V ins du L iba n: ars L e business en bo u t e il l e LMa v ie:, c ’esi extra SEPTEMBRE 1996, 5000 L.L. N o 10. sept embre 1996

So m m a i r e VOICE OF AMERIKA: U NE PRESSE À DEUX TEMPS 24 D E VISU : VIVIR LA MU ERTE 26 VINS DU LIBAN: LE BU SI- NESS EN BOUTEILLE 32 Q U AND LA Ont contribué VILLE DORT 38 à ce n um éro LA CH AMBRE INTROU VABLE EXTRÊMES: DABKÉ, 5-22 Hanane Abboud, Ziad N. Abdelnour, Paul MONT-LIBAN: LES MAILLES DU FILET Achkar, Jamal Asmar, SEXE, FOLKLORE ET Médéa Azouri, Chris- tophe Ayad, Nabih FANTAISIE 44 METN: COMMENT LAH OU D A TRA- Badawi, Nadine Che- hadé, Mona Daoud, MIXED MEDIA: L’OF- VERSÉ LE MURR N ORD: U N POTEN- Sophie Dick, Jabbour Douayhi, Patrick Hen- FENSIVE DE ÉLÉ nebelle, Vincent T - TIEL D’INATTENDU BEYROU TH : LES Homer, Anthony IBAN  LGO Karam, Houda Kas- L 50 A - RATÉS DU ROULEAU COMPRESSEUR satly, Mazen Kerbaj, Charif Majdalani, RITHME: LA VIE, Farouk Mardam-Bey, ENJEUX ET SURPRISES: SUD, BÉKAA Marie Matar, Nada C EST EXTRA Moghayzel Nasr, ’ 54 Nada Nassar Chaoul, Reina Sarkis, Farès GH ASSAN FAWA Z : D ANS LES RECOINS Sassine, Michèle Standjovski, Jade D’UNE MÉMOIRE BLESSÉE 64 POÉSIE Tabet, Fawaz Tra- boulsi, Michael POUR GOURMETS 67 BIRUNI: L’INDE Young EN ARABESQUES 70 SAVEURS: D U RAISIN L’O RIENT-EXPRESS, IMM. MEDIA C ENTRE, 78 CARTE POSTALE: ALEP LA BLANCH E ACCAOUI, B.P. ACHRAFIEH 166495 TÉL.: (961-1) 201942 OU LA CITÉ GRISE 80 H ISTOIRES: FAX: (961-1) 217093 CHUTE D’UN PRÉSIDENT OU LA RÉVOLU- TION DE 1952 86 LE COIN DES BU LLES: IDEAL 92 

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L’O RIENT-EXPRESS, MAGAZINE MENSUEL DE L’O RIENT-LE JOUR, EST ÉDITÉ PAR LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE PRESSE ET D’ÉDITION, S.A.L. Rédacteur en chef Rédaction Direction artistique Photos Photogravure Samir Kassir Carmen Abou-Jaoudé Émile Menhem Victor Fernainé Clockwise Directeur Omar Boustany Maquette Houda Kassatly Impression Camille Menassa Coordination Secrétaire de rédaction Chantal Rayes Edouard Chaptini AFP Joseph Raïdy Tamima Dahdah Caroline Donati Publicité Pressmedia Tamam S.A.L.

L’ORIEN T-EXPRESS 3 SEPTEM BRE 1996 Législatives 96 La Chambre introuvable

Ça n’arrive que dans les rêves les plus doux des potentats: avoir à portée de main un Parlement si loyaliste qu’on n’en saurait jamais trouver de pareil. C’est cela une Chambre introuvable et c’est une Chambre de cet acabit que nous aurons pour les quatre années qui nous séparent du vingt- et-unième siècle. Grâces en soient rendues à un personnel dirigeant qui a érigé la manipulation en ligne de conduite. Car le Parlement ne sera pas loyaliste par plaisir mais bien parce que les gou- vernants l’ont voulu ainsi. Introuvable, la Chambre de 1996 le sera également parce qu’on aura beau chercher, on ne verra pas trace du Législatif, tout heureux de s’évaporer devant le poids du gouvernement et de son chef. Ça n’arrive que dans les rêves les plus doux des peuples: avoir à por- tée de main un Parlement si loyaliste qu’on n’en saurait jamais détester de pareil. Allons, la poli- tique commence aujourd’hui.

L’ORIEN T-EXPRESS 5 SEPTEM BRE 1996 algarade SAM IR KASSIR

L FAUT SAVOIR GRÉ AU POU- du moins, en voie de l’être. IVOIR D’UNE CHOSE: lui, au Toute seule, comme une moins, n’a pas pris à la légère Déblayage grande. Pour s’être mise elle- ces élections. Il s’est donné les même hors du coup, pour moyens de les contrôler et n’a avoir persisté dans sa logique pas lésiné sur les abus et la absolue quand les citoyens, fraude pour en orienter les pour un avenir eux, redécouvraient dans la vie résultats. À bien y réfléchir, y a-t-il plus bel hommage à la D es élection s, le pou voir cherchait vigueur de l’esprit d’opposition qui cimente aujour- d’hui les Libanais? Y a-t-il plus bel hommage à l’oppo- à tirer non une légitimité mais sition elle-même, si fragmentée, si désorganisée, si hété- un nouvel ordonnancement rogène soit-elle? En fait, y a-t-il pour elle plus net avènement? quotidienne, dans le rapport avec l’État, la relativité des Curieux avènement qui commence par une défaite, choses. dira-t-on. Oui, mais c’était cela ou le néant, l’inexis- Et pourtant, Dieu sait si le pouvoir a tout fait pour l’ai- tence, la démission. C’est-à-dire la soumission. Et l’on der, cette opposition de l’extérieur. En s’ingéniant à y venait. Car la nature a horreur du vide; en cinq ans, donner raison à tous ceux qui trouvaient que les dés l’État, malgré toutes ses insuffisances, a renoué avec la étaient pipés. Remarquez, elle le lui a bien rendu, société les innombrables fils qui structurent la vie civile. Albert Moukheiber en sait quelque chose et, avec lui, Qui songerait d’ailleurs à s’en plaindre, même si, der- les citoyens du Metn qui découvrent que M.U.R. peut rière l’État, s’engouffrent petits et grands profiteurs des se prononcer Murr. pouvoirs établis? Mais il y a plus grave que l’erreur du boycott et les Il était de bon ton, ces dernières semaines, de se gaus- dérives qui en sont résultées. C’est cette formidable ser de la multiplicité des candidatures jugées peu cré- méprise sur la définition des enjeux des élections. Aussi dibles, ou même carrément ridicules. C’est un peu trop bien l’enjeu régional que l’enjeu local. Les yeux encore facile. Ne faut-il pas plutôt voir dans cet engouement fixés sur la ligne vert-rouge de Souk al-Gharb, ils ne pour la députation des notables de toutes les régions le voyaient pas que les élections avaient un enjeu propre- signe que la chose publique, à défaut d’être devenue sti- ment libanais, qui s’appelle . Quand ils fini- mulante, est maintenant perçue comme payante? Les rent par s’en apercevoir, ce fut pour donner un coup de électeurs eux-mêmes y ont répondu par l’affirmative. pouce à ce projet de pouvoir renforcé et centralisé. Et En s’engageant dans les machines électorales des diffé- obnubilés par la question de légitimité et de l’illégiti- rents candidats. Et surtout en allant voter, dans des pro- mité du régime, ils ne s’avisèrent pas qu’une partie portions très respectables: 45% pour le Mont-Liban, géante se jouait sur fond d’élections, pour en finir avec 40% pour le Nord, en tenant compte du nombre d’ex- le gêneur le plus encombrant de la scène libanaise, qui patriés, sont des chiffres comparables à ceux de l’avant- n’est pas mais le . guerre. Et même les 31% de Beyrouth ne sont pas à mépriser; il suffit de se rappeler les 24% de 1964 ou les VOILÀ UNE AUTRE RAISON DE SE DIRE QUE LE POUVOIR A 33% de 1968, quand les candidats s’appelaient Pierre PRIS AU SÉRIEUX LES ÉLECTIONS. Il cherchait à en tirer non Gemayel, , Michel Sassine, Saëb Salam, pas une légitimité – celle-là, il l’a déjà – mais un nouvel Abdallah Yafi... ordonnancement. Rafic Hariri ne s’en cache pas, il veut Tous ceux qui, s’étant abstenus en 1992, sont allés une majorité aussi claire que possible, et qui ne soit pas voter cette année n’étaient pas motivés par la volonté l’assemblage hétéroclite que la forme libanaise de d’exprimer leur opposition au pouvoir, il s’en faut. démocratie parlementaire a presque toujours généré et L’étaient-ils qu’ils risquaient parfois de se retrouver fort avec lequel elle a renoué après Taëf. Après trois levées embarrassés, faute d’une bataille politique suffisam- électorales, il est en bonne voie de l’obtenir, quitte à ment claire ou tout simplement faute de choix. Ce devoir passer en partie, et pour quelque temps encore, n’était pas non plus forcément pour cause de civisme par des relais comme Joumblatt et Hobeika, voire bien raisonné, et pas davantage par désir de faire la Berry. Mais, même dans ce dernier cas, on peut déjà nique aux boycotteurs. Soyons sport: ce n’est pas pour dire que la troïka ne sera plus ce qu’elle est. en finir avec l’opposition de l’extérieur que les électeurs À brève échéance, une telle évolution n’est pas sans ont été aux urnes, c’est parce qu’elle est déjà finie ou, risque, étant donné les dimensions du projet Hariri et la

L’ORIEN T-EXPRESS 6 SEPTEM BRE 1996 propension du personnage à personnaliser la pratique prendre un verre mais à qui beaucoup hésiteront à du pouvoir et celle de l’administration. Elle n’est pas confier leur avenir tant qu’il continuera à croire que sans avantage pour autant. Car, on va enfin avoir une est encore en vie? Reste évidemment adéquation entre le gouvernement et le régime: fini les Michel Aoun dont il serait stupide de contester la popu- ministres opposants – on y était déjà mais c’était à larité tant qu’il reste dans son exil – volontaire depuis confirmer –, fini aussi la schizophrénie de ces piliers du le 28 août. Mais qui peut-dire sincèrement ce qu’il en régime et alliés de Damas qui passent leur temps à cri- adviendrait s’il était, comme Lahoud ou Harb, tiquer le président du Conseil, autre allié de Damas, confronté à la concurrence de l’appareil d’État? avant de plier quand vient l’heure de la décision. Et le Mais il y a plus parlant que les chiffres. Ce sont les plus surprenant, c’est que Damas, justement, donne résultats politiques qui laissent voir, chez les maronites l’impression de vouloir en finir de cette zizanie si bien en tout cas, un double renouveau: le succès auprès de instrumentalisée durant la dernière législature. Com- ment ne pas voir, en effet, qu’avec les querelles inter- establishment vidées au détriment des Omar Karamé, Plu s parlan t qu e les chif fres, Sleiman Frangié, Talal Arslan, s’estompent aussi les il y a, chez les m aron ites en tou t cas, divergences qui se cultivaient à Damas autour de la politique libanaise au profit de la vision défendue par un double renouveau Abdel-Halim Khaddam? La volatilité des choses damascènes étant ce qu’elle est, on ne se hasardera l’électeur maronite d’un discours rationnel, aux anti- cependant pas à en tirer des conclusions définitives. podes du patriotisme de communauté, inédit depuis L’autre gros avantage de cette évolution institutionnelle Fouad Chéhab; et la capacité des nouveaux leaders est encore plus prometteur pour peu qu’on veuille bien maronites à parler au-delà de leur communauté et de se rendre compte d’une vérité d’évidence: à savoir que nouer alliance avec d’autres opposants du calibre d’un qui dit majorité, dit minorité, donc opposition. Là Habib Sadek ou d’un Najah Wakim. Or, c’est d’une encore, on devrait voir s’évanouir cette ambiguïté entre telle unité de l’opposition que le pays a maintenant opposants au gouvernement/fidèles du régimes et besoin pour retrouver un avenir. Hors de cette voie, fidèles du gouvernements/opposants (latents) au point de solution autre que dans la compromission avec régime. On ne saurait évidemment en rester là. Mais, ce le pouvoir – voyez ces anciens boycotteurs qui ont ral- déblayage terminé, on devrait pouvoir commencer à lié les listes officielles – ou dans le suicide. construire l’opposition de sorte à en faire une force Voilà assurément le principal enseignement des élec- d’avenir. tions, après les scrutins du Mont-Liban, du Nord et de Beyrouth: l’opposition, c’est au Liban qu’elle est, et DANS LA CONSTRUCTION DE L’OPPOSITION, IL N’Y A PAS DE nulle part ailleurs. C’est dans la restauration des pra- PRIME D’ANTÉRIORITÉ. Ni d’exclusive. Mais une double tiques de lutte démocratique qu’elle se forge. C’est dans exigence de crédibilité et de représentativité. Or, de ce la conduite de batailles ponctuelles, pas toujours flam- point de vue, les élections ont produit des résultats qu’il boyantes, et souvent perdues, mais qui préparent serait vain de vouloir ignorer ou mépriser. Des résultats d’autres batailles qu’elle se révèle. chiffrés, qui permettent de voir dans le succès de plu- sieurs députés d’opposition un mandat populaire que devraient leur envier pas mal de ceux qui vociférent P. S.: LE JEU DE LA SEMAINE: comment la LBCI s’arran- dans les meetings ou les télévisions: on sait maintenant gera-t-elle pour faire la promotion de Nabih Berry lors avec précision quelle proportion de gens représentent des élections du Sud? Le jeu de la semaine prochaine: un Nassib Lahoud ou un mais qui peut qu’inventera la LBCI pour complaire au président de la dire ce que représentent exactement et République au cours des élections de la Békaa? Il est Dory Chamoun? À en juger par l’écho que leur appel clair qu’elle ne pourra pas y échapper – mais le vou- au boycott a reçu, bien peu de monde en vérité. Et Ray- drait-elle? – après s’être faite le porte-voix de Michel mond Eddé lui-même? Le moins qu’on puisse dire est Murr tout au long de la soirée du 18 août et incidem- qu’il n’a pas été suivi dans sa propre circonscription. ment de Nabil Boustany puis celui de Issam Farès le 25, Peut-être parce qu’en passant à la télévision, il a révélé et après avoir offert (enfin, façon de parler) une tribune le décalage entre le mythe forgé par des années d’éloi- de prime-time à Hariri à quelques petites heures de gnement et une réalité bien moins grandiose: un vieux l’élection de Beyrouth. Voilà bien une autre chaîne du monsieur fort sympathique avec lequel on adorerait futur.

L’ORIEN T-EXPRESS 7 SEPTEM BRE 1996 Le désordre établi DOSSIER RÉALISÉ PAR SAMIR KASSIR

L EST HASARDEUX DE PRÉTENDRE tirer blèmes pour former un nouveau gouver- qui était le cas pour le N ord, mais beau- des conclusions du déroulement des nement à son goût puis pour obtenir coup moins pour Beyrouth. Il n’em- Iélections législatives, alors que celles-ci l’aval du Parlement à ses projets. Avec pêche, la dernière ligne droite de la cam- ne sont pas encore terminées. Déjà, entre un bloc parlementaire déjà consistant, il pagne électorale dans la capitale a la journée du Mont-Liban, le 18 août, et sera sans doute en mesure de contrôler montré que, si les deux hémisphères de la celle du Nord, le 25, l’opinion publique les commissions parlementaires les plus ville s’étaient ignorés en 1992, ils appre- a connu un renversement de tendance importantes, sans dépendre autant naient assez vite à se mélanger électora- bien singulier. À double titre d’ailleurs, qu’avant de l’humeur du chef du Législa- lement et que, dans cet ensemble, le puisque, contrairement à toutes les tif, N abih Berry même si, par ailleurs, le poids de l’ancienne première circonscrip- attentes, c’est le scrutin de la Montagne, noyau dirigeant durant la prochaine tion, autrement dit Beyrouth-est dans les réputé relativement ouvert, qui a incité législature semble devoir être constitué limites municipales, n’avait rien de négli- au pessimisme tandis que celui du N ord, de l’alliance renouvelée des protagonistes geable dans le choix des députés, qu’ils supposé verrouillé, a été l’occasion de de l’accord tripartite de 1985, à savoir le soient chrétiens ou musulmans. En ce vivifiantes surprises. trio Berry-Joumblatt-Hobeika, mainte- sens, l’unité électorale de la capitale En attendant une évaluation précise des nant soudé par Hariri lui-même, avec paraît devoir échapper désormais à la lignes de forces qui traverseront la nou- l’actif soutien du vice-président syrien, contestation nostalgique des tenants du velle Assemblée, impossible à effectuer Abdel-Halim Khaddam, autre vainqueur vote chrétien «pur». avant les élections du Sud, le 8 sep- de ces élections. Q uelle que soit la loi électorale qui sera tembre, et de la Békaa, le 15, une ten- Un autre enseignement tient au choix de adoptée pour le prochain scrutin – en dance majeure ressort des deux premiers la circonscription électorale. Contraire- espérant qu’elle le soit le plus vite pos- tours, qu’est venu confirmer le scrutin de ment à ce qu’on a pu entendre tout au sible, puisque celle-ci est déjà caduque – Beyrouth, le 1er septembre: la nouvelle long de cette année, le mohafazat offre il est évident que la mesure qui s’impose Assemblée n’est pas seulement acquise paradoxalement davantage de marge de d’urgence est la mise en circulation de la dans son écrasante majorité à l’ordre éta- manœuvre à l’électeur et aux candidats carte d’électeur. O utre que cela permet- bli de l’après-Taëf et à la tutelle syrienne, que le caza, plus aisément verrouillable, tra d’éviter les manipulations de dernière elle est plus particulièrement favorable ainsi qu’on a pu le vérifier dans le Mont- minute des listes électorales, c’est le seul au président du Conseil sortant, Rafic Liban. Mais, pour cela, il faut aussi moyen de mesurer le taux de participa- Hariri. À bien des égards, ce dernier qu’électeurs et candidats aient acquis tion effectif sachant que nombre d’ins- apparaît comme le grand vainqueur des une expérience concrète de la circons- crits ne résident plus au Liban depuis élections et il ne devrait pas avoir de pro- cription et des forces qui la travaillent, ce fort longtemps.

MONT-LIBAN: LES MAILLES DU FILET

E «DIMANCHE NOIR». Au soir du 18 deux circonscriptions test pour le boy- sept mille voix. Derrière elle, une demi- Laoût, beaucoup étaient tentés de cott. De ce point de vue, l’échec est sans douzaine de candidats sont dans une condamner en bloc ce que les plus versés appel pour l’opposition de l’extérieur, étroite fourchette mouchoir (entre 5300 dans l’histoire électorale qualifiaient de puisque le caza de Jbeil, après avoir été le et 6900 voix): l’autre élu maronite, l’en- «nouveau 25 mai», par allusion au scru- champion du boycott en 1992, enregistre trepreneur Émile Naufal, le colistier de tin de 1947. De fait, c’est un véritable le plus fort taux de participation au Souaid, Nazem Khoury, battu à près de massacre que le pouvoir, toutes ten- Mont-Liban. La multiplicité des candida- trois cents voix, Jean Hawat, l’ancien dances confondues, a perpétré, avec par- tures y est sans doute pour beaucoup. secrétaire général du Bloc national, le fois la complicité objective, voire la com- Mais elle est elle-même une conséquence président de l’association des banques, plicité tout court, des tenants du boycott, de l’usure du leadership de Raymond François Bassil. Ces résultats rapprochés comme dans le cas du docteur Albert Eddé. En l’absence d’un pôle régional montrent au demeurant que Jean Hawat Moukheiber. Pourtant, de rares person- capable de poser un veto et surtout de le a réussi à préserver à son profit quelque nalités de l’opposition ont réussi à glisser faire respecter, grands et petits notables chose de la base BN, malgré la guerre que entre les mailles du filet: Nassib Lahoud se sentent des envies de députation et lui ont livrée les caciques locaux et R. dans le Metn, Camille Ziadé dans le Kes- croient pouvoir tenter leurs chances ou, à Eddé lui-même – certains eddéistes ont rouan et le docteur Pierre Daccache à tout le moins, compter leur assise popu- même été jusqu’à voter pour leurs adver- Baabda. laire. Résultat: une fragmentation pous- saires historiques du Destour afin de sée de l’électorat qui affecte même Nou- punir le «traître». Jb e i l had Souaid, l’autre grande figure Pour le siège chiite, le sortant Mahmoud Le fief de Raymond Eddé était cette fois- régionale. L’adversaire traditionnelle de Awad a été quelque peu inquiété par ci le lieu d’une bataille sans véritable R. Eddé, bien qu’ayant obtenu deux mille Abbas Hachem – tous deux dépassent les enjeu, sinon celui de la participation. voix de moins qu’en 1972, est la seule des sept mille voix – mais, à l’inverse de ses Avec le Metn, c’était, en effet, l’une des candidats maronites à passer le cap des homologues Michel Khoury et surtout

L’ORIEN T-EXPRESS 8 SEPTEM BRE 1996 Maha Khoury-Assad, il confirme que son tiques du boycott de 1992, le docteur ralisés. En dernière instance, c’est là le élection de 1992 n’était pas due à un vide Albert Moukheiber. Il suffit de parcourir handicap qui s’est révélé impossible à de candidatures. la presse des quinze jours qui précèdent le compenser pour Albert Moukheiber et scrutin pour s’en convaincre, cette Michel Samaha, d’autant que tous les Kesrouan confrontation a très vite revêtu une deux ont apparemment été victimes aussi Dans l’imaginaire populaire, les élections dimension nationale dans l’opinion d’une espèce de vote-sanction assez pri- dans le Kesrouan sont désormais asso- publique, donnant raison au slogan de la maire. Le premier pour avoir osé ciées à une coupure du courant, cette «Liste du peuple»: «La bataille de tout le enfreindre les ordres de l’opposition pari- fameuse panne, opportunément survenue Liban». Et de fait, elle a bien mérité ce sienne, le second pour ses relations au moment où arrivaient quelques urnes titre, malgré ou à cause du résultat final. naguère étroites avec la Syrie. égarées entre Hrajel et Jounieh, et à «Huit à zéro», n’avait cessé de fanfaron- Mais, au-delà du désastre électoral pro- laquelle la rumeur publique attribue tous ner le ministre de l’Intérieur à l’adresse prement dit, le vote du 18 août se solde les miracles: repêchage de Farès Boueiz, des journalistes depuis le début de la jour- par un résultat politique beaucoup plus relégation de Camille Ziadé en cinquième née. Il faut dire qu’il s’était donné les nuancé: à l’issue de cette journée, c’est un position alors qu’il était troisième, évic- moyens d’un tel résultat. Dans la nuit opposant qui s’impose, en la personne de tion de Joseph Abou-Charaf. déjà, une rafle «officieuse» avait été ron- Nassib Lahoud, comme la personnalité Que la rumeur soit avérée ou non, les dement menée contre des partisans de la centrale de la circonscription. Par ses leçons du Kesrouan sont en tout cas liste Moukheiber-Lahoud, notamment résultats personnels obtenus dans le Metn claires. La première tient dans le non-arménien et par sa capacité rejet de Boueiz par les électeurs, à donner à des alliés qui étaient, rejet apparemment motivé par cinq jours avant, presque des son éloignement des Kesrouanais inconnus, comme Michel Akl ou aussi bien que par sa proximité Emile Kanaan, plus de quinze de Baabda. Pour le chef de l’État, mille voix. Et, pour avoir fait l’échec de son gendre est échec à tout l’appareil d’État, d’ailleurs un affront personnel, Lahoud s’impose désormais aggravé en la matière par le suc- comme l’un des candidats les cès de Ziadé auquel il avait voulu plus crédibles au leadership chré- faire payer le «non» à la proro- tien. gation. Le résultat obtenu par Ziadé est Baabda une autre leçon des élections du Comme dans le Metn, la circons- Kesrouan. Il montre qu’en milieu cription de Baabda était le maronite on est désormais prêt à champ de bataille des boycot- entendre un discours modéré et à teurs, résolus à «punir» le doc- récompenser ceux qui suivent teur Pierre Daccache pour crime une politique de principes. Il de lèse-Général. Mais la diversité reste toutefois que cette tendance confessionnelle du caza a permis prometteuse est légèrement à ce dernier de passer l’obstacle. contredite par la troisième leçon, SAKO BEKARIAN En se tournant vers le Hezbollah peut-être la principale, à savoir que ce l’un des directeurs de la campagne et les et en prenant sur sa liste le député sortant sont les «services» qui paient le plus dans scrutateurs désignés pour les bureaux de Ali Ammar, après avoir largué, il est vrai le Kesrouan. À preuve la première place vote du littoral. Prétexte invoqué par sans grande élégance, l’oncle de ce der- de Mansour al-Bone qui, pendant ces Murr: la lutte contre la corruption! L’ac- nier, l’ancien député PNL Mahmoud quatre années, a davantage fréquenté les cusation paraît si hénaurme qu’elle pro- Ammar, Daccache a pu compter sur l’ap- couloirs de l’administration que l’hémi- duit un contre-effet: bien des électeurs qui point de plus de dix mille voix décisives cycle parlementaire et le bon deuxième en restaient au choix de l’abstention iront face au rouleau compresseur d’Elias score de Roucheid al-Khazen, grand dans l’après-midi voter en faveur de Hobeika. asphalteur devant l’électeur. Lahoud, ce qui est sans doute une des rai- L’alliance n’a pas été aussi bénéfique sons du score finalement obtenu par ce pour le Hezbollah, l’électorat chrétien de Metn dernier. Daccache ayant visiblement renâclé à La seule vraie bataille de ces élections. Pour le reste, le ministre de l’Intérieur soutenir Ali Ammar, qui avait affaire à Bien tranchée, quoiqu’inégale: d’une aura réussi son pari. Rien ni personne ne forte partie. Battu par son collègue sor- part, le ministre de l’Intérieur, allié pour l’aura empêché d’employer tout l’arsenal tant Bassem Sabeh (pro-Hariri) et le can- l’occasion (et contre la logique électorale à sa disposition: pressions sur des villages didat d’Amal, Salah Haraké, le député du traditionnelle du Metn) au PSNS Ghas- entiers, menaces de ravages environne- Hezbollah était en fait confronté à une san al-Achkar et soutenu en bloc par le mentaux des carrières, incitations de coalition Hariri-Berry-Joumblatt- Tachnag qui avait choisi d’envoyer au toutes sortes, bouclage du vote arménien Hobeika qui augure déjà de ce que sera la front rien moins que son responsable de et de celui des naturalisés, interdiction vie parlementaire dans les quatre années la sécurité pour tout le Proche-Orient, d’utiliser les isoloirs dans plus d’un à venir. Sebouh Hovnanian, et d’autre part, la bureau, etc. La «Liste du peuple», elle, Mais l’éviction du Hezbollah pas plus «Liste du peuple», alliance du chef de file réussit à susciter une forte mobilisation que la percée du docteur Daccache ne de l’opposition institutionnelle, Nassib qui annule les effets de bien des abus, sauf sauraient faire oublier le résultat le plus Lahoud, et de l’une des figures embléma- deux: le vote arménien et celui des natu- lourd de conséquences: la large victoire

L’ORIEN T-EXPRESS 9 SEPTEM BRE 1996 semblaient a priori moins évidentes. Les PSP, ce qui explique probablement qu’il candidats de la liste Joumblatt, Antoine ait pris le parti, assez rare chez lui, d’une Hitti, un militant du PSNS, et Abdo Bej- certaine modération du discours vis-à-vis jani, là encore un ancien employé de de la faction yazbaki. d’Elias Hobeika qui se taille ainsi une Hariri, n’étaient guère connus, surtout en véritable baronnie. Grâce à une politique comparaison avec Pierre Hélou, député Chouf de «services» méthodique – la fée Electri- depuis 1972, et Fouad al-Saad, héritier Ou le vide politique au service de l’envi- cité aidant – et à l’action d’un autre type d’une vieille lignée politique qui remonte ronnement. Pour cette promenade de de services, l’ancien chef des Forces liba- à la Moutassarrifiyya. Mais, en la santé, Joumblatt et ses colistiers n’ont naises acquiert une légitimité populaire matière, la machine PSP bénéficiait de même pas eu besoin d’accrocher leurs bien utile pour les hautes ambitions qu’il l’appoint de différents services de l’État. portraits dans les rues. L’hypothèque des caresse et que, dit-on, caressent pour lui Il faut dire que les deux sortants focali- déplacés là encore, mais aussi l’effrite- ses protecteurs. Au demeurant, la saient aussi l’hostilité du président de la ment de l’héritage politique régional de machine Hobeika a déjà entrepris d’ex- République, en particulier Pierre Hélou, et la position ambiguë ploiter la victoire de Baabda dans inscrit sur la hit-list avec Camille Ziadé et du fils de ce dernier, Dory Chamoun, d’autres régions chrétiennes où l’on a pu Nassib Lahoud, pour avoir été l’un des laissaient les coudées franches au chef du voir fleurir des banderoles à sa gloire. trois députés maronites à voter contre la PSP. Une fois réglé le problème de Zaher Maintenant qu’il s’est rasé la moustache prorogation du mandat présidentiel. À al-Khatib, réintégré par Joumblatt dans – c’est plus sérieux et moins milicien –, il quoi il faut encore ajouter le poids de sa liste sur les instances des dirigeants ne serait pas surprenant qu’il se voie syriens, non sans réticences de attribuer un ministère de premier plan part et d’autre semble-t-il, le dans le prochain gouvernement. risque d’affronter une coali- tion d’intérêts adverses tant Aley soit peu menaçante était Malheur aux vaincus! Si Walid Joum- annulé, et la liste formée par blatt se cherchait une devise, il l’a certai- Naji Boustani partait per- nement trouvée. Son comportement à dante. Le ralliement du vote Aley, plus encore que dans le Chouf, le chamounien de Deir al- montre amplement dans la mesure où il a Kamar, y compris les partisans choisi de laminer les trois députés chré- actuels de Dory Chamoun, à tiens du caza, ses alliés en 1992, cou- Georges Dib Nehmé n’a fait pables d’avoir critiqué les lenteurs et l’ar- qu’aggraver les choses. bitraire de son ministère. Pour ce faire, le Pourtant, en dépit du raz-de- chef du PSP a tiré profit de son statut pri- marée du 18 août, deux signes vilégié auprès de la Syrie et du président au moins devraient inquiéter Hariri qui, cinq ans après le désarme- Joumblatt. D’abord le fait ment des milices, lui permet de continuer qu’une liste concurrente ait pu à gouverner Aley et le Chouf comme à être formée contre vents et l’époque de l’«administration civile». marée. Ensuite, le score Mais il a aussi joué à fond la carte des obtenu par Marwan Hamadé, SAMI AYAD déplacés, priés de croire que leur retour qui arrive en première position dépendait de leur allégeance. De ce point l’abstention qui, ici, est moins fonction avec plus de trois mille voix d’avance sur de vue, il disposait de l’arme absolue: en du mot d’ordre parisien de boycott que son chef de file. Or ce résultat ne saurait plus des services du ministère, il avait d’un sentiment de résignation en même seulement s’expliquer par le fait qu’il y a dans la main la candidature d’Antoine temps que de l’absence physique des élec- davantage de malades que de déplacés Andraos, opportunément prêté par le teurs dont beaucoup n’ont toujours pas dans le Chouf, comme le prétendent les président du Conseil; deux semaines pu regagner leurs foyers, notamment mauvaises langues. Si l’on ne peut évi- avant le scrutin, Andraos était encore ceux qui viennent des villages en ruines demment parler d’un phénomène de rejet, président de la Caisse des déplacés, délai comme Ghaboun. il y a là quand même une petite leçon parfaitement légal au regard de la loi Mais la vindicte joumblattienne se pour Joumblatt. Et cela, d’autant plus électorale version 96 quoique sans doute mesure surtout au sort réservé à Talal que l’on retrouve dans les deux cas peu conforme à la déontologie de la fonc- Arslan, doublement humilié le 18 août. l’ombre, sans doute innocente pour tion publique. Après avoir dû subir la loi du PSP sur le l’heure, de Rafic Hariri. On sait, en effet, Tenu, il y a quelques mois, pour un can- terrain, au point de perdre l’un de ses que Hamadé est depuis longtemps en didat virtuel sur la liste Hariri à Bey- assistants, mort d’un passage à tabac prise directe avec le chef du gouverne- routh, Andraos s’était tourné vers le siège devant un bureau de vote à Choueifat, il ment et n’a pas besoin du relais de Joum- grec-orthodoxe à Aley quand, l’hiver der- a eu la désagréable surprise d’obtenir blatt pour accéder à lui. Quant à Naji nier, le président du Conseil (son ancien moins que la moitié des voix engrangées Boustani, il a été secondé dans sa cam- employeur dans le privé) avait semblé par le député joumblattiste Akram Che- pagne par son frère Zahi, l’un des lieute- renoncer à se présenter aux élections. hayeb et ne doit donc de garder son siège nants de , promu direc- Avec une telle préparation du terrain, il qu’à la «générosité» de Joumblatt. teur de la Sûreté générale sous Amine ne lui était guère difficile de battre le sor- Venant après l’affaire du Cheikh Akl, ce Gemayel et aujourd’hui proche de Hariri tant Marwan Abou Fadel. règlement de comptes interdruze n’est dont il dirigerait l’appareil officieux de Pour les deux sièges maronites, les choses cependant pas sans risque pour le chef du sécurité.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 SEPTEM BRE 1996 mana, Baabdat, Bikfaya, Dhour- Choueir, Baskinta, Khenchara, Mteyn, ne lui concédant la victoire qu’à Btegh- Comment Lahoud rine et à Ayntoura. Jamais dans l’histoire électorale du Metn, même à l’âge d’or des Gemayel (Maurice et Amine), des a traversé le... Murr! Lahoud (Émile, Salim, Jamil et Fouad), ou d’un Assad Achkar, un leader du NE DÉCISION AVAIT ÉTÉ PRISE aux plus même envoie les Libanais se coucher Metn n’avait su traverser les clivages tra- U hauts niveaux de l’État: celle de faire après avoir annoncé la victoire quasi- ditionnels réputés étanches, tant fami- mordre la poussière à toute la liste Mou- totale de sa liste, «seul Bakhos étant au liaux que partisans. Nassib Lahoud est kheiber-Lahoud. Pour toute une série de coude à coude avec Lahoud avec un écart premier à Beit-Chabab, Beit-Mery, raisons convergentes, qui vont de la riva- de 200 voix». En réalité, à ce moment, le Broummana, Baabdat. Il talonne le pha- lité traditionnelle Moukheiber-Murr ou ministre sait déjà que Lahoud est large- langiste Paul Gemayel à Bikfaya mais du nouveau leadership au Metn jus- ment élu, et que Bakhos se bat avec aussi le PPS Achkar à Dhour-Choueir, qu’aux perspectives présidentielles et à la Abousleiman, parrainé par le président Samaha à Khenchara, Abousleiman à nouvelle dynamique de l’opposition si Hraoui, sur un écart de 200 voix. Pen- Mteyn, Khoury et Abou-Haïdar à Bas- elle devait prendre pied à l’intérieur du dant la nuit, le pouvoir distille des kinta. Il est deuxième à Ayntoura. Sur les Parlement. Il fallait donner une leçon aux rumeurs faisant état de l’intervention de 54 localités restantes du moyen et du impertinents et, par ricochet, au reste du Damas, Washington ou Ryad pour haut Metn, l’opposant réformiste l’em- pays. Malgré l’implication directe des «secourir» Lahoud qui n’en a vraiment porte dans 34 d’entre elles, n’en laissant plus hauts personnages de l’État, de tous pas besoin. Et certains boycotteurs qui que 18 au ministre de l’Intérieur. C’est les rouages administratifs et des services n’en finissent décidément pas de se faire cette prestation hors norme qui permet à de sécurité, malgré le vote arménien manipuler, servent de relais consentants. Lahoud d’échapper au piège du «crime monolithique et celui télécommandé des parfait». naturalisés, quelque chose s’est grippé Une prestation hors norme dans la mécanique rigoureusement mise Les résultats des bureaux de vote au Un choix cynique ou imprudent? au point et exécutée de main de maître, ce Metn aboutissent à quatre chambres: les Historiquement, Albert Moukheiber a qui a permis à Nassib Lahoud de conser- deux premières couvrant le littoral, les toujours su éviter l’écueil arménien. En ver son siège. Plutôt quelqu’un que deux dernières le wassat et le jurd. C’est 1960, 1964, et 1972, il avait pris une quelque chose que la «cellule de crise» de dans ces deux dernières que Nassib telle avance sur Michel Murr qu’il était Murr (pas plus que le «team» de Lahoud Lahoud a construit sa victoire, se payant chaque fois parvenu à annuler le facteur d’ailleurs) n’avait pas estimé à sa juste même le luxe d’y dépasser Michel Murr arménien. La seule fois où l’actuel valeur: l’électeur. de 1115 voix. C’est là qu’il reprend res- ministre de l’Intérieur l’ait emporté, Les résultats obtenus par Nassib Lahoud pectivement – un écart énorme! – 10 829 c’était en 1968 sur la liste du Helf, et dans le wassat et le jurd du Metn ont pris voix à Bakhos et 10 398 à Abousleiman, cette année-là, même en décomptant les de court les responsables de l’État qui et c’est là enfin qu’il refait son retard pro- voix de Bourj-Hammoud, l’avance de la croyaient tenir les choses bien en main. grammé pour être irratrapable à Bourj- liste du Helf était telle que l’issue du scru- La différence substantielle qui a finale- Hammoud et Sinn al-Fil (la deuxième tin n’en eût pas été modifiée. En réalité, ment séparé Lahoud des deux derniers chambre) sur Abousleiman (9155 voix) et sans les voix de Bourj-Hammoud, Assad maronites de la liste concurrente (près de Bakhos (8705 voix). Dans la première Achkar l’aurait emporté sur Jamil 3000 voix) a empêché de facto toute chambre qui regroupe le reste des Lahoud en 1960, Joseph Khoury sur manipulation. Le résultat devenant bureaux de vote du littoral, Lahoud creu- Maurice Gemayel en 1964, et Émile Sal- acquis (faute de pouvoir truquer plus de sera encore un peu plus l’écart qu’il hab sur Auguste Bakhos en 1972. En dix bureaux de vote), il fallait encore détient maintenant sur ses rivaux maro- 1996, certes, Michel Murr est hors de semer le doute: dès vingt heures, la plus nites. portée, mais Moukheiber et Samaha, qui importante chaîne de télé recevait un La prestation de Lahoud dans le wassat ont fait chacun une excellente prestation, ordre «irréfutable» de diffuser à inter- et le jurd du Metn mérite d’être mise en avaient de bonnes chances de devancer valles réguliers et sans donner de chiffres, évidence. Sur les 11 localités qui comp- Abou-Haïdar et Haddad, malgré le vote la victoire complète de la liste Murr. En tent plus de 2000 inscrits, il bat Murr arménien pour peu que celui-ci soit resté dans les limites habituelles. Mais, s’ils fin de soirée, le ministre de l’Intérieur lui- dans 9: Beit-Chabab, Beit-Mery, Broum- l’emportent largement dans le reste du Metn hors Bourj-Hammoud (près de Littoral BH/Sin al Fil Wassat/Jurd 5000 voix pour Moukheiber et près de 4000 pour Samaha), ils se retrouvent 1re chambre 2e 3e 4e battus d’autant du fait du rouleau com- Lahoud 8 738 2 304 10 509 10 363 presseur arménien. Murr 11 404 12 185 9 890 9 928 Faut-il pour autant critiquer le vote arménien? C’est un sujet délicat parce Achkar 8 436 11 180 7 467 7 514 qu’il pose avec acuité en arrière-fond la Hakim 8 474 12 175 5 997 5 779 spécificité du vote ethnique. A-t-il droit à l’existence et dans quelles limites? Est-il Abousleiman 7 130 11 459 5 377 5 097 vrai que tous les Arméniens aiment Bakhos 7 759 11 009 5 432 4 611 Murr, et sinon, pourquoi la démocratie

L’ORIEN T-EXPRESS 11 SEPTEM BRE 1996 sation du vote arménien comme en 1972 dégage deux catégories de bureaux qui ou même en 1992. La participation éclairent des modèles politiques diffé- arménienne, estimée à 7350 voix à Bourj- rents et posent en filigrane les préalables Hammoud et à environ 8600 voix dans d’une démocratie véritable. Dans la pre- l’ensemble du littoral, a délibérément mière catégorie, on a affaire à un vote devrait-elle être interdite de séjour en favorisé les uns aux dépens des autres. différencié: souvent, le taux de participa- milieu arménien? Et si demain le vote D’illustres inconnus comme Raji Abou- tion se rapproche de la moyenne du caza druze ou alaouite tendait lui aussi à deve- Haïdar et en ont obtenu (près de 44% ), l’une ou l’autre liste l’em- nir un vote ethnique? Quid du vote près de 8300 et 8200 voix alors que des portant (avec une tendance certaine au kurde? D’action en réaction, le système personnalités d’envergure nationale panachage) jusqu’à concurrence de deux électoral libanais perdrait ses garde-fous. comme Albert Moukheiber et Michel suffrages pour un, et plus rarement de Plus profondément, le vote arménien a-t- Samaha n’en obtenaient que 370 ou 320! trois pour un; l’autre catégorie est plus il été cette fois mû par des considérations Si, après tout, chacun est libre de faire ce ambiguë du point de vue démocratique, de politique intérieure, régionale ou spé- que bon lui semble, on peut toutefois se d’autant plus qu’il s’agit toujours de cifiquement arméniennes? S’il est vrai poser la question de savoir si les partis bureaux urbains comme ceux des Armé- qu’il a été beaucoup question de la néces- arméniens, particulièrement les diri- niens ou des nouveaux naturalisés (Baou- sité d’une participation intense pour geants Tachnag, n’ont pas joué avec le chrié 44, Sadd 58 ou 63, Jal al-Dib 72 ou démontrer au régime d’Erevan le poids feu. Le sentiment anti-arménien qui fleu- 77, Sinn al-Fil 89 par exemple). En sup- du parti Tachnag dans la communauté, rit aujourd’hui dans les discussions au posant hypothétiquement qu’il n’y a pas on peut se demander ce que cela a à voir Metn et même à l’extérieur montre que eu de fraude, on voit quand même dans avec le Metn. ces derniers ont peut-être manqué de ces «buro» le degré d’embrigadement et L’analyse communément admise suppo- sagesse. En espérant que cette situation de fragilisation dans lequel a été délibéré- sait que le vote arménien (précisément à malsaine ne se renouvelle pas à Beyrouth, ment entretenu l’électorat naturalisé. cause de l’indépendance de l’Arménie, il y a maintenant une nécessité urgente Sans parler des naturalisés non-résidents mais aussi de l’approfondissement des d’ouvrir ce dossier à froid entre les Armé- transportés spécialement de Syrie pour phénomènes d’intégration..) aurait ten- niens eux-mêmes d’abord, puis entre ces remplir leur «devoir» électoral. On com- dance en 1996 à être d’une grande derniers et leurs concitoyens metniotes. prend alors mieux le pourquoi de l’em- variété. Il n’en a rien été. Il y a même eu bargo sur les listes électorales: les candi- régression: ni candidat arménien minori- Bureau contre buro dats de l’opposition ont été rendus taire comme jusqu’en 1968, ni neutrali- L’analyse détaillée des résultats du Metn «aveugles», dans l’incapacité d’obtenir des informations sur le nombre, la répar- Albert Moukheiber Michel Murr tition et les adresses de ces nouveaux électeurs, tout cela pour que ceux-ci res- Total Metn (1964) 17 406 17 108 tent propriété exclusive d’une seule liste. Metn sans BH (1964) 17 176 12 764 En faisant abstraction des naturalisés Bourj-Hammoud (1964) 628 4 344 arméniens, les sources de la liste de l’op- position estiment les naturalisés ayant voté le 18 août à au moins 3500. Mais le Total Metn (1968) 15 335 24 116 plus grave est encore à venir: si les Metn sans BH (1968) 14 332 18 950 bureaux arméniens traditionnels ont voté à près de 26%, donnant à la liste gouver- Bourj-Hammoud (1968) 1 003 5 166 nementale de 95 à 97% des suffrages, les bureaux des nouveaux naturalisés ont participé à 70% en moyenne (Bourj- Total Metn (1972) 22 192 21 023 Hammoud 179 participe à 83%) et don- Metn sans BH (1972) 20 254 14 760 nent à la liste de l’opposition des chiffres Bourj-Hammoud (1972) 1 938 6 263 uniformément proches du zéro! Michel Murr obtient à Bourj-Hammoud, toutes communautés confondues, 10 170 voix Moukheiber Abou-Haïdar sur 10 909 suffrages exprimés soit Total Metn (1996) 26 269 30 331 93,2%. Un plébiscite pour le plus adulé de nos hommes politiques! Dans la mon- Metn sans BH (1996) 25 538 20 719 tagne, on ne retrouve des chiffres ana- Bourj-Hammoud (1996) 731 9 612 logues qu’à où 2110 électeurs sur les 2532 inscrits se sont rendus aux urnes, soit 83,33% du corps électoral. Samaha Haddad 2002 électeurs, soit 94,88% des votants, Total Metn (1996) 25 535 30 431 ont apporté leurs suffrages à Michel Murr. Il ne devrait pas être trop difficile Metn sans BH (1996) 24 829 20 892 de retrouver les 739 ignorants de Bourj Bourj-Hammoud (1996)* 706 9 539 Hammoud et les 108 de Bteghrine. Et de les informer qu’ils ont «le meilleur des * à l’exception du bureau 175 non-disponible encore. dirigeants». On croit rêver.

