Sommaire | septembre 2016

Éditorial 4 | Le casse-tête syrien › Valérie Toranian

Dossier | L’Occident face à la Syrie 8 | Henry Laurens. « Les jeux d’ingérence et d’interaction existent en Syrie depuis deux cents ans » › Valérie Toranian et Aurélie Julia 20 | Le chemin de Damas de la France en Orient › François d’Orcival 30 | Renaud Girard. « La France doit sortir de son aveuglement néoconservateur au plus vite » › Jean-Loup Bonnamy 43 | Palmyre entre deux mondes › Maurice Sartre 54 | Le clan Assad à l’épreuve du feu › Isabelle Hausser 61 | Les ressorts de l’intervention russe en Syrie › Thomas Gomart 69 | L’Arabie saoudite et le financement des djihadistes › Richard Labévière 76 | Minorités syriennes › Richard Millet 85 | La peur › Bassma Kodmani 93 | Yassin al-Haj Saleh. « Il faut traduire Bachar al-Assad en justice » › Valérie Toranian et Aurélie Julia 107 | Lettre à Ala’ › Samar Yazbek

2 SEPTEMBRE 2016 113 | Gérard Chaliand. « Aucune puissance ne souhaite un Kurdistan indépendant » › Valérie Toranian 129 | Rojava : une révolution communaliste au Kurdistan syrien ? › Bruno Deniel-Laurent 136 | À la rencontre des femmes combattantes au Kurdistan › Juliette Minces

Études, reportages, réflexions 146 | L’argent fait-il le bonheur ? › Annick Steta 153 | Éclat et éclipse du génie › Michel Delon

Littérature 160 | Dernière rencontre. Maurice G. Dantec. « La vraie littérature est dangereuse » › Samuel Estier 175 | « La littérature est aussi une réparation » › Karine Tuil 181 | Sous le soleil de Bernanos › Stéphane Guégan

Critiques 186 | Livres – Roland Recht. Alerte sur le patrimoine › Robert Kopp 188 | Expositions – Les incertitudes géométriques › Bertrand Raison 191 | Disques – Les chemins buissonniers du baroque › Jean-Luc Macia

Notes de lecture

SEPTEMBRE 2016 3 Éditorial Le casse-tête syrien

ous les chemins mènent-ils toujours à Damas ? Quelques heures après la tuerie de Nice qui a frappé la France le jour de sa fête nationale, François Hollande déclarait : « Rien ne nous fera céder dans notre volonté de lutter contre le terrorisme et nous allons encore renforcer nos actions en TSyrie comme en Irak. Nous continuerons à frapper ceux qui justement nous attaquent sur notre propre sol, dans leurs repères ». Depuis que les islamistes ont pris pour cible notre pays de « mécréants », notre mode de vie et nos libertés, la question syrienne n’est pas seulement au centre des préoccupations. Elle est plus que jamais une clé de compréhension de cette guerre de l’islamisme contre l’Occident. L’État islamique est la principale force d’opposition à Bachar al- Assad depuis 2013 et la fin du printemps syrien dont les rêves de démocratie se sont brisés faute de préparation... et de troupes. L’or- ganisation islamiste entraîne et forme les candidats français au dji- had qu’elle renvoie semer la mort chez nous. Même lorsqu’elle ne les entraîne pas, ses porte-paroles préconisent désormais, à travers leurs organes de presse et leurs vidéos, un mode opératoire de « djihad individuel » où chaque aspirant à la guerre sainte peut improviser un attentat avec des pierres, des couteaux, des véhicules lancés contre la foule… Le camion tueur de la promenade de Nice en est l’exemple par- fait et terrifiant : une radicalisation express en quelques jours et un

4 SEPTEMBRE 2016 simple permis de conduire suffisent à faire couler le sang, avec un grand nombre de victimes. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le président François Hol- lande a réaffirmé l’engagement de la France dans la coalition anti- Daesh en Syrie. Cette coalition est-elle efficace ? Pourra-t-elle à terme ramener la paix ? À défaut d’éradiquer les terroristes, est-elle capable de diminuer la menace qui pèse sur notre pays ? Après avoir longtemps tenu un rôle majeur au Proche et au Moyen- Orient, la France peine depuis quelques années à retrouver sa place et son influence. Notre pays a pourtant une longue histoire avec la Syrie. À l’origine, avec les Anglais, de l’accord Sykes-Picot, première ébauche de la parti- tion actuelle de la région en 1916, la France fut puissance mandataire en Syrie jusqu’en 1946, et avait, jusqu’à récemment, une diplomatie active, capable de saisir toutes les nuances géopolitiques, ethniques, confessionnelles de ce pays complexe. Désormais à la remorque des États-Unis, dans le « camp » de l’Ara- bie saoudite et du Qatar qui financent nombre d’autres groupes isla- mistes tout aussi dangereux que Daesh, la France cherche à défendre une troisième voie : ni Bachar ni Daesh. Cette position est-elle tenable ? Peut-on courir le risque que la Syrie soit un jour contrôlée (en par- tie ou totalement) par des djihadistes ? Que les minorités chrétiennes yézidies, kurdes ou chiites soient exterminées ou forcées à l’exil et que toute une civilisation, qui avait réussi à maintenir un fragile équi- libre entre des communautés millénaires, sombre d’un coup ? Pour les membres de l’opposition démocratique syrienne en exil, la chute du dictateur syrien constitue le préalable à toute résolution de la crise, car Assad est accusé d’entretenir délibérément le chaos pour se présenter en unique recours. Mais refroidies par les résultats désastreux des interventions en Irak et en Libye, les puissances internationales se méfient d’une déstabilisa- tion qui ne profiterait, au final, qu’aux islamistes. L’intervention de la Russie a permis de battre en brèche leur avan- cée. Poutine ne veut pas la disparition de son allié régional historique

SEPTEMBRE 2016 5 éditorial

au profit d’islamistes sunnites, prêts à alimenter le terrorisme dans son propre pays : il soutient le régime plus que Bachar al-Assad lui- même et il pourrait, sans état d’âme, le sacrifier si une alternative suf- fisamment stable se présentait. L’Iran, leader du monde chiite, veut aussi stopper l’expansion sunnite des islamistes. Téhéran a envoyé ses troupes du combattre aux côtés du régime. Seule force locale en première ligne contre l’État islamique, les Kurdes espèrent tirer les dividendes de leur rôle militaire sur le terrain, une fois la paix revenue. Mais Erdoğan, dont le jeu trouble avec les islamistes n’a jamais cessé depuis 5 ans, bloquera toute initiative d’une région autonome kurde. Le président turc, qui est tout sauf un démocrate, tire un grand profit de la « tentative de coup d’État » du 15 juillet dernier : drapé dans sa nouvelle « légitimité », il attise les braises nationalistes et neu- tralise ses opposants et tous ceux au sein des institutions qui ne lui sont pas favorables. Il tentera certainement de pousser au maximum son avantage contre les Kurdes dans le conflit en Syrie. Le casse-tête syrien se joue sur fond d’agendas locaux et internatio- naux complexes et contradictoires ; ses répercussions nous touchent de plein fouet. Ce numéro spécial en éclaire les dangers et les enjeux.

Valérie Toranian

6 dossier L’OCCIDENT FACE À LA SYRIE

8 | Henry Laurens. « Les jeux 76 | Minorités syriennes d’ingérence et d’interaction › Richard Millet existent en Syrie depuis deux cents ans » 85 | La peur › Valérie Toranian › Bassma Kodmani et Aurélie Julia 93 | Yassin al-Haj Saleh. « Il 20 | Le chemin de Damas de la faut traduire Bachar France en Orient al-Assad en justice » › François d’Orcival › Valérie Toranian et Aurélie Julia 30 | Renaud Girard. « La France doit sortir de son 107 | Lettre à Ala’ aveuglement néoconservateur › Samar Yazbek au plus vite » › Jean-Loup Bonnamy 113 | Gérard Chaliand. « Aucune puissance ne souhaite un 43 | Palmyre entre deux mondes Kurdistan indépendant » › Maurice Sartre › Valérie Toranian

54 | Le clan Assad à l’épreuve 129 | Rojava : une révolution du feu communaliste › Isabelle Hausser au Kurdistan syrien ? › Bruno Deniel-Laurent 61 | Les ressorts de l’intervention russe en Syrie 136 | À la rencontre des femmes › Thomas Gomart combattantes au Kurdistan › Juliette Minces 69 | L’Arabie saoudite et le financement des djihadistes › Richard Labévière « LES JEUX D’INGÉRENCE ET D’INTERACTION EXISTENT EN SYRIE DEPUIS DEUX CENTS ANS »

› Entretien avec Henry Laurens réalisé par Valérie Toranian et Aurélie Julia

Les accords Sykes-Picot, qui définissent les frontières de la Syrie et de l’Irak à la fin de la Première Guerre mondiale, sont-ils responsables de l’instabilité chronique dans la région ? Henry Laurens, historien et professeur au Collège de France, rétablit la vérité.

Revue des Deux Mondes – Les accords Sykes-Picot signés en 1916 ont défini les contours actuels du Proche et du Moyen-Orient, notamment la frontière syro-irakienne, que l’organisation État islamique veut supprimer. Quelle est «l’histoire de cet accord ?

Henry Laurens L’accord Sykes-Picot est un échange de lettres entre Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres, et sir Edward Grey, ministre anglais des Affaires étrangères. Les archives françaises de l’époque l’ont donc noté comme étant l’accord Cambon-Grey. Sir Mark Sykes et François Georges-Picot ont préparé le dossier, ils ont effectué tout le travail diplomatique en étant régulièrement en relation avec leurs auto- rités supérieures ; une fois l’accord signé, ils ont poursuivi des ­carrières

8 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’occident face à la syrie

­parallèles – Sykes est mort de la grippe espagnole en 1919 ; Picot, lui, a quitté le Moyen-Orient et a été remplacé par Henri Joseph Eugène Gouraud. Si vous voulez comprendre l’historiographie de la région, il faut se pencher sur le cercle de Thomas Edward Lawrence, qu’on appelle

l’Arab bureau, le groupe du Caire ; les Anglo- Henry Laurens est historien, Égyptiens ont fait de Sykes-Picot un épou- spécialiste du Moyen-Orient. Il est vantail. Mais ce n’est qu’une étape dans un professeur au Collège de France et enseignant à l’Institut national des processus diplomatique extrêmement long. langues et civilisations orientales On confond Sykes-Picot avec les frontières (Inalco). Dernier ouvrage publié : la issues de la Première Guerre mondiale, fruits Question de Palestine, tome V, 1982- de négociations très complexes entre 1918 2001. La paix impossible (Fayard, 2015). et 1921, voire 1923 si on prend en compte le traité de Lausanne. Quand on dit Sykes-Picot, on pense à la carte de 1920 ou de 1923. Si les Turcs tiennent tant au traité de Lausanne, c’est qu’ils ne veulent pas revenir au traité de Sèvres et donc à la question kurde, arménienne… Beaucoup disent que Recep Tayyip Erdoğan rêve- rait du retour d’un Empire ottoman ; il le réhabilite en un sens. Pour comprendre Sykes-Picot, il faut revenir au moment des guerres balkaniques (1912-1913). Les puissances s’interrogeaient pour savoir si on allait ou pas supprimer l’Empire ottoman. Les Français ont vu tout de suite qu’une suppression porterait préjudice à leurs intérêts dans la région : quand un État balkanique vole un morceau de l’Empire otto- man, on perd les capitulations (1). Le cas de Salonique est exemplaire ; lorsque la ville passe à la Grèce, les privilèges économiques, juridiques et fiscaux des puissances européennes sont annulés. L’intérêt stratégique de la France et du Royaume-Uni est donc de maintenir l’Empire otto- man. Cela dit, en 1913 et 1914, une série d’accords entre puissances européennes définit de façon plus ou moins vague des zones d’influence. Jusque-là, les intérêts économiques européens dans l’Empire ottoman étaient dispersés ; à partir de 1912, l’Empire ottoman est divisé en zones d’influence. Les trajets des compagnies ferroviaires européennes, elles-mêmes contrôlées par des capitaux européens, servent dès lors de référence. La France obtient un monopole sur les gros investissements économiques et en particulier sur les chemins de fer en Syrie. C’est la même chose pour les Allemands le long des chemins de fer de Bagdad.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 9 l’occident face à la syrie

­L’Angleterre obtient le tronçon Bagdad-Basra – elle tient absolument à éviter de voir le chemin de fer Berlin-Bagdad parvenir jusqu’au Golfe, d’où l’installation de son protectorat sur le Koweït en 1899. L’entrée en guerre de l’Empire ottoman s’explique par deux raisons fondamentales. La Russie est l’ennemie héréditaire de l’Empire ottoman ; en trois siècles, on dénombre pas moins de treize guerres russo-ottomanes – et aujourd’hui encore, les deux pays se regardent en chiens de faïence. La Russie est du côté de la France et de l’Angleterre, l’Empire ottoman du côté de l’Alle- magne. La seconde raison est l’impact des guerres balkaniques ; l’Empire ottoman a perdu ces guerres par manque d’alliés européens. Dans les discussions de 1914-1915, la France et l’Angleterre souhaitent le main- tien de l’Empire ottoman : en plus des capitulations, l’empire reste la structure juridique la plus idoine pour les intérêts économiques français et britanniques. Tout bascule avec l’opération des Dardanelles, lancée par Churchill. Si les Français et les Anglais gagnent la bataille, ils seront à Istanbul. Or Constantinople est le rêve historique de la Russie. Petrograd somme les Français et les Anglais de ne pas toucher à cette ville. Comme les Français et les Anglais veulent maintenir l’alliance russe, ils acceptent la revendication. À partir de ce moment-là, on discute pour savoir quoi faire du reste de l’empire. L’Angleterre est la première puissance musul- mane au monde, la France la deuxième, la Russie la troisième, la Hol- lande la quatrième. Les Français et les Anglais soutiennent le projet d’une révolte arabe ; les Anglais rouvrent en ce sens une négociation avec le ché- rif de La Mecque, Hussein, par l’intermédiaire du haut-commissaire en Égypte, Henry McMahon. Il s’agit de la fameuse correspondance Hus- sein-McMahon. Seulement les mots n’ont pas la même signification en anglais et en arabe ; une série de quiproquos s’ensuit.

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce que Hussein aurait pu mal comprendre ?

Henry Laurens Un exemple : les Anglais disent ne pas vouloir les territoires « non purement arabes », c’est-à-dire, pour eux, habités par les Levantins, installés à Beyrouth et sur tout le littoral.

10 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « les jeux d’ingérence et d’interaction existent en syrie depuis deux cents ans »

Revue des Deux Mondes – Ils les laissent aux Français…

Henry Laurens Oui mais « non purement arabes » n’a aucun sens en arabe : les Arabes ne font pas de distinctions entre Levantins et Arabes. Le chérif Hussein pense qu’il s’agit d’une distinction entre chrétiens et musulmans, ce qui n’est pas le cas. « Est arabe celui qui est de généalogie arabe », dit justement le cherif Hussein, citant la vieille tradition. Pour lui, les chrétiens sont arabes.

Revue des Deux Mondes – Comment passe-t-on de la correspondance Hussein-McMahon à l’accord Sykes-Picot ?

Henry Laurens Une fois que les Français et les Anglais ont promis Constantinople à la Russie, ils se rendent compte que mettre en place deux commissions serait trop compliqué ; ils décident de nommer deux personnalités de rang moyen pour discuter et présenter les négociations à leurs supérieurs. Du côté français, on choisit François Georges-Picot, l’ancien consul à Beyrouth, qui commet la bêtise monumentale de lais- ser ses archives à Beyrouth avec tous ses contacts – les Ottomans les exécuteront tous. Mark Sykes est surnuméraire à Constantinople (à l’époque, on commence une carrière de haut fonctionnaire comme sur- numéraire, c’est-à-dire en travaillant gratuitement dans l’administration, aujourd’hui on appelle cela un stagiaire). Élu membre du Parlement, il est apparu dans la dernière législature britannique comme étant le spé- cialiste des questions du Proche-Orient. Sykes est un politique qui sent admirablement bien l’air du temps. En 1914, il devient l’homme de Lord Kitchener, un officier britannique qui flirte avec le Moyen-Orient depuis les années 1860. Chef de l’armée égyptienne en 1892, Lord Kit- chener conquiert le Soudan puis devient chef de l’armée britannique en Inde ; il est ensuite consul général et agent britannique au Caire, où il réprime très violemment les nationalistes égyptiens. Quand la guerre est déclarée, on lui donne le ministère de la Guerre. Il délègue Sykes pour le représenter dans tout le Proche-Orient. Sykes n’est pas l’homme indé- pendant que l’on présente parfois, il est l’homme de Kitchener.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 11 l’occident face à la syrie

Français et Anglais ont des projets différents. Les Français aiment les Arabes qui apprennent les fables de La Fontaine dans les écoles lazaristes ou jésuites… c’est Barrès et son Voyage aux Pays du Levant. Les Anglais haïssent les Levantins parce qu’ils sont francophones et métis. Les Fran- çais sont assimilationnistes et universalistes, les Anglais différentialistes. Depuis 1880, un mythe anglais s’est construit, celui du noble Arabe sous sa tente, c’est-à-dire du Bédouin chevaleresque… Quand Law- rence rencontre Fayçal pour la première fois en 1917, il le compare à Richard Cœur de Lion, plus exactement au gisant de Richard Cœur de Lion à l’abbaye de Fontevraud. Sykes partage cette vision roman- tique de l’Arabe sous sa tente. Les Anglais veulent faire une Arabia (en français une Arabie), et les Français une Syrie qui ne serait autre qu’un grand Levant, d’Akaba à Kirkuk, et incluant la Cilicie. Les instructions données à Picot et à Sykes consistent à tracer la frontière entre la Syrie et l’Arabie – « Syrie » étant un nom de code pour dire ce qui appar- tient à la France, et « Arabie » ce qui appartient à l’Angleterre. Sykes et Picot s’inscrivent dans le prolongement des échanges entre Hussein et McMahon ; ils admettent dès le départ le principe d’un ou des États arabes indépendants. Les Anglais rétrocèdent à la France une partie des territoires où ils ont un droit de conseil. La Palestine est internationa- lisée (ce n’est pas encore la Palestine mandataire). Les Anglais veulent que les Français soient au nord pour servir de tampon contre la menace russe. Les accords Sykes-Picot comprennent des territoires gérés direc- tement et indirectement. À chaque réunion entre Sykes et Picot, il y a procès-verbal, et chaque procès-verbal est renvoyé au « patron ». Les deux hommes n’ont pas travaillé dans l’ombre.

Revue des Deux Mondes – Cet accord est-il plutôt favorable aux Fran- çais ou aux Anglais ?

Henry Laurens Nous sommes encore dans le monde d’avant 1914. Les Anglais ont abandonné la Syrie aux Français en décembre 1912, au grand dam de Lord Kitchener et des Anglais du Caire. Pour com- prendre cette décision, il faut revenir sur les origines de la Première

12 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « les jeux d’ingérence et d’interaction existent en syrie depuis deux cents ans »

Guerre mondiale et sur les positions navales germano-britanniques. À l’époque, l’Angleterre possède la première flotte au monde, elle dispose de bateaux un peu partout : dans le Pacifique, dans l’océan Indien, dans l’Atlantique ; la flotte allemande, moins nombreuse, est concen- trée en mer du Nord. En cas de guerre, l’Angleterre perd la supériorité navale en mer du Nord, elle devient vulnérable. C’est pourquoi les Anglais s’échinent à mettre de nouveaux bateaux en mer du Nord ; les Allemands renchérissent. Churchill veut arrêter la surenchère en 1911. L’amirauté britannique discute directement avec le ministère de la Marine français pour trouver une solution. Le problème des Fran- çais est autre : en cas de guerre, ils doivent passer l’armée d’Afrique en métropole ; ils ont donc besoin du contrôle de la Méditerranée et les Anglais, eux, du contrôle de la mer du Nord. Le deal est fait : en cas de tension majeure, la flotte britannique de la Méditerranée quitte la Méditerranée, et la flotte française de l’Atlantique quitte l’Atlantique pour passer en Méditerranée. Problème : que se passerait-il si les Alle- mands attaquaient le littoral français au moment où toute la flotte française partait en Méditerranée ? L’Angleterre prendrait la défense de la côte française ; conséquence, l’Angleterre serait en guerre sans aucun apport d’automaticité. Le 29-30 juillet, les ordres sont donnés, les flottes permutent et se croisent dans le golfe de Gascogne. L’accord naval accorde à la France la supériorité totale en Méditerranée. Henri Poincaré déclare que la Syrie est à la France, l’Angleterre est obligée d’accepter. Les Anglais du Caire veulent absolument reprendre le contrôle de la Syrie perdue en 1912. Ils remettent en cause l’accord Sykes-Picot dès sa signature.

Revue des Deux Mondes – La vision romanesque que l’on a de ­Lawrence d’Arabie correspond-elle à la réalité ? Quels sont ses inten- tions, ses objectifs ?

Henry Laurens Lawrence fait de la révolte arabe son objet per- sonnel. Il pense que la tutelle britannique durera quelques années et qu’ensuite son état-major partira. La société ottomane est alors

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 13 l’occident face à la syrie

bien développée ; elle a des universités, des ingénieurs, des docteurs, des médecins, des juristes, des professions libérales. Il existe une élite gouvernementale et une réflexion arabe. Les Européens ont des interlocuteurs du même niveau qu’eux. Nous ne sommes pas dans le film de David Lean (2), remarquable par ailleurs, dans lequel Omar Sharif annonce son départ pour faire des études. Les officiers irakiens sont tous sortis de l’Académie militaire de Constantinople ; ils sont aussi compétents que les officiers français ou anglais de la Première Guerre mondiale. L’Arab Bureau vise à ramener les Arabes à Damas pour empêcher la résolution de Sykes-Picot. Pour eux, l’accord n’est qu’un bout de papier. Durant la guerre, les Anglais se heurtent à la résistance turque soutenue par l’Asia Corps allemande et Otto Liman von Sanders. Londres se fâche et envoie un géné- ral de cavalerie dynamique avec pour objectif de donner Jérusalem au peuple britannique. Le général Edmund Allenby débarque et fait une percée en juin-juillet 1917. En décembre 1917, les Anglais entrent à Jérusalem. Dans l’intervalle, le monde change : la révolu- tion russe éclate ; les États-Unis entrent en guerre le 6 avril 1917. Comme le déclare Sykes : « L’impérialisme, c’est terminé. » On ne parle plus de « zone d’influence » ou de « protectorat » mais du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Un vaste programme s’organise, dans lequel tous les peuples du Proche-Orient, de l’Em- pire ottoman vont être unis (les Kurdes, les Arméniens, les Juifs, les Arabes et même les Turcs). Sykes cherche à dynamiter l’accord en introduisant de nouveaux acteurs sur la scène. Il contacte le mouve- ment sioniste. En proposant un foyer national juif, on commence à ruiner l’architecture de l’accord Cambon-Grey. Les Français ne sont pas dupes. La Palestine est internationalisée donc on peut éventuel- lement envisager un foyer national juif à l’intérieur. Les Anglais entrent à Jérusalem le 9 décembre 1917. Quand Picot dit au géné- ral Allenby : « Il y a un accord, il faut l’appliquer, je suis haut-com- missaire de France en Syrie et en Palestine », le général refuse en proclamant la loi martiale ; toutes les combinaisons politiques sont alors gelées. À l’époque, personne n’y prête garde : le sort du monde se joue entre la Manche et la Marne au printemps 1918. Clemen-

14 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « les jeux d’ingérence et d’interaction existent en syrie depuis deux cents ans »

ceau réalise néanmoins une chose : on ne peut pas faire la guerre sans pétrole ; comme le pétrole provient des États-Unis, et que la France ne peut pas dépendre ad vitam aeternam des États-Unis, le pays doit trouver du pétrole. Selon l’accord, Mossoul appartient aux Français, sans les conces- sions de pétrole, qui sont détenues par les Anglais. Le général Allenby divise le Proche-Orient en trois Occupied Ennemy Territory Admi- nistrations (OETA) : une OETA française sur le littoral entre le Liban actuel et la Cilicie, une OETA anglaise en Palestine et une OETA anglo-arabe en Syrie et en Transjordanie. À la fin de la guerre, le Proche-Orient se dessine selon la carte des OETA, mais celle-ci n’a qu’une signification militaire, non politique. À cela s’ajoute un problème supplémentaire : le président américain Woodrow Wilson ne veut pas entendre parler d’accords secrets. Il défend le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il faut donc le satisfaire. Avant qu’il n’arrive en Europe par bateau, Clemenceau se précipite à Londres afin de régler les affaires. Lloyd George et Clemenceau se rencontrent à Londres sans témoin. Clemenceau demande à Lloyd George ce qu’il souhaite ; celui-ci lui répond : la Palestine et Mossoul. Clemenceau accepte mais sous condition. En 35 secondes, le sort du Moyen-Orient est réglé.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi Clemenceau accepte-t-il aussi vite ?

Henry Laurens Parce qu’il s’en fiche, il veut la rive gauche du Rhin, et surtout qu’on règle l’affaire sans Wilson. Les Arabes posent problème au président américain : celui-ci ne veut pas leur accorder l’indépendance mais ne veut pas non plus les livrer aux impérialistes. On invente alors le principe du mandat début 1919 : on confie une population pour une durée relativement courte – vingt à trente ans – à une puissance mandatée par la Société des Nations pour qu’elle élève la population au stade de l’indépendance avec une Constitution et un système parlementaire. C’est le fameux article 22 de la Société des

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 15 l’occident face à la syrie

Nations. Reste à fixer les mandats. Les Anglo-Arabes tentent de faire passer tout le mandat du Proche-Orient aux Anglais mais les Français résistent. Comment se répartir les mandats ? Les décisions se prennent vite : les Anglais sont à bout de souffle ; ils doivent entretenir un million de soldats entre la Méditerranée et l’Inde, mais n’en ont plus les moyens. Lloyd George réunit son état-major à Deauville et accepte le repli des troupes britanniques de Syrie en Palestine. L’affaire est réglée. Il y aura un mandat français sur la Syrie et un mandat anglais sur l’Irak et sur la Palestine. Il faut maintenant fignoler les frontières. Les Français, qui détestent les sionistes, ne veulent pas de colonie juive dans leur mandat. Or il existe dans la région la plus au nord d’Israël, celle surnommée le « Doigt de Galilée », des colonies juives. Les Français les laissent à la Palestine. Pour le reste, on suit la limite de la province (vilayet) d’Al-Suriya. On se réunit à San Remo du 19 au 26 avril 1920. La conférence a pour objet officiel de rédiger, avec l’Empire ottoman, les articles du traité de Sèvres concernant les pro- vinces arabes. Au même moment, les délégations pétrolières françaises et anglaises négocient. Alors qu’on écrit le traité de Sèvres, on signe l’accord pétrolier franco-britannique qui donne à la France 25 % de la Turkish Petroleum Company (3). La négociation du pétrole et la négociation territoriale se traitent en parallèle.

Revue des Deux Mondes – Mustafa Kemal est-il déjà là ?

Henry Laurens Les Français commencent à avoir de sérieux pro- blèmes en Cilicie avec les kémalistes. C’est une des raisons pour les- quelles Gouraud, en juillet 1920, somme Fayçal de lui accorder un laissez-passer­ : les troupes françaises en Syrie doivent renforcer les positions françaises en Cilicie. Ce qui signifie en clair : « Laissez-nous occuper toute la Syrie. » Fayçal refuse, l’armée française attaque. C’est l’entrée des troupes françaises à Damas et l’occupation de l’ensemble de la Syrie par la France. L’hiver 1920-1921 est une véritable catas- trophe : les Français subissent revers sur revers en Cilicie. Ils envoient

16 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « les jeux d’ingérence et d’interaction existent en syrie depuis deux cents ans »

un député radical-socialiste à Ankara, Henry Franklin-Bouillon, qui, en tant que radical socialiste, a la même capacité de boire de l’alcool que Mustafa Kemal ! Tous les deux font des concours de raki. On parvient à l’accord dit Franklin-Bouillon-Mustafa Kemal ou accord d’Ankara dans lequel la France abandonne la Cilicie et fixe la fron- tière syrienne sur la ligne de chemin de fer de Bagdad. C’est alors la victoire kémaliste en Anatolie, l’effondrement des Grecs en 1922, l’incendie de Smyrne et l’entrée des kémalistes à Constantinople. On travaille sur le traité de Lausanne, l’acte de décès de l’Empire otto- man. Les tractations durent plusieurs mois. Les Turcs refusent de céder Mossoul.­ On renvoie le dossier à la Société des Nations. Ce n’est qu’en décembre 1925 que celle-ci octroie définitivement Mossoul à l’Irak, c’est-à-dire au mandat anglais sur l’Irak. C’est de cette époque que datent les frontières du Proche-Orient actuel.

Revue des Deux Mondes – Les accords Sykes-Picot et le traité de Lau- sanne portent, dit-on aujourd’hui, les germes de ce qui arrive actuel- lement au Moyen-Orient et au Proche-Orient. Qu’en pensez-vous ?

Henry Laurens Cela n’a rien à voir. Il ne faut pas oublier que les Anglais passent leur temps à tracer des frontières dans la péninsule Ara- bique : il y a celle entre l’Irak et le royaume du Nedj (qui devient en 1932 l’Arabie saoudite), celle du Koweït, celles des Émirats, du Yémen… On continue de tracer des frontières pendant l’entre-deux-guerres, et même au-delà, dans la région. L’Irak n’est que la somme de trois vilayets otto- mans, Mossoul, Bagdad et Basra. Cela explique pourquoi Saddam Hus- sein, et même avant lui la monarchie hachémite, revendique le Koweït et le Nedj. Dans les almanachs administratifs ottomans, ces deux der- niers espaces faisaient partie du vilayet de Basra. On voit donc bien que les Irakiens s’inscrivent dans une réalité administrative ottomane et fondent juridiquement leur légitimité territoriale par rapport à cela. Le vilayet de longeait le lac de Tibériade. Les Anglais et les Français ont placé la frontière syrienne à dix mètres du lac, pour que celui-ci soit intégralement en Palestine. Les Syriens ont hurlé : historiquement,

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 17 l’occident face à la syrie

une partie de ce lac leur appartenait. C’est sur ce point qu’a achoppé la négociation israélo-syrienne en 2000.

Revue des Deux Mondes – Si l’on met à part le problème de la Pales- tine et d’Israël, les régimes arabes n’ont pas remis en question les frontières...

Henry Laurens En effet, sauf entre 1958 et 1961 avec l’éphémère République arabe unie qui rassemblait la Syrie et l’Égypte. Des pouvoirs se sont installés et se sont construits en établissant leur hégémonie sur le territoire tracé par les Français et les Anglais. Toute la période suivante, dite mandataire, est marquée par les nationalistes ; dans chacun des ter- ritoires, ceux-ci prennent le contrôle de l’espace et de la population, soit en collaboration soit en confrontation avec la puissance mandataire. Ils ont bâti des sociétés, des États, des appareils administratifs, des systèmes d’enseignement, des référentiels juridiques… Les Palestiniens de 1948 qui arrivent en réfugiés ne veulent pas devenir irakiens, syriens ou liba- nais. Ce qui montre combien déjà, trente ans après la Première Guerre mondiale, les structures se sont figées.

Revue des Deux Mondes – Durant l’été 2014, Daesh abolit la fron- tière séparant l’Irak de la Syrie, mettant symboliquement fin aux accords Sykes-Picot, du moins c’est ce que proclame l’organisation islamique…

Henry Laurens Toute la direction de Daesh est irakienne, elle ne compte pas un Syrien dans ses rangs. J’attends qu’il y ait une parité entre Syriens et Irakiens à l’intérieur de l’organisation État islamique pour par- ler de la disparition de la ligne Sykes-Picot, qui n’en est pas une. Les pro- blèmes de la région sont antérieurs. Ils datent de la fin du XVIIIe siècle, lorsque l’espace est avalé dans la géopolitique européenne, dans laquelle se construisent des jeux d’ingérence et d’implication permanente. C’est une zone charnière entre les trois continents de l’ancien monde. Jusqu’en 1914, c’est la route des Indes, et en 1920 la route du pétrole. Depuis

18 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « les jeux d’ingérence et d’interaction existent en syrie depuis deux cents ans »

deux siècles, dès qu’il y a conflit local, les puissances internationales s’in- terposent pour aider ou séparer des combattants. Entre 1920 et 1940, la domination franco-britannique dans la région interdit aux autres d’y mettre les pieds. Les Arabes, qui veulent se débarrasser des Turcs pendant la Première Guerre mondiale, font appel aux Français et aux Anglais. En 1940, ils font appel aux Italiens et aux Allemands pour se débarrasser des Français et des Anglais. Mais ces pays ont d’autres chats à fouetter. Ce n’est qu’en 1943 que l’Allemagne accepte de venir libérer les Arabes des Anglais. Les Arabes comprennent alors que l’avenir passe par les États- Unis, arrivés dans la région en novembre 1942.

Revue des Deux Mondes – Si les accords Sykes-Picot ne sont pas responsables de l’instabilité chronique de la région, de la crise et de la guerre qui y règne aujourd’hui, peut-on dire que les grandes puis- sances continuent d’entretenir le chaos, voire de l’amplifier ?

Henry Laurens Le problème n’est pas celui d’une responsabilité exclusive d’une partie, mais d’une interaction permanente, à tous les niveaux, entre les acteurs locaux, régionaux et internationaux. Cela dure depuis plus de deux cents ans. Chacun a le don extraordinaire d’impliquer quelqu’un à son service. La grande discussion des histo- riens depuis deux siècles est de savoir si ce sont les grandes puissances qui manipulent les acteurs locaux ou bien l’inverse. De temps à autre, on a vraiment l’impression que ce sont les locaux.

1. Les capitulations sont initialement des privilèges commerciaux octroyés par le sultan ottoman à des marchands étrangers non musulmans. 2. Lawrence d’Arabie, film de David Lean avec Peter O’Toole, Alec Guinness, Omar Sharif, 1963. 3. La Turkish Petroleum Company a été fondée en 1912 par plusieurs sociétés afin d’obtenir une conces- sion d’exploitation pétrolière en Irak.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 19 LE CHEMIN DE DAMAS DE LA FRANCE EN ORIENT

› François d’Orcival

« Aussitôt tombèrent de ses yeux comme des écailles, et il retrouva la vue. Il se leva et il reçut le baptême. Puis il prit de la nourriture et les forces lui revinrent. » Actes des apôtres, 9, 18.

e président du Conseil et ministre de la Défense natio- nale présidait une soirée de gala, le mercredi 1er février 1939, à l’Olympia. Dans cette salle parisienne qui était alors un cinéma, Édouard Daladier avait convié le gratin de la politique, de la diplomatie et des affaires. Le motif Lde l’événement était la sortie d’un film à la gloire de l’armée française, Trois de Saint-Cyr. Celui-ci avait été tourné l’année précédente avec le concours de l’armée de terre, qui lui avait fourni de gros moyens. « Toute la salle vibrait à cette grande première », écrit un quotidien du lendemain. Le film raconte le destin d’une promotion de Saint-Cyr, dont trois officiers vont se retrouver, cinq ans après leur sortie de l’école, sur un « théâtre d’opérations extérieures ». Lequel ? La Syrie ! Le premier des

20 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’occident face à la syrie

trois a choisi d’y être officier de renseignement – parce que c’est de lui que « tout dépend ». L’action se déroule dans un poste situé entre Pal- myre et Damas, dont la mission consiste à protéger un pipeline contre la « dissidence ». Les ordres et les renforts viennent de Beyrouth­, siège du commandement. « La France apporte la paix, dit l’officier de renseignement à un chef de tribu qui hésite à se rallier. Tu doutes de la puissance de la France ? Jour et nuit, elle veille sur toi… » Commandé par l’état- major, le scénario a été soigneusement visé par lui. Cela signifie que lorsque l’armée française veut se mettre en valeur en 1939, ce n’est pas au Maroc ou en Algérie qu’elle se situe, ni dans ses colonies d’Afrique ou d’Indochine, mais au Levant – l’Orient méditerranéen. Alors que l’Europe tremble sous les menaces de guerre, c’est en Syrie, dans ces « déserts lointains », que l’on va chercher l’aventure et la gloire. Mais pourquoi la Syrie ? Depuis quand les Français y étaient-ils ? Le Liban, certes, était sous protection française depuis bien longtemps, à cause de ses minorités chrétiennes. Cela remontait aux croisades, à er François I et à ses relations avec Soliman François d’Orcival est membre de le Magnifique, la Sublime Porte, à la cam- l’Institut (académie des sciences pagne de Napoléon Ier, et, plus récemment morales et politiques), éditorialiste à Valeurs actuelles, chroniqueur au à Napoléon ­III, quand, en 1860, celui-ci Figaro Magazine et ancien auditeur était venu au secours des chrétiens maro- de l’Institut des hautes études de nites dont plusieurs milliers venaient d’être défense nationale. massacrés par des musulmans et des Druzes. En souvenir, l’hymne national du Second Empire s’intitulerait « Partant pour la Syrie », sur un air composé par Hortense de Beauharnais ! L’influence française était demeurée ; l’élite libanaise parlait le français et le commerce entre les deux pays était florissant. Mais Damas n’était pas Beyrouth ; l’une était encore plus musulmane que l’autre chrétienne. C’est avec la guerre de 1914 que cette histoire commence vraiment. Jusque-là, au nord, à l’est, au sud de la Méditerranée orientale, la région était administrée par un Empire ottoman vieillissant. Pour autant, les Britanniques,­ implantés depuis les années 1880 en Égypte et au Soudan,­ ne cachaient pas leurs ambitions au nord du canal de Suez et du Sinaï. Mais ils étaient liés aux Français – et aux Russes – depuis qu’ils avaient

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 21 l’occident face à la syrie

signé le traité de la Triple-Entente (1907). Or quand la guerre éclate, les Ottomans choisissent le camp allemand. Pour les Anglais, c’est le moment ou jamais d’empêcher les Allemands de pénétrer en Orient, tout en disloquant l’Empire ottoman. Une pierre, deux coups. Dès 1915, les cabinets de guerre, français et britannique, char- geaient deux de leurs plus fins diplomates, passionnés par la poli- tique et le renseignement autant que par l’Orient, de rechercher les moyens d’un accord entre Alliés. L’Anglais, sir Mark Sykes, avait été consul général de Grande-Bretagne au Caire ; et le Français, François Georges-Picot, consul de France à Beyrouth. L’Anglais ne pensait qu’à préserver la route des Indes, le Français rêvait d’une « grande Syrie ». Ils emmenaient leurs cartes de géographie à Londres, au Caire, et même à Petrograd (car il fallait associer les Russes), pour dessiner leur avenir en Orient. Ils avaient sous leurs yeux un immense espace qui séparait la Turquie, au nord, de l’Empire perse, à l’est, et de l’Ara- bie, au sud. Cet espace, c’était l’ancienne Mésopotamie. Ils avaient pour consigne de ne toucher ni aux frontières de l’Iran, protégées par les Russes depuis le XVIIe siècle, ni à celles de l’Arabie, fixées par les armées du roi Ibn Saoud. C’est ainsi que Sykes trace une ligne à travers la Syrie, depuis le a de Acre, au nord de l’Israël actuel, jusqu’au k de Kirkuk, dans le nord- est de l’Irak. Et toujours dans l’idée de contrôler fermement les deux côtés de la route des Indes, l’Anglais dit au Français : « Au nord de la ligne, c’est à vous ; au sud, c’est à nous. » Ce qui signifie : aux Fran- çais la Syrie et le Liban – et Mossoul (où l’on devine déjà les champs pétrolifères !) –, aux Anglais l’immense Irak, le destin de la Palestine n’étant pas encore tout à fait arrêté. Chacun y trouve son avantage et l’accord est scellé par une lettre datée du 9 mai 1916 de l’ambassadeur de France à Londres, Paul Cambon (qui nous représentait depuis dix- huit ans) au secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères, sir Edward Grey. Il est écrit :

« Désireux d’entrer dans les vues du gouvernement du roi et de chercher à détacher les Arabes des Turcs en facilitant la création d’un État ou d’une confédération

22 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 le chemin de damas de la france en orient

d’États arabes, le gouvernement de la République […] accepte les limites telles qu’elles ont été fixées sur les cartes signées par sir Mark Sykes et M. Georges-Picot… »

Cette ligne dans le désert, c’est le « moment fondateur » de la présence britannique et française en Orient, diront les historiens… Les Anglais foncèrent à la conquête de leurs territoires, les Fran- çais suivirent avec leurs faibles moyens. Encore fallait-il « détacher les Arabes des Turcs ». Là encore, les Anglais avaient leur homme, un superbe officier de renseignement et d’action, le colonel Lawrence, qui allait encadrer le soulèvement et l’entretenir, avec le soutien d’un corps expéditionnaire commandé par le général Allenby. Ils chas- sèrent donc les Turcs d’Akaba, de Jaffa, de Jérusalem, de Damas… D’autre part, ils avaient accordé au peuple juif, le 2 novembre 1917, par la déclaration Balfour, un « foyer national » en Palestine. Ils étaient partout, et ils y étaient en vainqueurs. Retenus par la gigantesque bataille qui se déroulait en Europe, les Français, eux, ne pouvaient rien pour contenir l’expansion britan- nique ; les régions de Mossoul et de Kirkuk, inscrites dans les accords de 1916, leur avaient échappé. Furieux d’avoir été joué par les Anglais, Clemenceau exigea, en contrepartie des régions abandonnées, que la France reçut près de 25 % des parts de l’Irak Petroleum Company, fondée par les Britanniques. Quant aux Arabes, ils se demandaient quand et comment ils pourraient créer « l’État » ou la « confédération d’États arabes » que leur avaient promis les accords Sykes-Picot. Lorsque la guerre prit fin en Europe, la France put reprendre sa place en Orient et ne pas y laisser seuls, et hégémoniques, les Anglais. Dès 1919, Clemenceau expédia à Beyrouth un « colonial », un ancien du Maroc qui venait de s’illustrer en Champagne, le général Henri Gouraud, qui sera secondé par un jeune commandant, Georges Catroux, avec une petite armée d’une trentaine de milliers d’hommes. Quand, le 25 avril 1920, la France reçut officiellement de la nouvelle Société des nations (SDN), à la conférence de San Remo, un mandat sur la Syrie et le Liban, l’Irak et la Palestine étant confié au Royaume- Uni, Gouraud­ avait les moyens d’assurer sa mission.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 23 l’occident face à la syrie

Mais, accueilli en fanfare à Beyrouth, il tomba sur une résistance à Damas. Car le fils du chérif Hussein de La Mecque, Fayçal, celui qui avait repoussé les Turcs en entrant à Damas en octobre 1918, n’était pas prêt à en être délogé. Il s’était même proclamé roi de Syrie sans demander son avis à personne. Le général Gouraud dut l’expulser manu militari de son palais. C’est à partir de ce jour-là, le 14 juillet 1920, que la France fut vraiment chez elle en Syrie. L’administration du territoire sera militaire pendant cinq ans. Gouraud­ s’en charge jusqu’en 1923, suivi par le général Maxime Weygand, qui vient de l’état-major de Foch, et Maurice Sarrail, en 1925, dont les mala- dresses provoquent une révolte des Druzes. L’administration passe alors entre les mains de civils, le premier d’entre eux étant Henri de Jouvenel, qui découpe le pays en trois gouvernorats (Damas, Alep et le territoire des Alaouites), avec une constitution fédérale, cependant que le Liban com- prend le mont Liban, la vallée de la Bekaa, et le littoral, à majorité chré- tienne. Quand il quitte Beyrouth en novembre 1927, Georges Catroux est convaincu qu’il faudra accompagner le nationalisme syrien, lui donner un État et qu’il n’y aura pas d’issue durable à « diviser pour régner », ce qui est pourtant la politique de la France.

Une glorieuse incertitude orientale

C’est alors que, le 12 novembre 1929, un jeune officier supérieur débarque à Beyrouth, où il doit être nommé chef du 2e bureau (le ren- seignement) et du 3e (les opérations) auprès du commandant en chef, c’est le chef de bataillon Charles de Gaulle. Six mois plus tard, il s’est déjà fait une idée de la situation :

« Le Levant, écrit-il, est un carrefour où tout passe : reli- gions, armées, empires, marchandises, sans que rien ne bouge. Voilà dix ans que nous y sommes. Mon impres- sion est que nous n’y pénétrons guère et que les gens nous sont aussi étrangers (et réciproquement) qu’ils le furent jamais. Il est vrai que pour agir, nous avons adopté le

24 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 le chemin de damas de la france en orient

pire système dans ce pays, à savoir d’inciter les gens à se lever d’eux-mêmes, quitte à les encourager, alors qu’on n’a rien réalisé ici, ni les canaux du Nil, ni l’aqueduc de Palmyre, ni une route romaine, ni une oliveraie, sans la contrainte. Pour moi, notre destin sera d’en arriver là ou bien de partir d’ici… (1) »

Orgueil français chargé d’histoire ? Le jugement du commandant de Gaulle est une bonne illustration de ce que l’on croit à . Mais on continue à tâtonner. De Gaulle note en janvier 1931, avant de regagner la France :

« Il se trouve ici des populations qui n’ont jamais été satisfaites de rien ni de personne, mais qui se soumettent à la volonté du plus fort pour peu qu’il l’exprime, et une puissance man- dataire qui n’a pas encore bien vu par quel bout il convenait de prendre son mandat. Cela fait une incertitude chronique, laquelle se retrouve d’ailleurs dans tout l’Orient. (2) »

C’est dans cette glorieuse incertitude orientale, la fameuse « ques- tion d’Orient » qui lui ménage sa présence en Syrie et au Liban, que la France se prépare au retour de la guerre en Europe. Le 26 août 1939 (Hitler envahit la Pologne le 1er septembre), le chef du gouvernement, Édouard Daladier, invite un des anciens hauts commissaires à Bey- routh à venir le voir : Weygand. Il le nomme commandant en chef des forces françaises de l’Orient méditerranéen, et celui-ci s’envole sur place avec mission de consolider notre dispositif, de Damas à Alep, et de se coordonner étroitement avec le commandement britannique, basé au Caire, de telle manière que, des Balkans à la pointe de l’Arabie, les Allemands ne puissent pas passer. Weygand aura près de cinquante mille hommes, dont quarante mille combattants. La voilà, l’armée du Levant, cette fierté française, celle des Trois de Saint-Cyr… Le général Weygand achève sa mission à Alexandrie le jour même de l’attaque allemande contre la France, le 10 mai 1940. Le 16, il est rappelé à Paris pour remplacer le général Maurice Gamelin à la

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 25 l’occident face à la syrie

tête des armées. Vains espoirs. Un mois après, les Allemands occupent Paris, la France est à terre. À quoi peuvent bien servir les forces intactes massées au Levant ? En fait personne ne les oublie : ni Pétain, ni de Gaulle, ni Churchill, ni Hitler. Au contraire, la Syrie devient un enjeu stratégique majeur. Et tout bascule au printemps 1941. Une rébellion de grande ampleur conduite par Rachid Ali se déclenche en Irak contre les Britanniques.­ Hitler saisit l’opportunité et lui fournit armes et matériels. Afin d’y pourvoir, son aviation a besoin de se poser en Syrie, sur les bases tenues par les Français, aux ordres du gouvernement de Vichy. Au nom de Pétain, l’amiral Darlan tente de négocier, les mains liées dans le dos, des contreparties avec le Reich… Sans attendre, les premiers bombardiers allemands atterrissent à Alep le 9 mai. Pour Churchill, c’est une provo- cation, mais aussi l’occasion rêvée de reprendre aux Français (de Vichy, ceux qui l’ont trahi) les mandats de Syrie et du Liban ; de son côté, de Gaulle veut ramener le Levant dans le camp de la France libre. Sa 1re division française libre s’unit aux forces britanniques. Le 8 juin, c’est la guerre. Un an après que Weygand eut coordonné tous ses efforts avec le commandement britannique du Caire contre les Allemands, les Anglais tirent sur les Français vichystes et ceux-ci s’entre-tuent avec les gaullistes – l’ennemi étant anglais pour les uns, allemand pour les autres… De Gaulle et Catroux (qui l’a rejoint) entrent à Damas le 23 juin. On se bat encore trois semaines jusqu’à ce que les deux parties finissent par arrêter cette guerre « honteuse » : après trente-quatre jours de combat, un armistice est signé à Saint-Jean-d’Acre le 14 juillet 1941 – vingt et un ans exactement après la prise de Damas par le général Gouraud et ses hommes…

Il ne reste que le Liban et plus rien

Mais ce 14 juillet-là va marquer la destruction de l’armée du Levant et le début de la fin de la présence française en Syrie. Churchill a eu ce qu’il voulait. Il y aura encore quelques épisodes, et notamment le bombardement de Damas ordonné par de Gaulle le 29 mai 1945

26 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 le chemin de damas de la france en orient

pour répliquer à la tentative de coup de force des nationalistes syriens, mais l’issue est écrite : les Français, discrédités, brisés par les combats de 1941, amèneront les couleurs le 30 avril 1946. Les Français partis, les Britanniques croient avoir les mains libres. Pas pour longtemps. Car les organisations juives réclament le respect de la déclaration Balfour et la création d’un État hébreu. Alors, pour humilier à leur tour les Anglais, les services spéciaux français ne se font pas faute de les y aider ! Et après trois années de guerre clandestine, David Ben Gourion proclame, le 14 mai 1948, la fondation de l’État d’Israël… Alors commence la première guerre israélo-arabe, les voisins du nouvel État, Égypte, Jordanie, Syrie, l’attaquant de tous côtés. Des coups d’État militaires qui se déroulent par la suite au Caire et à Damas, une figure se détache : Gamal Abdel Nasser, officier nationaliste égyptien. Soutenu par les Américains et les Soviétiques, son but est d’expulser définitivement les Anglais de la région. Il leur lance, le 26 juillet 1956, un défi : la nationalisation du canal de Suez. Britanniques et Français, concurrents de toujours, se retrouvent à nouveau ! Pour abattre Nas- ser, ils montent ensemble la plus puissante opération combinée de l’après-guerre (5 porte-avions, 155 navires), en coordination avec les Israéliens, qui attaquent les Égyptiens dans le Sinaï. Mais l’opération s’achève par un fiasco le 7 novembre, à la suite d’un ultimatum… américain et russe ! Et quel fiasco ! Britanniques et Français ont perdu leurs relations avec le monde arabe. La route des Indes n’appartient plus aux Anglais ; la Syrie a rappelé son ambassadeur à Paris et Nasser alimente la guerre d’Algérie contre les Français… Quand le général de Gaulle revient aux affaires en 1958, la France n’a plus qu’une ambassade ouverte en Orient arabe, à Beyrouth. Tout est à reconstruire. Et de Gaulle doit attendre d’avoir « mis un terme à l’affaire algérienne », comme il le dit, pour reprendre avec les peuples arabes « la politique d’amitié dont la raison et le senti- ment font qu’elle doit être une des bases fondamentales de notre action extérieure ». Mais au même moment, les liens de confiance qui avaient été noués avec l’État hébreu se rompent, le général de Gaulle venant de condamner l’attaque israélienne du 5 juin 1967 (le début de la guerre des Six-Jours).

