Journal

L'invention de l'agriculture

BORRELLO, Maria (Ed.), LÉVY, Bertrand (Ed.)

Abstract

Editorial, Bertrand Lévy 5 Avant-propos au thème, Maria A. Borrello 7 La recherche archéologique et les origines de l'agriculture Maria A. Borrello 9 L'alimentation des hommes préhistoriques en Suisse Stefanie Jacomet & Joerg Schibler 33 Céréales, mauvaises herbes et faucilles : à la recherche des premiers agriculteurs au nord des Alpes Maria A. Borrello, Ursula Maier & Helmut Schlichtherle 47 Aux origines du vin. Du mythe à la recherche archéologique Giorgio Chelidonio 65 Mémoires : Agroforêt : formes et pratiques héritées en Indonésie et à Madagascar, Jean-Baptiste Bing 89 Ce jour-là, à Genève, les moulins sur le Rhône auraient pu tourner à l'envers… La crue de l'Arve des 1-5 mai 2015 Jean Sesiano & Stéphanie Girardclos 97 Le Globe : de sa fondation (1860) à sa mise en ligne (2015). Quelques repères historiques et enjeux éditoriaux Bertrand Lévy 109 Comptes rendus : Parfum de jasmin dans la nuit syrienne, de Sarah Chardonnens Bertrand Lévy 125 Indian Road, de David Treuer Irène Hirt 129 Dictionnaire Amoureux de la Bourgogne, de Jean-Robert Pitte Jean-Baptiste Bing 137 Société de [...]

Reference

BORRELLO, Maria (Ed.), LÉVY, Bertrand (Ed.). L'invention de l'agriculture. Le Globe, 2015, vol. 155, p. 1-165

Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:82182

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1 / 1 LE GLOBE Revue genevoise de géographie

L'invention de l'agriculture

Tome 155 - 2015

Le Globe est la revue annuelle de la Société de Géographie de Genève et du Département de Géographie et Environnement de l’Université de Genève. Il a été fondé en 1860.

Publié avec le soutien de la Ville de Genève.

Comité éditorial : Angelo Barampama, Ruggero Crivelli, Lionel Gauthier, Paul Guichonnet, Charles Hussy, Bertrand Lévy, Claude Raffestin, Frédéric Tinguely, Jean-Claude Vernex : Université de Genève. Alain De l'Harpe, Philippe Dubois, Gianni Hochkofler, Philippe Martin, Christian Moser, Renato Scariati, Véronique Stein, René Zwahlen : Société de Géographie de Genève. Annabel Chanteraud, Université de Genève Elisabeth Bäschlin, Université de Berne Hans Elsasser, Université de Zurich Franco Farinelli, Université de Bologne Claudio Ferrata, Université de la Suisse italienne Hervé Gumuchian, Université de Grenoble Jean-Christophe Loubier, HES-SO Valais René Georges Maury, Université de Naples Jean-Luc Piveteau, Université de Fribourg Jean-Bernard Racine, Université de Lausanne François Taglioni, Université de Saint-Denis de la Réunion.

Rédacteur : Bertrand Lévy. Coordinateurs du Tome 155 : Maria Borrello (pour la partie thématique L'invention de l'agriculture) et Bertrand Lévy.

Lecteurs critiques du Tome 155 : J.-B. Bing, M. Borrello, R. Crivelli, M. Gal, G. Hochkofler, B. Lévy, J.-C. Loubier, L. Matthey, C. Moser, V. Piuz, V. Stein, R. Zwahlen. Tous les articles ont été soumis à lecture critique.

Les articles publiés dans Le Globe engagent la seule responsabilité de leurs auteurs Ils ne peuvent être reproduits sans autorisation des éditeurs.

Les propositions de publications sont à adresser au rédacteur : [email protected]

Le Globe est une revue arbitrée par des pairs / a peer-reviewed journal.

Tirage : ca 450 ex.

Site internet : http://www.unige.ch/ses/geo/Globe/ et www.sgeo-ge.ch Le Globe est en ligne sur Persée : http://www.persee.fr/collection/globe

© Le Globe 2015 ISSN : 0398-3412

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LE GLOBE Revue genevoise de géographie

Tome 155

L’INVENTION DE L’AGRICULTURE

Département de Géographie et Environnement Université de Genève

Société de Géographie de Genève

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LE GLOBE – TOME 155 – L’INVENTION DE L’AGRICULTURE SOMMAIRE

Editorial 5 Bertrand Lévy Avant-propos au thème 7 Maria A. Borrello

La recherche archéologique et les origines de l'agriculture 9 Maria A. Borrello

L'alimentation des hommes préhistoriques en Suisse 33 Stefanie Jacomet & Joerg Schibler

Céréales, mauvaises herbes et faucilles : à la recherche des premiers agriculteurs au nord des Alpes 47 Maria A. Borrello, Ursula Maier & Helmut Schlichtherle Aux origines du vin. Du mythe à la recherche archéologique 65 Giorgio Chelidonio

Mémoires Agroforêt : formes et pratiques héritées en Indonésie et à Madagascar 89 Jean-Baptiste Bing

Ce jour-là, à Genève, les moulins sur le Rhône auraient pu tourner 97 à l'envers… La crue de l'Arve des 1-5 mai 2015 Jean Sesiano & Stéphanie Girardclos

Le Globe : de sa fondation (1860) à sa mise en ligne (2015). 109 Quelques repères historiques et enjeux éditoriaux Bertrand Lévy

Comptes rendus Parfum de jasmin dans la nuit syrienne, de Sarah Chardonnens 125 Bertrand Lévy

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Indian Road, de David Treuer 129 Irène Hirt

Dictionnaire Amoureux de la Bourgogne, de Jean-Robert Pitte 137 Jean-Baptiste Bing

Société de Géographie de Genève Bulletin de la Société de Géographie de Genève 141

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ÉDITORIAL

2015 aura été l’année de la mise en ligne du Globe, depuis sa fondation, en 1860, jusqu’à aujourd’hui. La numérisation, qui n’est pas encore tout à fait terminée à l’heure où nous écrivons ces lignes, a été accomplie gracieusement par Persée, le plus important portail de revues en sciences humaines et sociales francophone. Nous exprimons notre gratitude à l’équipe de Persée, et en premier lieu, à nos correspondants depuis plus de quatre ans, Aurélie Monteil, Emilie Paget, Philippe Gissinger et Thomas Mansier, de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon. Nos remerciements vont aussi à l’équipe du Globe qui a rendu cette opération possible, en particulier à Lionel Gauthier, notre ancien archi- viste et membre du Bureau qui a initié la manœuvre, et à Philippe Mar- tin, notre archiviste qui a mis et remis à disposition tous les numéros de la revue. Cette mise en ligne va faciliter les recherches sur la revue, recherches qui se sont d’ailleurs concrétisées par deux mémoires de maîtrise récents et passionnants à lire : La Société de géographie de Genève et « Le Globe » : une image de l'Asie (1870-1914) par Michele Montaquila (Dé- partement de géographie, Université de Genève, 2014) et La Société de géographie de Genève et l'impérialisme suisse (1858-1914) par Fabio Rossinelli, historien qui a remporté le Prix de la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne (2014). Ce dernier poursuit ses recherches en thèse de doctorat en comparant les différentes sociétés de géographie de Suisse. Voici plusieurs années, une étudiante latino-américaine me confia que dans son université, elle lisait Le Globe que recevait sa bibliothèque ; c’était un moyen pour elle d’accéder à des textes en français sur des sujets qui l’intéressaient. Cette lecture ne fut certainement pas étrangère à sa décision de venir poursuivre ses études à Genève. Le Globe, ambas- sadeur de la langue française dans le monde, qui y aurait songé ? Que dire à présent alors que la revue est consultable virtuellement par les 280 millions de francophones vivant sur la planète ? Rappelons tout de même que le français demeure une langue scientifique et littéraire internatio- tionale, qu’elle est la 2e langue la plus apprise dans le monde, qu’elle est celle qui progresse le plus (grâce notamment à l’Afrique subsaharienne), qu’elle constitue la 2e langue d’information internationale dans les

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médias, la 2e langue de travail de la plupart des organisations interna- tionales, la 3e langue des affaires et la 4e langue d’Internet1. Développer le thème de l'agriculture – qui par définition associe la pratique de l’élevage –, c'est aussi retrouver en quelque sorte les racines du Globe ; son fondateur, Henri Bouthillier de Beaumont, n’était-il pas agronome et éleveur, dans son domaine de Collonges-sous-Salève ? Les quatre articles publiés dans la section thématique de ce volume propo- sent quelques-uns des plus anciens chapitres de l’histoire de l’agricul- ture. Nous remercions les chercheurs de langue italienne et allemande qui ont accepté de publier leurs contributions dans notre langue. Dans les Mémoires, l'un des articles revisite des savoir-faire ancestraux en matière d’agriculture forestière tandis que le second revient sur un évènement qui a marqué l'année écoulée à Genève : la crue de l’Arve de mai 2015. Un troisième trace l’histoire de la revue, de sa fondation à nos jours.

Bertrand Lévy

1 Abdou Diouf (2014), La langue française dans le monde, Organisation interna- tionale de la francophonie, Nathan, Paris, p. 3.

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L’INVENTION DE L’AGRICULTURE AVANT-PROPOS

La recherche archéologique nous apprend aujourd’hui la complexité et le caractère fragmentaire des processus qui ont amené à la conso- lidation du monde agricole depuis 10.000 ans. L’histoire de l’agriculture s’entremêle à l’évolution des pratiques alimentaires, au goût des aliments exotiques, au plaisir des jardins issus d’un souci esthétique. Les produits agricoles de notre quotidien résument des histoires d’expérimentations, de migrations, de découvertes… Aucun de nos mets européens n'existerait sans l’arrivée des premiers agriculteurs et leur bagage de plantes et d’animaux domestiqués au Moyen-Orient il y a plusieurs millénaires. Certains repas typiques de la Méditerranée ne peuvent pas être conçus sans le riz d’Extrême-Orient. La découverte du continent américain a contribué avec une cinquantaine de nouveautés parmi lesquelles on compte la pomme de terre originaire du Pérou, le maïs, la tomate, l’avocat et le chocolat mésoaméricain, le tournesol des plaines alluviales de l’est des Etats-Unis… Certaines exploitations du XXIe siècle se détachent et s’approchent des pratiques traditionnelles. Les agricultures intensives et productivistes de nos paysages ruraux et les méthodes agressives des biotechnologies modernes menacent la survie de la paysannerie et marquent le boule- versement des écosystèmes. Des projets de sauvetage et de maintien de la diversité biologique tentent de contrecarrer cette progression avec la protection de formes « anciennes » d’animaux de rente, d’espèces horti- coles et agricoles, de fruits et de plantes ornementales. En ville, aux ceintures maraîchères et aux jardins ouvriers des dernières décennies s’ajoutent toits cultivés, jardins partagés, friches exploitées… Cette multiplication d’expérimentations qui caractérisent les métropoles marque la continuité des cultures en milieu urbain. Dans ce parcours se situent les témoignages archéologiques des jardins clôturés de l’Egypte ancienne inspirés des oasis (XVIIe-XVe siècles avant notre ère) et les jardins suspendus de Ninive (VIe siècle avant notre ère). L’hortus romain réservera une parcelle destinée à la culture des fleurs destinées au culte. Ordonnant plantes comestibles et ornementales, le jardin fait figure de microcosme de la culture médiévale persane ; il

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influencera l'histoire de l'architecture du paysage. Un parcours qui ne s’arrêtera sûrement pas dans les « fermes urbaines » tokyoïtes où au- jourd’hui plus de 200 types des cultures hors-sol poussent dans des immeubles à plusieurs étages illuminés au Led… Nous espérons inviter le lecteur à quelques réflexions sur l’évolution des rapports entre « humains » et « nature » et leur incidence dans l'ouverture, au fil des millénaires, de nouvelles perspectives socio- économiques et écologiques.

Maria A. Borrello

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LA RECHERCHE ARCHÉOLOGIQUE ET LES ORIGINES DE L’AGRICULTURE

Maria A. BORRELLO Archéologue, Genève, [email protected]

Résumé : La recherche archéologique a écrit les premiers chapitres de l’histoire de l’agriculture et révélé la complexité du passage de la prédation à la production de nourriture. Les marqueurs traditionnels de la néolithisation (sédentarité, invention de la céramique, du polissage de la pierre, de la domestication des plantes et des animaux et de l’architecture pérenne) se sont succédé en ordre dispersé dans différentes régions du globe. L’exemple du Moyen-Orient montre que sept millénaires se sont écoulés entre l’apparition des premiers groupes sédentaires de chasseurs-cueilleurs et les sociétés agro- pastorales. Dès la définition du Néolithique (deuxième moitié du XIXe siècle), l’archéologie n’a cessé d’innover dans le domaine théorique en vue de trouver des réponses à où et comment l’agriculture et l’élevage sont apparus et ont progressé. Mots-clé : agriculture, élevage, sédentarité, histoire de la recherche. Abstract : The archaeological research has wrote the first chapters of the history of agriculture and revealed the complexity of the transition from predation to food production. The traditional markers of neolithisation (sedentary, invention of ceramics, polishing the stone, domestication of plant and animals and perennial architecture) appeared in a scattered way in different regions of the globe. The example of the Middle East shows that seven thousand years elapsed between the onset of first sedentary groups of hunter-gatherers and the rise of pastoralist societies. From the definition of Neolithic in the second half of the 19th century, Archaeology methods and theories innovate in the aim to find answers to where and how agriculture and farming emerged and grew. Keywords : agriculture, breeding, sedentary, research history.

LaLa naissance naissance de de l’agriculture l’agriculture et et de de l’élevage l’élevage occupe occupe une une place place d’envergured’envergure dans dans la la recherche recherche archéologique. archéologique. Processus Processus essentiel essentiel dans dans l’histoirel’histoire dede l’humanité,l’humanité, sasa connaissanceconnaissance progresseprogresse dede manièremanière continuecontinue depuisdepuis presquepresque un siècle et demi, commecomme enen témoignetémoigne l’œuvrel’œuvre pionnière pionnière d’Alphonse de Candolle, L’origine des plantes cultivées (1882), fonde- ment de l’archéobotanique moderne.

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Toutefois, des zones d’ombre persistent. L’élucidation des dyna- miques à l’œuvre pendant plusieurs millénaires en différentes zones de la planète est soumise aux qualités propres des données archéologiques, par définition fragmentaires et discontinues. Néolithique, néolithisation, révolution néolithique, transition néoli- thique sont aujourd’hui des expressions courantes. Introduite par Lubbock dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la notion de néolithique – de matrice évolutionniste – condense l’acquisition de l’agriculture et de l’élevage, de la sédentarité, de la céramique et du polissage de la pierre (Lubbock, 1865). L’apparition d’une nouvelle forme d’économie constitue un des aspects clés des premières définitions du processus de néolithisation : le passage de la prédation des chasseurs- cueilleurs à la production de nourriture des premières sociétés agraires. Marqué par la perspective marxiste du matérialisme historique, ce changement radical du mode de subsistance est qualifié de révolution néolithique par Vere Gordon Childe (1923). Sans ignorer qu’il s’agit d’une transformation étalée dans le temps, son concept souligne une rupture majeure dans l’histoire des sociétés. Plusieurs questions ont été soulevées autour de l’agriculture et de ses origines : qu’est-ce qui détermine l’apparition des premiers agriculteurs ? Pourquoi les humains se sont-ils décidés à domestiquer des plantes et des animaux ? Quelles caractéristiques particulières ont fait d’une poignée de zones géographiques les « centres » d'origine de l’agriculture et de l’élevage ? Pourquoi certaines plantes et animaux ont-ils été sélectionnés et pas d'autres ? Le processus de domestication est-il déterminé unique- ment par les caractéristiques biologiques des espèces sélectionnées ? Combien de temps faut-il pour achever la domestication des plantes et des animaux ? Comment ce processus s’entrelace-t-il avec le dévelop- pement de la sédentarité, la croissance démographique ou l’apparition des inégalités sociales ? Pourquoi l'agriculture devient-elle un mode de production réussi ? Comment l'agriculture se propage-t-elle dans des régions aux conditions environnementales différentes ? Les archéologues ont essayé de répondre à ces questions. L’évolution des approches théoriques qui se succéderont sont directement tributaires de l’amélioration des méthodes de fouille et de la qualité et la quantité de

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de données à disposition1. Les découvertes au Moyen-Orient de la première moitié du XXe siècle constituent les premiers points de repère des changements cultu- rels liés à l’émergence de l’agriculture et de l’élevage. Ainsi, la loca- lisation des plus anciennes communautés villageoises dans certaines vallées est vue comme le résultat des changements climatiques drastiques de la fin du Pléistocène : l’aridité et la sécheresse condi- tionnent la concentration des humains, de la végétation et de la faune à proximité des sources d’eau. La Théorie des oasis de Childe (1928) tire argument de ces constatations : la compétition dans la recherche de nourriture conduira au contrôle des plantes et des animaux par les humains, un terrain propice aux premiers pas de l’expérimentation agricole. Au cours des années 1940 et 1950, l’impact du climat est redimen- sionné. Plus clément, moins aride, il n’est plus vu comme le seul déter- minant des nouveaux rapports hommes/végétaux. Les premiers essais de domestication doivent être cherchés dans l’habitat naturel des céréales sauvages. Les zones collinaires de Mésopotamie montreront des indices solides de pratiques agricoles dans plusieurs sites – parmi eux Jarmo, dans le Kurdistan irakien (Braidwood, 1950 ; Braiwood & Howe, 1960). Le bagage technologique des communautés de l’époque et leur fami- liarité avec certains biotopes et certaines espèces permettent de déclencher le processus. Grâce aux possibilités offertes par les nouveaux cultivars2 , l’agriculture devient une activité désirée qui offre la sécurité alimentaire et qui exige un investissement de temps de travail mineur, laissant du temps libre qui permet de générer d’autres inventions. C’est aussi dans les années 1950 que les origines de l’agriculture touchent le domaine de la géographie (Sauer, 1952).

1 Plusieurs ouvrages récents offrent les résultats des recherches des dernières années. La lecture des volumes Demoule, 2008, 2009, Manen et al., 2014, Douglas Price & Bar-Yosef, 2011 est enrichissante. Ce dernier, centré essen- tiellement sur la recherche anglo-saxonne, a servi comme point de départ à la préparation de ce premier paragraphe. 2 Cultivar : végétal résultant d'une sélection, d'une mutation ou d'une hybri- dation, cultivé pour ses qualités agricoles.

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Cette vision plutôt idéalisée du quotidien des premiers agriculteurs est invalidée à partir des années 1960 quand, pour la première fois, l’éco- nomie contemporaine des chasseurs-cueilleurs et des agriculteurs sert de référence aux études archéologiques3. L’agriculture est une activité épui- sante qui exige un investissement de temps de travail considérable. La pratique de la chasse et de la cueillette demande quelques heures heb- domadaires, même dans les environnements extrêmes des déserts afri- cains… Devant ces constatations, l’apparition de l’agriculture est une réponse à de nouveaux rapports entre populations et ressources alimen- taires, un choix inévitable ou un dernier recours devant de nouvelles contraintes. Ainsi, la thèse démographique prend la relève. Augmentation de la population ou diminution des ressources alimentaires spontanées ? Peu importe. Le défi est de maintenir l’équilibre, et l’agriculture peut être la réponse (Binford, 1968). Il y a environ 12.000 ans, toutes les aires habi- tables de la planète sont occupées ; la population continue à augmenter et la diète doit être assurée avec des produits toujours plus rares et peu attrayants. La reproduction contrôlée de certains végétaux peut contre- carrer les effets d’une pression démographique. Il faudra attendre les débuts du XXIe siècle pour trouver des exceptions à cette règle. Les données paléodémographiques indiquent qu’un déclin du nombre d’habi- tants est un prélude à l’avènement des premières tentatives de culture en sites du Moyen-Orient et que l’augmentation de la population apparaît à la suite de l’émergence des pratiques agricoles (Belfer-Cohen & Goring Morris, 2011 ; Bocquet-Appel, 2011). Centrer les raisons du processus de transition vers le mode de pro- duction agricole sur des questions sociales est une approche des années 1970. Les surplus de nourriture issus des productions agro-pastorales sont destinés à l’acquisition de biens socialement valorisés et génèrent, par conséquent, l’inégalité et la hiérarchisation de la société (Bender, 1975). Or, la préhistoire, en particulier moyen-orientale, offre des exemples qui peuvent être interprétés comme des expressions d’inégalité et de thésaurisation antérieures à l’apparition de l’agriculture. Par exemple, à Körtik Tepe et Göbekli Tepe, en Anatolie, Xe millénaire av.

3 En particulier les travaux de Wolf (1969), Lee & DeVore (1968) et Sahlins (1972).

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J.-C. (cf. figure 3), la richesse des inventaires domestiques et l’existence d’un artisanat sophistiqué renvoient à une société prospère qui consacre une partie importante de son énergie à la production de biens de prestige ; d’ailleurs, les mobiliers funéraires montrent que ces biens sont accessibles à une fraction minoritaire de la population (Dietrich et al., 2012 ; Özkaya & Coşkun, 2009 ; Schmidt, 2009). Nous ne nous étendrons pas sur les théories proposées à partir des analyses des différents degrés d’interaction humain-non humain et leur rôle dans la naissance de l’agriculture et l’élevage (Rindos, 1984). Nous évoquerons, en passant, d’autres points de vue, tels que le désir de biens de prestige comme seul moteur du changement vers la production d’aliments ou l’émergence de nouvelles cosmologies, de pratiques reli- gieuses ou de comportements symboliques comme moteurs de nouvelles formes de production. J. Cauvin, pour qui les changements idéologiques sont le moteur de la domestication animale et végétale, a déjà largement insisté sur le sujet (Cauvin, 1994). Pour conclure ce panorama des approches théoriques, rappelons la reprise des rapports culture-écologie au début du XXIe siècle. La théorie d’approvisionnement optimal (optimal foraging theory) applique des modèles écologiques et mathématiques pour expliquer la capacité des humains à optimiser leur comportement en vue d’assurer un approvi- sionnement maximum avec un minimum d’investissement de temps et d’énergie (Winterhalder & Kennett, 2006). En dépit de ces vicissitudes théoriques, l’archéologie a indiscuta- blement élargi les connaissances sur les origines et la diffusion de l’agriculture. Tout d’abord, grâce aux nouvelles fouilles sur différents sites de la planète connus depuis longtemps et à la découverte d’autres. La précision des méthodes de datation encadre mieux les données. L’étude des restes de végétaux s’est enrichie de nouvelles approches d’analyse microscopique et génétique qui ont révolutionné l’identi- fication des espèces exploitées avant l’apparition des formes cultivées. Les possibilités d’analyse de l’ADN ancien sont aujourd’hui un point de départ solide pour l’identification des anciens cultivars. Au fil des millénaires certains chasseurs-cueilleurs sont devenus sédentaires ; ils ont appris à stocker les produits de la cueillette et obtenu les premiers cultivars. La chasse a été progressivement remplacée par cultivars. La chasse a été progressivement remplacée par les premiers

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l’élevage dans l’apport à la partie carnée de la diète et les animaux domestiques ont offert une gamme de « produits dérivés » (lait, poils, laine) non négligeable (Evershed et al., 2008). L’architecture monu- mentale et communautaire, l’invention de la céramique et la production de biens de prestige en disent long sur la complexité culturelle qui précède les sociétés agro-pastorales à part entière, où l’économie est essentiellement basée sur les produits des cultures et des troupeaux. La voie aux réponses à où et comment l’agriculture et l’élevage sont nés est mieux balisée aujourd’hui. A travers la planète, le processus peut être reconstruit dans ses grandes lignes grâce à une série de jalons, qui se renforceront dans le futur. De surcroît, le passage à l’économie de production n’est pas une étape inévitable. L’ethnographie et l’archéo- logie – nous le verrons – sont riches d’exemples de sociétés de chasseurs-cueilleurs fleurissantes.

Les données archéologiques et les foyers de l’agriculture et de l’élevage Les données archéologiques dessinent de vastes régions où le processus de domestication s’est produit de manière indépendante, impliquant des espèces végétales et animales différentes (figure 1). Ces régions sont pour l’essentiel le Proche-Orient, où ce processus semble s’amorcer il y a approximativement 10.000 ans, avec la domesti- cation, étalée dans le temps, du blé et de l’orge, de la chèvre, du mouton, du bœuf et du porc ; la Chine avec probablement deux foyers distincts fusionnés par la suite : les bassins du fleuve Jaune au nord et du Yangtsé au sud (millet, riz, porc, chien, poulet) ; trois zones en Amérique du Sud : les Andes centrales (pomme de terre, coton, cobaye, lama et d’autres camélidés), le bassin supérieur amazonien (piment, arachide, manioc) et le bassin de l’Orénoque (manioc, igname, coton, patate douce) ; en Amérique du Nord : le Mexique (maïs, courge, haricot, avocat, chien, tabac) et le bassin du Mississippi (courge, tournesol, ansérine) ; la Nouvelle-Guinée (taro, banane) ; l’Afrique saharienne (millet, sorgho, riz africain, bœuf, pintade) (Demoule, 2008, 2009 ; Douglas Price & Bar-Yosef, 2011 ; Vigne et al., 2011 ; Weiss & Zohary, 2011 ; Willcox, 2014 ; Zohary et al., 2012).

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Fig. 1. Les premières plantes cultivées (d’après Douglas Price & Bar-Yosef, 2011, modifié).

Devenir agriculteur, l’exemple du Moyen-Orient La définition de l’agriculture – un système de production basée sur la culture et l’élevage qui assure la subsistance d’une communauté – sous- entend le(s) processus de domestication achevé(s). Il est le résultat d’une longue série d’expérimentations effectuées en différentes régions de la planète, sur des durées variables. L’exemple du Moyen-Orient, la région la mieux connue, permet de distinguer les étapes possibles du changement. Sept millénaires séparent les chasseurs-cueilleurs sédentaires des premiers exemples de villageois qui pratiquent l’agriculture (Kuijt, 2009, 2011 ; Kroot, 2014). Toutefois, les innovations révélées par les données archéobiologiques entre 14.500

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et 7500 BP ne constituent qu’une partie des nouveautés. L’invention du polissage de la pierre et du torchis, la complexité croissante des plans des villages et des techniques de construction, l’apparition de l’architecture monumentale et de la statuaire en pierre comptent parmi les réussites les plus spectaculaires qui précèdent le développement des sociétés agro- pastorales (cf. figures 3, 4 et tableau 1). entre sauvage et domestique, entre cueillette et culture, entre chasse et et élevage, n’ont pas – au moins pour l’instant – des frontières mmm

Au moins 4000 ans ont été nécessaires pour la cristallisat

Fig. 2. Sites du Néolithique précéramique (PPN = Pre-Pottrey Neolithic) ( d’après Riehl et al., 2012). PPNA=11.700-10.500 BP, PPNB=10.500-8700 BP (BP = before present = années avant le présent). . 37 Iraq ed Dubb 1 Chogha Golan 13 Hallan Çemi 25 Abu Hureyra 38 Gilgal 2 Ali Kosh 14 Çayonu 26 El Kowm I, II 39 ‘Ain Ghazal 3 Chia Sabz 15 Çafer Hoyuk 27 Bouqras 40 Netiv Hagdud 4 Ganj Dareh Tepe 16 Asikli Hoyuk 28 Abr 41 Dhra 5 Sheikh-el Abad 17 Can Hasan III 29 Qaramel 42 Jéricho 6 Jani 18 Nevali Cori 30 Tell Ras Shamra 43 Nahal Hemar 7 Tepe Abdul Hosein 19 Göbekli Tepe 31 Kissonerga 44 Wadi Fidan 8 M’lefaat 20 Akarcay Tepe 32 Shillourokambos 45 Beidha 9 Nemrik 21 Djade 33 Tell Ghoraifé 46 Basta 10 Qermez Dere 22 Halul 34 Tell Aswad 47 Dhuweila 11 Magzalia 23 Jerf el Ahmar 35 Tell Ramad 48 Azraq 31 12 Körtik Tepe 24 Mureybet 36 Yiftah’el 49 Wadi Jilat 7

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Contrairement à la vision qui prévaut jusqu’aux années 1990, les recherches récentes suggèrent un faible décalage entre les apparitions de l’agriculture et de l’élevage moyen-orientaux, avec des foyers multiples de domestication pour les mêmes espèces végétales et animales. Les plus anciens témoignages de formes domestiquées de plantes se situent autour des bassins de l’Euphrate et du Tigre, à l’extérieur des grandes plaines alluvionnaires (figure 2) : amidonnier, engrain, légumineuses dans le sud-ouest de l’Anatolie ; orge dans le sud anatolien et les Zagros ; moutons, chèvres, bœufs et porcs dans un vaste territoire compris entre l’Anatolie et l’Iran (Zeder, 2011). Ce processus produira un nouveau type de partenariat entre l’homme et la nature. De surcroît, le passage entre sauvage et domestique, entre cueillette et culture, entre chasse et élevage, n’ont pas – au moins pour l’instant – des frontières claires. Le tableau des pages suivantes essaie de synthétiser cette évolution. veloppement des sociétés agro-pastorales. a b

10 cm

Fig. 3. a vase en pierre, mobilier funéraire, Körkik Tepe, 11.000-10.000 BP (photo : d’après Özkaya & Coşkun, 2009) ; b représentations animalières dans l’architecture monumentale de Göbekli Tepe, 11.600-10.000 BP (photo : d’après Dietrich et al., 2012). 1 m

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g

ont c

Tableau 1. Évolution culturelle au Moyen-Orient BP (before present) = ans avant le présent (d’après Kuijt, 2009, modifié).

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Fig. 4. Jerf el-Amar, Syrie, PPNA. Bâtiment communautaire polyvalent

servant principalement au stockage des céréales ; structure compartimentée enterrée (2 à 2,5 m sous le sol, 6 m ca. de diamètre) (photo : d’après Stordeur et al., 2000).