L’ORIEN T-EXPRESS 12 SEPTEM BRE 1996 NORD: UN POTENTIEL D’INATTENDU Après les élections du Nord, il va être très poser avec leurs desiderata. Exeunt donc difficile pour quiconque prétend parler les députés intégristes de la Jama‘a isla- politique au Liban de continuer à tenir un miyya – l’ambassadeur Jones, ravi de discours absolu, dans quelque sens que ce l’éviction de Ali Ammar à Baabda et de la soit. Car la grande leçon de la journée du rupture Amal-Hezbollah dans le Sud, est 25 août, c’est que les situations les mieux tout chagrin depuis qu’il a appris qu’il y verrouillées recèlent un potentiel d’inat- a eu un rescapé de la Jamaa dans le tendu. Akkar. Et bienvenue à Georges Saadé, le Les choses, nous avait-on seriné partout chef phalangiste, qui y croit dur comme (mais pas dans L’O rient-Express), était fer. Après tout, on le lui a promis. courues d’avance: une coalition des Qu’importe après cela l’avis de l’électeur caciques du régime, évidemment pro- tripolitain ou même la réticence de la syrienne, raflerait la mise, tandis qu’une base Frangié qui continue de voir dans les deuxième liste, non moins pro-syrienne, Kataëb l’image de l’ennemi historique. ferait de la figuration intelligente en don- Exit aussi, et malgré les intercessions nant au scrutin l’image, et seulement syriennes, le ministre Omar Meskaoui, l’image, d’une compétition démocra- coupable d’anti-karamisme primaire et tique. Or voilà que l’ainsi nommée pre- de haririsme aggravé. De fait, l’alliance mière liste rate 10 sièges sur les 28 du ponctuelle entre Hariri et les caciques du Nord, que la «deuxième», oubliant de Nord, qu’on avait cru scellée à la faveur faire de la figuration, lui pique haut la de l’inauguration (anticipée) de l’auto- main huit de ces sièges et renverse au pas- route Chekka-Tripoli, a fait long feu. S’il sage pas mal de constantes historiques a réussi à maintenir sur la première liste IBRAHIM TAWIL (un demi-siècle pour certaines) et que, son ministre et ami Farid Makari – élu par-dessus le marché, une troisième liste dans un fauteuil –, l’insistance du chef du graver au fil des ans. On mesure là l’am- s’avise de surprendre tout le monde en gouvernement sur Meskaoui a fait sur pleur du renversement qui vient de s’opé- obtenant deux des dix meilleurs scores du Omar Karamé l’effet d’un chiffon rouge rer à Tripoli. D’autant qu’Ahmad arrive mohafazat. Seigneur, quelle journée! devant un taureau. Du coup, la deuxième assez loin devant Omar. Mais ce n’est Les blasés de tout poil avaient, il est vrai, liste, restée jusque-là dans les limbes, pas la seule avanie que doit subir l’Ef- l’excuse d’être en bonne compagnie. Les refait surface et l’autre Karamé, Ahmad, fendi. De la première liste, il n’aura réussi candidats de la première liste, eux aussi, réintègre le circuit. à faire élire à Tripoli que le maronite se voyaient déjà arrivés les doigts dans le Ancien président du port de Tripoli, Jean Obeid et le sunnite Mohammad nez. Députés sortants pour la plupart, ils Ahmad Karamé est fils de Moustafa, Kabbara, député de «services» archéty- avaient, outre l’atout des services rendus, neveu de Abdel-Hamid et donc cousin pique qui, d’ailleurs, ne lui doit pas le parapluie réconfortant du binôme germain de Rachid et Omar, sans oublier grand-chose et qui le devance même assez Karamé-Frangié, clé de voûte de l’archi- Maan. C’est dire s’il a longtemps souffert largement. Quant au grec-orthodoxe tecture politique du Nord depuis des du mal des branches cadettes. Déjà, au Salim Habib, qu’il avait fait élire en lustres, maintenant appuyé (?) par Issam début des années 50, son père avait 1992, il est laminé par l’ancien député Farès, que l’exemple d’un autre milliar- contesté à Rachid l’héritage politique de Maurice Fadel, avec plus du double des daire reconverti dans la politique a mani- Abdel-Hamid mais il avait été battu par voix. festement galvanisé. Fort de l’appui des deux fois. Le contentieux, naturellement L’humiliation la plus grave pour Omar dirigeants syriens, le trio doit aussi com- passé du père au fils, n’avait fait que s’ag- Karamé vient cependant de son résultat personnel puisqu’il arrive en quatrième position sur les cinq élus sunnites, juste devant Meskaoui (celle-là au moins lui aura été épargnée). Outre le cousin Ahmad et l’ami Mohammad (Kabbara), il retrouve devant lui le jeune Misbah Ahdab, rejeton d’une autre grande famille de la ville et petit-fils de Premier ministre. De la graine de za‘ïm, quoi! Avec ce qu’il faut d’accointances dans la «rue» – les autobus Ahdab, c’est lui –, du bagout, pas mal de courage – il était sur la liste «non agréée» de Boutros Harb –, quelques diplômes de bon aloi et, pour couronner le tout, un physique de gra- vure de mode qui a fait se pâmer les élec- trices de Mina à Tannourine sans parler des faiseuses de roi de Beyrouth qui, déjà,

MICHEL SAYEGH frétillent d’aise.

L’ORIEN T-EXPRESS 13 SEPTEM BRE 1996 La surprise du cheikh

a formidable percée de Boutros Harb, largement favorisée par un vote massif Ce n’est donc pas seulement une révolu- de rejet, vu que l’ancien député avait dû patienter longuement pour se présen- tion de palais. Même si un Karamé L ter sur l’une des deux listes officielles avant de former la troisième liste de la «déci- chasse l’autre, il y a lieu de croire que le sion nationale», est un exemple flagrant de ce que les voix du peuple peuvent maintien de Tripoli sous l’emprise d’une encore accomplir. Les bouleversements ont été nombreux, comme on l’a vu, dans seule famille appartient désormais au un Nord traditionnel où les liens claniques et familiaux configurent le paysage passé. Et cela ouvre bien des horizons, politique. Mais il faut dire que, bien qu’ayant créé des surprises, les résultats du quelles que soient les personnalités qui scrutin de 1996 pour le Nord n’ont pas engendré un changement brutal ou illégi- vont dans l’immédiat tirer profit de l’ef- time dans le personnel politique, étant donné que les nouveaux élus viennent pour facement de la branche aînée des la plupart de milieux traditionnels. Karamé. Boutros Harb fait partie de la vie nordique depuis de nombreuses années, et le fait La branche cadette des Frangié, elle, a eu qu’il ait été livré à lui-même à la dernière minute l’aura finalement servi. Un élan plus de chance. À Zghorta, en effet, les de sympathie et de solidarité allié à un refus collectif du diktat du veto, lui a donné, trois sortants ont été réélus et Sleiman d’après les chiffres obtenus (de source officielle pour les élus et de source officieuse Frangié est celui qui remporte le plus de pour l’intéressé), pas moins de 21 448 voix à Tripoli tandis que Omar Karamé, voix à l’intérieur de son propre caza. décidément mal servi par ces élections, n’en enregistrait que 15 214. Dans le Pourtant, sa position, déjà rudement Koura, il a fait mieux que les trois candidats du caza, remportant 13 014 votes, éprouvée dans la négociation avec Issam alors que Farid Makari en recueillait 9135, Nicolas Ghosn 7667 et Fayez Ghosn Farès, a été assez substantiellement 6805. À Bécharré de même, Harb a scoré à 6 788, contre 5700 à Kabalan Issa al- ébranlée. D’abord parce que la réédition Khoury et 3772 à Gebran Tok. À Zghorta, il a obtenu 10 429 voix, moins que à l’échelle du mohafazat de l’excellente Sleiman Frangié, qui est à 14 370, mais pas très loin de Nayla Moawad, à 11 496, prestation de Nayla Moawad, première et devant Estéphan Douaihy à 8740. Le vote de rejet ne s’est pas seulement confiné en nombre de voix en 1992 toutes com- aux cazas chrétiens puisque 13 048 personnes de Minyé-Dennyé ont voté en sa munautés confondues et première parmi faveur, pendant que le candidat local Jihad Samad, également élu, n’en réunissait les candidats chrétiens en 1996, combi- que 11 011. Dans sa région de Batroun, Boutros Harb, avec 13 437 voix a pro- née au chiffre de Issam Farès (visiblement bablement bénéficié, en plus, d’une rivalité entre les partisans des deux candidats proportionnel à celui de ses dépenses) et de la liste de la «solidarité nationale» Sayed Akl, réélu avec 7327 et Georges Saadé, au raz-de-marée en faveur de Boutros battu à 6422. Harb ne lui permettent plus guère de se Comme on le voit d’après ces comparaisons, c’est la circonscription dans son poser à l’avenir en leader des chrétiens du ensemble qui a réagi en faveur de Boutros Harb, qui caracole en tête de liste dans Nord. Ensuite, parce qu’il n’a pas réussi presque tous les cazas. Les calculatrices ont beau avoir des ratés et chiffrer à à protéger ses alliés, anciens ou nou- 99 782 le total des suffrages que Harb a obtenus (alors que si l’on additionne le veaux: dans le Akkar, le sortant Karim nombre, caza par caza, on obtient 106 799 voix), il n’empêche que le message Racy, son cousin germain, a été large- lancé par les électeurs est bel et bien passé. ment battu par Riad Sarraf, l’autre sor- TAMIMA DAHDAH tant (de la deuxième liste); dans le Koura, le sortant Fayez Ghosn, qui a hérité de son beau-père Bakhos Hakim la condi- Georges Saadé, à Batroun, non seulement donné par ses colistiers, sa défaite devant tion d’homme lige des Frangié, a été il est battu, très largement par Boutros Boutros Harb résulte aussi d’une volonté devancé par Nicolas Ghosn – encore une Harb et confortablement par Sayed Akl, de l’électorat nordiste, chrétien comme affaire de cousinage – tout en étant mais surtout les voix Frangié à Zghorta musulman, de sanctionner la politique quand même élu au détriment d’un autre lui ont cruellement manqué. des vieux Kataëb, associée à la guerre sortant, le PSNS Salim Saadé – ça, c’est Le cas de Georges Saadé illustre sans dans l’imaginaire collectif, aussi bien que une consolation pour Frangié; quant à doute le mieux le phénomène du pana- la bien curieuse rédemption damascène chage. Que ce soit le tachtib réactif (le des «nouveaux» Kataëb. En la matière, fait de barrer un ou des noms) ou le tach- on s’aperçoit que la notoriété du candidat kil volontariste (le fait pour l’électeur de facilite le panachage, négatif pour Saadé, composer une liste de son cru), le pana- positif pour son compétiteur Harb. De chage est apparu comme l’arme ultime de surcroît, ce dernier a bénéficié, par un la liberté. Celle des candidats face aux effet boomerang du veto syrien, d’un parrains qui ont imposé des alliances mouvement de sympathie spontanée. Il indéfendables (Frangié-Karamé avec G. faut croire que l’opinion publique n’a pas Saadé, par exemple), celle des électeurs tenu rigueur à Harb de ses allées et qui ont pu ainsi sanctionner les candidats venues à Damas et de ses efforts désespé- (G. Saadé encore) ou les récompenser, et rés pour intégrer la première puis la même défier l’ordre établi. Parfois, toutes deuxième liste, avant qu’il ne se décide à ces motivations vont de pair (derechef G. former la sienne propre, pas plus qu’elle Saadé). Car si l’échec du dirigeant pha- ne lui en a voulu de jouir de l’appui langiste devant Sayed Akl peut être déclaré du chef de l’État, un appui qui, imputé à un mot d’ordre de panachage ailleurs, fut souvent pénalisant. NAIM ASSAFIRI

L’ORIEN T-EXPRESS 14 SEPTEM BRE 1996 Il reste que ni la sympathie agissante du Zghorta devant le candidat alternatif, Hbouss l’est incontestablement puisque président Hraoui pour Harb, ni la neu- bien que ce dernier ait obtenu des voix dès la deuxième législative organisée tralité des différents services à son égard, dans le clan Frangié proprement dit, y depuis l’affectation de deux sièges aux ni ses relations assez chaleureuses avec le compris parmi les proches de son petit- alaouites, c’est un candidat de cette com- président du Conseil n’autorisent à cousin Sleiman. Pour ce dernier, c’est munauté qui obtient, et de loin, le plus contester ou à négliger l’ampleur et la l’une des rares petites satisfactions de la grand nombre de voix dans l’ensemble du signification du phénomène. Celui-ci a journée électorale: il a pu neutraliser l’hé- Nord. Hasard toléré ou manipulation? d’évidence valeur de condamnation de ritier politique de la branche aînée des La logique conspirationniste si prisée au l’ordre établi, dont les perversions sont Frangié, écartée du cercle de décision Liban tend évidemment vers le deuxième particulièrement visibles au Nord. Il depuis qu’un grave accident de santé a choix. Si tel était le cas, ce serait tout sim- signale aussi la vigueur d’une fibre natio- interrompu la carrière de Hamid qui, plement magistral. Scénario possible pour nale qui ne demande qu’à s’exprimer, avant son frère Sleiman, le futur prési- intelligence supérieure et politique non même si elle reste assez primaire puis- dent, fut le vrai patron du Nord chrétien primaire: qu’incapable de se porter sur plus d’un en même temps qu’un homme d’État de Prologue: le député alaouite sortant de candidat. la grande école. Et comme si cela ne suf- Tripoli n’est autre que Ali Eid, un chef de Car d’autres personnalités que Harb sem- fisait pas, à l’heure de la publication des milice qui par ses exactions pendant la blaient mériter un traitement similaire de résultats, Samir Frangié se verra privé guerre s’est fait détester de toute la popu- la part des électeurs. La méritoire opposi- sans raison apparente plus de 13 000 lation sunnite de Tripoli. tion parlementaire de Mikhaël Daher, qui voix sur les 44 000 que les résultats par- Séquence 1: Ali Eid se représente, et sur la l’a conduit à voter contre la prorogation tiels publiés par différents HASSAN ASSAFIRI du mandat présidentiel, puis contre le médias lui donnaient jusqu’à projet de loi électorale et, tout récem- la veille (voir notamment le ment, à être l’un des initiateurs de la sai- N ahar des 27 et 28 août). Il sine du Conseil constitutionnel, l’habili- reste que, même amputé, ce tait a priori à réveiller la fibre opposante score constitue un encoura- des citoyens du Nord. Mais l’ex-futur geant test de popularité gran- président est visiblement encore deur nature pour un candidat condamné à porter la croix de cette dépourvu de moyens matériels phrase malheureuse qu’il n’a même pas (coût de la campagne: 73 000 prononcée lui-même: «Daher ou le dollars) et privé d’alliances chaos» (Richard Murphy, septembre électorales autres que celle 1988). Une certaine usure d’image a sans avec le communiste Ghassan doute joué aussi, d’autant qu’«on» avait Achkar dans le Akkar. choisi pour l’affronter un homme neuf en Ces manipulations des la personne de Fawzi Hobeiche, un des chiffres, effectuées en dernière plus hauts fonctionnaires de l’État, com- minute, ne sont pas le lot du mis in extremis par le président de la seul Samir Frangié. Chez Bou- République à la tâche de faire payer à tros Harb également, on Daher son affront du vote anti- constate une disparité de près prorogation et que maintenant on dit de huit mille voix entre la appelé (par qui?) à une destinée présiden- somme des résultats partiels engrangés première liste. Les Tripolitains en font tielle. Pour le jour où ce sera «Hobeiche par les scrutateurs et le total officiel. déjà leur deuil. ou le chaos»? Mais, à l’exception peut-être de Boutros Séquence 2: on déniche en dernière Le mouvement de sympathie qui a man- Succar, donné gagnant à Bcharré avant minute, Dieu sait comment, un citoyen qué à Daher a également fait défaut à d’être finalement battu par le sortant alaouite fort civil dont la famille est ins- Samir Frangié qui, pourtant, fut le seul Kabalan Issa al-Khoury, de telles mani- tallée de longue date au Liban. On se hâte candidat au Nord à réclamer explicite- pulations se sont limitées à une modifica- de l’intégrer à la deuxième liste. C’est ment le rééquilibrage des relations tion de la hiérarchie entre les candidats Ahmad Hbouss, industriel établi au libano-syriennes. Il est vrai que le fils de élus ou bien entre les candidats malheu- Canada et engagé dans de nombreuses Hamid Frangié ne se présentait plus pour reux et n’ont pas été employées pour affaires avec les pays du Golfe. Tout pour gagner mais pour poser les jalons d’une changer la tendance générale des urnes et plaire dans le Liban – et la Syrie – de «troisième voie». Après que les pressions, intervertir vainqueurs et vaincus. Il est 1996. syriennes ou locales, eurent commencé à particulièrement remarquable, en tout Séquence 3: la rumeur commence à cou- s’intensifier sur toutes les personnalités cas, qu’en dépit de toutes les rumeurs rien rir que le candidat Hbouss est parfaite- susceptibles de s’allier à lui et sur sa n’ait été fait ou n’ait pu être fait pour sau- ment agréé par les Syriens et que ces der- propre équipe, il comprit, en effet, qu’il ver le dirigeant du Baas à Tripoli, Abdal- niers n’en feront pas une affaire si Ali Eid ne lui serait donné que de mener une lah Chahal, ou les autres candidats très est battu. bataille de principe et constitua sa liste en proches de Damas, comme les PSNS Séquence 4: comme un seul homme, tous conséquence, avec essentiellement des Salim Saadé et Abdel-Nasser Raad. se précipitent sur l’occasion: sunnites de intellectuels et des militants associatifs Il est vrai que les dirigeants ont été suffi- Tripoli, maronites de Zghorta et de comme Nawaf Kabbara à Tripoli. Mais samment gratifiés par le succès sans pré- Batroun, grec-orthodoxes du Koura... même cette ambition modeste était de cédent d’Ahmad Hbouss pour se per- Séquence 5: 123 142 voix! trop, surtout dans sa propre ville. Le sys- mettre d’essuyer des pertes de face Qui a dit que la politique a perdu de son tème Marada veillera à verrouiller ponctuelles. Historique, le score de piquant?

L’ORIEN T-EXPRESS 15 SEPTEM BRE 1996 BEYROUTH: LES RATÉS DU ROULEAU COMPRESSEUR

AFIC H ARIRI AVAIT PLACÉ LA BARRE mentés le 18 août. À quoi il faut ajouter les RTRÈS HAUT. Comme Murr dans le spécificités beyrouthines: contrôle de la Metn, il avait annoncé haut et fort que les «rue» et incitations diverses, grâce à un dix-sept candidats de sa liste passeraient «budget promotionnel» pharaonique. tous, ce qui aurait dû signifier entre autres la Cet ensemble de mesures est loin d’avoir été chute de Najah Wakim. Et comme Murr, il inefficace. On le voit au tir groupé obtenu avait laissé entendre que lui-même dépasse- au final par les candidats de la liste Hariri, rait de très loin ses rivaux, à supposer qu’ils très proches les uns des autres, surtout ceux soient élus – certains de ses proches par- qui courent dans la même catégorie. Ainsi laient d’une avance de cinquante mille voix. par exemple des quatre sunnites (autre que De ces deux points de vue, le résultat pour le chef de liste) et des Arméniens. En la lui est mitigé. Car, en dépit de l’indéniable matière, l’apport personnel de chaque can- succès que constitue la victoire de quatorze didat est limité à l’extrême, il ne sert qu’à des dix-sept candidats de la liste Hariri, le déterminer leur ordre d’arrivée, avec des dif- chef du gouvernement n’a ni réussi à élimi- férences entre eux qui ne dépassent jamais ner Najah Wakim ni pris sur Salim Hoss quelques centaines de voix. Il est vrai que le l’avance annoncée. choix de ses colistiers par le président du Pourtant, la machine Hariri n’avait pas Conseil n’a pas semblé déterminé par leurs lésiné sur les moyens. Là encore, le parallèle compétences propres, leurs options poli- avec Murr s’impose. Dans les deux cas, la tiques ou leur popularité supposée. À l’ex- WISSAM M O USSA liste du pouvoir a contracté alliance avec le ception de Salim Diab, le patron du club demain, ont éclipsé Saadeddine Khaled et Tachnag et les autres partis arméniens, en Ansar, et, dans une moindre mesure, de Mohamed Amin Daouk donnés pour cer- misant sur le vote bloqué comme principal Baha’ Itani, cités depuis des mois parmi les tains depuis des semaines? moyen de devancer les listes rivales. Hariri y haririens incontournables, c’est un peu le jeu Ces manières cavalières ont peut-être été a fait explicitement appel, en faisant l’éloge des chaises musicales qui a servi à sélection- dictées, dans un cas ou deux, par les du vote arménien tel qu’il avait été pratiqué ner les candidats de la liste, surtout les contraintes syriennes. Elles ne sont pas dans le Metn – ce qui explique qu’il n’ait pas musulmans. Si l’on peut, à la limite, trouver moins cohérentes avec le comportement cherché à se distancer de son ministre de une raison politique au choix du druze Kha- général du chef du gouvernement, désireux l’Intérieur après le scrutin du Mont-Liban. led Saab, un proche de Walid Joumblatt, et de donner au scrutin le caractère d’un plé- Dans les deux cas aussi, le vote des naturali- du chiite Hussein Yatim, voulu par Nabih biscite personnel. Elles sont également en sés a fait l’objet d’un contrôle étroit destiné Berry, il n’empêche que leur cote à la bourse harmonie avec son attitude délibérément à garantir un report massif et exclusif de ces des candidats à la candidature n’est montée arrogante à l’égard de Salim Hoss et Tam- voix «fraîches». Dans les deux cas, enfin, on en flèche que la veille de la publication de la mam Salam, déstabilisés par le débauchage a assisté à un blitzkrieg de dernière minute liste. Idem pour le deuxième chiite, Hassan de leur colistier respectif, Béchara Merhej et contre les scrutateurs des concurrents, Sabra, qui a évincé in extremis Hassan Michel Sassine – débauchage d’ailleurs très même si la démarche suivie à Beyrouth pour Mansour comme Ibrahim Chamseddine. Et provisoire pour ce dernier aussitôt pris que circonvenir ces délégués a été plus soft que que dire des sunnites Adnan Arakji et lâché – et invités tous les jours à se rendre les enlèvements et les séquestrations expéri- Muhieddine Doughan qui, du jour au len- compte qu’ils ne couraient pas dans la

MICHEL SAYEGH même catégorie que lui. Pire encore, que celui des deux qui serait élu ne devrait son éventuelle élection qu’à la bonté qu’a eue Hariri de leur lais- ser la sixième place sunnite vacante. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que cette prétention, servie par une propagande disproportionnée, n’a pas été approuvée par les élec- teurs. Compte tenu de la longueur d’avance avec laquelle il partait grâce aux naturalisés et aux partis armé- niens (quinze mille voix pour l’esti- mation la plus conservatrice), Hariri peut difficilement interpréter la pre- mière place ainsi acquise comme un mandat populaire. Contrairement au thème central de sa campagne, le nouveau député devra accepter l’idée que le leadership de Beyrouth reste partagé. Avec Salim Hoss qui, en ne

L’ORIEN T-EXPRESS 16 SEPTEM BRE 1996 WISSAM M O USSA WISSAM M O USSA comptant pas le bloc monolithique de voix percevoir comme un politique, et encore ministre). Et, pour couronner le tout, un arméniennes, reste la référence sunnite de plus à agir comme un leader, et Wakim, qui manque certain de moyens matériels a péna- Beyrouth, même s’il n’a pu faire bénéficier considère encore que l’invective peut tenir lisé les listes de Hoss et Wakim, face à un sa liste de l’aura particulière qui l’entoure lieu de programme, elle n’a pu mobiliser que adversaire qui n’a aucun plafond de dans la rue beyrouthine et qu’il va se retrou- de manière réactive. Insuffisamment en tout dépenses. ver quelque peu isolé au Parlement. Et, plus cas pour atteindre à une taille critique qui Quoi qu’il en soit, le revers de prestige, qui grave encore, avec Najah Wakim, d’autant puisse annuler les effets des abus de pouvoir. explique qu’on faisait grise mine à Koreytem plus revigoré qu’il se sait rescapé d’une exé- Encore qu’il faille rappeler que le chiffre de dimanche soir, n’empêche pas que Hariri cution politique en bonne et due forme. 31% de participation n’est pas aussi aura désormais davantage de moyens pour Que Hoss et Wakim aient sauvé leur siège médiocre qu’on l’a dit s’agissant de Bey- modeler le visage politique de Beyrouth. haut la main ne saurait pourtant être consi- routh. La capitale a, en effet, toujours moins Compter dans son bloc parlementaire la déré comme un succès de l’opposition. voté que les provinces: 24% en 1964, 33% majeure partie des députés de la capitale, si Celle-ci a payé clairement le prix de sa divi- en 1968 (malgré la bataille très mobilisatrice insignifiants soient-ils, lui sera fort utile, en sion et souffert d’une absence de vision. entre Helf et Nahj cette année-là) et 42% en particulier, pour assurer le passage du projet Entre un Hoss, qui a toujours du mal à se 1972 (mais Saëb Salam était Premier Solidere à l’étape supérieure.

SENS UNIQUE VOUS VOYEZ, malgré tout ce que vous vous êtes évertués à la société qui sont les nôtres, il était possible, en un « inventer, accuser, vilipender... nous avons eu la majorité dimanche comme en cinq, de tout changer: les hommes, les du scrutin. Le peuple est avec nous» ont dit les premiers. femmes et le pays? «Vous voyez, c’était tout truqué d’avance. C’est une masca- Fallait-il pour cela ne rien faire? ou faire avec? rade, une grosse blague et vous vouliez qu’on participe au Quelque chose s’est passé dans le Metn le 18 août et dans le vote??!» se sont exclamés les seconds. Nord le 25 qui nous permet de répondre, soulagés et heu- Ils n’ont pas l’air de dire la même chose mais ne vous y reux: Non! trompez pas, ces gens-là, de toute manière, sont toujours La route est longue, l’infini est au bout. d’accord, sur un point au moins: c’est qu’ils ont raison. Que ceux qui n’ont jamais espéré malgré tout, hurlé contre Quoi qu’il arrive, quoi qu’il se passe, quoi qu’ils disent, ils tous, lutté avec leurs dents et leurs cœurs... la ferment! n’ont pas d’états d’âme, pas l’ombre d’une hésitation, pas un Pendant quinze ans ils ont craché des slogans, ânonné des seul sursaut de scrupule. Ce sont des hommes et des femmes hymnes, vomi leurs haines, dressé leurs barrages et aujour- de «principes» et donc... ils retombent toujours sur leurs d’hui ils trouvent inconcevable qu’on ne leur offre pas sur un pieds. plateau d’argent made in artisanat libanais, un pays où ils Veinards! soient les seuls à avoir le droit de prendre tous les sens inter- Mais quand donc aviez-vous compris de notre discours que dits sinon ils interdisent tout sens à tout, et à tous. nous croyions à la lune ici et maintenant? Comment donc Ben voyons! avez-vous pu imaginer que nous ayons un instant pu croire qu’en 1996 avec les ministres, le fric, les présidents et... oui, MONA DAOUD

L’ORIEN T-EXPRESS 17 SEPTEM BRE 1996 PHOTO

On aura fini par le comprendre, M. Hariri est le plus fort, le plus beau et le Plein plus riche. Il sera donc le plus grand. Au moins pour la façade. Et question façades, il sait faire et on est servi, encore qu’on n’en demandait pas tant. Mais, au moins, maintenant on aura reçu le message: l’avenir sera gigan- tesque, à défaut d’être rose. les yeux J. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 18 SEPTEM BRE 1996 L’ORIEN T-EXPRESS 19 SEPTEM BRE 1996 Enjeux et suprises (suite) SUD (8 septembre)

Habib Sadek qui revêt le plus de relief. Bien qu’élu sur la liste de Berry en 1992, Sadek s’est très vite révélé comme le contempteur le plus virulent du chef du Législatif, tout comme il avait été l’un des adversaires les plus résolus de Kamel al-Assaad, dans les années 60 et 70. Compagnon de route du Parti commu- niste dont il s’est maintenant éloigné, c’est l’une des figures intellectuelles les plus respectées au Sud. Mais c’est aussi l’un des principaux opposants aux dérives du pouvoir: après avoir voté contre la prorogation du mandat prési- dentiel, il s’était opposé au projet de loi électorale et avait été l’un des artisans de la saisine du Conseil constitutionnel. Dépourvu de moyens matériels, Sadek peut néanmoins compter sur une authen- IPA tique popularité – déjà en 1972, il avait failli être élu mais fut mis en échec par les NL’OUBLIE TROP SOUVENT: le carac- deux circonscriptions, c’est du pareil au manœuvres du pouvoir. Il devrait égale- O tère hybride de la loi électorale ne même. En revanche, ça ne l’est pas pour ment bénéficier d’un report mutuels de répond pas seulement aux désirs de Berry s’il veut (et il le veut) préserver la voix avec le Hezbollah et peut-être même Walid Joumblatt, mais aussi de Nabih baronnie qu’il s’est taillée durant les avec Kamel al-Assaad, qui se présente Berry. L’excuse officielle invoquée pour années 80. Un découpage en deux cir- cette fois-ci avec plus d’humilité qu’en justifier la réunion des deux mohafazats conscriptions l’affaiblirait considérable- 1992. Et à Saïda, l’appui de Moustafa du Sud et de Nabatieh en une seule cir- ment tant vis-à-vis du sidonien Hariri Saad lui est acquis. conscription électorale, à savoir l’occu- que du vote chrétien. En outre, la cir- Mais si la campagne de Sadek est emblé- pation israélienne, résiste difficilement à conscription élargie permet de noyer les l’examen; on ne voit pas par quel biais oppositions résiduelles à l’hégémonie elle justifie cette exception électorale. d’Amal dans un ensemble humain que Puisque, de toute façon, les bureaux de seul peut encadrer et contrôler un parti vote destinés à la population de ces de masse à l’échelle du mouvement de régions sont installés ailleurs, une ou Berry, qui reste dans une large mesure une milice. La question était d’autant plus vitale pour le chef du Législatif que, Sud de résiduelles, les oppositions deviennent (23 députés) virulentes. Ses manières de «nouveau bey» acquises au cours de ces quatre ans Saïd a lui attirent, en effet, des inimitiés gran- 2 sièges pour les sunnites dissantes, y compris et surtout chez ceux «Pour le changement démocratique» Zahrani qui avaient cru que la participation d’un C’est le slogan du député Habib Sadek 2 sièges pour les chiites leader chiite au pouvoir mettrait automa- qui se représente comme candidat 1 siège pour les grecs–catholiques tiquement fin au hurmân, cette condition indépendant aux législatives dans le Jezzine déshéritée que l’imam Moussa Sadr Sud. La manière dont il mène sa cam- 1 siège pour les grecs–catholiques n’avait eu de cesse de dénoncer. pagne est en tout cas tout à fait cré- 2 sièges pour les maronites Mais l’étendue de la circonscription dible en regard des idées qu’il défend. Tyr pourrait aussi avoir un effet contraire, Y a-t-il plus démocratique en effet que 3 sièges pour les chiites comme dans le Nord, pour que les diffé- de vouloir représenter les intérêts du Nabatiyé rentes oppositions réussissent à poser des peuple sans être nécessairement le 3 sièges pour les chiites passerelles entre elles, à défaut d’une Négus en personne? La démarche a au Bint-Jbeil alliance en bonne et due forme. Pour moins le mérite d’être claire: un ticket 3 sièges pour les chiites l’heure, l’opposition s’incarne dans trois à 1000 LL pour financer la campagne Marjeyoun-Hasbaya types de forces: des indépendants comme au lieu d’une place dans une liste offi- 3 sièges pour les chiites Habib Sadek et Saïd al-Assaad, l’ancien cielle. Pour Habib Sadek, le procédé 1 siège pour les sunnites bey naguère tout puissant, Kamel al- n’est d’ailleurs pas nouveau, il l’avait 1 siège pour les grecs–orthodoxes Assaad et, bien entendu, le Hezbollah. expérimenté en 1972. Sauf qu’à 1 siège pour les druzes À l’échelle nationale, c’est le combat de l’époque le ticket valait une livre!

L’ORIEN T-EXPRESS 20 SEPTEM BRE 1996 matique de la lutte de l’opposition parle- montent dans l’appareil. Mais, depuis la mentaire – il entretient des liens de soli- rupture des négociations avec Amal, le BÉKAA darité aussi bien avec Najah Wakim parti a décidé d’engager dans la bataille qu’avec Salim Hoss ou Nassib Lahoud – son numéro deux, cheikh Naïm Kassem, (15 septembre) à l’échelle régionale, c’est surtout le deve- ce qui est une première. En 1992, les diri- nir du Hezbollah qui intéresse les obser- geants effectifs étaient restés à l’écart des ORNE PLAINE. Si l’urne est bien vateurs, l’ambassadeur américain au pre- élections. C’est dire si le parti prend au M pleine, nulle onde n’y bout. Vous mier chef. sérieux l’épreuve de force qui l’oppose à avez dit élections? Ici, les choses sont Dans sa tête de mathématicien, l’ambas- Amal. claires, d’autant plus que la Békaa expé- sadeur Jones a posé une équation simple: Mais, par-delà la rivalité intrachiite et la rimente pour la première fois l’élection Liban + Syrie – Hezbollah = le meilleur détermination de Nabih Berry à mono- sur la base du mohafazat. En dehors de des mondes et Monsieur Berry ne man- poliser la représentation politique de la l’inconnue Hezbollah qui, comme au quera pas d’y pourvoir. S’il le peut. Car communauté, les ambitions électorales Sud, dépend d’impératifs régionaux, l’échec du compromis entre les deux par- du Hezbollah sont d’abord fonction des aucun enjeu local n’apparaît. À Zahlé, la tis de masse de la communauté chiite a calculs régionaux de la Syrie. En prenant marge de manœuvre d’Elias Skaff reste pour corollaire que les ambitions du la responsabilité, au début du mois obérée par l’ombre du président. La d’août, de faire éclater au grand jour le réconciliation entre ce dernier et son contentieux électoral avec Amal, la direc- neveu, le député sortant Khalil Hraoui, tion du Hezbollah ne faisait d’ailleurs scellée à l’occasion de la prorogation du que renvoyer le dossier à l’échelon supé- mandat présidentiel a mis la famille à rieur, celui de la négociation syro-ira- l’abri des dissensions qu’elle avait kiennes. En l’occurrence, cela ne paraît connues en 1992. Aucun de ses enfants pas un gage de succès dans la mesure où n’étant candidat, le président a même pu la Syrie est aujourd’hui désireuse de com- se poser en exemple de neutralité. Ce qui plaire aux États-Unis sur le dossier de ne l’a pas empêché de promouvoir la can- «l’intégrisme». La mobilisation d’une didature de son ami et avocat, le ministre coalition Hariri-Joumblatt-Berry- Chawki Fakhoury, battu en 1992 mais Hobeika pour faire échouer Ali Ammar à qui sera, selon toute probabilité, élu cette Baabda le montre assez et le satisfecit année. américain exprimé par l’ambassadeur Pour les sièges de la Békaa-Ouest, pas de Jones encore plus. surprise à prévoir non plus. Sauf Il reste que l’échec d’une éventuelle inter- impromptu, les sortants devraient être cession iranienne ne serait pas la fin du reconduits. monde pour le Hezbollah. Fort d’une Enfin, pour ce qui est de Baalbeck-Her- implantation multidimensionnelle dans mel, il semble qu’il sera donné à Hussein le tissu humain du Sud, il pourrait même Husseini de réparer en apparence l’af- IPA trouver dans ces élections difficiles l’oc- front de 1992 puisqu’il devrait être en Hezbollah ne pourront être limitées sur casion attendue par nombre de ses cadres tête de liste. Mais l’ancien président de la table des négociations et que c’est le pour accentuer sa mutation vers un statut l’Assemblée ne retrouvera pas pour terrain qui tranchera. Or, quelles que d’opposition mieux tranché. autant son influence, comme tend à l’in- soient les possibilités de fraude, le Hez- diquer le fait qu’il bollah dispose de la logistique et des n’aura pas voix au cha- cadres de mobilisation qui lui permettent Békaa pitre dans la désigna- de peser sur la consultation. Et cela, (23 députés) tion des colistiers. En d’autant plus aisément que les dirigeants particulier, son allié de longue date, Albert du parti savent à quoi s’en tenir sur le Zahlé Mansour, reste frappé sentiment populaire dans le Sud, au 2 sièges pour les grecs–catholiques d’interdit. Quant au détail près. 1 siège pour les grecs–orthodoxes Hezbollah, il devrait Depuis des mois, ils ont eu l’occasion de 1 siège pour les maronites perdre ses députés non plancher sur un sondage grandeur 1 siège pour les chiites chiites. nature, en fait plutôt un rencensement 1 siège pour les arméniens orthodoxes Cet ordonnancement qui leur donne, village par village et 1 siège pour les sunnites presque parfait reste quartier par quartier, une radiographie Békaa Ouest – Rachaya cependant théorique. des appartenances partisanes, graduée 2 sièges pour les sunnites Pour peu que la brèche pour tenir compte du degré d’engage- 1 siège pour les chiites ouverte dans le Nord ment des citoyens au profit de telle ou 1 siège pour les druzes soit élargie dans le Sud, telle faction. Et c’est sur la base de ce 1 siège pour les grecs–orthodoxes l’onde pourrait se recensement, probablement plus complet 1 siège pour les maronites remettre à bouillir. que les sondages de la Sûreté générale, Baalbeck – Hermel que le Hezbollah a réclamé une augmen- 6 sièges pour les chiites tation de son quota de députés de deux 2 sièges pour les sunnites (Mohamed Raad et Mohamed Fneich) à 1 siège pour les maronites trois. Le nouveau siège était censé être 1 siège pour les grecs–catholiques dévolu à Ali Fayad, l’un des hommes qui

L’ORIEN T-EXPRESS 21 SEPTEM BRE 1996 hor s-j eu PAU L AC H KAR

HAQUE FOIS QUE SE RAPPROCHE encore un phénomène de pou- CL’ÉCHÉANCE D’UN ÉVÉNEMENT voir, mais ce serait de l’aveugle- D’AMPLEUR NATIONALE comme le Haute ment de n’y voir que cela. En jugement de l’affaire de l’église de quatre ans, ceux-là et d’autres Zouk ou l’adoption de la loi électo- ont agi, se sont affermis, ont rale ou encore son examen de pas- gagné «leur» popularité. Leur sage devant le Conseil constitution- tension genre de popularité, bien sûr, nel, il y a comme une tension qui se avec ses mœurs et ses tics, mais répand en ville et arpente les villages. C’est comme si tout le pays s’arrêtait pour ne plus penser qu’à ça, pour émettre des jugements péremptoires sur ce qui va se passer, pour déduire Le Parlement 1996 annoncera des conclusions qu’il croit savoir déjà prises d’avance. Et la naissance d’une majorité même si le lendemain, la Haute Cour ou l’opposition parle- mentaire ou le Conseil constitutionnel ont fait chacun leur parlementai r e for mée d’un noyau boulot honorablement (dans l’actuel rapport de forces), le et d’une galaxi e de satelli tes citoyen volatil n’a même plus la capacité de se réjouir, sans parler de celle de reconnaître qu’il s’est trompé. Que fait-il? ils n’en demandent pas plus. Quatre ans encore et ils seront Il oublie la tension de la veille. Pour un mois en moyenne, le paysage. Partout mais plus encore en Orient, le paysage est jusqu’à ce qu’un autre événement d’ampleur nationale soit façonné par le pouvoir et le temps. La classe politique qui de nouveau à l’ordre du jour. pleure aujourd’hui un âge d’or perdu n’était pas immémo- riale. Elle avait été, elle aussi, implantée en d’autres temps CETTE TENSION, SUBITE COMME UN ACCÈS DE FIÈVRE ET CAPABLE par d’autres mandataires. DE S’EFFILOCHER sans autre forme de procès, le pouvoir a affiné l’usage qu’il pouvait en faire. Objectivité oblige, force LE PARLEMENT DE 1996 VA MARQUER LA VÉRITABLE NAISSANCE est de reconnaître qu’il est aussi passé maître dans l’art de DE LA CLASSE POLITIQUE DE TAËF, de Taëf II diront les puristes consommer le temps: observez la léthargie de la cigale avec raison, qui est une synthèse de l’accord de Taëf et de inconsciente à débattre de la loi électorale des mois durant l’accord tripartite. Mais peu importe d’avoir raison. Le nou- puis méditez sur la farouche détermination du scorpion à veau Parlement annoncera la naissance – pour la première confirmer les dates anciennement prévues sans convoquer les fois depuis le début de la guerre – d’une majorité parlemen- collèges électoraux malgré la consultation constitutionnelle. taire faite d’un groupe-noyau, formé de godillots mais qui Mais il y a plus encore: la froide capacité du pouvoir d’arti- seront en symbiose avec le projet central, et d’une galaxie de culer sa tension sur la nôtre, telle qu’il l’a exercée lorsque les groupes satellites (Berry, Joumblat, Murr, PSNS, Tach- «trois» de Paris (sans compter le Amid) ont voulu jouer au nag...). Pour forger ce groupe-noyau, pour introniser les poker menteur avec lui, lorsque les oppositions de Beyrouth chefs des groupes satellites, il a fallu raccourcir des têtes. ont cru pouvoir se divertir au jeu du chat et de la souris Heureux ceux qui, de leur propre chef, avaient décidé de quand Hariri a fait mine de se désister avant d’annoncer sa n’en faire pas partie. Dans le système clientéliste libanais décision de prendre d’assaut la capitale. Le pouvoir pousse entièrement organisé et tendu autour du pouvoir, les sirènes même la cruauté jusqu’à intégrer ses actes aux nôtres. Oui, vont devenir stridentes, et les Ulysse capables de leur résister nos actes. Sinon, pourquoi un klaxon hier interdit serait-il risquent d’être des spécimens rares. aujourd’hui encouragé s’il ne devait perturber le sommeil En ce sens, la victoire d’un Nassib Lahoud et plus encore d’un juste comme Moukheiber? Pourquoi tabassait-on hier celle d’un Boutros Harb sont le produit de réactions popu- un jeune qui collait une vignette alors que les forces de sécu- laires plutôt que d’actions politiques. Elles démontrent seu- rité veillent aujourd’hui sur des cortèges portant des por- lement ce qui aurait été possible, ce qui est possible, si l’op- traits du général Aoun ou sur des meetings renvoyant dos à position était au même stade que le pouvoir. Bien que le dos le pouvoir et l’opposition? Au moins le temps des élec- nouveau Parlement soit encore plus monocolore que le pré- tions, le pouvoir a l’intelligence d’intégrer le bon usage qu’il cédent, il ne suffira plus d’avoir des couleurs pour s’y faire peut faire du boycott. Suprême générosité: le pouvoir veut remarquer. En termes de programme, il faudra proposer bien même agir de sorte à donner raison au boycott! aux citoyens autre chose que des protestations et des slogans creux. Mais le véritable enjeu se situera en termes d’organi- CETTE TENSION DU CITOYEN, CES TACTIQUES ÉLECTORALES sation: dans un Parlement où les commissions vont mainte- CYNIQUES révèlent certes la fragile légitimité de l’image que nant être trustées par le pouvoir exécutif, où l’assemblée plé- dégagent les responsables, mais se contenter de cette consta- nière va devenir une courroie de transmission d’une grande tation n’aide pas à rendre compte de la capacité d’intégra- efficacité, l’opposition, pour exister, devra retrouver le cor- tion du pouvoir pris dans son ensemble. Entre 1992 et 1996, don ombilical du travail politique extra-parlementaire, un réseau d’intérêts s’est tissé, a pris racine, a étendu sa toile, domaine abandonné par les députés depuis le début de la et il ne sert à rien de crier au loup ou de se contenter de sor- guerre. La demande existe, reste à trouver la tension capable tir les calicots. La victoire d’un Murr ou d’un Hobeika est de produire l’offre.

