EXPATRIÉS: N o 11. O CTO BRE 19 9 6 So m m a i r e LIBYE: LERÉGIMEDELARIGUEUR34 D E VISU : VIVRE AU-DELÀ DU SIDA EN Ont contribué OU GANDA 38 LES FOU ILLES DE BEY- à ce n um éro ROUTH 62 EXPATRIÉS: LE BOU T DE LA Hanane Abboud, Ziad N. Abdelnour, Paul PISTE XTRÊ A H AMBRE INTROU VABLE Achkar, Jamal Asmar, 68 E - L C Médéa Azouri, Chris- 13-31 tophe Ayad, Fadi MES: D E JU RD ET Bacha, Nabih Badawi, LE SUD SOUS L’ÉTEIGNOIR L’AL- Ayman Bouchri, Irène D’EAU FRAÎCH E 76 Baraké, Nicolas CHIMIE DE LA BÉKAA LE COÛT DES Chammas, Nadine Chehadé, Sophie MIXED MEDIA:LE CAMPAGNES ÉLECTORALES V. F.: LE Dick, Jabbour Douayhi, Paulinho CIEL PAR DESSUS LES TEMPS DES INCERTITUDES D ES Gerere, Myriam OPPOSITIONS ET DE LEURS MÉTHODES Hoballah, Anthony TOITS 82 L’ÉMI- Karam, Houda Kas- RENOUVELLEMENT DES ÉLITES OU satly, Mazen Kerbaj, Charif Majdalani, GRATION LIBANAISE: RÉDUCTION: LE CAS ORTHODOXE Mona Mansour, Farouk Mardam-Bey, ONCE UPON A TIME Nada Moghayzel LE RETOUR DES H ÉROS Nasr, Nada Nassar 44-61 Chaoul, Georges Nas- IN AMERICA 90 sif, Reina Sarkis, N ASSERMANIA, PAS NASSÉRISME LE Farès Sassine, Fawaz H ISTOIRES: LE PAS Traboulsi, Michael RAÏS ENCORE ET TOUJOURS L’ÉTAT- Young DE DEUX DE L’ÉMIR DANS-L’ÉTAT DU CANAL ENTRE ABDEL-KADER ET DE CH E ET LOU PS U N CONSTRUCTEUR

L’O RIENT-EXPRESS, D’ESPOIRS ERN EST O AVAN T LA IMM. MEDIA C ENTRE, YOUSSEF BEY KARAM ACCAOUI, LÉGENDE CH IAPAS: RÉVOLUTION B.P. ACHRAFIEH 166495 102 SAVEURS: D E TÉL.: (961-1) 201942 DANS LA RÉVOLU TION FAX: (961-1) 217093 L’ARTICH AU T 108 CARTE POSTALE: VEGAS, VOTRE ARGENT M’INTÉRESSE 110

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L’O RIENT-EXPRESS, MAGAZINE MENSUEL DE L’O RIENT-LE JOUR, EST ÉDITÉ PAR LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE PRESSE ET D’ÉDITION, S.A.L. Rédacteur en chef Rédaction Direction artistique Photos Photogravure Samir Kassir Carmen Abou-Jaoudé Émile Menhem Victor Fernainé Clockwise Directeur Omar Boustany Maquette Houda Kassatly Impression Camille Menassa Coordination Secrétaire de rédaction Chantal Rayes Edouard Chaptini AFP Joseph Raïdy Tamima Dahdah Caroline Donati Publicité Pressmedia Tamam S.A.L.

L’ORIEN T-EXPRESS 3 OCTOBRE 1996 algarade SAM IR KASSIR

E GOLEM, DANS LA TRA- Il y a encore autre chose dans L DITION JUIVE d’Europe Oslo, et qui est peut-être centrale, est un être artificiel que Le royaume l’essentiel, à savoir que la confu- l’on a doté de vie en inscrivant sur sion siège maintenant dans le son front un verset de la Bible. La camp israélien. On a beau savoir paix au Proche-Orient est comme que la paix au Proche-Orient un golem. Qu’elle soit artificielle, de la confusion consolide la suprématie d’Israël, qui songerait sincèrement à le contester, y compris parmi ceux I l y a au tre chose dan s Oslo, qui l’ont signée? Elle n’en paraît pas moins douée de vie. Il suffit d’y croire, de le répéter haut et fort, spécialement sur et qu i est peu t-être l’essen tiel, CNN. Et ça marche! Non pas que d’artificielle la paix devienne à savoir qu e la con fu sion siège réelle. Pour ça, il faudrait bien plus qu’un verset biblique ou maintenant dans le camp israélien même qu’un traité international. Mais parce qu’à défaut de pacifier les hommes, elle transforme leur image. Yasser Ara- la masse des Israéliens, elle, ne le sait toujours pas. C’est non fat est là pour en offrir l’exemple le plus renversant. Voilà un seulement que, dans son obsession d’une sécurité quoti- homme qui, il n’y a guère, était tenu à Washington pour tota- dienne forcément vulnérable quelque part, elle en oublie la lement infréquentable et qui, maintenant, par la grâce de son sécurité stratégique. Mais aussi que, depuis deux décennies, commitment to peace sans cesse répété, a le pouvoir de faire l’imprégnation de la politique par le religieux conduit parfois entrer dans son jeu rien moins que le président des États-Unis l’élite dirigeante israélienne à délaisser les calculs d’intérêts d’Amérique. Oh! certes, dira-t-on, ce n’est possible que parce les plus prosaïques pour ne plus se nourrir que de symboles. que lui-même était déjà rentré dans le jeu américain et, de Et là, Netanyahu, tout moderne qu’il entend apparaître, est toute façon, cela ne signifie pas qu’il aura gain de cause. Peut- exactement comme Shamir et Begin: un politicien de l’hysté- être. Mais cela n’enlève rien à la formidable nouveauté que rie. Curieux renversement: du Palestinien et de l’Israélien, le l’on voit depuis une semaine. plus «oriental» n’est plus celui qu’on croit. Car les symboles, Quoi, les Palestiniens décident de ne plus se faire tirer dessus l’affect, la dignité à fleur de peau, Arafat, lui, n’en a plus que sans riposter et ils n’ont pas tort? Ils mêlent les balles aux faire, il a compris que la partie se jouait ailleurs. pierres et ils ne sont pas accusés? Ils attaquent mitraillettes au poing des positions israéliennes et ils ne sont pas condamnés? «ISRAËL EN DANGER DE PAIX»? DEPUIS LA PARU- Il en fallait beaucoup moins naguère aux médias américains TION, voici bien des années, d’un livre sous ce titre, l’ex- pour crier au terrorisme ou même à l’Apocalypse et justifier pression a souvent titillé les esprits des Arabes qui s’intéres- par avance une réaction israélienne disproportionnée que le sent à la société israélienne. Mais si on l’avait parfois aux gouvernement américain, lui, aurait tacitement approuvée. lèvres, argument du dernier recours pour convaincre un inter- Au lieu de quoi on observe un pointilleux souci de parité locuteur, il restait difficile d’en être vraiment convaincu soi- jusque dans la manière de dispenser l’émotion. Pas une inter- même, tant la gestion arabe du conflit paraissait incapable de vention d’un responsable israélien qui ne soit équilibrée par pousser dans le sens du paradoxe désiré: une paix qui, tout celle d’un Palestinien. Pas un commentaire désolé du State en reflétant le déséquilibre des forces en faveur d’Israël, Department qui oublierait d’associer les mots «israéliens et déstabiliserait la société israélienne au lieu de la consolider. «palestinien». N’y aurait-il eu que cela dans Oslo, c’était bon Et il est vrai que, depuis que le règlement pacifique est à à prendre. l’ordre du jour, les Arabes n’ont su proposer aux Israéliens qu’une paix-aplatissement à la Sadate ou une logique d’éter- MAIS IL Y A BIEN MIEUX DANS OSLO, quelque patentes nelle confrontation - quand bien même celle-ci serait toujours que soient les contraintes et les limites de l’accord sur l’auto- modulée pour entretenir la situation de ni-guerre ni-paix. nomie palestinienne. C’est évidemment cette assise territo- Encore récemment, les Arabes ou, du moins, quelques-uns riale qui fait que, même si les soldats palestiniens doivent d’entre eux ont pris soin de rater l’occasion qu’offraient en la s’appeler policiers, la population civile a maintenant qui la matière les élections israéliennes. Pourtant, on venait de voir, protège. Il fallait être bien ignorant des lois élémentaires de la avec l’assassinat de Rabin, combien la paix, cette paix-là, léo- sociologie politique en même temps que de la psychologie nine et déséquilibrée, tourmentait les esprits. pour s’imaginer que cette «police» se contenterait de répri- On a vu bien mieux au cours de la semaine écoulée: une mer - ce qu’elle fait d’ailleurs parfois et ce n’est pas son pre- confrontation armée aux portes de Jérusalem, à quelques mier titre de gloire. À l’inverse, on voit bien maintenant dizaines de kilomètres de Tel-Aviv, et pas d’union sacrée, quelle légitimité renouvelée l’Autorité palestinienne tire du mais des manifestations de rue contre le gouvernement, un comportement de son armée, si tant est qu’elle ait besoin de malaise dans l’armée, des manœuvres à la Knesset et, partout, renouveler sa légitimité, moins d’un an après des élections des esprits encore plus tourmentés. (démocratiques, elles) qui l’ont plébiscitée. Il faudrait voir surtout à ne pas les rendre à leur quiétude.

L’ORIEN T-EXPRESS 5 OCTOBRE 1996 Enjeu : Le partage et l’exception

NTRE LA LOI ÉLECTORALE ET LA LOI SUR L’AUDIOVISUEL, le gou- Evernement n’a décidément pas fait dans la dentelle. Après la longue controverse alimentée par l’une, c’est l’autre qui mainte- nant n’en finit pas de faire des remous. Tout ceci ne fait pas très propret aux yeux d’une opinion publique que l’on ne se donne même plus la peine de séduire. On aurait peut-être pu saluer une volonté de règlementer un paysage audiovisuel par trop anar- chique. Mais il ne s’agit pas de cela. C’est d’un partage du fro- mage qu’il s’agit, doublé d’un processus d’épuration qui vise à réduire au silence les voix discordantes. En février dernier, par décision du Conseil des ministres, les médias audiovisuels – sauf Télé Liban, chaîne d’État – ont été priés de se conformer, dans les six mois, au cahier des charges éta- bli par le Conseil national de l’audiovisuel, qui déterminera celles qui pourront être intégrées à un PAL désormais réduit à quatre chaînes de télévision et onze radios toutes catégories confondues (comprenez avec ou sans bulletin d’information). L’épisode sui- vant intervient le 16 septembre avec la publication au Journal offi- ciel du rapport du Conseil national de l’audiovisuel. En clair, si nombre de médias se sont efforcés de satisfaire aux conditions du cahier des charges, au final, seuls ceux qui relèvent du pouvoir obtiendront la licence de diffusion. Même si l’annonce officielle qu’une cinquième chaîne sera autorisée dans les deux mois entre- tiendra les espoirs des évincés du microcosme médiatique. Pour l’heure, la passoire n’aura épargné que la LBCI (qui a retourné sa veste opposante depuis belle lurette), la Future, la NBN, encore non constituée – on est prié de croire que toute assi- milation à des personnes politiques influentes ne serait que for- tuite – et la MTV. Hormis cette dernière dont la radio sœur ne se mêle pas de politique, les trois autres chaînes verront leurs corol- laires radios dûment homologuées première catégorie. Les trois seules à pouvoir diffuser des bulletins d’information dans le nou- vel organigramme officiel sont: Radio Liban Libre, la future sta- tion de la Future TV (qui sera peut-être issue de la parisienne Radio-Orient, également propriété de Hariri) et la non moins future NBN. Tandis que des institutions depuis longtemps en place, comme la Voix du Liban (organe du parti Kataëb), la Voix du Peuple (qui relève de l’opposition de gauche) et la Voix de la Patrie (organe de l’association des Makassed) se voient couper le sifflet sans autre forme de procès. Dès le lendemain de cette publication, le Conseil des ministres, réuni en l’absence du président de la République, s’empresse d’ap- prouver l’extinction de voix et le black-out des écrans et, dans la foulée, interdit dès le soir même aux médias non agréés de diffu- ser bulletins d’information et autres émissions politiques. Cepen- dant, une exception notable – et controversée – est accordée aux médias relevant du Hezbollah, la télévision al-Manar et la station Vrai ou Faux radio al-Nour. L’exception est justifiée par leur qualité d’organes N ous rejetons en bloc tout ce qui a été dit de la résistance à l’occupation israélienne. Cette complaisance sus- quant à une restriction de la liberté et nous cite le courroux du président Hraoui qui demande que l’immunité estimons que le gouvernement est attaché à accordée aux médias Hezbollah soit levée. Une concession que lui la démocratie et aux libertés. fera à contrecœur le président Hariri, avant qu’un aller-retour à , al-N ahar, Damas rétablisse l’exception... Il paraîtrait qu’on ne s’était pas 19 septembre 1996. bien compris entre les deux capitales. Depuis, on essaie à Beyrouth d’accorder les violons, ce qui ne va pas sans fausses notes. Suite au «Le destin du pays dépend pour une large prochain épisode. part de la question de l’information.» CHANTAL RAYES Nabih Berry, al-N ahar, 24 septembre 1996.? L’ORIEN T-EXPRESS 6 OCTOBRE 1996 plan fixe

Au dernier soir sur l’éther, les deux chaînes opposantes ont tiré leur baroud d’honneur. Hommage.

