Carnets Revue électronique d’études françaises de l’APEF

Deuxième série - 16 | 2019 Le Récit inachevé: études sur Mai 68

Maria de Jesus Cabral, Carlos Carreto et Maria João Brilhante (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/carnets/9588 DOI : 10.4000/carnets.9588 ISSN : 1646-7698

Éditeur APEF

Référence électronique Maria de Jesus Cabral, Carlos Carreto et Maria João Brilhante (dir.), Carnets, Deuxième série - 16 | 2019, « Le Récit inachevé: études sur Mai 68 » [En ligne], mis en ligne le 31 mai 2019, consulté le 26 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/carnets/9588 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ carnets.9588

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SOMMAIRE

Introduction Mai 68 ou l’art de la parenthèse Maria de Jesus Cabral, Carlos F. Clamote Carreto et Maria João Brilhante

Mai-68... et après ? Une nouvelle donne politique. La France de 1962 à 1984 Gilles Richard

Mai 1968 : La fête des Dieux Jean-Jacques Wunenburger

Mai 68 ou l’imagination paradoxale Carlos F. Clamote Carreto

Des « Fins de L’homme » à la Naissance des Fantômes ou comment prendre la parole ? Ana Paiva Morais

Faut-il ‘achever’ mai 68 ? Enjeux et réflexions João Domingues

L’impromptu de Vincennes Lacan et le discours unis-vers-cythère au lendemain de mai 68 Cristina Álvares

Mai est un roman Luis Carlos Pimenta Gonçalves

Yes, peut-être de Marguerite Duras : réécriture de l’histoire Ana Fernandes

Romain Gary et Mai 68. Mots d’ordre et de désordre Jacques Isolery

Le néo-polar est-il un avatar littéraire de Mai 68 ? Pierre-Michel Pranville

La génération Mai 68 revisitée dans deux romans français contemporains Les Images d’Alain Rémond et Camarades de classe de Didier Daeninckx José Domingues de Almeida

Un pavé dans le lac… Mémoires d’une lycéenne peu rangée à Paris en mai 68 : un témoignage Paula Mendes Coelho

Maio de 68 e exílio Imagens do estrangeiro e imaginário nacional Álvaro Manuel Machado

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Introduction Mai 68 ou l’art de la parenthèse

Maria de Jesus Cabral, Carlos F. Clamote Carreto et Maria João Brilhante

1 Le cinquantenaire des « événements de mai-juin 1968 » comme il reste courant d’entendre dire en France, offre l’occasion de porter un regard décentré sur l’histoire récente et la portée sociale, politique et culturelle de Mai 68, moins sous le signe d’une commémoration que d’une réflexion transdisciplinaire prospective sur le legs de la « pensée 68 » (Ferry et Renaut, 1985), que d’aucuns auraient tout simplement aimé liquider (Weber, 1988, 1998, 2008).

2 En effet, la mémoire et les prolongements de Mai 68 demeurent au cœur de la vie politique de l’Hexagone, et ce depuis la fin des années quatre-vingt-dix marquant aussi bien un renouveau amorphe de l’activisme que les argumentaires électoraux, comme ceux qui virent l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy en 2007. Ils ont d’ailleurs marqué les récents débats politiques en France, notamment autour de l’intégration et de l’identité nationale.

3 C’est dire combien l’esprit soixante-huitard reste une évidence incontournable de la pensée et de la civilisation occidentales à confronter avec la génération et la réalité sociale un demi-siècle plus tard. D’autant plus que, bien plus qu’un simple « moment » (Michelle Zancarini-Fournel, 2008) de révolte sociale et générationnelle, estudiantine au départ – dans le contexte somme toute confortable des Trente Glorieuses – il fut le producteur de slogans, de mots d’ordre, d’adhésions et traductions diverses, tant révolutionnaires, politiques, littéraires, culturelles que morales et civilisationnelles dont nous sommes les légataires, souvent sans en avoir conscience.

4 En outre, Mai 68 permet de porter un regard et un recul critiques sur les « études culturelles » en tant que vulgarisation de la psychanalyse, du marxisme et de la linguistique / sémiotique, et terreau de cette révolte contre la littérature, la philologie, la stylistique et le commentaire autoritaire du texte ; son discours à plus d’un titre libertaire les ayant décisivement escortées et relayées, de telle sorte que bien des questionnements moraux, sociétaux, voire politiques actuels suscités par et dans la littérature, se voient inévitablement et quelque part associés aux, ou dissociés des aspirations soixante-huitardes.

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5 Il nous suffit de parcourir slogans et mots d’ordres qui ont scandé cette période pour nous rendre compte de la nature hétérogène, plurielle et kaléidoscopique de Mai 68. Révolution inachevée (car inachevable) ou éternel recommencement, Mai 68 est un récit paradoxal à plusieurs égards, soit en tant qu’épiphénomène qui a cependant marqué en profondeur l’imaginaire collectif, soit comme manifestation plus ou moins violente et créatrice d’un désir protéiforme de changement qui s’ancre dans l’absolue contemporanéité tout en ne cessant pas de brasser rêves et aspirations s’inscrivant dans la longue durée de l’histoire et du mythe. Si Mai 68 désigne un évènement qui semble suspendu dans le temps, il se veut également – et ceci dès le moment où il émerge et se développe – récit. Récit identitaire à la fois collectif et individuel, aux formes variées, à plusieurs voix ; récit multiperspectivé et incessamment reconfiguré au long des années. Et c’est bien pourquoi Mai 68 occupe une place et un statut particulier au cœur de l’histoire et de la culture contemporaines.

6 Comme le prouvent les nombreux travaux publiés, il existe foison de documents et de témoignages – directs ou indirects – qui permet aujourd’hui de lancer un regard analytique précis, distancé et critique sur Mai 68. Et néanmoins, ce que la pléthore de publications qui accompagne le cinquantenaire et la profusion de termes cherchant à nommer ou à circonscrire ce que fut ou a pu être Mai 68 mettent en évidence, c’est encore et toujours la dimension troublante de cette période et sa nature d’objet fuyant et quasi indéfinissable. De plus, l’évènement de Mai 68 – dont on a souvent répété qu’il inaugurait une nouvelle vision du monde et du sujet marquée par les problèmes de la mondialisation, de l’interculturalité, de la reconfiguration des valeurs bourgeoises (de la famille, des rapports au pouvoir ou à l’autorité au sens large), de la consommation et du spectacle – est tellement saturé de paroles, d’images, d’affects, de symboles, de réminiscences et de significations si diverses qu’il s’érige au rang d’une véritable mythologie moderne, comme en témoignent les expressions rythmant le discours de plusieurs auteurs qui ont participé au numéro spéciale de la revue Socio (10, 2018) consacré à Mai 68. Edgar Morin (Wieviorka, 2018c : 57) souligne qu’aucune révolte étudiante ultérieure « n’a eu le caractère symbolique et mythologique de Mai 68 » compte-tenu de la nature « quasi anthropologique » des « aspirations profondes » qui jaillissent de cette crise.

7 Dès lors, bien plus que ressasser les circonstances historiques de 1968, il importe d’en dégager des bilans et des réinventions prospectives telles qu’elles s’expriment en langue française tant sur le plan culturel que littéraire, et en suivre les réalisations et les enjeux.

8 Gilles Richard nous retrace les principales étapes du « moment 68 », le replaçant dans le contexte mondial des années 1960, placé sous le signe de mouvements socio-culturels diversifiés mais toujours politiquement marqués et fortement impulsés par la jeunesse. Au-delà de cette reconstitution historique, l’auteur examine les conséquences de Mai 68 jusqu’à nos jours, révélant une trajectoire non exempte de contradictions. Jean-Jacques Wunenburger s’attache à la question incontournable de l’imaginaire, qui est l’objet de nombre de ses travaux, pour l’interroger dans le contexte global de mai 68 et faire le jour sur ses grandes strates symboliques et mythiques. Étayée de Gilbert Durand, sa mythanalyse vient à dégager les figures de Prométhée et Dionysos avant d’en identifier quelques extensions contemporaines. L’imagination et son pouvoir est ensuite abordée sous l’angle théorique et épistémologique par Carlos Clamote Carreto, révélant un Mai 68 comme lieu de l’entre-deux où se joue un imaginaire perçu comme complexe et

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contradictoire. Ana Paiva Morais réfléchit quant à elle à l’expression « prise de parole » l’examinant à même des textes proches de l’époque, et faisant dialoguer notamment Jacques Derrida et Michel de Certeau. João Domingues s’intéresse aux romans d’Alain Finkielkraut et aux parallélismes culturels et politiques qui s’y glissent entre les années soixante-huitardes et notre époque. Cristina Álvares se penche sur les rapports entre Lacan et mai 68 afin de considérer ce mouvement à partir d’une perspective psychanalytique. Luis Carlos Gonçalves attire notre attention sur trois romans peu connus de l’époque où les événements de Mai sont reflétés à la fois sur le fond et sur la forme. Ana Fernandes nous introduit au cœur de la pièce Yes, peut-être de Marguerite Duras, pétrie du malaise de l’époque, où le fantôme de la guerre imprègne le présent. Jacques Isolery explore la tension entre roman et politique dans l’œuvre et la pensée de Roman Gary, sous l’angle de ses relations avec Jean Seberg et le général De Gaulle alors que Pierre-Michel Pranville s’intéresse au cas du “néo-polar”, dans le cadre de l’hypothèse générique d’un « avatar littéraire » du mouvement social. José Domingues de Almeida brosse une lecture sociologique de deux romans contemporains dont les échos avec les événements et les idées de Mai 68 confirment le rapport à la fois paradoxal et dynamique entre les deux époques.

9 En guise d’épilogue et sous la forme d’un témoignage, Paula Mendes Coelho évoque son expérience vécue à Paris dans un récit vivant et plein de charme où les Mémoires d’une jeune fille rangée de Beauvoir font converger deux révolutions : celle de Mai 68 et celle des œillets au Portugal en 1974. Partant lui aussi d'une évocation personnelle sur les événements de Mai vécus pendant son exil à Paris, Álvaro Manuel Machado nous propose une réflexion systématique et distancée sur les rapports entre la France et le Portugal dans la perspective de la Littérature comparée et de l'imagologie.

10 Nous tenons à exprimer notre reconnaissance à Maria Chiara Gnocchi, Annie Collovald, Paolo Tamassia, Graciete Besse, Évelyne Cohen et Boris Gobille pour leur précieuse collaboration au comité scientifique permanent de la revue, dans l’évaluation de quelques articles de ce dossier.

BIBLIOGRAPHIE

FERRY, Luc, RENAUD, Alain (1985). La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme, Paris : Gallimard, « Folio ».

WIEVIORKA, Michel (2018). « La réalisation d’un rêve impossible. Entretien avec Edgar Morin », Socio, 10 [1968-2018], pp. 55-67.

WEBER, Henry (1998). Que reste-t-il de Mai 68 ? Essai sur les interprétations des « événements », Paris : Seuil, « Points ».

ZANCARINI-FOURNEL, Michelle (2008). Le Moment 68. Une histoire contestée, Paris : Seuil.

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AUTEURS

MARIA DE JESUS CABRAL Universidade de Lisboa mjcabral[at]campus.ul.pt

CARLOS F. CLAMOTE CARRETO Faculdade de Ciências Sociais e Humanas | Universidade Nova de Lisboa ccarreto[at]fcsh.unl.pt

MARIA JOÃO BRILHANTE Faculdade de Letras da Universidade de Lisboa mbrilhante[at]campus.ul.pt

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Mai-68... et après ? Une nouvelle donne politique. La France de 1962 à 1984

Gilles Richard

1 Pour le 50e anniversaire de 1968, l'Association portugaise d'études françaises (APEF) a choisi de consacrer les deux journées de son Forum annuel, les 11 et 12 juin 2018, aux « événements de 68 » en France. Immense sujet sur lequel plus d'un millier d'ouvrages de tous types sont parus en un demi-siècle : essais, témoignages, études universitaires, publications de documents, numéros spéciaux de revues, de journaux quotidiens ou périodiques1 ; sans compter les expositions et leurs catalogues2, les conférences, les rétrospectives radiodiffusées ou télévisées, les films documentaires3 ou de fiction4.

2 Face à une telle masse de matériaux, l'historien que je suis ne peut qu'être frappé par l'écart considérable qui existe entre la réalité des faits tels qu'ils se sont déroulés d'une part, la mémoire collective dominante qui en est conservée d'autre part. Dans la France d'aujourd'hui, une vision rétrospective s'impose en effet avec la force de l'évidence : le Mai-68 français n'aurait été qu'un épisode d'un 68 global pensé comme un mouvement planétaire de contestation socio-culturelle impulsé par la jeunesse scolarisée des grandes villes. Certes, les contestations étudiantes existèrent bel et bien, puissantes dans nombre de pays. Les « années 1968 » furent une période où « la jeunesse » se montra prompte à rejeter « l'impérialisme » dans le contexte des décolonisations largement entamées en Asie et en Afrique – l'empire portugais connaissant une situation quelque peu décalée dans le temps alors que la France avait perdu l’essentiel de ses colonies entre 1960 et 1962. Cela se traduisit de part et d'autre de l'Atlantique mais aussi en Asie et même dans quelques pays d'Afrique comme le Sénégal, par d’innombrables manifestations contre la guerre du Viêt-Nam et l'apartheid en Afrique du Sud ainsi que par une grande attention portée au problème du « sous- développement » et une sorte de culte voué à l'image héroïque d'Ernesto « Che » Guevara. Mais de là à prétendre que tous les pays ou presque vécurent une situation comparable, il y a un pas qu'il me paraît difficile de franchir, les transferts d'expériences, fort complexes par nature et au demeurant encore mal connus,

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n'effaçant pas les spécificités des différentes sociétés concernées. Ainsi, les maoïstes français, peu nombreux mais très actifs et médiatisés, déjà engagés dans « l'établissement » en usines5 pour y développer la conscience révolutionnaire des masses ouvrières à leurs yeux anesthésiées par les « bureaucrates » et les « réformistes », n'avaient aucun rapport réel avec les Gardes rouges, lycéens en majorité, armés par Mao Zedong et Lin Biao pour éliminer par la force les cadres réputés « droitiers » au sein du Parti communiste chinois. De même, les étudiants tchécoslovaques qui refusaient le stalinisme et aspiraient à la démocratisation de leur pays grâce à l'instauration d'élections libres et d'un système partisan pluraliste, n'étaient manifestement pas sur la même longueur d'onde que bon nombre de leurs homologues français critiquant à l'envi la « démocratie bourgeoise » et qualifiant les élections de « piège à cons ».

3 Bien des ressemblances soulignées, dans une vision « globalisante » à la mode de nos jours, entre les événements survenus dans divers pays en 1968 ne sont en fait que partielles, voire superficielles et, quoi qu'il en soit, les connexions d'un pays à l'autre – bien réelles parfois : les liens entre SDS ouest-allemand (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) et JCR française (Jeunesse communiste révolutionnaire) par exemple – ne peuvent à l'évidence tout expliquer. Et surtout pas les événements survenus en France dont la spécificité fut particulièrement nette.

4 La France est un pays où l’on aime commémorer le passé ; « 68 » n'échappe pas à la règle. Notons toutefois que rien ou presque n'eut lieu en 1978, année d’échec des gauches désunies aux élections législatives. Dix ans plus tard en revanche, année qui vit François Mitterrand réélu président de la République, parut aux éditions du Seuil le livre d'Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, qui connut un très grand succès. Il braquait les projecteurs de la mémoire sur quelques dizaines d'intellectuels parisiens qui pour la plupart avaient, vingt ans après les événements, trouvé leur place au sein des classes dirigeantes, à commencer par Serge July et Daniel Cohn-Bendit. Plus largement, l'ouvrage donnait de 68 l'image d'un mouvement avant tout étudiant dont l'épicentre aurait été le Quartier latin à Paris. En 1998, l'appréhension des faits commença toutefois à évoluer grâce aux premiers colloques d'historiens organisés en lien avec les services d'archives et la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine)6. Mais ce fut surtout en 2008 que la vague mémorielle prit des dimensions impressionnantes (plus de 300 ouvrages en un an7), portée par les effets de la campagne présidentielle de 2007 durant laquelle Nicolas Sarkozy avait fait de la liquidation de « l'héritage de 68 » un des principaux points de son programme. L'année 2018 s'inscrit dans le prolongement des travaux publiés depuis dix ans, mettant désormais davantage l'accent sur la publication de témoignages d'acteurs ordinaires8 et analysant les événements de façon fine à l'échelon des régions et des villes de province9.

5 Avec 50 ans de recul, on peut donc maintenant considérer comme définitivement assuré, même si la mémoire collective dominante ne l'a pas encore pleinement intégré, le fait que 68 ne s'est pas réduit en France à des combats de rue entre étudiants et policiers au Quartier latin – à propos desquels les commentateurs continuent de s’étonner qu'ils n'aient pas fait de mort et de louer la sagesse du préfet de police Maurice Grimaud. Or, 68 fut un événement à la fois national et d'une grande violence : sept morts (tous en dehors du Quartier latin) en deux mois et plus de 8 000 blessés dont des dizaines très gravement (œil perdu, membre amputé, traumatisme crânien avec

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séquelles, etc.). Et l'aspect le plus important ne fut pas tant le mouvement de contestation des étudiants que le déclenchement d'une grève générale d'une ampleur jamais vue en Europe, sept millions de grévistes occupant les entreprises quatre semaines durant. Aucun autre pays, l'Italie mise à part avec son « Mai rampant » décalé dans le temps, ne connut une telle situation.

6 Sur la base de ce constat aujourd'hui solidement documenté par les historiens et l'ensemble des chercheurs en sciences sociales, quatre points méritent à mon sens d'être précisés.

Mai-68 a commencé avant mai 1968

7 La contestation de l'ordre établi n'a pas débuté le 3 mai avec la manifestation étudiante boulevard Saint-Michel suite à l'évacuation de la Sorbonne par la police, ni même le 22 mars avec l'occupation du bâtiment de la direction de l'université de Nanterre, mais bien plutôt en 1965-1966 avec les protestations contre le règlement des cités universitaires non mixtes et la critique publique d'un système pédagogique devenu inadapté à la massification des universités. Parallèlement, le monde salarié entra dans un cycle décennal d'insubordination dans le cadre du pacte d'unité d'action signé entre la CGT et la CFDT en 1966. Dès 1967, le nombre des journées de grèves dépassa le seuil des quatre millions, conduites notamment contre les ordonnances gouvernementales qui s'attaquaient pour la première fois de manière frontale à la Sécurité sociale10. Impossible dans ces conditions d'analyser Mai-68 comme un processus historique déclenché par les étudiants et auquel les ouvriers se seraient ralliés au milieu du mois de mai. Des luttes sociales tous azimuts étaient déjà bien engagées, les salariés ayant leurs propres revendications et leur propre calendrier de manifestations. Ainsi, une série d'actions régionales unitaires « tournantes » était programmée pour avril-mai 1968 – le 8 mai, un jour calme dans le Quartier latin, l'Ouest de la France connut des défilés au cri de « l'Ouest veut vivre », d'une ampleur jamais vue encore, y compris dans des petites villes comme Pontivy, Redon, Lamballe ou Landerneau11.

8 Exemple emblématique des luttes ouvrières, la grève déclenchée dès la fin du mois d'avril à l'usine Sud-Aviation de Bouguenais, près de Nantes, pour des questions de salaires et de conditions de travail. Après trois semaines de conflit et face à l'intransigeance de la direction parisienne du groupe (Maurice Papon, ancien préfet de police de Paris, avait pris la tête de l'entreprise publique Sud-Aviation en 1967), les 2 000 salariés de l'usine, voyant le succès de la grève nationale du 13 mai en soutien aux étudiants victimes des violences policières et ayant participé, au moins pour certains d'entre eux, à la nuit d'émeute qui avait suivi jusque dans les jardins de la préfecture de Loire-Atlantique à Nantes, décidèrent le 14 au matin d'occuper les locaux et de séquestrer – « retenir » dans le langage syndical – les cadres dirigeants de l'usine. Cette occupation inspira dès le lendemain plusieurs usines en lutte dans la région du Havre, rejointes le 16 par les 35 000 ouvriers de l'usine Renault de Boulogne-Billancourt, la plus grande usine de France alors. Une semaine plus tard, près de sept millions de salariés étaient en grève. Difficile, on le voit, dans ces conditions de prétendre que les manifestations étudiantes du Quartier latin furent à l'origine de la grève générale. On assista plutôt à la mi-mai à un processus de coagulation de luttes diverses et déjà engagées, dans une crise sociale générale, débouchant en quelques jours sur une crise politique qui poussa Charles de Gaulle à interrompre son voyage officiel en Roumanie.

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Y eut-il pour autant « vacance du pouvoir » ?

9 Ce fut ce que prétendit dans sa conférence de presse du 28 mai François Mitterrand, candidat d'union des gauches à l'élection présidentielle de 1965 et dirigeant de la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste), une organisation qui regroupait les forces de « la gauche non communiste » comme on disait alors. Face à la paralysie du pays, il pronostiqua la démission prochaine du chef de l'État, annonça qu'il serait candidat à sa succession et désigna par avance Pierre Mendès France comme son futur Premier ministre ! Mais tout démontre aujourd'hui que loin d'être vacant, le pouvoir gaulliste, avant même que Charles de Gaulle partît à Baden-Baden chercher le soutien des chefs de l'armée et revînt triomphalement le 30 mai, était toujours en place. Georges Pompidou fut sans conteste la figure centrale de la résistance à la contestation généralisée. Il défendit sa politique à l'Assemblée nationale, rencontra plusieurs dirigeants centristes, organisa la négociation avec les syndicats, pesa de tout son poids pour que le président de la République reportât sine die le référendum qu'il avait annoncé le 24 mai, manœuvra pour accélérer la reprise du travail dans la Fonction publique début juin et supervisa personnellement la préparation des élections législatives des 23 et 30 juin – elles furent un véritable triomphe pour le parti gaulliste dont le Premier ministre avait pris le contrôle depuis 1967.

10 Tout cela se fit néanmoins – sans qu'on l'ait bien saisi sur le moment – sur la base d'une rupture définitive entre Charles de Gaulle et Georges Pompidou. Chacun analysait alors la situation à sa façon. Pour le premier, il fallait rétablir l'ordre par tous les moyens, y compris militaires, mais engager ensuite, sans tarder, une profonde réforme des entreprises en y instaurant « la participation » de tous les salariés à leur gestion. Pour le second au contraire, il fallait arrêter la grève générale en jouant sur les divisions des adversaires du pouvoir et en faisant un certain nombre de concessions (ce fut l'objet des négociations au ministère du Travail, rue de Grenelle, du 25 au 27 mai) mais il n'était pas question de la moindre « participation » qui aurait porté gravement atteinte au pouvoir patronal dans les entreprises.

11 C'est seulement sur la base de cette rupture politique entre les deux hommes que l'on peut comprendre les événements du printemps 1969 : échec du référendum voulu par Charles de Gaulle (dès le début de la campagne référendaire, son ancien Premier ministre se posa ouvertement en successeur tandis que Valéry Giscard d'Estaing appelait publiquement à voter « non ») puis élection de Georges Pompidou à l'Élysée, avec le soutien du même Valéry Giscard d'Estaing qui retrouva en échange le ministère des Finances, perdu en 1966 sur pression des gaullistes de gauche.

12 On le voit, l'étude de « 68 » ne peut se réduire à la seule période de mai et juin 1968. La contestation du pouvoir gaulliste et de l'organisation de la société, commencée avant 1968, se poursuivit bien après.

De 1968 à 1974, espoir ou crainte d'un nouveau Mai-68

13 S'en tenir au constat, souvent répété, d'une contradiction entre la plus grande grève générale de l'histoire nationale (et européenne) déclenchée le 13 mai 1968 débouchant

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le 30 juin sur la plus grande victoire électorale des droites depuis les débuts de la IIIe République (qu'un groupe parlementaire – le groupe gaulliste en l'occurrence – eût à lui seul la majorité des sièges au Palais-Bourbon ne s'était jamais vu) ne peut suffire à comprendre l'enjeu de ces huit semaines évoquées précédemment. C'est qu'un si puissant mouvement social produit nécessairement des effets à moyen et long termes que l'on ne pouvait sur le moment envisager. Plusieurs semaines de perturbation du quotidien permirent ce que Michelle Zancarini-Fournel et Xavier Vigna ont appelé des « rencontres improbables ». Rencontres tout d'abord entre jeunes ouvriers et jeunes étudiants, souvent côte à côte dans les manifestations à Paris et en province, ou dans les occupations d'établissements publics, à commencer par la Sorbonne ; rencontres aussi entre ouvriers en grève et paysans solidaires venant leur apporter de la nourriture gratuitement – il en sortit le mouvement des « paysans travailleurs » de Bernard Lambert, à l’origine de l’actuelle Confédération paysanne ; rencontres enfin entre ouvriers, techniciens, cadres et ingénieurs dans plusieurs dizaines de grandes usines occupées où l'on échangea longuement sur les nouvelles façons de gérer les entreprises et où émergea l'aspiration à « l'autogestion » qui allait marquer bien des conflits sociaux des années suivantes.

14 À moyen terme, les conséquences de ces « rencontres improbables » mais aussi des contradictions apparues durant les événements furent considérables. Soulignons d'abord l'essor de ce que les historiens nomment la deuxième vague féministe. Dès 1970, les femmes engagèrent un combat sans concession bien que pacifique sur les questions de la contraception et du droit à l'avortement – « un enfant si je veux, quand je veux »12. Émergea aussi l'écologie politique, d'abord portée par de multiples associations de défense de la nature. Les mouvements régionalistes prirent leur essor : Corse, Bretagne, Alsace, Pays basque, « Occitanie ». Autant d'aspects qui reçurent leur traduction politique lors de l'élection présidentielle de 1974 : première femme candidate (Arlette Laguiller), premier candidat écologiste (René Dumont), premiers candidats pour une Europe des régions (Guy Héraud et Jean-Claude Sebag). Plus largement, le système partisan amorça une évolution d'ampleur. Durant les « Trente Glorieuses », les gaullistes à droite et les communistes à gauche avaient dominé la vie politique ; à compter du milieu des années 1970, les libéraux, sous la conduite de « VGE », et les socialistes, sous celle de François Mitterrand, s'imposèrent progressivement sur leurs partenaires respectifs13 : en 1981, les deux hommes s'affrontèrent au second tour de l'élection présidentielle. Insistons enfin sur le fait qu'en profondeur, les valeurs traditionnelles de la société, en lien souvent avec celles de l'Église, se trouvèrent remises en cause : l'autorité, la nation associée à l'armée (le long combat contre l'extension du camp militaire du Larzac débuta en 1972), la famille, le travail.

15 Sur ce dernier point, le patronat organisé, c’est-à-dire le CNPF (Conseil national du patronat français), se montra particulièrement perspicace, mesurant sur-le-champ le danger qu'il y avait à laisser contester l'organisation capitaliste taylorisée des entreprises.

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Le CNPF à l'avant-garde de la contre-offensive des classes dirigeantes

16 C'est sans doute l'aspect le moins connu du « moment 68 » que la façon dont le grand patronat réagit à la grève générale. Sur le moment, il s'en remit pour l'essentiel au gouvernement de Georges Pompidou. Mais dès l'automne, une réflexion de fond s'engagea pour chercher les moyens d'endiguer la contestation de l'ordre économique. La figure centrale autour de laquelle une stratégie de contre-offensive s'élabora fut sans conteste François Ceyrac, alors vice-président du CNPF et président de la commission sociale de l'organisation.

17 Entré en 1936 au service du patronat comme « permanent » chargé de rédiger les conventions collectives pour l’UIMM (Union des industries métallurgiques et minières), il avait acquis une excellente connaissance des syndicats de salariés et noué des relations étroites avec le secrétaire général de Force ouvrière (FO), André Bergeron, tout en étant très proche de Georges Pompidou dont il avait été le condisciple au lycée Louis-le-Grand à la fin des années 1920. L’autogestion était le danger principal aux yeux des patrons. Comment empêcher les salariés, des ouvriers jusqu’aux cadres, de réclamer le contrôle de la gestion des entreprises, et comment enrayer la vague des grèves qui s'amplifia à nouveau après une brève accalmie en 1969-1970, jetant dans les luttes de plus en plus de femmes et d'immigrés ?

18 Sans qu'il soit ici possible d'entrer dans tous les détails de la stratégie mise au point14, disons que le patronat organisé, derrière François Ceyrac devenu président du CNPF en 1972 à la place de Paul Huvelin, choisit d'entrer directement dans le combat pour défendre « l'entreprise ». Lors de l'émission « À armes égales » sur la deuxième chaîne le 27 octobre 1970, François Ceyrac accepta d'affronter en direct durant deux heures le secrétaire général de la CGT, Georges Séguy, sur le thème de la grève : jamais jusque-là un responsable patronal n'avait en France accepté une telle chose. On expérimenta dans les entreprises une série de réformes dans les modes de gestion des salariés : nouveau « management » des cadres, recours à l'intérim pour les jeunes et au temps partiel pour les femmes, etc. Mais à plus long terme, ce fut le taylorisme dans son ensemble qui fut remis en cause, remplacé par une nouvelle organisation du travail en équipes réduites et collectivement responsables tandis que les prodromes de ce que l'on n'appelait pas encore la révolution numérique – on parlait alors d’« automation » – permit de réduire le nombre des ouvriers nécessaires, entraînant par contrecoup l'augmentation du chômage.

19 De ce combat quotidien du patronat organisé pour défendre l'organisation économique capitaliste, livré pied à pied, jour après jour avec le soutien des gouvernants, quasiment officiel à partir de l'arrivée de Raymond Barre à Matignon, le mouvement ouvrier qui s'était construit dans les luttes depuis les années 1880 fut la principale victime. Dès 1977-1978, les syndicats commencèrent à perdre des adhérents, sans jamais pouvoir redresser la situation. Certes, en 1981, les gauches conquirent le pouvoir : François Mitterrand entra à l'Élysée et Pierre Mauroy prit la tête d'un gouvernement d'union, comportant quatre ministres communistes. Mais cela survint dans un contexte défavorable : outre l'affaiblissement des syndicats de salariés déjà bien entamé, le PCF était lui aussi entré dans un processus de déclin irrémédiable tandis que dans les grands pays comparables à la France s'imposaient des dirigeants ouvertement acquis au néolibéralisme (Margaret Thatcher au Royaume-Uni en 1979, Ronald Reagan aux États-

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Unis en 1980, Helmut Kohl en RFA en 1982). Dès 1983, les socialistes au pouvoir renoncèrent à leur programme de transformation sociale et en 1984, le remplacement de Pierre Mauroy par Laurent Fabius scella la marginalisation des communistes, au moment même où s'amorçait la montée en puissance du Front national15.

20 De ce 68 français évoqué ici à grands traits, quelles « leçons » retenir – si tant est que l'histoire puisse en donner ? J'en soulignerai deux, contradictoires à l'image des événements décrits.

21 La première « leçon » est économique. On peut, dans un grand pays industriel, augmenter le salaire minimum (il fut créé en 1950, le SMIG – salaire minimum interprofessionnel garanti – et devint le SMIC – de croissance – en 1970) de 35 % d'un seul coup sans provoquer un effondrement économique. Au contraire pourrait-on même dire, puisque le taux de croissance du PIB français connut ses plus hauts niveaux (6 à 7 % par an en moyenne) durant les cinq années qui suivirent cette hausse spectaculaire, acceptée par le patronat pour arrêter la grève générale – selon la même logique qui avait prévalu à l'occasion de la grève générale du printemps 1936.

22 La seconde « leçon » est politique. La plus grande grève générale de l'histoire européenne ne provoqua pas l'effondrement du régime et moins encore la révolution attendue par nombre des contestataires. Au contraire puisque l'UDR (Union pour la défense de la République, le parti gaulliste) remporta une écrasante victoire électorale les 23 et 30 juin 1968. Ce qui rappelle qu'un mouvement social, si puissant soit-il, ne peut déboucher sur une révolution qu'à la condition d'être associé à un mouvement politique qui lui donne les moyens d'atteindre concrètement les buts recherchés. Une « leçon » qui, en ce mois de décembre 2018 où je reprends le texte de ma conférence de juin dernier, marqué en France par le mouvement dit des « Gilets jaunes », semble plus que jamais valable...

NOTES

1. Par exemple, le numéro spécial de Beaux-Arts Magazine, paru en avril 2018 et titré « Mai 68. La révolution des images de A à Z ». 2. Dernière en date, aux Archives nationales (Hôtel de Soubise, à Paris) d’avril à septembre 2018 : « 68. Les archives du pouvoir ». Le catalogue : ARTIÈRES, Philippe et GIRY, Emmanuelle (2018). 68. Les archives du pouvoir. Chroniques inédites d’un État face à la crise, Paris : L’Iconoclaste. 3. L’Institut national de l’audiovisuel a réédité en 2008, avec l’aide du CNC et des éditions Montparnasse, plusieurs films tournés par des cinéastes solidaires du mouvement social, notamment ceux de Chris Marker dont certains produits par Slon-Iskra. 4. Un exemple parmi beaucoup d’autres : Milou en mai de Louis Malle (1990). Le film donne une vision décalée bien que clairement socio-politique des événements, vécus dans le département rural du Gers par une famille bourgeoise qui se retrouve et se déchire autour d’un héritage.

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5. Sur l’établissement, voir l’extraordinaire témoignage de Robert Linhart dans L’établi, paru aux éditions de Minuit en 1978. Et le témoignage de sa fille, Virginie Linhart Le Jour où mon père s’est tu, aux éditions du Seuil en 2008. 6. Le plus important : Les Années 68. Le temps de la contestation, organisé par Geneviève Dreyfus- Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy et Michelle Zancarini-Fournel, publié chez Complexe (Bruxelles) en 2000. En 1988, un premier colloque d’historiens et de politistes, 1968. Exploration du mai français, avait ouvert la voie, organisé par René Mouriaux, Annick Percheron, Antoine Prost et Danielle Tartakowsky. Il fut publié chez L’Harmattan en 1992. 7. Le principal par son ampleur de vue, dirigé par Philippe ARTIÈRES et Michelle ZANCARINI- FOURNEL et titré 68. Une Histoire collective, paru aux éditions La Découverte en 2008. 8. Le plus original est sans doute l’ouvrage de témoignages (plusieurs centaines) coordonné par Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille et Érik Neveu : Mai 68 par ceux qui l’ont vécu, publié par les éditions de L’Atelier et Médiapart. 9. Voir le beau livre de Christian Bougeard paru aux Presses universitaires de Rennes en 2018 et titré Les Années 68 en Bretagne. Les mutations d’une société (1962-1981). 10. Sur ce thème de l’insubordination ouvrière, le livre de référence est celui de Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années 1968. Essai d’histoire politique des usines, paru aux Presses universitaires de Rennes en 2007. 11. Christian Bougeard, Vincent Porhel, Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier (dir.) L’Ouest dans les années 68, Presses universitaires de Rennes, 2009. 12. Parmi les nombreux ouvrages sur ce sujet, on peut lire celui de Florence Rochefort, Bibia Pavard et Michelle Zancarini-Fournel intitulé Les Lois Veil. Contraception 1974. IVG 1975, paru chez Armand Colin en 2012. 13. Sur cette question, voir les actes du colloque organisé par Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier, Les Partis à l’épreuve de 68. L’émergence de bouveaux clivages, 1971-1974, publié aux Presses universitaires de rennes en 2012. 14. Des éléments dans le livre de Xavier Vigna déjà cité et dans celui de Gilles Richard intitulé Mai 68… et après ? Une nouvelle donne politique, publié par le CRDP d’Aquitaine dans la colelction « Histoire de notre temps », en 2008. 15. Vue d’ensemble sur l’évolution politique dans Gilles Richard Histoire des droites en France de 1815 à nos jours, paru chez Perrin en 2017.

RÉSUMÉS

Le « moment 68 » français s’inscrivit dans un contexte mondial ouvert au début des années 1960 et marqué par des mouvements socio-culturels multiformes, toujours à forte connotation politique, dans lesquels la jeunesse occupa une place de choix. Mais il représenta en même temps un événement spécifique, sans commune mesure avec ce que les autres pays occidentaux connurent, Italie exceptée. En effet, les mois de mai et juin 1968 virent se dérouler en France une immense grève générale conduite (7 millions de grévistes) avec occupation des entreprises. Ce mouvement social atypique – largement oublié aujourd’hui – eut des conséquences contradictoires. Il ouvrit une période de luttes sociales tous azimuts (grèves de femmes et d’immigrés, deuxième féminisme, essor de l’écologie, antimilitarisme) pendant que communistes et socialistes concluaient une alliance politique comme en 1936. Mais les classes dirigeantes,

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conscientes des menaces qui pesaient sur le capitalisme et l’organisation de la société, s’activèrent à l’inverse pour trouver des contre-feux nécessaires pour sauvegarder l’ordre social, au prix d’un certain nombre de concessions que la victoire de V. Giscard d’Estaing aux présidentielles de 1974 permirent de mettre en œuvre.

The French « moment 68 », is placed within a world-wide context which began in the early 1960s and was marked by multiple, strongly political, socio-cultural movements in which youth assumed a prominent position. Yet, at the same time, it also represented a specific event incommensurate with what other western countries experienced, with the exception of Italy. Indeed, May and June of 1968 were stage to a massive general strike (7 million strikers) along with the occupation of companies. This largely forgotten, atypical social movement had contradictory consequences. It led to an all-encompassing period of social struggle (women’s and migrants’ strikes, a second feminist wave, the development of environmentalism and antimilitarism), while communists and socialists struck up a political alliance as had occurred in 1936. However, the ruling classes, aware of the emerging threat to capitalism and to the organisation of civil society, strove to find countermeasures that safeguarded social order at the expense of a number of concessions implemented with V. Giscard d’Éstaing’s 1974 victorious presidential elections.

INDEX

Mots-clés : clivage droites-gauches, contre-culture, grève générale, jeunesse, mouvements sociaux Keywords : right-left division, counterculture, general strike, youth, social movements

AUTEUR

GILLES RICHARD Université Rennes 2 gilles.richard[at]univ-rennes2.fr

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Mai 1968 : La fête des Dieux

Jean-Jacques Wunenburger

1 Les événements sociaux et politiques du printemps 1968 en France ont été une occasion assez rare d’assister à une effervescence collective, scandant des slogans porteurs de rêves et d’idéaux utopiques, sur un mode intempérant et intempestif, destinée à activer un changement brutal et massif des institutions et des mœurs. On peut, selon les angles d’approche et les systèmes d’interprétation, y voir tantôt une révolution destinée à accoucher à terme d’un monde nouveau, tantôt une révolte passagère et limitée contre un système appréhendé comme oppressif, tantôt une sorte d’inversion festive du monde au présent (dans le sillage des « fêtes des fous » médiévales et du carnaval). De même que ces évènements échappent à un concept unique et homogène, les images et les paroles qu’ils ont engendrées émargent dans différents registres idéologiques et symboliques, renvoyant à des filiations marxistes, anarchistes, mouvements alternatifs, contre-culture, etc. Cette pluralité bariolée de références et d’injonctions est de plus portée par des groupes aux identités variées et parfois incompatibles.

2 Loin de vouloir refaire l’histoire complexe, largement déjà restituée, de cette période, nous voudrions avant tout cerner l’imaginaire global de cette période, pour en dévoiler de grandes strates symboliques et mythiques. Cette « mythanalyse », chère à Gilbert Durand, permettrait de voir dans cette période un moment significatif de flux et de confluence d’imaginaires antérieurs, sur fond d‘une évolution selon des périodes longues, qui amènent à passer de la micro-histoire sociologique à la métahistoire du changement des grands récits.

3 De ce point de de vue, nous formulons l’hypothèse que les mythèmes dominants, revendiquant un nouveau monde ou un monde l’envers, se laissent interpréter comme la scénarisation et la célébration de deux divinités, Prométhée et Dionysos, en conflits mytho-culturels depuis longtemps, et qui se retrouvent sur la scène de l‘histoire, mais selon des phases décalées. Mai 68 se laisserait donc comprendre à travers une typologie de divinités inspiratrices et selon un calendrier cyclique propre à chaque prototype. Si Prométhée, dieu de la modernité industrielle et du progrès, semble connaitre un ultime sursaut, Dionysos, emblème de la transgression pulsionnelle, paraît (re)prendre sa place par son irruption sauvage, avant que les deux ne quittent finalement l’histoire, à

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la fin du XXe siècle, au profit d’un retour d’Hermès, figure des échanges et de la communication.

4 Autrement dit, le « moment 68 » peut se laisser analyser selon le modèle « potamologique » durandien, pour qui chaque imaginaire social est comme un fleuve qui connait successivement source, ruissellement, partage des eaux, confluence, dénomination, aménagement des rives et épuisement dans le delta1. Mais 68 pourrait même être compris comme une confluence de deux fleuves, un majeur et un mineur, ce qui provoque un tourbillon assez chaotique des flux, avant de donner naissance au fleuve post-68, une postmodernité communicationnelle. Comment décrire cette géographie et cette histoire des mythes dans les années 1960-1980, sur fond non d’une identité fermée unitaire, mais d’une bipolarité transitoire, médiatrice d’un monde nouveau en un sens différent de celui qui était fêté et prophétisé par les acteurs de mai 68 ?

Les bassins fluviaux des imaginaires

5 Les événements du printemps 68 apparaissent comme un moment de confluence de deux filiations mytho-idéologiques2, l’une liée au progressisme marxiste et à ses variations-déviations, l’autre à une contre-culture anarchico-gauchiste, qui prennent leurs sources, l’une plutôt en URSS, l’autre plutôt aux USA (et même en Californie).

1. Le fleuve de la révolution prolétarienne marxiste-léniniste

6 Si l’activisme contestataire du monde étudiant a été le plus réactif et le plus inventif en styles d’agitation et en proclamations libératrices, le mouvement de fond de la grève généralisée a été porté surtout par les syndicats et partis marxistes, qui ont cherché à récupérer le mouvement contestataire de la jeunesse (« mouvement du 21 mars ») en le mettant au service des revendications des travailleurs. Mai 68 apparait bien, de ce point de vue, comme une phase un peu improvisée et opportuniste du récit marxiste de révolution prolétarienne contre l’ordre bourgeois, accaparant les instruments de production et exploitant la classe ouvrière. Cette version populaire s’enracine dans les analyses hégélo-marxiennes qui font de l’aliénation par le travail le moteur d’un renversement de la domination bourgeoise.

7 On a pu établir que ce grand récit du XIXe siècle de la révolution communiste, devait sa force de conviction et de contagion au renforcement par le mythe latent de la souffrance rédemptrice du récit chrétien, le Christ symbolisant l’aliénation de l’humanité adamique condamnée au travail après la Chute, avant de connaitre un salut libérateur3. Cette matrice théologico-politique de la révolution prolétarienne a été renforcée par la tradition apocalyptique millénariste, depuis les prophéties médiévales de Joachin de flore, pour qui la violence des justiciers de Dieu devait hâter le temps du Troisième Âge, phase d’un millenium de paix et de justice4.

8 Mais à l’intérieur de ce grand récit, entretenu internationalement par l’URSS, se sont mis à proliférer plusieurs micro-récits, qui en sont autant de variations ; on peut en identifier quelques familles : a. l’orthodoxie communiste, contrôlée par le parti communiste, inféodé à Moscou, qui repose sur une organisation centralisée, hiérarchique, bureaucratique, qui va de plus en plus apparaitre comme une version du totalitarisme5 ;

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b. le trotskisme, qui repose sur des organisations quasi secrètes, sectaires et cloisonnées, pour subvertir le système de l’intérieur (la taupe) et parfois armées, pour faire régner la violence contre les ennemis présumés que sont les agents et les organisations du capitalisme ; c. une extrême gauche prolétarienne, qui cherche ses sources d’inspiration dans le maoïsme ; d. un gauchisme spontanéiste, plus activiste que pratiquant l’entrisme, mais qui était déjà taxé de « maladie infantile du communisme » par Lénine ; e. un courant autogestionnaire, d’inspiration Proudhonienne, nourrie de l’expérience titiste en Yougoslavie, et qui inspirera des activismes sociaux après la période 68 (années 70) ; f. en marge, un mouvement dissident plus hégélien que marxien, dit situationniste, qui se déploie selon des références plus ludiques qu’organisationnelles, dont les analyses rejoignent déjà les rives de l’imaginaire du second fleuve.

2. Le fleuve de la contre-culture américaine

9 Paradoxalement, une autre racine contestataire, largement présente dans les motivations et revendications des étudiants, ne vient pas d’URSS mais des USA, en particulier des universités californiennes (Berkeley). Elle s’inscrit dans un autre grand récit spontanéiste alternatif de transgression des normes et des limites imposées par la culture occidentale, plus que par la seule classe bourgeoise (« il est interdit d’interdire », « sous les pavés la plage », « l’imagination au pouvoir »). Cet imaginaire (déjà préfiguré par les analyses de l’Ecole de Francfort6) est enfant d’Orphée, de la sexualité libérée, de la nudité, du désir, de la communauté, etc. Il combat la morale bourgeoise, de la loi, de la norme, comme le récit marxiste combat l’accumulation et l’exploitation, mais en dénonçant à son opposé l’aliénation même du travail et de ses configurations culturelles rationnelles. Cet imaginaire d’une jeunesse non salariée, aux antipodes des intérêts de la classe ouvrière, se sent plus proche de Dionysos7 que de Prométhée et capte des mythèmes du paganisme (antichrétien) et des hérésies gnostiques (adamites)8. L’imaginaire hédoniste et festif trouve ses expressions les plus récentes dans le mouvement hippie et aspire davantage à la réalisation d’un âge d’or naturaliste qu’à l’avènement d’une société industrielle libérée de l’exploitation.

Quelques problèmes épistémologiques des courants d’imaginaire

10 La mythanalyse durandienne en assimilant chaque type d’imaginaire à l’écoulement d’un fleuve en suivant des phases cruciales, permet de mieux comprendre la dynamique des formes et forces symboliques, mais aussi de suivre la dualité de deux ou plusieurs imaginaires socio-politiques et donc leurs phasages, leurs rencontres, leurs tendances à s’immiscer, à se mélanger, selon leurs tensions internes. On peut dès lors dégager quelques questions clés pour enrichir l’analyse de la période, loin des stéréotypes essentialistes et hâtivement monovalents.

11 Loin de correspondre à un imaginaire unique, l’effervescence festive du printemps 68 prend appui sur deux visions et sémantiques différentes voire opposées, l’une issue de l’histoire du travail industriel et de la lutte des classes, au sens marxiste, l’autre, d’une contestation de la culture moderne capitaliste (travail, réussite, enrichissement), au profit d’une socialité douce, communautaire, esthétique, fondé sur la jouissance plus que sur le travail et ses sublimations. Mais ces deux récits, avec leurs mythèmes

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propres, ont du mal à converger, travail et loisir, volonté libératrice et désir hédoniste se révélant à bien des égards incompatibles. Il reste quelques tentatives minoritaires d’hybridation et de syncrétisme : le freudo-marxisme (W. Reich), entre marxisme et psychanalyse, veut intégrer la libération sexuelle dans le scénario de la libération des travailleurs ; le situationnisme (R. Vaneighem, 1992 ; G. Debord, 1996), qui dénonce la société du spectacle, sous-produit de la société de consommation (J. Baudrillard) comme fausse vie, tout en récupérant les idéologèmes de Hegel et Marx déjà mis en avant par l’Ecole de Francfort (réification).

12 Le mythème du rassemblement fusionnel des catégories sociales (jeunesse et classe ouvrière) intègre la dimension de la fête et du festif. Sans être pacifistes, les mouvements contestataires ne recourent pas une violence aveugle et illimitée (attentats, terrorisme, prise d’otage), mais plutôt à une grève, au blocage, à la suspension du travail rendant possible des rencontres collectives, joyeuses, à dominante anarchistes. Par-là les agitateurs de mai 68 retrouvent la culture symbolique de la fête, qui était une forme de rupture de l’espace et du temps social, un moyen alternatif d’inverser l’ordre. Mais le dyonysisme latent se réduit souvent à une pure expérience de la transgression, un vécu sans lien avec une institution rituelle qui codifiait le temps de la fête et imposait des figures mythiques traditionnelles. La fête devient ainsi plus une forme de socialité anomique, hors norme, que la recherche d’une régulation symbolique d’un ordre, qui est toujours dans les sociétés anciennes rétabli. On est plus dans la dérive d’un mythe tronqué, dans le fantasme d’une fête permanente que dans l’adhésion à une culture de l’inversion, inscrite dans un récit symbolique9. Ce traitement mythique régressif n’est-il pas déjà une des sources de sa propre caducité et de son impuissance, comme le montre la lente usure du mythe 68 dans les décades suivantes ?