L’ORIEN T-EXPRESS 22 SEPTEM BRE 1996 ersion vfrançaise U ne pr esse à deux temps

EPUIS QUELQUES ANNÉES, Au demeurant, les contradic- D un personnage sorti tout tions internes au magazine droit d’un roman de Dickens a n’ont pas peu contribué, sur- trouvé sa place dans la littéra- tout durant les années 80, à lui ture américaine: c’est le jour- donner un goût piquant. naliste anglais de caniveau qui, Aujourd’hui, les disputes au pour une poignée de cents, a sein du N ew Republic sont quitté Fleet Street pour les d’un autre genre, et elles États-Unis. Dégageant de la feraient bien l’affaire de l’En- page de forts relents de quirer. C’est ce que montre whisky, de transpiration et de Marjorie Williams dans soufre, il est là pour pousser en Vanity Fair (août 1996). Ima- avant impitoyablement des ginez un peu le scénario: le intrigues qui tournent autour political editor, un jeune de l’élucidation d’un scandale Anglais ouvertement homo- scabreux. sexuel et très en vue (pour C’est pourtant un Écossais gri- avoir été photographié par sonnant et bien mis qu’on voit Annie Leibovitz) se trouve en interrogé par John Kennedy Jr, guerre contre son homologue le rédacteur en chef de George le litterary editor qui, lui, est (août 1996), la revue fondée vaniteux, brillant et a un pen- l’année dernière par le fils de chant pour les jeunes filles. La l’ancien président, et un asso- situation devient insoutenable, cié. À 57 ans, Iain Calder pré- ce qui pousse au départ (ou au sente une tout autre allure que celle d’un Très loin de l’univers de l’Enquirer, dans licenciement) de l’Anglais. À la soirée des journaliste à scandale alors qu’il a été le monde feutré de l’élite intellectuelle et adieux, ce dernier annonce qu’il est séro- depuis 1975 et jusqu’à novembre dernier, politique américaine, se situe un autre positif depuis trois ans. Ses ennemis, le principal dirigeant d’un très notoire hebdomadaire qui, distribué à 100 000 offusqués, dénoncent cette vulgaire tenta- tabloïd, le N ational Enquirer. Avec ses exemplaires, ne cherche qu’à toucher tive de se rallier de la sympathie. L’inté- trois millions de lecteurs, c’est l’hebdoma- ceux qui comptent: le prestigieux N ew ressé riposte: «O n n’attrape pas le SIDA daire le plus lu des États-Unis. Pour Cal- Republic. Fondé en 1914 par Herbert pour améliorer ses relations publiques.» der, le succès de l’Enquirer vient du fait Croly et Walter Lippmann, le N ew Repu- Narcissisme oblige, le conflit qui a opposé que le journal «donne aux gens ce qu’ils blic a été pendant longtemps l’un des bas- Andrew Sullivan, ancien rédacteur en veulent». Mais qui sont ces gens?, tions du libéralisme américain. Mais, chef politique du N ew Republic à Leon demande John Jr, en essayant de recentrer depuis 1974, date à laquelle le magazine a Wieseltier, rédacteur en chef littéraire du le débat au niveau des idées où, lui été racheté par Martin Peretz, un ensei- magazine, a probablement été pour eux semble-t-il, un homme de la trempe de gnant de Harvard, la politique du N ew d’une importance historique. Ce qui est Calder ne peut que se ridiculiser. L’Écos- Republic a changé. Plus conservateur suprenant, cependant, est le fait que sais ne se laisse pas faire. Le lecteur arché- dans sa politique étrangère, le magazine Vanity Fair ait choisi de publier un long typique de l’Enquirer, répond-il, est pro- s’est aussi aligné vers la droite sur cer- article – petites phrases des employés de bablement une femme de Kansas City, taines questions d’ordre domestique, tout la revue à l’appui – sur un sujet qui n’est, mère de famille, qui a ses problèmes et qui en restant proche du parti démocrate. en réalité, que matière à potins. Le para- cherche à se divertir pour meubler une vie Pro-israélien sans ambages, au point de doxe est délicieux: un magazine sérieux se relativement ennuyeuse. Pour Calder, ce sombrer à une époque dans un racisme permet de cancaner contre un autre lecteur a envie de regarder la photo d’une anti-arabe mal dissimulé, le N ew Repu- magazine sérieux qui, lui, souffre du fait célébrité et de s’écrier: «Mon Dieu! Elle a blic a néanmoins laissé place, à certains que ses employés cancanent les uns contre des millions de dollars, comment peut-elle moments, à des plaidoyers en faveur les autres. Au moins Calder, lui, n’a pas la s’habiller comme ça? C’est affreux!» d’une réconciliation avec les Palestiniens. prétention de vendre ses écrits aux

L’ORIEN T-EXPRESS 24 SEPTEM BRE 1996 ersion vfrançaise

maîtres-penseurs de la côte est. président d’une manière peu flatteuse. journalistes, et qui relativisent quelque La différence entre le journalisme de Plusieurs fois accusé d’en être l’auteur, peu l’objectivité des médias. Depuis l’ère «qualité» et le journalisme dit «popu- Klein l’avait toujours nié. Reagan, les grands médias se sont mon- liste» suppose un code moral démarquant Comme l’écrit Howard Kurtz dans le trés peu enclins à s’attaquer à des politi- l’un de l’autre. Mais la moralité dans les W ashington Post (International Herald ciens populaires. Pire, la véritable médias est une chose tout à fait relative, et Tribune, 19 juillet 1996), les collègues de influence d’un journaliste a fini par se des plus ambiguës, comme le prouve le Klein ne lui ont pas pardonné ses men- mesurer à sa capacité à côtoyer l’univers cas du journaliste Joe Klein, éditorialiste à songes. La chaîne CBS, avec qui Klein politique, plutôt qu’à s’y opposer. Le N ewsweek. Acculé par le W ashington avait un statut de consultant, a remercié résultat, ce sont des médias moins indé- Post, Klein a fini par admettre, en juillet l’auteur, tandis que de nombreux journa- pendants, mais plus influents que jamais. dernier, qu’il était l’auteur anonyme du listes se sont plaints du fait que son com- Des médias qui souvent se trouvent bien roman Primary Colors qui avait fait portement avait conforté les ennemis de loin des idéaux journalistiques, parfois fureur au début de l’année. Le roman, qui la presse. Bien que Klein ait effectivement même plus que le N ational Enquirer. raconte d’une manière à peine voilée les menti, l’effet de ses dénégations était bien déboires de la campagne électorale de Bill moins grave que d’autres actions com- Clinton en 1992, avait dépeint le futur mises quotidiennemment par de grands MICHAEL YOUNG

LES COULEURS DU POUVOIR

UI A ÉCRIT PRIMARY COLORS? C’est la question que se bas d’une campagne tellement difficile qu’elle vise à faire Q posait l’Amérique l’hiver dernier quand ce roman à gagner un candidat exaspérant par sa malhonnêteté et clés est paru pour jeter un regard de voyeur sur la campagne brillant dans ses rebondissements. Et surtout le rôle princi- électorale de Bill Clinton. Parce qu’il s’agit bien dans Pri- pal de l’ambition – véritable héroïne du roman – qui broie mary Colors du (futur) président des États-Unis, transformé tout principe et honneur dans sa marche vers la victoire. pour la cause en Jack Stanton, «gouverneur inconnu du Sud Pour le style, il est agréable, et inattendu, de constater que [...], un personnage grand, ayant l’air gravement pâle sur les Primary Colors n’est pas mal écrit. Les livres à scandales le routes de Harlem dans la profondeur de l’été». sont rarement. Il n’y a que la fin qui dérape. L’intrigue L’auteur? On ne l’a appris que très récemment, c’est l’édito- sombre dans le mélodrame avec comme point d’appui un rialiste Joe Klein de N ewsweek, qui, on l’avait remarqué, suicide censé rappeler celui de Vincent Foster, ami intime s’était acheté une maison à la sortie du roman. Klein s’avère des Clinton et avocat à la Maison-Blanche. Et pourtant, on être un lecteur de Machiavel, dont une phrase d’une fausse hésite à trop douter, tant l’épopée des Clinton semble simplicité introduit l’histoire: «Les hommes, en général, invraisemblable. Klein l’a bien saisi, la montée de Bill Clin- jugent plus avec leurs yeux qu’avec leurs mains». Elle ton est d’un élan romanesque. Les nababs de Hollywood ne semble autant viser la propension de Bill Clinton à toucher le nieront pas, Primary Colors sera bientôt un film, avec ses interlocuteurs dans des élans de sincérité que sa capacité Emma Thompson dans le rôle de Susan et Tom Hanks dans à trop s’engager sans tenir ses promesses. celui de Jack Stanton. Pourvu que Bob Dole ne gagne pas... Dans Primary Colors, nous sommes appelés à juger nous- M. Y. mêmes la folie et les excès d’une campagne présidentielle à l’américaine. Tout y passe: les multiples infidélités de Jack Primary Colors: A N ovel of Politics – Anonymous (Joe Klein), Stanton, ainsi que celles de sa femme Susan. Les hauts et les Londres, Chatto & Windus, 1996, 366 pages.

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D es r i v es du Titicaca, des barrios de Bogota, et des villages du Guatemala monte une même r umeur, mêlée de pleurs et de r i r es: c’est l a m or t que l’on célèbr e.

REPORTAGE PHOTO BASTIENNE SCHMIDT, LOOKAT RUBRIQUE COORDONNÉE PAR SAMER MOKDAD

Vivir la Muerte Les rituels de la mort L’ORIEN T-EXPRESS 26 SEPTEM BRE 1996 deV isu

Lac Titicaca, Pérou: deux femmes regagnent le village après la cérémonie funéraire

Pazcuaro, Mexique: une fillette allongée Zunil, Guatemala: une femme pleure sa sœur, à l’anniversaire de dans un cimetière pendant la journée des sa mort morts en Amérique latine L’ORIEN T-EXPRESS 27 SEPTEM BRE 1996 deV isu

ASTIENNE SCHMIDT EST NÉE À BMUNICH EN 1961. Elle a étudié la peinture et la photographie à l’Académie des Beaux-arts à Pérouse en Italie. Après avoir été l’assistante du photographe Ralph Gibson, elle a consacré plusieurs années de travail aux rites funéraires en Amérique latine. Elle collabore régulièrement Bogota, Colombie: prière pour la profusion des dons au Frankfurter Allgemeine Zeitung Magazin, Neue Zürcher Zeitung, New York Woman, Harper’s Bazaar, Interview, Village Voice et Vanity Fair. Elle a remporté le prix de l’Académie des Beaux-arts de Bari en 1987, le second prix du World Press Photo (catégorie «People in the News» avec un reportage sur le prix Nobel Rigoberta Menchu) en 1992, et le Deutscher Photo Preis en 1994. Bastienne Schmidt vit et travaille à New York.

Procession funèbre sur les rives du lac Titicaca

L’ORIEN T-EXPRESS 28 SEPTEM BRE 1996 deV isu ’AI PASSÉ LES CINQ DERNIÈRES ANNÉES AU JGUATEMALA, au Mexique, à Cuba, en Colombie, au Pérou et au Brésil, à essayer de comprendre la culture de la mort en Amérique latine. Au Mexique, par exemple il y a eu, depuis toujours, une forte fascination pour les représentations de la mort. La commémoration des morts, les 1er et 2 novembre, est l’une des plus importantes manifestations de l’année, et c’est dans la joie qu’est vécu le souvenir des disparus, parce qu’ils reviennent sur terre pour deux jours. Des pétales de fleurs sont jetés sur le sol pour leur indiquer le chemin vers les personnes qu’ils chérissent et qui les attendent au cimetière avec leur nourriture préférée. Au Guatemala, les enfants lâchent des cerfs-volants très haut dans le ciel pour faire parvenir des messages aux défunts. À chaque anniversaire de la mort d’une personne, un orchestre de marimba joue sur la sépulture pendant que les femmes dansent, tour à tour pleurant et riant. Les familles passent toute la nuit à prier, à manger et à allumer des bougies. En Colombie, j’ai passé quelque temps dans la Guajira, proche de la frontière avec le Venezuela. Les Wayou qui y Salvador, Brésil: l’ultime adieu dans un cimetière vivent ont une tradition fortement ancrée de la prise en charge des morts. Généralement, les funérailles ont lieu dans les coins reculés du désert, et ce sont les femmes qui veillent sur les dépouilles. Elles cachent leurs visages derrière un voile et passent des heures à pleurer et à crier. Les hommes, de leur côté, boivent, se saoulent, et rejoignent les femmes de temps en temps à la recherche de quelque réconfort. Les funérailles peuvent durer jusqu’à deux semaines, et sont considérées comme un rassemblement important pour toute la communauté. Les femmes préparent les repas pour tous les participants. Au Pérou, près du lac Titicaca, les Indiens s’occupent de tous les détails de la cérémonie funèbre. Ils portent le cercueil à bout de bras, creusent une fosse, et récitent des prières en quechua. Ils forment un cercle à l’intérieur duquel chaque personne doit déposer une offrande. Les uns apportent des feuilles de coca, des cigarettes, et les autres des boissons alcoolisées. Les participants à l’oraison funèbre ôtent leurs couvre-chefs et psalmodient des bénédictions à l’intention de leur ami décédé pendant que la bouteille circule de l’un à l’autre. À Bahia, au Brésil, c’est un sentiment très physique à l’égard de la mort qu’on trouve. Le cercueil reste découvert jusqu’au dernier moment et les familles Préparation du cadavre dans un service funéraire à Bogota

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apportent des fleurs. Une moustiquaire est disposée sur le cercueil. Puis tout le Pazcuaro: un enfant avec un crâne exposé pour la monde ramasse les fleurs et les dispose journée des morts autour du visage du mort et de son buste jusqu’à ce que tout soit couvert, comme si on ne cessait pas de toucher le corps. De temps en temps, le cortège d’une autre cérémonie funéraire vient mettre en commun cette expérience de la mort. En photographiant ces différents épisodes mortuaires à travers l’Amérique latine, je suis devenue plus consciente de ce qui manque à la culture occidentale où la mort est considérée comme un tabou. Même si nous reconnaissons qu’elle existe et qu’elle est partout, nous n’en parlons pas. Alors qu’en Amérique latine, les difficultés sociales aidant, la prégnance des traditions culturelles fait que la mort est perçue comme inhérente à la vie. On le voit bien au fait qu’on mange et qu’on boit dans les cimetières, qu’on y joue de la musique et qu’on y danse. La participation de l’ensemble de Cimetière de Todos Santos, Guatemala: des hommes la communauté au deuil allège la douleur qui trinquent à la mort des proches. Les femmes ont un rôle fondamental non seulement dans la perpétuation de la tradition, mais aussi dans l’expression du langage émotionnel que les hommes n’utilisent pas souvent. En cela, les femmes sont également les détentrices de la mémoire collective.

BASTIENNE SCHMIDT

Un homme abattu dans les rues de Bogota

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Pazcuaro: des fleurs en offrande aux morts

L’ORIEN T-EXPRESS 31 SEPTEM BRE 1996 V ins du L iban: L e busi ness en bout ei l l e

S ept embr e c’ est l e moi s des vendanges! U n événement au L iban depuis que le vin y fait l’objet d’un important négoce. Sans règles vér i t abl es si ce n’ est cel l es du mar k et i ng et du profit. E t la qualité? On y vient pour séduire à l’étranger. M ais, qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.

CAROLINE DONATI PHOTOS HOUDA KASSATLY

L’ORIEN T-EXPRESS 32 SEPTEM BRE 1996 UICONQUE S’AVENTURE DANS LE Q RAYONNAGE VINS d’un supermarché à la recherche d’une bonne bouteille serait bien en peine de savoir à quel type de produit il a affaire. Et pour cause, les appellations ou les indications de qualité font cruellement défaut. Autant dire que l’on ignore ce que l’on va boire, un vin de table ou un grand cru. «Avec le vin liba- nais, note François Mourad, responsable marketing chez Ksara, il faut goûter pour savoir.» Car, faut-il préciser, ici on ne choisit pas un château de telle année fait par tel producteur de tel vignoble mais du Ksara, du Kefraya, du Musar. En lieu et place de terroirs qui sont normalement gages de la valeur du produit, on consomme des marques. Celles qui se détachent le plus sur le marché. Depuis la guerre, la physionomie du mar- ché libanais du vin a considérablement évolué. «Avant, le vin libanais était inexistant en dehors des millésimes que produisait Musar, fait remarquer André Hadji-Thomas, directeur général d’Enoteca. Il y avait certes le vin de N akad ou du domaine des Tourelles ou encore la production des Pères jésuites de l’entreprise vinicole des Pères jésuites à nombre de treize: Abou Hana, Al Man- mais d’une manière générale le vin ne fai- Ksara en 1972 et le développement plus soura, Al Sebaali, Bacchus, Chbat, sait pas l’objet d’une telle commercialisa- récent du domaine de Kefraya sous Domaine des Tourelles, Joseph Daccach, tion. En fait, on consommait surtout des l’égide de Michel de Bustros qui a trans- Fouad et Tanios Saliba, Nakad, Saydoun, vins français...» Le renversement de ten- formé la propriété familiale agricole Kadmos, Saint-Roc, La Seigneurie. Ne dance est net: aujourd’hui on ne avant de constituer la société Kefraya en bénéficiant pas de lancement publicitaire, consomme plus que 25% de vins étran- association avec des actionnaires qui ne ils ne peuvent prétendre participer à cette gers et la production vinicole libanaise sont autres que Walid Joumblatt (67%) bataille commerciale. Car les sommes atteint trois millions de bouteilles par an, et le groupe Fattal (13% ). De fait, Ksara affectées à la publicité sont considérables un volume relativement important. et Kefraya dominent un marché marqué même si on ne peut obtenir de statistiques Autrement dit, le vin est devenu un véri- par une forte concurrence, avec respecti- précises – comme les chiffres de vente, les table négoce même s’il lui manque encore vement 50% et 35% du marché, laissant budgets publicitaires font encore partie des règles qui ne soient pas seulement loin derrière eux Musar. Pour avoir privi- de ces informations que l’on ne divulgue celles du profit et du marketing. légié l’export pendant la guerre, ce der- pas au Liban. Deux événements sont à l’origine de cette nier s’est vu ravir la place par Kefraya. Pourtant, s’il est un produit qui ne néces- évolution: le rachat par un groupe privé Quant aux autres producteurs, on n’en site pas de publicité, c’est bien le vin qui, parle même plus. Pourtant, ils sont au dit André Hadji-Thomas, «parle de lui- même». Pour preuve, Château Musar, produit par Serge Hochar, a été reconnu comme un grand vin par la critique anglaise, (une référence en la matière puisque l’Angleterre est un grand consommateur et critique de vin), sans rien devoir à la publicité. Karine Hochar, qui a rejoint l’entreprise familiale depuis peu, le confirme: «Nous ne faisons aucune publicité et Château Musar a acquis sa réputation à l’étranger sans aucune publicité.» Mais sur le marché libanais, aujourd’hui, cela ne joue plus. Pour occuper une place, il faut déjà exis- ter publicitairement. La guerre des marques se concentre alors sur les deux leaders du marché local et la bataille Ksara vs Kefraya fait rage à grand renfort de slogans publicitaires: «Le vin du Liban» contre «Un vin, une

L’ORIEN T-EXPRESS 33 SEPTEM BRE 1996 vigne, un terroir». Les stratégies de mar- dans les habitudes, comme l’arak et sur- production aussi qui guette la moindre keting s’élaborent pour imposer la tout le whisky dont le Liban détiendrait le évolution du comportement du consom- marque et conserver son rang sur le mar- record de consommation per capita. Et mateur: Kefraya Nouveau, Cuvée de ché, une tâche qui n’est pas aisée tant la pourtant tous s’accordent à dire que la printemps, Gris de gris, Sunset, Blanc de concurrence paraît rude.«Si nous sommes consommation de vin est en hausse sen- blancs, autant de produits qui répondent assurés de 50% du marché du fait de sible. C’est l’avis de Michel de Bustros à une logique commerciale et qui s’adres- notre notoriété et de notre ancienneté, qui estime que «les consommateurs sont sent à des catégories précises de consom- Kefraya nous donne du fil à retordre», en train d’évoluer petit à petit vers le vin mateurs. C’est d’ailleurs cette même reconnaît François Mourad. En la même si la boisson nationale reste un logique qui est à l’origine du lancement matière, la force de Kefraya vient d’une alcool fort, ici l’arak, ailleurs, la vodka». par Musar de la Cuvée réservée – un vin stratégie de vente agressive mise en œuvre Constat similaire pour André Hadji-Tho- à boire jeune – avec lequel il tente de par le groupe Fattal, distributeur de mas: «Il y a une évolution du comporte- regagner une place sur le marché. Karine Kefraya (mais qui distribue aussi ment. Avant, lorsque vous vous trouviez Hochar en convient: «N otre cuvée réser- Musar...). Elle consiste à «pousser» le au restaurant, une table sur dix buvait du vée s’inscrit dans une démarche commer- produit en direction du consommateur vin, aujourd’hui sur dix tables sept sont ciale. C’est un vin léger et fruité qui est par une mise en place exclusive dans les au vin.» mieux adapté au goût libanais que le principaux débits (restaurants, cafés). En Le vin serait-il en passe de détrôner le Château Musar, plus typique et com- contrepartie, le distributeur s’engage à whisky pour ces messieurs, le Diet Seven plexe.» assumer une partie des charges publici- up pour ces dames? On peut en douter. Que l’on ne s’y trompe pas. Cette diversi- taires (impression des menus, sets de Mais une chose est sûre, la consomma- fication de la consommation et, par suite, tables...) et propose ses autres boissons tion connaît une évolution certaine. Déjà, de la production est moins le signe d’une alcoolisées à des prix défiant toute le facteur saisonnier qui veut que l’on réelle culture du vin que le résultat de concurrence. Conséquence de cette boive du vin uniquement en hiver tend à l’action marketing. Ce n’est pas tant le démarche de sponsoring devenue mon- s’estomper. «Nous vendons davantage de produit pour lui-même qui réussit à s’im- naie courante, le choix des vins est sou- vin en été, constate André Hadji-Thomas, poser que son image. En l’absence de vent restreint. des vins rouges à rafraîchir.» On boit législation, le marché du vin reste une En ce sens, le marché du vin, tel qu’on le donc du rouge à longueur d’année mais grande foire où l’image prime le produit voit au Liban, s’apparente à celui des aussi, et c’est nouveau, du blanc. «La et prévaut contre la qualité de celui-ci. Ce boissons gazeuses ou des alcools de consommation de vin blanc est en nette n’est plus le terroir qui fait la valeur du grande consommation. Le vin devient un hausse, constate James Paget, œnologue vin mais la marque. D’où les efforts qui produit comme un autre, donc en concur- chez Ksara, elle est passée de 10% à sont entrepris pour construire l’image de rence avec des boissons mieux ancrées 25%.» La consommation se diversifie, la tel vin. Cela commence avec l’habillage

L’ORIEN T-EXPRESS 34 SEPTEM BRE 1996 du produit. L’étiquette est, en effet, pri- teille la plus médaillée et la mordiale puisque c’est la première chose plus chère qu’il choisira sur- que regarde le consommateur. «C’est tout lorsque celle-ci est des- elle qui doit faire deviner le produit», tinée à être offerte. On ne note François Mourad qui explique que choisit pas pour offrir des «tous les produits Ksara sont nouveaux vins à 6 dollars mais à 10 dans leur habillage depuis deux ans», un voire 12. Ces récompenses habillage dont la conception et la fabri- sont donc l’occasion pour cation ont été confiées aux soins d’une les producteurs de gagner en société d’étiquetage française. «Ainsi, notoriété mais aussi en pro- pour la Cuvée de printemps, nous avons fit. Car les prix suivent le choisi des couleurs qui rappellent les prestige acquis via cette notes fruitées de ce vin, le violet et le reconnaissance internatio- rouge pour l’arôme de violettes et de nale supposée. C’est le par- fruits mûrs. C’est un vin au féminin qui cours qu’a suivi le Lacrima est destiné à être acheté par les femmes.» d’Oro qui, lancé sur le mar- Même démarche chez Kefraya: les Châ- ché à 6 dollars, se vend teaux de Kefraya depuis 1991 sont illus- aujourd’hui à 12. D’autres trés de tableaux d’artistes libanais et suivront... chaque vin porte «un nom qui est le fruit Cette stratégie de prix forts d’une recherche sophistiquée», comme est en fait inhérente à la aime à le dire Michel de Bustros: La politique de prestige. Or, à Dame Blanche, La Rosée du Château, la base, les prix sont déjà Les Bretèches, Lacrima d’Oro... élevés. En l’absence de régle- On soigne donc l’image et on la conforte mentation, il est difficile de en participant à des concours recherchés freiner les ardeurs des pro- comme des tremplins. «Faute d’appella- ducteurs qui souhaitent tions, remarque François Mourad, on amortir très vite leurs frais. s’efforce de remporter des concours à Ces investissements sont en l’étranger car c’est dans ces différents soi lourds puisque tout est concours que l’image se fait.» Concours importé, des cépages du sud international des vins de Blaye-Bourg, de la France aux bouchons International Competition of Wine and des bouteilles sans oublier Spirits, Concours Wine Lovers Interna- l’œnologue. Ils ne sauraient cependant une garantie de prix mais il n’en est rien. tional, Sélections mondiales, c’est à celui justifier les prix pratiqués. Pour André C’est l’effet pervers des droits de qui remportera le plus de prix. Il est vrai Hadji-Thomas il est clair que les premiers douane.» que pour un consommateur peu averti prix ne devraient pas excéder 2 dollars. La politique de prix forts est sans doute quant à la nature de ces concours, la «Lorsque j’importe du vin français, j’ai payante pour le moment au niveau local. mention «médaille d’or» ou même d’ar- 110% de frais de douane, eux n’ont Mais elle risque de ne pas l’être à long gent constitue un gage de qualité et peut aucune taxe locale à payer, ni de TVA. terme, a fortiori sur le marché internatio- justifier un prix élevé. C’est donc la bou- Cette protection douanière devrait être nal. Or le marché libanais, on le sait, n’est pas une fin en soi et tous les pro- ducteurs exportent. Musar le premier, qui a ouvert la voie au vin libanais à l’étranger et qui exporte aujourd’hui 95% de sa production, suivi de Kefraya et Ksara qui exportent respectivement 34% et 25-30%. On se tourne vers l’étranger parce que la consommation locale reste faible, parce que les perspec- tives de profits y sont considérables, mais aussi et surtout pour l’image. «Vendre à l’étranger est pour nous une publicité», reconnaît Charles Ghostine, PDG de Ksara. Exporter donc pour gagner des marchés importants comme la Suède (gros consommateur de vin) et, par effet de feed-back, mieux vendre au Liban, tel est le leitmotiv affiché des producteurs libanais. Pour ce faire, il faudrait cependant d’abord en arriver à une coordination que la politique des marques rend aujourd’hui impraticable, ainsi qu’on le

L’ORIEN T-EXPRESS 35 SEPTEM BRE 1996 nale propre. Cette réglementation, le gouvernement libanais a maintenant trois ans pour l’instaurer avec la collabo- ration de l’UVL, de l’OIV et de l’INRA (Institut national de recherche agrono- mique en France). Une fois mise en œuvre, elle devrait permettre d’avoir des chiffres réels sur les hectares productibles mais aussi d’identifier les terroirs et les cépages utilisés voire d’en interdire. Déjà, des prélèvements sont effectués par l’INRA sur les terroirs. Pour James Paget, les résultats devraient «révéler bien des surprises» quant à la composition de cer- tains vins. L’œnologue fait valoir, en effet, qu’en l’absence de toute réglemen- tation et de contrôle on ne peut vérifier les cépages réellement utilisés dans la composition des vins libanais qui, faut-il le rappeler, sont des vins d’assemblage. Mais, en sens inverse, le résultat des contrôles pourrait aussi faire taire les rumeurs qui prétendent que certains vins sont coupés avec du Cabernet-Sauvignon importé d’Algérie. Les temps sont donc à la réglementation mais aussi à la course à la compétitivité. Car si l’adhésion du Liban à l’OIV le légi- time au niveau international en tant que producteur, elle ne le met pas automati- quement en position de compétitivité. Pour l’heure, force est de reconnaître que les vins libanais sont loin d’être compéti- tifs dans le rapport qualité/prix. «Pour le prix d’un château Kefraya ou Ksara, on peut s’offrir un grand bordeaux», déclare ce fin connaisseur. Mais la concurrence ne vient pas tant des vins français avec lesquels il restera difficile de rivaliser que des autres producteurs de «vins de soleil» comme l’Australie, le Chili, l’Afrique du constate dans les foires internationales. sud ou... Israël. C’est dire s’il faut main- Au Vinexpo de Blaye-Bourg, par tenant faire un effort sur la qualité, ce qui exemple, il n’y avait pas de stand libanais est tout à fait possible. Car si les vins aux côtés des stands italien, espagnol, libanais qui ont une dizaine d’années ne mais le stand Musar, le stand Ksara, le sont pas des «vins de qualité», estime stand Kefraya. Mais une évolution l’œnologue de Ksara, «toutes les condi- s’ébauche. «Le marché international est tions sont réunies pour faire de très bons tellement vaste, reconnaît François Mou- vins». Les producteurs semblent rad, que promouvoir telle ou telle d’ailleurs conscients de ce handicap. Et, marque est inintéressant en soi, il faut pour mieux aborder le marché interna- promouvoir le vin libanais dans son tional, ils ont déjà amorcé une politique ensemble.» Dans cette optique, le Liban de qualité. On ne compte plus les inves- vient d’ailleurs d’adhérer en mars dernier tissements, en équipements de produc- à l’Office international de la Vigne et du tion, en cépages nobles destinés à être Vin et une Union vinicole du Liban a été utilisés à 100% , en techniques d’élevage créée pour regrouper les principaux pro- qui, tout en faisant baisser le rendement, ducteurs de vin libanais sous la prési- améliorent la qualité et, enfin, en œno- dence de Serge Hochar. Avec l’objectif de logues confirmés. Une qualité qui ne sera faire la promotion du vin au Liban mais donnée à goûter pleinement au consom- surtout à l’étranger. mateur que dans quelques années puis- Par son adhésion à l’OIV, le Liban qu’en matière de vin, tout le monde le obtient le statut de pays producteur, mal- sait bien, il faut du temps. gré l’absence d’une réglementation natio- C. D.

L’ORIEN T-EXPRESS 36 SEPTEM BRE 1996 L’été n’est pas seulement chaud sur les plages.La nuit venue, jeunes et moi ns jeunes s’en gl ou t i ssen t da n s l es joi es torrides du night-clubbing. Magie Quand dansante, spleen lancinant ou chasse au flirt tout feu tout flamme, les voi es de la nui t sont n év r ot i qu es m a i s pa s i mpénétrables. D e Beyrouth à K a sl i k, boî t es et ba r s br a n chés la ville fl eu r i ssen t à gogo révélant une véri table fébri li té nocturne. dort Petit parcours insomniaque au OMAR BOUSTANY crépuscule aoûtien. PHOTOS VICTOR FERNAINÉ

L’ORIEN T-EXPRESS 38 SEPTEM BRE 1996 L Y A CEUX QUI SORTENT POUR S’ÉCLA- ruée d’une diaspora venue passer du bon ITER, pour se changer les idées, pour temps dans la mère-patrie, tous les che- s’aérer l’esprit, pour se vautrer un tout mins mènent au night-clubbing. Au petit peu dans la décadence après un Liban, la vie nocturne est devenue incon- labeur méritoire, ceux plus instinctifs qui tournable: elle tient aujourd’hui la part aiment le beat, la dance, qui ont tout sim- belle des réseaux de socialisation. Les plement besoin de bouger; d’autres, à Libanais, plus que jamais amateurs de l’âme diurne, qui se demandent ce qu’ils convivialité, de regroupements sociaux, font là à subir un fond sonore qui leur de branchitude up to date, d’efferves- paraît irrémédiablement assourdissant. cence mondaine, de séduction sulfureuse, Ceux-là se sont laissé entraîner à force de de rythmes endiablés (certes les transes convivialité et d’enthousiasme par des technos ont remplacé la dabké ancestrale amis amateurs de frénésie nocturne. Il y a mais la fonction reste quelque part la les dragueurs invétérés, toujours à l’affût même...) se montrent friands de soirées d’une proie plantureuse ou évanescente. chaudes et de fêtes frénétiques. Sans états d’âme, ce sont des amoureux Seize ans de guerre et de ghettoïsation à de la performance, des challengers du outrance expliquent sans conteste pour coït: leurs cibles féminines ne sont dans le une grande part un tel phénomène. Le fond que la réflexion de leur propre nar- temps est venu de se soulager sans rete- cissisme macho, des faire-valoir pour ego nue, de reléguer à une préhistoire glauque exhibitionniste de plastique convoitée. les mauvais souvenirs de l’inconscient Boîtes de nuit et bars à la mode sont leurs collectif et de redécouvrir les joies du terrains de chasse à courre favoris (la futile, du badin, du pétillant, du torride plage n’étant qu’un apéritif pour se sans grabuge: d’effacer les factions dan- mettre en haleine). gereuses pour s’adonner aux joies Il y a ceux qui cherchent l’âme sœur, qui intenses des liaisons dangereuses. espèrent la trouver au détour d’un par- Night-clubs, bars, pubs, fleurissent à qui cours noctambule (ça y est, c’est elle! Elle mieux mieux, du Greater Beyrouth au est là, elle m’attendait!). Candidats Wer- Kaslik boulevard: BO18, Rétro, Monkey ther dans la chaleur de la nuit, ils ne ces- Rose, Indigo, Harley’s, Alecco’s, seront pas leur quête du Graal amoureuse Options, Sénat, Opéra, Faqra club, Igloo, tant qu’il n’auront pas subi l’électrochoc jusqu’à la parisienne Olivia Valère qui, de charme tant désiré. bien qu’ayant mis en veilleuse ses activi- Bien sûr, le sexe dit faible(!) joue lui aussi des mêmes catégories: bouffeuse de mâles TU DANSES, DÉMOISELLE?» Pressante au minois ravageur et au corps sculptural « et naïve demande machiste de la ou Mlle Bovary attendant LE prince gent masculine à mon égard, à l’égard charmant qui viendra lui conter fleurette des autres. J’avais beau répondre, et la faire frémir. hébétée et lassée par une telle drague Bref, surtout en période estivale, avec la frontale, que l’envie n’y était vraiment pas, il s’obstinait, inlassablement, à me réitérer sa proposition, «Tu danses, Démoiselle???». L’horreur! Si au moins il avait pu me plaire, j’aurais peut-être envisagé d’occulter la délicatesse de ses paroles... Mais là, impossible! Son haleine alcoolisée, sa peau moite, ses yeux exorbités, son air «ravagé» ne pouvaient que me donner l’idée de prendre mes jambes à mon cou (ce qui était quasiment infaisable vu la lon- gueur de ma jupe), de fuir cet être nau- séabond... J’aurais préféré une autre approche, me demanderiez-vous, un peu plus fine, plus subtile, plus pro- fonde? Peut-être comme celle de ce si pénétrant jeune homme, accoudé sur la Jaguar du B018, qui, un soir, me sor- tit, avec tact et doigté, que, j’«étais devenue négociable au niveau de l’érection...» Je crois que je ne l’oublie- rai jamais! Avis aux amateurs... Déa, 23 ans, noctambule.

L’ORIEN T-EXPRESS 39 SEPTEM BRE 1996 Rover, et de BMW rutilantes semble tou- L’HEURE OÙ LES DJ DE LONDRES, Ibiza ou Paris sont consacrés jours le nec plus ultra indépassable pour A un établissement de nuit libanais. Le fond Dieux de la Nuit, nous en sommes de l’air est donc toujours à la paillette, au encore au Liban au bégaiement du j’t’en fous plein la gueule asséné au vul- concept d’«animation musicale de la gum pecus à travers les vitres teintées nuit.» d’une berline climatisée où l’on peut Le niveau de la culture musicale est entrevoir monsieur et mademoiselle chez nous d’une médiocrité plus que demi-dieux d’un soir. troublante. L’art de l’imitation atteint Çà et là cependant l’horizon radieux du des sommets ce qui entraîne une répé- look lebanese connection se lézarde peu à tition à outrance des tubes du peu. Le B018 de Sinn al-Fil par exemple, moment. Les DJ ou plutôt les respon- devenu un poids lourd de la nuit depuis sables du transfert de CD manquent son ouverture à l’automne 1994, cherche cruellement de créativité. à se poser comme l’alternative under- Aucun mixage, sampling, ou autres ground au climat ambiant. Ici, l’atmo- effets musicaux ne sont permis. On se sphère qui baigne dans des boiseries contente de dérouler des cassettes damasquinées s’apparente plus aux Bains maintes fois entendues ou de balancer Douches, la boîte branchée des Halles à des enchaînements plus que classiques. Paris ou à un certain style new-yorkais, Même le B018, dont le concept était toutes proportions libanaises gardées parti d’une thérapie musicale pour les bien sûr, qu’à la gamme revendiquant le lobotomisés de la nuit que nous cachet Miami vice; comprenez jet-set-pal- sommes, semble se répéter et perdre miers-voitures de luxe-gomina-chemise un peu de son âme. Il lui reste le ouverte-chaîne en or qui brille – cachet si mérite d’avoir créé dans la nuit bey- prisé de Marbella au Kesrouan. Le choix de programmation musicale, routhine un germe d’espoir, un flam- original et véritablement «senti» par le beau maintenant repris par d’autres G.O du lieu, un ancien batteur de jazz qui comme le Caracas. Soyons réalistes. Il affirme vouloir offrir à ses habitués une est normal qu’on soit à la traîne, mais «musicothérapie» anti-stress et non com- il est moins normal de continuer à dan- merciale, évolue entre jazz et airs tradi- ser sur «Les divas du dancing» ou tionnels russes, mélodies facétieuses de autres saloperies commerciales alors Ziad Rahbani («Talfan Ayache» surtout) que le reste du monde est branché sur et fractales technos envoûtantes. Une concentré dans le quartier d’Achrafieh – la techno, la house, la transe, la jungle, audace et une formule maison qui ont peut-être une conséquence de la destruc- la goa, le raggamuffin, le rap et autres percé puisque ce genre de mixage très tion du standing de la rue Hamra pen- trip hop. world culture a été repris, avec plus ou dant la guerre – dans le carré rue Sursock- En allant à la Soirée des clans, j’écou- moins de doigté et de bonheur par Abdel-Wahab. tais à plein tube les mix de Charles nombre de boîtes de nuit sur la place. Dans une anfractuosité de cette artère Schillings du Queen parisien en espé- Il y a pourtant un hic au tableau: certains achrafiote, on trouvera la façade un tan- rant que Chris, ce DJ venu de «là-bas» soirs l’affluence est telle que le «bézérol- tinet chalet suisse du Harley’s. Voûtes en nous emmènerait encore plus haut. À ler» faute de thérapie musicale se verra pierre et bar dans la pénombre font le la place, nous avons eu droit à deux contraint de passer une bonne partie de la charme du lieu mais c’est tout: la musique Macarena par heure, entrecoupés des soirée sans tempo aucun mais avec gaz reste confinée aux derniers beats en tubes de Gilbert Montagné et de d’échappement sur l’asphalte d’un par- vogue du Top 50 pour la plus grande joie Dalida pour, paraît-il, plaire au public king curieusement transformé en BO18 d’une clientèle relativement jeune et bon libanais! parallèle. Poésie urbaine à même le enfant, plutôt sport chic, peu regardante Nagi M,, 26 ans, noctambule. bitume? Pourquoi pas. Non loin de là, à sur le menu des platines, qui vient en Achrafieh, le Monkey Rose, nouveau groupes préalablement verrouillés. Tout venu dans le PNL (paysage nocturne liba- va bien, messieurs dames, les couples sont tés de la rue du Colisée, a trouvé le nais), tente lui aussi de pérenniser une établis à l’avance: noctambule solitaire moyen d’exporter en trois exemplaires ambiance «cool», qui se veut jeune et s’abstenir à moins de connections dûment son label noctambule sur la scène liba- anti-conformiste mais se cherche encore homologuées. naise! Il y en a pour tous les goûts.... mais sur le plan de l’identité musicale. La clien- Du côté de chez Sursock, l’Indigo et un pas pour toutes les bourses, loin s’en faut. tèle est nettement plus jeune qu’au BO18, Rétro au look restauré et cossu, nouvelle- Le genre dominant donne pour l’écra- mais l’endroit, une vieille maison beyrou- ment métamorphosé en restaurant de sante majorité des cas dans le divertisse- thine, est plus aéré, plus serein, sans pour qualité qui se mue en boîte de nuit chic, ment pour jeunesse dorée, dans la sortie autant que le caractère du lieu soit vérita- se partagent l’axe des vénérables palais bon teint pas toujours bon chic mais réso- blement marquant. Sur une voie promet- familiaux italianisants du XIXe siècle. lument bon genre: le charme très peu dis- teuse, dirigé par une équipe jeune, le Juché au haut de l’escalier de Gemmayzé, cret de la bourgeoisie en somme. Monkey Rose se cherche pourtant encore un peu cousin du Harley’s pour la Aligner en vitrine le plus grand nombre un cachet propre dans le club de la nuit musique et le reste, l’Indigo est un rendez- de Porsche, de Mercedes, de Range beyrouthine. Celui-ci est principalement vous pour jeunesse BCBG – on pourrait

L’ORIEN T-EXPRESS 40 SEPTEM BRE 1996 dire minets et minettes – très propre sur terme sur une image chic et relativement A NUIT, QUAND VIENT L’HEURE DE elle. Là aussi, on se déplace le plus sou- âgée qui devrait se stabiliser dans les mois LSORTIR DE SON TROU, toutes les vent en clans et l’on se toise, l’on se salue, chattes sont grises. Rien à faire, qu’on à venir. Dans ce cadre, le consensus tient l’on se reconnaît. Parfois des intercon- soit mono soupirant, bi, tri ou collectif plus à l’appartenance à un même milieu nexions sont envisageables en fonction il y a toujours l’invariable conarde en qu’à un regroupement par classe d’âge ou des affinités, entre polos Ralph Lauren, mal de roucoulements niaiseux. Lais- par tendance musicale. chemises Façonnable et mocassins Alden. sez faire, laissez heurter, parce qu’il n’y Le Kesrouan by night, c’est autre chose. Bien sûr, ce n’est quand même pas l’île a rien à heurter. Elles glissent sur tout, Le triangle d’or, c’est Kaslik, qui focalise aux enfants: whisky et vodka coulent à en attendant de justes noces. Qu’on l’essentiel des épanchements nocturnes. flots, la fièvre monte quand vient l’heure soit bellâtre (il n’en manque pas) ou Contigus par le passé, maintenant voi- des tubes arabes et un mashkal dans la laid au verbe travaillé, elles resteront sins, au point qu’on a pu longtemps grande tradition nationale peut se déclen- empêtrées dans ce qu’elles croient confondre les voituriers respectifs des cher aussi sec au hasard des faux pas et être de savants dosages entre «phy- deux maisons en charge du parc automo- des dragues intrépides. Une routine liba- sique et moral». Pas de morale, pas de bile libanais haut de gamme, l’Alecco’s et naise plus que prévisible. pitié: d’une classe sociale à l’autre, elles l’Opéra, jouent eux aussi de la formule Avec des habitués plus âgés, le Rétro sont parfaites comme ça, nos pétasses libanaise consacrée: dîner sur fond musi- relifté, pratique un éclectisme certain. Il au nez parfaitement mal refait. Toutes cal puis haro sur piste de danse disco. faut dire que sa cuisine supervisée par le sont nasillardes, l’avez-vous remarqué? Après quelques bons airs arabes bien chef du Rabelais, ses prix prohibitifs, et Le spectacle déhanché que filles et entraînants, on dansera sur de la techno son décor tout en miroirs et lumières femmes nous donnent tous les soirs commerciale ou sur les sempiternels clas- tamisées installent une ambiance à tout dans les boîtes de nuit n’est qu’une siques funk et disco: «I will survive» ou le moins feutrée. Récemment lancée, la arnaque, une vaste fumisterie. Toutes «O ne way ticket» en guise d’ultime hori- nouvelle formule draine une certaine par- biaisent en attendant de convoler, zon musicologique. Ou alors, d’une tie de la clientèle du BO18 lassée ou parce que, dès leur plus jeune âge, il ne année à l’autre, de Macarena en Maca- dépassée par un style perçu comme inter- s’agit ultimement de rien d’autre. roni (Tony pour les intimes) pour une lope auquel elle s’était laissé entraîner par Toutes biaisent. Elles n’ont pas trouvé petite variation exotique latino. curiosité et effet de mode et désireuse d’autre moyen de mettre les points sur La fièvre du samedi soir se déchaîne ici en d’un repli bourgeois où on se sent bien les «i». Débilitant. version Wall Street baroque; costards- chez soi sans plus de flou artistique. Au Karim A., 26 ans, alcoolique. cravates et bodies noirs se déhanchent Rétro, on déclare miser pour le long allègrement sur fond de mur multitélévi-

