Initiation À La Force De Frappe Française. 1945-2010
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INITIATION À LA FORCE DE FRAPPE FRANÇAISE Marc Theleri Initiation à la force de frappe française 1945-2010 Stock cg 1997, Éditions Stock. AVERTISSEMENT Ce livre ne défend pas de thèse. Sans parti pris, sinon celui de la réalité contre la mythologie, cette « Initiation à la force de frappe » se veut avant tout un ouvrage de travail et de référence. Les infor- mations sont présentées sans fioriture, avec la nudité des faits. Chacun pourra puiser dans ce tableau exhaustif, avec ses cartes et ses schémas inédits, les éléments nécessaires à une compréhension réelle de notre arme de dissuasion. L'auteur laisse le lyrisme et le commentaire aux professionnels de l'écriture. Introduction Le déploiement de la Force de frappe française s'est déroulé en trois étapes, de 1944 à nos jours. La phase de préparation dura quinze ans. Elle commença en octobre 1945 avec la création du Commissariat à l'Éner- gie Atomique et se termina en décembre 1959, à la veille du premier essai nucléaire. La phase opérationnelle couvre une période de trente-six années, allant du premier test atomique aérien sur le site de Reggane en janvier 1960 au dernier tir thermonucléaire en puits en février 1996, sur l'atoll de Fangataufa. La troisième débute à peine. Elle prend en compte la « pause stratégique » engendrée par la disparition de la menace de l'Union Soviétique, sur le théâtre Centre-Europe et l'émergence de périls secon- daires, encore diffus, du Moyen-Orient au golfe du Bengale. Ce nouveau cycle, reste encore inconnu de l'opi- nion publique, de même qu'il bouleverse la scène mise en place depuis trois décennies. La mise à l'écart des Français n'est pas une surprise. Depuis plus d'un demi siècle, quelques points essentiels ont été systématiquement occultés. Dès 1952 et la création du commandement des Armes spéciales chargé de « coordonner les études et expérimen- tations dans le domaines des armes nouvelles», l'habitude de dissimulation était engagée. Les termes d'armes « spéciales » ou « nouvelles » devaient permettre de limiter la curiosité publique. Il est frappant, à cet égard, de constater que dans les discours de nos sept présidents de la République et vingt-six présidents du Conseil ou Premiers ministres aux affaires durant la période, le terme « cible » fut toujours banni. Un seul de leurs dix-huit chefs successifs de l'État-Major des Armées, le général Maurin, osa l'employer par trois fois, lors d'une brève conférence en mars 1974 1. On aurait pu penser que les Français avaient le droit de savoir quels étaient leurs ennemis et dans quelles circonstances l'emploi de la force nucléaire était prévue par le chef de l'État. En un mot : qui, comment, pour quel résultat? Au lieu d'expliquer clairement les objectifs de la force de frappe, le discours public a tou- jours été limité à une accumulation de phrases lyriques sur la fierté nationale, la dissuasion, le mythe de la bombe. Aborder la question de l'emploi de la force de frappe était intolérable. Spécialistes en stratégie, experts et journalistes pouvaient présenter durant des décennies des cartes représentant les effets d'une bombe, les trajectoires des missiles à échanger par-dessus l'Arctique, entre les États-Unis et l'Union Soviétique, les axes de pénétration de leurs bom- bardiers, les zones de patrouille de leurs sous-marins, aucun n'osa effectuer présentation identique pour la force de frappe française. Ce tabou soigneusement préservé permit de réduire à néant toute réflexion accessible au grand public. Le président Mitterrand, dans sa « Lettre aux Français » rédigée à l'occasion de l'élection présidentielle pouvait écrire que « 811 » cibles étaient visées par les « missiles » 1. Les termes restaient cependant vagues «[...] les objectifs valables peuvent être de deux sortes : d'une part, des objectifs d'opportunité comme la concentration adverse, d'autre part, des objectifs d'interdic- tion que sont les cibles d'infrastructures ...» soviétiques du «Cap Nord à la Sicile». En revanche, il était impensable pour un responsable français de faire état de la position des silos d'Albion et encore moins de parler de la zone qu'ils couvraient, comme des cibles qu'ils étaient censés atteindre. Tel amiral, questionné sur les patrouilles des sous-marins français, répondait qu'« ils évoluent dans la profondeur des océans » oubliant que de 1971 à 1990, ils étaient limités en posture de veille à une zone comprise entre le golfe de Gascogne, les approches de l'Islande et l'île Jean de Mayen en mer de Norvège. Dans le même ordre d'idées, les Mirage IVA dits « Stratégiques » ne pouvaient atteindre Moscou, sinon lors d'une mission sans retour du type kamikaze. Personne n'en parlait, parce que le débat était toujours confiné à de savantes