Médiévales Langues, Textes, Histoire

72 | printemps 2017 Roman du Genji et société aristocratique au Japon

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/medievales/8013 DOI : 10.4000/medievales.8013 ISSN : 1777-5892

Éditeur Presses universitaires de Vincennes

Édition imprimée Date de publication : 22 juin 2017 ISBN : 978-2-84292-612-0 ISSN : 0751-2708

Référence électronique Médiévales, 72 | printemps 2017, « Roman du Genji et société aristocratique au Japon » [En ligne], mis en ligne le 22 juin 2018, consulté le 28 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ medievales/8013 ; DOI : https://doi.org/10.4000/medievales.8013

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SOMMAIRE

Roman du Genji et société aristocratique au Japon

Le Roman du Genji et la société aristocratique du Japon ancien Daniel Struve et Terada Sumie

Le ministre Fujiwara no Michinaga (966-1027) : politique matrimoniale, apparat et liens de clientèle à l’époque du Roman du Genji Charlotte von Verschuer

La dynamique sino-japonaise (wakan) à l’époque de Heian Ivo Smits

L’éducation des filles dans la société aristocratique de l’époque de Heian Sanae Fukutô

Les concours de poèmes comme rituels de cour. Autour du « Concours de poèmes tenu au palais impérial la quatrième année de l’ère Tentoku [960] » (Tentoku yonen dairi uta awase) Michel Vieillard-Baron

Des images pour émouvoir, des images pour le pouvoir. Les concours de peintures du Genji monogatari Estelle Leggeri-Bauer

La fonction narrative de la poésie dans le Japon ancien : le cheminement vers le Roman du Genji Terada Sumie

Le livre « L’arbre-mirage » et la réflexion sur les romans dans le Roman du Genji (XIe siècle) Daniel Struve

Lire et écrire le Genji aujourd’hui Anne Bayard-Sakai

Essais et recherches

Un aspect de l’encyclopédisme de Thomas de Cantimpré. La section De lapidibus pretiosis du Liber de natura rerum Mattia Cipriani

Point de vue

Entre Orient et Occident, les légendes médiévales d’Alexandre le Grand dans l’historiographie récente Anna Caiozzo

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Notes de lecture

Patrick GILLI, Jean-Pierre GUILHEMBET (dir.), Le Châtiment des villes dans les espaces méditerranéens (Antiquité, Moyen Âge, Époque moderne) Turnhout, Brepols, 2012 (« Studies in European Urban History (1100-1800) », 26) Adrien Carbonnet

Jean-Louis ROCH (dir.), Tabellionages au Moyen Âge en Normandie, un notariat à découvrir Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014 (« Changer d’époque », n° 28) Anne Kucab

Timothy S. MILLER, John W. NESBITT, Walking Corpses. Leprosy in Byzantium and the Medieval West Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2014 Damien Jeanne

Elma BRENNER, Leprosy and Charity in Medieval Rouen Woodbridge, The Boydell Press, 2015 (« The Royal Historical Society Studies in History, New Series ») Bruno Tabuteau

Nicolas SCHROEDER, Les Hommes et la terre de saint Remacle. Histoire sociale et économique de l’abbaye de Stavelot-Malmedy, VIIe-XIVe siècle Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2015 (« Histoire ») Vincent Corriol

Patrick BOUCHERON, Stéphane GIOANNI (dir.), La Mémoire d’Ambroise de Milan. Usages politiques d’une autorité patristique en Italie (Ve-XVIIIe siècle) Paris, Publications de la Sorbonne, Rome, École française de Rome, 2015 (« Histoire ancienne et médiévale ; Série du LAMOP, 2 » et « Collection de l’École française de Rome », 503) Blaise Dufal

Olivier BRUAND (dir.), Châteaux, églises et seigneurs en Auvergne au Xe siècle. Lieux de pouvoir et formes d’encadrement Actes de la Journée d’étude organisée par le Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » de Clermont-Ferrand, 6 mai 2010, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2015 (« Études sur le Massif central ») Adrien Bayard

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Daniel Struve, Sumie Terada et Christopher Lucken (dir.) Roman du Genji et société aristocratique au Japon

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Le Roman du Genji et la société aristocratique du Japon ancien The Tale of Genji and Aristocratic Society in Ancient

Daniel Struve et Terada Sumie

1 Au début du XIe siècle, à l’heure où Murasaki Shikibu prenait le pinceau pour rédiger le Roman du Genji, le Japon était soumis à l’autorité d’une cour impériale dominée par quelques familles aristocratiques. Selon certaines estimations, l’archipel aurait compté alors une population de sept à huit millions d’habitants1, dont 100 000 environ étaient rassemblés dans la capitale du pays, Heian-kyô, l’actuelle ville de Kyôto (fig. 1).

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Fig. 1. Carte du Japon indiquant les principaux sites chantés dans les waka ainsi que les centres administratifs

Carte extraite de J. PIGEOT, Michiyuki-bun. Poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien, Paris, 1982, 1re édition, reproduite avec l’accord aimable de l’auteur.

Parmi eux, un millier environ constituait la noblesse de cour (du 1er au 5e rang), familles comprises, dont la plus haute sphère (du 1er au 3 e rang) ne comptait guère qu’une centaine de personnes2. Une culture d’un très grand raffinement avait pu naître et s’épanouir en assimilant les apports du continent venus de la grande civilisation de la Chine des Tang, dans un contexte où pouvoir et richesse étaient concentrés dans les mains d’une poignée d’hommes placés à la tête d’une organisation administrative centralisée couvrant l’ensemble du territoire. Nous nous proposons, dans cette introduction, de présenter un aperçu de cette société en nous limitant aux éléments indispensables pour situer et comprendre le Roman du Genji.

Le cadre historique

2 C’est au VIIe siècle de l’ère chrétienne qu’à la suite de l’introduction du bouddhisme et de l’écriture chinoise, le Japon adopta un système de gouvernement imité de la Chine impériale, ce qui lui permettait d’entrer de plain-pied dans la culture continentale. Sur le modèle chinois, un code administratif et un code pénal furent rédigés à la fin du VIIe et au début du VIIIe siècle, fixant les moindres aspects du gouvernement et de l’administration de la cour et du pays. L’État fondé sur les codes institués au début du VIIIe siècle se maintient tout au long de l’époque de Nara (VIIIe siècle), puis de celle de Heian (IXe-XIIe siècles), même si une partie des codes cesse d’être appliquée à partir du Xe siècle. Autour de l’empereur, une aristocratie de cour domine le pays. En 794, la capitale est transférée de Nara à Heian-kyô, l’actuelle Kyôto, située dans la partie

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centrale du Japon au croisement des principales voies de communication. Une grande partie des richesses des provinces est acheminée dans cette capitale, favorisant l’essor d’une brillante culture.

3 Une famille occupe dans ce système une place prépondérante : celle des Fujiwara, descendants de Nakatomi no Kamatari (614-659) et de son fils Fuhito (659-720), qui ont joué un rôle déterminant dans l’élaboration des codes. À partir du milieu du IXe siècle, la branche dite du Nord de cette famille prend le contrôle de la cour grâce à une politique d’alliance matrimoniale avec la famille impériale qui permet aux dignitaires Fujiwara de faire monter sur le trône leurs propres petits-fils, nés de leurs filles, dont ils deviennent les régents. Le pouvoir des Fujiwara se maintiendra jusqu’en 1086, tant que les régents auront des filles qu’ils pourront donner pour épouses aux empereurs. Maîtres des promotions grâce au droit de regard qu’ils obtiennent sur toutes les décisions impériales, les régents Fujiwara accroissent leurs domaines et nouent des liens de clientèle avec les gouverneurs de province qui assurent leur prospérité. La figure de Fujiwara no Michinaga (966-1027), le plus brillant et le plus puissant des régents Fujiwara, dont il est question dans l’article de Charlotte von Verschuer qui ouvre ce dossier, marque l’apogée de la civilisation de cour de l’époque de Heian. C’est dans son entourage que naît le chef-d’œuvre reconnu de la littérature japonaise, le Roman du Genji. 4 En même temps que les régents Fujiwara s’imposaient en étroite liaison avec la famille impériale comme le pouvoir dominant à la cour, les provinces connaissaient aussi une évolution qui, à terme, allait miner l’emprise de la cour sur le pays. Le système de redistribution des rizières, adopté conformément aux codes, est progressivement abandonné et devient obsolète à partir du début du Xe siècle. Les gouverneurs de province, issus des familles de fonctionnaires de rang moyen, s’appuient sur les notables locaux et le personnel qu’ils emmènent avec eux depuis la capitale. Ils gèrent les provinces d’une manière de plus en plus autonome, à charge pour eux d’acheminer à la cour les redevances attendues. La cour jouit d’un prestige qui lui permet de rester source de légitimité et arbitre des conflits. Cependant, le rapport des forces évolue en faveur des provinces. Une noblesse locale, faite de descendants de familles aristocratiques n’ayant pas trouvé d’emploi à la capitale ou de notables locaux, s’affirme et se militarise afin d’assurer un ordre que la cour ne peut plus garantir à elle seule3. 5 Cette déliquescence de l’État fondé sur les codes prend une tournure dramatique au milieu du XIIe siècle quand les guerriers se trouvent en position d’arbitrer les conflits à la cour. Ce tournant marque le début de l’âge des guerriers et de la longue période allant jusqu’au milieu du XVIe siècle, désignée au Japon comme le « Moyen Âge » (chûsei ). La période allant du VIIe au XIIe siècle avec la gestation, puis la mise en place de l’État fondé sur les codes (époques d’Asuka et de Nara), puis l’établissement de la capitale à Heian-kyô et la montée en puissance de la famille Fujiwara, remplacée à partir de 1086 par la maison des Empereurs retirés, est, elle, désignée comme l’« Âge ancien » ou l’« Antiquité » (kodai)4. On observe donc un décalage entre la périodisation japonaise et la périodisation occidentale. Ensemble, l’« Âge ancien » (VIIe-XIIe siècles) et le « Moyen Âge » japonais correspondent à peu près à la période médiévale occidentale. En littérature, l’époque d’Asuka et de Nara (VIIe et VIIIe siècles) est connue comme l’époque antique (jôdai). L’époque de Heian correspond, elle, à l’âge classique et connaît, outre la

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floraison des lettres chinoises, l’émergence d’une riche littérature en langue vernaculaire, au sein de laquelle un rôle éminent est joué par les femmes.

Les grands traits de la culture de l’époque de Heian

6 La généralisation progressive de l’écriture et de la culture continentale, au cours du VIIe siècle, se traduit par la formation d’une culture de cour qui rayonne dans l’ensemble du pays grâce à l’établissement de capitales provinciales et d’un réseau d’institutions monastiques. La poésie en chinois de caractère cérémoniel se développe dans l’entourage de l’empereur Tenji (626-672, qui régna de 668 à 672), à la cour d’Ômi sur le lac . Elle fleurit aussi dans la première moitié du IXe siècle à la cour de l’empereur lettré et calligraphe Saga (786-842, qui régna de 809 à 823), et connaît son apogée avec l’œuvre du poète en chinois et homme d’État Sugawara no Michizane, issu d’une vieille famille de lettrés liée à l’Office des Études supérieures ou Université (Daigakuryô)5. Les familles de la grande aristocratie, qui n’envoient pas leurs enfants à l’Université, les forment dans leurs propres institutions, comme celle de la famille Fujiwara, dotée d’une riche bibliothèque. Plus encore que la connaissance des classiques du confucianisme, est prisée à la cour l’habileté à composer en poésie et en prose chinoises, ce qui explique le prestige dont jouit entre toutes la Voie des Lettres.

7 Les autres formes d’expression artistiques ne sont pas moins fleurissantes dans une société où les rites et les cérémonies, publiques ou privées, jouent un rôle prédominant. La vie du palais et de la capitale est rythmée par les différents événements annuels (nenjû gyôji), dont le déroulement est réglé dans les moindres détails et qui font l’objet de minutieuses descriptions dans les notes journalières des courtisans afin de servir de précédents pour la postérité. La musique instrumentale est omniprésente dans les cérémonies et les distractions de la cour ou dans les demeures aristocratiques. La peinture d’inspiration chinoise (karae) ou japonaise (yamatoe) décore les paravents et les portes coulissantes du palais impérial et des résidences aristocratiques. Les diverses fonctions de la peinture sont analysées ici par Estelle Leggeri-Bauer, notamment la dimension de faste cérémoniel que met en valeur le livre « Les Concours de peintures » du Roman du Genji. La poésie en chinois et en japonais donne lieu, elle aussi, à des rassemblements de caractère cérémoniel, comme ceux qu’évoque, dans son étude, Michel Vieillard-Baron. 8 La prose en chinois joue un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’État bureaucratique calqué sur le modèle chinois depuis ses débuts. Les généalogies et les mythes nationaux ou locaux, transmis jusqu’alors par voie orale, ont été compilés et couchés par écrit par Ô no Yasumaro dans les Récits des temps anciens (Kojiki, 708). Avec les Chroniques du Japon (Nihon shoki, 721), suivies par cinq autres histoires réalisées entre 797 et 901, le Japon se dote d’une histoire officielle, à la manière chinoise. Après cette date, la compilation d’historiographies officielles est abandonnée, de même, du reste, que l’envoi d’ambassades en Chine. 9 Il convient enfin de signaler que la connaissance du chinois comprenait aussi l’étude des écritures bouddhiques, enseignées dans des monastères qui entretenaient des liens étroits avec la cour et l’aristocratie. Les enseignements qui y étaient dispensés ont exercé une profonde influence sur la culture de cour. On peut ainsi citer la figure du moine Kûkai (774-835), introducteur au Japon de l’école ésotérique Shingon, mais aussi auteur d’un premier traité de poétique chinoise. Ou celle, plus tardive, du lettré et

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fonctionnaire dévot Yoshishige no Yasutane (933-1002), proche du régent Fujiwara no Michinaga, qui fut un des initiateurs des réunions du Kangakukai (Assemblée pour la promotion de l’étude), où moines et laïcs se réunissaient afin de réciter conjointement le Sûtra du Lotus et composer des poèmes en chinois dont l’inspiration bouddhique rejoignait celle du poète chinois Bai Juyi (772-846). 10 Pensée et croyances bouddhiques imprègnent toute la culture de l’époque de Heian et l’attrait pour la retraite religieuse, fondé sur une prise de conscience de la vanité de la vie dans le monde, est un thème qui traverse de part en part le Roman du Genji. Pratiqué au sein du Tendai, l’amidisme ou croyance en la Terre pure du bodhisattva Amitabha (Amida en japonais), qui a fait le vœu de sauver tous les êtres invoquant son nom, se répandit dans les milieux aristocratiques, notamment sous l’influence de l’ouvrage du moine Genshin (942-1017), le Compendium pour la renaissance dans la Terre pure (Ôjô yôshû, 985)6. Le monde était censé entrer prochainement dans la période de la « fin de la Loi » (mappô), dans laquelle la prédication de la Loi apportée par le Bouddha historique était si dégradée que le salut n’y était plus guère possible que par la « force d’autrui », en l’occurrence celle du vœu d’Amida. Fujiwara no Michinaga fait construire pour sa retraite le temple Hôjôji, dédié au culte d’Amida, et y meurt avec l’espérance de renaître dans la Terre pure. 11 Si nous avons insisté sur l’importance de l’élément chinois, c’est qu’il constitue le cœur de la culture de l’époque classique. Il ne s’agit pas pour autant d’exclure la littérature d’expression japonaise. Dès le VIIe siècle se développe au Japon à côté des lettres chinoises une poésie en langue vernaculaire, le waka (ou yamato-uta, littéralement « chant japonais »). Une partie importante de cette production a été recueillie dans l’ Anthologie des Dix mille feuilles (Man.yôshû), dont la dernière compilation date d’environ 780. Dès cette époque, la poésie en japonais, contrairement à la culture chinoise, faisait la part belle aux femmes. Le poète de cour et fonctionnaire Ki no Tsurayuki (866 ?-945 ?) acheva de donner à la poésie japonaise sa forme classique et assura définitivement sa place parmi les activités officielles de la cour, en participant à la compilation de la première anthologie impériale de poésie japonaise, le Recueil des poèmes anciens et modernes (Kokin wakashû). Il en rédigea également la préface en japonais, posant ainsi le début de la réflexion poétique proprement japonaise. La forme longue (chôka), qui avait fleuri au VIIe et VIIIe siècle, ne se maintient alors qu’à titre d’archaïsme, laissant toute sa place à la forme courte de 31 syllabes (tanka)7, fortement codifiée tant du point de vue du vocabulaire que des thèmes traités : saisons, amour, voyage, deuil, séparation, célébrations. Cette poésie en langue vernaculaire remplit une fonction sociale aussi bien que cérémonielle. 12 Au début du XIe siècle, au côté de nombreuses figures féminines, dont beaucoup s’illustrent également en prose, mérite d’être mentionné le nom du poète et poéticien Fujiwara no Kintô (966-1041), auteur de nombreux traités et compilateur du recueil Poèmes japonais et chinois à réciter (Wakan rôeishû), où sont appariés poèmes japonais et fragments de poèmes chinois. Ce recueil, qui devait connaître un immense succès, consacre le double caractère chinois et japonais de la culture de cour, analysé dans l’article d’Ivo Smith. Fukutô Sanae aborde, elle, la part jouée dans la culture féminine par cette double culture poétique. 13 Malgré sa brièveté, la poésie en japonais (waka), et tout particulièrement la poésie amoureuse, possède également une dimension narrative. Tout poème d’amour – et a fortiori tout échange poétique entre amants – s’inscrit au moins virtuellement dans une

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histoire, souvent évoquée dans les brèves introductions en prose (kotobagaki) qui précèdent de nombreux poèmes. Cette dimension, déjà présente dans le Man.yôshû, est héritée par les recueils de poésie waka de l’âge classique. Elle est à l’origine de la forme mixte, mélangeant poésie et prose, que sont les récits à poèmes (uta monogatari), dont le plus fameux est le recueil intitulé Contes d’Ise, regroupant de courts récits intégrant un ou plusieurs poèmes. Ce recueil se serait constitué progressivement, sans doute au Xe siècle, autour des poèmes et de la figure du poète Ariwara no Narihira (825-880), parangon de raffinement et d’élégance et un des modèles du héros du Roman du Genji. 14 Au début du Xe siècle naît le récit de fiction ou monogatari. Tout en incluant de nombreux éléments merveilleux, il est consacré à la peinture du milieu aristocratique et fait la part belle aux intrigues politiques et amoureuses. Mais, contrairement à la poésie japonaise, il ne possède aucun caractère officiel. Si une trentaine de titres sont connus, très peu d’œuvres ont été conservées. Outre le Conte du Coupeur de bambou8, qui comprend encore de nombreux traits hérités du conte, deux œuvres romanesques de la fin du Xe siècle nous sont parvenues, Le Roman de l’arbre creux (Utsuho monogatari) et le Roman de la chambre basse (Ochikubo monogatari), qui témoignent du haut degré d’élaboration qu’avait alors acquis le genre romanesque. Le roman est considéré avant tout comme un pur divertissement. Mais, dans la mesure où il intègre la description d’événements de la cour (Roman de l’arbre creux) ou des mœurs domestiques des grandes familles (Roman de l’arbre creux, Roman de la chambre basse)9, il acquiert le caractère d’une chronique parallèle, ouvrant sur une réflexion politique et morale. 15 On ne saurait enfin comprendre l’apparition du roman de cour sans mentionner deux autres développements importants : les Mémoires d’une Éphémère ( Kagerô no nikki), autobiographie d’une épouse du régent Fujiwara no Kaneie, connue comme la Mère de Michitsuna (936 ?-995), et les Notes de chevet, rédigées par la dame du palais Sei Shônagon (966 ?-1024 ?). Ces deux œuvres marquent le début de la prédominance des femmes dans la littérature vernaculaire. Dans une société aristocratique où les alliances matrimoniales jouent un rôle décisif pour l’acquisition du pouvoir et des richesses, l’éducation des filles, décrite dans l’article de Fukutô Sanae, devient une nécessité. Dans l’entourage des impératrices ou des grandes dames de l’aristocratie se constituent de brillantes sociétés féminines qu’on a pu qualifier de « salons », où la maîtrise de la poésie japonaise et des arts d’agrément sont indispensables. Les Mémoires d’une Éphémère, dont l’auteur évoque sa liaison de vingt ans avec un des plus hauts personnages du temps, innovent par leur écriture aux longues phrases allusives qui mettent au premier plan les impressions plutôt que les faits et qui utilisent toutes les ressources de la syntaxe japonaise. Les Notes de chevet, suite de notations variées sans ordre ni plan, sont célèbres par les listes d’éléments hétéroclites qu’affectionne Sei Shônagon, mais aussi par l’acuité de l’observation et la liberté de jugement dont elle fait preuve dans la peinture de la société de cour de son temps.

Le Roman du Genji

16 Considéré comme un des sommets de la littérature japonaise, le Roman du Genji naît à la confluence de toutes ses influences à un moment qui correspond à l’apogée de la puissance de la cour et des régents Fujiwara, dans l’entourage immédiat du plus puissant d’entre eux, Fujiwara no Michinaga. Constitué de cinquante-quatre livres, il évoque l’enfance puis les aventures amoureuses et la carrière brillante du Genji, prince

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impérial réduit à l’état de sujet quoiqu’il présente tous les signes d’une vocation royale, qui sera néanmoins conduit par son talent au sommet de la fortune terrestre en parvenant à faire de sa fille unique une impératrice et en devenant ainsi l’aïeul d’un empereur. Cette brillante réussite politique est doublée d’une trame secrète. Fils d’une favorite impériale prématurément disparue, le Genji a été élevé au palais auprès de son père et de la nouvelle favorite de celui-ci, la dame Fujitsubo, dont il s’éprend. De cet amour interdit et malheureux naîtra un enfant qui montera sur le trône et qui participera à la fortune du héros, tout en lui rappelant sa faute. Comme par rétribution, le Genji vieillissant sera à son tour victime d’un adultère, et deviendra le père putatif d’un enfant qui, en réalité, n’est pas le sien. Cependant, autant qu’homme d’État, le Genji est un amateur de galanterie. Il collectionne les aventures amoureuses tout en restant fidèle à l’image de la femme idéale qu’il a trouvée en la personne de l’inaccessible Fujistubo, et qu’il retrouve encore en celle de dame Murasaki, une parente de cette dernière, qu’il enlève encore jeune et élève auprès de lui pour en faire son épouse. Il finit par l’installer dans un quartier de la somptueuse demeure qu’il fait construire sur la Sixième Avenue pour y réunir ses diverses épouses. Comme elle ne lui donne pas d’enfant, il la charge d’élever sa fille, née d’une liaison qu’il a eue pendant son exil et qui deviendra impératrice. La mort du Genji intervient peu après celle de Murasaki, au 41e livre dont le texte n’a pas été écrit et dont il n’existe que le titre : « L’Occultation dans les nuages ». Le roman se prolonge alors dans les livres dits d’Uji, qui relatent les aventures amoureuses, le plus souvent contrariées, du fils putatif du Genji, Kaoru (le Parfumé), ainsi que de son royal petit-fils le prince Niou (l’Embaumant), et les tourments que leur rivalité inflige à trois sœurs installées dans une résidence à l’écart de la capitale sur la rivière Uji. La troisième, Ukifune (Barque flottante), partagée entre les deux jeunes gens, se jette dans la rivière puis, sauvée des eaux, décide d’entrer en religion et refuse tout contact avec Kaoru, qui cherche à la rencontrer après avoir retrouvé sa trace.

17 Ce bref résumé du roman ne donne qu’une faible idée de la multiplicité des intrigues et des personnages, rassemblés dans une trame d’une parfaite maîtrise et d’une cohérence sans commune mesure avec les romans précédents, qui permet à l’auteur d’intégrer dans le temps de l’histoire, marqué par la succession des règnes, la multitude des temporalités individuelles. On distingue généralement trois grandes parties : la carrière triomphale du Genji depuis son enfance jusqu’au sommet du pouvoir et de la prospérité (livres 1 à 33) ; puis son lent déclin, marqué par le mariage malheureux qu’il conclut à des fins politiques avec une princesse, ce qui brise le cœur de Murasaki, et se terminant par la mort de cette dernière suivie de celle du Genji (livres 34 à 41) ; enfin, après trois livres de transition (42-44), les dix livres d’Uji (45-54), dont l’atmosphère sombre tranche avec la splendeur et l’élégance qui entourent le Genji, même à son déclin. 18 Le Roman du Genji se présente ainsi comme une somme romanesque reprenant de nombreux éléments empruntés aux romans précédents et multipliant les variations comme pour épuiser les possibilités du genre, tout en les intégrant dans une trame unique de grande ampleur, s’étendant sur au moins trois générations. De nombreuses allusions faites à l’art romanesque, comme celles du livre « Les Concours de peintures » étudié dans l’article d’Estelle Leggeri-Bauer, ou du livre « Lucioles » dont il est question dans celui de Daniel Struve, montrent la conscience de son art que possédait l’auteur du Roman du Genji. Comme l’a remarqué le critique Shimizu Yoshiko10, les livres du Roman du Genji s’organisent systématiquement en scènes à caractère dramatique faisant la part

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belle aux conversations. Si cette technique d’exposition est déjà présente dans les romans du Xe siècle, le Roman du Genji s’en distingue par l’intensité dramatique qu’il parvient à conférer aux scènes romanesques et la place qu’il accorde au monde intérieur des personnages. Ce dernier est notamment rendu au moyen des nombreux poèmes ou citations poétiques insérés dans le récit, mais aussi grâce au recours systématique à des éléments empruntés à la nature. La poésie japonaise waka est au centre de l’univers romanesque du Roman du Genji, comme le montre l’article de Sumie Terada, mais les allusions à la poésie chinoise, notamment à celle de Bai Juyi, sont également nombreuses11. Cette présence de l’intériorité des personnages est rendue possible par un dispositif narratif qui permet au narrateur de s’effacer presque entièrement derrière les voix des personnages, de façon à pouvoir faire entendre directement leurs discours ou leurs pensées et rendre au plus près leurs intonations. Le narrateur intervient parfois pour apporter son commentaire, mais sans jamais décliner son identité ou apparaître sous les traits d’un personnage. Sa manière de parler ou l’usage qu’il fait des formules de politesse permettent de le situer à la place d’une de ces nombreuses dames de compagnies qui se pressaient dans les maisons des grands dignitaires et qui commentaient volontiers les faits et gestes de leur maîtres, ou encore qui leur contaient pour les divertir des histoires en s’aidant d’illustrations. Parmi les autres traits distinctifs du Roman du Genji, Shimizu Yoshihiko souligne encore la vigueur de la construction des phrases, permettant à l’auteur de rendre dans toute leur complexité les relations entre les personnages, une maîtrise stylistique qu’elle attribue à sa vaste culture littéraire et à sa connaissance des lettres chinoises. 19 En effet, si, contrairement au poèmes, les romans de l’époque de Heian n’étaient jamais signés, la tradition et les témoignages concordent pour attribuer les Roman du Genji à un auteur bien déterminé, une femme issue de la noblesse intermédiaire et connue sous le nom de Murasaki Shikibu, nom d’usage dont le premier élément pourrait être emprunté à celui de son personnage (la dame Murasaki), tandis que le second désigne le Département des rites, où son père avait eu un poste. Née aux environs de 973, Murasaki Shikibu aurait perdu sa mère dès son plus jeune âge, puis aurait été élevée par son père Fujiwara no Tametoki (945 ?-après 1018), un des meilleurs lettrés de son temps, qu’elle aurait suivi aux environ de ses vingt-cinq ans à son poste de gouverneur de la riche province d’Echizen, obtenu après une longue période de disgrâce. Elle aurait ensuite été mariée à un ami de son père, de vingt ans son aîné, qu’elle perdit bientôt, et c’est ainsi qu’elle serait entrée quelques années plus tard au service du palais auprès de l’impératrice Shôshi, fille de Michinaga. Nous ignorons la date du début de la rédaction du Roman du Genji, mais des indications incluses par Murasaki Shikibu dans son journal permettent de supposer que deux ou trois ans après son entrée au palais, soit vers 1008, la rédaction du roman était déjà assez avancée12. On estime qu’elle serait morte en 1014. Dans ses notes journalières, elle rapporte le compliment que lui a adressé l’empereur Ichijô déclarant : « Cette femme a dû lire les Chroniques du Japon ! Elle me paraît posséder un grand savoir, en vérité13 ! » Ainsi, la qualité d’auteur du Roman du Genji de Murasaki Shikibu est attestée par l’auteur elle-même, quand bien même on ne saurait affirmer avec une certitude absolue qu’elle en a rédigé elle-même tous les livres. Cependant, un témoignage ancien, celui de la narratrice et de l’auteur des Mémoires de Sarashina (écrit vers 1059), qui relate les longs efforts qu’elle fit pour réunir les cinquante-quatre livres du Roman du Genji, à son retour à Heian-kyô en 1021 14, laisse penser que le roman existait bel et bien sous une forme voisine de celle que nous

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connaissons à une date proche de sa rédaction, quelques années seulement après la mort de Murasaki Shikibu. 20 Ces témoignages, dont le plus ancien remonte au temps même de son écriture, attestent de la réception immédiate de l’œuvre de Murasaki Shikibu et de la reconnaissance de son importance dès sa première diffusion. En l’absence d’histoire officielle, dont la compilation avait été abandonnée par la cour au début du Xe siècle, le Roman du Genji pouvait servir de monument à la splendeur de la cour à l’époque de Fujiwara no Michinaga, tout en proposant une profonde leçon morale et politique, à l’instar de la tradition historique chinoise remontant au chef-d’œuvre de Sima Qian15. L’affaiblissement ultérieur du pouvoir des régents Fujiwara, puis de la cour elle-même, n’allait pas compromettre la fortune du roman, dont le statut d’œuvre classique et de témoin de la grande époque ne sera plus guère contesté. Le Roman du Genji, lu et commenté dans les écoles poétiques de waka, continua à nourrir la culture nationale. La poésie en chaîne médiévale, héritière du waka, en fit également une œuvre canonique, et des listes de mots du Roman du Genji et de ses principaux poèmes furent constituées à l’usage des pratiquants de cet art. 21 Si l’accès au texte du Roman du Genji resta réservé aux seuls membres des familles aristocratiques ou des écoles poétiques jusqu’à la diffusion du roman sous forme imprimée au XVIIe siècle, certains de ces motifs seront popularisés dès le « Moyen Âge » par le théâtre nô et d’autres genres populaires liés à la musique et à la danse, comme le sôka ou le kôwakamai16. Enfin, on ne saurait sous-estimer l’influence que le Roman du Genji a exercée sur la peinture, dont on peut se faire une idée très complète en consultant l’édition illustrée due à Estelle Leggeri-Bauer publiée en 2007 par les éditions Diane de Selliers17. 22 À l’époque moderne (XVIIe-XIXe siècles), l’éclatement des écoles poétiques et le développement de l’imprimerie élargirent encore le cercle des lecteurs. Le Roman du Genji était certes toujours lu par les poètes, mais aussi par les spécialistes des études japonaises et même par les penseurs confucéens, fascinés par la description des rites de la cour. Plus généralement, un large public cultivé accède alors à une connaissance du roman, soit directe, soit par le truchement de versions abrégées, adaptées ou de données fournies par divers manuels et encyclopédies. Au XVIIIe siècle, le mouvement des Études nationales – et en particulier le penseur Motoori Norinaga – voit dans le Roman du Genji un témoignage unique de la sensibilité proprement japonaise que résume le concept de mono no aware (« l’émouvante intimité des choses »), et cette relecture continue à influer sur la perception actuelle de cette œuvre, même si la recherche la plus récente propose des approches toujours plus diversifiées18. L’article d’Anne Bayard-Sakai fait le point sur la réception du Roman du Genji dans les milieux littéraires du Japon contemporain et démontre à quel point le roman lui-même et la société aristocratique dont il dresse le tableau continuent à servir de références pour la culture japonaise, en même temps qu’il s’affirme comme une œuvre incontournable de la littérature mondiale.

Note sur la prononciation

23 La transcription des mots japonais est fondée sur le sytème Hepburn.

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e se prononce « é », mais plus ouvert.

u proche du « ou » français, mais moins arrondi.

w semi-voyelle.

g toujours dur : gi se lit « gui », ge « gué ».

r est un son intermédiaire entre « r » et « l ».

s toujours sourd : Ise se prononce « Issé ».

sh est une fricative proche du « ch » français.

ch est une affriquée proche de « tch ».

j est l’équivalent sonore de sh ou de ch proche de « j » ou « dj ».

Le point marque la dissociation entre un n et la syllabe qui le suit : Man.yôshû. Le n note une consonne nasale et non pas comme en français la nasalisation de la voyelle précédente : Genji se prononce « Guenne-dji ».

L’accent circonflexe indique qu’une voyelle est longue.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. F. HÉRAIL, La Cour du Japon à l’époque de Heian, aux Xe et XIe siècles, Paris, 1995, p. 9. 2. H. OBOROYA, « Nihon kodai no kizoku » (La noblesse de l’époque ancienne du Japon), dans Kuge to buke sono hikaku bunmeishiteki kenkyû (Étude comparée de l’histoire culturelle des nobles et des guerriers), Actes des colloques organisés par le Centre international de recherches pour les études japonaises (Nichibunken), vol. 22, Kyôto, 2004, p. 189-196. 3. Cf. F. HÉRAIL, Gouverneurs de province et guerriers dans les Histoires qui sont maintenant du passé, Paris, 2004. Cette sélection d’anecdotes du célèbre recueil Les Histoires qui sont maintenant du passé (Konjaku monogatari shû) (XIIe siècle) illustre d’une manière très vivante l’émergence d’une culture guerrière à partir du Xe siècle. 4. Aujourd’hui cependant les historiens ont tendance à avancer la limite inférieure du Moyen Âge japonais au début du XIIe siècle pour mieux tenir compte des transformations économiques et sociales qui interviennent à la fin de l’époque de Heian, notamment le développement du système des domaines supportant une multitude de droits depuis ceux des paysans cultivateurs jusqu’à ceux des grandes maisons aristocratiques ou institutions religieuses. Voir F. HÉRAIL et al. éd., Histoire du Japon, Lyon, 1990, p. 118 sq. 5. Institution destinée à la formation des futurs fonctionnaires, créée par les codes. Outre la Voie des Lettres, on y enseignait également les classiques confucéens, le droit et les mathématiques. L’Office des Études supérieurs suivit le destin des codes et perdit de son importance à mesure que les nominations furent décidées sur d’autres critères que la réussite aux examens. Il cessa progressivement de fonctionner au cours du XIIe siècle. Voir H. YAMANAKA, K. SUZUKI éd., Heian kizoku no kankyô : Heian jidai no bungaku to seikatsu (Le milieu des nobles de Heian : littérature et vie quotidienne à l’époque de Heian), Tôkyô, 1994, p. 193-207.

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6. GENSHIN, The Essentials of Salvation (Ôjô yôshû), trad. partielle P. YAMPOLSKY, dans W. T. DE BARY éd., Sources of Japanese Tradition, vol. 1, New York, 2001. 7. Cette forme courte, souvent identifiée au waka, a connu une extraordinaire fortune et se maintint jusqu’au XIXe siècle. Influençant profondément la culture japonaise, elle fut à l’origine d’autres formes poétiques comme la poésie en chaîne (renga, consistant à enchaîner vers de 17 et de 14 syllabes), qui fleurit au XIVe et au XVIe siècle, ou une version plus populaire de celle-ci, le haikai, dont l’apogée se situe au XVIIe siècle. Une forme moderne du tanka, ainsi que le célèbre haiku en 17 syllabes, dérivé du haikai, occupent toujours une place importante dans la littérature contemporaine. 8. Traduit en français par R. SIEFFERT : Le Conte du Coupeur de bambous, Paris, 1992. 9. Le Roman de l’arbre creux, en 20 volumes, est l’histoire sur plusieurs générations d’une famille aristocratique où se transmet l’art du luth en lien avec les intrigues du palais autour de la succession impériale. Cette œuvre qui, par de nombreux aspects, annonce le Roman du Genji ne peut se comparer à celui-ci du point de vue de la cohérence de l’intrigue et de l’art de l’écriture. Il en existe une traduction légèrement abrégée en anglais : The Tale of the Cavern, trad. ZIRO URAKI, Tôkyô, 1984. Plus court et mieux construit, le Roman de la chambre basse, en quatre volumes, relate le destin, d’abord malheureux, puis heureux, d’une jeune femme d’ascendance royale, persécutée par sa belle-mère puis vengée de ses malheurs par son époux, un jeune aristocrate que sa carrière conduit au sommet du pouvoir : Ochikubo Monogatari or the Tale of the Lady Ochikubo, trad. W. WHITEHOUSE, E. YANAGISAWA, Tôkyô, 1965 ; voir aussi S. MAUCLAIRE, Du conte au roman : un « Cendrillon » japonais du Xe siècle. L’Ochi-kubo-monogatari, Paris, 1984. 10. Y. SHIMIZU, « Bamen to jikan » (La scène et le temps), dans Genji monogatari no buntai to hôhô (Le Roman du Genji, son style et sa méthode d’écriture), Tôkyô, 1980, repris dans Shimizu Yoshiko ronbun shû (Recueil d’articles de Shimizu Yoshiko), vol. I, Tôkyô, 2014, p. 191. 11. K. HINATA éd, Genji monogatari to kanshi no sekai : Hakushi monjyû o chûshin ni (Le Roman du Genji et l’univers de la poésie chinoise : autour du Recueil de BAI Juyi), Tôkyô, 2009. 12. Y. SHIMIZU, Murasaki Shikibu, coll. Iwanami shinsho, Tôkyô, 1973, p. 152-153. S’appuyant sur la lecture du journal de Murasaki Shikibu, Shimizu estime que le livre XIX, « À corps perdu », aurait déjà été écrit à cette date. 13. MURASAKI SHIKIBU, Journal, trad. R. SIEFFERT, Paris, 1978, p. 72. 14. Le Journal de Sarashina, trad. R. SIEFFERT, Paris, 1978, p. 43. 15. T. TANIGUCHI, Yomitsugareru Shiki : Shiba Sen no denki bungaku (La réception des Mémoires historiques : la littérature biographique de Sima Quian), Tôkyô, 2012, p. 81-91. 16. Le sôka (littéralement « chant rapide ») est un poème destiné à être chanté, constitué à partir de citations de classiques chinois ou japonais, qui fut en vogue parmi les guerriers dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Voir N. TONOMURA, « Le récit d’itinéraire dans le sôka et les arts de la scène du Japon médiéval », dans C. SAKAI et al. dir., Les Rameaux noués, Paris, 2013. Le kô-wakamai, lui, est un genre narratif, également en vogue parmi les guerriers des XIVe et XVIe siècles, dont la récitation s’accompagnait de danse. Il joua un rôle important dans la diffusion de l’héritage classique au sein de la société guerrière du Moyen Âge tardif. 17. MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji illustré par la peinture traditionnelle japonaise, trad. R. SIEFFERT, commentaires iconographiques E. LEGGERI-BAUER, Paris, 2007. 18. J. PIGEOT, « Le système de lecture de Motoori Norinaga (1730-1801) », dans F. GIRARD et al. éd., Repenser l’ordre, repenser l’héritage : paysage intellectuel du Japon (XVIIe-XIXe siècles), Genève, 2002. Sur la réception du Roman du Genji, cf. T. HARPER et al. éd., Reading The Tale of Genji, New York, 2015, où sont traduits de nombreux textes critiques sur le Roman du Genji datant de toutes les époques.

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AUTEURS

DANIEL STRUVE

Université Paris-Diderot/Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO)

TERADA SUMIE

Inalco/Centre d’Études Japonaises (CEJ)

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Le ministre Fujiwara no Michinaga (966-1027) : politique matrimoniale, apparat et liens de clientèle à l’époque du Roman du Genji The Minister Fujiwara no Michinaga (966-1027): Matrimonial Politics, Pageantry and Patronage at the Time of the Tale of Genji.

Charlotte von Verschuer

1 L’époque du Roman du Genji connut une mutation dans les méthodes de gouvernement. La cour impériale, siège de l’administration publique, était alors dominée par le ministre Fujiwara no Michinaga. Ce personnage fut à l’origine d’un changement des mécanismes du pouvoir, précipitant la transformation, déjà commencée depuis au moins un siècle, du système bureaucratique fondé au début du VIIIe siècle en un système clientéliste. Pour atteindre ses fins politiques, Michinaga mit à contribution la politique matrimoniale et son réseau de clientèle. En outre, sa mise en scène de cérémonies fastueuses contribua à exalter son prestige à la cour. L’exclamation suivante traduit parfaitement l’ambition du ministre :

Ah ! Je puis penser que cet âge est vraiment le mien, quand de la lune rien ne vient diminuer la plénitude1.

Quand Fujiwara no Michinaga (966-1027) composa ce poème, au dixième mois de l’année 1018, lors du banquet officiel donné à l’occasion du mariage de sa fille Ishi (999-1036) avec l’empereur Goichijô (1008-1036, r. 1016-1036)2, il se trouvait au sommet de sa gloire. Il était lui-même à l’origine de cette union qu’il avait arrangée en dépit de la différence d’âge des époux et de leurs liens de parenté. 2 Lorsque fut rédigé le Roman du Genji (Genji monogatari), Fujiwara no Michinaga était le personnage le plus puissant de la cour impériale. Descendant d’une illustre famille dont l’histoire est étroitement liée à celle de l’État japonais ancien, dit État régi par les codes, il en a porté le prestige à son apogée3. Les Fujiwara avaient assuré leur puissance grâce

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à une politique consistant à placer leurs filles au palais comme épouses impériales, ce qui leur permettait d’exercer les fonctions de régent auprès de l’empereur régnant et de contrôler la succession impériale ainsi que le système de promotion des fonctionnaires de cour. Mais Michinaga a porté cette prééminence à un degré sans précédent. Sa puissance et son faste ont frappé les esprits et il est resté célèbre sous le nom de « Chancelier de la Chapelle » (Midô kanpaku), bien qu’il n’ait réellement occupé la fonction de chancelier que pendant quelques mois. Ce surnom fait référence au temple Hôjôji qu’il avait fait bâtir à côté de sa résidence et où il a fini ses jours. Grâce à son appartenance à la famille Fujiwara d’où venaient traditionnellement les hauts dignitaires du gouvernement, Michinaga occupa pendant la plus grande partie de sa carrière le poste de ministre de Gauche (sadaijin), ce qui faisait de lui le chef du Conseil d’État. Il s’est fait accorder par ordre impérial le privilège de procéder à un « examen officieux » (nairan) de tous les documents publiés par l’empereur ou adressés par lui, ce qui lui donnait la haute main sur l’ensemble de l’administration4. Il a su également s’entourer d’une nombreuse clientèle qui lui a permis d’accumuler une immense fortune tout au long de sa vie. Michinaga a par ailleurs eu la chance d’avoir une nombreuse descendance. Ses deux épouses lui ont donné douze enfants, qui sont devenus des dignitaires de la cour ou des épouses impériales. Il a ainsi fait nommer son fils Fujiwara no Yorimichi (992-1074) régent et tuteur de plusieurs empereurs successifs, tout en étant lui-même le mentor des souverains qui étaient ses gendres. Même après son entrée en religion, en 1019, Michinaga a continué à diriger les affaires de l’État, et ce jusqu’à sa mort survenue en 1027. La lignée du « Chancelier de la Chapelle » s’est perpétuée bien au-delà de sa disparition. Ses descendants en ligne directe ont en effet assumé la dignité impériale jusqu’en 1072, soit durant près d’un demi-siècle.

3 Comme beaucoup de hauts dignitaires de l’époque de Heian (794-1185), Michinaga rédigeait des notes journalières. Le manuscrit autographe du journal du « Chancelier de la Chapelle » et une copie du XIe siècle de ce document sont conservés dans les archives Yômei Bunko de Kyôto et classés « trésor national » par le gouvernement japonais. Ils ont été traduits, annotés et commentés par Francine Hérail dans un ouvrage en trois volumes intitulé Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, qui sera plusieurs fois mentionné dans la suite de notre étude. Cette œuvre, où les affaires de famille et les cérémonies occupent une place plus importante que les questions politiques, permet de suivre la vie de son auteur pratiquement au jour le jour, notamment entre les années 998 et 1021. Dans le présent article, nous retraçons les aspects de la carrière du grand chancelier qui ont le plus contribué à sa réussite et à sa gloire de son vivant et même au-delà, à savoir sa politique matrimoniale et l’immense fortune qu’il a accumulée. Dans un second temps nous nous intéresserons plus particulièrement aux cérémonies organisées par lui, ainsi qu’au faste dont il s’entourait.

Une politique matrimoniale couronnée de succès

4 La célébration du mariage de sa fille Ishi en 1018 marqua le plus beau jour de la vie de Fujiwara no Michinaga. Il avait en effet réussi à ce que trois de ses filles deviennent impératrices. « Le Grand miroir » (Ôkagami), compilé par un auteur anonyme au XIIe siècle, relate les faits en ces termes :

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La première fille de Michinaga, Shôshi, fut donnée en épouse à l’empereur Ichijô, à l’âge de douze ans. En l’an mil, alors qu’elle était princesse, elle fut élevée au rang d’impératrice épouse ; puis elle donna naissance à deux princes [Atsuhira et Atsunaga] qui devinrent bientôt empereur et prince héritier [...]. La deuxième fille, Kenshi, directrice du Service intérieur du palais, fut mariée au prince héritier, le futur empereur Sanjô, et devint impératrice épouse à l’âge de dix-neuf ans. L’année suivante, en 1013, elle mit au monde une princesse [Teishi] [...]. La troisième fille de Michinaga, Ishi, elle aussi directrice du Service intérieur, épousa en 1018 l’empereur [Goichijô], peu de temps après sa vêture du pantalon5, à l’âge de onze ans. Elle est l’impératrice en titre et vit au palais. La quatrième fille, Kishi, également directrice du Service intérieur, est devenue l’épouse du prince héritier [Atsunaga] à quinze ans, alors que celui-ci en avait treize [...]. Nul autre dignitaire de notre pays n’a vu trois de ses filles être épouses impériales. La maison de Michinaga a été, à elle seule, gratifiée de trois impératrices toutes contemporaines, l’une, archi-douairière [Shôshi], l’autre, douairière [Kenshi] et la troisième, épouse impériale [Ishi]. C’est une rare bénédiction6.

Durant toute sa carrière, Fujiwara no Michinaga a fait du mariage de ses filles avec des empereurs une des priorités de sa politique. Nous allons maintenant tenter de comprendre comment il est parvenu à ses fins, en nous fondant sur ses notes personnelles.

Des célébrations fastueuses

5 Michinaga entourait de soins particuliers les femmes de sa famille qui étaient susceptibles de servir ses ambitions et qu’il considérait comme de potentielles futures épouses et mères d’empereur, à commencer par ses filles et sa première petite-fille, Teishi (1013-1094). Celle-ci fit l’objet d’une cérémonie particulièrement fastueuse en 1015 lorsqu’elle revêtit pour la première fois le pantalon. Michinaga a décrit cet événement en détail dans ses notes journalières :

Beau temps. Aujourd’hui, vêture du pantalon de la princesse Teishi. Je vais au palais [installé provisoirement en la résidence Biwa-dono des Fujiwara] vers midi. Vers quatre heures de l’après-midi, on dresse le dais michô, et on choisit cette heure parce qu’elle est faste. On a enlevé le dais qui était là, pour en dresser un nouveau, garni de tentures tobari en gaze usumono de couleur rouge sappan [appelée suô, Caesalpinia sappan L, proche du rouge bordeaux] dégradée vers le bas, et de [deux] miroirs suspendus, etc. Tout a été fabriqué de petite taille [car destiné à un enfant]. Il y a une paire de petites étagères zushi, une paire de coffrets à peignes kushibako, une paire de coffrets à cahiers zôshi-bako, une paire de coffrets à parfums kôko-bako, un coffret-écritoire suzuri-bako et un brûle-parfum hitori. Tout cela est en laque d’or avec incrustations de nacre. L’accoudoir kyôsoku et le siège goza sont également de petite taille. Deux paires de paravents byôbu de trois pieds cinq pouces [d’un mètre de haut] et des écrans sur pied kichô, respectivement de trois pieds [90 cm] et de deux pieds cinq pouces [75 cm]. À sept heures du soir, la princesse prend place [...]. À l’heure prévue, vêture du pantalon : l’empereur [Sanjô, r. 1011-1016, son père], de sa main, noue les cordons sur les hanches de la princesse. Ensuite, on sert le repas de la princesse [...]. L’empereur se retire. [Après le repas de la princesse,] il paraît à nouveau pour le banquet des dignitaires [...]. [Pour le service de l’empereur,] on a fabriqué un [paysage miniature constitué] d’une montagne faite de bois

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d’aloès jin no yama, plantée d’arbres, [pour décorer le plateau impérial] avec six plats morimono. La table dai pour le saké est ornée d’un mont Hôrai, « montagne des immortels » [en miniature], et y sont disposés un pot tsubo et une coupe à saké sakazuki en verre [bleu lapis-lazuli] ruri7.

Le banquet continue avec un accompagnement musical et une deuxième ronde de coupes à saké. Il prend fin avec la distribution par Michinaga de costumes de soie en tant que gratifications, aux convives, parmi lesquels figuraient de nombreuses dames de cour venues rendre hommage à la petite princesse. Ce jour-là, le haut dignitaire Fujiwara no Sanesuke (957-1046), qui n’avait pourtant pas l’habitude de ménager Michinaga lorsqu’il s’agissait de critiquer les entorses au protocole des cérémonies, s’est montré, pour une fois, tout à fait admiratif. Il a estimé que les petits meubles en laque et le décor des plateaux impériaux étaient d’une élégance exceptionnelle et il avait tout particulièrement apprécié le « plateau à décor de bois d’aloès » et la « grève des immortels8 ». 6 On peut en déduire que Michinaga avait porté une attention toute particulière au mobilier et au décor de la cérémonie de vêture du pantalon de sa petite-fille. De manière générale, les célébrations n’étaient pas censées refléter les goûts personnels de leurs commanditaires. Présidées directement ou indirectement par l’empereur, elles étaient en effet régies par les règles très strictes du protocole de la cour et considérées comme une charge officielle de la noblesse toute entière.

Le choix des cérémonies comme méthode de gouvernement

7 La vie de la cour japonaise était rythmée par les célébrations gyôji – c’est-à-dire des actes précis de caractère religieux ou profane, allant du rite à la procédure administrative, en passant par les événements sociaux, qui se succédaient tout au long de l’année. Ce système, d’inspiration chinoise, avait une fonction bien précise. Dans le Japon ancien et médiéval (VIIe-XVIe siècles), les célébrations étaient régies par des rites rei qui étaient censés avoir une influence sur les puissances supérieures en relation avec le principe ri, ordonnateur du monde. Elles avaient pour but de réguler les comportements humains et d’empêcher les désordres. Les rites conformes à l’ordre de l’univers auxquels ces cérémonies donnaient lieu étaient fixés par le cérémonial gi- shiki, composé de l’étiquette gi et du règlement shiki.

8 Le rôle de la cour impériale consistait à observer le déroulement annuel des célébrations afin que l’ordre de l’univers soit respecté et que l’harmonie règne dans le pays. Le souverain jouait le rôle d’intermédiaire entre les puissances supérieures et le pays, et il était considéré comme le bienfaiteur du peuple. Concrètement, ces bienfaits prenaient la forme de récompenses, de promotions ou de nominations dont faisaient l’objet les membres de son entourage. 9 Le cycle annuel des célébrations nenjûgyôji, et plus particulièrement celui des rites du culte shintô, a été consigné dans les premiers codes administratifs ritsuryô à partir du VIIe siècle. On sait qu’en 885, la résidence impériale Seiryôden comportait un ensemble de cloisons coulissantes sur lequel figurait le nenjûgyôji. D’après les traités de protocole, ce cycle se composait de quelque trois cents célébrations, dont une centaine étaient couramment pratiquées. Il y avait deux grands types de célébrations. Les unes étaient

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propres à l’administration de la cour, notamment les séances de nominations ou de proclamations, alors que les autres consistaient en des rites shintô ou bouddhiques. Les premières, d’ordre profane, avaient pour but d’exalter la bienveillance du souverain par des banquets et des événements d’ordre administratif qui mettaient en évidence la hiérarchie de la cour ou marquaient les étapes de la vie de ceux qui assuraient la continuité de la lignée impériale. Les secondes étaient adressées aux puissances supérieures de façon à écarter les calamités et les esprits malfaisants ou bien assurer la prospérité (en particulier en ce qui concerne les récoltes), le bonheur et la protection du pays. Elles se déroulaient à la cour et dans les résidences des nobles, conformément à un cérémonial très précis et les fautes concernant l’observation du protocole avaient la réputation d’être néfastes. Dans l’ensemble, les célébrations, loin d’être un divertissement, étaient considérées comme une tâche essentielle des nobles et des fonctionnaires de la cour. En fait, elles constituaient la charge primordiale du gouvernement9. 10 Mais, pour Fujiwara no Michinaga, ces célébrations étaient aussi l’occasion de mettre en évidence son rôle prééminent à la cour et sa position dominante dans la hiérarchie, notamment par la distribution de gratifications. Elles contribuaient également à souligner son prestige par le biais de décors fastueux. Et les ambitions du grand chancelier ne s’arrêtaient pas là. Il entendait en effet assurer par une habile politique matrimoniale une gloire encore plus grande à sa maison en la liant au pouvoir impérial. Pour illustrer notre propos, revenons un instant sur la cérémonie de la vêture du pantalon de la princesse Teishi.

L’importance de l’apparat

11 En 1015, la fabrication du décor de la cérémonie de vêture du pantalon de la princesse Teishi a occupé les artisans des ateliers attachés à la maison de Michinaga dès le début de l’année. Voici ce qu’on peut lire dans le Miroir de la splendeur des Fujiwara (Eiga monogatari) :

Les deux premiers mois se sont déroulés avec les célébrations habituelles. Mais cette année, la princesse allait avoir trois ans et la vêture du pantalon était prévue pour le quatrième mois. On a donc fait fabriquer des meubles miniatures dans les ateliers des Fabrications. La cérémonie devait avoir lieu à la résidence Biwa-dono, parce que c’est là que l’empereur résidait [à ce moment].

Enfin arriva le grand jour :

Monseigneur y a prêté une attention toute particulière et l’empereur a souhaité qu’on y apporte le plus grand soin possible. C’était un événement d’une splendeur au-delà de toute description et les festivités se sont poursuivies pendant trois jours10.

12 Michinaga a donc fait fabriquer spécialement pour l’occasion des pièces de mobilier dont l’aspect était conforme aux règles du « décor protocolaire » consignées dans les traités cérémoniels. L’un de ces traités, intitulé Notes relatives à divers usages essentiels, classés méthodiquement (Ruijû zatsuyôshô) (XIIe siècle), donne une description détaillée du décor de la résidence des régents Fujiwara. Pour chaque meuble, il indique ses mesures, ainsi que les matières premières et la main d’œuvre nécessaires, le tout étant illustré

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par des dessins. On y trouve également le décor mis en place lors de la célébration de la vêture du pantalon de la petite princesse Teishi.

13 Le dais consistait en un cadre en forme de baldaquin soutenu par douze montants et orné de deux petits miroirs en argent et de ferrures en bronze doré. Les quatre faces de ce dais étaient pourvues de tentures en sergé de soie chinois agrémenté de pièces et de rubans teints en rouge sappan. Les deux petits miroirs et les ferrures dorées avaient coûté à eux seuls respectivement mille et plus de deux mille sept cents rouleaux de taffetas de soie. La teinture rouge sappan et les soieries étaient importées de Chine11. Le sol était quant à lui recouvert de tatamis à bordures de brocart où étaient disposés des sièges ronds et un coussin en brocart chinois. 14 Le mobilier comprenait de nombreux coffrets en laque d’or avec incrustations de nacre. Les frais engagés pour chacun d’entre eux incluaient la main-d’œuvre et les matières premières. Selon le Ruijû zatsuyôshô, mentionné plus haut, qui évalue leur coût en rouleaux de taffetas de soie, pour réaliser chaque coffret à parfums laqué, il a fallu payer soixante-dix rouleaux de soie pour le travail d’ébénisterie, mille trois cents pour acheter la nacre et deux cents pour les travaux de ciselage et d’incrustation. Les laqueurs ont reçu cinq cent soixante rouleaux de soie pour le travail de la laque d’or, y compris le polissage, et ils ont utilisé 1,3 shô (un litre) de laque et vingt-neuf onces (400 g) d’or. Soit au total plus de deux mille rouleaux de soie pour fabriquer un seul coffret à parfums. Les artisans qui travaillaient dans les ateliers des grands personnages étaient non pas salariés, mais rémunérés à la tâche et on leur fournissait les matières premières. Les deux coffrets de la princesse Teishi contenaient chacun des encens et des parfums, disposés dans quatre petits pots en argent. La nacre destinée aux incrustations sur laque provenait des lointaines îles du Sud (l’Okinawa actuel) et les fournitures des coffrets comprenaient presque exclusivement des denrées exotiques importées de Chine et provenant de pays situés sur les routes de la soie12. Comme les brocarts et les sergés de soie chinois, les aromates les plus recherchés étaient de provenance étrangère. Autour du XIe siècle, l’empereur et les hauts dignitaires ont importé à grands frais ces précieuses denrées du continent asiatique. Pour la noblesse de Heian, les décors prestigieux, les costumes somptueux et les encens exotiques faisaient partie intégrante de la vie de cour. 15 Le Roman du Genji fait allusion à des concours de parfums où le prince Genji jouait le rôle d’arbitre. Par exemple, pour le (parfum) jijû, le prince choisit celui du ministre : « C’est un parfum de haute qualité, séduisant et évocateur ! », dit-il. Ceux de la dame de l’aile orientale (la dame Murasaki, l’épouse principale du Genji) étaient de trois sortes, parmi lesquelles la Fleur de prunier se distinguait par sa vivacité au goût du jour, relevée d’une pointe d’exubérance qui lui donnait une fragrance des plus rares. « Assorti à la brise de cette saison, nul parfum ne surpasserait celui-ci ! », estima le prince13. 16 La princesse Teishi devait disposer d’un assortiment de parfums dès son plus jeune âge. Les essences exotiques faisaient en effet partie de l’apparat qui allait de pair avec la vie privée et publique de l’aristocratie. Et il en allait de même pour les soies importées. 17 Parmi les soies chinoises les plus prisées, il y avait le sergé dont on faisait des vêtements de l’aristocratie, et le brocart utilisé le plus souvent pour l’ameublement du palais et des résidences nobles. Voici ce qu’on peut lire dans le Roman du Genji à propos des préparatifs ordonnés par l’empereur retiré pour la cérémonie de la vêture de la traîne14 :

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La décoration du lieu de la cérémonie, une salle exposée à l’ouest du Pavillon du Chêne, à commencer par le dais et les tentures, ne comportait aucun sergé ni brocart de notre pays, si bien que la salle évoquait les parures des princesses de Chine, tant le souverain l’avait voulue magnifique, imposante, en un mot éclatante [...] Le souverain avait à cette occasion offert un grand nombre d’objets de Chine provenant des magasins de sa chancellerie privée15.

Le coût total de la fabrication du décor et des dons destinés à la célébration de la vêture du pantalon de la princesse Teishi de 1015 se chiffrait en milliers de rouleaux de taffetas de soie, ce qui constitue une somme énorme si on la compare, par exemple, au prix du terrain d’une résidence à la capitale de Heian16, et ce uniquement pour les frais de main-d’œuvre et les matières premières. À l’époque, on fabriquait dans toutes les provinces du Japon du taffetas de soie, c’est-à-dire de la soie à armure simple. Ce taffetas était ensuite livré en guise de taxes à la cour impériale. Le grand chancelier devait disposer de quantités importantes de cette étoffe, car il en a distribué tout au long de sa carrière sous forme de rouleaux ou de vêtements de soie en guise de gratifications pour des services rendus. Fujiwara no Michinaga ne reculait devant aucune dépense pour se procurer des objets de prestige, aussi bien japonais qu’étrangers. Il payait en pépites d’or les commerçants chinois qui lui faisaient parvenir des soies précieuses, des parfums et des remèdes exotiques. Ses ressources lui permettaient d’acquérir ces denrées précieuses, très recherchées. Voyons maintenant en quoi consistaient les revenus et la fortune du premier personnage de la cour.

La mainmise de Michinaga sur les richesses du pays

Les terres du pays tout entier passent sous le contrôle d’une seule famille ; ce qui reste sous celui de la cour, n’est-ce pas seulement la pointe d’un foret ? En quel siècle vivons-nous17 !

C’est en ces termes que le dignitaire de la cour Fujiwara no Sanesuke exprime son mécontentement à l’égard de Michinaga. Selon lui, le grand chancelier s’enrichissait aux dépens des impôts qui étaient normalement versés à la cour impériale. Mais l’accaparement des « terres du pays tout entier » dénoncé par Sanesuke ne constituait qu’une partie de la stratégie de mainmise du grand chancelier sur les richesses du pays. 18 Ses revenus étaient d’origines diverses. Bien que les sources soient lacunaires à ce sujet, on pense qu’ils se composaient de dons, de revenus fiscaux, de revenus domaniaux et de redevances.

19 Le grand chancelier recevait des dons sous forme de cadeaux quasiment obligatoires qui représentaient une partie des revenus des fonctionnaires de la cour assignés au service dans sa maison, les keishi (sans doute une vingtaine de personnes). Il recevait également des dons de la part des personnes attachées à sa maison par des liens de clientèle, les kenin (dont le nombre exact n’est pas connu)18. Les banquets et autres fêtes qui se déroulaient chez Michinaga étaient financés par ces hommes. Lors de ces fêtes, il leur remettait des « cadeaux » qui étaient des produits qu’il avait reçus auparavant de leur part. De même, les fonctionnaires qui cherchaient à obtenir un poste de gouverneur offraient des chevaux à Michinaga. Une fois nommés, les gouverneurs finançaient en retour la construction de résidences ou de temples patronnés par le grand chancelier.

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20 Par ailleurs, la moitié, voire davantage, des produits fournis par les provinces au titre de l’impôt public finissait dans les greniers de Michinaga. Le reste des revenus fiscaux, qui devait revenir théoriquement à la cour, c’est-à-dire dans les magasins des bureaux de l’administration, était en fait accaparé par les empereurs ou certains dignitaires. Michinaga, pour sa part, redistribuait ensuite ces recettes sous forme de gratifications aux fonctionnaires ou d’aumônes aux moines, ce qui lui permettait d’entretenir des liens de clientèle. 21 Le grand chancelier percevait aussi des revenus domaniaux familiaux. Il disposait en effet de domaines shôen attachés à la charge de chef de la maison Fujiwara qu’il a occupée durant sa vie, mais on ne dispose que de peu d’informations à ce sujet. 22 Michinaga devait également percevoir des revenus domaniaux personnels même si rien ne permet d’affirmer que des domaines lui aient appartenu à titre personnel. En effet, les titres de propriété et les exemptions ne sont devenus courants que plus tard, à l’époque de Fujiwara no Yorimichi (992-1074), son fils. On peut supposer que les hommes avec lesquels Michinaga entretenait des liens de clientèle versaient une partie des revenus provenant de leurs propres domaines, autrement dit des taxes qu’ils devaient au titre de l’impôt, non pas au siège des provinces, mais au grand chancelier, et que les gouverneurs (notamment ceux de sa clientèle) toléraient ces « exemptions ». 23 Le grand chancelier percevait par ailleurs des redevances constituées par la moitié de la taxe foncière en riz payée par plusieurs milliers de foyers concédés fuko qui lui avaient été attribués à titre de rente. Il accaparait aussi les recettes des foyers concédés à ses fils en tant que hauts dignitaires, et aux impératrices, ses filles. 24 En fait, toutes ces ressources ne constituaient ni plus ni moins qu’un détournement de redevances domaniales et de taxes publiques. Michinaga se considérait comme un personnage public qui représentait la cour et l’empereur. À ce titre, il se permettait de faire transiter par sa maison une part importante des richesses du pays qu’il redistribuait ensuite à sa clientèle de dignitaires et de fonctionnaires ou qu’il utilisait au profit de la maison impériale. Ce faisant, il a contribué au déclin de l’administration de la cour et des provinces selon le système bureaucratique qui avait été institué par les codes au début du VIIIe siècle19.

Le déclin du système fiscal instauré par les codes

25 Au fil du temps, le système fiscal japonais avait évolué vers une structure propice au développement des liens de clientèle. Au VIIIe siècle, les soixante-huit provinces du Japon livraient annuellement un volume fixe de produits à la capitale au titre de l’impôt, la nature des produits étant définie par le code administratif ritsuryô de 701. Ces impôts étaient de trois sortes : des taxes en riz, des taxes en nature (denrées alimentaires, matières premières, produits artisanaux) et des corvées (en qualité de gardes à la cour, de soldats dans les provinces ou de main-d’œuvre pour la construction d’édifices publics). Quant aux gouverneurs de province c’étaient des fonctionnaires rémunérés par la cour impériale, nommés pour quatre ans.

26 Aux IXe et Xe siècles, les arriérés et les impayés se sont multipliés. Le recensement de la population et le cadastrage des terres ont progressivement cessé et les quotas des fournitures fiscales n’ont plus été respectés. Le volume fixe des livraisons annuelles dues par chacune des provinces a peu à peu laissé place à un système de commandes

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formulées par la cour impériale en fonction de ses besoins et réparties de façon inégale entre les provinces. L’approvisionnement était toujours géré par l’appareil administratif dans le respect de la hiérarchie des services de la cour. Mais des liens de clientèle se sont constitués entre les gouverneurs de province et les dignitaires de la cour, entraînant la modification du statut de gouverneur de province. Ayant cessé d’être rémunérés par la cour, les gouverneurs ont été amenés à tirer leur revenu directement de la province dont ils avaient la charge. Dès lors, ils se sont comportés davantage en hommes d’affaires qu’en fonctionnaires. La levée de l’impôt a été de plus en plus laissée à leur discrétion, tandis qu’ils s’engageaient personnellement auprès des dignitaires pour les livraisons qu’ils devaient faire à la cour. Les hauts dignitaires ont peu à peu pris le contrôle de la distribution des biens livrés par les provinces aux bureaux de l’administration. Et c’est ainsi que les liens de clientèle ont joué un rôle de plus en plus important. 27 À partir du XIe siècle, l’approvisionnement de la cour n’a plus suivi la voie hiérarchique et bureaucratique. Les ministres se sont occupés personnellement de cette tâche en traitant directement avec les gouverneurs. Depuis le Xe siècle, les gouverneurs de province avaient commencé à aménager de façon illégale des greniers privés dans leur résidence de la capitale pour engranger les recettes publiques qui leur étaient adressées et, au XIe siècle, ces greniers ont fini par être officiellement tolérés par les grands de la cour, afin de soutenir les finances publiques20. Cette évolution a contribué à l’afflux des biens provinciaux vers les greniers de Michinaga.

Une immense fortune personnelle

28 Mais Fujiwara no Michinaga disposait d’autres ressources que les revenus fiscaux et fonciers dont il vient d’être question. Nous pouvons nous faire une idée du contenu de ses magasins grâce à un incident qui se produisit en 1017. Des voleurs s’introduisirent dans la résidence du grand chancelier et emportèrent deux mille onces (28 kg) d’or et huit cents onces (11,2 kg) d’argent. Une enquête fut menée et sept policiers, qui furent récompensés pour l’occasion, retrouvèrent mille onces d’or et deux cents onces d’argent. Un suspect fut convoqué, puis relâché, avant que les voleurs, au nombre de trois, ne soient finalement arrêtés. Les trois hommes étaient tous des suivants de maisons de fonctionnaires moyens et ils déclarèrent avoir revendu le reste de l’or dérobé, ainsi que des étoffes précieuses de Chine21.

29 À l’époque, l’or était utilisé non seulement pour acheter des produits importés de Chine, mais aussi pour fabriquer des objets d’artisanat de prestige, notamment de la vaisselle en bronze doré et des meubles en laque d’or. Il provenait des gisements fluviaux de la province de Mutsu, en particulier ceux de la région de Fukushima, d’où il était extrait par le procédé du lavage qui permettait de débarrasser les pépites de leur gangue22. 30 Michinaga avait donc accumulé une quantité d’or considérable dans ses magasins. Ceux-ci contenaient aussi des soieries chinoises, ainsi que de nombreux parfums et remèdes exotiques qu’il avait importés de Chine. La fortune du grand chancelier était du même ordre que celle d’un personnage richissime appelé Nakayoshi, dont on sait qu’un siècle après Michinaga, il avait entassé « sept jarres remplies d’or, soixante-dix mille onces d’argent et, en outre, d’innombrables produits exotiques [karamono] et objets de prestige japonais [wamono] » dans les greniers de sa résidence de Heian23.

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31 Aux XIe-XIIe siècles, les Japonais les plus fortunés possédaient de l’or et de l’argent, des produits importés de Chine et des objets de luxe japonais comme des meubles en laque d’or incrustés de nacre. L’or était étroitement lié à l’apparat. En 1019, Michinaga fournit 35 onces (491 g) d’or pour faire fabriquer deux étagères zushi, ainsi que l’étui d’une coiffe de cour pour la célébration de la majorité du prince héritier, son petit-fils Atsunaga, le futur empereur Gosuzaku. L’or était parfois difficile à se procurer même pour les hauts dignitaires. Ainsi, Fujiwara no Sanesuke dut renoncer à la laque d’or pour certaines pièces du trousseau24 qu’il fit fabriquer pour le mariage de sa fille en 1023. Celui-ci était composé du même mobilier que celui de la princesse Teishi, évoqué plus haut, mais le haut dignitaire ne réussit pas à se procurer la quantité d’or nécessaire. La grande richesse de Michinaga lui permit d’organiser des célébrations somptueuses qui ont fait sa gloire, et en particulier celles destinées à ses héritiers.

Un décor somptueux à la mesure de la gloire de son commanditaire

32 En 1008, on célébra ainsi avec faste le centième jour momoka depuis la naissance du jeune prince Atsuhira, premier fils de Shôshi, la première fille du grand chancelier. Tous les dignitaires de la cour étaient présents. À cette occasion, dix d’entre eux offrirent conjointement à l’enfant cent paniers remplis de fruits et de gâteaux. Ces paniers étaient tressés en fils d’or et d’argent et rehaussés d’un décor de perles de verre. Les fonctionnaires de la nouvelle maison du jeune prince lui présentèrent cent coffres en bois ployé, « objets admirables, dont la splendeur ne peut se décrire ». Pour le banquet auquel cette célébration a donné lieu, les plateaux de chaque convive étaient en argent et celui de l’empereur Ichijô – à la fois père du prince, neveu et gendre de Michinaga – comportaient une représentation de la « grève des immortels » (suhama)25. Le plat de riz cuit réservé au souverain était découpé en parts formant une tortue – symbole de longévité par excellence – dont la carapace était surmontée par le mont Hôrai, où résident des immortels. « Et ce n’était pas tout », ajoute Michinaga. Les mets d’accompagnement du souverain étaient disposés sur un autre plateau, avec un paysage figurant une étendue d’eau, des oiseaux et des rochers. Il y avait aussi une table avec des pieds en forme de pattes de héron sur laquelle était posé le service à saké de l’empereur constitué d’une coupe et d’une aiguière en verre bleu lapis-lazuli26.

33 Dans son journal, Michinaga se livre à quatre reprises à la description détaillée de ces décors fastueux, révélant son extrême attention à ces cérémonies : deux fois pour son premier petit-fils Atsuhira – en 1008, pour la cérémonie du centième jour, et en 1010, pour celle de la vêture du pantalon – et deux fois pour sa première petite-fille Teishi, pour les mêmes célébrations en 1013 et en 101527. La famille impériale, qui était directement liée à Michinaga par les mariages et les liens du sang, assistait à ces célébrations et les hauts dignitaires ne pouvaient pas manquer de constater les progrès de la mainmise du grand chancelier sur la cour. Le principe de politique matrimoniale en soi était en fait une pratique banale très répandue parmi la noblesse de cour. Mais le grand chancelier a soutenu sa politique par des investissements importants consacrés au protocole de cour. Il a mis au jour une habileté particulière pour faire briller sa descendance sous les yeux d’une nombreuse assistance. Le faste du décor des cérémonies a souligné devant tous la prééminence de sa lignée.