L’ORIEN T-EXPRESS 4 1 SEPTEM BRE 1996 La guéguerre des clans

NE GIGA SOIRÉE, l’événement phare de l’été fêtard liba- dizaines de pugilistes insoupçonnés: et tout ce beau monde U nais. Ainsi était présentée la Soirée des clans organi- de s’acharner sur un jeune homme gisant à terre, qui avec sée par Laurence Farel sur la plage du Riviera en grande une chaise, qui avec une table, qui à grand renfort de coups pompe et avec moult trompettes, et parrainée par huit de pieds dans le crâne, attention, avec de l’élan, le grand art! grands noms de la nuit de la mégalopole beyrouthine, res- Sans parler des joyeux lurons qui n’ont pas hésité à utiliser taurants, bars et night-clubs confondus. Résultat: une satur- des bouteilles cassées comme arme de combat... le code nale hautement symptomatique des travers lamentables de d’honneur de la jeunesse de «bonne famille» libanaise est la culture de la nuit locale. très à cheval sur l’étiquette: si tu parles à MA copine, tu Si les drag queens du célèbre Queen des Champs-Elysées et mérites d’être occis sur-le-champ par tous les moyens du les Choupettes du non moins célèbre Palace, étaient bord. Question de phallus. Comme quoi la guerre est peut- venu(e)s spécialement pour notre plaisir nous offrir un beau être finie mais mieux vaut y regarder à deux fois avant de show exubérant et glamour, ces reines de la nuit n’ont fina- réunir 4000 fringants jeunes libanais. Le résultat semble, lement (et malheureusement) pas constitué le moment fort hélas, mécaniquement inévitable: une bataille de coqs en (c’est le cas de le dire!) de la swimming-pool party. Et pour rut. Peut-être, qui sait, la faute de poules à la fois libidi- cause: nos jeunes histrions body buildés et/ou fortement neuses et inexistantes? imbibés ont préféré, plutôt que de savourer une attraction Quoi qu’il en soit, le mot de la fin revient sans doute à ces somme toute piquante et hors du commun, se livrer à un chères Drag Queens qui à la question inévitable«comment remake de série Z de Règlements de comptes à OK Corral au avez-vous trouvé les Libanais?» ont répondu spontanément point de faire sonner plus de trois fois au moins les sirènes et en ayant la délicatesse de ne pas commenter la séquence des FSI. Bruce Lee contre les Raouché Ninjas: «Sont vraiment très La plage du Riviera, transformée sans plus d’égards en coincés, et puis on ne s’habille pas en faux Chanel pour venir à Saloon de bas étage, pour cause de minables susceptibilités une soirée sur la plage où on est censé être en baskets et tee- machisto-nombrilistes, a été en fin de compte le triste shirt ». Eh oui, chère chabibé, la nuit porte conseil... à bon théâtre de violences inouïes mettant en scène plusieurs entendeur salut. O. B. seur et marbre noir pour l’Opéra et écran sage. Un potentiel de fréquentation qui ne la part du lion revient dans une certaine géant Big Brother au-dessus de la piste se présente pas encore dans le contexte mesure à la boîte de Faqra, devenue haut pour l’Alecco’s. libanais. L’Options évoluera peut-être lieu du samedi soir, et qui concentre tous Il suffit d’enjamber le centre Moudabber vers une nébuleuse techno qui, à partir de ceux qui sont «montés» changer d’air. pour se retrouver à l’Options. Un autre l’Europe, s’insinue tous les jours un peu D’un point de vue formel, comme le sou- univers moins strass mais tout aussi plus dans les mœurs auditives locales. La ligne son directeur, c’est le seul établisse- disco. Dans le genre caverne high tech à structuration de l’espace et sa superficie ment de nuit libanais, avec l’Options, qui balcons, avec une allure Star Trek revi- s’y prêtent et deux soirées raves y ont été corresponde aux critères objectifs de la sité, la boîte donne dans un gigantisme organisées tout dernièrement. Une option boîte de nuit stricto sensu: ce n’est pas un imposant pour la configuration locale comme une autre. bar dansant. On n’y vient que pour dan- rappelant certaines discothèques londo- Le week-end, comme de bien entendu, ser. Et jeunes faqrayotes et farayotes de niennes ou la Scala de la rue de Rivoli à l’hystérie de la sahra bat son plein un peu s’agglutiner consciencieusement dans l’es- Paris. Sauf que celles-ci tablent sur un partout, chacun ayant habitudes et calier noir qui mène à l’antre des plaisirs, turn-over important de touristes de pas- connexions à telle ou telle enseigne. Mais sous l’emprise de l’instinct grégaire festif

L’ORIEN T-EXPRESS 42 SEPTEM BRE 1996 le plus irrésistible. La moyenne d’âge est, l’AUB et intellos (de gauche, bien sûr). A NUIT, LE NOIR A UNE COULEUR pour rester euphémique, assez jeune. La Beyrouth ya Beyrouth! Pour ceux dont le AMBRÉE: bois de santal, émanations L nouvelle génération montante agrémen- foie tient toujours la route après un tel orientales et occidentales pour les uns, tée en été des ses innombrables ramifica- périple, le Blue Note de la rue Makhoul whisky pour les autres. Les plus initiés tions dans la diaspora, peut alors est une institution dans le petit monde du arborent dans leurs yeux un mélange s’ébattre en toute quiétude dans un cadre jazz libanais, une adresse à connaître, ne subtilement composite. Le beauf rassurant et propret, celui du très privé serait-ce que pour y voir un soir le moyen, lui, rêve d’un jacuzzi aux eaux domaine de Faqra. groupe Force y aller de son jazz oriental. plus calmes que troubles agrémenté Pour finir cette virée nocturne non Enfin, on ne peut que signaler le nou- d’une blonde plantureuse genre exhaustive et sur les chapeaux de roue (et veau-né (depuis la mi-août) Caracas Inc., Samantha Fox, d’un magnum de Dom à jeun! une fois n’est pas coutume), on rue de Caracas, à Ras-Beyrouth. Exquis Pérignon et accessoirement de pourrait évoquer pour ceux qui sont et un rien colonial, entre Louisiane et La quelques tracés régulateurs. Le tout friands de mood détendu, confortable et Havane, entre Opéra, Glenn Miller et bien eighties, expressément Carlito’s où l’on s’entend parler, pour prendre un Asmahan. Moonlight Sérénade. way. La nuit beyrouthine explose ou verre avec une tendre amie par exemple, On l’aura vu, la vie nocturne libanaise est implose. Une chose est sûre, le réveil des endroits comme le Time Out ou le multiface, multigenre, du pire au sera dur. Pour une fois, tout le monde Babylone à Achrafieh qui restent ouverts meilleur, multiregard surtout. La domi- est logé à la même enseigne. relativement tard. Au Time Out, on est nante-cyclope (mais Ray-Ban noires) Riri, 25 ans, noctambule. presque chez soi, enfin un chez-soi idéal: reste au show off pour Tony Montana en fauteuils club, meubles de famille, plein apogée Scarface, voire aux biceps musique de fond jazzy et parfois Gains- imposants et dénués d’humour... LM’ARRIVE DE SORTIR LE SOIR. Perdu bourg, le tout sur deux étages avec ter- Courage, tendre est la nuit. I dans les méandres de mon travail rasse et tonnelles. Rien que des bonnes insipide, je cherche à noyer mon exis- choses quand on est accompagné, sinon O. B. tence vide dans un verre d’alcool ou une somnolence soutenue s’imposera un gouffre quelconque. J’ai été plein immanquablement. AKE ME FOR A NIGHT IN ??? d’espoir. J’ai toujours espéré le Au Babylone, l’insomniaque incurable T Petit topo personnel sur les night meilleur pour ce pays, mais aujourd’hui pourra jouer au barfly en sirotant sur un clubs au Liban. Au rendez-vous: ma seule consolation tombe avec la haut tabouret perché, entre autres, un femmes bijoutées, maquillées, en robe nuit. Les lieux où je vais? Remplis de Long Island savamment dosé, et zyeuter stretch dévoilant les bourrelets, talons gens joyeux, pleins de vie, d’humour et la petite salle jouant sur le kitsch pastel et à l’appui, accompagnées d’hommes le trompe-l’œil, toujours bruissante d’amabilité. Cela me console. Tous les machos qui pèsent gros, jeunes parmi les dîneurs, de froufrous affrio- barmans sont devenus mes amis et je machos fils à papa, débarquant dans lants. Plus folklo mais détonant, le Lord des voitures qui se la jouent top class garde espoir pour des jours meilleurs. Kitchener est un vestige de la rue Hamra avec de préférence des numéros à Je ne perdrai pas ma foi dans mon d’avant-guerre. Dabkés et chansonnettes deux ou trois chiffres. Tous prêts pour verre. Je vais croire en ce pays, de tout goguenardes y enchantent des habitués une soirée d’enfer. Les bouteilles éta- mon cœur. quelque peu éméchés. Un côté bohème lées sur la table avec en background Georges, 27 ans, homme fatigué. beyrouthin à la Ziad R. (celui de «Talfan une musique commerciale affolante: Ayache») où se mêlent étudiants de les derniers tubes des années 80 avec quelques morceaux de techno incrus- tés pour tenter d’être in, mais très mal mixés. À peine arrivés, on commence à boire pour bien entrer dans le mood, sans oublier de saluer tout le monde en faisant le tour de la boîte. Cela se résume par une même et unique phrase «Salut , tu vas bien ?» sans pour autant attendre la réponse. Le DJ joue un très grand rôle: il commence à chauffer la salle avec sa dance music entrecoupée de disco genre Boney M. Il ne faut surtout pas faire de gâchis en jetant les LP! À cette ambiance chaleureuse vient s’ajouter le mashkal de la soirée: un homme a osé (par mégarde) regarder la copine ou femme d’un autre. Ce dernier, macho, un verre de trop dans le nez (devenu paranoïaque) n’a guère apprécié qu’on effleure du regard son bien précieux. Tania B., 25 ans, noctambule.

L’ORIEN T-EXPRESS 43 SEPTEM BRE 1996 ex trêm es

La Dabké Sex e, folklore et fantaisie D ans les cer cles des nui ts d’été, dans la ronde des festi vals, les saccades de la dabké conti nuent de r ythmer rêves et nostalgi es. Une danse qui n’en finit pas d’accompagner le désir.

FAWAZ TRABOULSI ES HOMMES SE RASSEMBLENT en un Le spectacle PHOTOS HOUDA KASSATLY Llarge arc de cercle en se tenant par les «Le qaydé demande une dabké détermi- mains ou les épaules, selon le type de née et en assure l’ouverture au rythme danse à exécuter. À leur tête se tient le désiré et suivant les règles. Le sandé inter- «pilier» ou sandé: son rôle consiste à vient alors en jouant des pieds et du coordonner les mouvements des danseurs corps, en des mouvements effectués posé- et à guider leurs pas. Il a à sa droite un ment pour donner l’exemple aux jeunes homme, plus ou moins jeune, qui tient à gens qui le suivent comme s’ils formaient la main un sabre, un bâton, ou un foulard un seul corps. Ils se penchent comme leur de soie, et à qui il revient de mener la chef, tantôt à gauche tantôt à droite, danse dont il est supposé maîtriser toute avancent, reculent, donnant une image la technique: c’est le «meneur» (qaydé) qui se veut un concentré de virilité, de ou la «tête» (ra’s). Le centre est occupé vigueur, d’art et de discipline. Puis, le par le joueur de flûte ou de pipeau ou par qaydé se met à innover, à créer de nou- le tambour. velles figures, sans jamais toutefois

L’ORIEN T-EXPRESS 44 SEPTEM BRE 1996 ex trêm es s’écarter du rythme de la dabké en cours, tinguât des danses balkaniques! Liban, on parle ainsi de dabké baalba- et sans heurter le mouvement d’ensemble Les danses qui entrent dans la catégorie kiyé ou de dabké jounoubiyé. Mais les des danseurs. Le sandé l’aide en guidant dabké ont en commun plusieurs caracté- habitants d’une région se contentent rare- ces derniers, en prenant toujours soin de ristiques dont les principales sont: l’ali- ment de pratiquer leur propre dabké: ils les retarder un peu, de façon que le qaydé gnement en arc de cercle des danseurs et dansent aussi celles des autres, qu’elles se sente entièrement libre de ses gestes. des danseuses qui se tiennent par les soient proches ou éloignées. Dans la Souvent, la même ronde dure près d’une mains; le rôle que jouent le qaydé et le région de Batroun, par exemple, Antoine heure avant que le qaydé se retrouve à sandé; le mouvement rotatif de la danse Romanos a pu recenser trente-trois types l’endroit précis d’où il avait pris son qui s’effectue généralement dans le sens dont beaucoup viennent d’autres lieux. départ, ce qui passe d’ailleurs pour un inverse des aiguilles d’une montre; le fait On peut aussi classer les types de dabké signe de compétence et d’habileté. Tantôt de marteler le sol avec les pieds (d’où le en fonction des occasions: dabké des il joue avec son sabre, tantôt il exécute nom de «dabké»), le coup étant le plus noces, des fêtes, des saisons agricoles (la deux sauts tandis que les autres n’en souvent donné avec le pied gauche; le moisson par exemple), de la mobilisation effectuent qu’un. Puis tous se figent, et, mouvement répétitif des pas, agencé de (appelée dans certains endroits dabké simultanément, frappent d’un seul coup telle sorte qu’en terminant une série de militaire), etc. La seule circonstance le sol de leur pied. Parfois on a comme pas le danseur se retrouve dans une posi- sociale pour laquelle il n’existe pas de l’impression que le qaydé enfreint l’or- tion qui lui permet d’effectuer, de nou- dabké propre est apparemment le deuil, donnancement général de la danse par ses veau, les mêmes figures. bien qu’on trouve des danses funéraires mouvements et ses sauts, mais c’est pour Dans la mesure où la dabké est la danse dans d’autres pays proches comme la revenir aussitôt à l’ordre et se plier aux commune aux campagnes du Machrek Grèce ou les Balkans. Inutile de préciser règles. arabe, il est difficile de parler d’une dabké que la dabké est pratiquée différemment Q uand les danseurs se lassent d’une purement libanaise, syrienne, palesti- suivant les occasions. La dabké des noces dabké, ils en demandent une autre, et le nienne, jordanienne ou irakienne. Si l’on n’est évidemment pas la même que celle scénario se répète jusqu’à ce que tous les désire en répertorier les différents types, il de la mobilisation, tant dans le rythme types de dabké, du plus lent au plus vaut mieux parler de la dabké des plaines, que dans les figures. rapide, soient exécutés. C’est d’abord sur de celle des montagnes, des garrigues ou Une autre classification consiste à définir un rythme lent que femmes et jeunes filles des steppes désertiques. On peut ensuite la dabké par l’identité des participants: si se glissent parmi les hommes. Chacun classer les danses en fonction du rapport elle ne comprend que des hommes, elle tient deux femmes et tous dansent entre le lieu et les communautés est appelée dabké «des coqs», celle des ensemble. Pendant qu’ils bondissent, les humaines qui l’habitent. On parlera alors femmes est dite dabké «des poules» femmes font cliqueter leurs bijoux en har- de dabké «arabe» – entendre bédouine –, (firakh) et lorsque hommes et femmes y monie avec la dabké qui en devient plus kurde, de l’Est, de l’Ouest ou du Nord. Il participent conjointement, on parle de la belle. Q uelquefois aussi, les femmes se va de soi que la nature du sol a une dabké «des coqs et des poules». Dans une retirent et se regroupent d’un côté en se influence certaine sur la pratique de la typologie différente, on mettra l’accent tenant les mains pour prendre le dessus danse, tant au niveau des pas que des sur les chants et les airs qui accompa- sur les hommes grâce à la légèreté de leurs gestes ou du rythme. La dabké des mon- gnent la dabké: dal‘ouna, houwara, sauts, jusqu’à ce que les danseurs épuisés tagnes est par exemple plus rapide et plus nadda, haykalo, zayno, etc. Enfin, on finissent par rompre le cercle.» saccadée que celle des plaines où les pas peut prendre pour critère les pas, comme Cette description de la dabké que l’on sont espacés et lents. Il suffit pour s’en la dabké à deux temps (mtanniyé) ou à doit à Youssef Khanachat provient d’une convaincre de comparer ici celles des trois temps (mtallaté), ou les figures, région syrienne où convergent diverses frères Rahbani (la montagne) et de Zaki comme par exemple la dabké boiteuse influences. Le spectacle y est pratique- Nassif (la plaine). (‘arja). ment identique à celui que l’on peut voir On peut aussi trouver dans un même pays un peu partout dans le Machrek. Car la différentes appellations qui se rapportent Le pouvoir dabké, en dépit de ses nombreuses appel- aux noms des régions ou des villages. Au Nous ne disposons que de peu d’informa- lations, est la danse populaire commune tions sur la naissance et l’évolution de la de l’Orient arabe. Elle s’apparente aussi dabké. Le plus probable est qu’elle est le aux danses que l’on retrouve dans des vestige de danses païennes primitives. pays méditerranéens comme la Grèce ou Mais ce qu’on peut dire avec certitude, les Balkans. Les Rahbani ont pu s’en c’est que la dabké est une danse populaire rendre compte lorsqu’ils se sont rendus collective pratiquée par la partie du avec leur troupe à Londres pour la pre- peuple engagée dans les activités agricoles mière fois, en 1962. Certains experts ou pastorales et qu’elle ne se range pas avaient alors soutenu que le public bri- dans la catégorie des danses religieuses tannique n’apprécierait pas la dabké avec même si on peut y trouver la trace de rites ses aspects répétitifs et ses sauts bruyants. religieux. Les Rahbani décidèrent donc de réduire Quelle que soit son origine historique, la au strict minimum le nombre de bonds dabké telle qu’on la connaît aujourd’hui, prévus au programme, et d’éliminer une nous est parvenue des villages où la terre grande partie des coups de pied au sol. La est propriété communale, et qui étaient réaction des Anglais fut pour le moins marqués par une économie autarcique et surprenante: plusieurs critiques se plai- une structure clanique, deux paramètres gnirent de n’avoir pas trouvé dans la dominants dans cette région du monde dabké libanaise quelque chose qui la dis- jusqu’à la fin du XIXe siècle. Autrement

L’ORIEN T-EXPRESS 45 SEPTEM BRE 1996 ex trêm es dit, il s’agit d’une pratique artistique qui s’est développée dans un milieu marqué par l’échange primitif où la production repose essentiellement sur le travail humain. Dans ces collectivités qui prati- quent le troc avec des communautés voi- sines en même temps qu’une forme coopérative de production, la différencia- tion sociale reste faible. Dans la cam- pagne libanaise, par exemple, cela prend la forme de la ‘awné ou de la mujamalé. À cet égard, Zaki Nassif fait valoir que la reine des dabkés, la dal‘ouna, ne tire pas son nom du dala‘, la câlinerie, comme on le croit volontiers, mais du mot syriaque dil‘ouna qui signifie «entraide». Dans cette optique, la dal‘ouna serait d’abord un appel à l’assistance mutuelle, avec toutes les connotations de vertu et de soli- darité villageoises qui s’y rattachent. Dans ce type de société rurale, on a affaire à une lutte entre l’homme et la nature, entre un groupe humain cohésif ou tendant à la cohésion et son environ- nement. C’est en regard de cette lutte-là que se déterminent les luttes entre les dif- férents groupes. Or, quand on dit lutte, on dit rapport de forces, rapport de domination et de sujétion. Et telle est en fait la clé pour comprendre la fonction socio-culturelle de la dabké. Comme l’écrit Ernst Fisher, à l’aube de l’huma- nité, l’art était un «outil magique, une des peu, plie légèrement les genoux, tâte le sol chent et s’écartent régulièrement. Le pied armes qu’emploie le groupe dans sa lutte à chacun de ses pas. Le corps du paysan a gauche s’avance, balaie le sol ou le foule pour la survie», avec pour fonction déter- aussi son rythme propre, qui rejoint le légèrement. Puis c’est le saut, immédiate- minante d’exercer le pouvoir, «pouvoir cycle des saisons, c’est le rythme de ceux ment suivi d’un agenouillement rapide et de l’homme sur la nature, sur un ennemi qui sont habitués à attendre, comme le dit d’un redressement qui ne l’est pas moins. précis, ou sur une personne de l’autre John Berger. Une autre variante consiste à lancer la sexe» et d’imposer ce pouvoir au réel en Voilà bien la première chose qu’on voit jambe gauche en avant tandis que le dos renforçant la collectivité humaine. Cette dans la dabké, comme dans d’autres se plie vers l’arrière. Ici, on ne tape pas fonction sociale n’a pas cessé, du moins danses campagnardes: le corps du paysan tout de suite du pied: c’est le tronc entier pour l’art populaire. L’exercice du pou- en action. Quand on observe de près les qui s’avance, la tête demeurant bien voir reste la clé et toute la question est de mouvements des danseurs, on y retrouve droite; le pied gauche est ramené près de savoir comment la dabké permet juste- les gestes du travail agricole à peine styli- l’autre, et enfin… la «dabké». ment à l’homme d’exercer ses différentes sés: le balancement de gauche à droite et À la campagne, la dabké est l’une des formes de puissance. de droite à gauche qui est la démarche du rares occasions où se mêlent les hommes Dans ce jeu de pouvoir, une place privi- paysan dans sa vie quotidienne, le pied et les femmes. L’exhibition du corps pay- liégiée échoit aux rapports entre les gauche généralement placé à l’avant san est au premier chef un étalage sexuel. hommes et les femmes du groupe et c’est comme pour bêcher ou labourer, les C’est le moment ou jamais d’exhiber son peut-être là l’abord le plus pertinent. Car «Ahan!» d’encouragement qu’on pousse identité sexuelle, sa «féminité» ou sa la matière de la danse, de toute danse, est quand on doit fournir un effort muscu- «virilité». Amin Rihani n’a pas manqué le corps. Et l’exercice du pouvoir d’un laire important... Dans la dabké, le corps de le faire constater au cours de ses péré- sexe sur l’autre est en premier lieu un rap- paysan expérimente sa force et l’étale. grinations dans la montagne libanaise: port entre le corps de l’homme et le corps Mieux, il se dépasse. Quand la danse est «Dans ses pas, il y a le murmure de la de la femme. Commençons donc par le exécutée à l’occasion d’une noce ou d’une femme et le ton d’autorité de l’homme. Il corps. fête, on voit ainsi le paysan exécuter avec y a les mouvements calmes et hésitants fierté les gestes routiniers de son labeur. interrompus par des mouvements impé- Le corps Le meilleur exemple en est la dabké boi- rieux, voire menaçants: “Hé, la belle, je La carrure particulière du paysan, forgée teuse, la plus difficile tant elle exige d’ha- jure par ta taille …”, et la belle de se par l’effort musculaire, résulte d’une bileté, de force, de discipline et de maî- déhancher en minaudant avant que le longue fréquentation de la terre et de la trise de soi. Dans la ‘arja, les pas sont jeune galant ne tape du pied pour termi- nature en général. Sa démarche est ce qui longs et lents, le pied se déplace latérale- ner le vers “laisse-nous déposer un baiser rend le mieux compte de cette relation ment puis revient à sa place, les danseurs sur ta joue”». privilégiée avec la terre: il se pavane un se séparent et se regroupent, se rappro- Lorsque les danseurs s’alignent en deux

L’ORIEN T-EXPRESS 46 SEPTEM BRE 1996 ex trêm es rangs, la piste se mue en un champ de cette multitude de corps entrelacés qui se le qaydé est le seul à détenir le droit de bataille entre deux équipes qui entendent tiennent par les mains, font les mêmes s’écarter du schéma général de la dabké, affirmer leur identité. L’homme: des pas et les mêmes mouvements et poussent donc de l’unité du groupe, en réalité, il épaules larges et fortes, la taille haute et les mêmes cris. La danse est ici facteur de s’ingénie à ne pas s’en départir. C’est en le pied qui ébranle le sol. La femme: poi- cohésion du groupe social. Elle en quelque sorte l’exception qui confirme la trine et hanches. L’homme est dans son conforte l’unité, la reproduit et l’affirme règle, la dissension qui fait ressortir habit blanc et noir, la femme porte des haut et fort. Plus encore, la chorégraphie l’unité, l’individualité qui conforte la col- couleurs vives. L’homme tape du pied, la spontanée de la dabké figure le processus lectivité. Mais, d’un autre côté, on peut femme sautille. Les hommes crient avec de formation du groupe puis de sa disso- considérer, avec Youssef Khanachat, que des voix de stentor, les femmes chucho- lution et, enfin, de sa reformation. Le le qaydé est là pour coordonner les mou- tent et font tinter leurs bijoux. Des arcs et cercle des danseurs est rompu mais il se vements des danseurs et veiller à ce qu’ils des flèches. Des corps qui tempêtent et reconstitue plus étroitement, avance et appliquent rigoureusement les règles. En des corps qui ondulent. Une calligraphie recule d’un seul mouvement, comme ce sens, il est, avec le sandé, celui qui du geste, comme dans la poésie de Talal pour souligner la communauté de destins. conduit la danse en même temps que la Haïdar qui dessine ce duel complexe et Initialement, la dabké est répétition. Et la communauté. Car pas d’unité sans chef- piquant entre séduction et réticence, exci- répétition est confirmation. Toujours ferie, pas de communauté sans tête. tation et résistance que donnent à voir les donc, le cercle se reconstitue et l’on sait, Certes, le qaydé peut très bien n’être que joutes de la virilité et de la féminité dans par l’anthropologie, combien une figure le plus émérite dans un groupe de jeunes les tableaux de Abdel-Halim Caracalla. circulaire tracée sur le sol est polysé- danseurs et avoir été sélectionné indépen- Souvent ce sont les femmes qui provo- mique: elle clôt, protège, interdit et, par damment des critères qui déterminent le quent. Les petites piques «innocentes» là, sacralise. En faisant et refaisant le choix du chef: ni l’ancienneté, ni le sont vite dépassées. L’érotisme monte au cercle, les danseurs ne font pas que com- lignage, ni l’habileté au combat, ni la rythme de la dal‘ouna, et l’on peut poser la figure géométrique parfaite, ils réputation, ni la fortune. Il n’en reste pas entendre la femme donner rendez-vous à dessinent la forme la plus élevée de l’unité moins qu’au moment de la danse, c’est son amant pour quand elle aura fini de et du sacré. bien lui qui représente la direction de la donner le sein à son fils. C’est la câlinerie Mais, alors, où placer le «meneur» dans communauté et qui, dans le rite collectif, de la dal‘ouna qui, parfois, confine au cette architecture sociale? S’il est vrai que figure le chef du village ou du clan ou le sacrilège comme dans la chanson popu- cheikh de la tribu. Au demeurant, le désir laire palestinienne où les poitrines se tou- de «prendre la tête» de la dabké entraîne chent, où le baiser cueilli sur les lèvres de souvent rivalités, conflits et jalousies l’amante rompt le jeûne. Il arrive aussi entre les jeunes. L’enjeu est une affaire que cela soit plus explicite: la dabké d’autorité et de réputation. C’est aussi gagne en chaleur, les épaules roulent de l’occasion de faire le paon devant les plus en plus, les déhanchements augmen- belles. Mais il y a plus, à savoir l’expres- tent, les poitrines manquent déborder des sion artistique du conflit endémique pour corsages… La dal‘ouna s’affole, l’envoû- le pouvoir. Ziad Rahbani ne s’y est pas tement gagne. C’est le moment où, au trompé qui a emprunté ce type de conflit Sud-Liban, le récitant s’écrie : villageois pour représenter les conflits « Ondule, ondule de tout ton soûl, civils libanais: dans Chî fachel, il raconte entre tes seins ce sont les grenades de l’histoire d’une troupe de danse populaire Haïfa» qui, pendant qu’elle s’entraîne en vue de la fête du village, se sépare en raison d’un Le groupe conflit entre ses membres sur la question La dabké est une danse collective. L’indi- de savoir qui va «prendre la tête» de la vidu se fond dans le groupe. Le corps du dabké! danseur se fond dans le corps social. On La pratique répétée de la dabké remplit le voit clairement dans la manière de dan- donc simultanément deux fonctions: ser, c’est une seule unité que forment d’une part, elle exprime la solidarité cla-

L’ORIEN T-EXPRESS 47 SEPTEM BRE 1996 ex trêm es nique entre les membres du groupe et, finalité: exercer le pouvoir du groupe sur des Rahbani. On sait que les rites de pluie d’autre part, elle constitue l’un des fac- la nature, dans ce combat de toujours sont les mieux ancrés dans la culture teurs de reproduction de la solidarité du pour survivre et pour adapter l’environ- populaire du Machrek: prières et danses groupe et de son unité. Mais la ‘açabiyya, nement aux besoins humains. Dans la pour la pluie, sacralisation des ruisseaux l’esprit de corps, ne se construit pas seu- dabké, la représentation de ce combat se et des puits y sont courantes. Ces cou- lement de l’intérieur, elle ne résulte pas lit dans les pas et la gestuelle qu’ont en tumes ressortissent à la magie sympa- que du besoin qu’ont les membres du commun les différents types de dabké, thique fondée sur la croyance qu’il suffit groupe les uns des autres. Elle se construit par-delà les variations régionales ou for- d’imiter l’événement désiré pour que aussi en opposition contre l’autre, contre melles. celui-ci se produise effectivement. Mais les autres groupes. En montrant l’unité les plus célèbres cérémonies rituelles sont du groupe, en proclamant son identité L’eau et la terre celles où est établie la liaison entre l’eau constitutive, elle a aussi valeur de La dabké combine deux séries de mouve- et la nudité féminine. On y voit, par démonstration de force aux yeux des ments, en apparence contraires: les mou- exemple, quelques vierges pataugeant autres communautés, dans la mesure où vements horizontaux, circulaires et répé- dans le fleuve ou des jeunes filles nues, elle est l’occasion d’affirmer son autorité, titifs et les mouvements verticaux, à menées par une vieille femme aussi peu de provoquer l’adversaire potentiel, de savoir les bonds et le martèlement des vêtue et traînant une charrue à travers les l’inviter à la bagarre ou de l’en dissuader. pieds. Et cette combinaison traduit bien champs, jusqu’à ce qu’elles atteignent la Par là, la dabké se range parmi les danses les rapports qu’en milieu rural le groupe plus proche rivière. Ainsi, chez les de guerre. De même que les groupes se peut entretenir avec la nature. Car, si les peuples des Balkans et du bassin méditer- livrent à des duels de parole (le zajal et la mouvements circulaires reflètent le cycle ranéen, une jeune fille nue, recouverte poésie populaire) dans lesquels chacun des saisons et, à ce titre, peuvent être dits d’herbes et de fleurs, appelée la «dou- vante ses origines et ses prouesses, de «naturels», les mouvements verticaux, doula», marche au centre d’un groupe de même ils se défient par la représentation enthousiastes et parfois violents, sont danseuses. Elles s’arrêtent toutes à chaque porte du village, et la maîtresse du foyer les asperge d’eau. Le plus étonnant demeure la ressemblance entre ces rites, pratiqués en Grèce, en Bulgarie ou en Roumanie, et le rite arabe de «la mère de la pluie» (oum al-ghayd au Liban et oum al-ghayth en Jordanie). Partout femmes et enfants déambulent dans les rues, portant une croix sur laquelle est accrochée la tenue de soie d’une jeune fille parée de bijoux et de pacotille diverse. Quant aux instruments de musique, ils tentent, eux aussi, d’imiter du plus près possible les bruits des éléments: le tambour pour le tonnerre, la flûte pour la pluie. Les rythmes jouent le même rôle en présen- tant tantôt des mélopées lancinantes, tan- tôt des arrêts brusques. Et dans la dabké proprement dite, les sauts ne sont pas autre chose que des gestes rituels pour encourager les pousses à monter le plus haut possible. Car les sauts dans les danses sont intimement liés aux rites de la la plus proche de «l’action», autrement «humains» et même «culturels». Ils rom- fécondité. Alexander Krapp raconte dit la danse. La danse est alors étalage de pent l’harmonie entre l’homme et la qu’en Allemagne et en Suède les jeunes force et champ de combat. Il n’est donc nature, pour révéler comme un défi qui gens sautent au moment de semer les pas étonnant, dans ce contexte, de voir serait lancé à la terre. Un peu comme si graines, dans l’espoir que les plantes les membres de certains clans, gagnés par les pieds qui martèlent le sol tous atteindront la hauteur de leurs bonds. l’excitation, utiliser leurs revolvers ou ensemble sommaient la terre de s’ouvrir Dans les Balkans, pour les mêmes causes, leurs carabines pour tirer des salves en et de livrer ses richesses. La même oppo- le saut est un des éléments fondamentaux l’air. sition se retrouve dans l’usage des instru- des danses populaires. «Saute haut, vole À ce type de danses de guerre appartien- ments de musique: le pipeau (mizmar) haut», (‘allî, ‘allî, tîr w’ ‘allî), disent les nent la dabké ‘askariyyé de Baalbeck et la accompagne les mouvements circulaires frères Rahbani dans l’une de leurs dab- «charge» (hajmé) de Batroun qui toutes et dit la continuité tandis que le tambour kés. deux consistent en un flux et reflux, rythme les mouvements verticaux et sou- d’avant en arrière et vice versa. Mais les ligne les ruptures. Le cercle de feu exemples contemporains les plus pro- Dans le cycle des saisons, la pluie est l’un Dans Le Général de l’armée morte, Ismaïl bants demeurent sans doute deux danses des moments les plus attendus, et la Kadaré met en scène un général italien des frères Rahbani, la «dabké du Liban» dabké l’exprime bien. «Q u’il pleuve, qu’il qui, à la tête d’une délégation militaire et celle de Khabtit kadamkoun. pleuve, pour que notre moisson embel- chargée de rapatrier les corps des soldats La ‘açabiyya répond aussi à une autre lisse», dit l’une des plus célèbres dabkés tués durant l’occupation de l’Albanie,

L’ORIEN T-EXPRESS 48 SEPTEM BRE 1996 ex trêm es découvre sur les visages et dans le com- Il en va différemment dans N oces en apprend de père en fils, mais une activité portement des villageois albanais l’am- Galilée. Célébration d’une résistance pratiquée par des professionnels qui ont pleur des exactions commises pendant la symbolique qui précède la capitulation reçu une formation dans les écoles d’arts guerre par l’armée de son pays. Au cours chez Chammas, la dabké est chez Khleifi folkloriques en Union soviétique ou d’une noce à laquelle assiste le général, et l’image d’une résistance qui n’arrête pas. ailleurs ou par des amateurs qui ont suivi qui constitue l’apogée du récit, les villa- Tout au long du film, histoire d’une mon- les cours de professionnels. Dans les deux geois se mettent à danser. Et l’on voit tée de la tension et de l’affrontement qui cas, les danseurs se produisent mainte- alors la dabké, puisque c’en est une, dres- en résulte dans un village palestinien qui nant devant un public qui ne participe ser un cercle de feu entre le représentant célèbre le mariage du fils du moukhtar, pas à la danse. de l’ancienne armée occupante et la en présence du gouverneur militaire israé- Ainsi professionnalisé, le folklore a une population qui dit ce qu’elle veut sans se lien et de ses officiers, l’escalade est clai- fonction nouvelle: celle de contribuer à départir de ses traditions d’hospitalité. rement figurée par le rythme de plus en construire une identité nationale liba- «La ronde tourbillonnait devant lui plus violent de la dabké. C’est par la naise, avec toutes les équivoques que cela comme une toupie et le vieillard qui danse qu’un peuple sans armes défie ses comporte. La popularité des différents menait la danse pliait les genoux, s’ac- occupants. La dabké devient le concentré types de dabké est, pour ainsi dire, deve- croupissait presque, puis se redressait, de l’identité nationale et de la culture du nue un test de l’intégration de certains faisait claquer sa semelle sur le plancher groupe, en même temps qu’un moyen groupes confessionnels ou régionaux à la avec l’air de dire : c’est ainsi, et il en sera d’affirmer la possession de la terre. mêlée libanaise. toujours ainsi!», faisait tournoyer son Devenue un spectacle de consommation, mouchoir blanc, lâchait la main de son La consommation la dabké s’adresse principalement aux compagnon pour faire une pirouette, Au Liban aussi, la dabké a eu affaire à touristes et aux émigrés (aussi bien repliait ses genoux et paraissait devoir l’identité nationale, quoique d’une d’ailleurs les expatriés que les immigrés s’abattre, les jambes coupées comme avec manière différente. Avec l’évolution capi- dans leur propre pays). C’est aussi le une faucille, puis se relevait et retombait taliste qui a gagné la société libanaise, geste obligé de la nostalgie qui entend encore, comme frappé par la foudre pour se ranimer à l’instant même du gronde- ment du tonnerre. Le tambour tenait avec toujours plus de rage, les cris de la clari- nette se déversaient à flots renouvelés tels des sanglots sortant de la gorge de quelque titan et les cordes des violons vibraient, éperdues. Le tambour battait de plus en plus vite, et maintenant à tra- vers la complainte, on eût dit que de gros rochers roulaient du haut de la mon- tagne.» Ce passage, qui aide d’ailleurs à percevoir les similitudes entre les danses balka- niques et la dabké du Machrek, montre comment la danse peut être un vecteur d’affirmation de l’identité nationale face à l’étranger. On le voit aussi dans le cas palestinien, notamment dans Arabesques, le roman d’Antoun Chammas, et dans le film de Michel Khleifi, N oces en Galilée. Dans Arabesques, un livre publié en hébreu, Chammas raconte l’occupation de son village natal, Fassouta, par l’armée surtout après l’Indépendance, la dabké faire revivre des campagnes qui ne sont des colons juifs: tandis que soldats et vil- est «descendue» de la campagne et a plus et un mode de vie oublié dans la lageois sont face à face, un vieillard surgit gagné la ville avec des masses grandis- majeure partie du pays. Mais même ainsi, brusquement et les hommes forment aus- santes de paysans. Ces derniers laissaient la dabké a été marginalisée. Souvent, elle sitôt un demi-cercle et se mettent à danser derrière eux des terres en jachère et des n’est qu’une pièce rapportée dans une autour de lui. Lorsque la dabké prend fin, villages qui avaient perdu leur fonction culture hybride et privée d’immunité un nuage de poussière recouvre égale- productive au profit d’une fonction rési- devant le raz-de-marée d’une certaine ment les soldats victorieux et les villa- dentielle et consumériste. C’est au travers sous-culture occidentale. On le voit bien geois vaincus. Ces derniers obéissent de ce processus qu’est né le folklore aujourd’hui dans ces soirées dansantes alors à l’injonction de l’officier juif et moderne tel qu’on l’entend aujourd’hui, quand, après les dernières frasques occi- remettent leurs armes. Et le narrateur c’est-à-dire une manière de faire revivre la dentales, on engage la dabké de rigueur, d’expliquer que la dabké avait exprimé le culture populaire à l’échelle nationale. La désormais reflet d’une identité indécise soulagement de ceux qui sentent qu’ils dabké est donc passée du champ à la où s’entremêlent un reste de bravade et ont échappé à la catastrophe et la joie que scène et de la place du village au studio de des gesticulations insignifiantes. trouvent les faibles à se rendre aux puis- télévision. Évidemment, ce n’est plus la Mais, comme dirait l’autre, à chacun sa sants, en même temps que la volonté de dabké qu’on danse presque d’instinct dabké, et à chacun son Liban... satisfaire l’étranger. dans les campagnes et les steppes et qu’on F. T.

L’ORIEN T-EXPRESS 49 SEPTEM BRE 1996 m ix edm edia GRILLE DE RENTRÉE: L’OFFENSIVE DE TÉLÉ-LIBAN En attendant que se préci se le paysage audi ovi suel, la poi gnée de chaî nes assurées de sur vi vr e à la loi prépar e sa r entrée. Mai s c’est la chaî ne publi que qui attaque en for ce.

