Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

28 | 2015 Le goût musical

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2484 ISSN : 2235-7688

Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition imprimée Date de publication : 15 novembre 2015 ISBN : 978-2-88474-373-0 ISSN : 1662-372X

Référence électronique Cahiers d’ethnomusicologie, 28 | 2015, « Le goût musical » [En ligne], mis en ligne le 15 novembre 2017, consulté le 06 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2484

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L’étude du goût musical a rarement été appliquée aux musiques de tradition orale. Ce numéro aborde cette question non pas sous l’angle philosophique ou sociologique, mais d’un point de vue spécifiquement ethnomusicologique. Il s’agit de montrer comment des musiciens de sociétés variées, expriment et manifestent leurs goûts sur la musique qu’ils pratiquent, en fonction de leurs champs d’expérience. À partir de l’hypothèse qu’il existe partout une conception du « bien chanter » et du « bien jouer » qui sous-tend les divers savoir-faire musicaux, ce volume aborde les critères du goût musical selon plusieurs méthodes, notamment par l’analyse du vocabulaire des jugements de goût et celle des modalités d’exécution, le tout en relation aux contextes et aux systèmes de pensée locaux. Ce dossier s’attache ainsi à décrire les conceptions vernaculaires du goût musical afin d’explorer le champ des valeurs qu’il manifeste et dont il témoigne.

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SOMMAIRE

Dossier : Le goût musical

Avant-propos : le goût musical dans la tradition orale Nathalie Fernando et Dana Rappoport

La douceur : critère d’appréciation musicale chez les Tsiganes de Transylvanie Filippo Bonini Baraldi

Une approche esthétique de la performance chez les bardes karakalpaks d’Asie centrale Frédéric Léotar

« Étrangement musical » : les jugements de goût de Bernard Lubat à propos du logiciel d’improvisation ImproteK Marc Chemillier et Jérôme Nika

Råså et sentimiento : le sens musical à Java et au Pérou Marc Benamou

« Rate This MezmuR ». Ethnographie d’un groupe de discussion Facebook sur le gospel éthiopien Hugo Ferran

Les beautés de l’ambivalence en dispute, les nederlandsliedjies du Cap (Afrique du Sud) Denis-Constant Martin

Le goût suspendu. Goût, fadeur, notoriété en Chine François Picard

Pratiques vocales et expérience esthétique des chanteurs paysans de Martano, en Italie du Sud Flavia Gervasi

De la délectation à la médication. L’évolution des conceptions de l’effet de la musique dans l’ancien monde musulman Jean During

À plusieurs voix. Modalités d’exécution et d’appréciation de la ronde dansée kaikoṭṭukaḷi au Kerala (Inde du Sud) Christine Guillebaud

Le lisse, le plein, l’amer. Critères du goût musical sur l’île de Flores (Lamaholot, Indonésie) Dana Rappoport

Entretien

Profession : pygmologue Entretien avec Susanne Fürniss Madeleine Leclair et Susanne Fürniss

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Hommage

Hommage à Jean-Christophe Maillard (1954-2015) Luc Charles-Dominique

Livres

Brice GÉRARD : Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961) Paris : L’Harmattan Yves Defrance

Nathalie FERNANDO et Jean-Jacques NATTIEZ, dir. : « Ethnomusicologie et anthropologie de la musique: une question de perspective » Anthropologie et Sociétés, vol. 38, no 1, 2014 Roxane Campeau

Donna A. BUCHANAN : Soundscapes from the Americas: Ethnomusicological Essays on the Power, Poetics, and Ontology of Performance Farnham : Ashgate, 2014 Julian Whittam

Haekyung UM : P’ansori and the Making of Tradition in Modernity Liverpool : Soas Musicology Series, Ashgate, 2013 Han Yumi

Frédéric LÉOTAR : La steppe musicienne. Analyses et modélisation du patrimoine musical turcique Paris : Vrin, 2014 Ariane Zevaco

Jean LAMBERT et Samir MOKRANI, dir. : Qanbus, Tarab. Le luth monoxyle et la musique du Yémen Paris : CEFAS/Geuthner, 2013 Nicolas Elias

Patrick LAVAUD : Petite histoire de l’accordéon diatonique dans les Landes de Gascogne. Préfaces de Marc Perrone et Bernard Lubat. Bordeaux : éditions Confluences/Langon : Les Nuits Atypiques, 2014 Luc Charles-Dominique

Martin DOWLING : Traditional Music and Irish Society: Historical Perspectives Farnham : Ashgate Publishing. Popular and Folk Music Series, 2014 Patrik Vincent Dasen

CD | DVD | Multimédia

CHINE. Tsar Teh-yun, maître du qin Enregistrements réalisés en 1956 et entre 1966 et 1989 ; texte de Georges Goormaghtigh. 2 CD AIMP CVIII-CIX/VDE CD-1432/1433, 2014 Henri Lecomte

CHINE. Musique ouïghoure. Nava Abdukerim Osman Chimani Enregistrements, texte et photographie : Jean During, 1 CD Ocora Radio France C 569253, 2014 Mukaddas Mijit

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JAPON. Okinawa. Chants classique et courtois des Ryûkyû Enregistrement : Claire Levasseur, assistée de Romain Lenoir ; texte : Alain Desjacques. CD Ocora C560244, 2012 Bruno Deschênes

INDE DU SUD. Naiyândi Mêlam. Musique des cultes de possession Enregistrements, texte et photos : William Tallotte. 1 CD Ocora C 560245, 2014 Fabrice Contri

TURQUIE. Cérémonie de Djem Bektashi. La tradition d’Abdal Musa Enregistrements et texte : Jérôme Cler. CD Ocora Radio France C 560248, 2012 Samir Mokrani

Renaissance d’un bratch roumain Film DVD de Marie-Barbara Le Gonidec réalisé avec la collaboration scientifique d’Anne Houssay François Borel

KROKA LA NUI. Chansons traditionnelles en Savoie. Le répertoire d’Esserts-Blay (Basse-Tarentaise) Livre (84 p., ill. n.b. & coul.) et CD. Enregistrements et textes : Guillaume Veillet et Alain Basso. Annecy : Terres d’Empreintes, collection Patrimoine 02, 2014 Françoise Etay

Thèses

Fabrice CONTRI : Être compositeur en Inde du Sud : le kṛti chez les saints poètes musiciens de la Trinité carnatique Thèse de doctorat en Musique et Musicologie, soutenue le 21 novembre 2015 à l’Université Paris-Sorbonne

Adeline SANNIER-POUSSIN : Le chant militaire et sa pratique actuelle dans les Troupes de Marine Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 29 novembre 2014 à l’université de Nice Sophia-Antipolis

Angéline YÉGNAN-TOURÉ : Les arcs musicaux dans quelques musées d’Europe : une étude organologique, acoustique, musicologique, muséologique et ethnologique Thèse de Doctorat soutenue le 10 décembre 2014 à l’Université Paris Sorbonne (Centre Clignancourt)

Émeline LECHAUX : Tisser le fil de la mémoire. Contribution à l’histoire des répertoires musicaux des cérémonies de bwétè chez les Mitsogo du Gabon Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 16 janvier 2015 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

Jean POUCHELON : Les Gnawa du Maroc : intercesseurs de la différence ? Étude ethnomusicologique, ethnopoétique et ethnochoréologique Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 28 janvier 2015 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, effectuée en cotutelle avec l’Université de Montréal

Lucille LISACK : Une musique contemporaine ouzbèke ? Recomposition de l’école nationale et références occidentales en Ouzbékistan Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 29 mai 2015 à l’École des hautes études en sciences sociales

Droit de réponse

À propos du compte rendu par Zia Morabdolbaghi du livre de Hassan Tabar : Le Santur persan (Cahiers d’ethnomusicologie 27, 2014 : 295-297) Hassan Tabar

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Publications reçues

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Nathalie Fernando et Dana Rappoport (dir.) Dossier : Le goût musical

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Avant-propos : le goût musical dans la tradition orale

Nathalie Fernando et Dana Rappoport

Le goût est ce sens même qui connaît et pratique des appréhensions multiples et successives : des entrées, des retours, des chevauchements, tout un contrepoint de la sensation. Roland Barthes Le goût naturel n’est pas une connaissance de théorie, c’est une application prompte et exquise des règles mêmes que l’on ne connaît pas. Montesquieu

1 Dans ce numéro des Cahiers, nous abordons la question du goût musical non pas sous l’angle philosophique, ni sous l’angle sociologique, mais d’un point de vue spécifiquement ethnomusicologique. Il s’agit de montrer comment des musiciens de sociétés différentes expriment leurs jugements de goût sur la musique qu’ils pratiquent. On a cherché à expliciter les valeurs manifestées par ces jugements, non en fonction de la classe sociale à laquelle ces musiciens appartiennent mais en fonction de différents champs d’expérience. Cette approche constitue le premier jalon d’une réflexion sur la diversité et l’universalité des jugements esthétiques.

Les critères d’appréciation des musiques du monde

2 L’aventure qui a abouti à la publication de cet ouvrage a commencé à Paris en 2008, lors de la réunion de quelques ethnomusicologues et musicologues, autour du sémiologue Jean Molino. Dans le contexte de la « crise de l’art » si souvent invoquée en Occident (Michaud 2011), il s’agissait d’envisager le champ de l’esthétique d’un point de vue largement ignoré par les sociologues de l’art, celui de l’ethnomusicologie. En effet, si l’anthropologie de l’art a depuis longtemps débattu de la question de l’esthétique, notamment en ce qui concerne l’anthropologie de l’objet (Gell 1998, Schaeffer 2004), la musicologie n’a jamais pensé le « beau musical » dans un cadre élargi aux musiques de tradition orale. Il fut donc

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décidé de lancer un programme de recherche à l’Université de Montréal intitulé « Les critères du beau dans les musiques du monde »1. L’objectif était d’effectuer des enquêtes de terrain dans différentes sociétés sur le lexique utilisé par les musiciens et les dépositaires de la tradition pour analyser leur manière d’apprécier la musique, ainsi que d’évaluer les formes et les techniques de jeu en relation avec le contexte et les formes de pensée locales. Le but était d’établir des typologies permettant de comparer les critères d’appréciation propres à des sociétés parfois très éloignées les unes des autres.

3 Bien que le mot et le concept d’« esthétique » n’existent pas dans la plupart des sociétés dans lesquelles les ethnomusicologues travaillent, nous avons fait l’hypothèse que cette notion était pourtant tout aussi pertinente dans les musiques de tradition orale que dans celles de tradition écrite. Dans les premières, il existe une conception du « bien chanter », du « bien jouer » qui sous-tend les divers savoir-faire musicaux, ainsi qu’un vocabulaire particulièrement riche relevant du jugement de goût.

4 Toutefois, les critères du « beau » dans les musiques de tradition orale sont rarement formulés de manière explicite par les musiciens. Il a donc fallu les faire surgir par des moyens indirects afin de les analyser tout en les corrélant à la matière musicale avant de déterminer la façon dont ils sont pensés par ces sociétés.

De l’esthétique à l’appréciation musicale

5 Nous avons décidé dans un premier temps de renoncer à l’utilisation du terme « esthétique », au moins provisoirement, à cause des problèmes posés par sa définition, définition qui n’aurait pu faire l’objet d’un consensus au sein de notre groupe de travail. Comme le dit Jean-Marie Schaeffer : Le terme esthétique mobilise en général chez chacun de nous des prototypes mentaux très spécifiques. Ces prototypes sont sélectifs selon – dans le désordre – notre histoire personnelle, notre niveau de scolarisation, la culture à laquelle nous appartenons, le moment de la journée, notre classe d’âge, nos autres occupations ou soucis, notre milieu social, notre état de santé physique ou mentale, et ainsi de suite. Aussi est-il difficile de partir d’une compréhension partagée du terme (Schaeffer 2000 : 13).

6 De son côté, Jean Molino témoigne aussi de l’embarras qui saisit quiconque entreprend de donner une définition de l’esthétique : (…) les difficultés commencent dès que l’on se demande quel est son objet : s’intéresse-t-il avant tout à la création artistique, aux qualités particulières possédées par certains êtres ou aux événements ou aux réactions d’un sujet devant ces mêmes réalités ? (Molino 2015 : 1) 2.

7 Or, il s’agissait pour notre équipe d’embrasser tous ces aspects à la fois sachant, en vertu d’une approche tripartite désormais bien connue (Nattiez 1987), que la musique est à la fois fabriquée et/ou jouée par des musiciens, perçue et/ou écoutée par un auditoire partageant des valeurs esthétiques, qui peuvent être dévoilées, dans le cadre d’une analyse musicologique, par les manières d’apprécier la musique. Nous nous sommes donc proposé de substituer à la notion d’« esthétique » celle d’appréciation de la musique. Mais comment et pourquoi penser l’appréciation de la musique ? Pour y répondre, il est utile de rappeler comment celle-ci a été pensée en Occident.

8 Au cours des siècles derniers, l’esthétique a été définie soit dans le cadre de la science de la perception, soit dans celui de la philosophie de l’art. Le terme est utilisé pour la

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première fois en 1735 par le philosophe Baumgarten, pour qui il s’agissait de définir ainsi la science des sens, l’esthétique étant considérée comme « science du mode sensible de la connaissance d’un objet » (Baumgarten : Méditations, 1735). Dans la Critique de la faculté de juger (1790), Kant montre au contraire que le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance, car il est issu d’un plaisir qui ne nous révèle pas les propriétés de l’objet, et ne peut donc rester que subjectif. Le concept d’« esthétique » connaîtra un élargissement avec Hegel, qui en fait une philosophie générale des arts. « L’esthétique a pour objet le vaste empire du beau… et pour employer l’expression qui convient mieux à cette science, c’est la philosophie de l’art, ou plus précisément la philosophie des beaux-arts » (Hegel : Cours d’esthétique, 1818-1830). La génération la plus récente des théoriciens de l’art a produit plusieurs ouvrages importants sur la question3. On notera que les études occidentales portant sur l’esthétique ont toujours davantage intéressé les passionnés d’art plastique, des formes concrètes et préhensibles par le regard.

9 La musique, et a fortiori la musique de tradition orale, est un objet resté un peu en marge des études d’esthétique même si, dès le XVIIIe siècle, des traités, des essais et des études descriptives relatives à l’observation des qualités musicales voient le jour (Rameau 1722, Chabanon 1779). L’influence de certains de ces écrits particulièrement formalistes (Hanslick 1854), perdure jusqu’à nos jours en prenant parfois comme angle d’attaque un paradigme exclusif, tel celui de l’histoire (Dahlhaus 1970)4. L’esthétique musicale continue à être au cœur de la réflexion des musicologues, ainsi qu’en témoignent plusieurs ouvrages tels Perspectives de l’esthétique musicale (Arbo ed. 2007) ou encore Éléments d’esthétique (Accaoui ed. 2011).

10 Dans la vie musicale classique occidentale, les propos sur les valeurs esthétiques se déclinent à l’infini. Les compositeurs, les artistes, les interprètes et le public, averti ou non, discutent du beau musical, le plus souvent en référence à une expérience et à une culture personnelle ; l’appréciation de la musique classique occidentale fait donc l’objet de partage.

11 En revanche, s’agissant des musiques de tradition orale, rares sont les études systématiques ou comparatives sur la conception vernaculaire du « bien réaliser », sur les critères de facture et sur le métalangage de l’expérience esthétique. Les ethnomusicologues ont plus souvent concentré leur attention sur les contextes, les modes de performance ou les propriétés formelles de la musique que sur ses modalités d’appréciation. Or, les typologies de l’appréciation musicale devraient permettre de saisir au mieux ce que, culturellement, nombre de traditions musicales dans le monde ont développé comme concepts relatifs à cette expérience et la façon dont elles l’expriment à travers leurs savoir-faire respectifs. Nous nous sommes donc attachés à dégager les manières de qualifier le savoir-faire musical pour inférer des valeurs associées.

De Jean Molino à Jean-Marie Schaeffer

12 L’article du sémiologue Jean Molino, intitulé « Du plaisir au jugement : le problème de l’évaluation esthétique » (1990) nous a servi de point de départ5. Il pose les bases de l’analyse du jugement de goût en interrogeant le fondement anthropologique de l’expérience esthétique qu’il ancre dans l’expérience sensible. Les êtres vivants perçoivent les formes, les valeurs, les hauteurs et les rythmes qui, à l’instar de la lumière, ont le pouvoir d’agir sur nos affects. Jean Molino insiste sur la dualité de la perception esthétique qui relève indissolublement de l’ordre biologique et de l’ordre culturel, chaque

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société définissant implicitement ses propres codes pour apprécier les musiques. La question est de savoir lesquels. Dans cet article, il s’interroge sur le fonctionnement du jugement de goût en proposant les sept ordres qui le déterminent (raisons affectives, cognitives, morales, génétiques, techniques, historiques, objectives). Il reprend les critères des canons généraux de la beauté propres à l’histoire de l’art occidental, rappelant les trois conditions de la beauté platonicienne et néo-platonicienne : l’entièreté ou intégrité (integritas sive perfectio), l’harmonie (harmonia) ou l’accord dans la proportion des parties entre elles et avec le tout, et l’éclat (claritas) qui correspond au plaisir procuré par les qualités sensibles de ce qui dans l’objet retient le regard. Mille ans plus tard, au XX e siècle, l’esthéticien Beardsley (1981) définit à son tour la beauté par la réunion de l’unité, de la complexité et de l’intensité. Selon Molino (2009 : 356), cette continuité n’est pas due au hasard : toute recherche portant sur les propriétés de l’objet considéré comme beau part de l’étude des relations entre éléments, totalité et qualités6.

13 Dépassant la conception de l’esthétique encore ancrée dans l’idée du beau chez Molino, le philosophe Jean-Marie Schaeffer apporte un regard nouveau sur la question, non plus celui du sémiologue, mais celui du philosophe, grâce à une analyse critique de la notion d’esthétique. Rejetant les doctrines philosophiques du XVIIIe siècle, il montre que la dimension esthétique ne consiste pas en des propriétés objectales (esthétiques ou artistiques) mais en une attitude mentale spécifique face au réel. Il plaide ainsi pour une dissociation entre la problématique esthétique et la problématique artistique et propose une analyse des faits esthétiques qui ne soit plus centrée sur la notion d’objet mais sur celle de relation esthétique qui est l’équivalent de l’appréciation. L’activité esthétique est selon lui une activité de discrimination, de discernement. « Pour qu’on puisse parler d’une conduite esthétique, il faut que le (dé)plaisir soit le régulateur de l’activité de discernement et il faut que la source de la (dis)satisfaction soit cette même activité de discernement » (Schaeffer 2004 : 38). Pour Schaeffer, c’est vers l’anthropologie sociale et les sciences cognitives qu’il faut se tourner pour une meilleure compréhension du fait esthétique.

Vocabulaire des catégories du jugement de goût

14 Les syntagmes « goût musical », « appréciation musicale », « critères du beau musical », « jugement de goût », « jugement esthétique » sont souvent employés indifféremment, or ils n’ont pas la même signification. Outre la notion d’esthétique, nous avons également rejeté celle du « beau » pour dépasser l’opposition éculée entre le « beau » et le « laid », l’enquête de terrain devant nous fournir les catégories de compréhension de l’appréciation musicale à partir de l’examen du vocabulaire des musiciens. Il s’agit donc à la fois de rendre compte des goûts mais aussi des manières d’apprécier, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. On entendra par « goût » une perception immédiate issue de la sensation, et par « appréciation », la verbalisation, l’explicitation de cette sensation. Dès lors qu’il y a verbalisation, on peut déjà voir dans l’« appréciation » une forme de « jugement de goût », lequel ne porte donc pas sur la musique mais sur l’appréhension de celle-ci par l’auditeur.

15 Le jugement de goût suppose selon nous une série d’actions : goûter, apprécier, juger. La première correspond à la sensation immédiate causée par les formes sonores qui peuvent provoquer du plaisir ou du déplaisir. L’appréciation s’exprime à partir de ces sensations : elle est déjà une forme de distanciation par la verbalisation du goût. Le jugement, quant à

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lui, fait intervenir dans le processus d’élaboration de l’appréciation des normes d’évaluation techniques, émotionnelles, littéraires… Selon Jean-Marie Schaeffer, une même expérience attentionnelle peut donner lieu à plusieurs types de jugement différents dans l’évaluation des œuvres : si cette expérience est évaluée par rapport à son indice de (dé)plaisir intrinsèque, le jugement est dit « esthétique » au sens strict ; si elle sert à mesurer la conformité ou l’absence de conformité à un modèle posé en amont, on se trouve dans le cas d’un jugement « téléologique » ; si cette conformité est posée comme désirable et si ce caractère désirable est objectivé sous forme de prédicat de valeur, on se trouve dans le cas d’un jugement « normatif » (Schaeffer 2000 : 69).

Critères et valeurs

16 Malgré la très grande diversité des sociétés étudiées, les chercheurs participant au projet ont posé la même question partout : quels sont les critères du bien chanter, du bien danser, du bien jouer ? Chacun a mis au point des méthodes particulières permettant aux personnes interrogées de verbaliser des jugements de goût. Chacun a trouvé des voies d’accès différentes, par-delà le beau ou le laid, pour dégager des valeurs normatives.

17 L’observation des manières de vivre le plaisir musical a permis de mettre en évidence des critères d’appréciation à partir desquels on a dégagé des valeurs puis des catégories encore plus générales dans lesquelles ces valeurs partagent un certain air de famille, suivant en cela la méthode proposée par la sociologue de l’art Nathalie Heinich. Pour cette dernière, la question de la valeur est centrale en matière d’esthétique : il n’existe pas, en effet, de rapport esthétique au monde qui ne pose la question de la valeur, qu’il s’agisse de « la » valeur de la musique considérée, ou « des » valeurs du sujet qui le considère (Heinich 2012, Heinich et al. 2014).

Effets d’échelle

18 L’ensemble du dossier présente différentes ethnographies portant sur la question du jugement de goût. Ces dernières ne sont pas homogènes car les objets et les modalités d’approche sont variables, même si, à chaque fois, il s’est agi de recueillir la ou les manière(s) d’apprécier la musique. En plus du groupe de travail de Montréal constitué en 2011, d’autres auteurs ont été invités à contribuer à ce numéro qui poursuit la réflexion entamée il y a plus de vingt ans dans le numéro 7 des Cahiers de musiques traditionnelles (1994) déjà consacré à l’esthétique. L’approche dans les deux numéros diffère par la nature des sources : ici, les ethnomusicologues ont étudié le goût à partir du langage des musiciens eux-mêmes.

19 Ce volume n’est en aucun cas représentatif d’une quelconque totalité, parce que sur les onze études de cas, trois continents seulement sont concernés. Six articles concernent l’Asie (Karakalpakstan, Chine, Inde, Indonésie), trois l’Europe (France, Italie, Roumanie), et deux l’Afrique (Éthiopie, Afrique du Sud), l’un d’entre eux esquisse une comparaison entre l’Indonésie et l’Amérique du Sud (Pérou/Java). De plus, les études proposées ont été menées selon des échelles très différentes : Jean During et François Picard abordent le sujet à partir d’ensembles très larges (la Chine, l’ancien monde musulman), tandis que Filippo Bonini Baraldi, Dana Rappoport, Christine Guillebaud et Marc Chemillier étudient des unités restreintes (un seul village pour les Tsiganes, deux villages pour les Lamaholot,

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trois chanteuses-danseuses au Kerala, un seul musicien de jazz pour la France). Dans la plupart des cas, les études portent sur des musiques vivantes, dans d’autres, sur des musiques disparues (Gervasi) ou patrimonialisées (Léotar). Les sociétés observées sont elles aussi hétérogènes.

20 A ce propos, il convient de noter que le jugement de goût a rarement été étudié dans des sociétés rurales, mais plutôt dans des sociétés urbanisées, ce qui modifie l’approche employée.

21 Enfin, le cadre dans lequel les différentes études se déploient diffère souvent du tout au tout d’un article à l’autre : ainsi, les jurys de concours de choristes dans la métropole du Cap en Afrique du Sud (Martin) sont bien éloignés des groupes de discussion Facebook consacrés aux musiques évangéliques d’Éthiopie (Ferran).

Onze études de cas en regard

22 Filippo Bonini Baraldi montre comment, chez les Tsiganes de Transylvanie, la « douceur » (dulceaţă) est la valeur la plus importante pour juger de la qualité esthétique de la musique. Elle renvoie à une élaboration complexe de la mélodie qui vise à la « rendre vivante ». La musique est alors perçue comme un « être intentionnel » ayant le pouvoir d’agir sur les émotions des auditeurs.

23 Chez les bardes karakalpak d’Asie centrale, Frédéric Léotar analyse les critères d’évaluation des épopées chantées par les tenants de la tradition. À partir de termes collectés lors d’entretiens, de concours de musique et dans les salles de cours, il examine les modalités par lesquelles les bardes formulent leurs jugements de goût et met en lumière la variabilité sémantique d’un musicien à l’autre. Même si la verbalisation des sentiments exprimés en musique connaît ses limites et ses difficultés, l’analyse permet de faire émerger des valeurs parmi lesquelles le sentiment de cohésion induit par le barde, qui est fondamental à sa prestation.

24 En France, Marc Chemillier et Jérôme Nika s’intéressent au verbe de Bernard Lubat, jazzman et improvisateur français, original et utopiste, qui réagit aux phrases musicales produites par le logiciel Improtech en réponse à son jeu. De la parole du musicien surgit un ensemble de jugements de goût qui exprime son idéal esthétique. Au-delà des aspects techniques, la dimension quasi-philosophique de ses jugements de goût fait transparaître les valeurs du risque, de l’audace et du défi du hors-métrique induits par la mise en doute du soi.

25 Marc Benamou, spécialiste de la musique de javanais (et surtout du chant qui en fait partie), est l’un des auteurs du numéro ayant le plus travaillé sur le jugement de goût, sur l’île de Java en Indonésie. Dans son livre publié en 2010, consacré à la façon dont les musiciens javanais ressentent et apprécient leur musique, il a montré l’importance du concept de rasa dans la définition d’un bon musicien. Terme sanscrit éminemment polysémique, le rasa est à la fois un sentiment et une faculté perceptive et cognitive, une capacité à s’adapter, à s’ajuster à l’autre (Benamou 2010). Dans l’article qu’il propose ici, il étend son étude du rasa à une comparaison entre la musique de Java et la musique andine, deux musiques qu’il a étudiées, l’une pendant de longues années et l’autre dans un temps beaucoup plus court. À la recherche des points communs dans les manières d’apprécier la musique ici et là, il met au jour une série de traits comparables.

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26 Hugo Ferran observe les échanges dans un groupe de discussion Facebook pour recueillir les appréciations parfois radicales des amateurs de chants Mezmurs éthiopiens, une musique exportée au-delà des frontières sur les différents sites Web des congrégations évangéliques. Leurs propos varient d’une appréciation générale à des jugements de goût précis pouvant porter sur les structures musicales et notamment sur les échelles pentatoniques. L’enjeu de ces échanges est de déterminer des standards qui permettraient de donner une identité forte à ces musiques. Toutefois, la définition de ces standards suscite une querelle entre les « anciens » et les « modernes », notamment au sujet de la présence d’instruments électriques tel que le synthétiseur ou encore de la danse, condamnée parce qu’elle distrairait de la prière.

27 Cette opposition entre fidélité à une tradition et modification des répertoires, corrélée à l’idée de progrès, apparaît également dans l’article de Denis-Constant Martin qui décrit des concours de chants nederlandsliedjies entre chœurs dits « Malays », au Cap, en Afrique du Sud. Les critères esthétiques sont alors explicites, connus et mesurés par une note d’évaluation qui introduit une classification quantitative. Le paradoxe est que les critères retenus pour évaluer les performances se rapprochent des conventions occidentales, mais que les juges, en les appliquant, s’efforcent d’associer « tradition » (spécificité locale) et « modernité » (« qualité » du chant évaluée à l’aune des chorales européennes).

28 Les articles de François Picard et de Flavia Gervasi explorent la dimension purement sensible du jugement de goût : le premier relie l’appréciation musicale au gustatif tandis que le second associe l’appréciation de la voix au sentiment de beauté relié au souvenir de l’environnement du monde paysan dans lequel la performance prend sens. François Picard, dans le contexte chinois, illustre les jugements de goût par plusieurs exemples permettant de comprendre le rôle des facteurs socio-politiques dans la valeur accordée à une performance artistique. Dans le même temps, il rapporte le jugement des aînés qui fait référence à la continuité respectée ou non des usages anciens. Flavia Gervasi réintroduit la notion de quotidienneté qui éloigne la performance d’une conception occidentale de l’œuvre d’art et qui restitue au jugement esthétique l’incarnation nécessaire que lui confère le lien organique que la musique entretient avec le milieu de vie des paysans du Salento.

29 De son côté, Jean During aborde le goût par le biais de l’histoire. Le souci de plaire à l’auditeur a conduit les savants de l’ancien monde musulman à établir des correspondances entre les tempéraments humains et les propriétés des timbres et des rythmes, avant de se polariser sur celles des modes (maqâm). Parallèlement, l’utilisation de la musique comme médecine de confort conduit à des prescriptions médicales de plus en plus spécifiques, tandis que la recherche de l’optimisation de l’effet esthétique s’appuie sur une arborescence de correspondances entre les modes, les astres, les saisons, les classes sociales, les races, etc., qui détermine les goûts individuels. Les spéculations sur l’efficacité de la musique comme moyen de médication et/ou de délectation atteignent leur apogée au cours du XVIIIe siècle, mais presque rien n’en subsiste à l’aube de l’ère moderne, le goût comme notion centrale cédant la place à l’appréciation esthétique.

30 Christine Guillebaud décrit les tensions observables entre les voix individuelles et les voix collectives lorsqu’il s’agit de rendre compte des jugements de goût. À partir d’une enquête auprès de trois chefs de troupe, trois chanteuses-danseuses kaikoṭṭukaḷi au Kerala, elle a identifié les critères et les valeurs qui coexistent au sein d’un monde chorégraphique hétérogène. Ce sont les aspects compositionnels (la simplicité, la

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complexité), la perception globale de la forme (l’intelligibilité, l’harmonie) ou encore l’attitude intérieure des danseuses qui comptent. La valeur d’authenticité est partagée par les trois danseuses, témoignant d’un souci commun d’entretenir un lien à l’origine même si cette dernière ne saurait être identifiée de manière unanime.

31 Sur l’île de Flores en Indonésie, Dana Rappoport montre que le jugement de goût relève d’un plaisir combinant différents types d’appréciation : d’ordre auditif (la plénitude, l’attraction des voix), émotionnel (la dysphorie et l’ethos du chanteur) et cognitif (le sens résultant de la combinaison des paroles). Plénitude, attraction, dysphorie sont les trois valeurs principales résultant de l’analyse des nombreux critères du jugement de goût musical formulés par les chanteurs de la presqu’île de Tanjung Bunga.

32 Au total, ces onze articles dévoilent une variété d’appréciations issues de sociétés très diverses. Certains peuvent fournir les éléments nécessaires à une mise en regard des jugements de goût, laissant entrevoir un certain nombre de valeurs communes. Dans le cadre d’un projet visant à esquisser des universaux de l’appréciation, ces quelques études présentent les premières pierres d’un projet de longue haleine qu’il conviendrait notamment de poursuivre par un dialogue entre ethnomusicologues et sociologues de l’art.

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NOTES

1. Le projet a été initié par Jean-Jacques Nattiez et Nathalie Fernando de l’Université de Montréal. Il réunissait Dana Rappoport (CNRS-EHESS), Marc Chemillier (EHESS), Christine Guillebaud (CNRS/CREM), Flavia Gervasi (UdeM/MCAM) et Frédéric Léotar (UdeM/MCAM) ainsi que trois doctorants (Jean Pouchelon, Ons Barnat, Damien Verron). Il doit beaucoup à la présence de Jean Molino et à l’enthousiasme de Jean-Jacques Nattiez qui a provoqué la réunion de Paris en y invitant Nathalie Fernando et Flavia Gervasi. L’exposé de Jean Molino sur sa conception de l’esthétique et l’application qu’il en fait aux musiques de tradition orale nous a fourni nombre des outils pour mener à bien cette recherche. Les résultats obtenus ont fait l’objet d’un colloque organisé par Michel Duscheneau et Nathalie Fernando en mars 2013 à l’Université de Montréal : « Qu’en est-il du goût musical dans le monde au XXIe siècle ? » Auparavant, deux ateliers avaient été organisés à Paris et à Montréal, en 2011 et 2012, auxquels de nombreux auteurs de ce numéro ont participé. 2. Issue d’un ouvrage à paraître, la citation a été extraite du texte original de l’auteur. 3. Berthet 2006, Jimenez 1997, Rancière 2000, Schaeffer 1992, pour n’en citer que quelques-uns. 4. La liste est loin d’être exhaustive, notre propos n’étant pas ici de faire une synthèse des données sur l’esthétique. 5. Cet article a été repris dans Molino 2009.

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6. On lira également avec profit les autres textes de Molino dont la plupart ont été publiés dans Le Singe musicien : Sémiologie et Anthropologie de la musique (2009).

AUTEURS

DANA RAPPOPORT

Dana Rappoport (1968) est ethnomusicologue au Centre Asie du Sud-Est (CNRS/EHESS). Ses recherches portent sur les musiques de l’archipel indonésien, étudiées à la fois sous l’angle de la musicologie formelle, de l’anthropologie de la religion et de l’organisation sociale. Elle a mené successivement des enquêtes de longue durée sur deux terrains de recherche, chez les Toraja de l’île de Sulawesi (1991-2005), et depuis 2006, chez les Lamaholot d’Indonésie orientale (Flores, Solor, Adonara, Lembata). Elle est l’auteur de Chants de la terre aux trois sangs : musiques rituelles des Toraja de l’île de Sulawesi (2009), traduit en anglais et en indonésien, aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

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La douceur : critère d’appréciation musicale chez les Tsiganes de Transylvanie

Filippo Bonini Baraldi

1 À Ceuaş, petit village de Transylvanie, lorsqu’on parle de musique, le concept de « douceur » est au centre des discussions entre Tsiganes, qu’ils soient musiciens ou non. Le terme tsigane gulybó, et son équivalent roumain dulceaţă, qui désignent littéralement les sucreries qu’on achète aux enfants (chocolat, bonbons, confiture, etc.), sont couramment utilisés pour désigner la qualité de la musique : un bon instrument a un son dulce, une belle mélodie est dulce, un bon musicien joue cu dulceaţă (« avec douceur »)1.

2 La douceur de la musique se situe à un niveau profond de l’être humain – « dans la tête » ( în capu’) et « dans le cœur » (în inimă) – mais s’exprime par un savoir-faire technique : l’instrumentiste soliste a de la douceur « dans les doigts » (în degete). Ainsi, on dit d’un musicien qui joue avec douceur : « il bouge bien les doigts, il sait où s’arrêter, où commencer… et il joue beau, il ne fait pas d’erreurs, il n’a pas de défauts ».

3 Chaque musicien parle de la douceur à sa manière, mais tous soulignent une même idée : jouer avec douceur ne veut pas seulement dire jouer « juste, propre » (curat), en opposition avec jouer « faux » (fals), mais plutôt « faire plus, mettre plus, rajouter quelque chose » (mai faci, mai pui). Le contrebassiste Mutis entendait la dulceaţă comme une « finesse » (fineţe) de jeu, et utilisait la métaphore de la fleur pour exprimer ce qu’il faut ajouter à une mélodie pour qu’elle soit « belle » (frumoasă) : « Celui qui a de la douceur n’oublie pas les fleurs ! », disait-il lorsqu’il était en vie. Levente, violoniste, oppose la douceur à la « simplicité » (simplu) : « Si tu joues [la mélodie] de façon trop simple, alors elle ne sera pas douce, ce n’est pas ça, la douceur », et son fils Călin confirme que « comme ça [plus simple], c’est le style hongrois… »

4 La douceur est une sorte de marque personnelle d’un musicien : deux interprétations du violoniste Sanyi, enregistrées à une année d’intervalle, sont remarquablement proches, mais diffèrent sensiblement de l’interprétation qu’en donne son frère István. Quand plusieurs musiciens jouent ensemble, ces différences de style produisent un effet

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d’hétérophonie : la superposition de formules mélodico-rythmiques personnalisées et la diversité des ornements créent des décalages qui amplifient l’effet de désynchronisation et d’irrégularité rythmique déjà existant dans le jeu d’un seul violoniste (cf. Bonini Baraldi, Bigand & Pozzo 2015).

5 Tout le monde dans le quartier tsigane s’accorde sur un point : la douceur est une qualité propre aux Tsiganes : « Les Hongrois jouent également des airs « de chagrin » (de jale), mais leurs morceaux ne sont pas aussi doux que les nôtres ! Les Tsiganes savent ce que c’est la douceur ! », affirment-ils en chœur. Dans la rapidité des airs de danse, le style tsigane est censé être plus « âpre » (aspru), plus « virtuose » (virtuos), plus « nerveux » ( nervos), adjectifs qui valent aussi pour décrire la danse. Dans la lenteur des airs « de table » (de masă), les Tsiganes se distinguent par la dulceaţă. Qu’est-ce donc que cette douceur de la musique ? Se trouve-t-elle au niveau des variations structurelles, des ornements, des qualités acoustiques (timbre), du phrasé, ou de l’interprétation ? Peut-on tenter une analyse musicologique, ou serait-on ici en présence d’un jugement esthétique de l’ordre de l’ineffable, qui touche au ressenti subjectif, au cœur du sujet sensible ?

Analyse musicologique de la douceur

6 Afin de déterminer les paramètres acoustiques et musicaux associés au concept de douceur, je me suis rendu chez Sanyi, considéré de manière unanime comme étant le violoniste de Ceuaş « avec le plus de douceur dans les doigts ». Je lui ai demandé de jouer le même air « de table » deux fois : d’abord « sans douceur » (fără dulceaţă), et puis « avec douceur » (cu dulceaţă). J’ai ensuite répété l’expérience avec une mélodie d’un autre genre, la doină2. Bien que le fait de jouer un air sans douceur soit quelque peu artificiel, Sanyi n’a pas paru surpris ni perturbé par cette demande et semblait avoir pleinement compris l’enjeu de l’étude. Il n’a pas été nécessaire de réaliser les enregistrements plus d’une fois. Tout au long de l’expérience, Sanyi était accompagné au contră (violon alto à trois cordes) par son fils Alin. J’ai filmé avec une caméra vidéo la main gauche de Sanyi en choisissant l’angle qui met le mieux en évidence le mouvement des doigts (en vue plongeante, du côté de son épaule gauche)3.

01F 3A7 1. L’animation interactive « Jouer la jale » présente l’analyse de trois paramètres musicaux caractérisant les airs de jale (« de chagrin ») : le rythme, la désynchronisation entre mélodie et accompagnement, et la « douceur » (dulceaţă).

Voir l’animation En ouvrant l’onglet « douceur », il est possible de visualiser les transcriptions musicales et les vidéos liées à l’expérience décrite dans l’article : le violoniste Sanyi, accompagné par son fils Alin au contră (violon alto à trois cordes), joue le même air « de table » (de masă), d’abord « sans douceur », puis « avec douceur ». L’analyse du rythme et de la désynchronisation est présenté dans un autre article (Bonini Baraldi, Bigand & Pozzo 2015).

7 La comparaison des deux transcriptions (fig. 1) confirme la présence, dans la version avec douceur, de figures mélodico-rythmiques plus complexes (par exemple, mesures 4, 5, 6 et 10) et de plusieurs types d’ornements : gruppetto (sur les notes longues, noires et noires pointées), mordant inférieur et supérieur (sur les notes courtes, croches et doubles), notes de passage, appoggiatures, glissando. En outre, la simple écoute permet d’ajouter un troisième paramètre aux deux premiers : le timbre. Le poids de l’archet, le vibrato et les mouvements complexes et rapides de la main gauche sont à l’origine d’un timbre plus riche et plus dense, avec plus de « corps » dans l’extrait avec douceur.

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Fig. 1. Transcription d’un même air « de table » (de masă) joué « avec douceur » et « sans douceur »

8 Timbre, ornements, complexité des figures rythmiques, ces paramètres distinguent aussi la version « avec douceur » de la doină de celle « sans douceur » (fig. 2). Mais en plus, s’ajoute ici une modification de la structure entière du morceau, tendant à rendre les deux versions pratiquement méconnaissables l’une de l’autre. En effet, la forme libre des doine, en rythme non mesuré, laisse au violoniste toute la liberté d’introduire des variations mélodico-rythmiques, le bracist (joueur de violon alto) quant à lui, se limitant à tenir un bourdon et à changer d’accord lors des cadences. Bien que la structure syntaxique de l’air reste toujours la même, à chaque exécution, le violoniste enrichit les phrases d’ rythmiques, de ritenuto, de variations sur une note. La ligne mélodique est alors entièrement noyée dans la douceur, et la frontière entre ornements et notes principales de la mélodie devient difficile à cerner.

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Fig. 2. Transcription d’une même doină jouée au violon « avec douceur » (ligne supérieure) et « sans douceur » (ligne inférieure)

9 Le concept de douceur regroupe une réalité acoustique et musicale complexe, non réductible aux divisions que notre vocabulaire musicologique impose entre les notions de timbre, d’ornement, de phrasé et d’expression. Dans la pratique musicale locale, agir sur un de ces paramètres implique d’agir sur tous les autres à la fois. Tout de même, l’analyse présentée ici suggère que les Tsiganes, lorsqu’ils expliquent la douceur en termes de « faire plus, mettre plus », se réfèrent d’abord à cette complexification de la ligne mélodique obtenue par l’ornementation. En effet, dans les airs joués avec douceur, pratiquement aucune note n’est jouée sans modification, sans être ornée.

10 Remarquons que cet usage exacerbé de la décoration et du remplissage est chose connue dans l’esthétique populaire roumaine (entre autres, cf. Stoichiţă 2009) et qu’une véritable « musicologie de l’ornement » a émergé en Roumanie depuis les recherches de Bartók et Kodály (1923)4. Plusieurs auteurs ont avancé l’idée que les Tsiganes en font un usage encore plus prononcé (Dorian 1966 [1942], Sárosi 1978 [1971])5 . C’est le cas à Ceuaş, où les musiciens tsiganes peuvent parfois s’attirer les critiques des paysans hongrois, qui préfèrent un style plus épuré, plus simple, censé être plus adapté à l’accompagnement du chant. Cette opposition entre style romano (tsigane) et style gajicano (non-tsigane), entre décoration et sobriété, ornementation et simplicité, est par ailleurs opérante dans d’autres domaines, par exemple dans la manière de s’habiller ou de décorer l’intérieur des habitations. Il suffit de franchir le seuil d’une maison dans le quartier tsigane pour s’en rendre compte : aucun espace n’est laissé au vide, les tapisseries et les bibelots remplissent tous les recoins de l’intérieur ; la couleur et l’ornement priment partout sur la simplicité et la sobriété, synonymes pour les Tsiganes de monotonie.

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Décorer pour émouvoir

11 Mais pourquoi les Tsiganes utilisent-ils le terme « douceur » pour parler de cet habillage, de cette élaboration de la ligne mélodique ? Sans doute pour souligner le potentiel émotionnel que les airs de masă et les doine acquièrent lorsqu’ils sont joués de cette manière. Ce lien est explicite dans le discours local : si la musique a le pouvoir de faire couler les larmes, c’est parce que le musicien sait jouer avec douceur ; inversement, celui qui ne connaît pas la douceur, « fait rire » (a face să râdă) : Csángálo : « Ils savent jouer, eux [des musiciens d’une autre région], mais ils n’ont pas “autant de sang” (atâta sânge), tu sais… ils n’ont pas assez de douceur, ici, dans la tête. Ils jouent assez bien, mais nous avons ri d’eux, même s’ils m’ont plu. Parce que leurs doigts ne sont pas tout à fait justes, il n’y a pas assez de douceur dans leurs doigts pour que les gens puissent pleurer pour… quand ils jouent ».

12 La douceur est donc un critère esthétique explicitement lié au cœur, aux larmes et plus généralement aux émotions que ces airs dits de jale (« de chagrin ») sont censés éveiller chez l’auditeur. Bien évidemment, d’autres paramètres musicaux (harmonie, rythme, swing, etc.) contribuent à la texture émotionnelle « douce-amère » (cf. Demeuldre 2004) de ces airs6. Mais ce qui importe ici est que le discours local met l’accent sur cette correspondance entre douceur et émotions musicales : la douceur, plus qu’autre chose, est censée faire pleurer les auditeurs.

13 Associer les ornements à l’effet émotionnel de la musique est chose fréquente dans bien d’autres sociétés. During observe, à propos de la musique instrumentale d’Asie centrale, que « ce sont les gémissements et les soupirs du luth dont se délectent les mélomanes. […] De celui qui ne joue pas ces ornements, on dira qu’il n’a pas de douleur (dard), que sa main est sèche » (During 2004 : 145). Bien avant lui, Sachs (1943) observait, avec un certain jugement de valeur propre à l’ethnomusicologie de son époque, que dans les musiques d’Asie du Sud-Est, les ornements sont nécessaires pour que la musique puisse « faire appel au cœur »7. Ainsi, depuis la musique baroque en Occident jusqu’à la musique liturgique juive chazzanuth de l’Europe de l’Est, le dicton indien selon lequel « une mélodie sans ornement est comme une nuit sans lune, une rivière sans eau, une plante sans fleurs, ou une femme sans pierres précieuses » semble valoir largement (Meyer 1956 : 205)8. Parmi les descriptions du lien entre ornement et émotion, fréquente est la référence au rythme libre, qui permet une plus grande liberté dans la variation et l’ornementation. C’est précisément le cas de la doină ici analysée : le violoniste a toute la liberté de tourner autour des notes, de donner à la mélodie une densité timbrique, d’introduire à sa guise gruppetto, trilles, notes vibrées, etc.

14 Leonard Meyer, chercheur très attentif aux données venant de l’ethnomusicologie de son époque, avait remarqué que le lien entre ornements et émotion est attesté dans différentes régions du monde. Cela le poussa à rechercher des hypothèses plus générales, au niveau des processus de perception, visant à expliquer pourquoi les ornements sont si souvent associés à des effets émotionnels. Il parvint ainsi à intégrer la question de l’ornement dans sa théorie de la signification musicale, fondée sur l’idée qu’une réponse émotionnelle à un stimulus musical se produit lorsque une attente (une tendance à répondre) est temporairement inhibée ou bloquée : Les cadences et d’autres ornements ont une fonction esthétique, retardant une résolution attendue, déviant du contour mélodique normatif, ou créant une tension psychologique. […] Plusieurs ornements ont tendance à produire doute et

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incertitude […]. Les trilles, gruppetto ou bien le tremolo à très grande amplitude qui sont présents dans certains types de musique primitive obscurcissent souvent provisoirement le motif musical. (Meyer 1956 : 206-207)

15 Meyer envisageait donc les ornements comme des éléments créant doute et incertitude, obscurcissant temporairement les motifs musicaux, et contribuant ainsi à des inhibitions de tendances, source psychologique d’émotion. Mais il ne prenait pas en compte, dans le développement de sa théorie, une idée qui me semble fondamentale et que ses mêmes sources lui suggéraient : celle de « vivant musical »9.

Le « vivant musical »

16 Les Tsiganes de Ceuaş disent explicitement qu’il faut « mettre de la vie » (bagă viaţă) dans la musique, et cela vaut autant pour les airs de danse que pour les airs « de table ». Dans les csárdás, hărţag et airs de cingherit, à temps rapide, la « vie » de la musique s’exprime formellement par une élaboration exacerbée de la ligne mélodique, par l’introduction de nombreuses variations et fioritures. Quant aux airs « de table », à écouter, la « vie » s’y exprime précisément par la douceur : István : « La musique tsigane est… tu ne peux la comparer à aucune autre musique. Aucune ! Elle est pleine de vie [litt. « elle a de la vie »], la vie de la musique. Elle a de la douceur, de la vie. La chose la plus belle, la plus belle du monde, du monde entier, est la musique tsigane. […] La musique tsigane est plus belle, plus douce, il y a ta vie là-dedans, tu sais… Tu peux jouer aussi en style hongrois ou roumain, mais ça, c’est autre chose !10 »

17 Selon la conception locale, la douceur est donc censée « animer » la musique (dans le sens de « lui donner la vie »). De sorte que l’expression « jouer avec douceur » ne veut pas simplement dire « décorer », « ornementer », mais cache aussi une opposition plus fondamentale. Par une virtuosité dans l’articulation de la main gauche – consistant à travailler, articuler, arrondir, mordre, tourner autour des notes –, le musicien qui a de la douceur « dans le cœur, dans la tête et dans les doigts » donne de la chair, du corps à une matière sonore qui, à la base, est chose inerte. Plus que d’une structure neutre à une structure décorée, le passage est alors plutôt de la mort à la vie ; et quand on dit d’un bon musicien qu’il a le pouvoir de « ressusciter les morts » (scoală morţii), la métaphore se réfère moins à l’effet sur le public qu’à son action sur la musique elle-même.

18 Il est important d’observer que chez les Tsiganes de Ceuaş, cette tendance à « animer » la musique se manifeste aussi d’une autre manière, à savoir, via des associations explicites entre mélodies et personnes particulières. Ici, chacun a « sa » mélodie, et tout le monde sait reconnaître des personnes spécifiques « dans » les airs qui sont joués aux mariages, aux funérailles, aux fêtes spontanées dans le quartier tsigane. Les mélodies « personnelles » sont jouées pour se remémorer un proche, ou mieux, pour interagir avec lui. Ce processus, que j’ai appelé « personnification de la musique » (Bonini Baraldi 2010, 2013) a d’ailleurs été observé dans d’autres régions de l’Est européen (Sárosi 1978 [1971], Stewart 1997, Bouët, Lortat-Jacob & Rădulescu 2002, Stoichiţă 2008) ainsi que dans des sociétés plus éloignées, comme par exemple en Turquie méridionale (Cler 2010) ou même chez les Suya d’Amazonie (Seeger 1987). Il est aussi très fréquent dans les rituels de possession (Rouget 1990 [1980], Prévôt 2011) et de chamanisme (Surrallès 2003).

19 On peut donc suggérer deux types différents de « vivant musical » : l’un figuratif, dans le sens où des entités vivantes (personnes, divinités, animaux, etc.) sont associées à des

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structures sonores (mélodies, rythmes, etc.) ; l’autre non figuratif, lorsque la « vie » musicale émerge sans mettre en jeu des êtres vivants. Bien que je n’approfondisse pas ici les liens entre ces deux types de « vivant musical », on peut supposer qu’ils relèvent tous les deux d’une même tendance, sans doute exacerbée chez les Tsiganes, à rapprocher les entités musicales du monde des humains et à les éloigner de celui des choses, à transformer un « objet sonore » en un véritable « être sonore ».

20 La question du « vivant musical », pertinente dans de nombreuses sociétés, mériterait d’être explorée au plan anthropologique11. On peut se demander : quelles propriétés sonores sont nécessaires pour que la musique acquière un statut d’« être » ? Quels types d’interactions se produisent entre ces « êtres sonores » et les humains ? Peut-on parler d’ « anthropomorphisme musical » et faire appel aux théories proposées par les anthropologues spécialistes de ce domaine (entre autres, Boyer 1996) ? Mais le « vivant musical » peut être aussi abordé du point de vue des sciences cognitives. La question qui se pose est alors : quelles sont les opérations mentales et corporelles qui permettent de percevoir la musique comme un « être intentionnel », ayant la capacité de produire des effets dans le monde, et notamment celui d’émouvoir l’auditeur ? Je vais à présent me concentrer sur cette question, en me limitant au cas de l’ « être sonore » non figuratif, c’est-à-dire quand une forme musicale est perçue comme « vivante » même sans être associée à une entité particulière.

Le « vivant musical » selon une perspective cognitiviste

21 Deux notions permettent de mieux saisir le problème du « vivant musical » à partir d’une perspective cognitiviste, celle d’« agentivité intrinsèque » (Gell 2009) et celle d’« agent social virtuel » (Leman 2007).

22 L’anthropologue britannique Alfred Gell a proposé une théorie des effets des artefacts artistiques fondée sur l’idée d’« agentivité », un terme plutôt ambigu qui a été parfois traduit par « intentionnalité »12. Parmi les nombreuses manières dont un artefact artistique peut acquérir une agentivité, Gell s’attache en particulier au cas de l’« agentivité intrinsèque », c’est-à-dire quand un artefact est perçu comme un être intentionnel seulement de par ses propriétés formelles. Dans le cas de l’art décoratif (entendu comme l’art non fondé sur une représentation de figures humaines ou d’autres entités vivantes), selon Gell, c’est la disposition d’une partie en relation avec les autres, et plus précisément l’influence causale de l’une sur l’autre, qui « anime » l’objet (induction of animacy). Cette animation émerge de la perception des rapports entre les motifs, sur la base des propriétés mathématiques de symétrie et de répétition qui « semblent faire bouger » (seem to move) l’objet : Nous avons l’habitude de dire que les surfaces décorées sont « animées » (tout comme les indices figuratifs qui représentent des corps en mouvement). Ce terme traduit la manière dont les motifs de l’art décoratif semblent former un labyrinthe mouvant dans lequel nos regards finissent par se perdre. […] La décoration donne vie aux objets en un sens non figuratif. […] Ce tour de force est réalisé par le jeu des relations entre les parties et le tout à l’intérieur de l’indice [l’artefact]. (Gell 2009 : 95)

23 Au centre du processus se trouve le corps : le mouvement organique employé dans l’acte perceptif est « transféré » dans l’objet, devenant ainsi source de son animation :

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Nous ne rêvons pas lorsque nous voyons les motifs décoratifs bouger ; ces mouvements prennent leur origine dans le mouvement réel de nos corps et de nos organes perceptifs en action dans leur environnement. […] La perception de ce motif consiste à produire mentalement la translation du motif vers la droite, de manière à superposer le motif à celui qui lui succède et constater la conformité entre les deux ; de ce fait, les motifs semblent eux-mêmes posséder agentivité et mouvement. La projection, ou l’externalisation de l’agentivité dans l’objet perçu, impliquée par l’acte de perception lui-même, est la source cognitive de son animation. (Gell 2009 : 97)

24 L’idée d’agentivité intrinsèque fait écho aux recherches des musicologues formalistes qui, dans la lignée de Meyer (1956), cherchent les raisons de la signification et de l’émotion musicale dans la perception des relations entre des segments d’une œuvre (phrases, motifs, cellules, etc.). Mais la question se pose maintenant en termes d’animation, d’intentionnalité de l’artefact, et non en termes d’interprétation (mentale) d’un message codé dans les structures sonores. Cette animation, selon Gell, est particulièrement favorisée dans le cas des motifs décoratifs parce que ceux-ci stimulent un mouvement réel du corps, en œuvre dans l’acte de perception, qui est en quelque sorte projeté sur l’artefact, attribué à l’artefact lui-même, donnant l’impression d’avoir devant soi un « être animé ». C’est précisément à partir de ce mouvement de perception-animation des motifs de l’artefact que, selon Gell, naît une « passion »13. Ainsi, les « articulations corporelles » impliquées dans l’acte perceptif de façon plus ou moins implicite seraient à l’origine de la signification et de l’émotion attribuées aux artefacts artistiques.

25 Une deuxième piste théorique permet d’envisager le « vivant musical » du point de vue de la cognition. Il s’agit de l’approche dite de la « cognition musicale incarnée » (embodied musical cognition) développée par Leman (2007). Cette approche repose sur une conception de la musique comme « forme sonore en mouvement » (moving sonic form), reconductible à des changements d’énergie physique d’ordre sonore. La thèse selon laquelle la musique est une forme sonore en mouvement, déjà présente chez Hanslick (1986 [1854]) entre autres, redevient d’actualité. Mais au lieu d’envisager l’interprétation de ces formes sur la base d’une activité symbolique, cérébrale (cognition « froide »), Leman défend l’idée selon laquelle « les formes, et particulièrement les formes en mouvement, ont un impact direct sur la physiologie humaine parce qu’elles évoquent des résonances corporelles donnant lieu à la signification » (Leman 2007 : 17). Or, le point fondamental de la théorie de la cognition musicale incarnée est que cette « résonance corporelle » avec la musique repose sur le même processus d’imitation corporelle, de mirroring, d’action-perception que celui qui est en jeu dans les interactions entre les êtres humains. Selon Leman, ce processus cognitif d’imitation a pour conséquence le fait de percevoir la musique comme un être intentionnel, un « agent social virtuel » (virtual social agent) : L’attribution d’intentionnalité [à la musique] advient probablement sur la base du mirroring, c’est-à-dire, sur la base de la simulation de l’action perçue dans l’action du sujet. Les actions des autres sont comprises comme actions intentionnelles ( intended actions) parce que le sujet peut les simuler et les comprendre en termes de ses propres actions intentionnelles. […] Bien évidemment, la musique n’est pas un autre sujet humain, mais elle offre des ‘‘formes sonores en mouvement’’ qui, grâce aux articulations corporelles (corporeal articulations), sont associées à nos actions. En ce sens, la musique peut être considérée comme un agent social virtuel dont les actions peuvent être émulées. (Leman 2007 : 92)

26 La proposition de Leman est de considérer qu’il y a une prédisposition humaine à « attribuer de l’intentionnalité aux choses qui bougent et avec lesquelles nous bougeons ou que nous imitons » (ibid. : 77). Plus précisément, une attribution d’intentionnalité se

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fait quand on peut rapporter les actions de cet être-non-humain-qui-bouge à sa propre expérience et connaissance en tant que sujet qui agit dans un environnement : Il a été suggéré que les gens s’engagent avec la musique de la même manière qu’ils s’engagent avec d’autres personnes. Précisément, le comportement d’une autre personne peut être compris quand il peut être projeté (mirrored) dans l’ontologie orientée à l’action du sujet (subject’s own action-oriented ontology). […] Ainsi, l’autre personne est perçue comme ayant intentions, croyances, valeurs et significations. De manière similaire, les changements dans l’énergie du son peuvent être projetés dans l’ontologie orientée à l’action du sujet. Sur la base de ce processus de projection (mirroring process), les patrons sonores peuvent être perçus comme s’ils avaient une intentionnalité. Le processus fonde une appréciation de la musique qui s’appuie fortement sur le mouvement corporel, auquel l’appréciation cérébrale et l’interprétation peuvent être rajoutées. (ibid. : 103)

27 Voici donc l’endroit où la théorie de l’agentivité et celle de la cognition musicale incarnée s’imbriquent et se correspondent. Elles essayent toutes les deux d’expliquer le processus d’animation et d’attribution d’intentionnalité aux artefacts artistiques, en plaçant le corps au centre du processus : le mouvement organique à l’œuvre dans l’acte perceptif est « transféré » dans l’objet, devenant ainsi source de son animation.

Empathie et esthétique

28 Bien avant Gell et Leman, la question de l’animation des artefacts artistiques, de l’anthropomorphisation des formes, de l’humanisation des choses a été au centre des préoccupations d’un groupe de philosophes actifs dans l’Allemagne de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (cf. Pinotti 1997)14. Ces chercheurs ont proposé un concept bien précis pour nommer le processus où « des formes inorganiques sont incorporées aux formes organiques, où de la vie est projetée sur de la chose » (Didi-Huberman 2002) : celui d’« empathie » (Einfühlung). Avant d’être étendu aux relations intersubjectives15, c’est donc dans le domaine de l’esthétique que ce terme fait son apparition.

29 L’intuition fondamentale de ces philosophes était que l’expérience esthétique doit être comprise non comme une élaboration cognitive de formes signifiantes (modèle kantien des rapports entre sujet et objet), mais comme une expérience sensible avec des formes « résonantes » ; non comme une réponse à un stimulus doté d’une signification propre, mais comme une forme d’identification, de projection, de séjour du sujet dans l’objet (Didi-Huberman 2002). Ainsi, Lipps (1997 [1908]) voyait la source même du plaisir esthétique dans la possibilité de sentir, de percevoir l’humain dans l’objet. Avant lui, R. Vischer (1997 [1887]) expliquait l’animation des formes statiques par une auto-activation (inconsciente) du sujet qui, dans l’acte de perception, participe aux formes objectales en raison de leur rapport avec les formes corporelles. Vischer identifie les sensations plaisantes (ou non) des formes externes sur la base de leurs relations avec les formes corporelles, liées à leur tour à un renforcement ou à un affaiblissement de la sensation vitale générale. Selon ce point de vue, l’expérience esthétique est en quelque sorte celle du « soi-objectivé ». Encore aujourd’hui, après la célèbre découverte des neurones miroirs, des nombreuses recherches sur l’expérience esthétique dans les arts visuels se basent sur l’idée d’« animation empathique » des formes perçues (Freedberg & Gallese 2007).

30 L’animation perceptive des artefacts (y compris musicales), indissolublement liée au concept d’empathie, semble donc être un problème fondamental pour l’esthétique (cf.

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Pinotti 1997). Mais les rapports entre animation et faculté d’empathie sont loin d’être éclaircis, et peuvent être envisagés au moins de deux manières différentes.

31 La première possibilité est de considérer que l’empathie soit la faculté qui permet l’animation perceptive de l’artefact artistique (empathie → animation). Gell (2009) semble aller dans ce sens quand il explique l’animation des objets, si présente dans de nombreuses sociétés, comme émanant d’un « substrat compassionnel » naturel chez l’Homme. Bien que le concept d’empathie reste exclu du développement de sa théorie, dans des rares passages Gell associe l’animation des objets à une faculté qu’il nomme « sympathy », et que l’éditeur français traduit par « compassion » : Au lieu de lui donner un autre nom, il me semble plus intéressant d’expliquer ce qu’est véritablement l’idolâtrie, en montrant qu’elle émane, non pas d’une forme de bêtise ou de superstition, mais du même substrat compassionnel (fund of sympathy) qui nous aide à comprendre et à voir l’Autre, l’humain non-artefactuel, comme un alter ego doté comme nous d’une conscience, d’intentions et de passions. (Gell 2009 : 120)

32 La deuxième possibilité consiste à envisager l’empathie comme une conséquence de l’animation de l’objet (animation → empathie). En effet, certains psychologues expliquent les formes les plus élaborées d’empathie en fonction des capacités d’imagination et de simulation d’autrui, qui se fondent précisément sur une attribution d’intentionnalité (ou d’intention) aux personnes et aux choses. Ainsi, Pacherie (2004) observe que jouer à « faire semblant » (par exemple traiter une poupée comme une personne), serait un acte précurseur de capacités plus complexes de simulation d’autrui, lesquelles contribuent aux formes plus élaborées d’empathie, notamment quand le référent empathisé n’est pas disponible à la perception. Pour Leman (2007), c’est par les « articulations corporelles » (les gestes du sujet qui perçoit des formes sonores en mouvement) que s’exprime la compréhension de la musique en tant qu’être intentionnel, en tant qu’« agent social virtuel ». Dans ce cadre théorique, l’empathie musicale est envisagée comme une extension, à un niveau plus complexe, de formes plus simples (low-level) d’engagement corporel avec la musique, comme la synchronisation rythmique ou l’embodied attuning (bouger ou chanter avec la musique, cf. Leman 2007 : 115). L’empathie est donc entendue comme quelque chose de plus complexe que l’animation de l’objet, qui est en œuvre lorsque le système émotionnel entre en jeu.

Conclusion

33 Pour résumer, le concept de « douceur » est chez les Tsiganes de Ceuaş un critère fondamental d’appréciation esthétique de la musique, notamment dans le cas des airs lents dits « de chagrin » (de jale). Une simple expérience réalisée sur le terrain, consistant à comparer deux versions d’un même air, joué d’abord « avec douceur » puis « sans douceur », a permis de montrer que la douceur est largement reconductible à une ornementation exacerbée de la ligne mélodique. Cette élaboration, cette « manipulation » de la mélodie, est une marque du style personnel de chaque musicien. Plus en général, les Tsiganes de Ceuaş pensent que « leur » musique a plus de douceur que la musique hongroise, roumaine ou étrangère. Il s’agit bien d’une question de style, d’interprétation : une manière différente d’élaborer la même structure, la même matière « brute ». Les Tsiganes disent aussi, de manière très explicite, que le musicien qui a de la douceur dans ses doigts, dans sa tête et dans son cœur, fait pleurer ses auditeurs, tandis que celui qui ne

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connaît pas la douceur, les fait rire. L’ambition de cet article était donc d’explorer la relation étroite qui existe entre un concept local d’appréciation esthétique (la douceur), un savoir-faire technique (l’ornementation) et le potentiel émotionnel de la musique (faire pleurer), relation qui par ailleurs semble dépasser le contexte local des Tsiganes de Transylvanie.

34 Au lieu de me tenir aux propositions de Meyer (l’ornement, déviation du patron mélodique, crée une inhibition de tendances et donc est source psychologique d’émotion), j’ai entrepris un cheminement théorique différent, qui passe par l’idée de « vivant musical » (l’ornement « anime » la musique, et l’émotion est une conséquence de cette animation de la matière sonore ). En effet, ce qui émerge de l’ethnographie est que la douceur est censée « donner de la vie » à la musique, et c’est précisément cette « animation » qui lui confère un pouvoir émotionnel. Un air joué « sans douceur » est monotone, sans vie, et il n’a aucune chance de faire pleurer l’auditeur. J’ai observé que cette tendance à « mettre de la vie », à percevoir de la vie dans la musique, est présente dans de nombreuses sociétés, et elle est souvent associée à l’émotion (Rappoport 2013) ou même à la transe (Rouget 1990 [1980], Becker 2001, Prévôt 2011).

35 Or, comme l’observe Bloch (1999), tout le problème est que nous ne savons pas vraiment ce qui passe dans des cas d’attribution d’une volonté quasi-humaine aux objets, bien que de nombreuses recherches contemporaines en philosophie de l’esprit et en sciences cognitives se concentrent sur ce problème. J’ai alors exploré, dans la deuxième partie de cet article, ce que les propositions théoriques de Gell (2009) et de Leman (2007) peuvent apporter à la question du « vivant musical ». L’idée centrale de ces auteurs est d’assumer qu’il y a une tendance innée à attribuer une intentionnalité, une agentivité, aux formes qui « semblent bouger », tels un motif labyrinthique décoré sur les proues de canoës trobriandais, ou une mélodie tsigane sans cesse ornementée. Cette tendance à « animer » l’artefact artistique émergerait de l’activité corporelle, plus ou moins implicite, en œuvre dans l’acte perceptif. Bien que les recherches actuelles n’aient encore éclairci ce processus, la faculté d’empathie semble être liée à l’animation perceptive, soit comme une condition nécessaire (Gell), soit comme une conséquence (Leman).

36 Finalement, ce n’est peut-être pas un hasard si les Tsiganes, fins connaisseurs de la douceur de la musique, en cherchant à rendre leur mélodies toujours plus « vivantes », croient aussi être « plus empathiques » (mai miloşi) que leurs voisins hongrois ou roumains (Bonini Baraldi 2008). Pourquoi celui qui pleure à l’écoute des doine ou des airs « de table » serait-il plus milos, plus empathique que les autres, si ce n’est parce qu’il a développé une aptitude exacerbée à attribuer des intentions à la musique, à s’engager dans une relation affective avec un « être » plutôt qu’avec une « chose » ?

37 Les recherches contemporaines dans le domaine de la cognition résonnent avec le discours des Tsiganes, mais aussi avec une intuition fondamentale des théoriciens de l’ Einfühlung (empathie) : l’expérience esthétique serait fortement liée à cette animation perceptive-corporelle de l’objet artistique, même quand il n’y a pas d’autres sources d’animation en jeu (des ressemblances anthropomorphes, des agentivités d’autres entités, etc.). Cette même idée peut être énoncée de la manière suivante : comprendre le fonctionnement de cette faculté de l’esprit, plus ou moins consciente, qui repose sur l’attribution d’intentions et d’émotions aux personnes et aux choses, est essentiel pour concevoir le « pouvoir » émotionnel des artefacts artistiques (cf. aussi Bloch 1999). Si on accepte cette hypothèse, la question du « vivant musical », que ce soit d’une perspective

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anthropologique ou cognitiviste, est alors un problème encore plus fondamental que celui du « beau » ou du « goût » en musique.

38 Plus généralement, cette hypothèse me semble offrir un basculement de perspective important, car il est possible de remettre en question le paradigme dominant qui sous- tend encore une grande partie des recherches sur l’émotion musicale, notamment celles qui se concentrent sur la musique classique occidentale. Ce paradigme s’appuie sur l’idée que les acteurs de l’événement musical sont reliés par une chaîne de communication destinée à transmettre un « message », « codé » par un compositeur, « transmis » par le biais d’un interprète, et « décodé » par un auditeur qui, éventuellement, fait l’expérience d’une émotion. La théorie de Meyer (1956) sur la signification et sur l’émotion musicale se fonde largement sur ce paradigme, et elle a influencé de nombreuses études expérimentales jusqu’à aujourd’hui (cf. Sloboda & Juslin 2010). Les musicologues et les cognitivistes ne sont pas les seuls à se référer à ce paradigme théorique et les ethnomusicologues utilisent les mêmes concepts (cf. Nattiez 2004). Par exemple, Rouget (1990 [1980] : 142) indique explicitement que son approche de la transe et de l’émotion musicale se base sur les notions de signal, de code, de signe, de message, de communication, issues directement de la linguistique de Jakobson (1963) et de la théorie de l’information de Shannon (1948). S’il est vrai que les ethnomusicologues, au moins depuis les performance studies des années 1970, ne s’appuient plus sur ce paradigme de la « communication », il me semble que les (rares) études théoriques portant explicitement sur l’émotion musicale en ethnomusicologie tendent à rester ancrés à ce modèle.

39 J’ai avancé, au contraire, que toute performance musicale ne communique pas des émotions aux auditeurs (ou danseurs), mais les fait plutôt émerger en favorisant quatre types de relations d’empathie : avec l’artefact musical lui-même, avec le musicien, avec d’autres figures personnifiées par la musique, et entre co-destinataires de l’activité musicale (Bonini Baraldi 2013). Ce paradigme est beaucoup plus ancré dans le corps – ou mieux, dans un corps en relation avec d’autres corps – que dans le traitement cognitif désincarné de signes, symboles et grammaires. Il est aussi plus ancré dans l’anthropologie, car il met l’accent sur des interactions sociales, éparpillées dans l’espace et dans le temps, plutôt que dans des réponses psychologiques décontextualisées et désocialisées.

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NOTES

1. Cet article se fonde sur plusieurs missions de recherche en Roumanie (2004-2010) financées par le CNRS (bourse de docteur ingénieur). Je tiens à remercier Dana Rappoport pour sa relecture et ses commentaires, et Florent Manneveau pour l’aide avec les transcriptions musicales. Les traductions des sources en anglais sont miennes et les termes vernaculaires sont en roumain. 2. Doină est : « 1) Le terme que les intellectuels, depuis le XIX e siècle, utilisent pour nommer toutes les chansons paysannes lentes, nostalgiques, aux paroles archaïques et à caractère manifestement poétique, au-delà de leurs caractéristiques musicales ; 2) Le terme donné par les

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folkloristes et les ethnomusicologues du XXe siècle aux airs instrumentaux ou vocaux caractérisés par des rythmes parlando-rubato et par l’amplitude et l’élasticité du segment qui, par sa réitération, les construit : la strophe mélodique. Les deux acceptions du terme ne coïncident pas entièrement » (Rădulescu, communication personnelle). Je me réfère ici au deuxième sens du terme. 3. Les vidéos et les transcriptions musicales associées à cette étude sont présentées dans l’animation intéractive « Jouer la jale », inclue dans le DVD-ROM annexé à mon ouvrage (Bonini Baraldi 2013) et aussi disponible au lien web suivant : www.adem.ch/ce28. Elle fonctionne sur Mac et PC avec un navigateur web (Firefox, Safari, Chrome, etc.). En cas de problèmes de visualisation il est conseillé de changer de navigateur web. L’animation a été réalisée par Filippo Bonini Baraldi et Philippe Jobet. 4. Pour atténuer l’opposition trop radicale (et issue du système musical classique occidental) entre une structure mélodique, occupant l’espace tout entier de la portée, et les ornements, il a été proposé de remettre les ornements « au centre », de les relier plus à la mélodie en les considérant comme étant « fonctionnels » (Dorian 1966 [1942]). Bartók et Kodály (1923) allaient dans ce sens quand ils transcrivaient chaque note dans le plus petit détail. Certains musicologues ont proposé de distinguer des ornements « structurels » (introduction de notes au niveau de la structure de base, indiquées sur la portée) et des ornements « décoratifs » comme le gruppetto et le mordant, indiqués au-dessus de la portée (cf. Rădulescu-Paşcu 1998). 5. Par exemple, Dorian observe que : « La musique européenne offre encore un autre exemple, bien préservé et très instructif, du même processus : c’est la musique des Tsiganes. Son essence porte sur le principe, mentionné plus haut, de la variation du son : une profusion de mélismes qui se déploient sur la mélodie, la contournent, la cachent sous une variété multicolore de passages, de trilles, de portamenti, de glissandi. Ici, comme dans d’autres cas, l’ornement crée la musique en tissant ses propres motifs dans des arabesques et embellissements qui décorent le melos primitif » (Dorian 1966 [1942], cité dans Rădulescu-Paşcu 1998 : 187). 6. L’analyse d’autres paramètres musicaux caractérisant ce même répertoire (rythme et swing) est présentée dans Bonini Baraldi, Bigand & Pozzo (2015). 7. « Le musicien laissera peu de notes claires et nettes ; le plus souvent, la corde, après avoir été pincée, est maintenue en tension, de manière à ce que la note monte pendant un bref instant ou plus ; ou encore, le doigt laisse la note qui vient d’être pincée et frotte la corde en produisant un son sec plutôt qu’un glissando mélodieux. Ces sonorités plaintives et sanglotantes, bien qu’elles ne soient pas conformes à notre goût, sont indispensables pour que la musique d’Asie orientale ait un effet sur le cœur » (Sachs 1943 : 143, cité dans Meyer 1956 : 209-210). 8. « [Les ornements] conviennent parfaitement pour toucher l’âme ; priver la musique de ces ornements voudrait dire la priver de la meilleure part de son essence. […] Le chant agrémenté de fioritures du chazzanuth d’Europe orientale est comme l’âme dans le corps ; sans lui le chazzanuth perd sa vitalité, son charme, sa fascination » (Meyer 1956 : 206). 9. « La musique des Slaves du sud est particulièrement attrayante. Cela peut être dû au contraste entre la simplicité essentielle de ses éléments de base et la qualité de vie palpitante (pulsing quality of life) qui dérive de l’abondance des ressources expressives, y compris l’ornementation » (Herzog 1951, cité dans Meyer 1956 : 212). 10. Extrait d’un interview donné par les musiciens István et Csángálo à la Cité de la Musique en 2009 (lien web : http://live.philharmoniedeparis.fr/Interview/0997972/5.html). 11. Au cours de l’année 2013/2014, le Centre de Recherches en Ethnomusicologie (CREM-LESC, Univ. Paris Ouest Nanterre la Défense), a organisé un cycle de séminaires autour du thème des « êtres sonores » (animé par V. Stoichiţă). 12. Comme le remarque M. Bloch (1999), Gell n’explique pas clairement comment les concepts d’« animation » et d’« intentionnalité », tous deux liés à la notion d’agency, se superposent l’un

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l’autre. À mon sens, il assume implicitement qu’une forme « animée » par un processus perceptif ait forcément une sorte d’intentionnalité ou d’intention. 13. « Je soutiens qu’en déconstruisant l’ensemble de ces relations hiérarchiques complexes, on parvient à attribuer à l’objet décoré un certain type d’agentivité, qui est la réciproque de l’agentivité exercée par le destinataire qui le perçoit – ou s’efforce de le faire ; il vit alors son action comme une passion, une agréable frustration » (Gell 2009 : 103). 14. Il s’agit de T. Lipps, J. Volkelt, R. Vischer, F. T. Vischer, M. Geiger et, en France, V. Basch. 15. L’empathie est aujourd’hui définie comme la « capacité que nous avons de nous mettre à la place d’autrui afin de comprendre ce qu’il éprouve » (Pacherie 2004 : 149).

RÉSUMÉS

Les Tsiganes de Transylvanie utilisent le terme « douceur » (dulceaţă) pour désigner les qualités esthétiques et émotionnelles de la musique. Afin de déterminer les paramètres (acoustiques et musicaux) associés à la dulceaţă, l’article présente une comparaison de deux versions d’un même air, l’un joué « sans douceur » et l’autre « avec douceur ». La seconde partie de cet article porte sur le lien entre le concept de douceur et l’idée plus générale de « vivant musical ». La question principale qui est adressée est la suivante : quelles sont les opérations mentales et corporelles qui permettent de percevoir la musique comme un « être intentionnel », ayant la capacité de produire des effets dans le monde, et notamment celui d’émouvoir l’auditeur ?

AUTEUR

FILIPPO BONINI BARALDI

Filippo Bonini Baraldi est actuellement chercheur FCT à l’Instituto de Etnomusicologia (INET- MD), FCSH, Universidade NOVA de Lisboa, et membre du CREM-LESC (Univ. Paris Ouest Nanterre la Défense). Après avoir achevé des études en ingénierie électronique et informatique musicale (Université de Padoue et IRCAM), il a bénéficié d’une bourse du CNRS pour poursuivre ses recherches doctorales en ethnomusicologie. En 2010 il a soutenu sa thèse à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense (prix du Musée du Quai Branly) et en 2013 a publié son premier ouvrage, Tsiganes, musique et empathie, aux Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme (Coup de cœur de l’Académie Charles Cros). Il a aussi bénéficié d’une bourse post-doctorale « E. Fleischmann » de la Société d’ethnologie de Nanterre, a enseigné l’ethnomusicologie à l’Université Paris 8 – Saint Denis entre 2007 et 2014 et a été Visiting Professor (bourse CAPES PVE) à l’Universidade Federal da Paraíba (Brésil) en 2014-2015. Ses recherches explorent le lien entre musique, émotion et empathie, dans une approche fortement interdisciplinaire se situant à la frontière entre l’ethnomusicologie et la cognition musicale.

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Une approche esthétique de la performance chez les bardes karakalpaks d’Asie centrale

Frédéric Léotar

Saz qosın’tın’ qanatı La mélodie donne des ailes aux paroles PROVERBE KARAKALPAK

1 Cet article est consacré à l’esthétique des épopées karakalpakes d’Asie centrale, étudiée du point de vue de leur exécution : au-delà de leur aspect formel et structurel, comment les récits épiques sont-ils évalués par les tenants de la tradition ? Pour répondre à cette question, je vais décrire comment les bardes verbalisent l’appréciation, mais aussi la dépréciation des épopées. Il ressortira alors que les bardes karakalpaks reprennent certains termes issus de la vie quotidienne en leur insufflant une valeur musicale particulière. L’art de transmettre les épopées et les concepts esthétiques qui l’accompagnent sera ainsi éclairé par des valeurs déjà présentes au sein de la société. Auparavant, je présenterai succinctement la communauté méconnue que forment les bardes au sein de la République autonome du Karakalpakstan. Je mentionnerai également les principaux informateurs qui m’ont aidé à cheminer sur le sentier parfois sinueux des goûts musicaux exprimés à travers des mots, des expressions et des métaphores.

La communauté des bardes karakalpaks

2 Les Karakalpaks font partie de la grande famille turcophone musulmane d’Asie centrale. Ils vivent dans la partie la plus occidentale de l’Ouzbékistan, une enclave désertique à laquelle un statut de république autonome a été accordé en 1936 (Qaraqalpaqstan Respublikası). Linguistiquement proches des Kazakhs, les bardes karakalpaks de tradition baqsı ont des affinités musicales avec leurs voisins turkmènes qui ont eux aussi préservé un fonds épique important. Les baqsı chantent des épopées dites lyrico-amoureuses qui mettent en avant l’amour courtois entre de jeunes amants tels Sayatxan-Hamire, Yusup- Axmet ou encore G’a’rip-Ashıq, l’amoureux-fou de la belle Shaxsa’nem. À la différence de la

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tradition jıraw1, les baqsı hommes et femmes chantent dans le timbre et le registre habituels de la voix humaine projetée en s’accompagnant au luth (duwtar).

3 Par le passé, la tradition des baqsı était l’apanage des hommes, comme en témoignent les précieuses archives musicales de l’Institut karakalpak des sciences humaines de Nukus2. En effet, sur les 60 heures de documentation sonore réalisées à partir des années 1960, aucun enregistrement de femme ne figure. Ceci étant, la pratique s’est progressivement ouverte à la gent féminine dans les années 1980 et surtout dans la décennie suivante. À partir de ce moment, la transmission des épopées (dastan) aux femmes s’est développée pour donner de talentueuses bardes telles Gu’lnara Allambergenova, Ziyada Sheripova3 ou encore Begzada Asqarova qui font aujourd’hui carrière. D’ailleurs, selon les connaisseurs, l’apparition des femmes sur la scène des bardes est due au fait que certaines d’entre elles ont de plus belles voix que les hommes…

01F 3A7 1. Sa’rbinaz, par Gu’lnara Allambergenova (chant et duwtar) et I. Sabourova (girdjek).

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01F 3A7 2. Sanali keldi, par Ziyada Sheripova (chant et duwtar)

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01F 3A7 3. Qoshim palwan, par Begzada Asqarova(chant et duwtar) et I. Sabourova (girdjek)

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4 Dans cette perspective, j’ai rapidement réalisé que la démarche consistant à rechercher le « beau » à partir du discours vernaculaire pouvait sembler au premier abord infructueuse, tant au niveau quantitatif que qualitatif. En effet, lorsque j’ai commencé à faire écouter les documents d’archives cités plus haut au barde G’a’yrat O’temuratov, il me déclara, après chaque enregistrement, que c’était effectivement « beau » ! Mais, dans l’article où j’évoque une telle déconvenue (Léotar 2012), je montre aussi comment l’impression initiale d’impasse s’est dissoute dès lors que j’ai introduit du contraste dans les exemples sonores. En effet, les circonstances du terrain m’ont montré qu’il était beaucoup plus fructueux d’aborder le « beau » de façon négative que positive. Je me suis alors intéressé aux prestations d’épopées par des jeunes en situation d’apprentissage ainsi qu’aux épopées modernisées. Dans ces deux contextes, il s’agit de performances qui s’éloignent de l’esthétique idéale telle que la conçoivent les tenants de la tradition. Rétrospectivement, il a ainsi été plus aisé de reconstituer l’esthétique des bardes à partir de critères qui, du point de vue des professionnels4, étaient défaillants, travestis ou encore absents.

5 Ces observations m’ont incité à approfondir mes investigations auprès des bardes détenteurs d’un savoir traditionnel de référence. Parmi eux, G’ayrat O’temuratov est considéré comme le digne successeur du défunt Genjebay Tılewmuratov dont il a reçu la « bénédiction » en 19895. Il est aussi réputé pour son jeu de duwtar exceptionnel. De surcroît, pédagogue chevronné, il a formé plus d’une centaine d’étudiants à l’art de jouer et de chanter les épopées. J’ai donc suivi G’ayrat-baqsı dans sa salle de cours où j’ai assisté aux leçons qu’il donne quotidiennement à ses étudiant(e)s. Sur la base des prestations enregistrées auprès de ses élèves et lors de concours où il est systématiquement invité à siéger en tant que président du jury, ainsi que de mes notes prises sur le vif, j’ai été en mesure de l’interroger le soir venu. Ceci, afin de déterminer les critères qui avaient

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présidé à ses conseils, avis et choix. Puis, afin d’aboutir à des considérations plus larges que celles d’un seul musicien, j’ai sollicité d’autres bardes professionnels dans le cadre de réunions consacrées aux questions terminologiques concernant l’appréciation musicale des épopées.

6 Parmi eux, Qarımbay Tınıbaev est professeur retraité du collège des Arts de Nukus où il a enseigné la vièle girdjek6. Qarımbay-baqsı est le doyen des bardes karakalpaks. Il a été sollicité depuis les années 1960 pour accompagner les bardes les plus célèbres. C’est ainsi qu’il est devenu le plus grand connaisseur actuel du répertoire. Pour sa part, Gu’lnara Allambergenov, est une ancienne étudiante du défunt barde Turg’anbay Qurbanov, reconnue aujourd’hui comme la barde la plus talentueuse par ses pairs. Enfin, Ten’el Qallıev est un fameux barde en exercice, ancien disciple de Qarımbay Tınıbaev7. Les éléments initialement collectés auprès de G’ayrat O’temuratov ont été vérifiés et enrichis lors de réunions auxquelles les quatre baqsı ont pris part8.

01F 3A7 4. Qu’nxoja, par Ten’el Qalliev (chant et duwtar)

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Fig. 1. Ten’el Qalliev

Verbaliser la beauté…

7 Les données de terrain montrent que le concept de beauté s’exprime à travers une multitude de termes, d’expressions et de comportements. Quand les Karakalpaks utilisent shırawlı pour désigner la beauté, ils empruntent ce terme au vocabulaire ouzbek (chiroyli, de chiroq, « lampe »), dans une situation de mixité linguistique généralisée9. Or, sur un plan esthétique, l’analyse d’autres termes est instructive à d’autres égards, comme nous

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allons le voir dans cette section, avec la traduction du terme « voix » qui, chez les Karakalpaks, se dit : dawıs.

8 Dawıs10 désigne la voix en général, celle qui permet aux humains de communiquer entre eux. Mais l’usage de ce terme renvoie plutôt à la dimension sonore de la voix comme le montre par exemple la distinction exprimée en karakalpak pour désigner une voyelle ( dawıslı ses) et une consonne (dawıssız ses) : la voyelle est un son (ses) qui sonne (dawıs) alors que la consonne est un son (ses) qui ne sonne pas (dawıs-sız). Ceci doit être rapproché du terme : « bruit » en karakalpak qui se dit : dawrıq. En effet, dawıs est utilisé dans les contextes les plus variés pour faire référence à la dimension sonore de la voix. Dawıs désigne une forte intensité de la voix dans des expressions comme : Dawısla ! « Appelle- le ! » (au sens de crier pour être entendu), Dawısın’dı shıg’arma ! « Ne crie pas ! » (quand la mère s’adresse à son enfant, par exemple)… Cette intensité vocale se retrouve dans le verbe dawıslaw : « parler fort » et dans l’expression : Nege dawısın’dı ko’terip so’yleysen’ ? « Pourquoi parles-tu si fort ? ».

Avoir de la voix… ou pas (dawıs)11

9 Pour rappel, un barde en apprentissage se familiarise d’abord avec une technique que son professeur l’aide à maîtriser en l’invitant à imiter son jeu, et parfois par des exercices techniques spécifiques. Or, la distance séparant cet apprenant du modèle technique prôné par son mentor, constitue une matière précieuse pour l’ethnomusicologue qui cherche à mieux comprendre la chaîne de transmission de cet idéal. Ainsi, toutes les erreurs de l’apprenant sont autant d’indices, à partir du moment où elles sont relevées par l’enseignant pour caractériser une partie des fondements esthétiques sur lesquels la pratique musicale repose.

10 Utilisé en contexte musical, dawıs désigne spécifiquement la voix des bardes. En effet, ces derniers emploient dawıs pour souligner ou déprécier les qualités vocales d’un chanteur. On peut même dire que dawıs est un concept cardinal en matière d’évaluation vocale d’où découlent de très nombreuses expressions. Et la première qualité d’un barde est, littéralement, d’« avoir de la voix » : dawıs bar vs dawıs joq (ne pas l’avoir). De fait, la dimension résonante de la voix est la qualité essentielle que l’auditoire attend du barde. Et nous allons voir que d’autres qualificatifs sont ajoutés à dawıs pour préciser la teneur de l’appréciation12.

11 En contexte épique, qu’est-ce qu’une voix de qualité ? Les bardes karakalpaks se distinguent du reste de la population d’abord et avant tout par leur voix. Selon les bardes aguerris, une voix de qualité est une voix travaillée, et considérée à un stade de maturité à partir duquel elle pourra ou non évoluer. Certains élèves ont naturellement une voix ( dawıs bar) alors que d’autres devront la travailler. Dans le prolongement des remarques précédemment faites à propos de dawıs, la voix doit se propager dans l’espace. On dit alors qu’elle est « forte » (qattı dawıs, ku’shli dawıs), à l’inverse d’une voix faible (dite « de microphone ») que l’on désigne simplement par la négative : « ne pas avoir de voix » ( dawısı joq) ou « avoir une voix fluette » (kishkene dawıs)13. Alors, outre le fait que le barde sera gratifié d’avoir de la voix (dawıs bar), d’autres qualificatifs vont être utilisés pour préciser cette qualité fondamentale. Ainsi, pour exprimer que la voix est plaisante dans le sens où elle est suffisamment audible, on dira : jag’ımlı dawıs14. Les bardes disent souvent qu’une telle voix est « ouverte » (ashıq), et c’est par le travail que les étudiants

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apprennent à « ouvrir » leur voix. Lors des concours, j’ai entendu à plusieurs reprises G’ayrat-baqsı me chuchoter à l’oreille que la voix de tel étudiant n’était pas encore ouverte mais qu’elle allait s’ouvrir s’il continuait à la travailler. Cependant, la voix est aussi porteuse de paroles et d’une intrigue. Autrement dit, l’épopée est avant tout un art de la parole. Et rappelons qu’en karakalpak, comme dans tant d’autres langues turques, il n’y a pas de différenciation verbale entre dire et chanter.

