<<

0123 SAMEDI 5 JANVIER 2019 CULTURE | 15 , l’envers du « » Découvert par Sergio Leone, l’acteur et cinéaste se distingue des comédies italiennes à grosses ficelles

RENCONTRE En Italie, ­ envoyé spécial sa dernière es Italiens ont­ils les yeux réalisation, aussi gros que le ventre ? Lors des fêtes de fin « Benedetta d’année, en tout cas, Follia », sortie Lleurs préférences cinématogra­ phiques épousent, au gramme en janvier 2018, près, leurs choix culinaires. Ainsi cumule plus du « cinepanettone », un sous­ genre de comédies grassement de 8,5 millions graveleuses, aussi mastoc et sai­ d’euros sonnier que le dessert lombard auquel il doit son nom. Imaginez de recettes des Bronzés qui, depuis 1983, re­ monteraient sans cesse le même tire­fesses, avec des ficelles cordieux sur la politique de son toujours plus épaisses. Lassant ? pays ? « Les Italiens ont perdu tout Pas tant que ça, selon les Transal­ sens civique, déplore­t­il. Ils se li­ pins, qui se bâfrent cet hiver non vrent à des bateleurs, qui excitent d’un, mais de deux « cinepanet­ les passions sans jamais rien ap­ toni » : , qui profondir ni expliquer. » scelle les retrouvailles de En italien médiéval, le mot Christian De Sica et Massimo « goliardo » désignait des clercs Boldi, acteurs fétiches de la fran­ itinérants, versant dans la satire, chise ; et Natale a cinque stelle, de en marge de l’Eglise. Drôle de go­ Marco Risi, qui marque l’arrivée liard que Verdone, défiant de du genre sur Netflix, tout en ad­ drôles de Goliath. Le voici fusti­ ministrant d’« hénaurmes » œil­ geant les corps flottants de la so­ lades à la situation politique du ciété transalpine – à commencer pays – le film suit les tribulations par le sien, dont il a souvent mo­ d’un premier ministre Cinq étoi­ qué le « nez en patate », et dont il les, qui s’amourache d’une dépu­ Carlo Verdone, sur la terrasse de la maison familiale, à Rome, en février 1982. REPORTERS ASSOCIATI & ARCHIVI/GETTY a toujours semblé vouloir s’arra­ tée Parti démocrate, brutalisée cher, par le fard, la farce, la phar­ par un mari Lega. macopée. Le voilà pestant contre De fait, si les « cinepanettoni », sur les plateaux de télévision ou ques font tache au milieu de ce « catholique qui doute » photogra­ cours de sa filmographie, lui qui les corps pesants de la comédie peinent à l’export, leurs créateurs de cinéma. Tous sont apparus à décorum romanissime : guitares phie le ciel. Il a grandi dans une mène une « vie monacale » depuis italienne, qu’il rêve de vêtir de la n’ont qu’à s’en prendre à eux­mê­ une période où l’Italie, empêtrée de hard­rock sur le canapé, cas­ maison louée par le Vatican, le qu’il s’est séparé de la mère de ses plus légère des étoffes – quelque mes. A l’ineptie de leurs intri­ dans les années de plomb, s’em­ ques de biker çà et là, plus une flo­ long du Tibre ; étudié la théologie deux enfants – le cadet travaille chose comme un supplément gues, notamment, écrites avec un piffrait de comédies frivoles, pée de photos aux côtés de David orientale, à l’université ; enfilé pour le Parti démocrate. D’où ce d’âme.  rouleau à pâtisserie en guise de édulcorant toute référence à la Lynch, Robert Plant, Bruce maintes fois l’habit religieux au regard mélancolique et miséri­ aureliano tonet stylo. Dans ses bureaux romains, chose politique. Enfin, la plupart Springsteen, Federico Fellini ou tapissés d’une forêt de livres – qui de ces saltimbanques sont des Lucio Dalla, encadrées aux qua­ restent pour une large part, sus­ enfants de la balle : Christian De tre coins du salon. pecte­t­on, à défricher –, le scéna­ Sica s’est très tôt mis dans la roue On distingue un clocher, par la riste de Natale a cinque stelle, En­ de son papa, Vittorio (Le Voleur de fenêtre. Tout Rome aime rico Vanzina, se défausse sur bicyclette) ; Marco Risi est le reje­ Verdone : sa mélomanie lui vaut d’autres coupables. ton du grand « Fanfaron » de la les faveurs des rockeurs des quar­ HANS ELENA « Nos comédies sont plutôt bon­ comédie transalpine, Dino ; les tiers chics ; son hypocondrie lui LÖW RADONICICH nes, martèle le sexagénaire qui, frères Vanzina s’avèrent les fils assure la compassion des phar­ au côté de son frère Carlo d’un autre stentor, le cinéaste maciens des périphéries. Piété et Vanzina, a cosigné une palan­ Steno. Quant à Carlo Verdone, pitié, révérences et irrévérences, quée de « cinepanettoni ». Mais son père, Mario, fut l’un des plus telles sont les mamelles de ce nous devons composer avec des grands critiques italiens de loup­là : « Nul mieux qu’Alberto «UN ROBINSON CRUSOÉ DES TEMPS MODERNES» seconds couteaux. Contrairement l’après­guerre. « “Sans poésie, la Sordi n’a su incarner ce trait typi­ Le Monde à l’âge d’or de la comédie ita­ comédie ne sert à rien”, disait quement romain : l’insolence, lienne, quand Sordi, Gassman ou papa, se souvient­il. Les “cinepa­ teintée de crainte », écrit Verdone, Mastroianni collaboraient avec nettoni” en manquent cruelle­ en un subtil jeu de miroirs, dans Risi, Scola ou Fellini, les meilleurs ment : ce sont des cartoons sim­ son autobiographie, La Casa so­ acteurs de notre génération n’ont plissimes, jetables et vénaux. Ce pra i Portici (2012). tourné, peu ou prou, que dans que le public cherche à retrouver leurs propres films : voyez Ro­ dans mes films, ce sont ses propres Un poignant tribut à son père berto Benigni, Nanni Moretti ou fragilités, ses propres tics. » Dans l’entrée, une photo sort du Carlo Verdone ! » L’acteur et cinéaste dit cela avec lot : c’est la belle barbe de Sergio Depuis le fiasco de son autant d’aplomb que d’embarras. Leone. Tout juste rangé des wes­ Pinocchio, en 2002, les plaisante­ Regretterait­il déjà ses propos, lui terns spaghettis, le vieux lion re­ ries du baladin florentin Benigni dont Christian De Sica est, depuis père le jeune Carlo à la télé. Pro­ font grincer bien des dents. Ju­ qu’il a épousé sa sœur Silvia, duit ses deux premières réalisa­ gées trop moralisatrices, intellos en 1980, l’indécrottable beau­ tions, Un sacco bello (1980) et