L’ORIEN T-EXPRESS 7 OCTOBRE 1996 ici et mai nt enant interviewexpress plus CHAWKI FAKHOURY moinsou 6400milliards de livres libanaises, c’est le montant des dépenses prévu dans le budget O n dit que le président Hraoui, dont vous êtes un 1997, soit 58 milliards de livres de proche, n’est pas très heureux des résultats des moins que l’année 1996. Le déficit élections. Il semble en particulier gêné par le poids est estimé à environ 36%, soit 2300 parlementaire que le chef du gouvernement a milliards de livres libanaises. acquis et par sa relation privilégiée avec le président de l’Assemblée, parce qu’il voit là une menace pour l’équilibre de la troïka. Je pense que c’est faux. Il n’y a pas de troïka au pouvoir. Quand on prend l’avis de Nabih Berry, ce n’est pas en tant que président du Parlement. En % tant que tel, il n’a pas le droit de se mêler du pouvoir exécutif. S’il est 77.8 consulté sur les questions sensibles de politique étrangère ou de politique intérieure, c’est parce qu’il représente un certain poids dans la communauté du budget 1997 est réservé aux chiite et plus généralement un poids national. Mais ce n’est pas une règle. charges, soit 4957 milliards de livres libanaises, 35,5% allant aux salaires et O n a l’impression que le président de la République se plaint de l’effacement indemnités, soit 2257 milliards de de son rôle et pas seulement à cause des dernières élections législatives. livres libanaises et 42,3% au service Je ne crois pas que cela soit vrai. La fonction du président de la République de la dette publique, soit 2700 mil- n’a pas changé. Il exerce pleinement ses prérogatives et n’a aucune intention liards de livres libanaises. de s’en dessaisir. L’idéal pour une meilleure organisation de l’action poli- tique, ce serait d’ailleurs que chacun exerce ses propres prérogatives. En tout cas, il est hors de question qu’on empiète sur celles du Président. Bien millions entendu, les avis ne concordent pas toujours. Il y a eu de nombreuses crises 45 entre les dirigeants, et ces différends se sont répercutés sur la situation géné- rale du pays. Mais, à présent, tous sont d’accord sur une méthode: sont de dollars, c’est le montant du prêt prises les décisions qui font l’unanimité. Le pays ne supporterait pas des destiné à la restauration de l’hôtel situations conflictuelles. , remboursable sur 7 ans, et accordé par un partenariat financier La remise en question de la demande du président Hraoui d’annuler les entre plusieurs institutions piloté par exceptions faites aux médias du Hezbollah de diffuser des informations n’a- Fransabank. t-elle pas montré les limites des prérogatives présidentielles? La Constitution permet au président de la République de contester une déci- sion ministérielle. C’est ce qu’a fait le chef de l’État en faisant connaître sa millions désapprobation des exceptions accordées aux médias du Hezbollah. Il a 270 expliqué les raisons de son désaccord et a convaincu le Conseil des ministres qui a donc annulé ces exceptions. Toutes les surenchères qui circulent à ce de dollars, c’est la valeur des impor- sujet ne font que répèter ce qui a été écrit dans la presse. Si de nouveaux tations industrielles enregistrée à la développements devaient survenir, la décision pourrait à ce moment-là être fin août, soit une augmentation de 38 remise en question. Mais aujourd’hui je ne vois pas de raisons valables qui millions de dollars par rapport au la justifient. total des importations enregistré au cours des années 1994 et 1995. Les Le président de la République est également mécontent de l’échec électoral exportations industrielles s’élèvent à de plusieurs de «ses» candidats, comme Auguste Bakhos, Ernest Karam ou 555 millions de dollars soit 29% de Tarek Habchi, et le mauvais résultat de son gendre Farès Boueiz. plus que 1995. Qu’il soit bien clair que le Président n’a soutenu personne. Il a dit à plusieurs reprises qu’il était à égale distance de tous les candidats. Je peux vous dire que personnellement je n’ai pas vu le Président agir en ma faveur pendant la bataille électorale. La presse a beaucoup parlé du favoritisme du président 16381milliards pour tel ou tel autre candidat. Je peux le nier en bloc parce qu’il n’est inter- venu en faveur de personne. de livres libanaises, c’est le volume de la dette publique accumulée juqu’à la Certains parlent d’une nouvelle prorogation du mandat présidentiel, malgré fin d’août, un mois qui a accusé à lui la crise que l’amendement de la Constitution avait provoquée l’année der- seul une augmentation de la dette de nière. Est-il concevable que cela se reproduise? 328 milliards de livres. Je ne crois pas que le Président veuille encore prolonger son mandat une deuxième fois. Il ne le désire pas pour des raisons personnelles et non pour

L’ORIEN T-EXPRESS 8 OCTOBRE 1996 ici et mai nt enant

ERRATA

La série noire continue. Dans notre dernier numéro, un problème de PAO a fait sauter la dernière ligne du «Hors-jeu» de Paul Achkar. Il fallait lire: «Mais le véritable enjeu se situera en termes d’organisation: dans un Parlement où les commissions vont maintenant être des raisons politiques. Même si on le lui demande, je ne crois pas qu’il l’ac- trustées par le pouvoir exécutif, où l’as- cepterait. semblée pleinière va devenir une courroie de transmission d’une grande efficacité, Le général Aoun est arrivé au terme de ses cinq années d’exil et rien ne l’opposition, pour exister, devra retrouver devrait, selon la loi d’amnistie, l’empêcher de rentrer au Liban. Q u’est-ce le cordon ombilical du travail politique qui y fait encore obstacle? extra-parlementaire, domaine abandonné Rien ne l’empêche de revenir. Lui seul doit savoir s’il y a quelque chose qui par les députés depuis le début de la empêche son retour. J’étais ministre quand la loi d’amnistie a été approuvée guerre. La demande existe, reste à trouver par le Conseil des ministres et je peux affirmer que le général Aoun est arrivé la tension capable de produire l’offre.» au terme de ses cinq ans d’exil. Toutefois, je n’ai pas pris connaissance du De même dans l’article «Vins du Liban: le dossier judiciaire mais sur le plan politique rien ne rend impossible son business en bouteille»page 34 en fin de retour au pays. troisième colonne, il fallait lire: «D’où les efforts qui sont entrepris pour Resterez-vous ministre de l’Agriculture dans le prochain cabinet? O n dit que construire l’image de tel vin. Cela com- mence avec l’habillage du produit.» vous pourriez avoir l’Information. Par ailleurs, M. Nazih Zard, du Forum de Personne ne le sait. Mon expérience m’a montré que le dernier quart d’heure Beyrouth nous demande de signaler que le compte beaucoup lors de la formation des cabinets. Des noms peuvent chan- spectacle Beat Machine 2 a eu lieu au ger jusqu’à la dernière minute avant la signature du décret! Pour ma part, je Forum, et non au Hall, comme nous souhaiterais rester au ministère de l’Agriculture car il y a beaucoup de pro- l’avions écrit dans le numéro 9. Dont acte. jets déjà entamés dans lesquels je me suis investi et que j’aimerais voir abou- Mais le plus grave reste ce visiteur étranger tir. Si, toutefois, le ministère devait revenir à une autre personne, je souhai- accueilli par Béchara al-Khoury dans le terais qu’elle agisse dans le même sens. Et si le ministère de l’Information numéro 10 et qui n’est autre que le général m’était proposé? Eh bien, je ne pourrais espérer mieux! Spears. Pan sur le bec! C. A.

HOMMES DE TÊTE

Ilbouk lui a fallu radu temps, mais le ministre de l’Intérieur en est mainte- nant convaincu: les consultations électorales ne sont plus pensables sans cartes d’électeurs. Il y a donc des chances qu’un tel système soit bientôt mis en place en prévision des élections municipales, pour autant que ces dernières ne soient pas renvoyées une nouvelle fois aux calendes grecques. Mais, attention: si la carte d’électeur per- mettra à terme un meilleur contrôle des listes électorales, ce sys- tème peut être aussi, du moins lors de sa première utilisation, l’ins- trument de manœuvres redoutables. Quand on constate, en effet, que nombre de citoyens ne songent à vérifier leur inscription sur les listes que le matin du scrutin, on est fondé à se demander si les for- malités d’obtention de la carte, qui doivent être effectuées à froid, retiendront l’attention de beaucoup d’électeurs. Un tel cas de figure est plus grave qu’il n’y paraît puisque les responsables auront ainsi davantage de temps pour effectuer leurs manipulations, au besoin en distribuant de vraies-fausses cartes avec, qui plus est, la caution du modernisme et l’efficacité de la fée Informatique.

L’ORIEN T-EXPRESS 9 OCTOBRE 1996 ici et mai nt enant état des lieux

PHOTOS VICTOR FERNAINÉ AUTOROUTES POUR... L’INFORMATION On les comprend, les élections étaient aux portes, il fallait inaugurer ces portions d’autoroute qu’on attendait depuis si longtemps, dans le Nord entre Chekka et Tripoli. et dans le Sud entre Damour et Jyeh. Alors, baste, les gardes-fous, le marquage au sol, la signalisation. Les accidents? Quels accidents? Les gens condui- sent si mal, n’est-ce-pas? Y a pas de civisme. Et puis franchement, personne les a obligés, ces automobilistes inconséquents à prendre au sérieux les discours électoraux. Depuis le temps qu’ils auraient dû comprendre. J. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 OCTOBRE 1996 L’ORIEN T-EXPRESS 11 OCTOBRE 1996 Législatives 96 La Chambre introuvable (suite sans fin)

Le rêve du potentat se sera accompli jusqu’au bout. Les deux levées du Sud et de la Békaa ont permis d’atteindre l’équation parfaite: il n’y aura pas dix députés d’opposition dans cette Chambre grise. Mais gris n’est pas noir et tout n’est pas fini.D’abord parce que les deux der- niers dimanches électoraux ont rétabli un certain équilibre au sein du pouvoir et que, par conséquent, on a vu les petites guéguerres repointer le bout du nez.Ensuite parce qu’il s’est confirmé, et dans les conditions les plus contraignantes, celles de la mahdalé, que les Liba- nais ne sont pas résignés, qu’ils se repolitisent et, surtout, qu’ils sont capables de produire des élites de remplacement, même s’ils ne sont pas encore en mesure de les porter au pouvoir. Vraiment, la politique ne fait que commencer.

L’ORIEN T-EXPRESS 13 OCTOBRE 1996 Le désordre établi (2) Tous comptes faits, il n’était pas hasardeux de chercher à tirer les conclusions des élec - tions législatives avant la fin des scrutins. C’est, en effet, parce qu’ils ont tiré les conclu- sions qui s’imposaient des trois premières levées que les gardiens du désordre établi ont choisi de geler le jeu électoral. Cela n’a pas empêché une participation plutôt hono - rable des électeurs, aussi bien dans le Sud que dans la Békaa, où personne pourtant n’attendait de miracle. En ce sens, on a là un nouveau signe du sérieux du processus de repolitisation que les élections ont révélé au grand jour, même si tout a été fait pour empêcher que cette repolitisation se traduise en termes électoraux. S . K. Le Sud sous l’éteignoir

OUT FAUX. SUR LE SUD, L’O rient- de panachage que répandent volontiers T Express avait tout faux. Mais nulle les dirigeants du parti jusqu’à la veille du honte à avoir. Nous étions en fort bonne scrutin n’auront pas de suite. La disci- compagnie: les protagonistes eux-mêmes pline jouera à plein. Habib Sadek en fera tenaient des raisonnements contraires à les frais. Car, pour prix de l’augmenta- ce qu’ils ont fini par accepter. Amal refu- tion de sa part, le Hezbollah a été prié de sait totalement d’accorder au Hezbollah présenter un candidat pour l’un des le nombre de candidats que ce dernier sièges de Marjeyoun. Comme ça, on était estimait conforme à son poids réel, et la sûr qu’il ne lui viendrait pas à l’idée d’ho- formation intégriste avait choisi de cou- norer son engagement précédent envers per les ponts. Elle allait résolument à la Sadek, devenu la bête noire de Berry. bataille, juraient ses chefs. Et puis, voilà Résultat, le candidat du parti, Nazih que, du jour au lendemain, une liste com- Mansour, fait le plein des voix, plus de mune est formée: c’est la fameuse mah- 160 000, alors qu’il n’en avait réuni que dalé. 2 000 en 1992. Et comme on ne saurait Il faut dire qu’entre-temps, un autre rou- prendre trop de précautions, Berry le leau compresseur avait été à l’œuvre, laisse arriver en tête de tous les candi- celui de Rafic Hariri. Avec un bloc parle- dats. mentaire déjà consistant après les trois Heureusement, il y aura pour entretenir fournées du Mont-Liban, du Nord et de la combativité des militants du Hezb une Beyrouth, le chef du gouvernement sem- les deux derniers dimanches électoraux. petite bataille symbolique contre Rafic blait en mesure de modifier radicalement Pour les militants, l’annonce de la coali- Hariri. Après l’escalade verbale entre les le rapport de forces avec son allié obligé, tion a valeur de défaite mais les rumeurs deux parties, lors du scrutin de Beyrouth, Nabih Berry, au moment où ce dernier avait de plus en plus de raisons de craindre les résultats d’une confrontation électorale avec le Hezbollah. Hop, un petit tour à Damas: les Syriens, de leur côté, ne souhaitent pas l’affaiblissement de Berry, et ils ne veulent surtout pas de débordements dans le Sud. Le téléphone fonctionne probablement aussi avec Téhéran, et le tour est joué. Le Hezbollah remettra à plus tard ses velléités oppo- santes et fera prévaloir les impératifs stratégiques. Il est vrai qu’en échange, il obtient la part substantielle qu’il récla- mait, soit quatre députés (chiites) dans le Sud, auxquels s’ajouteront sept autres dans la Békaa – le package deal couvre

