Publié le 3 octobre 2018(Mise à jour le 12/12) Par Laure Salamon

Beate Klarsfeld, le combat d’une vie

L’Allemande, , née dans une famille luthérienne, a pourchassé les nazis toute sa vie, aux côtés de son mari Serge.

Au fond d’une cour d’immeuble du 8e arrondissement de Paris, Beate Klarsfeld ouvre la porte de son bureau, suivie de ses deux gentils « toutous » qui ne la lâchent pas d’une semelle. Confortablement installée dans son fauteuil avec ses chiens à ses pieds, Beate Klarsfeld répond tranquillement aux questions, interrompue par d’innombrables coups de téléphone.

C’est un peu l’effervescence, les Klarsfeld vont recevoir le 8 octobre une nouvelle décoration, cette fois remise par le président Macron. « C’est une belle reconnaissance de notre travail. Nous n’avons jamais prévu de faire ce que nous avons fait, mais nous en sommes heureux », s’amuse Beate, avec son fort accent allemand qu’elle n’a jamais perdu, comme si elle cultivait ce pan de son identité. « Nous pourrions profiter de la retraite, tranquillement. Mais je crois qu’on s’ennuierait. C’est bon pour la santé de voyager, de bouger. »

Même si, à 79 ans, elle reconnaît ralentir le rythme. « Mon mari siège toujours dans de nombreux conseils, mais nous en faisons moins qu’avant. Nous pouvons finir notre vie, en ayant accompli quelque chose. Nous avons changé la mentalité des Allemands. Nous avons réussi à faire condamner , Herbert Hagen, Ernst Heinrichsohn au procès de Cologne, nous avons traqué et fait condamner . Même Brunner, qui est visiblement mort dans sa cellule de prison en Syrie, avait été condamné par contumace. »

Baptisée luthérienne

La liste est longue de ces nazis et collaborateurs que les Klarsfeld ont, pendant toute leur vie, traqués, débusqués, poursuivis, attaqués et même fait condamner pour certains : Lishka, Hagen, Achenbach, Rauff, Waldheim, Brunner, Papon, Barbie, Touvier, Bousquet… « C’est vrai qu’on n’était pas préparé à ça », reprend- elle.

Beate Künzel est née à en 1939. Ses parents ne sont pas spécialement investis dans la politique allemande mais font partie de cette population silencieuse qui a accepté son sort. Beate est baptisée à l’Église évangélique luthérienne de la Hohenzollernplatz, à l’ouest de Berlin. « Tous les enfants étaient baptisés. Pour mes parents, c’était normal de le faire. J’allais à l’église chaque semaine avec mes copines pour suivre les cours de catéchèse. J’ai été confirmée, sans vraiment être croyante. Dans notre école de jeunes filles, l’enseignement fondé sur la discipline prodiguait une bonne éducation et le respect des autres. Je suivais les cours d’instruction religieuse qui m’ont peut-être influencée en ce qui concerne le respect des valeurs morales. Mais ce n’est pas la religion qui m’a préparée à faire quelque chose, c’est plutôt le sens de la responsabilité et de la morale. J’avais aussi un grand respect pour Hans et Sophie Scholl [deux étudiants allemands catholiques* qui ont résisté et ont fini par être décapités, ndlr]. Quand j’ai découvert l’histoire de mon pays, j’ai senti une grande responsabilité en tant qu’allemande. Surtout lorsque j’ai appris l’histoire de ma future belle-famille. »

Sur le quai du métro

En 1960, Beate arrive comme jeune fille au pair à Paris. Elle a envie de changer d’air et d’apprendre une autre langue. Sur le quai du métro, à la station Porte de Saint-Cloud – où ils habitent encore aujourd’hui –, elle rencontre Serge qui lui demande si elle est américaine. Elle répond qu’elle est allemande. Ils engagent la conversation. Ils se marient trois ans après. « Le maire du 16e arrondissement nous a dit pendant la cérémonie : “Vous êtes un couple franco-allemand, faites quelque chose de votre couple.” Je crois qu’on l’a écouté ! »

