L'ORIENT-LE JOUR - 9 MARS 1997

New Yor k villes sous affluence

L'Irak TOUJ OURS EXSANGUE MARS 1997, 5000 L.L. N o 16 . MARS 19 9 7

PROCHAINE PARUTION LE 3 AVRIL So m m a i r e ÉCO & CO: SOCIÉTÉ DE NON-CONSOM- MATION 12 TOPOS: LE SOU DAN, U NIFI-

F1 : CIRCUITS OUVERTS CATION PAR 62 - 65 Ont contribué LA RÉVOLTE à ce n um éro E ISU LGÉRIENNES ENTRE Hanane Abboud, Paul 26 D V : A Achkar, Claude Achkar, Karim Antoum, Jamal ELLES 28 EXTRÊMES: D EL’AVEN U E Asmar, Médéa Azouri, Christophe Ayad, Fadi DES FRANÇAIS AU DERNIER MARCH AND Bacha, Nabil Badawi, Reeva Berbari, Alain Bifani, Ayman Bouchri, 50 OMAR ONSI: L’O RIENT SANS Melhem Chaoul,  Nadine Chéhadé, Sophie FIORITURES 68 JEAN-PIERRE Dick, Jabbour Douaihy, Joana Hadjithomas, ERNANT OU L H ELLÉNISME À FLEU R DE Riad Kamel, Houda V ’ Kassatly, Mazen Ker-  bage, Tristan Khayat, PEAU 70 MAH FOU Z: L’EAU ÉTATS DE FEMME Charif Majdalani, 34-49 Farouk Mardam-Bey, ET LES HOMMES 76 INTEL- Alexandre Medawar, Nada Moghaizel Nasr, Nada Nassar Chaoul, LECTUELS PARISIENS: LA COMPIL’ 78 Reina Sarkis, Michael Young. CARTE POSTALE: N EW YORK, VILLES SOU S AFFLU ENCE 94 SAVEURS: D E LA

L’O RIENT-EXPRESS, POMME 98  PSYSH OW: COMMENT IMM. MEDIA C ENTRE, COUVERTURE: PHOTO ACCAOUI, H OUDA KASSATLY, B.P. ACHRAFIEH 166495 H AÏSSEZ-VOUS? 102 KARTABA 1991. TÉL.: (961-1) 201942 FAX: (961-1) 217093 L’IRAK TOUJOURS EXSANGUE DU N ORD AU SUD 20-25

L’O RIENT-EXPRESS, MAGAZINE MENSUEL DE L’O RIENT-LE JOUR, EST ÉDITÉ PAR LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE PRESSE ET D’ÉDITION, S.A.L. Rédacteur en chef Rédaction Direction artistique Photos Photogravure Samir Kassir Carmen Abou-Jaoudé Émile Menhem Victor Fernainé ClockWise Directeur Omar Boustany Maquette Houda Kassatly Impression Camille Menassa Secrétaire de rédaction Anthony Karam Edouard Chaptini AFP Joseph Raïdy Caroline Donati Publicité Chantal Rayes Pressmedia Tamam S.A.L.

L’ORIEN T-EXPRESS 3 M ARS 1997 algarade SAM IR KASSIR

N AVAIT FINI PAR S’Y FAIRE, À petits plaisirs de la vie pour ne pas O CE SPECTACLE D’INCOMPÉ- se réjouir rien qu’à l’idée. Mais le TENCE que le pouvoir nous pro- plus important est qu’on n’aura jette en continu. On n’imaginait Responsable moi? plus à souffrir, en plus des aban- pourtant pas qu’on puisse un jour dons de souveraineté, de l’irres- le destiner à l’export. Mais, main- tenant que c’est fait, la conclusion est plutôt rassurante: Peut-êtr e que nos mi ni str es, même s’il voyage bien, le ridicule ne tue toujours pas. Pas d’inquiétude donc: personne ne va démissionner, personne se sachant remplaçables, d’important en tout cas. Ni le ministre des Affaires étrangères, perdront un peu de leur enflure ni celui de l’Information qui avaient tous deux confirmé l’ar- restation des membres présumés de l’Armée rouge japonaise, ponsabilité érigée en éthique de gouvernement. Qui sait si, en ni celui de l’Intérieur qui l’a infirmée et pas davantage le pro- commençant par demander des démissions de ministres pour cureur général de la République qui ne sait plus ce qu’il doit cause d’incompétence, on ne finirait pas par en obtenir pour faire pour donner l’impression que lui, au moins, croit à L’IN- cause de corruption? Avec un peu de chance, ça pourrait DÉPENDANCE-DE-LA-JUSTICE. Remarquez, il y a du même mettre un peu de rationalité dans les relations libano- mérite le procureur. Il n’en serait pas là si son ministre de syriennes. Car, s’ils tiennent vraiment à nos gouvernants, les tutelle n’avait pris la confortable habitude de se mettre aux Syriens éviteront désormais de les impliquer dans leur lessive abonnés absents dès que se lève la plus petite brise. familiale. Il y a toutefois plus étonnant que l’absence de démissions. C’est que personne ne s’en émeuve, que personne n’ait songé Q U’ON NE S’Y TROMPE PAS: MÊME SI C’EST L’ÉTAT LIBANAIS qui à exiger le départ de l’un ou l’autre membre de cette équipe a été tourné en ridicule, c’est de l’appareil d’État syrien que qu’on n’appelle plus gouvernement que par commodité. vient le cafouillage. Il faut être bien naïf pour croire que l’af- Comme si l’opinion publique avait oublié cette notion de res- faire de ces Japonais bien volatils vient d’une mauvaise coor- ponsabilité. C’est vrai que les hommes qui exercent le pou- dination entre services libanais et services syriens. Peut-on voir au Liban ont tout fait pour la lui faire oublier. Pour eux, sérieusement imaginer les maîtres-espions libanais, à quelque aucune perte de face, aucun désaveu ne mérite une démission: échelon que ce soit, levant un tel lièvre sans s’être couverts, et ils ne sont pas responsables, voilà tout. Et le pire, c’est qu’on plutôt deux fois qu’une, auprès de l’un ou l’autre de leurs commence à les croire. «homologues» syriens? Justement, était-ce l’un ou était-ce l’autre? Là est toute la question. Là sont bien des réponses. O N CONNAÎT LA RENGAINE: ILS NE PEUVENT PAS DÉMISSIONNER, Pour peu qu’on puisse les interpréter. LES SYRIENS n’accepteront jamais. Tu parles qu’ils acceptent. L’idéal serait évidemment de disposer d’un mode de conver- D’abord, parce que des candidats ministres, ils en ont en sion. Comme en informatique, on verrait alors des équations stocks inépuisables dans les antichambres de Damas. Mais horriblement compliquées, et celles de Damas le sont bien surtout parce que, depuis le temps qu’ils s’occupent des assez, devenir des gestes simples sur un écran convivial. affaires libanaises, ils ont plus d’une fois montré combien L’écran, c’est naturellement le Liban – forcément, la convi- facilement ils pouvaient s’adapter aux «particularités» de ce vialité... Seulement, il n’est pas encore WYSIWYG (What you pays. see is what you get) et, du coup, on a bien du mal à deviner Ne se sont-ils pas révélés fort doctes en droit constitutionnel, à quelle équation on a affaire, dans cette histoire d’Armée eux qui n’ont qu’une Constitution pour rire? Ne se sont-ils rouge. pas affirmés comme de redoutables stratèges électoraux, eux Si l’on imagine aisément que l’objectif initial était de faire un qui n’ont qu’un souvenir lointain d’un bulletin de vote – les geste de bonne volonté en direction de Washington via Bey- consultations formelles qui sont organisés chez eux de temps routh et Tokyo, il reste à savoir quelle faction en a eu l’idée en temps ne sauraient se comparer pas même à la sinistre et surtout quelle autre n’en a pas voulu. On se consolera farce de l’été dernier. Que se lèvent quelques voix au Liban quand même en se disant qu’on n’a pas à se demander pour- pour demander la démission d’un ou de deux ministres, et quoi celle-ci s’est rebiffée. Ici pas besoin de savoir de laquelle vous verrez avec quelle facilité les Syriens s’en accommode- des factions il s’agit pour connaître ses raisons: à défaut de ront. marquer un point, empêcher l’autre de rafler la mise. Et ça changera quoi, dira-t-on, puisqu’ils ont des remplaçants Qu’alliez-vous chercher? De l’idéologie? C’est là précisément potentiels à la pelle? Eh bien ça changera peut-être que nos qu’il ne faut pas compliquer les choses inutilement. Parce que ministres, se sachant justement remplaçables, perdront un si les équations sont ardues, les motivations, elles, demeurent peu de leur enflure. Et puis, ne plus avoir au gouvernement d’une simplicité biblique. La politique expliquée aux enfants, un Farès Boueiz ou, mieux encore, un Michel Murr, ça vous quoi! ferait vraiment mal, vous? Il faut avoir perdu le sens des Mieux: par les enfants.

L’ORIEN T-EXPRESS 5 M ARS 1997 ici et mai nt enant interviewexpress SAMIR FRANGIÉ d d é é c décodageo o d da g a e g e

HAMPION DE LA DÉMOCRATIE EN À en croire Élie Ferzli, vous seriez, avec l’am- GÉNÉRAL, ELIAS ABO U RIZK C bassadeur Simon Karam, un vicaire patriarcal semble moins pressé de la traduire en civil? particulier. Il continue à faire la Le patriarche Sfeir n’a délégué personne pour sourde oreille à l’appel de ses alliés négocier avec la Syrie. Il est certes ouvert au qui l’ont invité à prendre une initia- dialogue et est concerné par la recherche de tive pour rétablir l’unité syndicale solutions aux problèmes qui se posent à la comme prélude à l’organisation communauté chrétienne, mais lui faire assumer un rôle plus direct serait d’élections pour renouveler la direc- une erreur. Pour en revenir à votre question, le vice-président de la tion de la CGTL. Affaibli par la dis- Chambre a effectivement discuté avec le Patriarche de la nécessité d’ins- sidence des syndicats dits autonomes taurer un dialogue avec la Syrie. Et c’est dans la foulée de cette ren- menée par Antoine Béchara, il contre qu’Élie Ferzli est entré en contact avec Simon Karam et moi- cherche à s’oxygéner en direction de même pour voir comment instaurer ce dialogue. l’opposition politique. C’est le sens Alors, Samir Frangié, politicien maronite? qu’il faut donner au dîner offert à Cela me change un peu, non? Politicien «maronite», oui dans la mesure son domicile. où l’équilibre nécessaire entre les communautés n’est pas respecté et que les chrétiens sont marginalisés. Mais je vous rappelle que j’ai été aussi un politicien «musulman» quand le déséquilibre était dans l’autre sens. I BACHAR ASSAD PEUT D’ORES ET Ce qui me permet aujourd’hui de rappeler aux dirigeants musulmans SDÉJÀ ÊTRE CONSIDÉRÉ comme le que l’équilibre entre les communautés, qui était une des principales représentant officiel d’un courant revendications de l’Islam libanais avant l’accord de Taëf, est aujour- significatif à l’intérieur du pouvoir d’hui une revendication chrétienne dont il faut tenir compte dans l’inté- syrien, comme le montre la recrudes- rêt général. Car la participation équilibrée des communautés religieuses cence de la campagne «Bassel al- au pouvoir reste une règle d’or dans ce pays. L’expérience a montré que les tentatives de mise à l’écart d’une communauté, quelle qu’elle soit, mathal (l’exemple) wa Bachar al- ont toujours abouti à des guerres civiles. amal (l’espoir)», cela ne le dispense pas pour autant de faire ses classes. Cette amorce de dialogue, que peut-on en dire pour l’instant ? Le fils cadet du président syrien, Il y a d’ores et déja plusieurs points positifs. Le premier réside dans la orthodontiste de profession, suit des reconnaissance de l’existence d’un problème chrétien, jusque-là totale- cours accélérés et intensifs de forma- ment occulté par les dirigeants libanais. Le fait de recourir au dialogue, tion militaire au terme desquels il et non à la force, pour régler ce problème est un autre élement positif. deviendra, dans quelques semaines, De même, la reconnaissance du rôle du Patriarche est le signe d’une évo- officier d’état-major. L’heure sera lution positive. Souvenez-vous: il y a à peine deux mois, nos dirigeants alors venue de lui confier une respon- répétaient à qui voulait les entendre que les chefs religieux ne devaient pas se mêler de politique. sabilité politique. Ce dialogue est-il conduit par le truchement d’Élie Ferzli ou directement avec les responsables syriens? EN’EST PARCE QUE RAFIC H ARIRI C’est un dialogue avec les Syriens. CJUGE PLUS RAPIDE DE SE RENDRE À ROME en jet privé que d’aller de N e craignez-vous pas que ce dialogue soit seulement dicté par la pro- Koraytem à Berké en voiture blindée chaine visite du Pape? qu’il a préféré rencontrer le Pas vraiment. L’idée du dialogue a été lancée avant l’annonce de la patriarche Sfeir au Vatican. En tirant venue du Pape. parti de la préparation de la visite pontificale, il misait sans doute sur Mais maintenant que la visite pontificale a été annoncée, le dialogue pourrait être détourné de sa fin initiale pour préparer la venue du Pape l’atmosphère cotonneuse de la Curie dans le sens le plus favorable à l’ordre établi. pour avoir une conversation décris- La perspective de la visite du Pape pourrait également accélérer les pée avec le prélat. Peut-être se sen- choses. Il serait évidemment préférable pour tout le monde que le Saint- tait-il aussi plus libre lui-même de Père vienne au Liban dans un climat normalisé. Or une telle normalisa- discuter des enjeux que présente pour tion passe nécessairement par le dialogue. les différentes forces en présence au Quant à l’ordre établi dont vous avez fait mention, il bat sérieusement Liban la venue prochaine du Pape. de l’aile. Une simple visite du Pape ne suffirait pas à le maintenir, il fau-

L’ORIEN T-EXPRESS 6 M ARS 1997 ici et mai nt enant

drait peut-être un miracle. L’alliance sunnito-chiite, qui a «chefs historiques» sont dangereux parce peu enclins au pris la place, après Taëf, de l’alliance entre Maronites et dialogue et à la participation. Or le dialogue et la partici- Sunnites établie au moment de l’indépendance est en train pation sont les deux règles d’or de la vie politique au d’éclater. Faut-il attendre, sans agir, que les choses s’enve- Liban. Et c’est à la lumière de ce double critère que doit niment encore plus et menacent la paix intérieure, ou bien être évaluée la pratique de Hariri et celle de ceux qui pour- peut-on cette fois, et pour une fois, faire l’économie de raient être appelés à le remplacer. nouveaux désordres civils? Il faut mettre un terme à cette situation et revenir à l’essence de l’accord de Taëf qui pré- Dans l’esprit de nombreux chrétiens, aucun dialogue n’a de voit la participation de toutes les communautés à la gestion sens tant qu’il n’est pas mené par les forces dites de l’op- de cet espace commun que représente l’État. Cette position chrétienne. démarche est nécessaire pour désamorcer le problème L’essentiel dans un dialogue n’est pas de savoir qui le confessionnel et dégager à terme l’État du carcan commu- mène, mais sur quoi il porte. nautaire. Dans cette perspective, la solution du problème chrétien représente une étape sur la voie de la solution du Il y a quand même, dans le registre du symbole, deux pro- problème national. blèmes spécifiques sans le règlement desquels le dialogue paraîtrait infructueux: l’exil de et l’enferme- Pour le pouvoir, il y a deux échéances à court terme, la ment de . visite du Pape et les élections municipales. O r on ne voit La normalisation de la situation de la communauté chré- pas le pouvoir traiter les municipales autrement que les tienne, si elle intervient, devrait aboutir à la solution des législatives de l’été dernier. C’est-à-dire que les effets béné- deux problèmes que vous avez cités. Il est évident que l’ex- fiques de la visite du Pape risquent d’être immédiatement clusion des représentants de ces deux sensibilités présentes annulés par une manipulation électorale à grande échelle. dans le milieu chrétien, à savoir le courant aounien et les Si aucun changement ne se produit avant la visite du Pape, Forces libanaises, ne peut être justifiée. les craintes que vous formulez sont tout à fait justifiées. Car le pouvoir actuel est prisonnier de ses contradictions. L’opposition chrétienne est-elle mise au courant de l’évo- Il gouverne à vue sans perspective sur le long terme. lution du dialogue avec la Syrie? Des contacts ont lieu avec la majorité des forces chré- Y a t-il dans le pays des forces de substitution au pouvoir tiennes, notamment l’opposition. Car le dialogue, s’il doit actuel? Votre propre expérience est-elle concluante? aboutir, ne peut pas se faire dans les coulisses, il doit faire Il faut définir un nouvel espace politique. La communauté l’objet d’un débat élargi auquel devrait participer l’en- chrétienne, du fait même de sa marginalisation, peut semble des forces concernées par une solution du problème contribuer à la constitution de ce nouvel espace politique. chrétien. Peuvent également y contribuer toutes les forces politiques, sociales et culturelles qui ne se situent pas dans la mou- Vous êtes dans une situation assez paradoxale. Vous négo- vance du pouvoir. L’action que je mène au sein du Congrès ciez avec les dirigeants syriens alors qu’il est de notoriété permanent du dialogue libanais n’a peut-être pas abouti à publique qu’ils ont tout fait pour torpiller votre campagne des résultats concrets, mais elle a permis d’instaurer un électorale l’été dernier. débat sur cette question essentielle. Effectivement, les Syriens ont tout fait pour que je ne sois pas élu. Je l’ai d’ailleurs dit clairement au cours de la Vous avez été proche à un moment de . Esti- bataille électorale. Mais cela n’empêche nullement le fait mez-vous qu’il est récupérable? qu’un dialogue avec les Syriens est nécessaire. D’ailleurs le Il ne m’appartient pas de dire qui parmi les gens au pou- dialogue ne nécessite nullement un accord préalable, bien voir est récupérable ou qui ne l’est pas. C’est à eux de déci- au contraire, pour qu’il y ait dialogue, il faut qu’il y ait der s’ils veulent l’être ou pas. Pour ma part, j’estime que divergence des points de vue en présence. sont récupérables tous ceux qui reconnaissent que l’expé- rience de ces dernières années a été marquée par de graves Cette démarche de dialogue est actuellement en concur- erreurs et estiment que la reconstruction de l’État nécessite rence, en milieu chrétien, avec des projets d’«hommes la participation de l’ensemble des Libanais. forts», en particulier celui d’Élie Hobeika qui prétend com- battre le désarroi prévalant par un discours remusclé. Pour la première fois depuis l’arrivée au pouvoir de Hariri, Une des raisons du désarroi chrétien vient justement de la on entend parler sérieusement de la possibilité d’un chan- pratique des hommes politiques au pouvoir, notamment gement à la tête du gouvernement. En l’état actuel des des chrétiens parmi eux. Faire entendre aux gens ce qu’ils choses, le Liban peut-il se passer de Hariri? ont envie d’entendre pourrait peut-être être payant à court Je ne crois pas à la notion d’homme providentiel. Ce terme, mais je pense que les Libanais ont acquis, du fait de concept nous a coûté très cher au Liban. Dans une société la guerre, une maturité qui les rend capables de mettre les aussi marquée par son histoire et ses particularismes, les choses à leur juste place.

L’ORIEN T-EXPRESS 7 M ARS 1997 ici et mai nt enant Enjeu : Municipales, décentralisation, élections, associations... LE BÂILLONNEMENT S’ACCÉLÈRE

Quand il se met au travail, notre ministre de l’Intérieur est un véritable stakhanoviste. Après les élections «suisses», la précision tout helvétique d’une batterie de lois susceptibles de changer la face du pays. Comme annoncé (en exclusivité, SVP) dans nos décodages du numéro 12, le député de continue son œuvre de bâillonement de la vie poli- Vrai ou Faux tique. «Des Japonais suspectés d’apparte- nir à l’Armée rouge japonaise sont Pour les municipales, la nouvelle loi recense maintenant les seuls actes actuellement interrogées par les ser- autonomes des élus municipaux, alors que l’ancienne loi établissait la liste vices de sécurité libanais sur leur des actes qui ont besoin d’une approbation du pouvoir central. En vous éventuelle implication dans certains listant vos droits, je vous laisse deviner vos interdits. événements... Leur interrogatoire a Pour la décentralisation administrative, on a procédé à un tour de passe- commencé il y a quelques heures passe qui risque de coûter cher au Trésor. En transformant en mohafa- pour déterminer leur responsabilité zats tous les cazas (26 en comptant les villes de Beyrouth, Tripoli et Saïda, dans ces crimes.» celle-ci étant couplée à Zahrani), le gouvernement risque de mettre en Farès Boueiz, ministre des Affaires place un véritable monstre administratif. ? étrangères, 18 février Mais le but véritable de l’opération est politique: renflouer le projet élec- toral du président Hraoui qui avait soulevé un tollé l’an dernier et qui vise «Les Japonais ont été arrêtés dans la à instaurer la circonscription unique dans le cadre d’un régime majori- Békaa.» taire. Du jamais vu dans l’histoire des démocraties. Ce projet est encore Bassem Sabeh, ministre de une fois façonné par le professeur Hajj-Chahine qui n’en finit pas de l’Information, 18 février jouer à l’apprenti-sorcier, et ses auteurs ont fait mine cette fois de prendre en considération les remarques qui avaient été émises lors de la polé- «Nous n’avons rien ni au sujet de mique de l’hiver dernier: c’est toujours la circonscription unique mais la l’Armée rouge ni de l’Armée verte.» pré-qualification a lieu dorénavant au niveau du mohafazat et non du Adnan Addoum, procureur général, caza. Du pareil au même donc puisque que les nouveaux mohafazats sont 20 février en fait les anciens cazas. Dans la nouvelle mouture, l’élection doit avoir lieu le même jour dans deux urnes différentes, au lieu des deux tours pré- «Les autorités ne détiennent pas de vus antérieurement. La concomitance du scrutin rend pratiquement membres de l’Armée rouge.» impossibles les alliances de nécessité, que l’ancien projet favorisait. Il Michel Murr, ministre de reste la question de fond: le Liban serait le premier pays, depuis la légis- l’Intérieur, 23 février lation mussolinienne, à faire l’expérience de la circonscription unique au scrutin majoritaire. Pratiquement, les premières simulations montrent «La cuisine du Proche-O rient res- que la coalition la plus forte (avec 10% d’avance de voix par exemple sur tera pour moi une source intaris- la suivante) pourrait rafler la quasi-totalité des 128 sièges! Il est réaliste sable d’étonnement et de ren- contres.» de penser que, dans ces conditions, le pouvoir serait scandaleusement Saeko Nogami, activiste, 29 février avantagé. Mais même dans un cas hypothétique de victoire de l’opposi- tion, la distorsion de la représentation dans le sens contraire aurait des répercussions tout aussi négatives pour la démocratie et la vie parlemen- taire. La dernière étape serait la remise en cause du droit d’association. En séparant les associations des partis politiques, on va soumettre l’existence des partis au bon vouloir du pouvoir et vassaliser les organisations de la société civile. C’est ce que fait déjà de facto le ministère de l’Intérieur en violation de la loi en vigueur: il recourt allègrement aux dispositions du décret légisatif numéro 153 d’Amine Gemayel, pourtant formellement annulé depuis 1985. Le projet, actuellement en chantier, ressemble comme deux gouttes d’eau au décret hors-la-loi. De grâce, n’en jetez plus. A. B.

L’ORIEN T-EXPRESS 8 M ARS 1997 hor s-j eu PAU L AC H KAR

ABIH BERRY CROIT VRAI- dans l’exercice de leur métier N MENT QUE LE PERCHOIR, au Liban». À votre avis, C’EST FAIT POUR JACASSER. Il ne qu’ont fait les responsables sait pas ce qu’implique ce droit Post - it du ballon rond? Ils ont sévi impérial de donner à ses pairs la contre la «pétition raciste» et parole, et de la leur couper, et surtout quelle impartia- ont arrêté, pardon suspendu, les joueurs: c’était encore lité il exige de son dépositaire. S’il savait plus, il parle- un complot pour «ternir l’image du Liban». Décidé- rait moins. Et, du coup, il ne serait pas mal compris, comme il a prétendu l’avoir été lorsqu’il a parlé du «6 février» en ce jour de février. Ça paraît logique, mais Encore un complot pour «ternir c’est faux parce que c’est délibérément qu’il a voulu se l’image du Liban», faire mal comprendre. Comprenne qui pourra. Rafic Hariri, lui, fait dans le bel canto. Parolier pour le décidém en t ça devien t con tagieu x moment, mais il prend ses marques: un jour prochain, il pourra se recycler dans le roucoulement. En une ment, ça devient contagieux. 35 ou 36 membres de strophe de quatre vers montée en clip sur sa télé, il fait «l’armée noire», si vous voulez, on vous les donne en un remake de Tout va très bien madame la marquise prime avec les Malaisiens. ou un pastiche de Tout ce que vous devez savoir sur le Liban, pas la peine d’oser le demander. Et là, pas de CHAQUE FOIS QU’O N PARLE DE RAAFAT SOULEIMAN ET DE problème pour se faire bien comprendre: Ça va? Ça va. FARID M OUSSALLI, c’est plus fort que moi, je pense à C’est au Parlement que, pressé par les députés de l’op- Oswald et Ruby. Feu sur des feus. On regrette, on n’a position qui tentent d’en savoir plus sur ce fameux pas de président assassiné au menu d’aujourd’hui, et compte numéro 36 de deux milliards de dollars blo- ceci n’est qu’une sordide histoire de timbres fiscaux, qués à la Banque du Liban, il n’a pas su non plus très doublée de trafic d’influence et d’usage de faux pour la bien nous faire comprendre. Et là, le Grand Argentier vente de terrains... en Cisjordanie! n’a plus roucoulé du tout. Il a simplement dit: «Rien ne Mais si, mais si qu’on a un président assassiné, on en a va plus» et a voulu poser la question de confiance. 36, même plusieurs. Fascinant d’ailleurs l’acte d’accusa- v’là le fric. tion publique sur l’assassinat de Rachid Karamé: le camouflage de l’officier impliqué en bermuda et «22, V’LÀ LES FLICS», ONT RÉPONDU EN CHŒUR LES JAPO- lunettes de soleil noires, la surveillance des côtes, le NAIS SURPRIS DANS LEUR SOMMEIL. Ils ont dû rêver ces hors-bord à partir duquel on a fait exploser l’hélico. Si Japonais: personne ne les a jamais arrêtés. D’ailleurs, cela a un intérêt aujourd’hui, c’est de rappeler à bon ils ont des noms impossibles à arrêter. C’est probable- escient le niveau de «décollage», de folie quoi, que nos ment une erreur de manipulation d’un fonctionnaire milices avaient atteint. En termes d’imagination, cela zélé du ministère des Affaires étrangères qui faisait une laisse Bay Watch loin derrière. répétition générale pour son poisson d’avril. Et leur À propos de télévision, vous avez remarqué le nombre Premier ministre qui prend ça au sérieux. Vraiment d’émissions de jeux qui se passent maintenant par télé- aucun sens de l’humour. Et en plus, il nous envoie ses phone? Même le s’y est mis le vendredi soir. enquêteurs, et des journalistes avec. Que voulez-vous Bizarre parce qu’en principe, la télé, c’est d’abord qu’on leur dise? On regrette vraiment, on n’a pas «ni l’image, et puis le son. Quand les télés deviennent des armée rouge, ni armée verte (ha! ha! ha!)», mais ça radios... C’est parce que ça ne coûte pas cher et que ça tombe bien, c’est le mois des soldes au Liban, on peut rapporte gros, aux chaînes. C’est l’adaptation à l’exi- vous donner à la place un couple de Malaisiens... gence de production locale dans les cahiers de charge. Vous ne connaissez peut-être pas l’histoire de la «liste Pourquoi? Vous auriez préféré quel type de pro- noire»: c’est comme ça que la Fédération libanaise de gramme? Des séries B, des séries B de «fiction laïque»... football (celle qui a obtenu le droit d’organiser la On ne demande pas plus, parce que le «réalisme reli- coupe d’Asie en l’an 2000 en montrant un film sur un gieux» a pris vraiment de l’avance: après le père Tar- pays qui n’existe pas!) a appelé la pétition que les diff, il y a eu la Nuit du destin quand les prières ont fait joueurs panafricains (c’est comme ça qu’eux s’appel- tomber deux hélicos israéliens. Et on nous promet pour lent, vu qu’ils viennent d’Afrique et des Caraïbes) ont bientôt une super-production papale. Vous ne pouvez envoyée aux instances internationales pour protester plus dire qu’on s’ennuie, mais touch wood ou, au contre «les mauvais traitements dont ils sont l’objet moins, mon Dieu, moussalli pour nous.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 M ARS 1997 eco &co SOCIÉTÉ D E NON-CONSOMMATION

À moi ns de repenser la poli ti que monétai re et de réajuster l’échelle des salai r es, i l serai t di ffi ci lement envi sageable d’enrayer le recul de la consommation. D’autant que les conditions du crédit restent précaires.

UINES’EST PAS RÉJOUI DES 50% DE tous, avec ou sans carte, à des clients mal: c’est parce qu’ils y sont acculés qu’ils Q RÉDUCTION et plus que le pays a connus ou inconnus, souvent sans premier s’y sont résignés. Tout pour vendre. Du côté connus pendant le mois du shopping? Qui versement. Ils ont d’ailleurs beaucoup de de l’offre, au Liban, on cumule de plus en ne s’est pas félicité des ventes à crédit géné- mérite, ces vendeurs, de forcer la main à un plus le risque élevé avec la faible rentabilité, ralisées – et souvent sans premier versement marché qui n’est pas encore tout à fait dans un scénario peu enviable. – qui sont désormais proposées sur toutes adapté à la manière de vendre qu’ils ont Il reste à savoir si cette approche a été sortes de biens? Qui n’a pas été alléché par entrepris de proposer. Ils ne disposent d’au- payante. Si, pour les produits à budget des offres qui ont amené l’inaccessible à cune centrale de risques efficace qui leur important, l’impact a été très limité, on ne portée de ceux qui gagnent encore leur vie à permettrait d’éviter les mauvais payeurs peut s’empêcher de faire le constat contraire la sueur de leur front? Et pourtant, en fin de passés et potentiels, ni de système de cou- pour les produits de nécessité, tant dans compte, ont-ils été vraiment nombreux à se verture du crédit adapté, que ce soit à coup l’habillement que dans l’électroménager, laisser tenter? d’assurances de crédit ou autres, ni même dans ce qui est indispensable et dans ce qui Les commerçants n’y sont pourtant pas de système répressif efficace contre les rend la vie plus facile. On devrait également allés de main morte: crédits sur tout et pour clients défaillants. On le conçoit donc sans observer un phénomène parallèle en ce qui

lter éco a Rechute de taux ALAIN BIFANI L ÉTAIT NAVRANT DE BANALITÉ DE réalisateur ne devenait supportable plètement le risque de dévaluation IDIRE que les taux d’intérêts étaient qu’à la constatation des profits que éclair dont l’expérience passée très élevés au Liban. Cela se savait cela engendrait. Pensez donc: une demeure présente aux esprits. Du en Australie ou en Argentine d’où les banque ayant une limite de 50 mil- côté de l’actif, impossible de prêter banques nationales recevaient des lions de dollars à l’emprunt auprès des livres sur des termes équivalents virements d’acheteurs de bons du de banques étrangères (du même à ceux du passif étant donné les pla- Trésor de l’État libanais. Les taux ne groupe ou non) à un taux de 5,50%, fonds atteints par le taux débiteur et se contentaient d’ailleurs pas de et qui place ses fonds à 6% au Liban, le fait qu’il devenait impossible, l’être en monnaie nationale, puisque réalise un gain immédiat de 250 000 comme corollaire immédiat, de s’en- l’intérêt créditeur sur la devise amé- dollars. De quoi se remplir les detter en livres libanaises. ricaine dépassait d’une bonne tête le poches en se ramollissant la cervelle. Il ne restait donc plus aux banques taux dollar pratiqué sur les places Prenons notre courage à deux mains que les instruments du marché pour financières mondiales. Il suffisait et voyons ce qu’il en était de la livre pouvoir placer leurs dépôts. Or le alors aux institutions locales et libanaise. Structurellement, les marché ne proposait que des bons du étrangères présentes au Liban de banques libanaises sont exposées au Trésor et, épisodiquement, des certi- s’endetter à hauteur des limites qui risque de la hausse des taux en ce qui ficats de dépôts. Si ces derniers sont leur étaient octroyées à l’étranger et concerne la livre. En effet, au passif, parfois émis à quarante-cinq jours, de placer les fonds obtenus auprès de les dépôts en livres étaient (et res- les bons du Trésor ont pour horizon la Banque du Liban par exemple tent) placés à très court terme, puis- minimal une période de trois mois, pour réaliser un arbitrage immédiat qu’il fallait un certain courage de la ce qui est déjà trop long si on le com- sur les taux. Ledit arbitrage était par part des épargnants pour bloquer pare aux termes des dépôts. De plus, ailleurs si simple d’exécution que leur argent en monnaie locale alors étant engagées dans une concurrence l’insatisfaction intellectuelle de son qu’il était impossible d’écarter com- acharnée sur la rémunération de

L’ORIEN T-EXPRESS 12 M ARS 1997 eco &co tributeurs de chaussures, pas plus que d’avoir un remplissage respectable des res- taurants pendant lesdites périodes. C’est qu’il n’y a rien d’étonnant à voir des ménages qui, ne se permettant plus de dépenses importantes, multiplient les petites dépenses du fait des économies qu’ils s’im- posent sur les premières. En valeur cumu- lée, la consommation n’en diminue pas moins. Il est important de s’en persuader: une récession peut tout à fait favoriser les dépenses à petit budget (sans pour autant être globalement souhaitable!) même si cela risque d’éliminer les arguments faciles. Faut-il le dire une fois de plus? Les liquidi- tés dont on a tant besoin se trouvent englouties dans des cycles longs. Au risque concerne les voitures où la hausse du dollar qu’un vilain mot aux antipodes de la situa- de paraphraser une énième fois ceux qui se sur les marchés internationaux devrait don- tion que connaît le Liban, et qu’il est répété sont déjà intéressés à la question, montrons- ner un sérieux coup de pouce, tant il est vrai par des esprits chagrins dont le pessimisme les encore du doigt, ces pompes à fric: les qu’au Liban la voiture fait partie des pro- est franchement suspect. bons du Trésor, l’immobilier en général et duits de première nécessité et qu’il est de Rien n’empêche de compter les tables des Solidere en particulier, et les comptes ban- moins en moins rentable de s’encombrer restaurants pour se rassurer, puisqu’après caires en monnaie nationale qui sortent du d’un véhicule d’occasion. Ceux qui se refu- tout une certaine élite libanaise s’en cadre de l’intermédiation pour finir égale- sent à voir une quelconque récession ont contente. Rien n’empêche non plus, a ment en bons du Trésor au nom des crié au redémarrage. Mieux que ça. Com- contrario, de leur raconter cette anecdote: banques. bien de fois n’a-t-on pas entendu des res- dans les pays industrialisés, on a empirique- C’ÉTAIT ENCORE LA GUERRE, ET CEUX DONT ponsables de l’État asséner l’argument choc: ment répertorié les secteurs d’activité qui LES OCCUPATIONS HABITUELLES étaient per- aller s’extasier devant le taux de remplis- sont favorisés par les périodes de récession, turbées et qui se souvenaient d’un lopin de sage des restaurants de Beyrouth pour se et ça ne choque plus de remarquer une terre leur appartenant dans quelque région persuader du fait que la récession n’est hausse relative du chiffre d’affaires des dis- plus ou moins éloignée, se pressaient d’y

leurs dépôts, les banques de la place Ensuite, les prêts en livres contribue- s’agit à terme de réduire l’anomalie choisissaient le long terme afin de ront à réaliser le matching des que l’on évoquait ci-dessus. Pour la pouvoir survivre à la guerre des termes dans les structures bilantielles livre, c’est le passage obligé pour dépôts, en débauchant le plus des banques. Pour parvenir à cela, le réactiver les crédits en monnaie d’épargnants au passage. La consé- passage obligé était de baisser les nationale. Après que 18% a été quence de ce déséquilibre entre les taux sur la livre, et cela a été fait. annoncé, la Libano-Française a maturités de l’actif et du passif est Sans chercher à savoir si cette avancé le taux de 16% applicable à que les banques sont à la merci de mesure avait été tellement retardée partir de février 1997, aussitôt suivie toute hausse des taux sur la livre par crainte de son impact sur la par d’autres. De plus, tous les opéra- puisqu’elles sont tenues de renouve- valeur de la monnaie locale et si elle teurs sont persuadés que les taux ler leurs emprunts auprès de la clien- est maintenant annoncée parce que vont encore évoluer à la baisse, ce tèle avant de renouveler leurs place- les autorités sont réellement qui les amènera quasiment à hauteur ments. D’ailleurs, nombreuses sont confiantes de ce point de vue ou sim- du taux dollar. L’emprunteur aura celles qui ont laissé des plumes lors plement parce qu’un coup de pouce à alors tout intérêt à se servir en livres des précédentes envolées des taux. la reprise est devenu plus que néces- libanaises, en souhaitant sournoise- Or, s’il paraît difficile à l’heure saire, contentons-nous de constater ment, secrètement et surtout modé- actuelle de voir s’allonger les termes qu’après la méthodique dégringolade rément une fluctuation à la baisse de des déposants, l’heure d’un retour au des taux sur les bons du Trésor, le la livre. crédit en livres libanaises semble TBB (taux de base bancaire) vient de Si tout cela évoluait sans mauvaise devoir bientôt sonner. suivre. surprise, la baisse des taux découra- Les bienfaits de cette mesure seront C’est au courant du mois de janvier gerait d’une part les placements innombrables. D’abord, un pas capi- 1997 que l’abaissement du prime improductifs au profit des investisse- tal sera franchi à rebours de la dolla- rate, qui est le taux d’emprunt appli- ments et élargirait d’autre part les risation de l’économie et un retour qué aux opérateurs favorisés, a été possibilités à l’emprunt. Tout en en forme non artificiel de la livre annoncé à la fois sur le dollar et sur rose, à condition que la livre tienne doit nécessairement passer par là. la livre libanaise. Pour le dollar, il bon. Stress, quand tu nous tiens.

L’ORIEN T-EXPRESS 13 M ARS 1997 eco &co ériger des immeubles aux dimensions mentaires bloqués, le plus souvent sur un démesurées. La guerre et l’exode aidant, la ou deux ans. Bien sûr, les taux créditeurs rentabilité de ces opérations immobilières des banques sur la monnaie nationale frisait l’indécence avec une simplicité telle cherchaient alors à rivaliser avec les bons qu’avec le retour à la normale nombreux du Trésor, mais l’épargne en comptes blo- sont ceux qui continuaient à exiger des qués était également utilisée par les retours sur investissements équivalents. Or banques pour acheter elles-mêmes des d’une part, la demande est tombée en des- bons du Trésor puisque personne n’envisa- sous de l’offre, et de l’autre, le client, plus geait de leur emprunter des livres à un avisé, est aussi devenu de plus en plus exi- taux débiteur excessivement élevé. geant. En face, les propriétaires s’obstinent Petit à petit, le rééquilibrage du marché se à garder les mêmes marges et se permet- fera, avec l’arrêt du dopage des taux d’in- tent d’attendre l’aubaine parce qu’ils ont térêts qui a déjà été annoncé et la dégrin- construit à l’aide de capitaux propres. En golade jusqu’à 15% et moins sur les bons tout cas, qu’ils aient repris leur métier du Trésor. Il est possible de revoir l’argent d’origine ou non, ils gardent autour de s’intéresser à des secteurs productifs ayant cinq milliards de dollars bloqués dans l’im- la qualité de créer des emplois, que ce soit mobilier, ce qui est autant d’argent en à travers les banques et leurs crédits, ou à moins dans le cycle de l’économie natio- travers une marchéisation de plus en plus nale. À cela, il faut rajouter un peu plus importante et un possible regain de santé d’un milliard pour Solidere. de la Bourse, encore qu’on ne voyait pas Il faut se souvenir aussi qu’il y a peu de trop ce qu’on pouvait y échanger. temps encore, les taux d’intérêts sur les Au fur et à mesure que les taux s’abaisse- que les actuels 70% sur leurs dépôts. Les bons du Trésor flirtaient avec les 40%. ront et que l’immobilier sera à nouveau cycles courts pourront déjà s’accommoder Malgré le résidu d’incertitude qui pesait laissé à ses professionnels, on peut espérer d’une telle situation en attendant que le encore sur la livre libanaise, les investis- revoir des flux importants tourner dans la marché trouve une solution durable à la seurs trouvaient là de quoi rivaliser avec la machine économique. Il faudra aussi que question du long terme. En même temps, il rentabilité passée de l’immobilier sans se les autorités monétaires laissent aux sera impératif de penser à protéger certains donner la moindre peine. Résultat: l’équi- banques un peu plus de champ en les auto- secteurs de l’industrie et de l’agriculture valent de 6 milliards de dollars supplé- risant à prêter un pourcentage plus élevé qui subissent une concurrence féroce et

IEN TÉMÉRAIRE CELUI QUI AURAIT PRÉ- tionaux, surtout que ces mêmes entre- BDIT, il y a peu de temps encore, qu’un prises sont appelées à prendre partielle- LE GOLFE jour les États du Golfe auraient recours ment le relais du pétrole dans l’économie aux emprunts obligataires. Les riches et du pays. arrogantes monarchies pouvaient se Oman faisant partie des petits produc- ET LES contenter de quelques barils de plus pour teurs de pétrole, le pays commence à pen- éviter l’effort de se vendre sur les marchés ser sérieusement à réduire sa dépendance financiers. Mais tout a décidément changé vis-à-vis de cette source de revenus en ÉMISSIONS depuis 1990 dans cette favorisant le développement du secteur région du monde, des privé sachant, qu’à l’heure actuelle, 80% femmes-soldats améri- des revenus du gouvernement omanais OBLIGATAIRES caines en Arabie saoudite proviennent du secteur de l’énergie. à l’émission euro-obliga- Après les gigantesques travaux pour l’ex- taire du sultanat d’Oman, avec une sym- ploitation du gaz naturel au Qatar, Oman bolique remarquablement lourde. se prépare à se lancer également dans Oman sera donc le premier État du Golfe cette direction, sans que ce soit exclusif. à s’aventurer sur les marchés de dettes Des plans de plusieurs milliards de dollars internationaux, puisque la très sérieuse sont préparés, parmi lesquels ceux d’un J. P. Morgan est en train de mettre en projet pour l’exportation en très grandes place une émission de 200 millions de dol- quantités de gaz prévu pour l’an 2000. En lars sur cinq ans à taux fixe. parallèle, le secteur pétrochimique ainsi Cette initiative coïncide avec des besoins que les engrais et l’aluminium font aussi d’investissements énormes d’Oman, et partie de la fête. L’objectif est qu’en l’an aura le mérite de créer un appétit pour le 2020, la contribution du pétrole au PIB ne risque omanais chez les investisseurs soit plus que de 10% alors que celle du internationaux, qui auront par le fait gaz est prévue à 9% en cette même année. même l’occasion de découvrir le profil de D’ailleurs, avec le niveau de production ce pays en termes financiers. À terme, cela actuel de 880.000 barils par jour, les permettra aux entreprises privées oma- réserves en pétrole d’Oman sont estimées naises d’avoir une référence pour leurs à seize ans à partir de 1997. émissions à venir sur les marchés interna- Selon les experts de J. P. Morgan, Oman

L’ORIEN T-EXPRESS 14 M ARS 1997 eco &co peu loyale du fait de l’inexistence des fron- tières à l’import et de leur étanchéité à Je pourrais avoir ma note, l’export, afin que les fonds qui pourraient Monsieur? être mis à leur disposition ne se retrouvent à nouveau coincés dans des entreprises À l’instar de la plupart des pays favorable pourrait contribuer à un incapables de sortir du rouge. arabes, le Liban est rattrapé par la renforcement de la confiance qui Enfin, si on arrête de parler de chiffres glo- ratingmania. Des responsables de entraînerait éventuellement un baux et qu’on s’intéresse à la distribution la Banque du Liban assurent nouveau taux préférentiel pour le des richesses parmi les consommateurs d’ailleurs que quatre agences inter- pays. Dans l’hypothèse souvent potentiels, on comprend aisément que si nationales spécialisées sont actuel- évoquée où l’État serait en voie plusieurs milliards de dollars sont immo- lement sur le point de décider du d’émettre un nouvel emprunt bilisés cela ne veut pas dire que tous les rating à donner à l’économie liba- obligataire, un bon rating lui per- ménages ont investi dans des apparte- naise. Par delà la fierté d’arborer mettrait d’avoir un meilleur prix ments luxueux, dans des actions Solidere une note que l’on suppose accep- sur l’argent. ou dans des bons du Trésor. Il y a aussi table, un rating raisonnablement ceux dont l’épargne a été grignotée, ron- gée jusqu’à l’os par les années de guerre pendant lesquelles – en sus des catas- trophes – les salaires n’étaient pas adaptés au coût de la vie. Et c’est toujours le cas à l’heure actuelle, puisque de toute manière, Brut ni le public ni le privé ne peuvent encore supporter un alourdissement de leur La dette publique brute du Liban à 43,6% puisqu’ils sont passés de 2,7 masse salariale. Maintenant qu’ils n’ont la fin 1996 a atteint la coquette milliards de livres fin 1995 à 3,9 mil- plus rien qu’un salaire insuffisant, il paraît somme de 19,95 milliards de livres, liards à la fin de l’année 1996. Il difficile de leur demander de faire un dont 13,8% de dette extérieure. Ce serait intéressant de se demander si effort de consommation pour relancer chiffre est à comparer avec les 14 une partie de l’augmentation de la l’économie, même s’ils constituent une milliards de livres à la fin de l’année dette (5,95 milliards) n’a pas servi à bonne majorité de la population. A. B. 1995. La dette extérieure est consti- alimenter celle des dépôts (1,2 mil- tuée des bons du Trésor en dollars et liard). Il serait envisageable d’avoir des prêts étrangers. Nous parlons, une dette en devises étrangères mine de rien, d’une augmentation de contractée que l’on change en livres a connu un taux de croissance moyen de 42,5% de la dette publique en un an libanaises et qu’on place à un taux 6% entre 1991 et 1996. Pendant la même avec, il faut le signaler, une augmen- supérieur. L’État confirmerait-il ses période, le déficit de la balance des paie- tation des dépôts du secteur public qualités d’arbitragiste? ments a été financé par une diminution auprès des banques commerciales de des actifs à l’étranger sur les trois der- nières années, ce qui pousse les experts à affirmer que le sultanat devrait augmen- ter son taux d’épargne tant intérieur qu’extérieur. Ainsi, c’est par une émission pour laquelle Il était une fois on prévoit une marge étroite de 65 à 75 le marché commun arabe points de base au-dessus des bons du Tré- sor américain qu’Oman va inaugurer les À voir de loin les relations qui pré- tions présentes dans des rapports en émissions des pays du Golfe sur les places valent entre les pays arabes, on provenance de certains pays de la internationales. L’argent emprunté sera pourrait être choqué rien que d’y région aient mené à certains résul- sans doute utilisé pour rembourser de la penser. Et pourtant, l’idée d’un tats étranges relevés par les experts dette plus chère, mais il va sans dire qu’en marché commun arabe recom- qui auront finalement plus de mal à cas de succès, cette opération laissera la mence à faire son chemin. À tel décortiquer les chiffres arabes qu’à porte grande ouverte aux autres États de point qu’un comité formé de distin- analyser la compétitivité israélienne la région et à leurs entreprises pour en gués économistes libanais a mis sur qu’ils ont également abordée. Cette faire autant. papier un texte résumant la version question fera encore naturellement Les réserves énergétiques n’étant pas éter- nelles, et leur durée d’exploitation comp- libanaise de ce que devrait être ce couler beaucoup d’encre, mais, côté tée, l’effort économique arabe devient une marché. Le texte a été envoyé au arabe en tout cas, il semble que nécessité, et on n’a certainement pas fini Parlement pour approbation avant l’idée renaisse. Il aura fallu la guerre de voir prendre forme des projets visant à qu’il ne soit adopté par la déléga- du Golfe, le Yémen, Netanyahu, le faire des États du Golfe des pays indus- tion libanaise au congrès des parle- Liban, l’Algérie et peut-être aussi la trialisés en un temps record. Il faut dire mentaires arabes qui se tiendra au paix qui se profile pour y penser qu’ils n’ont qu’à pomper leur pétrole Caire en mai 1997. alors que l’exemple européen est à pour trouver des fonds. Tant qu’il en Il semble que des difficultés pra- quelques heures de vol! reste. tiques liées à la qualité des informa-

L’ORIEN T-EXPRESS 15 M ARS 1997 le seuil de tolérance M ARIE M ATAR

N CET AN DE GRÂCE 1997, LE Ensuite, merci pour toutes ces reli- MOIS LE PLUS COURT de l’année gieuses occasions de pousser à la Enous aura offert un bel enchevêtre- consommation. D’ailleurs, Vous le ment d’écheveaux aux couleurs Saint Février voyez bien qu’on Vous est recon- criardes où les fils des religions et naissant. Nous habillons nos des communautés s’emmêlent, se suivent, se précèdent, se lient et se délient, cheminant parfois côte à côte pour mieux se devancer, après s’être forgé à qui mieux mieux des nœuds pièges d’où le fil entré au rouge sort teinté de Seign eu r, disen t tou tes les télés qu i vert. Mois de la fin du jeûne et du début du carême, mois des resten t, con tin u ez com m e ça, n ou s crêpes du Mardi gras, des kellaj du Ramadan, des som m es con ten ts de vou s cendres du Lundi (ou du Mercredi, selon les rites), mois de la saoulerie du Jeudi, mois des happy Fitr et des merry Maroun, mois des derniers iftars et des premiers annonces avec Vos couleurs et Vos symboles, avec des plats de lentilles, mois des collectes pour les pauvres, les pères Noël et des crèches, des lumières et des drapeaux moins pauvres et les très pauvres, mois du sacrifice et verts, et avec de beaux croissants. Actuellement, parce du marchandage avec le Très-Haut. qu’il y a un creux avant les bougies des Rameaux, ce sont des croix nimbées de lumière et des calices d’or sur SEIGNEUR, DISEN T-ILS TOUS, UNE PETITE PLACE EN VOTRE fond violet qui introduisent toutes sortes de bonnes PARADIS, si ce n’est pas au septième ciel du premier choses à manger et à boire. Il est vrai que ce n’est peut- coup, au moins à un étage approchant. être pas tout à fait indiqué pour les privations du Seigneur, dit l’un, je renonce à mon café du matin, à carême mais, que voulez-Vous, il faut savoir résister à mon kafta de midi, à ma cigarette d’après-repas, aux la tentation. délices du goûter, à l’alcool et à ses méfaits toute la Et puis, Seigneur, merci pour ce saint tout rouge que journée. Vous de Votre côté, Vous rayez mes petits Vous nous avez fait découvrir récemment. Tout le péchés et Vous négociez avec mon médecin quelques monde l’adore. Surtout les jeunes. Ça fait des cœurs années de plus au chapitre de mon éphémère passage tout rouges partout, des bouches rougies en cœur, des sur terre. cœurs en écharpe rouge et ça ne fait voir rouge qu’à Seigneur, dit l’autre, j’ai tenu bouche close et lèvres quelques grincheux du troisième âge*. sèches tout le temps que le soleil était levé pendant Pardon, Seigneur, Vous dites que Vous ne savez pas qui vingt-huit longues journées, faites, en retour, que je c’est? Ce n’est pas Vous qui nous l’avez envoyé? puisse profiter du mois du tassawwuk. Donnez-moi de Voyons, Seigneur, Va-len-tin? Non? Et Vous n’avez pas quoi acheter, consommer, voyager, ripailler, m’équiper. vu nos annonces? Vous ne regardez pas la télé? Même Après tout, je ne Vous demande que la moitié de ce que les jeux? Vous avez tort, Vous pourriez gagner plein de je Vous aurais demandé l’année dernière. Et rassurez- choses! Vous ne captez aucune de nos chaînes? Ce n’est Vous, la vie à moitié prix, c’est parti (si Dieu veut) pour pas admissible. tous les mois de février de tous les temps. Cherchons installateur d’antenne ou de satellite pour le Seigneur, reprend le quidam du carême, c’est pas très Très-Haut. juste cette histoire: eux, pendant leur jeûne, dès la nuit Cherchons aussi producteur, réalisateur, compositeur et venue, ils font bombance sans se priver. C’est vrai qu’ils distributeur par câble ou satellite ou même par fibre ne mangent pas toute la journée, mais ils compensent optique, pour mettre en clip ce quatrain qui vaut bien largement en soirée. Et puis, chez eux, c’est qu’un petit celui qu’on nous serine tous les jours et toutes les nuits, mois lunaire alors que Vous, Vous avez trouvé moyen à toutes les heures du jour et de la nuit, sur fioutchère de passer quarante jours dans les sables et puis Vous me teevee. les avez indexés pour l’éternité. En plus, ils trouvent L’hiver est rude. Les temps sont durs. Le soleil est moyen, eux, d’inviter toute la République tous les soirs prude. à leurs iftars lesquels leur rapportent beaucoup de sous, La mer monte. La colère gronde. Les ordures nauséa- alors que nous... rien du tout. Mais Vous en faites pas, bondent. nous allons lancer le brunch-du-carême et collecter des Les dettes enflent. Les bourses se fendent. Des rats dollars sur fond d’olives et de za‘tar. dansent, Et même l’espérance n’est plus ce qu’elle était: vio- SEIGNEUR, DISENT TOUTES LES TÉLÉS QUI RESTENT, conti- lente. nuez comme ça, nous sommes contents de Vous. Tu peux chercher ma chère, t’es pas le bon signataire! D’abord, merci pour les décisions que Vous avez inspi- rées à ces messieurs de l’audiovisuel. S’il est peut-être * Ça n’a rien à voir avec l’armée que vous savez, qui, vrai que plus on est de fous plus on s’amuse, c’est sûr elle, fait voir rouge à tout le monde, y compris aux que moins on est de télés plus on profite. Jaunes.