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34 Michinaga atteignit le sommet de sa gloire en 1018, quand sa troisième fille Ishi devint impératrice et c’est à cette occasion qu’il composa le poème mentionné au début de cet article. Ce jour-là marquait l’aboutissement des célébrations qui avaient précédé les noces impériales. Une fois arrivé au sommet de sa gloire, Fujiwara no Michinaga, qui n’avait pourtant pas coutume d’exprimer ses sentiments dans ses notes journalières, fit une exception à l’occasion des noces de sa fille Ishi avec l’empereur Goichijô, en 1018. Quatre jours après le banquet organisé à cette occasion, il écrivit en effet ce qui suit à propos d’une réunion familiale :

Il y a l’entrevue des trois impératrices. C’est un spectacle qui fait naître une joie sans bornes. La jeune princesse [Teishi] est aussi présente, ainsi que la mère des impératrices [Rinshi] et ma fille du troisième rang [Kishi]. Je suis tout éperdu de voir une telle chose de mon vivant. Impossible d’exprimer complètement ce que je ressens. C’est une chose comme on n’en a jamais vue28.

35 Les célébrations représentaient une préoccupation majeure pour Fujiwara no Michinaga comme pour tous les dignitaires de la cour, car elles constituaient la tâche primordiale des courtisans. Elles étaient en effet censées contribuer au maintien de l’ordre et de l’harmonie dans le pays. Mais le grand chancelier s’en est aussi servi en outre pour instrumentaliser sa politique de mariage. Il mit à contribution le protocole de cour pour mettre en scène des cérémonies d’un éclat hors du commun. Il impressionna son entourage et imposa toujours plus la prééminence de ses héritiers. L’avenir de sa lignée lui tenait plus à cœur que la gestion des affaires administratives. Sa fortune considérable lui permettait d’organiser des séances d’une telle somptuosité que les membres de son entourage en étaient éblouis. L’apparat jouait un rôle clé dans la réussite de ces événements, soulignant la position prééminente du grand chancelier et sa mainmise sur les affaires du pays.

36 Sa fortune, le chancelier l’a construite grâce à stratégie d’appropriation des richesses du pays au profit des greniers de sa propre maison. Michinaga mit à contribution sa clientèle provinciale pour recueillir dans ses propres greniers une part importante des richesses du pays. Sous son influence, la gestion bureaucratique des finances publiques passa aux mains des dignitaires de la cour et évolua vers un fonctionnement clientéliste. Le chancelier put ainsi entretenir une clientèle de plus en plus nombreuse parmi les dignitaires. Les mécanismes du pouvoir en ont été modifiés. Sous l’impulsion de Michinaga, la gestion administrative du pays a connu une mutation qui fut à l’origine d’une nouvelle ère politique dans le Japon de l’époque de Heian.

Personnages mentionnés dans l’article

• Fujiwara no Michinaga (966-1027), 996, ministre de gauche ; 1017, ministre des affaires suprêmes ; 1018, se retire ; 1019, devient moine ; dans cet article, on l’appellera aussi « le grand ministre ». • L’empereur Ichijô (980-1011, r. 986-1011), neveu et gendre de Michinaga, fils de l’empereur En.yû. • L’empereur Sanjô (976-1017, r. 1011-1016), neveu et gendre de Michinaga, fils de l’empereur Reizei. • L’empereur Goichijô (1008-1036, r. 1016-1036), Atsuhira, petit-fils de Michinaga, premier fils de sa première fille Shôshi.

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• L’empereur Gosuzaku (1009-1045, r. 1036-1045), Atsunaga, petit-fils de Michinaga, deuxième fils de Shôshi. • L’empereur Goreizei (1025-1068, r. 1045-1068), Chikahito, arrière-petit-fils de Michinaga, fils de Gosuzaku et Kishi. • L’empereur Gosanjô (1034-1073, r. 1068-1072), Takahito, arrière-petit-fils de Michinaga, fils de Gosuzaku et Teishi. • Fujiwara no Shôshi (988-1074), 1re fille de Michinaga, 2e épouse de l’empereur Ichijô, maîtresse de Murasaki Shikibu. • Fujiwara no Kenshi (994-1027), 2e fille de Michinaga, épouse de l’empereur Sanjô. • Fujiwara no Ishi (999-1036), 3e fille de Michinaga, épouse de l’empereur Goichijô. • Fujiwara no Teishi (1013-1094), petite-fille de Michinaga, épouse de l’empereur Gosuzaku.

NOTES

1. Shôyûki (Notes journalières de Fujiwara no Sanesuke [957-1046]), TAKEI K. éd., Kannin 2.10.16 (1018), Kyôto, 1968. Midô kanpakuki zenchûshaku, YAMANAKA Y. éd., 1re publication en 5 vol., Kyôto, 1985-1997, 2e publication en 14 vol., Kyôto, 2003-2012 ; trad. F. HÉRAIL, Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, ministre à la cour de Heian (995-1018) : traduction du Midô kanpakuki, Genève, 3 vol. , 1987-1988-1991 (ici vol. 3, p. 544). Michinaga est mort le quatrième jour du douzième mois qui, stricto sensu, correspond au 3 janvier 1028, mais nous donnons ici la date de 1027 pour commodité, car tous les dictionnaires japonais disent 1027. 2. Midô kanpakuki zenchûshaku, Kannin 2.10.16. (1018), trad. F. HÉRAIL, Notes journalières…, vol. 3, p. 540-544. 3. La famille Fujiwara tire son origine de l’antique famille Nakatomi. Celle-ci avait d’abord exercé des fonctions religieuses avant de se retrouver au centre du pouvoir grâce à Nakatomi no Kamatari (614-669), qui, dans l’entourage de l’empereur Tenji (626-668), joua un rôle essentiel dans l’adoption par le Japon d’un système bureaucratique imité de celui de la Chine, ainsi qu’au fils de celui-ci Nakatomi no Fuhito (659-720), ministre de l’impératrice Jitô (645-703) et l’un des artisans de l’État régi par les codes, qui prit le nom de Fujiwara. Les quatre fils de Fuhito, tous disparus au cours de l’année 737 dans une épidémie de variole, furent les fondateurs de quatre branches de la famille, dont la branche du Nord, qui parvint à asseoir son pouvoir à partir du milieu du IXe siècle. 4. C’est en principe le régent qui était chargé de procéder à cet « examen officieux » mais, du temps de Michinaga, il n’y a pas eu de régent de 995 à 1016. Cet « examen officieux » permettait de contrôler les textes adressés à l’empereur ou émis par lui, de les faire rectifier et d’infléchir certaines décisions. Sur cette question, voir ÔTSU T., Michinaga to kyûtei shakai, Tôkyô, 2001. 5. Cérémonie qui marque le passage de la toute petite enfance à l’enfance. 6. Ôkagami, coll. Nihon Koten Bungaku Taikei, Tôkyô, vol. 21, 1960, p. 205-206 ; trad. H. CRAIG MCCULLOUGH, Okagami, The Great Mirror : Fujiwara Michinaga (966-1027) and His Times. A Study and Translation, Princeton, 1980, p. 185, 186, 191. Le décompte de l’âge suit la tradition japonaise qui veut que l’enfant ait un an à sa naissance (et non pas zéro). Voir en fin d’article la liste des personnages mentionnés dans cet article.

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7. Midô kanpakuki zenchûshaku, Chôwa 4.4.7. (1015) : trad. F. HÉRAIL, Notes journalières…, vol. 3, p. 95, 96. Teishi, née en Chôwa 2.7.7. (1013), a donc un an et huit mois. Voir F. HÉRAIL, La Cour du Japon à l’époque de Heian, aux Xe et XIe siècles, Paris, 1995, « Les étapes de la vie », p. 141-142. 8. Shôyûki, Chôwa 4.4.7. 9. Voir F. HÉRAIL, Notes journalières…, vol. 1, p. 50-107, « Cycle annuel des célébrations de la cour » ; EAD., La Cour du Japon…, « Rites et célébrations », « Choix des rites comme méthode de gouvernement », p. 47-88. 10. Eiga monogatari, chap. 12, « Tama no muragiku », coll. Nihon Koten Bungaku Taikei, Tôkyô, vol. 1, 1961, p. 363, 364 ; trad. W. MCCULLOUGH et H. C. MCCULLOUGH, A Tale of Flowering Fortunes, Stanford, 1980 (2 vol.), vol. 2, p. 431, 432. Michinaga, initiateur de la séance, a fait fabriquer tout cela dans ses ateliers tsukumo dokoro (à l’origine le terme désignait « l’office des Fabrications » de la cour). Il financera également les fabrications pour une autre cérémonie (en 1019), cette fois pour son petit-fils, le prince Atsunaga : voir ci-dessous, n. 24. 11. Ruijû zatsuyôshô, coll. Gunsho ruijû, vol. 26, Tôkyô, 1991, p. 590-596, section « chô [dais] » ; KAWAMOTO S., KOIZUMI K. éd., Ruiju zatsuyôshô sashizukan, Tôkyô, 1998, p. 67-71, 195-200, 252, 253 ; AKIYAMA K. et al. éd., Genji monogatari zuten, Tôkyô, 1997, p. 51. Les soieries et le sappan faisaient partie des importations de Michinaga (voir C. VON VERSCHUER, Le Commerce entre le Japon, la Chine et la Corée à l’époque médiévale, VIIe-XVIe siècles, Paris, 2014, p. 37-38, 68-69). 12. Ruijû zatsuyôshô, p. 577, section « kôko-bako » ; KAWAMOTO S., KOIZUMI K. éd., Ruiju zatsuyôshô sashizukan, p. 60, 189 ; AKIYAMA K. et al. éd., Genji monogatari zuten, p. 52. Selon cette source, il s’agit de bois d’aloès jinkô, de girofles chôji, de valériane kanshôkô, de boswellia kunrokukô, de storax sogô , de cannelle keishin, d’agastache kawamidori (la seule denrée japonaise, une labiatée comme le shiso), et de musc jakô. Tous ces encens, ainsi que les soies chinoises, étaient importés du continent par Michinaga : voir C. VON VERSCHUER, Le Commerce entre le Japon…, p. 65-68, 205-206. Lors de la cérémonie de 1015 (Midô kanpakuki, Chôwa 4.4.7.), le mobilier protocolaire était le suivant : dais michô, tentures tobari, teinture sappan suô, sergé chinois kara aya, brocart chinois kara nishiki, étagère zushi, coffret à peignes kushibako, coffret à cahiers yôshibako (ou zôshibako), coffret à parfums kôkobako, coffret-écritoire suzuribako, tous en laque d’or avec incrustations de nacre makie raden ; accoudoir kyôsoku, brûle-parfum hitori, paravent byôbu, écran sur pied kichô. Le Ruijû zatsuyôshô décrit leur fabrication en détail, p. 575-609. 13. Genji monogatari, livre Umegae, coll. Nihon Koten Bungaku Taikei, vol. 3, Tôkyô, 1971, p. 164-165 ; trad. R. SIEFFERT, MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, Paris, 1985, vol. 1, p. 602 (la traduction est légèrement modifiée). 14. Cérémonie qui marque le passage à la majorité des jeunes filles. 15. Genji monogatari, livre Wakana jô, coll. Nihon Koten Bungaku Taikei, vol. 3, p. 231 ; trad. R. SIEFFERT, MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, vol. 2, p. 20. Pour les décors de brocart nishiki et de sergé aya, voir aussi le Livre Umegae (coll. Nihon Koten Bungaku Taikei, vol. 3, p. 159 sq.). Voir encore KAWAZOE F., Karamono no bunkashi, Tôkyô, 2014, p. 63-94. 16. Heian ibun, éd. TAKEUCHI R., Tôkyô, vol. 7, 1965, p. 9. En 1170, un certain Ki no Suemasa a vendu un petit terrain de 300 m2 situé dans la partie sud de la ville, sur la Huitième Avenue, pour 11 rouleaux de taffetas de soie. On peut donc en déduire qu’un terrain de 3000 m2 valait à peu près 110 rouleaux de taffetas de soie. Michinaga a dépensé des milliers de rouleaux de soie pour une seule célébration. 17. Shôyûki, Manju 2.7.11. (1025). 18. Les keishi, fonctionnaires supérieurs attachés à la maison d’un haut dignitaire, consacraient une partie de leurs activités aux affaires de cette maison. Les kenin n’étaient pas officiellement attachés comme fonctionnaires à une maison de dignitaire, mais plutôt à un haut dignitaire au titre d’un lien de clientèle. Ces personnes achetaient en quelque sorte la protection de Michinaga par d’importants cadeaux. Par exemple, ce dernier pouvait faire nommer un kenin à un poste de

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gouverneur de province et attendre en contrepartie des livraisons importantes de biens de ladite province. Voir F. HÉRAIL, La Cour et l’administration du Japon à l’époque de Heian, Genève, 2006 (rééd.), p. 527-530 ; EAD., Notes journalières…, vol. 1, p. 23, 590, vol. 3, p. 380. 19. F. Hérail, Notes journalières…, vol. 1, p. 13, 14. 20. FURUSE N., Sekkan seiji, Tôkyô, 2011, p. 46, 134-146. 21. Midô kanpakuki, Kannin 1.5.27., et 1.7.10. à 12. (1017) : F. HÉRAIL, Notes journalières…, vol. 3, p. 368, 379-381 ; Shôyûki, Kannin 1.7.10. et 16. Voir G. C. HURST, « Kugyô and Zuryô, Center and Periphery in the Era of Fujiwara no Michinaga », dans M. ADOLPHSON et al. éd., Heian Japan, Centers and Peripheries, Honolulu, 2007, p. 66-101 (ici p. 76). 22. Voir C. von VERSCHUER, Le Commerce…, p. 44-52, pour les importations payées en or. 23. Chôshûki (Notes journalières de Minamoto no Morotoki ([1077-1136]), Chôshô 3.5.2. (1134) ; Chôshûki, coll. Zôhô Shiryô Taisei, éd. SHIRYÔ TAISEI KANKÔKAI, vol. 16 et 17, Kyôto, 1965 ; G. C. HURST, « Kugyô and Zuryô… », p. 76. Nakayoshi, dont le nom de famille est inconnu, était un ancien gouverneur de Chikugo ; il possédait des magasins jouxtant le temple Ninnaji à Kyôto et, à un certain moment, gérait les biens de la princesse consacrée du sanctuaire de Kamo ; voir TODA Y., Shoki chûsei shakai-shi no kenkyû, Tôkyô, 1991, p. 214. 24. Midô kanpakuki, Kannin 3.3.2. (1019) : F. HÉRAIL, Notes journalières…, vol. 3, p. 602 ; Shôyûki, Jian 3.6.17. (1023). 25. Sur ce décor, voir, dans ce numéro de Médiévales, l’article de Michel Vieillard-Baron, « Les concours de poèmes comme rituels de cour. Autour du “Concours de poèmes tenu au palais impérial la quatrième année de l’ère Tentoku [960]” (Tentoku yonen dairi uta awase) ». 26. Midô kanpakuki zenchûshaku, Kankô 5.12.20. (1008) : F. HÉRAIL, Notes journalières…, vol. 2, p. 287-288 ; Shôyûki, Kankô 5.12.20. ; Gonki (Notes journalières de Fujiwara no Yukinari [972-1027]), Kankô 5.12.20 ; Gonki, coll. Zôho Shiryô Taisei, éd. SHIRYÔ TAISEI KANKÔKAI, vol. 4 et 5, Kyôto, 1965. 27. Midô kanpakuki zenchûshaku, Kankô 7.10.22. (1010) : trad. F. HÉRAIL, Notes journalières…, vol. 2, p. 434-435 ; Midô kanpakuki, Chôwa 2.10.20. (1013) : trad. F. HÉRAIL, Notes journalières…, vol. 3, 50-51. Voir plus haut, n. 7, pour la vêture du pantalon de Teishi en 1015. 28. Midô kanpakuki zenchûshaku, Kannin 2.10.22. (1018) : trad. F. HÉRAIL, Notes journalières…, vol. 3, p. 549.

RÉSUMÉS

Fujiwara no Michinaga, premier personnage de la cour à l’époque du Roman du Genji, mit en œuvre une politique matrimoniale qui a assuré à sa famille le pouvoir impérial pour trois générations. Il mit en scène des cérémonies qui exaltent son prestige et employait sa clientèle pour s’assurer les ressources financières nécessaires pour réaliser ses ambitions. Il en résulta une mutation de la structure du pouvoir pour les générations à venir.

Fujiwara no Michinaga, first political power at the Heian court at the time of Tale of Genji, implemented his matrimonial strategy to secure to his family the political power over three generations, organized the court ceremonies in a way to exalt his glory, and made use of a large clientele to secure for himself the necessary revenues to implement his policies. As a result the structure of power was modified for the future generations.

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INDEX

Mots-clés : Japon, cour impériale, clientèle, cérémonial, prestige, pouvoir Keywords : Japan, imperial court, pageantry, ceremonial, prestige, power

AUTEUR

CHARLOTTE VON VERSCHUER

École Pratique des Hautes Études (Paris)

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La dynamique sino-japonaise (wakan) à l’époque de Heian The Sino-Japanese Dynamic (wakan) during the

Ivo Smits Traduction : Alban Gautier

1 La société de cour dans le Japon de Heian (794-1185) était, selon la formule consacrée, « un monde au-dessus des nuages », et l’attrait qu’exerce le Roman du Genji ( Genji monogatari, ca 1008) 1 – une œuvre littéraire qui évoque de manière emblématique les méditations, les succès et les angoisses de courtisans désœuvrés en quête de beauté – explique en partie pourquoi la littérature de Heian est principalement regardée comme l’expression d’une culture de cour hautement esthétisante, raffinée, émotive, introspective, et aux mœurs relâchées2. Cette réputation qui pèse sur les classiques de Heian n’est certes pas sans fondement, mais elle obscurcit la riche variété de la production textuelle de cette période.

2 L’étude qu’on va lire commencera par reconnaître que le contexte culturel du Roman du Genji n’était pas purement vernaculaire, mais au moins bilingue. Il convient en effet de regarder plus largement la culture littéraire de Heian comme une littérature faite de textes composés aussi bien en japonais (wabun) qu’en chinois ou en sino-japonais (que l’on désigne par l’expression kanbun) : le corpus entier de ces textes pourra ainsi être vu comme un tout organique. C’est pourquoi cet essai s’intéressera aussi aux dynamiques de la « japonité » et de la « sinité » dans la culture textuelle de la cour de Heian.

La formation des canons

3 Ce qui constitue aujourd’hui le canon de la littérature de Heian a pris forme à la fin du XIXe siècle, et sa première apparition officielle remonte à la publication des premières histoires de la littérature de type moderne : l’Anthologie de la littérature nationale (Kokubungaku tokuhon, 1890) de Haga Yaichi (1867-1927), professeur à l’Université impériale de Tôkyô, ou encore la volumineuse Histoire de la littérature japonaise (Nihon bungakushi, 1890) de Mikami Sanji (1865-1939) et Takatsu Kuwasaburô (1864-1921). Ces

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publications étaient caractérisées par leur conception moderne des deux termes qui constituent le concept de « littérature japonaise ». L’idée même de « littérature » y était définie conformément à l’idée des « belles lettres », nouvellement importée depuis l’Occident. C’est ce dont témoigne la réinvention du mot bungaku, un terme initialement propre à l’historiographie chinoise classique, où il désignait l’étude des arts en général, qui en vint à désigner des textes qui, d’une manière ou d’une autre, donnaient accès à des univers intérieurs ou extérieurs par le biais de l’imagination : en d’autres termes, des textes relevant des genres épique, lyrique ou dramatique. Quant à la « japonité » de cette littérature, on la rapprochera des développements contemporains visant à faire de la langue japonaise une « langue nationale » (kokugo), capable de donner une cohérence à la nation japonaise que le régime Meiji (1868-1912) prétendait construire. La littérature japonaise devait donc être vue comme une « littérature nationale » (kokubungaku) : les nouvelles histoires de la littérature affirmaient ainsi que le Japon possédait une riche et longue tradition de genres véritablement littéraires ; et elles en vinrent très vite à suggérer que les œuvres retenues dans le canon exprimaient des traits positifs du caractère national japonais3.

4 Lors de la mise en place de ces premiers canons littéraires modernes dans les années 1890, la poésie et la prose en langue japonaise produites à partir de l’époque de Heian (794-1185) furent identifiées comme le premier corpus cohérent de textes relevant de l’étiquette « littérature japonaise ». Ainsi, parce qu’un grand nombre de textes composés dans la langue nationale, identifiés comme un socle fondamental d’une littérature nationale, avaient vu le jour précisément à cette époque, la culture de cour de Heian fut elle-même rétrospectivement identifiée comme un des principaux points d’origine de la culture nationale. 5 Le fait que cette même culture de cour a, pour sa part, semblé vouloir définir une certaine forme de « japonité » – en cela que les catégories de « Japon » et de « Chine » y étaient regardées comme distinctes – ne pouvait que renforcer cette assignation. De fait, bien des catégories qui en vinrent à être associées aux concepts de « Japon » et de « Chine » semblent avoir existé à la cour de Heian. Ainsi, les caractères chinois, qualifiés d’« écriture masculine » (otoko moji) et utilisés pour les textes publics, ou encore la peinture de style chinois (kara-e) apparaissant dans l’espace public, fonctionnaient comme l’inverse de l’écriture syllabaire japonaise (kana, et plus spécifiquement sa forme cursive ou hiragana), qualifiée d’« écriture féminine » (onnade) et réservée à des textes plus personnels, et donc « littéraires », illustrés de dessins « japonais » (yamato-e), voire de « dessins féminins » (onna-e) ; et ainsi de suite. 6 L’impact du canon constitué à la fin du XIXe et au début du XXe siècle est immense. Non seulement il a déterminé le choix des textes qui devaient être considérés par la suite comme des œuvres littéraires majeures, mais – ce qui est peut-être encore plus important – il a ancré dans les esprits l’idée que le japonais (classique ou moderne) était la seule langue dans laquelle une littérature avait pu exister. Cette marginalisation d’un immense corpus de textes sino-japonais fut en outre institutionnalisée par la création simultanée, à la fin du XIXe siècle, d’universités dans lesquelles les « études chinoises » (kangaku) constituaient un champ académique étudiant les textes composés en Chine, tandis que les « études de littérature nationale » étaient consacrées à l’étude des textes en japonais4. 7 Dans ce grand récit désormais traditionnel de l’histoire littéraire japonaise, l’époque de Heian est présentée comme un temps où la poésie en japonais (uta ou waka) a enfin

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accédé au statut d’art littéraire majeur, grâce à la première commande impériale d’une anthologie de waka, le Recueil de poèmes anciens et modernes (Kokin wakashû, aussi appelé Kokinshû, commandé en 905 et achevé vers 914)5. Cette période est aussi vue comme celle où les récits de fiction et la littérature de mémoires arrivèrent à maturité, avec des chefs-d’œuvre tels que le Roman du Genji ou les Notes de chevet (Makura no sôshi, années 990)6. En bref, l’époque de Heian serait le moment où la poésie et la prose vernaculaires l’auraient emporté sur la domination de l’écriture sino-japonaise et où les modèles littéraires venus de Chine seraient devenus, soit des tremplins vers des genres littéraires indigènes, soit des repoussoirs auxquels il était nécessaire de résister. Beaucoup d’œuvres littéraires majeures en langue japonaise, mais aussi des formes littéraires vernaculaires identifiées comme « classiques » au Japon comme dans le reste du monde (le monogatari, ou littérature narrative, et le waka), sont bien des produits de la société de cour de Heian, et ce fait ne peut qu’influencer notre perception de la littérature de cette période. Or, s’il est vrai que la culture de cour était le principal espace de production de ces textes, l’assimilation pure et simple entre société de cour et canon littéraire tend à rétrécir notre vision de ce que la littérature pouvait alors recouvrir. En outre, une telle approche réduit l’essentiel de la littérature de Heian, qui comprend pourtant quatre siècles d’écriture, à quelques textes en langue vernaculaire et à quelques genres élaborés au sein de cercles proches de la cour pendant le siècle crucial qui va environ de 900 à l’an 1000. C’est en effet au début du Xe siècle, après une période pendant laquelle la poésie et la prose sino-japonaise avaient joui de la faveur impériale, que le Kokin wakashû codifia la pratique et le développement formel de la poésie en japonais. Il servit ensuite de modèle à une série de vingt et une anthologies officielles jusqu’au XIVe siècle, toutes compilées selon le même principe de base. À côté des œuvres en prose comme les Contes d’Ise (Ise monogatari, Xe siècle)7 et le Roman du Genji, cette anthologie devint aussi une pierre de touche intertextuelle pour de nombreuses autres œuvres relevant de genres très divers. 8 Cependant, malgré la place éminente qu’occupent à juste titre des œuvres aussi célèbres, il convient de reconnaître que celles composées en prose n’occupaient qu’une place réduite au sein de la culture de cour du Japon de Heian. Les sources de l’époque contredisent donc le canon du XIXe siècle. Elles révèlent en effet que la hiérarchie des genres plaçait alors au sommet les textes bouddhiques et confucéens (en chinois), les textes historiques chinois et les collections de poésie chinoise ; la poésie en japonais (waka) ne venait qu’ensuite ; et tout en bas, on trouvait les œuvres narratives vernaculaires. Si le Roman du Genji fut « canonisé » dans les deux siècles qui suivirent sa composition et devint une véritable icône culturelle, on notera que l’importante bibliothèque de Fujiwara no Michinori (1106-1159) – homme d’État, savant et auteur de poèmes sino-japonais (kanshi) – ne contenait pas un seul livre écrit en caractères vernaculaires japonais : tous étaient en chinois ou en sino-japonais (kanbun).

Systèmes d’écriture

9 Le Japon de Heian était, pour dire le moins, une culture « biscriptuelle », ce qui implique qu’elle était aussi une culture bilingue8. Néanmoins, la juxtaposition de textes en écritures japonaise, ou kana, et sino-japonaise, ou kanbun, peut s’avérer trompeuse, car elle suggère une forme d’incompatibilité mutuelle entre les deux catégories. Or, il apparaît plutôt que ces oppositions binaires pouvaient se combiner et donner lieu à une

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synthèse (comme l’illustre par exemple le Wakan rôeishû, Recueil de poèmes à chanter en chinois et en japonais9 : voir fig. 1).

Fig. 1. Extrait du Wakan rôeishû (Recueil de poèmes à chanter en chinois et en japonais)

Ce recueil a été compilé vers 1020 par Fujiwara no Kintô (966-1041), poète lettré contemporain de Murasaki Shikibu. Il regroupe par thèmes des poèmes en chinois (du continent et du Japon) et des poèmes en japonais (waka). À la fn de la section sur le vent, après les fragments de poèmes en chinois, on voit au milieu deux waka tracés en écriture syllabaire, avant de passer à la section sur les nuages qui commence par les poèmes en chinois. © Kyôto, Kyôto University Library, 913.3 (5/47).

10 Le mot wakan est aussi utilisé pour dénoter toute une variété de rencontres entre des entités culturelles « japonaises » (wa) et « chinoises » (kan). Ce terme, utilisé au moins depuis le XIe siècle, correspondait à l’origine à une énumération (« le Japon et la Chine »), mais il est devenu par la suite un des fondements du discours critique et a servi à décrire la culture de cour de Heian comme un lieu d’opposition autant que d’interactions entre wa et kan. Or, les textes prenaient forme dans un environnement où l’on n’hésitait pas à mélanger les langues, les écritures, les sources et les modèles.

11 Le premier système d’écriture dont on disposa au Japon fut celui des idéogrammes chinois, un système où les éléments graphiques transmettent une signification (mana, littéralement « vrais noms », c’est-à-dire des logographes, appelés également kanji, autrement dit « l’écriture des Han ») (voir fig. 2).

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Fig. 2. Extrait du Nihon ryôiki (Relation des choses miraculeuses et étranges au Japon)

Il s’agit d’un recueil de récits bouddhiques rédigés en chinois au début de l’époque de Heian. Dans ce texte en prose en chinois (kanbun), on voit en bas et à droite des caractères chinois, écrits en plus petit, des éléments grammaticaux japonais tracés dans le premier type de syllabaire (katakana) qui servent à faciliter la lecture à la japonaise. © 1999, Kyôto, Kyôto University Library, 184.9 (3/48).

12 Non seulement ces caractères furent utilisés pour écrire les textes sino-japonais (kanbun), mais on développa aussi des formes alternatives de notation pour les textes en japonais, formes réunies sous le terme man.yôgana (c’est-à-dire les kana tels que les utilise le Man.yôshû, texte du VIIIe siècle) : les éléments graphiques y représentent des sons (kana, « noms provisoires ») plutôt que des significations. On les connaît aussi sous le nom de magana ou « kana authentiques » (c’est-à-dire inchangés dans leur forme) : ce sont des caractères qui représentent des sons (kana), mais qui ressemblent encore aux logographes (mana) dont ils descendent. L’étape suivante a vu le développement, au cours du IXe siècle, de deux séries de caractères syllabiques, toutes deux dérivées des man.yôgana. Le premier, connu sous le nom de katakana, déjà bien développé en 828, était principalement utilisé dans les cercles monastiques et lettrés (bunshi), et servait surtout à la glose et à l’interprétation de textes chinois ; au XIIe siècle au plus tard, on vit aussi des écrivains masculins composer des textes nouveaux en katakana. L’autre écriture syllabique, connue bien plus tard (au XVIIe siècle) sous le nom de hiragana (« kana lissés », c’est-à-dire cursifs), a acquis sa forme accomplie dans la seconde moitié du IXe siècle (voir fig. 3).

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Fig. 3. Extrait du Ise monogatari (Contes d’Ise)

Ce recueil de récits à poèmes fut compilé au Xe siècle. Il est principalement écrit en caractère syllabaire de second type (dit également onnade, « écriture de femme »). On voit vers la droite une note écrite en kanbun (soit entièrement en caractère chinois). © 2013, Kyôto, Kyôto University Library, MNO : P945 (5/95).

13 Les éléments graphiques hiragana sont des formes extrêmement cursives de caractères chinois, utilisés pour représenter des sons. Chaque syllabe peut être représentée par des kana différents, exactement comme des caractères chinois variés avaient pu être utilisés pour noter une même syllabe dans les textes des VIIe et VIIIe siècles. Les textes en hiragana, dont le Kokin wakashû est le premier exemple important, tendent à la suppression complète des logographes. Or, c’est cette forme d’écriture qui allait symboliser le mieux la littérature de Heian : une écriture qui note des textes vernaculaires japonais et qui, visuellement autant que linguistiquement, évite toute référence à une « Chine ».

14 Pourtant, la réalité du champ textuel de Heian est bien plus complexe. Les scripteurs pouvaient (et ils ne s’en privaient pas) naviguer au sein d’un même texte entre différents systèmes d’écriture (logographes, kana), ainsi qu’entre les langues qu’ils notaient (chinois ou sino-japonais, japonais). En d’autres termes, les textes en langue vernaculaire et notés en écriture kana ne constituent qu’une des extrémités d’un spectre.

Écritures et espaces genrés

15 Vers la fin du Xe siècle, les systèmes d’écriture semblent avoir assumé des identités genrées. Les hiragana furent explicitement désignés comme une « écriture de femme » ou « main de femme » (onnade). On continue certes à se demander si le terme onnade ne désignait pas un style calligraphique plutôt qu’un système d’écriture au sens strict, mais il reste qu’en pratique les hiragana et un rendu calligraphique « féminin » des caractères se combinent et laissent apparaître une conception selon laquelle l’écriture vernaculaire, singulièrement en prose, serait pour l’essentiel « féminine ». L’identification de l’écriture hiragana comme féminine a plus tard donné naissance à l’idée que le Japon de Heian était caractérisé par une stricte division entre d’un côté un

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monde masculin de l’orthodoxie et de la technique, tourné vers la tradition chinoise, et d’autre part un monde féminin de la créativité et de la fiction artistique en langue japonaise. Cette distinction a eu des répercussions importantes, car le domaine féminin s’est retrouvé associé au « Japon », et le domaine masculin à la « Chine ». L’idée de « Chine » subsumait les affaires d’État, les fonctions officielles, l’appropriation par le Japon des traditions classiques chinoises de connaissance, de rationalité, etc. Au contraire, l’idée de « Japon » avait à voir avec la sphère personnelle (un adjectif qui permet d’éviter la notion anachronique de « privé »), les émotions, l’intuition, le lyrisme, la créativité artistique, etc. Soulignons cependant que la formulation explicite de ces identités genrées date d’une époque beaucoup plus tardive : elle n’apparaît en effet qu’au XVIIIe siècle, lorsque le mouvement des « études nationales » (kokugaku) a vu dans la cour de Heian un foyer essentiel de l’identité culturelle. En d’autres termes, beaucoup de choses restent à élucider à propos des conceptions indéniablement genrées des systèmes d’écriture et des textes auxquels ils ont donné forme10.

16 Vers la fin du Xe siècle, la cour de Heian ne se contentait pas de genrer l’écriture : elle genrait aussi les espaces physiques et sociaux. Un exemple bien connu est celui des peintures murales de la partie centrale de la résidence impériale (le Shishinden). Les historiens de l’art japonais qui travaillent sur l’époque de Heian distinguent entre « peinture chinoise » (kara-e) et « peinture japonaise » (yamato-e). Or cette distinction ne recouvre pas vraiment des différences de style, mais plutôt thématiques. Les « peintures chinoises » représentent des sujets réputés chinois : par exemple des sages chinois dans un bosquet de bambous, ou encore l’inquiétante « mer déchaînée » qui orne les portes coulissantes des appartements impériaux, avec ses étranges « créatures aux longs bras et aux longues jambes11 ». La « peinture japonaise » figure quant à elle des scènes qui se déroulent au Japon. Les secteurs du palais impérial12 utilisés pour des usages « officiels » et publics, et donc pour les affaires ritualisées, étaient généralement décorés de « peintures chinoises », tandis que les appartements de l’empereur (le Seiryôden) étaient habituellement agrémentés de « peintures japonaises ». Et même là, on peut repérer une distinction supplémentaire : l’appartement personnel de l’empereur (tennô) était orné de « peintures chinoises », tandis que, de l’autre côté de la même cloison, là où se tenaient les dames d’honneur de l’empereur, les parois étaient couvertes de « peintures japonaises ». Ces dernières pouvaient d’ailleurs à leur tour être subdivisées en « peintures féminines » (onna-e) et « peintures masculines » (otoko- e), une distinction qui semble là aussi devoir être rapportée aux sujets représentés autant qu’au style – ce qui nous amène à établir un lien entre la « peinture féminine » et la fiction narrative13. 17 Pour résumer, à la cour de Heian, les notions de « chinois » et de « japonais » étaient largement identifiées à des notions de genre, qui à leur tour coïncidaient avec des fonctions plutôt qu’avec le sexe biologique. Les mots « homme » (otoko) et « femme » (onna) doivent par conséquent être compris comme signifiant plutôt « masculin » et « féminin ». Mais les hommes avaient la possibilité d’opérer selon des modalités « masculines » ou « féminines », en fonction des exigences particulières de chaque situation, ce que les femmes ne pouvaient normalement pas faire. Il faut en outre rappeler que cette répartition genrée des systèmes d’écriture, des espaces et des images, ainsi que le rôle éminent qu’ont joué les femmes dans la création et le développement de nouveaux genres littéraires vernaculaires, n’a véritablement commencé qu’à la fin du Xe siècle.

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18 Cette répartition genrée est liée à l’émergence, au cours du Xe siècle, d’un nouvel idéal aristocratique, qui a pu être décrit à juste titre comme anti-professionnel, anti- méritocratique et, dans une certaine mesure, anti-intellectuel14. L’ascension de la Maison des Régents (sekkanke) issus du lignage ou « clan » (uji) Fujiwara a principalement reposé sur un système où le pouvoir était négocié et obtenu à travers des mariages : pour cette raison, le centre de gravité politique s’est déplacé vers les secteurs supposément privés, ou « arrières », du complexe palatial (kôkyû), où précisément le système d’écriture dominant était les kana, et où la culture privilégiait les productions en langue vernaculaire. Ces textes en kana mettaient de fait l’accent sur une écriture introspective, exprimant l’état intérieur de leurs auteurs et protagonistes, qu’il s’agisse de poésie, de prose, ou d’une combinaison inextricable des deux. Le rôle central joué par les auteurs féminins dans le développement de la fiction narrative et de l’écriture de soi en langue japonaise – phénomène sans équivalent dans d’autres cultures littéraires – est sans aucun doute lié aux opportunités nouvelles que créait cette situation politico-culturelle à la cour. 19 Les interprétations ultérieures de cette répartition genrée des systèmes d’écriture ont donné naissance à l’idée erronée d’un « tabou » de l’écriture chinoise chez les femmes de l’époque de Heian. Il existe en réalité des indices qui vont dans le sens inverse, même s’il est vrai que l’éducation formelle en chinois est restée une prérogative masculine tout au long de la période. L’étude plus précise de l’arrière-plan familial de plusieurs femmes, aujourd’hui associées au développement de la fiction narrative en kana et à la production de littérature de cour, montre qu’elles appartenaient à des familles de lettrés qui exerçaient souvent les fonctions de gouverneurs de province (zuryô). Murasaki Shikibu (973 ?-1014 ?) elle-même, ainsi que Akazome Emon (960 ?-1045 ?), Sei Shônagon (966 ?-après 1017), et la fille de Sugawara no Takasue (Sugawara no Takasue no Musume, 1008- ?), avaient toutes dans leur famille une tradition de savoir chinois, et à ce titre elles possédaient toutes à des degrés variés une certaine maîtrise de l’écriture chinoise.

Références chinoises

20 Le Japon de Heian faisait partie de l’Asie orientale : l’un des faits qui le montre le mieux est l’omniprésence de certains textes clés de la tradition littéraire chinoise, qui ont servi de référence tout au long de la période. Il serait trop long d’en dresser le catalogue complet, mais deux œuvres peuvent être mentionnées parmi d’autres : l’ Anthologie des belles lettres (chinois Wenxuan, japonais Monzen, début du VIe siècle)15 et l’ Anthologie des poèmes de Bai Juyi (chinois Baishi wenji, japonais Hakushi monjû ou Hakushi bunsû, 839). La grande importance de ces deux ouvrages apparaît bien dans un passage des Notes de chevet (années 990), où la dame de compagnie Sei Shônagon écrit : « les textes en chinois sont : l’Anthologie des poèmes de Bai Juyi, l’Anthologie des belles lettres, […] des dédicaces religieuses, des suppliques adressées au trône, des requêtes officielles rédigées par de savants professeurs ». Les deux ouvrages sont présents dans le plus ancien catalogue conservé des collections de livres continentaux de la bibliothèque impériale, le Catalogue des livres existant au Japon (Nihonkoku genzaisho mokuroku, réalisé peu après 891).

21 L’Anthologie des belles lettres, compilée sous le patronage du prince Xiao Tong (501-531), héritier désigné de la dynastie Liang, est classée par genres littéraires, et il est probable

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que ce trait ait contribué à en faire l’ouvrage canonique qu’elle est devenue à travers toute l’Asie orientale, et un manuel de base à l’Office des Études Supérieures (Daigakuryô) au Japon. Il s’agit à la fois d’un gigantesque recueil couvrant presque un millénaire, avec 130 auteurs et 761 textes en vers ou en prose, et d’un système de classification qui distingue 37 catégories génériques. Cette structure a permis à l’anthologie d’imposer des notions de genres littéraires dans la pensée littéraire chinoise, et elle devint une lecture obligatoire pour toute personne formée aux classiques chinois – c’est-à-dire pour quiconque souhaitait obtenir un poste dans la bureaucratie d’État. Au Japon également, l’Anthologie des belles lettres fut fortement étudiée, ainsi que les nombreux commentaires apparus dès les années qui suivirent sa compilation. Avec ses trente volumes, elle était suffisamment exhaustive pour qu’on puisse croire qu’elle représentait la totalité de la tradition de ce qu’on appellerait plus tard la « littérature des Six Dynasties16 » : le fait que Xiao Tong avait réalisé une « sélection » semble avoir échappé à la plupart des lecteurs de l’époque de Heian. 22 Si le florilège que constituait l’Anthologie des belles lettres était prestigieux, on peut dire que les œuvres du poète chinois Bai (ou Bo) Juyi (772-846) étaient réellement populaires. Il n’y a pas de succès littéraire international dans l’Asie orientale classique que l’on puisse comparer à la manière dont Bai Juyi conquit ses lecteurs japonais. En 838, le gouverneur local de Dazaifu – le principal port japonais pour les contacts avec le continent asiatique – découvrit dans une cargaison venue de Chine un livre contenant des textes de Bai Juyi en vers et en prose. Il fit remettre l’ouvrage à l’empereur et cette démonstration d’expertise littéraire lui valut, comme il se devait, une promotion hiérarchique. Bai Juyi était arrivé au Japon et il devait y rester. Cette découverte fit naître un véritable emballement poétique parmi les lettrés japonais. Très vite, on se mit en quête d’une édition complète des œuvres de Bai. Le moine Egaku (actif entre 835 et 864), qui assurait pratiquement à lui seul une sorte de service de navette (on lui connaît quatre voyages sur le continent), joua un rôle important en tant que fournisseur. Lors de son deuxième voyage en Chine, il passa deux mois de l’année 844 à copier un recueil des œuvres de Bai au temple Nanchan de Suzhou. C’était cinq ans plus tôt que Bai lui- même avait remis sa propre version de ses œuvres à l’entrepôt de sutras du même temple : ce dépôt constituait alors l’une des trois seules copies des œuvres complètes de Bai disponibles en Chine. C’est cette version autorisée qui fut copiée et rapportée au Japon par Egaku. À peu près au même moment, un autre moine japonais, Ennin (794-864), qui résidait alors à Chang’an, la capitale de la Chine à l’époque des Tang (618-906), acheta lui aussi un « Recueil de la poésie de Bai en six volumes ». Après que les Japonais eurent officiellement décidé, en 894, de ne plus envoyer d’ambassades officielles en Chine, la cour chinoise prit l’habitude d’interroger les moines japonais qui voyageaient dans leur empire afin de se tenir au courant des événements récents au Japon. Lorsque ces moines étaient reçus en audience par l’empereur de Chine, le protocole incluait toujours une question sur les livres chinois connus au Japon, et les moines ne manquaient jamais de mentionner les œuvres de Bai Juyi. Bai lui-même fut averti de son succès : dans un post-scriptum à un exemplaire de ses œuvres complètes, il mentionna que des copies étaient disponibles en Corée et au Japon. On sait en outre par des textes que, dans l’archipel, des lettrés japonais décoraient leur maison avec le portrait de Bai. 23 Les femmes aussi appréciaient la lecture et la récitation des poèmes de Bai. Dans ses Notes de chevet, Sei Shônagon insère à l’occasion quelques vers. Un passage bien connu est celui où l’impératrice Teishi (ou Sadako, 977-1000) fait référence à « la neige sur pic

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Xianglu », ce à quoi Sei répond en faisant relever les stores, laissant apparaître la neige dans le jardin : ce geste montre sa familiarité avec le distique de Bai, « Je lève le store pour contempler / la neige sur le pic Xianglu17 ». On peut certes soutenir que des références à des vers aussi célèbres de Bai Juyi ne constituent pas nécessairement la preuve que les femmes lisaient réellement ses poèmes ; mais il semble bien qu’une certaine fréquentation de son œuvre était considérée comme un atout. Ainsi, l’impératrice Shôshi (ou Akiko, 988-1074) est connue pour avoir activement étudié sa poésie sous la tutelle de sa dame de compagnie Murasaki Shikibu, l’auteure du Roman du Genji18. On notera ici que les séances d’étude de l’impératrice n’étaient pas « secrètes », comme certaines traductions pourraient le laisser penser, mais plutôt « informelles ». 24 La façon dont la poésie de Bai éclipsa celle de ses contemporains d’époque Tang dans la formation de l’univers poétique de Heian est tout à fait remarquable : elle ne peut pas être considérée comme un simple reflet du canon chinois. Il reste que la raison la plus probable du succès de Bai Juyi au Japon est son immense popularité en Chine même. Les moines de Heian qui voyageaient sur le continent ne pouvaient manquer de voir que tous les Chinois semblaient lire Bai Juyi. Enfin, la langue claire de Bai et la facilité relative avec laquelle on pouvait lire ses poèmes ont sans aucun doute contribué à son immense succès. 25 Les lecteurs de Heian aimaient Bai Juyi, mais ils n’ont pas nécessairement saisi toutes les dimensions de son œuvre. L’intérêt de Heian pour les « nouvelles ballades » (chinois xinyuefu, japonais shingafu) de Bai en est un exemple fascinant. Ce genre promu par Bai Juyi consistait en d’assez longs poèmes, de forme relativement libre, qui critiquaient en termes simples les injustices sociales et politiques. Bai avait classé ses « nouvelles ballades » à côté de ses « poèmes de remontrance et d’instruction » (chinois fengyushi, japonais fûyushi), et considérait que leur efficacité en vue d’un redressement moral était une de ses contributions les plus importantes à la poésie. Le goût de Heian pour des ballades aux thèmes souvent explicitement politiques est assez étrange, car s’il est vrai que la noblesse japonaise était férue de culture chinoise, ses opinions politiques étaient diamétralement opposées à celles qu’expriment les ballades. Les courtisans de Heian ne montraient guère de compassion pour les classes les plus humbles, ils ne voyaient pas pourquoi l’administration aurait dû être (comme on l’affirmait en Chine) une question de compétence plutôt que de naissance, et ils ne pensaient pas que le devoir du détenteur d’un poste gouvernemental était de signaler à l’attention du monarque les éléments dysfonctionnels à l’intérieur du royaume. En fait, même si les courtisans de Heian voyaient bien que Bai lui-même avait classé ses « nouvelles ballades » dans le genre de la poésie politique, il est clair qu’en règle générale ils ne se souciaient guère du message de ces poèmes : ils s’intéressaient surtout à leurs passages descriptifs, qu’ils imitaient dans leurs propres compositions. Et pourtant les ballades étaient réellement populaires. Ainsi, quand Murasaki Shikibu étudiait avec son impératrice, les ballades de Bai étaient un des matériaux de lecture19. Et lorsque l’on sélectionnait des extraits de poèmes de Bai pour les copier, par exemple pour les offrir en cadeau, on choisissait presque toujours les « nouvelles ballades ». Les Japonais organisèrent même des sessions d’étude pour discuter ces poèmes. Aussi, lorsque des nobles de Heian parlaient de « ballades », ils se référaient toujours aux « nouvelles ballades » de Bai Juyi. Les lecteurs de poésie chinoise de cette période préféraient les textes simples. La langue claire des « nouvelles ballades » explique donc en grande partie leur popularité dans le Japon de Heian.

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26 Bai Juyi et sa poésie sont très présents dans le Roman du Genji. Son Chant des regrets éternels (chinois Changhenge, japonais Chôgonka20) est explicitement mentionné par Murasaki Shikibu comme un modèle pour la relation entre la mère du Genji et l’empereur. Lorsque plus tard le Genji décide de s’imposer un exil à Suma, il emporte avec lui un exemplaire du « recueil de poèmes » (sous-entendu, ceux de Bai Juyi) et en récite fréquemment des extraits ; et à l’instar du poète chinois lors de son propre exil, le Genji emporte également une cithare (kin), un instrument typiquement « chinois »21. Ce détail nous permet de signaler que la dialectique Chine-Japon (wakan) était aussi véhiculée par des objets comparables à l’instrument de musique emporté en exil par le Genji. Ses relations avec les femmes peuvent aussi être exprimées à travers des objets : par exemple, la Dame Akashi (Akashi no kimi) cherche à séduire le Genji à l’aide d’objets de style chinois (un coussin de brocart, une cithare, de l’encens) qui la représentent lorsque, en son absence, il pénètre dans ses appartements22. 27 Le Roman du Genji est souvent présenté comme le produit d’une culture de cour éminemment japonaise. Pourtant, cette culture de cour a toujours opéré dans le cadre d’une interaction dynamique entre des éléments culturels associés à « la Chine ». De fait, cette « Chine » bien souvent anhistorique que les courtisans japonais avaient intégrée à leur propre univers était autant leur propre création – ce pourquoi on parle parfois d’une « Chine-dans-le-Japon » – qu’une entité politique et culturelle bien réelle située sur le continent. Cette Chine n’était pas vue comme opposée au Japon, mais plutôt comme une partie intégrante de celui-ci. Si l’on peut effectivement parler d’une dialectique wakan au sein de la culture de cour de Heian, il nous faut reconnaître qu’il ne s’agit pas tant de la « synthèse des contraires » que d’un processus dynamique de fusion d’éléments différents mais pas nécessairement antithétiques. De plus en plus de chercheurs s’ouvrent aujourd’hui à la riche présence, dans le Roman du Genji, de gestes se référant à cette « Chine », ainsi qu’à leur incorporation au contexte de la vie de cour japonaise. Il nous faut donc affirmer que le monde qu’habitait le Genji était, à l’instar du monde qui l’avait créé, tout à fait unique mais certainement pas étranger au sein de l’Asie orientale23.

NOTES

1. Pour une traduction française, voir MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, trad. R. SIEFFERT, Paris, 1988, rééd. Lagrasse, 2011 [N.D.T.]. 2. L’ouvrage qui a sans doute le mieux introduit cette idée en Occident est celui, classique, d’Ivan Morris : I. MORRIS, The World of the Shining Prince : Court Life in Ancient Japan, New York, 1964 ; trad. fr. M. CHARVET, La Vie de cour dans l’ancien Japon au temps du prince Genji, Paris, 1969. 3. Sur cette question, voir E. LOZERAND, Littérature et génie national : naissance d’une histoire littéraire dans le Japon du XIXe siècle, Paris, 2005. Je remercie Terada Sumie de m’avoir signalé cette référence en français. 4. M. KUROZUMI, « Kangaku : writing and institution authority », trad. D. LURIE, dans H. SHIRANE et T. SUZUKI éd., Inventing the Classics : Modernity, National Identity, and Japanese Literatures, Stanford, 2000, p. 201-219.

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5. Pour une traduction française intégrale de la préface de cette anthologie, voir Le Monument poétique de Heian : le Kokinshû, trad. G. BONNEAU, vol. 1, Paris, 1933 ; on trouvera une sélection de quatre-vingts poèmes de cette même anthologie dans G. BONNEAU, Chefs-d’œuvre du Kokinshû, Paris, 1934 [N.D.T.]. 6. Pour une traduction française, voir SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, trad. A. BEAUJARD, Paris, 1966. Il s’agit de l’œuvre que les anglophones appellent The Pillow-Book [N.D.T.]. 7. Pour une traduction française, voir Contes d’Ise, trad. G. RENONDEAU, Paris, 1969 [N.D.T.]. 8. Pour toute la section qui suit, voir C. SEELEY, A History of Writing in Japan, Leyde, 1991, p. 59-81. 9. Sur ce recueil, voir I. SMITS, « Song as Cultural History : Reading Wakan rôeishû », Monumenta Nipponica 55/2 (2000), p. 225-256, et 55/3 (2000), p. 399-427 ; ID., « The Way of the Literati : Chinese Learning and Literary Practice in Mid-Heian Japan », dans ADOLPHSON et al. éd., dans M. S. ADOLPHSON, E. KAMENS et S. MATSUMOTO éd., Heian Japan, Centers and Peripheries, Honolulu, 2007, p. 105-128. 10. Voir T. YODA, Gender and National Literature : Heian Texts in the Constructions of Japanese Modernity, Durham (NC), 2004, p. 81-110. 11. SEI SHÔNAGON, Notes de chevet..., p. 43 [N.D.T.]. 12. Au centre du palais impérial était aménagée la résidence impériale proprement dite (appelée palais intérieur), entourée de murs. Cette résidence composée de pavillons était essentiellement destinée à la vie quotidienne de l’empereur. Voir à ce sujet l’article de M. MAURIN, « Le palais de Heian : sur les pas du Genji », Cipango, numéro hors-série, Autour du Genji monogatari, 2008 (https://cipango.revues.org/601). Je remercie Terada Sumie de m’avoir signalé cette référence en français. 13. K. CHINO, « Gender in Japanese Art », dans J. S. MOSTOW, N. BRYSON et M. GRAYBILL éd., Gender and Power in the Japanese Visual Field, Honolulu, 2003, p. 17-34. 14. J. S. MOSTOW, « Mother Tongue and Father Script : The Relationship of Sei Shônagon and Murasaki Shikibu to Their Fathers and Chinese Letters », dans R. L. COPELAND et E. RAMIREZ- CHRISTENSEN éd., The Father-Daughter Plot : Japanese Literary Women and the Law of the Father, Honolulu, 2001, p. 115-142 (p. 135). 15. On trouvera une sélection de textes traduits en français dans G. MARGOULIÈS, Le « Fou » dans le Wen Siuan : étude et textes, Paris, 1926. Il existe une traduction anglaise intégrale : Wen Xuan, or Selections of Refined Literature, trad. R. KNECHTGES, 3 vol. , Princeton, 1982-1996 [N.D.T.]. 16. La période des « Six Dynasties » va traditionnellement de la chute de la dynastie Han en 220 de notre ère à la réunification de la Chine par la dynastie Sui en 589 [N.D.T.]. 17. SEI SHÔNAGON, Notes de Chevet..., p. 293 [N.D.T.]. 18. MURASAKI SHIKIBU, Journal, trad. R. SIEFFERT, Paris, 1978, p. 15-16 (rééd. Lagrasse, 2011) [N.D.T.]. 19. Pourtant l’historienne Maruyama Yumiko a récemment affirmé que le choix des nouvelles ballades de Bai Juyi était un choix consciemment politique de la part de Murasaki Shikibu, tutrice de la jeune impératrice. Selon elle, la maison Fujiwara, dont provenait l’impératrice, estimait que le potentiel politique de Shôshi en tant que « mère-impératrice » (bokô, c’est-à-dire mère d’un futur empereur apparenté aux Fujiwara) exigeait un programme éducatif approprié. Les ballades de Bai auraient ainsi été un élément de l’éducation proprement politique de Shôshi. Voir Y. MARUYAMA, Sei Shônagon to Murasaki Shikibu : Wa-Kan konkô no jidai no miya no nyôbô, Tôkyô, 2015, p. 94. 20. Pour une traduction française, voir BAI JUYI, Chant des regrets éternels et autres poèmes, trad. G. JAEGER, Paris, 1992 [N.D.T.]. 21. Les références à « la Chine » dans le Roman du Genji sont étudiées par D. POLLACK, The Fracture of Meaning : Japan’s Synthesis of China from the Eighth through the Eighteenth Centuries, Princeton, 1986, p. 55-76.

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22. Dans le livre sur la visite du Genji au « Hatsune » : voir sur ce point KAWAZOE F., Karamono no bunkashi : hakuraihin kara mita Nihon, Tôkyô, 2014, p. 84-88 (MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji..., t. 1, livre 23, « Prime chant », p. 478 [N.D.T.]). 23. Nous recommandons également aux chercheurs non japonophones les ouvrages suivants : R. BORGEN, « The Politics of Classical Chinese in the Early Japanese Court », dans D. R. KNECHTGES, E. VANCE éd., Rhetoric and the Discourses of Power in Court Culture : China, Europe, and Japan, Seattle, 2005 ; W. DENECKE, Classical World Literatures : Sino-Japanese and Greco-Roman Comparisons, Oxford, 2014 ; E. KAMENS. « Terrains of Text in Mid-Heian Court Culture », dans M. S. ADOLPHSON, E. KAMENS, S. MATSUMOTO éd., Heian Japan, Centers and Peripheries, Honolulu, 2007, p. 129-152 ; T. LAMARRE. Uncovering Heian Japan : An Archeology of Sensation and Inscription, Durham (NC), 2000 ; H. C. MCCULLOUGH, Brocade by Night : « Kokin Wakashū » and the Court Style in Japanese Classical Poetry, Stanford, 1985 ; A. SAKAKI, Obsessions with the Sino-Japanese Polarity in Japanese Literature, Honolulu, 2006 ; M. URY, « Chinese Learning and Intellectual Life », dans D. H. SHIVELY, W. H. MCCULLOUGH éd., The Cambridge History of Japan, vol. 2 : Heian Japan, Cambridge, 1999, p. 341-389.

RÉSUMÉS

Cet essai explore la dynamique de la « japonité » (wa) et de la « sinité » (kan) au sein de la culture textuelle de la cour japonaise de Heian (794-1185). Il considère que cette culture littéraire est constituée de textes aussi bien japonais que chinois, et envisage l’ensemble de ce corpus littéraire comme un tout organique. Le contexte culturel de cette œuvre classique de la littérature japonaise qu’est le Roman du Genji apparaît donc comme bilingue.

This essay explores the dynamics of “Japaneseness” (wa) and “Chineseness” (kan) in the textual culture of the Japanese Heian court (794-1185). It regards this literary culture as a literature of texts in both Japanese and in Chinese, and sees the overall corpus of these texts as an organic whole. As such, the cultural context for the Japanese classic The Tale of Genji is understood to be a bilingual one.

INDEX

Keywords : Bai Juyi, Chineseness, Genji, Heian, Japan, Japaneseness, Sei Shônagon, Sino-Japanese literature Mots-clés : Bai Juyi, Genji, Heian, Japon, japonité, littérature sino-japonaise, Sei Shônagon, sinité

AUTEURS

IVO SMITS

Université de Leyde

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L’éducation des filles dans la société aristocratique de l’époque de Heian The Girls’ Education in the Aristocratic Society of the Heian Period

Sanae Fukutô Traduction : Jacqueline Pigeot

1 On estime que c’est vers le IXe siècle que se construisit au Japon une différenciation des genres, asymétrique et discriminatoire. Depuis le règne de l’impératrice Suiko, à la fin du VIe siècle, jusqu’à celui de l’impératrice Shôtoku, à la fin du VIIIe, c’est-à-dire durant environ deux cents ans, la fonction impériale (tennô ou, jusqu’à la fin du VIIe siècle, taiô) fut exercée à peu près à part égale par les hommes et par les femmes, qu’il s’agisse du nombre des souverains ou de la durée des règnes. Au sommet de l’État, on n’était pas éloigné de l’égalité. Mais lorsque, vers la fin du VIIe siècle, furent importés de la Chine des Tang les Codes qui faisaient des fonctionnaires masculins les détenteurs presque exclusifs du pouvoir politique et que fut mise en place une législation qui reprenait les Codes à 90 %, les femmes furent peu à peu écartées de la sphère du politique. Cependant, au VIIIe siècle, à l’époque dite de Nara, les femmes qui exerçaient certaines fonctions auprès de l’impératrice (à la « cour de derrière ») étaient investies d’un certain pouvoir, comme la kura no kami (chef de la Chancellerie privée qui avait la responsabilité des sceaux impériaux) ou la naishi no kami (directrice du Service intérieur qui faisait fonction de secrétaire et qui transmettait les ordres de l’empereur ou les requêtes des ministres). Ces postes étaient occupés par les épouses des personnages les plus puissants : étroitement liés à l’empereur, mari et femme exerçaient leur autorité et usaient de leur pouvoir politique.

2 Après qu’au début du IXe siècle l’empereur retiré Heizei eut utilisé la dame Fujiwara no Kusuko, chef de la Chancellerie privée, pour fomenter un complot, l’empereur régnant Saga institua un responsable masculin du secrétariat, chef de la Chancellerie privée. Du fait de l’activité de ce dernier, les femmes attachées à l’impératrice furent peu à peu écartées des affaires politiques et leur rôle se limita à servir l’empereur dans sa vie privée. Cependant, lorsque des enfants furent mis sur le trône au IXe siècle, c’est l’impératrice mère (dite « mère du pays ») qui exerça le pouvoir, tandis que son père ou

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ses frères, promus régents ou grands chanceliers, avaient l’empereur sous leur tutelle. À partir du Xe siècle, ces derniers furent investis du pouvoir politique à la place de l’empereur, à titre de régents durant la minorité de l’empereur, puis, celui-ci parvenu à l’âge adulte, à titre de grands chanceliers. Mais c’est la « mère du pays », qui vivait avec eux au palais, qui exerçait la tutelle effective1. 3 Sous le régime des Codes, bien que certaines mesures aient favorisé l’aristocratie de rang supérieur2, les promotions se faisaient d’après une évaluation des services rendus dans l’exercice des fonctions. À partir du IXe siècle, toutefois, ce système se sclérosa peu à peu et, grâce à la pratique de l’anoblissement des garçons lors de la célébration de leur majorité ou de l’autorisation accordée aux enfants d’accéder au palais, la haute aristocratie s’empara rapidement des rangs et des fonctions élevés qui, dans la réalité, devinrent progressivement héréditaires. Il en alla de même chez les fonctionnaires experts dans l’administration, nobles de rang moyen ou inférieur, dont les charges se transmirent aux enfants. Les fonctions devenaient une sorte de métier appartenant à la famille. C’est au XIIe siècle que ce sytème prend sa forme définitive : les familles de régents et de grands chanceliers – quelques branches des Fujiwara – étaient devenues les détentrices de ces fonctions, comme les Abe et les Kamo de celles de maîtres de la Voie du Yin et du Yang. 4 En raison de l’apparition de ce système familial, le souci fut d’assurer la filiation masculine. Cela conduisit à l’interdiction absolue faite aux épouses d’entretenir des relations sexuelles extraconjugales. En outre, eu égard notamment à la nécessité d’avoir des enfants, la polygamie devint la règle et, à l’époque du « gouvernement des empereurs retirés » (XIIe siècle), le régime habituel était celui d’une épouse et de plusieurs concubines. C’est l’une des raisons pour lesquelles les filles de la haute noblesse n’entrèrent plus au service des impératrices ni dans les grandes maisons en tant que dames de compagnie (nyôbô). Comme elles étaient écartées de la sphère politique, il leur était demandé de jouer un rôle dans l’administration de leur maison. De leur côté, les femmes de la petite noblesse servirent comme dames du palais à la cour ou dans les demeures princières, afin de favoriser la carrière de leur père, de leurs frères ou de leur époux3. 5 Dans la société de l’aristocratie de cour, où s’était mise en place une dissymétrie des genres discriminatoire, quelle était donc l’éducation donnée aux filles ? C’est ce que nous allons chercher à éclaircir à l’aide de documents historiques et littéraires.

Enfants de l’aristocratie et genre

6 À l’époque du Genji monogatari (le Roman du Genji), c’est-à-dire au milieu de l’époque de Heian (Xe-XIe siècles), dans la famille impériale comme dans l’aristocratie, le traitement des filles et celui des garçons étaient, depuis la naissance, radicalement différents4. Tout d’abord, dès leur naissance et pendant sept jours, on baignait les nouveaux-nés rituellement (oyudono no gi) matin et soir ; mais, dans le cas des garçons, un docteur en lettres lisait pendant ce temps des ouvrages en chinois5. Ainsi, en Kankô 5 (1008), le 11e jour du 9e mois, à l’heure du Cheval (vers midi), l’impératrice Shôshi, fille de Fujiwara no Michinaga, mit au monde le deuxième fils de l’empereur Ichijô, le prince Atsuhira, et à l’heure du Coq (vers six heures du soir) on procéda à la cérémonie du premier bain. Voici ce que dit le Murasaki Shikibu nikki (Journal de Murasaki Shikibu) : « Le docte lecteur, le Secrétaire Référendaire Hironari, debout près de la balustrade, déclame un

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chapitre du Shiji (Livre de l’Histoire)6. » Les autres jours, on lut encore d’autres ouvrages, par exemple le Xiaojing (Livre de la piété filiale) 7 ou le chapitre concernant le roi Wen dans le Livre de l’Histoire. Mais on n’effectua aucune lecture à la naissance de la petite princesse Teishi, fille de l’empereur Sanjô, mise au monde par la sœur de Shôshi, Kenshi, le 6e jour du 7e mois de Chôwa 2 (1013). Les filles n’étaient donc pas censées être initiées à leur naissance au confucianisme, matière obligatoire dans l’éducation des garçons car elle leur enseignait les principes de gouvernement.

7 Du troisième au neuvième jour à compter de celui de la naissance, les jours impairs, on organisait des banquets (dits ubu-yashinai)8. À chacun de ces jours, on célébrait le rite destiné à chasser les esprits mauvais (meguri-gayu). Lorsque l’enfant était un garçon, la personne préposée à cet office prononçait la formule suivante : « Il est ici un petit prince qui doit vivre longtemps, accéder à un poste élevé, devenir ministre et haut dignitaire. » Si c’était une fille : « Il est ici une princesse qui aura joli visage, belle allure et qui deviendra épouse impériale ou impératrice. » Ainsi, les genres étaient-ils opposés dès la naissance9. Si l’idéal, pour les garçons, était qu’ils s’instruisent par eux-mêmes, s’initient aux charges héréditaires de leur famille et obtiennent à la cour des fonctions plus élevées, ce que l’on attendait pour les filles, c’est que, grâce à un joli visage, elles trouvent un mari bien placé qui favorise leur ascension sociale : dès le départ, les hommes étaient destinés à avoir une existence indépendante, assurée par leurs capacités personnelles, alors que les femmes étaient destinées à une existence dépendant d’autrui. 8 Cette structure asymétrique en matière de genre apparaît encore dans le rite réservé aux garçons appelé « la première leçon de lecture »(fumi-hajime). On lit dans le Récit de la splendeur (chap. 12) : « Cette année le prince héritier a atteint sa septième année. En cet an de Chôwa 3 a lieu la première leçon de lecture10. » Ce rite eut effectivement lieu pour le prince Atsunari le 28e jour du 11e mois de 1014, devant une assemblée de nombreux courtisans. Ôe no Takachika, docteur en lettres, lut le Commentaire impérial du Livre de la Piété filiale11 ; puis Minamoto no Tameyoshi, en tant que répétiteur officiel, le lut rituellement une seconde fois, après quoi commença le banquet12. Pareille cérémonie de première lecture avait également lieu dans la classe aristocratique quand l’enfant atteignait sa septième année ; commençait alors officiellement son apprentissage des ouvrages chinois. Ce rite marquant le début de l’apprentissage est particulier au Japon ; c’est, pour ainsi dire, la cérémonie d’entrée à l’école13. Mais ce rite n’avait pas lieu pour les filles, même princesses impériales. Cela est révélateur du principe selon lequel il n’était pas nécessaire pour les femmes d’acquérir une instruction centrée sur les textes chinois dans la mesure où elles étaient écartées de la sphère du politique. Certes, comme on le verra plus loin, elles pouvaient s’initier aux textes chinois, mais cela relevait du domaine privé. 9 Dans le Roman du Genji, le Genji n’accorde pas de privilèges héréditaires à son fils Yûgiri14, mais il le fait entrer à l’Office des Études supérieures (Daigakuryô) afin qu’il se consacre à l’acquisition des connaissances et possède ainsi le savoir-faire nécessaire à la vie dans le monde et la sagesse qui en découlent. En revanche, s’agissant de sa fille, la demoiselle d’Akashi, il recommande à sa mère adoptive, Murasaki, de l’élever de façon qu’elle garde sa sérénité en évitant de se plonger dans des études particulières et en évitant qu’on lui lise des romans d’amour. Apparaît donc à l’évidence, dans l’éducation des enfants de la noblesse, une structure discriminatoire à l’égard des filles15.

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Contenu et situation réelle de l’instruction dispensée aux filles

Au temps de l’empereur Murakami (r. 946-967) vivait une princesse qu’on appelait l’épouse impériale du Palais de l’universel éclat ; elle était fille du ministre de gauche qui résidait au Petit Palais de la Première Avenue, et, pour sûr, vous en avez toutes entendu parler. Au temps où elle était encore une jeune princesse, son père, le ministre, lui disait en l’instruisant : « Étudiez d’abord l’écriture ; pensez ensuite qu’il vous faut, n’importe comment, arriver à jouer de la cithare à sept cordes mieux que personne ; enfin appliquez-vous à l’étude, de façon à avoir toujours présentes à la mémoire toutes les poésies que contiennent les vingt volumes du Recueil ancien et moderne. » L’empereur Murakami, à qui on avait raconté la chose, s’en souvenait ; un jour d’abstinence, il vint chez son épouse en cachant le Recueil.

Ces lignes sont tirées d’une œuvre extrêmement célèbre, le Makura no sôshi (Notes de chevet), œuvre due à une femme, Sei Shônagon16. La princesse dont il s’agit dans cet extrait, Hôshi, était fille du ministre Koichijô Morotada (920-969), et l’anecdote est mise dans la bouche de Fujiwara no Teishi, épouse de l’empereur Ichijô, qui la raconte à ce dernier ainsi qu’aux dames de sa suite. Juste avant ce passage, Teishi demande aux dames d’écrire un poème improvisé afin de mesurer leurs capacités, leur culture et leur esprit17. Sei Shônagon dit avoir composé un poème ingénieux, s’attirant ainsi les éloges de Teishi. Ce que, chez les femmes de l’aristocratie, y compris les dames en service au palais issues de la petite noblesse, on appelait « culture », c’était donc, en premier lieu, de savoir par cœur le Recueil de poèmes anciens et modernes. Sur cette base, on improvisait d’autres poèmes et on déployait sa capacité à communiquer. 10 On a vu que l’impératrice Hôshi « étudia d’abord l’écriture », c’est-à-dire la calligraphie. Pour les butants comme premier modèle d’écriture18 ». Sans doute les filles commençaient-elles leur apprentissage de la calligraphie avec ce poème, tout en l’apprenant par cœur, car la mémorisation du Recueil de poèmes anciens et modernes se situait dans le prolongement de la calligraphie. Les garçons apprenaient également à calligraphier. Fujiwara no Sanesuke envoya au fils de son frère aîné Takatô, alors dans sa neuvième année, ainsi qu’à celui de son parent Fujiwara no Kintô, les écrits calligraphiés d’Ono no Tôfû19. Mais pour les garçons, la calligraphie était d’abord celle de textes en caractère chinois, dits « écriture masculine », et c’est ensuite qu’ils s’exerçaient aux kana, dits « écriture féminine »20. Par contre, les filles pouvaient n’apprendre que cette dernière. Ainsi, la différence de traitement entre garçons et filles, représentée symboliquement lors des cérémonies de naissance, se traduisait par la suite concrètement au long des années de formation.