Fig. 5. ‘Ain Ghazal, Jordanie, ca. 8500 BP, 104 cm de hauteur. 28 statues en plâtre, parmi les plus anciennes figures humaines de grande taille, ont été découvertes dans le site (photo : d’après asia.si.edu/jordan/html/views2.htm).

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A Chypre, en Afrique nord-orientale et au Japon : trois exemples à retenir

Shillourokambos et ses migrants La vie néolithique de Chypre est entièrement tributaire des apports continentaux. Il manque dans l’île tous les ancêtres sauvages des formes domestiques végétales et animales. Les découvertes dans le site précé- ramique de Shillourokambos (XIIe-Xe millénaire BP)4, Chypre méri- dionale, jettent ainsi une nouvelle lumière sur les processus de domes- tication qui caractérisent la complexité sociale, économique et historique du Moyen-Orient (Vigne et al., 2011). Sanglier, chèvre, mouton, bœuf, chien, chat, souris, daim, blé ami- donnier, engrain, orge… Les colonisateurs de Chypre n’ont pas seule- ment transporté avec eux des plantes et des animaux – sauvages et domestiqués – avec lesquels ils maintenaient un certain « partenariat » mais plutôt une niche écologique constituée d’espèces économiquement importantes, intégrées dans un système performant. Le sanglier, introduit dans l’île il y a environ 11.400 ans, montre Chypre comme faisant partie d’une tradition moyen-orientale, née vrai- semblablement dans l’est de l’Anatolie : il s’agit du contrôle des populations d’animaux sauvages dans un but cynégétique. Les premières chèvres qui arrivent au cours du XIe millénaire BP sont-elles des exemplaires domestiqués ou sauvages ? Les deux formes ont-elles étés introduites du continent ? De surcroît, elles sont chassées (parce que ensauvagées ?) pendant une partie du Xe millénaire. La possibilité de contrôler des troupeaux de chèvres sauvages (et de les déplacer à l’aide d’embarcations) et un contact privilégié avec ces animaux sont des conditions de la domestication. Ainsi, au Moyen- Orient, la voie de l’élevage semble désormais ouverte vers le milieu du XIe millénaire. Certaines lignées ont pu être domestiquées sur le continent et redevenir sauvages sur l’île. Vers 9400-9000 BP, on trouve

4 Les premiers migrants arrivent autour de 12.500 BP. La diète des occupants du site d’Aetokremnos était basée sur des produits marins et des oiseaux. D’autres sites (Agia Varvara Asprokremnos, 10.846-10.675 BP ; Agios Tychonas-Klimo- nas, 11.070-10.741 BP) indiquent la présence de sanglier et de chien (Vigne et al., 2011).

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les premières évidences d’une domestication insulaire ; le résultat est une nouvelle lignée de chèvres domestiques. Le mouton a été introduit environ cinq siècles plus tard que la chèvre ; sa vie chypriote est cadencée par différentes approches d’élevage (tel que démontré par les études des restes osseux). Autour de 10.000 BP, les troupeaux sont destinés à la production de lait et de viande. En aucun cas on a chassé les moutons. De surcroît, chèvres et moutons ont joué des rôles complémentaires dans le système de production chypriote : la domestication locale de la chèvre coïncide avec le déclin des troupeaux de moutons. Vers les premiers siècles du Xe millénaire, le rôle de la chèvre est la production de lait, le mouton étant fournisseur de viande et de laine. Autour de 10.300 BP arrivent les premiers bovidés domestiqués, une date qui coïncide avec leur apparition sur plusieurs sites du Moyen- Orient. On ne peut pas exclure la présence du chien domestique au XIIe millénaire BP, en rapport avec l’introduction du sanglier, jouant peut- être un rôle d’envergure lors des battues de chasse. Les restes de chat et de souris sont présents vers la moitié du XIe millénaire BP : la probable introduction involontaire de la souris a pu induire celle de son préda- teur (à cette époque, la domestication du chat advient quand la souris constitue une vraie plaie au Moyen-Orient). L’arrivée du daim, plusieurs siècles plus tard, rappelle le contrôle des populations de sangliers du XIIe millénaire BP. L’exploitation du daim acquiert à Chypre des caractéristiques propres, vu la taille des troupeaux et sa chasse intensive. Il n’est pas exclu qu’on ait prêté aux daims une attention particulière, du fait de la nécessité de nouvelles sources de subsistance. L’exploitation des animaux sauvages (sangliers, chèvres, daims) et domestiques (chèvres, moutons, bœufs) répond à des modèles précis, vraisemblablement expérimentés sur le continent. A l’exception probable de certaines lignées de chèvres, la domestication n’est pas une expé- rience chypriote. Au Xe millénaire BP, la complexité de ces choix oppor- tunistes caractérisent un mode de production performant des sociétés néolithiques insulaires, associant le chassé, le contrôlé et le domestique. A Shillourokambos, au cours du XIe millénaire BP, apparaît une forme sauvage d’orge ; les caractéristiques morphologiques de l’engrain et de l’amidonnier ne permettent pas de trancher entre domestique et et

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de l’amidonnier ne permettent pas de trancher entre domestique et sauvage. Les cultures d’orge domestique sont, en revanche, attestées vers 9500 BP. Reste à souligner que l’ensemble des données archéobo- taniques provenant des sites acéramiques de Chypre montre l'évolution d'un système agricole endémique aux caractères propres, différent du continent. L'utilisation de l'orge sauvage ouvre le débat sur la possibilité d'une domestication indépendante dans l'île (Willcox, 2014). En tout cas, ces données botaniques insistent sur la capacité des migrants d’introduire et de développer loin des côtes moyen-orientales des modalités identi- ques d’utilisation des céréales, de la culture d’espèces sauvages à leur (probable) domestication. Entre le XIIe et le Xe millénaires BP, Chypre démontre la mobilité des communautés moyen-orientales – une mobilité liée à la recherche de nouveaux territoires –, la capacité d’importer et de reproduire une partie d’une niche écologique et le système économique qu’il lui est associé. Les migrants ont installé autour de leur résidence sédentaire des végétaux et des animaux avec lesquels un partenariat efficace avait été mise en place quelque part sur le continent.

Les chasseurs-cueilleurs-éleveurs du nord-est africain Les sites du bassin de Nabta-Playa, dans l’actuel désert nubien, témoignent à la fois des profonds changements climatiques et d’une succession d’établissements qui offrent une vue exceptionnelle de l’émergence, la consolidation et la complexité croissante des commu- nautés entre le XIe et le IVe millénaires BP (Wendford & Schild, 2001 : 321-ss). Dans un environnement similaire au Sahel actuel, les premiers habitants sédentaires (10.800-9800 BP) pratiquent la cueillette des graines de graminées, déduite de la présence d’ustensiles de mouture et la fabrication des céramiques, ces dernières probablement biens de prestige plutôt que récipients d’usage domestique. Les bovidés ont été amenés dans des zones désertiques pour profiter des pâturages après la saison des pluies (Wendorf & Schild, 1998). Sans sources permanentes d’eau, la survie des bovidés semble difficile, sinon impossible ; le contrôle humain est indispensable et témoigne par conséquent des premiers pas des rapports entre hommes et bovidés, aspect essentiel des économies pastorales africaines, du Néolithique à nos jours.

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Autour de 9100 BP, on trouve sur les sites avec habitations à plan ovale et circulaire, des petits siloi et des puits profonds, parfois adjacents à des bassins rectangulaires qui peuvent être interprétés comme des réservoirs : les habitants de Nabta-Playa possèdent désormais des com- pétences techniques et une organisation sociale performante qui permet de résider de manière prolongée dans des conditions environnementales presque désertiques (les hameaux étaient abandonnés lors des saisons de pluies). Dans un de ces sites (E-75-6), la cueillette intensive de végétaux spontanés est démontrée par la présence de milliers de grains de grami- nées, de tubercules et de fruits (au moins 80 taxa ont été identifiés). Toutes ces plantes sont morphologiquement sauvages et poussent actuel- lement dans le Sahel. Le sorgho – pour lequel les premières tentatives de domestication ne semblent pas exclues – et différentes variétés de millet sont les plus fréquentes. Les végétaux constituent désormais une partie importante de la diète ; les nombreuses structures de stockage confirment cette hypothèse. Cette nouvelle adaptation semble anticiper l’émergence de l’agriculture dans le Sahara. Nabta-Playa E75-8 compte parmi les rares sites avec les premiers restes assurés de bœuf domestique en Afrique. Datées du VIIe millénaire BP, ces découvertes seraient compatibles avec une introduction à partir du Proche-Orient (Lesur-Gebremariam, 2010 ; Vigne et al., 2007). Autour de 8300 BP, des caprinés domestiques sont introduits du Moyen- Orient, probablement à travers la vallée du Nil ; ces animaux ont des exigences différentes des bovidés mais le défi de l’élevage de deux types de troupeaux est relevé avec succès par les communautés de Nabta- Playa. L’utilisation des ressources végétales est confirmée par des siloi et de nombreux ustensiles de mouture. Les maisons sont des constructions semi-souterraines généralement à plan circulaire ; les murs en pisé font leur apparition. Vers 7500 BP, l’importance de Nabta-Playa comme centre cérémo- nial régional est suggéré par la découverte d’une série de structures tumulaires contenant des restes de bovidés. Ces enterrements, associés à des offrandes, interprétés comme un culte, indiquent l’importance du pastoralisme pour les communautés de l’époque. Trois groupes de structures mégalithiques, le plus étendu occupant une surface de 200x 500 m, avec un travail élaboré de blocs rocheux, s’inscrivent dans la même hypothèse.

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Cet exemple montre un faible décalage chronologique vis-à-vis des développements similaires enregistrés au Moyen-Orient. Ce système économique, essentiellement pastoral, avec une partie de chasse et de cueillette des graminées, est exceptionnel. Cependant, l’utilisation de ressources agricoles reste très limitée, en dépit de la focalisation sur la culture du sorgho sauvage. Les pasteurs du désert nubien ont su tirer profit des limitations environnementales et établi un rapport privilégié avec les bovins, con- firmé par les rituels funéraires liés aux bovidés qui remontent à 7500 BP. Plus de 5000 ans nous séparent des débuts de la mise en place d’un mode de production resté efficace au cours des siècles. Nabta-Playa initie une tradition d’une continuité remarquable du statut des bovins au sein des sociétés pastorales. Les exemples contemporains sont nombreux (p. ex. Hamar et Borana du sud de l’Ethiopie, Fulani du Soudan) (figure 6).

Fig. 6. Bovidé avec scarifications et cornes modifiées, région de Turmi, Éthiopie (photo : J. Lesur-Gebremariam, d’après Lesur-Gebremariam, 2010).

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Au Japon, des chasseurs-cueilleurs sédentaires Jomon Pendant presque 10.000 ans (XIIIe-IIIe millénaires BP), les îles du Japon actuel sont occupées par une culture florissante qui fabrique une poterie aux caractéristiques esthétiques remarquables (figure 7) et possède une architecture complexe. Pas d’outillage lié à l’agriculture mais un équipement sophistiqué pour la chasse. Les ressources alimen- taires principales proviennent surtout de la pêche, mais aussi de la chasse et de la cueillette de glands, noix et marrons (Nespoulous, 2009). Entre 9000 et 5200 BP, les changements dans le modèle d’implan- tation se traduisent par une alternance de sites de grande dimension avec des centaines d’unités résidentielles semi-enterrées, organisées dans une distribution circulaire autour d’une place centrale (kanjo-shuraku) et d’habitations plutôt dispersées, selon des cycles d’approximativement 600 ans. Cette régularité peut être expliquée comme une réponse à des changements dans la disponibilité des ressources. Sans exclure l’influence des variations climatiques, la dégradation du milieu par pression anthropique apparaît comme la cause principale.

Fig. 7. Céramique fabriquée par des chasseur-cueilleurs

Jomon autour de 3500 BP, hauteur = 33 cm (photo : d’après Nespoulous, 2009).

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Au moins pour la période de 6700-6100 BP, les deux configurations résidentielles sont associées à des pratiques de subsistance différentes. Dans la baie de Tokyo, malgré une exploitation diversifiée des ressour- ces, les habitants des grands sites effectuent une récolte intensive d’un nombre restreint d’espèces locales ; en revanche, l’exploitation d’un ensemble équilibré de ressources se rattache au modèle des résidences dispersées (Crema, 2013). Le maintien d’une forme d’obtention de la nourriture « paléoli- thique » pendant dix millénaires a été possible grâce à un modèle d’exploitation cyclique des ressources naturelles. Les tentatives d’agri- culture ont échoué ou plutôt sa mise en œuvre n’a pas été nécessaire car, en dépit des contraintes, le système économique est resté performant. La culture occasionnelle d’espèces végétales domestiquées ne peut pas être exclue ; toutefois, cette pratique n’a pas influencé le mode d’exploitation des ressources sauvages. La société Jomon a maintenu des contacts réguliers avec le continent mais, autour du VIe millénaire BP, seule une poignée de sites, parmi des centaines, montrent certaines connaissances agricoles. Les premières sociétés agraires de l'archipel japonais, celles de la période Yayoi, datent d’environ 3000 ans. Les chasseurs-cueilleurs sédentaires de Jomon prouvent que les sociétés savent non seulement se servir d’un milieu mais aussi s’accom- moder des effets de la surexploitation. On serait tenté de penser que l'abondance des ressources naturelles a suppléé l’agriculture.

Conclusions L’archéologie est riche d’exemples qui invalident l’opposition chasseurs-cueilleurs nomades/cultivateurs sédentaires. Les sociétés des chasseurs-cueilleurs sédentaires stockeurs sont bien attestées depuis le XIIe millénaire av. J.-C. au Moyen-Orient ; ils sont devenus progres- sivement des cultivateurs. La culture de Jomon se passe bien de l’agriculture pendant des millénaires. L’étude de nombreuses popu- lations actuelles et subactuelles de chasseurs-cueilleurs montre que ce mode de vie restait intact au seuil du XXe siècle5. Les Aïnous du nord du

5 L’œuvre pionnière de l’ethnologue français Alain Testart Les chasseurs- cueilleurs ou l'origine des inégalités (1982) propose une réévaluation de l’oppo- sition chasseurs-cueilleurs nomades et agriculteurs sédentaires.

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Japon à l'extrême est de la Russie ou les Kwakwaka'wakw (Kwakiutl) de la côte nord-ouest américaine sont des exemples de communautés villageoises qui pratiquent le stockage à large échelle et pour qui l’agriculture et l’élevage restent inconnus6. De surcroit, des groupes avec économie différente (chasseurs-cueilleurs, pasteurs, agriculteurs) peuvent avoir des vues opposées du même écosystème. Pygmées et Bantous habitent la forêt équatoriale. Pour les premiers, la forêt fournit plantes et animaux sauvages ; dans le même écosystème, les bantous pratiquent la culture de manioc et de bananiers dans des espaces enlevés à la forêt par écobuage. Le décalage des inventions « néolithiques » (domestication des plantes et des animaux, invention de la céramique, du polissage de la pierre, de l’architecture pérenne) est chronologique et géographique : la plus ancienne céramique (cuite à basse température), vieille d’environ 20.000 ans, est chinoise (Wu et al., 2012). Les plus anciens outils en pierre polie sont connus dans le Paléolithique du Japon (environ 30.000 ans) et de Chine (entre 21.000 et 19.000 ans) (Zhao et al., 2004). Les premières traces de résidence permanente appartiennent au Natoufien du Moyen-Orient, il y a 14.000 ans (Krook, 2014 ; Kuijt, 2008, 2011) ; ici, l’apparition des céréales domestiquées date de 10.000 BP et un faible décalage la sépare des premiers animaux domestiqués (Weiss & Zohary, 2011 ; Zeder, 2011 ; Zohary et al., 2012). L’archi- tecture communautaire monumentale est aussi une invention moyen- orientale qui date de plus de 11.000 ans. La production de nourriture constitue un temps fort de notre évolution socio-économique. Les données archéologiques montrent que le « choix » du nouveau système de production n’est pas un phénomène uniforme. Toutefois, entre 8000 et 5000 avant notre ère, et presque simultanément dans des régions sans liens les unes avec les autres, la domestication de certains végétaux et de certains animaux déclenchera des processus identiques aboutissant au développement des premières sociétés agro-pastorales.

6 Les Kwakiutl pratiquent une horticulture à petite échelle de tubercules. Cultivés exclusivement pour être offerts aux convives par les clans dominants lors des occasions festives, ils ne sont pas utilisés dans l’approvisionnement de la communauté.

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L’ALIMENTATION DES HOMMES PRÉHISTORIQUES EN SUISSE

Stefanie JACOMET et Joerg SCHIBLER Integrative prähistorische und naturwissenschaftliche Archäologie (IPNA) Université de Bâle, Suisse [email protected], [email protected]

Résumé : Les données archéobiologiques (botaniques et zoologiques) per- mettent de reconstituer plusieurs aspects de l’alimentation, de la prédation à la gestion des espaces agro-pastoraux. Dans ce sens, les sites des bords de lacs suisses offrent une information extrêmement riche, en particulier sur l’intro- duction de l’agriculture et de l’élevage. À la suite d’une série d’observations sur les chasseurs-cueilleurs et les agriculteurs préhistoriques et sur les sociétés des âges des métaux, des époques romaine et médiévale, il est possible de proposer aujourd’hui un cadre assez complet de l’évolution des rapports entre hommes et espèces végétales et animales. Mots-clé : chasse, cueillette, agriculture, élevage, alimentation.

Abstract : Botanical and zoological archaeobiological data allow to reconstruct many aspects of human food supply, from predation to the management of agro- pastoral systems. In this sense, the pile-dwelling sites of the Swiss lakes offer a very rich information concerning the introduction of agriculture and livestock. Studies on prehistoric hunter-gatherers and agriculture groups as well as societies of the Bronze and the Iron ages and the Roman and Medieval periods offer today a fairly complete framework of the evolution of the relationship between men and plant and animal species. Keywords : hunting, gathering, agriculture, husbandry, food supply.

Archéologie et restes biologiques Au fil des décennies, de nombreuses découvertes archéologiques spectaculaires ont enrichi les connaissances du passé. Les peintures rupestres de Lascaux, les monuments de Stonehenge, les trésors des tombes princières celtes ou les nécropoles étrusques comptent parmi des centaines de repères historiques aujourd’hui patrimoine culturel de l’humanité. Cependant, d’autres trouvailles, plutôt insignifiantes à première vue, parfois même invisibles à l’œil nu, livrent également des

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informations de la plus grande importance pour la reconstruction du passé. C'est le cas des restes archéobiologiques, végétaux et animaux1. C’est le domaine de l’archéobotanique et de l’archéozoologie, disci- plines à part entière de la recherche archéologique (Jacomet & Schibler, 2010 ; Schibler, 2013 ; Schibler & Jacomet, 2010). Les résultats qui en découlent permettent l’écriture de nouvelles pages de l’impact de l’homme sur la nature. Elles ne s’arrêtent pas à l’identification de collections de végétaux et d’animaux : les progrès des études génétiques ou les analyses isotopiques offrent des repères nouveaux dans la construction des lignées biologiques, de la mobilité des sociétés ou des pratiques alimentaires2 (Borrello, dans ce volume). La reconstruction de la diète et l'histoire de l'alimentation des communautés agro-pastorales trouvent des jalons importants dans les sites archéologiques suisses grâce aux excellentes conditions de conservation de grains, fruits et restes osseux dans les sédiments humides des palafittes. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la recherche sur l’histoire de l’environnement et de la gestion des ressources naturelles préhistoriques est née autour des sites des lacs alpins (Schlichtherle et al., 2013).

Avant l’agriculture La recherche préhistorique et l’analogie ethnographique ont profon- dément changé l’image des chasseurs-cueilleurs paléolithiques. Les ins- tallations humaines ne se sont jamais localisées en milieux complètement ingrats mais la répartition hétérogène des ressources alimentaires, fluctuantes selon le paysage et les saisons, font des chasseurs-cueilleurs de fins stratèges économiques. Le milieu forestier propose une vaste gamme de produits végétaux de la diète, essentiels pour assurer l’apport de glucides (champignons, racines, noix, glands, baies, fruits…). D’un

1 Cet article est une révision de Schibler, J. & Jacomet, S. (2014) “Zu Tisch. Ernährungsgeschichte aufgrund archäobiologischer Untersuchungen”. NIKE- Bulletin 1-2, pp. 32-37. Traduit de l’allemand par M. A. Borrello et C. Rondi Costanzo. 2 Cf. par ex. Blatter et al., 2004 (recherches sur la génétique du blé européen) ; Spangenberg et al., 2006 (analyses biochimiques pour l’étude de la production de produits laitiers néolithiques).

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point de vue nutritionnel, il est prouvé que les régimes trop riches en protéines animales ont un faible apport calorique à l’organisme et un régime constitué essentiellement de gibier aurait conduit à un affaiblis- sement des populations jusqu’à leur extinction (Pignat, 2002). « Les hommes paléolithiques consommaient seulement de la viande ». Accepter cette assertion implique de se rallier à des informations obsolètes, dérivées de méthodes d'excavation et d’analyse insuffisantes. L’économie des groupes suisses du Paléolithique est principalement connue à travers les restes de gibier car les matériaux botaniques de cette période ne se conservent pas facilement. Les occupations saisonnières de Tanay (Valais) ou de Wildkirchkli (Appenzel-Rhodes intérieures) sont des exemples de la présence humaine dans les Alpes il y a plus de 30.000 ans (Curdy & Chaix, 2009). L’image des bandes nomades à la recherche des ressources de subsistance n’exprime qu’une des possibilités relatives à l’organisation socio-économique des chasseurs-cueilleurs. Deux types de sociétés apparaissent vers la fin du Paléolithique supérieur en Suisse : des groupes « sédentarisés » fixés sur des territoires restreints et des groupes très mobiles qui se déplacent et qui utilisent les mêmes sites à différentes périodes de l’année (Leesch, 1993). Les sites magdaléniens comme Veyrier (Haute-Savoie, France, 12.500 BP) ou Hauterive-Champré- veyres (Neuchâtel, 13.000-12.500 BP) étaient occupés toute l’année (Chaix, 1993). Avec l’Holocène (il y a environ 11.500 ans), le réchauffement clima- tique consécutif à la dernière glaciation a immédiatement influencé la végétation. Loin de présenter la complexité de certains sites moyen- orientaux de chasseurs-cueilleurs sédentaires beaucoup plus anciens3, les

3 Les premières communautés de chasseurs-cueilleurs sédentaires se dévelop- pent au Moyen-Orient plusieurs siècles auparavant. Le site d’Ohalo II (Israël), occupé lors du dernier maximum glacial (22-19.000 BP), constitue une évidence de la planification dans la consommation des produits végétaux. Une des cabanes offre une collection d’environ 90.000 grains appartenant à plus de 100 espèces de céréales et de fruits sauvages, mais seulement 13 d’entre elles (en particulier l’orge sauvage, les figues, les amandes et les mûres) constituent la moitié de la collection. Il n’est pas exclu que certaines étaient conditionnées pour le stockage sous forme de farines et à l’aide du séchage et de la torré- faction. Cf. Snir et al., 2015 ; Weiss, 2002, 2009.

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données à disposition en Suisse montrent que les espèces animales et végétales des forêts et des prairies permettent une économie prédatrice riche. Le cerf, le sanglier, le chevreuil et le castor sont les produits de la chasse ; les noix et les baies, ceux de la récolte. Quelques sites montrent des preuves de cette stratégie d'alimentation : Châble-Croix (Valais, ca. 8500-6000 av. J.-C.) (Curdy & Chaix, 2009), Schötz 7 (Lucerne, ca. 6000 av. J.-C.) (Stampfli, 1979), Arconciel/La Souche (Fribourg, 6600 av. J.-C.) ou dans le massif jurassien (Lutter/Abri Saint-Joseph (Alsace, France, 6600 av. J.-C.) (Bassin, 2012).

Premières économies paysannes. Plantes cultivées et animaux domestiques : une manne pour l'humanité ? Depuis environ 12.000 ans, de nouvelles étapes de l’interaction hommes/plantes et hommes/animaux, sont franchies au Moyen-Orient, pour aboutir après quelques millénaires au contrôle de certaines espèces, indispensables au développement des économies agro-pastorales. Les différents scénarios reconstruits à partir des données archéologiques décrivent les efforts investis lors des processus de domestication qui ont assuré une formule économique et un rapport nouveau entre les humains et l’environnement (Borrello, dans ce volume). La néolithisation de la Suisse est avant tout l’œuvre d’immigrants agriculteurs. Les connaissances du développement de l’agriculture et les formes culturelles qui lui sont associées sont directement liées aux recherches effectuées à partir du XIXe siècle dans les sites des bords des lacs (Borrello et al., dans ce volume ; Schlichtherle et al., 2013). Des centaines de villages ont peuplé les bassins du Plateau suisse et du lac de Constance du Néolithique à l’âge du Bronze (4300-2200 av. J.-C.). Ils constituent des sources indiscutables pour une reconstruction de l'histoire de l'alimentation. Des dizaines de milliers d’os d’animaux et des restes botaniques sont conservés presque intacts et la haute densité des installations offre des repères pour la reconstitution du paysage agricole, des pratiques cynégétiques et de l’incidence des produits végétaux et animaux dans la diète (Ebersbach et al., 2012 ; Jacomet & Schibler, 2010 ; Röder et al., 2013 ; Schibler, 2013). Les données les plus anciennes relatives aux céréales cultivées proviennent du Valais et se situent chronologiquement vers le milieu du VIe millénaire (Sion/La Gillière, Sion/Ritz) (Martin, 2014 : 57). L’éle-

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vage est centré sur des moutons et des chèvres (avec une moyenne de presque 70% des ossements dans les échantillons archéozoologiques) et des bœufs ; la chasse ne joue qu’un rôle insignifiant (Curdy, Chaix, 2009). Dans les palafittes, les premières céréales cultivées sont datées autour de 4300 av. J.-C. (Egolzwil 3, Zürich/Kleiner-Hafner, Cham/Eslen ; Brombacher, com. pers. ; Jacomet, 2007 ; Kreuz et al., 2014 ; Martinoli & Jacomet, 2002). Tout au long du Néolithique, les techniques de récolte peuvent être déduites par les outils de moisson (Borrello et al., dans ce volume) et leur préparation par les instruments de mouture (figure 1a). Les farines de céréales (blés, orge) constituaient une partie non négligeable de la diète des plus anciens agriculteurs (Jacomet, 2006, 200

a

b c

Fig. 1. a meule à céréales (grains de blé modernes), Pfyn/Breitenloo, Thurgovie, vers 3706 av. J.-C. (photo : D. Steiner, Service archéologique, Thurgovie). b épi de blé, Twann, 3170 av.-J.-C. c demi-pomme sauvage, Twann, Berne, 3170 av. J.-C. (b et c, photos d’après Furger & Hartmann, 1983).

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négligeable de la diète des plus anciens agriculteurs (Jacomet, 2006, 2008, 2013, 2014) (figure 1b). Cuits dans des récipients en céramique, le blé ou l’orge étaient mélangés à la viande des animaux domestiques (bovins, porcs et moutons, plus rarement la chèvre) ; le choix des herbes aromatiques, des légumes et du gibier variaient au rythme des saisons. Un apport important en vitamines, variable aussi selon les saisons, était fourni par des baies sauvages (fraises, framboises, mûres) et des pommes sauvages. Les acides gras essentiels étaient obtenus des noisettes et des faînes, ainsi que d’une plante cultivée, le lin. De surcroît, pommes, noisettes et autres glands, offraient, grâce à leurs possibilités de stockage, un apport important en nourriture, en particulier au cours de l’hiver. Preuve de telles pratiques sont les demi-pommes séchées trouvées dans différentes palafittes ; frais, ces fruits sont à peine comes- tibles mais la concentration du sucre à la suite du processus de déshy- dratation les rend propres à la consommation (figure 1c). Certains sites ont livré des pains. La petite miche de Twann (Lac de Bienne) datant d’il y a 5600 ans, révèle de par sa composition, le mélange de farine de blé et de levain (Furger & Hartmann, 1983 : 119). Des poissons ont également joué un rôle important dans l'alimen- tation. La pêche avec l’utilisation d’une panoplie d’outils (harpons, hameçons, filets) est une pratique courante. Mais ce sont les études archéozoologiques qui offrent les meilleures données concernant les rythmes saisonniers et les changements à long terme. Le spectre des espèces de poissons varient selon les lacs et les périodes de l’année. Les espèces les plus fréquentes dans les échantillons archéologiques sont le brochet, la truite, la perche et la féra (Hüster-Plogmann, 2004). Sur la base des analyses de traces des matières grasses conservées dans les réci- pients en céramique d'Arbon Bleiche 3 (Thurgovie, 3384-3370 av. J.-C.), on peut déduire que les poissons faisaient rarement partie des mets cuisinés. Cette information contraste avec les restes de déchets importants découverts dans le site, suggérant une consommation de poissons rôtis ou des pratiques de séchage en plein air qui facilitent la conservation (voir encadré à la page suivante). Des petits animaux ont également été consommés en fonction des saisons. Les restes d’ossements de grenouilles – parfois avec de claires traces d’incisions pratiquées avec desdes couteauxcouteaux enen sisilexlex pourpour séparerséparer lesles parties charnues charnues – –d’Arbon d’Arbon Bleiche Bleiche 3 et 3 de et sites de sitesdu Lac du de Lac Chalain de Chalain (Jura, (Jura,

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L’alimentation des habitants du village néolithique d’Arbon Bleiche 3, Lac de Constance, Thurgovie (3300-3000 av. J.-C.)