L’ORIEN T-EXPRESS 17 M ARS 1997 ersion vfrançaise Harriman and Other Men

L Y A DES GENS DONT LA VIE MONDAINE Ise confond tellement avec la vie tout court qu’on ne peut s’empêcher de décrire leurs funérailles comme si c’était leur dernier cocktail. Au dire de ses amis, Pamela Digby Churchill Hayward Harri- man, ambassadeur des États-Unis en France, grande dame du parti démocrate et courtisane sérénissime, a pris part à son dernier cocktail le 13 février dernier en présence du tout-Washington. Ce jour-là, une odeur douceâtre de Martini et de Chanel a dû traverser la National Cathedral: le parfum, unique, de l’arri- visme. Pamela Harriman sera à jamais connue pour la quantité, et la qualité, de ses amants. Dans sa nécrologie, l’hebdoma- daire The Economist (8 février 1997) écrivait: «Si on rassemblait à peu près une douzaine [de ses] amants les plus en vue, on aurait de quoi former un gouver- nement mondial.» On pourrait dire aussi que nombreux furent les petits amis de Mme Harriman qui ont figuré les marches dans son ascension vers le pou- voir. Mais il y a une réalité plus intéressante dans le parcours de Pamela Harriman: comme l’explique Marilyn Berger dans le N ew York Times (Herald Tribune, 6 février 1997), cette fille de l’aristocratie anglaise – dont l’influence, définie par le sang, était en déclin – n’a vraiment retrouvé le pouvoir qu’en intégrant cette nouvelle aristocratie américaine dont la puissance était définie par l’argent. À cela, il peut être ajouté un détail intéres- sant: l’ascension de Pamela Harriman s’est faite, d’une certaine manière, en parallèle avec celle des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Née en Angleterre en 1920, Pamela Digby était la fille du désargenté onzième baron Digby de Dorset. Peu populaire dans sa jeunesse, et pas très attirante, elle est décrite par Kathleen Kennedy, la fille de l’ambassadeur américain à Londres, Joseph Kennedy, comme «une grosse et bête petite boule de beurre». C’est pour- tant elle qui, de toutes ces dames de la society, décrochera le gros lot – enfin

L’ORIEN T-EXPRESS 18 M ARS 1997 ersion vfrançaise

presque – en 1939, en se ham a eu le mérite de réussir mariant avec Randolph sans avoir à séduire. Il est Churchill, le fils du Premier vrai que dans cette Amé- ministre, Winston rique de la fin du siècle, Churchill. l’idéologie courante stipule Seulement voilà. Comme le que la femme qui triomphe souligne Sally Bedell Smith par sa sexualité est moins dans Vanity Fair (octobre louable que celle qui arrive, 1996), Randolph était comme le souligne Dowd, inapte à la vie maritale. par «son intelligence et son «Bruyant, catégorique, travail». Peut-être. Mais manquant de tact, coureur Dowd pourrait avoir un peu de jupons, impoli sans plus d’humour. Après tout, bornes, alcoolique, extrava- il n’est pas donné à toute gant», c’était «une personne femme d’hériter du à laquelle on ne pouvait se W ashington Post. La séduc- fier». C’est aussi la clé qui tion, au fond, est l’arme des permettra à Pamela d’entrer ambitieux démunis. dans l’intimité des Che- Plus charitable, William quers, la maison de cam- Pfaff, commentant dans le pagne de Winston Chur- Herald Tribune (8-9 février, chill. Et surtout d’y 1996), écrit que Mme Har- rencontrer Averell Harriman. énergie et ses prises de position lucides riman était «l’ambassadeur politique qui À 49 ans, Harriman est le représentant à pendant la guerre du Vietnam. Pour le a le mieux réussi dans la décennie». C’est Londres du «Lend Lease», ce programme journaliste David Halberstam, Harriman précisément la capacité de séduire – mais géant américain qui envoie des millions serait même devenu secrétaire d’État – de séduire intellectuellement – qui a fait de tonnes d’armements et de provisions seul poste qu’il ait vraiment convoité – si la force de Mme Harriman pendant ses aux pays alliés au début de la guerre. Il John Kennedy n’avait pas été assassiné. années à Paris, affirme Pfaff. Bien que est aussi l’héritier d’une des plus grandes Une fois réuni, le couple Harriman se n’ayant pas une connaissance particuliè- fortunes des États-Unis, celle de la com- consacrera à ressusciter le parti démo- rement sophistiquée de la politique inter- pagnie ferroviaire Union Pacific. Proche crate, sévèrement affaibli par les tiraille- nationale, «elle savait ce qu’elle devait du président Roosevelt et de son bras ments des années 60, dus à la guerre du savoir, et elle posait les bonnes ques- droit Harry Hopkins, Harriman est, Vietnam et à la campagne pour les droits tions». En plus, elle savait écouter, sur- selon Bedell Smith, «l’Américain le plus civils. Pamela devient citoyenne améri- tout les hommes vaniteux qui peuplent le important de Londres». Bientôt, c’est caine et, malgré la mort d’Averell en monde dans lequel elle vivait. dans l’atmosphère feutrée de l’hôtel Dor- 1986, continuera à jouer un rôle poli- Manipulatrice ou manipulée? Pamela chester, sous les bombes allemandes, tique important. Elle soutiendra, par Harriman aura passé sa vie à être les qu’il commencera sa liaison avec Pamela exemple, la campagne de Bill Clinton en deux. Elle a rarement pu faire confiance dont le mariage avec Randolph s’effrite à 1992. Le président l’en remerciera aux autres, même aux plus intimes. vue d’œil. Cependant, les deux amants se d’abord en passant le début de sa soirée Winston Churchill, qui appréciait beau- sépareront quand Harriman sera nommé d’inauguration dans sa maison de Geor- coup sa belle-fille et qui la savait infidèle, ambassadeur à Moscou en 1943. getown, ensuite en la nommant à Paris en n’avait pourtant pas hésité à se servir Ce n’est que trente ans plus tard, en 1971 1993. d’elle pendant la guerre pour espionner que Averell et Pamela se retrouveront. Comme pendant sa vie, Pamela Harri- Averell Harriman. En choisissant, tout au Harriman a 79 ans, mais son esprit reste man n’a pas fait l’unanimité après sa long de sa vie, de faire partie du jeu de remarquablement vif. Ses succès poli- mort. Maureen Dowd, écrivant dans le l’élite sociale et politique – où, pourrait- tiques sont mitigés: ayant échoué deux N ew York Times (Daily Star, 17 février on ajouter, les hommes étaient tout aussi fois à se faire élire président des États- 1997), choisit de la comparer à Katherine manipulateurs que les femmes – Mme Unis, il est gouverneur de New York le Graham, la propriétaire du W ashington Harriman a eu au moins le bon sens de temps d’un mandat. Secrétaire d’État Post. Bien que les «deux grandes dames s’en sortir gagnante. adjoint pour l’Extrême-Orient, puis sous- de Georgetown» aient eu plusieurs

AFP secrétaire d’État, il s’est distingué par son choses en commun, explique Dowd, Gra- MICHAEL YOUNG

L’ORIEN T-EXPRESS 19 M ARS 1997 ici et ailleurs L’IRAK TOUJOURS Sonné mais pas paralysé, le régi me de Bagdad recoud peu à peu les morceaux d’un pays clivé. Voyage de l’autr e côté de l’em bargo.

REPORTAGE DE CHRISTOPHE AYAD

SUD: PAYSAGE APRÈS LA RÉVOLTE

KARBALA, NAJAF, BASRA (SUD-IRAKIEN) guerre du Golfe, que les fonctionnaires du Baas, le parti unique du régime ira- kien, étaient sommairement jugés et exé- E RÉGIME DE SADDAM H USSEIN n’a rien cutés par les rebelles: la corde qui servait Là apprendre en matière de mise en à les pendre est toujours accrochée au scène macabre, et le mausolée d’Abbas à plafond, les traces de sang sur la Karbala est là pour le prouver. Dans moquette n’ont pas été effacées... Six ans l’immense mosquée-tombeau du après le soulèvement chiite écrasé dans le deuxième imam des chiites, une pièce a sang qui suivit la débâcle de l’armée ira- été transformée en musée. C’est là, pen- kienne dans les sables du Koweït, le Sud dant l’insurrection consécutive à la du pays vit toujours dans une atmo-

L’ORIEN T-EXPRESS 20 M ARS 1997 ici et ailleurs exsangue

de son homonyme. «Hussein, fils d’Ali, comptent par milliers, par dizaines de un autre Hussein t’a vaincu», aurait-il milliers? Impossible en tout cas d’obtenir dit. La mosquée a été restaurée et son un bilan de l’insurrection. dôme redoré à grands frais; seul l’un des Puis vient Najaf, la ville où repose deux minarets reste entouré d’échafau- l’Imam Ali. À l’entrée du tombeau, une dages. Hussein Kamel, lui, est tombé grande peinture représente Saddam Hus- l’année dernière sous les balles de sa sein faisant ses dévotions. Là aussi, les famille venue laver «l’affront» de sa combats ont été rudes et l’on vient seule- défection en Jordanie. ment de finir la restauration des faïences Dans la vieille ville, recroquevillée en arc qui recouvrent les murs. Lorsqu’on inter- de cercle autour des lieux saints, il n’est roge le président de la Chambre de com- pas une rue qui ne porte les stigmates des merce locale, Abboud al-Toufayli, sur les combats malgré une reconstruction accé- séquelles de l’insurrection, il se fait muet lérée. Ici une maison écroulée, là les comme une carpe, terrifié autant par la impacts laissés par une rafale. Au bout question que par la présence du fonc- de la rue principale, la petite mosquée al- tionnaire du ministère de l’Information. Mahdi est encore en pleins travaux de Il faut que le «guide» lui-même le rassure réfection. Abou Ahmed, un vieil homme pour que le notable se détende: «Ah, ils assis sur le pas de sa porte juste en face, sont au courant à l’étranger! Alors, je secoue la tête d’un air navré: «Tout, ils vais vous donner un exemple: la ont tout cassé. C’était comme une Chambre de commerce dans laquelle guerre». «Mais maintenant, la ville est nous nous trouvons, ce n’était plus qu’un tranquille», ajoute-t-il un ton plus bas tas de ruines fumantes». «Grâce à Dieu, tandis que passent deux policiers. La sur- les bandits iraniens qui sont la cause de veillance permanente incite les habitants tout cela ont été mis hors d’état de au silence. nuire», ajoute-t-il aussitôt pour tempérer La route reprend vers le Sud, longue des- son audace. cente aux tréfonds de la pauvreté et du Pourtant, Abboud al-Toufayli aurait dénuement. De part et d’autre se succè- matière à se plaindre du régime. L’hôtel dent des villages miséreux entourés d’une Z amzam, dont il est propriétaire, tourne terre marécageuse et gorgée de sel. Entre à 50% de sa capacité. D’abord il y a eu Najaf et Karbala s’étend le Dar al-Salam, la guerre Iran-Irak, puis la guerre du l’un des plus grands cimetières du Golfe, le soulèvement et enfin l’embargo

AFP monde. Les chiites d’Irak et d’ailleurs aérien. Le développement de Najaf en a font souvent le vœu d’être enterrés dans bien sûr souffert. Les pèlerins pakista- sphère de peur et de misère entretenue cette terre sacrée et il n’est pas rare de nais, indiens, libanais ou d’Asie centrale par le clan sunnite des Takriti, les croiser sur la route des taxis chargés de ne compensent pas la perte des Iraniens proches de Saddam Hussein. cercueils. Mais on ne visite pas le Dar al- interdits de visite depuis quinze ans. À Karbala, où la répression fut le plus Salam, du moins pas les journalistes Quant aux écoles religieuses, elles végè- violente, la ville a «reculé» de trois cents étrangers: «Ça a peu d’intérêt», affirme, tent. Les relations entre le clergé chiite et mètres autour de chacune des deux péremptoire, le «guide» du ministère de le régime sont marquées du sceau de la grandes mosquées vers lesquelles conver- l’Information qui accompagne tout jour- méfiance: en 1980, l’ayatollah Baqer al- gent toutes les artères. Là reposent Hus- naliste étranger en reportage hors de Sadr, suspecté de sympathies khomey- sein et Abbas, objets d’une dévotion Bagdad. Ne serait-ce pas plutôt parce nistes, avait été assassiné puis son corps aussi démonstrative que douloureuse. que les tombes creusées en 1991 s’y traîné dans les rues de la ville par un Une bonne partie des habitations a été tracteur. La plupart des hommes de reli- détruite dans l’assaut donné à coup de gion vivent cloîtrés à Hanana, un quar- chars par le général Hussein Kamel. Le Fiche technique tier cossu où de somptueuses maisons reste a été rasé pour permettre aux blin- entourées de jardins luxuriants sont dés de manœuvrer à l’avenir, au cas où... – Population: 22 millions d’habitants cachées aux yeux des passants par des Des ouvriers sont en train de mettre la dont 12 millions de chiites, 6 millions hauts murs sévères. Malgré des années dernière main à la hideuse galerie com- de sunnites et 4 millions de kurdes d’épuration, sayyed Hussein Bahr al- merciale qui a remplacé les vieilles mai- (sunnites eux aussi). Ouloum est l’un des rares religieux auto- sons. Hussein Kamel, le gendre de Sad- – Superficie: 440.000 km carrés. risés à parler. Il est d’un quiétisme à dam Hussein, s’était à l’époque – PIB par tête: 795 dollars. toute épreuve. Le traitement réservé aux imprudemment vanté devant le mausolée chiites par le régime? «Les O ccidentaux

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paru. Autant pour étendre les terres agricoles que pour réduire les derniers bastions de l’insurrection chiite, les autorités ont construit en 1992 un canal de drainage long de 565 km. Large de 13 mètres à son départ, dans les environs de Bagdad, la Saddam River, comme on l’appelle parfois, atteint 50 mètres au moment de se jeter dans le Chatt al- Basra. Un ouvrage titanesque réalisé en plein embargo. Plus au sud, le Tigre et l’Euphrate se rejoignent pour former le Chatt al-Arab. C’est à Basra que la révolte chiite a com- mencé. Les insurgés, soutenus par des éléments infiltrés d’Iran, ont tenu la ville pendant deux semaines. Le long du fleuve, l’effrayant alignement de soixante et une statues de «martyrs» de

AFP la guerre contre l’Iran (1980-88) rap- veulent semer la confusion en Irak en pelle que les malheurs de Basra ne datent attisant les différends mais nous sommes pas d’hier. Les bombardements de la tous frères», explique-t-il en lissant sa Tous les di x ki lomètr es guerre Iran-Irak ont apparemment fait barbe. Pourquoi l’ayatollah Ali Sistani, plus de victimes civiles (environ 8000) attaqué chez lui en novembre par un des sol da t s équ i pés d’u n e que la guerre du Golfe même si la psy- mystérieux commando armé, est-il inter- automitrailleuse montent chose est telle que personne n’ose avan- dit de visite par les autorités? «C’est une cer un chiffre. Ce qui est sûr, en affaire privée comme il en arrive tous les la garde dans de revanche, c’est que la guerre du Golfe a jours. Et d’abord, comment êtes-vous au petits fortins occasionné des dégâts considérables. courant?» Usine Pepsi, stations d’épuration des La route s’enfonce toujours plus au Sud, eaux, centrales électriques: rien n’a monotone et boueuse. Tous les dix kilo- deux fleuves et mieux vaut ne pas rouler échappé aux bombes alliées déversées mètres, des soldats équipés d’une auto- une fois la nuit tombée. Bientôt, ce terri- par les B52 américains. Six ans plus tard, mitrailleuse montent la garde dans de toire aussi immense que mythique, la reconstruction est loin d’être achevée petits fortins. Le banditisme est courant refuge traditionnel des insurgés, des comme c’est le cas à Bagdad. Les bons dans la région des marais située entre les hors-la-loi et des déserteurs, aura dis- jours, l’électricité fonctionne huit heures.

L’ARMÉE DES ONDES

NTRE L’EMBARGO QUI A RÉDUIT LE et les taxis, les derniers rebondisse- fiancée, il ne tarde pas à succomber EBUDGET SORTIES À LA PORTION ments. aux sirènes de la vie parisienne: Has- CONGRUE, l’insécurité grandissante des Ce qui donne tout son piment aux san noue une relation torride avec rues de Bagdad le soir et un régime Hommes de l’ombre, c’est que les faits Flora, irakienne elle aussi. Ce qui four- policier qui n’invite pas à la flânerie relatés dans le feuilleton sont censés nit, par ailleurs, le prétexte d’une autre nocturne, les soirées du Ramadan sont être réels. «C’est la première fois grande première: le premier baiser de plutôt mornes dans la capitale ira- qu’un film irakien parle des services l’histoire des feuilletons télévisés ira- kienne. Passé 20 heures, rien d’autre à secrets du pays», assure Saleh Karam, kiens. faire que de rester chez soi, devant la le producteur. «Les services secrets Seulement voilà. L’ingénieur découvre télé. On n’a pas l’embarras du choix: nous ont ouvert leurs dossiers et ont rapidement que la donzelle est à la c’est soit la chaîne d’État, soit celle de coopéré à la rédaction du scénario», solde des services secrets israéliens et Oudaï Saddam Hussein, le fils du pré- précise-t-il tout en refusant de donner que ses ébats ont été enregistrés sur sident, Shabab TV. Pas la peine de plus de détails sur l’affaire. L’action se vidéo. Dilemme: entre sa patrie et sa zapper: à 22 heures, les deux canaux passe à la fin des années 80, à l’époque réputation, que va choisir Hassan? La diffusent le même feuilleton pendant où la France accueillait quelque 7000 patrie bien sûr. Le principal de l’in- tout le Ramadan. «Rijal al-zill (Les étudiants irakiens par an et où la trigue réside donc dans le fait de savoir hommes de l’ombre), un feuilleton ira- coopération entre les deux pays était à comment le contre-espionnage irakien kien», clame fièrement la bande- son zénith. Hassan al-Babely, un va réussir à mettre en échec les menées annonce. Tous les soirs donc, le pays brillant ingénieur irakien, est envoyé des agents du Mossad. Dans un souci s’arrête afin de suivre le nouvel épi- en stage à Paris où il doit se familiari- sans doute pédagogique, ceux-ci sont sode et le lendemain, on ne manque ser avec les techniques de fabrication aisément repérables au fait qu’ils pas d’en commenter, dans les bureaux de missiles. Loin de sa patrie et de sa fument le cigare, à leur accoutrement

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Quant à l’eau potable, c’est une denrée précieuse que l’on vend, au litre, deux fois plus cher que l’essence. Les habi- tants viennent faire le plein avec des jer- ricans à l’une des trois cents citernes sta- NORD: tionnées aux carrefours de la ville. L’eau est d’ailleurs le problème majeur de la ville et la situation ne devrait vraiment s’améliorer que l’année prochaine, avec L’ÉQUILIBRISME KURDE l’achèvement du canal Nasiriya-Basra qui amènera l’eau de l’Euphrate, DOHOUK (KURDISTAN IRAKIEN) meilleure que celle du Chatt al-Arab, Faïda marque la limite du territoire l’une des plus salines au monde. sous contrôle du gouvernement de À Basra, la misère est telle que certaines EN’EST PAS VRAIMENT UN POSTE- Bagdad. Entrants comme sortants familles ne dépendent que des – trop CFRONTIÈRE mais c’en a tout l’air. descendent de véhicule pour présenter rares – distributions du Croissant rouge Au bout de la longue plaine vallonnée leurs papiers d’identité. Depuis peu, ou dus de charité mis en place par les qui s’étend au nord de Mossoul, le Kurdistan et le reste de l’Irak com- hommes d’affaires de la ville. Il est vrai muniquent à nouveau, depuis exacte- que plus de la moitié des habitants ment la victoire en septembre du Parti vivaient des activités portuaires. Les démocratique du Kurdistan (PDK), anciens dockers, mis au chômage par la allié à Bagdad, sur son grand rival, guerre Iran-Irak et l’embargo onusien, se l’Union patriotique du Kurdistan sont reconvertis dans l’agriculture ou les (UPK), soutenu par l’Iran. Pendant petits boulots. Comme Abou Halim qui cinq ans, les habitants des deux zones squatte avec sa femme et ses trois ont vécu comme dans deux pays, enfants une maison du quartier de Haki- séparés par la méfiance vouée par les min à moitié détruite par les bombarde- leaders kurdes au régime de Saddam ments de 1991. Un prêtre de la ville, par- Hussein, coupable d’avoir écrasé dans ticulièrement désabusé, résume ainsi l’état d’esprit des habitants de Basra: le sang le soulèvement du printemps «Les gens sont passifs, ici. Ils ne peuvent 1991. rien faire pour améliorer leur sort. Alors Aujourd’hui, signe de la détente qui il ne leur reste plus qu’à accepter». Et prévaut entre les deux camps, cinq s’ils ne sont pas satisfaits? «Je ne vois cents à mille personnes passent pas. Se suicider...?!» Une fin effroyable chaque jour par Faïda. Des civils seu- ou un effroi sans fin. lement: les fonctionnaires de Bagdad AFP

douteux et à leur regard torve qui leur dien-Palestine de Bagdad, ce qui n’a invisible, une radio miniature Sony donne l’allure de caricatures dignes du pas manqué de faire rire les Irakiens. présentée comme un émetteur surpuis- Protocole des sages de Sion... Là où ils rigolent moins, c’est lorsque sant! À part ça, le feuilleton est l’occasion la fiction rejoint la réalité dans un effet «Toute cette mise en scène est destinée de quelques scènes hilarantes comme de miroir télévisuel saisissant. En effet, à nous terroriser car le régime sait que celle où le professeur ès missiles fran- quelques jours seulement avant le les gens sont prêts à tout pour de l’ar- çais tance gentiment son élève per- début de la diffusion des Hommes de gent», confie une intellectuelle ira- turbé par ses problèmes sentimentaux, l’ombre, les téléspectateurs irakiens kienne. Croit-elle à la réalité des sur le mode: «Toi, mon meilleur élève, ont eu droit à un reality show propre- confessions? «Bien sûr. Seulement, ces tu ne peux pas décevoir tous les ment terrifiant: les confessions longues hommes n’ont pas été grâciés comme espoirs que j’ai placés en toi. Au nom et circonstanciées de trois espions on l’a dit à la télé. Je suis sûre qu’ils de l’amitié entre nos deux pays, Has- ayant travaillé... pour le Mossad. L’air sont morts maintenant.» Et le feuille- san, concentre-toi un peu!» Le pro- cauteleux à souhait, ils y avouent ton? «Ça relève de la même logique: ducteur n’est pas peu fier d’avoir pu avoir trahi leur pays pour quelques éduquer le peuple tout en l’amusant.» tourner les scènes d’extérieur à Paris: poignées de dollars. Parfois, la caméra À la fin des confessions des trois «Nous avions peu de temps et de laisse leurs visages couleur de cire espions, un homme-tronc venait moyens mais tout le monde a été très pour s’attarder sur leurs doigts tordus d’ailleurs tirer à l’écran la morale de gentil avec nous. N ous avons eu les d’angoisse pendant qu’un appel à la tout cela et demandait aux Irakiens de visas et les autorisations de tournage délation suivi de deux numéros de redoubler de vigilance: «Ne répondez sans aucun problème». Afin de faire téléphone défile en incrustation. Le pas à des questions trop précises sur des économies, les scènes se déroulant récit est entrecoupé de plans sur les notre pays! Méfiez-vous des magnéto- au café ont été tournées à l’hôtel Méri- pièces à conviction: un stylo à encre phones et des appareils photos!»

L’ORIEN T-EXPRESS 23 M ARS 1997 ici et ailleurs

IRAN

TURQUIE Zakho

Salahedin ErbilErbil Mossoul ErbilErbil MossoulMossoul DigalaDigala Souleymanieh Kirkouk PDKPDK (M.(M. Barzani)Barzani) UPKUPK KirkoukKirkouk (J.(J. Talabani)Talabani) SYRIESYRIE SamarraSamarra Positions des partispartis kurdeskurdes auau 100100 kmkm MaydanMaydan 1er1er janvierjanvier 19971997

IRAK BagdadBagdad LÉGENDE

Karbala Zone kurde JORD.JORD. IRAN NajafNajaf Zone chiite

Basra Zone d'exclusion aérienne NasiriyahNasiriyah instaurée par :

Les États-Unis et ARABIE SAOUDITE le Royaume-Uni KOWEIT Zone Les États-Unis, Neutre 200 km le Royaume-Uni et la France

ne s’aventurent pas – pas encore – au zani, figure légendaire de la résistance tembre, il n’y a pas eu de combats ici. Nord où ils seraient refoulés avec de kurde, qui orne le check-point tenu Les troupes irakiennes se sont immé- la chance, arrêtés à coup sûr, assassi- par les hommes du PDK. Dohouk est diatement retirées après leur entrée à nés éventuellement. Les Irakiens de la à dix minutes en voiture, nichée au Erbil. Bagdad n’est présent d’aucune zone gouvernementale, qui «mon- creux d’une vallée aride. La troisième façon ici.» Il nie tout contact entre tent» rendre visite à un parent, y croi- ville du Kurdistan irakien fait figure son parti et Saddam Hussein: «Nous sent des Kurdes aux larges pantalons de havre de paix. Les étals des maga- nous sommes seulement mis d’accord, bouffants remplis de liasses de billets sins, inondés par le flux constant de via l’O N U, sur le transport du pétrole qu’ils vont dépenser à Mossoul avant contrebande venant de Turquie, sont irakien vers la Turquie par pipe-line. de rentrer, le soir, chargés de paquets nettement mieux achalandés qu’à Il est dans l’intérêt du peuple kurde de cigarettes destinés à la Turquie et à Mossoul. Des policiers en uniformes que la résolution «pétrole contre l’Iran. Des camions passent aussi avec flambant neufs règlent la circulation nourriture» soit mise en œuvre.» Et le des fruits, des légumes ou des produits aux carrefours: le PDK, qui règne ici passage ces derniers temps, à travers de contrebande turcs et ramènent de en maître comme dans la plus grande le Kurdistan, du vice-Premier ministre l’essence en zone kurde. Un flux partie du Kurdistan irakien, à l’excep- Tarek Aziz ainsi que du ministre du constant et vital pour l’économie ira- tion de Souleymanieh tenue par Pétrole Amir Rachid en route pour la kienne sous embargo depuis six ans l’UPK, a bâti un véritable État Turquie? «Il s’agissait seulement d’un ainsi que pour le PDK qui prélève sa miniature. transit. Ils n’ont eu aucun contact dîme au passage. Au governorat, Moayed Ahmed, avec des officiels kurdes. Il n’y a Au-delà de Faïda, c’est le Kurdistan, chargé des relations publiques et aucun accord entre Saddam Hussein comme l’indique la grande peinture membre du PDK, se veut rassurant: et le PDK.» du leader historique Moustafa Bar- «La ville est très calme. Même en sep- En fait, les choses ne sont pas si

L’ORIEN T-EXPRESS 24 M ARS 1997 ici et ailleurs simples et nombre de Kurdes crai- gnent sans le dire que le départ des expatriés travaillant dans les ONG étrangères ne prélude à un retour en force de Bagdad au Kurdistan. Tout y concourt: la Turquie qui, lassée des incursions des peshmergas du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), favorise une reprise en main du Kur- distan; la France qui s’est retirée de «Provide Comfort», la mission de sur- veillance aérienne du nord de l’Irak; la Communauté européenne qui, pré- textant l’acceptation de la résolution «pétrole contre nourriture», a drasti- quement réduit ses programmes de financement destinés aux Kurdes d’Irak. Déjà, les travailleurs humani- taires ne peuvent plus entrer au Kur- distan par la Turquie et sont contraints de passer – au compte- goutte – par la Syrie. La plupart des ONG américaines ont plié bagage emmenant plusieurs milliers de Kurdes: selon plusieurs sources fiables, un certain nombre d’entre elles servaient de couverture à de véri- tables agences de renseignement pro- américaines. Cela n’a pas manqué de susciter un raz-de-marée de demandes d’asile politique auprès des autres organisations étrangères toutes reje- tées pour l’instant. Certes, les fonctionnaires de Bagdad ne sont pas censés circuler dans le AFP Kurdistan mais tout le monde se méfie sein qui s’étaient livrés à une véritable que sur le terrain, c’est dans les têtes des moukhabarat, les membres de la chasse à l’homme lors de leur brève que tout a changé», confie le respon- terrible police secrète de Saddam Hus- incursion à Erbil en septembre. «Plus sable d’une organisation humanitaire. «Les Kurdes ont un peu la gueule de bois. Q uand ils ont vu les Américains décamper, ils ont réalisé que la pro- Le Kurdistan irakien depuis 1991 tection alliée ne durerait pas infini- ment. Maintenant, il ne leur reste plus Mars 1991: Dans la foulée de la défaite irakienne lors de la guerre du Golfe, les qu’à négocier leur réintégration à Kurdes se soulèvent contre le gouvernement de Bagdad. La riposte irakienne est l’Irak au meilleur prix.» D’où les terrible et les forces alliées mettent en place l’opération «Provide Comfort» afin de contacts tous azimuts de ces dernières protéger les 4 millions de Kurdes: une zone d’exclusion aérienne de 10 000 km2 au semaines qui ont vu les deux factions nord du 36e parallèle est instaurée, accompagnée d’un programme d’aide huma- ennemies kurdes négocier le mois der- nitaire. nier à Ankara sous l’égide de diplo- Juillet 91: Les forces alliées se retirent du nord de l’Irak, laissant le terrain aux mates américains. Plus discrètement, combattants kurdes. les ennemis d’hier ont renoué les fils Mai 92: Aucun des deux grands partis kurdes, le PDK et l’UPK, ne remporte les du dialogue: l’UPK de Jalal Talabani a premières élections libres au Kurdistan. envoyé des émissaires à Bagdad, le Septembre 92: Le PDK et l’UPK décident de fusionner. PDK de Massoud Barzani à Téhéran 1994: Les combats reprennent entre les deux principales factions kurdes. et l’Iran vient même d’ouvrir un 31 août 1996: La principale ville du Kurdistan, Erbil, tombe aux mains du PDK bureau à Salaheddine, dans le fief de soutenu par l’armée irakienne. À la suite de cette intrusion de Bagdad, les États- Barzani. Pendant ce temps, Bagdad se Unis déclenchent des frappes contre des objectifs en Irak. Saddam Hussein retire contente d’attendre: Saddam Hussein ses troupes. sait que le temps joue en sa faveur et 31 décembre 96: «Northern Watch» remplace «Provide Comfort». La France, pré- que le Kurdistan finira bien par tom- textant de l’abandon du volet humanitaire de l’opération alliée, se retire. ber dans son escarcelle comme un fruit mûr.

L’ORIEN T-EXPRESS 25 M ARS 1997 ici et ailleurs topos Le Soudan:

ÉgypteÉgypte

Li by e Lac Nubie Jebel Erba (2217 m)

Port Soudan Jebel Hamoyet (2780 m)

LégendeLégende Atbara TchadTchad

barragebarrage Omdourman KhartoumKhartoum Kassala Wadi cheminchemin dede ferfer El Fasher Medani El Geneina routeroute El Obeyd villeville Kosti Lac Tana différenddifférend Jebel Marra Nyala frontalierfrontalier (3042 m) avecavec l'Égyptel'Égypte Kadougli

Malakal Bahr al Arab axe stratégique Port-Soudan ÉthiÉthi opie opie Khartoum Wau

infiltration des guérilleros République Centrafricaine Juba Monts Imatong (3187 m)

ZoneZone d'activitéd'activité desdes guérillasguérillas Zaïre anti-gouverne- anti-gouverne- 400 km mentales Ouganda KenyaKenya mentales Alexandre Medawar© 1997 Ouganda

ÊME LES SEIZE COMMUNAUTÉS LIBA- mais aussi des animistes. différentes. Dans le Nord «arabe», il M NAISES feraient pâle figure par com- Clivages ethniques: non pas entre Blancs s’agit principalement de la rivalité entre paraison avec les lignes de fracture qui et Noirs mais entre une population arabi- deux confréries, celle des Ansars, héritiers parcourent le Soudan. Le plus grand pays sée (spécialement dans le Nord) et une de la révolte du Mahdi contre le condo- du monde arabe et de l’Afrique confon- population qu’on dira «africaine» par minium anglo-égyptien de la fin du XIXe dus a le douteux privilège de réunir sur commodité et qui est elle-même fragmen- siècle, et la Khatmia, d’obédience égyp- son immense territoire (2 505 813 kilo- tée en près de 160 ethnies, la principale tienne. Cette vieille rivalité, qui a survécu mètres carrés) des clivages à la fois reli- étant celle des Dinkas. À noter que cette à la période coloniale, a été perturbée au gieux, ethniques et claniques, ceci sans ligne de clivage ne recoupe pas totale- début des années 80 avec la montée des parler des effets centrifuges hérités de ment la précédente puisqu’on trouve par Frères musulmans. l’ère coloniale. exemple des chrétiens arabisés. Clivages historiques: le Soudan traîne Clivages religieux: la majorité Clivages claniques: ils se retrouvent dans derrière lui une histoire compliquée. musulmane y cohabite avec des chrétiens tout le pays, mais suivant des modalités Outre un immémorial contentieux qui

L’ORIEN T-EXPRESS 26 M ARS 1997 ici et ailleurs Unification par la révolte

date du temps où le Sud du pays était un Pendant toutes ces péripéties, la autresautres réservoir de Z anj, candidats forcés à l’es- guerre civile n’a jamais véritable- Furs 2,1 % 12,7%12,7% clavage, il y a les séquelles de la période ment cessé. De négociations infruc- Baris 2,52,5 %% coloniale au cours de laquelle l’Égypte, tueuses en médiations ratées, tous Zandés 2,7 % elle-même contrôlée par la Grande-Bre- les efforts de règlement ont été Nuers 4,9 % tagne, partageait avec cette dernière le voués à l’échec et le Sud du Soudan, Arabes Bedjas Soudanais contrôle du Soudan. Plus récemment, malgré de longues accalmies, n’a 6,46,4 %% 49,149,1 %% dans les années 70, le Soudan a servi de plus connu de vraie paix. De plus, ni Dinkas plaque tournante aux activités clandes- le gouvernement ni les rebelles, Noubas 11,5 % tines américaines contre la Libye, l’Éthio- réunis au sein du Mouvement popu- 8,18,1 %% pie marxiste, le mouvement de libération laire pour la libération du Soudan et de l’Érythrée, sans parler de l’Ouganda. son bras armé, l’APLS, sous la direc- Composition ethnique En retour, le Soudan a lui-même subi sur tion de John Garang, n’ont réussi à Composition ethnique (1983)(1983) son territoire les effets de cette position infléchir durablement le rapport de stratégique, avec l’aide accordée par ses force. différents voisins aux forces d’opposi- Cette situation pourrait cependant tion, à tel ou tel moment de son histoire changer maintenant que les différentes récente. composantes de l’opposition soudanaise Population Clivages stratégiques: aux conséquences ont réussi à surmonter les multiples (estim.(estim. 1995)1995) de cette pratique d’instrumentalisation du contradictions de leur société pour s’unir 28 098 000 territoire soudanais se sont ajoutés au en un front commun. Ce front, qui réunit cours de la dernière décennie des pro- le MPLS de John Garang aux Ansars de chrétienschrétiens blèmes graves avec l’Égypte. Centrés Sadek al-Mahdi et aux Khatmia de 8,28,2 %% autour d’une bande frontalière disputée Mohammad al-Mirghani, a inspiré suffi- animistes et, par-delà, autour du partage des eaux samment d’inquiétude à l’équipe en place 17,1 % musulmans sunnites du Nil, ces problèmes ont été aggravés à Khartoum pour qu’elle décrète une 74,774,7 %% par l’activisme anti-égyptien des Frères mobilisation générale. L’opposition uni- musulmans soudanais, activisme qui a fiée n’est cependant pas encore parvenue atteint son point culminant avec la tenta- à changer le cours de la guerre. Mais, à tive d’assassinat du président Moubarak défaut d’une victoire éclair, elle aura du Appartenances religieuses à Addis-Abeba. moins écarté, pour un temps, le spectre (1992) Conduits par un idéologue et un stratège d’un éclatement du Soudan. hors pair, Hassan al-Tourabi, les Frères musulmans soudanais se sont affranchis de la tutelle traditionnellement exercée 75 ans et plus par la maison mère égyptienne. Dans les dede 6060 àà 7474 ansans dernières années du régime Nimeyri (1969-1985), ils sont devenus l’acteur de 45 à 59 ans central de la politique soudanaise au dede 3030 àà 4444 ansans début des années 80. Croyant se procurer une assurance de survie, Nimeyri avait de 15 à 29 ans alors pris la décision de faire appliquer moins de 15 ans intégralement la chari‘a, ce qui fut dans 11 millionmillion 55 millionsmillions 10 millions une large mesure à l’origine de la relance Répartition de la population (1995)(1995) de la guerre civile dans le Sud, en 1983. Le retour du bâton fut la chute du régime en 1985, à la suite d’un coup d’État. Après un intermède civil, qui vit le retour au pouvoir de l’ancien premier ministre Sadek al-Mahdi, chef des Ansars et lui- même descendant du Mahdi, un autre coup d’État, conduit par le général Omar al-Bachir, restaura l’hégémonie politique populationpopulation des Frères musulmans. Ce régime est tou- population rurale 77,677,6 %% urbaine jours en place. 22,4 %

L’ORIEN T-EXPRESS 27 M ARS 1997 deV isu

Dans le bus entre Tizi Ouzou et Alger, deux femmes. Deux mondes? ALGÉRIEN N ES EN TRE ELLES REPORTAGE PHOTO NADIA BENCHALLAL, CONTACT PRESS IMAGES RUBRIQUE COORDONNÉE PAR SAMER MOHDAD

Instants volés où tout peut basculer mais où rien n’arrive... R ésolues, i nqui ètes, défi ant la vi olence absurde et la foli e d’un pays qui se déchi r e. Elles vi vent, tout si mplement.

L’ORIEN T-EXPRESS 28 M ARS 1997 deV isu

ADIA BENCHALLAL EST NÉE DE PARENTS ALGÉRIENS LE 24 JUIN N1963 À PAU, dans les Pyrénées. Ses photos d’enfants new yorkais sont exposées à la Ledel Gallery, à New York, en 1991. Elle acquiert par la suite une solide base professionnelle en assistant des photographes tels que Joshua Greene (fils de Mil- ton Greene) et Martine Barrat. Elle poursuit aussi sa formation en participant au sixième atelier de photojournalisme organisé par Eddie Adams, lauréat du prix Pulitzer. En 1992, elle entreprend de témoigner sur la vie des femmes algériennes. Son projet lui donne l’occasion de retourner à plu- sieurs reprises dans son pays d’origine. En 1995, elle élargit son travail sur les femmes musulmanes à d’autres pays, dont la Bos- nie. Quatre pages sur les femmes algériennes ont été publiées dans la prestigieuse revue américaine Aperture. D’autres photos de Nadia Benchellal ont été publiées dans des journaux et maga- zines aussi différents que le Donne della Republica, El Pais, New Yor k Ti mes, Le Nouvel Observateur, Libération, Marie-Claire, Elle, Epoca ou Das Magazin.. Lauréate du Visa d’Or au Festival de Perpignan (catégorie magazine) en 1994 et du Prix de la Fondation Mother Jones (San Francisco) en 1996, Nadia Benchellal travaille avec l’agence Contact Press Images depuis septembre 1994.

Avant d’affronter la rue, Karima met le voile. Manifestation à Tizi Ouzou pour la libération de Matoub Lounès.

L’ORIEN T-EXPRESS 29 M ARS 1997 deV isu

Hammam de Boufarik, à Alger.

Sur le pont du «Liberté», de retour à Alger pour les vacances.

L’ORIEN T-EXPRESS 30 M ARS 1997 deV isu

Femmes entre elles à la Mosquée Sidi Abdelrahmane, à Alger.

ORSQUE N ADIA BENCHALLAL POSE LE crites en lettres partisanes, les intiales du L’image est quasiment parfaite et évoque LPIED À ALGER EN 1992, elle n’a qu’un FIS. Ou bien encore, ces deux femmes, toute la confiance que la photographe a lointain souvenir du pays qui l’attend, joviales, dont l’une, la plus jeune, su inspirer. Elle n’est pas là pour voler celui d’un voyage avec ses parents à l’âge embrasse tendrement sa grand-mère… mais pour échanger, montrer, dire. C’est de huit ans. Que connaît-elle vraiment de deux images qui symbolisent un même qu’il faut une curiosité saine et respec- l’Algérie?… Les gestes de sa mère et le monde où se mêlent les expressions mul- tueuse pour s’attacher ainsi à la simplicité regard de son père, tous deux originaires tiples de la religion et l’importance struc- des gestes quotidiens alors que tout alen- de Kabylie et immigrés en France avant la turale des relations affectives. tour n’est que fureur et crime. Gestes, guerre. Cela suffit pour lancer la photo- Les photographies que Nadia Benchellal regards, mains, visages. Peu à peu, un graphe sur le chemin de ses origines. Les a réalisées parmi les femmes algériennes univers apparaît. Une vérité s’impose: les premières images apparaissent, des scènes constituent en effet son premier grand femmes algériennes vivent d’une culture éparses recueillies auprès de femmes ren- travail qui lui valut de recevoir, en 1994, singulière, fondée sur la communauté. contrées à Alger et dans les villages de le Visa d’Or au Festival international du Cette simplicité du quotidien peut sem- Kabylie. Sur une cinquantaine de films, Photoreportage, à Perpignan. Entre- bler désuète dans un pays que l’on sait une vingtaine d’images émergent réelle- temps, elle est retournée à Alger, Tizi livré à des courants assassins. C’est que la ment, quelques portraits, et déjà des sym- Ouzou, Bedjaïa. Sa vision s’est précisée. télévision nous a habitués à voir des boles, dont cette silhouette toute voilée Une jeune femme, face à son miroir, revêt hommes en armes et des corps meurtris, qui passe devant un mur où se lisent, ins- son hijab avant de sortir dans la rue. et tout ça va vite, tout ça tient le regard

L’ORIEN T-EXPRESS 31 M ARS 1997 deV isu

Chez elle, la jeune Sabrina s’essaie au port du voile.

sous l’emprise de sensations brûlantes, mouvements de la foule, la photographe tout ça fait croire que la réalité entière s’est approchée de leurs visages, où se réside dans les affrontements et les luttes concentrent les tensions de la lutte et de fratricides. la peine. Mères, sœurs, épouses, toutes Avec Nadia Benchallal, nous voyons appelées hors de leurs maisons, les voici d’autres forces que la mort et la désola- rassemblées, insoumises. tion. Nous voyons des femmes qui résis- Beaucoup de belles choses furent anéan- tent. Ainsi cette femme qui brandit ties en Algérie. Des quartiers où il faisait chaque jour, dans la rue, le drapeau de bon vivre sont devenus des zones son pays pour appeler à la démocratie. sombres et menaçantes. Dans la capitale, Ou ces femmes qui manifestent en por- le couvre-feu pèse comme un balancier tant les portraits d’hommes disparus. sinistre. La nourriture, les légumes, le Elles n’ont pas peur. Elles sont là, soli- pain sont désormais rares et chers. Tan- daires. Elles sont en révolte et surgissent dis que les hommes au regard funeste ici comme les symboles d’une conscience rôdent et surveillent, jour après jour, les politique active. Dans leurs regards, ce femmes continuent d’inventer la vie. Avec sont des millions de femmes algériennes près d’elles la foule des jeunes enfants, qui prennent la parole et s’élèvent contre elles vont de terrasse en terrasse, parlent l’oppression et la terreur. Traversant les et se croisent au seuil des maisons, prépa-

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Sur une terrasse d’immeuble, en fin de journée.

rent les repas et les fêtes. Les mains plon- gent dans la semoule. Puis il faut sortir faire un achat, et les voilà qui partent, voilées, dans les escaliers de la ville pour de furtives escapades. Devant ces scènes, on devine que la pho- tographe est femme parmi les femmes. Elle n’est pas l’étrangère en quête d’exo- tisme mais celle qui, d’emblée, reconnaît l’importance des signes. Elle peut s’ap- procher et prendre part. Lorsque les femmes, aux jours de fête, s’apprêtent à danser dans les cuisines, lorsque les étoffes sont nouées autour des hanches, elle est là, complice émerveillée, parmi les mains qui claquent et les corps qui tour- nent.

