudit, honnête, souvent léger. Il a servi sadeurs… › Hadrien Desuin tous les présidents sans distinction mais avec cette discrétion inspirée, dit-il, de Talleyrand. Le bilan qu’il dresse de ces L’Énigme Elsa Weiss, de Michal décennies passées au Quai d’Orsay est Ben-Naftali, traduit par Rosie plus sombre. C’est celui d’une faillite ­Pinhas-Delpuech, Actes Sud, des démocraties occidentales dans ce 208 p., 21 € Moyen-Orient pourtant si proche. Faute de comprendre la région, les interven- Elsa Weiss était une professeure d’anglais tions extérieures se sont multipliées sans réputée, dans un lycée de Tel-Aviv. Un jamais calculer leurs effets. Les Occiden- jour de 1982, elle s’est suicidée. L’une de taux peinent ensuite à s’extraire de leurs ses anciennes élèves, Michal Ben-Naftali, engagements de reconstruction démo- tente de rendre compte de son mystère. cratique. Celui qui a conseillé tous les L’Énigme Elsa Weiss est une biographie présidents depuis Mitterrand reconnaît fictionnelle. Elsa Weiss était très discrète. ses erreurs d’appréciation à chacun des Ses élèves ont toujours respecté la dis- postes qu’il a occupé à Alger, à Damas, à tance qu’elle instaurait. « Sa solitude ne Amman, à Kaboul, à Sarajevo ou à Bag- nous implorait pas », se souvient Michal dad. Il ne semble pas trouver d’issue à Ben-Naftali. Elle a marqué des généra- ces guerres humanitaires. S’il critique la tions d’élèves en leur apprenant la liberté paralysie et la gabegie des grandes orga- et la singularité. nisations multilatérales, il ne les renie Elsa Weiss, juive hongroise née en 1917, pas pour autant. L’Orient est mort, c’est n’était pas orthodoxe comme sa grand- le sens du titre de ces mémoires, tué par mère, pas réformiste comme ses parents, les conflits et l’islamisme qui ont exclu pas sioniste comme son frère, mais laïque les juifs, les chrétiens, les yézidis et tant radicale. Elle ne voulait appartenir à per- d’autres minorités persécutées. Faisant sonne et fut malheureuse en ménage.

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En mars 1944, lorsque la Hongrie est la construction d’une identité. L’artiste occupée par les nazis, les juifs sont plasticienne aux origines anglaises, ita- regroupés dans des ghettos et leur liennes et suisses raconte le quotidien déportation massive vers Auschwitz d’une femme rêvée et brisée. Antonia commence. L’avocat juif Rudolf Kastner s’est mariée sans amour à un grand négocie avec les nazis et réussit à organi- bourgeois de Palerme. Une nurse bri- ser le départ de 1 685 juifs dans un train tannique s’occupe de leur fils de 8 ans, à destination de la Suisse. Le train quitte Arturo. L’épouse déteste son mari, la Budapest le 30 juin 1944. Elsa Weiss est mère délaisse son fils. Les migraines à son bord. Elle fait partie des privilé- l’assaillent. À la mort de sa grand-mère giés, des chanceux, des rescapés. Mais paternelle, la jeune femme reçoit des elle sait que ces mots n’ont aucun sens. cartons remplis de photographies, de « Quelqu’un voulait qu’elle soit sauvée, lettres et de documents. Dans son jour- ou qu’elle souffre encore plus, elle avait nal, elle va reconstituer le passé et relater la certitude que la souffrance était du le présent. Les photographies de famille côté de ceux qui survivent. » rythment l’histoire d’une émancipation Après la guerre, Elsa Weiss rejoint son féminine dans les années soixante. frère et s’installe à Tel-Aviv. La professeure Les lieux : Vienne, les Bahamas, le Tyrol, désire une vie banale, réglée, calme. Le Palerme. Les liens familiaux : du côté procès et l’assassinat de Rudolf Kastner maternel des juifs de Vienne et du côté en 1957 la bouleversent. Elle n’est donc paternel des Anglais en Sicile. Antonia pas une victime « pure » puisqu’elle a eu fait le portrait de ses grands-parents la vie sauve grâce à des négociations avec maternels, le collectionneur d’art Vati et les nazis. Quand un incendie dévaste son la pianiste Mutti ; de sa mère, la snob appartement, Elsa Weiss creuse encore Éléonor ; de son mari, l’arrogant Franco. plus son ascétisme. Elle avait l’habitude Son père a été tué jeune à la guerre et de se réveiller à quatre heures et demie Éléonor s’est remariée avec Henry. du matin pour partir nager. L’enseigne- Antonia sera confiée, enfant, à sa grand- ment et la nage furent ses alliés. Elle a été mère paternelle. Nona est la seule à lui un modèle pour des générations d’élèves avoir donné de l’amour. Née en 1936, car elle ne croyait pas aux héros. › Marie- Antonia a 29 ans. Elle doit obéir à son Laure Delorme mari, entretenir la maison, supervi- ser l’éducation de son fils. Son grand- Antonia. Journal 1965-1966, de père Vati lui dit : « Ne te plains pas, tu Gabriella Zalapì, Zoe, 112 p., 12,50 € as une famille. C’est à toi de la rendre heureuse. » Mais Antonia est un être de Une famille cosmopolite et névro- désirs et elle aspire à une autre vie. sée : Gabriella Zalapì s’est inspirée de La violence est aiguë, l’écriture est sa propre histoire familiale pour bâtir concise, le silence est innombrable. En une œuvre, entre fiction et réalité, sur se plongeant dans son passé, saisie par la

