LE DOSSIER 65 62 59 53 45 35 31 23 21 15 12 7 autour des hauteurs des autour elÉeo » l’Éperon de Une architecture incomprise et incomprise architecture Une de tours de aux tours aux au Blosne au controversée Jean-Yves Andrieux ? RENNES EN HAUTEUR FAUT-IL CONSTRUIRE Emmanuel Reuzé Gilles Cervera Catherine Guy Jean Huchet Fréderic Bourcier Larissa Noury Thierry Paquot Serge Salat et Caroline Nowacki Catherine Guy Hervé Vieillard-Baron Marc Dumont n’apporte pas la densité la pas n’apporte aue lfu e or » tours des faut il nature, des quartiers Sud quartiers des grands ensembles grands « Ma vie au 25 au vie Ma « et Malmö : deux cas deux : Malmö et Nantes Comment la couleur vint couleur la Comment Les grues sont de retour retour de sont grues Les Notes et contre-notes et Notes Vivre au sommet sommet au Vivre Un réquisitoire anti-tour réquisitoire Un Les hauteurs imaginées hauteurs Les « Si l’on veut de la de veut l’on Si « La grande hauteur. grande La De l’origine des l’origine De e étage étage La tour La FAUT-IL CONSTRUIRE RENNES EN HAUTEUR ?

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La grande hauteur. Une architecture incomprise et controversée

RÉSUMÉ > Les immeubles de grande hauteur sont nés à New York et Chicago au 19e siècle. Prouesse technique, ils n’apparaissent pas d’un seul coup mais sont le fruit d’une histoire toujours en mouvement dont nous racontons ici le premier acte de 1870 à 1940. La , pourtant pays de la tour Eiffel, a toujours manifesté des réserves à l’égard de la grande hauteur.

TEXTE > JEAN-YVES ANDRIEUX

En architecture, la grande hauteur a toujours sus- cité des réactions vives, bien avant les images hal- lucinantes des Twin Towers de New York en flamme, le JEAN-YVES ANDRIEUX est professeur d’histoire de 11 septembre 2001 ; en fait, elle inquiète depuis sa nais- l’art contemporain à sance même, en France du moins. Elle est le produit de fac- l’université de - teurs qui ont nourri le doute en même temps que fait la Sorbonne. force du 19e siècle, parce qu’ils sont liés à l’apparition du ma- chinisme dans la cité, à l’usage intensif de matériaux nou- veaux (fer, verre et, surtout, acier), à l’inventivité formelle des architectes et structurelle des ingénieurs, à l’audace des commanditaires, à l’expansion du trafic, à l’essor de l’in- dustrie de main-d’œuvre, à l’urgence de la question sociale, parfois au hasard des circonstances, bref à tous les pro- blèmes que suscitent des sociétés où le mouvement, puis la vitesse, s’installent partout comme des données premières.

Le proto-gratte-ciel, un modèle nord-américain En étant schématique, on peut dire que le prototype de la tour naît de la combinaison de trois facteurs : 1. les squelettes de métal expérimentés à l’intérieur des construc- tions (Oxford Museum, 1855-1860) ; 2. L’invention de l’ascenseur par Elisha G. Otis (employé pour la première fois, en 1857) ; 3. Le caractère rectiligne du dessin urbain

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nomment l’école de Chicago, le premier dans le Mar- shall Field Wholesale Store (1885-1887), les seconds dans dans les villes industrielles nord-américaines, où des es- le célèbre Auditorium Building (1887-1889), tous deux paces dégagés sont prêts à accueillir des objets autoportants, d’allure plus compacte. L’immeuble le plus célèbre de Leur naissance coïncide avec l’expérience de sans la limite d’un gabarit strict de hauteur comme il en cette série de « proto-skyscrapers » demeure, à Chicago en- Gustave Eiffel pour existe alors en Europe (5 étages à Paris). Ce système de core, le Rookery Building (1885-1886) des architectes Da- l’exposition de 1889 à grille est spectaculaire à New York et à Chicago où la niel H. Burnham et John W. Root, qui tente de s’affranchir Paris. croissance démographique est multipliée par six, entre avec timidité de l’ordonnancement classique d’origine. l’incendie de 1871 qui ravage cette ville auparavant lar- gement bâtie en bois, et 1900 (1,7 million d’habitants). Un nouvel objet architectural À ces dates qui, chacun le remarque, coïncident avec l’ex- L’école de Chicago périence de Gustave Eiffel à Paris pour l’exposition de Le gratte-ciel n’apparaît toutefois pas d’un seul coup et 1889, l’explosion des besoins et une spéculation foncière for- c’est pourquoi les deux villes s’en disputent la paternité. cenée provoquent, à Chicago, un bond qualitatif et quan- L’un des tout premiers « elevator buildings » (c’est-à-dire titatif, qui, en quelques années, consacre la grande hau- un édifice doté d’un ascenseur), livré en 1868-1870 par Ar- teur, proprement dite. Dans le Reliance Building (1890- thur D. Gilman, Edward H. Kendall et George B. Post, 1894), Burnham et Root atteignent déjà 14 étages, débar- pour l’Equitable Life Assurance Company, à New York, est rassés de la lourde maçonnerie d’avant, sorte de cage lé- de taille encore modeste (4 étages). Plus décisifs sont, en gère posée sur une base indistincte, tandis que les façades où 1873-1875, le Tribune Building (Richard M. Hunt) et le s’encastrent les « Chicago windows », sortent de la structure, Western Union Building (Post), toujours à New York, car annonçant le mur-rideau. Alors que les recherches plas- ils mettent en place la morphologie ternaire qui s’im- tiques continuent dans un standard stabilisé, la course à la pose pour longtemps : un ou deux étages de boutiques en hauteur reprend néanmoins de plus belle, mais à New bas, six à huit étages homogènes de bureaux au milieu, un York : Robert H. Robertson passe à 28 étages au Park Row étage d’amortissement en haut, le tout distingué par les or- Building (1896-1899). Cette fois, il apparaît que la rupture dres colossaux traditionnels reposant sur un soubasse- avec l’échelle européenne est bel et bien consommée. ment massif et sommés d’une corniche. On réduit souvent cette aventure au squelette de mé- Appliquant cette formule, Henry H. Richardson, un tal de William Le Baron Jenney (autre architecte améri- architecte formé à Paris, et Dankmar Adler, associé à Louis cain formé à Paris) pour le Home Insurance Company Sullivan, jettent ensuite les bases de ce que les historiens Building (1885), à Chicago, haut de 42 m – il est vrai re-

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du Flat Iron Building (Burnham, 1909). En 1916, pour préserver l’ensoleillement et l’aération des rues, le règle- ment de zonage de New York impose, au-delà d’une hau- teur maximale, un retrait qui donne aux tours suivantes la forme de ziggourats. Cass Gilbert réinterprète alors les La plastique d’une piliers et les flèches du gothique perpendiculaire anglais cathédrale moderne. dans le Woolworth Building (1917). Mais les générations d’après trouvent le moyen de se libérer de ces redents obligatoires en éloignant l’immeuble de la rue, comme le font Louis Skidmore, Nathaniel A. Owings et John O. Merrill dans la Lever House (1952) ou Ludwig Mies van der Rohe, un des maîtres des grands monolithes lisses, dans le Seagram Building (1958). Pour lors, c’est le concours pour le siège du Chicago Tribune qui, en 1922, stimule l’imagination des archi- tectes, appelés à produire, sur une parcelle plus ample, une icône du génie américain. Deux Européens s’y dis- tinguent. En vain. Adolf Loos, propose de convertir le fût entier du gratte-ciel en une gigantesque colonne dorique posée sur une base à redents. Eliel Saarinen imagine, lui, une forme télescopique dont la linéarité, allégée en hau- teur par des retraits successifs, fait école, malgré l’échec du projet classé second. Mais les vainqueurs, Raymond M. Hood et John M. Howells, à nouveau un transfuge de marquable –, qui rappelle la cage autoporteuse du mou- l’École des Beaux-Arts de Paris, préfèrent garder une en- lin Menier à Noisiel (1872, Jules Saulnier). Mais les choses veloppe néo-gothique, dont les trois parties canoniques ne sont pas aussi simples. La complexité des problèmes ini- résolvent avec habileté les contraintes du programme, tiaux à résoudre pour bâtir en hauteur (fondations en ra- tout en imposant la plastique d’une cathédrale moderne. dier, contreventement des parois, lutte contre le feu, ré- La critique européenne s’étrangle à cette vision « partition des charges, résistance des matériaux, contrôle de réactionnaire ». Le directoire du journal n’en a cure : il l’oscillation, unité stylistique) aboutit à de nombreux tâ- voulait un lieu qui fonctionne et une vigie symbolisant tonnements, tant matériels que formels, qui font que l’ap- son ambition morale de s’élever au-dessus des miasmes parition du gratte-ciel n’est pas une marche linéaire triom- de la cité. Il l’a. De là, le malentendu s’installe entre phale vers un type d’architecture, dûment maîtrisé, porteur les deux rives de l’Atlantique. Le Corbusier le résume, d’emblée d’une nouvelle valeur symbolique. à sa manière, dans Vers une architecture (1923), en di- sant : « Écoutons les conseils des ingénieurs américains. Après 1918, la compétition Mais méfions-nous des architectes américains. » Le réa- entre le réel et le phantasme lisme de ces derniers s’embarrasse d’autant moins de Il faut l’entre-deux-guerres pour en venir à bout, dans scrupules que la grande hauteur chamboule l’écono- la période de croissance qui précède le krach de 1929, aux mie de la construction : la modeste agence d’architecture États-Unis, où les idées de l’avant-garde messianique eu- à l’européenne est remplacée, outre-Atlantique, par des ropéenne font peu recette. Ces images américaines ont groupements de praticiens qui prennent vite la taille fait le tour du monde. Sans la moindre gêne, Manhat- de grosses entreprises pérennes, puisque certaines d’en- tan se hérisse d’un manteau de rêve, très éclectique, où se tre elles existent toujours aujourd’hui, longtemps après distingue la proue solitaire, revêtue d’un habit classique, la mort de leurs fondateurs, dont elles gardent le nom.

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De la munificence des styles le « style international ». L’architecture étant revendi- à l’exigence de la fonction quée comme volume plutôt que masse, le modèle de la En dépit de la crise, la « théâtralité consumériste », tour s’apprête, après la guerre de 1939-1945, à assimiler comme la qualifie William J. R. Curtis, ne faiblit donc pas cette improbable synthèse entre le vieil idéalisme et l’in- dans les 259 m du Chrysler Building de William van Al- dustrialisation de masse. C’est une autre longue histoire. len (1928-1930), justement fameux pour son élégance expressionniste, saturée d’allégories (l’aigle américain, le L’origine des réticences françaises chevron de la firme automobile), et le luxe de ses maté- Alors qu’elle a formé les meilleurs architectes du Nou- riaux. Mais celui-ci est vite surclassé par l’Empire State veau Monde, la France réagit à l’émergence des tours Building de Richmond H. Shreve, Thomas W. Lamb et en fonction de la relation ambiguë – historique et cultu- Arthur L. Harmon (1931), le plus haut du monde (381 relle – qu’elle entretient avec les États-Unis. La grande m), véritable ville verticale dont les quartiers sont distribués hauteur n’est certes pas absente du débat hexagonal. selon leur fonction. Puis vient le complexe babylonien du Mais, sans remonter jusqu’aux prémices du 19e siècle, elle Rockefeller Center (1931-1940), achevé après la mort de existe peu dans les faits et beaucoup sur le papier. Peu Hood, son superviseur, dont les batteries d’ascenseurs après le déballage public qui a opposé les intellectuels sont relayées par un réseau de rues et de galeries desser- français sur la tour Eiffel, aux arguments souvent na- vant ses différentes tours, mais en sous-sol. vrants, l’exposition universelle tenue à Chicago en 1893 Après le cliché romantique de la ligne d’horizon donne aux visiteurs internationaux l’occasion d’une (« skyline »), celui, rationaliste, de l’arbre, comme l’in- confrontation objective avec les réalisations américaines. voquait l’un des pères de la modernité américaine, Sul- Les Anglais et les Allemands reconnaissent alors l’au- La France réagit à livan, lui-même auteur du Wainwright Building, à Saint- dace locale. Le regard des Français est plus sceptique, car l’émergence des tours en Louis (Missouri, 1890-1891), pour exprimer le rassem- l’architecture leur paraît toujours plus un art qu’une en- fonction de la relation blement du savoir-faire technologique, de la force fi- treprise. Il est plus condescendant aussi, malgré la sur- ambiguë qu’elle entretient avec les États-Unis. nancière et de la rigueur managériale, ne pouvait pas prise devant le rythme des chantiers, les techniques de être mieux représenté. Dépassant dès lors l’image idéa- construction et l’importance des paramètres économiques. lisée de la verticalité, les architectes américains décodent Les professionnels discutent les bénéfices du gratte-ciel « peu à peu les complexités de ce qui est enfin devenu américano-roman », voient comment il articule le tissu un type : l’emboîtement des niveaux horizontaux, la urbain, optimise l’usage du sol, distribue les espaces, per- diffusion de la lumière sur des plateaux rayonnants, le met de chauffer de vastes volumes. Mais leurs idées ne rôle du noyau central, la division des niveaux, la mixité sont pas nettes, lorsqu’ils taxent l’immeuble de bureau de des fonctions (car l’unité de l’immeuble de bureaux « maison haute ». Quant à l’ossature métallique, elle ne d’autrefois doit être revue), la maîtrise des circulations, convainc pas, quand, plus tard, on la confronte au béton. la membrane des façades. Une première synthèse entre le réalisme états-uniens Expérimenté à Villeurbanne et les idées du mouvement moderne, intégrant cette com- Après 1918, la grande hauteur est pourtant expéri- plexité, se fait jour, en 1926-1932, dans le Philadelphia Sa- mentée dans le quartier dit justement des gratte-ciel, à vings Fund Society, de George Howe (à nouveau un an- Villeurbanne (1927-1931), vaste ensemble à usage d’ha- cien des Beaux-Arts de Paris) et William E. Lescaze bitat social bâti par Môrice Leroux dans la banlieue ou- (formé, lui, à Zurich), qui s’affirme, dissymétrique au vrière de . On y remarque deux tours, de 19 étages, possible, pour concilier, dans une structure dynamique, techniquement inventives (pour leur chauffage notam- les volumes écrasés de son piédestal (agence bancaire), ment), érigées en gradins sur une structure de métal qui verticaux de son corps principal, à l’avant, équipé de l’air n’est pas sans rappeler l’exemple américain. conditionné, et de sa colonne d’ascenseurs, à l’arrière. Peu auparavant, la grande hauteur a été agitée comme C’est ce que l’on appelle bientôt, à la suite d’une expo- une sorte d’épouvantail par les deux papes de l’entre- sition du Museum of Modern Art à New York, en 1932, deux-guerres : Auguste Perret et Le Corbusier. Le pre-

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mier dessine une avenue bordée de tours pour l’habita- Les tours aujourd’hui ? tion, vaguement éclectiques, partant des anciennes for- Or, si l’on veut, au regard de ces faits, prendre les tifications de Paris, vers la banlieue. Il publie cette planche moyens d’un jugement raisonnable sur les tours, pour les dans L’Illustration du 12 août 1922, mais se démarque aus- besoins de notre temps, il faut se libérer de quelques cli- sitôt de l’influence nord-américaine dont il juge les gratte- chés. Résumons quelques points clés. La tour n’est pas ciel trop élevés et les rues trop étroites. un type unique, caractérisé par sa seule hauteur (plus de À la même époque, lui-même rétif à cette influence, 10 étages), loin de là. Elle ne se réduit pas à un objet hors C’est sa base qui Le Corbusier prépare un schéma de ville pour 3 millions norme, une icône d’autant plus agressive pour l’environ- commande l’insertion de la tour dans la ville : d’habitants qu’il transpose, peu après, dans le plan Voisin nement qu’elle est isolée, spectaculaire et innovante. Ses parvis, de Paris, dévoilé lors de l’exposition internationale des parties hautes sont moins déterminantes que sa base, car podium, jardin, dalle, arts décoratifs et industriels modernes, en 1925. Il place c’est celle-ci qui commande son insertion dans la ville : par- place, etc. sur la rive droite de la Seine, d’immenses artères de cir- vis, podium, jardin, dalle, place, etc., ne se ressemblent pas. culation pour la reine automobile, cantonnées de dix- Le site d’implantation conditionne donc la taille et huit tours cruciformes qui annihilent le tissu antérieur, ne le profil architectonique des projets, non l’inverse, puisque gardant du passé que quelques marqueurs. Cette provo- la tour n’est pas dévoreuse d’espace au sol. Elle s’ac- cation déclenche, on s’en doute, un tollé. commode au contraire de parcelles cadastrales assez mo- destes et est compatible avec la topographie des îlots his- La cité de la Muette toriques. D’où la variété des lieux et des échelles possibles Aussi, lorsque survient le concours pour l’aménage- dont dépend l’approche de la densité, de l’énergie, de la ment de la voie monumentale partant de la porte Maillot durabilité et des circulations. (1930), où s’exprime une timide forme d’américanisation, Les auteurs d’un récent (et remarquable) Manuel de les projets de tours (par Henri sauvage, Robert Mallet-Ste- la grande hauteur distinguent ainsi plus de vingt combi- vens, entre autres) sont-ils recalés. C’est pourtant l’année où naisons entre « le monument en cœur d’îlot » et la « mé- Paul Morand publie New York. Mais on se souvient des gastructure de tours ». Les aménageurs pourraient en ti- éructations de Louis-Ferdinand Céline (alias Bardamu), rer d’utiles leçons pour l’avenir. y débarquant au petit matin et découvrant, avec horreur, dans Voyage au bout de la nuit (1932), une « ville debout, (…) pas baisante du tout, raide à faire peur » ! Le premier chantier français de la grande hauteur ne débute, en définitive, qu’en 1933 à la cité de La Muette POUR (Eugène Beaudouin, Marcel Lods), à Drancy : 5 tours de 14 étages, ponctuant des immeubles parallèles, en ALLER bande, de 4 étages, autour d’une immense cour, au des- PLUS LOIN Cohen (Jean-Louis), Damisch tin funeste puisqu’elle est transformée, pendant la Se- (Hubert), Américanisme et conde Guerre mondiale, en camp de transit pour les modernité : l’idéal américain Juifs, avant leur déportation vers les camps de la mort. dans l’architecture et l’urbanisme, Paris, Flammarion, 1998. Au-delà de cet usage terrible par les nazis, La Muette est Massu (Claude), Chicago : de la modernité en architecture, 1950- davantage tenue, à juste titre, comme l’ancêtre de nos grands 1985, , Parenthèses, 1997. ensembles. Il est vrai qu’elle a peu en commun avec les ex- Firley (Éric), Gimbal (Julie), La tour et la ville : manuel de la périences américaines. Tout y est différent : matériau, objectif, grande hauteur, Marseille, Parenthèses, 2011. technologie, emprise au sol, rapport à la ville, sécurité, idéo- Zukowsky (John) dir., Chicago : naissance d’une métropole, 1872- logie, financement, etc., en sorte qu’il y a, depuis ce temps, 1922, Paris ; Munich, RMN ; Prestel-Verlag, 1987. une confusion française typique, entre tour et grand en- semble, entre tour de bureaux et barre de logements.

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Nantes et de Malmö : deux cas de tours

CONTEXTE> Il y a tour et tour. Deux exemples pour il- lustrer les changements de style et d’époque. Une « vieille » tour : celle de Bretagne à Nantes, la plus haute de l’Ouest, emblématique des années soixante- dix. Marc Dumont en décrit ici les avatars. Très loin de là, la tour vrillée de Malmö en Suède. Cette Turning Torso audacieuse inaugurée 2005 mélange loge- ments et bureaux.

TEXTE > MARC DUMONT

La Tour Bretagne : premier gratte-ciel de l’Ouest 1976 : l’Ouest obtenait son premier gratte-ciel ! Réalisée par l’architecte Claude Devorsine après 5 ans de travaux, la Tour Bretagne va marquer à partir de cette date le paysage nantais et, de fait, constituer la tour de grande hauteur la plus haute de l’Ouest. S’éle- vant à 144 m (étage inférieurs compris) pour un poids total de 80 000 tonnes dont 1400 kg d’acier, la Tour est venue répondre à l’exigence de disposer d’une offre conséquente de bâtiment tertiaire dans un secteur très exigu (à peine 1800 m²). En 1968, l’idée était alors de construire un parking sur six étages avec station-service. Les trois premiers ni- veaux auraient été occupés par un grand centre-com- mercial composé de 25 boutiques et de restauration ra- pide, le reste de la tour étant occupée par des bureaux occuperaient l’ensemble des étages supérieurs. Il faut dire que la place de Bretagne offrait des conditions op- timales même si au départ c’était plutôt un parking sou- terrain qui était envisagé.

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La tour est caractéristique des années 1970, à l’image La tour de Bretagne dispose aujourd’hui de parkings de la Tour Montparnasse – petit complexe nantais par rap- souterrains. Les étages sont entièrement occupés par port à la Capitale ? – avec une forme massive, carrée, stric- des bureaux, utilisés en majorité par des administrations La Tour Bretagne va tement minimaliste et bien inscrite dans la logique du style qui pourtant à cause des loyers trop élevés sont toujours marquer le paysage nantais et constituer la international, illustrant aussi l’urbanisme de la démesure restés à moitié vide. Une déshérence accentuée depuis tour la plus haute de et des grands gestes architecturaux (grandiloquents plus le départ des services de la communauté urbaine Nantes l’Ouest. qu’autre chose), de ces années-là; Métropole sur le site du Canal Saint-Félix ; la tour sem- Reste que le rapport des Nantais à cette Tour est bien ble aujourd’hui chercher en vain un second souffle... Les Nantais n’aime pas mauvais, les sondages montrent régulièrement qu’elle est D’où le fait que la terrasse du 32e étage, encore fer- cette Tour jugée froide, bien intégrée à l’univers mental des habitants, mais pas mée, devrait rouvrir au public à partir de juin 2012, avec distante et surtout moins détestée : froide, distante et surtout inaccessible. la réalisation d’un café-restaurant, dans le cadre de la inaccessible. En 1971, la réalisation en a été confiée à une société programmation « Le Voyage à Nantes ». Débouché « mi- d’économie mixte. Elle était censée témoigner du classe- racle » ? Le Nid à 150 m de haut offrira une terrasse qui ment de la ville en « métropole d’équilibre ». Le centre permettant de découvrir la ville à 360 degrés. Cet es- commercial n’y sera finalement jamais réalisé. La chronique pace de convivialité, représentant le nid d’un gigan- de sa construction et de sa vie quotidienne ont été un peu tu- tesque héron, est une création du plasticien Jean Jul- multueuses comme cet épisode de l’oubli du dépôt de la lien. Et le bar restera ouvert après le « Voyage à Nantes »: demande de permis de construire alors que les plans avaient tout un chacun pourra faire le tour de la terrasse, qui déjà été réalisés, ce qui retarda la construction de deux ans. sera recouverte d’un filet pour des questions de sécurité. Ou bien le cas de ce restaurant du 29e étage qui a dû fina- lement fermer compte tenu du nombre de suicides....

