Alain DIERKENS

UNE ABBAYE MéDIéVALE FACE à SON PASSé : SAINT­PIERRE DE MOZAC, DU IX^ AU XIP SIèCLE i

Les origines de l'abbaye auvergnate Saint-Pierre de Mozac 2 (diocèse de Clermont) remonteraient à la fin du VU" siècle si l'on en croit une fausse charte de Pépin le Bref, élaborée dans le courant du XIsiècle (?) d'après un acte vrai de 848, aujourd'hui perdu, du roi Pépin II

1 Je dois la découverte de la superbe abbaye de Mozac à Laurence Cabrero­Ravel, que je remercie de tout cœur ; c'est elle qui m'a incité à en étudier le dossier histo­ rique et hagiographique. Certaines des propositions présentées ici ont d'ailleurs été intégrées dans son article, « Saint­Pierre de Mozac : l'abbatiale romane », dans Congrès Archéologique de , 158e session : Basse-. Grande- Limagne (2000), , 2003, p. 313­324. J'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de présenter mes idées sur ce beau mais très difficile sujet (au Séminaire d'Histoire de Droit Médiéval de l'Université de Clermont I, le 19 décembre 2000, à l'invitation de Christian Lauranson­Rosaz ; au Centre d'Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale de l'Université de Poitiers, le 3 juillet 2003, à l'invitation d'Éric Palazzo, de Claude Andrault et de Marie­Thérèse Camus et, bien sûr, à l'Université Libre de Bruxelles, notamment dans le cadre du Séminaire d'histoire du Haut Moyen Âge que j'anime avec mon ami Jean­Marie Sansterre), mais on voudra bien considérer les quelques pages qui suivent comme un état provisoire d'hypothèses qu'il convien­ drait assurément de mieux étayer. J'ai bénéficié de remarques et de critiques dont j'espère avoir fait le meilleur usage et je remercie ceux qui m'ont aidé à clarifier mes idées en la matière ; je pense particulièrement à Jacqueline Leclercq­Marx, à Bernard Sanial et à Christian Lauranson­Rosaz, ainsi qu'à Alain Dubreucq qui m'a invité à prendre part au colloque du CERCOR, Ecrire son histoire : les communautés régulières face à leur passé, de novembre 2002. 2 Sur l'abbaye de Mozac (aujourd'hui département du Puy­de­Dôme, cant. et arr. ), on dispose d'une abondante bibliographie, dont on trouvera mentionnés les principaux titres dans les notes qui suivent. De façon générale, voir Hippolyte GOMOT, Histoire de l'abbaye royale de Mozat (ordre de Saint-Benoît), [désormais abrégé L'abbaye de Mozat], Paris, 1872 (étude très inégale, qui, en dépit de la publication de quelques documents en annexe, manque singulièrement de notes justificatives qui viendraient à l'appui d'allégations péremptoires) ; G. FoURNIER, « Mozac », Lexikon des Mittelalters, t. VI (Berlin­Zurich, 1993), col. 881­882 ; A. MAQUET, « Mozac. Une abbaye intégrée à l'ordre », Dossiers d'archéologie, n° 275, juillet­août 2002: Cluny. A la découverte des sites clunisiens, p. 62­63. L'article de J.­M. PERONA, « L'abbaye royale des bénédictins de Mozac », dans L'Histoire en Auvergne, II, 1995, p. 23­32, est, en ce qui concerne l'histoire, tributaire de recherches très anciennes. Grâce à l'amabilité de Michel Sot, que je remercie cordialement, j'ai pu consulter le mémoire de maîtrise de Marie­Paule AUCOUTURIER, La vie religieuse en Basse-Auvergne, XI<^-Xne siècle, d'après des documents relatifs à l'abbaye de Mozac (Paris X­Nanterre, 1973), mais ce travail consciencieux n'apporte pas d'élément neuf au débat. 72 ALAIN DIERKENS

d'Aquitaine 3. D'après ce document, l'abbaye aurait été fondée par un certain sénateur romain Calmin et sa femme Namadie, sous le règne du roi mérovingien Thierry III dans le dernier quart du VU*" siècle Cependant, les premières mentions assurées de l'abbaye ne datent que du milieu du IX^ siècle.

Deux faits majeurs ont marqué l'histoire de Mozac avant le XII« siècle : - en 848, la translation au monastère de Mozac des reliques de saint Austremoine ^ qui reposaient dans l'église Saint-Priest de . C'est dans ce contexte que furent notamment rédigés, à la suite d'une Vita prima sancti Stremonii mérovingienne, un bref récit de la translation et un recueil de Miracula du saint évêque de Clermont. - en 1095 (ou très peu avant), la donation, par le comte d'Auvergne Robert II et son fils Guillaume VI s, de l'abbaye de Mozac à celle de Cluny. Ce

3 Surtout L. LEVILLAIN, « La translation des reliques de saint Austremoine à Mozac et le diplôme de Pépin II d'Aquitaine (863) », Le Moyen Age, 17, 1904, p. 281- 330 et ID., Recueil des actes de Pépin h''' et de Pépin H, rois d'Aquitaine (814-848), Paris, 1926, p. 227-242, n° LVIII. Les références des textes rapidement mentionnés dans ces quelques lignes d'introduction seront données dans les notes ultérieures. * L'acte fait également allusion à des praecepta de Thierry III (675-691) et de son fils Clovis III (691-694), dont il n'y a pas lieu de mettre l'existence en doute ; cfr. Th. KôLZER et C. BRUHL éds.. Die Urkunden der Merovinger, Hanovre, 2001 (MGH, Diplomata regum Francorum e stirpe merovingica), t. II, p. 624, dep. 297 et p. 636, dep. 330. Le premier supérieur de l'abbaye aurait été un certain Euterius, qu'on ne connaît pas par ailleurs. 5 Saint Austremoine (Stremonius) aurait été le premier évêque de Clermont, probablement au IVe siècle. Son abondant dossier hagiographique, remarquable• ment étudié par Pierre-François FouRNiER (« Recherches sur l'histoire de l'Auvergne. Saint Austremoine, premier évêque de Clermont. Son épiscopat, ses reliques, ses légendes » [désormais abrégé « Saint Austremoine ], dans Bulletin historique et scientifique de l'Auvergne, 89, 1979, p. 417-471), comprend plusieurs Vitae, un recueil de Miracula, plusieurs récits de translations de reliques, une Vision et un récit de reconnaisance de reliques ; cfr. BHL, 844-856, éd. mentionnées infra, n. 9). De façon générale, voir G. M. MOSNIER, Les saints d'Auvergne, Paris, 1898, p. 500-555 ; L. DUCHESNE, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, t. II : L'Aquitaine et les Lyonnaises, Paris, 1910, p. 117-122 (chapitre sur « Saint Austremoine d'Auvergne ») ; Fr. BAIX, « Austremoine », dans DHGE, t. V, 1931, col. 793-797 ; M. PRéVOST, « Austremoine », dans Dictionnaire de Biographie Française, t. IV, Paris, 1948, col. 714-715 ; RR. PP. BéNéDICTINS DE PARIS, « Saint Austremoine », dans Vies des saints et des bienheureux selon l'ordre du calendrier..., t. XI : Novembre, Paris, 1954, p. 35-41 ; P. VlARD, « Austremonio », Bibliotheca Sanctorum, t. II, , 1962, col. 631-632 ; etc. ^ Sur les comtes d'Auvergne des Xe-XIIe siècles, l'étude de base est la thèse de Chr. LAURANSON-ROSAZ, L'Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan), du Ville au XI" siècle. La fin du monde antique ?, Le Puy-en-Velay, 1987. Voir aussi, pour le contexte général, G. FOURNIER, Le peuplement rural en Basse-Auvergne durant le Haut Moyen Âge, Paris, 1962, notamment p. 146-148 (Austremoine) et 549-551 UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 73 nouveau statut de l'abbaye a suscité de nombreux conflits opposant, d'une part, la communauté de Cluny à l'évêque de Clermont et, d'autre part, les moines de Mozac à l'abbé de Cluny. C'est dans ce contexte pense-t-on habituellement, que fut falsifiée la charte de 848, que fut rédigée une Vision attribuée à un ancien abbé de Mozac et que fut écrite la Vita tertia de saint Austremoine avec ses différents compléments. Un peu plus tard, dans le second quart ou au milieu du XII'^ siècle, une Vie de saint Calmin s'ajouta au dossier hagiographique

Dans ce trop bref article, je m'efforcerai de mieux dater les trois Vitae de saint Austremoine ^ et les écrits, hagiographiques ou diploma• tiques, qui leur sont Ués, et j'analyserai les versions successives, défendues à Mozac, des premiers temps de l'abbaye. Je tenterai aussi de rattacher à ce dossier textuel l'histoire artistique (architecture, sculpture) de l'abbaye, chef-d'œuvre de l'art roman auvergnat du XII^ siècle i", et l'iconographie de la superbe châsse limousine de saint Calmin (fin XLI<> siècle) n.

(Mozac), ainsi que A. REMENSNYDER, Remembering Kings Past. Monastic Foun• dation Legends in Médiéval Southern France, Ithaca-Londres, 1995, p. 243-247. A. REMENSNYDER, ibid., surtout p. 137-141 et 319-320. ^ Le dossier de saint Calmin est beaucoup trop vaste pour faire ici l'objet d'une étude même superficielle. En plus des indications données ci-dessous, on se reportera aux recherches en cours de Bernard Sanial et, de façon plus générale, au volume édité par B. SANIAL et Fr. ARNEODO, Les bénédictins de Saint-Chaffre du Monastier. Histoire et archéologie d'une congrégation. Actes du colloque des 7-9 novembre 1997, Le Monastier-sur-Gazeille, 1998 (où l'on trouvera, notamment, les références aux travaux nombreux et souvent tortueux du chanoine Fayard, dont « Aux origines de Monastier » et « Saint Théofrède du Monastier », dans Bulletin de la Société Académique du Puy, resp. 47, 1971, p. 13-69 et 49, 1973, p. 43-107). Cfr. aussi A. REMENSNYDER, Remembering Kings Past..., p. 55, 104-106, 114, 245 et passim. 9 BHL, 844-856. Je me réfère à l'édition du dossier par G. VAN HOOFF, dans Acta Sanctorum, Novembre, I, Paris, 1887: Vita prima (et Miracula), p. 49-54 ; Vita secunda (et Miracula), p. 55-61 ; Vita tertia (et compléments), p. 61-80 ; reconnais• sance de reliques en 1197 (Quod sancti Austremonii ossa Mausiacum a Pipino rege translata ibi serventur), p. 80-82. 10 Par exemple, B. CRAPLET, AMuerg^/ie romane, La-Pierre-qui-Vire, 5e éd., 1978, p. 121-129 et L. CABRERO-RAVEL, « Saint-Pierre de Mozac... », p. 313-324. 11 En dernier lieu, É. TABURET-DELAHAYE, « Châsse de saint Calmine », dans L'œuvre de . Emaux limousins du Moyen Age. Catalogue d'exposition Paris, Musée du Louvre et New York, The Metropolitan Muséum 1995-1996, Paris, 1995, p. 174-177, n° 45. 74 ALAIN DIERKENS

Les événements du milieu du IX^ siècle

La fondation de l'abbaye de Mozac est connue par un acte faux, daté du l*"^ février [764], par lequel « Pépin le Bref, roi d'Aquitaine, à la requête de Lanfroid, abbé de Mozac, confirme à l'abbaye de Mozac fondée et dotée par le sénateur romain Calminius et par sa femme Namadie avec le consentement des rois Thierry III et Clovis III dont les actes et diplômes lui ont été présentés, les nombreuses donations qui avaient été faites par ces rois tant à Calminius et à Namadie qu'à l'abbé Euterius et à la congrégation de Saint-Pierre-et-Saint-Caprais ; à l'occasion de la transla• tion des reliques de saint Austremoine de Volvic à Mozac qu'il a lui-même accomplie, le roi donne au monastère deux domaines en Auvergne » 12. Léon Levillain a pu montrer, en 1926, que, si l'acte est bien un faux (dont il plaçait la réalisation peu avant 1095), il repose sur un document indiscutablement vrai : la charte placée sous le nom de Pépin le Bref doit être restituée à Pépin II d'Aquitaine et datée du1<" ^ février 847 ou, plus vraisemblablement, du l»'' février 848. Par ce document aujourd'hui disparu, « Pépin II, roi d'Aquitaine, à la requête de Lanfroid, abbé de Mozac, concède audit monastère des domaines situés en Auvergne, à l'occasion de la translation des reliques de saint Austremoine, à laquelle il a présidé » i3. De quoi s'agit-il ? La Vita sancti Austremonii prima, connue par deux manuscrits aujourd'hui conservés à la Bibliothèque Municipale de Clermont- Ferrand (ms. 147, f 1-8, ou, peut-être, première moitié du XI" siècle, manuscrit de réfectoire provenant de Saint-Alyre de Clermont ; ms. 148, r 195-202, XlIIe siècle is), permet d'en savoir un peu plus. Cette Vita est composée de deux parties dont il faut, avec Pierre-François Fournier, identifier la première (chap. I-XI de l'édition des Acta Sanctorum) avec la Vie d'Austremoine qu'avait rédigée l'évêque Priest

12 Je reprends ici, textuellement, l'analyse de l'acte établie par Léon Levillain pour son édition des actes des rois Pépin ler et Pépin II d'Aquitaine ; cfr. L. hENïLLMH, Recueil des actes..., p. 285-286, n° LXIV. 13 L. LEVILLAIN, ibid., p. 227-242, n° LVIII. 1'* C. COUDERC, Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France. Départements, t. XIV : Clermont-Ferrand, Paris, 1890, p. 42-46, n° 147 ; Br. KRUSCH, « Reise nach Frankreich im Frûjahr und Sommer 1892 », dans Neues Archiv, XVIII, 1893, p. 572-573 ; P.-Fr. FoURNiER, «Saint Austremoine», p. 423- 426 ; Br. FRAY-LEPOITEVIN, « Le département du patrimoine de la BMIU et les manuscrits de la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Alyre-lès-Clermont au Moyen Âge », Bulletin historique et scientifique de l'Auvergne, 100, 1999, p. 175-205, surtout p. 192 et pl. Voir aussi infra, n. 90 et 127. 15 C. COUDERC, Catalogue..., t. XIV, p. 46-51, n° 148 (provenance inconnue). 16 P.-Fr. FOURNIER, « Saint Austremoine », p. 424 et 426-429. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 75