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 27 l’occident face à la syrie

De la présence française, il ne reste donc que le Liban et plus rien. Ce sont même des marines américains qui, en juillet 1958, ont débarqué sur les plages libanaises pour protéger le pays d’une invasion syrienne… De Gaulle ne peut donc pas faire grand-chose du côté de Damas, même si nos officiers de renseignement ont discrètement conservé leurs contacts. Or il n’est plus de ce monde quand, le 13 novembre 1970, un général nommé Hafez al-Assad prend le pouvoir en Syrie avec la complicité de l’armée. D’une famille alaouite, il est membre du parti nationaliste Baas depuis que les Français sont partis. Sa doctrine politique obéit à quelques principes simples que le général Philippe­ Rondot, fils du général Pierre Rondot, homme du ren­sei­gnement lui aussi du temps du mandat français en Syrie, résume ainsi : la Syrie est le dernier bastion arabe contre Israël ; le Liban n’est qu’une partie d’elle-même ; et elle doit conserver sa liberté stratégique avec les Palestiniens… Trois points sur lesquels Damas sera inflexible (3). D’où la stratégie de la violence et la « diplomatie coercitive » d’Assad, d’une brutalité implacable. Mais alors comment faire ? Passer par Le Caire, aller à Bagdad ? C’est la voie que la France va choisir en Orient. Elle s’engage même franchement aux côtés de l’Irak de Saddam Hus- sein en lui livrant des armes, et notamment des avions. Le 4 septembre 1981, l’ambassadeur de France à Beyrouth, Louis Delamare, est assas- siné ; une série d’attentats ont lieu à Paris ; puis le 23 octobre 1983, 58 parachutistes français sont tués dans l’explosion de leur casernement, toujours à Beyrouth (entre-temps, la France était revenue au Liban, avec une force internationale, pour contenir l’ingérence syrienne)… Quel est donc le commanditaire de tous ces attentats ? Les Français désignent l’Iran. Mais les services syriens y sont-ils vraiment étrangers ? Ceux-ci ne manquaient pas de motifs d’agir, entre la guerre civile qui ravageait le Liban, où la Syrie se considérait chez elle, et la guerre entre l’Iran (chiite) et l’Irak (sunnite), armé par les Français, alors que l’Iran était l’allié de la Syrie (à majorité chiite) : l’ennemi de mon ami est mon ennemi. François Mitterrand décida quand même de faire le voyage à Damas (1984), et Jacques Chirac après lui (1996), cherchant l’un comme l’autre à conclure un pacte de « non-agression » avec Assad pour com-

28 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 le chemin de damas de la france en orient

battre les filières terroristes (et libérer les otages). Les services secrets français avaient repris pied à Damas. Lorsque Hafez al-Assad mourut, en 2000, Jacques Chirac, puis Nicolas Sarkozy tentèrent de renouer les liens avec son fils, Bachar. Chaque fois, la tentative a échoué. Jusqu’à la guerre civile généralisée, jusqu’à ce que l’organisation de l’organisation État islamique réclame par la terreur la disparition des frontières des accords Sykes-Picot, qui avaient permis la présence française en Syrie. L’ironie de l’histoire voudra que le troisième acteur de ces accords, la Russie, que l’on avait oubliée, sut profiter de cette guerre pour faire une retour fracassant au Proche et Moyen-Orient.

1. Lettre du 30 juin 1930 au lieutenant-colonel Emile Mayer, in Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, Robert Laffont, 2010. 2. Lettre du 2 janvier 1931 au lieutenant-colonel Emile Mayer, in Charles de Gaulle, op. cit. 3. Philippe Rondot, préface à Christian Chesnot et Georges Malbrunot, les Chemins de Damas. Le dossier noir de la relation franco-syrienne, Robert Laffont, 2014.

Bibliographie Ignace Dalle, la Ve République et le monde arabe, Fayard, 2014. Christian Chesnot et Georges Malbrunot, les Chemins de Damas. Le dossier noir de la relation franco- syrienne, Robert Laffont, 2014. Pierre-Jean Luizard, le Piège Daesh. L’État islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, 2015. Philippe Masson, Histoire de l’armée française, de 1914 à nos jours, Perrin, 1999. Henri de Wailly, Syrie 1941, la guerre occultée. Vichystes contre gaullistes, Perrin, 2006. Henri de Wailly, Liban, Syrie, le mandat (1919-1940), Perrin, 2010. Maxime Weygand, Mémoires, tome III, Rappelé au service, Flammarion, 1950. Maurice Albord, l’Armée française et les États du Levant, 1936-1946, CNRS Éditions, 2000. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre et mémoires d’espoir, Plon, 2016.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 29 « LA FRANCE DOIT SORTIR DE SON AVEUGLEMENT NÉOCONSERVATEUR­ AU PLUS VITE »

› Entretien avec Renaud Girard réalisé par Jean-Loup Bonnamy

Renaud Girard, reporter de guerre et auteur du Monde en guerre. 50 clés pour le comprendre (1) prône le retour au réalisme géopolitique. Il affirme que la compréhension de la société syrienne, la prise en compte des rapports de force et la recherche de notre intérêt doivent l’emporter sur les considérations morales.

Revue des Deux Mondes – Quelles sont les vraies causes de la guerre en Syrie ? S’agit-il d’un nouvel épisode de la guerre entre sunnites et chiites ?

«Renaud Girard De manière générale, le monde arabe connaît actuel- lement une crise liée à des mutations sociologiques et anthropo­logiques. La Syrie est un cas particulier de cette crise globale. La crise y est renforcée par trois éléments particuliers. Tout d’abord, la société syrienne, sunnite à 70 %, est profondément divisée entre d’une part des islamistes sunnites et d’autre part tous ceux qui sont hostiles à l’islamisme et soutiennent le pouvoir. Parmi ces soutiens du régime, on compte d’ailleurs non seu- lement toutes les minorités mais aussi de nombreux sunnites, comme la femme de Bachar al-Assad ou Ali Mamlouk, le chef des services de

30 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’occident face à la syrie

renseignement. Cette division est en partie due au fait que la région ne s’est jamais relevée de la chute de l’Empire ottoman et que les frontières de la Syrie et de l’Irak reposent sur une décision franco-britannique prise en 1916 sans égard pour les réalités Renaud Girard est grand reporter au historiques et sociologiques, forçant à vivre Figaro depuis 1984. Il a obtenu le prix ensemble des populations très différentes. Mumm en 1999 pour une enquête sur Ensuite, de 2000 à 2008, la Syrie a connu les réseaux de Ben Laden en Albanie, et le prix Thucydide de relations un boom économique permis par la libérali- internationales en 2001 pour son sation partielle de son économie, Internet, le article « L’inquiétante paralysie des tourisme. Mais les fruits de cette expansion institutions européennes ». Dernier ouvrage publié : le Monde en guerre. n’ont pas été répartis équitablement, ce qui 50 clés pour le comprendre (Carnets a provoqué le ressentiment de beaucoup de Nord, 2016). sunnites des classes populaires et moyennes. Normalien, agrégé de philosophie, Enfin, la crise a une origine écologique trop Jean-Loup Bonnamy est moniteur à l’université de recherche Paris souvent négligée : de 2006 à 2011, la Syrie a sciences et lettres. été touchée par une grande sécheresse qui a poussé peut-être un million de personnes à migrer des campagnes vers les villes. Ce fut très déstabilisateur pour la société syrienne, les jeunes fraîchement déracinés des campagnes et installés dans les périphéries des grandes agglomérations constituent des cibles idéales pour la propagande islamiste. La crise syrienne n’est donc pas en soi une guerre entre sunnites et chiites puisque de nombreux sunnites soutiennent le gouvernement de Damas. Mais au niveau international, elle s’intègre dans le Krieg­spiel entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite.

Revue des Deux Mondes – Comment jugez-vous la politique de la France sur l’affaire syrienne depuis le début de la guerre civile, en 2011?

Renaud Girard Très négativement. Nous avons péché par ignorance historique, manichéisme politique et wishful thinking diplomatique. Par ignorance historique, nous avons méconnu les profondes divi- sions de la société syrienne. Comme l’avait vu Michel Seurat, la société syrienne est partagée entre des islamistes très puissants, par exemple à Alep,

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 31 l’occident face à la syrie

et la coalition de ceux qui souhaitent éviter que les islamistes prennent le pouvoir (chrétiens, druzes, alaouites, Kurdes, bourgeois sunnites). Par manichéisme politique, nous avons considéré que puisque le régime de Damas était une dictature (ce qui est vrai), ses opposants devaient être de gentils démocrates (ce qui est faux). Nous avions imaginé que ceux qui combattaient Bachar al-Assad en Syrie étaient des héros de la liberté, comparables à nos jeunes polytechniciens lors des Trois Glorieuses de la révolution de juillet 1830, alors qu’il s’agit d’islamistes radicaux hostiles à nos intérêts et à nos valeurs. Il est vrai que les manifestants des premières protestations du printemps 2011 étaient en partie de jeunes démocrates sincères. On comptait même parmi eux des chrétiens, ce que l’arche- vêque de Homs m’a confirmé. Mais dès qu’on a cessé d’avoir affaire à un « printemps » pour passer à une situation de lutte armée et de guerre civile, l’opposition en Syrie s’est aussitôt réduite aux seuls islamistes, habitués à la clandestinité. Par wishful thinking diplomatique, c’est-à-dire en formant un vœu pieux, nous avons refusé de regarder la réalité en face et de parler avec des acteurs pourtant indispensables à tout processus de paix. Nous avons exclu Bachar al-Assad et l’Iran de la table des négocia- tions alors qu’il incarne l’État et jouit de nombreux soutiens parmi la population et que l’Iran est le premier soutien du régime syrien. Résultat ? La Syrie connaît une guerre terrible depuis cinq ans. En avril 2012, la France a fermé son ambassade à Damas, en faisant le pari d’une chute imminente de Bachar. Manque de chance pour elle, cette chute n’a pas eu lieu. Mais la fermeture de l’ambassade a privé la France d’un formidable instrument de dialogue et de renseignement. Une bonne diplomatie doit parler avec tout le monde, sans préjugés ni barrières morales ou idéologiques. La réalité exerce un pouvoir de contrainte : c’est pourquoi on ne peut faire de la politique que sur des réalités et donc, comme le disait le général de Gaulle au moment de reconnaître la Chine populaire en 1964, il faut prendre les réalités telles qu’elles sont et non telles qu’on voudrait qu’elles fussent. Si la France avait maintenu son ambassade, elle aurait pu continuer à parler avec Assad, l’exhorter à plus de modération et se proposer comme médiatrice, ce qui aurait peut-être permis d’éviter beaucoup de morts inutiles. Et elle aurait aussi pu utili- ser son ambassade comme relais pour collaborer avec les services secrets

32 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la france doit sortir de son aveuglement néoconservateur au plus vite »

syriens afin de lutter contre l’ennemi commun, les djihadistes. Peut-être que des citoyens français sont morts ou vont mourir dans des attentats qui pourraient être évités si nous collaborions avec les services secrets syriens. En octobre 2012, nous avons violé l’embargo international sur les armes pour livrer des armes à la rébellion. Ces armes, payées par le contribuable français, ont fini entre les mains de Daesh, soit qu’elles aient été prises au cours de combats, soit qu’elles aient été vendues, soit que les rebelles « modérés » aient rejoint les rangs de Daesh avec armes et bagages. Il est curieux de voir que la France, au risque de sa réputation et de ses emplois, a refusé d’honorer sa signature pour vendre des armes à la Russie ; or ces armes ne changeaient rien à l’équilibre stratégique des forces et n’auraient pas été utilisées en Ukraine ; la France a violé un embargo pour donner des armes qui finalement ont servi à détruire le patrimoine mondial de l’humanité à Palmyre et qui peut-être serviront un jour à nous attaquer. En 2013, au moment de l’affaire des armes chimiques, elle s’est humi- liée deux fois. D’une part, elle a affirmé vouloir attaquer le régime de Damas, ce qui aurait été une catastrophe. Heureusement, le plan Lavrov mis en place par la Russie et accepté par les États-Unis a permis d’obte- nir le désarmement chimique de la Syrie et d’éviter toute intervention. D’autre part, elle a fait volte-face lorsqu’elle a vu que ni les États-Unis ni le Royaume-Uni n’étaient prêts à la suivre. Même si cette idée de guerre était une grave erreur, la politique de la France ne doit pas être dictée par l’attitude de ses alliés. Par son attitude, elle s’est ridiculisée et a été sortie du jeu. Si bien qu’en 2015, la France n’a même pas été invitée à la conférence internationale de Genève, alors qu’elle avait été la puissance mandataire en Syrie jusqu’en 1946 et que le Moyen-Orient était censé être l’une des régions phares de son activité diplomatique. Si la France s’est trompée, c’est parce qu’elle a ignoré le concept d’en- nemi principal. Je ne suis absolument pas un admirateur du régime de Bachar al-Assad. Je pense qu’il a gravement échoué à unifier la société syrienne et que la situation actuelle découle de sa mauvaise gestion du pays. Mais je constate qu’il n’est pas notre ennemi principal. En 1981, lorsque le régime syrien, dirigé alors par le père de Bachar, a fait assassiner l’ambassadeur de France au Liban, Louis Delamare, le gouvernement aurait dû avoir une réaction extrêmement féroce et impitoyable. Mais

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 33 l’occident face à la syrie

maintenant, les choses ont changé. Nous ne devons pas commettre la même erreur que les parlementaires français en 1935. Par répugnance envers la dictature de Staline, ils ont refusé de signer une alliance avec l’URSS contre Hitler, renvoyant les deux totalitarismes dos à dos. Pour- tant, une différence fondamentale existait entre eux : Hitler voulait détruire la France et pas Staline. L’écrasement militaire de la France en 1940 fut le prix à payer pour cet aveuglement. Comme le disait Churchill en 1941, au moment où on lui reprochait de s’allier avec les Soviétiques, « si Hitler avait envahi l’enfer, je m’allierais avec le diable contre lui. »

Revue des Deux Mondes – Comment jugez-vous l’action de la Russie en Syrie ?

Renaud Girard Très positivement. Grâce à l’intervention russe, les salafistes et al-Qaida n’ont pas pris Damas. Si cela avait été le cas, on aurait assisté à la constitution d’un micro-État terroriste autour de la capitale syrienne, à la fin de la liberté religieuse en Syrie (sans aucune amélioration des libertés politiques), au génocide des alaouites et, en ce qui concerne les chrétiens, soit à leur extermination, soit, dans le meilleur des cas, à leur exil vers le Liban. En Syrie, Vladimir Poutine poursuit ses propres intérêts. Il souhaite absolument empêcher que la Syrie tombe aux mains des islamistes, mais il n’a pas d’intérêt particulier à ce que la famille al-Assad reste au pouvoir. En intervenant en Syrie, Poutine poursuit quatre buts. Tout d’abord, il obéit aux tropismes anciens et structurants de la politique russe. Depuis le XVIIIe siècle, la Russie est obnubilée par l’accès aux mers chaudes. Or, la base russe de Tartous en Syrie est sa seule base navale en Méditerranée. Si la Syrie tombe aux mains des ennemis de Bachar, il la perdra. Ensuite, il soutient son allié Bachar al-Assad, qui a fait officiellement appel à son aide pour lutter contre des groupes que Damas et Moscou considèrent comme terroristes. Poutine n’est pas un « zappeur » de la politique : il sait que la Syrie est un allié de la Russie depuis un demi-siècle et le principal dans la région. C’est un partenaire politique, militaire et économique. De nombreux coopérants russes vivent en Syrie. On dénombre plus de

34 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la france doit sortir de son aveuglement néoconservateur au plus vite »

cinquante mille mariages entre des Russes et des Syriens. S’il abandon- nait Bachar, il perdrait un allié de poids, serait évincé du pays, et même de la région, et passerait auprès de tous pour le faible qui abandonne ses alliés. Et puis Poutine s’assume en défenseur des chrétiens d’Orient, rôle historique qu’il partageait avec la France mais que notre pays a lâche- ment abandonné. Enfin, il sait que de nombreux ressortissants russes musulmans ont rejoint les rangs des groupes islamistes qui combattent en Syrie ; il préfère les tuer sur place avant qu’ils ne rentrent en Russie. Par ailleurs, son action en Syrie lui permet de faire la promotion du matériel militaire russe et de se sortir du guêpier ukrainien en prenant l’initiative sur un autre front, mais il s’agit là de conséquences plus que de motiva- tions principales. Si je salue son intervention militaire, j’admire aussi le fait qu’il ait su mettre un terme à cette intervention une fois atteint son principal objec- tif, à savoir empêcher la chute de Damas. Il montre ainsi à Bachar qu’il n’est pas son homme lige et le force à négocier. Aujourd’hui, la Russie est incontournable au Moyen-Orient. Elle est l’alliée de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie, de l’Égypte et s’entend très bien avec le Hezbollah. Elle a déve- loppé d’excellentes relations avec les Palestiniens, la Jordanie et aussi avec Israël ! Elle est respectée par les Saoudiens.

Revue des Deux Mondes – Quelle aura été le bilan de la politique étran- gère de Barack Obama à quelques semaines de la fin de son mandat?

Renaud Girard Il aura été un grand président des États-Unis, tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur. Sa politique étrangère a été pragmatique et réaliste. Barack Obama a trois grands succès à son actif : avoir réconcilié les États-Unis avec Cuba, avoir fait des États-Unis une puissance incontournable dans la région Asie-Pacifique, avoir réglé la question du nucléaire iranien et réconcilié les États-Unis avec l’Iran. Si l’on se concentre sur le Moyen-Orient, c’est la région du monde où Obama a le moins bien réussi. Il y cumule beaucoup d’échecs. Sa plus grosse erreur a été le retrait précipité d’Irak en 2010 pour des raisons de politique intérieure. Ce retrait, qui a replongé le pays dans le chaos, a

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 35 l’occident face à la syrie

été une faute encore plus lourde que l’invasion de 2003. De plus, il n’a pas réussi à relancer le processus de paix israélo-palestinien alors qu’il en avait fait, à raison, sa priorité. En Syrie, il n’a pas réussi à régler la crise et a été complètement dépassé par Poutine, devenu l’acteur central sur ce dossier. Concernant Daesh, il a imprudemment déclaré que les États- Unis n’enverraient pas de troupes au sol contre l’organisation islamique. En étant délivré de cette épée de Damoclès, Daesh a eu les mains libres. Obama aurait dû se souvenir qu’en politique étrangère, on ne sort de la dissuasion qu’à son détriment. Certes, sa déclaration tenait à des considé- rations de politique intérieure, mais la politique intérieure ne doit jamais influencer la politique extérieure. Obama a aussi échoué au Yémen. Il faut dire à sa décharge qu’il a été très gêné dans son action diplomatique au Moyen-Orient par le Congrès. Cependant, il a tout de même réussi un coup de maître dans cette région : la réconciliation avec l’Iran. Et à ce titre, il mérite rétrospectivement pleinement son prix Nobel de la paix !

Revue des Deux Mondes – Jusqu’au déclenchement de la crise syrienne, le président Recep Tayyip Erdogˇan était un ami personnel du président syrien. De même, l’Arabie saoudite soutenait le régime de Damas et lui avait donné un protectorat sur le Liban par l’accord de Taëf en 1989. Pourquoi ces deux pays ont-ils lâché Bachar al-Assad et financé ses adversaires ?

Renaud Girard En ce qui concerne la Turquie, Erdoğan a commencé à se raidir en 2009-2010 : son islamisme s’est durci, il est devenu plus autoritaire. L’affaire de la flottille turque pour Gaza, en mai 2010, l’a amené à défendre une ligne dure afin de ne pas perdre la face et de se retrouver en position de leader du sunnisme. Hasard du calendrier, la crise syrienne a éclaté quelques mois après l’affaire de la flotille. Erdoğan a alors conseillé à son ami Bachar de démocratiser son pays et d’ouvrir les bras aux Frères musulmans syriens. Bachar a fait mine d’accepter mais n’a pas agi. Le susceptible Erdoğan l’a mal pris et a alors décidé de faire tomber le régime syrien. En ce qui concerne l’Arabie saoudite, elle a promis de soutenir Bachar

36 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la france doit sortir de son aveuglement néoconservateur au plus vite »

al-Assad à condition qu’il rompe avec l’Iran afin de briser l’axe chiite qui unit l’Iran, le gouvernement irakien, la Syrie baasiste et le Hezbollah libanais. Il a refusé. Elle l’a puni.

Revue des Deux Mondes – Dans le cadre de la Realpolitik que vous prô- nez, n’aurait-il pas mieux valu pour Bachar al-Assad d’accepter la pro- position des Saoudiens et de rompre avec l’Iran ? S’il avait fait ce choix, peut-être aurait-il eu moins de problèmes et nous aussi?

Renaud Girard C’est une bonne question. Peut-être aurait-il été plus tranquille. Mais il a estimé que l’Iran était plus fiable que l’Arabie saou- dite et qu’il valait mieux une alliance ancienne avec un pays fiable qu’une alliance nouvelle, obtenue au prix d’une trahison, avec un pays peu fiable. L’Iran est un allié de longue date du régime baasiste de Damas, qui l’avait soutenu au moment de la guerre Iran-Irak. Au Moyen-Orient, on res- pecte celui qui reste fidèle à ses amis, on méprise celui qui les abandonne. Aujourd’hui, Bachar est respecté au Moyen-Orient, même par ceux qui, comme les Saoudiens, le combattent. Et ce pour deux raisons. D’une part, il a été fidèle à ses amis. D’autre part, il apparaît comme un survi- vant qui se bat avec acharnement, qui a la baraka. En 2011, on imaginait que Bachar finirait vite comme Kadhafi, mais cinq ans plus tard, il est encore là. En 2015, économiquement étranglé et à la tête d’une armée exsangue, sa chute paraissait proche, mais l’intervention russe a retourné la situation en sa faveur.

Revue des Deux Mondes – Que cherche Recep Tayyip Erdogˇan?

Renaud Girard Pour bien comprendre Erdoğan, il faut voir qu’il se rêve en sultan néo-ottoman. Dans sa mégalomanie et son hybris, il s’est d’ailleurs fait construire un palais présidentiel gigantesque de plus de mille pièces. En tant que sultan néo-ottoman, il cherche à être le héraut et le leader du monde musulman sunnite. Mais dans le monde sunnite, beaucoup lui refusent cette position dominante et s’opposent à lui : l’Al- gérie, la Tunisie, l’Égypte du maréchal Sissi, tous ces pays ayant été un

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 37 l’occident face à la syrie

jour sous domination ottomane. Ce néo-ottomanisme islamiste ayant échoué, les objectifs d’Erdoğan sont désormais essentiellement intérieurs. Tout d’abord, il cherche à relancer l’économie turque en difficulté. C’est afin d’obtenir une aide financière de l’Union européenne qu’il se livre à un chantage systéma- tique envers les Européens à propos de la crise des migrants. Ensuite, il veut consolider son pouvoir qui s’effrite et obtenir le changement de Constitution qu’il désire tant et qui permettrait la présidentialisation du régime. Enfin, il veut venir à bout de son opposition kurde et de son opposition alevie. Dans cette perspective, il a forgé une stratégie qui s’appuie sur la crise des réfugiés : rendre la vie invivable aux Kurdes et aux alevis de façon à ce qu’ils partent en Europe, profitant de l’abolition des visas pour les ressortissants turcs qu’Erdoğan cherche à obtenir de l’Union européenne dans le cadre de son chantage aux migrants. Une fois ces populations gênantes exilées, il compte repeupler les zones désertées par des réfugiés arabes islamistes, beaucoup plus en phase avec lui. Erdoğan est comme un Horace combattant les Curiaces. Il a compris qu’il ne pou- vait pas affronter tous ses adversaires d’un coup. Il a d’abord neutralisé politiquement l’armée, bénéficiant du soutien de l’Union européenne et des États-Unis lassés des putschs militaires à répétition. Ensuite, il a marginalisé Abdullah Gül, son rival au sein du Parti de la justice et du développement (AKP), et s’est attaqué à la confrérie opaque de Fethullah Gülen, sa rivale en islamisme. L’échec du coup d’État militaire du 15 juillet 2016 (ourdi par la Confrérie selon Erdoğan) donne au président une occasion en or pour renforcer l’autoritarisme de son régime. Après avoir purgé les gülenistes, il se retournera contre les Kurdes et les alevis. En ce qui concerne la Syrie, il souhaite toujours la chute de Bachar, mais il a compris qu’elle n’était plus de l’ordre du possible. Voici pour- quoi le Premier ministre turc a évoqué, le 10 juillet 2016, la nécessité d’une « normalisation » des relations d’Ankara avec Damas. Au niveau international, il s’est réconcilié spectaculairement, à la fin du mois de juin 2016, avec la Russie (après avoir envoyé au Kremlin une lettre d’excuse pour l’avion russe abattu en 2015 par la DCA turque), et avec Israël. Comme Daech s’est retourné contre son protecteur turc et a organisé

38 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la france doit sortir de son aveuglement néoconservateur au plus vite »

de monstrueux attentats à Istanbul, Erdoğan s’est juré de détruire l’État islamique. Il sait qu’il n’a pas besoin de l’hostilité des deux puissances dont les services secrets sont les plus efficaces dans la région (Israël et la Russie). Erdoğan est désormais adepte de l’islamisme dans un seul pays, à la manière dont Staline était jadis adepte du communisme dans un seul pays.

Revue des Deux Mondes – Où en est Daesh?

Renaud Girard Daesh est désormais un groupe structurellement déclinant, condamné au recul. Mais ce recul ne signifie pas la fin des problèmes posés par Daesh. D’une part c’est actuellement un groupe hybride qui mélange moyens conventionnels et guérilla : au fur et à mesure qu’il recule, il va recentrer son action stratégique sur la guérilla en milieu désertique et les attaques terroristes, comme ce que nous venons de voir à Istanbul, à Bagdad et à Dacca, au Bangladesh. L’organisation va se diluer, ses membres se cachant pour frapper par surprise. D’autre part l’organisation va chercher à migrer vers d’autres zones : la Libye, l’Afrique, le Yémen, la Jordanie. Notre problème est que nous n’avons pas tous le même ennemi prin- cipal. Pour nous, l’ennemi principal est Daesh (et al-Qaida). Pour Vladi- mir Poutine et Bachar al-Assad, ce sont tous ceux qui combattent contre le régime de Damas. Pour Israël, il s’agit des Palestiniens. Pour Erdoğan, des Kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Revue des Deux Mondes – La destruction de Daesh fera-t-elle reculer le terrorisme en France ?

Renaud Girard Certes, l’organisation a revendiqué et planifié les attentats. Certes, certains terroristes étaient passés par la Syrie. Mais hélas, le nœud de la menace terroriste qui vise la France n’est pas en Syrie, mais en France même. Bien davantage qu’à Rakka, il est à Molenbeek et dans bon nombre d’autres villes belges et françaises. Ni Mohammed Merah ni

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 39 l’occident face à la syrie

les frères Kouachi ne sont passés par la Syrie. Et il est illusoire de penser que, si Daesh disparaissait, les attentats cesseraient. Il y a eu des attentats avant Daesh, il y en aura après. La disparition de Daesh ne signifiera pas la disparition de l’idéologie djihadiste. Ceux qui sont prêts à commettre des attentats le feront simplement sous le drapeau d’une autre organisa- tion. Le problème n’est pas tant l’organisation qui les téléguide que leur haine de la France qui les pousse à accepter d’être ainsi téléguidés. Tant que l’islamisme prospérera chez nous, nous ne serons pas en sécurité. Le basculement dans le terrorisme islamique peut hélas se faire très rapidement. Ce qui complique toute politique de prévention. Le mas- sacre commis sur la promenade des Anglais le 14 juillet 2016 (84 morts, écrasés par un camion) l’a été par un Tunisien ayant, semble-t-il, basculé en quinze jours dans l’idéologie de l’État islamique. Il avait très soigneu- sement préparé son crime ; il l’a réalisé avec une très grande efficacité ; seul son basculement idéologique paraît s’être fait dans une relative improvisation. L’élimination de l’idéologie islamiste en France sera une œuvre de longue haleine. À moyen terme, toutes les structures, tous les réseaux, toutes les mosquées conduisant à la radicalisation devront être fermées. Le regroupement familial (qui a permis par exemple au terroriste de Nice de venir en France légalement) devra être suspendu. À long terme, tout l’enseignement prodigué par l’Éducation natio- nale doit être changé. Il faut une école qui renonce au pédagogisme et qui se concentre sur l’instruction ; une école qui apprenne à lire, à écrire, à compter ; une école qui, en Histoire, revienne au roman national façon Malet-Isaac ; une école qui enseigne aux enfants l’amour de la France et de sa culture ancestrale.

Revue des Deux Mondes – Faut-il intervenir militairement en Syrie?

Renaud Girard Si c’est pour renverser le gouvernement de Bachar al- Assad, et/ou chercher à instaurer la démocratie, certainement pas ! On n’impose jamais la démocratie par la force. C’est une grave erreur et un retour de la pulsion coloniale que de penser le contraire. Quand

40 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la france doit sortir de son aveuglement néoconservateur au plus vite »

on envahit un pays pour lui imposer la démocratie, on perd sur tous les tableaux, car il connaît les affres de l’anarchie et de la guerre civile et n’atteint jamais la démocratie. Toute intervention militaire contre un régime dictatorial devrait res- pecter trois conditions, en plus de l’indispensable respect du droit inter- national. Tout d’abord, il faut avoir quelqu’un pour remplacer le pou- voir que l’on renverse. Pas un fantoche, mais quelqu’un qui pourra être accepté par les populations locales. Ensuite, il faut que cette intervention améliore concrètement la vie des populations concernées et leur apporte davantage de paix et de sécurité. Enfin, il faut que cette intervention serve nos intérêts. Si ces conditions ne sont pas réunies, il ne faut pas intervenir. Et en Syrie, elles sont loin d’être réunies. Si c’est pour éradiquer Daesh que nous envisageons d’intervenir, il vaut mieux s’abstenir d’une intervention au sol qui n’est pas nécessaire et qui ne ferait qu’accroître l’impopularité des Occidentaux auprès des populations musulmanes. Nous devons appuyer des acteurs locaux. Nous devons réussir un tour de force. Il nous faut appuyer les Kurdes et les troupes pro-Bachar qui combattent contre les islamistes. Mais dans le même temps, il nous faut aussi parler aux populations sunnites et leur donner des garanties pour chercher à les détacher de Daesh et à les mer- cenariser contre Daesh. Seule une diplomatie de haut niveau peut arriver à atteindre en même temps ces deux objectifs difficilement conciliables au départ.

Revue des Deux Mondes – Quel scénario permettrait de mettre un terme à la guerre civile syrienne ? Faut-il donner une place à Bachar al-Assad dans ce scénario ?

Renaud Girard À l’heure actuelle, une « libanisation » de la Syrie est ce qu’on peut espérer de mieux. À mon sens, un bon scénario tiendrait en trois points. Tout d’abord, la multiplication de petits accords de paix ou de cessez-le-feu locaux. Ensuite, la tenue de négociations internationales qui impliqueraient les États-Unis, la Russie, la France, l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar, le gouvernement syrien et les représentants

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 41 l’occident face à la syrie

de l’opposition. Chaque grande puissance devra donner des garanties de sécurité sur le long terme à ses alliés syriens : les Occidentaux et les Russes aux Kurdes, la France et la Russie aux chrétiens, la Russie aux alaouites, l’Arabie saoudite à la rébellion. Enfin, la mise en place d’une fédéralisa- tion de la Syrie avec trois entités : un Kurdistan autonome, un territoire sunnite et une Syrie baasiste le long de la côte méditerranéenne. Il ne peut y avoir de paix sans dialogue avec Bachar. Il incarne l’État, dispose de soutiens internationaux et de capacités militaires non négli- geables. Il jouit du soutien d’une partie importante de la population, non seulement des minorités mais aussi d’une partie des sunnites. Si demain des élections libres avaient lieu en Syrie, je suis sûr qu’il ne ferait pas 100 %, il pourrait recueillir au moins 50 % des voix (par exemple face à un Frère musulman du Haut Comité des négociations) et je suis sûr que son score ne serait pas ridicule. Si Bachar doit partir, son départ ne pourra être que l’ultime aboutis- sement du processus de paux et certainement pas sa condition préalable. Si elle ne veut pas rester sur le banc de touche à l’écart des négocia- tions de paix, la France devrait rouvrir son amabassade à Damas et sortir de son aveuglement néconservateur au plus vite.

1. Renaud Girard, le Monde en guerre. 50 clés pour le comprendre, Carnets Nord, 2016.

42 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 PALMYRE ENTRE DEUX MONDES

› Maurice Sartre

armi les rares observations pertinentes que les médias ont répercutées depuis un an, la situation de Palmyre à la charnière de deux – voire plus – mondes mérite sûrement d’être retenue. Unique oasis (ou presque) dans le nord du désert syro-mésopotamien, à la lisière Psud-ouest du vaste bassin d’Al-Kawm-Taybeh, où se sont joués des épisodes fondamentaux de la préhistoire du Proche-Orient, Palmyre émerge à l’époque historique comme un point de rencontre entre des mondes fort divers malgré ce qui les unit. À mi-chemin entre la Syrie méditerranéenne politiquement morcelée et la Mésopotamie des grands empires, dont les grands fleuves s’écoulent vers le golfe Arabo- Persique, elle emprunte à l’une et à l’autre, mais aussi aux peuples du désert qui l’entoure comme au monde lointain du plateau iranien. Si l’ensemble du Proche-Orient connaît de longues périodes d’unifica- tion politique (dont rien n’assure que Palmyre soit partie prenante), l’oasis voit son rôle croître et sa prospérité s’amplifier lorsque, devenue ville-frontière, elle assure le passage entre Empire romain et empire des Parthes puis des Perses. Cette situation exceptionnelle crée non seu- lement les conditions d’une richesse sans égale, mais permet aussi de comprendre l’extraordinaire métissage culturel dont la cité du désert porte jusqu’à aujourd’hui les marques éblouissantes.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 43 l’occident face à la syrie

Mais Palmyre est aussi « cité entre deux mondes » d’une tout autre manière. Longtemps cité quasi mythique dans l’imaginaire occiden- tal, qui n’en avait plus de connaissance directe, la ville devint objet de curiosité puis d’étude après la visite des marchands anglais d’Alep en

1691 et surtout après les travaux scienti- Maurice Sartre est professeur émérite fiques de Robert Wood et James Dawkins d’histoire ancienne à l’université en 1751 et le déchiffrement de son écri- François-Rabelais de Tours. Dernier ouvrage publié, avec Annie Sartre- ture par Jean-Jacques Barthélemy en 1754. Fauriat : Palmyre. Vérités et légendes En témoigne une bibliographie savante à (Perrin, 2016). laquelle ont participé depuis deux siècles › [email protected] et demi presque toutes les nations européennes (ou de sa mouvance culturelle) et, plus récemment, le Japon. Enjeu scientifique de pre- mière importance, Palmyre est aussi pour les politiques un symbole qu’ils manipulent au gré de leurs intérêts. Récemment, Daesh adres- sait à l’Occident son refus des valeurs humanistes, qualifiées de valeurs occidentales, en la détruisant. Mais bien d’autres acteurs utilisent Pal- myre à des fins politiques : de la récupération de Zénobie en héroïne nationaliste à l’obscène concert organisé par les Russes le 5 mai 2016 au moment où leur allié écrasait sous les bombes les hôpitaux d’Alep, Palmyre constitue un symbole inusable et protéiforme. L’historien a toutes les raisons de s’inquiéter de cette prise d’otage : Palmyre survi- vra-t-elle à de telles manipulations, auxquelles les instances internatio- nales chargées de protéger les biens culturels sont pressées de prêter la main ? Mais avant d’aborder le présent et l’avenir, revenons au passé. L’his- torien qui, aujourd’hui, tente de présenter au grand public cultivé un tableau à jour de ce que les scientifiques ont accumulé de savoirs sur la ville, son histoire, sa culture, ses dieux doit d’abord combattre les innombrables sottises que véhiculent les médias et trop de livres médiocres, mal informés ou trop vite écrits : non, Palmyre n’était pas un État tampon entre Rome et les Parthes (puis les Perses), non, elle n’a pas été fondée par Salomon, non, Zénobie n’a jamais été « reine de Palmyre », non, la ville n’est pas entourée de remparts, non, elle n’a pas été détruite par Aurélien, non, elle n’est pas différente des autres cités de la Syrie romaine, non, elle ne dispose pas de sources abondantes

44 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 palmyre entre deux mondes

et d’une eau excellente, non, non, non, on pourrait allonger la liste. Sans chercher à écrire une histoire exhaustive de Palmyre, essayons au moins de souligner quelques points qui importent et que les décou- vertes, anciennes ou récentes, valident. Si l’existence de la ville ne fait aucun doute dès la seconde moitié du IIIe millénaire av. J.-C., si son nom est attesté dès le XXe siècle av. J.-C. et réapparaît sporadiquement jusqu’au XIIe siècle av. J.-C., nous ne savons rien de son histoire pendant deux millénaires. Lorsqu’elle surgit enfin dans les textes, en 41 avant notre ère, elle apparaît comme une cité riche contre laquelle Marc Antoine lance ses troupes pour y faire du butin. Les prospections et fouilles récentes de la mission syro- allemande au sud du quartier dit romain ont mis en évidence tout un quartier actif dès le IIIe siècle av. J.-C. Palmyre est-elle alors tributaire des rois séleucides d’Antioche ? Peut-être, mais elle n’appartient pas à la première Syrie romaine créée par Pompée (64 av. J.-C.). Néan- moins, elle subit déjà l’influence culturelle de la Syrie hellénisée. En revanche, en 17 au plus tard, Rome annexe Palmyre et son ter- ritoire à la province de Syrie. Une garnison, un poste de douane, puis des institutions civiques sur le modèle des cités grecques (poleis) de Syrie marquent cette entrée dans l’Empire romain. Le grec devient la langue des textes officiels de la nouvelle polis, mais, phénomène unique dans l’Empire, gravés dans la pierre, ceux-ci sont souvent traduits en araméen, sous forme abrégée. Car l’araméen reste la langue du plus grand nombre. Est-ce pour célébrer ce changement de statut ? Palmyre entreprend dès 19 un programme de grands travaux. Le sanctuaire du dieu majeur, Bêl, est reconstruit de façon grandiose : les premières inscriptions en l’honneur des généreux donateurs datent de 19 et 24-25, la cella du temple est consacrée le 6 avril 32, mais les travaux se poursuivent tard dans le IIe siècle, avec l’achèvement des portiques sous Hadrien, et celui des propylées vers 175. Les Palmyréniens décident aussi de lancer un grand programme dans les quartiers nord de la ville, où se trouvent déjà des sanctuaires importants, ceux de Baalshamin (embelli en 130), de Nabû, d’Allat. Une avenue bordée de colonnes est aménagée à l’extrémité ouest de la ville, puis une longue rue de même facture est tracée entre l’entrée ouest de la ville et le temple de Bêl à l’est : chantier

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 45 l’occident face à la syrie

de longue haleine puisque la dernière section, entre l’arc et le temple de Bêl, est encore en chantier dans le premier tiers du IIIe siècle. Dans ce quartier – seule partie de la ville antique encore visible – se dressent un théâtre, des thermes, une agora marchande, de riches maisons dans le style gréco-romain, avec décor de mosaïques. Palmyre se modernise, se met à l’unisson des cités de la partie orientale de l’Empire romain.

La fortune d’une ville

Ce vaste programme édilitaire ne doit rien à l’initiative romaine, et repose sur la fortune accumulée des Palmyréniens. Car la ville est riche et son entrée dans l’Empire n’a pu que la favoriser. Ni « République marchande », ni « principauté héréditaire », Palmyre fonde sa fortune sur sa localisation au contact de la Méditerranée et de la Mésopota- mie et joue le rôle d’indispensable intermédiaire. Car les Palmyréniens sont irremplaçables comme transporteurs, comme caravaniers. Traver- ser le désert exige des chameaux, mais aussi une bonne connaissance des pistes, des points d’eau, des tribus qui les contrôlent. Palmyre dis- pose de comptoirs le long des grands fleuves (Vologésias, Babylone), et jusqu’au fond du golfe (Phorath, Spasinou Charax). Quelques Palmyréniens possèdent même des bateaux qui naviguent jusqu’en Inde. Grâce à tout ceci, les Palmyréniens peuvent organiser des cara- vanes qui rapportent les marchandises venues de toute l’Asie, soies de Chine, pierres précieuses et épices d’Asie du Sud. Entreposées dans des caravansérails à distance de la ville pour éviter l’octroi municipal, les marchandises trouvent preneurs dans les transactions conduites à l’agora marchande avant de prendre la route de l’ouest. La situation particulière de Palmyre se reflète parfaitement dans la culture et les cultes qui s’y développent. Les dieux de Palmyre viennent de partout, de l’oasis même (Bêl et ses acolytes Aglibôl, Iahribôl et Malakbêl), de la Syrie des sédentaires (Baalshamin, Atargatis), de la Mésopotamie (Nabû, Nanaï), des Arabes nomades (Allat, Shai al-Qaum), de Phénicie (Shadrafa), voire d’Égypte (Baal Hammon) et de Grèce (Héraclès, Némésis, Tyché).

46 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 palmyre entre deux mondes

Les élites manifestent un intérêt réel pour la culture grecque, comme en témoignent les mosaïques à sujets mythologiques qui ornent les mai- sons (Cassiopée, Bellérophon, Achille) ou les tombeaux (Achille, Gany- mède), et rien n’autorise à parler d’un simple vernis. Cela n’empêche pas le maintien de traditions indigènes vigoureuses en matière de langue, d’onomastique, de coutumes funéraires (les immenses tombeaux collec- tifs aériens ou souterrains), de costumes, de rites religieux. Il n’y a aucune raison de douter de l’attachement des élites à la fois aux traditions locales et à la culture dominante de leur temps. L’onomastique l’illustre parfai- tement : citoyens romains (ils sont assez nombreux à l’être avant même l’édit de Caracalla de 212), ils conservent volontiers des noms indigènes traditionnels (Septimius Odainath), sans exclure de posséder parfois un double nom (son père Haîran porte aussi le nom grec d’Hérodès), voire seulement un nom grec (Antiochos, le père de Zénobie). Promue au rang de colonie romaine vers 212-214, Palmyre souffre des troubles qui gagnent la Syrie après le remplacement de la dynastie parthe des Arsacides par celle des Perses sassanides en 224-226. Ceux-ci mènent une politique agressive, et plusieurs expéditions ravagent la Syrie. Dans ce contexte – et celui d’une grande instabilité du pouvoir impé- rial à Rome –, un notable de Palmyre, qui est en même temps sénateur romain et probablement commandant de la milice civique de Palmyre, Odainath, prend la tête des troupes romaines de Syrie pour combattre les Perses. Fort de ses victoires, il conteste à Shapour Ier le titre de « roi des rois », dont il se pare désormais, son épouse Zénobie devenant la « reine Zénobie ». Lorsqu’il est assassiné dans des conditions obscures en 267, son titre passe à son fils Wahballath, un adolescent pour le compte duquel gouverne sa mère. L’Empire romain est en pleine crise : l’empereur Gal- lien meurt en 268, et les troupes d’Europe peinent à lutter sur les fronts du Rhin et du Danube. Zénobie rêve pour son fils d’une association au pouvoir impérial romain. Prenant peu à peu le contrôle des provinces romaines du Proche-Orient, elle fait proclamer Wahballath Auguste vers la fin de l’été 271 lorsqu’elle juge qu’aucun accord n’est possible avec Aurélien, lui-même Auguste depuis septembre 270. L’affrontement entre les deux empereurs tourne rapidement à la déroute de ­Zénobie et de Wahballath (prise de Palmyre en 272, puis à nouveau en 273).

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 47 l’occident face à la syrie

Le déclin du commerce, lié à un déplacement des routes vers le nord de la Mésopotamie, n’entraîne pas la fin de Palmyre, même si elle perd beaucoup de son éclat. Siège d’un évêché, bientôt pourvue d’un rempart par Dioclétien (elle était jusque-là une ville ouverte), elle se rétracte peu à peu derrière ses murs. Conquise par les armées musulmanes en 634, elle survit comme une oasis d’une certaine importance : plusieurs gouverneurs arabes y accomplissent des travaux de mise en défense. Mais elle n’est plus que l’ombre de la cité antique. Au XIXe siècle, tout le village tient dans l’enceinte de Bêl, qui lui offre une protection contre les pillards. Mais à défaut d’un éclat réel, Pal- myre n’a jamais cessé d’occuper une place de choix dans l’imaginaire occidental à cause de la mémoire de Zénobie. Et les fantasmes nourris à cette occasion n’ont pas fini de faire des ravages en Occident comme en Orient. Même les politiques savent, à l’occasion, en faire usage.

Réticences pour une reconstruction précipitée

Car s’il existe une histoire « savante » de Palmyre, l’utilisation poli- tique du passé piétine allègrement les réalités les mieux établies et se contente d’affirmations infondées et de présupposés idéologiques. Daesh en a donné une preuve manifeste lors de la prise de la ville en mai 2015 : l’organisation justifiait ses destructions par sa volonté d’éradiquer toute trace de l’idolâtrie. Toute image étant interdite selon leur interprétation fantasmée de l’islam, bustes et peintures ne pou- vaient être que des idoles. On vient d’en mesurer les conséquences : tous les visages des statues et des bas-reliefs du musée de Palmyre (qui n’avait pas été vidé de son contenu avant l’arrivée de Daesh, contrai- rement aux affirmations des autorités) ont été martelés. Cette « justifi- cation » religieuse n’est en réalité qu’une façade et masque une volonté plus générale de prendre en tout point le contre-pied des valeurs sur lesquelles s’accorde une grande partie de l’humanité, à défaut de les mettre en pratique. À l’idéal de l’égalité homme-femme, Daesh oppose le statut inférieur de la femme, à l’idéal de liberté répond le rétablisse- ment de l’esclavage, à l’abolition de la peine de mort l’application­ de

48 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 palmyre entre deux mondes

peines publiques d’une cruauté inhumaine, au souci du patrimoine la destruction de toute trace du passé. À Palmyre, tout était donc condamnable à leurs yeux. En reprenant Palmyre (qu’il leur avait abandonné après un simu- lacre de combat), Bachar al-Assad a parfaitement su utiliser l’héritage idéologique de Daesh : non seulement il chassait un groupe dont l’Oc- cident s’est persuadé qu’il est son adversaire principal (alors qu’il est un leurre pour détourner son attention des vrais problèmes), mais il apparaissait comme le champion des valeurs occidentales de tolérance et de culture dont Palmyre est porteuse et que l’Occident n’avait pas su défendre. Les concerts organisés par le régime russe puis par son allié syrien dans le théâtre antique de Palmyre voulaient persuader l’opi- nion que la guerre était finie, que la victoire syro-russe était à portée de main, tout en détournant l’attention du bombardement des hôpitaux d’Alep et d’un camp de réfugiés près d’Idlib, et des entraves imposées aux convois humanitaires destinés aux villages affamés. Le caractère obscène d’une telle manifestation sur les lieux du massacre de soldats syriens par des adolescents embrigadés par Daesh n’apparut nullement aux organisateurs. Il faut placer dans le registre politique la hâte manifestée par le régime à reconstruire Palmyre et les pressions de la Russie sur l’Unesco pour faire avaliser le projet. Dans un pays détruit, où la moitié de la population est déplacée et manque de tout, d’autres priorités paraî- traient légitimes. Mais Bachar al-Assad et Vladimir Poutine veulent se présenter comme les libérateurs de la tyrannie islamiste et les vrais défenseurs de la culture et des valeurs humanistes. Oubliés les cen- taines de milliers de morts et disparus depuis mars 2011, oubliés les dizaines (centaines ?) de milliers de Syriens morts sous la torture dans les prisons du régime, oubliés les pillages de trésors archéologiques auxquels se sont livrés les troupes du régime dans tout le pays (comme tous les groupes impliqués dans ce conflit), y compris à Palmyre avant mai 2015. Les déclarations officielles – que le régime fait souvent porter par le directeur général des Antiquités mais qui sont rédigées ailleurs – pré- tendent reconstruire la ville en cinq ans. Les réticences des savants occi-

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 49 l’occident face à la syrie

dentaux devant une telle précipitation se sont exprimées clairement lors d’un colloque rassemblant la plupart des « palmyrénologues­ » à Varsovie fin avril 2016, car une telle reconstruction mettrait le site en péril. Rien ne peut être entrepris sans un inventaire sérieux des dom- mages : or ceux-ci sont plus étendus que ce qui était affirmé, car le pillage des nécropoles a débuté dès 2012. Aucune mesure n’a été prise pour sécuriser le site (en dehors du déminage), c’est-à-dire pour en interdire totalement l’accès aux soldats et aux journalistes, invités du régime qui se pressent à Palmyre depuis le 27 avril 2016. D’autre part, d’après les images non officielles que nous avons pu voir, les gravats qui encombrent le musée et les sites des principaux monuments détruits comportent un nombre incalculable de fragments récupérables : la pré- cipitation risque de les faire jeter aux déblais alors qu’un travail patient permettrait de reconstituer de nombreux bustes et reliefs. Quelles que soient les compétences des personnels de la Direction générale des anti- quités et des musées (Directorate General of Antiquities & Museums, DGAM), c’est un travail au-dessus de leurs seules forces. Les spécia- listes se souviennent des lots entiers de stucs jetés à la décharge lors de la construction de l’hôtel Méridien, et reconstitués avec une infi- nie patience sous la direction d’une équipe française spécialisée. De même, des photos de l’hypogée des Trois-Frères, le plus bel ensemble de peintures de Palmyre, montrent qu’il faudra des experts pour sauver ce qui peut l’être après le passage de Daesh. Seule une coopération internationale, appuyée en particulier sur les équipes qui possèdent les archives scientifiques des cinquante dernières années, peut aboutir à un résultat satisfaisant. La volonté affichée des Russes de s’approprier ce patrimoine alors qu’aucune équipe russe n’a jamais travaillé à Palmyre ne peut qu’inquiéter davantage. Il ne suffit pas que le musée de l’Ermi- tage de Saint-Pétersbourg abrite depuis 1901 la grande inscription du tarif d’octroi de Palmyre, offerte par le sultan Abdülhamid II au prince russe Lazareff, pour que la Russie possède l’expérience archéologique du site. Naturellement, nul n’ignore que ce pays possède des spécia- listes de talent en de nombreux domaines, mais aucun pays, si puissant soit-il, ne suffira à la tâche. Sans compter que la décence impose que soit d’abord soulagée la souffrance d’un peuple exsangue.

50 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 palmyre entre deux mondes

Pour ce qui est des édifices majeurs, les deux temples, l’arc monu- mental, les grands tombeaux-tours de la vallée des Tombeaux, chacun doit faire l’objet d’une expertise séparée. Il semble que reconstruire l’arc ne posera pas de problème. Pour le temple de Bêl, les parties basses et médianes des murs ont été soufflées par les explosifs et réduites en poussière. Va-t-on remonter les parties hautes, mieux préservées, après avoir construit des murs neufs pour les soutenir ? Veut-on mettre en valeur un site antique ou ouvrir un Disneyland du désert ? Une dernière raison nourrit nos réticences envers une reconstruc- tion précipitée de Palmyre. La tragédie que vit la ville – comme le pays entier – appartient désormais à son histoire. Cet épisode dramatique doit s’inscrire dans le paysage comme on a choisi de le faire ailleurs, à Dresde ou à Nagasaki, à Oradour-sur-Glane ou à Auschwitz. Les Syriens doivent décider en toute liberté des symboles qu’ils veulent garder de cette tragédie. Déjà, Daesh a rendu service au régime de Bachar al-Assad en faisant disparaître toute trace de la prison où des milliers d’opposants au régime sont morts dans des conditions atroces. Une reconstruction hâtive ne serait-il qu’un échange de bons procédés en effaçant les crimes contre la culture commis par Daesh ?