Un art de la parole

12 Aytıw est utilisé pour des verbes d’action aussi différents que : parler, raconter et chanter. En réalité, cette non-discrimination vernaculaire n’est qu’apparente et une traduction plus exacte de ce verbe serait plutôt : annoncer une nouvelle (toyg’a ayttırıw : annoncer un mariage).

13 Aytıw désigne le chant, qu’il s’agisse de chanter une lamentation funéraire (syn’su aytıw)15, une lamentation de noces (hawjar aytıw), un poème (qosıq aytıw) ou encore une berceuse ( ha’yyiw aytıw). Et, à y bien réfléchir, dans tous ces contextes, c’est à nouveau la parole qui importe avant tout. Si l’on prend le cas des berceuses, la traduction littérale de ha’yyiw aytıw est : « prononcer le son ha’yyiw »16, sans qu’il soit nécessaire d’établir une distinction entre discours parlé et chanté. Autrement dit, le chanté ne constitue pas une rupture par rapport au parlé mais correspond à une modalité expressive de la parole adaptée à un contexte déterminé. Un jour où je demandais à une dame âgée de chanter une berceuse hors contexte, elle s’est mise à la réciter sans mélodie. J’ai alors compris que, dans cette situation fictive, la mélodie n’était pas nécessaire et qu’une version récitée était suffisante, car pour elle, je m’intéressais plus au contenu des paroles qu’à la mélodie.

14 Un autre contexte où ce même verbe apparaît est celui des épopées et des bardes (baqsı aytıw), ces derniers étant par excellence les orateurs auxquels on fait traditionnellement appel durant les mariages afin qu’ils transmettent les aventures des personnages épiques. Ainsi, chaque mot de l’épopée doit être compréhensible par l’assemblée réunie autour du barde. Tel que le rappelle le dicton placé en début d’article, l’auditoire vient d’abord écouter une histoire, et sa mise en musique lui procure une valeur ajoutée susceptible d’en augmenter les effets. Il n’est donc pas étonnant que le verbe aytıw soit utilisé pour évaluer la qualité d’une exécution épique du point de vue de la réception des mots : il faut les prononcer correctement (so’zlerdi durıs aytıw), et même clairement (so’zlerdi taza aytıw) 17.

L’art de prononcer la parole chantée

15 Réservé spécifiquement à la diction, le terme polysémique taza est souvent associé à aytıw et à dawıs. Ainsi, pour indiquer que la voix est « propre », « pure », autrement dit qu’aucun obstacle ne la gêne, on dira taza dawıs, sur le modèle du sens premier accordé à ce terme dans la vie courante18. Ce qualificatif indique donc que le barde prononce de façon à ce que les auditeurs entendent et comprennent bien chaque parole. Dans cette acception, taza est souvent associé par les bardes à l’idée de voix « ouverte » (ashıq dawıs), l’élocution étant corrélée à sa propagation dans l’air.

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16 Le sens accordé à taza par M. Tınıbaev est différent. Selon lui, taza dawıs ne désigne pas une voix « propre » mais plutôt la voix d’un jeune barde, une voix qui n’est pas expérimentée et se rapproche du sens littéral de : nouvelle. Pour lui, de même que taza jay désigne une maison neuve (pas encore finie), taza dawıs renvoie à une voix immature (pas encore mure). En fait, ces points de vue variés s’expliquent par les différents sens que peut prendre le terme taza en dehors des épopées19.

17 Les paroles chantées par le barde doivent être compréhensibles pour l’auditoire qui écoute. Et un manque de clarté à ce niveau-là empêche véritablement d’apprécier le contenu des paroles. C’est pourquoi un autre terme souvent utilisé pour qualifier la voix des bardes en concomitance avec taza est anıq, qui signifie : clair20. Appliqué au domaine épique, ce terme est lui aussi utilisé pour qualifier la prononciation des mots. En écoutant la prestation de jeunes bardes, G’ayrat-baqsı se plaint parfois que : « ce n’est pas clair ! » ( anıq emes) ou encore que la prononciation des paroles ne permet pas de reconnaître l’extrait épique d’où elles sont tirées (Bul ele anıq emes). De tels défauts sont attribués à l’inexpérience des bardes, à un manque de force pour énoncer un discours distinctement. Il manque alors les effets vocaux qui donneraient du relief à la parole et retiendraient ainsi l’attention du public. Le discours donne alors l’impression de « couler comme une rivière » sans que les « aspérités des roches ne le retiennent », en termes de débit et, par extension, de nuances ou d’intensité. En lien avec leur débit, il est important également que les syllabes ne soient ni allongées ni raccourcies lors du chant. Cette idée de précision est induite par le terme anıq. Et par extension, anıq est aussi attribué aux notes jouées au duwtar. Négativement, il indique que les notes sont mélangées, que le jeu instrumental n’est pas sûr, pas clair. De fait, anıq est un concept susceptible d’incorporer le jeu à la fois instrumental et vocal du barde.

18 De ce qui précède, il ressort que l’appréciation dépend d’un ensemble de critères liés les uns aux autres. Il n’est possible d’extraire anıq que d’une façon temporaire et théorique, à des fins analytiques ou encore pédagogiques. Car anıq fait partie d’un réseau plus vaste. Autrement dit, il est intrinsèquement lié aux notions de dawıs, jag’ımlı, aytıw, etc. Le tableau ci-après montre la combinaison des termes associés à l’appréciation vocale (dawıs) par les bardes (tableau 1).

Tableau 1. Les termes positifs et négatifs associés à dawıs

Appréciation de la voix Dépréciation de la voix

Dawıs bar (avoir de la voix) Dawıs joq (ne pas avoir de voix)

Ashıq dawıs (une voix ouverte) Jabıq dawıs (une voix fermée)

Jag’ımlı dawıs Jag’ımsız dawıs (une voix désagréable) (une voix agréable, audible) Kishkene dawıs (une voix faible)

Jag’ımsız dawıs (une voix désagréable) Taza dawıs (une voix propre) Islenbegen dawıs (une voix pas travaillée)

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Lapızı dawıs (un registre étendu)

Jin’ishke dawıs (une voix fine = aiguë) Juwan dawıs (une voix épaisse = grave)

Dawısı zor eken sazı onsha emes Sazı zor eken dawısı onsha emes (la voix est bonne mais pas tellement (l’instrument est bon mais pas tellement la l’instrument) voix)

Une voix ornementée

19 Un autre aspect de la production vocale évalué par les tenants de la tradition épique est la présence d’ornements (nag’ıs), autrement dit d’ırg’aq. Littéralement, ce terme signifie : « crochet, hameçon » et il renvoie au concept de sinuosité, comme en témoignent les lignes tracées sur des objets artisanaux anciens :

20 La linguiste karakalpake G. Nuratdinova m’a raconté un souvenir de son enfance lorsque sa grand-mère lui avait reproché de mal dessiner l’ırg’aq quand ses lignes étaient trop angulaires (Senin’ nag’ısların’ ırg’aqlı emes)21. Aujourd’hui, le terme est tombé en désuétude, sauf dans des expressions du type : « osciller comme un serpent » (Jılanday ırg’atılıp) ou encore : « se déhancher » (Irg’atılıp ju’riw).

21 Comme dawıs, le terme ırg’aq utilisé dans le domaine épique établit souvent une frontière entre les bardes ; ceux qui savent orner leur voix, et les autres, qui ne savent pas l’embellir. Elle est alors qualifiée de : « populaire » (halıq). En revanche, les prestations des bardes professionnels entrent dans la catégorie : milliy (« national »)22.

22 Ajoutons que l’ırg’aq, cet ornement destiné à embellir la voix (dawıstın’ nag’ısı), ne saurait être confondu avec un vibrato car il est beaucoup plus fin, au point qu’une oreille non entraînée pourrait ne pas le percevoir d’emblée. D’ailleurs, plus il est fin et subtil dans son expression (mayda ırg’aq)23, plus il sera apprécié. Au contraire, l’exagération, soit par un mouvement inapproprié des lèvres, soit par une intonation trop appuyée, témoigne d’une technique maladroite.

Fig. 2. La version dessinée de l’ırg’aq

23 Autre élément qui le distingue de sa version graphique, l’ırg’aq chanté ne constitue pas un type de motif ornemental parmi d’autres mais la technique spécifique de mise en vibration de la voix chez les bardes. En ce sens, c’est une manière d’ornementer les fins de couplets et de vers en introduisant dans la dernière syllabe chantée une vibration subtile. L’importance esthétique de ce trait stylistique m’est apparue grâce aux étudiants de G’ayrat-baqsı qui interrompaient brutalement leur voix en fin de phrase. Cette « coupure » entre un son « plat » et le silence était systématiquement signalée pour l’effet

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désagréable qu’elle produisait à ses oreilles. Selon lui, un barde doit toujours garder suffisamment d’air dans les poumons afin de ne pas interrompre brutalement l’émission de la voix, même après qu’il ait fini de chanter. Il ne faut pas non plus trop accentuer les fins de phrases mais finir de façon douce. Les professeurs donnent d’ailleurs des exercices de respiration (dem) à leurs étudiants afin de renforcer leurs poumons et apprendre à expirer durant des périodes de plus en plus longues, en gardant toujours une petite quantité d’air disponible. Inversement, les syllabes ne doivent pas être allongées de façon inconsidérée, surtout si elles sont dénuées de vibration, comme en atteste cet autre commentaire de G’ayrat-baqsı à l’issue d’une prestation : « Elle a bien commencé à chanter les premières lignes, mais ensuite les syllabes étaient trop allongées. Si elle avait mis de l’ırg’aq, on n’y aurait pas prêté attention. »

24 Mais cette ornementation spécifique ne concerne pas uniquement les fins de vers. Le défunt barde Genjebay avait la réputation de maîtriser au plus haut point l’art de faire vibrer sa voix, introduisant de l’ırg’aq dans un très grand nombre de syllabes24. De cette manière, il pouvait jouer avec l’intensité de son débit vocal en insérant des nuances et des accents à l’intérieur des syllabes comme moyen expressif destiné à souligner l’action décrite par ses paroles.

25 Ceci dit, l’ırg’aq ne se laisse pas saisir à un moment particulier du chant. Et les transcriptions faites durant la période soviétique pour moderniser les récits épiques avec un accompagnement orchestral l’ont complètement ignoré. Ce passage de l’oral à l’écrit a imposé un style de chant plus proche de l’opéra, dans le but de le rendre accessible au plus grand nombre sous une forme actualisée25. Il en a résulté des formes épiques néo- traditionnelles d’où l’ırg’aq est absent.

26 Pour autant, les bardes apprécient la présence d’ırg’aq en dehors du domaine épique. En effet, cette vibration vocale, même si elle est travaillée pour chanter les épopées traditionnelles, peut parfois se retrouver naturellement dans la voix utilisée dans des répertoires différents, comme les berceuses ou même d’autres traditions musicales. Les bardes expérimentés disent que l’« ırg’aq se sent dès que l’on chante, quel que soit le type de chant ». Autrement dit, il s’agit d’une vibration susceptible d’apparaître spontanément dans la voix, et dont les bardes, sans qu’ils en aient l’exclusivité, s’en font les experts.

« Irg’aq, c’est l’embellissement de hawaz… »

27 En contexte d’apprentissage, l’ırg’aq est transmis par le barde à son élève en le lui montrant et en lui faisant faire des exercices sur certaines voyelles comme o et a. Pour Qarımbay-baqsı, âgé de 81 ans, l’ırg’aq résulte d’années de pratique assidue au cours desquelles la voix va progresser. Ainsi, l’ırg’aq s’acquiert après un dur labeur. Mais il peut aussi disparaître, comme ce fût fut son cas en 1971, à la suite d’une maladie.

28 Quoi qu’il en soit, les bardes s’accordent pour dire que « le plus bel ırg’aq est donné par Dieu… Même si quelqu’un travaille beaucoup, si ce n’est pas donné naturellement, il n’y aura pas véritablement d’ırg’aq dans son chant ». De fait, l’ırg’aq est bien plus qu’une technique maîtrisée. Et je me souviens de toute l’emphase avec laquelle Qarımbay-baqsı avait répété ce terme quand je l’avais prononcé. Une expression corporelle et verbale de déférence traduisait alors toute l’importance qu’il lui accordait. Voici quelques-unes des phrases saillantes ressorties d’échanges sur cette question :

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L’ırg’aq, c’est comme l’amble du coursier (qara jorg’a), la vitesse la plus agréable… Irg’aq, c’est nag’ız (un motif qui embellit), c’est le niveau de voix le plus élevé, ce qu’il y a de plus agréable et de mieux dans la voix. C’est l’embellissement du son, le plus bel embellissement du son vocal… L’ırg’aq, c’est l’embellissement de hawaz (voix).

29 De ce qui précède, un autre terme esthétique pour désigner la voix vient d’émerger, à savoir : hawaz26. Nous avons vu précédemment que la voix (dawıs) est appréciée en contexte épique quand elle se propage dans l’air. Et, même s’il s’agit toujours de voix humaine, la sémantique associée à hawaz est différente. Ici, quel que soit le contexte, hawaz désigne uniquement une voix chantée. Ainsi, pour traduire « la voix chantée du maître », on dira : ustaz hawazı.

Tableau 2. Les termes associés à hawaz et dawıs

Voix Dawıs (rappel) Hawaz

propre taza dawıs (ı bar)

faible kishkene dawısı barw

fine (= aiguë) jin’ishke dawıs

épaisse (= grave) juwan dawıs

ouverte/fermée ashıq/jabıq dawıs

puissante/audible (= agréable) jag’ımlı dawıs jag’ımlı hawaz

exceptionnelle xosh hawaz

30 Le rapport que les bardes établissent entre dawıs et hawaz en est un de gradation : hawaz surgit dans le prolongement de dawıs. En ce sens, nous avons vu que l’évaluation des apprentis porte, d’abord et avant tout, sur la qualité acoustique de leur voix27. Mais hawaz est un critère d’appréciation destiné aux voix d’un niveau supérieur. C’est la raison pour laquelle ce concept n’est pas affecté par une opposition entre ceux qui ont de la voix ( dawıs bar) et ceux qui n’en ont pas (dawıs joq), etc. Or, cette différence de niveaux explique que la plupart des termes associés à dawıs ne peuvent être utilisés avec hawaz.

31 En définitive, on pourrait dire qu’en utilisant le terme hawaz, le connaisseur ne se prononce pas tant sur l’enveloppe acoustique de la voix, toujours sujette à une évaluation technique, mais plutôt sur son contenu. Ainsi, hawaz fonctionne à la manière d’un superlatif absolu. Car, comme je l’ai entendu à plusieurs reprises : « Hawaz, c’est ce qu’il y a de mieux ». Aussi, le ressenti auquel renvoie ce terme s’explique difficilement, et seules des métaphores peuvent l’approcher, comme par exemple : bu’lbu’l hawaz pour désigner un barde dont la voix est aussi belle que celle du rossignol, symbole par excellence de la beauté. Et une expression telle que : bu’lbu’l bol-a ! surgit pour ponctuer une performance hors du commun. Voici une retranscription d’échanges relatifs à ce propos : F. Léotar : À partir de quel moment peut-on qualifier de hawaz la voix d’un apprenti ou d’un barde ? G. O’temuratov : Hawaz, c’est la beauté du chant.

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F. L. : Et dawıs, utilisé par les bardes, ce n’est pas la beauté ? G. O’. : C’est aussi la beauté, mais… (silence et moue d’hésitation) F. L. : Qu’est-ce qui est mieux dans la voix pour que l’on passe de dawıs à hawaz ? G. O’. : Si quelqu’un a une bonne voix et qu’il chante très bien, alors l’écouter sera très agréable (jag’ımlı). C’est hawaz. F. L. : Qa’rımbay-ag’a, vous avez entendu Gu’lnara (Allambergenova) et Ten’el (Qallıevich) quand ils étaient plus jeunes et qu’ils n’avaient pas encore une voix de type hawaz mais dawıs, et vous vous en souvenez probablement ? Q. Tınıbaev : Oui, je m’en souviens. F. L. : Quelle différence entre les deux, comment cela s’est-il passé ? Q. T. : Oh, une énorme différence ! C’est venu avec l’expérience. Ils ont alors commencé à chanter avec le cœur (hawaz shıg’adi). Chanter simplement, c’est dawıs. Chanter avec le cœur, c’est hawaz. Quand le barde est écouté du peuple, quand il est respecté du peuple, alors c’est hawaz. G. O’. : Et cela se produit grâce au travail, à la pratique. F. L. : Peut-on traduire dawıs dans le domaine des bardes comme : belle voix non expérimentée et hawaz comme : belle voix expérimentée ? Q. T. : Oui, mais hawaz, c’est bien au-dessus ! C’est un critère supérieur pour apprécier la beauté de la musique.

32 Dans le prolongement de ce qui a été exposé jusqu’ici et de l’échange retranscrit ci- dessus, quand un certain nombre de critères esthétiques sont réunis, on ne parle plus de dawıs mais de hawaz, un concept qui renvoie à une voix « chantée avec le cœur » (souligné plus haut). D’ailleurs, les bardes parlent également de : « chanter avec son âme » (shın kewilden)28 ou encore : « sentir de l’intérieur » (ishki sezimlerdi). Aussi, telle la capacité à orner (ırg’aq), hawaz est considéré comme un don divin qui, au-delà d’années de travail, ne peut s’expliquer de manière objective.

Fig. 3. Gu’lnara Allambergenova

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De la synthèse à la cohésion

33 Un autre qualificatif important du point de vue de l’appréciation musicale exprimée par les bardes lors d’une performance est : jıynaqlı. De manière unanime, ils utilisent ce terme à partir de son sens premier, soit : « concentré », en guise d’appréciation pour un épisode qui a été raccourci. Opérant uniquement au niveau des paroles, jıynaqlı renvoie à un épisode de plusieurs couplets synthétisé en seulement quelques vers. En fait, jıynaqlı est l’expression d’une valorisation de la synthèse. Non pour le gain de temps qui en résulte, mais plutôt pour l’intensification des effets produits par le barde sur l’auditoire, lequel s’attend à un épisode. Or, voici cet épisode soudainement réduit à quelques vers. C’est comme si le barde avait saisi un élément de l’histoire qui l’éclaire plus fortement et plus rapidement. Là encore, ce terme renvoie à l’art de l’exécution, et il contribue à la rendre plus vivante pour l’auditoire. Dans ce cas, on dit que l’action est chantée de façon synthétique : jıynaqlı aytıw.

34 Mais dans l’usage courant, jıynaqlı peut aussi signifier : « bien rangé » (pour une maison)29. Il signifie aussi : « soigné » (un travail) et même « rassemblé ». Ces termes sont issus de jıynaq : 1. recueil, anthologie, et 2. réunion30. Or, voici une sélection de commentaires faits par G’ayrat-baqsı alors que nous réécoutions ensemble les enregistrements d’une jeune barde : 1) La prononciation des paroles et la mélodie vont très bien ensemble (jıynaqlı) 2) Le chant et son jeu vont bien ensemble. Elle chante de façon réunie (jıynaqlı) 3) C’est jıynaqlı ! Elle tient bien le tempo (temp jaqsı) Dans ces trois commentaires, on voit bien que le barde ne fait pas référence à la synthèse d’un texte raccourci mais plutôt, en lien avec l’idée de « réunion » (jıynaq), à la concomitance d’éléments assemblés. Or, quand la question a été abordée en groupe, cette interprétation n’a pas été acceptée par les autres bardes et G’ayrat-baqsı a lui-même reculé ; pour les autres, il ne pouvait s’agir que d’une référence aux paroles de l’épopée. Sur le coup, j’ai pensé que ma précédente compréhension était erronée, les commentaires de G’ayrat-baqsı ayant été collectés un an auparavant. Mais entre-temps, et procédant à une analyse des différents critères d’appréciation par paramètres, j’ai relevé alors d’autres expressions et commentaires allant dans le même sens d’union entre différents aspects impliqués dans la performance épique. Et ce, au-delà du terme jıynaqlı en tant que tel.

35 C’est pourquoi l’usage particulier qu’en a fait G’ayrat-baqsı me semble éclairant. Au lieu d’y voir une erreur, le sens de ce terme n’ayant été corroboré par aucun autre barde, j’y vois plutôt la tentative de faire correspondre au mieux un mot à un ressenti. Et ce n’est plus la signification du terme qui est en jeu ici, mais plutôt la valeur qu’il est susceptible de recouvrir. Cette valeur se retrouve dans plusieurs expressions, lancées en cours de performance ou après. Parmi elles, je citerai : « gu’l da’ste ! », de gu’l (fleur) et da’ste (bouquet)31. Là encore, une telle image indique que l’ensemble de la performance, autrement dit les différents éléments qui la composent, « tiennent bien ensemble », comme le seraient des fleurs réunies en bouquet. Elle exprime ainsi une perception selon laquelle des éléments différenciés forment un tout homogène32.

36 Le sens singulier accordé à jıynaqlı par G’ayrat-baqsı résulte d’un processus à travers lequel il a voulu exprimer une valeur qui se laisse détecter par une mise en comparaison de mots et expressions, et que je traduirais par : cohésion. Bien qu’elle ne soit pas utilisée

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comme terme générique appliqué aux différents champs du domaine épique, cette valeur ressort pourtant des critères appréciatifs exprimés indirectement par les bardes. En effet, nous avons vu depuis le début de cet article que l’appréciation d’une épopée ne relève pas d’un paramètre particulier mais de paramètres combinés. Or, c’est cette combinaison d’éléments différents regroupés en un tout homogène, qui produit sur l’auditoire un intérêt et des effets plus moins importants.

Conclusion

37 De ce qui précède, il ressort d’abord et avant tout que les bardes karakalpaks possèdent de nombreux termes et expressions pour apprécier les épopées. Et cet article n’a pas eu pour objectif de les épuiser tous. Il est apparu également que les termes collectés dans le cadre de cette recherche ne sont pas spécifiques au domaine épique ; puisés dans le langage courant, les bardes les dotent d’une valeur esthétique particulière, que ce soit à partir d’un sens littéral ou figuré. Ainsi, au-delà des termes d’esthétique musicale appliqués au domaine épique, cet article a montré plusieurs modalités selon lesquelles les bardes élaborent leur discours autour de leurs performances. Dans certains cas, l’analyse a également montré que le sens attribué à un mot pouvait différer selon les bardes. Plutôt que d’interpréter un sens singulier comme une erreur, dès lors qu’il n’était pas corroboré par la majorité, j’ai préféré le considérer comme une nuance dans la traduction d’une expérience esthétique vécue à un moment donné. Et, partant d’une analyse du discours, un certain nombre de spécificités langagières sont apparues pour traduire, à partir des termes vernaculaires en vigueur et de leurs contraintes sémantiques, un idéal esthétique dynamique, dans la mesure où il est voué à être sans cesse actualisé et individualisé.

BIBLIOGRAPHIE

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Discographie

DURING Jean, 2013, Uzbekistan : Musical Traditions of the Karakalpaks. 1 CD (fichier pdf, enregistrements, livret) Folkways UNES08308.

LÉOTAR Frédéric, 2008, Karakalpakistan : La Voix des Ancêtres, coll. « Asie intérieure ». 1 CD/DVD (fichier PDF, enregistrements, livret), Buda Records.

LÉOTAR Frédéric, 2012a, Karakalpak Epic Heritage/Patrimoine épique Karakalpak. 1 CD (enregistrements, livret quadrilingue) UNESCO/Ambassade de France en Ouzbékistan.

LÉOTAR Frédéric, 2012b, Music of the Golden Sands. 1 CD (fichier pdf, enregistrements, livret), Pan Records.

NOTES

1. La tradition jıraw est réservée aux hommes qui exécutent les épopées dites « héroïques » dans un timbre de voix guttural en s’accompagnant d’une vièle (qobız). 2. Qaraqalpaq gumanitar ilmler ilim-izertlew institutı 3. Voir aussi Léotar 2008 : plage 2. 4. Professionnel est à prendre ici au sens de : référence, modèle. Pour information, les bardes karakalpaks sont rémunérés comme fonctionnaires et rattachés au Ministère de la culture (pour les musiciens) ou de l’éducation (pour ceux qui ont une activité pédagogique). 5. La patiya (fâtiha en arabe) est un rituel au cours duquel le maître transmet à son disciple le droit de se produire à son tour en public et de se prétendre barde (baqsı). En général, un barde qui n’a pas reçu la patiya n’est pas considéré comme légitime. 6. Cette vièle à pique à 3 cordes sert très souvent à accompagner les prestations épiques en doublant la partie vocale chantée par le barde qui s’accompagne lui-même d’un luth fretté à deux cordes (duwtar). 7. Aujourd’hui, G’ayrat O’temuratov, Gu’lnara Allambergenova et Ten’gel Qallıev font partie des rares bardes vivants à avoir reçu le prestigieux Prix d’« Artiste populaire d’Ouzbékistan » ( Uzbekistan halıq baqsısı). 8. Lors de ces réunions de travail, j’ai pu compter sur la participation de la linguiste Gu’lba’ha’r Nuratdinova qui a fait office de traductrice. 9. La langue karakalpake comprend un certain nombre de termes ouzbeks, russes, voire arabes ou encore persans. 10. Tovush (ouzbek), tavish (kirghize), tawıs (nogaï), dowıs (turkmène). 11. Certaines des questions abordées dans cette section ont suscité des débats entre bardes et linguistes. Cependant, je suis le seul responsable de toute erreur d’interprétation relative aux termes analysés ici. 12. Dawıs désigne également un répertoire de lamentations funéraires quasiment disparu chez les Karakalpaks. J’ai eu l’occasion d’enregistrer ce type de prestation en 2010 dans une partie reculée de la région de Navoiy. Elle se déroule en trois parties pour souligner toute mort prématurée, en

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particulier le décès d’un enfant. Lors des funérailles et des commémorations qui s’ensuivent, les proches se réunissent pour chanter au lever du jour, à midi et le soir (azan’gi dawıs, keshki dawıs, tu’ski dawıs). Là-encore, le recours au terme dawıs se réfère à la dimension sonore de la voix, de la même manière que le rituel aujourd’hui disparu de pleurs était désigné dawıs shıg’arıw, et qu’aujourd’hui encore, pleurer fort se dit : dawıs salıp jılaw. Lors des conversations que j’ai eues avec les bardes concernant le recours à dawıs pour désigner une voix parlée et une voix pleurée, voici ce qu’ils m’ont dit : « Quand l’être humain parle, il utilise sa voix, quand il pleure, encore plus ! » Cette remarque indique que l’usage de dawıs renvoie bien à l’intensité contenue dans la voix, au-delà du fait qu’il s’agit d’un outil de communication entre humains. Il faut donc comprendre ici pleurer au sens de crier. 13. Les bardes parlent aussi de voix d’enfant (bala dawıs). 14. Jag’ımlı signifie : agréable. Mais les bardes y ajoutent des valeurs spécifiques liées à la qualité du son, comme nous le verrons plus avant. 15. Des aytıw sont aussi insérés dans les lamentations funéraires de type joqlaw. Elles consistent en des pleurs parlés. 16. Ou : aya aytıw. 17. On retrouve également aytıw comme l’un des plus beaux compliments à l’issue d’une performance réussie dans des expressions comme : « Jaqsı ayttı ! », « Zor ayttı ! ». 18. Une chemise propre se dit : Taza ko’ylek. 19. Dans le dictionnaire Baskakov, on retrouve pour taza : 1) propre ; 2) nouveau ; et même 3) frais (Baskakov 1958 : 609). 20. Baskakov, ibid : 44. 21. Communication personnelle du 5 juin 2012. 22. En général, dans les ex-territoires de l’Union soviétique et ailleurs, l’authenticité des pratiques artistiques est associée à l’idée de nation, soit ici la nation karakalpake. 23. « Petit ırg’aq ». 24. Pour entendre un aperçu d’ırg’aq par Azat Seyilxanov, baqsı à la voix exceptionnelle, voir Léotar 2012b, pl. 11-15. 25. Pour de plus amples renseignements sur ce sujet et les conséquences qui en résultèrent en Asie centrale, voir During 2005. 26. Du persan âvâz (chant). 27. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de reconnaître la voix d’un barde (ou de quiconque), on a recours à dawıs. 28. De shın : vérité et kewil : cœur, âme, soit : véritablement avec son âme. 29. Jıynaqlı uy. 30. Voir Baksakov 1958 : 271. Voici d’autres termes au sens apparenté : jıyın (récolte), jıynaw (collecte), jıynawshı (collecteur). 31. En guise d’approbation, les bardes s’écrient également : da’ste-da’ste ! 32. Comme dans l’expression : Jaqsı qaytarip turiptı ! (« Ça va bien ensemble ! », à propos des paroles et de la musique).

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RÉSUMÉS

Les épopées karakalpakes d’Asie centrale ont été étudiées principalement comme des œuvres de littérature orale (Maksetov 1976, Reichl 2007). Or, au-delà de leur aspect formel, ces épopées sont exécutées et avant cela transmises de professeur à élève. Quels sont les critères à partir desquels l’exécution des récits épiques est évaluée ? Et comment les tenants de la tradition verbalisent-ils leur appréciation ? En quoi les termes et expressions utilisés constituent-ils un vocabulaire spécifique et d’où proviennent-ils ? À travers la terminologie en usage chez les bardes karakalpaks, cet article examine une conception singulière du goût musical, à la fois du point de vue de l’appréciation et de la dépréciation des performances. Il en ressortira un certain nombre de spécificités langagières destinées à éclairer un idéal esthétique dynamique sans cesse actualisé.

AUTEUR

FRÉDÉRIC LÉOTAR

Frédéric Léotar est un ethnomusicologue franco-canadien spécialisé dans les traditions turciques d’Asie centrale. Parallèlement à ses recherches, il a participé à des projets de sauvegarde et de restauration d’archives sonores (Académie des Sciences de l’Ouzbékistan) et de mise au point de protocoles d’enquêtes de terrain (UNESCO). La steppe musicienne, aux éditions Vrin, est son premier ouvrage.

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« Étrangement musical » : les jugements de goût de Bernard Lubat à propos du logiciel d’improvisation ImproteK

Marc Chemillier et Jérôme Nika

1 L’une des formes habituelles de l’observation participante en ethnomusicologie consiste, pour le chercheur sur le terrain, à apprendre lui-même à jouer des instruments dont il étudie la pratique. Mantle Hood (1960 : 55) a souligné à quel point cette approche nécessite le développement d’habiletés particulières qu’il a regroupées sous le terme de « musicalité » : travail des oreilles, des yeux, des mains, de la voix afin d’acquérir l’aisance indispensable non seulement à l’exécution, mais aussi à la compréhension des musiques qui nous sont étrangères. Le présent article décrit un cas d’observation participante en ethnomusicologie à ceci près que celui qui s’efforce d’apprendre à jouer de la musique sur le terrain n’est pas un ethnomusicologue muni de son instrument de musique, mais un ethnomusicologue qui manipule un programme informatique. À ce titre on pourrait dire que l’enquête décrite ici introduit une part de « simulation » dans l’observation participante au sens où, par exemple, un simulateur de vol permet de reconstituer avec des moyens informatiques les conditions de pilotage d’un avion.

2 Cet article rend compte d’une enquête menée en 2011-2013 auprès du musicien de jazz Bernard Lubat pour le développement d’un logiciel dédié à l’improvisation musicale appelé ImproteK1. Le logiciel capte le jeu d’un musicien jouant sur un clavier de synthétiseur et se sert des phrases enregistrées pour en inventer de nouvelles dans une improvisation collective où il est contrôlé par un utilisateur qui réagit au jeu des autres musiciens. L’ajout de nouvelles fonctionnalités au logiciel s’est fait dans le cadre d’une interaction étroite avec Bernard Lubat au cours de laquelle nous avons recueilli de nombreuses appréciations formulées par lui sur les résultats produits par la machine. Ces appréciations, nous les appellerons des « jugements de goût » même si cela ne va pas sans difficulté dans la mesure où Bernard Lubat affirme volontiers qu’il « se méfie de ses goûts » (Lubat 2010). Pour lui en effet, le « goût » reflète toujours certaines normes

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culturelles qui masquent la part personnelle de l’artiste impliquée dans sa création et l’ouverture sur son inconscient irréductible à ces normes. Nous reviendrons plus loin sur ces questions. Dans un premier temps, nous allons décrire la méthode utilisée au cours de ce travail en présentant Bernard Lubat et son contexte musical, puis en détaillant le fonctionnement du logiciel. Ensuite nous analyserons certaines étapes de l’enquête en nous intéressant à la formulation des « goûts » exprimée par Bernard Lubat et aux enjeux esthétiques qui se manifestent à la fois dans les valeurs universelles portées par l’improvisation, mais aussi dans certaines contraintes fortes imposées par des idiomes musicaux particuliers.

Enquête avec un musicien de jazz : Bernard Lubat

3 Le travail décrit ici a été effectué avec un musicien de jazz particulier, Bernard Lubat, pour des raisons qui seront expliquées plus loin. Certes, d’autres musiciens ont participé à l’enquête (le pianiste brésilien Jovino Santos Neto, ancien membre du groupe d’Hermeto Pascoal, le pianiste Louis Mazetier, spécialiste du stride ou le musicien malgache Kilema joueur de cithare marovany2 ).

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http:// journals.openedition.org/ethnomusicologie/2496

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4 Mais, en dépit de ces expériences, l’enquête décrite ici a un caractère fondamentalement monographique. Ce que l’on perdait en généralité dans notre approche, on le gagnait en profondeur dans l’analyse des réactions du musicien par rapport au logiciel ImproteK. Car ce ne sont pas une, deux ou trois séances d’expérimentations et d’entretiens que nous avons effectuées avec lui, mais des dizaines (dix missions de terrain de plusieurs jours chacune, dans son village à Uzeste en Gironde, réparties sur trois ans en 2011, 2012, 2013), auxquelles s’ajoutent des sessions réalisées précédemment au cours d’un travail d’enquête consacré à un autre logiciel appelé OMax entre 2003 et 2007 (également une dizaine de missions), soit au total près d’une centaine de séances de travail avec Bernard Lubat. On verra plus loin la finesse d’analyse permise par cette approche monographique, finesse qu’il aurait été impossible d’atteindre si l’enquête avait été limitée à quelques séances de travail avec plusieurs musiciens, aussi nombreux soient-ils.

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Fig. 1. Bernard Lubat réagit au jeu de l’ordinateur piloté à gauche par Jérôme Nika, à droite par Marc Chemillier.

5 La méthode suivie pour cette enquête comporte trois aspects. Le premier concerne, d’une manière générale, les entretiens semi-directifs conduits avec Bernard Lubat sur différents sujets traitant de l’usage des technologies dans l’improvisation. Le deuxième aspect se rapporte plus précisément aux expériences d’interaction effectuées entre lui et le logiciel, dont le but était de perfectionner certaines fonctionnalités, ces expériences étant filmées et la musique enregistrée. Le troisième aspect consistait à réaliser avec le musicien des séances de réécoute a posteriori de la musique jouée pendant ces expériences. Au-delà de l’écoute sur le vif, la réécoute introduit une distance favorable aux commentaires et à la critique. Les musiciens passionnés par leur art réagissent volontiers quand on leur fait écouter de la musique en exprimant leur pensée par la parole ou par toutes sortes de gestes et de mimiques qu’il est utile de filmer et de décoder (fig. 1, cf. Chemillier 2009 pour un exemple de décodage d’une vidéo de mimiques de Bernard Lubat).

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6 La période de l’enquête 2011-2013 correspond à la mise au point du logiciel ImproteK jusqu’à un stade de maturation suffisant pour être utilisé en concert comme ce fut le cas le 16 novembre 2013 au festival Novart de Bordeaux. Au-delà de l’expérimentation, cette enquête de trois ans (et même de dix ans si l’on inclut le travail effectué depuis 2003 avec le logiciel OMax) est basée sur une relation interpersonnelle avec Bernard Lubat aussi riche sur le plan de la musique que sur celui de l’amitié.

7 Pourquoi Bernard Lubat ? La première raison de ce choix est que Bernard Lubat est un infatigable expérimentateur et qu’il fallait cette curiosité d’esprit pour consacrer autant de temps à des expériences pour le moins insolites de confrontation aux balbutiements d’un apprenti-logiciel d’improvisation. La deuxième raison est que Bernard Lubat a nourri sa réflexion sur la musique d’un intérêt pour la philosophie et d’un engagement politique, qui donnent à ses jugements une profondeur peu commune, comme on le verra par la suite. La troisième raison est que Bernard Lubat se situe à la croisée d’influences particulièrement riches sur le plan musical qui vont de la création contemporaine et de l’improvisation collective libre jusqu’aux racines les plus profondes de la tradition afro- américaine du jazz. Ce dernier point ressort clairement de sa biographie.

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8 Percussionniste, pianiste, accordéoniste et chanteur, Bernard Lubat est né le 12 juillet 1945 dans le village d’Uzeste en Gironde. Dès l’âge de trois ans, il accompagne à la batterie son père Alban qui jouait de l’accordéon dans les bals de l’Estaminet, le bar-dancing du village tenu par ses parents. Après avoir étudié le piano, il apprend la percussion au Conservatoire de Bordeaux. En 1963, à l’âge de dix-huit ans, Bernard Lubat arrive à Paris pour suivre les cours du Conservatoire National Supérieur de Musique. Dans les boîtes de jazz, il fait la connaissance de l’un des maîtres du style bop, le batteur Kenny Clarke, qu’il remplace dans le trio du pianiste Bud Powell (Lubat 2005 : 23). À vingt ans, il joue en première partie de John Coltrane comme vibraphoniste dans l’orchestre de Jef Gilson (Antibes, 27 juillet 1965). À vingt-cinq ans, il part deux ans en tournée comme batteur avec Stan Getz, Eddy Louiss à l’orgue et René Thomas à la guitare (album Dynasty enregistré en mars 1971 au Ronnie Scott Club de Londres). Ainsi, certaines personnalités parmi les plus importantes de l’histoire du jazz – Kenny Clarke, Bud Powell, John Coltrane, Stan Getz – ont nourri l’imaginaire de Bernard Lubat par un contact direct dès les premières années de sa carrière. Outre le bal traditionnel attaché à ses origines gasconnes et le jazz découvert à Paris dans les années 1960, Bernard Lubat pratique des genres musicaux très variés : création contemporaine (enregistrement de Laborintus de Berio en 1970), improvisation collective libre (festival de Châteauvallon avec Portal le 23 août 1976), chanson (album Madame de Barbara en 1969). Mais son parcours s’est forgé en réaction à certaines normes esthétiques et sociales, en premier lieu celles de la musique écrite enseignée au conservatoire. Le bal traditionnel gascon et le jazz lui ont appris une autre approche de la musique fondée sur la pratique orale, ce que Christian Béthune (2004) appelle une « oralité seconde ».

9 Bernard Lubat s’est intéressé à la musique elle-même, mais aussi à sa place dans la société et à son rôle social. En 1975, il crée la Compagnie Lubat qui s’installe au théâtre de la rue Mouffetard pour explorer différentes voies radicales de déconstruction de la relation entre artiste et spectateur (concerts où les musiciens font cuire des sardines sur la scène). L’année 1978 marque une étape décisive dans son parcours : il interrompt sa carrière parisienne de musicien polyvalent pour revenir à Uzeste et créer un festival inspiré à l’origine de la Fête de l’Humanité faisant interagir musique, politique, théâtre, philosophie, danse et pyrotechnie. Uzeste n’est pas le seul endroit où de tels projets sont nés dans les années 1970, dans un mouvement général d’utopie qui voulait « changer » la société par la combinaison de différentes formes de pensée (musique, théâtre, philosophie…). Le fait remarquable est que ce festival existe toujours depuis plus de trois décennies (la 37 e édition a eu lieu en 2014) alors que tant d’autres expériences de ce type ont été abandonnées. Ignoré dès ses débuts par la plupart des médias, il a fidélisé au fil des ans une pléiade d’artistes parmi les plus importants de notre époque, musiciens (Archie Shepp, Martial Solal, Eddy Louiss, Michel Portal et d’autres qui ont débuté avec la Compagnie Lubat comme André Minvielle ou Louis Sclavis), chanteurs (Claude Nougaro, Jacques Higelin), acteurs (Richard Bohringer, André Benedetto, Philippe Caubère). Basé sur une relation interpersonnelle avec eux, il leur propose de s’écarter des circuits routiniers où ceux-ci tendent à rentabiliser leurs projets artistiques (par exemple, pour des musiciens, en jouant sur scène leur dernier disque) afin de se confronter à des situations inhabituelles et stimulantes, même si elles sont risquées et parfois tournent court.

10 Sur le plan musical, Bernard Lubat développe depuis une trentaine d’années ce qu’il appelle ses « chansons enjazzées » à la croisée de plusieurs idiomes musicaux qui

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reflètent la richesse de ses influences musicales : bop, biguine, blues, funk, musette. Certaines versions qu’il en donne procèdent à une déconstruction parfois radicale de l’idiome originel (blues Mes nuits blanches, d’après Goodbye Porkpie Hat de Mingus, joué avec piano préparé dans le DVD « Vive l’amusique », 2003). D’autres explorent les idiomes en les métamorphosant par des reconstructions parfois visionnaires (rythmique binaire poum-poum-tchac introduite sur le morceau bop Jazzpanic, empruntée au thème Au Privave de Parker, sur l’album « Scatrap Jazzcogne » de 1994, ce que Bernard appelle « bio techno bop » et qui préfigure les emprunts à la drum’n’bass réalisés quelques années plus tard par des jazzmen comme Erik Truffaz). Bernard Lubat explique lui-même son approche à mi-chemin entre la fidélité à des idiomes traditionnels et leur déconstruction radicale : « Mes voyages entre le swing nautique, profond, organique d’Eddy qui vient de Kenny et la déconstruction sont compatibles » (Lubat 2005 : 25). Avec la collaboration d’un musicien expérimentateur comme Bernard Lubat, le développement informatique pouvait explorer de nouvelles voies d’improvisation musicale tout en s’appuyant sur une connaissance experte des idiomes musicaux utilisés.

Description du logiciel ImproteK

11 Le logiciel ImproteK permet à son utilisateur d’improviser en captant des phrases musicales à partir du jeu d’un musicien réel jouant sur un synthétiseur. Ces phrases sont mémorisées par le logiciel avec leur phrasé et leur articulation3 pour être ensuite recombinées et transformées (fig. 2). Il est important de souligner que ce principe introduit un bouleversement complet dans la notion « d’instrumentalité » du jeu musical car l’utilisateur d’ImproteK peut jouer avec des phrases sans produire le geste instrumental qui est nécessaire à leur exécution. Son attention peut être entièrement tournée vers des questions plus abstraites de conduite de l’improvisation, de choix des phrases jouées avec leurs caractéristiques mélodiques, harmoniques, rythmiques et de réponses à apporter aux partenaires dans l’improvisation collective. L’hypothèse esthétique sous-jacente, que l’enquête s’efforcera de valider, est qu’une part importante de la créativité de l’improvisateur, c’est-à-dire de la nouveauté et de la surprise qu’il est capable de produire, ne vient pas des phrases jouées, ni de leur exécution (phrasé, touché, sonorité), mais de la manière dont elles sont agencées et des choix instantanés faits durant le déroulement de la pièce. À la manière d’un bernard l’ermite, crustacé qui emprunte sa coquille à un autre animal – c’est-à-dire qui s’approprie un matériau extérieur pour se protéger –, on peut dire que l’utilisateur d’ImproteK improvise en empruntant un matériau musical extérieur fourni par un autre musicien. Les récentes évolutions du logiciel permettent la prise en charge de l’audio en plus du format MIDI. Désormais, les sessions de travail avec Bernard Lubat peuvent traiter les questions de l’articulation et du phrasé en réutilisant le son du musicien lui-même, par exemple celui de sa voix et non plus seulement celui d’un synthétiseur.

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12 L’intérêt de ce transfert de compétences entre l’homme et la machine, où l’ordinateur se voit confier des tâches d’exécution musicale, est de permettre à l’utilisateur d’explorer des choses « inouïes » et en particulier des choses impossibles à exécuter sur un instrument. Mais il est utile ici de mentionner une distinction introduite par Derek Bailey entre l’improvisation « non idiomatique », c’est-à-dire libre, et l’improvisation « idiomatique » qui se réfère à un idiome particulier (Bailey 1999 : XIV, 68, 133, 151). Dans le cas idiomatique, l’improvisateur est confronté à des questions épineuses d’« acceptabilité » : qu’est-ce qui est acceptable au regard de l’idiome et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Le logiciel ImproteK se situe précisément dans ce cadre en s’efforçant de défricher une sorte d’« extension de l’idiome » qui explore, à l’intérieur d’un idiome donné, certaines zones non encore atteintes par la pratique musicale courante, c’est-à- dire par la pratique « manuelle », non informatisée.

Fig. 2. Bernard Lubat joue en écoutant un accompagnement produit par l’un des ordinateurs, et son jeu est capté et réutilisé par les deux ordinateurs synchronisés entre eux.

13 Les idiomes musicaux auxquels on s’intéresse (ceux des « chansons enjazzées » : bop, biguine, funk, blues, musette) ont en commun la présence d’une pulsation régulière et d’une grille harmonique qui sert de référence aux improvisations. L’origine du logiciel ImproteK remonte aux travaux de Marc Chemillier (2001) sur l’improvisation à partir de grilles de jazz, travaux qui se plaçaient dans ce cadre idiomatique. En 2003, il a créé avec Gérard Assayag le logiciel d’improvisation OMax qui comportait deux modes, l’un idiomatique intégrant ces travaux et un autre non idiomatique qui permettait d’improviser sans contraintes de grille et de pulsation (Assayag et al. 2006, Chemillier 2009). La programmation d’OMax a été poursuivie à l’IRCAM en privilégiant le mode non idiomatique, puis ImproteK est né en 2009 lorsque Marc Chemillier a repris le problème de l’improvisation idiomatique pulsée en réutilisant le noyau initial d’OMax qu’il a ensuite développé avec Jérôme Nika (Nika & Chemillier 2012, Nika et al. 2015) en menant auprès de Bernard Lubat l’enquête décrite dans cet article. Techniquement, lorsque le musicien joue en suivant un tempo et une grille fournis par l’ordinateur (qui joue par exemple une formule d’accompagnement), le logiciel note le positionnement de la pulsation et des harmonies par rapport aux phrases jouées par Bernard Lubat de sorte qu’il peut ensuite les réutiliser en les adaptant à un tempo différent (accélération ou

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ralentissement) et à de nouvelles progressions harmoniques (transposition et recontextualisation de certains enchaînements). Mais derrière la simplicité de ce procédé, qui se ramène à un étiquetage des données, se trouvent des problèmes complexes d’« acceptabilité » de ce que produit l’ordinateur eu égard à des normes stylistiques et à des valeurs esthétiques implicitement associées aux idiomes utilisés. Le but de l’enquête était de mieux comprendre les caractéristiques formelles et esthétiques de ces idiomes.

Fig. 3. Schéma de l’interface du logiciel ImproteK.

La partie supérieure permet de se repérer dans la grille (on peut se caler sur une mesure en appuyant sur la case correspondante). La partie inférieure permet diverses transformations : A) accélérer ou ralentir, B) changer la mémoire en cours de lecture, C) boucler une pulsation ou plus.

14 L’improvisation ne se limite pas à la capacité de produire de la musique, elle suppose également des capacités de réaction face à des événements imprévus. Par exemple, il faut pouvoir réagir à ce que jouent les autres musiciens dans l’improvisation collective. Pour introduire une part de « réactivité » dans le logiciel, nous utilisons une interface physique de contrôle4 qui permet d’intervenir en direct dans le processus de génération (fig. 3). On peut remettre à zéro la mémoire en cours de lecture, ou transformer les données qu’elle contient. Dans les deux cas, les réactions de l’utilisateur modifient la logique du déroulement des séquences enregistrées, et cette action n’est pas neutre sur le plan esthétique. L’enquête sur les jugements de goût de Bernard Lubat avait, entre autres, pour objectif de valider et de préciser son champ d’application.

15 Lorsqu’on remet à zéro la mémoire en cours de lecture, on recalcule de nouvelles séquences à jouer. Le stock disponible des phrases enregistrées précédemment par le musicien contient des informations sur la pulsation et les accords auxquels elles sont

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associées. Le calcul consiste à chercher parmi ces phrases des fragments compatibles avec la grille en cours, c’est-à-dire dont les accords sont identiques aux accords sur lesquels on est en train d’improviser. La grille fait ainsi office de scénario guidant le logiciel dans sa recherche de matériau à l’intérieur de la mémoire. Ce principe de réutilisabilité d’une mémoire en fonction d’un scénario qui sert de guide à l’improvisation est assez proche de ce que fait réellement un musicien lorsqu’il s’entraîne à mémoriser avec ses doigts certains enchaînements pour pouvoir les rejouer dans différentes situations. L’utilisateur peut intervenir dans ce calcul en agissant sur la continuité de la recombinaison des fragments utilisés. Si l’on cherche les fragments les plus longs possibles compatibles avec la grille, on obtient des phrases proches de celles qu’avait jouées le musicien lors de la captation. Si, au contraire, on cherche des fragments plus courts, le résultat prend un caractère plus discontinu. L’utilisateur peut également choisir différentes zones de la mémoire pour puiser ces fragments parmi ce qui vient d’être capté à l’instant précédent ou parmi des choses plus anciennes (captées un autre jour ou même beaucoup plus longtemps avant). Il peut aussi procéder à des « hybridations » en prenant des séquences enregistrées sur un autre scénario que le scénario en cours (par exemple en calculant un solo sur Autumn Leaves à partir de solos sur All the things you are), ou en mélangeant des solos captés avec différents musiciens (Bernard Lubat hybridé avec Jovino Santos Neto).

16 La « réactivité » peut également se traduire par la transformation en direct de ce que joue l’ordinateur. On peut faire boucler un nombre arbitraire de pulsations ou jouer les séquences n fois plus vite ou plus lentement5, et ces opérations peuvent être combinées pour créer des figures (par exemple accélérer, puis boucler un fragment, puis ralentir la boucle, puis la relâcher). Lorsqu’on analyse des solos de jazz, on s’aperçoit que ces transformations sont omniprésentes dans la pratique réelle des musiciens. Faire boucler un fragment musical sur un nombre entier de pulsations (deux, quatre ou huit le plus souvent) correspond à ce qu’on appelle un riff. Accélérer le débit d’une séquence correspond à un dédoublement du tempo ou, plus localement, à une accélération agogique (passage d’un jeu en croche à un jeu en doubles-croches). Il s’agit également d’opérations classiques de DJing6 pratiquées dans les musiques électroniques, mais elle sont utilisées ici dans un contexte très différent. Les DJ ont l’habitude de travailler sur des enregistrements fixés à l’avance (samples) alors qu’ici, les opérations de bouclage et d’accélération portent sur des données captées ou calculées en direct. On passe d’un DJing de samples à un DJing de processus. Les différents modes de réactivité offerts par ImproteK (calcul de nouvelles séquences ou transformation de séquences en cours de lecture) sont complémentaires et enchaînés dans l’improvisation. Il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Le calcul de séquences offre plus d’autonomie à la machine, mais moins de réactivité à l’utilisateur. Le bouclage et l’accélération sont des opérations techniques plus simples, mais elles permettent d’agir de façon immédiate en prenant des décisions à effet instantané (on verra plus loin l’importance de cette immédiateté dans le traitement de ce que Bernard Lubat appelle les « erreurs »).

Jugements de goût de Bernard Lubat

17 Nous rassemblons dans cette partie certaines appréciations énoncées par Bernard Lubat au cours de l’enquête. Ses paroles sont fortement imagées et riches en onomatopées suggestives, mais notre propos n’est pas d’en faire une étude de texte. Ce qui nous frappe le plus après trois ans d’enquête, c’est la très forte cohérence de ses propos, qui

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témoignent d’une pensée esthétique dont il s’agit de dégager les grandes lignes à partir de ses thèmes les plus récurrents : phrasé, conduite de l’improvisation, rythme.

18 Le logiciel ImproteK capte le jeu d’un musicien tout en préservant son phrasé, ses nuances et son articulation. Le phrasé consiste souvent en jazz à introduire une sorte d’élasticité dans le débit des notes pour contraster avec la régularité de la pulsation, effet qu’on appelle généralement le « swing » et qui est fortement valorisé sur le plan esthétique. Il se traduit par une division inégale de la pulsation en longue-brève qu’on qualifie de « ternaire », mais dans laquelle le rapport des parties au tout est fluctuant (cf. Cholakis 1995 pour une étude sur le « chabada » des batteurs de jazz). Or, on a vu que le logiciel crée des discontinuités dans la succession des notes initialement jouées par le musicien soit par recombinaison de fragments prélevés en différents endroits, soit par bouclage d’un fragment sélectionné. Ces points de discontinuité peuvent perturber la fluidité et l’élasticité de la phrase musicale. Voici les critiques émises par Bernard Lubat en novembre 2011 à propos d’une improvisation du logiciel sur All the things you are. Son onomatopée « diiiiiiap » traduit cette fluctuation recherchée dans la manière de subdiviser la pulsation : Ce n’est pas à proprement parler un problème rythmique, mais c’est la liaison entre les notes qui n’est pas là. Cela fait tic-tac au lieu de faire diiiiiiap [Bernard montre un exemple au clavier]. Les pleins et les déliés ne tombent pas bien. Sitôt que ça commence à prendre des notes par-ci par-là dans l’accord, les pleins et les déliés déconnent. Ce n’est pas à proprement parler « pas en place », mais ce sont les liaisons qui sont raides.

19 Souvent, lorsque le phrasé de l’ordinateur était défaillant, le musicien a mis en cause son propre phrasé lors de la phase de captation en signalant des « erreurs » dans son jeu, c’est-à-dire des notes mal articulées. Dans ces cas-là, un bon improvisateur réagit pour récupérer l’erreur à son profit en infléchissant son discours musical de telle sorte que l’erreur, qui n’était au départ qu’un défaut indésirable, apparaisse en fin de compte comme un effet voulu. On verra plus loin que la présence d’erreurs est valorisée par Bernard Lubat en tant que tentative de dépassement des limites, notamment techniques, de sorte que si un solo est exempt d’erreurs, il ne peut être que « mauvais » : Au lieu de recombiner, il faudrait « retrombiner » [= déformer], c’est-à-dire tiiiioupdadadi… Comme nous le faisons quand le doigt passe à côté ou joue une appogiature qu’on n’avait pas prévue et dont on fait quelque chose. Dans tous les chorus [i.d. solo exécuté par un musicien sur une grille] tu as ça, à part les mauvais qui sont parfaits. C’est le défi pour que la machine joue vraiment. Les endroits où ce n’est pas intéressant, c’est parce que ce sont des erreurs naïves, alors que quand l’improvisateur fait des erreurs, il subjectivise, il ne s’excuse pas. Là ça prend la tête ces erreurs, c’est de la mauvaise musique.

20 Le logiciel, lui, ne perçoit pas les erreurs et il risque même de les multiplier s’il répète par recombinaison ou bouclage un fragment dans lequel une note est mal articulée. Il est ainsi apparu essentiel que l’utilisateur du logiciel puisse agir instantanément sur le déroulement temporel pour modifier le cours des choses quand la séquence calculée par l’ordinateur comportait de telles erreurs, ce que Bernard a appelé « retrombiner » les données fournies par la machine. Voici un exemple issu de cette session de novembre 2011 montrant deux boucles extraites d’une improvisation sur le morceau funk J’aime pour la vie. La première est générée par le processus de recombinaison. Elle consiste à répéter deux notes sol-fa en doubles-croches articulées de manière particulièrement mécanique. Le résultat est désastreux sur le plan du phrasé de telle sorte que cette boucle, qui est revenue plusieurs fois dans l’improvisation, a été qualifiée de « tico-tico » par Bernard

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(fig. 4). Dans une telle situation, l’utilisateur d’ImproteK aurait dû réagir pour interrompre ce « tico-tico » en le retrombinant.

Fig. 4. Piano-roll d’un bouclage mécanique qualifié de « tico-tico ».

Fig. 5. Piano-roll d’un bouclage réalisant une figure « bien dans le groove ». L’alternance longue- brève (L-B) de la boucle se prolonge dans la phrase qui suit lorsqu’elle est relâchée.

21 Le second exemple est un bouclage activé intentionnellement par Marc Chemillier7. Ici le motif répété (fa# appogiature)-fa-ré-do-fa# est articulé par rapport à la pulsation avec une certaine souplesse, de sorte que le bouclage crée un balancement réussi du point de vue du swing validé par le jugement de Bernard : « Là, la machine est bien dans le groove ». Mais tous les bouclages ne marchent pas aussi bien et cette opération requiert un certain discernement. Dans tous les cas, on voit l’importance d’introduire des contrôles pour faire de ce système un instrument piloté par un opérateur musicien et non une boîte noire tournant en roue libre.

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22 Les premiers essais de manipulation via une interface de contrôle (sélection des zones mémoire, bouclage, accélération) ont eu lieu en janvier 2013 à l’occasion d’une improvisation avec le logiciel exécutée par Jérôme Nika sur le morceau D’ici d’en bas. Son idée était d’insérer entre les phrases du thème des contrechants obtenus en accélérant des éléments puisés dans d’autres zones de la mémoire (fig. 6). Le jugement enthousiaste de Bernard a pris la forme d’un long commentaire où celui-ci développe le thème de l’extension idiomatique en parlant de « repoussement des limites » : C’est extra ! À la base, il faut envoyer une première improvisation qui est radicale dans le tempo et les harmonies, relative à la métrique, aux harmonies de chaque mesure. Et là, ça improvise fantastique, ça reste dans le tempo, dans les harmonies, et ça se ballade aux limites. C’est la première fois qu’on aboutit à ça, à ce à quoi l’ordinateur joue. Quand je suis en forme, je joue à ça, mais c’est très difficile de le faire, de démultiplier et de rester dans des phrases qui respectent le cadre, tout en le repoussant. C’est la première fois que j’entends ça, la dialectique entre maîtrise et non-maîtrise, entre limites et repoussement des limites. Mais c’est dialectique,

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c’est sans arrêt le questionnement, c’est ce que je trouve le plus passionnant dans le jazz, cette lutte contre le cadre, « l’obstacle comme lieu de passage » [expression du poète et homme de théâtre André Benedetto, ami de Bernard Lubat] […] Il a fallu que je donne la base radi-calme de la mise en place dans la métrique et l’harmonie, et en même temps avec un phrasé qui fait swinguer, car dans tout ce qu’elle multiplie, il y a du phrasé swingué.

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Fig. 6. Piano-roll des contrechants accélérés entre les phrases du thème de D’ici d’en bas.

Voir précédemment la vidéo 3.

23 Ici les limites dont parle Bernard Lubat sont celles de l’idiome musical avec ses contraintes de grille et de pulsation. Les musiciens jouent souvent en frôlant les limites de l’acceptabilité au sens de l’idiome, c’est-à-dire en s’écartant du tempo et des accords de la grille (on dit jouer « in » et « out ») pour se rattraper ensuite avec plus ou moins d’agilité en retombant sur la pulsation et les bonnes harmonies. Mais l’idée de dépassement des limites concerne également d’autres aspects de l’improvisation.

24 Pour Bernard Lubat, en effet, l’improvisation est une exploration des limites de la conscience elle-même. Cette idée était déjà présente plus haut à propos de l’erreur. L’improvisateur est confronté à l’imprévu (celui de ses partenaires dans le jeu collectif, mais aussi celui de ses propres erreurs), et il doit admettre qu’il n’a pas une pleine conscience de sa situation de jeu. Une partie de ce qu’il joue lui échappe, comme les lapsus échappent à leur locuteur, et cette partie involontaire de l’improvisation est un révélateur de l’inconscient. On se demande où ça peut aller si on pousse la machine 147 fois plus vite, puis qu’on freine d’un seul coup net. […] Ce que j’entends, c’est la perception photographique de comment cela nous arrive à nous de jouer. Mais ça le situe dans la conscience. Parce que nous, quand on joue, on perd cette conscience. Et en plus, c’est intéressant que l’on puisse jouer avec [grâce à la machine]. L’artiste va être influencé par ça. […] Le défi du hors métrique, il est pareil [dans l’improvisation libre], mais là c’est le défi avec la métrique. Je veux dire que ça swingue.

25 Il est revenu plus tard, lors de la session suivante en février 2013, sur la question de la vitesse. Non seulement celle-ci ouvre une porte sur l’inconscient et sur l’imaginaire, le

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« soi doutant de soi » comme l’appelle Bernard Lubat, mais elle traduit également une représentation du temps propre à une culture et une époque données. Ça m’interpelle de voir que les musiques jouent de plus en plus vite, comme fait la machine. Ce sont des limites qu’on franchit. Avant, pour des questions de goût, on n’allait pas vite à cette vitesse-là parce que ce n’était pas joli. Alors que là, les mecs sautent de la falaise pour atterrir, c’est fabuleux. […] Quand on va vite, on ne pense pas, ça va trop vite. Et en même temps, il faut qu’on produise quelque chose, et comme on n’a pas le temps de penser à ce qu’on produit, c’est une porte qui se laisse ouvrir, dans laquelle l’inconscient se glisse… Improviser, c’est s’improviser, c’est donner confiance au soi doutant de soi. […] Qu’est-ce qui se passe avec le temps, avec la symbolique qu’on prête, nous, au temps qui nous passe dessus comme un camion ? […] Tu écouterais Sal Nistico [saxophoniste de l’orchestre de Woody Hermann] en 1962, il joue aussi vite que ça. Tu as les yeux comme ça. Le film est formidable, parce que tu vois tout, s’il ne va pas tomber, comment il s’accroche aux branches.

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26 Bernard Lubat nous a encouragés à travailler les possibilités de transformation des phrases calculées par l’ordinateur en utilisant l’interface de contrôle pour « énerver » les données de la mémoire, pour « travailler ce que l’on peut déranger » dans les phrases recombinées. Mais les recombinaisons de l’ordinateur fournissent elles-mêmes des résultats potentiellement intéressants. Voici le jugement de Bernard Lubat sur une hybridation réalisée par Jérôme Nika en faisant improviser l’ordinateur sur All the things you are à partir d’un solo capté sur D’ici d’en bas. L’expression « étrangement musical » traduit de sa part une certaine perplexité face à l’improvisation de la machine. Les notes ne sont pas étrangères à l’harmonie comme dans le jeu « out » (voir plus haut), elles sont qualifiées d’« étranges » par Bernard Lubat car il ne retrouve pas la logique de ses propres enchaînements : Ça c’est très bien, et même s’il y a deux ou trois endroits étranges, ce ne sont pas des notes étrangères, c’est étranger à l’harmonie, mais bien. Là c’est excellent. C’est sur D’ici d’en bas ? Là il est très bon, le chorus est remarquable. C’est l’étranger, l’étrange étranger, l’égaré qui est mal garé, avec l’autre, ça va mieux qu’avec le même, je vais le dire à ma mère. Je ne comprends pas, il fait un chorus magnifique musicalement. Il n’est pas en dehors de l’harmonie, il est étrangement musical, il est bien mieux que le trafic que tu fais sur le chorus que je viens de faire [essais précédents de transformations sur All the things you are avec l’interface de contrôle]. Il n’y a rien à redire.

27 L’une des questions fondamentales posées par l’improvisation est celle de la conduite du discours musical, c’est-à-dire de la narration. Sur ce point, la conception de Bernard Lubat se traduit par l’équation « narration = composition », la différence étant que contrairement au compositeur, l’improvisateur n’a pas la possibilité de gommer. Mais du point de vue de la qualité des idées musicales et de leur agencement, son exigence doit être la même.

28 Nous avons abordé plus en détails cette question de la narration en réalisant des expériences d’improvisation libre (non idiomatique)8 car il était nécessaire, selon Bernard Lubat, d’aller dans le domaine du free pour travailler la narration en se libérant des contraintes idiomatiques : « Il n’y a plus de modèle de base, on est affranchi du terrain.

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On est dans l’énergie pure, dans un dialogue infernal ». L’image qu’il a utilisée pour décrire le dialogue entre l’homme et la machine est celle du rafting sur un torrent : Je vous dirige mais je suis dirigé par ce qui arrive. C’est comme quand tu es sur un radeau dans un torrent. À la fois tu conduis, mais tu es conduit par le torrent. C’est les deux quoi. Le « raft » ils appellent ça ? Comment tu arrives à conjuguer ce qui t’entraîne ? […] Tu es entraîné dans un flot. Il ne s’agit pas de le maîtriser ce flot puisque tu t’en sers, mais de voguer dessus-dedans. Il y a une partition secrète qui est le temps qui passe. Il y a le temps culturel, qui est domestiqué, mais il y a un autre temps inconnu, qui est celui de l’inconscient, du temps qui n’a pas d’âge […] Une narration, ça veut dire qu’il se passe quelque chose, dans le temps. Tu avances, mais il y a des obstacles, des rencontres, des contournements, des affrontements, des repos, des absences. […] D’un seul coup, tu es sur le torrent, et d’un seul coup, un rocher. Il faut vite avoir une répartie.

29 C’est en effet le paradoxe de l’improvisateur de faire face à l’inconnu tout en se projetant dans l’avenir. Il doit aller de l’avant même s’il ne sait rien sur ce que « l’avant » lui réserve : L’idée c’est que d’abord, le projectile, le projet, il est lancé. L’improvisation est lancée, et il faut suivre ce qui est lancé, ce qui se répercute. C’est pour ça que revenir sur le passé avec un matériel qu’on a traversé, c’est très difficile. Ou alors, il faut l’utiliser d’une autre manière. Mais là c’est trop tard, on ne peut plus se servir, on n’est plus dans le même monde, dans le même temps, dans le même obstacle. […] Se projeter vers un interdit. Si ce n’est pas interdit, inter-dit, ce n’est pas du jeu. Donc il faut aller « vers », ça va vers ce qu’il ne faut pas, puisque c’est inter-dit, ce qu’il ne faut pas, c’est-à-dire le faux-pas, c’est là que ça se place. Et tout ça à la vitesse de la lumière, donc il faut s’accrocher au temps qui passe.

30 L’une des conséquences que Bernard en tire sur le plan de la narration est qu’il ne faut pas revenir sur un matériau déjà traité. D’un point de vue technique, cela signifie que l’utilisateur d’ImproteK doit être attentif en permanence à choisir de nouvelles zones de la mémoire et à désactiver les zones déjà utilisées9 : « C’est capital, il ne faut pas que ça revienne comme un souvenir. On est parti ailleurs. Tu n’as pas le souvenir du remous d’avant, du rocher d’avant, tellement tu as celui qui est devant toi. »

31 En revanche, l’improvisateur ne part pas de rien, il puise dans son propre passé. Avec ImproteK, on se sert des phrases qui viennent d’être captées, mais également de phrases beaucoup plus anciennes en tirant profit des capacités d’archivage infinies de l’ordinateur : « On est une partition qui n’est pas au point, qui ne s’interprète jamais de la même manière, qui est toujours la même mais jamais pareille. Donc l’improvisation c’est le déclenchement de cette partition secrète qui se cultive au fur et à mesure des années, comme un jardin. On n’improvise pas à partir du vide, on improvise à partir d’une accumulation de données qu’on a mises je ne sais pas où, dans les habitudes, dans les connaissances, dans les muscles, dans les nerfs, dans l’esprit, dans l’amour, dans la maladie, partout. Il y a des gens qui pensent qu’improviser, c’est faire quelque chose qu’on n’a jamais fait, qu’il y aurait une morale. Les gens qui me reprochent l’improvisation me disent “oui mais des fois vous faites toujours pareil”, ils y cherchent une morale de la pureté, de l’apparition divine, quasi mystique. C’est du pipeau, ça n’existe pas. »

32 Sur le plan du rythme, l’une des difficultés majeures rencontrées par ImproteK est celle de la synchronisation avec la pulsation. Nous avons implémenté un détecteur de tempo dans l’espoir que l’ordinateur puisse caler dessus les phrases qu’il joue. C’est acceptable pour des phrases relativement flottantes, mais inutilisable pour des phrases plus rythmiques (des formules d’accompagnement, par exemple) car chaque fluctuation de la

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pulsation leur donne un aspect bancal insupportable. Derrière ce constat se cachent des problèmes d’ordre technique (conception des algorithmes de détection et de leur mise en œuvre), mais aussi des problèmes ethnomusicologiques plus profonds (cf. Chemillier et al. 2014). La pulsation n’existe pas de manière absolue, elle est toujours relative à la manière dont elle est perçue par un individu. Dans un groupe, elle résulte d’une négociation, d’un ajustement entre plusieurs perceptions individuelles subjectives. La solution adoptée pour résoudre ces problèmes avec ImproteK consiste à confier à l’ordinateur le soin de marquer la pulsation en jouant une formule d’accompagnement qui s’impose à tout l’orchestre. Le tempo initial peut être choisi par un musicien, mais il faut ensuite que l’ordinateur se cale dessus et prenne le relais10. Nous avons testé avec succès ce dispositif en octobre 2013. Bernard a lancé un morceau en jouant une formule d’accompagnement, puis l’ordinateur s’est substitué à lui. Notons qu’il s’agit d’une opération classique de DJing qui intervient lorsque les DJ doivent caler une platine sur le tempo d’une autre platine. Mais dans le cas présent, le calage est fait non pas avec une machine, mais avec un musicien en chair et en os : « Comment cela se fait que ça soit si synchrone ? […] J’avais l’impression que tout tournait rond, ce qui arrivait, le tempo, ce qu’il y a eu avant. Je ne savais même plus qui faisait quoi, les relations au “je”. Je peux faire ça : “je n’y suis pour rien” [ Bernard lève les bras en l’air]. Pendant que vous faites ça [avec l’ordinateur], moi je peux faire ça : je bulle, je fais des bulles [il prend une pipette à bulles de savon, fig. 7]. […] Le relais de l’accompagnement, je ne sais pas d’où il vient celui-là, c’était impeccable, j’avais l’impression que c’est moi qui jouais. ».

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Fig. 7. Bernard Lubat « fait des bulles ».

33 Les différents aspects pointés par Bernard Lubat au cours de cette enquête (opposition raideur versus souplesse, erreur et transgression des limites, narration franchissant des

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obstacles, justesse du tempo) mènent au fond à des valeurs que nous allons présenter en conclusion de façon plus synthétique.

Conclusion

34 Cet ensemble de jugements de goûts énoncés par Bernard Lubat à l’occasion d’une enquête destinée à la mise au point du logiciel ImproteK a permis de rassembler un matériau substantiel et original pour une interrogation plus générale sur la notion de beau dans les musiques relevant de l’oralité. Même si Bernard Lubat ne se réfère pas au beau en tant que tel, ses jugements dessinent les contours de ce qui serait pour lui un idéal esthétique que l’on peut, par convention, qualifier de « beau ». Nous proposons pour conclure de reprendre ces jugements en les confrontant aux paradoxes classiques du beau : vocation à l’universalité, dépendance à l’égard de normes culturelles, subjectivité irréductible.

35 Certains jugements portent sur des caractéristiques objectivables. Par exemple dans le passage de relais de tempo entre le musicien et l’ordinateur, il doit y avoir objectivement concordance entre les deux tempos. Les qualificatifs employés par Bernard Lubat de « synchrone », « tourne rond », « impeccable » traduisent cette caractéristique mesurable. Mais l’objectivité n’empêche pas d’être lié à des normes propres à un idiome. On l’a vu à propos du phrasé jazz. Dès qu’on se réfère à un idiome particulier, on est soumis à des normes d’acceptabilité fortement contraignantes qui dépendent de certaines valeurs esthétiques associées à cet idiome. Ainsi l’articulation trop régulière de « tico- tico » est rejetée du point de vue du jazz alors qu’une autre plus élastique est considérée par Bernard Lubat comme « bien dans le groove ». Le jazz est une musique qui ne se prend pas au sérieux : liberté de ses modes de jeu, flexibilité de son rythme. L’irrégularité de son phrasé traduit une certaine distance par rapport à la régularité de la pulsation.

36 Au-delà d’un idiome particulier, les caractéristiques recherchées dans l’idée de beau peuvent dépendre d’une culture ou d’une époque données, ou tendre au contraire à l’universalité. Dans le jazz, Bernard Lubat met en relation la conduite du discours avec une conception du temps dans les sociétés modernes où prédomine l’urgence de la confrontation face à l’apparition incessante d’obstacles (comme dans un torrent), conception qui explique sur le plan musical la nécessité de rejeter un matériau dès qu’on l’a utilisé. D’autres conceptions du temps dans d’autres cultures détermineraient sans doute des approches différentes. Inversement, certains aspects sont liés à la nature intrinsèque de l’improvisation en tant que projection dans l’inconnu qui leur confère une portée universelle. Il en est ainsi du recyclage d’éléments d’une improvisation à l’autre parce qu’on ne peut pas échapper à son propre vécu et à sa mémoire. Le jugement que Bernard Lubat qualifie de « moral » selon lequel une improvisation devrait faire table rase du passé en partant de rien n’est pour lui qu’un « mythe ». On peut également rattacher à cette nature intrinsèque de l’improvisation le fait qu’un musicien doive intégrer dans son discours ses propres erreurs. Mais la notion si essentielle d’« erreur » dans le discours de Bernard Lubat ouvre la porte à une vision plus subjective du beau.

37 En effet, l’idée de beau ne peut éliminer une part irréductible de subjectivité. Bernard Lubat soulignait que certains choix faits par l’artiste ne se ramènent à aucune norme idiomatique, ni à aucune valeur esthétique, mais relèvent de la pure subjectivité. Le jeu à toute vitesse de certains jazzmen, dans la mesure où il dépasse les capacités de contrôle

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du musicien, favorise ces choix révélateurs de l’inconscient. D’un autre côté, la subjectivité apparaît également chez celui qui écoute la musique quand il est impuissant à expliquer l’effet qu’elle produit sur lui. C’était le cas à propos d’un exemple d’hybridation particulièrement réussi produit par l’ordinateur, que Bernard Lubat a qualifié de « bien », « bon », « remarquable », « magnifique », « musical » (et aussi « étrange ») sans pouvoir expliquer ce qui déterminait son jugement.

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NOTES

1. http://improtekjazz.org. Ce travail est financé en 2014 par le Fonds de la Recherche de l’EHESS (après un financement de l’ANR en 2009-2013, projet IMPROTECH ANR-09-SSOC-068). 2. Ces dernières expériences ont été faites en collaboration avec le LAM (Laboratoire d’acoustique musicale UMR 7190 du CNRS) qui a mis au point des capteurs permettant d’établir une communication entre la cithare et le logiciel ImproteK (Cazau et al. 2013). 3. Le jeu du synthétiseur est capté au format MIDI, ce qui permet de coder la date et la durée des notes en millisecondes ainsi que la vélocité (vitesse d’enfoncement des touches sur le clavier) et par conséquent de restituer le phrasé musical grâce à une mesure précise des gestes de l’instrumentiste. 4. Il s’agit d’une simple matrice de boutons. Le modèle utilisé est le Launchpad de Novation, contrôleur basique et très répandu parmi les professionnels ou amateurs de musique électronique. 5. C’est le logiciel Antescofo conçu par l’IRCAM qui permet ce contrôle temporel. 6. Le DJing, ou platinisme, est l’art de créer de la musique en combinant des enregistrements joués par des disques vinyles sur des platines. Le DJ (disc jockey) est celui qui passe des disques. 7. Le logiciel ne disposait pas encore de l’interface de contrôle et le bouclage était réalisé en appuyant sur le clavier de l’ordinateur. 8. Le logiciel ImproteK est en principe dédié à l’improvisation idiomatique, mais selon l’adage « qui peut le plus peut le moins », il peut aussi jouer librement. 9. Il peut le faire en renouvelant le réservoir de phrases à sa disposition. En effet, chaque nouveau calcul produit non pas une seule phrase mais plusieurs qui constituent un réservoir dans lequel on puise via les boutons de l’interface (cf. figure 6 l’exemple du thème et de ses contrechants). 10. Pour cela, l’utilisateur d’ImproteK peut marquer le tempo à la main avec la barre d’espace, ou activer localement le détecteur de tempo.

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RÉSUMÉS

Cet article rend compte d’une enquête menée en 2011-2013 auprès du musicien de jazz Bernard Lubat pour le développement du logiciel ImproteK dédié à l’improvisation. Ce logiciel capte le jeu du musicien jouant sur un clavier de synthétiseur et se sert des phrases enregistrées pour en créer de nouvelles dans un cadre idiomatique (standards de jazz) où l’improvisation est basée sur une pulsation régulière et une grille harmonique. Nous avons recueilli de nombreuses appréciations formulées par Bernard Lubat sur les résultats produits par la machine qui constituent autant de « jugements de goût ». Ceux-ci traitent d’aspects purement idiomatiques comme le phrasé (raideur versus souplesse) ou la justesse du tempo, et plus généralement des notions d’erreur et de transgression des limites de ce qui est acceptable au regard de l’idiome. Mais, au-delà de ces aspects techniques, l’enquête dévoile une pensée esthétique qui entremêle la musique (improvisation considérée comme le franchissement d’obstacles) et des considérations plus politiques et philosophiques.

AUTEURS

MARC CHEMILLIER

Marc Chemillier est directeur d’études à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), membre du Centre d’Analyse et de Mathématique Sociales (CAMS – UMR CNRS 8557). Il s’intéresse à l’improvisation musicale et développe depuis quelques années le logiciel ImproteK en collaboration avec l’IRCAM et avec la participation de musiciens de jazz (Bernard Lubat) et de musiciens traditionnels. Après avoir travaillé en Afrique centrale sur le répertoire des harpistes nzakara, il a orienté son terrain vers Madagascar pour étudier les aspects mathématiques et cognitifs de la divination, puis la musique de cithare marovany jouées dans le culte de possession tromba. Il s’intéresse à la modélisation des savoirs relevant de l’oralité, titre de son séminaire de l’EHESS, et a publié en 2007 Les mathématiques naturelles aux Éditions Odile Jacob.

JÉRÔME NIKA

Jérôme Nika est doctorant de l’école doctorale EDITE de l’Université Pierre et Marie Curie sous la co-direction de Marc Chemillier (CAMS - EHESS) et Gérard Assayag (Représentations Musicales - IRCAM UMR STMS 9912 CNRS) depuis 2012, après avoir été diplômé d’un cursus suivi à l’ENSTA ParisTech, puis Télécom ParisTech (Économie, stratégie, et ingénierie d’Internet, des télécoms et des médias), ainsi que du Master ATIAM (Acoustique, traitement du signal, informatique, appliqués à la musique, Ircam – UPMC – Télécom ParisTech). Il s’intéresse à l’introduction de connaissances a priori pour guider l’improvisation musicale et à la dialectique entre planification et réactivité à travers le développement et les enquêtes liées au système ImproteK sur lequel il travaille depuis 2011.

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Råså et sentimiento : le sens musical à Java et au Pérou

Marc Benamou

1 La comparaison occupe, dans l’histoire de l’ethnomusicologie, une place variable et contestée (Merriam 1982, Nettl 2010 : 70-89). Après une longue période pendant laquelle la plupart des ethnomusicologues ont délaissé les comparaisons explicites, il semble que nous soyons entrés dans un renouveau de cette approche, vu les exhortations récentes de certains de nos collègues (Agawu 2003, Clayton 2003, McLean 2006 : 314-16, Stock 2008, Nattiez 2014, Savage et Brown 2014). Il faut dire que les comparaisons implicites, dans les publications ethnomusicologiques, n’ont jamais eu autant de succès que pendant les dernières trois décennies : en témoignent les volumes des Cahiers d’ethnomusicologie (et des Cahiers de musiques traditionnelles), dont chacun réunit des cas divers autour d’un thème cohérent. Mais oralement, pendant les discussions lors des congrès et des journées d’études, les chercheurs se sont livrés plus librement à des mises en parallèle explicites entre diverses traditions (Stock 2006 : 74), et cet article s’inspire de ces moments de réflexion collective, lorsqu’on se dit « cela me fait penser à… ».

2 Les comparatistes d’antan cherchaient des unités mesurables, dans le but de définir les styles musicaux (et de reconstruire une préhistoire de la musique) ; ils se limitaient ainsi aux paramètres analytiques du son musical. Ces paramètres donnaient une impression d’objectivité, mais ils reflétaient un point de vue ethnocentrique, car, en construisant, avant la lettre, leur système étique, les premiers ethnomusicologues n’ont pas suffisamment tenu compte de la dialectique fondamentale entre l’émique et l’étique que souligne Pike dans sa formulation initiale de ces deux concepts interdépendants (Pike 1964 [1954]). Je partage, donc, avec Blacking (1966) et McLeod (1975), entre bien d’autres, un malaise envers les comparaisons superficielles qui ne reposent que sur des observations de caractère purement étiques, et qui font passer tous les sons musicaux par le même tamis. C’est pourquoi je me limite ici à deux traditions que je connais de première main : la musique de gamelan javanaise, que je pratique depuis 1977, et que j’ai étudiée in situ entre 1986 et 2006 pendant plus de quatre ans en tout, et celle des orquestas típicas (« orchestres traditionnels ») de la vallée du Mantaro au Pérou, que j’ai découverte, grâce aux enregistrements faits par Raúl Romero (Traditional Music 1985), en 2010. Suite à

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des recherches bibliographiques et vidéographiques, en 2013 j’ai pu observer et pratiquer cette tradition montagnarde dans ses contextes d’origine pendant neuf semaines d’affilée, durant lesquelles j’ai suivi de près un groupe de musiciens professionnels1. Ce groupe, parmi les plus réputés de la vallée, était embauché quotidiennement, de dix à douze heures par jour (sans compter les temps de déplacement), avec seulement deux ou trois jours de repos par mois. Dès mon premier jour avec eux, j’ai été frappé par bon nombre de ressemblances – tant superficielles que profondes – avec la musique et la culture javanaises ; ce qui va suivre est issu de ces impressions. Puisque j’ai déjà longuement disserté sur le goût musical javanais ailleurs (Benamou et Supanggah 2006, Benamou 2010), et puisque les orquestas típicas sont encore méconnues en pays francophones, je mettrai ici un peu plus en relief ces dernières.

3 Si les deux traditions en question semblent très éloignées l’une de l’autre, elles ont, cependant, des points majeurs en commun. Dans les deux cas, il s’agit d’ensembles instrumentaux assez importants, d’une vingtaine d’instrumentistes généralement masculins, auxquels peuvent s’ajouter des chanteurs, hommes ou femmes. Dans le cas du gamelan, les instruments (des gongs et des métallophones, principalement) sont typiquement sud-est asiatiques (à l’exception des cordophones), et les deux échelles sléndro et pélog sont quasiment propres aux Javanais et à leurs proches voisins. En revanche, dans les orquestas típicas du Pérou, l’échelle, ainsi que les instruments, sont d’origine européenne : de nos jours, ces formations comprennent généralement une douzaine de saxophones (altos et ténors, principalement), deux clarinettes, un ou deux violons, une harpe diatonique, et parfois des percussions (un ou deux interprètes). Néanmoins, ces deux musiques sont intimement liées à une forte identité locale, qu’elle soit javanaise ou mantarienne2.

4 Dans les deux traditions, les actes musicaux se situent entre le concert et le rite, parfois plus proche de l’un ou de l’autre, selon le contexte. Ces deux catégories ne sont pas, de toute évidence, mutuellement exclusives, mais l’on peut tout de même distinguer entre une musique dont le but principal est l’écoute par des auditeurs physiquement passifs, et une autre, dont l’objectif est de donner un support à un acte rituel, au sens propre du terme. Les contextes les plus courants pour la musique d’orquesta típica au Pérou sont les fêtes patronales, les anniversaires, les mariages, les festivals, les compétitions et les séances d’enregistrement en studio. À Java, on joue la musique de gamelan lors des fêtes villageoises ou royales, des mariages, des festivals, des compétitions, des concours ou des cérémonies aux conservatoires ; pour accompagner d’autres arts du spectacle ; en studio d’enregistrement ou de radio ; mais, avant tout, dans les klenèngan, qui n’ont pas vraiment d’équivalents dans la vallée du Mantaro. Le mot klenèngan désigne une soirée (ou une journée) musicale, qui a lieu normalement dans une résidence où il y a déjà un gamelan sur place (donc, chez une famille aisée). Pendant qu’ils écoutent la musique, les spectateurs (s’il y en a) sont invités à manger, à boire, à fumer, à jouer aux cartes, et à discuter entre eux.

L’esthétique : concept transculturel ?

5 Avant d’entrer plus en détail, il convient de considérer ce qu’est l’esthétique en général. Au moins depuis la « crise de représentation », pendant laquelle les anthropologues ont essayé de prendre une certaine distance avec leur passé colonialiste, ceux-ci se sont posé la question de l’applicabilité du terme esthétique hors du contexte occidental. Dans un

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débat tenu à Manchester en 1993, les anthropologues britanniques se sont réunis pour discuter de ce thème (Ingold 1996 : 249-93). Le problème à résoudre tournait, en gros, autour de la question suivante : est-ce que l’on peut parler d’esthétique en s’éloignant des formulations kantiennes, autrement dit : l’esthétique n’est-elle pas un concept foncièrement occidental ? Rappelons-nous que, selon Kant, ce qui définit le domaine esthétique, c’est la Zweckmässigkeit ohne Zweck (« finalité sans fin ») (Critique du jugement, 1 re Partie, § 15), ou une attitude désintéressée, ce qui, par la suite, a mené à un souci pour l’autonomie de l’art et la distinction entre l’art et l’artisanat. Une conception semblable se trouve sans doute dans d’autres traditions aristocratiques (cf. Marcus Banks dans Ingold 1996 : 287), mais on l’associe surtout aux attitudes européennes et eurogènes des XVIIIe et XIXe siècles. Pour ceux qui, comme moi, prétendent que l’on peut parler d’esthétique dans la plupart des sociétés (sinon toutes), il nous incombe de trouver une définition moins ethnocentrique, mais qui soit tout de même reconnaissable en tant que telle. D’un côté il ne faut pas défigurer les conceptions qui émergent des cultures que nous voulons étudier, même s’il n’est pas nécessaire, pour autant, de trouver un équivalent exact d’un terme étique dans la langue en question pour qu’il soit applicable (cf. Morphy et Coote dans Ingold 1996). D’un autre côté, il faut se garder de parler, sous couvert d’esthétique, de choses bien distinctes, telles que la vie sociale ou les pratiques religieuses (cf. Born dans Ingold 1996 : 283). Je suis d’accord avec Herrera (2014), pour dire que nous devons chercher une définition à la Wittgenstein, c’est-à-dire sur la base de « ressemblances familiales » et de prototypes (Lakoff 1987 : 12-17). Et je partage l’avis de Sancho- Velázquez (1994), selon lequel on aura plus de chances de trouver un tel concept interculturel en insistant davantage sur le sens de l’art que sur sa beauté. Cependant, il me semble que, sans une attention à la forme, nous ne pouvons plus parler d’esthétique. J’estime donc que, pour relever de cette catégorie, un jugement, une théorie, une attitude, ou un processus de création doit au minimum avoir un rapport (même implicite) avec les caractéristiques formelles d’un objet (ou, dans les arts de la scène, d’une action) et, par extension, avec les effets que ces caractéristiques produisent chez celui qui les perçoit. Cela ne veut pas dire qu’un art ne peut pas simultanément satisfaire à d’autres besoins de l’être humain – contrairement à Kant, je ne vois pas pourquoi l’utile serait l’ennemi du beau. L’art peut très bien servir à chercher un contact avec l’Au-delà ou guérir d’une maladie, par exemple, et dans bien des langues on ne peut séparer le beau de l’instrumental (au sens abstrait). Mais il ne faut pas confondre l’expérience musicale – indivisible, contextuelle – et l’esthétique comme outil analytique. Les arts ont donc de multiples fonctions, dont certaines seulement sont purement de l’ordre de l’esthétique.

6 Mais cela n’est qu’un seul parmi d’autres sens du mot esthétique. Selon le contexte, j’emploie le mot pour me référer à trois choses différentes : 1) comme adjectif ou comme substantif, dans le sens strict que je viens de décrire ; 2) comme substantif, pour désigner tout un système théorique (l’esthétique), c’est-à-dire une philosophie de l’art, qui peut inclure des éléments extra-esthétiques (au sens premier) ; 3) comme substantif, plus concrètement, pour parler du goût ou des préférences (une esthétique), surtout lorsqu’il s’agit d’un changement ou de différences de goûts.

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Une musique de fête

7 Le répertoire des orquestas se divise en deux, même si en pratique on peut les attribuer à une même occasion : le folklore 3, c’est-à-dire, les morceaux de base, qui appartiennent à des genres propres à la vallée, et les temas (ou obras ou, parfois, música, tout court), c’est- à-dire, la musique sur partition publiée, venue d’ailleurs (que ce soit d’autres régions du Pérou ou d’autres pays). Dans les genres folklóricos, on ne joue que pour accompagner la danse, ce qui n’est pas toujours le cas pour les temas. Presque chaque village de la vallée a sa propre danse folklorique, dont la musique d’accompagnement, dans bien des cas, est fournie par des orquestas típicas, qui doivent pouvoir jouer de tout. Un exemple qui peut servir d’archétype est la tunantada, sorte de danse masquée pour les processions religieuses, issue des environs de Jauja 4. La musique traditionnelle, pour les Mantariens, doit toujours, semble-t-il, servir à quelque chose : lorsque j’avais suggéré au groupe avec lequel je jouais qu’ils viennent en tournée aux Etats-Unis, le violoniste m’avait répondu : « Mais à quelle occasion va-t-on jouer, et pourquoi ? ». Jouer devant un public attentif ne lui suffisait pas comme raison d’être, il fallait que ce soit pour une fête quelconque.