(Praeiectus, t 676) i'' en complétant les renseignements fournis dans l'œuvre de Grégoire de (t 594) et considérer la seconde (chap. XII et XIII), rédigée peu après les événements de 848, du vivant de l'abbé Lanfroid, comme une sorte d'introduction à des Miracula effectués alors (chap. XIV-XX). Sans vouloir analyser ici la biographie d'Austremoine ou les questions liées à la date et aux circonstances de la fondation de l'abbaye de Mozac, on pourrait ainsi synthétiser les données de la seconde partie de la Vita prima. L'abbaye de Mozac, dédiée aux saints Pierre et Caprais (monasterium qui [sic] non longe in honore sancti apostoli Pétri et sancti Caprasii martyris exstat), avait connu une période de gloire mais l'action d'hommes mauvais (propter malorum hominum invastationem ou, plus loin dans le texte, propter oppressionem pravorum hominum) lui avait fait perdre son honor et l'avait réduite à un état de faiblesse extrême iisdem locus sub tanta debilitate erat adtritus, ut...). Pour remédier à ce triste état, l'abbé Lanfroid et la communauté de Mozac demandèrent au roi Pépin l'autorisation de transférer les restes de quelque saint aquitain. Le souverain acquiesça. Lors d'une visite à Volvic, où reposaient les restes de deux évêques de Clermont - Priest et Austremoine, ce dernier ayant fait l'objet d'une première translation depuis 20 il se souvint de sa

1'^ On savait par la Passio Praeiecti episcopi et martyris Arverni rédigée peu après la mort de PraiectusfPriest en 676, que cet évêque de Clermont avait composé des sancti Astremonii martyris gesta {BHL, 6915-1916 ; Passio Praiecti, IX, éd. Br. KRUSCH, MGH, Scriptores rerum merovingicarum, t. V (Hanovre-Leipzig, 1910), p. 225-248, à la p. 231 ; trad. P. FOURACRE et R. GERBERDING, Late Merovingian France. History and , 640-720, Manchester-New York, 1996, p. 271-300, à la p. 278), mais on croyait cette œuvre disparue (par ex. P. FOURACRE et R. GERBERDING, Late Merovingian France..., n. 71 aux p. 278-279). Pierre-François Fournier (« Saint Austremoine », p. 429-430) a montré, de façon décisive je crois, que la première partie de la Vita Austremonii prima devait être ces Gesta, peut-être remaniés, et relève, en ce sens, que l'hagiographe de la Vita tertia Austremonii place expressément la première partie de son travail sous le nom de Priest. 18 GRéGOIRE DE TOURS, Historiarum libri decem, V, 11; éd. Br. KRUSCH et W. LEVISON, MGH, Scriptores rerum merovingicarum, 1.1, 1 (Hanovre, 1951), p. 205-206 ; ID., Liber in gloria confessorum, XXIX, éd. Br. KRUSCH, ibid., t. I, 2 (Hanovre, 1885), p. 316. 13 Si l'on en croit la Vita Calminii, texte hagiographique du second quart ou du milieu du Xlle siècle dont il sera question ci-dessous (n. 95-101), Calmin avait reçu à Rome une partie de la mâchoire de saint Pierre, auquel il ajouta, à Agen, un bras de saint Caprais (saint qui aurait été martyrisé, sous Dioclétien, avec sainte Foy ; cfr., par exemple, A. AMORE, « Caprasio », Bibliotheca Sanctorum, t. III, 1968, col. 768). Ces reliques auraient été enfermées dans l'autel principal de l'église abbatiale de Mozac lors de la consécration par l'évêque de Clermont : Vita Calminii, X-XIV, éd. Guillelmus CuPERUS, Acia Sanctorum, Août, III, Paris-Rome, 1867, p. 760-761. 20 C'est délibérément que je ne parlerai pas ici de cette première translation des reliques d'Austremoine, d'Issoire à Volvic (où Priest avait été enterré en 676) ; la 76 ALAIN DIERKENS promesse. Accompagné de Joseph, ici qualifié de scriba et sacerdos régis, il présida à la translation, portant lui-même le corps du saint sur ses épaules. Grâce au corps d'Austremoine, l'abbaye de Mozac récupéra Vhonor perdu et égala en dignité les lieux les plus fameux d'Auvergne. Suivent des récits de miracles produits dans la basilica de Mozac et, plus particulièrement, devant le tombeau (sepulcrum) du saint: guérisons d'aveugles, de paralytiques, de possédés, de lépreux 21. De ces miracles, l'un montre Austremoine compléter l'action de saint Pierre à Rome ÇVita, XVII : Pierre est, rappelons-le, le saint principal de Mozac) ; un autre, Austremoine guérir un possédé venant de Tours {Vita, XV : in basilica beatissimi martyris antistitis atque confessoris Turonicis : de quel saint s'agit-il ? saint Martin n'a pas été martyr). Ce récit hagiographique peut être "recoupé" par un acte de janvier 864 (die sabbati, in mense januario, anno vigesimo quarto régnante gloriosissimo Carolo rege Francorum et Aquitanorum) conservé dans le cartulaire de l'abbaye Saint-Julien de Brioude 22 ; dans ce document qui garde mémoire d'un échange de biens en Auvergne entre le comte Bernard 23 et sa femme Ermengarde d'une part, l'abbé Lanfroid et la communauté de Mozac d'autre part, Lanfroid est dit abbas e cenobio Mausiaco, quod est in patria Aruernica [...] constructum in honorem beati Petri apostolorum principis et sancti Caprasii martyris, ubi moderno tempore beatus Stremonius martyr, primus Arvernorum episcopus et praedicator, corpore requiescit ; ce qui non seulement établit que Lanfroid était encore en vie en 864, mais encore que l'abbaye Saints-Pierre-et-

tradition l'attribue, non sans vraisemblance, au successeur de Priest, l'évêque Avit II. 21 Aucune spécificité n'apparaît dans ces miracles, tout à fait conformes à ce que l'on lit dans les autres recueils de Miracula contemporains ; cfr. M. RoucHE, « Miracles, maladies et psychologie de la foi à l'époque carolingienne en France », dans , cultures et sociétés, IV^-XIIe siècles, Paris, 1981, p. 319-337 et P.-A. SiGAL, L'homme et le miracle dans la France médiévale (Xl^-XIIe siècle), Paris, 1985. 22 Cartulaire de Brioude. Liber de honoribus sancto Juliano collatis, éd. H. DONIOL, Paris, Clermont-Ferrand, 1863, p. 187-189, n° 176. Mention dans A. et M. BAUDOT, Grand cartulaire du chapitre Saint-Julien de Brioude. Essai de restitution, Clermont-Ferrand, 1935, p. 58-59, n° CCXIV. 23 L'identification de ce comte Bernard a fait couler beaucoup d'encre ; cfr., par exemple, F. LOT, « Études carolingiennes, I. Les comtes d'Auvergne entre 846 et 877 », Bibliothèque de l'École des Chartes, 102, 1941, p. 282-291 (réimpr. dans F. LoT, Recueil de travaux historiques, Genève, 1970, t. II, p. 665-673) ; L. LEVILLAIN, « De quelques personnages nommés Bernard dans les Annales d'Hincmar », dans Mélanges dédiés à la mémoire de Félix Grat, Paris, 1946, t. I, p. 169-202 ; L. LEVILLAIN, « Les personnages du nom de Bernard dans la seconde moitié du IXe siècle », Le Moyen Âge, 53, 1947, p. 192-242 et 54, 1948, p. 1-35. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 77

Caprais de Mozac avait alors reçu récemment le corps de saint Austremoine. Par ailleurs, la partie vraie de l'acte falsifié de 848 devait contenir, en plus de la date {data kl. febroarii, indictione XI, anno XXIIII régnante Pippino inclito rege) et de la mention d'un Joseph subdiaconus la mention de la dédicace primitive de Mozac aux saints Pierre et Caprais auxquels s'est ajouté saint Austremoine {beato Austremonio, primo presuli Arvernorum, cuius sacra ossa ab Vulvico ad ipsum [...] cenobium transtulimus). Si la liste de biens prétendument confirmés par Pépin II à Mozac doit être accueillie avec la plus extrême prudence on peut cependant penser que l'acte original était bien une confirmation de biens, complétée par une donation de terres explicitement mise en rapport avec la translation des reliques d'Austremoine. On se trouve donc devant un phénomène bien connu au IX^ siècle : celui d'une abbaye ancienne (dans le présent cas, mérovingienne), quelque peu délaissée voire presque abandonnée, qui, dans le cadre de la politique religieuse carolingienne, bénéfice de mesures destinées à lui redonner un rôle d'importance : confirmation de biens, nouvelles dona• tions, nouvelles sources de revenus (par le biais de reliques illustres) ; tout cela étant suivi par la rédaction (ou par la réécriture) de la Vita du saint récemment transféré, de la Translatio et de miracles abondants, locaux mais aussi supra-régionaux ou internationaux 26. On ne peut s'empêcher de penser à un exemple bien documenté, parallèle et contemporain : celui de l'abbaye de Saint-Hubert en Ardenne 27. L'abbaye d'Andage, de fondation ancienne (vers 700, par le

24 Joseph est relativement bien connu ; voir L. LEVILLAIN, Recueil des actes..., p. L- LI. Encore sous-diacre le 1er février 848, il deviendra diacre très peu de temps après, puisqu'il est mentionné comme tel (levita) dans un acte de Pépin II pour Solignac, daté du 26 février 848 (éd. L. LEVILLAIN, ibid., p. 242-246, n° LIX). Le chancelier mentionné dans l'acte original devait être Hilduin, attesté le 18 janvier et le 25 mars 848 (cfr. L. LEVILLAIN, ibid., p. XLIX-L), et non Adelbert (dont ce serait la seule attestation). 25 Pierre-François Fournier (« Saint Austremoine », p. 438, n. 73) me semble témoigner d'un optimisme excessif quand il écrit : « sans contre-épreuve - impossible en l'occurence -, il serait vain d'essayer de reconnaître dans un document ainsi falsifié les éléments restés intacts de l'original de Pépin II. Pourtant, si cet original de Pépin II venait un jour par chance, à être découvert, je ne serais pas fort surpris si l'on constatait que la falsification n'aurait guère porté que sur la titulature du roi, l'année du règne et le nom de l'évêque Adebert ». 26 M. HEINZELMANN, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquien- kultes, Turnhout, 1979 (Typologie, 33), notamment p. 94-99. 2'i' De façon générale sur l'abbaye de Saint-Hubert, voir A. DESPY-MEYER et P.-P. DUPONT, « Abbaye de Saint-Hubert », dans Monasticon Belge, t. V : Province de Luxembourg, Liège, 1975, p. 9-83 et A. DiERKENS, J.-M. DUVOSQUEL et N. NYST éds., 78 ALAIN DIERKENS

maire du palais Pépin II et sa femme Plectrude) était tombée dans un état préoccupant au début du IX^ siècle. Les mesures normatives prises à Aix-la-Chapelle en 816/817 poussèrent l'évêque diocésain, Walcaud 29, à "réformer" l'abbaye : nomination d'un abbé "régulier", imposition de la règle bénédictine, restauration des bâtiments, restitutions et confirma• tions du temporel puis, en 825, avec l'accord de l'empereur Louis le Pieux, translation de reliques prestigieuses 3o. De la même façon qu'il fut choisi de ne pas laisser à Volvic les corps de deux évêques de Clermont et d'en transférer un ailleurs dans le diocèse, il avait été décidé de ne pas maintenir à Liège les corps de deux évêques, Lambert et Hubert, et d'en déplacer un vers les marges du diocèse 3i. L'ancienne Vita de saint Hubert (BHL 3993 ; vers 750) fut alors réécrite {BHL 3994) et complétée par un récit de la translation (BHL 3995) - ce fut l'œuvre d'un des protagonistes de la seconde génération d'érudits de l'Ecole palatine, le célèbre Jonas d'Orléans -, puis, très rapidement (vers 840 ?), par un premier recueil de miracles {BHL 3996) 32. Ces miracles, "généralistes" comme à Mozac (aveugles, paral3^iques, possédés), vont de pair avec l'éclipsé rapide de la titulature officielle de l'abbaye d'Andage (Saint-Pierre) par le nom du nouveau saint 33.

L'ancienne église abbatiale de Saint-Hubert, Namur, 1999 (Études et Documents. Monuments et Sites, VII). 28 G. DESPY, « Questions sur les origines de l'abbaye de Saint-Hubert », dans Hommage à Léon Hannecart (1939-1990), archiviste à Saint-Hubert, J.-M. DuvosqUEL et J. CHARNEUX éds., Saint-Hubert, 1991 (Saint-Hubert d'Ardenne. Cahiers d'histoire, 8), p. 243-256. 29 A. DiERKENS, « La christianisation des campagnes de l'Empire de Louis le Pieux. L'exemple du diocèse de Liège sous l'épiscopat de Walcaud (c. 809-c. 831) », dans Charlemagne's Heir. New Perpectives on the Reign of Louis the Pious, P. GoDMAN et R. COLLINS éds., Oxford, 1990, p. 309-329. 30 Par exemple A. DiERKENS, « La translation du corps de saint Hubert de Liège à Andage (825) », dans Le culte de saint Hubert en Rhénanie. Die Verehrung des heiligen Hubertus im Rheinland, K. FRECKMANN et N. KUHN éds., Kevelaer-Saint- Hubert, 1995, p. 15-19. 31 A. DiERKENS, « Carolus monasteriorum multorum eversor et ecclesiasticarum pecuniarum in usus proprios commutator ? Notes sur la politique monastique du maire du palais Charles Martel », dans Karl Martell in seiner Zeit, J. JARNUT, U. NoNN et M. RiCHTER éds., Sigmaringen, 1994 (Beihefte der Francia, 37), p. 277- 294 ou ID., «Réflexions sur le miracle au Haut Moyen Âge», dans Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Age, Paris, 1995, p. 9-30. 32 A. DiERKENS, « Guérisons et hagiographie au haut Moyen Âge : le cas de Saint- Hubert », dans Maladie et maladies dans les textes latins antiques et médiévaux. Actes du Ve Colloque international "Textes médicaux latins" (Bruxelles, 4-6 septem• bre 1995), C. DEROUX éd., Bruxelles, 1998 (collection Latomus, 242), p. 406-421. 33 Chr. DUPONT, « Les débuts du culte de saint Hubert à Andage », dans Hommage à Léon Hannecart..., p. 392-414. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 79