13 Les formes d’expression ludiques les plus pratiquées se rapprochent de pratiques artistiques (depuis le street art jusqu’à l’improvisation musicale et le théâtre du happening). Loin de passer par une vraie violence destructrice de l’ordre établi ni par un bouleversement des institutions, qui n’ont guère été ébranlées, la fête 68 décompose et recompose surtout les pratiques artistiques, en les émancipant des normes. L’art devient politique et le politique devient manifestation artistique, l’un et l’autre devant revendiquer, expérimenter et célébrer des valeurs autres que la loi et l’ordre bourgeois. L’époque voit ainsi se développer un ensemble de pratiques nouvelles (happening, performance, living theater), qui resteront longtemps après des formes pour faire de l’art un moyen d’engagement politique voire de contestation politique de la société. Mais en s’esthétisant, la contestation rompt de plus en plus avec le flux marxiste, qui compte avant tout sur le changement économique de la société pour faire advenir une société nouvelle. L’imaginaire instantanéiste du jeu prend la place de l’imaginaire du futur, centré sur un travail libéré.

14 Le caractère festif a souvent été couplé avec celui de l’utopie. Cette catégorie connaît à cette époque une évolution sémantique importante mais très chargé d’approximations. L’air du temps se ressent de l’ambivalence du vocabulaire établi, car tantôt l’utopie est considérée comme une idéalité anhistorique à dominante conservatrice qui inhiberait une vraie révolution (K. Mannheim, 1956), tantôt elle est au contraire le moteur de la révolution (E. Bloch, 1996). Même dans ce dernier cas, elle est supplantée par la catégorie de la fête, qui peut être assimilée à une utopie inscrite dans l’ici et le maintenant, vidant ainsi la matrice utopique de son caractère de futur plus ou moins

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réalisable. L’utopisme, avec sa charge émotionnelle d’espérance, se trouve donc en porte à faux avec une sémantique tantôt positive tantôt négative, empêchant ainsi de nommer vraiment les évènements.

15 Enfin la coexistence et la simultanéité du marxisme et de l’anarchisme peuvent inciter à penser à leur égale force d’idéation et d’emprise imaginaire. Or la mythanalyse durandienne permettrait de penser un phasage différencié de leur maturation ou déclin. Si Gilbert Durand a moins étudié cette synchronisation de plusieurs fleuves d’imaginaires, il a théorisé les caractères récessifs et dominant de chacune des mythologies, sur le modèle de l’actualisation et de la potentialisation du logicien Stéphane Lupasco (2003), ce qui présuppose un moment d’acmè, d’égal tropisme, un moment nommé « état T ». Il resterait à savoir si Mai 68 pourrait être compris comme ce moment d’équipotence ou déjà comme une rupture, chaque étiage du fleuve suivant une tendance propre. On pourrait peut-être dater de mai 68 le début –inattendu et imperceptible - du reflux du fleuve marxiste, arrivé à son point de renversement (Monnerot, 1970), ce que l’histoire entérinera avec la chute de l’URSS, et comme l’actualisation de forces dionysiaques, qui vont se déplacer par la suite dans le caractère orgiastique de la société de consommation, avant d’être déterritorialisées et virtualisées dans la société de communication, qui signe l’arrivée d’Hermès (Monnerot, 1970 ; McLuhan, 2017).

Quelques controverses

16 Au-delà des événements et des expériences, mai 68 a nourri des jugements, évaluations et critiques très vives, tranchées, passionnées, au centre d’innombrables débats. La chaleur et l’intensité des mouvements avec leurs conséquences particulières (grèves), ont animé et amplifié les positions intellectuelles et idéologiques : d’un côté le marxisme orthodoxe a connu d’innombrables remises en cause internes, aboutissant à des fractionnements et dissidences. Le climat sera propice à la naissance de l’antitotalitarisme qui va croitre jusqu’au moment Soljnenytsine (Bernard-Henri Lévy, 1977 ; André Glucksmann, 1977). De l’autre côté, l’inspiration de la contre-culture a aussi bien encouragé à la critique du marxisme qu’à son contournement radical au profit d’une altercation propre à la contre-culture, qui va servir de prélude à l’émergence de nouveaux flux d’imaginaires : la croissance d’idéaux écologiques, adversaires de la consommation, ancêtres de la décroissance ; l’entrée dans une ère libertaire technophile, dont Internet et l’informatique en réseaux horizontaux seront les bénéficiaires.

17 Michel Maffesoli a développé dans les années 1980 une sociologie de la vie quotidienne, en phase avec les tendances profondes de l'esprit post-moderne. Il vise à interpréter la socialité post-68 comme une régénération par la reliance, la circulation de la parole et de la sexualité, le besoin de communauté, l'exaltation du présent, le goût des transgressions. Ces signes nouveaux marqueraient la fin de l'énergétisme et du productivisme imposés par la société industrielle, placée quant à elle sous le signe de Prométhée. L'hypothèse d'un retour du dionysiaque dans des sociétés marquées par l'hypertrophie du politique, du travail, de la loi, de la morale se trouverait corroborée par l'orgiasme multiforme qui conduit les individus à fusionner dans des expériences groupales, à intensifier leurs émotions, en particulier sexuelles, à jouer avec la vie et la mort sur fond d'un tragique esthétisé.

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18 A l’inverse pour Jean Brun, la transgression dionysiaque correspond certes à une aspiration contemporaine de la société et de la culture à abolir les limites du Moi, à cultiver une frénésie des sens et de l'esprit, mais loin de conduire à une sorte de régénération sociale, elle ne serait qu'un facteur de déstructuration psychologique, une folie sociale, qui trouve ses racines cachées dans un désir métaphysique de changer la condition humaine. Ainsi Jean Brun voit dans le dieu de l'extase la figure de la frénésie généralisée dans la culture contemporaine. Celle-ci n'inspire pas seulement les comportements quotidiens à travers les multiples excitations engendrées par les techniques (vitesse, bruit, etc.) ou les fascinations idéologiques pour les fureurs de la Révolution politique, mais aussi les pratiques intellectuelles des scientifiques et philosophes qui attendent des constructions conceptuelles (évolutionnisme, structuralisme, etc.) un véritable salut métaphysique. Autrement dit, le désir dionysiaque s'exprimerait non seulement dans la sexualité et la socialité mais aussi dans les vertiges spéculatifs ou les expérimentations artistiques (celles du happening, en particulier). A travers Dionysos les hommes chercheraient, sous de nouvelles formes, une ivresse de la transgression, condition d'une émancipation de leur finitude10.

19 Quant à Prométhée, il va connaitre en un sens son propre retrait, sur fond d’une société où la consommation va prendre le relais de la production, le travail sera dévalué par rapport aux loisirs de masse (devancé par le mythe solaire du mythique « Club Méditerranée »). Mais la victoire historique du capitalisme sur le communisme après la chute de l’URSS va en quelque sorte faire se rejoindre momentanément le travail, source d’épanouissement par la performance et les gains, et la consommation, dans le cadre d’une économie globalisée où dominent industries de l’imaginaire (block booster hollywoodiens, jeux vidéo) et de la sexualité (pornographie).

Le devenir de la fête des dieux

20 Le printemps 68 a représenté un sommet flamboyant d’une forme de civilisation moderne, mais son intensité, sa rapidité n’ont pas vraiment donné de suite ni fait école. Les deux dieux au rendez-vous de l’histoire ont connu en un sens leur acmé avant de faire place à un nouveau fleuve.

21 Le marxisme, malgré sa quasi divinisation, n’a jamais repris son ascendant antérieur et va suivre la lente érosion des idées socialo-communistes. Malgré des sursauts violents (terrorisme d’extrême gauche avec la « Bande à Baader » en Allemagne, Brigades rouges en Italie), le marxisme-léninisme et surtout maoïste va perdre de son emprise, surtout après les bilans du totalitarisme chinois ou cambodgien, qui aggravent le soviétique.

22 Quant à l’imaginaire dionysiaque, malgré sa greffe symbolique sur d’autres courants, il a été phagocyté par un dyonysisme de la marchandise et de la consommation, perdant ainsi son potentiel d’altercation. Progressivement, la contre-culture hippie californienne et ses mimétismes européens ont été absorbés par Hermès, dieu de la communication. Les outils informatiques développés par la Silicon Valley sont apparus comme des moyens d’étendre l’individualisme libertaire, à l’insu souvent des systèmes cachés de contrôle, avant que ceux-ci ne prennent réellement le contrôle via les GAFA.

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23 50 ans après, quels sont les nouveaux imaginaires ? Prométhée est devenu via les technologies d‘information, une forme du nouveau Dédale, un avatar du Golem avec la mythologie du robot et de la robotisation de la vie (Trans-humanisme). Le travail a été remplacé par les logiciels et les algorithmes, qui constituent les bras armés de la société de consumation globalisée, au risque de la dégradation de l’environnement naturel. Dionysos, comme célébration du désir et du sexe, a cédé la place à Gaia, une déesse animiste de la nature et du cosmos, qui invite les humains à fusionner avec elle en renonçant aux désirs corrupteurs et insatiables, au profit de désirs conformes à l’ordre naturel sacré et inviolable. Revient alors le mythe de l’âge d’or avec une humanité dispensée du travail, menant une vie paisible en compagnie d’animaux plus sages que les humains.

24 Finalement, les dieux de mai 68 ont déserté l’histoire mais nous sommes à nouveau au confluent d’autres fleuves, celui de la « démiurgie » qui remplace le vivant et celui de la « phyturgie », qui se règle sur la spontanéité de la vie, animale (animalisme et antispécisme) et même végétale (avec le culte de l’arbre). Notre avenir est placé sous les figures d’autres divinités, à nouveau en opposition, qui vont déployer des imaginaires antinomiques de la robotique (devancée par la science-fiction) et de l’animalisme (l’humain cherchant à rejoindre le monde animal dont l’émancipation aurait entrainé une catastrophe). Mai 68 apparait ainsi comme un moment anachronique, archaïque de nos imaginaires contemporains, mais qui en un sens représente peut-être le feu d’artifices tardif d’un monde du 19es siècle, pour l’instant totalement dépassé, mais qui fera sans doute un retour sous d’autres visages, un jour.

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NOTES

1. Voir Gilbert Durand (1996). 2. On gagnerait à affiner les catégories des représentations de l’imaginaire comme F. Araujo qui parle d’ « idéologème » ou de P. Bellini qui distingue des « mythopies (P. Bellini, 2011). 3. Voir M. Eliade (1949) et J.-P Sironneau (2000). 4. Voir N. Cohn (1983), H de Lubac (2014) et J.-J. Wunenburger (1979). 5. H. Arendt (2005). 6. Ce mouvement à la suite de Adorno, autour de Horkheimer, Habermas, Marcuse, etc., critique plus largement que le marxisme non seulement les instruments de production mais une rationalité réificatrice de la vie. Voir H. Marcuse (1968) qui célèbre Orphée. 7. Dionysos fut déjà célébré par F. Nietzsche (2015) comme la figure de la vie irrépressible contre l’ordre rationnel d’Apollon. 8. Voir J. Lacarrière (1994), F. Monneyron et M. Xiberras (2008). 9. Nous avons développé ce thème en 1977 (J.-J- Wunnenburger, 1977). 10. Nous avons développé ce thème dans « Figures de Dionysos : renouveau et obstacles herméneutiques contemporains » (Wunnenburger, 2000).

RÉSUMÉS

L’effervescence d’idées et d’images des mouvements sociaux de mai 68, surtout vus de France, loin d’être monolithiques, se compose de deux grandes thématiques mythiques : les unes,

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prennent leur source dans divers marxismes révolutionnaires, incluant le prolétariat en tension avec le mouvement intellectuel étudiant, et les autres, qui puisent dans divers courants anarchistes et gnostiques, aspirant à une société libertaire. On examine ces courants et leurs imaginaires à travers le modèle métaphorique de Gilbert Durand, qui assimile les différentes phases d’un imaginaire collectif aux étapes de la morphologie d’un fleuve. Il apparait ainsi que ces imaginaires, en grande partie antithétiques, remontent aux grandes mythologies des XIXe et XXe siècles, ce qui expliquerait qu’ils n’aient pas eu de véritable postérité, laissant place à d’autres imaginaires contemporains.

The effervescence of ideas and images of social movements - above all approached from a French point of view, and, by no means, monolithic - consists of two major mythic topics. Some of them come from different revolutionary Marxisms, including the proletariat in tension with students’ intellectual movement, and the other ones tap into anarchist and gnostic mainstreams that long for a libertarian society. We will study these mainstreams and their imageries through Gilbert Durand’s metaphorical model, which liken the different phases of a collective imagery to the steps of a river morphology. It appears that these imageries, most of them antithetic, date back to the XIX and XXth centuries, which explains the lack of any genuine posterity, and leave room to other contemporary imageries.

INDEX

Keywords : celebration, , anarchism, imagination, freedom, revolution, divine archetypes Mots-clés : fête, marxisme, anarchisme, imagination, liberté, révolution, archétypes divins

AUTEUR

JEAN-JACQUES WUNENBURGER Institut de Recherches Philosophiques de Lyon jean-jacques.wunenburger[at]wanadoo.fr

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Mai 68 ou l’imagination paradoxale

Carlos F. Clamote Carreto

Ce qu’il y a d’intéressant dans votre action, c’est qu’elle met l’imagination au pouvoir. Vous avez une imagination limitée comme tout le monde, mais vous avez beaucoup plus d’idées que vos aînés. Jean-Paul Sartre (1968). L’imagination, en nous, parle, nos rêves parlent, nos pensées parlent. Toute activité humaine désire parler. Quand cette parole prend conscience de soi, alors l’activité humaine désire écrire, c’est-à-dire, agencer des rêves et des pensées. Gaston Bachelard (1943 : 7).

Quelque chose se passe… Pour un imaginaire de l’entre- deux

1 Dans une notice publiée en 2010 dans le Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine (Delporte et alii, 2010 : 503-506), Emmanuelle Loyer suggère deux directions de recherche pour l’étude culturelle des évènements de Mai 68, l’une portant sur la façon dont les milieux artistiques ont influencé les politiques de la culture et les catégories à travers lesquelles celle-ci est perçue et pensée ; l’autre se montrant attentive aux phénomènes de transferts (formes d’action, mémoires, lexique antiautoritaire) et de contamination de cet ébranlement à toute la sphère sociale. Il manque, à mon sens, une troisième voie importante à visée beaucoup plus épistémologique portant sur l’imaginaire des notions-clés dont les acteurs de Mai 68 se sont emparés dans le but (conscient ou non) de désigner un ensemble de valeurs et de traits identitaires difficiles à circonscrire et encore plus à nommer. Le glissement constant, au niveau lexical et conceptuel, dont Mai 68 fit et fait encore l’objet est révélateur de ce profond trouble sémantique ressentie aussi bien par le discours

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testimonial que par le discours critique. Que fut Mai 68 ? Une révolte ? Une révolution ? Une manifestation ? Une rupture ? Une crise ? Et de quelle crise s’agirait-il ? Crise de valeurs ? Crise sociale ? Crise politique ? Crise générationnelle ? Crise d’identité ? Ou crise d’une civilisation entière ? Est-ce un mouvement ? Un phénomène, voire un épiphénomène ? Une réaction hystérique (au sens organique du terme [Morin, 1968 : 15]) d’un tissu social en voie de déchirement ou de recomposition ? Un jeu théâtralisé ? Un pur évènement ? Un simple accident fruit de la contingence ? Le fait que Mai 68 s’inscrive dans une « histoire du temps présent »1 ou, plus précisément, dans le « présent de l’histoire » (Lepetit, 1995) où prévaut la logique mémorielle et les constantes reconfigurations narratives (au sens ricœurien de l’expression) qu’elle entraine, l’illusion étiologique et la projection spéculaire, ne facilite certes pas les choses, faisant en sorte que cette courte période de l’histoire ai été - malgré ou grâce aux nombreuses études qui paraissent chaque jour - plus souvent commémorée ou remémorée qu’historicisée (Gobille, 2008 : 321), tendant ainsi à devenir, entre muséification sclérosante et réinvention critique, autant une histoire mythifiée qu’un mythe historicisé.

2 Plus qu’une rupture (mais les ruptures existent-t-elles vraiment en dehors des typologies ou catégories opératives), Mai 68 relève plutôt d’un imaginaire du passage, de la frontière ou du seuil – zone transitionnelle toujours poreuse et perméable à la contamination, à l’échange, à la confluence, à la transformation aussi bien des identités et des rôles sociaux que des objets culturels et des formes symboliques. Or, il n’est jamais aisé de décrire ou d’écrire le passage2, si ce n’est au travers d’une approche dépassant le savoir parcellaire d’une discipline et d’une lecture phénoménologique de l’évènement, ce que certains intellectuels comme Edgar Morin, Michel de Certeau ou Jean-Paul Aron n’ont d’ailleurs pas manqué d’observer d’une façon particulièrement lucide dès 1968, et ceci malgré l’absence de tout recul temporel. Et c’est aussi pourquoi les études sur l’imaginaire, de par leur démarche méthodologique même, peuvent également apporter une importante contribution à ce dossier ; études dont les bases théoriques – certes diverses et hétérogènes aussi bien du point de vue épistémologique que dans leur champ d’application – sont déjà, rappelons-le, parfaitement établies dès les années 60, notamment à travers les travaux de Freud, Jung, Lacan, Henry Corbin, Georges Dumézil, Roger Caillois, Mircea Eliade, Claude Lévi-Strauss, Jean-Pierre Richard, Charles Mauron, Jean-Paul Sartre, mais surtout de Gaston Bachelard et de Gilbert Durand3.

3 Dans un article publié dans la revue Étvdes en octobre 1968, « Pour une nouvelle culture : prendre la parole », Michel de Certeau emploie l’image suggestive de Charlot (Temps modernes) dans sa cabane au bord du précipice comme emblème de ce dilemme apparemment posé par Mai 68 déchiré entre l’illusion d’un (re)commencement absolu opéré par un retour à l’ordre ancien et la tentation nihiliste de la chute dans l’abîme et la mort. Mai 68 dessine ainsi une « ligne de partage en dessous, entre le sol et le vide, notre ‘plancher’ culturel » (Certeau, 1968 : 29) qui commence à vaciller tout en demeurant intact. Pointant vers une nouvelle anthropologie du quotidien située au carrefour des profondes transformations sociales, culturelles, économiques et artistiques de l’après-guerre (ainsi que de cette utopie sociale et politique interrompue ou différée que fut le Front Populaire) et d’un nom moins profond et rapide renouveau des sciences sociales et humaines surtout à partir des années 504 particulièrement visible à travers le développement de l’histoire des mentalité5 (qui n’est autre qu’une

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histoire des représentations mentales et symboliques) et d’une culture de masse en pleine croissance où l’accès à l’objet du désir est de plus en plus médiatisé par l’image : l’image publicitaire6, l’image graphique, l’image télévisée, mais aussi l’image sociale de soi constamment reconfigurée par les biens de consommations7.

4 Mai 68 témoigne d’une transition de la logosphère vers cette iconosphère qui est encore la nôtre, un monde saturé de choses (comme le signale Georges Pérec dans son célèbre roman de 1965) qui défilent sous nos yeux comme une « précession de simulacres » (Baudrillard, 1981 : 9), tendant à faire déserter le réel de l’horizon du désir et du langage. Fruit d’une longue période marquée par deux guerres mondiales et de sanglants conflits coloniaux qui ont mis en miette le mythe de la supériorité du modèle occidental, et réagissant à une vision rationnelle et positiviste du monde (un monde pas toujours lisible ou intelligible, mais relativement stable, cohérent et prévisible), Mai 68 inaugure ce paradigme de l’incertitude, du questionnement et de l’ambivalence qui commence à redéfinir les frontières entre espace public et espace privé et à mettre en cause la distribution des rôles sociaux et symboliques. L’accidentel, le contingent, le banal, avec ou sans profondeur, peuvent alors occuper une place prépondérante au cœur de cette nouvelle anthropologie où la signification, surgissant de rencontres aussi fortuites et intenses qu’une collision d’atomes, ne s’affiche plus là où on l’attendait. L’esthétique prônée par le Nouveau Roman, la Nouvelle Vague ou le Nouveau Réalisme d’un Yves Klein ou d’un Pierre Restany8 et son « recyclage poétique du réel urbain, industriel, publicitaire » traduit bien les enjeux sous-jacent à cette dynamique de la discontinuité, du fragmentaire, de l’inachèvement, de la suspension de l’identité et des traditionnelles catégories spatio-temporelles au cœur d’un mouvement incertain qui reconfigure les rapports toujours asymétriques entre le langage, le réel et l’imaginaire. D’où peut-être la place proéminente accordée par les acteurs de Mai 68 à l’improvisation, à la rue, à la spontanéité des actions, des paroles et des gestes, à l’anonymat (j’y reviendrai) au sein d’une singulière et joyeuse commedia dell arte que la politisation postérieure du mouvement (qui se veut peut-être avant tout culturel au départ) viendra abruptement interrompre.

5 Mais ce qui fait l’originalité de Mai 68, dont la théâtralité a également été soulignée par Edgar Morin (1968 : 9-10) qui compare toutefois le mouvement à une pièce classique en deux actes (barricades, manifestations et grèves suivies par un retour à l’ordre (après le deuxième tour des élections) précédé d’un « long et souterrain prologue », c’est que tout se joue dans l’entre-deux. Quelque chose s’est brisé mais rien n’est encore reconstruit, ni même sous forme d’ébauche programmatique ; une révolution (dans sa nature et son dynamisme) sans révolution dans ses conséquences (Morin, 1968 : 14), une « simulation au sens cybernétique […] faisant fonction d’expérience […] des révolutions passées, présentes et sans doute futures » (Morin 1968 : 15) qui se traduit par un investissement fictionnel et symbolique du monde désormais ouvert au jeu des possibles. Or, l’entre-deux c’est justement ce qui échappe à l’emprise du nom et défie la représentation9. « Quelque chose se passe – un devenir » (Gobille, 2008 : 325) qui est de l’ordre de l’indicible et de l’inintelligible. Encore dépourvues de tout encadrement politique ou théorique, les premières manifestations de Mai 68 sont, d’après Michel de Certeau, purement symboliques, car elles signifient « autre chose qu’elles ne parvenaient ni à énoncer ni à faire » (Certeau, 1968)10. Elles donnent corps à un langage qui se désagrège, à cette faille qui s’inscrit entre la représentation et le pouvoir, le désir et la loi, le logos et l’imaginaire. Comme l’on bien senti les acteurs du mouvement, on ne peut surmonter la faille ni par un simple retour à l’ordre ancien ni par une négation (aussi

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sclérosante que la solution du retour dans la mesure où elle ne fait que l’inverser) de l’ordre et du système. C’est pourquoi de nombreux auteurs préfèrent appliquer à ce « quelque chose sans nom qui se passe »11 le concept de phénomène ou d’évènement, car, « à la suite de Deleuze, […] ‘ le mode de l’évènement, c’est la problématique ’ : ‘l’évènement par lui-même est problématique et problématisant. Il sépare un présent où le sens est brusquement devenu incertain, d’un passé où les grilles de lecture du monde semblaient solidement assises et pertinentes » (Gobille, 2008 : 325)12. Edgar Morin (1968 : 4-6) avait d’ailleurs très bien compris ce besoin d’un réajustement conceptuel et épistémologique lorsqu’il établissait en 1968 les principes d’une sociologie du présent qui doit être tout d’abord phénoménologique si elle veut tenir compte de l’absolue contemporanéité de l’évènement « qui signifie irruption à la fois du vécu, de l’accident, de l’irréversibilité, du singulier concret dans le tissu de la vie sociale » (Morin, 1968 : 4).

La structure et la brèche

6 Échappant à la prévisibilité statistique en tant que nouveauté absolue - ou accident - qui ébranle l’ordre du monde et perturbe, de façon trouble et troublante, ses systèmes régulateurs et rationalisateurs, l’évènement Mai 68 nous parle ainsi sans cesse d’une brèche qui soudain s’ouvre dans la structure (sociale, politique, symbolique, culturelle, institutionnelle, idéologique, cognitive, etc.) ; un terme qui fait, bien entendu, écho à l’ouvrage à trois mains publié en 1968 par Edgar Morin, Claude Lefort et Cornélius Castoriadis (Mai 68 : la brèche) où s’affrontent/dialoguent en fait des conceptions idéologiques, philosophiques et anthropologiques assez différentes – voire opposées – sur l’origine, la nature et la dynamique d’évolution des imaginaires sociaux13. Or, à lire les témoignages d’hier comme d’aujourd’hui de certains acteurs-clés de Mai 68, ce qui distingue ce mouvement des autres manifestations d’un phénomène à l’échelle globale (le Free Speech Movement de Berkeley en 1964, les réactions antitotalitaires en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Italie, au Sénégal, au Mexique et ailleurs) c’est qu’il est parcouru par un profond sentiment anti-structure. Dans cette perspective, il témoigne, selon Alain Touraine (Touraine, 2004 ; Wieviorka, 2018a : 41-53), d’un clair déplacement du politique et du social vers le culturel et l’imaginaire comme seuls facteurs d’unification. Au départ, le mouvement n’est nullement structuré, dirigé, organisé ou encadré par des idéologies ou des groupes politiques qu’elle qu’en fut la tendance (gauchistes, révolutionnaires, marxistes-léninistes, trotskistes, maoïstes) : il fonctionne suivant une logique rhizomique, par contagion, dissémination (Wieviorka, 2018d : 8). Dans son célèbre entretien avec Jean-Paul Sartre (1968)14, Daniel Cohn-Bendit insiste sur cette dimension libertaire d’un mouvement qui repose sur le « désordre », la « spontanéité » et l’« effervescence incontrôlable » qui cherche consciemment, dans sa fluidité absolue, à éviter les cloisons et à fuir les forces centripètes de toute charpente paralysante et de toute interprétation réductrice de cet « élan » par les pouvoirs politiques désireux de reconduire l’évènement à des modèles d’action connus, immédiatement absorbable par l’ordre établi et, par conséquent, parfaitement maitrisables. C’est d’ailleurs dans ce même entretien que Sartre tisse un intéressant et significatif lien entre le phénomène 68 et l’imagination, ce qui nous relance au cœur d’un imaginaire des concepts : Jean-Paul Sartre – Ce qu’il y a d’intéressant dans votre action, c’est qu’elle met l’imagination au pouvoir. Vous avez une imagination limitée comme tout le monde,

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mais vous avez beaucoup plus d’idées que vos aînés. Nous, nous avons été faits de telle sorte que nous avons une idée précise de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas […]. Vous, vous avez une imagination beaucoup plus riche, et les formules qu’on lit sur les murs de la Sorbonne le prouvent. Quelque chose est sorti de vous, qui étonne, qui bouscule, qui renie tout ce qui a fait de notre société ce qu’elle est aujourd’hui. C’est ce que j’appellerai l’extension du champ des possibles. N’y renoncez pas.

7 Auteur de deux ouvrages de référence sur l’imagination parus en 1936 et en 1940, l’utilisation réitérée par Sartre de ce terme au cœur de l’entretien mérite quelques commentaires. D’une part, il apparaît au sein d’une dichotomie, elle-même fortement soulignée par deux fois, entre l’univers de l’imagination et le monde des idées. Dans ce sens, si l’imagination est à la fois créatrice, spontanée et libératrice dans la mesure où elle permet à l’être de s’émanciper de l’emprise du réel extérieur, ouvrant ainsi la conscience à l’univers des possibles, i.e., à l’irréel (Wunenburger, 2003 : 17), elle n’en est pas moins réduite à une dimension objectale ou formelle (les formules affichées sur les murs) qui dévalorise la dimension anthropologique et cognitive de l’image et de l’imaginaire comme mode de représentation autonome qui modèle aussi bien le réel que les idées. Aussi, en faisant l’apologie de l’imagination au sein d’une double antithèse conceptuelle (imagination vs idées) et générationnelle (vous vs nous), Sartre finit par se placer dans la droite ligne de « la pensée occidentale et spécialement de la philosophie française [qui] a pour constante tradition de dévaluer ontologiquement l’image et psychologiquement la fonction d’imagination » (Durand, 1984 : 15). Contrairement aux conceptions d’Husserl, de Cassirer, de Bachelard ou de Gilbert Durand, où l’imagination, toujours chargée d’affects, a une valeur profondément poïétique et heuristique, Sartre, en proclamant l’imagination au pouvoir néantise l’image, atténue le pouvoir de l’imagination qu’il circonscrit, somme toute, à la sphère classique du rêve, de l’irréel, de l’inconscient (« quelque chose est sorti de vous »)15 ou de l’utopie déréalisante et irréalisable (Wunenburger, 2003 : 17) et accentue paradoxalement la dichotomie entre l’imaginaire, le monde extérieur et un mode de connaissance ancré dans les idées, i.e., dans le savoir perceptif et rationnel.

8 Or dans la fluidité du mouvement qu’il revendique, la profusion des formes et des images (graphiques, poétiques, mais aussi mythiques) et dans cet imaginaire de l’entre- deux qui bouscule les catégories rigides de la société et de la pensée, Mai 68 est également une réaction contre un Occident rationnel, positiviste et iconoclaste. Et c’est également pourquoi Mai 68 se présente comme un évènement ayant une dimension aussi bien anti-structure qu’anti-structuraliste. Avant et après Mai 68, le structuralisme, sous différentes variantes, est l’approche dominante dans les disciplines des sciences humaines et sociales. Selon le témoignage de la linguiste et psychanalyste Élisabeth Roudinesco (Wieviorka, 2018c : 69-70), en 1968 à la Sorbonne, la linguistique est dominée par Martinet et Chomsky et la littérature s’arrêtait à Mallarmé, les étudiants étant défendus d’aller écouter les séminaires de Roland Barthes. Les penseurs contemporains comme Foucault, Derrida, Deleuze ou Lacan ne sont pas en odeur de sainteté. En 1966, paraît chez Larousse la Sémantique structurale : recherche de méthode de Greimas et, en 1970 (aux Éditions du Seuil), Du sens, essais sémiotiques.

9 Certes, il ne faut pas généraliser au risque de sombrer dans le stéréotype fallacieux, la caricature grossière ou la simplification réductrice. Quoiqu’il en soit, nous voyons se dessiner, au cœur de ce débat, les grandes tensions intellectuelles et épistémologiques

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qui traversent Mai 68 : les rapports sociaux et la production du sens sont-ils déterminés par la subjectivité des acteurs singuliers ou par la force des structures, par le système ou par l’individu (auteur, lecteur, acteur social ou sujet psychologique) ? Y-a-t-il primauté absolue de l’un sur l’autre ou faut-il être plutôt attentif à une dynamique de l’interaction ? Comme le souligne Edgar Morin dans son récent entretien avec Michel Wieviorka (2018b : 62), de la brèche ouverte par l’évènement 68, comme « moment symbolique de crise de civilisation », jaillissent des aspirations quasi anthropologiques (plus d’autonomie, plus de communauté, la prise de la parole, etc.) qui sapent la pensée antihumaniste d’un certain structuralisme où la notion d’acteur ou de sujet tend à s’effacer devant une signification qui émane de l’organisation autotélique des systèmes sémiotiques. Avant de proclamer le Plaisir du texte (1973), Roland Barthes n’avait-il pas décrété, dans un article publié justement en 1968 dans la revue Mantéia, la « Mort de l’Auteur », figure qu’il réduit à la fonction quasi mécanique et grammaticale d’un scripteur qui « naît en même temps que son texte », dépourvu de tout « être qui précéderait ou excèderait son écriture » et qui n’a « d’autre temps que celui de l’énonciation » (Barthes, 1984 : 64) ? Même s’il n’a jamais vraiment dominé, selon Edgar Morin (Wieviorka, 2018b : 64), les esprits de ceux qui ont conduits ou ont été conduits par les évènements16, Mai 68 signifie ainsi le début du déclin du structuralisme qui s’épuise progressivement jusqu’à la fin des années 70, ainsi que l’émiettement d’une vision rassurante du monde ancrée dans la « certitude de la scientificité » (Wieviorka, 2018b : 64) que le structuralisme tant bien que mal offrait. La brèche qui s’ouvre, est ainsi celle d’où surgit, au sein du savoir, le problème fondamental de l’herméneutique (Ricœur)17, du lien entre le biologique et l’anthropologique (G. Durand), entre l’individu, l’espèce et la société (E. Morin), entre le langage, le réel, le symbolique et l’imaginaire18, entre la raison et l’imagination, entre le mythos et le logos. Bref, elle inaugure le paradigme de la complexité cher à Edgar Morin où la nature de l’homme se révèle foncièrement duelle, sapiens et demens19, qui est aussi celui de la « raison contradictoire » évoquée par Jean-Jacques Wunenburger (1989).

10 La brèche anti-structure et anti-structuraliste creusée par l’évènement Mai 68 ne doit pas être lue, dans cette perspective, comme le rejet pur et simple de toute structure, de tout système, comme une attitude qui balançant entre l’anarchie et la théorie du chaos (pourtant découverte en 1961 par le mathématicien Edward Lorenz). Plus que scission et rupture, elle est médiation et invitation au dépassement et à la synthèse20. La brèche est en effet ce qui introduit du jeu dans la structure ; jeu désignant ici, au sens mécanique du terme, cet intervalle ou interstice (nous sommes à nouveau dans l’imaginaire de l’entre-deux) qui permet aux pièces de bien fonctionner et se mouvoir. Évitant le blocage des antagonismes qui condamnerait la structure à se scléroser et à se fragmenter, la brèche est ce qui paradoxalement permet la soudure (épistémologique, symbolique, sociale, temporelle, etc.) en dialectisant les rapports devenus dialogiques entre les différents éléments du système. En un mot, la brèche est ce qui inscrit dans la structure une dynamique qui permet au système de s’adapter constamment aux changements et de se réinventer. Plus qu’une coupure héroïque à intégrer dans le régime diurne de l’antithèse, selon la typologie durandienne des images, Mai 68 se place au cœur des structures synthétiques du régime nocturne. D’où la prégnance – certes sociale et générationnelle, mais profondément symbolique aussi – de la figure mythique du Fils au sein de l’imaginaire de Mai 68, une figure emblématique de la médiation et du lien qui ressoude le temps lui-même. Il faut ainsi lire Mai 68 comme un phénomène qui s’inscrit dans la longue durée : non seulement de par ses multiples

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conséquences sur le monde et l’imaginaire contemporain, mais aussi par la façon dont il fait ressurgir la parole archaïque, profonde et cohérente du mythe au cœur de l’inconstance éphémère et accidentel de l’évènement.

Mai 68 ou la parole archaïque

11 C’est d’ailleurs cette dimension mythique ou mythologique (tissée à la croisée de plusieurs récits – ou bribes de récits - qui se complémentent) qui fait probablement l’originalité de Mai 68 et en explique en grande partie la prégnance symbolique dans l’imaginaire collectif. Edgar Morin ne s’y était pas trompé lorsque déjà à cette époque il affirme que « la crise de mai est d’une portée extrêmement profonde, mais d’une profondeur à la fois archaïque et annonciatrice […]. Elle révèle en arrière, vers l’Arkhe, bien des problèmes permanents posés par toute société » (Morin, 1968 : 13), et, plus récemment, que de toutes les grèves et manifestations plus ou moins violentes qui ont scandé le XXe siècle, « aucune n’a eu le caractère symbolique et mythologique de Mai 68 » (Wieviorka, 2018 : 62). Sous la surface épidermique de l’événementiel, quels mythes Mai 68 dévoile ou réactive-t-il dans sa structure profonde ?

12 Ne serait-ce que par son rapport paradoxal aux formes, figures et manifestations de l’autorité et à l’Histoire (dont il faut sortir pour mieux s’y inscrire), Mai 68 contient évidemment tous les ingrédients du mythe prométhéen de la révolte21. Possédant l’esprit subtil et retors de son père (Zeus), ambigu et difficile à classer dans le panthéon des dieux, rebelle, malin et indiscipliné, Prométhée, comme le souligne Jean-Pierre Vernant (1999 : 69) « exprime […] la contestation interne. Il ne veut pas prendre la place de Zeus, mais, dans l’ordre que celui-ci a institué, il est cette petite voix de la contestation, comme un Mai 68 sur l’Olympe, à l’intérieur du monde divin ». Néanmoins, tout comme les acteurs de Mai 68, Prométhée n’est pas qu’une pure figure de la transgression, son nom (Pro-methée, celui qui comprend d’avance [Vernant, 1999 : 80]) faisant miroiter la dimension anticipatrice, voire prophétique, de la révolte. Or, toute pré-vision (même si elle ne revêt pas la forme achevée d’une utopie ou d’un programme politique) implique une lecture et un dépassement des signes, donc une herméneutique du temps, l’évènement Mai 68 se plaçant alors également sous le signe ambivalent d’Hermès, le dieu qui lie et délie par la parole, le dieu au sein duquel l’éloquence divine est sans cesse parcourue par le spectre de la fraude verbale et de la contrefaçon22. La dimension mercuriale de Mai 68 est sans doute l’une de celles qui a le plus retenu l’attention de la critique qui a souligné et salué l’émergence d’une nouvelle culture de la parole et de la communication. Une explosion de la parole publique, protéiforme et polygraphique (Barthes, 1968 : 108) qui, dans le même temps, dépouille et sature l’espace (Aron, 1968 : 115) de signes et de symboles pour mieux le purifier, en prendre possession et en reconfigurer le sens et les contours. L’un des aspects les plus remarquables (et paradoxaux) des manifestations de Mai 68 s’exprime par un permanent questionnement du statut hégémonique de l’écriture (affiches, inscriptions et fresques murales, graffitis, tracts, etc.23) qui s’annule et se ressource par un constant va-et-vient dans l’univers de la pure oralité où le langage renoue pleinement avec la nature aérienne, agile et rapide de la parole ailée d’Hermès.

13 Outre l’aspect évident de cette parole délivrée et libératrice – véritable « parole ‘ sauvage ’ fondée sur l’ ‘invention ’« (Barthes, 1968 : 109) – qui se manifeste dans les mots d’ordres, les interviews plus ou moins spontanées, les joutes oratoires et bien

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d’autres formes de vocalité qui confèrent à Mai 68 une singulière dimension pneumatique24 et orphique (notamment à travers la musique et le chant), je signalerai seulement deux modalités – ou modalisations - de cette prise de la parole qui me semblent particulièrement intéressantes. Tout d’abord l’importance de la parole radiophonique signalée par Roland Barthes (1968 : 108) qui fait de l’histoire une « histoire auditive » où « l’ouïe redevient ce qu’elle était au moyen âge : non seulement le premier sens (avant le tact et la vue), mais le sens qui fonde la connaissance »25. À travers cette absolue simultanéité entre la parole et le réel, le langage acquiert une dimension quasi magique ou performative, l’écriture comme trace (au sens derridien du terme) cherchant à conserver et à redoubler indéfiniment, au sein d’une constante réversibilité entre les deux registres, cette corporéité et immanence au sens contenue et transportée par la voix.

14 L’anonymat, ensuite : un trait que Jean-Paul Aron a lucidement perçu et analysé dans son article « Le pluriel et le singulier » publié dans un numéro spécial de Mai 68 de la revue Communications consacrée justement à « La prise de la parole ». En effet, bien que Mai 68 se place sous le signe d’une revendication de l’autonomie et de la reconnaissance de la nature et du rôle de l’individu-sujet au sein de la société, les articles dans les petits journaux de la révolution, les affiches, les tracts, la prise de la parole dans les comités et les assemblées témoigne d’une flagrante dissolution du sujet (le « je » de l’énonciation) dans la voix collective. Cet effacement du nom – qui est « l’ultime refus de nos singularités » (Aron, 1968 : 116)26 - dans le « nous » est-il simple souci de la clandestinité ? Marque conventionnelle de la solidarité entre compagnons d’une même cause ? Ou pure manifestation d’un masque rebelle jouant sans cesse à cache-cache avec les autorités ? La réponse est plutôt à chercher du côté symbolique. En effet, si le nom incarne l’irréductible identité de chaque sujet, il est aussi principe de classement et signature, toute signature étant, à son tour, marque d’une revendication de l’auctoritas et ancrage dans une logique temporelle, généalogique et sociale (ne serait-ce que par l’état-civil). Le nom isole et fixe l’identité et lui dérobe ainsi la mouvance et l’infinie expansion de cette voix collective, fluide, diffuse et totalisante. L’anonymat dessine, par conséquent, un imaginaire paradoxal où l’affirmation de l’irréductibilité de l’individu implique son immersion ou effacement quasi sacrificiel dans un sujet pluriel et protéiforme en permanente immanence avec la parole publique et en totale communion avec cette voix collective à la fois ancestrale et absolument contemporaine.

15 C’est également de par sa nature de célébration spontanée et collective que Mai 68 acquiert les traits solaires et obscurs de la fête, du jeu et du sacré27. La plupart sinon tous les témoignages de ceux qui ont participé à l’évènement évoque Mai 68 comme une gigantesque fête de la jeunesse. Elisabeth Roudinesco (Wieviorka, 2018c : 71-72) parle des manifestations comme d’ « une fête permanente », d’« un grand jeu », d’« une véritable partie de plaisir », et Edgard Morin (1968 : 14) comme Paul Aron (2005 : 623) d’un désordre joyeux qui fait de ce mouvement un véritable carnaval, « carnaval- potlach sauvage de destruction-création » (Morin, 1968 : 14). Au cœur de cette nouvelle plongée dans les profondeurs du mythos, nous voyons alors poindre les figures complexes et ambiguës de Dionysos28, de Pan (lié à la démesure, voire à l’agressivité, sexuelle dont l’imaginaire de mai 68 se revendique parfois) ou du Trickster (bien connue du folklore universel29), manifestations d’un esprit transgressif, marginal et rebelle en rapport étroit avec cette contre-culture théorisée par Herbert Marcuse qui souffle depuis les Etats-Unis d’Amérique (de l’épopée beatnik, au travers des textes de

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William Burroughs, Allen Ginsberg et Jack Kérouac, aux chansons protestataires de Joan Baez et de Bob Dylan en passant par l’engagement théâtral du Living Theatre ou l’entrée en scène du Black Power)30. En effet, l’image que les acteurs de Mai 68 (notamment Daniel Cohn-Bendit) créent et désirent transmettre d’eux-mêmes – un mélange d’insouciance et d’humour, de dérision et de provocation, de disponibilité, de spontanéité et de la liberté ostentatoire au cœur d’un nouveau langage et d’une nouvelle posture générationnelle (Sindaco, 2011 : 5) qui contraste radicalement avec celle de la génération des Pères ou celle encore des groupes concurrents31, renoue étrangement avec celle qu’exhibe, par exemple, Loki, ce singulier dieu espiègle et joueur des récits mythologiques scandinaves admirablement étudiés par Georges Dumézil dès 194832, incarnation de l’ingéniosité, de la curiosité insatiable, de la raillerie, de la ruse et de l’intelligence créative et impulsive, parfois destructrice, mais toujours féconde. Ce côté festif de Mai 68, avec toute sa dimension agonistique, est certes particulièrement lisible dans les comportements. Mais il ne l’est pas moins dans l’utilisation ludique d’un langage qui, en cultivant à outrance - surtout dans les slogans - le jeu sur les signifiants (paronomases, homophonies, métaplasmes, etc.), l’antiphrase, l’antithèse et le paradoxe, voire, l’oxymore, se veut à la fois pure jouissance verbale, feux d’artifice rhétorique/poétique et témoignage de subtilité intellectuelle, où le désir de transparence et d’assertivité côtoie sans cesse un art de l’ambiguïté. Communication à double face, par conséquent, d’où rejaillit à nouveau, aux côté de Dionysos, le double visage d’Hermès.

16 Finalement, si cette fête ludique et printanière de la jeunesse et du renouveau assume la configuration d’un mythe protéiforme bien qu’extrêmement cohérent du point de vue symbolique, ne devrait-elle pas également se revêtir ou se doubler d’une pratique rituelle liée notamment à l’initiation ? C’est l’hypothèse qu’avait déjà formulée Edgar Morin en 1968 lorsqu’il voyait dans les « C.R.S. casqués, affublés du groin antigaz » (Morin, 1968 : 14) la figuration symbolique « des Masques-Esprits malfaisants de la Forêt-Sacrée, contre lesquels le jeune doit livrer combat à mort s’il veut devenir adulte… Il y a quelque chose d’intense et de tourbillonnant, de pathétique et d’heureux, où fut mêlé à la fois le jeu et le rite, et dont il faut rendre compte pour comprendre à quel point, pour ceux qui l’ont vécu, la Commune étudiante fut une ‘ extase de l’histoire ’« (Morin, 1968 : 14).

17 De la faille ouverte par l’évènement Mai 68 jaillit certes une nouvelle vision du monde marquée par des thèmes et des problèmes extrêmement divers et complexes (de l’individu aux questions postcoloniales et aux phénomènes de mondialisation, en passant par la sexualité, le statut du mariage et la nature de la structure familiale, les transformations du travail dans une société des services et du primat de la communication, la conception du savoir, les défis liés à la société de consommation et au multiculturalisme, les rapports entre politique, religion et sphère privée à la suite du Concile Vatican II33, etc.). Mais elle creuse également au sein du logos dans lequel et par lequel s’exprime l’histoire contemporaine la béance du mythos d’où ressurgissent plusieurs mythes ou fragments mythiques que Mai 68 réactive et auxquels il confère une nouvelle dynamique signifiante tout en conservant leurs schèmes directeurs et structurant (la révolte, le passage, la fête, etc.) réunis autour de la figure médiatrice, sacrificielle et rédemptrice du Fils (Durand, 1984 : 344-351). Prométhée, Hermès et Dionysos ne sont-ils pas tous, en fin de compte, fils de Zeus, le souverain des dieux, vainqueurs des Titans et des monstres qui menacent l’ordre cosmique ?34 Sorte de parenthèse cosmique dans laquelle s’engouffre et renaît l’ordre social, Mai 68 n’est

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décidemment qu’une « partie de l’énigme que le sphinx du XXe nous pose » (Morin, 1968 : 16).