8 Lorsque j’ai demandé à des amateurs d’orquestas típicas de la vallée du Mantaro quels groupes ils préféraient et pourquoi, ils m’ont souvent donné des réponses qui n’avaient rien à voir avec l’esthétique, au sens premier. En voici quelques exemples. Une jeune fille qui vendait des boissons et des recharges téléphoniques à Huancayo m’a dit qu’elle n’aimait pas le groupe X en raison du comportement de ses membres vis-à-vis de leurs hôtes quand on les invite à jouer pour une fête ; et puis ils boivent, alors que les groupes Y et Z ne boivent pas pendant l’engagement. Un journaliste, qui faisait souvent des reportages sur les événements culturels, préférait ce même groupe X justement parce qu’il trouvait ses membres sympathiques et très accessibles, par contraste avec ceux du groupe W. Une pharmacienne qui aime danser la tunantada m’a dit pourquoi elle avait un faible pour le groupe X : « Nous avons beaucoup sympathisé… Au cours des fêtes religieuses, on finit par partager de l’amitié… Je les aime bien, parce qu’ils font partie de l’humanité, chacun avec ses propres sentiments, ses propres expériences. »

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Fig. 1. Carte de la vallée du Mantaro, par rapport à Lima, Ayacucho, Cusco, Puno et Potosí.

(Scott Zilllner, XNR Productions)

9 Si la musique dite « folklorique » de la vallée du Mantaro semble répondre à des critères qui s’éloignent de l’esthétique au sens strict, c’est sans doute parce que c’est une musique rituelle, et qu’elle s’inscrit dans un réseau de relations humaines, avec comme enjeu le prestige des organisateurs et de toute une communauté. Il existe, par exemple, pas mal de compétition entre un prioste [officier qui prend en charge une fête, en entier ou en partie] et celui de l’année précédente. Comme c’est souvent le prioste qui engage les musiciens, il veut montrer qu’il est à la hauteur de son prédécesseur 5. La fonction principale des orquestas típicas est de jouer pour les fiestas [fêtes patronales] qui ont lieu selon le calendrier des saints et d’autres fêtes annuelles dans les différents villages de la vallée, tout au long de l’année, et pour lesquelles on compose de nouvelles mélodies tous les ans. Ces fiestas ont comme activité principale l’exécution de danses masquées, dans le contexte de processions à travers le village et autour d’une place où se trouve l’église dédiée au saint que l’on fête (Romero 2001 : 55-9). Les masques représentent surtout des types de personnages de l’époque coloniale – tels l’espagnol noble, le muletier argentin, la Sicaína (« la demoiselle de Sicaya »), la Jaujina (« la demoiselle de Jauja »), l’Amérindien de classe noble, l’Amérindien de classe modeste et sa femme, l’Amazonien, l’esclave africain, l’herboriste bolivien, parmi d’autres – souvent avec un élément de parodie mêlé d’hommage. Alors que les danseurs, à ma connaissance, sont en général originaires du village où se tient la fête (même si beaucoup d’entre eux vivent le reste de l’année à Lima), l’association de danse engage le meilleur orchestre possible avec les moyens disponibles, et dont les musiciens sont souvent des professionnels venus d’ailleurs. Ces moyens, du reste, sont considérables, puisqu’on dépense des sommes impressionnantes au cours des fiestas : comme ailleurs dans les Andes, il s’agit d’une économie de

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redistribution et non pas d’accumulation individuelle, et celui qui donne le plus acquiert ainsi le plus de prestige (Cánepa 2008 : 55). (À Java, la pratique du sumbangan [« don », « contribution »] est très développée, aussi.) Souvent, d’une année à l’autre, on réembauche le même ensemble musical. Musiciens et villageois nouent donc des amitiés, comme l’a indiqué la pharmacienne plus haut, dans un lacis d’interdépendances. Par exemple, les sponsors, en dehors du paiement, donnent à boire, à manger, ainsi que le gîte, et les musiciens font ce qu’ils peuvent pour leur plaire en se souvenant de leurs préférences musicales, et pour les remercier publiquement – y compris, et même surtout, oralement, sur les enregistrements commerciaux.

Råså et sentimiento

10 Pour les danseurs mantariens, la qualité d’un orchestre se base principalement sur sa capacité à faire danser, et, plus précisément, à engendrer le sentiment voulu. En parlant d’un certain orchestre connu pour son interprétation de la musique de tunantada, plusieurs danseurs ont souligné le grand sentimiento (« sentiment », « tristesse ») de ce groupe, ou encore son « swing ». Quelques-uns, par contre, se sont plaints du fait qu’ils ne jouent que des tunantadas tristes, alors que la tunantada, selon eux 6, est surtout sentimentale plutôt que triste, et, qu’en tout cas, l’idéal est de varier un peu le degré de gaîté dans la musique, pour que les danseurs ne s’en lassent pas. Même si la musique a ici son côté utilitaire, nous sommes bel et bien dans des critères purement esthétiques – des critères, faut-il le souligner, qui tournent le plus souvent autour du concept de sentimiento .

11 A Java, le mot-clé pour comprendre l’esthétique musicale est le råså ( raos en haut javanais, rasa en indonésien). Emprunté au sanskrit il y a plus de mille ans, ce terme signifie littéralement « goût ». Mais il peut se référer également à tous les sens corporels, ainsi qu’au sens sémantique ou au sens profond de quelque chose, ou encore à son essence qui n’est accessible qu’à travers l’intuition. Ce mot peut vouloir dire également la faculté (la vue, l’odorat, etc.) par laquelle on appréhende le råså-sensation, ou encore la perception intellectuelle, ou l’intuition extrasensorielle (liée à l’ésotérisme javanais, le kejawèn). Dans le discours musical, la plupart du temps, ce qu’on entend par råså c’est le sentiment ou le sens musical. Dans cette acception, les råsås sont multiples : il existe toute une panoplie d’affects que la musique peut manifester ou susciter. En même temps, un musicien peut jouer ou chanter avec ou sans råså, c’est-à-dire avec ou sans discernement intuitif, avec ou sans compréhension, avec ou sans cœur : nombreuses sont les expressions qui expriment la fadeur, c’est-à-dire le manque de råså, dans une interprétation quelconque (Benamou 2010 : 91-2).

12 Y a-t-il un rapport entre le sentimiento des Mantariens et le råså des Javanais ? Il semble que oui. Dans les deux cas, il s’agit à la fois d’une aptitude des musiciens et d’une qualité opérante de la musique, surtout au moment de son exécution. Et, chez les musiciens mantariens, tout comme chez les Javanais, sont intimement liés les concepts de sentiment et de saveur : [Au saxo] il faut donner à chaque chanson ses appogiatures. Mais ces appogiatures, on ne peut pas les écrire, parce qu’elles naissent du cœur et parce que chaque personne a sa propre manière de jouer. […] [Dans la deuxième voix] il y a aussi beaucoup d’appogiatures, et ce sont elles qui donnent toute la saveur à la musique. (Jesús Armando Anglas, cité par Ferrier 2012 : 137 ; traduit de l’espagnol).

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13 Le même discours existe parmi les musiciens mestizos d’Ayacucho, dans le département voisin : Les ornements constituent une partie fondamentale de la musique andine vocale et instrumentale ; chanter les notes sans ses glissandi, appogiatures, broderies, ou retards, c’est exécuter, en quelque sorte, une mélodie anodine, sans saveur, sans caractère, sans essence, « sans sentimiento ». Une mélodie « toute droite », « toute linéaire » est complètement étrangère au style ayacuchano. (Vásquez Rodriguez et Vergara Figueroa 1990 : 145, cité en partie par Tucker 2013 : 55 ; traduit de l’espagnol).

14 Comparez à cela le commentaire du chanteur javanais Suwarto, lors d’une répétition, juste après l’exécution d’une båwå (« longue introduction vocale non mesurée ») par un américain qui, selon lui, n’avait pas mis assez d’ornements : « La partition d’une båwå, c’est comme une recette […] à mon goût, cela manquait de sel – faut mettre du sel ! – La notation, il faut la cuisiner : ‘moi, je l’aime comme ça’ » (24.8.1990 ; traduit de l’indonésien).

15 Et, dans les deux cas, cette caractéristique intangible qu’est le sentimiento ou le råså est liée à l’identité géographique, culturelle, ou ethnique. L’anthropologue javanais Amrih Widodo m’avait fait remarquer à cet égard que : Le rasa, c’est une sorte de témbok (« muraille ») dont les Javanais s’entourent. C’est comme lorsque Sri Joko [un musicien et marionnettiste qui a enseigné aux États- Unis] a dit que les Américains peuvent apprendre à jouer du gamelan et peuvent même atteindre une certaine compétence en la matière, mais ils ne comprendront jamais le rasa. Le rasa, c’est tout ce qui reste aux Javanais : ils sont peut-être dépassés du point de vue économique ou technologique, mais ils auront toujours leur culture, leur rasa, qui est unique (c. p., 18.10.1993, reconstruit à partir de notes de terrain et traduit de l’indonésien).

16 De même, le célèbre marionnettiste javanais Purbo Asmoro suscite toujours des rires quand il annonce, au cours de ses spectacles, que j’ai écrit un livre sur le råså, tellement il semble incongru qu’un franco-américain ait pu tenter de produire une monographie sur cet emblème de tout ce qui est profondément javanais. Les remarques de Saida Rosales, la pharmacienne jaujanaise déjà citée plus haut, sont tout à fait comparables : Il faut maintenir [la tradition]. Et il faut exiger que la musique, l’orchestre, me joue la tunantada – le sentimiento – et non des arrangements de waynos venus d’ailleurs. Non ! […] « Je peux chanter [jouer ?] comme je veux »7 – non ! Il faut que je chante la tunantada qui convient, avec ce sentimiento, extrait du sentimiento de l’homme. […] J’ai appris, par exemple, que la tunantada vient – est basée sur le vécu – de mon pueblo (« peuple », « village ») : l’agriculture, la terre, l’homme8. N’est-ce pas ? Alors, tout cela je l’incorpore à ma danse (c.p., 3.7.2013 ; traduit de l’espagnol).

17 Dans cette dernière citation, une phrase s’avère particulièrement pertinente : la tunantada que corresponde (« la tunantada qui convient »). Car, parmi les musiciens javanais, cette préoccupation avec la convenance est particulièrement développée : j’ai constaté une dizaine de mots différents pour l’exprimer, et c’est rare qu’ils émettent des jugements – sur la musique ou sur toute autre chose – sans prendre en compte le contexte. L’habileté, donc, à adapter la musique aux circonstances ou à un sentiment particulier fait partie du råså et du sentimiento. Cela nécessite, dans les deux cas, me semble-t-il, trois éléments : une sensibilité raffinée, une certaine spontanéité, et suffisamment d’expérience musicale pour pouvoir mettre en œuvre cette spontanéité.

18 À Java, dans le milieu des musiciens de gamelan (je ne sais pas si c’est le cas au Pérou9 ), on estime que la capacité d’un musicien à faire ressortir le råså approprié lorsqu’il joue ou

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chante est aussi liée à sa personnalité : certains seront plus doués pour la musique « enjouée » (bérag), d’autres auront une affinité pour la musique « imposante » (regu), et ainsi de suite. Je me demande même si on ne confond pas parfois personnalité et affect. Par exemple, on dit souvent que la chanteuse Nyi Tukinem chante d’une manière luruh (« raffinée », « calme », « humble ») et qu’elle chante donc mieux dans les morceaux de caractère regu (« calme », « majestueux »). Mais je ne suis pas sûr qu’objectivement elle chante toujours avec moins d’ornements ou avec des ornements plus lents que d’autres chanteuses dites trègèl (« vivaces », « lestes », « impétueuses ») ; en revanche, elle a sans aucun doute une personnalité raffinée, calme, et humble. Il est fort probable que lorsqu’un musicien javanais juge de la qualité d’une exécution musicale, il prenne en compte le caractère de la personne en question, et que ses critères ne soient donc pas uniquement d’ordre esthétique (tout comme les amateurs péruviens que j’ai cités plus haut).

Musique de concert ou musique rituelle ?

19 Cette dernière remarque n’est peut-être pas surprenante, vue que, selon toutes les indications, la musique de gamelan actuelle est issue d’une musique purement rituelle. Les morceaux les plus anciens sont cycliques à un point où l’on ne doit plus parler de mélodie, mais plutôt d’ostinato : ces musiques répétitives ne sont pas faites pour être écoutées mais pour marquer l’importance d’un événement, pour rehausser la splendeur du roi, ou peut-être pour créer des mandalas sonores (Soerjomentaram [sans date], Becker 1988, Basset 2010). Et, même de nos jours, il est rare de faire de la musique de gamelan sans une occasion rituelle (lors des rites de passage, surtout).

Fig. 2. Klenèngan lors d’une fête villageoise de purification (Dlimas, Java Centre, 26 juillet 1991).

À noter les nombreuses offrandes aux esprits, telles les fleurs, les fruits et les « montagnes » de riz en forme de cône renversé : les esprits n’en « mangent » que les arômes, et donc, une fois la cérémonie terminée, les êtres humains peuvent consommer les aliments impunément. Photo Marc Benamou

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20 Donc, si les klenèngan ont beaucoup en commun avec le concert moderne, ils s’apparentent plus aux concerts de la vie de cour de l’Ancien Régime en Europe (à moins que les musiciens de gamelan ne jouent que pour leur propre délectation) : ce n’est pas de l’art pour l’art, mais de l’art pour fêter quelque chose.

21 D’un autre côté, les orquestas típicas s’éloignent souvent de leur répertoire folklorique, en s’approchant parfois du concert. Une bonne partie de leur activité annuelle consiste à accompagner les fêtes de mariage et d’anniversaire. Pendant ces fêtes, elles jouent un grand nombre de genres musicaux, dont la plupart sont des musiques chorégraphiques : des danses « folkloriques » comme la tunantada, la chonguinada, le santiago, le waylas, ou le shacatán, mais aussi des danses venues d’ailleurs, telles la cumbia, la valse viennoise, le vals criollo, le merengue, la morenada, la chicha, la marinera, le tondero, la salsa, le rock, le mambo, ou le jazz big band. Mais au moment du repas, quand les invités ne dansent pas, l’ orquesta joue des musiques à écouter. Ces musiques peuvent être tirées des chansons populaires péruviennes ou sud-américaines, comme les waynos [un genre chanté pan- andin] ; mais la mode actuelle tend plutôt vers ce qu’on appelle des temas [thèmes], c’est- à-dire des œuvres écrites, empruntées en grande partie au répertoire classique eurogène ou au jazz nord-américain. Les temas se jouent également lorsqu’on organise un festival ou une compétition de danse au cours d’une fiesta villageoise : chaque groupe présente la danse appropriée à la fiesta (tunantada, chonguinada, waylijía, jija, waconada, etc.), en défilé, mais aussi un tema, sans danseurs, avec tous les musiciens fixés sur place avec leurs pupitres (l’un des percussionnistes sert alors de chef d’orchestre, tout en jouant).

Fig. 3. Tunantada, avec l’orchestre Nuevo Amanecer et l’association de danse Institución Folklórica Tunantera (au premier plan, personnages de l’Argentin, de la wankita, et du huatrila ou chuto decente ).

Photo Marc Benamou

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Polymusicalité, hétérophonie

22 Dans le centre de Java, comme dans la vallée du Mantaro, les grandes fêtes se distinguent souvent par une esthétique particulière qui s’appelle ramé en javanais (j’ignore s’il existe un terme équivalent en quechua ou en espagnol local). Dans les deux cas, j’ai pu observer de multiples orchestres qui jouent en même temps, chacun un morceau différent, sans se soucier de la musique des autres – une texture que nous, ethnomusicologues, commençons à appeler polymusicale (Rappoport 2013). À Java et dans les Andes, cette cacophonie particulière crée une ambiance festive et souligne le caractère communautaire de l’événement 10. Elle ne contraste avec l’hétérophonie et la densité du son collectif, que l’on trouve dans ces deux musiques, que par le degré de non- coordination des participants. Dans la musique de gamelan, nous avons affaire à de multiples couches sonores qui suivent toutes une même structure mélodique, mais avec de telles différences de vocabulaire mélodique entre les divers instruments et parties chantées que l’on pourrait se croire dans une texture non pas d’hétérophonie, mais plutôt de polyphonie extrêmement complexe. Dans la musique « folklorique » des orquestas típicas, en revanche, il y a de l’harmonie (essentiellement en tierces inférieures à la mélodie principale 11) entre deux parties d’un même instrument, mais dans un contexte plutôt pentatonique ou hexatonique, souvent sans les fortes tendances d’une harmonie tonale, et avec suffisamment d’improvisation (surtout pendant les « passages » insérés à volonté entre les phrases mélodiques) pour que l’on puisse parler réellement d’hétérophonie.

Fig. 4. L’orchestre Los Intergalácticos Engreídos, faisant le tour de la place devant l’église, Acolla.

Au fond, sous la tente, un deuxième orchestre, avec ses danseurs et ses sponsors ; un troisième y était présent, de l’autre côté de la place. Photo Marc Benamou

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Fig. 5. L’orchestre Los Intergalácticos Engreídos, jouant un tema lors d’un mariage à Huancayo.

Au fond, à droite, une montagne de bière, qui sera consommée par les invités durant les dix à douze heures de la fête ; à noter, l’ajout du saxophone baryton ainsi que des tambours et des cymbales joués par deux percussionnistes, le harpiste, et le violoniste. Photo Marc Benamou

La musique « folklorique » des orquestas típicas : une musique andine

23 Dans la musique mantarienne, on trouve un autre parallèle avec ce genre de préférence musicale : l’esthétique de sonar más (« sonner plus ») (Valenzuela, cité dans Romero 2004 : 119). Ce goût pour un son grueso [gros] et denso [dense] a mené les orquestas à remplacer les flûtes autochtones par des clarinettes vers 1910, et à incorporer de plus en plus de saxophones depuis leur introduction initiale pendant les années 1940 (Romero 2004 : 119-20). Ailleurs, Romero (1999) prétend que ce changement de goût est dû à une recherche de modernité de la part des Mantariens « métis », qui veulent se distancier de tout ce qui est indien (índio). Mais on pourrait soutenir également que cela représente un retour à une esthétique plus ancienne, plus autochtone. Romero lui-même (2001 : 159, note 13) compare cette préférence relativement récente à celle des communautés indigènes de la région de Puno que souligne Turino (1993 : 55), à la différence que, chez les Aymaras, les ensembles ne contiennent qu’un seul type d’instrument de tailles différentes, et que ceux-ci jouent une seule mélodie en hoquet, alors que les orquestas típicas contiennent des instruments divers qui créent une texture hétérophonique. En somme, nous trouvons, chez les Mantariens mestizos et chez les Aymaras peu assimilés, deux textures différentes, mais le même goût pour un son « dense ».

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24 Il se peut, donc, que l’adoption du saxophone indique une esthétique andine. Le timbre des saxophones, que certains traditionalistes caractérisent comme tonitruant et strident (Romero 2001 : 87-8), s’apparente à celui du wakrapuku ou cacho (Romero 2001 : 73), sorte de trompe naturelle faite de cornes de vache insérées les unes dans les autres, en forme de spirale. Ce timbre, encore plus que celui de la clarinette (que ces mêmes traditionalistes préfèrent à cause de sa sonorité plus douce), correspond à une préférence, dans les musiques andines jouées en plein air, pour des sons vibrants ou même perçants (Stobart 2013 : 26-7) 12. On trouve, par exemple, cette esthétique très développée chez les Machas de Potosí du Nord en Bolivie, dans leur concept de tout ce qui est tara. L’ethnomusicologue Henry Stobart, qui a longtemps travaillé parmi ce groupe de quechuophones, définit les sons tara comme vibrants, vigoureux, rauques, dynamiques, riches en harmoniques, faisant souvent des battements acoustiques, et fortement associés à la productivité, l’abondance et la générosité (Stobart 1996, 2006 : 35-6, 210-17).

25 Même si Potosí est encore plus loin de Jauja que Conima (là où Turino a travaillé – voir la carte en début de cet article), nous sommes toujours en pays quechua, donc chez des cousins, pour ainsi dire. Serait-il possible que les Mantariens, aussi métissés soient-ils, aient conservé une préférence pour des sons tara, même s’ils ne les nomment pas ainsi ? Le timbre du saxophone mantarien – surtout quand on le joue en groupe, avec « l’unisson large » dont parle Turino à propos des troupes de flûtes de Pan au sud du Pérou – est riche en harmoniques, vibrant, vigoureux et un peu rauque. Selon Javier Rau, un influent saxophoniste de la vallée, l’impression devrait être impactante. En même temps, on y trouve des liens avec la productivité et l’abondance : les orquestas sont intimement associées à la fiesta de Santiago (« Saint-Jacques »), entre autres 13. Cette fiesta, qui commence officiellement le 25 juillet et dure jusqu’en septembre, constitue l’une des fêtes majeures dans la vallée. Les Mantariens ont assimilé Santiago à la divinité huanca-xauxa Tayta Shanti, le patron et protecteur du bétail, auquel ils dédient la herranza, un rituel d’origine précolombienne destiné à assurer la fécondité des animaux ; mais ils font également honneur à Tayta Wamani, divinité des montagnes, dieu protecteur et créateur (Castro Vásquez 2000 : 130-131, Romero 2001 : 36-38, Mendoza Villanueva 2006 : 49-50, et Mayta Inga 2012 : 58-61). La herranza, de caractère familial, dure plusieurs jours, pendant lesquels on marque les animaux et on leur donne des offrandes, tout en chantant et en dansant (Romero 2001 : 35-43). Et c’est justement le wakrapuku qui, avec la tinya 14 et le violon, est l’instrument par excellence de la herranza. Il date de l’époque coloniale, puisque ce sont les Espagnols qui ont introduit la vache au Pérou, mais on le considère comme indien, et il a sans doute des antécédents autochtones (Contolini 2003 : 193, 244-5). Parfois une famille embauche les deux : le trio avec sa chanteuse à voix aiguë, et l’orquesta típica, complétée d’une tinya. Quand le wakrapuku, qui, lui-même, imite le beuglement de la vache, n’est pas présent, on en imite le son avec un saxophone. Mais dans les rues de Huancayo, pendant toute la période de Santiago, ce sont les orquestas qui règnent, par centaines, chacune embauchée par une famille, laquelle danse devant l’orchestre dans une magnifique cacophonie polymusicale et polychorégraphique.

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Fig. 6. Trio de santiagos, avec Bonifacio Camargo Ventura au violon, Dina Córdova Suárez, voix et tinya, et Daniel Muñoz Campos au wakrapuku.

Photo Marc Benamou

26 Autre parallèle avec la musique andine plus autochtone : les musiciens des orquestas disent parfois qu’on doit « faire pleurer » les saxophones (Jesús Armando Anglas, cité par Ferrier 2012 : 136), et on entend bien cette qualité dans le vibrato distinctif des saxophones et des clarinettes, qui rappelle celui qu’on emploie également dans le jeu de la quena. On trouve ce même phénomène, sous une forme encore plus généralisée et explicite, chez les Machas de Potosí du Nord (à noter que le mot huanca pour pleurer est waay) : … on considère que toutes les récoltes « pleurent » (waqay) si on ne s’occupe pas suffisamment d’elles. […] Le même verbe waqay (« pleurer ») s’emploie aussi pour exprimer la production des sons par n’importe quel instrument ; ces sons, on les produit explicitement dans le but d’articuler les relations avec les autres, que ce soient des êtres humains ou pas, et qu’ils servent à consoler, à enchanter, ou à apporter de la joie (Stobart 2006 : 26 ; traduit de l’anglais).

27 Mais, alors que les personnes qui jouent de ces instruments les font pleurer, les sons qu’ils en font sortir, à leur tour, font pleurer les humains : un certain maître des cérémonies dans la région de Huancayo, pour montrer son appréciation de l’une des grandes orquestas de la vallée, aime crier dans le micro, « ¡ Quiero llorar ! ¡ Quiero morir ! » (« J’ai envie de pleurer, j’ai envie de mourir ! » – Voir aussi la note 6, plus haut, et Mendívil 1999). Contrairement aux Javanais, il semble que les Andins recherchent souvent des occasions de pleurer en public (avec ou sans masque), et ce sont la musique et l’alcool qui en facilitent le déclenchement.

28 Il s’avère donc que la musique « folklorique » des orquestas típicas est plus andine qu’on aurait pu le croire. Nous avons déjà cité sa fonction rituelle au sein d’un catholicisme

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dansé et syncrétique, son timbre particulier, ses « unissons larges », son rôle dans la productivité agricole, la polymusicalité qui l’entoure souvent, ses gammes penta- et hexatoniques, et une association étroite avec les pleurs. Mais cette musique a d’autres attributs typiques de toute la zone quechua et aymara : son caractère répétitif et participatif 15 (plus il y a de monde qui danse, mieux c’est !) qui peut mener à une certaine euphorie communautaire ; sa dualité et son sens de l’équilibre (par exemple, entre saxophone alto 1 et 2, entre violon et harpe 16, dans les formes musicales 17) ; le besoin de composer de nouvelles mélodies chaque année, sans doute lié à une certaine compétitivité entre orchestres ou entre associations de danse, mais aussi (dans le passé, au moins) au pouvoir pragmatique du son (cf. Turino 1993 : 204-7 ; Stobart 2006 : 39 ; 245, Cánepa 2008 : 54) ; et, enfin, les marqueurs musicaux qui distinguent un orchestre d’un autre, dans la forme de caídas – des « cadences » mélodiques exclusives à chaque orchestre (cf. Stobart 2006 : 245 pour un parallèle bolivien).

29 En soulignant tous ces aspects qui, dans cette région, remontent assez loin dans le passé, il vaut mieux procéder avec précaution. D’une part, presque toutes ces caractéristiques sont plus ou moins présentes selon l’époque 18, le répertoire, le village, ou le groupe en question. D’autre part, l’identité dont j’ai parlé plus haut – cette identité communautaire qui surgit à travers le sentimiento musical – est contestée dans cette région (Romero 2001, Cánepa 2008). Tantôt on se réfère au passé glorieux du temps des Incas, ou même d’avant leur arrivée, tantôt on est fier d’être moderne, on a honte de parler le quechua, on veut se distancier des coutumes arriérées des hautes collines. La tunantada, tout comme certaines danses masquées à Quito (Salomon 1981) et à Cusco (Mendoza 2000), semblent prendre comme thème central l’ethnicité même 19, en mettant en scène des stéréotypes de toutes les ethnies de la région à l’époque coloniale. Selons certains, cela indique à quel point les mestizos andins ont parfois du mal à comprendre leur vécu, avec leur identité ethnique ambiguë, et les juxtapositions marquées entre « leurs existences indigène/paysanne et hispanique/urbaine » (Mendoza 2000 : 37, d’après Salomon 1981 ; traduit de l’anglais). Toutefois, le grand écrivain et anthropologue Arguedas, qui était aussi à l’aise en quechua qu’en espagnol (un mestizo blanc, en quelque sorte), a conclu, il y a bientôt soixante ans, que le mestizaje dans la vallée du Mantaro était dépourvu, justement, de cette angoisse, de ce sentiment de perte et d’inadaptation que l’on trouve ailleurs dans les Andes, à cause de l’histoire particulière de cette région, dans laquelle les Espagnols ont traité les autochtones comme des alliés plutôt que comme des vassaux, et, de ce fait, les coutumes métissées avaient gardé leur essence indienne : Libres des véritables stigmates que cause la servitude, les communautés de la vallée du Mantaro se sont modernisées et ont incorporé la production et l’économie contemporaines à travers un processus organique, sans avoir souffert d’ébranlements dans leurs traditions culturelles. Elles n’étaient pas obligées de renier, en apparence ou réellement, leurs coutumes. Au contraire, Santiago, carnaval, les noces, les pendaisons de crémaillère et tout l’apparat indigène de leurs fêtes catholiques furent [magnifiés ?] moyennant l’incorporation de nouveaux instruments empruntés à la culture occidentale. Les anciens modèles de ces coutumes et fêtes se conservent et se sont conservés (Arguedas 2012 [1956] : 334-5) (traduction de l’auteur).

Musique andine, musique javanaise

30 Mais pour revenir au cas javanais, ce qui surprend peut-être, c’est que bon nombre des caractéristiques andines de la tunantada se retrouvent dans la musique de gamelan

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javanaise : le goût de la polymusicalité, la notion du son qui agit sur le monde, les dualités 20, la préférence pour des timbres complexes, et le contexte d’une religion syncrétique. Or, j’ai déjà évoqué les parallèles entre le sentimiento andin et le råså javanais. Mais on découvre une autre similitude lorsqu’on examine de plus près les sentiments au pluriel – non pas dans leur contenu (je n’ai pas encore suffisamment de données linguistiques dans le cas mantarien pour comparer les deux vocabulaires), mais dans leur progression. En effet, les fêtes dans la vallée du Mantaro tout comme les séances musicales à Java durent des heures et commencent lentement, avec des tempos plutôt retenus et des sentiments relativement sérieux, pour finir sur des tempos plus entraînants et des sentiments enjoués, le plus souvent à l’aide de boissons alcoolisées. Une journée de tunantadas, par exemple, se termine souvent avec une série de vivas [« vivats »] – un genre musical qui consiste le plus souvent en bribes de cumbias ou de salsas, qui servent à renforcer les nombreux toasts que se font les membres de l’association de danse qui a embauché l’orchestre. Cette tendance à aller du sobre à l’exubérant se manifeste même au niveau des modes mélodiques : à Java la tessiture des modes grimpe progressivement ; dans les fiestas de tunantadas, qui durent souvent cinq jours, on joue le dernier jour dans un mode plus aigu, pour la même raison : créer une ambiance plus joyeuse (Rolando Huaccho, communication personnelle, 12.7.2013).

31 Les séances « folkloriques » d’orquestas típicas semblent plus participatives que celles des gamelan javanais : il faut faire danser le maximum de gens. Mais dans les deux cas, les musiciens et les danseurs se séparent des spectateurs, s’il y en a. Le degré de participation de ces spectateurs dépend, bien entendu, de la situation. Durant les concours folkloriques dans la Vallée, le public, assis sur les gradins ou debout le long de la piste de danse, a tendance à observer tranquillement. Alors que pendant les compétitions de gamelan à Java, vers 1990 21, où le public était surtout constitué des rivaux de ceux qui jouaient sur scène, les ricanements se confondaient souvent avec les sons musicaux, et, j’entendis une fois, à la conclusion d’un concours, l’auditorium entier chanter à tue-tête les senggakan (« interjections vocales spontanées ») appropriées. Chez les Mantariens, le taux de participation varie beaucoup selon la danse : pendant les mariages, par exemple, les tunantadas, les waylars, et encore plus les cumbias ou les salsas, ne suscitent qu’un intérêt relatif parmi les danseurs potentiels, alors que peu de monde peut résister à un air de santiago. Cela dit, quel que soit le contexte, presque tous les attributs d’une musique participative mentionnés par Turino (2008b) s’appliquent au folklore de la vallée – sans doute un vestige des musiques précolombiennes qui sont à la base de cette musique : un grand degré de collectivité, sans virtuoses ni solistes ; des critères établis sur le taux de participation des danseurs et non sur la perfection ou l’intérêt esthétique ; une texture dense, souvent hétérophonique, qui permet de mettre ensemble des musiciens de niveaux différents ; une temporalité très floue (les musiciens commencent et terminent quand bon leur semble), avec beaucoup de spontanéité ; et des formes répétitives et statiques, plutôt que linéaires et contrastées (comme dans les musiques présentationnelles). La musique de gamelan se caractérise également par une absence de solistes, l’interdépendance des parties musicales, une texture hétérophonique, le mélange de niveaux de compétence, des formes ouvertes et répétitives avec des musiciens plus ou moins expérimentés, et enfin une grande spontanéité. Turino (2008b) ne voulait pas construire des catégories étanches ou binaires (en fait, il inclut deux autres types), et ces deux musiques, tout en étant plus participatives que présentationnelles, fournissent des exemples de cas intermédiaires.

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32 Parfois, les ressemblances peuvent être trompeuses. Par exemple, je ne pense pas qu’à Java on trouve de la concurrence entres les musiques rituelles qui s’entendent en même temps dans des contextes polymusicaux (qui, de toute manière, semblent plus rares qu’au Pérou). De même, alors que dans ces deux cultures musicales on trouve une grande appréciation au niveau du timbre, à Java ce sont surtout les sons graves qu’on valorise, alors que dans les Andes on préfère les sons aigus ou stridents. La présence de l’alcool n’a pas forcément le même sens dans les deux cas 22. Le råså, avec ses racines bouddhiques et soufies (Becker 1993), n’est pas l’équivalent exact du sentimiento ; un saxophone n’est pas un gong.

Pourquoi et comment comparer

33 Si on ne tient pas compte de ce type de subtilités, les particularités risquent de s’effacer sous un regard panoramique. C’est justement ce genre d’effacement (entre autres) qui a mené Jonathan Stock (2006) à critiquer le projet ambitieusement comparatif de Victor Grauer (2006). Comme l’a dit John Blacking, « ce ne sont pas les qualités universelles des langages musicaux qui attirent les gens, mais plutôt ce qui les distingue » (1990 : 180 ; traduit de l’anglais). Bon nombre des ethnomusicologues qui veulent faire renaître la musicologie comparée à l’heure actuelle préconisent la comparaison de structures musicales, souvent dans l’intention de trouver des universaux (Agawu 2003, Cook et Clarke 2004, Nattiez 2014, Savage et Brown 2014, Tenzer 2015). Cela n’est pas surprenant, vu l’essor du tournant biologique et neuroscientifique au sein de notre discipline. Je ne veux pas nier l’intérêt de cette approche. Mais je voudrais présenter ici un exemple d’un autre modèle de comparaison, dans la lignée de Blacking, Herndon, ou McLeod, plutôt que de Stumpf, Sachs, Von Hornbostel, Lomax et compagnie. Le but serait non pas d’établir des traits universaux, mais de comprendre plus globalement comment fonctionne la musique dans toute sa synergie, sans laisser de côté la structure musicale.

34 En essayant de comparer deux esthétiques – d’autant plus qu’il s’agit de deux musiques qui n’ont en apparence que peu de similitudes – je me lance, dirait-on, dans la subjectivité. Mais toute comparaison a son côté subjectif, puisque la perception de la ressemblance et de la différence dépend énormément de celui qui les perçoit. Le tout est de procéder avec soin, en faisant les recherches émiques nécessaires pour passer ensuite à la comparaison, c’est-à-dire, à l’étique. Comme on l’a déjà dit dans l’introduction de ce volume, de telles comparaisons peuvent mener à une compréhension générale de la musique. Mais cette compréhension doit tenir compte de multiples points de vue, et ne saurait ignorer le sens de chacune des musiques que l’on veut comparer.

35 J’espère, donc, avoir stimulé les réflexions sur le goût musical en général, tout en évitant, autant que possible, « le regard impérial » de la méthode comparative conçue sous le colonialisme (Connell 2007, Robinson 2011). J’espère aussi avoir éclairé, un tant soit peu, deux pratiques musicales qui méritent d’être mieux comprises. Les deux cas présentés ici ne donnent pas suffisamment de données, certes, pour trouver les généralités qui se cachent derrière ces ressemblances (qu’on les cherche dans les théories diffusionnistes, matérialistes, évolutionnistes, psycho-biologistes, écologistes ou autres). Pour cela il faudrait avoir recours à plus de comparaisons du même genre. On est loin d’avoir résolu les problèmes soulevés lors du symposium de 1975 sur la « form in performance », pendant lequel Norma McLeod fit la remarque suivante : « Ce qu’il nous reste à faire […], c’est de dire, “dans cette société on fait ceci : quelqu’un en connaîtrait-il une autre dans

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laquelle on fait quelque chose de semblable ?” Autrement dit, on procède à tout petits pas » (Herndon et Brunyate 1975 : 178).

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NOTES

1. Je voudrais remercier la commission Fulbright et la fondation Andrew W. Mellon pour les bourses de recherche qui m’ont permis de séjourner à Java et au Pérou, respectivement, ainsi que l’Earlham College qui a contribué à ces recherches et à la création de la carte. Je voudrais reconnaître également l’aide précieuse de Javier Rau Simeón et de tous les membres de l’orchestre Los Intergalácticos Engreídos, ainsi que celle de Daniel Rüegg et sa famille, Claude Ferrier, Henry Stobart, Joshua Tucker, Michael Frishkopf, Laurence Fayet, Mark Pearson, Scott Zillmer, Judith Becker, Elizabeth Lindau, Raúl Ianes, et de tous les rédacteurs de ce numéro, Dana Rappoport en particulier. Bien entendu, j’assume toute responsabilité pour les défauts restants, malgré les bons conseils de mes collègues. 2. Lorsque je parle de « Java » et des « Javanais », je me réfère surtout à Java centre et aux gens de cette région. Les « Mantariens » [mantarinos] sont les habitants de la vallée du Mantaro, surtout dans la partie haute, c’est-à-dire celle qui se trouve dans le département de Junín. Ils ont une culture distinctive et relativement homogène, mais la question de l’identité ethnique est délicate. Je préfère le terme « Mantarien » à cause de sa neutralité, même si les gens de la vallée ne l’emploient guère. On pourrait aussi dire les Huancas, sauf que les Jaujanais (les habitants de la ville de Jauja) ne s’identifient pas ainsi (Daniel Rüegg, courriel le 11.12.2014). Avant l’arrivée des Incas, vers 1460, la vallée était peuplée par les Huancas (ou Wankas) et les Xauxas, parfois appelés les Wankaxauxas ou Xauxawankas, mais il est douteux qu’il existât un peuple uni sous l’une de ces dénominations (Rüegg, courriel le du 21.12.2014). Les Incas y ont imposé la langue quechua, dont le dialecte huanca se parle encore dans les villages reculés de la région. Mais, suite à l’alliance entre les Espagnols conquérants et les Mantariens déjà sur place, à l’implantation de mines, et à la construction d’une voie ferrée, le processus de mestizaje [métissage] s’est accéléré (Arguedas 2012 [1956]). Par conséquent, depuis plus d’une génération, la langue la plus courante, de loin, est l’espagnol, mais parlée avec de fortes empreintes quechuas dans la syntaxe et dans la prononciation. Il faut préciser qu’au Pérou, depuis le XVIIIe siècle, la distinction entre mestizo et indio se base sur des choix culturels (langue, vêtements, cuisine) et professionnels plutôt que sur des traits physiques. Selon Arguedas, l’Indien dans la vallée s’est « converti » en Mestizo (2012 [1953] : 29, 37). Pour une discussion des enjeux qu’implique toute discussion de mestizaje dans le contexte du Pérou, lire, inter alia, Mendoza 2000 : chapitre 1, Romero 2001 : chapitre 1, et Rochabrún 2013. 3. Alors qu’ailleurs au Pérou, on emploie le terme folklórico pour se référer aux pratiques rurales ou périphériques, reformulées pour un public cosmopolite, à des fins idéologiques ou commerciales (Turino 2008a : 62, 141), dans la vallée du Mantaro, par contraste, on a tendance à l’employer pour désigner les musiques et les danses caractéristiques que l’on considère comme traditionnelles et autochtones par rapport à la région. On pourrait donc le traduire par « vernaculaire », ou tout simplement par « traditionnel » (Romero 2001 : 21). 4. Les Jaujanais affirment que cette danse naquit dans le quartier de Yauyos qui avoisine Jauja, vers la fin du XIXe siècle, alors que les habitants de Huaripampa disent que leur village, sur l’autre rive du Mantaro, est le véritable berceau de la tunantada (Romero 2001 : 86). 5. L’ anthropologue suisse Daniel Rüegg, qui a longtemps vécu dans la vallée du Mantaro, m’en a fourni des exemples oralement. Pour une description générale des fiestas dans la vallée, voir Romero 2001 : 51-5. 6. D’autres danseurs m’ont affirmé le contraire. Un tunantero [danseur de tunantada] spécialisé dans le rôle du chuto (le bouffon amérindien) m’a dit : « La tunantada, c’est fait pour pleurer. Pourquoi penses-tu que l’on porte le masque ? Un tunantero qui ne pleure pas n’est pas tunantero, un chuto qui ne pleure pas n’est pas chuto, une wankita [personnage de la femme huanca qui

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épouse un aristocrate espagnol] qui ne pleure pas n’est pas wankita. Regarde, me voilà en train de pleurer ! » Par contraste, l’historien Aquilino Castro Vásquez prétend que la danse de la tunantada est de caractère allègre et dynamique, même si les masques eux-mêmes sont plutôt austères et sérieux, et de ce fait, elle présente un « paradoxe de la vie » (2000 : 383 ; traduit de l’espagnol). Ce paradoxe, on le trouve aussi dans le contraste entre le caractère triste de la musique et la gaîté de la danse, selon Henoch Loayza Espejo, un chuto célèbre de Yauyos (communication personnelle, Jauja, 27.6.2013). 7. Ici, Saida semble inventer un dialogue avec un musicien imaginaire. 8. On peut constater ailleurs cet emploi du sentimiento pour distinguer « nous » des « autres » à l’échelle du village même. Romero (2004 : 135) cite un certain habitant de Huaripampa, Máximo Salazar, qui décrit les musiciens de son village (par contraste avec ceux de Jauja) : « C’est une chanson authentique qu’ils composent pendant les vêpres ; chaque année ils en composent une nouvelle pendant les vêpres, oui, mais ils le font avec sentimiento, avec le sentimiento de vieux tunanteros (« adeptes de la tunantada ») ». (traduit de l’espagnol). La tendance à mobiliser la qualité expressive et intuitive de la musique au service d’une séparation entre « nous » et « les autres » n’est pas unique à Java et la vallée du Mantaro : on trouve le même phénomène dans les concepts de soul, duende, shu’ur, ras, Schwung, feeling, ou ma. 9. Quand j’ai dit à Marcial Rosales Huatuco, un saxophoniste d’Acolla, que je trouvais la tunantada très émouvante, très profonde, il m’a répondu : « ça dépend de qui la joue ! » (31.5.2013). En effet, chaque genre musical a son sentimiento particulier, et, selon Rolando Huaccho, autre saxophoniste, chaque groupe a son point fort : les Intergalácticos Engreídos sont connus pour leur exécution de la tunantada, les Ases de Huancayo pour leurs santiagos, et les Ases de Huayucachi pour leurs chonguinadas (1.6.2013). Cela est peut-être lié aux lieux d’origine respectifs de ces groupes, puisque chaque genre a aussi son lieu d’origine. Mais, vu que les membres des meilleurs groupes professionnels viennent maintenant de partout dans la vallée, y aurait-il aussi un rapport avec les caractères collectifs des musiciens eux-mêmes ? 10. Henry Stobart explique ainsi la polymusique dans les fiestas de Potosí du Nord en Bolivie : « En dépit de la qualité émanatrice du son, qui dirige l’attention vers une source centrale, on peut interpréter la cacophonie ou le fracas qui ressort d’une concurrence d’ensembles d’instruments à vent comme étant une expression de frontières musicales, qui, à leur tour, fonctionnent comme des icônes de limites sociales ou territoriales. […] Mais la multiplicité musicale non seulement affirme la différence sociale, mais exprime clairement aussi l’enthousiasme et l’activité si nécessaires à la célébration. De ce point de vue, on pourrait dire que la cacophonie évoque le sens d’unité et de collectivité » (2006 : 193 ; traduit de l’anglais). Dans le même esprit, Claude Ferrier me fit remarquer, par rapport au son des multiples orquestas típicas, que, « lors de ces ‘cacophonies’, il se crée en fait une sorte de halo pentatonique, comme si cette gamme était jouée plaquée pendant plusieurs minutes de suite par une sorte d’orgue géant » (courriel, 6.12.14). 11. Selon Ferrier (2012 : 48), on trouve également des quartes et des quintes, ce que confirment ses transcriptions. Un joueur de deuxième alto, Rolando Huaccho, m’a dit la même chose. Romero (2001 : 74) ne parle que de tierces, qui sont, de loin, les intervalles les plus répandus. 12. Les clarinettes ont un son qui s’apparente plus à celui des flûtes autochtones. Dans la vallée on en joue avec beaucoup de vibrato, et, dans les répertoires « folkloriques », avec un ambitus très aigu, qui rappelle celui des voix de femmes andines. 13. En fait, les orchestres jouent tout au long de l’année. En ceci, ils se distinguent des musiques instrumentales andines plus autochtones, qui s’associent, en général, à une seule partie du cycle agricole (soit la saison des pluies, soit la saison sèche). 14. La tinya est un petit tambour précolombien à deux peaux dont joue la chanteuse, dans un trio de santiagos, avec une pulsation régulière. 15. Parmi les moments les plus marquants du film Sax Country de Sonia Goldenberg, on peut citer le contraste entre un jeune saxophoniste de la région de Jauja qui ne rêve que de jouer du jazz

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pour pouvoir être soliste, et le grand saxophoniste et compositeur de tunantadas Julio Rosales Huatuco, du même village, qui ne rêve, dans son appartement dans le New Jersey, que de rejouer dans une orquesta típica, entouré d’autres saxophonistes. 16. Voir Rüegg 2010 et écouter son commentaire dans le film de Vicuña et Ferrier (2011). Sur la dualité dans la musique andine en générale, voir Baumann 1996. 17. La forme la plus courante est AABABBCC’, où les thèmes A et B se complètent, et où, à l’intérieur de chaque thème, on trouve une grande symétrie (abab’). Le thème C forme une coda à part, qui contraste avec les thèmes A et B. 18. Lire Romero 2001 : chapitre 3 et Rüegg 2010 pour des exemples de changements dans l’esthétique musicale dans la vallée. 19. Ce n’est pas pour rien que le folkloriste et danseur de tunantada Henoch Loayza Espejo a intitulé son recueil de poésies décrivant les personnages de cette mascarade Danza de identidades. 20. Pour le cas andin, voir les notes 16 et 17 et le texte qu’elles accompagnent. Pour le cas javanais, voir, entre autres, Becker 1980 : 105-44, Martopangrawit 1984 [1972] : 66-82, Becker 1988, Basset 2010, Benamou 2010 : 65-9 et le chapitre 4. 21. Les compétitions ont diminué en importance depuis. 22. Pour le rôle central que joue l’alcool dans les rituels andins, lire Harvey 1994 ; pour le cas javanais, du moins à Java Est, lire Hefner 1987.

RÉSUMÉS

Après une longue absence, la musicologie comparée revient timidement sur le devant de la scène. Une des approches employée par les ethnomusicologues consiste à chercher des outils étiques qui reposent sur des traits mesurables, à l’instar de la linguistique ou de la science empirique, pour analyser les musiques du monde. En tentant une comparaison entre deux esthétiques musicales issues de cultures éloignées, cet article suit néanmoins une autre approche en examinant non pas des traits mesurables, mais plus le sens de la musique placé au cœur de la comparaison. Parmi les homologies qui émergent du rapprochement entre les deux traditions en question – les « orchestres traditionnels » de la vallée du Mantaro au Pérou et les de Java centre –, deux concepts fondamentaux surgissent : le råså (« goût, sens, sentiment, intuition »), chez les Javanais, et le sentimiento (« sentiment, émotion ») chez les Péruviens. Ainsi, en comparant non seulement les musiques, mais aussi les discours qui leur sont associés, on peut arriver, peu à peu, à une compréhension globale des pratiques et des esthétiques musicales.

AUTEUR

MARC BENAMOU

Marc Benamou est professeur de musique au Earlham College, dans l’Indiana, où, depuis 2001, il enseigne la musicologie et la pratique du gamelan et du chant javanais. Ses recherches sur l’esthétique musicale à Java centre ont mené à un coffret de quatre CDs, Gamelan de Solo : Le jeu des sentiments, qu’il a enregistré et commenté avec Rahayu Supanggah, et, en 2010, à la publication de Rasa : Affect and Intuition in Javanese Musical Aesthetics (Oxford). La même année il découvre et s’enthousiasme pour la musique de la vallée du Mantaro (Pérou central), grâce aux

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enregistrements collectés par Raúl Romero, et, en 2013, il a la chance de s’intégrer, pendant neuf semaines, à l’orchestre Los Intergalácticos Engreídos, basé à Huancayo.

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« Rate This MezmuR ». Ethnographie d’un groupe de discussion Facebook sur le gospel éthiopien

Hugo Ferran

1 Les ethnomusicologues sont aujourd’hui confrontés à des terrains « multi-situés » (Marcus 1995), qui les conduisent à intégrer l’étude d’Internet dans leur travail ethnographique (Wood 2008, Cooley et al. 2008). Si le cyber-terrain ne remplace pas le terrain traditionnel 1 mais le complète plutôt, il soulève de nouveaux problèmes méthodologiques, tout en ouvrant des horizons de recherche inédits. Ma contribution vise à illustrer le type de questionnements que pose l’étude d’Internet en ethnomusicologie, ainsi que les perspectives que laisse entrevoir la cyber-ethnographie musicale dans la compréhension des groupes religieux éloignés dans l’espace mais néanmoins reliés par des connexions transnationales.

2 Cette étude s’inscrit dans le cadre des recherches postdoctorales que je mène à l’Université de Montréal sur les Églises évangéliques éthiopiennes du Canada et leurs musiques. L’analyse systématique de leurs sites web a déjà révélé la manière dont les fidèles se servent de la musique en ligne pour exprimer les différentes facettes de leurs identités, aussi bien religieuse que nationale, ethnique, diasporique ou encore générationnelle (Ferran 2015a). Le présent article poursuit un tout autre objectif, en ce qu’il entreprend l’ethnographie musicale d’un groupe de discussion Facebook dédié aux musiques évangéliques éthiopiennes.

3 Ce groupe virtuel et transnational, intitulé « Rate This MezmuR », rassemble plus de neuf cents Éthiopiens répartis dans le monde entier. Son but est d’évaluer, de critiquer ou encore d’attribuer une note (de 1 à 5) à tout type de musiques évangéliques éthiopiennes, rassemblées sous le label mezmur. Ce terme amharique, que l’on peut traduire par « psaume, hymne, cantique » (Leslau 2005), fut emprunté aux Chrétiens orthodoxes d’Éthiopie, qui l’emploient encore aujourd’hui pour désigner un répertoire de leur

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liturgie 2. Pour s’en distinguer, les Evangéliques insistent sur le caractère « spirituel » ( menfesawi) de leurs mezmur. De cette manière, ils expriment l’idée que leurs chants louent directement le Seigneur (Exavier) sans passer par des intermédiaires. À l’inverse, les mezmur orthodoxes font souvent l’éloge des saints et des anges, ce qui, aux yeux d’un grand nombre d’Évangéliques, leur procure un caractère « terrestre » ou « mondain » ( alemawi).

4 Mon argumentation s’articulera en trois points. Après avoir décrit le contexte dans lequel j’ai découvert ce groupe de discussion, je me livrerai à une description ethnographique de cette communauté virtuelle, en précisant la manière dont je l’étudie. J’analyserai enfin les discussions passées ou en cours, afin de faire ressortir les différentes tendances qui divisent les artisans de la musique évangélique éthiopienne aujourd’hui. De manière générale, cet article explorera l’articulation du musical et du religieux dans une double perspective esthétique et transnationale. Il interrogera la place de la critique dans la culture éthiopienne – en particulier chrétienne – et cherchera à comprendre ce que le gospel éthiopien et les discussions qui l’entourent nous révèlent des orientations divergentes adoptées par les musiciens évangéliques éthiopiens du monde entier.

Du terrain au cyber-terrain

5 Ottawa, 16 novembre 2013. J’ai rendez-vous avec Ebenezer 3, le chef de chœur de l’Église Évangélique Éthiopienne d’Ottawa. Mon intention est de l’interroger sur son parcours en tant que musicien né en Éthiopie et arrivé au Canada il y a une dizaine d’années. Musicien de renom, sa réputation n’a cessé de croître depuis son installation en Amérique du Nord. À Ottawa, Ebenezer possède son propre home studio. Il est l’un des rares Éthiopiens canadiens engagés dans la production de musiques évangéliques éthiopiennes. Ses enregistrements connaissent un succès transnational, tant en Éthiopie que dans sa diaspora. Il est également payé par son Église, ce qui est peu fréquent pour les chefs de chœur.

6 Né en 1980, à Addis Abeba, Ebenezer a connu la période marxiste-léniniste (1974-1991), pendant laquelle les Evangéliques ne pouvaient pratiquer leur religion au grand jour et devaient se réunir clandestinement pour le culte. Il me livre de nombreux détails sur son enfance, sa famille et son investissement tant religieux que musical au sein de la principale Église mennonite d’Addis Abeba, la Meserete Kristos Church (litt. « le Christ est le fondement »). Après avoir rejoint l’Assembly of God Church, une Église pentecôtiste située dans le quartier de Sidist Kilo, il a commencé à utiliser le synthétiseur et le studio d’enregistrement pour le gospel éthiopien, car « cela faisait moderne ».

7 Je lui fais part de mon intention d’analyser l’imaginaire ethnique véhiculé par les rythmes de synthétiseurs dans les musiques évangéliques éthiopiennes. Mon hypothèse est qu’au XXe siècle, les orchestres nationaux ont inventé un folklore qui a réifié certaines cultures musicales de l’Éthiopie (Ferran 2012). Dans ce contexte, une dizaine de groupes ethnolinguistiques se sont vu attribuer des rythmes, inspirés de leurs pratiques locales, mais remaniés pour satisfaire les exigences des touristes et des élites urbaines. Ces rythmes sont alors devenus les icônes musicales des « ethnies » que l’on donnait à voir sur scène.

8 Ebenezer acquiesce et m’explique qu’avec l’arrivée des synthétiseurs, les joueurs de clavier ont cherché à s’approcher au plus près de ces rythmes folkloriques en utilisant les

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« beats » préenregistrés qu’ils trouvaient dans les premières générations de synthés. C’est ainsi que le rythme Chikchika, associé à la région de Gondar, au Nord de l’Éthiopie, a été reproduit à l’aide de l’accompagnement swing que l’on trouvait dans les premiers synthétiseurs. De manière générale, les joueurs de clavier ont associé de nombreux rythmes folkloriques aux styles rock, ou ballade qui se trouvaient dans les synthés.

9 Lorsque les nouvelles générations de claviers sont arrivées en Éthiopie, il est devenu possible de programmer de nouveaux accompagnements. Grâce à ces avancées technologiques, le rythme Chikchika, et bien d’autres, ont connu une seconde vie. Depuis, les claviéristes éthiopiens utilisent deux familles d’accompagnements rythmiques. La première est constituée de beats « occidentaux », tels que le reggae, le rock, le swing ou le rythme « ballade ». La seconde regroupe des beats qualifiés de « culturels » ou « traditionnels » (yebahile), leur nom renvoyant au groupe ethnolinguistique éthiopien dont ils sont censés provenir.

10 Par ce récit, Ebenezer répond à certaines de mes interrogations quant aux familles de rythmes en vigueur. Je lui expose alors le problème que j’ai identifié en Alberta, Canada, en travaillant auprès d’un chanteur-musicien oromo. À l’écoute, il est fréquent de ne pas pouvoir différencier les divers rythmes « culturels ». Ils ont souvent une même base rythmique : noire croche, noire croche, noire croche, etc. La question que je me pose est donc de savoir si ces rythmes sont vraiment différents. Autrement dit, cette catégorisation repose-t-elle sur des paramètres musicaux, et en particulier rythmiques, et le cas échéants lesquels ? Ou est-elle fondée sur des critères relevant d’un autre ordre (social, culturel, etc.) Fig. 1. Photo de couverture du groupe « Rate This MezmuR ».

Capture d’écran, Hugo Ferran, 10 mars 2014.

11 Ebenezer approuve une nouvelle fois. « Tu as entièrement raison, les rythmes sont souvent les mêmes. Ce qui va changer, ce sont les timbres, l’arrangement, et puis les paroles, la langue des chants, les mouvements de la danse, lorsqu’il y en a… ». Sa réponse confirme un certain nombre de mes hypothèses et nous tombons d’accord pour travailler ensemble sur ces questions, à partir des fichiers numériques qu’il compose lui-même par ordinateur et qu’il utilise ensuite au synthé. Cette série de questions lui fait penser à un débat qui agite actuellement la communauté des musiciens évangéliques éthiopiens.

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Selon ses termes, il y aurait des divergences sur le type de rythmes à utiliser, occidentaux ou éthiopiens. Il me demande alors si je connais le groupe de discussion Facebook appelé « Rate This MezmuR » : Il y a des controverses actuellement entre les « modernistes », qui souhaitent occidentaliser les mezmur éthiopiens, et les « conservateurs » ou « traditionalistes » qui, comme moi, veulent réintégrer des éléments de musique traditionnelle ou culturelle éthiopienne dans nos chants évangéliques.

12 En apparence banale, la découverte de ce groupe allait se révéler marquante pour mon étude. Je pouvais désormais suivre en direct les multiples débats auxquels les Éthiopiens évangéliques du monde entier se livrent sur leurs pratiques musicales. Nul doute que je n’aurais pu aboutir à un tel résultat sur un terrain conventionnel.

Ethnographie d’un groupe Facebook

13 Le groupe de discussion « Rate This MezmuR » a vu le jour en septembre 2013. Samuel en est le fondateur et assure le rôle de modérateur. Fils de migrants éthiopiens, il a toujours vécu aux Etats-Unis, où il a été formé au piano et au chant dans un collège américain4. Malgré la présence d’une Église éthiopienne dans sa ville5, il est le pianiste attitré d’une Église nigériane, plus proche de chez lui. Cette démarche d’ouverture tranche avec celle adoptée par l’immense majorité des Éthiopiens évangéliques de la diaspora, qui tendent à se regrouper entre eux pour le culte (Ferran 2015b). Parallèlement à son implication dans l’Église nigériane, Samuel est très investi dans la promotion du Gospel éthiopien. Il accompagne les Sunday Schools de l’Église éthiopienne de Saint-Paul, Minnesota. Il est également l’auteur et l’arrangeur de nombreux mezmur, dont les styles oscillent entre le rap et la pop évangélique éthiopienne.

14 Le groupe « Rate This MezmuR » a connu un succès rapide. Le nombre d’inscrits est en augmentation constante, malgré le statut privé du groupe, qui restreint l’accès aux seuls membres et limite les adhésions aux personnes invitées ou approuvées par le modérateur. D’origine éthiopienne, les membres sont dispersés dans le monde entier (Afrique, Amérique, Europe, Asie). Je connais une trentaine d’inscrits, de façon soit directe (comme Ebenezer que j’ai eu la chance de rencontrer), soit indirecte (comme Samuel avec qui je communique via la messagerie Facebook). D’autres membres me sont familiers de par leur réputation dans le milieu évangélique ou au travers d’études réalisées sur les musiques évangéliques éthiopiennes. C’est le cas, par exemple, de Yonas, un enseignant de l’Ethiopian Evangelical Church Mekane Yesus School of Jazz Music à Addis Abeba, qui a été interviewé par un ethnomusicologue norvégien (Steinhovden 2015).

15 Le nom du groupe a changé plusieurs fois. Samuel l’a initialement baptisé « Mezmur Rate it », avant de le renommer « Rate This MezmuR » quelques jours après sa création. En avril 2014, il opte pour « ECM formerly known as – Rate this MezmuR », qu’il remplace peu de temps après par l’acronyme ECM, qui signifie « Ethiopian Christian Musicians ». À travers ce nom, tous les Chrétiens éthiopiens sont visés, bien que les membres soient essentiellement évangéliques et pentecôtistes (les orthodoxes y étant peu présents). Cette volonté d’ouverture apparaît également dans les objectifs du groupe : Le but de cette page est d’apporter des commentaires honnêtes et constructifs… pour atteindre un certain standard, pour la musique chrétienne éthiopienne… Avec la grâce de Dieu !

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16 La plupart des discussions portent sur un échantillon limité de musiques évangéliques éthiopiennes. Les « nouveaux mezmur » qui sont discutés ici se caractérisent par l’utilisation du synthétiseur et la présence d’un chanteur soliste accompagné par des choristes. Les autres catégories de mezmur (ruraux, acoustiques, oldies) ne sont presque jamais abordées par le groupe. Cela témoigne de la culture urbaine des membres et de leur méconnaissance des hymnologies rurales de l’Éthiopie. En focalisant sur un répertoire urbain, qui circule largement en Éthiopie et dans sa diaspora, ils contribuent à la construction d’un sentiment d’appartenance à une communauté transnationale « imaginée » au sens d’Anderson (1996). Ce n’est sûrement pas un hasard que les membres les plus impliqués résident dans la diaspora, en particulier nord-américaine.

Fig. 2. Ensemble voco-instrumental caractéristique des « nouveaux mezmur » éthiopiens.

Source : , téléchargée le 13 avril 2013.

17 Depuis la création du groupe, deux catégories de discussions se sont instaurées. Les premières se livrent à l’évaluation de chants, albums et clips vidéo à l’aide d’un système de notation mis au point par le groupe. Les secondes prennent la forme de débats et de commentaires argumentés. Après avoir présenté les premières discussions portant sur la légitimité du groupe et la place de la critique dans la culture éthiopienne, je mettrai en évidence le mode d’évaluation par critères qui a été retenu. Puis, je ferai ressortir les débats esthétiques qui divisent les tenants des musiques évangéliques éthiopiennes, en essayant de restituer au mieux les termes de leur discours.

18 Sur le plan méthodologique, j’ai d’abord adopté une position d’observation passive (non participante). Ce choix, mûrement réfléchi, s’explique de trois façons : 1) je risquais d’être banni si je me présentais d’emblée comme un chercheur menant une étude sur ce groupe ; 2) les membres auraient été plus méfiants et se seraient exprimés moins librement ; 3) j’aurais pu biaiser les discussions en introduisant mes propres catégories de

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pensée. Ce n’est que récemment que j’ai informé les membres de ma présence et de l’étude que je réalisais. Ma recherche a été bien accueillie et a reçu de nombreux encouragements. Cette plateforme me permet désormais d’interagir avec le groupe, en suscitant un débat collectif ou en initiant une discussion privée via la messagerie Facebook. Quant à ma connaissance préalable des musiques évangéliques éthiopiennes, à travers une ethnographie multi-sources (orales, écrites, musicales) et multi-sites (Éthiopie, France, Canada), elle m’a permis de mieux appréhender le point de vue des membres du groupe, à la lumière de leurs bagages musicaux et religieux, qui diffèrent légèrement selon leur lieu de résidence et leur affiliation.

Vers un mode d’évaluation par critères

19 Deux jours après la création du groupe, Ebenezer approuve l’idée de partager des opinions sur les musiques évangéliques éthiopiennes. Selon lui, cette démarche ne conduit pas à « imposer des normes », tandis que Birra considère que ces évaluations « permettront d’améliorer les normes de ces musiques ». S’ensuit une discussion sur la place de la critique dans la culture éthiopienne : Misgana 6 (Los Angeles) : « […] Nous devons tous faire preuve de tact et être prudents quant à la manière de produire des critiques constructives. Ce type de plateforme n’est pas si fréquent dans notre culture, en particulier dans le milieu chrétien. Donc, chaque fois que nous évaluons des chansons, je suggère que nous fournissions la raison pour laquelle nous avons évalué ainsi… Autrement, on pourrait mal interpréter nos évaluations… C’est juste mon avis ».

20 Cette remarque est enrichie et débattue dans un post plus récent : Samuel (Saint-Paul) : « Il semble que la critique soit très dure à supporter pour nous les Éthiopiens. Nous voulons entendre les points positifs uniquement, alors que la connaissance de nos faiblesses pourrait nous améliorer et nous conduire vers le droit chemin. À ce propos, pourquoi notre peuple ne se livrerait pas à des critiques constructives et honnêtes ? ».

21 Une autre polémique s’engage alors sur la possibilité d’évaluer le contenu évangélique des chants. Pour Birra, on ne peut critiquer le « pouvoir d’un chant ». Misgana lui répond qu’il ne s’agit pas d’évaluer la relation qu’une personne entretient avec Dieu, mais que le « contenu théologique d’un chant peut tout à fait être quantifié » : Misgana (Los Angeles) : « J’ai entendu des chansons qui sont à la limite du blasphème et qui utilisent des mots incorrects ou non bibliques. Notre évaluation du contenu théologique est tout simplement la Bible. C’est ainsi que nous pouvons évaluer le contenu théologique et noter sur cette base. Est-il en contradiction avec ce que la Bible enseigne, ou est-il en adéquation avec ce que dit la Bible… Ce sont aussi des bonnes questions à poser, et je crois que cette page ou ce groupe ouvre une plate-forme pour cela ».

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Fig. 3. Évaluation du CD « Yezelalem Fetari » par Samuel.

Capture d’écran, Hugo Ferran, 12 mars 2014.

22 Depuis Toronto, Semere7 argumente en faveur de l’utilisation de certains termes, plutôt que d’autres. Samuel exprime l’idée que les prêches d’aujourd’hui ont eu un impact sur le contenu des chants. Selon lui, c’est pour cela que la plupart des chants contemporains se focalisent sur la prospérité, le dépassement de soi et les promesses. Dans le prolongement de ces débats, Samuel propose une liste de critères permettant l’évaluation des mezmur : Voix, intonation, son Structure du chant, mélodie, phrasé, arrangement musical (séquences, progressions d’accords, sons) Enregistrement, mixage, qualité, clarté Créativité, nouveauté, originalité

23 Il teste alors sa grille sur le disque Yezelalem Fetari de la chanteuse Hanna Tekele. Pour ce faire, il adopte un système de notation avec astérisques, cinq étoiles représentant la meilleure note pour un même critère. Voici son jugement :

Voix ★★★★

Structure du chant ★

Arrangement musical ★★★

Enregistrement/mixage ★★★

Note globale ★★

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24 Au terme d’un échange avec plusieurs membres, il parvient à imposer ce mode d’évaluation. Certains membres ajoutent ou proposent d’autres critères, tels que les paroles (lyrics), plutôt que les voix (vocals). Si la consigne était bien respectée au début, les évaluations prennent parfois la forme de commentaires plus élaborés. Chaque membre peut soumettre de nouveaux chants. Ces derniers proviennent généralement de YouTube ou de sites web spécialisés dans la musique évangélique éthiopienne, tel que < www.wongelnet.com>. Le lien Internet est alors accompagné d’une phrase, telle que : « Rate this mezmur », « What do you guys think about this ? », « Give your suggestion », « Please rate », etc. Les chants, tout comme les réactions des membres, peuvent également faire l’objet d’une appréciation en cliquant sur le bouton « Like ». Une vingtaine de personnes forment le noyau du groupe. Ce sont eux qui, le plus souvent, soumettent de nouvelles musiques, lancent les sujets de discussion et alimentent les débats en cours.

Discussions et débats esthétiques

25 Les discussions tournent autour de plusieurs sujets : la place du synthétiseur ou de la danse dans les musiques évangéliques éthiopiennes, les aspects techniques de l’enregistrement8, les questions de culture et d’identité en lien avec les visées universelles du christianisme, l’enchaînement des chants pendant le culte, les problèmes théologiques soulevés par les paroles des chants, les différences entre musiques séculières et spirituelles, les débats terminologiques sur la manière de nommer les musiques évangéliques éthiopiennes9, les questions d’apprentissage, de transmission et d’enseignement de la musique, le statut de chef de culte, les débats sur le volume sonore, le classement des chants10, ou encore les questions d’ordre musicologique11. Ne pouvant aborder l’ensemble de ces thématiques, je m’arrêterai sur certaines d’entre elles, en vue de faire ressortir quelques controverses qui divisent la communauté de musiciens éthiopiens évangéliques à travers le monde.

Le synthétiseur au cœur des critiques

26 L’une des discussions les plus animées porte sur la place du synthétiseur dans le gospel éthiopien : « qui a introduit le synthétiseur (programmable) à l’Église ? ». Cette question, en apparence banale, a déclenché un débat passionné. En témoigne l’avalanche de commentaires, qui révèle un dilemme au sein de la communauté : Bewnet12 (Ottawa) : « LoL. Je pense que c’est Getayawkal avec le PSR500 si je me souviens bien. À mon avis, il a été un pionnier en matière de gospel et de musique de culte éthiopienne. Tout le reste (le bon et le mauvais) est venu après ». Semere (Toronto) : « Sami… tu sembles prêt à blâmer celui qui l’a introduit… Ce n’est pas moi bien sûr… » Samuel (Saint-Paul) : « Pas blâmer… je mène juste des recherches… pour les livres. Si cela ne tenait qu’à moi, [je dirais que] cela a entraîné la musique d’Église vers le bas ». Bewnet (Ottawa) : « Je ne pense pas que nous devrions ‘‘blâmer’’ qui que ce soit, ou peut-être pouvons-nous blâmer les marques Yamaha/Korg/Technics. Je pense que la musique d’Église a atteint le fond et va se relever à nouveau ». Samuel (Saint-Paul) : « Oui, mon ami. J’étais un fan… mais maintenant, je regarde en arrière… je peux voir les dommages qu’il a causé. Ça va prendre du temps avant d’en sortir ».

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Semere (Toronto) : « Sans le synthé, les musiciens auraient été obligés d’utiliser leurs mains au lieu d’appuyer sur les boutons et transposer, etc. Un ami comique a l’habitude de dire qu’il a un doctorat en do (C)… qui est la seule tonalité qu’il sait jouer. Sans clavier, je suis sûr qu’il aurait appris les autres tonalités au lieu d’appuyer sur le bouton de transposition et il aurait fini par devenir un meilleur musicien… je connais aussi quelqu’un qui identifie la tonalité à un nombre… ce qui signifie qu’il vous dit +3 au lieu de ré# (D#)… littéralement, il ne sait pas ce qui est en fait appelé ré# (D#)… il joue tout en do plus ou moins quelque chose… Il fait même du +12… ce qui en fait vous ramène à la même tonalité lol… ça me fait rire ». Samuel (Saint-Paul) : « Je sais… ce serait mieux s’ils utilisaient une guitare. Ou l’un des instruments traditionnels. […] Les dégâts que ces claviers électroniques ont apportés sont tout simplement incroyables ! Il suffit d’imaginer [si nous n’avions] pas ces synthés… Pouvons-nous tenir tout le monde ensemble ?… juste avec un piano acoustique ? ».

27 Qu’ils résident en Éthiopie ou dans sa diaspora, les membres du groupe semblent tous vouloir s’affranchir de cet instrument. Si cet idéal est unanimement partagé, ils doivent néanmoins faire preuve de pragmatisme : Ebenezer (Ottawa) : « Comment pouvons-nous convaincre nos fidèles/Églises/chefs de culte/musiciens que les instruments acoustiques sont mieux que les synthés ? La majorité d’entre eux ne fait pas la différence ».

28 En guise de réponse, Misgana revient sur l’histoire du synthétiseur à l’Église : Misgana (Los Angeles) : « Quand j’ai commencé à jouer à l’Église, l’accompagnement au synthé était inexistant ! Croyez-le ou non, nous avions un [orgue Hammond] B3 dans notre église, la Geja Kale Heywet, et un piano droit. À cela s’ajoutaient des guitares, un accordéon, etc. Un homme du nom de Yehualashet […] jouait le B3. Puis Endalkachew, Leulseged et d’autres ont commencé à jouer… J’ai eu beaucoup de chance de grandir en regardant ces gens-là qui jouaient sans accompagnement synthétisé et sans bouton de transposition. […] Lorsque vous veniez le dimanche, si vous ne saviez pas comment jouer du piano ou du B3, vous auriez mieux fait de partir en courant… Lol. Parce que vous étiez sur place et ils vous auraient mis à l’épreuve. Je sais que la plupart des Églises de l’époque avaient des pianos droits ou à queue. Je me souviens que Getayawkal jouait du piano debout à l’Église Mekane Yesus d’Addis Abeba pour accompagner la congrégation. Main gauche et main droite étaient mises à contribution ! Puis les choses ont commencé à changer peu à peu. Les Églises ont progressivement été envahies par les synthétiseurs. Il n’y avait pas assez de musiciens influents pour mettre un terme à cela. L’ouverture est la clé de la connaissance… Et la plupart de nos musiciens n’avaient jamais été exposés à autre chose que leur propre bulle. C’est pourquoi la plupart des gens de l’époque, y compris moi-même, ont été fascinés par ces claviers électroniques qui ont apporté un son si différent sur la scène… Le dommage n’était pas si important que ça à l’époque parce que les premiers joueurs de synthé étaient de grands musiciens, dans la plupart des cas… Mais ensuite… Avec la nouvelle génération et les besoins croissants des Églises, ces claviers électroniques, faciles d’utilisation, se sont imposés ».

29 Il poursuit en dénonçant les conséquences négatives du synthétiseur et il propose une solution pour sortir de cette situation : Misgana (Los Angeles) : « Avez-vous vu la plupart des nouveaux joueurs de synthé Yamaha ? On dirait des DJ… Lol ils poussent des boutons et leur main gauche est complètement inutile… Il leur arrive même de lever les mains… Mais je ne les blâme pas. C’est tout ce qu’ils savent faire… Par la suite, la musique a pris une tournure différente dans la plupart des Églises éthiopiennes ! Comme vous l’avez souligné auparavant, je crois que les choses sont en train de

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changer progressivement et que les musiciens acquièrent une certaine ouverture d’esprit maintenant. Mais nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir… […] Comme vous l’avez dit, ce changement prendra du temps et l’une des choses les plus importantes que nous devons faire en tant que nation est de miser sur l’éducation musicale à l’école afin que les enfants puissent apprendre à un âge précoce ».

30 Le rapport au synthétiseur est donc en train de changer. Symbole de modernité dans les années 1990-2000, il commence à être déconsidéré par les artisans du gospel éthiopien. Ces derniers restent minoritaires au regard des fidèles et des autres claviéristes, qui voient dans cette esthétique une manière de se connecter au monde moderne occidental. Le retour aux musiques « culturelles » prôné par les membres du groupe pourrait être lié à plusieurs facteurs. La promotion de la diversité culturelle par le gouvernement éthiopien (Ferran 2012), combinée à la quête d’« éthiopianité » des migrants (Ferran 2015b), explique certainement cette volonté de changement.

Le pentatonisme éthiopien en question

31 S’ensuit une discussion sur la nature pentatonique des musiques éthiopiennes : « Pourquoi la plupart des mélodies de musique éthiopienne sont-elles pentatoniques (ont cinq notes) ? ». Cette question va déclencher de nombreuses réactions, dont certaines, comme celle de Misgana, frappent par leur érudition ethnomusicologique : Misgana (Los Angeles) : « Samuel, je ne suis pas de la Yared Music School 13… Lol. Mais j’ai trouvé la discussion très intéressante… L’échelle pentatonique, comme Addisu l’a souligné, n’est pas simplement éthiopienne. Globalement, il y a beaucoup de cultures et de nations qui emploient différentes variantes de cette échelle. L’ethnomusicologie classe l’échelle pentatonique en 2 grandes catégories : hémitonique et anhémitonique. Les échelles hémitoniques contiennent un ou plusieurs demi-tons et les échelles anhémitoniques ne contiennent pas de demi-tons. Les échelles pentatoniques hémitoniques sont aussi appelées “échelles ditoniques”, car le plus grand intervalle en leur sein est le diton (par exemple, dans l’échelle C-E-F-G-B-C, l’intervalle séparant C-E et G-B). Ce terme diton ne doit pas être confondu avec l’échelle diatonique… C’est un terme différent. Si vous jouez les notes que j’ai énumérées ci- dessus, vous obtenez votre échelle éthiopienne Bati. Mais malheureusement, cette échelle ne nous est pas indigène ! L’échelle japonaise Yo utilise le même ensemble de notes… Il pourrait y avoir plusieurs réarrangements différents de ces notes dans les différentes cultures… Et cela pourrait encore être cinq notes, que l’on qualifie de pentatonique… ». Et Misgana de continuer : Misgana (Los Angeles) : « L’échelle pentatonique anhémitonique est celle qui peut être construite en omettant quelques notes dans une gamme mineure ou majeure. La gamme pentatonique Majeure de C, D, E, G, A est essentiellement un ensemble de notes consécutives du cycle de quintes réarrangées dans une octave. Dans de nombreux cas, il s’agit de la gamme pentatonique telle que nous l’appelons dans nos discussions. En théorie, la gamme pentatonique mineure est construite différemment, mais elle est connue de nous sous le nom d’échelle mineure. […] Maintenant, revenons à votre question : l’échelle pentatonique est l’échelle la plus ancienne utilisée par les humains. Elle est apparue dans les musiques folkloriques du monde entier dans des chansons qui ont des centaines voire des milliers d’années. On pense que les musiques grecque antique et romaine utilisaient l’échelle pentatonique. Elle n’a pas été “inventée” par une seule personne. D’après plusieurs articles que j’ai lus et qui ont été rédigés par le professeur Ashenafi Kebede, la musique éthiopienne est un dérivé de la civilisation du monde antique.

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[…] La plupart des instruments ont donc été conçus pour gérer 5 notes seulement… ».

32 Les autres commentaires sont plus engagés. Addisu considère que la musique éthiopienne « a sa propre façon d’exprimer des sentiments (joie, tristesse, etc.) tel un langage ». Il ressent un profond ennui en écoutant la musique « diatonique occidentale ». Selon lui, « c’est comme essayer de ne pas manger d’injera14 pendant un mois ». Un débat connexe porte sur l’utilisation de l’auto-tune, un effet qui vise à corriger la justesse des chanteurs. Pour les uns, l’auto-tune serait un symbole de modernité. Il s’avèrerait nécessaire, car la plupart des chanteurs sont des amateurs et ils ne chanteraient pas juste. La correction s’imposerait donc, afin de ne pas rendre la musique éthiopienne « inaudible ». « Honnêtement », nous confie Amanuel, « je deviens fou quand les chanteurs n’arrivent pas à entendre la bonne échelle pentatonique au cours d’une session ». Pour les autres, l’auto-tune serait insupportable, il dénaturerait les échelles éthiopiennes, écraserait les intervalles, les ornementations, les mélismes, et empêcherait le retour à la musique « culturelle ». Là encore, le débat tourne autour des questions de modernité (sous- entendu la musique occidentale) et de tradition (la musique éthiopienne). Mais dans ce contexte, les avis sont plus partagés. Si les échelles pentatoniques éthiopiennes s’imposent unanimement, la question de la justesse divise. Sans en avoir véritablement conscience, les partisans de l’auto-tune militent pour un système pentatonique tempéré, tandis que leurs détracteurs défendent un pentatonisme micro-intervallique caractéristique des ornementations nord-éthiopiennes.

Gospel or not gospel ? Le choix des mots

33 Les questions terminologiques font, elles aussi, ressortir un certain nombre d’enjeux esthétiques : Samuel (Saint-Paul) : « Info du jour. La musique gospel est un genre de musique. La création, la performance, la signification et même la définition de la musique gospel varient selon la culture et le contexte social. Je ne suis pas sûr de savoir à quel genre appartient la musique chrétienne éthiopienne. Je dirais que cela dépend du style de musique. J’écris cela parce que les gens continuent à considérer que c’est du gospel… Qu’en pensez-vous ? ». Etana (Aurora, Colorado) : « Je pense que c’est une observation valable. Je dirais que mon opinion en termes de genre c’est que notre musique chrétienne éthiopienne tombe dans la catégorie de “Christian World Music”. Peut être que ce genre n’existe pas, mais il conviendrait bien ». Semere (Toronto) : « La musique que nous utilisons se trouve partout. Nous utilisons le reggae par exemple. Le reggae est un genre en soi. La plupart des choses utilisées est généralement ce qui serait classé comme “musique du monde”. Chikchika, un grand nombre d’échelles éthiopiennes telles que BATI, AMBASEL, ANCHI HOYEW LENE, etc… seraient classées dans la catégorie « musiques du monde »… En un sens, c’est discriminatoire. Ils classent le reste du monde dans la catégorie musique du monde, comme si tout était unique et homogène. C’est ce que je déteste dans ce sujet. Si Chikchika avait été américain, il aurait eu son propre genre… Chikchika est un style uniquement éthiopien, très beau si nous arrêtions d’en abuser… Malheureusement, c’est une extension de ce qu’ils font dans tous les domaines, pas seulement dans la musique. C’est comme quand on vous demande si vous parlez africain… pfff… L’ Afrique a des centaines de langues. Donc, nous ne devrions pas tenter de faire entrer notre musique dans leur classification. Au lieu de cela, nous devrions créer la nôtre ».

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Ebenezer (Ottawa) : « Tsegaw et Sami, à mon avis […] le genre se définit sur la base de plusieurs caractéristiques… pas nécessairement sur le nombre de pulsations par mesure… bien sûr, cela peut être l’un des attributs de base, mais dans d’autres cas, c’est l’aspect culturel de la musique, sa popularité, les instruments utilisés, les techniques utilisées et les origines historiques qui définissent le genre… et je crois que [le rythme] chickchika comporte tout ceci en son sein : c’est plus qu’un 6/8… ok ne réfléchissons pas en terme de synthé… par exemple, il y a [le rythme] “gondar chickchika” 15 qui aurait probablement 120 pulsations par minutes [tempo/BPM] accompagné d’un masinko 16 et d’un kebero 17 comme ingrédients de base, vous n’auriez probablement pas entendu de kirar 18 sur ce genre de chickchikas et l’échelle est généralement tizita majeure… la plupart des chanteurs profanes connaissent les différences, mais je ne pense pas qu’il y ait suffisamment de recherches portant sur le sujet ».

34 Les orientations des musiciens divergent à nouveau. Les uns considèrent que la visée universelle du message chrétien nécessite une occidentalisation de leurs musiques, notamment en utilisant l’anglais et en s’appropriant le gospel nord-américain. Les autres tendent à affirmer leurs identités locales, soit (trans)nationale (éthiopianité), soit ethnolinguistique (oromo, tigray).

Le rapport à la danse et aux musiques séculières

35 En Éthiopie comme ailleurs, les Evangéliques ont une vision manichéenne du monde sonore. Leurs pratiques musicales, entièrement tournées vers Dieu, ont plusieurs fonctions. Elles sont vues comme des outils d’évangélisation, des supports rituels, des marqueurs d’identité et des moyens d’expression de la foi individuelle et collective. Leurs musiques s’opposent catégoriquement à celles des non-Evangéliques, qu’ils associent au monde terrestre (cet univers du Mal, piloté par Satan, qu’il faut combattre par tous les moyens). On comprend mieux, dans ce contexte, les difficultés qu’ils ont à s’approprier des pratiques musicales et chorégraphiques relevant du monde non chrétien. C’est ce que révèle le débat initié par Samuel : « est-il possible de danser à l’Église ? ». Tsegaw (Londres) : « Je suis personnellement distrait quand je suis au milieu d’une “congrégation chefari” [qui danse]. Personne ne danse quand il n’y a pas de musique et la danse (chefera) s’intensifie au fur et à mesure que la musique devient forte et bonne. Je doute fortement de la parole des gens quand ils disent que c’est pour la “gloire de Dieu”, mais je ne conclus pas qu’il soit impossible de le faire. Etant donné que l’émotion a un rôle énorme dans les danses (cheferas), je trouve difficile de croire que l’on puisse gérer ses émotions et les consacrer à Dieu ». Tsebaot (Aurora) : « Je préfère la “danse” [chifera] à “wizwaze” [mouvements d’épaules]. Chifera est plus un jeu d’enfant [qui consiste en des] sauts sur place. Personnellement je ne vois pas cela comme un problème ».

36 Dans un autre commentaire, Addisu argumente contre l’utilisation de la danse à l’Église. Il en veut pour preuve une vidéo dans laquelle la danse des épaules (eskista) est assimilée à une danse païenne19 : Addisu (Toronto) : « Quand je me souviens du concert que Lily a donné à Los Angeles il y a quelques années, j’ai pensé que c’était bien d’introduire cette danse “Eskista”. J’ai applaudi. […] Mais récemment, j’ai regardé ce documentaire sur la musique éthiopienne qui présente la danse “eskista” comme une “orgie” ; “sexuellement provocante”, “qui vient du za’ar”20, “qui relève du monde païen”, “ou qui renvoie aux Fétiches”, etc. C’est alors que j’ai compris qu’il fallait envisager nos danses culturelles dans leur contexte. Je vous prie de regarder ce documentaire de trois minutes et de le

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montrer à tous ceux qui commencent à introduire la danse “eskista” dans leurs vidéo-clips ».

37 Ces interrogations font bien ressortir la distinction qu’établissent les Evangéliques entre les pratiques spirituelles (menfesawi) et les pratiques mondaines (alemawi). À ce propos, Samuel s’inquiétait de la qualité et de l’efficacité des musiques séculières, qu’il associe au monde terrestre et même au diable : Samuel (Saint-Paul) : « J’ai assisté à un mariage laïque. J’étais assis là et écoutais la musique… il n’est pas étonnant que les gens dansent et se perdent en elle… La musique était solide et bien en place et le son était propre et plein d’entrain !… Je pensais en moi-même que le diable est un musicien qui travaille dur. Hey, nous avons beaucoup de travail à faire. La musique d’Église est à la traîne, elle n’est même pas drôle… nos concurrents travaillent dur pour garder les gens tard dehors et les rendre ivres… Je suis désolé de le dire, mais la musique d’Église est loin derrière ! Où sommes-nous ? ».

38 Comme le révèle ce dernier commentaire, les Evangéliques considèrent que l’esthétique est au service de Dieu. La stratégie adoptée est celle de l’efficacité. Il s’agit de trouver une esthétique musicale la plus efficace possible pouvant attirer un maximum de fidèles. À leurs yeux, la musique est une arme qui permet de lutter contre le monde du Mal et de Satan.

Conclusion

39 Les musiques évangéliques éthiopiennes se nourrissent de nombreux débats. Il est passionnant de pouvoir suivre ces discussions en temps réel, sur une plate-forme virtuelle et transnationale, qui permet de mieux comprendre pourquoi ces musiques évoluent dans telle ou telle direction. Il ressort que la majorité des membres prenant part aux polémiques sont désabusés par le synthétiseur et les musiques occidentales qui symbolisaient, il y a peu, la modernité à leurs yeux. Ces derniers tentent de renouer avec les musiques « culturelles » dans le but de créer les répertoires de demain. Mais le retour en arrière semble difficile, ou prendra du temps, puisque les fidèles se sont habitués à cette nouvelle esthétique occidentalisée et que les jeunes générations savent rarement manier d’autres instruments que le synthétiseur.

40 La question des mots (comment nommer leur musique) et de la danse (est-il possible d’associer une gestuelle au culte) n’est pas réglée non plus, ce qui témoigne de la vitalité de ce répertoire. Il serait intéressant de s’arrêter plus longuement sur l’ensemble des sujets abordés pour prendre la mesure de tous les critères esthétiques passés au crible de ce groupe Facebook. Cela fera l’objet de recherches ultérieures. Le travail accompli fait déjà apparaître une partie de l’iceberg qui sous-tend les processus de (re-)création des musiques évangéliques éthiopiennes, depuis leur apparition au nord de l’Éthiopie à la fin du XIXe siècle. Pour les Evangéliques, l’enjeu est de hisser leur répertoire vers des sommets plus spirituels, en vue de combattre les productions de Satan. Cette quête, qu’ils partagent avec les Evangéliques du monde entier, a donné le jour à des mezmur aux couleurs soit occidentales soit éthiopiennes. Cet exemple confirme, s’il en était encore besoin, qu’il n’y a pas de globalisation sans réaffirmation des identités locales.

41 En terme de méthode, j’ai essayé de suivre les recommandations de Lowne Dawson (2000 : 8) pour l’étude d’Internet en relation avec le religieux : • Tout d’abord, il s’agit de repérer ce qui est sur Internet, qui l’a mis dessus, et dans quel but.

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• Deuxièmement, nous devons découvrir combien de personnes utilisent ces ressources. Combien de fois les utilisent-elles ? De quelles façons ? […] • Troisièmement, il est nécessaire de savoir quelle influence ces activités ont sur les croyances et les pratiques religieuses des utilisateurs. Est-ce que la participation à la religion en ligne est une source invariable de changement ou sert-elle principalement à renforcer les orientations établies ? ».