PIERRE ROUYER Préparation de couscous.

L’ORIEN T-EXPRESS 33 M ARS 1997 ÉÉÉtttaaatttsss dedede femmefemmefemme Féministes, féminines, libérées, conserva- féministe des années 40 et perpétuée par trices, révoltées, soumises, jeunes ou les militantes des années 70 s’est aujour- moins jeunes, toute différentes qu’elles d’hui essoufflée. C’est que la nouvelle soient, les Libanaises partagent sans le génération ne semble pas avoir les mêmes savoir une seule et unique égalité: une motivations. Insouciance, inconscience condition peu enviable malgré certaines ou résignation? La Journée mondiale de apparences bien trompeuses. La lutte la femme ne manquera pas, le 8 mars, de menée par les pionnières du mouvement relancer le débat.

HOUDA KASSATLY

DOSSIER RÉALISÉ PAR CARMEN ABOU-JAOUDÉ ET CHANTAL RAYES CARTES ET INFOGRAPHIES ALEXANDRE MEDAWAR

L’ORIEN T-EXPRESS 34 M ARS 1997 UN POTENTIEL ÉTOUFFÉ

CHANTAL RAYES réalisée en 1992 sur un échantillon de directeurs généraux d’établissements ban- ORS DE LA CONFÉRENCE SUR LA LÉGIS- près de 2 000 femmes, le motif principal caires, seulement 18 femmes répondent à LLATION QUI RÉGIT LE TRAVAIL DE LA avancé par 37% des intéressées. Reflet de l’appel. Et dans l’administration FEMME, le 22 février dernier, Laure la tendance, l’augmentation de la popula- publique, pas une femme parmi les fonc- Moghaïzel commence son discours par tion active féminine: 27,8% de femmes tionnaires de la première catégorie, avant ces mots: «Madame la présidente, sur le marché du travail en 1990, 1990, puis trois femmes, seulement, en Madame la directrice générale du minis- contre17,04% en 1970, essentiellement 1994 pour 132 hommes. Jusque dans les tère des Affaires sociales, l’unique...», dans le tertiaire. Loin derrière certains professions majoritairement féminines suscitant l’hilarité dans l’assistance. Mais pays occidentaux où ce chiffre atteint comme l’enseignement scolaire, leur pro- derrière la boutade, il y a là une des réa- près de 40% mais à l’avant-garde des portion tombe à 50% dès qu’il s’agit des lités du travail des femmes: le difficile pays arabes (8% ), le Liban peut se préva- postes de direction. accès aux postes de responsabilité. loir d’une relative intégration de la Peu de cadres chez les femmes donc, Brushing impeccable et cran de rigueur femme dans la dynamique économique, encore moins aux postes de décision. («qui a dit qu’occuper un poste de déci- même si les femmes actives ne représen- Mais quand bien même elle parvient à sion diminuait la féminité?»), Madame la directrice générale du ministère en ques- tion, Neemat Kanaan, monte à son tour à la tribune pour évoquer entre autres, son parcours du combattant. «J’ai peut-être ouvert la voie, dit-elle, mais les choses n’ont pas été faciles et je ne suis pas arri- vée au bout de mes peines. C’est une lutte de tous les instants.» Mais l’avancement professionnel de la femme active libanaise n’est pas, loin s’en faut, le seul problème auquel elle doit faire face. Inégalités des chances, dispari- tés dans les salaires, exploitation dans certains secteurs, lois discriminatoires, avantages sociaux aléatoires, licencie- ments abusifs, l’arbitraire est souvent la règle. Malgré les déclarations et conven- tions des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, les recommandations de la conférence de Pékin et de celles qui l’ont précédée, la discrimination sexuelle a encore de beaux jours devant elle, et pas seulement au Liban d’ailleurs. D’après le rapport mondial sur le développement HOUDA KASSATLY HOUDA KASSATLY humain élaboré par le PNUD en 1995, il tent que 10% de la population féminine gravir les échelons – car cela lui arrive de n’est pas une société au monde – au vu de totale. temps en temps –, elle est d’autant plus l’ISDH (indice sexospécifique du dévelop- En tout cas, cette relative intégration n’a combattue qu’elle est une femme. Une pement humain) – dans laquelle les pas abouti, expliquent Fadia Kiwan, poli- lutte de tous les instants, «mais surtout femmes bénéficient des mêmes opportu- tologue, et Fahmié Charafeddine, socio- une question de persévérance» nuance nités que les hommes. Cette inégalité logue, à une participation plus impor- Bernadette Nachef, 37 ans, devenue sous- générale ne saurait cependant tenir lieu tante des femmes à tous les niveaux des directrice d’une agence de la Société d’excuse, ni tempérer la revendication pouvoirs de décision politique, adminis- Générale au bout de 18 ans de services. Et d’égalité, surtout là où les disparités res- trative, économique tenus pour l’apanage cette battante qui préfère l’anonymat à tent criantes. des hommes. L’exemple du secteur ban- force de fréquenter les cabinets ministé- caire est, à cet égard, significatif. Elles riels: «Corruption, trafic d’influence ou POUR UN NOMBRE CROISSANT DE LIBA- sont présentes à 37% dans les effectifs, abus de pouvoir, on ne recule devant rien NAISES, TRAVAILLER est devenu une norme mais de moins en moins à mesure que pour faire tomber celle qui a osé arriver.» sociale, mais surtout un impératif écono- l’on s’élève dans la hiérarchie: 29 direc- Situation d’autant plus difficile que ces mique lié à la crise et aux exigences du trices de succursales, mais vingt fois plus femmes ne peuvent compter sur un effet niveau de vie. C’est, selon une enquête d’hommes à ce même poste, et sur les 386 de masse qui les aiderait à faire front

L’ORIEN T-EXPRESS 35 M ARS 1997 États de femme

comme les sciences humaines, dans une totale indifférence aux besoins d’un mar- ché du travail extrêmement restreint.» Conséquence de ces choix inadapatés à un marché de plus en plus compétitif et spécialisé, elles se retrouvent souvent sur- qualifiées par rapport à la nature de leur emploi. Mal orientée, peu encline aux spécialisations techniques et «trop rare- ment ambitieuse», la Libanaise, souligne Fahmié Charafeddine, «attend trop peu de son travail. Elle ne le vit pas toujours comme une manière de se réaliser». Mais peut-on sérieusement le lui reprocher, surtout quand on sait que près de 25% des femmes actives sont aussi des mères de famille? Les mentalités traditionnelles ont encore la vie dure et la femme souffre toujours de l’image que lui renvoie d’elle- même une société qui ne lui pardonne pas ses désirs d’indépendance. Au point que dans bien des cas, dit Joseph Moawad, l’un des responsables de la Fondation René-Moawad qui accorde un intérêt pri- vilégié à la condition féminine, «elles- mêmes trouvent indécent de nourrir les mêmes ambitions qu’un homme». Cela quand elles ne finissent pas par «s’essouf- fler dans les derniers cent mètres, par exemple en se faisant baguer par quelque beau parti après sept années de méde-

HOUDA KASSATLY cine». puisqu’on est encore loin des 30%, seuil remédier, ne parvient pas à rallier les voix Pénalisée par sa condition d’épouse et de critique de la participation des femmes discordantes. «Cela ne servirait à rien mère, «la femme n’a plus intérêt à être aux postes de décision recommandé par d’autre qu’à marginaliser encore davan- active, juge Fadia Kiwan, si l’on ne veut la commission de la condition de la tage la femme», objecte Laure Moghaï- rien changer à son image et à ce qui femme des Nations unies, à l’horizon zel. affecte directement sa vie quotidienne, le 2005. Or, rien n’est fait pour y parvenir. Pourtant, en matière d’accès à l’éduca- code de la famille», c’est-à-dire, le par- Mais il est vrai aussi, observe Fadia tion, les chiffres du rapport national pré- tage des rôles entre l’homme et la femme Kiwan, que «la majorité des femmes n’est paré pour la conférence de Pékin ne mon- au sein du foyer. Mais le fait est que, dans pas encore prête à assumer de telles res- la dynamique du développement, les rela- ponsabilités. N on qu’elles n’en soient pas tions sociales n’ont pas suivi. À quoi capables mais bien parce qu’elles sont Les femmes s’ajoute l’absence de personnel qualifié formées à l’obéissance plutôt qu’à l’auto- sont d’emblée regardées dans les garderies et de structures d’ac- rité». cueil pour les enfants sur les lieux de tra- Corollaire souvent observé mais encore comme des agents mineurs vail. Aujourd’hui, même si elles peuvent plus souvent tu de cette difficulté de compter sur l’appui de (belle) maman, l’avancement professionnel chez les trent pas que les filles sont défavorisées. «sur les femmes continue de reposer la femmes, nombre d’entre elles, assure Fah- Pour l’année 1993-94, l’écart filles-gar- moitié du ciel», selon la vieille formule de mié Charafeddine, en arrivent à céder à la çons tend à disparaître à toutes les étapes Mao Zedong. promotion canapé. Or, non seulement il du cursus scolaire et universitaire. En n’y a pas de législation contre le harcèle- 1994, le taux de réussite des filles, toutes LA VÉRITABLE LAISSÉE-POUR-COMPTE DU ment sexuel, mais même l’idée qu’il universités confondues, atteint 49,7% et DÉVELOPPEMENT HUMAIN et économique, puisse y avoir une éthique du travail pour la seule Université libanaise, qui est naturellement la femme pauvre, paraît incongrue. absorbe plus de la moitié des étudiants, ce qu’elle soit citadine ou rurale. «La femme Mais avant d’en arriver à l’avancement taux est de 62,3%, alors que les étu- pauvre est une pauvre femme», assène professionnel, il semble qu’aux premiers diantes ne représentent que 53,6% des Fadia Kiwan. Toujours d’après le rapport échelons aussi les opportunités de travail inscrits. Mais l’erreur, c’est aussi dans le du PNUD, la pauvreté est un phénomène soient souvent refusées aux femmes, bien choix des filières qu’il faut la chercher, qui, mondialement, touche un nombre qu’aucune donnée chiffrée ne permette de relevait Mona Khalaf, professeur d’éco- plus important de femmes que vérifier qu’à compétences égales, c’est nomie à la LAU, au cours d’un colloque d’hommes. Au Liban, l’analphabétisme l’homme qui l’emporte. La «discrimina- sur la femme au travail, en 1995: «Les concerne deux fois plus de femmes tion positive», autrement dit l’institution étudiantes ont tendance à choisir les adultes que d’hommes. Et, à l’exception de quotas qui, pour certains, pourrait y filières universitaires dites “féminines”, de l’industrie qui emploie 11% de

L’ORIEN T-EXPRESS 36 M ARS 1997 femmes (selon le rapport national pour la des taux de salaires des femmes par rap- conférence de Pékin), le secteur formel port à ceux des hommes: selon l’enquête exclut la femme pauvre, qui se retrouve de 1992 déjà citée, plus de 50% des privée de revenus réguliers et de toute femmes interrogées avaient estimé que couverture sociale. Qu’elle soit très pré- leur salaire était inférieur à celui de leurs sente dans le secteur dit informel – une collègues masculins et que, de toute particularité des pays en développement, manière, ce n’était pas demain la veille n’arrange pas forcément les choses que les choses allaient changer. Là-des- puisque ce secteur concerne l’ensemble sus, il faut savoir que les taux de salaire des activités non déclarées – dont la pro- les plus élevés au monde, ceux de la Tan- duction n’est pas comptabilisée et dont la zanie (92% du revenu d’un homme) et de main d’œuvre ne bénéficie ni des garan- l’Islande (89,6%) ne sont pas égaux à ties de la législation du travail ni des pres- 100% même si la différence est minime. tations de la sécurité sociale. C’est le cas «En fait, explique Ekbal Doughan, prési- de l’artisanat, par exemple, mais aussi de dente de la Ligue de la femme au travail, l’agriculture, où l’activité est essentielle- c’est un cercle vicieux pour elles dans la ment saisonnière. mesure où beaucoup d’opportunités Le plus souvent ouvrière agricole dans les d’emplois bien rémunérés leur sont champs du père ou dans des micro-struc- inacessibles.» Sans parler du travail à tures, la femme rurale est «celle qui a tous temps partiel plus fréquent chez les les problèmes» dit Joseph Moawad, celle Bien que mieux loties, les citadines ne femmes et qui est évidemment moins bien qui souffre au premier chef des inégalités sont pas pour autant à l’abri des dispari- rémunéré. en tous genres. Quand bien même son tés de salaires, et ce n’est que depuis 1965 Mais il y a aussi d’autres raisons à la activité serait rémunérée, cette dernière que le Code du travail admet – pour le sous-rémunération des femmes. Accusées reste évaluée au rabais, moitié moins cher salaire minimum seulement – le principe d’absentéisme – mais le mari se voit mal que celle des hommes pour un travail de du «equal work, equal pay» consacré par en train de la remplacer au chevet de leur même nature et de même durée. Pour la Convention n°100 de l’Organisation enfant –, prisonnières des mentalités qui prendre un exemple entre mille, Oum internationale du travail ratifiée par le veulent que leur rémunération ne serve Nagi, 37 ans et 7 enfants, trie des patates Liban douze ans plus tôt. Certes, quand que d’appoint puisque, pense-t-on, elles huit heures par jour pour 5 000 livres le traitement est fixé par catégorie, ne sont pas chefs de famille, les femmes alors que ses collègues masculins, qui pré- comme pour le salaire minimum ou pour sont d’emblée regardées comme des fèrent boire le thé en la regardant faire, les différents échelons de la fonction agents mineurs. Si bien qu’il est presque encaissent 10 000 livres. Jamilé, 25 ans, publique, il n’y a pas de disparité. Mais il «naturel» pour un patron, s’indigne transporte, elle, des denrées à dos d’âne faut croire que ce n’est pas le cas pour Joseph Moawad, de moins payer les pour 5 000 livres, de 5 à 17 heures. tout le monde, même si l’on ne sait rien femmes. C’est pourtant de cette manière

Suède 1 (classement IPF) 1 (classement ISDH) Philippines 28 64 Colombie 29 50 Fra nce 31 7 I ra k 47 78

67 Grèce 27

79 Sri Lanka 58

Syrie 81 72 IPF Tunisie 91 59 ISDH 96 Égypte 92

Liban 103 65

0 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 0.6 0.7 0.8 0.9 1 == == femme homme Source:Source: PNUD,PNUD,Rapport mondial sur le développement humain19951995 -- © © A. Medawar 1997 femmefemme hommehomme IPF: Indicateur de la participation des femmes au processus de décision économique et politique, à la population active et au revenu national; ISOM: Indicateur des disparités entre les sexes dans le développement; ISDH-IPF: Plus l’indice tend vers 1 et plus l’écart femmes-hommes se réduit.

L’ORIEN T-EXPRESS 37 M ARS 1997 États de femme

demnisation de ce congé de quarante jours (jusqu’à nouvel ordre), en payant l’intégralité du salaire sur cette durée. La mise en application du régime de la Sécu- rité sociale est donc, en bonne logique, l’une des revendications pressantes de la Commission nationale pour la femme, qui craint que cette surcharge dissuade les patrons d’embaucher les femmes sans faire de distinction entre la femme active et la mère. Dans tout cela, la condition féminine est également desservie par l’absence quasi- totale des femmes au sein des syndicats. Tout en émettant des doutes sur l’effica- cité structurelle du mouvement syndical, Laure Moghaïzel se demande, à ce sujet si les hommes qui le dirigent sont disposés à y intégrer des femmes. Les expériences des trois dernières décennies ne sont guère encourageantes à cet égard. Mais là on retrouve le problème bien plus grand de l’effacement persistant des femmes dans le processus de prise de décision politique.

Discrimination positive

L’une des propositions évoquées pour la promotion de la condition féminine est la «discrimination positive» prati- quée dans certains pays occidentaux, autrement dit le système des quotas minimums, que ce soit dans le monde VICTOR FERNAINÉ VICTOR du travail ou dans la participation à naturelle que le patron de Laure, aujour- représente un coût qui devrait être réparti l’action politique. Mais ce système est d’hui 39 ans, divorcée et ses deux enfants sur l’ensemble de la société. Laure loin de recueillir les suffrages des mili- à sa charge, lui a donné congé sans motif Moghaïzel estime elle aussi que «la tantes des droits de la femme au valable lorsqu’elle a décidé de reprendre maternité étant une mission sociale il fau- Liban. Ainsi Laure Moghayzel affiche son travail de secrétaire, dix jours seule- drait effectivement que la société en une opposition de principe aux quotas ment après l’accouchement. Fin de non- assume la charge». Mais, depuis trente et cela, dans tous les domaines: «J’ai recevoir sèche: on lui a préféré la jeune ans qu’il a été élaboré, le volet maternité un sens de la démocratie exacerbé qui femme venue assurer l’intérim. du code de la Sécurité sociale n’a pas m’empêche d’accepter une telle Le congé-maternité, c’est précisément la encore été voté et c’est toujours l’em- option. Le quota est anti-démocra- bête noire des patrons, pour lesquels il ployeur qui doit prendre à sa charge l’in- tique. D’ailleurs, il en résultera un sur- croît de marginalisation pour les femmes.» Même son de cloche chez Linda Matar qui, parlant des candida- Sous-évaluation tures aux élections, estime qu’il faut du travail des femmes avant tout préserver le processus démocratique, en ne lui mettant pas de Moyenne cumulée pour 9 pays en développement limites. En revanche, Aman Chaarani Temps consacré aux activités affirme que c’est un moindre mal. répertoriées par le système Tout en soulignant qu’elle a long- de comptabilité nationale 18 % temps été opposée à un tel système, (SCN) 35,735,7 %% elle dit mieux l’accepter aujourd’hui, Temps consacré aux activités mais seulement pour une période tran- non répertoriées par le système de comptabilité nationale sitoire. Pour elle, c’est dans les cir- 35 % (non SCN) constances actuelles l’une des seules 11,311,3 %% possibilités pour la femme d’avoir une Source: Githinji 1995, Goldschmidt-Clermont et Aligisakis 1995, Harvey 1995 et Urdaneta-Ferran 1991. participation politique.

L’ORIEN T-EXPRESS 38 M ARS 1997 Paroles d’elles

36 ans, ans et demi. Ma maison était presque négocier un salaire respectable. O n avait Rajaa, détruite et elle a été pillée. Je n’avais pas besoin de moi. Aujourd’hui, je suis même les moyens de la reconstruire, ni mes mieux payée que certains hommes dans le claviste-monteuse dans un parents ni ma belle famille. Soudaine- département où je travaille. J’ai pu impo- quotidien, ment, j’étais devant une très grande res- ser mes propres conditions au travail. Je mère de deux filles. ponsabilité. Q uand ma sœur installée me suis faite moi-même à force de persé- dans un pays du Golfe m’a informée vérance et de volonté. Aujourd’hui, je qu’une école là-bas avait besoin d’un pro- suis claviste-monteuse et je compte occu- fesseur de musique, il ne m’a fallu que per un jour un poste de responsabilité. trois jours pour me décider à la rejoindre. Mon travail ne m’a pas empêchée de pra- C’était le seul moyen de faire assez d’ar- tiquer le sport trois fois par semaine. gent pour reconstruire ma maison et Avec ça, j’arrive à exercer mes filles à la redémarrer ma vie avec mes filles. Mes musique, l’aînée fait du qanoun et la parents m’ont encouragée et ont consenti petite du violon. de prendre soin d’elles pendant mon J’élève mes filles de manière à leur donner absence. Je m’étais fixé un budget et je plus confiance en elles-même, à compter suis rentrée au Liban dix mois plus tard sur elles-mêmes. Je suis de celles qui avec la somme en poche. J’ai pu ainsi croient que si on veut on peut. La femme remettre ma maison en état. En rentrant, qui a assez de volonté et qui s’affirme j’ai refusé de porter le deuil, comme le dans son travail et sa société arrivera à veut la tradition ici, je ne voulais pas que acquérir ses droits. J’ai en tête cette mes filles me voient en noir. Les gens phrase de mon père: «Si tu ne peux pas étaient étonnés mais ça m’était égal. être la première et la meilleure dans ce A PRÈS DES ÉTUDES À L’É COLE NOR- Dès mon retour, j’ai repris mon travail à que tu fais, va faire autre chose». En tout « MALE, J’AI EU MON DIPLÔME EN 1982, l’école. Je vendais aussi chez moi de la lin- cas quand je pense à la femme dans ce spécialité: musique pour enfants. J’ai gerie féminine que j’avais achetée lors de pays, je pense d’abord que l’homme en commencé à enseigner le piano et la bat- mon séjour dans ce pays du Golfe. Dans général n’a pas tous ses droits et pas seu- terie dans cinq écoles. C’était rare pour mon entourage, on commençait déjà à lement la femme. une jeune fille d’enseigner cet instrument, m’appeler la «femme de fer». Après le Me remarier un jour? Pourquoi faire? Je les petits garçons étaient ravis! Je tra- drame qu’a été la disparition de mon n’ai pas besoin d’un homme. Parfois mon vaillais jusqu’à dix heures par jour. Après mari et avec la responsabilité de mes filles mari me manque mais j’assume complète- cela, je faisais cinq heures de sport pour que je devais assumer toute seule, je me ment ma vie. Toute seule.» m’entraîner avec une équipe de volley- suis découverte une force et une volonté ball professionnelle et aussi du ping-pong immenses. Ma confiance en moi avait – je suis arrivée en finale du champion- grandi. Ma foi en Dieu et le souvenir de nat. mon mari m’ont beaucoup aidée. Je vou- À 23 ans, je me suis mariée et j’ai du lais gagner plus d’argent et faire une car- ralentir un peu le rythme. Bien que mon rière mais pas dans l’enseignement. Je mari n’était pas contre le fait que je tra- voulais donner à mes filles un exemple et vaille, j’ai préféré laisser quatre de mes un idéal à suivre. J’ai donc commencé à cinq écoles pour me consacrer à ma mai- chercher un autre travail. Un quotidien son et à mes obligations familiales. arabophone me proposa un poste de cla- Comme mon mari était sportif, il m’ac- viste mais je n’avais aucune notion des compagnait aux salles de sport, et j’ai pu ordinateurs. J’ai dû faire un stage pen- continuer à m’entraîner mais pas en tant dant un mois. Je restais tard dans la nuit que professionnelle. J’ai arrêté la compé- pour apprendre tout sur cette machine. tition et j’ai mis mon ambition «sportive» L’ordinateur n’avait plus de secret pour de côté. C’est vrai que le mariage a limité moi. Mais je ne me suis pas contentée de un peu mes ambitions mais j’étais taper; m’intéressant à la lecture et à la convaincue de l’importance de la famille. politique j’ai commencé à faire des cor- N ous avons eu deux filles. Grâce à l’aide rections et j’ai appris les différents de mon mari et de ma famille j’ai n’ai pas lexiques du journal. Dès le deuxième arrêté de travailler. Mes amies qui se mois de travail, on m’envoyait les nou- contentaient d’être femmes au foyer velles recrues pour que je les entraîne à m’enviaient. mon tour. Je n’ai pas arrêté pour autant à Tout a basculé le jour où j’ai perdu mon enseigner la musique à l’école. mari, blessé à mort par un obus qui a Je suis arrivée à m’organiser de façon à ne atteint notre maison lors de la guerre pas perdre mon temps: je commence mon Aoun-Geagea en 1990. J’avais 29 ans, travail vers 7h30 et le termine vers 16h et ma fille aînées avait 5 ans, la plus jeune 2 parfois bien au-delà. Au journal, j’ai pu

L’ORIEN T-EXPRESS 39 M ARS 1997 États de femme

Paroles d’elles

un patron qui m’a offert des opportuni- tés, mais j’ai le souci de ma carrière, et Elham, 50 ans, J. R., 43 ans, j’ai souvent dû sortir mes griffes, bien boulangère, directrice commerciale, plus qu’un homme, pour faire mes preuves, parce que ça reste tout de même 5 enfants. 2 filles. un peu plus facile pour un homme. Un peu plus facile, c’est tout. L’angoisse de «J’ai commencé à travailler il y a sept ans, «J’ai eu mon premier emploi dans une l’échec me hante littéralement. Je vis quand mon mari est tombé gravement banque, en 1977, après avoir obtenu une avec, chaque minute. Je n’ai pas peur des malade. À cette époque, il était chef-cui- licence en sciences politiques de l’Univer- responsabilités parce que je sais que je sinier aux EAU et gagnait 5000 dirhams sité Saint-Joseph. J’ai haï le milieu de la vais réussir. Ce qui me fait vraiment peur, par mois. C’est là-bas qu’il a eu son acci- banque. Je sentais que c’était un monde c’est ce qui échappe à mon emprise parce dent cardiaque et il a dû être ramené en fait pour les hommes bien que les femmes qu’on dira: elle a échoué. Vous savez, on catastrophe. Avant la guerre, il travaillait y étaient nombreuses. La seule chose qui pardonne beaucoup moins à une femme. à l’hôtel Saint-Georges. N otre famille est me plaisait vraiment dans l’idée de la Mais dans mon milieu professionnel, les originaire de Rmeilé. Là-bas, on avait un banque, c’était de dépenser et ça n’a pas femmes sont bien acceptées, et je n’ai restaurant avec plein de serveurs, je dis changé depuis! J’ai donc vite fait de tour- jamais eu affaire au sexisme. J’ai à mes avait parce qu’on a plus rien depuis qu’on ner les talons. En 1978, comme c’était la côtés deux directeurs adjoints qui pren- a été déplacés en 1985. N ous sommes de guerre, j’ai été m’installer à Paris où j’ai nent très bien les choses. Je pense que ceux qui ont tout perdu. J’ai été obligée fait mes débuts avec mon actuel tout ce qui leur importe, c’est ma compé- de travailler pour remplacer mon mari à employeur. En fait, on a commencé tence. S’ils avaient un directeur incompé- la tête de la famille et pour le soigner ensemble. J’étais à la fois sa secrétaire tent, c’est là qu’ils ne seraient pas parce qu’en plus maintenant il est diabé- particulière et celle de tout le départe- tique le pauvre! Sinon pourquoi je me ment marketing. C’est là que j’ai fait mes contents du tout. Je dois dire que je me décarcasserais? À l’époque, mes enfants armes. J’ai quasiment tout appris, du pose d’abord comme un être humain et étaient encore à l’université et je tenais à simple courrier d’entreprise à la stratégie non comme une femme dans mes rela- ce qu’ils continuent leurs études parce marketing. Un an plus tard, j’ai décidé de tions professionnelles. Les seules fois où que moi, je sais pas trop lire ni écrire. rejoindre un parent à moi qui avait monté je sens que je ne suis qu’une femme, c’est Aujourd’hui, il n’y a que le zaghtour qui une boîte concurrente. J’y ai été assistante quand j’ai envie de buter quelqu’un et travaille, il est employé de banque. Il de direction pendant les deux années qui que je n’ai pas assez de force physique gagne 400 000 livres par mois. Ça lui ont suivi. Mais mi-81, je suis rentrée au pour le faire! permet de m’aider un peu mais pas trop. Liban. Je me suis mariée en 1990 à un homme Vous savez, 400 000 livres, c’est pas En 1982, je suis devenue directrice com- qui accepte très bien le fait que je tra- assez. Moi, ce que je, gagne me sert à merciale d’une entreprise de presse. vaille. D’ailleurs, il ne m’a jamais connue peine à couvrir mes dépenses, et jamais il C’était mon premier poste de responsabi- autrement et l’idée ne lui viendrait jamais ne me reste un sou à mettre de côté. Pen- lités mais, en réalité, je me suis investie de me demander de quitter mon job. J’ai sez: rien que les médicaments de mon beaucoup plus dans la restructuration de toujours gagné plus d’argent que lui et mari me coûtent 600 000 livres par mois. l’un des organes détenus par le groupe que cela ne l’a jamais dérangé. À un moment Comme je ne suis pas inscrite à la sécurité dans mon boulot de directrice commer- donné, ça l’a même arrangé parce que ça sociale, j’ai essayé le dispensaire, mais ça ciale! En 1985, j’ai définitivement renoué lui permettait de faire un boulot qui le n’a pas marché. Mais le pire est derrière avec mon premier patron qui était lui passionnait, mais qui payait mal. Aujour- moi: au début de sa maladie, j’ai dû l’hos- aussi rentré au Liban entre-temps. J’ai d’hui, il est consultant économique et il pitaliser pendant un mois. Ça m’a coûté d’abord été “senior saleswoman” mais vient de s’installer à son propre compte, 40 millions de livres. Mais bon, je ne vais très vite, l’année d’après en fait, il m’a c’est donc normal qu’il fasse moins d’ar- pas me plaindre, et je ne suis pas du genre confié la direction commerciale d’une gent que moi au début. Nous avons eu à baisser les bras. Alors, je travaille, je société qu’il venait de racheter. Là, j’ai été deux petites filles. Ça me fait trois enfants travaille dur. Ma journée, je la passe combattue non pas parce que j’étais une avec la boîte que je considère comme debout à servir les clients et le soir, quand femme mais plutôt parce que j’étais l’in- mon premier enfant. J’éprouve une culpa- je rentre chez moi, il y a encore du travail truse qui devait restructurer la société. Je à la maison. Heureusement, mes fils me reconnais que j’ai pu être très dure, mais bilité constante par rapport à mes gosses, donnent un coup de main, ce sont eux qui c’était moi et pas une autre que mon et toutes celles qui vous diront le font le repassage. J’ai dû tout abandonner patron avait choisie. C’était un défi qu’il contraire sont des menteuses. Mais je suis et je n’ai plus de temps pour faire des relevait, sa confiance était mon moteur et sûre que les femmes actives sont de visites à mes amies ni à mes parents. À j’avais le devoir de l’honorer. D’ailleurs, meilleures mères que les femmes au foyer mon avis, dans d’autres circonstances, j’ai été à la fois haïe et crainte, et j’ai dû parce qu’elles se rattrapent qualitative- mon mari n’aurait jamais voulu que je me battre comme une folle pour me faire ment. Ma plus grosse peur, c’est de rater travaille, mais on n’avait pas le choix. Et accepter. Il fallait que je me fasse une l’éducation de mes enfants, de ne pas leur après coup, je me dis que c’est grâce au place dans cette boîte. Finalement, j’ai donner assez d’amour, de ne pas être Seigneur que j’ai réussi à affronter toutes réussi à imposer la boîte et moi avec. assez présente. C’est la peur qu’un jour ces difficultés et à les surmonter.» C’est vrai que j’ai eu de la chance d’avoir mes filles ne me le pardonnent pas.»

L’ORIEN T-EXPRESS 40 M ARS 1997 Linda Matar, une figures du féminisme MILITANTES: au Liban LA RELÈVE ABSENTE

CARMEN ABOU_JAOUDÉ pays était peut-être encore plus sensible N OUS AVONS RECOMMENCÉ À PARTIR qu’en temps de paix. Mais le mouvement « DE ZÉRO, MÊME LE PAPIER MANQUAIT.» féminin est par la force des choses inexis- Présidente du Conseil libanais des tant. Si quelques organisations contri- femmes depuis 1991, Aman Kabbara buent au réveil du mouvement associatif, Chaarani, mesure mieux que personne le dans la deuxième moitié des années 80, chemin parcouru en quelques années. avec les manifestations anti-guerre, il n’y Certes, il reste beaucoup à faire pour le a là rien de propre à la cause des femmes. mouvement féminin au Liban, qui est Au regard de la division du territoire encore loin de ses objectifs les plus immé- national, toute action tendant à la pro- diats. Pourtant, en dépit d’une crise motion de la condition féminine paraît d’identité qui reflète les questionnements totalement incongrue. D’ailleurs, le de l’après-MLF dans le monde, en dépit Conseil libanais des femmes, peu dési- aussi d’un problème de vocations, la reux de voir se reproduire en son sein les relance est tangible. Partout se multi- clivages qui divisent le pays, a préféré présidente en la personne d’Aman Chaa- plient colloques, ateliers et autres tables geler ses activités, une décision qui, rani, professeur à l’Université libanaise, il rondes sur les droits des femmes, comme conjuguée à la personnalité de sa prési- entreprend de se restructurer, en amen- s’il s’agissait de compenser la longue dente en 1975, Emilie Farès Ibrahim, a dant son règlement intérieur. Recrutant léthargie imposée par la guerre. été pour beaucoup dans la préservation des conseillères juridiques, sociales et Durant la guerre, les femmes n’ont pas de son unité. économiques et des déléguées dans toutes été absentes. Bien qu’elles aient été peu Avec le retour à la paix civile, le mouve- les régions du pays, il cherche à rassem- nombreuses sur les champs de bataille, ment des femmes tente timidement de res- bler le plus grand nombre d’associations leur participation à la vie sociale dans la susciter. Dès 1991, le CLF reprend ses pour s’assurer une plus grande représen- situation d’anormalité qui régissait le activités. Après s’être doté d’une nouvelle tativité. Des visites et les contacts effec-

Des femmes arabes dans le siècle L’idée féministe dans le monde arabe commence avec un prisons. Laure Moghaïzel, qui a connu ces pionnières, homme, l’écrivain égyptien Kassem Amin, à la fin du XIXe explique qu’elles ont commencé par faire de la philanthropie. siècle. Quelques femmes commencent aussi à poser des jalons «Comme l’État n’avait pas de prestations sociales à offrir, les par le biais de la littérature ou du journalisme. Il faut cepen- associations de femmes l’ont en quelque sorte remplacé .» dant attendre les premières décennies du XXe siècle pour voir Cette action s’inscrivait plutôt dans un cadre communautaire. prendre forme un militantisme féminin. L’instigatrice en est «Les associations féminines avaient souvent une connotation sans conteste l’Égyptienne Hoda Chaaraoui qui, dans un religieuse et la plupart étaient à dénomination confession- geste de légende, va bousculer tous les tabous. nelle, souligne Laure Moghaïzel. C’était des associations cha- Revenant d’un congrès de femmes à Rome, elle enlève théâ- ritables comme celle de Saint-Vincent de Paul. Les dames qui tralement son voile en gare du Caire. Sa secrétaire, Ciza les animaient n’étaient sûrement pas des féministes enra- Nebraoui, l’imite aussitôt. Assistée par Nebraoui et par gées!» Néanmoins, deux fédérations de femmes, Al-Tadamon d’autres militantes – notamment les deux écrivains May al-Nisa’i (à majorité chrétienne) et Al-Ittihad al-N isa’i (à Ziadé et Malak Hafni Nassef –, Hoda Chaaraoui se met en majorité musulmane) voient le jour mais ne se réunissent campagne pour faire réformer le statut des femmes. Ses reven- qu’épisodiquement pour réclamer des droits. «Elles n’avaient dications seront par la suite adoptées par toutes les organisa- pas de stratégie mais elles ont eu beaucoup de mérite», puis- tions féministes du monde arabe. Principal instrument de qu’elles sont, d’une certaine manière, les précurseurs du mili- combat: le journalisme. De nombreuses revues féministes tantisme féminin, ajoute Laure Moghaïzel. furent alors publiées en Égypte et dans la communauté liba- À mesure que le mouvement des femmes commence à s’uni- naise émigrée aux États-Unis. Le mouvement était également fier et à s’organiser grâce à l’union, au début des années 50, relayé par les femmes écrivains. C’était l’époque où le salon des deux fédérations, al-Tadamon et al-Ittihad, qui formeront de May Ziadé rayonnait dans tout le monde arabe. quelques années plus tard le Conseil libanais des femmes, une Ce mouvement d’émancipation de la femme s’accompagne de stratégie d’action se met en place. Pour commencer par un la création de diverses associations féminines. Au Liban, Ibti- succès, elle est centrée sur l’obtention des droits politiques, haj Kaddoura, Adelette Richani, Marie Kassab, Amina Mak- chose qui paraissait à portée de main à ce moment-là. Et de dissi, Najla Saab, Ellen Rihane, Adma Bayyoud, Emilie Jreis- fait, en 1953, les femmes se voient reconnaître le droit de saty Nasrallah, Afifa Saab et d’autres encore créent des écoles voter et de se porter candidates aux élections. C’est le premier de filles, des orphelinats et des comités pour la réforme des résultat concret de l’action du mouvement des femmes.

L’ORIEN T-EXPRESS 4 1 M ARS 1997 États de femme tués dans tout le Liban portent leurs ser: avant d’arriver aux réalisations sentiel d’un document élaboré au bout fruits: de quarante, le nombre d’associa- concrètes, on doit sensibiliser les gens aux d’une année de travail et intitulé «Straté- tions qui y sont inscrites passe à cent droits de la femme. «C’est vrai, en tant gie nationale pour la femme libanaise» trente-six! que militantes, notre but n’a pas encore qui a été présenté aux organismes et pays À l’approche de la conférence de Pékin, été atteint, reconnaît cependant Aman donateurs le 18 février dernier. Préparée en septembre 1995, les efforts s’accélè- Chaarani, qui préside également le conjointement par la Commission natio- rent. L’État libanais, de retour sur la comité non-gouvernemental de suivi nale pour la femme, le Comité de suivi scène internationale, entend y participer à après Pékin. Malgré des orientations rela- des ONG et l’UNIFEM (Fonds de déve- un haut niveau, comme il le fait maintenant pour toutes les grandes conférences thématiques Illettrisme et niveau de l’ONU. Le souci de la condi- d’étude: comparaison tion féminine devient payant, hommes-femmes sinon politiquement du moins en au Liban. Akkar termes d’image, et l’épouse du président de la République Tripoli donne son parrainage à la prépa- ration de la conférence: elle pré- Hermel sidera la délégation officielle à Minieh Zghorta Pékin. Sont donc mis en place Koura une Commission nationale pour la femme et un comité non-gou- Becharré Batroun vernemental chargé de préparer la participation du Liban. La société civile, à travers ONG, JbeilJbeil syndicats, chercheurs, juristes et journalistes est appelée à contri- buer à cet effort. Comme le dit Kesrouan Baalbeck Laure Moghaïzel, «un méca- Metn nisme a été déclenché». Il perdu- rera après Pékin, surtout à tra- Beyrouth vers la Commission nationale Baabda mise en place par le Conseil des Zahlé ministres. Pour Laure Moghaï- zel, cette commission est % de femmes illettrées par caza Aley d’ailleurs le principal apport de 16 % et plus la conférence de Pékin au Liban Békaa-Ouest entre 1 1 et 15 % et cela, d’autant plus qu’à ses entre 9 et 10 % 8 % et moins yeux il ne s’agit pas d’une ins- Chouf tance étatique – les membres ne sont pas rémunérés. De ce fait, la JezzineJezzine Rachaya Commission gagne en souplesse: là où une structure officielle pourrait aboutir à «figer l’ac- Saïda femmefemme homme tion», la formule retenue permet Hasbaya 160000160000 de négocier directement avec le Nabatieh 140000140000 nombre ministre concerné sans passer d'universitaires 120000120000 par la hiérarchie compliquée des Marjeyoun institutions étatiques. 100000100000 Pourtant, de nombreuses mili- 8000080000 tantes ne voient pas dans l’agita- 6000060000 Tyr tion née avant la conférence de 4000040000 Pékin et poursuivie depuis, à tra- Bint-Jbeil 2000020000 vers «des séminaires qui se sui- nombre d'illettrés 00 vent et se ressemblent», une stra- Beyrouth ©© Alexandre Medawar 1997 tégie d’action valable ou une problématique féministe claire. À leurs yeux, c’est beaucoup de bruit tivement évoluées, nous n’avons pas loppement des Nations unies pour la pour rien, et les études sur la femme qui encore une parfaite coordination entre femme), cette stratégie s’inspire de la se sont multipliées ces dernières années, l’action civile et l’action officielle. N ous «Plate-forme pour l’action» adoptée à la «sans toujours être d’un bon niveau», ne avons bien accompli quelques réalisa- Conférence de Pékin. Reste à savoir jus- font pas avancer la cause des femmes. tions mais le chemin à parcourir est qu’à quel point cette stratégie va être Mais, pour celles qui organisent ces pro- encore long.» appliquée et si l’État libanais est prêt à la jets d’études, il faut d’abord conscienti- En fait de réalisations, il s’agit pour l’es- soutenir. Ce qu’on sait des pratiques offi-

L’ORIEN T-EXPRESS 42 M ARS 1997 cielles n’incite pas à l’optimisme. «Il ne «consciente, réceptive et se montre com- naient, des femmes qui ont jeté leur sou- faut pas faire confiance au pouvoir», préhensive du rôle de la femme». L’essen- tien-gorge en l’air, etc. Elles se préfèrent avertit Laure Moghaïzel, se plaignant de tiel, ajoute-t-elle, est que la femme liba- donc féminines plutôt que féministes.» l’absence d’une culture des droits de la naise prenne elle-même conscience de ce Les temps ont décidément bien changé. femme au Liban et, plus généralement, rôle, alors qu’elle a été élevée par une Aujourd’hui, le militantisme féminin tend des droits de l’homme. «Les gens au pou- société patriarcale qui «lui a inculqué la parfois à imposer une «répulsion» aux voir ne connaissent rien à ces droits, j’en dépendance envers l’homme». Se libérer plus jeunes, selon Ghina Ismaïl, 22 ans, sais quelque chose», lance-t-elle. de cette mentalité est primordial pour son assistante de rédaction d’al-Ra’ida, publi- épanouissement. Aussi la pédagogie des cation de l’Institute for Woman studies in IL SERAIT NÉANMOINS TROP FACILE, ET droits de la femme ne se limite pas aux the Arab World à la LAU, parce qu’il est MÊME TROMPEUR, D’IMPUTER LES LENTEURS activités du tissu associatif, elle implique perçu comme «agressif vis-à-vis des dans l’amélioration de la condition fémi- un effort concret en direction des hommes». nine aux seuls pesanteurs officielles. Le femmes. «À travers une formation, un Il faut dire aussi que le féminisme tel qu’il mouvement féminin a ses problèmes recyclage professionnel et une orienta- a pu être pratiqué en Occident dans les propres qui le condamnent souvent, tion, nous leur donnons les moyens de années 60 et 70 n’a pas réellement percé, disent les critiques, à stagner, à parler s’affirmer et d’imposer leur personna- y compris chez les militantes des droits plus qu’à agir. Outre la difficulté de rat- lité», ajoute Linda Matar. des femmes. À l’apogée du mouvement traper les années perdues de la guerre, il y Mais le flou qui continue à marquer le contestataire de l’avant-guerre, la théma- a en particulier le hiatus entre une élite de mouvement des femmes ne vient pas seu- tique de la libération de la femme ne tou- pionnières, résolument féministes, et le lement de la prédominance d’une logique chait au Liban qu’une minorité de mili- tissu associatif dont la majeure partie est philantropique sur la problématique du tantes et d’intellectuelles très politisées. tournée vers l’action socio-culturelle, Quant à la libération sexuelle, si elle a eu voire tout simplement caritative, comme des effets durables sur l’évolution des le souligne Linda Matar, présidente du Le féminisme tel que pratiqué mœurs (le sexe avant le mariage en parti- Comité des droits de la femme et du culier), elle n’a pas foncièrement modifié Comité libanais des femmes et candidate en Occident n’a jamais l’économie des rapports hommes- aux élections législatives de l’été dernier à femmes. C’est dire, au demeurant, avec Beyrouth. De fait, sur les 136 associa- vraiment percé au Liban combien de cisconspection il faudrait tions qui composent le CLF, une dizaine employer la notion de «mouvement fémi- seulement adhèrent à la problématique niste». S’il y a bien des féministes au des droits de la femme. Mais des efforts droit des femmes. Il procède aussi du Liban, le mouvement associatif qui milite sont faits, précise Linda Matar, pour trouble qui affecte l’idée féministe même. pour les droits de la femme ne saurait se «faire évoluer l’idéologie du mouvement Déjà en crise en Occident, le féminisme définir ainsi. Comme le dit Laure de manière à ce qu’il dépasse le cadre des est aujourd’hui pour beaucoup de Moghaïzel, il s’est agi le plus souvent œuvres de bienfaisance». Pour elle, le femmes libanaises un repoussoir, même d’associations «féminines par leurs effec- CLF doit avoir pour finalité «d’élever le parmi celles qui se sentent le plus libérées. tifs et non par leurs objectifs». Mouve- niveau de la femme et de la voir partici- Laure Moghaïzel reconnaît d’ailleurs elle- ment féminin ou mouvement des femmes per à la décision dans tous les domaines, même la vigueur de ce phénomène, serait donc plus adéquat. Il n’est pas politique, social et économique». De fait, notamment chez les femmes de trente à indifférent à cet égard que l’actuelle pré- cet infléchissement a été l’une des princi- quarante ans. «Elles refusent de se dire sidente du CLF ne se considère pas elle- pales préoccupations des dirigeantes du féministes à cause de tous les excès com- même comme une féministe. Pour elle, le Conseil depuis sa relance en 1991. mis sous ce label. C’est l’image des suf- mouvement féminin ne milite pas pour la «N otre objectif a été de pousser ces O N G fragettes anglaises – qui ont d’ailleurs des femme mais pour la société toute entière. à vocation sociale à adhérer à une mérites –, des Françaises qui s’enchaî- «Nous ne voulons pas d’un parti pour les démarche de participation femmes. N ous ne sommes économique et politique, pas des fanatiques de la explique Aman Chaarani. femme mais nous voulons La priorité pour nous est réaliser la justice sociale à d’encourager la femme à travers l’acquisition des participer à la prise de droits de la femme.» décision dans tous les Si répanduequ’elle soit, domaines, et notamment à cette circonspection ne la prise de décision poli- manque pas de se réper- tique. Pour ces associa- cuter sur l’image que tions-là, c’est encore une donne de lui-même le question secondaire.» On militantisme féminin. Elle imagine que l’inversion de aggrave la désaffection tendance ne sera pas aisée, des anciennes sans stimu- étant donné l’emprise per- ler l’engagement de nou- sistante des mentalités velles recrues. Ainsi, Fah- archaïques. mié Charafeddine, tout Pour Linda Matar, la en continuant à animer société libanaise, quoi des conférences sur la

qu’il en semble, est HOUDA KASSATLY condition des femmes, ne

L’ORIEN T-EXPRESS 43 M ARS 1997 États de femme cache pas qu’elle n’éprouve plus d’intérêt Aman Chaarani pour ce mouvement qui «n’a pas de stra- présidant une tégie, pas de vision». Pour d’autres réunion du femmes plus récemment venues au mili- Conseil libanais tantisme, la déception a été vite au ren- des femmes dez-vous. L’une d’entre elles avoue même, sous couvert de l’anonymat, en être arrivée à «détester ces femmes qui militent actuellement dans le mouve- ment». Du coup, elle a changé de voca- tion. Elle préfère maintenant lutter plus généralement pour les droits de l’Homme.