De nombreux restes botaniques et zoologiques offrent une reconstitution détaillée de l’alimentation des habitants d’Arbon Bleiche. Différentes approches ont été utilisées pour leur identification, parmi lesquelles l’analyse des déjections humaines et animales, des restes de la préparation d’aliments et des sédiments à l’intérieur du village. Dans ces derniers, la haute concentration de phytolites (corpuscules de silice de taille microscopique se formant dans les cellules de plantes, de la taille de quelques dizaines de microns qui subsistent et se fossilisent après la disparition de la matière organique) ne peut guère être que des accumulations excrémentielles animales. L’apport carné était assuré par des animaux domestiques (bœuf, porc, chèvre, mouton) et sauvages (cerf, sanglier, ours brun, grenouilles…). Les ressources lacustres incluent le gardon, la perche, le brochet, le silure glane et des salmonidés. Les cultures de céréales (orge et différentes variétés de blé), du lin et du pavot ont fourni une partie importante de la diète, ainsi que des plantes sauvages cueillies à proximité du village (noisettes, fraises, myrtilles, pruneaux, pommes). De surcroît, plusieurs végétaux des bois et des sous-bois servaient de fourrage au bétail : des branches et du feuillage de sapin, de gui, d’aulne, de ronces et de noisetier permettent d’identifier les zones de parcage des animaux domestiques à l’intérieur du village, au moins pendant l’hiver. Des résidus de graisses végétales, de tissus adipeux animaux et de lait ont laissé des traces importantes dans les récipients céramiques. De telles composantes biochimiques associées à des observations de l’âge d’abattage du bétail constituent des preuves irréfutables d’un élevage orienté vers la consommation de viande et le développement de pratiques liées à une production laitière durable. La conservation du lait étant soumise à la prolifération de lactobacilles, sa transformation rapide devait être envisagée. Les habitants Arbon Bleiche 3 ont sûrement consommé du lait fermenté et préparé des produits laitiers durables, tels que yoghourt, beurre et fromage.

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Jura, France) montrent des populations néolithiques friandes de cuisses de ce petit amphibien. Les analyses des acides gras dans les récipients en céramique ont prouvé une utilisation très précoce du lait. De vache, de chèvre ou de brebis, le lait permettait la fabrication de fromage frais (Spangenberg et al., 2006). Comment assurer l'approvisionnement alimentaire au cours du Néo- lithique ? Une partie de la nourriture devait nécessairement être stockée pour l'hiver. Les céréales (sous la forme de graines ou de farines) et les produits de la cueillette (glands, pommes…) pouvaient être attaqués par des organismes nuisibles (de petits trous laissés par des insectes sont souvent visibles dans les grains). Les incendies semblent être, d’après le registre archéologique, un facteur de destruction des réserves alimen- taires ; plusieurs villages ont été totalement ou partiellement détruits par le feu. Par ailleurs, soulignons le rôle joué par les conditions climatiques dans le développement rapide des surfaces agricoles ou en limitant les possibilités des pratiques agro-pastorales (Schibler & Jacomet, 2010). Parfois, les situations critiques peuvent être affrontées en réintroduisant des techniques prédatrices. L’intensification de la chasse et de la cueillette se révèle une stratégie de survie. Les grands mammifères, principalement le cerf, le sanglier et le chevreuil offrent une aug- mentation substantielle des ressources carnées (Schibler et al., 1997) (figure 2). Les paysans néolithiques suisses ont fait preuve d’une maîtrise des ressources en alternant de manière efficace « sauvage » et « domesti- qué ». Au besoin, chasse/cueillette et agriculture/élevage ont pu se substituer partiellement et de manière progressive, en fonction des contraintes imposées par les changements environnementaux (Doppler et al., 2013 ; Schibler & Jacomet, 2010). Il s’agit d’une gestion rationnelle des ressources indispensable pour désamorcer les crises. Seulement vers la fin du IIIe millénaire, le contrôle des surfaces agricoles et l’intro- duction de nouvelles formes de cultures limiteront les risques dans l’économie alimentaire.

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Fig. 2. Représentation schématique de l’évolution de l’élevage et de la chasse en Suisse centrale et orientale sur la base des données archéozoologiques des sites des bords des lacs de Zurich et de Constance (d’après Schibler & Jacomet, 2014) d animaux domestiques (élevage) ; s animaux sauvages (chasse). Sont prises en considération les proportions relatives des différentes espèces animales identifiées à l’intérieur de chaque période ainsi que l’augmentation et la diminution relatives du cheptel abattu et des animaux chassés entre les périodes. Les données absolues ne peuvent pas être lues dans le graphique.

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Alimentation et histoire des sociétés : une complexité croissante Le bref aperçu des étapes les plus anciennes de la vie des sociétés agro-pastorales suisses que nous avons évoquées anticipent la comple- xité qui caractérisera – dès la fin de l’âge du Bronze et au cours de l’âge du Fer – la production agricole. Les avancées technologiques liées à la métallurgie, l’apparition des élites et l’intensification des échanges constituent des facteurs de changement et conditionnent les rapports à la nourriture. L’intensification de la déforestation, entamée à la fin de l'âge du Bronze, permet la conquête de nouveaux espaces destinés aux cultures et aux pâturages. La colonisation celte entraîne une utilisation plus marquée de l’araire et de la traction animale. Les lieux de production agricole ne coïncident pas nécessairement avec les lieux de consommation. Parmi les céréales, l’orge joue un rôle toujours plus important, avec son incidence dans la production de boissons fermentées et son utilisation comme fourrage pour les chevaux, nouveauté du cheptel domestique (Schmidl et al., 2007). En Suisse, les exemples de la romanisation ne manquent pas. Augusta Raurica, Colonia Augusta Rauracorum, dans la haute vallée du Rhin (Kaiseraugst, Bâle), est fondée en 44 av. J.-C. sur l’axe de communi- cation reliant Rome à l’Europe centrale. La consommation des produits carnés diffère en fonction des quartiers : dans les riches villas du centre, des cochons de lait, des oiseaux et des cuisses de grenouille sont des mets fréquents ; en revanche, les habitants des quartiers périphériques se nourrissent principalement de la viande des vieilles bêtes de somme… Grenades, dattes et poivre sont des produits de luxe importés (Bakels & Jacomet, 2003). Des situations similaires peuvent être constatées au Moyen-Âge. La diète distingue les quartiers urbains aussi bien que les activités qui s’y déroulent (artisanat, résidence…) et dans les monastères, la structure de base du régime alimentaire est définie par des règles précises. Les mondes celte, romain et médiéval expriment désormais des étapes de l’accès inégalitaire à la nourriture, un processus au sein duquel, au fil des siècles, les différences sociales et les relations symboliques ne feront qu’augmenter.

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CÉRÉALES, MAUVAISES HERBES ET FAUCILLES : À LA RECHERCHE DES PREMIERS AGRICULTEURS AU NORD DES ALPES

Maria A. BORRELLO*, Ursula MAIER** et Helmut SCHLICHTHERLE** *Archéologue, Genève, [email protected] **Archéologues, Landesamt für Denkmalpflege Baden-Württemberg, Gaienhofen-Hemmenhofen, Allemagne [email protected], [email protected]

Résumé : L’étude des données recueillies dans les palafittes de la zone comprise entre le sud-ouest de l’Allemagne et les lacs du pied du Jura donne une image achevée du développement des premières pratiques agricoles entre le Ve et le IVe millénaire avant notre ère. L’apparition de plantes cultivées, princi- palement des céréales, des mauvaises herbes et des outils de moisson permettent de tracer l’arrivée de différents courants de néolithisation. La localisation et la durée des villages, les indications relatives à la déforestation et à la préparation des champs destinés aux cultures décrivent l’anthropisation progressive du paysage. Mots-clé : agriculture, déforestation, Néolithique, Allemagne sud-occidentale, Plateau suisse. Abstract : The study of data collected in the pile-dwellings from the region between the southwest of Germany and the Jura Lakes offers an achieved picture of the development of early agricultural practices between the 5th and the 4th millennium BC. Cultivated plants – mainly cereals – as well as ruderals and tools trace the arrival of different currents of neolithisation. Information on the location and the length of life of the villages, deforestation and development of crop fields describe progressive anthropisation of the landscape. Keywords : agriculture, deforestation, Neolithic, Southwestern Germany, Suisse Plateau.

Entre la fin du VIe millénaire et le milieu du Ve, les premières com- munautés paysannes feront leur apparition dans le paysage forestier nord- alpin. Ce processus est bien connu dans le sud-ouest de l’Allemagne et sur le Plateau suisse où des centaines de hameaux et de villages se sont succédés au fil des siècles (Schlichtherle et al., 2013). Il relève d’un long périple commencé au Moyen-Orient. Les voies de propagation vers le

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centre de l’Europe ont suivi les Balkans et le Danube pour s’installer, d’abord sur les lœss fertiles, ensuite sur les sols bruns dans la zone morainique préalpine et sur les rives des lacs. Un deuxième courant porteur d’agriculture provient de la région méditerranéenne, remontant vraisemblablement la vallée du Rhône français et une troisième, origi- naire d’Italie, touche le Valais1. L’avènement graduel des pratiques agricoles (cultures de céréales et de légumineuses, élevage) est avant tout conséquence de la colonisation de nouveaux territoires. Le passage des économies prédatrices du Mésolithique vers la production de nourriture – sous influence des nouveaux arrivants – ne semble pas attesté de manière certaine dans la région qui nous occupe ici (Jacomet, 2006 ; Jacomet & Schibler, dans ce volume ; Schibler & Jacomet, 2010). Les données archéologiques sont nombreuses. Les indicateurs bota- niques comprennent non seulement des plantes cultivées et le cortège des mauvaises herbes qui les accompagnent ; les diagrammes polliniques montrent le développement de clairières destinées aux champs. Les faucilles et les haches, outils complexes en bois et en pierre indispen- sables aux récoltes et au défrichement, font partie de l’équipement des anciens agriculteurs. Le mobilier domestique compte des meules pour la préparation de farines et des vases en céramique destinés à la cuisson de bouillies et au stockage de céréales. Nous proposerons dans cet article une série d’observations, qui, principalement entre la moitié du Ve et la fin du IVe millénaire, touchent à l’histoire du peuplement et aux pratiques agricoles dans la région com- prise entre le lac de Constance et les lacs du pied du Jura (figure 1).

1 En Suisse occidentale, les plus anciennes informations sur le Néolithique datent du VIe millénaire av. J.-C. dans le Jura vaudois (Abri Freymond, col de Mollendruz) et sur des petits plateaux ou élévations à proximité du Léman (Colline de la Cathédrale, Lausanne ; Saint-Gervais, Genève). A Sion, Valais, l’introduction de nouvelles pratiques économiques – provenant du nord de l’Italie – datent de 5500 av. J.-C. (Curdy & Chaix, 2009).

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Premiers vestiges Dans le sud de l'Allemagne, les groupes d’agriculteurs s’installent principalement dans les plaines lœssiques (5400-5000 av. J.-C.) ; par la suite (4900-4500 av. J.-C.), la localisation des sites dépassera la limite du lœss et s'approchera des bassins lacustres (Schlichtherle, 1990 : 216). En effet, au cours de la deuxième moitié du VIe millénaire, le sud- ouest de l’Allemagne est le scénario d’une forme précoce de vie rurale rattachée aux communautés du bassin danubien (Bofinger et al., 2012). Les sols fertiles et les conditions climatiques favorables ont joué un rôle essentiel dans l’installation de ces groupes sédentaires ; plusieurs agglomérations dans la région de Schaffhouse et de Bâle en témoignent. Dans la région occidentale du lac de Constance, la création de clairières par défrichement,

Fig. 1. Distribution des sites préhistoriques installés sur les rives des lacs de l’arc alpin et la région traitée dans cet article (graphisme : Landesamt für Denkmalpflege Baden-Württemberg ; d’après Schlichtherle et al., 2013).

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par défrichement, la présence de plusieurs cultivars2 (blé amidonnier, engrain, froment, orge, lin, pois, pavot), de plantes rudérales et de villages avec des grandes maisons rectangulaires, montrent la présence de groupes stables. Il faut attendre la deuxième moitié du Ve millénaire pour assister au début des villages agricoles sur le Plateau suisse. Les mêmes plantes cultivées apparaissent autour de 4300 av. J.-C. à Egolzwil 3 (Lucerne) et à Zürich/Kleiner Hafner. De surcroit, ces sites dévoilent une nouvelle céréale, le blé dur, bien connu des traditions agricoles ouest-méditerra- néennes.

Les palafittes, une source (presque) inépuisable de connaissances Le développement de l’agriculture préhistorique dans notre région d’étude reste lié à un type particulier d’habitat : le palafitte3. Ces sites installés aux bords des lacs comptent parmi les sujets archéologiques les plus connus et les plus intéressants d'Europe (cf. figure 1). Les conditions particulières de conservation en milieu humide – dans des tourbières, sous l'eau des lacs et des amphithéâtres morainiques alpins, rarement des rivières – ont permis une préservation remarquable des matériaux organiques. Les collections de végétaux et de faunes anciennes montrent l’intégration réussie des différentes activités liées à l’agriculture, à la cueillette, à la chasse, à la pêche et à l’élevage. Elles jetteront les bases des nouvelles approches de la recherche touchant à l’impact de l’homme sur le milieu naturel au cours des siècles (Jacomet, 2006 ; Jacomet & Schibler, dans ce volume ; Schibler & Jacomet, 2010 ; Schlichtherle et al., 2013 ; Suter & Schlichtherle, 2009).

2 Cultivar : végétal résultant d'une sélection, d'une mutation ou d'une hybri- dation cultivé pour ses qualités agricoles. Les rudérales sont des plantes qui poussent spontanément à proximité ou dans des lieux anthropisés (friches, bor- dure des champs cultivés, décombres, le long des chemins…). 3 Palafitte (ital.), Pfahlbauten (all.), pile-dwellings, lake-dwellings (angl.). L’expression champ de pieux ou champ de pilotis est souvent adoptée par les archéologues de langue française. Site (village, habitat) lacustre ou palafittique est aussi employé dans la littérature spécialisée.

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Sites et paysage agricole au Néolithique Le milieu forestier des bords des lacs ne permet pas un développe- ment aisé de l’agriculture, telle que pratiquée dans les grandes plaines alluviales européennes à partir du VIe millénaire av. J.-C. (p. ex. plaines du Danube et du Pô ; cf. Jeunesse, 2003 ; Pessina, 2013). Un milieu dans lequel différentes approches de gestion de la forêt et de surfaces destinées aux cultures seront mises en œuvre. La succession des villages néolithiques du Plateau suisse et du sud-ouest de l’Allemagne sur plus de 3 millénaires reflète la réussite de ces défis. Les variations des niveaux des lacs, régies par des changements clima- tiques, ont influencé les zones d’implantation des villages, bâtis assez rapidement et parfois abandonnés après quelques années d’occupation. Construits sur la plateforme littorale surtout lors des périodes plutôt sèches et chaudes, ils étaient réduits en surface ou déplacés vers l’intérieur des terres lors des périodes plus humides et pluvieuses (Schlichtherle et al., 2013). Au cours du Ve millénaire et de la première moitié du IVe, les villages sont séparés par des distances allant jusqu’à 2,5-5 km ; la courte durée de vie des occupations (quelques dizaines d’années) semble liée à l’épuise- ment des terrains agricoles et à la diminution des ressources forestières dans les abords immédiats du village. L’abatage des arbres suivait un plan précis selon la demande de parcelles pour les cultures et de matériaux de construction et decombustible. L’anthropisation progressive du paysage est lisible dans les séquences sédimentaires. L’augmentation de pollens de plantes cultivées et de rudérales – en particulier des espèces liées à la déforestation – et la présence de fines particules de charbons – indiquant la pratique de l’écobuage – en témoignent. En revanche, les agglomérations de la deuxième moitié du IVe et du début du IIIe millénaire, séparées dans certains cas de moins d’une centaine de mètres, sont occupées pendant des périodes plus longues, parfois jusqu’à un siècle. Cette situation coïncide avec l’introduction de nouvelles pratiques agricoles (augmentation du froment et de l’orge, introduction d’un lin à petits grains) (Jacomet, 2006 ; Jacomet & Schibler, 2010 ; Maier & Schlichtherle, 2011). Préciser la localisation des champs cultivés à proximité des villages préhistoriques est un défi d’envergure pour les archéologues. Certains

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auteurs ont proposé l’utilisation de méthodes issues de la géographie humaine et de l’ethnographie. Les observations topographiques, pédolo- giques et botaniques des environs des sites et les informations fournies par les données obtenues lors des fouilles archéologiques sont combinées pour dessiner les aires de ressources potentiellement exploitables à partir d’un site. Il est ainsi possible de situer les surfaces aptes à l’agriculture dans les abords des villages4 (Borrello, 2011 : 240-241) (figure 2).

Fig. 2. Zurich/ Kleiner-Hafner. 1 surfaces agricoles potentielles 2 forêts, pâturages potentiels 3 alluvions modernes (agriculture/ pâturages potentiels) 4 position des rives lacustres (Néolithique)

5 limites du territoire potentiellement exploitable (distances pédologiques parcourue et en botaniques 10 min des environs des sites et les informations fourniesde marche/1h par lesde marchedonnées obtenues lors des fouilles archéologiques sont à partir du site) (d’après M. Muir-Sakellaridis, 1979, The Mesolithic and the Neolithic of the Swiss area, BAR, International Series 67, fig. 26, modifié).

4 Né au sein de l’archéologie anglo-saxonne au cours des années 1970, le site cathment analysis (SCA) a largement influencé l’étude du paysage et de l’envi- ronnement préhistoriques. Portant le regard sur les ressources potentiellement exploitables autour d’un site, en définissant un contexte spatial lié aux frontières théoriques d’un territoire et au principe much return/less effort, le SCA incorpore une échelle géographique précise (Borrello, 2011 et bibliographie citée). La con- ception de cette approche s’appuie sur les observations ethnographiques (cf. Jochim, 1976 ; Lee, 1969) et les travaux du géographe M. Chisholm (1962).

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Clairières et champs. Comment développer des activités agricoles dans le paysage dominé par les milieux boisés ? Les forêts riveraines formées de saules, d’aulnes glutineux, de frênes ou de chênes pédonculés – selon le degré d’humidité et le type de sol – occupent principalement les substrats alluvionnaires ; les forêts mésophiles (hêtraies, chênaies ou frênaies) caractérisent les reliefs en pente aux sols acides. L’abattage de surfaces importantes de ces massifs forestiers primaires permettront l’apparition de champs cultivés et, par la suite, le développement d’une végétation secondaire de ronces et d’arbustes, riche en fruits comestibles m

Fig. 3. Outils des agriculteurs néolithiques, Egolzwil 3, Lucerne, Suisse, ca. 4300 av. J.-C. a hache, longueur 75 cm, manche en bois de frêne, b couteaux de la moisson, manches en bois d’aulne et de sureau, longueurs 30 cm ca. (photos : d’après Jungsteinzeit im Umbruch, 2010).

a b

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et d’arbustes, riche en fruits comestibles (fraises, framboises, pommes, noisettes). Ces mêmes espaces assureront l’alimentation du bétail (champs mis en friche, sous-bois herbacés, buissons, arbustes). La création de clairières est un pas clé dans l’anthropisation progres- sive du paysage nord-alpin et exige l’utilisation d’instruments solides et performants. Les haches et les herminettes5 sont des outils caracté- ristiques du Néolithique, indispensables au défrichement et au travail du bois, de la construction des maisons à la fabrication des objets de la vie quotidienne. Les exemplaires les plus anciens proviennent d’Egolzwil 3 et de Horn-staad Hörnle 1A (4200-3900 av. J.-C.) (Schlichtherle, 2005 ; Wyss, 1994) (figure 3a). Plusieurs indicateurs botaniques marquent la progression des clai- rières : le lapsane (Lapsana communis), l’ortie royale (Galeopsis tetrahit) et le laiteron rude (Sonchus asper) sont des plantes rudérales souvent associées aux céréales stockées dans les villages néolithiques de Suisse centrale. Bien que le défrichement ait joué un rôle d’envergure dans la prépa- ration des surfaces agricoles, d’autres interventions ont eu lieu. Les découvertes de charbons dans les séquences sédimentaires indiquent des pratiques d’écobuage. Connu de l’agriculture traditionnelle contem- poraine par ses qualités dans l’amélioration de la biodiversité, l’écobuage comporte une succession d’étapes : 1. préparation du terrain en réduisant la végétation, laissant sur pied éventuellement des plantes qui peuvent procurer de la nourriture ou du bois ; 2. la végétation est séchée au sol pour assurer une combustion efficace ; 3. peu avant le début de la saison la plus pluvieuse, la végétation est brûlée pour enlever les parasites et fournir des nutriments au sol ; 4. la semence ou la plantation de boutures se fait directement sur les cendres laissées après la combustion. La culture est pratiquée pendant plusieurs années, jusqu’à l’épuisement de la terre. Les parcelles sont mises en friche, généralement pendant plus longtemps qu'elles n’ont été cultivées, pour permettre à la végétation spontanée mm

5 L'herminette est un outil de travail du bois. C'est une sorte de hache dont le plan du tranchant est perpendiculaire au manche, alors que le plan du tranchant de la hache est dans le même plan que le manche.

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Fig. 4. Création de clairières sur une période de 12 à 20 ans, du premier abattage des formations forestières primaires (1) à la formation progressive de la végétation forestière secondaire (5- 6), suivi d’un nouveau cycle (7) (d’après Rösch, 2010).

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spontanée de se développer. Ensuite, le processus peut être répété6. Les cultures sur brûlis ont permis l’exploitation du territoire au Néolithique, avec l’écobuage et la culture pendant 1 à 3 ans, suivies d’une mise en friche de longue durée (cycles de 15 à 20 ans) (Rösch, 2010 ; Rosch et al., 2014) (figure 4, à la page précédente). Les cendres sont un excellent fertilisant. L'augmentation du rayonnement solaire sur la terre noire pendant une courte période assure un meilleur rendement. Toutefois, certains indicateurs botaniques montrent la fertilisation des champs avec fumiers riches en déjections animales (Bogaard, 2004). À l’opposé des cultures itinérantes, ce système optimise la production agri- cole et rend possible l’utilisation des parcelles sur de longues périodes. L’efficacité de ces deux systèmes – cultures itinérantes et cultures stables – pratiqués côte à côte est connue bien au-delà de la Préhistoire, par exemple au Moyen-âge et jusqu’à aujourd’hui dans certaines régions d'Europe centrale.

Plantes cultivées, mauvaises herbes et pratiques agricoles Les recherches dans le sud-ouest de l’Allemagne servent, une fois de plus, de cadre de référence à l’évolution des pratiques agricoles néoli- thiques pour notre région d’étude. Dans une première phase (datée entre ca. 4200 et 3850 av. J.-C.), l’engrain (Triticum monococcum) et l’ami- donnier (Triticum dicoccum), seront remplacés progressivement par le blé dur (Triticum durum/turgidum), caractéristique de la Méditerranée occi- dentale. Ces céréales sont accompagnées d’un cortège de mauvaises herbes typique des champs cultivés (Bromus sp., Lapsana communis) (Maier, 2004). Pour certains chercheurs, ces données botaniques indique- raient une agriculture basée sur la rotation des cultures et la mise en friche des parcelles (Rösch et al., 2014). Toutefois, le cortège de mauvaises herbes indique des cultures de blé de printemps et d’un

6 Appelée aussi culture itinérante (shifting agriculture), elle est caractérisée par la mise en friche d'une parcelle dont la fertilité a beaucoup diminué. Souvent la pratique du brûlis est associée (slash-and-burn). Des formes proches de l’agro- forêt (mode d’exploitation associant cultures, pâturages et forêt) ont pu exister au Néolithique (cf. Bing, dans ce volume).

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système proche de l’actuelle culture maraîchère intensive7 (p. ex. à Hornstaad-Hörnle IA), grâce auquel il est possible d’obtenir un haut rendement de produits végétaux dans un espace relativement réduit (Bogaard, 2004 ; Maier, 1999).

1 1 2 2 3 3 4 4 55 6 6 7 7

av. J.- C. a b c d

Fig. 5. Cultivars néolithiques. 1 blé dur (Triticcum durum/aestivum). 2 blé amidonnier (Triticum dicoccum). 3 engrain (Triticum monococcum). 4 orge (Hordeum vulgare). 5 lin (Linum usitatissimum). 6 pavot (Papaver somnife- rum ). 7 pois (Pisum sativum). a très fréquent, b fréquent, c courant, d connu (d’après Suter & Schlichtherle, 2009).

7 Essentiellement destiné à l'autoconsommation, ce type de culture maraîchère connait un énorme succès aujourd’hui. La production est optimisée dans une surface réduite grâce aux soins prodigués (régulation de l’arrosage, élimination manuelle des mauvaises herbes…) et à l’utilisation d’engrais naturels.

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Plus tard (ca. 3850-3500 av. J.-C.) le blé dur (Triticum durum/turgi- dum), riche en protéines et en gluten, devient la céréale principale (Maier, 1996). L'orge (Hordeum vulgare), l’engrain et l’amidonnier deviennent moins importants. Le lin (Linum usitatissimum) à grands grains est carac- téristique des premières formes cultivées d’une plante recherchée pour ses qualités nutritives et textiles (Herbig & Maier, 2011 ; Maier & Schlichtherle, 2011). Au cours de cette période apparaissent dans la région du lac de Constance quelques plantes exotiques : le cornouiller mâle ou cornouiller sauvage (Cornus mas), l’aneth (Anethum graveo- lens), le céleri (Apium graveolens) et occasionnellement, le persil (Petro- selinum crispum), des espèces impropres aux conditions climatiques de la Haute-Souabe. L’économie agricole change drastiquement à partir du milieu du VIe millénaire. Entre ca. 3500-3000 av. J.-C., le pavot (Papaver somniferum) gagne en importance et l’apparition du lin à petits grains suggère une culture orientée vers l’obtention de fibres textiles de qualité. En revanche, les cultures céréalières ont un rôle secondaire, dominées progressivement par le blé amidonnier. Certaines mauvaises herbes (entre autres la nielle des blés (Agrostemma githago) et les coquelicots (Papaver argemone et Papaver dubium/rhoeas) indiquent le développement de cultures d’hiver (Billamboz et al., 2010). Vers la fin de cette période, le cumin (Carum carvi) et la mélisse (Melissa officinalis) sont des nouvelles importations ; en effet, ces plantes avec qualités aromatiques et médicinales sont inconnues dans la flore de la région étudiée. C’est aussi à cette période qu’on constate en Suisse centrale et occidentale (à travers l’étude des déjections animales) de nouvelles approches dans la gestion des troupeaux (Akeret et al., 1999). Chèvres et moutons pouvaient brouter dans les pâturages secs et les prairies humides à proximité des villages une bonne partie de l’année. Le fourrage assurait l’alimentation hivernale (branches et feuillage de frêne, noisetier, hêtre, lierre et gui) (Kühn et al., 2013). Vers la fin du IVe millénaire, le paysage et l’organisation spatiale des villages traduisent de nouvelles inventions agricoles. Les recherches archéobotaniques et archéozoologiques indiquent que la traction animale et l’araire trouvent les conditions nécessaires à leur utilisation grâce à une ouverture du paysage. Le plus ancien joug (pièce de bois servant à atteler

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une paire d'animaux de trait) a été découvert à Arbon Bleiche 3 (Thur- govie) ; il est daté de 3384 av. J.-C.8 Autour du lac de Constance, la progression des prairies humides et des pâturages est indiquée par le grand plantain (Plantago major), la renouée des oiseaux (Polygonum aviculare) ou la dispersion à grande échelle de certaines rudérales (p. ex. Urtica dioica) (Billamboz et al., 2010 ; Maier, 2004).

Outils de la moisson et traditions agricoles Même si les restes botaniques sont indicateurs des origines des pratiques agricoles, les outils de la moisson ne le sont pas moins. Dans certains cas, céréale et faucille (ou couteau de moisson) font partie d’un « complexe technique », c’est-à-dire d’une technologie spécifique à un groupe culturel. A l’échelle européenne, la diffusion de ces « complexes techniques » semble étroitement liée aux mouvements de populations d’agriculteurs. Différents outils de la moisson ont été fabriqués par les hommes néolithiques en insérant des lames de silex dans des manches de bois ou de bois de cervidés (figure 6, à la page suivante). Leur utilisation pour la récolte des céréales est confirmée par l’observation des surfaces des parties en silex. Comme dans toutes les graminées, le silice est présent dans les tissus des tiges ; l’utilisation répétée provoque un lustre caractéristique sur la surface du silex, proche d’un polissage (l’expression anglaise sickle-gloss décrit à la perfection cette particularité des surfaces des lames) (Gibaja et al., 2004). Les formes courbes dont le tranchant est constitué par l’assemblage de plusieurs lames de silex et les blés associés évoquent une tradition clairement danubienne (culture de Karanovo, centre de la Bulgarie, 6200- 5500 av. J.-C). Leur apparition dans les palafittes du sud-ouest de l'Allemagne est attestée entre la fin du Ve et le début du IVe millénaire (4000-3850 av. J.-C.) (figures 6a et 7-1). Elles vont de pair avec le blé amidonnier (Triticum dicoccum) et l’engrain (Triticum monococcum) (Jacomet & Schlichtherle, 1984 ; Maier, 1999 ; Schlichtherle, 2005). Ces faucilles sont remplacées autour de 3600 par une forme coudée avec une

8 A ce sujet, voir différents articles dans Pétrequin et al., 2006.

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des origines des pratiques agricoles, les outils de la moisson ne le sont pas moins. Dans certains cas, céréale et faucille font partie d’un « complexe technique »,

a

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Fig. 6. Outils de la moisson. a reconstitution d’une faucille :

les parties en silex proviennent d’un niveau daté entre 3857 et 3817 av. J.-C. du village néolithique de b Sipplingen (lac de Constance, Baden-Württemberg), 28,5cm (photo et reconstitution : M. Kaiser). b manche en bouleau, 25,5 cm, Gachnang-Niederwil, Thurgovie et lame en silex, Eschenz, Thurgovie, 3600 av. J.-C. 28,5 cm. c manche en érable, Egolzwil 4, Lucerne, 3800 av. J.-C. 36,6 cm. d manche en érable, lame de silex fixée avec une colle obtenue avec l’écorce de bouleau brulée, Egolzwil 5, 3700 av. J.-C., 24 cm (photos : d’après Kieselbach, 2010). c

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faucilles sont remplacées autour de 3600 par une forme coudée avec une unique lame de silex (figures 6b et 7-2). En revanche, les outils avec manche droit et le blé nu/dur (Triticum cf. durum/turgidum) se rattachent à une toute autre tradition. Datant dans notre région d’étude de la deuxième moitié du Ve millénaire (p. ex. à Egolzwil 3, 4300 av. J.-C.) (figures 3b et 7-3), l’origine de ces instru- ments semble se trouver dans la Méditerranée occidentale : des exem- a

Fig. 7. Outils de la moisson de tradition danubienne (1-2, A-B-C-D) et médi- terranéo-occidentale (3-4-5, E-F). Groupes culturels : A Aichbühl (4200 av. J.-C.), B Schussenried (4000-3850 av. J.-C.), C Hornstaad (3900 av. J.-C.), D Pfyn (3860-3500 av. J.-C.), E Egolzwil (4300 av. J.-C.), F Cortaillod (3900-3300 av. J.-C.). Abréviations des noms des sites : Bo Bodman-Weiler, Ho Hornstaad-Hörnle IA, Hs Hornstaad-Schlössle, Lu Ludwigshafen-Holzplatz, Ms Markelfingen-Schlaf- bach, Oe Ödenahlen, Rs Riedschachen, Si Sipplingen-Osthafen, Sr Wolperts- wende-Schreckensee, Un Unteruhldingen-Bayenwiesen, Wl Wallhausen-Ziegel- hütte, Eg Egolzwil (graphisme : A. Kalkowski, Landesamt für Denkmalpflege Baden-Württemberg).

