Albert Decourtray. Un Évêque Au Fil Des Jours
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ALBERT DECOURTRAY un évêque au fil des jours. BRUNO BARRILLOT ALBERT DECOURTRAY un évêque au fil des jours LES ÉDITIONS OUVRIÈRES 12, avenue de la Sœur-Rosalie 75621 PARIS CEDEX 13 DANS LA MÊME COLLECTION L'Ânesse de Balaam (Joseph Bouchaud et Frédy Kunz). Les Cabanes du Bon Dieu (Gilbert Le Mouël). 3e édition revue et modifiée La Côte d'Adam. 3e édition revue et augmentée (Gilbert Le Mouël). Chiffonnière avec les chiffonniers (Sœur Emmanuelle). Édi- tion revue et augmentée. Les chemins du temps (Magda Hollander Lafon). Compagnons d'imprudence (Joseph Bouchaud). Vers la vraie vie (Gilbert Desnoyers). Sophie ma fille ou le combat pour la vie d'une enfant han- dicapée (Chantal Jolly). Dieu m'aime comme ça (Louis Lochet). Désirer le désir (Marie-Abdon Santaner). Aveugle je veux voir! (Pierre Le Clerc). Si l'oiseau reprenait son vol (Anne Déas). L'Évangile de la « Fosse à cochons » (Joseph Bouchaud). Soleil de justice, passions en Amérique latine (Arlette Welty- Domont, Alain Dutertre). Benjamin, la nuit du matin (A.G.A. Cantenot). Au Chili, l'espoir quand même (J. Lancelot). La Sève de la vie (Hubert Dupin). Génération sans frontières (M.E.J.). Tous droits réservés © Les Éditions ouvrières, Paris, 1989 Imprimé en France Printed in France ISBN 2-7082-25901 1 ITINERAIRES « Je n'ai jamais rien demandé ni prévu. » « Je suis un petit villageois du Nord », Albert Decourtray aime à se définir ainsi. Il est vrai qu'en ce 9 avril 1923, Wattignies, son village natal, n'était qu'un gros bourg de la périphérie de Lille. Pour les Lillois, c'était la campagne et on aimait venir s'y promener le dimanche. Le cardinal qu'il est devenu tire probable- ment de ses racines de petit campagnard cette éga- lité d'humeur et cette simplicité qui le caractérisent aujourd'hui. A l'image de la dou- ceur de ce plat pays, avec ses champs de blé ou de trèfle qui hantent encore ses souvenirs. Fils d'un petit commerçant en levure de bière et d'une mère qui, avec le lait nourricier, lui trans- mit une foi à toute épreuve, Albert Decourtray passa une enfance heureuse : « Chez nous, on s'aimait beaucoup. » La foi allait de soi dans cette Flandre chrétienne et ce n'était pas de façade. On y pratiquait l'accueil et le service comme dans le droit fil de sa religion. Apparemment, rien ne semblait distinguer cette famille de trois enfants — deux filles et un garçon — des autres de la paroisse. A l'époque, comme dans la plupart des communes rurales, on était soumis à l'autorité incontestée d'un curé qui avait une haute conscience de sa mission de guide spirituel. Dans les années 30, l'idée même de la contestation ne risquait pas d'effleurer les esprits. A 5 ans donc, le petit Albert fit comme les autres sa communion privée. Mais, premier honneur, deux ans plus tard il fut admis à porter la soutane rouge des enfants de chœur. Désormais la direction était donnée, avec déjà ce désir naissant de monter à l'autel. Une vocation vite décelée par Monsieur le Curé qui dut convaincre ses parents de l'envoyer au petit séminaire voisin. Ainsi commencèrent ces longues années de vie en collectivité. Avec la monotonie et une atmosphère quelque peu confinée, compen- sée par cette passion d'apprendre qui déjà dévo- rait le jeune séminariste. Mais aussi la découverte bouleversante, par un copain de cours, d'un monde pour lui inconnu jusqu'alors : celui des pauvres dans les courées lilloises. Le chemin d'Albert Decourtray se poursuit tout naturellement par les années de grand sémi- naire, en pleine période de guerre. Un temps où s'approfondit en lui cette rencontre de Dieu dont il dira qu'« aucun autre amour ne peut nous sai- sir à ce point, aussi totalement, dans un émer- veillement aussi inépuisable. » Un Dieu dont en fait il n'a jamais douté. A 24 ans, le 29 juin 1947, Albert Decourtray reçoit l'ordination sacerdotale des mains du cardinal Liénart. Au cours de ces longues années de séminaire, les supérieurs ont eu tout le loisir de repérer ce « brillant sujet » et de tester ses qualités spirituel- les. Désormais, la hiérarchie a l'œil sur le jeune abbé. Au lendemain de son ordination, on l'envoie donc préparer une licence de théologie aux facultés catholiques de Lille, puis un docto- rat à Rome où il restera jusqu'en 1951. Bref la voie habituelle que choisit l'Église pour ceux qu'elle destine à de hautes responsabilités. Un bon bagage théologique acquis au cours d'un séjour prolongé dans la Ville Éternelle, rares sont les évê- ques qui, encore aujourd'hui, échappent à ce « plan de carrière ». Le jeune prêtre était-il cons- cient de cette destinée à laquelle ses supérieurs semblaient