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La Turning Torso : un défi technique inclus des systèmes de recyclage des déchets de cuisine, Dans la ville suédoise de Malmö situé sur la côte du de « monitoring » par ses habitants de leurs consom- détroit de Öresund et à la pointe des démarches de dé- mation de chaleur et d’eau. veloppement durable – la ville a notamment visé l’auto- Naturellement, mêlant bureaux et logement, la vue suffisance énergétique à travers un grand projet de ges- des habitants est imprenable : Falsterbo et Trelleborg, au tion intégrée –, on trouve le second plus haut gratte- sud, Helsingborg, au nord, l’ouest de Copenhague, et les La tour atteint aussi des ciel d’Europe, la Turning Torso, tour de grande hau- plaines de l’Est…. objectifs de moindre teur emblématique du style déconstructiviste. Cette impact écologique. tour, conçue par l’architecte espagnol Santiago Cala- trava, atteint une hauteur de 190 mètres, et ce petit chef-d’œuvre d’ingénierie se compose de dix étages de bureaux, 147 appartements (chaque étage dispose d’en- viron 400 m² de surface habitable), locaux de banquet, cave à vin, salles de conférence, salle de sport… La construction de ce gratte-ciel a représenté un considérable défi technique du fait de sa forme : la tour se compose de neuf cubes assemblés en spirale formant un bâtiment s’élevant dans le ciel en tournant sur lui- même d’un quart de tour. Le « Torso » indique l’inspi- ration de l’architecte Santiago Calatrava dans le mou- vement d’élévation d’un corps humain. Calatrava, sculp- teur de formation, architecte et ingénieur, est entre au- tres responsables de projets tels que le complexe sportif olympique d’Athènes et le World Trade Center Trans- portation Hub, qui est en cours de construction dans le cadre de Ground Zero. Il a aussi créé plusieurs ponts, les gares et les tours de contrôle du trafic aérien. L’ar- chitecte fonde son travail sur la perspective d’un sculp- teur ; il s’est inspiré des animaux et des humains et leurs mouvements naturels. Il réalisera lui-même certaines oeuvre d’art présente dans la tour de Malmö. Au final, la Turning Torso combine sculptures et bâtiments clas- siques de l’immeuble de grande hauteur. Les chiffres de la tour donnent un peu le vertige, comme les 2368 fenêtres de la façade principale, trois as- censeurs desservant les appartements se déplaçant à cinq mètres par seconde (donc 38 secondes pour passer du niveau du sol à 54e étage…), 4 400 tonnes de barres d’armature et de 25 000 mètres cubes de béton néces- saires à la construire… La tour atteint aussi des objectifs de moindre impact écologique : une liste de 10 matériaux dangereux à éli- miner a été incluse dans le cahier des charges, elle a été construite avec des matériaux locaux, elle exploite l’énergie renouvelable, vise les économies d’énergie,

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De l’origine des grands ensembles

RÉSUMÉ > Les cités-jardins françaises des années vingt sont une sorte de prélude aux grands ensembles, ces regroupements à caractère social qui dépassent les 500 logements et qui fleurirent après-guerre. Ces grands ensembles doivent aussi beaucoup à l’influence américaine et à celle de Le Corbusier. Question : com- ment ce creuset supposé d’une société nouvelle et éga- litaire en est-il venu à polariser les tensions sociales ?

TEXTE > HERVÉ VIEILLARD-BARON

Toute recherche sur la naissance des grands en- sembles français conduit à s’interroger sur l’ori- gine d’une forme urbaine en rupture avec l’ancienne HERVÉ VIEILLARD-BARON diversité paysagère de la ville, mais aussi sur la place des est professeur à utopies dans la pensée urbaine. Elle s’inscrit dans la l’université Paris Ouest Nanterre, directeur du complexité pour autant que ces ensembles résultent de master de géograhie et réflexions croisées, comme celles qui ont conduit à la d’aménagement, membre définition du logement social à partir des cités ouvrières, de l’Unité mixte de recherche du CNRS, LAVUE ou celles qui ont engendré de véritables fondations ur- (Laboratoire Architecture baines en s’appuyant sur une esthétique architecturale Ville Urbanisme adaptée ou non au logement du plus grand nombre. La Environnement). forme même des « tours » qui ont fleuri avec les barres dans les années 1960 n’est pas étrangère à celle du gratte- ciel américain, mais elle résulte d’un long processus d’adaptation et de recontextualisation. Pour mémoire, on rappellera que l’expression « grand ensemble »1 entre en concurrence dès les années 1930 avec l’appellation plus expressive de « gratte-ciel de ban-

1. Le vocable de « grand ensemble » est apparu pour la première fois en juin 1935 sous la plume de l’urbaniste Maurice Rotival, dans le titre d’un article publié par la revue L’Architecture d’aujourd’hui et consacré aux HBM collectifs construits par les Offices publics en vue de « moderniser la banlieue ».

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lieue », ou de « gratte-ciel d’habitation » reprise des Lods et Beaudouin constitue le meilleur exemple du dé- États-Unis. Elle est parfois confondue après 1945 avec tournement des théories initiales, tout en étant présentée les notions plus globalisantes de « cité nouvelle », de comme l’idéal-type de la « cité-jardin verticale ». Celle- « ville neuve », de « ville-satellite » ou, tout simple- ci devait se composer d’un premier ensemble de dix barres ment, de « ville nouvelle ». Mais aussi étonnant que parallèles en peigne reliées entre elles par cinq tours de cela puisse paraître, le grand ensemble n’a pas de défi- cinquante mètres de hauteur, d’un second ensemble en nition juridique en France : il ne désigne pas un mode redan, d’un troisième groupe de trois barres en U, et en- C’est le seuil minimal de d’édification, mais plutôt une forme urbaine caractéri- fin d’un quatrième ensemble permettant de clore le mail. 500 logements qui est généralement retenu pour sée par un regroupement de barres et de tours sur un es- Mais cette opération, présentée comme révolutionnaire, les « grands ensembles ». pace soumis aux règles du zonage. est victime de la crise économique à telle enseigne que le Du point de vue quantitatif, c’est le seuil des 500 lo- gouvernement affecte en 1938 une partie de l’ensemble gements qui est généralement retenu dans la mesure aux compagnies de gardes mobiles de Paris. Détournée de où il correspond au seuil minimal nécessaire pour la ses intentions sociales, la cité de la Muette est ainsi de- programmation d’une ZUP après 1958. Nous considé- venue le premier grand ensemble de la région parisienne, rerons ici que le grand ensemble se définit à partir de ensemble tragiquement célèbre puisqu’il servira de camp cinq critères : la rupture introduite avec le tissu ancien, de rassemblement des juifs pendant la guerre. la forme (tours et barres), la taille (plus de 500 loge- ments), le mode de financement (aides de l’État) et la Les gratte-ciel de Villeurbanne globalité de la conception. La localisation périphérique, Les «gratte-ciel» situés au centre de Villeurbanne, majoritaire pour la région parisienne, ne saurait consti- à l’est de Lyon, annoncent aussi à leur manière ce que tuer un critère général puisque plus de la moitié des seront les dispositifs qui présideront à la construction grands ensembles de province ont été construits en si- des tours après la guerre. Cette œuvre spectaculaire qui tuation centrale ou péricentrale. souligne les intentions sociales de la municipalité À la différence de l’Angleterre, les lignes Dans un premier temps, nous montrerons en quoi les (« changer la ville pour changer la vie ») comprend rectilignes s’imposent cités-jardins à la française sont emblématiques d’un mou- trois ensembles : six groupes d’immeubles avec deux face aux courbes. vement qui conduira à un habitat social de masse et à des gratte-ciel de dix-neuf étages, l’hôtel de ville et le Pa- constructions imposantes. Dans un deuxième temps, nous lais du travail. Sa conception résulte des principes énon- verrons quelles ont été les influences américaines dans les cés pour la réalisation des cités-jardins : hygiène, ratio- formes qui ont été développées par les urbanistes et les ar- nalité, esthétique et économie. chitectes des grands ensembles, avant de rappeler l’in- À partir de 1952-1953, de puissants moyens tech- fluence décisive, mais non exclusive, de Le Corbusier. niques, financiers et législatifs seront mobilisés. La conjonction d’une volonté politique et d’une planifica- La cité de Drancy (1935) : un dévoiement tion cohérente fera alors du logement « une tâche im- Après les cités ouvrières et les habitations à bon mar- pérative ». La guerre avait popularisé le modèle améri- ché, les cités-jardins à la française construites dans les an- cain, mais le rôle que les États-Unis ont joué dans le nées 1920 comportent non seulement des villas, mais un domaine de l’architecture et de la conception urbaine nombre important de petits immeubles collectifs en est bien antérieur en réalité. écho aux sollicitations du « Mouvement moderne ». À la différence de l’Angleterre, les lignes rectilignes s’im- À l’origine, posent face aux courbes et le principe de la relation à la une fascination pour l’Amérique nature comme facteur de développement social n’ap- Dès la fin du 19e siècle, on a pu observer, d’une rive de paraît pas totalement décisif. La cité-jardin de Suresnes, l’océan atlantique à l’autre, une série de transmissions qui construite à l’ouest de Paris, comporte par exemple 2327 ont légitimé la construction massive d’ensembles de lo- logements collectifs et 173 pavillons individuels. gements, mais aussi l’élaboration de véritables projets de La cité de La Muette érigée en 1935 à Drancy par ville. Toute proportion gardée, l’effet monumental qui

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était réservé à la fin du Moyen Âge au pouvoir religieux gers aux préoccupations des architectes européens, ne se- avec l’église et son clocher, au pouvoir militaire avec la for- rait-ce que par les critiques dont ils font l’objet. La tour de teresse et son donjon, ou encore au pouvoir municipal grande hauteur souligne en effet les problèmes posés par avec le beffroi, se manifeste au 20e siècle avec le gigantisme la lumière, l’aération et la congestion des agglomérations. des gratte-ciel et la puissance des grands ensembles, ceux- ci étant devenus en quelque sorte « une affaire d’État »2. Le rêve d’Auguste Perret Qu’on ne s’y trompe pas : les gratte-ciel américains sont au Après avoir comparé la Tour Eiffel aux gratte-ciel, le début le produit d’une vision anticonformiste, alors que les grand architecte français Auguste Perret se demande à la grands ensembles, construits «en série» dans les années même époque s’il est possible « de concevoir toutes les 1960-70, se révèlent bien vite d’un conformisme radical maisons d’une cité moderne semblables à celle-là (la Construits «en série» dans n’hésitant pas à aligner des dizaines de barres et de tours tour Eiffel) et encore plus développées vers le ciel ? ». En les années1960-70, ils se révèlent bien vite d’un dans la linéarité du chemin de grue. 1920, dans L’Intransigeant, il va jusqu’à déclarer : « Voici conformisme radical. la cité que je me plais de concevoir. Des avenues de La ville « idéale » ? 250 mètres de large et, de part et d’autre, des maisons qui Pour préciser les choses, il est nécessaire de faire re- touchent aux nuages, des tours si vous voulez, des blocs tour sur un passé plus éloigné et de se référer aux exem- espacés communiquant entre eux par des passerelles… ». ples étrangers. On voit ainsi qu’entre 1890 et 1930, une Perret fait ainsi dessiner un projet de gratte-ciel pour ambition totalisante anime aussi bien les ingénieurs l’axe « Paris-Saint-Germain » à partir des anciennes for- américains que les architectes germaniques qui sem- tifications : ces gratte-ciel, conçus pour l’habitation et blent les plus novateurs en Europe. Leur objectif final non pour les bureaux, s’étalent en bordure de voies, se- est de créer une ville parfaitement proportionnée. L’im- lon le principe de la séparation des circulations. Mais le meuble collectif est plébiscité : il apparaît pour eux dessin des tours est ici de style néo-classique et le plan comme un pion posé sur un damier renouvelé dans ses d’ensemble contient une critique explicite de l’organi- La guerre de 14-18 articulations et ses circulations. Cette ville idéale ira sation américaine. Perret condamne « l’erreur des gratte- renforce le désir des jusqu’à corriger les errances urbanistiques de Manhattan, ciel américains, tout à fait illogiques dans des avenues Américains de faire pourtant symbole de la modernité américaine : « Ima- trop étroites »3. Dans la pratique, ses tours auront un l’expérience d’une vie nouvelle. ginez que, par un coup de baguette magique, nous puis- plan cruciforme (que l’on retrouvera dans les années sions recomposer les gratte-ciel de New York en les ren- 1960-70) afin que la lumière « se répande à flots dans dant uniformes tels des piliers magnifiques et parfaite- tous les appartements ». ment proportionnés pour les regrouper de façon à réa- Aux États-Unis, la conception d’une ville idéale ne liser une sorte de temple merveilleux et impressionnant vient pas seulement de New York, la ville-phare. L’ar- au cœur de la City (…) », s’exclame Richard Paget au chitecte Louis Henry Sullivan remet en question le plan congrès de Londres sur la planification urbaine en 1910. en damier et fait adopter à Chicago le principe de la La majesté de l’ordonnancement est sans doute un construction en hauteur dès la fin du 19e siècle. La guerre défi pour l’homme, mais c’est aussi un défi lancé aux de 14-18 renforce le désir des Américains de faire l’ex- dieux ! Symboliquement, dans sa confrontation avec le périence d’une vie nouvelle. Il s’agit en somme de sortir ciel, le gigantisme de la tour célèbre le progrès après avoir de la folie des hommes en exposant ce qu’ils peuvent glorifié les princes. Les normes architecturales classiques faire de meilleur. Le saut doit être qualitatif et quantita- sont rejetées au profit de la transparence et de la « multi- tif. Il faut viser à l’universalité pour traiter l’habitat des cellularité ». En somme, par une surenchère de tech- masses humaines. Autrement dit, la nouvelle pensée sur niques toujours plus audacieuses, il s’agit de transgresser la ville résulte d’une vision de démiurge et d’une idéo- l’ordre ancien et de retrouver les voies de la liberté. logie centrée sur la régénérescence sociale par l’habi- Précisément, si l’on met à part leur caractère luxueux et leur fonction de service (bureaux, hôtel, commerce, 2. Architecture et modernité, Daniel Pinson, Dominos, Flammarion, 1996. administration), les gratte-ciel américains ne sont pas étran- 3. L’Illustration, Vol.80, N°4145,12 août 1922.

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tat. L’ouvrage de Victor Cambon intitulé « Etats-Unis- caines pour temps de guerre. La vue aérienne des écoles France, comment un peuple grandit »4 se fait en quelque d’aviation américaines construites pendant le conflit sorte l’écho de cette conception nouvelle. impressionne l’architecte Marcel Lods : « Les écoles d’aviation sont de pures merveilles et leur aspect, vue L’Europe inspire l’Amérique d’avion, exprime toujours une clarté de plan magni- Il s’agit de trouver une expression monumentale qui fique. Les pistes, le logement des élèves, celui du per- soit sans ambiguïté et directement convaincante avec des sonnel, les hangars aux avions, les terrains de sport, le formes autonomes et claires. Ce faisant, les architectes tout noyé dans la verdure, donne, vue de 2000 mètres, Catherine Bauer montre aux Américains qu’une américains se situent dans la continuité des penseurs ger- une splendide impression d’ordre, de clarté d’esprit et nouvelle architecture est maniques comme Gropius, ou Hilberseimer qui dessine d’élégance du problème résolu. »7 en train de naître en en 1924 une ville verticale « Hochhausstadt » de 120 Il reste que la machine industrielle qui produira les Europe îlots uniformes pour un million d’habitants. Ces derniers grands ensembles n’est pas encore mise en place en auront leur lieu de travail dans les niveaux inférieurs et 1952, même si les effets du Plan Marshall commencent leur appartement dans les niveaux supérieurs. La sépa- à se faire sentir. Dans le Plan Monnet de 1947, le loge- ration des circulations sera rigoureuse et l’ancien épar- ment est sacrifié au profit de l’industrie lourde et il fau- pillement des maisons particulières sera remplacé par dra attendre le 3ème Plan pour que le logement de- une masse de chambres entièrement équipées5. vienne une priorité nationale. C’est ce retard qui va Mais ce message rationaliste s’il est adapté aux gratte- conduire la France à accélérer sa production et à la ciel de bureau s’avère mal adapté à des logements des- concentrer sur un temps très court. La plupart des grands tinés à des catégories modestes. La « nouvelle donne » ensembles sont bâtis en effet pendant une période de (New Deal) promise en 1933 par Roosevelt doit passer vingt ans, de 1955 à 1975, et ils reprennent en partie par une politique fédérale du logement, ce qui semble l’équation américaine : pragmatisme, massivité, écono- alors totalement contraire à l’esprit américain. C’est dans mie, temps court d’utilisation, simplification des maté- ces conditions extrêmes que l’Amérique se tourne vers riaux et préfabrication dans un contexte de rareté de la l’Europe. L’architecte américaine Catherine Bauer tente main d’œuvre. Après avoir bénéficié des importations ainsi de faire comprendre à ses compatriotes la spécificité américaines, la France crée progressivement ses propres de l’habitat social européen. Elle leur décrit les expé- filières productives. On passe alors à une normalisation C’est son retard qui va riences de Francfort, les cités Törten (à Dessau) et Sie- typiquement française et à un champ technique auto- conduire la France à mensstadt (à Berlin) conçues par Walter Gropius. Elle nome de l’Amérique où Le Corbusier garde une place accélérer sa production et à la concentrer sur un rend compte aussi de la cité de la Muette construite avec qui n’est pas négligeable, mais qui est loin d’être unique. temps très court. La des procédés de préfabrication novateurs. Finalement, plupart des grands Catherine Bauer montre aux Américains qu’une nou- ensembles sont bâtis Les paradoxes de Le Corbusier pendant une période de velle architecture (Neues Bauen) est en train de naître en Depuis les années 1980, il existe une rhétorique, plus vingt ans, de 1955 à 1975. Europe en prenant en compte la réponse immédiate ou moins accusatrice, qui attribue à Le Corbusier la pa- aux besoins de logement de la société industrielle6. ternité des grands ensembles. La réalité est bien diffé- rente. Déjà les positions du grand architecte sont am- À partir de 1955 Après la Seconde Guerre mondiale, pour répondre à 4. États-Unis-France, Comment un peuple grandit, Victor Cambon, 1917, Pierre Ro- la gigantesque crise du logement du pays, les Français ger et Cie éditeurs, Paris 5. Les projets pour la métropole des années vingt, référents américains, Aldo de Poli, vont relire à leur tour les expériences américaines, en Américanisme et modernité, (sous la dir. de J.L. Cohen et H. Damisch), EHESS, particulier celles qui ont servi pendant la guerre à as- Flammarion, 1992. surer un logement provisoire aux soldats ou aux popu- 6. Anatole Kopp, Les racines européennes de la culture du New Deal, In América- nisme et modernité (sous la dir. de J.L. Cohen et H. Damisch), EHESS, Flamma- lations déplacées. À certains égards, les grands ensembles rion, 1992. français apparaissent comme un succédané des construc- 7. Patrice Noviant, 1945 : peur de l’américanisation et production française du lo- tions industrielles et des habitations de fortune améri- gement, Ibid.

