Martial, Sernin, Trophime et les autres : à propos des évangélisateurs et des apôtres en Gaule

Alain DlERKENS* Université Libre de Bruxelles

Le culte de saint Martial, dont la vigueur est bien attestée au Vr' s., connaît un moment fort aux environs de l'an mil. Considéré d'abord comme un des sept évêques évangélisateurs de la Gaule au milieu du Iir s. (Grégoire de ), puis comme un des évêques désignés à par saint Pierre pour porter la bonne parole en Gaule (Vita Martialis aniiquior, des environs de 850), Martial devient alors un parent de Pierre, un compagnon de Jésus, un véritable apôtre (notamment Vita Martialis prolixior). Cette prétention, défendue avec fougue par les moines de Saint-Martial de et amplifiée par Adémar de Chabannes, se heurte immédiatement à une série d'objections lourdes... avant d'être progressivement reprise, acceptée et de trouver une ultime (et éphémère) consécration au milieu du XIX'' s. lorsqu'en 1854, le culte apostolique de Martial obtient une fois encore Vapprobatur de Rome'.

Je tiens à remercier chaleureusement Claude Andrault qui m'a fait l'amitié de m'inviter à son beau colloque sur Saint-Martial. Le bref article qui suit reprend les lignes de force de l'exposé que j'ai présenté à Poitiers le 26 mai 2005. Je voudrais dédier ces quelques lignes à la mémoire de Valérie Fortunier, décédée inopinément peu avant le colloque (8 mai 2005) ; cette jeune et dynamique historienne préparait une thèse de doctorat, sous la direction de Christian Lauranson-Rosaz, sur les mouvements de paix dans les « pays du centre de la Gaule » aux environs de l'an mil. Voir ses articles : V. Fortunier, « Les convenientiae aquitaines : un vecteur de la mutation féodale ? », dans J. Hoareau-Dodinau éd.. Résolutions des conflits : jalons pour une anthropologie historique du droit, Limoges, PULIM, 2003, p. 85-101 et (avec J. Péricard), « Odilon et la Paix de Dieu », dans D. logna-Prat, M. de Framond et Chr. Lauranson-Rosaz éds, Odilon de Mercœur, l'Auvergne et Cluny, Nonette, 2002, p. 117-134. ' Par ex. J. Staub, « Martialis », dans Lexikon fiir Théologie und Kirche, nouv. éd., t. VI, Fribourg, 1997, c. 1421.

Saint-Martial de Limoges. Ambition politique et production culturelle (X'-XIlf siècles) Alain DIERKENS

Telles sont les lignes de force, bien connues", d'une histoire complexe que je vais tenter de replacer brièvement dans son contexte historique. Pour ce faire, j'examinerai successivement les légendes sur les « évangélisateurs de la Gaule » et le vieillissement progressif de ces saints évêques jusqu'à en faire des contemporains de Clément, de Pierre, des apôtres et/ou du Christ ; le dossier particulier de saint Martial et, enfin, la spécificité du cas de Limoges.

Les « évangélisateurs de la Gaule »

Pour appréhender la question des légendes gallicanes et des évangélisateurs de la Gaule^, il faut partir d'un passage de l'œuvre de Grégoire de Tours. Dans le dernier quart du VI"^ s., Grégoire - qui s'appuie sur la Passif) Satiirnini, une Vie de saint (Semin) composée à dans la deuxième décennie du V s* - énumère sept évêques qui

