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FAUT-IL CONSTRUIRE RENNES EN HAUTEUR ? 7 Jean-Yves Andrieux La grande hauteur. Une architecture incomprise et controversée 12 Marc Dumont Nantes et Malmö : deux cas de tours 15 Hervé Vieillard-Baron De l’origine des grands ensembles 21 Catherine Guy Les grues sont de retour au Blosne 23 Serge Salat et Caroline Nowacki La tour n’apporte pas la densité 31 Thierry Paquot Un réquisitoire anti-tour 35 Larissa Noury Comment la couleur vint aux tours 45 Fréderic Bourcier « Si l’on veut de la nature, il faut des tours » 53 Jean Huchet « Ma vie au 25e étage de l’Éperon » 59 Catherine Guy Vivre au sommet des quartiers Sud 62 Gilles Cervera Notes et contre-notes autour des hauteurs 65 Emmanuel Reuzé Les hauteurs imaginées LE DOSSIER FAUT-IL CONSTRUIRE RENNES EN HAUTEUR ? FAUT-IL CONSTRUIRE RENNES EN HAUTEUR? | DOSSIER La grande hauteur. Une architecture incomprise et controversée RÉSUMÉ > Les immeubles de grande hauteur sont nés à New York et Chicago au 19e siècle. Prouesse technique, ils n’apparaissent pas d’un seul coup mais sont le fruit d’une histoire toujours en mouvement dont nous racontons ici le premier acte de 1870 à 1940. La France, pourtant pays de la tour Eiffel, a toujours manifesté des réserves à l’égard de la grande hauteur. TEXTE > JEAN-YVES ANDRIEUX En architecture, la grande hauteur a toujours sus- cité des réactions vives, bien avant les images hal- lucinantes des Twin Towers de New York en flamme, le JEAN-YVES ANDRIEUX est professeur d’histoire de 11 septembre 2001 ; en fait, elle inquiète depuis sa nais- l’art contemporain à sance même, en France du moins. Elle est le produit de fac- l’université de Paris- teurs qui ont nourri le doute en même temps que fait la Sorbonne. force du 19e siècle, parce qu’ils sont liés à l’apparition du ma- chinisme dans la cité, à l’usage intensif de matériaux nou- veaux (fer, verre et, surtout, acier), à l’inventivité formelle des architectes et structurelle des ingénieurs, à l’audace des commanditaires, à l’expansion du trafic, à l’essor de l’in- dustrie de main-d’œuvre, à l’urgence de la question sociale, parfois au hasard des circonstances, bref à tous les pro- blèmes que suscitent des sociétés où le mouvement, puis la vitesse, s’installent partout comme des données premières. Le proto-gratte-ciel, un modèle nord-américain En étant schématique, on peut dire que le prototype de la tour naît de la combinaison de trois facteurs : 1. les squelettes de métal expérimentés à l’intérieur des construc- tions (Oxford Museum, 1855-1860) ; 2. L’invention de l’ascenseur par Elisha G. Otis (employé pour la première fois, en 1857) ; 3. Le caractère rectiligne du dessin urbain MAI-JUIN 2012 | PLACE PUBLIQUE | 7 DOSSIER | FAUT-IL CONSTRUIRE RENNES EN HAUTEUR? nomment l’école de Chicago, le premier dans le Mar- shall Field Wholesale Store (1885-1887), les seconds dans dans les villes industrielles nord-américaines, où des es- le célèbre Auditorium Building (1887-1889), tous deux paces dégagés sont prêts à accueillir des objets autoportants, d’allure plus compacte. L’immeuble le plus célèbre de Leur naissance coïncide avec l’expérience de sans la limite d’un gabarit strict de hauteur comme il en cette série de « proto-skyscrapers » demeure, à Chicago en- Gustave Eiffel pour existe alors en Europe (5 étages à Paris). Ce système de core, le Rookery Building (1885-1886) des architectes Da- l’exposition de 1889 à grille est spectaculaire à New York et à Chicago où la niel H. Burnham et John W. Root, qui tente de s’affranchir Paris. croissance démographique est multipliée par six, entre avec timidité de l’ordonnancement classique d’origine. l’incendie de 1871 qui ravage cette ville auparavant lar- gement bâtie en bois, et 1900 (1,7 million d’habitants). Un nouvel objet architectural À ces dates qui, chacun le remarque, coïncident avec l’ex- L’école de Chicago périence de Gustave Eiffel à Paris pour l’exposition de Le gratte-ciel n’apparaît toutefois pas d’un seul coup et 1889, l’explosion des besoins et une spéculation foncière for- c’est pourquoi les deux villes s’en disputent la paternité. cenée provoquent, à Chicago, un bond qualitatif et quan- L’un des tout premiers « elevator buildings » (c’est-à-dire titatif, qui, en quelques années, consacre la grande hau- un édifice doté d’un ascenseur), livré en 1868-1870 par Ar- teur, proprement dite. Dans le Reliance Building (1890- thur D. Gilman, Edward H. Kendall et George B. Post, 1894), Burnham et Root atteignent déjà 14 étages, débar- pour l’Equitable Life Assurance Company, à New York, est rassés de la lourde maçonnerie d’avant, sorte de cage lé- de taille encore modeste (4 étages). Plus décisifs sont, en gère posée sur une base indistincte, tandis que les façades où 1873-1875, le Tribune Building (Richard M. Hunt) et le s’encastrent les « Chicago