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biguës vis-à-vis de l’Amérique et des gratte-ciel puisqu’elles désaxer Paris. Il s’agit d’abord, pour le concepteur des procèdent tout à la fois de la fascination et de l’aversion. « cités radieuses », de renouveler les espaces de circula- Certes, la cité de la « Ville contemporaine » dont Le tion et les volumes bâtis par un agencement subtil de Corbusier développe le projet en 1925 découle d’une tours et de barres. À la trame unique des rues anciennes, Le Corbusier veut en finir analyse soignée des villes américaines : elle compren- il s’agit de substituer un système classé suivant les « conte- avec l’étouffement et la drait ainsi un ensemble de gratte-ciel de 200 mètres de nus » et formé de plusieurs trames superposées suscep- noirceur des rues- haut, mais ces derniers seraient reportés au second plan tibles de suivre l’évolution des besoins de l’homme. corridors de New York. de la vision en étant situés très en retrait des axes de cir- culation. L’objectif est d’en finir avec l’étouffement et Trois principes simples la noirceur des rues-corridors de New York. Il n’en reste pas moins que les conceptions urbanis- En fait, pour Le Corbusier, le gratte-ciel est à la fois tiques de Le Corbusier s’appuient sur trois principes un modèle et source de difficultés. S’il a l’inconvénient préalables qui ont largement orienté la construction des d’assombrir la rue, il permet de libérer un très grand grands ensembles : d’abord la nécessité de passer à « l’or- espace au sol. Il n’occupe en effet que 5% de la surface dre de grandeur » répondant à la civilisation du plus de la parcelle ; le reste est planté et sert de poumon vert grand nombre, ensuite la mise en œuvre concertée des à l’ensemble. En même temps, la forte densité du gratte- instruments de la rénovation urbaine et, enfin, le ca- ciel (3000 habitants à l’hectare en moyenne) permet ractère élémentaire des fonctions humaines, au-delà de réduire les distances et d’assurer la rapidité des com- même du strict fonctionnalisme pour lequel la forme munications. Ce faisant, Le Corbusier emprunte une doit toujours être l’expression d’une fonction. Ces prin- partie de ses réflexions à Auguste Perret. Épurant la cipes simples, voire même simplificateurs n’ont cessé forme des gratte-ciel, il déclare cependant que Perret de poser question à tous ceux qui se sont interrogés sur pense « en allée » et non en plan… Outre le plan « Voi- le devenir des grands ensembles. Si le débat s’est focalisé sin » de 1925 conçu pour la capitale parisienne, il pro- longtemps sur l’unité d’habitation et sur l’architecture, pose une construction de gratte-ciel en 1931, à l’occasion il porte aujourd’hui davantage sur le blocage des diffé- du concours d’idées qui a été lancé pour l’aménage- rentes fonctions de la ville en unités spatiales normali- Les grands ensembles ment de la « voie triomphale » de l’Étoile à La Défense. sées et isolées. expriment à leur manière Même s’il admire le phalanstère de Fourier, Le Cor- le miracle économique qui busier se défend de se placer sur le plan de l’utopie. Vitrine de la croissance… s’affirme de 1953 à 1973. Pour lui, ce serait aller contre l’histoire que de refuser Au final, on voit bien que les grands ensembles fran- l’adaptation des modes de vie aux réalités nouvelles en çais, avec les barres et les tours qui les animent, sont le pro- ignorant l’avènement de la société machiniste. duit non seulement d’une longue mise en place concep- tuelle, mais aussi d’une conjoncture particulière qui voit Respect de l’ancien, quand même se succéder en quelques années une crise économique Paradoxalement encore, alors qu’il se dit résolument d’une ampleur sans précédent, une guerre mondiale et moderne, Le Corbusier ne cesse de mettre l’accent sur une période d’intense activité conduisant à l’industriali- le rôle des anciennes circulations et sur les relations qui sation et au financement massif de la construction. s’établissent à l’intérieur même du territoire urbanisé. L’idéologie solidariste qui les a inspirés sera pro- Il considère que l’urbaniste n’a pas la liberté de déplacer gressivement infléchie dans un sens pragmatique, même le centre de gravité des métropoles: ce centre en effet si les discours contemporains sur la mixité sociale sem- dépend directement du réseau des cheminements et des blent renouer avec un certain passé. Un regard rétros- relations sociales fondées sur la géographie et nourries par pectif montre que ces grands ensembles sont présentés l’histoire. Tout déplacement du centre mettrait en cause au milieu des Trente Glorieuses comme la vitrine de les anciennes continuités et la vocation maîtresse de la la croissance. Ils expriment à leur manière le miracle ville. C’est la raison pour laquelle le Plan Voisin, icono- économique qui s’affirme de 1953 à 1973 aussi bien en claste par ailleurs, rejette toute hypothèse qui tendrait à termes de programmation, de fabrication que de ges-

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tion. Mais la filiation des tours avec la forme du gratte- massivement, peut-être conviendrait-il de réfléchir plus ciel américain est indirecte, et l’influence des modes avant sur la place des hommes dans l’habitat et dans de planification urbaine à l’américaine est loin d’être les choix de localisation. Ne s’agit-il pas d’abord de re- systématique. vivifier ce qu’il y a de plus humain dans l’urbanité ?

… devenue « quartiers sensibles » Aujourd’hui, la forme urbaine du grand ensemble - celle-là même qui devait être le creuset d’une société nouvelle plus égalitaire - polarise les tensions sociales. Et le zonage va jusqu’à accréditer la thèse de la fragmen- Réfléchir plus avant sur la tation urbaine en soulignant les territoires de l’exclu- place des hommes dans l’habitat et dans les choix sion. En somme, les grands ensembles ont été victimes de localisation. de leur succès dans un premier temps et de l’enrichis- sement d’une partie de leurs habitants dans une se- conde étape, dans la mesure où ces derniers les ont quittés. L’état actuel des quartiers sensibles et la mise en œuvre de la « rénovation urbaine » qui concerne une partie d’entre eux devraient conduire à des leçons de modestie. Le changement social et l’arrivée de nou- velles générations ne rendent-ils pas caduques les ex- trapolations abstraites d’une « technostructure » qui s’est crue missionnée pour « le bien du peuple » à une époque donnée ? Enfin, en termes esthétiques et urbanistiques, on a pu croire que le 11 septembre 2001 avait sonné le glas des formes urbaines les plus élevées. Il n’en est rien. Les im- meubles de grande hauteur fleurissent non seulement dans les grandes métropoles d’Asie et d’Amérique latine, mais aussi dans les émirats arabes, que ce soit à Bahreïn ou à Dubaï. Le débat est relancé depuis quelques an- nées en Europe et tout particulièrement en France. En novembre 2010, le Conseil de Paris a voté une modifi- cation du Plan local d’urbanisme permettant de construire des tours de grande hauteur au-delà du plafond des 37 mètres. Les projets sont déjà avancés dans le 13ème arrondissement, à la porte de Versailles et dans le secteur des Batignolles au nord ouest de Paris.

La tour, une opportunité ? La tour semble une opportunité nouvelle ; elle tire sa légitimité des multiples rapports sur les bienfaits de la ville dense dans le cadre du développement durable, même si la question de la densification est étroitement associée à celle du coût du foncier dans un contexte de forte tension sur le logement. Mais avant de déplafonner

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Les grues sont de retour au Blosne

RÉSUMÉ > Le Blosne était quasiment figé depuis son achèvement, il y a quarante ans. Aujourd’hui les grues sont de retour. Elles s’attaquent aux tours pour les ré- nover, les rhabiller, les restructurer. Ce chantier n’est que la première étape d’un projet de profonde transformation du Blosne.

TEXTE > CATHERINE GUY

À Rennes, le plus grand quartier de grands en- sembles est celui du Blosne, dont la construction s’est achevée en 1973. Par la suite, l’hôpital Fontenoy (1980) et le centre culturel Le Triangle (1985) sont encore sortis de terre, et le quartier a aussi bénéficié de cinq stations de la pre- mière ligne de métro Val (2002), mais plus aucun im- meuble d’habitat n’a été bâti! Alors que la population de la CATHERINE GUY, ville de Rennes a continué de s’accroître et que celle des présidente de l’Institut d’aménagement et communes de l’agglomération s’est envolée, le nombre des d’urbanisme de Rennes habitants du Blosne a diminué de 30 % pour se situer au- (IAUR), membre du comité jourd’hui aux alentours de 18 000 personnes. de rédaction de Place Publique Un projet urbain participatif Le projet urbain participatif engagé par la Ville pour améliorer le Blosne voudrait inverser ce déclin en construisant, comme dans les autres quartiers, de nou- veaux logements. Ils seraient plus adaptés à la baisse de la taille des ménages et dotés d’une qualité environne- mentale qui les rende attractifs. Voici déjà un premier parti-pris qui interroge: construire au Blosne ? Alors qu’au même moment, au niveau national, l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) postule que la rénova- tion passe par la destruction ! Et voilà un second propos

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La tour Aunis avant les travaux. La même tour habillée de noir telle qu’elle sera après les travaux.

qui dérange plus encore : construire quelque sorte « changer de peau », l’une noire et l’autre de nouvelles tours !1 blanche, comme le négatif et le positif du même objet, à Des tours ? Le projet présenté peine adoucies de quelques taches de couleur vive après par Antoine Grumbach en dessine les réactions interloquées des habitants à cette radicalité bi- l’éventail des possibles : alignées le colore. L’application de cette nouvelle peau pourra ainsi long des rues, animées de décro- les envelopper des techniques adaptées sur les plans pho- chements, agrémentées de larges nique et thermique, dans le but de faire économiser aux ha- terrasses, verdies de plantations, co- bitants environ 30% de leur facture d’énergie. lorisées par le dessin de présenta- Le deuxième aspect modifie la structure interne des tion, les tours qu’il imagine s’insè- deux tours, car les grands appartements d’origine sont sou- rent dans le quartier pour accueil- vent inadaptés à la taille actuelle des familles. Il s’agit donc lir de nouveaux habitants, que l’on de les faire évoluer de manière à pouvoir accueillir des lo- suppose attirés par la très bonne si- cataires à la recherche d’un logement à leur mesure, sur le tuation du quartier, ses espaces verts, plan de la superficie comme sur celui du montant du ses équipements et sa connexion à la loyer. C’est pourquoi l’une des tours va voir les 32 appar- gare et au centre. Ces dessins solli- tements des sept étages inférieurs transformés en 77 petits citent l’imagination, mais sans qu’on logements, destinés à une résidence sociale pour les jeunes sache encore pour quel futur ils sont qui ont des difficultés à accéder au parc locatif privé. faits et s’ils ont même un avenir… Cent emplois dans la tour « Prague-Volga » en chantier Toutefois, l’innovation la plus forte ne concerne pas En définitive, dans l’immédiat, si on ne détruit ni l’habitat. C’est l’introduction, dans la tour Aunis réno- construit, quels sont les premiers signes qui vont concré- vée, d’activités générant de l’emploi et du passage: une tiser la transformation du Blosne ? Derrière les formes école d’aides-soignants – liée à la proximité de l’hôpital, figées des deux tours identiques Aunis et Navarre – que l’Association des paralysés de l’Ouest, une crèche asso- 32 appartements des sept leurs habitants désignent fréquemment par leur adresse ciative, etc. Au terme de cette rénovation, en 2014, plus étages inférieurs seront « Prague-Volga » - s’est engagée fin 2011 une profonde de 100 emplois y trouveront abri. L’image du quartier transformés en 77 petits logements destinés à une transformation qui a réintroduit dans le quartier les ins- devrait s’en trouver modifiée et la population sensible- résidence sociale pour les truments emblématiques des grands ensembles : les grues. ment renouvelée. jeunes. Les sociétés Espacil et Archipel, propriétaires de ces tours Selon son évolution, cette transformation servira de de logement social, ont fait appel au cabinet d’architectes test pour mesurer la capacité à faire évoluer les tours d’ha- Gefflot et Vitel pour travailler sur ces bâtiments, hauts bitat du point de vue de l’amélioration du cadre de vie de 17 étages et situés à proximité de la station de métro Le comme du point de vue de la mixité des fonctions. Le Blosne et de la place de Zagreb. succès de cette expérience originale serait un atout de L’originalité de l’opération tient à la convergence en- poids pour aborder la suite de la réalisation du projet ur- tre deux objectifs : un meilleur cadre de vie pour les ha- bain du Blosne et convaincre les Rennais que les grues ont bitants et une diversification des fonctions assurées par encore du travail à faire. Avant, peut-être, d’en faire un ces bâtiments. exemple à l’échelle de nombre des grands ensembles…

Les tours « changent de peau » Concernant le premier point, le choix des architectes a été de créer dans le quartier un repère physique fort et d’articuler les aspects esthétique et technique. En effet, 1. Le projet a été confié à un cabinet d’architecture et d’urbanisme (A. Grumbach) as- socié à un cabinet de paysagistes (R. Desormeaux). la transformation de ces tours sera très visible, bien plus que À lire : « Dix ans de rénovation, le nouveau destin du Blosne », par André Sauvage, n’importe quelle campagne de ravalement : elles vont en Place Publique n°10.

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La tour n’apporte pas la densité

RÉSUMÉ > Ne confondons pas hauteur et densité. En effet, plus on construit haut, plus il faut prévoir de l’es- pace aux alentours. C’est ainsi que le quartier de la Défense à Paris est moins dense en mètres carrés que ce- lui de la Place de l’Étoile ! Non seulement l’urbanisme de grande hauteur n’est pas une bonne voie pour la densification aujourd’hui considérée comme nécessaire. Mais les tours ont pour inconvénient de détruire la rue et sa sociabilité et de « distendre la maille urbaine » en plus d’être un gros consommateur d’éner- gie, expliquent les deux auteurs.

TEXTE > SERGE SALAT et CAROLINE NOWACKI

Le concept de ville durable et dense est souvent SERGE SALAT est utilisé avec une certaine confusion. On confond architecte, directeur du la densité réelle avec la densité perçue, sans doute à cause Laboratoire des morphologies urbaines du du sentiment d’oppression que provoque l’alignement CSTB (centre scientifique répétitif de tours et de barres qui bouchent l’horizon. et technique du bâtiment). Or les quartiers verticaux sont, pour des raisons d’oc- CAROLINE NOWACKI est cupation du sol différente, quatre fois moins denses que coordinatrice des projets le bâti traditionnel des cœurs de villes historiques. Un de recherche du même grand ensemble n’est généralement guère plus dense Laboratoire des morphologies urbaines. qu’un village de campagne tout en étant privé de la riche connectivité physique et sociale d’un village. La densité, en effet, n’est pas seulement une question de maximisa- tion du volume construit. Elle se décline notamment en une densité d’intersections et de connexions courtes et pié- tonnes, dans un réseau de rues à mailles fines, de lon- gueurs et de largeurs diversifiées. Pour régler finement les questions d’échanges avec les éléments naturels, on doit ajouter la densité des sur- faces de façades sur rue et sur cour, qui constituent autant de membranes d’échanges naturels avec le climat, le so- leil, le vent, la lumière naturelle, mais aussi d’échanges so-

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ciaux, d’interfaces de commerce, de convivialité, de ren- surface. Mais le calculer de cette densité, tout dépend contre. On peut même, et cela a été fait pour la revitali- de surface choisie : Parcelle ? Îlot ? Voisinage ? Quar- sation du centre de Melbourne, prescrire des densités tier ? Ville ? Cela fait toute la différence selon que l’on in- minimales de bancs publics et de places assises de café en clut plus ou moins d’infrastructures, de parcs, de places. terrasse. Au-delà d’un certain seuil de densité, la ville devient La question des espaces publics vivante et accroît sa Où est le paysage mental de l’enfance ? Des quartiers et villes ayant plus de densité construite complexité. Au-delà d’un certain seuil de densité, la ville devient à l’échelle du quartier et pas seulement de la parcelle vivante et accroît sa complexité par une morphogenèse permettent une plus grande concentration d’activités et de continue. Dans les plis, replis et détours d’une texture logements. Et rendent donc les déplacements motorisés urbaine dense et complexe, comme celle de la ville his- superflus. Certaines formes offrent également plus de lu- torique, lentement sédimentée par le temps, se dépose mière naturelle et une meilleure adaptation aux chan- alors la singularité et le charme uniques d’une mémoire gements de température. Ce n’est donc pas seulement tant collective qu’individuelle, d’un paysage mental de la densité, mais les formes de la densité et sa distribution l’enfance. Ce qui compte, au fond, n’est-ce pas la densité qui permettent de créer des espaces publics propices aux d’expérience vécue et l’entrecroisement des destins in- déplacements piétons ou vélo et aux activités écono- dividuels. miques et sociales. Un développement durable de la ville doit satisfaire, Ainsi, les tours rendent possible une forte densité bâtie dit-on le plus souvent, à des exigences environnemen- et humaine à l’échelle de la parcelle mais seulement à tales, économiques et sociales. Côté environnement, il l’échelle de la parcelle. Le paradoxe est que ces concen- s’agit de la consommation énergétique et de la pollution. trations locales de la densité, dont bénéficient surtout les Elles proviennent surtout de l’utilisation de la voiture ou promoteurs, provoquent une chute spectaculaire de la des camions et de l’énergie utilisée par les bâtiments : densité si l’on inclut les grands espaces vides qui sont là chauffage, éclairage, aération, équipement électrique et pour éviter que les tours ne se masquent mutuellement, les électronique des habitants. L’aspect économique se re- parkings, d’autoroutes... Comme la tour est généralement Les surfaces séparant les trouve dans la capacité de la ville à attirer et accueillir entourée de ces espaces, le gain de densité d’habitants ou tours n’offrent aucun bénéfice environnemental des activités créatrices de richesse. Enfin, la ville doit fa- d’employés est annihilé. Les surfaces séparant les tours ou social. ciliter les interactions sociales, offrir activités et services, n’offrent aucun bénéfice environnemental ou social. tout en luttant contre le sentiment d’insécurité. Des conséquences économiques et sociales Densité de mètres carrés ou d’habitants ? Il est donc important d’analyser méthodiquement ce On conçoit aisément que pour parvenir à tous ces ob- concept de densité : s’il n’est pas synonyme de vertica- jectifs le seul concept de densité n’est pas suffisant. Il faut lité, il correspond en fait à des formes urbaines de hauteur croiser de nombreuses mesures, cartes et graphes pour moyenne. Avec leur faible densité, les quartiers verticaux décrire les densités qui comptent vraiment pour les ha- détruisent d’autres densités possibles. La faible densité bitants, c’est-à-dire les densités accessibles. Encore faut-il verticale s’accompagne le plus souvent d’une très mau- d’abord comprendre ce qu’est la densité et ne pas la vaise distribution des éléments urbains, des jardins et confondre avec la hauteur. Ces deux notions sont non parcs, des rues, des services publics, des services de santé, seulement différentes, elles sont contradictoires. d’éducation, de loisir. D’abord la densité est un rapport. Elle désigne une Hauteur et densité à la parcelle ont des effets sur l’es- concentration. Mais quelle concentration? S’agit-il de la pace ouvert autour des bâtiments, sur la texture et la densité d’habitants de la ville (démographie) ? Ou bien de structure urbaine et des conséquences environnemen- la densité de mètres carrés construits sur la parcelle (le tales, économiques et sociales indésirables que nous allons COS des règlements d’urbanisme) ? Un habitat « dense » détailler. signifie un nombre de mètres carrés élevé pour une petite

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Les tours, antithèse de la ville dense des tours de l’ordre de 100 m dans des organisations ur- Arrêtons-nous sur le coefficient d’occupation du sol baines où le sol n’est cependant pas construit verticale- (COS) qui veut dire « nombre de m2 construits sur un ment pour sa plus grande partie car, encore une fois, il faut Une forte densité est site donné ». Ce coefficient est égal au produit de l’em- laisser du vide entre les tours pour des questions d’éclai- atteinte par un tissu prise au sol (c’est-à-dire le pourcentage du sol du site qui rage (une distance de 1,7 fois la hauteur en Chine) et il continu de hauteur est occupé par les bâtiments) par le nombre d’étages. Si faut surtout prévoir des parkings et infrastructures géantes moyenne (3 à 6 étages). l’on ramène le site à la parcelle servant de base au bâti- pour les desservir. ment, la densité va effectivement correspondre au nom- Ce raisonnement simple explique pourquoi la Dé- bre d’étages, d’où la confusion fréquente. Mais si l’on fense est deux fois moins dense que le quartier autour de considère l’échelle de l’îlot ou l’échelle du quartier, il la Place de l’Étoile. Ces résultats sont confirmés partout en va différemment. Plus on prend en compte des densités dans le monde. Une forte densité n’est jamais atteinte réellement urbaines, c’est-à-dire incluant les espaces pu- grâce à des immeubles géants, mais au contraire par un blics, les rues, les places, les squares et les jardins, plus tissu de hauteur moyenne (3 à 6 étages), continu et oc- le coefficient de l’emprise au sol baisse. CQFD. cupant une plus grande surface au sol. Une étude des types de bâtiments à Paris montre que les bâtiments de Les tours créent de l’espace, plus grande hauteur ont été accompagnés d’une moins mais quel espace ? grande emprise au sol et donc d’une densité urbaine plus On peut alors faire le raisonnement suivant en com- faible à l’échelle du quartier. parant le tissu parisien haussmannien et le projet de Ville de Trois millions d’habitants de Le Corbusier. Dans le Les tours peuvent « tuer la rue » tissu parisien traditionnel, l’emprise au sol des bâtiments La grande hauteur oblige à espacer les bâtiments pour est de 65 % alors que dans le prototype corbuséen cette laisser pénétrer un minimum d’air et de lumière, ce qui emprise n’est que de 5 %. La théorie du Modernisme étend la maille urbaine et augmente les distances à par- La rue devient une vise en effet à libérer le sol pour le transformer idéale- courir dans la ville ; à l’extrême en Chine elle provoque autoroute urbaine dépourvue de toutes les ment en forêt (dans les faits en autoroutes et parkings !) une inaccessibilité généralisée. D’autre part, les infra- fonctions socialisantes. dans une négation forte de l’urbanité. Comme les bâti- structures (routes, parkings) desservant les bâtiments hauts ments ne s’appuient plus que sur une base au sol 13 fois et compacts doivent être beaucoup plus larges pour per- inférieure, il leur faudrait monter 13 fois plus haut pour mettre à un grand nombre de personnes d’accéder au retrouver le même nombre de m2 construits. Le bâti bâtiment par un nombre d’entrées limité : c’est l’effet haussmannien de 7 niveaux s’élève à 22 m. Donc une d’impasse gigantesque des bâtiments hauts qui lorsqu’ils tour Le Corbusier devrait s’élever à 286 m pour créer sont généralisés comme à Pékin ou Shanghai provoque une forme urbaine aussi dense qu’un tissu parisien tra- la saturation du réseau de rues alors que le niveau de ditionnel. Or elles ne mesurent « que » 220 m, d’où une motorisation est encore de moins d’un tiers de celui de densité 30 % supérieure dans un tissu de 7 niveaux par l’Europe. La constitution autoroutière de ces villes de rapport à un prototype de tours géantes mesurant toutes tours est très rigide. La rue a été tuée selon un aphorisme 220 m de haut. de Le Corbusier (« Il faut tuer la rue ») mais elle n’en est pas pour autant devenue « une machine à circuler », La densité, ce sont les petits immeubles toujours selon Le Corbusier. Elle est plutôt devenue une Dans la réalité, pour des raisons économiques (les autoroute urbaine dépourvue de toutes les fonctions so- tours doublent de prix au m2 chaque fois que l’on s’élève cialisantes de la rue et un gigantesque mécanisme d’en- d’une tranche de 100 m en hauteur) ou pour des raisons gorgement. Une grande partie de l’espace au sol est alors, réglementaires (leur hauteur tend à être limitée), les tours que ce soit aux États-Unis ou en Chine, consommée en de 220 m uniformément répétées n’ont jamais été réali- infrastructures pensées pour véhicules motorisés, qui sées : dans les faits, quelques tours géantes et embléma- créent des coupures urbaines. tiques (aujourd’hui entre 500 m et 600 m) voisinent avec

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Paris plus dense que Hong Kong Ainsi, une étude du tissu urbain de Hong Kong, Une moindre variété d’espaces ouverts connue pour la hauteur de ses bâtiments, montre des À l’échelle de 800 m de côté, Hong Kong est en effet densités urbaines qui ne sont pas beaucoup plus élevées généralement un tiers moins dense que Paris ce qui est un que celles de Paris a l’échelle d’un quartier de 800 x des résultats les plus surprenants de notre étude mais 800m. Là où les réseaux de rues sont restés plus serrés, s’explique aisément par des types d’occupation du sol dif- mais où les bâtiments sont devenus des tours, la ville of- férents. fre localement une plus grande densité urbaine mais Les bâtiments de grande hauteur ne densifient donc pas souffre de problèmes de pollution de l’air, d’embouteil- la ville et vont à l’encontre des avantages qui en sont at- lages, ainsi que d’une augmentation forte de la tempé- tendus : densité d’activités économiques et sociales, mul- rature du fait du phénomène d’îlot de chaleur provoqué tiplication d’espaces publics, de rues et de connexions par une trop grande quantité de béton. Voici des vues de permettant d’amener de la vie dans la ville. En effet, les Shanghai, de Paris et de Hong Kong : formes moins hautes occupent une plus grande surface au sol, mais offrent ainsi une plus grande variété d’espaces ou- Figure 1: Sélection de quartiers de 800x800m de Hong Kong, Paris et Shanghai verts : rues aux fonctions de déplacement mais aussi de ren- contre et de commerce, squares semi-publics ou cours privées autour desquels les bâtiments forment des alcôves plus ou moins fermées. Le linéaire de bâtiments a donc une grande importance pour les piétons. Ceci nous amène à envisager le réseau de rues autour des formes urbaines, en tant qu’espace de liaison, de déplacements à différentes vitesses, mais aussi de rencontres et de commerce.