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NOTES

1. Sur cette expression utilisée depuis une quarantaine d’années par les historiens pour désigner l’absolument contemporain (au sens étymologique du terme), i.e., une période immédiatement accessible par le témoignage direct et la mémoire vive de ses acteurs, voir notamment M. Zancarini-Fournel et M. Delacroix (2010). Cette perception du vécu, aux enjeux méthodologiques et épistémologiques complexes et délicats, sur laquelle s’appuie l’écriture du passé, n’est pas un défi auquel seule l’historiographie se confronte : il engage probablement toutes les sciences sociales et humaines (voir, par exemple, le concept de « socio-histoire du temps court » abordé par B. Gobille [2008]). L’importance du témoignage de visu, i.e., le principe d’une contiguïté – ou continuité ininterrompue - entre le récit des évènements et le vécu, n’est pas sans évoquer la conception antique et médiévale de l’Histoire comme narratio rei gestae où connaissance et vérité dépendent intimement d’une participation au réel qui passe par le regard, l’observation directe (voir, par exemple, les considérations d’Isidore de Séville dans ses Étymologies, I, 41). 2. Roland Barthes se questionnait justement, dans un article publié en 1968, sur ce que peut signifier, au sein de cette « conjonction polygraphique » qui fait l’originalité historique de Mai 68, une « écriture de l’évènement » (Barthes, 1968 : 108). 3. Pour ne citer que quelques repères : Jean-Pierre Richard publie L'Univers imaginaire de Mallarmé en 1961 ; Georges Dumézil publie chez Gallimard le premier volet de son œuvre majeure Mythe et Épopée en 1968 (L’ Idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens) ; Histoire de la philosophie islamique d’Henry Corbin paraît en 1964 elle aussi chez Gallimard ; en 1965, paraît Le Sacré et le profane de Mircea Eliade ; l’œuvre la plus connue de Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel : introduction à la psychocritique est publiée en 1963 aux éditions José Corti ; en 1964, paraît Instincts et société, essais de sociologie contemporaine de Roger Caillois qui, en 1973 et 1974 publiera deux ouvrages sur l’imaginaire : La Pieuvre : essai sur la logique de l'imaginaire et Approches de l'imaginaire) ; en 1960, paraît chez Dunot la première édition des Structures anthropologiques de l'imaginaire de Gilbert Durand, ouvrage majeure qui, notamment à partir des

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acquis de Bachelard et de réflexologie betcherevienne, procède à une véritable systématisation/ grammaticalisation de la dynamique des images qui transforme l’imaginaire en une véritable science. Un an plus tard, paraît Le Décor mythique de la Chartreuse de Parme (aux éditions José Corti) et en 1964 la première édition de L'Imagination symbolique (PUF) ; Claude Lévi-Strauss publie chez Plon le troisième tome de ses Mythologiques (L'Origine des manières de table) en 1968. Pour une vision de synthèse, voir J.-J. Wunenburger (2003). 4. Voir, à ce sujet, les réflexions de Laurent Jeanpierre (2016 : 139 : 166) qui servent d’introduction-cadre aux études sur l’évolution des savoirs entre 1914 et 1962 (Charles & Jeanpierre, 2016 : 139-198). 5. Au printemps 1968, Georges Duby rédige un article sur « L’histoire culturelle » qui passera totalement inaperçu compte-tenu de la conjoncture et ne paraîtra qu’un an plus tard dans une publication sans écho, la Revue de l’Enseignement Supérieur. Sur l’importance de l’histoire des mentalités (issue de l’École des Annales) pour l’histoire culturelle, voir l’excellente synthèse de Pascal Ory (2004 : 31-34). 6. Sous l’influence du modèle économique américain, l’École Supérieure de Publicité et l’Institut des Hautes Études Publicitaires sont créés à Paris en 1962 et 1963 respectivement. 7. Comme le souligne, sous un registre parodique et burlesque, la fameuse Complainte du progrès (1956) de Boris Vian, même la relation conjugale ne parvient pas à échapper à cette reconfiguration du désir qui provoque des transformations profondes (d’ordre linguistique et anthropologique) au cœur de l’imaginaire de l’amour. 8. Le groupe des Nouveaux Réalistes est créé en 1969 et Pierre Restany en sera le principal théoricien à travers la Déclaration constitutive du Nouveau Réalisme et la publication, en 1968, d’Un Manifeste de La nouvelle peinture. Les Nouveaux Réalistes. Le manifeste a été réédité en 2007 aux éditions Dilecta à l’occasion de l’exposition sur les Nouveaux Réalistes qui s’est tenue au Grand Palais. 9. Est-ce parce que Mai 68 est entièrement parcouru par le jeu ludique et sérieux de la représentation fictionnelle (écritures murales, affiches, slogans, chants, paroles d’ordre, etc.) ou simplement parce qu’il est impossible de saisir la fluidité du mouvement et l’intensité précaire de l’instant que cette courte période a donné lieu à un nombre si réduit de romans, faisant du printemps 68 une sorte de « rendez-vous manqué » avec la littérature, comme le fait remarquer Chloé Brandlé dans un article au titre suggestif (« L’introuvable récit ») publié dans Le Nouveau Magazine Littéraire consacré à Mai 68. Voir également, à ce sujet, les réflexions de Jean-François Hamel (2018) autour de la figure de Maurice Blanchot. 10. « Quelque chose s’est donc brisée, qui voue à la contradiction les deux ‘moitiés’ symboliques du langage – chacune portant comme son secret (et sa négation) l’absence de l’autre » (Certeau, 1968). 11. Ce n’est que bien plus tard en effet que des noms (traits, définitions, objectifs concrets) parviennent à être collé à l’évènement. Dans un entretien avec l’historienne Geneviève Dreyfus- Armand (1988 : 11-13) autour du mouvement du 22 mars, Daniel Cohn-Bendit pourra alors dire de Mai 68 qu’il fut « par sa forme, le premier mouvement moderne des sociétés industrielles avancées et dans son expression […], la dernière révolte révolutionnaire du passé […]. Un conflit qui marque la fin de quelque chose et le début d’autre chose et cette autre chose c’est effectivement le refus d’un mode de vie et l’acceptation de ce que j’ai appelé l’autonomie. » 12. Le concept d’évènement émerge au sein d’un profond renouvellement épistémologique des sciences sociales et humaines, devenant une catégorie opératoire essentielle dans le cadre d’une nouvelle conception historiographique proposée notamment par l’école des Annales (notion d’histoire évènementielle). Bien que pour l’École des Annales la notion d’histoire évènementielle soit à l’origine assez péjorative, Pierre Nora y consacrera en 1974 un article intitulé « Le retour de l’évènement » publié dans un ouvrage collectif qu’il codirige justement avec Jacques Le Goff (Nora, 1974 : 285-308). La notion d’évènement traduit un important changement de paradigme

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qui ne saurait néanmoins se limiter au champ de l’Histoire, comme le souligne clairement Paul Ricœur dans un stimulant article publié en 1992. 13. Voir, à ce sujet, les remarques d’A. Cholet (2015). 14. « Jean-Paul Sartre – Ce que beaucoup de gens de comprennent pas, c’est que vous ne cherchiez pas à élaborer un programme, à donner à votre mouvement une structure. Ils vous reprochent de chercher à ‘tout casser’ sans savoir – en tout cas sans le dire – ce que vous voulez mettre en place » (« L’imagination au pouvoir », une interview de Daniel Cohn-Bendit par Jean- Paul Sartre. Le texte intégral n’est disponible en ligne qu’à travers une traduction en anglais : https://medium.com/@AM_HC/jean-paul-sartre-interviews-daniel-cohn-bendit-5cd9ef932514 (consulté le 12 mai 2018). 15. Outre une certaine sympathie idéologique liée au Parti Communiste, c’est peut-être ce qui explique, du moins en partie, qu’en Mai 68 « les surréalistes, devenus une avant-garde vieillissante depuis la mort de Breton en 1966, retrouvent tout leur crédit et se ressoudent dans une langue insurgée qui leur doit beaucoup » (Loyer, 2010 : 504). Voir, à ce sujet, les travaux de Patrick Combes (1984 ; 2008) ainsi que le récent essai de B. Gobille (2018). 16. Peut-on d’ailleurs vraiment identifier un ensemble cohérent d’idées à l’origine du mouvement de Mai 68 ? La question est pertinemment tranchée par B. Gobille (2016 : 667) : « Il n’y a pas à proprement parler d’‘origines intellectuelles’ de Mai 68, mais tout un ensemble de logiques sociales auxquelles les idées, le cas échéant, donnent forme et sens […] en les rattachant à un cadre critique global. » 17. L’essai de Paul Ricœur Le Conflit des interprétations. Essais d'herméneutique I paraît aux Éditions du Seuil en 1969. 18. Rappelons que chez Lacan (1975 : 160-161) ces deux domaines sont clairement séparés : l’imaginaire (ancré dans le biologique) est lié à une construction fantasmée et spéculaire de l’identité chez l’enfant, l’accès au niveau supérieur de développement (le niveau symbolique) se faisant à travers l’accès au langage qui structure la relation à autrui. 19. Pour une vision de synthèse sur la pensée d’E. Morin, voir N. Poirier et L. Fouré (2004). 20. C’est déjà ce qu’énonçait déjà Michel de Certeau (1968) lorsqu’il suggère, à la fin de sa réflexion sur la nouvelle culture de la parole, que seul un nouvel ordre pourra permettre de dépasser le dilemme de Charlot. 21. Comme le fait d’ailleurs remarqué Claus Leggewie au tout début de son récent entretient avec Daniel Cohn-Bendit (2018). 22. Comme le souligne, au Moyen Âge, Isidore de Séville dans ses fameuses Étymologies ( VIII, 45-47). 23. Voir, à ce sujet, le recueil de photos prises dans le Quartier Latin entre le 3 et le 13 mai par Walter Lewino et Jo Schnapp ; recueil publié dès le mois de juin 1968 et récemment réédité (Lewino, 2018). 24. Cette immersion dans l’oralité n’a été que très peu étudiée et mériterait sans doute d’être approfondie notamment à la lumière des réflexions novatrices de Derrida. En effet, dans De la grammatologie et L‘Écriture et la Différance (deux ouvrages incontournables publiés en 1967), Derrida ne nous rappelle-t-il pas, dans la lignée d’Aristote, que si l’écriture (comme trace vestigiale de l’absence) implique toujours l’exil, la phonè garde, quant à elle, vivant le rapport symbolique entre le langage et le logos primordial, les signes et la signification, l’être et l’âme, au sein d’une coprésence immédiate et absolue qui fait de l’écriture la médiation d’une médiation, signalant la « chute dans l’extériorité du sens » (Derrida, 1967 : 24). 25. R. Barthes va encore plus loin sur les conséquences anthropologiques de cette singulière fusion entre l’homme et le transistor, « l’oreille collée au transistor élevé à hauteur du visage, figurant […] une nouvelle anatomie humaine » (Barthes, 1968 : 108, note 1).

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26. Quand l’anonymat est impossible (assemblées, par exemple), on utilise souvent le prénom, procédé qui se qui prête très souvent à confusion, vu que le prénom (par opposition au nom de famille) n’est nullement garant de la singularité. 27. Sur cette importante problématique au cœur de l’imaginaire de Mai 68, je renvoie à l’essai de Jean-Jacques Wunenburger (1977). 28. Ambiguïté qui se reflète dans la façon même dont cette dimension dionysiaque a été interprétée par la critique, soit comme transgression néfaste qui menace fortement l’ordre culturel et civilisationnel (Brun, 1969), soit comme une ombre positive qui régénère l’ordre en profondeur (Maffesoli, 1982). 29. Dionysos est d’ailleurs lui-même une figure du Trickster par la façon dont il réunit sagesse et folie divine, exubérance sexuelle et profondeur rituelle, irrévérence et sérieux. 30. De passage à Paris, Marcuse donne une interview à Pierre Viansson-Ponté (celui-là même qui avait écrit dans les colonnes du Monde du 15 mars 1968 un article intitulé « Quand la France s’ennuie… ») publiée le 11 mai 1968 dans Le Monde où il déclare son soutien à cette désintégration de l’ordre établi précipitée par les évènements de Mai 68. Sur la diffusion de la pensée philosophique et politique d’H. Marcuse aux Etats-Unis et en France, voir Lachaud (2009). 31. C’est-à-dire, « d’une part, celles adoptées par les représentants de la et des élites traditionnelles, qui valorisent l’esprit de sérieux, l’austérité, le goût de l’ordre, etc. ; d’autre part, les postures qui caractérisent les groupuscules d’extrême gauche autant que ceux d’extrême droite, lesquelles reposent sur la violence, la pensée dogmatique et hermétique, le secret, l’organisation militaire, etc. » (Sindaco, 2011 : 7, note 24). 32. Héros paradoxal et fuyant du folklore et de la mythologie scandinave qui a posé de nombreux problèmes d’interprétation aux mythologues, Loki entretient, tout comme Dionysos, des rapports particuliers avec le monde chtonien et la métamorphose. Voir, à ce sujet, le dossier établi par G. Dumézil (2011 : 29-279). 33. Voir, à ce sujet, les réflexions de D. Pelletier (2018). 34. D’où l’ambivalence des acteurs de Mai 68 face à l’autorité et pouvoir (qu’ils n’ont jamais songé à conquérir). Les relations troubles entre ces dieux d’une nouvelle génération et la figure du Père (Zeus) dans l’Olympe grec, ne sont-elles analogues, du point de vue symbolique, à celles qui unissent et opposent les acteurs de Mai 68 à la figure du général De Gaulle qui avait, lui aussi, libéré la France du monstre nazi.

RÉSUMÉS

Mai 68 est un chronotype qui occupe une place à part dans l’imaginaire contemporain dans la mesure où il désigne un évènement qui bascule sans cesse entre l’excès et le manque, où tout se passe et rien ne se produit véritablement. Entre le sacrifice et la fête, la transgression et le retour à l’ordre, Mai 68 a quelque chose d’innommable qui se situe à la fois dans l’éphémère et la longue durée, la surface épidermique de l’histoire et le chant profond du mythe d’où jaillit une vision complexe du monde et une imagination aussi riche que paradoxale.

May 68 is a chronotype which occupies a special place in the current imaginary since it means an event that switches continually between excess and lack, where everything takes place and nothing really happens. Between sacrifice and the feast, transgression and return to the order, May 68 has something unspeakable that belongs to the ephemeral and the long duration, the

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epidermic surface of the and the deep song of the Myth from which flows a complex vision of the world and a rich and paradoxical imagination.

INDEX

Keywords : May 68, cultural imaginaries, myth and history, epistemology of social and human sciences Mots-clés : Mai 68, imaginaires culturels, mythe et histoire, epistémologie des sciences sociales et humaines

AUTEUR

CARLOS F. CLAMOTE CARRETO Universidade Nova de Lisboa | IELT ccarreto[at]fcsh.unl.pt

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Des « Fins de L’homme » à la Naissance des Fantômes ou comment prendre la parole ?

Ana Paiva Morais

« Les Fins de l’Homme »

1 Dans le préambule de sa conférence sur « les fins de l’homme », Jacques Derrida affirmait que « tout colloque philosophique a nécessairement une signification politique » (Derrida, 1972 : 131), et il concluait en soulignant les circonstances politiques qui l’entouraient au moment de l’écriture de ce texte : [Je voulais] rappeler pour commencer en parlant de la forme de la démocratie comme milieu politique de tout colloque international de philosophie. Et c’est aussi pourquoi je proposais de faire porter l’accent sur forme non moins que sur démocratie. Telle est, dans son principe le plus général et le plus schématique, la question qui s’est imposée à moi pendant la préparation de cette rencontre, depuis l’invitation et la délibération qui a suivi jusqu’à l’acceptation puis la rédaction de ce texte que je date très précisément du mois d’avril 1968 : ces semaines furent aussi, on s’en souvient, celles de l’ouverture des pourparlers de paix au Vietnam et de l’assassinat de Martin Luther King. Un peu plus tard, au moment où je dactylographiais ce texte, les universités de Paris étaient, pour la première fois à la demande d’un recteur, envahies par les forces de l’ordre social, puis réoccupées par les étudiants dans le mouvement d’ébranlement que vous savez. Cet horizon historique et politique appellerait une longue analyse. Les circonstances historiques et politiques dans lesquelles j’ai préparé cette communication, j’ai cru simplement devoir les marquer, les dater et vous en faire part. Elles me paraissent appartenir de plein au champ et à la problématique de notre colloque (Derrida, 1972 : 135)1

2 La date de conclusion de la rédaction est très exactement le 12 mai 1968, et la question majeure que Derrida propose de développer, énoncée, à sa façon habituelle, comme une longue interrogation qui se construit au moment où elle est posée, est une question politique aussi bien que philosophique : « où en est la France quant à l’homme ? ».

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3 L’argumentation de Derrida pose d’emblée la question de l’unité de l’homme : malgré l’humanisme affiché de la pensée française après la guerre - il suffit de penser à l’affirmation de Sartre selon laquelle l’existentialisme est un humanisme - il n’en reste pas moins que la notion d’homme n’a jamais effectivement été interrogée quant à son unitarisme fondamental, selon l’auteur, et cela malgré les « suspensions de toutes les présuppositions qui constituaient depuis toujours le concept de l’unité de l’homme […] que s’imposaient comme un héritage fidèle de la phénoménologie transcendantale de Husserl et l’ontologie fondamentale de Sein und Zeit », affirme-t-il en s’autorisant de certaines lectures de ces auteurs (Derrida, 1972 : 136). Or, comme Derrida ira le démontrer au cours de son essai, ces lectures partielles négligeaient des points importants de la pensée en question que la vague antihumaniste et anti- anthropologiste qui suivit n’avait pas réussi à vaincre. Tout au contraire, en redécouvrant les écrits de ces auteurs et en s’engageant dans la critique de l’humanisme et de l’anthropologisme, la pensée française « actuelle » n’avait rien fait d’autre que d’« amalgamer Hegel, Husserl et Heidegger avec la vielle métaphysique humaniste » (Derrida, 1972 : 141).

4 La discussion menée dans ce texte ne met donc pas l’accent sur la question de l’homme, dont les pièges sont reconnus, mais sur ce que Derrida appelle la relève de l’homme, qu’il décrit en se basant sur la pensée de Hegel, de Husserl et de Heidegger. Il prend bien soin de préciser le sens de ce mot traduit de l’Aufhebung de Hegel : « Aufhebung, c’est relever, au sens ou ‘relever’ veut dire à la fois déplacer, élever, remplacer et promouvoir dans un seul et même mouvement. » (Derrida, 1972 : 143). C’est dans les pages qui suivent que Derrida développe la question majeure de la finitude de l’homme. Il n’est pas question ici de suivre les détails de la pensée du philosophe en ce qui concerne l’appartenance de ce concept à la Phénoménologie ; il me suffira de dégager ses conséquences principales telles qu’elles sont posées dans ce texte : « [Le] rapport équivoque de relevance marque sans doute la fin de l’homme, l’homme passé, mais du même coup l’accomplissement de l’homme, l’appropriation de son essence. C’est la fin de l’homme fini. La fin de la finitude de l’homme, l‘unité du fini et de l’infini. […] La relève ou la relevance de l’homme est son télos ou son eskhaton. » (Derrida, 1972 : 144). Il faut surtout comprendre dans cette discussion, et c’est le point qui m’intéressera ici, que la question de l’être est liée profondément à la prise de parole dans la pensée, c’est-à-dire que la pensée engage toujours le questionnement. La proximité de soi est, donc, toujours, celle du questionnant : C’est cette présence à soi, cette proximité absolue de l’étant (questionnant) à lui- même, cette familiarité à soi de l’étant prêt à entendre l’être, qui intervient dans la détermination du factum, qui motive le choix de l’étant exemplaire, du texte, du bon texte pour l’herméneutique du sens de l’être. C’est la proximité à soi de l’étant questionnant qui le fait choisir comme étant interrogé par privilège. La proximité à soi du questionnant autorise l’identité du questionnant et de l’interrogé. Nous, qui sommes proches de nous-mêmes, nous nous interrogeons sur le sens de l’être. (Ibid. : 150).

5 On peut comprendre, alors, les titres finaux de ce texte comme une systématisation de « l’ébranlement total sur ce qu’[il a] […] appelé la ‘France’ ou la pensée française ». Il ne peut y avoir de motivation philosophique sans l’enjeu d’une motivation politique, affirmait Derrida dans l’ouverture de son texte. Ceci justifie qu’il reprenne, en concluant, l’expression « ébranlement total » qu’il avait employée au début pour désigner les événements de mai en France, bien qu’il le fasse maintenant dans le

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contexte philosophique, bien plus complexe, qu’il vient de décrire. Il semble que son argument fondamental est que le politique ne peut s’énoncer qu’à partir de la philosophie. C’est ainsi que l’ébranlement ne peut se produire que dans la proximité et dans la pensée, et qu’au cœur du « mouvement d’ébranlement » provoqué par ces événements est l’ébranlement du propre : Ce qui s’ébranle peut-être aujourd’hui, n’est-ce pas cette sécurité du proche, cette co-appartenance et cette co-propriété du nom de l’homme et du nom de l’être, telle qu’elle habite et s’habite elle-même dans la langue de l’Occident, dans son oikonomia, telle qu’elle s’y est enfoncée, telle qu’elle s’est inscrite et oubliée selon l’histoire de la métaphysique, telle qu’elle se réveille aussi par la destruction de l’onto-théologie ? Mais cet ébranlement – qui ne peut venir que d’un certain dehors – était déjà requis dans la structure même qu’il sollicite. Sa marge était en son corps propre marquée. Dans la pensée et la langue de l’être, la fin de l’homme a depuis toujours été prescrite et cette prescription n’a jamais fait que moduler l’équivoque de la fin, dans le jeu du telos et de la mort. Dans la structure de ce jeu, on peut entendre en tous ses sens l’enchaînement suivant : la fin de la pensée de l’être, la fin de l’homme est la fin de la pensée de l’être. L’homme est depuis toujours sa propre fin, c’est-à-dire la fin de son propre. L’être est depuis toujours sa propre fin, c’est-à- dire, la fin de son propre. (Derrida, 1972 : 161).

Naissance des Fantômes ou l’agencement du sujet dans le silence

6 Mais revenons-en à la question de la prise de parole, lieu par excellence de la déchirure violente du propre, dont parlait Michel de Certeau au lendemain de la fureur des événements de mai 68 : « on a pris la parole comme on a pris la Bastille » en est sa célèbre synthèse. Certes, nul ne peut manquer d’apercevoir le silence épais qui couvre la parole actuellement. Il est évident que prendre la parole ne peut plus être tenu pour une revendication tellement les actes de parole sont menacés par une saturation de discours dans le domaine public aussi bien que dans le privé, mais la parole est surtout brisée par une perte du symbolique, et encore plus, par la prévalence d’un langage qui n’appartient à personne – jamais personne ne peut parler dans ‘son’ langage. Michel de Certeau le savait déjà en 68 quand il affirmait « cette vérité neuve, fragile, qui est l’expérience [des travailleurs], peut leur être enlevée par la contrainte d’un langage dont ils ne sont pas les auteurs. » (Certeau, 1994 : 56).

7 Un langage, donc, qui risque d’être coupé de l’expérience. Voici un héritage que la mondialisation n’a fait qu’élargir. Le silence s’est désormais installé dans le bruit assourdissant des paroles confuses, dans les discours sans correspondance à l’action, dans une extériorité innommable, et qui ne peut donc se dire que par des paroles fausses, mais dont le paradoxe tient dans sa libre circulation et dans son acceptation tacite même quand leur illusion est manifeste.

8 Marie Darrieussecq a mis ce problème en jeu sous la forme du récit dans Naissance des fantômes. Ce texte étrange et beau fait de la quête de la parole une expérience de la fuite et de l’éloignement. Certes, la littérature s’est depuis toujours intéressée à ce thème de l’éloignement, de l’absence comme lieu de la parole. Pourtant, il est ici posé entre la vieille matrice de l’origine de l’écriture et la béance scandaleuse d’un monde qui s’est écroulé. Comment peut-on arriver à la parole dans un monde pareil ?

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9 Un soir un homme descend de son appartement pour acheter du pain. Il ne revient plus. Sa femme l’attend, puis, ne pouvant pas accepter sa disparition, elle le cherche. L’absence s’installe dans sa vie, dans sa pensée, dans son imagination jusqu’à prendre toute la place dans le récit. L’effacement des traces d’une vie, un rétrécissement du monde et de l’espace, une immobilisation du temps se mettent alors en marche progressivement. Dans un sens inverse, la douleur est gonflée, et elle devient la possibilité même d’ouvrir le monde sur ses mystères, sur ses niveaux inimaginables, sur ses secrets. Les fantômes peuvent surgir.

10 C’est alors seulement que le monde peut être investit par l’écriture, dans les moindres détails de la perception, des sensations et des pensées. Un monde et une réalité qui sortent du silence et de la solitude d’une femme. Ceci justifie peut-être l’entourage presque strictement féminin de la narratrice. La recherche du mari engage un espace intermédiaire de l’absence, une imagination de l’absence qui ne peut être soulignée que par des interlocutrices féminines, des projections de la présence féminine en une sorte d’image vide de la narratrice. La parole du quotidien, la banalité des faits divers, les vies à côté donnent l’image d’une réalité devenue inaccessible, inconnue, méconnaissable. Des corps de femme produisant des paroles égarées.

11 Les coups de téléphone à son l’amie Jacqueline, à la belle-mère et à la mère résonnent sur le fond du silence – « l’air devenait de plus en plus palpable. On sentait sous la tiédeur une butée froide, comme une qualité matérielle du silence » – justement pour le remplir de l’effet d’un réel qui n’est plus accessible que par des interpositions. L’appareil du téléphone est l’instrument de l’éloignement par excellence, mais aussi de l’impersonnalité de celle qui appelle afin de suppléer son déficit de présence pour constater, enfin, que ces voix à l’autre bout ne font que reproduire l’absence qui s’est installée dans sa vie : Je n’ai pas téléphoné tout de suite à la police. J’ai téléphoné à Jacqueline. Je ne lui ai pas parlé du retard de mon mari, je voulais juste (c’était idiot) savoir si par hasard il n’était pas chez elle. Entendre Jacqueline, seulement Jacqueline, et les cris des enfants, et le clapot d’un bain, ça me faisait du bien, la solidité de Jacqueline dans le commencement de mon angoisse, le volume qu’elle occupait, sa découpe dans l’espace comme une hirondelle énergique. Dans le monde qu’habitait Jacqueline on ne pouvait pas disparaître comme ça, en allant chercher le pain. (Darrieussecq, 1998 : 17-18)

12 La dissipation de la réalité se trouve, alors, dans une communication qui s’épuise presque totalement dans l’écoute de l’autre. Mais cette voix écoutée renvoie de moins en moins à un corps qui puisse assurer quelque rapport à la réalité extérieure. La narratrice qui a appelé son amie dans l’espoir de déjouer l’absence, qui avait même imaginé, pour un instant, que son mari pourrait se trouver auprès d’elle et qu’une explication rationnelle était encore possible, découvre, un peu plus tard en répondant à sa mère au téléphone, que cette présence extérieure est en train de perdre sa matérialité elle aussi : Le téléphone a sonné […] On me parlait, ma mère qui m’appelait de son bureau. Il m’a semblé qu’il suffirait, pour renouer avec la normalité des choses, de reprendre avec elle notre vielle partie ; et tout se remettrait en place, le kaléidoscope se stabiliserait sur la bonne image : moi, mon mari, ma belle-mère, ma mère. […] J’ai dit : mon mari a disparu. C’était comme tenter une expérience chimique, faire entrer dans un corps un élément étranger. Ma mère a gardé le silence […] Ton mari, a dit ma mère, et je n’ai plus entendu que le bruissement d’une petite forêt entre nous. Il me semblait que sa voix s’amenuisait, rétrécissait comme un corps matériel

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de plus en plus petit et incongru, un comédon, du cérumen cristallisé tout au bout de la ligne comme au fond d’une oreille. J’ai raccroché. Le jeu était entièrement transformé. (Darrieussecq, 1998 : 57)

13 Et même la visite de Jacqueline n’a pas réussi à replacer la réalité dans l’horizon de la narratrice, comme si la présence de son amie alourdissait encore plus cette immatérialité envahissante : « [elle] eut quelque chose d’irréel » (Darrieussecq, 1998 : 73). En même temps qu’elle vient vers la narratrice, son corps devient plus flou jusqu’à se dissoudre dans la brume de l’imagination de celle-ci : Jacqueline, debout devant moi, continuait de parler, et il me semblait la voir se réduire, tête et membres, comme sous l’action d’un taxidermiste jivaro, se profiler toute petite dans le fond de la pièce alors qu’elle était à un mètre de moi et que je sentais sur mon visage le vent virulent de ses gestes d’oratrice ; et sa voix se dédoublait, sonore et pleine d’échos, une autre voix en elle répondait à la première en un harmonieux fil continu. […] Jacqueline s’arrêta d’elle-même, mal à l’aise, et ce qui continuait à trembloter autour d’elle en fut un instant interdit, comme si les vibrations de sa voix avaient aménagé tout de même, dans l’air, un espace où le vide devenait habitable. (Darrieussecq, 1998 : 75 (…) 78).

14 C’est après le dernier coup de téléphone, de la belle mère, que le silence s’installe vraiment dans la narratrice. Les femmes qui l’entourent ont suppléé pendant un moment sa voix défaillante par une sorte de cavité résonnante, mais une fois recueillie dans l’espace vide de la maison, elle se retrouve devant la réalité de sa disparition matérielle : « j’étais une tête chercheuse à laquelle tout fait défaut, radar, antennes, écailles, capteurs d’ultrasons et yeux à infrarouge ; je sentais se disjoindre épaule, coude, poignet et phalanges, désossés. Je me suis immobilisée. » (Darrieussecq, 1998 : 93-94). Et c’est dans ce silence que naîtra l’existence réelle, c’est-à-dire, l’existence dans l’attente du mari, l’existence comme suspension du mari. C’est au cours d’une deuxième visite dans le bureau de celui-ci qui se déclenche chez la narratrice une expérience de l’attente pourvue d’une épaisseur existentielle qu’aucune autre réalité n’aurait pu lui apporter. Cette attente sera dorénavant le lieu de la parole, le sujet de l’écriture. Le sujet de l’œuvre est trouvé, c’est « le récit de mon attente » (Darrieussecq, 1998 : 114). « Dans ce retard je reconnaissais le temps que je vivais mieux que si j’avais su l’écrire sans écart » (Darrieussecq : 1998 : 115), se dit-elle. Ce qui vibrait dans la distance entre l’écriture et ma vie, cette nappe en feuilleté, que j’imaginais aussi mouvante qu’un rayon de soleil lamifié à mes fenêtres, était précisément ce qui me constituait. (Darrieussecq, 1998 : 116).

15 On ne s’étonnera pas de voir se développer désormais cette attente comme un imaginaire liquide qui renverse la réalité quotidienne : « l’envers de la rue était comme une remontée de la mer, une nuit d’inondation » (ibid. : 136). Or cette épiphanie de l’imaginaire de l’eau – d’ailleurs très exubérant dans la dernière partie de l’ouvrage – en tant que manifestation d’une existence liée à l’attente, a lieu au cours de la fête organisée par sa mère pour son départ et il se décrit en contraste avec cette situation mondaine. Comme si la venue à l’écriture dans l’attente ne pourrait se faire que par un repli sur un ventre maternel libéré de la présence de la mère, un maternel dont l’essence est le lieu.

16 C’est cette parole au fond des océans qui peut dire les fantômes ; elle est la seule garantie de la présence à soi dans l’attente. Laisser l’eau monter dans l’homme afin de déloger la mère, l’origine et la fin, pour en finir avec les équivoques de la fin. La prise de parole aujourd’hui, ressemblerait-elle, pour chacun, au récit de son attente ?

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BIBLIOGRAPHIE

CAINE, Philippa (2009). « Redefining the boundaries of corpo-reality for la femme in Marie Darrieussecq’s Naissance des fantômes » in Margaret-Anne Hutton (ed.), Redefining the Real. The Fantastic in Contemporary French and Francophone Women’s Writing. Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York & Wien: Peter Lang, p. 45-63.

CERTEAU, Michel de ([1968] 1994). La Prise de parole et autres écrits politiques. Paris : Seuil, « Points essais ».

DARRIEUSSECQ, Marie (1998). Naissance des fantômes. Paris : P.O.L.

Derrida, Jacques (1972). « Les Fins de l’homme », Marges de la Philosophie. Paris : Les Éditions de Minuit, pp. 129-164.

SIRINELLI, Jean-François (2008). Mai 68, l’événement Janus. Paris : Fayard.

NOTES

1. Tous les italiques dans le corps des citations se trouvent dans l’original.

RÉSUMÉS

Nous interrogeons ici l’expression « prise de la parole » à partir de quelques textes écrits à des moments proches des événements de mai 68, en particulier l’essai de Jacques Derrida, « Les Fins de L’Homme » (1972) et celui de Michel de Certeau, « La prise de parole » (1968), ainsi que sur les conditions de la prise de parole trente ans après à partir d’une brève analyse de l’œuvre de Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes (1998).

In this article I argue that the texts of Jacques Derrida, « Les Fins de l’Homme » (1972) and Michel de Certeau, « La prise de parole » (1968) are a key to the understanding of the expression « prise de parole » such as it was used shortly after the events of May 68 in France, and I question the possibility of the use of this expression in more recent times by a short reading of Marie Darrieussecq’s book Naissance des fantômes (1998).

INDEX

Keywords : prise de parole , ends of man, humanism, absence, ghost Mots-clés : prise de parole, fins de l’homme, humanisme, absence, fantôme

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AUTEUR

ANA PAIVA MORAIS IELT NOVA FCSH anapm[at]fcsh.unl.pt

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Faut-il ‘achever’ mai 68 ? Enjeux et réflexions

João Domingues

1 Avant de me demander « s’il faut achever mai 68 » et d’entamer une réflexion sur le sujet, je me suis interrogé sur la pertinence d’une telle question à un moment où, depuis dix ans au moins, de grands intellectuels débattent de ce qui nous reste de Mai 681. Au cours d’un long débat à la Bibliothèque nationale de France, en mars 2008, Luc Ferry et Edgar Morin ont analysé ce mouvement étudiant devenu, comme on le sait, une crise sociale et politique lourde de conséquences, non seulement dans ses changements politiques2, mais surtout dans les changements de paradigmes moraux et culturels qu’il a insufflés, notamment le rapport à l’autorité et les rapports civiques, la liberté d’expression, les droits de la femme et l’ouverture au monde. Or, pour le meilleur et pour le pire, force est de constater que la plupart de ces changements travaillent encore notre société. Car, s’il est vrai que bien des idées, sorties de ce long mouvement, perdurent, il n’en demeure moins légitime de chercher, parmi ses conséquences, certains excès, certaines contraintes, certains bornes, voire de sonder les ombres de ce mouvement, resté à bien des égards imparfait ; et si la formule « métro boulot dodo » ne rendait pas compte d’une vie parfaite – loin s’en faut –, « demander l’impossible » ne semble pas, non plus, le dessein le plus raisonnable à poursuivre quand on se propose de construire un monde plus juste, plus équitable, plus libre ou simplement meilleur. À moins qu’on l’entende à la manière des surréalistes pour qui « demander l’impossible » pouvait signifier demander à l’imagination de nous rendre réel l’impossible, justement.

2 Lors d’un meeting pendant la campagne électorale de 2007, le slogan « Vivre sans contraintes, jouir sans entraves » a mérité de la part de Nicolas Sarkozy l’inférence que nous connaissons tous : Puisqu’il n’y a plus de règles, plus de normes, plus de morale, plus de respect, plus d’autorité, puisque tout se vaut, alors tout est permis […]. Les héritiers de mai 68 ont abaissé le niveau moral de la politique.3 3 Et avait-il ajouté : « Voilà̀ pourquoi il fallait tourner cette page » … Comme si Mai 68 était responsable de tous les maux de la France actuelle et notamment du capitalisme

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libéral le plus effréné, dans lequel il n’y a, justement, plus de règles, plus de normes, plus de morale, plus de respect pour l’être humain.

4 « Achevons mai 68 », rétorque Michel Onfray4, mais non à l’image d’une bête malade ou d’un vieux rêve… Michel Onfray reconnait que beaucoup des bâtisseurs de Mai 68 ont vite plongé dans « l’européanisme libéral », dans « l’insurrection internationale de salon, à Saint Germain des Prés, de l’inspection générale, des grands corps d’Etat… ». D’autres, toujours selon Onfray, sont devenus socialistes, reconvertis du trotskisme ou du maoïsme, mais faisant « de la classe ouvrière le cadet de leurs soucis ». D’autres encore sont devenus plus américanophiles qu’ils n’avaient été soviétophiles et défenseurs acharnés de Lénine. On les retrouve aujourd’hui bien installés dans la société civile française. Or, pour reprendre Michel Onfray, aucun ne l’a achevé ; ils ont, de fait, tous plus ou moins renoncé à Mai 68, et leur histoire est l’histoire de cette contre révolution qu’est le capitalisme débridé, c’est-à-dire la trahison même de Mai 68.

5 Pour Michel Onfray, s’il faut ‘achever’ Mai 68, c’est « en ajoutant au travail du négatif que fut ce Mai interrompu la positivité de valeurs nouvelles – telles que l’altermondialisme, le féminisme, l’écologie, … les économies solidaires... ». Ce serait alors achever ce mouvement au lieu d’en finir avec, de ne plus en parler, comme si cela ne voulait plus rien dire, comme s’il n’y avait plus rien à dire, comme s’il fallait vraiment « tourner cette page ».

6 Or, qu’on le veuille ou pas, et indépendamment de l’idéologie sous-jacente à cet observateur de notre société, cette page reste, nous semble-t-il, grande-ouverte. On est bien loin d’avoir achevé Mai 68 : la sensibilité sociale et la pensée engendrées par ce mouvement, social et idéologique, a encore bien des choses à dire ; l’histoire a un rôle à jouer pour démystifier, mieux éclairer et témoigner de ce que fut vraiment ce mouvement unique d’union de presque toutes les classes quelles que soient leurs origines et leurs provenances sociales, dans une impulsion de mécontentement généralisé – et ce malgré le succès des « trente glorieuses » –, et de contestation du statu quo. Quoi qu’il en soit, Mai 68 restera dans l’histoire comme une période qui a profondément marqué la vie et la pensée françaises, et il mérite qu’on s’y attache et qu’on le repense.

7 Ne voulant pas faire l’éloge gratuit tout en évitant la nécrologie, nous suivons ici les réflexions d’un autre critique non moins problématique de Mai 68, Alain Finkielkraut. Nous partons des dérives et des incomplétudes de mai 68 qu’il pointe dans ses critiques pour mieux identifier ce qu’il reste à dire ou à faire pour que Mai 68 continue d’interroger notre pensée et notre action, en France, en Europe et ailleurs. Tel est, nous semble-t-il, le but essentiel de la célébration du cinquantenaire d’un mouvement qui, comme nous le savons, a, en quelque sorte, libéré la société française du poids de certains tabous, qui a tant fait pour les droits de la femme, qui a voulu réorienter, tant bien que mal, la jeunesse et qui porte en lui, qu’on le veuille ou pas, une compréhension propre de la destinée humaine, de l’homme et du monde.

I. « Il est interdit d’interdire »

8 Slogan majeur des événements de Mai 68 et symbole de la rébellion des étudiants contre le conservatisme de l’époque, ce cri de ralliement est peut-être celui qui fait aujourd’hui le plus débat et qu’il faudrait peut-être repenser. Loin de moi l’idée de

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laisser entendre que, en exhibant ce slogan, la génération de 68 est la seule responsable de l’individualisme exacerbé et de la violence dont on souffre aujourd’hui. Pourtant, face à la violence gratuite, aux agressions entre étudiants et contre les enseignants dans certaines écoles, on ne peut que constater un retour aux valeurs d’autorité et de fermeté, parfois au détriment de cette liberté tant désirée, de cette envie d’interdire tout interdit.

9 Ce n’est pas interdit, mais il est peut-être lamentable que « l’animatrice chargée de la météo sur une chaîne de télévision renommée […] annonce qu’il pleuvra en plein mois de mai sur le festival de Cannes par ces mots : ‘un temps de merde’« (Finkielkraut, 2013 : 151). En 2012, le journal Libération ne s’est pas interdit non plus d’enregistrer la « maxime de l’escrimeur français Gauthier Grumier qui « se lâcha » en disant : « En chier, jusqu’à la perfection » (Finkielkraut, 2013 : 151). Ce n’est pas interdit, et le problème, comme l’a fort bien observé Finkielkraut, n’est pas la vulgarité mais l’usage de ces vulgarités en public sans que cette vulgarité ne soit même plus perceptible. Personne ne réagit ; personne ne s’en inquiète, à aucun niveau de la société, en aucune circonstance. Et il cite un autre exemple flagrant : « Daniel Cohn-Bendit a eu en public ce compliment envers Ségolène Royal : c’« est une vraie soixante-huitarde. Elle dit : ‘‘quand ça me fait chier, je m’en vais” » (Finkielkraut, 2013 : 153). Que le soixante- huitard le dise en privé peut être compréhensible, à la limite acceptable, mais que l’homme politique, donc public, puisse s’exprimer ainsi traduit un manque de respect certain envers son public et envers lui-même, sans vouloir l’accuser de manque d’éducation civique. Cohn-Bendit est sensé posséder d’autres moyens d’expression pour dire ce qu’il pense.

10 Car la société française reste soucieuse des libertés prises avec le langage. En effet, lorsqu’en novembre 2005 N. Sarkozy a dénoncé publiquement la « racaille » – qu’il faudrait, selon lui, « passer au karcher » –, on a aussitôt sursauté dans la presse pour désapprouver ce langage et rappeler que les dirigeants politiques n’étaient pas exemptés d’éducation civique (cf. : Le Monde, novembre 2005)5. La France n’est donc pas sourde ni indifférente ; les Français cultivent encore certaines valeurs, apprécient une certaine pudeur, et gardent un sens du respect qu’ils tiennent à conserver aussi dans le langage.

11 On ne peut s’empêcher de dire que, sur ce point, Finkielkraut voit juste. Et il voit juste aussi lorsque, à propos de la liberté d’expression, il commente : […] Tout comme la censure, sa grande ennemie, cette liberté a sa part d’ombre. […] ‘Un homme, ça s’empêche’, dit Camus, et s’il ne s’empêche pas tout seul, il faut des lois pour le contraindre et le punir. Pas de démocratie sans liberté. Pas de civilisation sans une pratique éclairée de la censure, comme le démontre a contrario l’anarchie barbare qui sévit sur la Toile. (Finkielkraut, 2015 : 262-263)

II. « Jouir sans entraves »

12 Avec les années 68 et dans les années suivantes, on a vu une certaine « morale hédoniste triompher : […] nul n’entendait céder sur son désir, […] les sexualités minoritaires sortaient de la clandestinité et accédaient fièrement à l’air libre » (Finkielkraut, 2015 : 15-16). La « jouissance sans entraves » n’était pas interdite, mais dans la pratique ce n’est pas si simple. Les libertés sexuelles, par exemple, tout en permettant l’épanouissement du corps humain – de l’homme et de la femme – et du

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plaisir que l’on peut s’en procurer, tournent bien souvent à la déception, parfois à des états pathologiques ou tout simplement à la maladie physique. Julia Kristeva raconte, à propos, à la première personne : J’ai connu une étudiante […], arrivée vierge et pudique à Paris, qui se lança à corps perdu dans le « sexe de groupe » des années 68 […]. Or, quelques mois plus tard […] je l’ai retrouvée à l’Assistance publique, atteinte d’une maladie des poumons (Kristeva, 1988 : 48).

13 Même si l’on peut rétorquer qu’un cas ne suffit pas à démontrer une règle, on ne peut s’empêcher d’observer que, dans ce domaine comme dans d’autres, cet hédonisme effréné, qui, tout compte fait, n’est plus qu’une envie de consommation sans bornes, participe souvent d’un repli sur soi, de l’égoïsme pur, borné et mesquin, et n’a plus rien à voir avec l’ouverture à l’autre, à l’épanouissement de soi, essentiel à la réalisation de son être. Par conséquent, il n’est pas étrange que ces mêmes jeunes gens recourent à des moyens assez individualistes pour se cultiver, et ne veuillent que s’amuser et vivre confortablement chez eux. Il n’est pas étrange non plus que ce ‘confort bourgeois’ soit devenu le but ultime de tant de jeunes résignés, qui avaient pourtant crié : « soyons réalistes, demandons l’impossible ». Il ne s’agit donc pas d’un achèvement de mai 68 mais d’une dérive.

III. "Soyons réalistes, demandons l'impossible"

14 Ce slogan, attribuée à Guevara et repris par les étudiants contestataires français de Mai 68, est, plus qu’un rêve, le symbole de la frustration de toute une partie de la population qui passe de la résignation à la lutte indignée. Or, parmi ces indignés, et qui plus est compagnon de Guevara pour un temps, on comptait Régis Debray, devenu, comme on le sait, le premier des intellectuels critiques à vilipender les soixante- huitards et leur mythologie, parlant sans ambages d’une génération égoïste. Selon lui, Mai 68 est tout simplement le berceau de la nouvelle société bourgeoise.

15 Sans pour autant rien renier de sa jeunesse révolutionnaire, cet ancien compagnon de route de Guevara en vient à admettre que « l’homme a des racines, une généalogie, une mémoire ethnique, bref, qu’il ne se définit pas seulement par ses intérêts et par ses espérances » (Finkielkraut, 1987 : 115). Sans renoncer à l’idéal de fraternité, Debray reconnait pourtant comme une évidence que « l’homme a beau faire et beau dire pour liquider la morale de clan : ses maximes universalistes ne sont que de « luxueuses abstractions » (ibid. : 116)6.

IV. « CRS = SS », on ne le dit plus, maintenant

16 On ne le dit plus ; au contraire, « il est inadmissible, affirme Primo Levi, de mettre un signe d’équivalence entre l’expérience de l’ouvrier qui travaille chez Fiat (disons, chez Renault en 1968), et le détenu d’Auschwitz, parce que le premier peut quitter son usine, le second ne peut sortir librement de son camp » (Camon, 1989 : 19-20). Et Todorov d’ajouter sans détours : « Il est stupide de crier ‘‘CRS, SS’’. La différence est maximale dans l’expérience vécue et l’on n’a pas le droit de l’ignorer » (Todorov, 2017 : 305).

17 On ne le dit plus, en fait, et aucun soixante-huitard n’aurait aujourd’hui le courage de le répéter si ce n’est pour se rappeler le rythme ironiquement presque militaire de la

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contestation – C.R.S : SS ; CRS : SS. Au contraire, au moment des attentats contre le journal Charlie Hebdo, « le 11 janvier 2015, quatre millions et demi de Français ont acclamé les CRS et chanté la Marseillaise » (Finkielkraut, 2015 : 230). Le moment n’est pas le même, car l’histoire ne se répète pas, et les enjeux politiques et sociaux non plus ; mais le fait est que, cette fois, au lieu de contester le système dénonçant la répression, au lieu de célébrer la transgression, ou la subversion dans un esprit typiquement soixante-huitard, on en vient à applaudir les forces de l’ordre et à chanter la Marseillaise.

18 Une fois de plus la situation n’est pas simple, car « […] il est difficile de ne pas remarquer que (lors de cet applaudissement des forces de l’ordre comme dans ce chant patriotique) les banlieues ne sont pas descendues dans la rue » (Finkielkraut, 2015 : 230), observe Finkielkraut presque sournoisement. Les Français sont descendus dans la rue et ils ont chanté la Marseillaise, peut-être parce que « la France découvre soudain, toutes sensibilités confondues, que sa manière d’être est attaquée et mise en péril » (Finkielkraut, 2015 : 231). En revanche, les jeunes des cités et les quartiers populaires, eux, ont manqué ce rendez-vous : les uns parce qu’ils ne se sont pas sentis concernés par l’esprit Charlie Hebdo, les autres parce que, pour eux, « les vengeurs du Prophète » sont « des héros, morts les armes à la main » (Finkielkraut, 2015 : 232). Voilà ce qui nous semble très grave, car cela signifie que d’autres formes d’oppression sont encore présentes et doivent être dénoncées. Nous pensons en effet que ces événements, loin d’incarner la dénégation de mai 68, constituent au contraire la preuve que la société française, telle qu’elle est en train de se composer, a besoin de cet esprit de solidarité de base, d’égalité des chances, d’égalité des genres, de jouissance positive, de liberté et de respect de l’autre, que le mouvement de 68, malgré tous les efforts et tous les changements clamés, n’a pas réussi à implanter.

19 « Cours, camarade, le Vieux Monde est derrière toi ! », dit le slogan. Et la France n’a cessé de courir depuis ; mais à présent, comme essoufflée, elle ralentit … elle se regarde et ne reconnait plus son Vieux Monde. Aujourd’hui, à Paris, au lieu de jouir de l’égalité des genres ou de demander plus de liberté, certaines filles refusent encore de suivre les mêmes cours de gymnastique ou de piscine que les garçons ; certains enfants refusent de manger à la cantine pour des raisons religieuses, même si des plats de substitution sont prévus ; et des conflits émergent au sein même de l’école (cf. Finkielkraut, 213 : 19-20). Dans ce contexte, l’explication par les seules différences économiques et sociales qui rendraient l’intégration difficile ne tient donc pas compte de la discordance des usages et des différentes façons de concevoir la vie en société 7, le « mieux vivre- ensemble » dans « la diversité et la mixité sociale » s’en trouvant de fait affaibli. Et la violence même, caractéristique de la France du début de ce XXIe siècle, ne découle pas tant de la révolte contre les inégalités ou de la soif d’acquisition que du désir d’être respecté et du sentiment de ne pas l’être (cf. Finkielkraut, 2013 : 162).

20 Depuis 1968, la « France a changé, la vie a changé, le changement lui-même a changé » (cf. Finkielkraut, 213 : 22), car, n’étant plus le produit de notre volonté, il est plutôt subi qu’entrepris ou désiré. Disons simplement, et pour abréger, que, cinquante ans plus tard, d’autres entraves ont surgi en France qui empêchent l’épanouissement d’une France multiculturelle et démocratique de l’être humain, et que, quoi qu’on en dise, Paris X, à Nanterre, est toujours à mille lieues de la Sorbonne. Il reste donc à (re)faire tout un ‘Mai 68’, peut-être en d’autres termes, mais il reviendra un jour, nécessairement.

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V. L’avenir de Mai 68

21 En tant que mouvement social unique, Mai 68 a déjà marqué l’histoire. Toutefois, en tant que mouvement idéologique consistant, l’avenir de mai 68 ou de son héritage aujourd’hui semble bien sombre. Un auteur comme Lipovetsky, dans son œuvre L’Ère du vide (1983) dans laquelle il développe l’idée du nihilisme des valeurs introduites par Mai 68, précise, par exemple, que ce mouvement n’avait pas de visée concrète sur l’avenir, même si on y rêvait d’un avenir « radicalement neuf » (L. Ferry et A. Renaut, 1988 : 87). De facto, Mai 68 a engendré au moins un moment de rupture et par rapport aux valeurs, aux canons et aux pratiques sociales et par rapport aux discours.

22 Ce même auteur définit encore ‘l’esprit de mai’ comme un « ensemble de significations, de finalités, de revendications, d’attitudes et d’actions typiques de ce moment et ayant donné au mouvement sa véritable originalité historique » (Lipovetsky, 1988 : 91). De mouvement collectif d’abord, animé par un idéal de solidarité – avec les travailleurs en grève, avec les manifestants emprisonnés ou avec le peuple vietnamien –, de mouvement révolutionnaire allié au prolétariat et « voué à la mission de casser l’histoire en deux » (Lipovetsky, 1988 : 93), ce mouvement a fini par révéler « une explosion d’aspirations et de revendications de type explicitement individualiste luttant pour la liberté sans limites et l’autonomie de l’individu, l’individu autosuffisant et existant d’abord pour lui-même (cf. Lipovetsky, 1988 : 93).