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répétition des destins féminins, Antonia un correspondant américain fut néan- trouve la force d’avancer sur le chemin moins expulsé pour avoir fait état de de l’affranchissement. Un matin, elle se l’antisémitisme régnant en Allemagne. promène sur la plage de Mondello. Au Ce renvoi incita ses confrères à ne pas centre du village, un groupe de marins franchir les lignes rouges établies par démêle des filets. Un vieux marin s’as- les nazis. Daniel Scheidermann s’in- sied à côté d’elle et se met à chanter. Il terroge : pourquoi ne parvenons-nous éclate soudainement d’un rire chaleu- pas à saisir sur le moment les phéno- reux. Antonia se promet qu’un jour, mènes imprévus et inédits, nommés quand elle aura appris à démêler ses par la suite « cygnes noirs » ? Pourquoi filets, elle saura rire comme lui. › Marie- l’esprit humain cherche-t-il le déni, la Laure Delorme fuite ou le confort ? Jan Karski, man- daté par le gouvernement polonais en exil à Londres, a bien rapporté à Berlin, 1933. La presse Franklin Roosevelt, le 27 juillet 1943, internationale face à Hitler, de ce qu’il avait vu au ghetto de Varsovie Daniel Schneidermann, Seuil, et dans un camp de concentration, 448 p., 23 e mais le président américain ne lui posa aucune question sur l’extermina- Créateur de l’émission « Arrêt sur tion massive de la communauté juive images » sur France 5 puis du site du d’Europe. Et lorsque Karski s’entre- même nom, Daniel Schneidermann tient avec Felix Frankfurter, juge juif décrypte, à la suite des interrogations à la Cour suprême, celui-ci ne le croit de jeunes journalistes américains sidé- tout simplement pas. Diverses raisons rés par la victoire de Donald Trump, les expliquent cette attitude. Il ne fallait raisons pour lesquelles la presse inter- en aucun cas stopper l’effort consis- nationale n’a pas alerté l’opinion mon- tant à abattre au plus tôt la machine diale sur le véritable caractère d’Adolf de guerre nazie et ne pas divertir Hitler. Ce n’est qu’après les accords temps, hommes et moyens à un but de Munich, en septembre 1938, que qui n’était pas considéré comme stra- les yeux se dessillèrent. Les plus noirs tégique. Surtout, peu de responsables desseins de l’idéologue, sa volonté de haut placés pouvaient se rendre compte revanche et d’expansion territoriale de l’ampleur de l’entreprise nazie. On avaient pourtant été exposés dans savait, mais on ne se la représentait pas. Mein Kampf en 1926. Quand Hitler L’inimaginable demeura « inimaginé ». accéda à la chancellerie, quelque deux Il revient donc à l’homme de plume, cents journalistes occidentaux étaient au journaliste, à l’homme politique, en poste à Berlin. Presque tous esti- au diplomate de séparer le vrai du mèrent que, parvenu au pouvoir, le faux, de débusquer fake news, rumeurs, Führer allait s’assagir. En juillet 1933, manipulations, et de tenter de repla-

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cer l’événement dans son unité et son Le carnet rassemble des notes de lec- dynamisme. Entreprise délicate qui ture et témoigne d’une ambition vive, nécessite à la fois patience, prudence, par exemple le projet de rédiger une expérience, expertise, jugement et cou- édition de l’Agamemnon d’Eschyle qui, rage. › Eugène Berg dit-elle, serait « bien à moi ». La lec- trice engage ainsi le dialogue avec les universitaires du temps, mais la philo­ Carnet inédit (1907-1909), de logie et la grammaire comptent bien Virginia Woolf, édition présentée moins que le sens. Moderne dans son et traduite par Mireille Duchêne, approche, elle conseille de lire vite, une Éditions universitaires de Dijon, édition bilingue à la main, afin de ne 228 p., 10 € jamais se perdre dans le détail. Dans Homère elle s’émeut avec délicatesse Comment « une femme a-t-elle pu que l’épopée intègre le quotidien, dans s’autoriser à devenir romancière à la Virgile, en lisant le mythe d’Aristée, suite d’une longue lignée d’auteurs elle a la confirmation que la vie peut masculins » ? C’est à cette question que naître de la mort comme les abeilles répond Mireille Duchêne en éditant le des corps en putréfaction des bœufs carnet de lecture des classiques grecs sacrifiés, de Juvénal elle retient que la et latins de celle qui n’est pas encore satire offre la meilleure leçon d’écriture Virginia Woolf. À 25 ans, cette jeune qui soit. L’introduction de Mireille femme cherche dans Platon, Euripide, Duchêne, élégante et parfaitement en Juvénal et Virgile les moyens intellec- harmonie avec l’intelligence de Virgi- tuels de s’affranchir d’une triple tutelle. nia en même temps qu’avec ces textes Il faut ainsi à la fille se libérer de l’ombre dont elle est familière, offre une excel- pesante