L’ORIEN T-EXPRESS 14 OCTOBRE 1996 L’alchimie de la Békaa

’EST PEU DIRE QUE PERSONNE n’atten- on confia la proclamation de la liste mais Cdait la moindre surprise dans la pas sa présidence et l’on reconnut à Elias Békaa. Depuis le début de la campagne, Skaff la primauté symbolique que sa les choses semblaient courues d’avance et famille détient depuis des décennies. la plupart des commentateurs de la chose Cette unité de façade n’empêcha cepen- publique faisaient une croix sur le dernier dant pas les menaces de panachage. Il dimanche électoral. Alors, avec la coali- était dit, en particulier, que la trop tion Amal-Hezbollah scellée dans le grande visibilité du Hezbollah allait ame- Sud... ner les électeurs chrétiens, à Zahlé Le fait est pourtant que le jeu fut nette- notamment, à sanctionner ses candidats. ment plus ouvert que dans le Sud. La réalité fut plus nuancée et, si pana- D’abord parce que, contrairement à toute chage il y eut, il n’affecta pas le succès de attente, plusieurs listes étaient en lice, la liste, à deux exceptions près, le maro- dont l’une ouvertement opposante, nite Robert Ghanem, battu par Henri encore qu’hétéroclite puisque regroupant Chédid (Békaa-Ouest), et le sunnite notamment, sous le label de la «Liste du Ahmad Hujeiri, devancé par Ismaïl Suk- peuple», l’ancien ministre Albert Man- karieh (Baalbek-Hermel). Mais l’équi- il était impensable qu’une même liste sour, proche du président Husseini, l’an- libre était sauf: si Hariri perdait un allié regroupe les candidats intégristes et la cien député Tarek Habchi, qui passait dévoué en la personne de Ghanem, il en sœur du chef du gouvernement. On lais- pour avoir l’appui du président de la gagnait un autre avec Sukkarieh. sera donc les deux sièges de Saïda à République, et le secrétaire général du Il n’en reste pas moins que c’est la défaite l’écart de l’accord de coalition Amal- Parti communiste, Farouk Dahrouj. de Ghanem qui a donné un petit tour dra- Hezbollah. Une solution finalement com- Ensuite parce que la liste de coalition matique au scrutin, d’ailleurs volontiers mode pour Bahia Hariri qui, tout en naquit elle-même dans la douleur. Il faut amplifié par la presse. Non que l’enraci- renouvelant son alliance avec Berry, dire qu’à l’inverse du Sud, la Békaa nement du député sortant était censé le bénéficiera pendant quelques jours du conserve un leadership local fragmenté. mettre à l’abri des mauvaises surprises – statut de victime, même si, en fait, Mous- L’étendue et la diversité confessionnelle en 1992 son élection avait eu valeur de tafa Saad paraissait davantage menacé, de la circonscription aidant, il fallait désignation – mais parce qu’elle semblait malgré l’appui du Hezbollah – et celui de composer avec les prétentions des mul- témoigner de la persistance d’un antago- Habib Sadek. Finalement, la bataille de tiples pôles régionaux, tous acquis à nisme, en l’occurrence celui qui oppose le Saïda se solde par un match nul, et les l’ordre établi sans doute mais tous culti- Hezbollah à Hariri, en même temps que deux sortants seront reconduits. vant des sensibilités d’écorchés vifs. Une des petites contradictions entre le prési- Au total, le scrutin du Sud n’aura donc subtile alchimie en vint à bout. À Hussein dent de la République et le chef du gou- servi qu’à geler d’autorité un équilibre Husseini, avide de revanche depuis 1992, vernement. des forces surveillé de près pour cause d’intérêts stratégiques, en étouffant du même coup les courants qui échappent à la bipolarité Amal-Hezbollah, et tout particulièrement celui de la gauche démocratique conduite par Habib Sadek. Pourtant, ce dernier peut se targuer d’un poids populaire comparable à celui des deux grandes formations. En réunissant sur son seul nom plus de 60 000 voix, alors qu’il devait affronter la rivalité, non seulement des candidats de la mahdalé, mais aussi celle de Kamel al-Assaad, il montre que la tradition de gauche a su conserver un enracinement dans le Sud, malgré la vigilance d’Amal à cet égard. Les 90 000 voix obtenues par son colis- tier, Elias Abou-Rizk – un résultat supé- rieur qui s’explique notamment par le fait que le patron de CGTL n’avait qu’un seul adversaire, le sortant réélu Assaad Hardane –, confirment d’ailleurs que le Sud avait vocation à être la terre des sur- prises s’il n’avait été aussi brutalement mis sous éteignoir par la liste de coalition.

L’ORIEN T-EXPRESS 15 OCTOBRE 1996 Le coût des campagnes

EUX CENTS MILLIONS DE DOLLARS. lars) dont les machines électorales étaient 10 000 et 40 000 dollars. Toutefois, un D C’est, selon les estimations de plu- exclusivement composées de bénévoles. candidat, en la personne de Rafic Hariri sieurs banquiers, le flux monétaire généré Mais c’est en millions qu’il faut parler se détache du lot avec ses seize gigan- par les élections législatives. Ce montant pour les Rafic Hariri, Issam Farès, Mau- tesques panneaux parsemés dans Bey- brut constitué d’un recoupement de plu- rice Fadel et autres Michel Pharaon. routh. Réalisés en France, chaque pan- sieurs sommes témoigne de l’importance Combien de millions? Les chiffres les plus neau aurait coûté 21 000 dollars, soit des dépenses réalisées au cours de cette divers sont cités, surtout dans le cas de 336 000 dollars pour l’ensemble... Autre période et à une autre échelle, les réper- Hariri. Jusqu’à 30 millions de dollars, moyen de publicité: les médias. Bien que cussions de ce mouvement sur l’économie affirment certains! La transparence étant le Conseil des ministres ait interdit aux libanaise. Voilà au moins un résultat la chose du Liban la moins partagée, il est médias audiovisuels la publicité électo- positif des élections. Le revers en est bien extrêmement difficile d’obtenir des rale, certaines télévisions comme la MTV chiffres fiables. Mais la ou l’ICN ont programmé des émissions différence d’échelle était tarifées de propagande électorale, à rai- déjà visible dans les son de 10 000 dollars l’interview. Si la moyens de propagande LBC s’en est abstenue, elle s’est rattrapée utilisés (affichage, mee- en diffusant en prime time, une interview tings) et c’est d’ailleurs de Rafic Hariri la veille du scrutin de cela qui donne lieu aux Beyrouth. La presse écrite a également spéculations les plus verti- profité de la saison électorale. Deux fois gineuses. plus chère que la publicité normale (mais Ces écarts viennent natu- quatre fois plus rentable pour les jour- rellement de la gamme des naux puisqu’elle ne passe pas par les moyens mis en œuvre et régies), la publicité électorale via la de la manière dont ils sont presse n’en n’était pas moins sollicitée. utilisés. D’une manière Les prix affichés par les différents quoti- générale, le budget d’une diens s’échelonnaient entre 10 000 et 15 campagne électorale se 000 dollars la page entière. ventile comme suit: • Les réunions électorales et les meetings: • La machine électorale, la gamme s’étend de la rencontre de autrement dit les direc- teurs de campagne et les personnes employées dans E PARTI COMMUNISTE LIBANAIS a pris les bureaux électoraux Ll’initiative d’une première en choi- sissant de rendre publique les chiffres sûr l’extension inquiétante du règne de pour une durée de temps limitée qui de sa campagne électorale, aussi bien l’argent. Car, dans cette somme, la s’étend pour majeure partie sur une concernant l’origine des sources de «contribution» de tous les candidats n’est période de 3 à 6 mois. Près de 6 000 per- financement que leur destination. Le évidemment pas la même. sonnes ont travaillé au service de la liste budget dépensé par le parti pour ses La loi électorale n’impose aucune limita- électorale de Rafic Hariri, et chacun, six candidats a été de 302 millions de tion aux dépenses des candidats. Chaque selon sa fonction a été payé entre 2 000 et livres libanaises, soit approximative- candidat s’est donc lui-même fixé un 10 000 dollars par mois. Pour les candi- ment 200 000 dollars. budget en fonction de ses moyens propres dats démunis, il est possible de faire l’éco- ou de ses subsides. Et les moyens n’étant nomie de ce poste budgétaire en faisant pas comparables, la disproportion des travailler des volontaires. Mais cela n’est Sources de financement en millions de L.L. dépenses est devenue proprement possible que si l’on peut compter sur une effrayante au point qu’on en vient à se solidarité familiale ou, plus rarement, Participation des membres du parti 128 000 000 demander s’il s’agit bien du même pays. politique. Donations 60 000 000 Selon divers recoupements, le coût d’une • Le défraiement des délégués mobiles ou Frais de participation aux activités du parti 44 000 000 fixes pour le jour des élections, estimé campagne type, pour quelqu’un qui n’a Dettes 70 000 000 pas d’avance une grande notoriété, se entre 100 et 200 dollars par personne. Ce Total 302 000 000 situe entre 300 000 et 500 000 dollars. chiffre est évidemment à multiplier par le Ce chiffre peut cependant être diminué si nombre de délégués qui lui-même dépend l’on profite d’un effet de liste ou si l’on du nombre de bureaux de vote. Il peut Dépenses générales en millions de L.L. peut compter sur l’engagement bénévole dépasser le millier. Là encore, certains Dépôt de garantie 70 000 000 des sympathisants. Et de fait, nombre de candidats peuvent compter sur le bénévo- Frais de publicité et d’impression 75 000 000 lat, mais il faut compter les frais de dépla- candidats ont dû se montrer très éco- Frais de transports 98 000 000 nomes, y compris parmi les personnalités cement et les repas. Frais de location de bureaux et frais de communication 21 000 000 connues comme Najah Wakim (185 000 • Les dépenses de publicité et d’informa- dollars), Habib Sadek (moins de 100 000 tion. Le budget d’impression (affiches, Budget d’alimentation 38 000 000 dollars) ou Samir Frangié (73 000 dol- tracts et bulletins) est compris entre Total 302 000 000