Un symbole ambigu

Dans cette guerre sans merci, on observe que le régime n’a jamais mis en avant les destructions du patrimoine subies par d’autres sites de Syrie. Il est vrai qu’il en est largement responsable, à Alep, à Homs, à Bosra, à Ma’arrat al-Numan (les barils de TNT largués sur le musée des mosaïques), à Apamée, à Saint-Syméon (le 14 mai 2016) et la liste n’est que provisoire. Si Palmyre est aujourd’hui mise en avant, c’est qu’elle est le site le plus emblématique, le seul que tout le monde, en Occident, connaisse au moins en images. Le battage médiatique mondial organisé lors de l’arrivée de Daesh puis lors des événements récents, offrait une caisse de résonance inespérée. Pourtant, à y regar- der de près, Palmyre a parfois posé au régime – lorsqu’il avait des états d’âme idéologiques – des problèmes qu’il faut évoquer pour finir.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 51 l’occident face à la syrie

Le régime entretient avec Palmyre et son histoire des relations ambi- guës et contradictoires. D’une part Palmyre constitue à l’évidence le site le plus spectaculaire de la Syrie actuelle, le mieux conservé : il a été le premier en Syrie à être classé au Patrimoine mondial (1980). C’est donc le lieu obligé de toutes les visites officielles des hôtes de l’État. Ses monuments figurent sur des billets de banque et des timbres et le nom de Zénobie (dont l’effigie est aussi sur des billets) sert à désigner nombre de restaurants ou d’entreprises syriennes. Mais cette utilisation de Palmyre comme vitrine ne va pas sans poser problème aux idéologues du Parti baas. En effet, comme l’ex- plique sans nuances Moustafa Tlass, ancien ministre de la Défense de Hafez al-Assad et auteur d’ouvrages à prétention historique sur Zénobie, l’époque romaine est l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de la Syrie. Le pays subit alors une oppression insupportable, la population est victime d’exactions et de crimes sans nombre. Aucun fait précis n’est mentionné pour étayer cette vision des choses, mais, dans l’optique du nationalisme officiel, toute période d’occupation étrangère est porteuse des maux décrits plus haut. On comprend que la réalité des faits historiques importe peu et l’idée qu’il faille appuyer ces affirmations sur des documents ou preuves n’effleure même pas l’auteur. Ce discours ultranationaliste rejoint sans peine celui de Daesh : Palmyre, ce n’est pas l’histoire des Syriens, mais celle de Rome et donc des Occidentaux (des « croisés », préfère Daesh). D’ailleurs, que les missions étrangères y soient particulièrement actives, même au sein de missions mixtes, conforte une telle opinion aux yeux des nationa- listes. Comment alors récupérer Palmyre au profit de la propagande du régime ? Les idéologues ont joué sur deux registres. En premier lieu, ils professent que Palmyre est une ville « arabe », au moins depuis le Xe siècle av. J.-C., précise Moustafa Tlass. On n’a absolument aucun texte, aucun document antérieur au Ier siècle avant notre ère, donc l’affirmation est gratuite. Mais, sous la domination romaine, des Pal- myréniens ne portent-ils pas des noms arabes ? Comme Moustafa Tlass assimile tout nom sémitique à un nom arabe, Palmyre devient donc arabe depuis toujours. Les Arabes peuvent alors être crédités des

52 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 palmyre entre deux mondes

réussites de la ville. Opprimés, contraints par leurs maîtres romains à édifier ces monuments somptueux (qu’ils ont payés), leur mérite n’en est que plus grand. Reste à récupérer Zénobie, car pour Odainath, on reste discret : son rang de sénateur romain en fait un collaborateur de l’occupant, et on se contente de signaler que ses victoires mettent la Syrie à l’abri des incursions perses. Pour Zénobie, on s’appuie sur l’image que l’Occident en a construit à partir de la fin du XVIIIe siècle, celle d’une princesse du désert, sorte de Bédouine teintée de culture grecque ; on y ajoute sans hésiter une idée fausse issue de l’imaginaire occidental et toujours très populaire en Occident, à savoir que Zéno- bie est « reine de Palmyre ». Elle acquiert ainsi un royaume qui n’a jamais existé, mais qui se révèle ici fort utile. Reine de Palmyre, arabe, quel autre objectif pourrait-elle avoir que de libérer son royaume de l’« affreuse » domination romaine ? Comme l’écrit Moustafa Tlass, elle a créé une sorte de premier empire arabe. Elle échoue seulement parce que les autres Syriens, qui auraient dû l’aider, étaient trop aliénés par une longue domination coloniale pour songer à se révolter. Malgré son échec, leader indépendantiste avant la lettre, Zénobie trouve natu- rellement sa place comme héroïne nationale. Qu’elle n’ait jamais été « reine de Palmyre » mais impératrice de Rome, les idéologues n’en ont cure, et, en réalité, l’ignorent probablement. C’est bien là son second et définitif échec ! Décidément, entre la science historique et la manipulation politique, Palmyre n’a jamais été autant écartelée entre deux mondes.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 53 LE CLAN ASSAD À L’ÉPREUVE DU FEU

› Isabelle Hausser

assel, frère aîné de Bachar al-Assad, fit l’objet après sa mort d’un véritable culte. Ses talents équestres appartiennent à la légende du « martyr Bassel » (1). Cependant, aux dires de ceux qui l’ont connu, il était bon cavalier sans plus. Mais il n’aimait pas perdre. BEn 1992, lors d’un championnat où il conduisait l’équipe nationale syrienne, il commit plusieurs fautes dans l’épreuve de saut d’obstacles. L’honneur de la Syrie fut sauf grâce à Adnan Qassar, qui fit un sans- faute et conquit la première place pour la Syrie, devenant ainsi le capi- taine naturel de l’équipe nationale. Peu après, les services de sécurité accusèrent Qassar d’avoir voulu tuer Bassel (on trouva miraculeuse- ment des explosifs dans son sac). Il fut aussitôt arrêté. Chaque 21 jan- vier, anniversaire de la mort de Bassel, il était copieusement battu par les gardiens de la prison, au point, une année, de lui casser la mâchoire inférieure. Après la mort de Hafez al-Assad en 2000, la famille Qassar fit demander à Bachar le pardon d’Adnan (qui, en huit ans, n’avait jamais été jugé). Le nouveau président syrien répondit que c’était à celui qui l’avait fait arrêter de décider s’il devait ou non être libéré.

54 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’occident face à la syrie

Finalement, en juin 2014, alors que la guerre civile déchirait le pays, Bachar al-Assad relâcha Adnan Qassar à l’occasion d’une amnistie, après vingt et un ans de détention arbitraire dans diverses prisons tris- tement célèbres de Syrie, Palmyre, Sednaya et Adra. Cette histoire (2) illustre mieux que bien des développements le fonctionnement du clan Assad. Ceux qui la connaissaient n’ont pas été surpris de la sauvagerie avec laquelle Bachar al-Assad a répondu au soulèvement de son peuple en mars 2011. Les Assad appartiennent à la minorité alaouite et, au sein de leur communauté, à la tribu Kalbiyya, majoritaire au sein de leur village de Qurdaha, mais qui n’est pas considérée comme la tribu la plus puissante. La famille Assad s’était « notabi- Isabelle Hausser est romancière. lisée », notamment en changeant de nom, Elle est notamment l’auteure des avec le père de Hafez, Ali Souleiman, mais Couleurs du sultan, Buchet Chastel, elle avait moins d’influence que d’autres 2014. familles de Qurdaha (3). Quand il arrive au pouvoir, après un coup d’État, Hafez al-Assad n’est donc pas un héritier, mais un homme qui s’est formé par l’étude, puis la discipline militaire, avant de gravir les échelons dans l’armée. C’est pourquoi à son époque le « clan » a moins d’importance qu’il n’en aura sous Bachar. Le pouvoir de Hafez al- Assad repose sur le parti Baas, l’armée et les services de sécurité confiés à des membres de la communauté alaouite. Sa famille peut même être source d’embarras, voire de tensions, comme lors de la tentative de coup d’État de son frère cadet Rifaat en 1984. On sait aussi que, même s’il le laissa amasser une fortune – notamment à la régie des tabacs ou encore dans le pétrole – Hafez était agacé par l’extrême cupidité du frère de sa femme, Mohamed Makhlouf. À cette époque, en effet, l’idéologie socialiste du Baas ne créait pas, comme ce sera le cas sous Bachar, un climat favorable aux affaires. Il n’en reste pas moins que Hafez laissa s’enrichir ses frères Rifaat et Jamil – ce dernier en grande partie par la contre- bande. De même, les enfants ou petits-enfants de ses demi-frères (4) prospérèrent eux aussi grâce à la contrebande, à une époque où la Syrie, appliquant le modèle soviétique, manquait de biens de consommation.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 55 l’occident face à la syrie

Hafez avait la réputation de mener une vie austère, il n’en avait pas moins mis la main sur une large partie de l’argent du pétrole qui, au lieu de servir à l’amélioration des conditions de vie de la population syrienne, s’accumulait dans des comptes en Suisse et en Autriche au nom de Bassel, son fils aîné (5). L’argent, censé servir au parti Baas, était surtout destiné à protéger la famille. On ignore quand l’idée dynastique vint à Hafez al-Assad. Il avait mis beaucoup d’intelligence politique à conquérir le pouvoir puis à le garder, dans un pays qui avait connu pendant des années toute une série de coups d’État. Beaucoup de violence aussi, comme dans sa répres- sion des Frères musulmans, en particulier à en février 1982. Est-ce alors qu’il envisagea de laisser le pouvoir à l’un de ses enfants ? Anissa Makhlouf et lui en avaient eu cinq. L’aînée, Bouchra, fut la seule fille. Suivirent Bassel, Bachar, Majed et Maher. On peut penser que, très naturellement, le choix de Bassel s’imposa. C’était l’aîné des garçons, son caractère et ses capacités physiques le prédisposaient à être un meneur d’hommes. Son père le prépara donc longuement à sa succession. En 1984, lorsque, encore affaibli par la maladie, il dut prendre sur lui de rendre visite à Rifaat pour l’obliger à se soumettre, il se fit accompagner de Bassel. La mort de son fils aîné fut donc un terrible coup du sort. Elle l’obligea à un nouveau choix. Majed, qui souffrait de problèmes psychiques, était exclu. Maher, qui par certains côtés, ressemblait à Bassel, passait pour violent et incontrôlable. Res- tait Bachar, qui depuis plus d’un an se trouvait au Royaume-Uni pour y achever ses études. Contrairement à Bassel, c’était un homme effacé (du moins le semblait-il), destiné à une carrière médicale, dont personne ne savait grand-chose et surtout pas ce qu’il pensait. Un homme que ses oncles Jamil et Rifaat ne voyaient certainement pas à la tête de la Syrie, ni même la plupart des collaborateurs alaouites de Hafez. Un homme que son père devait donc imposer. Notamment à son clan, où chaque individu est naturellement porté à se croire capable de diriger la Syrie. L’opération commença par une formation militaire accélérée. Et l’éloignement de certains chefs des services de renseignement. Mais parallèlement à cela, que ce soit de son propre chef ou sur les conseils

56 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 le clan assad à l’épreuve du feu

de son père (et peut-être de sa mère), Bachar se mit en quelque sorte dans les chaussures de son frère. Il reprit non seulement ses fonctions dans la société d’informatique qu’il avait créée, sa maison de vacances à Lattaquié, mais aussi ses amis et même sa petite amie. Dans le cercle des amis de Bassel « hérités » par Bachar se trouvait son cousin germain, . Du temps de Bassel, Rami, qui était plus jeune, se contentait d’une présence muette. Avec Bachar, il prit petit à petit beaucoup d’influence. Il faut dire que les Makhlouf – oncle et cousins maternels – n’avaient pas caché à Hafez qu’ils sou- tiendraient le jeune Bachar, contrairement à la branche Assad, plus rétive à se voir imposer un fils qui, selon eux, n’avait pas le profil de l’emploi.

Un clan marqué par des dissensions internes

Tout ceci explique pourquoi le « système Bachar » ne ressemble pas totalement à celui de son père. Il est principalement axé sur les services de sécurité (Bachar est un grand consommateur de leurs rapports) et l’affairisme, incarné par son cousin Rami (6). Dans ce système, le clan Assad-Makhlouf-Chalich-Najib (7) est une nébuleuse qui opère soit dans les services de sécurité officiels, soit pour les Assad de la côte dans les supplétifs illégaux et sans scrupule que sont les chabiha, soit brasse des affaires ou prélève sa dîme sur celles des autres. Ces individus, qui gravitent dans des sphères sociales différentes, ont deux points communs qu’ils partagent avec le noyau dur qu’est la « famille » (Bachar, sa fratrie et désormais son épouse Asma, qui s’est révélée aussi avide que les autres (8)). Ils ont une vision totalement patrimoniale de la Syrie et des Syriens, comme le reconnaissent à peu près tous les Syriens, toutes opinions confondues. La Syrie leur appar- tient et ils sont donc libres de la détruire si cela leur chante – ce qu’ils font depuis le début de la guerre civile. Quant aux Syriens, ils ne sont que des sortes de serfs, similaires aux « âmes mortes » de Gogol, des « microbes », a même dit Bachar al-Assad pour évoquer les insurgés dans son discours de juin 2011.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 57 l’occident face à la syrie

Le paradoxe est qu’en même temps Assad et les siens voient la Syrie comme un territoire à piller sans vergogne. C’est pourquoi on a souvent assimilé ce clan à une mafia et ses agissements – d’une rare barbarie depuis 2011 – à un comportement mafieux. La conjonc- tion de ces deux réflexes – celui de propriétaire et celui de mafieux – éclaire le terrible slogan de ses partisans : « Assad ou nous brûlons le pays. » Le second point commun est la férocité au service de l’instinct de survie, hérité peut-être des siècles où la communauté alaouite a été per- sécutée. Chez Bachar, le chef du clan, on pourrait même parler d’intel- ligence de la survie. En effet, il s’est jusqu’ici sorti de tous les périls. Sans doute a-t-il eu la peur de sa vie lorsque les Américains ont envahi l’Irak. Les suites de l’assassinat de Rafiq Hariri ont sérieusement mis son pouvoir en péril. Le fait est qu’il a surmonté ces deux épreuves. Sa survie politique depuis 2011, malgré des hauts et des bas, a également déjoué les pronostics. Cet homme, qui n’aurait pas dû régner sur la Syrie, qui aurait dû être emporté par les événements, croit fermement en sa bonne étoile. Il incarne en un sens cet instinct de survie du clan. L’apogée de cette bonne fortune persistante d’Assad a été le renoncement d’Obama à sanctionner les frappes chimiques en 2013. Reste que, sous Bachar comme sous Hafez, ce clan est marqué par des dissensions internes. Les conflits ont par le passé opposé Bachar à sa sœur et à son mari, Assef Chaoukat (9). Maher, le plus jeune frère de Bachar, en serait venu à tirer une balle dans le ventre de son beau-frère en 1999. Chaoukat, d’abord promu à un poste essentiel dans les services de sécurité, entra progressivement en disgrâce. Sa mise à l’écart fut offi- cialisée en 2008, au bénéfice d’un cousin de Bachar, (10), à la suite de toute une série d’événements – le bombardement du site nucléaire Al-Kibar, l’assassinat d’Imad Moughniyeh et celui du général Sleiman –, pour le moins étranges dans une dictature bien ordonnée. Chaoukat devait mourir dans l’attentat du 18 juillet 2012, dont tout laisse penser qu’il a été commandité par le régime pour se débarrasser de ceux qui voulaient négocier avec l’Occident (11). Cette mort violente entraîna le départ de Bouchra à Dubaï.

58 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 le clan assad à l’épreuve du feu

La disparition de Chaoukat a été le premier accroc dans le pacte faustien que semblaient avoir conclu les membres du clan au début de la révolution. Le suivant a touché Hafez Makhlouf, relevé de ses fonc- tions de chef de la Direction générale de la sécurité à Damas en 2014 (12). Il est depuis parti avec femme et enfants en Biélorussie (13). Ce qui reste du clan doit aujourd’hui composer avec la réalité. En 2011, c’est notamment parce que Bachar ne voulait pas sanctionner son cousin Atef Najib, chef de la sécurité politique à Deraa, que la révolution a été enclenchée. En 2015, cependant, pour apaiser la colère de la communauté alaouite, lourdement mise à contribution par la guerre civile, Bachar a dû faire arrêter, juger et condamner à vingt ans de prison son cousin Suleiman al-Assad (14) pour avoir tué en août 2015 un officier alaouite qui avait eu le tort de le dépasser en voiture. Les puissances extérieures venues au secours de Bachar repré- sentent à leur tour une menace pour le clan. En juillet 2015, Bachar a ordonné l’arrestation de son cousin germain, Dhu al-Himma Chalich, général à la tête de la garde présidentielle, sous prétexte de corruption, alors que celle-ci était depuis longtemps notoire. Il est très probable que ce sont les Iraniens qui ont éliminé l’homme chargé de protéger Bachar. Celui-ci est désormais entouré de gardes iraniens. On dit à Damas que même son frère ne peut accéder à lui qu’après avoir été fouillé par la « sécurité » iranienne. Les Russes ont porté un autre coup au clan en mars dernier en obli- geant Bachar à écarter son frère du commandement de la 4e division blindée. Maher al-Assad a été affecté à l’état-major général et, pour faire passer la pilule, nommé major général (15). Le clan n’est plus ce qu’il était. Mais tout donne à penser que Bachar al-Assad se battra jusqu’au bout, jusqu’à ce que sa bonne étoile – en l’occurrence les Russes ? – le lâche.

1. Il a perdu le contrôle de sa voiture au petit matin du 21 janvier 1994 sur la route de l’aéroport où il allait prendre un avion pour l’Allemagne. Malgré cette mort, somme toute banale, l’appellation « martyr » était généralement employée lorsqu’on évoquait sa mémoire. 2. Cf. Ignace Leverrier, « Qui rendra justice à Adnan Qassar, victime de la jalousie de Bassel al-Assad ? » sur le blog Un œil sur la Syrie, 1er novembre 2012 ; ou encore « Interview with al-Assad’s rival Adnan Kassar », https://en.zamanalwsl.net/news/74.html, 29 mai 2013. 3. Sur tous ces points voir le premier chapitre de Patrick Seale, Asad, The Struggle for the Middle East, B. Tauris, 1988.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 59 l’occident face à la syrie

4. Le père de Hafez, marié deux fois, avait eu onze enfants. Hafez, Rifaat, Jamil, deux autres frères et leur sœur aînée, Bahija, étaient les enfants de la seconde épouse. 5. La mort subite de Bassel obligea Hafez à toutes sortes de manœuvres pour récupérer cette fortune. 6. La fortune de Rami, qui est aussi le banquier de la « famille », était évaluée à 5 milliards de dollars avant la révolution et en avril 2011, le Financial Times estimait qu’il contrôlait 60 % de l’économie syrienne (Ignace Dalle et Wladimir Glasman, le Cauchemar syrien, Fayard, 2016, p. 77). L’économie de guerre, tou- jours profitable aux affairistes, n’a pu qu’accroître sa fortune, même s’il a dû financer des milices. 7. La branche Chalich est issue de la sœur aînée de Hafez al-Assad, Bahija. La branche Najib descend de Fatima Maklhouf, sœur d’Anissa, mère de Bachar. 8. Le père d’Asma, Fawaz al-Akhras, était crédité d’une certaine influence sur son gendre et essayait de s’insérer dans le réseau d’affaires du clan. Asma elle-même, comme l’ont révélé les fuites de ses mails, a un train de vie élevé. Il n’est pas exclu qu’elle joue aujourd’hui un rôle très négatif dans les tentatives internationales pour assurer une transition du pouvoir. 9. Chaoukat, qui avait été marié une première fois, s’était heurté à l’hostilité de Bassel, qui ne voulait pas que sa sœur l’épouse. Il n’a pu le faire qu’après sa disparition. 10. Hafez Makhlouf, frère cadet de Rami, était le passager de Bassel lorsque celui-ci s’est tué. Les parents Makhlouf, épouvantés des suites possibles, se hâtèrent de faire hospitaliser leur fils, qui était pourtant sorti indemne de l’accident, et répétèrent publiquement qu’ils auraient préféré que ce soit leur fils qui ait perdu la vie. 11. On ne peut non plus exclure, comme Ignace Dalle et Wladimir Glasman (op. cit., p. 69), que Chaoukat ait été tué dès mai 2012. 12. Ce serait Maher al-Assad qui aurait réclamé sa destitution car Hafez tentait de contrecarrer sa stratégie autour de la ville assiégée de Daraya. Cf. Ignace Leverrier, blog Un œil sur la Syrie, 2 octobre 2014. 13. Il aurait vainement demandé un visa à la Russie pour y rejoindre son père, Mohamed. 14. Suleiman est le fils de Hilal al-Assad, chef des Forces de défense nationale du gouvernorat de Latta- quié, tué en mars 2014 lors de la bataille de Kassab. 15. « Why was Assad’s military commander brother demoted ? », blog EA Worldview, 25 mars 2016.

60 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 LES RESSORTS DE L’INTERVENTION RUSSE EN SYRIE

› Thomas Gomart

On comprend parfaitement que tout ne dépend pas des États-Unis. Une part importante de responsabilité repose sur les épaules d’autres acteurs essentiels dans l’arène internationale, parmi lesquels une place émi- nente appartient à la Russie. (1) » C’est ainsi qu’Evgueni «Primakov concluait ses mémoires parus en 2009, soulignant la nécessité pour les États-Unis de mieux prendre en compte les intérêts d’une Russie indispensable à la formation d’un monde multipolaire (2). Avec l’inter- vention en Syrie, il semblerait que Vladimir Poutine soit parvenu à obte- nir par la voie militaire ce qu’Evgueni Primakov n’avait pas obtenu par la voie diplomatique : être pris au sérieux par Washington. Cette interven- tion doit donc être analysée en fonction de sa capacité – ponctuelle ou durable ? – de modifier la situation régionale et, par conséquent, les rap- ports de force mondiaux. Pour apprécier sa réelle portée, ce sont ses res- sorts profonds qu’il convient de mettre au jour davantage que les seules relations entre Moscou et Damas (3). Comme toute relation bilatérale, celle-ci trouve son sens en fonction de tiers, au premier rang desquels figurent l’Iran et Israël. Pour Téhéran, la Syrie représente une « question existentielle », alors qu’elle se révèle n’être qu’un moyen pour Moscou, qui entretient une forme de « relation spéciale » avec Israël (4).

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 61 l’occident face à la syrie

L’avenir de la Syrie de Bachar al-Assad ne peut se concevoir sans la Russie, mais il se pourrait bien que ce dernier ne soit, finalement, que le faire-valoir d’une diplomatie russe capable de modifier l’équilibre des forces. Le destin personnel du président syrien importe beaucoup moins, aux yeux de Moscou, que le potentiel de situation créé par la guerre civile. Habilement exploité, celui-ci permet à la Russie d’opé- rer un spectaculaire retour au Moyen-Orient. En septembre 2015, à

la tribune des Nations unies, Vladimir Poutine Thomas Gomart est directeur apostrophait les dirigeants occidentaux en ces l’Institut français des relations termes : « Avez-vous au moins conscience de ce internationales (Ifri). › [email protected] que vous avez fait ? » Il dénonçait une « menace terroriste mondiale » et invitait à la création d’une large coalition anti- terroriste internationale « à l’instar de la coalition anti-hitlérienne ». À partir d’octobre 2015, les forces russes conduisirent des opérations d’envergure, qui ont abouti, en lien avec Téhéran, à desserrer l’étau sur le régime de Bachar al-Assad. En février 2016, Moscou et Washington parvinrent à imposer une « cessation des hostilités » aux différents bel- ligérants. Le 14 mars, Vladimir Poutine ordonna le retrait d’une partie de son dispositif militaire. Le 27 mars, Palmyre était reprise. Le 5 mai, un concert intitulé « Prière pour Palmyre, la musique redonne la vie aux anciens murs » résonnait dans l’amphithéâtre de la cité antique. Que révèle la mise en scène de ce retour ? Sans doute, le recours à un outil militaire au service d’une vision du monde de la Russie beaucoup plus qu’un projet politique pour la Syrie.

Le renouveau de l’outil militaire

Les spécialistes de la Russie partagent souvent deux adages : « l’ar- mée russe n’est jamais aussi forte qu’elle le prétend, mais jamais aussi faible qu’elle en a l’air » et « la Russie a deux alliées : son armée et sa marine ». La crise en Syrie prouve, une fois encore, leur pertinence. Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, les forces armées russes sont remontées en puissance : en 1996, elles sont défaites en Tchétchénie ; vingt ans plus tard, elles annexent la Crimée sans coup

62 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 les ressorts de l’intervention russe en syrie

férir. Six ans après la campagne de Géorgie, la guerre d’Ukraine per- met de prendre la mesure de l’effort consenti par le pouvoir russe pour reconstituer un outil militaire capable de donner corps au retour diplomatique de la Russie. Cette remontée en puissance s’est opérée à bas bruit pendant que les puissances occidentales multipliaient les interventions extérieures (Irak, Afghanistan, Libye…), tout en com- primant leurs outils militaires. L’usure militaire occidentale a mécani- quement facilité la remontée en puissance russe (5). Pour en saisir les tenants et aboutissants, la campagne de Syrie doit être analysée sous deux aspects. En premier lieu, il s’agit d’apprécier les effets produits dans le cadre du conflit syrien stricto sensu, ainsi qu’à l’échelle régionale. La Russie a su combiner pressions militaires et manœuvres diplomatiques en recourant au droit de veto pour inter- dire toute ingérence ou en proposant in extremis, en août 2013, un plan de désarmement chimique. Washington n’est dès lors pas inter- venu, au grand dam de Paris. En second lieu, il s’agit de replacer cette campagne dans une perspective plus large, celle des opérations de dif- férente nature conduites par Moscou depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine : conflits gelés, guerre de Géorgie, annexion de la Crimée, déstabilisation du Donbass, opérations d’influence à grande échelle et intrusions dans les espaces aériens et maritimes des pays de l’Otan. Pour le dire autrement, l’intervention en Syrie fait partie d’un ensemble plus large dont il importe de tracer les contours pour saisir l’importance que le Kremlin lui accorde. En réalité, il faut comprendre que l’outil militaire russe est désor- mais capable d’exercer une « persuasion militaire » à l’égard non seu- lement des pays se situant dans sa sphère traditionnelle d’influence, mais aussi de pays européens démilitarisés. En outre, il est en mesure de mettre en œuvre des stratégies anti-accès efficaces, qui contraignent d’ores et déjà les Occidentaux à reconsidérer et à limiter leurs inter- ventions extérieures. Grâce notamment aux systèmes anti-aériens déployés, le théâtre syrien aura donné à Moscou l’occasion de démon- trer ses capacités d’entrave. De plus, la Russie dispose de moyens pour conduire une stratégie de nature psychologique visant à influer sur les décisions d’un autre État sans nécessairement avoir à détruire ses forces

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 63 l’occident face à la syrie

armées ou sa société (6). Ces moyens peuvent aussi être utilisés face à un État client comme la Syrie. Pour finir, les déploiements et inter- ventions de la Russie en Europe ou au Levant lui permettent d’utiliser en opérations les systèmes d’armes russes pour lesquels le Kremlin cherche toujours des marchés à l’exportation. À titre d’exemple, les tirs de missiles de croisière depuis la Caspienne illustrent une incon- testable montée en gamme des forces russes. Point crucial à ajouter : cette capacité de persuasion revêt une dimension nucléaire. En partie inadapté, le concept de « guerre hybride » a été utilisé pour essayer de décrire le comportement des forces armées russes, qui jouent sur plusieurs registres d’actions militaires, clandestines, médiatiques et politiques. Elles ont remis au goût du jour un corpus doctrinal hérité de la période soviétique basé sur la maskirovka, c’est-à-dire sur des actions destinées à perturber le système de perception de l’adversaire. Les forces armées russes se livrent à des opérations non linéaires sur le théâtre syrien ; ces opérations s’inscrivent également dans une manœuvre d’ensemble qui relie leurs actions en Ukraine, ainsi que celles entreprises, à différents niveaux, à l’encontre de certains pays de l’Otan ou de pays neutres comme la Finlande ou la Suède. Sur le théâtre syrien, leur action doit aussi s’analyser en fonction de l’engagement iranien. Un centre de contre-terrorisme a été créé à Bagdad pour faciliter les échanges de ren- seignement entre Russes, Iraniens, Irakiens et Syriens. La campagne de Syrie a démontré l’amélioration opérationnelle des forces russes qui, à ce stade, ont atteint une partie de leurs objectifs : elles ont permis au régime de Bachar al-Assad de se maintenir alors qu’il était au bord de la rupture, mais elles n’ont pas emporté la décision l’aidant à reprendre le contrôle de son territoire et à éradiquer l’État islamique et les différents groupes djihadistes.

La vision du monde

Pour les élites politiques russes, il existe bon nombre de simili- tudes entre les « révolutions de couleur » qui ont traversé l’espace post-­soviétique (Géorgie, Ukraine, Kirghizistan) et les « printemps

64 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 les ressorts de l’intervention russe en syrie

arabes ». Ces mouvements ont entraîné la chute rapide de régimes qui semblaient pourtant solidement enracinés. Ils ont provoqué des tensions internes et externes, tout en contribuant, à des degrés divers, à l’instabilité globale. Pour beaucoup à Moscou, ces régimes auraient été déstabilisés de l’extérieur, en particulier par les États-Unis. La créa- tion d’une « garde nationale » par Vladimir Poutine a été vue comme révélatrice de la crainte ressentie par le régime à l’égard de protes- tations sociales ou politiques (comme celles qui avaient précédé les dernières élections présidentielles de 2012) dans la perspective des prochaines échéances présidentielles de 2018. Grâce à un glissement de sens orchestré médiatiquement, la sécurité de l’État se confond désormais avec la sécurité personnelle de Vladimir Poutine, glissement rendu possible par une forte personnalisation du pouvoir (7). Dans la conception russe du pouvoir, toute forme d’instabilité intérieure peut rapidement conduire à des formes d’ingérence étrangère ; les années quatre-vingt-dix, au cours desquelles le pays a traversé de fortes tur- bulences, servent ainsi de repoussoir. L’action de Vladimir Poutine consiste précisément à projeter une image de stabilité maîtrisée à l’intérieur et d’implication raisonnée à l’extérieur. La transposition de cette approche aux pays arabes s’accompagne, en outre, d’une mise en garde fondamentale à l’égard de la progression de l’islamisme radical. Cela conduit les autorités russes à délivrer le message suivant à leur opinion publique, message qui trouve de l’écho au-delà : « la démocra- tie ne fonctionne pas dans les pays arabes, et les dirigeants autoritaires sont donc préférables à des systèmes islamistes » (8). À noter toutefois qu’Evgueni Primakov s’était, avant sa mort, écarté de la ligne officielle selon laquelle les « printemps arabes » auraient été « provoqués par des forces extérieures ». Il estimait, au contraire, que les États-Unis, à l’instar de la Russie, avaient été pris de court par ces dynamiques (9). De manière plus générale, les autorités russes estiment que les mouvements de protestation seraient par définition illégitimes, alors que les pouvoirs en place, quelle que soit leur nature, seraient par défi- nition légitimes. Sur le plan idéologique, Moscou fustige volontiers l’hypocrisie fondamentale de l’Occident et ses « doubles standards », qui invoquerait le droit international et les droits de l’homme à des

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 65 l’occident face à la syrie

fins stratégiques. Ce ne sont à ses yeux que des instruments destinés à contrôler des États faibles. Moscou y répond en invoquant à son tour le droit des peuples, tout en ne manquant jamais de souligner les liber- tés prises par les pays occidentaux avec le droit international lorsqu’ils le jugent nécessaire. Sur le plan militaire, la portée de l’intervention russe en Syrie doit être appréciée au plus juste. Il s’agit à la fois d’une opération destinée à réinstaller la Russie au Moyen-Orient et à créer les conditions nécessaires à une approche davantage multilatérale, pré- lude à une solution politique intégrant toutes les parties prenantes (10). Cette intervention correspond surtout à une volonté de mar- quer un coup d’arrêt au cycle des interventions militaires occiden- tales, qui alimenteraient directement l’instabilité internationale. Sur le plan diplomatique, la Russie a pleinement utilisé les possibilités que lui offre son statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. De conserve avec la Chine, elle a exercé son droit de veto à plusieurs reprises. En mai 2014, les deux pays se sont opposés au projet de résolution française qui prévoyait de saisir la Cour pénale internationale (CPI) pour les crimes commis en Syrie par les diffé- rentes parties en présence. Moscou a également rejeté les principes d’une « légitimité régionale » exprimés par la Ligue arabe, qui avait soutenu l’intervention en Libye et appelé à des sanctions contre le régime syrien (11). En d’autres termes, Moscou a mis en œuvre, grâce au dossier syrien, sa conception du droit international en s’opposant à celle défendue par les puissances occidentales. Comme toujours en pareilles circonstances, le comportement exté- rieur interagit étroitement avec la dimension intérieure en fonction de deux éléments principaux. En premier lieu, la nature du régime russe, qui est entré, depuis plusieurs années, dans une logique de mobilisa- tion (mobilizatsyia), terme qu’il faut comprendre dans son acception russe et non pas dans une acception étroitement militaire (12). Face aux menaces directes et à l’accentuation de l’instabilité internationale, le Kremlin combine des mesures économiques et militaires, ainsi que des mesures d’urgence, afin que le régime soit prêt à faire face aussi bien à des chocs endogènes qu’exogènes. La préparation des grands événements sportifs – comme les Jeux olympiques de Sotchi en 2014

66 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 les ressorts de l’intervention russe en syrie

et la Coupe du monde de football en 2018 – revêtent à cet égard une importance particulière car ils représentent un double enjeu de sécurité et de prestige. La préparation des Jeux olympiques de Sotchi a ainsi donné lieu à une intensification des opérations contre-terroristes dans le Caucase du Nord, opérations qui ont porté leurs fruits en accélérant notamment le départ de djihadistes vers le théâtre irako- syrien. Une des conséquences indirectes de ce flux a été l’installation sur le territoire turc de filières djihadistes ce qui contribue, au-delà de l’avion russe abattu en novembre 2015, à expliquer la profonde dégra- dation des relations entre Moscou et Ankara (13). L’intervention russe en Syrie a entraîné une réaction directe de Daesh, qui a revendiqué la destruction d’un avion civil au-dessus du Sinaï faisant 224 victimes russes.

L’action de la Russie au Moyen-Orient repose sur un principe, celui de la souveraineté territoriale, qui a pour corollaire un autre principe, celui de la légitimité des régimes en place. Le discours russe prend d’ail- leurs toujours soin de distinguer le régime syrien et Bachar al-Assad. Soutenir militairement ce dernier visait à la fois à éviter que Damas ne tombe aux mains de Daesh et à ouvrir une perspective politique pour des négociations. Est-ce à dire que le destin de la Syrie de Bachar al-Assad dépend uniquement du bon vouloir de Vladimir Poutine ? Convoqué à Moscou en octobre 2015, Bachar ­al-Assad doit son salut aux interventions russe et iranienne. Il fait figure d’instrument dans la main du Kremlin dans sa relation avec la Maison blanche, instrument toutefois bien délicat à contrôler. Le président syrien conserve en effet des capacités d’initiative et cultive habilement sa double protection russe et iranienne. Le débat sur l’intervention militaire en Syrie s’est concentré sur les cibles traitées par Moscou, qui aurait privilégié les frappes contre les multiples groupes combattant directement le régime de Bachar ­al-Assad plutôt que les forces de Daesh. Ce point est essentiel pour comprendre les tensions qui perdurent avec la coalition emmenée par les États-Unis, mais il ne suffit pas à résumer les ambitions de la Russie. À la différence de l’Iran, cette dernière est parvenue à tirer rapidement

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 67 l’occident face à la syrie

des bénéfices diplomatiques de son intervention militaire. Pour tenter d’anticiper les évolutions de la Syrie, il est indispensable d’assurer un suivi très attentif de la politique russe. Inversement, l’importance du dossier syrien dans la politique étrangère et de sécurité de la Russie invite aussi à souligner que cette guerre ne sera pas sans conséquences sur les évolutions du régime russe. C’est un des aspects qui donne à la guerre civile en Syrie une dimension mondiale.

1. Evgueni Primakov, le Monde sans la Russie ? À quoi conduit la myopie politique, Economica, 2009. 2. Souvent présenté comme le Kissinger russe en raison de son double parcours intellectuel et politique, Evgueni Primakov a été correspondant au Moyen-Orient pour la Pravda, directeur de l’Institute of World Economy and International Relations (Imemo), académicien, président du Soviet suprême de l’URSS, directeur du SVR (renseignements extérieurs) (1991-1996), ministre des Affaires étrangères (1996-1998) et président du gouvernement russe (septembre 1998-mai 1999). 3. Andrej Kreutz, Russia in the Middle East. Friend or Foe?, Praeger, 2006 ; Roy Allison, « Russia and Syria: Explaining alignment with a regime in crisis », International Affairs, n° 4, 2013. 4. Entretien avec un diplomate russe, mai 2016. 5. Thomas Gomart, « Russie : de la “grande stratégie” à la “guerre limitée” », Politique étrangère, n° 2, 2015, p. 32-33. 6. Stephen Cimbala, « Sun Tzu and Salami Tactics? Vladimir Putin and Military Persuasion in Ukraine, 21 February-18 March 2014 », The Journal of Slavic Military Studies, n° 3, 2014, p. 359-379. 7. Tatiana Kastouéva-Jean, « Les facteurs intérieurs de la politique étrangère russe », Ifri, coll. « Russie. Nei.Visions », n° 84, avril 2015. 8. Alexandre Choumiline, « La diplomatie russe au Moyen-Orient : retour à la géopolitique », Ifri, coll. « Russie.Nei.Visions », n° 93, mai 2016, p. 8. 9. Idem, p. 9. 10. Ekaterina Stepanova, « La Russie a-t-elle une grande stratégie au Moyen-Orient ? », Politique étran- gère, n° 2, 2016, p. 30-31. 11. Roy Allison, art. cit., p. 5. 12. Andrew Monaghan, Russian State Mobilization, Moving the Country on to a War Footing, Chatham House, 2016. 13. International Crisis Group, « The North Caucasus insurgency and Syria: An exported jihad? », Europe Report n° 238, mars 2016.

68 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 L’ARABIE SAOUDITE ET LE FINANCEMENT DES DJIHADISTES

› Richard Labévière

« Un roi dont la souveraineté s’étend sur les villes saintes de Médine et de La Mecque ne cessera jamais d’être au centre de l’islam. » Jacques Benoist-Méchin.

e 9 mai 2016, Adel al-Jubeir, ministre saoudien des Affaires étrangères, est à Paris pour participer à la réu- nion des « affinitaires », les pays qui soutiennent la rébel- lion syrienne. Il déclare : « Nous voulons une transition en Syrie, basée sur la déclaration de la conférence de LGenève I (juin 2012), avec l’installation d’un organe de gouvernance doté de tous les pouvoirs, l’écriture d’une nouvelle Constitution, et enfin la tenue d’élections mettant en place un nouveau gouvernement sans Bachar al-Assad. (1) » Depuis le début de la révolte syrienne (mars 2011), surtout depuis l’amorce de sa militarisation (juillet-août 2011) et l’extension d’une guerre civile à l’ensemble de la Syrie (prin- temps-été 2012), Riyad finance, arme et représente les factions djiha- distes les plus radicales de la rébellion syrienne. Depuis l’installation d’un pouvoir chiite à Bagdad au printemps 2003, Riyad cherche obstinément à s’assurer le contrôle de plu- sieurs capitales arabes : en Égypte, au Yémen, en Syrie et au Liban.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 69 l’occident face à la syrie

Cette recherche d’hégémonie wahhabite connaît une nouvelle pous- sée durant les mal nommées « révolutions arabes ». L’accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015 relance cette obsession qui nourrit une surenchère militaire de Riyad dans toute la région. Celle-ci s’ac- compagne d’un soutien accru aux organisations djihadistes qui s’opère bien au-delà des Proche et Moyen-Orient, en Asie, en Afrique, sinon en Europe et particulièrement en France.

Révolution de palais inachevée

Cet engagement au Yémen, en Syrie et ailleurs s’explique surtout par l’inachèvement de la dernière révolution de palais en cours à Riyad (2). Le nouveau roi d’Arabie saoudite Salman ben Abdela- ziz al-Saoud a commencé par limoger le ministre de l’Énergie, Ali ­al-Naïmi, qui occupait les fonctions depuis 1995. L’ancien ministre de la Santé Khalid al-Falih lui succède à ce poste qui change de nom, s’appelant désormais « ministère de l’Énergie, de l’Industrie et de l’Exploitation minière ». Ce remaniement a aussi touché une dizaine d’autres personnes aux plus hauts sommets de la monarchie wahhabite. Le 25 avril 2016, le palais a dévoilé le programme « Vision 2030 », un plan à long terme qui prévoit une transformation en profondeur de l’économie. Celui-ci sera lancé quel que soit le niveau des prix mondiaux du pétrole. Dans cette perspec- tive, la monarchie doit augmenter sa part Richard Labévière est écrivain, consultant international en des exportations non pétrolières de 16 % à questions de défense et de sécurité, 50 % du PIB. En raison de la chute du prix et rédacteur en chef du magazine en du baril, Riyad a enregistré un déficit record ligne Prochetmoyen-orient.ch. › [email protected] estimé à 98 milliards de dollars à la fin de l’année 2015. Le Fonds monétaire international prédisait que le pays verrait croître son déficit budgétaire « substantiellement » durant les cinq prochaines années et que l’économie du pays ne pourrait retrou- ver un équilibre « relatif », qu’une fois le baril revenu au-dessus de la barre des 100 dollars.

70 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’arabie saoudite et le financement des djihadistes

Le vice-prince héritier saoudien Mohammed ben Salman a ainsi affi- ché d’ambitieuses réformes, présentées comme « une feuille de route » pour les quinze prochaines années. Il s’agit de diversifier l’économie, qui dépend à plus de 70 % du pétrole. Ces mesures devraient, selon le fils du roi saoudien, transformer le royaume en puissance de « rang mon- dial » dans le domaine des investissements et l’affranchir de sa dépen- dance à l’égard de l’or noir d’ici à 2020… Riyad prévoit notamment de coter en Bourse quelque 5 % du géant pétrolier Saudi Aramco et de se doter d’un fonds souverain de 2 000 milliards de dollars (1 777 mil- liards d’euros), qui s’imposerait comme le plus important du monde. Ce fonds devrait être l’outil principal des investissements saoudiens à l’étranger, financé notamment par la cession de titres de Saudi Aramco. Pilier économique du royaume, cette société contrôle des réserves prouvées de plus de 261 milliards de barils et emploie plus de 61 000 personnes. Selon le prince héritier, l’ouverture d’Aramco au capital local et étranger devrait assurer « la transparence » dans la ges- tion du géant pétrolier. Suivrait la cotation en Bourse des filiales afin de sortir du « tout-pétrole »… Voilà pour la vitrine. En coulisses, les choses sont moins harmonieuses. La guerre de succession engagée par le roi Salman, qui veut imposer son fils Mohammed – le « grand réfor- mateur » – et prince héritier en second sur le trône à la place du prince héritier en premier Mohammed ben Nayef, n’est pas jouée de même que la marginalisation des fils de son prédécesseur le roi Abdallah et des chefs de tribus dissidentes. D’autres révolutions de palais ne sont pas à exclure… de plus, l’agitation récurrente des régions pétrolières de l’Est – majoritairement peuplées de chiites – est loin d’être réglée.

Fuite en avant militaire

Sur le plan régional, l’Arabie saoudite a durci sa position sur tous les dossiers qui l’opposent à l’Iran. Cette fuite en avant est-elle com- patible avec les ambitions de « Vision 2030 » ? Toujours est-il qu’en massacrant des milliers de civils et en détruisant une grande partie des infrastructures du Yémen, Riyad s’est dangereusement enlisé. Cette

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 71 l’occident face à la syrie

campagne militaire n’est pas près d’imposer son ordre aux confréries des tribus locales. Les conseillers du grand frère américain explorent différentes voies pour sortir Riyad de ce guêpier très coûteux. Mais c’est sur le dossier syrien que l’Arabie saoudite file son plus mauvais coton ! À Paris, le ministre des Affaires étrangères Adel ­al-Jubeir a réaffirmé son soutien à la rébellion syrienne, y compris aux groupes terroristes les plus radicaux. Riyad a profité d’un cessez-le- feu, globalement respecté pendant près de deux mois dans la région d’Alep, pour faire entrer par la Turquie des tonnes d’armements sup- plémentaires et de nouveaux mercenaires djihadistes. « La monarchie wahhabite engage actuellement toutes ses forces sur les différents fronts d’Alep, considéré comme la mère des batailles. Riyad estime à juste titre que la reprise de la deuxième ville du pays par l’armée gouvernementale syrienne sonnerait le glas de l’influence sunnite dans toute la région », explique un officier des services français de rensei- gnement ; « prêts à faire des concessions sur le dossier yéménite, les Saoudiens font désormais de la chute de Bachar al-Assad une question de principe sur laquelle il n’est pas question de perdre la face… » En effet, Adel al-Jubeir a réaffirmé que le départ de Bachar ­al-Assad constituait toujours l’élément-clé – non négociable – de la poursuite du processus diplomatique de Genève, ajoutant (peut-être un peu vite) que c’était aussi la position de Paris et de Washington ! En parlant du Quai d’Orsay, le ministre saoudien a conclu de manière péremptoire : « ses positions, sur tous les sujets – Israël et la Palestine, le Liban, la Syrie, l’Iran, l’Irak, le Yémen –, sont presque complètement alignées sur les nôtres » (sic). Mais la cerise sur le gâteau concerne, une fois de plus, les liens avérés entre l’idéologie wahhabite et le terrorisme salafo-djihadiste. En l’occurrence, le ministre saoudien ne craint pas la facilité : « Les gens disent que le wahhabisme et le terrorisme sont les deux faces d’une même médaille. C’est un cliché et c’est faux [...] Penser que nous finançons et promouvons des gens qui veulent nous détruire est absurde. » Ce qui est proprement absurde est de nier à ce point l’évidence : les financements saoudiens prouvés (3) de l’islam radical depuis plus d’une vingtaine d’années, ainsi que des collusions – toutes

72 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’arabie saoudite et le financement des djihadistes

autant avérées – entre la General Intelligence Directorate (GID), les services spéciaux de Riyad, et les successeurs d’Oussama Ben Laden, dont le Front al-Nosra et Daesh. Et ce n’est pas en se payant les services des plus grandes socié- tés parisiennes de communication que Riyad arrivera à contredire les nombreuses enquêtes qui font la une des médias européens depuis six mois. En matière d’expansion du terrorisme salafo-djihadiste dans le monde entier, la culpabilité de l’Arabie saoudite n’est pas une simple question d’image et de communication ! Cette implication, sinon cette culpabilité, est une incompressible réalité. Celle-ci a duré si long- temps et perdure encore – essentiellement – grâce à la complicité, à la cupidité et la lâcheté de Washington et de ses alliés occidentaux, dont la France de François Hollande. En matière de collisions et de collusions saoudiennes avec le terro- risme islamiste, les 28 pages toujours classifiées du rapport de la Com- mission parlementaire américaine sur les attentats du 11 septembre 2001, diront, le moment venu, leurs vérités. Celles-ci risquent de cor- respondre et de confirmer ce que les experts des services extérieurs français (DGSE) écrivent depuis quinze ans.

Contre les États-nations

Organiquement allergique à l’État-nation, aux élections et aux droits humains, l’Arabie saoudite appuie de toutes ses forces le plan américain de partition de l’Irak et de la Syrie : l’Irak se trouve- rait divisée entre un Kurdistan quasiment indépendant, un émirat chiite englobant Bagdad et le sud du pays, le reste étant aban- donné aux tribus sunnites ; la Syrie pourrait être découpée entre deux émirats sunnites (Damas et Alep), un micro-État druze sur le Golan et un réduit alaouite dans les montagnes qui dominent Lattaquié et Tartous. Riyad rêve ainsi d’imposer à l’ensemble de la région le système qui régit son Conseil de coopération du Golfe (CCG) : un ensemble hanséatique d’intérêts économiques et tri- baux sous sa domination.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 73 l’occident face à la syrie

Cette conception de re-tribalisation de la région entre parfaitement dans les vues de Tel-Aviv et de son plan Yinon. En 1982, Oded Yinon, haut fonctionnaire du ministère israélien des Affaires étrangères, écri- vait qu’Israël avait intérêt à favoriser, dans l’ensemble du monde arabe, une multitude de micro-États – ethniquement compacts – antago- nistes, trop faibles et divisés pour constituer de véritables États.

« L’éclatement de la Syrie et de l’Irak en régions déter- minées sur la base de critères ethniques ou religieux doit être, à long terme, un but prioritaire pour Israël, la pre- mière étape étant la destruction de la puissance militaire de ces États. […] Riche en pétrole, et en proie à des luttes intestines, l’Irak est dans la ligne de mire israé- lienne. Sa dissolution serait, pour nous, plus importante que celle de la Syrie, car c’est lui qui représente, à court terme, la plus sérieuse menace pour Israël. (4) »

Dans cette perspective, Riyad travaille activement au renversement de Bachar al-Assad et au démantèlement de la Syrie afin d’atteindre son allié stratégique : l’Iran. Selon le ministre saoudien des Affaires étrangères :

« Il suffit que l’Iran cesse de s’ingérer dans nos affaires, de tuer nos diplomates, de détruire nos ambassades, d’intro- duire des explosifs dans notre pays ou chez nos voisins. L’Iran doit arrêter d’exporter le sectarisme, d’envoyer des troupes dans les pays où elles n’ont rien à y faire, de former des milices comme le Hezbollah au Liban et les houthis au Yémen. Après la révolution de 1979, l’Iran a inscrit dans sa Constitution qu’il est responsable de tous les chiites dans le monde, ce qui est ridicule. Cela a créé une réaction dans le monde sunnite, qui a produit son extrémisme. Si ce pays veut avoir de bonnes rela- tions avec ses voisins, il doit respecter le principe de non-­ ingérence et les lois internationales. Nous avons essayé

74 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’arabie saoudite et le financement des djihadistes

pendant trente ans d’être raisonnables et patients, mais rien n’est venu. Les Iraniens doivent aujourd’hui décider s’ils veulent un État-nation ou une révolution. (5) »

Sur les plans de « l’ingérence », du « sectarisme », des « milices », de « l’extrémisme », du respect « des lois internationales » et de « l’État- nation », c’est sans doute « l’hôpital qui se fout de la charité ». Mais sur celui du Hezbollah, la convergence de Riyad avec Tel-Aviv est encore plus significative que ses autres prétentions hégémoniques. En effet, depuis l’accord de Taëf – signé le 22 octobre 1989 pour mettre fin à la guerre civilo-régionale du Liban qui durait depuis 1975 –, Riyad n’a eu de cesse de chercher à réduire l’influence des chiites et des chrétiens à Beyrouth pour transformer le « pays message » de Jean-Paul II en émirat sunnite… En luttant à la fois contre Beyrouth, Damas et Téhéran, les Saoud cherchent non seulement à pérenniser l’emprise de leur dynastie sur la péninsule Arabique, mais – comme l’a prédit Jacques Benoist- Méchin –, ils veulent continuer à exercer une hégémonie sans partage sur le monde arabo-musulman.