d’un père disparu et qui fut lente préparation à la lecture de cette un brillant intellectuel, directeur de édition bilingue. › Stéphane Ratti la London Library. Il faut ensuite à l’orpheline vaincre l’angoisse née de Chesterton ou la Quête la perte d’un frère chéri, victime de la excentrique du centre, de Gérard typhoïde au retour d’un voyage com- Joulié, Pierre-Guillaume de Roux, mun en Grèce. Il faut enfin à l’étudiante 156 p., 20 € (qui n’a jamais été à « Oxbridge ») et à celle qui rêve de devenir écrivaine se Les chestertoniens qui chestertonisent à défaire des chaînes culturelles que lui qui mieux mieux vont jubiler en lisant a imposées son éducation victorienne. cet essai à la louange de G. K. Chester- En lisant les classiques, Virginia brave ton, écrit par son plus fin partisan de ce un interdit : « De quel droit, moi qui côté-ci de la Manche, un féru de ches- suis une femme, puis-je lire toutes ces tertonismes, dont la verve et la fantaisie choses qui sont l’œuvre des hommes ? » évoquent tellement le virulent polémiste

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anglais qu’on se demande s’il n’en est pas s’ajouter quelques analyses de « types », la réincarnation. Gérard Joulié pense, comme celui du dandy victorien lucifé- escrime et s’exprime comme Chesterton, rien, « sophiste voluptueux et noncha- avec aisance et éloquence, usant du para- lant », ainsi que des mises au point sur doxe comme d’une masse d’arme pour des notions-clés telles que le nonsense, pulvériser l’imposture contemporaine, « solution vitale d’une contradiction car il ne suffit plus, à ses yeux, de l’étriller. profonde entre l’acceptation de la foi et Au physique, cet homme exquis dans le l’exercice de la raison ». genre de Jean Cayrol ne ressemble guère Franc-tireur, Chesterton était un au tonitruant G. K. C., dont la corpu- « démocrate anticapitaliste, antilibéral, lence était si fabuleuse qu’il céda un jour antiparlementaire, antisocialiste et anti- la place à trois dames dans l’autobus. Les moderniste », et il s’opposait au progrès deux écrivains ont pourtant le même inconditionnel, ajoute Joulié, qui prédit souffle herculéen et passablement conta- à notre démocratie laïque et mondialiste gieux. Même s’il déplore la décadence de un avenir pour le moins apocalyptique. la société moderne, regrettant le temps Lâches et dupes, les citoyens ne sont plus des idéologies extrêmes qui définissaient que des consommateurs gélatineux, assu- nettement les camps et obligeaient les jettis à la dictature du marché ; le monde adversaires à s’affronter en combat sin- est en proie aux socio-psychologues,­ aux gulier, Joulié nous ra­gaillar­dit comme ce généticiens et aux chirurgiens esthé- Porthos celte converti au catholicisme tiques. Adieu l’époque des transfuges et qu’était G. K. C. à une époque où le des conspirateurs où l’on admirait les combat avait encore un sens (Thomas héros, soldats ou saints. Alors la sub- Love Peacock était Athos et Oscar Wilde version anarchique pouvait s’exercer par Aramis). le centre, au nom de l’orthodoxie, et À l’instar de son idole, Joulié déblatère, repousser les hérésies aux franges de la ferraille, stigmatise, anathématise et périphérie. En ce temps chevaleresque enverrait volontiers quelques fantoches et béni de la mystique patriotique, l’on au bûcher (il évoque du reste Savona- se battait en duel pour sauver son hon- role avec un enthousiasme à faire fré- neur. Les paladins croyaient encore en la mir). À leur paroxysme, ses paradoxes féerie des légendes médiévales ; ils s’émer- deviennent lumineux. Cette brillante veillaient face à la beauté immanente du péroraison à tort et à travers lui permet monde et faisaient taire les mystifica- de passer en revue quelques auteurs teurs. Des pourfendeurs chouans tels que majeurs de l’histoire littéraire anglaise, Chesterton, William Hazlitt ou Christo- qu’il a presque tous traduits en fran- pher Hitchens nous manquent cruelle- çais : Saki, Ronald Firbank, T. S. Eliot, ment aujourd’hui. Evelyn Waugh, Graham Greene, Ivy Gérard Joulié pourrait écrire des volumes Compton-Burnett et Vita Sackville- entiers dans un même esprit mousque- West. À ces portraits incisifs viennent taire et donquichottesque. Il n’y a de