De la translation de 848 à la donation à Cliiny en 1095

Entre la translation du milieu du IX^ siècle et les événements de 1095, les jalons sûrs sont peu nombreux. Une Vita Austremonii secundo (BHL 845) est rédigée à Mozac Le terminus ante quem est fourni par le seul manuscrit qui nous en a conservé le texte (Bruxelles, Bibliothèque Royale, 8550, î° ll-17v° 35) et qui peut être daté de la fin du IXe ou du début du Xe siècle. Si l'on excepte un curieux miracle additionnel (Vita, XXXI), la Vita secunda n'ajoute pas de réels renseignements historiques par rapport à la Vita prima. Par contre, elle se signale par un effort philologique et littéraire : l'action d'Austremoine est étroitement Uée à celle de Martial et de ; des miracles sont abrégés et d'autres amplifiés (comme le récit de la translation de Volvic à Mozac, placée en hiver), des formules vagues ou peu heureuses sont précisées (ainsi, Vita, XX, la basilique de Tours dont il a été question plus haut est explicitement désignée comme basilica sancti Martini), quelques mots techniques sont modifiés {Vita, XIX : le sacerdos Joseph est qualifié de régis apocrisiarius, c'est-à-dire l'archichapelain, dont les fonctions sont amplement décrites dans le De ordine palatii [882] d'Hincmar) et le contexte architectural est actualisé (Vita, XXV et XXXI, mention d'atria devant l'église ; Vita, XXXI, le mausoleum d'Austremoine est placé in sinistra parte cancelli quod curvatura maceriae tegitur 36). Quant à la célèbre Vision de l'abbé Robert de Mozac 37^ rédigée par le diacre (de Clermont ?) Arnaud après 984 mais relatant une vision bien antérieure 38, eUe a lieu à Mozac même et elle fait intervenir notamment

34 L'exploitation superficielle (et non dépourvue d'erreurs) de la Vita Austremonii secunda par Bat-Sheva ALBERT, Le pèlerinage à l'époque carolin• gienne, Louvain-la-Neuve/Bruxelles/Louvain, 1999, n'apporte rien à mon propos actuel. 35 J. VAN DEN GHEYN, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque Royale de Bruxelles, t. V : Histoire. Hagiographie, Bruxelles, 1905, p. 178-180, n° 3203 : le manuscrit provient de l'ancienne bibliothèque des Bollandistes (ms. 47), mais on ne sait où et comment il fut acquis par les Bollandistes. Dans ce manuscrit, à la suite de la Vita secunda (f 17v°) commencent des Miracula Martialis {BHL, 5561, 5562 et 5564). 36 Ces quelques mots semblent désigner un emplacement privilégié près du chœur liturgique et non une crypte, ce qui irait dans le sens d'une datation post• carolingienne de la crypte de Mozac ; voir infra, p. 99-100. 37 En dernier lieu, édition (d'après un manuscrit unique : Clermont-Ferrand, BM, 145, f 130v°-133v°) et traduction par M. GOULLET et D. IOGNA-PRAT, « La Vierge en Majesté de Clermont-Ferrand », dans Marie. Le culte de la Vierge dans la socviété médiévale, D. IOGNA-PRAT, É. PALAZZO et D. Russo éds., Paris, 1996, p. 384- 405 (éd. p. 384-390 et trad. p. 391-396). 38 Le texte est écrit après 984, car l'évêque Etienne II est mort au moment de la rédaction. Quant au terminus de 946, habituellement retenu pour dater le moment i 80 ALAIN DIERKENS l'évêque Étienne II de Clermont 39 et l'abbé Drucbert - l'abbé de Mozac auquel Robert a succédé -. A la fin de sa vision, Robert se réveille, chante les psaumes et dit l'office du matin, piiis raconte sa vision à quelques moines de confiance. A son réveil, il avait fait sonner les cloches (insonuit signorum sonusticius) ^i. Ce qui implique, bien sûr, l'existence d'un clocher à Mozac, sinon au milieu du X'' siècle, au moins vers 984 ; peut-être s'agit-il de la tour occidentale visible aujourd'hui, manifeste• ment antérieure à la nef 42.

Les événements de 1095

Peu de choses permettent de comprendre les raisons réelles de la donation de Mozac à Cluny en 1095. Sur cette donation, les deux actes fondamentaux sont ceux de l'évêque de Clermont Duran (Durannus) *^

de la Vision, il repose sur la date traditionnelle de la consécration de la cathédrale de Clermont (alors que, dans la Visio, les travaux sont encore en cours). Les travaux auxquels il est fait allusion sont évidemment ceux qu'a voulus l'évêque Etienne II, mais la date de 946 est probablement trop précoce. Sur tout ceci, voir infra, p. 98-99. 39 Sur l'évêque Etienne II de Clermont (qui attend toujours une bonne biogra• phie), voir, en dernier lieu, J.-P. CHAMBON et Chr. LAURANSON-ROSAZ, « Un nouveau document à attribuer à Etienne II, évêque de Clermont (ca 950-ca 960) », Annales du Midi, 114, 2002, p. 351-363 et J.-P. CHAMBON, « L'onomastique du censier interpolé (ca 946) dans la charte de fondation du monastère auvergnat de », Revue de Linguistique Romane, 68, 2004, p. 105-180. 40 II faut ajouter ces deux noms (Drucbert et Robert) à la liste des abbés de Mozac donnée par la Gallia Christiana, t. II, Paris, 1873, p. 235. L'abbé Robert et son successeur Etienne apparaissent, à de très nombreuses reprises, dans les chartes de Clermont, de Cluny ou de Sauxillanges (ainsi, Robert est mentionné en 944, 953, 958, 959... et jusqu'en 974; cfr., notamment les recherches, encore inédites, de Christian Lauranson dans le cadre de l'édition critique des actes des évêques de Clermont et J.-P. CHAMBON et Chr. LAURANSON-ROSAZ, « Un nouveau document... », p. 357-359, sur Étienne). 41 La Vita prima Austremonii, XVIII (éd. G. VAN HOOFF, p. 54) et la Vita secunda, XXVII (éd. G. VAN HOOFF, p. 60) font déjà état de cloches (et donc d'un clocher) à Mozac au milieu du IXe siècle. 42 Par exemple L. CABRERO-RAVEL, « Saint-Pierre de Mozac... », p. 316-318 ; EAD., « Traitement et fonctions des massifs de façade auvergnats », dans Avant-nefs et espaces d'accueils dans l'église entre le IVe et le Xlh siècle, Chr. SAPIN éd., Paris, 2002, p. 168-179 (à la p. 174 :• < début du Xle siècle » !) et, avant elle, notamment A. CouRTiLLÉ, « Mozac », dans Le paysage monumental de la France autour de l'an rnil, X. BARRAL I ALTET éd., Paris, 1987, p. 184-196 (qui plaide pour le Xe siècle) ou É. VERGNOLLE, L'art roman en France. Architecture - Sculpture - Peinture, Paris, 1994, p. 69. 43 Éd. A. BRUEL, Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, t. V : 1091-1210, Paris, 1894, p. 45-46, n° 3697. UNE ABBAYE MEDIEVALE FACE A SON PASSE 81 et du roi Philippe : les deux actes sont indiscutablement vrais, l'acte de Philippe I'^'' étant même conservé en original (Paris, Bibliothèque Nationale, coll. de Bourgogne, vol. 79, Cluny, n° 162). Par ailleurs, l'acte épiscopal est antérieur à l'acte royal, qm y fait allusion ; un acte archiépiscopal (émanant de l'archevêque Adelbert de Bourges) avait également été rédigé, mais il semble avoir disparu ^s. En vertu de l'acte épiscopal de Duran, l'abbaye (abbatia) de Mozac est cédée à Cluny par l'évêque et per manus du comte d'Auvergne Robert : la cession - qui n'est pas justifiée - est perpétuelle, pleine et entière {in potestate et ordinatione), mais elle ne supprime pas la reverentia de Mozac envers l'église cathédrale. Le document n'est pas daté, mais il doit être de peu antérieur au 16 mars 1095, puisqu'à cette date, dans un acte de confirmation générale des biens de l'abbaye de Cluny, le pape Urbain II mentionne le monasterium Sancti Stremonii de Mozac en tête des biens récemment acquis par l'abbé Hugues de Semur 46. L'acte royal est plus explicite. Le roi Philippe 1<"^ se rend en personne à Mozac, d'oii est donné l'acte (actum est autem hoc publiée Mauziaci). Il est accompagné d'une curia impressionnante ; la donation royale à la demande du comte d'Auvergne Robert et de son fils Guillaume {rogatu Rotberti comitis et Wilelmi filii eius) est prestigieuse, l'affaire est complexe et requiert la présence d'un grand nombre d'ecclésiastiques (dont le légat pontifical, Hugues de Die, mais l'évêque absent est remplacé par son prévôt 47) et de laïcs de très haut rang (dont le sénéchal, le connétable, le duc de Bourgogne et, bien sûr, le comte d'Auvergne et son fils). L'abbaye de Mozac aurait été présentée au souverain comme une institution à la vie spirituelle faible et non respectueuse des obligations monastiques régulières (multorum testimonio locum ipsum culpa et desidia inhabitantium monachorum regularis discipline prevaricatione diu attritum addiscens).

44 Éd. M. PROU, Recueil des actes de Philippe 1er, roi de France (1059-1108), Paris, 1908, p. 342-343, n° CXXXV. 45 C'est l'acte royal de Phippe qui mentionne explicitement l'existence d'un acte émanant d'Adelbert, archevêque de Bourges (août 1093-septembre 1097) et confirmant la donation à Cluny. Il semble avoir disparu ; en tout cas, il n'est pas mentionné dans A. GANDILHON, Catalogue des actes des archevêques de Bourges antérieurs à l'an 1200, Bourges-Paris, 1927, p. 40-41. 46 Pour cet acte d'Urbain II (JL 5551 ; mention dans A. BRUEL, Recueil des chartes de Cluny, t. V, p. 41, n° 3687), on peut se reporter à l'édition commode de J.-P. MiGNE, PL, t. 151 : B. Urbanus II papa..., Paris, 1881, col. 410-412 (d'après la Bibliotheca Cluniacensis). 47 Pour les raisons de l'absence de Duran, mourant, voir infra, n. 60-61. 82 ALAIN DIERKENS

Si l'on "décrypte" les deux documents, il est évident que la donation émane du comte d'Auvergne et de son fils. L'acte de Philippe présente la donation comme une décision royale mais il ne fait que confirmer la volonté comtale, elle-même déjà sanctionnée par l'évêque de Clermont et l'archevêque de Bourges. Quant à l'acte de Duran, il fait de la cession, une donation émanant de l'évêque et de son chapitre cathédral mais, dans le contexte de la réforme grégorienne et suivant un usage aujourd'hui bien connu l'évêque est le "prête-nom" d'un donateur laïc. L'acte épiscopal utiHse une formule impersonnelle {Rotberti [...] ad quem prefata abbatia temporaliter respicere videtur) qui ne permet pas d'avoir de certitude sur la fonction du comte Robert à Mozac : avoué d'une abbaye royale *9 ou, plus vraisemblablement, abbé laïc? Quoi qu'il en soit, l'abbaye de Mozac est rattachée à Cluny dès 1095 ; abbaye d'obédience, elle conserve son rang abbatial so. Pourquoi, à l'extrême fin du XI e siècle, le comte a-t-il souhaité se désengager d'une abbaye illustre et ancienne ? Faut-il penser aux effets indirects de la réforme grégorienne et à la venue du pape Urbain II en Auvergne si ? Les allusions au relâchement de la discipline feraient alors partie du langage caractéristique de ce genre de cession, précédant une « réforme » monastique : l'abbaye, « aux mains d'un laïc », n'aurait pas été à la hauteur des obligations morales exigibles de moines bénédictins. Ou faut-il, au contraire, penser à de réels troubles intérieurs ? Comme on le verra, Jean Wirth n'a pas hésité à mettre en relations la cession de 1095 et l'iconographie des superbes chapiteaux romans de l'abbatiale : ces sculptures, auxquelles n attribue une date étonnamment ancienne (vers

48 J.-M. DuvoSQUEL, « Les chartes de donation d'autels émanant des évêques de Cambrai aux Xle-XIIe siècles éclairées par les obituaires. A propos d'un usage grégorien de la chancellerie épiscopale », dans Hommages à la Wallonie. Mélanges offerts à Maurice A. Arnould et Pierre Ruelle, H. HASQUIN éd., Bruxelles, 1981, p. 147-163. 49 Et certainement pas épiscopale, comme l'a bien vu, par exemple, P.-R. GAUSSIN, L'abbaye de la Chaise-Dieu (1043-1518), Paris, 1962, p. 52, 58 et 77. 50 Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, l'abbé de Mozac bénéficiera d'une place fort honorable dans les listes de préséance clunisiennes. Voir, par exemple, D. ANGER, « Les préséances dans l'ordre de Cluny », Revue Bénédictine, 36, 1924, p. 347-350. 51 On pourrait alors mettre la cession de Mozac à Cluny en parallèle avec d'autres donations prestigieuses obtenues par le pape Urbain II, de profession clunisenne, lors de son voyage en France en 1095/1096 (cfr. infra, n. 63). En tout cas, le nouvel évêque de Clermont, Guillaume II de Baffïe (infra, n. 61) et le comte d'Auvergne Guillaume, fils de Robert II (donc un des donateurs de Mozac), partici• pent à la Première Croisade, dans l'entourage de Raymond de Saint-Gilles ; cfr. G. FOURNIER, « Documents auvergnats relatifs aux pèlerinages en Terre Sainte et aux premières croisades, Xle-XIIe siècles », Bulletin Historique et Scientifique de l'Auvergne, 98, 1996, p. 81-138, surtout p. 95-97 (avec références aux sources et traduction des textes principaux). UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 83

1080, donc avant la cession à Cluny 52)^ montrent un modelé et une plastique sensuelle tout à fait inhabituels, et représentent volontiers des jeunes éphèbes nus (mais dépourvus de sexe) ; ce qu'il explique par une pédérastie de tradition antique, contre laquelle l'évêque aurait voulu réagir 53. La donation de 1095 pose d'évidents problèmes à toutes les parties concernées. Ainsi, les moines de Mozac ne sont guère enclins à accepter l'autorité de l'abbé de Cluny et un "fait divers" rapporté dans la Vita d'Hugues de Semur (t 1109) par son premier biographe, Gilon, qui écrit vers 1120-1121 montre que, si certains religieux mozacois se seraient résignés et se seraient, à contrecœur, ralliés aux conceptions clunisiennes, d'autres, que l'hagiographe présente comme proprie voluntatis cultores ont violemment refusé ce qu'ils ont ressenti comme une ingérence inadmissible de la part de l'abbé clunisien se. Par ailleurs, si l'on en croit Hugues de Flavigny, contemporain des événements (puisqu'il fut abbé de Saint-Pierre de Flavigny de 1096 à