" Sur cette question difficile, la bibliographie est immense ; quelques titres seulement seront cités dans les notes qui suivent. Mais comment ne pas réserver une place particulière à un livre, à un catalogue et à deux articles ? On se référera donc, en priorité, à A. Kruger, Siidfranzôsisclie Lolialheilige zwischen Kirche, Dynastie und Stadt vom 5. bis zum 16. Jahrhimdert, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2002 (Beitràge zur Hagiographie, 2) ; J. Ehlers, « Politik und Heiligenverehrung in Frankreich », dans J. Petersohn éd., Politik und Heiligenverehrung im Hochmittelalter, Sigmaringen, Thorbecke, 1994 {Vortrâge undForschungen, 42), p. 149-175 ; M. Sot, « La Rome antique dans l'hagiographie épiscopale en Gaule », dans Roma antica nel Medioevo. Mito, rappresentazioni, sopravvivenze nella 'Respublica Christiana ' dei secoli IX-XIII, Atti délia quattordecesima Settimana internazionale di studio (Mendola. 24 - 28 agosto 1998). Milan, Via e Pensiero, 2001, p. 163-188 et au superbe catalogue Splendeurs de Saint-Martial de Limoges au temps d'Adémar de Chabannes, Limoges, Musée municipal de l'Évêché, 1995 (particulièrement les articles pénétrants de B. Barrière, dont « Adémar polémiste ou Martialis apostolus Christi », p. 65-77). ' Sur cette question, la bibliographie ancienne garde sa pertinence, en particulier L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, 3 vol., 1907-1915 (pour le dossier de Martial, t. II, p. 105-117) ; dom H. Leclercq, «Légendes gallicanes», dans Dictionnaire d'Archéologie Chrétienne et de Liturgie, t. VIII, 1929, c. 2357-2440 et É. Griffe, « Les origines chrétiennes de la Gaule et les légendes clémentines », Bulletin de Littérature ecclésiastique, t. 56, 1955, p. 3-32. Dans la littérature plus récente, on réservera une place à l'exposé très clair de M. Aubrun, L 'ancien diocèse de Limoges, des origines au milieu du XP' siècle, Clermont-Ferrand, Institut d'Études du Massif Central, 1981, surtout p. 73-86. La thèse de B. Beaujard, Le culte des .maints en Gaule. Les premiers temps, d'Hilaire de Poitiers à la fin du VF siècle. Cerf, 2000, s'inscrit dans une perspective plus « positiviste » et réserve une moindre part aux débats historiographiques (voir cependant les p. 203-242 sur les sources). BHL 7495-7496. Éd. P. Cabau, « Opusculum de passione ac translatione sancti Saturnini episcopi Tolosanae civitatis et martyris. Édition et traduction provisoires », Mémoires de la Société archéologique du Midi de la France, t. 61, 2001, p. 59-77 ; à préférer à celle de Krûger, Siidfranzdsischeop. cit., p. 362-366. Sur la date et les circonstances de rédaction de cette Passio : surtout A.-V. Gilles-Raynal, « L'évolu• tion de l'hagiographie de saint Saturnin de Toulouse et son influence sur la liturgie », Cahiers de Fanjeaux, t. 17. Liturgie et musique, IX-XIV siècles, Toulouse, Privât, 26 Martial, Sernin, Trophime et les autres auraient été envoyés, sous le consulat de Dèce et Gratus (donc vers 250), pour évangéliser la Gaule : Gatien à Tours, Paul à , Austremoine à Clermont, Trophime à , Saturnin à Toulouse, Denis à et Martial à Limoges. Seuls deux d'entre eux subiront le martyre (Denis et Sernin) mais tous les sept - martyrs ou confesseurs - sont unis en Dieu : et sic tatn isti per martyriiim quam hii per confessionem in caelestibus pariter siinl coniimcti^. Par ailleurs, Grégoire ajoute, çà et là, dans son immense œuvre hagio• graphique, des renseignements sur le culte ou les miracles de certains de ces saints ; il évoque ainsi brièvement Martial et ses deux disciples venus d'Orient dans son Liber in gloria confessorum''. Quant à l'origine géographique de ces évêques, Grégoire est relativement vague. La formule qu'il utilise à propos de Sernin au chapitre XLVIl de son Liber in gloria martynm - une ordination épiscopale ab apostoloriitn discipitlis - suggère un rapport avec Rome, mais peut renvoyer à Pierre, à Paul ou au successeur de Pierre sur le siège épiscopal de Rome, Clément'. Les mots discipuli apostolonim désignent déjà Trophime d'Arles, Paul de Narbonne et Daphnus de Vaison dans un texte des environs de 500, la première Passion de saint Denis (la Passio sanctorum martyrum Dionysii, Rustici et Eleutheri, dite Gloriosae en raison des premiers mots du prologue), qui présente Denis comme envoyé en Gaule par saint Clément**. Cette idée que les évêques missionnaires de Gaule sont les successeurs directs des apôtres se retrouve également dans la plus ancienne Vita de sainte Geneviève, rédigée vers 520^. Mais, si un consensus se dégage pour faire venir ces sept évêques de Rome, les versions divergent pour savoir si c'est à Clément ou à Pierre lui- même que revient leur désignation. Le dossier particulier de Trophime, brûlant dans la première moitié du V s. en raison du conflit qui opposait alors Arles et Vienne pour la primatie des Gaules, contient des lettres pontificales de Zosime et de Léon 1" qui font de lui non seulement le premier

1982, p. 359-379 et « Origine et diffusion du culte de saint Saturnin de Toulouse », dans Saint-Sernin de Toulouse. IX Centenaire, Association du IX'' Centenaire de Saint-Semin, 1996, p. Al-11, ainsi que Kriiger, Sûdfranzosische..., op. cit., p. 273- 320. ' Grégoire de Tours, Historiarum litiri decem, I, 30, éd. B Krusch et W. Levison, Monumenta Germaniae Historica. Scriptores Rerum Merovingicarum, t. 1, 1, Hanovre, 1951, p. 23. Grégoire de Tours, Liber in gloria confessorum, XXVII, éd. B. Krusch, MGH SS.R.M., t. 1,2, Hanovre, 1885, p. 314-315 : sanctus Martialis epi.uopus a Romanis mis.ws episcopis.. Grégoire de Tours, Liber in gloria martxrum, XLVII, éd. B. Krusch, MGH SS.R.M., t. 1,2, p. 70-71. BHL 2171. Éd. B. Krusch, dans MGH Auctores Antiquissimi, t. IV, 2, Hanovre, 1885, p. 101-105. " BHL 3334. Éd. B. Krusch, dans MGH SS.R.M., t. III, Hanovre, 1896, p. 204-238 et 685-686. Sur ce texte : M. Heinzelmann et J.-C. Poulin, Les vies anciennes de sainte Geneviève de Paris. Études critiques. Honoré Champion, 1986. 27 Alain DIERKENS

évêque d'Arles, mais encore le premier apôtre des Gaules, envoyé de saint Pierre lui-même'". Michel Sot a bien mis en évidence la tendance à vieillir et à « romaniser » les évangélisateurs de la Gaule". Par le fait même de recourir de plus en plus fréquemment à Pierre plutôt qu'à Clément, la tentation est grande de les rattacher directement à l'action apostolique en Terre Sainte ou, éventuellement, en Asie Mineure (via saint Paul) et de les identifier avec certains de ces soixante-douze disciples dont parlent les Écritures (Luc 10, 1 : « après cela, le Seigneur en désigna encore soixante-douze [disciples] et les envoya deux par deux en avant de lui ») ou avec l'un ou l'autre protagoniste des événements rapportés par le Nouveau Testament. L'exemple de Denis est particulièrement clair. Dans la seconde Vita Dionysii, dite Post beatam et gloriosam (vers 817-833), l'évêque Denis de Paris est identifié avec Denis l'Aréopagite : Denis, converti par saint Paul à Athènes, l'aurait suivi à Rome et c'est là que Pierre l'aurait nommé évêque avant de l'envoyer en Gaule avec Saturnin et les autres'". Quant à la troisième Vita Dionysii - celle d'Hilduin, dans les années 835/840 -, elle renforce l'identification de Denis de Paris avec Denis d'Athènes : Denis ne serait cependant arrivé à Rome qu'après le martyre de Pierre ; il y aurait rencontré Clément qui l'aurait envoyé, avec deux compagnons, en Gaule où il allait subir le martyre en 96 de notre ère'^. Dans ces deux cas, le passage par Rome reste certes important, mais c'est avant cette étape, somme toute devenue subalterne, que se joue le destin de Denis. Le dossier d'Austremoine de Clermont met en évidence un autre aspect des liens qui unissent les « évangélisateurs » entre eux'''. On possède