23 Ce mouvement étudiant a pris une ampleur telle, et semblait porter en lui tellement de créativité sociale, qu’Edgar Morin l’a qualifié de « prodigieuse Commune étudiante » (Morin, 1988 : 13 ). Mais il n’en demeure pas moins vrai que, tout en s’insurgeant avec leur radicalisme antiautoritaire contre toutes les tutelles monopolisant la vie sociale – qu’elles soient gaullistes, communistes ou autres –, nous sommes portés à croire que, dans ces circonstances, le sens de la société n’est plus centré sur le collectif, mais bien sur l’individu qui se doit d’inventer de nouvelles relations sociales. C’est peut-être là un des grands échecs de Mai 68, c’est-à-dire le fait qu’il n’a pas réussi à inverser la réalité dénoncée ni à créer un nouvel ordre social (cf. Aron, 1968 : 14).

En conclusion

24 Les événements de Mai 68, pendant lesquels étudiants et ouvriers ont convergé dans un même désir d’émancipation, ne peuvent être confinés à un simple épiphénomène social dans la mesure où ils attestent d’une claire perception de transition, même si elle est restée inachevée. Bouleversement ou révolution, Mai 68 a bien représenté une révolte charnière entre deux époques, marquée par une génération rebelle et engagée. Ce mouvement, qui voulait apporter une réponse à la désillusion de tous ceux qui en avaient assez de « travailler pour vivre et de ne vivre que pour travailler », n’a pourtant pas réussi à les affranchir du poids du consumérisme moderne, d’une société du succès et du profit. Et, tant bien que mal, entre la gauche et la droite, aussi conservatrices l’une que l’autre, et l’utopie anarchiste de l’autogestion généralisée apparaissant tout aussi inappropriée, le défi démocratique finit par s’imposer, investissant dans un espace politique ‘normalisé’. La société française est devenue politiquement et culturellement plus libérale qu’elle ne l’était avant. Avec ses conquêtes sociales8, juridiques et politiques9, elle est devenue aussi plus démocratique, plus égalitaire, aussi

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plus hédoniste (cf. Weber, 1998), comme l’ont bien remarqué aussi Alain Renaut ou Gilles Lipovetsky.

25 Mai 68 fut peut-être aussi l’expérience d’une déception, un rêve humaniste peut-être, mais qui a vu émerger, à sa place et comme par contrecoup, une société de consommation peu humaniste en fait ; c’est du moins ce que pensent Alain Renaut et Luc Ferry. Et Alain Finkielkraut de préciser que, dans cette sensation simultanée de rêve et d’échec, de réalisé et d’inachevé, il y a peut-être beaucoup de ce que Hannah Arendt appelait le « ressentiment » de l’homme moderne : ressentiment fondamental à « ne voir ni rime ni raison dans le monde tel qu’il se donne », et c’est pourquoi il « proclame ouvertement que tout est permis, et il croit secrètement que tout est possible » (Arendt, 1951 : 438). Hannah Arendt pensait évidemment à ce « tout est possible » auné à la mesure des crimes commis au nom d’une humanité supérieure et qui a servi à les justifier. Alors que seule la gratitude est un sentiment capable de se présenter comme alternative au nihilisme de ce ressentiment : gratitude pour tout ce qui nous est donné et dont nous ne sommes pas les auteurs, à savoir la vie elle-même, le monde, la variété de la nature et du genre humain.

26 Une génération qui a hérité, comme mémoire récente, « deux guerres mondiales, les totalitarismes de droite et de gauche, hitlérisme et stalinisme, Hiroshima, le goulag, les génocides d’Auschwitz et du Cambodge (Levinas, 1991 : 114), ne peut échapper au sentiment de révolte, à l’idée que plus rien n’a de sens, que l’homme même est absurde. Et pourtant, même si on a toutes les raisons pour continuer à se demander, l’air sinistre, s’il est encore possible d’écrire des poèmes après Auschwitz (cf. Adorno)10, sans doute la pire des dérives humaines, mieux vaut cultiver la gratitude politique et reconnaitre qu’il est possible de se réconcilier avec la variété du genre humain, voire d’admirer les différences entre les hommes, car, comme le remarque encore Hanna Arendt, « ce sont des hommes et non l’homme qui habitent la terre » (Levinas, 1991 : 439).

27 Certains pensent qu’il faudrait, peut-être, ajouter ce sentiment au répertoire des acquis de Mai 68 pour qu’il s’accomplisse vraiment. D’autres, toujours fidèles à l’utopie de mai 68, considèrent plutôt qu’un « retour sur les désillusions qu’elle a occasionnées nous en restitue aujourd’hui la pertinence, dans son inachèvement même. Ça n’était ‘qu’un début’, en effet : il nous reste à inventer la suite » (Monteil, 1996 : 26). Pour nous tous, enfin, Mai 68 est, en définitive, une page de l’histoire récente qui ne doit pas être tournée sans être lue attentivement. Mais il faut garder l’ouverture d’esprit, éviter la démagogie pédagogique et laisser aux générations, présentes et à venir, le soin de faire leur propre lecture et de définir leurs propres ambitions et désirs.

BIBLIOGRAPHIE

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MONTEIL, Pierre-Olivier (1996). ‘‘Mai 68, une utopie obsolète ?’’, in Autres Temps, Année 1996, pp. 26-34.

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WEBER, Henri (1998). Que Reste-t-il de Mai 68 ? Essai sur les interprétations des ‘événements’, Paris, Seuil.

NOTES

1. « Que reste-t-il de Mai 68 aujourd’hui ? Ses effets, ont-ils encore une incidence sur notre monde actuel ? » Ce débat entre Luc Ferry et Edgar Morin, animé par Michel Winock, s’est tenu sur le site François-Mitterrand de la BnF, le mardi 18 mars 2008. Avec les célébrations du cinquantenaire en 2018, il y a eu de nombreux autres débats. 2. Les Accords de Grenelle, conclus le 27 mai 1968 prévoient une augmentation de 35 % du SMIG et une augmentation de 10 % en moyenne des salaires réels. Ils prévoient aussi la création de la section syndicale d’entreprise, actée dans la loi du 27 décembre 1968. 3. Nicolas Sarkozy, Discours à Bercy (29/04/2007), publié et disponible sur https:// www.singulier.eu/ 4. Cf. : http://www.gauchemip.org/spip.php?article3062 ; consulté le 24 mars 2018. 5. Il y a juste quelques mois, je regardais TV sport avec quelques jeunes passionnés de football, joueurs eux-mêmes ; ils ont entre 14 et 16 ans. Or un de nos jeunes footballeurs interviewé après un match pendant lequel il a été l’auteur d’un but dit ‘génial’, et qui en plus a donné la victoire à son équipe, la jeune idole a raconté ainsi son haut-fait sportif (je traduis littéralement ses mots) : « Notre entraîneur nous avait dit qu’il fallait gagner coûte que coûte ; puis je suis entré et dans un dribble bien pense j’ai pris le ballon, j’ai tiré de toutes mes forces, et j’ai marqué ce but. Et puis il fallait dominer jusqu’à la fin […] et nous les avons enculés jusqu’à la dernière minute (en pt :

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fodemo-los até ao último minuto). ». A mes côtés, les jeunes qui regardaient leur idole, ahuris, se disaient : « il est fou, ce mec ; […] dire ça à la télé ? Ce n’est pas possible ! […] Mais quel con ! Ça ne se dit pas à la télé ! ». La déclaration maladroite du jeune footballeur à la télé avait vraiment choqué, même ceux qui le répètent quotidiennement sans arrêt (mais sur le terrain et entre eux, pas à la télé !). Il parait que le jeune joueur n’est plus revenu à la télé commenter le moindre match, même quand il fait des miracles sur le terrain ! Il paraît que la vulgarité choque encore et que la forme de l’expression compte au Portugal, heureusement. 6. Finkielkraut cite Debray (1981). 7. Finkielkraut, 2013 : 23 : « L’économie […] n’occupe pas seule la place que la politique a laissée vacante, notre situation ne peut se résumer à l’effacement progressif du citoyen par le travailleur-consommateur, tout n’est pas business as usual : il y a aussi la discordance des usages. Aux experts qui croient accéder par des chiffres à la chair du réel et qui affirment – calculette à la main – que l’afflux des immigrés compense providentiellement la baisse de natalité du Vieux Continent, l’expérience répond que les individus ne sont pas interchangeables. Si identiquement soumis soient-ils à la logique de l’intérêt, ils ne sont pas coulés dans le même moule, ils n’ont pas la même manière d’habiter ni de comprendre le monde ». 8. Parmi les conquêtes sociales les plus marquantes qui ont modifié la condition ouvrière en France, on peut citer non seulement la mensualisation des salaires, mais aussi la reconnaissance de la section syndicale d'entreprise ; il y a eu l’augmentation générale de 10 % des salaires et de 35 % du SMIG ; puis la création du Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance – SMIC - et les accords contractuels sur la formation permanente. Tous ces changements, et malgré la peur du patronat, loin de provoquer une catastrophe économique, ont provoqué l’augmentation du pouvoir d’achat ; et cette ‘injection’ d’argent supplémentaire fut même à l’origine d’une croissance hors du commun. 9. Ces conquêtes, juridiques et politiques, ont libéralisé les rapports entre les sexes, mais aussi entre les générations comme entre les gouvernants et les gouvernés. On peut citer, parmi d’autres, la liberté de la contraception, l’instauration de l’autorité parentale conjointe sur les enfants, la possibilité pour les femmes d'ouvrir un compte en banque sans autorisation préalable du mari, le droit à l'égalité professionnelle entre hommes et femmes. 10. La première fois où Theodor W. Adorno aborde la question de la poésie après Auschwitz, c’est dans un article écrit en 1949 intitulé « Critique de la culture et société », repris ensuite dans le recueil Prismes (Prismen, 1955 ; 1986, pour la traduction française). Dans la conclusion de cet article, Adorno écrit : « La culture transparente pour le matérialisme n’est pas devenue plus sincère au sens du matérialisme, mais seulement plus vulgaire. Avec sa particularité, elle a perdu le sel de la vérité qui résidait jadis dans son opposition à d’autres particularités. Lorsqu’on lui demande les comptes qu’elle refuse de rendre, on fait le jeu d’une culture qui se donne des grands airs. Neutralisée et refaçonnée, toute la culture traditionnelle est aujourd’hui sans valeur : par un processus irrévocable, cet « héritage » hypocritement revendiqué par les Russes est dans une large mesure devenu inutile, superflu, camelote ; en la traitant comme telle, les profiteurs de la culture de masse peuvent s’en prévaloir en ricanant. Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification de ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. L’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l’un de ses éléments, le progrès de l’esprit qu’elle s’apprête aujourd’hui à faire disparaître, tant qu’il s’enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même » (Adorno, 1986 : 26).

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RÉSUMÉS

Faut-il achever mai 68 ? Depuis L’Humanité perdue (1996), en passant par Nous Autres les modernes (2005) et L’Identité malheureuse (2013), jusqu’à La Seule Exactitude (2015), Alain Finkielkraut ne cesse de faire des allusions au mouvement et à l’événement de mai 68. Dans ces écrits, il s’attache davantage à pointer leurs dérives qu’à exalter une pensée qui leur serait propre, et qu’il a par ailleurs du mal à reconnaitre. Pour autant, il n’en établit pas moins des correspondances entre certaines dérives soixante-huitardes, sociales et idéologiques, et ce qu’il estime être les souffrances de la France d’aujourd’hui. Partant de quelques-unes de ses critiques, nous essayerons, dans cette réflexion, de mieux les cerner et de problématiser certains détails de mai 68 auxquels il se réfère et dont la portée nous semble absolument actuelle.

Should we put May 1968 to rest? Ever since his (1996) L’Humanité perdue to his (2005) Nous Autres les modernes and even the more recent (2015) La Seule Exactitude, Alain Finkielkraut keeps revisiting the movement and the events of May 1968. He talks of its outcomes, more than a thought in itself which the author himself admits finds difficult to acknowledge. Despite that, the author draws some comparisons between the social and ideological outcomes of the May 1968 movement and what he considers to be constraints to present day France. Thus, starting off with some of his criticism, we have tried, with this reflection, to understand and consider some specific features of that momentous historical time, which are undeniably current.

INDEX

Mots-clés : Dérives, droits, liberté d’expression, mai 68, paradigmes Keywords : outcomes, rights, freedom of speech, May 1968, paradigms

AUTEUR

JOÃO DOMINGUES CLP - Université de Coimbra jcosta[at]fl.uc.pt

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L’impromptu de Vincennes Lacan et le discours unis-vers-cythère au lendemain de mai 68

Cristina Álvares

Lacan va à Vincennes

1 Le 3 décembre 1969 Jacques Lacan se rend à l’Université de Vincennes, accompagné de sa chienne Justine, « en hommage à Sade » (apud Roudinesco, 2011 :171), pour y donner le premier d’une série de quatre séminaires à l’invitation de Michel Foucault. Il s’agit donc d’un cours bref sur la psychanalyse pour des étudiants de philosophie. Polémique et charismatique, impatient et théâtral, « impoli, drôle, odieux, insatiable » (Roudinesco, 2011 :98), l’invité de Foucault est alors une figure majeure de la scène intellectuelle française. Il enseignait « le retour à Freud » dans son Séminaire depuis seize ans, il avait fondé l’École Freudienne de Paris en 1964 et institué la passe dès 19671, ses Écrits, parus en 1966, étaient un best-seller, bref son nom désignait déjà une œuvre phare de la psychanalyse et du structuralisme.

2 Les séminaires qu’il avait à donner à Vincennes, Lacan les a appelés impromptus (Lacan, 1991 :9). Transcrit dans un chapitre du Séminaire XVII titré Analyticon, le premier impromptu se présente comme un échange vigoureux et tendu entre Lacan et des étudiants qui l’interrompent constamment d’un ton provocateur et insolent. En voici un segment à titre d’exemple : [Étudiant] - Jusqu’ici je n’ai rien compris. Alors, on pourrait commencer par savoir ce que c’est qu’un psychanalyste. Pour moi, c’est un type de flic. Les gens qui se font psychanalyser ne parlent pas et ne s’occupent que d’eux. [Étudiant] - Nous avions déjà les curés mais comme ça ne marchait plus, nous avons maintenant les psychanalystes. [Étudiant] - Lacan, nous attendons depuis une heure ce que tu nous annonces à mots couverts la critique de la psychanalyse. C’est pour ça qu’on se tait, parce que là, ce serait aussi ton autocritique. [Lacan] - Mais je ne critique pas du tout la psychanalyse. Il n’est pas question de la critiquer. Il entend mal. Je ne suis pas du tout contestataire, moi (Lacan, 1991 :230).

3 La tension dramatique monte progressivement jusqu’au moment où Lacan, agacé par les interventions des étudiants, termine brusquement la séance. Son but était d’exposer

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la théorie des quatre discours, qu’il avait entamée dans le séminaire de 1968-1969, et d’expliquer sa pertinence pour situer ce que les étudiants contestaient et, par conséquent, pour cerner la signification des événements de mai 68. Constatant cependant que les interruptions constantes l’empêchaient de communiquer son raisonnement à un public agité peu propice à l’écoute, il s’en va en les appelant les « ilotes du régime » et en narguant leur ignorance. Pendant la séance, un des étudiants avait manifesté sa méconnaissance du mot « aphasique ». Lacan, déjà énervé, ne rate pas l’occasion de se moquer de lui en faisant grand éclat de sa perplexité : « Vous ne savez pas ce que c’est, aphasique ? C’est extrêmement révoltant. Vous ne savez pas ce que c’est, aphasique ? Il y a quand même un minimum à savoir » (Lacan, 1991 :237). En sortant de scène, au moment où il appelle les étudiants « les ilotes du régime », il ajoute sarcastiquement : « Vous ne savez pas non plus ce que ça veut dire ? » (ibid. : 240).

4 Consistant en un échange vivace à profusion de ripostes du tac au tac, Analyticon a la forme d’un texte dramatique, intense et amusant. Sa tension croissante est imprégnée d’un comique qui découle en partie du décalage entre le style ouvertement provocateur et insolent des jeunes (tutoiement, registre agressif et arrogant) et l’humour désabusé et sophistiqué de Lacan. Alors qu’il se fait tutoyer, souvent de façon arrogante et agressive, Lacan garde le vouvoiement et, avec lui, l’asymétrie et la distance (la bonne distance, dirait Lévi-Strauss) face à ses interlocuteurs. Au fur et à mesure que la tension monte, ses commentaires ironiques deviennent plus mordants. On peut dire que la première provocation part de lui, lorsqu’au début de son exposé, il commente qu’à l’image du célibataire duchampien qui fait son chocolat lui-même, le contestataire risque « de se faire chocolat lui-même » (229). Plus loin, il réussit à provoquer la rigolade générale aux dépens d’un des étudiants. Il y a même quelqu’un qui le soutient : « Mais enfin, laissez donc parler Lacan ! » (234).

5 Si d’une part l’affrontement entre le héros tragique et le chœur révolutionnaire se résout à l’avantage de celui-ci pour autant qu’il réussit à chasser celui-là du lieu où il avait d’abord été invité – la sortie théâtrale de Lacan évoquant vaguement l’expulsion du roi de Thèbes —, il n’en est pas moins vrai d’autre part que la victime a le dernier mot et que ce mot porte un coup final au bourreau. Nargués pour leur ignorance et naïveté, on devine les étudiants hébétés par la vaticination de l’échec (la révolution comme retour du même, c’est-à-dire du maître) et vexés par le « bye, c’est terminé ». Qui a eu raison de qui ? L’alternance entre héros et chœur ne s’est finalement pas fixée dans un dénouement sacrificiel en raison du maintien de la symétrie des positions qui oblitère la résorption cathartique de la tension. De quel côté se trouve la maîtrise ? Des deux, c’est-à-dire aucun. Le ratage, trait majeur de l’inconscient, est une figure comique qui place cet épisode moins à l’enseigne de Sophocle qu’à celle de Molière. Quelque chose de L’impromptu de Versailles, pièce hantée par le ratage, passe dans celui de Vincennes, assurément plus inattendu et hasardeux que Lacan ne l’avait prévu.

La révolution parquée

6 Rosa Guitart-Pont décrit ainsi l’ambiance à Vincennes : Vincennes a été créée à l’automne 1968. Les enseignants et les étudiants qui la fréquentaient venaient donc de vivre les évènements de Mai 68. Certains y avaient même participé activement. Les murs regorgeaient de mots d’ordre mêlant

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révolution politique et révolution sexuelle. Ainsi pouvait-on y lire pêle-mêle « à bas le capitalisme », « le pouvoir est dans la rue », « jouissons sans entrave », « il est interdit d’interdire », etc. Dans le département de sociologie où j’étais inscrite au début, les discussions étaient vives, parfois virulentes, notamment entre communistes et anarchistes et entre les diverses tendances de ces deux idéologies (les tendances communistes étant nettement majoritaires). Il arrivait que les débats finissent en insultes. Or, une des pires insultes était de traiter quelqu’un de réformiste. C’est dire si l’heure était à la révolution (Guitart-Pont, 2017 : 45).

7 Créée dans la foulée de mai 68, Vincennes est un centre expérimental universitaire fonctionnant selon un modèle non conventionnel, issu de la contestation, qui se veut le contraire de la Sorbonne. Dés-hiérarchisation, tutoiement, subversion pédagogique, engagement politique maoïste sont les traits majeurs du modèle vincennois. Selon Élisabeth Roudinesco, « le savoir se construisait en parlant, faisant des enseignants des maîtres à penser et non plus des mandarins » (apud Maufaugerat, 2017 : 36). Étudiants et professeurs discutaient ensemble le contenu des cours. Dans le compte-rendu d’un ouvrage dirigé par Charles Soulié, consacré au Centre universitaire expérimental de Vincennes, Antoine Idier écrit : La volonté d’étudier le projet initial de Vincennes passe également par une description de l’« utopie pédagogique et politique vincennoise ». La « politisation des pratiques pédagogiques », comme l’écrit Charles Soulié, s’exprime dans la multiplication des enseignements par petits groupes, l’abolition de la distinction entre cours et TD, la valorisation de la prise de parole et la remise en cause de l’autorité de l’enseignant. Les écarts entre le projet initial et sa mise en œuvre sont également soulignés : l’absence d’un projet pédagogique commun, la forme magistrale que prennent les cours des « ténors » ou un terrorisme des militants politiques dans la prise de parole en sont des exemples » (Idier, 2012).

8 Produit de l’effervescence politique et intellectuelle de 1968, Vincennes attire énormément d’étudiants ainsi que des enseignants comme Cixous, Deleuze, Foucault, Lyotard, Badiou, Serres, Roudinesco. Ouverte à tous, bacheliers ou non, proposant des cours le soir et les weekends et même une crèche, Vincennes était portée par l’idéal révolutionnaire de l’université pour le peuple où l’on venait non pas pour obtenir un diplôme ou pour apprendre un métier, mais pour penser. « Lieu de la pensée et de la liberté », Vincennes se voulait une université sans égard pour le capitalisme, méprisant ses impératifs de formation de compétences. Cependant, elle était aussi le lieu (hors Paris) où le gouvernement avait parqué les contestataires et leurs idéaux révolutionnaires, afin d’éviter la répétition de l’agitation et de la violence à Paris et surtout dans le Quartier Latin. Lacan le rappellera aux étudiants lorsque, juste avant de leur dire « bye », il leur explique ce que signifie « les ilotes du régime » : « Vous ne savez pas non plus ce que ça veut dire ? Le régime vous montre. Il dit – Regardez-les- jouir » (Lacan, 1991 :240). Autrement dit, la révolution n’a pas changé la structure du pouvoir et du savoir et les révolutionnaires sont piégés dans l’illusion en s’en croyant libérés.

9 L’aura mythique qui entoure cet épisode aussi bien dans les cercles psychanalytiques que dans l’histoire de mai 68 et dans l’histoire intellectuelle française en général, se trouve condensée dans l’énoncé que la mémoire collective a retenu comme emblématique de la rencontre manquée de Lacan avec les étudiants vincennois2. Il leur dit avant de partir : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez ».

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« Lacan, la psychanalyse est-elle révolutionnaire ? »

10 Ce jour-là, à Vincennes, Lacan essaie péniblement d’exposer sa théorie des quatre discours qu’il était en train de développer dans son propre séminaire à la Faculté de Droit de la Sorbonne3. Un discours est une modalité d’inscription dans le commun, une modalité de lien social. « L’envers de la psychanalyse » est considéré le plus politique des séminaires lacaniens (Boni, 2010). Y est développée une critique sociale d’inspiration psychanalytique, ce qui veut dire que l’action politique ne dépend pas d’une philosophie de la conscience où la liberté est pensée comme réalisation sociale de l’autonomie du sujet. L’originalité politique de Lacan est de concevoir une forme singulière d’émancipation au sein de l’analyse dans laquelle le sujet est confronté à un acte, l’acte analytique, qui le destitue de la place qu’il occupe dans le symbolique. Le symbolique étant le champ où les grands dispositifs anthropologiques - langue, parenté, mythes (religieux, nationaux, familiaux), tout en façonnant nos appartenances et notre identité, instaurent notre vie psychique dans la sujétion sociale. Nos identifications sont un exercice de pouvoir et elles se traduiraient en servitude volontaire si, comme Vladimir Safatle l’explique avec une clarté et rigueur remarquables, l’objet a, objet déplacé qui nous agit et agite, ne venait pas décaler relation de pouvoir et relation de domination. Il écrit : [L’objet a] dont le circuit insiste toujours au sein de relations de pouvoir et fait que ces relations sont au fond instable, toujours prêtes à s’inverser et à dériver. Insistons sur un point fondamental : une relation de domination est l’expression de la soumission de ma volonté à la volonté e l’Autre, mais il y a ce qui permet la circulation du pouvoir et qui n’est ni ma volonté ni la volonté de l’Autre (Safatle, 2012 :212 ; je traduis)4.

11 Lacan cherchait alors à penser et à pratiquer une analyse capable de dégager les liens sociaux des relations de sujétion, ce qui implique forcément de redéfinir et l’émancipation (qui n’est pas adaptation sociale) et l’analyse elle-même (qui n’est pas interprétation mais acte qui inscrit le sujet dans le réel) (Safatle, 2017a :216). La portée politique de la psychanalyse apparait là dans sa radicalité. Son lieu n’est pourtant pas la rue mais le cabinet de l’analyste, espace qui s’organise selon un dispositif destiné à créer les conditions d’énonciation d’une parole décollectivisée — bien différentes de « la prise de parole » soixante-huitarde que Michel de Certeau avait comparée à la prise de la Bastille (de Certeau, 1994 : 40-41). Lacan s’est moqué de cette analogie en ces termes : « Prise de parole ? Je crois qu’on aurait tort de donner à cette prise une homologie avec la prise d’une Bastille quelconque. Une prise de tabac ou de came, j’aimerais mieux » (Lacan, 2006 :41). Irréductible au sens, l’acte analytique modifie le rapport entre le langage (dont les circuits sont débranchés, comme dirait Pascal Quignard) et le sujet (instauré dans sa destitution même, c’est-à-dire émancipé). Tel que Lacan le reconceptualisait, l’acte analytique devrait s’avérer plus subversif que l’action collective qui se borne à resémantiser l’ordre politique et social. Mais ce n’est pas évident d’expliquer cela à des jeunes qui croient faire la révolution. Et lorsqu’un étudiant lui demande : « Lacan, la psychanalyse est-elle révolutionnaire ? », il répond : « Voilà une bonne question. » (Lacan, 1991 :231).

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La souplesse du symbolique

12 Il y a quatre discours : du maître, de l’université, du psychanalyste et de l’hystérique. Chaque discours se présente comme un mathème qui articule quatre places — S1, S2, $, a — et leur séquence algébrique formalise le passage d’un discours à l’autre par un quart de rotation en sens inverse des aiguilles d’une montre5. Le passage d’un discours à l’autre indique une inflexion dans la configuration du symbolique qui se répercute à trois niveaux : sociétal, social et politique. Disons qu’un nouveau paradigme se met en place. La supposée « libération de la parole » soixante-huitarde est, pour Lacan, le symptôme d’une telle inflexion. La parole ne se libère pas, elle ne fait que se déplacer dans l’ordre du discours. Et c’est un tel déplacement que Lacan formalise dans le passage du discours du maître au discours de l’université. Qu’est-ce qui est en jeu dans l’inflexion du symbolique à la fin des années 1960 ? C’est le déclin de l’autorité paternelle, avec son cortège de tutelles, de paternalismes, de diktats, de protocoles, dans toutes les sphères de la vie collective : dans la famille, à l’entreprise, à l’école, au gouvernement (De Gaulle). Le discours du maître s’affaisse et « l’émoi de mai » en est le symptôme hystérique (Starr, 2001 : 34). Le déclin de l’autorité paternelle n’est pas à entendre au sens d’une révolte des fils contre le père (Rabaté, 2009 : 35). Jamais Lacan n’a perçu mai 68 selon le modèle du « guignol de la rivalité œdipienne » (Lacan, 1966 : 812) auquel les postfreudiens réduisaient l’Œdipe. Le déclin de l’autorité paternelle exprime l’élimination progressive de la transcendance du symbolique. L’aphorisme « l’Autre n’existe pas », le mathème de l’Autre barré et le calembour des non-dupes errent (les noms du père) condensent le postulat de l’inconsistance du symbolique dans la pensée de Lacan. Dans sa nouvelle configuration (qui relève bien moins de la structure que du réseau), le symbolique s’assouplit, devient flexible et suit une pente qui le superpose de plus en plus à l’imaginaire. C’est peut-être au niveau sociétal qu’une telle superposition est la plus sensible. Au cours des années soixante les relations interpersonnelles ont profondément changé dans le sens d’un affaiblissement des frontières et d’un raccourcissement des distances. Les gens sont plus proches, plus accessibles. Les rapports entre les genres et entre les générations deviennent plus aisés, plus informels, plus fluides. Un souffle de dés-hiérarchisation et de dé-protocolisation balaie la vie quotidienne et la rend plus spontanée, plus détendue et plus libre. On se tutoie, on s’invite, on s’embrasse, on se rejoint plus facilement6. Mais cet aplatissement plutôt sympa des relations interpersonnelles se retrouve également dans les formes narcissiques d’identité et de rivalité à l’œuvre dans la dynamique de la concurrence, de la compétition, du culte de la performance et autres figures idéologiques que nous ne connaissons que trop bien. L’affaissement du symbolique dont il s’agit dans le passage du discours du maître au discours de l’université correspond à ce que nous appelons dans notre lexique contemporain « la dérive néolibérale du capitalisme ». La transformation sociétale est corrélative d’une nouvelle dynamique économique qui étend le marché à la totalité du champ social et jette les jalons de la mondialisation. « Les frontières, on s’en fout ! », proclament les étudiants.

La jouissance estampillée

13 Revenons aux quatre discours. Chaque équation articule quatre places distribuées au- dessus et au-dessous de la barre du refoulement. Les quatre places sont : sur la barre

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l’agent et l’autre ; sous la barre l’effet (vérité) et le produit (le savoir) de la relation inscrite au-dessus7. Chaque place est occupée par un de ces quatre termes : S1, le signifiant unaire ou signifiant-maître ; S2, le savoir en tant que fonction de la chaine signifiante ; $, le sujet de l’inconscient ; a, le plus de jouir. Le plus de jouir, notion que Lacan emprunte explicitement à la notion marxiste de plus-value, désigne la jouissance en tant qu’elle est prise dans le champ social. Inspiré de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, le discours du maître est la matrice des autres. Le maître, S1, y fait travailler l’esclave, S2, qui sait produire les objets dont le maître jouit : a. Les objets de jouissance ne sont donc pas produits directement, le maître ne possédant pas le savoir sur la jouissance. Aussi le sujet, $, en est-il l’effet de vérité. Ce discours formalise la configuration autoritaire des sociétés capitalistes qui a prévalu jusqu’aux années 1960. Le glissement du discours du maître à celui de l’université formalise le déclin de l’autorité : S1 passe sous la barre alors que S2, le savoir, qui a été soustrait à l’esclave, occupe la position dominante et produit directement du plus de jouir. $ se trouve alors sous la barre, séparé de a, exproprié de la jouissance.

14 Mais pourquoi baptiser « universitaire » le discours du capitalisme post-autoritaire ? Pour essayer de répondre à la question sur la nature révolutionnaire de la psychanalyse, Lacan introduit le sujet des unités de valeur qui était alors à l’ordre du jour à Vincennes. Le discours universitaire formalise le fait, dit-il, que les étudiants qui sortent de l’université « estampillés unités de valeur » sont de la plus-value (a) produite directement par le savoir en position de maître (Lacan, 1991 :231-232). Le savoir au pouvoir « se spécifie d’être, non pas savoir-de-tout, nous n’y sommes pas, mais tout- savoir. Entendez ce qui s’affirme de n’être rien d’autre que savoir, et que l’on appelle dans le langage courant, la bureaucratie » (Lacan, 1991 :34). Le modèle du tout-savoir bureaucratique est l’URSS (237), régime totalitaire s’il en est. On est loin de l’imagination au pouvoir. « Vous n’y seriez pas à l’aise », dit Lacan aux étudiants vincennois.

15 Dans la séance du 20 novembre 1968 de son Séminaire, Lacan avait avancé une interprétation des événements de mai. Il avait dit : Ne croyez pas que ça arrête le processus. Il n’est même pas question pour l’instant que s’arrête le marché du savoir. C’est vous-mêmes qui agirez pour qu’il s’établisse de plus en plus. L’unité de valeur, ce petit papelard qu’on veut vous décerner, c’est ça. C’est le signe de ce que le savoir va devenir de plus en plus dans ce marché qu’on appelle l’Université (Lacan, 2006 :42).

16 On est encore loin de Bologne, pourtant son origine se trouve bel et bien dans l’estampillage unités de valeur lequel, à la fin des années 1960, n’était pas encore entré dans la dynamique des flux transnationaux de communication. Dans la séance du 11 février 1970, Lacan revient sur la transition du discours du maître au discours de l’université, celui des « pures vérités numériques, de ce qui est comptable » (Lacan, 1991 :92). Il dit : L’idéal même d’une formalisation où plus rien n’est que compte (…), n’est-ce pas ici le glissement, le quart de tour ? — qui fait qu’à la place du maître, s’instaure une articulation du savoir éminemment nouvelle, complètement réductible formellement, et qu’à la place de l’esclave, vient non pas quelque chose qui s’insérerait d’aucune façon dans l’ordre de ce savoir, mais qui en est bien plutôt le produit (92).

17 Le produit du discours universitaire est bien évidemment l’étudiant qui apparait comme a sur la barre et comme $ sous la barre. Ceci indique que la jouissance n’est plus

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refoulée, comme elle l’était dans le discours du maître (a sous la barre), mais qu’elle est estampillée, quantifiée, chiffrée, bureaucratisée. Bref, l’étudiant qui rêve d’interdire les interdits et de jouir sans entraves, est en fait un sujet exproprié de la jouissance.

18 La jouissance est le sujet majeur de mai 68. Des slogans comme « jouissons sans entraves » et « il est interdit d’interdire », l’élèvent à la condition d’objet de demande collective. Révolution ou transition, événement ou émoi, mai 68 a eu le grand mérite de placer définitivement la sexualité au centre du champ politique : jouir de la liberté c’est la liberté de jouir. D’où l’intense érotisation du mouvement (Rabaté, 2009). Dans notre épisode, la thématique sexuelle est introduite par des étudiants qui, après avoir reproché à Lacan de vouloir les estampiller (au sens de parler pour eux) et de se moquer d’eux (de mépriser leur contestation), cernent le sexuel comme zone de voisinage entre psychanalyse et révolution. Un étudiant propose de transformer la séance en love-in sauvage, en référence au Summer of love, happening au Golden Gate Park en 1967, et se met à se déshabiller. Lacan s’énerve de la provocation, fait en sorte que l’amphithéâtre rie de l’étudiant qui en est vexé, et se font entendre des interventions de soutient à Lacan de la part de ceux qui voulaient l’écouter. Au discours universitaire qui présente le sujet sous la barre, disjoint de la jouissance (perdue, aliénée), l’étudiant riposte libération sexuelle, ce qui, au contraire, suppose la conjonction du sujet et de la jouissance. A la sobriété du mathème (qui, selon Lacan, inscrit quelque chose de réel), en l’occurrence celui du discours universitaire, l’exubérance des étudiants oppose un imaginaire érotique que nous trouvons condensé dans le beau calembour graffité sur les murs de la Cité Universitaire : unis-vers-Cythère. Le calembour cerne une autre zone d’intersection entre Lacan et les étudiants. Définissant l’inconscient comme jeu du signifiant, Lacan excellait dans les calembours, il en a produit pas mal, par exemple, les non dupes errent, l’amur, l’hommoinzun, l’hommelette, etc. Il semble avoir apprécié unis-vers-Cythère car il l’énonce dans son Séminaire en 1975. Ce calembour place la libération sexuelle dans l’imaginaire mythologique : Cythère, l’île de Vénus où les êtres, enfin libérés des interdits et des frontières, s’unissent dans le tout-Éros. Au discours universitaire du tout-savoir bureaucratique qui les sépare de la jouissance, les étudiants opposent le mythe de la jouissance toute des unis-vers-Cythère. Dans cet échange pointe la question du tout autour de laquelle divergent psychanalyse et politique. Lacan explique que la psychanalyse est une pensée de la détotalisation car l’inconscient est une faille dans le savoir qui l’empêche de se totaliser, la castration signifiant que cette faille est sexuelle. Ses quatre discours formalisent logiquement la béance qui oblitère tout projet révolutionnaire de totalisation : Il s’agit d’articuler une logique, qui, quelque faible qu’elle en est l’air – mes quatre petites lettres qui n’ont l’air de rien sinon qu’il faut savoir selon quelles règles elles fonctionnent -, et encore assez forte pour comporter ce qui est le signe de cette force logique, à savoir l’incomplétude. Ça leur fait rire. Seulement, ça a une conséquence très importante, spécialement pour les révolutionnaires, c’est que rien n’est tout (Lacan, 1991 :234).

19 Dans sa visée totalisante sinon totalitaire, la révolution s’accomplit dans le retour du maître supposé savoir sur la jouissance. C’est un tel maître que les étudiants désirent. Rien ne témoigne plus de la castration que le désir hystérique d’un tel maître. Dans une réplique indirecte à l’étudiant qui proposait un love-in, Lacan affirme : Le psychanalyste n’a eu d’abord qu’à écouter ce que disait l’hystérique. Je veux un homme qui sache faire l’amour.

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Eh bien oui, l’homme s’arrête là. Il s’arrête à ceci, qu’il en effet quelqu’un qui sache. Pour faire l’amour on peut repasser. Rien n’est tout, et vous pouvez toujours faire vos petites plaisanteries, il y en a une qui n’est pas drôle, et qui est la castration (Lacan, 1991 :235).

20 Mais si le jeune stripper représente la tendance libertaire ou libéral-anarchiste du mouvement, qui avait lu W. Reich et H. Marcuse, un autre intervient ensuite qui représente la tendance maoïste. Unis-vers-Cythère suggère le voyage motivé par le désir de sortir de l’université et/ou d’en faire autre chose, de la transfigurer. Mais pour ce second étudiant, il n’est plus question d’aller vers une île mythique. Bien au contraire, il s’agit de briser l’insularité bourgeoise de l’université (motif de la tour d’ivoire) pour agir dehors, aller à la rencontre du prolétariat et instaurer une univers-cité, la polis universelle de la société sans classes. Son souci n’est pas la liberté sexuelle, mais la lutte de classes. Pour ce faire, il faut détruire « l’université bourgeoise » à partir d’une union qui n’est pas celle de l’amour libre mais « l’union des étudiants avec les ouvriers, avec les paysans et avec les travailleurs » (1991 : 236). À cet étudiant, Lacan réplique que peu importe si on est dedans ou dehors l’université, car on est toujours dans le langage, dans le discours8. Manière de dire que la reconfiguration du symbolique dont mai 68 est le symptôme, ne dépend pas des étudiants, parce qu’ils ne sont pas de vrais agents politiques capables de produire une rupture effective au-delà de « l’émoi de mai ». Pour lui, la révolution n’accomplit pas une réconciliation des êtres dans un horizon de sens ultime, que celui-ci soit Cythère ou le Communisme. Lacan en a finalement ras le bol et part en annonçant le nouveau maître qui va venir : « Vous l’aurez ! »

« Vous l’aurez ! »

21 Ce que Lacan essayait de dire, c’est que l’aspiration révolutionnaire à la jouissance sans entraves est en syntonie avec une nouvelle forme de socialisation du désir exigée par le développement de la société de consommation. Dans une société où le symbolique perd sa transcendance et l’autorité paternelle décline, l’opérateur de la socialisation du désir n’est pas le refoulement mais le surmoi. Le surmoi est une autorité interne ou intérieure (sorte de voix de la conscience) qui nous soumet à l’autosurveillance et à l’autodiscipline continues. Le surmoi n’interdit pas, il enjoint. À quoi ? À la productivité, à la performance, à la consommation. Le surmoi nous pousse à l’excès, à la démesure, au gaspillage sans finalité. Il ne s’agit pas de ce que Bataille appelait la part maudite qui est un excès, un gaspillage improductif et non quantifiable. Le surmoi, version néo-libérale, nous dit constamment de jouir mais cette jouissance, sous la forme amoindrie du plus de jouir, doit être quantifiée, mesurée, évaluée, « estampillée » pour être intégrée à la logique de la production et de la marchandisation. Tous les jours nous remplissons sur internet des questionnaires qui servent à mesurer notre niveau de satisfaction sur un certain produit qu’il s’agit d’améliorer pour augmenter le niveau de satisfaction des consommateurs. Tous les jours nous remplissons les multiples plateformes électroniques d’autocontrôle et d’autoévaluation qui servent à évaluer notre productivité et notre performance professionnelle en vue des statistiques et des rankings. Traitée de cette façon-là, selon des critères de gestion d’entreprises, la jouissance perd son potentiel d’intraitable qui déstabilise le pouvoir. La ruse surmoïque est de nous spolier de la jouissance en nous y incitant. Comme Zizek (2006 :92-93), l’a expliqué dans son exergue sur la différence entre l’autorité du père moderne et celle du père postmoderne, la morale surmoïque

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des sociétés contemporaines a aboli la discontinuité entre plaisir et devoir, si bien que le devoir est devenu un plaisir (nous éprouvons une grande satisfaction à remplir les multiples plateformes d’autocontrôle et d’autoévaluation) et le plaisir est devenu un devoir (si nous n’éprouvons pas une grande satisfaction à les remplir nous nous sentons inadaptés, anachroniques, coupables). Cette indistinction ou continuité entre plaisir et devoir est une source de stress qui nous empêche de jouir. D’où l’atonie du monde contemporain, pourtant porté par l’impératif de jouissance : « Jouissons sans entraves ! ». Dans un article publié dans le Monde à l’occasion du 40 e anniversaire de mai 68, Zizek écrit : « Ce qui a survécu de la libération sexuelle des années 1960 est cet hédonisme tolérant qui s'est si bien intégré à notre idéologie hégémonique : aujourd'hui, la jouissance sexuelle n'est pas seulement autorisée, elle est quasiment obligatoire - celui qui ne jouit pas se sent culpabilisé » (Zizek, 2008). Et il ajoute que le maître que Lacan annonçait aux étudiants est « le maître postmoderne permissif », figure du totalitarisme blasé. Le plaisir devient un devoir moral, le désir et le sexe deviennent des marchandises, autrement dit, le désir est noyé dans le plus de jouir. N’est-ce pas de cela que nous parlent les romans de ?

22 L’impromptu de Vincennes nous donne à voir mai 68 comme une date clé signalant l’entrée des sociétés démocratiques et industrialisées dans la modalité néolibérale ou post-autoritaire du capitalisme, ce qui nous a apporté sans doute plus de liberté, mais au prix d’un nouveau régime de socialisation du désir qui nous exproprie de la jouissance. Quant à savoir si Lacan a vaticiné juste, il me semble qu’il suffit de constater notre soumission au dispositif bureaucratique tentaculaire de l’université-marché et à l’estampillage continu issu de nos multiples et diversifiées (auto)évaluations, pour conclure qu’il n’avait pas tort. L’ensemble de la communauté académique, étudiants et enseignants, sont le produit (a) du tout-savoir (S2).

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NOTES

1. « Déjà, dans sa ‘Proposition du 9 octobre 1967’, Lacan provoque une révolution interne dans l’École freudienne de Paris, en prônant la procédure de la ‘passe’, pour abolir les hiérarchies dans l’École, innovation qui a ‘préfiguré les barricades’, disait-il volontiers » (Sédat, 2009 : 221). 2. La saillance de cette phrase et de l’épisode où elle a été énoncée nous font oublier que Lacan a soutenu le mouvement des étudiants : « pour exemple, la pétition qu’il accepta de signer en Mai 1968, intitulée ‘La solidarité que nous affirmons ici’. Maurice Blanchot, auteur du texte de cette pétition, y écrivait ceci : ‘Face au système établi, il est d’une importance capitale, peut-être décisive, que le mouvement des étudiants, sans faire de promesses [...], oppose et maintienne une puissance de refus capable, croyons-nous, d’ouvrir un avenir’. La pétition fut publiée dans le journal Le Monde le 9 mai 1968, c’est-à-dire la veille de la première Nuit des Barricades. Elle avait alors reçu les signatures de Robert Antelme, Louis-René Des Forêts, André Gorz, Pierre Klossowski, Michel Leiris, Nathalie, Sarraute, Jean-Paul Sartre et Jacques Lacan » (Bernard, 2017 : 63). 3. « (…) expulsé de L’Ecole Normale Supérieure au printemps 1969, et déclaré persona non grata par le nouveau directeur de l’Ecole de l’époque, Robert Flacelière (suite à un article publié sur La Nouvelle Revue Française où Lacan est accusé de ne rien comprendre à la linguistique saussurienne et de fourvoyer une génération entière d’étudiants par son style mégalomane) il trouvera hospitalité, à partir de l’automne de la même année, à la Faculté de droit de la Sorbonne » (Boni, 2010). Lire aussi Rabaté (2009). 4. [objeto a] algo cujo circuito próprio sempre insiste no interior das relações de poder e que faz que tais relações sejam, no fundo, instáveis, sempre prontas a se inverterem, a se derivarem.

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Insistamos em um ponto fundamental : uma relação de dominação é a expressão da submissão da minha vontade à vontade do Outro, mas há aquilo que permite ao poder circular e que não é nem minha vontade, nem a vontade do Outro (Safatle, 2017a :212). À lire également : Safatle (2017b). 5. Ce qui signifie que leur séquence forme une révolution, non au sens de subversion, mais au sens de retour du même (Starr, 2001 :38). 6. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine de mai 68, il y a l’occupation du dortoir des filles par les garçons à Nanterre en 1967. 7. L’inconscient se définit d’une disjonction entre savoir et vérité. L’inconscient est faille dans le savoir, faille d’où la vérité (ça) parle (Lacan, 1966 :408-411). 8. C’est à ce moment-là qu’il pose la question rhétorique de savoir si on devient aphasique quand on sort de l’université. Méconnaissant le sens du mot « aphasique », l’étudiant reste interdit alors que Lacan souligne qu’« il y a quand même un minimum de choses à savoir ».

RÉSUMÉS

« Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez ». La prédiction acérée que Lacan adresse aux étudiants de Vincennes est restée dans l’histoire de mai 68 comme une phrase emblématique de la rencontre manquée entre psychanalyse et révolution. L’article soutient que la reconceptualisation de l’action politique que Lacan était alors en train d’élaborer dans la théorie des quatre discours, heurte l’utopie soixante-huitarde de la « jouissance sans entraves ». Au cœur de cette mésentente se trouve la figure de l’université : côté étudiants, le calembour « unis-vers-Cythère » proclame la transfiguration de l’université en un lieu mythique de libération sexuelle ; côté Lacan, « le discours de l’université » formalise le nouveau visage du capitalisme sans frontières dans lequel le savoir occupe la position dominante de tout-savoir. L’enjeu en est la portée politique de la psychanalyse.

« What you aspire to as revolucionaries is a master. You will get one ». Lacan’s bitter prediction adressed to the students of Vincennes remains in our memory of May 68 as an emblematic sentence meaning a missed encounter between psychoanalysis and revolution. This paper argues that the Lacanian’s theory of four discourses leads to a reconceptualization of political action which hurts the utopian slogan of « unfettered enjoyment » claimed by students. At the heart of this misunderstanding is the university: on the students side, the pun « unis-vers-Cythère » points out the transfiguration of the university into a mythical place of sexual liberation; on Lacan’s side, the discourse of the university formalises the new face of capitalism without borders, backed by knowledge in the dominant position of all-knowledge. At stake is the political dimension of psychoanalysis.

INDEX

Mots-clés : psychanalyse, révolution, université, savoir, jouissance Keywords : psychoanalysis, revolution, university, knowledge, jouissance

Carnets, Deuxième série - 16 | 2019 68

AUTEUR

CRISTINA ÁLVARES Un. do Minho calvares[at]ilch.uminho.pt

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Mai est un roman

Luis Carlos Pimenta Gonçalves

1 Le roman de mai reste à écrire tant les passions qu’il a suscitées jusqu’à aujourd’hui perdurent. Événement célébré par les uns et honni par les autres. Ainsi, un ancien président de la République française ne promettait-il pas en 2007 d’en finir avec mai 68 ? En 2018, la mémoire collective semble intégrer de façon plus consensuelle les transformations sociales de l’après-mai comme le révèle l’opinion positive que s’en fait une très large majorité de sondés pour Le Nouveau Magazine littéraire en janvier dernier. En revanche, en parler à chaud, dès l’été 1968, s’en inspirer et l’inclure dans un texte littéraire, peu s’y sont risqués. Curieusement, le premier texte littéraire, fin 1968, est signé d’un politologue, Frédéric Bon, et d’un journaliste, Michel-Antoine Burnier, aidés de la complicité du dessinateur Wolinsky qui l’illustre de « graffitis ». L’ouvrage s’intitule, Si mai avait gagné, sorte de récit de politique-fiction, décrit par le sous-titre comme une Facétie politique, reconstituant la victoire de la gauche en 1968 à partir de textes fossiles retrouvés au XXIIe siècle. Revanche par l’humour, bien dans l’esprit de 68, de la défaite politique de la gauche dans la rue et dans les urnes cette année-là. En fait, beaucoup d’intellectuels et d’écrivains n’étaient pas loin de penser comme Marguerite Duras qui a déclaré quelques années plus tard : « On n’a pas eu le temps de vivre un événement aussi considérable que mai 1968 que, déjà, l’homme parle, passe à l’épilogue théorique et casse le silence ».1 En parler à froid peut transformer l’exercice en un roman historique, genre habituellement utilisé pour décrire des événements éloignés dans le temps qui permettent toutes sortes de libertés avec les événements. Mai 68 qui a libéré la parole, mis à mal les codes anciens, l’autorité sous toutes ses formes, réclamé « L’imagination au pouvoir » et la « poésie dans la rue », peut-il s’écrire sur le mode traditionnel du roman réaliste « à la Balzac », décrié par les surréalistes, puis par les existentialistes et finalement par les auteurs étiquetés sous le signe du Nouveau roman ? Question délicate et à laquelle ont répondu de manière diverse les romanciers qui ont abordé mai 68, même de façon latérale. Patrick Combes, auteur de Mai 68, Les écrivains, La littérature, publié en 2008 fait le constat suivant : Mai n’a pas son Éducation sentimentale, où, comme pour 1848, les éléments politiques, sociaux, humains, seraient refondus, transformés, pour aboutir à une recréation – où l’expérience, l’enjeu historique seraient intégrés dans un roman de

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la condition humaine. Et la trouvera-t-il quand on considère les décennies qui nous en séparent ? (Combes, 2008 : 215-216).