Les tours détruisent la maille urbaine Les constructions verticales négligent voire détruisent la maille viaire supportant les bâtiments. Or, le réseau de rues est la forme la plus persistante de la ville. Une fois tracé, il est très difficile de le modifier. Une aug- mentation de la capillarité de la ville, c’est-à-dire de la diversité de taille et d’orientation, ainsi que du nombre de rues, diminue les risques d’embouteillage et permet la cohabitation des modes de transport doux et motorisés. Des outils mathématiques liés aux théories de la com- plexité permettent de mesurer la capacité du réseau de La densité urbaine de Hong Kong est de 3,1, celle de rues à faciliter le trafic et la cohabitation de différents Paris de 4,5, et celle de Shanghai de 3,7. La hauteur de modes de déplacement. Hong Kong y est de 30 à 40 étages, Paris de 6 à 7 étages, L’étude des mailles viaires autour des projets de tours et Shanghai de 45 étages. Paris est donc en moyenne 1,4 de Le Corbusier pour la Ville Radieuse et de ses réalisa- fois plus dense que Hong Kong et Shanghai, alors qu’elle tions à Brasilia et Chandigarh montre des réseaux de rues est en moyenne 6 fois moins élevée. À une échelle de appauvris par rapport à ceux des centres des villes euro- référence inférieure (de 200 m de côté) la densité de péennes. Hong Kong devient certes supérieure mais les forts in- convénients locaux de ces fortes densités locales (où l’air Moins de carrefours et la lumière ne pénètrent pas) ne s’accompagnent nul- Les distances entre intersections ne descendent plus lement de densités plus élevées à l’échelle du quartier. guère en dessous de 200 m, maille de Chandigarh, et

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sont même souvent plus proches de 400 m comme à l’ombre d’un arbre pour créer le lieu circonscrit d’une Brasilia, contre entre 100 et 150 m à Paris. La densité de socialité délimitée. Les grands espaces ouverts, même connexions au km² s’effondre car seul l’équivalent du ré- sous formes de jardins, peuvent être oppressants lorsque seau de voies principales est conservé. peu de gens y sont présents. Il est parfois plus difficile d’y La Ville Contemporaine de 3 millions d’habitants a inscrire des activités sociales autres que très temporaires environ 15 fois moins d’intersections au km² que les villes et localisées. européennes. Cela signifie moins de carrefours, moins de destinations desservies, et moins de possibilité de chan- Pour des lieux concaves et clos ger de direction, comme nous l’expérimentons sur les Les villes historiques étaient fondées non sur ces es- autoroutes où il faut attendre une bretelle pour pouvoir paces illimités où de grands objets flottent à la dérive changer de direction. mais sur la création de lieux concaves clos délimités par des enveloppes complexes. Il est intéressant à cet égard de La verdure ne fait pas le parc comparer quatre tours corbuséennes implantées sur un L’espace libéré au sol par la verticalité est souvent carré de 800 m et le centre de Turin correspondant au censé laisser de la place pour des parcs. Mais ils ne sont tracé de la ville romaine d’une dimension de 710 m sur pensés le plus souvent que comme ce que Le Corbusier 770 m. D’un côté, l’espace au sol est très vaste, libéré appelait des « verdures » sans aucun souci de la compo- pour les « verdures », de l’autre, un réseau fin de rues sition traditionnelle du jardin qui, quasiment dans toutes entoure les bâtiments très diversifiés qui se referment sur les cultures, avait été pensé comme un espace clos et dé- des cours. limité. Les espaces verts illimités et uniformes autour des tours du Modernisme, sans complexité ni géométrie, manquent cruellement de l’architecture du jardin clos qui créait autrefois et jusque dans les squares infiniment Figure 2 : Comparaison entre le variés de l’haussmannisme parisien des lieux et des che- tissu urbain de la ville romaine minements, appropriables par les enfants et leurs parents, de Turin constitué de 74 blocs un monde familier, proche et intime où telle haie de et le tissu urbain de Le Corbu- sier constitué à la même roses n’était semblable à aucune autre pour le prome- échelle de seulement 4 tours. neur du quartier venant en admirer au fil des ans l’écla- tante floraison au milieu des cris des enfants.

Pas fait pour les amoureux Les « verdures » corbuséennes entre ses tours gigan- tesques n’offrent pas la même diversité d’activités sociales et d’émotions individuelles que des jardins royaux ou aristocratiques, ou d’humbles et familiers squares de quar- tiers et jusqu’à la vigne vierge dont l’éclat flamboie en automne dans une ruelle ou une cour. Le jardin du Luxembourg s’emplit d’amoureux au retour de chaque printemps (et les jardins de Kyoto de photographes !) mais les pelouses entre les autoroutes de Brasilia sont im- peccablement désertes. Les Brésiliens seraient-ils moins sensibles que les Parisiens et les Kyotoïtes ? Il est important de penser aux manières simples et immémoriales dont les gens peuvent s’approprier l’es- pace, et d’abord en étendant simplement une nappe à

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Figure 3 : En haut, dans un quartier de Turin, on retrouve un modèle de développement constitué de blocs carrés avec de grandes cours intérieures La rue est à Turin un lieu intense d’échange, de com- parfois construites, une hiérar- merce et d’activité humaine. Le lien social recherché chie de rues différentes et des pour une qualité de vie meilleure se crée ainsi naturel- places, le tout créant un tissu lement, contrairement aux formes modernistes qui ont ayant une logique mais aussi une complexité et une richesse. déshumanisé la rue en réalisant des villes adaptées seu- À l’opposé, en bas, la ville à la lement à l’automobile. Les cours traditionnelles sont des même échelle est constituée mondes intérieurs à taille humaine, semi-privés, qui ras- d’une table rase et d’un seul surent et permettent des interactions entre les habitants, objet sculptural n contrairement aux espaces vides au sol, démesurés et in- quiétants, de Le Corbusier.

La tour consomme de l’énergie et émet du CO2 Des projets récents de tours recouvertes d’une peau « verte » ou de très haute technologie, ou souvent les deux, ont été produits ou construits aujourd’hui, voulant nous faire croire que les tours en verdissant peuvent être « écologiques » à défaut d’être durables. Néanmoins, les plantes grimpantes à l’assaut de tours convexes imitées de formes naturelles correspondent plus à un effet pu- blicitaire d’image de bâtiment « vert » qu’à une réelle performance environnementale. Elles peuvent même surconsommer de l’énergie dans de très fortes propor- Les bâtiments de grande tions, comme la Swiss Re Tower de Londres, par rapport hauteur consomment à des bâtiments non emblématiques. Les tours peuvent of- beaucoup plus de matériaux de construction frir une meilleure régulation de la température, mais au que l’équivalent de m2 prix d’un surcoût (énergétique et monétaire) en techno- utiles dans des bâtiments logies et matériaux pour construire les façades double- plus bas. peau et installer les équipements de mesure et de régu- lation de la consommation d’énergie et d’eau au sein du bâtiment. Les bâtiments de grande hauteur consomment beaucoup plus de matériaux de construction que l’équi- valent de m2 utiles dans des bâtiments plus bas. Ils ont éga- lement de plus grands besoins d’éclairage, et de régulation de leur température intérieure.

Le Paris de Haussmann consomme moins À Paris, le chauffage compte pour près de 80 % des À Turin, pratiquement tous les rez-de-chaussée sont oc- consommations énergétiques directement liées aux bâti- cupés par des commerces et le linéaire de façades sur ments résidentiels. Pour identifier les formes urbaines rues est très élevé : près de 30 km sur le carré de 800 mè- qui consomment le moins d’énergie de chauffage, nous tres de côté étudié, contre 0 dans notre exemple de tours. avons mené une étude comparative. Les variations cal- Le linéaire de façades sur cours est également très élevé culées ici pour le Paris haussmannien et les trois princi- à Turin : 16 kilomètres, contre 0 dans la Ville Radieuse. pales typologies de Le Corbusier reposent sur les seuls La typologie urbaine de Turin est une forme sociable. effets de forme du bâtiment.

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Figure 4: Comparaison en kWh/m²/an de la performance énergétique d’un quartier Figure 5 : Le volume passif (parties situées à moins de 6 mètres des façades) par rapport au volume total des bâtiments haussmanien,et de trois exemples de “Ville Contemporaine de 3 millions d’habi- à Shanghai, Canton, Hong Kong, et Paris. En vert, volume passif ; en rouge, volume non passif. tants”, façon Le Corbusier.

Shanghai, Canton Hong Kong Shanghai, Paris Paris haussmannien 39 nouveaux quartiers de lilongs développements

Redents 43

43 % 66 % 80 % 80 % 80 %

Gratte-ciel 51

Paris, les quartiers traditionnels de Shanghai de hau- teur moyenne et Hong Kong ont le ratio de volume pas- sif le plus élevé. En revanche, les quartiers de tours de Alvéoles 50 Canton et Shanghai ont de très faibles ratios de volume passif. Dans le quartier Shanghaien de Liu Jia Jui en par- ticulier, près de 60 % du volume des tours est à plus de 6 m des façades, ce qui implique des dépenses énergé- tiques considérables pour les éclairer, les chauffer en hi- Avec une technologie des années 2000, les gratte-ciel ver (car elles ne bénéficient pas d’apports solaires pas- type Le Corbusier consomment 30 % d’énergie de chauf- sifs), et les rafraîchir en été (car elles ne bénéficient pas fage supplémentaire par rapport aux îlots haussmanniens. d’une aération naturelle). En considérant uniquement la forme, indépendamment des technologies, la typologie haussmannienne est la plus Les tours créent une dépendance sobre en consommation d’énergie. Les tours présentent à la voiture donc l’inconvénient de demander plus d’énergie pour Au-delà de leur bilan énergétique en tant que bâti- être chauffées, alors que c’est le poste le plus important ments, la performance énergétique et environnementale pour les habitations et que le chauffage représente 80 % des tours doit être évaluée dans le cadre plus global des des émissions de CO2 du bâti parisien. formes urbaines qu’elles impliquent. Dans Paris intra- muros, les émissions de carbone des bâtiments ne repré- La plaie du volume « non passif » sentent en effet que le quart des émissions de carbone Les tours sont certes plus compactes, limitant les totales tandis que les transports de personnes représen- échanges thermiques avec l’extérieur, mais elles bénéfi- tent 28 % et que les transports de marchandises repré- cient de moins d’apport solaire ou de rafraîchissement sentent également 28 %. La question des transports re- naturel. De plus, l’éclairage naturel y est difficile. En ef- présente plus de deux fois la question des bâtiments. fet, ces tours présentent un mauvais ratio de volume pas- Or les tours créent des villes dépendantes de la voi- sif sur leur volume total. Le volume passif est la partie ture à la fois par la logique de zonage des activités dans les- du bâtiment qui est située à moins de 6 m de l’enveloppe quelles elles s’inscrivent, par les distances parfois infran- et peut donc bénéficier de lumière et de ventilation na- chissables entre elles en raison de coupures autoroutières turelle. On peut démontrer que le volume non passif (à comme en Chine, par la mauvaise distribution des élé- plus de 6 m des façades) consomme deux fois plus d’éner- ments urbains, par leur faible densité ensuite, quatre fois gie que le volume passif non obstrué. moindre que celle du bâti européen continu tradition-

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nel alors que l’on sait depuis les travaux de Kenworthy que la consommation énergétique de transport est in- versement corrélée à la densité.

De grands objets célibataires convexes Les tours détruisent la densité, la connectivité, l’ac- cessibilité et consomment de grandes quantités d’éner- gie. Ce ne sont pas cependant les problèmes les plus es- sentiels qu’elles posent à la ville. Alors que la ville histo- Les tours rompent le sen- rique était faite d’une multiplicité variée de bâtiments timent de continuité que le piéton ressent en se pro- de toutes tailles composant des espaces publics concaves menant dans la ville. et enveloppants et contenant à l’intérieur des îlots qu’ils formaient des intériorités appropriables par les habitants et indéfiniment adaptables, les tours sont de grands objets célibataires convexes qui échouent à se composer pour créer des lieux sauf parfois comme à Shinjuku à Tokyo mais là la solitude des tours est compensée par la richesse de traitement des espaces piétons qui se déploie sur plu- sieurs niveaux avec des placettes le long de ce qui reste fondamentalement des rues.

La ville y perd sa syntaxe Mais en général, la ville perd sa syntaxe, sa capacité d’adaptation et sa résilience à n’être constituée que d’im- meubles détachés de grande hauteur. Les tours disten- dent la maille urbaine et rompent le sentiment de conti- nuité que le piéton ressent en se promenant dans la ville. Elles n’augmentent pas la densité construite de façon à di- versifier et répartir les activités économiques et sociales, ce qui est un avantage attendu de la densité urbaine. Une dé- composition en plus petits bâtiments permet à la ville de s’adapter à une transformation ultérieure des usages des bâtiments et à leur remplacement progressif. Un tissu continu de hauteur moyenne offre davantage de flexibi- lité, qu’il s’agisse d’aménager l’espace intérieur pour de nouveaux usages, ou de démolir un bâtiment pour le re- construire de manière plus adaptée à une utilisation par- ticulière. Le développement durable urbain, tant en termes d’efficience que de résilience de la ville, consiste en des formes traditionnelles de hauteur moyenne, conservant le rôle économique et social de la rue.

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Un réquisitoire anti-tour de Thierry Paquot

CONTEXTE >L’affaire est entendue. Le « peuple » ab- horre les tours tandis que l’« élite » les adore. Pas si simple. Voici un philosophe, spécialiste reconnu de l’urbain, qui professe à l’endroit des gratte-ciel une aversion raisonnée. Auteur de la Folie des hauteurs, Thierry Paquot trouve les tours inhospitalières, inhu- maines et dépassées. Pour lui, le désir humain de ver- ticalité peut se passer de hauteur démesurée.

TEXTE > THIERRY PAQUOT

Se tenir « droit », être « debout », se dresser « verticalement », sont des attitudes banalement humaines. Qui n’a pas en mémoire la frise de l’évolu- tion de l’Homme où ce dernier s’extirpe de l’animalité et THIERRY PAQUOT est devient humain en marchant sur ses deux jambes et en philosophe de l’urbain, professeur des développant ainsi son cerveau ? Qui n’a pas été répri- universités, auteur de mandé par un de ses parents ou son enseignant l’exhor- nombreux ouvrages, dont : tant à « rester droit », à ne pas s’avachir, à ne pas mettre La Folie des hauteurs. Pourquoi s’obstiner à le coude sur la table ? Qui n’a pas associé l’éthique au fait construire des tours ? d’être droit ? On apprécie telle personne parce qu’elle (Bourin-éditeur, 2008), est « droite », c’est-à-dire qu’elle ne nous fera pas de coup L’Espace public (La Découverte, tordu, qu’on peut compter sur elle. 2009), L’urbanisme c’est notre affaire ! (L’Atalante, L’homme aime la verticalité 29010), Un Philosophe en ville (Infolio, 2011), De même se dresser est un acte héroïque, le refus de Poétique de l’eau. la soumission. Souvenez-vous des paroles révolution- Actualité de Gaston naires écrites par Eugène Pottier : « Debout ! les damnés Bachelard (Bourin-éditeur, 2012). de la terre/ Debout ! les forçats de la faim ! » Un prolé- taire ne se couche pas devant son patron, il résiste, par di- gnité. Vivre c’est se lever. Certains veulent voler, devenir un oiseau, virevolter dans le ciel, survoler les arbres, ils rê- vent d’Icare, s’équipent d’ailes géantes, font du parapente, du deltaplane, du parachute, du planeur, mais peut-on rompre avec la loi de la gravitation universelle ?

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Tout humain est d’abord un terrien. Dès qu’il se ré- chands italiens à Bologne ou San Gemignano, les che- veille, il se lève. L’horizontalité est occasionnelle (som- minées triomphantes des usines témoins de la première meil, repos, convalescence…) ou définitive avec la mort ! industrialisation, les gratte-ciel arrogants du capitalisme La tour de Babel marque Telles les sculptures longilignes de Giacometti, les de la fin du 19e siècle participent d’une architecture en l’autonomie relative des hommes vis-à-vis de leur hommes traversent leur univers spatio-temporel dans une hauteur qui enthousiasme à nouveau des architectes, des dieu. solitude collective. Ils apprécient la verticalité. Le mot élus, des décideurs et bien peu la population… De quoi « vertical » vient du latin verticalis, qui signifie être « per- s’agit-il ? L’historique du skyscraper mobilise plusieurs pendiculaire au plan de l’horizon ». La symbolique de la informations de registres différents (nouveaux matériaux, verticalité s’avère particulièrement riche. Rares sont les techniques constructives, législation, organisation du tra- cosmogonies qui ne consacrent pas l’arbre, la colonne, la vail, etc.). corde dressée, la montagne, le serpent et ne saluent pas En effet, il n’est envisageable qu’avec la mise au point l’ascension comme preuve d’une déité… de l’élévateur par Otis (1857) qui facilité la circulation verticale, la production de fonte, puis d’acier, pour son os- Déjà la tour de Babel sature métallique, la généralisation progressive du télé- L’Axis mundi s’affirme comme un lien privilégié entre phone (qui permet de communiquer d’un étage à un au- le Ciel et la Terre, le monde du Dieu ou des Dieux et le tre, d’un building à un autre…) et l’apparition du siège so- monde des humains, la ziqqurat représente la Montagne cial. Ce dernier va s’emparer du gratte-ciel comme d’un cosmique, ses sept étages correspondent aux sept cieux pla- étendard. nétaires (le soleil, la lune et les cinq planètes alors connues et nommées) et le pèlerin en les gravissant atteint le som- Le « siège social » y trouve son symbole met de l’Univers… Je précise que le verbe akkadien zig- Au début de l’industrialisation, les bureaux se trou- gurat signifie « bâtir en hauteur », une ziggurat est une vent généralement près des usines, des ateliers et des en- tour de briques crues enveloppées de briques cuites, mu- trepôts, c’est-à-dire dans une cité ouvrière, au pied de la nie d’une rampe spiralée qui permet de la gravir sans mine. Avec l’exportation des biens manufacturés, cer- trop de peine. Certainement bâtie 1100 ans avant J-C, tains entrepreneurs souhaitent disposer d’un bureau dans cette tour s’appelait « E-temen-an-ki » ce qui veut dire la capitale ou la grande ville, le siège social se sépare du Les premières tours la « maison du Fondement du Ciel et de la Terre » et se lieu de production. Il devient la vitrine de l’usine. Rien appartiennent à des trouvait à Babylone. n’est trop beau pour lui ! Des hôtels particuliers dans les grands magasins, à des compagnies assurances, à La tour de la ville de Babel, dans le récit biblique, quartiers chics on passe vite à la tour, symbole de puis- des banques, à des marque l’autonomie relative des hommes vis-à-vis de leur sance et de richesse, posée au centre ville. Dès la fin du sociétés de presse. dieu, qui prend mal leur audace de bâtir un si haut bâti- 19e siècle à Chicago, New York, Boston, Philadelphie, ment, au point de « confondre les langues, pour confon- le self made man fier de sa réussite économique, n’hé- dre leur orgueil ». Cette malédiction divine provoque site à investir des fortunes dans l’édification d’un bâti- l’incompréhension qui entraîne bien de conflits et brise ment à sa gloire. alors l’élan collectif. Par la suite, le mythe de Babel sera Les premières tours appartiennent à des grands ma- abondamment illustré par des graveurs et des peintres gasins, à des compagnies assurances, à des banques, à qui se focaliseront plus sur la tour que sur la ville, alors que des sociétés de presse. Ce sont des « phares », des « si- l’intention des constructeurs semble avoir été la volonté gnaux », des « tours » qui s’imposent par leur gabarit de se fixer en un lieu ménager par eux, de se sédentariser dans le paysage urbain. Ils sont vus et servent de repères en quelque sorte… aux chalands, tout comme ils concourent à la publicité de la firme qui y loge ses services. Dès leur érection (la Et l’ascenseur Otis vint connotation sexuelle est immédiatement mentionnée à Les donjons des châteaux forts du Moyen-Âge, les clo- la fin du 19e siècle…), des opposants se manifestent dans chers des églises et les flèches des cathédrales, les mina- la presse et dénoncent la « laideur » de ces nouvelles rets des mosquées, les tours « inutiles » des riches mar- constructions massives qui portent leur ombre sur les im-