11 Le 30e jour du 4e mois de l’an Tenki 4 (1056) fut organisé un concours de poèmes sous le patronage de Fujiwara no Kanshi, épouse de l’empereur Go-Reizei. On lit dans le Récit de la splendeur (chap. 36) : « Madame la mère du second Conseiller surnuméraire Fujiwara no Tsunetô, âgée de plus de quatre-vingt-dix ans, écrivit [les poèmes] sans que les caractères perdissent de leur netteté, bien que le papier fût imprégné de couleurs épaisses, chose merveilleuse21 ! » Cette mère était la fille de l’un des célèbres « trois pinceaux », Fujiwara no Sukemasa. Bien qu’elle n’eût jamais servi au palais et eût vécu comme une simple épouse, elle fut donc sollicitée pour calligraphier les poèmes de

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l’équipe de droite dans un concours officiel, travail dont il est dit qu’elle s’acquitta magnifiquement. 12 Lors de ce concours, la première personne sollicitée pour cette tâche fut la fille de Yukinari, lui aussi l’un des « trois pinceaux ». Elle dut y renoncer pour une raison religieuse22. L’on comprend que les filles de ces deux éminents calligraphes, toutes les deux femmes au foyer, étaient également renommées dans ce domaine auquel leurs pères les avaient formées. Quant aux fonctionnaires féminins du rang d’adjointe du service intérieur (naishi no suke), leur office demandait certainement qu’elles soient expertes en écriture. Il faut donc réévaluer l’activité des femmes dans ce domaine à l’époque de Heian23. Cependant, si l’on a conservé des calligraphies de Yukinari et de Sukekata, celles de leurs filles sont perdues, ce qui montre le peu de cas que la postérité a fait des œuvres des femmes. 13 Mais les femmes n’apprenaient-elle donc pas l’« écriture authentique » (mana), c’est-à- dire les caractères chinois ? Bien sûr que si. On connaît le passage du Journal de Murasaki Shikibu où celle-ci raconte que, lorsque son père Fujiwara no Tametoki, un lettré appartenant à la petite noblesse, enseignait les Mémoires historiques à son jeune frère Nobunori, elle-même assistait aux leçons et montrait une telle capacité à les retenir, avant même le jeune garçon, que son père se désolait : « C’est malheureux tout de même ! Quel dommage qu’elle ne soit pas née garçon24 ! » 14 On sait aussi que Kinshi (904-938), fille de l’empereur Daigo, fit compiler par Minamoto no Shitagô un dictionnaire qui est à la fois une encyclopédie et un dictionnaire de langue, le Wamyô ruiju shô ( Dictionnaire sino-japonais à classement méthodique). Pour chaque mot/caractère chinois (classé thématiquement) est donné le mot japonais correspondant (noté en Man.yô-gana25) ; les commentaires comportent de nombreuses citations de textes chinois. Il est évident que la princesse Kinshi, épouse de Fujiwara no Morosuke, utilisait cette compilation26 : si les filles n’avaient pu lire les caractères chinois, Shitagô n’aurait pas entrepris de compiler ce dictionnaire qui fait date. 15 Dans son Journal, Murasaki Shikibu dit encore avoir enseigné à l’épouse impériale Shôshi les écrits de Bai Juyi, notamment le volume des « nouvelles ballades »27. Pour être impératrice, il était indispensable de connaître les œuvres chinoises. Sei Shônagon lisait les textes d’auteurs chinois ou écrits en chinois. Dans les Notes de chevet sont cités des ouvrages du continent, comme le recueil de Bai Juyi, les Mémoires historiques, le Livre des Odes, les Entretiens de Confucius, ainsi que des œuvres écrites en chinois par des auteurs japonais, tels certains poèmes inclus dans le Wakan rôeishû (Recueil de poèmes à chanter en chinois et en japonais), le Honchô monzui (Essence des lettres de notre pays), le Kanke bunsô (Écrits de Sugawara [no Michizane]), le Kujôdono goyuikai (Recommandations de Monseigneur de la Neuvième Avenue), etc.28. Et le Roman du Genji contient davantage encore de citations chinoises. Certes, l’idée était bien implantée, à travers les rituels de la naissance symbolisant la discrimination des sexes, que « les écrits chinois étaient inutiles aux filles », mais, dans la réalité, celles-ci pouvaient les étudier sérieusement. Se dessine ici la figure de ces dames de la noblesse qui, tout en affectant d’ignorer l’écriture chinoise, avaient une connaissance approfondie des textes écrits dans cette langue. 16 Le prince Hachi-no-miya, frère du Genji par son père mais désormais déclassé, a deux filles à qui « il enseigne la cithare, le go, les “caractères incompletsˮ, jeux futiles qui lui permettaient cependant d’observer leurs dispositions29 ». Il met donc la cithare, dont je parlerai plus loin, sur le même plan que le go et le jeu des caractères incomplets. Le go

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est un exercice pour l’esprit, tandis que le jeu des caractères incomplets est un jeu que l’on pratique avec des cartes où figurent les clés des caractères ou leur élément phonétique, et qui consiste soit à les regrouper par paires pour former des caractères soit à apparier à une carte où figure un élément phonétique toutes les clés que l’on peut lui adjoindre. On voit également le Genji jouer avec la petite Murasaki (livre « Les mauves ») : les petites filles comme les femmes s’amusaient donc à ce jeu, moyen ludique d’apprendre les caractères chinois. 17 On lit dans le Récit de la splendeur (chap. 3) que Kô no naishi, c’est-à-dire Takashina no Kishi, « toute femme qu’elle était, écrivait si bien les caractères chinois qu’elle fut promue naishi [fonctionnaire du Service intérieur] ». Devenue l’épouse de Fujiwara no Michitaka (953-995), fils aîné de Kaneie30, « elle manifesta une connaissance du chinois supérieure à qui que ce fût », et tous ses enfants, filles et garçons, furent des personnages éminents. Certes, l’auteur précise « toute femme qu’elle était » ; mais il souligne sa connaissance de l’écriture chinoise qui lui permit de devenir, en cette brillante « époque des régents » (milieu Xe-milieu XIe siècle), l’épouse en titre d’un homme de la plus haute noblesse. Si, à l’époque des régents, les femmes étaient en principe tenues à distance des textes chinois, la connaissance qu’elles pouvaient en avoir était prisée. Cependant, dans l’Ôkagami (Le Grand Miroir) 31, ouvrage qui date de l’époque suivante, celle des empereurs retirés (fin XIe-fin XIIe siècle), on lit à propos de cette même Kishi (chap. « Traditions relatives à Michitaka »), que ses talents d’authentique poète en chinois lui permettaient de proposer ses œuvres dans les réunions poétiques au palais, mais que les gens disaient : « Il est mauvais pour une femme d’être trop intelligente », et l’on explique ainsi sa déchéance dans ses dernières années. À cette époque, on juge donc négativement les femmes trop expertes, et peu à peu l’apprentissage des textes chinois fut exclu de l’éducation des filles. 18 Cependant, les femmes de l’époque antérieure, qui dans leur enfance avaient développé leur esprit critique à la lecture des textes chinois, les ont transcendés en une nouvelle culture grâce à leur faculté d’introspection et sont parvenues à créer de nouveaux genres littéraires grâce à l’écriture en kana qui leur permettait d’exprimer directement leurs réflexions et leur sensibilité. Exclues du monde officiel des hauts fonctionnaires, ces femmes ont produit des œuvres nouvelles, immortelles, dans le genre autobiographique avec le Kagerô no nikki (Mémoires d’une Éphémère), dans le genre de l’essai avec les Notes de chevet, dans le genre romanesque avec le Roman du Genji32. 19 Comme nous l’avons vu, Fujiwara no Morotada fit apprendre à sa fille Hôshi, outre la calligraphie, à jouer de la cithare (kin no koto). Il s’agit de la cithare à sept cordes, dont l’usage devait bientôt disparaître. Le Genji, qui avait transmis cet art à son épouse la Princesse Troisième (Onna san no miya), lui dit : « Pour la cithare à sept cordes, tout spécialement, il ne se trouve plus personne qui veuille l’étudier, me dit-on. Au point qu’il n’est guère de gens qui aient atteint même le niveau qui est le vôtre33. » L’apprentissage de la cithare à sept cordes aurait donc périclité à la fin du Xe siècle à la cour de l’empereur Ichijô. Auparavant, il était obligatoire chez les filles de l’aristocratie. On voit dans l’Ochikubo monogatari (le Roman de la chambre basse) que l’héroïne, qui a perdu sa mère et, recueillie dans la résidence de son père, y est persécutée par sa marâtre, sait fort bien jouer de la cithare à treize cordes (sô no koto) pour y avoir été initiée par sa mère lorsqu’elle était dans sa sixième ou septième année, et qu’elle l’enseigne donc au fils de sa marâtre. Mais elle est incapable de jouer de la cithare à sept cordes, personne ne lui donnant de leçons. On lit encore que « [la cithare

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à treize cordes] conviendrait admirablement au doigté délicat d’une femme qui saurait en jouer sans appuyer » ; que « de tout temps ce sont les femmes qui [la] maîtrisèrent » 34. C’est donc un instrument intimement lié à leur sexe. 20 Le Genji organise dans son palais de la Sixième Avenue un concert exécuté par les dames : Murasaki est à la cithare de Yamato (wagon), la dame d’Akashi au luth (biwa), la demoiselle d’Akashi à la cithare à treize cordes, et la Princesse Troisième à la cithare à sept cordes35. Le luth est un instrument à quatre cordes, la cithare de Yamato un instrument à six cordes. Savoir jouer de ces instruments, dont chacun a ses particularités, était indispensable pour une femme de la noblesse. La princesse Kinshi, dont nous avons déjà parlé, avait reçu de son père, l’empereur Daigo, une cithare à treize cordes et hérité de partitions.

Le rôle de maîtresse de maison et l’éducation

21 Dans le Shin sarugaku ki (Notes sur de nouveaux divertissements comiques), ouvrage du milieu du XIe siècle dû à Fujiwara no Akihira, sont présentées les trois épouses d’un homme appartenant à la moyenne noblesse36. La première est une femme âgée, de vingt ans son aînée, que cet homme a épousée en entrant comme « gendre adopté » dans une famille d’aristocrates fortunés ; la deuxième, du même âge que lui, est particulièrement dévouée à son mari ; la troisième, de plus de vingt ans sa cadette, est une femme à la sexualité débordante, en service dans une grande maison. La deuxième épouse – l’épouse idéale – excelle en tout : confection des vêtements (couture, teinture, tissage), gestion des affaires et administration de la maison, direction des employés, etc.37. On peut penser que ces capacités sont le fruit de l’éducation reçue dès l’enfance.

22 Apprendre à coudre des vêtements et à teindre des étoffes était essentiel dans l’éducation des filles. L’héroïne du Roman de la chambre basse n’apprend pas de sa marâtre à jouer de la cithare, mais celle-ci lui a enseigné la couture : « Comme elle savait coudre et montrait là beaucoup d’habileté, sa marâtre disait : “Fort bien ! Les gens qui ne sont pas dotés d’une jolie figure, il est bon qu’ils apprennent à se servir de leurs doigts !ˮ et, sans lui laisser le moindre répit, elle lui faisait confectionner les vêtements de ses deux gendres, si bien que, pressée par sa tâche, la demoiselle passait des nuits sans dormir. » 23 Dans le développement sur les « choses contrariantes » des Notes de chevet, il est dit : « On coud quelque chose à la hâte, on croit avoir fini ; mais quand on tire le fil de l’aiguille, on s’aperçoit qu’on n’avait pas noué, en commençant, le bout du fil. C’est aussi bien contrariant quand on a cousu un morceau en le mettant à l’envers38. » Ces lignes, qui proposent un exemple des choses qui causent du dépit, prouvent que l’auteur cousait. 24 Non seulement les filles de la moyenne ou petite noblesse, qui avaient la possibilité d’entrer en service en tant que dames d’honneur, mais aussi celles de la famille impériale ou de la haute noblesse apprenaient bien sûr dès l’enfance à coudre et à teindre les vêtements. On disait jadis que l’auteur des Mémoires d’une Éphémère, qui note souvent que son époux, Fujiwara no Kaneie, lui demande de lui confectionner les vêtements requis pour les cérémonies officielles39, n’était pas l’épouse en titre, mais avait le statut de dame à son service, de concubine. On insiste toutefois davantage aujourd’hui sur l’importance de ces savoir-faire pour les maîtresses de maison40. En

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effet, dans un épisode des Mémoires, comme Kaneie demande à la narratrice de lui confectionner des vêtements, la mère de cette dernière et les dames de son entourage tiennent des propos méprisants sur la nouvelle épouse et prennent cette demande comme une preuve de son incapacité en matière de couture et de teinture41. On lit dans le Roman du Genji que la dame Murasaki envoie à son époux, le Genji, qui est exilé à Suma, des vêtements de nuit qu’elle a elle-même teints et cousus, et il s’en montre satisfait : « les couleurs, la coupe en étaient d’un goût parfait42 ». Il admire aussi l’habileté en matière de teinture de la dame du « séjour où fleurs au vent se dispersent », sœur d’une épouse impériale, aussi remarquable que celle de dame Murasaki. Capacité et habileté à coudre et à teindre étaient ainsi indispensables, même pour les femmes de la couche supérieure de l’aristocratie. 25 On voit donc que les filles de la noblesse, qui n’avaient pas accès à des écoles officielles, apprenaient cependant beaucoup de choses. Qui les leur enseignait ?

Les professeurs des filles

26 Une fois qu’il a amené chez lui la petite Murasaki âgée d’une dizaine d’années, le Genji prend lui-même le pinceau pour lui fournir des modèles d’écriture et la fillette, comme font les enfants, trace des traits bien épais. Le Genji estime que, « si elle s’exerçait à copier des modèles dans le goût du jour, elle deviendrait très habile » (livre « Jeune grémil »). On voit donc ici un père tenir lui-même la main d’une enfant pour lui enseigner comment écrire. De même, lorsque sa fille, la demoiselle d’Akashi, entre au palais, il choisit des modèles d’écriture dus à des calligraphes tenus pour de grands maîtres ainsi que des recueils de poèmes anciens (Man.yôshû, Recueil de poèmes anciens et modernes, etc.). Nous avons vu précédemment que Murasaki Shikibu elle-même avait reçu de son père, aux côtés de son frère, une initiation à la lecture des textes chinois et on peut supposer qu’il en alla de même pour les textes en kana.

27 S’agissant de la musique, nous avons rappelé que la princesse Hôshi avait reçu de l’empereur Murakami une initiation à la cithare à treize cordes. Nous avons aussi vu que, dans le Roman du Genji, la dame Murasaki et la Princesse Troisième étaient initiées par leur époux le Genji au jeu de diverses sortes de cithare (livre « Jeune grémil »). 28 Dans le roman Utsuho monogatari (le Roman de l’arbre creux) 43, Fujiwara no Toshikage, voyant que sa fille, alors dans sa quatrième année, « est douée d’une sensibilité aiguë et d’esprit », lui fait don d’une cithare magique et, se démettant de ses fonctions, lui en transmet l’art secret. Qu’un père se fasse ainsi instructeur est attesté dans d’assez nombreux documents et, dans les romans tels ceux que nous venons de mentionner, on trouve souvent des scènes de ce genre. Cependant, dans les notes journalières laissées par les hommes de l’aristocratie, on ne voit pas signalé que ceux-ci aient éduqué leur fille. 29 Quelques documents montrent que les mères pouvaient assurer l’éducation de leur fille ou de leur fils. Dans le Roman de la Chambre basse dont il a été question plus haut, il est dit que la « demoiselle de la chambre basse », lorsqu’elle était dans sa sixième ou sa septième année, avait appris de sa mère l’art de la cithare. L’auteur des Mémoires d’une Éphémère recueille et adopte une fille née de son époux Kaneie que celui-ci a abandonnée. Elle note : « À la petite, je montre à écrire, à composer des poèmes et je me flatte que chez moi elle ne manque de rien. » À une fillette dont on n’a pas encore célébré l’entrée dans l’âge adulte (mogi), on donne donc des leçons d’écriture et de

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poésie. On a vu que, d’après le Grand Miroir, Takashina no Kishi, mère de l’épouse impériale d’Ichijô-tennô, Fujiwara no Teishi, possédait une solide connaissance des textes du continent et excellait tant dans la prose que dans la poésie chinoises. Dans le très célèbre épisode des Notes de chevet, lorsque l’impératrice Teishi demande à Sei Shônagon : « Comment est donc la neige sur le pic de Kôro44 ? », celle-ci roule le store bien haut. Il semble donc que l’impératrice et Sei Shônagon, ainsi que les dames réunies avec elles, connaissaient parfaitement le recueil du poète chinois Bai Juyi. On lit encore dans les Notes de chevet que l’empereur Ichijô et son épouse Teishi bénéficièrent des conférences du frère aîné de cette dernière, Fujiwara no Korechika, et l’on suppose qu’elle aussi avait reçu les leçons de leur mère, Takashina no Kishi45. Comme on l’a vu plus haut, on peut penser que, chez les épouses du milieu aristocratique, l’habileté à teindre les étoffes, à couper des vêtements et à concevoir des costumes (activités qui faisaient partie de l’éducation obligatoire au même titre que la poésie), la calligraphie et la musique leur étaient non seulement inculquées par des dames chargées de l’instruction domestique, mais aussi par leur mère. 30 La majorité des romans de l’époque de Heian sont des histoires fantastiques, des histoires d’amour, des histoires de marâtre. Dans ce dernier type d’histoires, l’héroïne perd sa mère vers sa septième année, est persécutée par sa marâtre vers sa treizième ou sa quatorzième année46, et se voit ensuite sollicitée par de nombreux prétendants. Le Roman de la chambre basse, œuvre représentative de ce genre conservée jusqu’à nous, correspond grosso modo à ce schéma. Que les héroïnes perdent leur mère entre leur quatrième et leur septième année signifie un changement dans leur statut social, et les persécutions de la marâtre représentent de cruelles épreuves initiatiques à l’entrée dans l’âge adulte ; après cette étape préalable, apparaissent les demandes en mariage : telle est l’interprétation proposée pour ces récits47. Ils étaient lus aux fillettes par leur mère, leur nourrice ou une dame de compagnie, qui se chargeaient ainsi d’un volet de leur éducation. Il était donc indispensable de recruter pour les fonctions de nourrice ou de dame de compagnie des personnes elles-mêmes cultivées48. Par ailleurs, la forme de mariage alors pratiquée était celle du « gendre adopté » ; si la fillette perdait sa mère, elle était élevée par ses grands-parents ou par un parent du côté maternel ; aussi les cas de persécution par une marâtre étaient-ils rares. Ces lectures étaient donc à l’évidence un rite de passage destiné à amener les filles, à l’âge de la puberté, à s’éveiller, fût-ce inconsciemment, à leur rôle de personne à part entière au sein de la société49. C’est ainsi qu’à l’époque de Heian est née cette littérature classique dont nous pouvons nous enorgueillir, grâce à une tradition culturelle (qui comprend aussi les œuvres chinoises) transmise de génération en génération aux femmes par les femmes. 31 On compte encore peu d’études sur l’éducation des filles à l’époque de Heian. La raison en est la rareté des documents qui se limitent aux romans et aux essais principalement dus aux femmes elles-mêmes. Les nombreuses notes journalières tenues par les hommes et rédigées en chinois, comme le Midô kanpakuki (Notes journalières de Fujiwara no Michinaga), document inscrit au registre de la Mémoire du Monde (UNESCO), mentionnent souvent, pour l’éducation des garçons, les modèles d’écriture qu’on leur donne à copier ainsi que les cérémonies auxquelles ils participent, mais elles ne contiennent presque aucune information relative à l’éducation des filles. C’est pourquoi cette étude se réfère principalement à des œuvres littéraires. L’examen de ces rares documents, auquel j’ai procédé dans une perspective comparative, fait ressortir une évidente discrimination à l’œuvre dans les familles impériale et aristocratiques. S’agissant des garçons, on attend dès leur naissance que, par l’apprentissage de la

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culture chinoise et le service au palais, ils effectuent leur ascension sociale et « réussissent », alors que, s’agissant des filles, on table sur leur physionomie ou leur caractère pour qu’elles plaisent à un homme et deviennent de bonnes épouses : autrement dit, leur ascension dépendra d’un autre. Mais, jusqu’au milieu du XIe siècle, à l’époque des régents, bien qu’elles fussent en théorie tenues à l’écart de la culture chinoise, les femmes pouvaient en réalité avoir accès aux textes du continent. Aussi ont-elles pu créer une littérature classique féminine, fait dont il est peu d’exemples dans le monde. Au XIIe siècle cependant, sous le régime des empereurs retirés, elles furent écartées de la culture chinoise durant leur éducation et ne reprirent donc pas le flambeau de cette littérature classique qu’elles avaient fait briller à l’époque des régents. On ne peut que souligner à nouveau l’importance de l’éducation donnée dès la petite enfance.

NOTES

1. FUKUTÔ S., « Josei no ichi to sono hensen », dans Furansu kara miru Nihon jendâ-shi — Kenryoku to josei hyôshô no Nichifutsu hikaku, Tôkyô, 2007, p. 110-134. 2. Il s’agit par exemple du « rang obtenu par la protection d’un parent » (on.i). Voir IWAO S. et al. éd., Dictionnaire historique du Japon, Paris, 2002 (1re publication : Tôkyô, 1963-1995). [N.D.T.] 3. Pour le développement ci-dessus, voir ÔGUCHI Y., NARITA R. et FUKUTÔ S. éd., Shintaikei Nihonshi, vol. 9, Jendâ-shi (Histoire du genre), Tôkyô, 2014. 4. Pour tout ce développement, voir NAKAMURA Y., Ôchô no fûzoku to bungaku, Tôkyô, 1963. 5. Voir F. HÉRAIL, Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, ministre à la cour de Hei.An (995-1018), Genève/Paris, 1988, t. II, p. 263 et 265, n. 8. [N.D.T.] 6. MURASAKI SHIKIBU, Journal, trad. R. SIEFFERT, Paris, 1978, p. 15-16 (rééd. Lagrasse, 2014). Le Livre de l’Histoire : les Mémoires Historiques (Shiji) de SIMA QIAN (IIe s. av. J.-C.). [N.D.T.] 7. Ouvrage du VIe s. av. J.-C. [N.D.T.] 8. Voir F. HÉRAIL Notes journalières..., vol. II, p. 267-268. [N.D.T.] 9. FUKUTÔ S., Heianchô josei no raifu-saikuru, Tôkyô, 1998. 10. W. MCCULLOUGH et H. CRAIG MCCULLOUGH trad., A Tale of Flowering Fortunes, Stanford, 1980, vol. 2, p. 429. 11. Le Yuzhu xiaojing attribué à l’empereur Xuanzong (VIIe-VIIIe s.). [N.D.T.] 12. Voir à ce propos le Shôyû ki (Notes journalières de Fujiwara no Sanetsuke), Chôwa 3.11.28. (1014) : éd. TAKEI K., Shôyûki, Kyôto, 1968. 13. OGATA H., « Shûgaku hajime no shiteki kenkyû », Nihon Gakushi-in kiyô, 8-1, 1950, p. 25-83 ; HISAKI Y., Nihon kodai gakkô no kenkyû, Tôkyô, 1990 ; FUKUTÔ S., « Jidô to bungaku », dans Iwanami kôza Nihon bungaku-shi, vol. 2, Tôkyô, 1996, p. 295-313. 14. Comme le « rang obtenu par la protection d’un parent », dont il était question dans la note 2. 15. SHIGA T., Nihon joshi kyôiku-shi, Tôkyô 1960 ; SHIBUKAWA H., « Heian kizoku no joshi kyôiku », dans Kôza Nihon kyôiku shi, vol. I : « Genshi, Kodai, Chûsei », Tôkyô, 1984, p. 121-145. 16. SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, trad. A. BEAUJARD (très légèrement retouchée), Paris, 1985, p. 40 (§ 13, « Édifices »). L’empereur va interroger son épouse sur le Kokin waka shû ou Recueil de poèmes anciens et modernes et cette dernière répondra sans commettre la moindre erreur. La fameuse

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anthologie, compilée sur ordre impérial au début du Xe siècle, contient quelque onze cents poèmes. [N.D.T.] 17. Développement commençant par « Avant même que les dames... ». Par inadvertance, A. Beaujard donne à l’empereur, et non à l’impératrice Teishi, l’initiative de cet exercice (SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, p. 38-39). [N.D.T.] 18. G. BONNEAU, Introduction au Monument poétique de Heian : le Kokinshû, p. 34. [N.D.T.] 19. FUKUTÔ S., « Jidô to bungaku »… ; UMEMURA K., « Heian kizoku no katei kyôiku », Rekishi hyôron, 517 (1993), p. 14-29. Ono no Tôfû (894-967) est l’un des « trois pinceaux » du Japon ancien. [N.D.T.] 20. Voir MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, livre « La branche du prunier », trad. R. SIEFFERT, Paris, 1988, t. I, p. 605-606 (rééd. Lagrasse, 2011). [N.D.T.] 21. Eiga monogatari (Récit de la splendeur), t. 2, chap. 36, coll. Nihon Koten Bungaku Taikei, Tôkyô, vol. 76, 1965, p. 461 et 464 (la traduction en anglais étant inachevée, nous ne disposons que de l’édition en japonais). 22. La fille de Yukinari, épouse de Minamoto no Akimoto, alors entré en religion, était atteinte par une souillure et dut renoncer. Ensuite, on s’adressa à Kan no naishi no suke, mais elle tomba malade, et ce fut donc à la mère de Tsunetô que l’on eut recours (voir le Fukuro no sôshi). Celle qui fut louée pour sa belle écriture était en fait celle qui avait été choisie en dernier. 23. FUKUTÔ S., Genji monogatari no jidai o ikita joseitachi, Tôkyô, 2000. 24. MURASAKI SHIKIBU, Journal..., p. 72. [N.D.T.] 25. Caractères chinois, non simplifiés, pris non pas pour leur sens, mais pour leur phonétisme. [N.D.T.] 26. MASUDA S., « Sekkanke no shitei no kekkon », dans Genji monogatari to kizoku shakai, Tôkyô, 2002, p. 66-108. 27. MURASAKI SHIKIBU, Journal…, p. 72-73. Le grand poète chinois Bai ou Bo Juyi (en japonais Hakkyoi, 772-846) est connu aussi sous le nom de Bo Letian (en japonais Haku Rakuten). Le volume Xinyuefu (en japonais Shingafu) contient des poèmes de critique sociale. [N.D.T.] 28. KISHIGAMI K., Sei Shônagon, Tôkyô, 1962. 29. MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, livre « Les jouvencelles du pont », vol. II, p. 315. [N.D.T.] 30. Père de Michinaga. Sur ce dernier, voir ici même l’article de C. VON VERSCHUER, « Le ministre Fujiwara no Michinaga (966-1027) : politique matrimoniale, apparat et liens de clientèle à l’époque du Roman du Genji ». 31. Ôkagami (Le Grand Miroir), récit historique rédigé entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe siècle qui couvre la période de l’ascension jusqu’à son zénith de la branche nord de la famille Fujiwara : H. CRAIG MCCULLOUGH, Okagami, The Great Mirror : Fujiwara Michinaga (966-1027) and His Times. A study and Translation, Princeton, 1980, p. 170-171. [N.D.T.] 32. KAWAZOE F., Sei to bunka no Genji monogatari, Tôkyô, 1998. 33. MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, livre « Jeunes herbes II », t. II, p. 90. [N.D.T.] 34. Ibid., livre « Akashi », t. I, p. 288. [N.D.T.] 35. Ibid., livre « Jeunes herbes II », t. II, p. 91. Tout ce livre est à lire. [N.D.T.] 36. FUJIWARA NO AKIHIRA, Notes sur de nouveaux divertissements comiques, trad. F. HÉRAIL, Paris, 2014, p. 25. [N.D.T.] 37. FUKUTÔ S., Heian-chô no haha to ko, Tôkyô, 1991. 38. SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, § 46 « Choses contrariantes », p. 134. [N.D.T.] 39. Mémoires d’une Éphémère (954-974) par la mère de Fujiwara no Michitsuna, trad. J. PIGEOT, Paris, 2006, p. 25, 89, 104, 136, 148, 161, 166, 167. Ces mémoires couvrent les années 954-974. Sur l’éducation reçue par l’auteur et prodiguée par elle à sa fille adoptive, voir le Commentaire de la traduction, p. 198-205. [N.D.T.] 40. IWASA M., Kyûtei ni ikiru : tennô to nyôbô to, Tôkyô, 1997. 41. Mémoires d’une Éphémère…, p. 25.

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42. MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, livre « Suma », t. I, p. 263. [N.D.T.] 43. Utsuho monogatari (Roman de l’arbre creux), rédigé vraisemblablement durant la seconde moitié du Xe siècle. On considère que l’auteur du Roman du Genji a puisé son inspiration dans ce roman fleuve en vingt volumes qui mêlent le merveilleux et des descriptions réalistes ; Utsuho monogatari, t. 1, coll. Shinpen Nihon bungaku Zenshû, vol. 14, Tôkyô, 1999, p. 44-47. 44. Voir le développement sur les « Choses magnifiques – La neige sur le pic de Kôro » ( SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, § 150, p. 293). Interrogée par l’impératrice à propos de la neige sur ce mont, Sei, sachant qu’il est dit dans un fameux poème chinois qu’on l’admire en levant le store, va silencieusement soulever celui de la pièce où elle se trouve. [N.D.T.] 45. Voir H. SHIBUKAWA, « Heian kizoku no joshi kyôiku »… 46. Sur les histoires de marâtres, voir S. MAUCLAIRE, Du conte au roman : un « Cendrillon » japonais du Xe siècle. L’Ochikubo monogatari, Paris, 1984. [N.D.T.] 47. SEKI K., « Kon.intan to shite no Sumyoshi monogatari », Kokugo to kokubungaku, 39-10 (octobre 1962), p. 79-95. 48. YOSHIKAI N., Heian-chô no ubatachi, Sekai shisôsha, 1995. 49. Voir FUKUTÔ S., « Jidô to bungaku »…

RÉSUMÉS

Cet article cherche à établir en quoi consistait réellement l’éducation dispensée aux filles de la noblesse du Xe au XIe siècle, à l’aide de documents historiques et de textes littéraires de cette époque. On constate des différences de traitement entre les garçons et les filles dès leur naissance : si les premiers ont accès, dans un cadre officiel ou public, à l’apprentissage des textes en chinois, dont la maîtrise est nécessaire pour exercer des fonctions administratives ou politiques, les secondes en sont exclues, du moins officiellement, et sont éduquées dans la sphère familiale. À côté des apprentissages comme celui de la couture, nécessaires pour la vie domestique et dont la maîtrise est fortement appréciée, elles bénéficient dans le domaine de la culture d’une initiation à la poésie japonaise, à la musique et à la calligraphie. Mais, malgré le discours officiel, les femmes de cette époque apprennent aussi les lettres chinoises. Cette double culture sino-japonaise permet un épanouissement de la littérature féminine sans précédent, ce qui ne sera plus le cas vers la fin de l’époque de Heian, où ce discours officiel excluant les femmes de la maîtrise des lettres chinoises devient réalité.

This article seeks to restore the reality of the education given to the girls of the nobility from the tenth to the eleventh century by means of historical documents and literary texts of the time. There are differences in treatment between boys and girls from birth : if the former benefit, in an official or public setting, from the learning of Chinese texts, the mastery of which is necessary for administrative or political functions, the second are excluded, at least officially, and are educated in the family sphere. Along with learning, such as sewing, which is necessary for life and whose mastery is highly appreciated, as far as their culture was concerned they enjoyed an education in Japanese poetry, music and calligraphy. But, in spite of the official discourse, the women of that period also learned the Chinese letters. This double Sino-Japanese culture allows a feminine literature to flourish, which will no longer be the case at the end of the Heian period, when this official discourse (excluding women from the mastery of Chinese literature) becomes reality.

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INDEX

Keywords : education, boys’ education, gender, girls’ education, Heian Period, Japan, subjects of teaching Mots-clés : éducation, éducation des filles, éducation des garçons, époque de Heian, genre, Japon, matières enseignées

AUTEURS

SANAE FUKUTÔ

Université Saitama Gakuen (Saitama)

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Les concours de poèmes comme rituels de cour. Autour du « Concours de poèmes tenu au palais impérial la quatrième année de l’ère Tentoku [960] » (Tentoku yonen dairi uta awase) Poetry Competitions as Court Rituals. Form and Function of the “Imperial Palace Poetry Competition of the Fourth Year of Tentoku”, Tentoku yonen dairi uta awase (960)

Michel Vieillard-Baron

1 L’empereur Murakami (926-967 ; r. 946-967) fut un souverain particulièrement sensible à la poésie. En 951, il fit établir au palais un Bureau de la poésie (waka dokoro) chargé, d’une part, de compiler son anthologie impériale, le Recueil de poèmes sélectionnés postérieurement(Gosen wakashû) 1 et, d’autre part, d’établir la lecture des 4 500 pièces du Man.yôshû, somme de la poésie antique achevée vers 7592. Il commanda également un important concours de poèmes (uta awase), manifestation qui va nous occuper ici.

2 Les concours de poèmes consistaient à faire s’affronter deux équipes, appelées « équipe de gauche » (hidari kata) et « équipe de droite » (migi kata), qui devaient produire des waka – c’est-à-dire des poèmes de trente et une syllabes en japonais 3 –, sur des sujets distribués à l’avance (kendai) ou sur place (sokudai ou tôza). Le jour du concours, les poèmes de l’équipe de gauche étaient appariés à ceux de l’équipe de droite et déclamés par un lecteur (kôji). Chaque paire de poèmes (un poème de l’équipe de gauche et un autre de l’équipe de droite), composés sur le même sujet (dai), constituait une manche (ban). Un arbitre (hanja), choisi parmi les poètes faisant autorité, était chargé de départager les pièces. Il justifiait son choix dans des attendus de jugement (hanji), parfois très détaillés. L’équipe gagnante était celle dont le plus grand nombre de

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poèmes avaient été déclarés victorieux. Le plus ancien exemple conservé de ce type de manifestation date de 8854. Les procès-verbaux de plus de 450 de ces concours ont été conservés – intégralement ou sous forme de fragments – pour la période allant du IXe au XIIIe siècle. Leur examen révèle une extraordinaire variété : le plus petit qui se soit tenu compte une seule manche, soit deux poèmes5 ; le plus important, six cents manches (soit mille deux cents waka en lice) 6. Ces concours pouvaient se dérouler au palais impérial, dans des résidences privées, des temples, des sanctuaires, ou encore n’exister que sur le papier7. Certains concours ont été arbitrés par un seul arbitre, d’autres par plusieurs, voire collectivement (les participants prenant part à l’évaluation). Il existe également quelques exemples de concours dont les poèmes n’ont fait l’objet d’aucune évaluation. Bref, les cas de figure sont multiples8. 3 Les concours de poèmes peuvent être abordés de différentes façons. On a souvent étudié leur rôle dans le développement de la composition poétique sur sujet imposé (dai.ei). En effet, pour être départagés, les poèmes devaient traiter le même thème9. Leur rôle dans l’approfondissement de la réflexion poétique – les arbitres devant justifier leurs choix – a également été souligné10. C’est sous un angle tout à fait différent que nous les examinerons ici : il s’agira de mettre en relief l’aspect rituel des concours de poèmes les plus officiels, ceux qui se déroulaient au palais impérial. En examinant leur minutieuse mise en scène et la somptuosité des décors, nous essaierons de déterminer leur fonction au sein de la vie de cour. Pour illustrer notre propos, nous étudierons le « Concours de poèmes tenu au palais impérial la quatrième année de l’ère Tentoku [960] » (Tentoku yonen dairi uta awase), titre abrégé désormais en « Concours de Tentoku ». Cette manifestation est importante à plusieurs titres. Tout d’abord, les règles et le protocole définis pour ce concours servirent pour les manifestations de ce type organisées par la suite : il s’agit donc en quelque sorte d’un modèle. Deuxièmement, cinq relations (nikki) du concours ont été conservées, ce qui est tout à fait exceptionnel : celle de l’empereur en personne (A), celle d’un membre de la chancellerie privée11, non identifié (B) – toutes deux écrites en chinois, la langue de l’administration et de la littérature en prose « sérieuse »12 – les trois autres relations, rédigées en langue vernaculaire, sont dues pour deux d’entre elles à des dames du palais ayant pris part à la manifestation, non identifiées (C et E), et pour la troisième, à un homme – un fonctionnaire de cour ? – également non identifié (D)13. Afin de comprendre comment se déroulait ce type de manifestations nous traduirons intégralement la relation de l’empereur que nous complèterons grâce aux informations fournies par les quatre autres comptes rendus. Dans un second temps, nous comparerons la relation de l’empereur avec les règles pour les concours se déroulant au palais impérial telles que les a définies, deux siècles plus tard, le poète et poéticien Fujiwara no Kiyosuke (1104-1177) dans un important traité.

Le concours de Tentoku

4 Avant de lire ces textes, rappelons brièvement les données concernant notre concours. Le « Concours de poèmes de l’ère Tentoku » fut commandé par l’empereur Murakami, qui écrit dans sa relation (A) :

Le 30 du troisième mois de l’année Tentoku 4 [960], jour Terre cadet-serpent, s’est tenu un concours de poèmes des dames du palais. L’automne de l’année précédente, au huitième mois, des courtisans à mon service avaient procédé

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à un concours de leurs poésies écrites en chinois. À cette occasion, l’adjointe du service intérieur ainsi que des dames du cinquième rang, entre autres, me dirent : « Puisque les hommes mettent en lice leurs compositions en chinois, les femmes devraient faire un concours de poèmes japonais [waka] ». Et c’est ainsi que durant le deuxième mois de cette année [960] furent arrêtés les membres de l’équipe de gauche et de droite. Parmi ceux-ci figuraient les « dames du vestiaire [c.-à-d. des épouses de l’empereur] » [kôi]14, Fujiwara no Shûshi et Fujiwara no Yûjo, qui ont été nommées respectivement chef de l’équipe de gauche et de droite. J’ai donné l’ordre [aux poètes des équipes] de composer et de sélectionner les meilleures pièces […].

Cette citation nous apprend que le concours fut ordonné à l’instigation des dames du palais et qu’il s’agissait d’un concours de poèmes sélectionnés (senka awase), c’est-à-dire constitué des meilleurs poèmes produits pour l’occasion. Il convient de préciser que, si seulement douze poètes parmi les meilleurs du temps composèrent et prirent part au concours proprement dit (huit pour l’équipe de gauche, dont deux femmes) et quatre pour celle de droite (dont une femme), chacune des équipes comportait 39 membres, dames du palais, hauts dignitaires et courtisans, soit un total de 78 participants auxquels il convient d’ajouter les dix musiciens. L’empereur, de par sa fonction, dominait l’ensemble des participants et constituait le centre de gravité autour duquel toute la manifestation s’organisait. Douze sujets furent imposés aux poètes (parmi lesquels « brume », « fauvette », « glycines », associés au printemps, « coucou » et « deutzies en fleurs15 » associés à l’été) : ils illustrent le passage du printemps à l’été, ce qui est parfaitement en accord avec le moment où s’est tenu le concours (le dernier jour du printemps et l’aube du premier jour d’été selon le calendrier alors en vigueur). L’arbitre était le ministre de gauche16, Fujiwara no Saneyori (900-970), réputé pour son talent poétique, tant en chinois qu’en japonais : lorsque des poèmes étaient difficiles à départager, il sollicitait pour trancher l’avis du souverain. 5 Dans sa relation l’empereur écrit :

[J’ai ordonné ce concours] car je déplorais que la Voie des Lettres [puisse] se déliter et s’interrompre. Dans les temps à venir, il se trouvera sans doute des gens qui, ignorant mes intentions, répandront des calomnies, disant que tout cela fut motivé par goût pour une vaine magnificence, qu’il s’agissait d’une passion secrète et exclusive.

Le souverain inscrit donc ce concours dans une démarche visant à préserver la littérature – la poésie en particulier – dont il se désigne implicitement comme le protecteur. Dans sa relation en langue vernaculaire C, une femme participant au concours (non identifiée) écrit :

Le 2 du troisième mois, l’adjointe du service intérieur présenta aux chefs de chacune des équipes, dans le bureau des dames du palais, la liste des membres de leur équipe. Celle-ci avait été établie par l’empereur en personne le 29 du deuxième mois.

Cette femme précise en outre :

Le 3 [du troisième mois], les sujets furent distribués. C’est la dame adjointe du service intérieur qui les a notés devant sa majesté17.

Nous comprenons ainsi que les préparatifs du concours commencèrent à la fin du second mois et que l’empereur joua un rôle central dans la composition des équipes et dans le choix des thèmes poétiques.

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6 Pour la tenue du concours, un espace fut spécialement aménagé : il comprenait la galerie extérieure [en] bordant à l’ouest18 le pavillon de Pureté et de Fraîcheur [Seiryôden], où se déroulait la vie quotidienne du souverain, ainsi que la galerie extérieure Est du pavillon Arrière [Kôryôden]19 – les deux galeries se faisaient face. La large galerie de passage couverte qui, située au milieu de la galerie ouest et de la galerie est, reliait les deux pavillons, fut également mobilisée, ainsi que les deux cours closes [tsubo], plantées de végétaux, qui se trouvaient au nord et au sud de la galerie de passage20. L’empereur écrit dans sa relation :

Voilà de quelle manière s’est déroulé [le concours de poèmes] : de la large galerie centrale couverte reliant le pavillon de Pureté et de Fraîcheur au pavillon Arrière, on a provisoirement enlevé les volets situés vers le Nord et on a installé à l’intérieur de cette galerie les places pour les hauts dignitaires. Les places pour les membres des équipes de gauche et de droite ont quant à elles été installées sur la galerie extérieure est du pavillon Arrière, l’équipe de gauche au sud, l’équipe de droite, au nord. Les dames ont été séparées [des hommes] et placées dans un espace délimité par des stores situé sur la galerie ouest du pavillon de Pureté et de Fraîcheur. C’est également sur cette galerie, au niveau de la cinquième travée [ma], qu’a été placé [mon] fauteuil. On a utilisé le fauteuil [habituellement rangé] dans la salle des plateaux21 et on a relevé les stores de [ma] travée.

Comme le révèle ce passage, l’emplacement des participants au concours était réglé principalement selon deux critères : leur rang et leur sexe. Les hauts dignitaires sont les hommes placés le plus près de l’empereur, sur la galerie de passage qui débouche en face du siège du souverain. Le souverain est le seul à disposer d’un fauteuil, tous les autres participants sont assis sur un coussin ou une natte disposés à même le sol. Les femmes de haute condition sont, conformément aux usages du temps, placées dans un espace où elles demeureront invisibles aux regards des hommes (espace jouxtant la travée de l’empereur), au nord (pour les femmes de l’équipe de droite) et au sud (pour celles de l’équipe de gauche). Nous savons que les stores baissés de leur espace furent en outre doublés d’écrans afin d’assurer une opacité maximale22. Ces femmes participaient donc au concours mais ne pouvaient pas voir son déroulement. Nous savons également que les membres de l’équipe de gauche portaient des tenues rouges et celles de l’équipe de droite, des tenues vertes23. 7 L’empereur continue :

À l’heure du Singe [vers 16 heures], j’ai pris place sur mon siège. Après un temps assez long, les membres de l’équipe de droite sont entrés par le nord et m’ont présenté leur « grève des immortels » [suhama]24 avec les poèmes ; il s’agissait d’une table en bois d’aloès de la meilleure qualité avec pieds recourbés vers l’extérieur sculptés de motifs floraux [posée sur] une table de dessous en bois odorant léger. L’étoffe qui recouvrait [« la grève des immortels »] [ohohi] était en sergé de soie à motifs de fleurs, brodé de fleurs, de saules et d’oiseaux ; [l’ensemble était posé sur] un tapis de soie bleue avec motifs tissés. Quatre fillettes, au service de la « dame du vestiaire » chef de l’équipe [de droite], m’ont apporté cette « grève des immortels » et se sont placées sur la galerie de passage, en face de l’endroit où je me trouvais. La « grève des immortels » pour les « baguettes de victoire » [kazu sashi]25 fut posée dans la cour [close] nord, devant le coussin rond du jeune suivant préposé au « baguettes de victoire ».

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L’empereur arrive donc le premier sur les lieux où va se dérouler le concours. L’équipe de droite lui présente ses compositions disposées sur une « grève des immortels ». Remarquons que dans la tradition de cour la gauche avait préséance sur la droite. C’est donc l’équipe de gauche qui aurait dû présenter ses poèmes la première, mais le retard de cette équipe26 fit qu’elle dut céder sa place. Chaque équipe disposait de deux « grèves des immortels », une pour les poèmes, l’autre pour les « baguettes de victoire ». 8 L’empereur poursuit :

Après un long moment, l’équipe de gauche est arrivée par le Sud en passant par la salle des courtisans en service [sise sur la galerie extérieure du pavillon de Pureté et de Fraîcheur] et m’a présenté sa « grève des immortels » avec les poèmes. Il s’agissait d’une table en bois de santal rouge de la meilleure qualité avec pieds recourbés vers l’extérieur sculptés de motifs floraux [posée sur] une table de dessous en bois de sappan. L’étoffe qui recouvrait [« la grève des immortels »]27 était en sergé de soie à motifs de fleurs sur lequel on avait brodé [des poèmes] notés en « écriture en forme de roseau » ashide 28 ; [l’ensemble était posé] sur un tapis de soie violette. Six fillettes au service de la « dame du vestiaire » [chef de l’équipe de gauche] sont apparues en le portant et l’ont déposé [devant moi] comme l’avait fait l’équipe de droite. La « grève des immortels » pour les baguettes de victoires [de l’équipe de gauche] a été posée devant le jeune suivant préposé à leur maniement, dans la cour [close] Sud. Dans un premier temps les fillettes avaient placé la « grève des immortels » sous la table, mais elles l’ont ensuite placée correctement.

Chacune des équipes présente de la même manière au souverain sa « grève des immortels » avec les poèmes. Seuls varient quelques détails : entre autres, la direction d’entrée, le nombre de fillettes portant les tables-présentoirs, la décoration de celles- ci29 et la couleur des étoffes.

Ordre fut ensuite donné aux hauts dignitaires de prendre place. C’est ainsi qu’ont pris place le ministre de gauche [Fujiwara no Saneyori], alias Seishinkô, le grand conseiller Minamoto no Takaakira, le général de la garde du corps section de droite Fujiwara no Morotada, les auditeurs [Minamoto no] Masanobu et [Fujiwara no] Asanari. Ensuite, les courtisans à mon service (jishin) de chacune des équipes ont pris place. À ce moment la nuit était déjà tombée ; aussi apporta-t-on des lampes et des torchères. Les torchères furent mises en place dans les cours [closes] Sud et Nord. On fit ensuite entrer les personnes qui devaient lire les poèmes. Pour l’équipe de gauche, c’est le commandant de la garde des gendarmes, section de droite [Minamoto no] Nobumitsu ; pour l’équipe de droite, le général en second de la garde du corps section de droite [Minamoto no] Hiromasa. Ces derniers se sont approchés des « grèves des immortels » et ont lu les poèmes. Ceux de l’équipe de gauche étaient écrits sur les feuilles d’un rameau de corète aux fleurs [faites d’]or ; ceux de l’équipe de gauche sur des feuillets miniature de papiers à poèmes [shikishi]. Le général en second section de gauche Koresada et le général en troisième de la garde du corps section de droite Sukenobu les éclairaient à l’aide de torches. Pendant ce temps, les jeunes suivants, installés dans les cours [se tenaient prêts à] piquer les baguettes de victoires. Comme je lui en ai donné l’ordre, le ministre de gauche [Minamoto no] Saneyori a départagé les poèmes.

9 Une fois les « grèves des immortels » présentées à l’empereur, les hauts dignitaires ont fait leur entrée, suivis des autres courtisans. C’est seulement après que tous les membres des équipes se furent installés à la place qui leur avait été assignée que les

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lecteurs des poèmes des deux équipes ont été appelés et que le concours proprement dit a commencé avec la lecture des pièces en lice et leur évaluation par l’arbitre. L’empereur poursuit :

Durant le concours, alcool et nourriture furent servis aux hauts dignitaires et aux membres de chaque équipe. Pendant la lecture des poèmes, l’équipe de gauche reprocha à l’équipe de droite d’avoir lu un poème sur les saules alors qu’il fallait lire deux poèmes sur la fauvette, ce qui entraîna la défaite [de l’équipe de droite]. Les vingt poèmes de chacune des équipes furent ainsi lus et confrontés. L’équipe de gauche remporta neuf victoires [et fut donc déclarée gagnante].

Le lecteur de l’équipe de droite aurait dû, à la troisième manche du concours, lire le second poème de son équipe sur la fauvette, mais déclama par erreur le poème sur les saules prévu pour la quatrième manche, suscitant ainsi une certaine confusion. L’empereur commet une erreur dans sa relation : comme l’atteste le procès-verbal du concours, l’équipe de gauche remporta onze victoires (et non neuf), l’équipe de droite quatre ; il y eut cinq manches ex-æquo :

Une fois la lecture des poèmes achevée, les musiciens de l’office de la musique furent appelés. Ils se répartirent entre la cour [close] Sud et la cour [close] Nord, et jouèrent des pièces à tour de rôle. Le ministre joua de la cithare et le grand conseiller Minamoto du luth. Pendant ce temps les coupes d’alcool circulèrent de nombreuses fois et les chants accompagnés par les instruments ne s’interrompirent jamais. Le ministre s’est levé de son siège et a offert de l’alcool. Alors que l’aube approchait, des présents furent faits aux participants selon leur rang, à commencer par le ministre. Le ministre reçut un ensemble de vêtements d’été à superposer ; le grand conseiller une tenue doublée blanche ; les auditeurs une tenue non doublée blanche et les autres [participants] des coupons de soie.

La célébration s’est donc achevée par une distribution de récompenses aux différents participants, selon leur rang ; les présents furent faits au nom de l’empereur, mais également de la part de la « dame du vestiaire » chef de l’équipe de gauche30 :

Une fois le jour paru, je me suis levé de mon fauteuil et j’ai gagné mes appartements. Mes serviteurs se sont [également] retirés. À l’aurore, du givre s’est déposé. Un de mes serviteurs proches me dit : « Il y a encore du givre et il fait si froid [alors que nous sommes en été] ; les gens vont s’étonner de ces dérèglements du temps ». Le 3 du quatrième mois, à l’heure du Mouton [vers 16 heures], la « grève des immortels » [de l’équipe de droite] du concours de poèmes fut portée à la Loge des Effluves parfumées [Higyôsha] et offerte à l’impératrice. Ensuite, quand les porteurs furent revenus, à l’heure du Coq [vers 18 heures], je leur fis porter la « grève des immortels » de l’équipe de gauche et son support chez la princesse Masako31.

C’est donc au lever du jour que l’empereur a quitté la salle et que la manifestation a officiellement – et réellement – pris fin. Deux jours après le concours, l’empereur fit porter une « grève des immortels » à son épouse l’impératrice, Fujiwara no Anshi (927-964), et une seconde « grève des immortels » à la princesse Masako, sa nièce32.

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Le sac aux savoirs poétiques

10 Après avoir suivi le « Concours de Tentoku » dans son déroulement, examinons un autre document de toute première importance. Il s’agit du Fukurozôshi ou Sac [aux savoirs poétiques], traité de poésie compilé vers 1157 par Fujiwara no Kiyosuke33. Dans ce texte, Kiyosuke énumère, en se fondant sur des précédents, les vingt-cinq étapes du déroulement d’un concours de poèmes au palais : 1. On décide à l’avance quels seront les thèmes des poèmes et l’on désigne le chef de chacune des équipes de gauche et de droite ; 2. Chaque équipe règle en concertation les détails qui la concernent (tenues des membres, « grèves des immortels », forme des baguettes de victoire, etc.) ; 3. Prières et offrandes aux sanctuaires34 ; 4. Rituel de purification pour les hommes et les femmes de chacune des équipes ; 5. Aménagement de l’espace où se déroulera le concours ; 6. Les membres des équipes de gauche et de droite se rendent dans leur salle de réunion respective ; 7. À l’heure dite, l’empereur paraît ; 8. Les participants sont conviés : les hauts dignitaires, répartis en équipe de gauche et de droite, se placent devant l’empereur ; 9. L’équipe de gauche présente à l’empereur un document sur lequel figurent, mis au net, la date du concours, les thèmes imposés et les poèmes produits par son équipe, puis l’équipe de droite fait de même35 ; 10. Installation de la table présentoir pour les poèmes de l’équipe de gauche, ainsi que leurs « baguettes de victoire » ; dans un second temps, l’équipe de droite fait de même ; 11. Une fois l’ordre donné, on apporte les lampes ; 12. On pose les coussins ronds pour les lecteurs et les personnes en charge des baguettes de victoire ; 13. Les musiciens font leur entrée en jouant de la musique36 ; 14. Les lecteurs des poèmes (kôji) et leurs adjoints (dokuji)37 sont appelés, les lecteurs en premier, puis les adjoints ; 15. On demande à l’arbitre de prendre place ; 16. Avant la déclamation des poèmes, on fait entrer une ou deux personnes reconnues dans leur domaine pour qu’elles donnent, si besoin est, leur avis38 ; 17. Déclamation des poèmes ; 18. Évaluation des poèmes ; 19. Une fois la déclamation et l’évaluation des poèmes achevées, les deux lecteurs et les responsables des baguettes de victoire quittent leur place ; 20. Danse de l’équipe victorieuse ; 21. Salutations de l’équipe victorieuse ; 22. Alcool et nourriture offerts aux participants ; 23. Divertissements musicaux ; 24. Gratifications offertes aux ministres et autres fonctionnaires participants ; 25. Visite de l’équipe gagnante au sanctuaire pour remercier les dieux39.

11 Sur les vingt-cinq points énumérés par Kiyosuke, huit n’ont semble-t-il pas été mis en œuvre dans le « Concours de Tentoku » : les points 3, 4 et 25, en rapport avec la religion, ne sont pas mentionnés dans les relations de notre concours, mais peuvent s’être déroulées en dehors du cadre décrit par les documents dont nous disposons. Les points 9, 13 et 16 sont qualifiés par Kiyosuke de facultatifs et n’ont effectivement pas eu lieu lors de ce concours. Hagitani précise que les points 20 et 21 ne sont attestés que dans un seul concours respectivement : ils doivent donc également être considérés comme exceptionnels40. On peut ainsi noter qu’en dehors des points 3, 4 et 25, en rapport avec la religion, le « Concours de Tentoku » comportait déjà toutes les parties jugées essentielles pour ce type de manifestations. 12 Notre étude aura montré que les concours de poèmes organisés au palais impérial n’étaient pas de simples joutes poétiques. Le rituel, dans le sens d’organisation particulière41, dépassait très largement la simple mise en concours de poèmes. L’espace où se déroulait le concours, aménagé pour l’occasion, s’organisait autour de la personne du souverain. Les participants, choisis par l’empereur, prenaient place autour

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de lui dans un ordre strictement hiérarchisé et défini à l’avance. Takigawa Kôji souligne qu’une des fonctions de la poésie japonaise (waka) était de « donner une forme (keisei suru) », d’illustrer l’ordre qui régit les rapports entre le souverain et ses sujets42 ; il précise en outre que jusqu’à l’époque de l’empereur Murakami (celui qui ordonna le « Concours de Tentoku »), le pavillon de Pureté et de Fraîcheur où se déroula la manifestation était considéré comme un espace officiel (hare no ba)43. Les manifestations qui s’y déroulaient étaient donc également considérées comme officielles. 13 Il ressort au terme de notre enquête que les concours de poèmes qui se déroulaient au palais impérial assumaient principalement trois fonctions : 1. confirmer le rôle de l’empereur comme souverain régnant sur ses sujets dans une parfaite harmonie, harmonie qu’illustrent à la fois la disposition de l’espace, la place des participants, la poésie produite et la musique jouée ; 2. confirmer la puissance matérielle du souverain en montrant des décors et des objets somptueux ; 3. confirmer le rôle du souverain comme protecteur des arts. C’est donc afin de pouvoir assumer cette triple fonction que les concours de poèmes furent conçus comme de véritables rituels de cour.

NOTES

1. L’empereur Daigo avait ordonné en 905 la compilation de la première anthologie impériale de poésie japonaise, le Recueil de poèmes anciens et modernes (Kokin wakashû) ; celle de l’empereur Murakami est la seconde (d’où son titre de recueil de poèmes sélectionnés postérieurement [au Kokin wakashû]). Vingt et une anthologies de ce type furent produites, la dernière au XVe siècle. Elles étaient considérées comme le symbole du règne éclairé du souverain et à ce titre extrêmement prestigieuses. 2. Les poèmes du Man.yôshû (dont le titre peut signifier « Recueil des dix mille feuilles » ou des « dix mille règnes ») sont notés à l’aide d’un système d’écriture extrêmement complexe constitué exclusivement de caractères chinois – le Japon ne disposait pas de système d’écriture propre –, pris soit pour leur valeur sémantique, soit pour leur valeur phonétique (les poèmes étant lus en pur japonais). Ce système d’écriture était devenu au Xe siècle difficilement lisible, d’où l’initiative de l’empereur Murakami. Cf. Man.yôshû. Livres I-XX, 5 vol., trad. R. SIEFFERT, Paris, 1997-2003. 3. On composait également au Japon des poèmes en chinois (kanshi). Comme nous allons le voir, les poèmes en chinois firent eux-mêmes l’objet de concours. 4. Il s’agit du Minbu-kyô ke uta awase ou « Concours de poèmes chez le chef du département de la population » qui se déroula chez Ariwara no Yukihira (818-893). 5. Il s’agit du Masaki no musumetachi uta awase ou « Concours de poèmes des filles de Fujiwara no Masaki » qui eut lieu vers 985. 6. Il s’agit du Roppyaku ban uta awase ou « Concours de poèmes en six cents manches » commandé par Fujiwara no Yoshitsune (1169-1206) et achevé vers 1194. 7. Ainsi le Sengohyaku ban uta awase ou « Concours de poèmes en mille cinq cents manches », soit 3 000 poèmes en lice, qui fut commandé par l’empereur Gotoba et achevé vers 1202 sans que les poètes se soient réunis (tout fut réglé par écrit).

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8. Pour un bref rappel de l’histoire des concours de poèmes, voir J. PIGEOT, Michiyuki-bun. Poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien, Paris, 2009, p. 76-83 ; ainsi que ITO S., « The Muse in Competition : Uta-awase Through the Ages », Monumenta Nipponica, 37/2 (1982), p. 201-222. Signalons qu’on doit à cette dernière un recueil de concours de poèmes traduits en anglais : An Anthology of Traditional Japanese Poetry Competitions. Uta-awase (913-1815), Bochum, 1991. 9. La composition sur sujet imposé devint majoritaire à partir du XIIe siècle. 10. Sur ces points, voir par exemple notre ouvrage, Fujiwara no Teika (1162-1241) et la notion d’excellence en poésie. Théorie et pratique de la composition dans le Japon classique, Paris, 2001. 11. Signalons que, dans cet article, la titulature est traduite suivant F. HÉRAIL, La Cour et l’administration du Japon à l’époque de Heian, Genève, 2006. 12. Sur l’usage de l’écriture en chinois et en langue vernaculaire dans le Japon classique, voir F. HÉRAIL, « Lire et écrire dans le Japon ancien », dans V. ALLETON éd., Paroles à dire. Paroles à écrire, Paris, 1997, p. 253-274. 13. Pour toutes ces relations et le procès-verbal du concours, nous nous fondons sur le texte établi par HAGITANI B., recueilli dans Uta awase shû, coll. Nihon Koten Bungaku Taikei, vol. 74, Tôkyô, 1965 (rééd. 1979), p. 78-104. La relation de l’empereur, citée ici et dans la suite de l’article, figure p. 88-94 de cette édition. Signalons que notre concours est également important d’un point de vue strictement poétique, aspect que nous ne pouvons pas aborder ici, faute de place. Voir à ce sujet TERADA S., Figures poétiques japonaises. La genèse de la poésie en chaîne, Paris, 2004, p. 227-229 et 260-261. 14. Les empereurs pouvaient avoir plusieurs épouses de différentes catégories : « impératrice » (chûgû ou kôgô), « épouse impériale » (nyôgo), « dame du vestiaire » (kôi) et « dame de la chambre » (miyasundokoro). Cf. F. HÉRAIL, La Cour et l’administration du Japon…, p. 499-502. 15. Arbustes dont les fleurs blanches, groupées en épis, s’épanouissent en mai-juin : Cf. C. PÉRONNY, Les Plantes du Man.yô-shû, Paris, 1993, p. 191. 16. Il existait également une fonction de ministre de droite. 17. HAGITANI B. éd., Uta awase shû, p. 93-94. 18. TAKIGAWA K., « Gishiki no ba to waka no chii » (dans Waka wo rekishi kara yomu, Tôkyô, 2002, p. 71-87), voit dans le fait que la manifestation se soit déroulée sur la galerie Ouest un signe indiquant que ce concours, organisé à l’instigation des dames du palais, était considéré à l’origine comme une manifestation privée. Il fut néanmoins très tôt considéré comme le modèle des concours officiels. 19. Le pavillon Arrière était considéré comme le prolongement du pavillon de Pureté et de Fraîcheur. 20. Faute de place, il n’est pas possible d’inclure ici de plan : nous renvoyons à l’ouvrage de N. FIÉVÉ éd., Atlas historique de Kyôto, Paris, 2008, p. 67 et 68, où l’on trouvera un plan du palais impérial et des pavillons mentionnés. Voir également M. MAURIN, « Sur les pas du Genji : le palais de Heian », Cipango. Cahiers d’études japonaises, numéro hors-série, Autour du Genji monogatari, 2008, p. 186-213 (https://cipango.revues.org/601). 21. Où l’on mettait la dernière main aux repas de l’empereur. 22. Cf. la relation C dans HAGITANI B. éd., Uta awase shû, p. 102. 23. Cf. les relations B, C et E. 24. Charlotte Von Verschuer nous rappelle (communication personnelle) : la « grève des immortels » (suhama) se présentait sous forme d’une table présentoir garnie d’une « création » (tsukurimono) représentant une plage et une montagne, avec des rochers, des végétaux et des oiseaux, notamment des grues. Le décor évoquait le mont Hôrai, situé dans une île lointaine habitée par les « immortels » selon la tradition taoïste de la Chine antique. Il était constitué de matières précieuses, entre autres de l’or, de l’argent, des bois exotiques dont l’aloès – à ne pas confondre avec la plante grasse du même nom – et des parfums rares comme le musc. Ce type de

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« création » a connu une grande vogue à la cour japonaise à partir du IXe siècle, notamment après l’intronisation de l’empereur Junna (r. 823-833) où il faisait partie du décor protocolaire de bon augure pour les Grandes prémices impériales, le banquet du Nouvel An ou les banquets de mariage, etc. Ces plateaux-présentoirs étaient utilisés pour exposer les cadeaux ou les objets destinés à un invité de marque. En 1008, c’est le repas de l’empereur qui y avait été déposé à l’occasion de la commémoration des cent premiers jours du prince Atsuhira. 25. Ustensiles utilisés pour comptabiliser les victoires de chacune des équipes. Nous savons grâce à la relation B que les baguettes de victoire de l’équipe de droite, faites d’or et d’argent, avaient la forme de rameaux de saule et de corète, celles de l’équipe de gauche, également en or, avaient la forme de fleurs de glycine. 26. Cf. la relation E, dans HAGITANI B. éd., Uta awase shû, p. 101. 27. Ce tissu qui protégeait et cachait l’arrangement de la « grève des immortels » était probablement ôté au moment où débutait le concours. 28. Sur ce style calligraphique qui consistait à déformer les signes d’écriture de manière à évoquer des roseaux, des rochers ou des oiseaux, Cf. C.-A. BRISSET, À la croisée du texte et de l’image. Paysages cryptiques et poèmes cachés (ashide) dans le Japon classique et médiéval, Paris, 2009. 29. On trouvera dans la relation B une description détaillée des objets disposés sur les « grèves des immortels », destinés à mettre en valeur les poèmes. 30. La relation E nous apprend que la dame du vestiaire chef de l’équipe de gauche offrit une tenue complète au lecteur de son équipe. 31. HAGITANI B. éd., Uta awase shû, p. 90. 32. La princesse Masako était la fille de l’empereur Suzaku (923-952), frère de l’empereur Murakami. 33. Édition utilisée : Fukurozôshi, éd. FUJIWARA T., coll. Shin Nihon Koten Bungaku Taikei, Tôkyô, vol. 29, 1995. Signalons que nous traduisons le titre du traité suivant l’explication qui figure dans le colophon d’une copie de ce texte (cf. p. 170). 34. Pour remporter la victoire. 35. Le traité précise que dans certains cas ce document n’était pas présenté à l’empereur (cf. Fukurozôshi, p. 177). 36. Le traité précise que, dans certains cas, il n’y avait pas d’entrée en musique (cf. Fukurozôshi, p. 181). 37. Les adjoints (un par lecteur) sont chargés de transmettre au lecteur les poèmes qu’il doit déclamer. 38. Il semblerait que ce point n’ait été appliqué qu’exceptionnellement (un seul exemple attesté). 39. Fukurôzôshi, p. 173-186. 40. HAGITANI B. éd., Uta awase shû, p. 18. 41. Nous reprenons ici la définition de rituel proposée par M. SOT, L’Audience. Rituels et cadres spatiaux dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge, Paris, 2007, p. 9. 42. Cf. TAKIGAWA K., Tennô to bundan, Heian zenki no kôteki bungaku, Ôsaka, 2007, p. 18. 43. Ibid., p. 428.

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RÉSUMÉS

Les concours de poèmes furent pratiqués au Japon dès le IXe siècle. Afin de déterminer les caractéristiques et la fonction de ces manifestations – notamment les plus officielles, celles qui se déroulaient au palais impérial – nous examinons un exemple particulièrement significatif, le « Concours de poèmes tenu au palais impérial la quatrième année de l’ère Tentoku [960] » (Tentoku yonen dairi uta awase) organisé en 960 par l’empereur Murakami (926-967), et considéré comme un modèle du genre. Nous présentons tout d’abord le compte rendu de la manifestation rédigé par l’empereur Murakami en personne, puis, dans un second temps, les règles pour ce type de manifestation, telles que les a consignées le poète et poéticien Fujiwara no Kiyosuke (1104-1177) dans son important traité intitulé Fukurozôshi, le Sac [aux savoirs poétiques] texte compilé vers 1157. La confrontation de ces textes nous permettra de saisir comment se déroulaient ces rituels de cour et quelle était leur fonction.

Poetry competitions took place in Japan from the ninth century onwards. In order to determine the characteristics and the functions of these competitions—in particular the most formal of them which took place in the Imperial Palace—I examine a particularly significant example, the “Imperial Palace Poetry Competition of the Fourth Year of Tentoku” (Tentoku yonen dairi uta awase) ordered in 960 by Emperor Murakami (926-967), and considered to be a model for poetry competition. First, I present the report of the poetry competition written by Emperor Murakami himself, then, I compare the imperial report to the rules for these competitions as the poet and poetic theorist Fujiwara no Kiyosuke (1104-1177) wrote them in his treaty Fukurozōshi, The Bag [of Poetic Knowledge] ( ca 1157). Addressing these texts allows us to understand how these competitions, considered as court rituals, took place and what their function was.

INDEX

Mots-clés : concours de poèmes (uta awase), Fujiwara no Kiyosuke (1104-1177), Fukurozôshi (Sac [aux savoirs poétiques]), Japon, rituels de cour Keywords : court rituals, Fujiwara no Kiyosuke (1104-1177), Fukurozōshi (The Bag [of Poetic Knowledge]), Japan, poetry competions (uta awase)

AUTEUR

MICHEL VIEILLARD-BARON

Inalco/Centre d’Études Japonaises (CEJ)

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Des images pour émouvoir, des images pour le pouvoir. Les concours de peintures du Genji monogatari Great Images of Emotion and Power from the Tale of Genji

Estelle Leggeri-Bauer

1 Le Roman du Genji (Genji monogatari) propose, au livre « Eawase » (« Les concours de peintures »), l’une des réflexions les plus anciennes et les plus complètes sur l’art de peindre et sur les images en tant que mode d’expression. Ces réflexions se développent principalement lors d’un divertissement qui se tient à deux reprises, au cours duquel des images exécutées sur des feuilles de papier sont examinées collectivement et discutées. Ce divertissement appelé en japonais eawase, terme traduit ici par « concours de peintures », est une invention de l’auteur du roman, mais il peut être considéré comme une variation sur d’autres formes de « concours » ou awase qui consistent à apparier des objets ou des textes préparés à l’avance et à les comparer avant de désigner le vainqueur à chaque manche.

2 Le livre « Eawase » présente un intérêt indéniable pour les historiens d’art du fait que le Japon n’a produit ni traité sur la peinture, ni histoire de la peinture avant le XVIIe siècle. Il permet de se faire une idée de la conception que la noblesse de cour pouvait avoir de la représentation picturale au début du XIe siècle1. Les arguments invoqués doivent toutefois être examinés avec précaution car le genre de divertissement dans lequel ils se développent, un concours, favorise par nature la dichotomie. Il convient aussi d’inscrire cet épisode dans le récit dans son ensemble et de tenir compte des conventions du genre romanesque qui poussent à l’idéalisation de la vie à la cour. 3 Cet article a pour premier objectif de présenter l’enjeu des deux concours qui, comme nous allons le voir, a affaire avec l’exercice du pouvoir : ils sont en effet organisés dans un contexte de compétition entre deux hommes ambitieux qui cherchent à obtenir les plus hauts postes à la cour en s’appuyant sur une politique de mariage de leur fille avec

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l’empereur. « Eawase » peut ainsi être compris comme une étape dans la carrière du personnage principal du roman, le Genji2, dont la victoire, au terme du livre, lui ouvre la voie à la domination de la cour. Dans un second temps, qui occupera l’essentiel de cet article, seront examinés les jugements de valeur appliqués aux images pour les défendre ou les dénigrer. Sera également brièvement décrite l’organisation des concours et l’on verra qu’ils se distinguent sur plusieurs plans (espace féminin et privé vs espace mixte et plus ouvert, etc.), et qu’il en est de même des images (le premier concours oppose des peintures de récits de fiction romanesque tandis que le second oppose des peintures figurant la réalité). Enfin, dans un troisième temps, nous nous interrogerons sur les raisons pour lesquelles Murasaki Shikibu a inventé ce divertissement, ce qui nous permettra d’aborder la question de ses sources d’inspiration et de la façon dont les événements historiques – ici un concours de poèmes ayant réellement eu lieu au Xe siècle – se mêlent intimement à la fiction.

4 Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important de préciser ce que nous entendons par « images peintes » ou « peinture ». Le mot peinture ou image traduit le terme japonais e qui désigne des figures réelles ou imaginaires tracées sur une surface plane, généralement des feuilles de papier ou des lés de soie. La question de la présence ou non de la couleur est importante, mais elle vient en second, après les lignes qui déterminent les formes. Le Japon se situe dans l’aire d’influence de la Chine, civilisation où l’écriture occupe une place centrale. Le pinceau, instrument d’écriture par excellence, permet de tracer des lignes avec de l’encre. Une bonne part des effets recherchés repose précisément sur les effets graphiques obtenus par le maniement du pinceau (par exemple, les variations de pression exercées sur la feuille de papier qui modifient l’épaisseur du trait) et par le degré de dilution de l’encre. Les couleurs, appliquées en général en aplat, augmentent la beauté des images et lui donnent un caractère achevé. Les peintures les plus prestigieuses, dans le domaine religieux comme profane, sont d’ailleurs rehaussées de couleurs. Toutefois, s’il fallait les hiérarchiser, on pourrait dire que les couleurs se situent du côté de la technique artisanale et que leur statut est inférieur à celui des lignes qui, elles, se situent du côté de l’invention et de l’individualité de celui qui les trace. Le mot e ne permet toutefois pas d’opérer la distinction entre peinture et dessin : il peut désigner aussi bien une représentation avec des couleurs qu’une représentation uniquement graphique. Ce terme place donc au premier plan le contenu de l’image, c’est-à-dire les figures qui la composent et donnent à voir certains aspects de la réalité ou de la fiction (des situations avec des personnes, des paysages) ou de l’imagination (les paysages fantastiques des mondes inconnus). On notera aussi que la liberté du peintre est en général limitée par les conventions de représentation, qu’elles soient religieuses (les descriptions données par les textes sacrés, les images servant de modèle transmises du Continent) ou littéraires et poétiques (les paysages chantés par la poésie). Mais la peinture e ne doit pas être seulement envisagée du point de vue de la représentation. En particulier, dans le livre que nous analysons, la peinture peut renvoyer à une pratique qui engage le corps : c’est le cas lorsqu’une princesse est décrite en train de dessiner, un pinceau à la main, dans une pose considérée comme sensuelle par son observateur. La peinture peut être aussi un appât, lorsqu’elle permet d’attirer un homme dans la chambre d’une femme. Enfin, la peinture est un objet dont la forme dépend de la fonction dont elle est investie. Dans « Eawase », les feuilles de papier sont avant tout destinées à être regardées, elles n’ont pas la fonction architectonique des paravents ou des cloisons coulissantes. Soit elles sont collées bout à bout pour former des rouleaux horizontaux manipulés par un

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lecteur qui les ouvre et les ferme ; soit elles sont assemblées en livre prenant des formes variées. La nature d’objet des peintures est essentielle au Japon : le montage, en particulier, est très soigné, ce qui témoigne du prestige et de l’intérêt accordé à ce qu’il entoure et protège. Dans « Eawase », la description de ces écrins qui magnifient les peintures occupe une place importante. 5 On comprend ainsi que la notion de e est difficilement traduisible, à la fois parce qu’elle peut correspondre à une « peinture » ou à un « dessin » de la tradition occidentale, mais aussi parce que, dans ce livre en particulier, les e sont abordées de différentes manières : elles sont choisies ou nouvellement fabriquées selon des critères précis ; elles sont mises en scène, disputées et intégrées à une réflexion sur la création. À chaque fois, la traduction pourrait varier. Il arrive aussi que soient employés des termes faisant référence à la forme de leur support (« feuille de papier ») ou à l’acte de peindre (« tracer », « pinceau »). Dans la suite de cet article, nous utiliserons indifféremment les termes de peinture ou d’image, aussi imparfaits soient-ils, et donnerons les précisions sur la présentation matérielle le cas échéant.