ou égotistes, les colères de frère ? Du reste, tout son art tient Bianco, Rosso e Verdone (1981). In­ UN FILM DE Moretti suscitent plus d’ire que à cet air tourmenté, qui appelle vite Ennio Morricone à en signer ULRICH KÖHLER de rires. En revanche, ni l’âge ni l’hilarité : ce qu’il y a de tempêtes les bandes originales. Lui pré­ les modes n’ont raison du troi­ dans un Verdone, se dit­on, à le sente, devant des fettuccine al sième larron, dont la cote voir lever les yeux au ciel, grom­ ragù, , qui l’adoube d’amour reste intacte dans la meler, se grattouiller des tempes illico. « Je venais du cabaret, où je Botte : à 68 ans, Verdone car­ jusqu’aux pieds. Pour un peu, on me grimais en mille personnages, tonne encore. Sa dernière réalisa­ se croirait face au cousin romain avec une fureur supersonique. tion, Benedetta follia, sortie en de George Costanza, le héros Leone m’a enseigné le rythme, la janvier 2018, cumule plus de complexe et complexé de la sit­ musicalité de l’écriture cinémato­ 8,5 millions d’euros de recettes, com Seinfeld : mêmes facéties graphique. » soit plus du double que d’autres sous la calvitie, même carrure C’est la maîtrise des temps et cadors du box­office, tels Paolo trépignante et trapue, mêmes des contretemps qu’il retient de Sorrentino et Matteo Garrone. yeux de feu. même chez son autre mentor, Le 7 décembre, lors de la présen­ Les voilà qui se perdent dans les Sordi : « Quelle plasticité ! Pour tation du film à Paris, dans le tréfonds de l’appartement. Le avoir tourné avec lui, j’ai compris, cadre des Rencontres du cinéma lieu fait penser, en plus pieux, cependant, qu’il n’était que cela : italien, une écrasante délégation aux intérieurs de La Grande Bel­ un masque, si fascinant soit­il. Ma de compatriotes remplissait les lezza (2013), de Sorrentino, où il vraie personnalité perce, je crois, travées de L’Arlequin. Pourquoi jouait les dramaturges ratés : ter­ bien davantage dans mes films. » l’enthousiasme ne passe­t­il rasses panoramiques, toiles fu­ Cette sincérité l’autorise à payer guère la frontière ? Une stupide turistes, statues antiques… A un poignant tribut à son père – « il histoire de droits, accaparés par bien y regarder, quelques reli­ m’a offert le plus beau cadeau qui des producteurs impudents, veut soit : la carte d’un ciné­club, j’avais croire Verdone : « Voilà pourquoi 19 ans » –, tout en évoquant la ter­ mes films ne sont pas distribués « Les reur que lui inspiraient, enfant, chez vous ! » Son cousinage avec les visites de prestigieux amis de la bande des « cinepanettoni », “cinepanettoni” la famille : Pier Paolo Pasolini lui suggère­t­on, ne serait­il pas ce sont (« Un inspecteur de police ! ») ou plutôt à l’origine de ce malen­ Henri Langlois (« Un ogre ! »)… A la AU CINÉMA LE 9 JANVIER tendu ? des cartoons différence de son voisin Moretti, A ses débuts, « Carlone », simplissimes, qui vit comme lui sur les hau­ comme le surnomment affec­ teurs huppées de Monteverde, tueusement les Romains, a beau­ jetables Verdone n’observe jamais ses coup frayé avec , et vénaux » contemporains en surplomb. Ce Christian De Sica et consorts, sur n’est pas qu’une question de les planches de théâtre comme CARLO VERDONE taille. Dès qu’il en a l’occasion, ce