L’ORIEN T-EXPRESS 16 OCTOBRE 1996 quartier au meeting de masse, en passant par le banquet électoral. Pour le premier type de réunion, il y a parfois à prévoir Les 128 députés un «défraiement» de l’hôte (boissons). Même chose pour le dîner électoral. Quant aux meetings, ils supposent la Le Parlement est au complet, sous réserve bien sûr des arrêts que location d’un local, de chaises, la mobili- sation de personnel supplémentaire pour rendra le Conseil constitutionnel au sujet des requêtes d’invali- l’occasion... Ici encore, Rafic Hariri se dation présentées.En attendant, voici la liste, des 128 heureux détache avec le meeting à l’américaine possesseurs de plaque bleue. organisé au stade de Beyrouth: pas moins de 80 000 places assises, des milliers de ballons, de programmes, de pin’s, de T- a. d.= ancien député; n. d.= nouveau député; la mention réélu indiquant évidem - shirts et de casquettes. • Le transport: outre qu’il doit couvrir les meznt un sortant déplacements de ses délégués, le candidat prend en charge parfois le transport des électeurs vers le bureau de vote – ce qui Metn (8 sièges) n’est pas seulement un service pour l’élec- Michel Murr grec-orthodoxe (réélu) 43 407 teur mais un moyen de contrôler son Raji Abou-Haïdar grec-orthodoxe (n. d.) 30 331 vote. Ainsi, le jour de l’élection de Bey- Ghassan Achkar maronite (réélu) 34 597 routh, l’équipe du candidat Hariri a Habib Hakim maronite (réélu) 32 965 mobilisé 4 500 voitures, avec chauffeur Nassib Lahoud maronite (réélu) 31 914 et «assistant», payés chacun 100 dollars. Chaker Abousleiman maronite (n. d.) 29 063 • Antennes électorales: le financement Antoine Haddad grec-catholique (n. d.) 30 431 d’un bureau électoral est en moyenne de Sebouh Hovnanian arménien (n. d.) 29 764 5 000 dollars pour la durée de la cam- pagne sans compter un personnel perma- Kesrouan (5 sièges) nent de 4 à 6 personnes payées chacune Mansour Ghanem al-Bone maronite (réélu) 20 133 entre 400 et 500 dollars. Najah Wakim Rouchaïd al- maronite (réélu) 17 926 disposait de 6 bureaux (mais avec des Elias al-Khazen maronite (réélu) 14 802 bénévoles), Michel Pharaon de 56 et Farès Boueiz maronite (réélu) 14 666 Rafic Hariri de 300. Camille Ziadé maronite (réélu) 14 518 •Frais divers: nourriture, parking, Mont-Liban (6 cazas) essence et location de téléphones por- Jbeil (3 sièges) tables, variables naturellement en fonc- Mahmoud Aouad chiite (réélu) 7591 tion du nombre de personnes engagées Nouhad Souaid maronite (n.d) 7195 dans la machine électorale. À titre indi- Émile Naufal maronite (n. d.) 6932 catif, le budget nourriture de la liste Hariri pour le seul jour de l’élection était Aley (5 sièges) de 150 000 dollars. Akram Chehayeb (réélu) 28 805 À tout cela, il faut malheureusement Talal Arslan druze (réélu) 18 294 ajouter parfois les achats de voix, qu’ils Antoine Hitti maronite (n. d.) 24 534 soient faits à la sauvette le jour de l’élec- Abdo Bejjani maronite (n. d.) 24 454 tion (100 dollars par tête de pipe, disait- Antoine Andraos grec-orthodoxe (n. d.) 26 242 on dans le quartier de Dana, le 1er sep- tembre) ou bien avant, via ceux qu’on Baabda (6 sièges) appelle les «clés électorales». Mais ces Ayman Choukeir druze (réélu) 21 677 pratiques, qui ne datent pas d’aujour- Bassem Sabeh chiite (réélu) 27 220 d’hui, sont finalement restées circons- Salah Haraké chiite (n. d.) 21 367 crites à un petit nombre de candidats. Elias Hobeika maronite (réélu) 25 990 Les frais de la campagne ne sont pas tou- Pierre Daccache maronite (a.d) 22 072 jours supportés par le candidat; il faut en Jean Ghanem maronite (réélu) 19 674 effet distinguer la période «avant liste» et la période «après liste» à partir de Chouf (8 sièges) laquelle les frais sont partagés entre l’en- Walid Joumblatt druze (réélu) 52 032 semble des candidats d’une même liste. Marwan Hamadé druze (réélu) 55 880 Cela reste quand même excessif dans la Zaher Khatib sunnite (réélu) 40 214 mesure où la possibilité de faire acte de Alaeddine Terro sunnite (réélu) 47 974 candidature se réduit à des personnalités Nabil Boustany maronite (réélu) 49 472 bien argentées ou, à tout le moins, Georges Dib Nehmé maronite (réélu) 44 566 capables de réunir des dons suffisants. Wadih Akl maronite (n. d.) 43 606 MYRIAM HOBALLAH Khalil Abdel-Nour grec-catholique (réélu) 47 380

L’ORIEN T-EXPRESS 17 OCTOBRE 1996 Nombre d’électeurs: 569.757 Participation: 226.939 (40%) Tripoli (8 sièges) Ahmad Hbous alaouite (n. d.) 123 142 Maurice Fadel grec-orthodoxe (n. d.) 100 616 Ahmad Karamé sunnite (réélu) 81 489 Mohamed Kabbara sunnite (réélu) 81 421 Misbah Ahdab sunnite (n. d.) 73 422 Omar Karamé sunnite (réélu) 69 186 Omar Meskaoui sunnite (réélu) 64 869 Jean Obeid maronite (réélu) 62 890 Nord (7 cazas) Mennié-Denniyé (3 sièges) Jihad Samad sunnite (n. d.) 66 917 Saleh Kheir sunnite (réélu) 59 503 Ahmed Fatfat sunnite (n. d.) 58 209 Zghorta (3 sièges) Nayla Mouawad maronite (réélue) 108 631 Sleiman Frangié maronite (réélu) 95 407 Estephan Doueihy maronite (réélu) 73 797 Bécharré (2 sièges) Gebrane Tok maronite (a.d.) 89 640 Kabalan Issa al-Khoury maronite (réélu) 67 247 Batroun (2 sièges) Boutros Harb maronite (a.d.) 99 793 Sayed Akl maronite (réélu) 50 325 Koura (3 sièges) Farid Makari grec-orthodoxe (réélu) 87 367 Nicolas Ghosn grec-orthodoxe (n. d.) 71 051 Fayez Ghosn grec-orthodoxe (n. d.) 64 465 Akkar (7 sièges) Issam Farès grec-orthodoxe (n. d.) 92 881 Abdel Rahman Abdel Rahman alaouite (réélu) 83 947 Talal Merhabi sunnite (réélu) 82 817 Fawzi Hobeiche maronite (n. d.) 73 905 Riad Sarraf grec-orthodoxe (réélu) 71 577 Wajih Baarini sunnite (réélu) 63 537 Khaled Daher sunnite (n. d.) 52 364

Rafic Hariri sunnite (n. d.) 78 714 s 128 députés Sélim Hoss sunnite (réélu) 64 259 Bahaeddine Itani sunnite (n. d.) 48 652

e Sélim Diab sunnite (n. d.) 47 892 Tammam Salam sunnite (n. d.) 46 885 Adnan Arakji sunnite (n. d.) 46 202 L Béchara Merhej grec-orthodoxe (réélu) 59 038 Najah Wakim grec-orthodoxe (réélu) 53 088 Mohamed Y. Beydoun chiite (réélu) 45 762 Hussein Yatim chiite (n. d.) 40 150 Khaled Saab druze (n. d.) 51 599 Michel Pharaon grec-catholique (n. d.) 54 571 Ghassan Matar maronite (réélu) 27 229 Abraham Dédéyan protestant (n. d.) 52 372 Hagop Tchoukhadarian arménien-cath. (réélu) 53 833 Khatchig Babikian arménien-orth. (réélu) 55 381 Hagop Demerdjian arménien-orth. (n. d.) 54 416 Beyrouth (19 sièges) Yeghia Djerdjian arménien-orth. (réélu) 50 036 Jamil Chammas minorités (n. d.) 39 636

L’ORIEN T-EXPRESS 18 OCTOBRE 1996 Zahrani (3 sièges) Nabih Berry chiite (réélu) 155 890 Ali Osseiran chiite (réélu) 145 748 Michel Moussa grec-catholique (réélu) 137 360 Tyr (4 sièges) Mohamed Beydoun chiite (réélu) 136 638 Ali al-Khalil chiite (réélu) 136 484 Abdallah Kassir chiite (n. d.) 131 002 Ali Khreiss chiite (n. d.) 125 752 Marjeyoun-Hasbaya (5 sièges) Nazih Mansour chiite (n. d.) 159 244 Ali Hassan Khalil chiite (n. d.) 123 493 Anouar al-Khalil druze (réélu) 136 182 Liban-Sud (7cazas) Ahmad Soueid sunnite (réélu) 124 278 Assaad Hardan grec-orthodoxe (réélu) 126 695 Jezzine (3 sièges) Nadim Salem grec-catholique (réélu) 132 383 Samir Azar maronite (réélu) 132 716 Sleiman Kanaan maronite (réélu) 131 167 Bint-Jbeil (3 sièges) Ayoub Hmayed chiite (réélu) 136 320 Mohamed Fneich chiite (réélu) 134 822 Hassan Alawiyeh chiite (réélu) 129 498 (3 sièges) Abdel-Latif Zein chiite (réélu) 136 115 Yassin Jaber chiite (n. d.) 135 093 Mohamed Raad chiite (réélu) 130 682 Saïda (2 sièges) Bahia Hariri sunnite (réélue) 141 338 Moustafa Saad sunnite (réélu) 128 595

Rachaya et Békaa-Ouest (6 sièges) Mahmoud Abou-Hamdan chiite (réélu) 105 921 Elie Ferzli grec-orthodoxe (réélu) 95 699 Fayçal Daoud druze (réélu) 71 354 Henry Chédid maronite (n. d.) 68 510 Abdel-Rahim Mourad sunnite (réélu) 75 225 Sami Khatib sunnite (réélu) 52 361 Zahlé (7 sièges) Mohsen Dalloul chiite (réélu) 95 258 s 128 députés Elias Skaff grec-catholique (réélu) 81 697 Nicolas Fattouche grec-catholique (réélu) 74 378 e Békaa (3 cazas) Khalil Hraoui maronite (réélu) 63 962 Chawki Fakhoury grec-orthodoxe (n. d.) 60 556

L Georges Kassarji arménien (réélu) 57 981 Mohamed Ali al-Meiss sunnite (n. d.) 51 547 Baalbeck-Hermel (10 sièges) Ibrahim Amine al-Sayyed chiite (réélu) 93 043 Hussein al-Hajj Hassan chiite (n. d.) 86 496 Ammar al-Moussawi chiite (n. d.) 85 042 Hussein Husseini chiite (réélu) 68 932 Assem Kanso chiite (n. d.) 67 209 Ghazi Zeayter chiite (n. d.) 61 479 Ibrahim Bayan sunnite (réélu) 74 983 Ismaïl Succarieh sunnite (n. d.) 41 940 Rabiha Keyrouz maronite (réélu) 66 424 Marwan Farès grec-catholique (n. d.) 51 501

L’ORIEN T-EXPRESS 20 OCTOBRE 1996 Le temps des incertitudes H ASSAN SALAMÉ LE PRÉDISAIT écrivain-militant, le partage du pouvoir (N ahar, 21 septembre), marquant par là Gquelques jours avant le dernier scru- législatif (suivi du partage du gâteau les linéaments d’un diagnostic qui reste à tin des législatives: après l’ivresse des audiovisuel, et bientôt du pouvoir exécu- faire: «Le phénomène Hariri en milieu élections, les Libanais se réveilleront... Et tif) ne saurait occulter les véritables sunnite (et au-delà) est-il un indicateur ce sera la gueule de bois. Et de fait, après contradictions de cette coalition «rou- d’une régression certaine des penchants les billets d’humeur, les cris de jubilation leau-compresseur»: entre «le pouvoir de nationalistes qui régnaient dans ce et d’humiliation des lendemains qui chan- l’argent représenté par Hariri et l’argent milieu? (...) Q ui forme désormais le tent et qui déchantent, les «grandes ques- du pouvoir que représentent les autres»; public d’Amal, après l’expérience de son tions» ont vite retrouvé une place d’hon- entre «l’État modernisateur et les aça- président au pouvoir? La açabiyya neur dans les éditoriaux de la presse biyyat miliciennes et confessionnelles». À d’Amal en tant que mouvement est-elle libanaise. Questions d’avenir orientées court terme, l’interrogation (posée par réduite à néant depuis qu’il s’est fondu d’abord par l’interprétation des résultats nombre d’observateurs) portera donc sur dans le pouvoir? (...) Q ue signifie le des élections, dictées ensuite par la lecture l’éventuelle redéfinition des équilibres maintien du leadership joumblattiste au des derniers mouvements de troupes dans entre le pôle exécutif (assuré désormais pouvoir? (...) Est-il possible de produire la région. d’un bloc parlementaire fort) et le pôle un nouveau zaïm chrétien?» Selon les premières radioscopies de la législatif (affaibli par la perte de sa fonc- Autant de questions sur la représentati- nouvelle Chambre, le score final est sans tion de contrôle). vité (exclusive ou partagée) des têtes de appel: un grand vainqueur, qui a pour Ultime signe d’espoir, cette équation du liste de chaque communauté ne doivent nom «le pouvoir», et des vaincus rangés pouvoir porte en elle-même les germes de pas occulter, à un autre niveau de lecture sous la bannière de «l’opposition». Mais sa destruction, souligne E. Khoury. Com- (celui de Joseph Samaha dans son édito- derrière l’unanimité des éditorialistes à ment, en effet, peut-on construire un sys- rial du Safir, 17 septembre) que «la majo- reconnaître, une fois n’est pas coutume, tème quadripartite, qui ne tient qu’à par- rité parlementaire ne reflète pas une l’absence de match nul, il reste à identi- tir de l’extérieur, basé sur le monisme du majorité populaire correspondante, à fier, au-delà des figures symboles, ce que leadership dans chaque communauté? La savoir que le pourcentage des “loyalistes” recouvre la dichotomie de la scène poli- suprématie d’un leader unique dans cha- dans la société est moindre qu’au Parle- tique libanaise post-électorale. cune des communautés, possible en ment». Sans remettre en cause la force de Pour Elias Khoury, «les élections du pou- temps de guerre, n’en a pas moins abouti «l’alliance dirigeante», entretenue par la voir» (dans le Mulhaq du N ahar du 24 à des massacres sanglants au sein de faiblesse des contre-pouvoirs et le succès août) ne révèlent aucune surprise sur toutes les communautés, constate E. du «système des quote-parts», Joseph l’identité du gagnant, mais consacrent au Khoury. À l’issue du dernier scrutin, cette Samaha, l’un des rares analystes de l’opé- contraire la victoire d’un système poli- suprématie n’est certes ni définitive ni ration électorale de A à Z, relativise sa tique né dans la guerre. Évoquant les parfaite (à l’image du tandem victoire écrasante. À y regarder de plus figures de proue de la République de Murr/Hobeika chez les chrétiens). Mais près, le décompte des voix indiquerait en Taëf, l’auteur constate avec amertume la tendance générale remet à l’ordre du maints endroits un «message de protesta- que leur alliance remonte à «l’ancien jour la question des nouveaux équilibres tion» de la société, confirmant ainsi la accord tripartite, signé [en 1985] à au sein de chaque communauté. Georges permanence du hiatus entre les forces Damas entre les Forces d’Hobeika, Amal Nassif reprend en détail le problème, sous sociales et les forces politiques mais ceci de Berry et les progressistes de Joumblatt, la forme d’une longue liste interrogative est une autre histoire... auquel on a ajouté le sunnite manquant (Hariri) qui donne [aux trois premiers] la légitimité économique, financière et inter- nationale». D’où la description qu’es- quisse E. Khoury de cet «ancien-nouveau pouvoir» à plusieurs têtes: il représente l’alliance des milices confessionnelles et des entrepreneurs; il symbolise l’ancrage du leadership politique de chacune des principales communautés (maronite, chiite, druze et sunnite); dénué d’une majorité intérieure, il a recours à un magistère suprême unique, la Syrie, seule «capable de régler les divergences, de for- muler la synthèse des différences et de tenir la décision politique». Tableau apocalyptique s’il en est pour cet Yassin al-Khalil, al-Safir