1. Le Monde, 11 mai 2016. 2. Richard Labévière, Prochetmoyen-orient.ch, 16 mai 2015. 3. « Les réseaux Ben Laden : financement et environnement économique », rapport de la DGSE/DR/ Bureau ­documentation/Bibliothèque, section exploitation, 12 octobre 2001. 4. Intitulé « Une stratégie pour Israël dans les années 80 », cet article a paru en février 1982 dans la revue Kivounim (« orientations » en hébreu), publiée par l’Organisation sioniste mondiale, basée à Jérusalem. 5. Le Monde, 11 mai 2016.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 75 MINORITÉS SYRIENNES

› Richard Millet

aurice Barrès est sans doute le premier intel- lectuel français de l’ère moderne qui ait, à Beyrouth, tenu à rencontrer un yézidi : il lui donne la parole dans son Enquête aux pays du Levant (1), livre d’un extraordinaire intérêt, Mpublié l’année de sa mort, en 1923, mais relatant un voyage effec- tué en 1914, juste avant la Grande Guerre, dans un Levant encore sous domination ottomane et travaillé par les puissances occidentales – France, Allemagne, Angleterre et, de façon plus lointaine, États- Unis. Si Barrès voyage en tant que député pour enquêter sur les éta- blissements d’enseignement du français dans ce qu’on appelait alors la Syrie et qui regroupait la Syrie et le Liban, ce lecteur de Pascal est au premier chef intéressé par les minorités religieuses, chrétiennes, bien sûr, mais aussi musulmanes : les chiites, les ismaéliens, les soufis – l’« Orient » de son voyage se révélant dans sa visite à Konya, en Turquie, chez les derviches tourneurs, dans le mausolée du poète mys- tique Djalâl ad-Dîn Rûmi. Quoiqu’il parcoure le Levant d’avant les accords Sykes-Picot, c’est en quelque sorte du Proche-Orient actuel que Barrès nous parle ; et dans les minorités religieuses qui le fascinent, il ne voit pas que l’ori-

76 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’occident face à la syrie

gine de la complexité politique de la région ; il y entend aussi la rumeur de nos origines, et non seulement les chrétiennes, mais encore ce qu’il demeure des religions de l’Antiquité antéislamique, dont le yézidi de Beyrouth évoque certaines caractéristiques. Tout en regrettant de ne pouvoir se rendre à Mossoul ni sur le mont Sinjar, aujourd’hui disputés par les Kurdes et l’armée irakienne aux mercenaires de l’organisation État islamique, Barrès écoute son yézidi lui parler de cette religion des sept anges, dont l’ancienneté est attestée par des tablettes cunéiformes, et qui a longtemps été incluse dans le yazdanisme, monothéisme issu du zoroastrisme persan et divisé en trois branches : le yarsanisme (dans

le sud du Kurdistan, et dans l’ouest de Richard Millet est écrivain et éditeur. l’Iran), l’alévisme (qu’on trouve dans l’ouest Derniers ouvrages publiés : Israël du Kurdistan, en Turquie, et sur le littoral depuis Beaufort (Les Provinciales, 2015) et Tuer (Léo Scheer, 2015). syrien), et le yézidisme, pratiqué au centre du Kurdistan et en Syrie. Si le yarsanisme et l’alévisme sont assimilés au chiisme, au moins par l’opportunisme de la taqiya, le yézidisme entend rester à l’écart, car non islamique ; d’où les persécutions dont il est l’objet ; de là, aussi, qu’on ne connaît pas exactement le nombre de ses adeptes, le décompte démographique à propos des minorités non musulmanes étant quasi tabou dans les deux États baasistes, Irak et Syrie, tout comme en Turquie ou en Égypte : les yézidis peuvent être ou ont été plusieurs centaines de milliers en Irak, cent mille en Turquie, quelques milliers en Iran et dans les autres pays musulmans, ainsi qu’en Arménie et en Géorgie, ainsi que dans la diaspora… Ils sont sans doute cent cinquante mille en Syrie. De cette religion, Barrès, comme les journalistes occidentaux, les salafistes et les doctrinaires de l’organisation État islamique, aujourd’hui, ne retient que l’idée que les yézidis, qui prient cinq fois par jour en direction du soleil, seraient des adorateurs de l’ange du mal, du démon, donc, qui est représenté par le roi-paon, qu’il s’agit de se concilier, Dieu étant d’une bonté si parfaite qu’il n’y a rien à en redouter. Cette interprétation est erronée : le paon, symbole de la beauté et de la diversité du monde, est l’archange qui règne sur les autres anges et que Dieu a délégué au gouvernement des hommes, après la création du monde. C’est surtout la filiation avec les antiques

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 77 l’occident face à la syrie

mithraïsme et le mazdéisme qu’il faut entendre dans cette religion que l’Occident a découverte à l’occasion des sévices commis contre ses adeptes essentiellement kurdophones, dès 2014, lors des conquêtes du groupe État islamique. Sans doute constituent-ils, avec le peu qu’il reste de juifs dans ces contrées puissamment islamisées et hostiles à Israël (quelques dizaines à Damas et à Beyrouth, quelques centaines en Iran), la communauté la plus isolée, notamment en Syrie, qui, comme tous ses voisins, compte maintes communautés ethnico-religieuses,­ dans des proportions cependant différentes.

L’avancée occidentale face à la multiplicité ethnico-religieuse

D’une façon générale, l’histoire de la région est celle du rapport de ces minorités avec l’islam majoritaire (sunnite) et, dans une moindre mesure (mais devenue aujourd’hui fondamentale), avec le chiisme. Sans doute faudrait-il s’arrêter sur les spécificités spirituelles, passion- nantes, de ces branches religieuses – les alaouites (auxquels appartient la famille Assad), également appelés noséïris, et implantés dans la région de Lattaquié, dans le nord-ouest de la Syrie, n’étant pas les moins singuliers, avec les ismaéliens, les alévis et les druzes : religions en partie syncrétiques, ésotériques, initiatiques, sans lieux de culte, les unes et les autres incluant dans leur très libre interprétation du Coran des éléments néo-platoniciens, chrétiens, hindous (le chef spirituel d’une des deux branches de l’ismaélisme moderne, fortement implan- tée en Inde, étant l’Aga Khan). La coexistence de ces communautés ne pouvant que relever du politique, rien d’étonnant à ce que l’histoire moderne de la région ait été inaugurée par un massacre ayant entraîné l’intervention de l’Europe : celle de Napoléon III envoyant au Liban, en 1860, un corps expéditionnaire pour protéger les chrétiens que massacraient les druzes. Ce type de massacre, toujours univoque, trou- vera en 1915 l’occasion du premier génocide de l’histoire : celui des Arméniens par les Jeunes Turcs, qui se redoublait de celui, peu connu, des assyro-­chaldéens. Les puissances occidentales, dont la déchristia- nisation était fortement entamée, ne se sont pas émues de voir mas-

78 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 minorités syriennes

sacrer un peuple, les Arméniens, qui avait été le premier à adopter, au IVe siècle, le christianisme comme religion d’État : on peut voir là, sans doute, le début d’un désir d’en finir avec la question des origines spirituelles, à l’œuvre dans l’Occident tout entier. La majeure partie des 23 millions de Syriens est musulmane : sur ces 90 % de musulmans, 78 % sont des sunnites, qui font des 12 % restants des minorités de fait : alaouites, druzes, ismaéliens, alévis, chiites – les quatre premières n’étant que des hérésies ou branches du chiisme, lui-même la branche la plus importante de l’islam minoritaire, dont l’opposition politique au sunnisme explique en grande partie la pou- drière proche-orientale, qu’on a trop longtemps réduite à la question israélo-palestinienne. Minoritaires et divisés, eux aussi, et donc forte- ment menacés, les chrétiens d’Orient se répartissent, comme au Liban, en une douzaine d’Églises, les unes rattachées à Rome, les autres à l’or- thodoxie, le reste à des traditions datant des origines mêmes du christia- nisme : comme pour les minorités musulmanes ou antéislamiques,­ leurs noms ont pour effet de décourager toute compréhension : syriaques orthodoxes (les plus nombreux en Syrie), maronites, melkites, armé- niens orthodoxes ou catholiques, nestoriens, syriaques catholiques, assyriens chaldéens, assyriens apostoliques, catholiques romains, protes- tants… Quant aux minorités ethniques, il faut, outre les Kurdes, comp- ter les Adyguéens (ou Tcherkesses, ou encore Circassiens), peuple cau- casien autrefois réputé pour la beauté de ses femmes et majoritairement converti au sunnisme : ils seraient cent mille en Syrie, le reste vivant en Turquie, en Russie, et même en Israël. Ces énumérations suffiraient à expliquer en quoi cet Orient proche est réputé « compliqué », et pourquoi l’Occident s’y trompe, la plupart du temps, ou bien y échoue, et surtout après la décom- position de l’Empire ottoman, avec le grand songe arabe sunnite du colonel Lawrence, ou bien lorsque la France créait un éphémère État alaouite, dans le nord-ouest de la Syrie, sur le modèle de la République libanaise créée pour les maronites et autres chrétiens, avant d’octroyer, en 1938, le sandjak d’Alexandrette (Iskenderun en turc) à la jeune Turquie d’Atatürk, au grand dam de Damas ; c’était semer des graines d’une hostilité encore vive aujourd’hui, comme en

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 79 l’occident face à la syrie

témoigne l’état des relations syro-turques : j’ai moi-même entendu Bachar al-Assad, en novembre 2015, ironiser sur la volonté de la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan de combattre l’organisation État islamique à laquelle elle achète du pétrole, et refusant d’intervenir dans la bataille de Kobané, au nord de la province d’Alep, ville majo- ritairement kurde et autrefois grandement arménienne. À cette multiplicité ethnico-religieuse que l’Empire ottoman tenait à peu près tranquille, comme le feront l’URSS et la Yougoslavie de Tito, les démocraties occidentales sont tentées d’apporter leurs vertus modernes, progressistes, laïques. Elles ont tort. Toute avancée occiden- tale dans cette région ruine, le plus souvent, des traditions millénaires, surtout quand elle tente de s’imposer par la force, comme en Irak, où l’intervention américaine a laissé non seulement le chaos mais a favo- risé la naissance de l’organisation État islamique, qui est une autre ten- tative de simplification. Répéter ce crime en Syrie, après l’Afghanistan et la Libye, serait ajouter au chaos et donner le champ libre à un État islamiste. Les puissances d’Occident commencent à le comprendre. Les seuls à y trouver un commencement d’avantage sont les Kurdes, avec, sans doute, la tacite promesse d’un Kurdistan indépendant, en tout cas largement autonome, et qui rognerait le territoire de quatre pays : l’Iran, l’Irak, la Turquie, la Syrie. On se gardera de confondre les Kurdes avec une religion : c’est avant tout un peuple et une langue, principalement répartis sur les quatre pays, dont plus de deux millions en Syrie, et, dans une moindre mesure, au Liban, en Israël, en Azer- baïdjan, et dans la diaspora ; répartis aussi entre plusieurs religions : majoritairement musulmans (sunnites), ils comptent également des chiites, des alévis, des yézidis et des chrétiens (eux-mêmes divisés en catholiques, assyro-chaldéens, syriaques). Il y avait même des Kurdes juifs, dont les derniers ont émigré en Israël dans les années soixante- dix. Si Israël a résolu le destin des juifs de la région, comme l’Armé- nie celui de la diaspora arménienne, cette dernière compte encore de nombreux Arméniens au Liban, en Iran, en Russie, et en Syrie. Qui a voyagé en Syrie avant que la rébellion anti-Assad ne dégénère en conflit régional, comme autrefois au Liban, puis en Irak, sait qu’il y avait là une douceur de vivre qui tenait en grande partie à l’aménité

80 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 minorités syriennes

du peuple syrien. Une douceur qui, ne nous y trompons pas, était en grande partie faite de résignation et de cette étrange paix qu’on trouve dans la plupart des régimes autoritaires. Mais, redisons-le, il appa- raît certain que ce genre de régime est la seule manière de faire vivre ensemble, tant bien que mal, des citoyens de religions et coutumes aussi diverses, notamment ceux à qui leur statut minoritaire donne une grande fragilité, surtout les chrétiens, à cause de leur primauté géographique, qu’ils partageaient avec les juifs. Un des trésors les plus singuliers du musée de Damas n’est-il pas les fresques de la synagogue de Doura Europos, sur l’Euphrate ? Et la basilique de Saint-Siméon- le-Stylite, dans le nord de la Syrie, n’est-elle pas, pour un chrétien, un lieu plus émouvant encore que Palmyre ?

Une situation chrétienne ambiguë et difficile

Je soupçonne les Occidentaux, piégés par leur discours démo- cratique et leurs alliances avec l’islamo-capitalisme du Qatar et de l’Arabie saoudite, de vouloir simplifier la question proche-orientale en réduisant ses composantes à la dialectique sunnite/chiite ; on ne donnerait pas cher, en Syrie, de ses composantes minoritaires alaouite, ismaélienne, druze, alévi, chrétienne, en cas de victoire de la majo- rité sunnite ; c’était déjà, pendant la guerre civile libanaise de 1975- 1990, un des éléments de la cynique doctrine Kissinger, qui propo- sait de régler ce volet de la question palestino-libanaise en vidant le Liban de sa population chrétienne, qu’on eût déportée en Europe et en Amérique : après tout, les juifs du Proche-Orient n’avaient-ils pas presque tous émigré en Israël, après la guerre de 1967 ? Les disciples de Jésus-Christ n’ont pas aujourd’hui besoin de ce genre de solu- tion finale : le Proche-Orient se vide continument de ses chrétiens, depuis l’Irak jusqu’au Liban, en passant par la Syrie. L’appartenance de Bachar al-Assad à la minorité alaouite rend la situation chrétienne ambiguë et difficile : ils ne peuvent que s’appuyer sur le pouvoir en place, qui les protège comme il protège les autres minorités – toutes transnationales, hormis les alaouites. Dans cette République arabe

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 81 l’occident face à la syrie

laïque, me rappelait à Damas, en novembre 2015, le grand mufti de la République en s’étonnant que la France tolère sur son sol des imams prêchant la haine de la République française et de l’Europe, il faut donc toujours avoir à l’esprit que ce qui concerne la Syrie est commun à ses voisins ; non seulement à cause des accords Sykes-Picot puis du panarabisme des années cinquante, mais aussi, aujourd’hui, de l’islamisme qui se prétend le ciment de substitution au laïcisme panarabe. Dans ces conditions, tout est fragile, et les grands perdants sont, redisons-le, principalement les chrétiens, éternelles victimes de la conquête islamique, les massacres jalonnant l’histoire, depuis le VIIe siècle jusqu’aux génocides de 1915, aux massacres du Liban, à ceux d’aujourd’hui, dans le prétendu califat de Daesh, ou encore au Pakistan. Les Druzes, communauté peu nombreuse et guerrière, mais sans prétention universaliste, s’en sortent mieux, en Syrie comme au Liban et, dans une moindre mesure, en Israël, où beaucoup servent dans l’armée de l’État hébreu. Partagé entre l’idéologie communautariste et la déchristianisation, l’Occident adopte à l’égard de ceux envers qui ils ont un devoir qu’on pourrait dire filial une politique d’aveuglement que le stupéfiant sur- gissement de l’État islamique, l’été 2014, a à peine dérangée ; et on se souvient avec quel soulagement Obama a découvert, en même temps que les Européens, ces yézidis qui, également martyrisés, lui permet- taient de ne pas faire mention des chrétiens d’Orient, pour ne point fâcher l’axe qataro-saoudo-turc. Cette indifférence au sort des chré- tiens d’Orient est non seulement un signe des temps mais une crise civilisationnelle, bien plus qu’une erreur ou une capitulation politique. On se gardera, là encore, de simplifier et de ne voir dans les chré- tiens d’Orient que le faible relais d’un Occident d’ailleurs de moins en moins chrétien. Pendant plus de quarante ans, le pouvoir syrien a tout fait pour déconstruire l’importance de la période islamique dans l’histoire syrienne, en s’appuyant ponctuellement sur le christianisme, surtout avec l’arrivée au pouvoir de l’alaouite Hafez al-Assad, qui avait besoin de rabaisser les prétentions de la majorité sunnite. En réalité, depuis 1977, avec la nationalisation des écoles, puis le développement récent les écoles coraniques, des mosquées et l’islamisation manifeste

82 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 minorités syriennes

de la société que le surgissement de l’État islamique a permis de consi- dérer de façon plus ambiguë mais sans la freiner, malgré le laïcisme officiel, la position des chrétiens est devenue encore plus fragile : l’histoire du christianisme n’est plus que l’histoire d’un crépuscule, même au Liban et en Égypte, où ils sont les plus nombreux depuis que l’Irak a vu sa population chrétienne s’exiler par centaine de milliers, à la suite de l’intervention américaine de 2003. Le village chrétien de Maaloula, où l’on parle encore un dialecte araméen, situé à une heure de route au nord de Damas, pris par les islamistes et repris par l’armée syrienne, est ainsi un enjeu idéologique exemplaire : il s’agit pour le régime d’Assad de se montrer en protecteur de la minorité chrétienne, laquelle est en vérité tout aussi menacée par la puissance politico-démographique de l’islam. Le patriarche maronite Bechara Raï insiste pourtant, dans un livre récent (2), sur la contribution fondamentale des chrétiens au déve- loppement des nationalismes arabes, en Irak, en Syrie, au Liban, en Égypte. Faut-il rappeler que Michel Aflak, le fondateur du Parti baas actuellement au pouvoir en Syrie, était chrétien, tout comme Tarek Aziz, de son vrai nom Tarek Hanna Mikhaël Issa, qui fut le ministre des Affaires étrangères de Saddam Hussein ? « Le pluralisme ou la pluralité est celle des collectivités en tant que parties d’un État civil moderne et non celle de communautés ou d’entités éparpillées aux dépends de l’unité verticale », dit encore le patriarche. Malgré cela, les chrétiens n’ont plus aucune vraie puissance, même au Liban, où ils sont les perdants de la guerre civile et de l’accord de Taëf qui a mis fin au conflit tout en amoindrissant le pouvoir donné aux maronites par le pacte interconfessionnel de 1943. L’articulation du politique et du religieux, du minoritaire et de la majorité transnationale, en Syrie comme ailleurs, rend cette région instable et le plus souvent explosive. Bachar al-Assad me disait encore, le 14 novembre 2015, au lendemain des attentats de Paris, que le communautarisme confessionnel est une erreur et que l’Occident en est plus que jamais menacé, notamment par ce qui découle du sala- fisme et du wahabisme. Toute simplification par élimination d’une des composantes, fût-elle infime, est donc dangereuse ; et un régime

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 83 l’occident face à la syrie

islamiste en Syrie sonnerait non seulement le glas des minorités qui composent ce pays mais aussi de la laïcité officielle. Le père de Bachar, Hafez al-Assad, avait compris qu’on ne pouvait laisser une compo- sante religieuse transnationale offensive menacer l’État : la répres- sion de l’insurrection des Frères musulmans à Hama, en 1982, a fait environ vingt mille morts et a détruit une grande partie de la ville. L’Occident ne s’en est pas particulièrement ému. C’était sans doute, hélas, la seule façon de régler la question. D’où vient qu’on s’indigne tant, aujourd’hui, du régime de Bachar, alors que le destin des chiites yéménites bombardés par l’Arabie saoudite ou la récente répression des chiites de Bahreïn par Riyad laisse indifférent ? C’est que la majo- rité sunnite détient un pouvoir économique, capitaux et pétrole, dont l’Occident ne peut se passer. Si le retour de l’Iran sur la scène proche-orientale semble devoir rééquilibrer les choses, il ne dit rien de la question chrétienne. « L’affaiblissement des grecs-orthodoxes,­ épine dorsale du christianisme syrien, remet en question tout l’avenir de la minorité chrétienne en Syrie », dit encore le patriarche maronite. Ce que suggère aussi la crise syrienne, c’est que le minoritaire a encore quelque chose à nous dire, au sein des artifices de la mondialisation. On peut ajouter qu’un Proche-Orient vidé de ses chrétiens donnerait lieu à un changement de civilisation considérable ; et dans une région réduite à l’affrontement entre sunnites et chiites on pourrait voir, un jour, réconciliés ou alliés pour la circonstance, les deux principales composantes de la communauté musulmane s’affronter à la dernière minorité importante : les juifs de l’« entité sioniste », comme l’antisé- mitisme arabe nomme l’État d’Israël.

1. Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, 1923, rééd. Manucius, 2005. 2. Patriarche Bechara Raï, Au cœur du chaos, entretiens avec Isabelle Dillmann, Albin Michel, 2016. Voir la note de lecture de Stéphane Ratti p. 96 de ce numéro.

84 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 LA PEUR

› Bassma Kodmani

u commencement était la peur. Les anciens pri- sonniers se souviennent des longues années passées dans l’isolement et l’humidité, à la merci des rats et de leurs geôliers. Il y avait la peur des peureux, ceux qui ne savent pas maîtriser leur terreur, et la peurA des courageux, ceux qui n’ont pas l’air d’avoir peur parce qu’ils savent la cacher. Dans la réalité, cette peur est la même chez tous mais, chez les caractères faibles, elle les paralyse. Les plus doués, à l’esprit plus agile, s’adaptent au milieu et savent mieux s’y prendre pour apprivoiser leurs tortionnaires, car parmi les geôliers aussi il y a de moins pires, ceux qui ont une conscience, et puis les cruels. Résister en gardant l’esprit sain est un exploit. Certains y parviennent mais ils portent sur le visage un masque imperceptible que l’on reconnaît pourtant immédiatement car certaines expressions semblent avoir été effacées par des images de la terreur insoutenable que l’on devine. La réalité au dehors, celle que vivent les autres, est trop clémente et leur paraît impossible à vivre. Non qu’ils aient perdu le goût de la vie mais ils semblent condamnés à partager à jamais l’existence des prisonniers qu’ils ont laissés derrière eux, derrière le soleil.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 85 l’occident face à la syrie

La peur prend diverses formes. En prison, le détenu apprend à se recroqueviller sur lui-même car chaque organe de son corps est exposé à la torture. Dehors, dans la vie de tous les jours, le citoyen qui n’a rien fait (personne n’est innocent mais certains sont plus coupables

que d’autres) est glacé par la perspective Bassma Kodmani est politologue, d’entrer dans le bâtiment d’une adminis- directrice de l’initiative Arab Reform tration publique. Il s’apprête à faire une et cofondatrice du Conseil national syrien, qu’elle a quitté en 2012. Elle demande (une carte d’identité, un certifi- est notamment l’auteure d’Abattre cat de décès), et se trouver en position de les murs. Les Arabes et leurs craintes demandeur. Pourquoi lui donnerait-on ce (Liana Lévi, 2008). qu’il demande, sans contrepartie ? Le billet que l’on glisse au fonction- naire est le plus facile mais il craint bien davantage : devoir dénoncer le voisin ou écrire un rapport quotidien sur son meilleur ami. Comment refuser ? Il devient alors un des leurs malgré lui, sans âme puisqu’elle lui a été enlevée. Une dame d’Alep a du mal à expliquer ce même sentiment : « Notre univers était confiné, pas seulement notre univers physique mais aussi mental. La peur habitait tout au fond de mon cœur comme une plante vénéneuse. J’avais peur de penser du mal du régime, ma raison me disait de l’éviter de crainte de réveiller cette plante, qu’elle se mette à grandir et devienne visible à tous. » Un jour, l’ancien prisonnier Mustapha a décidé de défier sa peur. Peu après sa libération, la police secrète – les moukhabarat – était venue lui demander de se présenter désormais toutes les semaines au poste pour « prendre un café avec l’officier » (métaphore bien connue des Syriens pour « interrogatoire »). Mustapha décida de dire non. « Après quatorze ans chez vous, vous savez tout de ma vie, je n’ai plus rien à raconter, si vous voulez m’interner à nouveau, faites-le, mais je n’irai pas chez vous. » Ce fut l’instant où le système est apparu dans toute sa fragilité, intouchable uniquement parce que personne n’ose le défier. « Alors venez nous voir une fois par mois au poste d’Alep. » Mustapha resta intraitable. Il ne se laisserait plus humilier. Il venait de révéler l’immense bluff sur lequel était construit le système. L’officier, craignant que l’affaire ne s’ébruite, préféra abandonner l’affaire. Cela se passait plus de dix ans avant le soulèvement.

86 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 la peur

En 2011, le défi de Mustapha devient collectif. Les manifestants secouent leur peur en se serrant les coudes. « Uni, uni, le peuple syrien est uni », des mots qui exprimaient le désir de construire ensemble un avenir meilleur. Ces mots déplaçaient instantanément la peur dans le camp du pouvoir. L’unité est sa bête noire, et sa priorité devient tout naturellement de liquider non plus seulement le plus grand nombre d’opposants possible mais aussi de tuer la confiance entre les citoyens. C’est ainsi que le crime contre la société a commencé. Il consiste à déchirer le tissu social en annihilant non plus seulement les individus mais aussi la confiance qui naît de centaines, voire de milliers d’an- nées, en supprimant la mémoire collective, ainsi que la commémora- tion des mythes fondateurs, ces héros de l’indépendance qui avaient rejeté le partage du territoire en plusieurs petits États. Le crime contre la société mériterait d’être reconnu en droit international au même titre que les crimes contre l’humanité car il n’est pas moins létal et son impact est bien plus durable. Lorsque les acteurs internationaux disent vouloir sauver l’État syrien, Assad y voit le risque qu’il devienne possible de dissocier l’État de sa famille. Il préfère détruire les institutions. L’étaticide devrait être reconnu comme un crime en droit international. Aujourd’hui la peur habite le cœur et les rêves des enfants de Syrie. Peur de perdre leur père, peur du désespoir de leur mère, peur du froid autant que des bombes. Leur regard est semblable à celui des prison- niers qui ont dormi avec des morts. Dans le camp de Bachar al-Assad, les chabiha (miliciens ado- rateurs d’Assad) ont été formés pour semer la terreur. Ils y sont tellement accoutumés qu’il paraît impossible de les réintégrer dans une vie normale un jour. Faudra-t-il faire comme en Algérie, où le pouvoir a décidé d’éliminer ces hommes après les avoir jugés irrécupérables ? La communauté alaouite qu’Assad est censé protéger s’est retran- chée dans sa prison identitaire. Prises en otage, les familles sont for- cées d’envoyer leurs fils se battre au sein des forces du régime. Leurs fils sont devenus des assassins malgré eux. Cela valait mieux que

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 87 l’occident face à la syrie

d’être tué… Ce n’est pas tant la haine qui les habite mais plutôt la peur, toujours elle. Le régime préfère cultiver la peur plus encore que la haine car la haine peut enhardir, tandis que la peur rend docile et assure la soumission, à condition d’en injecter régulièrement de nouvelles doses. Cette peur rend impossible le dialogue entre communautés, non parce que les communautés ont peur les unes des autres mais parce qu’elles craignent que la même foudre s’abatte à tout moment sur eux. La punition est souvent plus féroce contre les voix dissonantes d’alaouites, car ils sont censés se ranger derrière le président comme un seul homme. Voilà plusieurs années que des représentants de l’opposition tentent d’établir des contacts avec des personnalités alaouites, et plus particulièrement avec des responsables au sein du régime. La difficulté ne se trouve pas dans la réticence de ceux-là mais uniquement dans leur crainte d’être repérés. Car toute per- sonne soupçonnée de penser une approche qui viserait à rompre la spirale de la peur est placée sous haute surveillance. Beaucoup ont été purement et simplement éliminées, dont des figures religieuses chrétiennes, druzes et musulmanes. Ainsi vivent les Syriens depuis près d’un demi-siècle, une bien longue période pour une nation politique aussi jeune. Après avoir perdu la moitié du pays, Assad s’est mis à promou- voir le concept de la Syrie utile, signifiant que l’autre moitié for- mait désormais un territoire inutile, concept inconcevable qui pourtant conduit les establishments politico-militaires à plancher le plus sérieusement du monde sur des scénarios. La première moitié n’est utile que parce qu’Assad peut encore la tenir sous sa coupe. La seconde serait abandonnée à Daesh. Immanquablement l’inutile engloutira l’utile. Et pourquoi, du reste, la partition se limiterait-elle à deux entités ? Des responsables occidentaux pressés proposent de former des zones autogérées dont les frontières auraient été dessinées par les combats. Ils parlent de décentralisation sans définir ce que seraient alors les relations entre les pouvoirs locaux et le pouvoir central. En réalité le pouvoir central ne serait plus qu’une structure formelle et redondante dans leur schéma.

88 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 la peur

D’autres formules qui portent toutes le même message sont pro- posées aux Syriens : « Vous n’êtes qu’une multitude de communautés incapables de coexister. » Ce qui revient à ramener cette mosaïque ingouvernable sous l’autorité du dictateur, et ainsi Assad redevient tout naturellement le seul dirigeant que les Syriens méritent… Que faire lorsque le dictateur menace de faire disparaître le pays s’il n’est plus aux commandes ? Le régime d’Assad est sous respiration assistée grâce à ses alliés russe, iranien et irakien, et pourtant, Assad lui-même continue d’agir comme si ses protecteurs avaient davantage besoin de lui que lui d’eux.

Les erreurs passées laissent craindre qu’une fausse solution soit imposée

À ceux qui préconisent de garder Assad pour combattre Daesh, il conviendrait de demander comment ils imaginent un scéna- rio dans lequel Assad gouvernerait à nouveau la Syrie. L’appa- reil militaire et sécuritaire si savamment construit par le père de Bachar s’est « milicisé », et les unités spéciales commandées par les jusqu’au-boutistes ne sont pas très différentes des groupes que l’on trouve dans les territoires contrôlés par l’opposition et des chefs de guerre qui les dirigent. Elles sont incapables de se battre seules sans le Hezbollah et les autres milices chiites organisées par Téhé- ran. On ne voit pas ce qui arrêterait l’engagement d’Assad dans une offensive de revanche contre tous ses opposants. L’aide à la reconstruction serait l’aubaine qui lui permettrait de reconquérir sa capacité à planter la peur dans les entrailles de chaque Syrien. Si la communauté internationale ne parvient même pas à faire entrer quelques camions de nourriture dans des localités qu’Assad assiège depuis quatre ans, comment pourrait-elle l’empêcher de sévir à nouveau contre le peuple ? La lutte contre Daesh telle qu’elle est menée depuis près de deux ans par une coalition de toutes les puissances militaires de ce monde n’a aucune chance d’éradiquer le mouvement. Daesh a prospéré

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 89 l’occident face à la syrie

grâce au chaos voulu par Assad. Il sera impossible de le chasser sans avoir préparé au préalable une stratégie globale dont une compo- sante seulement sera militaire. Il s’agit de repenser l’organisation du territoire dont les djihadistes doivent être évincés. Cela inclut le déploiement de forces de sécurité à même de rassurer les habitants, un pouvoir civil représentatif de la population, des mesures écono- miques immédiates et des programmes de plus long terme dans la culture et l’éducation. Tout cela ne peut se faire que si Assad ne contrôle plus. S’il reste à Damas, la Syrie risque de suivre le chemin de l’Irak, où la toxicité d’un pouvoir sectaire alimente chaque jour Daesh. Les erreurs passées et présentes laissent craindre qu’une fausse solu- tion soit imposée aux Syriens pour « en finir » avec le conflit. Après avoir longtemps espéré que la « communauté internationale » agi- rait pour protéger les populations du massacre, les Syriens en sont à espérer que cette même communauté internationale qui s’est mon- trée impuissante s’abstiendra au moins d’imposer un mauvais accord qu’il sera difficile de remettre en question. Do no harm (ne pas nuire), serment d’Hippocrate, que prononcent les médecins, devenu un ­principe-clé du code de conduite pour l’action humanitaire, s’impose pour la Syrie aujourd’hui. Même si les Syriens souhaitent trouver une solution entre eux – et ils sont nombreux à le vouloir –, Assad continue de tout faire pour les en empêcher. En cinq ans il a préféré céder l’essentiel de son pou- voir à ses protecteurs plutôt que de concéder un brin de liberté à son peuple, de sorte que les Syriens, tous les Syriens de part et d’autre, dépendent d’abord du bon vouloir de forces étrangères, au premier rang desquelles la Russie et l’Iran. Les pays arabes portent également leur part de responsabilité, ayant entretenu eux-mêmes directement des groupes qu’ils ont armés et financés. Les Syriens n’ont pas les moyens seuls de bouter dehors tous ces visiteurs prédateurs. Mais, libérés des étrangers et d’Assad, sauraient- ils réunifier leur pays ? Dans les zones libérées du pouvoir d’Assad, ils se sont affranchis de la peur intérieure qui habitait leurs parents. Ils font l’expérience

90 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 la peur

de la peur physique des bombardements aériens et de l’insécurité partout où ils vont, mais ils ne se sentent plus diminués en tant qu’êtres humains comme l’ont été longtemps les Syriens. C’est là le sens profond de leur demande de dignité. Libérés de la peur, les artistes et écrivains en exil parlent, écrivent, peignent, composent pour dire ce que le discours de l’opposition politique ne parvient pas à exprimer. On assiste à une explosion de la création artistique, musicale, littéraire. Enfin, il suffit de voir l’accueil que font les popu- lations des régions calmes aux déplacés fuyant les bombardements. Depuis le début du conflit, plus d’un million d’habitants de la région d’Alep, en majorité des sunnites, sont ainsi venus se réfugier dans les zones dites « de la loyauté » (à Assad) traditionnellement habitées par une majorité d’alaouites. Ces derniers ont organisé les secours aux déplacés et ont accueilli les enfants dans leurs écoles. En cinq ans, aucun incident entre alaouites et sunnites dans ces zones n’a été rapporté. Ne vaudrait-il pas mieux partir de ces réalités-là pour redessiner la Syrie ? Depuis cinq ans et demi, les débordements de la situation en Syrie sont traités comme s’il s’agissait d’incidents isolés que personne ne semble savoir ou vouloir lier entre eux. Pourtant l’enchaînement des événements est comme annoncé. Bachar al-Assad tue en masse et détruit son peuple et son pays, les Syriens en appellent à la com- munauté internationale, la surdité de celle-ci encourage les activistes pacifiques du début à prendre les armes, la révolte se militarise puis se radicalise, Assad a désormais de bonnes raisons de frapper plus fort, il teste un échantillon de son arsenal chimique, le territoire syrien devient un aimant pour le terrorisme mondial, al-Qaida élit domicile en Syrie, la centrale terroriste apporte des moyens finan- ciers considérables et des armes. Les jeunes paumés d’Europe sont attirés par le défouloir qu’est devenue la Syrie pour y faire le djihad tandis que les Syriens fuient en masse. Tant que tout ceci se passe là-bas, il reste possible de l’ignorer. Et puis commencent et se multi- plient les noyades de réfugiés en Méditerranée pendant que d’autres arrivent à pied en Europe par la route de Balkans. Daesh émerge en Syrie et depuis bientôt deux ans le voilà qui apparaît en Europe,

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 91 l’occident face à la syrie

puis en Amérique. Les partis d’extrême droite à travers le continent boivent du petit-lait : ils ont de nouvelles munitions avec les réfugiés d’une part, le terrorisme d’autre part, et ils ne se privent pas de faire le lien entre les deux pour alimenter la colère des peuples à l’égard de l’Union européenne et des dirigeants démocrates. La panique de ces derniers les conduit à remettre en question les conventions et traités permettant la libre circulation, principe fondateur de l’Europe, et à fermer les frontières. Enfin, le discours vire vers l’option d’une sortie de l’Europe pour être « vraiment chez soi ». Tout n’est évidemment pas dû à la question syrienne mais il y a de la Syrie dans chacun des événements qui se sont enchaînés. Certains conflits non résolus semblent ainsi inséminer des régions entières et au-delà. La question palestinienne en est une, la Syrie l’est devenue en un temps record. Elle mérite d’être traitée à la hauteur de sa gravité.

92 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « IL FAUT TRADUIRE BACHAR AL-ASSAD EN JUSTICE »

› Entretien avec Yassin al-Haj Saleh réalisé par Valérie Toranian et Aurélie Julia

Yassin Al-Haj Saleh a 20 ans quand il est arrêté en décembre 1980 pour appartenance au Parti communiste par le régime syrien. Après seize années de détention, le talentueux élève en médecine reprend ses études et devient écrivain. Lorsque la révolte éclate à Damas en 2011, il renoue avec la clandestinité et la résistance. Il trouve refuge en Turquie, où il fonde une association culturelle pour poursuivre son combat. Il est sans nouvelles de sa femme Samira et de son frère Firas enlevés en 2013 par les islamistes. La Question syrienne (1), paru chez Actes Sud, rassemble une série d’articles rédigés depuis le soulèvement et analyse le conflit dans ses dimensions nationales et internationales.

Revue des Deux Mondes – Les révolutions en Tunisie et en Égypte ont abouti à un renversement des dictateurs. Pour- quoi n’est-ce pas le cas en Syrie ?

«Yassin al-Haj Saleh La Syrie n’est pas une simple dictature. Elle pré- sente tous les traits de ce que j’appelle « le sultanat moderne » : Bachar al-Assad se comporte en propriétaire du pays et de ses habitants. Par sa position géographique, la Syrie occupe une place essentielle sur le plan géopolitique, c’est pourquoi de nombreuses puissances comme la Russie, l’Iran, les États-Unis et Israël préfèrent garder le statu quo. Aucune force

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 93 l’occident face à la syrie

étrangère n’a sérieusement soutenu la population lors du soulèvement. Depuis 2011, pas un jour ne s’est écoulé sans qu’il y ait des femmes ou des hommes tués par le régime. Ce gouvernement profite d’une forme d’impunité, il semble même récompensé pour ses actes. Les révolutions peuvent être battues, matées, mais en Syrie, c’est toute la population qui est écrasée. La situation s’est compliquée avec la présence des forces djihadistes que je qualifie de « nihilistes » : elles ont donné à la Syrie un visage particulièrement repoussant pour les puissances internationales.

Revue des Deux Mondes – Comment analysez-vous l’échec de l’oppo- sition syrienne ?

Yassin al-Haj Saleh La situation déplorable de l’opposition découle de plusieurs choses : la Syrie n’a pas connu de vie politique normale depuis près d’un demi-siècle. Durant le long règne de Hafez al-Assad, toute une génération de militants politiques a passé le plus

clair de son existence en prison ; elle n’a Yassin al-Haj Saleh est écrivain. pas partagé la vie quotidienne des Syriens Dernier ouvrage publié : la Question ni pu élaborer une stratégie politique. La syrienne (Actes Sud, 2016). répression s’est poursuivie avec l’arrivée du fils au pouvoir. Après les premières heures du soulèvement, tous les jeunes porteurs d’espoir ont été emprisonnés ou tués ; il y eut des dizaines de milliers de morts entre 2011 et 2012. Les forces vives se sont retrouvées paralysées. Le soulèvement a été le fait de groupes désunis, souvent isolés à l’intérieur et récupérés par des forces régionales.

Revue des Deux Mondes ­– Est-ce la raison pour laquelle l’Occident n’a pas soutenu l’opposition ? À cause de sa fragilité et de ses divisions ?

Yassin al-Haj Saleh À l’instar des Tunisiens, des Égyptiens, des Yéménites, le peuple syrien s’est soulevé avec ses propres moyens. Bachar al-Assad a lancé la devise : « C’est moi ou le néant. » Les puissances occi- dentales l’ont cru sans essayer de chercher une option viable. Celles- ci regardent la Syrie comme une position géopolitique, non comme

94 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « il faut traduire bachar al-assad en justice »

un peuple qui revendique une liberté, une dignité, une citoyenneté… Aucun soulèvement au monde n’a permis d’installer du jour au lende- main une alternative parfaite. Prenez l’exemple de la France : il a fallu des années de luttes, de changements, de guerres civiles pour parvenir à un système politique relativement stable. Comment imaginer que la Syrie puisse renverser un despote et trouver une solution rapide et idéale après cinquante ans de dictature féroce ? Comment installer immédia- tement et facilement une république démocratique ? Nous défendons l’idée d’une transition ; il faut que les forces sociales syriennes s’habi- tuent à vivre, à discuter, à échanger ensemble avant de bâtir une Syrie nouvelle. Les Assad ont fait de la Syrie un désert politique. Il est impos- sible qu’elle devienne un jardin verdoyant en un ou deux ans.

Revue des Deux Mondes – Vous avez vécu des épreuves personnelles extrêmement douloureuses : votre femme et une partie de votre famille sont aujourd’hui détenues par des forces islamistes ; vous- même avez été longuement emprisonné. Vous avez dit toutefois dans un entretien : « Malgré toute ma hargne personnelle contre Daesh qui détient un de mes frères à Rakka, qui a confisqué notre maison fami- liale et exilé tous mes autres frères et sœurs, je ne peux appeler les Syriens à combattre les djihadistes tant qu’Assad est là. (1) »

Yassin al-Haj Saleh À cause de Bachar al-Assad, de son attitude à l’égard de la population, de sa réponse brutale et violente au soulève- ment pacifique du début, la révolte s’est militarisée et islamisée depuis fin 2011. Le départ d’Assad pourrait déclencher un processus inverse, un dialogue, tout du moins une rencontre entre les différentes com- posantes de la population ; on pourrait imaginer une issue honorable, une sortie du conflit par le haut. Tant qu’Assad restera au pouvoir, nous aurons affaire à l’Armée de l’islam et aux forces nihilistes. Avec son « moi ou le néant », Assad est une force nihiliste. Mobiliser les Syriens dans une lutte contre Daesh avec comme allié le régime est tout simple- ment impossible.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 95 l’occident face à la syrie

Revue des Deux Mondes – Sans la violence d’Assad, dites-vous, Daesh n’aurait pas émergé. Or les troupes de Daesh comptent des Irakiens, des Tchétchènes, des Français, des Belges, autant d’indivi- dus qui n’ont jamais eu affaire au régime d’Assad. L’agenda islamiste s’est infiltré dans le conflit syrien. Assad n’a-t-il pas compris qu’il pouvait se servir de cet agenda pour appeler les alliés ?

Yassin al-Haj Saleh Daesh est un phénomène essentiellement irakien consécutif à l’invasion américaine de 2003. Abou Moussab al-Zarkaoui a profité de l’animosité sunnite contre le régime chiite de Nouri al-Maliki mis en place par les Américains et les Iraniens… Daesh a bénéficié d’un contexte en Syrie. Son irruption n’est pas liée au soulèvement en tant que tel. Toutes les zones occupées par Daesh n’ont pas été conquises sur le régime mais sur l’opposition ; le régime a livré la ville de Palmyre sans combat et l’a reconquise sans com- bat. Les autres groupes, notamment le Front al-Nosra, le plus fort, ou Jaysh al-Islam, l’Armée de l’islam, sont essentiellement composés de Syriens. Leur agenda est un agenda local alors que celui de Daesh est trans-territorial. Daesh n’a pas d’assise populaire territoriale. Tout en tirant sa force d’alliances locales, le Front al-Nosra, directement lié à al-Qaida, a un agenda international ; il bénéficie aussi et surtout du soutien financier, non directement de tel ou tel gouvernement du Golfe comme on le dit parfois, mais des réseaux salafistes très riches dans certains de ces pays. Jaysh al-Islam, de son côté, a sans doute dès le début été fortement épaulée par l’Arabie saoudite. En Syrie, la majorité confessionnelle sunnite est devenue, au fil du temps, une véritable minorité politique ; rien de plus fertile pour alimenter des sentiments de frustration et de colère ; les islamistes ont su exploiter ce terreau. Cette majorité, soit dit en passant, était la plus fervente por- teuse de l’idéologie nationaliste panarabe, fortement sécularisée. Dans les années cinquante et soixante, celle-ci était furieusement combattue par les puissances occidentales. La frustration a généré des monstres au sein de la communauté… Mais revenons au fond du problème : il est inacceptable que des personnes soient kidnappées, jetées en prison, humiliées quotidiennement. Nous défendons un système de

96 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « il faut traduire bachar al-assad en justice »

valeurs, une justice, la liberté, des choses que tout le monde devrait comprendre. Or on nous répond par une logique de gestion de crises. À l’origine, notre problème n’est pas une question de crise, mais une volonté de vivre comme les autres peuples du monde.

Revue des Deux Mondes – Par amertume et frustration, les forces sunnites ont généré des monstres syriens, expliquez-vous. Si Assad est renversé, ces forces ne risquent-elles pas de devenir un monstre encore plus radical et plus dangereux pour le reste des communau- tés ? Comment se mettre autour d’une table avec les islamistes pour discuter de l’avenir de la Syrie ?

Yassin al-Haj Saleh Nous avons trois combats à mener en même temps : contre le régime, contre les djihadistes et contre le système mondial actuel, que je considère complice des deux autres forces. Je travaille dans la sphère culturelle ; j’essaye de mettre l’accent sur les valeurs principales pour lesquelles nous devons nous mobiliser (justice, liberté individuelle, libertés collectives…). « Vous, les intellectuels, qui êtes-vous ? Quel est votre sens ? », nous demandent des Occiden- taux. Après tant de morts, tant de destructions, tant de réfugiés, tant de drames à l’échelle planétaire, je leur retourne la question : « Et vous, aimez-vous ce monde tel qu’il est ? Si non, dans quel monde souhai- tez-vous vivre ? Quelles valeurs comptez-vous défendre, aujourd’hui, pour y parvenir ? » Quand je parle de l’Occident, je parle des élites imbues de leur importance, des forces politiques, économiques et militaires qui dominent le système mondial. On voit comment des blocages aboutissent à la destruction d’un pays et de sa population. Nous sommes aussi des enfants de la culture occidentale.

Revue des Deux Mondes – Dans l’histoire de la région, le commu- nisme, le nationalisme, l’islamisme semblent avoir un ennemi com- mun : l’Occident. Cette haine contre les forces occidentales et colo- niales apparaît toujours en filigrane...

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 97 l’occident face à la syrie

Yassin al-Haj Saleh Les démocrates, laïcs et en partie occidenta- lisés culturellement, pensent que les puissances occidentales les ont affaiblis dans leur lutte contre les intégristes. Des raisons très pro- fondes expliquent le ressentiment anti-occidental dans tout le monde arabe et musulman, la principale étant l’impunité d’Israël. Malgré une histoire longue et douloureuse, malgré des décisions internationales selon lesquelles la solution du conflit israélo-arabe passe par l’établis- sement d’un État palestinien à côté de l’État d’Israël, celui-ci persiste, avec le soutien inconditionnel des États-Unis et la mansuétude des autres puissances occidentales, à rendre cette solution impossible. Qui sont les amis arabes des États-Unis ? Certainement pas ceux qui pro- fessent les mêmes valeurs affichées par les Occidentaux, les valeurs de démocratie, de laïcité, de droits humains, mais les gouvernements despotiques qui les violent allégrement. Les grandes puissances occi- dentales ne se sont jamais comportées envers les Arabes selon les prin- cipes qu’elles prétendent chérir. Au contraire, au nom de la stabilité régionale, c’est-à-dire finalement pour garantir leurs intérêts écono- miques, elles n’hésitent pas à se commettre avec les forces les plus réactionnaires. Ce qui ne les empêche pas de chercher à apprivoiser les démocrates laïcs comme s’ils faisaient naturellement partie de leur clientèle. Je précise que ce sont surtout les Américains qui agissent de la sorte.

Revue des Deux Mondes – Selon vous, la question israélienne explique le ressentiment anti-occidental. Israël n’est-il pas utilisé par les dic- tateurs et les forces politiques locales comme un chiffon rouge ? On cimente les populations contre un ennemi pour éviter qu’elles ne s’occupent de questions démocratiques ?

Yassin al-Haj Saleh Vous avez entièrement raison de dire que les pouvoirs en place ont instrumentalisé la question palestinienne. Dans mon texte « Aux origines du fascisme intellectuel syrien », je dénonce l’usage par les différents régimes arabes de ce chiffon rouge, contre la démocratisation, contre le développement économique,

98 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « il faut traduire bachar al-assad en justice »

contre l’État de droit. Il n’empêche que la question palestinienne est une affaire de justice et de légalité internationale, que celle-ci est bafouée par Israël et les États-Unis. Avec tout ce qui se passe en Syrie, avec notamment le déplacement massif des populations, nous avons l’impression, nous, Syriens, d’être « palestinisés » d’une certaine manière. Nous nous identifions à présent encore plus forte- ment aux Palestiniens.

Revue des Deux Mondes – La laïcité est-elle possible dans un avenir syrien ?

Yassin al-Haj Saleh J’aimerais que la religion reste dans la sphère privée, que l’État soit indépendant, qu’il n’ait pas à appliquer la loi religieuse. Malheureusement, dans nos pays, une séparation entre la politique et la religion est impensable. Ce qui est nécessaire, et réali- sable, c’est de s’opposer fermement à l’application de la loi religieuse, de refuser l’hégémonie du religieux dans la vie publique. Une religion hégémonique, comme un État fort, représente une menace pour les libertés publiques et individuelles. Sans sécularisation, nos pays ne pourront pas s’élever. C’est une lutte de très longue haleine. La laïcité est un concept spécifiquement français. Le concept anglo-saxon de la sécularisation correspond davantage à ce que nous souhaitons pour le monde arabe.

Revue des Deux Mondes – Parce qu’il favorise le communautarisme ?

Yassin al-Haj Saleh Les pays protestants l’acceptent au niveau de la société, pas dans les instances de l’État. Il n’existe pas de commu- nautarisme dans la gestion des affaires publiques, à la différence du Liban, par exemple. Les protestants, les catholiques s’expriment dans des organisations ; ils sont reconnus par la force publique mais n’ont pas le droit de se partager le pouvoir. Il faut que la société civile res- pecte la religion pour que celle-ci ne domine pas l’État.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 99 l’occident face à la syrie

Revue des Deux Mondes – Imaginez-vous des communautés vivant en harmonie dans un système multiethnique et multiconfession- nel ? Autrement dit, envisagez-vous une région autonome kurde, par exemple, ou défendez-vous l’intégrité nationale ?

Yassin al-Haj Saleh Le débat est vif sur le site Al-Jumhuriyya (la République), que nous avons créé en 2012. Toutefois, nous sommes tous d’accord sur un point : le centralisme total, « jaco- bin », c’est fini. Discuter publiquement de la structure étatique, de son caractère centralisé ou décentralisé, fut longtemps prohibé. Aujourd’hui nous défendons l’idée qu’un peuple syrien, non arabe comme les Kurdes, puisse vivre sur le territoire syrien. Pendant de longues années, il a été interdit aux Kurdes d’enseigner leur langue à leurs enfants. Il est évident que nous sommes pour l’ob- tention par les Kurdes de tous leurs droits nationaux légitimes. Nous défendons aussi l’idée d’un système décentralisé. Il faudra des années de stabilité et une ouverture démocratique pour avancer sur ce chemin-là.

Revue des Deux Mondes – Existait-il un mouvement islamiste fort avant la révolution syrienne ?

Yassin al-Haj Saleh Dans sa lutte contre les Frères musulmans et l’islam militant, le régime a donné les pleins pouvoirs aux ins- titutions sunnites pour ré-islamiser la population. Il y avait donc un islam durement réprimé, l’islam politique des Frères musul- mans, et un islam institutionnel, celui des cheikhs des mosquées, qui avait toute liberté d’agir à la base. C’est durant ces années du règne des Assad que s’est réalisée la réislamisation de la population. Le régime cohabitait avec ses chefs religieux qui lui prêtaient allé- geance ; aujourd’hui encore, le mufti de Damas et les organisations religieuses prêtent régulièrement allégeance au régime. On voit les cheikhs tout sourire dans les grandes cérémonies officielles, aux côtés des patriarches chrétiens. Les religieux reconnaissent la prédomi-

100 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « il faut traduire bachar al-assad en justice »

nance totale du régime en matière politique ; en retour, le régime laisse les religieux agir au niveau de la société.

Revue des Deux Mondes – Vous avez une lecture sociale des agres- sions physiques et verbales dont ont fait l’objet des jeunes filles sun- nites qui refusaient de se voiler, par exemple. Pour vous, traiter les salafistes d’arriérés, c’est faire preuve de mépris social, de racisme fondé sur des différences culturelles. Votre analyse n’est-elle pas un peu courte ?