2 Il est difficile d’y répondre, tant les circonstances historiques du Printemps des Peuples et mai 68 sont différents. Il est vrai que le projet flaubertien était ambitieux qui, encore à l’état de projet, envisageait, selon les termes rapportés par les frères Goncourt : un « roman moderne » parlant à la fois du « mouvement de 1830 », de la « physionomie de 1840, et 1848, et l’Empire », et qui s’intéresserait de surcroît aux « amours d’une Parisienne ».

3 En somme, résume Flaubert lors de cette conversation rapportée le 11 février 1863 : « Je veux faire tenir l’Océan dans une carafe »2. Au cours de cette communication et paraphrasant la formule utilisée par Flaubert, nous observerons comment l’océan de mai est entré, tout entier ou non, dans trois carafes distinctes : celle de Robert Merle dans Derrière la vitre, celle de Raymond Jean dans Les Deux Printemps et finalement celle de Pascal Lainé dans L’Irrévolution.

4 Il faudrait chercher une première réponse sur la capacité qu’ont eu ces trois auteurs à faire le grand roman de synthèse de 68 dans l’accueil et la postérité de ces trois œuvres. Il est assez symptomatique que deux de ces romans n’ont pas eu de réédition récente. Celui de Raymond Jean, Les Deux Printemps, édité originellement au Seuil en 1971, est repris en poche dans la collection 10/18 complété d’une introduction en 1978, à l’occasion du dixième anniversaire de mai 68. Quant à celui de Pascal Lainé, L’Irrévolution, édité en 1971 par Gallimard, dans la collection Le Chemin dirigée par George Lambrichs, il ne connaîtra pas de réédition. Meilleure postérité aura celui de Robert Merle, Derrière la vitre, édité tout d’abord par Gallimard en 1970, puis repris dans la collection Folio en 1974. Il est également édité par Tallandier, en 1971, suivi de « Fenêtre ouverte sur Robert Merle » propos recueillis par Daniel Lasagne, et finalement par Le Livre Club Diderot, en 1977, avec une préface de Raymond Jean, dans un volume intitulé Œuvres3. Derrière la vitre sera également adapté au théâtre en 1992 par Sylvie Gravagna sous le titre Nanterre-la-folie dont la première aura lieu justement dans un amphi de l’Université de Nanterre. Le relatif succès de ce roman est sans doute autant dû à ses qualités intrinsèques comme œuvre littéraire et document qu’au fait que l’écrivain avait déjà conquis un vaste public bien avant que ses romans historiques se passant au temps des guerres de religion en France ne le transforment en écrivain populaire. Robert Merle en adoptant un style qui évite les innovations formelles, surtout celles dérivées de l’existentialisme, du nouveau roman, voire de l’OULIPO, a su ainsi conquérir un lecteur sensible à ses thèmes philosophiques, politiques et sociaux mais qui est peu sensible aux mutations esthétiques du roman.

5 Quant à la reconnaissance immédiate des romans de notre corpus, un seul de ces trois ouvrages, L’Irrévolution, obtiendra un prix littéraire prestigieux à l’automne 1971, le Prix Médicis, qui, tels les autres ouvrages primés la même année, vendra 100 000 exemplaires.

6 Les trois romans réunis pour notre exposé balisent en quelque sorte l’imaginaire des événements de 68. Tout d’abord, celui de Merle, Derrière la vitre, s’intéresse à la journée du 22 mars 1968, à Nanterre, avec quelques analepses qui évoquent des événements antérieurs dans cette même faculté. Unité de temps et de lieu, quoi de plus classique ! Raymond Jean avec Les Deux Printemps nous propose de revisiter la nuit des barricades à Paris du 10 mai 68 dans la partie centrale du roman. L’unité de temps et de lieu ne se réalise que dans cette deuxième partie du livre puisque les deux autres se passent à

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Prague en 1969. Pascal Lainé aborde, lui, la première rentrée d’un jeune professeur de philosophie après les événements de 68 où seules de rapides allusions permettent de contextualiser le texte sur le plan politique et de l’histoire immédiate.

7 Le péritexte de Derrière la vitre inclut une présentation du roman sur deux pages (7 et 8) et surtout une préface de l’auteur non datée. On y apprend que le projet du livre naît en novembre 1967 lorsque Robert Merle demande à ses étudiants de la Faculté de Nanterre de l’« aider à mieux les connaître » lors d’entretiens. Le résultat est surprenant de franchise et étonne même l’enseignant. Il bénéficie de cette façon d’une sorte de mise à jour « au niveau du moins des idées et de langue » (Merle, 2008 : 10), écrit-il. Alors que l’idée initiale était simplement de décrire la vie quotidienne des étudiants à Nanterre, les événements de 1968 bouleversent cette intention première et il choisit de traiter la journée du 22 mars qu’il suit dans le roman heure par heure.

8 Après un premier chapitre de géographie physique et humaine, dans le droit fil du roman balzacien, le deuxième chapitre se déroule le « 22 mars, 6 heures du matin » et le dernier à « 23 heures trente ». Au lieu de donner à cette journée une valeur exceptionnelle, ce qu’elle fut pour les 142 étudiants qui prirent directement part à l’occupation de la tour administrative et de la salle du Conseil des professeurs, elle demeure pour le plus grand nombre des 12 000 étudiants une journée comme les autres. Ainsi, selon Merle : « Pour le romancier, pourtant, qui cherche à retrouver la vérité du moment sous les fastes de l’Histoire, le 22 mars appartient à la quotidienneté de Nanterre et ne doit pas en être détaché ». Dans cette même préface, l’auteur qui fait usage de personnages réels qu’il cite : « le doyen Grappin, l’assesseur Beaujeu, le secrétaire général Rivière et, du côté étudiant, Cohn-Bendit, Duteil, Tarnero, Xavier Langlade », crée également de toutes pièces des personnages fictionnels. Refusant que son texte ne soit considéré comme un roman à clefs cachant sous des noms d’emprunt des noms bien réels comme le firent en leur temps Simone de Beauvoir avec Les Mandarins ou, plus tard, Julia Kristeva avec Les Samouraïs, Merle dissocie son travail d’écrivain de celui de « ces peintres du Moyen Âge qui, dans un tableau grouillant d’hommes et de femmes, s’amusaient à dessiner leur voisin boulanger dans un coin de la toile ». Ainsi, s’il lui est arrivé, filant la métaphore de l’art du peintre, de « croquer d’après nature » ce n’est que pour mieux rendre crédibles ses personnages imaginaires en faisant usage des procédés du montage et du collage : « les personnages importants sont des portraits composites créés à partir de modèles divers empruntés à ma vie de professeur, et pas nécessairement nanterriens ». Pour rappel, l’auteur qui a déjà une longue carrière derrière lui a enseigné également dans les facultés des Lettres de Rennes, Toulouse, Caen, Alger et Rouen. Afin de mieux rendre la vie d’une multitude de personnages, réels ou inventés, où le sentiment de solitude et d’incommunicabilité, souvent évoqué dans les confidences d’étudiants, est renforcé par le fait que de nombreux épisodes se déroulent dans le confinement des chambres de la résidence universitaire, l’auteur a utilisé le simultanéisme (Merle, 2008 : 11). Ce procédé littéraire en vogue, selon l’auteur, dans les années trente du vingtième siècle, songeant sans doute au cycle Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains, a été délaissé par la suite. Au passage, Merle dans sa préface en profite pour épingler la critique qui avait mal accueilli, en 1962, un de ses précédents romans, L’île, usant du même artifice littéraire jugé déjà alors « démodé ». Ce faisant, il fait preuve dans sa préface d’un misonéisme sur le plan esthétique : « Je me méfie des systèmes qu’un artiste croit bon de se fabriquer. Je note que c’est toujours par où il se croit le plus neuf qu’il vieillit le plus vite. Si son œuvre survit, c’est pour d’autres mérites » (ibid. : 12). La conclusion de la préface indique le

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caractère partagé, ambigu, voire un certain malaise de Merle vis-à-vis des situations et des événements qu’il décrit dans son roman. Le roman révèle les événements qui conduisent à l’occupation du 8ème étage de la tour administrative et établit une multitude de portraits d’enseignants, d’étudiants et de travailleurs immigrés algériens. Il met en scène les échanges et les relations qui se nouent. Ces rencontres rendues possibles grâce à la proximité géographique sont parfois hasardeuses. Ainsi, David, jeune étudiant et militant maoïste, ayant sa chambre à la résidence universitaire, et Abdelaziz, jeune ouvrier algérien habitant le bidonville de la Garenne tout proche et travaillant à la construction de la faculté, se lient d’amitié. Pourtant, la première rencontre est d’abord un échec, ils se voient symboliquement à travers une ouverture de la résidence le 22 mars vers midi : « David regarda à nouveau les ouvriers répandre le goudron sur la terrasse. Celle-ci était à peu près à un mètre de son étage, il n’était séparé d’eux que par une vitre, mais de son côté à lui, tout était tiède et propre. C’était un monde où personne ne suait à manipuler les choses » (ibid. :121-122) et un peu plus loin le sentiment du personnage est sans équivoque « David se sentit coupable et malheureux » (ibid. : 129).

9 Cette rencontre improbable entre deux jeunes de milieux et d’origines si différents est tout d’abord rendu difficile par une barrière et un obstacle - une vitre non seulement les sépare, d’où le titre, mais également un chantier. Pour dépasser cette distance sociale et physique, David lance une cigarette qui s’écrase malencontreusement dans le goudron : « Il y eut un silence. Ils regardaient la cigarette souillée, noircie, perdue. C’était un échec. Ils se sentaient atteints par cet échec. » (ibid.).

10 Les personnages des fictions de notre corpus sont, dans leur grande majorité, issus de la bourgeoisie, effet de réel oblige, la réalité sociologique étant ce qu’elle est à l’époque. Ainsi, rares seront les figures de l’étudiant contestataire fils d’ouvrier. Merle crée Bourrelier, le patronyme est déjà en soi la traduction d’une lignée artisane et manuelle, qu’il décrit physiquement de façon archétypale et stéréotypée : « Au bout de ses manches trop courtes, sortaient de larges mains prolétariennes aux ongles carrés et sincères ». Bien différent est David Schultz, fils de chirurgien, et qui ne détonne pas avec les autres personnages. Étudiant engagé, il anticipe ce que pourrait l’expérience ouvrière pour un jeune intellectuel : Et les dominés, là-bas, de l’autre côté de la vitre, courbés en deux dans le froid, le vent aigre, la pluie, les muscles tiraillés par l’effort comme des bêtes de somme, ils n’avaient jamais pas plus de chance de s’introduire jamais dans ce monde-ci que moi dans le leur. Oh, je sais, je pourrais moi aussi me faire embaucher dans une usine, Simone Weil ou l’imitation de Jésus Christ. Mais je ne serais jamais un ouvrier, je vivrais ma pseudo condition ouvrière comme un intellectuel qui peut y mettre fin à tout moment, au nom, précisément, du accumulé des ses idées, de ses diplômes, de son savoir-faire technologique (ibid. : 122)

11 Le roman de Raymond Jean, Les Deux Printemps, est construit de façon fragmentaire. L’épitexte de l’édition de 1978 de ce roman pour la collection 10-18 comporte une introduction de l’auteur (p. V-XXII) ainsi qu’en fin d’ouvrage une liste de « Documents utilisés comme éléments de montage » (Jean, 1978 : 254). Dans l’introduction de l’édition au format poche, l’auteur avoue sa déception face au mauvais accueil du roman quelques années auparavant. À l’opposé du roman de Merle qui dénonce dans sa préface des effets de mode et l’esthétique du roman des années 60, Raymond Jean est proche par son écriture du nouveau roman et de ses recherches formelles. Il intègre des textes provenant de la presse écrite, des discours politiques, des déclarations, des

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inscriptions murales et des reportages radiophoniques. Ce principe de montage qui n’a pourtant rien d’innovateur déjà à l’époque a été mal perçu par une partie de la critique. Ce que rappelle l’auteur dans son introduction : En fait, les Deux Printemps n'ont pas eu de chance. Comme romancier, j'avais eu le tort d'y faire quelques recherches formelles qui faisaient dire à Pierre-Henri Simon (dans le Monde du 16 octobre 1971) que je serais bien avisé dans l'avenir de « préférer le stylo aux ciseaux et au pot de colle comme instrument de mon art » (ibid. : V).

12 Le jugement du critique et académicien, responsable alors de l’influent feuilleton littéraire du Monde, était sans appel et a, sans doute, nui à la diffusion de l’œuvre dont s’afflige l’auteur. Le tort et conséquemment l’insuccès du roman, selon Raymond Jean, tiennent également à la nature politique du texte et à sa position assez incertaine sur les événements de Prague qui fâche ses camarades du PCF et le rédacteur du journal L’Humanité, André Stil, qui critiquait alors « l’instabilité politique » du romancier. D’autant plus navrant que Raymond Jean, après avoir été un compagnon de route depuis la Libération, venait d’adhérer au Parti communiste. Il est vrai que le narrateur des Deux Printemps, professeur d’histoire à l’université, vit un double désenchantement politique pendant l’été 1968. La première et la troisième partie narrent le retour du narrateur personnage à Prague, qu’il a visité autrefois. La deuxième partie qui occupe une position centrale dans le roman (p.95 - 184) intitulée « La nuit du 10 au 11 mai 1968, en France » est construite comme une longue analepse narrative. Le narrateur étant un universitaire âgé d’une quarantaine d’années, la parenté entre le personnage et l’auteur s’impose. Lors d’une émission d’Apostrophes, du 19 janvier 1979, Bernard Pivot, comme il en était coutumier, affirme d’un ton goguenard à l’adresse de Raymond Jean : « Il est très proche de vous, le professeur », son invité l’interrompt aussitôt : « Ce n’est pas moi ! » Ce que confirme Raymond Jean dans son introduction : « Je précise pourtant à ce sujet qu’il n’y a aucune identification à faire entre le narrateur de Deux Printemps et moi » (p. VIII). L’argument qu’il utilise semble cependant bien léger : Certes il parle à la première personne, mais, dès le début du livre, il dit : « Je suis historien. Je prépare en ce moment un livre sur la Commune, parce que nous approchons du centenaire et qu’une collection m’a fait une proposition que je n’ai pas refusée » (ibid. : VIII)

13 Les Deux printemps, au-delà de la simple évocation du Printemps de Prague et de celui de Paris, envisage le caractère double des deux événements. Les événements de Prague et la réforme du régime de l’intérieur, qui commence bien avant 68, sont perçus bien différemment dans le roman par ceux qui ont pris fait et cause pour cette ouverture, comme l’étudiante pragoise Zdenka qui a séjourné à Paris en 68, et ceux qui s’y sont farouchement opposés, se réjouissant de l’intervention des forces du Pacte de Varsovie, comme le professeur Skopocek qui prévient le narrateur dès son arrivée à Prague : N’écoutez surtout pas ce qu’on vous raconte, a-t-il dit dans son français rocailleux, mais très correct, ici les gens sont devenus fous. Dans ma propre famille, ma femme est folle. Depuis que les camarades soviétiques sont venus à notre aide, elle ne couche plus avec moi (p.13).

14 Parallèlement à cette perception antinomique des événements pragois, nous avons celle de mai 68 à Paris, tout particulièrement la nuit des barricades du 10 mai. Le narrateur et deux couples d’étudiants, réunis dans le petit appartement de l’un d’eux, suivent les événements racontés à la radio par un reporter de France Inter, puis sur une radio périphérique, Europe Nº 1. Un appel de Cohn-Bendit entendu à la radio suscite

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chez deux des personnages présents dans la pièce des réflexions opposées. Alors que Raphaël, présenté antérieurement au narrateur comme « étant au P.C » (ibid. : 108), réagit violemment, accusant Cohn-Bendit d’être un « agent provocateur », Clément, étudiant proche de l’extrême gauche, le défend, provoquant une altercation entre eux. Puis, au détour d’une page surgit un autre printemps, celui de la Commune de Paris, un siècle plus tôt, convoqué par la seule force expressive d’un substantif : « Le mot de barricade m’a plongé dans une sorte de bizarre rêverie et je me suis mis à penser à mon projet de livre sur la Commune » (ibid. : 112). Le narrateur se souvient alors d’une gravure d’après Robida d’hommes entassant des pavés « quai de l’Hôtel-de-Ville peut- être, en mars 71, un vrai rêve d’historien » (ibid.), précise-t-il.

15 Tel Raymond Jean qui refusait dans son introduction toute équivalence entre lui et le personnage central des Deux Printemps, Pascal Lainé prévient son lecteur dès la première page en un paragraphe se détachant de l’incipit : L'auteur du récit affirme que les événements relatés ici, les lieux et les personnages décrits sont imaginaires, et que toute ressemblance avec des faits et des lieux réels, ou avec des personnes existant ou ayant existé, à commencer par celle de l'auteur lui-même, serait pure coïncidence. (Lainé, 1971 : 7)

16 Pourtant, tel son personnage, Pascal Lainé a été pendant deux années professeur dans un lycée technique et puise dans ses souvenirs matière à brosser portraits d’enseignants et d’élèves. Le roman narre l’histoire d’un jeune agrégé de vingt-six ans, affecté dans une ville imaginaire du Nord, Sottenville4 (p. 12). Comme le titre le suggère, le roman ne traite pas d’une révolution qui aurait eu lieu en mai 68, mais d’une « irrévolution », le préfixe privatif forgeant le néologisme indiquant un contraire, une absence, une négation comme dans « irrépressible » ou « irrésolution ». Ce dernier exemple de substantif pourrait être d’ailleurs mis au compte du personnage de ce roman de Pascal Lainé. Il est véritablement irrésolu quant à son destin, s’étant longtemps laissé guider par sa mère, devenu enseignant de philosophie un peu malgré lui. À la fin du récit, le narrateur semble néanmoins vouloir échapper à un destin tout tracé quand, après un échec professionnel et une mésentente avec le directeur de son lycée, il décide de ne pas aller en cours et de rentrer à Paris. Grâce à de rares analepses au cours du récit, on découvre qu’il a davantage été témoin que participant des événements de mai 68. Incroyant en religion comme en politique et l’équivalence est toute faite au détour d’une phrase, il découvre cependant une foi momentanée en se mêlant à une manifestation : Mai ! Que c’est déjà loin le joli mois de mai, et ses nuits en noir et blanc, sa lanterne magique ! J’avais cru, pour la première fois. J’avais trouvé quelque chose qui ressemblait à la grâce au coin du boulevard Saint-Michel et la rue Soufflot (Lainé : 1971 :34-35).

17 Les événements de mai ont juste effleuré la prospère et paisible petite ville du nord et les revendications semblent bien dérisoires. Le directeur du lycée technique a réussi auprès du rectorat à obtenir des crédits supplémentaires en profitant d’un climat propice aux revendications. Le résultat est tristement ironique : un distributeur de boissons chaudes au lieu des deux initialement prévus. À chaque instant de ce récit, on ressent le total déphasage entre le narrateur et les autres personnages, sottenvillais ou parisiens. Il est comme les étudiants de Merle « derrière la vitre », ici les travailleurs algériens sont simplement remplacés par des fils d’ouvriers, d’employés ou de petits commerçants. Mais il est également éloigné de la bourgeoisie à laquelle il appartient par sa famille jusqu’à ressentir un sentiment complexe de haine qui est en même temps

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une détestation de soi. Ce n’est que vers la fin du roman que l’on découvre le sens du titre et ce qui en fait un roman d’une génération écrit à la suite des événements de mai : C'est cela mon mal ; et peut-être, comme on dit, le « mal du siècle » ; c'est l'irrévolution : c'est le mouvement contradictoire d'une inquiétude et d'une critique si profondes, si totales peut-être, qu'elles-mêmes n'échappent pas à leur propre acide, et qu'elles se dissolvent dans leur réflexion sur elles-mêmes, qu'elles s'effacent (ibid. :142)

18 Ce « mal du siècle » n’affecte pas seulement le narrateur ou quelques individus isolés, mais s’étend à une génération entière d’étudiants : Je ne suis pas le seul de mon espèce. L'irrévolution, nous avons été tous à la vivre ainsi, en mai 68. Nous avons fait l'irrévolution, non la révolution, parce que nul de ceux qui devaient la faire, la révolution, parce qu'aucun de nous n'espérait y trouver vraiment son assouvissement. (ibid. : 143)

19 Par le biais de ces trois œuvres, nous avons essayé de rendre compte du roman de mai tel qu’il s’exprime et se conçoit au début des années 70. Aucun de ces romanciers ne s’est essayé à faire œuvre d’historien, Raymond Jean le récuse explicitement malgré la multitude de sources authentiques qui parsèment Les Deux printemps, tout au plus le genre de l’essai est perceptible au détour de nombreuses pages des trois auteurs. Aucun d’eux n’a eu l’ambition de circonscrire ce qu’a été 68 car mai est un roman immense qui reste à écrire.

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NOTES

1. Cité par Patrick Combes (1968, 160) de Les Parleuses (Minuit, 1974). Entretien avec X. Gautier. 2. Cité dans le tome III de la Correspondance de Flaubert, app. II. p. 882. 3. Livre qui rassemble également deux autres romans de Merle : Week-end à Zuydcoote et La Mort est mon métier. 4. Sotenville est un personnage de Georges Dandin de Molière). Il existe bien des Sotteville en France, dans l’Eure et dans la Manche.

RÉSUMÉS

À l’instar de Patrick Combes dans son ouvrage de 1984 La Littérature et le mouvement de mai 68, nous nous interrogerons sur les romans dont le thème central ou l’arrière-fond historique est la révolte survenue il y a 50 ans en France. Ainsi, nous nous intéresserons plus particulièrement à trois romans publiés quelques année après les événements : Derrière la vitre (1970), de Robert Merle, Les deux printemps(1971), de Raymond Jean et L’Irrévolution (1971), de Pascal Lainé, dont les personnages et/ou les narrateurs sont des enseignants, ce qui fait d'eux des acteurs ou de simples témoins au plus près des préoccupations et des inquiétudes de la jeunesse étudiante qui voient surgir la mise en cause de la société et de l’école dans les années soixante du siècle dernier.

Like Patrick Combes in his book of 1984, La Littérature et le mouvement de mai 68, we willquestion the novels whose central theme or the historical background is the revolt that happened in may 68, in France. We will be particulary interested in three novels published a few years after the events: Derrière la vitre (1970) of Robert Merle; Les deux printemps (1971) of Raymond Jean and L’Irrévolution (1971), of Pascal Lainé whose characters and/or narrators are teachers, which make them actors or mere witness close to youth student concerns and the questioning of society and the school int the sixties of last century.

INDEX

Mots-clés : Mai 68, littérature française du XXème siècle, Jean (Raymond), Lainé (Pascal), Merle (Robert) Keywords : May 68, French literature of the 20th century, Jean (Raymond), Lainé (Pascal), Merle (Robert)

AUTEUR

LUIS CARLOS PIMENTA GONÇALVES Universidade Aberta / IELT (FCSH-NOVA) Luis.Goncalves[at]@uab.pt

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Yes, peut-être de Marguerite Duras : réécriture de l’histoire

Ana Fernandes

1 Oublier et réécrire l’histoire sont nécessairement des éléments de l’évolution de la société. Dans un monde imprégné de violence et de mort, les personnages luttent pour survivre, sans le guide d’une histoire stable et commune. Dans le monde post-bombe de Yes, peut-être, oublier est une simple question de manque de survivants (sans un extrême stress post-traumatique) avec une connaissance du monde qui existait déjà avant. La connaissance est réussie oralement, et la société n’a pas encore construit des institutions pour éduquer les survivants.

2 Mai 68 en France est devenu un moment culturel important dans l’histoire de la France et est souvent présente dans les débats politiques courants. Nous postulons que les critiques de la société exprimées pendant les événements de mai et juin 1968 existaient déjà avant cette époque et peuvent être retrouvées dans l’expression littéraire de cette époque comme dans la pièce de théâtre Yes, peut-être de Marguerite Duras. Celle-ci exprime un profond mécontentement envers la société où elle vit et son œuvre imagine les conséquences des idéaux occidentaux menés à leurs limites. La pièce annonce alors à plusieurs reprises les principes de Mai 68 et ce texte présente déjà une émergence des contestations révolutionnaires même s'il les précède de quelques mois. L’oubli et la réécriture de l’histoire des événements de Mai 68 a amené à un échec moderne pour comprendre ces événements. Les éléments de l’histoire qui s’oublie et qui se recrée sont présents dans l’œuvre de Marguerite Duras, tout en créant des nouvelles versions hybrides d’histoires occidentales familières. L’engagement social et politique de l’auteure y est évident et les critiques de la société française y sont considérables et pertinentes par rapport à ce qui s’est passé plusieurs mois plus tard. Rappeler l’histoire est une tâche importante et qui requiert des points de vue révisionnistes. L’histoire doit être envisagée holistiquement, établie et fondée sur une variété de perspectives qui puissent incorporer divers points de vue.

3 Yes, peut-être présente les conséquences de la bombe atomique, après un conflit international d’une dimension que la race humaine n’a jamais vue. Elle se fonde sur un événement (Bombe atomique sur Hiroshima en 1945) qui eut lieu plusieurs années

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auparavant (mais qui ne peut pas être oublié) et parle finalement de la perte du réel au profit du fictionnel, du poétique. Ce spectre d’une destruction réciproque était toujours présent dans les années soixante. La menace d’une guerre entre des pays dont de telles défenses auraient des résultats catastrophiques pour l’être humain dans le globe sont manifestes. Un tel événement anéantirait tout vestige de civilisation, des infrastructures jusqu’aux sources d’énergie et aux réserves de connaissances (ordinateurs, livres, manuscrits). Cette tragédie impensable est la configuration imaginée de la pièce de Marguerite Duras, dans un monde qui lutte pour se rétablir et pour se reciviliser après avoir survécu à la bombe atomique.

4 Le ton de Yes, peut-être, comme d’autres pièces de Marguerite Duras, est sombre, mais plein de moments d’espoir, ou de tentatives pour se comprendre l’un l’autre ainsi que des moments d’intense chagrin et de profonde désillusion. Marini note que « la tragédie est le registre de Marguerite Duras » (Marini, 1977 : 15), qui écrit souvent sur le rôle des femmes, sur les divisions entre santé mentale et folie, sur la tension entre rappeler et oublier (Duras, 1968 : 27). La forme de la pièce est fluide, sans divisions en actes ou scènes. Le décor et les habits des acteurs sont en accord avec les préférences du metteur en scène. Ce qui intéresse c’est que le décor soit désolé et vide, sans espoir, et les habits anonymes, identiques, en lambeaux. L'un des moyens pour Duras de combattre la société est de mettre en scène des personnages déjà hors de cette société, comme s'ils étaient des exclus du groupe, étant ici des survivants de la destruction totale. La pièce consiste en un dialogue entre deux femmes, qui se questionnent, qui reprennent et abandonnent des sujets de manière aléatoire, qui n’ont pas de pensée claire, logique et lucide. Marqué par « des ellipses croissantes, manque de direction narrative, réduction et fragmentation du personnage, de l’intrigue et du décor », le drame évoque la détresse, le désespoir, la nostalgie, l’échec des personnages à se lier les uns aux autres, à se comprendre (Murphy, 1982 : 11). Alors, Marguerite Duras établit un monde post-apocalyptique vide et désert. La civilisation telle que l’on la connaît n’existe plus ; même l’idée d’une ville, d’un pays, d’un peuple n’existe plus. Il n’y a pas de distinctions entre les êtres humains qui luttent pour survivre et pour se reproduire. Le paysage de la terre est réduit à des éléments de base : déserts et océans (qui servent de limites infranchissables avec la perte de la connaissance maritime). Les personnages principaux sont deux femmes anonymes, A et B, qui n’ont aucune marque de personnalité ou d’individualité qui puisse les distinguer. Carol Murphy voit ces deux personnages comme un seul: « similarity indicates a shattering of a single personality into several distinct characters » (Murphy, 1982: 16). Les indications scéniques montrent des qualités émotionnelles, habits, manières de parler et des pauses identiques. Guers-Villate voit « un monde durassien […] un monde féminin par excellence où les personnages principaux sont toujours des femmes même quand ils sont réduits à des pronoms personnels. » (Guers-Villate, 1985 : 10). Ce manque de noms, tel que le manque d’indications sur leurs goûts, leurs qualités, leurs aptitudes, leurs mémoires, leurs passés indique des personnalités fluides sans le concept de temps, d’être ou d’environnement.

5 Les femmes ne sont identifiées que par des lettres tout au long du texte. Leurs identités féminines, reliques d’une autre civilisation, sont inexistantes. Elles existent comme des exemples anonymes d’un nouveau désordre mondial, non comme des femelles de leurs espèces avec des caractéristiques que la société considère « féminines » ou « non masculines ». Dans les indications scéniques (trop réduites) qui précèdent la pièce, les femmes sont décrites comme « innocentes, insolentes, tendres et heureuses, sans

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rancœur /amertume, sans malice, sans intelligence, sans bêtise, sans références, sans mémoire » (Duras, 1968 : 156). Ces qualités acquises socialement (amertume, malice, bonté, intelligence) sont absentes dans les êtres humains avec une socialisation limitée. A et B ont à peine conçu l’idée d’être et manquent la capacité de concentration pour des comparaisons, réflexion profonde ou émotion soutenue. Elles sont à leur tour insolentes, perplexes, heureuses, curieuses, confuses, effrayantes, mais jamais pour longtemps. Leur conduite distraite et leur manque de capacité de concentration rend le dialogue entre les deux absurdes, et permet une variété de sujets de conversation.

6 La principale différence entre A et B est la (limitée, douteuse, réaffirmée, recréée) connaissance qu’elles possèdent. A initie B dans la réalité d’une autre région et impressionne B avec sa connaissance du passé (un temps mystérieux et peu connu), la meilleure façon de survivre (arrêter de penser) et les histoires bibliques et de création (qui impliquent un serpent). L’histoire humaine n’a plus de gardien : il n’y a aucune mention à des livres, à l’éducation, même à un récit d’histoire commun. Les histoires bibliques et les fragments d’histoire récités par A sont des mélanges hybrides de vérité et de fiction, d’oubli et de souvenir, recomposition et recréation. L'oubli semble être une menace à éviter et qui peut être toujours présent : la mémoire est ainsi réinitialisée. L'action elle-même de rappeler le passé (lointain ou récent) est trouble et flou, presque impossible. Par manque d'un récit fiable du passé, les personnages présentent leur propre version des événements, étrange, des variations hybrides de la littérature mondiale.

7 Le seul personnage masculin, appelé simplement « l’homme / il / la guerre », est plus mort que vivant, restant immobile sur le plancher dans la plus grande partie de la pièce. À travers l’innovation de ce personnage (qui fonctionne comme décor ou comme objet plutôt que comme quelqu’un qui agit), Marguerite Duras fait une critique cinglante du patriarcat, du nationalisme et de la culture militaire. Rien ne subsiste de son identité, de ses goûts, de sa connaissance de ses relations avec autrui. Il souffre de cauchemars et d’hallucinations de la violence de la guerre, selon A, car il n’a plus un chef pour lui « donner un coup de pied » (Duras, 1968 : 160). Il représente pour elles la guerre elle-même : ridicule, dérisoire, difficile à imaginer ou à rationaliser. L’homme est presque complètement inutile. Sa seule utilité concerne la reproduction et même ce rôle est questionné par les deux femmes, qui sont par moments dégoûtées, touchées, meurtrières ou indifférentes par rapport à lui. L’homme est stupide, simple, suivant aveuglément les ordres de son chef et luttant pour des causes obscures. Il mélange les mots à des hymnes nationaux aléatoires et s’habille de différents symboles nationaux, politiques ou sociaux. L’uniforme de soldat représente les forces de destruction qui ont déchiré la civilisation : écrits sur l’uniforme se trouvent des mots comme « honneur », « patrie », « Dieu » et divers slogans nationaux et politiques. Son adhésion à ces symboles et idéaux, qui ne représentent plus rien, devient ridicule. Il n’y a personne qui lise les signes cousus à son habit, personne qui puisse comprendre les mots qu’il chante ou qu’il récite comme un automate. La sémiotique de sa culture a été perdue pour la mémoire humaine. Les mots emblématiques qui jadis rendaient les citoyens orgueilleux et menaient les travailleurs à l’action sont devenus un mélange dissonnant de bruits. Les images auxquelles les personnes ont jadis promis de la fidélité, qui jadis donnaient des milliers de sentiments de solidarité, de sécurité et de communauté sont réduites à des dessins curieux. La connaissance, le passé, la société qui ont existé, n’existent plus. Les deux femmes parlent de l’idéal du héros et donc du culte de l’individu. A dit que chaque soldat pense qu’il est unique, comme s’il était une partie d’une immense armée,

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d’une multitude d’hommes identiques. Dans ce contexte, l’individualisme surgit complètement illogique et ridicule. A et B rient des curiosités du passé, de la civilisation qu’elles n’ont jamais connue.

8 La principale différence entre les deux femmes et l’homme est la connaissance : il possède une connaissance du langage et de l’histoire qui précède leurs temps dont ils se moquent mais dont ils ont envie comme un modèle pour réinitier l'humanité. La connaissance que l’homme possède, est cependant inaccessible. Il est en guerre avec lui-même, comme B observe, et sa tension post-traumatique l’a rendu presque catatonique. Il ne peut réciter que des fragments de chansons militaires, saluts militaires, et des saccades au sol, insensible aux tentatives de B pour se lier à lui. L’information qui existe encore en quelque sorte dans son cerveau, est complètement fermée par le trauma qu’il a subi. Cependant, il est le seul lien avec la civilisation pour les deux femmes, le seul témoin et le seul produit de la société qui a préexisté.

9 Le langage a beaucoup évolué après la catastrophe. Il n’y a plus de « vous » pluriel ou de « je ». « Sur ‘ on ’ elles se désignent toujours, le ‘ je ’ n'existant plus. » (Duras, 1968 : 178) ou encore lorsque A et B apprennent la conjugaison : « Le "vous" pluriel a disparu. La catastrophe a généralisé l'emploi du ‘ nous ‘« (Ibid. : 181) On a l'impression, ici, que l'auteure considère qu'il n'est pas nécessaire de présenter chaque protagoniste avec son identité propre et son vécu. Duras elle-même le confirme lorsqu'elle écrit : « Nous connaissons ces gens, c'est du monde, c'est de la manière humaine qui court, les rues, se rassemble, se sépare. » (Duras, Théâtre I, 1965 : page de couverture), préfiguration certaine de ce qui se passera pendant les événements de Mai 68 où tout le monde agissait comme un groupe.

10 Même l’idée d’existence, de l’individu, est perdue. Il y a peu de façons de distinction entre les êtres humains dans le nouvel ordre mondial (ou désordre). Il y a quelques vestiges d’identité nationale bien qu’il paraisse exister peu de connaissance de ce q178ui se passe dans d’autres lieux, peu de compréhension d’autres cultures (telles qu’elles doivent encore exister). A parle à B sur « le désert à la guerre » près des « Mexicanos » (Duras 1968 : 156). B déclare à A que « l’of au plat » a été mangé « en américanos » il y a bien longtemps et que le musée moderne de ce phénomène culturel est « sous le palace » (Duras, 1968 : 161). L’usage de mots anglais tels que le répété « yes » et d’accents anglais à côté de répétées plaisanteries françaises (« Bonjour bonsoir ») démontre le manque d’un modèle établi pour le langage et le manque de distinction entre des sociétés différentes (Duras, 1968 : 176). Marguerite Duras s’adonne à un détournement ludique du sens et du langage qui ne va pas sans une certaine jubilation. Le rire jaillit de la répétition mécanique de certains mots comme « yes » et « peut-être » (ibid. : 157), de l'nvention de mots valises burlesques tels que « hymmilitaire » (159), « l'Océnatique », « l'Océapacificos » (175) et de la création de néologismes : « of au plat » (161), « pensivaient » (162), « ouerre » (163), « les épluches » (168), « dandillaient » (170) et la déformation de ots par aphérèse : « Reusement » (159), « Mais l'astique quoi ? » (166), « scriptions » (171) ou encore « fection » (177).

11 Bien plus, le langage des personnages mis en scène dans Yes, peut-être e réduit le plus souvent au stricte minimum, c'est-à-dire à de simples onomatopées : « B : Ô lala » (156), « B, dégoût : Ah ah » (160), « B : Hala », « B, profonde : Rrrr. Rrrr » (195). Les dialogues reposent, pour l'essentiel, sur des phrases assertives inintelligibles : « A : Avaient fait ce désrt pour l'engeance d'avant ensemble » ou sur des tournures elliptiques, dépourvues de sujet, frôlant l'incorrection grammaticale : « A : Est jeune, comme ça, mais dans sa

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tête est antique. » (158) Le comique réside, en outre, dans le télescopage de différentes langues comme l'Anglais, l'Allemand et le Français. Ce phénomène, très fréquent chez Duras, et déjà manifeste dans le titre de la pièce, débouche sur une sorte de langue hybride surprenante et incompréhensible. Le mélange, la confrontation de ces différentes langues participe à créer une ambiance grotesque, accentuée par l'usage de l'argot et l'emploi d'un registre très familier qui désacralisent certaines réalités de la culture française : « A : Disaient : Über Alles Enfants d'Patrie » (dit comme enfant d'putain). C'était le signal. Fonçaient. » (172-173)

12 Quand elles imaginent les distinctions entre les êtres humains dans le passé, A et B ne reconnaissent que les stupides et les moins stupides comme des classes sociales. Elles sont d’accord que la civilisation doit être reconmmencée puisqu’elle a été pauvrement initiée la première fois (Duras, 1968 : 180). Cette civilisation n’a aucun modèle à suivre et sans aucune expérience, il serait impossible d’imaginer son avenir. Elle souffre de la connaissance que le monde a eu un passé pénible et un présent si incertain. À travers l’homme, le passé incarne - visiblement souffrant de ses cauchemars belliqueux et elle plaint ceux du passé - la souffrance qu’ils ont subie, et qui se réfléchit dans leurs troubles. A répète son remède : « pensez plus » (Duras, 1968 : 181).

13 Entretemps, ici il y a une faim de connaissance, un désir de savoir plus, de mieux comprendre. Susan Cohen discute la relation entre l’individu et la culture dans la pièce: « To be sure, one cannot wipe the slate entirely clean, for one is born into history and language » (Cohen, 1993: 134). Les deux femmes ont un langage très limité pour discuter un monde qu’elles connaissent peu. Elles retrouvent souvent des mots qui ne sont pas communs aux deux mais échouent à se comprendre vraiment lorsqu’elles expliquent ces néologismes.

14 Souvent, les femmes répètent des slogans d’expressions idiomatiques qui n’ont plus un contexte ou une référence à quelque chose de réel ou de tangible. Ces expressions existent dans un vide et prennent d’autres sens, tels que « Black is beautifull ». En dehors du contexte de race et de racisme, « black » est tout simplement l’absence de lumière, le nom pour une ombre qui noircit les couleurs claires. L’immense histoire d’une différence de couleur de peau, de l’oppression d’une race, d’esclavage, de souffrance, de racisme, de mouvements sociaux et politiques pour libérer cette race, est effacée. Ces mots, si imbués de sens culturel et évocateurs d’une évolution de conditions, sont réduits à leur sens évident, en dehors de l’histoire. L’effet d’un tel effacement est d’abord comique, ensuite terrifiant. La perte de mémoire humaine et de l’importance de la présence de l’humanité sur terre est écrasante et presque impensable. Sans l’enregistrement de notre passé commun, le langage devient quelque chose de superficiel et d’artificiel. De la même façon, l’expression « d’lof au plat » (l’œuf au plat) qui ne fait plus référence à un quotidien et banal élément de la civilisation, est devenu un phénomène culturel, une amusante bribe d’information. On met en valeur ce vestige étrange d’un passé inconnu.

15 Le refus du système de pouvoir existant dans cette pièce montre la critique sociale et politique qui s’est répandue en Mai 68. Marguerite Duras, une partie de la « vanguard of women developing new ‘ feminine ’ cultural forms » (Selous, 1988 : 16), que l’on attendait qu’elle exprime de profonds soucis ressentis envers son monde. L’ « auteur actif dans les mouvements politiques français » a joué un rôle en promouvant ses intérêts et les intérêts des femmes pour le public français (Ricouart, 1991 : 4) : Le fait qu’un écrivain tel que Marguerite Duras ose imaginer la fin de notre monde brisé,

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déstabilisé, inégal, montre que de telles pensées menaçaient sa génération. Ce qu’elle imagine de l’apocalypse comme un résultat direct des idéaux de nationalisme, colonialisme et patriarcat questionne la pratique de telles idéologies et les conséquences potentielles d’une guerre moderne. L’action militaire prise par les pays occidentaux dans les années soixante, a amené beaucoup de citoyens à réfléchir à propos de l’ordre politique, économique et social de l’époque. L’indignation sur les conflits contemporains (la guerre d’indépendance en Algérie, la guerre de Vietnam) et un mécontentement par rapport à l’état social des affaires ont transporté les personnes vers les rues, en dehors de l’office, loin du quotidien. Tandis que Mai 68 gagnait de la notoriété comme un combat politique, les critiques exprimées par les citoyens français étaient d’une grande portée et diversifiées, et représentaient une libération importante d’expression et une fin de la complaisance.

16 Marguerite Duras tisse souvent les thèmes du conflit entre mémoire et oubli dans ses pièces. Murphy discute les thèmes exploités dans l’œuvre de Duras: « affirmation and negation, construction and deconstruction, memory (reconstitution of the past) and forgetfulness (loss or event lack of a verifiable past) » (Murphy, 1982: 14). La mémoire dans Yes, peut-être est importante de deux façons. Le manque d’un passé humain (oublié, détruit, absent) est remarquable pour le lecteur de Duras. L’idée de ne plus avoir une liste de faits importants pour notre espèce est presque impensable ; les êtres humains devraient recommencer tout de nouveau, ce que les humains dans Yes, peut- être doivent faire. Sans un modèle à suivre, comme B remarque à A : « il faut recommencer, ils disent » (Duras, 1968 : 180). La « jeunesse » commence à assumer les supposés habits d’une société civilisée, tels que collecter les déchets et disposer des morts. Entretemps, il n’y a aucun modèle pour un couple hétérosexuel, comme démontré par le couple de A et de l’homme. Ils ont eu deux enfants ensemble mais elle semble avoir oublié la plus grande partie de ce passé. Elle n’a aucune pitié, tendresse, amour ou haine envers lui. Elle semble complètement indifférente à son destin, en disant qu’il ne vaut pas la peine de le tuer. La maternité n’a aucun modèle non plus. A a eu des enfants mais parle froidement à propos de l’enlèvement des enfants par la jeunesse. Les deux femmes se soucient du besoin des espèces à se reproduire mais A ne semble pas affectée par la perte de ses enfants.

17 Leur façon de parler indique aussi l’oubli, l’immaturité et le manque d’un contact social. Tout en se questionnant chacune sur divers sujets et se racontant leurs propres réalités, elles détournent et retournent au sujet de l’homme. B est parfois intensément intéressée en lui, ensuite abandonne le sujet pour apprendre à propos de nouveautés culturelles ou historiques, qui l’entretiennent et la mystifient. Elle l’examine de près, pleine de curiosité, le plaint lorsqu’elle comprend qu’il n’est plus en usage de ses facultés, veut le tuer lorsqu’elle pense qu’il est dangereux ou inutile. B est plus humaine quand elle sent de la tendresse pour lui, lorsqu’elle exprime une profonde empathie, lorsqu’elle partage ses douleurs et est pleine de désespoir pour une telle existence. Elle s’intéresse à la connaissance, au progrès que les humains ont eu pour rétablir la société, pour commencer le procès de la civilisation. Mais cette pensée est souvent interrompue par des diversions. Comme des enfants, A et B ressentent une variété d’émotions l’une après l’autre, souvent avec un effet comique, parfois démontrant une extrême solitude et désespoir. Comme des enfants, elles prétendent comprendre quand l’une explique quelque chose de nouveau à l’autre. Cependant, elles ne tentent pas trop de comprendre, par manque d’éducation et de références concrètes ou de modèles qui les

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aident à saisir le sens. Les mots et le langage semblent exister pour eux d’une manière très abstraite.

18 Les explications des cultures du passé, explications qui semblent ne pas avoir été expérimentées mais plutôt racontées et racontées de nouveau parmi des survivants de la catastrophe, sont des versions complexes de la vérité. Ces « explications », de « d’lof au plat » jusqu’à la chute d’Ève, sont des variations hybrides sur des histoires et les faits que nous connaissons sur elles. Duras montre des éléments universels ou communément connus de la culture occidentale que ses lecteurs considèrent probablement comme acquis. Dieu est mentionné comme passant, comme « le vieux vieux god » (Duras, 1968 : 169), un personnage qui joue des jeux : « Le feront jouer le vieux vieux chef de guerre, le vieux god ? » (ibid. : 168). Dieu est ainsi chargé de violence faite en son nom, comme son instigateur. Lorsqu’elles parlent du besoin de la société d’être recommencée, A raconte à B une version de la chute d’Ève. A dit comment les premiers êtres humains ont mangé quelque chose qu’il/qu’elle ne devait pas avoir mangée et tombent malades. Elle révèle que cette première personne malavisée a mangé « le serpent » qui a tout gâché (ibid. : 180). Cette version de la fable blâme sur l’événement, pas sur la femme, mais simplement sur la première personne qui a existé. Sans une société patriarcale, sans des rôles de genres affectés, sans une longue histoire de femmes qui blâment sur les problèmes mondiaux, le sexe du premier pécheur semble non pertinent. B, au lieu de dénoncer la première personne, la plaint et trouve l’histoire drôle. Cette simplification de la fable biblique est une concentration de l’original, une réduction des éléments de base de l’histoire, avec une tournure signifiante. « Le serpent » lui-même était la source du problème (le démon) et la cause de l’empoisonnement de la première personne. Le serpent est présenté comme celui qui a causé le problème, non la personne. Ce décor blâme non pas sur l’avide pécheur, mais sur le fruit interdit lui-même, qui était pourri.

19 Dans un dernier passage, après le « first possible end of the play », A récite quelques passages supposés de la Genèse, que B répète. B, après quelque réflexion, demande pourquoi ils répètent ces mots. A réplique « Pour les enfants plus tard » (Ibid. : 182). Duras laisse le choix au metteur en scène d’inclure ou de ne pas inclure ce passage. Sans cette justification de l’histoire enregistrée, la pièce termine avec une note profondément pessimiste, où A apprend à B diverses conjugaisons du verbe « refuser ». Avec cette fin, Duras donne au lecteur ou au spectateur une lueur d’espoir que la société pourra se rétablir, que tout n’est pas perdu. A jette les fondements d’un futur langage écrit et enregistré qui peut survivre aux humains qui l’ont créé. Elle espère que les enfants du futur puissent avoir une meilleure existence que celle qu’elle a eue. Son raisonnement pour rappeler ou mémoriser la connaissance historique démontre quelque réflexion sur l’idée de futur, qui est un concept fragile dans un monde si instable.

20 Les personnages sont trop soucieux du moment présent pour se soucier du passé. Cela peut être vu comme une critique : l’humanité échoue à apprendre avec les fautes du passé. Le passé dans Yes, peut-être n’existe pas sous une forme standardisée, sérieuse, existante. Il est mystérieux et fragmenté dans diverses vérités possibles, répandues par rumeurs.

21 La mémoire (ou manque de mémoire) joue un rôle important, comme dans les événements de Mai 68. Les personnages dans Yes, peut-être font souvent face à des situations extrêmes (détournement, cannibalisme, radiation) ; ils font de leur mieux

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pour demeurer vivants, dépourvus de toute utilité pour l’histoire même si celle-ci était encore disponible.

22 Cette œuvre critique la société française contemporaine. Elle avertit contre le fait de conduire le patriarcat, le nationalisme et le capitalisme à leurs extrêmes-limites. Elle permet de nous interroger sur l’étendue avec laquelle on a embrassé ces idéologies et l’héritage que notre société espère laisser. Yes, peut-être force le lecteur (ou le spectateur) à examiner d’une façon critique des textes fondateurs de la civilisation occidentale, tels la chute d’Ève. Le fait de raconter à nouveau cette histoire biblique, si évocatrice des idéologies occidentales (notamment celle puisant dans une de matrice judéo-chrétienne), propose une variation moderne qui radicalement redirige le blâme en dehors de la femme. La variation de la version que nous connaissons et attendons projette un monde sans un patriarcat enraciné et une rigide identité de genres.

23 De telles critiques, extrêmement pertinentes, de la société formulées dans Yes, peut-être étaient représentatives des critiques exprimées pendant Mai 68.