Un contexte de rivalité de pouvoir

6 Le livre « Eawase » prend place au premier tiers du Roman du Genji, à un tournant de la vie du personnage principal. Celui-ci a passé la trentaine. Un exil de plus de deux ans loin de la capitale l’a mûri et transformé : de séducteur insatiable, il est devenu homme ambitieux. À son retour, il a recouvré titre et rang qu’il avait perdus avant son départ et obtenu une position importante à la cour, mais il souhaite étendre son influence3. Pour cela, il appuie la promotion au titre d’épouse impériale d’une princesse orpheline dont il est devenu le père adoptif. Cette jeune fille est une aubaine pour lui : si elle gagne l’affection de l’empereur et lui donne un fils, le Genji pourra acquérir le statut de grand-père du prince héritier et donc du futur empereur. Or, dans le système politique autour de l’an mil, à l’époque de la rédaction du roman, ce statut confère à son détenteur la possibilité de devenir régent (sesshô), puis grand chancelier (kanpaku), les deux fonctions les plus importantes à la cour en matière de gouvernement puisqu’elles permettent de contrôler toutes les décisions émanant de l’empereur ainsi que les nominations et les promotions (et, ce faisant, de se constituer une clientèle)4. Pour atteindre ce but, le Genji peut compter sur l’impératrice douairière Fujitsubo, l’épouse de son père, avec qui il a eu une liaison secrète d’où est né un fils, l’empereur régnant dans ce livre. C’est elle qui, avec le Genji, a manœuvré pour faire admettre la jeune princesse dans le gynécée impérial. Mais les anciens amants ont face à eux un rival de taille en la personne du Moyen conseiller5, qui appartient au clan exerçant habituellement les fonctions convoitées de régent et de grand chancelier, et dont la fille a déjà le statut d’épouse impériale. Dans un contexte de polygamie, le Genji et le Moyen conseiller se trouvent ainsi en compétition pour une suprématie suspendue au pouvoir de séduction de leur progéniture. C’est alors qu’intervient la peinture, tout d’abord comme appât lorsqu’il s’avère que le jeune empereur affectionne cet art, puis sous la forme de deux concours qui opposent les deux jeunes femmes et, en arrière- plan, leurs pères ; enfin, lors d’une discussion consacrée aux arts, qui clôt le livre. Autour de ces moments forts sont disposés préparatifs et réflexions liées à la peinture car, comme le note avec humour la narratrice : « À cette époque, l’activité principale à

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la cour consistait à rassembler et préparer des feuilles de papier plaisamment illustrées6 ».

7 Comme souvent dans le Genji monogatari, Murasaki Shikibu traite ainsi le thème du cursus honorum de ses personnages – l’un des fils directeurs du roman – non pas selon un point de vue masculin centré sur les activités directement liées à la conduite des affaires – les réunions du conseil des hauts dignitaires, les références à des précédents juridiques, les procédures à adopter lors des cérémonies à la cour –, ce qui reviendrait à se placer du côté d’une écriture de l’enregistrement généralement consignée en sino- japonais, mais en romancières excellant dans le maniement des codes de la narration : elle donne pour cadre à cet épisode de lutte pour le pouvoir la résidence impériale, et pour forme, deux concours de peintures, qui sont des divertissements à haute valeur culturelle7, à la fois sur les plans matériels, sensibles et réflexifs. 8 Le lecteur peut ainsi aborder de deux manières différentes ce livre. Il pourra le considérer comme un exemple parmi d’autres de description des activités raffinées (miyabi) qui occupent la noblesse et dont le Genji monogatari offre une vision exhaustive. « Eawase » appartient en effet à une suite de livres qui présentent successivement le passage des saisons, la façon de s’habiller, la poésie, les récits de fiction en prose, la calligraphie, l’art de l’encens et la musique, autant d’activités ou de manières de voir le monde pour lesquelles le roman servira de modèle aux lecteurs des siècles suivants8. Toutefois, si les images peintes ont un lien avec ces activités d’agrément qui mettent en jeu la sensibilité artistique, littéraire, poétique ou esthétique, leur portée va bien au- delà puisque c’est en partie grâce à elles que le Genji devient, aux livres suivants, le plus haut personnage de la cour. La critique moderne au Japon, depuis l’article inaugural de Shimizu Yoshiko en 19619, préfère ainsi mettre l’accent sur cet aspect plus politique du livre, par l’étude de ses sources historiques et du rôle que jouent les peintures dans la carrière du personnage principal. Ce faisant, elle promeut « Eawase » en un épisode indispensable à l’économie générale du roman10.

Les termes du débat

9 Le mot awase, que nous traduisons ici par « concours », signifie littéralement « associer » ou « rassembler ». Il a commencé à être utilisé dans le milieu aristocratique au Xe siècle pour désigner des compétitions divertissantes au cours desquelles deux groupes de personnes – l’un dit de droite, l’autre dit de gauche – présentaient en manches successives de beaux objets (mono) qui avaient été confectionnés ou rassemblés à cette fin. Il pouvait s’agir d’éléments provenant de la nature comme des coquillages ou des plantes, ou d’objets utilisés au quotidien comme des éventails. À côté de ces concours d’objets (mono awase), il existe aussi des concours de poèmes, répondant au même principe de la compétition entre deux équipes, mais celles-ci apparient soit des poèmes en japonais (uta awase), soit des poèmes en chinois (shi awase). Les deux concours de peintures du Roman du Genji qui sont, rappelons-le, une invention de Murasaki Shikibu, peuvent être considérés comme une variante au principe des concours de poèmes et d’objets : dans chacun d’entre eux, deux équipes présentent en manches successives des peintures qui sont comparées ; les participants débattent entre eux et un arbitre désigne l’équipe gagnante à chaque manche, la victoire finale revenant à celle qui a gagné le plus de manches11. Les deux concours

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successifs dans le roman diffèrent toutefois entre eux par la nature des œuvres présentées, par le sexe des participants et par leur ordonnancement matériel.

10 Le premier concours, improvisé à l’initiative de Fujitsubo, réunit secrètement quelques dames de compagnie divisées en deux groupes représentant chacun une épouse impériale. L’espace est dépourvu de tout décorum, les hommes en sont absents et les œuvres sont à l’avenant : il s’agit d’illustrations de récits de fiction à contenu romanesque (monogatari-e), accompagnées de textes écrits en langue vernaculaire, genre associé à un lectorat féminin. De nos jours, ce passage du livre est régulièrement cité pour ses mentions de récits littéraires, dont certains ont été par la suite érigés en textes classiques. On peut y voir aussi l’une des mentions les plus anciennes de rouleaux à peintures narratives (emaki). L’épisode est également célèbre pour la vivacité des échanges entre les participantes. 11 Les jugements prononcés en appellent avant tout au contenu des histoires racontées. Par exemple, dans la manche qui oppose le Conte du Coupeur de bambous12 et le Roman de l’arbre creux, l’une des deux équipes critique l’héroïne du conte, la princesse Kaguya, pour son lieu de naissance peu enviable – le creux d’un bambou – et vante Toshikage, personnage du roman, pour sa double réussite, à la cour de Chine puis à la cour japonaise. L’évaluation des personnages ne précise pas l’instance – le texte ou l’image – les prenant en charge, comme si les œuvres présentées valaient plus pour leur thème que pour leur apparence. Nulle précision n’est donnée sur les critères précis qui ont éveillé ces considérations : on ignore si celles-ci sont fondées sur la connaissance préalable des deux récits ou sur l’appréciation des peintures et la lecture des textes les accompagnant. 12 Lorsque les peintures sont jugées, les participantes ou la narratrice usent de notions génériques (notamment celles d’ancien et de moderne), donnent les noms des calligraphes et des peintres (qui sont des personnages historiques), ce qui accentuent l’effet de réel du roman ; le montage (papier, axes des rouleaux, etc.) fait aussi l’objet d’une brève description. Une allusion aux illustrations manifeste toutefois un intérêt pour la mise en forme de l’histoire et donc pour la dimension iconographique. À propos du Roman de l’arbre creux, il est ainsi dit : « Ce que montrent les images, qui mettent en parallèle la Chine et le Japon, est d’un intérêt sans pareil13 ». Si l’on se réfère aux codes de représentation qui ont perduré jusqu’à l’époque d’Edo (1600-1868), les peintures jouent certainement sur le contraste entre, d’une part, des bâtiments au sol dallé et multicolore, couverts de tuiles vernissées et polychromes, qui figurent l’Étranger et, d’autre part, des bâtiments construits dans des matières sobres et naturelles, à la couverture en petits bardeaux, qui renvoient au Japon (fig. 1)14.

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Fig. 1. La légende d’Urashima Tarô : arrivée d’Urashima Tarô au Palais du Roi Dragon

Le sol dallé et les couleurs intenses indiquent l’étrangeté du lieu. © Paris, BnF, Japonais 4169, 2e moitié du XVIIe siècle, fol. 7, détail.

13 Ce premier concours se termine sans aucun vainqueur désigné, si bien qu’un second est organisé. Celui-ci se distingue du premier par son envergure et son apparat : il se tient en présence de l’empereur, dans le pavillon où celui-ci mène sa vie quotidienne (le Seiryôden) ; il a pour arbitre un prince du sang et, dans la deuxième partie, l’impératrice Fujitsubo, venue en renfort ; son audience mêle hauts dignitaires et dames d’honneur du souverain. Une bonne part de l’épisode est consacrée à la description de son déroulement et de son organisation matérielle (la disposition des joueurs, les accessoires, etc.). Les peintures diffèrent également des œuvres de fiction du précédent concours. Elles figurent avant tout des événements historiques des règnes précédents, des cérémonies à la cour, le passage des saisons ou des paysages ; et c’est le journal de voyage tenu par le Genji pendant son exil, formé d’une succession de peintures, qui permet à l’équipe du prince de l’emporter (fig. 2).

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Fig. 2. Le Roman du Genji (Genji monogatari) : le concours de peintures en présence de l’empereur

L’empereur, en haut à gauche, est partiellement caché par un store. Devant lui ont été posés deux coffrets contenant les peintures. Deux hauts dignitaires attendent respectueusement. Une dame de compagnie examine un rouleau de paysage, probablement le Journal du voyage en images du Genji. Le sol est recouvert de tatamis dont la paille est rendue en vert. © Paris, BnF, Smith-Lesouëf Japonais 52 (9), 2e moitié du XVIIe ou début du XVIIIe siècle, détail du fol. 1a.

14 Pour diverses qu’elles soient, les peintures présentées lors du second concours semblent ainsi partager une dimension documentaire et factuelle, dans la mesure où elles enregistrent des lieux ou des événements réels, par exemple des événements datés15 : on peut les baptiser gyôji-e (peintures de cérémonie) ou kiroku-e (peintures enregistrant [des événements]), si l’on reprend des catégories employées de nos jours ; dans le domaine de l’écrit, on les rapprochera des notes journalières (nikki) écrites en chinois et tenues par les hauts dignitaires et les fonctionnaires. Ces peintures ont ainsi un statut élevé qui explique leur place dans les appartements impériaux et les distinguent des illustrations de fiction romanesque, genre mineur, qui n’auraient en aucun cas pu être présentées à l’empereur dans le cadre d’une cérémonie officielle.

15 Le roman ne consacre que quelques lignes à la première partie des débats. Un examen attentif montre toutefois que les arguments sont choisis avec soin, qu’ils se situent dans le prolongement d’autres arguments déjà cités lors de la préparation des concours et repris en d’autres endroits du livre. Voici les idées principales qui se dégagent des discussions : les peintres sont distingués en maîtres anciens et modernes ; le sujet des peintures doit faire l’objet d’un choix réfléchi afin de piquer la curiosité des spectateurs ; la qualité de la facture est prise en compte, les meilleures œuvres se reconnaissant aux lignes de contour tracées sans hésitation ; y sont critiquées les images trop artificielles où le peintre, devant la difficulté à rendre dans toute sa plénitude un paysage « de montagnes et d’eaux », contourne l’obstacle des limites du format (la simple feuille de papier) par des effets de style et par la mise en avant de ses

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conceptions personnelles. Comparé au premier concours, le débat s’intéresse ainsi davantage aux images en tant qu’art de la représentation, qu’il aborde selon des points de vue variés : évolution stylistique ou formelle, processus de réalisation, lien entre le sujet et le format de l’image, choix esthétique d’affirmation de la personnalité du peintre. Rappelons ici que le Japon du XIe siècle appartient à la sphère culturelle chinoise, qui place les qualités graphiques de la peinture – le travail de la ligne avec un pinceau encré – au centre de l’appréciation esthétique.

Le Journal de voyage en images

16 L’œuvre qui départage les deux équipes est un Journal de voyage en images tenu par le Genji lors de ses deux années vécues loin de la cour, à Suma puis à Akashi, deux contrées éloignées de la capitale. Cet objet atypique, qui pourrait être une invention de Murasaki Shikibu16, apparaît à plusieurs reprises dans le roman : il est ainsi cité deux fois lors de sa réalisation, aux livres « Suma » et « Akashi », qui racontent précisément la période d’exil du prince, deux ans avant la tenue des concours. À chaque occurrence, qu’il s’agisse des épisodes de l’exil ou de « Eawase », la narratrice insiste sur la puissance agissante des images due à leur force d’évocation et à leur valeur mnémonique.

17 Dans « Eawase », ce Journal de voyage en images apparaît tout d’abord lorsque le Genji sélectionne des peintures dans sa collection personnelle, avec l’aide de Murasaki, son épouse principale, qui était restée à la capitale lors de son exil17 :

Il sortit aussi le coffret contenant le journal de son voyage et en profita pour le montrer à Murasaki. L’émotion [qui s’en dégageait] aurait tiré des larmes à quiconque un tant soit peu sensible : nul besoin de l’avoir déjà vu ou de connaître ce qu’avait alors éprouvé son auteur. A fortiori, pour eux deux, il raviva les souvenirs de cette époque qui les avait marqués à jamais, de ce cauchemar dont ils n’arrivaient toujours pas à s’arracher. Le Genji ne le lui avait jamais montré, ce dont elle lui fit le reproche : Esseulée, Je souffrais Et vous, vous peigniez ces pl(i)ages Habités par des pêcheurs Pourquoi ne les ai-je point contemplés ? Ainsi aurais-je pu dissiper mes incertitudes. Et lui, partageant son émotion, lui répondit : L’amer, j’ai contemplé, Plus qu’alors En ce moment présent Vers ces plages du temps passé Refluent mes larmes. Il lui fallait montrer ce journal à l’impératrice Fujitsubo. Il choisit un par un les albums qui lui semblaient les moins imparfaits et qui, bien naturellement, restituaient avec netteté l’aspect de ces rivages, ce qui ramenait sans cesse ses pensées vers la famille d’Akashi18.

Les deux époux se rappellent leur longue période de séparation et la douleur qu’ils ont alors ressentie. L’émotion (aware) qui se dégage des images fait ressurgir les émotions anciennes. Il ne s’agit pas là d’une réaction accessoire, mais bien de la réaction attendue. Les images ont en effet été conçues dans ce dessein, comme le montre le

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passage où le Genji, lors de son séjour à Akashi, se met à dessiner : partagé entre son sentiment de solitude dû à l’absence de Murasaki et la culpabilité qu’il éprouve du fait de sa nouvelle liaison avec la Dame d’Akashi, il « dessine toutes sortes d’images, y note ses pensées » et ménage des blancs pour accueillir les réponses (les poèmes) de Murasaki à son retour d’exil19. Le journal a donc été composé en pensant à ceux restés à la capitale20, et les poèmes échangés dans le passage cité plus haut concrétisent le dialogue imaginaire initié lors de l’exil. Cette valeur évocatrice et mnémonique des images appartient à l’intimité du Genji et de son cercle le plus proche (outre Murasaki, l’autre spectatrice à qui le Genji souhaite montrer son journal est Fujitsubo), mais elle produit aussi sur lui un effet de retour à partir du présent : à la vue des rivages dessinés, le Genji se rappelle la femme et la petite fille qu’il a laissées là-bas (« la famille d’Akashi »). Ce faisant, il superpose l’ici (les images) et le là-bas (les rivages réels), ce que les poèmes transcrivent à leur tour. Évocations des paysages maritimes de Suma et d’Akashi, deux sites au bord de la Mer intérieure, les poèmes ont en commun le mot kata qui signifie « estran » et qui, dans le premier, prend également le sens de « motif, forme », comme si le lieu réel et sa représentation se fondaient pour ne faire qu’un. Dans son poème, Murasaki reproche à son époux de ne pas l’avoir laissé l’accompagner (contempler les plages), ni de lui avoir montré plus tôt son journal (contempler les pliages)21. 18 Dans le roman, le journal de voyage apparaît de nouveau lors du second concours sous le titre de « rouleau de Suma22 ». Il y est confronté à d’autres œuvres représentant également le réel, mais il agit d’une manière similaire à la fois précédente :

Il restait encore à l’équipe de gauche une manche à jouer : elle produisit le rouleau de Suma, le sang du Moyen conseiller ne fit qu’un tour. L’équipe adverse avait pourtant pris soin de préparer une œuvre remarquable pour la finale, mais rien n’eut été capable de rivaliser avec ces images extraordinaires, exécutées d’une main de maître, calmement et dans un état d’esprit de la plus pure sérénité. Personne, à commencer par l’arbitre, ne put réprimer ses larmes. À l’époque [de l’exil du Genji], tous avaient souffert et s’étaient affligés pour lui, mais là, ils avaient l’impression de voir de leurs propres yeux ce lieu qu’il avait habité et tout ce qu’il avait alors éprouvé ; ce lieu qui leur était inconnu, il en avait dessiné les moindres criques et les moindres grèves. Avec ses écritures d’herbe mêlées par endroits de kana et alliant des poèmes poignants, [le rouleau] différait des journaux orthodoxes et minutieusement détaillés, ce qui leur donna envie de contempler le reste. Par l’émotion qu’il dégageait et la façon dont il piquait leur curiosité, il avait effacé de leur esprit les autres peintures, absorbant toute leur attention. Tous sans exception s’accordèrent sur cette œuvre et ce fut donc la gauche qui l’emporta23.

De même que dans l’extrait précédent, la puissance d’évocation du journal provoque l’émotion chez ses spectateurs : il leur donne l’impression d’avoir comme sous les yeux (tada ima no yô ni mie) ces lieux inconnus que le Genji a habités. La narratrice attribue cette puissance d’évocation à l’exhaustivité de la représentation, son auteur ayant eu une connaissance directe du lieu figuré. Dans un contexte où la noblesse se déplace peu, où les évocations littéraires et picturales des paysages s’appuient avant tout sur des conventions ou sur une appréhension fragmentaire de la nature (les jardins dans les résidences), l’expérience du Genji est très particulière24. Voici comment il l’a décrite plus tôt dans le roman, au livre « Suma », alors qu’il dessinait son environnement25 :

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Ces montagnes et ces mers dont il s’était figuré l’apparence grâce aux discours de ses gens quand qu’il s’en trouvait éloigné, il en traçait comme personne le relief qui, en vérité, maintenant qu’il l’observait de près, était très au-delà de ce qu’il avait imaginé jusqu’alors.

La narratrice propose ici deux manières de concevoir la représentation : d’un côté, l’éloignement qui impose de dessiner en se fondant sur le ouï-dire et le recours à l’imagination ; de l’autre, la confrontation avec la réalité dont la beauté et la grandeur dépassent l’imagination. Cette opposition rappelle celle qui nourrissait la discussion au livre « Hahakigi » (« L’arbre-mirage ») : il y était souligné deux difficultés, celle du peintre à restituer les lieux familiers et celle du spectateur à juger de l’excellence du même peintre lorsque celui-ci imagine des espaces inconnus – l’au-delà, le fond des mers où règne le roi des dragons26. 19 Les autres considérations invoquées pour expliquer la qualité du journal et les raisons de sa victoire concernent directement la personne de son auteur. Il ressort ainsi de la discussion sur les arts à la fin de « Eawase » que les nobles sont dotés de talents innés, dont l’art de peindre fait partie, et que l’observation sur le vif a simplement permis au Genji d’aller plus loin. À cela s’ajoutent les dispositions personnelles dans lesquelles ce dernier se trouvait au moment d’enregistrer le réel : il a dessiné « calmement et dans un état d’esprit de la plus pure sérénité ». Cette qualification est en fait préparée tout au long du livre par le regard, porté cette fois-ci par la narratrice, sur le Genji et sur son rival le Moyen conseiller. Au cours des préparatifs des concours, le premier examine posément les peintures dont il dispose et fait confiance aux œuvres anciennes, comme s’il optait pour un effacement de soi ; le second, au contraire, s’agite en tous sens, se précipite pour commander de nouvelles images, fait des manières en ouvrant secrètement un nouvel atelier au fond de sa résidence, tous types de comportements que le Genji observe avec amusement, les qualifiant même de puérils. Les qualités attribuées au journal s’inscrivent ainsi dans un discours plus général qui irrigue tout le roman et qui oppose les deux hommes27.

20 Implicitement, le lecteur est aussi invité à comparer le journal aux autres œuvres présentées dans la première partie du deuxième concours. Il y était dit, rappelons-le, la difficulté de représenter dans toute sa plénitude le spectacle des monts et des eaux sur le support limité d’une feuille de papier. À la différence des peintres ordinaires qui compensent la difficulté par une expressivité artificielle de la ligne, le Genji, on le devine, sait rester maître de lui et réussit à trouver un équilibre subtil. Il réussit à restituer la grandeur d’un paysage sans pécher par la virtuosité, à être à la fois présent et absent dans les peintures qu’il réalise, autant d’exigences difficiles à concilier. On retrouve ce parti pris esthétique dans la façon dont le texte qui accompagne le journal est consigné. Notons que le contenu de ce texte n’est pas donné au lecteur du roman, ce qui lui laisse le loisir d’en imaginer le contenu à partir de la brève description qui précise seulement qu’il est composé en japonais et qu’il comprend des colonnes en proses et des poèmes en japonais (waka)28. Surtout, l’auteure l’oppose aux « journaux orthodoxes et minutieusement détaillés » (maho no kuwashiki nikki), expression désignant les notes journalières tenues par les dignitaires et fonctionnaires de la cour en chinois mâtiné de japonais, et qui se rapprochent de ce que les historiens appellent « écrits pragmatiques » dans l’Occident médiéval, par leur contenu factuel et leur fonction référentielle29. Cette opposition fait écho à une autre, au livre Hotaru (« Les

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Lucioles ») où l’auteur « oppose à la vérité historique, factuelle – celle de l’Histoire –, la vérité psychologique et humaine à laquelle s’attache le romancier […]30 ». 21 Le Journal de voyage en images du Genji réunit ainsi plusieurs qualités qui expliquent son caractère idéal et le fait qu’il l’emporte dans la compétition : réalisé par un amateur, il est sincère et direct, dépourvu de toute tendance à l’artifice et aux effets que rechercherait un peintre de profession ; le talent du prince est aussi due à sa naissance, mais la vérité de la représentation et son caractère exhaustif, qui émeuvent les spectateurs, s’expliquent aussi par la connaissance immédiate et réelles des lieux de l’exil ; enfin, la charge émotionnelle, liée bien sûr à une expérience éprouvante, tient aussi à une sensibilité particulière qui poétise le monde et que l’on retrouve dans les waka accompagnant les peintures.

Poser un précédent

22 Nous avons déjà dit que l’idée d’un concours centré sur des peintures revenait à Murasaki Shikibu. En effet, aucune source antérieure au Genji monogatari ne mentionne un divertissement de ce type ; n’apparaissent que des concours de plantes, d’objets ou de poèmes31. Aussi peut-on s’interroger sur les raisons de cette invention et sur ce qu’elle apporte au récit.

23 Pour commencer, il convient de souligner que les concours dont Murasaki Shikibu s’est inspirée pouvaient s’accompagner de véritables mises en scène nécessitant parfois plusieurs semaines ou mois de préparation. Il s’agissait par exemple de fabriquer des décors temporaires, des costumes d’apparat et des accessoires dans des matériaux précieux ; il s’agissait aussi de régler pour le jour même les déplacements des pages et des participants, la musique, les danses, le banquet, etc. On notera, parmi les points communs entre les deux concours de peintures du Roman du Genji et ceux qui se sont réellement tenus au Xe siècle, l’absence de peintre parmi les participants ; de même, les poètes auteurs des poèmes n’étaient généralement pas conviés. Le deuxième concours du roman se distingue à cet égard par la présence du Genji, donc de l’auteur d’une des œuvres présentées. 24 Les commentateurs du Genji monogatari ont montré que Murasaki Shikibu avait pris comme modèle d’ordonnancement à ses deux divertissements le « Concours de waka tenu au Palais en l’an IV de l’ère Tentoku (960) » (Tentoku yonen dairi uta-awase)32, qui a frappé durablement les esprits par sa nouveauté et son faste : il s’agit en effet du premier concours de poèmes en japonais waka au palais impérial et du plus grand concours jamais organisé à la cour pendant la période ancienne33. De plus, il fait partie des événements emblématiques du règne de l’empereur Murakami (r. 946-967) qui en était l’ordonnateur, point sur lequel nous reviendrons plus loin. Dans le roman, la référence à l’ère Tentoku s’observe en particulier dans la description du deuxième concours : celui-ci a lieu dans la même salle du palais que le « Concours de waka », il en reprend la position spatiale des participants, le choix des couleurs pour chaque équipe, le détail de certains accessoires. Le premier spécialiste du Roman du Genji à avoir fait le rapprochement est Yotsutsuji Yoshinari au XIVe siècle. Les arguments que cet éminent lettré avance dans son Kakaishô, un important commentaire du Genji monogatari, permettent de mieux situer le livre dans l’ensemble du roman et expliquent l’apport de cette référence au récit d’un point de vue discursif34.

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25 Le recours à des événements historiques pour développer une narration relève d’un procédé d’écriture romanesque bien connu, appelé junkyo en japonais, dont Murasaki Shikibu use en particulier dans le premier tiers de son roman35. Lorsque la matière provient de l’histoire du Japon (elle peut également provenir de Chine), elle se limite généralement aux règnes de trois empereurs (Daigo, Suzaku et Murakami). Plutôt que de les juxtaposer, Murasaki Shikibu fond ses références pour former quelque chose de nouveau, modelant certains épisodes de la vie d’un personnage sur celle de telle figure historique tout en empruntant des traits de caractère à telle autre, sans se limiter à une période particulière. Le Genji monogatari n’est donc pas réductible à une seule période de l’histoire du Japon – le texte contenant des références chronologiquement incompatibles – et il ne s’agit pas d’un roman à clés au sens où l’on ne peut associer chaque personnage à une figure unique et particulière, contemporaine ou historique. Yoshinari, qui s’est particulièrement intéressé à cette modalité d’écriture, a relevé méthodiquement les références historiques, quelles que soient les périodes, allant jusqu’à affirmer : « Il n’est pas de fait [dans ce roman] qui n’ait de source récente ou ancienne36 » ; ou encore : « Il est un principe dans ce roman : ne pas citer de fait qui n’ait de source récente ou ancienne37 ». 26 La référence au concours de 960 atteste l’érudition de Murasaki Shikibu, mais elle doit aussi être replacée dans le contexte général du roman. En effet, comme le suggère Yoshinari38, c’est moins le contenu de la référence – le fait, par exemple, que les couleurs ou les accessoires soient calqués sur le concours de l’ère Tentoku – que la raison pour laquelle Murasaki Shikibu a choisi cette référence en particulier qui importe. Pour bien comprendre cela, il convient de lire la conclusion du livre et de revenir ensuite sur la façon dont le concours de l’ère Tentoku a été compris au fil des décennies suivant sa tenue. 27 Dans le roman, la narratrice attribue au Genji l’invention des concours de peintures39 :

Quant au Ministre [le Genji], son ambition était, même pour les fêtes et cérémonies, de créer des précédents dont la postérité dirait qu’ils dataient de ce règne, et jusqu’à ces jeux frivoles, de caractère privé, il cherchait à leur donner un style insolite, ce qui fit de ce temps une ère de splendeur.

La description n’est pas un simple éloge rhétorique destiné à mettre en valeur le personnage principal. Elle donne à la victoire du Genji une dimension plus générale, montrant qu’elle ne repose pas uniquement sur son Journal de voyage en images. Le Genji est un grand serviteur de l’État, il donne un lustre éclatant au règne qu’il sert par la création de précédents (tameshi), qui vont jusqu’à concerner des « jeux frivoles de caractère privé », ce qui désigne les concours de peintures. Or, dans le Japon antique, la création de précédents est considérée comme l’expression de l’excellence d’un règne, ce que le texte traduit ici en faisant appel à la notion d’« ère de splendeur » (imijiki sakari no mi-yo). Celle-ci, par association d’idées, évoque dans l’esprit du lecteur un âge d’or (seidai), notion qui, à son tour, fait penser à certains règnes de la Chine antique. Comme le note Yoshinari, Murasaki Shikibu se réfère à une citation provenant des Mémoires historiques de Sima Qian (145 ou 135 av. J.-C. ?-86 ou 87 av. J.-C. ?) : « Les vertus éclatantes commencèrent toutes au temps de l’empereur Choen », que Yoshinari glose de la façon suivante : « les précédents sont créés lors des règnes des sages40. » Si l’on suit le raisonnement de Yoshinari, la narratrice rattache ainsi le Genji à une généalogie prestigieuse de souverains qui se sont distingués par leur puissance créatrice : il s’agit d’abord de plusieurs souverains chinois légendaires et, ensuite, de leurs successeurs

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indirects au Japon, les empereurs Daigo et Murakami (Xe siècle). Or, c’est précisément à l’époque de Murasaki Shikibu que les règnes de Daigo et de Murakami commencent à être considérés comme un âge d’or41 ; et le concours de poème de 960 en est précisément l’une des manifestations les plus significatives. Organisé par Murakami, comme nous l’avons déjà dit, nouveau par son contenu – il s’agit du premier concours de poèmes waka au palais –, fastueux par son ordonnancement, ce concours de poèmes est rapidement devenu un événement emblématique du règne de cet empereur. 28 Par cet ensemble de rapprochements, où le concours de poèmes de l’ère Tentoku occupe une position de pivot, Murasaki exalte les concours de peintures, érigeant ces deux divertissements en des événements extraordinaires (au sens littéral du terme) et, partant, célèbre la période à laquelle a vécu le Genji, dont le caractère splendide est précisément dû à l’inventivité de son personnage et à sa capacité à créer des précédents.

29 Le livre « Eawase » est un document de premier ordre pour se faire une idée de la façon dont étaient considérées les images dans le Japon de l’époque de Heian. Pour reprendre les termes d’Akiyama Terukazu, la peinture – au moins celle qui l’emporte – est avant tout un art de la sensibilité propre à émouvoir le spectateur et moins un art de la représentation. Elle est le fruit d’une expérience vécue et c’est à l’aune de l’émotion produite que se mesure son excellence : le peintre idéal est celui qui réussit à transmettre son expérience avec sensibilité afin de toucher à son tour le spectateur42. C’est là certainement l’un des points les plus remarquables exprimés dans ce livre et il aurait été possible de citer d’autres exemples. Cette conception des images doit aussi être mise en parallèle avec un trait formel de l’écriture du texte : celle-ci y est peu poétique43. Le nombre de poèmes entiers ou cités dans la prose (hikiuta) est faible si on le compare à d’autres livres du roman, ce qui explique d’ailleurs le relatif désintérêt des commentateurs pour « Eawase ». Murasaki Shikibu pourrait avoir ainsi cherché à reporter la dimension lyrique du texte sur les images qui y sont mises en scène, à commencer par le Journal de voyage en images. La faible présence de poèmes cités (hikiuta), moyen habituellement employé pour créer une complicité entre le texte et le lecteur, est aussi une façon de concentrer l’attention du lecteur sur la référence au concours de 960, et donc créer une complicité d’un autre ordre. 30 Le récit emprunte ainsi aux codes du genre romanesque en donnant une place centrale à la sensibilité ordinairement véhiculée par la poésie, mais aussi aux descriptions des fastes d’un divertissement à la cour. Le processus de captation du pouvoir par le Genji est dès lors légitimé de deux manières : par la présentation de son Journal de voyage, mais aussi par la création d’un nouveau type de divertissement, qui exprime l’excellence du règne. Toutefois, et c’est là toute la complexité du roman, on peut aussi souligner le fait que le journal d’exil, présenté comme une œuvre idéale, a été tenu pendant une période de disgrâce. Ultime paradoxe ou expression d’un topos de la littérature, c’est donc un revers de fortune traduit sous une forme picturale qui permet au Genji de s’imposer comme homme fort de la cour44.

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NOTES

1. Il faudrait ajouter le livre « Hahakigi » (« L’arbre-mirage ») du Roman du Genji, dans lequel figure une discussion sur la peinture (voir infra). Sur l’importance du Genji monogatari pour comprendre les discours sur la peinture, voir AKIYAMA T., « Genji monogatari no kaigaron » (Les réflexions sur la peinture dans le Genji monogatari), dans Genji monogatari kôza, vol. 5, Tôkyô, 1971, p. 140. Pour un répertoire des mentions de peintures et autres formes d’art à l’époque de Heian, voir : COLLECTIF, Heian jidai bungaku bijutsu goi shûsei (Compendium des termes d’histoire de l’art dans la littérature de l’époque de Heian), 2 vol., Tôkyô, 2005. 2. « Genji » est au départ un nom attribué à des princes ou des princesses d’ascendance impériale à qui a été retirée la qualité de prince ou princesse du sang et qui sont de ce fait devenus sujets. Le terme désigne ici le personnage principal du roman. Il nous arrivera également de le désigner sous le titre de prince. 3. Sur l’importance des deux livres de l’exil, intitulés « Suma » et « Akashi », des deux noms de lieux où le Genji se retire, voir H. TAKADA, « Suma, à la croisée du lyrisme et du destin », Cipango : Autour du Genji monogatari, Paris, numéro hors-série (2008) (http://cipango.revues.org/589). Voir aussi, H. SHIRANE, The Bridge of Dreams. A ¨Poetics of « The Tale of Genji », Stanford, 1987, p. 17 sq. 4. F. HÉRAIL, La Cour du Japon à l’époque de Heian aux Xe et XIe siècles, Paris, 1995. Voir aussi S. MAUCLAIRE, Du conte au roman : un « Cendrillon » japonais du Xe siècle. L’« Ochikubo monogatari », Paris, 1984 ; et ici même l’article de C. VON VERSCHUER : « Le ministre Fujiwara no Michinaga (966-1027) : politique matrimoniale, apparat et liens de clientèle à l’époque du Roman du Genji ». 5. Personnage connu des lecteurs sous le nom de Tô no Chûjô, une fonction que ce personnage exerce au début du roman. 6. Les traductions du Genji monogatari sont, sauf exception, de l’auteure. Elles sont basées sur le texte de l’édition suivante : MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, vol. 1 à 8, coll. Shinchô Nihon Koten Shûsei, Tôkyô, 1976-1985 (pour la partie citée : vol. 3, 1978, p. 106). 7. KAWAZOE F., « Tentoku dairi uta-awase kara yomitoku Genji monogatari. Kara mono, rakuen, ishô to iu bunka kankyô » (Lire et comprendre le Genji monogatari d’après le Concours de poèmes tenu au Palais sous l’ère Tentoku : un contexte culturel modelé par des objets chinois, des banquets animés et des vêtements), Nihon bungaku, 53/5 (mai 2004), p. 36. 8. H. SHIRANE, The Bridge of Dreams…, p. 33. Nous reprenons ici la liste donnée par cet auteur. 9. SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu. Fu : Kakaishô no igi » (Étude du livre « Les concours de peintures » du Genji monogatari. L’apport du Kakaishô), Bungaku, 29/7 (juillet 1961), p. 34. Parmi les autres articles importants sur ce livre, on retiendra : AKIYAMA T., « Genji monogatari no kaigaron »…, p. 140-155 ; II H., « Monogatari-e kô. Genji monogatari ni okeru Eawase no igi » (Réflexions sur les illustrations de récits romanesques. De l’importance des concours de peintures dans le Genji monogatari), Kokugo to kokubungaku, 67/7 (juillet 1990), p. 17-31. 10. SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu »…, p. 34. 11. Pour une présentation générale des concours de poèmes et de leur évolution, voir : ITÔ S., « The Muse in Competition : Uta-awase through the Ages », Monumenta Nipponica, 37/2 (été 1982), p. 201-222. Voir également ici même l’article de M. VIEILLARD-BARON, « Les concours de poèmes comme rituels de cour. Autour du “Concours de poèmes tenu au palais impérial la quatrième année de l’ère Tentoku [960]” (Tentoku yonen dairi uta awase) ». 12. Le Conte du Coupeur de bambous, trad. R. SIEFFERT, Paris, 1992. 13. Traduction légèrement modifiée de R. SIEFFERT, MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, Paris, 1988, t. I, p. 355.

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14. Voir par exemple, sur le site Gallica de la BnF (Paris), le rouleau illustré du XVIIe siècle, Urashima Tarô (Japonais 4169), fol. 6-7 et 12-13. 15. II H., « Monogatari-e kô. Genji monogatari ni okeru Eawase no igi »…, p. 24-25. 16. Il n’existe à notre connaissance qu’un seul exemple de journal avec des images antérieur au Genji monogatari, mais il diffère de l’œuvre réalisée par le Genji car il s’agirait d’une version illustrée du Journal de Tosa (composé par Ki no Tsurayuki vers 935), réalisée ultérieurement à l’œuvre de Tsurayuki. L’existence de ce Journal illustré de Tosa est inférée par la note introductive (kotobagaki) à un poème figurant dans le manuscrit de la collection Maeda du Recueil d’Egyô (av. 950 ?-actif jusque vers 992). Selon cette note introductive, le poème a été composé d’après une illustration de ce journal. Sur cette mention, qui reste un cas exceptionnel, et sur d’autres journaux illustrés postérieurs, voir IENAGA S., Jôdai yamatoe zenshi (Histoire complète de la peinture de Yamato sous l’Antiquité), Tôkyô, 1998 (1re éd. 1946), p. 336-337 ; ID., Jôdai yamatoe nenpyô (Chronologie de la peinture de Yamato sous l’Antiquité), Tôkyô, 1942, p. 118. 17. MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, vol. 3, 1978, p. 101-102. 18. La famille d’Akashi désigne un ancien gouverneur de province entré en religion, son épouse et sa fille, qui sont installés dans la région du même nom. Durant son exil à Akashi, le Genji entame une liaison avec la fille du gouverneur, d’où va naître une fillette. Quelques temps après « Eawase », le Genji accueille à la capitale la Dame d’Akashi (c’est le nom de son amante) et leur fille. Ce faisant, il accorde à cette femme le statut d’épouse. La fillette est la seule enfant biologique de sexe féminin du Genji. Celui-ci lui donnera une éducation soignée afin de lui assurer un destin d’épouse impériale. À ce stade du roman, la famille d’Akashi est importante pour le Genji pour des raisons avant tout sentimentales, mais aux livres suivants, elle représente pour lui un nouveau moyen de conforter sa position à la cour par le mariage de sa fille avec le prince héritier. 19. MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, vol. 2, 1977, p. 294-295. 20. AKIYAMA T., « Genji monogatari no kaigaron »…, p. 152. 21. Nous avons choisi de rendre kata par pl(i)age car, quelques lignes plus bas, le texte en prose désigne le journal avec le spécifique numéral jô, utilisé pour compter les objets pliés en accordéon, comme les paravents ou les feuilles de papier. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons ensuite traduit jô par « album ». Le deuxième waka est centré sur le mot-pivot ukime qui désigne soit une algue, soit une expérience douloureuse et que nous avons rendu bien imparfaitement par « l’amer ». 22. Lors du concours, le journal de Suma est associé au mot rouleau (maki), ce qui signifie qu’il a été remonté sous la forme d’un support de statut plus élevé que le papier plié. Sur la hiérarchie des supports, voir SASAKI T., « Le livre comme réceptacle du texte : les formes de livres et leur réception », dans S. MATSUZAKI-PETITMENGIN, C. SAKAI et D. STRUVE éd., Études japonaises, textes et contextes, Paris, 2011, p. 102. 23. MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, vol. 3, p. 110-111. 24. AKIYAMA T., « Genji monogatari no kaigaron »…, p. 148. Voir aussi J. PIGEOT, Michiyukibun. Poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien, Genève-Paris, 1982 (rééd. 2009). 25. MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, vol. 2, 1977, p. 238. 26. Ibid., vol. 1, 1976, p. 60-61. 27. Sur cette opposition et d’autres exemples, voir H. SHIRANE, « The Aesthetics of Power : Politics in The Tale of Genji », Harvard Journal of Asiatic Studies, 45/2 (décembre 1985), p. 644-646. 28. L’extrait traduit plus haut précise que le journal de Suma est rédigé à l’aide de deux modes d’écriture : idéogrammes en style cursif (littéralement « écriture d’herbe ») et syllabaire kana provenant de la simplification de caractères chinois utilisés pour leur valeur phonétique. L’interprétation de ce passage varie selon les spécialistes et il est impossible de dire avec

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certitude si les idéogrammes en style cursif relèvent ici d’un emploi logographique ou phonétique. 29. Sur ces « notes journalières », voir F. HÉRAIL, Notes journalières de Fujiwara no Michinaga, ministre à la cour de Hei.an (995-1018). Traduction du Midô Kanpakuki, Genève, 1987, vol. I, p. 26 sq. 30. J. PIGEOT, « Autour du monogatari : questions de terminologie », Cipango, 3 (1994), p. 93-107. À propos de la question de la vérité liée à la fiction, voir ici même l’article de D. STRUVE, « Le livre “L’arbre-mirage” et la réflexion sur les romans dans le Roman du Genji (XIe siècle) ». 31. SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu. Fu : Kakaishô no igi »…, p. 39. Il faut attendre 1050 pour voir apparaître un concours avec des peintures, qui a d’ailleurs été modelé sur celui du Genji monogatari dans un contexte d’admiration du roman. Ce concours fait toutefois intervenir poèmes et peintures (utae awase) et les sources n’en ont retenu que les poèmes. 32. Ibid., p. 38. Pour une présentation de ce concours, voir ici même l’article déjà cité de M. VIEILLARD-BARON, « Les concours de poèmes comme rituels de cour… ». 33. R. BUNDY, « Court Women in Poetry Contests : The “Tentoku Yonen Dairi Utaawase” (Poetry Contest Held at Court in 960) », US-Japan Women’s Journal, 33 (2007), p. 36. 34. Après le Kakaishô, il faut attendre l’article de SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu. Fu : Kakaishô no igi »…, p. 36-38, pour une comparaison systématique, avec une plus grande variété de sources. Shimizu a ainsi montré que Yoshinari s’était contenté de comparer le texte du Genji monogatari au Saigûki [Les Notes du Palais de l’Ouest] de Minamoto no Takaakira (914-982), alors que Murasaki Shikibu avait également employé les autres notes journalières rendant compte de ce concours. Shimizu explique que si le Kakaishô se limite au journal de Takaakira, cela va dans le sens de la tendance de Yoshinari à identifier le Genji à ce haut dignitaire qui a connu un destin comparable (il a par exemple été écarté du pouvoir et exilé). Shimizu a aussi montré que l’accumulation de détails précis dans les descriptions des concours par Murasaki Shikibu ne pouvait relever ni du hasard, ni de l’ordonnancement des concours en général. 35. Ce trait diminue drastiquement à partir du début du deuxième tiers du roman, avec le livre « Wakana jô » (Jeunes herbes I), sans toutefois totalement disparaître. Shimizu Y. y voit une évolution des modalités d’écriture du roman. À ses yeux, à partir de « Wakana jô », « ce sont des éléments internes au récit comme le caractère des personnages et les situations, qui portent son développement. Par contraste, la première partie du roman en ressort d’autant plus archaïque par sa relation aux sources ». Cf. SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu. Fu : Kakaishô no igi »…, p. 35. 36. Kakaishô, dans Shimeishô Kakaishô, éd. TAMAGAMI T. et al., Tôkyô, 1968, p. 334. 37. Cité par SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu. Fu : Kakaishô no igi »…, p. 36 ; Kakaishô, p. 25. 38. Nous reprenons dans le paragraphe qui suit l’analyse faite par SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu. Fu : Kakaishô no igi »…, p. 39-40. 39. MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, t. 1, p. 360. 40. La glose de Yotsutsuji Yoshinari ainsi que le passage sont cités par SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu. Fu : Kakaishô no igi »…, p. 39. La traduction en français du texte de Sima Qian provient de : SIMA QIAN, Mémoires historiques, trad. E. CHAVANNE, Paris, 1895, t. I, p. 29 (version disponible sur Gallica). 41. SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu. Fu : Kakaishô no igi »…, p. 40. L’historiographie réunit généralement les règnes des empereurs Daigo et Murakami sous le nom de « règnes des ères Engi et Tenryaku ». Pour une histoire de la notion de seidai du point de vue de l’histoire des représentations, voir TAJIMA I., « Engi Tenryaku no seidai-kan (La conception des ères Engi et Tenryaku comme âge d’or) », coll. Iwanami kôza Nihon tsûshi, vol. 5, Tôkyô, 1995, p. 347-368. L’auteur y montre que cette notion n’en est qu’à un stade initial autour de l’an mil et

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qu’elle va se développer progressivement au sein de la noblesse de cour à partir de la 2e moitié du XIe siècle et au début du XIIe siècle. À l’époque du Genji monogatari, elle n’est donc encore qu’en germe. 42. AKIYAMA T., « Genji monogatari no kaigaron »…, p. 153. 43. SHIMIZU Y., « Genji monogatari “Eawase” no kôsatsu. Fu : Kakaishô no igi »…, p. 36. 44. Sur le topos de l’exil du jeune noble, condition nécessaire à un retour en gloire, voir H. Shirane, The Bridge of Dreams…, p. 3 sq.

RÉSUMÉS

La conquête du pouvoir, l’un des thèmes majeurs du Roman du Genji, est traitée par Murasaki Shikibu en maniant les codes de la narration romanesque. Dans le livre « Les concours de peintures », le prince Genji et son rival se disputent la suprématie sur la cour à travers un divertissement mettant en scène des peintures. Murasaki Shikibu exalte la figure du Genji de deux manières : en lui faisant gagner le concours grâce à un Journal de voyage en images qu’il a tenu lors de son exil, dans lequel il déploie une sensibilité hors du commun ; par sa capacité à poser des précédents – ici inventer un nouveau type de concours – qui transforme le règne impérial en âge d’or.

Murasaki Shikibu addresses the conquest of power, one of the major themes of the Tale of Genji, by using the method of fictional narration. In the chapter “The Picture Competition”, the Prince Genji and his rival compete for supremacy in the imperial court through an activity featuring various images. Murasaki Shikibu glorifies Genji in two ways : by making him win the contest, thanks to an illustrated diary he held during his exile, in which he displays an extraordinary sensibility and capacity to set a precedent—thus, creating a new kind of competition, by elevating the imperial reign to the golden age.

INDEX

Mots-clés : art et politique, discours sur la peinture, époque de Heian, Genji monogatari Keywords : art and politics, discourse on painting, Genji monogatari, Heian Period

AUTEUR

ESTELLE LEGGERI-BAUER

Inalco/Centre d’Études Japonaises (CEJ)

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La fonction narrative de la poésie dans le Japon ancien : le cheminement vers le Roman du Genji Narrative Function of Poetry in Ancient Japan : Towards the Tale of Genji

Terada Sumie

1 C’est au contact de la civilisation chinoise que les Japonais ont appris l’existence de l’écriture. Si l’on tient compte des inscriptions ou des textes fragmentaires, les plus anciens écrits attribuables aux Japonais datent du VIe siècle et sont rédigés en chinois. Il faut ensuite attendre le début du VIIIe siècle pour voir apparaître des textes en langue vernaculaire. Ceux-ci prennent tout d’abord la forme de poèmes insérés dans des récits mythologiques ou historiques rédigés eux-mêmes en chinois. Le recueil poétique Man.yôshû (Recueil des dix mille feuilles) date, dans la version qui nous est parvenue, de la seconde moitié du VIIIe siècle. Il constitue le plus grand corpus de textes en langue japonaise de la période antique (VIIe-VIIIe siècles) et témoigne de la formation progressive du système d’écriture japonais1.

2 Le rôle primordial que la poésie a joué dans le développement de l’écrit en japonais a profondément marqué la prose japonaise dans les premiers siècles de sa formation. On voit encore son emprise trois siècles plus tard dans l’écriture du Roman du Genji, dont certains des traits essentiels s’expliquent par cette domination. Nous nous proposons donc de commencer par présenter le rapport entre poésie et prose depuis les textes les plus anciens, pour ensuite mettre en lumière la contribution de la poésie dans la formation d’une écriture propre à ce roman.

Préhistoire

Fonction des poèmes dans les Récits des temps anciens

3 Le Kojiki, ou Récits des temps anciens (712), est le premier texte s’efforçant d’élaborer une écriture en prose japonaise, mais de manière encore timide2. Dans cette œuvre dominée

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par une logique mythologique, les poèmes occupent une place privilégiée pour marquer, par exemple, la fin d’un monde3. Ce rôle narratif dévolu aux poèmes se signale paradoxalement dans des décalages ou des contradictions entre la poésie et la prose qui les environne. Alors que ces failles ont été tenues pendant longtemps pour des traces d’insertion forcée et maladroite de chants folkloriques ou rituels dans un texte rédigé en prose, on considère aujourd’hui qu’elles reflètent la volonté du rédacteur d’accorder une égale importance à deux logiques discursives différentes4 : les poèmes revendiquent certaines valeurs ou mettent en relief des actes décisifs, tandis que la prose les insère dans des contextes particuliers qui n’étaient pas forcément envisagés au moment de leur composition. Au lieu de chercher à lisser les aspérités produites par la combinaison de ces deux discours, le rédacteur des Récits des temps anciens laisse libre cours à la poésie qu’il entoure de récits en prose laconiques. Il le fait sur la base d’une relation de complémentarité qui opère au niveau de l’œuvre dans son ensemble5.

4 Dans cette relation d’interdépendance, on a exploité un trait essentiel du langage poétique consistant à se focaliser sur les mots en tant que tels. Ainsi, des termes comme les toponymes, aptes à fonctionner comme repères collectifs puissants, sont utilisés pour structurer le récit en prose au moyen de réseaux de correspondances tissés par les poèmes qui se déploient en deçà du contexte narratif. Nous retrouverons ce type de traitement du langage dans l’écriture du Roman du Genji. Mais, avant de passer à la prose japonaise, regardons la situation concernant les textes poétiques.

De l’écriture bilingue aux récits à poèmes en langue vernaculaire

5 Durant la période antique, la rédaction des recueils poétiques suit un principe invariable : les parties en prose (les titres et les notes) sont rédigées en chinois, tandis que les poèmes en japonais sont transcrits phonétiquement à l’aide de caractères chinois. C’est le dispositif adopté par le Man.yôshû. On y trouve quelques longs poèmes narratifs, mais le déclin de la forme longue au cours du VIIIe siècle condamnera le développement de ces premières tentatives. Le Man.yôshû comprend en revanche une poignée de pièces qui se présentent comme des précurseurs d’une nouvelle formule amenée par la suite à devenir une forme standard : cette formule se compose d’un texte narratif en prose, à ce stade toujours en chinois, et de poèmes courts en langue vernaculaire exprimant les sentiments des personnages. Dans cette disposition en deux parties distinctes, l’expression des sentiments se concentre dans les poèmes, qui apparaissent dès lors comme un moyen privilégié pour cette fonction. En voici un exemple :

Il était une fois une jeune femme appelée Sakurako [Enfant-fleur-de- cerisier]. Deux hommes la convoitèrent et engagèrent une lutte à mort pour l’obtenir. Tourmentée, la jeune femme se dit : on n’a jamais entendu parler d’une femme qui ait épousé deux hommes. Mais leur cœur ne s’apaisera pas s’ils ne m’obtiennent. Pour les empêcher de s’entretuer, je ne vois qu’une seule issue : me tuer. Elle entra au fond d’une forêt, se pendit à une branche d’arbre. Les deux hommes répandirent des larmes de sang qui mouillèrent le col de leur vêtement. Voici les poèmes qu’ils composèrent pour exprimer leur douleur :

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[Premier poème] Le printemps venu / de mes cheveux je pensais / en faire la parure / or voici qu’elle est tombée / la fleur de cerisier [Second poème] Quand refleuriront / fleurs de cerisier que m’amie / portait en son nom / toujours la regretterai-je / d’année en année6 ?

La place privilégiée dont jouissait la poésie dans la société ancienne explique sans nul doute le développement ultérieur d’un certain type de récits relatant les circonstances liées à la composition de poèmes célèbres. Ces récits, appelés « propos sur les poèmes » ou utagatari, ont pour origine des pratiques orales qui existaient déjà aux VIIe et VIIIe siècles. Ils donnèrent naissance à leur tour, au cours des IXe et Xe siècles, à un autre genre : le « récit à poèmes » ou uta monogatari. Un récit tiré d’une de ces œuvres, les Contes de Yamato (Yamato monogatari, 2e moitié du Xe siècle), nous permettra d’illustrer ces pratiques qui se déploient à l’intersection de la narration en prose et de la poésie7. 6 Ce récit relate un événement semblable à l’exemple cité ci-dessus, mais encore plus tragique, puisqu’ici les deux amoureux se suicident à leur tour après la mort de la jeune femme. Par la suite, ils hantent leurs tombes et continuent à s’entretuer même après la mort. Cette histoire avait déjà fait l’objet de plusieurs compositions poétiques dans la période antique (VIIe-VIIIe siècles)8, dont nous citerons plus loin un passage pour illustrer l’évolution de la poétique. Dans l’œuvre du Xe siècle, l’histoire rédigée en prose japonaise est beaucoup plus détaillée que le poème long du Man.yôshû. En revanche, elle ne contient qu’un seul poème, celui de la jeune femme qui le compose quand elle s’apprête à mourir en se jetant dans une rivière. Le poème exploite l’homophonie du nom de la rivière, Ikuta, avec l’expression « champs de la vie » :

Je vais donc jeter / ce corps qui m’est un fardeau / au pays de Tsu dans les eaux du Champ-de-vie [Ikuta] / qui pour moi n’est qu’un vain nom9.

Le poème fait ainsi parler la jeune femme sous la forme d’un monologue. Dans le poème long antique, cette dernière se confie à sa mère avant de se suicider (Man.yô shû, n° 1809), comme le montre l’extrait suivant :

Pour moi qui ne vaux / plus que toile grossière / quand je vois lutter / ces valeureux jouvenceaux / vivante comment / les pourrais-je épouser / [shishikushiro] / au pays de ténèbres les attendrai10.

7 Si l’on compare les deux poèmes, la pièce courte des Contes de Yamato fait ressortir une poétique dominée par la logique des mots, soit ici le jeu homophonique sur le nom d’une rivière qui se présente comme le lieu du drame dans la suite de ce récit. Mais, outre l’importance du toponyme structurant le récit, c’est la composition en deux volets distincts qui attire notre attention. En effet, l’épilogue est précédé par un assez long développement sur des peintures représentant cette tragédie qui ont été offertes en cadeau à l’impératrice Onshi (872-907). Il est intéressant de constater que cette partie du récit cite dix poèmes composés en regardant ces peintures par les femmes de l’entourage de l’impératrice, dont sa fille et plusieurs dames de compagnie, parmi lesquelles Ise, reconnue comme la meilleure poétesse de son époque11. Ce conte nous montre ainsi combien la peinture et la poésie étaient liées à l’époque où l’on voit se développer rapidement la prose japonaise (IXe-Xe siècles). Ceci est particulièrement vrai des paravents, élément de décoration de première importance, qui associaient souvent peintures et poèmes : des poèmes étaient calligraphiés sur les peintures ornant les

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paravents, correspondant le plus souvent aux paroles prononcées par les personnages des scènes peintes. Les chercheurs imaginent avec raison que le contact quotidien avec ce type de dispositif a favorisé les conversations au sujet des poèmes. Autrement dit, le discours narratif sur les poèmes s’est forgé dans de nombreux cas sur la base de représentations picturales. Shimizu Yoshiko, l’une des meilleures spécialistes récentes du Roman du Genji, établit un lien entre cette pratique et l’écriture de ce texte :

Le Roman du Genji se présente sous la forme d’une succession de scènes qui mettent face à face les principaux personnages. [...] C’est cette construction à partir de scènes qui a permis à ce roman ancien d’introduire dans le récit de véritables descriptions et de détailler la psychologie des différents personnages. Ainsi, chaque livre comporte un certain nombre de scènes qui en constituent les piliers. Par ailleurs, les personnages qui y apparaissent composent toujours des poèmes. C’est que d’une part, les poèmes expriment les sentiments des personnages au moment où ils sont les plus intenses, et d’autre part, la présence de poèmes est un trait hérité de l’écriture des récits à poèmes comme les Contes d’Ise. [...] La description de ces scènes est dominée par une approche visuelle et picturale, et on peut supposer une relation avec les peintures narratives vraisemblablement en vogue à cette époque, que ce soit sous forme de paravents ou de cahiers. On peut reconnaître une similitude avec les rouleaux du Roman du Genji [...] du musée Tokugawa, dont chaque scène, achevée et complète, a un caractère statique et fermé, contrairement aux rouleaux ultérieurs illustrant d’autres récits, aux images continues. De même, les scènes du Roman du Genji, ont un caractère fermé et isolé, l’auteur s’étant avant tout soucié de composer des scènes achevées12.

8 Avant d’aborder les différents rôles joués par les poèmes dans ce roman, il nous faut examiner une nouvelle utilisation des poèmes dans la prose, qu’une femme a mise en pratique dans la seconde moitié du IXe siècle lors de la rédaction de ses mémoires. Cette œuvre constitue une étape décisive dans l’évolution de la prose japonaise aboutissant à l’écriture du Roman du Genji.

La citation de poèmes dans la prose

9 Considérée comme signe de raffinement et de culture, la composition de poèmes joue un rôle capital dans la vie de la noblesse entre le IXe et le XIe siècle. Dans cette société, chacun doit être capable de composer des poèmes pour exprimer ses émotions face à un spectacle exceptionnel, accompagner les échanges épistolaires ou agrémenter la conversation. Parmi d’innombrables exemples, citons une scène des Notes de chevet de Sei Shônagon. À l’occasion d’une fête, un noble connu pour son talent poétique arrange le cordon rouge défait qui orne l’épaule de la tenue de cérémonie d’une jeune dame. Il profite de l’occasion pour lui adresser un poème où il introduit des éléments empruntés à la situation : le cordon dénoué et la couleur bleue de l’habit de cérémonie. En jouant adroitement sur l’homophonie et la polysémie, il associe ce geste anodin à une image de la nature et le vivifie : « l’eau de la source de montagne est gelée... »13. Tous les regards se tournent alors vers la jeune femme qui, trop intimidée, n’arrive même pas à reprendre le poème que l’auteur de l’essai, Sei Shônagon, a composé pour voler à son secours14.

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10 Les échanges poétiques jouaient un rôle essentiel dans cette société. Les gens s’entraînaient à composer des poèmes sur des sujets variés à l’instar des dames des Contes de Yamato qui composent les leurs en regardant des images. On comprend combien il était important d’apprendre les poèmes connus afin d’être à même d’en exploiter le potentiel avec aisance. Le contexte littéraire y était favorable : le langage poétique se codifie alors à grande échelle, grâce à la compilation de deux anthologies officielles réalisées à cinquante ans d’intervalle (au début et au milieu du Xe siècle) et à l’apparition d’un très grand recueil thématique, conçu sans doute pour répondre aux besoins de l’époque, qui rassemble près de 4 500 poèmes (seconde moitié du Xe siècle). Dans cet environnement, où les poèmes célèbres ponctuent les conversations raffinées, la composition de poèmes inspirés de pièces connues se développe très rapidement, comme en témoigne le second recueil officiel intitulé l’Anthologie de poèmes sélectionnés postérieurement, Gosen wakashû (vers 960). 11 C’est dans ce contexte qu’on voit naître un procédé d’exploitation des poèmes célèbres, appelé « poèmes cités » hikiuta, qui consiste à intégrer des citations tronquées de poèmes dans la prose. Nous en trouvons le premier exemple dans une œuvre autobiographique, Mémoires d’une Éphémère (Kagerô no nikki), rédigée par une des épouses d’un haut dignitaire, Fujiwara no Kaneie (929-990), lui-même père de Michinaga15. Dans cette société polygame, l’homme met un certain temps avant d’avoir sa propre résidence. Jusque-là, il vit chez ses parents et choisit librement les jours où il visitera ses épouses, lesquelles sont tenues de l’attendre à leur domicile. Lorsque Kaneie s’installe avec une autre femme dans sa propre résidence nouvellement construite, la mère de Michitsuna (936 ?-995), auteur de ces mémoires, constate avec amertume qu’elle n’est qu’une femme parmi d’autres pour son époux. Dans un passage qui relate ses jours de désillusion, nous lisons :

Ainsi mon cœur ne connaissait-il aucun repos, mais, comme j’avais épuisé tous les tourments, je n’éprouvais plus que langueur, indifférence à toute chose. « Les interdits de quatre jours se sont succédés. Du moins je me propose, aujourd’hui, sans tarder… » me manda-t-il en des termes d’une délicatesse qui allait jusqu’à l’étrange. On était au 16e jour du dernier mois de l’année. Peu après le ciel se couvrit soudainement et il se mit à pleuvoir. Voilà qui aura raison de lui, me dis-je. Je sortis sur la galerie ; la nuit allait tomber. Par une pluie aussi violente, il était bien naturel qu’il fût empêché, et, comme je me dis : Ah ! autrefois…, les larmes me montèrent aux yeux, la tristesse m’envahit, au point que, impuissante à me contenir, j’envoyai quelqu’un16.

La partie soulignée provient du poème ci-dessous :

Quand je compare ce que j’éprouve après cette rencontre… Ah ! autrefois ma vie était sans souci17.

L’effet de l’implicite joue à plein. Le poème cité, parlant d’un passé insouciant, évoque en creux la souffrance du présent, et la citation, qui est de fait un poème tronqué, rend ce sentiment encore plus aigu. Le lecteur, au lieu d’apprendre, retrouve – ou du moins a l’impression de retrouver – le sentiment de l’auteur, car il est appelé à reconstituer les parties manquantes du message en les recherchant dans sa propre mémoire. Il participe ainsi à l’actualisation du sens du passage. Il est littéralement « embarqué » dans le discours. Ce procédé de citation augmente considérablement l’expressivité psychologique de la prose japonaise18, dans la mesure où les fragments de poèmes, sans

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perturber la continuité narrative, impriment avec l’intensité propre au waka le sentiment de l’auteur. Ce nouveau type de prose, initié dans ce texte autobiographique, prépare une nouvelle écriture de la fiction qui s’épanouira dans le Roman du Genji19. 12 Ce procédé de citation tronquée est le produit d’une société où la poésie est omniprésente et il est sans doute naturel que son emploi commence avec les Mémoires d’une Éphémère qui relatent la vie quotidienne d’une femme. Il aura suffi à l’auteur de reprendre et de consigner des répliques qu’elle avait échangées avec son entourage. Ce texte nous apprend combien les citations implicites étaient alors courantes dans les conversations et dans les lettres20. Mais l’écriture de ces mémoires ne saurait être comprise uniquement comme la simple reprise des pratiques poétiques. L’exemple suivant nous montre en effet qu’elle va plus loin : l’essentiel du propos est condensé dans la partie implicite du poème, particularité qui se retrouve dans la plupart des poèmes cités par elle. Dans cet exemple qui relate l’épisode le plus dramatique des Mémoires, l’auteur annonce son départ soudain pour une montagne en faisant appel à ce procédé de la citation. Celui-ci implique ici deux poèmes. Précisons qu’à cette époque s’installer dans une montagne signifie quitter le monde profane pour entrer en religion. Voici le passage :

Le 5e jour de cette décade, la pluie ne cessant pas, livrée à moi-même je demeure plongée dans des méditations, aspirant, comme on l’a dit, « à quelque montagne exempte de soucis » : « ce qui ne s’épuise pas, ce sont mes larmes »21.

La première citation renvoie au poème suivant :

Parmi les saisons / c’est en celle des fleurs / que ma peine est grande : / aussi voudrais-je entrer / en un mont / exempt de souci22.

Trois mois plus tard, l’auteur met ce souhait à exécution, mais cette tentative de révolte contre son époux se solde par un échec. Au début de la dernière année de ces mémoires, qui se situe trois ans après cet événement, l’auteur reprend ce poème, tout espoir évanoui :

Quand on regarde au loin vers l’est, on voit se dessiner vaguement les montagnes enveloppées de brume, spectacle qui serre le cœur. Debout accotée à un pilier, je reste là, à songer : « des montagnes exemptes de soucis », il n’en est point23…

L’emploi répété de la citation fragmentaire d’un même poème ponctue ainsi les Mémoires et nous révèle la prise de conscience progressive par l’auteur de l’efficacité narrative de ce procédé. Citons un autre exemple. L’auteur consigne de façon répétée des conversations ou des poèmes composés en début d’année, inspirés toujours du même poème exprimant la joie qu’on éprouve à l’arrivée du nouvel an. Mais la citation de ce poème revêt au fil des ans une tonalité mélancolique croissante : la joie véhiculée par la citation met en relief par effet de contraste la morosité de la situation et le sentiment de déception qui pèse de plus en plus lourd24. Ainsi peut-on dire que les citations de poèmes structurent le texte, comme c’était déjà le cas dans la première œuvre du Japon antique, les Récits des temps anciens. Mais, dans les Mémoires, est-ce réellement le résultat d’une construction réfléchie ? Ne faudrait-il pas plutôt penser que les poèmes sont venus spontanément sous son pinceau puisqu’elle ne connaissait pas d’autre moyen pour canaliser ses sentiments intenses ? En logeant ses tourments dans un poème connu, elle leur donne une forme appropriée et trouve ainsi le ton juste,

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ce qui lui permet en quelque sorte de les pacifier tout en préservant la vérité de ses sentiments. Reprenons l’exemple précédent. Le second poème cité est le suivant :

En votre absence, le temps s’est écoulé dans cette demeure ancienne ce qui ne s’épuise pas, ce sont mes larmes25.

L’auteure savait pertinemment qu’elle n’existait plus dans la vie de Kaneie, mais elle ne pouvait s’empêcher d’attendre sa visite. Le désir de s’en aller et l’attente vaine, ces mouvements contradictoires d’attachement et de renoncement, se concentrent dans les parties implicites de ces deux citations. Cet exemple montre que la citation des poèmes sert à structurer les sentiments complexes. L’auteure ne disposait d’aucun texte en prose vernaculaire qu’elle pouvait prendre comme modèle, et au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa rédaction, elle s’est rendu compte progressivement, nous semble-il, qu’elle pouvait utiliser de cette manière la capacité expressive des poèmes pour fixer dans l’écrit ce qu’elle avait vécu et surtout ce qu’elle avait ressenti. On notera à ce propos que les Mémoires sont divisées en trois parties et que le nombre de citations tronquées augmente sensiblement à partir de la deuxième partie, alors que dans la première, les exemples sont non seulement peu nombreux, mais ils proviennent tous de conversations ou d’échanges épistolaires. Si l’auteure n’était pas consciente au départ de la puissance évocatrice que la poésie pouvait déployer au sein de la prose, elle s’en est rendu compte et s’est mise à s’appuyer sur ce dispositif pour avancer dans son écriture. À la génération suivante, Murasaki Shikibu érigera en méthode d’écriture ce procédé découvert par la mère de Michitsuna : elle l’utilisera pour façonner ses personnages et décrire leurs sentiments.

Les poèmes dans le Roman du Genji

Élément organisateur des scènes

13 Le Roman du Genji contient 795 poèmes composés par différents personnages pour eux- mêmes ou dans le cadre d’un échange avec d’autres personnages. Comme le signale Hijikata Yôichi, certains de ces poèmes, insérés de manière lâche dans la trame narrative, posent des problèmes d’attribution dans l’univers romanesque lui-même26. Ils servent en tout cas à caractériser les personnages en leur donnant un moment de parole intense. Prenons l’exemple d’un épisode qui illustre l’écriture typique de ce roman, telle que l’a décrite Shimizu Yoshiko que nous avons citée ci-dessus. Il s’agit de la scène où dame Murasaki, mourante, s’entretient avec le Genji désemparé et avec sa fille adoptive, l’impératrice, en pleurs :

Un vent violent s’était levé au crépuscule ; elle voulut voir le jardin, et Monseigneur la trouva ainsi à son arrivée, adossée à son accoudoir. [...] De voir la joie qu’il semblait éprouver à la moindre rémission lui faisait peine, et d’imaginer le désespoir qui bientôt le saisirait, l’émotion la submergea : On la voit déposer / mais un instant après / elle se dispersera / la rosée du lespédèze / sur la branche ployée au vent La comparaison était si vraie, quand la rosée sur les fleurs que secouait le vent ne pouvait, en effet, y demeurer longtemps, qu’il n’y put tenir : Inéluctable est cette vie / où chacun à la rosée / dispute le pas / rejoignant sans tarder l’un à l’autre, / je souhaiterais que nous disparaissions dit-il, sans même prendre la peine d’essuyer ses larmes. Et la princesse d’enchaîner aussitôt :

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Ce monde où rosée / au vent d’automne un instant / ne peut demeurer / qui donc ne se pourrait croire / pareil aux feuilles des herbes […] – Qu’avez-vous donc ? dit l’Impératrice en lui prenant la main, et elle l’observa à travers ses larmes : l’on eut dit en effet, d’une goutte de rosée sur le point de s’évanouir ! […] tout au long de la nuit, il fit procéder à toutes les conjurations imaginables, mais rien n’y fit et, au lever du jour, elle s’éteignit27.

Le mot « rosée », présent dans ces trois poèmes, crée un espace de résonance entre les personnages et le milieu qui les entoure : il renvoie à la fois à la rosée dans le jardin, à la vie de dame Murasaki sur le point de s’éteindre et à une pensée imprégnée de bouddhisme, rendue par l’expression « la vie de rosée », figure métaphorique de la vie éphémère des hommes que nous retrouvons dans les deux derniers poèmes. 14 Ce terme fait aussi partie d’une série de « mots liés », « engo », dispositif poétique qui établit des réseaux de renvois codés entre les mots sur la base de leur proximité sémantique : pour la « rosée », ce sont par exemple « disparaître », « larmes », « lespédèze » et « herbes », qui forment une constellation28. Ainsi, ces poèmes, qui contiennent un ou plusieurs de ces termes, ne se répondent pas seulement les uns aux autres par leur contenu, mais aussi par les liens qui fonctionnent au niveau des mots. En ouvrant la scène sur le jardin planté de lespédèzes que le vent secoue avec violence, le texte établit une correspondance claire entre la nature et le monde humain. L’auteur, sans se limiter aux seuls poèmes, distribue également dans la partie en prose ces mots qui possèdent une charge poétique supérieure aux autres et structurent la scène dans son ensemble. Cette modalité d’écriture, qualifiée par l’expression « concordance entre le spectacle de la nature et le sentiment, keijô itchi », est très présente dans le Roman du Genji et donne de l’épaisseur au récit.

Contribution sur le plan narratif

15 Ce qui nous paraît remarquable dans le Roman du Genji, c’est que l’auteur ne se contente pas d’utiliser cette force d’attraction qu’exercent certains mots pour composer les scènes, mais qu’elle l’exploite aussi sur un plan narratif plus global. Le lespédèze, un des mots clés de ce passage, désigne l’une des plantes représentatives de l’automne. À ce titre, il est investi d’une charge poétique importante qui tient aux nombreux poèmes où il figure. Dans ce roman, son emploi est moins fréquent qu’on pourrait s’y attendre au vu de son importance en poésie. En revanche, il apparaît dans trois passages clés d’un point de vue narratif. Nous examinerons ici le premier de ces passages, situé tout au début du roman, qui sert de pendant au passage que nous venons de lire, celui où l’on voit dame Murasaki mourante.

16 L’épisode se déroule dans l’année qui suit la disparition de la favorite de l’empereur, mère du Genji. L’empereur échange avec la mère de la défunte des poèmes dont le motif central est un lespédèze ballotté par le vent, figure symbolisant le jeune prince qui a perdu la protection maternelle. Voici le poème de l’empereur qui pense à son enfant, lequel vit alors auprès de sa grand-mère maternelle :

Lande de Miyagi / la rosée perle / au vent qui bruit / et pousse mes pensées / vers le jeune lespédèze29

Il est remarquable de constater que cette scène et celle examinée précédemment, qui sont placées respectivement au début et à la fin de la vie du Genji, sont toutes deux

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construites autour de poèmes comportant le même motif. On peut dire qu’elles renvoient l’une à l’autre et qu’elles se complètent : l’une évoque une disparition déjà survenue, l’autre en annonce une autre imminente. Ce dispositif souligne un des thèmes essentiels de ce roman, celui de la mort et du sentiment de perte éprouvé à la suite de la disparition des êtres les plus chers. De telles correspondances, qui fonctionnent au niveau de la trame narrative d’ensemble, sont nombreuses30. Un effet de cette écriture est que la narration se structure sur deux plans relativement indépendants : celui du discours narratif à proprement parler et celui du réseau des images poétiques qui concourt à mettre en valeur les thèmes les plus importants. La densité extraordinaire du Roman du Genji vient, nous semble-t-il, de cette double structure31. 17 Ce roman est ainsi traversé par deux mouvements opposés qui prennent leur origine dans des poèmes. D’une part, ceux-ci agissent au niveau des scènes, qu’ils érigent en points culminants des épisodes. À ce niveau, les poèmes tissent un réseau serré de renvois entre eux et avec la partie en prose : c’est en eux que se concentre l’expression des sentiments, notamment sous forme de mouvements fusionnels avec le spectacle de la nature. D’autre part, comme nous venons de le voir, en agissant comme des dispositifs de renvois à l’échelle du roman dans son ensemble, les poèmes créent des correspondances entre des scènes appartenant à des épisodes différents, voire à livres différents, et mettent ainsi en relief les thèmes fondamentaux du roman. L’efficacité de cette construction narrative à double dimension est proportionnelle à la puissance expressive des scènes et à la visibilité de leurs signaux envoyés aux lecteurs. Cette efficacité est soutenue, répétons-le, par les mots utilisés dans les poèmes.

