L'immunité De La France Envers Le Fascisme: Un Demi-Siècle De Polémiques Historiennes
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Marc Angenot L’immunité de la France envers le fascisme: un demi-siècle de polémiques historiennes Suivi de: Le fascisme dans tous les pays Discours social õ Volume XXXI õ Discours social est une collection de monographies et de travaux collectifs relevant de la théorie du discours social et rendant compte de recherches historiques et sociologiques d’analyse du discours et d’histoire des idées. Cette collection est publiée à Montréal par la CHAIRE JAMES MCGILL D’ÉTUDE DU DISCOURS SOCIAL de l’Université McGill. Elle a entamé en 2001 une deuxième série qui succède à la revue trimestrielle Discours social / Social Discourse laquelle a paru de l’hiver 1988 à l’hiver 1996. Discours social est dirigé par Marc Angenot. Volume XXXI - Année 2009 L’immunité de la France envers le fascisme. Suivi de: Le fascisme dans tous les pays Un volume de 205 pages. $ 22.00 / € 15.00 !!!! Également sous presse en 2009-2010 : Dialogue entre LAURENCE GUELLEC ET MARC ANGENOT Rhétorique, théorie du discours social, dix-neuvième siècle, histoire des idées õ Volume XXXII õ MARC ANGENOT « Fascisme »: essai de sémantique polémique õ Volume XXXIII õ © Marc Angenot 2009 L*immunité de la France envers le fascisme: un demi-siècle de polémiques historiennes #L*introuvable fascisme français Je me propose dans cette étude qui est un chapitre d*un livre en préparation, «Fascisme»: essai de sémantique polémique, de reconstituer une controverse savante de longue durée et de l’interpréter dans son contexte historique tout en en dégageant la logique interne. Cette polémique franco-française et internationale de plus d’un demi-siècle qui ne semble pas intégralement épuisée aujourd’hui (même si «tout est dit»), porte sur l’existence en France au 20e siècle de quoi que ce soit, – doctrines, programmes, mouvements, événements, régime – que l’on puisse rapporter au «fascisme». Il faut pour en trouver l’amorce et l’origine remonter comme je disais d’un bon demi-siècle dans le passé. # Décrire et interpréter une polémique de longue durée revient d’abord à faire des choix et éliminer un grand nombre d’intervenants. S’il fallait évoquer tous les passages dans des livres, tous les articles dans les revues de science politique et d’histoire qui, depuis cinquante ans, ont abordé les thèses contrastées de l’immunité de la France envers le fascisme et de l’omniprésence du fascisme en France et de son antériorité – que ce soit pour les endosser, les amender ou les rejeter – cet essai se muerait en une vaste et confuse bibliographie annotée. J’ai donc choisi de limiter la distribution aux personnages principaux et aux arguments-clés. 3 # René Rémond et le paradigme des trois droites En 1954, l*encore jeune René Rémond, qui va devenir le mandarin tout puissant de l*histoire politique de la France moderne et régner sur la discipline par l*entremise de deux générations d*élèves respectueux (et prudents dans la critique de ses idées), publie une étude appelée à devenir un classique, un des «livres au programme» des grandes écoles pour un demi-siècle. Cet ouvrage va fixer pour longtemps le cadre obligé de la recherche hexagonale, La droite en France de 1815 à nos jours: Continuité et diversité d’une tradition politique.1 René Rémond en publiera, près de trente ans plus tard, en 1982, une nouvelle version, version revue et augmentée sans doute, mais restée semblable à l*originale quant aux présupposés et au paradigme général, Les droites en France. Le titre avait changé d*un singulier à un pluriel, on va voir pourquoi. René Rémond toutefois y soutenait toujours sa thèse, son axiome, son «dogme», a-t-on dit, qui est à la source d*une des plus longues, des plus résurgentes – des plus acrimonieuses et parfois confuses – polémiques historiennes que nous ayions à aborder. En 2005, un universitaire américain, Brian Jenkins, y a consacré encore un collectif auquel ont collaboré quelques-uns des vétérans de cette interminable bataille, France in the Era of Fascism.2 Cela fait donc bel et bien cinquante ans de controverses en chiffres ronds. Je vais essayer 1. La droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d*une tradition politique. Paris : Aubier, 1954. S Version entièrement revue et augmentée: Les droites en France. Paris: Aubier Montaigne 1982. – L*historien est mort le 14 avril 2007, membre de l*Académie française, chargé d*ans et d*honneur. Bien qu*ayant eu l*oreille du pouvoir, il avait pris récemment fait et cause, au nom de l*autonomie de la discipline, contre les «lois mémorielles» qui se multipliaient en France et prétendaient légiférer et imposer aux universitaires une ou plusieurs «vérités» historiques. On lira avec profit son argumentation dans Quand l’État se mêle de l’histoire. Entretiens avec François Azouvi. Paris: Stock, 2006. 2. New York: Berghahn, 2005. 