« Mes parents ne m’avaient pas parlé de la guerre. J’ai appris auprès de Serge l’histoire de la guerre, des nazis, la disparition de son père envoyé à Auschwitz. Quand Kurt Georg Kiesinger a été élu chancelier, je travaillais à l’Office franco- allemand pour la jeunesse. Pour moi, c’était insupportable qu’un ancien nazi se retrouve élu. Quand je m’insurgeais de sa présence, on me répondait qu’il avait été élu démocratiquement. »

Cette grande responsabilité la pousse à interrompre Kiesinger en pleine séance au Parlement en criant : « Kiesinger, Nazi, Abtreten » [démissionne, ndlr] au printemps 1968. Puis le 7 novembre, elle réussit à le gifler en public au cours d’un meeting de son parti. Ce geste lui a valu de nombreuses critiques, allant même jusqu’à la qualifier de « femme frustrée sexuellement » mais a surtout permis de mettre en lumière le passé nazi du chancelier. « Ce n’était pas une action aveugle, c’était pour une cause. La jeune Allemande qui gifle le père nazi, reprend-elle aujourd’hui. Heureusement que mon père était déjà décédé lorsque j’ai giflé Kiesinger. Dans l’entourage de ma mère, beaucoup ont dit du mal de moi, mais elle a compris mon geste. »

Avec le recul, on peut dire que les Klarsfeld ont inventé une forme de stratégie de communication. Serge, historien puis avocat, montait les dossiers en réunissant les informations trouvées au cours de ses recherches. « Comme les renseignements n’intéressaient pas toujours les médias ou la justice, nous cherchions des occasions de les convaincre pour qu’ils ouvrent une enquête ou un procès. » Par exemple, elle s’enchaîne avec une autre femme devant le bureau de Klaus Barbie en Bolivie pour demander son extradition vers la France.

Ces petits scandales

« Pour faire bouger les choses, une action illégale est beaucoup plus efficace, reconnaît-elle. La société allemande s’en fichait de savoir que les nazis étaient toujours là, certains même au Parlement. Elle se sentait plus concernée par son propre sort. Avec ces petits scandales, nous l’avons forcée à réagir et à faire pression sur la justice. »

En retour de leurs actions, les Klarsfeld ont été menacés, ont reçu des colis piégés. Une de leurs voitures a explosé dans un parking. Ils n’ont jamais été blessés. Quelqu’un veillerait-il sur eux ? « Peut-être qu’on est protégés par quelqu’un là-haut, lâche Beate Klarsfeld, en montrant du doigt le plafond. Ou peut-être par nos chers animaux qui voulaient qu’on rentre à la maison », ajoute-t- elle en caressant ses chiens.

Dans Mémoires, écrit pour transmettre leur histoire à leurs trois petits-enfants qui sont âgés aujourd’hui de 10, 9 ans et 18 mois, le couple raconte son combat, les raisons et sa vie quotidienne, en alternant les chapitres et points de vue de l’un et de l’autre. Dans l’un, elle partage sa fierté d’avoir été proposée comme candidate à la présidence de l’Allemagne en 2012 par le parti d’extrême gauche Die Linke, le pasteur Joachim Gauck ayant été finalement élu.

Beate Klarsfeld continue de suivre la politique allemande et s’inquiète fortement de l’arrivée du parti d’extrême droite Afd au Parlement. « Il faut s’engager tout de suite et ne pas laisser les partis d’extrême droite monter. Hitler est arrivé au pouvoir de manière très progressive, en 1933. Certes, c’était en temps de crise, mais on est aussi dans une période de crise. Elles sont dangereuses. Nous nous sommes engagés toute notre vie contre l’extrême droite, quand nous voyons les mouvements en Autriche, en Allemagne… nous sommes très inquiets sur l’avenir de l’Europe avec les élections de l’an prochain. » Ils ne sont pas les seuls.