18 L’examen des rapports entre la poésie et la prose depuis la période antique nous a montré l’importance accordée aux mots en tant que tels, comme éléments organisateurs du discours. La pratique du waka qui imprégnait la société aristocratique et la codification du langage poétique qui avait précédé la rédaction de ce roman ont permis à l’auteur de s’appuyer pleinement sur ce potentiel. La force des mots poétiques pouvait être renforcée, par ailleurs, grâce à la proximité existant entre les récits et leur représentation picturale, cette dernière transformant les principaux composants du waka en motifs visuels aptes à s’imprimer d’une manière différente dans l’esprit des spectateurs. C’est dans cet environnement que Murasaki Shikibu, en héritant de la modalité de citation fragmentaire des poèmes dans la prose, a forgé une écriture qui exploite pleinement les effets d’implicite pour traduire la complexité des sentiments éprouvés par les personnages. Nous y voyons le point d’aboutissement de l’écriture en prose littéraire d’expression japonaise, qui s’inscrit dans la continuité des modalités discursives mises en place depuis la période antique et qui exploite, pour se développer, la densité expressive de la forme brève en 31 syllabes que représente le waka.

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NOTES

1. L’anthologie compte quelque 4 300 poèmes dont certains proviennent de recueils antérieurs remontant sans doute au VIIe siècle. 2. Les textes, tout particulièrement les documents officiels, ont pendant longtemps été écrits en chinois classique, une langue à la structure syntaxique très différente du japonais. L’ouvrage en question est rédigé dans un chinois quelque peu irrégulier, ce qui, selon les spécialistes actuels, laisse penser que l’ouvrage a été écrit avec l’intention d’en faciliter la lecture (la traduction) en japonais. Sur cet ouvrage, voir F. MACÉ, « Le Kojiki, une Énéide longtemps oubliée ? », Ebisu. Études japonaises, 49 (2013), p. 117-132. 3. Voir sur ce point F. MACÉ, « Kojiki no kayô : Yûryaku ni okeru warai to bôryoku » (Les poèmes du Kojiki : Comique et violence chez l’empereur Yûryaku), Genji monogatari to poezî, Tôkyô, 2015, p. 230-252. 4. KOMAKI S., « Sanbun to uta no kôshô », Kokubungaku, 32/2 (février 1987), p. 52-55. 5. YAMAGUCHI Y., « Kojiki no buntai », dans Kojiki no genzai, Tôkyô, 2004, p. 78-97. 6. Man.yôshû, livre XVI, n° 3786-3787 : trad. R. SIEFFERT (pour la partie des poèmes), Man.yôshû. Livres XIV-XX, Paris, 2003, p. 105 (traduction légèrement modifiée). 7. Contes de Yamato, n° 147 : trad. R. SIEFFERT, Paris, 1979, p. 93-97 ; Yamato monogatari, éd. TAKAHASHI S., coll. Shinpen Nihon Koten Bongaku Zenshû, VOL. 12, Tôkyô, 1994, p. 368-374. 8. On trouve trois poèmes inspirés par cette histoire dans le Man.yôshû, composés par des poètes connus : n° 1801-1802 et n° 1809-1811 (livre IX) et n° 4211 (livre XIX) ; mais le poème n° 1809 est le seul véritablement narratif, tandis que les autres sont centrés sur les sentiments des poètes face à la mort tragique des jeunes gens. 9. Contes de Yamato, p. 94 ; Yamato monogatari, p. 370. 10. Man.yôshû, Livres VII à IX, trad. R. SIEFFERT, Paris, 2001, p. 385. Le terme « shishikushiro » dans le poème fait partie des mots initiateurs (makura kotoba), proches d’épithètes homériques, qui introduisent un mot important, en l’occurrence, le « pays des ténèbres ». Le sens de cette expression nous est perdu. Sur les mots initiateurs, voir TERADA S., Figures poétiques japonaises. La genèse de la poésie en chaîne, Paris, 2004, p. 63-84. 11. Ce conte nous fait entrevoir le développement complexe de l’écriture narrative. En effet, le texte rassemble, à travers un réseau intertextuel, trois corpus de types différents s’échelonnant sur près d’un siècle et demi : le poème long de la première moitié du VIIIe siècle (le Man.yôshû n° 1809), les poèmes composés inspirés d’images (entre fin IXe et le début Xe) et le récit à poèmes des Contes de Yamato (n° 147, 2e moitié du Xe s.). Curieusement, la composition collective devant l’impératrice constitue le point de concentration dans ce réseau textuel. Les poèmes font parler à tour de rôle les trois protagonistes figurés dans les images. Seuls deux poèmes sont consacrés aux sentiments des personnages au moment où ils sont encore en vie, l’un pour la jeune femme, l’autre pour l’un des deux hommes. Ces deux poèmes renvoient par le choix des thèmes à la partie en prose du récit du Yamato. Tous les autres waka évoquent les sentiments des personnages après leur mort et se présentent comme une suite naturelle de la parole de la jeune fille dans le poème long du Man.yôshû qui se termine par : « au pays de ténèbres les attendrai ». 12. SHIMIZU Y., « Bamen to jikan », dans Genji monogatari no buntai to hôhô, Tôkyô, 1980, repris dans Shimizu Yoshiko ronbunshû, vol. I, Tôkyô, 2014, p. 191. 13. Le poème exploite l’homophonie entre le cordon (himo) et la glace (hi), la teinture bleue utilisée pour la tenue de cérémonie, yamawi, littéralement « bleu de montagne », et son homophone « source de montagne », enfin la polysémie du verbe toku, « se dénouer », associé au cordon et « fondre », associé à la glace.

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14. SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, trad. A. BEAUJARD, Paris, 1966, chap. 45, p. 128 : Makura no sôshi, coll. Shinchô Nihon Koten shûsei, vol. 1, Tôkyô, 1977, p. 206-208. Nous trouvons par ailleurs des témoignages suggérant combien les fonctionnaires affairés pouvaient être ennuyés par des dames de cour qui leur adressaient inopinément un poème. On trouve dans les textes de l’époque des recettes à l’attention des nobles leur expliquant comment se sortir de ces situations embarrassantes. Voir à ce sujet KAMO NO CHÔMEI, Notes sans titre (Mumyôshô), trad. Groupe Koten (C. AKIKO-BRISSET, J. PIGEOT, D. STRUVE, TERADA S., M. VIEILLARD-BARON), Paris, 2010, p. 94-95. 15. Voir, dans le même dossier, l’article de C. VON VERSCHUER, « Le ministre Fujiwara no Michinaga (966-1027) : politique matrimoniale, apparat et liens de clientèle à l’époque du Roman du Genji ». 16. Mémoires d’une Éphémère (954-974) par la mère de Fujiwara no Michitsuna, trad. J. PIGEOT, Paris, 2006, p. 132 (traduction légèrement modifiée) ; Kagerô no nikki (ci-après Kadokawa), éd. KAKIMOTO T., Tôkyô, 1967, p. 177-178. 17. Shûi wakashû (Anthologie de poèmes non retenus précédemment), section Amour 2, n° 710, coll. Shin Nihon Koten Bungaku Taikei, éd. KOMACHIYA T., Tôkyô, 1990, vol. 7. Il s’agit du troisième recueil impérial de waka compilé vers 1005, à l’époque de la rédaction du Roman du Genji. 18. Rappelons que la prose en chinois constituait à l’époque la norme pour les textes en prose. 19. Sur la prose de cette œuvre, voir les commentaires de J. P IGEOT dans sa traduction des Mémoires d’une Éphémère, p. 259-274, tout particulièrement p. 260, 261, 263 et 268. 20. Par exemple, une conversation entre l’auteur et Kaneie dans Mémoires d’une Éphémère, p. 137 ; Kadokawa, p. 185. 21. Mémoires d’une Éphémère, p. 106 ; Kadokawa, p. 136. 22. Gosen wakashû (Anthologie de poèmes sélectionnés postérieurement), section Printemps, n° 70, éd. KATAGIRI Y., coll. Shin Nihon Koten Bungaku Taikei, vol. 2, Tôkyô, 1990 (trad. J. PIGEOT, dans Mémoires d’une Éphémère, p. 106). Il s’agit du second recueil impérial de waka compilé vers 958. 23. Mémoires d’une Éphémère, p. 169 ; Kadokawa, p. 230. 24. Voir Mémoires d’une Éphémère p. 60, p. 104 et p. 160 ; Kadokawa, p. 78, 133 et 217. On peut ajouter un autre passage (Kadokawa, p. 88-89 ; Mémoires d’une Éphémère, p. 69 et 71 : à noter que la traduction ne reconnaît le renvoi au poème qu’à la première occurrence [p. 60]). 25. Gosen wakashû, un poème composé après la mort de Fujiwara no Kanesuke, probablement par sa femme (Célébration et deuil, n° 1412). 26. HIJIKATA Y., « Genji monogatari ni okeru gasanteki waka », dans Genji monogatari no tekusuto seiseiron, Tôkyô, 2000, p. 296-302. 27. MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, trad. R. SIEFFERT, Paris, 1988, t. II, p. 238-239 (traduction légèrement modifiée). 28. Sur les mots liés, voir TERADA S., Figures poétiques japonaises…, p. 227-271. 29. MURASAKI SHIKIBU, « Le clos du Paulawnia (traduction) », trad. Groupe du Genji monogatari, Cipango, numéro hors-série (2008), p. 21 (https://cipango.revues.org/586). 30. Sur le livre « L’Illusion » construit entièrement sur ce mécanisme, voir TERADA S., « Monogatari no kairo to shite no waka – Maboroshi no maki no baai », Genji monogatari to poejî, Tôkyô, 2015, p. 59-82. 31. D’après Shimizu F., les titres des livres du roman s’inspirent de poèmes célèbres, de même que certains des récits. Cette hypothèse souligne encore davantage l’importance du rôle joué par la poésie dans la rédaction de ce roman : voir SHIMIZU F., « Genji monogatari no kanmei – waka to tôjô jinbutsu : uta kara monogatari e », Genji monogatari to poejî..., p. 31-58 ; EAD., Genji monogatari no kanmei to waka, Osaka, 2014.

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RÉSUMÉS

Cet article examine le rapport de complémentarité que le waka (poésie japonaise) entretient avec la partie en prose des récits en langue vernaculaire dès son stade de balbutiement à la période antique (VIIIe siècle). La codification du waka focalisée sur le choix des mots et leurs combinaisons, d’une part, et l’accentuation de son caractère lyrique, d’autre part, préparent l’écriture narrative du Roman du Genji, réalisée au milieu de l’époque de Heian (XIe siècle). Cette écriture s’organise sur deux niveaux : des passages statiques proches de scènes de tableaux où les personnages expriment leurs émotions à l’aide de waka et les réseaux de renvois que l’auteur établit en exploitant ces poèmes et qui se situent en deçà du développement diégétique et indépendants de celui-ci, mais qui aident à dégager les principaux thèmes.

This paper examines the complementarity that the waka (Japanese poetry) maintains with the prose section of narratives written in vernacular from its early stammering to the ancient period (8th century). The codification of the waka, focused on the choice of words and their combinations on one hand, and on the accentuation of its lyrical character on the other, prepare the narrative writing of the Genji Monogatori, composed in the middle of the Heian period (11th century). This particular type of writing is organized on two levels : static passages resembling scenes of paintings in which the characters express their emotions using waka and sets of allusions established by the author using these poems, which run underneath the progression of the narrative and independently from it, but which help to identify the main themes.

INDEX

Mots-clés : citation des poèmes, époque de Heian, Genji monogatari, hikiuta, Japon, Kagerô no nikki, Mémoire d’une Éphémère, Murasaki Shikibu, poésie, prose vernaculaire, Roman du Genji, waka Keywords : Heian Period, hikiuta, Japan, Kagerô no nikki, Murasaki Shikibu, poetry, quotations of poems, vernacular prose, waka

AUTEUR

TERADA SUMIE

Inalco/Centre d’Études Japonaises (CEJ)

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Le livre « L’arbre-mirage » et la réflexion sur les romans dans le Roman du Genji (XIe siècle) The “Broom-Tree” Book and the Reflexion on the Novel in the Tale of Genji (11th Century)

Daniel Struve

La situation du roman dans le Japon de l’époque de Heian

1 Au tournant des IXe et Xe siècles, le Japon voit l’éclosion d’un roman en japonais dont le chef-d’œuvre est le Roman du Genji, rédigé par une dame de cour, Murasaki Shikibu, au début du XIe siècle. Cette œuvre célèbre, devenue un classique de la littérature mondiale, couronne un siècle d’élaboration, de mûrissement et de prolifération du genre romanesque dans les milieux aristocratiques. Cette vogue du roman, dont on sait peu de choses, la plus grande partie des œuvres étant perdues, est attestée par quelques rares témoignages, comme la préface au recueil d’anecdotes bouddhiques intitulé Sanbôe (Illustration des Trois Joyaux) de Minamoto no Tamenori, daté de 984 et destiné à la princesse Sonshi, fille de l’empereur En.yû, qui venait d’entrer en religion1. L’auteur y fait éloge du choix qu’a fait la princesse de quitter ce monde évanescent pour s’engager dans la voie de la Loi et la met en garde contre les passe-temps auxquels elle sera tentée de recourir : le jeu de go, la cithare japonaise, et enfin les romans. C’est d’ailleurs pour lutter contre ces distractions et aider la princesse à passer utilement les longues nuits d’automne qu’il lui présente un ouvrage propre à servir à son édification. Voici comment y sont décrits les romans :

Ce qu’on appelle les monogatari, qui distraient le cœur des dames, sont plus nombreux que les herbes sauvages ou que les grains de sable sur les grèves. Ils font parler animaux et plantes qui ne sont pas doués de parole et font éprouver des sentiments à ce qui en est dépourvu. Ils évoquent des

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événements sans plus de fondement qu’un bout de bois ballotté par les vagues, combinent des paroles sans contenu véridique, aussi incertaines que les plants de la zizanie, qui poussent dans l’eau. Iga no tawome, Tosa no otodo, Imameki no Chûjô, Nakai no Jijû, etc., décrivent sans retenue les rapports entre hommes et femmes. Vous ne devez prêter si peu que ce soit attention à ces forêts de paroles, à ces racines de péché2.

L’auteur reproche aux romans leur caractère mensonger, le fait qu’ils affirment ce qui n’existe pas dans la réalité. Mais il leur fait également grief de parler d’amour et ainsi de pouvoir séduire un lecteur même aussi bien intentionné que la princesse, d’être des « racines de péchés ». 2 On trouve un écho de cette prévention, sans doute bien partagée, contre les monogatari chez l’auteur des Mémoires d’une Éphémère, l’épouse du ministre Fujiwara no Kaneie, également de la fin du Xe siècle. Voici ce qu’on lit dans la préface de l’ouvrage :

Il était une fois une personne – les jours qu’elle avait vécus s’étant enfuis – dont la condition en ce monde était fragile, incertaine. Avec un visage qui n’égalait point celui du commun des femmes, dépourvue d’esprit, c’était raison qu’elle menât une vie inutile, se disait-elle, et elle laissait simplement passer les jours, matin après matin, soir après soir ; à jeter les yeux sur les romans anciens qui pullulent de par le monde, il n’en manque pas qui regorgent de sornettes (soragoto) : à plus forte raison, aller faire d’une vie insignifiante le sujet de mémoires paraîtra étrange. Mais j’ai pensé que mon ouvrage pourrait proposer un exemple à ceux qui s’interrogent sur la vie des personnes de la plus haute condition. Au demeurant, comme ce qui touche aux mois, aux années passées, s’est brouillé, il est nombre de choses qui devront rester comme cela3.

Ces lignes ont été étudiées en détail par Jacqueline Pigeot dans le commentaire qui accompagne sa traduction de cet ouvrage4. On peut notamment remarquer dans le propos de la mère de Michitsuna le terme dépréciatif de « romans anciens » (furumonogatari). Comme pour l’auteur du Sanbôe, pour elle aussi les romans ont tendance à « pulluler » et rapportent des événements sans rapport avec la réalité : des « sornettes » (soragoto), littéralement des « propos vides, sans fondement » (le mot sora signifiant aussi « ciel », comme étendue vide d’objets). Le récit véridique d’une vie sans intérêt comme la sienne sera peut-être plus insipide encore, concède l’auteur ; mais au moins sera-t-il vrai et donc susceptible d’être de quelque utilité, à condition que la mémoire ne se montre pas trop défaillante. Du reste, le propos de l’auteur des Mémoires d’une Éphémère ne manque pas d’être ambigu. Le discrédit dont semble avoir souffert le genre du monogatari ou récit de fiction à l’époque de Heian, ou du moins une partie de cette production identifiée comme « ancienne » (furumonogatari), n’empêche pas le roman d’être pris comme point de départ et de référence. Ainsi, l’autobiographie prend le contre-pied du roman et s’élabore en opposition à lui, tout en se définissant par rapport à ce genre : les romans occupaient donc une place non négligeable dans le paysage littéraire au tournant des Xe et XIe siècles, du moins dans celui de l’expression en japonais, où à cette époque commencent à dominer les femmes, par opposition à l’expression en chinois, de caractère plus officielle et destinée aux hommes. 3 Sur ce point, les Notes de chevet de la dame du palais Sei Shônagon (XIe siècle) apportent un témoignage précieux. Ce recueil où l’auteur a noté sans plan préconçu des impressions, des réflexions ou des événements de la vie de la cour, est notamment connu pour ses listes où Sei Shônagon se plaît à réunir autour d’une idée des termes

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hétéroclites. Parmi ces listes on rencontre les deux suivantes, placées l’une à la suite de l’autre et intitulées respectivement « Choses ennuyeuses » et « Choses pour se distraire de l’ennui » :

§ 133 Choses ennuyeuses [tsuredzure naru mono] On est retenu loin de chez soi pour observer une période d’abstinence. Au jeu de trictrac, les pions n’avancent pas. Une maison dont le maître n’a pas obtenu de fonction lors de la séance des promotions au Palais. L’ennui est encore plus fort lorsqu’il pleut. § 134 Choses pour se distraire de l’ennui [tsuredzure nagusamu mono] Le jeu de go, le jeu de trictrac, les romans [monogatari]. Un enfant de trois ou quatre ans a un mot charmant. Ou bien encore un très jeune enfant qui babille […]. Des friandises. Un homme facétieux et sachant parler vient vous rendre visite et, quoiqu’on observe un interdit, vous le laissez entrer5.

Ces brèves remarques de Sei Shônagon sont très suggestives pour bien comprendre la place particulière occupée par le roman dans la société de l’époque de Heian. Elles montrent le lien qui existe dans l’esprit de l’auteur entre le sentiment d’ennui et certains moments particuliers d’inactivité forcée, comme les périodes d’abstinence rituelles, les situations d’échec ou, plus banalement, les jours de pluie, mais aussi avec certaines formes de distraction dont font partie les romans (monogatari) et, plus largement, l’art de bien parler (mono ihu). Le terme tsuredzure, nom ou adjectif selon le contexte, décrit le sentiment éprouvé dans une situation où l’action est impossible, et où par conséquent la fiction peut se déployer. On peut considérer ainsi que les récits romanesques se sont développés en marge de la littérature sérieuse, poésie et prose en chinois ou poésie en japonais. Certes, le roman se situe tout en bas de la hiérarchie officielle des genres, mais il occupe un domaine propre, celui des activités distrayantes, qui possèdent leur propre hiérarchie de valeurs et leurs propres critères d’excellence. Comme le montre le témoignage de Sei Shônagon, certains membres de la société aristocratique étaient reconnus pour leur capacité à « bien parler » (mono ihu), talent qui leur conférait le statut de « beaux parleurs » (mono-ihi) et qui faisait que leur présence était particulièrement appréciée pendant les moments d’inaction et d’ennui (tzuredzure). D’autres encore, comme Murasaki Shikibu, excellaient dans la composition de romans, qui pouvaient jouer une fonction analogue.

Le « débat sur les romans »

4 Dans le livre intitulé « Les lucioles » du Roman du Genji se trouve un passage fameux6 qui aborde la question du statut et du rôle des romans. L’action se passe au moment des pluies du cinquième mois (samidare), saison de désœuvrement et de confinement à l’intérieur des maisons, caractérisée par ce sentiment de vide et d’ennui que désigne le terme de tsuredzure. Le Genji rend successivement visite à sa fille adoptive, dame Tamakazura, qu’il cherche à marier avantageusement tout en la poursuivant de ses assiduités, puis à son épouse favorite, dame Murasaki. Toutes les deux sont des passionnées de romans. Tamakazura, la plus enthousiaste des deux, est occupée à en recopier. Elle cherche en même temps à retrouver parmi les héroïnes de ces histoires celles dont le sort se rapprocherait du sien. Le Genji la trouve plongée dans cette occupation, ce qui lui arrache une remarque ironique :

Le Ministre qui, chez les unes et chez les autres trouvait sans cesse pareils écrits éparpillés, lui dit un jour :

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– C’en est exaspérant ! À croire que les femmes sont nées pour se laisser duper7.

S’ensuit une longue conversation, connue comme le « débat sur les romans » (monogatari ron). Si le Genji rabaisse d’abord les romans en les qualifiant de « sornettes » (suzurogoto) tout juste bonnes à donner le change à de naïves lectrices féminines, il se ravise ensuite et, quoiqu’en plaisantant, fait l’éloge de l’habileté avec laquelle ces récits savent captiver leurs lecteurs, y compris un courtisan lettré, formé aux lettres chinoises, comme lui. Au moins, admet-il, leur faut-il reconnaître le mérite de « distraire des moments d’ennui » :

À dire vrai, s’il n’était ces vieilles histoires, comment pourriez-vous vous distraire de l’inévitable ennui [tsuredzure] de cette saison ? Parmi ces inventions [itsuhari] il en est, je le veux bien, qui montrent si bien les sentiments, que l’on se dit qu’en vérité cela se pourrait, et pour peu que le récit se déroule de façon vraisemblable, l’on a beau savoir que tout cela n’a point le sens commun [hakanashigoto], on se laisse émouvoir sans la moindre raison ; et si nous y voyons se tourmenter quelque charmante demoiselle, une part de notre esprit s’y laisse prendre ! Tel autre, dont l’invraisemblance saute aux yeux, et qui n’est qu’un tissu d’extravagances, nous surprend tout d’abord, puis nous irrite quand nous l’écoutons une seconde fois la tête reposée, et pourtant il peut s’en trouver qui nous procurent un plaisir évident. Ces temps-ci il m’est arrivé d’en entendre que la jeune demoiselle se faisait lire par ses femmes, et je me disais que décidément il existait des gens qui savaient adroitement dire les choses [mono yoku ihu], et que s’ils s’exprimaient si bien, ce devait être grâce à l’aplomb que donne une grande habitude du mensonge [soragoto], mais sans doute n’est-ce pas encore tout à fait cela8 !

Une sorte de charme agit sur le lecteur de roman. Entraîné par l’enchaînement des événements, il est amené à s’intéresser à des faits et à des personnages dont il sait qu’ils sont inventés, mais qui lui paraissent néanmoins sortis de la réalité. Le Genji admire l’éloquence, l’habileté à manier le langage (mono yoku ihu) dont font preuve les auteurs de ces récits, la virtuosité avec laquelle ils tiennent des « mensonges » ou, si l’on traduit plus littéralement, des « propos creux, sans fondement » (soragoto). 5 Tamakazura rappelle alors au Genji ses propres mensonges et affirme qu’elle lit les romans avec plus de simplicité :

En fait, ne serait-ce pas plutôt ceux qui ont coutume d’en conter à autrui [itsuhari naretaru hito], qui cherchent ainsi la petite bête ? Quant à moi, je prends tout pour argent comptant [makoto no koto] ! dit-elle9.

En somme, chaque lecteur trouve dans les romans ce qu’il y met. De tous les termes employés par le Genji pour qualifier les romans, Tamakazura retient celui d’« invention » ou « mensonge » (itsuhari), comme porteur de l’accusation la plus grave, celle d’une volonté délibérée d’induire en erreur. À la lecture soupçonneuse du Genji, elle oppose sa propre lecture, naïve, d’adhésion spontanée à la fiction, qu’elle prend pour la vérité (makoto) sans se poser la question de son statut ontologique. Cette opposition entre mensonge (itsuhari) et vérité (makoto), introduite par Tamakazura, induit un retournement dans le discours du Genji. Tout en riant, ce dernier cherche maintenant à montrer que les romans, même s’ils présentent une réalité qui n’existe pas, ne sont pas sans contenir des enseignements pour ceux qui sauraient les lire. Les romans nous parlent d’aspects de la vie qu’ignore l’histoire officielle, laquelle se limite

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aux événements publics. Ils peuvent donc se voir reconnaître une certaine valeur de vérité, quoiqu’indirecte. Pour finir, le Genji compare les romans aux paraboles des écritures bouddhiques, qui enseignent par des moyens détournés (hôben). 6 Sans procéder à une analyse détaillée de ce passage à juste titre célèbre, nous nous limiterons à quelques remarques. On peut noter tout d’abord que la question des romans, de leur valeur et de leur mode de fonctionnement, est abordée de deux manières différentes. Pour commencer, le Genji adopte le point du vue du récepteur (lecteur ou auditeur), rejetant dans un premier temps les romans comme mensongers, puis louant leur pouvoir de fascination sur les lecteurs. Cependant, dès la fin du premier développement, le Genji vante l’éloquence des auteurs de romans, et c’est du point de vue de l’auteur qu’il aborde la question dans la seconde partie de son discours, après l’intervention de Tamakazura :

Il ne s’agit évidemment pas des aventures de tel personnage racontées dans leur réalité. À force d’observer [miru] inlassablement la manière d’être des hommes qui vivent en ce monde, en bien comme en mal, à force de les écouter [kiku] avec passion, l’on découvre des choses que l’on aimerait transmettre à la postérité, et c’est ainsi que, ne les pouvant garder pour soi [kokoro ni kome-gatakute], l’on en vient à les coucher par écrit [ihi-oki]10.

La portée de ces lignes apparaît pleinement lorsqu’on les considère à la lumière de la tradition littéraire japonaise et de la réflexion sur la poésie waka. En effet, on a pu relever la similitude des termes employés par le Genji pour parler des romans avec ceux dont un siècle auparavant le poète Ki no Tsurayuki usait dans sa préface à la première anthologie de poésie japonaise compilée sur ordre impérial, le Recueil de poèmes japonais anciens et modernes (Kokin wakashû) : « La poésie c’est de laisser s’exprimer son cœur à travers les choses qu’on voit et qu’on entend »11. De même que le poème a pour origine les impressions produites sur le cœur par le monde extérieur, de même le roman naît d’une accumulation d’observations faites par le romancier, incapable de retenir plus longtemps le poids des impressions qu’il accumule en son for intérieur. Le raisonnement que tient le Genji est le suivant : les événements rapportés dans le roman ont beau être fictifs, ils n’en sont pas pour autant inventés de toutes pièces. S’appuyant sur les perceptions de l’auteur, ils ne sont donc pas étrangers aux réalités du monde réel, mais en sont le reflet passé par le cœur du romancier et retravaillé en vue de l’effet à produire sur le lecteur. Tout est inventé dans le roman, mais en un sens tout y est vrai. Le rôle du lecteur, dans l’approche proposée ici de ces récits, est déterminant, ce qui explique les revirements du discours du Genji. 7 On a souvent posé la question du statut de ces propos, que le Genji tient en riant dans une scène où lui-même joue le rôle de ces « beaux parleurs » (mono-ihi) dont, selon Sei Shônagon, on appréciait particulièrement les interventions dans les moments d’inaction ou les jours de pluie. S’agit-il d’une opinion du Genji ou de l’auteur, Murasaki Shikibu ? Ou bien s’agit-il d’une façon de penser répandue dans les milieux cultivés de cette époque ? Une réponse univoque à ces questions est impossible dans la mesure où justement le statut du roman se caractérise par l’ambiguïté. La fiction relève du jeu, auquel se prêtent le lecteur comme l’auteur. Elle ne saurait se justifier que sur le ton de la plaisanterie, sauf à perdre son statut de fiction et à retomber du côté du mensonge. On peut dire qu’elle relève d’un pacte particulier entre l’auteur et le lecteur. Le procédé consistant à prêter au Genji un discours qui correspond à la description par la

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romancière de sa propre démarche n’est donc pas un simple artifice de présentation, mais répond à la nature même de ce genre.

8 Soulignons, pour finir, l’importance accordée aux personnages. Tamakazura et Murasaki s’identifient ou s’opposent à des personnages de romans antérieurs au Roman du Genji, comme le Roman de Sumiyoshi (Sumiyoshi monogatari) ou le Roman de l’arbre creux (Utsuho monogatari). Le Genji lui-même se compare à un personnage de roman, même s’il prétend ne pas pouvoir identifier un modèle particulier. Aux yeux de ces lectrices passionnées des récits romanesques, les personnages, leur comportement, leur caractère, apparaissent comme des êtres réels. On les critique ou on s’identifie à eux, compatissant à leurs malheurs. Ils sont le lieu de la rencontre entre le lecteur et le romancier. C’est, en effet, à travers les personnages et leur manière d’être au monde que le romancier donne forme au fruit de son observation.

« L’arbre-mirage »

9 L’épisode du « débat sur les romans » dans le livre « Les lucioles » témoigne du degré de maturité auquel étaient parvenus l’art romanesque et la réflexion sur le roman dans le milieu aristocratique de l’époque de Heian au début du XIe siècle. Le Roman du Genji est l’aboutissement et la somme de cette longue et riche tradition romanesque. Un rôle particulièrement important y est dévolu au deuxième livre, intitulé « L’arbre-mirage » (Hahakigi)12, dans lequel il est possible de voir une introduction à l’ensemble du roman. Il fait suite au premier livre, intitulé « Le clos au paulownia » (Kiritsubo), où sont évoquées la naissance et l’enfance du héros et qui fait plutôt office de prologue. Certes, le livre « L’arbre-mirage » ne présente pas, comme « Les lucioles », une théorie du roman ou un débat sur les romans. Nous y trouvons cependant une représentation figurée de la narration romanesque, qui n’est pas moins importante pour qui veut connaître l’idée que l’auteur du Roman du Genji se faisait de son art. Dans le premier livre, « Le clos au paulownia », l’auteur se contentait d’une brève formule d’introduction – le célèbre « en quel règne était-ce donc ? » – qui signale au lecteur qu’il aborde une chronique fictive, impossible à situer précisément dans le temps historique. Le second livre se caractérise par un dispositif particulièrement élaboré et complexe, une véritable théorie du roman en images. C’est ce dispositif que nous nous proposons de décrire brièvement en le mettant en relation avec le livre « Les lucioles ».

10 Le livre « L’arbre-mirage » s’ouvre par un propos liminaire qui présente le héros du roman comme un personnage complexe de séducteur soucieux de sa réputation et de l’image qu’il laissera à la postérité, et contraint par conséquent de dissimuler et de limiter ses aventures galantes. Évoquant ensuite sa propension à préférer le palais impérial, qui est aussi le palais de son père, à la demeure du Ministre de la Gauche, son beau-père, la narratrice13 introduit le personnage de Tô no Chûjô, fils du Ministre et donc beau-frère du Genji, dont il est particulièrement proche. Marié à la fille du Ministre de la Droite, Tô no Chûjô connaît une situation semblable à celle de son ami. Lui aussi évite pareillement la demeure de son épouse. Nous voyons ensuite – et c’est le début du récit proprement dit – les deux amis au palais s’entretenir au cours d’une journée pendant la saison des pluies. La conversation tourne autour de la correspondance galante du Genji, dont Tô no Chûjô tente en vain de se faire révéler le contenu : Tô no Chûjô se réfugie alors dans un propos général sur les femmes : aucune à son avis n’est parfaite. Deux jeunes gens, fonctionnaires de rang moyen, se joignent à la

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conversation : c’est l’épisode connu comme la « discussion par une nuit de pluie sur les différentes catégories de femmes » (amayo no shinasadame). Un des jeunes gens, le Chef des écuries de la Gauche, beau parleur particulièrement en verve, expose longuement ses théories, soulignant l’intérêt des femmes de catégorie moyenne. Puis chacun y va de son récit : quatre histoires sont alors racontées, deux par le Chef des écuries de la Gauche, une par l’ami du Genji, le Général en second chef de la Chancellerie privée (Tô no Chûjô), et une par le second jeune homme, Adjoint au département des rites, ce qui donne à la première partie du chapitre l’aspect d’un recueil de nouvelles. La conversation se poursuit toute la nuit. 11 Le lendemain, la pluie cesse, le soleil revient, et le Genji quitte le palais pour la demeure de sa femme, où il ne s’attarde guère. Apprenant l’existence d’un interdit de direction14, il se rend chez un de ses obligés, le gouverneur de Kii, et passe la nuit chez lui. Justement, la jeune belle-mère de son hôte loge près de ses appartements. Il la rejoint et la force à passer la nuit avec lui. La jeune femme, consciente de l’impossibilité de cette liaison avec un homme bien au-dessus de sa condition, ne lui témoigne que de la froideur. Par la suite, le Genji cherche en vain un moyen de la rejoindre à nouveau, comptant pour cela sur les services de son jeune frère. Il réussit bien à passer une seconde fois la nuit dans la résidence du gouverneur de Kii, mais cette fois la dame est sur ses gardes et se montre inflexible. 12 Le livre peut être divisé en deux grandes parties : la discussion par une nuit de pluie, puis l’aventure galante du Genji chez le gouverneur de Kii, elle-même constituée de deux moments : la rencontre nocturne, puis les vains efforts que le Genji fait pour renouveler l’occasion au cours des jours qui suivent. On voit que les deux parties sont liées par la continuité chronologique : la rencontre avec Utsusemi a lieu au lendemain de la discussion pendant la nuit de pluie au palais, sans qu’il y ait de coupure temporelle entre ces ceux principaux épisodes. Il s’écoule ensuite un nombre indéterminé de jours, jusqu’à une nouvelle nuit que le Genji passe chez le gouverneur de Kii, mais cette fois en vain. Le livre forme ainsi un ensemble clos et autosuffisant. L’épisode avec la belle-mère du gouverneur de Kii peut constituer un pendant parfait aux quatre histoires racontées au cours de la discussion pendant la nuit de pluie : il met en scène le même type d’héroïne de catégorie intermédiaire dont il est question au cours de la discussion, et comme les autres histoires tourne autour du même motif du malentendu entre amants. Les cinq histoires du livre « L’arbre-mirage » se terminent par des échecs, ce qui confère à leurs héros un caractère quelque peu comique. Utsusemi a beau être séduite par la beauté et les manières du Genji, elle comprend qu’elle n’a rien à gagner, mais au contraire tout à perdre à une telle liaison et regrette de ne pas avoir rencontré le Genji avant son mariage. Elle entre ainsi parfaitement dans la série des héroïnes des contes racontés pendant la nuit de pluie, qui toutes connaissent des déboires dans leurs relations amoureuses, dont certains se révèlent tragiques. Cependant, le livre « L’arbre-mirage » n’est pas non plus un ensemble fermé. Des liens étroits le rattachent aux livres suivants. Un premier ensemble est formé par les trois livres « L’arbre-mirage », « La mue de la cigale » et « La belle-du-soir », puisque l’histoire d’Utsusemi, commencée au second livre (« L’arbre-mirage »), se poursuit au troisième (« La mue de la cigale ») avec une nouvelle visite, qui porte justement le nom de cette héroïne, tandis que le quatrième livre, « La belle-du-soir », prolonge l’histoire racontée par Tô no Chûjô pendant la nuit de pluie. Ce quatrième livre est clôturé par un bref propos du narrateur qui fait pendant à l’incipit du livre « L’arbre-mirage ». D’autres liens relient ces différents livres au reste de l’œuvre, notamment aux livres qui

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constituent le cycle de Tamakazura, fille de Belle-du-soir et de Tô no Chûjô. Ainsi, aussi bien les trois premiers livres pris solidairement que le seul livre « L’arbre-mirage » pris à part peuvent être considérés comme une introduction au reste de l’œuvre, une entrée en matière et une démonstration de l’art romanesque. 13 Les correspondances du livre « L’arbre-mirage » avec le livre « Les lucioles » ont notamment été relevées par Fujii Sadakazu15. Dans les deux livres, le cadre temporel est le même, celui de ces moments d’ennuis (tsuredzure) amenés par la saison de pluies qu’on peut meubler soit en recopiant, en lisant ou en se faisant lire des romans, soit par des conversations. L’éloquent Chef des écuries de gauche joue auprès du Genji et de Tô ni Chûjô un rôle de beau parleur (mono-ihi) identique à celui que joue le Genji lui-même lors de sa conversation avec Tamakazura dans le livre « Les lucioles ». Dans l’un des deux livres, il s’agit de romans, dans l’autre, de femmes ; mais nous l’avons vu, les deux thèmes sont étroitement liés. Il est ainsi question d’héroïnes féminines dans le livre « Les lucioles » et, inversement, il est à plusieurs reprises question de romans dans le livre « L’arbre-mirage » : le mot monogatari (« récit », « propos ») y apparaît à quatre reprises16. Ce sont d’ailleurs bien des échantillons de situations romanesques que nous proposent les quatre histoires racontées au cours de la nuit de pluie, qu’on peut désigner par le même mot monogatari. À ces quatre histoires on peut en ajouter une cinquième, qui est racontée dans la deuxième partie du livre ainsi que dans le livre suivant et qui a pour héros le Genji, quand bien même – à la différence des autres – celui-ci n’est pas le narrateur de sa propre histoire. D’une manière générale, le genre romanesque apparaît comme point de référence dans le livre « L’arbre-mirage ». Ainsi, dans le discours du narrateur au début du livre, le Genji est comparé à un personnage de roman, le capitaine Katano, modèle des séducteurs, à côté duquel il fait pâle figure. Ce propos semble trouver un écho dans le propos tenu par le Genji lorsqu’il imagine quel « personnage d’imbécile » (shiremono) il ferait si son histoire devait faire l’objet d’un roman. Le même terme d’« imbécile » (shiremono) est employé par Tô no Chûjô qui qualifie le récit qu’il s’apprête à faire comme l’« histoire d’un imbécile » (shiremono no monogatari). 14 Tous ces éléments conduisent à lire les deux livres « L’arbre-mirage » et « Les lucioles » en regard. Au demeurant, si le roman n’est pas en tant que tel le sujet du débat sur les femmes, la scène de conversation nocturne au cours de laquelle le Chef des écuries de gauche développe ses théories, illustrées ensuite par quatre récits et contenant elles- mêmes des éléments romanesques, peut être lue comme une représentation de la communication romanesque. À plusieurs reprises, pendant les pauses du discours ou entre les histoires, notre attention est attirée en direction des réactions de l’auditoire. Il y a en tout sept interruptions où sont décrites les différentes réactions des auditeurs : commentaires entendus ou gênés de l’Adjoint au département des rites, attention fascinée de Tô no Chûjô, ironie et détachement feint du Genji qui, nous dit-on, ne cesse de penser pendant tout ce temps à celle qu’il tient pour la femme idéale, l’épouse impériale Fujitsubo, dont il est secrètement amoureux. 15 Voici la première de ces interruptions :

Disant cela, il regardait en direction de l’Adjoint du département des rites qui, se demandant si ces propos ne visaient pas ses propres sœurs cadettes à la réputation flatteuse, resta coi. Le Genji, lui, semblait songeur : même, dans la classe que l’on considérait comme la plus élevée, une femme idéale était chose bien rare, en ce bas monde17.

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Ou encore :

Ainsi leur prodiguait-il ses mises en garde. Selon son habitude, le Commandant [Tô no Chûjô] acquiesçait. Le Prince esquissa un sourire, comme s’il partageait lui aussi cette opinion : « Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre de vos expériences, elles n’ont rien de glorieux et font peine à entendre », dit-il avant de s’esclaffer, entraînant avec lui toute l’assistance18.

Chacun a en tête sa propre expérience qu’il met en rapport avec le contenu du discours ou avec les circonstances des histoires rapportées. Les propos des conteurs trouvent un écho chaque fois différent et entrent en résonnance avec des éléments toujours nouveaux, comme – on peut l’imaginer – le fait aussi le texte d’un roman auprès de ses lecteurs. Le roman ne représente pas un univers fictif séparé de celui de la vie réelle, mais s’insère dans la circulation des discours échangés par les membres de cette société. 16 Un personnage tient une place particulière dans cette scène. À la première des interruptions citée plus haut, le Genji, seul parmi les assistants, nous est décrit avec quelque détail :

Le Genji, lui, semblait songeur : même dans la classe que l’on considérait comme la plus élevée, une femme idéale était chose bien rare, en ce bas monde… Sur ses vêtements de dessous blancs qui retombaient souplement, il portait juste la casaque de son costume informel, revêtue négligemment, les cordons dénoués ; confortablement installé, à demi allongé, il était, à la lueur de la lampe, d’une telle beauté que l’on aurait souhaité le voir sous les traits d’une femme. Et pour lui, choisirait-on la femme la plus sublime de la classe la plus élevée, ce choix même jamais ne saurait être satisfaisant19.

Nous sommes ici en présence de ce qu’on appelle une intervention du narrateur (sôshiji ). Celui-ci (ou celle-ci) intervient pour commenter l’histoire. Le point de vue n’est pas indiqué : il pourrait être celui de n’importe lequel des assistants, mais sans limitation, ce qui permet au lecteur de se transporter en imagination dans le cercle réuni autour d’un si remarquable personnage. Comme les autres personnages, le Genji est décrit uniquement de l’extérieur, mais par un observateur particulièrement attentif et perspicace, capable de déchiffrer les attitudes et les expressions. 17 Le Genji constitue le second et véritable centre de ce cénacle, occupant une position symétrique par rapport au personnage du Chef des écuries de la Gauche. Autant ce dernier est bavard, autant le Genji est silencieux et en retrait. Il est le seul à ne pas raconter d’histoire, jouant d’un bout à l’autre le rôle d’auditeur. En même temps, c’est lui qui est l’occasion de la réunion et le principal destinataire de tous les discours. L’expérience qu’il fait dès le lendemain d’une tentative de liaison inaboutie avec une de ces femmes de catégorie intermédiaire dont il a été question dans l’entretien, fait explicitement écho aux propos qu’il a entendus et retenus au cours de la soirée. Mais le Genji est aussi le point de référence, le critère incontestable de cet idéal d’élégance et de raffinement dont il est toujours question. Ainsi, on peut voir en lui tout à la fois une figure du lecteur, celui qui écoute les récits et qui, fort des connaissances qu’il a ainsi acquises, va dans un second temps affronter par lui-même la réalité, et une figure de l’auteur, ce point de référence indépassable à partir duquel s’ordonnent les valeurs et les discours.

18 Personnage paradoxal et problématique, le Genji se caractérise par le secret qu’il porte, et qui, tel une clef de voute, est placé au centre du roman. Le récit y fait à plusieurs

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reprises allusion, soit indirectement, comme dans la réflexion selon laquelle aucune femme aussi parfaite fût-elle ne semblait pouvoir combler ses désirs, ce qui est une allusion à l’amour secret que le Genji nourrit à l’endroit de l’épouse impériale Fujitsubo, soit plus explicitement, mais toujours de manière voilée, comme à la fin de la série des histoires :

Ainsi discourait-il, tandis qu’une seule personne ne cessait d’occuper l’esprit du Prince. Chez elle, ni manque, ni excès, elle était vraiment incomparable ! À cette pensée, l’émotion le submergea20.

Ou comme c’est le cas lors de la nuit suivante, quand ayant surpris les conversations des femmes dans la chambre voisine de la sienne, le Genji comprend qu’elles parlent de lui et craint un moment qu’elles ne viennent à parler de son secret :

En les entendant chuchoter ainsi, le Prince, pour qui seul comptait son amour, sentit son cœur s’arrêter à l’idée qu’un jour, en de pareilles circonstances, il pourrait surprendre des commérages sur ce qu’il s’évertuait à cacher21.

Les thèmes du secret et de la rumeur apparaissent dès les premières lignes du Roman du Genji, qui évoquent les efforts vains du Genji pour garder secrètes ses aventures galantes. Il est repris dans le propos final du livre « La belle-du-soir », où la narratrice présente des excuses sur son indiscrétion, la justifiant par le peu de vraisemblance qu’il y aurait eu à présenter un héros exempt de toute faiblesse, comme il en existe dans les romans, mais pas dans la réalité :

Je m’étais abstenue de divulguer pareilles incartades, puisqu’il cherchait lui- même à les dissimuler à tout prix, mais d’aucuns m’accusaient d’avoir fabriqué cette histoire : pourquoi donc, disaient-ils, sous prétexte qu’il était fils d’Empereur, ceux-là mêmes qui l’ont connu ne feraient-ils que chanter ses louanges comme s’il eût été sans défaut ? De toute manière, je n’éviterai pas que l’on me taxe de commérage22.

Et c’est toujours ce thème du secret qui est au point de départ de la discussion sur les femmes. La première scène du livre évoque les lettres que le Genji tient serrées dans son coffret et qui suscitent la curiosité de son ami Tô no Chûjo. Document privé et même intime, véhicule privilégié où se disent, souvent sous la forme d’un waka, les sentiments, la lettre est ainsi mise en exergue au tout début des aventures du héros23. Celui-ci s’amuse à mystifier son interlocuteur en le mettant au défi d’identifier les auteurs des lettres qu’il lui montre, tout en lui signifiant bien qu’il ne lui montrera jamais celles qui pourraient vraiment l’intéresser, c’est-à-dire précisément celles dont le contenu fait la matière du roman. Avec la discussion sur les femmes amorcée aussitôt après par Tô no Chûjô, puis l’audition des différentes histoires, racontées par chacun des participants à l’exception du Genji, nous voyons comment la matière romanesque prend son essor à partir d’un secret, ou plutôt d’un emboîtement de secrets, avec au centre celui, indicible, de l’amour interdit et impossible du Genji pour l’inaccessible Fujitsubo, dont l’image est sans doute répétée dans celles de la « La mue de la cigale » (utsusemi), de la « La belle du soir » (Yûgao), et de « L’arbre-mirage » (hahakigi) censé croître dans les montagnes du Shinano et qui s’évanouit au moment où l’on s’en approche.

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L’auteur-narrateur

19 Cette évocation de la poétique romanesque de Murasaki Shikibu à travers l’exposition indirecte qu’elle en donne dans le livre « L’arbre-mirage » serait incomplète sans l’évocation des figures de la narratrice, telles qu’elles apparaissent dans ce livre. La narratrice marque fortement sa présence au tout début du livre :

Prince de lumière : le nom est glorieux, mais la conduite du Genji en ternissait trop souvent l’éclat. Quelle malignité tout de même chez celles qui se plaisaient à rapporter ses aventures, aventures qu’il prenait pourtant soin de garder secrètes [shinobi-tamahi-keru] pour éviter de laisser une réputation de légèreté si le récit en était transmis aux générations à venir ! Au demeurant, il ne lui arrivait plus grand-chose qui fût galant ou charmant, tant il craignait au plus haut point le jugement d’autrui et s’efforçait de paraître irréprochable [mamedachi-tamahi-keru] : le Capitaine de Katanoaurait bien ri de lui ! À l’époque où il était encore Commandant de la Garde, ne se sentant bien que lorsqu’il était en service au Palais, il ne se rendait que de loin en loin à la résidence du Ministre de Gauche. On y avait alors soupçonné quelque « agitation des sentiments », et de fait, si la banalité des liaisons occasionnelles et sans lendemain répugnait à la nature du Prince, il n’en avait pas moins la fâcheuse habitude de s’engager parfois à corps perdu dans des amours malheureuses, ce qui pouvait l’entraîner à des comportements regrettables [uchimajiri-keru]24.

Cette présence de la narratrice est marquée de deux manières différentes. D’abord, dans les deux premières phrases, par des terminaisons exclamatives, ainsi que par le suffixe de temps à valeur modale keri, marquant l’ouï-dire, l’explication ou la prise de conscience25. La narratrice se présente dans la position de celle qui relate une rumeur, tout en regrettant que celle-ci soit révélée. Ce dispositif fait pendant aux dernières lignes du livre « La belle-du-soir » citées plus haut, où la narratrice s’excuse de son indiscrétion. Puis, dans les deux phrases suivantes, par l’emploi du suffixe du passé ki, qui la place dans la même temporalité que le personnage. 20 Avec le début de l’épisode de la rencontre pendant une nuit de pluie, le roman passe à la narration non marquée, comme si la narratrice s’effaçait devant les événements racontés. Néanmoins elle réapparaît à plusieurs reprises au cours du livre, par exemple dans une remarque telle que celle-ci :

De nombreux propos fort inconvenants [kiki-nikuki] furent tenus au cours de la dispute26.

La narratrice apparaît également à la faveur de modalisations dont certaines ont déjà été relevées lorsque nous avons parlé du point de vue externe adopté dans la scène du débat sur les femmes. En voici encore un exemple :

Des lettres précieuses, qu’il fallait à tout prix cacher, le Prince ne les aurait pas laissé ainsi traîner [uchi-oki-chirashi-bekumoarazu] en désordre dans un coffret si facilement accessible, mais il les aurait rangées en un lieu secret [tori-oki-tamahu-bekamereba] ; celles-ci étaient donc certainement [naru- beshi] de second ordre, de celles que l’on peut montrer sans que cela prête à conséquence et comme ils en lisaient ensemble quelques passages27…

On peut légitimement se demander si les conjectures ne sont pas ici le fait de Tô no Chûjô, qui observe avec curiosité son ami le Genji en train de relire ses lettres ; mais, à

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l’examen, on peut également les attribuer à la narratrice et les interpréter comme une allusion indirecte au secret du Genji, dont Tô no Chûjô ignore l’existence. 21 Le débat entre le Genji et Tô no Chûjô sur les femmes commence comme un récit à la troisième personne (ou plutôt à narrateur hétérodiégétique, dans la mesure où la grammaire japonaise ignore la catégorie de personne), adoptant le point de vue du Genji dont les pensées nous sont données à deux reprises :

Le Genji était impressionné en entendant son ami se lamenter ainsi, mais à l’idée que, si lui-même n’avait pas autant de souvenirs de ce genre, il n’en manquait pas non plus, il se prit à sourire28. La curiosité piquée par la maîtrise de la question dont son ami faisait preuve, le Genji lui demanda […]29.

22 Mais la suite du débat, avec l’arrivée du Chef des écuries de la Gauche et de l’Adjoint du département des rites, marque un retrait de la conscience du Genji. La narratrice se sépare du héros et adopte un point de vue externe, s’interdisant de nous informer sur les pensées du personnage, comme si elle-même se trouvait au milieu des quatre jeunes gens. Ce dispositif ne souffre qu’une seule exception, quand le regard de Tô no Chûjô se pose sur l’Adjoint du département des Rites puis sur le Genji30. On peut remarquer que cette partie du livre est aussi celle où la « narration à la 3e personne » (récit à narrateur hétérodiégétique) laisse place aux histoires racontées par les personnages, c’est-à-dire à ce que nous appellerions « narration à la 1re personne » (récit à narrateur intradiégétique). En japonais, cela ne se traduit pas tant par la présence de marques personnelles, même si l’on peut relever des termes désignant le locuteur, mais plutôt par l’emploi d’une marque temporelle spécifique, l’auxiliaire du passé ki, dont nous avons vu qu’elle était utilisée au début par la narratrice, et qui retrouve ici tous ses droits puisque chacun des conteurs raconte des événements dont il a été, ou du moins le prétend-il, le témoin31. Ces histoires annoncent et préparent celle dont le Genji sera le lendemain le héros et qui est prise en charge par la narratrice. Elles ancrent le récit de la narratrice dans l’univers du discours. Il est en particulier à noter que l’histoire de Yûgao (« Belle-du-soir »), d’abord racontée par Tô no Chujô dans le livre « L’arbre- mirage », est poursuivie dans le livre « Belle-du-soir » comme un récit de la narratrice.

23 On a beaucoup écrit au Japon sur l’identité de la narratrice du Genji, qu’on identifie généralement comme une de ces dames employées au service de grands dignitaires, parfois un peu trop bavardes et enclines à rendre publics les secrets plus ou moins honteux de ses maîtres. Néanmoins, comme cela a été aussi remarqué, la narratrice n’est pas un personnage du roman. Pour autant, elle n’est pas entièrement absente de ce monde, comme l’indiquent les formes de passé certain qu’elle emploie au début du livre (et à d’autres occasions dans le roman). La narration des premiers livres du Roman du Genji semble osciller entre ce que nous appelons une narration à la troisième personne et une narration à la première personne. 24 Dans ces remarques très incomplètes, nous avons essayé d’aborder la poétique du Roman du Genji à partir des indications mêmes données par l’auteur, que ce soit dans le livre « Les lucioles » ou dans celui de « L’arbre-mirage». Certes, le livre « L’arbre- mirage » n’est pas à proprement parler un essai sur l’art du roman, mais le dispositif romanesque qu’y met en place l’auteur est particulièrement riche d’enseignement et rejoint le propos sur le roman tenu par le Genji au livre « Les lucioles ». Dans ces deux livres, l’action est située pendant la saison des pluies du cinquième mois, période de

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vacance propice au récit, qu’il soit oral ou écrit. Le roman se déploie dans ce moment de liberté en marge des occupations de la vie sociale ordinaire et de la vie publique. Autour des personnages romanesques et, singulièrement, du héros porteur de secret qu’est le Genji, se met en place le dialogue indirect entre l’auteur et le lecteur. Le livre « L’arbre-mirage » propose une représentation romanesque de ce dispositif et mérite à ce titre d’être lu de près. L’influence de ce livre, et notamment du « débat tenu par une nuit de pluie sur les catégories de femmes » (amayo no shina sadame), a été immense. Et il est la source et sans doute la clef de nombreux procédés de la littérature japonaise jusqu’à l’époque moderne.

NOTES

1. Sur Tamenori et Sonshi, voir l’introduction à la traduction anglaise de d’E. KAMENS, The Three Jewels. A Study and Translation of Minamoto Tamenori’s « Sanbōe », Ann Arbor, 1988 (Michigan Monograph Series in Japanese Studies vol. 2). 2. MINAMOTO NO TAMENORI, Sanbôe, dans MABUCHI K. et al. éd., Sanbôe, Chôkôsen, coll. Shin Nihon Koten Bungaku Taikei, vol. 31, Tôkyô, 1997, p. 6. Traduction anglaise par E. KAMENS, The Three Jewels…, p. 93. Aucun des récits énumérés ici ne nous est parvenu. 3. Mémoires d’une Éphémère (954-974) par la mère de Fujiwara no Michitsuna, trad. J. PIGEOT, Paris, 2006, p. 9. 4. Ibid., p. 197 sq. 5. SEI SHONAGON, Makura no sôshi, éd. MATSUO S., NAGAI K., coll. Shinpen Nihon Bungaku Zenshû, Tôkyô, 1997, p. 253-254. Le passage signalé par des crochets correspond à une expression dont le sens est inconnu. Dans la traduction des Notes de chevet d’André Beaujard, ces deux chapitres sont traduits respectivement comme « Choses qui remplissent l’âme de tristesse » et « Choses qui distraient dans les moments d’ennui » (§ 63 et 64) : SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, trad. A. BEAUJARD, Paris, 1966, p. 161. 6. Sur ce passage voir J. PIGEOT, « Le système de lecture de Motoori Norinaga (1730-1801) », dans Repenser l’ordre, repenser l’héritage. Paysage intellectuel du Japon (XVIIe-XIXe siècles), éd. F. GIRARD et al., Genève, 2002, p. 315 sq. Cf. aussi F. LAVOCAT, Fait et Fiction. Pour une frontière, « Poétique », Paris, 2016, p. 189 sq. (chapitre « Penser la fiction dans le Dit du Genji »). 7. MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, t. 3, coll. Shinpen Nihon Bungaku Zenshû, vol. 22, Tôkyô, 1996, p. 210 : trad. R. SIEFFERT, MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, Paris, 1988, t. I, p. 506. 8. Ibid., p. 211 ; p. 506-507. 9. Ibid., p. 211-212 ; p. 507. 10. Ibid., p. 212 ; p. 507. Ihi-oku, traduit par René Sieffert comme « coucher par écrit », signifie littéralement « dire, laisser un message en vue de quelque chose ». On notera que l’art du romancier, tout comme celui du poète, est décrit à l’aide de termes désignant une énonciation orale : il s’agit de dire (ihu) et non d’écrire (kaku). 11. Le Monument poétique de Heian : le Kokinshû, trad. G. BONNEAU, vol. 1, préface de KI NO TSURAYUKI, Paris, 1933, p. 26-27. Le rapprochement a été signalé par FUJII S. dans son ouvrage Genji monogatari ron (Étude du Roman du Genji), Tôkyô, 2000, p. 79.

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12. Ou « L’arbre-balai » dans la traduction de René Sieffert, puisque tel est le sens littéral de ce mot. L’arbre en question est un arbre imaginaire, évoqué dans la poésie waka, qui disparaît lorsqu’on s’approche de lui. 13. Le narrateur du Roman du Genji n’apparaît jamais comme un personnage du récit et ne se manifeste que par ses jugements de valeur ou des marques d’énonciation, notamment modales ou relevant des expressions honorifiques (la langue japonaise ignore la catégorie grammaticale de personne). L’ensemble de ces marques, mais surtout l’association étroite de Murasaki Shikibu avec son œuvre, font que le lecteur du Roman du Genji imagine une narratrice appartenant comme Murasaki Shikibu à l’aristocratie de rang intermédiaire, celle dont étaient souvent issues les dames du palais ou les dames de compagnies dans les maisons des grands dignitaires. Il est aussi à noter que le japonais ne fait pas de distinction entre « narrateur » et « narratrice ». 14. Dans le système des croyances du Japon ancien, certaines directions jugées néfastes pouvaient être frappées d’interdit et devaient être contournées. Voir B. FRANK, Kata-imi et kata- tagae. Étude sur les interdits de direction à l’époque Heian, Paris, 1998 (« Bibliothèque de l’Institut des hautes études japonaises »). Ces pratiques d’évitement sont souvent utilisées dans les romans, où elles fournissent l’occasion de nombreuses rencontres amoureuses. 15. FUJII S., Genji monogatari ron…, p. 52-83. 16. Dans les expressions : nyôbô no monogatari (récits de femmes), mi-monogatari (récit de vie), shiremono no monogatari (récit d’un fou), mukashi monogatari (récit d’autrefois). 17. MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, t. 1, p. 61. Pour la traduction française nous citons la traduction du livre « L’arbre-mirage » due au groupe de traduction et d’étude du Roman du Genji du Centre d’études japonaises de l’Inalco, à paraître dans la revue Cipango. 18. Ibid., p. 80-81. 19. Ibid., p. 61. 20. Ibid., p. 90-91. 21. Ibid., p. 95. 22. Ibid., p. 195-196 ; trad. R. SIEFFERT, Le Dit du Genji, t. I, p. 92. 23. Le lien de la littérature romanesque en japonais avec le style épistolaire a été souligné par JINNO HIDENORI dans « Nikki bungaku to monogatari–mizukara no kotoba o shobun suru kana bunsho shiron », Kokubungaku, 51/8 (2006), p. 48-56, et dans « Genji monogatari no kotoba to tegami », Bungaku, 7/5 (2006), p. 58-70. 24. MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, t. 1, p. 53-54. 25. Le japonais classique dispose de deux marques de passé non obligatoires, possédant chacune une valeur modale en plus de leur valeur temporelle, et fonctionnant donc comme marques du locuteur. Le suffixe ki marque une action passée située dans la même temporalité que celle du locuteur. Il est notamment employé lorsque le locuteur rapporte des événements dont il a été témoin ou qu’il sait de manière certaine. Le suffixe keri est souvent employé pour les événements du passé appris par ouï-dire, mais peut aussi exprimer une prise de conscience (il perd alors sa valeur temporelle) ou avoir une valeur explicative. Le passé peut également ne pas être marqué. Ces formes non marquées, où n’est pas inscrite la présence du narrateur, sont très fréquentes et peuvent être rapprochées du passé simple français, comme temps du récit au sens de Benvéniste. 26. MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, t. 1, p. 58. 27. Ibid., p. 55-56. Le suffixe flexionnel beshi, qui apparaît ici trois fois à des formes différentes (en caractère gras), est une marque modale, impliquant le jugement du locuteur. 28. Ibid., p. 57. 29. Ibid., p. 58. 30. Il s’agit du passage suivant : « Il regarda alors en direction de l’Adjoint du Département des rites qui resta coi, se demandant sans doute si ces propos ne visaient pas ses propres sœurs cadettes à la réputation flatteuse. “Une femme idéale ? Même parmi celles de la plus haute

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catégorie, c’est une chose bien rare en ce monde…”, devait se dire le Genji. Sur ses vêtements de dessous blancs en soie souple, il portait juste la casaque de son costume informel, revêtue négligemment, les cordons dénoués ; confortablement installé, à demi allongé, il était, à la lueur de la lampe, d’une telle beauté que l’on aurait souhaité le voir sous les traits d’une femme. Et choisirait-on pour lui la dame la plus sublime de la catégorie la plus élevée, ce choix même jamais ne saurait être satisfaisant » (MURASAKI SHIKIBU, Genji monogatari, t. 1, p. 68). 31. Le statut des quatre histoires racontées par le Chef des écuries, l’Adjoint au département des rites et Tô no Chûjô, est ambigu. Toutes hormis celle de Tô no Chûjô présentent à des degrés divers un caractère comique et pourraient bien être sinon inventées de toutes pièces, du moins enjolivées, étant manifestement destinées à distraire les personnes présentes. Tout autre est le récit de Tô no Chûjô : la vérité (dans le monde du roman) de l’aventure qu’il raconte est avérée du fait de la réapparition des personnages Belle-du-soir et sa fille Tamakazura dans la suite du roman. On remarque aussi que le récit de Tô no Chûjô conserve d’un bout à l’autre les marques du passé certain (ki), tandis que les autres histoires les abandonnent au moment où le récit parvient au point culminant, le narrateur s’effaçant devant les événements rapportés. Cette différence stylistique est le signe du caractère plus intensément personnel et véridique du récit de Tô no Chûjô. Voir en ligne le texte abrégé de notre communication du 2 juin 2016, « Genji monogatari Hahakigi no maki ni okeru ichininshô katari to sanninshô katari o megutte », sur la page « Atelier : théorie littéraire aujourd’hui » (http://workshop2012paris7.web.fc2.com/ yan_jiu_fa_biaodanierusutoryuvu.html).

RÉSUMÉS

Au Japon, le Xe siècle est marqué par l’émergence d’une littérature de fiction en langue vernaculaire, qui se développe dans les milieux de la cour et de l’aristocratie en marge de la culture de langue chinoise et de la poésie en japonais, jouissant toutes deux d’une reconnaissance officielle. Genre marginal et méprisé, le roman ou monogatari, critiqué pour son caractère frivole et son lien avec le mensonge, s’affirme néanmoins comme une activité de distraction propre notamment à meubler les moments d’ennui et d’oisiveté (tsuredzure), comme ceux qu’imposent les pluies du 5e mois. Le Roman du Genji, chef-d’œuvre du genre, rédigé au début du XIe siècle par la dame de cour Murasaki Shikibu, présente une remarquable réflexion sur la fiction romanesque, que ce soit dans le « débat sur les romans » du livre « Les lucioles » ou dans la « discussion par une nuit de pluie sur les catégories de femmes » qui ouvre le second livre « L’arbre-mirage » et que nous lisons ici comme une mise en scène métaphorique de l’activité romanesque.

Japan’s tenth century is marked by the emergence of literary fiction in the vernacular Japanese language, which gains popularity within the Heian court and the aristocracy alongside the officially recognised Chinese culture and poetry in Japanese (waka), which also had an official status at the court. Though marginal, considered with contempt, and criticised from the perspective of high culture for its frivolity and falsity, the vernacular novel or monogatari establishes itself among the cultural practices of Heian aristocracy as a leisurely activity, strongly connected with moments of vacancy and idleness (tsuredzure) such as the rain season. The masterpiece of this genre, the Tale of Genji written by the court lady Murasaki Shikibu, offers a remarkable reflection on narrative fiction, whether in the “debate on novels” in the chapter

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entitled “The Fireflies” or in the “discussion about the categories of women on a rainy night” which opens the second chapter “The Broom-Tree” and which we choose to read as a metaphorical staging of novel writing.

INDEX

Mots-clés : aristocratie de cour, ennui, Japon, langue vernaculaire, roman, Roman du Genji Keywords : court aristocracy, idleness, Japan, novel, romance, Tale of Genji, vernacular

AUTEUR

DANIEL STRUVE

Université Paris-Diderot ; Centre de recherche sur les civilisations d’Asie orientale (CRCAO)

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Lire et écrire le Genji aujourd’hui Reading and Writing the Genji Today

Anne Bayard-Sakai

1 Parmi les événements éditoriaux de la dernière décennie au Japon, l’un des plus remarquables est la publication d’une Anthologie de la littérature japonaise (Nihon bungaku zenshû), compilée sous la houlette de l’écrivain Ikezawa Natsuki1. Le terme zenshû, que l’on trouve dans le titre de cette anthologie et dont la traduction littérale serait « série complète », recouvre un type de publication qui a joué un rôle essentiel dans la modernisation de l’industrie éditoriale japonaise à partir du milieu des années 1920. Si certaines de ces séries correspondent à des œuvres complètes d’écrivains, d’autres sont des anthologies couvrant un domaine : contrairement à ce que suggère le terme zenshû, il ne s’agit donc pas pour ces séries d’être exhaustives, mais d’offrir un large accès à un genre (il existe ainsi plusieurs zenshû de littérature policière) ou encore à la production littéraire d’une époque comme le propose, par exemple, un zenshû de la littérature de l’ère Shôwa (1926-1989). Ajoutons qu’il existe des zenshû dans d’autres domaines que littéraires, puisqu’on trouve des anthologies, par exemple, de textes philosophiques. Quoi qu’il en soit, ces séries ont soutenu le développement de l’édition moderne au Japon ; elles ont très régulièrement alimenté les rayonnages des librairies et, si l’offre a été si abondante, il faut souligner qu’elle répond à une demande à la fois institutionnelle (celle par exemple des bibliothèques) et individuelle, les lecteurs étant d’autant plus incités à lire plusieurs ouvrages de ces séries que leur lancement s’accompagne généralement d’une offre promotionnelle couvrant l’ensemble des volumes.

2 Toutefois, la publication de ces séries a connu un net fléchissement à partir des années 1970 et surtout 1980, fléchissement qui reflète la crise de l’édition et la transformation des pratiques de lecteurs de plus en plus tournés vers des choix ponctuels que satisfont les collections de poche bon marché. L’annonce par la maison d’édition Kawade shobô shinsha de la parution de deux anthologies, une première de littérature mondiale à paraître entre 2007 et 2011, puis une deuxième de littérature japonaise dont la publication a débuté fin 2014, avait donc été accueillie avec un certain scepticisme. Or, contrairement à toute attente, ces séries ont connu un grand succès,

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les 30 volumes de la première série ayant ainsi été vendus à plus de 400 000 exemplaires2. Quant à la deuxième anthologie, dont 24 volumes sur les 30 prévus sont parus à ce jour, elle avait atteint en novembre 2016 un chiffre de vente cumulé de 350 000 exemplaires3. 3 Laissons de côté ici le succès de la première anthologie, et ce qu’elle révèle du rapport du Japon à la world literature, pour nous intéresser à la deuxième. Sa programmation annonce, pour 2017, trois volumes consacrés au Genji monogatari. Une nouvelle apparition donc de ce classique sur la scène littéraire japonaise ? Certes, mais elle prend sens dans un contexte spécifique, qui touche à la fois la question générale de la présence de la littérature classique au Japon aujourd’hui, et la place singulière qui revient au Genji monogatari dans la culture contemporaine.

Du classique, mais à travers du moderne

4 Si cette anthologie de littérature japonaise est atypique, elle ne l’est pas seulement pour être un objet éditorial incongru à une époque où les anthologies semblent appartenir à un passé révolu. Elle l’est également pour au moins deux autres raisons. Elle couvre, d’une part, toute l’histoire de la littérature japonaise depuis ses origines jusqu’à nos jours, alors qu’en règle générale, jusqu’à présent, les anthologies respectaient la distinction entre les littératures dites classique et moderne ; d’autre part, elle propose les textes classiques non pas dans leur version originale, mais traduits en langue moderne par des écrivains contemporains. Pour comprendre cette distinction et ce souci de traduction, il faut rappeler que la littérature classique japonaise est écrite soit en sino-japonais, soit dans une langue d’écriture qui s’élabore entre le VIIIe et le IXe siècle, la littérature moderne se développant, quant à elle, à partir des années 1880 lorsque s’invente une nouvelle langue d’écriture qui rapproche langues orale et écrite, le vernaculaire et le scripturaire. Si la distinction des littératures classique et moderne est aussi clairement marquée, le fait tient d’abord à la différence des langues concernées : sans un apprentissage, relativement poussé, du lexique et plus encore de la syntaxe de la langue classique, un lecteur d’aujourd’hui ne peut comprendre un texte ancien. Les anthologies précédentes rassemblant des textes classiques les présentent donc annotés, voire très annotés, et généralement accompagnés d’une traduction en langue moderne établie par un spécialiste du domaine.

5 On comprend donc par contraste la singularité du choix effectué pour cette dernière anthologie, et ses présupposés, dont le premier est l’affirmation que la continuité historique l’emporte sur la séparation des corpus classique et moderne4. Mais cette affirmation n’a d’effet éditorial que si les textes sont accessibles aux lecteurs sur un mode que l’on pourrait dire homogénéisé, leur permettant de s’y rapporter d’une seule et même manière : tous les textes sont donc proposés en langue moderne, y compris les textes classiques qui ne sont pas publiés en version originale mais en traduction. L’objectif ici n’est pas de renforcer la connaissance des textes en tant que classiques, mais de faciliter une lecture contemporaine pour un public, le plus large possible, de non-spécialistes. Mais comment atteindre cet objectif sans consentir un effort supplémentaire afin de rendre les textes attrayants ? 6 Pour y parvenir, les traductions des textes classiques ont été confiées, non pas à des universitaires, mais à des écrivains occupant une place importante, autrement dit très

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visible, sur la scène littéraire japonaise d’aujourd’hui. Le sous-entendu évident – et que nous ne discuterons pas ici – est qu’un écrivain, romancier, poète, est plus à même de produire une traduction séduisante, dotée de qualités littéraires indiscutables, qu’un universitaire ; le résultat, non moins évident, est que les volumes de textes classiques traduits par des écrivains sont placés sur le même plan que ceux consacrés aux écrivains modernes et contemporains. Mais l’effet indirect tout aussi important est que l’entreprise provoque la mise en commun, ou plus précisément le cumul des légitimités ; la valeur symbolique et canonique attachée à un classique en tant que classique s’ajoute à la renommée d’un auteur contemporain célèbre – à sa valeur symbolique, certes, mais aussi à ses potentialités commerciales, son côté bankable, sa capacité à mobiliser son propre lectorat, et en retour cet auteur gagne en légitimité en produisant une traduction d’un texte dont la canonicité n’est pas contestable5. 7 Ce que confirme ainsi en réalité l’anthologie est une certaine manière qu’a la littérature moderne japonaise de se rapporter à son passé et d’en tirer parti. Car, si l’anthologie exhibe les liens entre classique et moderne par le biais des traductions et systématise les transferts de légitimité qu’elles provoquent, ces liens ne sont pas explorés pour la première fois. Pour en rester dans le cadre des XXe et XXIe siècles, nombreux sont les textes classiques traduits en langue moderne par les écrivains modernes et contemporains, nombreuses aussi les œuvres dérivées des textes classiques proposées par les auteurs d’aujourd’hui. Et plus le texte de départ est canonique, plus les productions dérivées prolifèrent, cette prolifération renforçant bien entendu en retour sa canonicité. On ne s’étonnera donc pas de constater que, dans toute cette production « palimpsestique », le Genji monogatari occupe la première place.