52 Bien qu'il n'y ait aucun consensus sur la datation de l'église abbatiale et des chapiteaux sculptés de Mozac (cfr. infra p. 101-103), rares sont les historiens d'art qui proposent une date antérieure aux années 1120. 53 J. WiRTH, L'image à l'époque romane, Paris, 1999, p. 163-172 ; ID., La datation de la sculpture médiévale, Genève, 2004, p. 242-256. Sur le premier de ces ouvrages, lire le compte rendu critique d'Y. CHRISTE, dans Bulletin Monumental, 158, 2000, p. 279-282 (p. 282, sur Mozac) et la réponse de J. WiRTH {ibid., 159, 2001, p. 205-206). 54 GiLO, Vita sancti Hugonis abbatis, éd. H. E. J. COWDREY, « Memorials of Abbot Hugh of Cluny (1049-1109) », dans Studi Gregoriani, XI, 1978, p. 43-109 (chap. 47, p. 85-86) ou trad. G. CANTARELLA et D. TUNIZ, Ugo abate di Cluny. Splendore e crisi délia cultura monastica, Novara, 1982, p. 89. Le miracle évoque Vabbatia Maudiacensis, puis le burgus Maudiacensis, mais il s'agit très vraisemblablement de Mozac ; cfr., notamment, H. COWDREY, « Memorials... », p. 85, n. 3, qui signale qu'un autre biographe d'Hugues de Cluny, le célèbre Hildebert de Lavardin, se référant au même passage, avait écrit in monasterio Mauziacensi (éd. J.-P. MIGNE, PL, t. 159 : S. Anselmus..., Paris, 1903, col. 857-894, chap. 31, col. 879-880). Dans le même sens, N. HUNT, Cluny under Saint Hugh, 1049-1109, Londres, 1967, p. 163 et A. KOHNLE, Abt Hugo von Cluny (1049-1109), Sigmaringen, 1993 (Beihefte der Francia, 32), p. 200. Pour la date et la valeur de la Vita de Gilo, voir A. KoHNLE, Abt Hugo..., p. 253-254 etpassim. 55 Ce reproche, très dur aux yeux d'un bénédictin, est directement issu du chapitre I de la Régula Benedicti. Il prend tout son sens quand on pense que Mozac a toujours fièrement revendiqué son ancienneté et ses origines illustres. 56 GILO, Vita sancti Hugonis, éd. COWDREY, chap. 47, p. 85-86 : Zelo monastici ordinis promulgandi sanctus Hugo totus tabescens, monachos operibus remissos lugebat, disciplinatos currere post Deum catervatim faciebat. Unde cum Maudiacensem [sic] abbatiam ordinare contenderet, quidam proprie voluntatis cultores monasterio incubabant, a quibus frequentibus fuit lacessitus iniuriis [...] Quam vecordiam conspirationis quoque factores vehementer redarguunt, dicentes personam licet nimis augmentandi fervoris emulam et in occupandis monasteriis spiritu caritatis anelam, tamen esse servitii dignam non offensionis. 84 ALAIN DIERKENS

1101), des moines de Cluny n'auraient pas hésité à dénoncer l'évêque Duran de Clermont auprès du pape Urbain II et à demander sa destitu• tion 5'^ : Duran aurait voulu garder sous sa subiectio le monastère de Mozac 58 qui était du ressort de l'Église de Clermont mais qu'il avait donnée salva obedientia et reverentia Aecclesiae Arvernensis à Cluny pour en restaurer la discipline régulière (ordo). Les événements eurent lieu à Clermont, peu avant que ne commençât le célèbre concile (18 novembre 1095) 59. Duran, tombé gravement malade, reçut la visite du pape qui lui donna l'absolution, puis mourut ; Urbain II présida à ses funérailles cum gloria 6i et nomma Guillaume de , ancien abbé de Saint-Irénée de Lyon, pour lui succéder. Le chroniqueur, fortement hostile aux Clunisiens, tire argument de la faveur pontificale pour montrer la pertinence de la conduite épiscopale et pour condamner les prétentions clunisiennes. Cet épisode est intéressant à plus d'un titre. Si Hugues de Flavigny relate fidèlement les événements, alors la cession de 1095 n'impliquerait, de la part de l'évêque et/ou du comte d'Auvergne, qu'une demande d'intervention essentiellement religieuse et spirituelle : Cluny aurait été chargé par l'évêque de la restauratio ordinis à Mozac. Du côté clunisien, on aurait interprété cette cession comme l'intégration de la vieille abbaye auvergnate dans YEcclesia Cluniacensis 62. H permet aussi d'affiner la

57 HUGUES DE FLAVIGNY, Chronicon, éd. G. H. PERTZ, MGH, Scriptores, t. VIII (Hanovre, 1848), p. 288-502 ; II, sub 1095, p. 474 : Insidiabantur autem ei [Duran] quidam fratrum Cluniacensium, pro eo quod Moysiacense [sic] cenobium, quod erat iuris Ecclesiae Arvernensis, quod etiam pro restauratione ordinis Cluniaci contulerat, salva oboedentia et reverentia Aecclesiae Arvernensis, in subiectione sua habere vellet, et ob id eum apud papam accusaverant, et depositionem eius attemptabant... 58 Le texte dit Moysiacense cenobium, mais il faut évidemment lire Mozac. Cfr. A. KoHNLE, Abt Hugo..., p. 200 et n. 17 et A. REMENSNYDER, Remembering Kings Past..., p. 306-308. 59 Urbain II arrive à Clermont le 14 novembre 1095 ; cfr. A. BECKER, Papst Urban II. (1088-1099), Stuttgart, 1988 (Schriften der MGH, 19), t. II, p. 435-457 (aux p. 440- 441). 60 A. Becker {ibid., p. 440) donne la date du 19 novembre 1095 pour la mort de l'évêque Duran, mais ne précise pas ses sources. 61 Sur l'évêque Duran, ancien abbé de La Chaise-Dieu nommé évêque de Clermont en 1076 ou 1077, la notice d'A. TRIN, « Durand », dans Dictionnaire de Biographie Française, t. 12, 1970, col. 640-641, est très sommaire. Par contre, bonnes indications dans R. CROZET, « Le voyage d'Urbain II et ses négociations avec le clergé de France (1095-1096) », Revue Historique, 179, 1937, p. 271-310 (à la p. 277) et dans M. AUBRUN, « Le diocèse de Clermont de la fm du Xle au début du Xlle siècle », dans Le concile de Clermont de 1095 et l'appel à la Croisade. Actes du colloque Universitaire International de Clermont-Ferrand (23-25 juin 1995), Rome, 1995 (Collection de l'École Française de Rome, 236), p. 23-32 (aux p. 24-25). 62 Voir surtout les remarques très fines d'A. KOHNLE, A6« Hugo..., p. 200-201. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 85 chronologie des événements et, notamment, de préciser la date de la charte royale de 1095. Quand Philippe I<"^ se rend à Mozac et y confirme la cession de l'abbaye à Cluny, il n'est pas encore excommunié (ce qui se produira au concile de Clermont, donc peu après le 18 novembre 1095 63) ; l'évêque Duran, qui ne souscrit pas la charte, devait être encore en vie (son nom est mentionné, sans indication particulière, dans la charte ; son successeur, Guillaume de Baffie, figure en bonne place parmi les témoins, immédiatement après le légat pontifical Hugues de Die et Adémar du Puy, mais sans titre épiscopal : signum Wilelmi de Bafia) mais son absence devait être liée à sa maladie. Bref, la charte royale doit être datée des environs du 15 novembre 1095. Elle s'inscrit dans un ensemble de mesures prises par le roi en faveur de l'ordre préféré du pape Urbain II pour tenter d'éviter l'excommunication menaçante depuis plusieurs mois ; ce serait d'autant plus logique que le voyage d'Urbain II en France, surtout destiné à promouvoir les idées "grégoriennes" relatives au clergé, a un caractère nettement clunisien 64 et que la rencontre, à Mozac, du roi Philippe et du légat Hugues de Die pouvait apparaître comme la réunion « de la dernière chance » ^s. L'histoire de l'abbaye de Mozac pendant la première moitié du XII" siècle 66 doit encore être écrite, particulièrement dans le cadre des conflits qui opposèrent les comtes d'Auvergne aux rois de France et pendant lesquels Mozac, fortifiée 6V, servit de point d'appui aux troupes comtales 68. Ce fut notamment le cas lors des campagnes militaires du roi Louis VI (t 1137) en Auvergne, contre le duc Guillaume VI, en 1122 et/ou en 1126 (lors du siège de Montferrand) 69 ; mais aussi en 1164, lorsque Louis VIT

63 Sources dans A. BECKER, Papst Urban IL, t. II, p. 440-441 ou ID., « Le voyage d'Urbain II en France », dans Le concile de Clermont..., p. 127-140, à la p. 133. 64 C'est ce qu'a montré R. CROZET, « Le voyage d'Urbain II...», p. 271-310 (notamment p. 308) et qu'a remarquablement illustré E. ZADORA-RIO, « Lieux d'inhumation et espaces consacrés. Le voyage du pape Urbain II en France (août 1095-août 1096) », dans Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires. Approches terminologiques, méthodologiques, historiques et monographiques, A. VAUCHEZ éd., Rome, 2000, p. 197-213. 65 A. FLICHE, Le règne de Philippe 1er, roi de France (1060-1108), Paris, 1912, surtout p. 57-59. 66 Un légat pontifical résida à Mozac en mai 1110, dans le cadre du conflit entre l'évêque de Clermont et l'abbaye de Mauriac ; cfr. Chronique de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, dite de Clarus. Chronicon Sancti Pétri vivi Senonensis, éd. R.-H. BAUTIER et M. GILLES , Paris, 1979 (Sources d'Histoire Médiévale), p. 166-169. 6'? Voir le texte de la Vita Calminii cité infra, n. 98. Mozat comme église fortifiée : mention dans B. PHALIP, Auvergne, Bourbonnais gothiques. Le cadre civil, Paris, 2003, p. 22. 68 De façon générale, voir H. GOMOT, L'abbaye de Mozat, p. 42-47. 69 Pour les campagnes de Louis VI en Auvergne, voir, par exemple, SUGER, Vie de Louis VI le Gros, 29, éd./trad. H. WAQUET, Paris, 1929 (Les classiques de 86 ALAIN DIERKENS répondit à une lettre d'Archambaud de Bourbon ''o, qu'il fit campagne à Brioude puis en Haute Auvergne ''i et qu'il prit explicitement Mozac et ses dépendances sous sa protection C'est dans ce contexte que l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, dut s'entremettre pour obtenir qu'en 1147 une pax soit conclue entre l'abbaye de Mozac, représentée par son abbé Eustache, et le comte d'Auvergne Guillaume VII, qui avoue n'avoir pas respecté les consuetudines accordées par son père à Mozac et avoir fait subir à l'abbaye diverses injustices (iniuria) Même l'établissement de la liste des abbés du XII" siècle pose de réels problèmes '^^ ; ce qui obscurcit notre compréhension de la place réelle de Cluny dans la gestion de Mozac et, inversement, de l'acceptation par Mozac des options clunisiennes. On sait, par ailleurs, qu'une confraternité fut créée entre Mozac et Saint-Martial de Limoges aux environs de 1100 alors que l'abbé de Limoges était Adémar (1063-29 août 1114), un l'histoire de France au Moyen Âge, 11), p. 232-241 ou trad. M. BuR, Paris, 1994 (Acteurs de l'histoire), p. 146-150. C'est dans ce cadre que se place l'épisode des reliques de Calmin à Mozac, que relate la Vita Calminii du second quart ou du milieu du Xlle siècle ; cfr. infra, n. 98 et 100. ''O Lettre publiée par CHAIX DE LAVARÈNE, Monumenta pontificia Arverniae decurrentibus IX, X, XI et XII seculis, Clermont-Ferrand, 1886, p. 495-497, n° LIV (lettre datée de 1163). ''i Par exemple M. PACAUT, Louis VII et son royaume, Paris, 1964, p. 85-86. Charte donnée à Brioude en 1169, cfr. A. LUCHAIRE, Études sur les actes de Louis VII, Paris, 1885, p. 282-283, n° 580. Éd., notamment, dans H. GoMOT, L'abbaye de Mozat, p. 252-255, annexe 8. A. Remensnyder {Remembering Kings Past..., p. 205) suppose, très finement, que la fausse charte de "848" a été présentée à Louis VII pour soutenir les souhaits de Mozac. Peu auparavant (1er juillet 1165), le pape Alexandre III avait mis l'abbaye de Mozac sous la protection spéciale du Saint Siège ; cfr. l'acte édité dans Gallia Christiana, t. II, instrumenta, col. 111-114, n° XLVII, ou par H. GoMOT, ibid., p. 250-252, annexe 7. •^3 Par ex. éd. H. GOMOT, ibid., p. 248-249, annexe 6. Ainsi, Jean Wirth (L'image à l'époque romane..., p. 160 ; La datation de la sculpture..., p. 244) réfute une des affirmations de la Gallia Christiana, t. II, col. 236, en rappelant très justement qu'Eustache de Montboissier, frère de l'abbé de Cluny Pierre le Vénérable, est resté laïc et n'a donc pu avoir été abbé de Mozac ; l'identification d'Eustache, abbé de Mozac, avec le frère de l'abbé de Cluny doit donc être rejetée. Cfr. The Letters of Peter the Vénérable, G. CoNSTABLE (ed), Cambridge (Mass.), 1967, t. II, p. 241 (avec la n. 48) et lettre 160 ; J.-P. TORRELL et D. BOUTHILLIER, Pierre le Vénérable et sa vision du monde. Sa vie, son œuvre "L'homme et le démon", Louvain, 1986 (Spicilegium Sacrum Lovaniense. Etudes et documents, 42), p. 11 (repris, sans les références, dans ID., Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. Le courage de la mesure, Chambray-lès-Tours, 1988, p. 18) ; G. M. CANTARELLA, / monaci di Cluny, Turin, nouv. éd., 1997, p. 246 et, en dernier lieu, D. IOGNA-PRAT, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l'hérésie, au judaïsme et à l'islam (1000-1150), Paris, 2» éd., 2000, p. 104. ^5 Éd. J.-L. LEMAÎTRE, Mourir à Saint-Martial. La commémoration des morts et les obituaires à Saint-Martial de Limoges du XI" au XlIIe siècle, Paris, 1989, p. 526, n° 8. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 87

des témoins de la charte royale de donation de Mozac à Cluny et que l'abbé de Mozac était Adalard, ancien prieur de Saint-Martial {domnus Adalardus, quondam hujus monasterii prior, tune autem Mauziacensis monasterii abbas). Comme la charge d'Adalard à Limoges fut brève - un an seulement, en 1096 -, on s'est demandé si sa nomination comme abbé de Mozac ne pouvait pas remonter à 1096 '^^ ; ce qui ferait de lui un des premiers abbés clunisiens à Mozac ''s. Quoi qu'il en soit, Adalard était encore en fonction sous un des successeurs d'Adémar, Amblard (1115- t 23 août 1143), à qui il a demandé de renouveler l'accord de prières 8o.