En attendant l'édition annoncée par Anke Kriiger du corpus hagiographique de Trophime, voir les éd. provisoires publiées dans Kriiger, Siidfranzôsische..., op. cil., p. 349-362 (avec les commentaires des p. 29-114). Un article ancien reste fondamental : L. Levillain, « Saint Trophime, confesseur et métropolitain d'Arles et la mission des sept en Gaule. Etude d'un texte de Grégoire de Tours et de la Passion de saint Saturnin », Revue d'Histoire de l'Eglise de France, t. 13, 1927, p. 30-60. Mise au point plus récente : P.-A. Février, « Les traditions apostoliques provençales », Annales du Centre régional de Documentation pédagogique de Marseille. Stage de culture régionale, les 3 et 4 novembre 1980, Marseille, 1981, p. 63-89 (réimpr. dans Id., La Méditerranée, Rome-Aix, 1996, p. 1143-1157). ' ' Sot, La Rome antique, op. cit. BHL 2178. Éd. C. de Bye, Acta Sanctorum, Octobre, IV, Bruxelles, 1866 , p. 792- 794. '^ BHL 2172-2174. Éd. E. Dummler, MGHEpistulae, t. V, Beriin, 1898, p. 325-337. ''' L'étude de base est celle de P.-F. Foumier, « Recherches sur l'histoire de l'Auvergne. Saint Austremoine, premier évêque de Clermont. Son épiscopat, ses reliques, ses légendes », Bulletin historique et scientifique de l'Auvergne, t. 89, 1979, p. 417-471. Mise au point plus récente : A. Dierkens, « Une abbaye médiévale face à son passé : Saint-Pierre de Mozac, du IX'^ au Xlf siècle », dans Ecrire son histoire : les communautés régulières face à leur passé. Actes du colloque du CERCOR, Saint- Étienne, 2005, p. 71-105. 28 Martial, Sernin, Trophime et les autres

sur lui deux textes hagiographiques carolingiens. Datant du milieu du IX' s., la première Vita Stremonii est, en fait, un texte unissant une Vila rédigée par l'évêque de Clermont Priest/Praiectus à la fin du Vif s. (d'après les indications trouvées dans l'œuvre de Grégoire de Tours), des compléments destinés à expliquer l'arrivée des reliques d'Austremoine à Mozac, au nord de Clermont, et un premier recueil de Miracula^^. La seconde Vita, de peu postérieure à la première (vers 900 ? date du seul manuscrit qui en a conservé le texte), reprend la première mais, sans percevoir les impossibilités chronologiques, rattache Austremoine à saint Clément et place son martyre sous Trajan"*. De surcroît, la Vita secunda insiste sur les rencontres annuelles qui, « aux confins du diocèse de Clermont », rassemblaient Austremoine, Martial et Sernin pour coordonner leurs efforts d'évangélisation''.

La Vita antiquior de Martial (vers 850) s'inscrit dans la même tendance et insiste, par exemple, sur le rôle thaumaturge du bâton de saint Pierre. Les Gesta pontificum Mettensiiim rédigés par Paul Diacre en 784 expliquent que Pierre a envoyé Clément à Metz ; c'est donc de Metz et non de Rome que Clément a pu, à son tour, planifier la christianisation de la Gaule"*. Quant au dossier de saint Front de Périgueux, il contient une Vita de la fin du Vllf s., fortement inspirée par une Vita de Fronton d'Egypte (BHL 3189-3193) : originaire du Périgord, Front aurait été exilé en Egypte puis à Rome, d'où Pierre l'aurait renvoyé dans sa patrie avec soixante-dix compagnons".

'^^ BHL 844. Éd. G. van Hooff, Acta Sanctorum, Novembre, t. 1, Bruxelles, 1867, p. 49-54. " BHL 845. Éd. van Hooff, ihid., p. 55-61. Il conviendrait d'étudier attentivement ce manuscrit carolingien (Bruxelles, Bibliothèque Royale, ms. 8550), qui contient aussi des Miracula Martialis. " Vita Austremonii secunda, VIII , éd. cit., p. 56 : Est locus in confinio Arvernicae dioecesis qui antiquorum relatione priscorum a dominis tribus sortitum nomen. Illuc quippe semel in anno conveniebant beatus Austremonius, necnon egregius Lemovicensium Martialis, et inclitus martyr Saturninus Tolosamis, tamquam luminaria huic mundo micantia. Conferebant inter se de supernis ; de statu Ecclesiae catholicae ac de suarum ovium profectibus mutua alternatim confabulatione disserebant. Sur le Liber de episcopis Mettensibus, rédigé par Paul Diacre entre 783 et 791, et l'apostolicité de l'Église de Metz, voir, notamment, N. Gauthier, L 'évangélisation des pays de la Moselle. La province romaine de Première Belgique entre Antiquité et Moyen Âge (Ilf - VIIt'siècles). De Boccard, 1980, p. 21 -23. " BHL 3181. Éd. M. Coens, «La vie ancienne de saint Front», Analecta Bollandiana, t. 48, 1930, p. 324-360. Voir : J.-C. Poulin, L'idéal de sainteté dans l'Aquitaine carolingienne d'après les sources hagiographiques (750-950), Québec, Université Laval, 1975, p. 170 et passim ; P. Bonnassie, P.-A. Sigal et D. logna-Prat, «La Gallia du Sud, 930-1130», dans G. Philippart éd.. . Histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident, des origines à 1550, t. I, Tumhout, Brepols, 1994, p. 289-344, surtout p. 295-297 (Bonnassie). Le dossier de Front (et des relations parfois tendues entre Limoges et Périgueux) sera repris par Stéphanie Junique dans le cadre d'une thèse à Bordeaux III 29 Alain DIERKENS