DIFFICILE DANS CES CONDITIONS DE SON- GER À LA RELÈVE. Le militantisme fémi- nin n’a pas atteint la dimension critique qui lui garantirait une reproduction de ses élites. Laure Moghaïzel l’admet clai- rement: «C’est un échec pour nous de voir que le mouvement n’est pas devenu sent avoir d’autres soucis. «Nous aussi avec notre programme. N ous sommes une majorité.» Et, avec la crise actuelle nous avons travaillé et élevé des enfants ouvertes à leurs idées.» Aman Chaarani du féminisme, les choses ne s’arrangent mais j’avoue que le contexte écono- le répète aussi: «Nous avons besoin de pas. Les femmes de trente ou quarante mique était plus facile.» Mais Laure nouvelles méthodes, de nouvelles idées ans, qui sont des professionnelles, font Moghaïzel fait aussi remarquer que c’est et de nouvelles compétences. N ous ne carrière et élèvent leurs enfants en bas peut-être parce qu’elles «n’ont pas souf- pourrons pas continuer toutes seules, âge, ne trouvent pas de temps pour le fert» que les plus jeunes ne sont pas sen- nous avons besoin des jeunes.» militantisme. L’avocate n’a pas de mal à sibles à la cause des femmes. «Elles Reste qu’il est bien difficile de se faire le reconnaître: «Je prends le cas de ma croient qu’elles sont nées avec les droits entendre, le simple mot de militantisme fille qui, entre son travail et ses trois politiques.» est devenu tout simplement suranné. Il enfants, n’a pas le temps de souffler. Les Pour Linda Matar, le mouvement fémi- est vrai que le problème n’est pas propre jeunes femmes d’aujourd’hui ont plus de nin n’est pas sans reproche par rapport au mouvement féminin et qu’en dehors difficultés que celles des générations pré- à la nouvelle génération dans la mesure de l’écologie et des droits de l’homme il cédentes. N otre génération a eu la où «il n’a rien fait pour les attirer». est partagé par toutes les formes d’orga- chance de militer. Nous n’avons pas eu Cependant, elle ne se résigne pas. «Il nisation politique et sociale. Mais c’est à faire beaucoup de sacrifices dans notre faut à tout prix que nous passions le peut-être là justement que l’on découvre, vie de tous les jours.» Aman Chaarani flambeau à la nouvelle génération. Et de nouveau, combien la condition fémi- comprend également que les jeunes puis- qu’importe si elles ne sont pas d’accord nine reflète celle de toute la société.

La femme et la législation libanaise Les réalisations Ce qu’il reste à faire 1953: Les femmes obtiennent le droit de vote et d’éligibilité. Pour beaucoup, la législation libanaise constitue un obstacle 1959:L’égalité successorale acquise pour la femme non de taille à la libération de la femme, en particulier la loi sur le musulmane. statut personnel. Mais aussi bien les communautés religieuses 1960: Le droit pour la femme de conserver sa nationalité liba- que la société civile ne sont pas près de la remettre en ques- naise lorsqu’elle épouse un étranger. tion. 1974: La liberté pour la femme mariée de voyager sans l’au- Cependant d’autres textes devraient également être amendés, torisation de son mari. voire carrément annulés, et notamment: 1983: L’annulation dans le Code pénal des jugements qui – Le Code pénal: annuler les dispositions relatives au crime sanctionnaient l’utilisation des moyens de contraception. d’honneur et à l’adultère. Annuler aussi les jugements concer- 1987: L’âge de la retraite est unifié pour l’homme et la nant l’avortement. femme; 60 ans pour la retraite facultative et 64 ans pour la – Le code de la nationalité: permettre à la mère libanaise retraite obligatoire. mariée à un étranger de transmettre sa nationalité à ses 1993: La femme est déclarée habilitée à témoigner au registre enfants. foncier. – Le Code du travail (dont le projet de réforme est actuelle- 1994: La femme mariée est dispensée de l’autorisation de son ment sous étude): pour le mettre en conformité avec les décla- mari pour l’exercice du commerce. rations et conventions de l’Organisation internationale du La diplomate qui épouse un étranger obtient le droit de travail sur l’élimination de toute discrimination contre les conserver son poste. femmes. 1995: La femme mariée peut bénéficier d’une assurance-vie – La Sécurité sociale: la mise en application du volet mater- sans l’autorisation de son mari. nité comprenant le congé maternité et son indemnisation.

L’ORIEN T-EXPRESS 44 M ARS 1997 Paroles d’elles

Maya, 52 ans, bibliothécaire, ancienne militante, mère d’une fille. «Vers l’âge de 20 ans, j’ai commencé à militer pour la cause palestinienne, au sein d’un mouvement étudiant à l’École des Lettres. Mon engagement pour la cause des Palestiniens et des pauvres a commencé quand j’ai visité des village du Sud où j’ai vu la misère. Aussi, le fait d’avoir été pensionnaire à l’école a fait naître en moi un sentiment de révolte, une conscience des inégalités et de l’injus- tice. Je voyais comment, au pensionnat, on faisait travailler les jeunes élèves issues d’un milieu défavorisé et comment nous autres bourgeoises étions beaucoup FERNAINÉ VICTOR mieux traitées. lement politique. J’en étais consciente. À sion de rencontrer des ouvrières et des La question palestinienne m’a particuliè- cette époque, il y avait une certaine femmes des camps auxquelles nous don- rement ébranlée. Mon engagement ambiance; le gauchisme et mai 68 nous nions des cours d’alphabétisation. J’ai d’abord humanitaire est devenu naturel- ont beaucoup influencés. J’ai eu l’occa- travaillé dans une usine pour mieux com-

Entre droits de l'homme et droits des femmes Elle agace certains et en exaspère d’autres, femmes ou miquement. N ous avons toutes les deux fait des études uni- hommes. Elle a ses courtisanes qui la suivent partout dans versitaires» raconte Laure Moghaïzel. Et quand on l’accuse les conférences et les séminaires. On peut l’aimer ou la détes- de vouloir occuper à elle seule la scène de la défense des ter mais tout le monde s’accorde à lui trouver des mérites droits de la femme, Laure Moghaïzel s’en défend et refuse quand il s’agit des réalisations, surtout celles relatives aux même d’être considérée comme le chef de file du mouvement amendements de lois favorables à la femme. des femmes au Liban. Cette impression qu’elle donne, dit- Qu’on la critique ou qu’on l’admire, ses inconditionnels ou elle, vient du fait qu’elle a commencé très tôt à militer et ses détracteurs ne peuvent nier, en effet, l’apport de Laure qu’elle n’a pas cessé de le faire depuis. «Mon engagement Moghaïzel aux droits de la femme au Liban. Avocate, elle dans la lutte était continu, sans interruption. J’ai eu une for- exhibe un curriculum vitae impressionnant. On ne citera ici mation juridique qui m’a permis d’avoir le bagage intellec- que quelques «occupations» dont la dernière en date est sa tuel pour cela. Je milite à temps plein. Dans mon subcons- nomination, il y a quelques mois, au Comité international cient, j’ai un sentiment de redevance envers les femmes. des droits de l’homme. Présidente d’honneur de l’Organisa- Enfin, je crois que j’ai une certaine crédibilité en raison de tion libanaise des droits de l’homme, mes cinquante ans de lutte pour la cause conseillère juridique du Conseil libanais des femmes.» Mais elle affirme n’avoir des femmes et du Conseil international jamais été pour une optique qui traite des femmes, elle est aussi membre de la exclusivement de cette cause: «Je ne suis Commission nationale pour la femme pas pour la marginalisation de la créée par le Conseil des ministres en femme. Je ne milite pas seulement pour 1996. La liste est longue. les droits de la femme mais pour les Cette militante de la première heure qui droits de l’homme. Quand 1975 a été a cinquante ans de militantisme derrière proclamée l’année de la femme, comme elle, incontournable aujourd’hui quand 1974 avait été celle du livre, j’ai pro- il s’agit de traiter de la femme libanaise testé, avec beaucoup d’autres; nous et de ses droits, n’est pas elle-même issue avons refusé de chosifier la femme.» d’une couche sociale aisée. Elle a com- L’image de la féministe frustrée ne la mencé à militer vers l’âge de dix-huit ans concerne pas non plus: «Je n’ai jamais alors qu’elle était étudiante à la faculté été une femme aigrie car j’ai été heu- de droit de l’Université Saint-Joseph. reuse dans ma vie amoureuse. Je n’ai «Mon éducation a été pour beaucoup pas subi de discrimination dans ma dans mon engagement. Ma mère nous a famille ni dans ma société et j’ai eu la élevées, ma sœur et moi, dans l’idée que chance de faire cause commune avec la femme doit être indépendante écono- mon mari.»

L’ORIEN T-EXPRESS 45 M ARS 1997 États de femme

Paroles d’elles

prendre ces femmes et vivre comme elles. O n lisait beaucoup et on discutait de tout Le blocage des partis dans le parti de gauche où je militais, c’était très enrichissant. Mais j’ai vite Peu de femmes admises dans les fait avancer sa cause. Elle cite le cas de remarqué que même dans ce parti, qui se bureaux politiques malgré nombre de ces anciennes militantes de gauche considérait le plus ouvert et le plus tolé- discours féministes. Aucune diri- aujourd’hui traumatisées par leur rant de tous, on était en fait répressif geante. Pas une candidate aux élec- expérience. Quand on les sollicite pour avec les femmes qui militaient. tions législatives présentée par un participer aux mouvements de reven- À partir de mon engagement politique, je parti. Le constat est affligeant: les par- dication, elles rejettent violemment les suis devenue féministe. J’étais révoltée tis politiques sont restés un milieu structures qui leur rappellent leurs par la situation des femmes pauvres mais d’hommes mysogines. partis. aussi par celle des femmes du parti où il Selon Laure Moghaïzel, les femmes Linda Matar affirme, elle aussi, que les y avait deux catégories de femmes: les qui ont milité dans les partis politiques partis politiques «idéologiques» qui opprimées et les répressives. Des femmes y ont maintenu la fonction tradition- s’étaient intéressés, dans leurs pro- qui réprimaient d’autres femmes. Les nelle de la femme libanaise. Elles ont grammes, à la question de la femme femmes peuvent être aussi misogynes que ainsi continué à avoir une attitude tout n’ont rien fait, concrètement, pour les hommes! Je n’ai pas pu supporter cela à fait conventionnelle en continuant de elle. «Q ui donc, parmi eux, a présenté et je le disais ouvertement. O n commen- servir le café dans les permanences une candidate à quelque élection que çait à me critiquer et j’étais mise à l’écart. comme elles l’avaient toujours fait ce soit?» s’indigne-t-elle. «Je ne peux Mais je luttais et considérais que le mili- chez elles. Pendant la guerre, elles ont pas pardonner à ces partis qui n’ont tantisme était de rester au parti malgré fait la cuisine pour les miliciens et se pas aidé leurs femmes à résoudre leurs tout. J’ai été combattue et je me suis vite sont occupées des blessés. D’un côté, problèmes; même pendant leur période rendue compte que ce parti était un épi- ceci est positif puisque les femmes d’or, ils ne les ont pas soutenues, en phénomène de la société libanaise. J’ai n’ont pas porté les armes comme les dépit de leurs beaux discours»... tenu bon parce que mon mari y était et hommes, sauf dans certains cas, rares . Néanmoins, Linda Matar, toujours qu’il ne voulait pas que je laisse tomber. Ni les partis de droite, ni ceux de convaincue de la nécessité de la lutte, Je suis restée par solidarité avec lui. gauche dont on croit à tort, d’après se dit prête à collaborer avec les partis Je faisais partie d’une commission char- Laure Moghaïzel, qu’ils ont contribué politiques qui voudraient réellement gée de la femme, une commission prési- à émanciper la femme libanaise, n’ont promouvoir la condition féminine. dée par… un homme! Nous avons pré- paré un programme, fait des études et accompli un travail sur le terrain. Au classes défavorisées étaient ravis de fré- ce qui se passait dans le pays. J’étais pour parti, on était convaincu du rôle de la quenter les filles bourgeoises mais ce qui la laïcité, le multiconfessionnalisme et femme dans la société et qu’elle doit par- me révoltait c’est que dès qu’une histoire contre le fascisme. J’étais en même temps ticiper tout comme l’homme à la décision se terminait, la fille devenait une pute et dégoûtée par le parti et par ses dirigeants politique. Il y avait des militants de l’homme un grand dragueur! O ui, il y devenus de vrais dictateurs. Q uand j’ai toutes les confessions et de tous les avait une liberté sur le plan relationnel eu ma fille, j’ai prétexté de sa naissance milieux sociaux. Il y avait une ambiance mais au niveau des mœurs et des préjugés pour m’éloigner du parti. En 1982, après de liberté sexuelle. Les hommes issus des c’était tout à fait comme la société liba- dix ans de militantisme, ce n’était plus naise, archaïque et supportable de continuer. Je suis partie hypocrite. La com- pour de bon. Il m’était douloureux de me mission pour la séparer des femmes avec lesquelles je femme, mixte au militais au mouvement, des femmes des début, est devenue villages et des ouvrières que j’avais un mouvement de connues. Le départ était difficile mais je femme dirigé par ne pouvais plus rester, je devais même des femmes. J’étais quitter le pays. J’étais déçue par un parti convaincue que ce pour lequel j’avais tout laissé: mes privi- n’était plus pos- lèges, mon statut et ma famille. J’étais sible de travailler une idéaliste et une puriste. Aujourd’hui, avec les hommes je suis amère. J’ai une âme de militante misogynes du mais plus jamais je ne militerai dans un parti. Ils nous cha- groupuscule, un parti ou un mouvement peautaient mais ne de femme. Je ne militerai pas non plus travaillaient pas pour le Liban; si j’en avais les moyens je avec nous. En quitterais tout de suite le Liban. Je ne 1975, la guerre militerai plus jamais avec ou pour les éclate. Je me sen- adultes, aujourd’hui, je préfère travailler

VICTOR FERNAINÉ VICTOR tais concernée par avec les enfants.

L’ORIEN T-EXPRESS 46 M ARS 1997 par le recrutement des femmes que par la monde, l’environnement est devenu une Leila, 38 ans, défense de leurs droits. J’ai été élevée cause alternative qui unissait et rassem- directrice de recherches dans un milieu culturellement ouvert. Ma blait les personnes sensibles à ces pro- mère avait un doctorat et mon père une blèmes. Pour moi qui suis militante de dans une société consul- licence. Pour nous, l’égalité entre nature, cette cause est avant tout politico- tante en développement l’homme et la femme allait de soi. Dans sociale. C’est lutter contre la surexploita- mon parti, où j’étais responsable des étu- tion des ressources humaines par les plus et écologie, divorcée diants, j’ai toujours voulu me prouver riches au détriment des plus pauvres. «J’ai toujours été engagée politiquement. comme égale aux hommes, je m’habillais L’écologie a donc été pour moi une À 17 ans et dès le début de la guerre, je même comme eux. Malgré mon engage- continuité dans mon parcours de mili- militais dans un parti pour la cause pales- ment qui prenait beaucoup de mon tante. C’est ce qu’on appelle l’éco-socia- tinienne et je cherchais à réaliser la justice temps, j’ai pu décrocher une licence d’in- lisme. Actuellement, au Liban, l’écologie sociale. Ma cause était d’aider les plus génieur agricole. Dès 1981, j’ai com- est devenue une mode, du show-off. De mencé à travailler dans des nos jours, être écolo c’est in, c’est être publications, j’écrivais et fai- dans le vent. sais de la recherche en déve- Par ailleurs, en plus de mon engagement loppement et en écologie. pour l’écologie au sein de cette associa- En 1991, avec le décès de mon tion qui regroupe quelque cent cinquante père qui m’a beaucoup mar- membres et sympathisants, je suis quée, je me suis mariée, sur- membre actif d’une association qui milite tout par réaction. Je voulais pour l’organisation démocratique des m’éloigner, fuir. Je suis partie élections. Je crois au travail de groupe avec mon mari aux États-Unis, bien que l’action institutionnalisée me mais mon mariage n’a duré dérange. Aujourd’hui, j’ai toujours la qu’un an et huit mois et s’est même obsession: la justice sociale et terminé par un divorce. l’égalité entre les hommes. Ma priorité Durant mon court séjour dans dans la vie: l’environnement et la femme, ce pays, j’ai été marquée à vie qui sont pour moi deux causes insépa- par des rencontres inou- rables.» bliables. J’ai fait la connais- sance d’une psychologue amé- DÈS LE MOIS DE MARS, des sessions ricaine qui était responsable doivent commencer, au siège de d’un centre pour enfants mal- l’UNESCO pour mettre en marche le traités. Je me suis portée woman empowerment, approche volontaire pour aider ces nouvelle du féminisme dans le enfants et adolescents victimes monde qui consiste à donner à la de la violence de leurs parents femme les moyens – par l’orientation ou même violés. Des liens très et l’éducation – de la participation à forts se sont tissés entre nous. la prise de décision. Dans cette même Q uand, après mon divorce, optique, un projet prévu pour cette j’ai dû quitter les États-Unis année veut encourager les femmes à pour rentrer au Liban, je m’en participer à la vie politique libanaise. suis séparée à contre-cœur. Ainsi à l’approche des prochaines Une fois de retour, j’ai com- élections municipales, le Comité non mencé à voir d’un autre œil la gouvernemental de suivi en collabo- condition de la femme et des ration avec la Fondation Friedriech enfants. Mais le mouvement Ebert, organise dans toutes les VICTOR FERNAINÉ féministe libanais ne m’intéres- régions du pays, dès le 28 février et sait pas. Pour moi, le militantisme actuel jusqu’au 16 mai, des ateliers pour faibles et les plus défavorisés. J’étais sen- n’est pas du vrai militantisme. Les soutenir les femmes qui hésitent sible à l’idéologie de gauche. Mon enga- femmes de ce mouvement sont des bour- encore à se présenter aux élections. gement politique était associé à un enga- geoises qui sont très loin des occupations Des experts et des professeurs d’uni- gement social. La politique politicienne et des soucis de la femme pauvre ou versités animeront ces ateliers par ne m’a jamais intéressée. Pour moi, le rurale. Des «tantes» qui font des sobhié. des conférences qui «aideront les plus important c’est le travail sur le ter- J’ai préféré, avec des amis, créer une asso- femmes à prendre la décision de se rain avec les plus démunis J’ai toujours eu ciation qui s’occupe des problèmes d’en- porter candidates. N ous les oriente- une conscience féministe mais j’ai refusé, vironnement. En 1991, ce n’était pas rons et les soutiendrons au moins au parti, de militer dans un comité chargé encore la mode des associations écolo- moralement», explique la présidente de la femme parce que j’ai constaté à giques. Après la guerre, au moment où le du Comité. l’époque, que le parti était plus intéressé discours politique était rejeté par tout le

L’ORIEN T-EXPRESS 47 M ARS 1997 États de femme LA FEMME PUBLIQUE OMAR BOUSTANY le statut de l’homme dans la société liba- aloi mais sans la moindre espèce d’inté- OUR SE REPOSITIONNER SUR LA SCÈNE naise, loin s’en faut, il n’en va pas de rêt. La perception infantilisante des Liba- PTOURISTIQUE PROCHE-ORIENTALE, le même en ce qui concerne ses implications naises, commune aux deux sexes, est Liban joue résolument de tous ses atours. sur le rôle des femmes dans cette même ainsi perpétuée, dans la bonne humeur ou Outre la mise en valeur du patrimoine société. Au jeu de la chosification, elles presque. Un prêt-à-penser qui satisfait architectural du pays à grands coups de ont beaucoup à perdre. Certes, ces célé- tout le monde? Pas vraiment. Les femmes sons et lumières, les causticités d’une vie brations ont lieu un peu partout dans le qui ont choisi de se battre, de travailler, nocturne qui se veut à nouveau trépi- monde et dans l’Occident de la femme d’étudier et, qui sait, de vivre seules en dante, les sirènes d’un Casino flambant émancipée autant sinon plus qu’ailleurs. subissent les conséquences. Il suffit neuf, on relance depuis quelques années Le hic ne réside pas dans le concept de d’imaginer les conflits fille-parents, les la machine de charme naguère éprouvée concours de beauté à proprement parler tensions épouse-mari ou même les rap- d’une féminité libanaise aux arguments mais dans la résonance médiatique et ports avec l’environnement de travail ou plastiquement irréfutables. Et que je te symbolique qu’on accorde communé- le voisinage de quartier pour évaluer le donne du Miss Liban (pour représenter le ment à celui-ci. Dans quelle proportion feed-back négatif de la survalorisation de pays à Miss Monde) et que je t’élise LA connaît-on en France, en Allemagne ou tels modèles de représentation. Ces plus jolie fille du Liban (pour aller, elle, à aux États-Unis le nom de la Miss natio- femmes ont alors à combattre un modèle Miss Univers), et que je te votationne nale? Dans quelle mesure accorde-t-on dominant puisque celui-ci les incite à la pour Miss Elite , Miss Ford une importance largement médiatisée à stagnation sociale. Et à se poser en Lebanon, Miss Beauty, Miss Universi- ses propos ou à ses multiples postures contre-modèle, avec tout ce que cela peut taires, Miss Lycéennes, Miss Interuniver- publiques? C’est ce genre d’indices qu’il induire d’ardu. sitaires, Miss pas universitaires... à qui convient de comparer pour se rendre La position marginale de ces femmes mieux Miss. Et, via le satellite, on vend le compte du statut implicitement dévolu indépendantes est confirmée et accentuée produit au reste du monde arabe dûment aux femmes. Au Liban, les Miss en tous par l’imagerie publicitaire focalisée sur estampillé made in Lebanon. genres, au demeurant exquises, se voient deux modèles restrictifs: la jeune femme Le phénomène ne s’arrête pas là. Attei- désignées, voire plébiscitées comme au charme libidineux et la femme au gnant des proportions qui confinent au figures nationales, comme leaders d’opi- foyer. La première est censée capter la modèle de société, il débouche sur une nion. Ou parfois livrées à l’opprobre pupille masculine, la seconde, interpeller norme esthétique et morale contraignante générale comme anges déchus, repous- l’œil avisé de la ménagère. Belle Plante et pour tous. Qu’on se le dise: LES LIBA- soirs déshonorés, quand elles ne se sont Maman Nido se partagent ainsi les NAIS SONT BEAUX, BRONZÉS, MUS- pas conformées à leur responsabilité faveurs du PAL et de la presse écrite. La CLÉS, SAINS DE CORPS ET D’ESPRIT. nationale. presse, justement, parlons-en. Son recul En un mot la guerre est finie, bienvenue à Attention! La sphère d’influence de la par rapport à l’événement instaure-t-il Malibu Beach. Pour preuve de l’ampleur Miss restera circonscrite aux femmes. Ce une autre image de la femme? Que nenni! prise par ce que le politically correct amé- qu’un large public féminin prendra pour Une flopée de publications, aujourd’hui ricain appelle «lookism», on constatera argent comptant – la pertinence même en en vogue, font la part belle aux réceptions que cette frénésie de la mensuration et du matière de ligne de conduite et de mode mondaines, aux maîtresses de maison qui sourire suave fait boule de neige au point de pensée – le public masculin, compatis- savent recevoir «dans un cadre chaleu- d’atteindre la gent masculine jusque-là sant et attendri, l’oreille distraite et les reux et convivial», aux décolletés étudiés, peu sollicitée pour ce type de mise en yeux attentifs, ne le recevra, lui, que aux tables bien dressées, et... aux midi- abyme. Le concept de «plus beau garçon comme de délicieuses minauderies de bon nettes en pleins déhanche- du Liban» a ainsi fait ments noctambules. «Un son apparition l’an- côté allègre et enlevé de la née dernière couron- vie», en quelque sorte, qui nant le jeune et joli recoupe peu les réalités de Hadi Osta, et la la majeure partie des semaine dernière le femmes libanaises. Entre non moins jeune et les tapageuses agapes du joli Najib Abi-Aad, Tout-Beyrouth, on pourra premiers clones d’une aussi prendre connais- probable longue sance des états d’âme de lignée d’hommes- vedettes du show-busi- objets. Pourquoi pas! ness, de ceux d’épouses Mais gare à la d’hommes politiques ou femme. N’oublions de décideurs en vue. pas que les enjeux ne Certes, il existe une cer- sont pas les mêmes ici taine presse féminine, et là. réduite, qui fait discrète- Si ce type de modèle ment évoluer les mentali- n’est pas véritable- tés sur certains sujets de ment dangereux pour société mais qui sacrifie

L’ORIEN T-EXPRESS 48 M ARS 1997 également au rituel du carnet mondain et elle pourra s’occuper d’un magasin iconographique. Un pas en avant, un (de prestige, bien entendu), voire d’un pas en arrière. magazine de la même eau, pour rem- De-ci de-là, on finit par glaner les mor- plir des journées par trop oisives, tout ceaux épars du puzzle qui constitue LA en ayant de l’entregent, une certaine femme libanaise consacrée et concélé- faconde et... une indulgence compré- brée par les grands prêtres du catho- hensive pour celles dont la carrière a dique et du papier glacé. On peut alors mal tourné. établir l’archétype de cette créature Rien que du bon pour le tourisme, en dont la nation est fière. Jeune, elle se somme, pour l’équilibre physique et doit d’être belle, coquette, soignée, moral d’une population qui, d’après ce propre sur elle, la voix doucereuse, qu’on nous en dit, n’aspire qu’à bar- polyglotte, sexy – quitte à friser le vul- boter dans le meilleur des mondes: un gaire (efficacité avant tout!) – sou- jacuzzi géant mais luxueux, ersatz du riante, avenante tout en demeurant placenta maternel agrémenté de prude, pourquoi pas sportive mais pas quelques commodités de confort. De la trop. Le tout enrobé d’un vernis culturel, gourde. Plus tard, si tout s’est bien passé, femme-objet au pays-objet, il n’y a qu’un pour être à même de tenir sa place dans le elle sera l’épouse d’un homme influent, pas. monde et d’un minimum de tempérament bonne maîtresse de maison, avec des Aux dernières nouvelles, le Liban va (pas plus, attention) pour exister quand notions de décoration, de gastronomie, concourir pour le titre de plus joli pays même un peu et ne pas passer pour une une propension immodérée au shopping, du monde.

Femme, violence et télévision MELHEM CHAOUL grammes de T.V., téléfilms et cinéma), «début d’émancipation» a été intégré Ce n’est pas une coïncidence si la fin ont ignoré cette situation de violence par les télévisions et perverti à des années 60 a vu surgir sur la scène subie comme intrinsèque à la condition outrance. D’une vision sous-réaliste on sociale du monde occidental simultané- féminine. Ils inventèrent, avant l’ère de passe à une image hyper-réaliste. À ment le corps, la femme et les exclus l’émancipation, un stéréotype de la commencer par le corps lui-même: ethniques. Ce n’est pas un hasard non femme «bonne» et un autre de la l’image nous renvoie, depuis une plus si l’intégration de ces nouveaux femme «méchante». La première étant décennie, un corps adulé, hygiénisé, (anciens) acteurs ex-marginaux dans «naturellement douce, passive et inno- diététisé, musclé, devenu objet de salut les rapports conflictuels de lutte, de cente... blonde de surcroît!» La après avoir été intrument de perdition. pouvoir et de domination a engendré seconde, celle qui peut exercer la vio- Femme et violence se sont trouvées une autre perception de la violence en lence, est une perturbatrice de la vie dans la même situation, hypertro- rapport avec ces «nouveaux venus». sociale, diabolique, brune et «tom- phiées. À peine la femme a-t-elle eu Jean Baudrillard l’avait déjà souligné beuse d’hommes». Suivant une typolo- quelques droits et un accès à des dans ses premiers écrits (1966) sur la gie globale – avec beaucoup de nuances espaces jusque-là réservés aux hommes société de consommation: «La femme bien sûr – femme et violence s’incar- qu’une machine à fabriquer de nou- et le corps ont partagé la même servi- naient au cinéma dans trois types: la velles images de femmes nous les sert tude sociale, la même relégation tout «criminelle», la «dépressive» et «l’ado- gonflées, désarticulées du réel et du au long de l’histoire occidentale (...) et, enfant». Quant à la télévision, elle vécu. Désormais l’égale de l’homme solidaires dans la servitude, la femme fabriquait des personnages féminins dans la consommation médiatique, et le corps se sont émancipés sans aucun rapport avec une quel- l’ex-victime permanente de la violence ensemble.» conque réalité. Absente en général, donne et reçoit la violence, ayant Débuta donc, une période appelée à quand il fallait bien qu’elle soit là la accédé à une égalité d’image, de situa- juste titre celle du début de l’émancipa- femme n’était qu’un personnage de tion et de signe. Oubliées la douce tion. La femme dans la vie sociale support! Une enquête effectuée en mère et l’épouse fidèle, nous avons réelle est parvenue à grand-peine et 1971 aux États-Unis sur les rôles fémi- affaire désormais à la femme-com- après maintes luttes revendicatives nins à la télé a montré que les femmes mando, à la musclée, la femme flic, contre des situations de violence subies et les Noirs y occupaient moins d’em- l’officier supérieur, la catcheuse, la sur son corps (viols, sévices corporels), plois que les hommes et les Blancs. Et soudeuse, la motarde draguant sur à modifier partiellement à son avan- quand elles en ont un, il se répartit sur Harley-Davidson de tranquilles pères tage les textes de loi et les décisions des les rôles suivants: nourrices, secré- de famille sur les routes du Far-West. tribunaux. Dans la vie réelle, la femme taires, actrices, danseuses, bonnes et La violence que ces personnages fémi- continuait à subir une violence quoti- modèles. Quand on ne pratique pas nins subissent ou font subir est aussi dienne, tue, refoulée, quelquefois (et l’absence et la discrimination, l’image fictive que leur propre personnage. Est aujourd’hui de plus en plus) dénoncée de la femme au foyer et celle de la mère neutralisé le caractère vécu, unique, et combattue. On sait que le change- dominent le petit écran. Comparative- événementiel du rapport femme-vio- ment de la loi n’entraîne pas automati- ment à la vie réelle, femme et violence lence. L’hyper-réel a détruit le réel, sur- quement celui des mentalités. sont montrées en deçà de la réalité. tout celui d’une cause qui est loin d’être Longtemps les médias visuels (pro- À quoi assiste-t-on aujourd’hui? Le totalement gagnée.

L’ORIEN T-EXPRESS 49 M ARS 1997 ex trêm es

D e l’aven ue des F ran çais au dernier m archand TEXTE ET PHOTOS DE HOUDA KASSATLY Li eu de mémoi r e entr e tous, la Cor ni che de Beyrouth vi t au r ythme de la capi tale et réuni t promeneurs et spor ti fs. Pour tant, elle fai t désor mai s l’objet d’une normalisation forcenée.

L’ORIEN T-EXPRESS 50 M ARS 1997 ex trêm es

’EST AVEC L’EXTENSION DE LA VILLE édifié. Certains l’appellent la Corniche ou Nejmeh et par le Luna park où la grande CVERS L’EXTÉRIEUR que le front de mer corniche al-Manara. D’autres, Raouché roue, figure de la détresse du loisir popu- devint le lieu privilégié où furent érigés ou Manara. Pour d’autres encore, c’est laire, tourne inlassablement, rempart illu- hôtels, locandas, pensions de Grecs, de Aïn al-Mreissé en référence à ce petit vil- soire contre le désœuvrement. Maltais et d’Italiens. Les visiteurs arri- lage de pêcheurs qui était directement Jadis, le quartier de Raouché constituait vaient ainsi directement à leurs hôtels relié à la mer avant qu’il soit relégué en un but de promenade en soi. Des calèches sans être obligés de passer par la ville contrebas de l’avenue. Et pour tous les tirées par des chevaux richement harna- intérieure. Et le Hajj Daoud, ultime sur- autres enfin, c’est tout simplement la mer. chés conduisaient, à partir de la mosquée vivant mais disparu avec la guerre, conti- Cet axe ne constitue donc pas un terri- de Koraytem, les habitants huppés de la nue de hanter l’imaginaire de plus d’un toire uniforme. Chaque tronçon porte ville vers les cafés à bassins qui s’y trou- Beyrouthin nostalgique des cafés popu- une dénomination spécifique: Manara vaient. Plus tard, les Beyrouthins laires d’antan. Plus tard, les autorités désignant la région nord et Raouché la empruntèrent volontiers la ligne du tram- mandataires aménagèrent la corniche et y région sud, et la coupure semble totale way qui menait de la ville intérieure jus- élevèrent le mur de soutènement du côté entre les deux parties. Mis à part les pié- qu’à Manara en passant par Bab-Edriss, nord de ce qui devint la promenade et tons, le passage de l’une à l’autre n’est l’université américaine et Ras-Beyrouth. l’avenue des Français. Un large trottoir qu’exceptionnellement emprunté par les Cette ligne assurait d’ailleurs la liaison fut construit et des palmiers plantés. Et promeneurs qui choisissent de se rendre à entre le quartier et la rue Dar al-Mreissé vers 1925, le bord de mer, de la Maison l’une ou à l’autre. Entre les deux, la fron- et Raouché, la corniche constituait alors des artisans jusqu’à Ramlet al-Bayda, fut tière est délimitée par le stade du club un axe continu.

L’ORIEN T-EXPRESS 51 M ARS 1997 ex trêm es La mémoire populaire a superbement ignoré les noms (avenue de Paris et ave- nue Charles de Gaulle) attribués aux divers tronçons de l’avenue qui borde la mer. Par la façon de nommer les diffé- rents quartiers de leur ville (Manara, en référence au phare de 83 mètres de hau- teur, construit par des architectes turcs en 1862, et Raouché, version arabisée de Roche en référence au célèbre rocher se trouvant dans la mer), les habitants s’ap- proprient la cité et occupent l’espace urbain d’une manière qui leur est propre et qui est considérablement éloignée de la version officielle de la ville. Cette distance entre la version officielle et celle du peuple, ne se lit pas uniquement à travers l’attribution des noms mais aussi dans les pratiques quotidiennes. La fonction du bord de mer est multiple et évolue selon les besoins et les nouvelles habitudes urbaines des habitants. Elle est de toutes les saisons et de toutes les heures. Jadis lieu de promenade privilégié

des habitants des quartiers intérieurs qui y trouvaient un accès bienfaisant vers la Jadis, des calèches tirées par des mer, il est devenu un centre de soins de chevau x richem en t harn achés plein air, le cadre idéal de thérapie pour ceux à qui les médecins ont prescrit mou- conduisaient les habitants huppés vement et air frais. D’où ces nombreux de la ville vers les cafés à bassin s marcheurs qui accomplissent conscien- cieusement leur itinéraire dans le respect et, pour les émules de Jane Fonda, de des horaires imposés. Hormis les rares dynamiques exercices. Ce qui aurait sur- jours de tempête où seuls les plus coura- pris voire choqué dans d’autres espaces geux et les plus assidus osent braver les de la ville, comme ces femmes faisant intempéries pour réaliser leur programme leurs exercices en tenue parfois bien de mise en forme quotidienne, ce lieu est légère, est accepté en ce bord de mer qui fréquenté depuis l’aube jusque tard après reste un lieu permissif devenu le cadre la nuit tombée. Les plus matinaux vien- normal et même banal de l’accomplisse- nent, avant que ne commence leur jour- ment de certains rites modernes. née de travail, accomplir marche, jogging Lieu de promenade du dimanche pour les

L’ORIEN T-EXPRESS 52 M ARS 1997 ex trêm es familles et pour les désœuvrés, il est aussi dant à perte de vue comme nous le révè- le lieu de regroupement de tous ceux que lent les peintures réalisées à l’époque. Il y la mer fascine: pêcheurs que l’on retrouve eut l’âge d’or des restaurants de luxe qui toutes saisons confondues, nageurs qui ne attiraient une clientèle variée. Il y eut manquent pas de jouir de cet accès vers la l’âge de cendres des temps de guerre où le mer proche et gratuit, et promeneurs que bord de mer ne fut plus qu’un obscur la vue du large détend. Pour les plus souk qui regroupait des commerçants démunis, c’est une promenade qui ne consacrés qui avaient perdu leurs établis- coûte rien, un cadre de romance où des sements et des vendeurs de la dernière fiancés en quête de sortie et en mal d’ar- heure cherchant à écouler leurs articles de gent viennent se balader et se conter fleu- pacotille. Il y eut aussi le temps, guère rette et que les époux désargentés de lointain, où les camionnettes des ven- quelques heures choisissent comme décor deurs de thé et de café fournissaient aux à la fête de leurs épousailles qu’ils vien- passants des chaises et des parasols de nent célébrer à la nuit tombée. Mais c’est toutes les couleurs transformant le lieu en surtout, pour tous, le lieu privilégié qui a multiples cafés-trottoirs d’un genre parti- le suprême avantage de receler suffisam- culier. Les propriétaires de ces «Express» ment de diversité pour garantir l’indépen- jouissaient de permis officiels délivrés par dance des promeneurs sans pour autant la municipalité. Inscrits à la Chambre de les reléguer dans l’anonymat. commerce et d’industrie de Beyrouth et De même que la fonction du lieu présente au ministère de la Santé, ils étaient offi- uniformité et variance, ainsi en est-il de ciellement reconnus. Cependant, en mai son aspect. Il y eut l’âge de la virginité; la 1983, un arrêté de la municipalité a, sans région n’était alors que rochers s’éten- crier gare, interdit leur stationnement

L’ORIEN T-EXPRESS 53 M ARS 1997 ex trêm es tout le long de la corniche. Une raison de sécurité a été invoquée (crainte d’atten- tat, l’ambassade américaine étant toute proche) et les propriétaires de ces camionnettes furent accusés d’avoir com- mis certaines effractions, mais il semble que cette interdiction, surtout depuis qu’elle a été remise en vigueur il y a trois ans, soit venue s’inscrire dans un plan global d’«assainissement» du paysage urbain qui vise à éliminer ce qui pourrait déranger la vue et obstruer la vision de la mer. Il y a aussi l’âge actuel des temps de paix où les vendeurs de barbe à papa, de galettes au thym, de café, de fèves, de pis- taches, de noix de coco, de châtaignes et de maïs, de ballons, de drapeaux natio- naux, de «roues à vent» viennent encore offrir aux promeneurs un humble diver- tissement. Mais plus pour très long- temps, semble-t-il, tant il est mis d’achar- nement et d’ardeur à les faire disparaître. Si l’entreprise consistant à les éliminer est louable dans certains cas, l’engorgement de la ville ne permettant plus le passage des voiturettes qui entravent la circula- tion dans les ruelles étroites, les moyens ne le sont certainement pas. Qui a vu les Forces de sécurité intérieure à l’œuvre,

Vendeurs de barbe à papa, de café, de fèves, de «rou es à ven t» offrent aux promeneurs un hu m ble diver tissem en t. Plu s pou r lon gtem ps sem ble-t-il

renversant sur la chaussée le contenu des charrettes et frappant, avant de les embarquer, les vendeurs, peut difficile- ment adhérer à ces pratiques. Elles sont d’autant moins justifiées sur la Corniche qu’on ne voit pas quels dommages peu- vent bien causer ces voiturettes. À part ternir la vision expurgée et aseptisée de la ville. Ces marchands, «marchands de vie», vendaient jusque-là un modeste plaisir à nos promeneurs. Ces derniers se voient réduits, depuis leur interdiction, à se charger eux-mêmes du nécessaire, eau, boissons, victuailles et jusqu’aux chaises, et au petit foyer de charbon pour allumer leur narghileh. La présence de ces ven- deurs jugée impropre dans une capitale civilisée et bridée dérange ceux qui veu- lent faire de la ville une cité moderne et uniforme d’où serait éradiquée toute vision d’une pauvreté supposée à défaut de pouvoir et vouloir éliminer les causes réelles de la misère. L’histoire de la Cor- niche est le résumé et le reflet de ce qui se passe ailleurs, à savoir l’élimination des

L’ORIEN T-EXPRESS 54 M ARS 1997 ex trêm es quartiers populaires et, par-delà, de tout signe de révolte, de contestation, voire de refus qui viendrait heurter le regard des dirigeants et l’image qu’ils voudraient donner de leurs grandes œuvres. Cette image qu’ils véhiculent, où la reconstruc- tion voudrait être le moment du retour d’une opulence et d’un bien-être oubliés et répartis entre tous, est bien loin de refléter la réalité d’une ville avare de par- tage. Et ces derniers marchands risquent de se voir condamnés à disparaître du paysage urbain, immolés sur l’autel d’une rentabilité dont ils sont exclus tant il est probable que bientôt une entreprise pri- vée, qui a ses droits d’entrée au Sérail, se verra confier la tâche lucrative de créer cafés ou buvettes en bord de mer. Car là où il y a un bénéfice à réaliser nos mar- chands de gain ne sont jamais loin. Et ne restera sans doute que ces vendeurs de loterie, protégés par la légèreté et la léga- lité du produit qu’ils proposent au cri immuable de «ya nassib», cet appel à la chance et à la providence, cette invitation à tenter son destin dans l’espoir de plus d’autonomie dans un paysage urbain contrôlé jusqu’au dernier marchand.

L’ORIEN T-EXPRESS 55 M ARS 1997 m ix edm edia A SSURA N CEPHÉN IX

La publi ci té au Li ban va t-elle de mi eux en mi eux ou en est-elle encor e à la Préhi stoi r e? À la vei lle de l’auto-célébrati on qui ne manquera pas d’agrémenter la N ui t des Phéni x, les avi s des créati fs sont vi olemment tranchés.

OMME TOUS LES DEUX ANS, LE PETIT pour aller au-delà de la simple critique tigo, lauréat du Phénix d’Or en 1994 CMONDE DE LA PUB AU LIBAN SE FAIT – et des réactions vindicatives qu’elle pour Wardé). Le cinquième, Philippe SA GRANDE FÊTE. Spectacles et suscite immanquablement –, cette fête Skaff (CSS & Grey) était en voyage. paillettes, euphorie et autocongratula- de la pub est peut-être aussi l’occasion Assurément, nul ne contestera que le tions, coups bas et fourberies, la nuit de mettre un petit bémol à l’autosatis- marché de la pub soit en pleine expan- des Phénix (8 Mars) promet d’être à la faction ambiante. C’est du moins l’im- sion. Hélas! la créativité semble par- hauteur des attentes. En dépit du satis- pression que l’on tire des propos des fois être restée au temps de Jurassic fecit qu’on va se décerner entre gens créatifs membres du Purple Order que Park. L’offre et la demande ne sont pas du métier, la question de la création nous avons interrogés: Éli Khoury toujours sur la même longueur d’onde publicitaire reste posée. (Saatchi & Saatchi), Béchara Mouzan- et il en résulte un malentendu qui se Dans Mixed Media, nous en avons vu nar (H&C/Léo Burnett), Dany Richa répète trop souvent. et montré de toutes les couleurs. Mais, (Impact/BBDO) et Émile Achkar (Ver- MÉDÉA AZOURI

Éli Khoury: «Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois» Pour le directeur créatif de Saatchi&Saatchi, la production liba- naise va mal, elle n’a aucune compéti- vité au niveau international. «Nous sommes en retard, nous ne sommes pas des génies. C’est parce que le marché de la pub est rudimentaire qu’un film paraîtra lumineux pour peu qu’il soit un peu original ou nouveau.» Le mar- ché de la pub n’est certes pas le seul à subir les conséquences de ce qu’il appelle le «Business Card Factor». «Aujourd’hui n’importe qui fait n’im- porte quoi. À cause du système des pis- tons, des gens incompétents se parent de titres sans aucune référence. C’est malheureusement un grave problème social». Mais, dans la pub, d’autres facteurs entrent en jeu: «Les publici- taires sont mal rémunérés, un story- board est rarement payé à sa juste valeur. De plus l’environnement publi- citaire est encore très loin des dernières innovations technologiques: le matériel m ix edm edia n’est pas vraiment à la hauteur de ce que l’on attend. Mais le facteur le plus inquiétant, c’est qu’il y a une carence de Purple Order talents, tant dans les universités que chez les professionnels. Les jeunes qui Le Purple Order a été créé par cinq des plus importants créatifs libanais: Émile ont choisi la pub comme orientation Achkar (Vertigo), Éli Khoury (Saatchi & Saatchi) Béchara Mouzannar, (H & professionnelle l’ont fait par dépit. Les C/Léo Burnett), Dani Richa (Impact/BBDO) et Philippe Skaff (CSS & Grey). filles sont pour la plupart en attente Une fois officiellement constitué, après réception de l’accord du ministère de d’un mari et les garçons, sont là de pas- l’Intérieur, il devra réunir l’ensemble des créatifs locaux. sage, pour tuer le temps...» L’objectif de l’association, pour Béchara Mouzannar, est le renouveau publici- taire. «N ous avons réalisé à temps la faille du système, il fallait réagir». Pour Béchara Mouzannar: cela, le Purple Order devra, selon Eli Khoury, «contribuer au progrès de la créa- «Qui n’avance pas recule» tivité et essayer d’éduquer le goût du public». Contre la «suprématie du busi- Le directeur créatif de H& C/Leo Bur- ness», précise Dany Richa pour qui le fait de se retrouver «entre créatifs et non nett n’y va pas avec le dos de la cuiller: en tant que représentants de nos agences respectives», permettra de parler des «N ous en sommes encore à la préhis- idéaux qui rassemblent et de mettre entre parenthèses la compétition. À terme, toire». Et encore, il juge que la création l’ambition est aussi d’offrir un cadre pour les jeunes créatifs que le Purple se portait mieux il y a deux ou trois ans Order se propose de motiver, selon Emile Achkar, en les guidant vers «cette et que la pub a subi les conséquences de ouverture d’esprit qui consiste à admettre que nous devons perpétuellement la crise économique. Mais c’est pour apprendre et que quoi que nous fassions, nous sommes d’éternels ignorants...» ajouter que c’est bien là «l’unique fac- teur externe responsable de l’état actuel de la créativité libanaise». Pour Béchara n’y a aucune éducation publicitaire. sommes pas mûrs cette année pour la Mouzannar, le problème majeur, c’est N ous sommes loin derrière le niveau cérémonie des Phénix. Cela va être une «le manque d’idées». «Le public ainsi international américain mais surtout soirée d’égos, politisée, pour faire plai- que les clients sont beaucoup plus européen. Le marché libanais ne sir à quelques personnes en mal de com- impressionnés par les grosses produc- compte que trois ou quatre films pliments... Il aurait fallu plus de juges tions que par les films conceptuels. Il conceptuels, c’est pourquoi nous ne internationaux pour que le jugement

Que feriez-vous si votre chasse d’eau ne fonctionnait plus?