L EST BIEN DIFFICILE, EN CES JOURS, de se En ce qui concerne les émissions de débat, Ifaire une idée claire de ce que sera le là encore, TL déclenche un tir groupé paysage audiovisuel à la rentrée. Outre avec plusieurs programmes nouveaux. l’atmosphère d’expectative qu’alimentent Hadasa ghadan («C’est arrivé demain»), les élections, tout le monde attend le 18 un débat en direct sur des questions poli- septembre, date à laquelle la loi sur l’au- tiques ou sociales, préparé et présenté par diovisuel devrait entrer en application. Samar Hajj, réunira sur le plateau un res- Certes, les quelques chaînes qui sont cer- ponsable politique concerné par le sujet stimuler une formule qui a montré des taines d’être maintenues dans le nouveau traité, des spécialistes, ainsi que des invi- signes d’essoufflement. Khafaya, l’émis- PAL (LBCI, MTV et Future, en plus de tés, membres d’associations ou de clubs. sion «ésotérique» de la chaîne va être TL) ont déjà prévu leur grille d’automne. La première sera consacrée aux munici- reprogrammée... Ghazi Féghali la valeur Mais les autres n’ont pas pris la peine palités. Khamseh ala Sabaa («Cinq sur sûre de la MTV proposera une émission d’en préparer une, même si la période sept») est maintenu cette saison. Un pro- légère qui reste dans l’esprit de son ancien intérimaire qui sépare la fin des législa- gramme de divertissement: Ayam wa Talk toc show. Du plus sérieux: une tives de la formation d’un nouveau gou- N ass («Des jours et des gens») préparé émission économique est prévue, elle sera vernement devrait favoriser un ajourne- par Maha Salma est un mélange de varié- préparée et animée par Claude Hindi. ment de la date butoir jusqu’en tés, clips, reportages et interviews avec D’autres programmes sont en projet pour novembre. Certains prévoient même un des vedettes. Une nouvelle émission cul- lesquels la MTV s’efforce de débaucher statu quo qui durerait encore plus long- turelle et artistique Isharat («Repères») des animateurs et des animatrices temps. préparée par Abbas Beydoun et réalisée vedettes d’autres chaînes. On a notam- Entre-temps, Télé-Liban va frapper fort par Zeina Soufane recevra des écrivains, ment avancé le nom de Ziad Noujaim. avec, à partir du 16 septembre, le tant poètes et artistes. Charbel Khalil qui a Sur la Future, on attend probablement attendu Châri‘ al-Kaslik («Rue Kaslik») commencé avec As’al Shi sur la MTV a l’issue des élections pour décider des pro- un soap opera de 100 épisodes réalisé par conçu pour TL une séquence satirique du grammes politiques de la rentrée qui sont, Antoine Rémy avec Julia Kassar, Antoine même genre qui sera diffusée après le de toute façon, appelés à changer. Zahi Kerbage et Ward al-Khal. Al-‘Assifa journal télévisé. Mais c’est Hâla Khâssa Wehbé a apparemment perdu son émis- tahub marratayn continuera cette saison. («Une affaire privée») qui devrait faire le sion et les autres programmes tentés au Le succès du feuilleton fleuve (plus de140 plus de bruit. Comme son nom ne l’in- cours de l’année précédente ont connu épisodes jusqu’à présent) continue dique pas, l’émission sera loin d’être pri- trop de hauts et de bas pour être mainte- d’ailleurs de susciter les jalousies des vée puisqu’elle mettra en scène un vrai nus. C’est le cas notamment de N iqat chaînes concurrentes et de leur inspirer couple (marié bien sûr) en difficulté, qui ‘ala-l-hourouf («Les points sur les i»), le des idées. Heureusement pour les comé- essaiera de trouver une solution à son débat hebdomadaire entre journalistes de diens qui peuvent faire autre chose que problème avec l’aide de spécialistes, psy- la presse écrite qu’animait Najwa Kassem des doublages de séries mexicaines et chologues et avocats. L’émission s’ou- et qui a fini par sombrer dans la médio- grecques. La MTV a ainsi programmé vrira sur une reconstitution jouée par des crité à force de veto politique contre telle pour la prochaine grille d’automne acteurs. Ainsi mis en situation, le télé- ou telle personnalité. (octobre) un feuilleton en langue cou- spectateur assistera ensuite à la discus- Quant à la LBCI, elle n’a pas voulu com- rante, Akher Machhad («La dernière sion entre les vrais protagonistes. Le pre- muniquer sa grille en attendant de scène»), un drame social réalisé par Elie mier épisode traitera de la violence connaître le sort réservé à la C33. On sait Féghali qui introduira de nouveaux conjugale. Hâla Khâssa qui, gageons-le, que toutes les émissions qui présentent un talents avec quelques apparitions d’ac- sera l’émission de la saison, s’est inspirée quelconque intérêt politique ou culturel teurs plus connus. La Future, de son côté, de L’amour en danger qui était animée en ont été exilées sur l’ex-chaîne franco- a terminé le tournage de Bourj al-Hob France par Jacques Pradel et diffusée sur phone, au cours des mois derniers, tandis («La tour de l’amour») une comédie TF1. Une production qui avait fait une que la chaîne mère faisait le choix du bas sociale et romantique réalisée par très bonne audience, mais qui s’est attiré de gamme pour tous les jours et toutes les Georges Ghayad avec Ibrahim Meraachli les critiques d’un certain milieu intellec- heures et se coupait du public à fort pou- et Hanadi Salloum. Sur la LBCI, des pro- tuel en France… voir d’achat, ce qui n’est pas sans susciter jets sont en cours d’étude mais la direc- Sur la MTV, Maguy Farah continuera à des grincements dans le monde de la tion de la chaîne ne consent pas à donner animer son émission Al-Haki baynatna, publicité. d’informations. mais avec des modifications destinées à C. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 50 SEPTEM BRE 1996 m ix edm edia bière locale et Heineken pour la bière importée, la bière qui fait aimer la bière. ÇA SEN T LA BIERE C’est la première qui s’impose en leader sur le marché avec 80 % des parts. Un succès qu’elle doit davantage à son rap- D epui s quelques semai nes, ce sont par tout les port qualité/prix qu’à sa campagne publi- odes annuelles au houblon et à l’anis, citaire qui, il faut le dire, ne brille pas par son originalité. Almaza plaît, peut-être et amphi tr yons cathodi ques et soi ffardes de rêve. même sûrement, mais faut-il pour autant négliger la conception des spots? Tou- Dieu qu’on est bien! jours identiques. Le même jeune couple buvant Almaza dans différents cadres. HALEUR ET MOITEUR AIDANT, la saison Musar...), et publicité sur les lieux de Mais la marque libanaise semble estimer Cestivale voit l’explosion du marché vente en direction du consommateur final qu’elle n’a pas besoin d’affiner sa cam- des alcools frais, l’arak et la bière en l’oc- (une mignonnette offerte en supermar- pagne. Elle est numéro un après tout, currence et de la réclame qui va avec. Des ché). Si la télé reste le média numéro un alors pourquoi se fouler la rate? nymphettes au goût anisé, des blondes, dans leur stratégie publicitaire – jusqu’à Affalé sur son siège et pas spécialement des rousses, des brunes... ainsi se présen- 85% des budgets –, les distributeurs ont frais, le bon gros conducteur de poids tent les publicités de notre paysage audio- élargi leur media mix à la radio et à la lourd américain, se désaltère après une visuel pour l’été. Des jolies filles, des filles presse, à la fois pour cibler de nouveaux dure journée de labeur. C’est à travers jolies, encore des jolies filles... Les spots consommateurs et intensifier la cam- une publicité «à caractère macho» que télé se suivent et se ressemblent. pagne. L’été n’est-il pas la saison des Celta perçoit le profil de son consomma- Les vignes, la montagne, et/ou la plage, amours anisées? teur. La bière ne serait-elle qu’une bois- sont le cadre privilégié des bandes-promo Même caractère saisonnier pour la bière, son pour mâles assoiffés? D’après les pour l’arak, avec l’amour en prime. publicitaires, la cible de ces cam- Ksara ne déroge pas à la règle. Une pagnes, ce sont les hommes. Mais panne de moto, un coup de foudre alors est-ce vraiment pour appâter le qui finit par un mariage champêtre, gros dur que Miller met en scène une Ksara veut donner soif de fougue et bande d’ados post-acnéiques qui se d’instantanéité, en somme une vie dandinent au bord d’une plage sur faite d’amour et d’eau fraîche. Pour une musique qualifiée de «cool»? briser l’arak évidemment... Conçu Pendant que Heineken entonne Every par l’agence Idées et Communication, kind of people, et célèbre le brassage le film publicitaire que l’on a pu voir des races aux quatre coins du monde, cet été est le même que celui des Budweiser déverse un flot de bière années précédentes. Créé en 1992, il dans un bock sur un rythme jazzy, a reçu le Phénix en 1993. Le directeur comme ils disent. Kronenbourg, marketing de Ksara, François Mou- quant à lui, se préoccupe moins de rad, explique à cet égard, que «le concept que de politique de vente. marché libanais étant un petit mar- Face au leadership d’Almaza, les ché, Ksarak prévoit d’amortir sa cam- marques étrangères ripostent tous pagne sur cinq ans. Comme cette azimuts. Taste Heineken, avec un peu année, nos moyens sont restreints, de chance, votre pack pourrait conte- nous l’avons gardé.» C’est peut-être nir le billet gagnant pour un voyage pour cela que la campagne télé n’a autour du monde. De quoi faire duré que quatre semaines cette année, oublier les défaillances maison et l’in- du 22 juin au 20 juillet. Arak al-Rif adaptation au public libanais des lui, joue le glamour. Que peut-on publicités venues de l’étranger. Pour préférer à l’arak si ce n’est la femme, coller au marché local, carottes et alors pourquoi pas les deux? Lascive, cacahuètes, billard et musique cosy, une femme se déhanche dans un semblent la veine à exploiter. verre, sur la mélodie orientale d’un Devant une telle frénésie médiatique, oud. On est loin du cadre traditionnel on se dit qu’au final, campagne de la consommation d’arak: le déjeu- publicitaire ou pas, arak et bière ner familial du dimanche autour d’un demeureront vraisemblablement des mezzé. Visiblement, les nouveaux boissons d’été. C’est plus que jamais concepts publicitaires cherchent à créer puisque 80% des ventes sont réalisées au soleil (voire au coucher du soleil) que d’autres moods, plus intimistes, pour entre avril et septembre. Ce qui change, malt et anis, houblon et raisin se rejoi- boire l’arak. c’est d’abord le public, le créneau privilé- gnent en toute convivialité. Rien ne vaut Mais pour les annonceurs, c’est la pro- gié étant celui des 15-25 ans, et puis l’am- leur fraîcheur tonique en apéritif ou en motion directe qui, semble-t-il, reste le biance. Les pieds dans la piscine ou accompagnement, autour d’un taboulé moyen le plus efficace d’atteindre le mar- accoudé à un bar, on prend plus volon- ou de grillades sur feu de bois. L’été est ché: arrangements conclus avec les res- tiers une bière qu’un «kés» d’arak, plus à l’arak et à la bière, ce que l’hiver est à taurateurs, offres promotionnelles (une apprécié avec narguilé et taboulé, et l’on la tisane et au chocolat chaud... À la bouteille offerte pour une caisse achetée), se soucie peu de la marque. Pourtant, bonne vôtre! sponsoring de soirées (Arak al-Rif, deux noms se détachent, Almaza pour la MÉDÉA AZOURI

L’ORIEN T-EXPRESS 51 SEPTEM BRE 1996 ’AVENTURE DU SATELLITE se Lrévèle apparemment plus coû- teuse que prévu pour LBCI. Des coupes drastiques viennent d’être opérées dans les budgets des pro- grammes. Après les comédiens dont les cachets pour le doublage ont été brutalement revus à la baisse, avec menace de la direction d’aller cher- cher des acteurs syriens s’ils refu- saient d’obtempérer, ce sont les reporters et animateurs qui ont vu leurs piges rognées sans crier gare, qui plus est avec effet rétroactif.

AFP Idem pour les assignations spéciales des techniciens et journalistes sala- ’INFATIGABLE O LIVIERO TOSCANI, marque ne changera pas pour autant riés. Motif invoqué: tout doit aller de stratégie. Du combattant baignant Lconcepteur de la campagne publici- au satellite. Mais, à ce train-là, il taire de Benetton, a de nouveau frappé. dans son sang en ex-Yougoslavie à la Chaque nouvel affichage de la firme plus récente série de cœurs à vif décriée n’y aura pas besoin d’installations italienne provoque des hauts cris parmi par les amis des bêtes, Toscani a réussi sophistiquées pour que tout aille en les puritains de tout bord. En Italie, il à faire de chacun de ses concepts un l’air. y a quelques années, Benetton avait dû happening. Le dernier a fait encore faire marche arrière et retirer une grincer des dents, en Belgique notam- gigantesque photo d’un jeune sidéen se ment. Alors, chevaux de tous pays, mourant sur son lit. Peu importe, la unissez-vous. ALID AZZI N’AURA RÉSISTÉ WQU’UN PEU MOINS D’UNANÀ L’ICN . Directeur de la chaîne E QUOTIDIEN ANGLOPHONE Daily d’Henri Sfeir depuis l’été dernier, il LSTAR sera enfin dans les kiosques a démissionné au début du mois à partir du 16 septembre. La sortie du d’août. Parmi les raisons de cette journal, initialement prévue par Jamil Mroué pour le printemps, a été retar- décision, Azzi invoque l’incapacité dée à la suite de l’offensive israélienne où il a été mis de réaliser son d’avril qui a notablement affecté le «défi», à savoir «faire de l’ICN une marché de la publicité. Peter Grims- chaîne futuriste et avant-gardiste». ditch, déjà responsable du quotidien Il se serait heurté au conservatisme lors de la tentative de relance de 1983, du principal propriétaire, lequel est de nouveau l’editor in chief. C’est reste dans l’expectative quant au également lui qui a conçu la maquette sort qui sera réservé à la chaîne. qui n’est pas sans rappeler celle du «Je voyais la station dans cinq ou Guardian. La rédaction du Daily Star est six ans et non dans six mois» en majorité formée de journalistes bri- tanniques. La régie Espace de Amine conclut Walid Azzi déçu. Pour Kassouf est en charge de la publicité. l’heure, c’est Ghayath Yazbeck qui assure l’intérim.

PRÈS QUINZE ANS DE BONS ET ALOYAUX SERVICES à la tête du ERRATA département média de l’agence «À suivre?», nous demandions-nous dans le précédent errata. Nous ne croyions pas si H&C Leo Burnett, Randa Mous- bien dire. Il est vrai qu’en préparant le numéro 9, à la veille des élections, nous rêvions salli rend son tablier. Dans son de faire sauter les bouchons de champagne. Ce ne sont que quelques lignes qui ont sauté sillage, cinq autres démissions. page 24. Nous présentons nos excuses à nos lecteurs et à nos collaborateurs. Voici la Interrogée sur la question, l’inté- fin des trois articles mutilés. «Publi-élection» se terminait par «[Al-Anwar] fait aussi de ressée se contente, laconique, d’un la “publicité indirecte” et ne cache pas qu’il réalise des interviews payantes (même tarif que la publicité électorale plus 50% ) à la demande des candidats. C. A.» «When it’s not love anymore, it «Une autre forme de participation» s’achevait sur cette promesse: «Avis aux amateurs, should vary». MECC, comme son nom l’indique, ne finira pas avec les législatives. Elle entend élar- gir son action à tous genres d’élections, de la syndicale à la présidentielle. C. R.» Quant au «Flou de la télé», vous l’aviez certainement conclu de vous-mêmes: «Mais rares sont les candidats de listes concurrentes qui acceptent le face-à-face... C. A.»

L’ORIEN T-EXPRESS 52 SEPTEM BRE 1996 algorithm e

Pendant que les hommes dévorai ent des yeux les étoi les à la r echer che d’un hypothéti que si gne de vi e, elle étai t là, sous leur nez, attendant qu’on vi enne l’enlever à sa prison de glace. Voi ci l’aventur e de la météori te mar ti enne, témoi n provi denti el de la vi e extrater- r estr e, qui r edonne des ai les au rêve...

N ASA

N ASA La vie, c’est extra L’ORIEN T-EXPRESS 54 SEPTEM BRE 1996 algorithm e PRÈS DEUX ANS D’INTENSES TRAVAUX, trouve à quelque 150 millions de kilo- place. En 1976, les sondes américaines Aune équipe de huit chercheurs améri- mètres. Ensuite, les distances deviennent Viking avaient déjà posé sur le sol martien cains a annoncé le 6 août dernier qu’elle si colossales que l’on délaisse le kilomètre une station d’analyse qui avait pour but la avait détecté des traces de vie dans une pour parler d’années-lumière, c’est-à-dire recherche de la vie sur Mars. Les résultats météorite arrachée à la planète Mars voilà la distance parcourue par un rayon de se sont révélés négatifs, mais cela ne veut quinze millions d’années: projetée dans lumière en une année (soit 10 000 mil- pas dire qu’il n’y en a pas en sous-sol, ou l’espace par la chute d’un astéroïde, elle a liards de km). L’étoile la plus proche du qu’il n’y en a pas eu par le passé. La sonde fait un long voyage interplanétaire avant Soleil en est distante d’environ cinq américaine Pathfinder, qui devrait être d’atterrir, il y a treize mille ans, dans l’An- années-lumière. lancée le 2 décembre 1996 et qui déposera tarctique, où on l’a trouvée en 1984. Lors L’astrophysicien est donc confronté à sur Mars une station et un robot mobile, d’une conférence de presse triomphante, deux hiérarchies de distance, le système permettra peut-être d’en savoir plus. Elle Daniel Goldin, le patron de la NASA, a solaire accessible aux sondes, et le reste de sera précédée par Mars Global Surveyor, parlé d’«une découverte surprenante qui l’univers qui ne l’est pas. Pour qui se pose lancée le 6 novembre, qui réalisera une tendrait à indiquer qu’une forme primi- le problème de la vie extraterrestre, ils cartographie depuis une orbite polaire. Le tive de vie microscopique 16 du même mois, une fusée peut avoir existé sur Mars il russe Proton emmènera la y a plus de trois milliards sonde Mars 96 chargée de d’années». déposer sur Mars deux Les auteurs de cette décou- petites stations comprenant verte, qui travaillent au deux pénétrateurs. Johnson Space Center de la Pour le reste de l’univers, le NASA, aux universités de problème est encore beau- Stanford, de Georgie et à coup plus complexe. Les McGill au Canada, ont seules informations que nous observé sur le caillou baptisé recevons de ces mondes loin- Allan Hills 84001 des molé- tains est la lumière qu’ils cules d’hydrocarbures aro- émettent (plus les rayons matiques polycycliques cosmiques, les neutrinos et qu’ils estiment d’origine bio- les ondes gravitationnelles). logique, ainsi que des formes Cependant, si cette dernière supposées de bactéries fila- nous apporte quantité d’in- menteuses fossiles. La pré- formations sur leur structure sence de molécules orga- et leur composition, elle ne niques n’est pas en soi nous dit rien du tout sur la étonnante car on en a détecté vie qui pourrait s’y trouver. dans des nuages interstel- Le problème est d’autant laires, à des millions d’an- N ASA plus délicat que le concept de nées-lumière de la Terre, vie n’est pas clairement encore que leur localisation La décou ver te d’u n m icrofossile, si elle défini et qu’on est loin de dans des fractures formées connaître toutes les formes quand la roche était sur était avérée, serait de n atu re à con vain cre qu’elle peut revêtir. Ainsi, il Mars soit un signe promet- les dern iers sceptiqu es n’est pas impossible d’envi- teur. En revanche, la décou- sager des formes de vie verte d’un microfossile, si basées sur le silicium plutôt elle était avérée, serait de nature à enta- présentent tous deux un intérêt certain que sur le carbone, ou même des formes mer le scepticisme de certains spécialistes, mais requièrent des approches très diffé- de vie encore beaucoup plus exotiques. Le qui tiennent à rester prudents. On discute rentes. Le principal candidat dans le sys- problème est immense et l’on ignore son encore de l’origine de la météorite, de son tème solaire est bien sûr Mars, bien que étendue véritable. Il est donc impératif âge et de l’authenticité des organismes d’autres, comme Titan (satellite de pour les scientifiques de fixer à leurs vivants. Toutefois, l’idée que la vie ait pu Saturne), puissent également en receler ambitions des limites précises et, sur ce se développer sur la planète rouge est (ou en avoir recelé). Si Mars nous inté- point, leur communauté s’accorde pour beaucoup moins controversée. Voilà qui resse à ce point, c’est qu’elle est très sem- ne rechercher que des formes de vie fami- remet la science sur la piste de la vie extra- blable à la Terre. Sa masse est un peu infé- lières. C’est ainsi que l’on sélectionne les terrestre. rieure mais comparable, sa distance au lieux contenant de l’eau liquide, indispen- Il y a bien longtemps que les auteurs de Soleil, raisonnable. Le point crucial est sable à tous les êtres vivants terrestres; science-fiction rêvent, avec une imagina- surtout la présence de glace sur la Planète telles sont les planètes comparables à la tion débridée, à des mondes extrater- rouge, et les lourdes présomptions concer- Terre par la taille, et situées à une distance restres; les scientifiques, plus modeste- nant la présence d’eau liquide par le passé. proche de la distance Terre-Soleil. ment, commencent à apporter leur La température y est actuellement trop Cependant, jusqu’à il y a seulement un an, contribution. Il faut dire que pour ces der- faible (environ -60°C) mais jadis l’effet de on ne savait pas si notre système solaire niers la partie n’est pas facile, leur obs- serre a pu la rendre plus élevée. La récente est une exception dans l’univers, ou au tacle majeur étant la distance. L’objet le découverte d’ALH84001 étaie solidement contraire un phénomène courant. La rai- plus proche de la Terre, la Lune, en est cette hypothèse. Le seul moyen d’en avoir son de cette ignorance, une fois encore, est éloigné de 300 000 km, et le Soleil, lui, se le cœur net est donc de se rendre sur la distance gigantesque à laquelle se trou-

L’ORIEN T-EXPRESS 55 SEPTEM BRE 1996 algorithm e vent les autres étoiles, rendant impossible qui a pour effet de décaler son système La portée de cette découverte est toutefois la détection directe d’éventuelles planètes. lumineux de manière périodique. Ainsi, considérable: il existe bien d’autres pla- C’est pour pallier cette insuffisance que en observant plusieurs années une étoile, nètes dans l’univers que les neuf de notre l’on a récemment lancé des programmes il sera possible de détecter une éventuelle système! Reste l’étape suivante, à savoir la de recherche. Or la vie que l’on cherche ne planète en orbite autour de celle-ci. Reste détection de planètes telluriques dont on peut se développer que sur des planètes que cette méthode est très lente: il est sait qu’elles ne peuvent être vues de la petites et denses, telle la Terre, et non sur nécessaire d’observer l’étoile pendant une Terre. Pour ce faire, un projet ambitieux des planètes gazeuses et massives à durée supérieure à la période de la pla- mis sur pied sous la houlette d’Alain Léger l’image de Jupiter. Mais il est pour le nète, qui peut aisément atteindre la tren- par l’Agence spatiale européenne, et bap- moment impossible de détecter la pré- taine d’années. Malgré tout, cette tisé DARWIN, pourrait être lancé vers sence depuis la Terre de planètes sœurs, méthode s’est révélée efficace puisqu’elle a 2040. L’idée est de placer en orbite autour en orbite autour d’étoiles même les plus déjà permis la détection de trois grosses du Soleil, au-delà de la ceinture d’asté- proches, à cause de la lumière zodiacale. planètes en orbite autour d’étoiles roïdes, donc près de l’orbite jovienne, un Diffusée et émise par une ceinture d’asté- proches. Il s’agit néanmoins d’objets réseau de cinq télescopes d’un mètre de roïdes située entre Mars et Jupiter, cette curieux qui gravitent étonnamment près diamètre placés circulairement et couplés lumière brouille par son intensité le signal (bien plus près que la Terre autour du entre eux, de manière à réaliser un sys- envoyé par une éventuelle planète tellu- Soleil) de leur étoile. Ce résultat étrange tème interférométrique. D’une ampleur rique. En revanche, repérer indirectement est une conséquence de la méthode utili- technique et scientifique considérable, ce la présence de «grosses planètes» du type sée: le programme n’a débuté que voilà un projet ne sera, s’il aboutit, que le début du de Jupiter est faisable. La technique utili- an, et ne permet donc pour l’instant que la travail des astrophysiciens, car il restera à sée cherche à révéler la planète par l’in- détection de planètes dont la période est chercher une vie éventuelle sur cette pla- fluence qu’elle exerce sur son étoile. En inférieure à cette même durée. On s’attend nète. Or c’est là une tâche ardue car la effet, s’il est bien connu que le Soleil attire néanmoins avec le temps à trouver des lumière émise par une planète ne porte les planètes, ces dernières lui impriment planètes à des distances plus raisonnables pas de signature directe de la présence de en retour un léger mouvement circulaire de leur étoile. la vie. Cependant, pour un observateur

LA SOU PE ET L’UTOPIE L Y A UN MOIS ENCORE, l’astronome soupe prébiotique. On eut beau leur depuis peu que notre système solaire Ipouvait se dire, la tête dans les étoiles: opposer que la probabilité de cet événe- n’est pas unique en son genre, imagi- «Le silence éternel de ces espaces infinis ment est à peu près celle qu’une tornade nons un instant que l’évolution ait fait m’effraie.» Aujourd’hui, il semble que balayant un entrepôt de ferrailleur son œuvre sur une planète sœur, et les cieux soient tout près de parler. Ils construise un Boeing 747, ils répon- qu’elle ait modelé comme ici un être de ont roulé un message sibyllin dans une daient que le miracle avait eu pour se raison, un être qui rêve et qui doute. météorite lâchée sur l’Antarctique, un réaliser tout l’espace et le temps néces- Quelle commotion ce serait, quel coup gros caillou éjecté de la planète Mars il saires; leur dernier mot fut que l’étin- au cœur! Il y a mieux que le plaisir y a quinze millions d’années. Que veu- celle de vie s’était fatalement produite, orgueilleux de se croire les élus de Dieu: lent dire ces fossiles de bactéries présu- puisque l’atelier de l’univers est infini, et il y a le bonheur de partager ce privilège més? Que l’idée d’une exception ter- avec lui le nombre d’essais possibles, avec de nouveaux venus, de comprendre restre mérite une prompte révision. En manière brutale de rendre concevable avec eux la puissance illimitée de la cau- effet, comment croire que la vie soit un événement hautement improbable. salité et de saisir la nécessité de l’exis- apparue sur Terre par un invraisem- L’incorrigible tribu des créationnistes tence. À la faveur d’une annonce scien- blable coup de chance s’il s’avère que trouva là une eau nouvelle pour son tifique, notre horizon a brutalement l’ingrate Planète rouge a été un jour tou- moulin. décuplé et l’idée de monde a vieilli de chée par la même grâce? Car lorsque s’étend l’empire du hasard, manière irréversible: nous pensions Jusqu’à cette découverte, les tenants la foi prospère. Mais la victoire de la naviguer sur un radeau sans amarres et d’une vie providentielle n’ont pas man- nécessité n’est pas, loin s’en faut, un voilà qu’un lien nous rend solidaires de qué de souffle. Le dogme de la généra- camouflet pour le Dieu créateur: déjà, l’univers. Il n’est pas impossible que la tion spontanée a tenu bon pendant des des théologiens chrétiens ont vu dans vie ait essaimé depuis la Terre ou qu’elle siècles, avant que Pasteur ne proclame cette floraison peut-être universelle de la ait germé sur un terreau inaccessible. Ce en 1862, preuves à l’appui, que «toute vie une nouvelle marque de l’infinie pro- sont des contrées par milliers qui pour- vie est issue du vivant». Or il en fallait vidence divine. Ils ne peuvent pourtant raient un jour agrandir l’aire de notre plus pour désarmer la croyance dans les faire l’économie de questions inédites. connaissance, de notre pouvoir, de coups de force de mère Nature: des Leur réflexion accoste une terra inco- notre responsabilité et de nos espoirs. scientifiques admirent qu’une généra- gnita: le sacrifice du Christ a-t-il racheté Quand même les royaumes supralu- tion spontanée avait dû se produire, une les péchés d’êtres extraterrestres? La naires ne seraient peuplés que d’indus- unique fois, pour lancer le processus de révélation du mont Sinaï valait-elle pour trieuses bactéries, nous savons que la l’évolution; ils imaginèrent qu’une bac- les créatures de galaxies insoupçonnées? découverte américaine a donné un sur- térie était sortie tout armée de l’océan D’ailleurs, quelle forme de vie pouvons- croît de sens à notre présence ici-bas et primordial, rempli de substances orga- nous espérer rencontrer de l’autre côté remis en liberté une chimère farouche, niques et répondant au joli nom de du cosmos? Puisque nous sommes sûrs l’Utopie. VINCENT HOMER

L’ORIEN T-EXPRESS 56 SEPTEM BRE 1996 algorithm e lointain, il est une trace qui ne trompe pas: l’oxygène présent dans l’air. En effet, l’atmosphère primordiale n’en contenait Au com m encem ent pas (ou très peu), et c’est l’activité des plantes qui le fabrique. De plus, la molé- cule de dioxygène est extrêmement réac- était le carbone tive et on ne connaît aucune chaîne de réactions chimiques, hormis celles du UE SAIT-ON AU JUSTE DE L’APPARITION culaire la plus élémentaire. Il y a certes vivant, capable de produire en grande Q DE LA VIE SUR TERRE? À cette ques- d’autres candidats à ce rôle d’ancêtre uni- quantité le dioxygène. Si demain toute vie tion, le mythe et la religion ont apporté versel: si l’on ouvre une cellule, on y s’arrêtait sur Terre, le dioxygène disparaî- des réponses respectables mais invéri- trouve, outre des protéines, une mem- trait rapidement de notre atmosphère. fiables. La science s’est emparée du sujet brane lipidique, des glucides et des acides Les scientifiques s’accordent donc à dire et a proposé des solutions qui vont du nucléiques, mieux connus sous les noms que la présence d’une grande quantité de modèle cohérent à la pure élucubration. d’ADN et ARN. Mais, selon toute vrai- dioxygène dans l’atmosphère d’une pla- Une idée est aujourd’hui en vogue dans la semblance, sucres et lipides n’ont pas le nète est un excellent présage. Mais si cette communauté scientifique: la vie aurait pouvoir d’enclencher la machine. Or condition semble suffisante, elle n’est pas surgi à la faveur d’un bombardement de départager les protéines et les acides nécessaire, et l’absence de dioxygène ne micrométéorites porteuses de matière nucléiques, restés seuls en lice, pose le signifierait pas forcément l’absence de organique. L’histoire se passe dans la problème de l’œuf et de la poule. Se déci- toute forme de vie. prime jeunesse du système Sans attendre la réalisation du projet solaire: les planètes viennent DARWIN, d’entreprenants bioastro- de se former et la pluie de nomes ont lancé, indépendamment de la météorites qui s’abat sur NASA, l’institut SETI – Search for Extra- elles leur apporte une foison Terrestrial Life – avec l’ambition de lire de molécules à base de car- les fréquences radio recueillies dans l’es- bone, formées au sein de pace. Leur espoir se fonde sur l’équation nuages interstellaires. Avec de Frank Drake, qui établit que le nombre du carbone, de l’azote, de N de civilisations aptes à communiquer l’oxygène et de l’hydrogène, dans la galaxie est le produit de sept fac- la grande aventure peut com- teurs non nuls, de valeur inconnue. En mencer. Il faut encore des comptant la Terre, ce nombre est au conditions favorables, à moins égal à un. La découverte savoir de l’eau liquide, en d’ALH84001 augmente le facteur Fv, grande quantité et au pH proportion des planètes où la vie est effec- neutre, ainsi qu’une atmo- tivement apparue, et fait grimper N du sphère réductrice. La Terre même coup. De son côté, le Français Jean en est pourvue, et c’est déjà Heidmann caresse le rêve d’équiper la beaucoup; par bonheur, la face cachée de la Lune d’un radiotéles- nature a ajouté à son trous- seau un puits gravifique, cope géant, à l’abri des interférences ter- N ASA restres. Jupiter, capable d’aspirer les On le voit, dans ce type de recherche, il y astéroïdes et les comètes indésirables, et der pour des protéines prolifiques est un a peu de certitudes et beaucoup de ques- un précieux stabilisateur, la Lune, qui lui compromis judicieux; cependant les tions. Le seul moyen de s’assurer de évite de tourner comme une toupie folle. scientifiques préfèrent actuellement le l’existence d’une vie extraterrestre serait Reste à faire prendre le mélange: un lent mystérieux ARN, chargé de transmettre la détection directe d’organismes vivants processus mène à la constitution d’une les instructions de l’ADN, mais qui pour- ou de fossiles. Bien que l’heure ne soit molécule apte à se reproduire toute seule rait montrer des compétences plus inat- plus aux dépenses somptuaires, la NASA et assez distraite pour commettre ici et là tendues. On le sait capable en effet de a dans ses cartons le projet de poser entre des erreurs de copie. Le secret de l’évolu- s’auto-répliquer. Ainsi, dans ce scénario, 2015 et 2020 un équipage sur Mars, que tion est dans ces petites étourderies qu’on un monde d’ARN précède le règne de les moyens de propulsion actuels mettent appelle mutations. Notre ancêtre com- l’ADN. Dans un registre plus imaginatif, à six ou huit mois de vol. Le plus dur sera mun a pu être une protéine, dépourvue de on propose cet autre script : le groupe dit d’envoyer dans l’espace les équipements, tout patrimoine génétique, et pourtant des «diaboliques», mené par Christian le carburant et bien sûr le vaisseau, qu’il assez dégourdie pour se multiplier. Il lui De Duve et Günter Wächtershauser, sug- faudra assembler à partir d’une station faut le concours d’enzymes spécialisées, gère que la vie a commencé par des cycles orbitale. Il ne pourra s’agir que d’une chacune reconnaissant un acide aminé de réactions auto-catalysantes simples ne aventure internationale. Bien entendu, les particulier; elles apparient deux acides réclamant aucun duplicateur. Ils ont un gouvernements ne vont pas manquer de semblables, qu’elles trouvent l’un dans la penchant marqué pour le soufre, l’acide se faire tirer l’oreille; déjà, ils réduisent les protéine de départ et l’autre dans le et le feu, ce qui leur vaut ce doux surnom. crédits alloués aux programmes spatiaux. milieu environnant, jusqu’à ce qu’une Mais ni eux ni personne n’ont la préten- Mais sauront-ils résister aux charmes nouvelle protéine apparaisse. Voilà le tion d’avoir mis un point final à l’histoire d’ALH84001, la météorite voyageuse? brouillon de système génétique que l’on a agitée de la recherche des origines. peu à peu imaginé, avec le souci de PATRICK HENNEBELLE remonter à la forme d’organisation molé- V. H.

L’ORIEN T-EXPRESS 57 SEPTEM BRE 1996 transcultures HARO SUR L’ART CONTEMPORAIN

Y aurait-il quelque ANS UNE CHRONIQUE PUBLIÉE PAR se serait, selon Baudrillard, par trop D L IBÉRATION le 20 mai et intitulée perdu dans les méandres de débats théo- «Le complot de l’art», Baudrillard stig- riques alimentés par «le racket mental chose de pour r i au matise «la nullité de l’art contemporain»: exercé par l’art et le discours sur l’art». quand on remet en cause jusqu’au sys- Si, à ses balbutiements, l’abstraction était royaume de l’ar t tème de valeurs qui permet de juger telle vivifiante en ce qu’elle proposait une ou telle œuvre, quand on élargit la notion déconstruction de l’objet, la logique de contemporain? Une d’art jusqu’au point de ne plus savoir ce l’art abstrait poussée à bout débouche sur qu’elle recouvre exactement, il n’y a plus, la «nullité», dans le sens d’une machine ulti me polémi que écrit Baudrillard, de plaisir esthétique qui tourne à vide. lancée par Jean possible. On serait donc «passé de l’art à Selon Jean Clair, une approche avanta- proprement parler à une espèce de tran- geuse de la modernité serait possible par Clai r, di r ecteur du sesthétisation de la banalité». Et cette une lecture de l’histoire du siècle avec le déréliction de la création aurait déjà ses thème de la représentation du corps et du Mu sée Pi ca sso, et sources dans la démarche de Marcel visage comme genre dominant. Clair Duchamp. Mais l’art a-t-il encore partie avait lancé le débat en 1983 dans Consi- r elayée par le liée avec le plaisir? Sans conteste, selon le dérations sur l’état des beaux-arts, et sociologue français pour qui l’art est c’est le sens de l’exposition - Identité et soci ologue Jean d’abord une «forme» et devrait «avoir Altérité. Une brève histoire du corps une puissance d’illusion». En termes plus humain - présentée à l’automne 1995 à la Baudrillard, est simples, la production artistique actuelle Biennale de Venise, et dont Jean Clair ne ferait plus rêver. Régis Debray ne tient était le commissaire. Il écrivait alors: «Le venue ravi ver cette pas un discours différent quand il écrit vingtième siècle n’est pas le siècle de que «l’œuvre d’art n’a que faire d’un l’abstraction ou de la formalisation, question lancinante, message, mais elle paraît s’exténuer sans comme on le suppose, mais au contraire mythe» (dansVie et mort de l’image). On le siècle de l’autoportrait et de la revendi- alors que le monde de l’art ne s’est toujours pa s r em i s de l a sanction du tout- marchand par l’implosion de 1990.

Fabian Marcaccio, «Point-Zone», 1995

L’ORIEN T-EXPRESS 58 SEPTEM BRE 1996 transcultures cation subjective la plus effrénée. La Willem de Kooning, «Woman as a landscape» parenthèse de l’abstraction n’est qu’un maniérisme passager.» Il en aurait fallu bien moins pour mettre en émoi le monde de l’art. Taxé de «réac- tionnaire» et de «fasciste», Baudrillard a été aussi accusé de réactualiser le thème, récurrent depuis Hegel, de la mort de l’art. Jean Clair, lui, serait «réduction- niste», et sa démarche appauvrirait les œuvres puisqu’elles ne sont plus lues qu’à une seule aune. Il participerait de «la dénégation du projet moderne et de ses acquis, d’un aveuglement mélancolique devant le contemporain» et, au fond, de «la vieille bannière de la haine de l’art»! Au-delà de l’attaque facile et de l’injure, un vrai débat est posé, qui interroge la modernité et la réinvestit théoriquement. Certes, les antinomies art classique/art contemporain, abstraction/figuration, ou encore classicisme/avant-garde sont com- modes et arbitraires. Parce qu’il est aisé de renvoyer ces notions dos à dos, une bonne intelligence de la crise de la moder- nité artistique passerait plutôt par la compréhension de la logique intrinsèque des mouvements qui se sont épanouis dans l’entre-deux-guerres. Autrement dit, si la production artistique actuelle a atteint son «degré zéro», faudrait-il en rechercher l’explication aux sources mêmes de l’abstraction? Une certaine cohérence lie la démarche d’un Jackson Pollock à celle des tenants de la mono- chromie et, plus tard, aux minimalistes. Il s’agit en effet d’expurger l’œuvre d’art de

Yves Klein, Démonstration de peinture. Monochrome au roulor, Galerie sable), elle ne fonctionne pas moins sur le Apollinaire, Baudrillard: «Il y a un même mode qui est celui de tout tableau: Milan, 1957 une entité existant dans le même espace racket mental exer cé que notre corps. Peu importe dès lors que l’expérience du tableau abstrait soit «plus par l’ar t et le di scours physique et moins imaginaire» que celle à su r l ’a r t » laquelle pourrait nous confronter une peinture dite figurative. «Toute l’histoire ce qui viendrait en plus de ses éléments de l’art témoigne de la futilité des règles premiers – la matière, la forme et la cou- de préférence établies a priori et leur –, avant de s’en prendre à ces élé- démontre l’impossibilité d’anticiper l’is- ments mêmes. sue de l’expérience esthétique.» Cette filiation directe trouve sa théorie la Ces remarques restent d’une validité plus achevée dans les écrits du critique exemplaire quand il faut critiquer la d’art new-yorkais Clement Greenberg, démarche de Jean Clair. Si le vingtième pape de l’abstraction «pure» (notamment siècle pictural est d’abord celui de la dans Art et culture, recueil d’articles représentation du corps, ne risque-t-on datant des années 40 et 50, récemment pas de passer à côté de l’approche d’un réédités). Greenberg, dont l’influence n’a Jackson Pollock, par exemple? Pollock pas décru, y explique que si la toile consi- était présenté à Venise par l’une des rares dérée comme abstraite est moins repré- toiles où il fait apparaître une figure sentative, moins descriptive que la toile humaine. Or, le dripping longtemps pra- figurative (qui, par définition, nous ren- tiqué par Pollock (une peinture élaborée voie un élément identifiable, reconnais- par égouttements et par jets de matière)

L’ORIEN T-EXPRESS 59 SEPTEM BRE 1996 transcultures nique monochrome. C’est en tous cas la leçon qu’a pu en tirer un Robert Rau- schenberg qui, après avoir commencé par la monochromie, a fini par l’abandonner. Pareil pour Malévitch qui reviendra à la figuration. Certains mouvements ultraré- férencés fonctionnant sur le mode de la citation se sont en effet vite épuisés, à l’exemple de la Transavantgarde italienne récupérant pêle-mêle Giotto, Chirico, Picasso. Même chose, à partir de 1969, pour Support/Surface en France (Viallat, Devade, Bioulès, etc.) citant dans le même mouvement Matisse et les minia- tures indiennes. On pourrait soutenir que Warhol a été l’un des plus à même de saisir le siècle dans sa complexité. Ancien publicitaire, il a implacablement assimilé la réussite dans le marché de l’art à un art du mar- ché, en traitant directement des grandes

Francis Picabia, «La brune et la blonde», 1941-42

Paul Klee, «Rayé de la liste», 1933 est une autre façon de mettre le corps en concentrations symboliques: visages de représentation, même si, dans ce cas, c’est Comment prétendr e stars, billets de banque... Son travail part le corps de l’artiste qui se met en scène du constat que la modernité peut être lue dans l’élaboration d’une œuvre qui, au qu’il n’y aurait qu’un ironiquement. Mais Warhol donne égale- final, sera cataloguée abstraite. Dès lors, seul paradigme ment sa vision du siècle dans son obses- il serait à tout le moins précaire de s’en sion de la représentation du visage, dont tenir au signifié, à ce qui est représenté esthéti que valable pour sa série des Marilyn est un bon exemple. sur la toile. Parmi d’autres, une telle La récurrence de la thématique du por- approche mine les catégories tradition- toute la moder ni té? trait, si elle ne suffit pas à résumer nelles. peins avec quelque chose de vécu. Ça l’époque contemporaine, a tout de même Il serait peut-être heureux de jouer de devient mon contenu.» permis la destruction de la représentation l’opposition abstrait/figuratif dans l’assi- De la sorte sont contournées les impasses classique du portrait. La face s’est trou- milation de l’apport du siècle. Un peintre dans lesquelles se sont retrouvées bon vée ébranlée par l’angoisse, la maladie, la comme De Kooning s’inscrit dans cette nombre d’avant-gardes: le changement à guerre... L’œuvre qui inaugure ce boule- démarche. Voilà quelqu’un qui, passant l’infini ou la répétition perpétuelle. À versement dans la représentation du sans cesse de l’abstrait au figuratif et les force d’épurer la toile, on a pu déboucher visage est bien sûr celle de Picasso qui entremêlant, n’a pas choisi, alors même sur la monochromie comme seul horizon déconstruit le visage, le disperse, lui qu’il tirait tout le parti de la liberté de pictural. Si les monochromes de Kelly, donne une nouvelle géométrie. L’écono- choisir que lui offrait le siècle. Dès 1936, Marden ou Klein s’inscrivent dans une mie de moyens est encore plus impres- il se retire du mouvement American Abs- tradition dont la conceptualisation sionnante chez Matisse. Avec lui, le por- tract Artists en critiquant le caractère remonte au moins à Malévitch, il est dif- trait est un exercice qui se réduit à radical de son discours: «Je ne peins pas ficile d’envisager un renouvellement qui quelques traits saisissants. Après la avec des idées préconçues sur l’art. Je soit autre chose que l’abandon de la tech- guerre, à une époque où la tendance

L’ORIEN T-EXPRESS 60 SEPTEM BRE 1996 transcultures

Jackson Pollock, «Something of the past», 1946

L’ORIEN T-EXPRESS 6 1 SEPTEM BRE 1996 transcultures James Rosenquist, «Blue nail», 1966 ment déplorer l’élargissement de l’art à des champs qui se situent pour l’essentiel ailleurs que sur une toile? L’argumentaire développé par Claude Levi-Strauss dans un texte célèbre, «Le métier perdu», paru dans Le Débat en 1981, tient-il vrai- ment? La disparition du métier de peintre signifiera-t-elle la mort de l’art? Sollers: «O n peut faire semblant d’être moderne pour dissimuler une profonde incapacité au trait.» Toutefois, s’il faut établir une distinction féconde, c’est plutôt du côté du propos de Christian Boltanski qu’il faudrait aller la chercher: «S’il y a une opposition, ce serait entre ceux qui par- Jusque dans l ’a bst r a ct i on , l e cor ps n e peut pas vrai ment disparaître et l’art a bst r a i t est cer tai nement plus qu’une parenthèse esthétique générale est à l’abstraction, Otto Muehl, action n°1/ «Transformation en des artistes comme Picasso, Matisse ou marais d’un corps féminin», 1963 Giacometti font encore poser des modèles. Le corps est là comme une idée fixe inexpurgeable chez Delvaux, Bal- thus, Bacon, Lucian Freud, Baselitz, Cle- mente, etc. Comment prétendre qu’il n’y aurait qu’un seul paradigme esthétique valable pour toute la modernité? Entre les ready- made de Duchamp, les corps virevoltants de Matisse, les pin-up de Martial Rayssé et les happenings des actionnistes vien- nois, il est difficile de trouver une cohé- sion. Et quand bien même les conflits théoriques remis à jour par les prises de position de Jean Clair et de Jean Bau- drillard seraient éculés, ils renverraient de toute manière à des problématiques beaucoup plus larges trop souvent élu- dées: quelle pertinence peut encore avoir la notion d’histoire de l’art, un des ultimes bastions de l’illusion d’une linéa- rité historique qui remonte aux Lumières? Quel sens peut encore recou- vrir la notion d’art elle-même qui a fait parfois office de débarras commode, notre époque étant celle de la «dé-défini- tion de l’art», pour reprendre l’expres- sion de Harold Rosenberg? «Tout le monde est artiste» expliquait Beuys. Aujourd’hui, tout peut être rangé sous la bannière de l’art, du design au graphisme informatique, en passant par la photoco- pie (mais oui!). L’art a fini par ne plus tirer sa légitimité que de lui-même, après l’avoir longtemps trouvée dans le marché financier. Enfin, peut-on encore sérieuse- Francesco Clemente, «Hermaphrodite», 1985 lent de la peinture comme un champ spé- cifique et ceux qui relient leur activité à un discours sur le monde.» Il est, au demeurant, remarquable que la plupart des grandes expositions de cet été et celles qui sont programmées pour les mois à venir traitent directement des pro- blématiques soulevées par Baudrillard et Clair: l’exposition consacrée à treize peintres abstraits, dont Aurélie Nemours, par Serge Lemoine, principal contradic- teur de Jean Clair et directeur du musée de Grenoble; les Visages découverts, des- sins de Matisse exposés à la Fondation Mona-Bismarck à Paris; les métamor- phoses du corps de Chirico à Manzoni, à Modène en Italie; la grande exposition Abstraction en préparation à Beaubourg et les portraits de Picasso à l’automne. Le débat a beau être biaisé, les opposi- tions simplificatrices, il a le mérite, on le voit, de bousculer un milieu qui avait fini par s’installer dans l’apathie. Jusque dans l’abstraction, le corps ne peut pas vrai- ment disparaître et l’art abstrait est cer- tainement plus qu’une parenthèse. Il est vain de se dire «pour» ou «contre» l’art contemporain, de stigmatiser l’ensemble de la production artistique actuelle. Mais l’intervention, même sommaire, de figures d’autorité affichant leurs détesta- tions peut être salutaire quand, in fine, elle débouche sur des remises en question qu’on avait cru pouvoir évacuer. Jean-Michel Basquiat, «Sans titre», (d’après ANTHONY KARAM les figures d’expression de Leonardo), 1983