La datation de la Vita tertia Austremonii, de la Visio Lamfredi et de la falsification de l'acte de 848

C'est dans ce contexte qu'il faut s'interroger sur la date et le mobile de la rédaction de trois textes importants de l'histoire ancienne de Mozac : la troisième Vita d'Austremoine avec tous ses compléments, la Vision de

"^^ Élément noté par A. SoHN, Der Abbatiat Ademars von Saint-Martial de Limoges (1063-1114). Ein Beitrag zur Geschichte des cluniacensische Klôster- verbandes. Munster, 1989, p. 374. " A. SOHN, ibid., longue n. 90, p. 147-148. A. KOHNLE (Abt Hugo..., p. 147), plus net qu'A. SOHN (Der Abbatiat Ademars..., p. 289), qui accepte une des données de la liste abbatiale de Mozac dans la Gallia Christiana (voir infra, n. 79) et qui suggère l'année 1102 (en légère contradiction avec la p. 147). ^9 Ce qui pose une nouvelle fois la question de la validité de la liste abbatiale publiée dans la Gallia Christiana, t. II, col. 352-353. Sa faiblesse est patente, mais on continue souvent à lui donner un certain crédit (par ex. J.-L. LEMAÎTRE, Mourir à Saint-Martial..., p. 526, n. 1, ou A. SOHN, Der Abbatiat Ademars..., p. 289). Selon cette liste, qui ne donne pas ses sources, le premier abbé clunisen de Mozac serait Eustache de Guines, auquel auraient succédé, vers 1102, Hugues de Semur, neveu de saint Hugues de Cluny (?), puis Eustache de Montboissier, attesté vers 1131-1147. Mais, comme le suggère implicitement A. KOHNLE (Abt Hugo..., p. 201), il faudrait reprendre le sujet ab ovo. En tout cas, Eustache de Guines, qui ne semble pas connu par ailleurs, ne figure pas dans le tableau généalogique de la famille de Guines publié récemment par H. J. TANNER, Familles, Friends and Allies. Boulogne and Politics in Northern France and England, c. 879-1160, Leiden-Boston, 2004 (The Northern World, vol. 6), p. 298 et Eustache de Montboissier, frère de l'abbé Hugues de Cluny, resté laïc, ne fut jamais abbé de Mozac (cfr. supra, n. 74). Les choses ne sont pas mieux assurées pour les abbés de la deuxième moitié du Xlle siècle, comme le montrent les divergences entre la liste publiée dans la Gallia Christiana et un récit de reconnaissance des reliques de saint Austremoine à Mozat en 1197 (Quod sancti Austremonii ossa Mausiacum a Pipino rege translata ibi serventur, éd. G. VAN HOOFF, AA SS, NOV., I, p. 80-82 ; sur ce récit, voir P.-Fr. FOURNIER, « Saint Austremoine », p. 453-456). 80 Éd. J.-L. LEMAÎTRE, Mourir à Saint-Martial..., p. 526, n° 8: hoc confirmavit domnus Amblardus abbas in capitulo Lemovicensi, petente hoc domno Aalardo abbate. 88 ALAIN DIERKENS l'abbé Lanfroid et la falsification de l'acte de 848. Cette question a retenu l'attention de Léon Levillain, dont la brillante démonstration peut cependant être, çà et là, remise en question.

La Vita tertia Austremonii et ses compléments : Revelatio et Translationes La Vita tertia d'Austremoine est connue par trois manuscrits : un manuscrit provenant de Lérins et qui devrait, pour des raisons paléogra• phiques, être encore daté du XI^ siècle (Vat. reg. lat. 486, f 1-53) ^2 ; un manuscrit du XII^ siècle originaire de l'abbaye auvergnate de Mauriac (Clermont-Ferrand, BM, 732, p. 57-59) «3; un manuscrit du XII^ siècle de Saint-Martial de Limoges (Paris, BNF, lat. 5365, P 117r°-122r°) 84. Le manuscrit de Limoges comprend un prologue, la Vita proprement dite et un texte ampoulé, manifestement incomplet, relatif aux translations du corps d'Austremoine d'Issoire à Volvic puis de Volvic à Mozac (abbaye qui n'est pas nommée) ; les deux autres ajoutent à cet ensemble une Revelatio, des Translationes et la copie, sans aucune modification, de l'ensemble de Miracula tel qu'il figurait dans la Vita secunda ^s. H est évident que la Vita tertia du manuscrit de Limoges et les compléments conservés dans les autres manuscrits procèdent de deux traditions différentes, dont la première n'est pas mozacoise ; j'y reviendrai plus loin 86.

81 Supra, n. 9. 82 A. WiLMART, BibUothecae Apostolicae Vaticanae. Codices manuscripti recensiti... Codices Reginenses latini, t. II : Cod. 251-500, Vatican, 1955, p. 675-677 ; P.-Fr. FouRNiER, « Saint Austremoine », p. 456-457. La datation paléographique (Xle siècle) suggérée pour ce manuscrit par dom Wilmart, excellent connaisseur en la matière, me semble difficilement compatible avec le contenu du manuscrit. Si A. Wilmart devait avoir raison, une partie significative de mes hypothèses chronologiques in fine devrait être revue. 83 C. CouDERC, Catalogue..., t. XIV, p. 195-197, n° 732. 84 Catalogus codicum hagiographicorum latinorum antiquiorum saeculo XVI qui asservantur in Bibliotheca Nationali Parisiensi, t. II, Bruxelles, 1890, p. 377- 403, cod. 5365, n° 54. 85 Ce point n'a pas été relevé, alors qu'il me semble essentiel. La rédaction de la Vita tertia et de ses compléments n'est pas tant due à la volonté de "relancer" le culte d'Austremoine que de faire connaître la biographie du saint (replacé dans le contexte évangélique cher à l'époque) et la place occupée précédemment par Mozac dans la vie politique et régionale. 86 Ceci a été bien relevé par P.-Fr. FOURNIER, « Saint Austremoine », qui en déduit, p. 461 : « La vita III était à finalité issoirienne. C'est évident ». Dans le même sens, A. REMENSNYDER,/îewem6ermg Kings Past..., p. 316. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 89

La comparaison de la Vita tertia proprement dite avec les deux pré• cédentes montre une amplification considérable : l'action d'Austremoine est replacée, avec force détails, dans le cadre de l'évangélisation de la Gaule au siècle de notre ère ; les incises narratives et les excursus sont légion, notamment en rapport avec la place d'Issoire dans la vie du saint évêque. La Revelatio concerne la mise en valeur du corps d'Austremoine à Issoire par Cautin, futur évêque de Clermont. La prima translatio, qui conduira le corps d'Austremoine d'Issoire à Volvic, comprend notamment un chapitre véhément sur un monastère de femmes (in quodam non dicam puellarum sed pullarum monasterio) dédié à Marie Madeleine et à Marthe (constructum in honore peccatricis Mariae et Marthae sororis) ; ce monastère, situé entre Issoire et Volvic, n'est pas nommé mais il apparaît évident que son identification offrirait un indice capital sur la datation et l'auteur de cette addition à la Vita tertia ^s. Quant à la secunda translatio, elle fait allusion à la fondation de Mozac par Calmin, Romuleae urbis senator egregius, en l'honneur de saint Pierre et de saint Caprais ; elle évoque le rôle de Lanfroid (qui s'efforçait d'imiter Marthe sans négliger Marie) et explique la décision favorable de Pépin par une vision. Pépin, qui se trouvait à Clermont, aurait été conduit en rêve dans la basilica Saint-Priest de Volvic ; devant un tribunal céleste présidé par le Christ lui-même, il aurait rencontré Austremoine, vêtu en évêque mais en tenue de voyage ; Austremoine lui aurait expliqué que l'abbaye de Mozac lui avait été confiée par Dieu pour qu'elle soit sous sa protection [sub mea tutela et munimine). La translation proprement dite s'accompagne de l'amplification d'un miracle climatique déjà relaté dans la Vita secunda ; elle est réalisée par le souverain et par Joseph, régis apocrisarius, dont l'hagiographe signale

^'^ Éléments de réflexion dans M. SOT, « La Rome antique dans l'hagiographie épiscopale en Gaule », dans Roma antica nel Medioevo. Mito, rappresentazioni, sopravvivenze nella Respublica Christiana dei secoli IX-XII, Milan, 2001, p. 163-188 (pour Austremoine et Mozat, p. 175-176 et 184, avec certaines approximations). Ce dossier doit aujourd'hui être repris à la lumière de la thèse d'A. KRUGER, Siidfranzôsische Lokalheilige zwischen Kirche, Dynastie und Stadt vom 5. bis zum 16. Jahrhundert, Stuttgart, 2002 (Beitrâge zur Hagiographie, 2) et A. REMENS^rYDER, Remembering Kings Past..., p. 96-98. ®8 Pierre-François Fournier pense que l'hagiographe a « inventé ce monastère de nonnes, afin de décharger sa mauvaise humeur, par personne fictive interposée, contre le monastère d'Issoire, devenu le rival de celui de Mozac » (« Saint Austremoine », p. 463, n. 181). Je crois, tout au contraire, qu'il reflète une sensibilité très particulière envers le monachisme féminin et qu'il prend en compte le renouveau de l'image de Marie Madeleine ; voir, surtout, les travaux de J. DALARUN, dont « La Madeleine dans l'Ouest de la France au tournant des Xle- Xlle siècles », dans MEFRM, 104, 1992, fasc. 1, La Madeleine, Ville-XlIIe siècle, p. 71-119. Le monastère décrit dans la Prima translatio reste encore rebelle à toute identification. Récemment, et sous réserve de recherches ultérieures, Christian Lauranson-Rosaz me propose le village de -Sainte-Marthe. 90 ALAIN DIERKENS qu'il deviendra abbé de Thiers ; la date est précise : anno ab incarnatione Domini nostri Jesu Christi DCCLXIIII, indictione II, régnante domno Pipino anno XXIV [...]; eodem tempore imperahat Romanis Constantinus filius Leonis imperatoris

La Visio Lamfredi La Vision de Lanfroid (BHL 852) est un petit texte curieux, connu par un seul manuscrit (Clermont-Ferrand, BM, 147, P 147 v°) 9o ; un auteur (ou un copiste) anonyme du XII^ siècle a mis par écrit, en une petite écriture serrée, la Vision sur un folio resté vierge d'un manuscrit de Saint-Alyre de Clermont. Découvert par Bruno Krusch lors d'une visite à Clermont en 1892, il n'a pas encore bénéficié d'une réelle étude si. Le récit en est extrêmement compliqué : pendant la nuit de Noël, l'abbé Lanfroid a vu un cerf blanc entrer dans le monastère de Mozac et dessiner, de ses cornes et de ses pattes, dans le sol du cimetière situé au nord de l'église Saints-Pierre-et-Caprais, le plan d'une église {in modum ecclesie fabricande) 92. Huit jours plus tard, Lanfroid rêve qu'il se trouve aux côtés de Pépin (d'abord qualifié de dompnus, puis de rex) qui dormait dans son

^^Vita tertia Austremonii, add. (= Secunda translatio, XII) ; éd. G. VAN HOOFF, p. 80. 90 Sur ce manuscrit originaire de Saint-Alyre de Clermont, voir supra, n. 14. P.-Fr. FOURNIER, « Saint Austremoine », p. 439, signale qu'un autre texte apparenté à la Visio Lamfredi a été connu et cité par Pierre Durand (deuxième édition de J. SAVAKON, Origines de Clairmont, ville capitale d'Auvergne, Clermont, 1662, p. 179-180). Pas plus que Pierre-François Fournier, je n'ai encore eu l'occasion d'étudier ce document. 91 Br. KRUSCH, « Reise nach Frankreich im Frùhjahr und Sommer 1892. 3. Aufzeichnung des Abtes Lamfred von Mozac ûber Kônig Pippins Beziehungen zu seinem Kloster », dans A^eues Archiv, XIX, 1894, p. 17-25, éd. aux 24-25. Sur cet article, voir A. PONCELET, « La plus ancienne vie de saint Austremoine », Analecta Bollandiana, 13, 1894, p. 33-46. 92 Visio Lamfredi, éd. Br. KRUSCH, p. 24 : ... visus est mihi cervus in monasterio meo ingredi, candidus ut nix, nocte qua Nativitatis Christi domini vigilie per universum orbem celebrantur, et in cemiterio, quod iuxta templum sacrum dompni Pétri apostoli et sancti Caprasii erat, a parte aquilonari quandam divisionem suo cornu ac pedibus ostentari in modum ecclesie fabricande. Et sicut in nive vestigium cornu et pedum eiusdem cervi apparuit, ita et sub nive simili modo in terra apparuit... Ce t3fpe de miracle faisant apparaître un cerf n'est pas unique en Auvergne ou en Velay, comme l'a signalé Michel Cariât en citant un miracle lié à la cathédrale du Puy (éd. Odon de GISSEY, Discours historique de la très-ancienne dévotion à Notre-Dame du Puy, 1620, p. 36-37). Voir aussi A. REMENSNYDER, Remembering Kings Past..., p. 60-61, et, tout récemment, é. BOZOKY, « La légende de fondation de Maillezais », dans L'abbaye de Maillezais, des moines du marais aux soldats huguenots, C. TREFFORT et M. TRANCHANT éds., Rennes, 2005, p. 17-26, surtout p. 21 (Fécamp) et p. 26 (avec la bibliographie de la n. 27). UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 91 palais d'Orléans. Lanfroid raconte au roi l'histoire du cerf ; Pépin, à son tour, raconte à Lanfroid un rêve qu'il avait fait peu de temps auparavant dans la basilica Sainte-Croix d'Orléans : il avait été conduit devant les ruines d'un monastère par un vieillard resplendissant qui lui avait enjoint de construire là une basilica et de rendre son pristine honneur au monastère qui lui avait été confié par Dieu {hune locum tibi commissum a Deo) 93. Lanfroid est alors réveillé par un moine qui l'appelle à l'office de mâtines, le jour de la Circoncision. Peu de temps après, de retour d'une campagne contre le duc Waifre, Pépin se trouve en Auvergne et assiège la civitas de Clermont ; il se souvient alors de son rêve et décide d'aller à Mozac pour y prier. Lanfroid et la communauté monastique viennent à sa rencontre. Lanfroid et Pépin se racontent leurs visions respectives. Pépin apprend que l'abbaye de Mozac avait été fondée par le senator Calmin ; l'abbé lui montre les traces laissées par le cerf dans le cimetière ; Pépin décide de faire procéder à la construction d'une superbe basilique, donne l'or et l'argent nécessaires et fait amener à Mozac, par chariots tirés par des paires de bœufs, des grandes pierres taillées provenant de la cité de Clermont qu'il venait de détruire en grande partie. Pépin nomme un certain Adelbert comme successeur de l'évêque Etienne de Clermont, décédé depuis peu. C'est cet Adelbert qui conduit de Volvic à Mozac les reliques d'Austremoine, avec l'appui du souverain qui avait bénéficié d'une nouvelle vision à ce propos. Adelbert décide de se faire enterrer à Mozac.