L’ORIEN T-EXPRESS 22 OCTOBRE 1996 Pour l’éditorialiste du Safir, ces messages bataille où il y a concurrence... et capable dans la région et à imposer un système de protestation constituent sans doute de gagner seulement s’il entre dans une régional intégré sous son administra- implicitement les forces potentielles d’une coalition, c’est-à-dire sans concurrence». tion». opposition à organiser, tant la carte Et d’avouer sa surprise d’avoir constaté Dans cette atmosphère de fin de règne actuelle des oppositions est contrastée et combien chimérique était la croyance en américain sans partage, qui clôt une fragmentée. Trois (ou quatre?) courants une force politique propre du Hezbollah, période de six ans exceptionnelle dans d’opposition, dont la représentation par- étant donné son «incapacité à prendre l’histoire du Moyen-Orient, les artisans lementaire est si marginale que leur union une décision autonome, même dans les du processus de paix ont changé et l’opti- ne suffirait pas à exercer un recours affaires locales (en considérant que sa misme de l’été 92 cède la place aux nou- auprès du Conseil Constitutionnel, se position dans le conflit avec Israël est une veaux défis de l’été 96, à propos d’un profilent. J. Samaha en retient trois: chose «différente», où l’autonomie n’est même dossier syro-israélien (gelé entre «L’opposition-boycott, bloc quasiment pas envisageable dans les mêmes termes ces deux dates au profit du dossier pales- effondré, qui tentera de trouver dans les que dans les affaires internes)». Quel que tinien). résultats une consolation à l’échec de sa soit le bien-fondé de cette argumentation, Entre ces deux rendez-vous électoraux des ligne politique (...); l’opposition réforma- le fait est que le déroulement des élections Libanais, coincés les deux fois entre celui trice où deux noms viennent à l’esprit, au Sud aura permis d’esquiver à la fois la des Israéliens et celui des Américains), Salim Hoss et N assib Lahoud, dont les confrontation des armes et celle des reprend Salamé dans un éditorial du 20 calculs pourraient d’ailleurs ne pas urnes, ce qui signifie, pour Zein, qu’on a septembre, le cadre régional donc est radi- concorder, même s’il est sûr qu’il y a une prolongé le mandat du Hezbollah pour calement différent. Les Libanais l’ont sans demande populaire pour qu’ils trouvent quatre nouvelles années. Pourquoi? doute remarqué en comparant leurs élec- une formule de coordination entre eux et Les hésitations autour du Hezbollah tions de 1992, au cours desquelles ils ont avec d’autres (...); l’opposition radicale prennent d’autant plus de relief que les voté (et boycotté) l’œil sur un redéploie- (...) qui pourra jouer un rôle contestataire développements régionaux, oubliés le ment syrien, en application de l’accord de et mobilisateur», sous l’impulsion d’un temps d’un été, reviennent à la «une». Taef, qui n’a pas eu lieu, et celles de 1996, Najah Wakim et des candidats non élus Ghassan Salamé recense pour les lecteurs au cours desquelles ils ont voté (et pana- (malgré un score honorable) du Parti du N ahar (11 septembre) les change- ché), le regard surpris par le redéploie- communiste. ments politiques de l’environnement, ment de l’armée syrienne. Attention à ne Dans cette configuration, il reste une déterminant pour la situation libanaise pas surestimer la portée politique du geste grande inconnue: la position que prendra d’aujourd’hui et de demain: l’arrivée au syrien, avertit en substance Salamé, au le Hezbollah, dont «les responsabilités pouvoir du fondamentalisme conserva- détriment de la chose militaire, cette dépassent la simple opposition inté- teur en Turquie, qui a immédiatement grande absente de la culture politique rieure» pour J. Samaha. Après son revire- entrepris de consolider son orientation libanaise. Ceci étant, rappelle-t-il, le chan- ment dans le jeu des alliances électorales, vers l’Asie islamique; l’affermissement gement numéro 1 au palmarès des incerti- le Hezbollah peut-il constituer une force des liens économiques de l’Iran avec la tudes régionales était déjà sorti des urnes interne d’opposition ou bien ses liens Turquie, le Pakistan et le Soudan, en israéliennes en juin dernier. Le nouveau- régionaux entravent-ils sa liberté?, se dépit des nouvelles sanctions imposées à né s’appelle Bibi (Netanyahu). Adoptant demande Georges Nassif. Jihad al-Zein, la République islamique; l’avancée des un profil bas dans le dossier palestinien et dans le Safir (11 septembre), émet des troupes de Bagdad vers le Kurdistan ira- un ton de défi dans le domaine libano- doutes quant à la première option, au vu kien, malgré la présence des missiles de la syrien, le nouveau premier ministre israé- de ce qu’il considère comme une VIIe flotte américaine; le besoin des lien laisse planer l’inquiétude et la tension. démission-humiliation de la direction du forces américaines déployées dans les Qu’elle soit verbale ou militaire, la pro- Parti au Sud. Dans un article au titre pro- pays du Golfe de se protéger à leur tour... chaine bataille se situe pour les Libanais, vocateur, «Le Hezbollah humilié», qui a G. Salamé décèle dans ces données «l’in- selon Salamé, sur ce front-là, et mieux suscité des réactions en chaîne dans les capacité du pays le plus influent du vaut prévenir que guérir. pages du même Safir, il souligne que «le monde, les États-Unis, à contrôler de Parti est apparu incapable de gagner une manière absolue le cours des événements MONA MANSOUR

Habib, al-Hayat

L’ORIEN T-EXPRESS 24 OCTOBRE 1996 Des oppositions et de leurs méthodes ZIAD N. ABDELNOUR

ES ÉLECTIONS AURONT FINALEMENT ÉTÉ niers dimanches électoraux que le dats pro-syriens tels que Salim Saadé et, LCONFORMES au «cahier des charges» «contrat législatif» de la cuvée 1996 a plus encore, Abdallah Chahal, doublée de qui leur avait été assigné: interdire l’émer- connu son application la plus parfaite. À la victoire écrasante de Boutros Harb gence d’un bloc d’opposition parlemen- Beyrouth, dans le Sud et dans la Békaa, montrent que le vote populaire massif taire qui pourrait, par ses orientations les élections ont rémunéré grassement les peut donner des résultats. Et que les vices idéologiques, contredire la présence différents pôles du pouvoir tout en rap- de procédure ainsi que les pressions en syrienne au Liban, c’est-à-dire les repré- pelant au passage que les contraintes inté- tout genre n’arrêtent pas forcément un sentants de l’opposition de l’extérieur, et rieures libanaises sont vouées à être tou- raz-de-marée populaire. À moins bien sûr réduire le plus possible le poids des jours dépassées dans l’intérêt de la qu’il y ait un trucage massif des résultats. opposants institutionnels afin qu’ils ne logique régionale prônée par la Syrie. Les Pour autant, on ne saurait oublier qu’au- puissent pas contrecarrer sérieusement invectives qui ont déchiré le Hezbollah et delà du revers limité infligé au pouvoir, l’orientation prise par le pouvoir libanais Amal n’ont pas réussi à freiner le parrai- les enjeux électoraux sont restés réduits à travers la troïka. Il est clair, en effet, nage musclé des candidats par des listes au Nord. Il n’y avait pas dans cette région que tout un dispositif a été mis en place coalisées. Les résultats du premier un phénomène opposant de taille à pour bloquer le passage de ces listes dimanche, celui du Mont-Liban, n’étaient remettre en cause les objectifs et les impé- opposantes. À commencer par l’adoption pas moins favorables à la démarche du ratifs fondamentaux du pouvoir. d’une loi électorale inégalitaire et le pouvoir pour lequel l’élection de Il reste que les résultats alimentent utile- contournement des décisions du Conseil quelques très rares opposants, fussent-il ment le débat sur l’opportunité de la par- constitutionnel pour finir par les manipu- de la ligne «indépendantiste» comme ticipation au scrutin. L’opposition de lations des procédures lors des scrutins Pierre Daccache, ne constituait pas un l’extérieur aurait-elle réussi à dépasser, à successifs et dans le dépouillement des réel danger. Certes, dans le Nord, les élec- l’instar de Boutros Harb, pressions et voix. tions ont apporté des enseignements sup- manipulations pour conquérir finalement C’est sans doute au cours des trois der- plémentaires: l’échec flagrant des candi- sa place au Parlement? En d’autres termes, ce qui a pu se passer avec de rares personnalités aurait-il été possible pour un vaste mouvement opposant qui, de ce fait, aurait brigué un nombre important de sièges parlementaires. La réponse reste hypothétique. Quoi qu’il en soit, les élections ont eu au moins le mérite de montrer le poids res- pectif des deux écoles qui se partagent aujourd’hui l’opposition. La ligne de démarcation est en apparence claire: c’est l’attitude déclarée à l’égard de la présence syrienne, avec d’un côté une opposition dite de l’extérieur qui se réclame ouverte- ment d’une problématique indépendan- tiste et articule son discours autour de la récupération de la souveraineté et, d’un autre côté, l’opposition «institution- nelle», qui fait de la réforme sa priorité et mise son potentiel sur la fondation d’un État de droit. Cette école centre son opposition sur les pratiques du pouvoir sans contester immédiatement l’équilibre syrien: même s’il réclame la relève de l’ar- mée syrienne par l’armée libanaise, un Nassib Lahoud ne cherche pas à se poser en adversaire immédiat de la présence syrienne. Cependant, la différence offi- cielle dans le discours pourrait n’être qu’une différence sur la méthode la plus propice à la restauration de l’indépen-