L’ORIEN T-EXPRESS 63 SEPTEM BRE 1996 transcultures D ANS LES RECOINS D’UNE MÉMOIRE BLESSÉE

Le r om an de ANS UN PETIT PAYS OÙ TOUT LE décrit ci-dessus jusqu’à échanger des D MONDE CONNAÎT TOUT LE MONDE, lettres avec Roland Leroy, directeur de s’est attroupée à la fin des années L’Humanité, et faire main basse sur la Ghassan Fawaz est soixante autour des universités, des cave du Holiday Inn en compagnie du camps palestiniens et des cafés-trottoirs correspondant de Libération à Beyrouth une descente dans de la rue Hamra, une gauche jeune (on qui ressemble comme un frère à Marc pouvait facilement avoir vingt ans et Kravetz (voir l’extrait du roman de l’enfer de la guer r e rédiger un manifeste politique défendant Fawaz publié dans le numéro précédent l’internationalisme prolétarien et déni- de L’O rient-Express). Ce «chevalier» libanaise à l’écoute grant le système politique libanais (Farés) de la bonne cause comme cette confessionnel et... comprador) motivée gauche se croyait être, va participer à d’un héros et surtout très typée. Dans la mêlée toutes les péripéties et à tous les bruyante des manifestations, des sit-in et moments forts du calendrier de la guerre protéi for me avec des sessions d’entraînement à la fabrica- (et de l’avant-guerre) libanaise. Il est tion des Molotov et au tir aux armes tour à tour au Sud pour organiser des lequel se confond automatiques sous l’égide du FDPLP, il y opérations contre Israël où des tout avait d’abord, parce que les plus «en jeunes meurent pour la gloire «résis- l’auteur. Cette épopée vue», ces jeunes filles chrétiennes sorties tante» du Parti, à Barbir pour la mani- du Lycée français ou du Collège pathéti que fai t passer protestant, Rosa Luxemburg en herbe plus versées dans la lecture le lecteur par tous les de Paul Nizan que dans celle de Nayef Hawatmeh. Derrière, le cap idéologique était maintenu m om en t s for t s du par des fils de familles féodales convertis à un marxisme dernier calendri er des cri, sortes d’héritiers de branches «orléanaises» que les aléas de la com ba t s sa n s pou r politique avaient fini par bannir des cercles du pouvoir libanais. Il autant vouloir être y avait aussi quatre ou cinq jeunes de confession israélite (dont un une chronique des ancien étudiant en pharmacie que j’aimerais bien revoir) qui se événements. voyaient obligés de mettre plus de zèle à pourfendre le sionisme que la moyenne des militants. Il y avait enfin festation du 23 avril 1969, sorte d’avant- et surtout, le ou les chiites, chair à canon première où les gauchistes fils de de la révolution et chair tout court des bourgeois ont vu de trop près la mort, partis de gauche. Tout ce monde, beau et qui ne ressemblait pas à leurs «pro- inconscient, entrera de plein fouet dans grammes» politiques, dans le centre-ville l’abîme sans fond de la guerre civile liba- pour dévaliser des coffres de banques, naise. Il n’en ressortira jamais. chez les Phalangistes comme prisonnier C’est cette épopée pathétique que veut monnaie d’échange, au café W impy pour surtout retracer Ghassan Fawaz dans un la première opération de résistance roman au titre bien «travaillé»: Les moi contre l’armée israélienne qui vient d’oc- volatils des guerres perdues et qui vient cuper Beyrouth, et dans les prisons israé- de paraître aux éditions du Seuil. Chiite liennes d’où il ne reviendra pas parce lui-même, l’auteur n’a pas dû hésiter à qu’il va passer devant le peloton d’exé- choisir une focalisation bien impliquée: cution (!) commandé par Milanie, la Farés El Ahmar, fils de Manira la fai- journaliste-espion avec laquelle Farés seuse de pain, sans père reconnu, habi- couchait à Beyrouth pour se consoler de tant de la région frontalière et membre la perte de son amante... Beyrouth, une du Parti communiste, «replié» sur la fille de joie qui aime porter le nom de la capitale Beyrouth et frayant avec tous ville où elle s’installe. L’allégorie n’est les spécimens du microcosme de gauche pas très fréquente dans le roman de

L’ORIEN T-EXPRESS 64 SEPTEM BRE 1996 transcultures Fawaz mais le faisceau d’actions et d’événements en rapport avec le déroule- ment de l’intrigue est trop chargé. LA SOIF DU BIEN Comme si ce petit héros mi-ange mi- démon ne devait rater aucune «actua- lité» relative à la période allant de la R evenu de l’amour et de ses i llusi ons, un guerre de juin 1967 à l’invasion israé- homme par cour t les r ues gri ses de Prague lienne en 1982, avec en supplément des histoires de haschich et d’honneur qui r etrouvée. R éci t d’une er rance ensor celée. font faire au lecteur le tour du pays pro- fond, Baalbeck-Hermel et alentours. YLVIE GERMAIN MITONNE SES RÉCITS Et pourtant Les moi volatils des guerres Savec gourmandise et les assaisonne perdues n’est ni une chronique semi- vigoureusement. Avec Éclats de sel, elle journalistique à la Josette Alia (Q uand le nous offre un plat riche et goûteux. Elle a soleil était chaud) ni un roman où le semé à la volée des cristaux de chlorure recoupement symbolique frôle la naïveté de sodium sur une histoire simple et pro- (comme dans La maîtresse du notable de fonde à la fois. Ludvik, le héros, est une Vénus Khoury-Ghatta). Le roman de plante rabougrie, nourrie d’une terre trop Ghassan Fawaz est surtout un mono- salée. Il se vide de sa sève au contact de logue intérieur, plus précisément une personnages savoureux, aux méditations «focalisation avec» où le narrateur se piquantes. Tel est cet employé de la confond avec le personnage principal. Caisse d’épargne, batracien philosophe Du coup, les événements, la guerre pas- qui parle d’Apocalypse en pianotant sur sent au second plan pour laisser parler son ordinateur. Telle est encore cette une conscience, une subjectivité qui don- femme à l’hôpital, qui astique le lino- nent sa couleur au destin fait de vio- léum. De sa bouche d’ombre fusent des lences et de désillusions. Ce sont plus les pensées inspirées: «Laver est une grande sensations et les fantasmes d’un petit chose, vous savez. Ainsi laver le sol – on chiite en ville, puis ceux d’un profession- efface les traces des semelles sales mais les nel de la guerre et amoureux éperdu qui pas, les pas, on ne peut les effacer, ils quiétantes statues, de sphinx inquisiteurs. occupent l’espace textuel. Cette descente vous résonnent à jamais dans le cœur.» Au fil des rencontres, elle le manipule, le dans l’enfer de la guerre libanaise à En passant par la page 80, ne manquez trempe dans ses éprouvettes, fait varier l’écoute de la fureur qui bruit dans l’âme pas non plus de rendre visite à Vladimira: les concentrations salines. Il ne réagit de ce héros protéiforme a trouvé aussi sa elle accueille le voyageur dans son hôtel qu’à la fin, quand il perce le secret de son langue particulière. Ainsi il est vraiment en forme de tonneau, et n’est jamais plus maître et recouvre le goût. Alors se dresse saugrenu – peut-être qu’on finit par s’y diserte que la nuit, quand ses pieds se en perspective le paysage compliqué vu habituer au fil des pages – de voir attri- détendent dans un bain d’eau froide. jusque-là par ses yeux myopes. Avec la buer à un Arabe chiite une langue fran- Ainsi en use-t-on avec Ludvik: on le ques- saveur, c’est le sens qui lui est rendu: les çaise franchement éclatée, sans aucun tionne, on le sermonne, on l’aiguillonne, éclats dispersés de sa vie prennent corps à souci de syntaxe et recherchant volon- lui se cabre, croit les autres fous. Dans la nouveau, et une cristallisation inouïe tiers un lexique banlieusard ou des liba- Prague de 1992, il est un revenant, un s’amorce. De même que les rameaux nismes sans élégance. Pourtant le récit de être sans consistance de retour au pays stendhaliens laissés dans les mines de Fawaz fait son chemin, laborieusement après un exil de onze ans et un amour Salzbourg s’habillent de cristaux étince- parfois, et finit par dessiner de manière trahi. Là, il vit de traductions et d’ar- lants, de même, l’existence de Ludvik vivante les contours de cette tourmente ticles, pendant qu’agonise Joachym captera par magnétisme les heures où nous avons tous plongé. Le seul excès Brum, son vieux professeur et ami, un exquises. On l’imagine, après sa révéla- du livre est peut-être de rappeler avec virtuose du langage, dont le naufrage l’in- tion, courant après les anges, dont la acuité des épisodes qu’on eût aimé croire diffère. Le vieillard a choisi pour sa mort génération nous est enfin dévoilée: une enfouis définitivement dans les recoins le 400e anniversaire de la rencontre entre fable raconte qu’ils naissent de la ren- de notre mémoire blessée. Rodolphe II et Rabbi Loew, représen- contre de deux êtres. Et l’histoire dit Fawaz n’a pas voulu terminer son roman tants de l’empire germanique et du encore: «Tout ange engendré par une sans redonner ses droits à la fiction dans peuple d’Israël. Mortifié par les crimes de rencontre meurt au fil d’une trop longue cette histoire qui frôle de près la réalité. son siècle, il ne rêve que réconciliation et absence, il a besoin pour luire que les La technique un peu usée de la mise en alliance. D’alliance, il est question dès la deux sources de son éclat restent en rela- abyme lui permettra de donner le change préface: Ludvik examine La Cène de Léo- tion sur la terre.» Il faut recoller les à un lecteur crédule qui pense avoir nard de Vinci, où la salière renversée par débris d’anges, reprendre les dialogues affaire à un témoignage vécu sur la Judas signifie le refus du traître de deve- inachevés, renouer les amours rompues. guerre du Liban. Roman, quand tu nous nir le sel de la terre. Et ce n’est là qu’une des maximes de ce tiens! Le sel est un don et une mise à l’épreuve, livre grave et drôle, qui lance des ponts il est tombe et trésor, en lui s’échangent du ciel à la terre, entre les siècles, entre les JABBOUR DOUAIHY tour à tour les contraires. C’est un risque hommes. Les moi volatils des guerres perdues – métaphysique. Sylvie Germain lance ainsi VINCENT HOMER Ghassan Fawaz, Éditions du Seuil, Paris son héros dans un grand dédale de signes, Éclats de sel – Sylvie Germain, 1996, 445 pages. sur des chemins emmêlés, bordés d’in- Éditions Gallimard, Paris 1996, 172 pages.

L’ORIEN T-EXPRESS 65 SEPTEM BRE 1996 transcultures OILÀ UN ÉCRIVAIN-PHILOSOPHE au le positivisme outrancier, et renouant Vton singulier et délicieux, un avec la lignée et l’esprit des philosophes essayiste truculent, plein de verve et matérialistes du XVIIIe siècle, Michel d’humour, qu’il faut, dans l’urgence, se Onfray reconnaît que le corps est doué hâter de lire. De tous les essais qui de «volonté» spécifique exigeante, en jalonnent son parcours, aucun n’en est vertu de laquelle tout se fait et se défait, véritablement un, puisque s’y mêlent, même la conscience, qui de céleste et sans heurts, anecdotes, narration, fic- divine, devient immanente et terrestre, tion et réalité, forme très classique du produit de la matière, modalité singu- genre. Principe de l’écriture en archipel lière de celle-ci. Les pensées les plus revendiqué dès l’ouverture de son der- irréductibles, les constructions philoso- nier ouvrage, Le désir d’être un volcan, phiques les plus architecturées, pren- est un recueil d’articles disparates, jour- nent appui sur le corps, en sont les nal de bord, pour une seule vision du sécrétions adventices. Dans un essai monde: «nomade et libertine, hédoniste plein de malice, Le ventre des philo- et libertaire, ouverte et mobile.» Pro- sophes, Michel Onfray démontre que la gramme qui à vrai dire définit a poste- nature des agapes avalées goulûment riori l’ensemble des œuvres de Michel par nos pères doctrinaires et par nos Onfray. Quel que soit, par ailleurs, penseurs influents a déterminé l’idio- l’ouvrage que l’on lit, il s’en dégage une syncrasie de leur système d’idées. Une atmosphère charmante et légère, du affinité élective existerait entre la tête panache, de la malice, quelques provo- de veau et le transcendental subjectif, cations, mais surtout, une sensibilité à entre la chair porcine et les prémisses de fleur de peau. Le désir d’être un volcan la dialectique. L’ordre de la pensée s’in- est assurément son plus beau livre, le verse donc: je goûte donc je suis ou les plus réussi. méandres de la raison gourmande. Du Du plaisir comme philosophie, de la corps reconstitué peut affleurer enfin la D E jouissance comme méthode, de la gaieté morale libertaire et hédoniste. et de l’abondance comme don de soi, Philosophe matérialiste, sensualiste, enfin, de l’hédonisme comme mode de Michel Onfray ne récuse pas pour L’HÉDONISME vie, voilà les thèses traitées dans ce livre autant les pouvoirs de l’intelligence et la (comme dans toute l’œuvre), qui se nécessité d’une conscience lucide. Le développent dans des directions rôle de cette dernière est de canaliser les À FLEUR éparses, des digressions variées, mais flux du désir, d’informer les potentiali- qui tendent toutes à «refonder» la vie tés du corps, de déduire des comporte- DE PEAU en quelque sorte, en fait à la «rematé- ments et des attitudes dans une logique rialiser» véritablement, à en indiquer le ouverte où jouent la complexité et la lieu d’origine, le giron enfoui d’où elle différence, le hasard et la nécessité. Sa plume fait des surgit, muette d’abord, pensante et Dans La Sculpture de Soi, ouvrage pour créatrice ensuite. Se plaçant aux anti- lequel il obtint le Prix Médicis de l’es- bonds de cabri et sa podes des arrière-mondes, des empyrées sai, Michel Onfray construit une platoniques, des essences célestes, qui éthique fondée sur la richesse du réel, la pensée a la bougeotte. ont fait, soit dit en passant, le bonheur multiplicité des événements et des et le malheur de la philosophie, Michel contingences, sur la maîtrise nietz- Dans Le désir d’être Onfray se donne pour substrat philoso- schéenne de soi devant les mouvements phique le corps. Il est la source, l’atha- et fluctuations aléatoires de la vie. À nor décisif où tout se dissout, se cela s’ajoute un mépris de la mort, un volcan, Michel mélange dans d’innombrables danses, presque tu, insaisissable mais omnipré- où la pensée se fait désir, celui de sentir, sent. Onfray va «à sauts et de jouir, de devenir pléthore, volcan. Le Héritier de Lucrèce, de Diogène auquel corps est sous le signe de Dionysos, dieu il s’identifie dans un «autoportrait au à gambades» pour tutélaire, égérie, musagète, dieu du désir tonneau»,(chapitre de son nouvel fulgurant, de l’altérité radicale, dont ouvrage), et plus généralement, des visiter la philosophie l’histoire est en l’occurrence celle de cyniques grecs, de Diderot, de La Met- «l’oubli de l’être». Réhabiliter Diony- trie, de Rabelais, de Nietzsche, de Fou- du corps. sos, c’est reconstituer le corps dans sa cault et de bien d’autres, Michel Onfray plénitude, c’est déconstruire un peu ce est l’un de ces écrivains-philosophes qui fut au fondement de la tradition, qu’il ne faut absolument pas manquer, c’est enfin réconcilier l’homme avec lui- un véritable et essentiel bol d’air frais. même. Prenant acte, subtilement, des FADI BACHA avancées les plus spectaculaires et les Le désir d’être un volcan, plus modernes de la biologie molécu- Journal hédoniste – Michel Onfray, laire dont il critique par ailleurs, dans GRASSET(Figures), Paris, 1996, quelques pages de son nouvel ouvrage, 391 pages.

L’ORIEN T-EXPRESS 66 SEPTEM BRE 1996 transcultures POÉSIE POUR GOURMETS Contrairement à ce que l’on croit souvent, la poési e françai se exi ste encor e aujourd’hui . Dans le maquis vous la rencontrerez.

ELON TOUTES LES APPARENCES, on est en lecteurs, des œuvres nouvelles ne cessent et ses contemporains rétifs (Breton, Strain d’assister en cette fin du XXe d’être publiées, les aînés regroupent leurs Eluard, Aragon, Desnos, Michaux, siècle à la mort de la poésie, l’un des poèmes dispersés, comme l’ont fait tout Jouve, etc.), puis les poètes qui ont tenté, genres littéraires les plus anciens et les dernièrement Guillevic et André Du Bou- après la deuxième guerre mondiale, de plus vénérables qui soient. Pourtant, chet et d’innombrables anthologies ne remplir le vide imposant laissé par Breton comme à toutes les époques de l’histoire, cessent de paraître qui offrent un large et ses amis en ouvrant ainsi une ère nou- il s’écrit et se publie aujourd’hui un éventail de textes et une vue remarquable velle à la poésie (Bonnefoy, Du Bouchet, nombre considérable de poèmes et des sur la production poétique de ce siècle et Jacottet, Dupin et le premier Deguy), tout choses d’excellente qualité. Mais la poé- de ces trente dernières années en particu- ça sans l’ombre d’un brin d’histoire litté- sie souffre depuis une trentaine d’années lier. raire, sans la moindre bribe de présenta- d’un mal redoutable et qui risque de lui Parmi ces anthologies, celles de Jacques tion des poètes (toujours tellement som- être fatal: l’absence de lecteurs. Roubaud est probablement la plus maire et rébarbative), pas même une date Toutes les excuses sont bonnes de nos notable. Entre autres parce que Jacques de naissance, mais des poèmes, rien que jours pour expliquer que l’on ne lit plus Roubaud est lui-même une des grandes des poèmes, dans un petit livre fort joli, de poésie, notamment qu’elle est devenue figures de la poésie de ces trentes der- très agréable à manipuler et qui donne tout simplement illisible. Mais cet argu- nières années. Son recueil, intitulé 128 envie de l’emporter partout où l’on va. ment récurrent et insistant apparaît poèmes composés en langue française, est Toutefois, cette anthologie sous-titrée comme une inversion des causes et des joliment présenté comme «une boîte de Anthologie de poésie contemporaine, effets. Car ce n’est pas la poésie qui s’est chocolats poétiques», autrement dit Roubaud a pris le parti de l’interrompre enfermée dans des modes d’expression comme un savoureux échantillonnage de au niveau de sa propre génération exclu- autarciques, comme on aurait trop ten- poèmes et une invitation à faire plus sivement. Hormis quelques poèmes de dance à le croire. La poésie est devenue ample connaissance avec les poètes qui Deguy et de Jacques Réda, il n’y a donc illisible pour la simple raison qu’on n’en auront laissé le goût le plus agréable. À quasiment aucun poème publié après lit plus et qu’on s’en est déshabitué. travers un choix exquis, excluant les 1960. Tout un pan de la poésie d’aujour- Comme le dit le poète Jacques Roubaud, grosses Berthas insupportables tels Clau- d’hui s’y trouve ainsi occulté et Roubaud même dans le plus difficile des poèmes, del ou Valéry, Roubaud redessine l’his- donne à cela une explication simple: le rien n’est insurmontable avec un bon dic- toire de la poésie du XXe siècle: les ori- recul du temps qui seul peut nous assurer tionnaire et un peu de volonté. Mais la gines (Apollinaire, Cendrars et Reverdy), qu’un poème fait maintenant partie de la volonté n’y est plus. La poésie n’a fait le surréalisme, ses compagnons de route mémoire de la langue française, de son qu’évoluer naturellement, comme l’ont patrimoine, de son être même. Pour Rou- fait le roman, le cinéma ou la philosophie baud, tout ce qui n’a pas pris trente ann- mais contrairement aux autres genres, nées de bouteille n’est pas encore assez elle est devenue un langage étranger aux fiable au goût. modes de communication d’aujourd’hui. Pour qui voudrait tout de même en avoir La mise en scène esthétique du langage, le le cœur net, l’Anthologie de la poésie jeu des pulsions dans les vocables, le française contemporaine d’un autre bruissement délicieux de la langue, tout poète, Alain Bosquet, fait assez bien l’af- cela n’intéresse plus guère aujourd’hui, et faire. Présenté comme un livre «de conta- pour toutes les raisons que l’on pourrait gion» destiné à «entrouvrir une porte sur imaginer. Aussi la poésie s’est-elle retrou- un domaine aujourd’hui fort négligé de vée, comme bien des domaines de la pen- nos contemporains», cette anthologie se sée, dans une situation difficile. Ce qui ne veut un large panorama de poètes de ces signifie pourtant nullement qu’elle est en trente dernières années. Et on y trouve, train de cesser d’exister. Sa soi-disant dis- outre Bonnefoy et du Bouchet, tous les parition n’est qu’une manœuvre tactique, grands absents de l’anthologie de Rou- une opération de repli stratégique. En baud, c’est-à-dire Roubaud lui-même, cette fin de siècle et en attendant des jours dont le recueil ¡ est l’une des œuvres meilleurs, la poésie est en quelque sorte poétiques maîtresses de notre époque, entrée en résistance. Elle se bat dans le mais aussi Jean Sénac, Lionel Ray, Jude maquis: même si elles n’ont pas encore de Stéfan, Bernard Delvaille, Claude Esté-

L’ORIEN T-EXPRESS 67 SEPTEM BRE 1996 transcultures ban, Emmanuel Hocqard et d’autres. En ce temps-là le charbon Mais Bosquet, qui recueille par ailleurs était devenu aussi précieux les voix d’un nombre important de et rare que des pépites d’or poètes mineurs, semble avoir un peu et j’écrivais dans un grenier reculé devant une modernité encore plus où la neige, en tombant par entière et devant le travail de poètes plus les fentes du toit, devenait jeunes, dont l’œuvre est aujourd’hui dans bleue. sa pleine maturité tels Jean Daive, Claude PIERRE REVERDY (Plupart du temps ) Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach ou  Alain Venstein. Ces derniers, on les retrouve dans une L’UN ION LIBRE troisième anthologie publiée récemment, celle de Emmanuel Hocquard et intitulée Ma femme à la chevelure de feu de bois Tout le monde se res- Aux pensées d’éclairs de chaleur semble. Poète d’impor- À la taille de sablier tance, lui-aussi, Hoc- Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre … quard tente de montrer Ma femme au cou d’orge imperlé dans son recueil et à Ma femme à la gorge de Val d’or travers des textes de De rendez-vous dans le lit même du torrent douze contemporains … immédiats, les enjeux Ma femme aux fesses de grès et d’amiante de la poésie actuelle, en Ma femme aux fesses de dos de cygne mêlant la voix de ces Ma femme aux fesses de printemps Au sexe de glaïeul poètes à ceux de poètes … américains contempo- Ma femme aux yeux de savane rains (Holl, Palmer, Ma femme aux yeux d’eau pour boire en prison Waldrop) comme pour Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache rappeler que les pro- Aux yeux de niveau d’eau de niveau d’air de terre et de feu blèmes que rencontre la ANDRÉ BRETON poésie et ses paris (L’Union libre) gagnés ou perdus sont  aujourd’hui partout les Le lieu était désert, le sol sonore et vacant, mêmes. Mais Tout le La clé, facile dans la porte. monde se ressemble est Sous les arbres du parc, également passionnant Qui allait vivre en telle brume chancelait. parce qu’au-delà de son côté proprement L’orangerie, anthologique, il tend à montrer que l’his- Nécessaire repos qu’il rejoignait, toire de la poésie du XXe siècle n’est fina- Parut, un peu de pierres dans les branches. lement que la répétition de deux grandes Ô terre d’un destin ! Une première salle pratiques poétiques, celle de Rimbaud, Criait de feuille morte et d’abandon. reprise par les surréalistes et qui croit Sur la seconde et la plus grande, la lumière dans la transparence du langage, sa légè- S’étendait, nappe rouge et grise, vrai bonheur. reté, ses capacités jubilatoires et méta- YVES BONNEFOY phorisantes d’une part, celle de Mallarmé (Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve) de l’autre, reprise par Bonnefoy, Du Bou- chet et nombre de ceux qui les suivront  jusqu’à Hocquard lui-même et pour qui Le jour écorche les chevilles. la poésie est le lieu où s’expérimentent l’opacité du langage, sa matité, voire son Veillant, volets tirés, dans la blancheur de la silence. Une histoire sans fin recommen- pièce. cée et toujours passionnante. CHARIF MAJDALANI La blancheur des choses apparaît tard. Jacques Roubaud, Cent vingt-huit poèmes composés en langue française, de Guillaume Je vais droit au jour turbulent. Apollinaire à 1968, Une anthologie de poésie contemporaine, Gallimard, Paris, 1995, 177 ANDRÉ DU BOUCHET pages. (Dans la chaleur vacante) Alain Bosquet, Anthologie de la poésie fran-  çaise contemporaine, les trente dernières années, Le Cherche-Midi éditeur, Paris, Château de Breeze du côté de la Beauce où je n’allais pas 1994, 406 pages. La harde des vents dans les orges Emmanuel Hocquard, Tout le monde se res- Et les urnes des buis près des tombes Les murs chaulés rose ou jaune semble, POL, Paris, 1995, 140 pages.

L’ORIEN T-EXPRESS 68 SEPTEM BRE 1996 transcultures

Pareils à des miroirs déjà traversés Je prendrai une Les bruits proches trop forts pour l’oreille pierre Frémissements dans les repères… Celle qui vient. Celle Si le ponton de la terre oscille qui pèse Le poète tangue comme un mousse dans son nom de pierre MICHEL DEGUY (Poèmes) J’effacerai tout le dehors.  Je donnerai mon sang à cette pierre. champs de colza Pour rien. Pour tous les cris du monde : les salves d’oiseaux retenir son nom. Pour apprendre les rires un moteur peinant vers les collines étaient jour après jour au delà du rideau d’arbres je m’allongeai je voyais venir l’ombre à plat ventre sur les son corps de pierre. racines les trèfles la tête roulée dans le soleil CLAUDE ESTÉBAN je vis l’ombre satisfaite mesurer le champ de colza l’étreindre (Le Nom et la Demeure)  et du sentier mourir sur moi qui demeurai longtemps brûlant du soleil de l’après-midi lourde à mes tempes Midi battait la solitude épaisse le temps avait quitté mes mains dans Oxford St. toujours j’étais toujours plus loin de mes retours et je marchai bleu et blond en aveugle à la suite de mes soleils Ann JACQUES ROUBAUD à la vitrine de (¡) Selfridges  putain perdue depuis T OU T ES CH OSES ÉGA LES 1803 Très peu …toutes choses égales donne-leur dieu du fruit réalité d’ori- de pluie gine dieu de l’an prochain donne-leur des signes contraires des suffit humeurs d’ouate et des gestes privés dieu des pépins donne- sur tes cheveux leur l’ignorance ce lait pour enfants mâles la majesté des îles maintenant semblables au linge étranglé ils vont aux lavan- BERNARD DELVAILLE dières proposant leurs lectures d’eau morte seigneurs du clair (Poèmes) de lune avec un anneau anxieux à travers quoi ils convoitent le  Temps puis des routes les portent jusqu’à cette écriture de laine brute CORT ÈGE ils sont entrés dans les parfums dans les taches dans l’œil loin- tain des anémones dans les fêtes et le persuasif drapeau ils ont Non. la musique nous traversé les raisins nos larmes ils se sont posés sur l’épaule du concerne torrent ils ont cloué l’orage au fond des consonnes… avenue elle offre LIONEL RAY de sa poitrine à la taille (Lettre ouverte à Aragon sur le bon usage de la réalité)

 ceinte. ANNE-MARIE ALBIACH (Révérence) (État)

Folâtres tes mèches  nubile ta chair et l’éclair de la ÉCH A N CRU RES mise à nu l’essor de tes bras de boire … à tes mains le cri Nous n’irons plus au ciel en tes genoux d’en- La neige qui fond ne pense à rien. fouir la face ma Tu bats des mains dans tout ce vent, légère, béate et déliée. La peine aux doigts soumi- neige en grappes, comme une lande de syllabes blanches, se : ton bas chamois épand son nom derrière les rideaux rouges. Tu pleures, on dévot prêtre m’y croirait plus belle, mi-close et souriant aux anges au fond de incliner toi qui se déchirent. JUDE STÉFAN (Libères) JEAN- MICHEL MAULPOIX  (La Matinée à l’anglaise)

L’ORIEN T-EXPRESS 69 SEPTEM BRE 1996 transcultures L’Inde en arabesques tions Sindbad, du Livre de l’Inde de sont récurrentes, en même temps que des En parcourant Bîrûnî traduit avec une érudition et une mises en perspective et des filiations de l’Inde médi évale et documentation impressionnantes par son cru avec la Grèce et la Perse antique, Vincent-Mansour Monteil, est un événe- les religions mazdéennes, manichéennes en s’initiant aux ment, en ce qu’il révèle de la vision du et zoroastriennes. Autant de domaines où monde qui était celle de l’intelligentsia du la religion est le fil conducteur et la t ext es sa cr és de monde islamique médiéval. source motrice, où la relativité la moins Dans son glossaire de l’univers hindou terrestre joue à tous les niveaux. Un l’hindouisme, un établi au cours des premières invasions exemple parmi d’autres, le si controversé islamiques du nord de l’Inde, Bîrûnî juqu’à nos jours système des castes hin- lettré musulman du dresse son portrait des nouveaux ou douistes: «Le déplorable système des XIe si ècl e fa i t son futurs conquis, son guide pour la nou- castes est très répandu chez les Hindous. velle frontière à l’intention des siens. N ous autres, musulmans, leur sommes abécédai r e du Ainsi, tous nos réflexes sont renversés, et entièrement opposés sur ce point, car l’on s’aperçoit, avec un rien d’amuse- nous croyons que tous les hommes sont sous-continent. ment, que l’impérialisme culturel et social rampant n’est pas l’apanage de l’Occi- dent triomphant, que ce soit celui des E PERSAN BÎRÛNÎ, ASTRONOME, MATHÉ- canonnières à vapeur du XIXe siècle, ou LMATICIEN, PHYSICIEN, CHIMISTE, H ISTO - celui des sables surmédiatisés de «Desert RIEN, GÉOGRAPHE, surnommé Abou Ray- Storm». hân par ses contemporains du XIe siècle, En parfait clerc d’une civilisation alors à fut l’un de ces lettrés, de ces érudits son apogée, Bîrûnî disserte sur un monde, touche-à-tout, de ces savants itinérants, celui du sous-continent indien, auquel il ballottés au gré des renversements de applique ses propres référents normatifs, dynasties et des invasions, qui accompa- principalement ceux de l’Islam et des bal- gnèrent l’âge d’or de la civilisation arabo- butiements rationalistes des savants de la musulmane médiévale de leurs chro- Bagdad abbasside, formés au moule de la niques et travaux. religion révélée. Pourtant, le souci Se faisant les témoins de leur époque en éthique de l’absolu de la recherche scien- même temps que les porte-parole d’une tifique est bel et bien présent dans son civilisation bâtie, parallèlement à la force approche, du moins les prémisses médié- militaire et aux intrigues politiques, sur vaux d’un tel souci. Dès la préface de son l’amour du savoir, de la science et d’une Livre de l’Inde, il écrit: «Transmettre une langue à vocation unificatrice, l’arabe, ils information possible est regarder aussi furent plus que quiconque au cœur des bien la vérité que l’erreur, puisque l’une turbulences et des questionnements de et l’autre sont dans le sillage des histo- leur temps. Bien que persan d’origine, riens. De ceux-ci il y a plusieurs sortes. Bîrûnî choisit donc, à rebours de la L’un d’eux ment par intérêt personnel ou chu‘ubiyya, cette réaction nationaliste pour faire l’éloge de sa race, tout comme iranienne, de s’exprimer en langue arabe, il peut, au contraire, attaquer les siens à égaux – sauf qu’il en est de plus pieux que confirmant le rôle de véhicule culturel loisir. Partialité et animosité sont égale- d’autres. Voilà le plus grand obstacle qui incontournable de cette langue, à ment blâmables. (...) Dieu n’a-t-il pas dit nous sépare des Hindous!». À travers ses l’époque de l’expansion de l’Islam, des “Dites la vérité fût-ce contre vous- belles et altières tournures médiévales, confins de la Caspienne aux rives du même”. (...) Il s’agit ici du vrai courage Bîrûnî n’échappe pas aux jugements de Guadalquivir. moral et non de ce qu’on appelle vulgai- valeur qui tombent comme des couperets. Pur produit d’une culture centrée sur les rement“courage”.» Son rapport à l’altérité demeure résolu- valeurs de l’Islam, Bîrûnî ne se laisse Bîrûnî est sans conteste honnête homme ment distancié et localisé, enraciné dans pourtant pas enfermer dans un détermi- et historien consciencieux, reste la part de une civilisation imposant un mode de nisme culturel. Par l’acuité de son regard, conditionnement du milieu et du siècle. perception consubstantiel à des schèmes la curiosité toujours renouvelée de sa Lorsqu’il établit son panorama quasi-sys- de pensée préétablis. On concédera ceci démarche, il inscrit sa recherche dans la tématique de la civilisation hindoue au méticuleux astronome de la cour volonté d’universalité déjà démontrée par d’alors, cosmogonie, métaphysique, spiri- afghane de Ghazna: hormis l’emballage, Avicenne/Ibn Sina, et qu’illustreront par tualité, métempsycose, système des aujourd’hui très cathodique, peu de la suite un Ibn Khaldoun ou un Ibn Bat- castes, lois civiles et religieuses, gram- choses ont changé sous le soleil. Les touta. Mais, malgré son désir manifeste maire, écriture et prosodie du sanscrit, absents, toujours entâchés d’une inquié- d’objectivité, son regard demeure forte- astronomie, astrologie, médecine, jeu tante étrangeté, continuent d’avoir tort. ment empreint d’un ethnocentrisme d’échecs et coutumes, alchimie et magie, latent qui, à diverses reprises, frise la géographie, pèlerinages, interdits alimen- O. B. condescendance envers d’autres civilisa- taires, etc., il se fait indianiste avant Le Livre de l’Inde – Bîrûnî tions comme la grecque ou l’indienne. l’heure anglaise et le Colonial Office. Les Sindbad, Éditions UNESCO, Paris, 1996, À ce titre, la récente parution aux édi- comparaisons avec le monde islamique 366 pages.

L’ORIEN T-EXPRESS 70 SEPTEM BRE 1996 n bdotes

ARI A: VÉNUS EN CO LÈRE ( N° 1 8 ) MI CHEL WEYLAND Repérages Dupuis, 1996.

RA V O ! ENCORE UN MYTHE QUI S’EFFO N D RE G RÂ CE À L’A DMIRABLE INI- BTIA TIVE DE SO N CRÉATEUR. Ainsi finit Aria, cette beauté rebelle et orgueilleuse qui en a fait rêver plus d’un, à commencer par ceux qui l’ont rencontrée, et finir par ceux-là qui l’ont découverte en 1980 dans Le journal de Tintin. Des 7 à 77 ans, j’en connais beaucoup qui en sont tombés amoureux – et pas seulement des hommes. Blonde à souhait superbement taillée par le crayon de Weyland (qui en dévoile juste assez les charmes), aussi expressive et fougueu- se qu’une Adjani, indépendante, maîtresse dans l’art de manier l’épée, défendant la justice et les droits de l’homme, quelque- fois violente, fière... Ouf! Que dire encore? Qu’elle est vraiment pleine de superbe. Et que, malgré l’énorme échec de ce dernier tome, il est difficile de prononcer la sentence d’un «était». Mais c’est trop triste. Merveilleuse Aria, tour à tour femme, femelle, mère, fillette, jamais amante, toujours altière, magni- fique de force et de volonté, fallait-il vraiment en faire une enfant martyre, vendue – par erreur – par un oncle qu’on a dro- gué, puis contrainte à la prostitution et violée? C’est vrai que ça fait toujours bien – surtout quand on est à court d’imagination – de raconter l’enfance de ses héros. Mais quand bien même cela était nécessaire (histoire de faire up-to-date dans une série veux le tuer!» Où est donc passée l’intelligente Aria qui aurait qui se situe à une époque plus qu’indéterminée, en des lieux su ourdir un plan joliment machiavélique pour assouvir sa ven- inconnus?), fallait-il traiter le sujet avec autant de légèreté, pré- geance? Où est-elle celle qui connaît le silence des agneaux? senter autant de failles psychologiques? Et dire qu’il ne reste plus que 13 pages: on n’aura eu, somme Car, c’est la première chose à déplorer, tout se passe vite, trop toute, ni une Jodie Foster tourmentée par son agression, ni une vite. On n’a pas besoin de beaucoup de subtilité pour savoir Sigourney Weaver déchaînée dans un véritable huis-clos. Mais qu’il faut bien plus que deux malheureuses cases à la victime bref... d’un viol pour reconnaître la douloureuse vérité, et plus que Pour continuer à décevoir le lecteur, la rencontre décisive avec deux misérables pages pour avouer un secret bien caché l’ex-grand maître, diminué depuis la mémorable soirée, LA ren- depuis l’âge de 13 ans! Et puis ces grands mots qui prolifèrent: contre décisive: Paf! Il a des remords et, grand cœur, on lui «traumatisme», «abcès», «sublimer», etc. Et ces belles images pardonne. Et avec la vie ainsi sauve, qu’est-ce qu’il va faire? du genre «aigle sans ailes», «oisillon tombé du nid», «le Mais se suicider courageusement quelques pages avant la fin, monstre a assassiné l’enfant que j’étais» (on est au comble du voyons, après avoir légué sa maison à Aria (qui l’accepte bien pathétique)... sûr: c’est logique, il rembourse!). Sur ce, surprise, les copains Non, non. débarquent au complet, y compris l’adolescent amoureux, Outre que cela ne correspond aucunement à l’Aria que l’on Tigron (c’est tout dire), devenu grand et fort, toujours méloma- connaît de s’exclamer qu’elle «n’ose même pas envisager une ne (la petite touche romantique forcément), genre Chevalier vie de couple» elle, réputée intouchable, et en oubliant même Ardent les nobles origines en moins. Et revoilà les «chemins de qu’elle se contredit en clamant n’avoir jamais dépassé cer- l’aventure» qui n’oublient jamais de rappeler à eux héros et taines limites pour raconter ensuite «les instants les plus intimes héroïnes qui rapportent de l’argent (surtout quand ils sont pro- d’une relation» (quand, où, comment, avec qui?), il faut avoir mus aux Repérages de Dupuis). Et c’est exactement pourquoi ardemment souhaité produire un chef-d’œuvre de nullité pour l’oncle réapparaît à la page 48 (si! si!), marié de surcroît, tout concevoir le scénario de ce Vénus en colère: Aria attaq uée p ar prêt à s’occuper de la maison tandis que papa mijote le pro- des bandits qui se trouvent être ses compagnons d’enfance chain tome... (comme le hasard fait bien les choses!), voleurs et malfrats en «Tact et pudeur» est-il écrit dans le résumé? Aria affrontant son tout genre, originellement bons, pour plaire simultanément à passé? Et ne l’a-t-elle pas déjà fait d’une manière autrement l’ONU et aux psychanalystes; compagnons qu’elle reconnaît et plus grandiose dans Le Combat des dames? avec lesquels elle se remémore, à grand renfort de flash-back, Il faut avouer que l’on a rarement lu plus décevant: après tous sa jeunesse jusqu’au moment où... Fameux moment, d’ailleurs ces rebondissements mirobolants, le dernier Sammy ne rapidement évoqué «entre femmes», avec pour seule difficul- semble plus si mauvais que ça. Tant qu’on ne prétend pas té une «gorge nouée»; puis on découvre que le grand maître cabotiner avec du sérieux... (l’affreux méchant, quoi) est encore vivant. Et hop! comme qui dirait... La réaction ne se fait effectivement pas attendre: «Je NADINE CHÉHADÉ

L’ORIEN T-EXPRESS 72 SEPTEM BRE 1996 n bdotes LE MAUVAI S RO I ( LI TTLE Winsor Mc Cay mais en plus déve- NEMO – TOME 2) loppé car l’histoire s’étend sur 140 MARCHAND – MŒBIUS pages alors que celles de Winsor Casterman, 1995. Mc Cay se limitaient à une page. Tout au long des deux albums, l’es- En 1905, Winsor Mc Cay crée la série prit de rêve est présent, et le seul Little Nemo. Elle est considérée par regret qu’on pourrait avoir, est au beaucoup comme la plus fabuleuse niveau du dessin. En effet, on aurait bande dessinée de tous les temps. aimé qu’il soit exécuté par Mœbius Si ce jugement peut paraître lui-même, non pas que Marchand péremptoire, il faut admettre que ne soit pas à la hauteur, mais la cette série se révèle en tous points vision de Mœbius aurait été plus digne d’éloges. Le principe en est intéressante vu que ce dernier s’était simple: Little Nemo, un petit garçon déjà lancé dans un dessin animé tiré d’une dizaine d’années, s’endort, de la même série. connaît toute sorte d’aventures mer- La conclusion est bien nette: pour veilleuses, puis se réveille en sur- ceux qui ne connaissent pas l’origi- saut. nal, ils pourraient, à la lecture de On ne s’étonnera donc pas que, 90 celui-là savoir de quoi il s’agissait... ans ap rès, Mœ b ius, associé à Pour les autres, et de l’aveu même Marchand, ait voulu rendre un der- des auteurs, il n’y a eu à aucun nier hommage au père de la bédé moment la tentation de surpasser moderne. En deux tomes, Little l’original ou même de le rempla- Nemo se retrouve à Slumberland, où cer... tout juste une envie de jouer il doit remettre l’ordre entre le bon dans la cour d’un grand maître, de et le mauvais roi, ceci avec l’aide du mélanger les jouets, les rires, les professeur Genius et de Flip, peurs et les rêves... Bonne nuit... l’aviateur-aventurier. Mœbius utilise un style narratif assez proche de celui de MA ZEN KERBAGE

LE QUARTIER ÉVANOUI TRONCHET – ANNE SIBRAN Glénat, 1994.

«Macouli a deux graines. La première, il la plante, le monde pousse en une nuit... La seconde, il l’oublie, le monde a des ennuis...» Voilà une phrase d’ouverture qui laisse croire que, malgré l’époque, le merveilleux existe toujours. En effet, il est là, et il surgit de façon inattendue dans ce quartier ressemblant à s’y méprendre à ceux immortalisés par Doisneau, et con- damné à disparaître sous les machoires des pelleteuses, trac- teurs et autres grues destructrices de poésie... Oui, le merveilleux existe, au fond de chacun. Qu’il soit de la bande à Moustier, ancien combattant, deux fois médaillé, Don Quichotte de faubourg et incorrigible râleur, ou qu’il soit de la tribu bamboulesque de Mustapha, petit marabout devant l’éternel qui, pour l’occasion, n’est pas Dieu, mais bien le veut. Tronchet, auteur humorisitique par excellence, après des séries comme Raymond Calbuth ou Jean-Claude Tergal, choisit ici le souffle romanesque pour mettre en scène cette fabuleuse histoire de la romancière Anne Sibran. Le résultat est si parfait qu’on ne sait plus quand on doit pleurer et quand on doit rire... En résumé, Walt Disney et ses contes de fées peuvent aller se rhabiller...

M. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 73 SEPTEM BRE 1996 n otescd

NTM

ARCE QU’IL EST «TOUJOURS À L’ÉPREUVE DES PBA LLES ET DU CO MMERCIA L», le 93 Nique Ta Mère, crème de la tendance la plus dure du rap français, est sans nul doute sorti grandi de la polémique estivale qui a suivi son évincement du Festival de Châteauvallon, où il a été interdit de scène pour «atteinte aux bonnes mœurs». À la notoriété accrue que qui vient interrompre les litanies de Kool Shen, renvoie de le groupe en a tirée est venue s’ajouter la récolte des fruits toute évidence à l’incommensurabilité de l’être, rien moins que d’une provocation semée en trois albums (Authentik, J’appuie ça. Dans un de leurs free styles, toujours menés à une cadence sur la gâchette, Paris sous les b omb es) et quelques concerts. infernale, on entend pour commencer un animateur de radio très smart comme dirait Odette de Crécy, annoncer le nouveau Aux effarouchés de tous poils, une mise au point s’impose Bronski Beat, horresco referens. NTM fait irruption dans le stu- d’emblée: l’expression «nique ta mère», si elle met à jour un dio, «p rend la rad io FM d ’assaut (prononcer: d’assaaah), le problème manifeste avec telle ou telle génitrice, ne veut a b âtard (comprendre: l’animateur) est bâillonné, alors S, envoie priori rien dire d’autre que «va te faire voir». Il y a en effet une la purée,» etc. Du pur sucre, en somme. distanciation humoristique et un second degré revendiqués chez les rappeurs de Saint-Denis, qui n’enlèvent rien à la viru- Certes, dans la cartographie du hip-hop français, un groupe lence de leur discours. On aurait pourtant tort de ne pas comme I Am, tendance Islam marseillais vilipendant les images sérieusement considérer NTM ou de les folkloriser. Prenez et la consommation, est plus ouvertement politisé que NTM. «Authentik», leur premier album. Il est de prime abord parfai- Les textes de Solaar, pardon ses lyrics, sont nettement plus tra- tement inaudible et c’est tant mieux: des choses tout à fait vaillés. Sté est beaucoup plus attendrissante quand elle crie sa importantes y sont hurlées, qui ne sauraient être partagées avec «gera». Mais nulle part ailleurs que chez NTM la déprédation le vulgum. Sans rire, il y a là pas moins qu’une véritable philo- syntaxique n’atteint l’ampleur d’une critique d’ensemble des sophie de l’invective, «car nous voulons des faits, sinon mes mœurs et des institutions. Nulle part ailleurs n’est soigné un tel homeboys shootent». éclectisme dont l’ambition avouée et ultime est la «sodomie verbale». Les mots sont ici restaurés puisqu’il n’est plus ques- Ce hard-core a surgi dans la gangue de la banlieue, dans un tion de désamorcer leur sens: «Le rap n’est pas un kit/Que l’on univers de «posse» (i.e. groupe d’amis partageant les mêmes monte à l’envers». Paradoxalement, il faudrait prendre Nique Ta valeurs, le même mode de vie «à l’écart de la grande réparti- Mère au pied de la lettre. tion monétaire») où le désenchantement n’a rien d’esthétique. NTM, c’est d’abord «le type au top Kool Shen» et «l’homme Une dernière chose: Saint-Denis n’est pas si loin que ça. Une que l’on nomme Joey Starr». Shen a la voix grave et dense. version requinquée, ragaillardie et beyrouthine de «Tout n’est C’est la conscience du groupe. Le couperet tombe avec Joey, pas si facile» circule depuis quelques semaines sous le man- persuadé d’être l’héritier naturel de Louis Armstrong. Il vocifère teau, déclinée en «Toutes les filles sont faciles/Suffit d’avoir du et couine si spontanément qu’il serait sans conteste autant à sa style». Avis aux censeurs. place dans une de ces cages suspendues dans les foires du Moyen Âge que sur une scène. D’ailleurs, son «parle pour toi» ANTHONY KARAM

L’ORIEN T-EXPRESS 74 SEPTEM BRE 1996 n otescd PATTI SMITH faire. Une langueur sans laisser-aller. «Dead to the world alive I Gone Again, 1996 aw oke». Rangez vos mouchoirs, la pudeur est ici de mise. Arista-BMG Si Patti Smith retrouve parfois les accents familiaux de son album précédent, elle ravive ici sa filiation underground new- Au même titre que Janis Joplin ou Nico, Patti Smith participe yorkais. Cette fidélité nous permet de garder en mémoire son du mythe des années 70. Mais voilà, elle est encore en vie. Là illustre «Jesus died for somebody’s sins/But not mine». Gone où on aurait pu craindre le pire, elle nous offre coup sur coup Again, dont la photo de couverture est signée Annie Leibovitz, Gone Again, un de ses plus beaux albums et The Coral Sea, son est donc du meilleur cru, celui de Horses et de Radio Ethiopia. sixième recueil de poésies dédié au grand photographe Lenny Kaye est toujours à la guitare acoustique, John Cale par- Robert Mapplethorpe, son compa- ticipe à Beneath the Southern Cross, gnon des premiers temps, mort du référence est faite à Bob Dylan dont sida en 1988. Patti Smith reprend Wicked Dans Gone Again (superbe titre!), Messenger. About a Boy, consacré à l’alliage entre rock et poésie est des Kurt Cobain (dont il n’est pas jusqu’à plus subtils, à la manière d’un Lou nouvel ordre interdit de mentionner Reed ou d’un Jim Morisson et sui- le nom), est un hommage senti et vant la définition qu’elle donnait de épuré. En fin d’album, Farewell Reel son travail: «trois accords de rock raconte, avec toute la retenue pos- mariés à la puissance du verbe». sible, la vie sans son mari: «I w alk Patti sort d’une série de deuils, dont alone/Assaulted it seems/By tears celui de son frère et de son mari, from heaven/And darling I can’t Fred «Sonic» Smith, ancien guitariste help/Thinking those tears are yours». de MC5. L’album lui est offert, la voix est parfois chagrine mais jamais la rockeuse américaine ne se laisse A . K.

FADY ché», avant de reprendre «N’aie p as Je t’oublierai peur» de Amrou Diab en version T-R-I-L-I-N-G-U-E (arabe, français et Il fallait s’y attendre: à force de vire- anglais, pour ne pas changer) et volter sur les ondes entre François avec l’accent s’il vous plaît. Valéry et Frédéric François, on Dommage que l’enregistrement soit devait bien finir par l’avoir, notre détestable, de sorte que l’ampleur chanteur francophone. C’est Fady, le de son phrasé nous échappe par Libanais d’Abidjan. Il est nécessaire, moment. pour l’écouter, de pousser à bout la Mais son chef-d’œuvre, «Reviens logique du «c’est français, donc Li b an», est (mal)heureusement intel- c’est bien», voie royale pour tous les ligible: «Partout je vais(le «où» saute déchets qui viennent inonder la puisqu’il casserait la bonne tenue programmation des radios liba- phonétique de l’ensemble)/Je ne naises. Passant la mise en garde per- vois que des murs ensanglantés/Des mise, signalons tout de suite qu’il est morts et des victimes (sic)/Partout je implicitement question chez Fady de «morpher» Charles Corm, vais/Il y a le malheur/Des enfants qui pleurent/Mais au fond de Alain Tasso et Nadia Abdo Hanna. Tout est là, en somme. leurs yeux/Il y a encore l’espoir/Qu’un jour le bon Dieu/Mette TO UT EST LÀ . fin au cauchemar/Reviens Liban comme tu étais avant/Reviens Notre Fady est bien le pur produit du génie national libanais. Liban rassembler tes enfants/Reviens Liban Suisse du Moyen- Un sacré monstre. Ce que peut faire l’exil... Dans un monde Orient/Reviens Liban bien plus beau qu’avant/Oui mais reviens parfait, il aurait pu naître David et/ou Jonathan, Félix Gray ou Liban/Pourquoi les armes font-elles couler le sang?/Il y a tant de Enrico. Mais non, Fady est né libanais, libanais d’Abidjan: «Je pourquoi/Il y a tant d’espérance/Dans mon pays là-bas/Qui res- suis comme un naufragé/Qui ne sait plus nager/Je suis comme tent sans réponse». À côté de qui Guy Béart pourrait aisément un survivant/ Au milieu de l’océan». Le «look Fady» est soigné passer pour Mozart. Plus loin, Fady prévient: «Nous deux on se en fonction, façon pub Diesel, elle-même parodique, faut-il le retrouvera/Rien n’empêchera mon retour». Ni personne? préciser. Tout logiquement, il nous conjure de «rester bran- A . K.

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MY BEAUTIFUL LAUNDRETTE Day Lew is). My Beautiful Laundrette est une sorte de conte de STEPHEN FREARS fées qui a lieu dans une laverie où les deux amants blanchissent Lumivision, 1995. même l’argent de la drogue. Ils se laissent aussi aller à faire l’amour au moment même de l’inauguration de la blanchisserie Produit par la BBC, My Beautiful Laundrette connut à sa sortie, alors que la famille d’Omar arrive et que d’autres font la queue en 1986, un succès inespéré. My Beautiful Laundrette peut dans la rue avec leur linge attendant qu’on leur ouvre les sembler de prime abord être un film social s’attaquant aux pro- portes. D’où le charme du film que Stephen Frears a brillam- blèmes de l’Angleterre thatcheriennE: le chômage, la pauvreté, ment mis en scène, dévoilant pour de bon l’amour et le désir l’immigration... Mais ce n’est pas tout à fait le cas. Le film qui circulent entre les deux personnages, en gardant sa caméra raconte une histoire d'amour entre Omar, un homosexuel à une assez grande distance de leurs corps qui se touchent. Pakistanais (Gordon Warnecke), et Johnny, un anglais (Daniel SOPHIE DICK

THE ARISTOCATS WOLFGANG REITHERMAN, Walt Disney Home Video, 1996.

Cela fait plusieurs décennies que Walt Disney nous régale de longs métrages animés d’une parfaite maîtrise, des classiques que grands et petits ne se lassent pas de revoir. Car l’objectif de Disney a toujours été de toucher un public plus large que celui des enfants. Snow White, Bambi, Beauty and the Beast, The Little Mermaid et les autres sont incontestablement des chefs-d’œuvre intemporels, pleins de fantaisie et de grâce. The Aristocats fait partie de ces réussites. Il fut réalisé en 1970 par Wolfgang Reitherman qui signa entre autres Jungle Book en 1966, Robin Hood en 1973, et collabora avec Clyde Geronimi pour créer Sleeping Beauty en 1959. The Aristocats se déroule à Paris au début du siècle et relate l’aventure d’une famille de chats luttant contre un maître d’hôtel cupide. S. D.

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CARRI NGTO N CHRISTOPHER HAMPTON PolyGram Video, 1996.

Entre 1915 et 1932, Dora Carrington, une jeune femme peintre très attachée à sa virginité, et Lytton Strachey, un écrivain homosexuel, vivent une grande histoire d’amour qui prend fin tragiquement: Carrington se tire une balle en plein cœur après la mort de Strachey. Christopher Hampton le scénariste à qui l’on doit la brillante adaptation des Liaisons dangereuses de Stephen Frears, s’inspira d’une biographie de Lytton Strachey pour écrire un scénario plutôt axé sur la jeune peintre. Ce n’est que 18 ans plus tard qu’il en fait son premier long métrage en tant que metteur en scène. Hampton nous offre ainsi un beau film à voir, une œuvre où tout est «british»: les décors, les cos- tumes et la musique. Avec une mise en scène simple, il prouve son admiration pour cette relation platonique et compliquée, ne serait-ce que par son respect méticuleux de la vie des deux personnages. Merveilleusement interprété par Emma Thompson et Jonathan Pryce, Carrington est un film troublant par la multitude des séquences tournées comme des tableaux.

S. D.

AMATEUR HAL HARTLEY Colombia Tristar Home video, 1993.

Isabelle (Isabelle Huppert), ex-nonne écrit des nouvelles por- nographiques. Elle est persuadée d’avoir été élue par Dieu pour accomplir une mission. Le jour où elle rencontre Thomas (Martin Donovan) un amnésique, elle croit accomplir sa mis- sion en l’aidant ainsi que Sofia Ludens (Elina Lowensohn), une actrice de films pornos. Mais tous les trois ne vont pas tarder à se retrouver poursuivis par une bande de tueurs. Amateur tourne donc autour de personnages qui essayent de trouver leur place dans le monde, et qui sont très exigeants envers eux-mêmes. En somme, un film sur l’identité, l’innocence et l’amateurisme. Mais Amateur traite aussi des rapports entre le sexe et l’argent. C’est par le trafic de films pornographiques que l’on tente de faire fortune. Ce qui n’est pas sans rappeler Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard. Ce dernier, tour- né en 1979, offrait une réflexion sur la prostitution. Avec Amateur, le style de Hal Hartley (Simple Men, Flirt, Trust me) se rapproche de celui de Godard. Tous deux savent doter leurs dialogues d’une touche d’humour tout en leur donnant un sens philosophique, ce que l’on dénote surtout dans les premières répliques d’Isabelle. Mais cela n’aurait pas été possible sans le talent d’Isabelle Huppert qui tenait aussi dans le film de Godard le rôle principal.

S. D.

L’ORIEN T-EXPRESS 77 SEPTEM BRE 1996 ziry ab aveurs DS élicieusem en t hy pocrite, le raisin a des avatars au parfum d’interdit m ais se van te de ses origines bibliques et de ses vertus m édicales. C’est pourtant à un goût céleste qu’il doit d’être

le roi des fruits. HOUDA KASSATLY D u raisin EM’EM PRESSE D’AVERTIR MES CHERS LECTEURS qu’ils ne lorsqu’ils disaient du raisin qu’il était le roi des fruits. Seule Jtrouveront dans cette chronique aucune considération la datte pouvait lui disputer ce titre, et d’ailleurs le Coran les sur le vin. Mais qu’ils se rassurent: si je m’abstiens d’en par- a associés plus d’une fois, comme des preuves éclatantes de ler, ce n’est nullement par suite d’une soudaine conversion la Bonté divine, ici-bas et au Paradis. au Coca-Cola. Ce n’est pas non plus tartufferie de ma part, Tout en interdisant le vin, l’islam a donc favorisé la vigne. un peu comme ces actrices égyptiennes qui, à l’approche de Pour en avoir le cœur net, consultez n’importe quel traité l’âge critique, décident de porter le voile. Au contraire, arabe d’agriculture. Il vous ravira à coup sûr par un savoir- éprouvant pour le vin le respect qui lui est dû, il me paraît faire qui vient du fond des âges, mais aussi par une pro- indécent de l’aborder à la dérobée, entre le verjus et le rai- fonde complicité avec les pampres qui se recourbent, la sève siné. En cela, je ne fais que m’en remettre à Abou Nuwâs, qui monte, les grappes qui prennent forme. Et je dirai autant l’un des plus grands poètes bachiques de tous les temps, qui des ouvrages de botanique ou de médecine, attentifs aux dif- nous recommande de proclamer les vertus du vin, de l’ap- férents usages de chaque partie de la vigne à chaque peler de ses plus beaux noms, sinon de se taire... moment de son existence, ou des recueils de poésie, ou M’étant ainsi moralement acquitté, je reconnais volontiers encore des dictionnaires. Dans celui, thématique, d’Ibn que le raisin de table est à lui seul tout un monde. Depuis Sîdah, un génial andalou du XIe siècle, des dizaines et des que le premier cep fut planté par Noé, aussitôt retirées les dizaines de mots s’y rapportent, sans compter le chapitre sur eaux du Déluge, la vigne n’a cessé de croître et de se multi- le vin, nettement plus fourni. Quant aux livres de cuisine, je plier, si bien qu’il existe aujourd’hui sur terre quelque huit ne peux pas prétendre, certes, que j’y ai déniché la recette du mille variétés. Et toutes ne sont pas destinées aux cuves, foie de canard au raisin, mais ils recèlent tant d’autres même si Noé lui-même, ainsi que ses deux acolytes, l’Égyp- délices. En les lisant, vous constaterez d’abord que les tien Osiris et le Grec Dionysos, étaient à l’évidence plus por- Arabes, de Bagdad à Cordoue, savaient se servir judicieuse- tés sur le liquide que sur le solide. À ma grande honte, je ne ment du jus de raisin vert, le fameux verjus, pour assaison- connais que trente ou quarante de ces variétés, et la plupart ner certains mets salés, quand ils n’en faisaient pas un excel- sont l’apanage du pays de mon enfance. Il me souvient que lent sirop, deux usages qui se sont perpétués jusqu’à nous. les paysans les désignaient par d’étranges sobriquets, tels Le moût du raisin mûr entrait, lui, avec le poisson séché au que cervelle de mulet, yeux de vache, joues de jeunes filles, soleil, dans la préparation d’un condiment, le garum, dont doigts de vierges, qui nous faisaient rire ou rêver. Mais le on ne pouvait jadis se passer. À quoi le très beau livre d’Ibn raisin le plus parfumé, le plus juteux, le plus délicat, j’ai Sayyâr, qui date du Xe siècle, ajoute plusieurs recettes, tou- nommé le zaynî, avait l’extrême courtoisie de grimper aux jours au moût de raisin, donc assez troublantes, se situant tonnelles de nos maisons, au cœur de la vieille ville. Je pré- forcément aux frontières du licite et de l’illicite. sume que les écrivains arabes du Moyen Âge y pensaient Bien entendu, comme à Rome, les amateurs de raisin s’in-

* Avec l’aimable autorisation de Q antara, le magazine de l’Institut du monde arabe.

L’ORIEN T-EXPRESS 78 SEPTEM BRE 1996 géniaient à le garder au-delà de veut dire eau de rose. Sauf aussi l’automne, tel quel, en grappes, et la confiture que m’a fait goûter s’en régalaient jusqu’au prin- une amie égyptienne, alliant rai- temps. À ceux qui voudraient en sin sec et mélasse de canne à faire autant, je signale qu’au sucre, mais qui ne vaut guère sa XVIIIe siècle, le grand mystique confiture de raisin frais. J’avoue damascène Nâbulsî, agronome à cependant, s’agissant des sucre- ses heures, consigna les manières ries, que je reste fidèle au dibs d’y parvenir, relevées parfois (raisiné), nourriture levantine par d’une pointe d’ésotérisme. excellence, qu’on obtient par un Astuces qui allaient de pair avec traitement relativement long, soit les bonnes vieilles techniques de du jus de raisin frais, soit de la conservation, au sel ou au sucre, HOUDA KASSATLY purée de raisin sec. J’aime encore, ou mieux encore par déshydratation. Car les Arabes, à l’ins- lorsque j’en trouve, l’étaler sur un morceau de pain avec de tar des anciens peuples du Proche-Orient, ont toujours raf- la tahina, ou bien, comme le faisait ma grand-mère, y trem- folé du raisin sec, zabîb, et si le calife Omar, à ce qu’on per une feuille de salade romaine. Cela, bien qu’il se prête à raconte, lui préférait la datte, c’était sans doute par patrio- des préparations plus raffinées, tel le zirbâj dont j’ai décou- tisme hedjazien. Les médecins, au contraire, le trouvaient vert une recette datant de la fin du XVe siècle, où le raisiné plus digeste que sa prestigieuse concurrente et le prescri- est accompagné d’ingrédients fort sympathiques : grains de vaient contre quantité de maladies. On rapporte même grenade, poire, jujube, abricot et amande. Ce qui me rap- qu’un célèbre transmetteur de hadîth, Zuhrî, conseillait à pelle deux délicieuses friandises alépines, le malban et jild- ses élèves d’en manger parce qu’il serait l’aliment de la al-faras (peau de jument), apprêtées l’une et l’autre avec du mémoire. Partout, donc, on en produisait, le zabîb le plus jus de raisin bouilli et épaissi, mais la pâte, dans le premier apprécié étant le kishmish, raisin blanc sans pépin, natif du cas, est agglomérée autour d’un fil et farcie de cerneaux de Khorâsân, dont la grappe, selon le botaniste Ibn al-Baytâr, noix, alors qu’elle est, dans le second, étalée sur un drap ressemble à une queue de renard. Mais il y en a bien blanc, séchée et pliée comme un tapis. d’autres, dans les pays arabes, tout aussi délicieux, comme Restent les feuilles de vigne. On les utilise, à ma connais- celui de Damas, réputé en France depuis le XIIIe siècle, ou sance, de deux manières. La première, c’est de les farcir de d’Alep, qu’on dit aphrodisiaque, ou du Rif, au Maroc, qui riz, avec ou sans viande, mets des plus savoureux comme en se marie parfaitement avec le couscous, ou de Kabylie, témoigne, du moins je l’espère, la recette publiée ci-contre. beaucoup plus ancien que la colonisation française, ou du La seconde consiste à y envelopper des becfigues, ces petits Cap Bon, en Tunisie, qui a pu tirer profit, au XVIIe siècle, oiseaux qui se laissent manger d’une seule bouchée, avec grâce aux Morisques, du génie agricole andalou. leurs os. Cela se passe toujours en automne, lorsqu’ils ont Je ne m’attarderai pas sur les usages culinaires du raisin sec fini de se rassasier de figues et de raisins au point d’en être car ils me paraissent suffisamment connus. Sauf, peut-être, tout imprégnés. Recette particulièrement vicieuse, bien plus, la boisson marocaine désaltérante qui en est tirée, parfumée en tout cas, que de boire un verre de vin... à la cannelle, ou celle, plus complexe, qu’on sert au Liban Bon appétit! sous le nom impropre de jullâb, du persan gol âb, ce qui ZIRYAB

F euilles de vign e farcies bouillante et le jus du citron. Ran gez les feuilles de vign e dan s un plat de service, couvrez 80 feuilles de vign e fraîches ou en con serve de côtelettes et servez avec du y aourt salé et aillé. 6 côtelettes d’agn eau 500 gr. d’épaule d’agneau hachée N .B . O n peut rem placer les côtelettes par des pieds de m outon bien 1 verre de riz rond nettoy és, citronnés et à m oitié cuits. 1 citron bien juteux sel et poivre Jullâb

Si les feuilles de vign e son t fraîches, com m en cez par les 500 gr. de raisiné ébouillan ter pen dan t deux m in utes. Si elles son t en con serve, 2 l. d’eau dessalez -les soign eusem en t. 2 petites tasses de raisin sec sans pépins M élan gez le riz , bien lavé et égoutté, avec la vian de hachée. En cen s de Java Salez et poivrez . Pignons de pin trem pés dans l’eau froide Saisissez les côtelettes dan s du beurre. T apissez le fon d d’un e m arm ite de quelques feuilles de vign e et déposez dessus les Écrasez les raisins secs en purée. Faites dissoudre le raisiné côtelettes. dan s l’eau par petites quan tités en rem uan t san s cesse. Étalez un e cuillerée à café de farce au m ilieu de chaque feuille D éposez l’encen soir allum é dan s un e m arm ite et couvrez afin de vign e. Pliez les bords sur la farce avan t d’enrouler en ser- que la fum ée se con den se. rant un peu. En levez le couvercle, versez rapidem en t le raisin é dilué et les D isposez les feuilles de vign e dan s la m arm ite un e à un e et raisin s secs écrasés, rem ettez le couvercle pen dan t quelques couche après couche. Couvrez d’un e assiette retourn ée afin de m inutes. les bien caler. Rem uez soign eusem en t avan t de verser le jullâb dan s des Versez de l’eau bouillan te un peu salée jusqu’à couvrir l’as- bouteilles propres et sèches. siette. Portez à ébullition, puis laissez cuire à feu doux pen- Pour servir, rem plissez les verres de glaçon s pilés, ajoutez le dan t 45 m in utes. En cours de cuisson , ajoutez un verre d’eau jullâb et décorez avec les pign on s trem pés et des raisin s secs.

L’ORIEN T-EXPRESS 79 SEPTEM BRE 1996 carte postale H OUDA KASSATLY

ALEP LA GRISE OU LA CITÉ BLANCHE

L’ORIEN T-EXPRESS 80 SEPTEM BRE 1996 À EDMOND ASSOUAD

LEP QU’EN ARABE ON APPELLE AL-CHAHBÂ’ porte bien Ason nom: c’est une cité blanche maculée de noir, une cité grise dont la blancheur se révèle après coup. Si, dans un premier temps, la couleur de ses pierres et la sécheresse de son environnement semblent lui donner un aspect terne, la grisaille se dissipe bien vite et s’ouvre progressivement pour permettre de découvrir la multitude de ses chefs-d’œuvre: édifices religieux, églises ou mosquées, mausolées, bains, souks et maisons particulières... Chercher à décrire cette ville par les mots, c’est risquer de ne rien en dire, ne rien ajouter à ce qui est déjà. Seuls quelques tableaux qui se fixent dans la mémoire permettent d’en rendre compte.

Le Baron ou l’hôtel des nuits passées L’hôtel Baron affichait complet. Pour découvrir la ville, le passage par ce lieu/monument semblait indispensable. Heu- reusement, une chambre se libère le lendemain. Mais le contentement sera de courte durée: désenchantement et désillusion sont au rendez-vous. C’était candeur de croire en la pérennité du passé, d’oublier que le temps qui passe emporte sur son passage les vestiges des époques révolues. L’hôtel tombe en ruines, les murs des chambres pèlent, l’eau fuit de toute part dans les salles de bain à la céramique usée, les matelas ont des formes étranges qui semblent avoir épousé les contours des angoisses des voyageurs, le courant électrique va et vient et une atmosphère de déchéance et de décrépitude habite le lieu. Au bar de l’hôtel on rencontre une faune essentiellement formée d’Européens. Ont-ils été floués eux aussi par l’ancienne réputation de l’établisse- ment ou sont-ils attirés par ses avantages économiques et les commodités de sa situation géographique? De ces nuits passées à l’hôtel, il n’y a cependant rien à regretter. Il est des lieux mythiques où la halte s’impose. Il est des hôtels qui résument des villes. Il est des murs qui enferment une atmosphère de la cité et son passé. Le Bimaristan Arghoun, palace des déments Rue Bab Qinnissrin, une route pavée vous conduit à la porte d’un monument d’un genre particulier: le bimaristan ou maison des malades en persan. Cet hôpital, qui a essen- tiellement servi à soigner les aliénés, est l’un des plus beaux et des mieux conservés d’Orient. Ici, l’architecture est un art mis au service de la guérison. La porte d’entrée s’ouvre sur deux pièces jadis utilisées comme salle de réception et comme pharmacie. Plus à l’intérieur, une cour rectangulaire ornée d’un grand bassin est entourée au sud et au nord par Aussi loin que remonte sa mémoire, deux grands iwan-s qui se font face. L’un d’entre eux abri- Alep a toujours offert au soleil du tait les musiciens chargés de jouer un répertoire susceptible de calmer l’esprit torturé des patients. Des couloirs mènent Levant la blancheur de ses contours et à des cours dans lesquelles on trouve des bassins entourés la bigarrure de ses souks. Aujourd’hui, de chambrettes munies de barreaux. C’est dans ces pièces aux dimensions réduites qu’étaient enfermés les malades une légère grisaille a terni les façades dangereux. La forme de la coupole qui surplombe le bâti- et la modernité a peu à peu gagné les ment préservait la sérénité intérieure en empêchant les rues. Mais derrière les murs continue de bruits de la vie extérieure et des souks attenants de parve- nir jusqu’aux patients. La vue sur cour qui ménageait un battre le cœur mystérieux regard sur les jets d’eau, la musique qui se répandait dans de la ville sans âge. le lieu procuraient une paix capable de faire céder les

L’ORIEN T-EXPRESS 8 1 SEPTEM BRE 1996 agrémentée de cascades artificielles, la divi- sion de ses appartements en salamlek (salle de réception du maître de céans) et en haramlek (pièces réservées aux femmes) viennent une fois encore révéler un mode de vie et un mode d’être où l’habitation est le reflet des valeurs de la société qui l’a conçue. Plus encore, la structure de l’es- pace témoigne qu’il est encore des lieux où l’habitat n’est pas uniquement une réponse à la primaire nécessité de posséder un toit ou le réceptacle de notre indigence écono- mique.

angoisses les plus tenaces. Au lieu d’enchaîner les malades ou de leur faire subir les drastiques traitements physiques qui avaient cours en Europe, la science médicale des Arabes voulait que l’on tente de les guérir de leur mal en leur offrant un maximum de beauté tant visuelle (formes archi- tecturales, fontaines...) qu’auditive (chants, musique, bruit des jets d’eau et des fontaines). L’édifice fut conçu en fonc- tion de cet objectif; il devrait être le passage obligé de nos psychiatres contemporains et des guérisseurs des maladies mentales de notre siècle.

Hoch et Dar: nudité extérieure, faste intérieur Derrière d’austères façades, dans des ruelles froides et dépouillées, se cachent les demeures des Alépins dont la somptuosité ne se laisse pas deviner du dehors. Le dépouillement des murs extérieurs n’est que l’autre face de La Vienne de l’Orient l’opulence intérieure. L’austérité des enceintes est le reflet ou les nuits de Sabri de la réserve qui entourait la vie privée. Elle témoigne qu’à En concevant un espace particulier réservé aux musiciens et une certaine époque l’apparence demeurait secondaire et le aux chanteurs, les bâtisseurs des maisons alépines n’ont fait faste discret. Les quelques exemples illustres des maisons que refléter la prédilection des Alépins pour la musique et Achekbach, Basile, Joumblatt, Kebbé, Dallal, Sader, le chant. Musique orientale profane et religieuse, récitation Sayegh, Ghazalé, Wakil ne font pas oublier que derrière la de poésie et danse avaient libre cours dans les espaces clos nudité des murs des rues doivent se nicher bien d’autres des maisons arabes. Chaque grande famille entretenait ses merveilles architecturales rendues inaccessibles à l’étran- propres musiciens chargés d’accompagner les fêtes fami- ger, au touriste et au passant. La structure de la demeure liales comme les cérémonies religieuses dans des récitals qui alépine, sa cour intérieure à ciel ouvert, ses bassins, ses fon- duraient jusqu’à l’aube et qui se donnaient à tour de rôle. taines, ses iwan-s, son espace réservé aux musiciens, ses C’est ce qui explique la renommée d’Alep, consacrée superbes jardins de roses ou de jasmins d’Arabie, ses ver- comme ville du tarab et comme la «Vienne du monde gers privés où poussent pommiers, cédratiers, orangers, arabe». La radio mais surtout la télévision ont sonné le glas citronniers et autres seringats, sa grande salle intérieure de ces soirées jadis si prisées. Et pourtant, jusqu’à une

L’ORIEN T-EXPRESS 82 SEPTEM BRE 1996 époque récente on pouvait se rendre chez Yahia, dans les vieux quartiers de la ville, pour y écouter chanter Sabri Moudallal, le maître de la wasla. Autour d’un thé offert par le maître des lieux, ce rendez- vous des mélomanes – ouvert à tous – permettait de renouer jusqu’à des heures tardives avec la tradition de la musique retransmise dans un espace privé sans intermède financier. Notre soliste alépin, son chœur d’hommes et son ensemble instrumental se réunissaient dans les nuits alépines pour communiquer l’en- semble du répertoire classique alépin: les

conventionnel. L’oisiveté semble la guetter: jeux de cartes et commérages restent les passe-temps privilégiés. Mais une nouveauté, le satellite, vient pallier cet inconvénient qu’il y a à habiter une ville au passé glorieux, jadis carrefour, point de passage et même d’ancrage, devenue une cité contempo- raine aux fades activités. Les Alépins se sont rués sur l’achat de l’antenne parabolique étrangement tolérée par le gouver- nement puisque ni permise ni défendue. Ils se sont empres- sés, même les plus pauvres d’entre eux, de se doter de cet élément de mise à la page contemporain afin de combattre l’ennui qui guette et d’échapper à cet entre-deux généré par la disparition d’un mode de vie à l’ancienne, la transforma- tion de la fonction sociale et l’essoufflement de la ville à suivre le mouvement. Le repasseur de tarabich ne repassera plus Sur la route de la mosquée du Cadi se trouve le dernier fabricant/repasseur de tarabich. À en juger par le grand nombre de porte-tarbouches, l’atelier eut jadis une activité florissante. Mais, aujourd’hui, les fers à repasser restent froids et les rares couvre-chefs encore confectionnés sont de piètre qualité. Les anciens tarabich abbassides, égyptiens ou maghrébins ont disparu au profit de grossières contrefaçons réservées à d’éventuels touristes à la recherche d’objets «pit- toresques» et incapables de distinguer entre une tradition vivante et sa pâle singerie, entre l’objet de qualité et son imi- tation. La vogue du tarbouche est passée. L’ahurissement et mouachahat, les taqasim, les qoudou, offrant ainsi le pur l’hilarité que montrent les passants suscités quand on plaisir du chant gratuit. marque son intérêt pour cette ancienne mode témoignent de leur bonne santé morale. Sans le savoir, ils sont à l’abri – Les effluves du Mandat un temps encore – de la tentation de muséographier leurs Le Sabil, c’est un magnifique parc ombragé dont la verdeur traditions. Ils n’ont pas encore perdu l’essentiel pour penser contraste avec l’aridité du reste de la ville. C’est aussi un à s’inquiéter et à regretter le port d’un couvre-chef et pour quartier résidentiel. Repas pascal dans une famille alépine. chercher à placer et à conserver sous des cloches de verre Pâques à Alep a gardé l’étendue de sa ferveur. On est aussi- l’héritage du passé. Pourtant, l’échoppe du dernier mar- tôt transposé dans un autre temps. L’élégance compassée, la chand de tarabich et ses fers à repasser viendront bientôt façon de converser, les manières de table, le cérémonial sur- enrichir la collection d’un musée ethnographique. Initiative anné ont les relents d’une société disparue: celle du Mandat. respectable si l’on considère que ces objets sont représenta- La société semble tellement figée que l’on s’attend à se voir tifs d’un moment de l’histoire sociale du lieu mais tentative présenter dans les salons le gouverneur français et les offi- réductrice si on les revendique comme critères d’identifica- ciers de la garnison. Mais, époque oblige, ils ont été rem- tion puisqu’ils sont eux-mêmes des emprunts. Une tradition placés par les consuls honoraires des divers pays européens. dont les acteurs sollicitent le maintien et le respect est une Avec son code passablement tortueux, la société alépine tradition perdue; en cherchant à la préserver, on ne fait rien conjugue les marques de l’authenticité et le spectre du d’autre que le constat de sa disparition.

L’ORIEN T-EXPRESS 83 SEPTEM BRE 1996 Rue Kastal Haggiarine: l’ombre d’un cabinet portrait Rue Kastal Haggiarine, près de la grande horloge de Bab al- Faraj (porte du soulagement), recherche d’une boutique avant-gardiste du début du siècle: l’ancien cabinet portrait des Thevenet. Pour avoir écumé la ville et sa région nord, cette dynastie de photographes français installée à Alep il y a près de cent ans, nous a laissé un patrimoine inestimable. Des photos qui sont autant d’états des lieux de la ville telle quelle fut. Si un grand nombre de clichés est parvenu intacte jusqu’à nous, le magasin a quant à lui disparu. La mémoire orale n’en a pas retenu l’emplacement mais la présence d’un établissement moderne de photographie laisse penser que le relais est d’une certaine manière assuré. L’histoire de ces pionniers participe de l’histoire générale de la photographie et leurs œuvres disent toute la fascination exercée par cet art dès ses balbutiements. La nouvelle inven- tion avait suscité de nombreuses vocations. À une époque où les voyages étaient encore synonymes d’aventures, nom- labyrinthe qu’ils forment révèle l’intense activité marchande breux furent ceux qui essaimèrent aux quatre coins de la passée de la ville d’Alep, carrefour des routes commerciales planète pour rapporter leur vision de mondes inconnus. entre l’Europe et l’Orient, une des premières échelles du Alep a bénéficié des primeurs de cette découverte comme Levant. Le regroupement des souks en corporations de l’atteste l’importance du legs, témoin d’une activité photo- métiers (bijoutiers, orfèvres, cordiers, tailleurs, selliers, graphique florissante. Le cabinet portrait des Thevenet souks des tapis, des étoffes, des épices, de la viande...) laisse ouvert au centre de la ville a vu défiler l’ensemble de la penser dans un premier temps à la permanence de la fonc- bourgeoisie alépine figée dans des poses étudiées qui sont à tion sociale. Et pourtant, il suffit de s’intéresser à l’évolu- placer dans le contexte esthétique et la sensibilité artistique tion de l’un des édifices du souk pour s’apercevoir de la du début du siècle. Mais leur principal apport réside dans fausseté de cette impression première. Ainsi, les khans ces magnifiques photographies qui révèlent, à travers leur urbains, construits à l’origine pour loger les célibataires, les regard vigilant et clairvoyant, des aspects de la vie religieuse migrants ruraux ou les marchands étrangers, ont vu se et sociale, citadine comme rurale. Grâce à leurs itinéraires, modifier leur fonction avec le déclin du commerce carava- c’est toute une page de l’histoire sociale de la ville et de la nier. IIs se reconvertirent alors en ateliers et entrepôts d’ar- région qui peut être reconstituée. tisans et de commerçants. Le sentiment d’immuabilité qui se dégage de certaines boutiques et d’étalages qui semblent Souks et commerçants: être là depuis des temps immémoriaux, est en tout cas mis la modernité masquée en défaut par la présence d’objets made in Taiwan qui vien- Ponctuée de mosquées, de fontaines et de khans, la prome- nent nous rappeler que nous sommes bien à la fin du ving- nade à l’intérieur des souks d’Alep, longs de plus de dix tième siècle et que, si les sociétés évoluent selon des rythmes kilomètres, est un parcours à travers l’histoire de la ville. Le différents, elles ne sont jamais immobiles.

L’ORIEN T-EXPRESS 84 SEPTEM BRE 1996 de petite cour. Un jeu complexe d’escaliers en fer forgé mène d’un coin à l’autre. À l’intérieur du bureau, entre les livres de comptes du fabriquant de textile et le vieux service en porcelaine, trônent encore, après plus d’un demi-siècle d’abandon, les portraits des grands-parents. Une autre photographie retrouvée entre les pages d’un ancien manus- crit représente l’ensemble de la famille. On y reconnaît immédiatement le grand-père qui, même jeune, a l’allure de l’aïeul. Il est revêtu d’un qombaz auquel s’enroule une cein- ture dont, aujourd’hui encore, on évoque la beauté en famille. On raconte qu’il portait avec la même aisance et le même chic le costume oriental et le costume occidental. De lui, le souvenir reste vivace. Il y a longtemps qu’il a quitté définitivement la ville pour élire domicile au Caire mais Alep est une ville qui sait garder la mémoire de sa généalo- gie. On peut n’y être jamais venu mais avoir un ancêtre ori- ginaire du lieu suffit pour voir se renouer les méandres du réseau familial. On y est accueilli par les derniers et loin-

Reste cette magie des souks qui vient du mélange ethnique et social, d’un brassage constant de population. Citadins, paysans ou bédouins, Arabes, Européens, Tcher- kesses ou Turcs s’y pressent quotidienne- ment pour des raisons aussi variées que dif- ficiles à dénombrer. Leur diversité déjà fort marquée, à la fois linguistique, ethnique et sociale, s’est récemment enrichie d’une composante nouvelle: les habitants de l’ex- URSS. Essentiellement des jeunes femmes qui viennent s’approvisionner à bas prix en marchandises diverses qu’elles emportent pour les revendre chez elles, prenant, par ce biais, la place des caravaniers d’antan qui traversaient la Syrie jusqu’en Asie cen- trale. Dans le souk aux tapis, rencontre avec un vieux hajj qui a toute la majestueuse allure de l’entarbouché digne et démuni. Encore une impression qui se révèle trompeuse quand on franchit le seuil de sa demeure. Elle se situe dans un nouveau quartier d’Alep. En fait de tains parents comme un hôte de marque, reçu et honoré maison, c’est un immeuble de quatre étages. Les dorures du comme les enfants de retour au bercail. On se sent intégré plafond serties de diamants, le marbre du sol, les armoires dans une famille qu’hier on n’avait pas et l’impression et les meubles «style», le lit à baldaquin adapté au goût demeure d’une ville qui vous retient. nouveau (plastique blanc lustré) sont les signes d’un étalage Alep, c’est aussi sa citadelle et les monuments multiples qui de richesse que rien ne laissait soupçonner. L’autre face du font sa renommée. Mais c’est également sa campagne et son commerçant. environnement sans lesquels elle ne saurait vivre, ni sur- vivre. Venant rompre le retour incessant du même paysage, Une généalogie retrouvée son apparition fait suite à des déserts et à des étendues Rue Dallal, le bureau du grand-père maternel existe tou- arides. C’est à ce désert qui l’entoure qu’elle doit son exis- jours. C’est une vieille maison à l’architecture typique avec tence, de même qu’elle ne saurait exister sans ces villages, ses balcons en bois dont l’un fut emporté, il y a quelques ces villes, ces pays limitrophes ou lointains avec qui elle a années, par un camion. C’est l’une des rares bâtisses de ce tissé, depuis des siècles, d’étroites et indispensables relations style qui restent dans cette rue. Comme partout ailleurs, le commerciales. Alep ne peut se comprendre que par ses liens confort moderne prend le pas sur le confort de l’œil. Heu- avec les autres qui viennent la définir et rappeler ce qu’elle reusement, la situation foncière de ce bien-fonds (un wakf) est et ce qu’elle n’est pas. Ce sont ses rivalités et ses anta- le préserve pour quelque temps encore de la destruction et gonismes, ses liens et ses affinités qui la fondent et la ren- permet de conserver ce superbe espace composé de deux dent toujours présente. bâtiments qui se font face et qui sont partagés par une sorte H. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 85 SEPTEM BRE 1996 H ISTOIRES CHUTE D’UN PRÉSIDENT ou la révolution de septembre 1952

Comment, au milieu d’un Moyen-Orient en pleine effervescence et au centre d’une mutation internationale, une minorité parlementaire déterminée, multiconfessionnelle et réunie autour d’un programme a pu, en se faisant le porte-parole de l’opinion publique et en conjuguant ses efforts avec une presse libre, obliger un président de la République à démissionner sans effusion de sang? Farès Sassine raconte la Révolution blanche.