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ments semble se trouver dans la Méditerranée occidentale : des exem- plaires similaires sont connus à La Draga, Catalogne, autour de 5200 av. J.-C (Tarrús, 2008). La même origine et la même ancienneté sont attri- buées aux couteaux de la moisson caractérisés par l’extrémité courbée et la position protégée et oblique de la lame figures 6c et 7-4) ; ces couteaux apparaissent en Suisse centrale entre 3600 et 3800 av. J.-C. Ces découvertes dans les palafittes de Suisse centrale et du sud-ouest de l’Allemagne permettent de proposer – malgré le fort décalage tem- porel de presque un millénaire – une propagation à longue distance de pratiques agricoles désormais expérimentées dans le bassin danubien et dans le sud de l’Europe. Certains outils de la moisson à manche droit confinés à la partie occidentale de notre zone d’étude évoquent eux aussi des liens avec le monde méditerranéen (figures 4d et 7-5).

Conclusions Les sites palafittiques du Plateau suisse et du sud-ouest de l’Alle- magne donnent une image détaillée de la première agriculture au nord des Alpes. A partir du milieu du Ve millénaire, l’installation des villages sur les bords des lacs et la création de clairières sont deux éléments clés pour la lecture de l’anthropisation du paysage. Les cultivars et les outils de la moisson témoignent de différentes traditions agricoles. Ce sont les débuts de l’histoire des sociétés paysannes de nos régions. Les données archéologiques permettent de décrypter aujourd’hui quelques-unes de leurs empreintes…

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AUX ORIGINES DU VIN DU MYTHE À LA RECHERCHE ARCHÉOLOGIQUE

Giorgio CHELIDONIO Istituto Italiano di Preistoria e Protostoria, Florence [email protected]

Résumé : Les découvertes archéologiques (restes végétaux, installations pour la production du vin, récipients pour la consommation et le stockage, représen- tations de libations) permettent de tracer les premiers pas de la , un processus entamé en Asie mineure entre la fin du VIIe et le début du VIe millé- naire av. J.-C., où apparaissent les premières évidences de cultivée. Il est précédé par la cueillette de fruits sauvages et la para-domestication des plantes en vue d’assurer une production améliorée du raisin. L’intégration du vignoble aux systèmes agricoles se consolide au sein des sociétés urbaines du Moyen- Orient, au milieu du IVe millénaire. Les civilisations égéennes serviront de trait d’union entre la Méditerranée orientale et occidentale et contribueront à la diffusion du vin dans un cadre rituel et symbolique. Les données à disposition en Italie centrale et septentrionale indiquent, elles aussi, le passage de la cueillette à l’agriculture viticole entre expérimentations locales et influences exogènes. Mots-clé : Vitis, domestication, agriculture, vin, Italie centrale et septen- trionale.

Abstract : Archaeological discoveries (plant remains, installations for the production of , containers for its consumption and its storage, representations of libations) draw the first steps of viticulture. The first evidence of cultivated Vitis in Asia minor is dated between the late 7th and early 6th millennium BC. It is preceded by the gathering of wild fruits and plants para- domestication to ensure improved production of . Integration of the in agricultural systems was consolidated in the urban societies of the Middle East, in the middle of the 4th millennium. The Aegean civilizations will serve as a bridge between the Western and Eastern Mediterranean and contribute to the spreading of wine within a ritual and symbolic framework. In Central and Northern Italy, available data indicate the passage from gathering to wine agriculture as a result of local experiments and external influences. Keywords : Vitis, domestication, agriculture, wine, Central and Northern Italy.

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Le prudent Ulysse répond à Alcinoos en ces termes : « Certes il est doux d'entendre un tel chanteur, qui, par ses accents, est égal aux immortels. Non, rien n'est plus beau que la joie qui règne parmi tout un peuple. Il est agréable aussi de voir des convives, assis en ordre devant des tables chargées de pain et de viandes, écouter un chanteur, tandis que l'échanson puise le vin dans le cratère et le verse dans les coupes. Oui, ce sont bien là les plus grands charmes de la vie. »

Homère, Odyssée, Livre IX, chant 8.

Daté du VIIIe siècle avant notre ère, le poème épique transmet le plaisir de la convivialité autour des mets et du vin. Une boisson apparue il y a plusieurs millénaires, adoptée par les grandes civilisations de l'Anti- quité, qui témoigne des échanges culturels, des réseaux commerciaux, des progrès technologiques et des liens sociaux. Née au Moyen-Orient au Néolithique, la culture du vin s'est propagée sur des milliers de kilo- mètres, pour rejoindre – entre la fin du XIXe et le début du XXe – l’Afrique méridionale, les côtes américaines du Pacifique, l’Amérique du Sud et l’Australie, et, plus tard, le sous-continent indien. Le paysage anthropisé qui caractérise aujourd'hui les zones viticoles rend difficile la compréhension des origines préhistoriques de la domes- tication des vignes. En dépit de la grande variété de formes sauvages eurasiatiques actuelles, une unique espèce, Vitis vinifera L. subsp. sylvestris, est à l’origine des formes cultivées (McGovern, 2006 : 49-57). Ses fruits ont été cueillis et consommés par les communautés préhis- toriques dans l’environnement où les plantes poussent spontanément (des fruits plutôt secs et acidulés selon nos paramètres actuels). La vigne sauvage moderne (appelée aussi vigne des bois ou lam- brusque) colonise les lisières des bois et peut avoir un comportement pionnier aux abords d’écotones forestiers. De reproduction surtout végétative, les graines n’interviennent que rarement dans sa propagation. Pour passer de la strate herbacée à l’arborescente, la vigne sauvage s’appuie à un jeune arbre avec lequel elle s’élèvera. Son aire de distri- bution actuelle touche l’Afrique méditerranéenne, l’Asie tempérée et le Moyen-Orient, l’Eurasie caucasienne et l’Europe, de l’Ukraine aux Pyrénées, du bassin du Rhin à la Méditerranée. La quasi-totalité des lambrusques poussent à proximité des rivières ou des ruisseaux où

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l’humidité autour des racines les protège des dégâts occasionnés par le phylloxéra (Daktulosphaira vitifoliae) depuis la fin du XIXe siècle (Terral et al., 2010). Certains vestiges remon- tent au Crétacé. Des emprein- tes de feuilles datées du Paléocène (Vitis sezannensis Sap., Sézannes, Marne, Fran- ce) et de l’Eocène (Vitis am- pelophyllum, Monte Bolca, Vérone) sont connues en Europe (Pitte, 2009) (figure 1).

Fig. 1 : Fig. 1. Vitis ampelophyllum, Eocène, Monte Bolca, Vérone, Italie, 78 mm.

De la cueillette aux premières boissons fermentées Des pépins datant d’environ 400.000 ans ont été retrouvés dans les niveaux paléolithiques de Terra Amata (Nice, France) : l’Homo heidel- bergensis cueillait et consommait des raisins sauvages (Testard-Vaillant, 2005). Il y a 19.400 ans, le site israélien Ohalo II accueillait des campe- ments saisonniers (automnaux et printaniers) de chasseurs-cueilleurs épipaléolithiques installés sur les paléo-rives du lac de Tibériade (Kislev et al., 2002) ; ici, les conditions particulières de conservation de restes végétaux révèlent la présence de Vitis sylvestris, des graines d’orge et de blé sauvages. À Atlit-Yam, site néolithique de la côte israélienne (6900- 6300 av. J.-C.), les puits de stockage, riches d’informations archéo- botaniques, ont livré des grains de Vitis sylvestris morphologiquement proches des formes domestiques (Kislev & Hartmann, 2004). Et dans la grotte de Franchthi, sur la côte est du Golfe de Nauplie (Grèce), des pépins de Vitis vinifera subsp. sylvestris apparaissent dans les niveaux

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occupés par des chasseurs-cueilleurs mésolithiques, il y a environ 12.000 ans (Perlès et al., 2013). Quand l’Homo sapiens a-t-il cristallisé son intérêt pour les boissons alcoolisées ? La chronologie de cette invention est loin d’être précisée. D’un point de vue strictement théorique, les hommes paléolithiques auraient pu obtenir une boisson fermentée à partir de fruits sauvages. Toutefois, en l’absence de traces biologiques analysables avec des méthodes archéométriques, il est impossible d’étayer des hypothèses à ce sujet (McGovern, 2006 : 20-24). Le bas-relief de Laussel (Marquay, Périgord) représente une figure féminine avec une corne. La symbolique du Gravettien (Paléolithique supérieur) reste méconnue et il est difficile de proposer cet objet comme un corno potorio1 (figure 2).

Fig. 2. Venus de Laussel, Marquay, Dordogne (France) conservée au Musée d’Aquitaine, Bordeaux (photo : http:// V%C3%A9nus_de_Laussel#med iaviewer/File:Venus-de-Laussel- vue-generale-noir.jpg).

1 Obtenu à partir d’une corne, ce type de récipient est connu dans l’iconographie mycénienne et de l’Antiquité classique ; il constitue un élément courant du rituel de l’Âge du Fer européen. Dans la Géorgie actuelle, le kantsi, fabriqué avec une corne de chèvre, est utilisé lors des festivités de mariage.

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En revanche, des traces biologiques importantes sont connues au Néolithique, période à laquelle le bagage technologique nécessaire à la production de boissons fermentées est désormais acquis par certaines sociétés sédentaires (McGovern, 2006 : 20-24). Les résidus d’une boisson obtenue par fermentation d’un mélange de riz, de miel et de fruits (aubépine et/ou raisins) – un « hybride » de bière et de vin avec l’adjonction d’herbes aromatiques, de fleurs et de résines – ont été identifiés dans des récipients en céramique découverts dans le village de Jiahu (Henan, Chine centrale). Les données chronologiques placent cette production dans la première moitié du VIIe millénaire (ca. 7000-6600 av. J.-C.) (McGovern et al., 2009). Différentes méthodes archéométriques2 démontrent la fermentation de l’orge au IVe millénaire avant notre ère (Godin Tepe, Iran, 3500-3100 av. J.-C) (McGovern, 2009 : 67-71).

Mythes, textes anciens et données archéologiques De nombreux récits anciens se veulent explicatifs et fondateurs d'une pratique sociale. Souvent, un héros accomplit l'entreprise. De tels récits constituent des repères importants lors de la reconstruction des processus qui ont mené à la production du vin et à la compréhension de son encadrement social (McGovern, 2006, 2009). L'épopée de Gilgamesh, roi d'Uruk, cité sumérienne située à 300 km au sud de Bagdad, en est un exemple. Différentes versions ont été écrites en caractères cunéiformes sur des tablettes d'argile. La plus ancienne remonte au XVIIIe siècle av. J.-C. : Gilgamesh, bouleversé par la mort de son ami Enkidu, part à la quête du secret de l'immortalité détenu par Utnapishtim de Shuruppak, le Noé mésopotamien. Dans son voyage, il rencontre Siduri, la femme du vin, l’aubergiste sacrée qui vit dans un jardin près de la mer (peut-être un vignoble royal clôturé ?). Siduri cherche à le dissuader de la recherche de l'immortalité, en l'exhortant à jouir de la vie : Gilgamesh, où vas-tu ? La vie que tu cherches tu ne la trouveras pas. Lorsqu’ils créèrent l'humanité, ils tinrent la vie dans leurs mains. Ainsi, Gilgamesh, remplis ton estomac, jour et nuit donne-toi à la joie, fais la fête chaque jour. Jour et nuit chante et danse… Réjouis-toi

2 Pour une description des méthodes de l’archéologie biomoléculaire cf. McGovern, 2006 ; McGovern et al., 2004.

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de l'enfant qui tient ta main, puisse ta femme jouir de ta poitrine… Car c’est la destinée des hommes ! Dans la mythologie grecque, Dionysos (le Bacchus romain et le Fufluns étrusque) est la divinité qui préside le cycle du vin, des vendanges à la consommation rituelle. Il est représenté avec le chef ceint de pampres, un cratère à la main et accompagné des Ménades (plus tard, les baccantes latines). S’étalant sur plusieurs jours, les fêtes dionysiaques comportaient différents rituels, parmi lesquels des processions, des dégustations du vin nouveau et des concours de buveurs. Elles sont dépeintes au Ve siècle avant notre ère par le poète Aristophane (Acharniens, v. 201, 240 et suiv.) (figure 3). Le culte dionysiaque, peut- être originaire de la Thrace ou de la Crète minoenne, migra ensuite dans l'Égée avec la diffusion de la viticulture. Dans la mythologie égyptienne, la viticulture, présente dans le Delta du Nil vers 2500 av. J.-C., était sacrée par « Osiris, dieu du vin pendant l'inondation ». La culture de la vigne occupe une place importante dans les textes bibliques. Écrits vraisemblablement entre le VIIe et le VIe siècle av. J.-C., ils mentionnent des formes domestiques et sauvages de Vitis dans lesmmm

Fig. 3. Dionysos,

un cratère à la main, conservé au Staatliche Antikensamm- lungen, Munich. Céramique attique (ca. 500-475 av. J.-C). (photo : https://commons. wikimedia.org/

wiki/File:Dionyso s_thiasos_Staatlic he_Antikensamm lungen_2344.jpg).

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les paysages protohistoriques palestiniens. « Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne. Il but du vin, s'enivra, et se découvrit au milieu de sa tente » (Genèse, 9, 20-21). Isaïe (5 : 2) décrit la plantation de vignobles : « … il possédait une vigne sur un coteau fertile. Il avait bêché la terre, enlevé les cailloux et planté des vignes choisies ; il avait construit au milieu une tour et creusé une cuve ». Le Livre d'Ezéchiel fait mention des vignes sauvages : « Ta mère était, comme toi, semblable à une vigne, plantée près des eaux. Elle était féconde et chargée de branches, à cause de l'abondance des eaux. Elle avait de vigoureux rameaux pour des sceptres de souverains. » (Ezéchiel, 19, 10-11).

Du Caucase à la Méditerranée occidentale Les premières communautés sédentaires choisirent des milieux proches des cours d'eau, adaptés à l'exploitation sélective de végétaux spontanés comestibles. C’est le cas de la vigne sauvage (Vitis vinifera subsp. sylvestris). Une para-domestication (protection des plantes en vue d’assurer une production de fruits améliorée) a pu avoir lieu dans ces régions (Forni, 2007) : les pieds ont été protégés et leur développement favorisé à l’aide de déboisements ciblés. Pendant très longtemps, les chercheurs se sont accordés à considérer la Transcaucasie comme zone de domestication du raisin eurasienne (Vitis vinifera ssp. vinifera) à partir de son ancêtre sauvage (Vitis vinifera ssp. sylvestris). En effet, cette région compte la plus grande diversité génétique de vignes et des vestiges anciens, soit des restes végétaux, soit des matériaux associés à la production et à la conservation du vin. La culture de la vigne a pu se propager vers le Sud et par la suite, vers l'Ouest, autour du bassin méditerranéen. Transplantation de boutures de formes cultivées ou domestications indépendantes ? Des recherches récentes suggèrent un processus plutôt diversifié à l’échelle géogra- phique (Forni, 2007 : 71, 2012 ; Indelicato, 2014 : 19 ; Marvelli et al., 2013) et proposent différentes aires de domestication (figure 4, à la page suivante). La première – actuellement la plus riche en données archéo- logiques – s’étend de la mer Noire et de la mer Caspienne à l’Iran, incluant l’est de l’Anatolie et le nord mésopotamien (figure 4 : Ia-Ib). Dans toutes les aires (I-VI) se trouvent des formes spontanées de Vitis et le processus a pu suivre les mêmes étapes, de la para-domestication à la domestication.

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VI

IIb V Ib

III IV Ia

IIa

Fig. 4. Aires de domestication et diffusion de la vigne (d’après Marvelli et al., 2013).

Plusieurs études pointent des différences importantes entre le patri- moine génétique des formes cultivées actuelles des zones extrême- orientale et extrême-occidentale du pourtour méditerranéen et précisent une aire de domestication dans la région méditerranéenne occidentale (cette dernière a donné lieu à de nombreux cultivars actuels d’Europe occidentale) (figure 4 : IV) (Arroyo Garcia et al., 2006). C’est dans la première « aire nucléaire » (Ia-Ib) que se trouvent des jalons géographiques et chronologiques importants, comme Shulaveris- Gora, village néolithique géorgien qui a rendu des pépins de vignes do- mestiques (Vitis vinifera subsp. vinifera) datés autour de 6000 av. J.-C., ou Hajji Firuz Tepe, site iranien au Nord des Monts Zagros (5400-5000 av. J.-C.) ; ici, l’analyse des dépôts rougeâtres a confirmé la présence d'acide tartrique et de la résine de térébinthe (Pistacia terebinthus), indiquant une production ancienne de vin résiné (Forni, 2007). À Kurban Höyük, sur les rives anatoliennes de l’Euphrate, le remplissage d'un puits daté du milieu du IIIe millénaire a fourni des restes de marc de raisins domestiques, une découverte qui suggère le développement des activités viticoles à une large échelle. Dans cette scène caucasienne s’insère la grotte arménienne d’Areni 1 (Barnard et al., 2011; Wilkinson et al., 2012), où apparait un récipient

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d'argile adapté au foulage du raisin avec les pieds, à côté d’une cuve dans laquelle le jus aurait été coulé pour la fermentation. Le vin ainsi obtenu, daté autour de 4100 av. J.-C., aurait été versé ensuite dans des grandes jarres en céramique, gardées dans ce lieu frais et sec (les condi- tions idéales d’une cave !). Le raisin d’Areni 1 avait vraisemblablement un goût similaire à celui des anciennes variétés géorgiennes, retenues des ancêtres du (McGovern, 2006 : 184). Autour de ces structures vinicoles, les fouilles archéologiques ont porté à la lumière des sépultures ; une d’elles a montré des indices de libations funéraires. Il s’agit d’une anticipation des scènes sumériennes représentées dans l’« Étendard d'Ur » (ca. 2600 av. J.-C.), découvert dans la nécropole royale de cette ville d’Irak (figures 5 et 6).

Fig. 5. Récipients du site préhistorique de vinification à Areni 1 (photo : B. Gasparian, Institut d’Archéologie et d’Ethnographie, Académie Nationale des Sciences de la République d’Arménie).

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Vignes, vin et premières villes La sédentarisation est une condition fondamentale dans l’apparition de la viticulture, qui s’affirme en Mésopotamie entre 4100 et 2900 av. J.-C. Au milieu du IVe millénaire, avec la consolidation des premières villes, de vastes systèmes de canalisation furent construits pour irriguer les plaines alluviales mésopotamiennes. L’agriculture céréalière et le développement des vergers ont favorisé la démographie urbaine. De tels phénomènes s'amorcèrent dans la Syrie actuelle, où des villes comme Ebla, avec une position centrale entre l'Anatolie, la Palestine et la Mésopotamie, contrôlaient le commerce de l'or, de l'argent, du cuivre, de l’étain et du bois ainsi que du vin… En effet, à partir de 2300 av. J.-C., Ebla cultivait des vignes et des palmiers à dattes (Castagnetti, 2008). Vers 2400 av. J.-C., l'importance sociale et symbolique de la ville sumérienne de Kish est évoquée sous le règne de Ku-Bau, « aubergiste, propriétaire de tavernes » (McGovern, 2006). De surcroit, cette valeur sacrée et royale du vin est documentée dans l’« Étendard d'Ur » (ca. 2700 av. J.-C.) par la représentation d’un banquet de rois et de dignitaires avec des calices de libation, un rituel qui précédait presque de 2000 ans le symposium des Grecs et des Étrusques (figure 6). Les 700 jarres remplies d’un vin résiné additionné de sucre ou de sirop de figue découvertes dans une tombe attribuée au Roi Scorpion Ier (3300/3150 av. J.-C., royaume de Nagada III) à Abydos (Umm el Qaab, Égypte) témoignent du commerce à longue distance. Dans l’Égypte prédynastique, la vigne n’est pas encore cultivée. La provenance de la mm

Fig. 6. Étendard d’Ur, scène de libations, détail (actuellement exposé au British Museum, Londres) (photo : http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tendard_d% 27Ur#mediaviewer/File:StandardofUR.jpg).

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côte palestino-libanaise, la terre biblique de Canaan, est confirmée par les analyses chimiques de l’argile dont étaient faits les récipients. Les jarres étaient fermées par des bouchons d’une autre argile, provenant de la vallée du Nil. Le vin était importé jeune de Palestine, puis débarrassé du dépôt qui s’y était formé lors du transport, et à nouveau scellé en Égypte. La culture des vignes est connue vers la fin du XXVIIIe siècle av. J.-C. dans les plaines alluviales de l’est du Delta du Nil. Des scènes de vendange, de foulage, de pressurage en sacs à tordre et d’amphores stockées en caves sont représentées dans certaines fresques datées entre 2050 et 1500 av. J.-C. Le vin est alors une boisson des élites, comme le confirment les amphores trouvées dans la tombe de Toutankhamon (1323 av. J.-C.), avec des bouchons d'argile indiquant l'année et l'aire de production du liquide. Entre 1581 et 1078 av. J.-C., d’autres zones viticoles se développent dans le Delta, à Memphis, et dans les oasis de l’ouest égyptien (McGovern, 2006 ; Zohary et al., 2012 : 141) (figure 7). Au cours du IIe millénaire, les contacts commerciaux des viticulteurs des côtes du Levant s’étendent jusqu’à Chypre, coïncidant avec la demande croissante de métaux amorcée à l'âge du Bronze et donnent des nouvelles impulsions aux échanges égéens (Bonn-Müller, 2010). En Crète,

naires) et donnant des nouvelles impulsions aux échanges égéens (Bonn- Fig.Muller, 7. Tombe 2010). de EnNakht, Crète Thèbes. se développa, Vendanges malgré et foulage les catasousclysmes, la XVIIIe ladynastie, Müller, 1590-1390 av. J.-C. (photo : d’après http://archeologie-vin.inrap.fr/Archeologie -du-vin/).

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Crète, se développa, malgré les cataclysmes, la florissante civilisation minoenne (2900 et 1500 av. J.-C.) (Bottema & Sarpaki, 2003). Le palais de Vathypétro (1580-1550 av. J.-C.) témoigne de l'importance de la viticulture crétoise avec la découverte d’un espace pour le foulage du raisin ; il s’agit d’une large cuve, fixée sur un socle de gravier et de terre, munie d'un déversoir placé au-dessus d'un grand récipient collecteur. Le foulage était probablement effectué par un ouvrier soutenu par une corde suspendue au plafond ; ce processus, connu dans l’iconographie égyp- tienne, était pratiqué en Crète jusque dans les années 1950 (Kopaka & Platon, 1993). Au cours du XVIe siècle avant notre ère, lorsque la puissance mino- enne déclina, Mycènes, le plus important centre économico-culturel de la Grèce continentale, entame son expansion dans la mer Égée. Les Mycé- niens sont probablement les premiers marchands-navigateurs à avoir sillonner de manière systématique la Méditerranée occidentale. Entre le XVIIe et le XIVe siècle, les céramiques mycéniennes s’étalent des côtes des Pouilles, de la Calabre, de la Sicile et de la Sardaigne jusqu’en Espagne (Blake, 2008, 2014 ; Tartaron, 2013). L’expansion mycénienne est considérée le principal vecteur de la diffusion du goût du vin dans le monde méditerranéen. Au sein de l’économie agricole, l’importance de la viticulture est attestée par les données provenant des complexes palatiaux, tel que révélés à Pylos par des tablettes Linéaire B qui font référence à la vigne et au vin (« Ô roi des grappes ! Qu’il féconde le fils de la terre ») et par les représentations de pieds de vigne et de liba- tions (figure 8) (Martinotti & Martinotti, 2009 ; Simpson, 2014 : 46-47 ; Treuil et al., 2005 : 125-131).

Fig. 8. Sceau, Acropole de Mycènes (d’après Martinotti & Martinotti, 2009).

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L’Italie centrale et septentrionale Les premières communautés agro-pastorales du Néolithique Dans l'expansion et la multiplication des premiers foyers de néoli- thisation opérées par des paysans-navigateurs, la Grèce et les Balkans ont fonctionné comme un trait d’union dans la diffusion des nouvelles pratiques agricoles et d’élevage vers l'ouest méditerranéen. Les migra- tions favorisées par la navigation côtière semblent démontrées par des sites tels que la Grotte Franchthi en Argolide, où les premières traces pastorales remontent à la première moitié du VIIe millénaire (Perlès, 2001 : 91 ; Perlès et al., 2013). À Sidari, Corfou, des céramiques anato- lico-balkaniques sont documentées autour de 6700 av. J.-C. (Berger et al., 2014). Ces sites montrent une néolithisation qui précède de plusieurs siècles le même phénomène dans le nord de la Grèce et en Bulgarie, et suggèrent la diffusion des pratiques agro-pastorales vers le sud de l’Europe en utilisant différentes routes, incluant la voie maritime. Ainsi, il semble probable que les premiers groupes de navigateurs néolithiques aient rejoint, peu après, le sud-est de la péninsule italienne en prove- nance des côtes gréco-albanaises (Pessina & Tiné, 2009 : 28-19). En Italie centrale et septentrionale, les traces archéobotaniques rela- tives à la vigne sont rarement conservées. Les restes de Vitis semblent témoigner d’une consommation alimentaire de fruits plutôt que d’un vrai processus de vinification. Toutefois, La Marmotta, un village installé sur les rives du lac de Bracciano (Rome) daté entre 5600 et 5150 av. J.-C., offre les plus anciennes informations d’une probable forme embryon- naire de culture de Vitis vinifera subsp. sylvestris. Les caractéristiques morphologiques des pépins relèvent d’une forme sauvage, mais la pro- duction et la consommation d’une boisson fermentée serait attestée par de nombreux fragments de bois de Vitis (carbonisés ou pas) et par la présence de céramiques à col étroit aptes à contenir le liquide (Rottoli, 1993, 2000 et com. pers.). Tout mène à penser que la vigne sauvage (Vitis vinifera subsp. syl- vestris) était convoitée par les premières communautés agricoles néoli- thiques italiennes ; sa présence est associée à des restes de céréales cultivées. Plusieurs trouvailles confirment la cueillette intensive de Vitis. Restes de pépins, de charbons de bois et de pollens apparaissent dans une vingtaine de sites, de la Ligurie au Piémont, à la Toscane et au Latium

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(Marvelli et al., 2013). C’est dans le Frioul, à Sammardenchia-Cûeis (Udine) (entre 5600 et 4500 av. J.-C.) que se trouvent des restes impor- tants de Vitis vinifera subsp. sylvestris en Italie septentrionale. Les premiers témoignages de la région subalpine sont datés vers la fin du IVe millénaire, à Balm’Chanto (Turin, Piémont) et à Bressanone (Bolzano, Trentin-Haut-Adige) (Chelidonio, 2013 ; Ferrari & Pessina, 1999 ; Mar- velli et al., 2013 ; Rottoli, 2000 ; Rottoli & Castiglioni, 2009).

Vins et prestige à l’âge du Bronze À partir de l'âge du Bronze, les traces se font plus abondantes, en particulier dans les palafittes des régions subalpines et dans les terramare3 de la plaine du Pô, milieux qui offrent d’excellentes condi- tions de conservation aux matériaux organiques4 (Castiglioni et al., 1998 ; Mercuri et al., 2006a ; 2006b ; Nisbet & Rottoli, 1997 ; Rottoli, 2000 ; Rottoli & Castiglioni, 2009). Daté du Bronze ancien (début du IIe millénaire avant notre ère), le palafitte de Canàr (S. Pietro Polesine, Rovigo, Vénétie) a livré des milliers de pépins de raisin sauvage et suggère le soin intentionnel des plantes spontanées en vue d’une récolte ciblée (Castiglioni et al., 1998).de 150 habitants ; l'économie La La terramara de Montale (Modène), bâtie à partir de 1600 av. J.- C. entre la plaine du Pô et les Apennins, était un ensemble d’une quaran

3 Palafittes : agglomérations construites sur la terre ferme, en retrait du bord de l'eau. Les structures (maisons, greniers, etc.) étaient généralement construites sur des plateformes individuelles, destinées à les préserver de l'humidité du sol et des inondations. Dans certains cas, les maisons étaient construites sur un plancher à même le sol ou légèrement rehaussé. Cf. Schlichtherle et al., 2013. Terramare (du dialecte émilien terre marne, terrains noirs riches de substances organiques) : villages construits dans des terrains humides, généralement à plan rectangulaire ; ils étaient délimités par des digues et des fossés dans lesquels on canalisait l'eau d'une rivière ou d’une canalisation voisine. Ils s'étendaient dans la plaine du Pô à l’âge du Bronze moyen et récent (ca. 1650-1150 av. J.-C.). Cf. Bernabò Brea et al., 1997. 4 Des pépins avec caractéristiques intermédiaires entre Vitis sylvestris sylvestris (sauvage) et Vitis sativa (cultivé) ont été retrouvés dans le palafitte de Lazise/La Quercia (Vérone) dans un niveau stratigraphique daté du 1690 av. J.-C. (Castelletti et al., 1992).