L’ORIEN T-EXPRESS 26 OCTOBRE 1996 dance: tandis que l’opposition de l’exté- doivent pas pour autant être interprétés pendamment des positions qu’ils peuvent rieur s’en tient toujours à une logique de comme une victoire pour ces opposants adopter, ne pourront plus être ignorés confrontation dure, l’école institution- puisqu’aussi bien une autre partie des par les courants de l’opposition. nelle fait prévaloir une méthode douce de électeurs a opté pour les hommes du pou- À défaut de favoriser des personnalités petits pas qui, en s’accumulant, finiraient voir jugés plus à même de consacrer la régionales sortant de leur rang qui puis- par induire un changement à la faveur logique confessionnelle et de services. sent influer dans des considérations de ce d’un nouvel équilibre régional. Messieurs Ernest Karam et Chaker type, ces courants verront leur poids mar- En regard de cette différence, comment Abousleiman n’ont certainement pas ginalisé ou simplement résumé à leurs s’analyse le comportement de l’électorat? ignoré ces calculs, même s’ils n’ont pas chefs respectifs. Car si Michel Aoun et, La question vaut surtout d’être posée profité également de ce genre de réflexe. dans une moindre mesure, Dory Cha- pour l’électorat chrétien dont la culture Deux autres leçons sont à retenir du com- moun doivent être séparément dotés politique privilégie le discours souverai- portement de l’électorat chrétien pour d’une bonne popularité, il n’est pas dit niste. À cet égard, il est difficile d’ignorer ajuster les calculs à venir de l’opposition. que leurs lieutenants puissent se prévaloir que les résultats, quelle que soit leur La première, dont on ne peut que se du même crédit. Ces données-là ne pour- marge d’erreur, ont démontré un net réjouir, tient dans la volonté exprimée ront plus être négligées dans la perspec- recul de la tendance du boycott, ce qui par nombre de citoyens de revenir à la vie tive de nouvelles stratégies politiques. De la même manière, on ne sau- rait ignorer que la participa- tion fut aussi une sorte de vote sanction contre l’ineffi- cacité de l’opposition de l’extérieur, pénalisée pour son inaction pendant quatre ans et pour l’absence de structure politique crédible. C’est dire si les perspectives sont difficiles pour cette opposition, maintenant qu’elle a perdu l’une de ses cartes maîtresses, celle de la légitimation populaire du scrutin. Privée d’un tel atout en même temps que de la possibilité d’offrir à ses par- tisans des acquis politiques Pierre Sadek, al-Nahar palpables comme le vote ou la protestation contre tel ou constitue pour le moins un revers sérieux publique, quelle que puisse être leur tel projet de loi, elle se retrouve quelque pour l’opposition de l’extérieur. D’évi- influence ponctuelle sur le cours des évé- part isolée. Pour autant, doit-on renoncer dence, d’autres considérations sont donc nements. La deuxième est que le mythe à traduire en actes politiques l’utilité de la venues contrebalancer, voire neutraliser d’un camp chrétien unifié autour d’une logique radicale du non exprimé par le la thématique indépendantiste. Parmi ces même idéologie est révolu. Cette image boycott, si décevant qu’il ait été pour ses considérations, l’enjeu confessionnel reste de cohésion qui puisait sa source dans la initiateurs? Cette logique, il faut y voir un sans doute déterminant; beaucoup de guerre et dans l’important courant popu- combat politique et culturel qui ne vise à chrétiens ont vu dans leur participation laire qui s’était formé autour du général rien moins qu’à la préservation de l’iden- aux élections un moyen de se maintenir Aoun et qui s’était confirmé dans le boy- tité nationale. Dans cette optique, le non au sein de l’État pour ne pas perdre à cott massif des élections de 1992 n’est constitue une force d’alternance possible, terme, et au profit d’autres communau- plus de mise aujourd’hui. Cette mutation susceptible de jouer un rôle plus efficient tés, leur influence dans le système poli- est confortée par le fait que les temps ne dès lors que l’équilibre régional le per- tique. D’autant plus que cette influence se sont plus à la confrontation dure entre le mettra. traduit concrètement par la capacité à «camp national» et ses adversaires; le Mais, dans l’autre sens, la légitimation obtenir des services des «représentants du choc d’octobre 1990 a fini par s’amortir, des élections par la participation devrait peuple». Pour ne pas laisser leur place d’autant plus que la présence syrienne se convaincre les boycotteurs combien il aux autres, certaines franges de l’électo- fait peu sentir dans la pratique. Il en est serait aberrant pour eux de chercher à rat chrétien ont admis implicitement la résulté une banalisation du fait accompli, affronter les opposants institutionnels. thèse des opposants institutionnels qui et c’est cela qui a permis la réémergence Car les acquis de la réforme de l’État consiste à apaiser la réclamation «indé- des leaders régionaux et familiaux. Ces seront aussi ceux de tous. pendantiste» au profit de la revendication derniers, qui détiennent une part impor- d’un État de droit. Mais ces résultats ne tante de popularité et de légitimité, indé- Z. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 28 OCTOBRE 1996 Renouvellement des élites ou réduction: Le cas orthodoxe

GEORGES NASSIF

ES ÉLECTIONS, C’EST D’ABO RD L’OCCA- dent Omar Karamé. Enfin le loyaliste le plus connu étant naturellement Issam LSIO N D’UN RENOUVELLEMENT de l’élite Chawki Fakhoury a remplacé un Youssef Farès. politique. Était-ce le cas avec ce scrutin? Maalouf resté assez neutre. En sens inverse, aucun de ces quatorze En fait de renouvellement, on a eu plutôt Un autre trait marquant de la nouvelle députés, à l’exception de Wakim et, dans un rétrécissement. L’impression première représentation parlementaire parmi les une certaine mesure, de Merhej, ne fait est ici confirmée par l’analyse d’un échan- orthodoxes est l’augmentation de la pro- partie de la sphère des intellectuels. Il n’y tillon, celui des quatorze députés ortho- portion des grosses fortunes et le recul du a parmi eux aucun juriste renommé, doxes. Échantillon intéressant à plus d’un nombre des députés issus de la classe aucun expert en économie, aucun profes- titre. Car, outre sa taille, ni trop petite ni moyenne. Avec Issam Farès, Maurice seur d’université, bref personne qui soit trop grande, il concerne un segment qui a Fadel et Raji Abou-Haïdar qui s’ajoutent venu à la députation par l’action cultu- toujours été divers, jusqu’à l’hétérogé- relle, et l’on ne compte qu’un seul méde- néité. cin (Riad Sarraf). Il n’y a pas non plus de La représentation orthodoxe dans le nou- vrai homme de parti, si ce n’est Assaad veau Parlement révèle plusieurs caracté- Hardane qu’on sait réputé pour son ristiques dont certaines sont inédites. La action dans l’appareil de sécurité du première tient dans le resserrement du PSNS davantage que pour ses talents de lien entre la représentation parlementaire penseur. Quant au «militantisme» de et le pouvoir. La plupart des élus ont, en Merhej, il appartient désormais au passé effet, des attaches très étroites avec les maintenant qu’il a été propulsé sur l’or- différents pôles du pouvoir, ainsi qu’avec bite Hariri. la Syrie. Le président Elias Hraoui entre- Une troisième caractéristique de la repré- tient, par exemple, des rapports privilé- sentation orthodoxe tient dans l’absence giés avec Chawki Fakhoury, Maurice de rapports très étroits entre les élus et la Fadel, Issam Farès, Raji Abou-Haïdar et hiérarchie religieuse, abstraction faite de Nicolas Ghosn. Si un «bloc présidentiel» la sphère financière où se distingue un devait exister, tous y appartiendraient. Issam Farès en soutenant plusieurs pro- De son côté, le président Rafic Hariri jets de l’Église. En tout cas, aucun des peut compter dans son bloc parlemen- députés n’est proche du patriarche Hazim taire Béchara Merhej, Antoine Andraos ou du métropolite de Beyrouth. La plu- et Farid Makari. Quant à Michel Murr, part paraissent même étrangers à la vie Assad Hardane et Elie Ferzli, ils entre- communautaire et c’est par d’autres tiennent – comme Merhej – d’excellentes sphères qu’ils sont entrés en politique. relations avec Damas sans nécessairement Cette marque de «laïcité» dans le com- passer par l’un des pôles du pouvoir. portement politique peut certes être ran- Finalement, trois députés seulement se à Michel Murr et Farid Makari dans la gée parmi les choses positives, en regard démarquent de ce schéma: Najah Wakim, catégorie des grosses fortunes, et Chawki d’une communauté qui ne s’est jamais qui est en soi un phénomène d’opposition Fakhoury qui rejoint Fayez Ghosn et posée comme un corps politique homo- à part, Riad Sarraf, qui était membre du Assaad Hardane dans la catégorie des gène et dont la hiérarchie ne s’est pas pen- bloc Hoss et Fayez Ghosn, proche de Slei- fortunes moyennes, la majorité des élus sée comme un acteur politique. Mais, man Frangié. Néanmoins, Sarraf et est constituée par des nantis qui se sont d’un autre côté, cette distance peut aussi Ghosn ont de bons rapports avec Hariri. enrichis dans le commerce ou la construc- être perçue comme une faiblesse, dans la Le degré de loyalisme des députés ortho- tion. Les choses n’étaient sans doute pas mesure où elle éloigne ces élus du senti- doxes semble donc avoir augmenté par foncièrement différentes dans l’Assem- ment populaire et leur masque les déter- rapport à l’Assemblée sortante. Antoine blée sortante. Il n’empêche que l’absence minants sociaux et intellectuels du com- Andraos le loyaliste a remplacé Marwan d’élus comme Salim Saadé, Marwan portement politique de la base. Aboufadel l’opposant (dans une certaine Aboufadel et Riad Aboufadel, qu’on ne À ce stade, la question se pose de savoir limite), de même que le loyaliste Raji peut classer parmi les riches, a légèrement si ces quatorze députés donnent une Abou-Haïdar a remplacé l’opposant Riad altéré la composition sociale du groupe image fidèle de leur communauté. Il est Aboufadel. Maurice Fadel le loyaliste a des députés orthodoxes. Ceci sans comp- vrai qu’il n’y a pas, en la matière, d’ins- remplacé Salim Habib le frondeur, ter que trois des six nouveaux députés truments de mesure précis. On peut néan- membre du bloc parlementaire du prési- sont considérés comme des milliardaires, moins observer que la majorité de ces

L’ORIEN T-EXPRESS 29 OCTOBRE 1996 députés ont été élus grâce à des voix appartenant à d’autres communautés ou Reconstruire sur la base de calculs politiques qui n’ont aucun rapport avec la communauté NICOLAS E. CHAMMAS orthodoxe. Merhej était porté par le rou- leau compresseur de Hariri, Hardane par AIRE REDÉMARRER LA RÉPUBLIQUE, la mahdalé de Berry, Fakhoury par l’ami- Fvoilà l’essentiel aujourd’hui après le tié du président Hraoui et Andraos par spectacle affligeant de cet été. La collecti- les calculs de Joumblatt. Quant à Farès, vité libanaise doit s’y consacrer au plus Fadel, Makari et N. Ghosn, ils ont béné- vite en se hâtant de solder les comptes et ficié de l’appoint conjugué des princi- les mécomptes de la dernière campagne paux pôles communautaires du Nord. À électorale. Assurément, une affaire de quoi s’ajoute que la diversité idéologique, cette importance ne se règle pas dans un politique et sociale qui caractérise la moment d’émotion. Il appartiendra donc communauté orthodoxe au Liban ne s’est à la société tout entière, à travers ses pas répercutée sur la représentation par- corps intermédiaires, et notamment la lementaire. Ainsi, l’option de la hiérar- nouvelle Assemblée, d’élaborer dans le chie religieuse en faveur des pauvres et calme une perspective d’avenir, de définir son militantisme en faveur de la justice un grand dessein autour duquel se mobi- sociale ne se retrouvent pas dans le liseront tous les Libanais. Un tel projet, bagage idéologique des députés ortho- qui rassemblerait sans nul doute les doxes. forces éparses de la nation, existe: c’est Décidément, il est loin le temps où la l’institution d’une véritable démocratie diversité orthodoxe se reflétait dans la économique et sociale au Liban. sphère politique, au Parlement et au- Le nouveau Parlement, ainsi que le gou- dehors, à travers des personnalités aussi vernement auquel il accordera sa différentes que Habib Abou-Chahla, confiance, sauront-ils s’affirmer sur ce Nassim Majdalani, Ghassan Tuéni, terrain où la population les attend depuis Albert Moukheiber, Charles Malek, si longtemps, ou bien se laisseront-ils Mounir Aboufadel, Abdallah Saadé, Pour faire redémarrer la dévoyer, comme à l’accoutumée, par de , Michel Sassine, Michel petits arrangements et des calculs sor- Murr, Elias Saba, Najib Abou-Haïdar, République, il appartiendra dides? La nouvelle-ancienne classe diri- Najah Wakim… Au temps des contradic- geante sera-t-elle à même de mettre à tions a fait place le temps d’une harmo- à la société tout entière de profit son état de (dis)grâce pour engager nie qui n’est, somme toute, que celle des les réformes lourdes dont le pays a nantis, tous semblables dans leurs définir un grand dessein: ardemment besoin, ou alors se conten- valeurs, leurs idées et leurs options. l’institution d’une véritable tera-t-elle d’évacuer les problèmes à Dans ce tableau, un paradoxe mérite moindre frais et de se défausser sur la cependant d’être relevé. C’est le fait que, démocratie économique société civile de ses difficultés? Plus géné- de tous les députés orthodoxes, Najah ralement, saura-t-elle admettre au lieu de Wakim est celui qui a bénéficié du pour- et sociale repousser et rassembler plutôt que de dis- centage le plus élevé de voix chrétiennes perser, et se montrera-t-elle capable, à en général et orthodoxes en particulier. l’instar du roi de France oubliant les que- Cela signifie que Wakim, après avoir relles du duc d’Orléans qu’il avait été longtemps représenté les sensibilités ara- avant son sacre, de dépasser les vieux bistes de la rue beyrouthine, a été cette contentieux? fois-ci soutenu par une majorité chré- La réponse à ces questions n’est naturel- tienne, mais sans perdre pour autant sa lement pas neutre, puisque c’est d’elle popularité en milieu musulman. En ce que dépendra le succès ou l’échec du sens, il s’affirme comme le plus représen- modèle libanais d’après-guerre. Il est tatif de la tradition de diversité de la ainsi inconcevable que les autorités s’ac- communauté. Mais, du coup, on s’aper- commodent plus longtemps du darwi- çoit que ce pluralisme se réduit désormais nisme social qui prévaut dans le pays, à une simple bipolarité dans laquelle sous peine de voir le corps de la société Wakim, l’autre orthodoxe, pourrait-on libanaise se séparer de sa tête. Il n’est pas dire, ferait équilibre à treize députés en plus acceptable qu’au nom d’un libéra- bloc. Les proportions sont respectées. lisme facile et bon marché le gouverne- N’est-ce pas la configuration du nouveau ment persiste à mettre en œuvre une poli- Parlement?