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vertu que dans la bataille. Prophète et vaporeuse Léonora, dont le destin rap- prosélytiste, homérique et insoumis, pelle celui de Simonetta Vespucci, « la populiste et clairvoyant, Chesterton Sans Pareille », pour qui le pieux Sandro demeure le « massif et incontournable Botticelli se serait damné. Mais, grâce porte-parole de la classe moyenne », car à la peinture, Giovanni ira au-delà des « l’extraordinaire c’est l’ordinaire, c’est-à- apparences terrestres et découvrira la dire l’être ». Cet « Attila devenu chrétien, « lumière divine ». anglais, gréco-romain » ne jurait que par La pudeur éthérée qui émane de ce les croisades pour restaurer le seul pays roman d’apprentissage contraste singu- qui valût à ses yeux, la joyeuse Angleterre lièrement avec la rusticité graveleuse, romaine et chrétienne. › Lucien d’Azay foncièrement terre à terre, qui caracté- rise depuis toujours Florence (et la ville était déjà une caricature d’elle-même au L’Or du chemin, de Pauline de XIVe siècle, comme en témoignent Boc- Préval, Albin Michel, 142 p., 14 € cace et Franco Sacchetti). L’œil péné- trant de Pauline de Préval nous fournit Pauline de Préval, à qui l’on doit un livre néanmoins un bel aperçu de la cité du exaltant et chevaleresque sur Jeanne lys, à distance, au détour d’un épisode : d’Arc, La Sainteté casquée, s’essaie au « Gardée par le serpent limoneux de genre beaucoup plus épineux du roman. l’Arno, entourée de murs aveugles, Cette blonde et diaphane paladine ne hérissée de donjons, organisée en camps manque pas de bravoure ; elle aborde, retranchés autour de palais fortifiés, la bannière et épée au poing, la question, tour de la Seigneurie pointée comme hautement périlleuse en fiction, de la une dague vers le ciel, elle conservait quête amoureuse et mystique. Récit ini- toujours son air de défi. » Ville violente, tiatique, L’Or du chemin est censé nous marchande, schizophrène, retorse et mettre sur la voie du « Maître ». sournoise, cupide et concupiscente, où Ce roman se présente comme une furent cependant créés quelques-uns épître, à l’instar d’Alexis ou le Traité du des plus grands chefs-d’œuvre de notre vain combat de Marguerite Yourcenar, civilisation. Julien Gracq, à qui ce para- mais il évoque davantage encore Terrasse doxe n’avait pas échappé, trouvait, avec à Rome de Pascal Quignard. Giovanni, une irrévérence très toscane, que cet le narrateur, est un peintre florentin de art miraculeux gardait « quelque chose la première Renaissance, contemporain d’une fleur de fumier ». D’où vient la de Filippo Brunelleschi, Masolino da céleste noblesse d’une cité si prosaïque ? Panicale et Masaccio, qui font d’ailleurs C’est autour de cette question – car leur apparition au fil des pages. Formé Pauline de Préval a dû se la poser à son dans l’atelier de Gherardo Starnina, il tour – que s’articule de bout en bout ce apprend l’art de la fresque et s’éprend roman historique où l’histoire s’est sub- d’une « créature céleste », l’angélique et tilement décantée. › Lucien d’Azay

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Ictus, de Bayon, Fayard, 400 p., pseudonyme de VXZ 375, auxquels il se 20 € réfère pour la première fois, on mesure le chemin parcouru, la longue marche « C’est toi qui as écrit tous ces livres ? » de l’âme avec ses épreuves et ses rédemp- À cette question innocente posée par tions. Inspiré de préoccupations essen- un garçon de 6 ans, Bayon tente de tielles, Ictus ébranle les convictions. répondre et soulève des interrogations On retrouve l’écriture de Bayon qui a au plus intime de son for intérieur. tant marqué les lecteurs de Libération Ses œuvres passées lui sont devenues pendant plusieurs décennies, ce style inconnues : « Une étrangeté, d’anony- ouvragé qui forge une langue et laisse mat, me lie seule d’un coup d’un seul une empreinte durable sur le lecteur. à cette substance d’absence profonde en Avec cet opus sans compromis, Bayon ma présence de livres dits de moi mais s’aventure dans le genre de la confession nullement ; des livres de ma plume, de et délivre une introspection d’une rare mon fait, censés au plus (du moins) beauté. › Charles Ficat essentiel de ce qui me constitue, dans ma fibre même, ma trame, là nulle, effa- cée, anéantie. » Dès lors il se livre à un Une vie de cinéma, de Michel long travail de mémoire, une forme de Ciment, préface d’Édouard Baer, réappropriation de son passé et de son Gallimard, 512 p., 22 € œuvre, non sans rendre hommage aux auteurs qui l’ont touché : Adalbert Stif- Cette Vie de cinéma ressemble à une ter, Herman Melville, Hugo von Hof- apologie de la critique cinématogra- mannsthal ou Jack London. Étrange phique dans toutes ses variations : le confession d’un écrivain dont la vie reportage, l’entretien, l’hommage, avait inspiré plusieurs de ses livres, mais l’essai et la controverse. Au cours du qui atteint ici un degré inégalé dans la temps, Michel Ciment a multiplié les maîtrise. Pas étonnant que le cas Bayon activités – animateur de Positif depuis soit en proie à des ictus, crises, attaques des décennies, journaliste à L’Express, qui provoquent un « obscurcissement responsable de « Projection privée » sur violent et brutal de la conscience ». France Culture, intervenant régulier au D’où le titre de ce récit où il se met à nu. « Masque et la Plume » sur France Inter, Le mot « ictus » revêt plusieurs sens, et auteur de pas moins de vingt-cinq livres, notamment celui de « poisson », symbo- sans compter ses propres réalisations lisant aussi « Jésus-Christ, fils de Dieu, cinématographiques. L’homme person- Sauveur ». Pour une large part, l’action nifie une certaine idée du cinéma qu’il se situe dans un presbytère de Bretagne, rattache aux autres formes d’art et de ce qui confère d’étonnantes correspon- civilisation. Avec lui, la critique déborde dances au récit. Pour qui connaît Bayon du cadre étroit qui l’enfermerait dans et ses premiers livres publiés sous le une discipline cantonnée aux seuls spé-