Variations sur le Genji

8 Dans toute la littérature japonaise, le Genji monogatari est probablement le seul texte à avoir suscité l’apparition d’un genre second, celui des traductions de ce texte par des romanciers. Depuis la version due à la grande poétesse Yosano Akiko publiée en 1912 jusqu’à celle de Setouchi Jakuchô qui paraît en 1997, en passant par celles de Tanizaki Jun.ichirô publiées pour la première entre 1939 et 1941, pour la deuxième entre 1951 et 1954, ou celle de Enchi Fumiko qui paraît entre 1972 et 1973, ces traductions ont permis au Genji monogatari de toucher un public pour qui la version originale est devenue illisible, et aux auteurs-traducteurs de capter une part du prestige attaché à un texte occupant une position centrale dans l’histoire culturelle du pays6. La traduction en langue moderne du roman, due à l’écrivaine Kakuta Mitsuyo et annoncée dans les volumes à paraître en 2017 de l’Anthologie de la littérature japonaise, va donc venir s’ajouter à une liste déjà relativement fournie. Mais ces traductions, à la fois intra- textuelles et, en quelque sorte, intra-littéraires, ne sont pas les seules réalisations hypertextuelles dérivées du Genji. L’importance reconnue très tôt au roman explique la succession d’œuvres parodiques qui émaillent l’histoire de la littérature classique7. Mais plus intéressant pour nous ici est le fait qu’aujourd’hui encore sont publiés de très nombreux textes dont le Genji monogatari est la source, dans une relation de dérivation qui s’affiche. Nous ne saurions ici relever tous ceux qui ont pu paraître, ne fût-ce que depuis le début du XXIe siècle, et nous arrêterons donc sur deux recueils, parus l’un en 2007, l’autre en 2008, qui semblent représentatifs du travail de réécriture déployé à partir du Genji monogatari.

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9 Le premier point à souligner concerne la concomitance de date de parution des deux ouvrages. En 2008 a en effet été célébré avec faste et sous l’égide d’un comité d’organisation officiel placé sous le patronage d’organismes publics tels que le ministère de la Culture ou la municipalité de Kyôto, le millénaire de l’écriture du Genji monogatari – le choix de cette année s’appuyant, de manière lâche, sur des mentions puisées dans le Journal de Murasaki Shikibu (Murasaki Shikibu nikki), rédigé entre 1008 et 1010. Une quantité d’événements de tous genres furent organisés à l’époque, allant de la parution de numéros spéciaux de revues à la mise en vente de gâteaux commémoratifs, et la licence du logo officiel de la célébration aurait été vendue plus de 155 millions de fois8. On comprend alors aisément que le monde éditorial ait voulu profiter de cette occasion, et les deux ouvrages en question, comme d’autres, sont des produits de circonstance. Une différence essentielle distingue pourtant les deux : l’un, Genji monogatari Kokonotsu no hensô (Neuf variations sur le Genji monogatari), rassemble des textes de neuf écrivains différents, alors que l’autre, Yomichigae Genji monogatari (Le Genji monogatari en lectures décalées), comprend huit textes d’un même auteur. 10 Si les Neuf variations sur le Genji monogatari sont connues aujourd’hui, en édition de poche, sous ce nom, elles ont été initialement publiées sous le titre Nain Sutôrîzu obu Genji, où l’on aura reconnu la transposition dans le système phonétique japonais d’un Nine Stories of Genji9. Le recueil, sur le plan de l’édition, est un curieux objet, dans la mesure où, contrairement aux habitudes, il ne porte aucun nom de responsable, comme si l’idée de rassembler ces textes allait de soi, comme s’il s’agissait d’une génération éditoriale spontanée induite par la frénésie Genji que suscitait l’opération du millénaire. En outre, la version de poche ne comporte pas de postface, contrairement ici encore aux habitudes puisqu’en général une postface (le plus souvent allographe) accompagne les ouvrages publiés en poche, expliquant les circonstances d’écriture ou de composition de l’ouvrage, et en proposant un commentaire. Le titre, en anglo-japonais, détonne, et est clairement destiné à capter l’attention du lecteur. La distance temporelle qui sépare l’écriture du Genji de ces textes est ainsi mise en scène et métaphorisée en une distance langagière. Et pourtant, lorsque l’ouvrage passe en collection de poche, le titre retenu, celui des Neuf variations, a perdu toute sa charge de provocation. Aucune explication de ce changement n’est fournie au lecteur, qui en est réduit aux conjectures, la raison la plus plausible étant peut-être que le titre anglo- japonais prêtait à confusion, nourrissant chez le lecteur l’attente de textes plus décalés que ceux proposés en réalité. 11 Ces neuf « variations » sont donc écrites chacune par un auteur différent. Tous sont des écrivains reconnus, lauréats de prix littéraires majeurs, occupant une place importante sur la scène littéraire. On voit donc fonctionner, comme dans le cas de l’anthologie de littérature japonaise mentionnée plus haut, ce double transfert de légitimité, les auteurs bénéficiant du prestige du Genji, tandis que le Genji se voit conférer une modernité et une actualité du fait d’être repris dans ces variations contemporaines dues à des écrivains largement lus. Comment alors chacun de ces textes se définit-il ? Adoptant le format d’une nouvelle longue de 25 à 50 pages, tous prélèvent un fragment, un épisode, une ligne narrative du roman-fleuve qu’est le Genji monogatari, pour en présenter une autre version. Sans entrer ici dans une analyse détaillée des neuf textes, il faut souligner les différences de stratégies adoptées par les auteurs. 12 Certains, en effet, restent proches du texte de départ, se contentant de résumer un livre, en gardant un mode d’énonciation assez proche de l’original – c’est le cas par

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exemple de la première nouvelle, où la romancière Matsuura Rieko reprend le livre « Hahakigi », « L’arbre-balai »10, développant surtout les séquences que l’on dira les plus romanesques ; d’autres en revanche choisissent de prendre la plus grande distance possible – c’est le cas par exemple de l’écrivaine Kanehara Hitomi qui reprend le livre « Aoi », « Les mauves », en transposant dans le monde contemporain l’histoire, qui se réduit à celle d’une grossesse vue par un jeune couple portant les mêmes noms personnels que les personnages du Genji ; les sept autres enfin se situent à des distances variables de ces deux pôles. On notera d’ailleurs avec intérêt que les lecteurs ne réagissent pas de la même manière face à l’éloignement ou la proximité du texte de départ. Les commentaires laissés sur les sites de lecture par des lecteurs anonymes montrent que certains sont rebutés par les nouvelles qui reposent sur des transpositions radicales, que ce soit de l’histoire, du mode narratif, ou du style : ils sont rebutés, en d’autres termes, quand ils ne retrouvent pas le texte d’origine. D’autres, à l’opposé, critiquent les nouvelles jugées trop proches de l’original, comme si elles ne respectaient pas les règles du jeu : ils s’interrogent sur l’intérêt de réécrire un texte si ce n’est pas pour s’en éloigner. 13 Mais quelles que soient les réactions des lecteurs, un fait demeure : les textes n’existent que comme hypertextes et tout est fait, d’un point de vue éditorial, pour qu’il en soit ainsi. Sans parler du titre général de l’ouvrage, qui rend en somme impossible pour le lecteur de lire les nouvelles hors du paradigme Genji, chaque nouvelle reprend le titre d’un livre du texte de départ. Mieux, pour chaque nouvelle, la page de titre est suivie d’une autre portant un résumé du livre correspondant dans l’original. L’ensemble du dispositif est donc destiné à amener le lecteur, sinon même à le contraindre, à procéder à une lecture hypertextuelle. La question qui demeure ouverte est alors la suivante : le lecteur dispose-t-il d’un critère autre que la distance au texte d’origine pour apprécier les nouvelles ? Peut-il s’affranchir du dispositif contraignant pour déployer une lecture autonome ? Il serait alors manifestement en infraction avec les règles rigides qu’impose la matérialité même de l’objet livre qu’il a entre les mains.

Parodier le Genji

14 Venons-en alors au Yomichigae Genji monogatari (Le Genji monogatari en lectures décalées), que l’on doit à Shimizu Yoshinori, écrivain connu comme spécialiste de l’écriture parodique11. Le terme yomichigae, traduit ici par « lectures décalées », est une invention de l’auteur. Il est composé du verbe yomu, « lire », et de chigae, lecture irrégulière des caractères du verbe tagaeru, qui porte l’idée de ne pas faire coïncider quelque chose, d’engager quelque chose dans une mauvaise voie, d’errer. Autrement dit, par ce titre, Shimizu suggère qu’il propose certes des lectures du Genji, mais dont le principe est qu’elles ne coïncident pas avec l’original, tout leur intérêt se trouvant dans le décalage – ce qui, on l’aura compris, est le principe même de la parodie. Le schéma adopté par l’auteur est ainsi de reprendre, dans chacune des huit nouvelles du recueil, des épisodes célèbres du Genji monogatari et de leur faire subir un déplacement significatif. Ainsi, la première nouvelle, intitulé « Yûgao satsujin jiken », « L’affaire de l’assassinat de Yûgao », est une nouvelle policière, dans laquelle une sorte de Watson écoute une sorte de Sherlock Holmes lui démontrer que le personnage de Yûgao, Belle-du-soir, ne meurt pas victime d’un sort jeté par une maîtresse du Prince Genji consumée par la jalousie, contrairement à ce que semble indiquer le Genji monogatari. Ou encore, dans la nouvelle

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« Puraido » (dont le titre est calqué sur l’anglais pride, « orgueil »), la jalousie de la Dame de la Chambre de la Sixième Avenue, Rokujô no miyasudokoro, à l’égard d’une jeune maîtresse du Prince, est transformée pour devenir le ressentiment d’une actrice vieillissante à l’égard d’une jeune actrice qui lui a ravi les faveurs de son amant. Autre exemple encore, la relation que le Prince Genji entretient avec l’innocente et quelque peu niaise Suetsumuhana, La fleur dont se cueille la pointe, que caractérise son long nez rougeoyant, est transposée au Texas, à Jacksonville, pour devenir « Rôzubaddo », « Rosebud », l’histoire d’amour entre le playboy John Cosby et Cathy, la jeune fille méprisée de tous parce que niaise, mal habillée, et dotée d’un nez démesuré et rougeoyant.

15 Il est sans doute inutile de multiplier les exemples : Shimizu s’amuse ici à jouer sur de nombreux facteurs de variation, temporels, géographiques, génériques, mais en prenant soin de laisser suffisamment d’indices pour que la parodie soit toujours reconnue comme telle. Une fois encore, le titre même du recueil contraint la lecture, qui peut difficilement s’affranchir de la référence au texte d’origine. En outre, le titre de chaque nouvelle est complété par le nom du personnage du Genji qui est parodiquement mis en scène dans le texte12. De même, les jeux onomastiques rappellent constamment les liens entre chacune des histoires racontées et le Genji, puisque les noms des personnages rappellent ceux des personnages du roman (à l’exception – et pour cause – de « Rosebud »13). En dehors de ces indices, la capacité à apprécier véritablement la qualité du travail de réécriture parodique dépend, évidemment, de la connaissance que l’on a du roman. C’est d’ailleurs ce que remarquent les lecteurs dans les réactions publiées sur les sites, certains, manifestement, ayant un souvenir assez précis du Genji pour se délecter des variations proposées par Shimizu, alors que d’autres regrettent de n’avoir qu’une idée trop lointaine du roman pour tirer vraiment plaisir de la lecture des nouvelles. 16 Mais, sans doute, tous les lecteurs de Shimizu savent d’emblée à quoi ils ont affaire : des parodies. À la différence des nouvelles reprises dans les Neuf variations, la distance par rapport à l’hypotexte ne saurait, sous peine d’absurdité, être considérée comme un défaut. Plus l’amplitude du déplacement sera importante, mieux l’objectif parodique sera donc atteint, même si demeure entière la question de la qualité intrinsèque du texte (à supposer que cette question ait un sens). 17 Des traductions en langue moderne aux réécritures, parodiques ou non, on ne peut que constater que le Genji continue à alimenter une production hypertextuelle considérable. Le phénomène, il faut au demeurant le souligner, dépasse de loin le seul registre de la littérature : on a ainsi pu parler d’une « culture Genji » (Genji bunka), constituée de tous les produits dérivés du Genji monogatari – films, films d’animation, jeux vidéo, mangas, images, vêtements, etc. – qui jouit d’un incontestable degré d’autonomie et d’achèvement par rapport au texte original14. Mais une question demeure alors non résolue, celle de la connaissance du texte premier. 18 La version originale du Genji, disions-nous, est illisible pour un lecteur d’aujourd’hui. Les traductions en langue moderne, surtout celles proposées par des écrivains de renom, ont pu être très lues – les dix volumes de la traduction Setouchi Jakuchô publiée en 1997 se sont vendus au total à plus de 2,2 millions d’exemplaires15. Un savoir détaillé de la trame du roman a pu également être acquis par les lecteurs du manga Asaki yume mishi (Ayant fait de vains rêves) de Yamato Waki, publié dans différents magazines de 1979 à 1993, et dont les volumes des différentes éditions se sont vendus à plus de

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18 millions d’exemplaires16. Le développement enfin de cette culture Genji autonomisée, renforcée lors du millénaire par des phénomènes de vulgarisation et de diffusion de connaissances même vagues sur le Genji, prouve en tout état de cause qu’il existe bien un savoir approximatif du Genji qui irrigue largement le corps social. 19 De quoi alors ce savoir est-il fait ? Sans doute d’une idée très générale de la trame, de souvenirs des épisodes marquants, tandis que demeure probablement inaperçu tout ce qui tient à la littérarité même du texte, par exemple sa richesse stylistique17. Il apparaît dès lors que tous ces phénomènes de réécriture évoqués ici partagent en définitive une approche assez schématique de l’œuvre originale, dans la mesure où ils en reprennent uniquement les faits saillants – la prolifération de ces réécritures amenant paradoxalement le Genji monogatari à cesser d’exister comme texte pour ne plus être qu’un hypotexte. Peut-être est-ce pour un classique la seule manière d’exister de nos jours, peut-être convient-il de s’en attrister – mais le Genji, aujourd’hui, demeure certainement un cas rare où l’œuvre venue du passé, ce qu’il est d’abord, continue à produire des variantes, des versions autres, réussissant ainsi, malgré tout, à être un texte d’aujourd’hui.

NOTES

1. Anthologie publiée par la maison d’édition Kawade shobô shinsha. 2. Chiffre donné par le journal Sankei (édition du 21 février 2015). 3. Chiffre donné par le journal Asahi (édition du 2 novembre 2016). 4. Ikezawa Natsuki, le maître d’œuvre de l’anthologie, souligne dans une déclaration liminaire à la publication les éléments de continuité qui définissent la littérature japonaise. Cf. le site de la maison d’édition Kawade Shobô shinsha : http://www.kawade.co.jp/nihon_bungaku_zenshu/ #schedule. 5. La sélection des textes classiques proposés par l’anthologie ne ménage aucune surprise. 6. Pour une analyse détaillée, cf. A. BAYARD-SAKAI, « Texte et prétexte : traduire le Genji en langue moderne », Cipango, numéro hors-série « Autour du Genji monogatari », Paris, 2008, p. 155-185. 7. Sur ce point, cf. par exemple H. SHIRANE éd., Envisioning The Tale of Genji : Media, Gender, and Cultural Production, New York, 2008 ; M. EMMERICH, The Tale of Genji : Translation, Canonization and World Literature, New York, 2013. 8. Chiffre donné par M. EMMERICH, The Tale of Genji…, p. 13. Selon ses calculs, ces événements ont totalisé plus de 156 millions de participants. 9. Nain sutôrîzu obu Genji (Nine Stories of Genji), Tôkyô, 2008 ; version en collection de poche sous le titre Genji monogatari Kokonotsu no hensô (Neuf variations sur le Genji monogatari), Tôkyô, 2011. 10. Toutes les versions françaises des termes et des noms présents dans le roman sont reprises de la traduction du texte proposée par René Sieffert : MURASAKI SHIKIBU, Le Dit du Genji, trad. R. SIEFFERT, Paris, 1988. Le livre « L’arbre-balai » apparaît aussi sous le titre de « L’arbre-mirage ». 11. SHIMIZU Y., Yomichigae Genji monogatari (Le Genji monogatari en lectures décalées), Tôkyô, 2007. 12. Pour être précis, dans la table des matières qui ouvre le recueil, seul le titre de chaque texte est indiqué ; ensuite, chaque fois qu’un titre est redonné en ouverture d’une nouvelle, il s’accompagne, dans une police de taille légèrement inférieure, du nom du personnage du Genji

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concerné. On peut en inférer que Shimizu joue à la fois sur la distance et la proximité du texte d’origine. 13. Sauf à considérer que le bouton de rose en question rappelle la « fleur dont on cueille la pointe » qui donne son nom au personnage du Genji. On nous pardonnera de laisser ici de côté la question d’une éventuelle référence à Orson Welles. 14. Cf. KOMACHIYA T., « Genji bunka no genzai » (La culture Genji aujourd’hui), dans II H. et KURATA M. éd., Gendai bunka to Genji monogatari (La culture contemporaine et le Genji monogatari), Tôkyô, 2008, p. 10. Dans une autre contribution figurant dans le même ouvrage, TATEISHI Kazuhiro signale même l’existence de ce qu’on pourrait appeler un mode de comportement qui, dans l’univers internet des otaku (des fanatiques de mangas, de jeux vidéo, etc.), porte le nom de Hikaru Genji keikaku « projet Hikaru Genji », du nom du héros du roman, et se trouve marqué par la volonté pygmalionesque de façonner conformément à ses désirs une très jeune fille, comme le fait le prince Genji avec Wakamurasaki, la Jeune Grémil (TATEISHI K., « Genji monogatari kanren shuppan to kaishaku kyôdôtai » (Les publications relatives au Genji monogatari et les communautés interprétatives), dans II H. et KURATA M. éd., Gendai bunka to Genji monogatari…, p. 167. 15. Chiffre donné sur la page suivante : http://news.mynavi.jp/news/2000/10/11/06.html. 16. Chiffre donné par le journal Yomiuri dans son édition du 3 avril 2007. 17. « Le Genji monogatari, en lui-même, n’est pas tellement lu ; ce qui circule en réalité, ce sont des résumés de l’histoire, des figures de personnages réduits à des types, et des connaissances portant sur les mœurs ou l’environnement général de l’époque Heian » (TATEISHI K., « Genji monogatari kanren shuppan to kaishaku kyôdôtai »…, p. 157).

RÉSUMÉS

Si les lecteurs japonais d’aujourd’hui ne peuvent lire les textes classiques en version originale, ils y ont accès à travers des œuvres dérivées, rédigées en langue moderne, parmi lesquelles, en premier lieu, les traductions. De nouveaux projets éditoriaux systématisent ce mode de diffusion des textes classiques, proposant des traductions dues à des écrivains reconnus. Dans le cas du Genji monogatari, ces traductions intra-langagières ne sont qu’un des aspects de la prolifération de textes dérivés, réécritures, parodies, transpositions de toutes sortes, dont on analyse ici quelques caractéristiques, afin de déterminer comment un texte du passé, canonique, peut exister dans le Japon d’aujourd’hui.

The contemporary readers of Japanese literature are unable to read the classical texts in their original version, and can only reach them through derivative versions, written in modern language, such as translations. Thus, new publishing projects are built, offering access to classical texts through translations provided by well-known writers. In the case of the Genji monogatari, those intralinguistic translations are but one of the numerous phenomenon related to the proliferation of derivative texts, rewritings, parodies, transpositions of different kinds. Some of the main features of those derivative texts are analysed here, in order to determine how a canonical text can exist in Japan today.

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INDEX

Keywords : canonization, hypertext, intertextuality, Japan, Japanese literature, translation Mots-clés : canonisation, littérature japonaise, hypertexte, intertextualité, Japon, traduction

AUTEUR

ANNE BAYARD-SAKAI

Inalco/Centre d’Études Japonaises (CEJ), Institut Universitaire de France

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Essais et recherches

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Un aspect de l’encyclopédisme de Thomas de Cantimpré. La section De lapidibus pretiosis du Liber de natura rerum An aspect of Thomas’ of Cantimpré Encyclopaedism. The De lapidibus pretiosis Section of the Liber de natura rerum

Mattia Cipriani

1 Le Liber de natura rerum du Dominicain Thomas de Cantimpré (1201-1270/1271)1 est une encyclopédie née ad usum Predicatorum pour une description de l’Univers propédeutique mais précise. L’œuvre a rencontré un grand succès et a connu une circulation fluide, même après la mort du religieux2 : toutefois, seules les rédactions les plus anciennes, qui sont conservées dans 129 manuscrits principalement de l’Europe du Nord et du Centre3, sont douées d’autorité : la première (Th I) a été achevée après 12414, la seconde (Th II) vers 1256 5). Elles ont en commun l’ordre Homme-Terre-Ciel des livres I à XIX et la disposition de la matière du général au particulier6 ; Th II ajoute pour sa part des passages, quelques chapitres supplémentaires et le livre XX. Bien que tout cela révèle d’emblée l’inclinaison pratique de l’auteur7, l’analyse de ses sources permet d’en approfondir la mens : en juxtaposant à la Bible des œuvres très hétérogènes (écrits « scientifiques », exégétiques, biographiques, chroniques, ou encore textes divertissants8), des notions de culture populaire et de courtes parties morales, il souligne en effet son intérêt pour le Créé tangible, qui éduque grâce à sa bonté intrinsèque. Le livre XIV, De lapidibus pretiosis, est un parfait exemple de sa démarche9.

Structure du De lapidibus pretiosis

2 La section De lapidibus pretiosis se compose de 69 entrées organisées en trois blocs qui diffèrent par les sources, par le contenu et par la disposition de la matière ; Th II ajoute pour sa part De pyrophilo10.

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3 Le premier chapitre, introductif, est augmenté dans Th II par un passage dialogique sur la formation des pierres. Les chapitres 2-69, rangés selon l’ordre alphabétique et de taille variable, décrivent les gemmes, indiquent leurs usages et pratiques, et indiquent si elles sont citées dans le livre de l’Exode11 ; Th II amplifie 21 de ces entrées par 22 insertions, deux leçons alternatives et le chapitre De pyrophilo. Le chapitre 70, monographique mais articulé, est divisé en segments techniques qui ne sont pas développés dans Th II ; les sections De sculphitos lapidum-Hucusque secundum antiquos et Item philosophum Tethes-De sculpturis, de 24 et 33 passages, décrivent les pouvoirs dérivés de l’art de la marqueterie, et sont introduites par des « doutes » qui reprennent le Prologus12 et sont probablement dus à Thomas : De sculphitos… se distingue ensuite de Item…, dans la mesure où il ne précise pas la pierre à graver13, et il se conclut par le bref Hucusque… dans lequel Thomas justifie son incrédulité par l’absence de commentaires aux textes-source14 ; Incipit…-Benedictio… se caractérise en revanche par le fait qu’il explique d’une manière pratique comment rendre aux pierres les pouvoirs qui ont été perdus avec le Péché originel.

Sources et contenus

4 Outre la structure du livre, le modus operandi de Thomas est visible aussi dans les œuvres et les contenus qu’il décide de copier : à l’instar des autres encyclopédistes du XIIIe siècle, il invente en effet fort peu et se borne à choisir, retailler et arranger des auctoritates et des contenus selon ses propres objectifs.

5 Avant d’analyser les sources en question, il faut toutefois considérer l’état de la scientia lapidum du XIIIe siècle. Les propriétés des pierres ont toujours fasciné15, et l’Europe du Moyen Âge a vu naître plus de 200 œuvres sur ce thème. Par commodité, ces traités sont aujourd’hui regroupés en trois veines16 ; la première, pharmacologico-scientifique, explique les propriétés médico-magiques des gemmes en unissant les savoirs antiques, monastiques et populaires ; cette veine a rencontré un succès énorme17, et le livre XVI des Etymologiae d’Isidore de Séville († 636) ou le De lapidibus de Marbode de Rennes († 1123) en sont le parangon. Le second filon, magico-astrologique et d’origine orientale, décrit les pouvoirs dérivés d’intailles bien précises : il a eu une diffusion notable18 et comprend les Kyranides, traductions réalisées par Constantin l’Africain au XIe siècle (De physicis ligaturis de Costa ben Luca et De gradibus d’al-Jazzār), le De lapidibus de Damigeron-Evax et les Libri sigillorum de Tethel-Azareus 19. Le filon biblico- symbolique, pour sa part, explique la minéralogie d’Aaron (Ex., 28.17-20), du roi de Tyr (Ez., 28.13), et de la Jérusalem céleste (Ap., 21.19-20)20 : diffusé surtout au début du Moyen Âge, il inclut la traduction partielle de l’œuvre grecque d’Épiphane de Salamine (ou de Chypre, IVe siècle) et les lapidaires de saint Augustin (De doctrina christiana, L. III. 16, et De Genesi contra Manicheos, L. II.10), Bède (Explanatio Apocalypsis), Hraban Maur (De universo, L. XVII), et Hildebert de Lavardin († 1133), évêque du Mans. 6 Malgré une telle variété, Thomas de Cantimpré ignore les « classiques » minéralogiques et christiano-symboliques21 ; il considère avec réserve la minéralogie astrologique, fait se côtoyer des traités médico-magiques avec des textes naturalistes hétérogènes, et ne reprend directement ni les lapidaires de Galien, Dioscoride, Oribase, Aristote, ou Thebit22, ni les traductions de Constantin ou les parties lithologiques des Kyranides, de Damigeron, d’Avicenne, de Serapion l’Ancien ou de Rhazès23. Le Brabançon n’emploie pas davantage les De lapidibus symboliques et – même si l’on ne peut exclure l’emploi

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d’une liste des pierres d’Aaron24 – il se reporte directement à la Bible et à la Glose pour les gemmes du livre de l’Exode25. 7 Dans la section De lapidibus pretiosis, Thomas de Cantimpré recopie donc : le De lapidibus de Marbode avec les gloses de Damigeron-Evax, les Etymologiae d’Isidore, le Liber Tethel- Azareus complété par des bénédictions, les Metereologica, le De civitate Dei, l’Historia scholastica, l’Exode et la glose, un liber en vers, la Naturalis historia de Pline, le Polyhistor de Solin, l’Hexaëmeron de Bède26, le De aromaticis speciebus du Pseudo-Platearius27, et des textes médicaux inconnus à orientation pratique et descriptive ; on trouve en outre de rares similia avec Jacques de Vitry, Alexandre Neckam et Hildegarde de Bingen 28. En revanche, le religieux étoffe Th II avec d’autres données tirées de Marbode, de Pline et de textes inconnus (un ensemble de questiones et responsiones29, un lapidaire médical, un texte à orientation pratique et descriptive, la Scriptura Esculapii ad Octavianum avec un liber de serpentibus)30. 8 Ces choix rendent manifeste l’inclination médico-naturaliste de Thomas de Cantimpré, et cette tendance est encore soulignée par les contenus qu’il choisit : il sélectionne en effet des notices en fonction de l’aspect, de la localisation, et des capacités intrinsèques (thérapeutiques31, « personnelles », sociales)32 des gemmes, en évitant de renvoyer à la magie, aux intailles et aux croyances particulières ou antiques ; semblables omissions – cohérentes avec le choix d’auctoritates « concrètes » comme Marbode et Isidore – sont visibles en particulier dans les chapitres 2-70, où le Brabançon ne reprend pas – ou laisse de côté – 28 passages à caractère mythologique ou magique sur les Muses, Milon de Crotone, Vénus, Zoroastre, Metrodore, différents monstres et fantômes, Jupiter, Castor et Pollux, les Perses, Théophraste, Deendor, Circé, les Mèdes, Syrte, la Lybie, l’hydromancie, les Scythes, la Bactriane, le Nil, Néron, les gladiateurs, la divination, Phaëton, Elector, le fleuve Eridan, la Perse, et remplace les noms de planètes et de divinités antiques (Jupiter, Vénus…) par des termes aussi vagues que homo/femina33. 9 Cette propension du Dominicain est encore plus nette si l’on considère que, bien qu’il achève son chapitre avec une bénédiction34 et répète à maintes reprises que les pouvoirs des gemmes dérivent de Dieu35, il n’y a que dans le chapitre sur le béryl, De berillo, qu’il insère un passage symbolico-moralisant sur les dons de Marie36 ; cette section est de toute façon très particulière car c’est la seule, de tout le De lapidibus pretiosis, qui soit versifiée. 10 Enfin, son approche est soulignée par plusieurs excerpta bibliques, ajouts et similia eux aussi exclusivement descriptifs, bien que tirés de sources qui ne sont pas à proprement parler naturalistes, comme le De civitate Dei, l’Historia scholastica, la Bible et la Glose.

Organisation et style

11 Le modus pensandi de Thomas de Cantimpré est également révélé par la précision avec laquelle il utilise et agence ses sources. Il construit ses chapitres en copiant avec soin les « colonnes portantes »37 et en les unissant en phrases et paragraphes cohérents, dont l’ordre est souvent différent de celui de l’original (par exemple, source Aportion 1–B2– A4–A2–B1). Ces noyaux de base sont interpolés par des noms, des notions, des affirmations tirées de sources secondaires, qui réélaborent la matière d’origine et la complètent avec des éléments descriptifs ou spécialisés (A source A 5–A3–c). Quand les informations sont maigres, le frère n’hésite de toute façon pas à créer un lemme à

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partir d’une auctoritas unique ou de sources complémentaires ; ces entrées sont souvent développées dans Th II38.

12 Le De lapidibus, les Etymologiae et le De sigillis sont ainsi les textes de base du De lapidibus pretiosis : ces œuvres sont de fait copiées in extenso et avec précision dans 62 de ses 70 chapitres39. Le rôle principal revient à Marbode, qui ouvre, développe et conclut avec des éléments médico-pratiques la plus grande partie des chapitres specialiter ; ce choix tient probablement à la cohésion, la complétude et la simplicité de cette source. Quant aux Etymologiae, elles complètent le De lapidibus pretiosis avec des éléments, comme l’aspect, l’origine ou les particularités des pierres absentes chez Marbode (9 chapitres40) ; il est fort possible aussi que les Etymologiae aient été retenues à cause du prestige dont jouissait Isidore de Séville au XIIIe siècle41. Enfin, bien que son emploi soit limité au chapitre 70, le De sigillis est la seconde source du De lapidibus pretiosis (pour 58 passages à dominante pratique ou descriptive), et son usage marque une des premières tentatives de Thomas pour augmenter le caractère pragmatique de son Liber de natura rerum42. 13 Avant de poursuivre, il est utile d’observer la façon dont Thomas se comporte avec Marbode. De fait, il en sélectionne et en paraphrase les vers en fonction de ses propres objectifs ; outre qu’il modifie l’ordre de l’auctoritas, un tel usage accentue des erreurs typiques de Thomas, à savoir la fusion, la duplication et la réinterprétation de données semblables43. Dans 9 chapitres44, Thomas mêle à Marbode des éléments descriptifs ou thérapeutico-personnels tirés de Damigeron-Evax : considérant leur rareté, leur brièveté, leur anonymat et leur état corrompu, il semble puiser ces parties directement dans le manuscrit de Marbode qu’il utilisait ; impression renforcée tant par l’analyse du modus scribendi du Brabançon – qui tend à incorporer, sans le dire, des gloses à ses manuscrits- sources45 –, que par l’examen de la tradition complexe du De lapidibus, souvent contaminée, même si c’est à la marge, par des versions alphabétiques corrompues de Damigeron-Evax46. 14 Viennent en revanche compléter le De lapidibus pretiosis des œuvres rarement copiées (Meteorologica, Historia scholastica, De aromaticis speciebus, Hexaëmeron, les vers sur le béryl, De berillo), des textes employés plus fréquemment mais, dans ce chapitre, de manière limitée (la Naturalis historia, le Polyhistor, la Bible, la Glose, des ouvrages médicaux, pratiques, descriptifs47), sources de Th II : c’est de ces dernières en effet que proviennent seulement les brefs excerpta dialogiques, médico-personnels, technico- naturalistes et descriptifs48 qui renforcent la dimension pratique du Liber de natura rerum, mais qui sont marginaux dans l’économie du De lapidibus pretiosis. 15 En outre, même les rares interventions du frère sont elles aussi accessoires : ces brèves interpolations – qui, mise à part l’expression de doutes, sont les seules actions manifestes de Thomas – n’altèrent pas les sources, et consistent en commentaires attribuant des bizarreries aux pierres d’Orient49, ou en ajouts50 et similia venant étoffer des données un peu maigres. Parmi les sources secondaires, enfin, Augustin fait l’objet d’un traitement particulier : bien qu’il soit marginal dans le livre XIV, il en est bel et bien une pierre angulaire du point de vue idéologique51 ; et cette position est typique de Thomas, qui fonde le Liber de natura rerum sur des idées fortement aristotéliciennes et augustiniennes. 16 Pour conclure, Thomas ne donne dans son De lapidibus pretiosis que peu de pistes pour comprendre quand il change l’identité des auctoritates concernées par son style « au croisement »52 : ce qui rend complexe leur identification, mais souligne aussi la

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préparation du frère, qui devait avoir une culture fort étendue pour « sauter » ainsi au milieu d’œuvres variées53.

Méthode et bibliothèque

L’étude du De lapidibus pretiosis permet, pour finir, de considérer la question des stratégies et de la bibliothèque de Thomas. Si l’on tient compte surtout de son modus scribendi, il semble que le frère ait eu trois manières de travailler. L’ampleur de son texte et la fidélité de sa copie font penser qu’il a reproduit des sources minéralogiques surtout de première main, et non à travers des abréviations ou compilations54 ; le De lapidibus de Marbode en est un bon exemple : Thomas passe en effet de l’un à l’autre de 54 des 60 chapitres qui le composent, recopiant 450 de ses 732 vers55. De nombreuses erreurs du Brabançon semblent en revanche découler d’une distance par rapport à sa source : de fait, il semble reproduire à certains moments les auctoritates d’après des textes intermédiaires. Le caractère générique des similia fait penser aussi que dans un cas ou deux au moins, le religieux a introduit des connaissances personnelles et des rappels (mnémotechniques, de troisième main…) dérivant du milieu culturel de son temps. 17 En ce qui concerne les manuscrits dont disposait notre auteur, il faut donner toute sa valeur au De sigillis, un lapidaire magico-astrologique mêlant l’ouvrage de Thetel sur les pierres précieuses ainsi que l’opuscule dit d’Azareus. Cette famille de textes combine, dilate et restructure toujours de manière différente des noyaux constants d’éléments 56 : chacun des textes est donc unique, puisqu’il met en relation de manière toujours différente les divers blocs dans lesquels il ne sélectionne qu’une partie des éléments. Si l’on considère le respect que Thomas porte à ses sources, on peut toutefois soutenir qu’il en reproduit une version partielle, et dont l’ordre est particulier (prologue de Tethel, liste d’Azareus, liste de Tethel, bénédiction chrétienne). Bien qu’un tel témoin n’ait pas été identifié57, la liste dite d’Azareus du De lapidibus pretiosis de Thomas a toutefois en commun 23 de ses 24 passages avec la liste du manuscrit Paris, BnF, lat. 675558. Malgré seulement 14 points communs, la « liste de Tethel » de Thomas présente en revanche d’importantes similitudes59 avec celle du manuscrit Paris, BnF, lat. 845460. Quant à la formule de bénédiction chrétienne, elle rappelle un passage du Liber subtilitatum de Hildegarde, ce qui donne à penser que ce type de texte a circulé dans le milieu culturel de l’époque61. Pour finir, il n’est pas à exclure que le Dominicain ait utilisé un opuscule sur les sceaux en langue vernaculaire : dans l’incipit du De lapidibus pretiosis, Thomas spécifie en effet « libellum Tethes transtulimus in latinum », et les manuscrits qui transmettent ce passage donnent : « in hoc libello subnotavimus » 62.

18 Si l’on analyse les rapports entre De lapidibus pretiosis et le De lapidibus de Marbode, il apparait plausible que le Dominicain utilise une copie de la famille δ-A ou δ-B 63. Bien qu’il soit impossible de cerner le sous-groupe utilisé, le livre XIV et ces dernières familles textuelles présentent d’importants points communs (ordre de la matière, interpolations du Damigeron-Evax, anonymat64, leçons identiques) ; si l’on considère en outre qu’aucun autre groupe des manuscrits de Marbode (α, β, γ, γ-δ, δ-C, ε) n’offre à la fois anonymat et leçons identiques à celles du Liber de natura rerum, et que, dans les manuscrits, les De lapidibus δ-A et δ-B sont souvent suivis par des listes « Tethel–

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Azareus » et « d’Aaron »65, il semble alors assez plausible que le frère se soit servi d’un recueil de ce type66. 19 Si l’on examine à présent les vers du De berillo, ils correspondent à des passages du Bestiaire anglo-normand de Philippe de Thaon (1130-1155) 67. La critique estime que cette dernière œuvre dérive d’un bestiaire B-Is, et Evans et Studer ajoutent que le Bestiaire et De lapidibus pretiosis ont la même auctoritas latine, qui devrait donc par conséquent être un B-Is 68. Bien que cela ne soit pas à écarter, on peut aussi faire l’hypothèse que Thomas a traduit lui-même le passage concerné du Bestiaire, qui est à ce jour le plus ancien témoin des vers sur le béryl69. 20 Quant aux compléments de Th II, dans le chapitre De pyrophilo Thomas ne renvoie pas aux sources communes sur cette pierre (Physiologus versio Y, bestiaires de Guillaume le Clerc et Pierre de Beauvais et Pseudo-Hugo de Folieto70), mais à la Scriptura Esculapii et au Liber de serpentibus. Or la Scriptura ne correspond ni aux autres « Esculapius » du LNR (De taxo, Medicina ex animalibus) 71, ni aux textes du même corpus ou dotés d’un titre comparable (De herba vettonica, Herbarius, Ex herbis femininis, Liber Esculapii, Lettres à Alexandre, Azareus, Marcelin, Néron, Octavien, Antiochus, Mecène)72. Quant aux excerpta de serpentibus, ils ne dérivent pas de l’ouvrage pseudo-aristotélicien homonyme, mais rappellent plutôt le De mirabilibus auscultationibus73. Bien que ces sources restent inconnues74, il est probable que le passage sur les serpents soit déjà contenu dans la Scriptura, placée à son tour entre De taxo et Medicina75 : c’est en effet une habitude de Thomas que d’attribuer au dernier auteur nommé – en l’occurrence, précisément, l’« Esculapius » du De taxo – les écrits anonymes qui le suivent dans un codex76. La Scriptura devait donc être une epistola magico-didactique semblable au De taxo77, de lointaine origine grecque, et peut-être passée par un intermédiaire arabe78 ; il n’est pas impossible non plus qu’il s’agisse du De membris d’Esculape utilisé par Arnold de Saxe, Barthélemy l’Anglais, Vincent de Beauvais et Albert le Grand79. 21 Les ajouts médicaux ou personnels de Th II semblent donc dériver de gloses ou de compendia pratiques ou thérapeutiques au De lapidibus 80 : presque tous ces ajouts, en effet, sont des interpolations à Marbode, et concernent des pierres courantes dans l’Europe du XIIIe siècle81.

22 Pour conclure, sur la base de ce qui a été dit concernant la période de composition, les erreurs et les dimensions du Liber de natura rerum, il semble raisonnable de penser non seulement que le religieux s’est aidé d’anthologies lithologiques, mais aussi qu’il a puisé dans de volumineux manuscrits-sources des notes à organiser, compléter et assembler à des moment divers82. 23 Thomas de Cantimpré construit son livre XIV avec soin, mettant en évidence les entrées specialiter, choisissant des sources et des données pratiques proches dans le temps et l’espace, et passant sous silence les références subversives ou ennuyeuses aux mythes, à la magie et à la morale ; ces données sont ensuite mêlées dans des chapitres à plusieurs facettes, concrets, bien argumentés, à l’organisation souvent semblable (l’aspect des pierres, leurs propriétés médico-pratiques, les lieux où on les trouve), et où les sources ne sont pas critiquées mais retaillées avec attention83. 24 Le De lapidibus pretiosis s’avère par conséquent un parfait miroir du « style encyclopédique » de Thomas de Cantimpré : tout son Liber de natura rerum est de fait construit de manière semblable, et s’impose comme une summa naturaliste et descriptive à l’identité bien définie et unique, qui introduit au monde aussi de manière

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pragmatique. Ces caractères sont encore accentués dans Th II : avec l’ajout de parties pratiques, cette dernière rédaction élargit encore l’interaction concrète avec la Nature. Le Brabançon réussit ainsi à atteindre ses buts dominicains : en montrant la Nature avec précision et pragmatisme, non seulement il met en valeur la bonté intrinsèque de la Création, mais aussi – en contrepoint – celle du Créateur unique et bon.

ANNEXES

Cette Annexe est divisée entre titres de chapitres et sources utilisées : elle montre ainsi comment Thomas lie entre elles ses sources (auxquelles il fait référence ci-dessous pour chaque titre de chapitre). Outre les abréviations et symboles adoptés plus haut, on utilise aussi ici les abréviations suivantes :

1. Liste des abréviations

[…] ajout de Th II

(…) glose ou interpolation sur les sources

? incertitude

/…/ leçon alternative de Th II

n.i. non inveni

Tot. Total

A Aristote, Meteorologica

ApdI/II Auctoritates pratiques ou descriptives non reconnues de Th I/Th II (n. i.)

Au saint Augustin, De civitate Dei

AN Alexander Neckam

nr/ldS De naturis rerum/De laudibus divine Sapientie

B Beda Venerabilis, Hexaëmeron

Bi Vulgate

Ex Livre de l’Exode

Gl Glossa super Exodum

DE Damigeron-Evax, De lapidibus

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Dp Sources De pyrophilos

SE/s Scriptura Esculapii/De serpentibus

HB Hildegardis Bingensis, Liber subtilitatum diversarum naturarum creaturarum

Is Isidorus Hispalensis, Etymologiae

IV Jacques de Vitry, Orientalis historia

LmII Lapidaire médical de Th II (n.i.)

M Marbode de Rennes, De lapidibus

P Pline l’Ancien, Naturalis historia

PC Petrus Comestor, Historia scholastica

PT Philippe de Thaon, Bestiaire/Lapidaire

Pla Pseudo-Platearius, De aromaticis speciebus (n.i.)

Q Questiones (n.i.)

S Solin, Polyhistor

TA Tethel–Azareus plus une bénédiction chrétienne

TC Interventions de Thomas de Cantimpré

2. Les chapitres du De lapidibus pretiosis et leurs sources

Cap Sources

[Q] A TC Au AN, nr M Au TC Au PC M TC 1 Primo generaliter Au Ex TC

2 De ametisto Ex M Is ApdI

3 De achate Ex M

4 De adamante TC M (DE) M P M IV M (DE) M

5 De abeston M Is

6 De amianthos P Is

7 De allectorio M

8 De absintio M [LmII]

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9 De alabandina TC Is M [LmII]

10 De andromanda M Is

11 De berillo Ex M (DE) PT TC PT ApdI M (DE) M

12 De borace AN, ldS ApdI AN, ldS ApdI

13 De carbunculo unus de duodecim M Ex M ApdI

14 De calcedonio M [LmII]

15 De corallo M TC M (DE) M [LmII]

16 De crisoprasso M [LmII] M

17 De celidonio lapide M (DE) M

18 De calcophano M

19 De cristallo M S M TC M [LmII]

20 De crisoleto M [LmII] M [LmII]

21 De ceraunio M TC

22 De corneolo TC M ApdI

23 De crisoleto Ex M

24 De dracontide S [LmII] S [P]

25 De dyonisia TC Is M

26 De dyadocho M

27 De amathite M [LmII] M

28 De echite lapide M IV M

29 De elitropia M Is M

30 De elidro lapide Is M [LmII] M

31 De granato M ApdI [M]

32 De gagathe M (DE) M Is

33 De gelasia M Is M [LmII]

34 De gecolito TC M

35 De galaritide M

Médiévales, 72 | printemps 2017 134

36 De gagatromeo M

37 De iaspide unus de duodecim Is Ex P M P [LmII (DE)]

38 De iacincto M ApdI M

39 De iudaico Is

40 De iscisto Is [LmII]

M [M] M ApdI M /nel finale : ApdII Q TC 41 De yride lapide ApdII/

42 De iena TC M

43 De liparea lapide M

44 De ligurio qui est unus de duodecim Ex M IV P [P] P M (DE) M

45 De margaritis M

46 De magnete TC M Is

47 De memphite Is

48 De melonite M

49 De medo M

50 De onichino unus de duodecim TC Ex TC Gl Is B TC B TC Pla Is TC Gl ApdI

51 De onice TC Is M [ApdII] M

52 De ostolamo M [ApdII] M

53 De orite M

54 De perite vel peridonio M [P LmII] M

55 De panthera lapide M TC

56 De prasio M Is M Is

[57] De pyrophilos Dp

58 De saphiro Ex Is M (DE) M (DE) M ApdI

59 De smaragdo unus de duodecim TC Ex M

60 De sardonio M /al centro : LmII M/ M

61 De sardio unus de duodecim Ex M TC M Gl

62 De sirio Is TC

Médiévales, 72 | printemps 2017 135

63 De sarcophago Is

64 De samio Is P

65 De succino Is P ApdI Is [P]

66 De speculari Is [ApdII]

67 De sylonite M TC M

68 De sarda M TC

69 De topasio unus de duodecim Ex M (DE) M P

De sculphitos lapidum TC TA

Hucusque secundum antiquos TC

Item philosophum Tethes TA TC

70 Sculpturis TA

Incipit vero quomodo lapides perdunt virtutes et TA recuperant naturales

Benedictio super lapides qui consacrandi sunt TA HB

NOTES

1. Les références et les citations renvoient à l’édition du Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré (désormais, LNR et TC) réalisée dans le cadre de notre thèse de doctorat (M. CIPRIANI, La Place de Thomas de Cantimpré dans l’encyclopédisme médiéval : les sources du Liber de natura rerum, Paris/Florence, 2014, vol. I-II ; dorénavant, MC I-II). Dans les notes n’est indiqué que le numéro des chapitres examinés ; pour les titres, voir notre Annexe. On peut aussi se reporter à THOMAS CANTIMPRATENSIS, Liber de natura rerum, éd. H. BOESE, Berlin/New York, 1973. 2. On en connaît cinq versions avec de nombreuses variantes : sur cette question, voir B. K. VOLLMANN, « La vitalità delle enciclopedie di scienza naturale », dans M. PICONE éd., L’enciclopedismo medievale, Ravenne, 1994, p. 135-146 ; E. FRUNZEANU, Les Configurations de la nature dans le Speculum maius de Vincent de Beauvais, Montréal, 2007, p. 39-40 ; B. VAN DEN ABEELE, « Diffusion et avatars d’une encyclopédie : le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré », dans G. DE CALLATAY, B. VAN DEN ABEELE éd., Une lumière venue d’ailleurs, Turnhout, 2008, p. 141-176 ; M. SCHMITZ, Le Viridarium du juriste avignonnais Jean Raynaud, Louvain-la-Neuve, 2012, p. 94-180. 3. Désormais cités Th I et Th II. Pour une liste de ces témoins, voir B. VAN DEN ABEELE, « Diffusion… », p. 161-174, et MC I, p. XIII-XX, et MC II, p. 19-34 (qui propose quelques ajouts par rapport à la liste précédente). 4. Une hypothèse classique considère que Th I a été achevé entre 1237 et 1240. La datation précise proposée ici dérive 1. de l’utilisation que fait Thomas de l’Anatomia de Richardus Anglicus (datée de 1242-1252), et 2. d’une allusion à la découverte, en Allemagne, d’une nouvelle mine d’étain (XV, 6) : cette dernière information est datée de 1241 par Matthieu Paris (Chronica maiora, éd. H. R. LUARD, 7 vol. , Londres, 1872-1884, p. 151, et n. 4) ; la contemporanéité de cette découverte et

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du LNR est soulignée en outre par Thomas lui-même (modernis temporibus). Pour de plus amples références, voir Anatomia Ricardi Anglici, éd. R. TÖPLY EQUES, Vienne, 1902, p. V-VI ; G. W. CORNER, Anatomical Texts of the Earlier Middle Ages, Washington, 1927, p. 17 et 35-36 ; C. FERCKEL, Thomas von Cantimpré über die Metalle, dans J. RUSKA éd., Studien zur Geschichte der Chemie Festgabe, Berlin/ Heidelberg, 1927, p. 75-79 ; G. SARTON, Introduction to the History of Science, Baltimore, 1927-1948, vol. II, p. 657 ; K. SUDHOFF, « Der Micrologus : Text der Anatomia Richards des Engländers », Archiv fur Geschichte der Medizin, 19/3 (1927), p. 209-212. 5. Comme le prouvent les comparaisons avec le Bonum universale de apibus (1256) du même auteur (éd. G. COLVENERIUS, Douai, 1627, par exemple p. 100, 149, 245, 312, 333, 349, 540, 549), et le De mineralibus (1254-1261) d’Albert Le Grand (éd. A. BORGNET, Opera omnia, Paris, 1890-1899, vol. V, par exemple p. 43). Sur ces dernières œuvres, voir D. WYCKOFF, Albertus Magnus Book of Minerals, Londres, 1967, p. XXXV-XLI ; B. FRIEDMAN, Albert the Great’s Topoi of Direct Observation and his Debt to Thomas of Cantimpré, dans P. BINKLEY éd., Pre-Modern Encyclopaedic Texts, Leiden, 1997, p. 379-392 ; P. CORDEZ, « Materielle Metonymie. Thomas von Cantimpré und das erste Horn des Einhorns », Bildwelten des Wissens, Kunsthistorisches Jahrbuch für Bildkritik, 9 (2012), p. 85-92. Sur les rapports entre Thomas et Albert, on peut voir P. AIKEN, « The Animal History of Albertus Magnus and Thomas of Cantimpré », Speculum, 22 (1947), p. 205-225, et J. B. FRIEDMAN, Albert the Great’s Topoi…, mais pas J. M. RIDDLE, J. A. MULHOLLAND, « Albert on Stones and Minerals », dans J. A. WEISHEIPL éd., Albertus Magnus and the Sciences, Toronto, 1980, p. 203-234. Pour des approfondissements, voir MC II, p. 25-28, 45-46, 58, 183-188, 210-212, 233-236. 6. Dans l’ordre alphabétique ou dans l’ordre a capite ad calcem ; les livres I, V et XIV contiennent aussi des chapitres monographiques sur l’obstétrique, la médecine vétérinaire ou la gravure, qui parachèvent l’aspect pratique de l’œuvre. 7. Sur 798 chap. de Th I, 765 concernent l’homme, les animaux, les végétaux et les minéraux ; et sur les 301 ajouts de Th II, 279 portent sur ces sujets. 8. Autres exemples : Adam de Saint-Victor, Adélard de Bath, Aristote, Cophon, Jourdain de Saxe, Historia Brittonum, Recognitiones. 9. Abrégé en notes Dlp. 10. Dlp 57. 11. Cf. Ex. 28, 31, 35, 36 ; et MARBODUS REDONENSIS, Liber lapidum (éd. M. E. HERRERA, Paris, 2005, p. XXIII-XXIV). 12. Dlp 1 : « opiniones antiquorum quas nec credendas per omnia credimus nec per omnia refutandas », « nec tamen per hoc credimus quod omnis sculptura virtutis signum et misterialis sit » ; et Dlp 70 : « nec approbande multum, nec penitus refutande […]. Sed nec istis opinionibus in omnibus credendum existimo ». 13. Bien expliqué aussi dans K. MESLER, « The Medieval Lapidary of Tethel/Azareus on Engraved Stones and its Jewish Appropriations », Aleph, 14 (2014), p. 75-143. 14. Dlp 70 : « in hoc magis dubitabiles sunt quia auctores earum minime invenimus annotatos ». 15. Sur cette question, voir M. STEINSCHNEIDER, « Lapidarien : ein culturgeschichtlicher Versuch », dans G. A. KOHUT éd., Semitic studies, Berlin, 1896, p. 42-72 ; M. WELLMANN, « Die Stein- und Gemmenbücher der Antike », Quellen und Studien zur Geschichte der Naturwissenschaften und der Medizin, 4 (1935), p. 86-149 ; K. W. WIRBELAUER, Antike Lapidarien, Würzburg, 1937 ; C. BONNER, Studies in Magical Amulets, Chiefly Graeco-Egyptian, Ann Arbor, 1950 ; A. CLOSS, Die Steinbücher in kulturhistorischer Überschau, Graz, 1958 ; A. DELATTE, P. DERCHAIN, Les Intailles magiques gréco- égyptiennes, Paris, 1964 ; M. G. LANCELLOTTI, « Médecine et religion dans les gemmes magiques », Revue de l’histoire des religions, 218 (2001), p. 427-456. 16. Cf. J. EVANS, Magical Jewels of the Middle Ages and the Renaissance, Oxford, 1922 ; L. THORNDIKE, A History of Magic and Experimental Science, New York, 1923-1958, vol. I, p. 494-497 ; G. SARTON, Introduction…, vol. I, p. 764 ; J. M. RIDDLE, « Lithotherapy in Middle Ages : Lapidaries Considered as

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Medical Texts », Pharmacy in History, 12 (1970), p. 39-50 ; L. BIANCO, Le pietre mirabili, Palerme, 1992 ; N. WEILL-PAROT, Les « Images astrologiques » au Moyen âge et à la Renaissance, Paris, 2002. 17. Cf. J. EVANS, Magical Jewels…, p. 38 ; J. M. RIDDLE, Marbode of Rennes (1035-1123), De lapidibus Considered as a Medical Treatise, Wiesbaden, 1977, p. XI-XII ; P. KITSON, « Lapidary Traditions in Anglo-Saxon England. Part I », Anglo-Saxon England, 7 (1978), p. 9-60 ; R. HALLEUX, J. SCHAMP, Les Lapidaires grecs, Paris, 2003, p. xvi ; L. BIANCO, Le pietre mirabili…, p. 20-22 ; C. GILIBERTO, « An Unpublished De lapidibus in its Manuscript Tradition », dans P. LENDINARA, L. LAZZARI, M. A. D’ARONCO éd., Form and content of Instruction in Anglo-Saxon England in the Light of Contemporary Manuscript Evidence, Turnhout, p. 251-283 ; ID., « La letteratura mineralogica nel mondo germanico medievale, con particolare riguardo per il lapidario antico inglese et il lapidario di Prüll », dans L. VEZZOSI éd., La letteratura tecnico-scientifica nel Medioevo germanico, Alessandria, 2009, p. 95-118. 18. Cf. D. PINGREE, « The Diffusion of Arabic Magical Texts in Western », dans B. SCARCIA AMORETTI éd., La diffusione delle scienze islamiche nel Medio Evo europeo, Rome, 1987, p. 57-102 ; R. HALLEUX, J. SCHAMP, Les Lapidaires grecs…, p. 219-221, 230-234 ; M. L. LANCELLOTTI, « Médecine et religion dans les gemmes magiques »…. ; P. JONES, « Amulets and Charms », dans M. RUBIN éd., Medieval Christianity in Practice, Princeton, 2009, p. 194-199 ; K. MESLER, « The Medieval Lapidary of Tethel/ Azareus… », p. 75-106. 19. Cf. M. STEINSCHNEIDER, « Übersetzer aus dem Arabischen : ein Beitrag zur Bücherkunde des Mittelalters », Serapeum, 31 (1870), p. 289-298, 305-331. Sur le lapidaire dit de Theel (ou Thetel ou Tethel) et l’opuscule d’Azareus, on verra plus récemment N. WEILL-PAROT, Les « Images astrologiques »…, notamment p. 113-122. (NdT) 20. Cf. D. PINGREE, « The Diffusion of Arabic Magical Texts… », p. 64-67 ; C. GILIBERTO, « An Unpublished…», p. 254-255, n. 15-19. 21. Consultés en édition : EPIPHANIUS, De XII gemmis rationalis (éd. O. GUENTHER, Prague/Vienne/ Leipzig, 1898, p. 743-773) ; RABANUS MAURUS, De universo (éd. J.-P. MIGNE, Paris, 1844-1865, PL, vol. 91, col. 462-474) ; BEDA, Explanatio Apocalypsis (éd. P. KITSON, « Lapidary... Part II », Anglo-Saxon England, 12 (1983), p. 73-123) ; HILDEBERTUS, Carmina minora (éd. A. B. SCOTT, Leipzig, 1969) ; cf. P. KITSON, « Lapidary… Part I… », p. 20-22. 22. PSEUDO-GALENUS, De simplicibus medicamentis ad Paternianum (Omnia Cl. Galeni Pergameni, Basilae, 1542, vol. IV, t. VIII, col. 299-346) ; DIOSCORIDES, Dioscorides Longobardus (éd. H. STADLER, « Dioscorides Longobardus (Cod. Lat. Monacensis 337), liber V », Romanische Forschungen, 13 (1902), p. 161-243), et Dioscorides Alphabeticus (ms. Coligny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 58, f. 1r-78v : ); MACER FLORIDUS, De viribus herbarum (éd. L. CHOULANT, Leipzig, 1832) ; ORIBASIUS, Synopsis (éd. A. MOLINIER, « Anciennes traductions latines de la Synopsis et des Euporistes », dans U. C. BUSSEMAKER, C. DAREMBERG éd., Œuvres d’Oribase, Paris, 1876, vol. VI) et ID., Euporistes (éd. A. MOLINIER, « Anciennes… », vol. VI) ; ARISTOTELES, De lapidibus (éd. V. ROSE, « Aristoteles De lapidibus und Arnoldus Saxo », Zeitschrift für deutsches Altertum und deutsche Literatur, 18 (1875), p. 349-397, et éd. J. RUSKA Das Steinbuch des Aristoteles , Heidelberg, 1912, p. 183-208) ; THEBIT BENCORAH, De imaginibus (éd. F. J. CARMODY, Astronomical Works, Berkeley, 1960, p. 180-198) ; CONSTANTINUS, De incantationibus et adiurationibus epistula et De gradibus (CONSTANTINI AFRICANI Opera, Basileae, 1536, p. 317-320 et 342-387) ; DAMIGERON-EVAX, De lapidibus (éd. R. HALLEUX, J. SCHAMP, Les Lapidaires grecs…, p. 229-297 ; éd. J. EVANS, op. cit., p. 195-216) ; Kyranides (éd. L. DELATTE, Paris, 1942) ; AVICENNA, Liber Canonis, Venetiis, 1505 ; IOHANNES SERAPION, Practica, Lugduni, 1525, f. 1r-168r ; RHAZES, Liber sexaginta animalium ( RASIS Opera , Venetiis, 1500, f. 104v-109v). Cf. V. ROSE, « Aristoteles De lapidibus… », J. RUSKA, Das Steinbuch des Aristoteles… ; C. F. SEYBOLD, « Rezension zu Julius Ruska, Das Steinbuch des Aristoteles », Zeitschrift der deutschen Morgenländischen Gesellschaft, 68 (1914), p. 606-625 ; M. WELLMANN, « Aristoteles De lapidibus », Sitzungsberichte der preussischen Akademie der

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Wissenschaften, (1924), p. 79-82 ; F. KLEIN-FRANKE, « The Knowledge of Aristotle’s Lapidary during the Latin Middle Ages », Ambix, 17 (1970), p. 137-142 ; J. M. RIDDLE, « Lithotherapy… », p. 44-45 ; ID., Marbode of Rennes…, p. 1-14 ; J. M. RIDDLE–J. A. MULHOLLAND, Albert on Stones and Minerals… ; D. PINGREE, « The Diffusion of Arabic Magical Texts… », p. 66-68 ; R. HALLEUX, J. SCHAMP, Les Lapidaires grecs…, p. 211-212. Sur les rapports entre Kyranides et Liber de natura rerum, cf. MC II, p. 22-25, 149-150. 23. On trouve des loca similia avec certaines de ces œuvres dans Dlp 12 (Avicenne) ; 31 (Sérapion) ; 58 (Rhazès). 24. Souvent en marge d’œuvres majeures : voir J. EVANS, M. S. SERJEANTSON, English Mediaeval Lapidaries, Londres, 1933, p. 16-37, 147-157 ; C. GILIBERTO, « La letteratura…», p. 98 ; et infra. 25. Sur les sources lithologiques de l’encyclopédisme, cf. J. M. RIDDLE, « Lithotherapy… » ; ID., Marbode of Rennes…, p. 11-14 ; J. M. RIDDLE, J. A. MULHOLLAND, Albert on Stones and Minerals…, p. 232-234 ; R. HALLEUX, « Damigeron, Evax et Marbode. L’héritage alexandrin dans les lapidaires médiévaux », Studi Medievali, 1 (1974), p. 327-347 ; R. HALLEUX, J. SCHAMP, Les Lapidaires grecs…, p. 208-214 ; C. LECOUTEUX, « Arnoldus Saxo : Unveröffentlichte Texte, transkribiert und kommentiert », Euphorion, 76 (1982), p. 389-400 ; ID., Dictionnaire des pierres magiques et médicinales, Paris, 2011 ; D. PINGREE, « The Diffusion of Arabic Magical Texts… », p. 66-69 ; L. STURLESE, « Florilegi filosofici e enciclopedie in Germania nella prima metà del Duecento », Giornale critico della filosofia italiana, 69 (1990), p. 295-319 ; I. DRAELANTS, « Introduction à l’étude d’Arnoldus Saxo et aux sources du De floribus rerum naturalium », dans C. MEIER, S. SCHULER, M. HECKENKAMP éd., Die Enzyklopädie im Wandel vom Hochmittelalter bis zur Frühen Neuzeit, Munich, 2002, p. 85-122 ; EAD., « La science encyclopédique des pierres au 13e siècle : l’apogée d’une veine minéralogique », dans C. THOMASSET, J. DUCOS, J.-P. CHAMBON éd., Aux origines de la géologie de l’Antiquité au Moyen Âge, Paris, 2010, p. 91-139. 26. MARBODUS REDONENSIS, Liber lapidum…, et éd. J. M. RIDDLE, Marbode of Rennes…, p. 34-92 ; DAMIGERON-EVAX, De lapidibus… ; ISIDORUS HISPALENSIS, Etymologiae (éd. W. M. LINDSAY, Oxford, 1911, vol. II) ; ARISTOTELES, Metereologica (éd. P. L. SCHOONHEIM, Leiden/Boston/Cologne, 2000) ; AUGUSTINUS, De civitate Dei (éd. B. DOMBART, A. KALB, Leipzig, 1981) ; PETRI COMESTORIS Historia scholastica, Lugduni, 1542 ; Biblia Latina, Basileae, 1498-1502 ; PHILIPPE DE THAON, Lapidaire (éd. J. EVANS, P. STUDER, Anglo- Norman Lapidaries, Paris, 1924, p. 200-259, et éd. P. MEYER, « Les plus anciens lapidaires français », Romania, 38 (1909), p. 496-552) et PHILIPPE DE THAON, Bestiaire (éd. E. WALBERG, Paris, 1900) ; CAIUS IULIUS SOLINUS, Polyhistor (éd. Th. MOMMSEN, Berlin, 1894) ; GAIUS PLINIUS SECUNDUS, Naturalis Historia (éd. L. IAN, C. MAYHOFF, Leipzig, 1892-1909) ; BEDA, Hexaëmeron (éd. J.-P. MIGNE, PL, vol. 91, col. 9-190). 27. Non identifié : malgré l’homonymie, il ne s’agit pas du Circa instans de LNR X, XII et XII, analysé dans MC II, p. 179-183. 28. Entre Dlp 4, 28, 44/Orientalis historia 91.194, 196-197, et 88.180 (éd. J. DONNADIEU, Turnhout, 2008, p. 378, 380 et 356) ; Dlp 1, 12/De naturis rerum II, 94, et De laudibus divinae Sapientiae VI, v. 229-230 (éd. Th. WRIGHT, Londres, 1863, p. 180 et 468), et Dlp 70/Liber subtilitatum, IV, Praefatio.1 et 5-6 (éd. J.-P. MIGNE, PL, vol. 197, col. 1247-1250). 29. Sur ces œuvres dans LNR, voir I. DRAELANTS, « La question ou le débat scolastique comme formes du discours scientifique dans les encyclopédies naturelles du XIIIe siècle : Thomas de Cantimpré et Vincent de Beauvais », Scientiarum historia, 31 (2005), en particulier p. 128-129 ; et MC II, p. 37, 56-57, 124-127, 207-209. 30. Voir notre Annexe. 31. Déjà dans Dlp 1 : « Quippe magna virtus eorum videtur et efficacia sanitatum », et, comme on vient de le dire, plus développé dans Th II.

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32. Sur cette question, voir F. D. ADAMS, The Birth and Development of the Geological Sciences, Baltimore, 1938, p. 137-169 ; E. DI VENOSA, « Diffusione e ricezione dei trattati mineralogici in area tedesca », dans F. FERRARI, M. BAMPI éd., Le lingue e le letterature germaniche fra il XII et il XVI secolo, Trente, 2002, p. 351-365. 33. Dlp 3 ; 7 ; 15 ; 26 ; 28 ; 44 ; 46 ; 58 ; 59 ; 65 ; 67 ; 70. 34. Dlp 70 ; il est intéressant de noter que, malgré son incrédulité, Thomas fait une place à ces sections. 35. Dlp 1 ; 22 ; 35 ; 70. Cf. C. BURNETT, « Adelard, Ergaphalau and the Science of the Stars », dans ID. éd., Adelard of Bath, Londres, 1987, p. 133-145 ; N. WEILL-PAROT, Les « Images astrologiques »…, p. 119-122. 36. Dlp 11. De fait, ce livre manque de renvois à des sources symboliques importantes pour d’autres sections du LNR, à savoir la Bible et le Physiologus (vu dans les versions : A [ms. Bruxelles, BR, 10066-77, f. 140r-156v] ; B [éd. F. J. CARMODY, Paris, 1939] ; B-Is [GUILLAUME LE CLERC, Bestiaire, éd. M. F. MANN, Heilbronn, 1888, p. 37-73] ; Y [éd. F. J. CARMODY, « Physiologus latinus : versio Y », Classical Philology, 12 (1941), p. 95-134] ; ont été également pris en compte F. SBORDONE, Physiologus, Milan-Rome, 1936, et THEOBALDI EPISCOPI Physiologus de naturis duodecim animalium (éd. P. T. EDEN, Leyde, 1972). 37. Ces sources changent selon le sujet et les intérêts : pour les régions de l’air (L. XVI), on trouve par exemple Michel Scot, et pour les éléments et le ciel (L. XIX-XX), Guillaume de Conches. 38. Sont dérivés de sources secondaires ( Exode, Glose, Isidore, Bède, pseudo-Platearius) les passages suivants : Dlp 50 ; 57 ; de Marbode : Dlp 6 ; 7 ; 8 ; 14 ; 16 ; 18 ; 19 ; 20 ; 26 ; 27 ; 34 ; 35 ; 43 ; 45 ; 48 ; 49 ; 52 ; 53 ; 54 ; 55 ; 60 ; 68 ; d’Isidore : Dlp 39 ; 40 ; 47, 63 ; 66 ; de Solin : Dlp 24. Font l’objet d’un plus ample développement : Dlp 8 ; 14 ; 16 ; 18 ; 19 ; 20 ; 27 ; 40 ; 52 ; 54 ; 66. 39. Voir notre Annexe et I. DRAELANTS, « La science… ». 40. Dlp 39 ; 40 ; 47 ; 62 ; 63 ; 66 ; avec Pline pour Dlp 6 ; 64 ; 65. 41. Cf. I. DRAELANTS, « Encyclopédies et lapidaires médiévaux : la durable autorité d’Isidore de Séville et de ses Étymologies », dans J. ELFASSI, B. RIBÉMONT, N. MARGOLIS éd., La Réception d’Isidore de Séville durant le Moyen Âge tardif (XIIe-XVe siècle), Orléans, 2008, p. 39-93. 42. Voir notre Annexe. 43. Traits communs à toutes les sections alphabétiques du Liber de natura rerum, comme on peut le voir par exemple dans les chap. IV, 14 (dans lequel Thomas, comprenant mal Pline, donne au castor les caractéristiques du veau de mer), 80-81 (où il redouble les onagres) et 9 (dans lequel il « crée » l’animal ana à partir du poisson amia cité par Aristote). Dans De lapidibus pretiosis, aux chap. 9 ; 20 ; 40 ; 50 (et déjà dans LNR XI, 27) ; 52 ; 55 ; 57 (dans Th II) ; 60 ; 67 ; pour approfondir la question, comparer Dlp avec Marbode, De chrisolito-chriselectro (p. 49, 175) ; De optallio (p. 153) ; De sardonice-onice-sardio (p. 43, 45, 47) ; De silentite-chelonite (p. 93, 131) ; et Isidore, cap. XVI, 14.6 ; 4.18-4.19 ; 8. Sur la démarche de Thomas, voir MC II, p. 45-47, 51-53. 44. Dlp 4 (avec Damigeron-Evax, versio BAM, p. 238-239) ; 11 (versio CPT, p. 276) ; 15 (versio BAM, p. 246) ; 17 (ibid., p. 243) ; 32 (ibid., p. 259) ; 37 (dans Th II, con ibid., p. 292) ; 44 (ibid., p. 259) ; 58 (ibid., p. 261-262) ; 69 (ibid., p. 267-268). La corruption du Damigeron-Evax de Thomas est visible en Dlp 58, où les passages originaux « si fieri potest tangat capita vinculi statimque rumpentur » et « Idem nascitur et in Apulie regione apud Lucaniam » deviennent : « fugat etiam morbum illum horribilem qui vulgariter dicitur noli-me-tangere, sed colore post fugationem dicitur vitiari » et « In Ypoio alumnie lapides saphiri sunt ». Le fait que Thomas rapporte des passages quasiment indéchiffrables montre bien qu’il s’intéresse plus à la transmission des données qu’au résultat. 45. Autres exemples dans le Liber de natura rerum, IV, 50 VII, 1, où Thomas recourt à des marginalia à l’Historia scholastica comme s’il s’agissait du corps du texte ; voir Historia scholastica, Lugduni, 1542, respectivement f. 103r et 5v). Sur cette question, voir E. FRUNZEANU, E. KUHRY, « L’apport des

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gloses, des paraphrases et des syntagmes synonymiques à la compréhension des textes », Spicæ, 1, 2011, p. 39-49. 46. Sur cette tradition complexe, voir M. E. HERRERA, « La historia del texto del Liber lapidum de Marbodo de Rennes a través de los manuscritos provenientes de las bibliotecas francesas del siglo XII », dans D. NEBBIAI-DALLA GUARDIA, J.-F. GENEST éd., Du copiste au collectionneur, Turnhout, 1998, p. 153-168 ; EAD., Liber…, p. XLVI-XLVII, et aussi P. KITSON, « Lapidary… Part I… », p. 19 ; R. HALLEUX, J. SCHAMP, Les Lapidaires grecs…, p. 226-228 ; I. DRAELANTS, « La science… », p. 111. Pour des exemples de contaminations similaires, voir le ms. Paris, BnF, lat. 8454 dont il est question infra. 47. Dlp 2 ; 11 ; 12 ; 13 ; 22 ; 31 ; 38 ; 41 ; 50 ; 58 ; 65. 48. Dans Dlp 1 ; 41 (introduit par questio quomodo fiunt, queritur autem quomodo fiat, respondemus, solvimus). Dlp 8 ; 9 ; 14 ; 15 ; 16 ; 19 ; 20 ; 24 ; 27 ; 30 ; 33 ; 37 ; 40 ; 54 ; 60 (à partir de mitigat ou valet). Dlp 37 ; 57. Dlp 41 ; 51 ; 52 ; 66. 49. Dlp 1 (dans Th I) ; 25 ; 34 ; 44 (introduits par lapis est Orientis). 50. Dlp 4 ; 9 ; 15 ; 21 ; 22 ; 42 ; 46 ; 50 ; 50 ; 51 (à l’exception d’une allusion dans le Liber lapidum [éd. P. MEYER, « Les plus anciens lapidaires français »…, p. 551], ces pouvoirs ne sont présentés que par Thomas de Cantimpré : ce qui n’exclut pas une mauvaise compréhension de Marbode) ; 55 ; 59 ; 60 ; 61 ; 62 ; 67 ; 68 (de secundum quosdam, lapis est pretiosissimus ou ut ipse dicit). 51. Dlp 1 : « in hoc sequimur gloriosissimum Augustinum ». Rappelons que Thomas fut ermite de saint Augustin (à partir de 1217) avant de devenir Dominicain en 1231 : ce qui peut justifier sa fidélité envers l’évêque d’Hippone, en particulier à son De doctrina christiana. Voir à ce sujet MC II, p. 17-18, 74-79 et 243-244 (et p. 15 pour des références bibliographiques). 52. C’est le cas avec 7 excerpta d’Isidore (Dlp 5 ; 39 ; 40 ; 46 ; 63 ; 65 ; 66), 3 de la Glossa super Exodum (Dlp 50 ; 61), 2 de Pline et Solin (Dlp 44 ; 69 ; et 19 ; 45, où il renvoie à LNR VII), et 1 des Metereologica, d’Augustin (tous deux Dlp 1), de Bède, de Platearius (tous deux Dlp 50), de la Scriptura Esculapii, libro de serpentibus (tous deux Dlp 57), de Tethel (Dlp 70) ; ces passages sont introduits par ut dicit, sicut scribit, auctor libri, in libro, secundum librum. Rappelons que le Dominicain, dans son Prologus, récapitule les auctoritates employées dans son De lapidibus pretiosis. 53. Contrairement à ce qu’affirmait J. B. FRIEDMAN, « Thomas of Cantimpré, De natura rerum : Prologue, Book III and Book XIX », Cahiers d’études médiévales, 2 (1974), p. 107-154. 54. Comme il est fait en revanche dans d’autres sections (par exemple avec Experimentator, Orientalis historia…). 55. Outre des vers épars, sont laissés de côté les chap. 30, De gerachite ; 31, De epistite ; 34, De peanite ; 38, De exacontalito ; 50, De margaritis vel unione ; 60, De chrisopatio ; Epilogus I, De anulo et gemma, Epilogus II. 56. Dans l’ordre : prologue et liste de Tethel, prologue et liste d’Acatengi/Azareus, liste de Damigeron, bénédiction chrétienne, bénédiction astrologique, noyaux mineurs. Cf. D. PINGREE, « The Diffusion of Arabic Magical Texts… » ; et K. MESLER, « The Medieval Lapidary of Tethel/ Azareus… ». 57. Une partie seulement des exemples cités par K. MESLER (« The Medieval Lapidary of Tethel/ Azareus… », p. 138-140) a été vue, sous forme manuscrite ou imprimée, à savoir : Berlin, Staatsbibliothek Preussischer Kulturbesitz, lat. 2° 307 (956), f. 22r-23r ; Bologna, BU, 101 (135), f. 23r-24r ; Cambridge, TCL, O.2.18 (1122), f. 173v-176r ; Ashb. 1520, f. 51-55 ; Leiden, Bibliothek der Rijksuniversiteit, Voss. lat. 4° 27, f. 102-109v ; London, BL, Arundel 295, f. 262r-263v, et 342, f. 69r-71r, Cotton Julius D.VIII, f. 121v-123r, Harley 80, f. 105r-106r, Sloane 1784, f. 5v-12v, et 3663, f. 3r-4v ; München, BSB, Clm 18460, f. 80 ; Oxford, BL, Add.A.103, f. 45v-50r, Ashmole 1384, f. 109 et 1471, f. 64v-67v, Digby 79, f. 178v-179v, et 193, f. 28r-30v, Selden Supra 76 (3463), f. 109v-112v ; Paris, BnF, fr. 2009, f. 64v, et lat. 6755, f. 34v-36v ; lat. 7156, f. 186r-187r ; lat. 7337, f. 121-129 ; lat. 8454, f. 65v-66r ; lat. 16204, f. 500-507 ; Praha, NK, 2764 (14.H.208) ; Stalden, Collection Jörn Günther ; Wien, ÖNB, 5311, f. 35r-37r.