*Des lecteurs bienveillants nous ont fait remarqués que les Scholl étaient protestants.

À lire

Mémoires, Beate et , Fayard/Flammarion, 2015, 1 017 p., 9,90 € Publié le 23 juillet 2017(Mise à jour le 19/07) Par Jean-François Crételle

Les 30 ans du procès du nazi Klaus Barbie

Au travers d’une exposition au Mémorial de la Shoah, des témoins revivent le procès de Klaus Barbie, défendu alors par Jacques Vergès.

La semaine dernière, les ministres de la Justice, Nicole Belloubet, et de la Culture, Françoise Nyssen, ont annoncé l’ouverture des archives du procès de Klaus Barbie, conservées aux Archives nationales et aux Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon. Une nouvelle bien accueillie alors que la France commémore cette année les 30 ans du procès Klaus Barbie, l’un des plus grands criminels de l’Histoire, procès auquel le Mémorial de la Shoah, à Paris, consacre une exposition.

Accompagnée de l’avocat des parties civiles Alain Jakubowicz, actuel président de la Licra, et du procureur adjoint de l’époque Jean-Olivier Viout, la commissaire Dominique Missika explique les raisons de cette exposition : « Ce retour sur le procès Barbie se justifie puisqu’il appartient à la mémoire collective de la France. Pour la première fois, un criminel nazi est jugé en France pour crime contre l’humanité pour des charges imprescriptibles. 107 témoins, 42 avocats se confrontent à un accusé, l’ancien chef de la Gestapo de Lyon. Ce procès en 1987 braque la lumière sur les victimes juives. La France entière reste bouleversée par la rafle des 44 enfants d’ et le récit des camps d’Auschwitz. Le récit des tortures infligées par Barbie, en particulier aux femmes, est une onde de choc. C’est un tournant dans la mémoire de l’Occupation. L’ensemble du procès est enregistré. » Pour le jeune public

L’exposition prend son temps et permet de se replonger dans l’ambiance de ces deux mois, du 11 mai au 4 juillet 1987, en montrant des extraits de journaux de presse, de télévision, l’intégralité du film des documentaires. Dominique Missika poursuit : « Pour le jeune public qui n’a pas connu cet épisode judiciaire et historique, j’ai voulu mettre en scène l’avant du procès, le procès lui-même et l’après. Le public découvre ainsi la traque des époux Klarsfeld, l’extradition de celui qui se faisait appeler Klaus Altmann en Bolivie. Mais il peut également voir l’original du télex de la rafle d’Izieu. Pour la première fois sont exposés les enquêtes des services secrets, les interrogatoires de l’accusé en 1948 et en 1983 ainsi que les notes du président de la cour d’assises André Cerdini. Chacun peut se faire sa propre opinion sur la culpabilité du prévenu. »

Alain Jakubowicz revient sur son rôle d’avocat des parties civiles. « Ce procès, avec toutes les pièces présentées, donne toute sa valeur à la mémoire juive, à la mémoire universelle. Aujourd’hui, cette exposition me semble nécessaire pour lutter contre le négationnisme. Celui-ci a émergé dans les années suivant la découverte des camps. Le procès montré ici est un déclic pour la société française. Comme le discours du président Jacques Chirac sur le Vel’ d’Hiv’. Sa déclaration a été un acte contre la remise en cause de la Shoah. Notre conscience est éclairée. Comme avocat du procès, remontent deux souvenirs forts, les présentations des femmes et la défense de Vergès. Simone Lagrange avec son destin incroyable, comme les autres, a su parler de la déportation. Ce qu’elles ont vu, les odeurs, la nudité. Elles ont parlé des chambres à gaz, de la fumée, les yeux fermés, sans texte. Il faut écouter leurs dépositions. Elles restent un exemple contre les extrêmes. Elles ont été splendides, belles, spirituelles, en apportant beaucoup d’émotion.