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meubles voisins, le gâchis financier, la rupture avec la La leçon de Bachelard continuité viaire, le saccage du skyline, bref des argu- Gaston Bachelard, dans son splendide essai, La poé- ments qui n’ont guère changés, tant il est vrai que l’in- tique de l’espace (1957) rappelle que tout être humain congruité de tels édifices disproportionnés demeure, telle possède une maison onirique, c’est-à-dire une habitation une verrue sur un beau visage ! qui dès l’enfance lui offre une vision cosmique, l’intègre La tour de bureaux est à l’univers et fait monde. Cette maison archétypale pos- condamnée par l’évolution de l’organisation du travail La tour de bureaux bientôt obsolète ? sède une cave, un grenier et deux ou trois étages, pas qui résulte de la révolution Cette construction propre au capitalisme et spéci- plus. Il écrit : « La maison natale est plus qu’un corps de numérique. fique à la fin du XIX siècle nous parle-t-elle encore ? logis, elle est un corps de songes. » Cette maison natale La réponse est « non ». C’est incontestablement le mo- peut-être un appartement dans un immeuble, un étage dèle dit de la silicon valley qui l’emporte sur son dans une maison partagée avec d’autres locataires, une contraire, la Défense (Paris) ou la City (Londres), c’est- ferme, une roulotte, une simple chambre, peu importe, à-dire le « quartier d’affaires » à haute densité. Comme l’essentiel consiste en sa capacité à déclencher la rêve- toujours, l’histoire n’est pas unicolore et plusieurs formes rie et à abriter les instants de bonheurs. Elle stabilise l’in- urbaines et architecturales peuvent cohabiter. Ainsi, la dividu tout en l’ouvrant au monde. Chine et l’Inde érigent des tours, tandis que de nom- Bachelard considère que la maison est « imaginée breuses firmes occidentales se séparent de leur parc im- comme un être vertical » et aussi comme « un être mobilier et réduisent considérablement le nombre de concentré. » C’est-à-dire qu’elle élève l’habitant tout en lui leurs « cols blancs ». permettant de rassembler les nombreuses facettes de sa La tour de bureaux est condamnée à terme par l’évo- personnalité. C’est pour cela qu’il préconise la topo-ana- lution même de l’organisation technique du travail qui ré- lyse, qu’il définit ainsi : « La topo-analyse serait donc L’habitant du gratte-ciel n’a pas de cave, ni de sulte de la révolution numérique. Dorénavant, chacun l’étude psychologique systématique des sites de notre vie grenier. avec son ordinateur se déplace avec son bureau et, via intime. » À chacun d’effectuer sa topo-analyse, l’analyse Internet et le cellulaire, communique avec ses collègues, des lieux de son existence… Il constatera qu’on « des- ses clients, ses fournisseurs, sa famille, etc., partout dans cend » à la cave et qu’on « monte » dans sa chambre ou le monde. Si la tour a été (mais cela reste à démontrer) un au grenier. Que pour être pleinement soi-même il faut symbole de la modernité, elle est à présent désuète et pouvoir accéder à sa cave (lieu des secrets, des interdits, s’apparente à une sorte de rituel pour arrêter le temps et de la transgression…) et à son grenier (lieu de l’imagi- demeurer dans cet « âge d’or » d’un capitalisme sans naire, des souvenirs entreposés par les précédents rési- contrainte énergétique et plus généralement environne- dants) et errer, à sa guise, d’un étage à un autre. Il rappelle mentale. Elle appartient à une autre époque et ce n’est la sentence de Joë Bousquet : « C’est un homme à un seul certes pas un hasard si ce sont les pays du Golfe, l’Asie et étage : il a sa cave dans son grenier. » ! la Russie qui s’en dotent, telle une revanche sur les pays Il remarque aussitôt que l’habitant du gratte-ciel n’a pas qui les ont longtemps dominés. de cave, ni de grenier, qu’il ne peut vivre qu’horizonta- Quant aux États-Unis ou à la vieille Europe, leurs par- lement. Il note malicieusement qu’en ville, les édifices tisans sont de moins en moins nombreux et c’est souvent n’ont « qu’une hauteur extérieure. Les ascenseurs dé- par le biais d’un accord dit « partenariat privé/public » truisent les héroïsmes de l’escalier. » Avant d’affirmer : (souvent à l’avantage économique du privé) qu’ils réus- « Au manque des valeurs intimes de verticalité, il faut sissent à en monter le financement. La tour est une im- adjoindre le manque de cosmocité de la maison des passe en hauteur parcourue par ce moyen de transport grandes villes. » coûteux : l’ascenseur. Elle est vigilisée, vidéosurveillée, in- hospitalière. Elle casse le parcours du piéton et rompt On y voit la ville sans l’éprouver l’harmonie du bâti, des lieux publics et des rues. Aucune C’est si grave, à ses yeux, que « la maison ne connaît tour ne fait vraiment corps avec la ville. plus les drames d’univers. » Isolé au 40e étage l’habitant perd le contact avec les éléments. Il n’entend plus le ton-

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nerre, ni le vent. Sait-il qu’il bruine ? Observe-t-il la nuit veux, qui fiance les parfums, qui s’insinue entre les corps qui délicatement enveloppe la ville? L’air conditionné et le bâti, et le végétal et produit ainsi une ambiance, un parasite ses cinq sens. Il vit confiné dans un espace arti- charme, oui un charme, qui vous transfigure, vous gran- ficiel, certes confortable selon les normes techniques, dit, vous révèle autre à vous-même. Chacun d’entre nous mais bien peu réconfortant ! Il circule, tel un ludion, en souhaite avoir de la hauteur et pour cela se verticalise. ascenseur muni d’un logiciel, qui après avoir analysé les La tour est inhumaine, qu’on se le dise… étages sélectionnés les jours précédents se positionne afin de ne pas faire attendre les « usagers ». Il va prendre un Je préfère ma maison de café dans la terrasse fermée du bar situé au 102e étage, banlieue avec son jardin et e son magnolia toujours puis descend au 8 sous-sol pour nager dans la piscine. Sa vert. vie se déroule dans ce qu’il appelle un « village » vertical. Les rares visites qu’il reçoit sont celles des livreurs à qui il commande par mail de quoi s’alimenter. Quand des amis viennent dîner, ils s’extasient, invariablement, sur la vue panoramique que sa situation en hauteur permet. C’est vrai que la ville la nuit s’étendant à ses pieds vaut le détour. C’est comme s’ils regardaient un film coloré sans la bande son, car son appartement est insonorisé. Drôle d’impres- sion : voir la ville, sans l’éprouver…

Vive la vie de plain-pied Je préfère ma maison de banlieue avec son jardin et son magnolia toujours vert, son minuscule potager qui m’indique les rythmes saisonniers, les rues avec les de- vantures variées des boutiques, les passants qui se ren- dent d’un pas pressé à la gare de RER et les promeneurs qui déambulent en prenant tranquillement un bain de ville. J’échange quelques mots avec un voisin, puis croise un élu avec qui je dialogue un instant avant de reprendre mon chemin. La vie est de plain-pied. Je pourrais lister, une fois encore, les défauts de la tour, le coût de ses ma- tériaux (des vitrages et des aciers spéciaux tellement chers), le coût énergétique de son fonctionnement ordinaire (aé- ration, ventilation, chauffage éclairage, bureautique, as- censeur…), le coût du gardiennage et de la sécurité, le coût de l’entretien et des réparations (la durée de vie d’une tour est estimée à vingt ans), mais à quoi bon ?

La tour est une prison dorée Il suffit d’expliquer que l’être humain réclame la pré- sence de la nature, l’expression de ses sens, la confirma- tion des éléments, le tohu-bohu des autres, la vie dans sa turbulence et son repos, aussi. La tour est une prison do- rée. La ville, même petite, même de guingois, même bricolée respire ce vent si particulier, qui caresse vos che-

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Comment la couleur vint aux tours

RÉSUMÉ > Monochrome ou polychrome ? La couleur des hautes façades a connu depuis l’Antiquité une longue histoire. Les premières tours du 20e siècle fu- rent plutôt sans couleur. Puis au détour des années 80, on assista au retour de la polychromie comme pour ex- cuser l’allure revêche des grands immeubles. Dans les années 90, la tendance imposa le vert « à toutes les sauces ». Aujourd’hui, le souci d’écologie s’impose. Ecologie signifie ici rechercher des couleurs en cohé- rence avec l’espace sensible où s’inscrit la tour.

TEXTE > LARISSA NOURY

«La beauté a autant de significations que l’homme a d’hu- meurs. La beauté est le symbole des symboles. Elle révèle tout, parce qu’elle n’exprime rien. Quand elle paraît, elle nous mon- tre le monde entier éclatant de couleurs.» LARISSA NOURY est Oscar Wilde, 1890 architecte-coloriste et plasticien, docteur en art L’architecture des tours organise les espaces urbains du et architecture 21e siècle. Leurs multiples nuances et combinaisons de couleurs participent de l’expression d’une culture, ainsi que de l’esthétique des quartiers modernes. Architecture et art, aménagement et communication, industrie et des- ign, psychologie et sociologie – tous les domaines sont concernés lorsqu’on aborde le sujet de l’image colorée des tours. Le rapport entre les harmonies chromatiques et les formes architecturales n’a cessé d’évoluer au gré des tech- niques et des matériaux. Un regard sur l’histoire permet de comprendre les modes d’interaction entre couleur, espace et structure architectonique : les minarets du Moyen-Orient, les cathédrales du Moyen âge, les tem- ples Mayas ou Aztèques, ou ceux díAsie sont autant d’exemples de tours colorées riches d’enseignements. Toutes les tendances artistiques et les conceptions

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1 – Samarkand, les tuiles de couleur. 2 – Penang, en Chine, la tour bleu-vert signifie un temple dédié au ciel.

balt, blanc, jaune, vert et noir) inversent presque l’im- pression de relief et soulignent les parties les plus im- portantes des édifices, elles intensifient aussi le rôle fé- dérateur des complexes architecturaux. La façon traditionnelle d’employer des matériaux et des couleurs au Rajasthan, la région nord de l’Inde, est consi- dérée comme une des plus exotiques et des plus colorée depuis des siècles. Elle présente une certaine homogé- néité chromatique et crée une ambiance très spéciale. En Chine ancienne les tours-pagodes à l’extérieur des chromatiques du 20e siècle se retrouvent dans l’archi- temples étaient couvertes de laques et de vernis rouges et tecture des tours: l’Art nouveau, le mouvement De Stijl noirs, incrustés de bronze, et dorés et décorés par du na- En Chine ancienne les aux Pays-Bas, le suprématisme et le constructivisme russe, cre. La tuile était parfois couverte de glaçure colorée. Le tours-pagodes à le Bauhaus, le mouvement moderne, le pop art, l’op art temple consacré au Ciel était couvert de tuiles bleues l’extérieur des temples étaient couvertes de ou encore l’art cinétique. L’analyse de «vagues coloris- ou vert-bleues, tandis que les temples consacrés à la terre laques et de vernis rouges tiques» dans différents régions et l’examen des styles ar- avaient des toits en tuiles jaunes, couleur de terre Chi- et noirs. chitecturaux montre la nature périodique de l’évolution noise. Les couleurs en Chine, en Corée ou en Malaisie dans le domaine de la polychromie des tours. sont liées à la mythologie qui est basée sur 5 couleurs fondamentales (vert, bleu, jaune, rouge, blanc, noir). Les tuiles de couleurs de Samarkand Les tours de Khiva, Boukhara, Samarkand en Asie Au Japon, couleur papier Centrale étaient recouvertes d’une profusion de tuiles Au Japon ancien, la conception de l’harmonie est liée aux couleurs audacieuses et aux motifs variés : des mo- aux paysages montagneux de l’archipel. Les façades des saïques aux dessins matricées et aux rythmiques répéti- temples-tours bouddhistes et shintoïstes de Nara, d’Osaka tives, des compositions florales complexes, des œuvres ou de Tokyo expriment la culture chromatique locale. d’art calligraphiques couvrant les murs de poèmes Les matériaux naturels (bois, pierre) aux tonalités pré- d’amour ou encore de textes coraniques et de proverbes. servées créent une harmonie apaisée avec l’environne- Les mosaïques à glaçure aux différentes couleurs (bleu, co- ment. Le blanc symbolise le calme intérieur. C’est la

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couleur du «fosuma», papier spécial semi-transparent Plus tard, les tours-cités de Le Corbusier feront bien utilisÈ pour la fabrication des cloisons et des portes. souvent œuvre de paradoxes. Le slogan « Ordre. Raison. Les tours des cathédrales gothiques en Europe étaient Pureté. Vérité. Architecture. Blanchiment » y est contre- édifiées avec des matériaux stables et revêtus de coloris per- balancé par la classification et l’emploi de la couleur L’esthétique du sistants : elles constituaient les dominantes du complexe dans la polychromie urbaine, selon une esthétique qui Classicisme en Europe urbain. Les coupoles, les flèches et les clochers ont été re- se rapproche de celle des grands ensembles industriels encourage les formes couverts de plaques d’ardoise gris foncé ou de tuiles de cé- et des cités dortoirs. plutôt que les couleurs. ramique colorées de glaçures. Parfois, on y représentait les symboles héraldiques de la ville ou des ornements géo- Le blanc et le gris « totalitaires » métriques. Cette combinaison de gris foncé et de vert vif Nous voici dans les années 30. Les villes américaines contrastait avec les dessins et les graphismes achroma- profitent de l’apparition de nouveaux matériaux et de nou- tiques des maisons «à pans de bois». velles technologies pour produire de nouvelles images. Ces recherches de design «art déco» restent pourtant sur des po- La couleur claire du Classicisme sitions rationalistes ou puristes. Dans la nouvelle architec- Les tours de la Renaissance se caractérisent par l’emploi ture des tours, la couleur blanche et gris neutre domine. de dessins géométriques variant selon les lieux. Les fresques, Années 40, les régimes totalitaires contraignent les ar- les parures, les décors en moulure, les contrastes colorés des chitectes à un style officiel néo-classique ou néo-acadé- façades renouent avec l’idée du grandiose. Cette esthé- mique. Les coloris des tours dominant l’environnement tique voudrait exprimer la gloire et la puissance du prince. urbain demeurent d’une timidité accablante. La poly- Les rgimes totalitaires Les plus belles et hautes tours de Florence ou de Sienne chromie devait être absente, car elle est une expression et proscrivent la donnent leur silhouette aux villes européennes. une manifestation de la démocratie. polychromie. À l’ère baroque, les lignes courbes ou obliques, les Dans les années 50-60, les tours des quartiers dans les torsions spectaculaires ou les surcharges de couleurs et de villes en Europe expriment enfin un rationalisme de la contrastes chromatiques rompent avec les styles précé- couleur adapté à la fonction et à la construction. L’emploi dents. La construction originale des tours est renforcée à de la couleur est perçu comme nécessaire pour vaincre l’intérieur par le contraste entre les fresques polychromes l’uniformité mais ce sont les couleurs achromatiques qui des murs et le rythme des éléments architecturaux. Cela restent dominantes. crée une ambiance urbaine propice aux spectacles: tour- nois, corridas, mariages royaux et fêtes populaires. Le bel exemple d’Hundertwasser L’esthétique du Classicisme européen est rationaliste. L’œuvre artistique et architecturale d’Hundertwasser Elle encourage les formes plus que les couleurs. Sa est une démarche en faveur de l’écologie et du confort vi- gamme de couleurs claires, intégrant le blanc, le grisé, et suel. Ses créations restent avant tout celles d’un peintre et le brun de la brique naturelle dominent le 19e siècle. d’un graphiste qui lutte contre l’austérité et la monotonie C’est à partir de là qu’il faut chercher la signification de de l’architecture contemporaine industrielle. Les tours la couleur dans l’architecture contemporaine. dans ses immeubles ont un petit quelque chose qui leur donne une individualité structurelle et polychrome grâce Le temps des mosaïques de couleur au mélange des techniques, des formes des fenêtres, etc. Le L’architecture de l’Art Nouveau présente des styles message écologique est particulièrement important dans d’expression personnels dans lesquels des dessins inspirés cette composition polychrome aux formes géométriques ir- par la nature se marient à des mosaïques aux couleurs rationnelles par l’introduction du végétal dans l’architecture. contrastées dont la fonction était aussi de rendre les murs Des changements dans l’architecture européenne imperméables. La couleur devient ainsi protectrice des bâ- viendront de l’influence et de la popularité grandissante timents. L’époque se distingue par des coloris d’une du groupe d’architectes new-yorkais «White and Gray», grande richesse. Les tours de la Sagrada Familia de Bar- ainsi que d’autres adeptes de l’achromatisme. Le nom celone créées par Gaudi en sont un bon exemple. de ce groupe symbolisera l’abandon des couleurs satu-

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rées et l’emploi d’une palette de blancs et de grisés, « mé- D’une part, «écologie» vient du grec «oikos» (maison) et tallisées » et « futuristes ». Dans les projets de tours de «logos» (discours, science). Elle est l'étude scientifique des cette époque, l’expression des formes domine par rap- interactions capables de distribuer la vie des organismes vi- port celle de la couleur. vants. Ainsi, l'écologie étudie deux grands ensembles : celui des êtres vivants (biocénose) et le milieu physique (biotope). Depuis les années 80, les coloristes français veulent Le retour de la couleur D’autre part, l'image de l’environnement est formée à redonner à la couleur une Depuis les années 80, les coloristes français veulent partir des couleurs que l’esprit y perçoit et qu’il traite signification profonde. redonner à la couleur une signification plus profonde, pour s’en donner une représentation mentale, grâce en voir plus symbolique. Certaines formes ont été harmo- particulier à des interprétations symboliques. Ainsi, l’éco- nieusement mises en valeur par la polychromie choisie. Les logie de la couleur est une science ayant pour objet les re- bâtiments sont revêtus de pâtes de verre colorées dont les lations des êtres vivants, des habitants de la ville avec leur dessins représentent en général un ciel avec nuages et sur environnement visuel et ses harmonies chromatiques. quelques tours, ou des thèmes végétaux. Ces réalisations Depuis, les architectes cherchent à renouveler l’image semblent avoir eu pour ambition d’humaniser une ar- des tours dans la ville pour en faire un ensemble cohérent chitecture populaire qui apparaissait bien souvent comme de solutions performantes (architecture « verte », emploi le résultat triste et froid de calculs mathématiques. de panneaux photovoltaïques, d’éoliennes etc.). Ils n’ou- Une autre tendance des années 90 a été d’employer blient pas d’intégrer de nouveaux codes visuels signes des couleurs saturées (rouge, jaune, bleu, vert) en d’un engagement environnemental. Les couleurs et leurs contraste avec des fonds neutres et grisés, cette tendance harmonies qui rythment la vie de la cité deviennent un complétant celle de la «vague blanche de béton». Les moyen de séduction. Les matériaux écologiques, les couleurs saturées sont concentrées sur des éléments de fa- formes et les couleurs nouvelles « vitaminées » associées çades comme pour compenser l’absence de couleur sur au projet de Haute Qualité Environnementale (HQE) l’ensemble du mur. Cette tendance a été comme un contribuent en effet à la création d’un ensemble de ma- Depuis le début des hommage tardif aux travaux de recherche en matière de nifestations et de constituants matériels et sensoriels don- années 90, on aspire à polychromie architecturale du groupe «De Stijl», de nant sens à l’espace de vie. créer une architecture capable d’harmoniser les Theo van Doesburg, de l’atelier Le Corbusier et du « mi- besoins de l’homme avec nimalisme » du groupe « Architecture Contemporaine ». La couleur verte a la cote la nature. Les thématiques environnementales commencent à Ce qui importe au premier chef est la réalité des être abordées par les artistes et les architectes de manière nuances de couleurs géographiquement et géologique- consciente et sérieuse depuis le début des années 1990. ment existantes dans le milieu. Le vert « que Dieu a fait Plasticiens, écologistes et architectes engagés commencent le socle de la nature, et le piédestal du monde vivant » à s’opposer à l’architecture fonctionnelle, aux formes car- (Malcolm de Chazal) devient comme un symbole ab- rées et aux lignes droites des tours contemporaines d’où solu d’« écologie ». Pour souligner leur engagement dans la couleur avait quasiment disparu. Ils aspirent à créer le développement durable1 les architectes et les designers une architecture originale capable d’harmoniser les be- choisissent de plus en plus les nuances de vert : elles sont soins de l’homme avec la nature. Par ailleurs, le senti- associées symboliquement à la nature, à la préservation du ment d’ennui et d’apathie dont souffrent souvent les ci- bien-être et à l’environnement protégé. Cette couleur tadins d’aujourd’hui a accéléré la recherche dont le but est devenue aussi signe de propreté, d’hygiène et de «pay- ultime est d’établir des rapports harmonieux et équili- sage vertical». brés avec l’environnement naturel. L’idée écologique et la protection de l’environnement font partie intégrante d’une nouvelle architecture pour Vers une « écologie de la couleur » Hans Hollein et Charles Jencks, Édouard François et Effectivement, si l’on considère l’étymologie du terme Françoise-Hélène Jourda, Jean Nouvel et Gilles Perrau- «écologie», et en lui associant celui de «couleur», on din, Renzo Piano et beaucoup d’autres. « L’architecture conclut ceci : verte » des tours avec ses toits verts, ses murs végétalisés,

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Le quartier Pudong à Shanghai: illustration de la “couleur”.

ou bien simplement ses balcons décorés de plantes est considérée comme une réconciliation de l’architecture et de la nature et représente une nouvelle esthétique.

Une combinaison de couleurs L’image globale des espaces paysagers et architecturaux Tour de Miami: illustration de la “valeur”. dans la ville n’est pas l’addition de la couleur des tours considérées isolément. Ce qui compte au contraire, c’est leurs relations visuelles dans l’environnement. Notre per- ception de l’image de la ville est le résultat global de la somme des éléments perçus et n’est pas la fragmenta- tion des couleurs associées en groupes. On peut distinguer 4 groupes fondamentaux d’associations chromatiques dans le traitement de tours: « Couleur » (voir tours du quartier Pudong à Shanghai), « Valeur » (voir la tour à Miami), « Nuance » (voir la tour Agbar à Barcelone, de Jean Nouvel), « Mixte » (voir la tour Pyramide Banque of America à San Francisco)2.

1. Il existe un logo de la croix verte internationale, symbole du « développement du- rable », on pourra remarquer que cette croix est en triangle sphérique : forme du vert. 2. « Couleurs » – si l’on travaille en « coloriste », on utilisera de préférence des cou- leurs vives juxtaposées ; mais alors on évitera les trop grandes différences de clar- tés, qui ne pourraient que nuire à l’éclat des couleurs. Les couleurs vives rendent des effets dynamiques et violents ; « Valeurs » – si l’on travaille en « luministe », ce sont les écarts de gris, qui comptent et restituent une certaine lumière. La couleur doit alors se limiter à un simple rôle d’accompagnement. Les valeurs suggèrent des im- pressions de lumière complémentaire; « Contrastes mixtes » – si on associe les deux types précédents « luministe » et « coloriste ». Les couleurs saturés sont com- plétées et équilibrées par les ambiances achromatiques ; « Nuances » – si l’on tra- vaille en « intimiste », on valorisera les nuances à très faibles distances, rendant les effets de matière. Il faudra alors se garder à la fois des effets de couleur vive et des écarts de clartés. La tour Agbar de Jean Nouvel à Barcelone: illustration de la “nuance”.