L’ORIEN T-EXPRESS 30 OCTOBRE 1996 l’espérance

tique économique désocialisée qui ato- économisme, voire affairisme, une parti- montré garant, sous d’autres cieux (mais mise davantage les individus et porte cipation syndicale active est garante de dans un contexte de base pas trop diffé- l’estocade à toute forme de solidarité au la réinjection d’une dose minimale de rent du nôtre), à la fois du progrès éco- Liban. Il est, enfin, impensable de voir se social. À défaut, rien ne permet de pré- nomique et de l’ordre social. Ces deux prolonger le processus d’effondrement voir le recul de la précarité, pour ne pas conditions ne pourront être simultané- des classes moyennes, économiquement parler d’indigence. ment remplies au Liban qu’une fois l’as- d’abord, politiquement ensuite, et qui, à L’espace politique étant à présent her- censeur social remis en marche, c’est-à- terme, sonnera le glas de la formule liba- métiquement clos, les autorités devront dire lorsque chaque génération de naise dans son essence. s’employer, sans délai, à libérer un Libanais aura la certitude qu’elle pourra Il est à espérer qu’une certaine idée du espace suffisant pour l’éveil du social. – en s’y employant – mieux vivre que la Liban, qui ne permette pas les accom- La société ouverte à laquelle aspirent les génération qui l’a précédée. modements et ne tolère pas les pis-aller, Libanais est en effet incompatible avec Ce sera le cas lorsque l’école de la Répu- prenne le dessus et anime la dernière la fermeture de l’État qu’il nous est blique se remettra à éduquer, assurant législature de ce siècle. Si cela est finale- actuellement donné de constater. La ainsi une véritable égalité des chances ment le cas, il s’agira alors de construire diminution des distances sociales au qui pallie les inégalités de situation; un projet collectif qui réconcilie la Liban passe d’abord par un rapproche- lorsque l’université ne sera plus élitiste société libanaise avec son économie et ment entre les différents partenaires et qu’elle relèvera, avec l’atelier de for- rend compatibles les très fortes attentes sociaux, étant donné qu’aucun contrat, mation, l’«employabilité» de la popula- sociales de la population avec les social ou autre, ne saurait être écrit en tion active; lorsque chaque personne à la contraintes économiques que chacun l’absence de contractants. Au nom de recherche d’un emploi en trouvera un à connaît. Pour cela, il faudra d’abord que quoi pourrait-on refuser de rendre telle la mesure de ses ambitions et de sa com- les représentants de la nation cherchent partie ou telle autre co-intelligente ou pétence; lorsque le système de protec- à comprendre celles et ceux qu’ils sont co-responsable des décisions à prendre tion sociale cessera d’être un panier censés représenter, tant il est vrai et qui, de surcroît, la touchent au pre- percé; lorsqu’un logement décent pourra qu’avec le temps l’élite dirigeante a mier chef? La cohésion morale et sociale être assuré à chaque ménage qui en a le perdu le contact avec la base en se trans- du pays commande l’ouverture d’un besoin; enfin, lorsque les citoyens eux- formant d’une classe en soi en une classe espace commun de débat et de réflexion mêmes deviendront les principaux pour soi. Il s’agira donc de se placer du qui se concrétiserait, par exemple, par la acteurs du changement et ne se canton- point de vue des plus faibles, de faire formation du Conseil économique et neront plus dans leur rôle de simples route avec les exclus, les marginaux et social, véritable laboratoire d’idées de la spectateurs. les laissés-pour-compte, et de déchiffrer démocratie, et par la tenue d’élections On le voit, une causalité simple n’est pas les besoins grandissants du Liban des municipales intègres qui verraient enfin de mise dans le concert de facteurs qui, fins de mois difficiles. la venue d’administrateurs éclairés et en de proche en proche, a conduit à l’abais- Dans cet effort de décodage, la contri- phase avec leurs administrés. sement socio-économique que connaît bution de certains corps constitués est Cette mobilisation des forces vives de la actuellement notre pays. Par là-même, il vitale, et notamment celle des syndicats, société, qui s’inscrira, un tant soit peu, serait contre-productif, voire nocif, de du patronat et des associations. La dans le processus plus large de la mise en proposer des mesures parcellaires là où grande misère des syndicats est sympto- place d’une équation politique tenant un projet de société en bonne et due matique du peu de cas qui est fait des davantage compte des réalités du pays, forme est nécessaire. La collectivité liba- partenaires sociaux dans notre pays. accouchera, sans nul doute, d’un sys- naise est-elle en mesure de faire renaître Silencieux ou réduits au silence, il leur tème économique dont le «rendement l’espoir d’un lendemain meilleur à des est souvent interdit de s’exprimer social» serait – enfin – croissant. La pré- catégories entières, chaque jour plus comme ils le souhaitent, et bientôt de misse d’un tel système est limpide: l’éco- nombreuses, de laissés-pour-compte? penser, peut-être même d’exister. Et nomie ne se fait pas avec une société qui Saura-t-elle enfin remettre chacun de ses pourtant, en l’absence de partis et se défait. À partir de là, il sera possible citoyens à égalité de dignité et de d’autres grands corps intermédiaires, de solder un demi-siècle de carence chances, si ce n’est de moyens? Aujour- leur apport aurait pu être considérable sociale au Liban en proposant aux d’hui avant demain, le «génie libanais» en termes de réflexion et de proposi- citoyens un projet qui soit l’heureuse est appelé instamment à s’exprimer. tions, tant il est démontré que l’exercice synthèse d’une économie compétitive et démocratique s’enrichit de regards croi- d’une société apaisée. Un tel cas de sés et se nourrit d’arguments contradic- figure n’est ni illusoire, ni démagogique. Nicolas E. Chammas est l’auteur de L’ave- toires. Dans un pays qui ne fait pas tou- Il porte même un nom: l’économie nir socio-économique du Liban en jours le distinguo entre économie et sociale de marché, système qui s’est questions.

L’ORIEN T-EXPRESS 31 OCTOBRE 1996 hor s-j eu PAU L AC H KAR

L FAUT REVENIR ENCORE UNE FOIS Pour l’histoire, il ne faut pas IÀL’ÉPISODE DES ÉLECTIONS pour oublier de dire que, si le gouver- faire le tour des batailles qui ont Dis maman, nement avait maintenu le mini- été livrées et de celles qui auraient mum de neutralité qui lui sied, il dû l’être, ainsi que celles aux- aurait pu – comme c’était son quelles on a échappé; pour rendre devoir – faciliter et stimuler des hommage aussi à ceux qui les ont tu as bien appris opérations de fusion qui auraient menées jusqu’au bout, avec les tout à la fois assaini le secteur et moyens du bord, par opposition à rendu le coût social de sa recom- ceux qui ont théorisé sur la non- position moins injuste et surtout actualité de la libre concurrence, ta leçon? moins traumatisant. et conclure, en paraphrasant de Coubertin, que l’essentiel n’était pas de vaincre mais de se battre. Il faut ensuite accepter avec réalisme de faire le tour des H eu reu sem en t qu e su r la place lieux, comme lorsqu’on rentre dans un appartement neuf, et essayer de se partager les chambres. Ce n’est pas qu’on ait pu bliqu e, il y a de l’espace, vraiment le choix, question chambres: il ne reste que la loge exiguë du concierge, et en plus, on est plusieurs familles à et l’air y est m oin s étou f fan t vouloir s’y loger. Heureusement que sur la place publique il y a de l’espace, et l’air y est moins étouffant. IL FAUT PARLER AU MOINS UNE FOIS DE LA SIGNIFICATION DU Enfin, pour bien montrer qu’on a tourné la page, il n’est pas RÉAJUSTEMENT des troupes syriennes. On aurait préféré dire inutile de s’entraîner à contrôler ses nerfs en s’obligeant à redéploiement, mais on ne sait pas vraiment si c’est de ça écouter le ministre de l’Intérieur décréter ce qui s’appellera qu’il s’agit. Nul n’a jugé bon de se renseigner, en tout cas de dorénavant LA vérité et se décerner dans la foulée force nous le dire. C’est pourtant important, ce pourrait être grave médailles et satisfecit. Il suffit de se blinder en relisant le dos- aussi. Sur l’importance ou la gravité des faits, nul n’a émis de sier d’annulation produit par Albert Moukheiber qui, indé- doute et presque personne n’a eu le mauvais goût de se gaus- pendamment de son destin juridique, restera un «document» ser. Ce qui n’altère en rien le besoin de savoir, mais au autrement précieux sur l’essence du comportement étatique contraire l’aiguise. durant cette période. S’agit-il donc des prémices de ce fameux redéploiement, quatre ans après la date initialement prévue, ou plus prosaï- IL FAUT REPARLER UNE DERNIÈRE FOIS DU PARTAGE DU SECTEUR quement de vulgaires manœuvres immobilières? S’agit-il AUDIOVISUEL qui a finalement prévalu en guise et lieu d’or- d’une réorganisation du dispositif militaire en fonction d’une ganisation. Pour rappeler que dans un pays «normal», le nouvelle donne régionale ou d’une redisposition pour une normal c’était que le gouvernement tranche en dernière ana- guerre annoncée et peut-être déjà programmée? Dans le pre- lyse. Mais aussi pour réaliser que les garde-fous, en sus d’une mier cas, on serait dans le registre de la sécurité, et il s’agi- loi pas mauvaise, n’ont été d’aucune utilité devant l’intensité rait alors d’un élargissement des capacités et des prérogatives des pluies politico-boueuses qui ont tout emporté sur leur de nos forces propres; dans le deuxième, on toucherait aux passage: en amont deux fois de la décision finale, tant le problèmes de défense régionale, et il s’agirait d’une dyna- comportement de l’ainsi nommé «comité technique» que mique à l’opposé. celui du Conseil national de l’audiovisuel ont été une grave Que d’efforts pour forger ces synonymes approximatifs pour insulte à l’intelligence humaine. Ce n’était pas la peine de une démarche qui gagnerait tellement à être transparente. corriger toutes ces copies – en recouvrant les noms comme à Quel intérêt peut-il y avoir à laisser son propre peuple en l’examen – pour aboutir au résultat que le quidam venu situation d’aveugle, à le traiter comme un mineur? À moins connaissait d’avance et qui consiste à faire réussir quatre qu’il ne s’agisse d’un comportement par ricochet, d’une réac- télévisions dont une qui n’existe pas encore! Si on les char- tion en chaîne... d’un désinformé qui se complaît à ne pas geait plutôt du loto, le gros lot aurait nettement plus de informer les autres. chances de sortir. L’essentiel, dans ce cas, était de couper le cordon ombilical «MIROIR, MIROIR Ô MON BEAU MIROIR, DIS-MOI qui est la plus qui relie le secteur privé à la classe politique, tout en forgeant belle femme au pays?» la notion de service public sur TL. C’est un euphémisme de Pour l’amour du ciel, faites-leur miroiter ce qu’ils veulent dire que le résultat n’est pas à la hauteur des espérances. entendre.

L’ORIEN T-EXPRESS 32 OCTOBRE 1996 ici et ailleurs

dinars libyens alors qu’au taux officiel la parité est exactement inverse. Mais, depuis qu’au printemps le colonel Kad- hafi a lancé une vaste opération «Mains propres», l’atmosphère s’est nettement assombrie en Jamahirya. Plus que l’em- bargo aérien et militaire qui frappe le pays depuis bientôt cinq ans, plus que tout en ce moment, les commerçants et hommes d’affaires redoutent les des- centes des quelques 280 comités d’épura- tion réactivés le 5 juin dernier par une session extraordinaire du Congrès géné- ral du peuple. Composés chacun de deux jeunes offi- ciers, les comités sillonnent la ville à bord de Daewoo blanches surmontées d’un petit drapeau vert et décorées de portraits du colonel Kadhafi. Ils ont tous les droits, ouvrent les livres de compte, demandent l’origine des stocks, les licences d’importation, les bulletins offi- ciels de change... Ceux qui ne sont pas en règle voient leurs commerces fermés et sont envoyés en résidence surveillée dans un «camp de vacances» à Tadjoura, à l’est de Tripoli. Personne n’échappe au coup de balai: pas même Hosni Bey, le richissime directeur des magasins al- Batriq, spécialisés dans l’importation de produits italiens. À Benghazi, dans l’est du pays, quelque 1 200 commerçants ont été arrêtés. À Gargarech, le quartier huppé de Tripoli, les magasins qui regor- geaient il y a peu de confiseries italiennes hors de prix et de matériel hi-fi dernier cri liquident leurs stocks. Dans son discours du 2 septembre, à l’oc- AFP casion du vingt-septième anniversaire de la révolution, le colonel Kadhafi a confirmé la nouvelle orientation du régime en s’en prenant violemment aux LIBYE: marchands enrichis par «l’importation de porc ou d’aliments pour les animaux domestiques des étrangers». Dans le cadre de cette campagne aux accents Le régime de la rigueur volontiers moralisateurs et nationalistes, les journaux ont publié des numéros de téléphone suivis d’appels à la délation... TRIPOLI – CHRISTOPHE AYAD Personne n’est épargné par les comités Face à un embargo d’épuration: pas même les gradés ou les qui s’éter ni se et à ORSQU’ON LEUR DEMANDE discrète- hauts fonctionnaires, jusqu’à la famille et Lment s’ils veulent changer des dollars l’entourage du colonel Kadhafi qui ont de di ffuses menaces de au taux du marché noir, les commerçants largement profité du trafic de devises. Le de l’avenue Omar al-Mokhtar, la plus sacro-saint secteur pétrolier serait peut- contestati on i ntéri eur e, grande artère du centre de Tripoli, pren- être même visé. nent tous la même mine contrite: «Pro- «Ce grand coup de balai est bien dans la la Jamahiriya blem! Problem!», répètent-ils en mimant manière de Kadhafi, analyse un diplo- un malfaiteur pris la main dans le sac et mate occidental. D’une part, il brouille du colonel K adhafi à qui on passe les menottes. Pourtant, il y les cartes en créant un climat d’insécurité, r enoue avec l’austéri té. a quelques mois encore, le visiteur étran- de l’autre il affaiblit une classe d’hommes ger se faisait accoster à tous les coins de d’affaires qui prenait trop de poids dans rue pour échanger ses précieux billets les destinées du pays et qui aurait pu un verts au taux d’un dollar pour trois jour contester son leadership». Personne