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si vous n’avez pas eu recours à nos services. MIND THE GAP - BEYROUTH 97 m ix edm edia soit équitable.» par le fait que «les clients, de plus en Émile Achkar: Pour inverser la tendance, il faudrait plus confiants vis à vis de la publicité, «La pub est enfant selon lui «bousculer les idées reçues, ne dépensent plus dans ce secteur». Dany de la rue» pas s’installer dans le confort. Il serait Richa admet cependant que le pays La création ne dépend pas seulement intéressant de changer de cap, de n’est pas compétitif à l’échelle interna- du créatif, rappelle le lauréat du Phé- s’adapter un peu plus au paysage liba- tionale. «La majorité des pubs liba- nix 1994, la technique et le client sont nais (musique et langage parlé). Aucun naises sont de pâles imitations des réa- les deux autres piliers de la pub. Or, d’entre nous n’a accompli la boucle qui lisations étrangères. N ous faisons c’est là que le bât blesse: «Si la tech- consistait à aller gagner un petit prix à beaucoup de plagiat au Liban, et nique (maisons de production et de l’extérieur du pays. Il nous faut donc d’ailleurs rarement du niveau de la ver- post-production, réalisateurs, gra- attendre l’heure où la créativité liba- sion originale. Mais nous avons quand phistes, logiciels) sert mieux les créa- naise changera de voie». même de très bons films locaux...» tifs aujourd’hui qu’il y a cinq ans, les Professeur à l’USEK, Dani Richa songe deux autres éléments de la création Dani Richa: déjà à la relève: «En étant en contact sont les deux obstacles majeurs à son «De mieux en mieux» direct avec les étudiants, nous appre- accomplissement.» Il se plaint en parti- Pour le directeur créatif nons nous aussi de nouvelles choses. Il culier des freins que leur imposent les d’Impact/BBDO, le constat est plutôt faut qu’il y ait une certaine continuité clients locaux. «Les clients, jouant le positif. «Depuis le retour au pays de la entre les différentes générations de créa- rôle le plus important dans la création plupart des créatifs libanais, on a senti tifs». C’est pour cela qu’il se dit «très d’un film, puisque ce sont eux qui pas- un nouveau souffle dans le domaine de optimiste» quant à l’avenir de la pub au sent la commande et qui payent, nous la pub. Il s’est constitué une nouvelle Liban et au progrès de la créativité. mettent régulièrement des limites de génération de publicitaires». Il explique «Nous avons de nombreux jeunes élé- budget. Tous les films ne coûtent pas cette évolution par l’important investis- ments, assez prometteurs. Il faut seule- les yeux de la tête mais certaines idées sement des maisons de production et ment se laisser guider par sa passion...» sont parfois plus onéreuses que d’autres. C’est vrai que le pays est en période de crise mais le facteur le plus Les Phénix important c’est cette éclosion de La troisième biennale des Phénix qui petites agences qui offrent n’importe a lieu le 8 mars au Forum de Bey- quoi, n’importe comment. Les clients routh et qui sera retransmise en direct préfèrent un coût médias élevé au coût par la LBC est une cérémonie visant à production.» «consacrer» les meilleurs films publi- Mais tous les torts ne sont pas impu- citaires de ces deux dernières années. tables aux clients. Si Émile Achkar se Le jury est composé de dix créatifs dit peu optimiste quant à l’avenir de la libanais auxquels s’ajoutent cinq créativité libanaise, c’est parce qu’il européens. Les Libanais sont les cinq constate «avec effroi» le manque de membres du Purple Order et les cinq bons créatifs. «S’il est vrai que nous agences vainqueurs de plus de deux avons tout de même fait nos preuves Phénix à la cérémonie précédente internationalement, puisqu’aux der- (Idées et Communication, représentée niers LIAA, il y avait une dizaine de par Ghada Chaibar, Trust par Alain finalistes libanais, nous sommes encore Brenas, Interégies par Nagi Boulos, très petits à côté des créatifs londo- Publigraphics par Rudy Halaby et niens malgré nos années d’expé- Rizk Advertising par André Rizk). rience..» Il est encore plus pessimiste Les noms des juges étrangers n’ont quand il pense à la relève. À ses yeux, pas été communiqués. Après une pre- les créatifs libanais sont «une espèce en mière sélection effectuée le 2 mars par voie de disparition». Quant à la nou- les jurés libanais lors d’une réunion à velle génération, il ne la voit pas venir. huis clos à l’hôtel Gabriel, les vain- «Le grand problème des étudiants, queurs sont élus le 6 mars par la tota- donc de la nouvelle génération, et de lité du jury. Le système de notation ceux qui croient leur enseigner la créa- est simple: chaque film est diffusé tivité, c’est que justement la créativité avec, à l’appui, un texte concernant ça ne s’apprend pas. Être créatif, c’est son concept et noté de la façon sui- retirer ses œillères, c’est faire un vante: concept et marketing sur 60, mélange de cultures. Connaître le réalisation/exécution sur 30, appré- théâtre, le cinéma, la musique, la litté- ciation personnelle du juge sur 10. rature et surtout regarder autour de La moyenne est ensuite calculée afin de déterminer l’ordre de sélection (plus de soi. Apprendre de notre cadre social, 50) et la victoire: plus de 70 sur 100, Phénix d’Or, plus de 60, Phénix d’Argent scruter les gens, travailler 24 heures et plus de 50, sélectionné et Phénix de Bronze... sur 24. Malheureusement, la majeure Les organisateurs attendent une centaine de candidatures pour les vingt-cinq partie des Libanais n’ont pas de cul- catégories en jeu. ture, non pas publicitaire, mais pas de culture tout court...»

L’ORIEN T-EXPRESS 58 M ARS 1997 m ix edm edia Cairo, Born to be alive? U NOUVEAU DANS LA PRESSE D CAIROTE: depuis peu, un magazine anglophone au cachet très underground se fait fort d’explorer l’actualité culturelle et les soubresauts chaotiques de la vie égyptienne. Alive en est à Les noix d’honneur sa deuxième parution. Format Les lecteurs téléspectateurs vou- original, mise en page de haute dront bien excuser ce petit emprunt volée tendance world fashion, la au Canard enchaîné, mais Sophie revue s’apparente à Colors de Favier ne saurait y couper: «Je salue Benetton, ou aux revues londo- le peuple arabe (j’ai bien appris la niennes I.D. et The Face. L’ini- leçon, hein)... et aussi les cha- tiateur du projet, Basil I. Ramzy, meaux... le désert... le soleil... et qui a longtemps vécu aux États- Allah.» Heureusement que Ghazi, Unis, affirme vouloir faire lui, ne maîtrise pas assez l’arabe d’Alive un magazine sur les gens pour traduire littéralement ce très qui ont des opinions et le font pénétrant salut à l’Orient compli- savoir pour les gens qui ont des qué. On attend maintenant avec opinions et ne le font pas forcé- délectation Sophie au Congo... ment savoir. Dans son premier éditorial, il parle de réaction face au sentiment de suffocation ambiant. Esprit critique et regard malicieux donc, à condition de ne pas se contenter d’un graphisme branché et de formules chocs pour faire bouger les choses sur les bords du Nil. Good Luck and stay alive!

pub

L’ORIEN T-EXPRESS 59 M ARS 1997 tousterrain s F1 : CIRCUITS OUVERTS Et si D amon H i ll étai t passé chez A r rows pour ne pas avoi r à défendre son ti tr e de champi on du monde de For mule U n? Et si Jacques Vi lleneuve étai t menacé au sei n de sa propr e écuri e? Et si les nouvelles Fer rari et Benetton fragi li sai ent R enault dans se der ni èr e année? La sai son est ouver te. Trépi dante.

CLAUDE ACHKAR

URIEUSE SAISO N DE FORMULE UN QUE CCELLE QUI COMMENCE LE 8 MARS À M ELBOURNE: le champion du monde en titre, le britannique , y semble réduit à un rôle de figurant, étant passé à une écurie mineure. Damon Hill serait bien resté chez Williams-Renault en 1997. Il espérait y continuer sa carrière et ne croyait pas à ces rumeurs selon les- quelles, un jour ou l’autre, Heinz-Harald Frentzen le remplacerait. Son éviction de l’équipe pour laquelle il pilotait en course depuis 1993 l’a donc cueilli par surprise. Dans cette affaire, le champion du monde ne fut que le passager d’un siège éjectable. C’est seulement une fois replacé, à son corps défendant, sur le marché que Hill redevint acteur. Car c’est lui – et per- sonne d’autre – qui a choisi de signer avec la nouvelle écurie Arrows-Yamaha. En fait, le choix – contraint – que Hill a dû effectuer en octobre dernier en faveur de l’équipe Arrows n’est peut-être pas le plus mauvais, comme on serait tenté de le croire à première vue. En optant pour Arrows, dont le patron espère la renaissance, Hill pourrait trou- ver une nouvelle reconnaissance s’il réus- sissait à en faire – grâce à ses talents incontestés de metteur au point – une écurie de pointe. Ce ne sera pas le moindre des défis du championnat 1997. Pourquoi Arrows plutôt que Jordan- Peugeot a priori plus performante et plus adaptée à son nouveau standing de cham- pion du monde? S’il faut en croire les rumeurs qui circulent dans le monde de la F1, ce choix ne procéderait ni d’une affaire financière ni de la peur de cohabi- ter, chez Jordan, avec Ralf Schumacher, débutant dans la catégorie mais déjà annoncé très rapide... Hill se serait dirigé vers Arrows précisément parce qu’il n’y aura pas les moyens de défendre son titre. Bref, par pur souci de confort psycholo- gique. Et matériel... Chez Jordan-Peugeot, en revanche, on aurait attendu de lui – vu sa valeur et sa capacité à fédérer les énergies – qu’il soit de taille à gagner quelques Grands Prix. Voire, peut-être, qu’il fasse un petit Mais jusqu’où ira donc l’ascension de ? AFP

L’ORIEN T-EXPRESS 62 M ARS 1997 tousterrain s

LA SAISON 1996

Les vainqueurs

Australie Damon Hill Brésil Damon Hill Argentine Damon Hill Europe Jacques Villeneuve San Marino Damon Hill Monaco Olivier Panis Espagne Michael Schumacher Canada Damon Hill France Damon Hill

AFP Grande-Bretagne Jacques Villeneuve Hill ou le paradoxe du champion. Allemagne Damon Hill miracle en transformant cette équipe en se font déjà sentir. Même si des moteurs Hongrie Jacques Villeneuve candidate au titre, à l’un ou à l’autre Renault préparés et développés par des Belgique Michael Schumacher stade de la saison. Sacré défi, en effet! «privés» vont continuer à équiper les Italie Michael Schumacher Mais celui qui l’attend chez Arrows n’est Williams, Benetton prétend récupérer les Portugal Jacques Villeneuve pas moindre... S’il s’investit pleinement, Mugen-Honda que Prost, qui recevra en il sera la clé de voûte de l’édifice. Qu’il exclusivité le moteur Peugeot, abandon- Japon Damon Hill ait du mal à extraire sa nouvelle équipe nera en fin de saison. À ce jeu des chaises des fonds de grille, et rapidement, le côté musicales «motorisées», c’est pour l’ins- «père de famille» de son choix – si ce tant Jordan qui s’y colle: mais pour qui n’est de sa conduite – reprendra le dessus connaît la capacité de réaction du Le classement des pilotes dans les commentaires: son titre de bouillant Irlandais, tout n’est peut-être champion du monde sera inévitablement pas encore dit. 1. Damon Hill (GBR) 97 points – et définitivement – attribué aux quali- 2. Jacques Villeneuve (CAN) 78 tés routières de la Williams. WILLIAMS: TOUJOURS PARMI LES FAVORIS. Mais que l’Arrows à moteur Yamaha et Williams devrait cette saison conserver 3. Michael Schumacher (ALL) 59 pneus Bridgestone soit capable d’animer une position enviable. Le brio et la 4. Jean Alesi (FRA) 47 quelques Grands Prix, et une part sûreté de Jacques Villeneuve dès son 5. Mika Hakkinen (FIN) 31 importante de ce succès reviendra à son arrivée en F1 le propulsent parmi les 6. Gerhard Berger (AUT) 21 pilote dont le titre mondial, a posteriori, favoris du championnat 97. C’est dans 7. David Coulthard (GBR) 18 ne souffrira plus d’une injuste dévalua- les dépassements qu’il a le plus surpris et 8. Rubens Barrichello (BRE) 14 tion. le plus tranché par rapport aux autres 9. Olivier Panis (FRA) 13 Toutefois, comme personne n’attend pilotes. Irrésistible, il y a montré un tem- 10. Eddie Irvine (GBR) 11 rien de lui et que, à l’inverse, il ne vien- pérament aussi incisif que son pilotage. dra à l’idée de personne de lui reprocher En raison de son «ancienneté», Ville- 11. (GBR) 8 de mauvais résultats, globalement, la neuve occupera une position de leader 12. Heinz-Harald Frentzen (ALL) 7 saison 1997 de Hill sera faite de travail naturel, en début de saison tout du 13. Mika Salo (FIN) 5 et de calme très profitables. Une chose moins: Frentzen, son nouveau coéqui- 14. Johnny Herbert (GBR) 4 est sûre: pilote d’essais aguerri devenu pier, ne peut y prétendre à moins de 15. Pedro Diniz (BRE) 2 pilote de course, rodé à la technique de donner la preuve de sa supériorité, ce 16. (HOL) 1 la meilleure équipe (Williams) et du qu’il n’a pas réussi à faire lors des essais meilleur motoriste (Renault), il va hivernaux. Mais ses qualités peuvent apporter beaucoup à sa nouvelle écurie. aussi rendre la position du Canadien plus inconfortable: il ne jouira plus RENAULT: PARTIR EN BEAUTÉ. Le tout d’une quelconque indulgence. Cela ne Le classement des constructeurs nouveau moteur Renault, le RS9, tourne semble pas lui faire peur. déjà. Son architecture est différente de La situation de Frentzen est à l’opposé: il 1. Williams-Renault 175 points celle du RS8, champion du monde 1996. bénéficiera d’un délai d’acclimatation. 2. Ferrari 70 Il est plus compact et plus évasé. L’ob- Le plus court possible pourtant, car 3. Benetton-Renault 68 jectif avoué du motoriste français, qui a beaucoup attendent de lui d’être un nou- 4. McLaren-Mercedes 49 annoncé sa retraite officielle pour la fin veau Schumacher. Cette expectative date 5. Jordan-Peugeot 22 de la saison, est de conserver les deux de l’époque où ils couraient ensemble titres mondiaux et d’atteindre les 100 chez Mercedes, en Sport (1990): Frent- 6. Ligier-Mugen-Honda 15 victoires! Il en est à 88. zen, dit-on, était l’égal de Schumacher, 7. Sauber-Ford 11 Le retrait programmé de Renault entraî- voire un peu plus rapide! C’est cette 8. Tyrrell-Yamaha 5 nera une nouvelle répartition des cartes réputation qui a séduit Williams. Cela ne 9. Arrows-Hart 1 pour 1998. Les premières conséquences facilitera pas la tâche de l’Allemand.

L’ORIEN T-EXPRESS 63 M ARS 1997 tousterrain s d’éviter les risques insensés. De privilé- LE CA LEN D RIER 1997 gier la sécurité et la fiabilité. À Mara- nello, le nouveau credo est celui de la rai- 9 mars Australie Melbourne son. Plus question de faire œuvre 30 mars Brésil Sao Paulo originale. Après tout, pour battre ses 13 avril Argentine Buenos-Aires adversaires avec pour vraie force de 27 avril Saint-Marin Imola (ITA) frappe un pilote – Michael Schumacher – 11 mai Monaco Monte-Carlo dont personne ne doute qu’il soit le 25 mai Espagne Barcelone meilleur au monde, il vaut mieux possé- 8 juin Canada Montréal der une arme comparable à la leur. 29 juin France Magny-Cours Ferrari, et toute l’Italie avec, attend un 13 juillet Grande-Bretagne Silverstone titre mondial depuis dix-huit ans. Le der- 27 juillet Allemagne Hockenheim nier succès remonte, en effet, à 1979 10 août Hongrie Budapest lorsque Jody Scheckter s’était imposé 24 août Belgique Spa-Francorchamps devant son coéquipier Gilles Villeneuve. 7 septembre Italie Monza Après avoir fait franchir un palier à la 21 septembre Autriche Zeltweg marque italienne en 1996, le double 28 septembre Luxembourg Nurburgring (ALL) champion du monde espère décrocher sa 12 octobre Japon Suzuka troisième couronne dès cette année. 26 octobre Portugal Estoril BENETTON: UNE SAISON CRUCIALE. Après l’échec de la saison passée – une année sans victoires – Benetton, dans l’optique LE PLA T EA U 1997 de 1998 et de l’après-Renault, se doit d’être compétitif dès les premiers Grands Écurie Pilotes Moteurs Prix pour convaincre un nouveau moto- riste. 1 ARROWS Damon Hill (GBR) V10 Yamaha Jean Alesi et Gerhard Berger, qui 2 ARROWS Pedro Diniz (BRE) V10 Yamaha n’avaient pas pu – ou su – pallier en 1996 3 WILLIAMS Jacques Villeneuve (CAN) V10 Renault le départ de Michael Schumacher, auront 4 WILLIAMS Heinz-Harald Frentzen (ALL) V10 Renault cette saison, pour leur propre carrière 5 FERRARI Michael Schumacher (ALL) V10 Ferrari comme pour la pérennité de leur équipe, 6 FERRARI Eddie Irvine (GBR) V10 Ferrari la lourde tâche d’opérer un spectaculaire 7 BENETTON Jean Alesi (FRA) V10 Renault redressement. Ils pouvaient nourrir, pour 8 BENETTON Gerhard Berger (AUT) V10 Renault 1996, d’autres ambitions qu’une belle 9 McLAREN Mika Hakkinen (FIN) V10 Mercedes constance aux avant-postes avec la 10 McLAREN David Coulthard (GBR) V10 Mercedes Benetton-Renault. Privés de victoires, ils 11 JORDAN Ralf Schumacher (ALL) V10 Peugeot se sont plaints du comportement de la 12 JORDAN Giancarlo Fisichella (ITA) V10 Peugeot B196, directement issue de la F1 de 1995 14 PRO ST Olivier Panis (FRA) V10 Mugen-Honda conçue autour de Schumacher. Le temps 15 PRO ST Shinji Nakano (JAP) V10 Mugen-Honda d’adaptation entre l’équipe et les pilotes a 16 SAUBER Johnny Herbert (GBR) V10 Petronas été trop long en cours de saison pour une 17 SAUBER Nicolas Larini (ITA) V10 Petronas modification efficiente de la voiture. 18 TYRRELL Jos Verstappen (HOL) V8 Ford-Cosworth Le travail sur la B197 est porteur de plus 19 TYRRELL Mika Salo (FIN) V8 Ford-Cosworth d’espoirs: Alesi y a été pleinement associé 20 Ukyo Katayama (JAP) V8 Hart et la nouvelle Benetton a été, cette fois, 21 MINARDI Jarno Trulli (ITA) V8 Hart élaborée autour de son style de pilotage 22 STEWART Rubens Barrichello (BRE) V10 Ford qui pourra enfin pleinement s’exprimer 23 STEWART (DAN) V10 Ford au volant d’une voiture performante. 24 LOLA (ITA) V8 Ford-Cosworth La B197 est équipée d’une nouvelle 25 LOLA Ricardo Rosset (BRE) V8 Ford-Cosworth transmission à six rapports – celle de la saison dernière, trop longue et trop lourde, en comptait sept – et d’une répar- FERRARI: DES OBJECTIFS PRUDENTS. La dans ses entrailles de carbone et d’acier. tition des poids différente pour résoudre marque au petit cheval cabré joue sans D’ailleurs, son nom de baptême est le problème de sous-virage qui hérissait le l’avouer le titre mondial. Pour cela, la F310B: donc, dans chaque domaine, y Français en 1996. Sans évoquer le nou- Scuderia n’a retenu que des solutions compris pour le moteur V10, il s’agit veau moteur Renault, les modifications éprouvées sur une monoplace que Schu- d’une évolution de la F310 de 1996 et pas les plus importantes sont d’ordre aérody- macher espère plus docile qu’en 1996. d’une voiture totalement nouvelle. namique sur la partie arrière. Les pilotes, Une caricature de la nouvelle Ferrari don- Malgré des déclarations d’intention mini- à cause d’une modification de la forme nerait un avant de Williams et un arrière malistes, «faire mieux que les trois vic- du réservoir d’essence, y sont mieux ins- de Benetton. La nouvelle arme de Mara- toires de 1996», Ferrari vise cette année – tallés et la visibilité est bien meilleure. nello n’est pourtant pas qu’un collage de ou à défaut en 1998 – le titre mondial. Se Les essais hivernaux ont confirmé les deux copies. Du pur sang rouge coule battre pour un championnat impose progrès de la Benetton, et le patron, Fla-

L’ORIEN T-EXPRESS 64 M ARS 1997 tousterrain s vio Briatore, espère bien que cette F1 soit celle de la résurrection. LES CHAMPIONS DU MONDE

1950: Giuseppe Farina (Italie) 1974: Emerson Fittipaldi (Brésil) DES OUTSIDERS DE RENOM. McLaren-Mer- cedes, Prost-Mugen-Honda et Stewart- 1951: Juan Manuel Fangio (Argentine) 1975: Niki Lauda (Autriche) Ford, voilà les trois outsiders du cham- 1952: Alberto Ascari (Italie) 1976: James Hunt (Grande-Bretagne) pionnat 97. Après seize ans d’une 1953: Alberto Ascari (Italie) 1977: Niki Lauda (Autriche) fructueuse collaboration qui leur a valu 1954: Juan Manuel Fangio (Argentine) 1978: Mario Andretti (USA) 16 titres mondiaux (neuf chez les pilotes 1955: Juan Manuel Fangio (Argentine) 1979: Jody Scheckter (Afrique du Sud) et sept chez les constructeurs) McLaren 1956: Juan Manuel Fangio (Argentine) 1980: Alan Jones (Australie) et Marlboro ne font plus équipe 1957: Juan Manuel Fangio (Argentine) 1981: Nelson Piquet (Brésil) ensemble. Les célèbres voitures rouge et 1958: Mike Hawthorn (Grande-Bretagne) 1982: Keke Rosberg (Finlande) 1959: Jack Brabham (Australie) blanc ne seront plus au départ, dès 1983: Nelson Piquet (Brésil) 1960: Jack Brabham (Australie) dimanche en Australie. Certes, aussi bien 1984: Niki Lauda (Autriche) 1961: Phil Hill (USA) McLaren que le fabricant américain de 1985: Alain Prost (France) 1962: Graham Hill (Grande-Bretagne) cigarettes sont toujours dans le cirque de 1986: Alain Prost (France) 1963: Jim Clark (Grande-Bretagne) la F1, mais sous d’autres couleurs. Marl- 1987: Nelson Piquet (Brésil) 1964: John Surtees (Grande-Bretagne) boro est le nouveau sponsor de la Ferrari, 1988: Ayrton Senna (Brésil) mais il n’a pas commis le sacrilège de 1965: Jim Clark (Grande-Bretagne) 1966: Jack Brabham (Australie) 1989: Alain Prost (France) modifier les sacro-saintes couleurs de la 1990: Ayrton Senna (Brésil) marque italienne. McLaren, pour sa part, 1967: Denis Hulme (Nouvelle-Zélande) 1991: Ayrton Senna (Brésil) renforce encore sa collaboration avec 1968: Graham Hill (Grande-Bretagne) 1992: Nigel Mansell (Grande-Bretagne) Mercedes. Cela se répercute sur les cou- 1969: Jackie Stewart (Grande-Bretagne) 1993: Alain Prost (France) leurs de la voiture: un fond gris argent 1970: Jochen Rindt (Autriche), posthume 1994: Michael Schumacher (Allemagne) qui donne aux monoplaces de l’écurie 1971: Jackie Stewart (Grande-Bretagne) britannique dirigée par Ron Dennis ce 1972: Emerson Fittipaldi (Brésil) 1995: Michael Schumacher (Allemagne) côté «flèches d’argent» qui a marqué la 1973: Jackie Stewart (Grande-Bretagne) 1996: Damon Hill (Grande-Bretagne) présence des chassis et des moteurs Mer- cedes en Grand Prix dans les années 50. 1997, les voitures Prost seront équipées monde avaient tenté la même aventure Le rêve de tous les Français s’est enfin de moteurs Mugen-Honda et de pneus avec plus ou moins de succès. Il s’agit de réalisé. L’écurie France, ou plutôt la Bridgestone. La JS45 – Prost a conservé la Jack Brabham, John Surtees, Graham Prost Grand Prix est devenue réalité. En numérologie de Ligier – est une voiture Hill (le père de l’autre) et Emerson Fitti- rachetant Ligier à Flavio Briatore, le qua- entièrement nouvelle et elle semble bien paldi. La démarche de Stewart n’est pas druple champion du monde a ouvert le née. Lors des essais hivernaux, l’ex-Ligier la même que celle de Prost. Le triple chemin au «projet sportif français» en a surpris plus d’un. Derrière les trois champion du monde a choisi de «partir comme l’a défini le président de Peugeot, équipes de pointe – Williams, Ferrari et d’une feuille blanche, ne possédant le Jacques Calvet. Le partenariat Prost-Peu- Benetton – on ne voit que McLaren et poids d’aucun bagage ni d’aucune cul- geot ne prendra effet qu’en 1998 lorsque Prost, dans certains Grands Prix, se mêler ture». Fort de l’appui de Ford qui fournit le motoriste français équipera durant à la lutte pour la victoire. en exclusivité son V10 et lui apporte un trois ans et en exclusivité les Prost. On Avec Prost arrive un triple champion du important soutien financier, Stewart veut pourra alors peut-être parler d’une écurie monde, l’Ecossais Jackie Stewart, qui lui gravir un à un les échelons de la Formule France, dénomination que refuse Alain aussi a décidé de monter sa propre écurie. Un. Prost qui la juge trop restrictive. En Avant eux, quatre autres champions du Jordan, équipé pour encore un an du moteur Peugeot, lance Ralf Schumacher, le jeune frère de Michael, dans le grand bain. Sauber, qui a perdu le V10 Ford au profit de Stewart, sera propulsé par le moteur Ferrari version 1996 sous le nom de son sponsor malaisien, Petronas. Tyrell sans Yamaha, parti rejoindre Damon Hill chez Arrows, se contente du Ford-Cosworth client. Minardi, enfin, ne doit sa survie qu’à son rachat par Flavio Briatore qui espère réaliser la même juteuse opération qu’avec Ligier. Pour toutes ces équipes, à une exception près peut-être, il s’agira surtout de faire de la figuration. Le titre, les victoires et les podiums – ce qui compte en fait, après les millions de dollars amassés chaque année par le grand régisseur du cirque, Bernie Ecclestone – c’est pour les équipes de pointe. Schumacher: rouge total. AFP

L’ORIEN T-EXPRESS 65 M ARS 1997 tousterrain s Senna: les enjeux du procès

Imola, 1er mai 1994: Alesi, Johansson et Lauda, trois de ses refoulé par Schumacher qui l’envoie hors la mort au tournant anciens coéquipiers, probablement dans de la piste vers la voie de sortie des box, IENTÔT TROIS ANS QUE M AGIC s’est l’ordre inverse de leur talent. ce qui lui fait perdre son élan et sa posi- Btué lorsque sa voiture a été droit Au moment de sa mort, l’artiste brésilien, tion pour Wendlinger, il parvient à reve- dans le mur de la courbe du Tamburello synthèse subtile de Gilles Villeneuve et de nir sur la piste. Prost et Hill sont en tête sur le circuit d’Imola. Aujourd’hui seule- Jim Clark, écope d’un double verdict qui au premier virage à la sortie duquel ment le procès de l’accident commence. lui aurait fait plaisir. Niki Lauda: «Avec Senna dépasse Schumacher. Sur la piste Permettra-t-il d’y voir plus clair? Rien trois titres de champion du monde, qua- mouillée, il dépasse W endlinger de l’exté- n’est moins sûr. Au box des accusés, rante et une victoires et soixante-cinq rieur à la sortie du S suivant, comme si deux parties dont l’éventuelle responsa- pole positions, il était en route vers tous l’adhérence était normale. Au virage de bilité de l’une n’excluerait pas pour les records et je crois sincèrement qu’il O ld Hairpin, Senna est déjà troisième et autant celle de l’autre: en ce qui concerne pouvait tous les battre»; Juan Manuel gagne du terrain sur Hill qu’il dépassera Williams, les juges cherchent à com- Fangio: «Ayrton Senna était le plus digne avec une relative facilité, deux virages prendre ce qui a pu conduire au section- de mes successeurs et le seul capable de plus loin, à Coppice. On aurait dit deux nement de la colonne de direction, ver- battre mon record de cinq titres». courses: celle de Senna sur le sec et celle sion que réfute l’écurie; quant aux des autres dans des confections étriquées. responsables du circuit, la justice veut Donington, le 11 avril 1993: À l’avant, il y a Prost, avec Senna arri- déterminer l’heure et donc le lieu de la un tour magique vant à une vitesse incroyable, jusqu’à mort du pilote autrichien Ratzenberger, L’année 1993 est une année sur mesure l’épingle de Melbourne où, retardant lar- la veille, durant les essais et si, comme pour Prost. Sa Williams-Renault sur- gement son freinage, il se place à côté de elle le suspecte, elle a été instantanée, le classe tellement les autres qu’il n’y a la W illiams, pour la dépasser inexorable- pourquoi de la non-annulation de presque pas de saison. Senna conduit une ment et s’éloigner à un rythme impres- l’épreuve du lendemain conformément voiture moyenne (Mc Laren-Ford). Mais, sionnant, au point de compter 4’’2 aux règlements du circuit. après ce Grand Prix d’Europe qui se d’avance au second tour et 6”7 au troi- On ne va pas vous raconter une énième déroule à Donington, il se paie le luxe de sième...» fois la tragédie. La veille, Senna a vu sur prendre la tête du classement. Sur le sec, Interrogé six mois plus tard sur ce qu’il se son écran de contrôle le crash de Ratzen- Senna n’aurait eu aucune chance; les rappelle de ce Grand Prix fou fou fou, berger; il ne reprend plus la piste. Il va essais le placent en quatrième position et Senna raconte ce premier tour qui dure regarder le lieu de l’accident, tourne les Williams lui prennent une seconde une minute et demie pendant... 15 autour, tout en faisant la moue. Il pose par tour et les Benetton une demi- minutes! Extraits: «Comment est-ce que des questions pour comprendre les cir- seconde. Mais les éléments naturels se je peux expliquer ça? Il faut laisser la constances du décès du jeune Autrichien. mettent de la partie, et «le magicien de la machine t’absorber, tu te laisses fondre Le soir, il reçoit un télégramme d’avertis- pluie monte en chaire pour donner un en elle, jusqu’à occuper ses moindres sement de la Fédération: «Votre rôle est cours magistral», selon la belle formule recoins, jusqu’à devenir un seul objet, de piloter, un point c’est tout». Le lende- d’Auto-Sport. Dans son Annuaire de la totalement intégré à ce moment en parti- main, lors des derniers essais, il s’entre- Formule 1, Francisco Santos écrit: «Ce culier: l’eau, la pluie, l’incertitude, l’ab- tient avec Schumacher pour mettre en fut un de ces moments d’exstase dont il sence de référence, la peur et l’indécision place un comité d’anciens pilotes chargé vous arrive de douter qu’ils sont pos- des autres pilotes. (...) Il faut acquérir la de gérer la sécurité. Il pense à des noms sibles. Sortant de la quatrième position, certitude que c’est exactement cela qu’il comme Stewart, Lauda et Prost. Cela se va falloir faire. Il ne doit plus y avoir de fera sans lui. Pâle, légèrement absent, il doute, il ne doit plus y avoir ce moment est quand même sûr de remporter la d’hésitation qui vous fait commettre une course de l’après-midi: il avait glissé un erreur ou bien ouvre une brèche aux pro- drapeau autrichien dans sa poche... blèmes. (...) Bien sûr que je me rappelle le Qui est le meilleur coureur de tous les dépassement de W endlinger. (...) C’est au temps? On ne sait même pas si la ques- milieu du S que j’ai poussé et que je me tion est vraiment pertinente. Pourtant, suis rapproché. C’était une manœuvre début 1994, la revue L’Automobile pose calculée. N ul ne pensait que je pourrais la question iconoclaste aux pilotes en contrôler une vitesse réelle mais il se fait exercice, en leur demandant d’établir leur que j’étais alors suffisamment intégré, tiercé favori. Les pilotes plébiscitent que j’avais fondu dans la voiture depuis Senna (42 points) suivi de Prost (33 la première courbe. Alors, j’ai pu exécu- points) et de Lauda (22 points). Senna ter cette manœuvre. Je venais à toute qui joue le jeu répond, dans l’ordre: Fan- vitesse, je l’ai dépassé par l’extérieur et gio «pour son palmarès», Lauda «pour me préparais déjà au dépassement de ce qu’il a fait durant les années 70» et Hill...» Prost «pour ses quatre titres». Ce der- nier, qui ne joue pas le jeu lui, répond: Senna: peur ou prémonition? D.R. P. G.

L’ORIEN T-EXPRESS 66 M ARS 1997 tousterrain s Dans les vestiaires À SUIVRE . . . Au Liban le nouveau défi de Pérec Basket-ball Aux Jeux Olympiques d’Atlanta, la Française Marie-José Pérec avait réussi le – Poursuite de la phase qualificative du même exploit que Michael Johnson – le doublé 200-400 mètres – mais, à championnat. l’époque, sa réussite avait été quelque peu éclipsée par celle de l’Américain. Cette année, la Première Dame de l’athlétisme mondial se propose un nouveau Football challenge: réussir le doublé inédit 400 mètres-400 mètres haies lors des pro- – Les trois dernières journées ne devraient chains championnats du monde qui auront lieu au mois d’août prochain à pas empêcher le club Ansar de remporter Athènes. son neuvième titre national consécutif. Volley-ball – Play-off demi-finales du championnat avec les équipes de Bauchrieh, Ghazir, Batroun et des Apôtres de Jounieh.

Dans le monde Athlétisme – Championnats du monde en salle à Paris-Bercy (7 au 9 mars) avec la partici- pation des Libanais Jean-Claude Rabbath et Agnès Khaffaja. – Championnat du monde de cross-coun- try à Milan (23 mars), nouveau show en perspective pour les Kenyans, Éthiopiens et autres Africains des hauts-plateaux.

Basket-ball – Championnat arabe des clubs à Nabeul en Tunisie. Le Homenemen (dames), la Sagesse et le Club Sportif (hommes) vise- ront le titre qu’ils ont failli conquérir lors de l’édition 1996 (16 au 30 mars). – Huitièmes et quarts de finale des Coupes d’Europe (6,13 et 27 mars, 3 avril).

Football – Quarts de finale retour des Coupes Avec Pérec, la France en forme. AFP européennes: quelques «grands» d’Eu- rope peuvent se retrouver au tapis (18 au les jeux de la francophonie au Liban 20 mars). Les dirigeants du sport libanais semblent avoir pris goût à l’organisation des – Vingt-cinq matchs de qualification à la grandes manifestations sportives. Après les Jeux panarabes (juillet 97), la Coupe Coupe du monde sont au programme les d’Asie de football (2000), le championnat asiatique des clubs de volley-ball (mai 29 mars et 2 avril dont Croatie-Danemark 97) et une étape de la Coupe du monde de tennis de table (octobre 97), le Liban et Pologne-Italie. a posé sa candidature pour l’organisation en 2001 des Jeux de la Francophonie. Patinage artistique – Championnat du monde à Lausanne (16 Hingis: l’éclosion atom ique au 23 mars). Du 6 janvier au 16 février, la jeune Suissesse Martina Hingis a remporté les 19 rencontres qu’elle a disputées depuis le début de la saison. La nouvelle super-star Sport automobile du tennis mondial féminin garde, bien qu’elle n’ait que seize ans, les pieds sur – Après Monte-Carlo, la Suède et le Safari terre. Pourvu qu’on ne nous la change pas! Si elle pouvait rester telle qu’elle est du Kenya, le championnat du monde des rallyes s’arrête au Portugal (22 au 27 maintenant, souriante, gentille, naturelle, enjouée, ce serait une chance pour le mars). sport mondial. On a connu tant de sportives qui ont pris la grosse tête ou qui sont devenues Volley-ball inabordables pour un petit titre national, qu’on se dit que le tennis féminin a – Finales des différentes Coupes euro- trouvé sa perle rare et qu’il faut tout faire pour la préserver dans son état péennes des clubs (8 au 10 mars). naturel. Son avenir est tout tracé et la place de numéro un mondial n’est plus qu’une Tennis question de semaines ou de mois. Avec les progrès stupéfiants réalisés par Hin- – Tournoi d’Indian Wells: du sur-mesure gis en quelques mois, il faudra une Graf au maximum de ses possibilités pour lui pour Sampras (10 au 16 mars). infliger ses premières défaites de l’année. Mais, on peut se demander si l’Alle- – Tournoi de Key Biscayne: Agassi et Graf mande retrouvera un jour une forme physique suffisante pour stopper sa risquent de perdre leurs titres (20 au 30 progression. mars).

L’ORIEN T-EXPRESS 67 M ARS 1997 transcultures

Au Djebel druze, 1935, aquarelle, 30x42 cm. Kiosque sur une ruelle, 1935, aquarelle, 50x35 cm. L’O rie nt fiorituressans

’HÉTÉROGÉNÉITÉ DE L’ŒUVRE D’O MAR O N SI (1901-1969) est éton- Lnante. En exposant plus de deux cent cinquante peintures (portraits, autoportraits, nus, natures mortes, peinture animalière, paysages, ... ), le Musée Nicolas Sursock couvre les cinquante ans de production de l’un des peintres libanais les plus importants du siècle. En 1934-1935, Onsi entreprend un long voyage en Syrie. Sur des thèmes dits «orientaux», la série qu’il en tire est une des moins orientalistes qui soient. C’est-à-dire qu’ici, Onsi semble moins fasciné par l’exotisme du Djebel druze et de ses femmes réunies autour d’une Maison au Djebel druze, 1934-35, fontaine que soucieux de capter une lumière, de saisir un instant. huile sur contreplaqué, 54x36 cm. A.K. Jusqu’au 14 avril.

L’ORIEN T-EXPRESS 68 M ARS 1997 Femmes druzes à la fontaine, 1935, huile sur toile, 58x71 cm.

Femmes druzes à la fontaine, 1935, gouache et aquarelle, 34x48,7 cm.

Mosquée en Syrie, 1935, aquarelle, 47x32 cm.

L’ORIEN T-EXPRESS 69 M ARS 1997 transcultures Jean-Pierre Vernant ou l’hellénisme à fleur de peau U ne car ri èr e, la Grèce? D ’abord une passi on. Le grand hi stori en et mythologue raconte à Fadi Bacha l’émergence de la soci abi li té, de l’A utr e, U lysse, l’i denti té. Plus que la Ci té, les Gr ecs ont peut-êtr e découver t la phi li a, l’ami ti é. Comment r egarder alors le monde avec les yeux d’un Gr ec de l’A nti qui té?

Avant d’aborder le fond ou les thèmes qui d’abord le côté paysage. Aridité, ciel clair, constituent votre œuvre, j’aimerais savoir ensoleillement, roches, excavations. Et si vous éprouvez du plaisir à écrire et à puis, le port du Pirée. Parfait petit port raconter la mythologie. Il y a un style Ver- oriental, tel qu’on ne pouvait pas l’imagi- nant, et ceux qui vous lisent ressentent ner sans l’avoir vu. Il n’avait aucun rap- bien le charme qui se dégage de vos livres. port avec ce qu’il est devenu. Aujourd’hui, Oui, en effet, je dois dire que quand je quand vous allez d’Athènes et que vous raconte les mythes, j’éprouve un assez suivez toute la côte jusqu’au Pirée, c’est grand plaisir. Le plaisir du conteur. J’ai bourré de constructions. Alors que, quand éprouvé cela la première fois quand j’étais nous y étions, il n’y en avait pas une, juste professeur de philosophie à Toulouse en une succession de rochers. Le port du 1940 – je ne savais pas grand-chose des Pirée était très vivant et très actif, très mythes à cette époque. Ensuite, quand j’ai animé. Il y avait partout des carrioles, des eu un petit-fils – c’était beaucoup plus chevaux, des types qui poussaient, qui tard, au moment où je connaissais beau- tiraient ou qui portaient à peu près tout. coup mieux les mythes – jamais celui-ci ne C’était bigarré, multicolore, pas du tout voulait s’endormir sans que je lui raconte moderne. C’était merveilleux. Une fois, une histoire. Je lui racontais l’histoire et la c’était le soir, des marins sont venus nous mythologie grecques. Il était ravi et moi et au plaisir que vous en retiriez? N e réveiller sur la plage et nous ont invités à aussi. Il y a dans la mythologie une poésie serait-ce pas cela, justement, qui vous a les suivre parce que, disaient-ils, ils vou- un peu différente de celle qui se dégage poussé plus tard vers l’hellénisme? laient nous faire danser. Ils ont été cher- des contes de fées ordinaires. Un plaisir de Ce ne serait pas tout à fait exact. Au lycée, cher dans le bistrot un phonographe por- raconter ou de s’entendre raconter. À j’ai fait un peu de grec. Bien entendu, il y table. Un genre d’appareil ambulant mon petit-fils, j’avais raconté plusieurs avait Homère et il y avait chez celui-ci monté sur un système à roulettes et qu’un fois le mythe d’Orphée et d’Eurydice. Il quelque chose qui me touchait. Mais ma type faisait tourner. La gaieté est très commençait à connaître cette histoire par première vraie rencontre avec la Grèce communicative en Grèce. D’ailleurs, on y cœur, mais ne se lassait jamais de l’en- s’est faite autrement. En 1935, je suis partageait sans ambage si je puis dire, son tendre encore et encore. Toujours, il était parti avec des copains me balader en bonheur, son malheur, enfin toutes ses fasciné et terrorisé à la fois. Et quand j’ar- Grèce. On était tous des gens d’extrême émotions qui, en Grèce, sont nombreuses. rivais au moment où Orphée se retourne, gauche, communisants comme on disait. Une autre fois, c’était le matin, ce sont des pour regarder Eurydice sortie de l’Hadès, Il y avait à ce moment-là la dictature de pêcheurs qui nous ont réveillés aux pre- il se cachait le visage et les yeux, me criait Metaxas, une dictature militaire très dure. mières lueurs du jour. Ils étaient là pour d’arrêter, tout en me suppliant de pour- En réalité, nous étions allés là-bas beau- tirer leurs filets, leurs nasses. On les voyait suivre. coup moins pour la Grèce ancienne que dans un contre-jour admirable. Je décou- pour voir le peuple grec en train de lutter vrais, pour la première fois, en chair et en Peut-on dire que votre première ren- contre l’oppression. Le soir, nous dor- os, une certaine Méditerrannée que je ne contre, ou votre premier contact, avec les mions sous une tente sur la plage, et le pouvais connaître qu’à travers une asso- Grecs se soit fait, comme pour la plupart jour, nous faisions de très grandes ciation de souvenirs. Chaleur, amitié, des gens, à travers la narration ou la lec- marches à pieds. communication facile, lumière. Là, elle se ture des mythes, grâce au charme littéraire Ce qui m’a séduit, dès le Pirée, c’est révélait à moi dans un choc formidable.