l'orienter? Probablement. Mais, comme il le dit lui-même, il n'aime guère se poser de questions à son propos. Docilité excessive ? Peut-être, mais plus sûrement une confiance iné- branlable dans le jugement de l'Église. Avec, disons-le, un goût des responsabilités que l'ave- nir ne démentira pas. Au retour de Rome, à 28 ans, le voilà enfin « à la base », nommé vicaire à Halluin au nord de l'agglomération lilloise. De quoi faire quelques expériences apostoliques, du moins celles que pou- vaient laisser au nouveau venu les quatre autres vicaires, les 25 ou 30 religieuses et 7 ou 8 frères maristes actifs sur la paroisse ! Cet épisode ne durera qu'un an. Les six années suivantes ressemblent à un retour aux sources. Le voilà de nouveau au grand séminaire de Lille, mais cette fois comme profes- seur d'Écriture Sainte. Ce sera l'occasion de compléter son « bagage » intellectuel par un stage de six mois d'études à la très célèbre École Bibli- que de Jérusalem. Avec l'année 1959 commence une nouvelle étape pour l'abbé Decourtray ; il est nommé à la formation permanente du clergé. Pour l'époque, il s'agit en fait d'une initiative originale de l'Église de France. Avec cette découverte choc que, sui- vant le titre célèbre du livre des abbés Godin et Daniel, la France est un pays de mission. Et d'autre part, le décalage entre cette réalité religieuse et la formation des futurs prêtres dans un milieu tout à fait préservé de chrétienté. Au point de départ donc, il y avait ce souhait des évêques de ne pas laisser les jeunes prêtres frais émoulus du sémi- naire désarçonnés par leurs premières expérien- ces apostoliques. Pour eux, on mit ainsi en place dans la plupart des diocèses « l'année de pasto- rale » qui suivait l'ordination. Mais bien vite, la formation permanente s'élargit à tout le clergé, souvent à la demande pressante des prêtres ouvriers. Et puis, les idées du Concile faisaient peu à peu leur chemin : le renouveau se devait d'atteindre aussi la vie et le ministère des prêtres. Car l'événement du Concile allait boulever- ser l'Église. Jusque-là très « cléricale », ses res- ponsables savaient bien qu'ils devraient en priorité s'appuyer sur les clercs pour faire passer le renou- veau indispensable. Mais aussi, peut-être encore inconsciemment tant le nombre de prêtres était encore impressionnant, au moins en France, pour constituer ce « Peuple de Dieu » où les laïcs auraient enfin toute leur place. Une voie ouverte, encore loin d'être entièrement explorée aujourd'hui. En ce début des années 60, les évê- ques s'entourent d'hommes, tels Albert Decour- tray, pour opérer la mutation. Le responsable de la formation permanente de Lille prend une envergure nationale : en 1965, il entre à la Commission épiscopale du Clergé. Et probable- ment pour éviter à cet « intellectuel » de se perdre dans les sphères de la bureaucratie ecclésiastique, un an plus tard, le cardinal Liénart nomme Albert Decourtray vicaire général et chargé d'une par- tie du diocèse : l'archidiaconé de Roubaix- Tourcoing. C'est à ce poste qu'il vécut mai 1968. Une secousse brutale qui bouleversa la société française et opéra un véritable séisme dans le clergé fran- çais. Bien que la crise des vocations se fasse sen- tir depuis déjà des décennies, il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour ne pas reconnaître que les « idées de 68 » provoquèrent une « saignée » tant dans le clergé que dans les ordres religieux. Lille, de l'aveu d'Albert Decourtray, fait exception à la règle. Sur les 1400 prêtres que comptait le dio- cèse, un seul, paraît-il, s'inscrivit au mouvement des prêtres contestataires Échange et Dialogue. La hiérarchie, à Lille, fut probablement plus avisée qu'ailleurs. Le nouveau vicaire général, par ses responsabilités passées, avait la connaissance — et certainement l'estime — de la plupart des jeu- nes prêtres. Il était donc bien placé pour monter au créneau. Le choc fut peut-être moins rude qu'ailleurs même si, omettant de citer des chif- fres, Albert Decourtray reconnaît qu'il faut par- ler « d'hémorragie ». Le 3 juillet 1971, l'itinéraire d'Albert Decourtray prend une tournure décisive. Il est ordonné évêque dans la cathédrale de Lille et nommé auxiliaire de Mgr de la Brousse à Dijon. Cette expérience en tandem dura trois ans jusqu'à la démission de Mgr de la Brousse. Le nouvel évê- que qui ignorait tout de la Côte-d'Or mit ces années à profit pour faire la connaissance de tous les prêtres et de l'ensemble des réalités pastora- les de son futur diocèse. Une véritable accession en douceur aux responsabilités épiscopales et un apprentissage de la collaboration : on se demande parfois pourquoi ce n'est pas la règle générale dans l'Église pour qui accède au ministère d'évêque.