Et Alain Jakubowicz de poursuivre : «L’autre fait est la façon de plaider de Vergès. Sa défense est restée une défense de rupture. Comme le montre les extraits des journaux du 20 h et le film entier du procès, Vergès a été un avocat idéologue. Il a agi pour faire le procès de la France. Cette stratégie a déjà été appliquée ailleurs. Il est possible de croire qu’il a suggéré à Barbie d’arrêter de comparaître. Il a été dans la provocation comme pour le choix de faire comparaître Raymond Aubrac. Il n’a pas vraiment défendu Klaus Barbie, le boucher de Lyon. » 23 000 pages

Jean-Olivier Viout, ancien procureur adjoint du procès, relève, sur une photo de l’exposition, la présence des notes du président Cerdini. « J’aperçois la photo du dossier d’instruction établi par le juge Riss, épais de près de 23 000 pages. L’accusation a été pédagogique pour montrer comment le fanatisme se développe. C’est aujourd’hui le sens de mes interventions envers les scolaires, à qui je remets un petit livret rédigé. Le procès de Klaus Barbie démontre un parcours, qui transforme l’individu en être pris par le fanatisme, pour faire de lui un objet au service d’une idéologie dédaignant le respect de la vie et de la dignité de l’homme. Il démonte l’apprentissage de la haine.

» Ce qui me reste en mémoire, ce sont les interventions du procureur général Truche face à Vergès, une défense qui véhicule sans cesse le doute. La plaidoirie de Serge Klarsfeld a marqué, ensuite, les esprits. Il a représenté les enfants d’Izieu, qui avaient entre 4 et 17 ans. Aucun n’est revenu. Ce fut une plaidoirie humaine et touchante. Il représentait tous les enfants dans leur petite vie, avec leurs passions, leurs envies futures. Il finissait chaque intervention sur ces vies retranchées par “coupable d’être né”. Ce dont je me souviens également, c’est tout ce qui a eu trait à l’organisation matérielle et technique du procès que j’ai gérée. Il a fallu transformer le tribunal pour accueillir le public et les journalistes venus du monde entier. »

Il faut visionner la délibération finale pour entendre à nouveau les trois charges d’inculpation de crime contre l’humanité, pour lesquelles Barbie n’avait, jusqu’alors, jamais été poursuivi : la rafle de la rue Sainte-Catherine à Lyon, le 9 février 1943 ; l’enlèvement des enfants de la colonie juive d’Izieu (Ain), le 6 avril 1944 ; l’organisation à Lyon d’un convoi ferroviaire à destination des camps de la mort, le 11 août 1944.

Les mots du président Cerdini résonnent : « À toutes les questions portant sur la culpabilité, les jurés ont répondu oui à la majorité. » Il lit le verdict : « Klaus Barbie est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. »

« Justice est faite »

Evelyne Haguenauer a participé à l’organisation de l’exposition sur le procès de Klaus Barbie. Elle raconte : « Mon père est revenu d’Auschwitz malade du scorbut. Il pesait 38 kg. Il est décédé à 62 ans en 1985. J’aurais tellement voulu qu’il raconte, qu’il soit face à face avec le boucher de Lyon. À la maison, il ne disait rien, car “ce n’était pas pour les enfants”. Mais il en parlait à l’extérieur. En retour, j’ai appris plus de détails. Ma mère était une survivante, enfant elle avait été cachée dans un foyer protestant. Lors de l’arrestation de Barbie, j’ai ressenti un grand soulagement. J’ai pensé à ma famille. C’était comme une revanche pour ceux qui n’étaient plus là. Lui qui a torturé à la prison de Montluc y est incarcéré lors de son extradition. Justice est faite. Le symbole existe. »

À voir

Le procès Klaus Barbie, Lyon, 1987 Mémorial de la Shoah 17, rue Geoffroy-l’Asnier, Paris 4e jusqu’au 29 octobre. 01 42 77 44 72. memorialdelashoah.org