24 Mai 68, cette époque polémique qui persiste dans les soucis de la France moderne, existe dans la mémoire nationale de ce pays. Les événements des quelques semaines pendant mai et juin ont déclenché un processus infini conduisant à raconter, à critiquer ou à questionner ce qui se passait, qui y participait, et ce qui pouvait advenir. Cependant, une telle variété de groupe d’événements peut être difficile à définir, à rationaliser, et à résumer, ce qui est certain c’est que Mai 68 a été un temps d’activisme politique et social, de critique et de questionnement. Mai 68 c’était la liberté à exprimer des opinions, l’insatisfaction envers la société française qui se reflète dans les œuvres produites peu après ces événements. Les rêves post-apocalyptiques de Duras renvoient, eux aussi, à ce qui semble être des systèmes de pouvoir immobiles, monolithiques. Duras rejette le monde dans lequel elle vit comme des utopies échouées. La France, la grande nation de Rousseau, de Voltaire, de Descartes a échoué envers ses aïeux. Ces insatisfactions se trouvaient parmi les motivations qui avaient poussé les protestataires à introduire dans les rues de Mai 68 un événement décrit par Martin Crowley (en parlant de Duras) comme « the practice of a shattered community based on shared refusal and collective authorship » (Crowley, 2000 : 227).

25 Le fait de raconter encore et encore Mai 68, décennie après décennie, a inévitablement amené à une simplification du récit avec trois phases distinctes et linéaires : étudiante, sociale et politique. Ce récit néglige les grèves nationales et divers mouvements de protestation ainsi que la violence de juin. Les éléments de l’oubli et de la ré-écriture de l’histoire sont aussi majeurs dans Yes, peut-être. Les personnages dans ce monde instable rejettent l’histoire comme un modèle pour le comportement humain, ou tout simplement manquent tout vestige de l’histoire. À leur place, ils inventent ou racontent des versions hybrides de l’histoire, en mélangeant des figures religieuses et littéraires, réarrangeant des textes chrétiens séminaux qui perdent tout sens chronologique. Ces récits sont en eux-mêmes des critiques : de ce que l’on prenait pour du sacré, du paradigme de ce qui forme nos points de vue, des échecs de l’idéologie pour correspondre à la réalité. Les dangers d’oublier le passé sont très réels. Cela est évident dans les diverses manipulations des récits de Mai 68, ainsi que dans les œuvres de fiction. La politique contemporaine a réussi à affaiblir et à rationaliser l’histoire vers sa nouvelle version des événements. Une telle manipulation est aussi puissante que les nouvelles versions hybrides de l’histoire présentées dans Yes, peut-être.

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26 La critique de Duras de son époque était imprégnée par une peur d’oublier l’histoire. La fréquence de l'oubli et de la ré-composition, un présage de l'oubli et du rappel qui domineront les mémoires et les adaptations de Mai 68, est présentée ici comme un effet secondaire de l'existence dans une société qui donne la priorité à l'état de la nation, au pouvoir et aux biens matériels sur la connaissance, la communication et les liens. Yes, peut-être raconte un monde qui a perdu tout vestige de conquête humaine, de civilisation, de progrès social et d’idéologies. L’humanité, qui était pauvrement faite la première fois, s’est détruite et est prête à renaître d’une façon hésitante. Yes, peut-êre sert comme un avertissement à l'humanité en évoquant les conséquences ultimes de l'étreinte occidentale du capitalisme, du nationalisme et du patriarcat, éléments majeurs des contestations de Mai 68.

BIBLIOGRAPHIE

COHEN, S. (1993). Women and Discourse in the Fiction of Marguerite Duras, Love, Legends, Language. Amherst: University of Massachussets Press.

CROWLEY, M. (2000). Duras, Writing and the Ethical. Oxford: Clarendon Press.

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MARINI, M. (1977). Territoires du féminin avec Marguerite Duras. Paris: Éditions de Minuit.

MURPHY, C. (1982). Alienation and Absence in the Novels of Marguerite Duras. Lexington : French Forum Publishers.

RICOUART, J. (1991). Écriture féminine et violence : une étude de Marguerite Duras. Birmingham: Summa Publications.

SELOUS, T. (1988). The Other Woman. Feminism and Feminity in the works of Marguerite Duras. New Haven : Yale University Press.

RÉSUMÉS

Mai 68 en France est devenu un important moment culturel dans l’histoire de la France et il est souvent présent dans les débats politiques courants. Nous postulons que les critiques de la société française exprimées pendant les événements de mai et juin 1968 existaient déjà avant cette époque et peuvent être vus dans la littérature et dans l’expression créatrice de cette époque dans la pièce Yes, peut-être de Marguerite Duras. Celle-ci exprime un profond mécontentement par rapport à la société où elle vit et son œuvre imagine les conséquences des idéaux occidentaux portés à leurs limites. L’oubli et la réécriture de l’histoire des événements de mai 1968 ont amené à un échec moderne pour comprendre ces événements. Les éléments de l’oubli de l’histoire et de

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sa récréation sont présents dans l’œuvre de Duras, en créant de nouvelles et hybrides versions des histoires familières occidentales. Rappeler l’histoire est une tâche importante et qui requiert des points de vue révisionnistes. L’histoire doit être revue holistiquement et établie, fondée sur une variété de perspectives qui puissent incorporer divers points de vue.

May 68 in France became an important cultural moment in the history of France and it is often present in current political debates. We propose that the criticism of French society during the events of May and June 1968 existed already before this time and can be seen in the literature and in creative expression of that time in the piece Yes, peut-être of Marguerite Duras. It expresses a deep discontent regarding society where she lives and his work to imagine the consequences of Western ideals took to their limits. Oblivion and re-writing of the history of the events of May 1968 led to a modern failure to understand these events. The oblivion of history with his recreation elements are present in the work of Duras, in creating new and hybrid versions Western familiar stories. Remember history is an important task and that requires revisionist views. The story must be reviewed holistically and established, based on a variety of perspectives that can incorporate various points of view.

INDEX

Mots-clés : Mai 68 , guerre , critique , société française , histoire Keywords : May 68, war, criticism, french society, history

AUTEUR

ANA FERNANDES CLEPUL – Faculdade de Letras da Universidade de Lisboa afpedroso[at]gmail.com

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Romain Gary et Mai 68. Mots d’ordre et de désordre

Jacques Isolery

1 Pour diverses raisons, il est vrai que « Romain Gary n’a jamais été reconnu comme intellectuel, ni de son vivant, ni depuis sa mort. » (Lara, 2014 : 129) Pourtant, une grande partie de ses œuvres, de ses entretiens ou écrits à caractère autobiographique tourne autour de problèmes qui, sans être politiques au sein restreint du terme, n’en participent pas moins à des débats de société, à des inquiétudes éthiques ou esthétiques. Romain Gary fera dire à l’ambassadeur Danthès, dans Europa : « Je ne crois pas qu’il y ait une éthique digne de l’homme qui soit autre chose qu’une esthétique assumée dans la vie jusqu’au sacrifice de la vie elle-même... » (Gary, 1972 : 177). Il existe un malentendu qui porte sur le hiatus entre son gaullisme, la critique de la société occidentale moderne, la revendication de son appartenance à une pensée de gauche et le regard souvent ironique qu’il a pu porter sur Mai 68. Parmi les préoccupations qui ont agité cette période mais dont aucune n’est aujourd’hui véritablement résolue, Gary s’est profondément interrogé sur la liberté sexuelle, la drogue, la surpopulation, l’urbanisme délirant, l’écologie, le statut de la femme, le pacifisme, le racisme... Tous ces mots d’ordre et de désordre d’un homme d’ordre et de désordre renvoient à des données à la fois collectives et individuelles, locales et globales, mais aussi à des expériences dont Gary redoutait qu’elles ne fassent progressivement de l’être humain une simple « barbaque » à disposition de toutes les formes possibles de totalitarisme, y compris celui d’un libéralisme sauvage et destructeur de toutes valeurs éthiques. À travers une exploration des romans de cette époque (mais pas seulement), des interviews et autres confidences, ainsi que du comportement de Gary vis à vis de tous les mouvements collectifs, on essayera de jauger la pertinence (voire l’impertinence) de ses positions à l’égard de quelques grands thèmes soixante-huitards, de sonder la valeur prophétique de celui qu’on considérait à l’époque comme un gaulliste ringard ou « comme une sorte de hippie gaulliste, démodé » (Anissimov, 2006 : 606). Aujourd’hui, sa conception de la littérature, de l’art et de la société en général n’a, semble-t-il, rien perdu de son actualité mais bien au contraire gagné en acuité visionnaire, conservé son

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ironie décapante et sa truculence picaresque. Pas plus que n’a perdu en pertinence sa position ambiguë, décalée, à l’égard de l’idéalisme humaniste.

Il y a en France, 38000 communes... nous en sommes à la seconde (Sciences-Po)

2 Il faut bien avouer que Mai 68 ne semble pas, à première vue, avoir beaucoup marqué la vie ou l’œuvre de l’écrivain. À cette époque, il est « chargé de mission depuis un an auprès du ministre de l’Information, Georges Gorse » (Bona, 1987 : 308) et se bat en France contre la censure (Gary, 1970b) dont il est lui-même victime à propos de Les Oiseaux vont mourir au Pérou, un film tourné avec Jean Seberg, à partir de la nouvelle du même titre1. Pas plus que de Gaulle au moment d’adresser ses vœux en janvier 1968 aux Français, et ce malgré les grandes grèves de 67, Romain Gary n’a anticipé les événements qui allaient mettre le feu aux poudres non seulement universitaires2 mais aux usines et à bien d’autres secteurs de la vie économique et sociale jusqu’à paralyser le pays. Eut-il fréquenté l’université, peut-être aurait-il éprouvé cruellement lui aussi « la médiocrité autoritaire des enseignants, leur enseignement soporifique ([...]), l’arrogance de l’administration universitaire et de ses sbires, l’infantilisation des étudiants, l’arbitraire, la hiérarchie, la contrainte et le contrôle omniprésents » (Guégan et Narodetzki, 1998 : 11). Eut-il été plus jeune, peut-être aurait-il ressenti cet ennui généralisé, dû entre autres à l’impossibilité de satisfaire au grand jour les nouvelles aspirations, sexuelles en particulier, de la jeunesse.

3 Mais en 68, Gary n’appartient plus depuis longtemps à cette jeunesse... Une fois de plus, il traverse une période difficile de sa vie. Il est en train de se séparer de Jean Seberg, mais pour la voir et la protéger il se rend très souvent aux États-Unis où l’actualité politique se manifeste à travers les problèmes de violence et de racisme auxquels sont confrontés les Américains en général et Jean en particulier : les revendications des Black Panters, les assassinats successifs de Jack Kennedy en 1963, celui de Bob Kennedy le 6 juin 1968, de Martin Luther King le 4 avril, la guerre froide, Cuba, le Viêt-Nam, etc. À Paris, les revendications idéalistes des étudiants, celles plus pragmatiques des ouvriers, les manifestations de rue, les récupérations politiques, tout cela exprime certes un profond malaise sociétal mais ne revêt pas, du moins à ses yeux, un tel caractère dramatique : « Comparée aux drames Biafra, du Vietnam, de l’intervention soviétique à Prague, il trouve que “la Révolution des étudiants de Paris ressemblerait singulièrement à une émeute de souris dans un fromage” » (Savatier, 2008). D’ailleurs, Gary ne voit dans ce qu’on a falsifié sous le terme unificateur de « Mai 68 » que la face estudiantine, parisienne et finalement très ponctuelle d’un phénomène qui, selon Jean- Claude Michéa, n’a en réalité globalement pris fin qu’en 1974, au moment du coup d’État libéral organisé au Chili — en septembre 1973 — par le général Pinochet et ses commanditaires états-uniens […] la « révolution » n’était donc pas uniquement une fête immense et joyeuse (une Rebel-Pride ensoleillée sur fond de musique woodstockienne) : elle pouvait même conduire ceux qui la prenaient au sérieux à devoir mourir sous la torture […] C’est à ce moment précis que les lampions ont commencé à s’éteindre. (Michéa, 2008 : 125)

4 Ce qui révolte principalement Gary, c’est la répression des manifestations de cette jeunesse libertaire ou militante, qui le pousse à démissionner de son poste et à refuser de « rallier les “répresseurs” » (Bona, 1987 : 316). Car, depuis toujours, « Gary éprouve

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une sympathie spontanée pour les victimes » (Todorov, 2002 : 102). En revanche, il n’en a jamais voulu endosser le costume, pas plus que celui du héros. Il considère que « l’expérience de victime de vous accorde aucun privilège durable » (Todorov, 2002 : 103), et certainement pas celui d’inverser les rôles : « C’est tout de même triste lorsque les Juifs se mettent à rêver d’une Gestapo juive et les Noirs d’un Ku-Klux-Klan noir... » (Gary, 1970 : 218). Cette tristesse, c’est celle qui accompagne la conscience de l’inhumanité fondamentale de l’humain et entrevoit l’« égalité dans la chiennerie » (Gary, 1970 : 218). Gary est incapable de s’identifier à quelque groupe que ce soit, hormis peut-être au vieux souvenir des “Français libres”. Or, Pendant que Sartre s’amuse à vendre La Cause du peuple devant les usines Renault de Billancourt, tu dénonces dans La Tête coupable, la révolution culturelle en Chine. Les Racines du ciel, Les Mangeurs d’étoiles, Chien blanc parlent avec une lucidité impitoyable de ce que font les opprimés et les humiliés quand ils s’emparent du pouvoir. Allergique à l’utopie sous toutes ses formes, tu es toujours prêt à croire le pire, s’agissant des membres de ton espèce (Huston, 1995 : 73), lui écrit par voie posthume Nancy Huston. Pour croire au collectif, il faut croire à l’identité et Gary ne croit guère à la sienne. On se souvient de son fameux « Je me suis toujours été un autre » (Gary, 1981 : 30). Mais il évoque souvent dans ses romans la conclusion de Les Mots et les choses de Foucault : « l’homme (...) est une invention récente » (Foucault, 1966 : 398), même s’il pense, par ailleurs, qu’il faudra sans doute encore quelque millier d’années avant que l’Homme n’apparaisse vraiment. Or, ce qu’il aperçoit surtout dans « la prétendue révolution française de 1968 [ce sont] des fils à papa (...) bien nourris, bien habillés, bien éduqués et bien installés » (Gary, 2005 : 189) dans un monde de souffrance, de misère et de malnutrition : « On a dit que les émeutiers n’avaient aucun dessein. C’est assez juste : ils ne faisaient que vomir le monde » (Gary, 2005 : 189) et son état de chiennerie permanent.

La volonté générale contre la volonté du général !

5 Mais, pour beaucoup, Mai 68, ce n’est pas la chiennerie mais la chienlit. Pour l’ancien Résistant du bataillon Lorraine, il ne saurait s’agir de trahir le général de Gaulle, l’incarnation et le symbole de la France libre. Mais celui auquel Gary est resté irréductiblement fidèle, c’est bien moins l’homme politique que celui qui incarne la France, la grandeur de son histoire et de sa résistance, la transcendance de son destin, un homme d’exception que Paul Audy nomme à très juste titre, en reprenant le terme d’Henri Corbin, une « incarnation “imaginale” » (Gary, 2000 : 126). Bien sûr, l’absence d’une véritable cohérence programmatique (Michéa, 2008 : 126)3 d’un mouvement surtout dirigé contre le Vieux, tout cela heurte son attachement profond à l’esprit gaulliste. Mais l’on ne sait pas précisément ce qu’il en est des opinions politiques de celui qui écrivait en 1958 : « J’ai pour principe de couper immédiatement tout rapport avec les personnalités qui deviennent trop éminentes politiquement. » (Gary, 1958) Le général de Gaulle est un symbole pluriel : pour Gary, il est le héraut d’une conception éthique, plus encore, mystique de la France ; pour les soixante-huitards, étudiants ou ouvriers, il incarne l’obstacle à ce que Gary pourra, dans un de ses articles, réduire à des revendications de « salaires, de prix, d’emplois, de logements, de voitures, d’impôts, de congés » (Gary, 2000 : 66), sans ignorer cependant qu’il en va plus profondément d’un combat contre « le conservatisme moral ambiant » (Savatier, 2008) d’une époque en pleine mutation. Or, si l’esprit soixante-huitard semble bien loin de l’attitude très

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ambiguë de Gary à l’égard de l’idéalisme en général, de l’individualisme ou de l’utopisme, il n’en demeure pas moins que Gary est trop sensible à toutes les injustices sociales ou raciales pour ne pas devoir écrire « que, d’une certaine façon, inattendue, les étudiants de Paris sont en train de renouer, en lui donnant cette fois un contenu authentique, avec la vénérable tradition humanitaire française et même avec notre “mission universelle” » (Savatier, 2008). Lui-même n’appartient-il pas ouvertement à la longue tradition « de ces objecteurs de conscience et de ces avocats du diable qui, depuis Shakespeare et Montaigne, n’ont cessé d’accompagner le cheminement de la modernité européenne » (Larat, 2014 : 135) ?

6 Deux romans, Chien blanc (1970) et Gros-Câlin (1974), évoquent subrepticement Mai 68, et quelques autres la figure du général de Gaulle. Mais tous mettent en scène ou réfléchissent les problèmes qu’affronte la civilisation occidentale moderne face aux solutions radicales du Stalinisme, du Maoïsme, du Castrisme ou des dictatures africaines ou sud-américaines que Gary n’a eu de cesse de critiquer, de dénoncer, de honnir. Gros-Câlin est signé Émile Ajar, mais Ajar comme Gary, s’ils ne croient pas en l’individu, n’en défendent pas moins, d’abord et contre tout, ses droits imprescriptibles, quelles que soient sa race, sa classe, sa nationalité, son sexe ! Mais tous deux savent aussi pertinemment que rien n’est plus dangereux que l’idéal, surtout dans les mains de ceux « qui croient détenir le monopole de la vérité » (Gary, 2005 : 21) et que tout ce que l’on peut atteindre dans la vie c’est « un monde “à peu près”. À peu près juste, à peu près humain... Toute recherche de perfection est totalitaire. » (Gary, 2005 : 338) Certes, « en tirant parfois sur le bout du lacet tous les nœuds se défont comme ça d’un seul coup crrac ! comme en mai 68 » (Gary-Ajar, 1974b : 37), avoue Michel Cousin dans Gros- Câlin. Mais d’ici à descendre manifester dans la rue... : « la rue, c’est superficiel, dehors, à l’extérieur. Ils font dans les rues. Il faut creuser en profondeur, de l’intérieur » (Gary- Ajar, 2012 : 49). Gary raconte dans Chien blanc cette anecdote devenue fameuse. On a quand même fini par le convaincre de participer à une manifestation pro-gaulliste, organisée « par les grognards et les gros-bras du gaullisme » (Le Gendre, 2015 : 138). Bien que lucide sur les répétitions bégayantes de l’Histoire, le gaullien Gary se prend à croire que « l’Histoire se répète, que le danger menace à nouveau » (Gary, 2000 : 112) : un ami me téléphone pour m’annoncer qu’un dernier « carré » de Français libres va descendre cet après-midi les Champs-Élysées. Le dernier « carré », c’est quelque chose à quoi je n’ai jamais pu résister. J’ai horreur des majorités. Elles deviennent toujours menaçantes. On imagine donc mon désarroi lorsque, me présentant plein d’espoir sur les Champs-Élysées, je vois déferler des centaines de milliers d’hommes qui donnent une telle impression d’unanimité que j’en ai la chair de poule. Immédiatement, je me sens contre. Venu pour brandir le drapeau tricolore à la croix de Lorraine sous les risées en compagnie de quelques centaines d’autres irréguliers, je me sens volé. Je leur tourne le dos. Tous les déferlements démographiques, qu’ils soient de gauche ou de droite, me sont odieux. (Gary, 1970 : 205)

7 Et de conclure : « Je suis un minoritaire-né », un marginal qui rappellera d’ailleurs en 1979 que « depuis 1956, date de la parution de [Les Racines du ciel], la notion de “marginalité” a conquis toute une jeunesse… Tout le mouvement écologique, notamment, défend cette “marge” de vie, qu’il veut de plus en plus grande. » (Gary, 2005 : 349)

8 Or, cette position aurait pu le rapprocher de certains mouvements libertaires de 68 s’il n’y avait profondément inscrit en lui la prescience de ce qu’analysera Michel Clouscard, vingt ans plus tard, lorsqu’il écrira :

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Le néo-fascisme sera l’ultime expression du libéralisme social libertaire, de l’ensemble qui commence en mai 1968. Sa spécificité tient dans cette formule : tout est permis, mais rien n’est possible. À la permissivité de l’abondance, de la croissance, des nouveaux modèles de consommation, succède l’interdit de la crise, de la pénurie, de la paupérisation absolue. Ces deux composantes historiques fusionnent dans les têtes, dans les esprits, créant ainsi les conditions subjectives du néo-fascisme. (Clouscard, 2014 : 5-6)

9 Ce néo-fascisme, Gary le repère dans l’aliénation de plus en plus patente à l’irréalité : « télévision, divertissement ou culture, le transfert de l’intérêt vers l’au-delà du réel est, dès maintenant, apparent dans les pays à technologies développées. » (Gary, 2005 : 237) Nous nous acheminons vers une société de l’oubli : la surconsommation, la drogue, la sexualité en sont quelques-unes des formes. Ce que Gary nomme la société de provocation se manifeste par le « triomphe du prêt-à-porter » (Gary, 2005 : 265) mental, la complaisance pornographique, l’indifférence des masses, la domination de l’« impératif catégorique : “Je veux encore plus de tout, et surtout de moi-même” » (Gary, 2005 : 267). Il n’y a aucune issue, autre que pathologique, à cette provocation continue : « Que ce soit dans les sociétés petit-marxistes ou para-capitalistes, l’évasion dans la dimension de l’irréel est inéluctable. » (Gary, 2005 : 237)

Nous sommes tous des juifs allemands (Gare de Lyon)

10 Avant d’être désamorcé et récupéré par les organisations politiques, Mai 68 a d’abord été une explosion, une jouissance libertaire du “je”, la joie de pouvoir exprimer des positions singulières, une révolte plurielle, des désirs polymorphes, une libération d’imagination et d’affects : « Il était impossible de découvrir pour quoi les étudiants se battaient, en termes de changements politiquement constructifs. Ils se contentaient de réagir au harcèlement quotidien de notre civilisation » (Gary, 2005 : 198). Contre tous les pouvoirs implacables — « pouvoir nucléaire, économique, militaire, industriel, mécanisé, organisé, anonyme, impudent » (Gary, 2005 : 198) — la jeunesse réagit d’une façon peut-être d’autant plus péremptoire dans ses slogans qu’elle éprouve cruellement ce que Gary avait déjà mis en lumière à propos de l’Amérique dans Adieu Gary Cooper : J’annonçais donc dans ce roman l’Amérique d’aujourd’hui, l’Amérique du doute, de l’anxiété, de l’angoisse, de la vulnérabilité [...]. D’après la réaction des jeunes aujourd’hui encore, parce que je reçois pas mal de lettres au sujet de ce roman, c’est un livre qui a beaucoup marqué les jeunes. C’était écrit juste avant Mai 68 et il y avait déjà là des éléments qui annonçaient Mai 68 dans mes personnages. (Gary, 1969 : 87-88)

11 Parmi ces éléments, il en est un qui chapeaute en définitive tous les autres : la bonne conscience occidentale que la suite des traumatismes du XXe a fini par effondrer, d’abord en Europe, ensuite aux USA, avant qu’elle ne redresse la tête vers un modèle de jouissance égoïste, matérielle, étendu à toute la planète. Ce modèle que Dany-Robert Dufour dénonce, ce « nouvel espace sociétal prosaïque, trivial et nihiliste où la valeur, désormais unifiée dans le système de la marchandise, peut passer d’une main à l’autre. (…) En un sens, l’adjectif “libéral” désigne la condition d’un homme “libéré” de toute attache à [ses] anciennes valeurs symboliques » (Dufour, 2011 : 19). Autrement dit, l’homme libéré de la Valeur, de ces « nobles mensonges » (Gary, 2005 : 141) n’est autre que l’homme aliéné, l’homme-barbaque dont les résultats sont « le vandalisme, l’alcoolisme, la mécanisation du sexe, la toxicomanie et les émeutes incessantes

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(…) conséquences normales de la démystification réaliste, (…) une régression. » (Gary, 2005 : 141) Ainsi, ce que je voulais dire par Adieu Gary Cooper, c’était pendant la guerre du Vietnam, c’était adieu l’Amérique sûre d’elle-même, adieu au blanc et au noir, au sens valeur, au sens traître, au sens positif, adieu au personnage que jouait Gary Cooper à l’écran, au personnage qu’incarnait Gary Cooper à l’écran, c’est-à-dire adieu à l’Amérique tranquille, sûre de ses valeurs, sûre de son droit et sûre de toujours gagner à la fin. (Gary, 2014a : 87)

12 Le roman, écrit avant 68 mais paru en 1969, fait un sort à bien des illusions. Passons rapidement sur la critique de la religion : « Il y avait des églises dans tous les coins, mais autant aller prendre un café-crème, c’est tout aussi réconfortant » (Gary, 1969 : 134).

13 L’inanité de la révolte et la position paradoxale des jeunes bourgeois sont des cibles également faciles à atteindre : La révolte des jeunes bourgeois contre la bourgeoisie était condamnée au canular ou au fascisme, la seule différence entre les deux étant quelques millions de morts. Il y a quelque chose de profondément répugnant à voir un cortège d’étudiants venir les bras ouverts vers des ouvriers en grève, comme des femelles en chaleur devant les vrais mâles. (Gary, 1969 : 135)

14 Pourtant, en “vrai mâle”, Gary ne s’est jamais fait faute d’accueillir la “femelle”… Cet inconfort spirituel et physique qui naît du hiatus entre le rêve et la réalité a été bel et bien un des ressorts de Mai 68. Sur le mode contrasté du style ajarien (Chaudier, 2014), Gary fait dire à Cousin, le personnage de Gros-Câlin, en visite chez l’une de ses “bonnes putes” : C’est toujours merveilleux lorsque toutes les barrières tombent et on se retrouve tous ensemble, on se rejoint. Au moment de la grande peur, en mai 68 — je n’ai pas osé sortir de chez moi pendant trois semaines à cause de l’espoir, de la fin de l’impossible, […] — j’ai vu une fois, en regardant prudemment par la fenêtre, des gens qui se rencontraient au milieu de la rue et qui se parlaient. (Gary, 1974b : 72)

15 Pendant quelques semaines, un rêve d’humanité, de rencontre, d’amour a pu s’incarner dans une sorte de bonheur ponctuel collectif urbain devenu une valeur en soi, tout comme le malheur collectif peut aussi, provisoirement, réunir les hommes. C’est ainsi qu’on pouvait lire, sur les murs de la Sorbonne : « Je prends mes désirs pour la réalité, car je crois en la réalité » ou « Ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités sont ceux qui croient à la réalité de leurs désirs » (Besançon, 2007 : 159). Au-delà des aspirations personnelles, les désirs qui trouvent leur expression formelle dans une idéologie sont, pour Gary, à l’image des « plus beaux gâteaux […] ce sont ceux qui n’existent pas. Dieu. Le communisme. La fraternité. L’Homme, avec un H grand comme ça. » (Gary, 1969 : 67) Or, quand on veut installer l’Homme majuscule sur terre, cela donne les camps d’extermination, le Goulag, Hiroshima. Est-ce à dire que plutôt qu’adapter la réalité à ses désirs, il convienne de faire l’inverse ? Certainement pas, car « un homme qui peut s’adapter à la réalité n’est qu’un enfant de pute » (Gary, 1969 : 95) ! De ce point de vue, le Baron, personnage énigmatique qui passe d’œuvre en œuvre chez Gary, ne risque plus rien des effets délétères d’une telle compromission : « Il est à la poursuite de l’Homme majuscule et finit, dans son exigence, par refuser tout contact avec l’humain. » (Gary, 2005 : 345). Ayant coupé tous les ponts — sauf ceux de la parodie et de la dérision — avec la réalité empirique — hormis celle de l’alcool ingurgité —, il a, par la même occasion, coupé tous les liens qui pouvaient encore le relier à autrui, au

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désir, au mouvement, à la vie : « Le Baron est en lutte constante par la parodie contre ses propres illusions lyriques. » (Gary, 1974a : 313)

16 Pourtant, aux yeux de Gary, les étudiants ont raison — comme avaient sans doute aussi raison dans leur indignation les « étudiants révoltés de 1848 » (Gary, 1972 : 201) —, même s’il ne peut les suivre dans leurs illusions : « Les jeunes Français me semblent toujours des jeunes bourgeois, souvent des jeunes bourgeois révoltés, mais leur révolte rappelle celle des générations précédentes. » (Gary, 2014b : 15) Parmi les raisons qui justifient un tel jugement de valeur, il n’est pas impossible que ces étudiants manifestent cet excès de “je”, d’individualisme, de singularité, auquel Romain Gary a toujours tenté d’échapper : Mon je ne me suffit pas comme vie, et c’est ce qui fait de moi un romancier, j’écris des romans pour aller chez les autres. Si mon je m’est souvent insupportable, ce n’est pas à cause de mes limitations et infirmités personnelles, mais à cause de celles du je humain en général. On est toujours piégé dans un je. (Gary, 1974a : 156)

17 Les jeunes Français bourgeois, même dans leur révolte, ressemblent trop à eux-mêmes. Ils revendiquent la possibilité d’exprimer en toute liberté les aspirations de leur moi alors que pour Gary, la vraie liberté et la seule conquête consisteraient à parvenir à « l’étrangeté radicale, la capacité d’être totalement autre » (Braunstein et Pépin, 2014 : 56). Conquête et liberté pourtant paradoxales puisqu’elles finissent par se confondre à la perte, l’aliénation et la schizophrénie dans Europa que Nancy Huston définit à juste titre comme un tour de force formel qui laisse le lecteur pantois, chancelant : toutes les ficelles de l’art romanesque sont visibles, toutes sont tirées, et elles finissent par nous ligoter complètement l’imaginaire, jusqu’à ce qu’on ne sache plus où donner de la tête, que croire, qui écouter. Chaque personnage invente et rêve les autres personnages ; aucune scène n’a statut de réalité première ; toutes les existences se reflètent ou se rejouent mutuellement. (Huston, 1995 : 76)4

18 Enfin, ce sont des jeunes bourgeois cultivés qui fréquentent l’université et manifestent. Or, certes, la culture est une Puissance favorable, mais une Puissance tout de même. (…) La différence entre les Allemands héritiers d’une “immense” culture et les Simbas incultes, c’est que les Simbas mangeaient leurs victimes, tandis que les Allemands les transformaient en savon. Ce besoin de propreté, c’est la culture. (Gary, 1965 : 530)

19 Et il ne pouvait échapper à Gary que « [l]orsque les étudiants criaient “À bas la culture- alibi !” ils obéissaient fidèlement à la culture, c’était la culture qui parlait. » (Gary, 1972 : 159) Pourtant, même s’ils n’utilisent peut-être pas le bon medium et ne visent pas la bonne finalité, les étudiants ont raison de tenter de recoudre, ne serait-ce que pour quelques jours, ne serait-ce que dans l’inversion carnavalesque, ces entités irréconciliables, culture et société, utopie et réalité, idéal et existence. Et sans doute ont-ils d’autant plus raison aux yeux de Gary lorsqu’il le font en recourant à la mascarade, à l’ironie, à l’humour, à l’inversion, à l’antiphrase et au chiasme, en jouant avec la langue, en s’attaquant à la langue, autrement dit au fondement de la culture. Lorsqu’en décembre 1791, on porta Mozart à la fosse commune, sans le savoir, l’aristocratie et la bourgeoisie assistèrent là à leurs propres obsèques et à celles de l’Europe… Ce fut fini ce jour-là. (…) L’Europe est morte du privilège culturel. Le dédoublement de sa personnalité — la culture d’un côté, la vie des hommes de l’autre —cette schizophrénie, ne pouvait manquer de finir dans des crises meurtrières… (Gary, 1972 : 202)

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20 Europa est certainement le roman qui met en scène, de la façon la plus hallucinée, le discours de Gary sur cette schizophrénie qui, selon lui, a mené au fascisme, tout comme elle nous mène, depuis plusieurs décennies, dans l’impasse de la société de provocation. Et pourtant, les étudiants auront toujours raison car leur révolte est une « tentative poétique (…) pour inventer un mythe de l’homme, une mythologie des valeurs, et pour essayer de vivre ce mythe ou du moins s’en rapprocher » (Gary, 1974a : 271). Car ce qui relie sans doute le plus Romain Gary à l’espoir poétique de Mai 68, c’est l’idée sans cesse assenée chez lui que « l’homme sans mythologie de l’homme, c’est de la barbaque [et que] étant donné le néant, il n’y a plus aucune raison de se gêner » (Gary, 1974a : 271) et l’on peut alors sans souci envisager aussi bien le cannibalisme comme solution à la crise de la faim dans le monde. Mais s’il est dangereux de vivre sans mythologie, il l’est tout autant de vouloir concrétiser cet absolu. Si l’on veut homogénéiser ou dialectiser la pensée de Gary, lui appliquer une cohérence globale, on se heurte très vite à une circularité infernale et stérilisante. La seule échappatoire au hiatus entre culture et réalité demeure cependant l’imagination, la fiction, le roman dont Gary a défendu la cause dans Pour Sganarelle. Car ce n’est qu’en puisant dans la fiction que l’on peut espérer trouver « la foi exaltante et la force nécessaire pour sortir de la fiction. » (Gary, 1972 : 107)

Soyez réalistes demandez l’impossible (Censier)

21 Il est probable que Romain Gary a intuitivement pressenti que la révolte de 68, en entraînant bien des bouleversements dans l’existence quotidienne, ait participé paradoxalement à la formation d’un monde dangereusement rapproché, ridiculement réduit à nos proportions, instrumentalisé à l’excès, un monde pour ainsi dire mis à portée de la main […] Peu à peu la lassitude nous a gagnés, notre vitalité s’est muée en tristesse […] nous nous sentons en général si prisonniers de la « Puissance » du réel et des vicissitudes qu’elle nous impose, que nous ne rêvons plus notre avenir. (Gary, 2000 : 120-121)

22 Ce sont ces formes du rêve guidées par « une recherche de valeurs permanentes, incontestables, (…) un “idéal” de vie digne d’être défendu » (Gary, 2005 : 285) que Gary a toujours poursuivies dans ses romans où « un certain excès d’aspiration et d’humanisme idéaliste fait à chaque page sa propre autocritique et même sa propre parodie » (Gary, 2005 : 287). Il y a dans ses romans quelque chose du « Soyez réalistes demandez l’impossible » que les étudiants écrivaient sur les murs de Censier. Cet impossible réaliste doit d’abord aller au-delà des trois impasses historiques du XXe siècle : Le fascisme a fait disparaître l’individu dans les foules fanatiques. Le communisme a interdit à l’individu de parler tout en le collectivisant dans des masses hurlant les mêmes slogans. L’ultralibralisme a réduit l’individu à son fonctionnement pulsionnel, préalable à sa grégarisation dans de vastes troupeaux de consommateurs. (Dufour, 2011 : 331)

23 Et Dany-Robert Dufour de conclure que l’individu n’a encore jamais existé (...) Il faut donc construire un nouvel individualisme altruiste, c’est-à-dire un individualisme enfin sympathique [contre] les dérives de l’individualisme égoïste qui, lui, est pathologique, [sans retomber dans] la benoîte morale de l’amour du prochain prônée par le grand récit monothéiste. (Dufour, 2011 : 332)

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24 La seule morale d’amour universel qui puisse faire naître un jour l’homme à lui-même et aux autres, Gary l’a placée dans La féminité... Elle seule est civilisation : ce que les femmes ont défendu instinctivement à travers les âges et exactement tout ce que les hommes ont gâché ou détruit. C’est sur les valeurs féminines que tout se joue, se perd ou se gagne. Faut-il rappeler que la voix du Christ était une voix essentiellement féminine ? Compassion, tendresse, amour... (Gary, 2005 : 346)

25 Gary retrouve ainsi « ce qu’Orwell appelait la common decency, c’est-à-dire ces vertus humaines élémentaires que sont, par exemple, la loyauté, l’honnêteté, la bienveillance ou la générosité. » (Michéa, 2008 : 24) Pourtant si la Valeur, féminine et maternelle, est le fondement de toute vie digne d’être vécue, « puisque l’être humain ne peut pas vivre de lui-même » (Gary, 2005 : 348), encore faut-il avoir le courage de la mettre « à l’épreuve de ces acides que sont l’humour, l’ironie, la bouffonnerie et même un certain cynisme (...). Ce cynisme-là est d’abord un stoïcisme... » (Gary, 2005 : 286). Aussi bien, Gary ne manque pas de moduler : « Mon “mysticisme” de l’amour, même de l’amour physique, n’est fonction que de ma vie personnelle. Je n’entends pas en faire un prêche [ni un] absolu. Je propose un “à peu près”. » (Gary, 2005 : 348) La nuance était sans doute d’autant plus nécessaire que Gary n’est pas sans connaître sa réputation de “coureur”. Lesley Blanch ne manquera pas de souligner que [l]e grand séducteur, ou l’image virile, conquérante, qu’il a toujours cultivée, si irritante pour les autres hommes, si attirante pour les femmes, ces personnages cédaient parfois la place à un autre. C’était celui de l’auteur, amant romantique, plein de tendresse pour l’idéal de la féminité fragile. Mais on pourrait décrire cette attitude comme une façon de penser toute théorique, et qui, brièvement, triomphait d’appétits plus élémentaires. (Blanch, 1998 : 135)

C’est pas fini ! (Boulevard Saint Michel)

« On a tiré une fausse morale de la fable : la vraie, c’est que les cigales chantent toujours. Elles font en somme aux fourmis une réponse pleine de courage et de fierté : elles continuent à chanter » (Gary, 1979 :139).

26 Il y a eu des fourmis soixante-huitardes — celles des partis politiques, des syndicats, des obédiences gauchistes — et puis, il y a eu aussi les cigales de Mai 68, jeunes gens plus proches du Peace and love et des moutons du Larzac que de l’embrigadement. C’est pour celles-ci que Gary a sans doute pu éprouver par moments le sentiment d’une certaine fraternité de pensée. Mais à cinquante-quatre ans, Romain Gary ne pouvait que se tenir à distance des mots d’ordre et de désordre. Il appartient finalement davantage, en tant qu’homme, à une tradition du juste milieu, de l’à-peu-près, et laisse le soin à ses personnages romanesques de vivre les excès idéalistes dont il voit, à travers ce que subit sa femme, tous les dangers et les désillusions à venir. Et puis, enfin, la grande révolte contre le mauvais Père, il n’a cessé de la vivre dans sa lutte permanente contre tous les discours et régimes autoritaires. Il s’était choisi depuis trop longtemps dans la figure du Général de Gaulle, l’homme qui incarnait pour lui le bon Père, dans l’image de la France, le pays qui représentait le rêve maternel, pour participer à leur déstabilisation, même si lui aussi a sans doute rêvé bien souvent de retrouver « sous les pavés, la plage ».

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NOTES

1. « En France, la commission de censure interdit Les Oiseaux vont mourir au Pérou, par neuf voix contre dix, car “traitant en termes tragiques et sans espoir de la frigidité féminine”. L’interdiction ne sera levée que par une intervention de George Gorse. Aux États-Unis, [...] les Oiseaux... est le premier film à mériter la catégorie X. » (Bona, 1987 : 282) 2. À cet égard, parmi les multiples interprétations et mésinterprétations de ce « mouvement » ( ?), nous adhérons plutôt à celle qui souligne qu’il se fit d’abord contre la majorité des étudiants et que subversion et insurrection se sont étendues « à une portion considérable de l’espace social sans avoir eu à passer par un endoctrinement et une idéologie préalablement partagée. » (Guégan et Narodetzki, 1998 : 24) 3. « Ce printemps magnifique était (...) celui de la contradiction généralisée, chaque forme de contestation à peine apparue suscitant à son tour une contestation symétrique. » (Michéa, 2008 : La double pensée, 126) 4. Il est amusant de penser que, dans un registre d’écriture formelle très différent, Claude Simon publiera un an plus tard Triptyque où là non plus « aucune scène n’a statut de réalité première ». Mais Europa diffuse une réflexion sur la culture et le réel de façon plus corrosive sans doute par l’ inquiétante étrangeté de la dépersonnalisation de ses personnages.

RÉSUMÉS

Romain Gary ne participe pas vraiment à Mai 68, mais toute son œuvre interroge les problèmes qui ont secoué cette époque : la sexualité, la drogue, la consommation, l’écologie, les totalitarismes... Sa position politique est plutôt de gauche. Mais elle est rendue compliquée non seulement par ses relations avec Jean Seberg ou le général De Gaulle, mais aussi par ses doutes identitaires, sa conception de l’humain, sa critique de l’idéalisme et du matérialisme et sa propre position de romancier. Cette complexité explique peut-être que bien des pages de ses romans et entretiens apparaissent aujourd’hui visionnaires.

Romain Gary is not really involved in May 68, but all his work questions the troubles that shook this period: sexuality, drug, consumption, ecology, totalitarisms... He rather have left-wing political opinions. But these are complicated by his relationships with Jean Seberg or the general De Gaulle, also by his doubts about identity, his human conception, his criticism of idealism or materialism et his novelist’s position. Perhaps this complexity explains that many pages of his novels or interviews seem to be nowadays visionary ones.

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INDEX

Keywords : Ethics, idealism, materialism, human/inhuman, identity, novel Mots-clés : ethique, idéalisme, matérialisme, humain/inhumain, identité, roman

AUTEUR

JACQUES ISOLERY Université de Corse - UMR CNRS 6240 LISA isolery[at]univ-corse.fr

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Le néo-polar est-il un avatar littéraire de Mai 68 ?

Pierre-Michel Pranville

1 Nous entendrons par avatar littéraire de Mai 68 une incarnation des idées de Mai 68 dans la littérature policière des années 70-80, incarnation qui donnerait à ce sous-genre une identité propre baptisée néo-polar par Jean-Patrick Manchette. La réponse est positive, mais c’est un oui nuancé, ou plutôt un « oui, mais pas seulement ». Oui, le néo- polar va travailler des thèmes tels que la contestation de l’autorité, la remise en cause de la société de consommation, la revendication d’une liberté sexuelle et d’une contre- culture. Le « oui mais pas seulement » doit être trouvé, au-delà des valeurs de Mai 68, dans le bilan que les auteurs du néo-polar tirent des événements auxquels ils ont, pour la plupart, participé. C’est ce que nous soulignerons après avoir étudié les quatre romans du corpus proposé. Nada de Jean-Patrick Manchette et Etat d’urgence de Jean- François Vilar, sont deux romans qui appartiennent à une veine néo-polar qui revisite l’histoire ; Suzanne et les ringards de Jean-Bernard Pouy et La Bête et la Belle de Thierry Jonquet explorent la société des oubliés, celle des saltimbanques et des cités HLM. Ces quatre romans représentent les deux grandes tendances que l’on peut identifier dans le néo-polar : la relecture de l’histoire également défendue par Didier Daeninkcx – nous avons à l’esprit Meurtre pour mémoire qui évoque les événements de Charonne, la répression d’une manifestation en 1961 où furent assassinés 400 algériens ; l’autre tendance du néo-polar est, elle, résolument sociale, centrée sur les petits, les sans- grades et l’univers des cités ouvrières, ce qui est tout à fait nouveau en 1970.

2 Pour apprécier le caractère novateur de l’approche du néo-polar, il convient de faire un état des lieux de la littérature policière française des années 60. Le roman policier dans sa composante Noir est une littérature de la crise, crise politique, économique, sociale et crise des valeurs. Il est issu du roman noir américain qui est né de la crise de 1929 et de la Prohibition, convoquant dans ses textes de nouvelles populations : les gangsters mais aussi les losers de la société. L’Etat et particulièrement la police ne garantissent plus la sécurité et la justice parce qu’ils sont corrompus. Manchette écrit : Dans le roman criminel violent et réaliste à l’américaine. (Roman noir), l’ordre du Droit n’est pas bon, il est en contradiction avec lui-même. Autrement dit le Mal

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domine historiquement. La domination du Mal est sociale et politique. Le pouvoir social et politique est exercé par des salauds. (Manchette, 2003 : 20)

3 Les enquêteurs privés, dernier bastion de la Vertu, impuissants face au Mal institutionnel, sont désenchantés. C’est la Série Noire créée par Marcel Duhamel en 1945 qui domine le genre avec des traductions d’auteurs anglo-saxons et des romans noirs qui empruntent au milieu leurs gangsters et leur argot. Marcel Duhamel publiera Albert Simonin, Auguste Le Breton. En parallèle de la Série Noire, Boileau-Narcejac et Sébastien Japrisot s’orientent vers des romans privilégiant la psychologie et le rôle de la victime. Trois individualités se détachent du lot des publications policières : Georges Simenon et son commissaire Maigret, Frédéric Dard avec la série des San-Antonio, et Léo Malet qui créé le personnage de Nestor Burma. Enfin, surgit un auteur engagé qui détonne : Jean Amila que l’on peut considérer comme le précurseur du néo-polar par ses préoccupations sociales et son intérêt pour la relecture de l’histoire. Voilà où en est le roman noir en France à la veille de 1968.

4 « Avec le néo-polar, nous passons du roman voyou au roman engagé » (Schweighaeuser, 1997 : 100). C’est la fin des gangsters romantiques et des commissaires infaillibles. Mais c’est aussi un coup porté aux privés torturés, derniers chantres de la Vertu, importés d’Amérique du nord. Patrick Manchette qui n’est pas seulement romancier, mais aussi chroniqueur et essayiste, a publié ses réflexions sur la littérature policière, et il explique ainsi son passage au néo-polar : Comme j’étais totalement nourri de polars américains, pas du tout d’auteurs français, il me paraissait tout naturel, automatique, de suivre la voie des « réalistes- critiques ». Le polar, pour moi, c’était, c’est toujours, le roman d’intervention sociale très violent. Je suis donc parti dans cette direction, où me poussait mon expérience de gauchiste (Manchette, 2003 : 12).

5 Ce roman d’intervention sociale va s’élever sur le fond contre les conformismes de la société et sur la forme contre les codes du roman policier français, codes venus d’Amérique. Sur le fond : moins de policiers, moins d’enquêtes, une dégradation des valeurs morales, des acteurs issus du peuple. Sur la forme : une écriture dépouillée, behavioriste, plus centrée sur les comportements que sur les états d’âme des personnages. Avec le néo-polar, la littérature policière va s’ancrer dans une vision sociale et politique très critique de la réalité française. Philippe Corcuff dans la revue Mouvements dit du roman noir en 2001 : Le scepticisme à l’égard du monde et de ses conventions, comme des humains qui s’y « agitent », l’ironie sombre à l’égard de soi (dans le cas du héros narrateur) et des autres, voire le cynisme et un relativisme immodéré (dans le « tout se vaut ») sont souvent au rendez-vous. Une telle ambiance peut nourrir une radicalisation de la critique des institutions de nos sociétés (Corcuff, 2001 : 103)

6 Cette remarque s’applique également au néo-polar. Nous allons retrouver scepticisme, ironie, cynisme et relativisme dans chacun des romans de notre corpus. Le héros du néo-polar est un anti-héros, « il peut redresser quelques torts, mais il ne redressera pas le tort général de ce monde, et il le sait, d’où son amertume » précise Manchette.

Qui est Jean-Patrick Manchette, l’auteur de Nada ?

7 Né en 1942 et décédé en 1995, il se définissait lui-même comme un ancien étudiant sans diplôme. Il écrit d’abord pour les autres, des scénarios ; il traduit de l’anglais ; il est

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critique pour Charlie Hebdo, et devient un théoricien du genre. En 1971, il publie Laissez bronzer les cadavres. Dans son dictionnaire, Claude Mesplède écrit : Ce roman donne le ton de ce qu’on a appelé le néo-polar. Le monde exotique de Pigalle et de ses truands disparait au profit des classes moyennes, du retour à la nature et de la nostalgie de la révolution. Le roman noir devient social, critique de la vie quotidienne et résolument politique (Mesplède, 2003 : 289).

8 De ses dix romans, nous avons choisi Nada. Que raconte Nada ? Un groupe constitué d’un prof de philo qui renonce à l’action armée pour des motifs doctrinaux, d’un anarchiste alcoolique, d’un garçon de café aigri, et de deux ex-activistes anarchistes projette d’enlever l’ambassadeur des Etats-Unis à Paris. Mais pourquoi faire ? Pour la publication d’un manifeste anti impérialiste ou pour la rançon ? Contre toute attente, ces pieds-nickelés réussissent leur coup. Le commissaire Goémond qui les traque ne fera pas de prisonniers s’il les attrape. Seul Buenaventura, l’anarchiste catalan, échappera au siège de la police et rejoindra le philosophe pour le charger de dévoiler à la presse la brutalité de la police. Manchette veut signifier par là que les kidnappeurs sont finalement moins violents que la police, mais aussi que leur cause s’appuie sur un idéal peut-être, mais un idéal dont ils reconnaissent l’aspect dérisoire. Buenaventura s’enregistre pour la presse et avoue : - J’ai fait une erreur, dit-il soudain. Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du… Il hésita. - … même piège à cons (Manchette, 1972 : 164).

