Pour Cécile Et Jean-Bernard Qui Furent Patients, En Mémoire De Mario, Piéton De Buenos Aires Et Grâce À Didier, Maître-Accoucheur…
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Pour Cécile et Jean-Bernard qui furent patients, en mémoire de Mario, piéton de Buenos Aires et grâce à Didier, maître-accoucheur… – 1 – Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais. Et puis d’abord, tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit – 2 – Je vieillis. Je divague. Mes songes me dévoient, mes rêveries égarent mes promenades, je bringuebale mes errances, les lointaines contrées s’estompent et je retouche, spectaculaires, mes passés, je repeins des troubles incertains ; fantasque, je feins des fantômes défunts… Je vieillis. Je pare mes mille et une nuits de tes nostalgies effrontées, je couvre d’ors les bâtisses en péril, je pomponne pimpantes tes ruines pompeuses, je maquille nos habiles singeries, je teins tes espagnolades à l’italienne, j’épingle mes folies de tes gratte-ciel… Je vieillis. Je radote, l’âge me rabâche, m’inspire des bouffées tièdes, me brouille le regard, m’embrume le souvenir, me gâte la réminiscence… Je vieillis ! Est-il temps de déballer mes mémoires ? d’épancher mes souvenirs ? de me décou- vrir ? de nous retrouver ? Cette ville, là-bas, ce sud, ce port possible… Buenos Aires, t’ai-je rêvée ? Buenos Aires ? Ah ! certes pas tout Buenos Aires ! Certes pas cette immensité ordonnée, ce qua- drillage infatigable, cette obstination de plats quartiers que bride, que ride la General Paz, enceinte avortée. Certes pas ce Buenos Aires où il faut naître pour distinguer Soldati de Villa Crespo, pour deviner Liniers à ses abattoirs ; pour vivre Chacarita, cimetière immense où les enterrements s’embouteillent, où les oraisons funèbres se prient à la chaîne, où Gardel, bronze souriant, fume à l’éternité ; pour sentir Flores ; pour discerner Pompeya d’Almagro, disjoindre Balvanera de Boedo… Il y a tant de Buenos Aires, des Villa en litanie : Lugano, Riachuelo, Santa Rita, Ortuzar, Urqui- za, Devoto, Pueyrredón… Cinquante villes qui ne sont pas de simples quartiers, d’innocentes, de paisibles fractions administratives mais, bardées d’avenues, percées de voies ferrées, striées de rues ombreuses, cinquante villes où se propagent toutes les ambitions, où se rallient toutes les débâcles, où se bercent d’espérances toutes les revanches ; cinquante villes qui furent des clones prudents, des avancées patientes, des prolongements insidieux, des reptations urbanistiques, des conquêtes sournoises… qui ont imité la plaine, qui s’y sont fondues, déroulées, qui se sont bâ- ties allongées ; cinquante villes avec histoires, codes, humeurs, stades, fièvres, reli- gions, clans ; avec coutumes, odeurs, couleurs, passions, clochers : des pays… Cin- quante buenos aires, une seule vie… – 3 – Non. Pas tout Buenos Aires. À peine un Buenos Aires pour touriste appliqué, pour diplomate borné, berné ; un Buenos Aires sans carnaval ni plage ni cocotiers, sans monument hispanique trafiqué indien, sans quartier revu revue nègre, sans cathédrale-maya-trois-colombiens-méri- te-le-détour, sans rien pour s’extasier, pour s’exalter, pour se dépayser, s’exiler… À peine un bout de ville qui s’en proclame le centre, qui en fut le commencement, qui en reste la façade, le cœur, l’essence. Ou le masque, enfin : un masque… À peine le Buenos Aires qui surgit au déboucher d’une autoroute ivre d’avoir survécu aux théo- ries menaçantes des faubourgs. Le Buenos Aires troué par la Nueve de Julio, avenue pharaonique plantée d’obélisque… Le Buenos Aires qui se tasse entre fleuves et ban- lieues ; qui prend à La Boca un peu de son bariolage, de son parfum, un frisson, la silhouette interlope du guapo ; qui annexe quelques rues de San Telmo pour les sou- venirs, les pavés disjoints, les grilles forgées, le plus-que-passé en vente libre ; qui bouillonne à Retiro où ne court plus le toro mais où s’achèvent les trains du matin chagrin ; qui déambule dans Corrientes où les théâtres, les bistrots, les librairies et les filles en joie se partagent les néons ; qui emprunte la Recoleta et Belgrano afin que se croisent les élégances ; qui lorgne sur le grand chic de San Isidro ; qui tourne le dos au Fleuve malgré la Costanera qui le flanque et le parfume de saucisses ; le Buenos Aires des promenades, des jacarandas, des avenues en majesté, des parcs, des ombús géants, des allées cavalières, des champs de course, des élégances chapeau- tées, des luxes, des colifichets, des cuirs et des clubs anglais, des vitrines à lécher, des affaires à flairer, des cigares, des officines, des banques, des mallettes serrées, des conciliabules, des avocats, des coins de rue, des