La falsification de la charte de "848" Enfin, l'interpolation (ou la falsification drastique) de l'acte de 848 fait notamment allusion à la fondation de Mozac par Calmin, nobilissimus senator Romanorum, et sa femme Numadie ; Calmin, qm a perdu son pouvoir politique par la méchanceté d'hommes mauvais (pravitas malorum hominum), aurait fait don à Mozac de quantité de terres et de biens ; Pépin aurait trouvé l'abbaye de Mozac dans un état déplorable {cuncta a malignis christianis direpta invenimus) et, en consultant les documents que lui avaient apportés Lanfroid et les membres de la communauté de Mozac, avait décidé de confirmer à l'abbaye tous ses biens et de la prendre sous sa protection ; n aurait ensuite ajouté à ces biens d'autres domaines confiés à saint Austremoine, dont il

93 Visto Lamfredi, éd. Br. KRUSCH, p. 24 : Vestigia hec que conspicis a sancto angelo assignata esse scias. Nam hic basilica est a te edificanda. Sciasque hune locum tibi commissum a Deo renovandum ac in proprio honore, ut olim ian fuerat, reparandum. Les compléments de la Vita tertia faisaient dire à Austremoine, que Mozac était sous sa protection à lui... 92 ALAIN DIERKENS

venait de transférer les restes de Volvic à Mozac, partout qualifiée de monasterium nostrum. La date de l'acte, déjà mentionnée ci-dessus S"*, ne comprend pas de millésime.

Et saint Calmin ? Le nom de Calmin, qui n'est cité ni dans les Vita prima et Vita secunda Austremonii, ni dans la première partie de la Vita tertia, figurait peut-être dans la charte vraie de Pépin d'Aquitaine, au même titre que l'abbé Euterius ou que les rois mérovingiens Thierry IV et Clovis IH, mais aucune certitude n'est possible sur ce point. Il est, par contre, mentionné, de façon sobre (comme illustre senator, responsable de la construction du monastère) dans la secunda translatio ajoutée à la Vita tertia et dans la Visio Lamfredi, ainsi que, de façon beaucoup plus sophistiquée, dans l'interpolation de l'acte de "848". Une Vita Calminii {BHL 1526), connue seulement par l'édition, au XVIL' siècle, d'un manuscrit, aujourd'hui disparu de Mozac doit dater du second quart ou du milieu du XII^ siècle ; elle se termine, en effet (on l'a déjà vu), par la mention d'une campagne militaire du roi de France Louis VI contre le comte d'Auvergne, qui avait fait fortifier l'ab• baye de Mozac (1122 ou 1126) s'^. Ce texte, très favorable au roi - mais non à ses troupes ! —, parle notamment de Mozac comme monasterium regale 99. Il s'achève par la mention de la découverte de l'humble cercueil

94 Supra, p. 77. 95 A. REMENSNYDER, Remembering Kings Past..., p. 320 mentionne un manuscrit de 1636 (Paris, BNF, ms. lat. 11762, f 10r°-llv°) qui conserverait le texte de la Vita Calminii, mais ne dit hélas rien d'une comparaison avec l'édition des Acta Sanctorum mentionnée dans la n. suivante. 96 THOMAS D'AQUIN DE SAINT-JOSEPH [Christophe PASTUREL, cfr. P.-Fr. FOURNIER, « Saint Austremoine », p. 447, n. 123], Histoire de la vie de saint Calmine, Tulle, 1646, col. 337-354, reprise dans Guillaume CUPERUS éd., Acta Sanctorum, Aug., t. III, Paris-Rome, 1867, p. 758-762. 97 Cfr. supra, n. 67-69. 98 Vito Calminii, XVI, éd. G. CUPERUS, p. 761 : Latuit in illo humili loculo Vir beatus usque in tempora Ludovici régis Francorum ; qui filius Philippi régis insolentiam Galliarum fraeno imperii temperabat. Qui cum in virtute animi et potentia militari hostes circa se positos domuisset, Arvernicam gentem, consueta perfidia contra se rebellantem, in manu potenti violenter invadens, prima fronte Mosiacensem ecclesiam, quam adversus eum Arvernicus comes munierat, fortissimus expugnator obtinuit. Satellites regii captam ecclesiam cupidis perlustrantes oculis, rétro altare beati Pétri, scrinium sancti Calminii colore nimio rubricatum inveniunt... 99 Vita Calminii, VIII, p. 760. Pierre-François Fournier (« Saint Austremoine », p. 447, n. 123), a voulu tirer argument de cette expression monasterium regale pour UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 93 de bois (capsula lignea) de Calmin, enterré derrière l'autel majeur de l'église abbatiale et de la punition de soldats qui avaient voulu profaner le scrinium loo. La Vita Calminii appartient à une phase ancienne du culte : la femme de Calmin n'est pas citée et des abbayes qm seront plus tard attribuées à l'activité de Calmin, seules sont citées Saint-Chaffre et Mozac 101. n ne fait aucun doute qu'elle doit être placée bien avant la création de la superbe châsse en émaux de Limoges, toujours conservée à Mozac, et sur laquelle Namadie, omniprésente, et Calmin construisent aussi Tulle 102. La date de cette châsse exceptionnelle - c'est la plus grande châsse limousine conservée (81 x 45 x 24 cm) - n'est pas tout à fait sûre ; sa réalisation a été voulue par un abbé mozacois appelé Pierre, qui en a probablement déterminé l'iconographie (Petrus abbas Mauziacus I fecit capsam preciosam). Les historiens d'art s'accordent pour identifier ce Pierre avec Pierre III de Marsac, abbé de Mozac de 1181 à 1195 et, comme Pierre est représenté nimbé sur la châsse, ils sont enclins à placer l'achèvement de la châsse peu après la mort de Pierre, sous l'abbatiat de son successeur Guillaume de Bromont (1195-1205), donc à l'extrême fin du Xlle siècle io4. Par ailleurs, comme la falsification de l'acte de "848" fait apparaître - avec la graphie Numadie, alors qu'elle sera plus tard connue.

suggérer une datation de la Vita après 1169 (acte de Louis VII ; cfr. supra, n. 72) ; ce n'est pas impossible, mais pas indispensable. 100 Vita Calminii, XV-XVI, p. 760 : Sepultum est venerabile corpus illius rétro altare maius in capsula lignea, in qua per annos plurimos requiescens, sese petentibus, divina bénéficia precibus obtinebat. Suite du texte, supra, n. 98. 101 Vita Calminii, VII-IX, p. 760. 102 La châsse est conservée à Mozac, dans le bras sud du transept de l'église abbatiale. Etude et bibliographie complémentaire dans E. TABURET-DELAHAYE , L'œuvre de Limoges..., p. 174-177, n° 45 et dans A. REMENSNYDER, Remembering Kings Past..., p. 90-91. Couverture photographique et analyse des inscriptions dans R. FAVREAU, J. MICHAUD et B. MORA, Corpus des inscriptions de la France médiévale, t. XVIII : Allier, Cantal, Loire, Haute-Loire, Puy-de-Dôme, Paris, 1995, p. 224-228 et fig. 257-270. 103 Cependant, on ne peut, à mon sens, pas exclure qu'il se soit agi de Pierre II, attesté en 1165 (dans le même sens, avec discrétion, P.-Fr. FOURNIER, « Saint Austremoine », p. 448). Le style de la châsse me semble, en effet, archaïque pour une pièce de la fin du Xlle siècle. 104 On ne peut qu'être surpris par le fait que l'abbaye de Mozac ait financé une châsse somptueuse pour saint Calmin, mais non pour saint Austremoine. Comme les reliques d'Austremoine ont fait l'objet d'une nouvelle reconnaissance en 1197 (voir infra, n. 145) et ont été reposées dans leur ancien reliquaire, il semble logique de penser que la réalisation de la châsse de Calmin était bien avancée (ou terminée) à cette date. 94 ALAIN DIERKENS notamment sur la châsse, comme Namadie _ Ja femme de Calmin, inconnue de la Vita Calminii, on est naturellement enclin à dater ladite falsification entre la Vita et la châsse. La phrase de "848" faisant état de la déchéance de Calmin, amené à quitter la vie publique pour se consacrer à Dieu et fonder Mozac, ne trouve aucune correspondance dans la Vita Calminii qui, au contraire, place l'activité de Calmin en pleine période de gloire ; elle s'inscrit dans la rhétorique, déjà évoquée, de la "réforme" monastique.

Datation et signification Les liens qui unissent ces trois textes ont été fréquemment mis en évidence. La thèse de Léon Levillain, présentée une première fois dans Le Moyen Age de 1904 et fortement revue en 1926 dans le cadre de l'édition des actes de Pépin Jer et Pépin II d'Aquitaine i"**, pourrait se résumer comme suit : la falsification de l'acte de 848 a fourni les éléments nécessaires à la rédaction de la Visio Lamfredi et de la Vita tertia (considérée comme un tout : Vita, Revelatio, Translationes seraient dues à un même auteur). Une des constantes de ces trois récits est la place réservée aux origines de l'abbaye avec l'approbation royale et l'insistance sur la place du souverain dans l'histoire de Mozac, notamment qualifiée de monasterium nostrum en "848". Compte tenu de la datation des manuscrits qui conservent ces textes (le pseudo-original de "848" lo'' et le manuscrit le plus ancien de la Vita tertia seraient du XI« siècle), le moment le plus adéquat pour revendiquer un patronage royal est l'affaire de 1095. Pour empêcher l'évêque Duran de Clermont de céder leur abbaye à Cluny, les moines de Mozac auraient voulu bénéficier de la faveur du roi Philippe I""" et auraient produit le faux diplôme de 848 et une Vita d'Austremoine pour convaincre le souverain. Il en résulte que ces deux textes, auxquels il ajoute la Vita Lamfredi proche de ceux-ci, datent de peu avant 1095. Cette datation, présentée de façon brillante en recourant à un immense arsenal d'érudition, est actuellement acceptée

1"^ La châsse accorde, en effet, une place importante à Namadie ; un panneau est d'ailleurs consacré à sa mort et à son inhumation à Mozac. 106 L. LEVILLAIN, «La translation des reliques...», p. 281-337 ; ID., Recueil des actes..., p. 229-238. Comme le texte de 1926 tient compte des remarques suscitées par l'article de 1904 (par ex. L. DUCHESNE, « Sur la translation de saint Austremoine », Analecta Bollandiana, 24, 1905, p. 109-114) et actualise considé• rablement le raisonnement, je ne me référerai ici qu'au texte le plus récent. 10''^ Description du pseudo-original, aujourd'hui disparu, dans L. LEVILLAIN, « La translation des reliques...», p. 317 : Léon Levillain et Maurice Prou mettent en évidence des caractéristiques paléographiques qui renvoient au XI" siècle. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 95 par la quasi-totalité des historiens los. Certes, Pierre-François Fournier a montré que la Vita tertia de saint Austremoine ne peut être considérée comme un texte unitaire et, dans une note de son article de 1979 sur saint Austremoine los, a attiré avec raison l'attention sur le fait que l'expression monasterium nostrum de l'acte de "848" n'est pas aussi spécifique que le suggère Léon Levillain ; mais globalement il se rallie à une date voisine de la fin du XJe siècle "o. À mon sens, l'hypothèse de Léon Levillain pèche principalement par la signification donnée aux événements de 1095 m. Pour arriver à une autre proposition, plusieurs éléments peuvent être pris en compte, comme les biographies alléguées de l'évêque Adelbert, de Calmin et de sa femme Namadie/Numadie, du prêtre Joseph. Ou encore les dates proposées pour la translation, la compatibilité (mais aussi de réelles divergences) des difiiérentes versions résumées ci-dessus, etc. Ainsi il semble vraisemblable que la falsification de l'acte de 848 est antérieure à la Visio Lamfredi, qui l'a connue : la date de l'acte original (le 1er février de la vingt-quatrième année du règne de Pépin, sans millésime) avait été maintenue par le faussaire, mais l'auteur de la Visio décide de vieillir son abbaye : Pépin II d'Aquitaine devient Pépin le Bref. L'auteur des compléments à la Vita tertia va plus loin : la vingt-quatrième année du règne de Pépin est donc 764 (année calculée à partir de la mort de Charles Martel), ce qm entraîne l'ajustement de l'indiction au nouveau millésime (848, indiction XI devient 764, indiction II) et l'addition de la mention, correcte, du règne de Constantin V Copronyme, fils de Léon l'Isaurien, à Byzance. Dans cette hypothèse, l'évêque Adelbert, dont le nom ne figurait probablement pas dans l'original de Pépin II, apparaît en "848" ; ce qui donne lieu, dans la Visio, au développement sur

108 Par ex. G. FOURNIER, Le peuplement rural..., p. 146, 147, 549 etc. ou A. REMENSNYDER, Remembering Kings Past..., p. 319-320 et passim. 109 p.-Fr. FOURNIER : « M. Levillain, partant de l'idée que la soumission à une discipline plus stricte devait être envisagée avec déplaisir par les moines de Mozat, a supposé que ç'aurait été à l'occasion de leur rattachement à Cluny que l'acte faux de Pépin le Bref aurait été fabriqué par eux, en vue d'établir que leur monastère, étant sous la protection royale, ne pouvait en être retiré pour passer sous la domination de Cluny. Mais il n'y a rien de pareil dans le diplôme ; le simple emploi du possessif monasterium nostrum suffirait-il pour conférer à Mozac le privlège d'abbaye royale ?[...] Partant de son hypothèse, M. Levillain a assigné au faux une date un peu trop précise : peu avant 1095. » (« Saint Austremoine », n. 74, p. 438- 439). 110 Par exemple, P.-Fr. FOURNIER, ibid., p. 439 et 441-442. 111 Je rappelle que, comme mon enquête est loin d'être achevée, on voudra bien prendre les lignes qui suivent comme un premier état de réflexions, susceptible de modifications. 96 ALAIN DIERKENS l'action et la tombe dudit Adelbert, qui feront désormais partie du récit habituel à Mozac 112 En ce qui concerne Calmin, on a vu que l'idée, exprimée dans la fausse charte de "848", d'une déchéance "politique" de Calmin avant la fondation de Mozac n'a pas de correspondant dans la tradition calminienne ; que la charte de "848" offre la première mention de la femme de Calmin, appelée Numadie, alors que la tradition ultérieure lui donnera préférentiellement le nom de Namadie ; qu'on trouvera de premiers éléments relatifs aux autres fondations attribuées à Calmin, dans la Vita Calminii du second quart ou du milieu du XIsiècle, puis dans les représentations de la châsse limousine de la fin du XII" siècle. La charte de "848" pourrait donc être postérieure à la Vita Calminii. Par ailleurs, il semble clair que la Visio Lamfredi ne se comprend que dans un contexte de construction monumentale : des fouilles autour de l'église de Mozac permettraient de mieux comprendre les allusions au cimetière et au dessin d'une nouvelle église au nord de la précédente "3 ; quant aux aux gros blocs romains transférés de Clermont à Mozac, il faut évidemment les rapprocher de ceux que l'on observe encore aujourd'hui dans l'église et dans la crypte. L 'acte de "848" a dû être rédigé dans un contexte difficile pour Mozac qui a souhaité, à la fois, assurer son temporel et se revendiquer d'une tradition illustre et ancienne, liée à des souverains mérovingiens et carolingiens (Pépin le Bref ou Pépin II d'Aquitaine) dont la protection est mise en valeur {nostrum monasterium) ; on peut penser aux événements de 1095, mais d'autres hypothèses sont possibles pour les décennies ultérieures. Quant à la Vita tertia, sa première partie ne doit rien à Mozac ; plutôt qu'à Issoire (c'est l'hypothèse de Pierre-François Fournier ^^*), je penserais à Limoges ou, éventuellement, à Cluny. L'ensemble Revelatio /Translationes, mozacois, est peut-être, lui aussi, ancien si l'on accepte la date proposée (XI^ siècle ! ce qui semble a priori difficile à concilier avec le reste du dossier) pour le plus ancien manuscrit qui le conserve, mais il est nécessairement postérieur à la falsification de la charte de "848". Le fait que la secunda translatio fasse de Joseph un

Quod sancti Austremonii ossa Mausiacum a Pipino rege translata ibi serventur, éd. G. VAN HOOFF, p. 80-82. Cfr. supra, n. 79 (m fine). 113 Ce qui, en bonne logique, impliquerait que l'église antérieure à celle qu'a dessinée le cerf (cette dernière étant vraisemblablement l'église actuelle) devait se trouver au sud de l'église actuelle. L'hypothèse qui s'impose est que les travaux de bâtiments conventuels liés à l'église romane ont fait apparaître des tombes et des traces d'anciens bâtiments, que, très logiquement, l'auteur de la Visio attribue à l'église d'avant la translation des reliques d'Austremoine. 114 p -Fr. FOURNIER, « Saint Austremoine », notamment p. 456-464. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 97 abbé de Thiers et que tant la revelatio que la prima translatio consacrent des lignes favorables à Volvic n^, rattachée à Mozac en 1169 1", pousse à placer la rédaction des compléments à la Vita tertia tard dans le XII" siècle...