4 de faire percevoir de quoi il s*agit et dégager les multiples enjeux impliqués. La droite en France de 1815 à nos jours prétend s*emparer de l*histoire politique de la France sur un siècle et demi, de la Restauration à la Quatrième république, et rendre raison de sa dynamique propre ou plutôt de sa persistance en des conjonctures successives en cherchant à faire apparaître ce que Rémond postule comme une «continuité chronologique d*une tendance de l*esprit français». Rémond fait remarquer d*emblée que «la droite» est une catégorie confuse et floue – plus floue que la «gauche» car les partis de droite proclament rarement qu*ils sont tels et empruntent volontiers, depuis 150 ans, des étiquettes et des phraséologies à la gauche. Rémond constate surtout que la banale distinction binaire entre un parti de l*ordre et un parti du mouvement est insuffisante pour suivre la «continuité» qu*il postule à partir de la Restauration. La droite française n*est pas et ne fut jamais homogène: il y a eu «au cours des cent cinquante dernières années, non pas une, mais plusieurs droites» qui correspondent, à leur origine, à des formes de fidélités à des régimes successivement abolis. Exactement, il y en a eu et il y en a trois: – une droite «ultra[-royaliste]» qui s*épanouit sous Louis XVIII et engendre le durable «légitimisme»; – une droite qui trouve son premier idéal sous la Monarchie de juillet et qu*on qualifiera d*«orléaniste»; – une droite enfin dont la référence sera l*Empire autoritaire, qu*on dénommera «bonapartiste». Rémond a sans doute raison pour le point de départ de sa théorisation: la droite française a toujours été divisée, en fidélités dynastiques jadis, mais aussi en (contre-)projets de société incompatibles: il est impossible de former de la droite, sans forcer les données, un concept syncrétique. Son paradigme à trois contredit (c*en est très probablement l’intention polémique latente) la vision unitaire des 5 choses propre au marxisme vulgaire qui voudrait que la droite n*ait «qu*une seule tête» puisque la bourgeoisie capitaliste est un bloc. Légitimistes, orléanistes et bonapartistes étant distincts à travers l*histoire moderne (et se trouvant selon les circonstances à couteaux tirés ou unis contre des «menaces» venues de la gauche en des coalitions plus ou moins durables) et ce, dès le milieu du 19e siècle, il n*est jamais rien arrivé de nouveau depuis cette époque dans la topographie politique française sinon des amendements, des réfections, des coalitions et des adaptations aux conjonctures. Ainsi, la catégorie «bonapartiste», née vers 1850, équivalente au sens large de toute droite autoritaire, va absorber dans l*historiographie rémondienne toutes les variantes successives de droites antidémocratiques/plébiscitaires futures, du boulangisme jusqu*aux ligues des années 1930 inclusivement. Rémond voit bien naître vers 1890 quelque chose qui devra se trouver un nom, qui va se dénommer «nationalisme», mais dans son cadre immuable, celui-ci ne peut être une nouveauté. Ce ne peut donc être qu*une «autre coalition» qui «apporte à la nouvelle droite un programme et lui dicte un comportement.»3 «Le nationalisme n*a pas de théorie, à peine un programme: il a des antipathies puissantes, des aspirations vigoureuses; il est instinctif, passionnel, secoué d*élans furieux».4 Militariste, xénophobe, clérical, antiparlementaire, volontiers anti-intellectualiste, plus que volontiers antisémite aussi, ce nationalisme coalisé invente et exploite des thèmes dont se nourrira vingt-cinq ans plus tard «la révolution fasciste»,5 mais – ce sera la thèse 3. 151. 4. 155. 5. 155. 6 soutenue toute une vie pour René Rémond – en dépit de ceci, il n*a rien à voir avec le fascisme lequel est demeuré un phénomène étranger à la France. La France, répéteront en choeur et inlassablement ses étudiants et disciples, a été «allergique» au fascisme. Le nationalisme antidreyfusard au tournant du siècle donc? On demeure avec lui tout bonnement dans la continuité prévue: «sa ressemblance avec le bonapartisme saute aux yeux».6 On voit la méthode, si je puis dire, méthode passablement têtue, du fameux historien: elle se ramène à un perpétuel nil novi sub sole Galliæ. Tous ces termes de la droite moderne, tous ces néologismes dont aucun n*existait en 1850, «nationalisme», «impérialisme», «racisme», antisémitisme», «social-darwinisme»..., ne signalent que des aggiornamenti et des accidents superficiels – derrière quoi Rémond aperçoit l*immuable essence des trois droites historiques, tripartition qui se perpétue et à laquelle tient la singularité de la vie politique française. Rémond fut un historien de culture catholique, de fidélité à l*Église, de tempérament conservateur, très patriote, fort peu porté au comparatisme, exclusivement centré sur l*Hexagone, bon connaisseur d*une période fondatrice qui va de la Restauration à la fin de l*Empire. C*est bien pourquoi ses trois droites portent des noms irréductiblement français – car on eût pu les dénommer droite contre-révolutionnaire, droite libérale et droite autoritaire-plébiscitaire, mais de tels qualificatifs neutres eussent effacé la francité exclusive du paradigme.