Aux Xr et XII*^ s., la tendance historiographique à rattacher les saints de Gaule à la Terre Sainte ou aux Pères du Désert s'accroît encore. On le veira plus loin à propos de la Vita prolixior de Martial. Pour en citer deux autres exemples : Front est alors considéré comme un juif converti par Jésus et baptisé par Pierre'". Ou encore, des soixante-douze disciples choisis par le Christ, le premier aurait été le futur évêque de Bourges : au XV s., un hagiographe affirme qu'Ursin a assisté à la Cène, à la Passion, à la Pentecôte ; il aurait accompagné Etienne sur le lieu de son martyre ; il aurait ensuite gagné Rome où, après le martyre de Pierre et Paul, Clément l'aurait envoyé en Gaule"'.

Le dossier de saint Martial Malgré son iinportance historique majeure, le dossier hagiographique de Martial repose sur des textes imparfaitement ou incomplèteinent édités. Cette remarque ne vise pas tant les récits de Grégoire de Tours, édités avec soin par Bruno Krusch et Wilhelm Levison puis analysés méticuleusement par Margarete Weidemann et May Vieillard-Troeikouroff^^, que les deux Vitae Martialis. La Vita antiquior, connue par trois manuscrits des IX7X^ s.^', a été éditée au XIX''" s."''. Quant à la Vita prolixior, elle existe en deux versions, dont l'une est, pour ainsi dire, inédite et l'autre mal éditée"^. Heureusement, les recherches autour de la personnalité d'Adémar de sur L 'hagiographie épiscupale dans la province ecclésiastique de Bordeaux entre le Vr et la fin du XIf siècle. Non dans la Vita nova de Gauzbert (BHL 3182) de la seconde moitié du X*^ s., mais dans la Vita tertia (BHL 3183), postérieure à 1031, même si elle se présente comme rédigée par l'évêque Sébald de Périgueux au X*^ s. Voir Bonnassie, La Gallia du Sud, op. cit.. p. 296-297. ^' BHL 8412. Indications dans Sot, La Rome antique, op. cit.. p. 183-184. Tout ce dossier devrait être repris. Supra n 5-7. Voir, par exemple, M. Weidemann, Kulturgeschichte der Merowingerzeit nach den Werken Gregors von Tours, Mayence, Verlag der Rômisch- Germanischen Zentralmuseums, 2 vol., 1982 ; M. Vieillard-Troiekouroff, Les monuments religieux de la Gaule d'après les œuvres de Grégoire de Tours, Honoré Champion, 1976, surtout p. 131-134. Manuscrits provenant respectivement de la Reichenau (Karlsruhe 136), de Saint- Martial de Limoges (Paris, BnF, ms lat. 3851 A) et de Farfa (Rome, Bibl. Naz., cod. Farf. 29). Sur ces manuscrits, voir la n. 8 de J.-L. Lemaitre, « Sainte Valérie, sa vie et son culte d'après les textes limousins », dans Valérie et Thomas Becket. De l'influence des princes Plantagenêt dans l'Œuvre de Limoges, Limoges, Musée municipal de l'Évêché/Musée de l'Émail, 1999, p. 19-45. BHL 5551. Éd. Ch.-F. Bellet, La prose rythmée et la critique hagiographique. Nouvelle réponse aux Bollandistes, suivie du texte de l'ancienne vie de saint Martial, Paris, 1899, p. 43-50. BHL 5552 a et 5552 b. C'est d'après une édition ancienne (Surius, 1618) qu'a été réalisée la traduction française de Catherine Paupert, dans R. Landes et C. Paupert, Naissance d'apôtre. La Vie de saint Martial de Limoges. Un apocryphe de l'an mil, Tumhout, Brepols, 1991, p. 45-104. 30 Martial, Sernin, Trophime et les autres

Chabannes permettent progressivement de voir plus clair dans l'abondante production de Saint-Martial de Limoges dans la première moitié du Xf s.^*. L'excellente édition, immédiatement suivie d'une traduction rigoureuse, de la Chronique d'Adémar"' prélude à l'édition des Sermons et de quelques textes Uturgiques fort originaux"**.

Selon la Vita antiquior, dont on peut supposer qu'elle fut rédigée lors de la nouvelle orientation religieuse de Saint-Martial - lorsque des moines succédèrent aux chanoines -, donc vers 848^', Martial aurait été envoyé de Rome à Limoges par saint Pierre. Grâce au bâton de Pierre, Martial parvient à ressusciter un de ses deux compagnons. Une fois arrivé en Limousin, il est aidé par une jeune aristocrate, Valérie, tuée peu de temps après sa conversion par un fiancé particulièrement violent. A sa mort, Martial sera enterré - comme, plus tard, ses deux compagnons - dans le mausolée de Valérie^".