42 Quant à l’avènement d’une ethnographie « mobile », telle que préconisée par Marcus (1995), elle « tient plus aux contenus véhiculés qu’aux réels déplacements dans l’espace » (Capone 2010 : 247). L’ethnographie menée sur Internet demande « des compétences dédoublées, une maîtrise des codes culturels d’ici et là-bas, une connaissance fine des traditions religieuses en présence, etc. ». Voici donc exposés les défis auxquels nous invitent le terrain multi-sites et la cyber-ethnographie musicale.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Au sens où l’entendait Malinowski (1963). 2. Pour une discussion sur le terme mezmur, cf. Steinhovden 2015. 3. Afin de préserver l’anonymat des informateurs, je dissimulerai leurs noms de famille. 4. McNally Smith College of Music, Saint Paul, Minnesota. 5. Ethiopian Evangelical Church in Minnesota, Saint-Paul. 6. Originaire d’Addis Abeba, Misgana réside actuellement à Los Angeles, où il est bassiste et producteur chez BASSIc Productions. 7. Semere est le claviériste de la plus grande Église évangélique éthiopienne de Toronto. 8. Studio, auto-tune, mixage, logiciels multipistes, etc. 9. A quel genre appartiennent les musiques évangéliques éthiopiennes ? Peut-on parler de gospel éthiopien ? 10. Meilleurs chants de la semaine ou de l’année, chants conseillés pour le culte, etc. 11. Pourquoi les musiques éthiopiennes sont-elles pentatoniques ? Qu’est-ce qu’une phrase musicale ? Quels sont les rythmes utilisés au synthétiseur ? Est-il possible de changer de mesure en cours de morceau ? Quelle est l’histoire de la guitare basse ? Etc. 12. Guitariste amateur, Bewnet fréquente l’Église évangélique éthiopienne d’Ottawa, où il habite. 13. Le Conservatoire de musique d’Addis Abeba. 14. La galette de teff (céréale endémique à l’Éthiopie) est au cœur de l’alimentation des hauts- plateaux éthiopiens. 15. Ce qui, littéralement, signifie « le rythme Chikchika de Gondar », Gondar étant une ville du Nord éthiopien. 16. Le masinko est une vièle monocorde caractéristique de la musique des Azmari, ces bardes itinérants de l’Éthiopie historique, aujourd’hui sédentarisés dans les principales villes éthiopiennes. 17. Le kebero est un membranophone éthiopien, utilisé pour accompagner les musiques séculières du Nord, ainsi que les mezmur orthodoxes et, parfois, évangéliques. 18. Le kirar, ou krar, est une lyre des hauts-plateaux éthiopiens. 19. Cette vidéo est accessible à l’adresse suivante : < http://www.youtube.com/watch? v=z06ay6zWGy0>, consulté le 10 mars 2014. 20. Le zar est un esprit qui prend possession d’un être humain. Des cérémonies peuvent être organisées pour l’apaiser.

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RÉSUMÉS

Cet article analyse l’impact d’Internet sur les musiques évangéliques d’Éthiopie et de sa diaspora. En prenant pour objet d’étude le groupe de discussion Facebook « Rate This MezmuR », l’auteur met en évidence les débats esthétiques qui traversent la communauté de musiciens évangéliques éthiopiens à l’échelle transnationale. Il ressort que les « traditionalistes », attachés aux musiques « culturelles » d’Éthiopie, s’opposent aux « modernistes », qui voient dans l’utilisation du synthétiseur, des échelles occidentales et des chants de Gospel nord-américain la voie à suivre pour porter l’hymnologie éthiopienne vers des sommets plus spirituels. À partir de l’étude de cette communauté virtuelle transnationale, rassemblant des Éthiopiens localisés dans le monde entier, se dégagent des enjeux identitaires qui se manifestent directement dans la musique.

AUTEUR

HUGO FERRAN

Hugo Ferran a suivi une formation en ethnomusicologie (Université Paris VIII) et en anthropologie (EHESS). Il s’est d’abord spécialisé dans l’étude des musiques du Sud-ouest éthiopien. Depuis 2011, il mène des recherches postdoctorales à l’Université de Montréal, sous la supervision de Nathalie Fernando. En tant que boursier CRSH (2011-2013) puis Banting (2013-2015), il s’intéresse à la transnationalisation musicale des mouvements évangéliques en Ethiopie et dans sa diaspora, de la fin du XIXe siècle à nos jours.

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Les beautés de l’ambivalence en dispute, les nederlandsliedjies du Cap (Afrique du Sud)

Denis-Constant Martin

NOTE DE L’ÉDITEUR

Une partie du matériel utilisé dans cette étude a été recueilli lors d’une résidence de recherche (fellowship) au Stellenbosch Institute of Advanced Studies (STIAS) d’avril à juin 2013 ; le centre « Les Afriques dans le monde » de Sciences Po Bordeaux a contribué au financement de cette recherche. Je tiens à remercier les directions de STIAS et de LAM pour le soutien qu’elles m’ont apporté. Ma gratitude va à toutes celles et tous ceux qui, sur le terrain, m’ont aidé, fourni des contacts, permis d’acquérir des enregistrements et accordé des entretiens (voir liste en fin d’article), notamment : Anwar Gambeno, Melvyn Matthews (Executive Director de la Kaapse Klopse Karnival Association), Shamil Domingo, Shafiek April, Felicia Lesch et Paula Fourie.

1 Quelles que soient les sociétés, quelles que soient les époques, il semble que la musique ait toujours suscité la compétition. Les musiciens ont à cœur, pour leur fierté personnelle aussi bien que pour la satisfaction de ceux qui jouent avec eux et de ceux qui les écoutent, non seulement de « bien faire » mais de « faire mieux ». L’effort en vue du « faire mieux », pour être reconnu et apprécié, exige l’évaluation, donc la comparaison. Celle-ci peut être informelle ou bien institutionnalisée en compétitions jugées sur la base de conceptions du bien, du bon et du beau qui sont sans cesse remises en question. De ce point de vue, elles peuvent être approchées comme des révélateurs d’esthétique, des moments où les critères déterminant la « beauté » sont mis en jeu, c’est-à-dire à la fois appliqués et disputés ; comme des circonstances où se dévoilent des systèmes de valeurs : des conventions qui joignent l’esthétique, l’éthique et le social (Molino 2009 : 374).

2 La capacité de l’être humain à parler sur la musique, à la commenter et à la théoriser est stimulée par les conditions de la compétition. Les débats suscités par la nécessité de

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comparer, d’évaluer – et de justifier l’évaluation par les qualités et les défauts d’une pièce ou de son interprétation – posent les questions de la perpétuation des formes et des techniques qui ont été, pour un temps, garantes de la qualité, donc de la conception de la beauté prévalant pendant ce temps, et de la possibilité pour la nouveauté de se voir reconnue et acceptée. Toutefois, face à l’innovation, ressurgit fréquemment le discours sur la « tradition », mise en avant pour défendre non seulement des idées esthétiques mais aussi des visions de la société et, notamment, des représentations des groupes auxquels appartiennent musiciens et aficionados. Ce qui se discute alors est l’identité du groupe confronté à une étape de la modernité. Celle-ci, associant évolution des structures politiques et sociales, changement des valeurs et des comportements, est envisagée comme une alternative entre, d’un côté, péril et dégradation, de l’autre, progrès et amélioration. De ce fait, les compétitions circonscrivent des espaces-temps d’introduction et de test des innovations ; elles permettent l’évaluation des propriétés intrinsèques du nouveau sur l’arrière-plan d’une mise en débat de la validité des conventions.

3 La situation de compétition oblige les musiciens à se distinguer les uns des autres. Pour ce faire, ils peuvent introduire des nouveautés afin d’attirer l’attention des auditeurs en espérant emporter leur adhésion. Le succès du nouveau en compétition contribue à diffuser le changement. Le couronnement de musiciens ou d’œuvres a au moins deux effets : il légitime auprès des amateurs les innovations présentées ; il encourage les participants à reprendre celles qui ont été approuvées par les juges dans l’espoir qu’ils obtiendront par la suite un prix. L’évolution esthétique est étroitement liée à d’autres mutations qui concernent l’identité et la morale. Les compétitions musicales fournissent en effet l’occasion de renforcer ou de renouveler les valeurs communes à un ensemble social : elles manifestent l’existence d’une communauté culturelle et lient ceux qui s’y rattachent par l’obéissance à des règles reconnues. Mais les communautés mises en scène par la compétition n’en sont pas pour autant unifiées ; elles constituent des arènes de pouvoir où se mesurent, dans l’affrontement et les polémiques qu’il provoque, des idées et des forces antagonistes (Molino 2007 : 1189). C’est pourquoi les compétitions, situations institutionnalisées de jugements où s’entremêlent l’esthétique, le moral et le social, peuvent être choisies comme des objets d’étude susceptibles de « […] dégager les oppositions ‘emic’ qui interviennent dans ce que les membres d’une culture reconnaissent comme de ‘bonnes’ ou ‘belles’ expériences musicales » (ibid. : 1173). Dès lors, les controverses qu’elles suscitent sont « […] le lieu privilégié où s’explicitent les références communes, les schèmes perceptifs, les cadres axiologiques » et fournissent « […] de bons indicateurs des systèmes de valeurs qui s’affrontent dans une société […] » (Heinich 1998 : 41). Les Malay Choirs du Cap en fournissent une illustration convaincante.

Concours et passions de chœur

4 Les Malay Choirs sont des chœurs composés dans leur quasi-totalité d’hommes classés dans la catégorie coloured et vivant dans la métropole du Cap. L’adjectif Malay signale que la majorité des chanteurs est de religion musulmane2. Ces chœurs jouent un rôle primordial pendant les fêtes du Nouvel an : ils en ouvrent les célébrations en défilant dans le Bo Kaap (le haut du Cap) durant la nuit de la Saint-Sylvestre et tiennent ensuite leurs compétitions après le carnaval des Klopse (dits encore Coons ou Minstrels), généralement en février et mars (Martin 1999). Ils trouvent leur origine dans des pratiques informelles de chant collectif qui se sont développées pendant l’esclavage, puis

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dans les quartiers peuplés d’une majorité de coloureds et ont donné naissance à des répertoires créoles propres au Cap (Martin 2013a). Aujourd’hui, les compétitions des Malay Choirs sont organisées par deux comités (boards) : le Cape Malay Choir Board (CMCB), créé en 1939, et le Keep the Dream Malay Choir Forum (KTDMCF) lancé en 2012, à la suite de la contestation des verdicts proclamés à l’issue des compétitions du CMCB. En 2013, 24 chœurs avaient participé aux compétitions de ce dernier quand le KTDMCF revendiquait 45 chœurs3.

5 Affiliés au CMCB ou au KTDMCF, les chœurs fonctionnent de manière identique et les compétitions auxquelles ils participent sont pareillement organisées. Les chœurs comprennent des choristes, des solistes spécialisés dans certains répertoires, un ou plusieurs coaches (directeurs musicaux) et des musiciens d’accompagnement recrutés spécialement pour les compétitions. Les choristes sont des amateurs qui ne savent pas lire la musique (ce qui, le plus souvent, est aussi le cas des solistes et même de beaucoup de coaches) ; les solistes sont, depuis les années 1980, recrutés parmi des spécialistes et payés, comme les coaches et les instrumentistes. Les Malay Choirs sont à la fois des conservatoires où sont perpétués et transmis des répertoires anciens, comme les nederlandsliedjies (littéralement : petites chansons hollandaises, en abrégé nederlands), et des laboratoires d’innovation puisque d’autres répertoires (les moppies ou chansons comiques 4, les combined choruses5 notamment) doivent être renouvelés chaque année. Le « noyau dur » du groupe répète tout au long de l’année et le chœur peut se produire hors compétition à l’occasion de concerts (notamment de charité) et de fêtes privées. Participer aux compétitions, y emporter un prix, est évidemment un des objectifs majeurs des chœurs.

6 En compétition les chœurs doivent être composés d’au moins 18 chanteurs, sans compter les instrumentistes ; certains comprennent jusqu’à 70 membres, voire davantage. Ils sont accompagnés de petits ensembles instrumentaux où ne peuvent figurer que des instruments à cordes6, sauf le tambour ghoema qui bat seulement pour les moppies. Tous les textes de chansons doivent être en afrikaans (ou en vieux néerlandais). Les chœurs interprètent des airs rattachés à quatre ou cinq répertoires : combined chorus (chant choral sans soliste), senior solo (uniquement accompagné par les instruments), junior solo (chanté par un enfant ou un adolescent, facultatif), moppies et nederlandsliedjies. Dans tous les cas, la performance d’un chœur ne peut dépasser 26 minutes. Les compétitions se déroulent à la manière d’un championnat comprenant des « sections » préliminaires, puis un classement en : Premier Cup (les moins bien notés), President’s Cup (les intermédiaires), enfin Top 8 (les meilleurs). Une grande finale tenue dans un stade complète les confrontations ; au terme de celle-ci est proclamé le vainqueur du trophée suprême, le « Fez d’argent ». Toutes ces compétitions sont jugées par des jurys. Auparavant, les juges pressentis par le président du CMCB étaient souvent des blancs, considérés comme plus « neutres », et, recrutés parmi les professeurs de musique, plus compétents. Depuis plusieurs années, ils sont en majorité coloureds, mais proviennent encore, pour la plupart, de l’enseignement musical institutionnel. Les nederlandsliedjies sont notées par un jury spécialisé. Sa composition le rend souvent suspect d’appliquer des critères issus de la musique « classique » aux nederlands. C’est pourquoi ses membres sont assistés d’un spécialiste et régulièrement conviés à des séminaires de familiarisation avec ce répertoire.

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Des « petites chansons hollandaises » pétries d’islam

7 Si, dans leur ensemble, les compétitions des Malay Choirs, déchaînent l’enthousiasme, les nederlandsliedjies font l’objet d’un attachement particulièrement fort. C’est le répertoire qui est considéré comme le plus important, parce qu’il incarne la « tradition » (Gaulier 2009). Il trouve sans doute son origine dans des chansons apportées des Pays-Bas par les colons, apprises par les esclaves qui se les sont appropriées. Le stock de ces chansons a été renouvelé, semble-t-il, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, puis à la fin des années 1950. Quelle qu’ait été la date de leur introduction en Afrique du Sud, les mélodies ont toujours été transmises oralement, de sorte qu’elles ont subi d’importantes transformations. Il en est allé de même pour les paroles, au point que certains textes sont devenus en partie incompréhensibles à ceux qui les chantent. Il existerait environ 300 nederlandsliedjies, mais il n’en a été réalisé aucun recueil systématique7. Par ailleurs, il est interdit de composer des nederlands originales. Ce répertoire clos peut faire l’objet d’interprétations diverses, ce sont donc elles, et les significations symboliques qui leur sont attachées, qui importent.

8 Les nederlandsliedjies associent un chœur (pak) et un soliste (voorsinger, littéralement : le chanteur qui est devant) dans une relation responsoriale irrégulière, mâtinée de tuilages. On dit aujourd’hui que, jadis, lors des mariages ou des fêtes, au cours des premières compétitions, l’harmonisation du chœur était spontanée, hors de toute organisation en parties de registre, et que les timbres n’étaient guère travaillés, l’essentiel étant de chanter avec ardeur. Progressivement les parties chorales ont été organisées de sorte que les « deuxièmes ténors » portent (carry) la mélodie, assise sur les basses, puis les barytons, et que les « premiers ténors » l’enjolivent plus haut. Aujourd’hui, le pak comporte trois ou quatre parties, parfois plus, auxquelles s’ajoute celle du soliste lorsqu’il le rejoint. Cette évolution rapproche évidemment les Malay Choirs des chorales occidentales. Dans le discours des chefs de chœur, des chanteurs et des aficionados, elle est présentée comme résultant de l’influence des Welsch Choirs, des chœurs gallois8. Devant le chœur, le soliste est l’autre acteur décisif de l’interprétation des nederlands. Il est en général classé parmi les premiers ou seconds ténors mais doit posséder une ample tessiture ; il doit pouvoir phraser avec souplesse et savoir orner la mélodie. Un timbre nasal est, pour certains, préférable mais cette opinion ne fait pas l’unanimité. En revanche, une formation à la cantillation du coran (qira’at) ou à l’appel à la prière (adhan) est généralement considérée comme favorisant la maîtrise des ornementations mélismatiques appelées karienkels9 (Desai 2004 : 5). Les références fréquentes dans les discours concernant les solistes à la quira’at et à l’ adhan rappellent que les conceptions religieuses dominant chez les musulmans du Cap sont d’inspiration soufie et qu’elles ne font aucun obstacle à la pratique musicale (Davids 1985 : 38). En outre, les musiques de l’islam ont diffusé au Cap des habitudes auditives, des goûts et des normes esthétiques qui dépassent largement le cercle des fidèles pratiquants. Leur influence se fait entendre très clairement dans le chant du voorsinger et dans l’exécution des ornements.

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Fig. 1. Mustapha Adams, soliste des Tulips pour les Nederlands.

9 Les nederlands sont présentées dans le « monde » des Malay Choirs comme le répertoire le plus important, parce qu’elles représentent le mieux l’originalité engendrée par la « situation » du Cap. Elles portent la mémoire de l’esclavage mais la transcendent puisqu’elles témoignent surtout de la capacité de création des esclaves, de leurs descendants, de tous les coloureds, capacité qui leur était niée par les stéréotypes racistes. La singularité de cette création est le plus souvent illustrée par deux caractéristiques : l’art de l’ornementation en karienkels10 et la capacité à marier l’Orient et l’Occident en associant un chant soliste renvoyant au premier quand le chœur utilise des échelles tonales venues du second (Desai 1983 : 164). Pour les musiciens et les aficionados, la beauté des nederlands – et par extension celle des coloureds qu’elles représentent et pour qui elles sont « sacrées »11 – tient à ce qu’elles témoignent d’une capacité de création mise en œuvre au fil de dramatiques tribulations, une capacité de création unique parce qu’elle a réussi à fusionner deux mondes pensés inconciliables12 : l’« Orient » et l’« Occident ». Ainsi, pour tous ceux qui sont attachés aux nederlands, leur force et leur beauté ne proviennent pas de la pureté (suiwerheid), érigée en impératif social par l’idéologie nationaliste afrikaner, mais du mélange : de ce point de vue, les nederlandsliedjies incarnent un peuple du mélange, témoignent de sa culture et de son histoire, que lui déniaient les pouvoirs de l’apartheid, et le transfigurent en beauté.

Polyphonie et ornementation

10 Dans les nederlands, après une introduction instrumentale de quatre à huit mesures (die kop, la tête), le voorsinger entonne, puis est rejoint par le chœur13 avec lequel il chante, avant de reprendre en solo. Il n’y a pas de structure commune à toutes les chansons. La

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plupart ne comportent que des couplets, mais d’autres contiennent aussi des refrains. Si chœur et soliste alternent, avec de larges passages tuilés, les durées des parties solistes et des parties chorales varient au cours d’une même interprétation, et d’une interprétation à l’autre. En revanche, les nederlands partagent une même base harmonique construite sur la cadence tonique-dominante, qui peut être développée en I-IV-V-IV-V-I (Gaulier 2009 : 35). Guitares, basse et, surtout, banjo fournissent l’assise harmonico-rythmique ; la mandoline a un rôle mélodique et peut broder de riches contrepoints. Les cordes du quatuor, et parfois le piano, demeurent discrets tant et si bien que l’on peut se demander si leur fonction n’est pas plus visuelle – symbolique – que véritablement musicale.

Fig. 2. Pochette du CD du Cape Welsh Choir.

11 Juges et auditeurs accordent une grande importance à la qualité du chant choral, au raffinement de la polyphonie, à l’homogénéité des ensembles. C’est toutefois le soliste qui retient le plus l’attention. D’entrée il lance des karienkels qui personnalisent la mélodie et lui confèrent une beauté spécifique. Les interprètes ont toute liberté pour les placer où ils le souhaitent et ces ornements n’entretiennent aucun rapport avec les paroles. Cette technique a très probablement été influencée par celles qu’utilisent les muezzins et les récitants du Coran ; elle pourrait aussi avoir été inspirée par les gamaka de la musique classique indienne (Desai 1983 : 65). Quel que soit l’intérêt de cette recherche des origines, il s’agit d’une pratique créole, apparue au Cap et qui prend sens dans le contexte global de l’interprétation des nederlands. Des solistes, on dit qu’ils ont un don, que l’art des karienkels ne peut pas s’apprendre, qu’il faut être né avec, manière de souligner que ce don est octroyé seulement aux coloureds qui possèdent en ce domaine une supériorité indéniable. Le rôle du voorsinger ne se borne toutefois pas à ornementer, il est aussi responsable de l’entrée du pak au terme de ses interventions solistes, moment désigné comme aan gee14 où il « passe » la mélodie au chœur, généralement au terme d’une

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karienkel. Il doit parvenir précisément au temps et à la hauteur sur lesquels vont reprendre les choristes et éviter tout hiatus entre la partie soliste et la partie chorale. Lorsque le chœur répond, on dit qu’il skondeer, qu’il seconde le soliste et celui-ci continue à chanter, et à ornementer, pendant le répons du pak. Dans leur effort pour introduire de la nouveauté et varier les interprétations, les Malay Choirs ont multiplié l’introduction de wipdraai dans les nederlandsliedjies. Le wipdraai 15 consiste en une sorte de break pendant lequel le chœur commence à chanter a cappella, mais peut être ensuite rejoint par les instruments, sur un tempo ou un mètre différents de celui de la mélodie originale. De durée variable, il intervient souvent vers la fin de l’exécution et doit conduire à une reprise de l’ensemble très précisément sur le tempo et le mètre de départ16. Le wipdraai permet d’entendre « à nu » les subtilités d’une harmonisation raffinée, c’est pourquoi il est pratiqué surtout par les « modernistes ».

12 Dans le discours des musiciens et des auditeurs, la beauté d’une nederlands ne tient donc pas essentiellement à la mélodie telle qu’elle subsiste dans les mémoires (la part d’« Occident »). L’essentiel réside dans l’interprétation qui en est donnée, dont les aspects les plus importants sont : le type et la réalisation de la polyphonie du chœur, l’ingéniosité de l’arrangeur pour renouveler des mélodies anciennes et l’habileté du soliste à phraser, à ornementer et à « passer » la mélodie au pak. Tous doivent faire montre d’un art du chant exceptionnel17. C’est pourquoi je ne proposerai ici aucune analyse des paroles, souvent déformées, incompréhensibles aux chanteurs et bien moins valorisées que les dimensions musicales de l’exécution des nederlands (Gaulier 2009 : 34). Après avoir décrit ce répertoire et signalé ce qui en fait la beauté et l’importance pour les membres des Malay Choirs et leurs auditeurs, je voudrais maintenant me pencher plus précisément sur la manière dont sont construits les jugements lors des compétitions et sur les effets qu’ils produisent quant à l’évolution des conceptions esthétiques des chanteurs et des chefs de chœur. Pour ce faire, je vais analyser brièvement les formulaires de notation remplis par les juges lors de la finale (Top 8) des compétitions du CMCB en 2011 et 2013, analyse que je compléterai par des informations collectées lors d’entretiens avec des experts, des juges, des chanteurs et des chefs de chœur en 2011 et 2013.

Subtilités et perplexité

13 Les règles d’évaluation des chœurs sont adoptées à la majorité lors de réunions auxquelles participent les dirigeants du CMCB, des experts et les responsables des chœurs. Elles ont donc une forte légitimité, ce qui n’empêche pas qu’elles puissent être ardemment discutées. Elles insistent sur la qualité de la polyphonie et des timbres, la justesse et la rigueur rythmique, le phrasé et la « clarté » de la voix soliste dont les karienkels doivent être bien placées et pas trop abondantes18. Pour en juger pratiquement lors des compétitions, les jurés disposent de feuilles de notation sur lesquelles sont listés huit critères19 auxquels sont attribués des pourcentages, de sorte que le total recueilli par un chœur aboutit à une note sur cent. Les juges ont également la possibilité de faire des commentaires ; sur les formulaires de 2011, ils traitaient de l’interprétation en général ; sur ceux de 2013, s’y ajoutèrent des remarques relatives à chacun des critères. En 2011, les commentaires ont porté le plus souvent sur la cohérence et la régularité de l’exécution, à quoi s’ajoutaient la qualité de l’harmonisation et l’équilibre des voix dans le chœur ; l’adaptation du tempo à la mélodie, la complémentarité chœur-soliste, la dimension de divertissement (entertainment) étaient également mentionnées, quoique moins

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fréquemment. En ce qui concerne le soliste, les juges ont parfois mis en doute l’adaptation de la mélodie à sa tessiture, ils ont loué les phrasés souples, les beaux timbres, observé les points de respiration et critiqué les articulations défectueuses et les justesses approximatives.

Fig. 3. Feuille de notation des Jonge Studente 2011.

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Fig. 4. Répétitions des Starlites.

14 On perçoit ici l’application des recommandations faites lors du séminaire de 2007. Les feuilles de notation du Top 8 de 2013 permettent d’entrer un peu plus dans les détails. Ce qui est valorisé concernant le rythme et le tempo est la régularité, à quoi s’ajoute l’absence de précipitation (not rushed). Comptent le plus en ce qui concerne le soliste : l’excellence de ses ornements, ensuite la précision et la fluidité (smoothness) de ses transmissions de la mélodie au chœur (aan gee), puis les qualités vocales (souplesse, expressivité, brillant, assurance sans trop de contrôle). Il faut que la polyphonie soit ferme (solid), forte, bien coordonnée et l’arrangement (variation), créatif et dynamique ; les breaks wipdraai, bien conçus et bien exécutés sont appréciés. Les commentaires généraux, placés en fin de formulaire définissent un modèle d’interprétation plutôt imprécis, ce qui traduit sans doute la difficulté de certains juges à trancher ; ils vantent ou demandent : de la confiance, un son à la fois robuste, rond et intense, une interprétation « convenable » (netjiese) qui soit bien travaillée mais ne sonne pas trop répétée ; l’essentiel étant de parvenir à une exécution élégante (staatige), plaisante et émouvante. Ces commentaires, aussi imprécis soient-ils, ont des conséquences importantes. Un chef de chœur doit faire en sorte que ses chanteurs appliquent du mieux possible les critères car « si vous chantez quelque chose qui retient l’attention des juges, alors vous allez gagner »20. Certains pensent que les juges considèrent de plus en plus les nederlands comme des combined choruses, et attendent donc du pak un certain raffinement polyphonique dont l’étalon est fourni par les chorales occidentales (Gaulier 2009 : 67), et en particulier les chœurs gallois. Cette recherche de la subtilité est vécue comme une évolution radicale qui met en cause la « tradition » d’un chant à pleine gorge sans harmonisation travaillée. Les responsables de certains Malay Choirs ont commencé à louer les services de chefs de chœur-arrangeurs académiquement formés pour préparer des arrangements écrits de combined choruses21 ; comme ils ont obtenu de bons résultats en

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compétition, ils ont appliqué la même méthode aux nederlands et cela provoque « une certaine consternation » dans le monde des Malay Choirs22.

15 Les amateurs débattent de ces changements dans un forum spécialisé de Facebook (Malay Choirs Open Group23) ; les chefs de chœur adoptent des positions hostiles ou favorables, ou hésitantes ; les juges eux-mêmes, sont en proie au doute. L’impact des compétitions sur l’évolution des conceptions esthétiques repose ainsi sur un paradoxe à plusieurs niveaux : d’une part ce sont des juges considérés (y compris parfois par eux-mêmes) comme étrangers à la « culture », donc relativement incompétents, qui appliquent des critères établis par décision de la « communauté » ; d’autre part, en dépit des critiques dont ils sont l’objet, leurs choix esthétiques sont entérinés par les chefs de chœur, parce qu’ils sont légitimes d’un point de vue formel (appuyés par l’autorité de la direction du CMCB) et parce que les chœurs espèrent que leur mise en œuvre apporte, sinon une garantie, du moins une chance plus grande de gagner lors d’une prochaine compétition. Les nederlands relèvent d’une esthétique plurielle où coexistent des systèmes de valeurs différents qui n’y entrent pas en conflit mais se mâtinent pour engendrer des jugements dans lesquels ambivalences et hésitations n’empêchent pas de parvenir à un classement. On constate alors qu’à un répertoire dont la beauté repose sur le mélange, correspondent des jugements qui résultent de mixages (mix) entre systèmes d’appréciation anciens, transmis oralement et critères d’évaluation occidentaux issus de la musique « classique » 24.

Une beauté unique et plurielle

16 Le débat qui se développe depuis quelques années, sous forme de discussions entre chefs de chœur et entre intervenants dans le forum Facebook s’est intensifié en 2013. Il a l’allure d’une querelle des anciens et des modernes et paraît résulter de tensions opposant « tenants d’une patrimonialisation et tenants d’une revitalisation » (Gaulier 2009 : 72). D’un côté, les partisans de la « tradition » tendent à penser que les formes et les critères de jugement prévalant lors des compétitions du CMCB mettent en danger la « culture ». Ils prônent la fidélité à ce que les ancêtres ont transmis : une harmonisation spontanée qui permet aux choristes de se placer où ils l’entendent par rapport à ce que fait le soliste. D’autres ajoutent que c’est le caractère « unique » des nederlandsliedjies qui est en péril parce que l’évolution en cours conduit de fait à une occidentalisation du genre et que, si elle se poursuit, « bientôt nous chanterons une nederlands galloise »25. L’opinion faisant des juges des fauteurs d’altération est partagée par des chefs de chœurs moins conservateurs. Ahmed Ismail, le directeur musical des Jonge Studente, le chœur qui est considéré comme s’étant le plus éloigné de la « tradition », commence par rappeler que participer à une compétition, c’est espérer l’emporter. Il lui faut donc chanter selon les critères, d’autant plus que les juges possèdent des qualifications académiques respectables. Il ajoute que l’ancienne manière de chanter manquait de « musicalité » et que les styles de chant doivent être améliorés26, ce que concède Shamil Domingo, expert auprès du CMCB : les interprétations actuelles sont, selon lui, beaucoup plus belles27. Cette position « équilibrée » correspond à celle d’un bon nombre de chefs de chœur qui souhaitent bien sûr emporter des prix lors des compétitions et croient qu’il est possible d’enrichir la qualité de ce que chante le pak sans que cela n’entraîne une dénaturation des nederlands28. Elle se lit aussi dans un certain nombre de points de vue postés sur le forum Facebook.

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17 Si l’on accepte que « le jugement esthétique est une forme symbolique à propos d’une forme symbolique » (Nattiez 2009 : 59), on peut envisager que le débat sur les nederlands porte aussi symboliquement sur autre chose qu’un répertoire musical. Par-delà les nederlands, ce seraient alors les configurations possibles de l’identité coloured qui seraient discutées. La controverse prend, on l’a vu, l’aspect d’une querelle des anciens et des modernes, tempérée par un accord général sur le caractère « intouchable » du chant soliste (c’est-à-dire ce qui est conçu comme la part d’Orient, les karienkels, qui entre dans le mélange des nederlands) ; la dispute se focalise sur le pak et oppose le progrès à la stagnation ou, de l’autre point de vue, la dénaturation à la tradition. Le premier terme (progrès/dénaturation) se réfère aux chœurs gallois qui peuvent être perçus de façons contrastées : positive parce que modèles d’« excellence », issus d’une histoire d’oppression et de mépris ; négative, parce qu’occidentaux et blancs, vecteurs d’influences pernicieuses. On trouve ici une belle illustration de la proposition de Nathalie Heinich selon laquelle une des propriétés de l’art est de révéler au sociologue « […] la pluralité des régimes de valeurs qui co-existent non seulement dans une même société, mais chez les acteurs eux-mêmes » (Heinich 1998 : 42). Le débat sur les nederlands ne repose donc pas vraiment sur une opposition entre tradition et occidentalisation, même si certains acteurs le conçoivent ainsi. Il porte sur la gestion de l’expérience de la colonisation et d’une oppression de type particulier, sur la part d’appropriation qu’il est possible de revendiquer, de proclamer, pour nourrir des processus créatifs porteurs d’identité.

18 L’appellation coloureds a coiffé une évolution sociale qui a transformé une catégorie classificatoire imposée en un groupe29 au sein duquel se sont développés des sentiments d’appartenance multiples. Le groupe est demeuré hétérogène, traversé de différences somatiques, religieuses, socio-économiques, géographiques et politiques ; diverses conceptions de l’identité coloured y ont pris forme, certaines rejetant le qualificatif, d’autres l’acceptant pour tenter de tirer le maximum de bénéfices des privilèges (très) relatifs octroyés par l’apartheid, beaucoup finalement se l’appropriant pour en détourner le sens, ce à quoi servirent, consciemment ou non, les répertoires des Klopse et des Malay Choirs (Martin 1999) qui contredisaient les stéréotypes appliqués à ceux qui étaient classés coloureds : gens sans histoire et sans culture, totalement dans la dépendance des blancs. L’avènement de la « nouvelle » Afrique du Sud a modifié la situation des coloureds en plusieurs aspects : toute ségrégation a été abolie et des mesures de « discrimination positive » ont été adoptées. Certains ont pu en profiter. Mais, pour la majorité, l’ordinaire n’a guère changé. Cette réalité et ses perceptions se sont traduites politiquement. Les coloureds étant majoritaires dans le Western Cape, ils pèsent d’une manière décisive sur la constitution du gouvernement provincial. Leur vote a fluctué de l’ancien Parti national au Congrès national africain (ANC) puis, depuis quelques années, à l’Alliance démocratique (DA)30. De ce fait, aux yeux de l’ANC, les coloureds passent pour déloyaux. Depuis sa ré- autorisation, en 1990, l’ANC a voulu que toutes les victimes de l’apartheid s’unissent derrière lui ; ses dirigeants ont négligé la réalité vécue des spécificités du Western Cape, le sentiment partagé par nombre de coloureds qu’ils ont créé une culture « unique ». Pour beaucoup de coloureds, les dirigeants de l’ANC restent prisonniers d’une vision de l’Afrique du Sud en « noirs et blancs » : ils ne comprennent pas le mélange, ce mélange qui définit l’ensemble dénommé coloured et caractérise une grande partie de ses pratiques culturelles. Ce qu’exprime Abubakar « Kaatje » Davids, coach des Continentals : « Je ne sais pas bien où est notre place (where we fit in). C’est une des raisons pour lesquelles les

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chœurs sont si importants. Il faut comprendre que les Malay Choirs sont un endroit où on est toujours accepté, qui que vous soyez, quoi que vous ayez fait »31.

Fig. 5. Répétition des Tulips avec quatuor à cordes, coach Anwar Gambeno.

19 Pour des raisons historiques, les processus de construction des identités noires (rassemblant Africains, coloureds et Indiens) ont reposé sur un équilibre instable entre : affirmation de soi, appropriation transformatrice de la culture des puissants et identification à des sociétés et des pratiques d’ailleurs. Pour des êtres humains traités comme inférieurs, enfermés dans des catégories séparées, elles-mêmes contenues dans un pays forteresse, la musique offrait les moyens d’une identification symbolique permettant de rester en contact avec le monde extérieur et d’interagir à l’intérieur avec ceux qui étaient classés dans d’autres catégories (Martin 2013a). Elle affirmait leur culture comme modernité alternative, non blanche, et fertile en création. Le rapport complexe et mouvant noué entre affirmation de soi, appuyée sur des pratiques considérées comme « traditionnelles » (aussi changeantes soient-elles), appropriation et emprunts à des groupes auxquels pouvaient s’accrocher les identifications a engendré la coexistence de plusieurs systèmes de valeurs et l’ambivalence lorsqu’il s’est agi d’évaluer des pratiques. Nathalie Heinich recommande de prendre au sérieux l’ambivalence, la coexistence d’éléments hétérogènes (Heinich 1998 : 51-52). Les nederlands portent l’une et les autres, en témoigne la manière dont sont élaborés les jugements qui aboutissent à classer les chœurs en compétition. Les critères sont en partie inspirés des qualités qui sont supposées être celles des chorales occidentales, mais les juges ont pour consigne de les appliquer en évitant autant que faire se peut de plaquer les conceptions européennes sur la pratique des nederlands, et le pourcentage attribué au soliste, qui incarne une « tradition » immuable, a été tout récemment augmenté. L’harmonisation du pak est en débat, pourtant il n’y est pas tant question d’opposer Orient et Occident, que deux manières de concevoir la « tradition ». On constate donc un accord général sur l’affirmation de soi et un désaccord sur la nécessité de continuer à s’approprier. Ce qui est en jeu, derrière les arguments portant sur la beauté des différents styles d’interprétation des nederlands, est une reconfiguration de l’identité coloured dans l’Afrique du Sud du XXIe siècle. Ceux, parmi les coloureds, qui sont passionnés par les Malay Choirs et les nederlands,

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vivent ce moment comme une nouvelle étape dans le rééquilibrage des composants du mélange qui les spécifie et fonde les conceptions de la beauté des nederlands.

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Entretiens

Sallie ACHMAT, ancien chanteur soliste, directeur musical de The Starlites, juge en chef pour Keep the Dream Malay Choir Forum ; Landsdowne, 20 mai 2013.

Shafiek APRIL, président du Cape Malay Choir Board ; Hanover Park, 20 mai 2013.

Shamil DOMINGO, ancien chanteur soliste, ancien juge en chef pour les nederlandsliedjies au Cape Malay Choir Board ; Wynberg, 15 octobre 2011 et 22 mai 2013.

Rushdien DRAMAT, chanteur soliste, directeur musical pour plusieurs Malay Choirs ; Athlone, 17 octobre 2011.

Paula FOURIE, département de musique, université de Stellenbosch, juge au Cape Malay Choir Board ; Stellenbosch, 6 octobre 2011.

Anwar GAMBENO, directeur musical, The Nokia Tulips, The Cape Traditional Singers ; Mitchells’ Plain, 11 octobre 2011.

Ahmed ISMAIL, directeur musical, Shoprite Jonge Studente ; Landsdowne, 13 octobre 2011.

Felicia LESCH, coordinatrice du Certificate Programme et du Outreach Programme, département de musique, université de Stellenbosch, juge pour le Cape Malay Choir Board; Stellenbosch, 7 octobre 2011 et 15 mai 2013.

Abdullah « Hajji » MAGED, directeur musical, The Primroses; Landsdowne, 13 octobre 2011.

Adnaan MORRIS et Abduragman MORRIS, respectivement : directeur musical et président des Young Men; Primrose Park, 21 mai 2013.

Linette PETERSEN, professeure de musique, Bridge House School (Franschoek), juge pour le Cape Malay Choir Board ; Stellenbosch, 7 octobre 2011.

NOTES

2. En Afrique du Sud, et plus particulièrement au Cap, le terme Malay ne renvoie pas à une origine géographique malaisienne mais au fait qu’un nombre significatif des personnes amenées en Afrique du Sud comme esclaves provenaient de régions où étaient parlées des langues du groupe malais ; comme beaucoup d’entre elles étaient musulmanes, que les esclaves et leurs descendants ont fourni, après l’émancipation, le noyau du groupe coloured, la qualification linguistique s’est transformée en catégorisation socioreligieuse. Les musulmans constitueraient deux tiers des Malay Choirs, le dernier tiers appartenant à d’autres confessions, notamment chrétiennes. 3. Les paragraphes qui suivent sont basés sur l’observation du fonctionnement du CMCB et sur des entretiens avec des juges et des chanteurs ou chefs de chœur impliqués dans les compétitions du CMCB, au moins jusqu’à 2012. La mise en place des compétitions du KTDMCF est trop récente pour avoir été prise en compte.

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4. Voir : Gaulier 2010 ; Martin 2013b. 5. Les combined choruses, comme les moppies, sont des compositions originales : les textes sont écrits pour l’occasion ; les musiques procèdent le plus souvent par assemblage de bribes (snatches ) de mélodies empruntées à de multiples sources ; les combined choruses diffèrent des moppies par l’absence de soliste et leur caractère « sérieux » qui induit un style d’interprétation plus solennel. 6. Guitare, banjo, mandoline, violoncelle ou contrebasse en pizzicato ; à la fin des années 1990 et au début des années 2000 y ont été ajoutés violons, altos et violoncelles, souvent en formation de quatuor, et piano, ce dernier étant rarement utilisé pour soutenir les nederlandsliedjies. 7. Depuis que la vidéo s’est répandue, les compétitions du CMCB sont filmées dans leur intégralité ; on peut ainsi, depuis quelques années, garder une trace précise des chansons et des styles d’interprétation. 8. En 1978 a été fondé par des Gallois résidant en Afrique du Sud le Welsh Male Voice Choir of South Africa, Cor Meibion Cymru’s (Chœur des fils de Galles) : , consulté le 19/08/2013. En 1982, fut également créé un Cape Welsh Choir : , consulté le 19/08/2013. 9. Sur les différents types de karienkels, voir : Desai 1983, Gaulier 2009 et Nel 2012 : 78-89. 10. Chanteurs, coaches et mélomanes évoquent souvent un chant « en quarts de ton », ce qui est techniquement inexact puisque les karienkels procèdent par tons entiers ou demi-tons, mais souligne l’excellence des solistes en la rapprochant de ce qui est considéré comme le plus complexe dans la modernité occidentale. 11. Abubakar « Kaatjie » Davids, chef du chœur The Continentals, dans : Ross, Malan 2010 : 37’39’’. 12. Des racistes sud-africains à Samuel P. Huntington. 13. Dont les voix sont harmonisées en tierces, quartes ou quintes ; voir la nomenclature des voix donnée par Armelle Gaulier avec indication des terminologies locales (Gaulier 2009 : 48). 14. De l’afrikaans gee aan : donner à. 15. Wip exprime l’idée d’un mouvement avec changement de direction ; draai signifie tour. 16. Stopdraai désigne une pratique similaire où l’arrêt est encore plus marqué. 17. Snit : terme d’autant plus valorisant qu’il semble venir du champ religieux et être appliqué à la cantillation du Coran et au chant des quasidah (répertoire musulman de divertissement, voir Martin 2013 : 118-120) ; entretien avec Shamil Domingo, 2013. 18. CAPE MALAY CHOIR BOARD, Nederlands Seminar, 12 août 2007, version imprimée de la présentation Power Point, aimablement communiquée par Shamil Domingo. 19. Ils sont dans l’ensemble identiques dans les compétitions du KTDMACF, la différence principale résidant dans l’ajout d’une catégorie stage personality (comportement sur scène) pour le soliste. 20. Mogamat Stoffels des Continentals, dans : Ross, Malan 2010. 21. Tant et si bien qu’aujourd’hui, ils peuvent chanter en compétition des airs du répertoire classique : « Nessum Dorma » en arrangement à quatre parties ; le chœur des esclaves de Nabucco ; quand ce n’est pas un extrait du Messie de Haendel… 22. Entretien avec Felicia Lesch, 2011. 23. < http://www.facebook.com/pages/Malay-Choirs/100634199977978#!/groups/98713196428/? fref=ts> ; consulté le 17/05/2013. 24. Entretien avec Adnaan Morris et Abduraghman « Maan » Morris, 2013. 25. Moeniel Jacobs, Malay Choirs Open Group, 18 février 2013. 26. Entretien avec Ahmed Ismail, 2011. 27. Entretien avec Shamil Domingo, 2011. 28. Entretien avec Adnaan Morris et Abduraghman «Maan» Morris, 2013. 29. Selon Gérard Noiriel : « groupe » désigne les entités sociales résultant de « […] l’identification subjective des membres du groupe aux porte-parole et aux symboles qui lui confèrent une unité » et « catégorie » évoque celles qui ont été constituées « […] grâce à un travail bureaucratique d’

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assignation identitaire qui nécessite une identification “objective” des individus appartenant aux entités abstraites définies par la loi » (Noiriel 1997 : 31, souligné dans le texte). 30. Née de la fusion de plusieurs partis « libéraux » et conservateurs, elle peine à se débarrasser de l’image de parti « blanc ». 31. Dans Ross, Malan 2010 : 21’56’’.

RÉSUMÉS

Les compétitions musicales sont une occasion de déceler les critères du beau et de saisir comment ils sont appliqués à des répertoires particuliers et à leur interprétation. Les Malay Choirs du Cap, qui se mesurent chaque année, en fournissent un bon exemple. L’interprétation d’une catégorie de chants, les nederslandsliedjies, considérés comme éminemment représentatifs de la « culture coloured », fait l’objet de débats intenses. La composition des jurys qui doivent juger leur exécution, la détermination des critères de notation et la manière dont ils sont appliqués opposent, semble-t-il, les tenants de la « tradition » à ceux de la « modernité ». En réalité, les nederlandsliedjies étant issues de mélanges, les critères de jugement mêlant les systèmes de valeurs, c’est l’équilibre des mélanges qui est discuté et, derrière des polémiques apparemment musicales, ce sont des conceptions de l’identité coloured qui sont mises en débat.

AUTEUR

DENIS-CONSTANT MARTIN

Denis-Constant Martin est chercheur à la Fondation nationale des sciences politiques (Centre « Les Afriques dans le monde », Sciences-Po Bordeaux). Il a été fellow du Stellenbosch Institute of Advanced Studies en 2007 et 2013. Ses recherches s’intéressent principalement aux relations entre culture et politique, ainsi qu’aux processus de construction identitaire. Dans cette perspective, il a entrepris des travaux de sociologie de la musique portant sur les musiques afro- américaines des États-Unis, le reggae, le rap et les musiques sud-africaines. Il a dirigé récemment : L’identité en jeux, pouvoirs, identifications, mobilisations (2010), et publié : Sounding the Cape, Music, Identity and Politics in South Africa (2013).

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Le goût suspendu. Goût, fadeur, notoriété en Chine

François Picard

NOTE DE L’ÉDITEUR

Communication au colloque Qu’en est-il du goût musical dans le monde au XXI e siècle ?, OICRM, Montréal, 28 février – 2 mars 2013. « La distinction et l’élégance sans la trivialité, c’est incorrect » Jean Rochefort

Constatation A : l’esthétique chinoise est fondée sur le goût

1 L’évaluation esthétique en Chine a pour critère principal le goût, la saveur (wei 味 ou weidao 味道) (Blanchon 1995). C’est ce qu’a mis en valeur pour le jingju 京劇 (opéra de Pékin) Isabelle Duchesne (1996), ethnomusicologue et sinologue, dans sa remarquable thèse. C’est aussi la valeur que – après d’autres2 – j’ai constatée comme ayant cours dans les maisons de thé de Shanghai, là où l’on se réunit au sein de clubs, comme on joue ailleurs à la belote dans un café, et où l’on joue la musique de soies et bambous (Jiangnan sizhu), une musique d’hétérophonie et de répertoire, où l’on joue régulièrement (une fois par semaine) toujours les mêmes quatre pièces, auxquelles on ajoute occasionnellement quelques airs de musique cantonaise ou d’opéra local.

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Constatation Ā : l’esthétique chinoise est fondée sur la fadeur

2 L’évaluation esthétique en Chine a pour critère principal l’absence de goût, la fadeur (dan 淡). Pierre Ryckmans (« l’insipide »)3, François Cheng (1979 – qui parle plutôt du vide), François Jullien (1991) et Georges Goormaghtigh (1990 : 60-61 et 84 note 1)4 s’appuient pour cela sur des textes attestés de l’esthétique chinoise, en particulier Ji Kang. C’est ce que l’on constate dans la pratique de la cithare qin, des échecs d’enfermement (weiqi) ou « jeu de go », de la calligraphie (shu) et de la peinture (hua).

3 Mais on remontera à Confucius lui-même pour une éloge de la fadeur : La vertu du sage n’a pas de saveur particulière, et elle n’excite jamais le dégoût ; elle est simple, mais non dépourvue d’ornement ; sans apprêt, mais non sans ordre. Celui qui connaît les moyens rapprochés qui mènent très loin ; celui qui sait qu’on arrive à réformer les mœurs en se corrigeant soi-même ; celui qui sait que la vertu intérieure se manifeste au dehors ; celui-là peut être admis dans l’école de la sagesse. (Confucius, Zhongyong, « L’invariable milieu », § 33) Le commerce du sage n’a pas de saveur particulière, mais il perfectionne ; celui de l’homme vulgaire est très agréable, mais il détruit (Liji, « Mémoires sur les rites », ch. 29 : « Biaoji », « Modèle de vertu », § 47, trad. Couvreur 1950 t. II : 508).

Constatation B : l’esthétique chinoise est fondée sur le mauvais goût

4 L’Occidental distingué constate facilement que la Chine est l’empire du mauvais goût : bleu pastel et rose pastel mêlés dans les costumes d’opéra, ridicules concertos pour vièle erhu et orchestre d’instruments chinois ; ensemble de jeunes et jolies filles dénudées virtuoses du conservatoire jouant les tubes de la musique traditionnelle en playback à la télévision5 ; ensembles de Chants et Danses Minzu gewutuan.

5 Cette prétendue constatation s’appuie sur l’évidence. Avec l’Occidental distingué ou le Chinois moderniste6, même s’il a raison, on n’apprend rien, ne comprend rien. Et l’Occidental distingué (Haski 2013) se distingue mal de l’ex-maoïste reconverti dans la publicité, le journalisme, la charpente ou la diplomatie, qui veut faire oublier son aveuglement en ricanant du prétendu kitsch du ballet contemporain Hongse niangzi jun (Le détachement féminin rouge)7.

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Fig. 1. Opéra de Pékin contemporain Longjiang song (Thrène du Fleuve du Dragon) 现代京剧《龙江 颂》

Proposition 1, rationnelle, aristotélicienne

Soit 1a : « A est vrai » est vérifié, soit 1b : « Ā est vrai » est vérifié A ∪ Ā 6 C’est le point de vue d’un certain nombre de spécialistes d’esthétique chinoise, chinois ou non, qui considèrent qu’ils ont un savoir à partager : François Jullien en particulier, mais également François Cheng ou Isabelle Duchesne.

Proposition 2, dialectique

Au delà de A ∪ Ā 7 Il faut dépasser la contradiction entre A et Ā par une proposition qui les englobe et les dépasse. Ce n’est pas la complexité ou la simplicité du Pinceau-Encre qui permet de classer une peinture au niveau suprême, mais il faut que le goût qui l’a inspirée soit au-delà du goût et que son sens reste infini. (Li Xiuyi 1840)8

8 Pour reprendre le titre d’un classique du situationnisme, « La dialectique peut-elle casser des briques ? » (Vienet 1973), Hegel peut-il servir dans un pays où les moines bouddhiques se présentent sur les champs de foires et font la démonstration de leurs pouvoirs spirituels en se cassant des briques sur la tête ?

Proposition 3, yinyang

A ∪ Ā A ∪ Ā (A union non-A, l’union de l’ensemble A avec l’ensemble non-A) ; pourrait s’écrire A ∨ Ā (A ou non-A, l’union de l’ensemble des A avec l’ensemble des non-A) Soit : l’union des aristotéliciens et des non-aristotéliciens9

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9 Il y a un peu de Ā dans A, un peu de A dans Ā, les choses ne sont pas si tranchées, il faut voir dans le mouvement, dans le temps, les choses ne sont jamais toutes blanches ou toutes noires : c’est une position très yinyang, tout à fait chinoise, parfaitement voie du milieu, sans risque. C’est en quelque sorte la position de Xu Shangying. Chez lui, la valeur de fadeur s’efface au profit d’une autre : il goûte la discrétion, il apprécie la fadeur. Joués avec discrétion, les autres instruments paraissent insipides. La musique de qin est d’autant plus savoureuse qu’elle est jouée avec discrétion. […] Sans goût cette musique est pourtant savoureuse comme l’eau qui goutte des stalactites. (Xu Shangying 1673 « Tian » 恬 ch. VII : « La sérénité »)10

Proposition 4, sociologique

A et Ā

10 On est devant des différences de classe, de distinction : l’appréciation du goût (wei) correspond aux valeurs populaires, vulgaires, l’appréciation de la fadeur (dan) correspond aux valeurs aristocratiques des lettrés : c’est la position des lettrés ou de ceux qui, en prônant cette distinction, cherchent à s’affirmer comme tels. Mais je l’ai vue affirmée par des musiciens et des acteurs s’affichant comme gens du peuple et revendiquant ces valeurs tout en disant qu’ils savent qu’elles sont jugées vulgaires. On peut distinguer deux sortes de musique chinoise. D’abord une musique orchestrale populaire qui donne traditionnellement dans les villages et les quartiers des villes l’atmosphère sonore à la fête annuelle du temple local, aux enterrements, aux mariages et autres solennités. […] Les musiciens sont la plupart du temps des amateurs locaux, qui forment des sortes d’orphéons. Par opposition à cette musique, assez bruyante, destinée à être jouée en plein air, existe une musique plus raffinée, […] très liée à la poésie. (Pimpaneau 1977/1988: 2)

Proposition 5, voir Constatation C

Ni A ni Ā

11 Ce ne sont ni le goût ni la fadeur qui sont appréciés, mais la renommée.

Constatation C : l’appréciation esthétique chinoise est fondée sur la renommée (ming)

12 On ne peut conclure un compte rendu sur l’appréciation esthétique en Chine en s’en tenant à la question du goût et de la fadeur. Force est de constater que la bataille pour le goût, le bon goût, le goût local, est aussi perdue que la bataille pour la discrétion, la distinction, l’intime, la sortie du temps, l’éternité dans la contemplation : prédomine universellement le critère, plus rapide, immédiat, à la portée de tous, de la renommée ( ming 名). On a ici un pur jugement, sans appel, sans goût ni absence de goût : il suffit de voir le nom sur l’étiquette pour savoir quelle appréciation donner. Aucune dégustation à l’aveugle, la renommée, tout en distinguant l’élu de tous les autres, est pur conformisme. J’ai appris d’Isabelle Duchesne et d’autres connaisseurs à réciter la liste du meilleur joueur de pipa, de erhu, de dizi, de suona, la liste des quatre grands acteurs de rôles féminins, la liste des solos et pièces d’ensemble les plus célèbres, à réciter même la liste des critères. Mes amis acteurs de l’opéra de Pékin et même de chuanju ne s’en sortent pas de la course aux titres d’Acteur Numéro 1, Prix Fleur de prunus (meihuajiang). Pour les

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musiciens, figurer dans une anthologie, avoir son interprétation gravée dans une anthologie, transcrite dans un recueil, est un but qui, quand il est atteint, justifie une existence et assure la renommée du nom, de la famille. On peut y voir la perversion de la société du spectacle, mais une recherche d’anthropologie historique plus fine montre que le souci du nom, de la renommée, du ming s’inscrit en Chine dans une longue histoire, et son refus aussi11.

13 On retrouve ici tous les grands textes classiques : Canon des poèmes12, Mémoires sur les rites13, Zhuangzi14…

14 Le Taiping jing (Canon de l’ère de la Grande paix), ouvrage taoïste du IIe siècle, insiste sur une condition mise à l’efficacité de la musique rituelle : La musique, un petit talent ne réjouira que les hommes ; un talent moyen réjouira un district ; un grand talent de musicien réjouira terre et ciel15.

15 On notera que le même caractère, 樂, signifie « réjouir » – il se prononce alors le – et « musique » – il se prononce alors yue –, ce qui renvoie à un critère esthétique fort ancien et fort vivant : la musique réjouit le cœur des hommes. Ce qui est fort joli et appréciable à mon goût, mais offre déjà la possibilité de juger le talent d’un musicien non au plaisir que soi, personnellement, on y éprouve mais à l’étendue de son aura, bref il n’y a pas loin pour y entendre sa renommée. Cette renommée qui est une obsession confucéenne : Le Maître dit : « L’honnête homme enrage de disparaître de ce monde sans avoir illustré son nom ». (Confucius, Entretiens)16

16 Pour se protéger de la renommée, de sa fascination, de sa pesanteur, il n’y a pas de moyen esthétique, il n’y a de moyen que politique : fuir la société en est un, modèle du fonctionnaire honnête proposé par Confucius revu par Zhuangzi17 : Le parfait est absent à lui-même, l’être d’émanation sans œuvre aucun, le sage sans nom. (Zhuangzi 1.1.8)18

17 Ou encore, réfléchissant sur le sort du fameux musicien Arion : « Pour fuir les tentations perverses du pouvoir, celui que confère le talent, en particulier, il faut oser le risque du grand saut. » (Mâche 1983 : 1 /1991 :13)19

Excursus, en Amazonie

18 On aurait tort de croire que le jugement esthétique confondu avec celui de la notoriété et donc de l’adhésion conformiste au préjugé se limite aux médias, à la société du spectacle, ou à une Chine qui ignorerait l’individu tel que forgé par la Grèce et/ou la modernité. Je ne résiste pas à conclure en citant le travail remarquable d’un ethnologue de l’Amazonie, dans la lignée de Claude Lévi-Strauss : Après une analyse méticuleuse des critères d’évaluation et des principes d’élaboration des chants – décryptés dans les moindres détails et avec force précision, y compris à l’aide de l’outil informatique – C. Yvinec aboutit à la conclusion paradoxale selon laquelle les critères de réussite d’un chant ne sont ni techniques ni esthétiques, mais liés à la renommée de qui assure la performance. Autrement dit, ils sont évalués à l’aune de la légitimité de leur auteur à assumer la posture de chanteur. D’où le fascinant contraste entre les visions emic et etic des chants qui ressort de ce travail et que l’auteur a l’honnêteté et l’intelligence d’exposer tout au long de ses développements. (Erikson 2011 : 6-7)

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Proposition 6, mādhyamika

Fig. 2. Tétralemme de Nāgārjuna

19 La logique mādhyamika du tétralemme de Nāgārjuna (Inde, IIe siècle) permet d’aller plus loin : Où que ce soit, quelles qu’elles soient,/Les choses ne sont jamais produites/ À partir d’elles-mêmes, d’autres,/Des deux ou sans cause. (Nagarjuna IIe siècle : Driessens 1995 : 29)

Pour résoudre le tétralemme : une ethnographie plus fine…

20 Plutôt que de nous demander, ou de constater des points de vue esthétiques, des jugements, examinons les positions de ceux qui les énoncent.

21 Le système du goût dans l’opéra jingju comme dans beaucoup de formes spectaculaires et de genres musicaux est contrôlé par des connaisseurs ; et ici, la cithare qin ne se différencie pas de la flûte dizi ou des marionnettes. Une longue étude montrerait comment on oscille d’un jugement par des amateurs distingués à un jugement des experts, et comment ce dernier système a engendré les jurys avec concours. Il n’est pas certain, en tout cas pas donné, que les contradictions entre critères, disons entre connaisseurs et experts, soient abolies au sein des jurys de concours. Je prendrai l’exemple du concours auquel j’ai participé en tant que candidat : le Premier concours national de Jiangnan sizhu, qui s’est tenu à Shanghai en juin 1987. J’y participais au sein d’un ensemble formé par des étudiants étrangers (deux Japonais, deux Australiennes, un Sino-américain, un Français, rejoints par un Britannique) ; nous nous y étions engagés pour le plaisir, pour voir la chose, pour participer, mais, l’apprenant, les responsables du Conservatoire dont nous étions étudiants (sauf Stephen Jones) nous ont adjoint trois étudiantes chinoises de haut niveau et imposé un entraîneur, un coach. Participaient au concours des ensembles des conservatoires les plus réputés (Central de Pékin, National de Pékin). Dans le jury : des professeurs de conservatoire, parmi lesquels deux maîtres reconnus de ce genre, originaires de la région : Chen Zhong, professeur à Tianjin, et Lin Shicheng, professeur à Pékin, mais aussi de purs cadres du Parti, des intellectuels, des personnalités. Le jury, sans surprise, a couronné l’ensemble du conservatoire considéré comme le meilleur, celui issu de la capitale politique. À ma grande surprise, participait aussi à ce concours, mais plus ou moins hors compétition, un ensemble formé des vieux du meilleur club de maison de thé (le pavillon au cœur du lac Huxin ting), qui a obtenu un

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prix d’honneur dont ses membres se sont montrés très fiers. Mais dans la salle, dans la cour ou lors du banquet final, pendant que les meilleurs groupes formés des meilleurs étudiants des meilleurs conservatoires rivalisaient, je pouvais entendre en confidence les jugements sans appel des vieux musiciens les plus respectés : « ils jouent bien, ils jouent très bien (ce qui est inquiétant puisqu’une appréciation sincère et positive se dit ‘‘ils jouent pas mal’’), mais il n’y a pas le goût. »

22 Retour à la maison de thé : un des jeunes qui joue la musique est pour tous les autres horripilant, prétentieux, il joue trop fort, parle sans cesse, impose toujours les mêmes pièces, ne tient pas sa place. Mais jamais une parole n’est prononcée contre lui, ni ouvertement ni dans son dos ou en son absence ; plus que toléré, il fait partie du groupe, pourvu qu’il ne critique pas les autres. L’espace du club, de la maison de thé, est un espace où le jugement est suspendu20. Tous, à l’époque de mon observation intensive et participante (1987, mais encore 2002), ont vécu la Révolution culturelle, ont été taxés d’arriérés, de sous-développés (luohou), de réactionnaires, de contre-révolutionnaires, le jugement de goût prononcé par les assemblées populaires ou les gardes rouges a eu des conséquences réelles : bris des instruments, destruction des partitions, perte d’emploi, exil, camps de travail. Ici sans doute, ailleurs certainement, des musiciens ont été battus pour avoir joué une musique plutôt qu’une autre. La maison de thé en tant qu’espace de liberté exige la suspension du jugement, et du jugement de goût.

23 Néanmoins, par le jeu des préséances, les valeurs traditionnelles permettent aux meilleurs musiciens – entendons par là dans ce contexte ceux qui savent mettre en valeur les autres et l’ensemble – de se voir réserver un moment particulier, en fin de session, où ils jouent rien qu’entre eux, et s’offrent le luxe de jouer des pièces lentes, peu brillantes — les observateurs des clubs d’amateurs d’opéra piaoyou ont constaté et décrit le même phénomène. La règle, strictement imposée et régulièrement rappelée aux visiteurs de hasard et honorables hôtes étrangers, est que les simples clients buveurs de thé doivent s’abstenir d’interférer avec le groupe, et en particulier de commenter. Sauf pour une pièce, Xingjie sihe (Passacaille avec la-sol), brillante, terminant très rapidement et s’achevant brutalement sur une cadence non résolue, où connaisseurs et touristes se laissent aller à l’enthousiasme manifesté par des applaudissements et des exclamations ( hao ! 好 !).

24 Une observation attentive de tout ce qui est montré, visible, pour ce genre particulier, ou pour tout autre genre particulier : le concert, la salle de classe, l’examen, le concours, la maison de thé, la fête locale, aboutira à la même conclusion : il y a un espace, externe, du jugement de goût, il y a un espace, interne, de suspension du jugement de goût. Et pourtant, mon acceptation au sein de la prestigieuse et fermée « Association des interprètes de la musique de soies et bambous du sud du Fleuve de Shanghai » (Shanghai Jiangnan sizhu yanzou hui) m’a permis de participer, ce soir-là en spectateur, à une rencontre interne, où tous les clubs de la région se produisaient les uns pour les autres et rentraient en compétition, à qui présenterait ces pièces que tous jouent, bien ou mal, mais régulièrement et de la même manière, celle qui a le fameux goût local, mais les interpréterait dans un style particulier, ou proposerait des pièces rares mais reconnues collectivement comme faisant partie du répertoire. Il y avait compétition, mais pas de jury, pas de prix. Tout le monde fumait, on papotait en shanghaïen, il y avait des allers et venues, des interpellations bruyantes comme durant un spectacle dans la Chine traditionnelle, mais l’écoute était nettement plus attentive que d’ordinaire. J’étais assis derrière Jin Zuli, le polyinstrumentiste le plus respecté de tous les vieux musiciens. Après

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une prestation exceptionnelle, rareté, cohésion, originalité, pureté du style, perfection de l’ambiance, il se penche vers son voisin et lâche un exceptionnel meiho ! 滿好(manhao en prononciation standard), expression fort locale qui marque l’excellence appréciée, plus que l’appréciation de l’excellence : ce que Jin Zuli affirme ici, ce n’est pas – comme le voudrait la distinction épinglée par Bourdieu (1979) – « je suis connaisseur et je sais reconnaître la qualité » (nul ici ne le met en cause), mais « ce groupe est connaisseur et a fourni une prestation parfaite ».

25 On peut en conclure qu’il y a jugement de goût, absence de jugement de goût, et qu’il y a dans les meilleurs circonstances à la fois jugement de goût et absence de jugement. On retrouve la même situation lors d’un bon spectacle donné dans un cadre rituel, tel celui donné par la troupe de marionnettes à fils de la ville de Quanzhou, province du Fujian, que j’ai pu observer à Luoji : les dieux apprécieront, le mortel s’abstient soigneusement d’émettre un jugement, mais les connaisseurs et l’ensemble du public savent que les dieux ont apprécié ce bon spectacle réussi, et tous s’en réjouissent. On opposera à cela la situation où des musiciens, des artistes, des performeurs joueraient mal un mauvais spectacle raté devant un public considéré comme inculte et qui s’ennuierait : ni goût ni absence de goût, même pas de dégoût. On observera seulement que les ensembles de Chants et danses servent souvent dans ces occasions. Mais une ethnographie fine montre que les mêmes acteurs, les mêmes musiciens que l’on a pu voir et entendre dans des circonstances épouvantables exécuter mal de mauvais numéros donnent le meilleur d’eux-mêmes dans des circonstances plus intimes et plus rares, et nous ravissent, et ne recherchent alors pas notre jugement. Bien jouer alors dans une belle circonstance est toute la récompense. On trouve de bons instruments Et des musiciens au monde Dont la musique harmonieuse Surpasse tous les arts. Mais ceux qui les goûtent sont rares. Car à sa juste valeur seul L’homme parfait saurait comprendre Entièrement le noble qin. Ji Kang (Goormaghtigh 1990 : 32-33).

En silence, anonyme

26 …On aura garde de conclure, ce qui signifierait espérer avoir raison avec les uns contre les autres. Mais on remarquera que, fadeur ou goût, c’est la question du goût qui est posée, discutée, pas celle du bon goût, qui elle n’est pas discutable, et toujours s’impose…

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NOTES

2. Witzleben 1996, voir « flavor » p. XI, 21, 28, 29, 30, 68, 119, 121, 122, 132. 3. Zhu Ruoji dit Shitao trad. fr. Ryckmans 1970/1984 : 111-112. 4. Pour le texte chinois de Xu Shangyin voir < http://www.choifookkee.com.hk/library/ qinkuang.htm> consulté le 21 février 2013. 5. visionné le 21 février 2013. Voir Lam 2007 : 24. Lau 2008 : 159. 6. Cai Yuanpei 蔡元培, « Le mouvement culturel n’ignore pas l’éducation du sens artistique » (文 化運動不要忘了美育), supplément du Journal du Matin 晨报, 1er décembre 1919, traduit et cité dans Janicot 1977 : 131. 7. Illustration tirée de consulté le 21 février 2013. 8. Li Xiuyi, traduit par Hsu 1997, vol. I : 47. 9. « En sémantique générale, A et non-A (ou Ā) désignent les aristotéliciens et les non- aristotéliciens (terminologie d’Alfred Korzybski, illustrée notamment par A. E. van Vogt dans ses romans). » http://fr.wikipedia.org/wiki/Sigle_d%27une_seule_lettre consulté le 13 février 2013. 10. Xu Shangying, traduction Goormaghtigh 1990 : 83. 11. Chen Zhong se réclamait de l’adage « En silence, petit soldat anonyme » (Momo wuwen/ Wuming xiaozu 默默無聞,無名小卒). Voir Picard 2002. 12. Shijing (Canon des poèmes), Guofeng (Styles régionaux), « Yijie » 齊風 (Hélas) 106, traduction anglaise Legge 1898, vol. 4.

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RÉSUMÉS

L’esthétique musicale chinoise telle qu’elle est connue et documentée est écartelée entre deux univers : l’un, classique, se réclame de la fadeur (dan 淡) ; à l’opposé, l’univers populaire du Jingxi (opéra de Pékin) met en avant le goût (wei 味) comme appréciation et le savoir du goût comme critère d’interreconnaissance des connaisseurs. Où situer alors la musique d’ensemble et les réunions entre amis où le jugement esthétique apparaît comme suspendu ? Finalement, le principal critère de jugement d’un artiste ne tient en Chine pas compte de sa prestation, mais de la notoriété (ming名) de l’interprète. Les deux stratégies étudiées, éloge de la fadeur et suspension du jugement de goût, sont alors à saisir comme une réponse à cet impératif oppressant.

AUTEUR

FRANÇOIS PICARD

François Picard est professeur d’ethnomusicologie analytique à l’Université Paris Sorbonne et chercheur à l’IReMUS Institut de recherche en musicologie UMR 8223, et associé au Groupe Sociétés, Religions, Laïcité. Il a été l’organisateur principal de deux conférences internationales, « Chime », et « Luoshen fu arts et humanités ». Ancien élève du conservatoire de musique de Shanghai, il joue de la flûte xiao et de l’orgue à bouche sheng au sein de l’ensemble Fleur de Prunus qu’il dirige et collabore avec des compositeurs contemporains et l’ensemble XVIII-21, le baroque nomade.

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Pratiques vocales et expérience esthétique des chanteurs paysans de Martano, en Italie du Sud

Flavia Gervasi

1 Celui qui étudie actuellement la musique de tradition orale au Salento a encore l’opportunité de se confronter à une réalité socioculturelle où plusieurs mondes musicaux cohabitent. En marge de l’univers désormais dominant des musiciens « revivalistes » se produisant dans les circuits de spectacles de « musiques du monde », une strate de paysannerie persiste encore, de laquelle sont issus les chanteurs avec qui j’ai mené mes recherches. En dépit des transformations socioéconomiques qui, à partir des années 1960, ont progressivement contribué à affaiblir la société rurale salentine, ces chanteurs sont porteurs de référents conceptuels, d’enjeux symboliques et de pratiques vocales qu’ils ont intériorisés par une expérience directe et « incarnée » de la vie paysanne. Il n’est plus possible pour un chercheur de les observer chanter leurs arie dans le contexte d’origine, ni d’analyser, par exemple, les modalités d’émission de la voix dans l’espace ou la relation entre leur chant et l’environnement. Ce n’est donc plus par leurs pratiques mais plutôt par leurs récits que le chercheur peut encore avoir accès à la mémoire de ces chanteurs paysans. Il peut ainsi essayer de comprendre la valeur qu’ils attribuent à leur pratique vocale.

2 Dans le contexte de la société rurale italienne de l’après-guerre, la voix était souvent le seul « instrument » à la disposition des paysans qui chantaient en travaillant, seuls ou en groupe. Selon les témoignages de plusieurs chanteurs, au cours des années 1940 et jusqu’aux dernières activités agricoles des années 1970, il était possible d’entendre des travailleurs chanter sur toutes les terres agraires de Martano, le village de mon enquête1.

3 Malgré la grande fatigue physique dont les paysans font souvent mention dans leurs récits, les groupes de travailleurs partageaient pourtant leur vécu et leurs conditions précaires dans des moments de convivialité où jeux, blagues et surtout chants étaient de la partie. En l’absence d’autres contextes de loisirs, les paysans associaient ces moments aux activités reliées au travail agricole. De plus, comme l’atteste Lucia (1924), la plus vieille des chanteuses ayant participé à l’enquête, pendant l’été, c’est à la lumière de la

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lune que les travailleurs se détendaient ensemble après la journée passée dans les champs. Ils reprenaient alors leurs pratiques vocales en groupe, reproduisant souvent les mêmes formes de chant choral entonnées pendant les activités agricoles. En dépit du fait que ces chants étaient pratiqués pendant le labeur, il ne s’agit pourtant pas de chants de travail à proprement parler, exécutés pour soutenir rythmiquement des actions spécifiques. Le chant y était intégré sans correspondance directe entre le rythme de l’un et la dimension sensorimotrice de l’autre2.

4 La pratique vocale accompagnait la moisson du blé, la récolte des olives et d’autres fruits, et surtout la récolte du tabac – dont le Salento a été un producteur important – afin, entre autres, de les rendre plus agréables. Outre le partage des difficultés de l’existence, le chant était aussi un objet d’attention esthétique. La mémoire paysanne rappelle fréquemment l’unique plaisir de chanter ensemble.

5 Dans cet article, j’explorerai la dimension esthétique du chant paysan salentin. Comment celle-ci se manifeste-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle nous révèle de la pratique vocale par rapport aux modes de vie et au système de valeurs de la société paysanne du Salento ? Les réponses seront cherchées dans les longs récits de vie que j’ai pu recueillir pendant trois ans (2008-2011), dans les rapports étroits et intenses que j’ai partagés avec un groupe d’une dizaine de chanteurs du village de Martano. Parsemées de traces, de signes et d’indices, leurs paroles renvoient souvent de manière indirecte à la dimension esthétique du chant paysan. Dans leurs représentations mentales de la pratique vocale, ils construisent une série de conditions d’énonciation qui relient la mémoire du passé paysan à une manière d’être ensemble et « de faire communauté », par rapport à laquelle le chant semble revêtir un rôle essentiel.

Questions d’esthétique

6 Que signifie parler d’esthétique en contexte rural ? En général, cela revient à en rechercher la signification autant sous l’angle philosophique que sous celui du sens commun. En tant que discipline philosophique, l’esthétique se présente comme un champ aux frontières incertaines, comme un domaine dont l’ampleur est un élément constitutif (Franzini et Mazzocut-Mis 2000). Le sens commun, quant à lui, va à la recherche de vérités quotidiennes, locales et/ou spécifiques, portant sur différents critères (artistique, du jugement de goût, du plaisant, etc.), vérités recadrées parfois dans des constructions théoriques, en réponse à un souci épistémologique3.

7 L’étymologie elle-même n’est pas suffisante pour délimiter les frontières de la discipline. En grec ancien, le terme n’existe pas sous la forme d’un substantif : du mot áisthesis, « sensation », les Grecs ont forgé l’adjectif aisthetikón (« capable de sentir »), opposé à celui de noetikón, qui se réfère aux propriétés spécifiques des objets de pensée (Franzini et Mazzocut-Mis 2000). Quand le terme esthétique voit le jour au XVIIIe siècle, employé pour la première fois par Baumgarten en 1735, son caractère ambigu est immédiatement perceptible. En effet, si l’esthétique en tant que discipline s’affirme comme la science de la connaissance sensible, la beauté en devient rapidement le champ privilégié. Cette dernière est strictement reliée à l’art, à la perception du beau, à l’imagination avec lesquels, dans la tradition philosophique du XIXe siècle et d’une partie du XXe, on fera ainsi coïncider l’objet d’étude de la discipline. Tant dans son sens philosophique que dans son sens commun, le terme d’« esthétique » gardera pourtant un caractère polysémique, encore présent jusqu’à nos jours. Le champ d’étude renvoie en fait à l’étude du beau, et

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donc à la théorie de l’art, mais aussi, avec la naissance très récente de la neuroesthétique, au domaine cognitif, directement relié à l’aspect perceptif de l’expérience esthétique.

8 D’autre part, dans la tradition philosophique, les résistances à l’association systématique de la discipline à la théorie du beau et, par conséquent, au domaine de l’art, sont nombreuses. Pour Dessoir (1923), par exemple, le « monde esthétique » est irréductible à la seule catégorie de la beauté parce que le beau n’est qu’un cas privilégié d’esthéticité. En se référant à Dilthey et à Fiedler, il distingue les champs de l’esthétique, de l’artistique, et celui du beau, sans les superposer systématiquement. Si l’artistique est un processus créatif, voire actif, l’acte esthétique, qui n’est pas nécessairement une expérience de la beauté, est un acte de réception. Le beau, quant à lui, n’appartient ni à un domaine ni à l’autre, occupant un champ plus limité. Une étude de l’expérience esthétique ne peut donc se limiter à une question de beauté et, par extension, être confinée au seul champ artistique.

9 Récemment, le philosophe français Jean-Marie Schaeffer a rejeté la superposition systématique entre le domaine de l’esthétique et l’étude du beau en tant que critique artistique, insistant sur le fait qu’une expérience esthétique est une activité cognitive. Qu’il s’agisse d’une œuvre d’art ou d’une rencontre avec le monde environnant, humain ou non, l’activité mentale est la même : une modalité cognitive grâce à laquelle l’être humain prend connaissance du monde, un moyen d’orientation dans l’environnement physique et humain (Schaeffer 1996 : 135-137). Pour qu’une activité d’attention relève d’une conduite esthétique – dit le philosophe – il faut qu’elle soit accompagnée d’une satisfaction, d’un plaisir, ou même d’une non-satisfaction ou d’un déplaisir (Schaeffer 2000 : 17). Pour découvrir le moment et la manière qui nous induisent à considérer une simple activité cognitive comme une attitude esthétique, il faut, en d’autres mots, évaluer la présence, face à l’organisation perceptive des stimuli, d’une disposition affective, positive ou négative (Schaeffer 2000 : 18). Mener une recherche d’ordre esthétique, c’est comprendre la qualité de la relation entre un sujet et un objet donné, invitant à s’interroger en quoi ce dernier engendre dans le sujet une disposition affective positive ou négative.

10 Les chanteurs paysans de Martano ne sont pas nécessairement intéressés par les discours sur la beauté d’un chant ou d’une voix, mais ils veulent chanter, sentir les voix et se faire traverser par celles-ci, se rappeler comment ils chantaient et ce que chanter voulait dire pour eux. Leur mémoire du monde agricole d’autrefois est habitée par le souvenir de voix qui les émeuvent encore et déclenchent un sourire sur leur visage, un tremblement dans leur voix quand ils viennent à en parler. La pratique vocale paysanne, ainsi que le souvenir de certaines voix, sont pour ces vieux chanteurs, « une source d’attention esthétique », comme dirait Schaeffer. Tout leur corps est envahi par le plaisir qui en découle et il y participe à travers des manifestations émotionnelles évidentes qui passent par un regard et une voix intenses. Observer cette expérience, ainsi que capter les effets des voix chantées par leurs récits et saisir le sens que les chanteurs attribuent à la pratique vocale, signifie s’approcher de la valeur esthétique que cette pratique revêt dans la communauté des chanteurs de Martano.

La communauté agricole et la pratique du chant

11 La voix chantée caractérise l’univers sonore agricole avant que l’exode rural provoqué par les transformations économiques et sociales de la région ne vienne amorcer, à partir

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des années 1960, le déclin progressif de la paysannerie, de ses usages et de ses croyances. Les paysans avec qui j’ai travaillé représentent différentes catégories de travailleurs. À l’époque, Cosimino est charretier (trainiere), propriétaire d’une charrette et de chevaux. Il est en outre propriétaire de plusieurs terrains agricoles, exploités par des groupes de journaliers, surtout de femmes, qu’il conduit dans les champs avec sa charrette. Maria Luce, sa femme, fait partie de ces groupes de travail. Paolo est lui aussi trainiere. Il vit avec sa famille dans une maison de campagne typique de la région des Pouilles, appelée masseria. Celle-ci est entourée par des terrains et des oliviers, qu’il cultive avec sa famille et avec le concours de journaliers. Des élevages produisant du lait et du fromage sont également associés au travail d’un fermier (massaro), comme Paolo. Antonio, quant à lui, vient d’une famille de travailleurs qui, ne possédant pas de terre, offrent leur main- d’œuvre à des propriétaires tels Cosimino ou Paolo. C’est pourquoi Antonio a été obligé d’émigrer en Allemagne et en Suisse à l’âge de vingt ans afin de trouver une activité professionnelle qui lui permette d’acheter un terrain. Salvatore, enfin, bien que charpentier, vient d’une famille d’agriculteurs, et a lui-même cultivé et produit du tabac jusque dans les années 1970. Les femmes ayant participé à l’enquête ont principalement offert leurs bras pour la cueillette des olives et pour la cueillette et le séchage du tabac, travaillant sur leurs propres terres comme la femme de Cosimino, ou sinon comme journalières.

12 Si l’on observe une diversité dans la condition sociale des travailleurs, diversité par laquelle chaque paysan se distingue des autres par son statut et son histoire de vie (charretier, propriétaire terrien, journalier, émigré, etc.), je n’ai en revanche constaté ni hiérarchie ni concurrence entre mes informateurs, tous retraités au moment de la recherche. Le groupe montre un sens de cohésion et de solidarité très fort, malgré les différents statuts sociaux au sein de la communauté paysanne et les différentes conditions économiques. Cosimino et sa femme ne cachent pourtant pas leur fierté. Ils ont su gérer plusieurs terrains et plusieurs types de cultures (surtout d’olives et de tabac), donnant du travail à un grand nombre de journaliers comme Antonio, ce qui leur a permis de pouvoir compter sur une certaine stabilité économique et de conquérir un statut reconnu au sein de la communauté. Cosimino et Paolo, qui étaient à la fois trainieri et propriétaires terriens, recevaient une certaine considération eu égard à leur condition sociale. Cette dernière était renforcée par leurs capacités vocales, reliées surtout à l’activité de trainiere, qui les a distingués au sein de la communauté. L’ensemble de ces deux facteurs – condition sociale et personnalité vocale – fait d’eux des voix et des hommes dignes d’attention et de reconnaissance.

13 Les activités agricoles exercées par mes informateurs étaient accompagnées par le chant. Un trainiere pouvait chanter seul en transportant des marchandises et des produits de la récolte, ou bien en groupe, comme le faisait Cosimino lorsqu’il accompagnait les journalières dans ses champs. Salvatore et Maria Luce, la femme de Cosimino, décrivent ainsi l’atmosphère qui caractérisait ces contextes de travail : Il y avait une ambiance de fête et de gaîté lorsque les travailleurs se rencontraient à l’aube pour monter sur la charrette et être emmenés à la campagne. Pendant le trajet, on chantait tous ensemble et, une fois à la campagne, on chantait toujours en groupe en ramassant les olives.

14 Selon leur témoignage, chaque trainiere disposait de son groupe de travailleurs, qui correspondait en même temps à un groupe de chanteurs. À partir des témoignages de ces

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paysans, on peut constater que chaque groupe a développé son propre style de chant et ses propres pratiques d’ensemble.

15 L’autre activité fondamentale à laquelle nos informateurs associent le chant est celle du dépiquage du blé à l’aide d’un cheval4. Le paysan qui surveillait le travail de l’animal pendant plusieurs heures sans pouvoir se déplacer, occupait son temps en chantant des strophes adressées à l’animal. Après la moisson, certains paysans comme Paolo se consacraient à cette occupation pendant plusieurs semaines entre les mois de juin et de juillet, quand la température au Salento était déjà très élevée.

16 Le mois de juin était aussi consacré à la récolte et au séchage du tabac. À cause de la chaleur, les paysans interrompaient la cueillette vers dix heures du matin et se retiraient à l’intérieur des habitations rurales afin d’embrocher les feuilles destinées au séchage. Organisée principalement au sein du noyau familial ou du voisinage, cette occupation, qui durait jusqu’au mois d’octobre, représentait pour les journaliers du Salento l’un des contextes privilégiés du chant, et est souvent mentionnée comme le lieu véritable d’apprentissage et d’absorption des paroles et des mélodies. Francesca nous avoue que, bien qu’elle n’y était pas engagée, elle allait dans les locaux consacrés au rangement du tabac, juste pour écouter chanter les travailleurs.

17 Ainsi, deux éléments concernant la pratique vocale reviennent dans tous leurs discours. Le premier touche au lien qui unissait le chant au travail agricole ; le second relève de la grande diffusion de cette pratique au sein de la paysannerie : Cosimino, Paolo, Maria Luce, Salvatore ont souvent insisté sur le fait que, pendant leurs activités agricoles, mais aussi dans leur quotidien, ils chantaient sans arrêt, avec le plaisir de chanter ensemble.

Le fonctionnement de l’expérience esthétique

18 Quand Paolo était jeune, il se déplaçait avec sa charrette pour transporter les produits de la terre. À chaque fois que je l’ai rencontré, il m’a raconté avec fierté un épisode de sa jeunesse, à l’époque où il était un chanteur en pleine vitalité. Un jour, pendant la période des vendanges, il chantait comme d’habitude, en avançant sur sa charrette. Un groupe de femmes qui travaillait dans un vignoble des alentours, fasciné par sa voix et son chant, cessa toute activité pour l’écouter et jouir de sa voix. Bien que ce récit ne présente pas la formulation d’un jugement de goût, ni des énonciations qui auraient trait au champ sémantique du beau, il contient la trace évidente d’une expérience esthétique au sens posé par J. M. Schaeffer. L’attention des femmes pour la voix de Paolo a pris la forme d’une activité cognitive chargée affectivement, au sens où l’activité attentionnelle vis-à- vis de cette voix s’accompagne d’une satisfaction découlant du plaisir qu’elle est capable d’engendrer. Cette attention chargée affectivement, qui n’est que l’accomplissement d’une expérience esthétique, se manifeste par une réponse physique : les femmes cessent de travailler pour écouter la voix de Paolo.

19 Une étude du fonctionnement de l’expérience esthétique ne peut être réduite au domaine de la catégorisation du goût car, comme mentionné plus haut, le beau et le goût ne représentent qu’une portion du champ de l’esthétique. Cependant, une recherche portant sur le beau peut s’avérer fructueuse si conçue comme une porte d’entrée possible pour investiguer ce champ. Une expérience esthétique « n’est pas une réalité simple, réductible à une essence, à une définition par conditions nécessaires et suffisantes, mais

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un mixte, une combinaison d’éléments hétérogènes, variable selon les cultures » (Molino et Nattiez 2007 : 382).

20 Des chanteurs comme Cosimino et Paolo, passionnés par le chant, ne s’attarderaient pas à formaliser un discours pour discuter ou communiquer la beauté d’une voix. D’ailleurs, à toute interrogation ponctuelle sur le beau dans leurs pratiques vocales, ils ont systématiquement évacué la question avec une tautologie du type : « Cette voix est belle parce qu’elle est belle ». Pour tout le groupe de chanteurs, une voix peut être qualifiée de « belle » pour la simple raison qu’elle se fonde sur un modèle implicite préexistant, qui réside dans leur mémoire et qui ne s’explicite que dans la pratique elle-même. La tautologie serait donc une réponse automatique à une sorte de savoir implicite qui veut que les comportements culturels, telle la pratique vocale, tirent leurs normes sous- jacentes de leur reproduction, sur laquelle les chanteurs ne s’interrogent pas parce qu’elle s’appuie sur le sens commun. Selon le même principe, on pourrait aussi qualifier de tautologique la conduite des paysans qui, en réponse à la question « à quelles caractéristiques doit répondre une voix pour être considérée belle ? », se mettent à chanter. À défaut, les chanteurs détournent la question en entamant un récit de vie qui contient un épisode lié au chant et au travail à la campagne.

Fig. 1. De gauche à droite : Cosimino Chiriatti, Antonio Costantini et Dario Muci. Avril 2010, Martano (Lecce).

Photo Attilio Turrisi.

21 Comment le détournement des questions portant sur la beauté d’une voix par l’amorce d’un récit de vie peut-il constituer une porte d’entrée pour accéder au fonctionnement de l’expérience esthétique auprès des chanteurs paysans de Martano ? Leurs récits contiennent en effet une forte indexicalité qui fait que chaque parole, notion, attitude ou processus de communication des chanteurs paysans est potentiellement révélatrice du contexte auquel ils se réfèrent. Un élément ressort systématiquement tant de

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l’observation du quotidien que, surtout, de l’analyse de leurs discours spontanés : c’est l’attachement au monde rural et à leur vie d’autrefois à la campagne.

22 Les indices de la persistance du monde agricole dans leurs ressentis sont présents à plusieurs niveaux dans leurs récits. La vie rurale était organisée sur la base des cycles naturels (jour/nuit, lumière/obscurité, saisons) qui réglaient les activités de travail. Leur temps s’écoulait en harmonie avec les rythmes temporels et spatiaux imposés par la nature et l’environnement. Les discours des chanteurs se développent ainsi autour de trois éléments clés : la campagne, l’activité agraire et le chant. Les chanteurs paysans comme Cosimino, Paolo ou Antonio contribuent à maintenir de nos jours un lien fondamental entre la pratique vocale et l’espace-temps de la campagne. Celle-ci est évoquée comme le lieu duquel émanent des éléments positifs, parce qu’elle leur a assuré la subsistance. Dans tous leurs témoignages, ces chanteurs soulignent leur attachement et leur nostalgie vis-à-vis d’un monde qu’ils qualifient systématiquement et sans aucune hésitation de « beau », tout en reconnaissant que leurs conditions de vie y étaient difficiles. La pratique du chant, tant en solo qu’en groupe, participait et participe encore de ce sentiment de beauté.

23 Dans cette perspective, le détournement de la question par une réponse en forme de récit de vie à la campagne ne serait qu’un raccourci logique derrière lequel se cache un mécanisme bien défini : à travers ce récit, le chanteur met la pratique vocale en relation avec le contexte dans lequel elle se déroule, à savoir la campagne. Le récit de vie nous est donc rapporté pour sa valeur esthétique. Ainsi, comme dans un syllogisme, on pourrait affirmer que le chant qui s’y manifeste acquiert le même potentiel esthétique que son contexte. En définitive, face à une interrogation directe concernant leur relation esthétique avec la voix, les chanteurs paysans renvoient systématiquement à un récit de leur vécu attaché à l’univers rural, parce que c’est en relation avec ce vécu que l’expérience du chant prend toute sa portée esthétique. Il faut donc détecter la logique sous-jacente aux attitudes verbales spontanées pour comprendre que le monde rural est la carte conceptuelle à laquelle les discours produits autour de la musique font systématiquement référence : les paroles employées renvoient aux valeurs de la vie à la campagne, qui correspondent à celles que la pratique vocale incarne (Gervasi 2013). Le monde rural et la pratique vocale sont en fait des éléments indissociables dans la mémoire de ces chanteurs paysans : tout en étant apparemment détachée du champ de l’esthétique, cette association en représente, à vrai dire, la clé d’accès et l’explication.

24 En définitive, tous les épisodes que les paysans ont tenu à raconter pour éviter de répondre à une sorte de fausse question sur la beauté de leur chant, contiennent au moins quatre des traits distinctifs d’une conduite esthétique tels que les énonce Jean-Marie Schaeffer (2000 : 15). Il s’agit de l’implication de la notion de plaisir, du lien fort entre les émotions esthétiques du sujet et son histoire personnelle ainsi que celle de sa communauté, de la continuité entre la pratique musicale et la « constellation perceptive » de la vie de tous les jours, et enfin du rappel que la vie quotidienne est une source permanente de moments d’attention esthétique. Le chant, évoqué par le souvenir des temps vécus à la campagne, recouvre une valeur affective très forte. La pratique vocale constitue, pour les chanteurs paysans de Martano, une activité d’attention qui, du fait de son lien avec un temps passé, perçu et revécu comme propice dans leur mémoire, se charge d’une disposition affective positive. En raison de l’association avec ce temps propice, le chant devient une source de plaisir, engendrant pour cela de véritables expériences esthétiques.