E 9 AVRIL 1948, cheikh Béchara al-Khoury est à une faut pas toucher à la Constitution!» pensent, sous l’in- Lannée et demie du terme de son mandat présidentiel. Il fluence de Michel Chiha, beau-frère du président, idéo- avait été élu en septembre 1943 président de la République logue de la jeune République et homme de traditions à ins- libanaise pour six ans. Le contexte régional est trouble et taller, les députés Henri Pharaon et Moussa de Freige, ou nous sommes à la veille de la guerre de Palestine. Mais le elle reste tiède: les amis du leader tripolitain Abdel-Hamid chef de l’État peut s’enorgueillir des grandes réalisations de Karamé qui ne voulait pas se présenter aux dernières élec- son règne: le Pacte national, l’Indépendance, la participa- tions. Le ministre de l’Intérieur, Camille Chamoun, est l’un tion à la fondation de la Ligue arabe, le refus de tout traité des rares à élever la voix: il présente sa démission et quitte avec l’ancienne puissance mandataire, l’évacuation des le Cabinet. troupes étrangères, le libre commerce... Cela lui vaut Le Premier ministre, Riad al-Solh, ne donne pas suite d’ailleurs une réputation d’homme habile, modéré et sage; immédiatement à la requête parlementaire. Mais, le 15 «une grosse masse toute d’astuce et d’intelligence», note mai, jour de l’entrée des armées arabes en Palestine, il l’émir Adel Arslane dans ses Mémoires. engage officiellement la procédure. Le 22 du même mois, Or cette date est celle que choisissent des députés libanais, la Chambre réunie vote, en l’absence des opposants et à encouragés par le précédent syrien d’un renouvellement du l’unanimité des députés présents, l’amendement de la mandat du président Chukri Kuwatli à un an de Constitution. Le 27 mai, la reconduction du mandat est l’échéance, pour signer une proposition de loi portant votée et le président prononce un discours pathétique amendement de l’article 49 de la Constitution qui interdit entrecoupé de maints applaudissements. Il évoque «les dra- la réélection d’un président sortant. Le nombre des signa- peaux de la victoire au-dessus des cortèges des soldats de taires ne va pas seulement aller au-delà de dix, minimum la justice en route pour la libération»... de la Palestine. exigé pour une proposition de loi demandant un amende- «Il faut être un ange ou un prophète pour refuser le renou- ment constitutionnel, il va dépasser la majorité des deux vellement de son mandat dans une atmosphère aussi pro- tiers requise pour le vote lui-même: ils sont 46 pour une pice par tous côtés», dira cheikh Béchara avant d’avouer Chambre qui compte 55 députés. Et ceux qui n’ont pas n’être ni l’un ni l’autre. Planifiés de longue date ou pas, signé ne sont pas tous des opposants: le frère du Président, l’amendement de la Constitution et la reconduction du cheikh Salim, ne trouva pas «convenable» d’apposer son mandat présidentiel sont l’œuvre du Parlement issu des seing. Pour d’autres l’opposition est de pure forme: «Il ne élections du 25 mai 1947, les premières de la République

L’ORIEN T-EXPRESS 86 SEPTEM BRE 1996 H ISTOIRES

Le meeting de Deir al-Kamar

D. R. indépendante et les plus tristement célèbres de son histoire Khoury était levée, il était prêt, lui le musulman sunnite, avant celles de la décennie que nous vivons. Un cabinet pour la présidence et sûr d’avance de la victoire. Quant à Riad al-Solh les supervisa avec Sabri Hamadé au ministère la force de frappe, c’était ce qu’on appelait alors «Dawlat de l’Intérieur. Les alliances furent arrangées, l’administra- Furn-al Chubbak» du nom du quartier où résidait le «Sul- tion embrigadée, le zèle partisan de certains fonctionnaires tan» Salim et où affluaient les foules quémandeuses d’in- sans bornes, les comptes fantastiques... Dans certains terventions. Avec la mentalité étriquée des querelles de clo- bureaux de vote, le nombre des participants dépassa celui cher, cheikh Salim régentait toutes les administrations des électeurs. Pour protester contre les illégalités, deux publiques par ses missives et régnait sur l’appareil d’État, ministres, Kamal Joumblatt et Camille Chamoun, démis- tribunaux compris, en faisant fi de toutes les hiérarchies sionnèrent du gouvernement. Le second revint sur sa déci- officielles. sion. Mais rien n’empêcha les ultras du régime, cheikh Après la reconduction du mandat, les vices du régime Salim dit le «Sultan» en tête, de faire leur entrée place de devinrent plus patents. La présidence prit une allure que l’Etoile. d’aucuns qualifièrent de «royale» ou d’«ottomane». Un Ce qui précède indique déjà que, par-delà les rôles du Par- appartement résidentiel fut aménagé au palais de Beited- lement et du parti destourien, la réélection ne fut rendue dine et un buste du président installé à l’entrée. Cheikh possible que grâce à l’appui de Riad al-Solh d’une part, et Béchara cessa de se rendre au Sérail, se mit désormais à à une force de frappe pure et dure, d’autre part. Le premier recevoir les ministres aux «Palais» de Kantari, Aley ou Bei- pouvait seul, par son prestige intérieur et arabe, par la cau- teddine et, au dire de Camille Chamoun, à pratiquer «un tion de la communauté sunnite qu’il apportait, «couvrir» culte ridicule et mesquin de la personnalité». Les portraits la reconduction. Il confessera plus tard à l’un de ses du président étaient affichés dans les lieux publics et privés intimes, après son éloignement du (hôtels et magasins), ses hauts faits pouvoir, que ce fut là l’une des deux perpétuellement glorifiés par la grandes erreurs de sa vie (l’autre D ramatis personae radio et ses déplacements dans le étant l’exécution expéditive d’An- pays salués en grande pompe. Camille Chamoun (1900 - 1987) toun Saadé). Mais, à Moussa Mou- Aucune critique n’était tolérée dans Michel Chiha (1891 - 1954) barak envoyé par Michel Chiha lui la presse: «Vous touchez à l’intou- Pierre Eddé (né en 1920) demander de ne pas encourager chable!» était l’expression consa- Raymond Eddé (né en 1913) cheikh Béchara au renouvellement, crée. Le favoritisme et le népotisme Hamid Frangié (1907 - 1980) il rétorquera qu’il n’était prêt à devinrent la règle. L’intervention- Kamal Joumblatt (1917 - 1977) «boutonner sa veste» que devant nisme sévissait partout et les magis- Rachid Karamé (1921 - 1987) l’actuel président et non devant trats étaient interpellés directement Béchara al-Khoury (1890 - 1965) Camille Chamoun ou Hamid Fran- et menacés de transfert en cas de Riad al-Solh (1894 - 1951) gié (pourtant son ami). Il ajoutera jugements non conformes aux vœux Ghassan Tuéni (né en 1926) que si l’hypothèque Béchara al- du Sultan. Sans organes de contrôle

L’ORIEN T-EXPRESS 87 SEPTEM BRE 1996 H ISTOIRES administratif, l’attribution des fonc- least, cheikh Khalil, fils de cheikh tions et l’avancement étaient Béchara, est l’avocat de maintes presque libres de toute règle. Ainsi, Après la reconduction du compagnies. pour plaire à Maud Fargeallah, le président inventa pour son frère mandat en 1947, la prési- FACE AU POUVOIR, L’OPPOSITION EST Jean Moutran un poste qui n’avait dence prit une allure que MULTIFORME mais demeure divisée ni précédent ni fonction: «Président et faible. Les manifestations et des municipalités de la Békaa». La d’aucuns qualifièrent de grèves (entre autres celles des avo- corruption se généralisait. cats, des ouvriers du téléphone et Bientôt une guerre sourde opposa, «roy ale» des cheminots...) sont nombreuses dans l’administration et même sur et on assiste parfois à des alliances la scène politique générale, les deux circonstancielles inopinées comme piliers du régime, le Premier ministre et le frère du Prési- celle des Phalanges chrétiennes (alors dénommées Parti de dent. Chacun avait ses fonctionnaires qu’il choisissait et l’Union libanaise) et de la Hay’a wataniyya sunnite, au qui lui obéissaient. La légalité ne servait pas beaucoup à R. début de 1952, pour appuyer le refus des consommateurs al-Solh. Ainsi, le chef de la police pouvait refuser à son d’électricité de payer les nouveaux tarifs. Mais la coupure supérieur hiérarchique, Président du conseil et ministre de n’est pas seulement entre l’économique et le politique, elle l’Intérieur, la libération d’un journaliste ami, Saïd Freiha, est indéniablement au cœur du politique lui-même. Tout arrêté sur demande de cheikh Salim irrité par l’article d’un semble séparer les notables traditionnels des nouveaux des rédacteurs du magazine Al-Sayad. Des postes tampons partis dotés d’une structure et d’une idéologie. Mais sur- furent même créés pour séparer les belligérants: celui, par tout les obstacles paraissent insurmontables entre l’opposi- exemple, de directeur des Forces de sécurité intérieure pour tion chrétienne et musulmane. Le parti des Eddé, le Bloc s’interposer entre le Premier ministre et le chef de la police, national, reste irréductible dans son opposition au régime proche du «Sultan». Parfois, des menaces de manifestation et continue à bénéficier des sympathies déclarées des chré- venant des quartiers ouest de Beyrouth pouvaient seules tiens du Mont-Liban et de bien d’autres inavouées. Mais dissuader Salim et ses partisans de projets de rassemble- ments à Furn al-Chebbak. Inutile ici de mentionner la colo- ration confessionnelle que pouvaient revêtir actes et paroles. Dans quelle mesure le Président était-il solidaire de son frère? Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’opposait pas beaucoup à ses agissements et que le départ en février 1951 de Riad al-Solh de la tête du gouvernement laissa un plus large champ d’action à Salim et à ses troupes. Par-delà les plaies endémiques de l’administration liba- naise, le régime semblait baigner tout entier dans un climat d’affairisme. Nous sommes au lendemain d’une guerre (1939-1945) qui a vu éclore de grandes fortunes et à la veille d’un boom pétrolier aux larges retombées. Les prin- cipaux possédants forment aux yeux de l’opinion ce qu’elle convient d’appeler le «Consortium» pour indiquer sans doute le petit nombre des riches, leurs liens familiaux et d’affaires très étroits, le montant des fortunes, leur main- mise sur les principales activités financières et industrielles du pays ainsi que sur les décisions importantes de l’État. Les compagnies d’eau, d’électricité et des transports sont aux mains d’un secteur privé monopolistique. L’émission de la monnaie est elle-même une concession de la Banque de Syrie et du Liban dirigée alors par René Busson. Les grandes fortunes entourent le pouvoir de tous côtés. Le chercheur Fawaz Traboulsi, utilisant entre autres des rap- ports de l’ambassadeur des États-Unis, Harold Minor, n’a pas eu de difficulté à mettre en lumière bien des connexions. La Banque Pharaon-Chiha est comparée par le journal d’Iskandar Riachi, Al-Sahâfi al-Ta’ih (le Journa- liste errant) à la West Indies Company: «Elle dirige la poli- tique économique de l’État et sa législation financière...» Les Établissements Darwich Y. Haddad, la plus grande entreprise d’importation de fer et de matériaux de construction, sont échus par alliance et héritage à cheikh Fouad al-Khoury, autre frère du président. Last but not

L’ORIEN T-EXPRESS 88 SEPTEM BRE 1996 H ISTOIRES les hommes politiques musulmans ne sauraient pardonner régionaux et internes. La guerre de Palestine apporta au à Émile Eddé l’acceptation de sa nomination comme Prési- Liban son lot de réfugiés, priva l’agriculture de l’un de ses dent par les autorités mandataires au lendemain de principaux débouchés et fit voler en éclats l’équilibre de la Rachaya – suite à quoi le Parlement l’a banni de ses rangs– vie dans le Sud du pays. Ses séquelles morales furent et son anti-arabisme avoué ou supposé. immenses et bien des régimes arabes y perdirent leur légiti- Il faut noter ici, outre l’importance des faits politiques mité: en mars 1949, Husni al-Zaïm ouvrit la boîte de Pan- majeurs que nous allons citer, un phénomène de relève des dore des putschs de Syrie. Le divorce économique entre le générations qui a lieu en ces années charnières et qui va Liban et sa voisine fut consommé le 14 mars 1950 par la apporter un sang nouveau dans la vie politique libanaise. suppression de l’union douanière entre les deux États, la Tour à tour disparaissent Gebran Tuéni (1947), Émile dissolution du Conseil des intérêts communs et la mise en Eddé (1949), Abdel-Hamid Karamé (1950), Nazira Joum- application par les deux gouvernements de politiques éco- blatt (1951)... nomiques différentes, voire contraires. Cette fois-ci, le Antoun Saadé est exécuté en 1949 et Riad al Solh assassiné Nord et la région de Tripoli, exportateurs d’agrumes, en en 1951... Le patriarche Arida est mis, en 1948 sous la pâtirent. La convergence de vues anglo-égyptienne, qui ser- tutelle d’une «commission apostolique» de trois évêques et vit d’assise conjoncturelle et régionale au Pacte national et Mgr Ignace Moubarak, le bouillant archevêque maronite rendit sa naissance possible, volait en éclats sous le poids de Beyrouth, est remplacé en 1952... Or, si Kamal Joum- des retombées de la guerre froide: le projet de défense com- blatt est membre du Parlement depuis 1943, Raymond et mune, conçu par les Occidentaux en 1951 et auquel ils Pierre Eddé, Rachid Karamé et Ghassan Tuéni vont tenaient à faire adhérer tous les pays de la région (Israël consommer le «meurtre du père» en se présentant aux pre- compris) était refusé par Nahas Pacha, Béchara al-Khoury mières élections, comme nous allons le voir. Pour le dernier et bien des États de la Ligue arabe; cela alourdissait le d’entre eux, le parricide est double: celui de Gebran Tuéni contentieux anglo-égyptien déjà bien chargé et rendait la et d’Antoun Saadé. position du régime libanais fort aléatoire. Enfin, sur le plan Mais la fin des années 50 et le début de la décennie sui- local, une tentative de soulèvement du Parti populaire vante furent très riches en événements internationaux, syrien en juillet 1949 allait conduire à la condamnation à

Réunion d’opposants à Barouk

D. R.

L’ORIEN T-EXPRESS 89 SEPTEM BRE 1996 H ISTOIRES mort, par un tribunal militaire, et une autre où l’on trouvait, côte à d’Antoun Saadé, fondateur et chef Par-delà les côte, Kamal Joumblatt, Camille du Parti et à son exécution à l’aube Chamoun, Ghassan Tuéni, Émile du 8. Cette mort ne tarda pas à être plaies endémiques Boustani, Anouar al-Khatib... La «vengée» et Riad al-Solh, en visite à première gagna 4 sièges, la seconde Amman, en fit les frais: il fut assas- de l’administration 5 et les différences furent minimes. siné deux ans presque jour pour libanaise, le régime Celle des deux Metn, au second jour après la mort du Zaïm: le 16 tour, où l’apport de voix PPS permit juillet 1951. semblait baigner tout à Pierre Eddé de triompher de Pierre Gemayel (9908 voix contre 9759). PEU AVANT CETTE DATE, LE 15 AVRIL entier dans un climat À peine les élections terminées, le 1951, le même Riad avait été candi- Front socialiste patriotique vit le dat aux élections législatives sur les d’affairisme jour (mai 1951). Le bloc parlemen- deux listes rivales du Liban-Sud, taire regroupait officiellement deux celle d’Ahmad al-Assaad qui allait tout entière triompher partis (en fait trois, vu la situation particulière du PPS) et et celle de Adel Osseiran que ne pouvait consoler la seule quatre députés indépendants: Kamal Joumblat et Anouar victoire de l’ex-premier ministre. Les élections étaient al-Khatib (PSP), Pierre Eddé et Abdallah Hajj (BN), supervisées par un gouvernement Hussein al-Ouwaini dont Camille Chamoun, Émile Boustani, Ghassan Tuéni et aucun des trois membres n’était candidat. Elles eurent lieu Dikran Tosbath. Un programme réformiste fut publié et sur base d’une nouvelle loi, votée le 10 août 1950, la pre- l’étude des manuscrits montre qu’il fut le fruit d’une éla- mière de l’ère de l’Indépendance: les élections de 1943 et de boration collective. Il recouvrait tous les aspects de la vie 1947 s’étaient déroulées selon les arrêts du Mandat. Le politique et économique et défendait les libertés, l’État de nombre des députés passait de 55 à 77. Le mohafazat ne droit et la démocratie. Si certaines des revendications ont servait de circonscription électorale qu’au cas où le nombre pu voir le jour (un jour bien théorique souvent) dès le de ses élus n’allait pas au delà de 15. Beyrouth, la Békaa et début du mandat Chamoun (loi contre l’enrichissement le Sud entraient dans ce cas de figure, mais non le Nord ni illicite, circonscription électorale réduite...) et au Congrès le Mont-Liban qui furent divisés chacun en trois circons- de Taëf (1969) (Conseil constitutionnel, autonomie du criptions. Enfin, un second tour était prévu (il eut lieu le 22 pouvoir judiciaire...), une grande partie d’entre elles avril) pour les candidats qui n’auraient pas eu 40% des demeure à l’ordre du jour (législation civile unifiée pour voix des participants et pour lesquels un siège demeurait tous les citoyens, vote à 18 ans...). Fort de ce programme vacant. quelque peu abstrait, le Front se manifestait quotidienne- Lors de la consultation, le gouvernement ne se départit pas ment à la Chambre et sur toutes les autres scènes de la vie beaucoup de sa neutralité et le déroulement du scrutin fut, politique. Il dévoilait, questionnait, contrôlait, déposait des en gros, respectueux des normes. Un incident à Barouk, le propositions de loi et affirmait parler au nom de «la majo- 18 mars, fut néanmoins sanglant. Hamid Frangié qui com- rité numérique et intellectuelle des Libanais». menta les élections, un mois plus tard, au Cénacle libanais, Les batailles du Front étaient répercutées par une presse les traita de «techniquement justes défavorable au régime où les parti- sans être libres» en raison du rôle sans du Bloc National (L’O rient de nouveau qu’y avait joué l’argent Georges Naccache, le Bayraq des (déjà les nouveaux riches en quête Akl, le N ahar de Camille Youssef de sièges, mais c’est une autre Chamoun...) et les veufs de Riad al- affaire!). Ce qui marqua surtout les Solh déçus par le régime (le N ida’ élections de 1951, ce furent la har- de Takieddine al-Solh, le Hadaf de diesse des oppositions disséminées, Zouhayr Osseiran, le Diyar de la tombée des barrières qui les sépa- Hanna Ghosn, le Sayad de Saïd raient et les nouvelles alliances. Le Freiha...) étaient fort nombreux. Bloc national réintégrait le jeu. Les Mais le lien entre la presse et la poli- notables traditionnels se liguèrent tique fut surtout assuré par le aux partis «radicaux» et ceux-ci N ahar de Ghassan Tuéni qui avait s’abstinrent d’exclusives qui les gagné plus d’un galon dans les pri- auraient écartés du jeu. Kamal sons comme il le raconte savoureu- Joumblatt, qui venait de fonder sement dans son Secret du métier et avec une «élite» multiconfession- autres secrets. Quand Kamal Joum- nelle le Parti socialiste progressiste blatt publia sa violente diatribe: (1949) s’allia au PPS, parti alors «L’Étranger les amena, que le interdit, par le biais de Ghassan peuple les emporte!» dans son jour- Tuéni. Retenons les deux grandes nal al-Anba’ (30 mai 1952), il se batailles de ces élections. Celle du trouva onze organes de presse pour Chouf-Aley où s’affrontaient une le publier, bravant toutes les inter- liste présidée par le «sultan» Salim dictions. D. R.

L’ORIEN T-EXPRESS 90 SEPTEM BRE 1996 H ISTOIRES

Béchara al-Khoury dans sa splendeur: ici accueillant un visiteur anglais avec, autour de lui, Habib Abou-Chahla, Sabri Hamadé et Riad al-Solh

D. R.

L’un des sommets de l’activité du Front socialiste patrio- Présidence et ses prérogatives constitutionnelles» de tique fut le meeting auquel il appela dans le cœur du remettre sa démission. Il ne le fit, le 18 septembre, qu’après Chouf, dans la ville de Deir al-Kamar, le 17 août 1952. Là, avoir formé un gouvernement présidé par Fouad Chéhab et fraternisèrent maronites et druzes, progressistes et «natio- après avoir donné à celui-ci un exemplaire de la Constitu- nalistes syriens». Venus de tous les coins du pays et arrivés tion libanaise et un autre de son Recueil de discours. en catimini dans les villages du Chouf où ils passèrent la nuit, ces derniers se rendirent par petits groupes à la place «GLORIEUSE», «BLAN CH E», «POPULAIRE», «DOUTEUSE»... de Deir al-Kamar. Ils surprirent par leur nombre (près de Bien des qualificatifs ont été donnés à la Révolution de 8000), leur organisation et les mots d’ordre lancés. Enfin, 1952. S’agit-il d’un simple lâchage par les Britanniques du ce jour-là, deux hommes politiques se joignirent au Front: régime qu’ils avaient contribué à installer, comme tend à Adel Osseiran venant du Sud et donnant à l’opposition la l’accréditer cheikh Béchara lui-même dans ses Mémoires et dimension chiite qui lui manquait et Hamid Frangié qui comme certains auteurs de gauche l’affirment? S’agit-il apporta un appoint nordique et maronite. d’une simple lutte traditionnelle entre clans de la classe Après le meeting de Deir al-Kamar, le régime qui avait tout dirigeante libanaise comme le soutient l’historien israélien fait pour l’empêcher en parlant de gouvernement d’union Eyal Zisser? En remplaçant Béchara al-Khoury par Camille nationale, de réformes nécessaires, d’épuration administra- Chamoun, ne fait-on pas du même avec de l’autre et ne va- tive, d’abandonner cheikh Salim et d’éloigner cheikh Kha- t-on pas de mal en pis? L’alliance de 1952 ne fait-elle pas lil... voit désormais son sort scellé. Deux épisodes vien- entrer par la grande porte ces trois trublions de la politique dront parachever la clôture: après la démission un peu libanaise, Kamal Joumblatt, Raymond Eddé et Ghassan rocambolesque de Sami al-Solh qui avait lu au Parlement Tuéni qui, pendant un quart de siècle, vont destabiliser un discours préparé par l’opposition sur les méfaits du tous les mandats et avec eux le régime politique et le pays? régime (9 septembre), les députés sunnites de Tripoli Saad Nous sommes de ceux qui pensent que les Libanais ont al-Mounla et Rachid Karamé ouvrent le dossier de la «Par- beaucoup à retenir de leur histoire, qu’un régime politique ticipation» au pouvoir obligeant ainsi les leaders sunnites étriqué peut se dilater sans se casser, que l’engagement appelés à former le gouvernement à s’excuser; l’appel à la exige de l’audace et que les impératifs extérieurs ne se tra- grève générale les 15 et 16 septembre et qui se mua en duisent pas automatiquement sur le plan intérieur. Nous grève ouverte jusqu’au départ du «tyran». pensons aussi, avec René Char, et contre tous ceux qui ont Devant l’ampleur du mécontentement populaire et le refus trouvé trop de ressemblance entre le passé et le présent, que du général Fouad Chéhab, commandant de l’Armée, de «l’Éternel retour est aussi un éternel départ». recourir à la force pour casser la grève, cheikh Béchara décida, pour épargner «le sang, l’Armée, l’honneur de la FARÈS SASSINE

L’ORIEN T-EXPRESS 91 SEPTEM BRE 1996 2 cernes a sl at o c æ k ro ire-ou _ 7 MAIS wC'esr VGS ÇA NORMAL CPUAWD OtO € 2 T L.lOE£. GW GW S 'fA G e D G FO P M A .T ÎO N A £ (SGSTATÏCN) '. M V£UX A U G R &UR DGS -TODRNA- Gaogse d >d (3ÊS — CPÉGf? DGS AONCGPT! TU N)£ SG M S P A S £ £ BOUlLAONJMEA'veKT SOUS .

LORIENT-EXPRESS 92 SEPTEMBRE 1996 ii^-OUL des

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s n É l& T y ; AMNA8ÆS ce TRIBUS pyei^ées LlBRS !•!

L'ORIENT EXPRESS O O SEPTEMBRE 1996 psyshow asse-tête c Savez-vous choisir?

à pr opos des électi ons... C om m e quoi tous les prétextes son t bon s.

REINA SARKIS

1. Votre employeur vous a promis une augmentation qui 7. Dans la vie il faut savoir: n’en finit pas de venir: a. se laisser aller. a. vous vous sentez arnaqué et vous partez sur-le- b. se laisser surprendre. champ. c. laisser faire. b. vous lui rappelez le deal et vous attendez jusqu’à la fin du mois pour réagir. 8. Vos décisions sont valables: c. vous commencez à envoyer votre C.V. à d’autres a. jusqu’à nouvel ordre. boîtes tout en restant dans votre emploi. b. jusqu’à ce que mort s’ensuive. c. jusqu’à preuve du contraire. 2. Vous hésitez entre un bon, une brute et un truand: a. c’est un cruel dilemme, vous préférez partir. 9. Un choix critique ne se fait pas sans: b. vous vous arrangez pour ne heurter aucun des trois. a. paramètre. c. les petits ruisseaux font les grandes rivières. b. paracétamol c. paratonnerre. 3. Le genre de question qui vous prend la tête: 10. Vous associez à «couper»: a. être ou ne pas être. a. couper le souffle. b. Diet Coke ou Pepsi Max. b. couper la mauvaise herbe. c. voter ou ne pas voter. c. couper court.

4. Vous avez tout organisé: 11. Vous avez horreur de: a. pour ce soir. a. avoir à réécrire votre article. b. pour vos vacances l’été prochain. b. le relire. c. pour votre carrière d’ici cinq ans. c. ne pas l’avoir suffisamment fignolé.

5. Pour exercer votre droit de vote cela dépend de: 12. Il ne faut jamais dire: a. la taille de la photo. a. toujours. b. du nombre des photos. b. peut-être. c. du titre: docteur, maître, coiffeur, etc. c. jamais.

6. Ça fait vingt minutes que vous attendez votre R.V.: 13. Pour répondre à ces questions il vous a fallu environ: a. vous êtes déjà debout. a. deux minutes. b. vous donnez encore cinq minutes. b. quatre minutes. c. vous appelez pour voir ce qu’il en est. c. sept minutes.

L’ORIEN T-EXPRESS 94 SEPTEM BRE 1996 c psyshow asse-tête oj Vous avez une majorité de quences, effets secondaires, indésirables. 1 b c a Vous êtes un oscillographe. «Entre les deux Vous prenez l’entière responsabilité de votre 2 a c b mon cœur balance» est votre pain quoti- choix, et même quand, après tant d’évalua- 3 a c b dien. Vous vous exprimez tout en nuances, tion, vous avez des regrets (ou des remords et vous êtes à l’aise avec des formules c’est selon) vous ne négligerez jamais votre 4 b c a comme «je préfère», «j’aime mieux»; vous engagement, et vous ne reviendrez pas sur 5 a b c êtes dans le délibératoire plutôt que dans votre parole. Vous êtes entièrement «dans la l’affirmatif, en même temps vif, impatient, tête». Mais, parce qu’il y a toujours un 6 a b c n’aimant pas vous éterniser dans des no mais, votre souci de choisir bien toujours 7 b c a man’s lands où vous risquez d’être vite fait de vous une personne hésitante à force 8 c b a démotivé. Vous avez des pics d’énergie dont de circonspection, voire accusant une len- il vous faut profiter parce que les périodes teur dans le jugement et dans la prise de 9 a c b transitoires, les phases entre deux phases décision. 10 c b a vous troublent et vous perturbent. Plus vite Vous faites languir les personnes qui dépen- ça passe, mieux c’est. Vous choisissez au 11 a c b dent de vous et qui peuvent manifester de plus tôt pour vous débarrasser de ces hési- l’impatience à votre égard. Vous avez des 12 a b c tations qui vous mettent mal à l’aise, mal «absences» et vos amis vous demandent «à 13 b c a dans votre peau, et qui suscitent votre mau- quoi tu rêves? où es-tu?» En fait, vous êtes vaise humeur: vous n’aimez pas ce senti- foncièrement un grand réaliste avec les ment de perplexité, d’embarras et d’incerti- pieds bien sur terre. Seulement, le temps Mode d’emploi: tude. entourez vos réponses qu’il vous faut pour vous décider par rap- Cela vous déséquilibre d’être en face d’une port à une situation donnée peut bien faire fourche, et faire du surplace n’est pas votre que votre choix ne réponde plus aux exi- sport préféré. Donc, un peu par intuition et gences du contexte qui aurait évolué depuis. un peu par bon sens, mais surtout pour Conseil du psy: en fait c’est une remarque; abréger l’état des choses, vous avez vite fait les prochaines élections sont dans quatre de vous engager dans une voie quitte à ans, c’est peut-être trop tard pour celles-ci regretter cet engagement qui n’a pas pris en (ça dépend de votre circonscription), et en compte suffisamment de variables. Vous tout cas trop tôt pour les prochaines. envisagez toujours la possibilité de faire marche arrière, de vous dégager de la situa- Vous avez une majorité de oj tion si votre décision s’avère peu avanta- Prendre des décisions, c’est pas votre truc. geuse, mauvaise, ou injuste. Vous aimez le Les gens qui prennent la vie trop au sérieux, juste milieu, les arrangements adéquats, ça vous prend la tête, et vous avez peut-être mais votre impatience peut vous faire faire raison. Mais enfin vous exagérez un coup, des choix hâtifs. L’impression d’instabilité, pour peu vous seriez capable d’avoir d’indécision que l’on vous renvoie est effec- recours à pile ou face pour choisir la per- tivement une mauvaise lecture mais justifiée par votre attitude peu affirmative. sonne de votre vie. Vous êtes complaisant et Conseil du psy: si vous preniez plus de viveur, mais vos choix manquent de consis- temps avant de choisir, vous auriez à le faire tance, et, une fois faits, de persévérance. moins souvent. D’ailleurs, vous êtes tout à fait conscient que le préfixe «in-», pour mieux vous Vous avez une majorité de décrire, colle bien avant résolution, déci- Je ne sais pas quel âge vous avez mais, en sion, certitude, quiétude, etc. Si, dans votre tout cas, vous êtes old and wise. Quand entourage direct, il existe une dominatrice, vous faites votre choix, rien ne va plus! Rien vous lui servirez de proie privilégiée. S’il ni personne ne pourra vous faire changer n’en existe pas, vous l’attirerez. Vous souf- d’avis. Vous estimez que vous avez pris tout frez d’une sorte de paresse mentale et d’une le temps nécessaire pour évaluer, juger, grande perplexité: vous n’aimez pas avoir comparer, résumer, récapituler, déduire et l’embarras du choix, vous n’êtes pas par enfin conclure. Une sorte de clairvoyance conséquent un leader national né – ce qui cérébrale qui n’a rien d’intuitif, rien d’im- n’est pas du tout un reproche. Vous préférez pulsif, vous guide. En fait, vous vous méfiez suivre ou alors ne pas suivre, peu vous des réactions immédiates, sur le vif. Une importe. Vous êtes un vrai baba-cool qui a grande prudence vous qualifie (pour ne pas beaucoup plus de facilité à comprendre la parler de scepticisme). Vous êtes quelqu’un nécessité des dessins animés, qu’à suivre les d’excessivement consciencieux et méticu- fluctuations de la City. leux qui attend d’avoir absolument toutes Je n’en dis pas plus, vu que vous vous les données mais, vraiment toutes, avant contentez des idées générales. d’aboutir à une décision que vous suivrez Conseil du psy: au lieu de jouer à pile ou jusqu’au bout en en assurant les consé- face, essayez donc les marguerites.

L’ORIEN T-EXPRESS 95 SEPTEM BRE 1996 les mots. / croises

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 Horizontalement: de n a b ih badawi I. A réussi ses ruées vers l’or. II. De l’avant, ils oseront. Aérosol. Volume. III. Grandit. Changent les teints. Abandonna. IV. Dépressions anatomiques, mauvais ton. Cèdes. V. Sanctions sportives. VI. Mal nées. Précède le pas. Sacré chapitre. VII. Va au mur. Dangereusement tendu. Repaire de sorcières. VIII. Fit la différence. Garçon manqué, au vrai sens du terme. IX. Retardait un choix. Joint à joint. Bornée généralement. X. Etat de Colombus. Tentes. XI. Amènes et exerces. Tel I ou 1. XII. Couche non confortable. Généralement inné. But sportif. XIII. Libère les choix. À lui. XIV. Comestible, invisible. Furent mères.

Verticalement: 1. A réussi ses ruées vers l’or. 2. But ultime de I ou 1. Exclamation. Ereinta. 3. Avales des kilomètres. Se plie à notre gré. 4. Atlanta pour quelques jours. 5. Venu d’ailleurs. Modèle posthume. Future étoile. Transit tempo­ raire. Solution des mots croisés du n° 9 6. Spécialiste des consommateurs. Soumis à des courants. grille 1 7. Lien inextricable. Paria. Romains. 8. Suivent la star. Surprenant. Horizontalement: 9. Ecartent les lèvres. Espèce de pomme-cannelle. 1. Villégiature. — 2. Aley. Erreras. — 3. Destinataire. — 4. Rutiles. ER. — 5. Os. Qat. Menti. — 6. Gunther. En. — 7. II. Egéen. Ese. — 8. Lie. Issues. 10. On y est régulièrement. Font notes. — 9. Létal. Serpe.— 10. Evadai. Trém a.— 11. Urgence. Eros.— 12. Réen­ 11. Psychiatre français. Fêtes mortuaires. gagerait. 12. M oment du sacre. À chaque passe. Verticalement: 13. Pulvérise. Titre. 1. Vadrouilleur. — 2. Iléus. Lièvre. — 3. Lest. Étage. — 4. Lytique. Aden. — 14. Evaluations sérielles. Première note. 5. Ilang-ilang. — 6. Genettes. Ica. — 7. Iras. Hess. Eg. — 8. Rat. Menuet. — 9. Teaser. Errer.— 10. Uri. Espéra.— 11. Raretés. Émoi.— 12. Eserines. Ast.

grille 2 Horizontalement: Horizontalement: I. Artistiques à la campagne, chaotiques en campagne. 1. Écologistes. — 2. Chronologie. — 3. Olive. Érige. — 4. Noyerait. ER. — 5. Orale. Tiers. — 6. MO. Augees. — 7. Iflcs. Pec. — 8. Sodées. Yack. — 9. II. Empreinte illustre. Suivi à la lettre. Tri. Peche. — 10. EM. Auteur. — 11. Sédentaires. III. R épondu. Exclusivités paternelles. IV. Activité nocturne. Tourné aux encoignures. Verticalement: 1. Économistes. — 2. Chloroforme. — 3. Oriya. Ldi. — 4. Lovelace. Re. — V. Ultime et sacrée plainte. Rire en éclats. Possessif. 5. Onéreuses. — 6. Go. AT. — 7. Omroyrd. PUA. — 8. Sortie. Yeti. — 9. VI. Provençale. Roumain. Tgi. Espacer. — 10. Eiger. Échue. — 11. Séersuckers. VII. Préparée pour la culture. A donc senti. VIII. Avant J-C. Recherché pour l’effet. Titre. IX. Parigots par excellence. Actuellement, support publicitaire. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 il 12 13 X. Promis florissant en campagne. Cru et retourné. Possessif. I XI. Ses lentilles ne font pas la moujaddara. A vif. XII. Scie. Terme de Villa ou de cour. II ■ XIII. Dieu gaulois. Combattre l’occupation sans rechercher l’oisiveté. III ■ IV Verticalement: ■ ■ 1. H om m e de chambre. V ■ ■ ■ 2. Demande expressément l’arrêt. Propres et fatiguées. VI 3. Mammifères artistes. Prêt à bondir. ■ 4. Habit de maître. Rendai ni mat ni brillant. VII E 5. Tête assassine. Auteur d’un parfum de femme. VIII ■ ■ _ * 6. Grade. Un mot mal casé. Rechercher l’or peut-être? IX 7. Tue en marée. Oléifère. E ■ . 8. Idéologies restrictives. X ■ 9. Femme tragique. A mal compris. XI Æ ■ 10. Aimée fatale. Exaltés. XII 11. Animé. Ministre cultuel. Toujours premier éclairé. ■ ■ 12. Assailli par I. Prend son premier repas. XIII ■ 13. Satrapie perse. Répondu ici.

L'ORIENT-EXPRESS 96 SEPTEMBRE 1996 CO NT E DE LA F O LIE O R DINAIR E Sensuelles et sans suite

T. Wesselman: «Mouth n°11», 1967. COLL. MR & MRS EDWARD. S. MARCUS FUND FUND MARCUS S. MR &COLL. EDWARD. MRS

Quand c’est Diana qui fait des misères à Charles, quand c’est course, champagne et gynécée. Sûrement plus corsé qu’un ban- Camilla qui le pervertit... L’histoire non écrite. quet Rotary de braves bonshommes. Eux, ils dissertent, pala- brent consciencieusement, avec un rien de candeur, et ça veut «Maman t’aime, mon chéri.» Mais très vite, sans préparation, refaire le monde. Longtemps, Marx crut pouvoir le refaire. on a perdu nos pères, nos repères, jetés dans un monde qui Puis vint, dans la cave, la rupture épistémologique. Amours n’appartient qu’aux femmes. Bien sûr, elles nous expliquent ancillaires en guise de matérialisme historique. La conscience? tout le contraire, qui n’a rien à voir. Qu’elles sont brimées Un mot féminin. Pas étonnant, c’est pour nous tarauder un depuis la nuit des âges. Que nous, les hommes, on gouverne le peu plus tous les jours, pour s’insinuer dans les recoins encore monde. Ce discours, génialement subtil, c’est leur ultime tour intacts de notre cerveau. de force. Parce qu’elles finissent par nous en persuader. Alors, Parlons orgasme ou plutôt simulateur de vol, le genre Cap elles ont inventé l’amour et on est tombé amoureux. Elles ont Canaveral. Comment ça, on débloque? Brassens aussi, alors: inventé la fidélité et, rassérénées, elles ont été voir ailleurs. Pas «Q uatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s’emmerde en n’importe où. Tout près. Chez ceux qui nous ressemblent. baisant». Sur le port de Sète, il devait pourtant en connaître un Avec l’effervescence du nouveau en plus. Elles ont inventé des rayon, le vieux de la vieille. Depuis, il a cassé sa pipe et elles histoires et on a pleuré. Larmes de crocodiles, disaient-elles. sont toujours là, grandes prêtresses de l’amour, la religion Mais non, des vraies, Lacryma-Christi, et du meilleur. Iseult et qu’elles ont mise bas. De grâce, de glace, restons sans foi. Tristan. Layla et Qays. Juliette et Roméo. La préséance mas- Agnostiques, à la rigueur, pour les casse-cou. Drôles de culine? Des conneries. Courtney Love et Kurt (vous vous sou- dames? Pas si drôles que ça. Aux dernières nouvelles, Bosley venez, le roi du Seattle sound). C’est elle qui plane, c’est lui qui est au Prozac, le saint homme. En parlant de saint homme, clamse. Peut-être était-ce par osmose. Tu parles d’un nirvana. venons-en au divin Marquis, des lustres et des lustres embas- Et le Commandeur nous direz-vous? Un drag queen, sans tillé. Attentat à la pudeur, disaient-elles. La pudeur? Tu parles! doute. Personne n’est sorti de la côte d’Adam. La femme a créé On finira tous au trou... ou sous Prozac comme ce bon vieux les hommes. L’inverse? Tu rigoles. Elles avaient bien trop Bosley, on en a déjà parlé. Mais qu’est-ce qui nous prend, on besoin d’un miroir. Eh oui, il y a des trucs comme ça, cachés devient mélancolique? Oui. Honneur à ceux qui sont tombés depuis la fondation du monde. sur le champ du poitrail. Tant qu’il y aura des femmes, il y Armes de combat? Wonderbra, jarretières, et fragilité scandée aura des pertes. De babillages en minauderies, de guimauves sur tous les toits. Brûlants? À en oublier leurs talons aiguilles, en simagrées, rien n’arrêtera les chutes et les rechutes. Dures, qui nous parcourent le corps sans ciller du mascara. «Shiny les rechutes. Parfois irrémédiables. boots of leather» chantaient les Velvet dans les sixties. Les Aujourd’hui, nous sommes à bout, au bord du break. On ne années passent, rien ne change. Sept ans de réflexion? Des cherche pas l’incident mais juste à informer, donner des pistes clous. Une éternité, et on en sera toujours pas sorti. L’empire pour ceux d’entre nous qui sont dans le brouillard. Calmos de des sens? L’inverse, pardi! Le sens de l’empire, oui. Tantôt tac- Bertrand Blier, voilà un film-clé. À projeter dans toutes les tiles, tantôt tactiques, elles le lâcheront pas de sitôt. Eh, doc, écoles, dès la maternelle, et continûment s’il vous plaît. nous paranoïaques? Et les amazones, alors? Et Catherine la Conte de la folie masculine. Grande? Et la Dame de Fer? Et Golda? Et la Merteuil? Et la Ciller? Et Xena, la Kali cathodique qui trucide à tour de bras OMAR BOUSTANY (merci LBC, merci)? Casualties of love, bien sûr. En bout de ANTHONY KARAM

L’ORIEN T-EXPRESS 97 SEPTEM BRE 1996 la frim e de l’orien t-ex press

HEUREUX QUI COMME...

ES INSCRITS AU TOUR «ATHÈNES – ÎLES GRECQUES – 7 JOURS – 799 $ PETIT DÉJEU- LNER COMPRIS» étaient arrivés à l’AIB bien avant l’heure fixée. Ce n’était pas Un encore un «groupe». Les familles formaient des blocs compacts dont les membres se serraient frileusement les uns contre les autres, en recomptant obses- sociologue sionnellement sous, bagages et passeports tout en observant à la dérobée les autres. Dans un coin, une mère de famille nombreuse distribuait à sa marmaille bruyante des sandwichs destinés à les faire «tenir» jusqu’au breakfast de l’avion. Trois secrétaires en short fuyant l’enfer trombone-café-téléphone gloussaient comme des collégiennes, lorgnées par un ex-tombeur, joueur de tric-trac au Saint-Georges d’avant-guerre, encore porté sur la chose. Un jeune boy-scout L ÉTAIT DEVENU TRÈS CÉLÈBRE. Avait boutonneux portait obligeamment les bagages d’un vieux couple rescapé des Iaccumulé diplômes et publications. Se nationalisations d’Égypte et fort heureux d’économiser les frais d’un porteur. Le déplaçait de conférences en séminaires. jeune homme se consolait secrètement à l’idée de se rincer bientôt l’œil à la vue C’était un homme très important. des monokinis nordiques, abondamment et fièvreusement décrits par un copain S’il était devenu un grand sociologue, qui l’avait précédé en Grèce. La star du «tour», une blonde oxygénée et décol- c’est qu’il avait conservé en lui le petit letée, était flanquée, comme de droit, d’un mari terne, «qui sait tout mais ne dit garçon qu’il avait été, et qui s’intéressait rien le pôvre», comme le chuchotaient les deux vieilles filles osseuses, qui sem- à la façon dont les hommes vivent. Un blaient en savoir long sur ce sujet palpitant. garçon espiègle et curieux, observateur et À l’appel du guide, les voyageurs dociles comme des potaches se dirigent vers silencieux. l’avion, dévisagés d’un œil terne par des douaniers qui en ont vu d’autres. Dans C’était surtout grâce à une grande capa- l’avion, les langues se délient et l’on se découvre qui un voisin, qui un parent cité ludique, qu’il était devenu socio- parmi les touristes en devenir. L’arrivée à l’hôtel Trucopopoulos et la distribu- logue. Grâce à une générosité aussi. Il tion des chambres donnent lieu à une série de récriminations qu’on énumère voulait que les hommes vivent mieux. aigrement à la malheureuse guide débordée. La soirée folklore prévue pour le Quand il allait dans les pays, il visitait les soir est censée arranger les choses. Les Libanais bon enfant applaudissent genti- monuments et les musées, bien sûr, mais ment les solides grecques moustachues qui s’échinent à «sirtaker» sur scène aussi les supermarchés et les cours des devant des Nippons à Nikon imperturbables. Ils passent ensuite docilement à écoles. l’étape obligée consistant, on ne sait Grands Dieux pourquoi, à casser des C’est dans cette banalité qu’il aimait sen- assiettes sur scène. On comprend la chose après avoir goûté au contenu de tir et comprendre comment vivent les celles-ci: tarama en boîte et brochettes charbonneuses. La visite de l’Acropole le hommes et de quoi sont faits les pays: de lendemain épuise tout le monde. C’est qu’il fait trop chaud et qu’on a trop soif. quelles odeurs, de quels goûts, de quelles Les explications du guide sont longues et ennuyeuses et les dates se mélangent peurs dans les couloirsin vivodes écoles. dans la tête. Il faut dire qu’on n’a jamais été très fort en histoire grecque, et Il était devenu un intellectuel sans faire qu’on ne se rappelle que de deux choses: le siècle de Périclès et les colonnes exprès. À partir de cette part ludique et corinthiennes. Heureusement il y a la plage où on peut tranquillement bronzer généreuse en lui, et contre laquelle l’âge idiot. En attendant d’attraper un coup de soleil qui vire immédiatement écre- ne pouvait rien. visse. La croisière dans les îles grecques le lendemain réconcilie tout le monde On le rencontrait dans les colloques. avec les tours organisés. Tout se passe bien, ciel bleu=vagues blanches=soleil Mais il n’en portait ni les costumes, ni la doré jusqu’au moment inévitable où un libanais s’avise d’entonner le «koul- langue sombres. Il était resté dans une louna» repris en chœur par les autres, faisant fuir du pont à la fois Suédois et légèreté intelligente. Il utilisait des mots mouettes. La mère de famille prévoyante s’empresse de distribuer des pistaches très simples, et disait quand il parlait. alors que son mari débouche une bouteille d’arack. Une des secrétaires se S’il était devenu un intellectuel, ce n’était déhanche lascivement sur une musique arabe sortie d’on ne sait où, applaudie pas pour être au-dessus des autres, mais par l’ex-tombeur libidineux. On ne tarde pas à soupirer auprès d’un bon taboulé plus près d’eux. et à se dire que Baalbeck, et même Achkout n’ont rien à envier à toutes les Acro- Ayant gardé la petite fille en elle, elle le poles du monde. reconnut très vite. Ils se firent un joli clin Au pire des cas, les photos du voyage suffiront à rendre jaloux les voisins. d’œil, et retournèrent, chacun à son jeu, chacun à son rêve. NADA NASSAR CHAOUL NADA MOGHAIZEL NASR

L’ORIEN T-EXPRESS 98 SEPTEM BRE 1996