La tendance au rapprochement de Martial et des apôtres s'accentue progressivement. Dans la Vita prolixior de Géraud d'Aurillac, rédigée vers 930 par l'abbé Odon de Cluny, Martial apparaît à plusieurs reprises et, notamment, dans un récit de vision : Géraud, entouré de Pierre et André, est précédé de Paul et MartiaP'. Poursuivant dans la même logique, la première

Dans la production relative à Adémar se détachent les noms de Richard Landes et Daniel Callahan. On trouvera les références dans la bibliographie très complète de Y. Chauvin et G. Pon, Adémar de Chabannes. Chronique, Tumhout, Brepols, 2003, p. 293-301. Voir surtout R. Landes, « La vie apostolique en Aquitaine en l'an mil. Paix de Dieu, culte des reliques et communautés hérétiques », Annales E.S.C., t. 46, 1991, p. 573-593 et D. Callahan, « Adémar of Chabannes. Apocalypticism and the Peace Council of Limoges of 1031 », Revue Bénédictine, t. 101, 1991, p. 32-49. Un titre récent : R. Landes, A. Gow et D. Van Meter éd., The Apocalyptic Year 1000: Religions Expectation and Social Change, 950-1050, Oxford University Press, 2003. Sur certains points (par exemple sur les hypothétiques attentes millénaristes et le pseudo-climat apocalyptique des environs de l'an mil comme sur l'ampleur et l'importance des mouvements de la « Paix de Dieu »), je n'ai pas été convaincu. Éd. : P. Bourgain, Ademari Cabannensis Chronicon, Tumhout, Brepols, 1999 (Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis, CXXIX, 1 ). Trad. : Chauvin, Pon, Adémar de Chabannes. Chronique, op. cit. Par souci de concision, je renvoie ici à d'autres articles du présent volume (surtout Pascale Bourgain et James Grier). ^' Sur l'histoire carolingienne de Saint-Martial, éléments et bibliographie complémentaire dans Aubrun, L 'ancien diocèse, op. cit., surtout p. 126-133. ^° L'étude critique des fouilles archéologiques reste à faire. Le moins que l'on puisse dire, c'est que, dans l'état actuel des connaissances, ce dossier reste confus. Voir les états de la question de B. Barrière, « Limoges », dans X. Barrai i Altet éd.. Le paysage monumental de la France autour de l'an mil. Picard, 1987, p. 494-498 ; J.-M. Desbordes et J. Perrier, Limoges. Crypte Saint-Martial, Imprimerie nationale, 1990 (Guides archéologiques de la France, 20) ; J. Perrier, « Limoges. Tombeau de saint Martial et église Saint-Pierre-du-Sépulcre », dans Les premiers monuments chrétiens de la France, t. II : Sud-Ouest et Centre, Picard, 1996, p. 139-145. " Odon de Cluny, Vita Geraldi prolixior, IV, 5, éd. J.-P. Migne, Patrologie Latine, t. 133, 1881, c. 639-704, aux c. 698-699. Sur la date de cette Vita (BHL 3411) et sur une 31 Alain DIERKENS

version de la Vita prolixior contient les éléments suivants. Martial aurait été un juif de la famille de Benjamin. Son père et sa mère, convertis par le Christ lui-même, auraient été baptisés - avec Martial et Joseph d'Arimathie - par saint Pierre, un de leurs parents. Martial suit alors Pierre et les douze apôtres ; il assiste à la résurrection de Lazare, à la Cène, à l'Ascension ; il voit les plaies du Christ ressuscité. Lors de la Pentecôte, il reçoit l'Esprit en même temps que les apôtres. Avec Pierre, il prêche à Antioche puis à Rome. Il est alors envoyé par Pierre dans le Limousin. La Vila prolixior reprend ensuite le récit de la Vita antiquior, tout en insistant sur la qualité de la coopération de Martial avec le duc Etienne (le fiancé repenti de Valérie). Après avoir désigné Aurélien comme son successeur sur le siège épiscopal de Limoges, Martial meurt en 74 et est enterré dans le mausolée de Valérie. Cette première version de la Vita prolixior - prétendument rédigée par un des disciples de Martial, Aurélien, qui lui aurait succédé comme évèque de Limoges - s'inscrit dans un ensemble d'éléments témoignant de la recrudescence du culte de Martial à l'extrême fin du et au tout début du xr s. : réalisation d'un buste-reliquaire (entre 974 et 991)'" , rôle allégué de Martial dans la guérison du Mal des ardents qui frappa le sud-ouest de la France en 994'^, développement de la légende de Valérie'", aménagement d'une liturgie spécifique (tropaire), développement du pèlerinage vers l'ancienne église fiinéraire, etc. Une telle convergence d'intérêts et d'actions dans la promotion du culte de Martial ne peut guère se concevoir sans un large accord dans la communauté monastique et sans l'appui des pouvoirs politiques. Le rôle des oncles d'Adémar de Chabannes, le chantre Roger (mort en 1025) et, dans une moindre mesure, le doyen Adalbert (mort en 1007), tous deux moines de Saint-Martial, a été évoqué dans ce contexte''\ La Vita prolixior Martialis prima pourrait être datée de l'extrême fin du X'' ou, plus vraisemblablement, du premier quart du Xr s. et s'inscrire dans le

