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103 Proust et Offenbach : autour de La Belle Hélène Kaéko Yoshikawa L’opérette est un art scénique dont l’origine remonte à l’ouverture du Théâtre des Bouffes Parisiens de Jacques Offenbach (1819-1880) au moment de l’exposition universelle de Paris de 1855, et qui s’est diffusé ensuite depuis Paris jusqu’à Vienne, Berlin et Londres. Ce genre artistique est né dans le Paris tourmenté du xixe siècle, et plus exactement dans le contexte de la Deuxième République, qui voit le jour après la Révolution de juillet 1830 et celle de février 1848, puis du Second Empire instauré en 1852 avec l’avènement de Napoléon III. Au cours de la première moitié du xixe siècle, la scène artistique parisienne était centrée sur le grand opéra, un genre brillant et monumental destiné à la noblesse, et l’opéra-comique, une comédie accompagnée de musique. C’est dans ce cadre que le nouveau genre de l’opérette fait son apparition avec Offenbach. L’opéra-comique, l’opéra-bouffe et l’opérette désignent des genres flous aux contours difficiles à cerner. Le terme d’« opérette » est un néologisme formé à partir du mot « opéra ». Selon le Larousse de la musique, « L’opérette est une variété d’opéra-comique plus légère dans son sujet et dans sa musique, où tout finit bien, et qui a hérité de ses origines disparates et multiples un charme, une grâce à la fois élégante et populaire1 ». À propos de la différence entre l’opérette et l’opéra- comique, le compositeur Claude Terrasse (1867-1923) suggère cette définition habile : « L’opéra-comique est une comédie en musique, tandis que l’opérette est une pièce musicale comique2. » Bien que les œuvres d’Offenbach soient difficiles à classer dans un genre en particulier, David Rissin propose de les diviser en deux grandes catégories : celles composées avant Orphée aux Enfers méritent à proprement parler l’appellation d’« opérette », tandis que les autres relèvent plutôt de l’« opéra-bouffe ». Selon lui, « la différence essentielle entre l’opéra-bouffe et l’opérette n’est pas le cadre, mais le ton, satirique dans l’une, sentimental dans l’autre3 ». Le Second Empire, qui débute en 1852, est fragile. Affaibli par les échecs de sa 1 Larousse de la musique, t.2, Paris, Librairie Larousse, 1982, p. 1148. 2 Ibid. 3 David Rissin, Offenbach ou le rire en musique, Paris, Fayard, 1980, p. 75. 104 Kaéko YOSHIKAWA diplomatie, Napoléon III peine à maintenir ses méthodes autoritaires : il élargit la liberté de la presse et accorde des concessions importantes au Parlement, amorçant ainsi un tournant vers une politique plus libérale. Cette atmosphère de liberté qui règne dans la société, tout en provoquant un sentiment d’euphorie dans la population, conduit à des troubles de l’ordre public et favorise l’instabilité. Fatigué par ces désordres quotidiens, le peuple commence à tourner un regard critique vers la société. Plutôt qu’une critique ouverte, il s’agit toutefois d’une critique subtile teintée de rire qui prend la forme de la satire ou de la parodie. C’est sur ce terrain que se développe la popularité de l’opérette4. L’atmosphère légère et désinvolte de l’opérette séduit la nouvelle classe ascendante de la bourgeoisie, qui remplace la noblesse. Jean-Claude Yon, historien français, fait remarquer qu’entre 1840 et 1880, le peuple voue un intérêt particulier aux œuvres de distraction et de divertissement5. En fait, il se délecte de voir le régime tourné en dérision par l’opérette. Le sociologue Siegfried Kracauer (1889-1966) affirme qu’« Offenbach est lié de manière indissociable au Second Empire6 ». Après la déclaration de la guerre franco- prussienne et l’effondrement du régime en 1870, la popularité de l’opérette à Paris s’estompe progressivement. Le succès parisien de ce genre aura été de courte durée. En mars de la même année, la Commune de Paris est proclamée, et en août, la Troisième République voit le jour. La capitale de l’opérette se déplace alors de Paris à Vienne. La diffusion de l’opérette n’est toutefois pas étrangère aux expositions universelles de Paris. Lors de l’exposition de 1878, la musique d’Offenbach, à commencer par Orphée aux Enfers, est représentée plusieurs fois. Lors de l’exposition de 1889, ses œuvres sont reprises dans cinq théâtres parisiens : les Variétés, l’Eden- théâtre, la Gaîté, la Comédie-Française et le Théâtre Cluny. Malgré le transfert de l’opérette à Vienne, les œuvres d’Offenbach continueront d’être représentées de façon régulière à Paris, même après la mort du compositeur (1880). Avec quel sentiment Marcel Proust a-t-il donc accueilli cette période de naissance, de développement et de reprises régulières de l’opérette à Paris ? La diffusion de l’opérette à Vienne et en Allemagne correspond en effet précisément à l’époque à laquelle vécut l’écrivain (1871-1922), qui vouait un immense intérêt à ce nouvel art. Maintes scènes de À la recherche du temps perdu font allusion aux arts scéniques. Proust accordait de l’intérêt au théâtre classique comme celui de Racine, mais également au théâtre de son temps. Parmi les recherches récentes dans ce domaine, il faut citer l’étude antérieure et inspirante de Marie Miguet-Ollagnier7. 