9 Le refus de l’autorité s’exprime dans l’enlèvement d’un ambassadeur américain, un topos appartenant à la geste révolutionnaire depuis celui de l’agent du FBI Dan Mitrione enlevé par les Tupamaros uruguayens en 1970, repris par Costa Gravas en 1972 dans Etat de siège, Yves Montand jouant le rôle de l’agent américain. Manchette dénonce la mâchoire étatique, manifeste dans la duplicité et le cynisme du Ministère de l’Intérieur qui conseille au policier de supprimer aussi l’ambassadeur, disparition que l’on mettra sur le compte du groupe Nada. Manchette déshabille l’Histoire et met quelques points sur les i en rappelant le climat de guerre des services entre les différentes polices et les organes de renseignement, en rappelant que certains d’entre eux étaient noyautés par l’extrême-droite représentée par un mystérieux Service d’Accentuation Civique, qui n’est autre que le SAC, Service d’Action Civique, réel celui- ci, une milice chargée des basses œuvres aux ordres de la droite : service d’ordre, pressions musclées, violences, voire assassinats. Reprenons la citation de Philippe Corcuff dans Mouvements : Une telle ambiance peut nourrir une radicalisation de la critique des institutions de nos sociétés. Mais cette critique sociale semble hésiter entre la réouverture de l’espace des possibles face à la fermeture dominante du monde et à un fatalisme du « tout est gangrené » et du « à quoi bon » (Corcuff, 2003 : 103).

10 Dans le néo-polar, la réouverture vers des possibles est ténue. C’est plutôt no future. Dans Nada, sauf à un niveau individuel, dans la relation entre les personnages : Cash, la jeune passionaria du groupe, pratique une sexualité libérée dont bénéficiera Epaulard, le cinquantenaire, l’ex-activiste international ; et seule la confiance que confère l’amitié résiste face au rouleau compresseur de la raison d’Etat. Buenaventura n’a jamais douté de la loyauté de Treuffais, le prof de philo. Même s’il a renoncé à suivre le groupe dans l’action violente, il n’a pas parlé, il n’a pas trahi, le catalan en est persuadé. Au niveau

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collectif, seule la presse ressort indemne de la lessiveuse Manchette. Elle est le dernier recours qui garantit l’éclatement de la vérité.

Etat d’urgence de Jean-François Vilar

11 Né en 1947 et mort en novembre 2014 à Paris, Jean-François Vilar a écrit sept romans et une douzaine de nouvelles. Comme Manchette, ce n’est pas un auteur prolifique. Vilar a créé un personnage récurrent, Victor Blainville, photographe dans un grand quotidien, un poste d’observation privilégié de ses semblables ; c’est un soixante-huitard comme son créateur. Dans Etat d’urgence, Blainville, curieusement, n’a qu’un petit rôle. Il délègue ses fonctions de fouineur à Adrian Leck, cinéaste inégal qui projette un film retraçant l’itinéraire d’un repenti des Brigades rouges, Arno, qui l’accompagne en Italie sous une nouvelle identité. Délaissant Paris, Vilar a choisi Venise, et pas n’importe quand, pendant le Carnaval, comme métaphore d’un monde fou. La fête masque et dévalorise les enjeux d’une nouvelle confrontation entre la police et les terroristes qui menacent de faire sauter le Grand Canal. Pourquoi Leck fouine-t-il ? Il cherche à s’approprier les lieux, les témoins, les raisons qui ont entrainé Arno dans la lutte armée. Il va être servi. Sa rencontre, un flirt, avec la juge Vanese, une promesse de sexe libre, qui va tourner court : Vanese se fait descendre dans ses bras. Leck récupère des dossiers de la juge qui vont lui ouvrir les yeux sur le passé d’Arno, sur son retour aux affaires aux côtés du commissaire Gozzi, sur les liens de son producteur vénitien avec la mafia, sur les manipulations de la police et surtout sur les intérêts communs que partagent la mafia et les Brigades rouges. Leck lit le dossier d’Arno : J’ai réfléchi longuement et sereinement à mon parcours au sein de l’organisation clandestine. (…) Malgré son intensité, le débat qui y a eu lieu fut tel que nous avons perdu de vue ce pourquoi l’organisation était née. L’enthousiasme qui m’avait porté à combattre pour la classe ouvrière m’avait fait perdre de vue la classe ouvrière elle-même (…) Je n’arrivai plus à voir que notre lutte, malgré notre bonne foi, se transformait en une guerre de bandes, une guerre entre nous, entre les BR et l’Etat (Vilar, 1996 : 35).

12 Le groupe Nada de Manchette a également ressenti cette rupture avec ceux pour lesquels il est censé lutter au moment de la condamnation de l’enlèvement de l’ambassadeur par les partis représentant la classe ouvrière, et il ne l’a pas comprise. Dans Nada comme dans Etat d’urgence, le débat d’idées, le combat politique a laissé la place à une traque, à une guerre sans fin dont la seule motivation est sa pérennité. Adrian Leck séjourne chez son producteur dans un somptueux palais qui abrite un microcosme culturel isolé de la réalité. Vilar ne se prive pas de critiquer le monde artistique, ses mœurs dépravés, ses liens avec d’anciens nazis et avec la mafia qui finance les activités culturelles, dont son film. Mais Adrian Leck, dont le passé de militant n’est pas si éloigné que cela, aime se frotter au terrain, ce qui lui vaudra d’être kidnappé par les Brigades rouges et de passer de l’autre côté de la caméra dans une séquence d’autocritique non dénuée d’une sincère auto-dérision. L’auto-dérision est aussi un des marqueurs des protagonistes du néo-polar.

13 L’issue du roman est plus noire que celle de Nada. La fin, un peu rocambolesque où des brigadistes veulent faire sauter un tanker face à la place Saint Marc, est un véritable bain de sang. Leck survit mais il a perdu son inspirateur Arno, et son film. Le commissaire Gozzi survit, mais ce n’est pas grâce à lui que le drame a été évité mais grâce à la mafia. La guerre va donc se poursuivre, avec d’autres combattants, sur

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d’autres fronts. Jean-François Vilar a revisité l’histoire des Brigades rouges avec une précision chirurgicale, un réalisme qui ne peut être que le fruit d’une documentation poussée. Son diagnostic sur le terrorisme est le même que celui de Manchette : un vaste gâchis dont il tire un profond désenchantement.

Suzanne et les ringards, le deuxième roman de Jean- Bernard Pouy

14 Ce roman appartient à la seconde grande tendance du néo-polar, celle qui parle des marginaux, des populations des cités. Etudiant en histoire de l’art, professeur de dessin, journaliste puis romancier, Claude Mesplède dit de Pouy qu’il est un auteur inclassable. Qui s’impose des contraintes formelles comme par exemple le personnage d’une princesse dans Suzanne et les ringards, ou comme des jeux avec l’alphabet, ou des citations inventées. Qui joue avec la langue en usant des néologismes et des calembours. « Cet aspect ludique imprègne son œuvre même lorsque le ton se veut plus grave » précise Mesplède (Mesplède, 2003 : 563). Contrairement aux deux auteurs précédents Pouy a publié plus de 50 romans et autant de nouvelles ou de contributions à des ouvrages collectifs, dont Mes soixante huitres.

15 Qui est la Suzanne de Suzanne et les ringards ? C’est une petite groupie d’un ensemble de rock qui parvient à passer la soirée avec ses musiciens préférés, les ringards du titre. Voici son portrait : La chair à star… Chair pauvre. - Ecoutez-moi : je fais mes trente-neuf heures dans un entrepôt de cartonnage. Debout. Je ne vois rien d’autre. Après… Chez moi. J’ai dix-huit ans. Mes copains ne sont pas plus intéressants que moi… Mes parents sont gentils, c’est tout. Je ne me sens pas comme eux. La vie a déjà un sale goût… Laissez-moi cette soirée. Peut-être y’en aura d’autres, peut-être pas. Laissez-moi cette soirée (Pouy, 2005 : 26).

16 Gaddes, l’homme à tout faire, se laisse attendrir et la présente au groupe avant de quitter l’hôtel. Elle sera retrouvée morte au matin dans la chambre de Gaddes, justement, le logisticien et gros bras de l’équipe, un colosse et ex militant gauchiste. La fiche des RG, membre actif d’un obscur groupuscule qui a eu sa part dans les désordres, et puis la dérive, les grèves, le refus du travail, de l’armée, des impôts. Trois ans de taule pour un cassage de gueule syndicale fasciste. Et puis plus rien sur la fiche : ne pouvait y figurer que l’immense dégoût de voir mes amis s’effilocher, changer et m’exclure, la surprise de constater qu’en trois ans, les têtes tournent, changent et défendent petit à petit tout ce qu’elles ont abhorré (Pouy, 1985 : 40).

17 Après le portrait de Suzanne, gentille ouvrière qui veut rêver un peu, voici le parcours type d’un ouvrier, ex- activiste gauchiste, déçu, amer et résigné. Gaddes est surnommé Dumbo parce qu’il a une énorme tache lie-de-vin sur la partie droite du visage. La tournée se poursuit mais Dumbo n’aura de cesse de découvrir qui a tué Suzanne. « T’es un zorro de merde » lui lancera un des musiciens, agacé par ses questions. Gaddes les déteste, sauf Lucie, l’ingénieure du son. Au même moment, à l’autre bout du pays, une très jeune femme, Valérie ¬ la fameuse contrainte de la princesse ¬ pleure son amant et metteur en scène qui vient de se faire tuer dans ses bras. Il reste au lecteur à attendre que les deux histoires se rejoignent. Gaddes abandonne le groupe, dégoûté par leur cynisme et leur égoïsme pour atterrir dans un petit village de l’Ardèche où a échoué Valérie, l’actrice en rupture de ban. Une rencontre fusionnelle, sexuelle, au bord de la rivière, quand deux tueurs veulent s’en prendre à la star. Gaddes va la sauver en les

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éliminant. Reconnue, Valérie est happée par les journalistes et retourne à son milieu. Et Gaddes, à sa quête : qui a tué Suzanne ? Mais j’en avais plus rien à tordre. Tout ça, c’était de la vie, du bonheur, du rassurant. Moi, je roulais, je m’enfonçais pertinemment dans du malheur, dans la mort, dans l’absurde vengeance, vers cinq jeunes rockers, vers un manager, vers un producteur, peut-être plus haut, vers une société, un groupe, une multinationale. Ça aurait pu être un Etat, je m’en foutais, je fonçais, je m’enfonçais, je profitais de cette énergie noire qui me balayait le corps, en haut en bas, de droite à gauche, de devant en arrière. Folie. Rage. Folirage (Pouy, 1985 : 162).

18 Il découvrira, ultime trahison, que c’est Lucie, sa seule amie, qui a causé la mort de la petite groupie lors d’une séquence drague trop appuyée. Dans cette road story qui donne la part belle à l’univers de la route la nuit, Pouy peint au vitriol le milieu du rock et aussi celui du cinéma. La solitude, les trahisons, le sexe hétéro et homosexuel, l’individualisme, la dénonciation d’un monde artistique où les enjeux commerciaux l’emportent. Tout cet ensemble compose un polar social, critique, engagé. Et désenchanté.

La Bête et la Belle de Thierry Jonquet

19 Thierry Jonquet est né à Paris en 1954 et mort en 2009. Il devient ergothérapeute après des études de philosophie, puis enseignant en milieu carcéral. Ses premiers romans et plusieurs autres sont tirés de son expérience hospitalière. La vengeance est un thème récurrent chez lui, dans tous ses textes. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans et autant de polars pour la jeunesse, d’une cinquantaine de nouvelles et autres contributions collectives. Il s’inspire souvent de faits divers comme c’est le cas dans La Bête et la Belle. Mais qui est donc la Bête ? C’est Le Coupable, un professeur de collège qui assassine à tour de bras ceux dont il pense qu’ils ont découvert une partie de son secret. Et ce sont des crimes presque parfaits. Et qui est la Belle ? La première victime du roman, fictive, celle-ci. C’est Irène, la documentaliste du collège, qui a partagé la vie de la Bête, peu de temps, avant de fuir. Il l’a tuée, dit-il, et pliée dans son congélateur, mais c’est faux. Pour masquer le congélateur, il va l’entourer de sacs poubelles qui vont peu à peu envahir tout l’appartement, voilà le secret. Le commissaire Gabelou dispose des aveux du Coupable, enregistrés sur un magnétophone, mais c’est insuffisant. Il veut obtenir le témoignage de Léon, un vieil SDF qui a cohabité avec le professeur et dont il est le seul ami. Mais Léon est loyal et ne dira rien.

20 Jonquet introduit dans le néo-polar des constructions narratives sophistiquées : Le commissaire à la 3ème personne et Léon à la 1ère personne se partagent les perspectives ; la gestion d’un suspens par l’annonce de l’entrée en scène des protagonistes tous nommés par leur rôle dans le roman : Le Coupable, le Gamin, la Vieille, le Commis, le Visiteur, en fait, l’assassin et ses quatre victimes. Et l’Emmerdeur, l’agent de la compagnie d’assurance. Échappent à cet étiquetage : Irène, la sulfureuse documentaliste, Léon, le SDF, et Gabelou le commissaire. L’intrigue se déroule pratiquement en huis clos dans l’appartement du professeur devenu Diogène. Un appartement situé dans le HLM d’une cité nouvelle au nom imaginaire, Altay 2, un habitat populaire où tous travaillent à l’usine Citroën en grève et où les gamins vont au CES, le Collège d’enseignement général :

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Ce n’était que saloperies de tubulures métalliques hachurant l’alignement de vitres sales : une grille faisait le tour de la cour, et, près de la loge du concierge, une sculpture anémique de béton armé, représentant un gros poisson, n’en finissait plus d’agoniser en silence, la bouche grande ouverte… Gabelou avait secoué la tête, en songeant que ce n’était pas avec une horreur pareille que les gosses une fois adultes, pourraient sombrer dans des nostalgies d’enfance. Les bâtiments de la cité faisaient face au collège. Couverts d’affiches syndicales qui protestaient contre les licenciements de l’usine Citroën, ils étaient tous semblables, attentivement crépis d’ocre ou de bleu (Jonquet, 1985 : 54).

21 Nous sommes dans la vraie vie. Jonquet décrit les HLM de la première vague, 1960-1970, construit à la hâte contre les villages entourant Paris, habités par les ouvriers et les employés qui achètent tout au Carrefour du coin, les professeurs qui achètent tout à la Camif (la coopérative d’achat des enseignants), bref une toute petite bourgeoisie qui accède à la consommation. La satire sociale est féroce.

22 Cette société d’une extrême banalité que décrit Jonquet est donc capable des crimes les plus gratuits, les plus violents. C’est ce qui fait la noirceur de ce roman : la transgression des valeurs les plus élémentaires par un représentant de ceux qui constituent le socle de la République, un professeur de collège. Et, collectivement, il n’y a point de salut. La seule ouverture vers des possibles plus attrayants est une nouvelle fois individuelle : c’est l’amitié, ici des amitiés inattendues entre un professeur coincé et un SDF, entre le vieux flic bourru et ce SDF. Encore faut-il accepter les mains qui se tendent. Léon, le SDF préférera le suicide.

23 Pouvons-nous conclure que le néo-polar a trouvé sa source dans les valeurs de Mai 68 ? Oui, la contestation de l’autorité, la remise en cause de la société de consommation, la revendication d’une liberté sexuelle et d’une contre-culture sont présents chez les auteurs étudiés et constituent par leur récurrence une identité littéraire que Manchette a nommé néo-polar. Ernest Mandel, lui, parle carrément de « polar révolutionnaire » ou de « polar prolétarien » dans le sens où : La nature du genre, celle d’une remise en question radicale de la société dans son ensemble, de l’Etat et de ses appareils, y compris la police, y compris les détectives privés (…) C’est la violence institutionnelle quotidienne – ou, si l’on veut, le terrorisme d’Etat – qui est catégoriquement dénoncée, à laquelle s’oppose l’insignifiante mini-violence des laissés-pour-compte (Mandel, 1986 : 167).

24 Le contrat est rempli, mais il y a plus. Le désenchantement que nous avons observé et qui sourd de tous ces textes noirs, pessimistes. Il rejoint « le fatalisme du « tout est gangrené », du « tout se vaut » selon l’expression de Philippe Corcuff. Ernest Mandel, faisant allusion au roman Nada y voit une contradiction entre l’intention et le texte, et il est sévère : Une manière de présenter comme dérisoire toute action politique, parce qu’inefficace et condamnée à l’échec, rend finalement cette littérature moins « désintégratrice » par rapport au système, qu’elle n’en donne l’impression de prime abord. (…) Conclusion au premier degré : ça ne sert à rien de se révolter. » (Mandel, 1986 : 168)

25 Il est dans son rôle de théoricien marxiste. Voyons si ce désenchantement est représentatif de l’état d’esprit des auteurs du néo-polar, s’il est un autre marqueur de ce sous-genre littéraire et pourquoi. Dans un article intitulé « Le néo-polar, du gauchisme politique au gauchisme littéraire », Annie Collovald et Éric Neveu lient les

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itinéraires personnels des auteurs et leurs prises de position littéraires. Parlant de Daeninckx, Fajardie, Jonquet, Pouy et Vilar : Tous les cinq sont venus du gauchisme de l’après 68, et, depuis leur entrée en littérature noire dans les années 1979-1984, tous ont conservé un regard attentif aux plus démunis et rebelle face à l’ordre social et politique établi. Leurs transformations en écrivains professionnels ne semble pas les avoir fait renoncer à leurs idéaux anciens (Collovald-Neveu, 2001 : 78).

26 Ces deux chroniqueurs parlent d’une offre de continuation de l’esprit gauchiste en littérature. Chronologiquement, elle tombe bien, à un moment où le public se lasse des polars classiques, où ils sont à la recherche d’une démarche « plus intellectuelle (humour, complexité des intrigues, auto-références…) et plus orientée vers une réflexion sur le monde social contemporain ». C’est un monde qu’ils connaissent bien de par leur passé professionnel souvent hétéroclite et au contact des populations les plus défavorisées. Il y a donc dans leur volonté d’écrire celle de rester fidèle à leurs engagements et de continuer leur combat.

27 Mais et le désenchantement ? Dans plusieurs entretiens, Dominique Manotti, romancière, auteure de nombreux polars sociétaux ou géopolitiques, rappelle que Mai 68 qui a été une réussite dans l’évolution des mœurs est un échec politique. C’est cet échec politique qui a fonctionné comme un aiguillon pour le néo-polar. Elle dit : « j’écris parce que je ne crois plus à la révolution. Je n’ai pas pu la réaliser : je l’écris ». Cette prise de position nette a été amplifiée par la déception de l’après-Mitterrand. Mitterrand arrive au pouvoir en 1981, les espoirs de la gauche de la gauche se sont envolés dès 1982, avec le retour à une réalpolitique. C’est cet échec du mouvement de 68 plus que les valeurs qu’il porte et qu’ils ont largement contribué à faire connaitre qui taraude les auteurs du néo-polar, la conscience d’être passé très près d’un possible révolutionnaire maintenant inaccessible. Et c’est ce sentiment d’échec et de culpabilité, ce désenchantement qui est partagé dans ce sous-genre de la littérature policière.

28 Le néo-polar a-t-il survécu aux années 1980-90 ? La réponse est oui. Un des outils de la pérennité de « l’esprit néo-polar » est la collection Le Poulpe, fondée par Jean-Bernard Pouy, Patrick Raynal et Serge Quadruppani en 1995. L’idée ? Un jeu littéraire collectif – très important, cet approche collective, issue des valeurs de 68 – avec une « bible », un cahier des charges : un auteur différent pour chaque volume ; un titre qui soit un calembour – le premier titre est de Pouy : La petite écuyère a cafté, pour la petite cuillère à café ; des personnages imposés avec un héros récurrent, le détective libertaire Gabriel Lecouvreur, dit Le Poulpe, avec Vergeat un clodo omnipotent, avec la fiancée du Poulpe, la coiffeuse Cheryl, et avec Pedro, l’ex-activiste anarchiste. C’est un succès. La collection qui a fêté ses 20 ans en 2015 a compté 178 titres à cette date. Tous les auteurs de noir qui comptent aujourd’hui sont passé par Le Poulpe et sa « bible », et par son esprit soixante-huitard : Lecouvreur est un zorro moderne, un redresseur de tort qui dénonce les injustices et défend les laissés-pour-compte. Et le seul survivant de nos quatre romanciers, Jean-Bernard Pouy poursuit son travail d’écriture avec acharnement, un acharnement orienté contre l’ordre établi, comme dans Ma ZAD, son dernier roman paru en 2018, toujours à la Série Noire. ZAD comme zone à défendre, comme ¬ quelle coïncidence ¬ la ZAD de Notre Dame des Landes défendue par de nombreux militants qui a permis d’éviter la construction d’un aéroport dans le bocage nantais. Il est vrai que 50 ans après 1968, les sources d’inspiration chères au néo-polar ne manquent pas.

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29 Jean-Bernard Pouy avait publié à l’occasion des 40 ans de Mai 68 un billet d’humeur intitulé Mes soixante huîtres. Il y décrit un déjeuner dominical, de ces repas de famille honnis quand on est jeune : un couple, la soixantaine, et ses deux enfants, la trentaine, accompagnés de leurs conjoints. Le repas tourne au débat entre le père ex-soixante- huitard et ses enfants qui sont devenus des cadres créatifs épanouis, un peu écolos, un peu de gauche, bref, bobos. Le débat tourne au vinaigre comme tous les dimanches, mais là, le père s’emporte, va chercher son vieux sac à dos et, avant de prendre la fuite, délivre aux siens une tirade mémorable qui est un condensé de tous les espoirs et toutes les désillusions engendrées par ce printemps de mai. En voici un extrait : Vive la société ludique ! Vive les mômes et les voyous ! Abolition de la société de classes ! Autogestion de la vie quotidienne ! Ici, bientôt de charmantes ruines. Merde au bonheur ! Vivez ! N'admettez plus d'être immatriculés, fichés, opprimés, réquisitionnés, prêchés, recensés, traqués ! Chassez le flic de votre tête ! Mangez vos professeurs ! N'obéissez jamais plus ! Ne travaillez jamais ! Ne faites jamais confiance à quelqu'un de plus de trente ans ! Ne prenez plus l'ascenseur, prenez le pouvoir ! Que c'est triste d'aimer le fric. Brûlez les banques ! Vous êtes creux. Vous finirez tous par crever du confort. La vie est ailleurs. Soyez contre tout. Surtout contre vous-même. Oubliez tout ce que vous avez appris. Commencez par rêver. Prenez vos désirs pour des réalités. Soyez réalistes, demandez l'impossible. Ouvrez les fenêtres de votre cœur. Faites la somme de vos rancœurs et ayez honte. Ne gardez pas votre sang-froid. Jouissez sans entraves ! Déboutonnez votre cerveau aussi souvent que votre braguette ! En tout cas, pas de remords ! (Pouy, 2008 : 27)

30 Le néo-polar n’est pas un manifeste tardif des idéaux de 68. Il exprime le désespoir de ceux qui y ont crus en inscrivant leur lutte dans la littérature noire.

BIBLIOGRAPHIE

COLLOVALD, Annie, NEVEU, Éric (2001). « Le Néo-polar, du gauchisme politique au gauchisme littéraire », in Sociétés et représentations. 2001/1 (n° 11) DOI 10.3917/sr. 011.0077. 27)

CORCUFF, Philippe (2001) « Désenchantement et éthique » in Mouvements, Le polar entre critique sociale et désenchantement, n° 15/16, juillet-aout 2001.

JONQUET, Thierry (1985). La Bête et la Belle. Paris : Gallimard, « Folio Policier ».

MANCHETTE, Jean-Patrick (1972). Nada. Paris : Gallimard, « Carré Noir ».

MANCHETTE, Jean Patrick (2003). Chroniques. Paris : Rivages « Noir ».

MANDEL, Ernest (1986), Meurtres exquis. Histoire sociale du roman policier, Paris : Editions La Brèche.

MESPLEDE, Claude (2003). Dictionnaire des littératures policières. Nantes : Joseph K.

POUY, Jean-Bernard (1985). Suzanne et les ringards, Paris : Gallimard, « Folio Policier ».

POUY, Jean-Bernard (2008). Mes soixante huîtres, Montreuil : Folies d’encre.

SCHWEIGHAEUSER, Jean-Pierre (1997). « Le roman noir » in Les Temps modernes. Paris, n° 595.

VILAR, Jean-François (1996). Etat d’urgence, Paris : Editions J’ai lu.

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RÉSUMÉS

Parmi les nombreux sous-genres du roman policier français contemporain, le néo-polar est une perle rare parce qu’il n’est pas courant qu’un mouvement social donne naissance à un avatar littéraire. Avatar, il l’est pour deux raisons. D’abord, il adhère aux valeurs de Mai 68 : la contestation de l’autorité, la remise en cause de la société de consommation, la revendication d’une liberté sexuelle et d’une contre-culture. Nada de Jean-Patrick Manchette et Etat d’urgence de Jean-François Vilar, sont deux romans qui appartiennent à une veine néo-polar qui revisite l’histoire. Ensuite, il y a le temps du constat, et les romanciers qui ont pour la plupart participé aux événements sont sévères et l’expriment dans Suzanne et les ringards de Jean-Bernard Pouy et La Bête et la Belle de Thierry Jonquet : que reste-t-il de Mai 68 ? Cette seconde veine est sociale, amère. Les écrivains-militants, déçus, continuent un combat inachevé en décrivant les banlieues, les usines et les vies que l’on y mène.

Among the many secondary genres of the contemporary French detective story, the Neo polar is a real gem because it is not common when a social movement gives birth to a literary avatar. It is an avatar for two reasons. First it adheres to the values of May 68: challenging authority, questioning the consumer society, claiming sexual freedom and counter culture. Nada by J.P Manchette and État d’urgence by J.F Vilar are two novels which belong to a Neo whodunit inspiration which reinterprets history. Then comes the time of acknowledgment and the novelists who, for most of them, took part in the events are harsh critics and express it in Suzanne et les ringards by J.B Pouy and la bête et la belle by T. Jonquet: what is left of May 68.? This second inspiration is social and bitter. The disappointed activist writers keep fighting by describing the suburbs, the factories and the lives that are led there.

INDEX

Mots-clés : littérature, Mai 68, Néo-polar, espoir, désillusion Keywords : literature, May 68, Neo polar, hope, disillusion

AUTEUR

PIERRE-MICHEL PRANVILLE CREPAL Sorbonne Nouvelle Paris 3 piermichelpranville[at]free.fr

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La génération Mai 68 revisitée dans deux romans français contemporains Les Images d’Alain Rémond et Camarades de classe de Didier Daeninckx

José Domingues de Almeida

Cet été 68 était loin, bien loin, mais il gardait un goût de commencement. Et c’était là qu’il voulait tout recommencer (Les Images, p. 115) Sur quels récifs ces rêves d’alors s’étaient-ils fracassés ? (Camarades de classe, p. 107)

1 Comme le rappelle Ursula Gauthier dans un éditorial intitulé « Une extase de l’Histoire » : « De Mai 68, on a tout dit et son contraire. Cet événement inclassable a suscité une pléthore d’interprétations, du simple malaise de l’université à la crise de civilisation planétaire, en passant par l’entreprise de subversion politique, la révolte festive des jeunes, la fuite dans l’hédonisme – ou le nihilisme. Ou encore une parenthèse utopique, ou un conflit de classe d’un type nouveau (Gauthier, 2018 : 3), « (…) à la fois libertaire et égalitaire » (ibid.).

2 Aussi, les retombées de Mai 68, et ce contrairement à la Révolution des Œillets, ne ressortissent-elles pas vraiment à la commémoration officielle et consensuelle, raison pour laquelle Emmanuel Macron a finalement renoncé à un projet célébratif à portée nationale. Elles s’inscrivent plutôt dans une logique de bilan sociétal diffus, sans cesse réévalué ou réapproprié, ce que Henri Weber désigne tantôt par « le bilan de mai », tantôt par « l’interprétation de mai », ou encore « le travail de mai » (Weber, 2008 : 121-155). Pour ce dirigeant du mouvement de Mai 68, ancien dirigeant du Parti Socialiste et député européen, il s’agissait tous les dix ans, dans les rééditions évocatoires, de sauver l’honneur et l’héritage soixante-huitards bafoués par les multiples attaques imputant à Mai 68 l’origine des impasses et des inadaptations hexagonales.

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3 D’une part, il y a la pensée et l’essai qui, ces vingt dernières années, se sont mis à interroger Mai 68 dans ses slogans, ses mouvements et sa morale, souvent pour essayer de justifier le déclin de la culture et des valeurs républicaines. L’essai La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain de Luc Ferry et Alain Renaut (1988) signale une critique sans concession de la philosophie des années 68 accusée d’accoucher de paradoxes improbables, voire antagoniques (ibid. : 82-83).

4 Cette tendance, qui associe humanisme et individualisme à outrance, trouve un relai dans la lecture sociologique de Gilles Lipovetsky, surtout depuis la parution de L’Ère du vide (1988), étant donné que cet auteur impute à Mai 68 la seconde révolution individualiste, le « processus de personnalisation » en cours depuis lors qui aurait déjà causé d’irréversibles dégâts dans l’idéal moderne de subordination de l’individuel aux règles rationnelles collectives en désamorçant un hyper-individualisme diffus, indifférent, hédoniste et narcissique.

5 Or, c’est la traduction de ce discours dans l’argumentaire politique hexagonal qui choque Henri Weber, notamment dans la fameuse attaque de Nicolas Sarkozy aux fruits sociétaux de Mai 68. Dans son discours à l’université d’été des « Jeunes populaires » à Marseille en septembre 2006, l’ancien président de la République en appelait à une liquidation totale des prétendus acquis de Mai 68 et de son « travail » de sape des assises républicaines qui, d’après lui, auraient empêché la croissance, détruit l’école, incité le communautarisme et nivelé toutes les instances symboliques dans un relativisme qui mine l’autorité de l’État et compromet le développement économique de la France face à ses principaux partenaires commerciaux (Weber, 2008 : I-XXI).

6 À cet égard, plusieurs mesures programmatiques sarkoziennes, ou même un certain discours macroniste s’inscrivent dans une logique discursive de souci de restauration d’une France qui doit renouer avec une grandeur perdue quelque part à la faveur de ce qu’Edgar Morin désigne par « (…) la tradition insurrectionnelle de la France (…) » (Morin, 2018 : 8).

7 Cet argumentaire, qu’il s’agit de ne pas jeter avec l’eau du bain, comme le fait Weber par antagonisme politique et idéologique, va jusqu’à exhumer une fracture générationnelle en reprochant à l’égoïsme des soixante-huitards, aujourd’hui retraités hédonistes et gâtés, la précarité dont les jeunes générations payent les frais, comme si c’était là une facture à honorer maintenant, par des acteurs qui n’ont certes pas vécu Mai 68.

8 Ce courant de pensée a produit, pour reprendre Henri Weber, « tout une littérature dépei[gnant] aujourd’hui les ravages provoqués par la lame de fond féministe [et soixante-huitarde] : couples brisés, enfants déboussolés, succès professionnels mais déserts affectifs ; visibilité sociale, mais solitude » (Weber, 2008 : 176). Inconsciemment, Weber pointe du doigt les écrivains que Nancy Huston devait désigner par « Professeurs de désespoir » (2004), ces nouveaux réactionnaires qui s’acharnent, par la fiction narrative, à « liquider le travail de mai », comme c’est le cas de Michel Houellebecq.

9 Aussi peut-on approcher l’épiphénomène de Mai 68 dans ses retombées contradictoires à partir d’un échantillonnage fictionnel. Une simple recherche sur le moteur Google à partir des mots-clés « roman » et « Mai 68 » fait immédiatement apparaître une liste de

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vingt-neuf titres français1 censés se référer plus ou moins allusivement à cet événement social majeur de l’histoire française et occidentale.

10 Dans un récent numéro thématique spécial du Nouveau Magazine Littéraire sur Mai 68, Chloé Brendlé met en évidence « L’introuvable récit » (Brendlé, 2018 : 46) de cette époque avant de se demander : « Mais où sont donc passés les jours de Mai ? Qui se souvient de L’Irrévolution de Pascal Lainé, prix Médicis en 1971 ? Qui lit encore Derrière la vitre, de Robert Merle, retraçant une journée dans la vie d’étudiants de Nanterre, celle du 22 mars 1968 ? » (ibid.). Et Brendlé de regretter que « D’emblée, entre le printemps 1968 et la littérature, c’est une sorte de rendez-vous manqué, comme si tout le désir d’écrire s’était déversé dans la rue, sur les murs, ensemble, en cris, et comme si après coup il devenait vain de saisir le surgissement collectif sinon sous la trace de réminiscences mélancoliques » (ibid.), de sorte qu’il faudrait plutôt parler de « Docufiction édifiante », « style saga » (ibid. : 47). Parmi ces tentatives de reconstitution, de filiation ou de distillation de Mai 68, la critique cite « (…) Didier Daeninckx et ses Camarades de classe (2008) » ( ibid. : 47). Pour notre étude, nous partirons justement de ce roman auquel nous ajouterons Les Images d’Alain Rémond (1997).

11 Ces deux récits n’exhument qu’allusivement les événements historiques du long printemps parisien et français de 1968 en suivant des destins d’ex-soixante-huitards reconvertis ou mal à l’aise dans d’autres activités ou convictions. Dans Les Images – écrit cette fois à l’imparfait et non plus au conditionnel présent comme dans Les Choses (1965) – Rémond imagine une suite narrative pour le couple de psychosociologues consumériste créé par Georges Perec. Les jeunes et dynamiques Jérôme et Sylvie ont quitté le Paris des années soixante pour diriger une agence de publicité à Bordeaux : « Ils n’avaient pas trente ans. Ils avaient été de vagues étudiants, de vagues sociologues, de vagues sondeurs. Ils n’étaient pas préoccupés par leur avenir, ils pensaient que les choses arriveraient, qu’elles leur seraient données, quand il le faudrait » (Rémond, 1997 : 9). Ils veulent réussir dans la vie. Or, en province, ils ont du mal à masquer leur parisianisme. Ils s’étaient pourtant redécouverts parisiens avec une pointe d’envie, un an après leur mue provinciale, en mai 68. Vexés, ils avaient trouvé, comme des enfants, que ce n’était pas juste : pourquoi fallait-il que Paris se réveille, délire, s’embrase, flamboie, juste après leur départ ? Tous leurs amis devaient être au cœur de l’action, dans les manifestations, à l’Odéon, alors qu’eux-mêmes étaient condamnés à ne vivre toute cette effervescence que par procuration, dans une sorte d’exil (ibid. : 15).

12 Dans la foulée de Mai 1968, ils deviennent des publicitaires à la mode, des gourous des ventes commerciales. Imprévisiblement, ils rentrent à Paris, et les voilà mêlés à l’évolution profonde du panorama audiovisuel français des années soixante aux années quatre-vingt-dix. Nous sommes à l’ère des conseillers en communication, des entreprises commanditaires, du démantèlement et privatisation des chaînes privées et de la téléréalité généralisée (ibid. : 74, 79) fondée sur l’audimat (ibid. : 76). Bref, le cheminement de bien des soixante-huitards à la faveur de la subtile transition des choses vers le royaume des images, même si cette évolution n’est nullement incompatible.

13 Dans Camarades de classe de Didier Daeninckx (2008), la narratrice, une certaine Dominique, travaille également dans une agence de publicité, alors que François, son mari – qui comme elle approche la soixantaine – est cadre dans un groupe

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pharmaceutique en cours de restructuration, et vit la déprime à l’idée de se voir viré. Or, un jour, Dominique intercepte un message destiné à François à partir d’un forum de rencontre d’anciens camarades de classe – camarades-de-classe.com – provenant d’un ancien ami de lycée qui tente de renouer le contact grâce audit forum. À l’insu de François, Dominique répond, entre dans les échanges et dans les confidences de ces anciens élèves de la classe de 3e du collège Gabriel Péri d’Aubervilliers, ravivés à partir d’une photo de visite d’études postée pour rappeler l’ambiance de la banlieue ouvrière et communiste parisienne… On apprendra à la fin que Dominique est, elle aussi, un camarade, un ancien élève qui a subi une opération transgenre. Or les différents courriels échangés révèlent des conflits et des malaises qui couvent dans le bouillon référentiel de Mai 68, et surtout des années soixante-dix.

14 En fait, dans les deux romans, Mai 68 s’avère, comme le caractérise Edgar Morin, « (…) une brèche sous la ligne de flottaison de l’ordre social, par laquelle se sont engouffrées des valeurs, des aspirations, des idées nouvelles, appelées à transformer en profondeur notre civilisation » (Morin, 2018 : 10) ; « une faille », pour reprendre Michel de Bris (2018 : 51), raison pour laquelle cet événement ne marque pas seulement ceux qui l’ont fait ou vécu. Comme le signale Diane Lisarelli dans « Je n’ai pas fait 68 mais… », il serait de l’ordre du « temps vertical », du « temps en suspens » (Lisarelli, 2018 : 40-41) ; c’est-à-dire pris comme référence, voire récupérable ; en tous cas dont le sens est inépuisable.

15 Or ces deux récits dégagent des perspectives pertinentes sur l’évolution et la reconversion, voire le reniement des générations de soixante-huitards, curieusement passés à l’empire de l’image. Si dans le cas de Les Images, la diégèse doit beaucoup au parcours personnel de l’auteur, Alain Rémond, un habitué de l’audiovisuel français, elle expose dans les deux cas une fascination de l’image et de la publicité comme traits d’une société en évolution. En effet, Jérôme et Sylvie se sont reconvertis dans la publicité : « Elle [la publicité] était écologiste, féministe, libertaire, peace and love, contestataire, antiraciste, elle respectait les droits du consommateur et ceux des citoyens. Jérôme et Sylvie vendaient des nouilles. Mais c’étaient des nouilles libres » (Rémond, 1997 : 22), et ils se sont enrichis (ibid. : 23).

16 De même, dans Camarades de classe, Dominique a fait carrière dans les campagnes publicitaires et de communication. Elle dirige une équipe assez dynamique et agressive dans cette activité (Daeninckx, 2008 : 47, 118-119). Cette tendance semble accréditer le jugement sévère de Luc Ferry, qui encore récemment ne démordait pas de ses anciennes critiques, voire les confirmait. Il prétendait que « (…) c’était une société hyperlibérale qui se profilait » (ibid. : 44), tout en rappelant que « Quant aux soixante- huitards, à quelques très rares exceptions près, ils vont se reconvertir dans la pub, le cinéma, l’entreprise, voire au Sénat, dans l’inspection générale et dans la social- démocratie (…) » (ibid. : 45).

17 Dans ces deux romans, Mai 68 s’avère le repère historique et le contexte social à partir duquel le lecteur peut mesurer l’évolution de la France à travers le parcours des personnages. Dans Les Images, le narrateur extradiégétique recourt souvent à la parenthèse réflexive pour tisser ses considérations sur le moment que le pays est en train de vivre, avant d’en caractériser les inévitables conséquences sociétales : Ce que mettait en cause Mai 68, c’était, entre autres, l’aliénation des masses par la publicité, leur manipulation par des slogans débiles, leur abrutissement par des réflexes conditionnés. Or, travaillant eux-mêmes dans la publicité, ils étaient,

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objectivement, des agents de l’aliénation. Comment pouvaient-ils être des deux côtés de la barricade, fustiger ce qu’ils faisaient et qu’ils aimaient faire ? (ibid. : 16).

18 Ou encore : « Ils s’amusaient des utopies gauchistes les plus délirantes, ils se sentaient à mille lieues des dogmatismes trotskistes et maoïstes, dont ils suivaient les aventures par les journaux (…) » (ibid. : 9).

19 Les Images fait ainsi nettement dériver l’impressionnant essor et les transformations de l’audiovisuel des aspirations soixante-huitardes, ce sur quoi Pascal Ory reviendra pour contextualiser l’application, selon lui, d’une « logique libérale » (Ory, 2018 : 71) au panorama de l’ancienne ORTF. Ainsi, Jérôme incarne cette évolution et le triomphe de l’image du fait de son parcours et de son ascension personnels au sein de l’univers télévisuel : « Mais au fur et à mesure qu’ils s’imposaient dans la publicité, ils avaient commencé à prendre la télévision de plus en plus au sérieux » (Rémond, 1997 : 25), et mesuré son « impact socioculturel » (ibid.) « (…) en ces années soixante-dix si furieusement idéologiques » (ibid. : 27) qui voient la promotion à l’écran de « jeux idiots » (ibid. : 31, 42). Mais les années quatre-vingt amorcent un nouveau tournant dans la télévision. En effet, on commence à traiter de l’image des hommes politiques (ibid. : 44), à fabriquer de toutes pièces des acteurs politiques, ce qui suscitera l’éloignement de Sylvie, de plus en plus déçue par la compromission de Jérôme, et la première crise de conscience de ce désormais « consultant » (ibid. : 51) : « Mais que voulait Jérôme ? Il ne savait plus très bien » (ibid. : 45). Le voilà de plus en plus pris de « scrupules » (ibid.) devant un processus irrépressible en marche : « (…) il faut en finir avec la télé de papa » (ibid. : 51, 72). Jérôme a petit à petit mauvaise conscience (ibid. : 82, 86, 91).

20 Alors, plus rien n’est défendu à l’écran : « Plus rien n’était tabou. À commencer par l’argent, le succès, l’ambition, la compétition » (ibid. : 52). Les années quatre-vingt-dix voient l’arrivée des « studios high-tech » (ibid. : 59) et l’omniprésence de fascinants « mur[s] d’images » (ibid. : 91, 93) dans ces studios incarnés par le style CNN. Ce « hold up des images sur la réalité » (ibid. : 96) n’est pas sans évoquer l’hyper-réalité baudrillardienne (1981), d’autant plus que la télévision rejoint progressivement le « simulacre » (Rémond, 1997 : 105-106).

21 Bien sûr, il est impossible de séparer totalement les réflexions du narrateur de la pensée de l’auteur Alain Rémond, fin connaisseur de l’audiovisuel français : Il avait dirigé une agence de pub, il avait été l’un des plus brillants créatifs de sa génération, il avait conseillé un ministre en mal d’image, il avait rejoint le monde de la télévision, il avait débattu, colloqué jusqu’à plus soif (…). En réalité, Jérôme avait passé sa vie à une seule chose : à essayer de trouver sa place dans le monde des images. Il avait théorisé, conseillé, pratiqué puis dénoncé (ibid. : 112).

22 D’autant plus que le caractère subi, voire imposé, de cette évolution se voit renforcé par certains éléments narratifs qui ponctuent et structurent le récit, comme le « on » impersonnel récurrent : « On lui expliqua (…) » (ibid. : 81), et amplifié par les bornes chronologiques balisant narrativement la rapide évolution du récit et de la télévision française : « Un soir » (ibid. : 47), « Un jour » (ibid. : 55).

23 À cet égard, le narrateur insiste sur les nouveaux concepts en vogue dans l’audiovisuel : « challenge » (ibid. : 69), « rentabilisation » et « privatisation » (ibid. : 71) qui ont marqué l’histoire des images télévisuelles françaises de mai 68 à mai 2018, en passant par ce mai 1981, qui vit la victoire de la gauche et le début des années Mitterrand (Ory, 1983). Plusieurs étapes de l’histoire récente sont ainsi convoquées qui encadrent

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l’évolution du panorama audiovisuel français dans la foulée de Mai 68 – les « images » – dont il est ici questions : les deux chocs pétroliers, mais surtout l’ascension mitterrandienne : « Le soir du 10 mai, Jérôme et Sylvie buvaient le champagne (…) » (Rémond, 1997 : 38).

24 La stratégie narrative d’exhumation des souvenirs de Mai 68 de Camarades de classe est tout autre. Il s’agit de partir du présent et de revisiter le passé de Mai (et son contexte social) à la faveur des posts échangés sur le forum camarades.de.classe.com (Daeninckx, 2008 : 16). En effet, le contenu, parfois acerbe, des différents témoignages suscités par la photo de groupe postée sur ce site, reconstitue le contexte descriptif de cette génération soixante-huitarde de la ceinture nord communiste de Paris, que le temps et les tendances ont complètement transformée du point de vue urbanistique, comme le signale Michel Lazano, un ancien camarade de classe. On est passé des usines métallurgiques aux cités et, plus tard, à un espace urbain alternatif et à vocation artistique (ibid. : 146). Les intervenants ne manqueront pas de signaler ironiquement à présent leur détachement du communisme, voire leur vision quasi muséologique de cette idéologie (ibid. : 45).

25 Si les retrouvailles finales des anciens « camarades de classe » pour une photo mise à jour quatre décennies plus tard ne représente pas vraiment ce vers quoi le récit tend, c’est parce que le propos est tout autre : croiser des impressions – pas seulement nostalgiques – de ces années soixante, et mesurer l’évolution des mentalités et des profils sociaux.

26 Ainsi, les intervenants sur le forum brossent le portrait sociologique d’une époque et d’une région : « Non, mais je continue à me souvenir d’où je viens. On ne bougeait pas, à l’époque, comme si notre condition sociale nous assignait à résidence » (ibid. : 29). En tant que « mômes de prolos » (ibid. : 30) – « Mon père, lui, était métallo, fraiseur chez Babcock et Willcox, à La Courneuve, avec un contremaître qui chronométrait ses moindres faits et gestes » (ibid. : 34) – pour qui l’ascension ou la simple mobilité sociale était interdite, ces ex-camarades craignaient le pire : devoir perpétuer les emplois subalternes et mécaniques de leurs parents, ne pas quitter l’usine : « J’ai compris ce que ça voulait vraiment dire, travailler à la chaîne… J’allais repartir quand elle [la mère] a senti une présence derrière elle (…) » (ibid. : 118). Ces aveux mettent à mal plusieurs clichés sur les Trente Glorieuses.

27 À cet égard, Ludivine Bantigny rappelle qu’« il faudrait remettre en question la notion même de Trente Glorieuses. En 1968, on entre à l’usine à 16 ans et on travaille 48 heures par semaine » (ibid. : 24). Mais subtilement, ce contexte passé est violemment mis en contraste avec un présent autrement implacable. En effet, François subit de plein fouet les plans sociaux (ibid. : 11) et les « ajustements » (ibid. : 80) en résultat d’un capitalisme sauvage qu’il associe à la logique des marchés de capitaux et à l’ascension du néolibéralisme : « ‘Il va comprendre’ ! Tu en as de bonnes… Qu’est-ce que tu crois qu’il va faire ? Tu l’imagines en train de téléphoner aux goldens boys des fonds de pension de Floride, de Californie, pour les convaincre de se montrer prévenants, de respecter la fragilité de la nature humaine ? » (Ibid. : 70), dans ce qu’Edgar Morin qualifie, face à Mai 68, justement, de « néolibéralisme comme nouvelle idéologie » (Morin, 2018 : 11).

28 Si, côté nostalgie, le lecteur, au moins quinquénaire, aura l’occasion de renouer avec les idoles yéyés des années soixante-dix (Daeninckx, 2008 : 38) et avec l’esprit et le phénomène « Salut les copains » (ibid. : 65) qui les a mythifiées, évoqué par Morin (Morin, 2018 : 8), d’autres aspects permettent de complexifier, voire de nuancer les

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acquis de Mai 68, comme l’« école séparée » (Daeninckx, 2008 : 51), les pratiques pédophiles hypocritement tolérées (Ambroise-Rendu, 2018 : 52) – notamment à l’école (Daeninckx, 2008 : 62) –, la nouveauté de la contraception ou l’interdiction de l’avortement (ibid. : 120), pour ne pas parler de l’homosexualité, dont on apprend sur le site que François aurait sporadiquement pratiquée avec un camarade de classe. Ils démontent des idées reçues sur Mai 68 et rendent compte de ce que Michel Bozon qualifie de « lenteur des progrès » dans « La véritable histoire de la ‘libération sexuelle’« (Bozon, 2018 : 48-51). Si « La vie sexuelle contemporaine a tout bonnement cessé de s’identifier à l’expérience du couple marié indissoluble et hétérosexuel. Un élargissement du cadre de la sexualité inimaginable pour les jeunes gens de 1968 » (ibid. : 50), tel n’est plus le cas quarante ans plus tard, et l’opération de changement de sexe de Dominique l’atteste.

29 Mais Camarades de classe est aussi l’occasion de replacer le curseur de l’Histoire sur les événements de Mai 68 proprement dits. Les souvenirs et les anecdotes personnels de ces participants sur cette époque bouillonnante sont encore vifs : « Le mal du pays m’a saisi en découvrant les images des barricades parisiennes sur l’écran de ma télé (…). Ils avaient laissé la place à la France profonde, à la France respectueuse (…) » (Daeninckx, 2008 : 44). Très symptomatiquement, un des intervenants signale trois moments ou soubresauts « euphoriques » comme balises contradictoires de l’évolution sociétale française : la Guerre d’Algérie, Mai 68 et les émeutes des banlieues en 2005, qui devaient expliquer l’ascension de Sarkozy et le virage à droite de la France profonde (ibid. : 157-158).