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La tour pyramide Bank of America à San Francisco: illustration de la “mixité”.

La tour dans son environnement Les nouveaux matériaux induisent de nouvelles stra- tégies dans le design des tours actuelles. Le choix des couleurs ne peut être envisagé comme un simple des- ign bidimensionnel des surfaces: la perception embrasse aussi les effets de la lumière, les caractéristiques spatiales de l’environnement de la tour et le temps de la vision, sa trajectoire, son mouvement, le changement des an- gles de vue. Quel est l’avenir de la tour dans la polychromie ur- baine ? Est-il entre les deux extrêmes que l’on constate au- jourd’hui : la couleur populaire, chaotique ou sponta- née des peintures murales et l’ordre totalitaire stricte- ment organisé à l’aide de l’ordinateur de la monochromie? La solution est dans la réflexion sur la ville durable qui doit s’enrichir en développant une conception chromatique des tours qui soit en liaison avec l’image de la ville et son ensemble de couleurs, de ses éléments architecturaux et paysagers, et des autres composants qui créent cet espace dynamique et diversifié.

Rechercher la cohérence chromatique La conception des couleurs des tours doit être estimée par les architectes comme étant une partie majeure du Plan local de l’urbanisme (PLU) et du Projet d’aména- gement et du développement durable de la ville (PADD). La stratégie environnementale des couleurs devrait res- pecter la continuité d’une approche écologique : analyser l’image globale de la ville, puis de chacun de ses quar- tiers, puis de chacune de ses tours, voire du design de son mobilier urbain, des qualités paysagères, de la mise en lu- mière. Tout ceci doit avoir une cohérence chromatique pour pouvoir former un ensemble harmonieux. Chaque groupe est une combinaison de couleurs à L’intelligence d’un système de codes colorés portés l’intérieur duquel les différents composants perdent leurs par les tours peut devenir ainsi une source de revitalisation propres caractéristiques au profit de la perception glo- des espaces urbains favorisant la sécurité et la sérénité bale. On peut distinguer aussi 24 types complémentaires des citoyens. d’harmonies intermédiaires qui sont basées sur les asso- La couleur urbaine, riche et complexe, animée et ciations de couleurs dans le traitement des tours et leur chargée de sens participera à l’image de la ville du 21e siè- rapport à l’environnement. Parfois la couleur met en cle, plus sensible et émouvante. valeur la verticalité, parfois au contraire la division des étages et l’horizontalité, parfois elle sera indépendante de la structure du bâtiment.

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DOSSIER | FAUT-IL CONSTRUIRE RENNES EN HAUTEUR?

Twin Towers, avant le 11-septembre une étrange fascination

CONTEXTE > Les gratte-ciel vivent intensément dans notre imaginaire. Ils inspirent les réalisateurs de ci- néma qui, selon les scénarios, les ont mythifiés, déifiés ou détruits: Fritz Lang, après sa visite de New-York, réa- lisa Metropolis, Irwin Allen et John Guillermin offri- rent La Tour infernale. Mais par dessus tout, ce sont les Twin Towers, symbole grandiose et machine à rêve qui firent l’objet, avant leur destruction tragique du 11- Septembre, d’une exceptionnelle ferveur ci- nématographique.

TEXTE > JEAN-YVES ANDRIEUX et FRÉDÉRIC SEITZ

La construction des Twin Towers du World Trade Center de New York débute à la fin des années 1960, à l’initiative d’un grand financier, David Rockefeller, et grâce à l’intervention d’un important maî- JEAN-YVES ANDRIEU, tre d’ouvrage public, la Port Authority of New York and historien de l’art est professeur à la Sorbonne. New Jersey. Conçues par l’architecte américain d’origine japonaise Minoru Yamasaki et inaugurées en 1973, objet FRÉDÉRIC SEITZ est d’un premier attentat en 1993, détruites dans l’attaque du professeur à l’université de technologie de 11 septembre 2001, elles ont marqué de leur empreinte, du- Compiègne. rant vingt-huit ans, l’histoire du cinéma contemporain.

Le mythe de King Kong Dès l’année de leur inauguration, le Français Gérard Oury présente les Twin Towers dans leur site et promène les spectateurs autour de leur architecture dans un film burlesque : Les aventures de Rabbi Jacob.

1. Ce texte est repris ici avec l’aimable autorisation de la revue Urbanisme où il a été publié une première dans le n° 328, de janvier-février 2033.

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Trois ans plus tard, en 1976 – peu après l’ouverture du restaurant Windows on the World qui permet à ses clients d’admirer New York depuis le sommet de l’une d’elles –, les tours servent de lieu de tournage à la sé- quence finale du King Kong de John Guillermin, « re- make » de l’œuvre célèbre d’Ernest B. Schoedsack de 1933. Le singe géant, capturé sur une île exotique et ra- mené par bateau à New York, se défait de ses liens pour s’enfuir au sommet des Twin Towers, protégeant de ses bras la belle naufragêe, Dwan (Jessica Lange) dont il est tombé amoureux – comme son devancier s’était réfugié en haut de l’Empire State Building avec la blonde Ann Daraow (Fay Wray) – avant de mourir sous le feu des hé- licoptères de la police.

Un engouement populaire Le minutieux tournage de la scène finale, sur la plazza où sont regroupés six des bâtiments du World Trade Cen- ter, rassemble pendant trois nuits consécutives une masse de 5000 figurants dirigée, au moyen d’un porte-voix, par le metteur en scène juché sur une grue. Pour Noël 1976, King Kong 2 est distribué dans 2200 salles du monde en- tier. L’affiche, montrant le singe furieux dressé sur la ter- rasse des Twin Towers, tenant Jessica Lange dans une patte velue et broyant un avion en miettes dans l’autre, est l’ob- jet d’un engouement populaire inattendu: 25 000 exem- plaires sont vendus aux États-Unis en un temps record. Ces deux versions de King Kong sont produites à une époque de crise économique et morale dont elles dra- matisent le dénouement espéré, en exploitant les res- sources du mythe – le désir, le rapport entre nature et ville, civilisation et primitivisme, humanité et bestialité, la première au moyen d’habiles truquages dont elle en- jolive la poésie, la seconde avec les effets massue de la mode « catastrophe ».

La mort d’une icône Dans les Cahiers du cinéma (janv.-fév.1977), Serge Toubiana se demande quelle force inexorable pousse King Kong vers les Twin Towers. C’est le paléontologue Jack Prescott qui l’explique, dans le film, aux militaires: « le singe se dirige vers ces deux hauteurs parce qu’elles lui rappellent les deux pics situés près de son refuge dans l’île des sauvages. » En même temps, il est guidé par son amour irrépressible pour Dwan, «qui le mène à sa des-

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truction finale, et par l’affrontement avec le symbole. Il se dirige vers les tours du World Trade Center pour juste- Symbole de tous les dangers ment se mesurer à elles.» La dernière image qui zoome Seul le sommet des Twin Towers, à demi vrillées mais sur sa carrière fracassée à leurs pieds et sur la foule, avide indestructibles, surnage au-dessus des flots qui baignent consommatrice de cette ultime «représentation de la alors toute l’île de Manhattan. Les tours servent ensuite Les tours jumelles sont mort d’un singe», montre comment les tours jumelles d’étrange cible à la jeune Mathilda lorsque celle-ci prend devenues, en un sont devenues, en un tournemain, les nouvelles icônes, ses premières leçons de tir auprès de son mentor tueur à tournemain, les nouvelles icônes d’un paysage baignées dans la douce nostalgie des années 1930, d’un gages, Léon (Luc Besson, 1994). Elles identifient New urbain américain relooké. paysage urbain américain relooké. York et sont couvertes, étage après étage, par l’ombre me- Après la disparition des Twin Towers, c’est encore çette naçante du vaisseau spatial ennemi qui s’avance vers la idée de l’évolution du paysage qui vient à l’esprit de Jé- ville dans Independence Day (Roland Emmerich, 1997). rôme Charyn: le 11 septembre 2001, «King Kong est Dans Antz (Fourmiz, Eric Darnell et Tim Johnson, 1998), mort à jamais», dit-il. «Ce monstre primitif, qui veillait sur film d’animation réalisé à partir d’images de synthèse, cette femme et se battait contre les avions qui voulaient les Twin introduisent et concluent l’action de manière l’abattre, mariait l’animalité et le gratte-ciel. Il était l’ex- fugace mais très explicite, un large travelling arrière ré- pression de cette société new-yorkaise, extrêmement tri- vélant par leur entremise l’endroit où vit la colonie d’in- bale, et contradictoire dans sa brutalité et sa tendresse» (Li- sectes-sujet du film et métaphore de New York et des bération, hors série, sept. 2001). Etats-Unis : Central Park. Enfin, très prémonitoire, The Siege, centré sur la com- Une imagerie éthico-politique munauté musulmane de Brooklyn, les montre comme A la suite du film de John Guillermin, le cinéma ne sentinelles inébranlables au cœur d’une série d’attentats ter- cesse de s’approprier les tours jumelles, partenaires fugi- roristes visant – déjà - à ébranler New York. La ville, usuel- tives dans un très grand nombre de films et protagonistes lement grouillante de monde, est désertée tandis que la loi de plus en plus régulières à partir des années 1990, dans martiale est décrétée à Brooklyn après des assauts meur- les œuvres hollywoodiennes à grand spectacle où le sus- triers commis contre des bus et un immeuble fédéral. Le pense se superpose à l’imagerie éthico-politique. De Man- New York charmant et cosmopolite de Woody Allen est de- hattan (Woody Allen, 1979) à The Siege (Couvre-feu, Ed- venu, en vingt ans, la cité de tous les dangers. ward Swick, 1999), l’évolution est spectaculaire. En effet, les Twin Towers n’appartiennent pas au décor nostalgique et lancinant du New York dans lequel se meuvent les personnages de Woody Allen en quête d’amours qui s’ap- parentent à une révélation intérieure d’eux-mêmes. En revanche, elles attirent, tel un aimant, le regard de l’héroïne dévorée par l’ambition professionnelle et so- ciale de Working Girl (Quand les femmes s’en mêlent, Mike Nichols, 1988). Dans Deep Impact (Bill Duke, 1992), «une comète de la taille de New York du nord de Central Park au sud de Manhattan, soit environ 11 km», fonce vers la terre. Elle est détruite en partie, mais un fragment percute l’océan Atlantique et déclenche un raz- de-marée qui engloutit la cité, abat la statue de la Liberté et la plupart des gratte-ciel.

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Frédéric Bourcier, adjoint à l’urbanisme « Si l’on veut de la nature, il faut des tours »

RÉSUMÉ > Construire des tours. L’idée ressurgit à Rennes, densification urbaine oblige. Frédéric Bour- cier, adjoint à l’urbanisme de la Ville, justifie ici le choix de la hauteur. Et indique quels sont les projets ren- nais dans ce domaine pour les années venir.

PROPOS RECUEILLIS PAR > GEORGES GUITTON

PLACE PUBLIQUE > L’idée de construire en hau- teur est-ce une conversion récente de la part des élus rennais ? FRÉDÉRIC BOURCIER > Dans l’histoire de la ville, sans jeu de mot, il y a eu des hauts et des bas sur cette question. Il est exact qu’il y a longtemps que l’on n’a pas sorti un IGH (immeuble de grande hauteur) à Rennes. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’interdits sur la question. En même temps ce n’est pas une question qui nous obnubile. Nous pensons simplement qu’elle peut être nécessaire pour son côté fonctionnel ou pour son aspect symbolique ou encore esthétique. C’est le cas par exemple, si l’on a be- Frédéric Bourcier, adjoint à l’urbanisme : soin d’une skyline (panorama urbain, ligne d’horizon), car « Les tours expriment dynamisme et attractivité. » la tour est un signal important lorsque l’on arrive dans une ville. Cela dit, la ville n’est pas faite de « tout hauteur » ou de « pas hauteur ». La diversité est évidemment la règle.

PLACE PUBLIQUE > Vous-même, aimez-vous la hauteur ? FRÉDÉRIC BOURCIER > Personnellement, j’aime bien me trouver au 40e étage d’un immeuble, avoir une vue dé- gagée, une vue libre alors que d’autres personnes vont trouver cela effrayant. Comme j’habite le quartier du Blosne, il m’arrive régulièrement d’aller chez des habi- tants par exemple au 15e étage : on y a une perspective sur la campagne et sur la ville qui est très agréable. On y a aussi une autre relation au bruit de la ville. Et la question

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Les images présentées récemment aux habitants du Blosne sont très séduisantes, mais ce ne sont que des hypothèses. Ces hauteurs végétalisées indiquent quelle est aujourd'hui la tendance pour humaniser le traitement de l'habitat vertical. Antoine Grumbach et Associés, Agence Ronan Desormeaux, plan guide pour Le Blosne, janvier 2012.

VILLE DE RENNES QUARTIER DU BLOSNE DIRECTION DE L'AMENAGEMENT ET DE L'URBANISME / MISSION D’ARCHITECTE-URBANISTE-PAYSAGISTE  SERVICE OPERATION D’AMENAGEMENT ACCORD-CADRE® LE JARDIN ET LA RUE / LA CANOPEE / LE CIEL ANTOINE GRUMBACH ET ASSOCIÉS > AGENCE RONAN DESORMEAUX > JANVIER 2012 Le blosne

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PLAN GUIDE V3 JANVIER 2012 . 18

de l’ensoleillement ne se pose plus, il n’y a plus d’om- d’activité, le tertiaire, c’est 27 mètres. S’il y a peu d’IGH en bre… France, c’est notamment à cause de la réglementation. Ainsi en IGH vous devez avoir une surveillance pompier PLACE PUBLIQUE > Naguère, la construction en hauteur était 24 heures sur 24, ce qui représente trois voire quatre postes plutôt diabolisée. Est-ce qu’aujourd’hui il y a un totale équivalents temps-plein par an. Il faut le supporter finan- adhésion à la hauteur au sein de votre équipe majoritaire? cièrement ! Autre difficulté, l’organisation de la mixité : FRÉDÉRIC BOURCIER > Je l’ai dit, nous sommes décomplexés comment faire cohabiter des populations différentes : par rapport à cela. Pour ceux qui au sein de l’équipe por- celle des habitants et celle de employés. Nous avons connu tent la politique d’aménagement et d’urbanisme, Daniel cela au Colombia avec des monte-charges communs aux Delaveau, Emmanuel Couet, Jean-Yves Chapuis, Guy espaces commerciaux, aux bureaux et aux logements : ce Potin et moi, cette question ne fait pas débat. Cela dit, je n’est plus possible aujourd’hui. Cela veut dire dans ce cas pense que dans notre équipe comme dans la société les à qu’il faut prévoir des équipements supplémentaires. avis sont partagés. PLACE PUBLIQUE > Justement, compte tenu de ces surcoûts PLACE PUBLIQUE > Il faut peut-être aussi s’entendre sur la dé- importants, quel est vraiment l’intérêt de construire en finition de la grande hauteur grande hauteur? FRÉDÉRIC BOURCIER > La définition de la grande hauteur FRÉDÉRIC BOURCIER > Il est certain qu’il y a des effets de est précise : pour les immeubles de logements, c’est à par- seuil qui freinent la construction à plus de 50 mètres, tir de 51 mètres, dernier plancher. Pour les immeubles pour des raisons écologiques ou techniques, comme la ré-

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Antoine Grumbach et Associés, Agence Ronan Desormeaux, plan guide pour Le Blosne, janvier 2012.

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PROJET / DIVERSIER LES TYPOLOGIES ARCHITECTURALES

RUE DE SUISSE AV. DES PAYS BAS PLACE DE ZAGREB ILOT BANAT PERSPECTIVES

FACADES PLAN GUIDE V3 JANVIER 2012 . 8

sistance au vent au-delà de 80 mètres. Mais aussi pour tons que les appartements se vendent très bien et que les des raisons économiques que ce soit en termes d’inves- premiers à être vendus ont ceux qui sont situés en haut. tissement qu’en termes de fonctionnement (les charges). Il y a donc une demande. Mais la conversion à ce modèle C’est pourquoi, en France, ce que l’on appelle la « hau- d’habitat est assez lente car nous sommes dans un pays qui teur », cela se situe juste en dessous de 50 mètres. C’est- a été longtemps un pays rural. Cela explique que cha- à-dire que l’on construit le plus haut possible tout en res- cun veuille sa maison isolée avec 500 m2 de jardin tout au- tant en dessous du seuil des contraintes règlementaires. tour, parce que c’est l’image de l’intimité, de la tranquil- lité, de la convivialité. Je peux recevoir mes voisins dans PLACE PUBLIQUE > Une écrasante majorité de Rennais le jardin, je peux faire un barbecue, les enfants peuvent considère les immeubles de 10 étages comme la chose la jouer tranquillement, telle est l’image dominante, sauf plus répulsive qui soit, selon un sondage Médiascopie de que c’est un modèle de développement catastrophique. 2010 sur « les mots de Rennes Métropole ». Cette opinion Aujourd’hui, l’on sait que l’on s’étale trop. Il faut sur- très négative peut-elle modifier votre souhait de construire monter cette contradiction qui consiste à la fois à sou- en hauteur? haiter beaucoup d’espace pour soi-même et pour son FRÉDÉRIC BOURCIER > Premier constat, nous n’avons pas propre habitat, et à refuser collectivement un étalement en France de culture urbaine et architecturale. Derrière urbain écologiquement dommageable. le rejet des tours, il y a un fantasme qui ne correspond pas à la réalité des gens qui y vivent. Regardez, quand nous PLACE PUBLIQUE > Tout le monde est d’accord sur ce der- sortons un programme de plus de dix étages, nous consta- nier point, mais c’est l’image de l’hyper-concentration

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Antoine Grumbach et Associés, Agence Ronan Desormeaux, plan guide pour Le Blosne, janvier 2012.

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PARC EN RESEAU - CONSERVATOIRE

PLAN GUIDE V3 JANVIER 2012 . 22

urbaine et bétonnée que l’opinion semble rejeter. bas est appliqué un principe de base : plus vous montez FRÉDÉRIC BOURCIER > C’est pourquoi, il y a des principes haut, plus il faut que les espaces publics soient soignés et forts à respecter concernant le rapport au sol. Ce que le dialoguent avec la hauteur. Souvent la voirie est géné- piéton voit est fondamental. Au-dessus des premiers étages, reuse, large, on élargit les trottoirs, on n’a pas cette im- il y a ce que l’on appelle la canopée, jusqu’à une vingtaine pression de confinement. En France on a le tort de pro- de mètres. Ensuite que l’on soit à 25 mètres ou à 100 m, jeter dans la ville future ce qu’a été la ville médiévale c’est pareil, c’est au-dessus, c’est le ciel. La question es- que l’on se mettrait à monter en hauteur. Alors qu’il s’agit thétique est évidemment fondamentale. Pour ma part, de prendre de l’ampleur en hauteur et aussi en largeur. j’estime qu’il y a de très belles tours. De la même ma- nière il y a des petits bâtiments assez laids et d’autres très PLACE PUBLIQUE > Mais Rennes n’est pas Manhattan ? soignés. Je pense que l’on peut faire avec les tours des FRÉDÉRIC BOURCIER > À Rennes, il se trouve que nous avons objets architecturaux très beaux. des configurations qui se prêtent aux IGH. Il est évident que dans la rue Saint-Georges nous ne ferons pas de la PLACE PUBLIQUE > Avez-vous des exemples ? grande hauteur. Reste qu’il nous faut densifier la ville, FRÉDÉRIC BOURCIER > Je prendrais celui, emblématique, ce n’est pas un gros mot, dès lors que l’on veut lutter de Manhattan. Lorsque l’on n’est jamais allé à New York, contre l’étalement urbain. Et la hauteur, c’est une des on a l’impression de quelque chose d’invivable et d’ir- solutions – mais pas la seule – pour densifier. respirable. Or ce n’est pas du tout le cas. Parce que là-