4 Pierre Bourdieu fait remarquer avec beaucoup d’intérêt que l’œuvre artistique est le produit d’une sorte d’espace de communication, le « champ artistique », plutôt que de l’artiste lui-même. Cf. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 249-267. 5 Jean-Claude Yon, Histoire culturelle de la France au xixe siècle, Paris, Armand Colin. U, 2010, p. 135-138. 6 Siegfried Kracauer, Jacques Offenbach und das Paris seiner Zeit, Amsterdam, Allert de Lange, 1937, p. 10. Proust et Offenbach : autour deLa Belle Hélène 105 Au niveau de l’approche musicale, l’ouvrage de Cécile Leblanc, Proust écrivain de la musique. L’allégresse du compositeur8, traite en détails du rapport entre musique et création, en partant du point de vue que les connaissances musicales de Proust ont une fonction essentielle dans son œuvre. Enfin, l’article de Danièle Gasiglia-Laster9 propose une étude remarquable sur la genèse d’une actrice de théâtre. Ces études font toutefois peu de place à l’analyse concrète des œuvres d’Offenbach dans La Recherche ou à l’approche axée sur la réception de l’opérette à Paris. Dans cet article, nous examinerons en particulier la manière dont Proust considérait Offenbach et comment il intégra le compositeur dans La Recherche. Tout en gardant en perspective la réception accordée à l’opérette d’Offenbach par la société parisienne de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, nous observerons les effets obtenus par l’intégration deLa Belle Hélène dans cette œuvre. Dans ce cadre, nous aborderons notamment la scène de Gilberte dans Albertine disparue et celle du comte de Marsantes dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Proust fait en effet allusion à La Belle Hélène dans ces deux scènes. 1. La réception de La Belle Hélène d’Offenbach à Paris (1) Les critiques de la presse sur la première La Belle Hélène (créée en 1864) est une opérette composée par Jacques Offenbach sur le livret de Henri Meilhac (1831-1897) et Ludovic Halévy (1834- 1908). Parodie de l’opéra Pâris et Hélène de C.W. Gluck (1714-1787), elle raconte l’enlèvement d’Hélène par Pâris, qui fut à l’origine de la célèbre guerre de Troie racontée dans L’Iliade d’Homère. L’opérette dépeint sur un mode parodique l’enlèvement par Pâris d’Hélène, reine de Sparte et beauté sans pareil, épisode qui conduira à la guerre de Troie. Sous couvert de récit mythologique, Offenbach fait la satire des adultères de femmes mariées et du libertinage des personnes de la haute société, un sujet récurrent à l’époque du Second Empire. Chez Offenbach, le rire est essentiellement parodique : prenant pour principale cible la grandiloquence du grand opéra, le compositeur réalise une satire habile de la société. Couverte par de nombreux journaux, la création de La Belle Hélène aux Variétés suscite la polémique. Le Petit Journal, Le Figaro et La Presse proposent une 7 Voir Marie Miguet-Ollagnier, « Proust et son expérience du théâtre », dans Proust et les moyens de connaissance, éd. Annick Bouillaguet, Strasbourg, Presses universitaire de Strasbourg, 2008, p. 219-227. 8 Cécile Leblanc, Proust écrivain de la musique. L’allégresse du compositeur, Turnhout, Brepols, 2017. 9 Voir Danièle Gasiglia-Laster, « Genèse d’un personnage. La Berma », Revue des Lettres mo- dernes, Série Marcel Proust I, 1992, p. 21-42. 106 Kaéko YOSHIKAWA critique très favorable du spectacle, tandis que La France musicale, Le Ménestrel, Le Constitutionnel et Le Temps ont un avis plus sévère. Ces différents journaux n’ayant pas la même position politique ni le même lectorat, il est délicat de procéder à une simple comparaison. Nous citerons toutefois ici des extraits du Figaro et du Te mps, journaux que Proust avait l’habitude de lire. L’article du Figaro (rédigé par Henri Rochefort) fait partie de ceux qui proposent une critique élogieuse : La Belle Hélène, dont le succès a été très vif le premier soir et foudroyant aux représentations suivantes, est une fantaisie épique remplie d’allusions conjugales. En voyant Hélène papillonner avec Pâris en l’absence de Ménélas, une dame de la première galerie s’est écriée : – Comme c’est nature ! on se croirait chez soi. […]10 Cet article, qui rapporte le succès du soir de la première, insiste sur la familiarité et l’attrait du sujet en suggérant, malgré l’emprunt à la mythologie grecque, des analogies avec le quotidien des couples de l’époque.