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La terramara de Montale (Modène), bâtie à partir de 1600 av. J.-C. entre la plaine du Pô et les Apennins et active pendant environ 3 siècles, était un ensemble d’une quarantaine de maisons pouvant abriter plus de 150 habitants. L'économie agricole était basée sur les céréales et les légumineuses ; les restes végétaux souvent carbonisés, témoignent d’incendies fréquents des habitations et des greniers. Vers la fin du IIe millénaire av. J.-C., au Bronze récent, les analyses botaniques montrent une forte augmentation de pépins de raisin. Tout laisse supposer l’utilisation de Vitis pour la production du « vin » qui remplacera de manière drastique les boissons alcoolisées à base de cornouiller sauvage (Cornus mas) (Accorsi et al., 2009 ; Mercuri et al., 2006a, 2006b). Rien ne permet, pour l’instant, de trancher sur l’utilisation de Vitis vinifera sauvage, para-domestique ou domestique. L’exemple de Montale n’est probablement pas un cas isolé, presque 1000 ans plus ancien que les premiers vestiges de la viticulture étrusque. Invention locale ou acquisition induite par les contacts avec des marchands-explorateurs méditerranéens qui se sont aventurés dans le haut Adriatique ? Cette dernière hypothèse appellerait à une présence mycénienne le long du cours du Pô (Braccesi, 2009 ; Rahmstorf, 2005). Seule l’Italie méridionale montre – au Bronze moyen, XVIe-XVe siècles av. J.-C. – des témoignages de la viticulture, à Strepparo et à Cento Moggie (Capua, province de Caserta, Campanie) où les nombreux sarments taillés parlent suggèrent activité spécialisée (Castiglioni & Rottoli, 2001). Au cours des XVIe-XIIe siècles (âge du Bronze moyen et récent), dans le territoire compris entre le lac de Garde, l’embouchure de l'Adige et le delta du Pô, certains sites ont revêtu un rôle capital dans les réseaux de communication et d’échanges établis grâce aux connexions fluviales. C’est le cas de Peschiera del Garda (Vérone), avec son apogée au XIVe siècle, situé au cœur d'un vaste réseau d'échanges entre l'Europe centrale et la mer Égée (De Marinis, 2006). Dans le réseau paléo-fluvial Adige/ Mincio/Tartaro (Vérone) existaient plusieurs villages contemporains, semblables d’un point de vue morphologique et structurel, aux terramare émiliennes. Parmi les meilleures exemples se comptent Castel del Tartaro à Cerea, Fabbrica dei Soci à Villabartolomea ou Fondo Paviani à Legnago. Fondo Paviani fonctionna entre 1369 et 1130 av. J.-C., comme

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un lieu central5 dans la structuration des rapports entre la plaine du Pô, la vallée de l’Adige, l’Adriatique et la Méditerranée, en filtrant les contacts avec le monde égéen tardo-mycénien (Betteli & Cupitò, 2010 ; Cultraro, 2006 ; Cupitò & Leonardi, 2010). Certaines céramiques égéo-mycéniennes et italo-mycéniennes suggè- rent la présence de potiers égéens itinérants dans le nord-est italien. Elles indiquent vraisemblablement la consommation de vin par les élites locales. Les fragments de cratères – les vases des festins mycéniens, connus en particulier dans les mobiliers funéraires entre les XIIe et XIe siècles – en témoignent et rappellent que l’importation des biens exoti- ques était accompagné des pratiques courantes dans leur lieu d’origine (Blake, 2008, 2014 ; Betteli & Vagneti, 1997 ; Cupitò & Leonardi, 2010). Il ne faut pas oublier que des serpes en bronze, outils spécialisés pour la viticulture, connues à la fin de l'âge du Bronze (Xe siècle) en Italie péninsulaire, confirment des activités viticoles. Les diverses méthodes d’aménagement des vignes ne devaient pas être trop différentes de celles décrites par la suite dans la littérature romaine, avec les pieds attachés à des supports vivants, tels que l'orme ou l’érable (Bietti Sestieri, 2002).

Vins grecs, étrusques, vénitiens et rhétiques L’âge du Fer coïncide avec le développement du vignoble, avec une augmentation marquée entre le IXe et le VIIe s. av. J.-C. La production semi-intensive du VIIIe témoigne de la complète domestication de Vitis. C’est aux Etrusques que l’on attribue la diffusion de la viticulture, introduite dans la péninsule italienne par des colons grecs, fondateurs de Pitecusa, sur l’île d’Ischia, et Cuma, à l’ouest de Naples, entre 775 et 750 av. J.-C. C’est aux Etrusques qu’on doit aussi le succès de la consom-

5 Site qui, de par sa localisation, contrôle la distribution de biens et de services ; les choix de son emplacement dans le paysage sont conditionnés avant tout par l’accès aux ressources naturelles et aux voies de communication. Certaines agglomérations jouent ainsi un rôle de pôle se trouvant à la tête d’un réseau hiérarchisé d’habitats. Introduit dans la méthodologie archéologique anglo- saxonne des années 1970, ce concept a été emprunté à la Théorie des lieux centraux de W. Christaller (1933).

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mation du vin en Provence au VIIe siècle av. J.-C. et parmi les Celtes transalpins autour du Ve (Camporeale, 2011 : 129). Le vin et les rites qui l’accompagnent sont révélés par une vaisselle spécifique, dite de sympo- sium, en céramique, en bronze ou en métaux nobles. Dans le nord de l’Italie, la progression de la culture de la vigne est connue d’abord dans les sites étrusques de la région de Bologne et à Verrucchio (Rimini), entre le VIIIe et le VIIe siècle av. J.-C., et, une centaine d’années plus tard, dans la région de Vérone. L’identité des Vénètes (un peuple que les auteurs anciens croyaient des exilés nord-anatoliens arrivés dans l’Adriatique nord comme consé- quence de la guerre de Troie, à la fin du XIIe siècle av. J.-C.) se consolide au cours du VIIIe siècle. Leur culture matérielle indique des contacts intenses avec les mondes grec et étrusque, d’importations caucasiennes et égyptiennes. Les images qui ornent les situles6 (par ex. situle Benvenuti, Este, situle de Certosa, Bologne, figure 9) montrent des chefs qui se livrent à des libations et des transports processionnels de récipients ayant contenu du vin. caucasiennes et égyptiennes. Les images qui ornent les montrent mm Fig. 9. Procession avec transport du vin et libations. Décoration de la situle de e Certosa, V siècle av. J.-C. conservée au Musée archéologique de Bologne (http://www. museibologna.it).

6 Situle, en latin situla, récipient en forme de seau, généralement muni d'une anse, souvent en bronze, caractéristique de l'Âge du Fer européen. Il a donné son nom à un style de décor figuré, l'art des situles, développé dans les Alpes orientales (Italie du Nord, Autriche, Slovénie) (VIe-IVe siècles av. J.-C.).

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Enfin, les Rhétiques, habitants des Alpes centre-orientales, produiront le célèbre vinum raeticum connu de la Rome républicaine, qui laissera des traces rituelles. L’inscription en alphabet rhétique gravée sur la situle de Cembra (Trento) indique qu’elle a été offerte à Lavisio, le jeune dieu du vin.

Vins d’hier et d’aujourd’hui La vigne et le vin relèvent d’une histoire ancienne et complexe. La recherche archéologique offre une mosaïque composite et, de surcroît fragmentaire, des premières expérimentations néolithiques à la conso- lidation de la culture viticole de l’âge du Fer, du contrôle des formes cultivées aux innovations technologiques nécessaires à la production, à la conservation et au transport des boissons alcoolisées. La vigne et le vin ont acquis au fils du temps un rôle économique et social important. Mode de production agricole qui valorise les spéci- ficités humaines et naturelles, le vignoble a investi le paysage rural et a contribué à forger une nouvelle identité des lieux.

L’auteur tient à remercier M. A. Borrello pour ses conseils lors de la mise au point finale de cet article ainsi que pour la traduction française du texte.

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AGROFORÊT : FORMES ET PRATIQUES HÉRITÉES EN INDONÉSIE ET À MADAGASCAR

Jean-Baptiste BING Département de géographie et environnement, Université de Genève [email protected]

Résumé : L’agroforêt suscite depuis une trentaine d’années un intérêt croissant. Longtemps condamnée par l’idéologie productiviste en agriculture, elle est souvent présentée comme un remède aux maux écologiques et sociaux liés au mal-développement comme à la surproduction. Elle n’en pose pas moins des questions. Cet article vise à proposer quelques hypothèses quant aux dyna- miques ayant conduit à cette forme de culture vernaculaire, souvent mal identifiée. Mots-clé : Agroforêt, héritage, savoir-faire, Indonésie Occidentale, Mada- gascar (Est).

Abstract : Since thirty years, the agroforest has a growing interest. Long time condemned by the productivist ideology in agriculture, it is often presented as a cure for ecological and social troubles associated with missdevelopment and overproduction. Besides, agroforestry proposes new questions. The aim of his article is to lay a few assumptions about the dynamics that led to this popular form of agriculture often poorly identified. Keywords : Agroforestry, heritage, know-how, Western Indonesia, Eastern Madagascar.

Introduction : resituer l’agroforêt et l’agroforesterie L’agroforesterie suscite depuis une trentaine d’années un intérêt croissant (Torquebiau, 2007) : longtemps condamnée par l’idéologie productiviste en agriculture, elle est souvent présentée comme un remède aux maux écologiques et sociaux liés au mal-développement (Buttoud, 1995) ainsi qu’à la surproduction. L’agroforesterie permettrait ainsi, entre autres, de réduire la dépendance des communautés rurales aux cultures d’exportation en y mêlant des cultures vivrières, de maintenir la main d’œuvre sur place et de réduire l’exode rural, de préserver les sols et de réguler l’hydrologie. De fait, lors de trois séjours effectués à Java (2013), Madagascar (2014) et Sumatra (2015) dans le cadre de mes recherches de thèse

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portant sur la forêt, il est apparu que l’agroforêt pouvait, d’une part, être un élément essentiel de la vie économique des villages entourant les forêts protégées et, d’autre part, constituer un écosystème de transition entre espaces agricoles et forestiers. L’agroforesterie n’en pose pas moins des questions, notamment quand elle vient des milieux scientifiques, en termes d’appropriation par les populations locales (Buttoud, 1995). Cet article tentera de l’inscrire dans une généalogie de pratiques et de formes locales, d’abord en étudiant ce que recouvre le concept lui-même, ensuite en s’intéressant aux processus qui l’engendrent, enfin en se penchant sur les processus sociaux dans lesquels l’agroforesterie s’inscrit.

Les formes et les mots Par son ambigüité même, le terme « agroforêt » couvre, par-delà une définition assez simple (association sur une même parcelle de cultures variées, dont au moins une variété arborée ; Torquebiau, 1997), bien des réalités. Concept récent ayant permis d’établir un lien entre des phéno- mènes auparavant considérés comme hétérogènes, le terme « agroforêt » n’a par exemple pas de traduction exacte en indonésien courant : agroforestry, directement importé de l’anglais, n’est employé que par les agronomes, chercheurs et autres professionnels issus du monde universitaire et recouvre des pratiques paysannes diverses : - Tumpang sari (« plantes mélangées ») (figure 1) : association clas- sique (opposée à sawah, « rizière irriguée ») de plusieurs cultures sur une même parcelle. Les plantes associées peuvent comprendre des arbres (bananiers associés à du riz pluvial et à du maïs, caféiers, poivriers et des arbres fruitiers), mais pas toujours. - Idem dans le kebun (figure 2) : « plantation », mais aussi tous les champs non irrigués (légumes…). La forme comme le rythme cultural varient : hévéas alignés et très entretenus pouvant produire du caout- chouc pendant une vingtaine d’années, dammars au-dessus de Krui dont l’exubérance rappelle une forêt et qui peuvent produire durant plusieurs générations une résine servant dans l’industrie de la peinture, Fig. 1. Plateau de Liwa, Sumatra. Parcelles agroforestières à trois étages : sawi, café boiset batang. à croissance rapide associé à des légumes, etc. Fig. 2. Au bord de la route menant de Liwa à la côte, agroforêt de dammars (photos : J. B. Bing, 2015).

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générations une résine servant dans l’industrie de la peinture, bois à croissance rapide associé à des légumes, etc. - Enfin, belukar : la « friche », parcelle qui a été cultivée puis dé- laissée (mais dont la remise en culture peut être prévue). Il existe plusieurs degrés dans l’abandon : certaines friches restent l’objet de cueillettes occasionnelles, pour chercher du fourrage ou arrondir ses fins de mois par exemple. On remarquera que tumpang sari désigne avant tout un mode de culture, kebun une surface plantée, belukar un état de la parcelle. Ces modes d’exploitation ne recouvrent que partiellement l’agroforesterie, mais dans presque tous les cas, monoculture exceptée, ils ont en commun d’exiger des compétences proprement agroforestières (pour gérer, certes, chaque plante isolément, mais surtout leurs interactions). Enfin, quoique la taille des parcelles cultivées puisse poser question (trop réduite, elle ne peut être considérée comme agroforêt au sens propre), lorsque de multi- ples petites parcelles avoisinantes exigent de telles compétences, elles forment une « marqueterie agroforestière » qui peut couvrir facilement plusieurs hectares : c’est par exemple le cas sur le volcan Merapi (Java). Ne parlant pas suffisamment le malgache, je ne saurais procéder à un décorticage agro-sémantique approfondi concernant l’Est betsimisaraka, d’autant que des termes français s’insèrent souvent dans des phrases en malgache (Bing, 2012). Signalons que l’agroforêt y correspond aussi bien à certaines « plantations »1 qu’à certains « jardins »2. Sur place, le passage des « jardins-forêts » aux « agroforêts villageoises » (deux des catégories listées par Torquebiau, 2007) se fait d’ailleurs souvent très insensiblement.

Des pratiques vernaculaires Si l’agroforesterie comme les langues locales et les pratiques pay- sannes transcendent les frontières entre forêt, champs, plantation et jardin ou entre sylviculture, arboriculture, permaculture et agriculture (Michon, 2000), un constat identique est fait sur le plateau de Liwa et au bord de l’Ivoloina : l’agroforesterie est un terme à la mode et un mode de

1 Le mot français plantation et le mot malgache fambolina s’appliquent aussi bien à un espace planté d’arbres fruitiers que de légumes. 2 Espace planté d’arbres fruitiers et de légumes autour des maisons.

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production sans doute porteur d’avenir, mais les paysans locaux la pratiquent depuis fort longtemps, de manière informelle, sous les divers aspects mentionnés ici. Ce constat apparaît d’autant plus intéressant qu’il est fait par deux « médiateurs » (Bing, 2014) – un chef de village, paysan et salarié d’une ONG à Madagascar, un paysan-boutiquier et ancien universitaire revenu au village à Sumatra – impliqués depuis plusieurs années dans la systématisation des pratiques agro-forestières, et inter- faces entre agriculteurs locaux et chercheurs. Toutes ces pratiques et formes ne sont donc pas nouvelles, contre- disant certains forestiers, administratifs ou académiques pour qui les paysans sont incapables de gérer l’arbre (Buttoud, 1995 ; Michon, 2000). Retracer leur généalogie est en revanche très compliqué car les docu- ments écrits manquent à leur sujet ; cela exigerait un travail interdiscipli- naire poussé, impliquant entre autres des études palynologiques, archéo- logiques, linguistiques, etc. Tentons tout de même quelques hypothèses. En Indonésie, il est probable que ces pratiques proviennent de la traditionnelle culture itinérante sur brûlis (ladang), sédentarisée et inten- sifiée au point de devenir une sorte de forêt secondaire cultivée (Torque- biau, 2007). Sur le volcan Merapi (Java), ladang sert généralement, par extension, de synonyme à belukar (« friche »). Il est possible aussi que certaines différences de forme entre agro-forêts proches recoupent plus ou moins une histoire différenciée de la gestion de l’espace (Levang, 1997). Ainsi, dans l’ouest du Lampung (Sumatra), les agroforêts sur le plateau de Liwa, composées surtout de caféiers, de légumes, etc. et issues de la colonisation javanaise, relèveraient d’un mode de valori- sation traditionnel, plutôt intensif, lié à des densités élevées de popu- lation (figure 1), tandis que les vastes agroforêts de dammar sur les pentes du Pesisir Barat correspondraient à des villages Lampung plus anciennement implantés et toujours plus dispersés (figure 2)3. Enfin, les cultivars rencontrés méritent eux aussi un mot. Certains – fort importants tant pour l’économie que dans le paysage – sont très

3 Cette bipartition est évidemment trop binaire pour être exacte. D’une part, des orang Lampung ont adopté les modalités javanaises de mise en valeur du territoire (c’est le cas du village de Sukarame, entre Liwa et le mont Pesagi) ; d’autre part, les villages « mêlés » (campur) sont nombreux ; enfin d’autres suku apportent leur touche : Balinais, Minangkabau, Ogan, Semendo…

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clairement originaires de l’extérieur (tomate, cacaoyer, litchier…) ; leurs produits ont parfois été appropriés et font désormais partie de l’identité culinaire des habitants (café des montagnes du Lampung ou des collines malgaches), mais ce n’est pas toujours le cas quand bien même ils rapportent gros (vanille bourbon à Madagascar). Par contre, dans d’autres cas (riz pluvial, dammar), on a affaire à des variétés indigènes anciennement exploitées.

Espace partagé, espace socialisé Qu’est ce qui fait de ladite agroforêt de dammar du Pesisir Barat un kebun et la rend radicalement différente de la forêt voisine du Parc natio- nal des Bukit Barisan Sud ? Sans doute moins la complexité de l’éco- système (la faune y joue aussi un rôle prépondérant) ou l’autochtonie des plants, que son histoire et son haut degré de socialisation. C’est là un point commun entre toutes les différentes formes d’agroforêts évoquées, en même temps que le principal facteur de différentiation d’avec la forêt (hutan dans l’Archipel, ala sur la Grande île4). Contrairement à la forêt, domaine du sauvage, les agroforêts s’inscrivent dans une histoire et dans des rapports sociaux : à Pasar Gading, Lampung Nord, un tel ne veut pas couper ses cacaoyers, quoiqu’il ne les entretienne plus, car le lieu appar- tient à son beau-père et que celui-ci y tient. L’agroforêt contribue aussi à créer une histoire du lieu : à Ambonivato, Toamasina II, quelqu’un d’autre me précise qui a planté tel ou tel grand arbre ombrageant le village. L’agroforêt ne renvoie pas à un statut particulier ; ou plutôt, elle peut tous les avoir : propriété privée, publique, communautaire… Les appella- tions officielles en question – hutan rakyat (« forêt du peuple », Ayu Dewi Utari, 2012), kebun marga (« forêt communautaire ») – sont certes peu employées au quotidien, mais elles ajoutent encore à la variété des termes. En tout cas, les conflits peuvent s’y résoudre autant par la voie

4 Là encore, il faut nuancer : j’ai déjà entendu, à Madagascar, parler d’ala pour désigner non une forêt au sens strict mais des plantations d’arbres non-fruitiers (quinine, girofle – l’une des régions de la côte Est s’appelle même Analanjirofo, la « forêt de girofliers » !). Il est possible qu’il y ait eu là une dérive du sens premier de ala, celle-ci conservant avant tout, dans les propos, un caractère moins socialisé que la plantation.

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juridique du droit positif moderne que par les voies de la « coutume » (adat en Indonésie) : on se trouve au croisement, d’une part, de pratiques héritées, anciennes et qui tirent leur valeur de ce mode de transmission même et, d’autre part, de la modernité. Réserve de fourrage pour le bétail, les agroforêts sont un espace de partage. C’est évident pour les propriétés communautaires, mais c’est aussi le cas des plantations privées : chacun peut y puiser librement, sous réserve certes d’une demande au propriétaire des lieux. La demande relève d’ailleurs plus de la politesse que de l’autorisation formelle ; en effet, y répondre négativement (sauf en cas, bien sûr, d’urgence) suffirait à se mettre au ban de la communauté puisque l’usage est de partager cette ressource. De même on n’hésitera pas, si on se croise et qu’on a quelques minutes pour discuter (ce qui est souvent le cas…), à partager quelques fruits (duku en Indonésie, litchi à Madagascar, ramboutan dans les deux pays…) prélevés directement sur l’arbre, ou à échanger des légumes qui viennent d’être récoltés. Cela constitue d’ailleurs une façon fort agréable, pour le chercheur sur son terrain, de recueillir des données (Bing, 2015).

Conclusion : des dynamiques à entretenir L’agroforêt, concept difficilement appréhendable selon les termino- logies locales, serait donc un objet d’étude nouveau mais issu de processus et de formes culturales anciennes. Rompant avec le cliché selon lequel les paysans ne sauraient gérer l’arbre (Michon, 2000), les recherches en agroforesterie, en plein essor, forment – sans calembour – un champ privilégié d’élaboration de savoirs « véhiculaires » (Bing, 2012) co-construits par les scientifiques et les paysans. Lesdites recherches sont sans doute appelées à se développer. Outre les points particuliers mentionnés ci-dessus ou en note, une chose me paraît riche de promesses : à l’heure où le modèle productiviste, large- ment dominant dans les pays du Nord, se voit contesté et remis en question par des propositions diverses visant toutes à réintroduire de la qualité (des produits consommés mais aussi des relations sociales ; Pitte, 1998 ; Rymarski, 2012), l’agroforesterie permettrait de mettre en place des partenariats mieux équilibrés entre les Nords et les Suds. En effet, même si divers réseaux (AMAP, Associations pour le Maintien d'une

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Agriculture Paysanne, circuits courts, etc.) font ré-émerger, dans nos campagnes et nos villes d’Europe, des pratiques longtemps jugées vouées à disparaître (Hochkofler, 1998 ; Michon & Sorba, 2008), les pays du Sud, où ces pratiques ont été mieux conservées, pourraient nous apprendre beaucoup.

BIBLIOGRAPHIE

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CE JOUR-LÀ, À GENÈVE, LES MOULINS SUR LE RHÔNE AURAIENT PU TOURNER À L’ENVERS… LA CRUE DE L’ARVE DES 1-5 MAI 20151

Jean SESIANO et Stéphanie GIRARDCLOS Département des Sciences de la Terre, Université de Genève [email protected], [email protected]

Résumé : Une crue centennale de l’Arve a eu lieu à Genève du 1er au 5 mai 2015. C’est la plus forte crue enregistrée depuis le début des mesures instru- mentales en 1904. En l’absence d’un barrage sur le Rhône en amont de sa con- fluence avec l’Arve, le fleuve aurait été refoulé en direction du Léman. Incriminer ce phénomène de crue exceptionnelle au changement climatique actuel est aller un peu vite en besogne, car il s’est produit à de nombreuses reprises dans le passé et durant le Petit Age glaciaire, comme le relatent les chroniques historiques. Mots-clé : crue, mai 2015, Arve, Rhône, Genève.

Abstract : A hundred-year flood of the Arve river happened in Geneva on 1st to 5th May 2015. It is the largest flood recorded since the beginning of instrumental records in 1904. In the absence of the Seujet dam, built on the Rhone upstream from its confluence with the Arve, the Rhone waters would have been pushed back toward Lake Geneva. This phenomenon doesn’t seem to be due to the present climatic change as it occurred several times in the past and during the Little Ice Age as reported in the historical chronicles. Keywords : flood, May 2015, Arve, Rhone, Geneva.

La préparation d’un évènement extrême C’est vrai ! Ce jeudi 30 avril 2015, la météo française est un peu inquiétante : quatre départements français, l’Ain, l’Isère et les deux Savoie, sont placés en alerte orange à cause de précipitations importantes prévues. Les Suisses, eux, annoncent des pluies abondantes, sans plus.

1 Version révisée et augmentée de “ Ce jour-là, à Genève, les moulins sur le Rhône auraient pu tourner à l'envers... ”, Nature et Patrimoine en Pays de Savoie, N° 46, juin 2015, pp. 2-5.

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Bah ! comme d’habitude… Et bien non, ce ne sera pas comme d’habitude ! Il pleut sans discontinuer depuis 24 heures. Il ne s’agit pas de pluies torrentielles, mais de précipitations régulières comme on en a de temps à autre à Genève. N’oublions pas que cette ville se trouve dans une plaine limitée par deux reliefs guère impressionnants, le Salève et le Jura, alors qu’au sud, c’est autrement plus monumental : les Alpes, qui culminent à près de 5000 m (tout livre de Météorologie vous dira qu’un relief engen- dre des précipitations). La région a droit à une pluie appréciable en cette période de démarrage de la végétation, alors que ce sont des précipitations impor- tantes qui s’abattent sur les Alpes du nord (Météo-Suisse, 2015). De surcroit, l’isotherme 0oC se situe autour de 2500 m d’altitude. La pluie sur de la neige, ce sont des ennuis à l’horizon, surtout que le manteau est encore plus ou moins continu dès 1600 m. Alors qu’une aube blafarde se met en place vendredi, permettant aux cortèges du 1er mai de jouir de la clémence momentanée des cieux, l’Arve commence à s’agiter dans son lit. Il est vrai qu’on l’a corsetée depuis des décennies (Peiry, 1990), la privant de ses divagations essentielles à l’étalement des crues et à l’alimentation de la nappe. Les zones inondables et la pression démographique ne font pas bon ménage…

Une crue record ! Dans la nuit de vendredi 1er au samedi 2 mai, les cours d’eau du bassin- versant de l’Arve, tels le Borne, les divers Foron, la Sallanche, le Bon- Nant, le Giffre, la Menoge, tous viennent s’élancer dans l’Arve, abreuvée alors à satiété. La Haute-Savoie voit de nombreux cours d’eau déborder et inonder des agglomérations comme St.-Gingolph, Chedde, Taninges, etc. en y abandonnant leurs lots de sable, de gravier et de débris végétaux, et de multiples coulées de boue envahir routes et maisons (Arrêté de catastrophe naturelle, 2015). Fort heureusement, les gros travaux effectués ces dernières années sur le lit de la moyenne vallée de l’Arve éviteront de graves problèmes (Syndicat Mixte d'Amé- nagement de l'Arve et de ses abords, 2015).

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Les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, et à plus forte raison les grands cours d'eau, la crue de tous ceux-là rend inévitable une crue de l'Arve ; c’est ainsi que Genève se réveille samedi 2 mai avec une Arve déchaînée, du « jamais vu » de mémoire d’homme (Bézaguet, 2015 ; figure 1). C’est vrai que la mémoire de l’homme est faillible, parfois même à courte échéance ou quand nécessité oblige. Mais cette fois, c’est du solide, on ne peut (théoriquement) pas faire mentir des statistiques : 905 m3/s à son embouchure dans le Rhône à la Jonction, la bien- nommée, alors que son débit normal tourne autour de 75 m3/s. Cette crue est la plus importante depuis le début des mesures, en 1904 (figure 2, à la page suivante). En fait, c’est totalement inédit, foi de limnigraphe du Bout-du-Monde (Office fédéral de l’environnement OFEV, 2015). L’ennui, c’est que la mariée est bien trop dodue pour le Rhône qui, lui, se contente d’un petit 250 m3/s à sa sortie du Léman.

Fig. 1. L’Arve en crue à Vessy, Genève, le 4 mai 2015, 20h24 (photo : J. Sesiano).

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Fig. 2. Les valeurs de débit annuel maximum de l’Arve à la station du Bout-du- Monde (Genève) de 1904 à 2015. La flèche indique la crue de mai 2015 et marque le caractère exceptionnel de l’événement. Notons tout de même que depuis 1904, quatre autres crues ont dépassé le débit de 800 m3/s. (Source : Office fédéral de l’environnement OFEV, 2015).

Sans vergogne, c’est « ôte-toi de là que je m’y mette ». Et c’est ainsi que, scène totalement inédite, en lieu et place d’une confrontation cordiale entre la rivière et le fleuve, c’est à un blocage qu’assistent les spectateurs se trouvant sur le viaduc de la Jonction qui domine d’une trentaine de mètres, à une centaine de mètres en aval, la confluence des deux cours d’eau. L’eau du Rhône ne coule plus, il est étale, repoussé vers l’amont (figure 3). Canards et cormorans s’en donnent à cœur joie à l’interface des eaux : l’une claire, décantée après sa traversée du lac, et l’autre, turbide à souhait. Tout au long des berges inondées, l'Arve a déposé une épaisse couche de limon (figure 4, à la page 102) ; de plus, elle a apporté d’innombrables débris : branches, troncs d’arbres, pneus, palettes, morceaux de polystyrène et de plastique, ballons, flacons et tonneauxton en tout genre, etc. Ce sont les grands nettoyages de printemps pour la Haute-Savoie.

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Tout ce matériel va se retrouver derrière le mur du barrage de Verbois où, dans les jours qui suivront, ils recouvriront plus de 3 ha (figure 5, à la page suivante). Il est accompagné d’un important charriage de sédiment à l’aval du barrage, visible à la couleur brune de l’eau et amplifié par les vannes grandes ouvertes du réservoir. On ne connaît pas les conséquences en aval de cette énorme crue, mais il s’agira certaine- ment de la dernière grande vidange du barrage de Verbois, un accord de gestion entre les autorités françaises et suisses ayant été trouvé en mai 2015 (Prieur, 2015).