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58. Qui contient 27 passages sur les intailles ; 15 d’entre eux partagent l’ordre et le contenu du De gemmarum virtutibus d’Arnold de Saxe (cf. vol. II, p. 75-77). À cause de ses leçons uniques (noms de divinités, mots manquants…), on peut toutefois exclure qu’il s’agisse d’une copie directe des deux. Enfin, il est intéressant de remarquer que le manuscrit est daté d’avant 1267, donc très proche, dans le temps, du LNR (sur cette datation, cf. L. DELISLE, Les Manuscrits du comte d’Ashburnham, Paris, 1883, p. 55-60 ; ID., Catalogue des manuscrits des fonds Libri et Barrois, Paris, 1888, p. 216-220 ; C. SAMARAN, R. MARICHAL, Catalogue des manuscrits en écriture latine portant des indications de date, de lieu ou de copiste, Paris, 1962, vol. II, p. 373). 59. Cf. Dlp 70 : « Hunc lapidem dicitur Galienus portasse in digito », et De sigillis, f. 66r : « Hoc autem sigillum fertur habuisse Galienus ». 60. Sur ce manuscrit, qui contient 21 passages relatifs à la gravure, voir M. E. HERRERA, « La historia… », p. 158 et 164-165. 61. La même bénédiction se trouve aussi dans trois manuscrits du De floribus d’Arnold de Saxe, à savoir : le ms. Bamberg, Staatsbibliothek, Misc. Nat. 5, ff. 53-54 ; le ms. Erfurt, Wissenschaftliche Allgemeinbibliothek, Ampl. Qu. 368, ff. 81v-82r ; et le ms. Praha, Nàrodni Knihovna, XI.C.2, ff. 250rv. Sur cette question, cf. I. DRAELANTS, Un encyclopédiste méconnu du XIIIe siècle : Arnold de Saxe. Œuvres, sources, réception, Louvain-la-Neuve, 2000, p. 454-464, en particulier p. 459 (mise en ligne sur HAL-SHS : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00700745). 62. Sur cette question, voir L. THORNDIKE, A History of Magic…, vol. II, p. 391 (et HILDEGARDIS BINGENSIS Liber subtilitatum… IV, Praefatio, col. 1247) ; J. EVANS, P. STUDER, Anglo-Norman lapidaries…, p. 288-296 ; K. MESLER, « The Medieval Lapidary of Tethel/Azareus… », p. 141-142. 63. Cf. M. E. HERRERA, « La historia… », p. 158, n. 30, et 160, n. 41 ; EAD., Liber..., p. XLV-XLVI. 64. Auteur et œuvre sont cités seulement de manière générique dans Dlp 44 : « secundum vero librum lapidarum » ; et Dlp 52 : « auctor libri ». Voir aussi I. DRAELANTS, « La science… », p. 118, n. 2. 65. Bien que Dlp n’omette pas, comme le fait δ, les vers 585-586, les leçons communes avec A et B se trouvent aux chap. 9 ; 14 ; 15 ; 16 ; 20 ; 21 ; 26 ; 34 ; 48 ; 49 ; 52 ; 60 ; 61. Il n’est toutefois pas à exclure que Thomas ait utilisé une version indépendante comme celle que renferme le ms. Paris, BnF, Lat. 5009 ; voir à ce sujet M. E. HERRERA, « La historia… », p. 165-166, et EAD., Liber..., p. LXXIX- LXXX. 66. Par exemple dans le ms. déjà cité Paris, BnF, lat. 8454. 67. Dlp 11 : « Berillus, si formam sexangularem habuerit, archus celestis colores efficit in radio Solis, qui, etiam si rotunde forme fuerit velut pomum humectatus aqua, in claritate Solis mortuos carbones vel pannum laneum nigrum vel bullituram, arboris siccam accendit. Unde, quidam egregie satis versificans dixit in persona lapidis berilli : Me dedit insignem virtus que format in ignem / Solis splendorem, non ignis passa calorem. / Sic lux eterna descendit ab arce superna, / Est incarnata, non matre tamen violata » ; Bestiaire, v. 3083-3090 et 3093-3100, p. 111-112 : « Li beriz at vertu en sei. / Le rai del soleil trait a sei. et li raiz est de tel nature / Le beril passe senz frainture ; / E li chalz est de l’ altre part, / Que il esprent et bruille et art / Estupes, tundre, drapelez, / Sèches chosetes, estramez ; / […] Icil beriz nus signefie / Nostre Dame Sainte Marie, / Par le soleil Dé entendum / E par le rai sun fîz pernum ; / Kar si cum li raiz de soleil / A ceste pierë est feeil, / Qu’il entre en li senz uverture / E ultre passe senz frainture » ; cf. Lapidaire, v. 225-232 et 235-242, p. 212. Sur les rapports entre Bestiaire et Lapidaire, voir C. V. LANGLOIS, La Connaissance de la nature et du monde au Moyen Âge, Paris, 1927, p. 6-10 ; P. MEYER, « Les plus anciens lapidaires français »…, p. 484-488 ; et J. EVANS, P. STUDER, Anglo-Norman lapidaries…, p. 200. 68. Cf. E. WALBERG, dans PHILIPPE DE THAON, Bestiaire…, p. XXIV-XXVI ; M. F. MANN, Der Physiologus des Philipp von Thaün und seine Quellen, Halle, 1884 ; C. V. LANGLOIS, La Connaissance de la nature…, p. 12-13 ; J. F. MCCULLOCH, Medieval Latin and French Bestiaries, Chapel Hill, 1962, p. 25-30, 47-54. J.

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EVANS, P. STUDER, Anglo-Norman lapidaries…, p. 203. B-Is a été consulté dans les mss London, BL, Royal 2 C XII, et Oxford, BL, Laud Misc. 247. 69. Cf. C. V. LANGLOIS, La Connaissance de la nature…, p. 3 sq. Des points communs entre Thomas et Philippe sont manifestes aussi dans LNR IV, 54. 70. Physiologus Y (éd. F. J. CARMODY, « Physiologus latinus : versio Y »…) ; GUILLAUME LE CLERC, Bestiaire ; PIERRE DE BEAUVAIS, Bestiaire (version courte : éd. G. R. MERMIER, Paris, 1977 ; longue : éd. C. BAKER, Paris, 2010) ; PSEUDO-HUGO, De bestiis (éd. J.-P. MIGNE, PL, vol. 177, col. 134-164 ; voir aussi Bestiaires du Moyen Âge, mis en français moderne et présentés par Gabriel Bianciotto, Paris, 1980 [NdT]. Sur l’identité de ce texte, voir E. KUHRY, « La tradition textuelle du Compendium philosophie », Tabularia, 14 (2014), p. 240, n. 13). 71. Sur ces sources, voir MC II, p. 103-107. 72. Antonii Musae De herba vettonica, Liber Pseudo-Apulei herbarius, Anonymi De taxone liber, Sexti Placiti Liber medicinae ex animalibus (éd. E. HOWALD, H. E. SIGERIST, Leipzig, 1927) ; PSEUDO-DIOSCORIDES, De herbis feminis (éd. H. F. KÄSTNER, Hermes, 31 (1896), p. 578-636) ; THESSALI MEDICI De virtutibus herbarum ad Claudium vel Neronem (éd. F. CUMONT, dans Catalogus codicum astrologorum graecorum, Bruxelles, 1921, p. 253–262) ; Epistola regis Aegypti ad imperatorem Octavianum (éd. R. HALLEUX, J. SCHAMP, Les Lapidaires grecs…, p. 231-232) ; ESCULAPII De chronici passionibus (éd. G. KRAUT, dans Experimentarius medicinae, Strasbourg, J. SCHOTT, 1544, p. 1-79) ; les autres lettres ont été consultées dans les mss London, BL, Harley 978, 1585 et 4986. Sur l’Herbariencorpus, voir E. HOWALD, H. E. SIGERIST, dans Antonii Musae De herba vettonica…, p. v-xxiv ; G. BAADER, « Die Anfänge der medizinischen Ausbildung in Abenland bis 1100 », dans La scuola nell’Occidente latino dell’Alto Medioevo, Spolète, 1972, vol. II, p. 669-772 ; et P. KITSON, « Lapidary… Part I… », p. 55-60. 73. ARISTOTELES, Breviloquim de serpente (éd. L. ZETZNER, Theatrum Chemicum, Strasbourg, 1659-1661, vol. V, p. 880-892) ; ID., De mirabilibus auscultationibus, col. 845b5.165 (éd. G. LIVIUS-ARNOLD, Amsterdam, 1978, p. 38) : cf. W. PRINTZ, « Gilgamesch und Alexander », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, 85 (1931), p. 196-206. L’analogie entre l’Epistola du LNR et celle du De venenis de Pietro d’Abano est intéressante : voir L. THORNDIKE, A History of Magic…, vol. II, p. 265-266, et N. WEILL-PAROT, Les « Images astrologiques »…, p. 528. 74. Outre les sources déjà énumérées, on a consulté les textes grecs dans R. HALLEUX, J. SCHAMP, Les Lapidaires grecs…, p. 1-189, et F. DE MELY, C. E. RUELLE, Les Lapidaires de l’Antiquité et du Moyen Âge, Paris, 1896-1902, vol. II-III. Ont été également pris en considération : 1. les catalogues des bibliothèques de Berlin, Cambridge, Édimbourg, Heidelberg, Londres, Munich, Oxford, Paris, Prague, Rome, Saint-Gall et Wolfenbüttel ; 2) H. OMONT, Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, Paris, 1890, t. XI ; 3) L. THORNDIKE, P. KIBRE, A Catalogue of Incipits of Mediaeval Scientific Writings in Latin, Londres, 1963. 75. Voir le ms. London, BL, Harley 978 : entre les deux œuvres s’est glissé un texte médical, De moro (f. 104v-106v). Pour des Epistolae Esculapii différentes mais toujours liées au De taxo, voir le ms. Paris, BnF, Lat. 16195, f. 3v-5r. 76. Cf. V. ROSE, « Aristoteles De lapidibus… », p. 337-338 ; L. THORNDIKE, A History of Magic…, vol. I, p. 600, n. 2 ; MC II, p. 51-63, 103-107. 77. Cf. A. DIETERICH, Abraxas, Leipzig, 1891, p. 161-163 ; W. SPEYER, Die literarische Fälschung im heidnischen und christlichen Altertum, Munich, 1971, p. 80-84. Étant donné la tendance qu’a Thomas à incorporer des gloses, on ne peut exclure que la Scriptura soit une note marginale. 78. Cf. F. SEZGIN, Medizin, Pharmazie, Zoologie, Tierheilkunde, Leyde, 1970, vol. III, p. 47, et aussi l’origine clairement grecque du mot pyrophilus. 79. Cf. L. THORNDIKE, A History of Magic…, vol. II, p. 431-432 et 496, et aussi ARNOLDUS SAXO, De floribus rerum naturalium (éd. E. STANGE, Die Enzyklopädie des Arnoldus Saxo, 1906, vol. I-III) ; BARTHOLOMAEUS

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ANGLICUS, De proprietatibus rerum, Strasbourg, 1491 ; ALBERTUS MAGNUS, De mineralibus (éd. A. BORGNET, p. 1-116) ; VINCENTIUS BELLOVACENSIS, Bibliotheca Mundi, Douai, 1624. 80. Comme, par exemple, MARBODUS REDONENSIS, Medical Prose Lapidary (éd. J. M. RIDDLE, Marbode of Rennes…, p. 122-125). 81. Seule exception dans Dlp 24 ; 40, où Thomas interpole Solin et Isidore. L’idée dérive du croisement avec Dlp, E. H. BYRNE, « Some Medieval Gem Stones and Relative Values », Speculum, 10 (1935), p. 177-187 ; J. M. RIDDLE, Marbode of Rennes… ; C. LECOUTEUX, Dictionnaire… ; et W. SCHUMANN, Gemstones of the World, New York, 1977. 82. Voir P. AIKEN, « The Animal History… », p. 217, et MC II, p. 64-65, 123, 129, 141, 148. 83. Ces caractéristiques valurent au Dlp une grande popularité : c’est ce que prouvent 1. le nombre de manuscrits ne transmettant que cette section (15 % de ceux du LNR) et 2. la contemporanéité de certains avec Thomas de Cantimpré (par ex., le ms. Wien, ÖNB, 2442). Sur cette question, cf. L. THORNDIKE, « De Lapidibus », Ambix, 8 (1960), p. 6-23 ; et H. J. HERMANN, Die deutschen romanischen Handschriften. Band : Die illuminierten Handschriften und Inkunabeln der Nationalbibliothek in Wien. Teil : Die deutschen romanischen Handschriften, Leipzig, 1926, vol. II, p. 259.

RÉSUMÉS

Bien que tous les encyclopédistes du XIIIe siècle utilisent un corpus commun de sources, chacun d’eux a une manière personnelle de choisir, « découper » et disposer les contenus tirés de ces auctoritates. Ces modi scribendi attentifs et distinctifs ne reflètent pas seulement les différentes formae mentis et finalités à la base d’une encyclopédie médiévale, mais permettent également à un compilateur (qui recueille les prestigieux matériaux d’autrui) de devenir auteur (qui est prestigieux en soi). Grâce à l’analyse de la structure, des sources et des contenus du De lapidibus pretiosis – le quatorzième livre du Liber de natura rerum, une célèbre encyclopédie écrite entre 1242/1247 et 1260 par le Dominicain flamand Thomas de Cantimpré (1201-1270/1271) –, cet article veut mettre en lumière le « style encyclopédique » exclusif et attentif et les buts précis de son auteur.

Even though all thirteenth century encyclopaedists used a common corpus of sources, each of them had a precise and personal way to choose, “tailorize” and arrange the contents taken from these auctoritates. These peculiar and custom modi scribendi reflect accurately the different formae mentis and purposes behind the encyclopaedic texts, while also permitting the compiler (who collects authoritative materials of others) to become an author (who in turn becomes authoritative). Through the analysis of the structure, contents and sources of De lapidibus pretiosis —the fourteenth book of the widespread encyclopedia Liber the natura rerum (approximately 1242/1247-1260)—, this essay will show the exclusive « encyclopaedic style » and goals of its author, the Flemish Dominican friar Thomas of Cantimpré (1201-1270/1271).

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INDEX

Mots-clés : De lapidibus pretiosis, encyclopédisme médiéval, Liber de natura rerum, sources de l’encyclopédisme médiéval, Thomas de Cantimpré Keywords : De lapidibus pretiosis, Liber de natura rerum, medieval encyclopaedism, sources of medieval encyclopaedism, Thomas of Cantimpré

AUTEUR

MATTIA CIPRIANI

IRHT-EPHE-LabeEx HASTEC

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Point de vue

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Entre Orient et Occident, les légendes médiévales d’Alexandre le Grand dans l’historiographie récente

Anna Caiozzo

Alexandre, une figure transculturelle

1 La figure d’Alexandre le Grand a été promue au rang de mythe par trois types de récits : par ceux (perdus pour l’essentiel) de ses compagnons (Eumène, Callisthène, Charès de Mytilène, Néarque, etc.), par ceux des historiens postérieurs (Arrien, Quinte-Curce, Plutarque, Diodore de Sicile), et par la version légendaire enfin, celle du IIIe siècle en grec du Pseudo-Callisthène et de son Roman d’Alexandre, qui fut à la source des versions établies entre le IVe et le VIe siècle, d’abord en arménien, en géorgien, en pahlavi, puis en syriaque. La version syriaque inspira celles en arabe, en éthiopien et en hébreu. Ainsi se diffusa, du monde byzantin à l’Europe occidentale, du Levant à l’Éthiopie (et à l’Afrique1), et de la Perse au monde arabe, la légende d’un jeune conquérant du monde, ivre d’ambition, en quête de gloire et de richesses, vainqueur du roi de Perse et des souverains de l’Inde, et dont la geste spectaculaire embrassait l’œkoumène de l’océan des ténèbres à la muraille de Gog et Magog, tout en révélant successivement les merveilles de la Création. Par la suite, le chant des bardes orientaux diffusa la légende en Asie centrale, en Mongolie, en Inde où perdure longtemps le souvenir de l’une des figures les plus fascinantes que le monde ait porté, mais entièrement construite par l’imaginaire des hommes.

2 L’attractivité d’une telle figure est liée en grande partie à son ambiguïté : personnage ambitieux et séduisant, prototype du héros, tragiquement fauché à trente ans, conquérant du monde, Alexandre fit en Orient comme en Occident rêver des générations de rois et leurs aristocratiques sujets. Alexandre est en effet un personnage polymorphe, bénéfique et maléfique, adulé et détesté, guerrier et conquérant,

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navigateur2, héros courtois, maître de magie et initié du Sirr al-asrār 3, prophète dans certaines traditions. Si sa geste est à la fois ancrée dans le réel et dans le mythe, on est en droit de s’interroger sur la pérennité d’un tel succès durant des siècles ; cette fascination du Xe au XVIe siècle, tant de la part des écrivains – orientaux comme occidentaux – que de leur public, ne réside-t-elle pas plus dans la malléabilité d’une figure dualiste, marquée d’un côté par l’hybris, mais portant de l’autre le rêve qui est bien celui de tous les hommes : boire à la fontaine de vie pour vaincre la mort, cette insigne marque de notre humanité4 ? 3 L’essor des études médiévales aidant, chacun voulant étudier son propre « Alexandre », ce personnage est devenu depuis une vingtaine d’années le thème en vogue de nombreux travaux personnels ou collectifs, croisant traditions orientales et occidentales. 4 Certes, de nombreux travaux avaient déjà approché le personnage : ceux d’Emilio García Gómez sur le roman arabe5, de Wallis Budge sur le texte éthiopien6, d’Israël Levi sur Alexandre dans le Talmud7, ou encore d’Albert Wolohojian sur la tradition arménienne8. Une des études inoubliables demeure celle de George Gary qui, en 1953, grâce à David J. A. Ross, nous laissait son Medieval Alexander publié en 1956 9. Alexander Runni Anderson abordait celle des fameux Gog et Magog10, alors que David White explicitait le problème des races monstrueuses11. Le voyage est, en effet, d’abord marqué par le merveilleux : plantes, races tératomorphes, qui s’ajoutent aux composantes de l’imaginaire occidental comme oriental. 5 John Boyle, lui, dès 1977, montrait la nécessité de confronter les traditions en Orient et en Occident12. C’est ainsi qu’en 1997 Johann-Christoph Bürgel proposait une réflexion sur les conceptions du pouvoir13, suivi, en 1999, par le colloque organisé par Claire Kappler, François Suard et Laurence Harf-Lancner à l’Université Paris 10 (Ouest- Nanterre), Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales 14. La rencontre posait les bases des problèmes soulevés par la tradition littéraire, le rôle des milieux syriaques, l’ambiguïté d’une figure héroïque reconstruite, à la fois exaltée pour sa geste dans les traditions médiévales tant orientales qu’occidentales, mais aussi décriée comme une figure de l’ambition démesurée, incarnant l’hybris et la finitude de l’homme quelles que soient la puissance et l’ambition qui le caractérisent. Les années 2000-2010 sont d’ailleurs riches de réflexions croisées15 et les travaux sur la légende orientale d’Alexandre se multiplient. 6 Alexandre est abordé comme héros transnational et transculturel, depuis l’Himalaya – où sa légende est restée vivace et inspira à Rudyard Kipling « L’homme qui voulut être roi16 » – jusqu’à l’Asie centrale. Il fait en somme partie du patrimoine de l’humanité, comme l’ont montré Roberte Hamayon et Françoise Aubin17.

Alexandre d’Orient

7 En Orient où naquit sa légende, Alexandre le Grand est une figure complexe, à la fois historique comme conquérant et destructeur de l’Empire perse, mais aussi imaginaire aux accents religieux, intégré aux traditions coraniques18 en tant que prophète que certains voudraient reconnaître dans le fameux Dhū’l Qarnayn de la sourate XVIII/ 60-10219.

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8 Si le terrain avait été défriché par Mario Grinaschi20, c’est cette figure « arabe » qu’explore Faustina Aerts dans Alexander Magnus Arabicus. The Alexander Tradition through Seven Centuries : from Pseudo-Callisthenes to Ṣūrī21. L’ouvrage est une somme désormais incontournable pour comprendre la naissance d’une tradition littéraire et ses différents aspects dans les pas de celle du Pseudo-Callisthène et de ses traductions du syriaque ou du byzantin à l’arabe. Toutes les versions et traditions en arabe sont passées en revue de façon exhaustive et systématique : d’une part, les chroniques ou ouvrages historiques, mais aussi les différentes versions de la romance dont celle qui survécut en al-Andalus (chapitre 1) ; d’autre part, les ouvrages appartenant à la tradition littéraire des miroirs des princes (chapitre 2). Enfin, les deux traditions importantes, celle du fameux Dhū’l Qarnayn (chapitre 3) et de la Sīra al-Iskandar (chapitre 4), où sont décrits les différents aspects de la légende populaire évoquant tant les personnages associés au mythe que les lieux emblématiques liés à sa geste ; la seconde partie, précisément consacrée à la Sīra d’un point de vue littéraire, évoque d’autres caractéristiques thématiques. 9 Dans le monde iranien, la légende d’Alexandre se complexifie : héritière d’une historiographie négative, celle du destructeur de l’empire sassanide22, tout en en faisant aussi un conquérant apparenté aux rois de Perse, et donc dépositaire de la gloire royale23, le personnage se double d’un initié, voire d’un maître de magie24. 10 Ainsi, la poésie épique en persan, s’inspirant à la fois du Pseudo-Callisthène, des faits historiques et de l’apport de l’hermétisme arabe, en fit un personnage héroïque exceptionnel et, comme l’a montré Charles-Henri de Fouchécour25, un modèle pour les rédacteurs de miroirs des princes jusqu’au XVe siècle !

11 Les deux auteurs qui ont révélé la figure d’Alexandre sont deux poètes : Firdawsī de Ṭūs, d’une part, au début du XIe siècle dans son Histoire des rois de Perse ou Shāh nāma 26 ; et d’autre part, au début XIIe siècle27, Niẓāmī de Ganja 28, auteur d’un Iskandar nāma, suivis de l’Indien Khusraw Dihlavī à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle29. La célébration du millénaire de l’œuvre de Firdawsī jointe à l’intérêt suscité récemment par celle de Niẓāmī de Ganja dans les traces des travaux comparatistes lancés par J.-C. Bürgel30, ont permis de continuer d’en explorer la figure et de relire les vieux mythes de façon rafraîchissante. La localisation de la fameuse muraille des Gog et Magog31, dont l’illustration préoccupe enfin les chercheurs32, est identifiée en 2010 par Emeri van Donzel et Andrea Schmidt33. La quête du paradis et de la source de vie 34 complètent le beau portrait d’al-Khādir par Françoise Aubaile-Sallenave35. En outre, les traductions récentes de l’Iskandar nāmā anonyme par Minoo Southgate36 et du Dārāb nāma de Ṭarsūsī par Marina Gaillard37 donnent des clefs supplémentaires pour aborder le héros. 12 La dimension comparatiste perdure et, en 2011, David Zuwiyya, dont les précieux travaux recensent les légendes islamiques38, convoquait les spécialistes des textes latins et des traditions juives, syriaques, arabes, perses, coptes, éthiopiennes et occidentales (France, Espagne, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Scandinavie), pour évaluer de nouvelles perspectives sur la figure héroïque39. En 2012, Richard Stoneman40, Kyle Erickson et Ian Netton présentent un nouveau volume comparatiste, The Alexander Romance in Persia and the East41, où, en dehors de l’apport notable de D. Zuwiyya, F. Aerts, M. Gad et E. Cottrell sur les sources et les variantes de la légende dans les textes arabes, on peut signaler quelques articles originaux montrant l’inscription de la légende dans l’espace turc42, dans l’espace indien43, les connexions avec la Chine44, les traits de la légende dans la littérature juive ou rabbinique45, dans la littérature copte46, et surtout

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l’impact de la légende dans l’art de l’Asie centrale47, ou des éléments de la légende dans l’art48. On doit surtout noter que les auteurs ne citent pas un certain nombre de travaux les ayant précédés ou qui recoupent de façon criante leur propos ; les travaux des universitaires français, notamment, sont absents, un fait inquiétant mais de plus en plus répandu dans la littérature anglo-saxonne.

Alexandre d’Occident

13 À la vitalité certaine des travaux des orientalistes, on peut désormais opposer ceux des projets « occidentalistes », Medieval Alexander à l’Université de Rochester 49, et surtout les fruits d’une ANR en une collection de huit volumes intitulée Alexander Redivivus chez Brepols (2011-2014), dirigée par Catherine Gaullier-Bougassas, Margaret Bridges, Corinne Jouanno et Jean-Yves Tilliette, qui retrace la tradition médiévale d’Alexandre sous tous ses aspects, sans exclure d’ailleurs quelques aspects orientalistes lorsque le thème s’y prête.

14 Des quatre premiers volumes qui forment un tout, l’un est dédié à l’introduction de la figure d’Alexandre et de la matière d’Alexandre dans les œuvres des auteurs du Moyen Âge, un aspect illustré par un deuxième volume d’édition de textes des XIIIe et XIVe siècles où dominent les Histoires pour Roger, châtelain de Lille ; un troisième volume novateur intègre l’apport de la Renaissance et sa perception de la figure dans les lettres, l’histoire, les arts ; enfin, un volume thématique traite des voyages au paradis. Les quatre volumes suivants sont dédiés à la fascination pour Alexandre dans les littératures européennes entre le Xe et le XVIe siècle.

15 L’Historiographie médiévale d’Alexandre le Grand50, ouvrage dirigé par Catherine Gaullier- Bougassas, aborde le problème de la figure d’Alexandre dans différents récits relatifs à sa légende qui proviennent d’adaptations d’œuvres anciennes ou de récits historiques dont certains textes ne sont pas encore édités. 16 Catherine Gaullier-Bougassas rappelle justement que la légende s’écrivit du vivant du personnage puis sous ses successeurs. La figure d’Alexandre a inspiré de nombreux travaux en Occident ayant valeur de mythe ; Claude Mossé51 et Pierre Briant52 en ont bien analysé les facettes, montrant les racines d’un personnage quasi universel en Europe et participant de l’imaginaire collectif, générant de nombreux travaux sur les origines d’un mythe à la fois lié à la personne du héros et aux nombreux historiens qui diffusèrent ce mythe. Dans cet océan où se mêlent et la légende et l’histoire, Catherine Gaullier-Bougassas évoque la façon dont les hommes de lettres du Moyen Âge pouvaient aborder le personnage et, surtout, les sources qui étaient à leur disposition en Europe de l’Ouest. 17 Alexandre étant à la fois un sujet historique et un sujet littéraire, sa légende est bâtie à partir de sources duelles, historiques et légendaires : Aristote, Xénophon puis ses compagnons, Callisthène, Ptolémée, Aristobule et les auteurs plus tardifs, Arrien ; mais aussi à partir de matériaux moins historiques et tout aussi fondamentaux, le plus important demeurant le Pseudo-Callisthène, qui confère à Alexandre les principaux stigmates d’une légende séculairement vivace, tant en Orient qu’en Occident. 18 En Occident, la tradition s’élabore à partir des textes de Diodore, Quinte-Curce et Justin, puis Paul Orose, mais aussi avec le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène 53, sans compter la Bible, la Cité de Dieu, etc. Les auteurs médiévaux s’inspirent donc de sources

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variées qu’ils ne commencent à remettre en cause qu’à partir de la fin du XIVe siècle avec l’émergence d’une critique historique. L’importance du passé sert à justifier le présent, car l’histoire est appréhendée par le rôle qu’elle peut jouer pour servir les intérêts chrétiens et le projet divin en général. Alexandre devient l’un des instruments de ce projet ; son polymorphisme, ou tout au moins les aspects eschatologiques de la légende – Gog et Magog, quête du paradis – s’y prêtent parfaitement. Et sa figure christianisée et réappropriée devient celle d’un avatar du Dhū’l qarnayn oriental, préfigurant le Christ, comme chez Firdawsī et Niẓāmī où il préfigure l’avènement de l’islam. Julius Valère semble réaliser cette fusion des deux traditions, comme le montre Jean-Pierre Callu alliant historia et mythistoria 54, vérité et fiction, mais la version du Pseudo-Callisthène revit, elle, notamment sous la plume de Léon de Naples (Jean-Pierre Callu et Michel Festy55). Il est à noter que la figure d’Alexandre en Occident se teinte dès le IVe siècle d’une forte connotation religieuse, le héros devenant une figure de l’expansion du christianisme hors du limes et de la sauvegarde de la culture chrétienne. Ainsi, par exemple, le contexte des croisades et des luttes contre les musulmans influence grandement les auteurs espagnols, comme le restitue la compilation des Chroniques de Burgos analysées par Stéphanie Aubert 56, où la christianisation du personnage, « agent de la volonté divine sur terre », prend tout son sens. 19 Les préoccupations d’une époque se retrouvent dans l’usage fait de la légende qui, associée aux sources historiques, donne naissance dans les différentes aires culturelles à une vision particulière du personnage, une acculturation en somme servant des desseins variés selon les auteurs, les destinataires ou le contexte lui-même, comme le montrent ici les œuvres dédiées à Alexandre (en France, en Angleterre, en Castille, dans les mondes germaniques). Héros civilisateur, combattant chrétien, roi philosophe, Alexandre devient, au cœur des littératures et dans les passages des œuvres qui s’attardent sur sa geste, une figure exemplaire, le prototype du miroir des princes qui apparaît en Orient au VIIIe siècle et dont Mario Grinaschi avait bien percé l’identité de sujet privilégié57. 20 Les diverses contributions de ce volume questionnent ainsi, par aire linguistique, la naissance d’une historiographie, insistant chacune sur un auteur particulier ou une œuvre fondatrice de cette historiographie nationale d’Alexandre, issue de textes anciens comme dans la première traduction française de Valère Maxime (Graziella Pastore), sans oublier les influences arabes sur l’historiographie occidentale (Faustina Doufikar-Aerts), de l’Historia de preliis en Italie (Michele Campopiano) ou de la Romance d’Alexandre en Arménie (Aram Topchyan). Un autre point de vue envisage la part du héros dans différentes œuvres, incluant parfois des extraits choisis : en Espagne, outre les Chroniques de Burgos (Stéphanie Aubert), puis le Libro de Alexandro en Castille au XVe siècle (Rafael Beltrán), ou encore dans les compilations des Neuf preux (Anne Salamon). L’exemplarité de la figure est un trait important dans les histoires universelles françaises du XIIe au XVe siècle (Catherine Gaullier-Bougassas), dans les Revelationes du Pseudo-Méthode (Helena de Carlos), chez Vasque de Lucène (Hélène Bellon-Méguelle), ou encore chez deux historiens castillans, Fernán Pérez de Guzmán et Diego Rodríguez de Almela (Santiago Lopez-Martinez-Moras) ; Monika Otter et Gerog Jostkleigrewe ont respectivement proposé une synthèse de la figure dans l’Angleterre et dans l’Allemagne médiévales. 21 Dans le sillage de cette réflexion sur l’introduction de la figure, des sources utilisées et des principales caractéristiques du mythe dans chacune des aires ou des œuvres

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fondatrices, Catherine Gaullier-Bougassas propose en guise de témoignage une édition commentée de L’histoire ancienne jusqu’à César ou Histoires pour Roger, châtelain de Lille, par Wauchier de Denain58. L’édition, réalisée à partir du ms. Paris, BnF, Français 20125, copié à Saint-Jean d’Acre vers 1280, réalisé pour les Lusignan du XIIIe siècle, est augmentée d’un remaniement franco-italien du XIVe siècle qui permet de voir l’évolution de l’œuvre, et d’un texte d’Antoine Vérard datant de 1491, issu du « Volume d’Orose », comportant un récit sur Alexandre. L’auteur de l’Histoire ancienne, Wauchier de Denain, œuvre au début du XIIIe siècle pour la cour de Flandre ; il est au service du châtelain de Lille, Roger IV, dans le contexte du conflit violent entre le roi de France Philippe Auguste et l’aristocratie de Flandres, après la mort du comte Baudouin IX, au sujet de la succession de ses filles, Jeanne et Marguerite de Flandre. De ce fait, le texte permet d’évaluer le poids de la contextualisation du roman, l’usage qui en est fait pour servir des desseins particuliers. Par ailleurs, on peut repérer les sources d’inspiration : Orose, Pierre le Mangeur, Justin, etc. Wauchier de Denain propose ici le premier récit en prose de la vie d’Alexandre qui revendique l’identité du héros dans son époque païenne. Catherine Gaullier-Bougassas souligne le succès de l’œuvre chez les auteurs médiévaux. 22 Un autre volume est dédié à la réception de la figure à la Renaissance59, proposant ainsi une réflexion importante qui comble, comme le dit justement Corinne Jouanno, un vide historiographique. On y découvre les figures d’Alexandre chez divers auteurs tels que Pétrarque (Rebecca Lenoir), Vasque de Lucène (Hélène Bellon-Méguelle), Pierre Amiot (Pascal Payen), de Rabelais à Étienne Pasquier (Emmanuelle Lacore-Martin), mais aussi la postérité de certains thèmes, dont celui de l’Ascension (Thibaut Maus de Rolley) ou des ancêtres d’Alexandre (Catherine Gaullier-Bougassas), et enfin les figures des femmes d’Alexandre à Fontainebleau sous François Ier (Kathleen Wilson-Chevalier). On peut encore mesurer l’importance de la figure dans son réemploi en Scandinavie avec Olaus Magnus (Silvia Fabrizio-Costa), dans le traité de Loys Le Roy (Danièle Duport), et son impact dans diverses œuvres, dont l’emblématique (Anne Rolet), et dans l’œuvre de Montaigne (Nicolas Lombart).

Les paradis d’Alexandre

23 Outre les six volumes dédiés à l’historiographie, à l’analyse des œuvres et à l’édition de Wauchier de Denain, un huitième volume thématique est entièrement consacré cette fois aux Voyages d’Alexandre au paradis : Orient et Occident, regards croisés 60. Catherine Gaullier-Bougassas et Margaret Bridges évoquent les aventures paradisiaques du héros, les relations de ce dernier avec les espaces dévolus aux saints et aux prophètes, et les images du paradis qui se succèdent dans les différentes versions issues du Pseudo- Callisthène, mais aussi et surtout du Talmud de Babylone. C’est donc la conjonction de ces deux traditions que les contributeurs étudient à travers les aires et les œuvres médiévales dont chacun est le spécialiste, en évaluant la part de chacune d’entre elles, leur acculturation et le rôle de la fontaine de vie et des espaces paradisiaques dans les différentes traditions littéraires occidentales comme orientales médiévales. Les lecteurs mesureront l’impact du personnage sur les imaginaires médiévaux, les nombreux points de convergence dans les traditions littéraires, façonnant, du héros et de sa quête, une image somme toute pérenne malgré les quelques variations observées.

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24 La première partie des contributions, intitulée « Les paradis d’Alexandre le Grand et l’horizon toujours renouvelé de la fiction », évoque l’origine de la légende d’Alexandre au paradis, essentiellement issue des textes rabbiniques et du Talmud, mais aussi l’importance du don d’un objet symbolique, la pierre, attestant l’impossibilité pour le héros de pénétrer l’espace sanctifié et de parvenir à son obsessionnel objectif, l’immortalité. 25 Catherine Gaullier-Bougassas, dans une contribution intitulée « Quête d’immortalité ou de salut des origines grecques et hébraïques aux réinterprétations orientales », présente minutieusement les différents éléments de cette enquête menée par les contributeurs en croisant les sources orientales et occidentales. La source de vie, l’intervention des prophètes Ilyās et Khāḍir/Khiḍr, la montagne paradisiaque, la pierre de paradis en sont les éléments majeurs. Si la quête de l’immortalité est bien présente dans le Roman du Pseudo-Callisthène lorsqu’Alexandre se déplace vers l’Occident du monde, dans le Talmud en revanche, le thème paradisiaque en dehors du pays des Bienheureux apparaît par l’évocation des abords du paradis lui-même. Les versions byzantines et serbes et les versions orientales, éthiopiennes et persanes citent, quant à elles, un avatar du jardin, la montagne paradisiaque, comme l’explicitera Marine Gaillard. Quant à la source de vie, l’ange ou la pierre, tous ces éléments sont bien présents, pour tout ou partie, dans les différentes traditions, germaniques, néerlandaises, anglaises, slaves. 26 Dans « La pierre du paradis et son enseignement dans les œuvres latines et romanes », Catherine Gaullier-Bougassas s’attache à présenter l’origine de cette tradition des portes du paradis, du voyage au paradis, un nouvel espace à conquérir pour le héros, à savoir l’Iter ad Paradisum, un texte inspiré du Talmud. Dans une perspective comparatiste, on peut rappeler qu’outre la montagne, le ciel est un autre espace associé au paradis que certains rois, Kay Kāwūs, le mythique roi de Perse, présent dans le Livre des rois de Firdawsī de Ṭūs, ou encore le roi Nemrod que les Qiṣaṣ al-anbiyā’ ont immortalisé comme figure du tyran, ont, tout comme Alexandre dans la tradition occidentale, tenté de conquérir. Cette dimension, le ciel, a certes été étudiée par François de Polignac notamment61, mais elle peut rappeler l’aspect transgressif de la quête qui est irrémédiablement vouée à l’échec puisque le héros n’est ni saint, ni prophète, ce dont conviennent tous les contributeurs en se référant aux diverses traditions. D’ailleurs, les quêtes d’Alexandre – celles du paradis, sur terre, dans la mer, dans le ciel – ne sont que l’occasion de l’informer, à l’exemple des monstra et autres merveilles, de la vanité de son désir de gloire, et des erreurs engendrées par un tempérament guidé par les passions et non par la foi. Comme le souligne Catherine Gaullier-Bougassas, lorsque le paradis n’est pas mentionné explicitement, il est évoqué par des symboles communs aux deux traditions, orientale et occidentale : arbres merveilleux, filles-fleurs, sources de vie, lieux paradisiaques, îles, etc. C’est cet espace paradisiaque qui est également analysé par Margaret Bridges dans les littératures germaniques, néerlandaises et anglaises. 27 La deuxième partie de l’ouvrage interroge les transmissions et les croisements culturels, au premier chef, le sens du voyage au paradis et ses réécritures du roman originel issu du Talmud midrashim ancien et du Pseudo-Callisthène dans les traditions juives et orientales. Jean-Pierre Rothschild, dans « L’Iter ad Paradisum entre homélie rabbinique, roman, traité d’apologétique », présente Alexandre comme un être tyrannique, animé par le désir et la convoitise issus du regard, ‘āyīn, mot qui signifie à

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la fois « œil » et « pierre », dont le poids se réduit une fois recouverte de poussière, révélant ainsi la vanité des biens de ce monde. D’ailleurs, Marco Di Branco, dans « Alessandro/Dū’l Qarnayn, il paradiso e la fonte della vita nella letteratura araba medievale », rappelle que les versions arabes ne comportent pas d’épisodes sur la vision du paradis car, comme on le sait, le seul personnage ayant eu accès au paradis est le prophète Muḥammad lors de son Ascension céleste. En revanche, il faut mentionner la célèbre Sourate XVIII évoquant le fameux Dhū’l-Qarnayn (dont l’identité est discutée), qui associe le prophète Mūsā/Moïse à un homme bien curieux, Khiḍr, qu’Alexandre prend pour guide vers la source de vie dans les versions orientales. Sur ce point, on soulignera l’importance de la version syriaque dans les traditions arabes et l’ancienneté de la légende remontant à l’épopée de Gilgamesh, un personnage qui est ici totalement oublié. En outre, il faut rappeler le bel article de Françoise Aubaile-Sallenave sur ce même personnage62. René Bloch, dans « Alexandre le Grand et le judaïsme : la double stratégie d’auteurs juifs de l’Antiquité et du Moyen Âge », décrit comment le mythe du voyage d’Alexandre à Jérusalem a été inventé par des auteurs juifs afin de mettre en scène un topos, celui de l’empereur confronté au sage juif ; il précise aussi qu’il est difficile de prouver que l’Iter ad Paradisum est issu de la traduction d’un texte juif. Les sources orientales et leurs éléments particuliers, différents de ceux du Pseudo- Callisthène, se retrouvent enfin dans Alexandre de Paris, comme le montre Catherine Gaullier-Bougassas dans « Les eaux troublées de la quête d’Alexandre et les sources orientales du Roman d’Alexandre français », où sont présentés fontaine de vie, fleuve de mort et paradis terrestre. 28 La troisième partie évoque la quête sous le jour de l’élection ou de la révélation comme une initiation. Cet aspect avait été traité en 2001 dans le volume Alexandre le Grand, figure de l’incomplétude, édité par François de Polignac. Quelques compléments sont apportés par Patrick Gautier-Dalché, dans « Quatre notes sur Alexandre et la cartographie médiévale », qui évoque comment la cartographie médiévale installe des bornes tangibles de la quête, faisant de la mappemonde un espace-temps en lien avec le pouvoir, la souveraineté, la cosmologie, les territoires orientaux. Il analyse plus particulièrement celle d’Ebstorf, réalisée vers 1300 et hélas détruite en 1944. En outre, les peuples contenus au-delà de barrières, les inclusi, Gog et Magog, sont aussi signalés, comme d’ailleurs dans la cartographie arabe et persane. Il y aurait bon nombre de recoupements à signaler à ce propos ; notons, pour la cartographie orientale, la présence du mont Qāf, l’axe cosmique permettant l’accès au paradis, l’océan environnant, mais aussi et surtout la fameuse barrière d’airain que cosmographes et cartographes indiquent, telles les mappemondes d’Idrīsī, par exemple, et ce jusqu’au XVe siècle ; les monuments associés à Alexandre sont aussi représentés dans les cosmographies médiévales (celles de Dimashqī ou Gharnāṭī, par exemple). La vocation sotériologique du héros est donc prégnante tant en Occident qu’en Orient médiéval, et on renverra sur cet aspect particulier l’ouvrage récent de Van Donzel et Schmidt cité ci-dessus. 29 D’autres traditions littéraires sont également éclairantes : l’analyse de Christophe Thierry sur « L’épisode du voyage au paradis dans le Strasburger Alexander (fin du XIIe- début du XIIIe siècle) » insiste sur la dimension de circumnavigateur d’Alexandre, chère à Angelo Michele Piemontese pour ce qui concerne le roman persan63. En effet, au voyage terrestre, les épopées et romans de l’Iran médiéval ont ajouté un périple nautique qui mène Alexandre dans l’Océan indien, à Sarandib notamment, et jusqu’aux

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bornes du monde connu, dans le fameux océan environnant, ou bahr al-muḥīt, que lui seul parvient à atteindre en passant par des détroits et des tourbillons périlleux. Les remarques sur le parcours initiatique, mais aussi sur les liens entre les versions allemandes et le contexte, l’empereur Frédéric II, autre figure négative semblable à l’antéchrist, sont fort intéressantes. Hélène Bellon-Méguelle détaille « Les imprévus du voyage d’Alexandre au paradis terrestre dans la littérature française de la fin du Moyen Âge ». On peut renvoyer ici aux travaux de Corin Braga sur le paradis perdu64. L’épisode chez les brahmanes, analysé par Elena Koroleva dans « Les brahmanes et le paradis dans les romans d’Alexandre russes », reproduit une variante christianisée, alors qu’à l’inverse le personnage d’Alexandre dans Le Rekontamiento del rey Ališandere en aljamiado serait, selon Émilie Picherot, bien conforme au roman du Pseudo-Callisthène. 30 Les thèmes étudiés dans la quatrième partie, « La démesure du désir et le désenchantement : un jugement ? », éclairent cependant les différences Orient- Occident, notamment sur la conception du paradis. Dans la tradition persane, analysée d’une part par Mario Casari, « Un lieu de traduction : Alexandre au paradis dans la tradition persane », et par Marina Gaillard d’autre part, « D’un bout du monde à l’autre : lieux paradisiaques et terres ultimes dans le roman d’Alexandre en prose de l’Iran classique », le paradis du monde musulman, conformément à son orthodoxie, n’est pas sur terre. On ne peut donc s’y rendre ; toutefois, les lieux paradisiaques existent mais ils présentent tous une certaine ambiguïté ; en outre, monstres et merveilles sont, eux, envoyés par les cieux pour instruire le héros (on relira à ce sujet l’article de Claire Kappler65). Mario Casari développe un aspect important ayant trait au polyglottisme d’Alexandre et à ces fameux traducteurs qui habiteraient la cité des bienheureux de Niẓāmī, et pour lesquels il propose une analogie pertinente entre traducteurs et brahmanes. Alexandre est aussi un personnage que l’on peut contextualiser ou se réapproprier dans les lettres allemandes, écossaises ou anglaises pour les besoins d’une cause littéraire ou politique spécifique, comme l’explicite Jean- Claude Mühlethaler dans « Échec amoureux et échec politique : le remploi du Voyage au paradis dans le Chevalier errant de Thomas III de Saluces) », Anna Caughey et Emily Wingfield dans « Conquest and Imperialism, Medieval Scottish Context of Alexander Journey to Paradise », ou encore Margaret Bridges dans « Five Late Middle English Versions of the Narreme of Alexander’s Wondrous Gift ». Dans les œuvres nationales analysées par les contributeurs, ces passages renvoyant à l’Iter ad Paradisum servent véritablement, comme le dit Margaret Bridges, d’exempla, des temps forts de la littérature morale ou chrétienne médiévale. 31 L’érudition des contributions, les bibliographies presque exhaustives témoignent du renouvellement de la recherche depuis les années 2000 et font de cet ouvrage une contribution importante à l’histoire d’Alexandre et de son imaginaire oriental comme occidental. Pourtant, on regrettera que l’image même d’Alexandre, son étude iconographique, ne fasse pas l’objet du même intérêt. Or, quoi de plus évocateur visuellement que l’image du paradis ?

La fascination pour Alexandre le Grand

32 Une seconde série d’ouvrages dans la collection – quatre volumes – concerne cette fois la réception d’Alexandre en Europe. Les tomes 1 et 4 sont deux volumes de référence, fort utiles pour le chercheur travaillant sur les corpus européens d’Alexandre. Le

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tome 166 présente en deux parties le panorama des littératures européennes transmettant les romans d’Alexandre dans la littérature latine en langue française, italienne, anglaise, allemande, néerlandaise, scandinave, tchèque, russe et serbe, arménienne, gréco-byzantine par le prisme des sources du Pseudo-Callisthène, Quinte- Curce, les histoires universelles, la littérature didactique et morale, du Secretum secretorum et les écritures humanistes. Le tome 467 traite des réécritures médio-latines et vernaculaires : Léon de Naples et l’Historia de preliis, Gauthier de Châtillon, le Roman d’Alexandre composé en français, puis en italien, en aljamiado, en hébreu, dans les lettres anglaises et allemandes, néerlandaises, scandinaves, tchèques, russes, arméniennes et grecques tardives. Ce panorama impressionnant se double dans le tome 4 d’un répertoire non moins impressionnant des manuscrits cités dans les contributions avec indications sur les auteurs, copistes, contenu de l’œuvre et bibliographie spécifique.

33 Deux volumes méritent pour l’historien médiéviste une attention particulière : il s’agit du tome 2 sur le pouvoir royal d’Alexandre et du tome 3 sur l’imaginaire de la connaissance savante et des lointains exotiques. 34 Le tome 2, consacré à la réinvention du mythe, questionne l’impact de la figure d’Alexandre comme modèle dans les idéologies de la royauté et la littérature des miroirs des princes68. Le discours sur Alexandre est ainsi instrumentalisé pour servir des objectifs politiques parfois christianisés, comme celui de Gauthier de Châtillon dans l’Alexandreis. Ces romans posent le problème des destinataires (haut clergé, aristocratie, roi), qui influent sur l’orientation du texte et ses objectifs. L’auteur y déploie ses talents comme conseiller moralisateur, auteur d’un miroir du prince, serviteur de la propagande officielle, voire en homme de lettres innovant. Le roman permet ainsi, par ses ambitions, de montrer les limites du pouvoir et ses aléas, de faire émerger une nouvelle figure, le sage conseiller, auteur que l’Orient connaît parfaitement depuis l’époque omeyyade et le Secretum secretorum et qui s’affirme à l’époque seldjoukide avec des vizirs hommes de lettres, tels Niẓām al-Mulk à la fin du XIe siècle à Ispahan ou Firdawsī de Ṭūs à Ghazna au début du XIe siècle69. L’image d’Alexandre se construit autour de plusieurs paradigmes : la connaissance et le savoir, les liens avec le divin et les vertus royales, celles que l’on retrouve par exemple chez Nizāmī de Ganja dans l’ Iskandar Nāma au XIIe siècle, et qui n’ont pas varié en Occident.

35 La royauté d’Alexandre dans la littérature médio-latine est présentée par Alexandru Cizek et Jean-Yves Tilliette. Léon de Naples rapporta de Constantinople, au Xe siècle, un manuscrit du Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène et en composa une version, l’ Historia de preliis, base de nombreuses compositions romanesques. Les deux contributeurs analysent au préalable la façon dont, sous l’influence de l’Église, l’idéal de la royauté s’est modifié, affectant la littérature des miroirs des princes de Jonas d’Orléans à Jean de Salisbury et Giraud de Barri, qui chacun émettent une vision différenciée d’Alexandre, parfois même négative. Dans l’Historia de preliis et ses différentes versions, on retrouve le portrait dressé par le Pseudo-Callisthène plus que par Quinte-Curce, car parmi les qualités du souverain idéal sont mis en exergue le courage, mais aussi la sapientia acquise auprès des sages et d’Aristote. Le roi sage et philosophe ne dédaigne pas de converser avec les brahmanes ; conciliateur et médiateur, astucieux au combat, il peut aussi être déloyal et parfois rusé. Les symboles du pouvoir, trône de joyaux à sept degrés, et le symbolisme des chiffres en général renvoient à l’image du cosmocrator. En comparaison, l’Alexandreis de Gauthier de

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Châtillon relève du miroir des princes (destiné peut-être à Philippe Auguste), mettant en valeur l’enseignement d’Aristote et faisant du héros un preux chevalier qui doit vaincre et dépasser ses travers. 36 Selon Catherine Gaullier-Bougassas et Hélène Bellon-Méguelle, l’Alexandre français est d’abord, depuis le XIIe siècle, un modèle idéal qui s’impose par ses qualités personnelles ; au XIIIe et au XIVe siècle, c’est davantage le souvenir de cette figure qui subsiste au travers des genres littéraires ou d’adaptations d’écrits antérieurs (comme ceux de Jean de Salisbury notamment). Mais, quelle que soit la période, le pouvoir royal est au centre des préoccupations des auteurs. Chez Alexandre de Paris, le roi est lettré, instruit en rhétorique, dialectique et quadrivium, inventif et généreux. La question de sa naissance n’est pas décisive mais, en revanche, la domestication de ses passions et de ses désirs impose le respect. 37 Perceforest présente une figure réinventée d’Alexandre comme ancêtre tutélaire de la monarchie anglaise, et l’on voit l’intérêt de cette dernière pour cette figure à travers le goût de Philippa de Hainaut pour les manuscrits, et d’Édouard III pour Alexandre auquel il s’identifie. On voit par ailleurs que d’autres romans, tels ceux de Jean Wauquelin au XVe siècle ou de Thomas de Kent, donnent une image différente, celle d’un roi pieux au service de Dieu. On trouvera ainsi les analyses de nombreux romans, celles de Wauchier de Denain, de Baudoin d’Avesnes, de Jean de Vignay, de Jean de Courcy, de Jean Mansel, mais aussi les traductions de la cour de Bourgogne. 38 En Italie, d’après l’analyse des œuvres médiévales et de la Renaissance effectuée par Michele Campopiano, la figure est indéniablement marquée par l’influence de Dante, Pétrarque et Boccace. Toutefois, les nombreux récits qui lui sont dédiés présentent un portrait original, adapté aux problématiques italiennes, notamment à travers la promotion d’une royauté impériale à portée universelle. La figure chevaleresque, elle, est présente dans les textes de vulgarisation issus de l’Historia de preliis ; cette figure est également repensée à la Renaissance, chez Machiavel notamment. 39 À la cour de Castille et du León, aux XIIIe et XIVe siècles, d’après Amaia Arizaleta, ce sont les clercs qui, composant des miroirs des princes, s’inspiraient de textes écrits antérieurement (au XIIIe siècle le plus souvent), tel le Libro de Alexandre, une œuvre qui assure la promotion d’une figure chrétienne, conquérante, juste, mais où se pose le problème de la filiation, évoquant les royales figures de Ferdinand III et surtout d’Alphonse VIII, pour lequel l’œuvre fut écrite. Mais c’est Alphonse X, son petit-fils, qui en assure la promotion comme roi savant et courageux dont le portrait se retrouve fondu à la figure d’Alexandre dans les Bocados de oro de Mubaššir ibn Fatik et comme figure remarquable de son modèle politique de roi savant, guerrier, intéressé par les sciences occultes que l’on retrouve en Castille dans les Bocados de oro et dans le Poridad de las poridades, où la connaissance des sciences occultes est marquée. Sous Alphonse XI (m. 1350), un règne moins connu qui a néanmoins suscité une littérature consacrée à Alexandre, l’auteur du Poema de Alfonso XI (1348), Ruy Yánez, marque le rapport à Dieu, la dimension spirituelle, faveur divine. Émilie Picherot compare le Rekontamiento del rey Ališandera, appartenant à la littérature morisque (et dont la source est la Qissat Dhulqarnayn du IXe siècle), au récit de Ṭabarī, et expose le modèle idéal de souverain que les Morisques ont élaboré en lui donnant une identité orientale marquée. 40 Margaret Bridges analyse, quant à elle, le Buik of King Alexander the Conquerour de Gilbert Hay, c’est-à-dire « la somme des traditions romanesques » : elle la présente comme un modèle qui n’est pas exclusivement aristocratique mais destiné à tous les hommes.

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Dans le Saint-Empire, de nombreux récits sont analysés par Marie-Sophie Masse et Christophe Thierry, dont le Vorauer Alexander, datant du dernier quart du XIIe siècle, et dans sa continuation, le Strasburger Alexander, on dresse le portrait d’une figure idéale et atemporelle de la royauté, joignant valeurs aristocratiques et cléricales. Au XIIIe siècle, l’Alexander de Rudoph présente Alexandre comme un être sage, parfois cruel, mais d’une piété exemplaire, même s’il est difficile d’y voir une association avec les Hohenstaufen. Seifrit, dans son Alexander, glorifie, lui, la figure de l’empereur élu, forme de soutien à l’Empire universel servant la théorie de la translatio imperii, une vision que l’on retrouve dans le Grosser Alexander au XIVe siècle.

41 Éloïse Adde-Vomáčka démontre comment, en Bohème, Alexandre est devenu une figure de la propagande royale aux XIIIe et XIVe siècles notamment, pour la famille des Luxembourg. Charles IV usa de la figure comme modèle de gouvernement, et les fresques du château de Prague exposaient la figure d’Alexandre, sans compter le camée de la croix du couronnement en 1357, ou encore la création d’un faux privilège du scribe Jan… Parmi les différentes œuvres dédiées à Alexandre, l’Alexandreida, adaptation de l’œuvre de Gautier de Châtillon, diffuse une idéologie nobiliaire qui invite à lire l’œuvre comme un intertexte exposant les crises politiques de l’époque. Mais il faut signaler que la figure d’Alexandre inspira également la noblesse qui, parfois, y trouva de quoi combattre l’absolutisme monarchique. Aux XIVe et XVe siècles, Alexandre servit d’autres desseins, notamment ceux du mouvement hussite et du Renouveau national et panslaviste. 42 Elena Koroleva évoque le cas du roman en Russie, où Alexandre est une figure positive, qui sert à valoriser celle d’Alexandre Nevski ; Alexandre est également considéré comme un roi modèle et glorieux, mais dont les limites sont celles des dérives de l’autocratie (avec Alexandre de Serbie, par exemple). En Arménie, la postérité du roman, présentée par Giusto Traina, réside dans l’Histoire d’Arménie de Moïse de Khorène. En Grèce, les trois adaptations analysées par Catherine Jouanno sont tardives (XVIe siècle) et, dans le contexte de l’Empire ottoman assimilé aux Perses, Alexandre devient un héros remarquable, très chrétien ou marqué par les valeurs chrétiennes, notamment dans les passages de La Rimada dédiés aux méditations sur la vanité des ambitions et sur la mort. 43 Le tome 3 de la même série, dédié à L’Alexandre scientifique et aventurier70, expose comment la connaissance du monde passe par la découverte des mirabilia, mais aussi par celle des choses secrètes indiquées notamment par Aristote dans le Sirr al-asrār ou Secretum secretorum. Les contributions explorent principalement les différentes conceptions de la merveille selon les traditions. Il est dommage que l’imaginaire des savoirs occultes, qui est bien connu pour la France, n’ait pas été développé pour les autres aires européennes (excepté l’Italie). 44 La dernière partie, consacrée aux raisons du succès, est fondamentale, car on s’interroge sur l’abondance des réécritures, des manuscrits et de l’engouement européen pour ce personnage mythique. Tous les contributeurs soulignent le thème de la royauté, des savoirs, mais aussi la persistance de l’ambiguïté d’une figure tutélaire qui sert à la fois des objectifs politiques (celui des miroirs des princes) tout en suscitant des réserves, notamment dans le champ de la morale et de l’éthique chrétienne. Et n’est-ce pas justement parce qu’elle se trouve entre histoire et fiction que la figure d’Alexandre provoque ce malaise, la volonté de faire cadrer le personnage romanesque avec un personnage historique qui en est, au fond, très éloigné ?

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45 Depuis une dizaine d’années, les travaux sur le Roman d’Alexandre ont montré la nécessité de se pencher sur la transmission et la réception des textes littéraires issus de l’Antiquité, tant dans le monde oriental qu’occidental. La légende d’Alexandre constitue un cas particulier car elle fédère à la fois le domaine politique, la connaissance du monde, les sciences occultes et enfin la littérature. Par la fascination que le personnage continue d’exercer, le Roman d’Alexandre possède encore de beaux jours devant lui. Pourtant, s’il constitue aujourd’hui un thème de recherche interdisciplinaire pour les humanités, la partie visuelle notamment reste encore à explorer. En effet, depuis l’étude fondamentale de David J. A. Ross71, le thème a connu peu d’engouement, en dehors de la récente thèse de Maud Perez-Simon72. Toutefois, la richesse et les nombreuses pistes de réflexion offertes par les corpus présentés dans Alexander Redidivus permettraient d’aborder ces mêmes corpus dans leurs illustrations cette fois, sous forme analytique ou thématique, à l’image du vol73. Signalons, en outre, que d’autres supports, à l’instar des textiles74, conjugués aux textes historiques et littéraires, offrent de précieuses sources pour l’histoire des imaginaires culturels et politiques75.

NOTES

1. Le Roman d’Alexandre à Tombouctou. Histoire du Bicornu. Le manuscrit interrompu, éd. G. BOHAS, A. SAGUER et A. SINNO, Paris, 2012. 2. M.-A. PIEMONTESE, « Alexandre le circumnavigateur dans le roman persan de Tartusi », dans F. DE POLIGNAC éd., Alexandre le Grand, figure de l’incomplétude. Mélanges de l’École Française d’Athènes et de Rome, 112/1 (2001), p. 97-112. 3. Voir infra, n. 19. 4. P. FRANKE, « Drinking from the Water of Life – Nizāmī, Khizr and the Symbolism of Poetical Inspiration in Later Persianate Literature », dans J.-C. BÜRGEL et C. VAN RUYMBEKE éd., A Key to the Treasure of the Hakīm : Artistic and Humanistic Aspects of Nizāmī Ganjavī’s Khamsa, Leyde, 2011, p. 107-126 ; M. CASARI, « Nizāmī’s Cosmographic Vision and Alexander in Search of the Fountain of Life », ibid., p. 95-106. 5. E. GARCÍA GÓMEZ, Un texto arabe occidental de la leyenda de Alejandro, Madrid, 1929. 6. E. A. W. BUDGE, The History of Alexander The Great Being the Syriac Version of The Pseudo-Callisthenes, Cambridge, 1889, et aujourd’hui P. KOTAR, Der syrische Alexanderroman, Hambourg, 2013. 7. I. LEVI, « La légende d’Alexandre dans le Talmud », Revue des études juives, 2 (1881), p. 293-300 ; ID., « La légende d’Alexandre dans le Talmud et le Midrash », Revue des études juives, 7 (1883), p. 78-93. 8. A. H. WOLOHOJIAN, The Romance of Alexander the Great by Pseudo-Callisthenes (from the Armenian), New York, 1969. 9. G. CARY, The Medieval Alexander, éd. D. J. A. ROSS, Cambridge, 1956, rééd. New York, 1987. 10. A. RUNNI ANDERSON, Alexander’s Gate, Gog and Magog, and the Inclosed Nations, Cambridge, 1932. 11. D. G. WHITE, Myth of the Dog Men, Chicago, 1991.

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12. J. A. BOYLE, « The Alexander Romance in the East and West », Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester, 60 (1977), p. 19-20 ; W. J. AERTS et al., Alexander the Great in the Middle Ages, Nimègue, 1978. 13. J.-C. BÜRGEL éd., The Problematics of Power, Eastern and Western Representations of Alexander the Great, Berne-Berlin, 1997. 14. L. HARF-LANCNER, C. KAPPLER et F. SUARD éd., Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales, Actes du colloque de Paris, 27-29 novembre 1997, Nanterre, 1999. 15. F. DE POLIGNAC éd., Alexandre le Grand, figure de l’incomplétude… 16. A. AKASOY, « Alexander in the Himalayas Competing Imperial Legacies in Medieval Islamic History and Literature », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 72 (2009), p. 1-20. Voir aussi N. GOPALA PILLAI, « Skanda : The Alexander Romance in India », Proceedings of the All-India Oriental Conference, 9 (1937), p. 955 -976. 17. F. AUBIN et R. HAMAYON, Alexandre, César et Gengis Khan dans les steppes d’Asie centrale, Paris, 2001, p. 73-106. 18. Voir n. 37. 19. N. O BROWN, « The Apocalypse of Islam », Social Text, 8 (1983-1984), p. 155-171 ; B. WHEELER, « Moses or Alexander ? Early Islamic Exegesis of Qur’an 18 :60-65 », Journal of Near Eastern Studies, 57 (1998), p. 191-215 ; et, plus récemment sur cette sourate, M. CHASSEUR, « Oriental Elements in Surat al Kahf », Annali di Scienze Religiose, 1 (2008), p. 255-289. 20. Mario Grinaschi a imprimé sa marque à la perception d’Alexandre arabe et sur la littérature hermétique : voir surtout « Les “Rasā’il ’Āristātālīsa ilā-l-Iskandar” de Sālim Abū-l- ’Alā’ et l’activité culturelle à l’époque omayyade », Bulletin d’études orientales, 19 (1965-1966), p. 7-83 ; ID., « Le roman épistolaire classique conservé dans la version arabe de Salim Abu-l-‘Ala »”, Le Muséon, 80 (1967), p. 211-264 ; ID., « L’origine et les métamorphoses du Sirr al-asrar », Archives d’Histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 43 (1976), p. 7-112 ; et enfin ID., « La figure d’Alexandre chez les Arabes et sa genèse », Arabic Science and Philosophy, 3 (1993), p. 205-234. 21. F. DOUFIKAR-AERTS, Alexander Magnus Arabicus. The Alexander Tradition through Seven Centuries : from Pseudo-Callisthenes to Ṣūrī, Paris/Louvain, 2010. 22. J. DARMESTETER, « La légende d’Alexandre chez les Parses », dans Essais orientaux, Paris, 1883, p. 227-250 ; ID., « Alexandre le Grand dans le Zand-Avesta », Lectures de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 11 (1892), p. 190-196. Voir aussi l’excursus de M. SOUTHGATE, « Alexander in Pahlavi Literature », dans Iskandarnamah : A Persian Medieval Alexander-Romance, New York, 1978, p. 186-189. 23. G. GNOLI, « Note sullo “xvaranah” », dans Hommages et Opera Minor, Orientalia J. Duchesne- Guillemin, Emerito Oblata, Acta Iranica, 9, Leyde, 1984, p. 207-218. 24. Sur le rapport aux sciences occultes, J.-C. BÜRGEL, « Occult Sciences in the Iskandarnameh of Nizâmî », dans K. TALATTOF et J. W. CLINTON éd., The Poetry of Nizâmî Ganjavi, Knowledge, Love, and Rhetoric, New York, 2000, p. 129-139. 25. C.-H. DE FOUCHÉCOUR, Le Sage et le prince en Iran médiéval. Morale et politique dans les textes littéraires persans. Xe-XIIIe siècles, Paris, 2009. 26. Sur le Shāh nāmah et les nombreux travaux qui en assurent la promotion depuis 2004 à Cambridge autour de Charles Melville, on peut voir la bibliographie de la base de données http:// shahnama.caret.cam.ac.uk/new/jnama/bibliography. 27. Voir les travaux de C. KAPPLER, « Alexandre et les merveilles dans le Livre des rois de Firdawsî », dans Et c’est la fin pour quoy nous sommes ensemble. Hommage à Jean Dufournet, Littérature, Histoire et Langue du Moyen Âge, Paris, 1993, t. 2, p. 759-773 ; EAD., « Alexandre dans le Shāh Nāmeh de Firdawsî : de la conquête du monde à la découverte de soi », dans BÜRGEL éd., The Problematics…, p. 165-190 ; Y. YAMANAKA, « Ambiguïté de l’image d’Alexandre chez Firdawsī : les traces des

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traditions sassanides dans Le Livre des Rois », dans L. HARF-LANCNER, C. KAPPLER et F. SUARD éd., Alexandre le Grand…, p. 341-353. 28. J.-C. BÜRGEL, Nizami. Das Alexanderbuch, Munich, 1991 ; C. SACCONE, Il libro della fortuna d’Alessandro, Eqbâlnâmeh, Milan, 1997 ; W. C. CLARKE, The Sikandar Nâma e Barâ, Londres, 1881. 29. M. PIEMONTESE, Gli “Otto Paradisi” di Amir Khusrau da Delhi, una lezione persiana del “Libro di Sindbad” fonte del “Peregrinaggio” di Cristoforo Armeno, Rome, 1995, p. 317-418. 30. J.-C. BÜRGEL et C. VAN RUYMBEKE éd., A Key… 31. A. RUNNI ANDERSON, « Alexander and the Caspian Gates », dans Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 59 (1928), p. 130-163 ; ID., Alexander’s Gate, Gog and Magog and the Inclosed Nations, Cambridge, 1932 ; P. CUNEO, « Le mura di Darbent, Note sulla topografia e la morfoligia urana di una città-stato del limes islamico nell’area caucasica », Rivista degli Studi orientali, 59 (1985), p. 57-75 ; et plus récemment C. GENEQUAND, « Autour de la ville de Bronze : d’Alexandre à Salomon », Arabica, 39/3 (1992), p. 328-345. 32. G. VAN DEN BERG, « Descriptions and Images – Remarks on Gog and Magog in Nizāmī’s Iskandar Nāma, Firdawsī’s Shāh Nāma and Amīr Khusraw’s A’īna-yi Iskandarī », dans J.-C. BÜRGEL et C. VAN RUYMBEKE éd., A Key…, p. 77-94. 33. E. VAN DONZEL et A. SCHMIDT, Gog and Magog in Early Eastern Christian and Islamic Sources, Sallam’s Quest for Alexander’s Wall, Leyde, 2010. 34. P. FRANKE, « Drinking… » ; M. CASARI, « Nizāmī’s Cosmographic Vision… » ; et surtout C. SACCONE, Un profeta e santo-iniziatore, Elia al Khidr nella tradizione musulmana, Milan, 2004. 35. F. AUBAILE-SALLENAVE, « L’homme au manteau vert en pays musulman : ses fonctions, ses caractères, sa diffusion », Res orientales, 14 (2002), p. 11-35. 36. M. SOUTHGATE, Iskandarnamah : A Persian Medieval Alexander-Romance, New York, 1978 ; EAD., « Portrait of Alexander in Persian Alexander-Romances in the Islamic Era », Journal of the Oriental American Society, 97/3 (1977), p. 278-284. 37. M. GAILLARD, Le Dârab Nâmeh d’Abû Tâher Tartusi, Paris, 2005. 38. Z. D. ZUWIYYA, Islamic Legends concerning Alexander the Great, Binghamton, 2001. 39. Z. D. ZUWIYYA éd., A Companion to Alexander Literature in the Middle Ages, Leyde, 2011. 40. R. STONEMAN, Alexander the Great : A Life in Legend, New Haven, 2008. 41. R. STONEMAN, K. ERICKSON et I. NETTON éd., The Alexander Romance in Persia and the East, Groningue, 2012. 42. C. JOUANNO, « The Persians in Late Byzantine Alexander Romances : Portrayal under Turkish Influences », dans R. STONEMAN, K. ERICKSON et I. NETTON éd., The Alexander Romance…, p. 105-116 ; H. Boeschoten, « Adventures of Alexander in Medieval Turkish », ibid., p. 117-126. 43. W. BALL, « Some Talk of Alexander Myths and Politics in the North-West Frontier of British India », dans R. STONEMAN, K. ERICKSON et I. NETTON éd., The Alexander Romance…, p. 127-160 ; A. Szalc, « In Search of the Water of Life : The Alexander Romance and Indian Mythology », ibid., p. 327-338. 44. Y. YAMANAKA, « The Islamized Alexander in Chineses Geographies and Encyclopaedias », dans R. STONEMAN, K. ERICKSON et I. NETTON éd., The Alexander Romance…, p. 263-276. 45. A. KLECZAR, « The Kingship of Alexader the Great in the Jewish Versions of Alexander Narratives », dans R. STONEMAN, K. ERICKSON et I. NETTON éd., The Alexander Romance…, p. 339-348 ; O. AMITAY, « Alexander in Bavli Tamid : In Search for a Meaning », ibid., p. 349-368. 46. L. S. B. MACCOULL, « Aspects of Alexander in Coptic Egypt », dans R. STONEMAN, K. ERICKSON et I. NETTON éd., The Alexander Romance…, p. 255-262. 47.O. PALAGIA,« The Impact of Alexander the Great in the Art of Central Asia », dans R. STONEMAN, K. ERICKSON et I. NETTON éd., The Alexander Romance…, p. 369-382.

