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ce monde. Les travellings et les panoramiques, le libre usage de L’œuvre témoigne d’un bouleversement qui n’est pas seulement Les Lignes de Wellington la profondeur de champ ajoutent un nouvel épisode. Une ren- historique. Certes aux paysages campagnards, où des cortèges contre et un entretien, un instant de voisinage ou un bref croise- colorés peuvent ajouter au pittoresque d’une nature verdoyante, De l’allégorie à la contingence ment donnent lieu – c’est le mot – à l’enchaînement. Commencé succède l’ordre sec et minéral des fortifications, puis les col- par l’infanterie française un viol peut donc être parachevé par lines désertes et noircies où Almeida arrive pour finir, et cette Alain Masson la troupe anglaise. Dans le même esprit, la mort en flash-back altération marque le passage d’un chagrin préromantique à un de Percy cause sans intervalle la pâmoison de son épouse dans romantisme anxieux. Plusieurs époques se côtoient : le philo- les bras du sergent Francisco Xavier. Rien ne peut s’arrêter. Au sophe rappelle une gloire antique alors que le pays est en fait bivouac, surgit en gros plan un visage déformé par l’horreur : en une colonie anglaise, les plaisirs rococo peuplent encore les suivant son regard on découvre un pendu. La caméra accom- nobles demeures alors que l’esprit de la Révolution hante tout le pagne, précède ou contredit les déplacements des personnages de monde, un bourgeois se vante d’avoir connu Voltaire, une jeune manière à animer la représentation. Pour fixer la scène, il faut la Anglaise ignore le cant au profit de mœurs dignes de Restif et la morgue de Wellington ou l’imbécillité d’un bourgeois qui conti- dernière image, dévastée, propose une annonce des angoisses de nue à converser quand tous les convives ont quitté la table. Or notre siècle. Mais la transformation la plus décisive confère au si la mise en chantier gâte la pureté du modèle, comme l’établit cinéma d’autant plus de pouvoir qu’il est fécond en incidences encore le lecteur de Platon (28), le repos clôt la représentation. et en accidents, qu’il se prête aux entrées surprenantes et aux Cependant la continuité de ce monde (69 c) souffre moins de visions barbares. C’est son infidélité à la ligne qui lui assure une sa diversité que du soupçon qui entoure ses images. La repré- vérité. La distribution des rôles le confirme par jeu : plus un sentation cause des soucis à plusieurs personnages. Wellington acteur est célèbre, moins long sera son rôle, c’est un effet de la n n’approuve ni le tableau de bataille que lui propose son peintre, règle vitale de l’inadéquation. ni le portrait qu’il exécute ; pire : nonchalant et épris de décence, il considère comme équivalentes plusieurs esquisses point trop sanglantes. Le plan initial du l’a contredit par avance : dans une boue noirâtre, un combattant tombe à la renverse, sem- blable aux cadavres du Napoléon à la bataille d’Eylau de Gros, tandis que la caméra s’élève et que des maraudeurs se ruent au milieu des victimes pour leur arracher leurs bottes. De son côté Almeida, après avoir exhibé à tout venant un médaillon qui, à l’en croire, ressemble à l’épouse qu’il souhaite retrouver, ne doit qu’au hasard de la rencontrer, entichée d’un militaire qui veut la lui revendre. Ni l’image réaliste ni l’icône idéalisée ne sont fidèles à leur modèle. Portugais et Français, l’infirmier Eusebio est aussi Zanaga : mélange impie du même et de l’autre, c’est un espion, que le sergent tient à fusiller lui-même. Le poète illustrait une équivoque du même ordre. Cette série s’achève avec l’aliénation de l’hospitalière Filipa, qui diffère d’elle-même au point d’accep- ter en guise de chambre au pensionnat un lit d’hôpital. Mais un John Malkovich détail a son importance : le brocanteur avide aura pour rien le Carlotto Cotta, Marisa Paredes précieux médaillon d’Almeida, et c’est pour ainsi dire en échange Un refrain visuel gouverne la plupart des transitions dans Les épouvantails en uniforme : c’est la figure adéquate de leur avilis- que le philosophe appauvri accepte de protéger le jeune autiste, Lignes de Wellington. Suggérant une allégorie en même temps sement, c’est l’inévitable disgrâce de la mobilité ; cela confirme de qui le suit désormais ; de sa part, la compassion se substitue à qu’il ouvre le cadre