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La voix du trainiere comme objet d’attention esthétique

25 La dimension esthétique participe d’un univers spécifique qui est celui de la vie rurale et des activités agraires, au point qu’elle tire toute sa raison d’être de ce contexte. La portée exégétique de l’univers agricole est donc significative : l’expérience esthétique des chanteurs de Martano passe par le souvenir de situations où le chant soulage des fatigues du travail agricole, renforce les liens entre les groupes de travailleurs, en consolide le sentiment de solidarité et constitue un moyen pour se faire entendre, apprécier et reconnaître au sein de la communauté. Dans cette perspective communautaire, dimension esthétique et fonction s’articulent dans un rapport spécifique, se compénètrent et se justifient mutuellement. Auprès des chanteurs paysans de Martano, cette compénétration est particulièrement évidente dans la pratique du chant du charretier (aria del trainiere).

26 À ce propos, Paolo précise : « Il faut un certain corps pour chanter [les arie de trainieri], et des poumons appropriés ». Bien que la pratique du chant soit grandement diffusée et partagée dans les communautés agricoles, il existe différents degrés de compétence, d’expertise et de virtuosité, de telle sorte qu’un chanteur peut être reconnu comme spécialiste à l’intérieur de sa communauté. Selon Paolo, « apprenait vraiment à chanter celui qui était passionné par le chant, mais en même temps qui possédait une bonne voix. Il s’agit donc d’une question de passion et de poumons ».

27 Pour la communauté de chanteurs paysans de Martano, la capacité d’un charretier d’« occuper » par son chant une distance de plusieurs kilomètres manifeste sa compétence de chanteur5. Et cela parce que la description des distances spatiales entre les lieux du travail agraire se fait également par le biais de la voix du charretier. Voici comment Salvatore décrit la voix de Paolo, en exaltant notamment la capacité de projection : Ce n’est pas une voix fermée sur elle-même. Elle est capable de s’éloigner dans l’espace et de résonner à grande distance. Lorsqu’il chargeait sa charrette de foin, les grosses balles formées pouvaient atteindre une hauteur considérable. Paolo chantait assis au sommet de ces balles, d’où sa voix se projetait jusqu’à cinq ou six kilomètres environ.

28 Dans ce genre de performance, il est également nécessaire de contrôler, comme Cosimino nous l’apprend, le rendement et la tenue de la voix sur les longs chants pendant lesquels les sons sont projetés sur une longue distance. L’état de santé, tout comme la condition physique et la capacité pulmonaire du charretier, représentent des indices significatifs de son potentiel vocal et constituent des conditions indispensables afin que son statut de chanteur trainiere soit socialement reconnu par les autres membres de la communauté. Nombreux sont les récits de ces chanteurs qui les décrivent comme forts et endurants, calquant d’ailleurs des stéréotypes diffusés dans la tradition rurale de l’Europe occidentale6. Une relation directe est ainsi établie entre la puissance d’une voix, qui permet la projection sur des longues distances, et la dimension esthétique de la pratique vocale d’un trainiere.

29 Paolo décrit comme suit sa voix de trainiere : Hé, ma voix était belle parce qu’on pouvait l’entendre d’un village à l’autre. Elle était forte, très forte, et claire. Quand j’avais vingt ans, ma voix était très claire, son

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volume était élevé et le portamento était très bon. C’était normal que les gens l’aiment. […] Si un chanteur trainiere n’était pas capable de se faire entendre à trois ou quatre kilomètres de distance, ce n’était pas un vrai charretier. Ma voix est une voix de trainiere. Cela est lié à ma propre nature, à mes poumons, à mes organes…

30 Du point de vue performatif, le chant de charretier se caractérise par une émission vocale tendue, une articulation relâchée des syllabes mélodiques, une mélodie peu rythmée et un registre aigu, dont les fréquences sont à même de franchir l’espace et de se projeter loin de la source d’émission (Agamennone 2005). On pourrait dire que la contrainte du chanteur trainiere est de dépasser, à travers des solutions musicales adéquates, les conditions environnementales – de vastes espaces ouverts – afin de produire un chant qui puisse atteindre sa fonction expressive.

31 Cette capacité du charretier à dépasser les contraintes relève de la dimension esthétique du chant : sa voix est source d’attention esthétique quand elle est puissante, fait preuve de techniques d’émission appropriées lui permettant de se projeter dans l’espace, mais aussi quand elle active des relations entre un individu et sa communauté, quand elle affirme une présence, celle du chanteur, dont le timbre unique et la façon spécifique d’exécuter le chant en confirment l’identité.

32 Paolo confie que ses amis qui aimaient sa voix et sa façon de chanter attendaient, avant d’aller se coucher, de pouvoir l’entendre chanter quand il passait près de chez eux avec sa charrette, en rentrant chez lui. Sa femme, comme celle de Cosimino, témoignent qu’elles s’entraînaient à calculer la distance (même plusieurs kilomètres) et le temps nécessaire pour que leur mari rentre, à partir de l’intensité perçue de sa voix.

33 Que nous révèlent ces confidences ? Le cas des amis qui attendent la voix de Paolo avant de se coucher indique que le chant devient source de plaisir esthétique quand il annonce une présence et sert à renforcer les liens au sein d’une communauté. Les confidences des femmes des charretiers révèlent, quant à elles, deux choses. D’abord, que le chant répond à une fonction précise, celle de communiquer une information, à savoir la distance du chanteur du lieu de destination et le temps nécessaire pour s’y rendre. Ensuite, que la voix doit être bien caractérisée du point de vue formel pour être reconnaissable : la voix du charretier doit être associée à un corps et à une identité précis. Corrado Bologna écrit que les niveaux, les timbres, les couleurs, les registres, les tons, les placements individuels des voix, peuvent être considérés comme des stéréotypes collectifs et sociaux (Bologna 1992 : 91). C’est pourquoi le chanteur charretier développe une vocalité fortement connotée, du point de vue du timbre, dans l’idée qu’elle soit reconnue, identifiée, mais aussi appréciée. S’il peut paraître évident que l’identité est liée aux qualités propres de la voix, notamment le timbre et la puissance, une triangulation peut ici être établie entre identité, efficacité et dimension esthétique. En définitive, le recours au chant est à la base d’une représentation spatiale de la distance entre la source (le charretier) et le destinataire et une sorte de forme de communication sociale de l’identité du chanteur, une source de plaisir pour la communauté (Gervasi 2012).

34 Le cas du charretier confirme également l’attachement des chanteurs paysans aux espaces (physiques et sociaux) du monde rural. La voix et ses qualités émanent d’une adaptation à l’environnement et d’une participation active des corps chantants à cet environnement. Le chanteur est, comme le dirait Ingold (2000), un organisme imbriqué dans un espace physique et social particulier.

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35 Le chant est ainsi la résultante de la négociation entre le potentiel vocal du chanteur et les contraintes – performatives, physiologiques, environnementales, expressives – liées à l’espace qui l’entoure. C’est l’ensemble de ces facteurs qui en fait toute l’esthétique.

36 Reconsidérer la question esthétique dans les termes d’une expérience sensible invite en définitive à porter l’attention sur la relation entre l’individu et son environnement, à partir du présupposé qu’un sujet perçoit et fait l’expérience de son monde à travers son propre corps. Comme le souligne Merleau-Ponty (1976 : 240 et 348), le corps constitue l’ouverture perceptive au monde. Il peut donc être considéré comme une sorte de témoin de l’enracinement de l’individu dans son propre monde, vécu dans les termes d’une historicité et d’une intersubjectivité. Les paysans retrouvent dans une voix chantée ce que Schaeffer appelle une source d’attention esthétique lorsque cette voix est chargée affectivement, puisque les membres de la communauté y reconnaissent une voix familière. Le chant du trainiere en particulier est un moyen d’orientation dans l’environnement physique et humain, une des expressions par lequelles les chanteurs paysans faisaient l’expérience du monde de la nature et de leur monde social.

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NOTES

1. Martano est un village de la province de Lecce, situé dans la partie centre-est de la région salentine, à environ 22 kilomètres du chef-lieu. 2. Analysant la relation entre musique et travail, Francesco Giannattasio (1992 : 218-230) propose trois différents types d’interaction entre les deux termes : la musique de travail qui sert à coordonner les actions liées à une action spécifique ; la musique du travail qui ne possède pas une fonction dynamique, mais accompagne un travail ; la musique sur le travail, comme les chants de protestation sociale, ou ceux dont le texte chanté parle du travail ou le décrit. Le cas pris en compte ici correspond au deuxième type, celui d’une musique du travail. 3. Dans le domaine musical, voir les différentes contributions de Simon Frith à propos de la question des jugements de valeur de la musique pop et la fonction de ces jugements dans l’élaboration de l’expérience d’écoute de la musique populaire, et du discours sur la valeur de chaque musique en fonction de son degré d’industrialisation (Frith 1996, 2003, 2007). 4. Le dépiquage est l’opération au cours de laquelle le grain est séparé des gerbes de blé. Celles-ci sont disposées de façon circulaire dans une cour, le piétinement d’un cheval se chargeant du battage. 5. Le philosophe de la musique Carlo Serra a publié en 2011 une réflexion intéressante sur la portée esthétique de la relation entre voix chantée et espace. Il recherche dans plusieurs cultures (pygmée, inuit, grecque ancienne, pop, etc.) les images qui reflètent la manière qu’a chaque société de s’approprier le monde à travers les sons de la voix.

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6. Ces adjectifs correspondent aussi, par exemple, aux qualificatifs que Sylvie Bolle-Zemp a enregistrés sur son terrain suisse pour décrire l’armailli (Bolle-Zemp 1991 : 119)

RÉSUMÉS

Une fréquentation intense et prolongée entamée en 2008 avec un groupe restreint de chanteurs paysans du Salento, dans le sud de l’Italie, a permis d’approfondir la question de l’expérience esthétique dans un contexte de tradition orale. Comment aborder la dimension esthétique au regard d’un répertoire de chants de travail ? Récemment, le philosophe français Jean-Marie Schaeffer a insisté sur le fait qu’une expérience esthétique est une activité cognitive. Qu’il s’agisse d’une œuvre d’art ou d’une rencontre avec le monde environnant, humain ou non, l’activité mentale est la même : il s’agit d’une modalité cognitive grâce à laquelle l’être humain prend connaissance du monde. Dans cet article, je propose de considérer la dimension esthétique de la pratique vocale des chanteurs paysans salentins comme une expérience « incorporée », un moyen d’orientation dans l’environnement rural auquel cette pratique est attachée.

AUTEUR

FLAVIA GERVASI

Flavia Gervasi, Professeure à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, enseigne la sociomusicologie et la world music. Ses recherches concernent l’expérience esthétique reliée aux pratiques vocales des chanteurs paysans et revivalistes de la région des Pouilles, dans le Sud de l’Italie ; les politiques culturelles ; la festivalisation et la création musicale dans les circuits de la world music. Elle a dirigé un livre sur la voix chantée, Le dimensioni della voce. Una introduzione all’espressività dei prodotti vocali (Besa 2015), et prépare un livre issu de sa thèse de doctorat, qui sera publié chez Vrin sous le titre Ethnomusicologie et esthétique : de la recherche de terrain à la réflexion épistémologique. Une étude comparative de la vocalité de tradition orale au sud de l’Italie. Flavia Gervasi codirige avec Michel Duchesneau l’équipe de sociomusicologie de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (Faculté de Musique, Université de Montréal).

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De la délectation à la médication. L’évolution des conceptions de l’effet de la musique dans l’ancien monde musulman

Jean During

1 Si l’ethnologie fait partie des sciences historiques comme le pense Lévi‑Strauss, l’ethnomusicologue est convié à éclairer le présent à la lumière diffuse du passé, et pas seulement sous le projecteur de ses observations. Par exemple, l’observation de l’évolution récente de certaines traditions d’Asie intérieure révèle que la promotion de la musique comme « art » et du musicien comme « artiste » (honarmand en persan, dari et uzbek, sanatçı en turc) plutôt que prestataire de service, s’est affirmée au cours des derniers siècles, notamment au début du XXe, et ce, probablement sous l’influence de l’Occident. Parallèlement, au cours de cette période, dans l’espace pluriculturel de l’Islam, la musique s’est progressivement dégagée à la fois de la métaphysique et de sa fonctionnalité, pour revendiquer son autonomie.

2 Cette évolution semble naturelle et inéluctable dans la perspective de la modernité ; cependant un zoom arrière sur la finalité et les fonctions de la musique dans l’histoire de cet espace révèle d’autres axes de changements qui lui sont propres.

Affects et humeurs

3 Le fil conducteur de l’éthos et de l’efficacité de la musique nous conduit du présent à un passé immémorial ou vice versa. Ainsi dans la culture arabe, l’idée que la musique a pour finalité de « transporter » l’auditeur, a toujours cours. Elle couvre le champ de l’émotion, de l’enthousiasme, des sentiments, de l’aperception et de la modification des états de conscience, avec un passage obligé par la titillation des sens et une incitation au mouvement. L’impact global est un affect spécifique que traduit le terme tarab, avec une touche identitaire affirmée par le proverbe « celui qui n’a pas éprouvé le tarab, ne fait pas

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partie des Arabes1 ». D’autres vocables évoquant ce genre d’émotion ou d’affect, sont courants en Asie intérieure avec leurs nuances propres (hâl, saltana, dard, gham, ân, etc.). Ceci est bien connu, mais la façon dont cette propriété est analysée et insérée dans des représentations et étayée par des pratiques, mérite une attention particulière. Dans l’espace culturel arabo-musulman, il s’agit notamment des correspondances entre la nature humaine (les humeurs) et les sons (mode, timbre, registre, type mélodique). Le terme arabe maghrébin tab’ (pluriel tubû’) pour désigner les modes (maqâm), a le sens de nature, caractère, tempérament. À partir des conceptions simples de l’impact de la musique sur l’âme humaine sont tissées des connexions de plus en plus complexes entre le système des modes (maqâm) et le tempérament des auditeurs, lequel se reflète dans des types physiques2. Cette évolution s’étend environ entre le Xe et le XVIIe siècle depuis le Maghreb jusqu’à l’Inde du Nord. Du souci de l’optimisation de l’effet et de la recherche des voies de la délectation, on passe à l’action thérapeutique, à la médication. Une musique conçue selon la nature humaine et parlant au corps, c’est peut-être ce que cherchait Nietzsche si l’on en juge par ses revendications : Mon pied a besoin de cadence, de danse, de marche (or, au son du « Kaisermarsch » de Wagner, même le jeune Kaiser serait bien en peine de marcher au pas !) – c’est qu’il exige avant tout de la musique l’ivresse de bien marcher, de bien aller au pas, de bien danser. Mais mon estomac ne proteste-t-il pas lui aussi ? Et mon cœur ? Ma circulation sanguine ? Mes entrailles ne s’affligent-elles pas ? Est-ce que, sans y prendre garde, je ne m’enroue pas ?… Pour écouter Wagner, j’ai besoin de pastilles Géraudel… Qu’attend donc de la musique mon corps tout entier ? … Je pense que c’est de s’alléger 3 »

4 Toutefois, au fil des siècles et avec les changements qui affectent les modes d’une école à l’autre et la compilation constante des traités antérieurs, les correspondances deviennent incohérentes et obsolètes, et finalement les mises en système se désagrègent. Le souci d’efficacité passe à l’arrière-plan et les aspects thérapeutiques ne sont plus qu’un lointain souvenir. On revient à des conceptions plus classiques centrées sur les demandes de l’âme ou de l’esprit, qui rejoignent la notion moderne d’une musique d’art s’efforçant de se dégager de sa fonctionnalité, tout en maintenant un discours de tradition.

5 Une archéologie des idées sur l’effet de la musique permet de dégager plusieurs strates qui correspondent par ailleurs à un ordre logique, allant de quelques constats simples pour culminer en systèmes complexes, lesquels finissent par s’effondrer en laissant toutefois des traces. Dans un premier temps, il est juste question de quelques affects (cf. infra), puis sont établies des catégories simples que l’on peut déjà qualifier d’esthétiques, lesquelles se ramifient en arborescence, tendant à couvrir quasiment toutes le champ de représentation du monde, en particulier de la nature humaine. À ce niveau, la musique, et plus précisément les modes (maqâms) sont dotés de surcroît de propriétés thérapeutiques qui s’éventent en quelques siècles, après quoi elle investit ou réinvestit sa vocation esthétique.

6 Une évolution parallèle, quasiment synchronique, marque les conceptions esthétiques de l’Inde, avec le concept de rasa (saveur) définissant l’éthos des modes (râga). « Le postulat corrélatif, qui durant de nombreux siècles maintint en contact l’élément musical avec une divinité, une caste, une couleur, etc., perdit graduellement de son autorité à partir du milieu du XVIe siècle. […] La relation râga – rasa perdit toute crédibilité dans la tradition carnatique » (Bruguière 1994 : 36).

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Les fondements de l’efficacité de la musique

7 A ce stade ultime, on retourne à la case départ, au principe attesté par de vieilles anecdotes selon lesquelles la même mélodie peut produire des effets opposés (ce qui rejoint le point de vue bien connu de Hanslick (1854). On rapporte que Pythagore guérit un homme rendu fou par une mélodie en lui faisant jouer la même mélodie. L’idée est reprise treize siècles plus tard : on amène au soufi Junayd de Bagdad un homme qui perdit la raison en entendant psalmodier un verset du Coran ; le cheikh prescrit simplement de lui cantiller une nouvelle fois ce verset. L’ambivalence de l’effet est reprise couramment dans les commentaires anciens et contemporains sur le samâ’ (l’audition rituelle soufie). Elle est souvent illustrée par de délicates miniatures où l’on voit un derviche en larmes, un autre hilare, l’un qui danse, un autre en état de contemplation. Il en est toujours ainsi dans ce genre de rituel.

8 Ce principe élémentaire sera dépassé durant plusieurs siècles par des spéculations sur la spécificité de l’effet des sons musicaux, avant de retrouver sa pertinence dans des approches esthétiques modernes de portée très générale.

9 De nos jours, on considère couramment que chaque mode (maqâm) penche soit du côté de la nostalgie, soit de la joie. Certains maqâm semblent se ranger dans la catégorie médiane, ou encore évoluer d’une polarité à l’autre au cours de la performance, en passant par un point d’équilibre. Un maître de l’école classique persane, interrogé à ce sujet, qualifiait chacun des 12 modes (dastgâh, âvâz) soit de triste (gham), soit de joyeux (shâd), ou encore de « bon » (khub), un qualificatif un peu vague, qui peut se comprendre comme équilibré, serein, apaisant. D’un autre côté, l’ethos musical dominant, dans certaines écoles de maqâm, notamment en Asie intérieure est globalement qualifié de nostalgique (anduh en persan), dans un sens noble qui transcende l’affliction. Les Ouzbeks du Ferghana qualifient un de leurs styles classiques vocaux de « pleurant » (yghlagish oslub), ce qui est attesté par quelques compositions canoniques intitulées « Pleurs » (Girya, dans quatre variantes rythmiques).

10 Mise à part cette réduction esthétique et l’amphibologie possible des mélodies, l’effet de la musique est réduit par certains auteurs anciens4 à deux grandes familles d’ethos : celle qui donne force et courage et celle qui induit nostalgie ou tristesse (hozn) ; ou encore, d’un côté l’épanouissement (bast) de l’autre la contraction (qabz). À partir de cette polarité, des attributs variés sont possibles, qui se résument à : enthousiasme vs. nostalgie, ou joie vs. tristesse. Ces catégories, sans être universelles, se retrouvent dans bien des cultures. Plus généralement, on distingue deux ethos et leurs contraires, ce qui fait quatre.

11 Selon l’encyclopédie des Ikhwân as-Safâ, (Xe siècle)5, les affects de base sont : la joie et son inverse la tristesse ; l’apaisement, le calme et son inverse, l’excitation, le courage. Ils ne précisent pas si ces quatre ethos fondamentaux, correspondent à quatre types de musique. On pourrait objecter que l’un des couples relève du sentiment, et l’autre du mouvement, ou encore des affects et de la dynamique. Cependant cette nuance n’entre pas dans la systématisation des Anciens. Un traité indo-persan datant de 1646 suggère que le passage de deux à quatre est en rapport avec l’évolution du luth de référence, qui à l’origine avait deux cordes (grave bam et aigu zir) auxquelles on en a rajouté deux autres, situées entre la grave et l’aiguë6. L’évocation du tanbur à deux cordes et du ‘ud ou barbat à quatre cordes renvoie explicitement huit siècles en arrière, à la doctrine des ethos fondée dès les plus anciens textes arabes7 et immortalisée par al-Kindî8.

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12 Le système du monde élaboré par ce grand savant établit les correspondances entre le temps (saisons, zodiaque, heures du jour), le cosmos (planètes, éléments, couleurs et parfums), l’anthropologie (phases de la vie humaine, tempéraments, traits psychologiques), les sons, les quatre rythmes de base et leurs variantes, ainsi que le timbre et le registre des quatre cordes du luth9. À partir de l’intégration de la musique dans l’anthropologie traditionnelle, l’effet recherché peut se préciser bien au-delà d’une activation des affects. Rédigé en 1082, le Qâbus Nâme10 déclare (p. 196) : « Le plus grand art pour un interprète (khonyagar) est de s’adapter au tempérament des auditeurs ». Le point à retenir est qu’il s’agit d’art, de délectation, pas encore de médication ; les principes opérationnels sont les mêmes, mais le rôle du musicien est de plaire aux auditeurs, non de les soigner (à moins de prendre en considération les vertus énergétique et cathartique de la musique, qui de l’avis général et de nos jours encore, rejoignent les médecines douces et la psychothérapie).

13 Cet ouvrage précise : Vois si quelqu’un dans l’assemblée est sanguin, et joue-lui du dotâr (do rud) ; s’il est de teint jaune (bilieux), joue dans l’aigu, s’il est maigre et noir (bile noire), joue du setâr, s’il est blanc de peau, gros, et humide, joue davantage dans le grave, car les cordes ont été conçues selon les quatre tempéraments, et les savants de la science musicale ont élaboré cet art selon les quatre tempéraments des humains (p. 196).

14 Ces conseils sont fondés sur la doctrine des tempéraments ou humeurs, mais la correspondance avec la musique ne prend en compte que le timbre et le registre des instruments, comme al-Kindî l’avait fait plus de deux siècles auparavant.

15 Les modes (maqâm, tubu’) ne seront pris en compte qu’après la classification opérée par les scolastiques du XIIIe siècle comme Safîuddîn Urmawî et Qotboddin Shirâzi, classification qui s’opère sur la base de 12, un nombre hautement symbolique. Par la suite, les facteurs du timbre et du registre seront négligés, de même que le tempo et le rythme, au profit d’une polarisation sur les modes (maqâm, râh, parde, tariqa, tab’).

16 Le souci de délecter l’auditoire est développé dans certains traités persans du XVIe-XVIIe siècle de façon très prescriptive. Par exemple, on lit dans le Behjat ol-ruh : S’ils sont de peau noire, secs et maigres, il faut leur jouer des airs rapides et dans l’aigu comme Segâh, Neyriz Zâbol, Maghlub et Salmak […] alors, ils seront contents […] et donneront leur âme et tout ce qu’ils possèdent aux musiciens (p. 58).

17 Cette correspondance se trouve dans les mêmes termes dans le traité de médecine cité plus haut. Il s’agit donc d’abord de plaire aux auditeurs au point que dans leur enthousiasme, ils fassent des dons aux musiciens. L’aspect d’échange est toujours évident dans certaines pratiques musicales des cultures de l’aire musulmane, surtout dans le contexte des fêtes séculaires et spirituelles. Les soufis ont explicité le sens de cette pratique et l’ont codifiée. Les qawwal indo-pakistanais, par exemple sont littéralement recouverts de billets de banque durant leur performance11.

18 Ce même traité va plus loin en ciblant des classes sociales : S’ils sont militaires, turcs, sanguinaires, belliqueux, il faut leur jouer quelque chose qui commence dans le grave et finit dans l’aigu, comme Râst, Panjgâh, ‘Erâq, Dogâh et Neyriz. Pour les marchands du bazar : Hoseyni… Pour les rois, Hoseyni (sic !, comme pour les marchands), ‘Erâq, Zangule, Râst, Panjgâh et Segâh. Pour les savants, ‘Ozzâl, Gavesht, Shahnâz, Segâh et Bastenegâr (p. 58).

19 Alors que, quelques lignes plus haut, il était encore question de tempo et de registre, ici, seuls sont envisagés les modes (maqâm). D’autres écrits de la même période12 donnent des

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correspondances différentes. La systématisation se complique encore dans le Tebb-e Dârâ Shokûh, qui mélange dans le même paragraphe les ethnies, les professions, et les complexions, Râst est pour les savants, Chahargâh pour les Indiens, Hoseyni pour les femmes, Segâh pour les militaires ; Navâ pour les gens de Rum, Panjgâh et Neyshâburak pour ceux au teint hâlé et rouge, Mokhâlef et ‘Erâq pour les Khorâsanais ; ‘Ozzâl et Chahargâh pour les gens à peau bronzée ; ‘Oshshâq et Navâ pour ceux à peau blanche, Zangule et Neyriz pour les sportifs, Segâh et Hejâz, pour les vieux.

20 Ces prescriptions varient d’un texte à l’autre et, de plus, leurs contradictions internes leur enlèvent beaucoup de crédibilité, même si l’on admet que la taxinomie des maqâm varie d’une région et d’une époque à l’autre.

21 Par ailleurs, le bon sens nous dit que la correspondance entre les modes et les tempéraments ne peut être prise en compte que dans le cas où l’on s’adresse à un, voire à deux ou trois auditeurs, considérés comme des patients à traiter. Dans le contexte d’un concert il y a peu de chances que tous les auditeurs soient de complexion humide et chaude par exemple. Ce souci explique peut-être que certains traités attribuent les modes à des classes sociales : tels maqâm pour les rois, pour les cheikhs, les agriculteurs, les Kurdes et les montagnards (tous ensembles) ; tel maqâm pour les ministres, les aristocrates, les savants et les juristes ; tel autre pour les émirs, les Turcs et les militaires ; Navâ et Hejâz pour les khân ; Busalik et Rahâvi pour les scientifiques, les gens de plume, enfin Râst pour les gens ordinaires, etc. (Shirâzi 1646 : 321).

22 Cet énoncé soulève quelques doutes. On ne saisit pas la nuance entre rois, émirs et khâns, et si l’on perçoit bien la pertinence des relations entre maqâm, zodiaque, humeurs et autres, on ne voit pas sur quoi se fonde l’attribution des maqâm à des professions, à moins de relier celles-ci au zodiaque ou aux éléments (feu, eau…). Il n’existe pas de données concernant la division systématique des classes socioprofessionnelles au Moyen-Orient, en dehors des catégories prêtres-savants, militaires et dirigeants, commerçants et artisans. Aucun auteur n’envisage le cas d’une assemblée comprenant des auditeurs de tempéraments différents, mais il est vrai que, compte tenu des conditions du concert de l’époque (à la cour, au café, en privé avec des courtisanes, entre lettrés, etc.), il y a des chances pour que les participants appartiennent à une classe sociale commune, voire à une caste : par exemple savants, militaires, ou commerçants, ce qui justifierait les correspondances de ce type.

Le passage de la délectation à la médication

23 Une fois établies les correspondances entre paramètres musicaux et tempéraments, il est possible de choisir des airs exerçant un effet plus profond sur l’auditeur. À ceux de complexion chaude et humide, on fera entendre des modes, des rythmes, ou des timbres chauds et humides. En conséquence, comme l’expliquent les traités les plus anciens, « à celui dont la nature est froide et sèche, il ne faut pas jouer une mélodie chaude et humide ». Inversement, « pour un malade, le remède consiste à jouer les mélodies dont l’effet est opposé à sa nature » (Shirâzi 1646 : 330). La maladie étant provoquée par l’excès d’une humeur, on peut agir sur elle par des sons dont les propriétés sont inverses.

24 Avant d’aller plus loin, il faut souligner que, contrairement à des conceptions très répandues en Occident, et selon les sources auxquelles on se réfère, les sons n’agissent pas directement sur le corps13 comme dans le cas d’une vibration ou d’une onde, mais par

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l’esprit (rûh), en tant que nourriture de l’âme (selon une formule courante). Ahmad Tusi, au XIIIe siècle, écrit dans son Bawâriq ul-’ilma : « Lorsqu’un son mesuré affecte l’être intérieur, il agite l’esprit qui cherche à s’élever, et le corps se trouve mû par le mouvement de l’esprit. Alors apparaît un échauffement, et les éléments superflus de sa nature se dissolvent14 » (p. 101).

25 Les vertus curatives de la musique étaient connues dans l’espace culturel couvert par l’Islam, notamment par les Grecs dont la doctrine des ethos était connue savants arabes. La musique était déjà utilisée dans la Perse antique pour soigner les dérangements mentaux, notamment, selon Jâhiz (m. 869), la mélancolie. Abu Nasr Sarrâj (m. 988) est peut-être le premier à attester un usage spécifiquement thérapeutique de la musique lorsqu’il dit que « beaucoup de malades ont été soignés par le samâ’ » (p. 269). Al-Bokhâri, dans une formule analogue, affirme que « beaucoup de malades mentaux (divânegân) ont été soignés par l’audition musicale et sont revenus à la raison » (V, 198)15. ‘Abdolqâder Marâghi, le fameux compositeur et théoricien persan du XIVe siècle, reconnaît que pour la plupart des maladies, l’efficacité du traitement dépend du moral du patient. Celui-ci « a besoin d’éléments réjouissants extérieurs au corps qui touchent son cerveau ». Pour lui, l’effet thérapeutique de la musique relève de ce qu’on appelle « médecine douce » ou « de confort ». Selon ce principe, certains hôpitaux étaient dotés d’un salon de musique. C’était le cas de celui d’Edirne en Turquie, construit en 1370, ou du Shifâ’iyya de Devrigi (province de Sivas) terminé en 1228. Dans ce dernier, une fontaine était aménagée de telle sorte que le murmure de l’eau exerçait un effet apaisant. Il y a encore quelques décennies, à Fès au Maroc, un orchestre se produisait une fois par semaine à l’asile psychiatrique16.

26 Avec le temps, les prescriptions thérapeutiques passent du champ psychique au terrain somatique, avec une nosologie et une thérapeutique en apparence extrêmement précises, invoquant des facteurs extra-musicaux, comme les astres et le rythme biologique du patient. Cependant, rien ne permet de dire que les prescriptions qui foisonnent dans les écrits du XVIe et XVIIe siècles ont été appliquées, d’autant qu’à l’époque contemporaine, il n’en reste quasiment rien qu’un vague souvenir.

27 Sans nous étendre davantage sur ces données abondantes, on relèvera quelques propriétés tirées du traité de médecine cité (Shirâzi 1646 : 331). Les docteurs disent que : RÂST soigne la paralysie, les migraines et encéphalites (sarsâm o barsâm) ; ZIRAFKAND (qu’on appelle aussi Shahnâz) combat les tremblements et palpitations ( xafagân) et les maladies du sang ; KUCHAK est pour les maux de tête, les palpitations et les maladies du sang ; RAHÂVI est pour la paralysie, les lumbagos, l’arthrite ; BOZORG est pour les maux d’estomac, le mal au dos, pour développer la compréhension et la mémoire ; ZANGULE est pour les maladies cardiaques ; il donne la joie enlève la soif, les otites, met l’organisme en mouvement ; ‘OSHSHÂQ enlève les maladies causées par les souffles ( ? bâd) chauds et secs ; HOSEYNI combat la forte fièvre ; NAVÂ est un remède contre les pensées noires, contre la sciatique et le mal aux reins, il apporte la joie.

28 Ces catégorisations s’exposent à quelques critiques de bon sens, tout comme celles qui visent à optimiser l’effet sur l’auditeur :

29 a) Seuls les modes sont pris en considération, alors que les écrits les plus anciens ne parlent pas des modes, mais bien plutôt des rythmes, avec leurs vitesses et leurs

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structures. Le Tebb-e Dârâ Shokuh fait une allusion aux tempos rapides appréciés par les gens secs, bruns et minces. Pourtant le rythme a sa place dans le diagnostic par le biais du pouls, non seulement par son tempo (Fârâbî distinguait trois vitesses), mais par sa qualité. À la même époque, Sa’adiya Gaon (m. 942) rédige en Andalousie un chapitre sur l’ethos des rythmes17. Du point de vue du musicien, l’impact des rythmes, avec leur tempo, leur structure et toutes leurs subtilités, est plus important que celui des structures modales. Ce sont le rythme, le flux, le mètre et la carrure qui animent les organismes, tandis que la mélodie ne fait que colorer les affects.

30 b) Il n’est jamais question du texte poétique chanté, alors que le poème exerce un effet aussi puissant que la mélodie18. Le Tebb-e Dârâ Shokuh, est à notre connaissance le seul traité qui y fasse allusion en ces termes : « Le chanteur doit chanter les poèmes adéquats aux maqâm pour augmenter leur effet ». Par exemple dans le maqâm Navâ, il faut un poème qui apporte la joie (p. 330)19.

31 c) Le timbre et le registre des instruments ne sont pas pris en compte. Pourtant cet aspect est évoqué, entre autres, par al-Kindi et dans le Qâbus nâme (cf. citation supra), et de nos jours encore, les musiciens qualifient couramment les timbres de chaud, froid, ou sec.

Conclusion : science et croyance

32 Dans leurs écrits sur la musique comme science et comme art, Fârâbî, Avicenne, al-Kâtib, Marâghî, et d’autres savants se gardent des mythes, des légendes et des on-dit avec une circonspection relevant d’une attitude scientifique moderne. Fârâbî, par exemple, nie la musique des sphères (cf. Erlanger : I, 28), tandis qu’Avicenne dit s’être « efforcé de n’avancer que ce dont nous sommes certains, sans nous laisser troubler par les appels de la tradition » (p. 106)20. Dans son importante somme musicologique du XIe siècle, al-Kâtib raille ceux qui, « étant incapables d’aboutir à un résultat fondé sur la vraie science, s’en remettent à [des] théories […] semblables dont ils remplissent leurs livres » (p. 190, 195)21.

33 Les auteurs savants, dans la lignée de Marâghi (XVe s.), restent peu concernés par les théories de l’effet et ses développements thérapeutiques. Par exemple, Hoseyni22 (vers 1500), ainsi que son prédécesseur Bannâ’i (1483) n’abordent pas ces questions dans leurs traités d’une bonne tenue scientifique.

34 Un peu plus tard (au XVIe s.), le Nasim-e tarab23 note que « selon certains, pour soigner un patient, il faut lui jouer les airs qui appartiennent à son pays d’origine » (par exemple, pour les Arabes jouer Hejâz…). Le conseil est très judicieux si l’on considère que dans le contexte, les patients sont expatriés et que leurs maux sont aggravés par le « mal du pays ». On pense au Rans des vaches mentionné par Rousseau. Cependant Nasimi réfute aussi cette idée, car selon lui, il faut seulement tenir compte du tempérament des auditeurs. Kaukabi Bukhârâ’i (c. 1520)24 ne s’étend guère sur la place des maqâm dans l’ordre du monde, mais indique les heures propices à leur exécution. Environ deux siècles plus tard, le codex du compositeur d’Ispahan Amir Khân Gorji (1697) mentionne les relations entre les heures du jour et les maqâm, et entre l’origine des auditeurs et le maqâm qui leur convient, mais également sans considérations thérapeutiques25.

35 Selon le traité sur la musique ottomane rédigé en 1751 par Charles Fonton26, les Turcs tenaient toujours compte des correspondances entre les modes et les moments du jour et de la nuit. C’est encore le cas de nos jours pour les maqâm du Cachemire, et les râga de l’Inde du Nord27. Ces consignes sont évidemment plus faciles à appliquer que celles

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concernant les signes astrologiques ou le tempérament des auditeurs, qui demandent un autre type de connaissance.

36 En fin de compte, ce qui est resté de ces spéculations est la correspondance entre les moments de la journée, l’utilisation de la musique comme médecine de confort et pour l’apaisement des troubles mentaux comme cela est encore attesté à Fès.

37 Après un périple de plus de deux millénaires de systématisation, on revient donc au point de départ avec les anecdotes citées plus haut sur Pythagore et le cheikh Junayd. À l’ère moderne, l’ethos n’est plus une propriété essentielle spécifique d’un mode, c’est le sujet qui le détermine par son libre choix. La polarité évoquée plus haut pour les âvâz persans entre « joyeux » et « triste » peut être inversée par un bon interprète. La remarque de Philippe Bruguière sur l’art des râga, vaut pour l’interprétation des maqâm, du Maghreb au Mashreq : « Certains artistes […] revendiquent la capacité d’user de tel ou tel rasa selon leur état d’âme, quel que soit le rāga choisi » (1994 : 40).

38 Si par tous ces arguments, la validité de l’ancien système se trouve ainsi mise en question, en revanche, tous les écrits sur ce sujet témoignent de l’extrême valorisation de la musique comme art de la performance et de la communication, et de sa centralité dans la culture et dans les représentations de l’ordre du monde. Ces mises en système n’ont pas servi la musique en tant que science ou médecine, mais elles resteront une contribution importante à l’esthétique et à la philosophie de l’art.

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NOTES

1. Et comme pour se démarquer de la sensibilité arabe, le terme tarab (et parfois son dérivé mutrib, musicien), est écarté dans l’islam oriental, au profit d’autres vocables, ou prend même une tournure péjorative dans l’Iran moderne. 2. Le Behjat ol-ruh (: 58) comporte de curieux aperçus de morphopsychologie appliquée : « aux auditeurs ayant une grosse tête et des petites dents, il est conseillé de jouer Mokhâlef et ‘Erâq ; à ceux de petite taille, au teint rose et aux yeux bleus, des airs (naghâmât) en rapport avec la planète Mars comme Mâhur et Nahoft. » 3. Il ajoute : « Wagner rend malade – que m’importe à moi le théâtre ? Que m’importent les transes de ses extases “morales” ? » (Ecce Homo, II, § 7.) En toute logique, si des musiques peuvent guérir, il y en a qui sont censées rendre malade. Des chroniques rapportent que François Ier avait

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envoyé une troupe de musiciens pour plaire au sultan ottoman, qui après les avoir entendus, leur interdit de se produire davantage, craignant que les vertus « énervantes » de leur mélodies et rythmes n’affaiblissent le moral de ses troupes (cf. Wright 2011). 4. Comme Kaukabi (XVIe s.), dans son important Resâle dar bâre-ye davâzdah maqâm. 5. Shiloah 1964 : 125-162, 34 : 159-193. 6. Tebb-e Dârâ Shokuh, commandité par le prince moghol du même nom, rédigé par Nureddin Shirâzi, médecin et fils d’un médecin de la cour (p. 316). Le manuscrit inédit comprend un long chapitre sur la musique et ses applications (ou propriétés) thérapeutiques. (Ms. persan 6226, Bibliothèque du Majles, Tehéran). 7. Le pseudo-aristotélicien Kitâb as-siyâsa dont on attribue la traduction à Yuhanna ibn Batriq (m. 815). 8. Abû Yûsuf Ya’qub al-Kindî (m. 874). Elle est promue par Ziryâb (m. 857), le fondateur de la tradition Andalouse. Cette doctrine pose les bases d’une thérapie musicale en associant les sons et les humeurs. 9. Farmer 1955-56 : 29-38. 10. L’auteur de ce fameux « Miroir des Princes » mentionne une dizaine de noms de parde (maqâm , modes), mais il ne propose pas une classification des maqâm en termes d’ethos. 11. On rapporte que Rumi (XIIIe s.), pris par l’extase, avait déversé tant de pièces d’or dans le tambourin d’un musicien que la peau se déchira (« Ô musiciens, je remplis d’or vos tambourins… » Aflâki : II, 13). Le principe de cette pratique est plus profond qu’une simple récompense, il s’agit d’une offrande matérielle immédiate en signe de gratitude pour une grâce, précisément, qui vient de toucher l’âme. Les soufis ont fixé cette interprétation par des protocoles toujours courants, dont les variantes sociales coutumières du don et de l’échange sont le reflet, car en fin de compte le don ne monte pas au ciel, mais est partagé au sein du groupe selon des règles qui privilégient les musiciens. 12. Comme le traité anonyme : Ma’refat-e ‘elm-e musiqi (éd. Zokâ). 13. Alors que Nietzsche au contraire, écartant la notion d’âme, veut un corps tout entier réceptif à une musique qui ne touche pas non plus les nerfs comme un lénifiant ou un excitant. 14. Robson 1938. 15. al-Bokhâri 1971. 16. De nos jours encore de nombreux musiciens orientaux sont convaincus à divers degrés des effets positifs de la pratique de la musique sur la santé. Ainsi le maître de chant Hâtam ‘Asgari Farahâni (n.1933) souligne la longévité de ses maîtres. « Cette musique prolonge la vie : Âqâ Ziâ vécut 108 ans, son père – selon ses dires – 105 ans (et je le crois, car il n’exagérait jamais), Nakisâ 104 ans ». Citons aussi Eqbâl Soltân Âzar, 105 ans (1866-1971), Davâmi (1891-1980), et Hâji Âqâ Mohammad Irâni (1871-1971) ». Il poursuit : « Si vous voulez conserver la santé, il faut chanter. Tout le monde devrait chanter. Je n’ai jamais pris de médicaments, je n’ai jamais été voir un médecin » (cf. During 1997 : 361). Par ailleurs, fort de son expérience, il souligne les vertus du chant pour soigner les troubles psychiques, soigner l’insomnie, l’épilepsie. Toutefois, les actes thérapeutiques de ce genre que l’on trouve de nos jours ne se réfèrent pas à un système et relèvent d’une communication individuelle entre un musicien et un patient. 17. Farmer 1943. 18. ‘Abdulqâdir Quraysh était l’un des derniers grands maîtres de la nouba de Fès au début des années 1900. Alors qu’il était tombé gravement malade et conduit a à l’hôpital, il demanda qu’un musicien vienne jouer pour lui. Comme son état s’améliora, le médecin convoqua tous les vendredis un orchestre entier qui venait jouer pour lui, un chant dans le maqâm (tab’) ‘Irâq al-’Arabî. Grâce à ce traitement, le maître fut guéri et vécut encore huit ans. ‘Abdulqâdir était un fervent partisan des vertus de guérison de la musique andalouse et il enseigna la science de la musique conformément à la théorie de la médecine islamique traditionnelle (Dr. William Sumits, com. personnelle). Dans ce cas, il faut aussi prendre en compte l’effet du texte, qui rejoint celui

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de la prière. Le poème commence par l’invocation : « Par mon Seigneur qui a soulagé la douleur de Job ». De plus le mode ‘Irâq est particulièrement chargé de pouvoir. En Asie centrale, s’il n’est pas précédé d’invocations et de bénédictions chantées, il est censé porter malheur. Enfin le vendredi est le jour de la dévotion collective. 19. Cette remarque est tout à fait pertinente pour le Navâ du Shashmaqâm boukharien dont l’ethos est une pure délectation exprimée par des vers qui sollicitent tous les sens pour exalter l’écoute de la mélodie (navâ, le nom même du maqâm). Dans les deux premiers stiches, les voyelles â et a apparaissent 40 fois, comme autant de soupirs de satisfaction (âââââ). « En pensant à toi comme à un rubis, les amoureux se mettent à chanter/Ils cultivent la canne à sucre en espérant des mélodies comme le miel /… À chaque mélodie, on voit des pétales de rose s’épanouir ». 20. Avicenne (Ibn Sinâ), Kitâb ash-shîfâ, in R. d’Erlanger, vol. II 1935. 21. al-Kâtib 1972. 22. Husayni 1987. 23. Pourjavady 2006. 24. Resâle dar bâre-ye davâzdah maqâm 25. Pour les Indiens, Râst, Hoseyni et Dogâh ; pour les Khorâsanais, Chahârgâh ; pour les gens de Sabzevâr, Neyshâburak ; pour les gens au teint rose, Segâh ; pour les vieux, Hejâz ; pour les ignorants, Zangule et Neyriz (Resāle-ye-e Amirkhân Gorji, p. 35-35). 26. Fonton, in Neubauer 1999. 27. Ces consignes sont toujours respectées au Cachemire, au point que les maqâm-râga du soir ne sont pas diffusés à la radio car les enregistrements ne s’y font qu’aux heures ouvrables.

RÉSUMÉS

Du Maghreb jusqu’à l’Inde moghole, les écrits sur l’ethos et l’efficacité de la musique, témoignent du souci d’établir des correspondances entre la nature humaine et les sons, les timbres et les rythmes. À partir des conceptions simples de l’impact de la musique sont tissées des connexions de plus en plus complexes entre le système des modes (maqâm) et le tempérament des auditeurs, et au-delà, les types physiques, voire les classes sociales ou professionnelles. Cette évolution qui s’étend environ du Xe au XVII e siècle, commence par une classification des propriétés de la musique, se poursuit dans un souci de l’effet optimum, jusqu’à passer des principes de la délectation à ceux de la médication. Toutefois, au fil du temps, avec la compilation constante des traités antérieurs, les changements des modes d’une école à l’autre, les correspondances deviennent incohérentes et finalement les mises en système se désagrègent. Le souci d’efficacité passe à l’arrière-plan et les aspects thérapeutiques ne sont plus qu’un lointain souvenir. On revient alors à des conceptions plus classiques centrées sur l’appréciation esthétique.

AUTEUR

JEAN DURING

Jean During est directeur de recherche émérite au CNRS (LESC/CREM, Université de Paris Ouest Nanterre). Spécialiste des cultures du Moyen-Orient et de l’Asie Centrale, il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages sur les musiques de cette aire, en particulier dans ses rapports avec la

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société, la pensée et la mystique musulmanes. Parmi ses publications, on compte aussi une cinquantaine de CDs, fruit de collectes allant de la Turquie jusqu’au Xinjiang.

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À plusieurs voix. Modalités d’exécution et d’appréciation de la ronde dansée kaikoṭṭukaḷi au Kerala (Inde du Sud)

Christine Guillebaud

1 L’expression « à plusieurs voix » est consacrée en musique pour désigner le caractère collectif d’une œuvre ou d’une performance. Elle y prend un sens acoustique – lorsqu’elle concerne l’association de plusieurs émissions vocales dans le même espace-temps – ou bien par extension un sens compositionnel – par le fait de désigner les parties assurées par chaque exécutant ou groupe d’exécutants au sein d’une même performance. Cette dimension collective des « voix » présente également un paradoxe si l’on considère à présent son sens sociologique. Exprimer sa « voix », c’est énoncer son point de vue, son opinion, c’est prendre parti pour une cause ou pour une personne, c’est encore laisser la trace de sa parole ou de ses idées afin qu’elles soient transmises à de potentiels successeurs. Dans cette seconde acception, le réseau sémantique renvoie plus volontiers au champ de l’individualité, sans complètement s’extraire de son premier sens, notamment compositionnel, où c’est l’ensemble des voix qui compose le collectif et le fait émerger sous une forme ou une autre.

2 C’est à cette articulation entre le collectif et l’individuel que le présent article voudrait apporter un éclairage ethnographique. Nous l’abordons dans le présent volume consacré au goût musical1, mais cette question n’est pas spécifique à cette thématique. Elle a connu en effet un plein essor en sciences humaines en général, et plus particulièrement en ethnomusicologie. À une histoire des « musiques non-occidentales » (non-western music ) – qui cherchait à déceler leurs valeurs culturelles comme autant de constructions collectives et partagées par les membres d’une même société –, ont succédé à partir des années 1980 des modèles d’analyse intégrant plus explicitement la voix des individus dans la création (Rice 1987). Aujourd’hui, l’approche par le singulier contribue à de nouvelles méthodologies, comme le portrait de musicien (Collectif 2012) ou encore le parcours de vie et les singularités stylistiques qu’il suppose (Le Menestrel 2012). Ces travaux

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réinvestissent par la même occasion des concepts à connotation psychologique, comme l’« individuation », associée à présent à celui de culture (Bonniol 2012). Ils font également écho aux recherches sur l’écriture anthropologique, en particulier à partir des autobiographies ordinaires et des « encyclopédies de soi » (Fabre 1993, Fabre et Jamin 2010), et font émerger des réflexions épistémologiques autour du « portrait » qui se voit érigé en expérimentation d’une nouvelle « anthropographie » (Massart-Vincent, Camelin, Jungen 2011). Dans le présent article, je m’appuierai sur ces travaux pour précisément souligner l’extrême tension observable entre voix individuelles lorsqu’il s’agit de rendre compte des jugements de goût. Disons que le thème fait surgir chez les musiciens, de manière probablement plus symptomatique, les prises de positions subjectives, les rivalités individuelles ou encore l’organisation quasi concurrentielle des points de vue sur ce qu’il est convenu de « bien réaliser » et de « bien faire ensemble ».

3 Mon cas d’étude concerne une ronde collective, le kaikoṭṭukaḷi (« jeu de frappes de mains ») que j’ai pu observer dans différents contextes au Kerala2. Cette danse féminine, à la fois chantée et dansée, se tient généralement lors des cérémonies familiales, comme les mariages, les fêtes liées à la naissance, ou plus quotidiennement lorsque des femmes – parentes, voisines ou amies – se trouvent réunies. Elle avait au départ attiré mon attention par le fait qu’elle présentait une certaine singularité au sein de la société kéralaise. Rare répertoire non associé à une caste particulière, ni même inscrite dans une relation de service ou de patronage, cette ronde est aussi pratiquée dans différents milieux sociaux – celui des villages de récoltants d’alcool de palme (Īḻava) et de blanchisseurs (Maṇṇān) jusqu’aux associations culturelles animées par des institutrices ou des professeurs d’université. Tous la réalisent selon des cadres normatifs distincts (répertoires privilégiés, styles vocaux, techniques chorégraphiques, etc.), ce qui implique aussi de leur part des manières différentes de l’évaluer et de l’apprécier. La ronde kaikoṭṭukaḷi est précisément une danse réalisée « à plusieurs voix » : d’une part, elle est à la fois chantée et dansée en groupe (de cinq à une dizaine de participants) et d’autre part, ses normes d’exécution et d’appréciation ne sont ni canonisées, ni même fixées par un cadre sociologique unifié. Elle fait à ce titre l’objet de plusieurs points de vue de la part des praticiennes qui sont reconnues ou auto-désignées comme étant leurs dépositaires. Je m’intéresserai en particulier à trois d’entre elles : Omana, Lila et Savitri dont nous analyserons plus loin les discours. À travers ces personnalités, il s’agira de restituer les contrastes à l’œuvre dans le choix des critères d’appréciation des performances.

Un seul nom pour plusieurs catégories de kaikoṭṭukaḷi

4 Pour ce faire, j’ai travaillé selon une double approche, qu’on pourrait qualifier d’endogène et d’exogène, appellations qui, malgré leur antinomie apparente, ont bien en commun de s’attacher aux points de vue des chanteuses/danseuses. La première approche, endogène, consistait à observer (et filmer) les séances d’apprentissage, les performances lors des fêtes et à conduire des entretiens auprès de trois chefs de troupes distinctes (leaders)3 et de leurs danseuses associées. La seconde, exogène, visait plutôt à croiser les points de vue mutuels de ces trois chanteuses sur la base de séquences que j’avais préalablement filmées et présentées tour à tour aux unes et aux autres, c’est-à-dire en les confrontant à des manières de faire extérieures aux leurs4. Cette double orientation est quasi inhérente à l’enquête de terrain en général. Elle part du constat que la forme analysée, le kaikoṭṭukaḷi, présente par nature une certaine incohérence de la part des

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acteurs en présence. La manière dont j’ai procédé est d’ores et déjà bien ancrée dans la recherche anthropologique. Il revient à J. P. Olivier de Sardan d’avoir inscrit ce processus ethnographique au sein d’une « politique du terrain » et d’avoir identifié ses principes fondamentaux, parmi lesquels figure la « triangulation complexe » : Il ne s’agit donc plus de « recouper » ou de « vérifier » des informations pour arriver à une « version véridique », mais bien de rechercher des discours contrastés, de faire de l’hétérogénéité des propos un objet d’étude, de s’appuyer sur les variations plutôt que de vouloir les gommer ou les aplatir, en un mot de bâtir une stratégie de recherche sur la quête de différences significatives. […] Elle suppose simplement que dans une collectivité donnée, tous les acteurs n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes représentations, et que, selon les « problèmes », leurs intérêts et leurs représentations s’agrègent différemment, mais pas n’importe comment. (Olivier de Sardan 1995 : § 57 et 59)

5 En cherchant à analyser la logique de ces agrégations au sein du kaikoṭṭukaḷi, j’ai dû par-là même prendre acte du caractère finalement limité d’une approche uniquement endogène. Très tôt, j’ai constaté que les terminologies utilisées par les danseuses s’avéraient assez fragmentaires. Plus encore que la musique, la danse fait l’objet de savoirs des plus implicites et ce, malgré l’émergence récente des formes plus réflexives de diffusion de cette ronde, comme les livres de chants et de « savoir-faire traditionnels »5 compilés par des chefs de troupes ou les performances produites et commercialisées sur supports enregistrés (CD, vidéo VCD, vidéo en ligne). Les discours d’appréciation émergeaient par contre plus aisément dans les situations de confrontation exogène, précisément lorsque je donnais à visionner aux danseuses les performances préalablement filmées dans d’autres milieux et que chacune découvrait souvent pour la première fois.

6 S’intéresser aux modalités du goût musical et chorégraphique pose en outre deux difficultés majeures. La première concerne, on l’a dit, l’éclatement social des pratiques de la danse. Parce que les praticiennes de kaikoṭṭukaḷi appartiennent à des castes différentes, une partie importante des jugements qu’elles élaborent se situe à un niveau d’ordre « moral », autrement dit dans le registre du simple jugement de valeur. Les chanteuses/ danseuses posent en effet d’emblée sur un même niveau d’appréciation les énoncés chantés (et organisations chorégraphiques associées) avec celui du statut des personnes qui les réalisent. Cette évaluation, le plus souvent dépréciative, transpire par exemple des discours de nombreuses femmes brahmanes (naṃpūtiri) lorsqu’elles commentent la danse effectuée par des femmes au statut inférieur au leur (nāyar, īḻava, maṇṇān) : « ce n’est pas le original kaikoṭṭukaḷi », « ce sont des poor performances », « elles ne savent rester droites, elles sont illettrées » sont autant de phrases habituellement prononcées. Les discours accusent aussi les méfaits de la copie ou de l’imitation (dupli, de l’anglais duplicate) entre les castes ou dénoncent des chaînes de transmissions non intentionnelles vers les autres groupes, alors que la danse émanerait des seuls brahmanes vus comme ses dépositaires « originels » : Différentes communautés pratiquent. Les Nāyar et Īḻava étaient par le passé dépendantes des brahmanes. Elles ont imité car elles n’ont pas de rituels à elles. Avant, elles assistaient aux mariages. Forget it, ce sont des poor performance ! Elles n’y connaissent rien, elles sont seulement influencées [Entretien avec une femme brahmane naṃpūtiri].

7 S’il est probable que des échanges de savoirs dansés aient pu se tenir entre les castes par le passé, il est évident qu’ils ne sont pas faits pour combler une absence présumée de rituels chez les non-brahmanes (chacune des castes mentionnées est en réalité

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dépositaire de savoirs spécialisés qui lui sont spécifiques, point que la locutrice brahmane entend précisément nier). L’assertion souligne aussi un seul mouvement de transfert possible des connaissances, du haut de la société vers le bas, alors qu’il a dû probablement s’effectuer en aller-retour6. Plus important pour notre propos est le fait que ce discours assimile les postures observées, les gestes et la manière d’entonner les chants des « autres » à de simples exécutions ratées, des erreurs ou encore des pâles imitations d’un supposé modèle brahmane. Cette évaluation est directement versée dans des clivages hiérarchiques et des relations de pouvoir qui, bien souvent, lui préexistent. Ce premier niveau d’appréhension de la part des praticiennes est si prégnant que certaines d’entre elles n’accordaient que peu d’intérêt à se prêter au visionnage des vidéos que je leur proposais au-delà des premières secondes de diffusion. S’il était vain de chercher à éveiller la curiosité des unes pour les autres, ma tâche a surtout consisté à faire accepter cette situation de confrontation produite par l’image – et de dépasser le mépris parfois très virulent qu’elle génère –, exercice qui revenait en quelque sorte à faire plus simplement reconnaître aux intéressées le fait même que plusieurs castes puissent pratiquer la « même » danse. Bien que cette barrière sociologique mériterait une analyse en soi, j’ai dû rapidement renoncer à considérer ce type de discours comme des appréciations stricto-sensu des performances, parce qu’elles ne leur étaient tout simplement pas spécifiques. Ces jugements pouvaient en effet s’appliquer bien au-delà du kaikoṭṭukaḷi et presque de manière interchangeable à toute autre forme de connaissance, de manières d’être, de façon de s’exprimer, de se comporter au quotidien, à partir du moment où elles émanaient de personnes appartenant à une autre caste. En renonçant à intégrer ces appréciations morales à l’analyse, il s’agissait de dépasser, avec mes interlocutrices, cette première appréhension qui faisait systématiquement rimer altérité esthétique avec illégitimité sociale. Au-delà de ces réactions, c’est finalement en variant les échelles de comparaison – au sein d’une même caste, entre différents groupes de castes différentes, entre plusieurs contextes de performance (domestique, festif, scénique) – que des critères, et même des valeurs associées au chant et à la danse, ont pu émerger comme nous le verrons plus loin.

8 La seconde difficulté concerne la diversité très marquée des manières de réaliser le kaikoṭṭukaḷi au sein de la société kéralaise. La principale différence porte aujourd’hui sur un élément fondamental de l’exécution : le fait d’associer le chant et la danse en les pratiquant simultanément ou, à l’inverse, de volontairement les dissocier en les confiant à des praticiennes distinctes. J’ai pu ainsi identifier plusieurs configurations possibles dont je rappellerai uniquement certains éléments constitutifs7.

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9 Cette vidéo présente une performance qui s’est tenue dans un village du centre du Kerala où résident les participantes, toutes appartenant à des castes de bas statut, principalement des Maṇ ṇān et Īḻava. À quelques mètres seulement de leurs maisons, elles répétaient en vue d’une présentation prévue quelques jours plus tard dans le temple du village pour la fête de la constellation de pūram. Elles avaient notamment revêtu leur sari traditionnel pour se mettre dans les conditions réelles de la fête. Cette « répétition », loin du temple, revêtait aussi un caractère public, c’est-à-dire que les autres villageois y assistaient. Chacun pouvait commenter ce qui se passait, dans une ambiance détendue. Malgré la présence des voisins, la danse des jeunes femmes différait finalement peu de

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leurs habitudes quotidiennes, c’est-à-dire lorsqu’elles pratiquent le kaikoṭṭukaḷi le soir, après leur travail, dans leur tenue de tous les jours. Dans ce village, mais aussi plus généralement chez les femmes appartenant à ces castes, la performance choisie est souvent la même : c’est dans l’espace circulaire formé par la ronde que les chanteuses- danseuses se situent les unes par rapport aux autres et au centre duquel leurs voix chantées convergent ; cette configuration conditionne la perception sonore de chacune des femmes. Elle invite à l’écoute mutuelle, inter-individuelle, voire à la quasi-fusion collective dans les unissons. Par conséquent, un spectateur extérieur est d’emblée mis à distance, il perçoit les danseuses uniquement de dos et apprécie davantage les chants dans leur relation avec le mouvement dansé qui, de son point de vue, devient prédominant. La forme kaikoṭṭukaḷi est, dans ce cadre, une danse à partager entre soi plutôt qu’une danse donnée à voir, et indépendamment de la présence effective (ou non) d’un public.

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10 La seconde séquence a été filmée lors d’une fête d’un temple brahmanique situé dans une petite ville du centre du Kerala. Pour cette occasion, une scène avait été érigée non loin de l’entrée principale. La troupe, dont j’avais suivi aussi les répétitions en amont, s’y est produite à l’invitation des autorités du temple pour un programme d’environ une heure, lui-même intégré à une programmation de plusieurs jours qui célébrait la fête de la constellation Tiruvātira. Ces événements culturels sont très communs dans les temples brahmaniques de la région. Parmi les nombreuses troupes de kaikoṭṭukaḷi qui y participent, la configuration de performance choisie est généralement toujours semblable. Elle consiste à dissocier le chant de la danse parmi les participantes. Dans cet extrait, la chanteuse principale, accompagnée d’une de ses étudiantes, est située hors de la ronde tandis que les autres jeunes femmes réalisent la chorégraphie. Elle entonne les versets seule, alors que la seconde chanteuse lui adresse le répons. À la différence du cas précédent, les deux chanteuses ne prennent guère part à la danse, seulement lorsque des difficultés techniques surgissent, par exemple au cours de l’apprentissage. De manière générale, le discours des femmes brahmanes se trouve cependant en décalage avec cette réalité. Une chanteuse, chef de troupe, m’a affirmé que le chant ne doit idéalement « jamais être séparé de la danse », élément important « pour que le rythme (layam) vienne ». La raison ensuite invoquée pour justifier ce choix fut la suivante : « Il est presque impossible de se faire entendre du public tout en dansant soi-même ! ». Dans cet extrait vidéo, la dissociation de la musique et de la danse implique ainsi un développement beaucoup plus indépendant du mouvement. La chorégraphie est libérée de certaines contraintes de souffle, elle se complexifie dans ses formes et combinaisons : la posture de base pose le centre de gravité à un niveau bas8, les frappes de pieds sont marquées, les gestes des bras et les rotations des poignets sont plus « classiques »9, des agencements internes de motifs effectués à deux sont effectués à l’intérieur de la ronde, etc. La responsable de la troupe m’a dit d’ailleurs toujours « veiller à ce que les mouvements ne soient jamais ennuyeux ». En tant que chanteuse principale, elle peut symétriquement développer un style vocal plus ample et orné, voire très virtuose pour certaines d’entre elles. En dissociant les rôles, il ne s’agit donc pas de pratiquer « entre soi », comme c’était le cas précédemment, mais de donner satisfaction à un auditoire. La

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troupe donne à voir la danse, dans une mise à distance induite naturellement par cette configuration10.

11 Cette démarcation observable entre l’entre-soi et l’événement public n’est pas sans rappeler la distinction qu’opèrent les anthropologues de la danse entre forme « participative » (participatory dance) et forme « présentationnelle » (presentational dance). Dans un article d’Andriy Nahachewsky (1995) basé sur les notations Laban (Labanotations) de deux versions d’une même danse ukrainienne, ces deux pôles permettraient de définir un axe de distinction pertinent pour identifier et donc typologiser la plupart des formes dansées.

12 Le premier critère de distinction retenu par cet auteur et ses prédécesseurs, concerne le type de distance qui s’établit entre le danseur et celui qui le regarde : Participatory dance. The dancers’ attention addresses their interaction with each other (p. 4). Presentational dance. Performed for an external human audience (ibid.).

13 Le second critère concerne les mouvements eux-mêmes, analysés selon une double structure, l’une microscopique (l’ensemble des éléments kinétiques qui forment les motifs) et l’autre macroscopique (l’organisation de ces motifs en unités plus larges de phrases et de sections). L’auteur distingue ainsi à partir de son cas d’étude ukrainien ( kolomyika) les oppositions suivantes : The participatory kolomyika has a very simple prescription. Indeed, only a general framework for the dance is prescribed 11. It is used as a means to facilitate the interaction of the participants. The dancers circle clockwise, then counterclockwise, then rest or perform « dis-play » steps, each for as long as they like […] participatory dances can be very complex on the microscopic level. Communication occurs primarily at very close range and often involves direct tactile contact. Much of the meaning of the experience is manifest in tiny movements such as an eye contact or a subtle change of pressure with the hand (p. 5). Presentational dances in general tend to have elaborate prescriptions. The sequence, duration, and motif content of each phrase is not negotiated among the dancers as the dance progresses, but is set in advance by the choreographer. Presentational performers generally communicate over a larger distance. In order to be seen by the audience in the theatre, communicative movement elements must be larger. Often, indeed, the focus of the dance falls upon elements such as group formations, locomotion, and repetition of phrases. The macroscopic structure of the dance is often very elaborate […]. This analysis of the microscopic elements in the presentational dance shows clearly how this level in the movement material carries little intentional communicative burden. In many theatrical styles, the standardization of movement on the microscopic level is designed to highlight and reinforce the macroscopic elements, somewhat as a laser is created from the synchronization of light waves (p. 5-6).

14 En quoi ces observations effectuées sur la base de danses ukrainiennes sont-elles généralisables à d’autres contextes ? Sans nul doute, les deux premiers exemples de kaikoṭṭukaḷi susmentionnés se rangent aisément dans les deux catégories, participative et présentationnelle, si l’on considère à la fois le critère de distanciation au public et le type d’organisation micro/macro des mouvements. Cependant, cette typologie ne suffit pas seule à rendre compte de la réalité observée sur le terrain kéralais. Tout comme le soulignait déjà Nahachewsky à partir de son cas d’étude, ces catégories ne s’excluent pas mutuellement. En effet, l’entre-soi n’évacue pas pour autant tout cadre effectif d’appréciation publique. Les femmes de castes maṇṇān et īḻava que nous avons rencontrées réalisent leur danse, on l’a vu, dans un cadre domestique (sans regard extérieur à la ronde), mais aussi lors d’événements plus communautaires (aux yeux des autres villageois), sans que les mouvements ne soient fondamentalement transformés,

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tant au niveau microscopique que macroscopique. La danse reste donc fondamentalement participative du point de vue de la structuration du mouvement. Elle présente aussi un autre trait fondamental : un principe d’intersection entre chant et danse qui semble éminemment conduire la performance, quel que soit le contexte en jeu (Guillebaud 2014). Considérant cette spécificité, il est aisé ensuite de la distinguer des répétitions et des prestations scéniques effectuées cette fois-ci par les femmes brahmanes qui maintiennent de manière systématique une séparation spatiale stricte entre la/les chanteuse(s) et les danseuses cantonnées à la ronde, quel que soit le contexte de destination. Ce qui prime dans les discours sur le kaikoṭṭukaḷi est donc moins le rapport effectif au public que le fait même d’associer ou de dissocier les deux dimensions musicale et chorégraphique. À la lumière de ces exemples, il serait tout à fait pertinent de considérer ce nouveau critère au sein du continuum participatif/présentationnel construit précédemment en anthropologie de la danse. Il viendrait ajouter un degré supplémentaire dans les observations relatives à la mise à distance des destinataires de la danse et à la structuration inversée micro/macro des mouvements qui n’en restent pas moins pertinentes. En prenant en compte ce nouveau trait, une troisième configuration de kaikoṭṭukaḷi est également susceptible d’émerger aux yeux de l’observateur, et qui n’avait pas forcément été prise en compte jusqu’ici comme catégorie de « danse ». Le lien ci- dessous en donne un exemple.

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15 La troisième configuration ne rentre en effet dans aucune des catégories d’analyse précédentes. Elle consacre la dissociation à l’extrême puisque le chant kaikoṭṭukaḷi est également produit, enregistré et commercialisé sur supports audio. Elle est le fruit de directrices de troupes soucieuses d’individualiser leur démarche, voire de réaffirmer certaines normes d’exécution de ce répertoire au titre de leur statut de « dépositaires » d’un savoir ou même d’une identité de caste. Par certains attraits, ces liens d’identité seraient remis en jeu par les formes contemporaines et à présent globalisées de ce qu’il est aujourd’hui commun d’appeler l’« institution de la culture »12. J’ai montré ailleurs que ces productions – qu’il s’agisse de livres, de disques, de VCD ou de vidéos en ligne – s’étaient constituées en réaction aux événements de politique culturelle locale forgés par le gouvernement traditionnellement communiste depuis les années 1950, au nom d’un « nationalisme régional » (Guillebaud 2011c), et qui ont parallèlement été relayées par les réseaux privés de diffusion des musiques « kéralaises » auprès de la classe moyenne, locale ou en diaspora (Guillebaud 2011a, 2011b). Au sein des performances, l’une des opérations principales que je rappellerai ici a bien été de disjoindre les éléments constitutifs du kaikoṭṭukaḷi et de créer une nouvelle relation au chant, – celle de l’écoute purement musicale et entièrement autonomisée –, et de requalifier cette forme artistique en « musique » (plutôt qu’en « danse ») appréciable pour elle-même. Ces albums renforcent aussi à l’extrême les choix généralement opérés dans les formes présentationnelles, qui peuvent ainsi déployer leur complexité inhérente en s’affranchissant définitivement du chant en live et s’appuyer sur des enregistrements pour les prestations publiques. Elles impliquent aussi en amont, lors des répétitions, de danser sans la moindre musique, ce qui est de fait impensable dans les deux premières 01F 01F configurations relatées (cf. 3A7 1 et 3A7 2).

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Fig. 1. Couvertures d’albums de kaikoṭṭukaḷi (encore appelé Tiruvātirakaḷi).

16 Le kaikoṭṭukaḷi, par la cohabitation de ces trois configurations de performances, se trouve aujourd’hui à une étape de redéfinition importante de ses normes d’exécution, générant autant de prises de positions individualisées de ses dépositaires sur ce qu’il est convenu de « bien réaliser », que de réaffirmations personnelles des valeurs qui présideraient à sa bonne exécution. Dans cette situation d’éclatement des pratiques, quels sont au final les critères d’appréciation retenus par les différentes chanteuses/danseuses que nous avons rencontrées ?

Les critères d’Omana

17 De caste brahmane (naṃpūtiri), Omana enseigne la danse kaikoṭṭukaḷi à des jeunes femmes de son milieu qui habitent dans différentes communes autour de sa résidence. Elle a toujours pratiqué la danse en amateur alors qu’elle était professeur de hindi et de sanskrit à l’université. Ce n’est qu’à la fin de sa carrière universitaire qu’elle a commencé à dédier entièrement son temps libre à l’enseignement de la danse. Cette passion lui permet également de maintenir un lien privilégié avec sa fille qui est aussi praticienne dans le groupe. Régulièrement sollicitée par les autorités des temples voisins, Omana forme et prépare ses étudiantes à se produire sur scène lors des principaux festivals qui se tiennent tout au long du calendrier du rituel hindou (tiruvātira, ōṇam, etc.). Directrice de troupe, elle assure le chant a cappella à l’extérieur de la ronde, accompagnée d’une seconde chanteuse (qui se joint à elle pour les seules prestations publiques) et lui fournit le répons. Sa fonction est aussi d’organiser en amont les représentations : elle choisit la couleur commune des tenues (le seṯṯu muṇṭu’ traditionnel), elle prend en charge la logistique du transport en minibus des jeunes femmes sur les lieux et s’assure de leur

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retour le soir « en toute sécurité » auprès de leurs familles. La motivation principale de son activité est d’ordre à la fois dévotionnel et pédagogique. L’apprentissage des jeunes femmes est régulièrement ponctué de représentations publiques (auxquelles prennent part très tôt les débutantes) et durant lesquelles la relation à l’auditoire est toujours médiatisée par un discours explicatif qu’Omana prépare consciencieusement à l’avance et égrène avant chaque pièce : elle y annonce les titres du répertoire présenté, l’origine mythique de la danse, la geste des divinités invoquées (Shiva/Parvati) ou encore certains éléments sur la filiation des mélodies (portant sur le rāga de référence).

18 Le travail, que nous avons mené sur la base méthodologique évoquée plus haut, démontre que ses appréciations du kaikoṭṭukaḷi portent autant sur la qualité du chant et du mouvement, la beauté des tenues vestimentaires, les formes de coordination collective dans la danse que sur les attitudes des jeunes femmes. Ces éléments peuvent être regroupés sous cinq registres qu’elle considère comme complémentaires.

Le Sérieux

19 Ce critère normatif est particulièrement saillant dans son discours lorsqu’elle évoque le choix des pièces du répertoire qu’elle transmet et présente sur scène. Elle les consigne dans un cahier personnel, écrit à la main et comportant de brèves annotations relatives à la chorégraphie, volume auquel elle se reporte régulièrement lors de nos discussions. Il m’est arrivé également de feuilleter avec elle d’autres recueils de ce type, ceux qui sont publiés par d’autres groupes chez différents éditeurs locaux et que je m’étais proposée de confronter au sien. Le livre en question, intitulé kaikoṭṭikaḷippāṭṭukal (Études en kaikoṭṭukaḷi) compilé par Radha Madhavan et Sudha Gopalakrishnan (2004), présentait notamment la retranscription des différentes pièces du répertoire en usage, et parmi elles des chants décrivant le quotidien ordinaire des villageoises kéralaises. L’un d’entre eux a particulièrement attiré l’attention d’Omana. La scène narrée est en effet plutôt amusante : le texte évoque des petits lézards qui rampent sur les jambes des jeunes femmes qui s’amusent à les déplacer d’un geste vif de la main… À la lecture de ce chant, Omana à la fois surprise et agacée, s’est exclamé en anglais : « for fun ! », sa manière de souligner que la pièce n’avait rien de très sérieux. Elle s’en est ensuite expliquée : La danse kaikoṭṭukaḷi se fait généralement la nuit, la fatigue fait faire des choses pas vraiment sérieuses. C’est donc pour s’amuser et cela n’a vraiment aucune valeur artistique. Je me fiche de ce chant. C’est tamaśa13, just for fun.

20 Au cours de notre conversation, elle a poursuivi : Je m’intéresse aux formes artistiques sérieuses. Il faut de la dévotion à Dieu et de la prière. Je suis plus sérieuse. Nous ne devons pas nous laisser aller vers le bas, il faut tenir le niveau. Je veille à la valeur artistique. Bien sûr, j’ai aussi toutes ces chansons avec moi, collectées dans différents livres. Il faut du sérieux, de la dévotion, des chants de [théâtre classique] kathakaḷi (padam). La dévotion à Dieu est une affaire sérieuse !

21 La sélection même des chants du répertoire est considérée par Omana comme un trait incontestable d’attachement spirituel à ce que l’on fait. Elle rejette aussi la prétention même de l’ouvrage à être exhaustif et accuse l’auteur de véhiculer une mauvaise image de la danse. Sa propre démarche est en effet de former des étudiantes et de proposer des prestations publiques, qui se tiennent majoritairement dans l’enceinte des temples. Par cette inscription spatiale, le critère normatif du « sérieux » lui fait préférer les pièces du répertoire les plus dévotionnelles (comme les chants kīrtan, voire des reprises du

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répertoire classique kathakaḷi) dont la qualité dépendrait en premier lieu de leur contenu sémantique.

22 En matière de performance à présent, elle tient à ce que les danseuses assimilent les chants en les fredonnant tout en dansant (même si elles abandonnent ce fredonnement par la suite sur scène), ce qui confirme la porosité possible entre forme participative/ présentationnelle dans le cas d’Omana. Ce référent sémantique fournirait selon elle l’expérience dévotionnelle inhérente à la danse et censée également être véhiculée au public du temple. Enfin, pour compléter ce champ d’application du « sérieux », Omana a souvent ajouté que le style du chant devait être « sans fioriture », c’est-à-dire sans trop d’ornements. Il est fort probable que ce choix consiste à faire entendre un texte dévotionnel dans une intelligibilité optimale. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce dernier critère dans le discours de Savitri.

L’originel

23 Omana évoque à différents moments le mythe d’origine du kaikoṭṭukaḷi qui, d’après elle, serait une offrande de la déesse Parvati à son époux Shiva le jour de la constellation de tiruvātira. Il lui permet d’argumenter que : Le kaikoṭṭukaḷi est très important parce qu’un mode de vie y est connecté.

24 On serait donc face à une pratique considérée comme une manière d’être et une façon de se comporter propres aux femmes de sa caste, qui seraient à l’image de la déesse Parvati, la danseuse originelle. La référence au mythe d’origine de la danse vient légitimer la place de l’épouse brahmane, pieuse, respectueuse envers son époux et faisant acte de dévotion dans tous les domaines de la vie quotidienne. Cette attitude est aussi appréciée en tant que telle dans la danse, notamment à travers l’appréciation des postures et des comportements des jeunes femmes.

La discipline

25 Le souci de la « discipline » est aussi particulièrement visible dans la performance de ses étudiantes, qu’elle ne cesse de corriger en termes de postures corporelles, de maintien du buste et, plus généralement, d’attitudes sur scène. En regardant la vidéo filmée de la dernière prestation scénique de son groupe, elle a par exemple exprimé le point de vue suivant : Je veux toujours aramandalam [terme désignant la posture de base : le buste droit et les genoux légèrement fléchis] : il n’est pas assez là ! Elles le font quelques minutes au début ; je veux que cela soit fait entièrement [durant toute la prestation].

26 Outre la recherche de constance, la notion de posture est aussi à entendre dans le sens d’attitude et d’implication de la part des danseuses. À ce propos, elle a ajouté : Entre les chants, les filles parlent. Ce n’est pas bon pour les présentations scéniques. C’est un endroit pur [en parlant ici de la scène, sthālam “place”] ; c’est comme un temple, cela ne convient pas.

L’équilibre /l’harmonie

27 Ce critère est prégnant dans le discours d’Omana, tout d’abord lorsqu’elle évoque le caractère collectif de la danse, qu’elle qualifie en termes de proportionnalité visuelle.

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Avec cette tenue [vestimentaire], toutes semblent de même taille alors que ce n’est pas la réalité, c’est bien !

28 Une telle recherche de symétrie ressort également dans ses propos relatifs au chant, qu’elle entend réaliser de manière « direct et stable » et en visant la meilleure « harmonie ».

La pureté du genre

29 Omana exprime régulièrement le fait que les chants doivent être préservés : in pure traditional style. Je recherche le traditional. C’est ce que je préfère dans les pas, les chants, les mouvements du corps et dans le rythme (tāla). Cela est difficile car certains adoptent le style [de danse classique du Kerala] mōhiniyāṭṭam dans les pas. Alors qu’il faut être bien en face, le corps droit, les mains et les coudes vers le haut ; le corps ne doit pas se pencher. […] En kaikoṭṭukaḷi, la tête suit les mains, ainsi que tout le corps. Les deux jambes doivent se fléchir.

30 Omana mobilise ici la comparaison avec d’autres genres dansés qui cohabitent dans la région. Certaines jeunes femmes brahmanes, qui pratiquent le kaikoṭṭukaḷi avec elle, le font parfois parallèlement à d’autres formes dansées, par exemple la danse classique mōhiniyāṭṭam ou bharatanāṭyam, voire plus rarement le théâtre kathakaḷi. Au cours de leur apprentissage, ces jeunes femmes doivent souvent se défaire de certaines habitudes corporelles travaillées plus spécifiquement, et différemment, dans ces autres genres. En milieu amateur dans lequel évolue Omana et ses étudiantes, les choses se font et se défont assez facilement lors de l’apprentissage et durant les séances de travail. Mais au niveau professionnel, qui domine dans les écoles et académies d’arts classiques, certains maîtres classiques (en particulier les danseuses professionnelles de danse mōhiniyāṭṭam) semblent diffuser plus efficacement dans la sphère publique leur manière « classique » de danser le kaikoṭṭukaḷi. Le réseau de diffusion du kaikoṭṭukaḷi évoqué plus haut (livres, disques et vidéos) tend à faire proliférer les choix esthétiques classiques, réalité qu’Omana n’hésite pas discréditer. Le sens du mot « pureté » est donc à comprendre dans le champ sémantique généralement associé à l’« authenticité », valeur qui est élaborée dans ce contexte et qu’on considérera comme synonyme.

Les critères de Lila

31 Lila, âgée d’une quarantaine d’années, est de caste maṇṇān, traditionnellement la caste des blanchisseurs, « ceux qui lavent », et corollairement de très bas statut social (Guillebaud 2008 : 50-53). Son père, aujourd’hui décédé, n’exerçait déjà plus cette activité et avait ouvert une officine de médecine ayurvédique située près de l’arrêt du bus du village. À sa mort, sa fille Lila, qui n’était pas mariée, a repris la boutique dans laquelle elle confectionne les médicaments et reçoit ses clients. Pendant son temps libre, le soir et les jours de fermeture, elle pratique le kaikoṭṭukaḷi avec ses voisines. Elle y est reconnue comme la nouvelle leader, sa mère étant à présent trop âgée pour s’adonner à la danse. Sa pratique s’inscrit volontiers dans une sociabilité féminine villageoise, toutes les praticiennes résident en effet au même endroit. Elles s’y adonnent pour leur plaisir et deux à trois fois l’an lors des fêtes du temple local (fêtes de pūram, ōṇam et tiruvātira du nom des constellations éponymes). Le nombre des participantes est donc assez stable, mais la mobilité professionnelle fréquente des femmes du village ne permet pas à Lila de danser autant qu’elle le souhaiterait. Bien qu’ayant consigné (tout comme Omana) le

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répertoire de chant dans un cahier personnel, Lila est plus volontiers encline à me parler de la danse kaikoṭṭukaḷi en la pratiquant in situ, voire en m’invitant à la pratiquer en miroir, face à elle.

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32 Au cours de nos rencontres, différents critères et valeurs ont également émergé. J’ai pu les identifier au nombre de trois.

L’intersection chant/mouvement

33 Au cours de mon apprentissage en miroir, Lila a particulièrement insisté sur le déroulé temporel des pas. Pour chaque changement, elle m’a systématiquement signalé le mot énoncé dans le chant à partir duquel le nouveau pas devait être réalisé : Sur pāri… c’est le pied droit ; sur mañjula, les mains reviennent vers le corps.

34 Si ce moment d’imbrication entre chant et chorégraphie n’est pas désigné par Lila d’un terme spécifique, il n’en demeure pas moins pertinent pour comprendre ses critères d’appréciation d’une danse réussie. On retrouve ici l’un des traits pertinents de ce que nous avons nommé plus haut une danse « participative », ce qui confirme l’intérêt d’intégrer ce critère d’intersection aux typologies en usage.

Les gestes contenus

35 Lila commente aussi largement la posture corporelle de base qui se doit d’être « steady », c’est-à-dire droite, avec la main adressée vers le sternum. Selon ses critères (là aussi non verbalisés mais agis dans la pratique), le bon mouvement est contenu dans l’espace et se doit d’être le plus minimaliste possible, critère que l’on retrouve aussi dans le chant. Voici par exemple, ce qu’elle me dit en visionnant une vidéo de la troupe d’Omana et en particulier le mouvement des bras des danseuses : Je ne veux pas de grands arcs et il faut fermer le poing !

36 Dans la vidéo, les femmes brahmanes cherchaient au contraire à élargir le mouvement. L’amplitude des gestes de bras concernait les zones situées au-dessus du niveau de la tête et suivait en effet un spectre (ou kinosphère) plus large que le sien. Lila a aussi réaffirmé la forme prise par les mains au cours de ce geste, serrées en poing, alors que dans l’extrait, les jeunes femmes brahmanes sortaient systématiquement le pouce du poing.

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Fig. 2. Maṇṇān Lila servant un patient dans son officine ayurvédique. Chovallur, Kerala.

37 À propos de la manière dont Lila effectue elle-même le pas de base – un transfert du poids du corps14 vers la droite générant le mouvement circulaire de la ronde –, elle a souligné la « beauté » (nalla bhaṃgi) de la flexion des genoux vers le bas (cf. note 8). Elle rappelle ainsi l’aspect contenu des gestes de bras, qui rendent en effet plus saillant le changement de niveau du corps du niveau moyen au niveau bas. Au cours de mon apprentissage, elle a aussi souvent corrigé ma position des mains : « Il ne faut pas que les mains soient trop écartées l’une de l’autre », dimension qui confirme sa manière de maintenir un aspect compact pour tout le corps.

La pureté du genre

38 Tout comme Omana, Lila exprime son souhait de maintenir une certaine « pureté » dans la danse, mais les limites stylistiques concernées sont différentes. Lila a jugé par exemple la troupe d’Omana « trop classique ». Elle s’est aussi appuyée sur le type de répertoire chanté pour évaluer la ligne de démarcation du genre kaikoṭṭukaḷi par rapport à celle définie par Omana. Cette dernière, rappelons-le, associait elle-même le « classique » à une certaine attitude dévotionnelle impliquée dans kaikoṭṭukaḷi, principalement dans les textes chantés, mais elle s’en distinguait tout aussi fermement pour les dimensions strictement vocales et chorégraphiques. Pour Lila, le « classique » ne lui évoque à peu près rien du kaikoṭṭukaḷi, mais bien un ensemble de situations d’écoute qu’elle situe à l’« extérieur » de ce monde chorégraphique : [Le chant] Tiṅkaḷkkala est un chant pour [le dieu] Shiva ; on l’entend au temple, à la télévision et dans les cassettes. [Le chant] Kaitoḻam Kṛṣṇa Kaitoḻam, je l’ai entendu au temple de Guruvayur [lieu saint dédié à la divinité Krishna], c’est un kīrtanam. Moi, tous les chants [que je pratique] sont anciens et originels (original), je les ai appris directement avec ma mère Kalyani.

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39 On voit ici à quel point les frontières d’un genre relèvent de conceptions pour le moins individuelles, en fonction du lieu habituel de pratique (le temple villageois, la maison, le grand temple public) et de l’environnement musical dans lequel chacune évolue et auquel elle est accoutumée. La notion de « pureté » remplit ici la fonction de délimitation des cadres normatifs de la ronde dansée, par rapport aux autres genres qui lui coexistent, qu’ils soient désignés comme kaikoṭṭukaḷi ou comme appartenant à d’autres formes musicales et dansées de la région.

Les critères de Savitri

40 Tout comme Omana, Savitri est de caste brahmane naṃpūtiri mais à la différence de la première, la musique est son activité principale. Chanteuse de formation, elle enseigne la musique carnatique dans les écoles, mais pratique en amateur le kaikoṭṭukaḷi, qu’elle a appris de sa mère Parvati Antarjanam. Cette dernière est d’ailleurs l’auteur d’un livre qu’elle a publié à compte d’auteur chez un éditeur privé (Cheruvakkara Parvati Antarjanam 2003). Savitri a aussi le projet de publier prochainement le sien afin d’asseoir aussi son autorité de directrice de troupe. À la tête d’un groupe de jeunes danseuses, elle inscrit sa démarche au sein d’une association culturelle brahmane appelée Yogakshema, dédiée notamment à la promotion culturelle des savoirs de sa caste (Guillebaud 2011a). Bien qu’ayant compilé plusieurs recueils manuscrits, elle s’y réfère peu lors de nos échanges. À la différence des leaders précédentes, elle m’invite surtout à échanger sur le kaikoṭṭukaḷi à partir de la dimension chantée et relativement moins sur les aspects chorégraphiques. Ses critères normatifs concernent généralement la justesse mélodique, la « présentation générale » qui correspond principalement au rythme (layam) qui doit être collectivement coordonné, l’ornementation des voix ou bien encore la complexité et la variété des motifs mélodiques et chorégraphiques.

Le Sucré

41 Alors que Lila pratiquait ce chant en soulignant la posture contenue du corps et un certain minimalisme des gestes, Savitri a proposé une performance qui s’en éloigne considérablement. Outre le fait qu’elle insiste ici sur la dimension chantée, son discours valorise les microstructures du développement mélodique. Le cœur de la performance se concentre sur l’ornementation ; les fioritures, dit-elle, seraient à même de faire goûter « le sucré » (sweet) de la performance. Cette autonomisation relative du chant s’explique aisément par son profil de chanteuse carnatique et les critères d’appréciation spécifique au genre classique auquel elle a été formée à un niveau professionnel.

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La complexité par la variété

42 Pour Savitri, la notion de « variety » concerne tant la diversité du corpus de chant que les motifs macrostructurels de la danse. Elle fait donc de la pratique de Savitri une forme de type présentationnel par excellence. Le discours de Savitri valorise souvent les manières

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de faire qui multiplient les figures, et l’assiduité des danseuses qu’elle invite à répéter durant de longues heures avant chaque représentation. Le but dit-elle est « de ne pas être ennuyeux », comme si elle cherchait toujours à entretenir l’attention à la musique et à la danse de la part du public. Bien que cette visée fût aussi présente dans les choix d’Omana, il est certain que c’est plutôt Savitri qui a mené cette recherche à son apogée, ce qui vaut à cette dernière une certaine notoriété dans le milieu, mais aussi des réserves sur la forte tonalité « carnatique » de sa voix au sein d’un genre jugé par d’autres comme devant aussi cultiver sa spécificité.

Conclusion

43 L’ethnographie qui consistait à enquêter auprès de différentes personnalités reconnues comme dépositaires du kaikoṭṭukaḷi met particulièrement en valeur l’importance du parcours individuel des chanteuses/danseuses comme clé de compréhension de leurs jugements de goût. Les critères retenus définissent des mondes distincts où chacun a développé des habitudes au sein d’une culture musicale particulière (appelée par les chanteuses une « voice culture »), parfois même au sein de plusieurs cultures musicales. Les canaux de transmission instaurent, selon le cas, le kaikoṭṭukaḷi comme un genre plus ou moins spécifique. Ces mondes s’ancrent dans des distinctions sociologiques de caste, mais sans pour autant complètement les recouvrir (le fait que diffèrent les critères évoqués par Omana et Savitri, toutes deux de caste brahmane, en est un cas exemplaire).