Fig. 3. Photographie à partir du viaduc de la Jonction, le 2 mai 2015. La confluence des cours d’eau, avec à droite, l'Arve impétueuse qui vient bloquer entièrement le Rhône. L'observation des ondes à la surface du Rhône montre que ses eaux placides... remontent vers l’amont, en direction du Léman ! À l’arrière- plan, le Jet d’eau indique un vent du sud-ouest, chaud et humide, annonciateur des pluies qui vont provoquer une seconde crue, d’amplitude moindre, le 5 mai (photo : J. Sesiano).

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Fig. 4. La terrasse du restaurant du Pont de Sierne, le 5 mai 2015. L’Arve, à l’arrière-plan, dont le niveau a bien baissé, a abandonné une épaisse couche de limon et de sable (photo : J. Sesiano).

EtFig. nos 5. Lemoulins lac de bar? rage de Verbois (GE) sur le Rhône, en aval de la confluence Arve-Rhône, est recouvert de débris en tout genre apportés par l’Arve et provenant de ses berges inondées (4.5.2015) (photo : J. Sesiano).

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Mais, revenons au titre de notre communication dans lequel il est fait allusion à des moulins dont les roues auraient tourné dans le « mauvais » sens, c’est-à-dire à l’envers. Actuellement, le niveau du Léman est fixé par une convention internationale entre la France et la Suisse (Bréthaut & Pflieger, 2015). Les fluctuations dues à des épisodes humides ou secs sont bien cadrées afin de ne pas détériorer les constructions côtières et garantir l’accès aux ports. Le niveau est donc régulé à l’exutoire du Rhône à Genève : il y a encore une vingtaine d’années, par les rideaux du Pont de la Machine et, actuellement, par le barrage du Seujet, en pleine ville, avec une chute de 1.5 m. Or, il y a moins de deux siècles, il n’y avait aucune entrave pour l’eau qui quittait le lac et entraînait de nombreux moulins situés sur les quais du Rhône (Nemec-Piguet, 2009 ; Toninato, 2015) (figure 6).

Fig. 6. L’ancien moulin David vers 1872 (Fonds photographique BGE- Bibliothèque de Genève). Construit à la fin du XVIIIe siècle à l’emplacement de l ’actuel quai Théodore-Turettini, il fonctionnait grâce à la force motrice du Rhône (Nemec-Piguet, 2009). Il aurait donc pu, le 2 mai 2015, voir son méca- nisme fonctionner à l'envers, comme en 1733.

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A ce sujet, les chroniques historiques relèvent des évènements occasionnels qui ont éveillé l’attention des gens et qui ont été rapportés par de Saussure (1779), notamment dans le premier tome de ses Voyages dans les Alpes :

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Si l’on revient au phénomène qui retient notre attention, c’est exactement ce qui se serait certainement passé samedi 2 mai 2015, si le barrage du Seujet n’avait pas existé : le Rhône étant bloqué par les eaux de l’Arve, l’émissaire était donc étale. Et ceci, bien que les vannes du barrage fussent ouvertes, laissant s’écouler 50 m3/s, le débit minimum légal autorisé (com. orale, J.-M. Zanasco, SIG-Seujet). Du fait de la faible dénivellation entre la Jonction et le lac, il ne fait pas de doute que le Rhône, avec les eaux de l’Arve, aurait coulé en sens inverse, remontant vers le Léman et actionnant au passage les moulins à l’envers. Une telle crue, dite séculaire ou centennale, s’est déjà produite à plusieurs reprises dans le passé, comme on le voit dans le récit de de Saussure (1779), mais ses effets dans une zone urbanisée comme l’est devenue Genève, ont eu des conséquences plus gênantes qu’il y a quelques siècles (figures 7 et 8, à la page suivante) (Bézaguet, 2015). Comme le fait remarquer judicieusement de Saussure, l’Arve et le Rhône ont très peu de chance d’être en crue simultanément, même si un évènement comme celui qui nous retient affecte l’ensemble des Alpes du nord, et ceci à cause de l’effet retardateur du Léman. On peut aussi relever dans le texte de de Saussure que de telles anomalies météoro- logiques sont peu fréquentes et que la définition de centennale est appropriée, même si ces événements peuvent avoir lieu deux fois par siècle.

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Fig. 7. Débris abandonnés par la crue de l’Arve à la station de pompage et de réalimentation de la nappe du Genevois, à Vessy (17.5.15) (photo : J. Sesiano).

Y a-t-il un lien entre ce phénomène et le changement climatique ? Fig. 8. La petite ville de Chedde, Haute-Savoie, envahie par les matériaux charriés par un affluent de l’Arve, l’Ugine, issu du plateau d’Assy, cinq jours après la crue (7.5.2015) (photo : J. Sesiano).

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Y a-t-il un lien entre ce phénomène et le changement climatique ? Le changement climatique actuel a « bon dos ». En effet, tout évène- ment météorologique qui sort même légèrement de la norme lui est facilement attribué. Or, par définition, la science du temps présente des aléas, et des fluctuations, qui sont normales dans certaines limites. Dans notre cas, on constate que ce phénomène d’inversion du cours du Rhône s’est produit déjà à bien des reprises dans le passé : cinq fois durant le dernier demi-millénaire si l’on en croit de Saussure. Or, il faut se souvenir qu’à cette époque, nous nous situons en plein Petit Age glaciaire (env. 1450-1850). C’est l’époque de la dernière crue généra- lisée des glaciers dans l’arc alpin et il n’y avait donc pas de réchauf- fement du climat à cette époque. L’analyse des crues historiques du Rhône en Arles montre quant à elle une claire augmentation de leur fréquence durant le Petit Age glaciaire et une diminution graduelle au XXe siècle (Arnaud-Fassetta, 2003). Mais les changements de régime de l’Arve, qui a conservé un caractère partiellement torrentiel malgré les aménagements des XIXe et XXe siècles, ont été peu étudiés, et nous manquons de recul pour inter- préter correctement les crues des dernières décennies. Enfin, d’une façon générale, la connaissance actuelle du lien entre la variabilité des événe- ments extrêmes et le changement climatique touche aux limites des concepts et méthodes scientifiques d’aujourd’hui. S’il est montré que les débits du Rhône à la sortie du Léman sont susceptibles de diminuer d’ici la fin de ce siècle (Ruiz-Villanueva et al., 2015), ce qui pourrait renfor- cer les phénomènes d’étale à la sortie du Léman, la question de l’évolu- tion de la fréquence et de l’intensité des évènements de crue de l’Arve reste ouverte. En conclusion, si de telles crues extrêmes de l’Arve devenaient plus fréquentes, de séculaires à décennales, il faudrait envisager des moyens et stratégies préventifs afin de mieux se prémunir de leurs effets négatifs à Genève. Et surtout, il faudrait revoir notre manière d’exploiter indé- cemment la Terre.

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BIBLIOGRAPHIE

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LE GLOBE : DE SA FONDATION (1860) À SA MISE EN LIGNE (2015) QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES ET ENJEUX ÉDITORIAUX

Bertrand LÉVY Département de Géographie et environnement, Université de Genève [email protected]

Résumé : A l’occasion de la mise en ligne quasi intégrale du Globe, revue genevoise de géographie, par le portail de sciences humaines Persée en août 2015, cet article dresse un panorama historique de la revue, de ses orientations et de ses rédacteurs principaux. La conclusion porte sur l’enjeu scientifique d’une telle mise à disposition en libre accès dans le contexte éditorial actuel, dominé par les revues écrites en anglais. Mots-clé : Le Globe, revue de géographie, histoire, auteurs, archivage numé- rique.

Abstract : Le Globe, the Geneva Geographical Journal was set online by Persée, an electronic portal for the Humanities, in August 2015. This article provides an overview of the journal history, its main orientations and editors. The conclusion focuses on the scientific challenge of such an open access publication in the current context, dominated by scientific journals written in English. Keywords : Le Globe, Geographical Journal, history, authors, digitalization.

Les fondateurs, les rédacteurs principaux et l’orientation de la revue Le Globe, la plus ancienne revue de géographie de Suisse et l’une des plus anciennes au monde, vient d’être mise en ligne intégralement sur le site Persée. Née en 1860 sous les auspices de la Société de Géographie de Genève (SGDG), elle a été initiée par Henri Bouthillier de Beaumont, agronome puis cartographe, et par plusieurs figures qui fonderont quelques années plus tard la Croix-Rouge : Henry Dunant, Georges et Louis Appia, auxquels vont s’adjoindre Gustave Moynier en 1861 et le général Guillaume Henri Dufour. Celui-ci publie dans Le Globe sa « Notice sur la carte de la Suisse dressée par l'état-major fédéral en 1861 » (Dufour, 1861). Au départ, la Société de Géographie de Genève regroupe un certain nombre de familles patriciennes, le plus souvent

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parentes entre elles, et ayant souvent un intérêt pour les colonies (Rossinelli, 2013). Son fondateur, Henri Bouthillier de Beaumont (1819-1898) provient d’une famille originaire du Dauphiné, établie depuis le XVIIIe siècle à Collonges-sous-Salève où sa famille avait notamment racheté le château du Grand Collonges. Ses ancêtres étaient des banquiers genevois très actifs à Paris, où ils finançaient la monarchie française. H. B. de Beau- mont appartient à la génération qui se tourne vers les sciences et l’agriculture : à 19 ans, il devient chef de l’exploitation agricole de la colonie genevoise de Novyï Lancy (Nouveau Lancy), créée par Pictet de Rochemont près d’Odessa et propriété de la famille de son oncle Jean- Gabriel Eynard-Lullin. Le domaine, installé sur des terres de la « Nou- velle Russie » conquises à l’Empire ottoman, compta jusqu’à 25.000 moutons mérinos sur une superficie qui devait égaler celle du canton de Genève (Ghervas, 2007). H. B. de Beaumont épousa Blanche de Budé, « descendante directe du célèbre helléniste Guillaume Budé (1467- 1540), ami de François Ier et fondateur du Collège de France (1530) » (site Gustave de Beaumont). Ils auront six enfants, et parmi eux, Gustave, qui deviendra un peintre réputé. La rue De-Beaumont est d’ailleurs consacrée aux peintres de la famille. Guillaume Henri Dufour était apparenté aux de Beaumont. Muni de cet héritage et non dénué d’idées de grandeur qui fermentèrent en Russie, H. B. de Beaumont crée la Société de Géographie en 1858 (Burky, 1958 : 16) : Le 18 mars 1858, Henry Bouthillier de Beaumont réunissait quelques amis chez lui, au Calabri (n° 6 de la rue de la Croix-Rouge), à 100 mètres de l'Athénée. Le bâtiment, où je visitai un jour Émile Chaix dans son « laboratoire », se dressait sur l'emplacement de l'actuel bastion Mirond. Lorsque le maître de céans reconduisit Georges Appia, Casimir de Candolle, François Chappuis, Henry Dunant, de la Croix-Rouge, prix Nobel 1901, Henri Peyrot et Henri de Saussure, la Société de géogra- phie de Genève était fondée. Cette pléiade de personnalités devait se retrouver, six jours après, pour mettre au point les statuts de la compagnie. Cette dernière, la quatorzième du monde, dans l'ordre chro- nologique, la première en Suisse – la seule même durant quinze ans – devait sa constitution à un mouvement datant de l'époque de la Restauration, qui tendait à grouper, dans les centres de culture intellec-

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tuelle, voyageurs, savants, dilettantes même de la science, pressés de mettre à la portée de la collectivité les connaissances géographiques qui allaient se multipliant. Le Globe illustre le rôle d’une géographie, science carrefour entre les domaines physique et humain, qui verra dialoguer et se succéder dans l’histoire, des scientifiques genevois, suisses et étrangers prestigieux : de G. H. Dufour à Alfred Bertrand, l’explorateur missionnaire, d’Eugène Pittard, anthropologue, élève de Carl Vogt (mais n’épousant pas ses thèses racialistes), à Paul Guichonnet et à Claude Raffestin – mes anciens professeurs. Tous, provenant de disciplines souvent différentes mais complémentaires (comme l’ethnologie, l’histoire, la science économique…), sont épris par la même passion, celle de partager leur savoir, leurs découvertes et leur enthousiasme pour la science géographique, les voyages et l’exploration. De manière générale, les sociétés de géographie ont répandu le goût et anticipé l’enseignement de la géographie, avant qu’elle ne soit institutionnalisée dans les écoles et les universités. Elles ont accompagné l’exploration du monde et soutenu la colonisation (Lejeune, 1993), mais dans le cas du Globe, qui n’émane pas d’une puissance coloniale, la préoccupation scientifique a générale- ment pris le pas sur la dimension politique. Sur ce plan, le passé du Globe est moins lourd à porter que celui de la majorité des bulletins de géographie du XIXe siècle, parce que dans la tradition genevoise, les attitudes d’arrogance et de mépris vis-à-vis de l’autre, répandues durant la période coloniale, ne sont pas les bienvenues. Par ailleurs, même si la revue rassemble des « hommes d’ordre » typiques des sociétés de géo- graphie (Lejeune, 1993), Le Globe s’ouvrira à des scientifiques d’obé- diences politiques très diverses, ce qui évitera le syndrome de la pensée unique ou des prises de positions politiques marquées. Bien sûr, certains textes nous font sourire aujourd’hui, comme celui de M. H. Gaullieur cité par Paul Chaix (Chaix, 1890), sur la soi-disant « supériorité de la race anglo-saxonne », comme bien des textes d’aujourd’hui feront sourire les scientifiques de demain. Le Globe est d’abord marqué par la tradition naturaliste genevoise au XIXe et au début du XXe siècle, avec Alfred Boissier, botaniste et orien- taliste, Eugène de Budé, fondateur de la Société Protectrice des Animaux (SPA) genevoise, John Revilliod et John Briquet, botanistes, Henri de Saussure, entomologiste et minéralogiste, Casimir de Candolle, botaniste

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et fils d’Augustin Pyrame, ou encore Robert Chodat, géobotaniste. Très vite, la revue attire aussi des médecins, tel Édouard Dufresne, qui étudiera notamment le lien entre médecine et géographie (rôle de la haute vallée de Davos sur la phtisie par exemple). Un docteur en droit qui deviendra privat-docent en géographie à l’Université de Genève, Arthur de Claparède, jouera un rôle déterminant dans la revue : après le « règne » d’H. B. de Beaumont (1860-1884), c’est lui qui sera le rédac- teur de 1891 à 1911, rôle partagé avec Alfred Bertrand. De Claparède crée la médaille d’or de la Société de Géographie qui sera remise à six reprises : à Roald Amundsen en 1911, Robert Peary en 1912, Fridtjof Nansen en 1920, Fritz Sarasin en 1930, Jacob Früh en 1935 et à Eugène Pittard en 1943. De Claparède entretiendra, toujours avec A. Bertrand, des liens privilégiés avec les principales Sociétés de Géographie du monde (Londres, Paris, Berlin, Saint-Pétersbourg…). Après la mort d’Arthur de Claparède, en 1912, la présidence de la rédaction sera occupée par Eugène Pittard jusqu’en 1936, en alternance avec Émile Chaix, Raoul Montandon, archéologue, Raoul Gautier, professeur à l’Université et directeur de l’Observatoire, André Chaix et Charles Burky, professeurs de géographie. Les premières femmes sont admises à la Société de Géographie dès 1887, et en 1945, Marguerite Dellenbach-Lobsiger, formée par Eugène Pittard et future directrice du Musée d’Ethnographie, deviendra la pre- mière présidente d’une société savante en Suisse et rédactrice du Globe. Une autre Genevoise célèbre, Ella Maillart, y communiquera à plusieurs reprises : en 1946 à son retour d’Afghanistan et sur le Népal en 1960 notamment. Elle sera faite membre d’honneur de la Société en 1980. S’il fallait définir l’esprit du Globe, nous parlerions d’un esprit de continuité, de transmission du savoir entre les générations et entre amis, d’absence de rupture parmi les rédacteurs qui se succèdent, du respect des opinions politiques différentes parmi les rédacteurs, les contributeurs et les lecteurs. Qui sait par exemple que le cartographe de La Géogra- phie Universelle d’Elisée Reclus, Charles Perron, anarchiste comme son employeur, a donné six contributions au Globe tandis qu’Élisée Reclus, durant son exil en Suisse, fera plusieurs communications au Palais de l’Athénée (Ferretti, 2012) ? La Société de Géographie applique une stricte neutralité, politique et confessionnelle, qui est inscrite dans ses statuts. Ceci explique probablement la longévité exceptionnelle de la

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revue. Le nom même du Globe reflète son ouverture sur le monde, mais Le Globe ne délaisse pas pour autant la région qui l’a vu naître, qui y est étudiée avec le plus grand soin sous l’angle de la géologie, de la géo- botanique, de la climatologie, et de la géographie humaine, politique, sociale, économique, culturelle... Une autre de ses préoccupations est l’enseignement et la pédagogie (Fischer et al., 2003 ; Huber, 2003). Quoi d’étonnant dans la ville de Rousseau ? Citons parmi ses contributeurs Albert Petitpierre, William Rosier (première chaire de géographie humaine à l’Université en 1903, conseiller d’Etat), Paul Chaix, enseignant enthousiaste et dessinateur hors pair, et plus près de nous, Philippe Dubois, qui dirigea l’enseigne- ment post-obligatoire au Département de l’Instruction Publique, René Zwahlen et Paul Guichonnet, qui surent marier avec bonheur géographie et histoire, Claude Raffestin, ancien vice-recteur de l’Université et qui est aujourd’hui le géographe francophone le plus cité dans le monde. Les institutions genevoises avec lesquelles Le Globe collabore de manière privilégiée sont : l’Université, notamment le Département de géographie et environnement qui compose depuis 1994 de manière paritaire avec la Société de Géographie le conseil de rédaction du Globe, la Bibliothèque de Genève, qui reçoit des dizaines de revues en échange du Globe et qui s’est vue léguer d’importantes collections d’ouvrages et de cartes par la SGDG, les musées d’Ethnographie et le Muséum d’Histoire naturelle dont plusieurs directeurs furent également rédacteurs du Globe. Muséum d’Histoire naturelle qui est aujourd’hui le siège de la Société de Géographie de Genève et qui accueille ses conférences.

La numérisation du Globe dans le contexte éditorial actuel Dans le paysage éditorial actuel, une mise en ligne sur un site scientifiquement référencé tel Persée est un atout supplémentaire. D’autres institutions ont aussi numérisé une partie des collections du Globe : Internet Archive (États-Unis) (exemplaires de 1860-1910) et le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France (1873-1910). Persée, dépendant du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (France) et dont l’équipe est située à l’École Normale Supé- rieure de Lyon, a numérisé et indexé l’ensemble de la collection, de 1860 à 2014. Notre reconnaissance va spécialement à Aurélie Monteil, Émilie Paget, Philippe Gissinger et Thomas Mansier, nos correspondants depuis

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plus de quatre ans. C’est une opération mutuellement profitable, car si Persée a bien voulu se charger gracieusement de ce lourd travail, elle peut en retour afficher sur son site une des revues de géographie franco- phone les plus riches en documents sur le plan historique. Pour Le Globe, qui a toujours été diffusé en bibliothèque (plus d’une centaine aujourd’hui, mais le chiffre est à la baisse à cause du manque de place dans les bibliothèques), c’est une manière d’atteindre un public beau- coup plus vaste. C’est aussi une façon d’être plus présent sur les bases de données scientifiques contemporaines telle Google Scholar, qui sont devenues, qu’on le veuille ou non, des faiseurs de rois et de reines sur le plan scientifique. Le Globe conserve aussi sa version papier, d’abord pour le plaisir de la lecture, celui des membres de la Société de Géographie (plus de deux cents) qui la reçoivent en primeur, et ensuite, parce que certains articles imprimés n’obtiennent pas l’autorisation d’être diffusés en ligne : c’est le cas par exemple du passionnant entretien entre Jean-Louis Tissier et Julien Gracq paru dans le tome 146 en 2006. Ce sont soit des éditeurs soucieux de leurs droits qui empêchent cette mise en ligne, soit des auteurs qui désirent conserver une certaine confidentialité à leurs écrits. Ces retenues sont parfaitement compréhensibles. Dans un contexte d’économisation de la recherche, Le Globe refuse d’emboîter le pas aux périodiques soumis aux grands groupes finan- ciarisés qui vendent leurs produits à des prix toujours plus élevés. Des abonnements annuels valant quarante fois le prix du Globe ne sont pas rares aujourd’hui parmi les « bonnes revues » anglo-saxonnes. Cette politique est ruineuse pour les bibliothèques : les établissements des pays les moins avancés ne sont capables d’y souscrire. Même la bibliothèque de notre université doit contingenter de manière drastique de telles revues, ce qui crée d’ailleurs des tensions. La recherche produisant des résultats à court-terme est favorisée dans un monde qui recherche la rentabilité. Il en résulte une perte d’origi- nalité, un langage plus sec, ainsi que le plus souvent, un manque d’approfondissement théorique et historique des sujets traités. Les articles des revues scientifiques ont une durée de vie de plus en plus courte ; Le Globe cherche à se démarquer de cette tendance, bien que la durée de vie d’un article soit très imprévisible. Notre comité de lecture préfère sélectionner quatre ou cinq articles fouillés que d’en imprimer

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une douzaine fractionnant leur sujet. Cela dit, nous devons être très attentifs aux nouvelles générations qui préfèrent souvent publier des articles courts, par logique d’accumulation et par manque de temps. La concision en soi n’est pas un défaut ; c’est l’absence de travail sur le langage qui en est un. Comme Le Globe doit toucher aussi bien des géographes que des non géographes, il doit se garder d’éditer des articles au jargon incom- préhensible. Le Globe a toujours cultivé une langue scientifique à conso- nance littéraire – on le découvre en relisant ses anciens numéros ; il compte poursuivre dans cette voie. Son comité croit aux échanges non rétribués, aux dons, à une forme démocratique du savoir, accessible au plus grand nombre. La mise à disposition numérique de la revue en libre accès, sans barrière temporelle, illustre cette volonté. C’est un défi que nous sommes fiers de relever dans notre cent cinquante-cinquième année d’existence !

Principaux contributeurs du Globe (d’après persee.fr : nombre d’articles et de communications et période de publi- cation) Antoine Bailly : 8 (1985-2013) Edgar Aubert de la Rüe : 9 (1933-1969) Charles Biermann : 5 (1925-1935) Alfred Bertrand : 11 (1884-2000) Alfred Boissier : 6 (1895-1916) John Briquet : 6 (1895-1921) Paul Bonna : 6 (1916-1924) Albert Brun : 9 (1907-1920) Jean Brunhes : 5 (1898-1907) Charles Burky : 40 (1918-1961) Emile Candaux : 13 (1963-2000) André Chaix : 38 (1907-1953) Emile Chaix : 38 (1885-1925) Paul Chaix : 90 (1866-1901) Robert Chodat : 11 (1901-1926) Ruggero Crivelli : 18 (1985-2011) Arthur D’Arcis : 11 (1887-1903) Henri Bouthillier de Beaumont : 19 (1864-2000) Arthur de Claparède : 62 (188-1911) L.-H. De La Harpe : 8 (1871-2000)

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Marguerite Dellenbach : 16 (1932-1962) Eugène de Budé : 10 (1866-1879) Henri de Saussure : 10 (1862-1924) Paul Dubois : 43 (1921-1948) Philippe Dubois : 5 (1960-1994) Marc Dufour : 5 (1892-1908) Edouard Dufresne : 20 (1879-1897) Louis Duparc : 19 (1898-1930) Lucien Gautier : 34 (1895-1923) Raoul Gautier : 37 (1888-1930) Egmont Goegg : 87 (1887-1935) Paul Guichonnet : 21 (1954-1988) André Hartmann : 6 (1900-1908) Charles Hussy : 10 (1973-2010) Gianni Hochkofler : 6 (1998-2013) Henri-A. Junod : 5 (1923-1929) Henri-Philippe Junod : 7 (1897-2000) Henri Lagotala : 11 (1920-1954) Bertrand Lévy : 30 (1984-2013) Alexandre Lombard : 11 (1868-1880) Augustin Lombard : 9 (1931-1970) Georges Lobsiger : 33 (1942-1973) Ella Maillart : 4 (1936-1961) Albert Margot : 6 (1932-1938) Louis Magnin : 9 (1965-1991) Rafael Matos : 6 (1990-2002) Frédéric Montandon : 17 (1925-1961) George Montandon : 37 (1912-1935) Raoul Montandon : 37 (1914-1937) Christian Moser : 10 (1974-2013) Edouard Naville : 7 (1886-1911) Henri Onde : 11 (1948-1970) Charles Perron : 6 (1891-1904) Eugène Pittard : 59 (1896-1958) Claude Raffestin : 11 (1967-2003) Raymond Rauss : 12 (1977-1988) A. Revaclier : 16 (1903-1907) Pierre Revilliod : 6 (1925-1951) Gustave Rochette : 6 (1888-1890) William Rosier : 21 (1876-1924) Marc-R. Sauter : 6 (1942-1960)

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Renato Scariati : 8 (1984-2013) Jean Sesiano : 5 (1980-2012) Ernest Stroehlin : 15 (1890-1905) Jean-Claude Vernex : 15 (1975-2004) Marc Vuagnat : 5 (1949-1962) Michel Véniukoff ou Vénukoff, 14 (1878-1887) René Zwahlen : 10 (1964-2012) …et aussi : Jean-Baptiste Bing, Cristina Del Biaggio, Maria A. Borrello, Philippe Braillard, Laurent Bridel, Sylvain Briens, Frédéric Chiffelle, Paul Claval, Jérôme David, Bernard Debarbieux, Max Derruau, Guillaume Henri Dufour, Juliet Fall, Maria Gal, Lionel Gauthier, Roger Girod, Julien Gracq, Hubert Greppin, Silvio Guindani, Arnold Guyot, Irène Hirt, Eduard Imhof, Jean Juge, Jean Labasse, Jean-Bernard Lachavanne, Roderick Lawrence, André Leroi- Gourhan, Cyrus Mechkat, Léon Metchnikoff, Gustave Moynier, Jean-Paul Moreau, Mathieu Petite, Jean-Luc Piveteau, Bernard Poche, Sven Raffestin, Elisée Reclus, André-Louis Sanguin, Jean-François Staszak, Frédéric Tinguely, Paul Veyret, Claude Weber, Joseph Wertheimer, Filippo Zanghi, Christophe de Ziegler…

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Façade du Palais de l’Athénée donnant sur les Bastions, siège de la Société de Géographie de Genève (SGDG) de 1864 à 2007. Le palais fut construit par le banquier Jean-Gabriel Eynard et son épouse Anna Eynard-Lullin à côté de leur demeure, le Palais Eynard. Cette situation rapprochait la Société de Géographie de la Société des Arts, de l’Université et d’autres sociétés savantes. J.-G. Eynard étair l’oncle d’Henri Bouthillier de Baumont, dont la maison du Calabri était située à quelques pas, au 6 rue de la Croix-Rouge (photo : B. Lévy).

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Maison du Général Guillaume Henri Dufour (1787-1875), qui y vécut de 1845 à 1875. Cette demeure est située en retrait de la rue de Contamines, au no 9A, dans le prolongement sud-est de la rue de Beaumont. Elle abrite aujourd’hui le Cercle du Général G. H. Dufour et pas moins de 25 sociétés. Le 14 août 1860, G. H. Dufour écrivit à H. B. de Beaumont pour souscrire au Bulletin de la Société de Géographie qui deviendra Le Globe en 1866. Sa lettre manuscrite est aujourd’hui en ligne (http://www.persee.fr/doc/ globe_ 0398-3412_1965_num_105_1_999). G. H. Dufour devint le fidèle biblio- thécaire de la SGDG en 1863, et ce, jusqu’à sa mort. Il léguera une impor- tante collection cartographique (photo : B. Lévy).

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A environ 200 m au sud de la maison Dufour se trouve la maison de maître d’Alfred Bertrand (1856–1924), aujourd’hui dédiée à la petite enfance. A. Bertrand hérita de cette bâtisse et du domaine (l’actuel parc Bertrand) par son épouse. Sa fortune lui permit d’entreprendre des tours du monde et des explorations en Afrique. Il était missionnaire protestant et dénonçait les ravages de l’alcool. Dans cette demeure eut lieu l’une des réceptions offertes lors du Neuvième Congrès International de Géographie, 27 juillet-6 août 1908. En 1940, sa veuve légua l’entier de sa propriété à la Ville de Genève ainsi que ses 1720 photographies au Musée d’ethnographie de Genève, fondé et dirigé par Eugène Pittard, de 1901 à 1951 (photo : B. Lévy).

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Le Muséum d’histoire naturelle, sis 1 route de Malagnou, accueille depuis 2007 le siège de la Société de Géographie de Genève. Edifice moderniste bâti en 1965- 66, il dispose d’une aula (au premier-plan) où prennent place ses conférences. Le transfert de l’Athénée au Muséum fut décidé en 2010, pour des raisons de commodité (photo : B. Lévy).