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cialistes. Il s’offre même le luxe d’inter- L’Autre George. À la rencontre de viewer trois Prix Nobel de littérature George Eliot, de Mona Ozouf, – Harold Pinter, Mario Vargas Llosa et Gallimard, 256 p., 20 € Imre Kertész – et Serge Gainsbourg. L’intérêt de ce volume est finalement Proust disait de ses romans qu’il ne pou- d’offrir une palette des multiples vait en lire deux pages sans pleurer. Henry talents de l’auteur, toujours soucieux de James qu’elle était « magnifiquement défendre une haute idée de cet art qu’il laide, délicieusement hideuse ». Mary invite à aimer. D’où cette ardeur inlas- Ann Evans est née en 1819. C’est une sable à louer des œuvres et des cinéastes, intellectuelle : traductrice de L’Essence du cet appétit jamais assouvi de décou- christianisme de Ludwig Feuerbach, com- vertes. Cette « défense et illustration » pagne de George Henry Lewes, franco- de la critique cinématographique, avec phile et germaniste, avec lequel elle fait ses goûts et ses partis pris bien connus scandale en 1854 en partant avec lui à (Theo Angelopoulos, John Boorman, Weimar et Berlin alors qu’il est marié, Joseph Losey, Roman Polanski…) n’ex- familière du Tout-Londres littéraire, de clut pas les polémiques. On retrouvera John Ruskin à Herbert Spencer, au fait ici le fameux texte de 1997, paru dans des théories de l’évolution, féministe Positif, sur le « triangle des Bermudes avant l’heure, qui doit pourtant prendre de la critique » (Libération-Le Monde, un nom de plume masculin… Les Inrocks et Les Cahiers du cinéma) C’est George Eliot, à laquelle Mona qui impose une vision désinvolte de la Ozouf (Prix de la Revue des Deux perception du cinéma contre laquelle Mondes 2009 pour Composition fran- Michel Ciment tente de se dresser à çaise) consacre un essai qui tisse des liens travers ses interventions. On lira avec subtils entre l’auteure des Scènes de la émotion les pages consacrées à la mort vie du clergé et d’autres écrivains. Ainsi d’Alain Resnais, une de ses grandes Henry James, qui lui aussi traite de ce admirations et une rencontre « des plus sujet « central » à la vie : « comment un précieuses de [sa] vie de critique ». Dès être ingénu, aveugle à ce qui lui arrive, lors, on ne s’étonnera pas de remarquer acquiert, souvent au prix de la désillusion un éloge de Muriel, troisième long- et du chagrin, une conscience éclairée métrage de Resnais. de lui-même. » Mais « l’autre George » Chaque page est une célébration du renvoie bien sûr à George Sand, l’auteur cinéma, celui de « Welles, Renoir, Berg- étranger le plus lu dans l’Angleterre des man, Kubrick, Fellini ou Buñuel », pour années 1840, écrivaine à la réputation reprendre une énumération au hasard, sulfureuse que Lewes avait rencontrée. celui qu’il faut savoir apprécier indépen- Elle lui inculque un programme littéraire damment des modes et des pressions. qu’Eliot reprendra à son compte, celui › Charles Ficat d’un réalisme « tout pénétré de poésie, grandi sous le couvert des arbres, animé

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par la voix des ruisseaux, enrichi par la d’une société emportée par le nationa- certitude que l’intelligence n’est pas la lisme radical de son président. Si les pages plus haute des facultés humaines ». Cette témoignent de l’errance qui la porte de la « fidélité aux choses vues » s’illustre dans partie européenne de la ville aux quartiers Le Moulin sur la Floss (1860), son roman asiatiques, l’amoureuse éconduite trouve le plus sensible à « l’emprise du passé ». en la figure de Hrant Dink, journaliste- La tragédie de Tom et Maggie Tulliver, le écrivain arménien assassiné en 2007, sa frère et la sœur qui ont grandi au bord propre boussole qui l’accompagnera tout de la rivière, vient d’une fidélité excessive au long de son périple urbain. En écho de aux sensations premières. Mona Ozouf cette situation, le titre du livre correspond montre qu’Eliot pétrit ses personnages au nom du journal bilingue arménien- dans leurs contradictions, dans les peines turc Agos fondé par Dink en 1996. Véri- et les révoltes de ces vies anglaises de pro- table métaphore du récit, le sillon orga- vince qu’on dit souvent « ordinaires ». nise le récit comme un va-et-vient entre la › Jean-Pierre Naugrette communauté des exilés intérieurs que la narratrice côtoie et l’effacement progressif du lien amoureux. Pourtant cette lente Le Sillon, de Valérie Manteau, Le désagrégation ne se borne pas à convo- Tripode, 272 p., 17 € quer une défaite personnelle, elle