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Ce ne serait pas un «mythe» ce que vous êtes en train de me raconter? Si je vous comprends bien, c’est une aventure poé- tique et initiatique que vous avez vécue en Grèce? C’était un peu ça. En Grèce, nous avons trouvé un peuple paysan qui travaillait durement mais qui ne manquait jamais d’être hospitalier et accueillant. Il y avait encore chez ces gens ce que j’ai retrouvé d’une certaine façon chez Homère: l’idée que l’étranger qui arrive chez toi, tu dois le considérer avec beaucoup de respect et d’égard. Il est venu vers toi, il attend quelque chose de toi et donc tu dois en contrepartie lui offrir même ce que tu as de meilleur. Cette ouverture à autrui, cet accueil est lié à l’idée que le bonhomme qui vient n’est pas un intrus ou un ennemi éventuel, ce sont les dieux qui te l’en- voient. Il est venu là, et maintenant tu vas entretenir avec lui des rapports qui sont des rapports d’amitié et de réciprocité. D.R. C’est cela qui m’a frappé dans la Grèce. Les dieux de l’Olympe: Poséidon, Appolon et Artémis. Musée de l’Acropole

À côté de l’hospitalité, et de l’accueil cha- leureux propres aux peuples de la Médi- cela n’a pu marcher, et que cela ne pou- parlent la même langue. À l’époque terranée, nous voyons qu’il existe en vait marcher que dans la mesure où l’on homérique, il n’y pas de différence entre Grèce un système construit de l’altérité. faisait une place à l’Autre. Dans la reli- Hector et Achille, ils font partie tous les Les Grecs, vos Grecs, ont saisi et appré- gion et dès le départ. Par Dionysos, Arté- deux de la même humanité. Il y avait hendé autrui dans toutes ses formes. Sché- mis par exemple. Nécessité religieuse toute une Grèce asiatique. Ce qui a joué matiquement, vous aviez tenté, à travers d’installer l’Autre au sein du Même, l’en- beaucoup, ce sont les guerres médiques principalement trois divinités, Gôrgo, vers au milieu de l’endroit. Par ailleurs, entre les Grecs et les Perses. Ce sont par la Dionysos, Artémis, de cerner l’apanage quand les Grecs portent un jugement sur suite des géographes ou des philosophes, de l’Autre en Grèce ancienne. Partant de ce qui n’est pas eux, qu’il s’agisse de l’É- des gens comme Hérodote ou avant lui là, est-ce-que l’on ne pourrait pas placer gypte ou de la Perse, suivant les moments Hécatée de Milet qui, faisant des descrip- l’ensemble de votre travail sous le signe et les individus, ils peuvent avoir soit une tions du monde, vont opposer la Grèce, du «Même et l’Autre», ou bien sous celui attitude de supériorité, soit au contraire qui a un climat plus modéré, au Nord où de la «Différence en Grèce ancienne»? une attitude d’admiration totale. il fait un froid de cadavre et à ces pays qui Certainement, c’est une clé d’accès à mon vont constituer ce que nous, nous appel- travail sans être la seule. Le problème «Il n’y a pas d’emblée chez lerons l’Orient mais qui pour eux n’est pour moi a été d’essayer de comprendre pas encore l’Orient. Les Grecs ne sont pas comment une forme de civilisation le Gr ec de l’hosti li té des saints. Quand ils se battaient, y com- comme celle des cités grecques, qui était à l’égard de ce qui pris entre Grecs, ils pouvaient se livrer à tout à fait sûre de sa supériorité comme des actes terribles: zigouiller toute la type de vie commune, comment cette civi- n ’est pa s soi » population mâle d’une ville et envoyer les lisation donc, pouvait comprendre Justement qu’en est-il de ce rapport à femmes et les enfants en esclavage. l’autre, et quelle place lui laissait-elle. l’Orient? Aujourd’hui on peut aisément D’autre part, les cités grecques ne sont Pour les Grecs, pour être vraiment un dire «L’O rient ancien et nous». C’est le pas des nations; ce sont là deux choses homme, il faut vivre en cité. Au Ve siècle, titre de l’ouvrage entièrement consacré à tout à fait différentes. les Grecs pensaient qu’il y avait eux d’un l’héritage mésopotamien que vous aviez Les Grecs sont attachés à l’idée que la cité côté et, de l’autre, les barbares, qui sont écrit avec Jean Bottéro, grand spécialiste doit être autonome. La cité, c’est la forme des gens qui ne vivent pas en cité, mais de la Mésopotamie, et de Clarisse Her- qui permet à des hommes, aux individus dans d’autres systèmes politiques, monar- renschmidt dont les travaux portent sur mâles – les femmes n’intervenant jamais chiques ou tyranniques par exemple. l’histoire et la naissance de l’écriture. dans les affaires de la cité –, d’être maîtres Donc un très fort sentiment de supériorité Dans quelle mesure les Grecs pouvaient- de toutes les décisions d’intérêt commun. et la volonté de maintenir celle-ci, quelles ils user de ce titre? Il n’y a pas de maître unique, d’homme que soient les circonstances. Il y a là un Il y a un moment où les Grecs ont l’idée qui détienne sur les autres plus de pouvoir grand attachement à l’identité de cette qu’il y a une Europe. Mais cela ne va pas que ceux-ci n’en ont sur lui. Il y a des culture et une façon de se définir soi- de soi. Au début, il n’y a pas, d’un côté, dieux, bien sûr. Mais les dieux sont loin. même dans la mesure où l’on fait partie les Grecs, de l’autre, les barbares orien- Ce sont les dieux de la cité. On travaille de cette culture. Très fort accent sur le taux qui seraient comme les doyens du avec eux, on décide à leur place ce qu’il Même. En même temps on constate que monde. En fait, ce sont les mêmes gens, ils faut faire ou ne pas faire. Par exemple,

L’ORIEN T-EXPRESS 71 M ARS 1997 transcultures quel sera le dieu de la cité, lequel fera par- existe sous une forme construite et s’écha- la mesure où ils sont des dominés et que la tie ou non du Panthéon et quels sont les faude en un système complet, avec ses cité ne peut pas admettre des dominés. Et rites que l’on doit suivre. Ce sont les tenants et ses aboutissants. O n la retrouve puis il y a les étrangers, les xénoi. Parmi hommes qui décident de tout cela. à tous les niveaux du tissu social. Com- eux, il y a les étrangers privilégiés, ceux Les Grecs ont à la fois le sentiment très ment se joue, comment se manipule cette qu’on appelle les métèques. Ils ont généra- profond de la présence divine dans altérité? lement, dans le cas d’Athènes, un Athé- presque tous les actes de la vie humaine, Les hommes forment le noyau de la cité. nien qui est responsable d’eux. Ils ont mais aussi le sentiment non moins fort À côté, il y a les enfants. Et tant que ceux- toute une série de droits et participent à que c’est toujours aux hommes de se ci n’ont pas passé un certain nombre de des grandes fêtes comme les Panathénées. débrouiller et qu’il dépend d’eux d’abord rites établis, ils ne sont pas réellement des De la même façon, dans l’espace même de de se sauver. Ils sont donc maîtres de leur citoyens. Il y a les femmes aussi. Elles sont la cité tel qu’il est appréhendé et construit, destin en ce qui concerne leurs affaires à la fois hors cité et dans la cité. Du point il y a le centre qui est la ville, et puis dif- personnelles et les affaires communes. De de vue de l’éducation, elles suivent, au férents degrés au-delà: les terres labourées plus, aucune cité ne peut dicter à une départ, une éducation parallèle à celle des où l’on trouve des oliviers, des vignes et, autre ses devoirs et ses obligations. Il n’y a jeunes garçons. Tant qu’elles sont jeu- plus loin, les terres et les extrémités qui pas encore l’idée concrète d’un groupe nettes, elles sont comme les jeunes gar- sont des espaces de pâture et qui sont très vaste constituant une nation avec un çons. Et ce que l’initiation à la guerre est généralement la frontière avec les cités passé de lutte commun. Quand on dit pour ces derniers, la préparation au adverses. Chacune de ces zones est à la qu’il y a des nations, cela veut dire en mariage l’est pour les filles. Quand le fois différente des autres et fait un tout général qu’il existe des ennemis. Il n’y a jeune garçon devient un combattant, il avec elles. Chaque espace est placé sous le pas d’emblée chez le Grec ce sentiment devient un citoyen. Quand la jeune fille, la signe d’une divinité précise qui le régente d’hostilité et de mépris à l’égard de ce qui parthenos (la vierge), se marie, elle pourra et l’exprime. Artémis par exemple. Elle est n’est pas soi. participer à des fêtes religieuses, elle aura déesse des marges, des régions frontalières des responsabilités, mais ne fera pas par- et sauvages. Elle est aussi puissance d’in- Les dimensions de l’altérité en Grèce tie de l’assemblée politique. Le politique, tégration dans la mesure où elle fait pas- ancienne sont multiples. Mais cette alté- ce sont les hommes. Il y a aussi les esclaves ser les frontières, étant entendu que ces rité semble cohérente, ordonnée. Elle qui ne sont pas vraiment dans la cité, dans frontières sont à la fois géographiques,

L’a mi Verna nt Le dernier ouvrage de Jean-Pierre Ver- absent de conciliation, sourire accompli faite, du moins celle dépeinte précisé- nant peut se lire comme une vaste et mais réservé d’acceptation. L’amitié, ce ment par Jean-Pierre Vernant. C’est longue lettre à un ami. Celui que l’on serait de l’empathie à fleur de peau, de la l’amitié, appelée philia, qui constitue la connaît mais, plus encore, celui inconnu gentillesse patente. Mais l’on sait aussi, clé de voûte du monde grec. Elle est par- qui viendra un jour, aujourd’hui ou l’esprit commun le prétend, que seuls les tout, dans les moindres interstices, demain, peut-être jamais, celui que l’on sots sont capables d’élans généreux, les omniprésente mais parfois invisible et attend mais dont on ne sait encore qui il imbéciles d’être charmants, les inca- discrète. est, celui enfin, dans l’expectative pables contrits d’être porteurs de sensi- Dans les rapports individuels entre duquel on aura déjà agi, déjà fait, déjà bilité. L’amitié et la gentillesse seraient Grecs d’abord. Elle préside au débat dit. L’ouvrage, qui juxtapose anciennes le brouet inconsistant dans lequel balan- public, tient sa place sur l’agora, affirme et récentes études et qui répète que le fait cent et pataugent mièvrerie et guimauve. que tous les hommes sont égaux, que central dans la Grèce du Ve siècle est la Peut-être en est-il souvent ainsi. Mais chacun a droit de dire et de faire. Elle est naissance de la Cité, s’ouvre en effet, sur toute amitié, toute gentillesse ne se lient fétiche et déesse, biais incontournable un chapitre qui s’intitule «Tisser l’ami- pas nécessairement à la sottise. Laissons traversé par la parole et les gestes. Elle tié» et se clôt sur celui portant le titre donc là ces qualités mal acquises et par- est ciment de la cité, rend un groupe évocateur de «Quand quelqu’un frappe lons plutôt de celles, qui sont les mêmes homogène, l’unifie: «Pour qu’il y ait à la porte...». Tout Jean-Pierre Vernant mais qui s’inscrivent cette fois dans une cité, il faut que ses membres soient unis est entre ces deux apophtegmes, ces ascèse, qui s’apparentent au travail per- entre eux par les liens de la philia, d’une deux pensées concises. L’amitié, il l’aura pétuel sur soi et qui tentent de dévelop- amitié qui les rend, entre eux, sem- apprise à la fois grâce à l’intimité com- per une pensée, une lecture autre du blables et égaux». Mais ne sont pas pour plice qu’il entretenait avec les anciens monde. Alors l’amitié et la gentillesse autant exclues les différences, l’émula- Grecs, et grâce à ses engagements poli- deviennent une disponibilité béante, tion, les compétitions. Elles peuvent être tiques, dans les rangs serrés de la Résis- reconduite ad vitam, l’interdicition faite effrénées, tendues, parfois même vio- tance surtout, et dans son adhésion, à soi-même de penser l’autre comme son lentes. L’amitié abrase les hiérarchies conflictuelle, au Parti communiste ennemi avant qu’il ne se dévoile comme dominantes et instituées; sans effacer français. tel, de ne le considérer comme adver- cependant la diversité. Au lieu que celle- Mais qu’en est-il de l’amitié et qu’en saire qu’in extremis, et de remettre à ci joue debout, dressée comme un os et sait-on exactement? Très peu de chose demain, à toujours plus tard, le temps pointant vers l’empyrée, elle s’émancipe en somme ou au moins ceci, qu’elle est n’y allant pas si vite qu’on le dit, la et s’échappe, recourbée, assise ou cou- un sentiment d’affection liant deux êtres volonté de déployer ses armes, d’aigui- chée. Regardez l’horizon et vous y ver- ou plus, chacun manifestant à l’autre ser ses griffes. Et c’est la figure exem- rez à coup sûr les différences. Dans l’es- gestes subreptices de bonté, regard plaire du Grec que l’on découvre ainsi pace social elles y sont aussi. La philia

L’ORIEN T-EXPRESS 72 M ARS 1997 transcultures Nous trouvons aussi Dionysos, Les Grecs n’ont pas développé l’idée d’une qui est à la fois au centre avec intériorité. Comme je l’écris dans mon ses temples et avec le théâtre livre, «la conscience de soi est pour le tragique, et dans les régions Grec appréhension d’un Il, pas d’un Je». extérieures, lointaines, la cam- Les individus ne se regardent pas eux- pagne ou la montagne, avec ses mêmes ou leur monde intérieur. Il n’y a groupes de ménades. pas à proprement parler, comme le veut Descartes, une conscience singulière et Un autre aspect du rapport à claire de soi. Le Grec n’est pas, comme l’autre en Grèce ancienne est nous le pensons aujourd’hui pour chacun celui du regard d’autrui. Le de nous, doté d’une conscience. Dans son Grec vit en permanence sous le esprit, pour se connaître il faut se regard de l’autre et, plus géné- connaître dans l’autre, dans les yeux de ralement, sous celui de l’en- l’autre, dans le regard de l’autre. La semble de la société. Vous dites connaissance de soi et le rapport à soi ne que la civilisation grecque est s’établissent pas directement, immédiate- une «civilisation du face-à- ment. Ils restent pris dans la réciprocité du face». Il y a là quelque chose voir et l’être vu, de soi et de l’autre. Ce qui relève à la fois de la fascina- trait caractérise ce que les anthropologues tion et de l’hallucination. Vivre ont appelé «les cultures de la honte et de sous le regard de l’autre, c’est l’honneur», par opposition aux cultures d’une certaine manière du devoir et des obligations, c’est-à-dire D.R. L’Aurige. Musée de Delphes. apprendre à vivre ensemble et de la faute et de la culpabilité. On est ce avec les autres. Mais le regard que les autres voient de nous, et l’identité culturelles et sociales. Elle permet ainsi de l’autre peut aussi engendrer et provo- d’un individu en Grèce ancienne coïncide que les rôles sociaux soient clairement quer chez soi la faiblesse, la honte et une avec son évaluation sociale. L’individu définis les uns par rapport aux autres. certaine forme d’incapacité. n’apparaît pas comme une personne au

diversifie les statuts sociaux, distribue nous avons conscience d’elles, mais d’autre part en Grèce socio-politique. les rôles et les fonctions, impose les obli- parce que, d’elles à nous, se tisse une Plus forme de vie sociale et de vie collec- gations correspondantes, comme elle toile arachnéenne, éclatante de lumière. tive que forme d’expérience personnelle établit les rites de passage d’un état vers Selon une conception et une culture pré- avec la divinité. Et s’extraire de l’amitié l’autre. cise du «voir», le Grec constate seule- rendue aux dieux équivaut à s’exiler, à Elle est ensuite, dans le rapport du Grec ment que «c’est notre pensée qui est du se mettre hors la philia communautaire. au monde et aux dieux. Pour le Grec, le monde et présence au monde [que] Le monde grec, grâce à l’amitié donc, monde est un tout vivant. Les dieux et l’homme appartient au monde auquel il s’ordonne, se ritualise et s’esthétise. En les bêtes y sont comme lui contenus, est apparenté et qu’il connaît par réso- regard, notre monde, nos sociétés englobés. Tous, ils sont nés dans le nance ou connivence [que] l’être de modernes paraissent flapies, exsangues, monde, créés en lui et par lui. Pour l’homme, originellement, est un être-au- problématiques, en crise universelle. connaître le monde, le Grec n’est pas monde». Nécrose, dissipation du tissu social, affligé du travers qui frappe et qui indis- Quant aux dieux, ils sont nombreux, individualisme déchaîné, mal de vivre pose l’homme moderne: la conscience. différents, véritablement partout, se galopant, inversion et équivalence des Ainsi, le monde qu’il découvre aussitôt définissent, depuis Georges Dumézil, les rôles et des fonctions, virilisme dyna- ses yeux dessillés, monde dont il a hâte uns par rapport aux autres. C’est le mique et creux, perte des identités qui ne de déchiffrer les fragments, le Grec ne se propre du polythéisme. Dyades et hama- sont pas les appartenances, les premières le représente pas «dans son esprit». Il dryades, nymphes des forêts et des eaux, seules se fabriquent dans et à travers le n’en a pas. Ou si il l’on suppose qu’il en néréides et océanides, cyclopes, titans, temps, archaïsmes récurrents. Faut-il a, c’est par simple commodité de lan- hécatoncheires. Dans tous les actes, tous pleurer, geindre et regretter amèrement gage, par pure convention. Celle qui les faits, toutes les circonstances, ils sont la civilisation grecque? Ou s’ébaudir et nous incite à nommer ce que l’on ne là, interviennent, faussent le jeu ou le faire le panégyrique de ce monde-ci? Les connaît pas avec les instruments qui redressent, assistent, protègent, veillent. sociétés grecques étaient-elles meilleures nous servent à désigner ce que l’on Ils ne sont pas hors le monde, ils sont que les nôtres? Pas sûr. En tout cas, leur connaît. Le Grec ne saurait situer en lui- avec les hommes, auprès d’eux. La reli- héritage compte. Nous connaissons même le point de départ d’une quel- gion grecque n’a pas caractère universel, aujourd’hui non pas la raison mais les conque démarche intellectuelle. Il ne se proclame pas vérité absolue, n’est raisons, les cités, la polis. Et surtout n’existe pas pour lui de démarcation pas prosélytiste. D’où sa tendance natu- l’amitié. Avec celle-ci tout redevient pos- franche entre ce qui relève du psychique relle vers la tolérance. Elle sert seule- sible, tout le temps. et ce qui relève du physique. Pour aller ment à mieux marquer «les particulari- F. B. jusqu’aux choses, point n’est besoin de tés sociales d’une cité par rapport à leur faire traverser les arcanes de la d’autres cités et de la grécité par rapport ENTRE M YTHE ET POLITIQUE – Jean-Pierre conscience. Elles ne sont pas parce que à ce qui n’est pas grec». Le religieux est Vernant, Seuil, 1996.

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Mosaïque du palais d’Alexandre le Grand. Pella. D.R. sens moderne, avec sa vie intérieure, le disait – que, malgré les éminences et les Ulysse? Pierre Vidal-N aquet disait que monde secret de sa subjectivité ou l’origi- hiérarchies sociales, tout le monde est finalement l’O dyssée, c’est le retour nalité foncière de son moi. Il existe sous égal sur le plan politique. Et quand il d’Ulysse à Ithaque, après des péripéties où forme essentiellement sociale, avec tout ce s’agit de débattre sur des problèmes d’in- celui-ci ne croise que des êtres en marge, que cela comporte: désir de s’illustrer, térêt commun, l’avis d’un cordonnier est vivant aux confins du monde humain et d’acquérir aux yeux des autres et de la aussi valable que celui d’un haut person- civilisé; pour N ikos Kazantzakis, Ulysse société tout entière, par son style de vie, nage. Le cordonnier pouvait être magis- est l’éternel voyageur; pour Michel Serres, son mérite et ses exploits, assez de renom, trat aussi bien que le haut personnage. Ils il est le moteur d’une nouvelle théorie de de gloire et de célébrité qui définiront en sont tous les deux, et strictement, sur un la méthode, parce qu’il louvoie sans cesse, retour son «rang» social, sa time. Ce der- plan d’égalité. Donc à la fois émulation choisit les chemins les plus longs, retarde nier mot désigne «la valeur» reconnue à vers le plus de gloire, d’illustration et l’instant des rencontres sans oublier la un individu, c’est-à-dire à la fois ce qu’il d’honneur, et égalité stricte au niveau rencontre avec lui-même. Alors repli sur est par rapport à son état-civil, son nom, politique. soi ou ouverture sur l’autre? sa filiation, son origine, ses privilèges et ce D’abord, Ulysse est l’anti-Achille, et d’une qu’il est ou ce qu’il est devenu par ses Comment démarquer ce désir de gloire de certaine façon L’O dyssée prend le contre- prouesses ou son action personnelle: celui qui affecte nos sociétés modernes, pied de L’Illiade. Ulysse est ensuite un beauté, vigueur, courage, noblesse du sociétés dites du spectacle, où chacun y va personnage qui, avec ses hommes, va jus- comportement, maîtrise de soi. de son désir de reconnaissance et de célé- qu’aux limites, jusqu’aux extrêmes, jus- Sur son visage, le Grec porte les marques brité? qu’aux frontières du monde humain. Le de son comportement, de son identité. Ça n’a rien à voir. Et d’une certaine façon, problème qui se pose est de savoir s’il va Son but ou son désir est de montrer qu’il ce qui se faisait en Grèce est le contraire garder la mémoire ou s’il va la perdre. S’il appartient à l’élite, au clan si l’on peut de ce qui se fait dans nos sociétés. Aujour- oublie, il disparaît, il cesse d’être lui- dire des kaloikagathoi. En réalité, c’est d’hui, on recherche une célébrité à travers même, c’est-à-dire un homme. Chez l’honneur que l’on recherche et que l’on des images. Alors que la célébrité et l’hon- Circé, il risque de tomber dans l’animalité désire maintenir. Cela peut aller loin, par- neur que recherche le Grec, l’impliquent en se voyant transformé, à l’instar de ses fois jusqu’à désirer ce que l’on appelle la directement dans sa personne. Et puis le compagnons, en porc. Chez Calypso, il se «belle mort», celle d’Achille par exemple Grec ne passait pas à la télévision, il mou- voit proposer et offrir la divinité et l’im- qui souhaite, en effet, mourir jeune, dans rait ou souhaitait mourir sur le champ de mortalité. D’un côté donc, il y a le monde la fleur de l’âge, mais mourir dans l’ex- bataille. Quand Ulysse ou Achille sont infrahumain et, de l’autre, celui du supra- ploit même, dans le courage et sur le jugés parce qu’ils veulent être les meilleurs humain. Le retour à Ithaque est d’une cer- champ de bataille, afin de s’immortaliser des Achéens, c’est à une qualité intrin- taine manière le retour vers la normalité, dans la mémoire collective. Dans Thucy- sèque qu’ils désirent correspondre. Et à vers ce qui constitue proprement la condi- dide, Périclès reconnaît qu’il existe à une qualité sûre et éternelle. tion humaine, cernée entre bêtes et dieux. Athènes des hiérarchies, des gens qui sont L’oubli d’Ithaque équivaut à la perte de sa plus brillants, plus intelligents ou plus Parmi tous les personnages fictifs ou réels condition et de son identité en tant malheureux que d’autres. Il précise cepen- de l’Antiquité, c’est Ulysse qui remporte qu’homme. Soit c’est le refus de la condi- dant que ce qu’il y a d’important, c’est la palme du succès. Il est devenu en tion humaine et l’oubli, soit c’est la d’être reconnu comme tel, d’être reconnu quelque sorte un emblème de la culture mémoire et le retour chez soi, dans sa mai- comme intelligent, glorieux, courageux. occidentale. Dans cette problématique de son, dans ses fonctions. Mais l’identité ne Bien sûr, Périclès savait aussi – et il le l’Autre et du Même, que représente se retrouve pas aussi facilement. Il faut

L’ORIEN T-EXPRESS 74 M ARS 1997 transcultures qu’Ulysse réintègre sa place par rapport Vous écrivez, parlant de l’éthique chez les divine un lever de soleil par exemple, ou aux siens c’est-à-dire son père, sa femme, Grecs: «L’éthique pour un Grec n’est pas toutes les choses belles que l’on peut avoir. son fils, etc. Ici, l’identité a besoin d’être obéissance à une contrainte mais accord Comprendre cela et comprendre aussi que reconnue comme telle. Dans les derniers intime de l’individu avec l’ordre et la l’on est périssable et finalement pas grand- chants de L’O dyssée, Ulysse est reconnu beauté du monde». Pourriez-vous déve- chose ou même rien du tout. Cette morale successivement par son serviteur, son lopper ce point? serait une espèce de retour à une forme de chien, son fils, sa femme, ses hommes. Dans les pays d’Occident, il y a eu pen- sagesse qui consiste à accepter le monde Dans les yeux d’autrui, il va redevenir dant des siècles une religion qui était la tel qu’il est, avec toutes ses imperfections Ulysse. L’O dyssée est donc la reconquête religion dominante. La sphère religieuse et en même temps de rester absolument de l’identité perdue aux extrémités régentait les arts, la philosophie, les spec- attaché à une certaine image de l’homme du monde. tacles et la vie sociale. Ensuite, le pouvoir que les Grecs ont définie: le kaloikagathoi, de l’Église a été contesté à la fois sur le ou l’aristoi. Ces termes désignent aussi Vous dites que les Grecs vous ont d’une plan intellectuel et sur le plan social et bien la beauté physique que la beauté certaine manière sauvé de l’idéologie. politique. L’Église est devenue un corps morale et ils ne sont pas dissociables dans Mais vous étiez politiquement engagé au beaucoup plus refermé sur lui-même et l’esprit des Grecs: noblesse d’âme, généro- Parti communiste. Comment conciliez- n’ayant plus prise sur l’ensemble de la vie sité de cœur, souci de l’amitié qui consiste vous l’action politique et la réflexion sociale. En France, cela a donné la sépara- en un savoir vivre ensemble et qui préside scientifique? Q ue diriez-vous à ceux qui tion de l’Église et de l’État. Donc, un État au sentiment qu’il existe une commu- ne comprennent pas comment vous n’avez qui n’est plus religieux et une société qui nauté, enfin maîtrise de soi. pas renié avec véhémence votre marxisme s’est vidée de sa substance religieuse. et qui veulent toujours savoir si vous êtes Aujourd’hui, ce que les gens font n’a plus Q u’est ce que, d’après vous, les Grecs ont encore aujourd’hui marxiste? grand rapport avec la religion. Quand ils laissé de plus essentiel? La raison, l’esprit Je répondrais volontiers, un peu pour rire, mangent ou quand ils font autre chose, il critique, une certaine culture de soi? mais un peu sérieusement, ceci: si vous me leur arrive peut-être de dire, de réciter une C’est certainement la lucidité et l’intelli- demandiez si je suis toujours spinoziste ou prière. Mais, en gros, quand ils vont au gence critique. L’idée que tout peut être cartésien, la réponse serait oui, dans la théâtre, au cinéma ou au bureau, tout cela envisagé comme un problème, tout doit mesure où la lecture de Spinoza ou de est et reste en dehors de la sphère reli- être examiné avec la même absence de Descartes m’a fait réfléchir et dans la gieuse. préjugés et avec un effort d’analyse et mesure surtout où j’ai constaté qu’il y d’esprit critique. En même temps, le déve- avait là, chez ces auteurs, des réponses à «L’Odyssée per met la loppement du politique. Le fait que, dans des problèmes que je me posais. Et puis les affaires communes, pour vivre d’ailleurs, de quel communisme me parle- r econquête de l’i denti té ensemble – et on ne peut pas vivre autre- t-on? Celui de Platon? Ou celui de cer- perdue aux extrémi tés ment qu’ensemble, ni n’importe comment taines sectes monacales dans les premiers – le vivre ensemble doit être lui-même siècles chrétiens? Il y a toujours eu des du monde» fondé sur cette capacité critique, ce qui orientations et des utopies communistes. implique le débat public, la contradiction Ce qu’on appelle le communisme aujour- Alors que pour le Grec la religion est par- et le libre accès de tous au débat. d’hui, c’est historiquement un État qui tout, elle s’insère dans tous les recoins du s’est constitué à partir d’une idéologie tissu social. Peut-on encore regarder la lune avec les prétendument marxiste mais dont les arti- Elle est effectivement partout. En même yeux d’un Grec ou à travers votre propre sans connaissaient à peine Marx et dont temps, la religion n’est pas quelque chose regard, un jour de 1936, alors que vous d’ailleurs ils se foutaient comme de l’an qui représente dans la vie quotidienne du étiez en Grèce, couché sur le bord d’un quarante. Ils l’utilisaient selon les besoins Grec un élément complètement différent bateau, et regardant moins la lune que de la cause et les besoins de cet État. Moi, du reste. La religion est une dimension Séléné? Vous étiez fasciné, dites-vous, je n’ai pas attendu l’écroulement du mur plénière du social. C’est une religion poli- «par cette douce et étrange clarté qui bai- de Berlin pour considérer, dès 1956, que tique. Il n’y a pas, comme pour nous, de gnait les flots endormis». je n’avais rien à voir avec ces gens-là. Cela coupure radicale entre la foi et l’in- Peut-être à travers la poésie. La lune ne veut pas dire que, quand je regarde croyance. Ce ne sont pas les dieux qui ont appartenait, à un moment donné, à l’au- l’histoire de l’humanité, je ne constate pas créé le monde. Ils sont dans le monde, ils delà, elle avait un côté divin. Même chez qu’il y a, au moins dans notre culture, un sont nés en lui et par lui. Au lieu que pour les Grecs, il y avait aussi quelques zigotos ensemble varié de traditions qui ont rêvé nous, Dieu est absolument hors du qui disaient: «Mais non, ça doit être sim- et qui rêvent encore, qui ont souhaité et monde, créateur de celui-ci. Il est, en plus, plement un amas de matière brûlée.» qui souhaitent encore, un univers pacifié, parfait, infini et absolu, et n’a pas de com- Cependant, on la voyait comme Séléné, communautaire, égalitaire. Ces traditions mune mesure avec le reste. À ce Dieu, il c’est-à-dire une déesse. Quand vous pre- se sont manifestées partout, à l’intérieur faut une vérité révélée, une Église, des nez un bateau et que vous savez que vous des Églises, qu’elles soient catholiques ou théologiens... allez débarquer sur une terre semblable à protestantes, par des sectes, ou des celle que vous venez de quitter, c’est autre révoltes d’utopie très proches du Vous insistez beaucoup dans votre livre chose que de s’embarquer sur un espace communisme. sur l’amitié, sur les liens de la «philia». sans rivage, sans limite, sans savoir ce que C’est mon éthique à moi. Se rendre vous allez trouver de l’autre côté. La lune L’univers grec est un univers pacifié, com- compte de notre propre limitation était ainsi jetée dans un espace sans munautaire. O u, du moins, tend-il à d’abord, et puis de la beauté du monde, de rivage, elle était inaccessible, se trouvait l’être. O n constate que la tendance est ce qui est offert. Un peu comme les chré- dans un autre monde. Maintenant ce n’est vers l’ordre social et l’ordre cosmique. tiens peuvent considérer comme grâce pas ou ce n’est plus un autre monde.

L’ORIEN T-EXPRESS 75 M ARS 1997 transcultures Mahfouz, l’eau et les hommes Quand le pri x N obel s’épanche sur le N i l, Le Cai r e et son peuple, i l en r essor t un préci eux li vr e d’entr eti ens. L’Égypte i mmémori ale et contemporai ne, en mots et en i mages.

NE DES DÉCISIONS AUX CONSÉQUENCES rares comme l’eau fraîche U les plus considérables pour le monde ou un matin d’été. Il ne faut de l’édition de ces vingt dernières années d’ailleurs pas s’attendre, est sans doute celle de l’Institut du monde dans ce livre, à écouter arabe de subventionner chez Jean-Claude Mahfouz parler de ses Lattès la collection «Lettres arabes» dans romans ou de la littérature. laquelle fut publiée en 1985 la traduction Ce dont il nous entretient du premier volet de la trilogie de Naguib ici, dans un dialogue avec le Mahfouz, Impasse des deux palais. romancier Mohammad Sal- Certes, on connaissait déjà de Mahfouz, mawi, c’est de sa relation en France, ses premiers romans traduits avec l’Égypte, de son expé- et publiés chez Sindbad, l’éditeur spécia- rience profonde de ce pays lisé en littérature arabe. Mais la traduc- imposant et qu’il n’a quasi- tion de Impasse des deux palais allait ment jamais quitté. Et c’est marquer un tournant décisif, non seule- avec la terre et les hommes ment pour le succès que l’œuvre devait que ce rapport s’établit évi- rencontrer auprès du public français mais demment en premier lieu. parce qu’elle sera à l’origine du vaste Ou plutôt avec l’eau et les mouvement qui mènera Mahfouz au prix hommes. L’eau, c’est bien Nobel et, de là, à la réputation mondiale sûr ici le Nil, le Nil au Caire et à une position des plus enviables dans en particulier, dont Mah- le hit-parade des plus grands écrivains fouz parle comme d’une universels. Reconnu, adulé par les uns, et divinité tutélaire en racon- honni par les autres, visité, sollicité, Mah- tant les promenades fouz qui a aujourd’hui quatre-vingt-cinq anciennes sur ses berges, ans et une santé fragile, surtout après l’at- comment il a habité dessus tentat dont il a réchappé de justesse en dans une maison lacustre et 1994, est devenu l’objet d’un intérêt et comment il faillit même y d’une curiosité incessants. Traductions, faire naufrage lorsqu’une rééditions, entretiens publiés ou télévisés barque sur laquelle il se sont récemment multipliés, le dernier voguait une nuit avec des en date étant le bel ouvrage, superbement amis manqua être renversée par les ans, il était de notoriété publique que l’on illustré, que Jean-Claude Lattès, précisé- remous provoqués par un bateau passant pouvait le rencontrer à toute heure du ment, vient de publier sous le titre Mon à quelques encablures. Quant aux jour. Mais si Mahfouz ne parle pas lon- Égypte. hommes, la relation que Mahfouz a de guement des hommes et des femmes d’É- La première impression que l’on éprouve toute époque nouée avec eux n’a même gypte, les illustrations qui émaillent le en lisant ce livre, c’est que l’on est en plus besoin de mots pour être exprimée. livre le font pour lui car Mon Égypte est excellente compagnie. La sérénité de On la devine lorsqu’il raconte sa prédilec- également, et peut-être même d’abord, un l’âge, le recul que donne une profonde tion pour les transports en commun et magnifique album de photos. Plus d’une expérience des hommes, une tranquille comment il n’a jamais circulé qu’en auto- centaine de portraits dus à Gilles Perrin y intransigeance sur les principes fonda- bus ou en autocar pour être au milieu du tracent une extraordinaire étude physio- mentaux telles la liberté ou la démocratie peuple égyptien, ou lorsqu’il parle de son nomique de l’Égypte d’aujourd’hui, une donnent aux propos de Mahfouz cette attachement profond pour le café Al- Égypte que l’on aurait presque envie, saveur ineffable des choses simples et Fichawi où, jusqu’à il y a deux ou trois selon un vieil adage, de dire éternelle tant

L’ORIEN T-EXPRESS 76 M ARS 1997 les métiers y semblent immémoriaux, les attitudes et les gestes quotidiens pétris d’histoire et les visages eux-mêmes empreints de la très vieille et très majes- tueuse solennité de la statuaire antique ou de l’extraordinaire lumière des per- sonnages de la peinture copte dont les grands yeux et le regard de velours se retrouvent dans nombre de photos du livre. Comme si les modèles qui avaient inspiré les peintres et les sculpteurs antiques se rencontraient encore tous les jours dans les rues des villes et dans les campagnes d’Égypte. D’ailleurs, et c’est sans doute une des parties de l’entretien la plus étonnante, la relation de Mahfouz à l’histoire de l’Égypte est une relation privilégiée, elle aussi. L’antiquité, la période copte puis islamique sont notam- ment liées, pour le romancier, à l’image de sa mère, une femme étonnante, qui menait son fils tout enfant visiter presque quotidiennement les musées, les églises et les lieux archéologiques du Caire et de ses environs avec une curiosité insatiable. Ceci allait provoquer chez Mahfouz une impression de familiarité et même d’inti- mité avec les grandes époques de l’his- toire ancienne de l’Égypte, pour les- quelles l’écrivain montre un attachement, une connaissance et un intérêt profonds, puisant dans chacune une raison supplé- mentaire d’aimer passionnément ce vieux pays. Cette espèce de continuité généalogique à travers les siècles et par devers les appar- tenances religieuses et communautaires, il est certain que Mahfouz la reconnaît comme une des particularités de l’Égypte, lui qui ne cesse de plaider pour une lec- ture continue et objective de l’histoire de entre l’homme et le fleuve, de faire écran; ce pays et non une lecture sélective et ensuite les allusions aux mesures de sécu- idéologique telle que la pratiquent des rité qui, après l’attentat dont il fut vic- institutions officielles et scolaires. Mais time, ont été imposées à Mahfouz et qui, cette revendication d’une histoire conti- en l’empêchant de se déplacer librement nue de l’Égypte qui ne censurerait aucune et de s’asseoir au café, l’ont coupé du de ses périodes ne peut être finalement peuple égyptien. Mais l’isolement de qu’un vœu pieux. Mahfouz aujourd’hui l’écrivain est dans l’air du temps aujour- prêche dans le désert et, comme tout d’hui dans le monde arabe où ni la litté- homme de culture et d’intelligence, se rature ni la pensée n’ont le vent en trouve de plus en plus isolé. L’isolement poupe. Pourtant, Mahfouz, à quatre- est d’ailleurs sans doute le thème essentiel vingt-cinq ans, voyant mal, entendant de ce livre. Si l’on y prête une oreille mal, touché dans certaines de ses facultés attentive, on s’aperçoit que Mahfouz ne motrices par le poignard intégriste au cesse d’en décliner toutes les modalités. Il point d’être empêché d’écrire, déclare, et suffirait d’en relever deux pour com- c’est le dernier mot du livre qu’il «par- prendre le profond désenchantement vient à nouveau à utiliser son bras». La dont sont empreintes sans en avoir l’air leçon de résistance et de persévérance est les paroles du romancier: d’abord les magistrale. allusions fréquentes aux immeubles neufs CHARIF MAJDALANI qui encombrent aujourd’hui Le Caire et qui ont non seulement la pitoyable carac- M ON ÉGYPTE – Naguib Mahfouz, dialogues avec téristique d’être laids mais surtout celle Mohammed Selmawi, photographies de Gilles de border le Nil et de couper le contact Perrin. J.C. Lattès, 1996, 155 pages.

L’ORIEN T-EXPRESS 77 M ARS 1997 transcultures à la rédaction de chacune des notes bio- graphiques qui obéissent toutes au même Intellos parisiens: format: le milieu dont est issu le person- nage, sa formation, ses engagements suc- cessifs et un résumé plus ou moins heu- reux de la pensée et de l’œuvre. la compil’ Cette accumulation d’informations peut parfois être utile. Mais parce que les cri- tères de sélection sont d’emblée flous, le Quand la caste des i ntellectuels se sent résultat final ressemble à s’y méprendre à un fourre-tout. On a, bien sûr, droit aux menacée dans ses prérogati ves, elle compte ses inévitables Sartre, Camus et Aron et à la troupes. A u ri sque de l’éti quetage. théorie des Finkielkraut, Kriegel, Halimi, Pauwels, etc. Chacun d’eux a, d’une manière ou d’une autre, conçu le militan- ’INTELLECTUEL PARISIEN EST UNE SPÉ- Marceau s’indignant des excès de la junte tisme actif comme corollaire indispen- LCIALITÉ que le monde entier envie à la birmane ou du mauvais traitement de sable à l’activité de l’esprit. Mais on com- France. En règle générale, il vit dans des l’enfance en Papouasie touche sans doute prend mal comment vient s’adjoindre à la appartements calfeutrés, entouré de plus de gens qu’un Régis Debray qui s’ex- liste Jacques Lacan! Et Marcel Proust! livres. Quand il s’agit de protester, il des- primerait sur le même sujet. Les «intellec- Encore moins Julien Gracq! De quoi cend dans la rue signifier ses désapproba- tuels» seraient donc en droit de se perdre tous ses repères, d’autant qu’on tions. Il signe des pétitions et donne un demander à quoi ils servent dans un trouve aussi dans ce dictionnaire des per- avis sur tout. Il ne manque jamais une monde surmédiatisé dans lequel l’espace sonnalités quasi-exclusivement média- occasion de formuler toutes sortes de public est d’abord cathodique. tiques comme le professeur Schwartzen- points de vue dans les revues, les maga- Ce n’est assurément pas une telle berg ou Bernard Kouchner (mais ni zines, à la radio ou à la télévision. Il est, démarche qui a guidé Michel Winock l’abbé Pierre ni Yves Montand...) Jamais selon la formule consacrée, un «spécia- (historien et professeur à Sciences-Po) et le malentendu initial n’est levé: soit la liste des généralités». Jacques Julliard (essayiste et éditorialiste définition de l’intellectuel est restrictive Prenez par exemple Bernard-Henri Lévy au N ouvel O bservateur) dans cette vaste et, dans ce cas, ce gros volume s’en trou- qui incarne, en considération de ce cliché, entreprise qui a consisté à faire participer verait considérablement allégé; soit sa l’intellectuel total: phi- plusieurs centaines de définition est large et il est par exemple losophe de formation collaborateurs à leur logique de consacrer, aux côtés de Jean (Normale Sup), pro- Dictionnaire des intel- Daniel (copinage, quand tu nous tiens...), priétaire d’un apparte- lectuels français – en une entrée à d’autres journalistes, comme ment cossu au cœur de fait parisiens dans leur Serge July ou Claude Julien. Mais non, il Saint-Germain-des- immense majorité. s’agit toujours pour les auteurs de décer- Prés, assidu du Café de Qu’ils ne s’interrogent ner des brevets d’intellectualité, d’autant Flore, membre du pas sur le rôle de l’intel- plus difficiles à obtenir qu’on ne fait pas comité de direction de lectuel et le sens de son partie de la gauche bon teint. Il est vrai la maison d’édition engagement (l’usage du qu’être «intellectuel de gauche» a long- Grasset, essayiste, mot date tout de même temps été une tautologie. Et, de fait, des romancier, dramaturge, de l’Affaire Dreyfus...), personnalités cataloguées à droite esthète (un essai sur passe encore. Les fai- comme Jean-Claude Casanova, André Piero della Francesca), blesses de leur projet Fraigneau, Alain Besançon ou Michel directeur de revue (La sont ailleurs: Winock et Déon – pour ne citer que ceux-là – sont Règle du jeu), cofondateur du mensuel Julliard éludent d’emblée toute tentative absentes de cette compilation, qui se pare Globe, éditorialiste (au Point), documen- de définition de la notion d’intellectuel. pourtant des habits de l’exhaustivité. tariste (Bosna!), cinéaste, membre de Sous ce terme générique, leur dictionnaire Quel est alors le point commun entre comités, parrain de SOS Racisme lors de englobe des personnes, des «lieux» (les Guy Debord et Boris Vian, Serge Daney sa fondation, manifestant régulier et péti- cafés littéraires, les clubs, les revues,...) et et Jacques Prévert, Emmanuel Levinas et tionnaire à répétition. S’il y avait une des moments (la guerre en ex-Yougosla- Fernand Léger, Jacques Attali et Marie définition objective de l’intellectuel, Lévy vie, l’affaire Heidegger, celle du foulard Curie? Ce sont tous des «intellectuels pourrait être plébiscité comme en étant la islamique,...). Surtout, il n’est à aucun français», explique-t-on ici. Nous voilà caricature absolue! moment question pour eux de remettre ravis de l’apprendre... Si ce volumineux Mais, malgré la large audience que en cause leur propre statut. C’est-à-dire Dictionnaire n’a pas osé aborder de front conservent quelques-uns, les temps sont que leur ouvrage a tout l’air d’une vaste la place de l’activité de l’esprit à notre durs pour les «intellectuels». Auprès des cooptation à la faveur de laquelle les époque, au moins aura-t-il confirmé l’ab- politiques, les voilà bousculés par les intellectuels se reconnaîtraient comme solue inutilité de la notion d’intellectuel. conseillers en communication. Auprès de tels, et que tous les signataires du dic- l’opinion publique, leur privilège est tionnaire aspirent sans doute à y figurer A. K. écorné par l’apparition de nouveaux un jour – même si les auteurs se sont fixé directeurs de conscience: les stars média- pour règle de ne pas faire état de leur D ICTIONNAIRE DES INTELLECTUELS FRANÇAIS – tiques (chanteurs, sportifs, couturiers, propre existence. Voilà qui explique sous la direction de Jacques Julliard et Michel top models). C’est qu’aujourd’hui Sophie peut-être l’émolliente dévotion présidant Winock, Seuil, Paris, 1996, 1258 pages.

L’ORIEN T-EXPRESS 78 M ARS 1997 transcultures Glissements du plaisir Rampal «Le bateau magique est une voile tendue par la brise du à Beyrouth matin, aile unique d’un pigeon blanc qui vole, seule, dans un ciel de signes, animée de toutes les ardeurs, palpitante d’une Les salons à l’ancienne en frissonnent passion qui ne laissera pas de traces.» Avec Édouard al- déjà d’aise: le Festival de Baalbeck Kharrat, la nouvelle est moins un court roman qu’un long renaîtrait cet été. Ainsi en aurait poème aux déclinaisons rimbaldiennes. C’est l’impression décidé le président de la République que donne ou veut donner la petite anthologie publiée chez lui-même. L’entreprise se heurte pour- Actes Sud dans une traduction de Marie Francis-Saad sous tant à des difficultés qui ne sont pas le titre La Danse des passions, sept récits du romancier et négligeables et certains responsables critique égyptien choisis dans trois recueils à plus de trente ont fait publiquement état de leur ans de distance, Hauts murs (Hitân ‘âliya), 1959, Les scepticisme quant à un redémarrage Heures d’orgueil (Sa‘ât al-kibriya’), 1972, et Les Créatures rapide. De toute façon, si cette renais- volantes des passions (Makhluqât al-achwâq at-tâ’ira), sance du Festival devait se confirmer, 1990. Si la facture s’est épurée, la conception du texte court il semble admis que la première édi- n’a pas vraiment changé chez l’auteur d’Alexandrie, terre de tion se limiterait à un événement Safran (traduit chez Julliard en 1990): une écriture faite de unique encore que considérable, à ruptures voulant à la fois rendre compte d’un ancrage dans savoir un concert de Mitslav Rostro- une réalité débordante de sensations et de sensualité et d’un onirisme à toute épreuve. povitch. Avec Kharrat, c’est effectivement le rêve qui fait toujours irruption dans une perception En attendant ce passage qui reste intense mais cahotée par un quotidien de misère et qui brouille délibérément la piste du hypothétique, c’est un autre immense récit et le transforme en une véritable énigme. Reste la récurrence thématique bien visible: soliste qui va remettre le Liban sur le la femme refuge et la femme victime, l’envol et la chute ou de l’usage symbolique du circuit de la grande musique. Non, il pigeon blessé à mort... Les récits de Kharrat sont saturés de la saveur âcre de la terre et ne s’agit pas de José Carreras, qui des signes identificateurs de la communauté copte de Haute-Égypte dont ses parents sont originaires. Alexandrie y est aussi avec son système de signes et de symboles. Mais La Danse des passions, c’est surtout Eros et Thanatos sur les bords du Nil. JABBOUR DOUAIHY LA DAN SE DES PASSIO N S ÉDOUARD AL-KHARRAT nouvelles traduites de l’arabe par Marie Francis-Saad, Actes Sud, Paris, 1997, 128 pages.

Exil mode d’emploi Najwa Barakat récidive en quelques mois et en français cette fois-ci. D’ailleurs, le chan- gement de décor est total. L’été dernier, elle s’essaya avec Le Bus des honnêtes gens (Bâs Al-Awâdim, Dar Al-Adab, Beyrouth. Voir L’O rient-Express, N °8) au polar allégorique bien ficelé dans un cadre arabe tout à fait repérable. La voilà maintenant qui se replie sur elle-même, dans la veine d’une Annie Ernaux en plus baroque et dans la froideur d’un stu- dio parisien pour «se fabriquer une histoire» vu que... rien ne lui arrive. Pourtant La loca- taire du Pot de fer (L’Harmattan, Paris, 1997) vit bel et bien une histoire sinon un drame dont Barakat nous sert les diverses facettes avec un plaisir souvent ironique et parfois teinté de petite aigreur. Dans cette chronique de l’exil ordinaire, le monologue domine bien sûr, mais cède aussi la place à d’autres formes d’écriture tels le dialogue téléphonique (confinement obligé!) et, pourquoi pas, le découpage filmique. Le Liban surgit à tous les relève désormais de la variété, mais de tournants, un Liban de toutes les blessures et de toutes les tendresses, terre d’enfance et de Jean-Pierre Rampal. Celui qui est guerre alors que le pays d’accueil reproduit les mêmes impassibilités. Ainsi se précise la considéré comme le plus grand flûtiste métaphore de «l’héimatlos» le solitaire naviguant entre deux rivages, un où il ne peut plus du siècle sera à Beyrouth à la fin du retourner et un autre qu’il n’arrive pas à atteindre. mois d’avril, pour une série de quatre Dans ce continent de l’incertitude, la femme est livrée à elle-même, aux «phénomènes» de concerts dont l’un sera donné en son corps, à ses petites phobies domestiques et à ses cauchemars de fin de monde. Une vie faveur de la Fondation du Patrimoine, à l’enseigne du désamour, un matin de sérénité succédant à une nuit de tourmente. Parce au Musée. Les trois autres auront lieu que Najwa Barakat opte ici pour le journal intime dont elle accroît l’évanescence en ne respectivement à l’Assembly Hall, à datant pas ses pages puisqu’il est convenu que les jours se ressemblent, et qu’elle intitule l’abbaye de Balamand et à Saïda. «roman», à tâche pour le lecteur de rassembler les bris d’une voix de femme qui passe de Rampal, qui s’est produit à trois la peur des rats au jeu de miroir entre l’Orient et l’Occident. Du syndrome de la «vieille reprises au Festival de Baalbeck, sera fille sans pays» et de l’écriture intimiste fourre-tout. accompagné d’un autre flûtiste qu’il J. D. LA LOCATAIRE DU POT DE FER tient, dit-on, pour son successeur, NAJWA BARAKAT Claude Arimany, ainsi que du pianiste L’Harmattan, Paris, 1997, 160 pages. Daniel Roi.

L’ORIEN T-EXPRESS 79 M ARS 1997 transcultures CÔTÉ COURT

Tr ente-quatr e fi lms présentées sont loin d’égaler la maîtrise de cristallisation et comme le bruit de technique et narrative des films venus de fond d’une contestation diffuse mais présentés au CCF France, la production française avoisi- aiguë des valeurs établies. lors de la pr emi èr e nant les quatre cents courts métrages par Normal la génération de la guerre, diront an. Ceux présentés par de jeunes réalisa- certains. Mais n’est-ce pas justement cette Nuit du court teurs libanais, pour la plupart fraîche- génération-là qui a des comptes à deman- ment sortis de l’université (l’IESAV ou der à ces Anciens qui lui dise aujourd’hui m étr age. L’occasi on l’ALBA), dévoilent néanmoins les balbu- que tout est rentré dans l’ordre, qu’il ne de découvri r les tiements d’un cinéma à venir qui, si les faut surtout pas se hasarder à diagnosti- moyens lui en étaient donnés, aurait bien quer les maux du passé récent et que jeunes créateurs des choses à dire. Mais, au-delà de la c’est comme ça, un point c’est tout. libanais et une fonction d’apprentissage du court Schizophrénie récurrente... Amnésie... métrage, cette Nuit a surtout permis de Quête des repères... Les prises de vue des production française cerner une tendance palpable chez ceux jeunes réalisateurs libanais qui nous ont à part. qui ont choisi d’aborder le Liban d’au- été données à voir au cours de cette Pre- jourd’hui. Ces quelques œuvres, qui mière Nuit du court métrage (qui sera exhalent le spleen et l’absurde des années rééditée l’année prochaine) se focalisent d’après-guerre, ont le mérite de révéler un sur une ombre qui s’insinue irrémédiable- ALERIA BRUNI-TEDESCHI – DÉLICIEUSE, état d’esprit latent dans le Beyrouth nor- ment dans le champ: celle d’un pays qui VCOMME D’HABITUDE – EN VADROUILLE malisé qui est le nôtre. Strange days? Pro- se cherche toujours un visage et qui dans les rues avec son poisson rouge (Le bablement. Impossible, en effet, de ne pas s’épuise à ne jouir que d’une façade. poisson rouge de Cédric Klapisch), Yvan sentir sourdre une contre-culture en voie Attal aux prises avec un emmerdeur par- ticulièrement emmerdant (I got a woman d’Yvan Attal), Sam Karmann pris au piège dans un dîner de cinéastes où l’on glose sur la maîtrise du non-vu et du non-perçu au cinéma (J’aime beaucoup ce que vous faites de Xavier Giannoli), Élodie Bouchez en petite prostituée qui prend son client pour un analyste (Les mots de l’amour de Vincent Ravalec), un Père Noël qui se fait vertement remettre à sa place par un gamin des favelas (Viejo pascuero de Jean-Baptiste Huber), un enfant amoureux de la pellicule à littéra- lement en crever (L’enfant de La Ciotat d’Arnaud Debrée), le roi des loosers échappé d’une B. D. (Jean-Claude Tergal garde le moral de Gilles Alvarez)... et bien d’autres apparitions, tour à tour, mali- cieuses, facétieuses, guillerettes, grivoises, édifiantes, mordantes, saisissantes, grin- çantes... au final: le 22 février, une pre- mière Nuit du court métrage français et libanais exubérante et rafraîchissante, généreuse en rencontres. Rencontre d’abord avec les créations libanaises et françaises (34 films en tout qui vont de 3 à 31 minutes) qui permet- tent une mise en perspective signifiante. Rencontre du public libanais avec ce cinéma français en marge qu’est le court métrage, ensuite. Rencontre, enfin, entre ce public et les productions de la nouvelle génération de créateurs du pays. Bien évidemment, les œuvres libanaises Jeux interdits (Bi’alb al hajar de Johnny Abi Farès).