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COMPTES RENDUS

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PARFUM DE JASMIN DANS LA NUIT SYRIENNE DE SARAH CHARDONNENS1 UN PREMIER RÉCIT DE VOYAGE, UN CHEF-D'ŒUVRE

Bertrand LÉVY Département de Géographie et Global Studies Institute, Université de Genève [email protected]

Après des études en sciences politiques à Lausanne, Paris et Genève, l'auteure va vivre le sort de cette nouvelle génération qui ne trouve pas son lieu de fixation professionnelle immédiatement. Elle enchaîne les « petits boulots », des stages humanitaires entre autres, mais elle saura en tirer profit, en se défixant d'abord à Paris – où Hubert Védrine sera son professeur –, Paris où elle se sentira « grandir »2, et en vivant au Liban, en Jordanie, en Syrie, en Irak. Ces expériences diverses qui traduisent une difficulté de vivre contemporaine plus qu'une instabilité professionnelle profiteront probablement à Sarah Chardonnens ; elle saura en tirer tout le suc nécessaire pour créer ce qu'on appelait au temps du compagnonnage, un chef-d’œuvre, l’œuvre qui clôt la période d’apprentissage. Pourquoi ce livre, écrit par une Suissesse encore dans la vingtaine, se détache-t-il des récits de voyage que j'ai lus récemment ? D'abord parce qu'il n'est pas le fait d'un faiseur ou d'une faiseuse, genre qui prolifère dans la littérature actuelle. Les lecteurs aguerris décèlent tout de suite les grosses ficelles d’un auteur qui parle complaisamment de lui, en s'adonnant à l'écriture d'une manière plus appliquée qu'inspirée. Le livre de Sarah Chardonnens échappe à ces défauts de l'époque ; il relate des expériences authentiques dans un style qui est le sien : direct, accessible, parfois brut de décoffrage, mais surtout, il est plein d'allant, de panache, et de hardiesse. Il sort complètement des sentiers battus par l'actualité, et pourtant, il nous renseigne mieux que nombre d'analyses politiques sur la situation de cette région qui fut l'un des berceaux de la civilisation.

1 L’Aire, Vevey, 2015, 261 p., 6 p. ill. 2 Madeleine Caboche et Sarah Chardonnens, Emission Détours, RTS, Radio la 1ère , 8.6.2015. http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/detours/6808540-detours- du-08-06-2015.html#6808539.

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C'est que l'auteure est parfaitement au fait des us et coutumes de l'analyse politique internationale ; j'ai encore dans l'oreille le discours d'un expert qui parlait du Printemps arabe d'une manière enthousiaste et indifférenciée. Or, Sarah Chardonnens, qui connaît bien le Maghreb et le Proche-Orient, montre qu'il n'en était rien dès le début : la situation différait du tout au tout d'un pays à l'autre ; chaque nation suit sa trajec- toire historique et politique propre. Ce n'est pas le moindre mérite de ce livre que de remettre à leur place lesdits experts qui n'ont rien vu venir de la tragédie syrienne. Le premier trait de ce récit de voyage est de partager l'expérience du peuple, de montrer comment vivent les gens dans la Syrie du printemps 2011, et la manière dont ils font face. Nous sommes situés par consé- quent aux antipodes du récit de voyage exotisant et orientalisant, un genre répandu dans la littérature française. Nous sommes plutôt plongés dans la réalité d'aujourd'hui, une réalité que les médias nous dépeignent comme sombre et sans espoir. Paradoxalement, l'auteure, dans ses moments les plus difficiles, trouve toujours des raisons d'espérer dans ce pays. Les récits de voyage fondateurs possèdent presque toujours un moyen de déplacement qui devient légendaire avec le temps. C'est Robert Louis Stevenson avec son âne bâté qui parcourt les Cévennes, Jack Kerouac avec sa voiture naufragée hurlant sa musique, Jack London avec le Snark, son voilier, ou le futur Che en motocyclette à travers l'Amérique latine3. Sarah Chardonnens inaugure une pratique, celle de la jeune femme qui n'a aucune notion de mécanique, et qui s'achète une moto sur place, en Syrie. Non pas une moto rutilante de grosse cylindrée, mais une moto chinoise d'occasion, rafistolée, une 125 cm3, engin fragile au fonctionnement irrationnel qui répond parfois positivement aux coups de pied que lui donne sa monteuse. Elle évoque « la liberté de la selle » qu'elle a connue jeune fille, à cheval et à bicyclette, qui est mouvement, vitesse, vision cavalière du paysage, et qui est modérée par les soins que l'on apporte à sa monture. C'est l’occasion de rencontres improvisées, non pas avec des intellectuels triés sur le volet, mais, par exemple, avec

3 Ernesto Guevara, Voyage à motocyclette. Latinoamericana. Carnets de voya- ge, trad. de l’espagnol par Martine Thomas, Mille et une nuits, Paris, 2007.

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des motards pour qui l'entraide signifie encore quelque chose. Yi Fu Tuan le disait déjà : là où la société fonctionne bien, les individus ne sont plus solidaires ; là où elle fonctionne mal, ils s’entraident. Rouler en moto ne suffit pas à faire de la bonne littérature. C'est plutôt l'incongruité des situations qui nous captive dès le début et tout au long de cette chevauchée commencée dans le désert syrien et qui se termine à La-Tour-de-Peilz – avec une remontée finale de la Botte, un des moments forts du livre, qui se double d'un voyage vertical dans la mémoire. Une jeune femme, cheveux au vent, en sandales, sans casque, dénuée de tout appareillage high-tech, traverse la Syrie, désarmée, et c'est justement parce qu'elle s'expose de son être entier qu'elle est plus apte à la rencontre, la dimension fondamentale de son récit. Comme dans le Voyage à motocyclette d’Ernesto Guevara, les descriptions de paysage sont extrêmement sobres voire inexistantes, mais curieusement, cela ne nuit en rien à la fascination qu'éprouve le lecteur pour le pays qu'elle traverse. Cendrars le disait déjà : trop de géographie nuit à la géographie. « En fin d'après-midi, j'atteignis finalement la splendide Palmyre. Je passai sous l'un des imposants arcs de triomphe. Le théâtre, l'agora et les colonnes des temples étaient baignés dans la lumière orangée du soir »4. Les images de ce site archéologique aujourd'hui aux mains des fana- tiques sont tellement nombreuses qu'une description poussée pourrait être de trop5. Si le lecteur se laisse envoûter par le parfum d'aventure du livre, c'est qu'il se fait voyeur aussi : il guette la prochaine défaillance de la moto qui entraînera sa conductrice dans des expériences invraisemblables ; il y a la possibilité des mauvaises rencontres qu'une jeune femme au physique attrayant peut susciter, mais curieusement – ou plutôt pas si curieusement que cela – rien n'arrive de trop cruel, car nous sommes encore dans une civilisation où les individus tiennent parole. Sarah Chardonnens fait confiance, elle croit à sa bonne étoile, et elle a raison : là où il y a des gens qui s’entendent, il y a l'espoir d'une fraternité, qui se concrétise le plus souvent. Comme lors d’un début de nuit quand elle crève un pneu et qu’elle est recueillie par deux bédouins à moto (tiens !

4 Sarah Chardonnens, op. cit., p. 63. 5 On lira à ce sujet le livre de Paul Veyne, Palmyre, l'irremplaçable trésor, Albin Michel, Paris, 2015.

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les bédouins ne vont-ils plus à dos de chameau ?). L’auteure, qui n'a rien d'une naïve, s'assure que les deux hommes vivent avec femme et enfants et se laisse emporter. Elle passera la nuit sous une couche de cinq peaux de moutons, chez des gens qui lui offrent tout parce qu’ils n’ont rien. Il y aurait encore tant à dire sur le passage de la frontière, froid à l'entrée de l'Union Européenne (en Grèce), chaleureux en Italie, inexis- tant en Suisse au col du Grand Saint-Bernard (on s’y attendait). Ou sur le seul accident sérieux qui survient, sur un rond-point à 10 kilomètres de La-Tour-de-Peilz, après tous ces kilomètres parcourus sur des routes autrement plus accidentées. Comme si le danger permanent vous préservait en quelque sorte. Ajoutons que l'auteure est italienne par sa mère, qu'elle voit l'Italie non comme une étrangère mais comme une autochtone de la mémoire. Avant d'aborder le retour en Suisse, qui retrace son cheminement personnel, sa recherche d'idéal non pas brisé mais rendu plus lucide par le lessivage de l'expérience, j'ai noté en haut de page : "Gd livre". Avec Parfum de jasmin dans la nuit syrienne, Sarah Chardonnens entre dans le cercle des femmes qui ont su faire rimer aventure et littérature : Isabelle Eberhardt, Alexandra David-Néel, Ella Maillart...

Sarah Chardonnens. Autoportrait photographique, Beyrouth, 2012.

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INDIAN ROADS UN VOYAGE DANS L’AMÉRIQUE INDIENNE DE DAVID TREUER1

Irène HIRT CNRS – ADESS (Aménagement, Développement, Environnement, Santé et Sociétés) Universités de Bordeaux [email protected]

Dans le nord du Minnesota, non loin des sources du Mississipi, vous verrez peut-être un panneau […]. Si vous roulez, et c’est probable puisque nous sommes en Amérique, ce panneau est bien vite derrière vous et oublié. Pourtant, la vie n’est pas vraiment la même selon qu’on est d’un côté ou de l’autre de cette limite. Difficile de dire en quoi exactement (p. 13).

Cet ouvrage « traite de ce qu’on trouve derrière ce panneau et les autres, identiques, plantés en terre américaine » (p. 37) : les réserves amérindiennes aux États-Unis. Constituées vers le milieu du XIXe siècle, ces dernières avaient pour objectif de contenir, déplacer et sédentariser les populations amérindiennes sur des portions de territoire réduites et limitées, afin d’ouvrir le reste des terres à l’expansion et à la coloni- sation européennes. On recense trois cent dix réserves aux États-Unis, totalisant 2,3% du territoire national, et réparties dans plus de trente États2. Elles se situent pour la plupart dans les derniers endroits à avoir été colonisés : les Grandes Plaines, le Sud- et le Nord-Ouest, et le long de la frontière canadienne, depuis le Montana jusqu’à New York. Si cer- taines réserves sont aussi étendues qu’un État, d’autres sont « si petites que, pour un peu, le panneau recouvrirait presque les terres qu’il désigne » (p. 14). Toutes les tribus amérindiennes n’ont pas forcément de

1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par D. Laruelle, Albin Michel, Paris, 2014, 420 p. [Édition originale : Rez life. An Indian's Journey Through Reservation Life, Grove/Atlantic, NY, 2012]. 2 Chiffres donnés dans l’ouvrage. Cf. également la carte de répartition des réserves, p. 10-11.

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réserve3 ; les politiques d’assimilation culturelle ont en outre amené de nombreux Amérindiens à migrer vers les grandes villes, loin de leur communauté d’origine ; enfin, la politique de division des terres collec- tives en parcelles individuelles, mise en œuvre à partir de la fin du XIXe siècle, a conduit au morcellement des réserves, et à l’appropriation d’une partie des terres de réserve par des non-Indiens. Et pourtant, aujourd’hui, les réserves continuent à constituer le lieu de vie de nom- breux Amérindiens, tout en s’avérant un puissant marqueur d’identifi- cation ; à tel point que certains ont fait de Rez life – littéralement « la vie sur la réserve » – un motif de tatouage (p. 36). L’auteur, David Treuer, est né en 1970 d’un père juif autrichien, émigré aux États-Unis, et d’une mère ojibwée4, première femme indienne juge dans l’État du Minnesota. Treuer a grandi dans la réserve de Leech Lake, dans le nord du Minnesota. Titulaire d’un doctorat en anthropologie et professeur de littérature à l’University of Southern California, il est aussi un écrivain reconnu aux États-Unis5. Après plusieurs romans salués par la critique (Little, Comme un frère, Le Manuscrit du Docteur Apelles), Indian Roads constitue sa première œuvre de non fiction. L’ouvrage, à la fois autobiographique et journa- listique, est susceptible de contenter un lectorat varié : d’une part, le grand public qui y rencontre un incontestable conteur d’histoires, ayant l’art de vulgariser des thèmes aussi complexes que l’identité et la culture indiennes, ou encore les cadres législatifs régulant la vie sur les réserves, sans jamais tomber ni dans les clichés, ni dans le jargon scientifique ; d’autre part, les chercheurs, qui y trouvent une mine d’informations historiques, sociologiques et géographiques sur les relations entre Indiens et non-Indiens aux États-Unis, et un regard « de l’intérieur »

3 564 tribus sont reconnues au niveau fédéral. « Tribu » (tribe) : terme usuel aux États-Unis pour désigner les groupes ou nations amérindiennes, dénué de connotation péjorative. 4 Ojibwé (ou Anishinaabeg, Chipewa) : une des plus grandes nations amérin- diennes du Canada et des États-Unis. Les Ojibwés vivent principalement dans les États américains du Michigan, Wisconsin, Minnesota et du Dakota du Nord, ainsi que dans la province canadienne de l’Ontario. 5 Son frère, Anton, professeur de langue ojibwée, est également auteur de nom- breux ouvrages sur la culture, la langue et l’histoire ojibwées, et plus géné- ralement amérindiennes.

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exceptionnel sur les réserves amérindiennes, qui se veut à la fois engagé et lucide, sans cacher sa subjectivité. « Pour le meilleur et pour le pire, c’est ici ma vision de notre vécu » (p. 420), précise Treuer dans une note méthodologique en fin d’ouvrage, laquelle explicite également les sources d’information mobilisées (entretiens effectués par l’auteur, articles de presse, références historiques et anthropologiques). Dans l’introduction, Treuer part du suicide par balle de son grand- père et des interrogations que cet événement a suscité en lui, pour annoncer son parti pris quant à la description des réserves, ces lieux qui, à ses yeux, « ne ressemblent à aucun autre lieu sur terre » (p. 37) : il s’agit de dépasser la vision négative prédominante dans l’opinion publique américaine, y compris indienne, qui tend à associer les réserves à des ghettos : « Quand on pense à nous, on pense à ce que nous avons perdu, à ce à quoi nous avons survécu. En général, nos réserves sont décrites comme des lieux de misère, envahis par la drogue, la crimi- nalité, où la vie est dure, violente et brève. » (p. 18). « Mais », ajoute-t-il plus loin, « ce n’est pas là toute l’histoire. Les réserves et les Indiens qui y vivent ne sont pas les simples victimes du rouleau compresseur blanc. Et ce que l’on trouve sur les réserves ne se limite pas à des cicatrices, des larmes, du sang et de nobles sentiments. Il y a de la beauté dans la vie des Indiens, il y a aussi du sens et des liens tissés de longue date. Nous aimons nos réserves. » (p. 20). Le livre est structuré en six chapitres, chacun d’eux débutant par la description d’un événement, d’une histoire ou d’une expérience indivi- duelle donnant vie et épaisseur au thème plus général abordé : la souveraineté des tribus (chapitre 1 et 2) ; l’exercice de la justice amérin- dienne et l’affirmation de droits civiques et sociaux des Amérindiens (chapitre 3) ; les problèmes de logement dans les réserves et l’éducation des enfants (chapitre 4) ; le développement des casinos et des maisons de jeux sur le territoire des réserves (chapitre 5) ; le maintien de la langue et de la culture amérindiennes, les processus d’assimilation culturelle, et les enjeux identitaires (chapitre 6). Chaque thème est l’occasion pour l’auteur de dépeindre les réserves, leur paysage et leur aménagement, ainsi que leurs habitants et leurs parcours de vie, souvent bouleversants. Les récits laissent entrevoir l’admiration et la tendresse de Treuer pour ces enfants, ces femmes et ces hommes qu’il présente comme autant d’exemples de résilience individuelle et sociale. A l’exception des

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données sociologiques et historiques générales, livrées à l’échelle du pays, et du chapitre sur les casinos, les descriptions portent sur les réserves ojibwées de l’État du Minnesota (Leech Lake, Red Lake, Mille Lacs, White Earth, Lac Courtes Oreilles, etc.). Dans la suite de ce compte-rendu, trois aspects seront développés : la souveraineté, les casinos et l’identité indienne. S’ils révèlent des enjeux territoriaux, identitaires et culturels propres aux réserves amérindiennes, ils montrent aussi la profonde imbrication de ces dernières dans la construction de la nation et de l’État américains. En d’autres termes, ils mettent en évi- dence le fait que la réserve est le « lieu qui, paradoxalement, est le moins et le plus américain en ce XXIe siècle » (p. 38). Selon Treuer, la question de la souveraineté amérindienne est très mal comprise, tant par les non-Indiens que par les Indiens eux-mêmes (p. 49). La création des réserves au XIXe siècle a donné lieu à la négociation de traités entre le gouvernement américain et les nations amérindiennes. Outre les terres réservées sur lesquelles les Indiens étaient censés pouvoir vivre de manière autonome, les traités leur accordaient des droits de chasse, de pêche, de cueillette et d’exploitation forestière qui s’étendaient souvent à des territoires précédemment contrôlés par la tribu : les « terres cédées ». A l’époque, les Amérindiens étaient convaincus d’avoir effectué une opération « gagnant-gagnant » (p. 98). Ils ne se doutaient pas que les terres cédées feraient très vite l’objet d’une surexploitation économique par les colons blancs ; au point que la terre se déroberait autour d’eux et qu’ils ne pourraient plus y pratiquer leurs activités de subsistance. « C’était comme s’ils vivaient sur des îlots » (p. 99), fait remarquer Treuer qui met en évidence la désarticulation sociale et territoriale de la société amérindienne face à cette pression sur ses terres et territoires. Durant la première moitié du XXe siècle, la majorité des Indiens ignorait détenir des droits garantis par traité : « Sur de nombreuses réserves divisées en parcelles, fractionnées par les lois successives, ouvertes aux intérêts économiques comme l’exploitation forestière ou minière, les Indiens luttaient pour leur survie. Avec la mise en place des pensionnats, les parents ne contrôlaient même pas le destin de leurs enfants ; ils n’avaient aucune idée des droits que leur donnaient les traités et pas davantage l’énergie nécessaire à les défendre » (p. 108). Ce n’est qu’à partir des années 1960 et 1970, simul- tanément au développement d’un mouvement politique amérindien,

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qu’une lutte s’est engagée pour reprendre le contrôle sur ces droits garantis par traité. Treuer, tout en plaidant fermement pour la défense de ces derniers, n’en reste pas moins critique. D’après lui, la réaffirmation de la souveraineté s’est accompagnée d’avantages, mais aussi de responsabilités. Or, dans bien des cas, les droits garantis par traité ont donné lieu à une nouvelle surexploitation des ressources naturelles, effectuée cette fois par les Indiens eux-mêmes, comme ce fut le cas de la surpêche du doré jaune sur la réserve de Red Lake, dans les années 1990. « Ironiquement », suggère l’auteur, « les Indiens, longtemps imaginés (par nous-mêmes et par les autres) comme « les gardiens de la terre », à savoir comme possédant, de par leur culture ou leur sang, un rapport unique et sain au monde naturel, sont, dans de nombreux cas, les premiers responsables de la destruction de l’écosystème qui nous a donné vie » (p. 73). Le développement des casinos sur les réserves est lui aussi lié à l’exercice de la souveraineté indienne. Il est né de la tension entre les droits tribaux, la loi fédérale et celle des États, plus particulièrement d’une jurisprudence, prononcée en 1976 par la Cour suprême des États- Unis. Cette jurisprudence a exempté un couple ojibwé d’un impôt préle- vé par l’État du Minnesota sur leur mobile-home situé sur les terres de la réserve de Leech Lake (affaire Bryan v. Itasca County). Selon la Cour, les États n’avaient le droit ni de lever des impôts ni de réglementer sur les réserves, cela en vertu du statut de « nations domestiques dépen- dantes » des tribus indiennes. Ce jugement a ouvert la voie à la légalisa- tion des casinos et des maisons de jeu sur les réserves. Treuer ne cache pas son émerveillement devant les transformations que ce développe- ment a entraînées. Il raconte comment des paysages de misère et de « zone », avec leurs maisons préfabriquées délabrées et leurs carcasses de voiture, ont été remplacés par des paysages de faste et de prospérité, tout simplement inimaginables quelques années auparavant. C’est le cas de la réserve de la mission de Cabazon, en Californie : « Nous avons vu construire le Morongo Casino, avec sa station balnéaire et thermale, nous l’avons vu monter depuis les contreforts de Coachella Valley, au nord et à l’ouest de Palm Springs, se dresser, monolithique, tel le Colosse de Rhodes. On peut le voir à vingt-cinq kilomètres à la ronde, flèche anguleuse, solide, couleur de basalte, jaillie des éboulis de la vallée, plus semblable à quelque artefact ancien qu’à une destination de luxe. […].

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Des casinos comme celui-ci – en moins joli sans doute – s’élèvent un peu partout à travers l’Amérique. Ils se dressent au-dessus des marais, des banlieues, se nichent dans les forêts, se perchent sur les falaises et surplombent des lacs » (p. 275). Les membres de la tribu de la mission de Cabazon, propriétaires du Morongo Casino, étaient désespérément pauvres jusque dans les années 1980. Aujourd’hui, ils sont multi- millionnaires. Les effets sur les collectivités amérindiennes ne se sont pas fait attendre non plus : les bénéfices engendrés par certains casinos ont permis de financer des infrastructures jusque-là insuffisantes voire inexistantes sur les réserves (hôpitaux, maisons de retraite, écoles, etc.), et de contribuer à la renaissance des langues et cultures indiennes, notamment à travers les prix distribués au cours des pows-wows. Des tribus comme les Cabazons, Ojibwés de Mille Lacs ou Séminoles sont devenues les plus gros employeurs de leur région respective, les derniers ayant même acheté la franchise du Hard Rock Café. Mais surtout, ces nouveaux revenus ont permis de financer l’agrandissement et la recons- titution du territoire de certaines réserves, par le rachat de terres perdues ou usurpées au cours des deux derniers siècles, favorisant ainsi un véritable processus de décolonisation. Cependant, le tableau n’est pas tout rose. Comme le souligne Treuer, tous les casinos ne rapportent pas forcément de l’argent, surtout ceux qui sont trop éloignés des centres urbains. Et une majorité des réserves continue à rester pauvre. Enfin, les richesses engendrées par les casinos ont eu des effets complètement inattendus sur le plan identitaire. Treuer s’attaque à cette question politiquement sensible dans le dernier chapitre, en lien avec les règles fondées sur la génétique et le « degré de sang », invoquées par les conseils tribaux pour déterminer qui a le droit d’être un membre inscrit de la réserve6. Pendant des siècles, nous dit Treuer, les frontières culturelles ont été fluides : les tribus indiennes avaient différentes façons d’inclure ou d’exclure autrui. Par exemple, certaines d’entre elles pratiquaient l’« adoption » d’enfants indiens (et souvent de Blancs), capturés ou enlevés, afin de remplacer les enfants et hommes victimes de la guerre ou de la maladie. Ce n’est qu’à

6 Voir aussi Treuer, D. (2011) “How Do You Prove You’re an Indian?”. New York Times, 20 décembre, http://www.nytimes.com/2011/12/21/opinion/for- indian-tribes-blood-shouldnt-be-everything.html?_r=1.

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les frontières culturelles ont été fluides : les tribus indiennes avaient différentes façons d’inclure ou d’exclure autrui. Par

Le riz sauvage constitue, encore aujourd’hui, une source d’alimentation fonda- mentale pour de nombreuses sociétés amérindiennes en Amérique du Nord. Treuer consacre plusieurs très belles pages à sa récolte, une véritable affaire de famille rassemblant jeunes et plus vieux. « Gathering wild rice ». Illustration de S. Eastman. Source : Eastman, Mary, 1853. The American aboriginal portfolio, Philadelphia : Lippincott, Grambo& Co, p. 53 [numérisé par the Internet Archive , https://archive.org/details/americanaborigin00east].

partir des années 1930 que le degré de sang est devenu la norme pour établir l’appartenance sur laquelle repose la question de la nationalité indienne. Or, il s’agit là d’un héritage colonial qui se réfère entre autres aux pratiques des anthropologues mandatés par le gouvernement au XIXe siècle afin de déterminer, sur la base de critères purement physiques, qui était Indien ou non, et donc qui était jugé « capable » ou non de com- prendre les tenants et aboutissements de la propriété foncière ; un méca- nisme qui a largement contribué à déposséder les Indiens de leurs terres. Treuer dénonce le fait que la réappropriation du critère génétique par les conseils tribaux est aujourd’hui motivée par des questions de cupidité plutôt que d’identité, puisqu’elle permet notamment d’exclure de

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nombreuses personnes des bénéfices générés par le développement économique des réserves, en particulier grâce aux casinos, et de les priver des droits garantis par traité. En outre, l’une des conséquences paradoxales de ce choix politique est qu’en dépit du fait que les Indiens ont le taux de croissance démographique le plus élevé des États-Unis, le nombre officiel de membres de certaines tribus diminue. Treuer en appelle donc à la responsabilité des Indiens : en confondant la race et la culture, s’insurge-t-il, « l’on se demande encore si, à se battre pour que l’inscription continue d’exister, nous ne sommes pas en train d’adopter un système d’exclusion qui sert le gouvernement des États-Unis mais qui ne nous vaut rien » (p. 372). L’auteur s’avère tout aussi critique à l’égard de cette autre « guerre de l’identité » (p. 375) qui consiste, pour un(e) Indien(ne), à évaluer l’authenticité culturelle d’un(e) autre Indien(e) à partir de critères territoriaux, soit de sa résidence sur ou hors de la réserve. L’auteur plaide en définitive pour une conception de la culture et de l’identité amérindiennes résolument ouverte et dynamique. La défense de la tradition et le maintien des langues amérindiennes demeurent cependant centraux à ses yeux, afin de pouvoir contrer les processus d’assimilation culturelle et d’« américanisation » des Amérin- diens. Car, affirme Treuer, en perdant les langues « nous perdrons la beauté – la beauté du particulier, la beauté du passé et des subtilités d’une langue faite à la mesure de l’espace que nous occupons dans ce monde » (p. 391). Dans le dernier chapitre, Treuer donne corps à cette lutte en dialoguant avec des activistes du renouveau linguistique qui mettent sur pied des écoles de langue indienne dites en « immersion totale » dans certaines réserves. Il insiste sur le fait que cette lutte doit être considérée comme une conséquence de la modernité, plutôt qu’un retour au passé (p. 389). Pour conclure, par ce voyage dans les réserves amérindiennes, l’auteur nous fait découvrir un univers et une géographie insoupçonnés. Mais la portée de son propos est plus générale : pour lui, « comprendre les Indiens d’Amérique, c’est comprendre l’Amérique » (p. 38). Et c’est en effet là, la contribution majeure d’un tel ouvrage, que de nous faire entrevoir que les États-Unis, à l’instar des autres pays des Amériques, ne se sont pas construits, et ne se construiront sans doute jamais, sans une prise en compte et une reconnaissance véritables de leurs premiers habitants.

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DICTIONNAIRE AMOUREUX DE LA BOURGOGNE DE JEAN-ROBERT PITTE1

Jean-Baptiste BING Département de Géographie et Environnement, Université de Genève [email protected]

Les éditions Plon ont déjà consacré plusieurs « Dictionnaires amou- reux » à des territoires ou des espaces (Inde, mer, Loire, Alsace…) et d’autres avaient déjà été écrits par des scientifiques (Claude Allègre, Trinh Xuan Thuan…). Venant compléter cette liste, voici donc le Dictionnaire amoureux de la Bourgogne. Ça c’est de la belle ouvrage ! Érudit et truculent, humaniste rabelaisien, drôle autant que sérieux, polémiste et scientifique – du Jean-Robert Pitte comme on l’aime… Au fil des pages l’auteur nous promène, tel un guide, à travers les quatre départements de l’actuelle région administrative – plus quelques digressifs pas de côté si le sujet (ou le plaisir) l’exige : Bugey voisin de la « Bresse », Belgique dont l’histoire se mêle à celle des « Ducs », balcon parisien où s’ébroue quelqu’« escargot », Franche-Comté bientôt mariée de gré ou de force – et même « Bordeaux »... Hormis ces écarts, le lecteur parcourt les pays bourguignons avec les 105 entrées en guise de balises. On ne sera pas étonné que, dans l’ensemble, dominent de grands thèmes chers à l’auteur – gastronomie et vin, politique, spiri- tualité, paysage –, mettant en avant l’intrication des lieux et des hommes dans un enrichissement mutuel : aucun toponyme (villes et villages : « Auxerre », « Dijon »…, cours d’eau : « Saône », « Seine »…, site : « Solutré »…) n’est pensable sans les évènements historiques – avérés (« Lanturelu ») ou, quoiqu’en dise le maître écrivain, encore sujets à controverse (« Alésia » et sa localisation) – qui l’ont fait, et d’où émergent quelques individualités puissantes (saint Bernard de Clairvaux, le chanoine Kir, le couple Loiseau…) ainsi que témoins de savoir-faire parfois en voie de disparition (la « lettre "r" » rrroulée à la bourrr- guignonne) mais souvent bien vivants (« Bouteille bourguignonne », « Cocotte »…), parmi lesquels la vigne, ses produits et ses hauts-lieux (« Beaune », « Meursault »…) figurent en vedette. On se réjouira, donc, de voir voisiner la prestigieuse « Romanée- Conti » et l’industrielle « Creusot (Le) », l’académicien « Buffon » et

1 Plon, Paris, 2015, 690 p.

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l’hilarante Grande Vadrouille (et j’ajouterai, à titre personnel, deux des personnages d’« Auxerre » qui ont marqué mon enfance : Cadet Rousselle et Guy Roux). Tout cela se croise, se mêle, s’entremêle, s’entrelace, un mot répond à un autre – avantage du dictionnaire : on peut lire de manière non linéaire, suivant les coups de l’inspiration. Chacun fera librement les associations d’idées qui lui sont propres. Pour ma part, j’aurais par exemple volontiers fait discuter J.-R. Pitte avec un autre Bourguignon d’adoption : le très épicurien Jacques Lacarrière, dont les descentes dans les caves à vin de Sacy n’étaient que l’avers de ses voyages à la découverte de sagesses frugales ; ou alors avec Michel Onfray – autre épicurien, libertaire et œnophile éclairé – dont j’ai lu le tout récent Cosmos en même temps que le Dictionnaire ici présenté. D’un point de vue plus strictement disciplinaire, on appréciera la conception particulièrement large que l’auteur se fait de la géographie et la pluralité des approches qu’il emploie : pour nous faire saisir la géogra- phie économique du « Morvan », par exemple, il mêle géohistoire (expo- sant le rapport au bois et à l’eau) et temps présent (et même avenir, par une proposition qui vaut son pesant de caillette) ; quant aux environs d’« Avallon », « entre montagne et plateaux », leur rude morphologie (géographie physique), ne prend toute sa valeur que dans un contexte d’échanges permanents entre Paris et Lyon (géographie humaine). Le Dictionnaire amoureux de la Bourgogne ne néglige donc ni la contin- gence de l’écoumène, ni la base sur laquelle elle se bâtit, ni l’art de l’exprimer, ni la sensualité de la vivre. On peut désapprouver certaines prises de position pourtant joliment troussées – mais la possibilité d’en discuter avec courtoisie autour d’une bonne table ne rend le désaccord que plus séduisant. Enfin, puisque ce dictionnaire célèbre l’amitié et l’hospitalité et se veut « amoureux », je ne puis m’empêcher de conclure en évoquant la D981 qui relie, entre autres, Taizé (objet d’une entrée, p. 593-596) et sa communauté où un de mes amis s’est engagé, à Rully, village et vigno- ble (évoqués à propos de la Côte chalonnaise, p. 181-182, et du Judru, p. 354) qui me sont chers car quasi-homophones du nom de mon épouse. Achevons donc en portant, à la manière des « Tastevin (Confrérie des chevaliers du) », un toast aux bébés dont certains ont le privilège, dans les jours qui suivent leur naissance ainsi dignement célébrée, de se voir initiés à quelques grandes gouttes rituellement tétées.