Yassin al-Haj Saleh Il existe aujourd’hui une tendance laïciste, que j’appelle laïciste-djihadiste ; des intellectuels syriens, tel Ado- nis, n’ont jamais protesté contre les pratiques du régime, contre les atteintes portées aux libertés ou aux droits de l’homme, contre la marginalisation de certaines couches de la société. Ils n’ont jamais défendu les prisonniers politiques. A contrario, ils pointent du doigt les classes les plus défavorisées. Celles-ci sont ce qu’elles sont, pro- fondément croyantes et pratiquantes. Dénoncer le mépris dont elles sont victimes ne veut pas dire que je partage leur idéologie, mais qu’elles ont le droit de vivre dignement, de ne pas être massacrées en toute impunité.

Revue des Deux Mondes – Concernant l’enlèvement de votre femme par les islamistes, vous avez eu du mal à envisager que ce ne soit pas l’œuvre du régime d’Assad...

Yassin al-Haj Saleh Au fond de moi, je ne voulais pas croire, c’est vrai, que les islamistes avaient kidnappé ma femme et ses camarades. Nous étions en lutte contre le régime, et les islamistes sont venus s’insérer dans cette lutte. C’est ce qui rendait les choses extrêmement complexes. Je n’ai jamais douté, quand j’y pensais rationnellement, que c’était l’Armée de l’islam car celle-ci avait la haute main sur la zone où se trouvait ma femme, et j’imagi- nais que ces djihadistes avaient peut-être fait un marché avec le

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 101 l’occident face à la syrie

régime, lui livrant des opposants laïcs en contrepartie de certaines facilités. Cela faisait des mois que nous étions en conflit avec cette « armée » : elle nous empêchait d’enquêter sur les violations des droits dans le cadre du réseau Center for Documentation of Vio- lations in Syria.

Revue des Deux Mondes – Pensez-vous qu’Assad soit le com- manditaire de certains attentats terroristes ? Qu’il manipule des islamistes ?

Yassin al-Haj Saleh Il y a eu beaucoup d’accointances entre les services de renseignement syriens et des groupes terroristes – pas seule- ment islamistes. Rappelez-vous ce qui s’est passé à Tripoli en mai 2007 dans les camps palestiniens : 22 soldats libanais ont été tués par un groupe intégriste libano-palestinien. On a su que tout avait été mani- pulé par des services syriens. Autre secret de Polichinelle : la Syrie a facilité le travail d’al-Qaida en Irak. On trouve, à la tête de Daesh, d’anciens baasistes irakiens.

Revue des Deux Mondes – Ces liens existent-ils toujours aujourd’hui ?

Yassin al-Haj Saleh Seuls les services de renseignement peuvent le savoir.

Revue des Deux Mondes – La presse internationale est, selon vous, obnubilée par Daesh. Vous utilisez même le mot « sexy » pour quali- fier l’organisation terroriste. Que voulez-vous dire ?

Yassin al-Haj Saleh Avec ses mises en scènes spectaculaires, ses vidéos, son spectacle, Daesh fascine les médias. À la différence d’un mouvement politique, il attire en faisant peur. Et surtout il réussit à convaincre les gens de ne pas lui résister. Quand les combattants de Daesh avançaient vers un village, les habitants avaient tellement peur

102 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « il faut traduire bachar al-assad en justice »

qu’ils livraient le lieu sans combat. Quand les habitants résistaient, ils étaient froidement massacrés, comme cela s’est passé dans la région de Deir ez-Zor. On dit que Daesh a liquidé pour l’exemple sept cents membres d’une tribu. Personne n’en a parlé. La solidarité internationale s’organise davantage quand il s’agit de minorités religieuses, comme les yézidis, que pour protester contre le massacre de sept cents Bédouins, sunnites de surcroît. L’importance de Daesh a été particulièrement gonflée après le fameux marché conclu entre Russes et Américains à la suite de l’attaque aux armes chimiques survenue en août 2013 dans la banlieue de Damas. L’organisation isla- miste a commencé à occuper le devant de la scène politique moyen- orientale. Le régime a alors aussi repris du poil de la bête grâce à l’inter- vention massive du Hezbollah et des milices chiites irakiennes. Daesh justifiait l’impunité dont avait bénéficié le régime après l’accord russo- américain sur les armes chimiques, ainsi que la bienveillante neutralité à son égard qui se manifestait dans certaines chancelleries. Un État européen est capable d’écraser une structure criminelle comme Daesh. Il suffit de mobiliser des alliés locaux. Comment com- prendre que les États-Unis et l’Europe, qui disent bombarder Daesh depuis deux ans, laissent cette organisation terroriste prendre des ter- ritoires, et vendre du pétrole au gouvernement syrien ? Il suffirait d’un pays parmi les grandes puissances pour mater Daesh. La France ne veut pas y aller toute seule. Les Américains rechignent. Or les Amé- ricains interviennent en Syrie depuis le début, et de façon négative : ils ont empêché un couloir humanitaire sous prétexte que cela aurait nécessité une mobilisation militaire ; ils ont refusé une zone d’exclu- sion aérienne ; ils ont interdit à l’Arabie saoudite de fournir des armes anti-aériennes aux forces qui dépendent de ce royaume… Les stratèges américains ont tiré des leçons erronées de leur expérience en Afghanis- tan et en Irak. Ils ne veulent pas s’installer sur place, ils bombardent et essaient de circonscrire la région dominée par Daesh afin qu’elle n’essaime pas comme cela s’est produit avec les talibans en Afghanis- tan ou ailleurs. Les Américains n’ont pas vraiment de stratégie précise. Dès le début, Barack Obama a envisagé la lutte sur une longue durée ; il parlait d’au moins cinq ans.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 103 l’occident face à la syrie

Revue des Deux Mondes – Quelle image ont les Syriens de la France aujourd’hui ?

Yassin al-Haj Saleh La France est le pays qui a fait preuve de la meilleure attitude dans le conflit syrien. Avec la Turquie.

Revue des Deux Mondes – La Turquie a pourtant laissé passer de nombreux djihadistes qui venaient combattre les Kurdes…

Yassin al-Haj Saleh Oui et c’est l’une des très grosses erreurs com- mises par les Turcs. Ils s’imaginaient pouvoir les manipuler. Mais la Turquie héberge deux millions et demi de réfugiés syriens, et leurs conditions de vie sont bien meilleures qu’au Liban ou en Jordanie.

Revue des Deux Mondes – Qu’attendez-vous de la France ?

Yassin al-Haj Saleh En raison de sa politique arabe et de l’his- toire, la France pourrait jouer un rôle. La position officielle du gouvernement français est celle que nous défendons : pour détruire Daesh et toute la mouvance islamiste radicale, il faut en finir avec Bachar al-Assad. C’est une attitude objective, concrète et morale- ment défendable.

Revue des Deux Mondes – Vous êtes un enfant de la culture occiden- tale, dites-vous. Êtes-vous un enfant de la culture française ?

Yassin al-Haj Saleh Quand on pense aux grandes valeurs uni- verselles, on pense d’abord aux auteurs français puis aux auteurs allemands. J’ai lu Sartre, Aron, Foucault, Deleuze, Bourdieu… Le cas Badiou m’interpelle : comment un militant maoïste, qui se revendique toujours comme tel, peut-il écrire des livres philoso- phiques aussi raffinés ? Cela me travaille ! Chez nous, tous les anciens maoïstes, trotskistes ou communistes sont passés à droite ou à l’ex- trême droite.

104 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « il faut traduire bachar al-assad en justice »

Revue des Deux Mondes – Êtes-vous toujours communiste ?

Yassin al-Haj Saleh Non, ni communiste ni marxiste. Je suis un homme de gauche.

Revue des Deux Mondes – Comment vous vous définiriez aujourd’hui par rapport à la Syrie ?

Yassin al-Haj Saleh Je suis un militant engagé. Être engagé dans cette lutte signifie être engagé au niveau mondial ; je milite pour un nouveau système mondial où les valeurs de justice, de liberté et d’éga- lité entre les peuples prédomineraient.

Revue des Deux Mondes – Donc vous êtes toujours communiste !

Yassin al-Haj Saleh Certainement pas dans la conception globale et totale qu’avaient les communistes. Je suis fidèle à leurs valeurs, pas à leur structure.

Revue des Deux Mondes – S’il fallait recommencer le « printemps syrien », le feriez-vous ?

Yassin al-Haj Saleh J’ai été un opposant du régime. Après seize ans de prison, on m’a demandé : « Si c’était à refaire, le referiez- vous ? » Bien sûr que non. L’épreuve fut très dure. Si les premières protestations en 2011 avaient abouti à un changement, la Syrie aurait évité sa destruction et, à titre personnel, je n’aurais pas connu tous ces drames. Seulement les manifestations d’abord pacifiques ont évolué avec la répression, le désir d’autodéfense puis la militarisation qui devait nécessairement aboutir à des interventions étrangères de toutes sortes.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 105 l’occident face à la syrie

Revue des Deux Mondes – Vous souhaitez la fin de Bachar al-Assad. Préféreriez-vous qu’il soit jugé ou exécuté lors d’une opération militaire ?

Yassin al-Haj Saleh Je n’aimerais pas qu’il finisse comme Mouam- mar Kadhafi ou Saddam Hussein. Il faut donner l’exemple avec un véritable procès pour éduquer les gens, pour qu’ils connaissent la vérité de l’histoire, qu’ils apprennent et qu’il n’y ait pas d’impunité. S’il est tué, l’assadisme restera. S’il y a un procès, l’assadisme disparaîtra. Sur le plan politique, c’est la meilleure solution.

Farouk Mardam-Bey, directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud, a joué le rôle d’interprète lors de cet entretien. Qu’il en soit ici vivement remercié.

1. Yassin al-Haj Saleh, la Question syrienne, traduit par Ziad Majeb, Farouk Mardam-Bey et Nadia Leïla Aïssaoui, Actes Sud, 2016. 2. Libération, 9 mai 2016.

106 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 LETTRE À ALA’

› Samar Yazbek

Ala’ figure dans le livre-témoignage de Samar Yazbek les Portes du néant (1). Elle est la seconde fille de la famille qui l’a hébergée lors de ses voyages clandestins à Saraqeb, près d’Idlib, en Syrie, et pour laquelle l’auteure a une affection particulière. Samar Yazbek refuse d’être considérée comme opposante, partisane ou politicienne. Elle affiche seulement son rôle d’écrivaine.

a chère Ala’, tu me manques tellement ! J’aimerais tant revoir tes yeux vifs et la petite lueur de malice qui s’y nichait ! Notre dernière rencontre remonte à si loin que je commence à oublier Mtes yeux ronds qui se fermaient de frayeur quand résonnait le bruit terrifiant des explosions. Je ne parviens qu’à me remémorer ton regard émerveillé à l’instant de jubilation et c’est tant mieux, ma chérie. Tu m’avais raconté à plusieurs reprises le récit de ton départ préci- pité avec ta famille, la traversée de la rivière alors que les combattants faisaient le guet, tes cris en tombant dans l’eau et la boue, la colère et les réprimandes de ton père à cause des gardes-frontières turcs qui veil- laient à proximité. Tu ajoutais à voix basse : « J’ai encore peur quand j’y pense. »

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 107 l’occident face à la syrie

Comment vas-tu aujourd’hui, ma petite ? Je suppose qu’on t’a imposé de porter le foulard. J’imagine que tu es devenue encore plus jolie qu’auparavant, quoique, la dernière fois que je t’ai vue, il y a trois ans, j’ai noté que tu avais perdu l’étincelle de ton regard et la brillance de tes longs cheveux noirs. Ma chérie, tu sais bien que je suis une réfugiée en France, tout comme toi en Turquie. Je sais qu’il y a une grosse différence entre l’exil d’une fillette aux portes de l’âge adulte et celui d’une femme mûre comme moi aux portes de la vieillesse, mais toutes les deux, nous avons en commun le Samar Yazbek est écrivaine et journaliste. Elle est notamment fait d’avoir été contraintes de quitter notre l’auteure de Feux croisés. Journal pays, de vivre en étrangères dans des pays de la révolution syrienne (Buchet- où l’on toise les réfugiés avec discrimina- Chastel, 2012) et d’Un parfum de cannelle (Buchet-Chastel, 2013). tion. Quand tu seras grande, je te donnerai à lire Nous autres réfugiés de Hannah Arendt, qui te permettra de com- prendre mieux les choses. En France, et parce que je suis une écrivaine et une femme active, j’ai la chance de vivre plus dignement que ces malheureux réfugiés qui affluent en Europe pour fuir une mort cer- taine. Nous avons sans doute certaines autres différences, car moi, je me suis battue pour conquérir ma liberté individuelle, tandis que toi, tu vis là-bas, en train d’attendre le pire dans une société qui étouffe les jeunes adolescentes telles que toi ; surtout à Antioche, cette ville si proche de nos frontières où tous les commerces prospèrent, y compris ceux de la religion et ceux du corps. Eh oui ! Il en va toujours ainsi en temps de guerre. Plus tard, tu comprendras les arcanes de celle-ci, tu traceras ta propre version des événements et tu cracheras sur le monde qui est demeuré imperturbable devant la mort des Syriens, impassible face à cet atroce crime moral. Ma chère Ala’, tu te doutes bien que j’ai été exaspérée d’apprendre que tu n’allais pas régulièrement à l’école, pareille en cela à la majo- rité des enfants syriens exilés. Il y a quatre millions d’enfants qui ne reçoivent plus aucune instruction. Tu es sûrement consciente à quel point ce chiffre est terrifiant, et tu peux concevoir déjà que les géné- rations futures en Syrie seront fatalement amenées à affronter un sombre destin, sans éducation ni formation. Si cette guerre insensée

108 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 lettre à ala’

se poursuit, les enfants constitueront immanquablement un terreau fertile pour l’extrémisme, ils seront à la fois les instruments du mal et ses victimes. La situation sera encore plus contraignante pour les filles. La Syrie a changé, elle n’est plus qu’un tissu de territoires morcelés et déchirés par la guerre. Ils dépendent de puissances diverses dont la première n’est pas Daesh et la dernière n’est pas l’occupation russe. D’ailleurs, tu ne pour- ras plus réintégrer ton école à Saraqeb, car elle a été bombardée par les avions d’Assad, puis réquisitionnée par les brigades armées pour devenir le siège d’un état-major du commandement militaire et un dortoir pour les combattants. J’imagine que ton banc d’écolière a brûlé, qu’il a disparu et que tout ce que tu m’avais raconté à propos de ton école n’existe plus aujourd’hui. Mais, en même temps, je ne cesse de rêver que nous serons capables de construire une nouvelle école lorsque la guerre prendra fin. Reviendras-tu alors ? Je te promets que moi, je reviendrai, je serai à tes côtés pour reconstruire notre pays, dévasté et ruiné aujourd’hui. Il se pourrait que tu ne sois pas en mesure de prendre toi-même cette décision, parce que tu es femme dans une société machiste. Tu as dû comprendre aujourd’hui ce que signifie le fait d’être une femme issue de la classe moyenne dans le monde arabe. L’étau se resserre à mesure que ta féminité s’épanouit. Tu ignores peut-être que dans certaines régions de Syrie la présence des femmes n’est plus admise dans l’espace public et que, dans les régions soumises aux brigades djihadistes ou à Daesh, le port du voile est un devoir, une règle, une obligation même. Dans ces régions, aucune femme n’est satisfaite de sa condition, je le sais pertinemment. Au cœur du bouleversement profond qui a ébranlé la structure de la société syrienne, les femmes ne sont plus maîtresses de leur destin. De nouvelles règles leur ont été imposées et seules les lois religieuses de la charia sont désormais en vigueur. Pour les digni- taires religieux qui ont remplacé juges et tribunaux, la femme est un objet de honte, elle n’a plus d’existence en dehors de la satisfaction des mâles et de la procréation. C’est ainsi qu’ils voient la femme, Ala’, c’est ainsi qu’ils te voient. Tu as réussi à fuir loin de ces régions, mais les idées obscurantistes n’ont pas tardé à te rattraper dans ton nouveau milieu d’exil.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 109 l’occident face à la syrie

J’ai eu l’opportunité de visiter quelques camps de réfugiés et j’ai vu comment les femmes sont traitées, comment on leur impose de se couvrir le visage et le corps entier, car les aides financières qui leur parviennent sont envoyées par les islamistes les plus rigides. Je voudrais que tu saches, ma petite Ala’, que les tournées que j’ai effectuées dans la région du djebel Zaouia – et dont tu voulais absolu- ment faire partie – ont abouti à la mise en place d’un projet qui touche un important réseau de femmes et s’occupe des domaines de l’édu- cation, du soutien économique et culturel. Les femmes continuent à résister, à apprendre, à instruire les enfants, elles gèrent en même temps des microprojets économiques pour subvenir aux besoins de leur famille. As-tu une idée de la façon dont les femmes vivent dans les régions dominées par les forces du régime ? Si tu t’y trouvais encore, tu aurais peut-être le sentiment d’être en sécurité. Le port du hijab n’y est peut- être pas obligatoire, le danger de se faire bombarder par Assad ou par l’aviation russe est peut-être écarté, mais sache que de nombreux massacres y ont été perpétrés. Je te raconterai plus tard comment les femmes ont été utilisées pour faire pression sur les opposants au début de la révolution, comment elles ont dû affronter la barbarie la plus violente lorsque les citoyens qui aspiraient édifier un État de droit ont manifesté pacifiquement et revendiqué la dignité et la démocratie. Tes parents t’ont-ils raconté ce qui est arrivé à Saraqeb, lorsque les gens sont sortis pour manifester dans la rue et lorsque vos voisins ont été abattus par les services de sécurité ? Les mères des jeunes victimes m’ont raconté tant d’histoires. Sais-tu que de nombreuses femmes parmi celles qui étaient opposées au régime d’Assad ont été cruellement torturées en prison, que certaines ont même été violées ? Parmi les nombreuses histoires qui ont circulé, une seule femme a eu le courage d’évoquer en public le viol qu’elle a subi. Il s’agit d’Alma Chahoud, une femme ordinaire qui avait rejoint la révolution et qui soignait les blessés. Devant la caméra, elle a déclaré avoir été arrêtée, torturée et violée dans les prisons d’Assad. Malade, faible, agonisante, elle a eu le courage de défier la société et les traditions en relatant son épreuve.

110 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 lettre à ala’

Tu sais bien, Ala’, que les femmes dans les pays arabes n’osent jamais avouer la honte d’avoir été violées pour ne pas subir l’opprobre de la société et que celles qui osent en parler et désigner le violeur sont extrêmement rares. Alma l’a fait, à l’heure de sa mort. Un jour, je te raconterai en détail ses exploits, mais laissons de côté pour le moment ces pénibles épisodes. Je voudrais te demander de m’écrire une lettre qui relaterait tes projets d’avenir, aujourd’hui que tu habites dans une région qui échappe à l’hégémonie de Daesh et d’Assad. Sache que cette guerre est menée par certains pouvoirs régionaux ou internationaux et que nous autres, Syriens, sommes impuissants face à l’énorme machine de guerre déployée après le démantèlement de la révolution pacifiste, après la dévastation du pays par le régime d’Assad, après l’affluence des extrémistes des quatre coins du monde qui ont noyé le pays dans un lac de sang.

Une femme illettrée restera toujours soumise

Ma petite chérie, je suis heureuse de te savoir en sécurité avec ta famille, loin de cette hécatombe. Je pense qu’il est primordial pour une jeune fille telle que toi de comprendre les événements qui ont lieu en Syrie. Il te faut réfléchir en premier à ton avenir et faire en sorte de continuer coûte que coûte tes études. C’est là le point de départ pour toute jeune personne qui veut être maîtresse de son destin. En effet, la vie est très dure, Ala’, et par-delà les frontières de ton univers candide, tu sauras combien la haine est facile et combien l’amour est difficile. Le monde pourrait te sembler rassurant, or il ne l’est pas et tu devrais te prémunir par tous les moyens. Tu te trouves actuellement dans un pays dont tu ne connais pas la langue et qui ne comprend pas la tienne. Je connais très bien cette situa- tion, car c’est aussi la mienne en quelque sorte. Il est impératif que tu apprennes la langue de ton pays d’accueil et que tu sois assidue à l’école. C’est une affaire incontestable, ma petite, car une femme illettrée restera toujours soumise, c’est le b.a.-ba de la vie à laquelle tu aspirais.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 111 l’occident face à la syrie

Te souviens-tu m’avoir confié souvent que tu te sentais capable d’inventer et de raconter des histoires ? As-tu oublié que tu étais ma petite Shéhérazade ? Tu es une écrivaine en herbe, je te l’ai déjà dit et je te le répète dans cette lettre. Toutes les histoires que tu m’avais ­racontées avant de m’endormir constituent de magnifiques pivots pour des narrations captivantes. Je n’oublierai jamais ta façon atta- chante de structurer ton récit quand tu m’as raconté l’histoire de tes voisins tués sous les bombardements, ou celle de tes cousins qui ont fui le pays les uns après les autres. Un abîme sombre et douloureux s’ouvre dans mon cœur quand je pense à toi. Je suis inquiète de certains aspects de ta nouvelle vie. À l’instar d’une grande partie de la jeune génération, tu as été obligée de vivre loin de ton pays à cause de la guerre. Pourtant, je suis heureuse d’avoir pu t’écrire cette lettre, je promets de t’en écrire d’autres pour évoquer l’école que tu as quittée à Saraqeb, pour parler de ton retour et du mien. Cela arrivera peut-être lorsque tu seras un peu plus âgée. Il se pourrait que tu reviennes un jour au pays pour t’occuper à ton tour de l’éducation des enfants, lorsque cette guerre insensée aura pris fin. J’attendrai avec toi ce jour-là, car je sais que nous reviendrons.

Traduit de l’arabe par Rania Samara.

1. Samar Yazbek, les Portes du néant, Stock, 2016.

112 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « AUCUNE PUISSANCE NE SOUHAITE UN KURDISTAN INDÉPENDANT »

› Entretien avec Gérard Chaliand réalisé par Valérie Toranian

Géopoliticien et expert des conflits irréguliers, Gérard Chaliand est aussi un grand connaisseur des Kurdes, dont il évoque l’histoire et le destin. Il nous explique le rôle essentiel que ce peuple joue dans le conflit en Syrie contre Daesh.

Revue des Deux Mondes – La question kurde a refait surface épisodiquement lors des conflits au Moyen-Orient, en 1991 et en 2003. Dernièrement, les Kurdes se sont illustrés dans « leur lutte courageuse contre Daesh en Syrie. Qui sont-ils ? Gérard Chaliand Il s’agit d’un vieux peuple situé à la jonction de deux empires, celui des Ottomans et celui des Iraniens. Leur existence véritablement politique commence avec l’islamisation, c’est-à-dire vers les VIIe-VIIIe siècles. Ils vont se trouver séparés en deux, à l’occasion d’une guerre entre sunnites et chiites en 1514, entre l’Empire safavide et les Ottomans. Les Ottomans s’emparent de l’Irak actuel, qui fai- sait partie de l’ère d’influence iranienne. Les trois quarts des Kurdes se trouvent du côté ottoman, un quart du côté iranien. Ce sont des Indo- Européens, ils appartiennent linguistiquement à la sphère iranienne. Ils

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 113 l’occident face à la syrie

ont eu au cours de leur histoire des principautés relativement prospères, avec des productions littéraires de valeur (par exemple Ahmed Khani au XVIIe siècle, qui a écrit Mem û Zîn, un classique) et on trouve dans la poésie populaire un admirable chant courtois, Mamé Alan. L’identité

jadis était religieuse. Les Kurdes font partie Stratégiste, géopoliticien, Gérard de l’umma, la communauté des croyants, Chaliand a enseigné à l’ENA, à dans la version essentiellement sunnite. Il y a l’École de guerre ainsi qu’à Harvard, à Berkeley et à Singapour. Dernier quelques Kurdes chiites, en Iran, et quelques ouvrage publié : Pourquoi perd-on yézidis. Après la Première Guerre mondiale, la guerre ? Un nouvel art occidental l’Empire ottoman est partagé entre les vain- (Odile Jacob, 2016). queurs, qui établissent des zones de protectorat. Les Kurdes se retrouvent divisés en quatre territoires. La majeure partie va rester en Turquie, une partie non négligeable se trouve en Iran, une partie en Syrie, et la der- nière dans cet État nouvellement constitué, l’Irak, qui au début devait réunir deux vilayets, celui de Basra (chiite à 60 %) et celui de Bagdad (20 % de sunnites). Les Britanniques, sachant qu’il y avait du pétrole à Mossoul et à Kirkuk, ont ajouté le fameux vilayet de Mossoul, qui en principe ne devait pas faire partie de l’Irak. On avait promis (en 1920) une région autonome aux Kurdes dans le cadre du traité de Sèvres, mais le traité de Lausanne (1923) a effacé tout cela. Dès 1920, la première révolte kurde éclate en Irak, menée par Cheikh Mahmoud, qui sera vaincu par l’intervention de la Royal Air Force. C’est un des premiers usages de l’aviation pour mater une insurrection. En 1943, durant la Seconde Guerre mondiale, Moustafa Barzani, le chef kurde, lève l’étendard de la révolte : pendant deux ans il va se battre contre l’État irakien. En 1946, Staline va notamment aider les Kurdes d’Iran à créer la République de Mahabad, une République non reconnue, qui fonc- tionne de façon autonome, avec un chef religieux auquel s’adjoint, avec cinq cents guerriers, Moustapha Barzani, qui vient d’Irak pour prêter main-forte. Cela dure une année. Cette tentative soutenue par Staline est inacceptable pour la coalition anglo-américaine,­ et l’armée iranienne, entraînée par les Américains, va pénétrer en République de Mahabad. Ils disent aux Kurdes : « Rendez-vous, il n’y aura pas

114 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « aucune puissance ne souhaite un kurdistan indépendant »

d’effusion de sang. » Moustapha Barzani ne leur fait pas confiance, il se retire en URSS, où il reste jusqu’en 1958. Le dirigeant kurde Qazi Muhammad, lui, ne s’enfuit pas : il sera pendu. Ainsi, il n’y aura pas d’effusion de sang ! Les Kurdes qui en réchappent vont massivement se rallier au parti marxiste-léniniste Tudeh d’Iran. En Irak, les Kurdes vont toujours être plus ou moins en rupture de ban avec l’État central. En 1970 arrive le Parti baas avec à sa tête Sad- dam Hussein, l’homme fort du régime, qui propose une trêve de 1970 à 1974. En 1973, le prix du pétrole quadruple. Pour Saddam Hus- sein, il faut se débarrasser des Kurdes, qui se trouvent sur des zones pétrolifères. Houari Boumediene sera l’intercesseur d’une rencontre entre Saddam Hussein et le chah d’Iran en 1975 à Alger ; ils concluent un accord aux termes duquel le chah s’engage à ne plus financer le mouvement kurde d’Irak et Saddam Hussein renonce à ses vues sur la province arabophone d’Iran, le Khuzestan. Mustafa Barzani est obligé de se réfugier avec ses partisans en Iran.

Revue des Deux Mondes – L’Iran cherchait à affaiblir son voisin par l’intermédiaire des Kurdes d’Irak. Et l’Irak se servait des Kurdes d’Iran dans la même optique…

Gérard Chaliand Oui. Les Kurdes d’Irak étaient financés par les Ira- niens, les Kurdes d’Iran par les Irakiens. En 1979, c’est la révolution de Khomeiny. Tout le monde est contre l’Iran, sauf deux pays : Israël, qui ne veut pas une Irak forte, et la Syrie, dont les habitants sont des baa- sistes. Durant la guerre, qui se soldera militairement par un match nul, l’Irak utilise des armes chimiques, contre lesquelles personne n’a pro- testé (les armes chimiques étaient vendues par l’Allemagne, les victimes iraniennes étaient soignées en France). Ces armes chimiques seront uti- lisées, à la fin de la guerre, contre les Kurdes par Saddam Hussein, qui estime qu’ils l’ont trahi (les Kurdes d’Irak se sont battus contre l’Irak pour l’Iran et l’inverse est également vrai en Iran). On dénombre entre cent et cent cinquante mille morts kurdes en 1988, c’est l’opération « Anfal » : cinq mille hommes ont été gazés dans la ville de Halabja.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 115 l’occident face à la syrie

Revue des Deux Mondes – Et les Kurdes de Turquie ?

Gérard Chaliand Lorsqu’en 1924, le califat a été supprimé, et que Mustafa Kemal a déclaré que la Turquie était le « pays des seuls Turcs » (ce qui niait l’existence des minorités kurde, arménienne, etc.), le cheikh kurde Saïd Piran s’est révolté en tant que kurde et en tant que musulman. La suppression du califat lui a semblé irrecevable. Une série de rebellions en Turquie (1925-1927) s’est traduite par une répression féroce. Kemal avait la main très lourde. Il y a eu des dépor- tations, de très nombreux morts. Puis on a réentendu parler des Kurdes dans les années soixante. Un sociologue, Ismail Beşikçi, a été condamné à dix-sept ans de prison pour avoir affirmé qu’il y avait un peuple kurde en Turquie. C’était un tabou absolu. Il a fallu attendre 1978 pour qu’Abdullah Öcalan crée le Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK. C’était un stalinien très roide. L’extrême brutalité de ce parti a été le reflet de l’extrême bru- talité de l’État turc et du sous-développement dans lequel les Kurdes ont été tenus. Il était alors totalement interdit de parler kurde. Jamais cela n’avait été le cas en Irak ni en Syrie, ni en Iran, où, au contraire, il y avait des écoles kurdes, des radios kurdes. En Turquie à partir de 1984, les Kurdes formèrent une vraie guérilla : ils se sont disséminés dans une vaste région montagneuse où ils étaient très difficiles à éradi- quer. L’État turc a toujours traité par la terreur la question kurde, qui officiellement n’existe pas. Au début, les Kurdes de Turquie n’étaient pas financés. Puis certains se sont repliés en Syrie et ont été aidés par Hafez al-Assad, jusqu’au moment où les Turcs ont dit : « Ça suffit, si vous continuez d’aider Öcalan, on vous fait la guerre. » Öcalan a alors gagné l’Union sovié- tique. Là-bas, les Russes lui ont demandé de partir. À l’issue d’un long périple, il s’est fait arrêter en Afrique par une conjonction des services israéliens, américains et turcs. Il est toujours emprisonné en Turquie, mais le PKK continue son combat. En 2013, Öcalan a accepté un cessez-le-feu historique avec Erdoğan. Mais il fut rompu en 2015 par la Turquie.

116 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « aucune puissance ne souhaite un kurdistan indépendant »

Revue des Deux Mondes – Que représentent les Kurdes au sein de la population de leurs pays respectifs ?

Gérard Chaliand En Turquie, les Kurdes représentaient entre 15 et 20 % de la population. Aujourd’hui, ils sont plus près des 20 % car leur démographie est plus importante que celle des Turcs. En Syrie, on dit qu’ils sont 2 millions, soit 10 %, mais ils prétendent être 3 mil- lions. En Iran, ils sont crédités de 15 % des 78 millions, en Irak, ils représentent 20 % des 33 millions, comme les sunnites.

Revue des Deux Mondes – Mais ils ne sont pas comptabilisés comme des sunnites, bien que sunnites…

Gérard Chaliand En général, dans le Proche-Orient, quand on massacre des Kurdes, on ne massacre pas des musulmans mais des Kurdes ! Ils sont d’abord perçus ethniquement. Quand Massoud ­Barzani, président actuel de la région autonome du Kurdistan irakien, rend visite à l’Arabie saoudite, il rappelle qu’il est sunnite. Pour l’Ara- bie saoudite, la tentative d’indépendance des Kurdes est assimilée à la naissance d’un « second Israël ».

Revue des Deux Mondes – Quel était le statut des Kurdes en Syrie ?

Gérard Chaliand En Syrie, ils pouvaient parler leur langue. Mais au moins deux cent mille d’entre eux ne disposaient pas de nationa- lité. Les autres minorités étaient protégées par les alaouites. Quand vous êtes à la frontière, vous êtes un élément des confins incontrôlable jugé peu fiable, car lié aux Kurdes de Turquie. Hafez al-Assad en avait déplacé un certain nombre.

Revue des Deux Mondes – Que s’est-il passé pour les Kurdes durant les guerres du Golfe ?

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 117 l’occident face à la syrie

Gérard Chaliand Au moment où George Bush s’est retiré, après la première guerre du Golfe, il a encouragé les Kurdes et les chiites à la révolte, tout en sachant très bien qu’il n’irait pas les soutenir. Les chiites ont subi une lourde répression (information que nous avons eu longtemps après car il n’y avait pas de télévision sur place). Les Kurdes, eux, ont été réprimés près de la frontière turque : les Fran- çais se sont mobilisés ; ils ont fait pression sur les Anglais et les Amé- ricains pour protéger les Kurdes. Une petite zone de 30 000 kilo- mètres a été créée à l’intérieur de laquelle ils étaient en sécurité. Mais ils se sont battus entre eux pour le pouvoir : Massoud Barzani contre Jalal Talabani. La guerre civile a été extrêmement cruelle entre 1994 et 1996. François Mitterrand a invité les deux factions kurdes à Rambouillet, en présence de Bernard Kouchner, de l’ambassadeur Bernard Dorin et de moi-même. Nous n’avions aucun moyen de coercition, cela n’a servi à rien. Les Américains ont posé un ultima- tum : arrêter le conflit ou bien perdre leur protection et ne plus avoir de région autonome. Les Kurdes ont obtempéré. En 2001, après l’expédition punitive en Afghanistan qui a fait suite aux attentats du 11 septembre, les néoconservateurs se sont installés au pouvoir. En 2002, a lieu la seconde guerre du Golfe avec comme perspective de créer un État démocratique en Irak, contraindre Bachar al-Assad à arrêter son aide au Hezbollah et au Hamas, et contribuer à un changement de régime contre l’adversaire principal, l’Iran. Ce fut le fiasco qu’on connaît. Les Américains ont commis d’énormes erreurs avec les sunnites. Ils ont été conseillés par Ahmed Chalabi, un chiite qui avait gagné la confiance de Washington, et dont on a pensé qu’il travaillait pour les Iraniens. C’est lui qui a demandé à renvoyer tous les soldats et policiers sunnites chez eux, sans paye. Il a suggéré que tout membre du Parti baas, quel que soit son échelon, n’ait plus de place dans la future administration, ce qu’a avalisé le proconsul amé- ricain (un inutile) Paul Bremer.

Revue des Deux Mondes – Tout cela a fait le lit de Daesh…

118 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « aucune puissance ne souhaite un kurdistan indépendant »

Gérard Chaliand Exactement. Et cela explique pourquoi le terro- risme s’est organisé de façon si rapide. Il trouvait ses forces vives parmi ces laissés-pour-compte qui étaient organisés, avaient de l’argent, du savoir… En 2011, quand les Américains se sont retirés, ils n’avaient rien réglé : il y avait des attentats tous les jours à Bagdad, les sunnites étaient discriminés par Nouri al-Maliki, le chef du gouvernement irakien. Bachar al-Assad était toujours en place. L’Iran était renforcé grâce aux chiites.

Revue des Deux Mondes – Et les Kurdes ?

Gérard Chaliand Pour les Kurdes, cela a été un don du ciel ! Rien de tout cela n’a été fait pour les Kurdes, mais ce sont eux qui en ont tiré le plus grand bénéfice. Ils en ont eu « l’avantage collatéral ». Ils s’étaient battus avec les Américains, ils avaient leur confiance, leur région autonome restait protégée et ils prospéraient grâce aux reve- nus pétroliers.

Revue des Deux Mondes – En Syrie, que s’est-il passé au début des affrontements ?

Gérard Chaliand Les Kurdes se sont organisés, ils avaient des armes, probablement en provenance du PKK, avec lequel ils entre- tenaient des relations durables, et étaient fantastiquement motivés… Ils n’attaquent pas le régime, même s’ils ne l’aiment pas car c’est un régime qui ne les a pas bien traités. Mais ils préfèrent de loin com- battre les islamistes, car ils savent bien ce qui les attend si ces derniers l’emportent. Il faut bien comprendre qu’en Syrie, les minorités sont « proches » du régime pour la bonne raison qu’il leur permet de survivre. Avec les autres, ce sera la fuite ou la mort. Les Kurdes de Syrie sont organisés avec la « roideur » et l’efficacité qui est celle du PKK : une discipline de fer, un esprit de corps extraordinaire, un enthousiasme, une idéo- logie stimulante… J’ai vu cela en Érythrée autrefois, c’est maintenant

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 119 l’occident face à la syrie

devenu une tyrannie. J’ai vu cela au Sri Lanka, avec Velupillai Prab- hakaran, qui était comme Dieu dont il fallait embrasser la main avant d’aller se faire exploser… Cela a fait d’admirables machines de guerre qui en général, si elles triomphent, donnent des tyrannies.

Revue des Deux Mondes – Combien de Kurdes combattent en Syrie ?

Gérard Chaliand Disons entre vingt et trente mille. C’est une estimation raisonnable. Daesh est représenté aujourd’hui par environ quarante mille hommes grand maximum (entre Irak et Syrie). Tout cela ne représente donc pas beaucoup de personnes. Si l’on aligne tous les mouvements ensemble, on parvient à peine à cent cinquante mille hommes. Militairement parlant, c’est peu. Les Kurdes combattent avec l’idée qu’ils ne peuvent pas se rendre. Derrière eux il y a des barbelés turcs, des miradors, des tanks… Celui qui essaie de fuir est descendu sur-le-champ. Il n’y a donc pas d’autre issue que de combattre et de mourir les armes à la main ou de gagner. Ils ont tenu Kobané jusqu’à ce que les Américains se rendent compte qu’il y avait là de vrais combattants et qu’il fallait les aider. Ils les ont donc rayés de la liste des organisations terroristes, au grand dam de la Turquie, qui, elle, continue de les combattre militairement alors qu’elle est notre « alliés »… Les Kurdes sont soutenus par les Américains puis par les Russes, qui sont entrés dans le jeu plus tard. Ce qui donne cette situation para- doxale d’un mouvement soutenu par deux anciens adversaires, car il est localement la meilleure force combattante qui existe contre Daesh.

Revue des Deux Mondes – Les Kurdes d’Irak combattent-ils aussi Daesh de leur côté ?

Gérard Chaliand Les Kurdes d’Irak, les peshmergas, étaient de bons combattants. Mais après vingt ans de paix et sept ans de prospérité, ils sont devenus des peshmergas à mi-temps. C’était une admirable force de police qui rendait impossible toute tentative de pénétration pour

120 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « aucune puissance ne souhaite un kurdistan indépendant »

commettre un attentat. Avec la manne du pétrole, ils ont commencé à bâtir des supermarchés, des hôtels de luxe, des immeubles pour la location qui ne sont toujours pas achevés… Mais ils n’ont pas acheté d’armes, ni légales ni illégales. Ils se sont reposés sur la protection américaine. C’est tout le problème de déléguer sa sécurité à un tiers. Bref, lorsque les Kurdes sont attaqués par Daesh au cours de l’été 2014, ça n’est pas simple. Rappelons les circonstances : les islamistes sun- nites irakiens ont investi en 2012 la Syrie, en profitant du chaos et parce que la frontière turque, poreuse, leur a permis de recevoir beaucoup de matériel. Au début, ils ont fait alliance avec al-Qaida, puis ils s’en éman- cipent. Daesh a pris Rakka, tout à fait à l’est sur l’Euphrate, très loin de la Syrie géographiquement utile où se trouve tout le chapelet des villes. Une zone déserte qui n’était pas un enjeu pour le régime syrien. Fort de cette victoire, Daesh a décidé de retourner en Irak. La première ville ciblée a été Falloujah, prise facilement. Puis ils ont avancé vers Mossoul et ils se sont rendu compte que l’armée irakienne de Nouri al-Maliki était totalement démotivée (chose que personne ne soupçonnait !). Cette armée était cor- rompue. En somme une armée qui ne souhaitait pas se battre. La prise de Mossoul a été un effondrement. Les Irakiens se sont enfuis sans prendre l’argent de la banque. Même une équipe de gangs- ters n’aurait pas fait ça ! Ensuite, Daesh est entré dans le Sinjar, en territoire yézidi, avec un matériel militaire lourd récupéré à leur adver- saire, fourni par l’armée américaine. Ils se sont livrés à un massacre sur les yézidis considérés comme des adorateurs du feu, des impurs. Ils ont réduit les femmes en esclavage, tué des chrétiens, certains ont été cloués sur leur porte. Enfin, de façon totalement inattendue pour les Kurdes d’Irak, qui pourtant étaient en contact avec eux, et leur ven- daient même du pétrole, ils ont pénétré dans leur région autonome, vers Makhmour et Gwer, et les ont bousculés. Les Kurdes ont craqué. Massoud Barzani, leur leader, a demandé de l’aide à Barack Obama et le 8 août 2014 l’armée américaine a bombardé, arrêtant net l’offen- sive. On a commencé à aider les Kurdes sérieusement. Les Allemands leur ont fourni vingt mille armes antitanks extrêmement puissantes. Les Français ont envoyé des forces spéciales pour les former à une guerre de tranchées, sur un terrain plat.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 121 l’occident face à la syrie

Revue des Deux Mondes – Cette région autonome kurde d’Irak peut- elle être un jour indépendante ?

Gérard Chaliand L’indépendance, ils ne l’auront pas, parce que ni les Américains, ni les Iraniens, ni les Irakiens ne le veulent.

Revue des Deux Mondes – Peut-on imaginer dans le futur un Kurdis- tan qui rassemblerait la région autonome d’Irak et le territoire kurde de Syrie ?

Gérard Chaliand Je n’y crois pas. S’il y avait une telle contiguïté, on pourrait faire un oléoduc partant de Kirkuk jusqu’à la mer sans avoir besoin des pays frontaliers. Qui va autoriser ça ? Les Turcs ? Jamais. De plus, aujourd’hui les Kurdes d’Irak sont des adversaires des Kurdes de Syrie. Kendal Nezan, dans un article pour le Monde, avait trouvé une très belle formule : « Aujourd’hui le nationalisme kurde est divisé entre deux ailes : l’une totalitaire et laïque et l’autre paternaliste et clanique. » C’est à mon avis irréconciliable.

Revue des Deux Mondes – Et les Kurdes d’Irak, qui ont de bonnes relations avec les Turcs, considèrent que les Kurdes de Syrie et de Turquie leur posent problème...

Gérard Chaliand Oui, par exemple, dans l’extrême nord de l’Irak, il y a les réfugiés en armes du PKK dans la région des montagnes de Kandil. Les Turcs entrent de temps en temps pour les liquider mais ils sont bien retranchés. Barzani a dit que leur présence provoquait des victimes civiles kurdes. La moitié nord du Kurdistan irakien est au fond liée à la Turquie et la moitié sud est liée à l’Iran.

Revue des Deux Mondes – Les femmes kurdes, qui se battent coura- geusement aux côtés des hommes, sont très médiatisées. C’est aussi une façon pour les Kurdes de montrer qu’ils ont une vision égalitaire des femmes ?

122 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « aucune puissance ne souhaite un kurdistan indépendant »

Gérard Chaliand Faire combattre les femmes, c’est aussi une façon de doubler leurs effectifs. Et une fois que des femmes sont devenues des combattantes, ils ont intérêt à le faire savoir. Mais attention, dans les rangs des Kurdes de Syrie, du PKK, c’est un couvent militarisé. Ce sont des vierges combattantes. Les relations sexuelles sont prohibées. Et malheur à ceux qui transgressent.

Revue des Deux Mondes – Comment la France s’est-elle comportée dans son histoire avec les Kurdes ?

Gérard Chaliand La France s’est bien comportée à l’égard des Kurdes depuis pas mal de temps. Déjà à l’époque du mandat syrien, au temps du général Rondeau : c’était un homme qui parlait le kurde ! Par la suite, il y a eu la mobilisation française pour soutenir les Kurdes contre Saddam en 1998 avec Danièle Mitterrand, Bernard Kouchner.

Revue des Deux Mondes – Comment les autres composantes en Syrie considèrent-elles les Kurdes ? Seraient-elles prêtes à accepter une région autonome kurde en Syrie ? Une quasi-partition ?

Gérard Chaliand Quels que soient les Arabes de Syrie en ques- tion, ils n’envisagent pas avec sympathie la constitution d’une zone autonome kurde. Même si celle-ci déclare qu’en aucun cas elle ne vise l’indépendance. Quel que soit le futur régime de la Syrie, qu’il soit le Front al-Nosra, qu’il soit plus ou moins islamiste ou qu’il ne soit pas du tout islamiste, il ne voudra pas d’une zone kurde auto- nome. En d’autres termes, c’est une région qui n’est absolument pas mûre pour concevoir un vivre-ensemble dans le cadre d’une fédération.

Revue des Deux Mondes – Quelle est la ligne d’action russe dans la région ?

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 123 l’occident face à la syrie

Gérard Chaliand Les Russes ne tiennent pas particulièrement à Bachar al-Assad. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il reste un régime syrien avec lequel entretenir des liens. Ils ne veulent pas d’un régime hostile aux Russes. S’il faut lâcher Bachar, pourquoi pas ? Mais ils ne veulent pas la liquidation des alaouites.

Revue des Deux Mondes – Et par rapport aux Kurdes ?

Gérard Chaliand Les Russes pensent qu’ils sont une bonne carte dans leur jeu, qu’il faut les aider. Pour l’instant. Demain, s’ils ont une autre carte, ils les aideront moins. Quoi qu’on fasse, la Syrie future sera à majorité arabe sunnite, quelle que soit la teinte du sunnisme. Les Kurdes ne représentent que 10 % de la population.

Revue des Deux Mondes – La question kurde est-elle prioritaire dans les préoccupations turques en Syrie ?

Gérard Chaliand Recep Tayyip Erdoğan va essayer de nuire au maximum aux Kurdes de Syrie qui sont liés au PKK. À un moment, il a même aidé Daesh pour les affaiblir. Lorsque des peshmergas d’Irak ont voulu prêter main-forte aux Kurdes de Syrie, Erdoğan les a stop- pés huit jours à la frontière en attendant que Kobané tombe. Il a fallu que les Américains interviennent pour qu’il les laisse passer. Pour l’ins- tant, les Turcs aident officiellement Jaysh al-Islam, l’Armée de l’islam, qui regroupe une quinzaine de formations islamistes, également aidée par le Qatar et les Saoudiens. Erdoğan profite aussi des évènements pour tenter de se débarrasser de l’hypothèse kurde chez lui. Il a provoqué le PKK, l’a attaqué et le mouvement a réagi en commettant des attentats qui ont tué des policiers turcs. Cela permet à l’État de réprimer violemment. C’est l’engrenage. Dans la pratique, les jeunes se battent, mais la population kurde est épuisée. Elle souffre d’être coincée entre l’extrémisme du PKK et la main lourde de l’État.

124 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « aucune puissance ne souhaite un kurdistan indépendant »

Revue des Deux Mondes – Quel peut être l’avenir de cette région, où tous les intervenants ont des objectifs contradictoires ?

Gérard Chaliand C’est un imbroglio avec trop d’acteurs. Prenons le cas des États-Unis : sur les deux dossiers importants pour le pays – l’Ukraine et la mer de Chine du Sud –, Obama a été intraitable. En Ukraine, les Russes ont perdu 40 millions d’Ukrainiens russophones membres de leur union économique euroasiatique. Grosse perte. Que leur reste-t-il ? 115 millions de Russes, 10 à 15 millions de Biélorusses, 80 millions de musulmans avec une démographie forte, sans parler de la poussée chinoise en Sibérie orientale. Vladimir Poutine a perdu. Il a réagi en chef d’État en reprenant la Crimée, ce qui était cohérent. Au Moyen-Orient, Barack Obama n’a pas envie de s’engager. Il l’a dit dès le début. Il sait très bien que l’opinion publique ne le soutient pas non plus. Il sait très bien que les opérations au sol ne marchent plus. En 2013, quand le régime a franchi la ligne rouge en utilisant les armes chimiques, il n’a pas liquidé Bachar ­al-Assad parce que, fort de ce qui s’était passé en Libye, il savait que ce serait le chaos.

Revue des Deux Mondes – C’est ce que l’opposition démocratique en Syrie reproche à Barack Obama : ne pas avoir, en 2013, liquidé le régime...

Gérard Chaliand Oui, mais l’opposition n’aurait pas pris le pou- voir, les islamistes s’en seraient emparés. Par ailleurs, même si cela déplaît aux Israéliens, il a remis l’Iran dans le jeu. Cela permet aux États-Unis de rester les arbitres. Pour les Russes, tactiquement, en pre- nant militairement la main en Syrie, Vladimir Poutine s’est en quelque sorte rattrapé de la perte stratégique de l’Ukraine. Mais en Syrie, il ne peut pas faire beaucoup plus que ce qu’il a fait. En six mois, il a ren- versé la situation en faveur de Bachar al-Assad, qui maintenant se fait des illusions. Le conflit n’est pas près de s’arrêter.

Revue des Deux Mondes – Même si Daesh subit des fortes pertes ?

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 125 l’occident face à la syrie

Gérard Chaliand Une fois Daesh liquidé, que fait-on ? Le pro- blème islamiste reste entier. Qui sont les forces d’opposition ? C’est le Front al-Nosra, émanation d’al-Qaida, devenu « moins pire » parce que Daesh est encore plus inacceptable ? Ahrar al-Cham ? Même programme. Les quinze mouvements de Jaish al-Islam, sou- tenus par l’Arabie saoudite, par le Qatar, par la Turquie, sont-ils mieux ?

Revue des Deux Mondes – Daesh, c’est énormément de mercenaires qui un jour partiront alors que les autres formations islamistes sont composées de sunnites locaux. En ce sens ne sont-elles pas plus dangereuses ?

Gérard Chaliand Absolument. Pour moi, le danger, ce sont les sunnites syriens. Les vingt mille recrues de Daesh sont des Maghré- bins, des Caucasiens, des Saoudiens ; ils ne parlent même pas l’arabe local. Ils peuvent se battre mais ne peuvent pas avoir un poids dans la population. Le Front al-Nosra est infiniment plus dangereux. En plus il se trouve dans la zone utile, la zone urbanisée. Le plus content de l’affaiblissement de Daesh aujourd’hui est Ayman al-Zaouahiri, le chef d’al-Qaida. On le débarrasse de son concurrent. Quand on en aura fini avec Daesh, on en aura fini avec le plus spectaculaire, que nous avons d’ailleurs contribué à fabriquer. En Israël, quand on attaque un bus et qu’il y a quatre morts on dit : un bus a été attaqué et il y a quatre morts. Ici, la France est en deuil pendant huit jours, et l’info tourne en boucle. Nous ne sommes pas un pays en guerre. Nous sommes une société du spectacle.

Revue des Deux Mondes – Les représentants de l’opposition démocratique en Syrie récusent la vision selon laquelle si Assad était liquidé aujourd’hui ce serait le chaos islamiste. D’après eux, il faut d’abord détruire le régime puis combattre Daesh et les islamistes...

126 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « aucune puissance ne souhaite un kurdistan indépendant »

Gérard Chaliand Je pense que les sunnites syriens modérés ne sont pas prêts à mourir pour s’imposer. Les Américains cherchaient des sunnites modérés qu’ils allaient payer, armer et entraîner. Finale- ment, ces modérés se sont fait dérober leurs armes par de plus radicaux qu’eux ou alors ils les ont vendues.

Revue des Deux Mondes – Quel regard portez-vous sur le rôle de la France dans la crise syrienne ?