44 L’analyse des critères du « bien réalisé » – plus que celui de la « beauté » ou celui du ressenti des danseuses – révèle en outre leur peu d’ancrage dans le registre de l’émotion et de l’attachement ; ou pour reprendre l’expression de Nathalie Heinich, « la performance émotionnelle » des acteurs à propos du kaikoṭṭukaḷi est finalement un faible « conducteur de la performance axiologique » (2012 : 21), c’est-à-dire la compétence à « révéler des valeurs » (ibid. : 26)14. Leurs critères d’appréciations se focalisent plus volontiers sur des aspects compositionnels (le rapport entre chant et danse, la simplicité, la complexité), la perception globale de la forme (l’intelligibilité des textes, l’harmonie visuelle de la ronde) ou encore l’attitude intérieure et visible de l’extérieur des danseuses (dévotion, sérieux, discipline). Et c’est bien l’ensemble de ces traits qui détermine des agrégations différentes au sein de ce qui est nommé localement le genre « kaikoṭṭukaḷi ».

45 Dans son analyse de la « grammaire axiologique » du patrimoine dans les sociétés occidentales, Nathalie Heinich (2012 : 26) identifie trois valeurs principales : • la valeur d’authenticité, qui s’attache à la continuité du lien entre l’état actuel et l’origine de l’objet ; • la valeur de présence, qui s’attache à la proximité avec une personne, au sentiment d’une rencontre, d’un contact avec les êtres liés à cet objet ; • la valeur de beauté, qui s’attache à la qualité esthétique de l’objet en question.

46 Le cas du kaikoṭṭukaḷi, bien que nous l’ayons abordé dans une perspective différente, fait également émerger la première valeur comme clé de voûte des discours. Elle s’exprime principalement à travers les registres de la « pureté » et de « l’originel » relevés à plusieurs reprises au cours de l’enquête. Les praticiennes de kaikoṭṭukaḷi témoignent ainsi de leur « sensibilité à la question du lien avec l’origine » (ibid. : 29). Il est fort probable que la cohabitation de différentes manières de pratiquer la danse rende particulièrement saillantes les tensions qui ont cours aujourd’hui entre les tenantes et les détractrices d’un

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rapprochement avec les formes musicales et dansées plus « classiques ». D’une certaine manière, les critères que nous avons identifiés définissent le plus souvent des marges de tolérance – le caractère « conforme », voire « acceptable » des éléments constitutifs –, qui tendraient selon les parcours personnels des chefs de troupe soit à la dilution de la forme dans d’autres genres locaux, soit à une dynamique d’innovation (ex. la « variété » versus l’« ennui ») qui s’appuierait sur une palette de possibilités musico-chorégraphiques offertes par d’autres genres.

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GUILLEBAUD Christine, 2014, « L’art de la multimodalité. Musique, image et danse en Inde », Anthropologie et Sociétés 38 (1) : 25-45. Article accompagné de documents audio et vidéo en ligne : http://www.anthropologie-societes.ant.ulaval.ca/lart-de-la-multimodalite-musique-image-et- danse-en-inde-0

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NOTES

1. Je remercie Nathalie Fernando pour m’avoir invitée à participer aux travaux de l’équipe internationale « Étude comparative des critères d’évaluation esthétiques et du jugement de goût », Observatoire Interdisciplinaire de Création et de Recherche en Musique (OICRM), Fond national de recherche canadien. Merci également à Frédéric Léotar et Dana Rappoport pour avoir relu une première version de cet article. 2. Cette recherche s’appuie sur quatre missions de terrain effectuées entre 2004 et 2008, d’abord comme post-doctorante puis comme Chargée de recherche CNRS dans l’ex-Laboratoire d’ethnomusicologie UMR 7173, devenu Centre de recherche en Ethnomusicologie (CREM) du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (UMR 7186, CNRS/Université Paris Ouest Nanterre). Outre le soutien de cette institution, ce travail a bénéficié également d’une Aide à la recherche du Centre National de la Danse (2012). 3. Par convention, nous traduirons en français l’ensemble des discours énoncés par les acteurs en malayāḷam, la langue du Kerala, et maintiendrons les termes et expressions spécifiquement énoncés en anglais en les indiquant en italique. 4. Je n’ai volontairement pas organisé de visionnage commun avec les trois chanteuses réunies, exercice qu’elles n’auraient probablement pas accepté du fait de leur statut social dissymétrique. Le problème de la distance géographique séparant leurs lieux de résidence respectifs est venu renforcer cette intuition initiale. J’ai donc échangé avec chacune d’elle de manière indépendante. 5. Ces ouvrages, publiés en malayāḷam, chez différents éditeurs ou à compte d’auteur, sont particulièrement prolifiques dans la région. Les titres s’appuient principalement sur les termes locaux de la « tradition ». Les savoirs relatifs au kaikoṭṭukaḷi (Guillebaud 2011b), sont généralement désignés de quatre manières : a) ācārānuṣṭhānaṅṅaḷ, littéralement « ce qui suit l’ācārām » : « usage, established custom, practice, habit, etiquette, manner, civility, apparel » (Madhavan Pillai 1999 : 99) b) vaḻikaḷ : « ways, roads, routes, manners, means, modes, procedures, courses, lines or mode of actions, accomplishments, causes » (ibid : 950) c) vijññā-nīyam : « knowledge, intelligence, experience, competence, skill, expertise » (ibid : 959) d) vratānuṣṭhānaṅṅaḷ, littéralement « ce qui suit le vratam (au pluriel) » : « observance, abstinence, vow, oath, action, mode of life, rule of observance » (ibid. : 988). 6. Le discours dominant aujourd’hui au Kerala (en particulier dans les opérations de patrimonialisation portées par les politiques culturelles marxistes) qui consiste à envisager les

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arts populaires (folk arts) comme la source ancestrale des « arts classiques » est en quelque sorte ici inversé. 7. Pour une présentation plus détaillée de ces configurations, voir Guillebaud 2011a et 2014. 8. Selon les principes de notation Laban, les gestes des différents segments du corps sont notés avec une graphie distincte suivant leur positionnement dans l’espace : niveau « haut » (hachuré), « moyen » (pointé) ou « bas » (noirci). 9. Comparables aux danses classiques pratiquées dans la région, comme le mōhiniyāṭṭam et le bharatanāṭyam. 10. Par ces différences d’organisation, la danse véhicule aussi des formes de sociabilité différentes : féminine et intime chez les femmes brahmanes, elle semble davantage liée à la sociabilité de village et aux événements communautaires chez les femmes de basses castes (voir Guillebaud 2011a). 11. Voir les travaux menés autour de Daniel Fabre au Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (CNRS/EHESS/Ministère de la Culture). 12. Littéralement « humorous entertainment, frivolity, fun, jovilality, joke, show, spectacle » (Madhavan Pillai 1999 : 458) 13. En notation Laban, le transfert du poids du corps, indique un déplacement de l’ensemble du corps (par exemple, la marche ordinaire est un transfert vers l’avant). 14. Cette relation entre les deux types de performance s’avère a contrario centrale dans l’évaluation patrimoniale en Occident dont traite N. Heinich.

RÉSUMÉS

À partir de l’exemple de la ronde dansée kaikoṭṭukaḷi au Kerala, l’auteure souligne l’extrême tension observable entre voix individuelles et collectives lorsqu’il s’agit de rendre compte des jugements de goût, tension que cherche à retranscrire l’expression « À plusieurs voix » utilisée en titre. L’approche par le portrait de musiciennes permet de faire surgir les prises de position subjectives, les rivalités individuelles ou encore l’organisation quasi concurrentielle des points de vue sur ce qu’il est convenu de « bien réaliser » et de « bien faire ensemble ». À partir d’une enquête effectuée par triangulation auprès de trois chefs de troupe, l’auteur identifie les critères et les valeurs qui coexistent au sein de ce monde chorégraphique hétérogène. Il ressort que les critères du « bien réalisé » ont un faible ancrage dans le registre de l’émotion et de l’attachement. Plus que sur la « beauté » d’une performance ou sur le ressenti des danseuses, les appréciations se focalisent sur les aspects compositionnels (le rapport entre chant et danse, la simplicité, la complexité), la perception globale de la forme (l’intelligibilité des textes, l’harmonie visuelle de la ronde) ou encore l’attitude intérieure et visible de l’extérieur des danseuses (dévotion, sérieux, discipline). Enfin, à la lumière d’une analyse « axiologique » de ces critères, l’étude conclut que c’est principalement la valeur d’authenticité (la sensibilité à l’origine) qui est la clé de voûte commune aux discours des danseuses.

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AUTEUR

CHRISTINE GUILLEBAUD

Christine Guillebaud est chargée de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC, Université Paris Ouest-Nanterre) et associée au Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud (CEIAS-EHESS/CNRS). Les travaux qu’elle mène en Inde du Sud ont porté sur les processus de création musicale, la multimodalité, la propriété intellectuelle, l’humour musical ou encore la perception des environnements sonores quotidiens. Elle est l’auteure du livre Le chants des serpents. Musiciens itinérants du Kerala (2008), primé par l’Académie Charles Cros, et éditrice de l’ouvrage Toward an Anthropology of Ambient Sound (à p. 2015). Elle a également coédité les volumes La Musique n’a pas d’auteur (2010) et Notes d’humour (2013). Elle développe au sein du collectif de recherche MILSON « Pour une anthropologie des MILieux SONores » (www.milson.fr) des travaux sur le sonore ordinaire des espaces publics et des lieux de culte. Elle coordonne enfin le programme POLIMUS « Musiques et politiques mémorielles » du Laboratoire d’excellence « Passés dans le Présent » (www.passes-present.eu/fr), dédié à l’étude située des narrations du passé et des reconstitutions musicales.

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Le lisse, le plein, l’amer. Critères du goût musical sur l’île de Flores (Lamaholot, Indonésie)

Dana Rappoport

1 À Tanjung Bunga (« Le Cap des Fleurs »), sur l’île de Flores, dans l’est de l’archipel indonésien, le chant polyphonique à deux voix se pratique à différents moments de l’année, selon un calendrier agraire cérémoniel. La question du goût musical s’est imposée dès le début de ma recherche sur cette pratique, en 2006, à partir de deux constats, suite à l’écoute des musiques que j’avais enregistrées : d’abord, le jugement dépréciateur des chanteurs d’un village envers l’autre, certains grimaçant, d’autres ricanant, d’autres encore ne disant rien mais n’en pensant pas moins, sans compter celui des Occidentaux, plutôt sceptiques à l’écoute de ces chants lors de mes retours de mission. En outre, lors de mon apprentissage du chant, quand j’arrivais à (bien ?) chanter, la chanteuse ne me disait pas « c’est juste » mais plutôt « c’est triste », la tristesse émergeant comme critère d’appréciation majeur. Du point de vue des chanteurs, qu’est- ce qu’un chant réussi ? Que savourent-ils en lui ? Avec quels mots en parlent-ils ? De prime abord, ces questions paraissent simples mais elles se compliquent quand, sur le terrain, la variation stylistique est portée à son comble. Sur cette presqu’île de la pointe orientale de l’île de Flores, peuplée d’un millier de paysans, on ne trouve pas moins de six styles musicaux parmi les vingt villages de ce bout de terre de 50 km1. Signe d’une forte volonté de différenciation, cette variabilité façonne la dépréciation esthétique. Comment, dès lors, trouver une quelconque unité dans les manières d’apprécier la musique ? Pour circonscrire le problème, j’ai limité ma recherche à deux villages distants de 15 km (Keka’ et Waiklibang, fig. 1, 2), dans lesquels j’ai recueilli les jugements esthétiques, à l’occasion de trois types de contextes : grâce à une longue immersion dans les rituels, puis lors de mes séances d’apprentissage du chant et enfin, à l’occasion de séances d’écoute que j’ai mises en place 2. Par-delà les appréciations individuelles, mon but fut de dégager un faisceau de traits communs à différents jugements pour dévoiler une constellation de valeurs partagées. Ma recherche a combiné des appréciations et des jugements évaluatifs (Schaeffer 2000 : 51)3. Tandis que le jugement de goût ne nécessite pas nécessairement

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une explicitation verbalisée, au contraire, le jugement évaluatif implique une explicitation du ressenti, du plaisir ou du déplaisir, induite par des normes produites par chaque société.

Fig. 1. Flores en Indonésie.

Fig. 2. La presqu’île de Tanjung Bunga, sur l’île de Flores.

2 On pourrait penser qu’une recherche sur le goût musical porte sur la réception de la musique puisqu’il s’agit de comprendre comment les chanteurs apprécient telle ou telle musique. Or ce qu’un chanteur perçoit, le plaisir qu’il ressent, les mots qu’il utilise pour décrire sa perception du chant, tout cela met en lumière une série de notions révélant au fond une conception de la musique elle-même. Au fil de mes missions, l’étude a ainsi basculé de la question de la réception à celle de la production vocale, permettant de saisir, par-delà les goûts individuels, une manière collective de concevoir l’expérience du chant.

3 Pour saisir au mieux les résultats de cette recherche, je décrirai, dans un premier temps, les conditions de production des jugements de goût dans les deux villages de la presqu’île. Puis, à partir de l’analyse des critères présentés en tableau (fig. 4), je présenterai la découverte des trois grands paradigmes de l’appréciation musicale qui, regroupés en catégories, permettent de suggérer des valeurs propres à cette société.

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Le plaisir d’en parler

4 Tel un maillon reliant l’Asie à l’Océanie, éloignées des grands centres urbains politiques et administratifs, les petites îles de l’Est insulindien s’étirent vers la Nouvelle-Guinée. Les sociétés qui les peuplent se caractérisent par l’absence de développement économique, par une christianisation majoritaire, une faible densité, un bon maintien des langues régionales et des pratiques coutumières tolérées plus ou moins bien par les religions universalistes en place, en particulier par le catholicisme (Steenbrink 2003). Ces sociétés sont composées en majorité d’agriculteurs, de langues austronésiennes et non austronésiennes, cultivant le riz et/ou le maïs sur essarts. La production du riz est associée à un cycle annuel dans lequel le chant tient une place primordiale aux différentes étapes de sa culture, des semailles aux moissons et au remisage des grains au grenier.

5 Le chant à deux voix est exclusif à la pointe orientale de l’île de Flores, dans certaines populations de langue lamaholot et sikka4. Dans chaque village sont encore pratiqués une dizaine de répertoires polyphoniques, distincts selon les hommes et les femmes. Alors que la plurivocalité des chants de femmes est plus souvent fondée sur la technique du bourdon mobile, celle des hommes combine plusieurs techniques contrapuntiques au sein d’une même pièce – mouvement divergent, mouvement parallèle, ostinato, bourdon mobile, tuilage. Les duettistes se répondent deux par deux, en paires non mixtes. Au sein d’une paire, la première voix est au-dessus de la seconde, même si les deux lignes peuvent se croiser. La façon de faire sonner les deux voix ensemble se caractérise par l’étroitesse des intervalles harmoniques, variant de 100 à 300 cents environ, le ton et le demi-ton non tempérés étant privilégiés. Les chants, de forme cyclique, sont structurés par de courtes périodes mélodico-rythmiques répétées par chaque duo, sur un cadre métrique le plus souvent isochrone (Rappoport 2011).

6 La capacité d’émettre un jugement sur la musique ne dépend pas nécessairement d’une aptitude musicale. Un très bon chanteur (celui qui domine à la fois les paroles et les mélodies) n’est pas toujours la personne la mieux placée pour commenter l’exécution musicale, tandis qu’un chanteur moins expert pourra quelquefois mieux en parler, et cela pour différentes raisons – une meilleure maîtrise de la langue, un goût pour la sociabilité, et surtout le plaisir d’en parler. Car l’évaluation de la musique nécessite d’étudier le sens des mots. Mais en quelle langue ? Les habitants du Cap des Fleurs s’expriment au moins en deux langues, dans leur langue maternelle (de la famille linguistique lamaholot) et dans la langue nationale (l’indonésien appris à l’école). Ce multilinguisme entrave l’avancée de l’ethnologue, tant les glissements sémantiques et les passages d’une langue à l’autre sont fréquents. En outre, se pose le problème de la forte variabilité dialectale, qui s’ajoute à la variabilité musicale. Cette variabilité dans l’oralité résulte-t-elle de l’animosité latente entre les villages, qui implique un besoin de se différencier ? Si la musique présente, à première vue, les mêmes caractéristiques d’un village à l’autre, elle ne se partage pourtant pas.

7 Sur cette presqu’île, les chanteurs distinguent deux manières de chanter qu’ils nomment Paji et Demon, en référence à une ancienne opposition spatio-politique enracinée dans un conflit mythique entre deux frères, qui engendra des rivalités durant des centaines d’années. L’espace lamaholot était divisé entre les terres Paji et Demon ; chaque village appartenait à l’une ou l’autre de ces divisions 5. Jusqu’à aujourd’hui, cette segmentation

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divise la presqu’île entre les villages paji au nord et les villages demon au sud, les premiers, autrefois soumis au raja d’Adonara, n’ayant ni la connaissance ni le droit de construire une maison cérémonielle. Supprimée en 1945, à l’Indépendance du pays, cette opposition spatio-politique encore vive dans les mémoires correspond aussi à des manières de chanter 6. À la manière dite Paji, sur les fins de phrase musicale, la seconde voix oscille dans un large vibrato nommé gereken ou glokor, « glousser » (exemple audio 1). Ce vibrato fut peu à peu délaissé pour des voix droites et lisses, plus appréciées en région Demon.

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http:// journals.openedition.org/ethnomusicologie/2520

8 A ces variables linguistiques et régionales s’ajoute un autre élément propre à cette culture, la variable temporelle, impliquant une différence de perception auditive et de réponse émotionnelle selon les heures du jour. La sensibilité des chanteurs s’affine au soleil couchant, car la fin du jour – je l’ai découvert à mon insu – est associée à la séparation (Rappoport 2011, 2013)7. Cette modification de la sensibilité vers six heures du soir permet la production de jugements musicaux plus fins, plus sensibles à l’expérience musicale.

9 De plus, les paysans n’expriment pas leurs goûts musicaux si on ne le leur demande pas. Mais si on s’y intéresse, le plaisir peut durer. Lors des séances d’écoute, d’apprentissage du chant et d’analyse sémantique (exemple vidéo 2), j’ai recueilli des jugements en captant les ressentis et les mots que les chanteurs utilisaient en commentant les musiques offertes à l’écoute (à la fois leurs musiques mais aussi d’autres musiques, extérieures à leur région).

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http:// 10 journals.openedition.org/ethnomusicologie/2520

11 Lors des séances d’écoute, un jeu stimulant consistait à deviner l’origine d’un chant voisin. Un des chanteurs devint mon maître en évaluation : Bapa’ Kobus, chanteur d’une cinquantaine d’années, père de neuf enfants, fin esthète, manifesta un plaisir renouvelé à en parler – qui devint un contentement réciproque. Quand il n’appréciait pas la musique que je lui faisais écouter, il s’exclamait « comme c’est amer ! », je le sentais aussi : les voix me semblaient rêches, raides, criardes, forcées, désagréables, composites. Quelquefois, se refusant à commenter l’interprétation de ses collègues du village voisin, il restait silencieux : il fallait alors comprendre ce qu’il n’aimait pas. Reconnu socialement pour son talent et son goût pour le chant, son engagement dans la coutume, son ouverture, sa maîtrise de l’indonésien, sa vitalité et surtout pour sa sensibilité, Bapa’ Kobus fut la personne la plus enthousiasmée par cette recherche (fig. 3).

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Fig. 3. Bapa’ Lukas Dao Hokon (Bapa’ Dao) et Bapa’ Yakobus Sogen Brinu (Bapa’ Kobus, à droite sur la photo)

12 Enfin, le vocabulaire du jugement musical fut recueilli en deux langues, en lamaholot et, plus rarement, en indonésien. Quand un terme était mentionné en indonésien, c’est qu’il n’avait probablement pas d’équivalent en lamaholot. Au total, à Keka’, 75 termes ou syntagmes (dont 23 en indonésien) et à Waiklibang, 60 termes (dont 14 en indonésien) ont été collectés (fig. 4).

Fig. 4. Tableau des critères d’appréciation selon les deux villages.

Au village DATEN (LAID) MAE (BIEN) de Keka’ pas bien (paké hala)

Affects

sans sentiment, n’importe sentiment (one’ matan, ind. pakai perasaan comment, très vulgaire, « très ) rugueux » (ind. kasar sekali)

voix différentes (pegehak), « quand équilibre des sentiments entre les deux les voix n’ajustent pas leur voix (oné’ mata rua hama) sentiment » (ind. tidak susun perasaannya)

pudeur, retenue (mia), humilité (oné léré « trop devant » (wahan aja) «intériorité vers le bas »)

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vérité (ind. dalam hati mesti ingin buat dengan sesungguhnya « dans le cœur, il faut avoir envie de le faire avec vérité »)

Timbre

petit, trop haut (keni, belola aja), Tessiture tessiture moyenne (tukan, ind. pas-pas) coupant (ind. tajam) ; souffle coupé (ind. nafas bisa putus)

cru, pas mûr (tangen), voix dure ( glissant, lisse, soyeux (kelohok) hege’), tranchante (ind. tajam), rauque, voilée (pakarak)

tremblant, éraillé (kokorojong, ind. gemetar)

[son de] bambou brisé (au’ bela)

brumeux (bo’on) Texture

retenu, arrêté, attaché (hoge’)

vocalises sur les voyelles o et é vocalises sur la voyelle a

avec des petites variations (ind. brouillé (kokorojong), toussant ( keroncong), voix ronde (ind. bulat), douce kédéhé) (ind. halus), mélodieux (ind. merdu)

voix de tête (ind. suara kepala)

Intensité

maigre, fine (nipi), vide, plate (ind. ceper)

fort, large, ouvert (bélén), grossier ( kesakak)

voix dense, compacte (remet), ronde ( voix criée (berepet aja)

mogo) bloqué, serré, étranglé (ind. seret)

qui se noie, qui s’enfonce (lengat, ind. tenggelam)

souffle forcé (ind. paksa nafas)

Conduite vocale

Tempo lent (mao)

Syntaxe contenu, directionnel (keloh, ind. lurus) rapide (béra)

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orner sur les tenues (gelokor, gegor, Ornementation gérések, gereken « frémir»)

Relation

rechercher le corps de l’autre (ind. cari

badan)

unisson, uni, assemblé, plein, plénitude ( non uni, hétérogène (puna’ hala) puna’)

« chercher les voix » (seba’ ra), « être en quête l’un de l’autre » (ind. mesti baku ne pas être en interaction cari)

« creuser un sillon » (ge’in)

bon mouvement divergent (lodo géré « descendre, monter ; entrer sortir » ; monter et descendre ensemble gulek gwalek « descendre, monter ») ; halus kasar « doux rugueux»

compléter l’autre de manière homogène recouvrir (letu) sans penser à l’autre et fusionnelle voix, écraser l’autre voix

se suivre, soutenir (doré, geleke)

que les voix se rejoignent (hodik, ind. baku ketemu)

accorder son souffle (ind. nafas teratur) à court de souffle (ind. nafas pendek)

un, seul, uni (éhan’, to’u, ind. kedengaran voix différentes (gehak) satu)

voix soutenue, tenue, tirée, étendre (

le’et, tolo’)

Linguistique

parallélisme lexical, « question réponse » (gete tapa’), devinette (ba’asen), discontinuité, inconsistance « base couvercle » (uwen matan)

paroles claires (ind. sebut kata-kata)

Au village de MAE (BIEN) MAE HALA’ (PAS BIEN) Waiklibang

Affects

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avec sentiment (ind. pakai perasaan), avec ne pensent pas ensemble (piki tendresse (ind. perasaan lembut) hama hala)

divertissement (ra genekuk bien et vrai/juste (maen no’on diken), orienté « voix qui s’amusent »), (ind. terarah), pensé (piki) folâtrer, bruyant, sans règle (

semu-remut)

dysphorique (kuran one’ « moins intériorité», ind. harus sedih « il faut que le

sentiment soit triste », ind. mesti turun « il faut aller vers le bas »)

Timbre

voix trop haute (belola aja), voix haute (belola, belolon) [pour répertoires plane (mopa’), moyenne (tukan najan, berasi panalaran, tiné et buko] Tessiture ), basse (réré)

glissant, lisse, soyeux (kelohok) rugueux (ind. kasar),

Timbre (suite)

dur, serré, coincé (wide), trop voix naturelles serré (wide aja)

Tessiture voix retenue, contenue voix ouverte

voix crue (tangen, ind. mentah)

Intensité

forcé (wide, ind. paksa), frappant, brisant, pilant (gahak) stagnant (ind. sendat),

trop tranchant (deket aja), pas assez aiguisé (ind. kurang tajam tranchant, aiguisé, saillant (deket) ), trop aiguisé (ind. terlalu tajam)

voix forte, robuste, intense (negen’) faible (belema’)

dur, rêche (kesakak), épais, doux, souple, facile, faible (belema’) tendu, crispé, serré, vulgaire ( hege’)

ondulations (ange, kema-kema, ind

. gelombang)

Conduite vocale

Tempo plutôt lent (mao brua) rapide (toké také, béra aja)

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allongé (tolo), tenu (tahan one’) voix courte (ra kéru)

stabilité des paroles et des hauteurs (tenewo

« tenir »)

Relation

ensemble (hama) dissocié (hama hala’)

cassé, coupé (geto-geto), fendu ( unisson, uni, plein (puna’) serek, serat), dispersé, brisé ( kesehet)

hétérogénéité entre une petite équivalence des voix et une grosse voix

voix disjointes dans leur contrepoint juste (lodo géré pé mu, maé mouvement, voix qui se

«descendre monter juste» rencontrent mal (ind. suara ketemu yang salah)

voix disjointes dans leur bon contrepoint (« entrer et sortir mouvement, « voix qui se précisément» ind. masuk keluarnya tepat), rencontrent mal » (ind. suara lisse rugueux (ind. halus kasar) ketemu yang salah)

fermer pour unir deux parties (remet, rasik)

être devant, rivaliser (kehao)

Linguistique

complétude des mots (koda tanawit, koda

gereke)

prononciation confuse (ind. prononciation claire sebutan kurang jelas)

13 À Keka’, si un chant déplaît, il est « laid » (daten)8, « vert, cru, amer, pas mûr » (tangen), un excès d’amertume gustative produisant un déplaisir. Au contraire, dans les deux villages, si un chant plaît, il est « bien, lisse, plein ». L’appréciation peut être aussi reliée à la satiété : pour dire qu’un village chante mieux qu’un autre, on dit qu’il « mange mieux », qu’il prend mieux, qu’il dévore mieux (ind. lebih makan). Le chant doit-il donc combler, rassasier, sustenter ? Un chant pas encore réussi ne « mange pas, ne mord pas, n’attaque pas » (ind. belum makan). À partir de cette collecte terminologique, j’ai pu dégager quelques paradigmes du jugement musical dans cette région.

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Les paradigmes de l’appréciation musicale

14 Les critères d’appréciation de la musique peuvent être classés en trois groupes selon que l’appréciation porte sur la personnalité du chanteur, sur le chant, ou sur la langue, d’où trois familles de critères, d’ordre éthique, musical ou linguistique.

Appréciation de l’ethos

15 Chez les Lamaholot de Tanjung Bunga, un chant ne peut s’apprécier si l’on ne perçoit pas la disposition spécifique du chanteur « lorsqu’il ouvre sa bouche ». Cet état renvoie à l’ethos, qui désignait chez les Grecs le caractère, la manière d’être d’une personne dans sa relation aux autres. Le chanteur lamaholot doit être empli d’un sentiment (one’ matan), au sens d’une faculté perceptive, d’une capacité spirituelle, l’équivalent du rasa javanais (Benamou 2010), un sentiment qui lui permet de se connecter. Si on sait jouer [chanter], mais si on ne sait pas accorder ses émotions, si le sentiment est vulgaire, les gens du dehors écoutent et désapprouvent ; il faut chanter avec du sentiment : si on est vulgaire, ce n’est pas bien (Bapa’ Kobus, c. p., 2010).

16 Ce sentiment doit être doux, tendre, et volontiers dysphorique9. Le chanteur Bapa’ Lego indique qu’il doit « tendre vers le bas », ajoutant que « si on chante n’importe comment, il n’y a pas de sentiment ; que pour tout type de musique ou de chant, si on y met un sentiment, alors ce sentiment, il faut le rendre triste (kuran one’, “moins dedans”)10 ». Dans cette région, le chant relève davantage du manque, de la mélancolie et des affects troublés que de la célébration d’une énergie triomphante et joyeuse. J’ai montré ailleurs comment la pratique vocale se polarise autour d’émotions dysphoriques, reliées au cycle agraire et à la perte. Par le fait de chanter, les motifs de la perte et de la mort agissent dans l’intériorité (one’), en faisant surgir la mémoire d’une absence, de la disparition d’un être aimé, cristallisant alors la tristesse d’une perte irrémédiable, celle d’une époque révolue, d’un espace inaccessible (Rappoport 2013, 2014).

17 D’autre part, modestie et humilité sont deux qualités requises pour une exécution réussie. Maître indiscuté du chant à Keka’, le vieux Bapa’ Dao (fig. 3) confie que bien chanter nécessite de la réserve, de la pudeur et de l’humilité (one’ léré « intériorité vers le bas »). Musicalement, ces qualités transparaissent par l’absence de mise en valeur individuelle – le chant s’écoule sans fioritures, sans cabotinage, sans virtuosité ostentatoire. À cela s’ajoute l’exigence de sincérité. « Dans le cœur, il faut avoir envie de chanter avec le plus de vérité possible » dit Bapa’ Kobus (c. p., 2010). Les voix (ra) doivent être droites, « bien et vraies » ; le chant doit être orienté, « pensé » (piki), et non pas puéril, ni amusant (genekuk), ni bruyant (semu-semu). Enfin, pour bien chanter, il faut savoir accorder son intériorité avec celle de l’autre chanteur, sans rivaliser. Les émotions des deux individualités doivent s’accorder (« leur sentiment n’est pas assez uni », me dit Bapa’ Kobus en 2012, à propos d’un chant d’un village voisin). L’ethos du chanteur détermine la réussite du chant, qui se mesure à son caractère retenu, pudique, droit, stable et dysphorique – caractéristiques verbalisées par les chanteurs (fig. 4) et sensibles dans leurs corps et leurs visages, emplis de pudeur et de retenue (fig. 5).

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Fig. 5. Ina et Ema’ Hinggi Hokon, Keka’, 2010

Appréciation des voix

18 Lors des séances d’écoute, les chanteurs ont aussi commenté les voix elles-mêmes. Avant de décrire ce sur quoi portent leurs appréciations, il est utile de mentionner que les chants sont construits selon une succession de moments où les voix entrent en relation. Le chant commence par une ouverture des deux voix en répons (hor), puis se poursuit par un mouvement divergent des deux voix en contrepoint (lodo géré, « descendre monter »), après quoi la seconde voix s’allonge en bourdon (tolo, « allonger les jambes »)11, puis s’unit à la première (ou pas) sur un unisson (puna’) avant de finir dans un mouvement commun par une ascension « o o di ! » (din). Si les chants ne sont pas tous construits sur ces cinq moments, ils en suivent au moins plusieurs. Regardons à présent leurs critères de plus près.

19 Un chant plaît d’abord pour la qualité de son mouvement divergent, s’il « descend et monte bien », si les voix « entrent et sortent » avec précision. Un seul et même syntagme (lodo géré) désigne deux mouvements à la fois : le fait de monter et de redescendre et de sortir puis d’entrer. Il provient de l’architecture des maisons des vieux villages (léwo okin), désormais inhabitées, qui comportent des plates-formes d’élévations différentes pour dormir et manger ; ainsi, pour sortir d’une maison, il fallait d’abord descendre des plates- formes, et pour y entrer, faire le mouvement inverse. Le syntagme s’utilise pour décrire le relief d’un mouvement dans l’espace. « Une route descend et monte » (raran pé lodo géré). Ainsi, la paire lexicale lodo géré associe deux mouvements en même temps dans un ordre obligé, et dans deux champs de perception, le visuel et le sonore. Quand ils évaluent les voix, ils jugent une dynamique spatiale, le mouvement vertical et le mouvement horizontal – l’équivalent du contrepoint de la musique écrite occidentale.

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20 De plus, le mouvement divergent convient s’il est « doux rugueux » (halus kasar). Cette expression relie cette fois l’ouïe au toucher. « Si on veut que les voix sonnent bien, il faut de l’halus kasar » dit un jour Bapa’ Lego en 2010. Du doux rugueux ? Que voulait-il dire ? N’ayant entendu cette expression qu’une seule fois, je pensais que ce chanteur, maîtrisant mal l’indonésien, s’était forgé un concept dans son coin. Or, deux ans plus tard, l’oxymore ressortit par hasard de la bouche d’un chanteur d’un village voisin. Lors d’une séance de travail, je compris enfin ce curieux syntagme, grâce à la discussion de deux chanteurs de Keka’ et de Lebao : BAPA’ KOBUS : Si on n’est pas fait l’un pour l’autre, si on est marié de force avec son compagnon [de chant], cela ne va pas. Si la seconde voix ne sait pas, on est à moitié mort. Celui qui mène sera encore plus silencieux. Si la seconde voix avance facilement, alors pour la première, c’est plus facile de penser, car c’est elle qui anime le moteur. BAPA’ TÉO : C’est comme s’il y avait des lettres [un texte écrit à lire]. BAPA’ KOBUS : C’est comme un promoteur. Il y a des fois où la seconde voix est en avance, alors… BAPA’ TÉO : ou bien si les deux montent ensemble, ou descendent ensemble, alors il n’y a pas de « doux rugueux » (halus-kasar) (Lebao, 23 juillet 2012).

21 Qu’il n’y ait pas de « doux rugueux » implique donc le ratage du chant. Bapa’ Téo Kélen s’en explique : Pour que cela soit bien, il faut qu’il y ait du ‘‘doux-rugueux’’ (halus kasar) afin que les voix puissent se rencontrer. […] Halus kasar, cela signifie monter-descendre pour que les voix se retrouvent et que le tout devienne raffiné. S’il n’y a pas de ‘‘doux- rugueux’’, les voix ne se rencontrent pas (Bapa’ Téo Kélen, ibid.).

22 « Doux-rugueux » comprend deux mots contraires. Halus (« doux, raffiné ») et kasar (« brut, rugueux ») désignent des qualités inverses attribuées à la fois aux matières inanimées (tissu, bois, matériau) et aux êtres animés12. Alors que le syntagme n’existe pas en indonésien, les paysans de langue lamaholot l’ont pourtant forgé pour désigner le mouvement inverse des voix, nécessaire à leur rencontre (fig. 6). Pourquoi cette paire antonyme est-elle utilisée pour qualifier le mouvement divergent alors qu’elle désigne littéralement des qualités et non pas un mouvement ? L’usage de « doux rugueux » provient-il du frottement des deux voix par le mouvement inverse qui produit cette harmonie à la seconde mineure et à la seconde majeure appréciable à leurs oreilles ? Le « doux rugueux » désignerait selon eux la résultante du mouvement contraire.

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Fig. 6. La relation des deux voix dans un chant de désherbage.

Référence sonore à 1’08 http://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2007_006_001_246/

23 Outre le « doux rugueux », un chant sera apprécié si les voix sont en quête l’une de l’autre. « Les voix se cherchent », se suivent, tendent à se joindre, à se connecter. Pour cela, il faut que « les corps se cherchent » (Bapa’ Kobus, c. p., 2010) (fig. 7).

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Fig. 7. Deux chanteuses à Tana Lein, île de Solor, 2006

24 Cette quête réciproque implique une manière de s’ajuster. Subordonnée à l’autre, la seconde voix doit en général s’adapter à la première. Pour une bonne réalisation vocale, il ne faut pas être devant, ne pas ouvrir trop ses voyelles, ce qui risquerait de recouvrir l’autre13, il ne faut pas « enfermer » l’autre voix ni la recouvrir. Les deux doivent s’assembler, se comprendre, se ressembler, accorder leur souffle. Sans une quête réciproque, pas d’union : [après une écoute] : « Ce n’est pas très bon… En fait, ils ne veulent pas être en quête l’un de l’autre, la voix 2 et la voix 1 doivent toujours être en quête l’une de l’autre, si bien qu’à la fin les sentiments s’unissent l’un à l’autre. Il ne faut pas jouer [chanter] seul. Il faut cueillir la même hauteur et le même rythme » (Bapa’ Kobus, c. p., 20 juillet 2012).

25 La quête vise donc l’union de deux voix qui s’assemblent (rasik, puna’), se joignent (hodi’), s’emboîtent (remet), ne font plus qu’une (éhan, jadi to’u) et se retrouvent alors ensemble, pleines, unies (puna’). Parmi les nombreux critères recueillis, puna’ est omniprésent. Lors d’une répétition, Bapa’ Kobus dit à son partenaire : Les voix se cherchent continuellement pour s’unir (puna’). Quand tu m’écoutes monter, tu me suis vers le haut, si tu entends que je descends, tu changes de place. Tu me cherches et je te cherche pour que les voix puissent devenir une14.

26 L’union tant valorisée dans le discours des chanteurs ne signifie pas seulement chanter à l’unisson. Dans certains chants (tel le chant najan à Keka’), les deux voix ne se rencontrent jamais (exemple 3) ; et pourtant, Bapa’ Kobus utilise encore le terme puna’ pour qualifier les voix. En commentant les voix du village de Muleng qui ne se rencontrent pas à l’unisson, il dit : La première paire n’est pas très bonne. Leurs voix ne sont pas unies (puna’ hala). La seconde paire est un peu mieux, les voix sont bien, mais les paroles ne sont pas claires. La première voix est forte et recouvre la seconde voix. Il n’y a pas

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d’équilibre entre la voix 1 et la voix 2 […], les voix ne sont pas pleines (raan puna’ hala), elles sont trop hautes et trop petites (raan, belola aja, keni aja) (Bapa’ Kobus, c. p., 21 juin 2010).

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28 Critère majeur, puna’ a en fait six acceptions. Il signifie 1) plein au sens d’entier, de dense, renvoyant à quelque chose rempli d’une substance ou d’une matière qui lui est propre (tels les épis de riz dans un champ) ; 2) plein au sens de compressé, bourré d’une seule chose15. Cette compression peut être matérielle ou immatérielle. Par exemple, à l’écoute du lied de Schubert Du bist die ruhe (« Tu es la sérénité »), un paysan m’exprime sa tristesse en parlant de sa sensation d’oppression (onot puna’)16 ; 3) unisson : dans les chants, les deux voix finissent ou se retrouvent de manière intermittente sur l’unisson, un moment particulièrement apprécié par les chanteurs17 ; 4) homogène, plein ; plénitude, état de quelque chose au maximum de son intensité, de sa densité ; 5) joindre deux choses, faire coïncider une chose avec une autre ; réconcilier18 ; 6) finitude, dans le cas d’une action achevée19. Les six acceptions du terme puna’, reliées entre elles, embrassent donc plusieurs champs. Elles convergent sur la signification d’une relation entre des éléments dont le résultat doit être dense, uni, plein ; dans le champ de l’action, puna’ exprime la finitude ; dans celui des relations humaines, il décrit l’unité et la réconciliation. L’étendue de ses usages en fait un concept épais en significations, un des concepts clés du jugement musical. Qu’un chant soit dépourvu de puna’ le condamne à être raté.

29 D’autres critères d’appréciation portent sur la conduite des voix. Le mouvement mélodique horizontal plaît s’il est lent, directionnel, étiré, continu et droit – dans ce cas, les chanteurs associent l’allongement des voix au mouvement d’extension des jambes. Le chant doit « creuser un sillon », la mélodie doit être soutenue, sans souffle court. Sur les tenues, il faut « faire des vagues », faire « frémir » les voix (par l’usage d’un vibrato large). Lenteur, continuité, direction, raffinement et ornementation sont des critères d’appréciation communs aux deux villages.

30 Les chanteurs évaluent aussi chaque voix en jugeant la qualité de son timbre. Ils mentionnent l’importance de kelohok, terme polysémique, dont les différentes acceptions renvoient à nouveau à plusieurs champs de réalité, matérielle et immatérielle. Le terme s’applique à une route mouillée (glissante), au pelage du chat (lisse), à la qualité d’un tissu (soyeux), à la stabilité d’une voix (continue). Une route, par exemple, peut être glissante au sens de coulante car sans cailloux, sans empêchement (raran pé kelohok « cette route est lisse »). Kelohok renvoie aussi à une valeur morale, impliquant l’honnêteté, la douceur ( one’ kelohok indiquant un cœur droit, honnête, une vie douce sans difficulté – morit goé keholok, « ma vie est douce, sans empêchements »). Appliqué à l’art vocal, kelohok désigne la fluidité, la continuité, la souplesse et la douceur. Une voix touche pour ses qualités de fluidité, de souplesse et de continuité. Cette qualité vocale s’acquiert par une pratique locale qu’ils nomment « pas de douceur sans brisure » (ind. belum putus belum halus), un procédé qui consiste à briser sa voix en la forçant jusqu’à la perdre, l’aphonie temporaire entraînant, selon eux, l’adoucissement du timbre.

31 Deux oppositions sont mentionnées par les chanteurs : « naturel/tendu » et « coulant/ stagnant ». Tout type de tension et de raideur doit être évité, telles les voix crispées,

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coincées, forcées, criées, considérées comme vulgaires ou grossières. De la même façon, le stagnant déplaît, tout comme les voix bloquées, serrées, étranglées, retenues, arrêtées. Sont dépréciées les voix au timbre de bambou brisé, éraillées, fendues, les voix vertes, crues, voilées, tremblantes, brumeuses, noyées, rauques, rêches, hétérogènes. « C’est raffiné quand c’est doux (belema’), et vulgaire quand c’est tendu (hege’) » (Lego, c. p., 2010).

32 Cependant, les villages se différencient dans leurs jugements musicaux sur deux paramètres, la tessiture et l’intensité. À Keka’, les voix fortes, hautes, larges, ouvertes, dures, incisives ne sont pas appréciées au contraire de Waiklibang. Tandis que le premier village apprécie douceur et tendresse, l’autre privilégie le tranchant et la robustesse. Le second considère les voix de Keka’ trop basses et trop faibles, voire molles, il déprécie le caractère féminin des voix masculines, tout en admettant apprécier leurs ondulations et leur contrepoint. Ces traits musicaux correspondent aux variations linguistiques : la langue de Keka’ se distingue par sa douceur et son raffinement à l’inverse de l’énergie familière de l’accent de Waiklibang. Malgré ces différences, dans les deux villages, les voix insipides, petites et plates, ne sont pas appréciées.

33 Au final, l’appréciation des voix porte d’une part, sur leurs qualités intrinsèques et d’autre part, sur leur relation (mouvement divergent, interaction) permettant d’aboutir à la plénitude. Jamais acquise à l’avance, la plénitude résulte d’une recherche entre les voix dont l’enjeu consiste à faire sonner deux voix en une.

Appréciation de la langue

34 Outre l’évaluation des voix, la musique se savoure pour ses paroles. Comme chez de nombreux voisins, la langue chantée lamaholot procède par distiques versifiés ou langue des vers accouplés (kenahan’ kenapén). Chaque distique comprend deux vers qui se complètent (Rappoport 2010a), l’appréciation portant sur la manière de les combiner pour produire un sens. Le principe, c’est que cette [association] de mots appartient à notre culture, à notre coutume ; avec cette parole, c’est plus agréable à entendre. […] Pour les chants, c’est pareil, ils sont tous différents, mais là aussi, les paroles s’assemblent (bertanawit). (Bapa’ Krowé, Waiklibang, c. p., 2012).

35 Le plaisir du chant provient donc aussi de la combinaison des mots. Le premier duo envoie un hémistiche, un vers ou un distique, le second le complète en lui ajoutant un élément métrique de même taille afin que la combinaison des deux forme un tout. À Waiklibang, ce principe se nomme « mère enfant » (ina’ ana’) ou « matrice enfant » ( puken ana’). À Keka’, il se nomme « question réponse » (gete tapa), car le premier duo pose un problème (un sujet, un thème, un argument) et le second apporte la réponse, par un développement offrant l’explication20. A Keka’, cet emboîtement sémantique (uwen matan) est représenté par l’association d’une « base » (uwen) à son « couvercle » (matan). Cependant, l’expression ne convient pas à tous, en particulier au village voisin. Bapa’ Kebojan préfère parler de « mots qui s’assemblent, qui se complètent » (kada tanawit), plutôt que de « base couvercle » (uwen matan) qui signifie vulgairement « faire l’amour », ce qui, dit-il, n’est pas précis ni juste pour ce langage. Bapa’ Kobus donne un exemple de cette manière de parler. Dans le chant de moisson najan, par exemple, si la première paire chante : « son riz et son maïs sont bien beaux », alors la seconde répondra « eh toi, nous avons le même, nous et toi sommes pareils ». La réponse de la seconde complète le

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premier vers en établissant une égalité dans la relation. L’évaluation de l’un sur le champ de l’autre entraînait un déséquilibre que la seconde paire fait disparaître. Le critère de complétude est donc valorisé.

36 Si le parallélisme est bien le propre d’un grand nombre de langues (Jakobson 1973), l’usage d’un parallélisme particulier serait propre à l’oralité lamaholot. Il implique l’existence d’un lexique mental de paires de nature différente qui partagent des propriétés grammaticales et phonologiques que les locuteurs acquièrent au cours du temps. Un exemple suffira. Pour dire que le soleil se couche, ils chantent (exemple 4) :

Pati lali buruk bauk Pati là-bas ferme en tombant

Béda lali lodon nokok Béda là-bas chute dans l’obscurité

37 Pati Béda désigne un jeune homme dont le nom est ici dissocié (Pati dans le premier vers et Béda dans le second). La résultante du mouvement du premier vers arrive seulement dans le second (l’obscurité). Cet art verbal implique une exigence de construction sémantique. La complémentarité s’apprécie donc sur plusieurs plans, à la fois dans le domaine des sons et des significations. La mise en relation d’unités musicales et linguistiques vise chaque fois une plénitude tant sonore que sémantique.

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Des critères aux valeurs

39 Une fois regroupés en faisceaux de significations, les critères permettent de dégager des valeurs qui se combinent entre les trois grands paradigmes décrits ci-dessus – la valeur se situant à un niveau d’abstraction supérieur au critère (Heinich 2012). Selon que les critères portent sur l’ethos, les voix ou la poésie, ils se combinent les uns aux autres et dévoilent des unités de sens. Trois valeurs sont récurrentes dans les deux villages : la dysphorie, l’attraction et la plénitude. La dysphorie découle des critères « sentiment », « pudeur », « manque », « vérité », « lenteur », « pensée ». Elle surgit comme un des paramètres principaux d’appréciation de la musique. Il est possible que, chez eux, l’action de musiquer prenne sa source dans une forme d’incomplétude, liée à la séparation, générant une tristesse dont le chant est un des antidotes (Rappoport 2014). L’attraction constitue la deuxième valeur importante dévoilée par le jugement musical. Elle provient de la convergence des critères « sentiment », « empathie », « interaction », « quête », « mouvement divergent », « réciprocité », « monter/descendre, entrer/sortir ». Elle émane de l’interaction des deux voix en quête l’une de l’autre, qui montent et descendent pour se retrouver dans une complétude. Ainsi, une dialectique de la relation se dessine dans le chant par une réciprocité en musique. Le plaisir vient de la relation en train de se faire, visant à faire sonner deux voix ensemble pour atteindre l’unité sonore. La plénitude, troisième valeur importante, procède de l’addition des critères « lisse », « fusion », « homogénéité », « unisson », « unité », « équilibre », « densité », « stabilité », « maturité », « complémentarité », « finitude ». Elle peut se définir par trois éléments :

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l’unité (le fait d’être ensemble sans déséquilibre), la densité (impliquant l’alliance de la compacité, de l’épaisseur, de l’intensité : les voix sont soutenues et remplies) et la complémentarité (les deux voix se complètent pour former un tout sonore et poétique). Jamais donnée à l’avance, la plénitude résulte d’une recherche qui caractérise l’enjeu même du chant à deux voix. Dysphorie, attraction et plénitude ne sont pas seulement des valeurs musicales : elles s’inscrivent probablement dans un réseau de significations plus larges, à l’œuvre dans d’autres domaines que la musique ou la langue, dans d’autres formes de la vie sociale20.

40 Au final, cette société n’aime pas les voix raides, rugueuses, amères, vides, maigres, instables, discontinues, hétérogènes. À l’inverse, les voix douces, tendres, lisses, rondes, stables, pleines, denses, soutenues, homogènes, continues, compactes, intenses sont appréciées. Ces qualités émergent de trois manières d’apprécier la musique en évaluant aussi bien les qualités affectives des chanteurs que les résultantes acoustique et sémantique de leur production. Il serait réducteur de limiter l’appréciation de la musique à la présence ou non des trois valeurs issues de l’analyse que sont la dysphorie, l’attraction et la plénitude ; cependant, l’avantage de monter en généralité consiste à permettre la comparaison de ces valeurs avec celles d’autres sociétés. Au final, que l’affliction importe plus que la joie, que la sincérité l’emporte sur le cabotinage, que l’attraction l’emporte sur la répulsion, que la plénitude l’emporte sur la fissure, que la continuité l’emporte sur la discontinuité, que la relation duelle l’emporte sur l’individu… tout cela inscrit cette pratique musicale dans une forme d’éthique dont il convient de comprendre les enjeux – par ces valeurs, on devine comment le chant agit sur les êtres. Une des surprises de cette recherche sur les critères du goût musical à Flores porte donc sur la découverte d’une sorte de grammaire musicale qui, pour être bien respectée, doit suivre des règles de relation entre les voix, les mots et les êtres eux-mêmes.

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NOTES

1. Cette recherche résulte de plusieurs missions de terrain en Indonésie entre 2006 et 2012. Je remercie de tout cœur les villageois qui m’ont accueillie ainsi que mes collègues du groupe de travail de l’Université de Montréal (formé au sein du laboratoire de musicologie comparée et d’anthropologie de la musique, MCAM), et en particulier Frédéric Léotar pour les remarques sur des versions précédentes de ce texte. 2. L’appréciation est, selon Schaeffer, un état affectif causé par l’attention cognitive tandis que le jugement évaluatif est un acte intentionnel qui accorde telle ou telle valeur à un objet. 3. Kunst 1942, Messner 1989, Yampolsky 1995, Rappoport 2010a, b. 4. Arndt 1938, 2002 ; Barnes 1987 : 18 ; Barnes 2005 : 8. 5. En 2007, une personne de l’île de Lembata m’affirmait encore que dans les années 1950, « aucun Demon ne s’aventurait en territoire Paji, et vice-versa ». 6. Si les séances se tenaient vers 18 h, les larmes étaient susceptibles de couler – tel fut le cas, à ma grande surprise, sur une chanson de Bob Dylan, un soir de juillet 2010. 7. L’ensemble des termes se retrouve dans le tableau fig. 4. Ind. signifie que le mot est en indonésien. Sans mention, le mot est en lamaholot dialecte Tanjung Bunga.

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8. J’emploie « dysphorie » pour désigner un état de tristesse englobant tout type de désarroi mélancolique. L’étymon provient du grec dysphoros qui signifie « difficile à supporter ». La dysphorie peut être expérimentée par quiconque en réaction aux événements douloureux de la vie. Elle couvre une palette d’émotions moroses allant du vague à l’âme à la nostalgie, à la mélancolie ou au chagrin. 9. Pour le vocabulaire de l’affliction, voir Rappoport 2013 : 115. 10. Ils utilisent aussi l’image de la poutre ou du sillon (ge’in, « creuser un sillon »). 11. En indonésien, halus a plusieurs acceptions : doux, fin ; délicat, fragile ; doux, subtil, élégant, poli, raffiné. Kasar signifie gros, grossier ; râpeux, rugueux, raboteux, mal fait, grossier ; brutal, mal élevé. On dit souvent d’une personne qu’elle est halus pour parler de son raffinement, de sa retenue, de sa distinction, de sa courtoisie. À l’inverse, une personne kasar est familière, grossière, goujate, brutale, rugueuse, mal élevée. Sur cette opposition, voir aussi Benamou (2010 : 67). 12. Bapa’ Kobus m’explique l’importance de l’écoute, la façon de s’unir à l’autre voix, de trouver la rondeur du [o]. Selon lui, la voyelle [a] est considérée comme « affreuse » car trop ouverte. 13. Extrait d’un document audiovisuel que j’ai filmé le 27 juin 2010 (exemple 2). 14. Pour dire qu’un minibus est plein de monde, menu’ sera utilisé et non pas puna’. 15. Bapa’ Méo (c. p., 2010) me dit : « C’est vide, isolé, solitaire ; la maison est froide, partout, c’est silencieux ; c’est oppressant ; l’intérieur est compressé ». 16. « Il y a un chant mais deux voix. Les entendre monter et descendre c’est agréable, mais à la fin, on n’en entend qu’une et ça c’est beau (ind. bagus), c’est exact (ind. cocok). Puna’ arrive à la fin, à la toute fin, on n’entend plus qu’une voix, c’est beau » (Bapa’ Krowé, c. p., 13 juillet 2012). 17. Exemples : « Ferme cette porte pour que les deux parties soient bien assemblées » (remet kenita pé puna’ siu) ou « ferme la pour bien assembler » (remet naé ma’an puna’) autrement dit pour qu’elle soit bien fermée. Dans le cas de sœurs fâchées qui se réconcilient, le mot puna’ peut être utilisé. Pour dire « ferme bien la porte », le mot puna’ est utilisé à la place de « bien » pour signifier la complétude. 18. « Quand auras-tu fini cette maison ? » (lango pi ara pira ma’a puna’ ?), ou « cette maison est-elle achevée ? (lango pe puna’ kaé ?). 19. Néanmoins, tous les chants ne suivent pas cet ordre. À Waiklibang, ce sont les chants go’ok, najan et go’é qui doivent obéir à ce principe. 20. Ces valeurs sont par exemple sensibles dans le mythe Lian Nurat, Wato Wele’, deux jumeaux frère et sœur, premiers humains, qui une fois séparés, ne rêvent que de se retrouver à nouveau. Le mythe dévoile la tristesse de la séparation, la quête, le désir, l’union des corps puis de nouveau la séparation et la mort (Taum 1996).

RÉSUMÉS

Sur la presqu’île de Tanjung Bunga, à la pointe orientale de l’île de Flores en Indonésie, la musique, presque exclusivement vocale, se pratique en duos, lors des travaux agraires, rythmant la culture du riz et du maïs sur essarts. Les paires de chanteurs, non mixtes, se constituent selon différentes façons, par affinités locales, affectives, familiales et esthétiques. Que les voix sonnent bien constitue une des conditions minimales pour chanter ensemble. Dans le choix de leur compagnon de chant, les chanteurs opèrent un jugement de goût implicite, rarement verbalisé,

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que cette recherche entend expliciter, à partir de l’étude comparative de deux villages voisins, aux stylistiques différentes. Bien que les appréciations musicales varient souvent d’un chanteur à l’autre, et d’un village à l’autre, des constantes montrent que, loin d’être déterminé exclusivement par des critères sonores, le goût musical est forgé selon trois classes de critères relatifs à l’ethos, aux sons et au langage.

AUTEUR

DANA RAPPOPORT

Dana Rappoport (1968) est ethnomusicologue au Centre Asie du Sud-Est (CNRS/EHESS). Ses recherches portent sur les musiques de l’archipel indonésien, étudiées à la fois sous l’angle de la musicologie formelle, de l’anthropologie de la religion et de l’organisation sociale. Elle a mené successivement des enquêtes de longue durée sur deux terrains de recherche, chez les Toraja de l’île de Sulawesi (1991-2005), et depuis 2006, chez les Lamaholot d’Indonésie orientale (Flores, Solor, Adonara, Lembata). Elle est l’auteur de Chants de la terre aux trois sangs : musiques rituelles des Toraja de l’île de Sulawesi (2009), traduit en anglais et en indonésien, aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

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Entretien

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Profession : pygmologue Entretien avec Susanne Fürniss

Madeleine Leclair et Susanne Fürniss

1 J’ai rencontré Susanne Fürniss en février 1992 au département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme. Elle comme vacataire, pendant qu’elle rédigeait aussi sa thèse de doctorat sur Le système pentatonique de la musique des Pygmées Aka (Centrafrique), auprès de Simha Arom, et moi comme jeune stagiaire découvrant le travail dans un musée, les coulisses de la recherche dans une institution historique à l’avenir incertain, et la vie en Europe. Avec Marie-Barbara Le Gonidec, nous formions la petite équipe des jeunes collaboratrices de Geneviève Dournon, auprès de qui nous travaillions sur la monumentale collection d’instruments de musique qui était alors conservée dans cette institution : descriptions scientifiques des instruments, enquêtes pour remonter le fil de l’histoire de l’arrivée des instruments au Musée, classifications, typologies, etc. La précision du travail de Susanne, son approche rigoureusement méthodique et systématique étaient remarquables, tout comme sa grande gentillesse, sa disponibilité et sa générosité.

2 Avec constance et probité, Susanne se consacre depuis près de trente ans à l’étude des musiques pygmées d’Afrique centrale. Au cours d’entretiens effectués entre janvier et avril 2015, elle nous parle de son parcours professionnel, de son approche épistémologique et de ses principales réalisations. Certains aspects de sa personnalité ressortent de cet entretien : son esprit d’entreprise, son dynamisme, son art de la transmission et son goût pour le travail en collaboration, dans une perspective réellement interdisciplinaire, ainsi que l’importance qu’elle accorde à ce que racontent les données recueillies sur le terrain.

M.L.

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Fig. 1. Susanne Fürniss dans son jardin à Montgeron, automne 2012.

Photo M. Yacoubi.

Tu pratiques le violon depuis ton enfance. Est-ce que tu viens d’une famille de musiciens ? Il y avait beaucoup de musique dans ma famille, mais aucun musicien professionnel. Ma mère venait d’une famille de la « bonne société » où tous les enfants apprenaient la musique. Et en Allemagne à cette époque, l’apprentissage de la musique faisait partie de la bonne éducation. J’ai six frères et sœurs, et nous avons tous appris deux instruments. J’ai commencé par la flûte à bec : musique baroque et de la Renaissance. Et je pratique le violon depuis que j’ai neuf ans. J’ai continué à jouer à Paris, à la Cité internationale universitaire où j’ai habité pendant trois ans sans payer de loyer parce que j’organisais des concerts et que je dirigeais une chorale que j’avais fondée. Ensuite, pendant la période de la thèse et après, avec les enfants, je n’ai plus eu le temps de jouer. J’ai repris quand ma fille a eu un assez bon niveau pour pouvoir jouer à l’orchestre. Son professeur m’a invitée à venir en renfort dans son orchestre d’École municipale de musique. Bien sûr, je ne suis pas soliste ou chef de pupitre, mais j’ai beaucoup de plaisir à jouer dans un ensemble intergénérationnel. Quand et comment as-tu découvert l’ethnomusicologie, et qu’est-ce qui t’intéressait à l’époque où tu as découvert cette discipline ? J’étais étudiante de musique au Conservatoire Supérieur de Hambourg, dans une filière qui forme des professeurs de musique au collège et au lycée, et qui est donc une formation à la fois pratique et théorique. Nous avions un professeur de musicologie, Jens Peter Reiche, qui avait été formé par Kurt Reinhardt, le premier ethnomusicologue en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, à Berlin. Il avait travaillé sur les

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musiques turques. C’est donc à travers son enseignement qui incluait les musiques non européennes que j’ai découvert l’ethnomusicologie. Il vous faisait écouter des musiques non occidentales ? Mon tout premier cours avec lui portait sur les origines de la musique. Il nous disait, entre autres, que certaines personnes assimilent les Pygmées aux premiers Hommes, et c’est ainsi qu’il nous a fait écouter un enregistrement de musique mbenzélé de Centrafrique fait par Simha Arom. C’était la première fois que j’entendais de la musique pygmée. Après, j’ai suivi un séminaire de Master sur le yodel. Tu connaissais le yodel suisse, à cette époque ? Oui, comme tout le monde en Allemagne. Le yodel était connu comme une manière de chanter dans les Alpes, et nous, étudiants du Conservatoire Supérieur, regardions cela de haut car nous faisions quand même de la « vraie musique » ! Nous ne pratiquions pas de Volksmusik, que je traduis ici par commodité « musique populaire ». En tant qu’enfant de l’après-guerre vivant sur le sol allemand, j’avais comme mes frères et sœurs aînés un rapport conflictuel avec tout ce qui était musique populaire, car pendant le temps du nazisme, cette musique a été détournée et instrumentalisée. Cela n’était pas très bien vu à cette époque de s’intéresser aux musiques populaires. L’écoute des musiques pygmées m’a frappée ! C’était d’abord une expérience physique ; dès lors, j’ai su que je n’écrirais pas mon mémoire de fin d’étude sur Mozart ou je ne sais quel autre musicien. Mon professeur était ravi que quelqu’un s’intéresse à l’ethnomusicologie. J’ai carrément arrêté mes cours pendant une année, pour m’enterrer dans la bibliothèque universitaire de Hambourg… Une bonne bibliothèque musicale… Oui, une vraie bibliothèque. J’avais accès à toutes les publications européennes grâce aux prêts interbibliothèques. J’ai pu lire à cette époque des articles en hollandais et en italien sur les Pygmées, en plus évidemment de tout ce qu’il y avait en français, en anglais et en allemand. Et j’avais même accès à certains des enregistrements publiés par le Musée de l’Homme. Pour le reste, je suis allée au Musée ethnographique de Berlin ou on m’a copié sur bandes ou cassettes toute la musique pygmée publiée à l’époque (1985) : par exemple les cinq disques de Simha Arom sur les Mbenzélé et les Aka et tout ce que Gilbert Rouget avait publié après la mission Ogooué-Congo. Mon mémoire de maîtrise contient d’ailleurs des transcriptions des enregistrements de Rouget. J’ai travaillé une année en bibliothèque, plus ou moins seule, pour me former, parce que mon professeur ne savait pas grand-chose sur l’Afrique. J’imagine que tu as essayé de faire des transcriptions paradigmatiques ? Bien sûr ! J’avais lu Simha Arom pour faire ce travail ! Et heureusement, car sinon je ne m’en serais pas sortie. Cette maîtrise était un travail d’armchair ethnomusicology. Je n’avais jamais mis les pieds en Afrique. J’aurais bien aimé y aller, mais de ma perspective de fille de bonne famille, c’était inconcevable : prendre un billet d’avion et aller en Afrique ? Aller où ? Faire quoi ? Et comment faire ? Tu ne connaissais personne qui avait déjà fait du terrain en Afrique ? Personne ! C’est ainsi que j’ai eu l’idée de passer une année à Paris pour suivre un cours de Simha Arom. Dans la Revue de Musicologie, j’avais lu un article mentionnant qu’il donnait à La Sorbonne un cours de musiques africaines destiné aux professeurs de

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musique. Cela correspondait parfaitement à mon parcours. C’est ça qui m’a incité à prendre contact avec lui. Mais il n’était pas encore question d’aller en Afrique moi- même. J’ai donc contacté Simha, qui m’a dit qu’il ne donnait plus ce cours. Mon professeur en Allemagne m’avait proposé d’entreprendre une thèse, mais lui- même n’avait pas d’habilitation. Je suis alors allée à Berlin pour rencontrer le professeur d’ethnomusicologie de l’Université Libre, Josef Kuckertz. Il m’a dit de but en blanc que les gens qui suivaient une formation comme la mienne ne savaient pas travailler de manière scientifique. Je me suis dit : « Mon vieux, ça sera donc sans toi ! » J’ai ensuite rencontré Simha, en 1986, alors que je prenais quelques cours de français à Paris. J’avais déjà lu ses travaux, et j’étais frappée par sa méthodologie. Je me disais : « Voilà quelqu’un qui pourrait m’enseigner beaucoup de choses ». Sa manière de faire de la recherche me convenait parfaitement. J’appréciais sa méthode de travail et sa manière d’aborder les questions musicologiques à travers les musiques des « Autres ». Il m’a proposé de venir travailler avec lui. Il m’a ensuite ouvert les portes avec beaucoup de générosité, m’enseignant le métier depuis la collecte des données jusqu’à la mise en valeur des résultats de recherche.

Fig. 2. Violon 2 dans l’orchestre de chambre de l’École Supérieure de Musique et de Théâtre de Hambourg, Allemagne, sous la direction de Nelly Söregi, 1985.

Photo archives S. Fürniss.

Peux-tu me raconter cette première fois où tu es allée en Afrique ? C’était en 1989 – j’avais déjà vingt-neuf ans –, après mon DEA en phonétique acoustique sur le yodel, que j’ai fait à partir de matériaux collectés par Simha. Je suis allée en Centrafrique dans le cadre de mon doctorat sur les échelles et le système pentatonique chez les Pygmées Aka. C’était un sujet traité dans le cadre d’une recherche collective sur les échelles d’Afrique centrale, dirigée par Simha et menée au LACITO (Laboratoire de Langues et Civilisations à Tradition Orale). Vincent Dehoux y participait, ainsi que Frédéric Voisin et, un an plus tard, Gilles Léothaud. C’était un terrain qui se déroulait à des endroits où Vincent et Simha étaient déjà allés plusieurs fois. Ils connaissaient très

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bien les gens. On a installé un laboratoire de travail sous les manguiers, derrière les huttes et les cases pour faire de l’expérimentation interactive.

Fig. 3. Premiers pas dans l’enregistrement de musiques aka avec un Nagra de treize kilos sur l’épaule, près de Mongoumba, RCA, 1989.

Photo Vincent Dehoux.

Quel souvenir en gardes-tu ? C’était le choc de la rencontre. Je n’oublierai jamais notre arrivée à Mongoumba, près du campement des Aka où Simha a longuement travaillé. On entendait ces voix, dans la forêt. Un homme de petite taille est arrivé en courant et a serré Simha dans ses bras. Il a commencé à parler, et j’ai compris : c’est donc lui, Mokenzo ! J’avais entendu sa voix des milliers de fois, chantée et parlée ! Dans mon DEA, j’en avais fait l’analyse acoustique, mais sans jamais l’avoir vu. Et enfin il était là, devant moi ! Par la suite, je n’ai pas eu l’occasion de rester très longtemps en Centrafrique, notamment pour des raisons familiales. Après ma thèse j’ai eu mon premier enfant, Sami. Je ne pouvais plus faire de longs terrains, mais seulement des séjours de quatre à six semaines. Puis ce fut la guerre en Centrafrique et on ne pouvait plus continuer à travailler dans ce pays. Cela fait maintenant vingt ans que je n’y suis pas retournée. Revenons maintenant à ton parcours. Je n’ai pas suivi d’enseignement formalisé de l’ethnomusicologie, mais j’ai appris théories, méthodes et travail de terrain sur le tas, auprès de Simha Arom, comme un disciple apprend auprès de son maître. Vincent Dehoux était mon « grand frère », tout comme Adépo Yapo qui préparait sa thèse avec Simha Arom. C’est ainsi que j’ai appris le métier. Ce qui a été profondément structurant pour moi, c’est ma formation d’ethnolinguiste au LACITO qui a marqué ma manière de pratiquer l’ethnomusicologie. Cette méthodologie mise en place par Jacqueline M. C. Thomas, revue et aménagée pour l’ethnomusicologie par Simha Arom, repose sur les piliers que sont la construction des

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théories à partir des données de terrain, la systématique musicale, le paradigmatique, l’interdisciplinarité. J’ai exposé cet apport dans un article sur l’histoire de l’ethnomusicologie aromienne paru dans la revue Analyse Musicale (2014a). L’autre personne très importante dans ta carrière a été Geneviève Dournon. Oui. Je voudrais rappeler tout ce que je lui dois. Elle m’a appris beaucoup de choses, sur tous les plans, y compris concernant le travail de terrain. J’avais un poste d’assistante auprès d’elle au Musée de l’Homme lorsque je suis allée pour la première fois en Centrafrique. En tant que femme, elle ma donné de précieux conseils. Elle m’a ouvert l’esprit sur autre chose que les systématiques, les typologies et les classifications. Et par ailleurs, ma présence à ses côtés était extrêmement important d’un point de vue économique ! C’est grâce à elle que j’ai pu avoir un contrat de travail pendant un an et demi et donc financer mes études doctorales. Si je n’avais pas eu ce contrat, je serais tout simplement rentrée en Allemagne ! Tu enseignes l’ethnomusicologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, et ces cours se donnent dans le cadre d’une faculté d’anthropologie. Ailleurs à Paris, l’ethnomusicologie s’enseigne dans des facultés de musicologie. Compte tenu de ton parcours et de tes centres d’intérêt, ne serais-tu pas plus à ton aise pour donner ton enseignement dans une faculté de musique plutôt que d’anthropologie ? On pourrait le penser, mais j’ai fait du chemin. Et je ne suis plus seulement musicologue. J’ai beaucoup élargi mon champ de recherche après ma thèse sur les musiques des Pygmées Aka. J’ai abordé d’une manière beaucoup plus large l’ethnologie, en travaillant chez les Baka du Cameroun. Contrairement aux idées reçues, au LACITO où j’ai fait ma thèse, l’aspect ethnologique était extrêmement important, puisqu’on étudiait tous les modes d’expressions d’une société, et notamment la manière qu’ont les gens de parler de leur musique ou de leur culture. Quand j’étais en thèse, Serge Bahuchet, mon directeur de laboratoire actuel, travaillait à son habilitation, avec pour projet une recherche comparative entre les Aka et les Baka. J’appris ainsi que la sexualité et la chasse ont des liens avec la musique. C’est au LACITO, et aussi au Musée de l’Homme que j’ai pris conscience de l’importance de la musique pour toute société et qu’il fallait prendre en compte l’environnement culturel dans lequel le système musical s’inscrit. Et c’est devenu mon cheval de bataille aujourd’hui : l’analyse musicale en soi n’a que peu d’intérêt, elle est un point de départ et non pas un objectif. L’analyse est un moyen privilégié pour apprendre quelque chose sur la culture que l’on étudie. Quand je t’ai connue tu étais rattachée au LACITO, et maintenant tu as intégré une équipe de chercheurs en écologie, au Museum National d’Histoire Naturelle. L’équipe s’appelle « Éco- anthropologie et ethnobiologie » : elle fait partie d’un département du Museum qui s’intitule « Hommes-Natures-Sociétés ». Comment s’est faite cette transition ? Ici au Museum, je retrouve la suite logique du LACITO, qui existe toujours comme laboratoire mais qui a évolué. Petit à petit, des personnes ont quitté le LACITO et notamment les personnes qui, comme moi, travaillent dans ce qu’on appelle entre nous la « pygmologie ». Ces gens se sont retrouvés au Museum autour de Serge Bahuchet. Formé en sciences naturelles, Bahuchet a fait ensuite son habilitation en ethnolinguistique avec Jacqueline M. C. Thomas, puis il est retourné au Museum. Il est le point de cristallisation dans le domaine des recherches sur les Pygmées. Quand la question s’est posée pour moi de trouver un autre point de chute, après la dissolution de mon laboratoire Langues-Musiques-Sociétés (LMS), je suis venue ici parce que nous avions des terrains communs et une foi partagée dans l’approche interdisciplinaire.

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Certains chercheurs de notre équipe, qu’ils soient généticiens, anthropologues biologistes, médecins ou ethnologues, travaillent dans les mêmes villages, auprès des mêmes personnes que moi. Les uns ouvrent la porte aux autres, on se passe le relais. On travaille donc tous dans un même environnement, mais pas forcément simultanément, et chacun dans une perspective différente. On s’enrichit les uns les autres de manière très significative. Est-ce que ton environnement de travail au Museum a une influence sur l’orientation de tes recherches ? Bahuchet a réuni autour de lui une équipe qui réfléchit à des questions de peuplement et de migration des populations de tradition orale, notamment en Afrique centrale mais aussi en Asie centrale. Pour ce qui concerne l’Afrique centrale, une question importante est de savoir s’il est justifié de regrouper sous une même appellation, « Pygmées », des sociétés vivant dans des milieux et des régions très éloignés les uns des autres. C’est une grande discussion, à laquelle prennent part certains anthropologues américains qui récusent régulièrement l’utilisation de ce terme. Mais les travaux que Bahuchet a menés avec Thomas, en comparant les relations à l’environnement, aux lexiques et à la littérature orale de plusieurs populations dites « pygmées », ont montré qu’il y a un rapport entre tous ces groupes. La tradition orale d’aujourd’hui n’en rend pas compte. L’origine ancienne commune de tous ces groupes n’est plus conceptualisée, elle n’est plus dans les mémoires. Ma recherche actuelle contribue à cartographier les cultures musicales pygmées du sud Cameroun et à pister les influences des uns sur les autres. Car c’est une région où il y a eu beaucoup de migrations. Certains groupes sont là depuis peu. Par exemple les Pygmées Baka, avec lesquels je travaille, sont sur place depuis moins de deux cents ans. Et pourtant on dit que ce sont les premiers habitants de la région ! L’un des enseignements que j’ai tirés de ma présence dans cette équipe de recherche du Museum, c’est que pour connaître une culture, il faut travailler aussi sur celle des peuples voisins. Surtout quand il y a des interactions si importantes avec les autres groupes des environs, comme c’est le cas en Afrique centrale. Il s’agit de pouvoir identifier des traits spécifiques à un groupe de gens, et que les autres n’ont pas. Et séparer le « dire » du « faire », qui sont deux plans d’expression de l’identité. J’ai souvent observé que ces deux plans sont divergents, et c’est là que commence le plaisir de la recherche ! Le but est d’identifier des forces parfois antagonistes qui s’articulent en des identités multiples. Mon environnement institutionnel influence donc ma recherche dans cette perspective-là. Je pourrais m’orienter, par exemple, vers la bio-musicologie, mais il y a beaucoup d’autres choses qui m’intéressent davantage. Je ne vais donc pas dans ce sens là.

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Fig. 4. Au petit matin devant la hutte le deuxième jour du rituel de circoncision bèkà des Baka de Ndjelo, Sud-Est Cameroun, 1999.

Photo C. Lussiaa-Berdou.

T’intéresses-tu à l’évolution des répertoires musicaux ? L’évolution est une chose naturelle. Tout le monde évolue, et tout le monde change. Pourquoi et comment ? C’est cela, la question intéressante. J’ai découvert un rituel de circoncision chez les Baka qui s’avère être un emprunt. Cela m’a mise sur la piste du « changement culturel ». Depuis, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Et je suis en train de terminer un travail sur le thème suivant : comment utiliser les indicateurs musicaux comme traceurs ou marqueurs de passage des gens, de migrations, de changements, etc. Au moment où j’ai commencé à faire mes études et à rencontrer des ethnomusicologues, on ne parlait pas beaucoup de dynamique. On parlait plutôt de tradition immémoriale, etc. Avec une certaine idée de stabilité à très long terme, pour le dire positivement. Dans les années 1980, beaucoup d’ethnologues, pas seulement les ethnomusicologues, travaillaient essentiellement sur ce qu’ils considéraient être la « vraie culture authentique ». Pour moi aujourd’hui, c’est évidemment un des aspects de notre travail, mais nous (je veux dire collectivement : tous les ethnologues et ethnomusicologues qui ont travaillé dans les trente ou quarante dernières années) savons pertinemment que les cultures évoluent. Ce qui m’intéresse, c’est de regarder quelles sont les motivations à l’évolution. Quels éléments restent stables par rapport à ce que faisaient les aînés ? Lesquels ont été abandonnés, intégrés, rajoutés, etc. ? Cette dynamique est inhérente à une tradition vivante, puisque la tradition orale, c’est la répétition variée et l’innovation sur la base de valeurs partagées. Mais si tout est à chaque fois répété absolument à l’identique, il y a sclérose. Dans la majorité des cas, sauf s’il s’agit de musiques rituelles extrêmement importantes – car il existe des cas où il est essentiel de ne rien changer du tout –, le changement fait partie de la tradition. Mais la tradition repose sur les piliers de ce qui reste stable. On a depuis longtemps dépassé les débuts du structuralisme : quand je décris un système musical, cela ne me viendrait pas à l’esprit de penser que cette musique et ceux qui la font sont

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enfermés dans ce système. Au contraire : je décris les piliers opérationnels sur lesquels repose une certaine stabilité qui permet la variation. Cette stabilité peut s’observer sur cinq ans, dix ans, quinze ans ou vingt ans. Même si je ne travaille pas personnellement dans une perspective qui tenterait d’appliquer des méthodes phylogénétiques à des objets culturels, je suis tout à fait dans cette recherche des dynamiques, avec toujours ce double regard : qu’est-ce qui est stable, qu’est-ce qui est le plus mobile, et quelles sont les motivations derrière cette dynamique. Ta position épistémologique est à la fois claire et différente de celles de beaucoup d’autres ethnomusicologues en France ! Je voudrais ajouter encore quelque chose concernant ma position épistémologique. C’est encore un héritage de Jacqueline M. C. Thomas et de Simha Arom : laisser le matériel raconter son histoire. Autrement dit : adopter une position d’humilité devant des matériaux inconnus, ne pas aborder un sujet avec un présupposé théorique dans lequel on voudrait le faire rentrer à tout prix. Je l’ai déjà dit, mais c’est vraiment le b-a ba pour moi. Cela va avec une solide construction du corpus dont la collecte a pour but de répondre à une question qu’on se pose. Et ça, ça prend beaucoup de temps. Depuis que je te connais, c’est-à-dire depuis vingt-trois ans maintenant, tu me parles de tes longues séances de travail chez Jacqueline M. C. Thomas, concernant cette fameuse Encyclopédie des Pygmées Aka… Est-il raisonnable de faire un tel monument ? Quand on aime, on ne compte pas… Pourquoi ne serait-ce pas raisonnable ? Je suis à la fois admirative de tant d’investissement de temps, mais je m’interroge sur la diffusion de ce projet de publication qui aura duré trente-cinq ans, période qui correspond à une révolution numérique. Peux-tu nous parler de ton travail ? Je ne suis qu’un petit rouage dans cette aventure. Ce projet, c’est l’œuvre géniale de Jacqueline M. C. Thomas et de Serge Bahuchet, et des chercheurs qui ont travaillé avec eux depuis les années 1970. Simha Arom fait partie de cette aventure depuis le début, car c’est grâce à lui que Thomas est allée à Mongoumba pour faire une première enquête sur la langue des pygmées, à une époque où l’on croyait qu’ils n’avaient pas un parler spécifique. Beaucoup d’autres chercheurs sont ou ont été impliqués dans ce projet. Le premier tome de l’Encyclopédie a été publié en 1981, quand j’étais encore étudiante à Hambourg. Mon apport a d’abord consisté à aider ceux qui ont conçu l’ Encyclopédie à finir le travail. J’ai intégré le projet en 1998, et depuis 2002, je travaille sur la partie appelée « Livre 2 », un dictionnaire ethnographique en onze fascicules. Mes recherches ont trouvé leur chemin à partir du fascicule 4 et je suis coéditrice depuis le fascicule 5. J’ai apporté ma petite pierre scientifique à cet édifice en fournissant un lexique de mots correctement identifiés et transcrits concernant les pratiques musicales, et les paroles de certains chants, avec une traduction mot-à-mot de base. Les descriptions ethnographiques des rituels entrent dans ce dictionnaire sous le mot qui correspond au nom du rituel. Tout ce que l’on sait sur le rituel s’y trouve : les noms des plantes qu’il faut consommer, les objets, les esprits, les groupes de personnes qui interviennent, les animaux qu’il faut manger, le bois qu’il faut brûler, la musique qu’il faut chanter, les formules rythmiques, les pas de la danse, etc. C’est une entreprise titanesque…comme le faisaient les encyclopédistes du XVIIIe siècle ! En effet, mais il y a de moins en moins de soutien pour un travail de longue haleine qui s’inscrit dans la durée d’un savoir encyclopédique. Le multimédia ne s’inscrit pas

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encore dans une même durée qu’une publication papier qui – à l’heure actuelle – est toujours plus pérenne qu’un autre média. Nous avons fait l’expérience du CD-ROM Les Pygmées Aka, un projet qui s’est greffé sur le travail de l’Encyclopédie. Le CD-ROM nous a occupé pendant cinq ans, à la suite de quoi toute l’équipe était épuisée. Dix-sept ans après sa sortie, il est complètement obsolète. Ce n’est pas le cas des livres. Le 11e fascicule est sorti en 2014 et là, je suis en train de travailler sur une version français-aka du dictionnaire.

Fig. 5. Repos lors de l’enregistrement d’une cérémonie de funérailles beti-eton avec Kisito Essele, près d’Obala, Cameroun, 2009.

Photo K. Essele.

Vraiment ? Ce sera le « Livre 3 », qui est la véritable entrée dans l’Encyclopédie pour les utilisateurs non linguistes. Comme le dictionnaire recense les termes en aka, il faut absolument un lexique dans l’autre sens, du français vers l’aka. Et il faut que ce soit bien fait pour que cette mine d’or soit vraiment exploitable. Tu m’as demandé si c’est une entreprise « raisonnable » ? La réponse ne nous appartient pas et la question n’est pas vraiment pertinente. Cette Encyclopédie existe, ce projet a été soutenu par un laboratoire de recherche du CNRS. Mais il est clair que ce genre d’entreprise est maintenant devenu impossible, car le cadre de la recherche a beaucoup changé. C’est un travail de titan pour une Encyclopédie consacrée à une toute petite population. Mais c’est un tel bonheur qu’elle puisse exister ! Cela ne se fera probablement plus jamais, parce que les financements ne sont plus là pour un travail à long terme. La politique de la recherche a été profondément remaniée ces dernières années. Les laboratoires reçoivent un soutien de base qui permet aux chercheurs de se rendre à des colloques ou de faire une mission de terrain de temps en temps ; mais tous

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ne peuvent plus faire les recherches qu’ils souhaitent sur la seule base du budget de leur laboratoire. Nous sommes constamment en quête de programmes de recherche de type ANR ou autre pour financer nos travaux, et ces programmes sont essentiellement orientés sur des thématiques imposées par d’autres personnes que les chercheurs en demande. Il faut donc souvent tordre son objet de recherche pour qu’il puisse entrer dans les thématiques imposées de l’extérieur. C’est ainsi que j’ai fait deux missions dans le Sud-Est Cameroun grâce à un programme ANR concernant les routes et la gestion de l’espace. C’est difficile à faire, mais il faut savoir entrer dans des cases qui au premier abord ne correspondent pas réellement à nos préoccupations. Il faut absolument être stratégique et créatif pour faire ressurgir des liens entre certaines thématiques de recherche a priori déconnectées. Ces liens sont souvent insoupçonnés et parfois minimes, mais ils permettent d’obtenir des financements pour avancer. Un travail sur plus de trente ans est devenu impossible. Même un travail de type monographique n’est presque plus envisageable.

Au fil du temps, ta relation avec Simha Arom a changé, elle s’est transformée… Au début, c’était difficile de trouver ma place, mais maintenant j’assume complètement de me considérer comme l’une de ses enfants spirituels. J’ai appris sa méthodologie. Je l’ai appliquée à d’autres sujets que ceux sur lesquels j’ai travaillé avec lui et qu’il a lui- même traités. Pour moi, l’efficacité de son approche méthodologique est évidente et très féconde. Quand on aborde un nouveau terrain d’exploration, on ne sait pas ce qui sera important ou pas de recueillir, car les questions pertinentes à aborder n’ont pas encore été identifiées. Que conseillerais-tu à un étudiant qui entreprend une recherche ? Je lui conseillerais d’accompagner d’abord un Ancien. J’ai eu cette chance, et je vois parfois certains étudiants partis seuls sur un terrain inconnu revenir avec un corpus incohérent et parfois difficilement exploitable. C’est évidemment la difficulté du début. Cependant, il est inconcevable pour moi d’envoyer un étudiant sur un terrain qu’il ne connaît pas sans l’avoir sérieusement préparé. Cette préparation comprend aussi un certain code de conduite. Par exemple : ne pas coucher avec ses informateurs. Cela étonne régulièrement mes étudiants que ce soit l’une des premières choses que je leur dis avant qu’ils ne partent. Combien de gens le font et après ils sont dans un tel pétrin ! On ne va pas sur le terrain pour cela ! Tu formes beaucoup d’étudiants africains venus en Europe pour faire des recherches. Tu as enseigné au Gabon et tu connais les communautés de chercheurs et étudiants dans certains pays d’Afrique, notamment au Cameroun. Quel enseignement en tires-tu ? Il y a en Afrique centrale et de l’Ouest beaucoup de personnes qui travaillent sur les musiques traditionnelles, mais il y a très peu de recherches ethnomusicologiques. Si on veut généraliser, pour le moment je ne vois que la Côte-d’Ivoire qui en Afrique subsaharienne francophone a un réel programme d’enseignement et de recherche en ethnomusicologie, avec des personnes formées, s’efforçant de faire le meilleur travail possible, portant un regard ethnomusicologique distancié sur les traditions musicales de leur pays et qui ne font pas juste l’autopromotion de leur culture. Comment entrevois-tu l’avenir de la recherche en Afrique ? Je voudrais préciser un point qui me tient à cœur, concernant mes relations avec l’Afrique. Certes, il y a des difficultés du fait qu’il y a peu de structures qui s’occupent de la recherche en ethnomusicologie. Mais je consacre beaucoup d’énergie à former des étudiants africains à la recherche. C’est un grand investissement, car en même temps

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que l’on dirige une thèse, il faut aussi rattraper ce que les étudiants n’ont pas appris auparavant faute de cursus adapté. Mais c’est un investissement absolument nécessaire, parce que je considère que je dois à l’Afrique ma carrière et mon poste, puisque je travaille sur les cultures africaines. Pour moi, former de futurs collègues africains est une manière de restituer mon savoir et savoir-faire et de faire en sorte que nous ayons de véritables partenaires de recherche pour l’avenir. La restitution, ce n’est pas juste de rendre les données et les enregistrements, mais aussi de rendre les gens autonomes dans leur recherche. Un des points remarquables en Afrique, c’est le dynamisme de l’édition discographique. Et la radio et les clips vidéo à la télé sont très écoutés. Ce sont des initiatives propres aux citadins, à un niveau régional ou national où les spécificités locales, pour ne pas dire ethniques, sont gommées notamment parce que l’objectif est l’« évolution », cette fois-ci dans tout ce que ce terme a de mauvais, c’est-à- dire l’occidentalisation.

Fig. 6. Captation vidéo du jeu des tambours pour la danse maringyal des Mabi, Kribi, Cameroun, décembre 2013.

Photo Ch. Banabas.

Tu fais référence aux processus d’institutionalisation qui, après les Indépendances, ont conduit à la mise en place de répertoires représentatifs d’un pays, et non pas d’une culture ? Oui, c’est la face institutionnelle de la question. Je sais que certains Africains critiquent mon approche, parce que je reste du côté du village. Mon expérience sur le terrain – et c’est une autre raison pour laquelle je me sens plus ethnologue que musicologue – a confirmé que même aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation, les musiques traditionnelles ont leur rôle à jouer. Pour comprendre ce qui se passe en ville, il faut comprendre ce qui se passe au village ! Par exemple : où les gens se font-ils enterrer ? C’est très rare que quelqu’un de la capitale se fasse enterrer en ville. On enterre les gens

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« chez eux », et cet endroit est au village, avec les ancêtres. On observe donc un certain clivage entre le dire et le faire et cette dichotomie est au cœur même de ma méthode de travail. Les gens me disent « on laisse derrière nous nos racines, car cela ne nous intéresse plus tellement », mais en même temps ils sont foncièrement façonnés par les racines et y retournent quand ils meurent. C’est donc indispensable de regarder ce qui se passe au village. C’est un regard qui, à l’heure actuelle, n’est plus tellement à la mode. Ton travail comporte de plus en plus un aspect comparatif entre les cultures. Quel est le rôle de la catégorisation, si importante à tes yeux ? Il faut garder à l’esprit que l’outillage analytique que nous utilisons en Occident, en ethnomusicologie, est adapté, par les chercheurs, pour l’étude de toutes les musiques que nous rencontrons. Je maintiens l’idée qu’il est possible de comparer des cultures différentes entre elles, parce que nous sommes tous des humains partageant un certain nombre de traits spécifiques à notre espèce, comme faire usage d’une langue parlée et d’une musique, et que cette musique a un nombre de composantes limitées – hauteurs, durées et timbres. On devrait donc pouvoir faire des typologies, que ce soit du point de vue de l’aspect formel du langage musical ou de celui de l’inscription de la pratique musicale dans un réseau de significations symboliques et de communications. La question des catégorisations et ce que nous faisons au Museum dans l’équipe de recherche « Systématique et catégorisation culturelle » que je dirige a cette ambition- là. Notre approche des aspects formels d’une culture va à l’encontre d’un travail d’essentialisation, qu’on me reproche pourtant parfois. Les sociétés fonctionnent selon certains principes, qui sont des catégories de penser ou de faire, car tout n’est pas verbalisé et beaucoup de catégories sont uniquement pragmatiques. La première de nos tâches, quel que soit le sujet qu’on étudie, c’est de dégager un mode de fonctionnement d’un domaine d’activité. C’est ce que j’appelle dégager un système. Certaines personnes ont peur du mot « système », mais il faut bien admettre que si deux ou trois personnes font quelque chose ensemble, c’est que cette chose repose sur les mêmes principes d’action, ou sur les mêmes valeurs éthiques, ou sur les mêmes manières de faire. C’est ce qui définit une culture : quelque chose qui est partagé, sur lequel on peut s’appuyer et qu’on peut reconnaître. Pour ma part j’appelle cela un système ; un système musical, un système de construction d’un instrument de musique, une manière de danser, ou une manière de faire intervenir le son dans des décisions sociales ou religieuses, ou dans la façon d’attraper un poisson. Cette approche repose sur le fait qu’une communauté organise ses savoir-faire et ses valeurs d’une manière spécifique. Le travail de l’ethnologue est d’en trouver les principes d’organisation. Et aussi de chercher à identifier les limites de l’outillage analytique occidental, pour rendre compte d’une culture.