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BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE DE GENÈVE

FONDÉE LE 24 MARS 1858

La Société a pour but l'étude, le progrès et la diffusion de la science géographique dans toutes ses branches. Elle entretient des relations avec les sociétés de géographie de la Suisse et de l'étranger et avec d'autres sociétés savantes. La Société est neutre en matière politique et confessionnelle (statuts, art. 1).

Adresse Muséum d’histoire naturelle Route de Malagnou 1 Case postale 6434 CH - 1211 Genève 6 www.geographie-geneve.ch

Compte de chèques postaux : 12-1702-5

Cotisations Membre individuel 40 CHF par an Couple 60 CHF par an Membre Junior (jusqu'à 25 ans) 20 CHF par an Membre à vie 800 CHF

La cotisation inclut un exemplaire de l’édition annuelle du Globe.

Séances D'octobre à avril au Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Genève, Route de Malagnou 1, 1208 Genève.

Nouveau site de la Société : www.sgeo-ge.ch

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COMPOSITION DU BUREAU AU COURS DE L’EXERCICE 2014-2015

Président Ruggero CRIVELLI [email protected]

Vice-président René ZWAHLEN [email protected]

Secrétaire général Christian MOSER [email protected]

Trésorière Christiane OLSZEWSKI [email protected]

Responsable du fichier Annie LÉGER [email protected]

Rédacteur du Globe Bertrand LÉVY [email protected]

Administrateur du Globe Philippe MARTIN Webmaster [email protected]

Archiviste Philippe MARTIN

Membres André ELLENBERGER Lionel GAUTHIER Gianni HOCHKOFLER Charles HUSSY Rafael MATOS Matthieu ZELLWEGER

Contrôleurs des comptes Christa DÜTTMANN Charles MATHYS Alain ROSSET

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RAPPORT DU PRÉSIDENT - EXERCICE 2014-2015

Salle de conférences, Muséum d’histoire naturelle, 26.10.2015

L’exercice qui vient de se terminer a été un exercice plein d’activité et d’intérêt. L’effectif de la société est toujours supérieur à 200 inscrits (218 pour la précision), ce qui reste réjouissant. Les conférences de l’exercice précédent (onze au total) ont toujours connu une bonne fréquentation. Je tiens à remercier tous les confé- renciers qui ont nourri nos lundis soir et permis de découvrir une variété de pays et de sujets. Les excursions et visites ne démentent pas leur importance, car la fréquentation est toujours bonne, voire très bonne, comme par ailleurs l'organisation de ces sorties : - le 11 octobre 2014, la découverte du monde du sel dans le Jura français avec la visite aux salines de Salins-les-Bains et d'Arc-et- Senans ; - le 25 avril 2015, excursion géomorphologique avec Sylvain Coutterand ; - le 13 juin 2014, Château de Ripaille, lac de Montriond et ancienne abbaye de St-Jean d’Aulps ; - du 10 au 13 septembre 2015, quatre jours intenses pour apprécier les beautés de la région du lac de Constance. Je tiens ici à remercier les personnes qui ont permis la réalisation de ces différentes sorties, car leur travail est remarquable tant du point de vue de l’organisation que de la gestion. Le Globe est en route ! Il est bientôt prêt pour la mise sous presse et son thème central portera sur les agricultures anciennes. Il est dirigé par Maria Borrello, dont les qualités ont déjà été appréciées, notamment lors du numéro sur les Alpes préhistoriques. Les numéros suivants sont déjà programmés, signe de la vitalité de notre revue éditée en collaboration avec le Département de Géographie et Environnement de l’Université ; il s’agit des thématiques suivantes : - 2016 (qui commence à prendre corps) : paysages et identités de l’Italie ;

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- 2017 : Genève, du Traité de Turin au Grand-Genève. Le Globe est bientôt disponible dans son intégralité (dès 1860) sur Internet sur www.persée.fr. Nous ne pouvons que remercier tous ceux qui contribuent à la parution de notre revue, le Comité de rédaction en tête et son rédacteur, Bertrand Lévy, plus spécialement. Je termine en remerciant M. Jacques Ayer, directeur du Muséum, ainsi que le personnel du Musée d'Histoire Naturelle pour sa disponi- bilité et sa gentillesse. Sans oublier la Ville de Genève qui nous alloue un montant de 2720 francs via la Bibliothèque de Genève pour les échanges du Globe, et un montant non monétaire de 2560 francs pour le local de nos archives. Mais je n'oublie pas surtout l'équipe qui, discrètement, mais toujours dans la bonne humeur, comme chaque année, contribue à la mise sous pli du courrier et à la préparation de la verrée annuelle. Une dernière note positive, c'est ma satisfaction pour l'équipe qui m'entoure, sans laquelle les activités de la Société ne seraient pas aussi riches et intéressantes. Et merci aussi au public qui nous a suivi fidèlement !

Ruggero Crivelli Président 2014-2015

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MUTATIONS AU COURS DE L'EXERCICE 2014-2015

Nouveaux membres M. et Mme Pascal et Sophie JOUIN Mme Chantal ARNAUD Mme Monique BARBÉ REBSAMEN Mme Ingeborg BEZENCON Mme Livia DANIELE Mme Andrée GRUFFAT Mme Evelyne KANOUTÉ Mme Christiane MULHEMANN Mme Vanessa ROUSSEAUX Mme Anne-Marie VANONCINI Mme Suzanne WEND M. Dominique BOREL M. Rolf FUCHS M. Jean-Marc MEYER M. Nicolas PEYROT M. Henri ROUGIER M. Renato SCARIATI

Décès M. Jean FREI Mme Claire ROY M. Marc VUAGNAT

Démissions M. et Mme Marcel NOIR Mme Madeleine CABOCHE Mme Jessica DAVID Mme Corinne de HALLER Mme Catherine HERREN Mme Yvette MAUCHAMP Mme Ahamba-Monga MICHEL Mme VUAGNAT Mme Agnès WALDER M. Rémy COLOMB

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M. Jean-Charles MONNARD M. David MUTTON M. Daniel PASTORE M. José Manuel VILLANUEVA

Radiation M. Rudolf von BERGEN

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LISTE DE SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ RÉSUMÉS DES CONFÉRENCES

Lundi 13 octobre 2014 LES NOUVEAUX RÉGIONALISMES Antoine BAILLY Les États-Nations sont de plus en plus confrontés à la montée des régionalismes et des problèmes identitaires. Que ce soit en Espagne avec le cas de la Catalogne, au Royaume-Uni avec l’Écosse, en Serbie avec le Kosovo et plus récemment en Ukraine, les mouvements autonomistes se renforcent et les États éclatent ou luttent contre ces tensions. Verra-t-on une véritable Europe des régions ? La géographie s’est toujours occupée des découpages du monde. Que peut-elle apporter aujourd’hui ? Cette conférence présentera des propositions pour l’avenir des régionalismes fondées sur le savoir-faire géographique.

Lundi 27 octobre 2014 VENISE, BALADE DES PONTS Jean-Robert PROBST Venise compte plus de quatre cents ponts. Une quarantaine de ces ponts sont intimement liés au passé de la Sérénissime, comme le Rialto, l’Académie, le Pont des soupirs et celui de l’Arsenal. Ou à l’histoire récente comme le pont Calatrava, jeté sur le Grand Canal. D’autres ponts, moins célèbres, racontent la vie vénitienne à travers des anecdotes curieuses ou croustillantes. C’est le cas du pont de la femme honnête, du pont des tétons ou du pont de la Piété, cher à Vivaldi. Une manière de découvrir les trésors cachés de l’une des plus belles cités du monde. L’auteur y raconte encore les anecdotes et les histoires qui se chuchotent le long des canaux et sur les ponts, où les Vénitiens aiment à se retrouver, à la tombée du jour.

Lundi 10 novembre 2014 TOUS LES JOURS LA NUIT (Film sur les mineurs de Bolivie) Jean-Claude WICKY C'est un monde oublié dans les profondeurs des Andes boliviennes, riche en minerai de toutes sortes. Tous ces minerais ont fait la fortune de mmm

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quelques-uns et le malheur du pays. Après avoir photographié pendant des années le monde des mineurs boliviens, Jean-Claude Wicky retourne dans le pays avec le livre qui leur est consacré. Les réactions sont telle- ment extraordinaires qu'il décide de prolonger son travail par un film documentaire qui illustre leur quotidien, évoque leur dure réalité, mais aussi leur dignité, leur fierté, leur culture et leurs traditions bien vivantes. Mêlant séquences filmées et photographies en noir et blanc, le film entraîne les spectateurs dans les profondeurs de la terre, là où les mineurs affrontent la roche et dialoguent avec le diable. Des rencontres et des témoignages émouvants, un hommage à tous ceux dont la tâche quoti- dienne est de chercher leur destin dans les profondeurs de la terre.

Lundi 24 novembre 2014 VOYAGEURS HORS DU COMMUN, AUX ÉTATS-UNIS, EN RUSSIE ET EN ASIE Jean-Marc MEYER Hors du commun, les cinq voyageurs dont il est question ici le sont tant par leur capacité à décrire avec un réel talent littéraire leur aventure, que par l’originalité de leur parcours. Trois d’entre eux, John Steinbeck, futur Prix Nobel de littérature, William Least, obscur Américain, et Colin Thubron, auteur anglais reconnu, feront leur voyage en caravane ou en voiture, autour des États-Unis en 1960 et 1978, et en Union Soviétique en 1982, à une époque, dans ce dernier cas, où il était impensable de voyager seul dans un pays habitué aux seuls groupes supervisés par Intourist. Les deux autres voyageurs hors du commun sont des mar- cheurs au long cours : Peter Jenkins, pour la traversée des États-Unis (1973-1979), et Bernard Ollivier, pour la Route de la Soie d’Istanbul à Xi’an, en quatre étés de 1999 à 2003 : sacré défi pour un retraité ! Des aventures anciennes certes, mais des exploits qui accrochent encore le lecteur aujourd’hui, loin du battage médiatique, par la grâce de récits où la recherche des contacts humains prédomine tout naturellement.

Lundi 8 décembre 2014 UNE CERTAINE CHINE Pascal SAUVAIN Deux voyages que tout oppose : l'un de deux mois et qui fut l'abou- tissement inattendu d'un long périple entrepris depuis Genève, l'autre de

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trois semaines, sorte de visite éclair. Le premier, d'octobre à décembre 2012, passe par le pays ouïgour, Xi'an la millénaire, les provinces du Sud, pour se terminer à Pékin ; le second, en juillet 2013, reprend où le premier avait terminé, puis monte dans les provinces du nord-est, notoirement méconnues. Le titre de la conférence est emprunté à François Debluë, dont l'ouvrage dit beaucoup sur le peu que l'on sait de cet autre monde…

Lundi 12 janvier 2015 LES MONUMENTS D’OUZBEKISTAN : XIVe ou XXe siècle ? Jean WUEST Nous allons visiter les cités de Kiwa, Boukhara, Samarcande et Tashkent et les monuments édifiés par les Timourides au XIVe siècle, et pour Tashkent par le régime en place. Nous reconnaîtrons des madrasa (écoles coraniques), des mosquées, des palais, souvent totalement recouverts de majoliques. Vu l’état des monuments au début du XXe siècle, on peut se poser la question de l’authenticité de ce que nous pouvons voir actuelle- ment de ces bâtiments, suite aux reconstructions et aux restaurations entreprises par les Soviétiques et qui se poursuivent encore aujourd’hui.

Lundi 26 janvier 2015 TOURISME ET PATRIMOINE EN ROUMANIE – UN ACCÈS AU MONDE Corneliu IATU La Roumanie – la « Suisse de l’Est » comme elle était nommée avant la deuxième guerre mondiale – essaye, après la Révolution de 1989, de se repositionner du point de vue touristique dans une Europe où la culture reste le principal filon d’unification. Le patrimoine touristique roumain est exceptionnel, mais il a souffert pendant le régime communiste du désintérêt des autorités. Les objectifs inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO sont seulement une preuve partielle de la valeur de ce patrimoine. Après une introduction historique et géographique sur la Roumanie, la conférence va se focaliser sur la présentation d’une partie de ce patrimoine roumain avec des images éloquentes. Le pays de Mircea Eliade, Eugen Ionesco, Emil Cioran, Constantin Brâncuși, George Enesco s’ouvre au monde à travers ses merveilles.

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Lundi 23 février 2015 LA NORVÈGE, AU-DELÀ DU CERCLE POLAIRE : SES AURORES BORÉALES ET SON SOLEIL DE MINUIT Violaine KAESER et Robert CHALMAS Le Nord, au-delà du cercle polaire, c'est un monde magique et mysté- rieux, entre jour et nuit... Vous découvrez une présentation géographique et en images de Tromsø, au nord de la Norvège, et de Longyearbyen, au Svalbard, puis quelques explications scientifiques sur le phénomène particulier des aurores polaires, et ensuite, ce sera la nuit polaire illumi- née, lorsque le temps le permet, par le feu des aurores boréales... ou le jour sans fin, en été, et ce soleil de minuit qui ne se couche jamais... Au- delà du cercle polaire, en hiver comme en été, c'est une féerie, un en- chantement, une émotion intense...

Lundi 9 mars 2015 PATRIMOINES ET EN SUISSE Henri ROUGIER La Suisse offre une grande variété de terroirs qui sont le support de productions directement liées à la gastronomie. On pense avant tout aux vins et aux fromages. Parallèlement, les hommes ont façonné des paysa- ges reflétant ces vocations par l’aspect du terrain autant que par l’archi- tecture des bâtiments.

Lundi 23 mars 2015 UNE CIGALE ARCHITECTURALE AU JARDIN BOTANIQUE DE MANAUS Claude-François BÉGUIN Le jardin botanique de Manaus, en Amazonie brésilienne, a été fondé le 24 octobre 2000, à la lisière d’une réserve de 10.000 hectares créée en 1962, à l’instigation du botaniste italien Adolfo Ducke qui découvrit, dans les années 1940, l’intérêt de cette forêt primaire aux portes de la ville. Aujourd’hui, sous la tutelle du Musée de l’Amazonie (MUSA) et de l’Institut national de recherche pour l’Amazonie (INPA), il se déve- loppe comme un centre de recherches environnementales et d’activités pédagogiques pour sensibiliser le public, celui des écoles de Manaus en

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particulier, à la richesse et à la diversité de la forêt amazonienne, ainsi qu’à la nécessité de la protéger. Claude-François Béguin y participe à divers projets. Il y a étudié en particulier le comportement d’une cigale, Fidicina chlorogena, dont la larve construit de surprenants édifices. Il parlera de ses recherches avec, en préambule, une brève présentation de Manaus et de son environnement.

Lundi 13 avril 2015 ROUTES D’AMÉRIQUE DU SUD Gianni HOCHKOFFLER Fragments de trois voyages en Argentine, Colombie, Bolivie et Uruguay, présentés sous forme vidéo. Grâce à des situations très différentes, le sous-continent sud-américain nous montre un aperçu de sa grande ri- chesse géographique et humaine.

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LES EXCURSIONS 2014-2015

Samedi 11 octobre 2014 LA ROUTE DE L’OR BLANC EN FRANCHE-COMTÉ : SALINS-LES-BAINS ET ARC-ET-SENANS Photos de C. Moser

La localité de Salins-les-Bains (Département du Jura, France) com- porte un ensemble de deux anciennes salines (ou sauneries) situées à Salins-les-Bains, dans le département du Jura. Avec Lons-le-Saunier, il s’agit de sites d’exploitation du sel parmi les plus anciens d’Europe, en activité depuis environ 7000 ans. Fermées en 1962, elles sont à présent un site touristique inscrit depuis 2009 sur la liste du Patrimoine mondial de l'UNESCO. A partir des monumentales galeries souterraines où la saumure était extraite du sous-sol, jusqu’aux magasins des sels, en suivant le fil du traitement de la matière première, les 21 participants se sont laissés conter l’histoire des ouvriers de l’or blanc et de ce lieu exceptionnel.

Salines de Salins-les-Bains. Galeries de collecte de la saumure.

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Arc-et-Senans. Façade principale, détail.

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Après avoir repris des forces au Bistrot de Port-Lesney, situé au bord de la Loue – charriant des flots tumultueux et brunâtres ce jour-là – l’après-midi fut consacrée à la visite de la Saline royale d'Arc-et-Senans, ancienne saline ou saunerie (production industrielle de sel gemme) du XVIIIe siècle en activité jusqu'en 1895. Elle fut construite par l'architecte Claude-Nicolas Ledoux sous le règne de Louis XV pour transformer la saumure extraite aux salines de Salins-les-Bains et la transporter jusqu'à Arc-et-Senans par un saumoduc de 21 km. C. Moser

Arc-et-Senans. Le bâtiment de la direction.

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Samedi 25 avril 2015 SUR LES TRACES DE LA DERNIÈRE GLACIATION. L’OCCUPATION DE LA CUVETTE LÉMANIQUE PAR LE GLACIER DU RHÔNE

Cette excursion, organisée et guidée par Sylvain Coutterand, docteur en géographie alpine et glaciologue, a réuni 35 membres. La première halte permit aux participants de découvrir la Pierre à Passet ou Pierre du Diable, volumineux bloc erratique déposé par le glacier du Rhône au- dessus des Allinges. Après la fondue à Bernex (F), une balade au pied des parois des Mé- mises permit d’observer les moraines abandonnées lors des différentes phases de retraits du glacier. La tourbière du Maravant est un témoin de l’ancien passé glaciaire du Chablais. Il y a 23.000 ans, le glacier du Rhône (stade de Genève) débor- dait encore sur le plateau de Gavot. Au fur et à mesure de son retrait il a déposé une série de cordons morainiques donnant naissance à des dépressions fermées. L’eau s’y est alors accumulée. En l’absence de source de comblement, les tourbières du plateau de Gavot se sont alors mises en place. Cette zone humide recèle une large biodiversité, qui vaut au Maravant d’être classé Natura 2000 et d’être reconnu par la conven- tion RAMSAR (Convention sur les zones humides, traité intergou- vernemental qui sert de cadre à l’action nationale et à la coopération internationale pour la conservation et l’utilisation rationnelle des zones humides et de leurs ressources). Le Chablais compte deux eaux minérales exploitées et commercia- lisées : elles sont toutes deux en lien étroit avec les dépôts d’origine glaciaire. Ce sont les eaux d’Evian-les-Bains et de Thonon-les-Bains. Elles proviennent de l'infiltration des pluies et des neiges précipitées sur les contreforts du Chablais, de Haute-Savoie. Pour les eaux d'Evian, pendant les dernières invasions glaciaires de la cuvette lémanique, un filtre naturel s'est formé, constitué de l'alternance de couches de sables, de graviers et d'argiles imperméables. L'eau minérale d'Evian s'écoule pendant plus de 15 ans au sein des dépôts glaciaires qui lui confèrent sa minéralisation caractéristique. Elle est captée par un drain de 80 mètres de long traversant la moraine superficielle et amenée par des conduites en acier inoxydable vers l'usine

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d'embouteillage d'Amphion. L'exploitation de cet aquifère est réalisée par la Société anonyme des Eaux Minérales d'Evian qui capte les sources au pied du plateau de Gavot. C. Moser d’après Sylvain Coutterand

La Pierre à Passet ou Pierre du Diable : un bloc de 8 m de hauteur déposé par le glacier du Rhône près des Allinges, Haute-Savoie (photo : Wikipedia).

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Samedi 13 juin 2015 LE CHÂTEAU DE RIPAILLE ET L’ABBAYE DE SAINT-JEAN D’AULPS

Construit en 1434 par Amédée VIII, premier duc de Savoie, le châ- teau de Ripaille comportait sept tours dont quatre subsistent. Le Duc s’y retira avec six de ses conseillers créant ainsi l’Ordre des chevaliers de Saint-Maurice, duquel il fut le Prieur. Le château de Ripaille idéalement situé en bordure du lac Léman a été restauré à partir de 1892 par un riche industriel, amateur d’art, Frédéric Engel Gros. La visite du domaine de Ripaille est un voyage qui emmena les 43 participants à l’époque des comtes de Savoie en 1350. Cette fresque se termine par la fabuleuse aventure architecturale de la Restauration 1900, ou le rêve d’un grand industriel alsacien qui fit de Ripaille une œuvre d’art totale. La remontée en car de la longue et sinueuse vallée de la Dranse de Morzine amena les participants sur les bords du lac de Montriond, dû à un éboulement survenu dans la seconde moitié du XVe siècle. Les uns nnn

Centre d’interprétation du domaine d’Aulps : les membres participent à un jeu de rôle consistant à revivre les différentes activités journalières des moines à travers l’église, le moulin, le pressoir, le jardin des plantes médicinales… (photo : C. Moser).

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La remontée en car de la longue et sinueuse vallée de la Dranse de Morzine amena les participants sur les bords du lac de Montriond, dû à un éboulement survenu dans la seconde moitié du XVe siècle. Les uns mangèrent sous les parasols de la terrasse de l’auberge bien nommée Le Verdoyant, les autres préférèrent pique-niquer sur la berge du lac et eurent même le temps d’en faire le tour. En redescendant la vallée, la visite commentée (et animée par un jeu de rôle !) des vestiges majestueux de l’abbaye cistercienne d’Aulps et des expositions installées dans l’ancienne ferme monastique restaurée et transformée en centre d’interprétation fut unanimement appréciée. C. Moser

Site cistercien majeur de la Haute-Savoie, l’abbaye d’Aulps a accueilli 700 ans de vie monastique entre la fin du XIe siècle et 1793. Partiellement détruite en 1823, l’église a gardé une magnifique e façade du XIII siècle (photo : Jeudi 10 au dimanche 13 septembre 2015 R. Zwahlen).

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Jeudi 10-dimanche 13 septembre 2015 DÉCOUVERTES AUTOUR DU LAC DE CONSTANCE photos de R. Zwahlen

Cette année, l’excursion du Jeûne genevois attira 41 membres autour de ce grand lac du nord des Alpes. Sous un soleil radieux, Arenenberg fut notre première halte. Ce lieu demeure dans l’histoire pour avoir accueilli dans sa jeunesse le futur Napoléon III. Il y obtint en 1832 la concitoyenneté d’honneur du canton de Thurgovie. Le château, appelé la « Malmaison suisse », aménagé dans le style du premier et du second Empire, est entouré d’un très beau parc et domine l’île de Reichenau. Une halte à Gottlieben, permet d’admirer ses maisons à colombages et l’une des plus belles places de village de Suisse. La région que nous parcourons accueille de très belles églises baro- ques. Au cours du voyage, le sujet fut souvent abordé et controversé. Mais l’église baroque de St-Ulrich à Kreuzlingen fit l'unanimité avec sa grille de fer forgé aux effets de perspective et surtout sa chapelle du Mont des Oliviers, bâtie en 1760 avec ses 300 statuettes en bois repré- sentant des scènes de la passion. Vendredi matin, nous découvrons Constance qui a conservé le sou- venir du Concile de 1414 à 1447 dont le but fut de rétablir l’unité de l’Eglise et qui n’hésita pas à conduire Jean Hus au bûcher. Le « Münster » conserve de riches trésors et sa Halle aux grains de la fin du XIVe siècle nous rappelle que Constance fut un centre économique important au Moyen âge entre le nord et le sud de l’Europe. L’après- midi, nous découvrons l’île de Mainau, véritable paradis pour tous les amoureux des fleurs. Puis ce sont les églises othoniennes de l’île de Reichenau, inscrites au Patrimoine mondial de l’humanité, qui terminent cette riche journée. Samedi, nous embarquons sur le ferry pour Meersburg où domine un vieux château qui, selon la légende, fut bâti par le roi Dagobert en 630. Sur une terrasse viticole dominant le lac, se dresse l’église de pèlerinage de Birnau au baroque très coloré. Un ange attire l’attention, le « Honigschlecker » (le lécheur de miel). Puis nous gagnons l’abbaye cistercienne de Salem, la plus importante de cet ordre en Allemagne, fondée en 1127. Elle fut entièrement reconstruite après l’incendie de

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1697. Les moines, alors des innovateurs dans la lutte contre ces catastro- phesp

Le Château d’Arenenberg où vécut la Reine Hortense et son fils Louis Napo- léon Bonaparte, futur empereur Napoléon III. Légué en 1906 au Canton de Thurgovie par l’Impératrice Eugénie, il abrite aujourd’hui le Musée Napoléon.

L’Abbaye de Salem reconstruite après l’incendie de 1697.

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1697. Les moines, alors des innovateurs dans la lutte contre ces catastro- phes, possèdent une riche collection de voitures de pompiers. La fin de la journée fut consacrée au musée Zeppelin à Friedrichshafen. Il présente toute l’histoire, souvent dramatique, de ce moyen de transport que l’on peut encore pratiquer aujourd’hui. Dimanche, nous gagnons Lindau, ancienne ville libre de l’Empire, située sur une île. Elle a conservé un bel hôtel-de-ville à pignons, une Tour des Brigands, un bastion romain… Retour en Suisse, avec un arrêt à St-Gall et sa cathédrale baroque, et surtout sa bibliothèque rococo où sur la porte d’entrée sont inscrits deux mots grecs qui signifient « infirmerie de l`âme ». Certes, les livres demeurent les meilleurs médi- caments de l’âme. R. Zwahlen

Eglise baroque de St. Ulrich à Kreuzlingen. Grille de fer forgé avec effets de perspectives.

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Rotonde de St-Maurice et sa version Lindau. Le Lion de Bavière et le gothique du Saint-Sépulcre à nouveau phare commandent la rade l’intérieur du Münster de Constance. du port (photo : C. Moser).

L’hôtel-de-ville de Lindau et ses pignons en escaliers du XVe siècle.

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Illustration de la couverture : fresques de la tombe de Sennefer, nécropole de Cheikh Abd el-Gournah, Thèbes, Egypte, deuxième moitié du XVe siècle av. J.-C. (XVIIIe dynastie) (photo : https://fr.wikipedia.org/wiki/TT96).

Réalisation : Maria A. Borrello et Renato Scariati.

Impression : ReproMail, Université de Genève, 2016. Numéros thématiques du GLOBE

121 - 1981 Genève : Aménagement d'un espace urbain 125 - 1985 Les Alpes dans le temps et l'espace 134 - 1994 Une région et son identité 135 - 1995 Le Bassin genevois, région pluriculturelle 136 - 1996 Frontières et Territoires 137 - 1997 Etre et devenir des frontières 138 - 1998 Le lac, regards croisés 139 - 1999 Habiter 140 - 2000 Cent ans d'exploration à Genève : L'Afrique au tournant des siècles 141 - 2001 Vivre, habiter, rêver la montagne 142 - 2002 Voyage, tourisme, géographie 143 - 2003 Cent ans de géographie à Genève 144 - 2004 Voyage, tourisme, paysage 145 - 2005 Frontières - Frontière 146 - 2006 Géographie et littérature 147 - 2007 Tessin. Paysage et patrimoine 148 - 2008 L'exotisme 149 - 2009 Alpes et préhistoire 150 - 2010 Evoquer Genève 151 - 2011 Voyage et tourisme 152 - 2012 Ville et littérature 153 - 2013 Portugal 154 - 2014 Géographie, mythes, contes, archétypes 155 - 2015 L'invention de l'agriculture

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Le numéro : 15.00 CHF

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LE GLOBE Revue genevoise de géographie

TABLE DES MATIERES

Editorial 5 Bertrand Lévy Avant-propos au thème 7 Maria A. Borrello La recherche archéologique et les origines de l'agriculture 9 Maria A. Borrello L'alimentation des hommes préhistoriques en Suisse 33 Stefanie Jacomet & Joerg Schibler Céréales, mauvaises herbes et faucilles : à la recherche des premiers 47 agriculteurs au nord des Alpes Maria A. Borrello, Ursula Maier & Helmut Schlichtherle Aux origines du vin. Du mythe à la recherche archéologique 65 Giorgio Chelidonio Mémoires : Agroforêt : formes et pratiques héritées en Indonésie et à Madagascar 89 Jean-Baptiste Bing Ce jour-là, à Genève, les moulins sur le Rhône auraient pu tourner 97 à l'envers… La crue de l'Arve des 1-5 mai 2015 Jean Sesiano & Stéphanie Girardclos Le Globe : de sa fondation (1860) à sa mise en ligne (2015). Quelques 109 repères historiques et enjeux éditoriaux Bertrand Lévy Comptes rendus : Parfum de jasmin dans la nuit syrienne, de Sarah Chardonnens 125 Bertrand Lévy Indian Road, de David Treuer 129 Irène Hirt Dictionnaire Amoureux de la Bourgogne, de Jean-Robert Pitte 137 Jean-Baptiste Bing Société de Géographie de Genève - Bulletin 141

Tome 155 - 2015