Gérard Chaliand Au début, la France était pour la liquidation immédiate du régime de Bachar al-Assad. Certains pensent qu’en 2002 il y avait une option démocratique réelle. À titre personnel, je pense que les démocrates étaient plus nombreux à l’époque et surtout que les islamistes étaient plus faibles. Mais, sur la durée, y avait-il des options démocratiques sérieuses ? Les insurrections arabes, inattendues, ont été interprétées comme un désir d’en finir avec la corruption et la dictature, exprimé par des éléments urbains éclairés. Mais on s’est rendu compte que ces éclairés, dans l’écra- sante majorité des pays, à l’exception de la Tunisie, qui dispose d’une classe moyenne importante avec une bourgeoisie instruite, étaient minoritaires. Cette opposition en Syrie représente une petite partie des urbanisés, des libéraux. Ont-ils envie de se battre jusqu’au bout ? C’est tout le problème. La France a ensuite voulu observer une position équilibrée : ni Assad ni Daesh. Ce que je déplore, c’est que les décisions des poli- tiques soient dictées par le poids des médias et de l’opinion publique. Aujourd’hui, on a une génération qui n’a plus la culture du terrain, qui n’a connu que la guerre froide, c’est-à-dire un schéma simple avec les Russes et leurs clients, les Américains et leurs alliés. Or il faut comprendre la géopolitique de chaque composante dans la région. À l’époque où la France avait une politique au Moyen-Orient, on déci- dait de ce qu’on allait faire. On n’était pas en réaction. Nos politiques ne sont pas des décisionnaires. Ce sont des suiveurs.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 127 l’occident face à la syrie

Revue des Deux Mondes – À partir du moment où Daesh commet des attentats sur notre territoire, il est logique d’aller les combattre…

Gérard Chaliand Je ne dis pas le contraire. Mais on aurait pu frap- per Daesh avant. Pourquoi a-t-on laissé leurs troupes descendre sur Mossoul, en masse, bien visibles dans la plaine nue, sans rien faire ? Pourquoi ne pas les avoir bombardés lorsqu’ils sont partis de Rakka pour aller prendre Palmyre dans un désert plat ? Parce que les Amé- ricains, nos alliés, ne voulaient pas donner l’impression de défendre le pouvoir d’Assad. Ils n’osent pas frapper parce que leurs alliés vont leur reprocher de défendre un régime honni. Tout cela n’est pas très cohérent. De plus si nous intervenons dans un contexte pareil, nous ne pou- vons le faire qu’avec des forces spéciales, pas des soldats mais des guer- riers. De nos jours, après quatre mois d’opérations, même peu vio- lentes, chaque militaire doit s’arrêter trois jours à Chypre pour aller se faire examiner par un psychiatre. Cela en dit long sur notre fragilité. Le citoyen « civilisé » est démuni face à la guerre. Avant, à la campagne, quand on voulait manger un poulet, on l’égorgeait. Aujourd’hui qui est capable d’égorger un poulet ?

128 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 ROJAVA : UNE RÉVOLUTION COMMUNALISTE AU KURDISTAN SYRIEN ?

› Bruno Deniel-Laurent

es guerres civiles, on le sait, offrent un terreau propice aux expérimentations utopiques et à la création d’États de facto. La dislocation de la Syrie a ainsi accouché de deux entités politiques inédites, radicalement antago- nistes : d’un côté l’organisation État islamique (Daesh), Ldynamitant les frontières héritées des accords Sykes-Picot, s’affirme à l’avant-garde d’un « rêve califal » sunnite médiatisé à grands coups de discours néo-salafistes et d’audaces militaro-terroristes. De l’autre, le long de la frontière turque, 15 % du territoire syrien est désormais administré par le Parti de l’union démocratique (PYD), affilié à la mouvance kurde post-bolchevique dont le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) reste la matrice idéologique. Désignée sous le nom de Rojava (1), la zone autonome des Kurdes syriens s’appuie sur un projet politique « révolutionnaire » – inspiré par le fondateur du PKK Abdullah Öcalan – qui mêle des références appuyées au féminisme, à la laïcité, au communalisme (2) et à l’écologie, ce qui ne manque pas de lui assurer des soutiens enthousiastes parmi les gauches radi- cales européennes. Né à la faveur d’un compromis avec le régime de Bachar al-Assad qui peinait à se battre sur tous les fronts, le Rojava

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 129 l’occident face à la syrie

tente depuis 2012 d’imposer sa légitimité aux yeux du monde : après avoir promulgué un « contrat social » précisant les règles de fonction- nement des trois « cantons autoadministrés » du Rojava et proposé un modèle de « système fédéral démocratique » applicable à l’ensemble de la Syrie, les dirigeants du PYD ont désormais pris l’initiative d’ins- taller des représentations diplomatiques en Europe. C’est ainsi qu’un office de représentation du Rojava a été inauguré à Paris le 23 mai dernier, près de l’Hôtel de Ville, quelques semaines après l’ouverture de bureaux à Moscou et Stockholm. Sur le strict aspect de la communication, les dirigeants du Rojava sont parvenus à susciter la sympathie d’une partie de l’opinion publique occidentale, largement abreuvée depuis 2014 par des repor- tages – parfois complaisants – glorifiant le courage des « amazones » du Kurdistan contre les « terroristes » de l’organisation État islamique.

Mais si l’image des Kurdes est positive en Bruno Deniel-Laurent est auteur Europe, et si des soutiens militaires sont et cinéaste. Il a coréalisé un film offerts aux combattants du Rojava (3), les documentaire sur le génocide des musulmans cambodgiens sous Pol chancelleries de l’Union européenne et des Pot, Cham (Araucania Films, 2010) États-Unis refusent toujours de reconnaître et un essai cinématographique sur officiellement le bon droit de leur « auto- le pilon, On achève bien les livres (Ladybirds Films, 2013). Dernier administration », considérant la Coali- ouvrage publié : le Goût de l’Anjou tion nationale syrienne – majoritairement (Mercure de France, 2016). contrôlée par les Frères musulmans et sou- › [email protected] tenue par la Turquie et les pays du Golfe – comme la seule opposition légitime à Bachar al-Assad. Privé de reconnaissance internationale, le Rojava est aussi encerclé par quatre puissances et toutes peuvent être considérées comme des ennemis, plus ou moins résolus : le plus grand danger vient évidemment de Daesh, avec lequel il partage une ligne de front de plus de trois cents kilomètres, ligne qui tend cependant à reculer au profit des forces kurdes, alliées à des tribus arabes et des milices assyriennes (4). Au nord, la Turquie ne cache pas sa franche hostilité au gouvernement du Rojava, accusé par Recep Tayyip Erdoğan d’être sous la coupe du PKK et de participer à la vague de ter- rorisme qui ensanglante régulièrement Istanbul, Ankara et l’Anatolie. Quant au régime de Bachar al-Assad, il occupe encore des positions au

130 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 rojava : une révolution communaliste au kurdistan syrien ?

cœur du Rojava, notamment dans les villes de Qamişlo et de Hassaké. Quoique Damas tolère pour l’instant l’existence de fait du Rojava, des escarmouches meurtrières éclatent régulièrement entre soldats de l’armée syrienne et miliciens kurdes ; et il ne fait guère de doute que dans l’hypothèse d’une reprise en main du pays par le régime baasiste, celui-ci serait tenté d’écraser dans l’œuf l’expérimentation autonome kurde. Enfin, une frontière d’une quarantaine de kilomètres est parta- gée avec le gouvernement régional du Kurdistan d’Irak, et c’est là l’un des seuls accès permettant de relier le Rojava au reste du monde. Il est regrettable que les médias français pointent rarement l’éten- due des divisions qui minent ces deux entités kurdes engagées l’une et l’autre dans la voie de l’émancipation politique : ainsi, le Rojava et le Kurdistan d’Irak ont beau être mobilisés dans un même et âpre combat contre l’État islamique, ils exposent des vues du monde qui semblent irréconciliables. L’autocratique président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, chef historique du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), ressent ainsi une puissante inimitié contre la mouvance « gauchiste » à laquelle s’identifient le PKK et le PYD, ces derniers n’hésitant jamais de leur côté à dénoncer le caractère prétendument « patriarcal », « corrompu », « féodal » et même « fas- ciste » du vieux leader des peshmergas. Le rapport à la Turquie des deux Kurdistans est aussi diamétralement opposé, Massoud Barzani entretenant des relations diplomatiques, économiques et sécuritaires très étroites avec le gouvernement d’Erdoğan qui, dans le même temps, réprime avec une implacable violence les habitants et les maquisards des grandes villes kurdes d’Anatolie. Erdoğan et Barzani partagent donc des intérêts communs : on estime ainsi que 80 % des deux mille compagnies étrangères installées au Kurdistan d’Irak sont turques (5), et les substantiels profits tirés de l’acheminement du pétrole kurde – via la Turquie – continuent de conforter cette amitié bien comprise. Les signes de cette « guerre froide » entre Kurdes ne manquent pas ; ainsi, en mars 2016, l’administration du Kurdistan d’Irak a choisi d’imposer pendant deux mois un blocus contre les Kurdes syriens, interdisant aux personnes mais aussi aux marchan- dises de franchir la frontière dans un sens ou dans l’autre, ce qui a

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 131 l’occident face à la syrie

eu comme conséquence d’étouffer économiquement l’autoadminis- tration du Rojava, de fragiliser son effort de guerre et de provoquer de terribles pénuries.

Un fossé idéologique et géopolitique entre les Kurdes de Syrie et d’Irak

La question d’Israël, moins souvent évoquée, est elle aussi considé- rée de façon différente par les deux Kurdistans. Ainsi l’on n’oublie pas, côté Rojava, que l’arrestation en 1999 d’Abdullah Öcalan – désormais emprisonné sur l’île turque d’İmralı – a très probablement été co-réalisée­ par le Mossad. Dans ses écrits, notamment dans Confédéralisme démo- cratique – la bible des idéologues du Rojava –, le fondateur du PKK se montre par ailleurs critique du projet sioniste, lui préférant le rêve d’une « Confédération démocratique égéenne orientale » qui rassemblerait juifs, Arabes, Druzes et chrétiens… Massoud Barzani, tout au contraire, ne cache pas ses atavismes pro-­israéliens. Il est vrai que les relations entre le Kurdistan d’Irak et le monde juif sont profondes : on l’oublie souvent mais une part notable de la population kurde d’Irak était autrefois de confession juive – il y aurait ainsi environ deux cent mille Kurdes juifs aujourd’hui en Israël. Le clan du président Massoud Barzani lui-même a compté plusieurs rabbins et des personnalités juives de renom, notam- ment Asenath Barzani, une riche érudite qui au XVIIe siècle a financé et dirigé plusieurs yechivot à travers le Kurdistan. Autre signe de cette « amitié judéo-kurde » : en mai 2016, une cérémonie de commémora- tion de la Shoah a été organisée pour la première fois à Erbil, dans le Kurdistan d’Irak, et le projet de construction d’une synagogue a été annoncé par les autorités. Il est d’ailleurs certain qu’en cas d’accession du Kurdistan irakien à l’indépendance, Israël serait l’un des premiers pays à le reconnaître, suivant en cela la stratégie – définie par Ben Gou- rion – de « l’alliance de la périphérie ». C’est donc un fossé à la fois idéologique et géopolitique qui sépare le projet du PYD syrien de celui de ses « frères » du PDK. Lorsque l’on part aujourd’hui à la rencontre des intellectuels ou des partisans

132 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 rojava : une révolution communaliste au kurdistan syrien ?

du PYD, on ne peut qu’être étonné – surtout si l’on est français – de surprendre des rhétoriques qui nous rappellent certains pans de notre propre histoire. Il n’est pas rare d’entendre de jeunes Kurdes évoquer la Commune de Paris ou la révolution française, et convo- quer des figures aujourd’hui presque oubliées chez nous, tel l’histo- rien Fernand Braudel ou Pierre-Joseph Proudhon… La guerre d’Es- pagne – en particulier les expériences libertaires de la Catalogne – et les luttes du Chiapas sont aussi régulièrement convoquées dans les « académies » du Rojava. Pour mieux comprendre comment un pan entier du territoire syrien – sur lequel vivent tout de même trois millions de personnes – est aujourd’hui administré par une orga- nisation « gauchiste », il est nécessaire de faire un retour en arrière. Fondé au début des années 2000, le PYD peut raisonnablement être considéré comme la branche syrienne du PKK, lui-même créé en Turquie en 1978. S’inscrivant dans le sillage des guérillas marxistes- léninistes, à l’instar des maoïstes du Sentier lumineux et des Tigres tamouls, le PKK réclamait alors la création d’un grand Kurdistan unitaire appuyé sur la dictature de classe du prolétariat. Le culte du chef – Abdullah Öcalan – y était scrupuleusement enseigné, et une discipline de fer exigée de la base, les dissidents ou les contes- tataires étant l’objet de purges régulières. L’arrestation d’Öcalan en 1999 ouvre une autre séquence : emprisonné, le « Lénine kurde » en appelle au cessez-le-feu et à un règlement pacifié ; puis, découvrant les œuvres du philosophe libertaire américain Murray Bookchin, Öcalan se prononce en faveur d’un aggiornamento de la doctrine du PKK. Abandonnant tous les dogmes bolcheviques qui structuraient jusque-là l’action de son organisation, il vante désormais les voies de l’« autoadministration des groupes de base de la société » et se fait le chantre d’une doctrine nouvelle, le « confédéralisme démo- cratique », qui fait la part belle à la décentralisation et à l’initiative populaire. Reconnaissons-le : les ouvrages d’Öcalan, largement dif- fusés au Rojava, n’impressionnent guère par la profondeur de leurs analyses, et le recours constant à un langage imprécis, jargonnant et tautologique laisse une impression de malaise. Il n’empêche que c’est cette pensée qui influence aujourd’hui les initiatives des acteurs de

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 133 l’occident face à la syrie

la « révolution du Rojava ». On peut le voir avec la question fémi- niste : « nation exploitée » selon Öcalan, les femmes ont acquis au Rojava un rôle à la fois symbolique et concret assez extraordinaire. Au-delà de la glorification des unités féminines de protection (YPJ) – les combattantes liées au PYD –, des mesures concrètes ont été prises et la parité est scrupuleusement appliquée au sein des ins- tances exécutives, législatives et partisanes. Sur le terrain écono- mique, plusieurs coopératives ont été fondées, avec comme objec- tif premier de proposer une « économie mixte » appuyée sur une forte redistribution des richesses, mais il est évidemment trop tôt pour tirer le bilan de ces intéressantes initiatives socialisantes, que ce soit en termes d’efficacité ou de dignité du travail. L’un des aspects les plus enthousiasmants du Rojava est sans doute le soin apporté à la construction d’une société respectant l’ensemble des minori- tés religieuses et ethniques. Ainsi, il est fautif de parler – comme le font certains – de « Kurdistan syrien » : de nombreuses commu- nautés arabes et assyro-chaldéennes vivent en effet au Rojava, et on n’oubliera pas que les grandes villes du canton de la Ciziré ont été fondées à l’époque du mandat français pour accueillir les rescapés du génocide assyro-arménien. Les responsables du PYD, adroitement, insistent donc sur l’aspect multi-ethnique de leur « contrat social », celui-ci définissant le Rojava comme une « confédération démocra- tique des peuples kurde, arabe, assyrien, chaldéen, turkmène, armé- nien, tchétchène ». Il est ainsi prévu que chaque ministère doit être tricéphale et inclure au moins un(e) représentant(e) d’une des trois grandes communautés, c’est-à-dire, dans les faits, un ou une Kurde, un ou une Arabe, un ou une chrétien(ne). Enfin, le PYD insiste ad nauseam sur les vertus de la « démocratie directe » et il n’est pas rare, au Rojava, d’assister en direct à de festives et brouillonnes « élections de quartier » censées faire entendre la voix du petit peuple. Étrange processus, donc, qui se déroule en ce moment même dans le nord de la Syrie. Le contraste avec le modèle proposé par l’« uto- pie califale » de l’organisation État islamique et la réponse, à la fois héroïque et polyphonique, que lui opposent les combattant(e)s du Rojava suscitent en Occident un mouvement d’empathie compréhen-

134 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 rojava : une révolution communaliste au kurdistan syrien ?

sible. Mais sans doute faut-il aussi entendre la voix de celles et ceux qui se montrent dubitatifs face à la pratique de gouvernement exercé par le PYD. Au Kurdistan irakien, où sont réfugiés nombre de Kurdes syriens, mais aussi au Rojava, il n’est en effet pas rare d’entendre des propos dénonçant l’autoritarisme du PYD, l’opacité de son organisation et les manœuvres brutales exercées à l’encontre des partis concurrents. Mais il n’empêche que pour l’heure, il n’y a aucune commune mesure entre les agissements du PYD et ceux de ses ennemis ou adversaires ; et, confrontée à la fois à des théocraties totalitaires et des autocraties corrompues, l’expérience multiforme et ambivalente du Rojava offre une voie alternative qui mérite amplement qu’on s’y intéresse.

1. Les Kurdes vivent à cheval sur quatre pays, aussi ont-ils pris l’habitude d’utiliser les points cardinaux pour nommer leurs différentes zones de peuplement : le terme kurde rojava, que l’on peut traduire par « ouest » ou « occident », désigne ainsi de façon générique les zones syriennes majoritairement peuplées par des Kurdes. De la même façon, le « Kurdistan oriental », c’est-à-dire iranien, est désigné sous le nom de Rojhilat, tandis que Bakur (nord) et Bas¸ûr (sud) recouvrent respectivement les territoires majoritaire- ment kurdes de Turquie et d’Irak. 2. Théorisé par le penseur américain Murray Bookchin (1921-2006), le communalisme – ou municipalisme libertaire – désigne un courant politique qui insiste sur la démocratie directe exercée par des assemblées de citoyens au sein de communes ou de quartiers autonomes. 3. Il semble acquis que des forces spéciales américaines – mais aussi françaises, depuis 2014 – aident, conseillent et arment les forces combattantes du Rojava dans leur lutte contre l’organisation État islamique. 4. Formées en octobre 2015 afin de combattre l’organisation État islamique, les Forces démocratiques syriennes (FDS) regroupent les troupes kurdes du Rojava (YPG et YPJ), le Conseil militaire syriaque, des milices tribales arabes et des éléments issus de l’Armée syrienne libre. 5. « Turkey Top Importer for Iraqi Kurds », Hurriyet Daily News, 27 janvier 2014. 6. Entretien sur le site de la revue Ballast, 22 décembre 2015.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 135 À LA RENCONTRE DES FEMMES COMBATTANTES AU KURDISTAN

› Juliette Minces

uand Sophie Mousset, photographe et écrivaine, m’a proposé de partir avec elle afin d’enquêter sur les femmes combattantes au Kurdistan d’Irak, je n’ai pas hésité une seconde. Le sujet m’enthousiasmait. Q Le pays aussi. Je savais qu’il y avait eu des luttes fratricides (1994-1996) entre les deux principaux partis de la région autonome, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) dans le Sud, qui dépend de l’Iran, et le Parti démo- cratique du Kurdistan (PDK), dans le Nord, qui dépend à tous égards de la Turquie. Mais c’était, à mes yeux, l’un des lieux les plus sûrs de la région, dont le développement était remarquable, préservé en partie des guerres qui sévissaient à ses frontières. Les combattants kurdes venaient de remporter une grande victoire sur Daesh, dans le Sinjar, occupé depuis près de deux ans par l’orga- nisation État islamique. Et c’est dans le Sinjar que nous devions nous rendre in fine pour rencontrer des femmes qui avaient participé aux combats, armes à la main. À peine arrivée à Erbil, j’ai été surprise par la quantité de grands ensembles neufs et luxueux, dont je me suis demandé à qui ils étaient destinés : ils sont quasiment vides, certains n’étaient même pas terminés.

136 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’occident face à la syrie

Mais ils sont protégés comme des forteresses par des hommes en armes. Des villas somptueuses ont été construites pour les dignitaires du régime et les grands commerçants enrichis par les échanges avec la Turquie, seul pays à permettre au Kurdistan d’avoir une ouverture vers l’extérieur. Le pétrole kurde est raffiné en Turquie et quasiment toutes les importations viennent de ce pays – même les fruits et les légumes, nous a-t-on dit, ce que je n’ai pu vérifier. C’est ainsi que se sont constituées de grandes fortunes, y compris à travers le marché noir et la contre- bande. L’impression dominante, à Erbil d’abord, mais aussi à Dohouk ou Suleimaniye, où nous nous sommes rendues plus tard, c’est que la manne pétrolière y a déjà fait ses dégâts : le pays ne produit pas grand-

chose et importe beaucoup. On ne voit quasi- Juliette Minces est sociologue. Elle a ment plus de petits artisans comme il en existe notamment publié la Femme voilée. tant ailleurs ; on ne trouve plus par exemple L’islam au féminin (Hachette, 1992), le Coran et les femmes (Hachette, ces fameuses chaussettes de grosse laine que 1996), De Gurs à Kaboul. Entretien l’on porte à l’intérieur des maisons ni d’autres avec Luc Desmarquest (L’Aube, 2015). objets de l’artisanat local. En revanche, la ville › [email protected] regorge de grandes enseignes de luxe. Dans les palaces, le service est confié à des personnes formées à l’hôtellerie de luxe et… étrangères (ce sont des hommes ou des femmes originaires du Maghreb, du Sri Lanka ou d’Afrique sub-saharienne par exemple) car, nous explique-t-on, « les Kurdes n’ont pas la délicatesse et le tact indispensables pour satisfaire une clientèle exigeante ». Il en va de même à Suleimaniye et à Dohouk… Par la suite, j’apprendrai que le Kurdistan a également fait appel à des travailleurs étrangers pour la construction des infrastructures, et non à la population locale. Au cours de nos longs déplacements en voiture, j’ai vu peu de Kurdes au travail : les champs paraissaient abandonnés et on croisait de temps à autre des bergers et leurs maigres troupeaux. Peu d’entreprises, sauf commerciales, dans les villes, et guère d’usines. Cela semble inquiétant pour l’avenir d’un pays qui se veut autonome, et dont la seule production, le pétrole, raffiné en Turquie et réimporté au Kurdistan, ne cesse de perdre de sa valeur. Hormis dans les camps de réfugiés abritant des yézidis, des chré- tiens, des Arabes de Syrie ou d’Irak opposés au régime, le pays et sa population ne semblent pas démunis dans l’ensemble. On ne voit

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 137 l’occident face à la syrie

que très peu de mendiants dans les villes traversées, et notre guide- interprète nous explique qu’il s’agit là surtout de femmes et d’enfants arabes. Je savais que les dirigeants du Kurdistan avaient tenu à renforcer le droit des femmes, même si celui-ci n’était pas toujours respecté, notamment dans les petites villes et les villages, où les traditions patriarcales, relayées par la religion, sont, comme partout ailleurs, toujours très vivaces. Des jeunes filles subissent encore des mariages arrangés, voire des mariages forcés ; le contrôle des hommes sur les femmes est toujours aussi puissant, il y a toujours des crimes d’hon- neur mais on peut constater malgré tout des avancées. Dans les villes plus importantes, on observe les signes d’une certaine ouverture concernant le droit des femmes à accéder à l’espace extérieur : les femmes ne portent parfois qu’une simple écharpe sur la tête ; d’autres sont couvertes de la tête aux pieds, mais avec le visage découvert. Et elles sont nombreuses dehors. Mais les cafés accueillent essentiel- lement des hommes ou des familles : une femme seule y est encore regardée au mieux avec étonnement, et le plus souvent avec réproba- tion. Aucune vendeuse non plus dans les bazars (comme c’est d’ail- leurs le cas dans tous les bazars) mais beaucoup d’acheteuses, parlant et riant fort, sans complexes. Les stands proposent des vêtements, des jouets en plastique, des étoffes ou des chaussures importés de Turquie, souvent de seconde main. À l’extérieur du marché, une étonnante quantité de fripiers écoulent leurs marchandises. Un petit air de marché aux puces. On peut voir ci ou là quelques vendeuses d’eau en bouteille, d’œufs ou de légumes. Nous étions venues pour rencontrer des femmes kurdes combat- tantes, dont la presse occidentale avait beaucoup parlé. Les médias les ont mises en avant comme si elles étaient les premières, au cours de l’histoire, à prendre les armes. Pourtant, l’exemple des Algériennes, pendant le bref temps où elles avaient été admises dans les maquis, des Érythréennes ou des Tamoules au Sri Lanka, pour ne citer que celles- ci, aurait dû relativiser l’engouement médiatique. Mais des femmes kurdes se battent aujourd’hui contre Daesh, un ennemi barbare qui n’épargne plus nos contrées. Peut-être ceci explique-t-il cela.

138 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 à la rencontre des femmes combattantes au kurdistan

Sur le terrain, les choses se sont révélées plus complexes. Certaines ont rejoint l’académie militaire masculine d’Erbil, dont une section a été spécialement créée pour les entraîner à devenir des assistantes, des infirmières ou des logisticiennes sur le terrain. Leur rôle est de venir en aide aux combattants kurdes qui ont rallié les forces armées régulières de l’Irak. Mais elles ne combattent pas. Les forces armées du Kurdistan d’Irak auxquelles se joignent parfois d’anciens peshmergas n’ont pas d’unité féminine : « Elles sont trop précieuses à nos yeux pour les envoyer au combat. C’est à nous de le faire », nous a-t-on expliqué. Certaines femmes kurdes ont donc choisi les rangs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ce groupe armé kurde de Turquie se prévalant du marxisme et installé quasi clandestinement au Kurdistan d’Irak, où il est régulièrement attaqué par l’armée turque. Probable- ment l’ont-elles fait pour des raisons idéologiques. Quant aux femmes yézidies, si elles ont rejoint ces unités du PKK, c’est parce que ce sont les seules qui les acceptent bien que yézidies.

La mère supérieure intraitable d’un couvent

À Dohouk, séparé de celui des hommes, un camp d’entraînement militaire pour les femmes yézidies est en cours d’aménagement. Il a été créé par une ancienne chanteuse très populaire, Xate Shingali, qui nous a reçues dans un bâtiment de la partie masculine du camp parce que, s’est-elle excusée, elle n’avait pas encore de bureau pour nous accueillir dans son propre campement. Elle nous explique qu’elle a créé cette unité pour que les femmes yézidies puissent se battre sans être obligées de rejoindre le PKK. Xate est leur commandante. C’est une femme d’environ 35 ans à l’allure sévère, austère même, alors que les recrues, de plus en plus nombreuses semble-t-il, sont surtout des adolescentes, qui la saluent militairement dès qu’elles doivent lui parler. La discipline est parti- culièrement rigoureuse. Petit à petit, la commandante se détend et raconte les raisons de son engagement : elle a fui les exactions des

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 139 l’occident face à la syrie

­djihadistes de Daesh à l’encontre de sa communauté, dont les femmes sont violées, vendues ou assassinées lorsqu’elles sont trop âgées ou invendables. Son témoignage est terrible. Aussi a-t-elle décidé de se battre et de former des femmes combattantes. Elle n’envisage pas de se marier un jour ni de quitter l’armée. Endurcie par la souffrance, elle ne sourit que rarement. Mais lorsqu’elle le fait, son visage s’éclaire sou- dain et devient beau. Quant aux jeunes filles dont elle a la charge, elle se comporte avec elles comme la mère supérieure intraitable d’un cou- vent. Aucune ne porte voile ou foulard. Dans les couloirs, elles rient et plaisantent comme toutes les adolescentes, malgré les horreurs dont elles ont été les témoins. Elles sont très déterminées. Pourquoi ont- elles rejoint cette unité ? Difficile d’avoir une réponse – nous n’avons pas de langue commune et il n’est pas question de faire appel à notre interprète, aussi gentil et serviable soit-il, en l’absence de Xate. Pour certaines, ce sont des problèmes familiaux, notamment les mariages arrangés ou forcés encore fréquents, qui les ont poussées à s’enfuir… C’est le cas, semble-t-il, de nombre de femmes yézidies qui avaient rejoint le PKK avant même les massacres du Sinjar et qui par la suite formeront une partie des troupes des unités de résistance du Sinjar (YBS) en Syrie. Mais pour l’essentiel de ces femmes, combattre est une question de survie. Ne plus subir les atrocités dont elles sont les toutes premières victimes, juste parce qu’elles sont yézidies. Je crois que c’est la conscience de ne pouvoir rester passives devant ce qu’elles risquent de subir qui les ont amenées à rejoindre Xate. Et aussi le fait que les hommes n’ont pas su les défendre. Avant de prendre sa décision, Xate a demandé l’autorisation à son père et au baba cheikh (le plus haut dignitaire religieux) et elle a obtenu leur bénédiction. Peut-être est-ce aussi le cas de ces jeunes filles, car elles nous font comprendre que leurs familles sont fières d’elles. Même si, lors de quelques entretiens avec des hommes yézidis, certains se sont montrés très réticents à propos de cette décision, contraire à leurs traditions. Ces combattantes sont connues pour leur efficacité, une fois for- mées aux armes ; certaines sont même devenues de redoutables « sni- pers » et, disent-elles, leurs youyous sont une arme supplémentaire

140 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 à la rencontre des femmes combattantes au kurdistan

qui terrorise les membres de Daesh ! En outre, pour ces derniers, être abattu par une femme est un déshonneur qui les empêche d’être considérés comme des « martyrs ». Dans le Sinjar, région à majorité yézidie, des femmes yézidies se sont battues aux côtés du PKK. Le mouvement kurde de Turquie a joué un rôle primordial dans la libération du Sinjar de la férule isla- mique (même si les peshmergas ne veulent pas le reconnaître) car il est beaucoup plus aguerri que les Kurdes d’Irak. Ce qui n’est pas sans poser de gros problèmes politiques. Le PKK n’est pas en odeur de sainteté au Kurdistan d’Irak : on juge ses méthodes rigides et souvent brutales, et son idéologie marxiste est trop « moderniste » par rapport aux traditions locales ; d’autre part il pose de sérieux problèmes au PDK, le parti gouvernemental de la région autonome du Kurdistan, qui veut absolument protéger ses liens avec la Turquie. La présence du PKK, honni par Recep Tayyip Erdoğan, lui pèse. Enfin, le PKK intègre dans ses rangs des yézidis, qui ne sont pas musulmans, n’appar- tiennent pas aux « religions du Livre », et sont considérés comme des idolâtres, adorateurs du feu et du diable ; ils sont donc à peine tolérés par les Kurdes en général, pas plus que ne l’est le PKK auprès de la population du Kurdistan irakien… Les femmes kurdes d’Irak non yézidies n’ont pas pris les armes mais elles sont tout aussi opposées à l’organisation État islamique et à ses méthodes barbares. De plus, les hommes de Daesh sont des Arabes et de tout temps les Kurdes ont eu à pâtir des Arabes, en tant que mino- rité. Que ce soit en Irak ou en Syrie. Les yézidis étaient nombreux à vivre dans le Sinjar, mais ils résident également en Turquie et dans d’autres pays de la région. Cibles préfé- rées des musulmans en général et tout particulièrement des islamistes radicaux et de l’islam politique, ils sembleraient être devenus égale- ment une cible des Kurdes. Des nouvelles récentes les concernant sont alarmantes puisque Massoud Barzani, le président du Kurdistan ira- kien, vient de déclarer qu’il est interdit de les armer. Deux semaines plus tôt, une forte manifestation anti-yézidie a eu lieu à Dohouk, ville importante du nord du Kurdistan d’Irak. Elle n’a pas été empêchée. Les anciennes victimes kurdes vont-elles se transformer en bourreaux ?

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 141 l’occident face à la syrie

Les Kurdes jusqu’à présent n’ont pas manifesté de comportements ostracisant fondés sur des bases religieuses ou ethniques ; ils ont même accueilli des réfugiés de toutes confessions et des Arabes. Aujourd’hui contre Daesh, les Kurdes sont partout en première ligne, que ce soit ceux du Kurdistan de Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD), proche idéologiquement du PKK ; ou que ce soit ceux du Kurdistan irakien, les peshmergas. Nous ne devrions pas hésiter à saluer leur cou- rage, car, indirectement, c’est aussi pour nous qu’ils se battent.

La tradition népotique laisse peu de place aux élites

Sur le plan politique, la question se posera de savoir quel est l’en- nemi principal de ce Kurdistan quasi autonome mais toujours divisé. Daesh ? Les yézidis ? L’adversaire politique irakien ? Ou le PKK ? Et quel sera l’avenir de ces combattantes valeureuses, une fois la paix revenue ? Beaucoup de Kurdes rencontrés lors de nos déplacements cri- tiquent vertement le gouvernement de M. Barzani, tandis que d’autres, (séquelle du système tribal ?) en ont fait leur idole. En tout cas, il est évident que les deux partis en présence au Kurdistan s’exècrent. Et des deux côtés, il semble que règne le même désir de pouvoir, la même corruption, affirment certains ; la tradition népotique ne laisse pas de place aux remarquables cadres, souvent formés à l’étranger, qui ne trouvent pas de travail chez eux. On risque d’assister à une rapide fuite de cerveaux malgré l’indéniable attachement de ces élites, relati- vement nombreuses, à leur kurdicité et au Kurdistan. Le fait que cette région est à ce point dépendante de la Turquie détermine le comportement de ses dirigeants envers le PKK. Parti marxiste, raide dans ses mœurs et son idéologie, brutal dans ses méthodes, il est devenu depuis des décennies la bête noire du pou- voir turc, et est considéré par la communauté internationale comme un mouvement terroriste qu’il faut éradiquer. (Signalons cependant que s’il ne s’était pas constitué, dans les années quatre-vingt, personne n’aurait entendu parler des Kurdes de Turquie et du sort qui leur était

142 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 à la rencontre des femmes combattantes au kurdistan

fait.) Aujourd’hui, M. Erdoğan, président de la Turquie après des élec- tions pour le moins douteuses dans ses méthodes, semble sur le point de commettre un véritable nettoyage ethnique dans le sud-est de son pays…

En conclusion, que j’espère provisoire, le Kurdistan s’est trans- formé en une région politiquement extrêmement complexe où l’on ne peut pas s’attendre à une démocratie au sens où nous la conce- vons et telle que ses élites la concevaient. Cela s’explique par une population à la fois nationaliste et traditionaliste, et par un système tribal encore puissant. Et ce malgré des efforts réels pour l’édu- cation et la santé, malgré des élites remarquables, y compris fémi- nines, et malgré des institutions étatiques qui se veulent modernes.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 143

ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

146 | L’argent fait-il le bonheur ? › Annick Steta

153 | Éclat et éclipse du génie › Michel Delon L’ARGENT FAIT-IL LE BONHEUR ?

› Annick Steta

epuis sa constitution en discipline, qui a eu lieu à la fin du XVIIIe siècle avec la publication par Adam Smith des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, l’analyse économique s’est essen- tiellement intéressée au fonctionnement des marchés Det aux arbitrages des individus supposés rationnels. Fondée sur l’obser- vation des faits, elle a longtemps répugné à étendre son champ à des notions aussi subjectives que le bien-être ou le bonheur. Elle a ainsi négligé la proposition du philosophe utilitariste Jeremy Bentham, qui avait conçu une méthode de calcul destinée à mesurer le plaisir produit par une action précise. Le felicific calculus comprenait sept

variables : l’intensité du plaisir, sa durée, sa Annick Steta est docteur en sciences certitude ou son incertitude, sa proximité économiques. ou son éloignement dans le temps, sa fécon- › [email protected] dité – un plaisir qui en entraîne d’autres est plus utile qu’un plaisir simple –, sa pureté – un plaisir qui n’entraîne pas de souffrance ulté- rieure est plus utile qu’un plaisir qui risque d’en amener –, enfin son étendue, ou le nombre d’individus concernés. Dans son Histoire de l’analyse économique, Joseph Schumpeter a décrit de la façon suivante le calcul hédoniste cher à Bentham :

146 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 études, reportages, réflexions

« Les plaisirs et les peines de chaque individu sont supposés être des quantités mesurables susceptibles de s’additionner (algébriquement) pour former une quan- tité appelée le bonheur individuel […]. Ces “bonheurs” individuels sont de nouveau totalisés pour former un total social, tous étant comptés pour un poids égal […]. Cette analyse produit le principe normatif de l’utili- tarisme, à savoir le plus grand bonheur du plus grand nombre. (1) »

Les économistes néoclassiques dénièrent toute valeur scientifique aux travaux fondés sur le niveau de bonheur déclaré par les individus au motif que le caractère subjectif du bonheur rendrait impossibles les comparaisons interpersonnelles en la matière. Délaissés par l’analyse économique, les principes du felicific calculus séduisirent toutefois un grand nombre de psychologues au XXe siècle. Dans le même temps, certains économistes furent amenés à renoncer, pour partie du moins, à l’hypothèse de rationalité qui constituait l’une des pierres angulaires de leur discipline. Ce fut le cas de James Duesenberry, qui montra en 1949 que le niveau de consommation d’un individu dépend moins de son revenu que des comportements de consommation de son entou- rage. Si les voisins d’une personne affichent un train de vie élevé, celle-ci accroîtra ses dépenses pour « être à la hauteur ». C’est le sens de l’expres- sion Keeping up with the Joneses (« se maintenir au niveau de la famille Jones »), popularisée par une bande dessinée publiée par des journaux américains de 1913 à la Seconde Guerre mondiale : s’aligner sur le niveau de consommation de ses voisins est indispensable pour ne pas déchoir socialement (2). L’effet de démonstration mis en évidence par Duesenberry et validé par des études empiriques ultérieures porta un coup à l’hypothèse de rationalité des agents économiques : son existence montre en effet clairement que des motifs psychologiques entrent en ligne de compte dans les choix de consommation des individus. La remise en cause de l’hypothèse de rationalité facilita la sortie du purgatoire du felicific calculus benthamien. L’idée selon laquelle le niveau de bien-être ou de bonheur atteint par un groupe d’individus­

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 147 études, reportages, réflexions

ou une société pouvait être estimé à partir de données déclaratives connut un regain de faveur au début des années soixante-dix. La méthode statistique proposée en 1975 par Richard McKelvey et Wil- liam Zavoina permit quant à elle de contourner la critique portant sur l’impossibilité de faire des comparaisons interpersonnelles en la matière. Ce climat nouveau permit à l’économie du bonheur de se développer rapidement (3). Les auteurs travaillant dans ce champ uti- lisent une technique relativement simple : elle repose sur des enquêtes comprenant des questions demandant aux personnes interrogées de se situer sur une échelle de satisfaction (4). Les réponses des enquê- tés sont interprétées comme une mesure synthétique de leur qua- lité de vie. Dans un premier temps, une certaine suspicion entoura l’utilisation de déclarations subjectives : on craignait qu’elles reflètent davantage l’humeur d’un individu ou les circonstances particulières dans lesquelles il se trouve lors de la réalisation de l’enquête que son niveau de satisfaction. Un certain nombre d’indices permet cependant d’avoir foi en leur robustesse. Comme le note l’économiste française Claudia Senik, « certaines associations entre bonheur déclaré et condi- tions de vie se retrouvent systématiquement, quels que soient le pays et les années de recueil des données ». Le bonheur déclaré décroît ainsi jusqu’à l’âge de 45 ans avant de remonter, formant de la sorte une courbe en U. Les chômeurs se disent systématiquement plus malheu- reux que les individus disposant d’un emploi. Dans les pays dévelop- pés, les femmes s’avouent plus heureuses que les hommes. Différents tests de validité ont par ailleurs mis en évidence une corrélation entre le niveau de bonheur déclaré et des mesures physiologiques comme la tension artérielle ou le rythme cardiaque (5). Enfin, le niveau de bien-être déclaré par un individu constitue un indicateur relativement précis de la probabilité de souffrir dans le futur d’une maladie coro- narienne : le risque de développer une telle pathologie est notamment accru par l’insatisfaction liée à l’activité professionnelle (6). L’Américain Richard Easterlin s’est, le premier, penché sur la rela- tion entre croissance économique et bonheur. Dans une étude publiée en 1974 (7), il a montré que la forte croissance dont avaient bénéfi- cié les États-Unis entre 1947 et 1970 ne s’était pas traduite par une

148 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’argent fait-il le bonheur ?

­augmentation du pourcentage d’Américains se déclarant « très heu- reux ». Des travaux ultérieurs ont permis d’étendre cette conclusion à d’autres régions du monde ainsi qu’à d’autres périodes. Les résul- tats obtenus par Easterlin entrent néanmoins en contradiction avec les enseignements d’études portant sur des individus ou des groupes d’individus. Il existe ainsi une corrélation étroite entre le bonheur moyen par habitant et le cycle économique. Au sein d’un pays donné, qu’il soit développé ou en développement, on observe par ailleurs une corrélation entre le revenu et le bonheur déclaré : les riches sont plus heureux que les pauvres. D’autres recherches ont établi qu’une hausse du revenu individuel entraîne une augmentation du bien-être ressenti. L’exemple de la réunification allemande est particulièrement révéla- teur à cet égard : les Allemands de l’Est, dont le revenu a augmenté rapidement et de façon inattendue en raison des conditions dans les- quelles s’est faite l’unification des deux Allemagnes, ont déclaré une forte augmentation de leur bien-être à partir de 1991. Enfin, les habi- tants des pays riches se disent plus heureux en moyenne que ceux des pays pauvres (8). Easterlin s’est employé à expliquer les résultats paradoxaux aux- quels il était parvenu. Il s’est inspiré pour ce faire de la théorie psycho- logique de l’écart, selon laquelle l’être humain évalue sa situation par rapport à un point de référence. Autrement dit, tout est relatif. Si la satisfaction d’un individu dépend non seulement de son revenu, mais aussi du revenu des personnes auxquelles il se compare, l’augmen- tation du revenu de tous ne peut accroître le bien-être de tous. Les individus sont davantage sensibles au maintien de leur statut social, qui est pour partie lié à l’écart de revenu les séparant du reste de la population, qu’à la hausse absolue de leur pouvoir d’achat. Ils sont par ailleurs plus enclins à comparer leur situation à celle de gens mieux lotis qu’eux qu’à celle de gens moins favorisés ou de l’ensemble de la population. Les individus se révèlent enfin perpétuellement insatis- faits : lorsque leur sort s’améliore, ils changent de groupe de référence et en retiennent un dont les membres sont plus riches encore que le précédent. S’ils se comportent de cette manière, c’est parce que le surcroît de satisfaction lié à une hausse de leur revenu se dissipe assez

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 149 études, reportages, réflexions

rapidement : leur niveau d’exigence augmente avec leur niveau de vie. La réalisation d’études fondées sur des données plus riches que celles dont disposait Easterlin a conduit à nuancer les conclusions obtenues par ce dernier. Dans un article publié en 2012 (9), Daniel W. Sacks, Betsey Stevenson et Justin Wolfers ont ainsi montré que le revenu absolu est un déterminant essentiel du niveau de satisfaction atteint par un individu ou par la population d’un pays. Les conclu- sions obtenues par ces auteurs minorent par ailleurs l’importance du revenu relatif. Les données utilisées ne permettent pas de mettre en évidence l’existence d’un point de satiété : la satisfaction déclarée aug- mente lorsque le revenu augmente, quel que soit le niveau de revenu atteint. Le bien-être des habitants d’un pays riche est supérieur à celui des habitants d’un pays pauvre ; un écart de bien-être comparable peut être observé entre riches et pauvres au sein d’un pays donné. Le lien entre hausse du revenu et accroissement du bien-être devient enfin moins clair lorsqu’il est examiné à travers le temps. Si les données collectées font apparaître une élévation de la satisfaction exprimée par les individus à mesure que le produit intérieur brut (PIB) par tête augmente dans le cas du Japon comme dans celui de plusieurs pays européens, il n’en va pas de même aux États-Unis : alors que le PIB par tête a doublé dans ce pays depuis 1972, le bien-être a légèrement diminué. Selon les auteurs de cette étude, l’accroissement spectacu- laire des inégalités constaté aux États-Unis durant cette période pour- rait partiellement expliquer l’apparition d’une relation négative entre revenu et bien-être. Les recherches menées par Daniel W. Sacks, Betsey Stevenson et Justin Wolfers ouvrent la voie à une réhabilitation de la croissance économique. Depuis une quarantaine d’années, la priorité accordée à la croissance a fait l’objet de critiques régulières émanant notamment des écologistes et de la gauche du spectre politique. La contradiction entre les conclusions d’Easterlin et celles d’études suggérant l’existence d’une relation positive entre revenu et bonheur au niveau individuel ou infranational avait contribué à remettre en cause la promesse du développement économique : pourquoi faire de la croissance l’objectif premier des politiques économiques si elle n’est pas associée à une

150 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 l’argent fait-il le bonheur ?

satisfaction supérieure ? En ce sens, la levée du paradoxe d’Easterlin par des travaux récents a donné une nouvelle légitimité à la quête de la croissance. En témoigne l’évolution récente des autorités du Bhoutan, le pays du « bonheur national brut ». En 1972, le roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck, préconisa le recours au bonheur national brut (BNB) comme alternative au PIB. Le BNB, pour lequel il n’existe pas d’indicateur chiffré, repose sur quatre piliers : le développement économique, la promotion des traditions bhoutanaises, la préserva- tion de l’environnement et la bonne gouvernance. Une « commission du bonheur national brut » (10) a pour mission d’évaluer l’impact des politiques mises en œuvre sur le niveau de bien-être des habitants du pays. Afin d’accroître le BNB, le gouvernement du Bhoutan a pris une large palette de mesures allant de la gratuité de l’éducation et des soins médicaux à la conversion à l’agriculture biologique, qui devrait être achevée d’ici à 2020. Les innovations étrangères sont soigneusement examinées avant d’avoir droit de cité : les habitants n’ont accès à Inter- net et à la télévision que depuis 1999. De façon plus anecdotique, les chaînes occidentales de fast-food n’ont pas été autorisées à ouvrir des établissements au Bhoutan. S’il est incontestable que ce petit royaume himalayen de 740 000 habitants est parvenu de la sorte à préserver ses paysages et sa culture, il est néanmoins confronté depuis quelques années à une profonde crise économique et sociale caractérisée par la montée du chômage et de l’endettement public, la corruption, l’aug- mentation du nombre de personnes souffrant d’alcoolisme, de dépres- sion ou de troubles mentaux, et la hausse du taux de suicide. La dégra- dation de la situation du pays a conduit le Premier ministre entré en fonctions en juillet 2013, Tshering Tobgay, à déplorer que « le BNB ait été imposé au fil du temps comme un Graal absolu, occultant la nécessité de générer de la richesse » (11). Bien que le Bhoutan n’ait pas abandonné le BNB, qui est devenu sa marque de fabrique et irrigue de nombreuses réflexions à l’échelle internationale, le nouveau gouverne- ment cherche à relancer l’activité de façon à faire progresser l’emploi et le revenu. Si la croissance économique est porteuse de bien-être, c’est non seulement parce qu’elle permet aux individus de développer leurs

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 151 études, reportages, réflexions

capacités, mais aussi parce qu’elle les autorise à croire en un avenir meilleur : se projeter dans le futur de façon positive rend plus heureux. Encore faut-il en être capable. Or les Français ne semblent pas avoir le don du bonheur. Réalisée tous les deux ans depuis 2002, l’Enquête sociale européenne (ESS) révèle que nos concitoyens se disent moins heureux que la plupart des autres Européens. Leur niveau de bon- heur déclaré se situe par ailleurs nettement en dessous de ce que leur PIB par tête laisserait prévoir. Les immigrés échappent à ce « malheur français » : ceux qui se sont installés en France ne se déclarent ni plus ni moins heureux que ceux qui vivent dans d’autres pays européens. Quant aux Français résidant à l’étranger, ils s’affirment moins heu- reux que les autres Européens vivant hors de leur pays d’origine. Cette faible aptitude au bonheur pourrait être expliquée pour partie par le pessimisme dont témoignent les réponses des Français aux questions de l’enquête ESS portant sur leur vision de l’avenir. Le sentiment de déclin qui les habite pourrait, selon Claudia Senik, contribuer à ce mal-être : ils souffrent de voir leur pays ramené au rang d’une puis- sance moyenne sur la scène internationale (12). Pour que les Français retrouvent confiance en l’avenir, peut-être faut-il qu’ils cessent de vivre dans la nostalgie d’un passé qu’ils idéalisent et qui les paralyse.

1. Joseph Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, tome I : L’âge des fondateurs, Gallimard, 1983, p. 188. 2. Nick Powdthavee, The Happiness Equation. The Surprising Economics of Our Most Valuable Asset, Icon Books, 2010, p. 23-26. 3. Idem, p. 26-29. 4. Les « économistes du bonheur » utilisent indifféremment les termes « bonheur », « bien-être » et « satisfaction ». 5. Claudia Senik, l’Économie du bonheur, Seuil, coll. « La République des idées », 2014, p. 14. 6. Stephen M. Sales et James House, « Job dissatisfaction as a possible risk factor in coronary heart disease », Journal of Chronic Diseases, 1971, vol. 23, p. 861-873. 7. Richard Easterlin, « Does economic growth improve the human lot ? Some empirical evidence » in Paul A. David et Melvin W. Reder (éd.), Nations and Households in Economic Growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz, Academic Press Inc., 1974, p. 89-125. 8. Claudia Senik, op. cit., p. 21-26. 9. Daniel W. Sacks, Betsey Stevenson et Justin Wolfers, « The new stylized facts about income and subjec- tive well-being », Emotion, 12(6), p. 1181-1187, décembre 2012. 10. http://www.gnhc.gov.bt/ 11. Charlotte Fargue, « L’indice du “bonheur national brut” remis en cause au Bhoutan », la Croix, 15 août 2013. 12. Claude Senik, op. cit., p. 103-117.