Les apports du dossier artistique et monumental

Dans le dossier de Mozac, une part doit être réservée à l'histoire de l'art et de l'architecture. Du point de vue architectural, l'église de Mozac s'inscrit, en effet, dans la ligne de ce qu'il est convenu d'appeler les "églises majeures" d'Auvergne : chevet à déambulatoire et chapelles rayonnantes établi sur une crypte de même plan, transept doté d'absides orientées et d'une tour-lanterne implantée sur un massif barlong, nef à bas-côtés surmontés de tribunes n^. Si l'on excepte la tour•

nis Sur Thiers, l'article de base reste celui de P.-Fr. et G. FOURNIER, « Remarques sur les origines de Thiers. A propos de l'ouvrage récent de M. Paul Combe », Revue d'Auvergne, 72, 1958, p. 65-100. Du point de vue architectural, voir maintenant P. PERRY, « L'ancienne église abbatiale du Moûtier de Thiers en Auvergne : nouvelles considérations sur le monument du Xle siècle », Hortus Artium Medievalium, 6, 2000, p. 105-120. lis Ceci est notamment perceptible dans les dernières lignes du récit de la Prima translatio (VI, éd. G. VAN HOOFF, p. 79), dans lesquelles l'hagiographe explique la tranfert des reliques d'Austremoine de Volvic à Mozac par le fait que Dieu n'a pas voulu que soient enterrés, dans la même église, les corps de deux si grands évêques ; ... cum inibi eius sancta membra diu quievissent, nolens Divinitas geminum decus Ecclesiae suae, haec videlicet duo magna luminaria, unius loco contineri angustia, plaçait iterum divinae maiestati sanctum martyrem ab eodem removeri loco. Il'' P.-Fr. FouRNiER, « Saint Austremoine », p. 438, n. 72. Éléments de bibliogra• phie dans C. Roux, « Saint-Priest de Volvic », Congrès Archéologique de France, 15» session (2000), p. 427-435. 118 La bibliographie principale se lira dans l'état de la question de L. CABRERO- RAVEL, «Saint-Pierre de Mozac... », p. 313-324. Ajouter, depuis, le chapitre assez faible du point de vue historique mais intéressant par ses illustrations, de D. DE LAROUZIÈRE-MONTLOSIER, L'invention romane en Auvergne, de la poutre à la voûte (fin X^-XIe siècle), Nonette, 2003, p. 263-272. 119 Je reprends ici les caractères énumérés par L. CABRERO-RAVEL, « Saint-Pierre de Mozac... », p. 318. De façon plus générale, voir, par exemple, X. BARRAL I ALTET, Art roman en Auvergne, Rennes, 1984, p. 28-32 ; B. CRAPLET, Awyerg^ne romane..., p. 28-39 ou E. VERGNOLLE, L'art roman..., p. 195-198. L'étude attentive des restaura• tions des XIXe et XXe siècles apportées à ces "églises majeures" révèle une tendance à la normalisation architecturale des églises auvergnates, au point de se demander si le type de ces églises n'est pas largement le résultat de l'attitude des "archéo• logues" plutôt que le reflet d'une réalité. Voir, par exemple, G. BARRIèRE, « La tour occidentale de la basilique Notre-Dame-du-Port à Clermont-Ferrand », dans L'invention de l'art roman au XIXe siècle. L'époque romane vue par le XlXe siècle, A. REGOND éd., Clermont-Ferrand, 1999 {Revue dAuvergne, n° 553), p. 105-117. 98 ALAIN DIERKENS porche antérieure 120^ l'ensemble conservé de la nef et du transept montre, en effet, d'étroites relations avec Notre-Dame du Port à Clermont-Ferrand, Notre-Dame d', Saint-Nectaire, Issoire et Saint-Saturnin, dont on a l'habitude de faire remonter le prototype à la cathédrale de Clermont 121. Sur cette base, ces églises sont habituellement datées de la première moitié et du milieu du XII^ siècle ; pour Mozac, on suggère volontiers « le deuxième quart du XIsiècle comme période possible du lancement de la construction » i22_ Mais de quand date la cathédrale "prototype" de Clermont : du milieu du X" siècle (au début de l'épiscopat d'Etienne II) ou des environs de l'an mil ? ou faut-il supposer que la cathédrale d'Etienne a été remplacée, à la fin du XI" siècle voire au début du XII" siècle, par une église que l'on a mise en relation avec le voyage d'Urbain II 123 ? La date traditionnelle de 946 pour la consécration de la cathédrale n'est attestée que très tardivement et ne semble pas mériter grand crédit 124. H est, par contre, évident que l'évêque Etienne II 125 est à l'origine de travaux importants à la cathédrale, comme le prouvent la Visio de Robert de Mozac - qui précise même le nom de l'architecte, Alleaume 126 _^ les premiers inventaires des reliques de la cathédrale de Clermont et une Uste des églises de Clermont des environs de l'an mil i2v et comme le suggère le

120 Cfr. supra, n. 42. 121 Sur la cathédrale de Clermont, l'étude de base reste celle de M. VIEILLARD- TROIEKOUROFF, « La cathédrale de Clermont, du Ve au XlIIe siècle », Cahiers Archéologiques, 11, 1960, p. 199-247, dont bien des conclusions doivent être revues de façon drastique. 122 L. CABRERO-RAVEL, « Saint-Pierre de Mozac... », p. 324. 123 M, VIEILLARD-TROEIKOUROFF, « La cathédrale de Clermont... », p. 220. 124 Les éléments du dossier sont rappelés, avec beaucoup de clarté, par E. VERGNOLLE, « Les débuts de l'art roman dans le royaume franc (ca. 980-ca. 1020) », Cahiers de Civilisation Médiévale, 43, 2000, p. 161-194, à la n. 37 de la p. 169. 125 É. Vergnolle (« Les débuts de l'art roman... », p. 169, n. 37) me semble faire preuve d'une prudence excessive quand elle donne 1029 comme terminus ante quem. Tout comme P. CHEVALIER, « La cathédrale de Clermont-Ferrand : la crypte », dans Congrès Archéologiques de France, 158^ session (2000), p. 135-140 (à la p. 136), qui suggère les deux premières décennies du XI^ siècle. 126 Voir supra, n. 37-38. 127 Bibliographie dans Chr. LAURANSON-ROSAZ, LAuvergne et ses marges..., p. 254 (et pl. hors texte). La hste des églises et autels de Clermont est, elle aussi, conservée par un seul manuscrit, le ms. 147 de la BM de Clermont-Ferrand, provenant de Saint-AJyre (cfr. supra, n. 14 et n. 90) : Libellus de ecclesiis Claromontanis, éd. W. LEVISON, MGH, Scriptores rerum merovingicarum, t. VIT (Hanovre-Leipzig, 1920), p. 454-467. Sur ce texte capital, en dernier lieu, voir Chr. LAURANSON-ROSAZ, « Inventaire des églises, autels et reliques de Clermont », dans Autour de Gerbert dAurillac. Le pape de l'an mil, O. GUYOTJEANNIN et E. POULLE éds., Paris, 1996, p. 213-217, dossier n° 32. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 99 fait que le chevet de Saint-Aignan d'Orléans a été copié, vers 1029, sur celui de la cathédrale de Clermont 128. La cathédrale de Clermont, conçue sous l'épiscopat d'Etienne (t vers 984), remonte donc nécessairement aux environs de l'an mil lato sensu. Par ailleurs, comme aucun texte médiéval 129 ne fait allusion à des travaux importants aux environs de 1100, l'existence d'une nouvelle cathédrale liée à Urbain II doit être mise en question. Ne faudrait-il pas plutôt se demander sur quoi reposent les assertions de ceux qui veulent faire, à tout prix, dépendre les "églises majeures" d'Auvergne d'une cathédrale romane qui remonterait à la charnière des XI" et XII« siècles et dont il faut bien avouer que l'on ne sait pas grand chose i^o ? D'un point de vue formel, la crypte de Mozac, dont la première mention explicite est très tardive (1197, à l'occasion de la reconnaissance des reliques d'Austremoine par l'évêque de Clermont i3i), dépend très vraisemblablement de la crypte de la cathédrale 132. Sa datation fait donc, elle aussi, l'objet de discussions acharnées : est-elle carolingienne et doit- elle être mise en relations avec la translation des reliques d'Austremoine en 848 i33 ? est-elle, partiellement ou totalement, tributaire de la crypte de

128 Source (rédigée vers 1033) : HELGAUD DE FLEURY, Epitoma vitae régis Rotberti pii, XXII, éd. R.-H. BAUTIER et G. LABORY, Vie de Robert le Pieux, Paris, 1965 (Sources d'Histoire Médiévale, 1), p. 108 (avec la n. 2 des p. 108-110) : Caput autem ipsius monasterii fecit miro opère in similitudinem monasterii sancte Marie matris Domini et sanctorum Agricole et Vitalis in Claromonte constituti. 129 Selon toute apparence, le plus ancien texte à parler d'Urbain II en rapport avec la construction d'une nouvelle église cathédrale à Clermont, date du début du XVIe siècle; cfr. M. VIEILLARD-TROIEKOUROFF, «La cathédrale de Clermont...», p. 220. 130 Ceci pose la question de l'interprétation des restes monumentaux mis au jour lors de "fouilles" et de travaux de restauration du XIXe siècle. Faut-il vraiment dater des environs de 1100 - et non de la première moitié du Xle siècle - l'un ou l'autre des murs dont on a retrouvé les substructions ? 131 Quod sancti Austremonii ossa Mausiacum a Pipino rege translata ibi serventur, X, éd. G. VAN HOOFF, p. 81-82 : haec demonstratio facta fuit subtus maius altare, in inferiori crypta quae vocatur confessio. Cfr. infra, n. 145. 132 État de la question le plus récent : P. CHEVALIER, « La cathédrale de Clermont... », p. 135-140, qui consigne les premiers résultats d'un nouvel examen des vestiges in situ et des rapports de fouilles inédits. Dans cet article très prudent. Pascale Chevalier met en évidence trois phases d'aménagement de la crypte ; elle pense (p. 136) à une crypte construite « vers l'an mil ou juste après » alors que le chevet roman, avec son déambulatoire à quatre chapelles rayonnantes en hémicycle, serait de l'extrême fin du Xle siècle. 133 Par exemple A. COURTILLé, «Mozac», p. 185-186 et B. CRAPLET, Auvergne romane..., p. 123. Mais les termes du miracle additionnel de la Vita Austremonii secunda (vers 900) ne vont pas dans ce sens ; cfr. supra, n. 36. 100 ALAIN DIERKENS la cathédrale d'Etienne II 1^4 ? ou est-elle entièrement contemporaine de l'église romane et de son chœur, aujourd'hui disparu ? Les arguments d'archéologie monumentale se complètent de considérations sur la sculptures des chapiteaux, d'une qualité tout à fait exceptionnelle et d'un style très caractéristique, à ce point original qu'on n'a aucune certitude sur la date de leur réalisation. Certains optent, en effet, pour une datation très haute et n'hésitent pas à parler des années 1080 ; d'autres défendent l'idée d'une filiation par rapport à la cathé• drale "romane" disparue de Clermont et proposent donc les environs de 1100 i3'7 ; d'autres encore défendent une datation basse et, notamment en rEiison de la qualité plastique des sculptures, sont plutôt enclins à les dater des années 1160/1170 i^** La solution médiane (second quart du XII^ siècle) semble s'imposer dans l'historiographie récente i39. Dans la discussion, il fait fréquemment allusion à la date de 1095 : l'église de Mozac et ses sculptures 1*0 sont-elles les témoins d'un passé glorieux, un peu sulfureux, antérieur au rattachement à Cluny ? sont- elles, au contraire, le fruit de la sérénité retrouvée après 1095 et s'inscrivent-elles dans la ligne des options artistiques d'un Hugues de

13* D. DE LAROUZIèRE-MONTLOSIER, L'invention romane..., p. 266-268. 135 C'est, par exemple, l'idée défendue par L. CABRERO-RAVEL, « Saint-Pierre de Mozac... », p. 319 : « tout désigne donc la crypte de Saint-Pierre de Mozac comme une construction du XlJe siècle, fortement inspirée par la crypte de la cathédrale de Clermont-Ferrand dont elle reprend, en les modernisant, les principales dispositions architecturales et même le type de chapiteaux sculptés ». Le chœur roman, détruit lors d'un des tremblements de terre attestés au XV<' siècle, a été remplacé (peu avant 1500?) par un chœur gothique ; cfr. L. CABRERO-RAVEL, ibid., p. 314 et n. 10 et A. COURTILLÉ, Auvergne, Bourbonnais, Velay gothiques. Les édifices religieux, Paris, 2002, p. 51-52. 136 Supra, n. 52. 137 Z. SwiECHOWSKi, Sculpture romane d'Auvergne, Clermont-Ferrand, 1973, p. 332-348. 138 A. K. PORTER, Romanesque Sculpture of the Pilgrimage Roads, New York, 1966 (réimpr. de l'édition de 1923), t. I, p. 237. 139 L. CABRERO-RAVEL, « Saint-Pierre de Mozac... », p. 320-324. 140 Aucun des chapiteaux conservés ne semble faire référence aux écrits hagio• graphiques produits à Mozac ou au culte d'Austremoine et de Calmin ; le nombre de chapiteaux consacrés à des scènes de l'Ancien ou du Nouveau Testament est d'ailleurs très réduit (cfr. J. WiRTH, L'image à l'époque romane..., p. 165 : « on peut même se demander s'il y a des thèmes chrétiens dans la nef de Mozac, en dehors de l'histoire de Jonas »). Aux chapiteaux, il faut évidemment ajouter les inscriptions lapidaires (comme celle qui ornait le tympan du portail nord ; cfr. Corpus des inscriptions médiévales, t. 18, p. 222-223, n° 72) et les sculptures qui ornaient les portails (par exemple le fragment de tympan conservé au Musée Mandet à Riom : une Cène, datée de la fin du Xle siècle ? ; cfr. D. DE LAROUZIèRE-MONTLOSIER, L'invention romane..., p. 268-269). UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 101