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PLACE PUBLIQUE > Quels sont les projets précis actuelle- Cuny travaille beaucoup avec les habitants sur cette ques- ment à l’étude à Rennes ? tion du rapport de la hauteur avec la rue. Il y a au- FRÉDÉRIC BOURCIER > En grande hauteur, il y a le projet d’une jourd’hui vraiment une réflexion des professionnels pour tour de bureaux de 90 m sur l’îlot Féval, près de la gare. traiter ces trois parties du bâtiment : les 12 premiers mè- Nous pourrions en avoir une deuxième de l’autre côté de la tres traités de manières très soignée avec balcons, après la voie ferrée, au bord du boulevard Beaumont. Une troisième canopée, et ensuite plus haut. serait également envisageable au bout du boulevard Solfé- rino. Mais toujours à des endroits où l’impact sur l’environ- PLACE PUBLIQUE > D’autres projets, encore? nement est pensé, des endroits qui se situent sur un point d’ar- FRÉDÉRIC BOURCIER > Nous aurons des petites émergences, ticulation de la ville. Pourquoi par exemple a-t-on décidé par exemple une tour à rue du Languedoc à l’angle du bd de mettre une tour à Féval en bordure de l’Alma ? Parce Charles-Tillon, en face du restaurant universitaire. À la que l’on est sur un axe, mais aussi que l’on est au-dessus des Courrouze aussi nous avons des hauteurs mais pas de voies ferrées que cela constitue un signal que l’on peut en- « grande hauteur ». voyer aux voyageurs. Il y a une conjonction de choses. PLACE PUBLIQUE > Et dans le projet Viasilva ? Les esquisses PLACE PUBLIQUE > En dehors de ce site d’Eurorennes, quels montrent une masse de verdure et semble-t-il des bâti- projets ? ments plutôt bas… FRÉDÉRIC BOURCIER > Il y a l’opération Baud-Chardonnet. FRÉDÉRIC BOURCIER > Erreur. À Viasilva, il y aura beau- Sur cette zone, nous aurons à la fois des petits immeubles coup de hauteur. Nous serons souvent en limite d’IGH. et des tours, juste en dessous de la grande hauteur (50 mè- Il faut redire ici que l’intérêt de la hauteur est de per- tres). Il y aura donc 5 immeubles de ce type, entre 14 et 17 mettre un emploi du sol beaucoup plus généreux pour la étages. Ils seront édifiés sur la partie nord afin que la por- nature. Cela peut paraître paradoxal, mais si l’on veut de tée de l’ombre ne gêne pas l’ensemble du quartier. Pour la nature dans la ville, il faut de la hauteur. Si j’habite ceux qui habiteront en cœur d’îlot, avoir une tour au nord, au 60e étage d’un IGH, je suis bien sûr éloigné du sol, cela n’aura aucune incidence. De plus, élever des étages à mais si j’ai un grand parc à 200 m de distance, la qua- cet endroit, c’est faire en sorte qu’un maximum d’habi- lité de vie se joue là. Il ne faut donc jamais déconnecter tants profitent de la Vilaine en contrebas. Je pense que le la hauteur de l’espace public. programme Baud-Chardonnet est un bon exemple pour il- lustrer l’importance de la localisation et la configuration ur- PLACE PUBLIQUE > Résumons: beaucoup d’immeubles de baine quand on parle de hauteur. Nous systématiserons moins de 50 mètres, mais au fond aucun projet de grande aussi l’implantation d’activité en bas de ces tours. hauteur hormis les deux ou trois tours de la gare de Rennes ? FRÉDÉRIC BOURCIER > Si, si, d’autres projets : pour la grande PLACE PUBLIQUE > Autres opérations ? hauteur, nous avons un point d’interrogation sur Mau- FRÉDÉRIC BOURCIER > Nous nous posons la question d’im- repas et un point d’interrogation sur le Blosne. Dans mon planter une tour sur la Zac Maurepas-Gayeulles. Il pour- esprit, un jour, il y aura jonction Eurorennes-Blosne. Le rait y avoir de belles perspectives sur le parc des Gayeules, principal atout de Rennes, c’est l’accessibilité, illustrée plus loin sur la forêt de Rennes et ViaSilva, et puis, de l’au- par l’avenue Henri-Fréville. Vous y avez une station de tre côté, sur la ville. Nous pensons aussi à une tour au métro qui vous met à trois minutes et demie de la gare. Par Landry qui se trouve à l’une entrée de ville par le sud- ailleurs, la rue de l’Alma en double-sens sera directement est (rue de Châteaugiron), là où il y a la station Total. connectée à la Rocade. À cause de cette accessibilité, il Dans notre démarche sur le Blosne, quand nous arrive- s’agit une zone idéale pour le tertiaire : de plus nous rons sur l’avenue Fréville, il y aura de la hauteur, uni- sommes sur une entrée de ville et sur une avenue très quement pour le tertiaire. Il y a aussi pour plus tard sur large. C’est donc là qu’il faut densifier. une partie du site Savary, l’idée de monter jusqu’à 17 étages pour l’habitat. Au Blosne, l’urbaniste Christophe PLACE PUBLIQUE > Vous avez évoqué le côté signal, sym-

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Au cœur du projet Eurorennes, une tour de bureaux haute de 90 mètres prévue sur l’îlot Féval.

le sujet, mais d’admettre que les tours sont des marqueurs qui peuvent être de qualité. PLACE PUBLIQUE > Y a-t-il des architectes de tours qui ont vos faveurs ? FRÉDÉRIC BOURCIER > Édouard François fait des tours avec beaucoup de verdure à l’instar de son projet végétal, hé- las non retenu, sur l’île de Nantes. Lui, promeut l’idée du partage qui consiste par exemple à installer des jardins au sommet afin que tout le monde en profite. Il y a aussi Jacques Ferrier, Christian de Portzamparc, Jean Nouvel, si l’on s’en tient aux Français. Mais partout dans le monde des gens savent faire des tours.

PLACE PUBLIQUE > Dans beaucoup de villes on a détruit des grands ensembles et des tours d’une manière spec- taculaire. Pourquoi Rennes y a-t-il échappé? FRÉDÉRIC BOURCIER > Nous avons détruit sur Cleunay. Nous allons le faire sur Maurepas pour l’immeuble du Balleroy. Si nous ne l’avons pas fait davantage, c’est à cause de notre choix politique qui consiste à inclure les quartiers sociaux dans la ville et à toujours mettre le pa- quet pour entretenir le parc social. Nous préférons réha- biliter que détruire. Il y a toutefois un problème non-dit concernant les immeubles des années 60 ou 70 : ce n’est pas celui de l’isolation thermique que l’on sait amélio- rer, mais celui de l’isolation phonique. C’est énorme pour la qualité de l’habitat mais très compliqué à régler. Au Blosne et à Bréquigny, c’est le problème numéro un. Pour les tours et immeubles que l’on fait maintenant, il n’y a plus du tout ce genre de souci.

bole, entrée de ville. C’est ce que vous reproche vos op- PLACE PUBLIQUE > Si vous rêvez la ville dans 20 ans en fer- posants, en pointant une politique de gadget et de com’. mant les yeux, voyez-vous beaucoup de hauteur ? Comment comptez-vous convaincre que cet aspect sym- FRÉDÉRIC BOURCIER > Oui, notamment là où l’on a de bolique est important pour la ville ? grandes artères de communication et des stations de mé- FRÉDÉRIC BOURCIER > En m’appuyant sur les réussites pas- tro. que ces infrastructures profitent à un maximum de sées. Quelles sont d’un point de vue architectural et urbain gens. On ne va pas s’amuser à faire une tour à Acigné les images que renvoie Rennes à l’extérieur ? Le Parle- ou à Bruz. La tour a toujours partie liée avec des fonctions ment de Bretagne, les Horizons, l’ancien bâtiment de urbaines : culture, animation, transports… France-Télécom à la Mabilais. On ne peut pas dire que les Horizons et France-Télécom, qui va être réhabilité par la société Legendre, ce sont des éléments qui dégra- dent la ville. Au contraire, ce sont des éléments qui ex- priment un dynamisme, une attractivité. Bien entendu, il ne s’agit pas de faire les Horizons partout, ce n’est pas

50 | PLACE PUBLIQUE | MAI-JUIN 2012 Les points culminants de Rennes Les points hauts de Rennes ne sont pas forcément des immeubles : il y a par exemple la tour des Télécoms à la Mabilais (77 m), l’église Saint-Me- laine (63 m), le Palais du commerce (51 m) et l’usine d’incinération des déchets à Beauregard (50 m). Côté immeubles, d’habitations ou de bureaux, on en compte une vingtaine sur la ville à dépasser les 50 m de hauteurs. Dans les plus de 60 m, on trouve les Horizons, l’Eperon, Sarah-Bernardt, Le Penthièvre, Binquenais 26, bd Oscar-Leroux, Le Belvédère, la Tour de la sécurité sociale (60 m). Entre 50 et 60 m : allée des Asturies, le Plélo, le Wagram, Arc-en-ciel, 2 avenue du Canada, 4-6 cours du président Kennedy, le Goëlo, 8-10 place du Maréchal-Juin, 1 et 2 square des Hautes-Ourmes, 2 allée de Lucerne, 2 cour Kennedy, 2 cours du président Kennedy, l’Aunis, le Navarre. Une vue d’Antoine Ronco. Invité en 2009 par le Centre culturel du Colombier, cet artiste y présenta un travail issue d’une résidence au dans la tour de l’Éperon. FAUT-IL CONSTRUIRE RENNES EN HAUTEUR? | DOSSIER

« Ma vie au 25e étage de l’Éperon »

RÉSUMÉ > Jean Huchet, vit au 25e étage de la tour de l’Éperon, côté Ouest, depuis une vingtaine d’années. Nous lui avons demandé de raconter sa vie à 90 mètres du sol : ce qu’il voit, ce qu’il ressent. Aucune angoisse, mais une existence somme toute ordinaire, confie-t-il, n’était cette grisante sensation de liberté à pouvoir sa- vourer un ciel sans obstacle et un panorama sans égal.

TEXTE > JEAN HUCHET

C’est couru d’avance. À la question bien natu- relle « Où habitez-vous ? », ma réponse, tout aussi naturelle, « Au 25e étage de l’Éperon », suscite tou- jours le même frisson chez mes interlocuteurs. Ce « Hou là là !» jailli du cœur et le geste joint à la parole vous di- sent qu’à leurs yeux vous accomplissez une sorte d’ex- ploit. René Desmaison sortant des Drus par le haut ou sir JEAN HUCHET est journaliste Edmund Hillary conquérant l’Éverest ne sont pas mes cousins ! Restons modestes. Le seul exploit dont je puis m’en- orgueillir est de gravir l’escalier de secours, du rez-de- chaussée jusqu’à mon étage, régulièrement, pour la forme et pour le défi sportif. Quand il fait mauvais dehors, cela vaut bien un footing (et on est à l’abri).

Pas de vertige Je comprends l’étonnement de ceux qui vivent au ras des pâquerettes. Moi aussi, avant, j’avais ce point d’ex- clamation et ce point d’interrogation au-dessus de la tête en pensant à ceux qui vivaient dans les hautes sphères. « Ne risque-t-on pas l’asphyxie tout là-haut ? L’air n’y est- il pas raréfié ? » Ne soyons pas ridicules : c’est moins élevé que le 2e étage de la tour Eiffel !

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« D’accord. Mais vous n’avez pas le vertige ? » En ce qui me concerne, parce que je suis tenté par le mauvais L’œuvre de Louis Arretche jeu de mots (pardon), je connais plutôt le vertige de la L’Éperon est sorti de terre en 1975 et les premiers ha- page blanche au moment de tracer les premières lignes bitants l’occupèrent en 1977. On doit à son architecte, d’un article… Ce vertige-là, c’est un peu celui de l’ac- Louis Arretche, la reconstruction de Saint-Malo, le Liberté teur au moment d’entrer sur scène, la petite dose d’adré- ou le Centre des télécoms à Rennes et bien d’autres réa- naline dans les veines et du bon stress dans les méninges. lisations à travers la France. L’Éperon, grand mât du quar- Heureusement, il passe. Quant au vertige résidentiel, il tier du Colombier, faisait partie d’un projet de trois tours. existe, je ne le nie pas. Mais il suffit de regarder vers l’ho- Une seule vit le jour tandis que tout autour, naquit un en- rizon plutôt qu’en bas. semble de bureaux, de logements et de commerces dont la dalle du Colombier est une sorte de salle des pas per- Un superbe privilège dus et dont la galerie marchande Colombia devint, plus C’est d’ailleurs un superbe privilège : bien calé dans le tard, l’artère nourricière. fauteuil de mon salon, jetant le regard à travers l’une des Trois Éperon, trois mâts plantés sur la coque de bé- baies de l’appartement, j’ai une vue imprenable - comme ton moderne du Colombier ! Cela aurait eu de la gueule, on dit dans les petites annonces - sur les lointains incer- ne manqueront pas de penser les citadins sensibles à la tains. Ah ! Le coucher du soleil… Un ciel changeant, poésie minérale urbaine des années conquérantes. Et jamais le même d’un crépuscule à l’autre. Des nuages dans un environnement de choix : le Liberté, la tour de qui passent par toutes les teintes de la palette du peintre. la Sécurité sociale, Les Champs libres, le 4 bis et, de- Des volutes de couleurs inoubliables. Les petits matins fri- main, EuroRennes. Excusez du peu. Mais il n’y a qu’une leux et humides, j’observe le manège des nappes de tour, n’y revenons pas, et elle restera solitaire. brume masquant tel quartier et délaissant tel autre. Les jours clairs, je m’amuse à suivre la ligne d’horizon, si fu- Ces balcons en nid d’abeilles gace, si fragile. L’étrange lucarne de ma fenêtre est un Ce n’est pas une raison pour ignorer son architecture. spectacle dont je ne me lasse pas. Des amoureux de la photo ont su en capter les nuances (allez sur internet). Des balcons comme les alvéoles d’un Aucun débat existentiel nid d’abeilles, une forme élancée malgré le volume, une Cette question vertigineuse réglée d’entrée de jeu, dissymétrie élégante entre la tour nord de 26 étages et la nous n’aurons plus à y revenir. Alors, passons aux choses tour sud de 30 étages, qui lui est accolée. La blancheur sérieuses. Quelles sensations me procure le fait d’habiter éclatante de la façade qui, à l’ouest, se pare, au soir tom- dans un immeuble d’une hauteur de 99 mètres (sans bant, des teintes rosées du crépuscule tandis qu’au petit l’antenne) ? Comment y vit-on ? Est-ce agréable ou à matin, il faut la voir s’éveiller, à l’est, côté esplanade De fuir ? Pratique ou pas ? Avantages et inconvénients de la Gaulle, sous la caresse des rayons d’un soleil printanier. hauteur ? Je me doute que cette liste d’interrogations On aime. (non limitative) effleure spontanément ceux des lecteurs On peut aussi être indifférent. Ou détester. Cela ne me de Place publique que le sujet de l’urbanisme interpelle. choque pas. Pour ma part, je n’oppose pas les styles. Était-ce une bonne idée, cette tour, ou un mauvais… Chaque époque a produit des ouvrages d’art et d’horribles tour joué à la ville ? Et pas le seul, puisqu’une autre vigie étrons. Cette tour, qui est tout sauf banale et plate, me veille sur la cité, aux Horizons. Fausse jumelle, vraie sœur semble plutôt réussie sur ce plan-là. Mais puisque nous en en tutoiement du ciel. Tout compte fait, je peux témoigner sommes au chapitre urbanistique, j’avoue que je me suis qu’on se pose beaucoup moins de questions quand on beaucoup plus interrogé sur la pertinence d’une juxta- vit à l’intérieur de la tour qu’en simple passant, citadin position des genres au sein d’une ville, entre vieux quar- rampant. Foin des débats existentiels, il y a seulement tiers historiques et nouvelle ville, entre l’ancien et le mo- des préoccupations concrètes, du pratico-pratique. Des derne. Chaque cité a emprunté son chemin propre dans problèmes de cages d’escaliers, en somme… ce difficile parcours à travers les âges et sans doute n’y a-

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Une vue d’Antoine Ronco. t-il pas de solution universelle. Mais l’intégration ne va pas de soi.

Deux villes face à face À Rennes, on passe quasiment sans transition du Co- lombier, si estampillé 20e siècle, aux halles centrales 19e, puis au centre médiéval autour de la cathédrale. Comme si le béton avait grignoté du terrain, dévoré des faubourgs miséreux pour s’approcher au plus près du cœur névral- gique battant au rythme des pavés luisants, des vieux pans de bois et du granit patiné par la pluie et le vent. Image improductive ? Peut-être mais cette impression d’encer- clement étroit des vieilles rues irrégulières et buisson- nières par les verticales rigoristes me laisse perplexe. Comme si deux villes collées se regardaient dans les yeux, face à face, sans être vraiment du même bord, du même bateau. Et pourtant. Que fais-je lorsque, sur les routes qui me ramènent vers la capitale régionale, j’entame ma des- cente dans la cuvette rennaise ? J’y cherche à chaque fois l’amer qui me donnera la position du centre-ville. Cet amer de terre, c’est ma tour. La seule avec sa voisine des Horizons que se distingue de si loin. Oui, elle est là, tout va bien, je vais atterrir. Un repère et mon repaire.

Un parfum d’île déserte Une tour, cela fait de l’ombre au voisinage. Et plus elle est haute, plus l’ombre portée est longue. J’y pense du haut de mon 25e, les matins ensoleillés, en la voyant balayer de son pinceau sombre les toits et les rues. Le temps se cou- vre, se dit peut-être ce voisin d’en face que je distingue mal tant il est petit. Moi, je ne risque pas qu’on me fasse de l’ombre ! Seuls les oiseaux osent me défier. Pas de voisins d’en face à vous surveiller. Pas besoin de se cacher pour va- quer à ces petites manies derrière ses fenêtres. Vivre en l’air, mine de rien, vous offre un parfum d’île déserte. une tour… d’ivoire. Le refuge n’est pas un retranche- Que peut-on ressentir à 80 m ou 90 m d’altitude en ment. Plutôt une hygiène particulière qui, en quelques di- plein cœur de la ville ? Le sentiment non pas d’une so- zaines de secondes, me transporte du plancher des vaches, litude mais d’être en retrait du monde. Proche de celui terre à terre, à l’infini azuréen de haute volée. Et inver- qu’éprouve le montagnard au refuge. Il jouit d’un ma- sement. À volonté. gnifique spectacle. Il fait corps avec la masse rocheuse qui le porte et, en même temps, il se sent - impression fu- On fait corps avec la ville gace, certes - hors du monde. Dans la ville, au-dessus de Et c’est beau une ville vue de là-haut. Les toits d’ardoise la ville, hors de la ville. Trois villes en une. C’est le pri- et les terrasses sont les crêtes des vagues qui moutonnent, vilège de mon belvédère. Mais ne croyez pas qu’il soit maison après maison, immeuble après immeuble, jusqu’à

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mourir, douces ou colériques, sur les plages de verdure de Un village dans la ville la campagne environnante. On voit vivre le grand corps C’est le bon tour de la hauteur. Au dehors, un spec- urbain, le sang qui circule dans ses artères, les travaux tacle, un décor, une atmosphère. Au-dedans, un lieu de ici et là, les immeubles qui sortent de terre et ceux qu’on vie comme un autre. Presque comme un autre. Dans les descend, à coup de bull et de pelleteuse. Je me plais à lire années quatre-vingt, il y avait sept ou huit cents habitants le plan des rues à ciel ouvert, à reconnaître les lieux de nos à l’Éperon. Ils sont moins nombreux aujourd’hui. Un tropismes urbains. On fait corps avec la ville, comme si phénomène général qui voit le nombre d’occupants par elle était un peu de nous. La cité est à nos pieds mais ne logement diminuer. Mais bien des communes ne sont prétendons pas la dominer. La ville, on ne la prend pas de pas aussi peuplées. Ma grande tour, c’est un village dans haut, elle se refuserait… la ville. Un village dont la rue principale serait les as- La nuit, changement de décor. Des milliers de lu- censeurs qui, du matin au soir et du soir au matin, vont et cioles s’animent et scintillent tandis que la rumeur du viennent inlassablement, irriguant les étages de leur pré- jour, grondement de cataracte enrhumée, s’éteint dou- cieux chargement. Rapides toujours. cement pour laisser la place au ronflement nocturne. Ceux qui empruntent pour la première fois ces ca- J’aime aussi repérer, au soir, dans le lointain horizon des bines sont surpris : décollage fougueux et, à l’arrivée, des premières rondeurs de Brocéliande, les feux des senti- jambes en point de suspension. Même pas désagréable. nelles éoliennes d’aujourd’hui dont les grands bras s’agi- On s’y habitue vite. Comme dans toute rue de village, tent et brassent de l’air. La nuit toujours recommencée et on y fait des rencontres, on y croise du monde. Des gens jamais pareille. qu’on connaît pour ne les voir que là. Sans savoir tou- jours l’étage et l’appartement dans lesquels ils demeu-

Antoine Ronco, la dalle du Colombier vue du 20e étage.

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Coucher de soleil vu de l’Eperon (ph Jean Huchet) rent. Et d’autres qu’on n’a jamais vus ou je ne m’en sou- viens pas. On est si nombreux. On parle de la pluie et du beau temps, du petit dernier qui tousse, du journal qu’on descend chercher, dès potron-minet, dans la boîte à lettres. Ou on ne se dit rien. C’est un monde ordinaire qui se baguenaude sans bouger, les deux pieds dans le même sabot. Le métro vertical, cela a son charme.

L’affluence du hall d’entrée Comme dans toute localité, la vie de l’Éperon passe par la place du village. C‘est le hall d’entrée où, à cer- taines heures de la journée, c’est l’affluence. Georges Pe- rec y aurait trouvé matière à un récit bien dans sa ma- nière en observant les va-et-vient sur cette place publique de la tour. Le matin, les messieurs et les dames, en te- nue de ville, sac ou mallette à la main, sortent d’un pas hâ- tif vers le lieu de leur travail journalier. De près, les sui- vent les jeunes mamans ou jeunes papas, enfants à la main pas toujours éveillés, des fois grognons, en direc- tion des écoles du quartier ou des crèches. Un peu de calme et, dans la matinée, les retraités des- cendent à leur tour, cabas au bras, vers les commerces de proximité. Et ainsi de suite. Toute la journée, le manège continue. En soirée, on verra entrer des jeunes d’ailleurs qui viennent visiter leurs copains-copines étudiants, par- fois une bouteille à la main. Et on se dira : « hum, à quel étage vont-ils ? Cela va être la fête. On va entendre du bruit. À surveiller… » Ce côté place du village entre quatre murs est vrai- ment spécifique à la tour. Personne n’emprunte les es- caliers, qui ne servent qu’aux sportifs ou aux secours. Et les quatre ascenseurs de l’Éperon atterrissent dans un mouchoir de 20-25 m, un espace somme toute restreint. Donc, dans la journée, tout l’Éperon passe, va passer ou est passé par là. Les rencontres y sont faciles et fréquentes. On y bavarde. On s’y donne rendez-vous. On s’y attend. Au fil du temps, des amitiés de voisinage se nouent. On se rend des services. Et le soir, on se rend visite. Une géo- graphie discrète des transports intérieurs montrerait tout un entre-lacis de déplacements d’un étage à l’autre, d’une ou du 30e étage de l’Éperon et un appartement du 3e tour à l’autre. Sans bruit. La tour, ambiance feutrée ga- étage dans un autre immeuble ? Une fois que je suis de- rantie. dans, rien d’essentiel, me semble-t-il. Puisque vous in- sistez, en grattant un peu, j’ai trouvé IGH. Le statut IGF IGH, c’est l’acronyme d’Immeuble de grande hau- Au fond, quelle différence entre un appartement du 25e teur. À Rennes, l’Éperon et les Horizons jouent dans la

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cour des IGH. Avant d’habiter l’Éperon, j’ignorais la si- commerces, des services y compris publics, des activités gnification de ce sigle. IGH n’est pas seulement une de loisirs est un bien précieux. Une tour dans un désert ? commodité pour résumer trois mots. IGH n’indique pas Gageons que ce serait une tour déserte. Et je voudrais seulement qu’il est haut mon dodo. C’est une norme. bien voir comme ils s’y prennent au Qatar… Énorme. Un statut à part. Ma tour est au garde-à-vous devant une réglementation nationale pointilleuse pour Et demain ? tous les édifices qui grattent le ciel. Reste la question qui tue. Et si on construisait d’autres tours dans le centre, à proximité de la vôtre, seriez-vous Les pompiers veillent pour ? contre ? indifférent ? Cochez la bonne réponse… Le risque d’incendie avec son scénario tour infernale Je pourrais paraphraser quelques slogans du genre : « trop revu et corrigé modèle World Trade Center est celui qui de tours tuent la tour » ou « une tour ça va, trois tours bon- entraîne le plus de précautions. À l’Éperon, un service sé- jour les dégâts ». Mais soyons sérieux. Sincèrement, je curité et un service de gardiennage veillent sur l’im- crois que le problème n’est pas la tour. Elle n’est pas plus meuble, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, en s’appuyant la solution, d’ailleurs. Si elle l’était, cela se saurait. sur un circuit de vidéosurveillance. On sait aussi qu’un L’urbanisme bien pensé fait appel à de multiples pa- groupe électrogène viendra à notre secours pour assurer ramètres au curseur sensible. Une haute tour d’habitation toutes les fonctions vitales de l’immeuble en cas de panne n’en est qu’une variable. Ne mettons donc pas la charrue d’électricité. devant les bœufs. L’aménageur commence-t-il par déci- Les ascenseurs n’ont pas le droit de tomber en panne der une tour avant de réfléchir à l’urbanisme qui s’y et si cela se produit, la maintenance fonce sur le récalci- adapte ? Si cela a été, ce serait une erreur de reproduire trant dans l’heure qui suit. Mais les éventuels voyageurs ce schéma. Que veut-on pour Rennes ? Pour son cen- bloqués n’auront eu à patienter que quelques minutes : la tre ? Que signifie la densification de l’habitat ? Quelles sécurité les aura délivrés. Des portes coupe-feu piaffent conséquences ? C’est un débat dans lequel élus, experts d’impatience de se fermer devant toutes les entrées d’as- et citadins ont chacun leur mot à dire. censeurs, à tous les étages, au moindre fumet suspect. Le désenfumage est sur le pied de guerre. Et nos amis les pompiers viennent régulièrement entre nos murs ré- viser leurs connaissances.