joutes stratégiques en chambre, loin des estrades, des journaux et parfois, malheureusement, loin de la réalité. Le silence organisé tourna à l'enfantillage. Le touriste, qui approchait d'un silo d'Albion, avait l'interdiction abso- lue de photographier de simples grillages qui délimitaient une zone de deux hectares, entourant une dalle de béton. Cependant, le même curieux avait la possibilité d'atteindre le col de l'Homme Mort dominant le plateau. Il avait alors sous les yeux la quasi totalité des silos de lancement, qu'il pouvait situer convenablement sur une carte type Michelin, voire même avec précision décamétrique à par- tir des documents en vente libre de l'Institut géographique national ! Si sa curiosité n'était pas satisfaite, il pouvait faire achat aux États-Unis de photographies remarquables fournies par le satellite français Helios. De tels documents étaient également disponibles à propos du centre d'émis- sion de Rosnay, aux antennes de plusieurs centaines de mètres de haut, visibles à des kilomètres, et protégé par des panneaux interdisant de photographier ! Ces quelques exemples folkloriques - entre des cen- taines - montre la possibilité et le ridicule si bien gardé qu'il ne protège plus que du vent. Comment aller plus loin ? Tout simplement avec la force du raisonnement, accompagné d'un doigt de malice. Posons la question des cibles, à priori totalement secrètes. Qui dit cible dit missile. Les zones de lancement sont connues de tous. Il suffit de rapprocher les bases de décol- lage ou de lancement avec leurs objectifs potentiels. Par ricochet « la position de lancement détermine la cible ». Un Mirage basé à Cambrai ne possède pas une mission iden- tique à celle d'un appareil décollant d'Istres, un sous-marin en batterie en mer du Nord n'est pas destiné à atteindre des zones identiques à celle d'un autre bâtiment en immer- sion entre Chypre et Crête. C'est ainsi que certaines cartes du livre ont pu être établies. Le secret s'attache surtout, à ce que j'appelerais les « gesticulations » présidentielles. Je n'emploie pas ce terme pour dévaloriser les actions diplomatico-militaires de nos gouvernants, mais pour souligner l'absence de curiosité des observateurs. Derrière les mots, il y a des actes. Cette évidence est trop souvent oubliée. Tous se passe comme si seul le discours importait. Prenons un exemple. Lors de l'attaque conduite par la coalition constituée par l'Égypte, l'Irak, la Jordanie et la Syrie en direction d'Israël, le président Pompidou estima que la France était concernée. La menace dissuasive des Sols-Sol Balistiques d'Albion ne couvrait que les abords de l'axe Damas-Le Caire, il ordonna l'envoi immédiat du sous- marin Le Redoutable en Méditerranée, lequel, à partir du détroit de Sicile couvrait toute la zone et y compris l'Union Soviétique. Qui « perçut » le message émanant de cet ordre de mouvement ultra secret1 ? Certainement pas les États en conflit ni l'URSS, lesquels à l'époque, ne disposaient pas de moyens de détection aptes à déceler cette intrusion. Seuls 1. Impossible d'imaginer que l'on puisse communiquer la zone de patrouille d'un sous-marin alors même que le commandant de la Force océanique ignore sa position. les Anglais et les Américains, à partir de leurs systèmes d'écoute et des bâtiments déployés dans le détroit de Gibraltar, décelèrent ce transit. La dissuasion ne s'adres- sait-elle pas d'abord à nos Alliés ? Deuxième exemple. Le président Giscard d'Estaing, désireux de ménager son ami le chancelier Helmut Schmidt, déploya de 1974 à 1976, trois régiments Pluton dans les camps de Couvron (Laon), Mailly et Suippes, situés à une centaine de kilomètres de la frontière belge. Qui rechercha sur une carte Michelin au 1/200 000, la posi- tion de ces sites et osa porter à partir de chacun d'entre eux la portée de ces vecteurs ? Qui osa écrire que le pre- mier dispositif Pluton, si décrié outre-Rhin, était en place face à la ligne passant de Cambrai au Luxembourg ? Pratiquement, à chaque décision gouvernementale en matière de défense ou de diplomatie, il faut évoquer la par- tie immergée de l'iceberg pour en comprendre la nature et les effets. Or, les Français n'ont accès qu'à la partie émer- gée. Cette constatation s'applique bien sûr à la révolution en cours. Le président Chirac observa, dès son installation à l'Élysée, le potentiel en place, les puissances délivrées, les zones couvertes et les objectifs prévus. Entre les 15e et 250e jours après sa prise de fonction, les décisions tombèrent en cascade. Albion comme Hadès étaient désarmés, la pré- sence en immersion limitée à un sous-marin, l'aéronavale opérant avec un unique porte-avions, la composante air réduite à un escadron de Mirage 2000 N. Personne ne commenta, les motifs « militaires » de cette spectaculaire contraction, or l'explication s'impose aisé- ment.