152 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 ÉCLAT ET ÉCLIPSE DU GÉNIE

› Michel Delon

l’article « Génie » dans le dictionnaire de Fure- tière, qui donne l’état de la langue française à la fin du XVIIe siècle, on trouve une série de signi- fications bien différentes les unes des autres. Un premier sens désigne les esprits et démons qui accompagnentÀ les hommes, selon les Anciens, qui les inspirent et les animent. Un deuxième concerne les anges chrétiens, le troisième un vaste esprit « capable de tout » et le quatrième le talent naturel et « la disposition qu’on a à une chose plutôt qu’à une autre ». Ce feuilleté lexical superpose les époques et résume l’histoire d’une idée complexe. Des païens aux chrétiens, les génies servent d’intermédiaire entre les hommes et le divin, ils interviennent comme protecteurs personnels. Dans le contexte chrétien, ils prennent la forme d’anges gardiens ou bien de saints patrons, à moins qu’ils n’incarnent le capital physique et moral dont dispose chaque créature. Leur existence et la dévotion qu’ils suscitent sont l’objet de débats théologiques entre catholiques et réformés. Mais le mouvement général fait passer des génies extérieurs à une force intérieure, d’une puissance divine à une énergie indivi- duelle. Le génie devient une force expansive qui pousse Alexandre à conquérir des royaumes et Homère à faire entendre les aventures

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 153 études, reportages, réflexions

d’Achille ou d’Ulysse. Il distingue l’individu exceptionnel qui impose sa volonté et n’a que faire des règles bonnes pour le commun des mor- tels. On avait du génie, on est désormais un génie. Tel est le nœud du problème, exposé par l’historien américain Dar- rin M. McMahon, qui repère dans l’Europe du XVIIIe siècle ce bas- culement, substituant à un idéal de conservation des modèles la quête de la nouveauté et de l’originalité (1). Le génie devient celui qui fraie le chemin vers un avenir différent et, espère-t-on, meilleur. C’est l’in- venteur du futur, poète aux accents prophétiques ou bien ingénieur imaginant des machines inédites, savant résumant l’univers en une équation ou bien législateur fondant une cité radieuse. Diderot a com- pris le dilemme : dans un palais royal ouvert à tous les trafics, il met aux prises le philosophe,­ travailleur intellectuel appliqué, et un artiste raté et lucide, le neveu de Rameau. Ils parlent d’art et de morale. Au philosophe qui vante le génie au service de la société, le neveu objecte l’égoïsme des créateurs et le risque de dérive de celui qui n’a de comptes à rendre à personne. L’un croit à la postérité comme revanche des génies incompris, l’autre ne jure que par la réussite immédiate. L’esthétique remplace vite l’éthique et l’on ne peut refuser son admi- ration au grand criminel. Diderot n’a pas osé publier de son vivant ce Neveu de Rameau qui paraît pour la première fois en 1805, en Alle- magne, dans la traduction de Goethe. Les paradoxes de la modernité y sont exposés. Le noble se référait traditionnellement à la gloire. La célébrité s’y substitue et l’efficacité l’emporte sur la reconnaissance future. Le génie consiste-t-il à gagner des batailles, à conquérir le pouvoir et à faire une belle fortune ? La question taraude le public, prompt à applaudir l’exploit. Le culte du génie s’impose dans les pays européens, en France en particulier, au moment où baisse la pratique religieuse et où l’égalité semble niveler la société. Le génie conserverait quelque chose de divin tandis que les dons qui semblent à sa disposition l’exonèrent de la loi commune. Les savants du XIXe et du XXe siècle cherchent pourtant à soumettre les êtres d’exception aux règles générales. Le génie relève-t-il d’une grâce inexplicable ou bien peut-on en rendre compte par la physiologie ou par l’environnement ? L’opposition entre l’inné et l’acquis traverse les

154 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 éclat et éclipse du génie

sociétés d’aujourd’hui comme les querelles théologiques ont secoué celles d’hier. Au milieu du XIXe siècle, un médecin va jusqu’à décrire le génie comme « un état semi-morbide », tandis que le criminologue italien Cesare Lombroso associe génie et folie dans le titre d’un de ses essais. On s’accorde aujourd’hui sur le génie de Mozart ou sur celui d’Einstein. Les difficultés qu’ils ont connues dans leur vie semblent excuser leur supériorité et leur suprême aisance dans les notes ou dans les chiffres. Leur décalage par rapport à leur époque les récon- cilie avec l’avenir. Mais on se méfie des génies trop en prise sur la réalité, dictateurs encensés par leur service de propagande, chefs de multinationales qui manipulent l’opinion, et de tous ceux qui s’arrogent le droit de parler au nom d’une race ou d’un peuple. On est pris entre le soupçon à l’égard de ceux qui se mettent au-dessus de la loi et la nostalgie de visionnaires qui nous suggèrent une route nouvelle. L’essai de Darrin M. McMahon a le mérite de risquer la longue durée et d’associer l’information historique aux inquiétudes présentes. Il revient pour ce faire à une discipline qu’avait fait négli- ger, il y a un demi-siècle, la « French theory », pour la nommer de cette expression américaine. L’histoire des idées préfère le bricolage aux grandes machines schématiques, le braconnage interdiscipli- naire à la rigueur méthodologique, les phénomènes lents et graduels aux ruptures et coupures épistémologiques. Il est symptomatique que ce jeune historien d’aujourd’hui reprenne une enquête amorcée il y a presque un siècle par un historien viennois, Edgar Zilsel, qui a publié en 1926 le Génie, histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance (2), symptomatique qu’il croise la suggestive étude de Roland Mortier sur l’originalité (3) et surtout qu’il rencontre une belle recherche sur les « figures du génie dans l’art français » durant la première moitié du XIXe siècle (4). Thierry Laugée apporte son analyse du rôle joué par l’image dans la constitution des figures géniales. La peinture et la gravure com- posent et fixent des scènes qui scandent leur vie et en prouveraient l’exemplarité. Longtemps, la création picturale a été organisée selon une hiérarchie des genres. La peinture d’histoire qui empruntait ses

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 155 études, reportages, réflexions

sujets à la Bible et à l’Antiquité semblait la plus noble. Elle privilégiait les grands formats. Portraits, paysages et scènes de genre qui introdui- saient dans la vie domestique étaient de dimensions plus modestes et d’une dignité jugée inférieure. La France postrévolutionnaire connaît une mutation de ce système. Présentés dans leur vie privée, les grands hommes rivalisent avec les saints et les héros, la vie culturelle acquiert l’éclat des événements dynastiques et militaires. C’est ainsi que le Salon de 1802 présente Molière lisant le Tartuffe chez Ninon de Lenclos de Nicolas-André Monsiau. La scène est anec- dotique, mais elle met en valeur le grand dramaturge, à mi-chemin entre peinture d’histoire et peinture de genre. Deux ans plus tard, Monsiau donne au public la Mort de Raphaël. La biographie des artistes est ainsi rythmée par des épisodes qui en montrent le génie : révélation de l’artiste encore enfant, reconnaissance du créateur par son mécène, apothéose du créateur mourant. Giotto ou Pous- sin sont montrés, encore inconnus, dessinant sur un mur, Apelle se voir offrir par Alexandre sa maîtresse Campaste tandis que Charles- Quint se baisse pour ramasser le pinceau du Titien. La mort enfin consacre la reconnaissance sociale. C’est pourtant compter sans la mélancolie propre aux artistes et sans les affres de la création. Géri- cault meurt avec le sentiment de n’avoir rien fini. En 1835, deux élèves de David, Léopold Robert, le peintre des brigands romains, et Antoine-Jean Gros, l’auteur de Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa et du Champ de bataille d’Eylau, se donnent la mort. L’un se tranche la gorge, l’autre se noie. Une toile du musée des Augustins à Toulouse transfigure l’épisode, elle est intitulée « Gros s’élance dans l’éternité ». La chute se change en assomption, sans pour autant apaiser les angoisses d’autres candidats au suicide. Les peintres fré- quentent les asiles d’aliénés, peignent les malades, se laissent fasciner par la folie. Les portraits d’aliénés par Géricault sont frappants. Une figure cristallise les liens du génie et de la folie, Torquato Tasso, le poète italien, inspire écrivains et peintres du XIXe siècle, au premier rang desquels Goethe, qui lui consacre une pièce jouée à Weimar en 1807, et Delacroix, qui présente le poète dans sa prison sur deux toiles de 1829 et 1839. Autant d’autoportraits du créateur en aliéné.

156 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 éclat et éclipse du génie

La société actuelle se méfie de toutes les élites, la démocratie se change en dictature des sondages d’opinion, tandis que la célébrité se dissout dans la visibilité médiatique et informatique. Ces riches études de l’idée de génie nous invitent à réfléchir sur le besoin de transcen- dance qui résiste à une égalité comprise comme uniformisation. Elles ont le mérite de poser la question du rapport entre invention et trans- gression. Les bouffées de « fureur divine » ne peuvent être simplement réglées par un système d’aide publique à la création ou par la seule loi du marché. Elles rappellent que l’être humain ne se réduit jamais à ses conditions d’existence et que l’avenir ne peut s’écrire d’avance.

1. Darrin M. McMahon, Fureur divine. Une histoire du génie, traduit par Christophe Jaquet, Fayard, coll. « L’épreuve de l’histoire », 2016. 2. Edgar Zilsel, le Génie, histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance, traduit par Michel Thévenaz, préface de Nathalie Heinrich, Minuit, 1993. 3. Roland Mortier, l’Originalité, une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières, Droz, 1982. 4. Thierry Laugée, Figures du génie dans l’art français (1802-1855), Presses de l’université Paris-­Sorbonne, 2015.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 157

LITTÉRATURE

160 | Dernière rencontre Maurice G. Dantec. « La vraie littérature est dangereuse » › Samuel Estier

175 | « La littérature est aussi une réparation » › Karine Tuil

181 | Sous le soleil de Bernanos › Stéphane Guégan DERNIÈRE RENCONTRE MAURICE G. DANTEC « La vraie littérature est dangereuse »

› Entretien réalisé par Samuel Estier

Il ne faut pas se tromper de Maurice Dantec. Romancier de science- fiction qui a fracassé les cadres avec ses romans cultes comme la Sirène rouge (1), les Racines du mal (2), ou encore Babylon Babies (3), essayiste enfiévré par sa conversion à un catholicisme de combat – le Théâtre des opérations (4) –, polémiste incandescent considérant que la littérature contemporaine était envahie de « Paul Bourget et de Paule Bourgette », rocker à l’encre, il était certes tout cela, comme le rappellent les hommages venus saluer son œuvre depuis son décès le 25 juin 2016. Mais toutes ces postures étaient enroulées autour d’une seule quête, habitées par une obsession : la résistance de l’âme. Y compris quand elle semble avoir disparu, engloutie dans l’étrange ontologie postmoderne des créatures mi-humaines, mi-robots qui peuplent ses romans et qui ont une intelligence, une imagination, des sensations, mais presque plus d’âme. Créatures auxquelles il semble qu’en effet on arrache l’âme, et qui se battent dans la nuit pour la récupérer. Dantec cherche le point de résistance de l’unité de la personne humaine – l’unité du visible et de l’invisible – dans le combat spirituel en cours, qu’il situe à un millimètre de l’Apocalypse. Il veut savoir s’il est possible de nous extirper l’immortalité en nous volant notre âme. Il veut expérimenter la dernière lutte avant la soumission de l’espèce à Satan ou à Dieu. Il croit à un « plan » de Dieu et du diable sur les hommes. Toute l’œuvre de Dantec est une lutte de plans. Le diable veut déconstruire l’homme pour le reconstruire selon ses plans, c’est-à-dire sans âme, entièrement soudé à sa volonté. Le diable est un

160 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 littérature

décodeur-codeur. L’âme, chez Dantec, est la voix de l’invisible en chacun. C’est la vocation. C’est la singularité de la vie de chacun, la fabrique de la personne. C’est la trajectoire idéale dans le monde. C’est la boussole du destin. Elle est immortelle parce qu’elle porte la trace de la création divine, et le diable veut la rendre mortelle. Avec Dantec, la science-fiction sert de trame narrative au plus vieux des combats. Trois écrivains prophétiques auront marqué la fin des années quatre- vingt-dix et le début des années deux mille : Maurice G. Dantec, Michel Houellebecq et Philippe Murray. Houellebecq, qui jusqu’à présent ne croit pas à l’âme, imagine que nous peuplerons tristement la Terre en ayant inventé la vie éternelle, qui sera d’un ennui immortel. Nous aurons troqué l’espérance contre le confort, l’avenir contre le présent continu, l’éternité contre l’illimité. On ne sait pas très bien à quoi ressemblera un cerveau après mille ans de confort, mais on suspecte qu’il va y avoir une vraie dégradation des œuvres posthumaines par rapport aux œuvres humaines. Murray a décrit un autre genre d’aspiration par le vide, qui est une sorte de gigantesque désir de létal déguisé en progressisme gai, en abolition révolutionnaire de tous les obstacles aux désirs les plus crétins. La grande démission de la vie face à la mort. La fusion-absorption de la mort avec la vie, l’occultisme universel, les morts-vivants festifs. La politique de l’ectoplasme agité, du feu follet militant. Bref, il a habillé pour l’hiver éternel le projet socialiste. Houellebecq, c’est l’impasse de l’éternité concrète. Murray, c’est le règne des morts-vivants dans la confusion originelle. Dantec, dans ce trio, représente le drame eschatologique, la querelle du Salut universel et de Satan. Si l’on suit bien la littérature contemporaine dans ce qu’elle a de meilleur, nous avons à éviter trois écueils : s’emmerder pour l’éternité, devenir un mort agité, et foncer vers la damnation. Dans cet extrait de l’entretien qu’il a accordé à l’universitaire Samuel Estier en mai 2015 et que nous espérons voir édité dans son intégralité, on le voit de façon très éclairante raconter et vivre sa culture. Il la puise d’abord aux sources d’une marginalité rock qui va se transformer en projet humanitaire de rue, concret, discret, loin du destroy narcissique ou de la radicalité militante qui sont les deux grands destins types de sa génération. Il construit aussi sa culture en s’interrogeant en permanence sur les grands choix techniques, sur ce monde de la technique qui fait le nouveau fond de tableau de la querelle spirituelle. On le voit enfin lecteur, lecteur insatiable, et, ce qui est rare, sans la moindre trace de jalousie ou de souffrance d’amour-propre pour ceux qu’il place très haut. Cette candeur, comme ses colères de premier chrétien, vont nous manquer. Marin de Viry

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 161 maurice g. dantec

Samuel Estier – Michel Houellebecq et vous, êtes-vous des écrivains réactionnaires ?

Maurice G. Dantec Quand on nous traite, Michel et moi, «de « nouveaux réactionnaires », ce qui est une contradiction dans les termes, on ne sait pas ce que dit cette expression ; qu’est-ce que ça veut dire, « réactionnaire » ? Là encore, c’est quoi la définition, messieurs-­ dames ? Je pense que si Michel Houellebecq a détonné comme un champignon atomique dans le paysage littéraire français, c’est parce qu’il n’était pas en réaction envers un état des lieux, il était plutôt en anticipation, d’une certaine manière. Je trouve que ses deux premiers romans sont de la science-fiction au sens ballardien. La littérature que Ballard appelait de ses vœux et qu’il essayait de produire instaurait le même rapport qu’il y a entre contenu manifeste et contenu latent – je crois qu’il disait « des rêves » –, c’est-à-dire qu’il y a constamment un réalisme, mais dans Crash ! (5), ou la Foire aux atrocités (6), il débusque le contenu latent de la réalité, sous le contenu manifeste. C’était très fort, et je pense que Houellebecq a fait la même chose.

Samuel Estier – Pour Michel Houellebecq, la naissance de la science- fiction, c’estFrankenstein ...

Maurice G. Dantec Il n’est pas dans le faux là-dessus.

Samuel Estier – Il cite souvent Clifford D. Simak...

Maurice G. Dantec Demain les chiens (7) est un roman absolument magistral. Les chiens imaginent ce qu’aurait été l’homme. Parmi les bou- quins de science-fiction dont il faut souligner l’importance, il y a, de John T. Sladek (8), un roman qui s’appelle en anglais Mechasm, qui est une contraction d’« orgasme » et de « mécanique » ; je ne dirai que ceci pour résumer le roman, c’est l’invasion du monde par les boîtes, et c’est absolument tordant, d’un humour glacial, et en même temps un putain de roman.

162 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la vraie littérature est dangereuse »

Samuel Estier – Vous dites autre chose, non pas sur le terme « réac- tionnaire » mais « conservateur » cette fois, c’est : « Qu’y a-t-il à conserver dans cette époque ? »

Maurice G. Dantec Si on se contentait de réagir, j’allais dire comme tous les indignés de la Terre, aucun intérêt. Houellebecq ne s’est pas contenté de réagir, il a agi précisément, il a fait acte, par la parole, comme disait Ernest Hello. Donc les gens qui l’ont affublé d’un qua- lificatif stylistique de type neutre, sans style, c’est pareil que ce que je viens de décrire, sur un autre plan.

Samuel Estier – En revanche, Michel Houellebecq a écrit pour le Figaro en 2003 un article que vous n’auriez pas pu écrire et qui s’intitule « Le conservatisme, source de progrès » (9)...

Maurice G. Dantec Le progrès, source de conservatisme... C’est toujours pareil : c’est quoi, le progrès, c’est quoi, la modernité ? Un des sujets, c’est effectivement l’état réel des technologies. Le point de départ, c’est : où est-ce qu’on en est réellement dans l’évolution « tech- nique » dont on nous vante régulièrement l’explosivité ? Et moi, c’est vrai que de plus en plus, j’ai un doute fondamental sur ce que sont devenues la science et les technologies, en gros depuis une trentaine d’années. Plusieurs fois je vous ai dit qu’il me semblait qu’il y avait eu un arrêt, une « mise au congélateur », de cette prétendue explosivité. Et c’est grave parce que c’est en train de formater le monde tel qu’il se défait. J’ai l’impression que sur beaucoup d’aspects, on est moins avancés qu’il y a trente ans, honnêtement. Et en particulier sur le plan des applications pratiques des technologies. La science, il faut voir, mais les applications techniques des découvertes scientifiques à mon avis ne suivent pas.

Samuel Estier – Faites-vous comme Michel Houellebecq une grande différence entre ceux qui se font enterrer et ceux qui se font incinérer et dont les cendres sont répandues dans la nature ?

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 163 maurice g. dantec

Maurice G. Dantec Oui, mais en même temps c’est pareil.

Samuel Estier – Michel Houellebecq dit qu’on perd en humanité en répandant les cendres, précisément, comme si ce n’était rien...

Maurice G. Dantec Ce n’est pas idiot.

Samuel Estier – Parce que pour lui un des critères de l’humanité est de garder la mémoire...

Maurice G. Dantec En tout cas, je vais y réfléchir. J’avais peut-être un point de vue plus neutre. À partir du moment où on est réduit en cendres, j’allais dire, on est « dispersable ». Je crois en la vie éternelle, donc après ce qu’il advient du corps, je n’ai pas dit de la chair, ce qu’il advient du corps de lumière dans l’espace-temps de la vie éternelle, pour moi, c’est plus essentiel que ce qu’il advient de la chair ici-bas. Après, c’est selon notre foi. Il m’est arrivé de penser : « Le jour où tu n’es plus qu’un morceau de chair et que tu vas pourrir, est-ce que tu voudrais, pour tes proches, un cimetière ? » Et à plusieurs reprises récemment, je le dis comme ça, mais bon, j’ai pensé à l’immersion. Après tout, l’océan, c’est une atmosphère comme une autre. Je serai dispersé d’une autre manière. Le retour aux origines. Mais bon, en fait, je le dis carrément comme je le pense, je m’en tape de ce que va devenir mon cercueil. Il faut faire au plus simple. C’est normal de vouloir se recueillir sur la tombe de son père, son mari, son ami, ça fait partie là aussi de l’humanité.

Samuel Estier – Les Tibétains déposent les cadavres dans la mon- tagne et des vautours viennent s’occuper de la carcasse, parce que c’est leur rôle de prendre l’esprit et de l’emmener...

Maurice G. Dantec Ah donc ils ne les bouffent pas ! Là encore, je suis catholique donc je ne ferai pas ça [...].

164 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la vraie littérature est dangereuse »

Samuel Estier – Que représente New York pour vous ?

Maurice G. Dantec Souvent les Américains – et parfois même les New-Yorkais – le disent : New York, ce n’est pas encore totalement les États-Unis, bizarrement, c’est une sorte d’interface. C’est quand même la ville où on arrive quand on émigre. Il y a un truc bizarre dans New York. C’est une ville extrêmement stimulante et très intéressante, c’est évident, ce n’est pas un petit village, et je trouve qu’elle est paradoxale. Par exemple la statue de la liberté, c’est bien sûr un cadeau de la France aux États-Unis, mais ce qu’on oublie de dire, c’est que c’est un cadeau des francs-maçons. La statue elle-même est une représentation tout à fait fidèle de la divinité de substitution à la Vierge Marie que les francs- maçons ont voulu promouvoir. Ça rappelle le fait – et ce n’est pas tout noir de dire ça – que la Constitution américaine et les États-Unis en tant que tels n’ont pas été entièrement fondés par des francs-maçons mais qu’ils étaient bien là, à travers Benjamin Franklin par exemple. Ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient diaboliques, ce n’est pas ça. Mais il y avait déjà le fait que ça a été une grave erreur dans la Constitution américaine de ne pas spécifier au moins l’attachement à la civilisation chrétienne. Moi je l’aurais fait, j’aurais tout verrouillé, je le dis cash ! Je peux admettre éventuellement une forme de libéralisme, mais je pense que dans le préambule de la Constitution ça aurait été pas mal de le redire. Mais précisément l’influence franc-maçonne a fait en sorte que ce ne soit pas fait. Le problème est soulevé à nouveau deux siècles après. Comment fait-on avec l’islam ? On n’y pensait pas à l’époque, l’islam c’était des confiseries et des babouches au milieu du désert.

Samuel Estier – J’ai entendu une franc-maçonne à la télévision récem- ment qui militait pour l’assistance au suicide et l’interdiction de la prostitution…

Maurice G. Dantec Ça ne me plaît pas, on est bien d’accord, même les origines de la franc-maçonnerie on sait ce que c’est. Peu importe, il faut juste admettre la réalité, c’est-à-dire que l’Europe au XVIIIe siècle

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 165 maurice g. dantec

est déjà sur la fin, précisément à cause de ça : l’athéisme, les Lumières, la franc-maçonnerie, la bourgeoisie. La Révolution est programmée. D’ail- leurs les révolutions française et américaine sont quasiment synchrones, avec une grand différence malgré tout, c’est que les États-Unis fondent leur révolution sur un acte d’indépendance à l’égard d’un empire, tandis que la France fait la sienne contre son roi. Ça aussi, c’est une très bonne analyse de Joseph de Maistre, le fait que la révolution française avait évidemment comme objectif la des- truction du royaume, et donc de la royauté, mais comme préambule à la destruction du catholicisme ; étant donné que le roi de France était encore un roi de droit divin, qu’il était donc « patronné » par Dieu le Père lui-même, et en tout cas par la papauté, la destruction du catho- licisme passait inévitablement – je ne dis pas obligatoirement – par sa décapitation, en tout cas par sa mise hors-jeu, et donc par l’institution d’une république. Là aussi c’était très clair, pour toute la bande : Dan- ton, Saint-Just, Robespierre. Peu importe qu’après ils se soient mas- sacrés les uns les autres. On a retrouvé ça avec le bolchevisme, qui est le digne descendant de cette révolution. Maistre disait grosso modo que la voie du catholicisme passait par celle du royaume. Bizarrement, les Français, tout au long du XIXe siècle, ont eu une nostalgie de la royauté, avec de faux empires, Napoléon… oui, même Napoléon, d’une certaine manière, c’est une sorte de retour du naturel. Mais ce n’est plus possible, la dynastie est morte. Un caporal d’ar- tillerie corse remplace le vide – la nature a horreur du vide. En plus, il faut bien le dire, c’était un militaire de génie. Il se tape les Européens les uns après les autres, le peuple français embarque.

Samuel Estier – J’ai une phrase de vous en tête : « La France était une idée que très peu de Français auront comprise. »

Maurice G. Dantec Oui, elle n’est pas mal, je dois dire. Parfois il m’en sort des comme ça. On ne peut pas calculer un aphorisme, c’est lui qui nous calcule ! (Rires.)

166 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la vraie littérature est dangereuse »

Samuel Estier – Parlons de l’écriture et de la vie quotidienne...

Maurice G. Dantec On va dire que pour les gauchistes – même si ça ne veut rien dire, en fait –, la vie quotidienne, dans tous ses aspects, même pratiques, était redevenue centrale à partir du milieu des années soixante. Le marxisme avait eu ses théoriciens, son système soviétique, les Chinois, les Albanais, en veux-tu en voilà, les Coréens du Nord, on passe sur les détails, et soudainement, cette génération d’après-guerre, qui a 18 ans en 1960, décide de remettre la vie quotidienne dans l’axe central. Les Ken Kesey, les Tom Wolfe et compagnie affirment que les théories politiques, « on n’en a plus rien à foutre, nous, on passe aux choses sérieuses », c’est-à-dire qu’on met en application. Donc on prend un bus, on avale deux, trois pilules et on traverse les États-Unis, par exemple. C’était la vie quotidienne, avec des questions comme : qu’est-ce qu’on bouffe ? Il faut lire par exemple Emmett Grogan, Ringolevio, chef-d’œuvre absolu de la littérature de la contre-culture. Patrick Raynal l’a publié dans la collection « La Noire », chez Gallimard (10). Ringolevio, c’est le nom d’un jeu que les kids new-yorkais pratiquaient, une sorte de gendarmes et voleurs à l’échelle de la ville. Ringolevio, c’est une autobiographie d’Emmett Grogan, qui a créé le groupe des Dig- gers. Dès 1966, il déboule à San Francisco, et se rend compte qu’il se passe quelque chose là-bas, que les jeunes commencent à ava- ler des acides et que personne ne les prend en charge. Ce n’est pas Woodstock, ils n’ont pas une tune, ils font la manche, ils sont dans les parcs. Emmett se dit : « Putain, qu’est-ce qui se passe là ? » et il monte avec trois, quatre mecs, les Diggers (« les creuseurs », je ne sais pas comment on peut traduire ça) et ils vont tout simplement – tu vas me dire c’est très con, mais personne ne le faisait – chercher de la bouffe pour nourrir les mecs dans ce qu’on pourrait appeler les halles, comme on dirait en France. Ils récupéraient ce qui était jeté, des légumes, des fruits, de la viande, du lait, etc., et ils organisaient la distribution gratuite aux jeunes hippies ou beatniks, peu importe. Donc Grogan est dans le concret, il n’est pas là en train d’écha- fauder des théories politiques. Il crée un groupe opérationnel pour

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 167 maurice g. dantec

­récupérer de la bouffe, et éventuellement d’autres trucs, pour aider la population émergente de Frisco. Et son bouquin est une pure tuerie, honnêtement.

Samuel Estier – Un écrivain comme Hunter S. Thompson vous a-t-il marqué ?

Maurice G. Dantec C’est marrant, au moment où tu prononces le nom j’étais en train de penser à lui, aux « Testaments gonzo » (11). Avec Hunter Thompson, on tombe soudainement sur un truc com- plètement déjanté, en même temps super bien écrit, enfin pas écrit avec ses pieds, et on pisse de rire, honnêtement. Ce mec du Kentucky, avec son dessinateur très « brit » complètement absent, en même temps com- plètement là, ses délires dans l’hôtel quand il se met à hurler à 2 heures du matin, complètement bourré... C’était important qu’il y ait un type qui amène cet humour à la dynamite dans cette mouvance, c’était bien, c’était déjà punk.

Samuel Estier – Sinon, à l’heure actuelle, où en est la trilogie Liber Mundi (12) ? En 2010 vous avez dit dans une interview que le lieu du troisième volet serait la mémoire elle-même...

Maurice G. Dantec Oui c’est vrai. C’est un projet qui mûrit depuis presque une dizaine d’années maintenant. Et qui a été à un moment donné – ça m’a aidé – un projet commun avec deux autres personnes, pour ce qu’on appelle maintenant une série à saisons, genre Lost, Dexter et compagnie. Puis ce projet a capoté, et donc je suis revenu à l’idée d’un roman. Ça risque d’être mon dernier gros machin parce que c’est du lourd là, honnêtement. J’espère que je pourrai l’écrire, surtout.

Samuel Estier – Je voudrais vous poser une question sur Artefact (13). Jamais un roman n’a autant impliqué son lecteur, lorsque vers la fin du troisième récit, « Le monde de ce prince », l’agent intérimaire du

168 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la vraie littérature est dangereuse »

diable, qui porte également la narration, devine et se rit du choix que le lecteur est appelé à faire dans son for intérieur entre la quantité et la qualité. Pensez-vous être capable d’aller plus loin dans ce tour de force littéraire et de faire encore mieux ?

Maurice G. Dantec Non, ce n’est pas possible avec ce texte et ce n’était pas volontaire. D’un autre côté, j’éprouve mes limites d’être humain, même pas d’écrivain d’ailleurs, mais c’est un texte qui me ter- rifie. Ça devait être dit. Si on veut se confronter réellement au mal, on n’en sort pas indemne non plus, donc il faut faire attention. Il ne faut pas ouvrir trop la boîte de Pandore, il faut faire attention avec tout ça. La littérature, ce n’est pas innocent, il ne faut pas déconner. Ce n’est pas gratuit, si j’ose dire, dans tous les sens du terme, ce n’est pas innocent, c’est dangereux. Je pense que la vraie littérature, c’est dangereux.

Samuel Estier – Il y a un autre moment où vous avez beaucoup prié pour écrire un chapitre, c’est le viol collectif dans les Résidents...

Maurice G. Dantec Oui c’est pareil, ce n’est pas moi qui parle. Ce n’est pas moi qui écris tout ça, ce n’est pas « moi », ce n’est pas Mau- rice Dantec. Je ne sais pas ce que c’est d’ailleurs, ce truc qui fait que ça écrit. Comment dire ? J’ai une sorte d’exigence. En l’occurrence, là, cette scène de viol collectif, c’est une synthèse de faits divers que j’ai lus dans les journaux (ou que l’on m’a rapportés, peu importe), et en faisant cet acte de synthèse, là aussi j’ai été confronté à mes limites d’écrivain, et d’être humain. Parce que si je décris un viol, je ne vais pas faire : « Oui, Jacqueline est passée devant une porte cochère, oh putain elle s’est faite violer ! », et puis je passe au chapitre suivant. Le problème, c’est : « qu’est-ce que je dis ? » Or, dans cette séquence précisément, je pense que les passages les plus durs sont les moments où les violeurs s’expriment, c’est-à-dire au moment où ils font « verbe », donc j’allais dire « sous-verbe », destruction du verbe, par le verbe, sans compter l’acte. Mais ce qui m’a le plus traumatisé, au

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 169 maurice g. dantec

sens ­étymologique du terme, dans l’écriture, ce sont quelques lignes en fait… D’une certaine manière il vaudrait même mieux qu’elles ne soient pas lues. Il aurait peut-être fallu que je mette un bandeau, ou du noir, je n’en sais rien. Mais cela devait être dit, quelque part, parce que voilà : c’est le monde tel qu’il est.

Samuel Estier – Dans ce passage en particulier vous faites aussi un usage de la barre oblique, le slash, très original ; à mon sens c’est ici qu’il trouve comme son point d’incandescence et qu’il remplit sa fonc- tion pleine et entière, selon moi il symbolise l’échec de la ponctuation traditionnelle face à l’ultraréalisme. Pourriez-vous expliquer un peu ce que cette barre oblique représente pour vous ?

Maurice G. Dantec Ce qu’elle représente, je ne saurais pas vrai- ment dire, mais dans le processus de l’écriture de cette séquence, je n’arrivais pas à mettre des signes de ponctuation classiques. Pourquoi ? Là encore, on s’en fiche, c’était l’obstacle, une articulation très for- melle, point, point-virgule. Et je ne sais pas, le slash me permettait d’articuler d’une manière un peu, pas mécanique, cybernétique peut- être, en l’occurrence. Là, ça m’allait. Parce que précisément dans une expérience comme celle-là, la linéarité du temps est rompue, donc la ponctuation classique, qui naît de cette linéarité, n’est pas valide. Et à l’inverse, il me semble qu’autant la séquence du viol de Sharon est faite comme ça, autant l’expérience de vie de Vénus Vanderberg est au contraire disposée de manière « très traditionnelle », par chapitres, etc. Parfois quand tu écris, heureusement, tu fais des trucs qui ne sont pas calculés.

Samuel Estier – Oui mais la barre oblique c’est très original, parce que les auteurs qui l’utilisent se comptent sur les doigts d’une main...

Maurice G. Dantec Ah bon ? Oui peut-être.

170 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la vraie littérature est dangereuse »

Samuel Estier – Pierre Guyotat, qui a écrit Éden, Éden, Éden (14), l’a utilisé. En revanche, Claude Simon, qui a beaucoup travaillé la forme, ne l’utilise pratiquement jamais, à ma connaissance. Il enlève la ponctuation, dispose les fragments de textes sur la page. Vous n’al- lez pas aussi loin dans l’expérimentation mais l’expérimentation est fondamentale...

Maurice G. Dantec Là aussi, je pense que Claude Simon ne calculait pas. Cela lui a semblé à un moment nécessaire de déstructurer la forme écrite, la prose, comme Burroughs l’a fait avec ses propres techniques, en allant justement choper du réel et en le remontant, un vrai mécano lui, il n’y a pas de problème. Mais je connais mal Claude Simon, je le reconnais humblement. Même très mal, il faut bien le dire. William S. Burroughs, c’est plus mon « fonds de commerce », et je sais qu’il n’a pas pu faire autrement. Burroughs disait à une époque, un peu en se fichant de la gueule de tout le monde, tout en étant très sérieux, que la guérilla précisément « électronique », c’était par exemple faire des trous dans la rue. Pourquoi ? Parce qu’il était du côté du concret. Si on fait un trou dans la rue, les pneus des bagnoles crèvent ou elles ne peuvent plus passer : c’est concret, ce n’est pas de la théorie politique là non plus. On fait un trou dans le réel, et soudainement on crée du chaos, ce qui était son objectif. Il faisait pareil dans la littérature, c’est-à-dire qu’en allant enregistrer d’une certaine manière des morceaux de médias, de journaux, en les mettant sur des cordes à linge dans son appartement de Tanger et en les reprenant, c’est un écrivain non matérialiste, mais du côté du concret, de la chair, du métal. Donc il a trouvé sa solution. Ça me rappelle que j’aimais bien Georges Perec. Tous les livres que j’ai lus de lui. La Disparition, au passage, c’est vrai que ce n’est pas lisible, ce n’est pas fait pour ça, mais on va me dire : « Putain, un livre qui n’est pas fait pour être lu ! » Non, et alors ? En même temps, là aussi, c’est plus compliqué que ça, mais bon...

Samuel Estier – Il y a un autre passage dans votre œuvre où la forme est originale, c’est la scène de la fusillade dans Villa Vortex, qui ne comporte pas de point du tout, il y a des virgules sur deux pages...

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 171 maurice g. dantec

Maurice G. Dantec Oui, parce que dans cette séquence on ne sait pas comment ça peut se terminer, donc je n’ai pas mis de point. Là aussi, ce sont un peu des exigences du réalisme, ou de l’ultraréalisme.

Samuel Estier – Le début des Résidents (15) est splendide : « Comme toujours après un meurtre, elle avait observé son corps dans le miroir. » C’est comme au début de la Sirène rouge où Toorop se regarde dans la glace, c’est comme Link de Nova qui se regarde dans les rétroviseurs au début de Grande jonction (16). Pouquoi ce motif ?

Maurice G. Dantec Il n’y a pas de pourquoi là non plus. C’est plutôt un « comment ? ». C’est ce que je disais sur l’importance – ce n’est rien de le dire – de la première phrase. Là, si on veut, je dis tout et je ne dis rien. Pourquoi ? Parce que précisément tout se passe en écho dans un miroir, ce n’est pas calculé, ça doit être comme ça, parce que Sharon en plus est confrontée constamment à son Je-Autre, dont on parlait. Pour elle, il est dans les miroirs ; pourquoi, je n’en sais rien.

Samuel Estier – Elle tue pour continuer à vivre dans les miroirs ?

Maurice G. Dantec Absolument. C’est ça.

Samuel Estier – Et pourquoi tue-t-elle des gens ? Parce qu’ils ne devraient pas être là ? Parce qu’ils ont eu le malheur de croiser son regard ?

Maurice G. Dantec C’est une pensée qui me vient souvent. C’est très « autobiographique ». Elle est hors du monde elle aussi. Bizarre- ment les deux personnages féminins sont hors du monde tout en en étant le centre, c’est le paradoxe d’ailleurs de la création divine. Tiens, par exemple Maximilien Friche, dont on parlait, a été probablement, d’après ce que j’ai pu lire, le seul critique qui ait « capté » ce qu’il appelle mon « angélologie », je n’ai jamais lu ce mot ailleurs.

172 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la vraie littérature est dangereuse »

Samuel Estier – À quoi est-ce dû, selon vous ?

Maurice G. Dantec Les gens ne savent plus ce que sont les anges. D’abord ils n’y croient pas, ils pensent que c’est une espèce de mytho- logie de chrétiens déjantés. Moi, ce n’est pas que j’y crois, c’est que je sais qu’ils existent, c’est tout, point barre. Si tu es catholique, c’est comme ça. Les anges sont des créations divines qui ne sont pas des êtres de chair, c’est tout.

Samuel Estier – Dans mon souvenir, il n’y a pas de scène rapprochée de la tuerie de Novak dans les Résidents, c’est-à-dire que vous y faites référence bien sûr, mais il n’y a pas de scène similaire au viol collectif de Sharon...

Maurice G. Dantec Un petit peu. Je serais presque tenté de dire que l’histoire du jeune Serbe, de Novak, et de son action, c’est vrai- ment presque banal maintenant, des jeunes qui se mettent à allumer des gens dans leur lycée. À l’époque en tout cas il y avait eu un fait divers ici. Je m’en suis inspiré mais ce n’est pas ça qui a créé Novak, c’était sur la route. Surtout, les Serbes ont été des victimes du commu- nisme, et de la désagrégation de cet « État-nation ». Et après réflexion, ce que j’avais vu de la Forpronu, du côté croato-bosniaque, ils l’ont vécu aussi, c’est-à-dire que l’Occident et même peut-être les Sovié- tiques à l’époque n’en avaient plus rien à foutre de ce peuple. Or his- toriquement, les Serbes pour moi ce sont des lascars, attention. Eux aussi ont lutté contre l’invasion islamique. Au nom de l’orthodoxie, ils ont été là. Donc ce qu’on appelle « krajina », en croate, existe aussi chez les Serbes. D’ailleurs c’est la même langue : le serbo-croate. Sauf qu’il y a un alphabet cyrillique d’un côté et latin de l’autre. Donc là aussi c’était une manière de rendre hommage à ce peuple. Vous me direz, « Excusez-moi, putain, vous leur rendez hommage avec un ado qui tue ? » Oui, mais pourquoi ? (Là, en revanche, le « pourquoi » s’im- pose.) Pourquoi Novak en arrive là ? Parce qu’en tant que représentant de ce système communiste dont on parlait, qui émigre en Occident,

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 173 maurice g. dantec

qui arrive au Canada, dans un pays cool, où tout va bien, etc., il y a quelque chose qui n’est pas acceptable pour lui. Je peux le com- prendre. Ça ne veut pas dire que je l’excuse, attention ! Mais je peux comprendre que ce personnage ait suivi cette voie.

1. Maurice G. Dantec, la Sirène rouge, Gallimard, 1993, Folio, 2016. 2. Maurice G. Dantec, les Racines du mal, Gallimard, 1995, Folio, 2015. 3. Maurice G. Dantec, Babylon Babies, Gallimard, 1999, Folio, 2001. 4. Maurice G. Dantec, le Théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique, tome I, Manuel de survie en territoire zéro, Gallimard, 2000, Folio, 2002, tome II, Laboratoire de catastrophe générale, Gallimard, 2001, Folio, 2003, tome III, American Black Box, Albin Michel, 2007, Le Livre de poche, 2009. 5. J. G. Ballard, Crash ! [1973], Folio, 2007. 6. J. G. Ballard, la Foire aux atrocités [1969], Tristram, 2014. 7. Clifford D. Simak, Demain les chiens [1952], J’ai lu, 2015. 8. John T. Sladek, Mechasme [1968], Opta, 1972. 9. Michel Houellebecq, « Le conservatisme, source de progrès », le Figaro, 8 novembre 2003. 10. Emmett Grogan, Ringolevio [1972], Gallimard, 1998. Réédité chez L’Échappée en 2015 sous le titre : Une vie jouée sans temps morts. 11. Hunter S. Thompson, le Nouveau Testament gonzo, [1979], traduit par Philippe Delamare et Philippe Petit, 10/18, 1995. 12. Maurice G. Dantec, Liber mundi, tome I, Villa Vortex, Gallimard, 2003, Folio, 2016, tome II, Métacortex, Albin Michel, 2010. 13. Maurice G. Dantec, Artefact. Machines à écrire 1.0, Albin Michel, 2007, Le Livre de poche, 2010. 14. Pierre Guyotat, Éden, Éden, Éden, Gallimard, 1970. 15. Maurice G. Dantec, les Résidents, Inculte, 2014, Actes Sud, coll. « Babel noir », 2016. 16. Maurice G. Dantec, Grande jonction, Albin Michel, 2006, Le Livre de poche, 2008.

174 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « LA LITTÉRATURE EST AUSSI UNE RÉPARATION »

› Karine Tuil

L’auteure de l’Insouciance (1), fresque contemporaine sur l’épreuve de la violence, revient sur la genèse de son roman à travers le thème de la rencontre. Sa découverte du monde militaire a été déterminante.

l en est de l’écriture comme d’une rencontre, on ne sait jamais si ça va « prendre », s’il y aura une connexion, du désir, une reconnaissance ; l’appréhension se mêle à l’excitation, on quitte sa zone de confort pour un espace dominé par l’incertitude où l’inconscient ose par effraction une incursion dans le réel, où Ile mystère vampirise la volonté. Toute rencontre est interprétation, complexité, rémanence de l’enfance, fulgurances d’un temps passé. Certains sujets sont faits pour nous. L’écriture n’est rien d’autre qu’une forme d’exploitation de nos propres ressources humaines. « Je ne pro- pose pas un sujet, c’est le sujet qui me cherche », déclarait Jorge Luis Borges en 1977 sur France Culture. Avant de poursuivre : « Je suis plutôt passif. Je me laisse envahir par le sujet. Par des rêves, par des imaginations. Au commencement, j’essaye de les repousser, mais s’ils insistent, alors je les écris. » La rencontre avec ce sujet peut surve- nir partout – et à tout moment ; il y a de la prédation dans l’acte

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 175 karine tuil

d’écrire, l’écrivain devient chasseur, il faut être prêt. C’est une ques- tion que l’on pose souvent aux écrivains : comment choisissez-vous vos sujets ? Ce sont les sujets qui nous choisissent, rarement l’inverse. 1959 : Truman Capote découvre le récit d’un crime dans la presse, en écrit un feuilleton dans The New Yorker six ans plus tard et un livre en 1966, De sang-froid, son chef-d’œuvre. 1989 : Serge Doubrovsky fait

paraître le Livre brisé et raconte comment, Karine Tuil est écrivain. Elle est au cours de l’écriture d’un livre de souve- notamment l’auteure de l’Invention nirs sur l’enfance et la guerre, sa femme de nos vies (Grasset, 2013), en cours d’adaptation au cinéma. Dernier exigea d’en devenir le sujet central avant ouvrage publié : l’Insouciance de se donner la mort. 2009 : Emmanuel (Gallimard, 2016). Carrère publie D’autres vies que la mienne. › www.karinetuil.com Par un de ces hasards tragiques de l’existence, il rencontre un jeune juge qui lui confie son histoire : « [Il] m’a dit alors : tu es écrivain, pourquoi n’écris-tu pas notre histoire ? C’était une commande, je l’ai acceptée. » Rencontre avec une personne, une thématique, un lieu, un fait divers, exercice de réappropriation, transmutation du réel par l’écrit qui ouvre mille possibilités mais révèle aussi nos limites. De cette exploration intime dans les bas-fonds de l’imaginaire, on ne sait jamais ce qui peut surgir. Il n’est pas rare de revoir ses prétentions à la baisse, l’avenir créatif se rétrécit. Un obstacle, un blocage et on commence à douter de ses choix, de ses capacités : on renonce. Car le désir est parfois une illusion. Quel écrivain n’a jamais cru un jour posséder son sujet le plus puissant, celui qui le mènera vers l’aboutis- sement suprême du grand livre, du roman total, avant de reconnaître après des semaines de travail vain son incapacité à l’écrire ? Cette idée qui paraissait passionnante lorsqu’elle était évoquée oralement perdait tout intérêt une fois couchée sur le papier. Il n’y avait plus de magie, plus de zone littéraire à circonscrire, rien à attendre : le rendez-vous n’avait pas eu lieu, le désir s’était éteint ou momentanément déplacé. Je me souviens précisément du moment où le thème de l’épreuve s’est imposé à moi. Août 2008. C’était l’été et ses préoccupations ludiques, la légèreté de ce temps insouciant où l’étau professionnel se desserrait, l’esprit se vidait, les tensions se dénouaient, corps alanguis à la plage, conquérants en montagne, tandis qu’à cinq mille cinq cents

176 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la littérature est aussi une réparation »

kilomètres de là, à Uzbin, dans la région de Kapisa, dix soldats français ainsi que leur interprète afghan étaient tués au cours d’une embuscade tendue par les talibans. Il y eut le choc de l’annonce, bien sûr – la mort d’un homme est toujours une déflagration intime, particulièrement quand il est jeune –, mais il y eut aussi la sidération provoquée par le contraste cruel entre la situation en France, cette allégresse estivale, et le sort que venaient de subir ces soldats dont nous découvrions les noms et les visages. C’était la confiscation définitive de la jeunesse ; la matérialisation morbide d’une situation qui restait, pour nous, trop abstraite, comme si, dans les mots prononcés par George W. Bush au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, nous n’avions pas voulu déceler l’horreur qui s’annonçait : « Nous demandons beaucoup à ceux qui portent l’uniforme. Nous leur demandons de quitter ceux qu’ils aiment, de parcourir de grandes distances, de risquer d’être bles- sés, et même d’être prêts à faire l’ultime sacrifice de leurs vies. » Les Français venaient de rejoindre les États-Unis dans la lutte contre les camps terroristes d’al-Qaida et les installations militaires du régime taliban en Afghanistan. On pensait au célèbre incipit d’Aden Arabie de Paul Nizan : « J’avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » 20 ans, c’était aussi l’âge du fils de David Grossman, quand il est mort en 2006 sur un champ de bataille au Sud- Liban. Les mots de l’oraison funèbre prononcée par l’écrivain israé- lien, infatigable militant de la paix, quelques heures après avoir appelé à un cessez-le-feu et à l’ouverture des négociations me revenaient en mémoire : « Je ne dirai rien de la guerre dans laquelle tu as été tué. Nous, notre famille, nous l’avons déjà perdue. » Devant les cercueils des soldats français morts à Uzbin, les familles nous rappelaient, par leur présence digne et émue, qu’une guerre ne se gagne jamais. Il y avait eu des condoléances officielles, des hommages sincères et appuyés, des articles dans la presse, mais pas cette vague d’émotion qui étreignait les Américains quand l’un de leurs soldats mourait au front, pas cette communion collective, ce patriotisme un peu théâtral qui n’exclut pas le goût pour l’emphase et l’exhibition mais qui, dans ces moments de deuil, apaise les familles déchirées et leur donne le sentiment illusoire que leur enfant, leur mari, leur ami, n’était pas morts pour rien. Cinq

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 177 karine tuil

ans plus tard, j’ai lu un article sur le sort des interprètes afghans qui réclamaient le statut de réfugiés politiques ; des hommes qui avaient aidé les alliés étaient maintenant livrés à eux-mêmes dans un pays en proie au chaos et à la vengeance. Ce sont ces destinées tragiques qui m’ont donné envie d’écrire – la littérature est aussi une réparation. La guerre dont je saisissais le mieux les ressorts intimes, c’était la Seconde Guerre mondiale, ses traumatismes m’avaient été transmis, je connaissais la géographie de la douleur et la généalogie de la perte. Je l’avais appréhendée intimement et approchée à travers la littéra- ture – Levi, Antelme, Malaparte, Hemingway, Kertész –, le cinéma, la peinture. Il y eut notamment la découverte de ce film de John Huston, Que la lumière soit, montrant des soldats ravagés par la guerre, secoués de tremblements intenses et irrépressibles, interrogés par des psy- chiatres au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, images d’une apocalypse intérieure qui laissaient le spectateur dévasté – répétition de ce que l’on avait qualifié après la guerre de 1914, d’« obusite », une association de troubles physiques et psychiques communément appelés aujourd’hui « syndrome de stress post-traumatique ». Tout un monde de douleurs secrètes et de blessures invisibles se déployait. Mais l’essentiel se dérobait au regard de celui qui voulait comprendre ce qui se jouait dans l’antichambre des conflits mondiaux. La guerre restait une succession d’images d’archives poignantes, de récits intimes portés par le souffle d’une langue souvent trop lyrique, on la vivait à distance, à travers le filtre déformant de l’art, on s’en contentait. Parfois, un livre, un film, une œuvre dont la puissance emportait tout vous donnait l’illusion de déceler la part de complexité et d’horreur : Dispatches de Michael Herr, Beaufort de Ron Leshem, Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino ou Apocalypse Now de Francis Ford Cop- pola. Et puis un jour, la guerre s’est révélée sous la forme de vraies ren- contres que j’ai provoquées. Une personne de mon entourage connais- sait un soldat de retour d’Afghanistan qui acceptait de me parler… Un soldat, puis deux, trois… Chaque discussion était une confron- tation avec l’épreuve, le courage, la combativité – une redéfinition des enjeux existentiels. Chaque rencontre impliquait une mise en confiance, un apprivoisement réciproque. Qu’un écrivain ­s’intéressât

178 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 « la littérature est aussi une réparation »

à eux intriguait mes interlocuteurs. Ils parlaient avec la pudeur de ceux qui témoignent sans chercher à être compris. Ils racontaient leurs mis- sions sans pathos, avec l’énergie de ceux que le bonheur d’être écoutés apaise. Et tous disaient la même chose : la guerre était cette rencontre avec la mort, à laquelle personne n’est préparé. Personne. Ils avaient 20, 25 ans. Ils étaient de retour d’une mission de six mois au cours de laquelle ils avaient fait l’apprentissage de la perte et l’expérience de la douleur. Ils étaient allés en Afghanistan, au Kosovo, au Mali, en Centrafrique, ils avaient vu les blessés et les morts, ils avaient vu leurs amis sauter sur une mine, tomber dans une embuscade, s’effon- drer sous les balles ennemies, ils avaient vu les morts au milieu des vivants et ils étaient revenus – pour certains, des morts-vivants. Ils le disaient tous : on ne sort pas indemne d’une rencontre avec la mort ; la guerre ne correspond jamais à l’idée qu’on s’en fait ; tant qu’on ne l’a pas vécue, on n’en sait rien. Ils découvraient que les choses étaient fragiles, qu’ils pouvaient – en l’espace de quelques secondes – basculer de l’autre côté. « La guerre n’a jamais de fin pour ceux qui se sont battus. Il faut une autre forme de courage pour vivre en ses murs invisibles », écrivait Malaparte. Ils pouvaient bien quitter la zone de conflit, la guerre, elle, ne les quittait jamais. Tatouée à même la peau ou ancrée dans les zones invisibles à l’œil nu. Il fallait errer dans le hall de l’hôpital des armées Percy pour s’en convaincre. Une expérience étrange, déstabilisante – l’humain se trouve de nouveau placé au cœur des choses, dans ce no man’s land qu’est devenue l’altérité. Cette visite, je l’ai faite un de ces jours mornes où l’on traîne avec soi une mélan- colie inexplicable ; il pleuvait, je suis arrivée dans le hall de l’hôpi- tal surmonté d’une immense verrière et j’ai vu des hommes jeunes, amputés ou assis sur des chaises roulantes, des hommes qui discu- taient et riaient avec des personnes venues leur rendre visite. J’ai vu cet homme de 20 ans, tétraplégique, les yeux dans le vide, recroquevillé sur un fauteuil poussé par ses parents. À l’hôpital des armées, je décou- vrais le vrai visage de la guerre. Plus tard, je rencontrerai un psychiatre exceptionnel et des dizaines de personnes engagées auprès des soldats au cours des Rencontres militaires blessures et sports organisées à Bourges dans une grande zone d’activités. Il y avait ce sergent, ancien

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 179 karine tuil

chasseur alpin, qui avait perdu une jambe, cet autre, dont le meilleur ami avait péri dans un accident de voiture en plein djebel afghan. Il y avait ce soldat que sa femme avait quitté à son retour de mission et cet autre qui avait sauté sur un engin explosif improvisé. Je découvrais les blessures invisibles, celles qu’il faut deviner, cerner, percevoir sous la carapace adamantine. « Le patient voit se désagréger tout ce qui lui paraissait solide avant. C’est une confrontation avec le réel de la mort, le spectacle de la mort », m’avait dit un médecin militaire. En zone de conflit, il fallait oublier ses idées sur la justice, la nature humaine, la peur. Tout était mouvant. Tout était fragile. Les corps et les esprits res- taient encore à vif. Le bien, le mal, n’existaient plus. Les questionne- ments moraux auxquels les soldats étaient confrontés en zone de paix n’avaient plus aucun sens là-bas. « La guerre ne se range pas seulement – comme la plus grande – parmi les épreuves dont vit la morale, écri- vait Emmanuel Levinas dans Totalité et infini. Elle la rend dérisoire. » Je me souviens du regard fuyant de ce jeune soldat de 20 ans, dont on m’avait dit qu’il était un tireur d’élite qui ne pouvait plus toucher une arme après avoir été confronté à un « choix crucial ». Il restait un peu à l’écart du groupe. Ce jour-là, je n’ai pas osé lui parler. Certaines rencontres laissent à jamais l’empreinte de leur inachèvement.