Un sentiment de sécurité Pourquoi dire tout cela ? Parce qu’il en résulte un sen- timent de sécurité et de confiance peu commun. Le spec- tre de la tour infernale peut rôder, il n’effraie personne. La confiance en la sécurité est une des clés du succès de la tour. Mieux, la présence permanente du gardiennage rassure. Les personnes seules, les habitants âgés savent qu’ils auront un recours immédiat en cas d’urgence. Dans verticalité, il y a qualité. Comme qualité de vie ? Pourquoi pas ? En tous les cas, rien ne me montre qu’elle serait inférieure dans une tour par comparaison avec une barre ou avec tout autre type d’habitat collectif. « Au pied de ma tour, je vivais heureux… » Mais il faut rendre à Cé- sar ce qui lui revient. La qualité ne se mesure pas qu’à l’aune de la construction. L’environnement en est l’autre facteur. Disposer à portée de marche à pied de tous les

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Vivre au sommet des quartiers Sud

CONTEXTE > Tandis que s’avance le projet de renou- vellement du quartier du Blosne (la « Zup Sud »), Place Publique est allé à la rencontre d’habitants de plu- sieurs tours dont la hauteur frôle les 50 mètres, pour re- cueillir leurs points de vue sur la vie en hauteur. Car une chose est de repérer les tours dans le paysage urbain, toute autre chose est d’y vivre ! Et l’on y vit plutôt bien.

POPOS RECUEILLIS PAR > CATHERINE GUY

Nous avons rencontré quatre femmes, Annick, CATHERINE GUY est Claudine, Odile et Michelle. Elles ont genti- présidente de l’Institut ment accepté de s’exprimer sur leur monde « vu du 14e d’aménagement et étage ». Et tant pis si le logement de l’une de ces habi- d’urbanisme de Rennes, e membre du comité de tantes se trouve seulement situé au 3 étage de l’une des rédaction de Place tours : son point de vue vaut par sa longue expérience, elle Publique. qui, à la différence des trois autres, a toujours résidé en hauteur! Les tours visitées sont la tour des Hautes-Ourmes (près de la station de métrode la Poterie), les tours Aunis et Navarre.

Un paysage inégalé Vue du 14e, la ligne d’horizon ne se réduit pas à l’ur- bain. Marquée de points de repères parfois situés à très longue distance – un relais de télécommunications à 40 km au sud de Rennes – elle s’éloigne ou se rapproche au gré des saisons, des heures, de la météo. Acceptons donc de partager ce point de vue que la proximité avec la nature n’est pas l’apanage de l’habitat au ras du sol ! D’autant que la tour offre à ses habitants un panorama inédit sur les éléments enfouis du paysage : à qui doute-

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rait de la présence du ruisseau du Blosne, qui a donné son bain, au point que, le plus souvent, la réflexion se réduit nom au quartier, Annick nous le dessine en suivant son à une discussion sur l’opportunité de les raser en igno- cours sous le brouillard humide du petit matin. rant la question de leur réhabilitation. Et pour qui guette le rayon vert, suivons Odile qui rend Regarder les tours du Blosne comme un patrimoine visite à sa maman dans un appartement ouvert à l’ouest et ayant des qualités propres procède donc d’une démarche qui y reste jusqu’à l’extinction du soleil couchant… Res- que nos témoins ont spontanément adoptée : elles insis- tent le jardinage et le fleurissement des balcons, pratiqués tent sur la qualité des appartements, vastes, bien conçus, par Michelle et Claudine, mais auxquels a renoncé An- bien éclairés. Elles s’entendent aussi sur le fait qu’habiter nick, qui estime que les balcons reçoivent désormais trop dans une tour répond à des contraintes liées au logement de pollution pour que les plantes s’y plaisent. collectif: maîtriser les horaires auxquels on peut faire du bruit, se montrer courtois dans le voisinage, respecter les Un observatoire du changement urbain règles sur les déchets, etc. L’achèvement de la construction des tours du Blosne date de 1973. Si, depuis, n’y a pas eu de nouveaux im- Des contraintes spécifiques meubles à sortir de terre, en revanche, l’environnement En revanche, elles signalent l’existence de contraintes urbain s’est énormément modifié. Pas de meilleur ob- spécifiques liées à la hauteur : le fonctionnement des as- servatoire pour le constater qu’un 14e étage, d’où l’on censeurs constitue une sujétion diversement vécue. An- peut voir la ville des jouets Lego devenir réalité : lycée nick explique qu’elle n’y avait pas pensé lorsqu’elle est Descartes, hôpital Sud, rocades, parkings, stations de mé- arrivée en 1969 mais qu’elle y songe désormais. Michelle tro, viaduc et ligne aérienne du Val… plusieurs généra- se répète que pour habiter une tour, mieux vaut n’avoir tions d’enfants ont été fascinées par cet extraordinaire peur ni des pannes possibles, ni de l’incendie (des pom- fourmillement au sol, bien plus captivant qu’en miniature. piers sont venus la réveiller une nuit). Autre point, la per- Habiter une tour permet d’être aux premières loges méabilité thermique des étages élevés rend très utile le de la transformation de la ville et d’en percevoir la den- double-vitrage, lequel n’est pas facile à réaliser techni- sification. L’efficacité de ce poste d’observation du chan- quement lorsqu’il faut monter de grandes baies vitrées gement urbain est maximale dans le domaine de la cir- dans des ascenseurs inadaptés. culation : le nœud formé par la rocade, les accès rou- Ainsi, la copropriété des Hautes-Ourmes, dessinée par tiers par le sud, le viaduc d’accès du métro, la station Po- Georges Maillols1, a dû arbitrer entre le respect des os- terie et son parking relais, ainsi que les mobilités des ré- satures d’aluminium d’origine pour maintenir la façade de sidants, provoquent des embouteillages croissants sur les la tour dans son aspect initial, et le format possible pour axes structurants d’entrée du quartier. Ainsi s’explique les nouveaux vitrages. Le classement de l’immeuble au pa- l’arrivée de problèmes inédits comme la pollution de l’air trimoine moderne de la Ville de Rennes a aidé cette prise et les nuisances sonores. de conscience de la valeur architecturale de leur tour Ce sont ces évolutions sur les déplacements et les sta- par ses habitants, que les plus jeunes ne percevaient pas. tionnements qui ont amené Annick à devenir « ambas- sadrice » du projet de renouvellement du Blosne, dans Une rue verticale l’espoir de mieux faire prendre en compte la pertinence Le nombre élevé de logements, voilà qui est spéci- de son poste d’observation dans le diagnostic urbain. fique aux tours d’habitat. Entre 60 et 120 appartements dans chacune. Autant de voisins différents en âge, en Un patrimoine architectural taille de ménage, en origine. Claudine dit voir la diversité Les tours d’habitation ont été construites dans un laps du monde à l’échelle de l’ascenseur : pair ou impair, de temps limité, celui des Zup (1958-1973). Elles ont c’est l’arbitraire de la distribution qui fait les rencontres et constitué, pour les architectes, un champ d’expérimen- tation largement méconnu aujourd’hui. En effet, elles 1. À son sujet, on peut lire l’article «Avec Georges Maillols, l’ivresse des hauteurs», alimentent au plus haut point l’argumentaire anti-ur- de Perig Bouju, dans Place Publique n°10.

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qui reconstitue le passage de la rue. Pas facile pourtant, en- bat sur l’habitat dans les tours. Est-ce l’effet de la misère ou tre anciens et nouveaux habitants de l’immeuble, entre celui de l’étage qui produit le jugement anti-urbain ? Ce cultures différentes : elle a repéré que certaines familles sentiment si éloigné des témoignages chaleureux que l’on pleurent leurs morts alors que d’autres, confrontées au entend ici. Comme celui de Michelle qui indique que, même événement, organisent un rassemblement à l’allure comme dans toute rue, « il y a des potins » qui font vivre la plus festive. tour. Arrivée par le hasard des attributions de logement so- Claudine et Michelle insistent sur la nécessité d’une cial en 1995 dans son appartement du 14e étage d’une tour présence humaine, d’un gardien dans chaque immeu- du Blosne actuellement en réhabilitation, elle n’envisage ble. Elles déplorent l’introduction généralisée depuis dix plus de descendre « à un étage inférieur au 10e » ans des digicodes, dont elles jugent qu’ils n’apportent qu’une illusion de sécurité. Pour elles, rien ne remplace l’interconnaissance, surtout lorsqu’arrivent des gens en souffrance. Il faut donc dans une tour quelqu’un dont le métier est de connaître tous les habitants et de servir de référent à ceux dont la vie est très difficile.

Les potins qui font la vie Cette approche est sans doute la plus connectée au dé-

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Notes et contre-notes autour des hauteurs

CONTEXTE > C’est fou ce que les tours inspirent : d’images, de fantasmes, de craintes et de désirs. On les attend et on les redoute. À Rennes comme ailleurs. Voici la balade subjective d’un Rennais dans l’imaginaire de la verticalité.

TEXTE > GILLES CERVERA

On les appelait gratte-ciel On les appelait gratte-ciel quand on était mômes. Fascinés que nous étions par ces immeubles de Manhattan, GILLES CERVERA, membre vus sur des posters, dans les films de Woody Allen, ou que du comité de rédaction de le grand singe escaladait d’un seul doigt. On les appelait Place Publique. buildings aussi. On les nomme tours et elles sont décrites et pour beaucoup d’entre elles, ces tours françaises an- noncées ne voient pas le jour : la Tour Signal de Jean Nou- vel, en sursis. Sa « tour sans fin », abandonnée. On a aussi en tête le suppositoire nouvellien de Barcelone, (Voir photo page 39) bien réel. Et d’autres à Londres, Dubaï, incroya- bles, à Shanghai ou Rio, pains de sucre en verre.

Les avions du 11-Septembre Les images des deux avions qui, l’un après l’autre, per- forent les tours jumelles, déchirant le poster, brûlant une partie du rêve des gens. Sommes-nous dans cet effroi de l’image incrustée en nous, sommes-nous dans les avions ou dans les tours percutées ? À coup sûr dans l’effroi.

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Grandiloquence monumentale ? Le temps du sacré Tous les hommes politiques rêvent leur ville. Pour Depuis la flèche des cathédrales, depuis le clocher tenter l’élection, il faut une dose de sens des responsabi- de chacune des 36000 communes, la verticalité struc- lités et une double dose d’insensé : être en un mot un ture notre regard. Le vertical convoquait le sacré, ten- chouya « fada ». Reste que le maire veut marquer son dant vers le haut. Vint la Tour Eiffel, monument laïque territoire, lui imposer sa marque. Cela passe par l’identi- et publicitaire. Il y a eu les tours de la Défense, et à fication du premier magistrat à sa ville. Cas pathologique: Rennes Georges Maillols. Sur sa planche à dessin, les Georges Frêche, le « Ceaucescu » du Languedoc, fai- escaliers paquebotesques de la Barre Saint-Just, rue de sant appel à Ricardo Bofill pour construire sa ville, gran- Fougères, et surtout Bourg-L’évêque. Dont les Horizons ! diloquente, cohérente, monumentale. Variable normale : Mitterrand à Paris et ses grands travaux posant sur la La skyline de Rennes France l’indélébilité de la trace. Arrivant de Nantes, plongeant après Bain-de-Bretagne dans la cuvette, on aperçoit au loin un regroupement cu- Les élus rêvent de tours bique formant un chapelet discontinu et blanc ! Rennes, Une ville évolue et chaque élu se rêve en marque- ville blanche ! Cubes jetés au hasard par quel enfant ou page de sa mémoire. Chaque édile négocie entre son es- quel coup de dés ? À gauche, l’alignement de Villejean et thétique, celle de l’époque et une multitude de résis- tout de suite l’œil glisse vers la tour des Horizons qui do- tances (dont celles, physiques, du vent et du sol). Les mine, l’Éperon fait une autre sommité et sans qu’on les tours sont un nouveau défi après - dans l’ordre chrono- discrimine autant, la barre de la Binquenais et les cubes logique - les écoles, le tout-à-l’égout, les dispensaires, les du Blosne et ceux de Maurepas. Pour ces derniers, on quartiers de reconstruction, la spectacularisation des cen- distingue mieux leur pente géométrique, en venant du tres et les transports collectifs. Val ou tramway rongent nord, de Saint-Malo, avec, dominante, l’église Saint-Au- le sol ou font en surface un spectaculaire travelling. Au- bin, sa masse balourde, le fin campanile de Saint-Me- jourd’hui, les élus rêvent de tours. Cuillandre à Brest laine et, bien sûr, l’élancement ovoïde des Horizons. veut manhatanniser Recouvrance. Delanoë lutte pour défendre ses IGH monumentaux rompant avec l’échelle Horizons, fil à plomb hausmanienne. Et à Rennes, se profilent des crobars dé- Les Horizons se voient de partout y compris du de- coiffants… dans de la ville. Bien sûr du haut des Lices, le regard y bute mais de toutes les rues parallèles du centre, Nationale Le tour des tours ou La Fayette, l’œil aperçoit toujours un bout des Hori- Qui va commencer ? Quel maire saura déborder les zons, ses façades aux courbes répétées, les fenêtres en innombrables comités de défense et les derniers conten- capsules. Les bien-nommés Horizons font au regard un tieux d’expropriation ? Quel seigneur de quel fief sera en fil à plomb et crochent l’œil où qu’il soit, d’où qu’il vienne. premier vainqueur de ce combat visant à ériger ces néo- Les deux tours tassées de la Cathédrale sont engoncées par donjons ? Les habitants des villes craignent leur ombre, la vieille ville dont les Horizons sont le mât. Georges ils ont aussi peur des courants d’air et surtout ils ont lé- Maillols, a compris que cette ville du fond de la cuvette gitimement la trouille des pannes d’ascenseurs. La verti- méritait d’être élevée. Les clochers sont nombreux mais calité de l’habitat est un défi moderne. Oui certes. Den- se dressent peu, s’élèvent moins qu’à Quimper Coren- sifier les villes au lieu de ronger ou miter les départe- tin ou à Saint-Pol-de-Léon bien entendu ! La cathédrale ments, bien entendu. L’actuelle tension est donc ici, et ici est ingrate, lovée secrètement dans les tréfonds et les partout dans le monde, métropolinisante. La ville s’étale nombreux clochers sont pris en écharpe car Rennes vit en et simultanément se verticalise. Les deux mouvements fond de cuvette. Le toit rennais est donc plutôt laïque et en même temps. Viasilva à l’est, EuroRennes pour join- séculier d’autant que Les Horizons comme l’Éperon sont toyer nord et sud gare. des immeubles habités!

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Une tour, des tours, détour Qu’osera donc Rennes ? Je l’attends. Nous l’attendons ce tendon tendu vers le Nous n’attendons surtout pas que les tours qui sortent ciel. Qui osera ? Quel maire vaincra les réticences de ses de terre autour de la gare soient visibles de la Lune mais concitoyens ? Quel architecte donnera ce signal pour qu’elles nous en approchent d’une aune raisonnable. l’oeil, ce signe de reconnaissance que d’autres envieront, Nous envierions une prouesse d’archi, une esthétique que certains détesteront, constituant pour ceux de la ville nouvelle, un signal fort. Avons déjà en tête ce plan entra- l’appartenance ? Pour ceux qui arrivent, un repère et une perçu de la verte colline enjambant les trains. En rêvons. énigme ? Arrivant à Royan, il faut être rudement expert Avons hâte de ces nouveaux repères. De ces gratte-ciel pour distinguer à son sommet l’une des plus osées églises rennais, cette tour ajoutée à la skyline bretonne. L’identité françaises (signée Guillaume Gillet) d’après guerre, un d’une ville se croise en permanence entre ces marquages émerveillement de lumière et d’acidité lorsqu’on y entre architecturaux et l’histoire de chacun des citoyens qui le et hante à satiété son volume. regardent, l’habitent, le rejettent ou s’y mirent.

Sans tour, on se perd Je me souviens de mes longues promenades à Luang Prabang, capitale historique du Siam, ou à Vientiane ca- pitale politique du Laos. Les arbres y sont toujours plus hauts que les maisons de bambous. Peu ou pas de mo- numents. Je me souviens de m’être vraiment perdu dans les villes du Laos car aucun signal vertical, sauf quelques stoupas aux écailles d’or, n’aide à la compréhension de l’espace. Seul le fleuve et la distance qui nous en sépare aide à se situer.

Comme si on y était Au 38e (Niveau Verrière), je vais boire un verre. Au vingtième (Flèche bleue), là que je bosse. Notez que la majorité des collaborateurs habitent et travaillent au pays, euh, dans la tour ! J’habite au 35 (Niveau Serres), facile à retenir, c’était le n° qu’avait mon département, ah votre dappartement est au 35 ? C’est ça, et la piscine entre douzième et quinzième (Niv. Jardins suspendus, silo vert-bleu). Vous ne sortez donc jamais prendre l’air? Est-ce que les étourneaux de l’avenue Janvier vous rap- pellent quelque chose ? Vous savez, je me souviens quand j’habitais dans une maison à deux pas du cen- tre, j’ai appris avec quinze jours de retard la mort de ma voisine, c’était en 2011 ! Dans la tour, au moins, on se voit de près dans l’ascenseur, on se parle et pas que météo ! Je préfère que mes voisins de palier n’aillent pas le même jour que moi à la muscu (Niv Grand Air, flèche mauve) mais je les salue à longueur de paliers, de boutiques ou d’ascenseur !

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Les hauteurs imaginées

Artiste, à la fois photographe et dessinateur, Emmanuel Reuzé pousse la réalité jusque Emmanuel Reuzé Emmanuel dans ses limites et érige les villes et les immeubles dans un rêve de verticalité. À l’heure où la construction en hauteur revient sur le devant de la scène comme une pos- sibilité future de l’habitat, le travail de Reuzé choisit dans les images présentées ici d’assumer le vertige, d’activer le surréel et d’offrir une vision céleste de nos villes.

Emmanuel Reuzé vit à Rennes. Originaire À neuf ans, il suivit les cours de Friedrich et pei- de Châtellerault, il a fait ses études aux beaux- gnit des paysages composés de grand vent où arts de Poitiers puis de Limoges. D’abord un individu échevelé contemple les restes char- connu comme photographe, il a émergé dans bonneux d’un chêne que la foudre a calciné, la bande dessinée avec une adaptation d’Ubu un vague château lointain et des lapins tu- Roi, d’Alfred Jarry (2002). Adepte de l’hu- berculeux : la Peinture orchestrée par Brahms. mour, il est aussi l’auteur d’une biographie Il réalisa plus de 500 chefs-d’œuvre qui dis- imaginaire, celle de l’architecte Jean-Fran- parurent dans un incendie provoqué par la çois-Thérèse Prieur (Filigranes, 2008). Une foudre un jour de grand vent. Dès 14 ans, il se version officielle de la propre biographie lança dans l’impressionnisme et exposa au sa- d’Emmanuel Reuzé circule également, dont lon des indépendants. Il dama le pion aux tout laisse à penser qu’il faille lui accorder plus grands maîtres, se battit en duel avec Cé- crédit. La voici: zanne et poussa Van Gogh à la folie. « Emmanuel Reuzé naquit en 1874. Il fut un A 17 ans, il entra au Bauhaus et horripila artiste touche-à-tout de génie et imposa son Kandinsky avec des théories révolutionnaires empreinte indélébile aux grands mouvements auxquelles personne ne comprenait rien. Il fut artistiques qui marquèrent le 20ème siècle. interné deux ans à Charenton pour divaga- Avant sa naissance, il peignit de grandes tions et troubles de la perception. André Breton fresques avant-gardistes sur les parois du ven- le consacra “Génie du siècle”. Il connut en- tre de sa mère. Pendant sa petite enfance, l’in- suite le destin artistique que l’on sait... fluence de son grand-père qui était dessina- Lorsqu’il s’ennuie, Emmanuel Reuzé dessine teur industriel chez un fabriquant de canons, des architectures absurdes, inutiles, inhabita- détermina son destin artistique. bles et parfois inconstructibles. »

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