première analyse critique des textes hagiographiques géraldiens, voir l'impressionnant article d'A.-M. Bultot-Verleysen, « Le dossier de saint Géraud d'Aurillac », Francia, t. 22, 1995, p. 173-206, surtout p. 176-177 et 182-194. '" Sur les bustes-reliquaires : D. Gaborit-Chopin, « Les statues-reliquaires et la renaissance de la ronde-bosse. Les Majestés romanes », La France romane au temps des premiers Capétiens (987-1152), Hazan et Musée du Louvre, 2005, p. 378-385. '' Dans une brève note lumineuse, Bernadette Barrière a montré l'instrumentalisation de ce Mal des Ardents par le comte et les évêques, qui en ont tiré parti pour mieux imposer leur conception de l'ordre social : « A propos du Mal des Ardents de 994 », dans Splendeurs de Saint-Martial, op. cit., p. 15-17 (avec la n. 6, p. 17). En dernier lieu, voir diverses contributions au catalogue Valérie et Thomas Becket, op. cit., surtout le long article, très documenté, de J.-L. Lemaitre, Sainte Valérie... Sur Roger, voir surtout J. Grier, « Roger de Chabannes (d. 1025), Cantor of Saint- Martial, Limoges», Early Music History; t. 14, 1995, p. 53-119. On a conservé l'imposante pierre tombale de Roger, mort le 18 avril 1025 (aujourd'hui Musée municipal de l'évêché) : J.-R. Gaborit, « Pierre tombale : épitaphe du chantre Roger », La France romane, op. cit., n° 63 et infra contribution de Vincent Debiais. 32 Martial, Sernin, Trophime et les autres contexte de la construction de la nouvelle église monastique (début des travaux : peu avant 1020). Quant à la seconde version de la Vita prolixior, elle insiste sur le fait que Martial est un véritable apôtre, qu'il a été chargé d'évangéliser toutes les terres à l'ouest des Alpes (per omnem Galliam ; provincia Gallia) et qu'il est patroniis Galliae. Systématiquement, les termes confessor ou ponlifex désignant Martial ont été remplacés par apostolus ou discipulus Domini. Quant au duc Etienne, son rôle est magnifié {rex tamen non vocabatur, licet rex potentissimus Galliarutn esset) avec l'intention évidente de favoriser l'identification du fiancé repenti avec le duc d'Aquitaine Guillaume V^*. La responsabilité de cette Vita prolixior secundo doit assurément être attribuée à Adémar de Chabannes (c. 988-1034), moine de Saint-Cybard d'Angoulême et de Saint-Martial de Limoges, qui, dès les années 1025, a pris le relais de son oncle Roger dans la promotion du culte^'. Il serait fastidieux (et inutile) de reprendre ici les faits saillants de la vie d'Adémar qui permettent de jalonner la progressive définition du culte apostolique^*. Qu'il suffise de rappeler que c'est vers 1025 qu'apparaît, sous sa plume, le qualificatif d'apostolus pour désigner Martial ; que sa vaste histoire d'Aquitaine (Chronique) a été rédigée en trois étapes (1026/1027 : première version; 1028/1029 : seconde version ; vers 1031 : troisième version) qui révèlent avec netteté l'évolufion de ses idées et de son caractère ; que la consécration de la nouvelle « basilique » ( 19 novembre 1028) a suscité bien des remous et que le mouvement de contestation contre le nouveau statut apostolique de Martial connaît un apogée les 31 juillet - 2 août, puis le 3 août 1029, avec la nouvelle messe en l'honneur de Martial apôtre. En particulier.

Bonnassie, La Gallia du Sud, op. cit., p. 298-299 ; Ehlers, Politik und Heiligenverehrung, op. cit., p. 171-173 ; et surtout C. Treffort, « Le comte de Poitiers, duc d'Aquitaine, et l'Église aux alentours de l'an mil », Cahiers de Civilisation Médiévale, t. 43, 2000, p. 395-445. " Je m'écarte ici des idées originales de James Grier qui date de 1028 ou du début de 1029 la «conversion» d'Adémar au culte de Martial apôtre et qui l'explique principalement par des motivations opportunistes voire carriéristes (« Scriptio interrupta. Adémar of Chabannes and the Production of Paris BnF Ms. Lat. 909 », Scriptorium, t. 51, 1997, p. 234-250). Je crois, au contraire, qu'Adémar s'inscrit, dès la mort de son oncle Roger, dans la réelle continuité des idées défendues au scriptorium (voir, notamment, le rapprochement suggestif entre le bref obit de Roger et le développement sur le culte de Martial apôtre dans la Commemoratio abbatum Lemovicensium basilice S. Marcialis apostoli qu'Adémar rédigea en même temps que la Vita prolixior Martialis secunda, éd. H. Duplès-Agier, Chroniques de Saint-Martial de Limoges, Société de l'Histoire de France, 1874, p. 7-8). Pour plus de renseignements, on se référera non seulement à d'autres communications au présent colloque, mais encore à de récentes mises au point, particulièrement bien documentées. J'ai déjà dit la valeur que j'accorde à l'article de Barrière, « Adémar polémiste », op. cit. On actualisera cet exposé par la préface de Georges Pon à sa traduction de la Chronique d'Adémar (op. cit., p. 7-47) et par la bibliographie qui y est jointe. 33 Alain DIERKENS on assiste à une véritable empoignade théologique et religieuse entre Adémar et le moine Benoît de Saint-Michel de la Cluse qui, soutenu par les chanoines du chapitre cathédral de Limoges, affirme que Martial n'est pas apôtre ; il appuie son argumentation sur les silences des Ecritures et de la Vita antiquior, ainsi que sur les liturgies en vigueur dans les églises d'Orient et dans les églises anglo-saxonnes. Les 18 et 19 novembre 1031, se serait tenu un possible concile de Limoges (dont seul Adémar nous a conservé le souvenir), qui aurait conclu à l'apostolicité de Martial. Entre 1029 et 1031, Adémar a constitué un substantiel dossier en faveur de l'apostolicité, comprenant notamment une cinquantaine de sermons (dont une partie - voire la totalité - n'a jamais été prononcée)'', un faux acte pontifical de Jean XIX, une fausse lettre des moines du Mont-des-Oliviers à Charlemagne, de faux décrets des conciles de Bourges et de Limoges, une longue lettre sur l'apostolicité de Martial qui n'a probablement jamais été envoyée aux prestigieux destinataires mentionnés (l'empereur Conrad 11, l'impératrice Cunégonde, le pape Jean XIX, le duc d'Aquitaine Guillaume V, plusieurs évêques et abbés...)"", etc. En 1032, Adémar part pour la Terre Sainte, oîi il meurt en 1034. Il avait préalablement réuni dans la bibliothèque de Saint- Martial un grand nombre de manuscrits destinés à prouver la véracité de ses dires sur l'apostolicité de Martial.