La SFE, dont tu es la présidente depuis quatre ans, a connu récemment des difficultés financières importantes. Pourtant, elle est toujours aussi dynamique. Quelle est l’avenir d’une société savante comme la nôtre et comment se situe-t-elle par rapports aux autres structures du même genre, dans d’autres pays ? Je suis très contente de ce que nous sommes arrivés à faire cette année malgré les coupes drastiques des subventions dont nous avions pris l’habitude de bénéficier. Le coffret Around music/Ecouter le monde, regroupant douze films dont plusieurs ont reçu le Prix Bartók de la SFE lors du Festival International Jean Rouch est une très belle vitrine des multiples facettes de l’ethnomusicologie. La SFE démontre bien qu’il n’y a pas

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qu’une seule manière de la pratiquer et que la formation s’est implantée dans plusieurs régions de l’hexagone. Nos Journées d’Étude 2015 menées conjointement avec le British Forum for Ethnomusicology étaient une grande première pour nos deux sociétés, puisque – depuis plus de vingt ans – la SFE n’avait pas organisé une conférence internationale réunissant près de 140 personnes et le BFE n’avait jamais encore tenu ses rencontres outre-Manche, en contexte francophone par-dessus le marché. Le colloque fut très fructueux, nous avons pris le temps de nous connaître et d’approfondir notre réseau de collaboration. C’était un moment privilégié de rencontre. La SFE n’est pas seulement une plate-forme de rencontre entre professionnels de l’ethnomusicologie en France, mais également sa vitrine vers l’extérieur. Elle est d’ailleurs aussi le comité national de l’ICTM. Je pense que même si la situation financière reste incertaine, cet aspect de réseau national et international doit être entretenu pour que la recherche française soit reconnue à sa juste valeur. Quels sont tes projets pour les prochaines années ? L’une des choses que je souhaite faire, c’est de revenir aux problématiques propres à l’organologie et à la classification. J’aimerais étudier l’écart qui, me semble-t-il, s’est creusé ces dernières années entre des approches francophones et anglophones. Au Musée de l’Homme, André Schaeffner puis Geneviève Dournon ont énormément apporté à la réflexion en organologie. Chacun à sa manière, ils ont fait avancer la réflexion théorique tout en assumant les limites du travail d’organologie classificatoire, et ont publié leurs travaux en français. Certes, la classification de Dournon a été publiée en anglais dans le New Grove Handbooks 1, mais c’est une publication, et à diffusion limitée ! La plupart des travaux faits par des anglophones ont donc empruntés d’autres chemins, en référence permanente à Curt Sachs et Erich M. von Hornbostel, sans avoir pu considérer l’apport de Schaeffner et de Dournon. Ce courant de pensée et de recherche français est d’ailleurs terminé. Cela pose un problème, me semble-t-il : les collègues qui enseignent l’organologie dans des universités françaises s’appuient bien entendu sur le travail de Dournon. Sa classification est accessible dans deux publications : en annexe de son Guide pour la collecte 2, puis dans l’encylopédie Musiques. Encyclopédie pour le XXI e siècle 3, dirigée par Jean-Jacques Nattiez. Les anglophones sont allés dans une autre direction. Une nouvelle mise à jour importante du système de classification de Hornbostel et Sachs s’est faite avec le projet européen MIMO 4 : cette mise à jour me semble aller, dans ses grandes lignes, dans le sens des travaux de Geneviève Dournon. Mais en enseignant la classification organologique à partir des travaux faits en France, on met potentiellement les étudiants en porte-à-faux par rapport à ce qui est en usage dans les milieux anglophones. Sur le terrain camerounais, je souhaite continuer à travaller sur les archives sonores coloniales allemandes qui sont déjà l’objet de ma recherche actuelle. Avant la première guerre mondiale, les Allemands ont fait des enregistrements de musiques traditionnelles tant au protectorat Kamerun même qu’à Berlin où justement Erich Moritz von Hornbostel dirigeait le Phonogrammarchiv et a enregistré de nombreux étrangers présents dans la capitale allemande. Ce sont des lucarnes sur des traditions largement délaissées dont certaines sont de très précieux documents culturels. Ainsi, l’ethnologue Günter Tessmann de Lübeck – ma ville d’origine – a enregistré 86 cylindres en complément de son ouvrage de référence sur les Fang. Je souhaite traduire la partie

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sur la musique de son ouvrage – écrite par Hornbostel – et contextualiser ces enregistrements pour rendre accessible le texte de Tessmann en même temps que ses enregistrements. C’est un travail de terrain qui établit le lien entre les musiciens d’aujourd’hui et ceux des générations précédentes.

BIBLIOGRAPHIE

Susanne Fürniss : bibliographie sélective5

Ouvrages

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1992b, De l’arc au piano, Catalogue d’exposition d’instruments de musique. Bordeaux : Musée d’Ethnographie de l’Université de Bordeaux II, 42 p.

1994, Instruments de musique et objets sonores. Bordeaux : Musée d’Ethnographie de l’Université de Bordeaux II, Mémoires des Cahiers Ethnologiques V, 74 p. En ligne : http://www.meb.u- bordeaux2.fr/librairie/invmus.htm

Direction d’ouvrages et de numéros de revues

1995, V. Dehoux, S. Fürniss, S. Le Bomin, E. Olivier, H. Rivière & F. Voisin (éds), Ndroje balendro. Musiques, terrains et disciplines. Textes offerts à Simha Arom, Louvain-Paris, Peeters, 379 p.

1998-2014, Co-auteure et co-directrice (avec J.M.C. Thomas, S. Bahuchet & A. Epelboin) de Encyclopédie des Pygmées Aka, livre. II : Dictionnaire ethnographique Aka-Français. Louvain-Paris : Peeters :

1998, fasc. II (4) T-D, 1998, 249 p.

2003a, fasc. II (5) ND-N-L, 2003, 144 fig., 275 p.

2003b, ré-edition du fasc. II (1) P, 2003, 43 fig., 183 p.

2004, fasc. II (6) S, 2004, 134 fig., 260 p.

2005, fasc. II (7) Z-NZ-NY-Y, 2005, 87 fig., 298 p.

2007, fasc. II (8) K, 2007, 206 fig., 385 p.

2008, fasc. II (9) G-NG-H, 2008, 113 fig., 219 p.

2011, fasc. II (10) KP-GB-NGB-W, 2009, 126 fig., 237 p.

2014, fasc. II (11) VOYELLES, 2013, 154 fig., 301 p.

2000, S. Arom & S. Fürniss, éditeurs invités pour le numéro spécial de Musicæ Scientiæ, The Journal of the European Society for the Cognitive Sciences of Music, intitulé « Forum de Discussion 1 : L’Afrique

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et l’Europe médiévale : La théorie du pentatonisme revue à travers les systèmes africains de tradition orale », 135 p.

2014, Coordinatrice du dossier thématique « Ethnomusicologie et histoire », Journal des Africanistes 84 (2).

Articles, chapitres d’ouvrages et publications dans des actes de colloque

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1991a, « Recherches scalaires chez les Pygmées Aka », Analyse musicale 23 : 31-35.

1991b, « La technique du jodel chez les Pygmées Aka (Centrafrique). Une étude phonétique et acoustique », Cahiers de musiques traditionnelles 4 : 167-187.

1991c, « Falsetto con variazioni. Le fausset dans le monde sonore des Pygmées Aka (Centrafrique)/The falsetto in the sound world of the Aka Pygmies », Bulletin d’Audiophonologie. Ann. Sc. Univ. Franche-Comté 4 (5-6), pp. 587-606.

1992, « The pentatonic system of the Aka Pygmies of the Central African Republic », in M. P. Baumann, A. Simon, U. Wegner (éds.), European Studies in Ethnomusicology : Historical Developments and Recent Trends. Wilhelmshaven : Florian Noetzel Edition : 159-173 (avec Simha Arom).

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1993c, « Le système pentatonique de la musique des Pygmées Aka (Centrafrique) », résumé de ma thèse de Doctorat, Journal des Africanistes 63 (2), pp. 133-137. en ligne : http://www.persee.fr/ web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1993_num_63_2_2389_t1_0133_0000_1

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2014c, « Innovation et création comme révélateur de la tradition », in A. Dupuis éd. : Ethnocentrisme et création,. Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme : 371-381.

2014d, « Les musiques du Sud-Est Cameroun, reflets d’une histoire mouvementée », Journal des Africanistes 84 (2) : 8-46.

à paraître, « Hornbostel and me. Expectations towards historical recordings of the Ewondo drum language (South Cameroon) », International Forum on Audio-Visual Research 6, 20 p.

à paraître, « Recordings of the Mabi people, different places same time : Cameroon 1908 and Berlin 1909 », in S. Ziegler, G. Lechleitner, I. Åkesson & S. Sardo éds : Historical Sources of ethnomusicology in contemporary debate, 10 p.

Multimédia

1998, Pygmées – peuple et musique, CD-ROM, CNRS, Montparnasse Multimédia, ORSTOM (avec S. Arom, S. Bahuchet, A. Epelboin, H. Guillaume, J. M. C. Thomas).

2004, Beka. Rituel de circoncision chez les Baka occidentaux du Cameroun, site internet correspondant à 105 p. de texte et présentant la description du rituel avec chronologie sur 3 jours (27 pages), 84 textes explicatifs (51 pages), 75 photos, 55 extraits sonores de musique et de sons significatifs, 15 extraits vidéos, environ 20 transcriptions musicales ; tous les documents avec légende (23 pages), http://www.vjf.cnrs.fr/lms/sf/accueil.htm. (avec C. Lussiaa-Berdou)

Films

2005, Jeux chantés des filles baka, Film 24’07 min, Caméra C. Lussiaa-Berdou, Prod. CNRS-LMS. Dépôt Base de données Santé-Maladie-Malheur, MNHN, SMM 0533/CA. En ligne : http:// video.rap.prd.fr/mnhn/smm/00bakafilles.ram

2008, Arts pygmées, Film 30 min, Caméra S. Fürniss et Claire Lussiaa-Berdou, Prod. CNRS-LMS. En ligne : http://www.vjf.cnrs.fr/clt/html/audio/videotheque.htm

Disque

1998, Centrafrique, Pygmées Aka. Chants de chasse, d’amour et de moquerie, disque compact, OCORA/ Radio France C 560139.

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Réalisations muséographiques

1992, De l’arc au piano, exposition d’instruments à cordes de quatre continents. Bordeaux : Musée d’Ethnographie de l’Université de Bordeaux II.

1998, Conception de l’exposition La découverte de civilisations de tradition orale, à l’occasion de La Semaine de la Science du CNRS : « L’espace numération », « Catégorisation musicale ». Paris : Cité des Sciences et de l’Industrie, 5-11 oct. 1998.

2004, Conception du programme audiovisuel Arts pygmées (4 min) concernant la musique, la danse et les dessins de trois groupes pygmées. Paris : Musée du Quai Branly.

2005, Vignette ethnographique pour le programme multimédia Regarder l’autre autrement : « Chanteuses baka ». Paris : Musée du Quai Branly.

NOTES

1. Geneviève Dournon : « Organology », in H. Meyers, The New Grove Handbooks in Music. Ethnomusicology : an Introduction, chapitre 10. MacMillan Presse, 1992 : 245-300. 2. Geneviève Dournon : Guide pour la collecte des musiques et des instruments traditionnels. Paris, Éditions Unesco, 1996. 3. G. Dournon : « Instruments de musique du monde : foisonnement et systématiques », in J.-J. Nattiez, Musiques. Encyclopédie pour le XXIe siècle. Vol. 5 : L’unité de la musique. Arles, Paris : Actes Sud/Cité de la musique, 2007 : 833-868. 4. Musical Instrument Museums Online. 5. La bibliographie complète de Susanne Fürniss peut être consultée sur le site de la SFE : http:// www.ethnomusicologie.fr/la-sfe/annuaire/userprofile/sfurniss

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Hommage

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Hommage à Jean-Christophe Maillard (1954-2015)

Luc Charles-Dominique

1 Jean-Christophe Maillard, musicien, pédagogue, chercheur, nous a soudainement quittés en ce mois de juillet 2015. Tout à la fois ethnomusicologue – il était Maître de Conférences en ethnomusicologie à l’Université de Toulouse-Mirail, membre de la SFE et du CIRIEF – et musicologue de l’époque baroque, il faisait partie de ces esprits curieux pour qui la musique n’a pas de frontières, manifestant par là sa curiosité, son érudition, sa grande culture. Aussi fin connaisseur des musiques traditionnelles bretonnes, qu’il pratiquait et qu’il a collectées, que des répertoires de la musette baroque dite « de cour », passionné par les musiques vietnamiennes qu’il avait découvertes au contact de Tràn van khê, Jean- Christophe Maillard était aussi un musicien hors pair et un pédagogue infatigable, notamment au service de la musette de cour qu’il enseignait au Conservatoire à rayonnement régional de Toulouse, enseignement récemment menacé et pour le maintien duquel il se battait avec énergie.

2 En hommage, nous publions ici un entretien que Luc Charles-Dominique a réalisé il y a vingt ans et publié en 1996 dans la revue Pastel, Musiques et danses traditionnelles en Midi- Pyrénées (no 27). Le propos est parfois un peu daté, mais la passion de Jean-Christophe Maillard est intacte, ainsi que son énergie, son éclectisme, sa soif de découvertes. Même si le temps a passé depuis, ce portrait retrace assez fidèlement ce qui faisait la personnalité attachante de notre regretté collègue et ami.

L.C.-D.

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Jean-Christophe Maillard, quand tu n’es pas le joueur de musette de cour que tout le monde connaît, tu fais volontiers sonner la bombarde, le binioù kozh ou le binioù braz. Pourquoi cet attrait pour la musique traditionnelle et comment l’as-tu découverte ? Avant de m’intéresser à la musique traditionnelle, je pratiquais la musique classique. Il faut dire que je suis né dans une famille de musiciens et que cela facilite sûrement les

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choses. J’ai commencé la flûte traversière à l’âge de douze ans et je jouais depuis quatre ans lorsque j’ai découvert, plus que la musique bretonne, ses instruments de musique. J’étais complètement fasciné par la cornemuse. À Fontainebleau, dont je suis originaire et où je vivais à l’époque, il y avait un Cercle celtique avec un bagad. J’ai donc appris, à l’âge de seize ans, le binioù braz. Pendant plusieurs années, j’ai fait partie de ce groupe et j’ai donc eu une pratique musicale très folklorique, avec tous les dimanches des défilés dans la banlieue parisienne, le Pardon de la Saint-Yves qui est bien connu des Bretons de Paris, et des tas de choses que font tous les groupes folkloriques comme la quinzaine commerciale du coin, etc. Plus tard, j’ai découvert qu’il y avait des stages de formation à la musique traditionnelle bretonne, proposés entre autres par Kendal’ch et Bodadeg Ar Sonerion. J’en ai suivi certains, ce qui m’a permis de me plonger plus concrètement dans le contexte de la musique traditionnelle bretonne et écossaise.

Jean-Christophe Maillard jouant de la musette de cour.

Photo d.r.

Tu as donc été musicien traditionnel en Bretagne ? J’ai beaucoup joué en Bretagne. J’ai joué dans le bagad de Douarnenez, qui était à l’époque un bon bagad et qui était d’ailleurs passé en première catégorie. Ensuite, je me suis mis sérieusement au binioù kozh et à la bombarde. Alors, seulement à ce moment-là, je me suis aperçu de l’importance du collectage. Parce que, jusque-là, on m’avait toujours apporté les airs, comme ça, sur un plateau. Tu veux dire que tu as toi-même collecté en Bretagne ? Eh bien, je suis allé voir des chanteurs et des danseurs et surtout des sonneurs qui pratiquaient ces instruments depuis peut-être le début du siècle. Il y en avait plusieurs qui avaient joué avant la guerre de 1914, à un moment où la tradition était complètement vierge. Ce collectage a eu lieu au tout début des années 1970. Je dois dire que je n’étais pas tout seul : nous étions un petit noyau de jeunes, une quinzaine peut- être, à nous intéresser à ces sonneurs anciens. Parmi nous, il y avait déjà Laurent Bigot

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et Pierre Crépillon. Je me souviens d’avoir rencontré deux personnes très importantes et très connues, Auguste Salaün et Lannig Guéguen qui, lui, a été photographié et enregistré par Dastum, ainsi qu’un autre sonneur, Per Guillou, plus jeune mais qui a eu une formation fabuleuse. Dans quelle mesure ce goût pour la musique traditionnelle et la cornemuse est-il à l’origine de ton intérêt pour la musette de cour ? Je n’aurais pas fait de musique traditionnelle, je crois que je n’aurais jamais fait de musette. En effet, je n’ai jamais ressenti, dans mon activité de musicien classique, le moindre complexe à jouer d’un instrument à poche, avec des anches, instrument qu’il faut triturer sans cesse, qui nécessite beaucoup de patience… Parce qu’au début, le résultat est encore plus insupportable que celui d’un violoniste débutant. Oui, mais on a néanmoins la satisfaction d’explorer un monde inconnu… Je ne suis pas le premier à m’être intéressé à la musette de cour. Quelques années auparavant, un disque a été publié chez Philips, dans lequel on pouvait entendre la musette accompagnée par le clavecin. La musette, qui semblait en bon état de marche, était jouée par un Américain. Ce musicien avait enregistré là des petites pièces de Hotteterre, accompagné par Gustav Leonhardt au clavecin, ce qui n’est quand même pas rien. Le problème, c’est que ce musicien, Shelley Gruskin, je n’ai jamais pu le retrouver. Je suis allé plusieurs fois aux USA où j’ai essayé de le rencontrer. On m’a seulement dit que c’était une personne assez âgée… Je ne sais pas du tout ce qu’il est devenu. En tout cas, il est le premier joueur de musette. Il est un pionnier absolu. Il a réussi à prouver qu’il était possible, à la fin du XXe siècle, de faire rejouer cet instrument. D’autre part, mon père, Jean Maillard, musicologue, s’est intéressé à l’instrument bien avant moi. Il a même publié à son sujet plusieurs articles dans la Revue d’Education Musicale et il y avait tout un tas de livres à la maison que j’avais déjà étudiés. C’est vrai que le terrain était globalement vierge. Mais, plus que l’attrait de la nouveauté, je crois que c’est la conjonction d’une formation, d’une activité musicale classique et d’une activité musicale traditionnelle qui a déterminé mon choix. Comment s’est produit ce « renouveau » de la musette baroque ? En ce qui me concerne, parallèlement à mon activité de musicien traditionnel, je poursuivais l’étude de la flûte traversière. Je jouais dans des formations symphoniques et j’ai enseigné cet instrument en école de musique. Mais au même moment, si je suivais les cours d’ethnomusicologie de Claudie Marcel-Dubois dans le cadre de l’École Pratique des Hautes Études, j’étais avant tout un étudiant en musicologie à la Sorbonne. Après le CAPES, j’ai passé l’agrégation et ensuite, seulement, j’ai eu envie de soutenir une maîtrise. Et j’ai choisi comme thème : la musette de cour. J’en avais vu au Musée du Conservatoire et ça m’avait beaucoup intéressé. Je suis allé à la Bibliothèque Nationale et j’y ai trouvé beaucoup de partitions et deux méthodes ! C’est alors que je me suis demandé par quel moyen je pourrais jouer de la musette, parce qu’à cette époque-là, il n’était pas question de faire fonctionner la moindre musette. La musette, c’était le type parfait de l’instrument complètement abandonné, oublié, perdu, alors que je venais de m’apercevoir qu’il existait un répertoire énorme pour cet instrument, des duos, des sonates, des concertos, des cantates, des scènes d’opéra. J’ai alors pensé qu’il serait intéressant de s’adresser à un joueur de Northumbrian pipes, cornemuse dont le principe organologique est voisin de celui de la musette. J’ai donc décidé, avec Laurent Bigot qui habitait Versailles à cette époque, de m’adresser à Tanguy Allain, un bon joueur de Northumbrian pipes et aussi fabricant d’instruments à anches. Dans un premier temps,

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on a essayé de trouver une sorte de compromis entre cette cornemuse anglaise et la musette et j’ai commencé à jouer sur cet instrument hybride. C’était l’époque où je soutenais ma maîtrise. Mais, très rapidement, cette solution s’est avérée insuffisante. À l’issue d’un concert, je suis allé voir Jean-Claude Malgoire et l’un des hautboïstes de son orchestre m’a conseillé de m’adresser à Olivier Cottet, un facteur de hautbois qui s’intéressait à la musette. Je suis allé chez Cottet et, justement, il avait une copie parfaite de musette que venait de réaliser Jean-Louis Epain. Là, j’avais une chance incroyable ! Je venais à peine d’écrire ma maîtrise que je trouvais un instrument en état de marche. J’ai immédiatement été pris dans une espèce d’engrenage et tout a été très vite. Dès 1981, avec l’exposition du Musée national des Arts et traditions populaires sur l’instrument de musique, j’ai joué de la musette pour plusieurs concerts et au bout de six mois, je me suis retrouvé à jouer devant les micros de France Culture avec William Christie au clavecin et Claude Flagel à la vielle… J’étais dans mes petits souliers et je crois qu’il vaut mieux ne pas réécouter cet enregistrement aujourd’hui. Depuis lors, tu n’as jamais cessé de jouer de la musette ? En 1983, j’ai enregistré, avec Philippe Herreweghe et la Chapelle Royale, les Indes Galantes de Rameau, puis en même temps, j’ai joué avec Jean-Claude Malgoire. Mais aussi avec William Christie (trois coffrets), Frans Brüggen et Marc Minkowski. Vers 1983, j’ai produit avec Arion – à l’époque d’Ariane Ségal, toujours à l’affût d’inédit – un premier disque où la musette tenait la vedette. J’ai renouvelé l’expérience en 1991, avec l’appui du Centre des Musiques Traditionnelles en Rhône-Alpes où travaillent mes vieilles connaissances Eric Montbel et Jean Blanchard. Je joue avec un basson et théorbe, notamment pour le plein air ; sinon, je joue également avec des violons, hautbois et flûtes. J’ai travaillé aussi avec Jean-Marc Andrieu et l’Orchestre Baroque de Montauban un petit programme que, j’espère, l’on pourra bientôt enregistrer. Enfin, j’ai un collègue en Belgique, Jean-Pierre Van Hees, joueur connu de cornemuse des Flandres, qui joue également de la musette et avec qui nous jouons des duos. On a le projet de publier un jour prochain un disque de duos de musette, parce que le duo de musettes, c’est quelque chose de très spécifique, un répertoire très abondant, très riche et très intéressant. Petit à petit, la musette fait des adeptes et fait parler d’elle. Dans ce processus, son accès à l’enseignement institutionnel joue un rôle important. La musette est enseignée dans les Conservatoires ? Pour l’instant, son enseignement est encore très marginal. Sans doute parce que l’instrument est relativement cher (trente mille francs en moyenne), ce qui d’une part est complètement justifié et d’autre part très relatif quant au prix de certains violons ou pianos. Outre son prix, il n’est pas encore très facile d’en trouver. Actuellement, Rémy Dubois, qui habite à côté de Liège, est sans doute le meilleur fabricant de musettes. Mais il y a aussi Coudignac à Parthenay et Beekhuizen à La Haye. Le problème, c’est que la musette se fabrique encore au compte-gouttes et qu’il n’existe pas de réelle fabrication en série. Et puis, au-delà de toutes ces difficultés pratiques, il y a un certain mépris qui est évident chez les professeurs de Conservatoire et donc chez les élèves pour ce genre de « binioùs ». Heureusement, il y a un an et demi, Marc Bleuse, Directeur du Conservatoire national de région de Toulouse, a ouvert une classe de musette à ma demande. Actuellement, il y a un tout petit nombre d’élèves, mais je pense que ça va grossir car la musette est de plus en plus jouée en Europe. Mon collègue Van Hees a, lui aussi, des élèves à Bruxelles et à Paris.

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Tu as fait de l’enseignement ton activité principale ? Oui, mais il s’agit d’une formation beaucoup plus généraliste. J’ai enseigné en collège pendant dix-sept ans, en même temps que j’enseignais dans les écoles de musique et que j’avais une activité de formateur en musique traditionnelle bretonne, notamment avec Kendal’ch. Ces trois dernières années, j’ai eu les classes à horaires aménagés du CNR et, là, j’ai eu des enfants absolument épatants. Mais cette expérience est aujourd’hui terminée, puisque je vais commencer cette nouvelle année à l’Université du Mirail, comme Maître de Conférences en ethnomusicologie. Je connais bien les responsables de ce département, que j’avais rencontrés notamment au moment de l’enquête que j’ai réalisée sur l’inventaire des fonds musicaux anciens, enquête qui consiste à répertorier, dans tous les lieux de conservation publics, les partitions musicales antérieures à 1800. Un poste étant créé au Mirail, j’ai postulé et été sélectionné. Je vais donc y enseigner l’ethnomusicologie générale, avec beaucoup d’analyse musicale, et aussi l’histoire de la musique. Je crois que cette évolution est logique. J’ai passé ma thèse en 1987, et lorsqu’on fait une thèse, c’est qu’on a en tête de pouvoir enseigner un jour ou l’autre en milieu universitaire. Et ton activité de formateur en musette ? Je l’exerce dans le cadre du département de musique ancienne au Conservatoire national de région de Toulouse. Au sein de ce département, j’enseigne aussi l’organologie, y compris celle des instruments de musique traditionnelle européenne et extra-européenne. Cet enseignement d’organologie, qui ne dure qu’une année, fait partie du cursus de musique ancienne. Ce département de musique ancienne réunit une fois par mois une centaine d’élèves qui viennent d’un peu partout, de Paris, d’Espagne… Il y en a même un qui vient de Grenade, en Andalousie. Toulouse est un centre très important pour la musique ancienne dans le Sud-Ouest. Est-il nécessaire d’avoir une bonne connaissance de l’écriture musicale pour aborder le répertoire de la musette ? Je crois que c’est absolument indispensable. Certes, il y a toute une partie du répertoire baroque qui est relativement facile. Quand on joue des vaudevilles, des contredanses, des menuets, je pense qu’on peut les apprendre par cœur et les mémoriser. Mais il existe un autre répertoire, beaucoup plus compliqué, qui est extrêmement varié. Là, il ne s’agit pas de faire danser les gens en répétant une phrase et en la brodant, en variant… Ce répertoire est principalement écrit. Il faut dire que l’instrument possède des possibilités extraordinaires, avec deux chalumeaux qui permettent de faire des accords, qui possèdent des clés, etc. Il est donc normal qu’un certain répertoire soit à la hauteur des possibilités et aussi des difficultés techniques de l’instrument. Maintenant, au-delà de la simple référence à l’écriture musicale, je crois que pratiquer la musique traditionnelle est un avantage pour qui veut aborder l’étude de la musette. Parce que le parallèle est très fort entre musique baroque et musique traditionnelle. Tout d’abord, à la Renaissance, une grande partie de la musique savante est orale. On trouve des orchestres de flûtes et violons qui pratiquent une musique instrumentale polyphonique sans forcément la lire. Les points communs sont nombreux entre ces musiques : par exemple, lorsqu’on écoute une sonate de hautbois du XVIIIe siècle, on constate qu’il y a encore beaucoup de réminiscences de musique populaire. De même, quand on regarde un traité de chant, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup d’influences populaires dans l’ornementation, dans la façon de broder… Ceci dit, je conçois tout à fait que l’on puisse utiliser la musette pour un autre usage que celui du jeu du répertoire baroque. Je pense

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par exemple à Bernard Subert qui, à une époque, faisait beaucoup de musette et jouait des contredanses anglaises avec John Wright au violon. Dans ce cas, la musette n’est plus un instrument baroque. As-tu déjà utilisé la musette comme instrument de musique traditionnelle ? J’ai eu quelques expériences dans ce sens qui m’ont beaucoup intéressé. En 1989, j’ai fait une tournée avec Lo Jaï, pour le bicentenaire de la Révolution. On a fait deux fois le tour des USA avec un répertoire inspiré du baroque mais en l’occurrence joué par des musiciens traditionnels, avec leurs acquis. Cette rencontre était voulue et elle a donné des résultats intéressants. Je me souviens que, dans ce programme, il y avait un air de flûte baroque accompagné au synthétiseur. C’est un bel exemple de mélange… un essai. Toutes ces choses-là, ce sont des essais. Ce n’est qu’après que l’on risque de trouver des choses intéressantes ou de laisser tomber définitivement. J’ai travaillé aussi avec Equidad Barès et je travaille toujours avec elle. On s’entend très bien, humainement et musicalement. C’est une personne pleine d’imagination et d’invention. Avec elle, j’ai joué de plusieurs cornemuses d’Espagne (gaitas asturienne et galicienne) et, avec Marc Anthony, on a essayé de trouver de nouvelles adaptations de la musette et de sa technique à d’autres répertoires. Par exemple, on a fait des airs séfarades avec musette, vielle, percussions et chant. L’avenir de cette formule ? Je n’en sais rien. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’on a essayé de faire sortir la musette de son contexte. A peine ressuscitée, la musette entame donc un processus d’évolution ? J’aimerais que la musette ne soit pas seulement un instrument baroque, qu’elle sorte de son contexte historique. Que des compositeurs écrivent pour elle. Il n’y a aucune raison que des musiciens ne s’intéressent pas à elle. Si j’avais un peu plus de temps, j’essaierais de lui composer quelques petites pièces. L’occasion ne s’en est pas encore présentée, mais il ne faut pas se presser non plus.

BIBLIOGRAPHIE

Travaux universitaires

1980, La Musette : étude historique, organologique et iconographique, mémoire de maîtrise de musicologie, Université Paris-Sorbonne.

1987, L’esprit pastoral et populaire dans la musique française baroque pour instruments à vent (1660-1760) , thèse de 3e cycle, Université Paris-Sorbonne, sous la direction de Edith Weber.

Ouvrages

1999, Bibliothèque musicale des ducs d’Aiguillon, catalogue par Jean-Christophe Maillard, assisté de Françoise Franch et Pascale Joffre, Agen : Archives départementales de Lot-et-Garonne, 1999.

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2000, Catalogue des fonds musicaux anciens conservés en Midi-Pyrénées, Toulouse, Addoc Midi‑Pyrénées, Collection Patrimoine musical régional, 2 vol. (481 p.).

Articles

2002, « “Talabarderien mod koz”. Le jeu et la technique de la bombarde chez les sonneurs bretons de tradition », in Luc Charles-Dominique, Pierre Laurence (dirs.), Les hautbois populaires. Anches doubles, enjeux multiples, Parthenay, FAMDT, 2002, p. 150-163.

2004, « Le style musical français au XVIIe siècle : doutes et certitudes », Dix-septième siècle, 2004/3, no 224, p. 446-460.

2005, « Toucher ou surprendre : les critères d’excellence dans la musique instrumentale française au XVIIIe siècle », Analyse musicale, no 52, p. 38-48.

2005, « L’opération Patrimoine musical régional au travers de quelques chantiers de catalogage en Midi-Pyrénées et en Aquitaine », Congrès de Périgueux 8-13 juillet 2001, Bulletin hors série du Groupe français de l’AIBM (Association Internationale des Bibliothèques, archives et centres de documentation Musicaux), coordination Dominique Hausfater, Paris, Groupe français de l’AIBM, p. 27-34.

2006, « Un demi-siècle d’activités lyriques en région toulousaine (1760-1810) : diffusion et appropriation », Revue de musicologie, Tome 92, no 1, p. 61-82.

2007, « Les Pères de la Doctrine Chrétienne à Toulouse : les enjeux du théâtre et de la musique au collège de l’Esquile à la fin du XVIIe siècle », in Anne Piéjus (dir.), Plaire et instruire, le spectacle dans les collèges de l’Ancien Régime, Actes du colloque de Paris, BnF 17-19 novembre 2005, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 255-269.

2008, « L’ethnomusicologie, la musicologie et l’organologie, vecteurs de la recréation du jeu de la musette baroque », in Luc Charles-Dominique et Yves Defrance (dirs.), L’ethnomusicologie de la France, de « l’ancienne civilisation paysanne » à la globalisation, Paris, L’Harmattan, p. 155-173.

2008, « L’association vielle à roue et musette aux XVIIe et XVIIIe siècles », in Le Vielleux, Métamorphoses d’une figure d’artiste du XVIIe au XIXe siècle, (catalogue de l’exposition du Monastère Royal de Brou à Bourg-en-Bresse), Lyon, Fage, p. 64 -71.

2014, « Jean-Philippe Rameau et la musette ou le loup dans la bergerie », Regards croisés sur Rameau [En ligne], http://www.rameau2014.fr/Regards-croises-sur-Rameau/Jean-Philippe- Rameau-et-la-musette-ou-le-loup-dans-la-bergerie-Jean-Christophe-MAILLARD

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Livres

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Brice GÉRARD : Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961) Paris : L’Harmattan

Yves Defrance

RÉFÉRENCE

Brice GÉRARD : Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961), Paris : L’Harmattan, coll. Histoire des Sciences Humaines, 366 p., illustrations, annexes de documents inédits, liens électroniques d’archives sonores, Index.

1 En 2006, la Société Française d’Ethnomusicologie organisait ses journées d’études printanières en Champagne sur le thème « Cinquante ans d’ethnomusicologie. Qu’avons- nous appris ? ». Gilbert Rouget, Simha Arom, Bernard Lortat-Jacob et d’autres apportèrent leur témoignage et leur interprétation des faits dans le cadre d’une table ronde truffée d’anecdotes précieuses pour les chercheurs des générations suivantes. Le 2 décembre de la même année, nous invitions Jean Molino, Professeur honoraire à l’Université de Lausanne, à donner une conférence sur le même sujet, inaugurant par la même occasion notre collaboration avec le Musée du Quai Branly à Paris qui nous accueillait pour la première fois dans ses locaux1.

2 Depuis, en dehors des travaux notamment sur la singularité contextuelle de l’ethnomusicologie de la France2, peu ou pas de recherches furent produites par les ethnomusicologues français sur leur propre mémoire. Il était donc grand temps de réunir documents et témoignages permettant de fixer les faits pour leur donner une perspective véritablement historique, détachée des partis pris, des querelles et des non-dits.

3 C’est bien en historien que Brice Gérard nous propose un regard tant descriptif qu’analytique sur une époque qu’il fait commencer avec la fondation, en 1929, d’un Service d’organologie par André Schaeffner au Musée d’ethnographie du Trocadéro.

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L’auteur décide d’arrêter la tranche historique de son étude à 1961, lorsque s’ouvre un séminaire consacré à l’ethnomusicologie dans le cadre de l’enseignement dispensé à l’École pratique des hautes études. À l’intérieur de cette période une autre date, 1937, marque une fracture institutionnelle entre le Musée des Arts et Traditions Populaires et le Musée de l’Homme, qui engendrera une sorte de « partage de Yalta » – pour reprendre une expression de Bernard Lortat-Jacob – entre le domaine français strictement réservé au premier et le domaine extra-français et, plus largement, extra-européen pour le second. À ces deux ethnomusicologies, que l’on pourrait qualifier l’une du proche, l’autre du lointain, se superposent deux grandes écoles méthodologiques plus délicates à cerner. L’une s’appuierait principalement sur la captation sonore de documents destinés à être analysés en laboratoire, l’autre accorderait plus d’importance à l’observation ethnographique dite « participante » et à la relation durable entretenue avec les informateurs. Si la séparation des terrains d’étude ne peut être remise en doute – et je puis en témoigner pour avoir fréquenté tant le Musée de l’Homme que celui des ATP dans les années 1970-80 – l’opposition méthodologique demande, elle, à être fortement nuancée. À ma connaissance, il n’est pas d’ethnomusicologue français totalement insensible aux problématiques, disons sociétales pour les chercheurs de sensibilité franchement analytique, pas moins que les « anthropologues de la musique » ne le seraient aux questions de transcription et de modélisation.

4 L’histoire, méticuleusement décryptée ici, nous rappelle comment ces orientations méthodologiques se sont dessinées, en France tout au moins. Brice Gérard, prudemment, suit un ordre chronologique et s’en tient le plus souvent aux faits s’appuyant sur une documentation quelques fois de première main, enrichie d’entretiens réalisés récemment auprès des derniers témoins de ce passé3. Pour présenter cette période déterminante pour l’ethnomusicologie en France, l’auteur distingue trois phases, somme toute assez courtes puisqu’elles ne s’étalent que sur une dizaine d’années chacune. L’ethnologie musicale de 1929 à 1939, puis celle de 1940 à 1949, enfin l’ethnomusicologie – entendons-là l’affirmation d’une discipline à part entière tant dans sa définition que dans sa pratique – qu’il situe de 1950 à 1961. La distinction terminologique mérite d’être relevée dans la mesure où elle traduit des démarches sensiblement différentes. Ces dernières s’inscrivent non plus dans un contexte colonial encourageant un déterminisme patent dans la prospection géographique et thématique (l’Afrique francophone et l’organologie par exemple), mais dans une sorte de pré-globalisation de la discipline dans laquelle les ethnomusicologues confrontent de plus en plus leurs travaux au plan international et interdisciplinaire.

5 Suivant une posture épistémologique régulièrement adoptée en histoire des sciences humaines, Brice Gérard, cumule différents modes d’accès à la connaissance. Aux archives écrites, parmi lesquelles un certain nombre de manuscrits inédits, s’ajoutent des archives sonores que des renvois de notes en bas de pages permettent de consulter en ligne. Les faits sont, pour la plupart, resitués dans leur contexte, laissant au lecteur le soin de se forger lui-même une opinion circonstanciée. Nous pouvons ainsi revivre pas à pas les balbutiements de la démarche ethnomusicologique en France, les hésitations de ses protagonistes, l’importance des institutions, mais aussi l’émerveillement des premières « découvertes ». Nos pionniers ont fréquemment le sentiment de vivre des aventures extraordinaires. Il est vrai que l’enquête de terrain relevait, dans les années 1930, d’une expédition digne des voyages d’explorateurs. Ainsi la fameuse mission Dakar-Djibouti (12 juin 1931 – 4 mai 1932), commande d’Etat tant politique qu’économique mais aussi

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véritable rampe de lancement de travaux ethnographiques innovants, de publications scientifiques et de carrières dans la recherche ethnologique.

6 A côté de la dimension sensationnelle, exotique, presque spectaculaire même du travail des premiers ethnomusicologues français qui rapportaient volontiers des objets sélectionnés pour leur étrangeté et l’intérêt de l’esthétique qu’ils délivraient aux yeux d’un public avide de curiosités muséographiques – je pense en particulier aux instruments de musique présentant des traits saillants de zoomorphisme ou d’anthropomorphisme – la tentation philosophique n’était pas absente. À quoi sert l’anthropologie, même musicale, si ce n’est à nous parler de nous mêmes ? D’où la dichotomie souvent dénoncée entre une ethnomusicologie héritière indirecte du comparatisme berlinois4, presque froide, se voulant objective car s’appuyant sur des enregistrements, des transcriptions et des analyses musicologiques parfois brillantes, et une autre plus portée sur la description détaillée du milieu humain, dans le sillage de Bronislaw Malinowski, John Blacking ou Erving Goffman5 pour lesquels le récit, où l’auteur s’implique dans une interaction admise entre observateurs et observés, mais aussi sujets et objets, projette souvent un miroir au lecteur et fait part égale avec l’étude de la matière sonore elle-même.

7 La première partie du livre évoque la quête d’instruments de musique comme objets de musée, les observations du proche et du lointain, les premiers enregistrements et leur diffusion, le rapport aux informateurs indigènes, le travail bibliographique et celui de la restitution de données par l’écrit. Logiquement, Brice Gérard surmonte, sans l’escamoter, la période de l’Occupation et les dérapages qu’elle occasionna dans la biographie d’une minorité de chercheurs tentés par une collaboration douteuse6 pour étendre sa deuxième partie à la fin des années 1940. Cette nouvelle « ethnologie musicale » met en avant trois visages de l’ethnographie et s’intéresse plus aux informateurs dans le contexte des premières décolonisations. Elle prend en compte les enjeux de l’enregistrement et se propose de diversifier les pratiques de la restitution et de la synthèse d’informations par l’écriture. Enfin, « L’ethnomusicologie (1950-1961) » traite de l’intérêt pour les expositions, notamment d’instruments, les débuts de possibles prolongements ethnographiques, la diffusion des enregistrements par les médias, mais aussi leur confiscation par certains chercheurs, au premier rang desquels Claudie Marcel-Dubois, durant un règne sans partage qui laissera de profondes séquelles. La période abordée laisse à peine entrevoir les conséquences de la décolonisation qui, d’une certaine manière, prépare également la décentralisation, ou du moins le projet d’une décentralisation encore bien timide au regard de la Grande-Bretagne, de l’Espagne ou de l’Allemagne. Les grandes interrogations sur les signes de changement (de la configuration des terrains français puis « exotiques », des problématiques et des méthodologies, entre autres) appelleraient bien évidemment de plus longs développements auxquels l’histoire ne peut seule répondre.

8 Ce livre soulève donc un très grand nombre de questions qui mériteraient d’être débattues, ou reprises à leur compte par les ethnomusicologues eux-mêmes, mais aussi dans des échanges interdisciplinaires, voire internationaux. Le fait que l’une des trois questions au concours de l’agrégation de musique 2015 et 2016 porte sur « L’ethnomusicologie en France des années 1920 aux années 1980 »7, suscite momentanément un certain intérêt de la part de nos collègues musicologues, qui, pour leur majorité, découvrent complètement l’ampleur des questionnements, la nature et les méthodes de recherche ainsi que les résultats obtenus depuis près d’un siècle. Gageons

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que ce léger frémissement soit porteur de futurs travaux complémentaires et contradictoires au bénéfice de notre discipline et de l’histoire des sciences humaines en général.

NOTES

1. Avec l’assentiment de Jean Molino et du Musée, je pus capter en plan séquence la communication orale de 106’ : 50 ans d’ethnomusicologie. Un essai de bilan. Elle reste consultable in extenso et sans montage sur mon site : https://vimeo.com/2695873 2. Voir Luc Charles-Dominique & Yves Defrance : « Réhabiliter, repenser, développer l’ethnomusicologie de la France », Musicologies, no 4-2007 (4e année). Paris : Observatoire musical français, Université de Paris-Sorbonne, p. 49-62. 3. Regrettons la très mauvaise qualité des photographies noir et blanc qui nuisent plus à la qualité du texte qu’elles ne le servent. De même, les intéressantes lettres dactylographiées données dans les annexes sont pratiquement illisibles. Ceci montre l’extrême fragilité de l’édition papier des travaux en sciences humaines aujourd’hui et nous confronte à un avenir très incertain sur sa pérennité avec son cortège de questionnements difficilement évitables : baisse de lectorat, coût élevé de production, communication noyée dans la surabondance d’informations, réseaux de diffusion à reconsidérer, etc. Sommes-nous à la veille de grandes mutations dans l’accès au savoir ? Merci donc aux Cahiers d’ethnomusicologie de garder le cap contre vents et marées. 4. On ne soulignera jamais assez le rôle joué par Curt Sachs (1881-1959) dans la naissance de l’ethnomusicologie en France. Il fut, on le sait, collègue des Erich von Hornsbostel, Carl Stumpf, Otto Abraham et autres Robert Lachmann, avant de fuir l’Allemagne nazie pour Paris, y travailler et transmettre son savoir et savoir-faire entre 1933 et 1937, puis de migrer à New York. 5. Cf. Daniel Cefaï, Sandra Laugier et Laurent Perreau : Erving Goffman et l’ordre de l’interaction. Amiens : Publications du Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, CURAPP-ESS, 2013. 6. Relevons, a contrario, le courage des résistants de la première heure du fameux réseau du Musée de l’Homme, fort d’une quarantaine de membres, dont seulement 17 survécurent. 7. « La question porte sur l’activité ethnomusicologique en France dans son ensemble (celle attachée aux terrains lointains comme celle vouée aux terrains de proximité) depuis 1929 – date de la création du Département d’ethnologie musicale au Musée de l’Homme par André Schaeffner – jusqu’à la fin des années 1980, marquées par la disparition de Claudie Marcel- Dubois, par l’extinction de nombreux terrains du domaine français, par la création de la Société Française d’Ethnomusicologie et par la production de grands textes classiques de la discipline – Rouget notamment. On examinera particulièrement le poids de l’institution muséale dans la structuration et le développement de l’ethnomusicologie en France, son évolution méthodologique et épistémologique, son interdisciplinarité et son rapport à des domaines connexes (archéologie et iconographie musicales, organologie…), ses matériaux d’étude (enregistrements sonores et visuels, collections de disques) et l’évolution de ses outils d’analyse, mais aussi ses grandes figures et leur production scientifique. » Voir le no spécial que lui consacre la revue Analyse musicale, no 75, 4e trimestre 2014 : Agrégation 2015.

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Nathalie FERNANDO et Jean-Jacques NATTIEZ, dir. : « Ethnomusicologie et anthropologie de la musique: une question de perspective » Anthropologie et Sociétés, vol. 38, no 1, 2014

Roxane Campeau

RÉFÉRENCE

Nathalie FERNANDO et Jean-Jacques NATTIEZ, dir. : « Ethnomusicologie et anthropologie de la musique: une question de perspective », Anthropologie et Sociétés, vol. 38, no 1, 2014

1 Marqués par un pluralisme méthodologique, par un souci épistémologique évident ainsi que par une autocritique continue de la discipline, les articles contenus dans ce collectif sont animés par une volonté récurrente d’éclairer l’articulation entre anthropologie de la musique et ethnomusicologie. Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés dirigé par Nathalie Fernando et Jean-Jacques Nattiez peut être perçu aussi bien comme une image kaléidoscopique1 que comme une réponse aux questions suscitées par des tentatives précédentes2 (entre autres Lortat-Jabob et Olsen 2004), selon lesquelles l’ethnomusicologie arbore les apparences d’« une discipline en crise qui se replie sur elle- même au lieu de se confronter aux enjeux contemporains de la musique et de la société » (El-Ghadban 2006 : 221).

2 À ceci, le présent collectif répond en effet par une diversité de perspectives complémentaires. On y trouve d’abord trois articles que l’on peut qualifier d’ethnographiques, empiriques, c’est-à-dire rattachés à un ou plusieurs répertoires particuliers liés à une dimension identitaire, politique et/ou sociologique (Flavia Gervasi, Jean During) ou visant à questionner les rapports entre la musique et les autres arts, visuels et/ou chorégraphiques (Christine Guillebaud)… La présence de trois articles

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adoptant une perspective large forme un argumentaire en faveur d’une musicologie comparée (Patrick Savage et Steve Brown) et d’une anthropologie générale de la musique (Frank Alvarez-Pereyre, Jean-Jacques Nattiez). Enfin, trois articles interdisciplinaires (Nathalie Fernando et al., Aurélie Helmlinger, Marc Chemilier et al.) s’efforcent de dépasser les « querelles de clocher », les « lenteurs institutionnelles » et les tensions récentes entre les psychologues de la musique et les ethnomusicologues.

3 Dans la même veine, il est intéressant de constater que l’ensemble présente des répertoires qui mettent en valeur les manières d’étudier l’évolution des savoirs musicaux. Que l’on parle de la revitalisation récente d’un patrimoine chanté à travers un festival populaire (Gervasi), que l’on plaide contre la fossilisation des corpus musicaux anciens d’Asie intérieure (During), ou que l’on estompe les frontières diachroniques et topographiques, en quête des ressemblances contramétriques entre musiques africaines et jazz (Chemilier et al.), on contredit de nouveau la critique d’une discipline prétendument centrée « sur la défensive et la promotion du canon disciplinaire, [qui] ne laisse que peu de place aux contributions ethnomusicologiques provenant des études et ethnographies des musiques populaires, la perspective postcolonialiste en musique et les savoirs musicaux non occidentaux » (El-Ghadban 2006 : 221).

4 Par ailleurs, via le traitement des problématiques apparentées à l’origine de la musique, de sa généalogie et de ses processus de mutation (mémorialisation, revitalisation), l’ouvrage aborde la question des universaux et, avec elle, la persistance regrettable de la dichotomie nature/culture. Cependant, rien de nouveau dans cet appel au dépassement de ce débat3. Si l’on peut désormais s’attendre à des propositions concrètes vers l’opérationnalisation d’une forme d’anti-dualisme, il peut toutefois s’avérer que certains des efforts pour balayer quelques confusions conceptuelles qui y sont attribuables contribuent par ailleurs à leur cristallisation.

5 Il peut en aller ainsi de la typologie des universaux. Par exemple, Savage et Brown parlent des niveaux d’universaux un (1) et deux (2), tandis que Nattiez désigne des universaux de substance et de stratégie4. Or, si ces tentatives reviennent à classer d’un côté les processus cognitifs (biologiques) et de l’autre les fonctions sociales (culturelles) de la musique, on se retrouve de nouveau devant la dichotomie nature/culture. Au demeurant de ce risque, les autres articles que l’on trouve dans ce volume font preuve de circonspection : même s’ils suggèrent des processus et des propriétés des musiques étudiées en évoquant leur potentiel « exportable » à d’autres corpus, on n’adopte ni l’une ni l’autre des typologies des universaux avancées par Savage et Brown ou Nattiez. Cette prudence est sans doute attribuable en partie à l’expérience de terrain, qui force chaque ethnomusicologue à passer de l’observation de la diversité à l’expérience de l’unité du fait musical : expérience qui rappelle incessamment au chercheur qu’il côtoie des êtres qui partagent sa propre nature d’humain, au delà des variantes culturelles qui les séparent. L’expérience de terrain contribue donc à pressentir les universaux, mais dans la conscience de la variabilité culturelle, on n’ose peut-être pas les étiqueter.

6 Outre cette possibilité explicative, on peut faire appel à l’expérience du terrain comme axe transversal pour admettre la mise en parallèle du numéro d’Anthropologie et Sociétés ici révisé avec un numéro antérieur (2011/35 : 3), dans lequel on était invité à « refuser l’exclusion des expériences interpersonnelles extatiques » et à considérer les réflexions sur les moments clés de la transformation de l’anthropologue par le terrain comme « essentielles à l’avancement des connaissances » (p. 121). Par conséquent, si l’on prend cette recommandation au sérieux, est-ce à dire que la transformation par le terrain

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permet d’aborder la question des universaux de manière à transcender le débat nature/ culture ? À tout le moins, si l’on en croit Alvarez-Pereyre dans l’opus de 2014, cette perspective étique « de l’intérieur » fait partie des développements ethnomusicologiques des dernières années permettant à tout chercheur de se montrer à la hauteur des défis inhérents au décloisonnement disciplinaire. Enfin, un autre indice révélé par le rapprochement de ces deux numéros permet de croire à la possibilité de conserver des typologies pour les universaux et d’outrepasser l’aspect dichotomique qui peut en découler. Il s’agit de la prescription du va-et-vient permanent entre le particulier et la vue d’ensemble – encore l’image du kaléidoscope – à deux niveaux complémentaires, non exclusifs.

7 En sommes, l’ensemble offert par Fernando et Nattiez tend vers la reconnaissance des similitudes et des nuances contenues dans la constellation des disciplines qui participent à l’édification d’une anthropologie générale de la musique tout en mettant l’emphase sur l’ethnomusicologie. À la pluralité disciplinaire que l’on retrouve dans la perspective large mise en avant par les auteur-e-s, on pourrait ajouter la géographie musicale. Car les faits musicaux étudiés le sont toujours en relation avec l’espace qu’ils habitent – qu’ils créent aussi. D’ailleurs, qu’est-ce qu’une entreprise de musicologie comparée et d’anthropologie de la musique qui cherche à créer une typologie des formes distribuées (proposition de Nattiez) ou encore une classification stylistique prenant la forme d’une cartographie musicale généalogique (option de Savage et Brown), sinon une tentative de situer le musical dans l’espace et le temps ? C’est ce que la géographie musicale nous rappelle : si musiquer est une action, c’est aussi une action située.

BIBLIOGRAPHIE

EL-GHADBAN Yara, 2006, « Chants et contrechamps de l’ethnomusicologie (Essai bibliographique) », Anthropologie et Sociétés 30/2 : 219-235.

FITCH W. Tecumseh, 2010, The Evolution of Language. Cambridge : Cambridge University Press.

GEERTZ Clifford, 2012 [1986], Savoir local, savoir global : les lieux du savoir. Paris : PUF.

GOULET Jean-Guy A., dir., 2011, « De l’observation participante à l’observation de la participation : la transformation de l’anthropologue par le terrain », Anthropologie et Sociétés 35/3 : 9-279.

NOTES

1. Bien que l’allusion à l’image kaléidoscopique peut paraître un clin d’œil à la Pensée Sauvage, on utilise plutôt ici la représentation du kaléidoscope pour illustrer la réussite de l’agencement des articles, qui crée un ensemble bigarré nécessitant des allers-retours constants entre les multiples composantes constitutives et l’image formée dans sa globalité. 2. Le numéro 171-172 de la revue L’Homme, intitulé Musique et anthropologie, regroupait en effet déjà plusieurs des auteur-e-s sollicité-e-s dans l’ouvrage ici révisé.

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3. Depuis le développement des connaissances à propos de l’épigénétique, qui prouve que la génétique est influencée par l’environnement, le caractère infructueux du débat nature/culture est devenu évident (Fitch 2010 : 27). 4. On peut percevoir dans la typologie de Nattiez une affiliation avec Geertz et son approche anthropologique de la pensée, qui dissocie les processus créateurs des produits qui en résultent. Par ailleurs, on note que la terminologie numérale de Savage et Brown, parce qu’elle hiérarchise les universaux en niveaux, ne se prête pas aussi bien à l’intégration nature/culture. De plus, cette seconde option n’est pas mise en relation avec la proposition de Nattiez ; cela contribue au foisonnement typologique au sein d’un même numéro à propos d’un même sujet (les universaux). On serait davantage convaincu par la construction d’un vocabulaire résultant d’un effort conjoint, dans lequel les différences entre les disciplines « puissent être formulées publiquement, [afin que les tenants des différentes disciplines] puissent s’expliquer clairement les uns avec les autres » (Geertz 1986 : 237) et, ce, quand bien même Guillebaud invoque la pluralité de la typologie comme preuve d’une discipline « en pleine consolidation ».

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Donna A. BUCHANAN : Soundscapes from the Americas: Ethnomusicological Essays on the Power, Poetics, and Ontology of Performance Farnham : Ashgate, 2014

Julian Whittam

RÉFÉRENCE

Donna A. BUCHANAN : Soundscapes from the Americas: Ethnomusicological Essays on the Power, Poetics, and Ontology of Performance, Farnham : Ashgate, 2014. 194 pp.

1 Ce court ouvrage rédigé par Donna A. Buchanan réunit huit textes autour du thème de la performance. On pourrait voir en ce livre une sorte d’hommage à Gerard Béhague, à qui la publication est dédiée, et à l’école d’ethnomusicologie de l’Université du Texas à Austin, que ce dernier a instaurée dans les années 1970. Tout comme les recherches de Béhague, ce livre concerne différents sujets : l’identité, la culture populaire, les musiques des marges, le pouvoir, la représentation culturelle.

2 Mis à part les chercheurs qui étudient la performance, cet ouvrage intéressera aussi les américanistes. Tous les textes traitent de la musique des Amériques (ou des musiques en Amérique) et les auteurs couvrent des terrains allant des Andes au sud-ouest des États- Unis en passant par les Caraïbes et Hawaï. Ce choix éditorial, clairement énoncé dans le titre de l’ouvrage, est lié aux champs d’études de Béhague et à la place importante qu’il occupe dans le panthéon des ethnomusicologues américanistes.

3 L’introduction, signée par Buchanan, professeure de musicologie et d’anthropologie à l’Université d’Illinois, trace l’évolution des idées sur la performance, incluant notamment les contributions de l’Université du Texas et de Béhague lui-même, avec qui elle a travaillé pendant plusieurs années. Peut-être que la force de ce livre réside dans la façon

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dont Buchanan explicite la pensée de l’école du Texas (Texas-Style dans le texte) en ce qui concerne la performance, particulièrement dans les années 1970 et 1980. À cette époque, en plus de Béhague, on rencontrait à l’Université des chercheurs tels que Roger Abrahams en anthropologie, Richard Bauman en folklore et Norma McLeod en ethnomusicologie. Ce survole de la performance que Buchanan nous présente est complet, bien rédigé et à jour. Le texte couvre le domaine de la performance dans les champs de l’anthropologie, de la linguistique et de l’ethnomusicologie, en passant par les performance studies étatsuniennes et les études critiques en performance, notamment par Judith Butler, avec ses idées sur la performance et le genre sexe (gender studies). La seule critique qui peut être portée serait peut-être le manque d’idées venant de penseurs non étatsuniens. Cependant, ce choix s’explique facilement par le regard géographique assumé du livre.

4 La première section traite des thèmes du pouvoir social et de l’identité tels qu’ils s’expriment dans la performance musicale. Regroupant des articles qui adoptent une approche historique, cette section trace un lien entre des changements de performance ou de répertoire et des changements sociaux plus larges. Robin Moore, professeur d’ethnomusicologie à l’Université du Texas, signe le premier texte et prend pour sujet le teatro buffo cubain. Ressemblant au minstrel show des États-Unis au XIXe siècle, ce type de théâtre mettait en scène des comédiens déguisés en blackfaces. Moore montre que la représentation des Noirs sur les scènes cubaines changeait en fonction de la façon dont ils étaient perçus par la société dominante, passant de joyeux et satisfaits de leur sort à dangereux et menaçants entre le début et la fin du XIXe siècle, période qui correspond aux mouvements abolitionnistes. Ketty Wong, professeure d’ethnomusicologie à l’Université de Kansas, explore l’idée de la nationalité par l’entremise de la música nacional équatorienne. Au début du XXe siècle, cette étiquette était apposée à un répertoire essentiellement issu du passilo, une musique liée à un patrimoine européen. Cependant, au XXIe siècle, c’est le sanjuanito, associé aux populations indigènes par son utilisation de gammes et d’instruments locaux, qui est plus souvent classée sous la rubrique de música nacional. Ces changements sont à mettre en parallèle avec la conception de la nationalité équatorienne, d’abord vue comme étant le domaine de la seule élite créole, associée à l’empire espagnol, mais maintenant comprise comme une société métisse qui valorise la mixité de son peuple. Dernièrement, la musique des travailleurs portoricains à Hawaï est examinée par Ted Solis, professeur d’ethnomusicologie à l’Université d’Arizona. Initialement coupée de Porto Rico par la distance et le manque de communication, la musique des travailleurs a évolué à son propre rythme sur la grande île. Solis montre que, depuis la facilitation d’un contact régulier avec Porto Rico, l’évolution de la musique de cette population est liée à la création d’une identité distincte composée d’éléments associés à la fois au passé africain et latin de cette population et à son présent étatsunien et hawaïen.

5 Alors que cette première section portait sur le lien entre la performance et les identités nationales ou étatiques, la deuxième partie du livre se penche sur la performance et les représentations individuelles. L’improvisation dans le jazz à Austin au Texas est le terrain utilisé par Tim Brace de l’Université du Texas pour jeter un regard sur la transformation de l’individu à travers la performance. Brace postule qu’en créant, des musiciens de jazz se créent en même temps. Ce texte offre une réflexion sur des pratiques musicales interactives en tant que pratiques sociales. De même, Emily Pinkerton, ethnomusicologue à l’Université de Pittsburgh, étudie les relations inégales entre hommes et femmes au Chili à travers la poésie improvisée de payadores, artistes qui pratiquent la poésie chantée

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canto a lo poeta. Selon Pinkerton, chanteurs masculins et féminins adoptent des styles poétiques différents, notamment lors des compétitions de payadores, qu’elle décrit comme des espaces musicaux masculins. Ces différences sont représentatives des structures sociales patriarcales existant au Chili, qui donnent peu de place aux voix des femmes.

6 La troisième partie de cette publication se concentre sur des festivals. Professeure et américaniste au Département d’espagnol et de portugais de l’Ohio State University, Michelle Wibbelsman nous offre une étude comparative de deux manifestations de la même fête religieuse, la Via Dolorosa, par une communauté en Equateur. La première de ces représentations du chemin de croix de Jésus Christ était plus théâtrale et dramatique. Présentée en ville, elle était conçue pour attirer des touristes. La deuxième, dévotionnelle par nature, était célébrée en zone rurale, principalement par des pratiquants. Même si elle considère que l’aspect divertissant de la première amoindrit son caractère sacré, Wibbelsman maintient que dans les deux cas il ne faut pas comprendre la Via Dolorosa comme une représentation de célébration religieuse, mais plutôt comme un événement vécu par ses participants. Ainsi, les officiants et les spectateurs sont réunis par leur participation commune à l’événement. Dans le dernier chapitre du livre, Thomas Solomon, professeur de musique à l’Université de Bergen en Norvège, étudie la performance musicale à l’intérieure de la province de Bustillo en Bolivie. Solomon se penche notamment sur les différences entre la performance lors de fiestas, célébrations communautaires, et lors de festivals. Modifications des paroles des chansons, des instruments et des costumes représentent pour Solomon un effort conscient de la part des performeurs pour répondre aux attentes des spectateurs. Ce faisant, les performeurs se créent plusieurs conceptions de soi différentes – autochtone, paysan, membre de la communauté locale – qu’ils mettent en scène de façon variable selon la situation. Cependant, Solomon maintient que ce n’est pas uniquement un processus fait pour les spectateurs. En adoptant ces diverses identités, les performeurs s’associent à chaque groupe, ce qui leur permet de concrétiser leur appartenance multiple à l’intérieur d’une même société ou communauté.

7 Comme indiqué dans le titre du livre, chaque chapitre présente un paysage sonore différent. Dans l’introduction, Buchanan explique que chaque auteur devient le narrateur du paysage qu’il présente, une méthode qui rappelle les débuts des études sur la performance en ethnopoésie, littérature et communication. Quoiqu’ils traitent de sujets ou de terrains différents, chaque chapitre associe la performance à la pratique et à la subjectivité tout en l’ancrant dans des expériences corporelles et vécues. Prise comme un ensemble, la publication est cohérente et donne une vision claire des concepts, des idées, et des assises des études actuelles sur la performance en Amérique.

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Haekyung UM : P’ansori and the Making of Tradition in Modernity Liverpool : Soas Musicology Series, Ashgate, 2013

Han Yumi

RÉFÉRENCE

Haekyung UM : P’ansori and the Making of Tradition in Modernity, Liverpool : Soas Musicology Series, Ashgate, 2013, 254 p.

1 Connaissez-vous le p’ansori ? La découverte de cette forme d’art si spécifiquement coréenne est assez récente en Occident, et son approche sous forme d’intégrales surtitrées n’a guère débuté avant le XXIe siècle. Sa présentation oscille généralement entre « opéra à une voix » et « chant épique », « issu de la nuit des temps », sauvé par l’Unesco en 2003, qui lui accorda l’ « intangibilité » des chefs-d’œuvre en péril. Mais la richesse et la vitalité du genre débordent largement ce cadre, et, en ce sens, le titre de cet utile ouvrage pose bien les termes d’une approche d’aujourd’hui, en partant d’ici et maintenant pour interroger la manière dont la tradition est construite par la modernité, concernant un genre qui a inventé une manière si typiquement coréenne de mêler musique et théâtre/dramaturgie (music et drama).

2 Le livre d’Um Haekyung se veut une présentation aussi complète que possible du genre, en huit chapitres bien ordonnés pédagogiquement pour donner au lecteur de solides informations sur ses divers aspects, historique, sociologique, musicologique, politique… Faut-il être Coréen(ne) pour travailler sur le p’ansori ? En tous cas, il est sûr qu’Um Haekyung tire un grand bénéfice de sa position double, à la fois de chercheuse occidentale et de Coréenne ayant un accès immédiat aussi bien aux recherches qu’aux pratiques coréennes. Ce livre est issu de sa thèse, soutenue à la fin des années 1980 après plus d’un an de travail de terrain auprès de chanteuses de p’ansori. Disons tout de suite qu’il s’agit d’un travail très important, à plusieurs titres. D’abord et surtout, Um Haekyung s’est d’emblée située comme apprenante auprès d’un grand maître, dans le but, dit-elle dès sa

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préface, de « comprendre les formes du genre, ses règles, ses modes d’expression et son esthétique » (p. XVI). Outre l’intérêt d’avoir une approche concrète d’un genre dont la théorie est encore flottante en Corée, ce travail en immersion permet de se placer d’emblée au cœur de la problématique du p’ansori, qui repose sur la transmission orale. Um Haekyung s’appuie explicitement sur son travail de terrain, échappant ainsi à une approche généraliste hors du temps, et le simple fait d’avoir choisi tel maître plutôt que tel autre nous place d’emblée au cœur de la question des « écoles », et du paradoxe constitutif du p’ansori, ce que j’ai appelé par ailleurs « la variante comme constance » (Han 2015 : II, 1).

3 Il ne faut pas oublier que la Corée du Sud est un État très jeune, issu de la partition de la péninsule en 1953, et qui dès le début des années 1960 a commencé à organiser son patrimoine en désignant des « trésors nationaux » : pour la musique, avec les cérémonies royales, le p’ansori fut le premier à en bénéficier. Ce soutien officiel s’est développé sur toute la fin du XXe siècle jusqu’à aboutir à la reconnaissance par l’Unesco en 2003 d’un patrimoine de cinq œuvres (les cinq ayant survécu à un patrimoine supposé de douze à la fin du XIXe siècle), détenu par un certain nombre de maîtres nommés usuellement « trésors vivants », chargés de les transmettre à l’identique à des disciples. Mais le p’ansori , même s’il était en grande perte de vitesse dans les années 1960, était un genre encore très vivant dont la transmission ne s’était jamais interrompue depuis ses origines comme forme reconnue, soit au plus tard le XVIIIe siècle ; dès le XIXe siècle, diverses écoles se sont constituées autour de maîtres marquant les œuvres existantes d’une signature stylistique qu’ils transmettaient, créant des lignées dont on peut suivre l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Le chapitre 4 illustre bien la question de ces lignées et de ces variantes, à l’aide d’exemples et de tableaux très précis, intéressants pour les spécialistes, mais aussi tout à fait parlants pour le lecteur profane qui prend ainsi conscience de la complexité et de la vitalité d’un patrimoine en perpétuelle évolution de l’intérieur, et des enjeux tant esthétiques que sociologiques des différences entre les grandes écoles. Cet effet se renforce dans le chapitre 5, où Um analyse les différences auxquelles elle a été confrontée en apprenant le même morceau auprès de deux chanteuses issues de la même école, nous montrant à la fois l’importance des « styles individuels » et analysant la situation de l’apprenant, et la modernisation de la transmission orale à une époque où les textes de chanteurs sont édités et où l’apprenant enregistre les séances de travail pour pouvoir répéter.

4 La situation participante d’Um lui permet aussi d’aborder le rapport entre texte et musique sous l’angle d’un p’ansori précis, Ch’unhyangga (Le Dit de Ch’unhyang), le plus long et le plus connu, même en Occident depuis le succès du film d’Im Kwon-taek (2000) intitulé en français Le chant de la fidèle Ch’unhyang. Là aussi, cette approche serrée est vivante et précise, étudiant dans le détail les spécificités d’un texte de p’ansori (approche narrative, thématique, rhétorique) et de sa forme musicale (les différents rythmes, leurs variations, les techniques vocales, les registres et ornementations, les différents modes et leurs sources). Ce chapitre 3 est d’un grand intérêt, même si, à vouloir condenser tant d’éléments constitutifs essentiels, il risque de se révéler un peu trop dense ; peut-être aurait-on pu distinguer plus nettement les trois aspects – musique, texte et jeu –, qui mériteraient sans doute chacun un chapitre distinct ? Quoi qu’il en soit, et c’est là l’essentiel, Um nous fait bien sentir à la fois la musicalité du texte et la théâtralité de la musique qui sont au cœur du genre, avec des exemples précis. Le chapitre 6, « Aesthetics », vient clore de manière judicieuse cette approche du p’ansori classique par

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une étude diachronique et synchronique de la place et de la fonction de ce genre dans la société coréenne, mais aussi des attentes du public vis-à-vis du chanteur, qui se manifestent entre autres par de relances ou forme d’interjections (ch’uimsae).

5 Mais Um n’en reste pas là, et elle nous offre une ouverture très intéressante sur deux aspects moins connus du p’ansori aujourd’hui, le « p’ansori in diaspora » (chapitre 7) et le « new p’ansori » (chapitre 8). Son travail sur la diaspora est issu d’une recherche menée tout au long des années 1990 auprès des communautés coréennes en ex-URSS et en Chine, dont le p’ansori n’était pas l’objet, mais qui s’est révélé un marqueur identitaire fort. Tout à fait passionnant d’un point de vue sociologique, ce chapitre peut laisser le lecteur un peu perplexe face à des formes plutôt étranges, bien qu’elles s’expliquent si l’on considère l’évolution, voire les dérives, du p’ansori au cours du XXe siècle en Corée. L’on pense en particulier aux troupes de femmes offrant, après la partition du pays, des versions opératiques au Sud, et au rejet du p’ansori puis à sa récupération après sa mise aux normes esthétiques de l’opéra maoïste au Nord. Il n’est guère surprenant de retrouver ces formes dans les pays concernés, résurgences qui n’ont qu’un rapport assez distendu avec ce qui fait l’essence du genre.

6 Tout autre est le cas du néo-p’ansori traité au chapitre 8, et qu’Um Haekyung inscrit à juste titre dans une tradition qu’elle fait remonter au début du XXe siècle. Elle montre comment le genre, alors à son apogée autour d’un répertoire en train de se limiter à cinq œuvres, va trouver un nouveau souffle avec la création de pièces « modernes », c’est-à- dire en prise avec leur époque ; en ce sens, le p’ansori apparaît comme une forme efficace pour faire passer des messages engagés, patriotiques sous l’occupation, puis religieux ou révolutionnaires dans le dernier quart du siècle. Cette partie, bien qu’un peu rapide, est riche d’informations, et insiste à juste titre sur le rôle du grand Kim Chi-ha et de ses poèmes narratifs mis en p’ansori dénonçant la dictature militaire, qui lui vaudront à la fois succès et prison. Um poursuit son travail judicieusement illustré d’extraits traduits par le « new p’ansori of the new Millenium », montrant la richesse d’une forme suffisamment vivante pour que des jeunes gens s’en emparent et créent des « petits p’ansori » dénonçant le monde ultra-contemporain et libéral dont la Corée est aujourd’hui partie prenante. Elle étudie très bien l’émergence de ces ttorang kwangdae, ces chanteurs de p’ansori qui se désignent ainsi comme en marge, inventant de nouvelles histoires pour de nouveaux publics, et elle insiste en particulier sur l’exemple de Kim Myeongja, qui a connu un très grand succès au milieu des années 2000 avec des petits p’ansori toniques et hilarants dénonçant les absurdités de la vie moderne. Mais Um Haekyung pointe aussi les limites de ces formes qui peuvent être considérées comme de simples imitations de p’ansori, dont les interprètes sont au mieux des apprenants avancés dont le travail n’a pas de pérennité. Elle termine ce chapitre en montrant que ce mouvement encore très jeune est peut-être en train de dessiner « l’avenir de cette tradition ». En ce sens, on peut regretter qu’elle n’ait pas profité de cette publication pour mettre à jour des données un peu anciennes, en particulier lorsqu’elle cite la grande Lee Jaram sans prendre en considération ses créations de la fin des années 2000, d’après Brecht, qui ont propulsé cette jeune surdouée du p’ansori classique au rang des stars du p’ansori moderne, reconnue tant par ses pairs que par un nouveau public (y compris à l’étranger), et qui a déjà transmis son Dit de Sichuan à deux disciples qui en assurent la pérennité.

7 On voit que le p’ansori est un genre extrêmement riche et vivant, et ce très bon livre bien illustré permettra au spécialiste d’approfondir ses connaissances, à l’amateur de se plonger dans cette aventure d’une forme unique, et donnera à tous, nous l’espérons,

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l’envie d’aller à la source et d’assister à des représentations de p’ansori, classique ou moderne.

BIBLIOGRAPHIE

Anonyme, 2012, Sugungga, Le Dit Du Palais Sous Les Mers, p’ansori classique, version de l’école Pak Cho-wol, traduit et présenté par Han Yumi et Hervé Péjaudier, Paris : collection Scènes Coréennes, Imago.

HAN Yumi, 2015, Le : un art de la scène – patrimoine coréen vivant. Besançon : Presse universitaire de Franche-Comté.

LEE Jaram, 2010, Le Dit de Sichuan, p’ansori d’après La bonne âme du Sichuan de Bertolt Brecht, traduit et présenté par Han Yumi et Hervé Péjaudier, suivi de « Le p’ansori en devenir », postface de Han Yumi, Paris : collection Scènes Coréennes, Imago.

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Frédéric LÉOTAR : La steppe musicienne. Analyses et modélisation du patrimoine musical turcique Paris : Vrin, 2014

Ariane Zevaco

RÉFÉRENCE

Frédéric LÉOTAR : La steppe musicienne. Analyses et modélisation du patrimoine musical turcique, Paris : Vrin, 2014. 297 p., ill. coul.

1 L’ambition de Frédéric Léotar, dans cet ouvrage, est de mettre au jour les traits communs entre les traditions musicales des agro-pasteurs d’Asie intérieure (éleveurs de tradition nomade, parfois aujourd’hui sédentarisés) : à Touva, en Ouzbékistan – y compris en république autonome du Karakalpakstan –, au Kirghizistan et au Kazakhstan. Énonçant l’hypothèse qu’« un même modèle de référence est repris sans cesse d’une exécution à l’autre et d’une région à l’autre » (p. 18), l’auteur s’emploie, par une démarche d’analyse comparative, à révéler la structure des pièces musicales et les modèles d’exécution à l’œuvre au sein de chacune de ces populations. À partir de là, il met en évidence un système stylistique commun sous-jacent à ces modèles. Ses travaux s’inscrivent dans la continuité du turcologue Rémy Dor, qui a démontré, pour la production des huchements1, l’existence d’un continuum de la Yakoutie à la Sibérie.

2 L’approche de F. Léotar, ancrée dans une ambition structuraliste, procède davantage de la musicologie que de l’anthropologie. Dans la préface de l’ouvrage, Jean-Jacques Nattiez souligne que « ces analyses immanentes sont un préalable indispensable pour une approche poïétique, cognitive et anthropologique des musiques de tradition orale » (p. 8) : la démarche ici adoptée est celle d’une hypothèse théorique validée par des exemples. Un lecteur non-spécialiste d’une entreprise de « modélisation » musicale peut dans un premier temps se trouver dérouté par la profusion de transcriptions analytiques

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et de tableaux qui jalonnent l’ouvrage, autant que par le vocabulaire spécifique que requiert une étude systématique comparative d’une telle ampleur. Mais il aurait tort de s’y arrêter, car Frédéric Léotar n’est pas seulement fin musicologue, il est également excellent pédagogue, et guide son lecteur avec aisance, lui permettant également d’accéder au large corpus des extraits musicaux et vidéos, objets de l’analyse sur un site Internet clair et riche2. Les cartes de chaque pays et région étudiés précèdent chacun des chapitres de l’ouvrage. Enfin, un cahier de photographies en couleur (seize pages) et quarante-cinq pages des textes des chants étudiés, en langues et alphabets vernaculaires accompagnés de leur traduction en français, complètent cette somme. L’auteur met ainsi généreusement à disposition toute la documentation sur laquelle s’appuie sa démonstration.

3 Celle-ci, après une introduction dévolue à un bref rappel de l’histoire des populations turciques d’Asie intérieure et à un exposé des terrains menés et de la démarche adoptée, s’ouvre sur un chapitre consacré à « la place de la musique dans la vie quotidienne et rituelle » (p. 27-59). L’auteur rappelle en termes généraux la relation spécifique qu’entretiennent les éleveurs à la nature, la façon dont ils y sont « connectés » et « à l’écoute » (p. 28). Il revient ensuite sur les procédés d’imitation vocale des sons de la nature et sur la manière dont les instruments de musique, dans leur facture comme dans leur jeu, témoignent de « renvois symboliques » (p. 33) à cette dernière, avant de se concentrer sur les mélodies huchées. Il s’agit de chants caractérisés par un « contenu intonatif » (p. 36) spécifique, motivés par une volonté d’influencer le comportement animal, mais distincts des huchements par la présence d’une « structure fondée sur des hauteurs fixes clairement délimitées les unes par rapport aux autres » (p. 39). Ils sont exécutés au moment de la traite (voir Léotar 2006 pour une étude ciblée sur ces mélodies, selon un schéma d’étude similaire à celui du présent ouvrage). Le reste de ce premier chapitre décrit enfin certaines dimensions de recours aux esprits, les rituels et répertoires poétiques au sein desquels intervient leur invocation, en terminant par les berceuses (alla), dont l’auteur remarque la « dimension symbolique » plurielle (p. 57). Tout ce chapitre constitue donc une présentation générale des contextes « traditionnels » des chants étudiés, contextes aujourd’hui plus ou moins vivants ou mémoriels – certains ont disparu et ne subsistent précisément qu’à travers leur représentation chantée – mais que F. Léotar convoque en tant qu’arrière-plan culturel à l’analyse.

4 Cette dernière, à visée « classificatoire et heuristique » (p. 62), s’affranchit d’ailleurs résolument des conditions de production, puisque l’étude porte sur le matériau musical avant tout. Ce choix méthodologique de décontextualisation est argumenté au second chapitre, où l’auteur présente d’abord les bases théoriques de sa méthodologie : quatre « outils adaptés et combinés », que sont la théorie sémiologique de la tripartition de Molino et Nattiez, l’analyse paradigmatique de Ruwet, la théorie des notes structurales et ornementales de Meyer et enfin le concept de modèle développé par Arom. F. Léotar les résume, tout en expliquant les combinaisons et adaptations qu’il a menées en fonction de ses propres corpus et but théorique : démontrer l’existence d’un modèle référentiel commun à ces traditions musicales. Il donne ensuite les clés nécessaires à la lecture des transcriptions « modélisées », élaborées pour rendre compte des récurrences structurelles (organisation en cellules de notes, et qualifiées par des lettres) qui caractérisent les mélodies ; des rapports hiérarchiques entre les hauteurs de notes, au sein d’une cellule et entre les cellules ; enfin des rapports de temps. La mise en paradigme de ces structures (dénommées BCB, ABCBA, etc.) et leur superposition « fictive » (p. 72),

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puisque les exécutions n’en intègrent parfois qu’une partie, lui permettent de mettre à jour un modèle maximal (et non minimal, comme chez Arom) de la structure des configurations rencontrées : en d’autres termes, la référence commune à une population, pour l’exécution de toute pièce musicale. Ce modèle agit de façon sous-jacente, comme un principe mémoriel d’organisation des cellules, dont les structures d’agencement constituent un stock dans lequel puise un(e) musicien(ne) pour jouer, chanter, et improviser en fonction du but poursuivi : influer sur le comportement d’un animal, d’un humain, d’un esprit, exprimer un sentiment rituel, etc. En cela, Léotar s’inspire d’une part des recherches en psychologie cognitive qui définissent différents types de mémoire (p. 88-89), et développe d’autre part une vision fonctionnaliste de l’exécution musicale, sans oublier pour autant d’inclure les variations possibles et observées par rapport au modèle.

5 Une fois la méthodologie exposée et argumentée, l’auteur la met en œuvre en procédant à l’étude de son corpus peu ou prou réparti selon les divisions actuelles des républiques de l’aire concernée : corpus touva (chapitre trois), kirghize (en distinguant les régions du Sud et du Nord, chapitre 4), ouzbek (chapitre 5), karakalpak (chapitre 6) et enfin kazakh (chapitre 7). Au fur et à mesure de cette progression, il rappelle fréquemment les données antérieures pour y confronter les nouvelles, et donne à la fin de chaque chapitre un récapitulatif comparatif entre les populations étudiées. Au chapitre huit, il convoque à nouveau une berceuse karakalpak déjà étudiée, mais dont le découpage en trois thèmes différents lui semblait problématique. Il l’analyse cette fois en des termes plus globaux, incluant les « paramètres para- et extramusicaux » (p. 206), c’est-à-dire ceux de son exécution contextuelle (poétique et sociale), qui expliquent la déclinaison spécifique du modèle. Le paragraphe sur « la dimension poétique de la berceuse » (p. 208-217), qui étudie les procédés d’adaptation du chant à la métrique, et montre que l’assemblage de vers de diverses provenances influence le développement structurel musical, est particulièrement fécond – il amène d’ailleurs l’auteur à s’interroger sur la pertinence de la notion de répertoire en tant que concept classificatoire (p. 217). L’analyse de la berceuse à partir de son enregistrement vidéo met ensuite en parallèle d’une part les déroulements des structures musicale et poétique, et d’autre part les actions et réactions des protagonistes (la grand-mère et le bébé), pour conclure à leur interaction dans l’actualisation du modèle.

6 Pour finir, l’auteur récapitule ses conclusions : il a établi un modèle référentiel de structure mélodique que l’on retrouve dans toute l’aire étudiée, dont les traits stylistiques sont fondés sur les principes de répétition, de progression conjointe des notes, de symétrie dans l’organisation des cellules (structure en « forme de miroir » – p. 227 – ou d’arche ascendante puis descendante) et d’alternance des hauteurs et des cellules. Les variations régionales distinguent pourtant les traits stylistiques des populations des zones pastorales de celles influencées par le sédentarisme. En effet, chez ces dernières, le modèle est davantage actualisé dans sa longueur, les répétitions sont moins nombreuses et la temporalité plus souvent mesurée. L’auteur interprète cette distinction selon le degré d’influence du mode de vie sédentaire sur la « culture pastorale d’origine nomade », lequel serait responsable de mélodies moins « fonctionnelles » et de davantage de « goût pour l’expressivité vocale » (p. 233)3, même si les deux stylistiques ne sont aucunement hermétiques l’une vis-à-vis de l’autre. Il invite à prolonger l’analyse aux régions environnantes, et souligne enfin la possibilité de dépasser « la séparation, purement méthodologique, entre […] la dimension anthropologique de la musique […] et

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les chapitres d’analyse musicale » pour « mieux comprendre comment les données de l’analyse s’intègrent dans un contexte vivant » (p. 236).

7 Frédéric Léotar livre dans cet ouvrage une somme analytique magistrale, qu’il convient de saluer non seulement pour sa valeur heuristique mais aussi pour la qualité de sa pédagogie. Sa mise en œuvre d’une procédure d’analyse originale, élaborée spécifiquement pour les besoins d’un corpus, est livrée avec toutes les clefs d’écoute et de compréhension scientifique nécessaires, et constitue en cela un travail de référence en ethnomusicologie appliquée.

BIBLIOGRAPHIE

DURING Jean, 1998, Musiques d’Asie Centrale, l’esprit d’une tradition. Arles : Cité de la musique/Actes Sud [Musiques du monde]. 1 CD encarté.

LÉOTAR Frédéric, 2006, « Les mélodies huchées des Touvas et des Ouzbeks, contexte et système musical », Études Mongoles, Sibériennes, Centrasiatiques et Tibétaines 36-37 : 351-372. http:// emscat.revues.org/88

NOTES

1. De « hucher » : « appeler en criant, en sifflant ». « Sons sans signification lexicale utilisés par les éleveurs pour agir sur le comportement de leurs animaux domestiques » (p. 12). 2. http://lasteppemusicienne.oicrm.org/. 3. Jean During faisait état de la même différenciation en 1998 (p. 20-21).

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Jean LAMBERT et Samir MOKRANI, dir. : Qanbus, Tarab. Le luth monoxyle et la musique du Yémen Paris : CEFAS/Geuthner, 2013

Nicolas Elias

RÉFÉRENCE

Jean LAMBERT et Samir MOKRANI, dir. : Qanbus, Tarab. Le luth monoxyle et la musique du Yémen, Paris : CEFAS/Geuthner, 2013. 291 p., ill. n.b. et coul.

1 Rares sont les études d’ethnomusicologie prenant le parti d’aborder la musique par l’un de ses instruments – un parti qui ne se réduit nullement à l’approche organologique – et l’ouvrage dirigé par Jean Lambert et Samir Mokrani apporte à ce propos une somme appréciable, déroutante et féconde. Déroutantes, ces pages le sont d’abord en ce qu’elles débordent à la fois la monographie et la collection d’articles que l’on pourrait attendre. Si la couverture indique que l’ouvrage est écrit « sous la direction » de Jean Lambert et Samir Mokrani, il ne consiste pourtant pas en une succession d’articles réunis par un thème commun, mais plutôt en un heureux travail de mutualisation du savoir au service d’un instrument et de sa musique. Chaque chapitre associe ainsi entre un et quatre auteurs, Jean Lambert signant une grande partie de ce travail.

2 D’autre part, dès le titre, le projet est double : Qanbus, Tarab. Le luth monoxyle & la musique du Yémen. En deux parties, le livre articule une enquête richement documentée sur la famille des luths à laquelle appartient ce tarab, celle des luths monoxyles (« faits d’une seule pièce de bois »), et une monographie fine d’un petit luth de Sanaa. Double travail, donc : retracer à la fois les filiations d’un type instrumental sur quelques siècles comme sur un vaste espace, et celle d’une école stylistique depuis le XIXe jusqu’à aujourd’hui. Cette profusion quelque peu intimidante n’entame en rien la cohérence de l’ensemble. Le point de départ, comme l’explique Jean Lambert dans l’introduction, en est l’enquête qu’il

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mena à partir de 1985 sur la musique de Sanaa, la capitale yéménite, et qui donna matière à son livre La médecine de l’âme (1997). Mais si ce dernier faisait la part belle à la pratique du « salon de musique » (magyal) – sociabilité masculine de salon où la musique se mêle à la mastication du qat –, dans une perspective résolument anthropologique, il s’étendait peu sur cet instrument « intimement lié » (p. 6) au répertoire de Sanaa qu’est le tarab. Petit luth monoxyle, doté d’une table en peau et de quatre cordes (dont trois doublées), le tarab a longtemps joué un rôle majeur dans la vie musicale de la ville avant de connaître un déclin subit à la fin du XXe siècle. C’est autour de cette spécificité de Sanaa, et de ce déclin relativement récent que se construit l’ouvrage.

3 Après une mise en perspective historique du luth monoxyle, depuis les premières traces en Asie centrale jusqu’à ses rares occurrences contemporaines au Yémen, en Inde ou en Asie centrale (chapitre 1), le propos s’ouvre progressivement de la ville de Sanaa vers l’ensemble du Yémen puis les rives de l’Océan indien. Le second chapitre retrace ainsi un siècle de vie musicale à Sanaa, en décrivant les filiations de musiciens gravitant autour du tarab depuis la figure tutélaire de Sa’d ‘Abdallah (mort en 1905), et s’attardant sur les rapports heurtés entre musique et religion par une analyse nuancée et riche d’anecdotes. Le troisième et le quatrième chapitre procèdent différemment, élargissant la perspective à une famille organologique en identifiant une succession d’écarts signifiants, d’abord par la dichotomie interne à la péninsule arabique entre « une « aire tarab » au nord-ouest et une « aire qanbus au sud-est » (p.92), puis par les avatars de ce luth yéménite sur les rives de l’Océan indien, à Zanzibar, en Malaisie ou encore aux Comores.

4 La seconde partie de l’ouvrage est quant à elle – et à l’exception du dernier chapitre – plus spécifiquement consacrée aux gestes propres à l’instrument, double histoire gestuelle par laquelle existe le tarab : geste du musicien et geste du luthier. À une étude d’« organologie comparée » (chapitre 5) caractérisant la lutherie du tarab au sein de la famille des luths monoxyles, succède une étude complète de la fabrication de l’instrument (chapitre 6) qui témoigne de la fréquentation assidue de l’atelier d’un luthier (Fu’ad al-Gu’turi dans le cas présent), et une analyse des techniques de jeu propres à l’instrument comprises dans le cadre d’une esthétique musicale propre à Sanaa (chapitre 7). Le dernier chapitre (chapitre 8) tient lieu de conclusion, revenant aussi bien sur les hypothèses concernant les origines du tarab que sur la symbolique de ce luth à Sanaa.