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48. A. FULINSKA, « Oriental Imagery and Alexander the Great in the Art of Central Asia », dans R. STONEMAN, K. ERICKSON et I. NETTON éd., The Alexander Romance…, p. 383-404. 49. http://www.library.rochester.edu/robbins/medieval-alexander. 50. C. GAULLIER-BOUGASSAS éd., L’Historiographie médiévale d’Alexandre le Grand, Turnhout, 2011. 51. C. MOSSÉ, Alexandre, la destinée d’un mythe, Paris, 2001. 52. P. BRIANT, Alexandre et l’héritage achéménide : quelques réflexions et perspectives, Paris, 2004 ; ID., De la Grèce à l’Orient, Alexandre le Grand, Paris, 1987 ; ID., Impérialismes antiques et idéologie coloniale dans la France contemporaine : Alexandre le Grand modèle colonial, Paris, 1979 ; ID., Alexandre le Grand, Paris, 1974 ; etc. 53. G. BOUNOURE et B. SERRET trad., Le Roman d’Alexandre : la vie et les hauts faits d’Alexandre de Macédoine, Pseudo-Callisthène, Paris, 1992. 54. J.-P. CALLU, « Lire Julius Valère », dans C. GAULLIER-BOUGASSAS éd., L’Historiographie médiévale d’Alexandre le Grand…, p. 37-47 ; ID., Culture profane et critique des sources de l’Antiquité tardive, Rome, 2006 (CEF, 361), p. 565-582 ; et JULIUS VALÈRE, Roman d’Alexandre, trad. J.-P. CALLU, Turnhout, 2010. 55. « L’Alexandre latin », dans L’Historiographie…, p. 49-54. 56. « Alexandre le Grand dans Les Chroniques de Burgos », dans L’Historiographie…, p. 115-133. 57. Voir n. 19. 58. L’Histoire ancienne jusqu’à César ou Histoires pour Roger, châtelain de Lille, de Wauchier de Denain. L’histoire de la Macédoine d’Alexandre le Grand, éd. C. GAULLIER-BOUGASSAS, Turnhout, 2012. 59. C. JOUANNO éd., Figures d’Alexandre à la Renaissance, Turnhout, 2012. 60. C. GAULLIER-BOUGASSAS et M. BRIDGES éd., Les Voyages d’Alexandre au paradis : Orient et Occident, regards croisés, Turnhout, 2013. 61. F. DE POLIGNAC, « Alexandre maître des seuils et des passages : de la légende antique au mythe arabe », dans L. HARF-LANCNER, C. KAPPLER et F. SUARD éd., Alexandre le Grand…, p. 215-225. 62. F. AUBAILE-SALLENAVE, « Al-Khidr, “L’homme au manteau vert” en pays musulmans : ses fonctions, ses caractères, sa diffusion », dans Charmes et sortilèges. Magie et magiciens, Res orientales, 14 (2002), p. 11-36. 63. A. M. PIEMONTESE, « Alexandre le circumnavigateur dans le roman persan de Tartusi », dans F. de Polignac éd., Alexandre le Grand, figure de l’incomplétude, Mélanges de l’École Française d’Athènes et de Rome, 112 (2001/1), p. 97-112. 64. C. BRAGA, Le Paradis interdit au Moyen Âge. La quête manquée de l’Éden oriental, Paris, 2004 ; ID., La Quête manquée de l’Avalone occidentale. Le Paradis interdit au Moyen Âge, vol. 2, Paris, 2006. 65. C. KAPPLER, « Alexandre et les merveilles… ». 66. C. GAULLIER-BOUGASSAS éd., La Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (Xe-XVIe siècle). Réinventions d’un mythe, t. I, Turnhout, 2014. 67. C. GAULLIER-BOUGASSAS éd., La Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes… , t. IV : Répertoire du corpus européen, Turnhout, 2014. 68. C. GAULLIER-BOUGASSAS éd., La Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes… , t. II, 3e partie : Le pouvoir royal d’Alexandre : littérature et politique. Les auteurs, leurs mécènes et leurs publics, Turnhout, 2014. 69. On reverra d’ailleurs l’admirable ouvrage de Charles-Henri de Fouchécour qui a bien montré l’impact de la figure d’Alexandre sur la littérature de miroirs au prince jusqu’au XVe siècle : voir supra, n. 25. 70. C. GAULLIER-BOUGASSAS éd., La Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes… , t. III, 4e partie : L’Alexandre scientifique et aventurier. Un imaginaire de la connaissance savante et des lointains exotiques, Turnhout, 2014. 71. D. J. A. ROSS, Alexander Historiatus : a Guide to Medieval Illustrated Alexander Literature, Londres, 1963.

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72. M. PEREZ-SIMON, Mise en roman et mise en image : les manuscrits du « Roman d’Alexandre » en prose, Paris, 2015. 73. V. M. SCHMIDT, A Legend and its Image : the Aerial Flight of Alexander the Great in Medieval Art, Groningue, 1995. 74. F. BARBE, L. STAGNO, E. VILLARI éd., L’Histoire d’Alexandre le Grand dans les tapisseries au XVe siècle : fortune iconographique dans les tapisseries et les manuscrits conservés : la tenture d’Alexandre de la collection Doria Pamphilj à Gênes, Turnhout, 2014. 75. K. DIMITROVA, M. L. GOEHRING, Dressing the Part : Textiles as Propaganda in the Middle Ages, Turnhout, 2014.

AUTEUR

ANNA CAIOZZO

Université Paris-Diderot

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Notes de lecture

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Patrick GILLI, Jean-Pierre GUILHEMBET (dir.), Le Châtiment des villes dans les espaces méditerranéens (Antiquité, Moyen Âge, Époque moderne) Turnhout, Brepols, 2012 (« Studies in European Urban History (1100-1800) », 26)

Adrien Carbonnet

RÉFÉRENCE

Patrick GILLI, Jean-Pierre GUILHEMBET (dir.), Le Châtiment des villes dans les espaces méditerranéens (Antiquité, Moyen Âge, Époque moderne), Turnhout, Brepols, 2012, 408 p. (« Studies in European Urban History (1100-1800) », 26)

1 Fruit de deux rencontres scientifiques qui se sont tenues en 2008 et 2009, à Lyon et à Montpellier, cet ouvrage se propose d’explorer un thème historique rarement étudié en soi, celui de la punition urbaine. Grâce à vingt-cinq contributions, ce travail dirigé par Patrick Gilli et Jean-Pierre Guilhembet embrasse un large espace méditerranéen sur un temps long, s’étalant de l’empire assyrien à l’époque napoléonienne, même si on peut regretter l’absence de certains espaces (comme l’orient médiéval) et de la période du haut Moyen Âge. Cette ampleur, de l’aveu même des auteurs, n’a pas pour ambition de constituer une synthèse du sujet, mais au contraire d’ouvrir des pistes de recherches sur cette thématique du châtiment des villes, notamment sur son caractère collectif. Les auteurs proposent ainsi d’analyser non seulement la pratique du châtiment, mais aussi les mots et les rituels qui l’accompagnent, la prolongent ou encore la justifient, parfois la dépassant. Ces éléments offrent à l’ouvrage une structure en trois parties : les discours et représentations des châtiments urbains ; les outils juridiques et la construction idéologique de la rébellion ; les pratiques de la répression urbaine.

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2 La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de la rhétorique de la punition et à sa mise en scène. Le châtiment de la ville est accompagné de rituels précis, où les mots et les gestes sont soigneusement pesés, de la référence au déluge originel – alliée parfois à de macabres mises en scène – dans les sources assyriennes traitant de la soumission des villes rebelles ou conquises (Lionel Marti), au rituel d’entrée royale inversé en 1660 à Marseille (André Zysberg). Mais, derrière le discours présent dans les sources, la destruction de la ville est souvent loin d’être totale et pérenne, la véracité des destructions assyriennes est difficilement vérifiable et pourrait relever d’un topos littéraire. Le châtiment de Marseille ouvre un âge d’or pour la ville et Platées, trois fois châtiée, est toujours reconstruite (Jeannine Boëldieu-Trevet). Les communications montrent ainsi que le châtiment des villes relève avant tout d’un imaginaire qui nous pousse à nous interroger sur les supports et les modèles qui sous-tendent les représentations des villes châtiées, comme ceux de Carthage et de Corinthe dans la Rome antique (Valérie Huet). Ces représentations peuvent d’ailleurs s’inscrire dans une œuvre plus large, celle de Plutarque par exemple, où la description de la punition de la ville, même laconique, a un rôle crucial pour permettre de juger l’homme illustre (Jean- Pierre Guilhembet). Ainsi, comme le montrent Michel Bochaca et Pierre Pretou pour le cas de Bordeaux en 1453, la punition de la ville permet à un pouvoir politique de se mettre en scène (le dossier iconographique accompagnant cette communication est à ce titre tout à fait révélateur), d’exposer son autorité, mais aussi sa capacité à pardonner et à intégrer une ville à un territoire, ici par la grâce du roi. Mais, si la cité peut apparaître comme solidaire face à la punition, elle peut aussi devenir la victime de ses dirigeants qui l’ont menée au supplice, comme dans le cas du tyran grec archaïque, bourreau de la cité (Claudia de Oliveira Gomes). Se pose ici une question essentielle : celle de la collectivité et de la justification d’une punition censée toucher toute une communauté. 3 Forger les outils permettant de punir collectivement est un aspect essentiel du châtiment des villes. Que ce soit par la violation de l’immunité des cités déditices (Jean- Christophe Robert), les déductions coloniales (Audrey Bertrand) ou la notion juridique de la lèse-majesté (Pilar Pavón), la République et l’Empire romains ne manquent pas de moyens pour punir une communauté. Cependant, l’utilisation de ces derniers se révèle complexe : une cité déditice peut toujours se plaindre au sénat romain du comportement d’un général et la déduction coloniale n’a pas pour seule fonction de punir, mais peut aussi permettre de contrôler un territoire, voire de récompenser une population. Cette complexité des outils de la punition collective se retrouve au Moyen Âge. Comme le rappellent Maïté Lesne-Ferret pour les villes méridionales du XIIe siècle et Léa Othis Court dans sa communication consacrée au Parlement de Toulouse au XVe siècle, le châtiment de la ville est parfaitement envisageable pour l’homme médiéval, au nom d’une personnalité morale de la ville, dont l’émergence et la quête d’autonomie sont d’ailleurs souvent à l’origine de la punition. Seulement la mise en pratique de cette punition est problématique, provoquant le risque de châtier des innocents. La punition s’applique alors à des symboles de cette personnalité morale (par exemple, les murailles, le sceau et le corn du crieur public des villes méridionales), sur les institutions communales, ou sur la communauté entière par le biais d’une amende profitable. Le rôle de l’Église dans la conception des outils juridiques permettant de punir est ici essentiel. L’interdit et l’excommunication sont amplement utilisés au XIIe siècle par la papauté, qui met en place tout un arsenal canonico-judiciaire pour répondre à un essor communal en Italie qu’elle juge menaçant (Patrick Gilli). Mais les

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résultats de l’Église sont plutôt faibles, et l’État pontifical n’hésite pas à recourir également à des mesures temporelles parfois violentes envers les villes, dont l’intensité décroît malgré tout au XVe siècle (Armand Jamme).

4 Derrière ces discours et ces outils permettant de punir la ville, des pratiques diverses de la punition sont mises à jour, qui répondent à des enjeux et des principes fort différents. Les communications d’Olivier Mariaud, concernant la Grèce orientale archaïque, et de Frédéric Maffre, sur l’espace achéménide occidental du VIe au IVe siècle avant notre ère, nous montrent ainsi que le châtiment collectif ne peut être essentialisé en fonction d’un espace ou d’une civilisation et qu’il n’existe pas de politique de répression systématique. Des « exceptions à la règle » se mesurent jusqu’à l’Italie des XVIe et XVIIe siècles (Letizia Arcangeli). La pratique répressive dépend en effet d’objectifs et d’intérêts variables, qui se juxtaposent parfois : intérêt financier, comme à Carcassonne et à Limoux au début du XIVe siècle (David Sassu-Normand), intérêt politique, lors de la prise d’Issoire en 1577 qui voit certes le châtiment d’une cité protestante mais sanctionne aussi la politique conciliatrice de François, duc d’Anjou, envers les Réformés (Fabien Salesse). Il convient également de replacer la punition de la ville dans un cadre plus large : pour Avignon en 1226, celui de l’affirmation du pouvoir royal et de la lutte contre l’hérésie dans le sud de la France (Simone Balossino), ou encore celui de la campagne d’Italie en ce qui concerne le châtiment de Venise sous le Directoire (Isabelle Gillet). Les enjeux de la répression sont également divers. Elle s’appuie sur les tensions internes à la ville, comme à Marseille au XIIIe siècle entre les partisans de l’évêque et ceux de l’autonomie urbaine (Enrica Salvatori) ; mais elle dépend aussi de la légitimité du pouvoir en place, telle celle des Visconti en Lombardie qui influe sur la capacité répressive de ces derniers aux XIVe et XVe siècles (Marco Gentile). Ces objectifs et enjeux divers, qui rendent la punition de la ville si variable, ne doivent cependant pas masquer le caractère exemplaire du châtiment et la permanence d’un certain nombre de mesures répressives, comme le montre Gisela Naegle dans sa comparaison entre Toulouse et Arras au XVe siècle.

5 Sans nier la diversité des châtiments relevée dans l’ensemble des communications de ce volume, le châtiment des villes – depuis sa légitimation par le pouvoir, sa mise en œuvre et jusqu’à son inscription mémorielle – se révèle ainsi être une entrée permettant une « histoire urbaine comparée », comme l’écrit Marc Boone en conclusion de l’ouvrage. Ce dernier, en étendant l’analyse de la punition de la ville aux Pays-Bas bourguignons, confirme ici toute l’efficience du programme présenté en introduction par Patrick Gilli et Jean-Pierre Guilhembet, qui mériterait d’être porté à d’autres temps et à d’autres espaces tant il est prometteur.

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Jean-Louis ROCH (dir.), Tabellionages au Moyen Âge en Normandie, un notariat à découvrir Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014 (« Changer d’époque », n° 28)

Anne Kucab

RÉFÉRENCE

Jean-Louis ROCH (dir.), Tabellionages au Moyen Âge en Normandie, un notariat à découvrir, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014, 160 p. (« Changer d’époque », n° 28)

1 La vingt-huitième parution de Changer d’époque (anciennement Les cahiers du GRHIS, Groupe de Recherche d’Histoire de l’Université de Rouen) est consacrée aux tabellionages normands. Le but de cet ouvrage collectif est de présenter cette riche source que constituent les registres de tabellionage qui sont nombreux à être conservés en Normandie. Le sous-titre (« Un notariat à découvrir ») indique que cette publication doit être vue par les chercheurs comme un éventail de pistes pour les guider dans le dépouillement des registres de tabellionage. Cet ouvrage est un complément régional et médiéval de l’ouvrage de synthèse Tabellions et tabellionages de la France médiévale et moderne, publié en 2011 sous la direction de Mathieu Arnoux et Olivier Guyotjeannin ; du reste, plusieurs auteurs ont participé aux deux projets. Le volume, composé de neuf articles, d’une introduction et d’une conclusion (toutes deux de Jean-Louis Roch), ainsi que d’une importante bibliographie sur le sujet, explore les différentes facettes du tabellionage normand. Au sein des sources normandes, la part belle est faite aux registres rouennais, puisque quatre études leur sont consacrées, par Philippe Cailleux, Philippe Levaudel, Alain Sadourny et Philippe Lardin. De manière générale, cet ouvrage s’attarde quasi exclusivement sur les villes plutôt que sur les campagnes ; pourtant, le monde rural n’est pas absent des registres de tabellionage. La carte jointe à l’article de

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Philippe Lardin (p. 33), présentant les différentes provenances des apprentis et valets cités dans le tabellionage rouennais, souligne ce phénomène, reprenant ainsi l’étude que l’auteur avait publiée en 2000 dans L’Argent du village du XIIIe au XVIIIe siècle, dirigé par Antoine Follain aux Presses universitaires de Rennes. Denise Angers souligne également l’apport du tabellionage pour les études du monde rural dans son article. Les auteurs n’hésitent pas à dépasser les bornes chronologiques et géographiques fixées, puisque Jean Thibault offre une intéressante étude comparative sur les notariats et tabellionages orléanais et nivernais, tandis que Virginie Lemonnier-Lesage s’intéresse aux actes produits aux XVIe-XVIIIe siècles.

2 Les articles ont été regroupés selon deux axes. La première partie (intitulée : « Nature des registres et rôle des tabellions ») est une approche méthodologique consacrée à la forme des registres et à leurs conditions de production. La seconde (simplement intitulée : « De quelques domaines éclairés par les tabellionages ») vise à montrer les différentes thématiques de recherches que peut explorer l’historien au moyen de ces sources. Si on peut regretter que les qualités des auteurs, leur organisme de rattachement et leur domaine d’étude ne soient pas précisés dans l’ouvrage, nombre de chercheurs s’intéressant à la Normandie médiévale auront reconnu des spécialistes de cet espace, travaillant depuis de nombreuses années sur les sources normandes. Les constatations et les pistes de recherches énoncées sont donc le fruit d’une solide et longue expérience, gage supplémentaire du sérieux et de l’intérêt de ce volume. 3 Le premier article, dû à Isabelle Bretthauer, permet de s’interroger sur le statut des registres de tabellionage. L’auteure questionne la mise en place du tabellionage, l’origine de cette mise en registre et l’usage qui en est fait par les différents membres de la société. Elle insiste particulièrement sur l’ambiguïté des registres : appartenant à la sphère privée, ils sont émanation et propriété du tabellion (il peut aussi s’agir de copies de lettres scellées) et possèdent donc une valeur administrative non négligeable (pièce justificative dans un procès, utilisation pour prélever les taxes sur la mutation d’héritage…) qui les rattache à la sphère publique. Leur conservation est un enjeu que développe Isabelle Bretthauer, soulignant avec pertinence leur longue durée de conservation, mais aussi la particularité de leur statut en tant que biens meubles qui les soumet aux circulations marchandes (gages, objets d’échanges). Il est appréciable que les textes cités soient intégralement transcrits en annexe, ce qui permet de visualiser le type d’actes dont il est question. En prenant appui sur les registres rouennais, Philippe Cailleux poursuit l’enquête sur les conditions de production de registre de tabellionage à travers l’étude du coût de ces actes. Ses recherches sont fondées sur l’analyse de deux coutumiers normands qui détaillent d’un point de vue normatif les droits, devoirs et tarifs du tabellion, ces derniers étant répartis en trois items : le coût du scel, celui du registre et celui de l’écriture. L’intérêt de cette étude réside dans la comparaison de ces données normatives avec les données effectivement trouvées dans les actes des tabellions (notamment en termes de tarifs). Enfin, la lecture des coutumiers (transcris en annexe) permet d’avoir un aperçu de l’exercice du métier de tabellion ; les conditions « théoriques » du passage de l’acte sont ainsi précisées : présence de témoins, bonne compréhension des différentes parties, état de « lucidité » des contractants, lieu de passage de l’acte. Avec cette confrontation de sources (coutumiers versus registres du tabellionage), Philippe Cailleux offre un intéressant point de comparaison illustrant les conditions de productions des registres rouennais.

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4 Si l’introduction de Jean-Louis Roch rappelle à juste titre que l’on a souvent opposé une France du Sud, royaume des notaires, à celle du Nord, domaine des tabellions, la réflexion menée par Jean Thibault sur les tabellions et notaires d’Orléans et de Nevers montre combien cette dichotomie est contestable et peut s’avérer dans la région ligérienne peu pertinente. Jean Thibault s’interroge en effet sur les modalités d’exercice de ces activités ainsi que sur les liens et les différences entre ces deux professions. À Nevers, les deux professions coexistent et ont des prérogatives semblables qui vont jusqu’à la confusion. Il s’agit donc de souligner que la différence entre notaires et tabellions est loin d’être évidente dans certaines régions. 5 Enfin, la dernière étude de cette partie est consacrée à l’expression du régime communautaire des époux dans les actes des tabellions et des notaires de la Normandie coutumière de l’époque moderne. Cette recherche part d’un constat. D’après la coutume normande, il ne peut pas y avoir de communauté de biens entre les époux ; un article du coutumier précise même que cet état de fait ne peut être modifié par accord ou contrat entre les parties. Or, Virginie Lemonnier-Lesage relève que des époux ont essayé d’esquiver cette interdiction. En effet, en s’appuyant sur les formulations trouvées dans les actes de la pratique, elle démontre la virtuosité et la subtilité des notaires et tabellions afin de contourner « légalement » cette interdiction et permettre aux époux le souhaitant la mise en place d’une communauté de bien ; elle souligne par là même leur connaissance de la coutume et du droit. 6 La seconde partie de l’ouvrage regroupe des communications qui ne s’intéressent plus à la forme, mais aux contenus des actes et à leurs riches possibilités pour l’historien. Tout en soulignant les lacunes de conservation des registres de tabellionage (dont seuls ceux correspondant aux héritages sont conservés par ailleurs), Denise Angers choisit d’étudier deux périodes précises de l’histoire de Caen (1381-1382 et 1460-1475) et se concentre essentiellement sur les différents contrats mis en œuvre dans le registre : contrats de prêt, baux à cheptel et baux à ferme pour le XIVe siècle, achats immobiliers, achats de rente et contrat de fieffe pour la seconde moitié du XVe siècle. L’auteure démontre l’utilité de ces actes pour la connaissance des acteurs sociaux, tout en soulignant l’importance de construire des bases de données afin d’exploiter au mieux le tabellionage. Des acteurs sociaux, il en est question dans l’étude de Philippe Levaudel consacrée aux conseillers de Rouen présents dans le tabellionage. L’intérêt principal de cette analyse est son approche méthodologique pour identifier les conseillers rouennais, fondée sur la confrontation entre les sources municipales, l’étude des noms et des épithètes et les paroisses d’origines. Philippe Levaudel illustre ainsi les possibilités offertes par le tabellionage pour reconstituer des généalogies et étudier les milieux sociaux ; mais son étude ne s’arrête pas là et souligne l’usage qui peut être fait de ces sources dans l’estimation de la fortune (immobilière) des familles. Bruno Sintic, quant à lui, démontre que l’étude des milieux sociaux n’est pas uniquement possible pour les villes importantes, car il existe aussi des registres de tabellionage conservés pour les petites villes normandes, comme Louviers, Vernon, Montivilliers ou Pont- Audemer. Il met l’accent sur différents éléments repérables dans les registres, tels les milieux sociaux (bourgeois, officiers et gens de justice et même prêtre), ou les mécanismes économiques, telles les dispositions prises par des personnes âgées pour garantir leurs vieux jours, l’endettement ou la circulation et redistribution des richesses en ville. Toutefois, ainsi que le montre très brièvement Alain Sadourny en deux pages, le tabellionage n’est pas une source très riche pour l’étude des transactions

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commerciales. La dernière étude, celle de Philippe Lardin, s’intéresse aux contrats d’apprentissage et d’allouements encore présents dans les registres de tabellionage à la fin du XIVe et au début du XVe siècle. Son analyse fine de ces 74 actes est un excellent exemple des informations que l’on peut tirer des sources pour mieux connaître les modalités de passage du contrat, le prix de l’apprentissage, sa durée, son but et même ses conditions de résiliation. La même analyse est appliquée aux contrats d’allouement, offrant ainsi un bel aperçu de certains aspects du travail dans la région rouennaise. 7 De cet ouvrage, dont on ne peut que regretter la brièveté au vu de l’intérêt et des riches pistes de réflexion proposées, nous soulignerons l’importance de la bibliographie (plus de dix pages), qui met en avant de nombreuses études locales sur les tabellionages, mais aussi des études plus vastes fondées en partie sur l’étude de registres de tabellionage, ce que leur titre ne laisserait pas toujours deviner. Le chercheur dispose ainsi de vastes possibilités de comparaison. Mettons, au rang des regrets, l’absence d’illustrations permettant au lecteur de se rendre compte par lui-même à quoi ressemble un registre de tabellionage dans sa matérialité. Par la diversité des approches tant méthodologiques que formelles, analytiques ou thématiques, cet ouvrage atteint ainsi largement ses objectifs didactiques et offre une belle présentation de ce que sont les registres de tabellionage dont l’exploration reste souvent ardue.

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Timothy S. MILLER, John W. NESBITT, Walking Corpses. Leprosy in Byzantium and the Medieval West Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2014

Damien Jeanne

RÉFÉRENCE

Timothy S. MILLER, John W. NESBITT, Walking Corpses. Leprosy in Byzantium and the Medieval West, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2014, 243 p.

1 « Ces cadavres qui marchent » figurent les lépreux dans le monde oriental de l’Antiquité tardive jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs. Ces malades sont perçus à travers les soins des Pères grecs de l’Église, des médecins et des chevaliers de Saint-Lazare. Signe d’une élection divine, la lèpre se présente comme une maladie « sacrée » tant pour les chrétiens orientaux que pour les catholiques. L’ouvrage débute par une introduction qui fait le point sur l’historiographie française et anglaise contre l’ Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault qui voyait dans les léproseries les prémices du « grand renfermement ». Les auteurs usent d’une histoire régressive et connectée qui mesure le traitement social des lépreux par ricochets culturels de la chrétienté orientale vers l’Occident.

2 L’ouvrage se divise en sept chapitres. Le premier s’ouvre sur les descriptions de l’éléphantiasis, dénomination de la lèpre au IIIe siècle avant J.-C.. Parmi les auteurs anciens grecs et latins, sont retenus Pline l’Ancien, Galien et Arétée de Cappadoce. Le terme lepra provient du Corpus hippocratique. L’Ancien Testament présente la lèpre comme un châtiment divin. Les lépreux doivent être éloignés et se purifier (Lév. 13 et 14). En ne les condamnant pas et en les purifiant, le Christ indique une nouvelle conduite à suivre. Au chapitre 2, les auteurs suivent – sans la citer –, la thèse d’Évelyne Patlagean (Pauvreté économique et pauvreté sociale à Byzance, IVe_VIIe siècles, Paris, Mouton,

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1977) qui décèle une crise urbaine dans les dernières décennies du IVe siècle provoquée par l’afflux de migrants, dont des lépreux qui, en accaparant les places publiques, mettent en péril la cohésion civique. Pour résoudre ce problème, des léproseries éclosent. La première connue est construite à Sébasteia en 357 par l’évêque Eustache et sert de modèle à celle fondée par Basile à Césarée. Ces créations s’inscrivent dans le droit fil du mouvement d’implantation des monastères urbains qui essaiment dans tout l’Orient. Les revenus octroyés aux léproseries sont distribués par les évêques, les empereurs ou les monastères. En réunissant l’héritage de la clémence du Christ envers les lépreux et les descriptions du médecin Arétée, Romanos l’Hymnographe forge au IVe siècle la figure victimaire du lépreux médiéval avec l’Hymne 20. L’abondance de l’hagiographie, des sources épistolaires ou des chroniques permet de retracer le traitement ambigu des lépreux en Égypte, en Syrie et en Palestine, tandis que des léproseries sont érigées pour leur soulagement. 3 L’un des intérêts majeurs de ce livre est de reprendre le dossier de la lèpre comme produit du péché. Grégoire de Nazianze considère comme païens ceux qui disent que les lépreux sont punis par Dieu pour leurs fautes ; il les proclame bénis et doivent bénéficier de l’aide de tous. L’Oraison 14 de Grégoire de Nazianze exhorte les fidèles à changer d’attitude envers les lépreux. Ce livre montre plusieurs basculements. Les léproseries sont une invention du christianisme car le Christ a accueilli et purifié les ladres. L’inversion chrétienne de la gloire par l’humiliation conduit à une rupture dans les attitudes en ordonnant la fraternité religieuse des malades et la solidarité des valides. Job et Lazare deviennent des figures tutélaires des lépreux. Jean Chrysostome ne comprend pas l’utilité de les bannir tandis que Cyril d’Alexandrie et Méthode refusent d’utiliser l’alibi du Lévitique pour les chasser. Théodose le Cénobiarque, Basile de Césarée, Martin de Tours, Constantin IX et François d’Assise ont embrassé des lépreux. Les moines égyptiens érigent les soignants en héros. Certains empereurs se baignent avec les malades. Ces exemples doivent convertir les valides en faveur des lépreux, mais la tâche est rude tant la populace conserve nombre de stéréotypes. 4 L’autre point important du livre (chap. 3) concerne la controverse sur la contagion. Si Galien de Pergame ou Oribase s’opposent à cette idée, Archigène, Arétée de Cappadoce ou Aétios d’Amida estiment la lèpre contagieuse… comme l’opinion publique. Grégoire de Nazianze lutte sans relâche contre la contamination de l’air pollué par le souffle des lépreux et se plaint que les hommes sains les éloignent des cours d’eau, des fleuves et des fontaines. Il renvoie à Galien pour qui la maladie est la conséquence d’un excès de bile noire. Grégoire combat les peurs irrationnelles et dénonce les comportements qui violent la Loi du Christ. Cette politique de conversion ne rencontre guère de succès à long terme. L’idée de contagion aérienne reste ancrée. Après 640, les deux traditions cohabitent, celle de Galien et celle d’Arétée. Pour la médecine arabe (Avicenne), la lèpre n’est contagieuse que par l’air. Cette idée rejoint l’Occident par Gérard de Crémone ou Arnaud de Villeneuve. L’innovation majeure en termes de nosologie revient à Paul d’Égine. Le médecin soutient que l’homme est le véhicule de la lèpre. Ses observations sur les différents types de lèpre s’accordent avec celles de la médecine contemporaine. Pour le populaire le lépreux tient du satyre, mais les études médicales actuelles montrent l’inverse. C’est plutôt lors d’une rémission que la libido s’accroît. 5 L’image du lépreux en Occident (chap. 5 et 6) varie selon les périodes. Grégoire de Tours, Bède le Vénérable, Isidore de Séville ou Grégoire le Grand diffusent l’idée orientale du lépreux sacré. Les vocables grecs nosokomeion et xenodochium désignent les

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premières léproseries d’Occident. Celles-ci s’organisent après 400 sur le modèle pénitentiel byzantin à partir de groupes spontanés préexistants. La création des chevaliers de Saint-Lazare de Jérusalem au XIIe siècle ne joue aucun un rôle majeur dans le secours des lépreux d’Occident (chap. 7). Clément IV assigne en 1265 aux chevaliers la mission de surveiller tous les lépreux et de transférer leurs biens pour assainir la situation financière de leur ordre. L’analyse des exactions de 1321 contre les lépreux se lit à la lumière de la bulle de Clément IV qui veut enfermer les lépreux d’Occident, mais on regrettera que l’étude de ce phénomène se passe des analyses de David Nirenberg. L’héritage des lois germaniques et du Canon d’Avicenne semblent avoir rendu plus pénible le sort des lépreux d’Occident. Cette conclusion est à nuancer. Tout se passe comme si les allégations contre les lépreux appartenaient à une violence archaïque (sacrée) que les deux Grégoire ont voulu démystifier. En qualifiant la lèpre de « sainte », ils l’ont rendue pure de toute stigmatisation. Les stéréotypes de la prétendue barbarie germanique étaient déjà présents dans la société orientale du IVe siècle et dénoncés par Grégoire de Nazianze. Le sort des lépreux d’Occident n’était pas plus difficile que celui des lépreux orientaux. Malgré ces quelques réserves, ce livre invite à développer une recherche féconde connectée entre Orient et Occident.

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Elma BRENNER, Leprosy and Charity in Medieval Rouen Woodbridge, The Boydell Press, 2015 (« The Royal Historical Society Studies in History, New Series »)

Bruno Tabuteau

RÉFÉRENCE

Elma BRENNER, Leprosy and Charity in Medieval Rouen, Woodbridge, The Boydell Press, 2015, XI-203 p. (« The Royal Historical Society Studies in History, New Series »)

1 En 2008, Elma Brenner avait soutenu avec succès sa thèse de doctorat à l’Ugniversité de Cambridge, sur la charité à Rouen aux XIIe et XIIIe siècles, à travers l’étude de l’importante maladrerie du Mont-aux-Malades. Elle en a tiré un livre qui étend le propos à l’ensemble des léproseries rouennaises et le prolonge chronologiquement jusqu’au bas Moyen Âge, en s’interrogeant sur les véritables effets socioculturels, à l’échelle d’une grande ville européenne, d’une maladie qui connote si funestement nos modernes représentations de cette époque. L’auteure a légitimement cherché à inscrire son travail dans le renouvellement historiographique qui, en deux à trois décennies, a profondément changé notre regard sur le sujet par une réévaluation critique de l’héritage stigmatisant du XIXe siècle. Dans cette perspective, elle a mesuré toute la portée de la question, qui s’est posée dans l’Église aux XIIe et XIIIe siècles, du statut religieux des lépreux vivant en communauté sur le modèle prégnant du monachisme, dans des léproseries dont le concile de Latran III (1179) a sanctionné l’autonomie ecclésiastique et qui n’ont pas manqué d’attirer la charité des fidèles inquiets d’un salut que pouvaient leur faire espérer les prières de pauvres malades éprouvés et non plus châtiés par Dieu et appelés ainsi eux-mêmes à la conversion. C’est du reste cette charité, au cœur de la doctrine chrétienne, qui a suscité la multiplication des fondations hospitalières aux XIIe et XIIIe siècles, quand l’essor économique, démographique et urbain de l’Occident en a accru les moyens matériels par

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l’enrichissement d’une élite sociale confrontée à l’ampleur d’une pauvreté que les lépreux incarnaient par excellence.

2 La métropole rouennaise, l’une des plus notables de « l’empire angevin », puis du royaume capétien, a possédé nombre de ces établissements. Au rang des léproseries, Elma Brenner consacre les deux chapitres initiaux de son livre au prieuré augustin du Mont-aux-Malades, sur lequel nous renseignent un gros fonds d’archives depuis le XIIe siècle et d’autres sources remarquables telles que le registre des visites pastorales de l’archevêque Eudes Rigaud sous Saint Louis. Son histoire est caractéristique des maladreries médiévales. Ce prieuré est né dans la première moitié du XIIe siècle, sur une hauteur dominant la ville et la vallée de la Seine, de l’institutionnalisation (et non pas de la fondation actée) d’un possible groupe de malades préexistant, grâce au soutien des puissants laïcs et ecclésiastiques. Sa très ordinaire localisation dans la campagne périurbaine, sur la route de Dieppe, répondait aux exigences de la loi mosaïque, qui éloignait le lépreux « hors du camp », tout en profitant de l’implantation dans un espace productif, agricole et pastoral, de l’introduction dans les circuits commerciaux polarisés par la place de Rouen et de l’ouverture à l’aumône des passants sur un axe de circulation majeur. Une foire annuelle de huit jours s’y est tenue en outre par la faveur de Henri II Plantagenêt, qui a été un protecteur et bienfaiteur insigne de l’établissement après le meurtre de Thomas Becket dans sa cathédrale de Cantorbéry et sa précoce canonisation. Le primat d’Angleterre avait, de son vivant, bénéficié de l’amitié indéfectible du prieur dans sa fatale querelle avec le monarque. La pénitence royale a entraîné la refondation du prieuré Saint-Jacques par l’érection d’une nouvelle église sous le vocable du saint martyr. Au XIIIe siècle, le Mont-aux-Malades a été de plus en plus impliqué dans la vie urbaine par l’augmentation significative de son patrimoine économique en ville, due à la charité des bourgeois et des habitants, qui a relayé celle de la royauté et de l’aristocratie anglo-normandes après 1204 et qui a pu être payée de retour par l’exclusivité de l’admission à la maladrerie des fidèles lépreux des vingt et une paroisses dites bientôt « du droit », soit deux paroisses de Rouen sur trois. La communauté du Mont a compté jusqu’à plus de soixante membres, religieux (dont des lépreux) et laïcs, séparant les hommes et les femmes et distinguant la moitié de malades des sains, chanoines et frères et sœurs lais : les « couvents » d’Eudes Rigaud, dont la distribution simple masquait une réalité compliquée par le poids des hiérarchies sociale, religieuse et institutionnelle extérieures auxquelles se rattachaient les individus (bourgeois, moines…). 3 À l’opposé du Mont s’élevait dans la vallée de la Seine « la Salle-aux-Puelles » (Aula Puellarum), qui fait principalement l’objet du troisième chapitre du livre d’E. Brenner. C’était un type de léproserie fort différent, unique en Normandie, car il s’agissait d’une communauté féminine à l’image de fondations anglaises, et peut-être aristocratique, installée par Henri II dans un manoir royal, dont témoigne aujourd’hui, aux voûtes du chœur de la chapelle, le beau programme pictural de l’Enfance du Christ exécuté sous son règne. Eudes Rigaud a fixé la discipline claustrale de ce prieuré de cinq à dix sœurs lépreuses qui, contrairement à ce que suppose l’auteure, n’observaient pas forcément la règle augustinienne ni n’étaient assistées d’une fraternité valide. Il n’est pas non plus nécessaire d’imputer à un diagnostic de lèpre erroné la présence d’une jeune noble saine cachée par les malades pour avoir forniqué avec le prêtre d’une autre léproserie de la vallée, liée à la Salle-aux-Puelles. En sus du Mont-aux-Malades et de la Salle-aux- Puelles, des sources mentionnent huit petites maisons qui ceinturaient Rouen, dont

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celles dites précisément des « quatre portes », et qui, à l’instar du Mont, desservaient des paroisses de l’agglomération. Cependant, au XIIIe siècle, l’une des huit se serait réduite à une éphémère cabane. Une neuvième n’a manifestement jamais existé. 4 Après avoir ainsi fait le tour des institutions charitables réservées aux lépreux, soulignant leur pleine insertion économique, sociale, juridique et culturelle dans l’aire urbaine et périurbaine rouennaise du second Moyen Âge, l’historienne traite dans les deux derniers chapitres de son livre de la lèpre sous l’angle médical, puis religieux, étant entendu qu’on jugeait alors la santé du corps tributaire de celle de l’âme. Au vrai, le dossier est à peu près vide sur les pratiques médicales et chirurgicales relativement aux lépreux et aux léproseries à Rouen. Il n’est permis d’invoquer, au mieux, que la banale phlébotomie des sœurs de la Salle-aux-Puelles et de rares examens de lépreux non certifiés avant le XIVe siècle. E. Brenner trouve davantage matière à développer sur le régime alimentaire et le confort de vie des malades. Or, le régime « rigaldien » des sœurs de la Salle-aux-Puelles était celui de moniales et du Mont ; il paraît avoir dépendu bien plus du statut religieux des membres de la communauté que de leur état de santé. Quant au vestiaire, Eudes Rigaud a pu admettre que des chemises et draps de lin irriteraient moins les chairs ulcéreuses des sœurs de la Salle-aux-Puelles. Mais, comme le note E. Brenner pour les capes de fourrure, ces chemises et draps n’auraient- ils pas été accordés en définitive à des femmes de condition ? Le port d’un manteau uniforme rousset, enfin, signalait leur appartenance à une communauté religieuse. 5 Parler des lépreux d’un point de vue pathologique et médical, c’est naturellement poser le problème de la contagion, lequel a évolué d’un XIIe siècle, où la théorie humorale était déterminante, à un XIVe siècle, où la peste a cautionné l’idée d’une contamination humaine. Entre ces deux bornes chronologiques, la prudence est de mise : comment croire à une crainte de la contagion lépreuse dans les années trente et quarante du XIIIe siècle, quand les règlements archiépiscopaux pour le Mont-aux-Malades et pour la Salle-aux-Puelles dénoncent la fréquentation habituelle des malades par des visiteurs sains, au préjudice de la discipline religieuse ? L’auteure semble hésiter, en revanche, lorsque des statuts synodaux interdisent aux lépreux l’accès aux agglomérations et spécialement aux tavernes, tout en rappelant aux fidèles le devoir de charité dans le cadre paroissial, partant celui des léproseries. Elle y voit une volonté de contrôler le mouvement des lépreux dans la société urbaine, par souci d’ordre et de santé publics, sans prendre assez en considération tous les aspects d’une législation qui s’est avérée vaine au demeurant, les lépreux ne cessant pas de venir mendier en ville jusqu’aux portes de la cathédrale. 6 Pour ce qui est de la cure des âmes, celle-ci requérait un personnel et un environnement appropriés : les textes nous renseignent sur l’encadrement ecclésiastique des communautés ; avec les vestiges des églises ou chapelles, ils nous informent pareillement sur ces espaces cultuels au Mont-aux-Malades (autels, luminaire, reliques), de même que sur la liturgie et sur les sacrements au Mont et à la Salle-aux-Puelles (messes et offices, confession et communion). Les léproseries étaient de surcroît des lieux de sépulture et de commémoration des morts, tant pour leurs habitants que pour leurs bienfaiteurs, dont deux belles pierres tombales de la fin des XIIIe et XIVe siècles ont été conservées dans l’église Saint-Thomas du Mont-aux-Malades. La diffusion de la doctrine du purgatoire, au XIIIe siècle, poussait à intensifier les suffrages aussi dans les maisons hospitalières, ce qui réclamait de leurs membres une discipline de vie religieuse garante d’une qualité spirituelle, notamment par le respect

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de la clôture monastique. D’où ce paradoxe, à nos yeux, de la libération des âmes par l’enfermement des corps, la souffrance ainsi assumée frayant la voie de la rédemption. Il était loisible à l’auteure de relever là une cause essentielle de méprise des historiens, qui ont traditionnellement mis la réclusion des lépreux sur le compte de la santé publique. 7 Elma Brenner conclut son livre en vantant l’intérêt de cette nouvelle étude de cas, indispensable à notre compréhension de la lèpre médiévale ! On retiendra sa réflexion sur une marginalité qui ne concernait en somme que le misérable lépreux errant, parmi la foule des vagabonds et mendiants de tout poil est-on tenté d’ajouter, et non pas le malade inclus dans l’institution de la léproserie, intégré dans la société chrétienne. L’ouvrage se complète d’appendices qui répertorient et analysent 116 actes très majoritairement des XIIe et XIIIe siècles, d’une bonne bibliographie et d’un utile index onomastique et thématique. Il comporte également une dizaine d’illustrations in texto, sur les églises ou chapelles du Mont-aux-Malades et de la Salle-aux-Puelles surtout, un tableau des petites léproseries de l’agglomération et une carte de localisation des léproseries autour de Rouen (avec une confusion pour l’une d’elles). Au total, il faut saluer la parution du livre d’Elma Brenner. Il atteste, après d’autres, de l’extrême fécondité d’un champ de recherche encore trop facilement négligé cependant, alors que l’histoire des lépreux éclaire à bien des égards les sociétés de ces siècles lointains. Et particulièrement sous le rapport de la charité, une valeur clé du monde chrétien, répétons-le, que l’auteure a eu le mérite de privilégier.

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Nicolas SCHROEDER, Les Hommes et la terre de saint Remacle. Histoire sociale et économique de l’abbaye de Stavelot- Malmedy, VIIe-XIVe siècle Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2015 (« Histoire »)

Vincent Corriol

RÉFÉRENCE

Nicolas SCHROEDER, Les Hommes et la terre de saint Remacle. Histoire sociale et économique de l’abbaye de Stavelot-Malmedy, VIIe-XIVe siècle, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2015, 360 p. (« Histoire »)

1 L’auteur l’écrit lui-même dès les premières lignes de l’introduction : la monographie monastique est un exercice classique et même canonique des études médiévales. Et le risque était grand, en se confrontant à un monument aussi célèbre que l’abbaye de Stavelot-Malmedy, de n’offrir qu’une énième version d’une historiographie déjà abondante sur le sujet. L’auteur n’évite aucun des passages obligés et assume les codes d’un exercice (balisé ?) : l’étude d’un monastère dans la longue durée (depuis la fondation au VIIe siècle jusqu’à la fin du XIVe siècle), la fondation monastique, la constitution du domaine, la domination seigneuriale des moines, les relations des moines et de l’aristocratie locale et régionale, le rôle politique d’un abbé d’Empire, l’économie d’un monastère enfin. L’exercice est mené avec brio : en 300 pages d’un texte dense, mais toujours clair, l’auteur mène avec une parfaite maîtrise cet exercice, et renouvelle largement le genre. Le texte, émaillé d’une quarantaine de cartes, graphiques et tableaux toujours pertinents, est accompagné d’une impressionnante bibliographie comptant près de 480 références, de deux index locorum et nominorum.

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2 Dès l’introduction, Nicolas Schroeder entend dépasser les postulats historiographiques anciens, qui limitent la monographie monastique à une étude de la communauté religieuse dans une perspective liturgique ou anthropologique, dans ses liens avec l’aristocratie, ou qui n’envisagent celle-ci que dans sa dimension économique. Le but poursuivi par l’auteur est de faire dialoguer ces différentes lectures, pour traiter l’organisation seigneuriale dans tous ses aspects : une seigneurie médiévale dans sa double dimension sociale et économique, exerçant sa domination à la fois sur la terre et sur les hommes. L’auteur dispose pour cela d’une abondante documentation et s’appuie sur une bibliographie parfaitement maîtrisée. C’est sans doute l’un des aspects les plus remarquables de l’ouvrage : tout comme son objet, l’auteur se situe à l’intersection des différentes traditions historiographiques environnantes (française, allemande, anglo- saxonne et belge), qu’il fait dialoguer avec clarté et intelligence, tout comme il fait dialoguer histoire et sciences sociales pour le meilleur. C’est le tour de force assumé par l’auteur avec une grande modestie et une apparente simplicité : dépasser les traditions nationales et le poids des paradigmes anciens, sans jamais les mépriser ou les ignorer. 3 L’ouvrage est construit autour de deux grandes parties parallèles. La première se présente comme un aperçu historique de l’abbaye de Stavelot-Malmedy, en quatre chapitres chronologiques. La seconde, scindée en trois chapitres, constitue une étude davantage centrée sur la seigneurie elle-même : domaines, organisation, gouvernement, domination sociale, aspects économiques : production, consommation, circulation. 4 Derrière cette apparente banalité se cache un travail d’analyse constant, minutieux et précis conduisant à clarifier, redéfinir, réinterpréter tous les paradigmes structurant la réflexion autour des seigneuries monastiques. Le but avoué de la première partie est de faire une histoire critique de l’abbaye de Stavelot-Malmedy, en s’appuyant sur un travail systématique et rigoureux de critique, de relecture et de confrontation des sources comme de la bibliographie, s’affranchissant d’interprétations anciennes pas toujours fondées. Ainsi de la fondation : l’auteur réévalue le rôle des Pippinides, le monastère constituant pour eux à la fois un tremplin et un point de contrôle dans une région stratégique mal maîtrisée. La constitution du domaine permet de relativiser le mythe de moines fondateurs défricheurs et de révéler les racines de la domination sociale et seigneuriale déjà en germes dans les fondements du domaine monastiques, le transfert des droits royaux vers les moines leur assurant une position hégémonique à long terme. L’auteur invite aussi à réviser une lecture catastrophiste de l’abbatiat séculier et laïque carolingien : les conflits et la supposée décadence peinent à être mis en évidence, et Nicolas Schroeder souligne au contraire la solidité du réseau seigneurial et la capacité du monastère à surmonter l’impact des destructions normandes au IXe siècle. 5 La période qui va du Xe au XIIe siècle est marquée par une grande stabilité institutionnelle et matérielle, qui se manifeste par la croissance du monastère et la cohérence des politiques initiées par les abbés. L’auteur fait un sort au poncif des décadences abbatiales et des renaissances glorieuses : sa relecture fine du corpus documentaire souligne la partialité des sources et les continuités : si la réforme est avant tout institutionnelle, il ne constate aucun signe d’une quelconque décadence économique ou morale antérieure. Ce faisant, il replace le monastère dans une politique impériale de l’Église menée par les Ottoniens et leurs successeurs, dont profite l’établissement qui atteint au XIe siècle un niveau de richesse et de puissance

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qu’il n’avait encore jamais connu. L’étude de l’abbatiat de Wibald (1130-1158) révèle la prégnance des structures de l’Église impériale, sans rien cacher des évolutions sociales et institutionnelles à l’œuvre. Il faut attendre la fin du XIIIe siècle pour voir se multiplier des difficultés qui sont celles de biens des grands établissements bénédictins : endettement croissant, recrutements en berne, développement de la fiscalité pontificale. Le premier tiers du XIVe siècle est une période difficile pour le monastère, qui réussit un rétablissement sous l’abbatiat d’Hugues Garel (1342-1373), dont les qualités de gestionnaire et d’organisateur permettent l’élaboration des bases institutionnelles de la principauté abbatiale. 6 C’est sans nul doute la seconde partie, la plus développée, qui constitue la partie la plus novatrice du travail de Nicolas Schroeder. Celui-ci fait preuve d’une remarquable capacité à s’abstraire des pesanteurs historiographiques, chronologiques ou nationales, pour utiliser dans sa réflexion toutes les avancées d’une historiographie résolument moderne. À la suite de Jean-Pierre Devroey ou de Laurent Feller, il envisage la seigneurie de l’abbaye dans la longue durée et utilise le terme comme le concept dès le haut Moyen Âge, pour désigner « des structures sociales variables assurant à l’abbé et aux moines l’exercice d’un pouvoir multiforme sur des hommes et/ou des ressources, les deux étant intimement liés en général » (p.136). Le monastère ne constitue pas un monde clos et refermé sur lui-même ; et l’analyse ne saurait l’abstraire des structures sociales, économiques et politiques dans lequel il s’insère. Au-delà des variations et des évolutions de la longue durée, c’est bien le même projet de domination sociale qui s’exprime dans le projet monastique et se matérialise par la domination seigneuriale. 7 L’analyse économique du monastère obéit à la même volonté de dépassement des stéréotypes, rejetant l’idée d’un monde médiéval anté-économique et réduit à une seule lecture anthropologique. Gain, profit, marché, tout comme production, circulation, consommation, sont aussi des notions opérantes pour l’analyse des sociétés médiévales, même si encadrement social et organisation interne n’en sont pas dissociables. Une lecture fine et attentive des sources permet par exemple de montrer que le tournant du marché autour du XIIe siècle n’est en réalité qu’une intensification de pratiques déjà attestées antérieurement. L’un des grands mérites de l’ouvrage est, précisément, de réussir à mener en même temps l’analyse de l’organisation sociale et de l’exercice du pouvoir, d’une part, et de la production et de la circulation des biens matériels, de l’autre, sans les dissocier. La domination sociale s’exprime aussi par la circulation des richesses, et « donner “au seigneur” revient d’abord à reconnaître les positions sociales de chacun » (p. 146). 8 Les liens entre le monastère et ses dépendants sont donc au cœur de la réflexion. Le terme de familia, qui n’émerge réellement qu’à partir du IXe siècle, permet de souligner l’intensité des liens qui intègrent des personnes aux statuts divers dans une même catégorie des dépendants, que l’auteur voit en place aux Xe et XIe siècles : « à ce niveau, la seigneurie monastique se présente comme une puissante machine à intégration et à nivellement social » (p. 151). Cette familia est dominée par le modèle de la cellule familiale du couple avec enfants, exploitant un ensemble de terres qualifié de manse, à la fois cadre de vie, d’exploitation et du prélèvement seigneurial. La remarquable stabilité de cette structure, du IXe au XIIe siècle, s’explique aussi par la part d’autonomie qu’elle laisse à l’exploitant et par le soutien que lui apporte l’Église. 9 Cette remarquable continuité des structures d’exploitation et de domination, au-delà des variations conjoncturelles, est bouleversée au cours du XIIIe siècle par l’affirmation

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des communautés rurales paysannes et la territorialisation croissante des pouvoirs princiers. Les deux processus sont étroitement liés et l’auteur montre bien comment cette territorialisation des pouvoirs rencontre la projection territoriale des communautés, qui vient dépasser et finalement évincer la domination familiale exercée par le monastère : « le lien organique entre domaine foncier, familia et immunité, qui avait prévalu jusqu’au XIIe siècle, fut remplacé par une architecture des pouvoirs séparant le foncier des droits hautains et segmentant la familia pour s’articuler autour des communautés d’habitants. Entre la fin du XIIe et le XIVe siècle, le groupe social relativement cohérent que formait la familia a en effet été morcelé sur une base territoriale, les individus étant incorporés dans des groupements locaux soumis à un seul seigneur hautain » (p. 199). Les pages convaincantes que l’auteur consacre à cette évolution majeure montrent que le monastère entend s’adapter à cette nouvelle forme de domination territoriale constitutive de la principauté monastique. 10 Le cas de Stavelot-Malmedy est un peu particulier : le manse y reste l’unité de mesure centrale jusqu’à la seconde moitié du XIIe siècle ; loin d’être systématiquement démembrée, les réserves sont conservées, parfois affermées en bloc, voire exploitées directement via la corvée ou le recours au salariat. L’auteur se démarque d’une lecture décliniste présentant la chronique de la « dissolution » du grand domaine comme inéluctable pour privilégier d’autres lectures alternatives, faisant la part belle aux dynamiques internes. Les évolutions des domaines monastiques ne sont pas seulement contraintes par une conjoncture forcément défavorable, mais peuvent être organisées volontairement pour adapter les domaines aux nouvelles conditions, selon une logique propre et consciente visant une efficacité économique et sociale accrue. Acteurs dynamiques, les moines agissent en fonction de leurs possibilités, de leurs intérêts et de leur capacité à intervenir et ne sauraient être cantonnés dans le rôle de spectateurs passifs d’évolutions qu’ils seraient condamnés à subir. Les dernière pages concernant le XIVe siècle sont sans doute les plus brèves, et on sent bien ici que l’auteur n’est plus sur son terrain de prédilection. L’évolution du domaine vers la principauté ecclésiastique, pour claire qu’elle est, aurait peut-être mérité de plus amples développements. 11 On l’aura compris : le livre de Nicolas Schroeder est un livre exemplaire. Le cas de Stavelot-Malmedy y est remarquablement exposé ; mais c’est bien par la méthode mise en œuvre et son caractère résolument novateur que l’ouvrage s’impose. Somme toute, il ne s’agit finalement que d’un retour aux sources de l’enquête historique : une analyse au plus proche des sources, qui sait se dégager des pesanteurs historiographiques, sans négliger aucun dossier ni aucune piste d’interprétation ; un traitement fin, systématique et attentif de la documentation, toujours remise en perspective en un croisement toujours fructueux des différentes types de sources. Une approche très pragmatique en somme, nourrie aux sources d’une historiographie pluri-nationale, que l’auteur croise et fait dialoguer dans le meilleur sens. Et si l’auteur semble sacrifier à la tradition de la monographie monastique, c’est bien à une lecture renouvelée de la domination et de l’organisation seigneuriale qu’il invite. Il ne faut pas se laisser prendre au classicisme apparent de la posture, qui confinerait presque à la banalité désuète : encore une monographie, un monastère, de l’histoire rurale, une analyse sociale et économique. Mais sous ses abords (trop) modestes, c’est en réalité une synthèse magistrale de la problématique seigneuriale que l’auteur livre ici, l’une des meilleurs disponible, renouvelée par une approche historiographique qui vient dépoussiérer cette question fondamentale, trop souvent encore prisonnière de lectures

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aujourd’hui dépassées. De l’histoire médiévale classique au sens le plus noble, porté par une plume claire, toujours pédagogique, d’une simplicité désarmante d’efficacité. À la question « qu’est-ce qu’une seigneurie médiévale ? », Nicolas Schroeder offre la plus claire, la plus moderne et la plus complète des réponses.

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Patrick BOUCHERON, Stéphane GIOANNI (dir.), La Mémoire d’Ambroise de Milan. Usages politiques d’une autorité patristique en Italie (Ve-XVIIIe siècle) Paris, Publications de la Sorbonne, Rome, École française de Rome, 2015 (« Histoire ancienne et médiévale ; Série du LAMOP, 2 » et « Collection de l’École française de Rome », 503)

Blaise Dufal

RÉFÉRENCE

Patrick BOUCHERON, Stéphane GIOANNI (dir.), La Mémoire d’Ambroise de Milan. Usages politiques d’une autorité patristique en Italie (Ve-XVIIIe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, Rome, École française de Rome, 2015, 640 p. (« Histoire ancienne et médiévale ; Série du LAMOP, 2 » et « Collection de l’École française de Rome », 503)

1 La patristique chrétienne occidentale a longtemps été uniquement l’objet de l’histoire de la théologie et des doctrines. Depuis quelques années, des travaux commencent à étudier la dimension sociale, politique et culturelle des figures patristiques dans les sociétés européennes aux époques médiévale et moderne. Ce volume en fait partie, en centrant son propos sur les représentations et les usages d’Ambroise à Milan dans la péninsule italienne entre le Ve et le XVIIIe siècle, et apporte un ensemble de contributions enrichissant ce champ d’étude naissant. Il s’agit d’analyser la « réappropriation et la force politique de la mémoire patristique » (p. 6), notamment dans ses expressions spatiales, en cherchant à sortir d’une approche « continuiste » des Pères catholiques pour mettre en avant diverses fonctions de la figure patristique, instrument de légitimation de pratiques sociales. Plus spécifiquement, l’ouvrage s’intéresse à saisir les processus de « transfert progressif de ces références » (p. 16)

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religieuses dans le champ du politique et du social. Des quatre Pères du quaternaire catholique occidental, Ambroise de Milan est celui dont le souvenir est le plus ancré dans des lieux spécifiques. Ce volume retrace la constitution d’une assimilation entre un saint patron et des vertus civiques de la commune, participant d’une politique de sanctification de l’espace milanais. Cette construction d’un souvenir identitaire patristique est complexe, et l’objet de divers entrepreneurs de mémoire à l’intérieur de la ville. L’ensemble met en contexte la conjonction mémorielle des formes de culte civil pour saisir « la matrice religieuse de la morphologie sociale » (p. 26).

2 La première partie du volume s’attache à l’étude des lieux et des figures de la mémoire d’Ambroise pour en montrer les métamorphoses progressives. Silvia Lusuardi Siena, Elisabetta Neri et Paola Greppi proposent une synthèse précise et particulièrement stimulante des récentes avancées archéologiques qui renseignent l’évolution topographique des églises de Milan à l’époque d’Ambroise pour renouveler l’approche des interventions de l’évêque, qui apparaît comme un moment de re-sémantisation de l’espace urbain en faisant de la cité impériale une ville chrétienne. Simone Piazza analyse la tradition iconographique des portraits d’Ambroise et montre la persistance du modèle tardo-antique (barbu) tout au long du Moyen Âge. À l’époque carolingienne, apparaissent un modèle non barbu et jeune ainsi qu’un modèle vieux et grisonnant, ce dernier se répandant dans le monde byzantin et s’imposant en Occident au XVe siècle. Vivien Prigent propose une première interprétation de la bulle de plomb du VIIIe siècle à l’effigie d’Ambroise récemment découverte. Guido Cariboni montre les changements qui s’opèrent au début du XIVe siècle : l’évêque est représenté avec une plaie à la main, sur un cheval blanc, dans une posture de défense contre les ennemis de la cité. Avec la seigneurie Visconti, Ambroise devient plus un guerrier qu’un pasteur, à l’image des maîtres de la ville. Annalisa Albuzzi analyse l’iconographie post-tridentine d’Ambroise en se concentrant sur l’absence ou la présence de la barbe qui marque de nouvelles appropriations religieuses et sociales. 3 La seconde partie du volume traite de la construction d’une auctoritas patristique comme moteur de la tradition ambrosienne. Camille Gerzaguet étudie la mémoire textuelle et manuscrite d’Ambroise dans la péninsule italienne et distingue trois périodes : la première (du Ve au VIIIe siècle) est caractérisée par une faible documentation manuscrite, la seconde correspond à la période carolingienne et à sa redécouverte des textes d’Ambroise, et la troisième (XIe-XIIe siècles) est marquée par la construction des grandes collections. Stéphane Gioanni étudie la première construction mémorielle d’Ambroise au Ve siècle, à la fois locale et universelle, à travers le récit augustinien et surtout la Vita rédigée par Paulin de Milan. Au VIe siècle, les poèmes d’Ennode de Pavie font d’Ambroise le fondateur d’une nouvelle ère de l’Église milanaise qui peut être considérée comme l’origine de l’Église ambrosienne célébrée à l’époque carolingienne. Claire Sotinel montre l’effacement de la référence milanaise dans le Nord de la péninsule italienne au VIe siècle, ce qui s’explique par la captation par Grégoire le Grand de la figure d’Ambroise contre l’Église d’Aquilée. Alessio Perisic met en avant des représentations antithétiques et complémentaires d’Ambroise de Milan chez Rufin d’Aquilée et Paulin d’Aquilée. Paolo Tomea, à travers l’étude de la place d’Ambroise de Milan dans l’hagiographie italienne au IXe siècle, montre le lien structurel entre le souvenir ambrosien et les sanctuaires martiniens. L’étude, menée par Roberto Bellini, des fragments de l’œuvre d’Ambroise dans les collections canoniques italiennes, composées lors de la réforme grégorienne, témoigne d’une

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augmentation des sources par rapport à l’époque précédente et d’un usage dans les controverses théologiques d’Ambroise visant à renforcer la primatie de l’Église romaine. Cesare Alzati s’intéresse à la genèse de la tradition ambroisienne avec l’instauration de sa fête anniversaire (le 7 décembre) et de la titulature de vicarius Ambrosii pour désigner les évêques de Milan, puis, après un relatif creux au cours du VIIe siècle dû au prestige de la pensée byzantine, à un renouveau à l’époque carolingienne avec l’expression d’Église ambrosienne utilisée par la papauté. 4 La troisième partie du volume traite de l’autorité d’Ambroise dans les controverses médiévales. Marco Petoletti propose l’étude des lettres de Martino Corbo qui dirigea les chanoines de Saint Ambroise au moment du schisme pontifical de 1130 et qui a composé un recueil, aujourd’hui perdu, de la correspondance d’Ambroise. Miriam Rita Tessera dresse le bilan des dons faits par les puissants au cours du Xe et du XIe siècle à la basilique, qui est nommée au IXe siècle domus sancti Ambrosii et jouit à partir de ce moment de droits particuliers. Au XIe siècle, l’archevêque de Milan revendique que la basilique soit le lieu de couronnement des rois d’Italie. Fabrice Delivré analyse les usages conflictuels des écrits et du souvenir d’Ambroise dans les controverses doctrinales aux Xe et XIe siècles, notamment à travers les récits de la Patarie et à l’occasion du schisme de Tedald (1075-1085), ainsi que la désignation de Bernard de Clairvaux comme Ambrosius redivivus. Paolo Grillo étudie la place d’Ambroise dans la mémoire communale à travers le bas-relief de la Porta Romana (1171) en le replaçant dans le contexte politique de la lutte contre l’empire. Enfin, Patrick Boucheron renouvelle l’approche de la « république ambrosienne » (1447-1450) dans la perspective d’une « archéologie politique de la mémoire clivée ». 5 La dernière partie de l’ouvrage traite du modèle d’Ambroise et de la mémoire de Milan au cours des XVIe-XVIIIe siècles. Dans leur étude des Carmina de rebus divinis de Marcantonio Flaminio (1550), Isabelle Fabre et Marie Formatier analysent la place paradoxale de la lyrique ambrosienne, à la fois voix du magistère catholique et porte- parole de la Réforme. Marie Lezowski étudie l’invocation de la mémoire d’Ambroise par l’archevêque de Milan Charles Borromée (1564-1584), qui se manifeste surtout lors de conflit avec une autorité politique, notamment les gouverneurs espagnols. À l’époque de son cousin Frédéric de Borromée (1595-1631), la référence ambroisienne apparaît comme un signe de l’affaiblissement du pouvoir épiscopal. Marco Navoni met en avant la figure de l’historien Giovanni Andrea Irico (1703-1782), qui a consacré plusieurs années de recherches aux sources anciennes de la liturgie ambrosienne et a produit un long commentaire du missel ambrosien et a aussi participé à un débat entre érudits milanais autour des légendes populaires concernant la vie d’Ambroise. 6 Comme le souligne Cesare Alzati dans sa conclusion, ce volume manifeste une spécificité culturelle milanaise à l’intérieur de l’ecclésiologie chrétienne médiévale, différente du lien entre Rome et saint Pierre, et montre les dynamiques historiques diverses qui reconstruisent en permanence les liens entre une figure patristique et des communautés socio-politiques. Cette mémoire organiquement mêlée est bien retranscrite à travers les diverses études qui témoignent du foisonnement et de la multiplicité des formes de références patristiques. Ces études incitent à repenser profondément ce qui est trop souvent désigné comme un processus de sécularisation des mémoires religieuses et apporte des éléments à une plus fine différenciation entre religion civile et religion civique. On pourra regretter que la réflexion théorique sur la notion d’autorité, que la figure patristique met crucialement en jeu, ne soit pas poussée

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plus avant, ce qui pourrait apporter des éléments interprétatifs à même de cerner la dialectique entre la figure intellectuelle et religieuse et l’appareil symbolique politico- social. Enfin, l’ouvrage donne parfois l’impression d’une relative sous-estimation de la place de la figure patristique à l’époque moderne, qui, si elle se déplace diversement alors, n’en est pas pour autant forcément déclinante. À travers cet ouvrage, la mémoire patristique dévoile ses bouillonnants récits milanais, et on peut espérer qu’il incitera à multiplier ce type d’histoires.

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Olivier BRUAND (dir.), Châteaux, églises et seigneurs en Auvergne au Xe siècle. Lieux de pouvoir et formes d’encadrement Actes de la Journée d’étude organisée par le Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » de Clermont-Ferrand, 6 mai 2010, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2015 (« Études sur le Massif central »)

Adrien Bayard

RÉFÉRENCE

Olivier BRUAND (dir.), Châteaux, églises et seigneurs en Auvergne au Xe siècle. Lieux de pouvoir et formes d’encadrement, Actes de la Journée d’étude organisée par le Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » de Clermont-Ferrand, 6 mai 2010, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2015, 105 p. (« Études sur le Massif central »)

1 Issu d’une journée d’étude organisée à Clermont-Ferrand en mai 2010 par le Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » (CHEC), ce volume dirigé par Olivier Bruand rassemble huit communications laissant une très large place aux étudiants et surtout aux jeunes docteurs dont les thèses n’ont pas encore été publiées et qui traitent toutes de l’Auvergne du Xe siècle. En effet, l’objet de cette étude porte spécifiquement sur les lieux de pouvoir et les formes d’encadrement produits par les sociétés auvergnates durant les années 900. Ce positionnement chronologique se justifie par la volonté de mettre l’accent sur un siècle trop souvent envisagé comme une simple période de transition, d’instabilité et de violence. De même, le choix des auteurs de centrer la focale d’analyse sur un seul espace régional doit se comprendre, moins comme une volonté de proposer une synthèse générale pour une zone et une période ayant été

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largement défrichées par les travaux de Gabriel Fournier (Le Peuplement rural en Basse Auvergne au haut Moyen Âge, 1962) et de Christian Lauranson-Rosaz (L’Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan), du VIIIe au XIe siècle. La fin du monde antique ?, 1987), que comme une proposition d’approche par des dossiers précis et techniques, propres à saisir les permanences et les mutations des sociétés étudiées. En cela, ces études s’inscrivent dans le renouvellement des perspectives historiographiques issues des espaces du sud du Massif central, particulièrement l’Aveyron, le Rouergue, le Toulousain. Ces évolutions s’accompagnent également d’un approfondissement du dialogue entre archéologues, historiens des textes et spécialistes de l’architecture médiévale ; ce dont on ne peut que se féliciter.

2 L’une des premières questions abordées par cet ouvrage est celle des restes matériels permettant de documenter les édifices datant du Xe siècle. En cela, la contribution de Bruno Phalip portant sur le cadre monumental et les techniques de construction mises en œuvre, tant pour les châteaux que pour les lieux de culte, est essentielle, au même titre que les renvois faits aux travaux de Pascal Chevalier1. Ils permettent en effet de démontrer, malgré la difficulté technique d’attribuer précisément certains éléments de maçonnerie aux années 900, la vitalité des activités édilitaires durant cette période. Ces dernières, loin de se cantonner simplement aux éléments défensifs, offrent la possibilité d’appréhender la variété des stratégies de distinction mise en œuvre par les élites auvergnates. Les nuances perceptibles dans ces investissements, à la fois architecturaux et symboliques, soulignent la complexité des stratifications sociales durant cette période où les hiérarchies semblent moins fixes qu’à l’époque carolingienne. Ces discours matériels permettent également de mesurer l’intensité des rivalités entre les acteurs locaux. 3 L’analyse des rapports de force entre les groupes aristocratiques, mais également celle des rivalités entre les institutions religieuses, font l’objet de la moitié des articles du volume. Ces derniers, rédigés par Julien Muzard, Thomas Areal, Marie Saudan et Arlette Maquet, portent respectivement sur les jeux d’influences au sein des vicairies de Nonette et d’Usson, sur l’affirmation et la structuration d’un groupe de parenté formé par les Calixte entre les années 890 et 920, sur les spécificités de pratiques de l’écrit de la collégiale Saint-Julien de Brioude, particulièrement les clauses comminatoires et les clauses de datations, et enfin sur les modes de gestion de son réseau de dépendances par le prieuré clunisien de Sauxillanges. Il ressort de ces approches très diverses des petits mondes que constituaient les pouvoirs locaux, l’idée que les moments de tensions ne conduisaient jamais à des ruptures entre les différents protagonistes, mais plutôt à une alternance de phases de négociations et de conflits propres à engendrer un nouvel équilibre acceptable pour chacun des acteurs. 4 L’étude proposée par Pierre-Éric Poble se situe sur une échelle géographique plus large que les précédentes, puisque est prise en compte la totalité des pagi auvergnats dans une optique résolument orientée vers l’histoire du droit. Il s’agit, selon l’auteur, de redonner à ces espaces de pouvoir un sens territorial et juridique très fort, hérité des pratiques institutionnelles tardo-antiques qui auraient perduré à l’époque mérovingienne. Ces pagi, désignés comme « traditionnels » par l’auteur, auraient été remplacés dans la seconde partie du IXe siècle par des entités correspondant à la zone de domination reconnue d’un puissant laïc ou ecclésiastique. Il conviendrait donc de se départir définitivement de la distinction traditionnelle entre pagus majeur et les pagi minores pour les IXe-Xe siècles. Si cette dernière proposition semble rencontrer

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aujourd’hui un large consensus, il est toutefois difficile, comme le fait remarquer en conclusion Olivier Bruand, d’accepter telle quelle cette logique d’organisation par trop rigide des pouvoirs à la fin du haut Moyen Âge. Ces derniers, comme en témoignent les deux dernières communications, se caractérisent plutôt par leur grande capacité d’adaptation. En effet, la contribution que propose Sébastien Fray sur le monde des milites, à partir de l’étude de la Vie de Géraud d’Aurillac, insiste sur la profonde hétérogénéité de la petite et moyenne aristocratie dans la première moitié du Xe siècle, mais également sur l’ouverture de ces groupes de guerriers au service des grands, dont la cohésion est assurée par l’éducation commune dans l’entourage d’un dominant, créant entre ces hommes « un réseau de solidarité et un effet de génération » (p. 102). Enfin, pour clore ce volume, Dominique Barthélemy revient sur le rôle moteur et peut- être premier de l’Auvergne et du Gévaudan dans le phénomène des paix diocésaines. Ces dernières doivent toutefois être ramenées à leur juste mesure, car comme le rappelle l’auteur, elles correspondent moins à l’affirmation de l’idéal d’une paix absolue, qu’elles ne servent à la stabilisation des hiérarchies sociales dans des régions où il n’existe réellement plus de pouvoir princier dès les années 930. 5 Le point fort de l’ouvrage réside donc dans la très grande diversité des sources et des approches mobilisées pour analyser les lieux de pouvoir et les formes d’encadrement des sociétés auvergnates du Xe siècle, ce qui permet de tirer le meilleur parti d’une étude centrée sur un seul espace régional. De même, il rend bien compte, y compris dans son hétérogénéité, du dynamisme de son équipe de rédaction et, plus largement, des travaux initiés ces dernières années autour de cet objet d’étude.

NOTES

1. En particulier ceux portant sur le priorale Saint-Pierre de Souvigny publiés dans Hortus Artium Medievalium. Élites y Architectura en la Antigüedad Tardia, 13/2 (2007), p. 465-470 et dans Rural Churches in Transformation and the Creation of the Medieval Landscape, 14 (2008), p. 307-314.

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