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Blabla autour du non-dit (J’aime beaucoup ce que vous faites de Xavier Giannoli). toyage au Dettol (sic) par de très influents «lézards et parvenus de la poli- tique». Toute ressemblance avec des situations ou des personnes existantes ou ayant existé est bien évidemment for- tuite... Citoyens au bord de la crise de nerfs

Avec Rencontre d’Eliane Raheb (28’ – Betacam SP), c’est une autre facette du mythe libanais qui est revisitée dans une dérision hautement corrosive. L’imagerie du Beyrouth prospère et chatoyant d’avant-guerre, de la «Suisse de l’Orient» en instance de renaissance, se voit battue Force de l’ordre (L’Unité de Wissam Smayra). en brèche au cours de trois équipées fébriles en vieilles Mercedes. Pris au piège La guerre a-t-elle eu lieu? tôme, faussement immature et dont la du même itinéraire chaotique et embou- posture ludique ne fait que renvoyer à teillé, chacun des trois conducteurs laisse Sous des dehors de jeux de rôle adoles- celles d’une guerre qui se prit si long- libre cours à sa vindicte et à son animosité. cents, poursuivis, bouteille de vodka à la temps au sérieux. Entre deux jurons et deux refrains joyeu- main, dans les ruines du centre-ville, Bi sement subversifs de Ziad Rahbani, le alb al-hajar (21’ – Betacam SP), de Le meilleur des mondes quotidien sonore, visuel et névrotique du Johnny Abi Farès évoque les fantasmes Beyrouthin apparaît dans tout son kitsch. de la guerre, ses obsessions morbides et C’est un passé soi-disant circonscrit qui Insoutenable densité du mal-être. Une thé- fanfaronnes à la fois, son imaginaire inspire à Wissam Smayra, dans L’Unité matique de la circulation et de l’étouffe- musical et cinématographique: Painted in (20’ – Umatic), une projection politico- ment physique et moral que l’on retrouve black des Stones, Apocalypse N ow, les mafieuse dans le futur. Fiction au cachet dans La Boîte à musique de Rindala Doors, Platoon et toute cette mythologie quelque peu tarantinien, L’Unité met en Kodeih (7’ – 16mm) et dans Taxi Service qui participe de la fascination du halo scène un Liban en plein dérapage fasciste d’Elie Khalifé et Alexandre Monnier (12’ guerrier, de la pulsion de mort sublimée et sécuritaire sous un vernis sportswear – 35mm) qui suggère, par un passage à en expérience virile. La guerre a-t-elle eu de Californie où il fait bon vivre. Un l’asile psychiatrique aux allures de fable lieu ou n’était-elle qu’une figuration groupe paramilitaire de jeunes gens très philosophique, la folie galopante de tout éphémère dans un spectacle inabouti? Y speed, aux cheveux très courts et affec- un pays. Qui est fou? Qui ne l’est pas? Qui a-t-il quelq’un pour répondre à cette tionnant armes automatiques et voitures est vraiment ce qu’il prétend être? question? Tel est le propos de ce film fan- 4x4 se voit confié des missions de net- O. B.

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Le ci néma C’EST i ndépendant de Joel BLANC et Ethan Coen su ggèr e, da n s sa di versi té, une autr e lectur e de l’A méri que. A vec Fargo, leur der ni er film, ils marient encor e une foi s à mer vei lle vi si ons som br es et i r on i e © MICHAEL TACKETT grinçante. Peter Stormare dans Fargo.

E BLOOD SIMPLE (1986) À FARGO Ethan est producteur et cosigne les scé- objectifs et les plongées de la caméra. D (1996), les frères Coen n’ont eu de narios des films avec son frère et réali- Leur tableau de l’Amérique est noir. On cesse de décrypter leur pays et son sateur, Joel. Avec les frères Taviani et y découvre une galerie de personnages cinéma. Région par région. Genre par les Coppola, on a là un des rares cas de terriblement seuls et d’une faiblesse genre. Voilà deux auteurs relativement collaboration systématique entre d’esprit désespérante. Personne n’ose jeunes – la quarantaine – dont la car- membres d’une même famille dans le agir et quand un affrontement a lieu, il rière n’aura en rien été entamée par les cinéma contemporain. Sans compter est indirect. Dans Blood Simple, illustres comparaisons dont on a pu que les partitions sont presque toujours Marty/Dan Hedaya est successivement l’affubler: Hitchcock, Kubrick, Ed signées par Carter Burwell et que les éliminé par tous les protagonistes, mais McBain, Kafka,... Rétrospectivement, Coen ont une série d’acteurs de prédi- personne n’est sûr de l’avoir vraiment leur œuvre acquiert une implacable lection: John Goodman, John Turturro tué (l’impossibilité de se débarrasser du cohérence: ils auront passé au crible (Prix d’interprétation à Cannes pour cadavre est, par excellence, un thème tour à tour le Texas et le thriller (Blood Barton Fink), William Macy et surtout hitchcockien). À cet égard, la scène de Simple), l’Arizona et le cartoon (Rai- l’admirable Frances Mc Dormand. son enterrement, vivant, par Ray/John sing Arizona – 1987), l’anonymat du Mais si cette œuvre tient de bout en Getz est édifiante. Dans ce premier film décor urbain et le film de gangsters bout, c’est d’abord en raison de son des Coen, on trouve bon nombre de (Miller’s Crossing – 1990), Hollywood style, tout à fait particulier. Les Coen leurs obsessions: la route de nuit, recti- et l’angoisse (Barton Fink – 1991), New ont en effet de l’inventivité visuelle à en ligne, morbide et étouffante; les murs York et la comédie américaine des revendre et multiplient dans leurs films suintants, la fixation de l’hystérie sur la années 30-40 (The Hudsucker Proxy – les effets de mise en scène. Ainsi, dans tuyauterie du lavabo... Et cette poisse 1994), enfin le Minnesota et le fait tous ceux qui précèdent Fargo, ils absolue qui colle aux personnages et les divers (Fargo). jouent sans cesse sur les cadres, les enferme dans un statisme mental confi-

L’ORIEN T-EXPRESS 82 M ARS 1997 transcultures nant à la folie. Ainsi du cauchemar éveillé que vit Barton Fink/John Tur- turro à Hollywood. Écrivain de gauche et dépressif, celui-ci peine à avancer dans un scénario de commande sur un film de catch. Il s’enferme dans une des chambres miteuses d’un immense hôtel et sombre dans l’abysse de la page blanche. Une impossible initiation au sexe ainsi qu’un inquiétant voisin de palier accélèrent le développement de sa paranoïa, filmée avec une exception- nelle économie de moyens. Comme celui de Blood Simple, Miller’s Cros- sing ou Fargo, le dénouement de Bar- ton Fink (Palme d’or et Prix de la mise en scène à Cannes) suscite d’autant plus le malaise qu’il est vidé de toute inten- sité. Il y a, dans l’œuvre des Coen, deux petites gâteries: Raising Arizona et The Hudsucker Proxy. Dans le premier, un couple formé par un repris de justice (Nicolas Cage) et une femme policier (Holly Hunter), incapable d’avoir un enfant, vole un des sextuplés d’un riche marchand de l’Arizona. Le bébé sera par la suite victime de kidnappings à répétition. Raising Arizona est désopi- lant, multiplie les plans subjectifs (le Un intellectuel en situation (John Turturro dans Barton Fink). © D.R. point de vue du gosse surtout) et baigne dans des couleurs fluo uniquement

contrariées par un motard pouilleux pour l’Oscar de la meilleure actrice), issu du croisement de Laurel, Hardy et enceinte de sept mois et parangon du Mad Max. The Hudscucker Proxy se bon sens populaire, n’avance que lente- veut plutôt un hommage au cinéma de ment. Seule une remarquable maîtrise Capra et de Lubitsch et conte l’histoire de soi, en toutes circonstances, lui per- d’un simple d’esprit (Tim Robbins) met d’affronter la cruauté dépourvue manipulé par des financiers véreux qui de sens qui hante Fargo. Surtout, la le font passer de son poste dans la salle population autochtone, majoritaire- de courrier à la tête de l’entreprise. Ce ment issue de l’immigration scandinave film – le moins reconnu des frères de la fin du XIXe siècle (elle dialogue Coen – est parmi ce qui s’est fait de par exemple à coups de «ya» plutôt que plus enchanteur ces dernières années. «yes»), est ici saisie dans ce qu’elle a de Avec Fargo (sept nominations aux plus oppressant. Tous les sentiments Oscars et dont la sortie est annoncée au sont réprimés, les intérieurs sont cloi- Liban dans la foulée de la cérémonie sonnés et la nature, dans sa blanche des Academy Awards du 24 mars), on immensité, fait office de personnage à est très loin du conte de fées. Une plon- part entière qui broie tous les autres. gée en plein Minnesota permet aux Ce film, peut-être le meilleur des Coen, Coen de suggérer, dans leur région propose une énième lecture de l’Amé- natale, la vision d’un enfer qui serait rique, sans doute plus sombre que blanc, enneigé. En vue de faire payer à toutes les autres mais jamais dénuée son richissime beau-père une rançon, d’humour. Grimsrud passe son com- un concessionnaire de voitures faiblard plice au broyeur. La scène est et endetté (William Macy) fait enlever effrayante et pourtant, quand Marge le sa femme par deux malfrats simples surprend, on ne peut réprimer un sou- d’esprit (Carl Showalter/Steve Buscemi rire tant la réaction du voyou est et Gaear Grimsrud/Peter Stormare). débile. Dans ce mélange d’ironie déca- Les meurtres gratuits et stupides s’ac- pante et de désolation irrépressible, on

© MICHAEL TACKETT cumulent. En parallèle, l’enquête de a la quintessence du cinéma des frères La malle au collet (Steve Buscemi l’inspectrice Marge Gunderson Coen. dans Fargo). (Frances Mc Dormand, qui concourt ANTHONY KARAM

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et vous voilà baignant dans une chanson de l’ours. Ajoutez une saveur de vieille pipe en bois, quelques notes échappées du BRASSENS fond d’une caisse de guitare et deux ou trois poils de mous- tache éparpillés ici et là, et l’illusion est parfaite. Ceci dit, il est EN BANDE DESSI NÉE vivement conseillé de lire chaque planche en écoutant la chan- CO LLECTI F son correspondante (on ne le dira peut-être jamais assez, mais Éditions Vents d’Ouest 1996 Brassens sera toujours Brassens, et il ne pourra pas être facile- ment égalé). Enfin un album qui vaut la peine qu’on casse sa tirelire, corne- Mais comment se retrouver dans un livre où entre une page et diou! l’autre, il y a autant de poésie que de contradictions? C’est très Voici en effet le livre qui regroupe à la fois un géant de la chan- simple. Quand on connaît bien Brassens (il est évident que les son française et les grands maîtres du monde de la bande des- néophytes n’ont que deux solutions: ou bien acheter l’intégrale sinée: en d’autres termes, Georges Brassens et Dany, Edika, du maître, ou bien passer leur route comme «le premier ostro- Franz, Dethorey, Ferrandez, Gotlib, Ptiluc, Tronchet, etc. Oui, goth venu»), on sait ouvrir ses yeux et laisser son imagination bon, pensera-t-on, des biographies de Brassens, il y en a des suivre ces chemins qui ne mènent justement pas à Rome, tout le tonnes, on les connaît par cœur, et on a pas forcément envie reste n’étant plus que... littérature. Et c’est très exactement ce d’y revenir, fussent-elles illustrées par Gotlib ou par Michelange. que les divers dessinateurs ont fait ici, quittes à ajouter, au Eh bien non, il n’est pas du tout ici question d’une biographie, détour d’une page, une «finale bis» vengeresse pour y punir mais bien de chansons de Brassens traduites en bandes dessi- une emmerderesse (comme l’a si bien fait, en s’en excusant, nées. On a ainsi droit à une mer- Jean Solé avec Marinette) ou un revers de médaille veilleuse Margot illustrée par auquel l’auteur lui-même n’avait pas pensé (à ce Dany, à des Passantes plus sujet, vous trouverez un Brassens qui n’a pas bien cruelles que jamais signées Tron- mesuré la gravité de ses propos dans Le Gorille chet, à un Gorille d’un atroce d’Yves Bordes). Et lorsque l’on passe ainsi de la mauvais goût créé par Bordes et magie des mots à celle des images, c’est tout un à une éclatante postface gra- monde nouveau qui s’ouvre au lecteur, le laissant phique qu’on doit au génial rarement déçu et souvent ébahi… Gotlib, sans lequel on ne pour- Il ne vous reste plus qu’à vous procurer cet album, rait absolument pas penser à un à le lire, à le faire lire à vos copains (s’ils sont trop tel ouvrage (l’admiration que fauchés pour l’acheter eux-mêmes) et, enfin, à Gotlib voue à Brassens fait qu’il envoyer des lettres d’encouragement aux Éditions en parle une fois sur deux dans Vents d’Ouest, sacrebleu! Ça les fera certainement ses éditoriaux de Fluide Glacial). réfléchir au sujet d’une bédé sur Brel, Ferré ou Notons que ce dernier ainsi Gainsbourg... qu’Edika, Tiburce et quelques autres, étaient absents de la pre- NA DINE CHÉHA DÉ ET MA ZEN KERBAGE mière édition de ce livre paru il y a quelques années sous la forme de deux tomes séparés, dont on retrouvera d’ailleurs les couver- tures dans les premières pages de cet album, à côté d’une longue dédicace consacrée à un «polisson de la chanson». On peut certes déplorer certains oublis (Les copains d’abord, La chasse aux papillons, Le para- pluie…), mais il serait regret- table de faire preuve d’une aussi mauvaise foi face à ce que l’on peut considérer comme non seulement un formidable hom- mage, mais, souvent, comme une excellente interprétation des textes. Toute la poésie de Brassens est rendue avec une exactitude dont on ne pourrait que féliciter les auteurs: du lyrisme, du cynisme, du libéra- lisme et un zeste d’anarchisme,

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DANS UN CIEL LOINTAIN récit en découle aussi naturellement que HUGO PRATT possible. Mais, et il y a un mais, cet album Casterman 1996 n’atteindra jamais le niveau des Corto Mal- tese et autres Scorpions du désert. A Encore un Pratt? Mais jusqu’où iront-ils? Si priori, rien à signaler sur le plan graphique ça continue comme ça, il aura eu plus de ou scénaristique malgré un dessin moins production d’outre-tombe que de son travaillé que d’habitude et une histoire vivant. Donc un nouveau Pratt. Si vous avez assez bâclée bien que cohérente. Non, le lu Saint-Exupéry – Le dernier vol, vous plus grand reproche à faire serait plutôt du connaissez déja l’ambiance très aérienne côté de cette juxtaposition de couleurs qui de cet album. En effet, les avions ont ici la se répète de plus en plus sur les albums de même importance que les hommes. Mais le Pratt. Pourquoi vouloir mettre en couleur contexte est tout différent: l’histoire se des dessins de loin plus beaux en noir et passe à l’aube de la Seconde Guerre mon- blanc? Et pourquoi éditer des œuvres que diale. Deux amis aviateurs, deux frères l’auteur lui-même, de son vivant, ne jugeait amoureux de la même femme, et la guerre pas suffisamment bonnes pour l’être? Ceci qui éclate, balayant tout sur son chemin. dit, le phénomène des rééditions de fonds On imagine la suite: les deux amis se retrou- de tiroirs ne se limite pas aux albums de Pratt. En effet, on aura vent dans des camps opposés (en l’occurrence l’Angleterre et eu le nouveau Gaston, le nouvel Achille Talon ou encore Oum- l’Italie) et les frères, éloignés de leur amour. Tous ingrédients p ah-p ah, «le grand frère d’Astérix», gentille précision... On ayant déja servi pour un nombre incalculable de romans, de pourra se consoler d’avoir échappé à un bel autocollant sur bandes dessinées, de films, pourrait-on dire, sauf qu’ici, on a lequel aurait été inscrit: Pietro Bronzi, l’ami du cousin de la affaire à Hugo Pratt dont la subtilité aura été de tout mettre en belle-sœur de Corto Maltese... scène à travers le destin d’un seul homme, Pietro Bronzi, et le M. K.

PLUME AUX VENTS: sept éperviers dont les vies se croisent sans cesse et interfèrent L’OISEAU-TONNERRE (TOME 2) entre elles par des hasards trop grands. CO THI AS & JUI LLARD Cependant, grosse désillusion, un nouveau tome, surgi en 1995, Éditions Dargaud 1996 se permettait littéralement de ressusciter notre héroïne, amné- sique et enceinte de surcroît, découverte et enlevée par Gaston Négligeons les innombrables autres ramifications plus ou moins d’Orléans, le plus grand ennemi de l’Épervier sous ses multiples réussies de l’œuvre: voici la suite «officielle» des 7 Vies de l’É- identités! Et puis, on ne sait comment, Ariane retrouve la pervier, la seule à réunir de nouveau les talents de Juillard et de mémoire et, par la même occasion, une lettre explicative qui lui Cothias (qui était récemment en visite au Liban). Voici aussi, au était destinée. Elle s’embarque alors pour les Amériques afin de terme du XXIVe salon d’Angoulême, le tome qui a valu à Juillard retrouver son véritable père. Évidemment, la quête s’avère dif- le Grand Prix de l’année dernière. En fait, c’est plutôt le cycle ficile, comme on pouvait le supposer. Dans ce tome, Ariane, d es 7 Vies de l’Épervier qui méritait de remporter haut la main après avoir abandonné son protecteur (qui, agonisant, a pour- ce même Grand Prix, pour la perfection de son scénario et la tant juré de revenir), arrive finalement à rencontrer son fameux beauté de son graphisme. Mais, dans le petit monde de la père. Les événements se précipitent alors et la chute, présentée bande dessinée comme ailleurs, on corrige les choses comme sous la forme d’un flash-back, laisse le lecteur perplexe: faut-il on peut… Et c’est donc à cet album qu’échoit l’honneur de vraiment adhérer à cette histoire de fous qui va en se compli- faire connaître au grand public une héroïne magnifique dont le quant? Faut-il carrément condamner la résurrection de notre destin touche au sublime. héroïne comme on était tenté de le faire après la lecture du pre- Ariane, baronne de Troïl, fruit de l’amour adultérin de son oncle mier tome? Ou faut-il simplement oublier ce qui a précédé et et de sa mère, est née en septembre 1601, au même moment voir la baronne subir, encore une fois, les injustices d’un sort que le dauphin Louis, XIIIe du nom (coïncidence par ailleurs qu’elle n’arrive toujours pas à combattre? lourde de conséquences). Sa mère, dans une tentative déses- La présence de tribus indiennes aux mœurs particulières ne pérée pour échapper au courroux de son mari, mourra (de simplifie évidemment pas les choses. froid) en lui donnant la vie. Quant à son (faux) père, il ne se par- Une chose est sûre: aucune supposition ne peut être formulée donnera jamais d’avoir causé la mort de sa femme et se suici- quant à la suite. Il faut toutefois reconnaître que la pression des dera quelques années plus tard. Le tableau final des 7 Vies lecteurs (à la demande desquels cette suite a été créée) a dû (septième tome, comme il se doit), coup de théâtre final d’une être bien forte pour obliger les auteurs à faire revivre, dans des destinée qui s’achève, laissait la belle Ariane pour morte, le conditions encore pire qu’auparavant, un personnage aussi tra- cœur transpercé par l’épée de son (vrai) père, lequel, ignorant gique qu’Ariane de Troïl dont l’existence ne saurait trouver de l’identité de son adversaire, venait tout juste de lui léguer sa for- sens que dans la mort… tune. Mais il serait vain de tenter ici de rappeler les détails des N. C.

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HURLEMENTS EN FAVEUR DE FLY ET DE RYÔ . . . ! ! ? l’essentiel – que dans la publication de Guy des Cars, Henri Troyat et Barbara Cartland, propose aussi d’autres mangas, ces Où sont passés les disciples d’Aban le Juste? On savait Fly mis nippones douceurs. Les (més)aventures de Ryô Saeba, alias hors service par les armées du Mal depuis La confrontation!! On City Hunter pour le reste du monde, publiées d’abord dans la savait Grand Pa Burasu – ce clone de Yoda – ensorcelé par la revue Shonen Jump, sont particulièrement corsées. Ryô, «l’éta- puissance démoniaque de Hadora. Et depuis, morne plaine... lon de Shinjuku», ferait pâlir de jalousie le modèle de la Heureusement est arrivé Poppu. pochette du Transformer de Lou Reed tant il est toujours très Certes, celui-ci n’a pas eu le temps de parachever son initia- très bien moulé dans son jean, ce qui permet au lecteur de tion. Un peu comme le jeune Skywalker. Mais, parce qu’il veut suivre toutes les manifestations physiologiques de sa libido. réactiver Fly et que l’amitié fait des miracles, Poppu est bien Dire qu’elle est active est un bien faible mot. C’est qu’il n’arrête décidé à mettre sa vie en jeu. Dans Le rassemblement des six pas de s’emballer, le jeune détective. Dans Un sur mille (il s’agit Généraux...!?, le jeune héros affronte donc l’af- de son Magnum Smith & Wesson 41, modèle freux Krokodin, mi-dragon mi-alligator. Au 58), les convoitises de Ryô sont à nouveau cours du duel, il lui arrive de se retrouver tout concentrées sur l’inspectrice Saeko Nogami, décontenancé et d’éructer des «que faire... une perfection de créature. Aguicheuse au que faire...!?» (c’est très précisément la ques- possible, l’arme fixée à la jarretière et le tion que se posait déjà Lénine en 1902). Le décolleté généreux, elle avait, dans un précé- combat contre le côté obscur de la Force est dent épisode, abandonné Ryô en plein Hima- de taille. Poppu a pourtant plus d’un tour dans laya. Comme un pauvre matou. Il désespère son sac et concocte un sale coup à Krokodin, depuis de passer une nuit avec elle et n’arrive qui le prévient: «Ça veut dire k’si l’tour de pas, en sa présence, à réfréner une gaule miri- magie k’tu prépares foire sur moi, tu signes ton fique, agrémentée de commentaires de l’au- arrêt de mort!!» Il ne croit pas si bien dire, Kro- teur («Coucou!» ou encore «Bonjour!»). C’est kodin: Poppu manque singulièrement d’âge et que le registre comique de Tsukasa Hojo de retenue pour un magicien... Mais Maître s’apparente fort à un certain humour bavarois. Aban, l’Obi-Wan de service, bigleux, en tenue Autant dire qu’il n’est pas tout en finesse. de général russe et perruque de lord anglais, Mais il s’agit tout de même d’un manga, et les apparaît en songe à son élève et lui explique la onomatopées fusent: «Rhôn... Bouak... technique du pentacle magique. Mortel. Le Waow... Oh Ho... Aga... Rhââ... etc.» Voilà qui méchant monstre se retrouve alors à moitié informe plus sur la psychologie des protago- naze, aveuglé par une lumière surnaturelle nistes que toutes les explications de Trois («Ah... C’est quoi, ce symbole!?»). Il tente bien essais sur la théorie de la sexualité. d’avoir recours à l’attaque hyper violente du Ryô doit voler la couronne royale de Ruxie, roi des fauves mais rien n’y fait, Krokodin temporairement exposée au Japon et dans s’écroule et confesse: «P’tit, tu m’as appris un laquelle sont dissimulés de précieux micro- truc... le respect de la dignité de l’homme. J’te films. En échange, Saeko lui accordera ses tire ma révérance (sic)» Un éloge de la diffé- faveurs. Concluront-ils enfin? La question est rance, en somme. trépidante et reste en toile de fond de tous Faut-il le dire? Cet opus de La saga d e Fly est les périples des deux héros. Quand elle ne d’anthologie. Les personnages y sont plus que fait pas à Ryô un trou dans le front avec ses jamais étonnés et dialoguent le plus clair de talons, Saeko les lui fourre par mégarde – et leur temps à coups de «Hein!? Oh... Oh!? au terme d’acrobaties rocambolesques – en Ouwaah!! Quoi!? Nuuuh!!», ou encore «Pi p i plein dans la bouche. Celui-ci n’en peut mais pii!!! Ka ka ka ka!!!» Ils ont aussi à leur actif des (libidineusement s’entend). De sorte que, sorties dont la logique force le respect, du quand ils finissent par s’emparer de cette genre: «Qui aurait pu imaginer qu’il serait tué fameuse couronne, Ryô exige d’obtenir sa par celui qui l’avait vaincu!?» Mémorable. En prime sur le champ. À même les lieux du for- bons héros de mangas, ils arborent tour à tour fait. Que ne pût-il se contrôler! Ryô et Saeko des regards pénétrés et furieux qui laissent vont de ce fait tomber entre les mains de mer- pressentir un Q.I. hors normes. On a beau être cenaires de Ruxie, qui semblent tout droit sor- en plein Moyen Âge européen (dont l’archi- tis des steppes kazakh (l’occasion d’ap- tecture est ici annexée), chacun est habillé à la façon des valeu- prendre qu’au Japon, les barbares viennent plutôt de l’Ouest). reux samouraïs et présente un faciès passe-partout. Pas de Les voilà soumis à des tortures tout orientales dans le château Riguel à l’horizon... Le tout est publié dans le sens de lecture du frère jumeau de Shlomo Dayan, prince de Ruxie. De quoi original (de gauche à droite) et le dessinateur Koji Inada prend surprendre les Romanov... Quand on sait que la garde du châ- un plaisir évident à avoir recours à un cadrage cinématogra- teau est exclusivement composée de femmes soldats triées sur phique des plus saccadés, alternant les plans très rapprochés le volet en fonction de leur plastique, on peut imaginer sans et les perspectives larges. Un petit bijou donc, tout plein peine les émois du très pubertaire Ryô. Et les nôtres alors! d’éructations, de points d’interrogation et d’exclamation. Mais la collection «J’ai lu», qui ne s’était illustrée – pour KARIM ANTOUN

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PAPA EST EN VO YAGE D’AFFAI RES ( 1 9 8 5 ) ville bleue, comme la peur, les mains en avant, les yeux EMI R KUSTURI CA ouverts, doté d’un étrange sens de l’équilibre qui lui per- Fox Home Entertainment 1996 met, tel un funambule, de traverser des ponts suspendus ou de gravir des falaises. Dans cet état de demi-veille, il se Un «film historique et d’amour», dit Emir Kusturica (Arizona retrouve avec aisance dans les bras de sa mère, de son père Dream, Le Temps des gitans, Underground) de Papa est en et même dans ceux de son premier amour. Comme l’état voyage d’affaires, Palme d’Or à Cannes en 1985. On y alcoolique, le sommeil anesthésie les blessures trop dou- découvre le Sarajevo des années 50 qui, entre Tito et Sta- loureuses. Ainsi, le beau-frère de Mesa dormait sans peine line, vit au temps des conflits idéologiques. Malik est un après avoir expédié celui-ci aux mines mais avoue qu’il garçon de six ans qui nous narre l’histoire de sa famille. Son n’arrive plus du tout à le faire, à la fin du film. Étrangement, père, Mesa, effectue quotidiennement un de ses voyages les victimes semblent oublier plus vite que leurs bourreaux. dits «d’affaires» en compagnie de sa maîtresse. Mais Mesa C’est durant une noce (thème récurrent chez Kusturica) n’a pas assez médité le dicton selon lequel «la parole a été superbement filmée que se révèle le fond des choses, le donnée à l’homme pour cacher sa pensée»; dicton d’autant fond de l’air, et il est rouge sang. On nous suicide ou l’on se plus significatif que l’on est dans un régime totalitaire où suicide. La maîtresse de Mesa tente de se pendre à une tout le monde doit d’abord se définir comme «soldat du chasse d’eau, dont le bruit dit tout le ridicule de cette ten- Parti» avant même de se reconnaître homme, fils, frère ou tative. Les trajectoires des hommes apparaissent circulaires, mari. «Police d’État tout saura.» Il suffit alors à Mesa sinon circonstancielles. Elles se renversent. d’émettre une petite cri- Ce «film historique» veut tique vis-à-vis du régime montrer l’impossibilité pour que sa propre maî- d’écrire l’Histoire; l’impos- tresse le dénonce aux auto- sibilité de raconter un pays rités. Et c’est son beau-frère où, comme dans un jeu qui l’envoie en travail volon- d’échecs, les cavaliers, les taire dans les mines, simu- fous et les pions prison- lant un énième «voyage niers changent de case d’affaires.» sans préavis, où le frère De ce dont Mesa s’est réel- devient tout d’un coup lement rendu coupable, nul procureur, où la démocra- ne le sait. Mais il suffit qu’un tie devient une utopie homme soit déclaré tel pour parce que les caisses sont qu’il le devienne quoi qu’il vides, où ceux qui savent en soit. Il tombe alors iné- meurent et ceux qui par- luctablement en disgrâce. donnent ne font qu’ou- Car que vaut la parole d’un blier, où la terreur fausse homme seul en face de les cartes, oblige à l’abné- celle du pouvoir? N’est-elle gation, au mensonge, et pas à la fois terrible et où les fils sont irrémédia- impuissante? Dans le film de blement déçus par leur Kusturica, les choses sont père. «Sœurette, quel est brouillées, et les person- le sens de la vie?» nages ignorent tout ou demande un médecin à la presque, l’essentiel étant mère de Malik. ailleurs, hors de leur portée. Dans ce vide filmé, para- À Sarajevo, mieux vaut alors doxalement, de façon être dans un état d’ivresse: baroque, drôle et humoris- quand tout est camouflé, tique, bercé par une liquéfié, autant boire. Et musique tzigane des plus d’alcool, le film en regorge. mélancoliques, Kusturica D’alcool et d’alcooliques tend au spectateur une qui préfèrent un monde main secourable: en plan d’illusions, un peu flou, final, au milieu d’un certain comme celui de Mirza – le frère de Malik –, passionné de désarroi, Malik est à nouveau somnambule, debout sur une cinéma. falaise. À ses pieds s’étend son pays, baignant dans une Dans cette Yougoslavie pourtant patriotique (comme en très belle lumière. Il se tourne vers la caméra, vers nous, en témoigne l’attachement de son peuple à l’équipe nationale souriant. Peut-être faudra-t-il désormais apprendre à mar- de football et à la gymnastique), tout le monde a des pro- cher comme un somnambule, souriant dans un monde sans blèmes de sommeil: insomnies, rêves éveillés ou somnan- sommeil et sans idéologie. bulisme tel celui de Malik. Merveilleuse métaphore utilisée par Kusturica, le somnanbulisme de Malik lui fait parcourir la JOANA HADJITHOMAS

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TOY STORY (1995) qualifient de «Buddy Movie». JO HN LASSETER 1991. Les studios Disney signent avec Pixar, la branche gra- Disney Home Video 1996 phique de Lucas-Film, une commande pour trois films d’anima- tion par ordinateur. Le premier, Toy Story, ne sera pas un conte Avec Toy Story, les jouets auraient leur propre monde magique de fées contrairement aux longs métrages animés que nous pro- et se mettraient à vivre dès que les lumières s’éteignent ou que pose habituellement Disney et l’aspect technique devra être les être humains sont loin. Dans la chambre d’Andy, les jouets impressionnant. Même la musique signée Randy Newman ( Ra g - sont bel et bien vivants mais craignent, à chaque nouvel anni- time, The Paper), essentielle dans toutes les productions ani- versaire du jeune garçon, d’être remplacés par les nouveaux mées de Disney, sera réduite à trois chansons. Mais le public venus. Et c’est ainsi que commence Toy Story, par l’arrivée d’un visé est toujours le même. jouet, le robot Buzz Lightyear qui incite Woody, le cowboy, à Entièrement réalisé en images de synthèse, Toy Story est truffé concocter un plan pour éliminer son rival. Mais tout ne se d’effets étonnants tels ceux utilisés dans Terminator 2 et Juras- déroule pas comme prévu: Buzz et Woody se retrouvent per- sic Park, des effets riches qui dévoilent les moindres détails tels dus et obligés de collaborer pour rentrer chez Andy. Une très les empreintes et les reflets sur les surfaces polies. C’est que belle leçon d’amitié donc pour reprendre les Américains qui la John Lasseter, à qui on doit le film, mène ici l’animation tridi- mensionnelle avec un savoir-faire inéga- lable: tout y est vraisemblable, même les expressions des visages des jouets. Dès lors, ce sont les êtres humains qui parais- sent artificiels. Comme pour nous convaincre que le monde des jouets est le monde réel. Un très bon scénario, des péripéties propres aux dessins animés, des prises de vue de cinéma, des dia- logues et des personnages divertissants pour lesquels Lasseter a choisi les voix, merveilleuses, de Tom Hanks (Woody) et Tim Allen (Buzz), Toy Story marque cer- tainement un tournant dans l’histoire du cinéma. Au dire de certains, on penserait à numériser Marilyn ou John Wayne pour s’en servir dans de nouveaux films! SO PHIE DICK

EL CID (1961) Hur, Spartacus... Malgré tout, c’est l’un ANTHONY MANN des films les plus méconnus de l’histoire Import Cine Laser 1996 du 7e art. Tournée en Espagne, cette version du C’est à Martin Scorsese que l’on doit de Ci d , pourtant très différente de la pièce revoir Le Ci d d’Anthony Mann. Réalisé, en de Corneille, évoque la même figure 1963 par le metteur en scène américain légendaire de Rodrigue, dit Le Cid, le spécialiste du western (Winchester 73, chevalier castillan qui se bat pour libérer The Far country, the Man from Laramie) l’Espagne des Maures, au XIe siècle. Martin Scorsese entreprend de le rajeu- Des décors et des costumes remar- nir, et, grâce aux impressionnants moyens quables, des scènes de combats à cou- mis à sa disposition par le producteur per le souffle, des scènes intimistes entre Samuel Bronston – 7000 figurants, 35 le Cid (Charlton Heston) et Chimène navires et quelques vedettes internationales – il transforme cette (Sophia Loren) et jusqu’aux mouvements de caméra, tout cela superproduction en une fresque historique inoubliable. C’est le ne fait que contribuer à rendre cette épopée aussi distrayante genre de film que Hollywood ne peut plus se permettre de que somptueuse malgré une durée de plus de trois heures. produire de nos jours, ne serait-ce qu’à cause des salaires exi- Environ quinze minutes de rushes ont été rajoutées au film ori- gés par les acteurs... ginal, et la bande-son, restaurée, a, elle aussi, redonné un Spectacle colossal à gros budget donc, El Cid surp asse la p lu- souffle nouveau à la fameuse musique de Miklos Rozsa. part des films épiques des années cinquante et soixante, Ben S. D.

L’ORIEN T-EXPRESS 89 M ARS 1997 n otescd

GLEN N GO ULD

L’espace d’une vie, deux variations bien tempérées

quent son manque de tenue sur scène et qui prétextent tan- tôt un croisement ou un décroisement des jambes d’un pas- sage à l’autre, tantôt le dialogue qu’il établit avec lui-même et à haute voix pendant qu’il joue. Ses détracteurs iront même jusqu’à taxer, dans un mauvais jeu de mots, l’interprétation de Variations Gouldberg. Gould mettra définitivement fin à ces babillages en renonçant à se produire sur scène. Tout ce qui lui importait à l’époque était de retranscrire essentielle- ment une conception de la musique, sans accorder d’impor- tance à la manière dont elle était physiquement mise en œuvre. Libéré de toute contrainte vis-à-vis de la société du spectacle, il peut laisser libre cours à ses expérimentations. Plus tard, Gould trouvera pourtant beaucoup à redire sur ce premier enregistrement. Ce qui le dérange surtout c’est le manque de cohésion dans l’interprétation globale de l’œuvre. Mis à part la rapidité d’exécution de ces «exercices» Le 29 mai 1981, Glenn Gould quitte le n°209 de la Trentième et le manque de tempi lents, il reproche à cette première rue à New York, les studios CBS. Il vient d’achever son dernier version d’être «exclusivement pianistique». enregistrement de Bach. Ce jour-là, il clôture une boucle En cette nuit de 1981, il ne peut s’empêcher d’être satisfait: longue de vingt-six ans treize minutes et douze secondes. Le il vient de donner aux Variations Goldberg toute l’unité de temps de réécrire sa deuxième version des Variations Gold- composition qu’elles méritent. Il leur a découvert un autre berg. Il est un peu plus tard que minuit lorsqu’il se glisse sens, un développement logique, «une croissance organique dans son épais manteau, enfile ses gants et son écharpe habi- d’un seul et même matériau». Gould a ici trouvé une nouvelle tuelle. Glenn Gould ne sait pas alors qu’il vient d’effectuer le pulsation; il a su modérer son exubérance juvénile en incor- dernier enregistrement officiel en ces lieux et que la vieille porant à ces airs une réelle mélancolie. Mise à part une per- église presbytérienne – considérations économiques obli- fection technique due notamment à de vastes changements gent – sera abandonnée. Une foule d’images défilent à ce dans les modes d’enregistrement, il réussit dans cette inter- moment dans sa tête. Il se souvient de ce jour de juin 1955 prétation à insuffler une nouvelle spiritualité. Cette «p aix où, âgé d’à peine vingt -trois ans, Oppenheim lui propose de automnale» à laquelle il n’a cessé d’aspirer rejoint ici son leit- signer un contrat d’exclusivité avec la Columbia. S’ensuit, à la motiv de toujours: «aboutir à une pulsation fondamentale à surprise générale, le repiquage des Variations Goldberg. Le un point de référence rythmique immuable». résultat est remarquable. Elles avaient été jouées pour la der- Rarement interprète aura réussi à s’approprier à ce point nière fois en 1936, et peu de pianistes à l’époque s’es- l’œuvre d’un compositeur. De sorte qu’on en arrive parfois à sayaient à cet exercice. Gould réussit alors un tour de force: oublier que c’est Bach qui a écrit ces variations. Cette nuit-là, laisser couler les passages rapides comme de l’eau. Il fait Glenn Gould nous a livré son testament, laissant aux indécis preuve d’une assurance surprenante. À aucun moment il ne et à ceux qui le taxaient d’immobilisme une seule possibilité: perd le sens de la rythmique et chaque note est jouée avec lui tirer une ultime révérence. une impressionnante clarté. Il s’octroie alors la première RIA D KA MEL place dans les charts devant Louis Armstrong et introduit de ce fait la musique classique dans la sphère populaire. Mais L’intégralité des interprétations de Bach par Glenn Gould est Gould ne peut pas oublier les mauvaises langues qui criti- désormais disponible en coffret, édité par Sony Classical.

L’ORIEN T-EXPRESS 90 M ARS 1997 n otescd DAVID BOWIE du peu!) ainsi que le spectacle avec Bob Wilson, prévu en l’an EARTHLING 2000. RCA/BMG 1997 L’idée-maîtresse d’Earthling? «Prendre en compte la fragmenta- tion, le chaos et le pouls de notre société.» Dorian dixit. Et d e Gageons qu’Earthling, le dernier album de Dorian Gray, fera fait, la pochette de l’album est une leçon de graphisme fantas- jaser. Il déboule dans l’espace sonore en faisant siens les matique. Où l’on retrouve l’œil déformant, la pupille dilatée, rythmes jungle et techno, et livre un très utile témoignage sur les soucoupes volantes (décidément!) et l’Union Jack déchi- notre époque. Il y a à peine deux mois, Dorian fêtait ses cin- queté, pouilleux, servant de veste et étendard protecteur quante ans au Madison Square Garden, à New York, entouré de contre la dictature de l’homogénéité culturelle. C’est que le Lou Reed, Sonic Youth, Foo Fighters, Smashing Pumpkins,... Cin- vieux malentendu entre Dorian et l’Amérique, antérieur à Young quante ans!? Sans rire!? Sa voix est pourtant miraculeusement Americans, n’est pas prêt d’être levé avec l’époustouflant I’m épargnée par le temps. On a même parfois l’impression Afraid of Americans (le seul morceau qui bénéficie de la col- d’écouter Ziggy Stardust ou le Thin White Duke, ce qui n’est laboration de Brian Eno).«I’m afraid of Americans/ I‘m afraid of pas peu dire. «I praise to you/ Nothing ever goes away» (Seven the world/ I’m afraid I can’t help it/ (...) God is in America.» Years in Tibet). Dorian livre alors, C’est que Dorian est Anglais, vit en dans un des morceaux les plus Suisse et ne cache pas son amour enthousiasmants de l’album, une pour Florence et la Toscane. Il réflexion lyrique et tonitruante sur apparaît désormais plus que l’âge: Dead Man Walking (écrite en jamais tel qu’en lui-même. C’est-à- hommage à Neil Young, cet autre dire en tant qu’incarnation plau- quinquagénaire), «Let me dance sible de l’Europe. away, now I’m wiser than dreams/ Et s’il vous arrive parfois de douter Let me fly fly fly, while I’m tou- que l’artiste répondant au nom de ching tomorrow.» C’est donc sans David Bowie est vraiment Dorian aucune crainte qu’on attend la Gray, disons qu’il doit vous man- suite du cycle Outside (Earthling quer bien des informations... n’est qu’un intermède, excusez ANTHONY KARAM

RADIO TARIFA imagine la splendeur d’une interprétation plus dépouillée). TEMPO RAL Parce que le cante jondo est d’abord issu de croisements et Ariola, BMG 1996 tire sa richesse de l’héritage musical andalou, mozarabe, juif et gitan, on comprend mieux l’usage du oud, du nay ou de la cro- À la pointe sud de l’Andalousie, Tarifa est balayée par des morne. vents contraires. En face du Rif marocain. Le très réussi premier Il y a toutefois dans ce deuxième album quelques morceaux album de Radio Tarifa (groupe de choix dont Conductus, ad ap té madrilène, comme son nom ne d’une procession française datant l’indique pas), Rumba Argelina, du XIIIe siècle et surtout La Tarara, proposait la curieuse rencontre chanson composée par le Kabyle entre la musique traditionnelle Akli Yahiatène sur une musique espagnole et le saxophone ou les traditionnelle andalouse, exhu- instruments électriques. Temporal mée p ar Garcia Lorca d ans les ne peut malheureusement plus années 20 et qui justifie à elle escompter un effet de surprise. Le seule l’acquisition de Temporal. La style de la formation est désor- voix de Benjamín Escoriza y est mais rodé et leurs procédés en d’une régularité déchirante et deviennent parfois systématiques: n’est pas sans rappeler celle de par exemple, on ne trouve aucune grands maîtres du flamenco tels justification à l’emploi de la basse Pepe Pinto ou Pepe El Culata. On électrique sur le somptueux et tra- est alors plongé en pleine Anda- ditionnel Vestido de flores ( Can- lousie. Et il ne fait aucun doute tiga Alfonso X) ou sur Tangos de la que tout ce qui s’en rapproche est condición, de la contrebasse sur bon à prendre. Comme une évi- Temporal ou de l’orgue Ham- dence: Grenade, vite. mond sur Canción sefardí (chant traditionnel sépharade dont on A . K.

L’ORIEN T-EXPRESS 91 M ARS 1997 carte postale RIAD KAM EL

Un trait d’union. © TOM ZIMBEROFF New York villes sous affluence Des chauffeurs de taxi plus ou moins loquaces, des rues comme autant de couloirs qui n’en finissent pas, des communautés venues des quatre coins de la planète, Big Apple est, par excel- lence, la ville de la démesure. Ici, chacun peut se faire son film et se laisser aller aux hasards du Manhattan Transfer.

L’ORIEN T-EXPRESS 92 M ARS 1997 «J’ai peur dans mon propre appartement. J’ai peur vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais pas nécessairement à N ew York. En réalité, je me sens assez à l’aise à N ew york. J’ai peur... par exemple en Suède. Vous savez, cette sorte de vide. Ils sont tous soûls. Tout fonctionne. Si vous vous arrêtez à un feu de circulation sans couper votre moteur, des gens viennent vous parler. Si vous ouvrez l’armoire à pharmacie, vous découvrez une petite affichette qui dit: “En cas de suicide, appelez...” Vouz allumez la télé, vous tombez sur une opération de l’oreille. Ces trucs-là me font peur. New York? Non.»

L’homme aux lunettes bizarres Brooklyn Boogie

NFIN DEHORS. SUR LE BITUME, une envie sûre de nicotine Ebaigne mon cortex. J’enchaîne cigarette sur cigarette fixant le flot de voitures jaunes, toutes prêtes à inonder la presqu’île de Manhattan. Taxi. Un seul souhait, faire un © ROY MORSCH «- Pourquoi le pont de Brooklyn? détour par le pont de Brooklyn. Le chauffeur s’exécute. - Une vieille histoire.» Denis Blanc, Haïtien immatriculé 23B47. À la radio, la Voice of America ressort ses vieux tubes. Lou Reed, Satte- grounds. lite of love. Le driver sort finalement de son silence. La discussion tarde à s’enclencher. Dans l’embouteillage, – Pourquoi le pont de Brooklyn? j’ai les yeux rivés sur la banlieue new-yorkaise: dans ce – Une vieille histoire. recoin de désespoir, entre deux deals, un «one on one» Premier mensonge. Il aurait pu s’attarder un peu sur la endiablé prend place sur un de ces innombrables play- réponse, me coincer. Mais non, j’avais mon histoire, peu lui importait qu’elle soit vraie ou pas, l’essentiel était que j’y croyais. C’est tout. Passage dans Brooklyn. Je cherche en vain la Brooklyn Cigar Company du bon vieux Auggie Wren (Harvey Kei- tel, vous connaissez? C’était dans Smoke...) Le taxi, lui, vient d’amorcer Brooklyn Bridge. À ma gauche, le World Trade Center. Au loin, le Chrysler Building, la construction la plus audacieuse de Big Apple. Ça ressemble à une carte postale, ça en a le goût, la couleur, mais ça n’en est pas une. Crainte, claustrophobie rien qu’à l’idée de pénétrer ce Léviathan. Denis (toujours lui...) braque, dans un geste de compassion, le long de l’East River. Au niveau de la 82e Rue, il se dirige vers Central Park West. Il a compris que je ne suis pas encore prêt, que j’ai besoin d’air. Il veut me montrer sa ville. D’autres me feront découvrir le reste. Il ne fait pas dans le tourisme bas de gamme, Denis. Peut-être qu’il n’a pas aimé ma gueule, tout simplement... Le lende- main, je découvre qu’aux heures de pointe, il est très diffi- cile de circuler dans le centre-ville. Mais, dès à présent, les gratte-ciel sont hors de portée. Le Haïtien m’a permis de me faire mon premier film. Son air distant en dit long. C’est qu’il a dû en shooter, des pellicules, depuis le jour où il a débarqué à La Guardia, JFK, ou Newark. Une chose est sûre: il n’était pas arrivé par le rail et n’avait certainement pas fait escale dans le Midwest.