La spécificité du dossier de Limoges Le dossier de Martial tel qu'il a progressivement été élaboré à l'abbaye est original sur bien des points, par exemple sur les origines de Martial, véritable apôtre. Mais il occupe aussi une place particulière dans ce qu'il est convenu d'appeler les mouvements de paix Comme on le sait, il s'agit d'un nouveau discours, d'une nouvelle formulation, dans la France des environs de l'an mil, du rôle public du souverain et des princes territoriaux dans le maintien de la paix et le respect du droit. Ce rôle nouveau fait intervenir de façon active les évêques, mais aussi les saints, les reliques, les reliquaires anthropomorphes ; il débouche sur des sanctions spirituelles lourdes. Surtout, dans ce processus, sont engagées les communautés religieuses. Dans ce contexte, on comprend facilement l'intérêt politique de ces mouvements de paix pour les abbayes qui détiennent de prestigieuses

D. Callahan, « The Sermons of Adémar of Chabannes and the Cuit of St. Martial of Limoges », Revue Bénédictine, t. 86, 1976, p. 251-295. Ehlers, Politik und Heiligenverehnmg, op. cit., p. 166. "' La Paix de Dieu a semblé à ce point importante à Pierre Bonnassie qu'il a ordonné autour de ce thème son chapitre sur la Gallia méridionale dans l'histoire de l'hagiographie déjà citée. Sur la Paix de Dieu, on se référera toujours avec profit à H. Hoffmann, Gottesfriede und Treuga Dei, Stuttgart, Hiersemann, 1964 (Schriften der MGH, 20). Dans l'abondante bibliographie récente, on retiendra un livre très (trop ?) sensible aux préoccupations d'Adémar : Th. Head et R. Landes éd., The Peace of God. Social Violence and Religiou.s Response in France around the year 1000, Ithaca, Comell University Press, 1992, ainsi que la réaction salutaire de D. Barthélémy, L 'an mil et la paix de Dieu : la France chrétienne et féodale, 980-1060, Fayard, 1999. 34 Martial, Sernin, Trophime et les autres reliques''^. Il est indéniable que la glorification de la vie de Martial participe de cette logique. Mais pourquoi le dossier de Martial, qui présentait un profil relativement similaire à celui de Trophime, Sernin ou Austremoine, a-t-il soudain été démesurément grossi ? L'hypothèse la plus vraisemblable est liée au vrai danger que représentait pour les moines de Saint-Martial la concurrence de Saint-Jean d'Angély, où venait d'avoir lieu l'élévation du chef de saint Jean-Baptiste''^ En avril 1016, la cérémonie avait bénéficié de la présence de Guillaume V d'Aquitaine, du roi Robert II, du comte Eudes de Champagne. En 1021, l'évêque de Limoges Jourdain préside une cérémonie ante caput sancti lohannis'^. Les reliques de Jean-Baptiste attireront ultérieurement, non seulement les comtes-ducs Guillaume V et Guillaume VI, mais encore le roi d'Angleterre Henri II. Le Liber sancti Jacobi - ce livre aujourd'hui célébrissime relatif aux pèlerinages vers Saint-Jacques de Compostelle au Xir s. - mentionne très favorablement Saint-Jean d'Angély et saint Jean-Baptiste, mais ne dit pas le moindre mot sur saint Martial ou sur Limoges'" ... C'est devant cette réelle concurrence, politique et religieuse, que les moines de Saint-Martial auraient souhaité « relancer » le culte. Le travail d'Adémar n'en est que le superbe (et maladroit) point d'orgue. Alors que le dossier de Martial présentait, vers l'an mil, une originalité réelle mais limitée quant à la place du saint dans l'évangélisation de la Gaule comme dans les rapports entre christianisme et pouvoir central romain, Adémar a cru devoir donner un « coup de pouce »'*^. Est-il un faussaire conscient ? La question est partiellement anachronique''^.

• A. Remensnyder, Rememhering Kings Past. Monastic Foundation Legends in Médiéval Southern France, Ithaca-Londres, Comell University Press, 1995, p. 95- 100 ; R. Kaiser, Bischofsherrschaft zwischen Kônigtum und Fiirstenmacht. Studien zur bischôjlichen Stadtherrschaft im westfrànkisch-franzôsichen Reich im friihen und hohen Mittelalter, Bonn, Rôhrscheid, 1981 (Pariser Historische Studien, 17), p. 216- 221. Ehlers, Politik und Heiligenverehrung, op. cit., p. 162-174 (exclusivement consacrées au dossier de Saint-Martial et au conflit avec Saint-Jean d'Angély). •''' Tout cela nous est connu par Adémar (Chronique, III, 56), qui ne ménage pas ses réserves sur la véracité de cette prestigieuse relique : Ehlers, Politik und Heiligenverehrung, op. cit., p. 162-165. Liber sancti Jacobi, éd. J. Vieillard, Le guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, J. Vrin, 1978, p. 62 - 63 : tout un paragraphe enthousiaste est consacré au chef de Jean-Baptiste, aux miracles qu'il opère, à la basilica ingens... '"' Ehlers, Politik und Heiligenverehrung, op. cit., p. 169-170. Barrière, « Adémar polémiste », op. cit., p. 74. 35 Alain DIERICENS