donne la parole aux écrivains turcs. Les voix étouf- Le premier roman de Valérie Manteau, fées par les tribunaux se font entendre Calme et tranquille, revenait sur l’attentat tout au long de ce voyage intérieur. Deux contre Charlie Hebdo, le second, qui vient romancières et journalistes notamment, de recevoir le prix Renaudot, traverse la Pinar Selek et Asli Erdoğan qui, fausse- crise dans laquelle s’enfonce la Turquie. ment accusées de terrorisme, ont dû quit- On relèvera la constance d’une fracture et ter leur pays. Peu à peu le désenchante- la volonté acharnée de traverser l’épreuve, ment qui mine l’auteure colore la réalité non sans mal d’ailleurs, avec cette impres- d’un pays qui sombre chaque jour un peu sion générale d’un éga­ rement­ dans le plus dans les méandres silencieux de son dédale de l’effroi et de la réparation. Il isolement. › Bertrand Raison y a aussi une similitude, certes non pré- vue, d’un texte à l’autre car le passage vers Istanbul s’énonce comme un hommage Les 10 préjugés qui nous mènent à ceux qui, dans la Turquie d’Erdoğan, au désastre économique et perdent leur vie en essayant seulement financier, de Jacques de Larosière, de préserver leur liberté d’expression. Il Odile Jacob, 216 p., 22,90 € ne s’agit guère d’une prise de position théorique car la narratrice, qui rejoint son Directeur général du Fonds monétaire amant sur les rives du Bosphore, vit à la international de 1978 à 1987, Jacques fois le dé­litement­ de sa relation et celui de Larosière a été gouverneur de la

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Banque de France de 1987 à 1993, puis sonnements simplistes et les données président de la Banque européenne pour chiffrées non contextualisées. Cet effort la reconstruction et le développement de rigueur intellectuelle est le préalable de 1993 à 1998. Après avoir exposé les indispensable à la mise en œuvre des enseignements qu’il a tirés de ce par- réformes structurelles qu’appellent les cours hors du commun dans 50 ans de défis du XXIe siècle. › Annick Steta crises financières (Odile Jacob, 2016), il a étendu sa réflexion aux enjeux démogra- phiques, environnementaux et sociaux L’Assassinat de John F. Kennedy. dans Les lames de fond se rapprochent Histoire d’un mystère d’État, de (Odile Jacob, 2017). Il poursuit cette Thierry Lentz, Nouveau Monde œuvre de pédagogie en démythifiant Éditions, 448 p., 8,50 € dix idées reçues ayant trait au champ économique et financier. De cet inven- Plus de mille cinq cents livres ont paru taire d’une vulgate trop communément sur l’assassinat de John Fitzgerald Ken- admise – surtout dans les médias –, nedy le 22 novembre 1963 à Dallas. je retiendrai deux exemples suffisants Mais le brouillard épais qui l’entoure n’a pour souligner l’intérêt de l’ouvrage : pas été entièrement dissipé. Charles de « l’endettement public ne constitue Gaulle n’avait-il pas prédit à Alain Peyre- pas un problème majeur » et « des taux fitte quelques jours après le drame « On d’intérêt nuls ou négatifs facilitent le ne saura jamais la vérité. Car elle est trop financement de l’économie ». De tels terrible, trop explosive : c’est un secret préjugés sont également véhiculés par d’État. Ils feront tout pour la cacher ; c’est certains économistes professionnels. Ils un devoir d’État. Sinon, il n’y aurait plus contribuent de la sorte à la formation d’États-Unis » ? Mais régulièrement des du consensus sur la base duquel sont informations sortent. Elles ne sont pas conçues les politiques publiques. C’est toujours connues du public français. Ver- par ce biais que s’exerce leur nocivité. sion actualisée d’un précédent ouvrage, le En s’appuyant sur une documentation livre de poche de Thierry Lentz est une vaste et pertinente, Jacques de Larosière excellente et vivante synthèse qui raconte démonte, avec précision et clarté, ces les errements des services de police et le fausses évidences qui entravent la pen- rôle de la presse et des enquêteurs privés sée. Il corrige ce faisant des interpréta- sans lesquels l’affaire serait restée envasée. tions erronées largement répandues. Au La palme revint en 1991 au film d’Oli- fil de son analyse, il rappelle notamment ver Stone, JFK, une « bombe » destinée que John Maynard Keynes « n’a jamais à frapper fort afin de réveiller l’opinion. préconisé une hausse ininterrompue Car, sur fond de panique générale, bien de la dépense publique et de l’endet- des organismes officiels chargés de l’en- tement ». Il invite ainsi à aller au-delà quête ont expédié, voire bâclé, les inves- des apparences que constituent les rai- tigations. Beaucoup de précipitation,