L’ANNÉE DERNIÈRE, MANHATTAN A UTILISÉ 29 566 747 000 ONCES de vapeur, et c’est sans compter le nombre croissant de restaurateurs asiatiques groupés dans Chinatown. Le premier qu’il m’a été donné de tester se trouve à l’angle de Mott St. et Canal St. et sert toutes sortes de substances vaporeuses dans une ambiance plus fluorescente qu’incan- © SERGE HAMBOURG The doorman always rings twice. descente, le tout réfléchi par une pile de nappes en matière

L’ORIEN T-EXPRESS 93 M ARS 1997 plastique. Confortablement assis, mon regard oscille entre un plat de bigorneaux, une foule d’idéogrammes chinois et la table adjacente. Là, six malfrats se gaussent, se glorifient tour à tour de leurs exploits, tapent du poing. Le gérant semble ignorer ce petit manège. Il en a sûrement vu d’autres. Au pire, l’inspecteur Stanley White fera sa des- cente habituelle. Quant à moi, disons que je préfère éviter un bain de sang à cette heure avancée de la nuit. Je remonte Park Avenue en yellow cab. Jim, matricule 6589 E s’explose la tête au rhum, sa chaîne audio pourrave a des ratés sur fond de No woman, No cry. L’ex-building de la Pan-Am, lui, a troqué ses néons pour une société d’assurances. Déjà demain. Ah! les petits matins new-yorkais où le monde se réveille avec vous: Inde, Pakistan, Russie, Bangla- desh, Pologne, Irlande, Chine, Haïti, Mexique, Côte d’Ivoire. Vous en voulez encore? Islam, bouddhisme, shin- toïsme, scientologie, zoroastrisme. Taoïstes, catholiques, orthodoxes, tantristes, chamanistes. Sans oublier les que New York est la plus grande ville juive du monde. Mon premier bagel digéré, j’irai me faire l’Empire State, le World Trade Center ou le Flatiron. Je me dis quand même qu’il serait plus prudent de faire un détour par Washington Square. Un drôle de dialecte sévit aux abords de l’arc de triomphe érigé à la mémoire du héros de l’Indépendance américaine. Une oreille bien dressée peut distinguer les yo’, dop’, friend, h, speed, crack, boom, trip... Au détour d’une perpendiculaire, je pénètre dans un chess shop (ceux aux- quels vous pensez sont plus haut, au niveau de la 42e Rue). Suite à un marchandage particulièrement jouissif, je ressors avec un échiquier sur lequel on aura renversé plus de verres de whisky et de mégots que de rois. L’idée de retraverser Washington Square ne me déplaît pas. En fin de compte, les échanges y ont l’air plutôt courtois. Je m’installe sur un banc, waiting for the man. Quelques badauds animent la place, accompagnés de saxos, de per- Stairway to heaven. © BILL BINZEN cussions et de l’inévitable mime de Michael Jackson. Dix secondes ont suffi pour que l’on m’interpelle... Décidément, l’espace new-yorkais semble ignorer ce qui, dans d’autres villes cosmopolites, peut donner lieu à des promenades «agréables» le long de berges dociles, à des flâneries victo- riennes toutes en platitudes. Il faudrait, pour cela, aller du côté de Washington ou de Boston. Non vraiment, Manhattan ne vante ni duomo, ni flèche, ni minaret. Aucune Sainte-Sophie, pas de Dôme du Rocher. Encore moins de Notre-Dame, Sacré- Cœur ou Parthénon revisités. Exit Phidias, Michel-Ange, Brunelles- chi. Exit les bâtisseurs accrochés à des soutanes. La ville est laïque et en est fière. Elle expose ses buil- dings dans une arrogance propre à la modernité. Le bâtir est sa «Vitesse et politique.» © TED KAUFMANN

L’ORIEN T-EXPRESS 94 M ARS 1997 seule religion. Les icônes qu’elle met en place célèbrent une née, ici, tout est excusable. Manhattan a, depuis longtemps, esthétique nouvelle, au-delà du beau et du laid. Une esthé- gagné son visa de sortie pour l’éternité. tique qui serait plutôt celle d’un lyrisme dont la seule limite Superstitieuse à souhait, le treize n’y figure jamais. Elle est est la stratosphère. succession de tunnels, gouffres, croisements, et elle se che- Cette ville a importé une culture européenne, c’est sûr. Mais vauche sans cesse. L’urbanisme y est proprement féminin, passée l’initiation, son défi a été d’en créer une bien plus l’architecture masculine. Ville androgyne par excellence. extravagante, propre à sa magnanimité. Son manque de Vaste laboratoire où l’expérience d’un mode de vie métro- retenue a établi des associations jusque-là occultées par politain et ses conséquences architecturales se font par le toutes sortes d’urbanistes manifestes... Oubliés les Viollet- biais d’une fécondation in vitro. Elle fait siens oubli et soli- le-Duc, Haussmann, Cerda, Ecochard. Oubliées les exé- tude comme si elle refusait de transmettre un héritage. La gèses du Bauhaus. New York a été inventée par l’homme; ville n’est pas une fin en soi; son équilibre tient de la c’est une projection de son fantasme dépourvue de toute prouesse du funambule et vit ses mutations au grand jour. énonciation explicite. Ville de l’éternel désir... Tout est là Qu’importe si un matin, ses habitants se lèvent dans un pour le prouver. Il suffit d’analyser sa densité pour com- décor à la John Carpenter. Ils iront au bureau, commande- prendre sa démesure, d’expérimenter sa puissance pour ront tranquillement un pretzel ou un doughnut. Cela fait identifier ses dérapages. Alors que la moindre incartade longtemps qu’ils vivent au sein d’une confusion et d’une dans une ville européenne se voit très rapidement sanction- énergie démentes. La ville leur a appris deux choses essen- tielles: la fierté et une incurable amnésie. Les yeux rivés au ciel, je sens l’appel d’une irrésistible ascen- sion mais je me résous à me glisser dans une salle obscure. Définitivement pris au piège, je visionne le dernier Seagal, giant pop corn et jumbo Coca en sus. L’Amérique se pro- jette en continu. Au pays de l’oncle Sam, extérieur et inté- rieur ne font qu’un. L’Amérique par l’Amérique, les Améri- cains aux Américains, la cuisse de Jupiter façon Burger King, le sommeil paradoxal comme définition de la stabi- lité. La morale en fonction de leur moral. Au sortir du Sony Theater, j’ai l’impression de progresser avec une lenteur infinie. Tout retient l’attention. Outre les gratte-ciel, j’observe femmes, hommes, vitrines, voitures et bouches d’aération. Bientôt, j’en arrive à préfèrer aux musées et aux galeries, les étalages des épiceries et les rayons arts ménagers des grands magasins, lâchant mon Nikon dernier cri pour des jetables panoramiques. D’une certaine manière, j’essaye de situer la ville dans l’instant. La Friek Collection, les grands maîtres de la peinture, les édi- Manhattan a depuis longtemps ga gn é son v i sa de sor t i e pou r l’éter ni té

fices qui les accueillent sont là pour toujours. Certes, ils ont fait de la rue ce qu’elle est, ils ponctuent, à leur manière, une trame. Reste à savoir s’ils sont maintenant capables de contenir son flux, d’absorber ses maladresses, d’éradiquer ses engouements. L’anachronisme de ces temples exacerbe la vitesse de la matière et pourtant, ils semblent s’y accor- der encore. Pour un instant peut-être, pour longtemps en tous cas. Bien peu de gens pourraient donner une estimation du nombre de crèmes glacées différentes qu’on peut trouver dans un deli new-yorkais. Cela n’empêchera pas l’Empire State Building de toujours culminer à 443 mètres, le Gug- genheim Museum d’être en spirale, Central Park d’être le poumon de la ville, Madison Square Garden l’antre du sport, la construction du Whitney Museum de revenir à © PETER KAPLAN B. Breuer. Les iconographies sont ici bel et bien présentes, lais- Le Chrysler. Certains ont eu l’audace de dire que c’était la Rolls sant le soin à la façade de muer intelligente. des buildings.

L’ORIEN T-EXPRESS 95 M ARS 1997 Phantom at the Opera. © HUGUES COLSON Waiting for the man. © TED KAUFMANN

LA NUIT M’ENTRAÎNE VERS LE MEAT MARKET. PLUS EXACTE- MENT AU VAULT, haut lieu libertin où chefs d’entreprise, cadres moyens, camionneurs et/ou transexuels avertis se donnent rendez-vous pour des séances d’ondinisme flagella- teur, d’explorations tous azimuts et autres facéties déviantes. Cela donne à l’œil du beauf moyen une espèce de titillement qui, tout en restant volatil, peut provoquer, chez les âmes bien nées, au mieux, une exfoliation au niveau du bas-ventre (premiers symptômes), au pire, une galette dépo- sée à l’entrée (là, vous passez pour le bleu de service). Cuir s’abstenir (déjà vu). Préférer les boules chinoises (plus à la mode). L’étage supérieur est réservé aux personnes accom- pagnées. Le bouncer d’étage me prie d’évacuer, le sourire en coin. Je lui fais savoir que la prochaine fois, je ramènerai mon chien. Je sors des lieux, croise sur mon passage des jeunes filles directement sorties d’un sitcom genre Beverly Hills 90210, probablement venues enterrer la vie d’une de leurs copines. Décidément, les boîtes gores ne sont plus des boîtes gores... J’enchaîne sur un truc plus soft, genre Silicone valley. Au Ten’s, on imprime ses propres billets de banque. Le show est permanent et, pour vingt dollars, une créature de rêve très politiquement correcte vient se frotter à moi, le temps d’une chanson. Je comprends rapidement qu’il faut afficher les devises. Entre le pseudo hardcore et le yuppie-sex, les comptoirs du charme se complètent, le monde aiguise ses canines, sans fausse pudeur. Les taxis rôdent sans cesse dans la ville. Aucune borne, © KEN HEYMAN

L’ORIEN T-EXPRESS 96 M ARS 1997 aucune station ne peut stopper ce ballet de Dodges jaunes rutilantes. Leur six-litres vrombissant avale avenues, rues, places, croisements dans la certitude de trouver preneur. Ramesh, matricule 75W38, m’explique que, depuis long- temps déjà, ses pérégrinations nocturnes lui offrent une façon de se soustraire à sa condition. C’est là qu’il peut faire des rencontres, prendre le temps d’observer. La discussion va bon train, agrémentée de rasades à vous arracher la thy- roïde. Il me raconte qu’un de ses cousins a vécu au Liban, qu’il était revenu dans son pays sans le sou (il avait passé le plus clair de son temps à remplir des sacs de sable...). New York ne lui offrait pas une vie des plus faciles, mais, d’une certaine manière, il y a sa place, sa communauté. Même son boss est indien. Tous les matins, il s’enfile un samosa en par- courant l’Indian Express. Son Inde natale, il ne l’a pas oubliée. Et d’ailleurs, comment le pourrait-il? Les bâtons d’encens se mêlent aux émanations d’alcools et de curry; un soir sur deux, c’est chicken tikka et byriani rice. Dans D i r ecti on Ti mes Squar e où le décor explose à travers une sur enchèr e d’ampoules et de tubes cathodi ques quelque temps, il aura la nationalité U.S., il pourra peut-être bénéficier d’un regroupement familial. L’Amérique de JR et Sue Ellen ne l’intéresse pas. Il ne se voit pas du tout aux confins du Wisconsin, encore moins à Dallas. Son Amérique © HUGUES COLSON Vapeurs sur la Sixième. à lui finit à la 192e Rue, à Soho, Tribeca, dans le Bronx, Harlem et Brooklyn. Comme ses confrères chinois, ritals, Je les plante sur le macadam. Et cette interrogation qui me coréens, pakistanais, martini- revient sans cesse: mais où est donc passée la belle Jap sur quais et grecs, la ville l’a le panneau géant Sony?... adopté. Il lui en sera toujours JOSÉ LE LANDLORD, EX-NYPD BLUE ASTIQ UAN T SO N P38 SPÉ- reconnaissant. CIAL, ME CONFIE que les nuits new-yorkaises commmencent Direction Times Square. Je lui franchement à l’endormir. Je ne suis pas tout à fait d’ac- demande de m’arrêter cord. La veille, j’étais allé houser au Save the Robots, l’af- quelques blocks plus tôt. Le ter planante du côté de la 3e Avenue. Le capharnaüm qui décor, forcément consumé- régnait dans ce box délivre ce qu’il y a de plus trash en riste, explose à travers une sur- matière de vision diurne (la tranche horaire de ce genre enchère d’ampoules et de d’établissements s’étalant de 2 AM à 11 PM). Les décibels L’inspecteur tubes cathodiques. Les façades et autres causticités dont seul l’endroit a le secret évacués, Stanley s’effacent au profit de murs j’échouai dans un coffee shop sur Amsterdam Avenue. La White peut ruisselant d’affiches étince- télévision dans le coin, au-dessus du bar, diffusait sur une toujours lantes. Kate Moss et toutes les chaîne locale les news. Hier dans la nuit, il s’est produit 9 courir. belles posent sur un pan entier vols à main armée, 4 meurtres et pas moins de 27 interpel- d’immeuble. La dette améri- lations. La saison de baseball bat son plein et, comme caine défile sur un billboard chaque année, les Mets ont des problèmes pour démarrer dans une frénésie exponen- dans la course au titre. tielle. Dans ce décor un brin José pose un regard sur moi. Je lis dans ses yeux toute la Blade Runner, deux blacks me candeur de mes propos. Il mouille à nouveau un cigare, le branchent et me glissent dans plante au niveau de ses deux molaires et me propose d’aller la main le prospectus d’un faire une virée dans sa Cadillac avec ses copains Pablo et nouveau live show. Manolo. Encore une ville à découvrir. Il y en a décidément – Man, you won’t be disap- beaucoup... Chacun a la sienne. Pour l’instant j’ai la leur. pointed. Un jour viendra où moi aussi j’en aurai une, d’histoire, à – Girls are wonderful inside, raconter. come... R. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 97 M ARS 1997 ziry ab S aveurs

D e la

HOUDA KASSATLY pomme Q u’Ève s’y soit laissée aller, on le con çoit aisém en t. D e m ém oire d’hom m e, la pom m e fait chavirer les cœurs. De Ram sès II à Salom on, d’al Mutanabbî à A bu N uwâs, ses rondeurs font craquer. Et croquer.

IEN QUE CETTE CHRONIQUE SOIT CONSACRÉE À LA POMME, pant ces formes arrondies, ce galbe, cette peau si douce qui Bje ne me crois nullement obligé de rabâcher la fâcheuse sont les signes d’une exquise féminité. aventure d’Adam et Ève. La Bible, d’ailleurs, ne nous dit jamais si le fruit défendu était une pomme, une figue ou un Si vous vous êtes demandé un jour pourquoi l’empereur de abricot. Et puis, quel que soit l’arbre de la connaissance du Byzance tenait une pomme dans sa main, vous savez désor- Bien et du Mal, force est de constater que la morale de l’his- mais à quoi vous en tenir. Il signifiait ainsi à ses sujets qu’il toire est très immorale. dominait de sa puissance la terre entière. Quant à Vénus, Que nous enseigne-t-elle, en effet, sinon que Dieu, pour c’était évidemment dans un tout autre dessein: devenir pour reprendre un mot célèbre de Diderot, préfère ses pommes à l’éternité le symbole de l’amour charnel. Or je crois pouvoir ses enfants? Je trouve plus édifiante la légende des fruits démontrer que nos ancêtres les Arabes, ont privilégié la d’or du jardin des Hespérides, qui fait du pommier l’arbre seconde signification de la pomme, sans pour autant mécon- de Vie, et plus curieuse celle de la pomme de Discorde, sans naître la première. J’y reviendrai. En attendant, j’insiste sur laquelle Pâris n’aurait pas enlevé la belle Hélène, ni Homère un fait historique majeur: presque tous les peuples de l’An- écrit l’Illiade. cien Monde, et nous ne faisons pas exception, ont fréquenté Mais plutôt que de m’appesantir sur des mythes que chacun la pomme dans ses deux états, sauvage et cultivé, et contri- connaît, je convie ceux qui aiment vraiment la pomme à bué à sa gloire. Adulée en Égypte où Ramsès II fit planter percer eux-mêmes son secret. Qu’ils tranchent une pomme des pommiers sur les rives du Nil, magnifiée par le roi Salo- en deux, dans le sens de la largeur. Ils découvriront, au mon dans le Cantique des Cantiques, choyée par les Grecs, centre de chaque moitié, une étoile à cinq branches. C’est le puis les Romains, elle finit par s’imposer dans beaucoup de symbole du savoir, mais aussi du pouvoir, à quoi ils pour- pays, de ce côté-ci de la Méditerrannée, comme le fruit des ront rattacher, avec un peu d’imagination, la plupart des fruits. On ira jusqu’à l’appeler pomum, du nom générique histoires qui courent sur la pomme depuis l’aube du temps. de tous les fruits, et elle prêtera à son tour le sien à d’autres Qu’ils en coupent une autre, à la verticale, entre le pédon- fruits moins courants: l’abricot, dit «pomme d’Arménie», la cule et le «nombril», ils verront apparaître, sans être pour pêche, «pomme de Perse», ou la tomate, des siècles plus autant particulièrement pervers, l’image d’un sexe féminin. tard, qui sera «pomme d’or», ou «pomme d’amour». Ce qui leur évoque d’autres histoires, où la pomme figure les Il est assez étrange de retrouver cet usage chez Ibn al-Bay- désirs terrestres, la nourriture merveilleuse et le perpétuel târ, au XIIIe siècle, dans son Traité des simples, car la renouvellement. Mais ils l’auront compris, rien qu’en pal- pomme, pour être fort prisée en terre d’Islam, n’y était pas

* Avec l’aimable autorisation de Q antara, le magazine de l’Institut du monde arabe.

L’ORIEN T-EXPRESS 98 M ARS 1997 aussi universelle que la figue ou la datte. Le grand botaniste pomme à la métaphore amoureuse. Dans la poésie arabe, marquait probablement de la sorte sa fidélité aux Anciens... tout en elle, la forme, le goût, l’arôme, la couleur, la consis- ou aux pommes. Avant lui, dans la Bagdad du VIIIe siècle, tance, contribue à célébrer le corps de la femme. Ainsi est- Hunayn ibn Ishaq, médecin et traducteur hors pair, en était elle, tour à tour, joue, bouche, sein, hanche, et parfois l’em- aussi très épris, donnant sa préférence aux pommes de Syrie, blème de tous les sens réunis dans le plaisir, comme ce notamment la Fathî, recherchée par les connaisseurs pour poème du Kairouanais Ibn Rashîq où la pomme figure la son parfum. Il en mangeait tous les jours, avec des coings, croupe qu’il caresse, les effluves qu’il hume, la saveur frui- après avoir bu sa copieuse ration de vin vieux. Trente mille tée des lèvres, le rougeoiement des joues... N’est-ce pas pommes de cette variété étaient expédiées chaque année au d’ailleurs pour exprimer de telles sensations que les Arabes, palais du calife, et la Fathî sera tout autant appréciée au à l’instar des Grecs, avaient l’habitude de lancer à la per- Caire, sous les Ayyoubides et les Mamelouks, les coptes l’of- sonne aimée, homme ou femme, une pomme mordue? Ibn frant, la veille de l’Épiphanie, à leurs prêtres, comme le fai- al-Mu‘tazz, calife d’un jour, le dit joliment: «Pomme mor- saient aux leurs les anciens Égyptiens. Or ce n’était qu’une due, messager des baisers», image sur laquelle plusieurs variété parmi les vingt qu’on pouvait déguster à Damas. poètes tardifs viendront broder. Certes, nous n’en sommes Sans parler des pommes du Liban, évoquées par les poètes plus là, mais n’oublions pas que le poète syrien Badawî al- Abû Nuwâs et Mutanabbî, mais aussi, dans la lointaine Jabal, dans son éloge du génial et pourtant misogyne Espagne, par Ibn Khafâja. Je présume que le Maghreb ne Ma‘arrî, lui murmure: «Ah! Si tu avais connu les vertus de manquait pas de ces pommes-là, la pomme!» Et qu’un autre Syrien, gorgées de saveur et de senteur, Nizâr Qabbâni, suggère les plaisirs comme il n’en existe plus de nos de Lesbos par l’image de deux jours. Il y en avait, en tout cas, à pommes qui se frôlent. Djerba, en Tunisie, dont on disait À l’âge classique, la pomme recelait qu’elles «ranimaient le cœur». Ce aussi la symbolique du savoir et du devait être les mêmes que réclamait pouvoir, ainsi qu’on le voit dans la bien-aimée dans le Cantique des l’onirologie traditionnelle, et ce fut à Cantiques: «Ranimez-moi avec des la suite d’un rêve où il était question pommes, car je suis malade, et c’est de pommes, mais en nombre limité, d’amour». que le calife ommeyyade Hishâm ibn ‘Abd al-Malik cessa d’en man- Venons-en justement là: il n’y a pas ger. Fort heureusement, ses sujets de fruit qui se prête autant que la furent plus perspicaces. Ils ne se HOUDA KASSATLY contentèrent pas, en effet, de cro- quer des pommes, mais les utilisèrent aussi dans leur cuisine. Dès le Xe siècle, le Bagdadien Ibn Sayyâr donnait la recette Mouton aux pom m es (p ou r 4 p erson n es) d’un khabîs apprêté avec des pommes du Liban, pelées, épé- Recette algérien n e pinées, séchées au soleil et réduites en poudre. Dans le traité de Baghdâdî, datant du XIIIe siècle, j’ai trouvé une autre 600 gr.d’épaule d’agneau coupée en 8 m orceaux recette, salée cette fois (voir ci-contre), et plusieurs chez son 1 kg de pom m es acides 1 oignon coupé en 4 contemporain alépin Ibn al-‘Adîm, comme ce riche zirbâj 50 gr. d’amandes m ondées qui réunit au moins onze ingrédients (viande, pois chiches, Sel, poivre, sucre, beurre ou sam n , safran , can n elle en vinaigre, miel, safran, coings, pommes, amandes, jujubes, poudre pistaches, menthe fraîche...), ou ce ragoût qui marie les Eau de fleur d’oran ger pommes acides et les côtes de blette. À la même époque, en 1/ 2 citron Espagne, comme aujourd’hui au Maroc, on pouvait prépa- rer certains mets de viande d’agneau (ou de volailles) avec F aites reven ir la vian de et l’oign on dan s le sam n à feu des coings ou des pommes, pourvu que celles-ci fussent doux , et lorsqu’ils son t dorés, couvrez -les d’eau et ajouter fermes et acides. Et ce sera le cas à Damas, au tournant du un e pin cée de can n elle, un e poin te de poudre de safran et XVe siècle, selon le polygraphe Ibn ‘Abd al-Hâdî. Mais dans très peu de sel et de poivre. tous ces ouvrages, il n’est jamais fait mention du cidre, ce Pen dan t que la vian de cuit doucem en t, préparez les qui étonne, surtout de la part d’Ibn Sayyâr, car il n’hésitait pom m es en les pelan t, puis en coupan t chacun e en 4 avan t pas à citer des boissons fermentées. Le cidre a pourtant de les n ettoy er de leurs pépin s et de leurs loges. F rottez -les existé, pas en Syrie ni au Liban, comme on pourrait s’y avec un dem i-citron et ajoutez-les à la viande, 20 m inutes avan t de servir, avec un e cuillerée de sucre en poudre et un e attendre, mais en Irak, sur la foi d’un poète bachique qui autre d’eau de fleur d’oran ger. savait apparemment de quoi il parlait. Pour servir, retirez les m orceaux d’oign on et disposez la Qu’ajouter sinon que la pomme est un aliment des plus vian de dan s un plat ron d, en tourée des pom m es. D écorez sains, peut-être même le plus vitalisant des fruits? À ses avec des am andes (que vous aurez fait dorer dans du sam n) nombreux bienfaits qu’on vous a certainement ressassés et avec un e autre pin cée de can n elle. depuis l’enfance, Râzî ajoute la propriété d’engendrer l’ou- bli. Raison plus que suffisante, en notre horrible fin de N .B . Vous pouvez enrichir votre plat avec des pruneaux , m ais il vaut m ieux siècle, pour en manger tous les jours alors éviter le sucre. ZIRYAB

L’ORIEN T-EXPRESS 99 M ARS 1997 L’ORIEN T-EXPRESS 100 M ARS 1997 coin ledes bulles

L’ORIEN T-EXPRESS 10 1 M ARS 1997 psyshow asse-tête c Comment haïssez-vous?

C’est un di alogue de cui si ne entr e vous et deux de vos ami s. C’est votr e quar t d’heur e mauvai ses langues à t ou s l es t r oi s. La vi cti me de votr e conversati on est un couple d’ami s à qui appar emment vous avez beaucoup à r eprocher. Cochez les phrases que vous di ri ez plutôt que d’autr es. P.S: Zyeu x dél i ca t s s’a bst en i r. REINA SARKIS

1. T’as vu la tête qu’il a fait? 28. Quand je dois me retenir je pense à elle. 2. C’est pas une tête qu’il a, c’est une gueule. 29. C’est vrai que c’est une vision assez violente. 3. Mais non, c’est une tronche, et encore! 30. Arrêtez un peu, vous risquez l’impotence à ce rythme. 4. Je l’ai croisé hier, j’ai pas daigné le regarder. 5. Moi je lui ai fait un surir en lui montrant mes trente- 31. Dans le genre crade, on n’a pas fait mieux. deux dents. 32. Je me demande quel estle parfum qu’elle utilise. 6. Je l’ai regardé droit dans les yeux. 33. Je lui ai déjà posé la question d’un air très intéressé.

7. Ah! si les regards pouvaient tuer. 34. Elle ne doit pas trop se casser la tête pour la Sainte- 8. Heureusement que les regards ne tuent pas. Barbe. 9. Je peux pas le voir, il est trop hideux. 35. Et si on lui offrait un miroir? 36. Tu es trop cruel mon cher. 10. Oui, il fait très débile mental. 11. Il est plutôt stupide. 37. En tout cas, lui, c’est pas un cadeau. 12. C’est vrai qu’il n’est pas très intelligent. 38. C’est ça la colère des dieux. 39. En fait c’est un couple très harmonieux. 13. Elle entasse les amants, lui va décrocher le gros lot! 14. Même pas, il est trop con. 40. Il aurait dit que tu es con. 15. Je fais partie du club. 41. Venant de lui c’est un compliment. 42. Je l’attends au tournant. 16. À propos comment tu as pu, elle n’est pas exacte- ment belle. 43. Je l’exècre. 17. On se débrouille comme on peut. 44. Je l’aime pas trop. 18. Je veux bien mais n’exagérons rien! 45. Je l’emmerde.

19. Une chose pareille ça doit être interdit par la loi. 46. Va, je ne te hais point. 20. Tu crois qu’elle risque de se faire arrêter? 47. Viens, je te hais beaucoup. 21. Où est la censure quand on en a besoin? 48. Où qu’il soit, je le déteste.

22. Ça doit ressembler à ça, la pollution visuelle. 49. Vous ne dites plus rien, c’est la crise de rires. 23. C’est un crime contre l’humanité. 50. Vous ne dites rien, vous êtes pensif. 24. Mais non, c’est juste une erreur de la nature, un acci- 51. Vous n’avez le temps de rien dire, vous devez vous dent génétique, quelque chose dans ces eaux-là. dépêcher pour votre rendez-vous avec lui.

25. Elle pourrait se noyer dans son maquillage. 26. Il faut être sympa: on l’aidera à partir. 27. L’avantage c’est qu’elle ne risque pas d’être violée.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 2 M ARS 1997 c psyshow asse-tête 1 3 1 2 2 5 4 6 3 8 9 7 4 11 12 10 5 15 14 13 Vous avez une majorité de : façon irréversible. Quand il s’agit d’une fin 6 17 18 16 À qui sont ces serpents qui sifflent? C’est de relation qui vous fait signe d’agonie ssûr et ssans doute ccertain que là-dessus depuis un moment déjà, vous êtes un peu 7 21 20 19 vous servirez de référencce. Ne prenez pas lent à la comprenette puis vous finissez par cela trop au ssérieux, c’est un choix de vous résigner et l’autre comprend qu’il vous 8 22 24 23 forme plus que de fond. C’était pour les a perdu pour de bon. Vous ne crierez pas «s». Mais soyons sérieux pour changer et votre haine, au contraire vous irez calme- 9 25 27 26 essayons de vous décrire en contournant des ment voir l’autre et lui expliquer raisonna- 10 30 28 29 mots méchants comme «hypocrisie», nous blement voire froidement que vous ne vou- dirons que vous êtes très très très poli. Mais lez plus de cette relation. Les 11 33 31 32 entre nous, gare à celui que vous prenez en aboutissements de ce genre vous laissent grippe car vous êtes long à guérir. Le genre amer et triste plutôt que coléreux. Votre 12 35 36 34 Samaritain, ce n’est pas votre truc. haine n’est pas aveugle puisque vous restez Cynique et sceptique vous savez rester sou- capable de voir les qualités de celui que 13 39 37 38 riant à qui vous avez envie d’arracher les vous n’aimez plus. Devant les autres, il se yeux. Vous vous débattez avec vos diables peut que vous ne disiez rien mais votre 14 40 41 42 et vous êtes connu pour vos latchets. Vous silence en dit long. n’avez pas de grandes réticences à partager Conseil du psy: L’alternatif de la vérité, 15 43 44 45 vos désappréciations avec d’autres gens et le c’est l’hypocrisie comme le chante si bien 16 48 46 47 fait que la victime ne soit pas là pour se Shawn Philips. Variez donc un peu. défendre de vos griffes semble vous arran- 17 51 50 49 ger, – les absents ont toujours tort – c’est Vous avez une majorité de : vrai, mais rappelez-vous que vous n’êtes pas Vous n’y allez pas par quatre chemins pour omniprésent. exprimer votre mécontentement. Gare à On attaque les autres pour mieux se proté- celui qui vous cherche parce que, de un, il ger. Si vous ne savez pas cela vous le sentez vous trouvera tout de suite et, de deux, et vous l’appliquez. quand il vous trouve il est mal barré. Vous Vous êtes un grand adepte de la médecine êtes plutôt irritable et les personnes qui ont préventive et s’ils ont le choix, vos amis évi- tâté votre mauvais poil présument que vous teront de se faire soigner par vous. êtes composé de matière explosive. Vous Conseil du psy: Pattes de velours, pardi! avez un tempérament énergique qui peut tourner vite à l’aigre. Pour être sympathique Vous avez une majorité de : envers vous, nous vous traiterons – oh gen- Vous êtes lent à réagir, ça peut même vous timent – de Bête et Méchant. prendre des années avant de dire «Bon, ça D’ailleurs dans vos moments de quiétude suffit comme ça, tu peux arrêter tes conne- vous admettez être un peu agressif. Vos ries.» colères sont réactionnelles et saines puis- Quand vous décidez de détester quelqu’un, qu’elles vous permettent d’exprimer et donc c’est au bout d’une série de déceptions et de liquider tout de suite votre ressentiment autant de «deuxièmes chances». En psycho- qui n’a pas le temps de se transformer en logue naturel, vous tentez longtemps d’élu- rancune ou en désir de vengeance. Vous cider les malentendus, d’analyser le mal médisez avec naturel et modération sans qu’on vous fait en vous disant: je com- mâcher vos mots. Ça vous semble contra- prends, après tout, il faut se faire pardonner dictoire? Pas du tout: vous n’êtes pas mau- pour nos dons. Cette attitude très chré- vais, juste méchant. tienne de tendre l’autre joue vous donne le On vous agresse avec une flèche de sarba- sentiment d’être mou, et des fois vous l’êtes. cane, vous renvoyez des orgues de Staline. Vous ne vous défendez pas assez. En fait, il Vous ne tardez pas à vous calmer en pen- vous serait utile de comprendre la haine sant: «J’y ai été un peu fort». comme l’une des évolutions possibles de Conseil du psy: Ce que vous avez entre les l’amour. Une fois là, vous haïrez doucement épaules peut avoir d’autres utilités que celle mais sûrement et très probablement de de vous servir de boule.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 3 M ARS 1997 les mots. / croises 9 ceCe 123456789 10 11 12 Horizontalement: de n a b ih badawi i I — Pour elle la Troïka s’unit ou en profite pour se tirer à boulets rouges. C l- I II — Sharif de Eastern. Ponctuation impérative. Après J. C. II III — 93. Responsable de vols. Rehausse. III IV — Ménage à trois obligatoire. V — Sam en personne. Agissent. IV VI — Triumviral avec «Espoir». Voisin de club. Appelle la claque. V VII — Mettre tous les tons. Bien plus qu’ignoré. VIII — Usagers des transports en commun gratuits. VI IX — Arguments massues. Initiales pour outre-mer. VII X — Débarqua bruyamment. Enroule pour fumer. Patron et pas seule­ ment en couture. VIII XI — Charrie toutes les artères. IX XII — Qu'est-ce qu’on ne ferait pas pour elle. X Verticalement: XI 1 — Ménage sans foi ni loi. XII 2 — Augmenter la valeur au public. Petite étape de la longue marche. 3 — Chef de rayons. Triumviral exécutif. Lignes de fond d’un court. 4 — Montra son impatience. En pleine conversation. Résidu énergé­ tique. 5 — Crierions avec animosité. 6 — Ils sont à toi si tu les arranges. Morceau choisi. 7 — N ’est pas aussi immuable que son homonyme. Hitlérienne par Solution des mots croisés du n° 1S affection. 8 — C’est le début de tout. C’est deux foix un homme. Indique en grille 1 remontant. Horizontalement: 9 — C’est plus qu’un élève et plus qu’un fan. Blesse le dos. 10 — Goûté au sel. Triumviral de palais. I. Mahométanes. — II. Alimentaire. — III. Stabat. Rail. — IV. Titi. Et. Ici. — 11 — Spécialités sudistes. V. Italo. Ras. — VI. Culinaires. — VII. Ad. Compares. — VIII. Téta. Essieu. 12 — Laissais sans défenses. L’âne ne l’entend pas de cette oreille, mais —Verticalement: IX. Isoler. EE. — X. Orée. Ai. — XI. Nourrissons. il y goûte quand même.

1. Mastication. — 2. Altitudes. — 3. Hiatal. Tolu. — 4. Ombilical. — 5. Mea. Ono. Eor. — 6. Ente. Amerri. — 7. TT. Trips. Es. — 8. Aar. Arasées. — 9. Niaiserie.— 10. Eric. Sée. An.—grille Tl.2 Sélim. Sufis. Horizontalement: Horizontalement: I. Arrestation. — II. Saisissante. — III. Sistres. — IV. Assistances. — V. OM. Sieras. — VI. Salades. Ise. — VII. Isatis. Rpm. — VIII. Ninia. Retag. — IX. I — C’est par unités de longueur qu’ils mesurent les volumes. Alto. Rétine. — X. Te. Numéro. — XI. Ssbs. Clones. II — Risque peu de se retrouver dégonflée. III — Elles nous donnent des pépins. Tout près. Verticalement: 1. Assassinats. — 2. Rais. Asiles. — 3. Rissolant. — 4. Estimations. — 5. IV — En somme. Fait bis en débutant. Enterre. Sirs. Dia. — 6. Tsé-tsés. Rmc. — 7. Assais. Réel. — 8. Ta. Ne. Rétro. — 9. V — Choix. Peser lourd. Inscription. — 10. Ot. Easman. — 11. Neisse. Gens. VI — Ne gardent sûrement pas la peau, même pas celle des obèses. Finira par mourir. VII — Exige une synchronisation parfaite, sinon c’est la dérive. Diplôme. V III— F is des siens. IX — Impossible de l’écrire faux. Faire la différence. X — Invention primaire et primordiale. Prépara pour la bière. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 XI — Entendu et c’est même d’accord. Synonyme de cher. XII — Importants pour la culture.

Verticalement: 1 — Pôle d’attraction souhaitable. 2 — Pas vraiment des lumières. Menace continuellement les Philippines. 3 — S’accomodent des services. 4 — Ne restent pas. Hôte du palais. 5 — Sûrement à -0 aux US. Consulté pour un oui, rarement pour un non. Vecteur de fièvre jaune. 6 — Thor en pleine tempête. Siéra partout sauf en GB. Berna. 7 — Pour tout temps. 8 — Situation. Même potable, cette eau n’est en général pas à boire. 9 — Montes tout un réseau. Sa signature est à éviter. 10 — Plaque d’ATCL. Symbole. Le zinc est son domaine. 11 — Se déchaînent sinistrement. Apatride et pas seulement en Afrique du Sud. XII 12 — Ne veuleut rien entendre. Crus et pourtant hydrolysables.

LORIENT-EXPRESS 104 MARS 1997 CO NT E DE LA F O LIE O R DINAIR E L’étrangère

LLES SONT CHARMANTES CES FILLES-LÀ. VRAIMENT. C’est touchant à HEURES: RÉVEIL. JETER UN COUP D’OEIL par le Eforce. Toujours disponibles, promptes à rendre service à la maison. 5 soupirail pour voir le temps qu’il fait: il Elles ne rechignent à aucune tâche ménagère, y compris les plus ingrates. pleut. Elles ne lésinent pas sur les moyens. La propreté, elles en connaissent un 5h10: Après avoir enfilé la belle robe bleue, aller rayon. Elles dorment tôt. Très tôt. Et se réveillent tôt, très tôt aussi. Vers au salon pour vider les cendriers, aérer la pièce, les cinq heures du matin. Une bonne heure ça, les cinq heures du mat’. remettre les coussins sur les canapés, ramasser L’adage le dit bien, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Leur les verres vides, disposer à sa place le briquet en petit monde, effectivement, elles l’ont bien en main. De la fosse septique argent, la télécommande de la vidéo et celle du à l’armoire à détergents, rien ne leur échappe. Avec ça, elles ont des rela- climatisateur, faire une belle pile bien alignée sur tions, une légion de copines par-ci par-là. Des copains moins souvent. Ça le guéridon avec les revues. Ne pas chantonner fait désordre les copains. Vaut mieux pas qu’elles en aient trop. Des fois et fermer les portes avec délicatesse. qu’elles se feraient engrosser, elles seraient forcément moins aimables. Et 6h30: Frotter le plateau en argent sur lequel il puis ça les rendrait encombrantes. Sans rire. faudra disposer symétriquement les deux tasses C’est pour leur bien qu’on dit ça. Dans leur intérêt. Uniquement. C’est à café. Aller passer un coup de chiffon sur les qu’on les aime bien, ces filles-là. Qu’est ce qu’on ferait sans leur main sièges de la Mercedes. Attendre la suite. invisible. Autrement plus efficace que celle d’Adam Smith. Quoi? Le coif- 7h15: Première alerte. Vite, préparer un wassat feur? Non, non, ce n’est pas un coiffeur. C’est un économiste. Un ÉCO- et deux murr. Se dépêcher, ne pas renverser. NOMISTE. QUELQU’UN QUI ÉTUDIE L’ÉCONOMIE. Oui, c’est ça, Zut! Première engueulade. l’argent. Bon, en un mot, elles sont indispensables ces filles-là. Et dis- 7h40: Donnée d’ordres pour la journée sur le crètes en plus. Pas ce genre de nanas qui, sous prétexte qu’elles ont récuré seuil de la salle de bain. Tendre l’oreille, essayer l’évier, n’hésitent pas à venir taper la discute quand on boit un coup avec de décrypter l’amalgame de plusieurs langues des amis. Non, low profile, classe, pas de tapage, pas d’incruste à table. étrangères éructées par Madame. Essayer de se Ah oui, j’oubliais, elles sont polyglottes. Comme les Libanais. Avec des rappeler tout. Pas tout compris, ça va trop vite, langues exotiques en plus. C’est vraiment chou. Enfin, faut pas être trop trop à faire. Peur de demander de répéter, début naïf non plus. Y en a, elles sont moins bien que les autres. Pas nom- d’angoisse, mal au ventre. breuses mais c’est de la mauvaise graine, celles-là. Ça prend la poudre 8h: Porter les affaires de Madame dans le coffre d’escampette pour un oui ou pour un non! Pour des futilités. Un admira- de la Mercedes. Aller ouvrir le portail, vite, cou- teur audacieux qui entreprend de leur conter fleurette, qui sollicite des rir jusqu’à la chambre, aller chercher le cellu- câlins, des mamours. Pas de quoi fouetter un chat. Bon, c’est vrai les laire de Madame, vite, le lui apporter, sourire. hommes sont par moments un peu impulsifs, c’est leur tempérament. Au revoir Madame. Fermer le portail, rentrer Faut comprendre. Quand même une p’tite main baladeuse, ça a jamais dans la maison, ramasser la tong perdue dans la fait de mal à personne, l’amour c’est la santé. course, respirer profondément. Hein? Oui, Remarque en ce qui concerne les grincheuses, y’a une solution: choper Monsieur, j’arrive tout de suite! leur matricule d’entrée de jeu et le garder par devers soi. C’est radical. 8h10: Monsieur est en robe de chambre, il ne va C’est bizarre d’ailleurs comme c’est imparable comme truc. À croire pas au bureau aujourd’hui, il allume son cigare. qu’elles peuvent pas se déplacer sans ces espèces de papiers. Elles ont pas Pose des questions que je ne comprends pas l’air finaudes, celles qui les ont plus. Deviennent très gentilles, très, très, bien. Je dois aller à la cuisine pour commencer à très dévouées. Suffit d’un rien. C’est un tuyau qui circule en ville pour évi- préparer le repas, je ne sais pas quoi dire, j’ai ter que les grincheuses fassent du ramdam. Le ramdam c’est pas bon. toujours mal au ventre. Bon, allez, j’y vais en Et puis y a les grincheuses sournoises. La pire engeance. Elles piquent des douce. Merde, il est devant la porte! Il me tri- machins dans la maison et se barrent avec. Pas raisonnable. Mais bon, le pote, il me fait peur. J’ai tellement de travail à coup des papiers, c’est nickel chrome. Avec ça, pas de lézard. Pour régler faire, je vais être en retard et Madame va encore le problème, on met une annonce dans les journaux. Y’a un code pour ça. se fâcher. Il me pousse vers le lit, il me fait mal, Faut mettre WANTED et après ajouter le nom de la jeune fille. WAN- je commence à pleurer. TED Rosita par exemple. Mais moi je suis sentimental, je mettrais plutôt 9h et quelques: courir, arrêter de pleurer, conti- quelque chose de moins froid, de plus romantique. Un mot simple mais nuer à courir. Sous ma robe bleue, je suis sale. tendre. Par exemple: Rosita reviens, je t’ai fait aménager ton petit cagibi 10h15: Heureusement, je n’ai perdu aucune à côté des chiottes, ton petit nid douillet que tu aimais tant, y’a le chauf- tong. Il pleut toujours et je suis trempée. Desser- fage maintenant rien que pour toi, je t’attends... Et je suis sûr qu’elle rer les dents, j’ai de la peine à respirer. Sans pas- reviendra très vite. Quand on est gentil, elles adorent ça, ces filles-là. seport, où aller? WANTED...MISTER ROSITA F. Février 1997, annonce dans les journaux: «Philippine en fuite. Récompense pour toute information.»

L’ORIEN T-EXPRESS 10 5 M ARS 1997 la frim e de l’orien t-ex press LE TÉLÉPHON ! ORSQUE SON TÉLÉPHONE EXPIRAIT, ELLE AVAIT RECOURS, PRAGMATIQUE, à un Lréparateur «de quartier», personnage glauque mais qui, contre monnaie sonnante et trébuchante, le réparait en dix minutes. C’est vrai qu’elle devait ensuite, pour faire ami-ami, le supplier (ou faire semblant) de prendre un petit café. Mais au moins elle était dans son propre salon. Une fois le café servi et Des leçons après maintes circonlocutions fleuries de remerciements, elle faisait semblant d’oublier qu’il venait d’être (grassement) payé et l’interrogeait invariablement particulières sur la carrière de... pompier de son fils. Puis la conversation glissait sur l’ingra- titude de l’administration du Téléphone, laquelle après tant de services rendus (?!) ne songeait même pas à son avancement. À la manière maffieuse des ELA RASSURE TOUT LE MONDE, les caïds de quartier, il ne manquait jamais, lorsqu’il rôdait dans les environs, à la Cparents, les enseignants, les direc- recherche d’une nouvelle proie, de passer s’enquérir de sa santé et s’assurer «que teurs d’école. Seuls les élèves savent leur personne ne l’embêtait». Il arrivait même à son réparateur fier-à-bras de lui inutilité, mais ils ne disent rien. C’est une vendre à prix d’or d’affreux napperons made in Taïwan, soi-disant brodés par merveilleuse façon de regarder de très sa femme. Elle faisait semblant d’y croire avant de les refiler à une cousine de près la demoiselle. Les élèves savent montagne, ravie de les exhiber sur le dessus de son poste de télévision. Certaines qu’on n’apprend pas beaucoup pendant mauvaises langues prétendaient bien qu’il coupait lui-même les lignes de télé- les leçons particulières. Qu’on n’apprend phone pour arrondir ses fins de mois, mais elle ne pouvait le croire. pas les maths, ni la grammaire arabe, ce Hélas! Aujourd’hui, alors qu’elle s’était réveillée sur un téléphone aphone, elle pourquoi les parents paient. On apprend avait appris que, devenu trop grourmand, le caïd avait été muté dans un quar- autre chose, qui n’est pas du tout l’objec- tif de la leçon. tier fort éloigné du sien et réputé moins lucratif. Elle avait donc décidé, malgré On apprend le grain de peau de la demoi- ses préjugés, d’affronter l’Administration publique. Elle était arrivée à 8 heures selle, la texture de ses cheveux, son odeur devant le bureau de poste. Le sol du hall d’entrée, jonché de papiers gras, était de mandarine ou de gomme, la forme de mystérieusement trempé. Elle slaloma entre les flaques d’eau et se retrouva ses ongles, l’alignement de ses dents, le devant une table écaillée sur laquelle le pauvre bougre chargé de l’accueil ron- timbre de sa voix dans un tête à tête. On flait. L’ascenseur était évidemment en panne ou n’avait peut-être jamais fonc- peut voir l’intérieur de son sac, on le tionné. Elle grimpa allègrement cinq étages et se retrouva devant une porte ornée compare à celui de sa maman, on trouve d’un panneau sur lequel on avait mollement griffonné RÉPARATIONS. Dans ce dernier autrement plus intéressant, l’arrière-salle du bureau glacial, deux demoiselles des Postes en pulls moutarde contenant tout ce que l’on désire. et bas résille étaient plongées dans une conversation passionnante où il était On apprend beaucoup de choses sur les question d’une inégalable recette de courgettes farcies. La question de savoir s’il demoiselles pendant les leçons particu- fallait ajouter le citron avant ou après la cuisson prit à elle seule un quart lières. d’heure. Se sentant intruse, elle n’osa pas les interrompre et s’assit discrètement Pour apprendre les maths ou la gram- sur une chaise bancale en cuir gris. Lorsque l’une d’entre elles aborda le thème maire arabe, c’est ind’autre vivo chose qu’on de la jalousie de sa voisine dotée «d’enfants-ânes-à l’école» face au brio scolaire aurait eu besoin. Non pas qu’on nous de son «Roro-le prodige», elle se décida à agir. Elle prit son courage à deux répète la même chose, une fois de plus, de mains pour leur demander si c’était bien le bureau des réparations. Elle reçut en la même manière, mais qu’on trouve une réponse un soupir exaspéré suivi d’un aboiement que c’était la porte à côté. autre façon de nous la dire. Ce n’était pas «Le bureau d’à-côté», nettement plus cossu, était doté d’une moquette verte et une question de quantité, mais de qualité. d’un bureau «style» à dorures sur lequel trônait la photo d’un autre Roro, paré Sinon on aurait déjà compris, on n’est pour les Rameaux d’un jabot froufroutant de dentelle et d’un ridicule nœud- pas si bête, mais on a une autre façon de papillon rouge. Elle comprit qu’elle était dans le saint des saints, le bureau du comprendre, c’est tout. Moudir. Flattée de cet honneur insigne, elle salua un personnage moustachu, le Cela n’était pas très grave, on n’avait pas bedon enveloppé d’un gilet fort serré et le petit doigt orné d’une bague en dia- souvent l’occasion d’approcher ainsi la mant. Suffoquée par la fumée d’un gros cigare qu’il lui soufflait régulièrement demoiselle. dans les yeux, elle dut écouter pendant une heure les hauts faits du Moudir dans Remarquez, il arrive parfois, que l’ayant l’Administration, ses réformes en profondeur et sa sévérité exemplaire qui fai- connue de si près, on soit capable de sait trembler ses subordonnés (sauf visiblement les deux demoiselles d’à-côté). mieux suivre ses cours en classe. Lorsqu’enfin elle put aborder le sujet de son téléphone en dérangement, il lui Mais ce n’est pas grâce à la répétition, assura que ce n’était pas un problème et que bassita, ce serait réparé en moins c’est grâce au grain de peau, à cet autre de deux. Il lui suffisait d’inscrire son numéro dans ce registre, un almanach timbre de la voix, à l’odeur de gomme ou énorme et maculé d’encre, sur lequel des prédécesseurs malheureux et aussi naïfs de mandarine, à l’alignement des dents et qu’elle avaient inscrit le leur. Rassurée, elle se confondit en remerciements hypo- au sac à main. crites et parfaitement superflus, se promettant d’obtenir par tous les moyens la Les parents, les directeurs d’école et les réhabilitation de son caïd de quartier et disposée pour la bonne cause à boire enseignants n’en savent rien. Il n’est pas avec lui des cafés jusqu’à la nausée. nécessaire de le leur dire. NADA NASSAR-CHAOUL NADA MOGHAIZEL-NASR

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