En guise de conclusion Avec les difficultés à faire reconnaître l'apostolicité de Martial, Adémar de Chabannes a connu, à titre personnel, une terrible déconvenue qui l'entraînera à partir en pèlerinage (pénitentiel ?) vers la Terre Sainte, d'où il ne reviendra pas. Mais sa postérité est immense, et pas seulement dans le cadre du débat franco-français sur la pseudo « mutation de l'an mil » (comment résister à la tentation de s'appuyer sur des récits bien écrits et détaillés à souhait - et même si on en connaît le caractère partisan voire délibérément falsifié - pour combler les lacunes de son information''** ?) ou dans celui de l'analyse psychologique du caractère singulier (certains n'ont pas hésité à parler de psychopathologie et de mythomanie"*') d'un auteur particulièrement prolixe. Avant de partir vers Jérusalem, Adémar avait placé, dans la bibliothèque de Saint-Martial mais aussi dans d'autres centres culturels, des écrits qui faisaient état des qualités exceptionnelles qu'il voulait attribuer à saint Martial. Pour ce faire, on le sait, il n'a pas hésité à falsifier, à « corriger », à « gratter » les textes de références. Mais son plus beau coup de génie réside, je crois, dans l'insertion de la fausse lettre pontificale de Jean XIX dans une table de comput dont il savait qu'elle serait utilisée pendant plusieurs siècles : le manuscrit BnF lat. 5240 est assurément de la main d'Adémar ; le début en a disparu mais il comprend encore des tables pascales pour les années 1064 à 1595'°. Il était inévitable que, la querelle ayant perdu son caractère paroxystique, on retrouve, tôt ou tard, cette lettre et que, sans en faire une critique approfondie, on en reprenne le sens. L'apostolicité de Martial a ainsi été remise au premier plan et, en dépit de contestations

Sur la propension de l'historien à vouloir construire à tout prix un récit cohérent, à préférer le « roman historique » au silence qu'imposeraient l'absence ou la mauvaise qualité des sources, on lira - et relira - l'essai percutant de J. Stengers, La formation de la frontière linguistique en Belgique ou de la légitimité de l'hypothèse historique^ Bruxelles, Latomus, 1959 {Coll. Latomus, 41) ou certains de ses articles méthodologiques, comme « L'historien a horreur du vide », dans J. Tollebeek, G. Verbeeck et T. VerschaffeL éd.. De lectuur van het verleden. Opstellen over de geschiedenis van de geschiedschrijving aangeboden aan Reginald de Schryver, Lcuven University Press, 1998, p. 567-575 (récemment réimprimé dans J.-M. Duvosquel, A. Dierkens et G. Vanthemsche éd., Belgique - Europe - Afrique. Deux siècles d'histoire contemporaine. Méthode et réflexions, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2005, p. 141-149). Par exemple L. Saltet, « Un cas de mythomanie historique bien documenté : Adémar de Chabannes (988-1034)», Bulletin de Littérature ecclésiastique, t. 32, 1931, p. 149-165 et Landes, Naissance d'apôtre, op. cit., p. 23. Voir les remarques de B. Barrière, « Adémar polémiste », op. cit., p. 74 et n. 30 (p. 77) et de G. Pon, Introduction à la traduction de la Chronique, op. cit., p. 13-14. ^" R. Landes, « A Libellus from St. Martial of Limoges written in the Time of Ademar of Chabannes (989 - 1034): un 'faux à retardement' », Scriptorium, t. 37, 1983, p. 178-204. 36 Martial, Sernin, Trophime et les autres répétées (notamment au XVII^ s.), figure encore dans le Calendrier pontifical au XIX's.". Le dossier de l'apostolicité de Martial aurait pu n'être qu'un épiphénomène, une tentative avortée de gonfler outre mesure un saint important dont Adémar voulait qu'il apparaisse comme plus important encore. Il en résulte un « coup de pouce » de trop, pour faire de Martial, confesseur et évangélisateur de la Gaule, un apôtre au plein sens du terme. Par Adémar de Chabannes, à cause de lui (ou grâce à lui), ce dossier singulier, atypique, apparaît comme particulièrement fascinant.

" Ehlers, Politik und Heiligenverehrung, op. cit., p. 173-174 ; Barrière, «Adémar polémiste », op. cit., p. 74-75. 37 Depuis la publication remarquée de deux catalogues, les enquêtes sur Saint-Martial de Limoges se sont multipliées, sans être toujours connues. En effet, en raison du nombre et de la qualité des manuscrits conservés, des médiévistes renommés de tous pays considèrent l'abbaye comme un lieu-clé. Dans le domaine monumental, les vestiges in situ ne semblaient pas à la hauteur de cet atout ; pourtant, les sanctuaires latéraux, les dix-huit chapiteaux récemment découverts, l'état des recherches en matière d'art roman ou gothique nécessitaient une nouvelle mise en lumière. S'il reste bien des investigations à mener, souvent suggérées ici, et si ce recueil ne prétend pas à un diagnostic définitif sur le rayonnement du monastère urbain, au moins la perspective interdisciplinaire a-t-elle constitué un outil nouveau et efficace d'exploration de l'histoire. Grâce à cette dynamique, le lecteur dispose d'un tableau brossé à petites touches montrant qu'on ne peut pas séparer les événements, leurs récits soigneusement élaborés, les stratégies politiques à échelle locale ou plus large, le culte des reliques, les processus d'éducation et de transmission, la construction en pierre, la production artistique, musicale ou littéraire.

En couverture : BnF Paris m.s lat. 5296A. toi. 35. Vilaprolixior scincti Marlialis. portrait de l'auteur. © cl. BnF

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