Semur ou d'un Pierre le Vénérable ? L'importance de l'enjeu mérite qu'on s'y attarde quelque peu. Jean Wirth, qui aborde la question sous un angle méthodologique au risque de déstabiliser le consensus des historiens d'art et des archéologues, part d'un constat : le terminus post quem de 1095 pour dater la construction (et les sculptures) des "églises majeures" d'Auvergne, dont Mozac, ne peut être maintenu, dans la mesure où rien ne prouve que le voyage d'Urbain II en Auvergne ait été nécessaire (ou indispensable) à la construction de la cathédrale "romane" de Clermont, prototype supposé desdites églises. Par ailleurs, plutôt que de penser que les chapiteaux de Mozac ont marqué le terme d'une évolution stylistique, jalonnée par les sculptures de Chanteuges ou de Brioude, il lui paraît plus logique de voir dans les chapiteaux de Mozac, des réalisations de qualité exceptionnelle qui auraient servi de modèles auxdites sculptures. Dit autrement, Chanteuges et Brioude n'offrent pas des termini post quos mais bien des termini ante quos, qui lui semblent confirmés par l'un ou l'autre parallèle stylistique (chapiteaux de Sainte-Foy de Conques, avant 1087 ; chapiteaux à griffons de Saint-Jacques de Compostelle, avant 1088 ; tombeau de saint Front de Périgueux, 1077). Par ailleurs, Jean Wirth voit dans le rattachement à Cluny en 1095 la sanction (« mesure punitive » envers des « moines malfamés ») d'une évolution spirituelle inquiétante. Puisque l'architecture de Mozac est plus proche de celle de Clermont que de Cluny et que, selon lui et contrairement à certains historiens d'art qui décèlent une « influence bourguignonne » dans les sculptures de Mozac (Zygmunt Swiechowski), aucun parallèle stylistique convaincant ne peut être établi entre les chapiteaux de Mozac et des sculptures « clunisiennes » lato sensu, il semble pertinent de supposer que la construction ait été anté• rieure à 1095. Une confirmation de cette hypothèse se trouverait dans l'iconographie des chapiteaux, dont la plupart sont antiquisants (profanes et non inspirés par les Écritures) tant du point de vue formel (modelé des figures humaines ou animales, où se marque une « intuitive imitation de l'anatomie antique>> ) que spirituel (choix des scènes représentées, souvent mythologiques, mais aussi témoignant d'une « prédilection pour les éphèbes » et les jeunes gens nus) i^i. Les dérèglements qui auraient exigé la « reprise en main » par Cluny pourraient être Hés à ces marques d'une pédérastie à l'antique (« thématique homosexuelle indissociable du culte de l'Antiquité ») ou, plus généralement, d'un esprit paganisant. Une date vers 1080 refléterait bien le chant du cygne de l'orgueilleuse abbaye...

141 Mais dans les possibles productions du scriptorium de Mozac, cette tendance "antiquisante" et cette propension à valoriser l'Antiquité classique ne se marquent aucunement. 102 ALAIN DIERKENS

Par cette ingénieuse hypothèse, Jean Wirth tire les conséquences de la remise en question de dates qui semblaient bien assurées (crypte de Clermont, cathédrale romane postérieure au voyage d'Urbain II, etc.) et propose une explication neuve pour des chapiteaux fort originaux. Elle me semble néanmoins difficile à accepter telle quelle, non seulement parce qu'elle fait trop peu de cas de décennies d'érudition et de discussions scientifiques qui ont abouti à définir une chronologie somme toute fort cohérente de la plupart des églises romanes d'Auvergne, mais surtout parce qu'elle confère à la donation de 1095 une signification que les textes ne suggèrent pas. C'est que, pour l'historien familiarisé avec le discours "réformateur" médiéval (réformes monastiques ou, plus largement, ma• nifestations de ce qu'il est convenu d'appeler la "réforme grégorienne"), les allusions au laxisme, au manque de rigueur dans l'observance de la règle, au non-respect des autorités, aux collusions avec le monde laïc, à la présence de "brigands" dans un lieu sacré 1*2^ etc. sont des arguments rhétoriques tellement fréquents qu'à moins de recoupements particu• lièrement significatifs ou d'arguments complémentaires, on ne peut les prendre au pied de la lettre. Par ailleurs, Mozac n'est pas une abbaye épiscopale et l'évêque de Clermont ne peut, à aucun titre, disposer d'elle. Tout au plus, peut-il, dans le cadre de son pouvoir pastoral, inciter l'abbé et la communauté à se conformer à de nouvelles normes spirituelles, à être plus attentifs à l'observance de la règle bénédictine et à suggérer des "précepteurs" ou des guides en ce sens (La Chaise-Dieu ou Cluny, par exemple) 1^3. Le vrai donateur est le comte d'Auvergne, dont l'acte de Duran et le diplôme royal mentionnent explicitement le rôle actif et positif dans la procédure. Sa décision s'inscrit dans un contexte plus vaste : importance croissante du modèle clunisien, influence de l'argumentation grégorienne visant à la "restitution" à l'Église de lieux de culte et de droits détenus par des laïcs i*^^ conséquence du discours sur la "Paix de Dieu" et

C'est l'argument utilisé, par exemple, pour justifier la cession de l'abbaye de Chanteuges à La Chaise-Dieu en 1137 : l'église, fortifiée, serait devenue un receptaculum predonum et homicidarum (éléments rappelés par L. CABRERO- RAVEL, « Entre tradition et modernité : Saint-Marcellin de Chanteuges (après 1137) », Hortus Artium Mediavalium, 7, 2001, p. 209-224 ; version corrigée d'un texte paru dans les Cahiers de la Haute-Loire, 1997, p. 7-42). 143 On comprend facilement, dans ce contexte, les divergences entre évêque et moines clunisiens quant à la reverentia exigée de Mozac et on rappellera que ce que le biographe d'Hugues de Semur condamne chez les moines de Mozac est lié au non-respect des autorités, tant administratives (l'ingérence de l'abbé dans la vie interne de l'abbaye) que scripturaires (les moines sont dits cultores proprie voluntatis). Par contre, les textes mozacois ne révèlent aucune hostilité particulière envers leur évêque diocésain. 144 Dans le présent cas, Robert qui détenait l'abbaye temporaliter (dans le langage grégorien, aucune autre alternative n'existe) procède à la donation à Cluny en UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 103 annonçant la Première Croisade, action personnelle d'Urbain II et signi• fication de son voyage en France, etc. La place occupée par Mozac dans la politique comtale du début du XII^ siècle et, notamment, marquée par la fortification de l'église abbatiale témoigne de la permanence et de la force des Uens entre Mozac et le comte. L'insistance des sources narratives mozacoises sur l'illustre passé royal de l'abbaye et les jugements favora• bles au roi (même lors du récit de conflits contemporains) montrent que la communauté religieuse était manifestement désireuse de s'affranchir de cette tutelle. Comme il faut prendre en considération à la fois les conflits des années 1120 et le temps nécessaire pour concevoir et mener à bonnes fins la construction de l'église et des bâtiments claustraux (dont les textes ne disent - hélas - rien), y compris la sculpture des chapiteaux, je m e rallierais volontiers à la datation traditionnelle proposée par la majorité des historiens de l'art et de l'architecture : le second quart du XII^ siècle pour le début des travaux de construction de l'église de Mozac.

Quelques propositions chronolt^ques en guise de conclusion

Dans l'état actuel de mes réflexions, je proposerais, pour les textes dont la datation fait difficulté, le schéma suivant. La première partie, inachevée, de la Vita tertia d'Austremoine pourrait être mise en rapport avec la donation de Mozac à Cluny : il s'agirait de mieux insérer Austremoine dans le réseau des saints évangé- lisateurs régionaux et, par ce biais, de situer Mozac face aux abbayes clunisiennes de fondation ancienne (comme Issoire ou Saint-Martial de Limoges). Un tel texte hagiographique, pour lequel Pierre-François Fournier avait proposé une origine icidorienne, pourrait avoir été écrit à Cluny ou, plus vraisemblablement, à Saint-Martial de Limoges (ou en rapport étroit avec Saint-Martial). La Vita Calminii, rédigée peu après le premier conflit entre le comte d'Auvergne et le roi de France (donc vers 1130 ?), aurait marqué une première étape dans l'appropriation, à Mozac, d'un saint régional. La falsification de la charte de 848 amplifie cette légende en y faisant entrer Numadie/Namadie et des éléments supplémentaires de biographie de Calmin ; par ailleurs, eUe renforce la place du roi dans la protection des biens et du statut de l'abbaye.

passant par l'intermédiaire de l'évêque, qui profite de l'occasion pour se recom• mander - lui, ses successeurs et le chapitre épiscopal - aux prières de Cluny. 104 ALAIN DIERKENS

Les travaiix de construction de la nouvelle église abbatiale ayant fait apparaître des éléments de bâtiments plus anciens, la Visio Lamfredi (vers 1140 ?), qui, par la personne de Lanfroid, s'ancre dans la tradition consignée/créée dans la charte de "848" (Pépin le Bref ayant pris le relais de Pépin d'Aquitaine, rôle de l'évêque Adelbert qui aurait été enterré à Mozac, rappel de l'action fondatrice de Calmin), explique non seulement l'existence d'une église ancienne (antérieure à celle dont le cerf miracu• leux a dessiné le plan), mais encore la présence de blocs de pierre d'origine romaine dans la crypte et ailleurs dans l'église. Enfin, les divers compléments à la Vita tertia, évidemment postérieurs à l'acte de "848", auraient pu être placés fort tard dans le XII" siècle si la datation paléographique d'un des manuscrits qui les consignent ne semblait s'y opposer. L'absence de tout nouveau miracle d'Austremoine à Mozac et la non-actualisation des miracles repris à la Vita secunda montrent que la rédaction de ces compléments n'a pas été entreprise pour des raisons "publicitaires", mais bien à des fins docu• mentaires et historiques. En 1197 145^ a lieu à Mozac une étonnante vérification de reliques. Si l'on en croit un récit mozacois contemporain des événements, Gaubert, moine de Mozac (apud Mausiacum nutritus et educatus fuit), avait espéré pouvoir succéder à Mansion au poste d'abbé de son monastère i^e. Il en fut décidé autrement : Gaubert, devenu abbé d'Issoire, aurait conser• vé une sérieuse rancune envers Mozac et aurait décidé de se venger en prétendant que Issoire avait conservé des reliques d'Austremoine i^v. À

La date est donnée à la fin du document intitulé Quod sancti Austremonii ossa Mausiacum a Pipino rege translata ibidem serventur (éd. G. VAN HOOFF, p. 80-82) : Actum est hoc anno ab incarnatione Domini 1197, IV Idus Aprilis, luna nona décima, feria quinta septimanae paschalis solemnitatis, Coelestino Romanae sedis existente pontifice, Roberto Arvernorum praesule, Philippo Francorum rege, Wilelmo Mausiaci abbate. Le texte décrit la succession des abbés d'Issoire et envisage la question des rapports entre Charroux et Issoire (cfr. aussi A. REMENSNYDER, Remembering Kings Past..., p. 270-271). Il devrait faire l'objet d'un examen baucoup moins superficiel que les quelques lignes que je lui consacre ici. Le seul abbé Mansion que mentionne la liste des abbés de Mozac dans la Gallia Christiana (t. II, col. 235 : Mansion, frater Aimonis abbatis S. Martialis Lemovicensis) est placé à la fin du IXe ou dans la première moitié du Xe siècle ; à moins d'une fâcheuse erreur de chronologie, il ne peut évidemment pas s'agir du même Mansion. 14'' Les différentes versions de la Vita Austremonii permettent assurément de distinguer le sort du corps d'Austremoine, de celui de la tête du saint (sur ce point, le rapprochement avec saint Julien de Brioude est évident) et, comme Austremoine avait d'abord été enterré à Issoire, toutes les conditions étaient réunies pour contester à Mozac la totalité des précieuses reliques. Pour le conflit entre Issoire et Mozac autour des reliques d'Asutremoine, cfr. A. REMENSNYDER, Remembering Kings Past..., p. 216-217 et 270-271. UNE ABBAYE MÉDIÉVALE FACE À SON PASSÉ 105

Mozac, l'abbé Guillaume demanda à l'évêque de Clermont de procéder à une reconnaissance des reliques reposant dans son abbaye. L'évêque Robert vint donc à Mozac, fit ouvrir le reliquaire d'Austremoine, mit au jour le corpus du saint, protégé par les tissus de soie et de lin qui remontaient à la translation de Pépin. Trois sceaux, dont le sceau royal, étaient encore en place et l'évêque ne voulut pas les briser pour conserver intact ce vénérable signe d'authenticité (ut tanti régis opus autenticum permaneret) ; il fit ouvrir le paquet par le côté non protégé, vit et montra les reliques, puis procéda à une inspection manuelle (episcopus ipsa beati Austremonii ossa pretiose oculis inspexit, manibus tetigit et digitis attrectavit). Cette ostensio eut lieu sous l'autel majeur, dans la crypte {in inferiori crypta quae vocatur confessio), en présence de l'évêque de Clermont et de l'abbé de Mozac, du prévôt de Clermont, de l'abbé de Saint- Alyre de Clermont et de l'abbé de Riom. Il fut alors décidé de replacer les reliques d'Austremoine dans son ancien reliquaire, en attendant d'avoir l'occasion de faire réaliser un reliquaire plus précieux. Quand on se souvient que c'est probablement pendant l'abbatiat de Guillaume, dans les dernières années du XIsiècle, que fut achevée la splendide châsse de Calmin, le sort réservé aux reliques de l'illustre évêque est suggestif La place qu'occupe Austremoine sur un des pignons de la châsse, toute entière consacrée à l'histoire de Calmin (à Mozac et ailleurs), ne dissimule pas que la priorité dans la lecture des origines et des premiers temps de l'abbaye a changé. Au saint évêque protecteur, on préfère le fondateur laïc.