au foisonnement des présences, il enrichit le plus la gloire ancienne du pays, objet d’une nouvelle citation du l’idéal vaincu ; pour le malheureux, de bonnes paroles remplacent scénario et la représentation : transport des blessés, marche des Timée (23 c). Le congé que l’immuable inflige au devenir présente les bourrades qu’il recevait de son ancien maître. Ce dernier, le Les Lignes de Wellington troupes, repli, colonnes de réfugiés, bande de déserteurs, proces- aussi une résonance platonicienne, que le philosophe, Vicente de personnage le plus sommairement sordide du film, résume enfin (As linhas de Torres Vedras) sion, convoi funéraire, cortège nuptial, comme le demande la pre- Almeida, ne manque pas d’évoquer au passage (Timée, 52 et 58). au mieux, sans phrase, la structure économique du conflit. La France/Portugal (2012). 2 h 31. Réal. : Valeria Sarmiento. mière citation du Timée (19 b), ces traversées de l’écran mettent C’est néanmoins cette organisation fluide de l’espace du spectacle cruauté des humains en guerre n’atteint pas la même perfection Scén. : Carlos Saboga. Dir. photo. : André Szankowski. en mouvement des foules. Ces courants humains viendront, pour qui ouvre l’écran, sans changement de registre, à une multitude chez tous, la misère qui les emprisonne dans l’indifférence aux Dir. art. : Isabel Branco. Son : Ricardo Leal, António Lopes, Miguel Martins. finir logiquement, briser sur les glacis de Torres Vedras, rempart d’incidents, souvent insolites ou monstrueux, et à une affluence de malheurs d’autrui connaît beaucoup d’exceptions. Les Lignes de Mont. : Valeria Sarmiento, Luca Alverdi. Mus. : . dressé devant Lisbonne par Wellington, l’individu le moins mo- protagonistes. Une quinzaine de personnages peuvent tour à tour Wellington ne sont pas une charge contre l’humanité en proie à Prod. : Paolo Branco. Cie de prod. : Alfama Films. bile, le plus poseur du film. L’opposition de la ligne fixe et des prétendre à ce statut, puisque leur apparition ouvre un chapitre, l’histoire, mais une découverte de l’historicité comme délabre- Dist. fr. : Frédérique Rouault. progressions confuses apparaît comme l’enjeu de cette histoire, entraîne un récit de leur passé, parfois un flash-back, et leur laisse ment des valeurs intelligibles. Int. : John Malkovich (général Wellington), d’autant plus qu’on y attache un faux secret et que nous ne savons la vedette quelques minutes. Nombre de ces anecdotes viennent Si l’on suppose, non sans vraisemblance, que l’illustration du Marisa Paredes (Filipa Sanches), Melvil Poupaud (maréchal Masséna), guère pourquoi chacun s’approche de la capitale. Elle définit aussi de la littérature ou de la peinture : les détrousseurs de cadavres Timée a séduit Raúl Ruiz lorsqu’il préparait le film, il est émou- Mathieu Amalric (général baron de Marbot), une signification ou une insignifiance historiques : l’alignement arrivent des Misérables, le fiasco vient de Stendhal, la vie mili- vant de penser qu’en mourant il laissait à sa veuve, qui le lui a (sœur Cordelia), Nuno Lopes (sergent Francisco Xavier), des tuniques rouges plaît aux Portugais, bien que les Anglais ne taire de Balzac, Giono inspire la fuite du lieutenant sur les toits, dédié, le soin de mettre en œuvre la réalité contingente, objet du Vincent Perez (Lévêque), Soraia Chaves (Martírio), partagent pas leurs raisons de combattre, qui tiennent à l’ana- la porte qui s’ouvre sur un concert d’époque Louis XV, l’hôtesse cinéma, qui trahit sans cesse ses modèles et l’ordre du cosmos. (lieutenant Pedro de Alencar), thème jeté sur les Français, ces jacobins, ces francs-maçons, ces craintive et bienveillante, Filipa. Wellington contemple une copie Elle s’en est acquittée avec un sens aigu des gens et des choses. Il Marcello Urgeghe (major Jonathan Foster), Adriano Luz (Bordalo), juifs. Quant aux soldats de Masséna, ils disparaissent devant les du portrait de Napoléon par David. Ces allusions corroborent n’est pas une image des Lignes de Wellington qui ne présente une Victória Guerra (Clarissa), José Alfonso Pimentel (Zé María), bastides, remplacés, en un regard ou le temps de pisser, par des le sentiment qu’il existe un modèle, propre à affirmer l’unité de plénitude surprenante. Miguel Borges (Pena Branca), Albano Jerónimo (l’abbé).

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