statues, des discours, des places à manifester, des graffitis, des balcons à haranguer, des édifices inachevés, des palais fin de siècle, des palissades bariolées, des églises, des restaurants, des viandes, des tavernes, des marbres, des cabarets, des ruelles à marins, des cafés, de la nuit où tous les tangos brillent, Buenos Aires qui palpite, qui grimace, qui frémit, qui s’agite, s’enflamme, qui se hâte, qui crie, qui tintamarre et puis qui, dans Florida, nez en l’air, fesses drues, flâne… Images volées, voilées… Promenons-nous dans tes rues puisque les trous y sont déjà… Promenons-nous dans mes vues puisque les flous y sont déjà… C’est novembre de 1984 ; l’été se prépare à brûler. M. Alfonsín, Raúl, Raulito, avocat provincial, politicien madré, porté par la vague, tantôt adroit, tantôt matois, le verbe protubérant, le geste large, orateur de très haut, la lippe fraîche, préside ; et l’électeur lui fait fête ; et le banquier, crédit ; et l’ambassadeur, révérence ; les radi- caux de toutes les heures exultent : les radicaux de toutes les branches, rameaux, sur- geons, brindilles enfourchent toutes les places ; les militaires rencasernés, trois fois vaincus, méditent sur la force et la fortune, l’opprobre et la justice civile ; les Anglais – 4 – tiennent ferme leurs Falkland ; les mères et les grands-mères sur la place de Mai tournent, tournent ; les ultimes péronistes, ébahis, battent la coulpe de leurs com- pañeros : nous arrivions… Et nous avons vécu M. Alfonsín, Raúl, Raulito, avocat provincial, politicien mar- bré, emporté par la vague, bientôt pantois, le verbe bas, le geste lent, orateur de préau, la lippe décrépie, présider, s’empâter, s’empêtrer, s’embourber tandis que le peso passait, que l’austral perdait le nord, que les procès n’en finissaient pas avec le Procès, que, sur la place de Mai, les mères et les grands-mères tournaient, tournaient, que Bilardo gagnait la Coupe du Monde, la main de Maradona aidant, que le clergé protestait, que la banque sautait, que l’industrie fondait, que le commerce défaillait, que l’électeur désertait, que la vache dépérissait ; que les radicaux de toutes les heures regardaient leurs montres ; que les radicaux de toutes les branches sciaient, sciaient ; que les péronistes, épatés, tapaient le ventre des compañeros ; que de l’exil les guérilleros revenus, redevenus journalistes, peintres, radiologues, commission- naires en douane, moustachus, pansus, disaient le passé radieux ; que les Anglais s’ennuyaient ferme dans leurs Falkland ; que les militaires, trois fois vaincus, désen- casernés, dissertaient sur l’honneur et la discipline, la vertu et le service rendu à la paix civile… Nous avons vécu… Trois ans durant. Jusqu’au 31 du mois d’août 1987. Et la reine d’Angleterre ne nous a plus déclaré la guerre… Nous avons vécu les fières proclamations, les plans, les projets, les effets de su- perbes manchettes, les haussements nobles des mentons, les farouches indécisions, les dévaluations fertiles, les vives combinaisons. Parmi les humeurs portègnes, nous avons vécu les discours répétés, les promesses usées, les plaisanteries acides et les sarcasmes ; nous avons vécu le tourbillon des prix, des grèves, les changeurs et les bonimenteurs au coin des rues, les affaires et les affairés et les lents dimanches et la viande qui grille ; nous avons vécu les proclamations et les unanimes revirements, les liesses et les désenchantements, le bruit connu des bottes et les vivats lancés à la diva ; nous t’avons vécue, ma Buenos Aires, trois années si vives que je nous perds dans mes multiples images déformées par tes multiples miroirs… – C’est que le séjour fut bien bref, il me semble, la présence fugace ! Me com- prendre ? certes, l’ambition est burlesque… À peine m’as-tu aperçue ; à peine, as-tu pu m’entre-découvrir ! Crois-tu que je me donne en si peu de jours ? que je m’aban- donne au premier coup d’œil du premier venu ? que je me rende au premier objectif pointé ? que je m’offre galante pour trois courtes années de déambulations courti- sanes ? et encore ! coupées, entrelardées de passades pour mon nord où l’ocre est multicolore, d’expéditions fugitives au travers de ma Cordillère, d’obliques esca- – 5 – pades vers Santiago, Asunción, Montevideo… de foucades pour mes banlieues aus- trales, de dimanches perdus dans mes pampes. Crois-tu que je me vende pimbêche pour quelques tintements d’éloge, quelques discours d’après-voir ? Imagines-tu passant me connaître ? – À peine, ma Buenos Aires, si j’ose croire avoir appris un ou deux de tes dégui- sements, avoir deviné un ou deux de tes sortilèges… Par exemple qu’on se perd toujours à Buenos Aires et que c’est ainsi depuis Pe- dro de Mendoza… – 6 –