windows », sortent de la structure, Western Union Building (Post), toujours à New York, car annonçant le mur-rideau. Alors que les recherches plas- ils mettent en place la morphologie ternaire qui s’im- tiques continuent dans un standard stabilisé, la course à la pose pour longtemps : un ou deux étages de boutiques en hauteur reprend néanmoins de plus belle, mais à New bas, six à huit étages homogènes de bureaux au milieu, un York : Robert H. Robertson passe à 28 étages au Park Row étage d’amortissement en haut, le tout distingué par les or- Building (1896-1899). Cette fois, il apparaît que la rupture dres colossaux traditionnels reposant sur un soubasse- avec l’échelle européenne est bel et bien consommée. ment massif et sommés d’une corniche. On réduit souvent cette aventure au squelette de mé- Appliquant cette formule, Henry H. Richardson, un tal de William Le Baron Jenney (autre architecte améri- architecte formé à Paris, et Dankmar Adler, associé à Louis cain formé à Paris) pour le Home Insurance Company Sullivan, jettent ensuite les bases de ce que les historiens Building (1885), à Chicago, haut de 42 m – il est vrai re- 8 | PLACE PUBLIQUE | MAI-JUIN 2012 FAUT-IL CONSTRUIRE RENNES EN HAUTEUR? | DOSSIER du Flat Iron Building (Burnham, 1909). En 1916, pour préserver l’ensoleillement et l’aération des rues, le règle- ment de zonage de New York impose, au-delà d’une hau- teur maximale, un retrait qui donne aux tours suivantes la forme de ziggourats. Cass Gilbert réinterprète alors les La plastique d’une piliers et les flèches du gothique perpendiculaire anglais cathédrale moderne. dans le Woolworth Building (1917). Mais les générations d’après trouvent le moyen de se libérer de ces redents obligatoires en éloignant l’immeuble de la rue, comme le font Louis Skidmore, Nathaniel A. Owings et John O. Merrill dans la Lever House (1952) ou Ludwig Mies van der Rohe, un des maîtres des grands monolithes lisses, dans le Seagram Building (1958). Pour lors, c’est le concours pour le siège du Chicago Tribune qui, en 1922, stimule l’imagination des archi- tectes, appelés à produire, sur une parcelle plus ample, une icône du génie américain. Deux Européens s’y dis- tinguent. En vain. Adolf Loos, propose de convertir le fût entier du gratte-ciel en une gigantesque colonne dorique posée sur une base à redents. Eliel Saarinen imagine, lui, une forme télescopique dont la linéarité, allégée en hau- teur par des retraits successifs, fait école, malgré l’échec du projet classé second. Mais les vainqueurs, Raymond M. Hood et John M. Howells, à nouveau un transfuge de marquable –, qui rappelle la cage autoporteuse du mou- l’École des Beaux-Arts de Paris, préfèrent garder une en- lin Menier à Noisiel (1872, Jules Saulnier). Mais les choses veloppe néo-gothique, dont les trois parties canoniques ne sont pas aussi simples. La complexité des problèmes ini- résolvent avec habileté les contraintes du programme, tiaux à résoudre pour bâtir en hauteur (fondations en ra- tout en imposant la plastique d’une cathédrale moderne. dier, contreventement des parois, lutte contre le feu, ré- La critique européenne s’étrangle à cette vision « partition des charges, résistance des matériaux, contrôle de réactionnaire ». Le directoire du journal n’en a cure : il l’oscillation, unité stylistique) aboutit à de nombreux tâ- voulait un lieu qui fonctionne et une vigie symbolisant tonnements, tant matériels que formels, qui font que l’ap- son ambition morale de s’élever au-dessus des miasmes parition du gratte-ciel n’est pas une marche linéaire triom- de la cité. Il l’a. De là, le malentendu s’installe entre phale vers un type d’architecture, dûment maîtrisé, porteur les deux rives de l’Atlantique. Le Corbusier le résume, d’emblée d’une nouvelle valeur symbolique. à sa manière, dans Vers une architecture (1923), en di- sant : « Écoutons les conseils des ingénieurs américains. Après 1918, la compétition Mais méfions-nous des architectes américains. » Le réa- entre le réel et le phantasme lisme de ces derniers s’embarrasse d’autant moins de Il faut l’entre-deux-guerres pour en venir à bout, dans scrupules que la grande hauteur chamboule l’écono- la période de croissance qui précède le krach de 1929, aux mie de la construction : la modeste agence d’architecture États-Unis, où les idées de l’avant-garde messianique eu- à l’européenne est remplacée, outre-Atlantique, par des ropéenne font peu recette. Ces images américaines ont groupements de praticiens qui prennent vite la taille fait le tour du monde. Sans la moindre gêne, Manhat- de grosses entreprises pérennes, puisque certaines d’en- tan se hérisse d’un manteau de rêve, très éclectique, où se tre elles existent toujours aujourd’hui, longtemps après distingue la proue solitaire, revêtue d’un habit classique, la mort de leurs fondateurs, dont elles gardent le nom.