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d’oublis et de petites négligences carac- les coups de poker du journalisme. À térisent les premiers pas. Communiste et l’époque des quotidiens de l’après-guerre, pro-castriste,­ Lee Harvey Oswald était le le métier rimait avec le système D pour coupable idéal. Il n’eut pas le temps de se dicter un article à une sténo depuis les défendre, puisque Jack Ruby le tua trois endroits les plus reculés. Il ne suffisait jours après le drame. L’affaire semblait pas de trouver l’information et d’écrire, pliée. il fallait aussi mettre la main sur un Les 888 pages du rapport de la Com- téléphone, et c’était loin d’être toujours mission Warren (du nom d’Earl War- facile. Par exemple, quand l’envoyé spé- ren, président de la Cour suprême), plus cial du Figaro Thierry Desjardins part sur les 26 volumes de pièces et d’annexes, les chapeaux de roue au Tibesti en 1967, sont, sous couvert d’apaisement, un il loue un avion au « milliardaire rouge » modèle d’« enfumage », avec des contra- Jean-Baptiste Doumeng et installe un dictions internes et des défauts. Réalisé relais radio dans un hôtel en Tunisie. à la demande de Lyndon Johnson, il fut La vie d’aventure des chercheurs d’in- publié un an après les faits et discrédité formations partout dans le monde au bout de deux, malgré l’événement transparaissait dans la qualité de leurs que représentait la publication d’une reportages, attendus avec impatience. telle masse de documents concluant à la Ils sentaient le sable chaud, on y enten- culpabilité d’Oswald et à la personnalité dait le fracas des armes ou bien le déses- dérangée de Ruby. poir de soldats, comme les Français À la fin de son livre, Thierry Lentz rap- d’Indochine défaits, sous le cliquetis de pelle l’importance du travail des enquê- la machine à écrire des Lucien Bodard, teurs non officiels, indispensables, pour Henri de Turenne et Eugène Mannoni, présenter sa version de « l’embuscade trois « mousquetaires » de France-Soir, bien organisée et réalisée par des pro- dont le tirage avoisinait alors le million fessionnels » ainsi que les responsabili- d’exemplaires. Son patron, Pierre Laza- tés entremêlées de groupuscules liés à la reff, dit « Pierrot-les-Bretelles », don- CIA et à la mafia. › Olivier Cariguel nait comme règle : « Pas un papier sans un personnage. » Les articles étaient plus longs qu’aujourd’hui, les plumes Le Journalisme avant Internet. Au devaient produire de la copie parfois à temps fou des grands reporters, de jets continus. Pas d’Internet, pas d’info José-Alain Fralon, La Tengo, 144 p., télévisée à la chaîne, mais plusieurs édi- 19 € tions par jour. Au cri de « France-Soir, dernière ! », les lecteurs affluaient. Avec le brin de nostalgie qui compose José-Alain Fralon ne se limite pas, à tra- l’ADN de la revue Schnock, José-Alain vers sa galerie de portraits, à raconter les Fralon, ancien grand reporter au Monde, exploits de confrères pour une bonne part nous fait revivre les grandes heures et disparus. Il donne une vision du métier,

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de ses contraintes, et interroge aussi ses nommait jadis les « travaux de grande contemporaines. Françoise Chipaux, cognée », il n’a pas eu le sentiment de reportrice du Monde, couvre son premier regarder dans le rétroviseur. « La char- conflit en 1983 au Tchad et découvre pente, comme la plupart des artisanats, la solidarité des journalistes en zone de est tout sauf figée. On y invente constam- guerre dans des situations dangereuses, ment, par les matériaux autant que par sans protection particulière, aujourd’hui les méthodes de travail. [...] Un des fac- inimaginables, vécues par « les conteurs teurs de progrès pour notre époque, plu- de vérité ». › Olivier Cariguel tôt que la fuite en avant, c’est le réemploi d’anciens savoirs ou rapports au monde en combinaison avec les techniques La Vie solide. La charpente modernes. » L’expérience d’Arthur Loch- comme éthique du faire, d’Arthur mann est singulière. On ne peut pas la Lochmann, Payot, 240 p., 15,50 € rapprocher de celle de Simone Weil, qui a souffert la réalité du fordisme et de la Dans Éloge du carburateur (La production industrielle sur les chaînes Découverte­, 2010), le philosophe amé- de montage chez Alsthom et Renault ricain Matthew B. Crawford a raconté en 1934 et 1935. La philosophe avait de quelle manière il avait abandonné ses épousé la « condition ouvrière » pour élèves et ses travaux en cours à l’univer- évoquer sa misère. Lorsqu’il restitue son sité de Virginie pour aller s’activer dans quotidien d’artisan, Arthur Lochmann un garage de Richmond où l’on réparait célèbre sa richesse et sa variété. À mesure des motos. L’« essai sur le sens et la valeur qu’il assimilait les gestes qui lui étaient du travail » qu’a suscité cette expérience enseignés par ses maîtres d’apprentissage, singulière a provoqué des vocations dans la souplesse d’une planche ou la structure le monde entier. Lorsqu’il étudiait la fibreuse du bois devenaient pour lui des philosophie à l’université, Arthur Loch- matières à merveille. › Sébastien Lapaque mann a peut-être médité cette « confron- tation avec le réel et la matière » dans un monde d’une transparence parfaite. Mais La