1. Karine Tuil, l’Insouciance, Gallimard, 2016.

180 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 SOUS LE SOLEIL DE BERNANOS

› Stéphane Guégan

ieu finit toujours par reconnaître les siens. À l’in- verse, l’Église de France postrévolutionnaire aura peiné à adouber les écrivains qui la soutenaient et luttaient contre sa perte d’influence temporelle ou sa morale racornie. Une sorte d’inclination sulpi- Dcienne, de défiance envers ceux qui disent le mal sans s’en croire exempts, a ainsi poussé le milieu ecclésiastique et nombre fidèles à préférer Dupanloup à Lacordaire, Veuil- lot à Baudelaire et une cohorte de prélats Conservateur au musée d’Orsay, Stéphane Guégan est historien de doucereux aux contempteurs incisifs de la l’art et de la littérature. Dernier société déspiritualisée et de l’État coupé ouvrage publié : Matisse Baudelaire. des hommes. On sait que Jules Barbey Les Fleurs du mal (Hazan, 2016). › [email protected] d’Aurevilly, Léon Bloy et Georges Berna- nos, l’aigle qui nous occupera, eurent à essuyer de tenaces incompré- hensions. À l’évidence, l’Europe actuelle n’en serait pas là si catho- liques et chrétiens, de foi ou simplement de culture, n’avaient pas confondu leur résistance au monde moderne et le rejet de ces tri- buns qui adaptèrent la parole évangélique à une nouvelle définition­

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 181 littérature

de l’homme, qu’on la dise romantique avec Barbey et Bloy, ou nietzschéenne avec Bernanos. Les romans et nouvelles de ce dernier, dont la « Bibliothèque de la Pléiade » accueille enfin l’intégralité (1), ne brûlent pas seulement du « feu intempestif » que les journaux les plus sourds à la vraie littérature leur accordent, non sans accabler l’ex- disciple de Charles Maurras de tous les maux, nationalisme comme anti­sémitisme (2). La tempête du style ne doit pas nous détourner, en effet, de la rage avec laquelle Bernanos dénonce l’indifférence haïssable de ses contemporains envers la vérité du Christ. Indépen- dant de son prosélytisme, le génie du romancier serait entièrement contenu dans le trouble de ses héros et la langue âpre qui en sculpte les ombres obstinées. Faux, ont répondu trois de ses meilleurs lec- teurs, André Malraux, Pierre Drieu La Rochelle et Gaëtan Picon. Alors que Jacques Maritain a longtemps hésité à publier Sous le soleil de Satan, dont la noirceur et la verdeur baudelairiennes cho- quaient son sage thomisme et l’obligèrent à édulcorer le manuscrit, le jeune Malraux, en 1926, dit son enthousiasme sans détour (3). Gide, notamment, fait la moue. Littérature de frocard, négligences de construction et personnages trop peu caractérisés : on ne saurait mieux établir, en retournant le diagnostic gidien, la force heurtée du roman, le meilleur de son auteur. Maurice Pialat ne s’y est pas trompé et son film de 1987 frappe encore par le flou diégétique d’un déroule- ment qui doit rester imprévisible et s’appréhender comme une somme d’instants explosifs. Préfaçant le Journal d’un curé de campagne, que Plon devait rééditer en 1974, Malraux ne trouvera qu’un mot pour saisir la nouveauté romanesque et éthique des « symphonies » déchi- rées de Bernanos. Il parle d’« incarnation » : à monde déchu, récit déçu et figures nues. Répugnant à n’être que la chronique malheureuse d’âmes ardentes, fussent-elles happées par le mal qui les rapproche de grâce, ou l’épopée sanglante de prêtres imparfaits, humiliés dans leur sacerdoce et par leur désespoir, les romans de Bernanos révèlent « aux hommes le Christ qu’ils portent en eux [...]. Reste qu’il y est aussi pour un agnostique », conclut Malraux. Bernanos parle à tous, parle en tous. Fut-il écouté ? La riche notice que Pierre Gille consacre à Sous le soleil de Satan mesure, entre autres choses, le malentendu de

182 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 sous le soleil de bernanos

sa réception. Le tamtam de l’Action française, sous la plume véhémente de Léon Daudet, clame la naissance d’un nouveau Proust mais retient surtout la charge antimoderne (4). Depuis le camp adverse, Paul Sou- day flétrit ce « fatras mystique ». Un jésuite le trouve trop « sombre » à son goût. Mauriac s’emballe, lui pour qui Satan se résume aux appels de la chair, alors que le vrai mal, martèle Bernanos, est ailleurs. Sous le soleil de Satan a aussi frappé Drieu, en délicatesse avec le milieu surréaliste, dont il s’éloigne alors. La préface de Gilles, en juin 1942, confirmera la puissance unique des romans de Bernanos par l’impossi- bilité de les imiter. Dans le jeu de miroirs où Drieu se plaît alors à éva- luer la force de témoignage des grands écrivains de l’entre-deux-guerres, les différences s’abolissent parfois au gré d’une réversibilité souterraine. S’il s’était lui-même voué à dépeindre la société urbaine des Années folles et sa « terrible absence d’humanité », Bernanos, dit-il, a exploré « la province, la province tordue, convulsée mais n’ayant pas encore rendu l’âme comme Paris ». La Libération et la déferlante communiste auraient pu disqualifier à jamais le prophète de malheur, pourtant anti- munichois précoce et père de deux fils qui avaient rejoint la France libre. Outre son catholicisme intraitable, ce qu’on ne pouvait lui pardonner, à l’heure de la reconstruction et des nationalisations, c’était son atta- chement viscéral, total, au monde préindustriel et précapitaliste. Il s’est toutefois trouvé un jeune agrégé de philosophie, Gaëtan Picon, 34 ans, pour saluer encore la leçon lyrique de l’écrivain, au-delà des « limites de sa pensée ». Bernanos. L’impatiente joie paraît en 1948, peu de temps après la mort du romancier. Bien qu’il persiste à croire que l’exigence inhérente au christianisme peut se trouver hors de la religion, Picon n’en est pas moins subjugué par la noblesse spirituelle de Bernanos, qu’il distingue du moralisme petit-bourgeois et de sa composante puritaine. Les différents avatars de l’indomptable Mouchette témoignent en faveur d’un écrivain qui n’a jamais cru à la purification des sens. Le mal, c’est « l’absence de Dieu », que le contre-héros de Monsieur Ouine figure, si l’on ose dire, à la perfection. Publié au Brésil en 1943, le dernier roman de Bernanos chemine génialement à travers le sordide d’une intrigue policière insolvable, sorte d’« affaire Villemin » avant l’heure, et prétexte à la peinture peu

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 183 littérature

fardée des campagnes françaises et d’une poignée d’individus que la foi a abandonnés. Les âmes vides, comme ces feuilles mortes qui n’en finissent pas de tomber, n’ont pas toutes la lucidité de Mme de Néréis, dans la bouche de laquelle le romancier place sa vision des hommes : « Et par exemple qui aime le mal ? Et pourtant lequel d’entre nous, si cela était en son pouvoir oserait le chasser du monde ? » L’ontolo- gie du catholique revenu de tout, avant de frapper le jeune Nimier, émut le jeune Picon. C’est, en fin de compte, le livre qu’il préfère de Bernanos, car le plus « déconcertant » dans l’obscurité et l’ambi- guïté des personnages et des péripéties, voire de l’écriture, à la fois concrète et ondoyante. « Un monde délivré du mal serait aussi un monde où l’énergie deviendrait sans emploi. La sainteté a besoin du péché, parce qu’elle a besoin d’un obstacle », écrit Picon en 1948. Le salut n’exige pas de renoncer à la vie, il appelle, au contraire, une foi en elle, et une éthique de l’honneur dont Bernanos, en pleine guerre, rappelait qu’elle était sa première victime.

1. Georges Bernanos, Œuvres romanesques complètes, deux tomes, préface de Gilles Philippe, chronolo- gie de Gilles Bernanos, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2015. 2. Sur le reproche lassant d’antisémitisme, voir Philippe Lançon, « Bernanos et les bien-pensants », Libé- ration, 2 septembre 2008 (article en ligne). 3. Au détour d’une des conversations entre l’abbé Menou-Segrais et l’abbé Donissan, Sous le soleil de Satan fait référence sotto voce à la célèbre formule baudelairienne des « deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan ». 4. Dans ses Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes (2016, nouvelle édition, Gallimard, coll. « Folio essais »), Antoine Compagnon fait une petite, mais significative, place à Bernanos et à l’obsession (métaphysique) du péché originel.

184 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 CRITIQUES

LIVRES Éclat et éclipse du génie › Michel Delon

Roland Recht. Alerte sur le patrimoine › Robert Kopp

EXPOSITIONS Les incertitudes géométriques › Bertrand Raison

DISQUES Les chemins buissonniers du baroque › Jean-Luc Macia LIVRES Roland Recht. Alerte sur le patrimoine › Robert Kopp

oland Recht a fait une double carrière d’universitaire et de directeur de musée. Il a enseigné à Dijon et à Stras- Rbourg, a dirigé l’ensemble des musées de Strasbourg avant d’être élu au Collège de France en 2001. Les problèmes du patrimoine, il les a donc abordés à la fois en théorie et en pratique, d’où la fécondité d’une réflexion remontant à 1999, qu’il ne cesse d’approfondir et qui paraît aujourd’hui dans une troisième édition, augmentée de trois chapitres nouveaux (1). Si la notion de patrimoine date de l’époque des Lumières et de la révolution française, « le modèle originaire de l’objet patrimonial est la relique sainte, qui fonde une partie de l’art occidental : sans elle, il n’y aurait sans doute pas d’architecture religieuse puisque c’est à partir de sa présence que se déve- loppent en Terre sainte puis en Occident les grands sanctuaires chrétiens ». Or, en entrant dans une collection et a fortiori dans un musée, l’objet, arraché à son contexte d’origine, est déchargé de sa fonction cultuelle ; mais il est aussitôt resacralisé par la conscience collective, qui en fait un lieu de mémoire et en confie la conservation et l’étude à une institution sécu- lière, dont les nouveaux clercs sont – ou devraient être – les historiens d’art. Le musée a pris la place du temple ; il confère jusqu’aujourd’hui à tout objet qu’il accueille une valeur parti- culière et participe à ce que Paul Bénichou appelle « l’avène- ment d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne ». C’est donc à la naissance, à la signification et au destin de cette institution que Roland Recht consacre ses premiers chapitres. C’est à l’époque de Voltaire et de Diderot qu’un nouveau discours critique, fondé sur des jugements esthé- tiques, assigne aux œuvres d’art une fonction sociale qui diffère sensiblement de celle qu’elles occupaient auparavant.

186 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 critiques

Une évolution contestée par certains qui, comme Quatre- mère de Quincy, s’insurgent contre ces « rassemblements d’ouvrages qu’on appelle collections, cabinets, muséums ». Ceux-ci enlèvent les œuvres à leur « destination sociale » qui est « d’agir sur notre âme », les privent « de tous les emplois politiques, religieux et moraux », incitent à les juger « comme on juge d’un concours » où l’on « distribue les rangs entre les artistes ». Les controverses accompagnant la naissance du musée sont vives, elles se poursuivent jusqu’aujourd’hui. Roland Recht les exemplifie à travers l’histoire de deux cas particuliers : la création du musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir et celle du Louvre et plus particulière- ment la réorganisation – des plus contestables – de l’espace muséal qui accueille la sculpture au Grand Louvre. La deuxième partie de son ouvrage est consacrée à l’his- toriographie du patrimoine médiéval et au rôle qu’a joué « l’invention » du Moyen Âge à l’époque romantique dans la définition du patrimoine monumental. À juste titre, Roland Recht revient sur l’action fondatrice de Mérimée et de sa Commission des monuments historiques, créée en 1837. Elle lie intimement histoire, histoire de l’art et conservation. Les monuments forment comme une histoire rendue visible. Mais, à la différence des œuvres de musée, les œuvres qu’in- ventorie Mérimée « sont solidaires d’un contexte naturel, artistique, topographique et ethnographique­ ». Et l’urgence dans laquelle travaillait Mérimée n’est pas étrangère aux effets de l’industrialisation, qui commençait alors à modifier les paysages français jusqu’aux centres historiques des villes. Attentif à la manière dont l’histoire de l’art construit ses objets, Roland Recht ne l’est pas moins à l’égard des dérives qui gagnent aujourd’hui les grandes institutions patrimo- niales. Et il met en garde, comme l’avait fait en son temps Françoise Cachin et comme continue à le faire Jean Clair, contre leur soumission à des impératifs économiques qui pourraient mettre en danger jusqu’à leur existence même. 1. Roland Recht, Penser le patrimoine 2, Hazan, 2016.

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 187 EXPOSITIONS Les incertitudes géométriques › Bertrand Raison

i la vie souvent a des allures de roman, celle de Josef Sudek (1896-1976) mêle à plaisir les aléas de l’his- S toire au rythme plus discret de son itinéraire. Né dans les derniers soubresauts de l’Empire austro-hongrois, il assiste à la dissolution de cette double monarchie éphé- mère au lendemain de la Première Guerre mondiale en même temps qu’à la naissance de la Tchécoslovaquie. Ayant perdu son bras droit sur le front italien, et dans l’impos- sibilité d’exercer son métier de relieur, il se tourne vers la photographie, renonçant à un emploi de bureau permanent auquel sa qualité d’invalide lui donnait droit. Retenons ce refus qui lui permet de participer de plain-pied à l’effer- vescence moderniste qui s’empare de Prague à l’aube des années vingt et dont l’énergie n’a rien à envier à Vienne, sa rivale autrichienne. Pris dans la spirale artistique de l’époque, Josef Sudek s’inscrit dans la double influence du pictorialisme et du constructivisme. Si le premier recherche ses lettres de noblesse dans l’imitation de la peinture en s’in- téressant aussi bien au cadrage qu’aux effets obtenus par les différentes techniques de tirage, le second, lui, s’attaque vio- lemment au caractère romantique des clichés ainsi obtenus. Le pictorialisme diffusé par l’intermédiaire de Camera Work (1903-1917), la revue américaine d’Alfred Stieglitz, était une référence connue des clubs tchèques de la photographie amateur ou professionnelle. Du côté de l’anti-romantisme, le Pragois Karel Teige, un de ses principaux théoriciens, ­n’hésitait pas à affirmer dans le « Manifeste du poétisme » que « la peinture figurative et l’épopée versifiée sont désuètes

188 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 critiques

dans une civilisation qui a à sa disposition le Kodak et la rotative rapide » (1). Toutefois, Sudek, empruntant indiffé- remment aux uns et autres, n’apprécie guère les bavardages théoriques. À son ami le photographe Jaromír Funke, par- tisan déclaré de la photo rationnelle, qui lui reprochait son manque d’objectivité, il répond : « Tu sais quoi ? Je m’en fous. (2) » Oui, définitivement à l’écart comme son com- patriote l’ermite graveur et poète Bohuslav Reynek, ce qui ne l’empêche nullement d’être particulièrement estimé dans le cercle d’amis qui gravite autour de lui. Un film présenté dans l’exposition qui lui est consacrée au Jeu de Paume le montre arpentant la ville et la campagne environnante le dos courbé par le poids d’une chambre photographique grand format munie de son trépied. Flâneur, certes, mais obsédé par son art au point que, pour assurer son indépen- dance, il ne dédaigne pas les travaux publicitaires, se pliant aux règles de ce graphisme amoureux des lignes droites et des angles alors en vigueur. Pourtant, inutile d’opposer l’es- prit de géométrie à l’esprit de finesse, l’un et l’autre se lisent dans son œuvre. Ses photographies noir et blanc, qu’elles soient commerciales ou non, refusent justement la simpli- fication qu’autorise le découpage strict des volumes et de l’espace. Cet admirateur inconditionnel du compositeur Leoš Janáček préfère le ressenti à l’évidence du visible. La série des images prises de la fenêtre de son atelier commen- cée dans les années quarante, au moment où Prague subit le couvre-feu de l’occupation allemande, expose très juste- ment l’attention portée au détail. Ici le presque rien d’une fenêtre embuée qui masque en partie le paysage extérieur, là le bloc sombre des immeubles ouvrent le regard à l’incer- titude de ce qui est entr’aperçu. Les saisons passent. L’œil tourne autour d’un vase posé près de la vitre et se confon- dant avec les arbres de la cour, si bien que la distinction entre le dedans et le dehors s’estompe. Très curieusement, une place prépondérante est accordée à ce qui se montre faiblement et en retour, c’est cette faiblesse qui confère une

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 189 critiques

véritable force à ces tirages. Cette ambiguïté de la vision se retrouve dans la séquence consacrée au Prague nocturne (1950-1959). Au point que, du jour à la nuit, l’on décèle la même affinité dans la mesure où, dans un cas comme dans l’autre, rien ne se présente d’emblée. Chez Sudek, les images sont patientes, elles sont en attente sans pour autant requé- rir ce flou dont on s’est abondamment servi pour les dési- gner. Au contraire, le photographe fouille très précisément la complexité de ses différents sujets. La suite « Dentelle dans le jardin enchanté » (1954-1959) scrute minutieuse- ment le fouillis des frondaisons qui finit par ressembler à de la dentelle florale. Cet enchevêtrement, loin d’être confus, accroît considérablement le vertige de leur composition. Le Labyrinthe sur ma table (1967), notamment, accumule un tas de papiers froissés, sorte de plante carnivore occupant toute la surface de l’épreuve argentique. Aussi non seule- ment on ne verra plus jamais des papiers froissés de la même manière mais encore l’effet labyrinthe est d’autant plus pré- gnant que la précision géométrique démultiplie le chaos de son incertitude.

1. Karel Teige, Liquidation de l’art, traduit par Sonia de Puineuf, Allia, 2009, p. 85. Le « Manifeste du poétisme » a été publié à Prague en 1928. 2. Vladimir Birgus, « Josef Sudek dans le contexte de la photographie tchèque » in Josef Sudek, le monde à ma fenêtre, 5 Continents Éditions, 2016, p. 20. Catalogue de l’exposi- tion au musée du Jeu de Paume, jusqu’au 25 septembre 2016.

190 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 DISQUES Les chemins buissonniers du baroque › Jean-Luc Macia

est déjà une vieille histoire que l’on se réjouit de voir renaître. Producteur inventif et d’une C’inlassable curiosité, Alain Pacquier a été à l’ori- gine d’un festival de musique ancienne à Sarrebourg, les Rencontres musicales de Saint-Ulrich, d’un label à la pro- grammation audacieuse, K617, et d’une série consacrée à la musique ancienne, « Les chemins du baroque ». Après quelques mésaventures entraînant une pause de ses acti- vités discographiques, il repart de l’avant en relançant sa collection, quatre CD parus avant l’été et d’autres promet- teurs annoncés. Ce qui séduit dans sa démarche, c’est la volonté d’explorer des répertoires méconnus ou négligés, sans pour autant écarter des pages célèbres ; c’est aussi faire appel autant à des interprètes renommés (comme Sigiswald Kuijken) ou qu’il a parfois contribué à faire connaître (ainsi Gabriel Garrido) qu’à des moins réputés. Un CD symbo- lise bien cette politique : l’Apocalypse (1), avec des partitions autour du récit du combat entre l’archange Michel et le dragon satanique. On y trouve deux cantates de Johann Sebastian Bach sur ce thème (BWV 19 et 130), très specta- culaires avec leurs chœurs guerriers, sertis de trompettes et timbales. Les accompagnent deux œuvres moins connues de Dietrich Buxtehude et surtout de Christian Geist (1640- 1711), Allemand du Nord qui travailla en Scandinavie et dont la petite cantate surprend par son audace et sa richesse instrumentale. C’est le fameux violoniste et chef Sigiswald Kuijken, qui a déjà gravé beaucoup­ d’œuvres de Bach, qui dirige des ensembles norvégiens quasiment inconnus chez

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 191 critiques

nous : le Trondheim Barokk et le chœur Vox Nidrosiensis. Fidèle à son habitude, Kuijken choisit des formations à effectifs réduits (cinq chanteurs solistes qui forment aussi le chœur), ce qui allège la trame des partitions et donne beau- coup d’élan à la vison eschatologique conquérante de Bach. Ces chemins baroques vraiment buissonniers nous font aussi découvrir deux compositeurs oubliés. Tout d’abord Johann Georg Rauch (1658-1710), qui fut pendant trois décennies organiste de la cathédrale de Strasbourg (2). Ses motets pour soprano montrent un musicien s’efforçant d’acclimater le style effervescent venu d’Italie à la musique germanique plus austère avec un réel bonheur expressif qui chemine entre religiosité recueillie et effets décoratifs. Des sonates instrumentales soulignent la plume virtuose de Rauch que défendent avec brio la soprano Anne-Sophie Waris et l’ensemble Dulcis Melodia dirigé par l’organiste Jean-François Haberer. Une belle découverte. C’est le cas aussi des partitions de Kaspar Förster (1616-1673), forte personnalité de la musique baroque polonaise qui officia à Gdansk (Dantzig alors) et dont les motets témoignent aussi de ces grandes circulations artistiques de l’époque à travers l’Europe où styles italien, allemand et français s’interpé- nétraient (3). Des pages vocales brillantes, aux élans fan- tasques mais fidèles aux symboles dogmatiques des textes et des psaumes voisinent ici avec des sonates festives, car dans les deux cas la présence de petits cornets illuminent ce disque de leur éclat solaire. Avec quatre chanteurs et huit instrumentistes, l’ensemble Les Traversées baroques d’Étienne Meyer défendent ces pages bariolées ou orantes avec une verve et un naturel qui mettent en lumière l’origi- nalité de Förster.

Et aussi... Le beau livre de Julian Barnes, le Fracas du temps (Mer- cure de France), a attiré l’attention sur la complexité de l’attitude de Dmitri Chostakovitch face aux humiliations et

192 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 disques

aux diktats que lui firent subir Staline et ses affidés. Compo- siteur servile, courtisan, ou artiste révolté et sarcastique ? Les trois symphonies réunies par Andris Nelsons (4) illustrent parfaitement l’ambiguïté, jamais totalement éclaircie, de l’attitude du compositeur. Lui-même a sous-titré sa Sym- phonie n° 5 « La réponse créatrice d’un artiste soviétique à de justes critiques ». En fait, la Pravda venait de démolir son opéra Lady Macbeth de Mtensk, que Staline avait détesté. Chostakovitch semble donc se soumettre par une partition respectant les canons du réalisme soviétique, alors qu’une écoute attentive démontre qu’il semble se moquer de ses « bourreaux ». Écrite en 1943, la Symphonie n° 8 n’est pas, comme devait l’espérer le pouvoir, un hymne à la gloire des armées soviétique en guerre (comme l’avait été sa sympho- nie précédente) mais une dénonciation désespérée et vindi- cative des horreurs de toute guerre, ce que ressentait réel- lement le musicien russe. Quant à sa Neuvième symphonie écrite en 1945, elle se veut une œuvre légère, divertissante, faussement insouciante et à l’orchestration chambriste alors que Jdanov et Staline attendaient une célébration pompière de la victoire sur le nazisme. Tous ces aspects contradic- toires, ambigus, mystérieux de l’art de Chostakovitch sont mis en évidence par l’interprétation subtile autant que flam- boyante du Symphonique de Boston animé avec maestria par Andris Nelsons, chef letton doté d’une intuition rare. Né en 1944, le Hongrois Péter Eötvös fut il y a quelques années le chef de l’Ensemble InterContemporain créé par Boulez. En tant que compositeur, il connut un succès mon- dial avec son opéra les Trois Sœurs créé à l’Opéra de Lyon ; d’autres ouvrages lyriques suivirent mais on connaît moins ses œuvres orchestrales. Bonne idée donc que de nous offrir trois concertos qu’Eötvös a écrits depuis 2010 (5). Disons d’emblée que celui pour percussions, Speaking Drums, sacri- fie un peu trop à une certaine mode spectaculaire : le soliste, Martin Grubinger, ponctue ses percutantes interventions de cris et de proférations agaçantes (des poèmes hongrois

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 193 critiques

et indiens) ; mais les deux autres concertos, DoReMi pour violon et le Concerto grosso pour violoncelle, sont des œuvres d’un raffinement inouï avec des couleurs miroitantes et des effets sonores d’une beauté mystérieuse. Il est vrai qu’ils sont servis par deux admirables interprètes, la violoniste Midori et le violoncelliste Jean-Guihen Queyras, toujours sur le fil du rasoir mais d’une musicalité irréprochable. Et par le Philharmonique de Radio France en grande forme, dirigé par le compositeur lui-même.

1. L’Apocalypse, cantates de Bach, Dietrich Buxtehude, Christian Geist par Sigiswald Kujiken, CD K617 8003. 2. Johann Georg Rauch, Musiques pour la cathédrale de Strasbourg par Jean-François Haberer, CD K617 8002. 3. Kaspar Förster, les Traversées baroques par Étienne Meyer, CD K617 8001. 4. Dmitri Chostakovtich, Symphonies nos 5, 8 et 9 par Andris Nelsons, 2 CD Deutsche Grammophon 4795201. 5. Peter Eötvös, Doremi, Speaking Drums, Cello Concerto Grosso, CD Alpha 208.

194 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 NOTES DE LECTURE

Au cœur du chaos. La résistance Par-delà les fenêtres. d’un chrétien en Orient Carnet IV Patriarche Bechara Raï Gamal Ghitany › Stéphane Ratti › Bertrand Raison

Yourcenar, carte d’identité Plon. Le sens de l’histoire Henriette Levillain (1833-1962) › Robert Kopp Patricia Sorel › Olivier Cariguel La Sainte Famille Florence Seyvos La Méditerranée. Mer de nos › Marie-Laure Delorme langues Louis-Jean Calvet Histoire du sabotage. › Charles Ficat De la CGT à la Résistance Sébastien Albertelli Un autre regard sur mon grand- › Olivier Cariguel père Charles de Gaulle Yves de Gaulle Judas › Charles Ficat Amos Oz › Marie-Laure Delorme notes de lecture

ENTRETIENS Il donne ainsi raison à Pierre Maraval, Au cœur du chaos. La résistance historien du christianisme tardif, qui d’un chrétien en Orient estime qu’à aucune époque les chrétiens Patriarche Bechara Raï n’ont connu de persécution aussi large Entretiens avec Isabelle Dillmann ni aussi meurtrière. Le retrait américain Albin Michel | 264 p. | 18 € d’Irak en 2011 a laissé à l’islamisme des « possibilités de développement Le patriarche maronite d’Antioche et inespérées ». de tout l’Orient Bechara Raï, qui est Ce qui frappe dans ce livre rempli en outre cardinal depuis 2012, est une d’enseignements, au-delà de sa dimen- haute figure intellectuelle et morale du sion géopolitique, au-delà de qu’on y Liban et de l’Orient chrétien. Il vit au apprend sur l’intense activité diploma- Liban, à Deïr Qannoubin, dans un des tique du patriarche au service de la paix plus anciens monastères de la Vallée – il fut le premier responsable maronite sainte, où la messe se célèbre en syriaque, à s’être rendu en Syrie en 2013 depuis la langue la plus proche de l’araméen des décennies –, c’est la force d’âme que parlait le Christ. Les maronites d’un homme que rien ne semble pour- tirent leur nom d’un anachorète qui voir abattre. › Stéphane Ratti vivait en Syrie au IVe siècle, Maron, et leur Église naquit en 686 à l’époque des Omeyyades. Le patriarche maronite se ESSAI désespère de voir le Liban brûler sous Yourcenar, carte d’identité ses yeux, en proie aux dissensions entre Henriette Levillain chrétiens et aux menaces d’attentats per- Fayard | 208 p. | 18 € pétrés par Daesh. Dans ce livre d’entre- tiens avec Isabelle Dillmann, spécialiste Après un magnifique Saint-John Perse de ces questions et interlocutrice pri- (Grand Prix de la biographie littéraire de vilégiée des grands leaders politiques l’Académie française 2013), Henriette et religieux de l’Orient au sens le plus Levillain nous propose un portrait aussi large, le patriarche répond sans jamais nuancé qu’émouvant de Marguerite occulter les enjeux ni exonérer aucune Yourcenar (1903-1987). Rendue célèbre partie de ses responsabilités, surtout pas par les Mémoires d’Hadrien (1951) et le Vieux Continent. Très respectueux par l’Œuvre au noir (1968), accueillie de l’autorité romaine, le maronite laisse – consécration exceptionnelle – dans la cependant entendre que « le Saint-Père « Bibliothèque de la Pléiade » quelques n’a pas encore eu le temps de se faire une années avant sa mort, Marguerite Your- idée très précise de la réalité sur le ter- cenar a eu la chance ou le malheur de rain des Églises orientales ». Bechara Raï faire figure de classique dès son vivant. dénonce « le silence absolu de la com- Savante et distante, maîtrisant son expres- munauté internationale » dans lequel les sion à l’extrême, elle apparaît ici à travers chrétiens d’Irak sont contraints à l’exil. sa correspondance et ses essais sous un

196 SEPTEMBRE2016 notes de lecture

jour plus familier et plus accessible. Une L’auteure des Apparitions conserve un personnalité presque attachante, pleine ton cruel et doux. Petites bulles de savon de contradictions, affichant son homo- piquées avec une fine aiguille. Suzanne et sexualité en même temps que sa miso- Thomas passent chaque année un mois, gynie, quittant son orgueil aristocratique durant leurs vacances scolaires, dans la pour embrasser la cause des écologistes, maison de leur grand-mère maternelle. se drapant dans son impersonnalité tout Suzanne prend place parmi sa « sainte en laissant échapper quelques confi- famille » : son frère aimé (Thomas), son dences sur son enfance, ses proches, ses oncle veule, sa mère colérique (Hélène), petites manies d’hypocondriaque. sa grand-mère méchante (Marthe), sa Dans un va-et-vient constant entre cousine effrontée (Mathilde). Et la mer- l’œuvre et la vie, Henriette Levillain nous veilleuse grand-tante, Odette, qui veille livre un petit dictionnaire à entrées mul- sur eux. Toute sa vie tourne autour de tiples, dont chacune – émaillée de nom- Suzanne et de Thomas. breuses citations – permet d’approcher Les différents âges de la vie, la décou- de manière presque ludique une auteure verte de la sexualité, l’obsession du qui a été trop tôt statufiée. Classées péché et du sacré, le divorce dou- par ordre alphabétique, elles peuvent loureux des parents, le dîner avec la tout aussi bien se lire dans le désordre : mère pour ses 60 ans. Et le destin sans « Amie des bêtes », « Catholique », lumière d’Odette. Florence Seyvos « Enfance », « Femme », « Frontalière », avance par croquis, mises au point, « Humeurs », « Mont-Noir », « Mort », saynètes. Elle ne s’attarde pas car elle « Style de vie », « Visionnaire »... Une saisit des instantanés. Le grand lac près façon savante et distrayante à la fois de de la maison, immuable, reste le sym- faire le tour d’une personnalité et d’une bole des moments heureux. Parmi les œuvre d’une tenue rare. En ces temps de plus belles pages, le portrait d’un insti- laisser-aller, il est réconfortant de relire tuteur sadique ; M. Wilde ressemble à cette prose limpide et envoûtante, ferme un « loup édenté », sauvage et solitaire, et précise, charnue et bourrée d’idées. dont la vérité est insaisissable par la › Robert Kopp simple image qu’il donne de lui-même. La grande force de la romancière et

ROMAN scénariste est de savoir peindre, sur les La Sainte Famille traces de Flannery O’Connor, toutes les Florence Seyvos nuances de l’enfance. Suzanne et Tho- L’Olivier | 175 p. | 17,50 € mas sont sensibles et égoïstes. Suzanne construit son propre monde grâce Les années ont passé mais la maison aux mensonges. « Plus sa mère désire d’enfance est toujours là, près du lac. une fille transparente, plus Suzanne Florence Seyvos nous parle du passé ment. » Derrière la télévision, dans le qu’on veut et qu’on ne veut pas quitter. salon vide de la maison, un immense

SEPTEMBRE 2016 197 notes de lecture

tableau représente Ariane et son célèbre Le fondateur de l’hebdomadaire le Père fil qui permet à Thésée de sortir du peinard au parler résolument populaire, labyrinthe. La jeune Suzanne reste des repère en 1895 la première « mani- heures devant et intime à Ariane l’ordre festation théorique et consciente du de fuir du tableau. « Va-t’en, lâche ce sabotage ». Celui-ci est intimement lié fil, tu crois que tu es en train de sauver à l’histoire du syndicalisme révolution- un homme, tu ferais mieux de penser naire et à la pratique de la grève. Pour à te sauver toi-même ! » Mais faut-il protester contre un projet de loi visant lâcher le fil de l’enfance, qui mène on à priver les employés du chemin de fer ne sait où ? › Marie-Laure Delorme du droit de grève au motif qu’une inter- ruption de service mettrait la Défense nationale en péril, le secrétaire général ESSAI de leur syndicat a fait savoir qu’il dispo- Histoire du sabotage. De la CGT à la Résistance sait d’un « secret » pour immobiliser les Sébastien Albertelli machines pour un coût égal à dix cen- Perrin | 400 p. | 25 € times. Intox ou réalité ? Manipulation de la presse bourgeoise prompte à déconsi- Spécialiste de la Résistance et des dérer une revendication ? Il semble que services secrets, Sébastien Albertelli, l’émeri, une matière peu coûteuse, pou- auteur d’un livre de référence, les Ser- vait enrayer les locomotives. « Réduire vices secrets du général de Gaulle. Le le colosse de fer à l’impuissance »… Cet BCRA 1940-1944 (Perrin, 2009), épisode donne une définition claire du vient de publier une somme historique sabotage, qui est à la fois « une atteinte à sur le sabotage, dont les manifestations des biens matériels et un acte conscient les plus connues remontent aux actes et intentionnel », selon Sébastien Alber- de l’armée des ombres. Quels sont ses telli, qui prend soin de le distinguer fondements théoriques et intellectuels ? des notions de destruction, d’attentat, Quel est le premier acte de sabotage en de « l’action directe » et du terrorisme. France ? Quelle est l’origine de ce mot « Formule de combat social », selon apparu dans le dictionnaire en 1905 ? Pouget, le sabotage a reçu son « bap- L’anarchiste français Émile Pouget en tême syndical » en 1897 lors du troi- est le père théoricien. Son petit essai sième congrès de la CGT à Toulouse, le Sabotage d’une soixantaine de pages, non sans débats, certains membres étant est publié en 1910 dans la collection gênés par son « immoralité ». Sébastien « Bibliothèque du mouvement prolé- Albertelli, qui a croisé les sources docu- tarien » à l’enseigne de la Librairie des mentaires, retrace l’étrange recherche de sciences politiques et sociales Marcel « légitimité » d’une arme qui dérange. Rivière, à Paris. Un livre au succès pos- › Olivier Cariguel thume : depuis les années quatre-vingt, cinq éditeurs l’ont réédité …

198 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 notes de lecture

ROMAN cours des combats sur la route de Jéru- Judas salem. Chacun doit se débarrasser de ses Amos Oz fantômes, chacun doit les trahir. traduit par Sylvie Cohen Amos Oz se livre à une audacieuse réé- Gallimard | 350 p. | 21 € criture de l’histoire de Judas Iscariote et à la réhabilitation de la figure du traître. Dans la Jérusalem divisée de la fin Pourquoi livrer Jésus à ses ennemis pour 1959, ils sont trois, durant un long trente malheureuses pièces d’argent ? hiver, dans une maison isolée. Le jeune Pourquoi aller se pendre juste après ? Shmuel Asch est au point mort dans Tout est incohérent. Le baiser de Judas sa vie. Il sort d’une rupture amoureuse n’est pas celui d’un traître mais d’un avec Yardena, l’entreprise paternelle a adorateur. Car n’est-on pas considéré fait faillite, il abandonne son mémoire comme traître dès lors que l’on veut faire de maîtrise sur « Jésus dans la tradition bouger les choses ? Amos Oz, lui-même, juive ». Il tombe sur une annonce dans partisan d’une solution à deux États, a la cafétéria de l’université. Gershom été considéré comme un traître. L’au- Wald, un homme invalide de 70 ans, teur d’Une histoire d’amour et de ténèbres cherche un garçon de compagnie pour est avant tout un romancier des senti- discussions et lectures en échange d’un ments. Judas n’est pas seulement une salaire et d’un logement. Shmuel Asch réflexion politique, mais aussi un roman accepte le contrat. Il fait la connais- sance, dans la maison de la rue Harav sur l’amour, les liens parents-enfants, la › Marie-Laure Delorme Elbaz, de la veuve Atalia Abravanel dont solitude. le père, une grande figure du sionisme, a été démis de ses fonctions pour avoir RÉCIT tenté de s’opposer à Ben Gourion lors Par-delà les fenêtres. de la guerre d’Indépendance. Carnet IV Tous les trois sont des êtres solitaires et Gamal Ghitany singuliers. Ils vont converser, ils vont Seuil | 176 p. | 19 € changer car la vie est dans le change- ment et la tolérance dans la conversa- À partir de 1996, l’écrivain égyptien tion. Qu’est-ce qui les relie ? L’amour, Gamal Ghitany a tenté de reprendre le l’amitié, les morts et Israël. Ils parlent du chemin des émotions qui l’ont affecté. sionisme, des rapports entre judaïsme et Parcours sinueux dont les aléas de la christianisme, de la figure du traître. traduction n’ont pas toujours respecté On va peu à peu découvrir leurs secrets, la chronologie de la publication mais leurs silences et comment leur cœur qui, après tout, s’adapte au voyage sou- s’est un jour arrêté de battre. Le timide vent rétif de la mémoire. Dénouant le Shmuel tombe amoureux de la froide fil de ses souvenirs, il s’aperçoit que Atalia, dont le mari est mort, dans des ceux-ci, aimantés par la présence de conditions atroces, le 2 avril 1948, au la figure féminine, se déploient sur

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 199 notes de lecture

­plusieurs thèmes, dont chaque carnet toute sa vie et ce « face-à-face verti- dessine les variations. Il y a eu le cahier gineux » se prolongera l’attachant à des trains, des muses et des égéries jamais à son initiatrice anonyme. C’est avant celui des fenêtres qui occupe une ainsi que brûlent les pages de ce carnet place toute particulière. En effetPar- à la mesure du reflux des réminiscences delà les fenêtres, s’attarde sur cet espace qui émergent dans toute la splendeur frontière, par lequel le monde nous de leurs errances. › Bertrand Raison atteint et à l’occasion nous embrase. Seuil qui, pour l’auteur, reste insépa- ESSAI rable du désir. Toutes les femmes sur Plon. Le sens de l’histoire lesquelles s’est fixé son regard ont été (1833-1962) aperçues à travers l’embrasure ou à Patricia Sorel proximité d’une fenêtre. Or ce tisseur préface de Jean-Yves Mollier de mots qui fut un temps expert en Presses universitaires de Rennes | 326 p. | 19 € tapis orientaux ne se contente pas de noter les visions au fil des séquences Quand le général de Gaulle décide en mais les organise telles des partitions 1954 de donner ses Mémoires de guerre musicales mettant en résonance les dif- aux Éditions Plon, qui coiffent au férents motifs de sa fascination. Mais poteau Gallimard et Robert Laffont, outre d’orchestrer son éblouissement, c’est un coup de maître de Charles la fenêtre conjugue d’autres envoû- Orengo, le directeur littéraire d’une tements moins solaires, elle peut être maison renommée pour ses publica- celle d’un cachot, celle d’une maison tions en histoire et ses mémoires de de Haute-Égypte, où, temporairement maréchaux et autres généraux d’Em- assigné à résidence, il fut le témoin mal- pire. Au fil des années cinquante, il gré lui d’une exécution nocturne. Une dépoussière une maison qui fut à ses scène notamment domine de sa lueur débuts une imprimerie fondée en 1833 toutes les autres. Un jour, au Caire, il par Henri Plon. L’historienne Patri- aperçoit de l’autre côté de la terrasse cia Sorel comble un grand vide avec une jeune fille. Ils finissent par établir son livre sur les cent trente premières un contact muet. Les rendez-vous à années de « l’austère vieille maison de distance se succèdent. Elle danse pour la rue Garancière » (Paris, VIe) selon lui et l’avertit par signe de ses absences. une formule de Michel Déon, qui y Un rituel s’esquisse, ils s’attendent dans publia ses premiers livres. Henri Plon la patience du silence. Un après-midi, acquit en 1852, au numéro 8, l’hôtel monté sur un tabouret pour qu’elle Montaigu, dit aussi hôtel de Sourdéac, puisse mieux le voir, il commence à se maintenant propriété du Sénat. Les dévêtir, à sa surprise, elle fait de même Éditions Plon, attachées aux valeurs et ils se retrouvent nus tous les deux. morales et religieuses, sont restées pen- Cet instant fébrile l’accompagnera dant quatre générations dans le giron

200 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 notes de lecture

familial, avant de perdre leur indé- ESSAI pendance en 1962, rachetées par un La Méditerranée. Mer de nos groupe financier hétéroclite. langues On a oublié que Georges Bernanos, Louis-Jean Calvet CNRS Éditions | 328 p. | 25 € Julien Green, Henri Troyat, Robert Brasillach et plus tard Marguerite Your- Au carrefour de trois continents (Europe, cenar y publièrent leurs livres les plus Afrique, Asie), la Méditerranée n’en finit importants, ce qui atténue l’image de pas de susciter la réflexion par sa longue refuge des gloires fanées comme Henri histoire et son actualité puisque chaque Ardel, Henry Bordeaux, Paul Bourget, semaine apporte son lot d’événements longtemps best-sellers. Fidèle à ses enga- et de migrations. L’originalité du nouvel gements idéologiques – elle fut bona- essai de Louis-Jean Calvet, bien connu partiste, maurrassienne, pétainiste –, la pour ses nombreux travaux linguis- maison Plon, à la fois endormie et sur tiques, est d’envisager cet espace, foyer la brèche, montra un dynamisme au- des civilisations, en tant que tel, alors delà des apparences. D’un côté goût et qu’il n’est ni un État, ni une nation, respect de la tradition, de l’autre volonté ni un Empire. La Méditerranée serait de défricher des terræ incognitæ. En plutôt un « continent liquide ». Cette témoignent, par exemple, trois collec- immense étendue est considérée ici sous tions phares encore actives. Trois héri- sa dimension linguistique : quel long tages. D’abord « Feux croisés », créée en chemin parcouru depuis les premiers 1927 par Gabriel Marcel pour les littéra- balbutiements graphiques jusqu’aux tures étrangères. Puis « Terre humaine », quatre alphabets utilisés de nos jours lancée en 1955 par Jean Malaurie, qui par les différentes langues en usage sur présenta son projet devant les membres ses rives : arable, grec, hébreu et latin. du conseil d’administration qui avaient S’inspirant des théories darwiniennes, oublié de s’équiper de leurs sonotones Louis-Jean Calvet montre que dans un restés sur la table… Projet accepté sans monde sans cesse changeant les idiomes ambages ! Et « Tribune libre », spécialisée participent aussi à ce mouvement per- dans les documents d’actualité depuis manent en évoluant constamment. Des 1957. Patricia Sorel fait revivre l’essor locutions disparaissent cependant que d’une entreprise éditoriale plus centrale de nouvelles expressions apparaissent qu’on ne l’imaginait dans notre vie lit- au gré des contacts, des influences, des téraire et politique. Signalons son article échanges. Des chapitres fort intéressants de fond « Les débuts de “10/18” (1962- sont consacrés aux aventures des lan- 1968) : “une petite révolution dans l’édi- gues fondatrices qui ont connu de fortes tion française” » au sommaire de la Revue périodes d’expansion, mais aussi des historique (n° 678, avril). Oui, Plon qui éclipses. Comme les espèces vivantes, créa « 10/18 » a aussi rimé avec révolu- celles-ci sont soumises aux luttes, à la tion. › Olivier Cariguel compétition et à la sélection. Autant il

SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 201 notes de lecture

existe une unité méditerranéenne liée à dans l’héritage grec antique, berceau de la géographie, autant son organisation la démocratie. Yves de Gaulle décrit son politique reste à fonder. Des « flux de grand-père à sa table de travail entouré traduction » existent, mais ils doivent d’une bibliothèque qu’il a eu le bonheur être encore renforcés. Si nous connais- de fréquenter du vivant de son inspira- sions le Mare nostrum, Louis-Jean Cal- teur. Sa description des titres est d’ail- vet évoque à propos du sujet de son livre leurs fort instructive, même si de nom- des linguae nostrae, toujours en méta- breux ouvrages lus par le Général au morphose, prêtes à l’avenir à toutes les cours de sa vie n’y figurent plus. Rédigé mutations. › Charles Ficat comme une missive à son grand-père, avec retenue et admiration, l’essai d’Yves de Gaulle remet à l’honneur le versant ESSAI intellectuel et spirituel d’un héritage Un autre regard sur mon grand- père Charles de Gaulle qui a modelé le visage de la France Yves de Gaulle jusqu’à nos jours. Il s’appuie sur une Plon | 288 p. | 18,90 € connaissance intime de l’œuvre à partir des textes les plus connus comme les Ce nouveau livre d’un descendant du Mémoires de guerre ou les Mémoires d’es- général de Gaulle se présente davan- poir, mais aussi des matériaux extraordi- tage comme un essai sur l’écrivain et naires contenus dans les Lettres, notes et penseur qu’un livre de souvenirs sur un carnets, qui restent encore un continent personnage que l’auteur a eu le privilège d’une prodigieuse richesse à explorer. de fréquenter intimement jusqu’à l’âge › Charles Ficat de 19 ans. Quelques anecdotes person- nelles disséminées ici ou là, fort inté- ressantes au demeurant, complètent la démonstration. Par exemple, le Général avoue à son petit-fils que c’est « épou- vantable » d’aller sans cesse contre le courant dominant, d’être toujours seul ; de même il refuse de répondre à la ques- tion de l’adolescent, qui lui demande s’il compte gracier le général Jouhaud, condamné à mort par le Haut Tribunal militaire en 1962 : « Je ne te répon- drai pas, car c’est une affaire entre ma conscience et moi. » Le cœur du propos est davantage philo- sophique. Il s’agit de revenir aux sources d’une pensée qui plonge ses racines

202 SEPTEMBRE 2016 SEPTEMBRE 2016 La Revue des Deux Mondes à Nancy 9, 10, 11 septembre 2016

La Revue des Deux Mondes s’associe au Livre sur la Place à Nancy. Parrainé par l’Académie Goncourt, ce premier grand rendez-vous national de la rentrée littéraire accueille près de 550 auteurs et 180 000 visiteurs pendant trois jours. Plus de 25 000 personnes assistent aux débats, entretiens, rencontres programmés gratuitement. Le Livre sur la Place 2016 sera présidé par l’écrivain Philippe Claudel.

Entretien Revue des Deux Mondes Valérie Toranian, directrice de la Revue des Deux Mondes, animera une rencontre avec Élisabeth Badinter, à l’Opéra national de Lorraine, dimanche 11 septembre à 14 heures.

Vendredi 9 septembre Christophe Ono-dit-Biot conduira une conversation transatlantique avec James Ellroy, à l’hôtel de ville.

Samedi 10 septembre Dimanche 11 septembre Bernard Pivot et les académiciens Franz-Olivier Giesbert recevra Hubert remettront le Goncourt de la Reeves à l’Opéra. biographie à Philippe Forest pour Anna Mouglalis lira, accompagnée Aragon, à l’Opéra. au piano, Un lieu à soi de Virginia Woolf, à l’Opéra.

Parmi les auteurs présents : François Bégaudeau, Véronique Ovaldé, Simon Liberati, Leïla Slimani, Fouad Laroui, Karine Tuil, Valentine Goby, Tahar Ben Jelloun, Metin Arditi, Serge Joncour, Yasmina Khadra, Céline Minard, Luc Lang, Marie-Hélène Lafon, Virginie Despentes, Annie Ernaux, Alexis Jenni, Pierre Assouline, Charles Dantzig...

www.lelivresurlaplace.fr 97, rue de Lille | 75007 Paris Tél. 01 47 53 61 50 | Fax 01 47 53 61 99 N°ISSN : 0750-9278 www.revuedesdeuxmondes.com [email protected] Twitter @Revuedes2Mondes

Rédaction Imprimé par Assistance Printing (CEE) – Com- Directrice | Valérie Toranian mission paritaire : n° 0320D81194 [email protected] La reproduction ou la traduction, même par- Coordinatrice éditoriale | Aurélie Julia tielles, des articles et illustrations parus dans la [email protected] Revue des Deux Mondes est interdite, sauf auto- Secrétaire de rédaction | Caroline Meffre risation de la revue. La Revue des Deux Mondes [email protected] bénéficie du label « Imprim’Vert », attestant une Révision | Claire Labati fabrication selon des normes respectueuses de Revuedesdeuxmondes.fr l’environnement. Responsable numérique | Antoine Lagadec Abonnements (9 numéros par an [email protected] format papier + numérique) France | 1 an › 89 euros | 2 ans › ­165 euros | Comité d’honneur Abonnement étudiant | 1 an › 65 euros Alexandre Adler Nathalie de Baudry d’Asson | | Étranger | 1 an › 129 euros François Bujon de l’Estang | Françoise ­Chandernagor | Marc ­Fumaroli | Marc Lambron | Service des abonnements Alain Minc | François­ ­d’Orcival | Étienne Pflimlin | En ligne : www.revuedesdeuxmondes.fr/ Ezra Suleiman | Christian Jambet abonnement. Par courrier : Revue des Deux Mondes | Comité de rédaction 4, rue de Mouchy | 60438 Noailles cedex | Manuel Carcassonne | Olivier ­Cariguel | Jean-Paul Tél. : 01 55 56 70 94 | Fax. : 01 40 54 11 81 | Clément | Charles Dantzig | Franz-Olivier Giesbert [email protected] | Renaud Girard | Adrien Goetz | ­Thomas Gomart | Ventes au numéro ­Aurélie Julia ­Robert Kopp Élise Longuet Thierry | | | Disponible chez les principaux libraires (diffu- ­Moulonguet Jean-Pierre ­Naugrette Éric Roussel­ | | | sion PUF, renseignements : Ghislaine Beauvois | Eryck de Rubercy | Jacques de Saint Victor | Annick 01 58 10 31 34 | [email protected], distri- Steta | Marin de Viry bution Union Distribution) et marchands de Communication | partenariats | publicité journaux (renseignements : vente au numéro | Gilles Marti Responsable du développement et des partenariats | 01 40 54 12 19 | Marie Pagezy | [email protected] [email protected]). Prix au numéro › 15 euros Directrice des relations extérieures de Fimalac : | France et DOM Élise Longuet | [email protected] Ce numéro comprend un bulletin d’abonnement broché entre les pages 112 et 113. Contact presse Crédits Aurélie Julia | [email protected] Photo de couverture | © DR Société éditrice La Revue des Deux Mondes est éditée par la Société de la Revue des Deux Mondes S. A. au capital de 2 545 074 euros. Principal actionnaire Groupe Fimalac Directeur de la publication Thierry Moulonguet

204 SEPTEMBRE 2016