30 Tout comme dans Les Images, la solidarité collective et l’engagement spontané de jadis donnent à présent lieu à certaine mauvaise conscience ou à la tentation de se renier au travail comme dans la vie : J’ai vécu moi aussi ces quelques mois irréels où la jeunesse d’une ville faisait corps, je me suis retrouvé dans cet enthousiasme qu’évoque Edgar Bernot, même si les luttes politiques me sont passées au-dessus de la tête. Seule comptait alors cette immense générosité qui nous animait (ibid. : 114-115).

31 Ne propose-t-on cyniquement pas à François de dresser la liste des emplois de son laboratoire à éliminer pour sauvegarder le sien (ibid. : 138) ?

32 De notre brève analyse, il appert que le « roman de Mai » demeure un indicateur possible, et apporte un certain éclairage sur les mutations sociétales subies par la France depuis les années soixante, parfois mises sur le seul compte de Mai 68, ainsi qu’un pertinent recueil mémoriel – fictionnalisé, certes – de cette « brèche » ou de cette « extase » collective. D’autant plus que, cinquante ans plus tard, Mai 68 n’a toujours pas livré toutes ses lectures – loin s’en faut – comme le montrent plusieurs dossier thématiques et critiques parus à l’occasion du cinquantenaire ; ce qui fait accroire à une « confusion des interprétations » (Zancarini-Fournel & Artières, 2018 : 38-43). Raison pour laquelle un récent sondage publié et analysé pour Le nouveau Magazine Littéraire, 2018, nº 3 par Emmanuel Poncet, – Sondage « De mai pense ce qu’il te plaît » (Poncet, 2018 : 36-39) – laissait entendre que « (…) les meilleurs avocats de Mai 68 sont ceux… qui ne l’ont pas vécu » (ibid. : 39). Mais tous s’accordent à présent pour imputer à Mai 68 le « présentisme », cette « propension des sociétés contemporaines à vivre dans le présent, sans souci du passé ni de l’avenir (…) » (Bantigny, 2018 : 25). Affaire à suivre, donc.

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Sitographie https://www.babelio.com/liste/1324/Mai-68 [consulté le 18/09/2018] http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/soixante-huitards/ [consulté le 18/09/2018]

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NOTES

1. https://www.babelio.com/liste/1324/Mai-68

RÉSUMÉS

Les romans Les Images d’Alain Rémond (1997) et Camarades de classe (2008) de Didier Daeninckx brossent le portrait narrent le cheminement erratique de toute une génération amplement marquée par les événements et les idées majeurs de Mai 68, mais qui a du mal à en assumer tout l’héritage ou à lui rester fidèle. Ainsi, c’est à un certain portrait de la France contemporaine, avec ses valeurs, ses contradictions et ses incohérences que nous avons affaire. Il s’agit d’une génération souvent fort éloignée des engagements sociopolitiques pris, et des slogans libertaires scandés lors de Mai 68. Ce bilan ambivalent est notamment dressé par le biais de visions et de (re)lectures contradictoires de ce même passé de moins en moins « récent ».

The novels Les Images by Alain Rémond (1997) and Camarades de classe (2008) by Didier Daeninckx paint the portrait – sometimes difficult to recognize – and narrate the erratic path of a generation amply marked by the events and major ideas of May 68 but who find it difficult to assume its whole legacy or to remain faithful to it. In doing so, it is to a certain portrait of contemporary France, with its values, its contradictions and its inconsistencies that we are dealing, and with a generation often far removed from the socio-political commitments made, and libertarian slogans chanted during May 68. This ambivalent report is drawn up namely through contradictory visions and (re)readings of this less and less “recent” past.

INDEX

Keywords : May 68, contemporary novels, Rémond (Alain), Daeninckx (Didier) Mots-clés : Mai 68, romans contemporains, Rémond (Alain), Daeninckx (Didier)

AUTEUR

JOSÉ DOMINGUES DE ALMEIDA Un. Porto – APEF – ILC ML jalmeida[at]letras.up.pt

Carnets, Deuxième série - 16 | 2019 118

Un pavé dans le lac… Mémoires d’une lycéenne peu rangée à Paris en mai 68 : un témoignage

Paula Mendes Coelho

1 En mai 68 je fréquentais le Lycée Lamartine, lycée de jeunes filles, situé au 121 de la Rue du Faubourg Poissonnière, tout près de la rue Lafayette, dans le 9e arrondissement de Paris. J’étais la seule élève portugaise dans tout le lycée, intégrée dans un petit groupe assez politisé, c’est-à-dire déjà conscient de ce qui se passait autour de nous, auquel je venais ajouter une particularité que la plupart de mes collègues ignoraient jusqu’à ce qu’elles me connaissent : le Portugal de Salazar, celui qui avait conduit mon père au dur exil parisien, où je l’avais rejoint avec ma mère et un petit frère en avril 1962. D’énormes difficultés économiques, mais un bonheur et une chance inouïs : le fait d’habiter au centre de Paris, tout près de la Place de la République.

2 Au lycée, le principal problème pour celles qui ne se contentaient pas d’être simplement de bonnes élèves c’était la discipline. Si elle n’était pas militaire, elle était néanmoins assez rigide. Autorité incontestée du Professeur, crainte surtout d’être appelée chez Madameladirectricetoutauboutduténébreuxcouloir pour un délit grave, c’est- à-dire, avoir transgressé les interdictions découlant des règles de « la bonne tenue ». Traduction : une jupe un peu au-dessus du genou, un soupçon de « mascara » sur les cils, oser porter un pantalon, oui, un simple pantalon, les jeans étant pure science- fiction. Grande était la frustration pour qui rêvait, en feuilletant les pages de Melle Âge Tendre, d’imiter la brindille aux longs cils noirs et mini-jupe dénommée Twigg.

3 Mais faisons un saut en arrière, à Paris dans les années 30, et écoutons ce que nous raconte une certaine « jeune fille », née il y a plus d’un siècle : Il y avait un mot qui revenait souvent dans la bouche des adultes : c’est inconvenant. (…) Certains détails vestimentaires, certaines attitudes étaient aussi répréhensibles qu’une indiscrète exhibition. Ces interdits visaient particulièrement l’espèce féminine ; une dame « comme il faut » ne devait ni se décolleter abondamment, ni porter des jupes courtes, ni teindre ses cheveux, ni les couper, ni se maquiller, ni se vautrer sur un divan (Beauvoir, 1958 : 108-109).

4 Or, à l’exception de la coupe de cheveux, les interdits dont on souffrait au lycée, mais également à la maison (dans mon cas surtout) étaient très semblables. C’est ainsi que ce qui unissait certaines élèves du Lycée Lamartine ce fut en premier lieu la contestation

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d’un « Règlement interne » trop rigide et totalement obsolète, lequel nous imposait, effectivement, le ridicule de cette « convenance », vestimentaire surtout. Contestation qui très vite a pris pour cible l’autorité du Professeur, ou plutôt de Mme le Professeur (seulement des enseignants du sexe féminin), manifestée dans les stratagèmes utilisés par nous pour « sécher » un cours, mais également dans nos efforts pour exiger une explication plus satisfaisante d’un poème de Baudelaire, ou pour demander qu’on nous parle de la guerre du Viêt-Nam. Bien timidement encore je suggérais à la prof. d’Histoire qu’elle aborde la guerre « d’outre-mer », non plus celle d’Algérie, mais celle dont on parlait chez moi, ou encore la dictature de Salazar…Qui ça ?... Non, pas Franco… Salazar ! ! !, m’efforçant de souligner tant que je le pouvais la différence entre deux pays, deux langues, que pas mal de mes collègues continuaient à confondre et amalgamer. Cette autorité que l’on commençait à contester à l’intérieur du lycée était bien évidemment sentie comme le prolongement de l’autorité exercée para nos parents. Par notre père, pour être précise. Mes complices les plus proches aux noms Bellaiche, Zaideline, Benichou, Benbaruck…souffraient du même mal. C’étaient des noms aux sonorités venues d’ailleurs, des us et coutumes assez rigides quant à l’éducation, qui finissaient par nous unir davantage, nous, qu’une situation d’exil récent rapprochait déjà depuis quelque temps.

5 C’est ainsi que, tout comme Simone de Beauvoir, bien des décennies auparavant, nous reprenions à notre tour, de façon bien moins littéraire, l’imprécation de Ménalque : « Famille je vous hais ! Foyers clos, portes refermées » (Beauvoir, 1958 : p. 254). Et si nous n’étions pas assurées du tout, qu’en nous « ennuyant à la maison [nous] serv[ions] une cause sacrée » (ibid.) du moins nous trouvions, je trouvais, dans certaines lectures des échos d’une libératrice solidarité.

6 À propos de la révolte des écrivains qu’elle lisait (Gide dans ce cas-ci ou encore Valéry, ou Claudel) la narratrice des Mémoires affirmait : Bourgeois comme moi, ils se sentaient comme moi mal à l’aise dans leur peau. La guerre avait ruiné leur sécurité sans les arracher à leur classe ; ils se révoltaient mais uniquement contre leurs parents, contre la famille et la tradition (Beauvoir, 1958 : 254-255).

7 En fait, nous aussi nous sentions surtout un vague, mais constant, mal-être… Tout comme Beauvoir « La monotonie quotidienne continuait à [nous] accabler (…) Oh ! réveils mortels (…) tout épuisé déjà et si vite, l’affreux ennui. Ça ne p[ouvait] pas durer ! » (ibid : 345). Comment ne pas penser à l’article de Pierre Viansson-Ponté, paru dans Le Monde du 15 Mars 1968, au titre plus que significatif « Quand la France s’ennuie » ? On commençait alors à comprendre la véritable signification de l’écho que certains vers de Baudelaire, de Rimbaud surtout, avaient trouvé en nous, pourquoi ils avaient vite détrôné la trop sage langueur verlainienne, nous sentant bien plus proches du “ I can’t get no … ” crié par nous à tue-tête, que des « sanglots longs » de tous les violons de l’automne…

8 Dans nos esprits revenait souvent l’équivalent de ces mêmes questions posées par la jeune fille des Mémoires, recopiées par moi à maints endroits : « Qu’est-ce que je veux ? Qu’est-ce que je peux ? Rien et rien » (ibid.). Effectivement, que voulions-nous, que pouvions-nous ? Rien et rien ! ! ! Et pourtant, on voulait vivre !

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Ce qui nous rapprochait ? L’ennui spleenétique que nous éprouvions et qui se traduisait dans le fait que nous commencions à « traîner » dans les cafés aux alentours du lycée, où tout en buvant un diabolo-menthe, on écoutait dans les juke-boxes la musique des Stones et non pas celles des Beatles, la Generation des Who plutôt que les californiennes Good vibrations des Beach Boys…. Car nous étions « fortes » en anglais, et comprenions parfaitement les paroles qui tous les mois sautaient des pages de Salut les Copains, que nous recopiions, traduisions… ”Aline ” et “ Capri ”, c’était vraiment fini pour nous…En français, seul Dutronc était encore capable de donner un sens à nos réveils parisiens.

9 C’était surtout au « Saint-Claude », petit café à deux étages avec un flipper et un jukebox tout près du Métro Poissonnière (devenu ensuite « Les Volcans », certainement bien moins incendiaires que ce café de notre première émancipation), c’était surtout au premier étage, que l’on parlait des livres que nous lisions et échangions entre nous, des films que nous courions voir après les cours au Champollion, ou au Saint-André des Arts…On descendait à pied jusqu’aux grands boulevards, en chemin on s’arrêtait à la boulangerie polonaise pour manger un petit pain au pavot, ou bien à la « Boule de Neige » pour une limonade…

10 Les livres, je les soulignais, des passages entiers de ces Mémoires, bien sûr, mais aussi de Nadja, de L’Amour fou… Des vers, des bribes de phrases, entendues dans la bouche de la prof. de Philo, de Français surtout (je n’oublierai jamais Melle Forer qui passait du voyage d’Ulysse, à une exposition de Calder, pour ensuite passer à l’Etranger qui quant à elle compléterait la Nausée…), que j’enregistrais dans mes petits carnets, précieux petits calepins achetés chez Gibert Jeune, Boulevard Saint-Denis, où je peux encore lire pêle- mêle : « Familles je vous hais… », ou encore « Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. », « L’ennui, fruit de la morne incuriosité/ prend les proportions de l’éternité », « l’Espoir, l’Angoisse atroce et despotique/ Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. », ou encore « le beau est ce qui désespère », « Quoi l’éternité. C’est la mer allée avec le soleil ! », et encore et toujours « La beauté sera convulsive ou ne sera pas ».

11 Il y a eu cependant un livre au titre étrange publié trois années auparavant, dont on nous avait parlé, Les Choses, d’un écrivain également étrange, Georges Perec et lequel m’a alors interpellée… Je l’ai revisité il y a peu de temps pour comprendre pourquoi lui, alors que c’étaient les poètes, ceux qui semblaient alléger mon mal à l’âme, que je fréquentais plus assidûment. La première partie nous décline au conditionnel l’idéal de vie d’un jeune couple d’étudiants universitaires, issu des classes moyennes, dominé par le confort, et même une certaine idée de luxe. Le texte commence par la description de l’appartement de leurs rêves : « L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. » (Perec, 1965 : 9). Or, ce qui surprend, au-delà de la description dans les plus infimes détails de l’intérieur (meubles, bibelots, moquettes, doubles rideaux, localisation, matières, couleurs…) c’est la forte présence des livres, une véritable isotopie qui rassemblerait lecture et écriture. C’est ainsi que dans la salle de séjour : à gauche, dans une sorte d’alcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s’entasseraient pêle-mêle. (…) un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers (…) un agenda de cuir, un bloc-notes » (Perec, 1965 : 9-10).

12 Dans la chambre « deux étagères étroites et hautes contiendraient quelques livres, inlassablement repris, des albums (…) des journaux pliés, quelques revues ». Dans le bureau « les murs, de haut en bas, seraient tapissés de livres et de revues (…) des crayons, des trombones, des agrafes … ». Le long du mur « une table étroite déborderait

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de livres » ; « il y aurait une machine à écrire » (ibid. : 11-13). La lumière qui « viendrait d’une vieille lampe de bureau » est très symboliquement associée au savoir, à la connaissance. Toutefois le conditionnel inexorable est toujours là.

13 En somme, « la vie, là, serait facile, serait simple. Toutes les obligations, tous les problèmes qu’implique la vie matérielle trouveraient une solution naturelle (…). Ce serait le début d’une longue journée de mai » (ibid : 15). Prémonition bien ironique de Perec … Car comme il disait, il y avait entre les choses du monde moderne et le bonheur un rapport obligé.

14 Cependant la réalité va se révéler bien différente pour le jeune couple d’étudiants. En effet, sans moyens pour pouvoir répondre aux sollicitudes de ces premières années de la société de consommation, il finira par vivre la frustration d’une vie médiocre, sans idéal. Leur appartement, d’à peine 35 mètres carrés, étant la métonymie de toute leur existence : « Ils voulaient jouir de la vie, mais, partout autour d’eux, la jouissance se confondait avec la propriété. Ils voulaient rester disponibles, et presque innocents, mais les années s’écoulaient quand même, et ne leur apportaient rien » (ibid. : 73).

15 Quant aux livres, ils disparurent sous le poids des autres objets et bibelots. « Réifiés » ils ont eu le même sort : « Ils pouvaient certes parler d’un livre récemment paru, d’un metteur en scène, de la guerre, ou des autres, mais il leur semblait parfois que leurs seules vraies conversations concernaient l’argent, le confort, le bonheur. » (ibid : 77). Insoluble contradiction. S’il leur arrivait d’avoir quelques moments de lucidité (« Tout cela leur semblait parfois désespérément vide »), ce n’était que chose passagère. Les « choses » étant plus fortes qu’eux, ils finiront par succomber sous leur poids. Evidemment nous ne pouvons manquer de mettre en rapport ces « Choses » avec la critique qu’a faite plus tard Guy Debord dans La Société du Spectacle (1967) ou avec Le Système des objets de Jean Baudrillard (1968), ou encore L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse (1968), où ce dernier constate précisément la disparition d’une classe capable de se révolter contre cet état de choses, c’est-à-dire contre la société de consommation qui allait de plus en plus aliéner l’individu et le transformer en chose- objet.

16 Et c’est ce malaise, ce « déconfort » qui ironiquement parcourait tout le roman de Perec, que nous avons retrouvé dans un film datant lui aussi de 1965 : Pierrot le Fou1. Ici, un autre couple, mais il ne s’agit plus d’étudiants, plutôt de jeunes bourgeois, déjà bien installés dans la société de consommation, à laquelle le couple de Perec aspirait. Et c’est précisément pour cela que les personnages de Ferdinand/Pierrot et Marianne bien plus complexes que les premiers, sont davantage prisonniers de la solitude et d’un avenir sans étincelle. Le malaise, l’ennui, l’absence d’idéal sont ici rendus par une narration discontinue, par la juxtaposition des langages utilisés qui vont de la littérature à la peinture, à la musique, à la bande dessinée ; légendes, sous-titres et longs travellings poétiques… La critique implacable du discours de la publicité, ainsi que la réponse à l’impasse de cette société de consommation, à travers les aventures surréalistes des personnages, l’irrévérence libertaire surtout et le registre mélancoliquement poétique, me l’a rendu inoubliable. Sur un carnet je retrouve écrite et récrite la question/réponse troublante et inquiétante, déclinée dans tous les registres, allant de l’indifférence au désespoir, par Ana Karina, alors qu’elle flâne le long d’une plage déserte2 : « Mais qu’est-ce que je peux faire, je ne sais pas quoi faire ! ! ? ?/ Mais qu’est-ce que je peux faire, je ne sais pas quoi faire ! ! ? ? / Mais qu’est-ce que je peux faire, je ne sais pas quoi faire ! ! ? ? »

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17 Et quant à Ferdinand, ou plutôt Pierrot, trop maladroit, tout rêve lunaire ou non lui est interdit. Seul un acte définitif, d’une absurde lucidité inconsciente pourra mettre fin à son mal de vivre, à son “ intranquillité ”. Pierrot entouré de dynamite se faisant exploser, et se repentant à la dernière seconde – « Et merde ! ! ! ! » – quand il est déjà trop tard… Ce « Eh merde ! » a fait l’objet d’énormes discussions dans mon petit groupe. Et je crois, ou alors je veux très romantiquement le croire, qu’il aura contribué en grande partie pour notre « passage à l’acte ». De cette candide et adolescente intervention, de cette expérience « politique » avec beaucoup de guillemets, je retiens quelques épisodes. Reculons au mois de décembre 1967. Dans le lycée de garçons Jacques Decour, pas très loin du notre (Av. Trudaine, 9e) à la suite des Comités Viêt-Nam qui avaient surgi contre cette guerre, sont créés par Maurice Najman, Michel Recanati, Romain Goupil, les Comités d’Action Lycéens (CAL). Cela correspondait au début du recrutement de jeunes lycéens dans le but de constituer un réseau qui alimenterait plus tard les universités. Derrière ces comités il y avait les Jeunesses Communistes Révolutionnaires (JCR), trotskistes.

18 Pour moi, comme pour une collègue dont le père avait fui les purges staliniennes, c’était là une occasion inespérée, pour des raisons différentes, mais semblables, de passer à autre chose. J’en profitais évidemment pour affronter l’autorité paternelle, fortement « révisionniste », ce qui n’était pas la moindre de mes motivations… Recrutées par les membres les plus actifs du CAL des classes terminales de notre lycée, dans mon cas par Joëlle H., nous assistions, en observateurs, à des réunions chez l’une, chez un autre… Réunions « clandestines ». On y écoutait les « grands », surtout au masculin, parler de révolution, de lutte de classes, de la terreur stalinienne : Sylvain, Serge, François, Maurice… Du groupe de Lamartine seule Joëlle H. avait un discours à la hauteur, capable de rivaliser avec celui des garçons. Un de ceux qui se faisait remarquer par sa solidité théorique, par sa détermination et son sérieux était Michel Recanati.3

19 Mais très vite j’ai eu mes premières confrontations et une énorme déception liée à la grande contradiction vite décelée dans le militantisme gauchiste : discours extrêmement autoritaire, rigidité de positions, dialogue peu encouragé, discrimination sexuelle sotto voce…Et finalement la même rigidité stalinienne de mon père, hélas ! Ici aussi. Il y avait de la part de grands une certaine sympathie et sur-protection par rapport à la jeune émigrée/ exilée rescapée de Salazar, mais également une certaine méfiance de la part de certaines « grandes », et ceci parce qu’à l’extérieur du lycée je n’avais pas encore remplacé la jupe par les émancipateurs jeans, uniforme devenu alors absolument indispensable. Et je faisais attention à mon image. Traduction : je m’habillais devant un miroir, je combinais les couleurs, je portais un shetland et un foulard indien autour du cou, je ne portais pas de « Clarks » aux pieds, indispensables pour courir dans les manifs…Et surtout parce que je me montrais attirée par des idées libertaires, par celles par exemple d’un collègue de Jacques Decour, Dominique L., très fort en philo, qui s’habillait en costume et nœud papillon, se disait anarchiste et était réellement un ami de Léo Ferré.

20 Au lycée Lamartine, un peu avant mai 68, à la suite des événements du 22 mars (à Nanterre, n’oublions pas que tout a commencé à cause des dortoirs de la résidence universitaire), on commence à susciter et réclamer des discussions à l’intérieur même des salles de classe, avec les professeurs qui avaient toujours montré une ouverture, toujours les mêmes : les profs de Français, de Philo, d’Histoire…. Réactions plus hostiles

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de la part des autres par rapport à celles d’entre nous qui s’exposaient davantage. Mais pas de représailles.

21 Le 8 mai 1968 : journée absolument mémorable pour nous. Dans les ateliers où étaient reproduits d’habitude les Cahiers d’exercices, les Journaux de Classe, au stencil, avec des ronéos, on a passé des heures à faire des tracts pour appeler à la manifestation du 10 et puis du 13 mai. Pour appeler à la grève dans le lycée, contre un enseignement bourgeois et élitiste, pour être solidaire avec les étudiants de Nanterre et d’autres universités déjà en grève.

22 Les jours suivants on a assisté à des discussions partout : dans la cour, dans les couloirs. Certains profs refusent de faire cours, les autres, toujours les mêmes, acceptaient volontiers de parler, nous aidant à voir plus clair dans la confusion « pré-idéologique », mais gauchiste, où nous nous trouvions. Mobilisation, lycée en grève. Des Assemblées Générales (AG) tous les jours où l’on discute les actions que l’on pourrait mener, dans et à l’extérieur du lycée. Ceci en articulation avec deux lycées de « garçons » où les CAL étaient particulièrement actifs et efficaces : Condorcet mais surtout Jacques Decour, les deux dans le 9e arrondissement. Une scène rocambolesque : notre CAL Lamartine ayant mis des banderoles « Lamartine en Grève » à l’entrée du lycée, un service d’ordre féminin, bien sûr, a été monté, et voilà que soudain un groupe de garçons, peu musclés, mais brandissant de menaçantes matraques, débarque venu d’« Occident »4, tous habillés de longs imperméables verts…Ils sortaient en fait du collège de l’autre côté de la rue : le très privé et très catholique Collège Rocroi (St. Vincent de Paul). Panique, coups de fil, appels à l’aide…Les renforts arrivent finalement de Jacques Decour : nos camarades (au masculin) descendant la rue en filières, les têtes protégées par des casques de motard, criant des mots d’ordre contre « Occident » …Finalement délivrées !

23 Le 13 mai 68 : la plus grande grève générale que la France ait connue, un million de personnes dans la rue. Gigantesque manifestation dont je garde des photos : la Place Denfert-Rochereau, l’imposant et triomphant Lion de Belfort, sur lequel je reconnais à côté de Geismar, Sauvageot et Cohn Bendit, des « camarades » de Jacques Decour, Maurice Najman, Maurice R… Ce Lion de Belfort, curieusement me ramène une fois de plus à Simone de Beauvoir : « De mon balcon, au 5ème étage, je dominais les platanes de la rue Denfert-Rochereau et le Lion de Belfort » (Beauvoir : 1960). Toutefois, sur ce lion, je constate maintenant en regardant mes photos, pas une seule fille.

24 Le reste de l’histoire de Mai est bien connue… Déception généralisée après quelques semaines d’une utopique révolte. Le retour à l’ordre ! (cf. le Décret du 12 juin signé par De Gaulle, dissolution des organisations et groupes d’extrême gauche). Fin de la grève générale, après les négociations avec les syndicats traditionnels (accords de Grenelle). Fin des discussions spontanées et très colorées dans les rues et boulevards, fin de la liberté sentie en faisant du stop dans Paris, en toute sécurité … Il restait néanmoins le sentiment ou même la conviction que la parole s’était libérée, à la maison, au lycée, dans les facultés. Les discussions débouchant très souvent sur la condition féminine, c’est le discours sur le féminin (très loin, très loin cependant de la pratique) qui s’est radicalement transformé. L’aspect essentiel de la révolte de mai, ce qui en sort surtout c’est la critique implacable de la vie quotidienne d’alors. Une secousse dans l’ordre des CHOSES ! Quant au lycée on a pu voir quelques résultats pratiques. Obtention de la révision du « Règlement interne » dans le sens voulu, plus adapté à la nouvelle réalité. Nos ardeurs révolutionnaires ont été canalisées dans le foyer, surtout dans le cinéclub. Je me

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souviens des premiers films que l’on a passés pendant les jours de grève : Nuit et Brouillard de Resnais et Antonio das Mortes du brésilien Glauber Rocha.

25 Dans les années qui suivirent on a assisté encore à quelques contestations, les murs du foyer étant devenus le champ de bataille de tous les dazibaos imaginables. Un journal du lycée au titre bien suggestif Le pavé dans le lac…a même obtenu une certaine audience. La mixité deviendrait une réalité. J’ai toutefois appris plus tard par une amie que les années quatre-vingt ont vu la fin du foyer, la fin de la troupe théâtrale, la fin du journal (vengeance du poète…). « Le lycée demeure résolument élitiste ».5 Il y a dix ans, en mai 2008, j’ai revu à l’Institut Franco Portugais de Lisbonne, Romain Goupil, que j’avais croisé 40 ans avant dans les AGs, il présentait à Lisbonne son film « Mourir à trente ans »6, sur le parcours de Michel Recanati, dont le suicide le 23 mars 1978 m’avait été reporté par des amis de Paris. On y voit des images de cette période montrant Jacques Decour, Condorcet, les AGs, les rues… Je regrette seulement ne pas avoir vu une seule intervention de Joëlle H…Je le lui ai dit. Triste fin pour qui a rêvé pouvoir contrôler et conduire un mouvement qui au début était surtout une explosion spontanée ou presque contre l’autorité et contre la médiocrité de la vie quotidienne…

26 Les CHOSES ont définitivement submergé l’idéal, les pavés ont submergé à nouveau la plage, mais il est vrai que « ce n’était qu’un début… ». La plage ressurgirait, ailleurs, sous d’autres pavés… Ceux de la rue Saint-Jacques et du Boulevard Saint-Michel, m’a-t- on dit, peut-être pour me réconforter, venaient d’un pays du sud appelé Portugal. En effet, six années plus tard, un matin d’avril, des œillets rouges sont venus joncher ceux, en noir et blanc, des rues de Lisbonne. Et l’inespéré arriva : le gris de la Seine est alors venu se jeter dans le bleu profond du Tage. Par un heureux hasard j’étais là.

BIBLIOGRAPHIE

BAUDRILLARD, Jean (1968). Le Système des objets : Paris, Gallimard.

BEAUVOIR, Simone de (1958). Mémoires d’une jeune fille rangée. Paris : Gallimard.

BEAUVOIR, Simone de (1960). La Force de l’âge. Paris : Gallimard.

DEBORD, Guy (1967). La Société du Spectacle. Paris : Buchet/Chastel.

PEREC, Georges (1965). Les Choses. Paris : Julliard.

MARCUSE, Herbert (1968). L’Homme unidimensionnel. Paris : Éditions de Minuit [1964].

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NOTES

1. Film de Jean-Luc Godard, avec Jean-Paul Belmondo et Ana Karina (production franco- italienne), réalisé en 1965 (curieusement la même année de la publication de Les Choses de Georges Perec). Selon certains critiques il résumerait à lui seul toute la « Nouvelle Vague 2. Cela pourrait tout aussi bien être une ligne de chemin de fer, un désert « rouge ». C’est possible. 3. Michel Recanati (1948-1978), militant trotskiste des plus actifs (CAL-JCR), s’est suicidé le 23 mars 1978. 4. « Occident » : Mouvement d'extrême-droite créé en 1964 et dissous le 31 octobre 1968. Il fut ensuite remplacé par « Ordre nouveau ». 5. Le Journal d’Alphonse, nº 2, Mai 1993 (Journal de l’Association des parents d’élèves de Lamartine, au titre lui aussi bien significatif… On se rapproche du poète par le prénom, mais aucune poésie n’en ressortira…). 6. Mourir à trente ans est un film de Romain Goupil (1982) qui a remporté la Caméra d’Or au Festival de Cannes 1982 et le César du meilleur premier film à la 8e Cérémonie des Césars en 1983. Il a été projeté le 9 mai 2008 à l’Institut Franco-portugais de Lisbonne en présence du réalisateur.

RÉSUMÉS

Évocation des événements de mai 68 vécus par une lycéenne portugaise au lycée Lamartine à Paris. Mémoires forcément fragmentées et fragmentaires.

The events of May 68, evoked by a Portuguese student at the Lycée Lamartine in Paris. Necessarily fragmented and fragmentary memories.

INDEX

Mots-clés : Mai 68 , Paris-Lycée Lamartine, CAL , Beauvoir (Simone), Perec (Georges), Godard (Jean-Luc) Keywords : May 68, Paris-Lycée Lamartine, CAL , Beauvoir (Simone), Perec (Georges), Godard (Jean-Luc)

AUTEUR

PAULA MENDES COELHO Centro de Estudos Comparatistas (CEC) - Faculdade de Letras Universidade de Lisboa paulamendescoelho448[at]gmail.com

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Maio de 68 e exílio Imagens do estrangeiro e imaginário nacional

Álvaro Manuel Machado

1 Embora, como é óbvio, não esteja aqui para falar de mim, o meu testemunho pessoal virá a propósito, suponho, como preâmbulo, inevitavelmente, ao evocar, cinquenta anos depois, os chamados « acontecimentos de Maio de 68 » em França, e mais particularmente em Paris, onde os vivi dia a dia, como algo de inesquecível, marcando para sempre na minha memória os longos dez anos de exílio parisiense. Esse testemunho pessoal relaciona-se com o facto, nesses dias de grande alvoroço e em especial no Quartier Latin, por mim frequentado diariamente, ter tomado notas sobre o que se ia passando, breves apontamentos que acumulei num pequeno caderno de capa azul, perdido no meio da voragem do tempo e das viagens de regresso à pátria, depois do 25 de Abril, primeiro regressos provisórios e depois o regresso definitivo. Desses numerosos apontamentos quase diários ficaram apenas alguns, raros, que aproveitei e transpus na altura para incluir naquele que foi o primeiro dos meus seis romances publicados até agora, intitulado Exílio, publicado pela extinta editora Moraes, em 1978. Comecei a escrevê-lo em Paris, precisamente em Maio de 1968, interrompi-o várias vezes e só o acabei em Lisboa, em Dezembro de 1977, depois do regresso definitivo a Portugal, com grandes alterações e sucessivos cortes. Cito uma passagem breve, em que explicitamente se fala de Maio de 68 vivido no Quartier Latin pelo personagem central do romance, Frederico, um jovem exilado português, alter ego evidente do autor e que se desdobra em autor-narrador, com comentários críticos à margem : Frederico, voyeur no sexo e na política, lê na parede do metro : Un rien de révolte- une joie totale. E ainda, na Sorbonne : Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la Révolution. Plus je fais la Révolution, plus j’ai envie de faire l’amour. E ainda, algures, na rua : Soyez réalistes : demandez l’impossible. L’imagination au pouvoir.

2 N. B. – Para Frederico, a revolta, como a religião, tem um sentido dionisíaco, nietzschiano. Isto na medida em que a sua luta, sem dúvida extremamente individualista, desconexa e por vezes gratuita, conflui sempre, no entanto, para o

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mesmo ponto, quer quanto à religião quer quanto à política : revolta contra as ideologias. A este propósito, deve atentar-se na frase de Heraclito, sublinhada nos cadernos de apontamentos de Frederico : Imaginar é já pensar (Machado, 1978 : 76).

3 Numa outra passagem do romance, em que o autor-narrador escreve mais notas críticas à margem sobre o personagem central, diz-se que Frederico, como « personagem-tipo, esquematicamente definido » é um « intelectual pequeno-burguês, revolucionário falhado (ou nem isso) e místico malgré-lui » (Ibid. : 75). O que, convenhamos, tem muito pouco a ver com os jovens revolucionários de Maio de 68… Pelo menos aparentemente…

4 Mas deixemos o personagem do meu primeiro romance e o testemunho pessoal, inevitavelmente confessional e datado. Passemos a uma análise sistemática e distanciada, partindo de uma teorização de carácter comparatista, teorização a que me consagro desde esses tempos remotos do exílio parisiense, portanto, há cerca de meio século. E dentro do domínio geral da Literatura Comparada, escolhi o domínio específico da imagologia. Neste sentido, virá a propósito referir, como introdução teórica, um livro fascinante de Jean-Jacques Wunenburger intitulado La Raison contradictoire – Sciences et philosophies modernes : la pensée complexe, datado de 1990 e publicado em Portugal pelo prestigiado Instituto Piaget com o apoio do Ministério da Cultura francês (Wunenburger, 1995). Como se sabe, o professor Wunenburger é especialista na área das relações entre razão e imaginário. Portanto, aborda questões de imagologia. Ora, para lá mesmo do domínio geral da análise comparatista e passando, como já referi, para o domínio específico da imagologia, se há relações entre dois países que, ao longo de séculos, relevam da « razão contraditória » são, precisamente, as relações entre Portugal e França. Sobretudo as do campo literário, com incidência particular na chamada « estética da recepção », de fundamento imagológico, e dos seus reflexos a nível histórico e ideológico, o que se poderá aplicar precisamente aos chamados « acontecimentos » de Maio de 68, como veremos mais adiante.

5 Mas vejamos primeiramente como define Wunenburger essa « razão contraditória ». Sem entrar em longas especulações de carácter propriamente filosófico, diria que Wunenburger analisa (e, de certo modo, defende) princípios de antagonismo e lógicas da contradição e do paradoxo, evidentes para lá do pensamento racional instituído. Princípios da complexidade humana em geral e das relações sócio-culturais entre os povos em particular, assim definidos : É certo que o real se deixa domar e reconhecer pela representação mas, quaisquer que sejam a acuidade e a penetração da sua apreensão, o pensamento esbarra sempre num excedente, num resto, que o confunde. [...] Sempre que a razão crê ter apreendido, nas malhas dos seus nomes e dos seus conceitos, as pepitas de ouro disseminadas no fluxo incessante das coisas, nada mais retém que grãos de areia que se escoam entre as suas mãos (Wunenburger, 1995 : 11).

6 Assim, poderíamos dizer que as várias fases e as múltiplas formas daquilo a que Eça de Queirós chamou de « francesismo » na cultura portuguesa em geral (e não apenas na literatura, note-se), têm muito de « razão contraditória. ». Ou seja : francofilia e francofobia coabitam frequentemente no mesmo escritor ou no mesmo agente cultural português (incluindo, como é óbvio, o universitário), enquanto que o lusitanista francês mistura, por vezes, cultura portuguesa com cultura espanhola, privilegiando esta. E tal situação sempre teve muito a ver com aquilo a que Eduardo Lourenço chamou de “comunicação assimétrica”.

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7 A propósito, nunca será demais, acho eu, citar Eduardo Lourenço, mestre entre todos (e entre todos talvez o mais « afrancesado » malgré lui...) do pensamento português nosso contemporâneo. Nunca será demais, sobretudo, quanto à sempre problemática relação de Portugal com a Europa em geral e com a França em particular, ao longo de séculos.

8 Eduardo Lourenço, num dos luminosos ensaios de Nós e a Europa ou as duas razões intitulado « Portugal-França ou a comunicação assimétrica », começa por reconhecer o « carácter transnacional que desde a origem foi o da Universidade de Paris, o primeiro forum da ‘ intelligentsia ’ europeia. [...] As hegemonias futuras – do século XVII ao XX – são avatares dessa única forma cultural aberta, aquela que sempre converteu a cultura francesa em cultura de mediação por excelência. » (Lourenço, 1988 : 130).

9 Todavia, se é verdade que essa função de mediadora por excelência, no contexto histórico-cultural europeu, coube desde sempre à França (e, entre nós, tantos intelectuais o afirmaram persistentemente, sobretudo, no século XIX, Teófilo Braga e o « iberista » Oliveira Martins), também é verdade que as culturas, como afirma Eduardo Lourenço, « não são realidades angélicas que se comunicam deixando incólumes os sujeitos delas », são antes « anjos guerreiros que combatem sem dúvida com meios de luz mas, sabendo-o ou não, veiculando a vontade de poderio. » (Lourenço, 1988 : 128).

10 Ora, é justamente essa « vontade de poderio » que (contraditoriamente, note-se, porque a acompanha um fatal fascínio...) é contestada, em termos quase neuróticos de amor- ódio, por aqueles que, ao longo de séculos e muito especialmente no século XIX, foram, digamos, « contaminados » pelo « francesismo ».

11 Mas, de facto, o que foi, como surgiu e se expandiu essa « razão contraditória » chamada « francesismo » ? Qual o seu rasto (se é que existe) nos nossos dias e, especificamente, qual a sua relação com Maio de 68 a partir da imagem de Portugal para os intelectuais franceses da altura ? Lembrarei, se me permitem, alguns tópicos do que escrevi num ensaio publicado há trinta e quatro anos, intitulado O « francesismo » na literatura portuguesa (Machado, 1984).

12 O primeiro aspecto fundamental, que tem a ver com a caracterização específica da história da cultura em Portugal, é a distinção que deverá sempre ser feita entre « francesismo » e influência francesa. Esta, evidentemente, atravessa toda a nossa literatura e, em geral, toda a nossa cultura, embora seja predominante em períodos específicos. Pelo contrário, o « francesismo », com tudo o que tem quer de positivo quer de negativo, é uma imagem da França, no sentido comparatista do termo. Uma imagem que começa a formar-se com maior nitidez no período simultaneamente neoclássico e pré-romântico, ou seja, em meados do século XVIII, a nível sobretudo da história das ideias do Iluminismo (ideias políticas, sociais, religiosas), Imagem que se desenvolve muito particularmente no confuso período do hesitante início do nosso romantismo, em princípios do século XIX, atingindo o seu ponto culminante de fixação mítica (e de « razão contraditória ») com a chamada Geração de 70.

13 Dir-se-ia, por consequência, que o « francesismo » surgiu com nitidez e se desenvolveu durante os vários períodos do romantismo em Portugal, ao longo de três gerações, tomando paradoxalmente a forma de procura da identidade nacional. Ou antes : tornou-se uma « fatalidade » cultural para, já desde a Restauração de 1640 mas sobretudo desde a formação do nacionalismo romântico liberal fundamentado no Iluminismo francês, nos afirmarmos diferentes dos espanhóis.

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14 Assim, a imagem da França, com tudo o que ela implicou de lenta fixação mítica de uma influência cultural, permitiu-nos a libertação da imagem ibérica com que a Europa, incluindo a própria França, sempre nos rotulou, assimilando-nos à Espanha, confundindo-nos linguisticamente e geograficamente com ela. Note-se que este iberismo sempre nos criou e, aliás, ainda hoje, em plena União Europeia, nos cria um complexo de provincianismo, fazendo-nos sentir uma província, ou melhor, um apêndice de Espanha. É a velha questão, como diz Eduardo Lourenço, do « complexo – e acomplexado – tema da nossa identidade, ao mesmo tempo insofismável como dado da natureza e da história e precária em termos de existência como cultura » (Lourenço, 1988 : 133).

15 Para lá dessa recusa do iberismo, temos de considerar o facto de que essa imagem da França cristalizada no « francesismo » se formou e desenvolveu porque, sobretudo com o século XIX, a França se tornou, em geral, centro cosmopolita por excelência, núcleo da cultura e da civilização europeias e, portanto, o contrário do provincianismo. Poderá dizer-se que, embora breves, os acontecimentos revolucionários de Maio de 68, sobretudo para os jovens exilados portugueses da altura, confirmaram plenamente esta imagem da França.

16 Todavia, adorar a França porque se é (ou pretende ser) anti-provinciano implica um monstruoso paradoxo pois, como reconhece o próprio Eça, Portugal torna-se um país « traduzido do francês em calão », ou seja, um país que imita provincianamente a França e é por ela, frequentemente, desprezado ou ignorado, o que talvez seja ainda pior. Daí que, mais tarde, o anglomaníaco Fernando Pessoa, num texto datado de 1928 e intitulado « O provincianismo português » (Pessoa, 1980 : 157-161) se insurja contra a imagem mítica da França, mais exactamente, contra o mito de Paris, que devoraria Mário de Sá-Carneiro, acusando de provincianismo todos os que admiram « os grandes meios » e dizendo, de maneira ignobilmente injusta, que « o exemplo mais flagrante do provincianismo português é Eça de Queirós [...], um jornalista, embora brilhante, de província. »

17 Em suma : o « francesismo » português tornou-se reflexo das mais fundas contradições da nossa cultura. Diria até que, mais do que qualquer outro fenómeno da história cultural portuguesa, ele desencadeou essa tal « razão contraditória » no interior do próprio discurso daqueles que, apesar de « afrancesados », o vêem à lupa, com lúcido olhar crítico. Basta, para isso, atentar no conhecido texto de Eça, « O francesismo », datado provavelmente de 1890, que satiriza, como se sabe, o “fatalismo” da educação afrancesada em Portugal desde, pelo menos, inícios do século XIX, caricaturando o espírito de moda parisiense, inclusive a nível literário.

18 No entanto, por outro lado, lembremos que é o próprio Eça, no longo texto de introdução à Correspondência de Fradique Mendes, datado mais ou menos da mesma altura (1888), que, contraditoriamente, exalta assim Paris e a cultura francesa, opondo-as a Chicago e à cultura norte-americana : Porque forma, pois, Paris um foco crepitante de civilização que irresistivelmente fascina a humanidade – e porque tem Chicago apenas sobre a Terra o valor de um rude e formidável celeiro onde se procura a farinha e o grão ? Porque Paris, além dos palácios, das instituições e das riquezas de que Chicago também justamente se gloria, possui a mais um grupo especial de homens – Renan, Pasteur, Taine, Berthelot, Copée, Bonnat, Falguière, Gounod, Massenet – que pela incessante produção do seu cérebro convertem a banal cidade que habitam num centro de soberano ensino. Se as “Origens do Cristianismo”, o “Fausto”, as telas de Bonnat, os

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mármores de Falguière nos viessem de além dos mares, da nova e monumental Chicago – para Chicago, e não para Paris, se voltariam, como as plantas para o Sol, os espíritos e os corações da terra. [...] uma nação, portanto, só tem superioridade porque tem pensamento [...] (Queirós, s/d : 113-114).

19 Esta última frase de Eça não será o rasto mais relevante do « francesismo » ainda nos nossos dias, prolongando, pelo menos para alguns intelectuais portugueses, como é o caso dos exilados na altura de Maio de 68, o mito da cultura francesa em geral, incluindo a História, como paradigma da cultura europeia ? E qual será a imagem que os intelectuais franceses da época, Maio de 68, têm de Portugal ?

20 Para tentar responder a estas questões, vem certamente muito a propósito referir um exemplo, actualíssimo, quer de imagem da França por parte dos intelectuais portugueses exilados da época, quer de imagem de Portugal por parte dos intelectuais franceses durante Maio de 68, no livro do historiador e escritor João Medina Memórias de um Estrangeirado. Seguidas de Dany le Rouge ou o meu Maio 68 e o meu 25 de Abril, que acaba de ser publicado (Medina, 2018) e que tive o prazer de apresentar há menos de uma semana. Nele, o autor evoca pormenorizadamente a sua experiência pessoal de Maio de 68 quando estava exilado em França, mais propriamente em Estrasburgo, na Alsácia, onde preparava a sua tese de doutoramento. Depois de tecer várias considerações sobre essa « révolution introuvable – como lhe chamou Raymond Aron » (Ibid. : 153 ; 178-179), relacionando-a sobretudo com a revolta estudantil e a crise de ideias políticas na Europa, em geral, João Medina faz notar a indiferença e a ignorância dos jovens intelectuais franceses de Maio de 68 perante o horror infindável da guerra colonial portuguesa : Embora a peça de Peter Weiss, O Canto do Papão Lusitano, estreada em 1967, em Berlim, Estocolmo e logo representada também noutras cidades europeias como Genebra, denunciando o colonialismo português, tivesse tornado conhecido aquele Vietname africano que a pequenez do nosso país reduzira a uma tragédia quase clandestina, os gauchistas alsacianos nada sabiam desse conflito em que a derradeira nação colonial europeia enfrentava movimentos independentistas […]. Em suma, […] a geografia não era o forte dos trotskistas franceses. […] nunca logrei que aqueles estudantes, futuros militantes com rubro ardor em Maio de 68, incluíssem as guerras de libertação de Angola, Guiné Bissau ou Moçambique entre os movimentos a que davam a sua ilimitada generosidade de revolucionários en herbe (Ibid. : 153).

21 Passados tantos anos, João Medina guarda na memória essa « inesperada revolução de 68 » como uma inesquecível imagem da França, evocando com nostalgia essas « flores secas que guardei nos meus canhenhos de inesquecíveis vivências dessa época, os seus alegres motins de juventude estudiosa, as intrépidas barricadas estudantis » (Ibid. : 150), que tanto lhe fazem lembrar as barricadas da Revolução Francesa, imagem de uma França mítica.

22 Concluindo : se é verdade que, para nós, jovens exilados portugueses da minha geração, Maio de 68 foi um clarão de liberdade e de imaginação revolucionária, também é verdade que prevaleceu uma certa imagem, concentrada em Paris, de uma França alheia ao conhecimento e ao interesse por Portugal e pelo drama de uma guerra colonial e de uma ditadura infindáveis. Poderá dizer-se que aquilo que quarenta anos mais tarde Daniel Cohn-Bendit (ou « Dany le Rouge ») afirmou, com razão, ser uma revolta e não uma revolução, ficou, afinal, como mais uma imagem de uma França mítica, enraizada no imaginário português, com todas as suas contradições, ou seja, a sua « razão contraditória ».

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BIBLIOGRAFIA

LOURENÇO, Eduardo (1988). « Portugal-França ou a comunicação assimétrica », in Nós e a Europa ou as duas razões. Lisboa : Imprensa Nacional/Casa da Moeda.

MACHADO, Álvaro Manuel (1978). Exílio. Lisboa : Moraes Editores. Texto revisto e corrigido.

MACHADO, Álvaro Manuel (1984). O Francesismo na literatura portuguesa. Lisboa : Instituto de Cultura e Língua Portuguesa, Ministério da Educação

MEDINA, João (2018). Memórias de um Estrangeirado - Seguidas de Dany le Rouge ou o meu Maio de 68 e o meu 25 de Abril. Lisboa : Edições Colibri.

PESSOA, Fernando (1980). Textos de crítica e de intervenção. Lisboa : Ed. Ática.

QUEIRÓS, Eça de (s/d). A Correspondência de Fradique Mendes. Lisboa : Livros do Brasil.

WUNENBURGER, Jean-Jacques (1995). A razão contraditória – Ciências e filosofias modernas : o pensamento do complexo. Lisboa : Instituto Piaget.

RESUMOS

Partindo de um testemunho pessoal sobre os acontecimentos de Maio de 68 vividos no exílio em Paris, propõe-se uma reflexão sistemática e distanciada sobre as relações entre França e Portugal à luz dos contributos da Literatura Comparada e da Imagologia. A análise conduzida revela a forte presença, no imaginário cultural e identitário português, de uma imagem mítica da França com todas as suas contradições e paradoxos.

From a personal testimony on the events of May 1968 during the exile in Paris, the paper proposes a systematic and distant reflection on the France and Portugal relationship from the perspective of Comparative Literature and Imagology. The analysis shows the strong presence in the Portuguese imaginary of a mythical image of France with all its contradictions and paradoxes.

ÍNDICE

Keywords: May 68, France-Portugal Relationship, exile ; comparative literature, imagology, cultural identity. Palavras-chave: Maio de 68, relações França-Portugal, exílio, literatura comparada, imagiologia, identidade cultural

AUTOR

ÁLVARO MANUEL MACHADO Universidade Nova de Lisboa am.machado[at]sapo.pt

Carnets, Deuxième série - 16 | 2019