Corne de vache et le ce n’est pas pour en finir avec le démon microscope. Le vin « nature », de l’abstraction et la « vie liquide » qu’il a entre sciences, croyances et choisi le métier de charpentier. « J’avais radicalités, de Christelle Pineau, simplement besoin d’un gagne-pain. Le La Découverte, 248 p., 20 € centre de formation d’Anglet, où j’habi- tais alors, avait des places en charpente et Un spectre hante le modèle viticole en électricité. La charpente l’emporta de productiviste : le vin dit « nature ». peu. Ce fut l’une des meilleures décisions À la fin des années soixante-dix, les de ma vie. » En sillonnant le sud-ouest jus goûteux et taquins produits sans de la France pour découvrir ce que l’on chimie de synthèse par des hérétiques

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et des rebelles qui refusaient le modèle sion nouvelle de la vie des sols et de la dominant semblaient destinés à rester microbiologie des vins (le microscope) confidentiels. Quatre décennies plus qu’ont permis les recherches de scienti- tard, on se les arrache. Les breuvages fiques tels que l’agronome Claude Bour- standardisés ne trouvent plus preneurs. guignon et le professeur du Muséum N’en déplaise à leurs détracteurs, les national d’histoire naturelle Marc- vins naturels sont partout, à la ville et André Selosse. › Sébastien Lapaque aux champs, dans les petits bistrots à la mode et les grands restaurants étoilés, en France et dans le monde entier. C’est Vol d’hommes, de Marie Lebey, le résultat d’une aventure humaine dont Bernard de Fallois, 144 p., 18 € les figures marquantes ont été Marcel Lapierre à Villié-­Morgon­, Philippe Lau- « Vol d’hommes », dit le titre du sixième rent à Montbrison­-sur-Lez­ et François livre de Marie Lebey : un titre volontai- Dutheil de la Rochère à Bandol. Ces rement ambigu et comme un clin d’œil précurseurs sont morts, mais leurs fils malicieux adressé au lecteur. En réalité, ont pris la relève et font école à leur ce « vol d’hommes » renvoie au cœur tour. Les calomnies, la mauvaise foi, les même du livre et de l’intrigue, puisque chicaneries administratives et la puis- la narratrice, Charlotte Cossé, a perdu sance de l’agro-industrie n’arrêteront son père Pascal quand elle avait 12 ans plus un mouvement destiné à durer. Les dans l’accident mystérieux d’un petit travaux de Christelle Pineau confirment avion de tourisme piloté par son meil- cette intuition. En Anjou, en Ardèche, leur ami, Daniel Morange, comme lui dans le Beaujolais, le Jura et le Miner- fervent gaulliste. L’accident pourrait vois, cette anthropologue est allée à la être un attentat… Les faits ont eu lieu rencontre des hommes et des femmes en 1971, et c’est une lettre reçue près de qui font le vin tel qu’on l’aime. Son récit quarante ans après qui déclenche l’en- de voyage dans la tribu des vins nature quête et le travail de mémoire. Tout l’art n’est pas moins étonnant que celui de de Marie Lebey est dans sa manière à la Claude Lévi-Strauss chez les Indiens fois élégante, drôle et nostalgique d’évo- Bororo. Son livre permet de saisir les quer les deux familles (celle des Cossé et nuances entre l’agriculture biologique celle des Morange) et leurs liens intimes et la biodynamie, les vins labellisés AB – les enfants aux cheveux taillés comme et les vins naturels. Refus des intrants des jardins à la française, les mères et synthétiques, rôle des levures indigènes, leurs occupations rituelles (les bigou- dosage du soufre, philosophie, réseaux : dis le samedi, les dîners au Banania le il nous dit tout. À le lire, on découvre dimanche) – ou d’évoquer les premiers que la révolution des vins nature repose flirts catastrophiques (les langues dans la à la fois sur un retour à la tradition (la bouche comme des limaces), les amants corne de vache) et sur une compréhen- de passage, toujours plus vieux pour

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ressembler un peu mieux au père, tou- jours un peu ridicules dans les moments d’intimité sous la plume acide et tendre de l’auteure. Plus que tout, c’est l’ombre du père, ce père tant aimé et tant cher- ché dans d’autres bras masculins, qui est au centre du livre. En somme, en moins de 150 pages mais avec un talent fou, ce sont trois recherches et trois enquêtes mémorielles qui se déploient, dont aucune ne peut aboutir. Celle, intérieure, qu’inspire cet amour pater- nel inconsolable, celle, quasi policière, concernant l’accident, et celle, plus his- torique, sur les années du gaullisme. Les hommes sont volés aux jeunes femmes trop tôt orphelines ; ceux que l’on aime, ceux que l’on croit aimer, ceux que l’on vole au chagrin le temps d’une étreinte. Comme la vérité, comme l’insouciance. Et l’on a beau interroger (sa mère, les archives), on a beau retourner sur les lieux des crimes, on a beau s’enivrer de liaisons, on ne s’y fait jamais. › Isabelle Lortholary

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