5 A suivre ainsi l’histoire et les avatars de ce petit luth, on est amené à lire en transparence, ou au détour d’une phrase, une autre histoire : celle du oud, grand luth composite qui s’imposera comme l’emblème incontestable d’une « musique arabe ». Le oud, lui, ne connaît pas la crise, et l’on comprend que sa fortune pan-arabique accompagne l’abandon du tarab. Car ce dernier est pleinement, face au oud, un instrument mineur. C’est même là une de ses qualités : petit, quelquefois même pliable, il est facile à cacher lors des accès de fièvre rigoristes qui pouvaient à l’occasion saisir la ville (p. 70-71). Mais certainement, dans l’homogénéisation régionale, et dans l’instauration de musiques nationales par le biais d’orchestres et d’instruments identitaires, il ne fait plus l’affaire. Ce point amène le parallèle avec un autre luth mineur, le lavta, instrument d’Istanbul un temps plébiscité avant de s’effacer devant le oud. Les ressemblances sont troublantes : deux luths locaux rendus obsolètes par la concurrence du oud au début du XXe siècle, obsolescence due en partie a à leur manque de volume sonore dans les orchestres en formation (en tout cas pour ce qui est du lavta), mais également à leur manque de prestige. Cette comparaison place le tarab dans une autre histoire, celle de l’homogénéisation des luths dans une vaste région au cours du siècle dernier, et la relation entre tarab et oud mériterait une étude à

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part entière. Pour conclure, rappelons que, presque à l’abandon à Istanbul au cours du XX e siècle, c’est par l’action d’un musicien étranger (Ross Daily), qui l’a popularisé en Grèce, que le lavta a retrouvé les faveurs de sa ville d’origine. Souhaitons que, de la même manière, ce livre contribue à la pérennité du tarab, à Sanaa ou ailleurs.

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Patrick LAVAUD : Petite histoire de l’accordéon diatonique dans les Landes de Gascogne. Préfaces de Marc Perrone et Bernard Lubat. Bordeaux : éditions Confluences/Langon : Les Nuits Atypiques, 2014

Luc Charles-Dominique

RÉFÉRENCE

Patrick LAVAUD : Petite histoire de l’accordéon diatonique dans les Landes de Gascogne. Préfaces de Marc Perrone et Bernard Lubat. Bordeaux : éditions Confluences/Langon : Les Nuits Atypiques, 2014. 144 p., ill. n.b. et coul., avec un CD.

1 En 2014, presque coup sur coup, deux ouvrages consacrés aux musiques instrumentales traditionnelles de Gascogne (Sud-Ouest de la France) ont vu le jour. En effet, à peine trois mois avant la publication de l’anthologie du hautbois du Couserans Eth nòste aboès (Saint- Girons, ADECC, 2014), Patrick Lavaud publiait sa Petite histoire de l’accordéon diatonique dans les Landes de Gascogne aux éditions Confluences du festival girondin Les Nuits Atypiques de Langon. Edition soignée, qualité éditoriale irréprochable, nombreuses photographies inédites, le tout agrémenté d’un disque copieux de 98 phonogrammes. Un petit événement, surtout si l’on prend en compte le manque évident d’intérêt que l’on porta à l’accordéon (comme à l’harmonica) dans les écrits des folkloristes (par exemple chez Félix Arnaudin, collecteur landais, 1844-1921) ou, plus récemment, au sein du mouvement revivaliste.

2 Responsable du déclin précoce de nombreux instruments « traditionnels » pour les uns (dans les Landes de Gascogne, de la vielle à roue, de la cornemuse locale boha, du couple instrumental flûte à une main-tambour bourdon à cordes), instrument allogène, universel, sans spécificité pour les autres, l’accordéon fut globalement ignoré, en tout cas ne suscita jamais l’attention que l’on porta aux instruments élevés au rang d’emblèmes

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régionaux et territoriaux, comme les cornemuses, les hautbois, les flûtes à une main ou encore, par endroits, la vielle à roue. Ainsi, l’accordéon – diatonique ou non – demeure en retrait de la frénésie patrimoniale actuelle, où de nouveaux projets d’inscriptions ne cessent de germer au sein du secteur français des musiques traditionnelles. Il fait partie de cette immense « forêt » instrumentale (accordéons, clarinettes, harmonicas, tambours de toutes sortes, guimbardes, voire violons, etc.) cachée par quelques « arbres » emblématiques, bien visibles, fabricants d’identités, graines de patrimonialisation. Cet ouvrage, à son niveau, rétablit donc un certain équilibre et propose une réhabilitation que d’autres, auparavant, ont tentée dans d’autres régions (Defrance 1984).

3 Patrick Lavaud, accordéoniste passionné, a débuté, enfant, non pas par le « diatonique », mais par le « chromatique » et son répertoire musette – circonstance longtemps aggravante dans les milieux français des musiques traditionnelles. Ce n’est qu’au début des années 1980 qu’il découvre l’accordéon diatonique et les musiques traditionnelles de Gascogne. Il participe alors en 1983 au fameux Festival d’Uzeste Musical, dirigé de main de maître par Bernard Lubat et dans lequel de nombreux musiciens de tous horizons côtoient de vieux musiciens, en particulier des accordéonistes diatoniques. C’est alors que Patrick Lavaud décide de rejoindre certains d’entre eux au sein du groupe des Pinhadars (composé d’Alban Lubat – le père de Bernard – à la caisse claire, d’André Lassalle et de Jean Pascual à l’accordéon diatonique). Dans cette région de Gascogne et autour de l’accordéon diatonique, une génération de musiciens âgés, encore active, fera merveilleusement la jonction avec la jeune génération des musiciens revivalistes (c’est un peu le même phénomène que j’avais observé dans le Morvan, à Anost, il y a environ vingt- cinq ans, où un groupe de ménétriers âgés, mais infatigables et à la cadence énergique et impeccable, avait joué une grande partie de la fête, jusqu’à une heure avancée de la nuit, mêlant avec bonheur sa musique à celle de musiciens revivalistes plus jeunes et attentifs).

4 Cette génération de ménétriers landais accordéonistes, pour la plupart nés dans les années 1910 et 1920, possédait encore très récemment quelques éminents représentants, puisque Noël Bourdessoulles, par exemple, est décédé en 2014 à l’âge de 102 ans !

5 Cet ouvrage leur est donc consacré en grande partie, même si Patrick Lavaud, après avoir présenté le terroir de cette pratique (et de ses enquêtes), l’instrument et son histoire doublement séculaire, s’attarde aussi sur les générations d’« accordéoneux » décédés pour la plupart dans les premiers temps du revivalisme (années 1970 et 1980) et qui ont précédé celle des musiciens qu’il a pu collecter.

6 Ces derniers, qui furent occasionnellement ou plus régulièrement ses compagnons (André Lassalle, Noël Bordessoulles, Gaston Lagardère, Albert Bordes, Marc Labesque, Jean- Adrien Raoul Lapeyre, Gérard Brustis, Jean Pascual), disposent de plus de 80 pages, à travers des notices biographiques, de longs témoignages extraits des entretiens de collecte et, surtout, les 98 enregistrements du disque joint. Ceux-ci sont, pour les 35 premiers d’entre eux, des fragments de témoignages (soigneusement retranscrits et traduits dans le livre), suivis de 63 airs – principalement à danser, notamment des rondeaux, soit chantés, soit instrumentaux. Le tout est agrémenté de plusieurs centaines de photographies, soit anciennes, soit contemporaines, qui s’attardent sur ces fortes personnalités musicales et montrent l’instrument dans toutes ses fonctions sociales (fêtes des bœufs gras, de conscription, mariages, bals de toute nature, plantations de « mais » – mâts rituels et emblématiques, etc.). Enfin, les photographies des Pinhadars ou du Festival d’Uzeste Musical, attestent de la poursuite d’une pratique intergénérationnelle et de son actualité incontestable.

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7 Comme il se devait, ce petit ouvrage est introduit par Bernard Lubat et Marc Perrone. Beaux parrainages, attestant chez Patrick Lavaud une filiation évidente et aussi une véritable reconnaissance. Mais Patrick Lavaud, en instrumentiste chevronné, en musicien passionné totalement immergé dans cette pratique et ce milieu musical locaux, n’a pas besoin d’attestation de légitimité pour nous livrer le fruit de trente-cinq ans de recherches, d’amitiés, de complicités musicales, de partage, d’action.

8 Ce livre, qui n’est pas un ouvrage d’ethnomusicologie à proprement parler, mais une invitation à une approche sensible, vient s’ajouter à une liste de plus en plus fournie, et contribue à un peu mieux dessiner les contours d’univers musicaux complexes et encore largement méconnus.

BIBLIOGRAPHIE

DEFRANCE Yves, 1984, « Traditions populaires et industrialisation : le cas de l’accordéon », Ethnologie française, nlle série, t. 14, no 3, p. 223-236.

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Martin DOWLING : Traditional Music and Irish Society: Historical Perspectives Farnham : Ashgate Publishing. Popular and Folk Music Series, 2014

Patrik Vincent Dasen

RÉFÉRENCE

Martin DOWLING : Traditional Music and Irish Society: Historical Perspectives, Farnham : Ashgate Publishing. Popular and Folk Music Series, 2014. 368 p.

1 C’est dans la prolixe Popular and Folk Music Series de l’éditeur Ashgate qu’a été publié, en 2014, l’ouvrage de Martin Dowling. Avant d’entrer dans le vif du sujet, soulignons la publication chez Ashgate, également en 2014, de Music Identity in Ireland and Beyond (Mark Fitzgerald, Eds), une collection d’essais qui aborde avec une grande variété d’approches théoriques les identités musicales irlandaises, tous genres confondus, en Irlande mais aussi bien au-delà. Une lecture complémentaire à l’œuvre de Dowling présentée ici. On peut d’autant plus saluer la publication récente de ces deux études académiques sur les cultures musicales irlandaises que celles-ci ont pendant longtemps été les parents pauvres de la recherche.

2 L’auteur nous rassure cependant en soulignant que la situation est rapidement en train d’évoluer. Il nous propose d’ailleurs quelques renvois vers cette littérature académique spécialisée en train d’émerger (notamment Vallely 2011 ; White & Boydell 2013).

3 L’introduction, écrite dans un style très personnel, est l’occasion pour Martin Dowling de nous éclairer sur son parcours de chercheur et de musicien qui le guidera, presque par hasard, vers l’ethnomusicologie. C’est au cours de ses études d’Histoire économique qu’il se passionne pour les Irish studies. Parallèlement, c’est par la pratique du fiddle qu’il fera connaissance avec les musiques irlandaises. C’est donc autant en qualité d’interprète chevronné, possédant une connaissance pointue des répertoires dont il tire de nombreux

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exemples reproduits tout au long du livre, qu’en qualité d’historien académique formé à l’étude de l’histoire sociale et économique que l’auteur aborde les traditions musicales en Irlande. Ces multiples compétences lui permettent de nous présenter un panorama historique de la formation, et de la transformation de ces musiques du début du XVIIIe siècle à nos jours. Un XVIIIe siècle où les changements socio-politiques en cours entraînent autant de changements dans les pratiques musicales qui ne conservent que peu de liens avec les pratiques plus anciennes.

4 Dowling se fonde à la fois sur une impressionnante somme d’analyses de documents historiques – faisant la part belle aux facteurs économiques et politiques si particuliers de cette Irlande sous domination coloniale anglaise – et sur un intense travail de terrain dans l’Irlande contemporaine, avec les interviews de plus de cent musiciens et acteurs du monde des musiques traditionnelles. Tout en nous présentant les racines (pas si) anciennes de ces dernières, il adopte une position tranchée sur la modernité de ces pratiques musicales. Une modernité qui n’est pas selon lui à l’opposé de la tradition mais bien son essence même. Dowling conclut cette introduction réflexive par un certains nombres de souhaits qui illustrent sa volonté de pacifier cette dialectique « tradition/ modernité » et de réconcilier son approche académique éclairée par sa pratique active de musicien dans une tradition bien vivante.

5 Le corps du livre se divise ensuite en cinq chapitres qui retracent les évolutions successives de ces pratiques et répertoires irlandais.

6 Les deux premiers chapitres – « The eighteenth-Century Inheritance » et « Foundation of a Modern Tradition » – explorent la question de l’ancienneté de la tradition tout en rappelant les caractéristiques sociales de ces origines musicales. Dowling nous montre ainsi comment les harpistes et les musiques à danser prenaient place dans des contextes et avec des statuts sociaux différents, dans une Irlande tiraillée entre de nombreux développements politiques et économiques alors loin d’être linéaires. L’auteur nous expose également de façon novatrice l’influence de la musique baroque européenne venue du continent qui aura eu des effets importants et durables sur toutes les musiques de l’île. Il ne manque pas, là encore, d’inclure bon nombre d’exemples musicaux retranscrits et commentés qui offrent une mine précieuse d’informations et de références. Il nous entraîne ensuite dans la modernisation de la société européenne, et irlandaise, au début du XIXe siècle : révolution industrielle, exode rural, déclin du patronage, développement des pubs, arrivée massive des accordéons et déclin des Irish pipes. Dowling nous explique comment les pratiques et les répertoires ont accompagnés ces transformations radicales et comment ces nouveaux contextes ont largement contribué à forger ce qui est aujourd’hui considéré comme « la musique traditionnelle irlandaise ». Ce deuxième chapitre permet aussi de mesurer l’impacte majeur et durable de la Grande Famine (1845-52), ainsi que de l’exode massif qui suivra, sur toutes les formes de musiques en Irlande et sur leurs contextes de production. Arrivées à la fin du XIXe siècle, les traditions musicales et dansées irlandaises sont alors bien plus vivantes au-delà des frontières de l’île. La préservation et l’innovation de ces musiques se faisaient alors plus à New York, à Londres ou à Chicago.

7 Le troisième chapitre, intitulé « Music in the Revival : The Feis Ceoil, The Gaelic League, and the pipers », aborde ensuite le renouveau culturel et la montée du nationalisme des années 1880 à la guerre d’indépendance irlandaise (1919-21). L’auteur épluche, là encore, une impressionnante quantité de documents d’époque pour illustrer les différents discours sur la tradition musicale de ce tournant de siècle. Il les replace dans le paysage global de

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l’époque et soutient l’hypothèse que ce processus de construction de l’identité nationale et ses discours conservateurs auront mis un sérieux frein au développement et à la modernisation des traditions musicales. Des organisations culturelles telles que la Gaelic League imposent alors leur vision de la musique et de la danse à conserver ou à promouvoir. Des standards, souvent variables, qui s’établissent notamment par le biais des concours régionaux et nationaux comme les Feis Ceoil. Il souligne enfin la crainte, exprimée par ces institutions, que la musique traditionnelle irlandaise puisse ne pas être immuable. Ces préoccupations infuseront largement les discours des acteurs en charge de la transmission et de la promotion de ces traditions musicales à l’orée du XXe siècle et influeront sur leurs formes.

8 « James Joyce and Traditional Song », le quatrième chapitre, fait appel à l’œuvre littéraire et la pratique musicale de James Joyce, écrivain mais également interprète émérite de chansons irlandaises, pour nous présenter la place occupée par la chanson avant et pendant le revival littéraire irlandais de la première moitié du XXe siècle.

9 Revenant à un ton plus personnel, le cinquième et dernier chapitre « Traditional Music and the Peace Process in Northern Ireland » rend compte du travail de terrain effectué par l’auteur en 2004-2005 auprès de musiciens et d’acteurs de la scène musicale en Irlande, et particulièrement en Irlande du Nord. Il y effectue également une sorte d’autobiographie, exposant son parcours personnel depuis son Chicago natal jusqu’aux sources familiales dans le Comté de Sligo en passant par Belfast dès les années 1980. Cela lui permet de brosser un portrait vivant et détaillé de la situation actuelle des répertoires et pratiques musicales depuis la fin du XXe siècle et début du XXIe, en particulier dans le difficile « processus de paix » toujours en cours en Irlande du Nord.

10 Puisant dans une somme de documentation et de réflexions impressionnante, alliant une connaissance intime du terrain et un sérieux travail d’analyse, Martin Dowling a recours à toutes ses compétences d’historien, d’économiste, de politologue, d’ethnomusicologue autant que de musicien pour nous livrer un panorama magistral du développement des musiques traditionnelles en Irlande. Il démontre par là l’importance d’une ethnomusicologie historique qui contribue à déconstruire les discours et les idéologies liées aux pratiques musicales évoluant dans un environnement socio-économique et culturel complexe. Une telle ethnomusicologie est à même de comprendre les relations non linéaires avec le passé, considéré comme une (re)construction permanente du présent. L’auteur démontre enfin qu’une pratique musicale contribue à enrichir de façon significative une réflexion académique de haut niveau.

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CD | DVD | Multimédia

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CHINE. Tsar Teh-yun, maître du qin Enregistrements réalisés en 1956 et entre 1966 et 1989 ; texte de Georges Goormaghtigh. 2 CD AIMP CVIII-CIX/VDE CD-1432/1433, 2014

Henri Lecomte

RÉFÉRENCE

Tsar Teh-yun, maître du qin, Enregistrements réalisés en 1956 et entre 1966 et 1989 ; texte de Georges Goormaghtigh. 2 CD AIMP CVIII-CIX/VDE CD-1432/1433, 2014.

1 Ces deux CD ont été édités à partir d’un double album paru à Hong-Kong en 2000. Ils bénéficient de deux plages supplémentaires et d’un texte beaucoup plus conséquent, rédigé par Georges Goormaghtigh, qui a été lui-même le disciple de Madame Tsar Teh- yun. Cette dernière a joué un rôle majeur dans la perpétuation de l’art du qin, la cithare des lettrés. Alors qu’en Chine continentale, la pratique de cette cithare à sept cordes avait été interdite pendant toute l’époque de la Révolution culturelle, qui dura de 1966 à 1976, la situation était différente à Hong-Kong, qui resta une colonie britannique jusqu’en 1997. Madame Tsar Teh-yun s’y était installée au début des années 1950 et avait fondé une dizaine d’années plus tard une école de qin, dans un esprit très proche de l’ancienne tradition, comme celle des Sept Sages de la forêt de bambou, dont les disciples pratiquaient généralement aussi la poésie, la peinture et la calligraphie. La pratique du qin est, en effet, considérée comme « un moyen de connaissance de soi », ainsi que nous le dit l’auteur dans le texte d’introduction.

2 Madame Tsar Teh-yun a su conserver et transmettre un art bien différent de celui pratiqué dans les conservatoires officiels de Chine continentale où, après l’interdiction pure et simple de l’instrument, ses cordes de soie furent remplacées par des cordes métalliques ou en plastique et où une virtuosité très extérieure et superficielle fut mise en valeur. Rigueur et fidélité à la tradition ne sont d’ailleurs pas synonymes de stagnation et l’on peut s’en rendre compte en écoutant les deux versions successives de « Le pêcheur ivre chante dans le soir », puis celles du « Dialogue du pêcheur et du bûcheron » (la deuxième version étant interprétée par Shen Caonong, le maître de Madame Tsar Teh-

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yun (trois pièces interprétées par lui sont incluses dans le deuxième CD). Dans un film de Maryam Goormaghtigh (2010), on peut ainsi entendre Sou Si-tai, l’un des plus éminents disciples de Madame Tsar Teh-yun, expliquer que chaque joueur a sa propre personnalité, ce qui transparaît dans l’exécution des grandes pièces « classiques » du qin.

3 Un autre intérêt de cette réédition est la qualité du commentaire de Georges Goormaghtigh. Ainsi, une des plages inédites par rapport au premier double CD était présente sur un CD Legacy International (s.d.), mais sans aucun commentaire, alors que cette plage, où Madame Tsar Teh-yun explique les différents doigtés, bénéficie ici d’un très intéressant commentaire (en anglais), largement inspiré par un livre renommé de Robert H. van Gulik (1969).

4 La manière dont Madame Tsar Teh-yun et ses disciples ont perpétué la tradition à Hong Kong est décrite de façon très vivante, en expliquant notamment que ces enregistrements ont été effectués avec un matériel non professionnel, ce qui explique une qualité moyenne du son. Ceci n’enlève rien à l’intérêt de ces témoignages sur l’art exceptionnel de celle que l’ethnomusicologue américain Bell Yung (2008) définissait comme « la dernière des lettrées ». On peut notamment apprécier l’aspect spontané de l’interprétation, à mille lieues des enregistrements d’autres musiciens qui font usage du montage de certaines parties de la pièce interprétée, ce qui paraît en contradiction avec l’esprit de la pratique de l’instrument. Le fait que ces enregistrements aient été effectués au cours de séances d’enseignement ajoute à l’authenticité de ces documents.

5 De même, chaque plage bénéficie de très riches informations, telles que la source datée de chaque pièce (de 1614 à la première moitié du XXe siècle). L’instrument lui-même est décrit en détail et des schémas précis permettent de mieux comprendre sa facture. Même si la musique du qin est écrite, on comprend que le rôle de la notation est bien différent de celui de la notation occidentale, et que son déchiffrage ne saurait se passer de l’apport d’un maître avec qui l’élève se trouve face à face pour apprendre les rythmes ainsi que tous les ornements qui font la richesse de cette musique. Le qin est également partie intégrante de tout un univers et le texte nous aide à comprendre la relation intime qui doit s’établir avec la calligraphie et la poésie.

6 Cette remarquable réalisation constitue une excellente approche de l’un des aspects majeurs de la culture chinoise, par le biais d’une artiste d’un niveau exceptionnel. Son écoute peut être utilement accompagnée de la lecture du dernier livre de Georges Goormaghtigh consacré à l’instrument (2010).

BIBLIOGRAPHIE

GOORMAGHTIGH Georges, 2010, Le chant du pêcheur ivre. Écrits sur la musique des lettrés chinois. , Paris-Gollion : Infolio éditions.

GOORMAGHTIGH Maryam , 2010, The Heart of Qin in Hong Kong. DVD. Hong Kong : Deyin Qin Society.

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Van GULIK Robert H. , 1969, The lore of the Chinese Lute. Tôkyô : Sophia University, in cooperation with the Charles E. Tuttle Company. s. d., Eleven Centuries of Traditional Music of China. 1 CD Legacy International CD 311.

YUNG Bell, 2008, The Last of Chinese Literati. The Music, Poetry and Life of Tsar Teh-yun. Hong Kong : HKU Press.

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CHINE. Musique ouïghoure. Muqam Nava Abdukerim Osman Chimani Enregistrements, texte et photographie : Jean During, 1 CD Ocora Radio France C 569253, 2014

Mukaddas Mijit

RÉFÉRENCE

Musique ouïghoure. Muqam Nava Abdukerim Osman Chimani, Enregistrements, texte et photographie : Jean During, 1 CD Ocora Radio France C 569253, 2014

1 Un disque rare et fidèle à l’esprit des grandes suites musicales ouïghoures, celui des douze (On ikki muqam). Il nous permet, pour la première fois en Europe, d’accéder à un muqam dans son sa quasi intégralité. Soigneusement préparé tant dans l’interprétation que dans le la prise de son, ce CD offre un témoignage humble et sincère d’un style d’interprétation évoquant une autre époque.

2 De nos jours, ce répertoire se joue essentiellement dans de grands spectacles mis en scène et chorégraphiés. Il est tristement envahi par les paillettes et les lumières qui le réduisent à une musique à regarder et non plus à écouter. La théâtralité ainsi que les mouvements quasi acrobatiques des danseurs retiennent toute l’attention du public, laissant la musique comme reléguée au second plan. Pourtant, le souvenir de Turdi Akhun (le dernier grand maître du On ikki muqam) est très présent dans la conscience collective des Ouïghours. Ce répertoire n’est jamais évoqué sans que son nom soit cité. Ceux qui l’ont vu dans leur jeunesse racontent avec fierté les salons de thé de Yarkand ou de Kashgar, où le maître faisait sonner son satar (luth à long manche et à archet), en interprétant ces suites durant des heures. Il est d’ailleurs fréquemment représenté sur les scènes modernes comme un maître de musique à barbe blanche, se tient toujours au centre. Le public ouïghour revendique avec fierté les origines préislamiques du On ikki muqam, le considérant comme un trésor du peuple. Ce répertoire a d’ailleurs été proclamé patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2005.

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3 Pourtant, cette tradition de l’écoute, non seulement de la musique, mais aussi des poèmes soufis des XIV e et XV e siècles n’est aujourd’hui plus qu’un lointain souvenir pour le grand public. Rares sont ceux qui l’écoutent sincèrement, de même que les occasions où on le joue comme dans la tradition. Quelques extraits sont parfois joués tôt lors des fêtes de mariages et quelques rares cérémonies soufies à Hotan utilisent encore ce répertoire dans leurs pratiques de zikr (Mutallip 2014).

4 Cet enregistrement nous offre donc le magnifique Muqam Nava avec générosité, en se concentrant sur sa musicalité. Il nous invite à découvrir cette tradition, loin de la dimension de performance et de spectacle que l’on a pris l’habitude de lui associer. Habilement choisis, les enchaînements de la suite sont fluides et clairs. On remarquera le fruit des années de travail de l’ensemble qui s’est créé depuis sous la direction d’Abdukerim Osaman.

5 Quelques nouveaux éléments sont également proposés dans ce disque. Tout d’abord la taille de l’ensemble. Seules neuf personnes interprètent plus d’une heure de musique d’une clarté sonore exceptionnelle. Les précédents enregistrements de muqam publiés dans la région recouraient à un large ensemble de musique traditionnelle comptant près d’une centaine de musiciens jouant la même ligne mélodique1.

6 La maîtrise du tempo contribue encore plus au plaisir de l’écoute. Dans chaque morceau, le temps nécessaire a été donné aux différents instruments afin qu’ils aient le temps et la possibilité de respirer et de faire résonner chaque note jouée. Cela est tout à fait remarquable dans la partie Mashrap de l’enregistrement (plage 12), habituellement problématique dans les interprétations scéniques actuelles de muqam. Dans ces dernières, par recherche d’un effet d’excitation et pour maintenir l’attention du public, les metteurs en scène accélèrent toujours plus le tempo dans le but de faire tourner les danseuses de plus en plus vite.

7 Une autre innovation est par exemple de faire ressortir la nuance des phrases mélodiques dans les pièces instrumentales, à la différence des interprétations scéniques.

8 Tout cela a pu être réalisé grâce à une solide collaboration avec l’ethnomusicologue et professeur de muqam de l’Institut des Arts de Xinjiang Abdulkerim Osman Chimani. Il a dédié toute sa vie à la recherche, au perfectionnement et à la transmission des On ikki muqam. Il a même été très actif dans leur processus de canonisation dans les années 1990-2000. Il a d’ailleurs lui-même composé quelques morceaux manquants de certains muqam.

9 Il reste malheureusement un léger regret lié à l’interprétation vocale, légèrement inférieure à la qualité instrumentale qu’offre ce disque. Les deux voix, bien que se mariant bien, manquent de personnalité et de passion dans leurs interprétations. On perçoit des lacunes dans la compréhension des textes classiques et spirituels de la part des interprètes. Cette compréhension est pourtant considérée comme un élément primordial dans l’interprétation des muqam ouïghours, notamment défendu par la chanteuse au talent reconnu, Ayshemgul Memet.

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BIBLIOGRAPHIE

Anon., 2002, Uyghur On Ikki muqam (les Douze muqam ouïghours), sous la direction du bureau de la Radio et de la télévision de la région autonome ouïghoure de Xinjiang. Publié par l’Édition Audio- Visuel du Xinjiang (24 CD et 12 VCD).

MEMET Ayshemgul, 2010, Ayshemgul Memet The Female Voice of Uyghur Muqams and Folk Songs. CD Dreyer-Gaido (Allemagne).

MUTALLIP Iqbal, 2014, « Continuity of Musical Tradition : Performance of Islamic Stories among the Uyghur », conférence Islamic soundscape of China, Londres : SOAS.

NOTES

1. Voir par exemple Uyghur On Ikki muqam (les Douze muqam ouïghours) (2002).

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JAPON. Okinawa. Chants classique et courtois des Ryûkyû Enregistrement : Claire Levasseur, assistée de Romain Lenoir ; texte : Alain Desjacques. CD Ocora C560244, 2012

Bruno Deschênes

RÉFÉRENCE

Okinawa. Chants classique et courtois des Ryûkyû Choichi Terukina : chant et luth sanshin ; Shinjin Kise : chant et luth sanshin ; Masaya Yamauchi : chant et luth sanshin Enregistrement : Claire Levasseur, assistée de Romain Lenoir ; texte : Alain Desjacques. CD Ocora C560244, 2012

1 Dans le catalogue Ocora consacré à la musique japonaise, ce CD est la première parution dédiée à la musique du royaume du Ryûkyû, aujourd’hui Okinawa, dont la musique est encore très peu connue hors du Japon. Parmi les rares écrits consacrés à la musique d’Okinawa et des archipels environnants de l’ancien royaume des Ryûkyû, outre on peut signaler une récente parution de Matt Gillan (2012), ainsi que divers articles.

2 Bien qu’il présente un historique du royaume Ryûkyû, le livret aurait mérité d’être un peu plus étoffé. Ces îles ont été envahies par le clan Satsuma de l’île japonaise de Kyûshu en 1609. Grâce à un commerce lucratif avec la Chine, le royaume a pu maintenir une certaine autonomie. La cour royale a été destituée en 1879 lorsque le Japon a entièrement occupé ces îles. Bien que cette culture ait eu subi des influences autant de la Chine que de la Corée et du Japon, sa musique, ses coutumes et sa religion en sont demeurée distinctes (Gillan, 2012 : 11-12). Cependant, depuis les années 1990, nous assistons à un mouvement de revitalisation musicale auprès des jeunes.

3 Le livret poursuit en présentant la musique d’Okinawa et la musique de cour, citant quelques grands musiciens de son histoire. Les trois musiciens qu’on peut entendre sur ce CD sont également présentés, ainsi que les 17 chants enregistrés. Le principal chanteur

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est Choichi Terukina (1932-), gardien d’un bien culturel immatériel important, devenu Trésor national vivant en 2000, puis Trésor culturel d’Okinawa en 2009. Shinjin Kise (1943-) est devenu Trésor culturel national en 2005 et Trésor culturel d’Okinawa également en 2009. Le troisième musicien, plus jeune, est Masaya Yamauchi (1973-). Ces trois artistes chantent en s’accompagnant au sanshin, un luth à trois cordes d’origine chinoise. Dix des chants sont en duo, les sept autres en solo.

4 Pour ce qui a trait à la musique, celle-ci laisse transparaître des influences chinoises, coréennes et japonaises, ainsi que, dans une moindre mesure, malaises et indonésiennes. aboutissant au développement de modes et de lignes mélodiques qui lui sont uniques. Ces modes n’ont pas de notes de passage ni de notes secondaires intercalées entre les tons, comme c’est le cas dans les modes japonais.

5 Bien que nous puissions entendre quelques chants populaires, l’ensemble du répertoire enregistré n’était intrerprété qu’à la cour du château de Shuri, situé aujourd’hui dans la ville de Naha, alors que les chants populaires étaient chantés partout sur l’ensemble des îles du royaume. Malgré cette distinction, ces deux types de chant se sont largement influencés. Ces chants courtois exigent du chanteur d’utiliser un registre aigu, ainsi que des ornementations vocales micro-tonales et des glissandi ascendants et descendants. Ces chants à la métrique binaire sont dans l’ensemble lents. Leur structure poétique est habituellement fondée sur des quatrains de trois octosyllabes et un hexasyllabe, ou encore une alternance d’hepta- et de pentasyllabes, une influence de la poésie japonaise.

6 Le luth sanshin, d’origine chinoise, serait venu avec des immigrants chinois au milieu du xiVe siècle, n’atteignant le Japon qu’au xVIe siècle pour devenir le shamisen. Similairement au sanxian chinois, sa caisse de résonance est recouverte d’une peau de python. Cependant, sa caisse de résonance est plus grande et son manche plus court. Il est accordé selon les besoins de chaque chant.

7 Le livret se termine par une description sommaire des 17 chants, incluant les textes des poèmes dans la langue d’Okinawa (en caractère romain) et leur traduction. On y trouve aussi un exemple de notation, calquée sur une notation chinoise et introduite au XVIIe siècle.

8 J’ai eu la chance d’entendre des chants durant des festivités lors de visites à Okinawa. On constate d’entrée de jeu la lenteur des chants. Le sanshin est hétérophonique, à savoir que ce luth joue une ligne mélodique accompagnatrice distincte de celle du chant, sans qu’elle soit harmonique. Elle est généralement soutenue et régulière, sans grande variété. Les duos figurant sur le CD sont chantés à l’unisson. La plupart des pièces, au tempo modéré, débutent par une courte introduction instrumentale.

9 Ce qui m’a frappé la première fois que j’ai entendu cette musique, lors d’un voyage à Okinawa en 1986, est que, malgré l’influence du Japon, de la Chine et de la Corée, Okinawa demeure une petite enclave insulaire qui démontre une grande originalité culturelle !

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BIBLIOGRAPHIE

GILLAN Matt, 2012, Songs from the Edge of Japan : Music-making in Yaeyama and Okinawa. Aldershot, Hampshire, UK : Ashgate.

LA RUE Jan, 1946, Native Music on Okinawa. Glen Head, New York : Xerxes Books.

MIKI Minoru, 2008, Composing for Japanese Instruments, traduit par Marty Regan. Rochester : University of Rochester Press.

THOMPSON Robin, 2008, « The Music of Ryukyu », in Alison McQueen Tokita et David Hughes, dir. : The Ashgate Companion to Japanese Music. Aldershot, Hampshire, UK : Ashgate : 303-322.

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INDE DU SUD. Naiyândi Mêlam. Musique des cultes de possession Enregistrements, texte et photos : William Tallotte. 1 CD Ocora C 560245, 2014

Fabrice Contri

RÉFÉRENCE

Naiyândi Mêlam. Musique des cultes de possession; Enregistrements, texte et photos : William Tallotte. 1 CD Ocora C 560245, 2014

1 Dès les premiers mots du livret du présent CD, d’une grande qualité tant artistique qu’ethnomusicologique, William Tallotte manifeste une évidente exigence scientifique que tout confirme : le texte, les enregistrements, les photographies. Ce CD, consacré au naiyāṇḍi mēḷam, forme le pendant d’une précédente publication du même auteur, également chez Ocora, dédiée au periya mēḷam1, autre ensemble de hautbois et percussions. Le naiyāṇḍi mēḷam constitue un genre musical proprement tamoul, et la présentation qu’en fait W. Tallotte montre bien que la découverte qu’il nous propose s’oriente vers un monde sonore différent de celui de la musique classique d’Inde du Sud (musique carnatique), sur laquelle l’essentiel des publications discographiques concernant cette aire tend à se concentrer. Ouvrir de nouveaux espaces, là n’est pas la moindre originalité du propos : il s’agit bien d’un inédit, d’une singularité discographique, y compris pour les mélomanes indiens ou indianistes qui ne se sont que fort peu penchés sur ce genre musical. « Orchestre de raillerie », le naiyāṇḍi mēḷam met en valeur le grand hautbois de l’Inde du Sud nāgasvaram, sous l’un de ses aspects particuliers : le nāyanam ou nāgasuram. Tout aussi redoutable dans sa technique que le nāgasvaram – notamment quant au contrôle diaphragmatique du souffle –, le nāyanam fascine plus encore peut-être par la vélocité de son chant qui se joue allègrement des extrêmes et des marges délicates de la justesse d’intonation (śruti).

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2 Le naiyāṇḍi mēḷam nous est ici notamment présenté à travers le koḍai (« don »), rituel de possession dédié à « un dieu-démon ou une déesse », et principalement par un musicien du district de Tirunelveli et sa troupe, M.S. Rasukutti, qui « perpétue aujourd’hui avec brio une tradition familiale unique, marquée par des personnalités d’exception » (livret, p. 5). À propos des conditions d’enregistrement, outre les raisons du choix de M.S. Rasukutti, il est précisé que les prises de son ont aussi été conditionnées par des impératifs de captation optimale, certains contextes ne permettant pas un travail satisfaisant, suffisamment « soigné » (p. 8). Le présent CD illustre à cet égard le possible accord, certes toujours difficile, entre l’exigence scientifique du collecteur et la prise en compte de la satisfaction esthétique de ses potentiels auditeurs. W. Tallotte, qui connaît très bien « son » terrain, ne présente certes pas toutes les facettes d’un genre, mais seulement une, parmi quelques autres existantes, que les praticiens du naiyāṇḍi mēḷam considèrent eux-mêmes parmi les plus actives et efficaces. À chaque plage du CD, M.S. Rasukutti et son ensemble nous en donnent de fascinants exemples.

3 La force expressive des musiques enregistrées touchera sans doute toute personne sensible à la véhémence des rythmes et à la richesse mélodique des modes (rāga) de la musique indienne. Car c’est bien ce qui saisit immédiatement : la plage initiale du CD happe littéralement par son « fracas de tambour » et fascine d’emblée par l’agilité mélodique du hautbois, d’une grande finesse d’intonation. Quiconque a un jour assisté à une cérémonie dans un de ces temples hindous du Tamil Nadu et entendu le vrombissement des hautbois comme les batteries de leur partenaire d’élection, le tambour tavil (auquel s’ajoute, dans le naiyāṇḍi mēḷam, le fascinant double tambour pambai 2), n’a pu oublier le divin vacarme qui persiste dans l’oreille, alors même que ceux qui l’ont engendré se sont tus.

4 La prise de son de W. Tallotte souligne le raffinement des effets dynamiques qui sont aussi jeux de timbres (cf. notamment la plage 3). Si la ferveur religieuse s’exprime souvent avec fougue dans les temples tamouls, la prière ou pūjā implique nécessairement un don, collectif mais aussi intime, qui réclame la nuance. Avec le naiyāṇḍi mēḷam, la ferveur ne demeure pas dans une contemplation ou une introspection silencieuse, mais jaillit et exulte. Les photos en situation de jeu mettent en valeur la jubilation communicative des musiciens. « Pas de danse, déhanchements […] gestes vigoureux », les descriptions du livret cherchent à nous entraîner dans le tourbillonnement des danses auxquelles ces musiciens donnent toute leur énergie, mais aussi desquelles ils la tirent. Car ils ne sont pas accompagnateurs mais partie prenante des fêtes, cérémonies et rituels qui les requièrent. Parmi ceux-ci, le koḍai comporte, entre autres, des danses spectaculaires, menant à la transe ou à la possession, et des chants narrant les histoires divines.

5 Quelques questions naissent à la lecture du passionnant livret, notamment de par la complexité des formes rituelles décrites et de leurs enjeux. Lorsque, par exemple, l’auteur souligne que « le don implique ici le contre-don », il mentionne que « l’argent engagé pour les dieux est aussi le gage de futurs bénéfices » (p. 4). Nulle mention n’est faite de la nature des faveurs immatérielles. Ce contre-don n’est-il pas aussi, au sein de « la logique de “ l’économie spirituelle ” » (Aubert 2004 : 173), celui que la divinité offre en retour ? N’effectue-t-on pas également ces rituels dans le but d’obtenir quelque chose de la divinité louée : sa bénédiction, voire sa protection, sa descente ou possession ? « Une grâce particulière », fruit de « relations d’échange et d’alliance, plutôt que de pure adoration » (ibid. : 372).

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6 L’autre principal mérite de cet ouvrage consiste à mettre en valeur l’articulation opérée entre univers « classique » et « populaire » dans le naiyāṇḍi mēḷam. L’emprunt semble même être l’un des traits caractéristiques de la manière d’agir des musiciens : transformations de pièces anciennes issues du répertoire propre à ce genre ou d’autres traditions, « collages » (plage 4), adaptations instrumentales de musiques de films sud- indiens (plages 3, 9). Difficile de cerner les frontières, d’identifier les traces : les uns puisent chez les autres et, la plupart du temps, ne citent pas leurs sources, les font entièrement leurs. Le commentaire de W. Tallotte à la plage 4 revêt quasiment la forme d’une enquête policière effectuée dans le but de suivre les traces d’une célèbre chanson d’amour du cinéma des années 1950, elle-même issue du naiyāṇḍi mēḷam, qui aurait lui- même emprunté au répertoire tamoul médiéval, etc. : l’art de la mise en abîme s’exprime avec verve. Il sera intéressant de se référer à la thèse de W. Tallotte, qui aborde l’ambivalence de la position sociale des musiciens rituels et notamment des kambār, ici enregistrés, « caste de bas statut » (livret, p. 1), « sonneurs-batteurs de profession, qui peuvent en effet passer, en fonction des contextes de jeu, d’un savoir-faire populaire, sous le nom de naiyāṇḍi mēḷam (litt. «orchestre de raillerie») à un savoir-faire classique, sous le nom de rāja mēḷam (litt. «orchestre royal») – ce dernier étant ici l’équivalent du periya mēḷam » (Tallotte 2009 : p. 74).

7 Le livret du CD, s’il situe les musiciens socialement, ne peut évidemment donner en quelques lignes toute la mesure de la complexité de la société indienne. Derrière des termes, des faits – en apparence de pure catégorisation musicale – s’expriment des phénomènes sociaux, moraux, ardus à expliciter, à démêler, et le naiyāṇḍi mēḷam ne constitue qu’une des multiples facettes de l’immense iceberg du système des castes, avec les prérogatives et les interdits rituels qui s’y rattachent.

8 La musique indienne ne s’est jamais écartée de la parole, et l’éloquence des hautboïstes du Tamil Nadu nous le prouve : l’instrument fusionne avec la voix, chante parfois véritablement (rappelant notamment son lointain cousin coréen le piri – plages 1, 4, 5), semblant souvent défier les règles usuelles de la juste parole en de véritables jeux d’équilibristes sur la registration (plage 2), l’intonation (l’introduction de la plage 5 est en cela fascinante). Versatile dans ses formes, diverse dans ses combinaisons de jeu, la musique du naiyāṇḍi mēḷam, au-delà des contraintes rituelles – ou à travers elles – est emplie d’une intense liberté. La variété des modes de jeu, et donc des timbres, ne laisse pas de surprendre. L’absence de pause entre les plages (conforme aux normes éditoriales actuelles d’Ocora) s’avère ici du plus heureux effet : elle n’en accentue que mieux le sentiment d’être entraîné par cette inexorable jubilation sonore. Il y a dans le style de M.S. Rasukutti quelque chose d’unique et d’incomparable (qui rappelle un autre hautbois indien, le śahnāī, et un musicien hindustani aujourd’hui légendaire, Bismillah Khan) : un langage aussi érudit que celui des maîtres carnatiques, aussi spontané que celui d’un simple et « populaire » musicien de rue. Sans doute est-ce cela aussi, le śruti.

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BIBLIOGRAPHIE

AUBERT Laurent, 2004, Les Feux de la Déesse. Rituels villageois du Kerala (Inde du Sud). Lausanne : Editions Payot.

TALLOTTE William, 2009, La voix du serpent. Les sonneurs-batteurs du periya mēlam et le culte āgamique de Śiva : ethnomusicologie d’une pratique musicale au delta de la Kaveri (Tamil Nadu, Inde du Sud), Thèse de doctorat, Paris : Université Paris IV-Sorbonne.

NOTES

1. Inde du Sud. Periya mēḷam. Temple de Chidambaram, 2003, 1 CD Ocora Radio France, C 560178. 2. W. Tallotte effectue une description très détaillée des instruments du naiyāṇḍi mēḷam dans le livret du CD en donnant l’étymologie de leur nom, leurs mesures, leurs modes de jeu et leurs contextes d’utilisation.

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TURQUIE. Cérémonie de Djem Bektashi. La tradition d’Abdal Musa Enregistrements et texte : Jérôme Cler. CD Ocora Radio France C 560248, 2012

Samir Mokrani

RÉFÉRENCE

Cérémonie de Djem Bektashi. La tradition d’Abdal Musa, Enregistrements et texte : Jérôme Cler. CD Ocora Radio France C 560248, 2012.

1 Plusieurs années après la parution d’un disque consacré au djem alévi, le label Ocora revient sur un terrain voisin et nous propose cette fois-ci plusieurs extraits, enregistrés par Jérôme Cler, d’une cérémonie de l’ordre bektachi. Le disque est accompagné d’un excellent livret explicatif de l’ethnomusicologue français, et le résultat final est encore une fois de toute beauté !

2 Les deux termes turcs d’alevi et de bektachi se réfèrent à deux groupes sociologiquement distincts mais ayant en commun un ensemble de croyances et de rituels. De façon un peu schématique, on peut affirmer que les Alévis constituent un groupe social fermé, lié à une généalogie particulière, alors que la Bektachiyye est une confrérie initiatique théoriquement ouverte à tous. Celles-ci consistent en une base de chiisme duodécimain, à laquelle viennent s’ajouter différents éléments issus d’autres religions. Le résultat en est une forme de syncrétisme très particulière, que certains alévis-bektachis qualifient d’universaliste. Effectivement moins rigoriste que les écoles de l’islam sunnite et chiite traditionnelles sur plusieurs points, l’école bektachie accorde notamment un rôle de première importance à la poésie, au chant et à la musique. Les Bektachis constituent en général des communautés plutôt urbanisées, alors que les Alévis seraient essentiellement constitués de groupes vivant en milieu rural. Mais la réalité peut s’avérer surprenante.

3 En l’occurrence, il s’agit d’extraits d’un djem – une cérémonie (littéralement « réunion »), de l’ordre mystique bektachi du village de Tekke Köyü, province d’Antalya, dans le sud-

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ouest de la Turquie. La particularité de ce village est qu’il abrite le mausolée d’Abdal Musa, « petit-fils » spirituel du fondateur de l’ordre dont l’appellation est directement issue, Hacı Bektash Veli (1209-1271 ?). Les extraits ici présentés sont composés de nefes (poèmes) et de semah (danses) suivant l’ordre chronologique de leur déroulement lors de la cérémonie, bien qu’il ne s’agisse pas d’un rituel djem intégral.

4 Un des problèmes majeurs auquel je suis, personnellement, systématiquement confronté à l’écoute de cette musique anatolienne, et alévie-bektashie en particulier, est son trop- plein d’émotions, son hyper-intensité. Car avec cette musique-là, que l’on ne se fasse aucune illusion. Si ses textes consistent effectivement en un message fondamentalement bienveillant et porteur d’une grande pureté spirituelle, l’heure n’en est pas pour autant à la joie débridée et festive. Cela apparaît évident dès l’écoute des premières notes de ce disque : l’univers musical qu’il nous propose s’inscrit résolument dans un registre grave, marqué autant par la solennité religieuse et la célébration des martyrs (Hüsayn fils de Ali en particulier, mais aussi les figures de Halaj ou de Pir Sultan Abdal par exemple) que par l’éthos du gurbet, cet état psychologique et sentimental si propre à la musique anatolienne, une sorte de mélange entre la nostalgie, la mélancolie et le mal du pays. Mon compte rendu se voulant concis, j’ai délibérément sélectionné quelques-unes de mes plages préférées pour les commenter.

5 Le disque s’ouvre sur un extrait d’une prière/bénédiction bektashie, qui se termine, comme le veut la tradition, sur l’expression ashk olsun, « que l’amour soit ! ». Il est immédiatement suivi d’un très beau chant de louanges adressé aux douze imams. Le poème a pour auteur l’une des grandes figures de l’alévisme-bektachisme, le shah séfévide Ismail, dit Hatayı. Il est interprété collectivement par un chœur d’hommes accompagné de plusieurs bağlama (plage 2). Le rythme cadencé à 7 temps, la puissance des voix et les instruments légèrement en retrait procurent au tout une lancinance réellement « transique », d’un effet de transe, comme c’est par ailleurs le cas pour la plupart des plages du disque. Sur la plage 4, le cœur et les exclamations rendent compte de la ferveur qui peut régner dans les djem bektachis. Soutenus par un jeu de bağlama extrêmement énergique, ils évoquent par moments l’intensité du flamenco, bien qu’avec un éthos différent.

6 La pièce no 7 a cela de particulier qu’elle s’apparente, selon Jérôme Cler, au style de l’Anatolie centrale. Le chanteur Nuri Kardeş se livre au difficile exercice du chant long et recourt à une technique tout-à-fait tout à fait singulière, où la voix absolument phénoménale semble imiter un sanglot à la fois déchirant et passionné, amplifiant parfaitement le côté tragique du poème (il s’agit du martyre du grand soufi du Xe siècle Mansur Hallaj, exécuté par les autorités abbassides, qui aurait oser osé déclarer publiquement : « Je suis la Vérité »).

7 Enfin, mon coup de cœur va sans aucun doute au morceau intitulé « Louanges à Ali », chanté par Süleyman Can. La sobriété de la mélodie, le rythme lancinant, mais surtout la tonalité de la voix, en tension perpétuelle avec les instruments, lui confèrent une intensité et une profondeur sans égales. Le texte de Kul Himmet, poète du XVIe siècle, raconte le célèbre épisode du miradj. La tradition alevi-bektachi considère que c’est à cette occasion que le prophète Muhammad fut initié à la nature divine de Ali. Toutes les autres pièces mériteraient bien évidemment un commentaire étendu, notamment le semah des baba (plage 3), la plage 10 chantée par le jeune Hasan Uçar (10 ans), ou encore l’incroyable semah du gözcü, celui qui observe et veille au bon ordre du rituel ; mais je laisse à l’auditeur le plaisir de les découvrir par lui-même.

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8 Evidemment, si ce disque est à mon sens un véritable petit bijou, y compris dans son aspect et sa présentation (livret très riche, photos, belle couverture, etc.), je me devais de lui trouver quelques aspects moins positifs. Mais que la tâche fut ardue ! Par exemple, le côté répétitif des chansons peut sembler lassant, surtout pour le néophyte en musique anatolienne et/ou soufie. J’objecterais à cet argument que cela n’enlève rien au plaisir d’écoute suscité par ce disque. Car à mon sens, il ne requiert qu’un peu de temps, une écoute attentive et un petit effort d’adaptation pour pénétrer dans l’univers magique de la grande musique bektachie qu’il propose. Une autre critique que l’on pourrait adresser à l’ensemble est l’absence de traductions détaillées des textes. Mais là encore, les choses ont été faites avec soin, puisqu’elles sont en grande partie accessibles sur un site internet. En outre, la sonorité si particulière et si belle de la langue turque, et je terminerai sur ce point, ne nécessite pas qu’on en comprenne le sens pour en apprécier la musicalité.

9 Pour ces différentes raisons, ce disque est donc résolument un must, à acquérir de toute urgence !

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Renaissance d’un bratch roumain Film DVD de Marie-Barbara Le Gonidec réalisé avec la collaboration scientifique d’Anne Houssay

François Borel

RÉFÉRENCE

Renaissance d’un bratch roumain. Film DVD de Marie-Barbara Le Gonidec réalisé avec la collaboration scientifique d’Anne Houssay. Images (1991) de Bernard Lortat-Jacob ; images (2011) et montage de José Albertini. Paris : Mucem – Cité de la Musique, 2012. 48 minutes (Existe aussi en version anglaise : Renaissance of a Romanian brach).

1 C’est en 1991, au cours d’une mission de recherche en Roumanie, que Bernard Lortat- Jacob, Jacques Bouët et Speranţa Rădulescu demandèrent au luthier Dumitru Jederan de confectionner sous leurs yeux, à Carei, un bratch, sorte d’alto populaire à trois cordes, dont le nom s’écrit braci en roumain 1. D’abord conservé au Musée de l’Homme, il fut transféré en 2006 au futur Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), avec le reste des collections européennes. Deux ans après, à l’ouverture du carton de déménagement, l’instrument avait subi un dommage : la colle n’avait pas tenu et le manche s’était désolidarisé de la caisse. Ce film retrace l’histoire singulière de ce cordophone, depuis sa fabrication jusqu’à sa restauration et sa consécration finale dans la vitrine d’un musée vingt ans plus tard.

2 Les dix premières minutes du film sont tirées d’un document tourné par Bernard Lortat- Jacob lors de la mission de 1991 : accompagnées d’un commentaire off dit par Marie- Barbara Le Gonidec, ces images sont entourées d’un cadre pour bien souligner leur antériorité. Après une séquence présentant le générique et l’orchestre (taraf) formé de quatre élèves-apprentis en train de jouer du violon, de la contrebasse et de deux braci, on assiste aux diverses étapes de la confection de l’instrument. Celui-ci a été fabriqué un peu à la hâte, juste avant le départ de l’équipe des chercheurs français. Le luthier, Dumitru Jederan, s’occupe de sculpter la table de l’instrument à partir d’une planchette

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prédécoupée selon un gabarit qu’il a fourni à un ami menuisier dans une usine de meubles de la région. Il utilise pour ce travail une gouge, puis un simple canif pour affiner le travail. Pendant ce temps, ses apprentis commencent à façonner les autres pièces de l’instrument : le fond, le manche et l’archet. Quant aux éclisses, les côtés de l’instrument, elles sont insérées et collées dans des rainures que le luthier a creusées le long du pourtour du fond de la caisse de résonance.

3 Toujours commentées par la voix de Marie-Barbara Le Gonidec, les images se succèdent sous la forme de plans, parfois montés de manière approximative, mais toujours explicites grâce à son commentaire précis. C’est ainsi qu’est révélé comment les ouïes de la table d’harmonie sont découpées et à quel endroit précis est placée la barre d’harmonie sous le chevalet, côté cordes graves. La table d’harmonie est enfin collée sur la caisse, alors que le manche est fixé à l’aide d’une colle à prise rapide, puis l’instrument est enduit d’un vernis et paré de ses cordes.

4 Cet ultime travail a été exécuté pendant les dernières heures précédant la livraison du bratch à l’équipe des chercheurs, qui l’emportent au Musée de l’Homme. Quinze ans après, en 2006, il est déplacé au futur Mucem de Marseille avec tous les instruments européens du Musée de l’Homme.

5 A partir de ce moment-là (à 09 : 15), les images, de meilleure qualité, sont celles du documentaire filmé en 2011 et les explications sont données en direct par les protagonistes.

6 Lorsque, deux ans plus tard, le déballage a révélé le triste état dans lequel il se trouve, l’auteure décide de faire examiner l’instrument par les experts du Laboratoire du Musée de la Musique. Ceux-ci constatent que la table d’harmonie était aussi partiellement décollée et fendue, ceci étant dû non seulement au séchage de la colle, mais aussi au mode de fixation des éclisses, incrustées dans les rainures, qui empêchent la table de se déplacer au cas où le bois « travaille » en raison des variations d’humidité ou de température. Selon la spécialiste Anne Houssay, « il vaut mieux que cela se décolle », plutôt que soient provoquées des fentes ou des cassures. La colle utilisée est aussi mise en cause, car elle est plutôt réservée à l’industrie : c’est une colle « dure », peu appropriée pour le délicat travail artisanal de la lutherie, car pas assez élastique, ni hydroscopique, comme le bois. Les colles de lutherie doivent aussi être facilement « réversibles », à sec ou à l’eau, pour permettre des restaurations éventuelles.

7 La décision est prise de restaurer le bratch en vue de son exposition au public, en tenant compte du fait qu’il ne sera plus joué. Le but de la reconstitution est aussi de documenter la technique de fabrication originale et de conserver quelques témoignages, tels que des restes de colle, en plus des protocoles de démontage et de restauration, laquelle sera entièrement effectuée par Wolfgang Früh, restaurateur habilité par le Laboratoire. La première tâche consiste à éliminer les restes de colle excédentaires, aussi bien à la base du manche et à l’emplacement de sa fixation, que partout où ce sera nécessaire. On prépare les presses et serre-joints qui permettront d’abord de réduire la fente présente sur la table d’harmonie, puis de recoller le fond et la table aux éclisses, en utilisant des colles différentes, mais plus fluides et plus souples que l’originale. Au fil de la restauration, les spécialistes découvrent à quel point, lors de la construction de l’instrument, le luthier Dumitru Jederan, pressé par le temps, a dû négliger certaines vérifications concernant notamment l’insertion des éclisses dans les rainures et la fixation du pied de manche, finalement renforcée par un clou ! Ces défauts ont été dissimulés sous une grosse couche de colle, mais il sera impossible de les réparer et, par

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conséquent, de jouer de cet instrument, tant les forces générées par la tension des cordes sur le manche et la pression du chevalet sur la table d’harmonie empêcheront son accordage.

8 Une fois le bratch complètement restauré, il est confronté par Anne Houssay à trois altos du Musée de la Musique dont la facture remonte respectivement à 1722, 1770 et 1830. C’est en comparant les particularités organologiques de ces quatre membres de la même famille de cordophones que sont révélées les caractéristiques principales de la fabrication (éclisses insérées, corps épais), de la technique de jeu (chevalet plat, donc cordes jouées ensemble, en accord) et du rôle d’accompagnement (archet court) du bratch dans la musique du taraf roumain. Il s’avère donc qu’il s’apparente plutôt au modèle d’alto le plus ancien de l’instrumentarium baroque.

9 Ce documentaire très original fournit des explications claires dans le domaine de la terminologie de la lutherie et des techniques de restauration. La caméra est toujours bien positionnée, et même si, parfois, l’angle de prise de vue et le montage ne permettent pas de voir précisément le geste de restauration, on le devine et on le comprend. En revanche, ce film ne laisse-t-il pas aussi un témoignage sur la médiocrité de la facture traditionnelle de l’instrument, même si celle-ci a été réalisée dans des conditions défavorables ? Et ne s’agit-il pas plutôt d’une « demi-renaissance » d’un bratch roumain, puisqu’il ne pourra plus être joué ?

NOTES

1. Rappelons que les termes « bratch » et « braci » sont des formes dérivées de l’allemand « Bratsche » (féminin), qui signifie « alto ».

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KROKA LA NUI. Chansons traditionnelles en Savoie. Le répertoire d’Esserts-Blay (Basse-Tarentaise) Livre (84 p., ill. n.b. & coul.) et CD. Enregistrements et textes : Guillaume Veillet et Alain Basso. Annecy : Terres d’Empreintes, collection Patrimoine 02, 2014

Françoise Etay

RÉFÉRENCE

KROKA LA NUI. Chansons traditionnelles en Savoie. Le répertoire d’Esserts-Blay (Basse-Tarentaise). Livre (84 p., ill. n.b. & coul.) et CD. Enregistrements et textes : Guillaume Veillet et Alain Basso. Annecy : Terres d’Empreintes, collection Patrimoine 02, 2014.

1 C’est un bien bel objet que Guillaume Veillet et Terres d’Empreintes nous offrent à nouveau ici, deux ans après la parution de Bella Louison qui concernait la Haute-Savoie. Le livre est d’un petit format très agréable à manier, richement illustré, et le dessin original de la couverture, à la fois amusant et chaleureux, figurant trois des principaux chanteurs du recueil, en pleine action, est signé Robert Crumb. Contrairement à Bella Louison, Kroka la nui ne présente pas un panorama de chansons recueillies dans tout le département, mais seulement une partie du répertoire de familles ancrées depuis plusieurs générations dans une commune, Esserts-Blay, en Basse-Tarentaise, à proximité d’Albertville, en Savoie.

2 On est surpris d’emblée par le très grand nombre de chansons traditionnelles qui ont été conservées là. Le CD joint au livre en rassemble une trentaine et on apprend, en fin de volume, que plus d’une soixantaine d’autres pièces ont été enregistrées, de 2004 à 2014. Cette étonnante pérennité est principalement due à un rapport à l’écrit ancien et à l’usage habituel, de la fin du XIXe siècle à nos jours, de cahiers ou carnets manuscrits sur lesquels figurent, en nombre important, des chansons antérieures aux romances ou

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succès de cabarets parisiens. Ces dernières ont ailleurs alimenté, en grande majorité, les recueils notés, souvent à l’armée, par des chanteurs n’y portant que rarement le répertoire familial ou local, qui, lui, restait de transmission uniquement orale.

3 Mais Guillaume Veillet n’aurait pas pu réaliser cette ample moisson sonore s’il n’avait été précédé par un autre passionné, Paul Varcin, né en 1921, malheureusement disparu quelques mois avant la publication de Kroka la nui, suivant de peu son grand ami, « Philo » Avrillier.

4 Paul Varcin, instituteur à la retraite, avait passé une dizaine d’années à collecter, dans sa mémoire, dans celles de sa famille, de ses « copains » et dans les cahiers conservés, plus de 120 chansons qu’il édita à compte d’auteur, en 2001, dans un joli livre intitulé Un chansonnier savoyard. Il avait ajouté des partitions aux textes réunis. On retrouve, à la lecture des présentations ou commentaires qui accompagnent les pièces choisies, l’impression qui frappe avec Kroka la nui : la chanson est une matière totalement investie d’affectivité. Reprendre le répertoire de la mère, de la tante, des amis, c’est aussi une façon de concrétiser son affection, l’idéal étant de chanter de façon collective, à l’unisson ou l’octave, en « cobla ». Et « quand la cobla donne à fond, ça crève le plafond » (p. 162) ! Derrière les chansons, il y a des hommes, des vies, qui peuvent être dignes comme celle du grand-père Germain Avrillier, libre-penseur entonnant « Le baptême du Bourguignon » ou infiniment tristes et misérables, telle celle du pauvre valet Gène, à qui sa maîtresse lançait « Trou du cul, pourquoi te plains-tu ? ».

5 Étroitement imbriquées avec l’affectif et, parfois, des valeurs morales ou idéologiques, les options esthétiques sont, elles aussi, très présentes. Les versions des chansonniers des chantiers de jeunesse pétainistes (Paul Varcin et Philo Avrillier avaient, eux, rejoint la Résistance) sont à plusieurs reprises dénigrées et traitées de « prostituées », alors qu’il n’y a pas de rejet d’autres recueils, tels Mille chants, ou Lo cançonier dau Calen, par exemple. Paul Varcin est, en effet, très sensible à la qualité des textes, à leur poésie et au message qu’ils véhiculent. Il l’est aussi à leurs mélodies et à la façon dont elles sont chantées. Ses notations musicales sont à cet égard trop sommaires, en particulier sur le plan rythmique, et il en avait sans doute conscience. Dès 2004, il avait dit à Guillaume Veillet, qui prenait contact avec lui au téléphone, qu’il aurait souhaité que les chansons soient enregistrées.

6 Et le CD de Kroka la nui, faisant en quelque sorte suite à cette requête, est, en effet, un document remarquable. Si les grandes coblas de 30 ou 40 chanteurs que Paul Varcin aurait aimé reconstituer ont maintenant disparu du paysage sonore, on découvre ici un style de chant très particulier. L’énoncé est le plus souvent relativement lent et ne s’appuie pas sur des pulsations régulières. C’est le texte qui porte la diction. Et pourtant, lorsqu’ils sont plusieurs, les chanteurs peuvent être totalement synchrones, respirant et pratiquant de courtes césures exactement ensemble, comme dans le « Château d’amour » de la plage 2. Pour qui connaît d’autres versions des « Scieurs de long », célébrissimes dans tout le Massif Central, la variante savoyarde (plage 28), est, à cet égard, très troublante : les trois temps de la bourrée ou de la valse ont disparu au profit d’une interprétation qui les rappelle un peu, tout en s’en éloignant considérablement. Et pourtant, là aussi, la fusion du groupe est totale. Mais la plus belle découverte du CD est sans doute celle des enregistrements de Philo Avrillier, totalement habité par des chansons qu’il porte haut, avec une force qui rappelle celle du Morvandiau Francis Michot, né, lui, en 1903. Elles sont magnifiées par un vibrato à la fois naturel et travaillé,

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et un système ornemental illustrant ce que Paul Varcin, dans son livre, appelle « roulades ».

7 Les choses ne sont cependant pas figées et la passion pour le chant est loin d’être éteinte. Gérard Varcin, jeune frère de Paul (il est né en 1940), s’accompagne de la mandoline, et chante, d’une voix solide et avec un certain swing « Dz’ai pré mon dzego » (plage 7) tandis que son petit-fils Aurélien, dix ans, interprète avec un lyrisme émouvant « Que faites- vous bergère ? » (plage 15). Pourtant, avec lui, la transmission orale des mélodies a manifestement fait place à une relecture du texte et de la partition laissés par le grand- oncle Paul.

8 S’il fallait exprimer un léger regret, en guise de conclusion, ce serait celui de l’emploi de cette « graphie de Conflans », semi-phonétique, qui transforme le « Croqua la nui ! » (Croque la noix !) de Paul Varcin en ce « Kroka la nui » rappelant curieusement les textes de créoles engagés dans un combat politique résolu, tels (l’excellent) Danyèl Waro (Daniel Hoareau) à La Réunion. Mais c’était le choix de Gérard Garcin et on comprend que Guillaume Veillet, totalement impliqué dans cette petite communauté, n’ait pas songé un instant à y déroger.

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Thèses

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Fabrice CONTRI : Être compositeur en Inde du Sud : le kṛti chez les saints poètes musiciens de la Trinité carnatique Thèse de doctorat en Musique et Musicologie, soutenue le 21 novembre 2015 à l’Université Paris-Sorbonne

RÉFÉRENCE

Fabrice CONTRI : Être compositeur en Inde du Sud : le kṛti chez les saints poètes musiciens de la Trinité carnatique Thèse de doctorat en Musique et Musicologie, soutenue le 21 novembre 2015 à l’Université Paris-Sorbonne (École doctorale V Concepts et Langages/Institut de Recherche en Musicologie IReMUS) 1 volume (697 p.), 2 CD audio Directeurs de thèse : François Picard

1 La présente étude aborde la problématique de la fonction et du statut du compositeur au sein de la tradition musicale classique de l’Inde du Sud (musique carnatique) à travers ses trois plus grands représentants ou « Trinité carnatique » : Śyāmā Śastri (1762/63-1827), Tyāgarāja (1767-1847), Muttusvāmi Dīkṣitar (1775-1835). Elle se concentre sur la forme reine d’un vaste répertoire, que ces trois musiciens ont portée à son apogée : le kṛti. Instrument privilégié de la mystique hindoue appelée bhakti, le kṛti est d’abord destiné au chant : ses compositeurs œuvrent aussi en poètes ; tout entier dédié à la louange divine, il offre un lieu privilégié à l’expression personnelle sur le plan tant littéraire que musical.

2 La création musicale en Inde du Sud apparaît par ailleurs comme le fruit d’une incessante et subtile alternance entre improvisation et composition : les formes compositionnelles contiennent une part d’ouverture qui en assure non seulement la vie, mais aussi la pérennité. Comment le compositeur prend-t-il en charge le devenir de ses œuvres et de

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quelles manières ? Comment, tant par ses compositions que par le modèle de son existence même – par le jeu hagiographique –, celui-ci s’inscrit-il dans le processus créatif, notamment de l’interprétation ? En quoi le kṛti constitue-t-il un terrain particulièrement favorable pour la dialectique de la fixité et de la mobilité ? Ces éléments de problématique impliquent une approche à la fois historique et anthropologique tout en ouvrant un vaste champ à l’analyse musicale.

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Adeline SANNIER-POUSSIN : Le chant militaire et sa pratique actuelle dans les Troupes de Marine Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 29 novembre 2014 à l’université de Nice Sophia-Antipolis

RÉFÉRENCE

Adeline SANNIER-POUSSIN : Le chant militaire et sa pratique actuelle dans les Troupes de Marine Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 29 novembre 2014 à l’université de Nice Sophia-Antipolis, Nice. 558 p., un CD audio Directeur de thèse : Luc Charles-Dominique

1 Cette thèse de doctorat vise à comprendre quel peut être l’apport du chant dans la construction sociale et identitaire d’un corps constitué en dégageant les différentes fonctions de ce répertoire. Elle a également pour objectif d’analyser la mesure dans laquelle il intervient dans l’intégration des personnels ainsi que l’impact qu’il peut avoir sur la cohésion des groupes. En ce sens, une place importante a été donnée à l’analyse des aspects contextuels et humains du chant, tels que le rapport au corps dans les pratiques rituelles.

2 Souhaitant aborder les différents enjeux du chant au sein de l’institution, le corpus sur lequel s’appuie cette recherche est assez large et regroupe aussi bien des pièces officielles qu’intimistes. Pour avoir une vision précise du répertoire militaire et interroger sa fonctionnalité, une enquête de terrain a été menée principalement au RICM (Régiment d’Infanterie-Chars de Marine) implanté à Poitiers et au 6e BIMa (Bataillon d’Infanterie de Marine) basé à Libreville. Le choix d’une limitation aux Troupes de Marine est motivé par la spécificité de cette arme, l’une des plus présentes sur les théâtres d’opérations. Ainsi, l’étude des activités rituelles et musicales de la population militaire en situation

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conflictuelle et post-conflictuelle était possible, en plus d’aborder la place des pratiques chantées dans le quotidien de la vie de garnison. L’étude laisse notamment apparaître que le besoin d’une importante cohésion du groupe est l’une des principales motivations de l’interprétation des chants pendant et en dehors du service. Elle montre également que cette pratique vocale fait partie intégrante de la culture militaire et qu’elle permet la revendication d’une identité collective.

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Angéline YÉGNAN-TOURÉ : Les arcs musicaux dans quelques musées d’Europe : une étude organologique, acoustique, musicologique, muséologique et ethnologique Thèse de Doctorat soutenue le 10 décembre 2014 à l’Université Paris Sorbonne (Centre Clignancourt)

RÉFÉRENCE

Angéline YÉGNAN-TOURÉ : Les arcs musicaux dans quelques musées d’Europe : une étude organologique, acoustique, musicologique, muséologique et ethnologique Thèse de Doctorat soutenue le 10 décembre 2014 à l’Université Paris Sorbonne (Centre Clignancourt) 525 p., 2 CD audio Directeur de thèse : François Picard

1 Si dans son aspect physique, l’arc musical est simple, à l’issue de notre étude, nous nous rendons compte qu’il n’est plus indiqué de le qualifier comme tel. Car dans sa forme fondamentale (branche arquée maintenue dans cette position par une lanière), il renferme une complexité qui se dévoile à nous par les liens qui existent entre les différents éléments qui le composent. Sa complexité est également apparente dans la variété des arcs musicaux, dans le jeu propre à chacun et dans la divergence des techniques et circonstances de jeu. L’analyse acoustique des sons de cet instrument en révèle davantage la complexité à travers la variété de la nature des sons puis leur fluctuation que nous avons eu le temps de constater.

2 Par ailleurs, dans la signification que les populations attribuent à cet instrument, la complexité de l’arc musical se fait plus flagrante car elle dévoile un aspect de l’identité

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sociale des peuples, aussi bien de ceux qui l’observent dans les musées que de ceux chez qui ont été collectés ces instruments. Car si pour les uns il est instrument de divertissement, pour les autres, il est objet de rituel, instrument parleur et médiateur, objet chargé d’une profonde et riche histoire des peuples d’Afrique. Cette étude entend enfin favoriser une meilleure collaboration entre le nord et le sud, et encourager une connaissance plus juste de l’autre, une connaissance fondée sur des valeurs et non des de simples préjugés.

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Émeline LECHAUX : Tisser le fil de la mémoire. Contribution à l’histoire des répertoires musicaux des cérémonies de bwétè chez les Mitsogo du Gabon Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 16 janvier 2015 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

RÉFÉRENCE

Émeline LECHAUX : Tisser le fil de la mémoire. Contribution à l’histoire des répertoires musicaux des cérémonies de bwétè chez les Mitsogo du Gabon Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 16 janvier 2015 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (cotutelle : Université Omar Bongo, Libreville) 3 volumes (452, 147 et 266 p.), 1 DVD Directeurs de thèse : Frank Alvarez-Pereyre et Jean-Émile Mbot

1 Cette thèse a pour objet les cérémonies organisées dans le cadre de l’initiation au bwétè dísùmbà, chez les Mitsogo du Gabon. Elle poursuit deux objectifs : d’une part, la mise à jour des constantes et des variantes du protocole rituel, des instruments de musique ainsi que du répertoire mópɔ̀sɛ̀ interprété autour de l’arbuste sacré, à partir de matériaux recueillis sur une période d’un demi-siècle (1966-2013) ; d’autre part, la mise à disposition d’un outil permanent pour l’ethnomusicologie, à travers l’explicitation de la méthode que nous avons mise au point pour la comparaison diachronique des matériaux du corpus de thèse.

2 Travaillant sur le terrain gabonais et sur des terrains archivés, devenus des terrains d’archives dans le cadre d’une nouvelle recherche, nous avons rassemblé des documents hétérogènes collectés par trois ethnomusicologues : Pierre Sallée, Sylvie Le Bomin et nous-même. Les méthodes de la paramétrisation, de la catégorisation et de la critique des

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sources ainsi que les outils multimédia se sont révélés pertinents pour étudier ce type de corpus. Les résultats montrent l’intérêt de l’exploitation d’archives en ethnomusicologie et l’apport de l’analyse de la matière sonore pour l’enrichissement de la connaissance anthropologique et historique d’un rituel.

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Jean POUCHELON : Les Gnawa du Maroc : intercesseurs de la différence ? Étude ethnomusicologique, ethnopoétique et ethnochoréologique Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 28 janvier 2015 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, effectuée en cotutelle avec l’Université de Montréal

RÉFÉRENCE

Jean POUCHELON : Les Gnawa du Maroc : intercesseurs de la différence ? Étude ethnomusicologique, ethnopoétique et ethnochoréologique Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 28 janvier 2015 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, effectuée en cotutelle avec l’Université de Montréal 358 pages, 1 CD (schéma en annexe) et 1 DVD (19 extraits audio et 9 séquences vidéo) Directrices de thèse : Nathalie Fernando et Miriam Rovsing Olsen

1 Les Gnawa sont présents dans toutes les grandes villes du Maroc (Oujda, Tanger, Casablanca, Fès, Meknès, Rabat, Marrakech, Essaouira, Agadir, etc.). Musiciens, officiants et adeptes se rassemblent dans un rituel nocturne baptisé la lîla (litt. « une nuit »), lequel célèbre à la fois Dieu, son prophète Muhammad, ainsi que de nombreuses autres entités invisibles réparties en sept familles. La musique, la danse et la transe sont omniprésentes dans cette célébration.

2 L’examen des différents champs de représentation et d’activité des Gnawa (leur identité, leur univers symbolique leurs instruments rituels, leurs performances, leur musique, leurs textes chantés, leurs danses et leurs transes) révèle que les Gnawa jouent avec l’ ambiguïté de manière systémique. À plusieurs niveaux : leur perception par la société marocaine, leur « panthéon », leurs rythmes, leurs danses et leurs transes, tous ces aspects des actions et de la pensée des Gnawa sont équivoques.

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3 Confrérie hybride qui a autant perpétué la mémoire de ses racines subsahariennes qu’assimilé les influences mystiques et politiques de sa société d’exil, les Gnawa – des noirs mais aussi des métis et des blancs – ont érigé en art le fait de réconcilier des imaginaires potentiellement conflictuels dans la société marocaine. Paradoxalement, ils se doivent de cultiver ésotérisme et étrangeté pour conserver leur légitimité d’experts de l’invisible.

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Lucille LISACK : Une musique contemporaine ouzbèke ? Recomposition de l’école nationale et références occidentales en Ouzbékistan Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 29 mai 2015 à l’École des hautes études en sciences sociales

RÉFÉRENCE

Lucille LISACK : Une musique contemporaine ouzbèke ? Recomposition de l’école nationale et références occidentales en Ouzbékistan Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, soutenue le 29 mai 2015 à l’École des hautes études en sciences sociales (cotutelle : Humboldt-Universität, Berlin) 516 p. Directeurs de thèse : Denis Laborde (EHESS) et Ingeborg Baldauf (HU)

1 Ce travail analyse le monde de la création musicale d’Ouzbékistan au prisme de la catégorie de « musique contemporaine », introduite avec une nouvelle acception après la chute de l’URSS. Je me concentre sur l’observation de deux institutions qui ont forgé et illustré cette catégorie depuis les années 1990 : le Festival international de musique contemporaine Ilkhom-XX, qui a eu lieu à Tachkent tous les ans de 1996 à 2006, et l’ensemble de musique contemporaine Omnibus, créé en 2004. L’analyse de ces deux institutions est confrontée à celle du cadre institutionnel qui s’est construit tout au long du XXe siècle, fondé en particulier sur le Conservatoire national de Tachkent et l’Union des compositeurs d’Ouzbékistan.

2 Les ruptures politiques, économiques, sociales et esthétiques qui marquent les sociétés de la zone post-soviétique n’épargnent pas le domaine de la musique. L’arrivée d’une musique contemporaine perçue comme occidentale, l’interprétation d’un répertoire jusque-là très rarement joué et inconnu du public des concerts, et l’ouverture d’échanges

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artistiques avec l’Europe et les Etats-Unis contribuent à l’impression d’une rupture. Les instances de jugement et les sources de financement, qui à l’époque soviétique venaient de l’Etat ouzbek et des institutions centrales de Moscou, se trouvent en grande partie réorientées vers les fondations étrangères. Cependant, la continuité des institutions et des personnes fait de l’héritage soviétique un élément incontournable de la vie musicale actuelle d’Ouzbékistan, qu’il soit dénigré ou au contraire regretté et idéalisé.

3 L’analyse à petite échelle et l’observation de situations de répétitions et de concerts mettent en lumière la création, par les acteurs de la musique contemporaine à Tachkent, de tout un cercle fondé sur les milieux intellectuels et artistiques de la fin de l’époque soviétique. C’est ainsi toute la fabrication d’une catégorie musicale et les jeux de miroir entre orientalisme occidental et représentations de l’Occident en Ouzbékistan qui sont en jeu dans l’observation de la musique contemporaine en Ouzbékistan.

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Droit de réponse

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À propos du compte rendu par Zia Morabdolbaghi du livre de Hassan Tabar : Le Santur persan (Cahiers d’ethnomusicologie 27, 2014 : 295-297)

Hassan Tabar

1 Zia Mirabdolbaghi (ZM) s’interroge d’entrée sur « l’utilisation délibérée par l’auteur du terme ‘musique persane’ ». Son questionnement ouvre aussitôt à une critique feutrée sur une dissociation supposée entre ce que je suis devenu, depuis plus de trente ans de résidence en France, et ce que mon pays m’a légué comme Iranien. La remarque est ainsi formulée : « On constate depuis quelque temps chez les musiciens de la diaspora iranienne une tendance à privilégier ce qui sonne ‘persan’, plutôt qu’’iranien’ » (p. 295).

2 Pour répondre à cette critique – de nature plus identitaire que scientifique – je me référerai à un passage du préambule de mon livre : « … Malgré l’authenticité et l’ancienneté de la musique persane, il nous manque une histoire précise et tangible avec laquelle on pourrait suivre la continuité de cette musique. C’est pourquoi nous sommes obligé, parfois, de nous servir de œuvres des anciens grands poètes iraniens… » (SP : 18).

3 Cette citation montre que l’usage de l’adjectif « persan » ne répond à aucun parti pris, mais à un usage systémique. Mon distinguo entre « musique persane » et « poètes iraniens » n’est pas gratuit. Comme mes maîtres, tous héritiers de Lévi-Strauss, je sais discerner la race de la culture. Par leurs origines ethnique, les poètes (et les musiciens dont je parle aussi) sont pour la plupart iraniens. En revanche, la musique ici traitée (et cela est valable aussi pour la poésie) obéit à des modes culturels. L’Iran (comme entité dépassant les frontières actuelles) a toujours été divisé entre deux pôles culturels s’inscrivant dans la géographie entre ses écoles occidentales (de Tabriz à Ispahan) et orientales (de Hérat à Samarkand). La science orientaliste russe, celle qui a toujours porté les études linguistiques le plus loin (et la musique relève du langage) se sert des mots

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« persan » et « tadjik » pour distinguer ces deux pôles culturels : poésie persane versus poésie tadjik, musique persane versus poésie tadjik, etc… Dans mon livre, c’est uniquement de la musique persane qu’il s’agit, et non pas des musiques d’Iran. Il n’y a donc rien d’impropre, bien au contraire, dans ma terminologie.

4 Un autre point dans la critique de ZM témoigne d’un manque de culture anthropologique. Cela fait déjà plusieurs décennies que la psychanalyse s’est invitée dans les études ethnologiques à travers des chercheurs comme François Laplantine. À la suite de Roger Bastide, il a montré comment le candomblé, outre le fait d’être une technique du corps, participe du sensible. L’ethnologue doit en rendre compte en laissant de côté les vieilles catégories aristotéliciennes. C’est malheureusement ce que fait ZM quand il reproche « une remarque de l’auteur qui peut paraître anecdotique, mais qui intéressera le lecteur occidental (sic), est celle concernant la ‘relation affective entre l’instrument et l’instrumentiste’ » (p. 296).

5 ZM, en homme sérieux pour qui seul l’intelligible compte, regrette que je ne présente « aucune analyse stylistique et comparative du jeu des maîtres et interprètes », alors même que mon « observation d’exemples musicaux à partir de partition » (et ce mot d’« observation » reflète bien mieux ma position d’ethnomusicologue que l’« analyse », terme péremptoire !) couvre une cinquantaine de pages (p. 175-221), dont quinze transcriptions inédites sur les seize produites. Selon ce même critique, je serais « sans évoquer le passage de nombreux autres musiciens à la cour des ottomans », alors que, dès le début du livre encore, j’affirme qu’« à la cour ottomane, essentiellement à la cour de Sélim III (1789-1807), beaucoup de musiciens sont persans » (p. 19). Il me reproche aussi de ne pas avoir lu Ali Ufki, alors que je le mentionne pourtant en disant qu’il « devint maître de musique et joueur de santur » (p. 19). À mon tour de poser une question à ZM : a-t-il bien lu mon livre ?

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Publications reçues

Les publications figurant ici ont été reçues par la Rédaction. Les auteurs, éditeurs ou diffuseurs désirant voir leurs publications mentionnées dans cette rubrique sont priés de les adresser en deux exemplaires à : Ateliers d’ethnomusicologie, 10 rue de Montbrillant, CH-1201 Genève.

BIBLIOGRAPHIE

Livres

Simha AROM et Denis-Constant MARTIN : L’enquête en ethnomusicologie. Préparation, terrain, analyse. Paris : Vrin, 2015. 285 p.

Antonio BALDASSARRE & Marc-Antoine CAMP eds : Communicating Music. Festschrift for Ernst Lichtenhahn’s 80th Birthday. Pieterlen : Peter Lang, 2015. 540 p.

Johannes BELTZ & Marie Eve CELIO-SCHEURER eds : Klangkörper. Saiteninstrumente aus Indien. Zürich : Museum Rietberg. 80 p., ill. coul.

Johannes BELTZ, Marie Eve CELIO-SCHEURER & Ruchira GHOSE eds : Cadence and Counterpoint. Documenting Santal Musical Traditions. New Delhi : Niyogi Books, 2015. 118 p., ill. coul.

Sandra BORNAND et Maria MANCA, coord. : D’un rythme à l’autre. Cahiers de Littérature Orale. Paris : Publications Langues O’/INALCO, 2013. 265 p.

Etienne BOURS : La musique irlandaise. Préface de Gilles Servat. Partis : Fayard, collection Les chemins de la musique, 2015. 569 p.

Donna A. BUCHANAN, ed. : Soundscapes from the Americas. Ethnomusicological Essays on the Power, Poetics and Ontology of Performance. Aldershot, Hampshire, UK : Ashgate Publishing Ltd, SOAS Musicology Series, 2014. 194 p.

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Brice GERARD : Histoire de l’ethnomusicologie en France (1929-1961). Paris : L’Harmattan, 2014. 363 p., ill. n.b.

Madeleine LECLAIR, Floriane MORIN et Federica TAMAROZZI, éds : Regards sur les collections. Genève : Musée d’ethnographie (MEG)/Morges Editions Glénat, 2014. 256 p., ill. coul., avec un CD.

Sara LE MENESTREL : Negociating Difference in French Louisiana Music. Categories, Stereotypes, and Identifications. Jackson : University Press of Mississipi, 2015. 384 p., ill. coul.

Frédéric LEOTAR : La steppe musicienne. Analyses et modélisation du patrimoine musical turcique. Paris : Vrin, 2014. 303 p., ill. coul., transcriptions.

Alison McQUEEN TOKITA : Japanese Singers of Tales : Ten Centuries of Performed Narrative. Aldershot, Hampshire, UK : Ashgate, SOAS Musicology Series, 2015. 294 p., avec un CD.

Laudan NOOSHIN : Iranian Classical Music. The Discourses and Practice of Creativity. Aldershot, Hampshire, UK : Ashgate, SOAS Musicology Series, 2015. 242 p., avec un CD.

Emmanuel PARENT : Jazz Power. Anthropologie de la condition noire chez Ralph Ellison. Paris : CNRS Editions, 2015. 240 p.

Béatrice RAMAUT-CHEVASSUS et Anne DAMON-GUILLOT, dir. : Dire/Chanter : passages. Études musicologiques, ethnomusicologiques et poétiques (XX e et XXI e siècles). Saint-Etienne : Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2014. 352 p., ill. n.b.

Anna SERVAES : Franco-American Identity, Community, and La Guiannée. St. Louis : Center for French Colonial Studies/Jackson : University of Mississipi Press, 2015. 266 p.

CD

Afrique

ALWANE. Lila Derdeba, au-delà du rituel. Enregistrements : Rainer Engel ; texte : Pierre-Alain Claisse. 1 CD + 1 DVD Institut du Monde Arabe 321.087, 2012.

EGYPTE. Hymnes de l’Église copte orthodoxe. Chœur de l’Institut d’Études Coptes. Enregistrements : Rainer Engel ; texte : Séverine Gabry-Thienpont. 1 CD Inédit W 260151, 2014.

MACHREQ. Aïcha Redouane – Habib Yammine. Dhikr du Bien-aimé. Enregistrements : Hans Fuchs, ADEM ; texte : Habib Yammine. 1 CD Ocora C 560256, 2014.

WASLA. Suites musicales égyptiennes. Tarek Abdallah et Adel Shams el-Din. Enregistrements : Pascal Perrot ; texte : Ahmad Al-Salhi. 1 CD Buda Records 4704634, 2014.

Amériques

CHOUK BWA LIBÈTE. Se nou ki la ! (Haïti). Enregistrements : Xavier Yerlès ; texte : Winter Schneider. 1 CD Buda Records 4723373, 2015.

COLOMBIE. El . Enregistrements : Stéphane Jourdain ; texte : Lizette Lemoine. 1 CD Ocora C 561093, 2015.

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Asie

CHINE. Tsar Teh-yun (1905-2007), maître du qin. Enregistrements d’archives (1956-1989) ; texte : Georges Goormaghtigh. 2 CD AIMP CVIII-CIX/VDE CD 1432-1433, 2014.

CORÉE. Kim Wol-ha. Chants lyriques . Enregistrements : Research Institute of Korean Studies (réédition) ; texte : Song Ji-won. 1 CD Ocora C 560255, 2014.

CORÉE. L’art du sanjo de daegum, par Ahn Sung-woo. Enregistrements : Choi Nam-jin et Oh Young- hun ; texte : Kim Hae-sook, Ahn Sung-woo et Pierre Bois. 1 CD Inédit W 260150, 2014.

ENTRE LA ROSE ET LA TULIPE. Musique classique perso-ottomane. Arash Mohafez : santur ; Zia Mirabdolbaghi : tombak, bendir. 1 CD Convergences, s.n., 2014.

INDE DU SUD. Naiyândi Mêlam. Musique des cultes de possession. Enregistrements et texte : William Tallotte. 1 CD Ocora C 560245, 2014.

MEDITATIVE FLOWERS. Junko Ueda. Voice of Shomyo. Enregistrements : Studio E Music Creation ; texte : Junko Ueda. 1 CD E Records E141, 2014.

NIDAA ABOU MRAD : L’annonciation : oratorio mystique islamo-chrétien/Waṣalāt : parcours instrumentaux de la Renaissance arabe/Wiṣāl : un concert soufi arabe. Ensemble de Musique Classique Arabe. Enregistrements : Tony Sfeir ; textes : Nidaa Abou Mrad. 3 CDs Taqālīd TQCD 001, 002, 005, 2010.

WAED BOUHASSOUN (voix et oud). L’âme du luth. Enregistrements : Michel Sikiotakis ; texte : s.n. 1 CD Buda Records 3792908, 2014.

Europe

ADJAM. Abbacàdi. Meridiana #1. Chants & musiques de Méditerranée & d’ailleurs. Enregistrements : s.n. ; texte : Damien Delgrossi, Adjam. 1 CD Arautoli ARA01, 2014.

FRANÇOISE ATLAN & EN CHORDAIS. Aman ! Sefarad… Kantigas de Selanika a Estasmbol. Chants séfarades de l’ex-Empire ottoman. Enregistrements : Gwenolé Lahalle ; texte : Sami Sadak. 1 CD Buda Musique 4716927, 2015.

KAN AR BASION. Les chants de la Passion. Yann-Fañch Kemener, Aldo Ripoche, Damien Cotty. Enregistrements : Gwenolé Lahalle ; texte : Yann-Fañch Kemener, Aldo Ripoche. 2 CD Buda Musique 4716928-1/2, 2015.

KELLY THOMA. 7Fish. Enregistrements : Vaggelis Apostolou ; texte : Kelly Thoma. 1 CD Kelly Thoma, s.n., 2014.

KEREN ESTHER. Fuente Nueva. Chants traditionnels judéo-marocains. Enregistrements : Paco Chabi ; texte : Keren Esther. 1 CD Institut Européen des Musiques Juives IEMJ-CDD-004, 2015.

KROKA LA NUI. Chansons traditionnelles en Savoie. Le répertoire d’Esserts-Blay (Basse-Tarentaise). Livre (84 p., ill. n.b. & coul.) et CD. Enregistrements et textes : Guillaume Veillet et Alain Basso. Annecy : Terres d’Empreintes, collection Patrimoine 02, 2014.

ROSS DALY. The Other Side. Enregistrements : Vaggelis Apostolou ; texte : Ross Daly. 1 CD Ross Daly s.n., 2015.

SÖNDÖRGÖ. Tamburocket. Hungarian Fireworks. Enregistrements : Viktor Scheer, Marek Nagy, Balázs Robert ; texte : Simon Broughton. 1 CD Riverboat Records/World Music Network TUGCD1084, 2014.

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STELIOS PETRAKIS QUARTET. Live in Heraklion Walls. Enregistrements : Dimitris Chatzakis ; texte : Stelios Petrakis. 1CD + 1 DVD Buda Musique 860265, 2014.

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