L’ORIEN T-EXPRESS 34 OCTOBRE 1996 ici et ailleurs n’a manqué de noter que les comités matique est bon à prendre. Ce qui est sûr, voir de nouveaux produits et surtout l’ex- d’épuration recrutent auprès des jeunes c’est que l’agitation actuelle intervient plosion des antennes satellites a introduit officiers de l’armée. Dans le grand jeu de dans un contexte de mécontentement des images étrangères dans chaque rôles organisé par le colonel Kadhafi, social dont le régime a fini par prendre foyer.» Il en résulte chez les jeunes une cette sorte de «coup d’État permanent» conscience. formidable envie de voyager, d’autant qui lui a garanti jusqu’à présent le L’ouverture économique sauvage opérée plus frustrée que l’embargo aérien ne contrôle du pouvoir depuis vingt-sept il y a deux ans s’est en effet traduite par facilite pas les choses, et qui n’a d’égale ans, les militaires semblent avoir le vent un soudain accroissement des disparités que la désaffection pour les assommantes en poupe par rapport aux comités révo- sociales ainsi qu’une explosion des trafics cérémonies organisées par le régime. lutionnaires et aux «politiques», c’est-à- en tous genres. Avec leur salaire bloqué Dans cette atmosphère d’ennui, de sur- dire le gouvernement. Quant aux cinq depuis plus d’une dizaine d’années (300 veillance de tous par tout le monde, l’ab- membres restants du CCR (Commande- dinars en moyenne), les fonctionnaires ne sence de perspective d’un déblocage du ment central de la révolution), le com- peuvent se fournir que dans les magasins bras de fer avec l’ONU et les États-Unis mandant Jalloud, seul capable de faire d’État, les mojamma aussi vides que est d’autant plus déprimante. contrepoids aux excès de Kadhafi, est sur monumentaux. Les prix, subventionnés, D’un côté, les Américains, qui ne trou- la touche. correspondent au taux de change officiel, vent plus suffisamment de soutiens au De toute façon, Kadhafi n’a pas vraiment soit dix fois moins que sur le marché Conseil de sécurité de l’ONU pour ren- le choix au moment où son pays connaît privé où l’on trouve de tout. Alors qu’une forcer les sanctions, en sont réduits à une série de troubles sans précédent: petite minorité sillonne flambées islamistes en juin et en sep- les rues de Tripoli en tembre 1995 à Benghazi, la deuxième Mazda, la plupart des ville du pays qui vit depuis sous haute fonctionnaires sont surveillance; mutineries en série dans les condamnés à exercer un prisons de Tripoli; quasi-émeute en juillet autre métier voire deux. au stade de la capitale; assassinat d’un «O n ne peut pas parler officier supérieur à Bengachir, tout près de misère dans la société de Tripoli en août, etc. Mais le plus grave libyenne, confirme un se passe dans le Jabal al-Akhdar, dans la diplomate. Mais il est sûr province orientale de Cyrénaïque: là, un que le niveau de vie géné- véritable maquis à l’identité et au nombre ral a baissé ces derniers de combattants extrêmement flous défie temps même si les reve- les autorités depuis bientôt six mois. Le nus du pétrole restent 22 mars dernier, l’armée lançait une vaste confortables [10 mil- opération de ratissage aidée de blindés et liards de dollars en 1995] d’hélicoptères lourds armés. Plus tard, en et que le pays jouit d’in- juillet, les autorités ont été obligées de frastructures solides. S’il faire état de «manœuvres aériennes à tirs y a appauvrissement, il réels» pour justifier le peu discret bom- est surtout dû aux effets bardement au napalm des rebelles retran- induits du double taux de AFP chés dans cette zone escarpée et difficile change et à l’inflation [40% par an] plus adopter des mesures comme la loi d’accès. qu’à l’embargo». d’Amato-Kennedy qui menace de rétor- «Rien n’indique que cette agitation multi- L’une des manifestations les plus specta- sions toute compagnie étrangère investis- forme soit coordonnée, ni même qu’elle culaires de ce marasme économique est sant plus de 40 millions de dollars dans le ait une coloration uniquement islamiste assurément l’expulsion, dans des condi- secteur pétrolier: une loi au demeurant comme on le dit souvent trop vite, note tions souvent scandaleuses, de plus d’un difficile à appliquer et qui, au dire des un observateur. Les islamistes existent demi-million de travailleurs immigrés sociétés installées sur place, ne pose pas sûrement mais tout cela reste très souter- africains sans-papiers, surtout soudanais de problème, même pour l’italien Agip rain tant le contrôle du pouvoir sur les et tchadiens. Là aussi, les rues de Tripoli qui lorgne pourtant un immense contrat mosquées et tout ce qui peut ressembler à ont radicalement changé d’aspect: les d’exploitation du gaz naturel libyen... De de l’islam politique est sévère. Q uant au centaines d’Africains qui se massaient l’autre côté, la Libye, qui a violé l’em- Jabal al-Akhdar, la rébellion doit avoir aux carrefours à la recherche d’un emploi bargo aérien à trois reprises cette année, une forte composante tribale et clanique sont désormais invisibles. En prison ou engrange les soutiens diplomatiques dans locale pour pouvoir durer aussi long- en fuite. Une loi promulguée en juillet des forums internationaux comme la temps.» Dans la capitale, rien dans l’ha- interdit désormais aux étrangers certaines Ligue arabe, les non-alignés ou l’Organi- billement ou la fréquentation des mos- catégories de métier. Après la campagne sation de l’unité africaine sans réussir à quées, ne révèle une montée en flèche de anti-corruption en cours, les autorités dépasser le stade des déclarations d’inten- l’islamisme. En fait, le régime a intérêt à envisagent de remplir les magasins d’État tion. Les Libyens en sont donc réduits à qualifier d’islamiste toute forme d’oppo- et de reconstituer des filières d’importa- se satisfaire des moindres rumeurs, sou- sition: Le Caire, Tunis et Alger, tous trois tion «saines» sur la base d’un dinar pour vent exagérées, sur les soubresauts agi- en lutte contre l’intégrisme et trop heu- un dollar. tant la tête de la Jamahiriya. La vérité, reux de voir Kadhafi cesser d’héberger «De toute façon, il serait impossible de c’est que pour l’instant, il ne paraît pas y leurs opposants depuis 1994, sont désor- revenir à l’ordre ancien, explique un rési- avoir de relève sérieuse au pouvoir du mais nettement mieux disposés à l’égard dent. Si les Libyens ne bénéficient pas colonel Kadhafi. de la Libye pour qui tout soutien diplo- tous de l’ouverture, ils se sont habitués à C. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 35 OCTOBRE 1996 ersion vfrançaise Guer r es m ondi ales

L Y A QUELQUES ANNÉES, Umberto Eco Inous offrait, avec son Pendule de Fou- cault, une satire noire sur la propension de certains à voir dans la technologie moderne la clé d’une information méta- physique qui, à son tour, serait un instru- ment de domination. Dans le roman, cette clé – ce n’est pas un hasard – est un ordinateur, Abulafia, dont un groupe d’illuminés recherchent le mot de passe pour accéder au secret qui leur permet- trait de contrôler le monde. En la matière, Eco commentait la réalité: de nos jours, la globalisation de l’informa- tion, et les avances technologiques qui l’ont permise, n’ont fait que raviver un rêve ancien, l’extension du pouvoir à l’échelle mondiale. Un des tentacules de ce pouvoir est Inter- net, le World Wide Web qui permet l’échange quasi illimité d’informations à travers un réseau mondial de «serveurs» auquel chacun peut être lié par son ordi- nateur. C’est l’accès à ce réseau qui fait l’objet d’une bataille serrée, selon Joshua Cooper Ramo écrivant dans Time (16 cape sur Internet, Gates espérait surtout cape a riposté en dévoilant les plans d’un septembre 1996). Les protagonistes? protéger sa chasse gardée de logiciels. programme qui permettra le «browsing» D’un côté Bill Gates, le patron de Micro- Avec 6 milliards de dollars de vente sur tout une série d’appareils, notam- soft, de l’autre, James Barksdale, le prési- depuis sa création, Microsoft avait beau- ment les jeux vidéo et les téléphones. La dent de Netscape. L’enjeu de leur com- coup plus à perdre que quelques clients. bataille continue, mais comme le sou- bat, explique Cooper, est le La compagnie pouvait voir s’évaporer sa ligne Ramo, le vrai défi pour Microsoft développement d’un programme «brow- domination du monde informatique. comme pour Netscape est d’éviter leur ser» qui permettrait aux utilisateurs de C’est pour cette raison que Gates a choisi propre obsolescence. naviguer à travers Internet. Comme tout d’arrêter une série de projets de Micro- Christiane Amanpour est aussi un soldat bon général, Gates a compris à la fin de soft pour tout investir dans Internet, dont dans la guerre mondiale de l’information. 1995 que l’avance de Netscape dans ce 1,5 milliards de dollars d’une réserve Pour cette correspondante de CNN, et domaine risquait de s’étendre à celui où allouée à la recherche. En six mois, simultanément de CBS, le pouvoir vient Microsoft est roi, c’est-à-dire aux logi- Microsoft a réussi a développer un surtout du fait qu’elle parle à travers les ciels, ces programmes qui font travailler «browser» intitulé Explorer 3.0. Mieux, frontières. C’est la Bosnie qui a fait sa des millions d’ordinateurs individuels. En la compagnie a distribué le programme réputation, observe Ron Nordland, écri- brisant le pouvoir grandissant de Nets- gratuitement à travers l’Internet. Nets- vant dans N ewsweek (26 août 1996).

L’ORIEN T-EXPRESS 36 OCTOBRE 1996 ersion vrançaise Mais on peut aussi soutenir l’inverse: que, depuis la guerre du Vietnam, le Depuis quelques années,f une autre c’est Amanpour qui a gardé l’attention nombre d’acteurs qui agissent sur la poli- expression est venue s’ajouter au lexique de l’Amérique braquée sur la guerre bos- tique étrangère américaine s’est multi- de la mondialisation, le «terrorisme niaque quand la plupart des correspon- plié; la télévision en est un des princi- international». Il est difficile d’établir dants étrangers avaient quitté le pays. paux. Cela peut être avantageux quand il l’origine du terme, étant donné que, jus- C’est elle surtout qui a critiqué le prési- s’agit d’attirer l’attention sur un conflit qu’à nouvel ordre, il n’existe pas d’Inter- dent Clinton devant un public internatio- ignoré ou un drame négligé. Mais n’est-il nationale «terroriste» et que la collabo- nal pour ses tergiversations en Bosnie. De pas vrai qu’une correspondante célèbre ration entre les mouvements dits fait, les reportages d’Amanpour ont sans comme Amanpour est en mesure de foca- terroristes est une chose relativement aucun doute contribué à pousser l’admi- liser l’attention sur un conflit au détri- rare. Comme si cela ne suffisait pas, nistration Clinton vers un plus grand ment d’autres, parfois plus importants? l’historien Walter Laqueur va plus loin engagement dans l’ex-Yougoslavie. Une Le monde que couvre Amanpour n’est-il dans Foreign Affairs (septembre-octobre fois de plus, CNN s’affirmait comme un pas en réalité un monde en réduction 1996) en inventant une expression acteur politique à part entière. dans la mesure où CNN est prête à s’at- encore plus confuse, le «terrorisme post- Est-il vraiment désirable qu’un journa- tarder davantage sur ce qui touche son moderne», qui sert à définir une situa- liste ait une telle influence? Il est certain correspondant le plus rentable? tion où les «terroristes» auront l’accès libre à des technologies nouvelles plus destructives qu’auparavant. Comme il se doit, Laqueur conclut son article sur un ton apocalyptique en expliquant qu’à l’image de Samson, qui a tué plus d’hommes par sa mort que durant sa vie, un acte terroriste sera susceptible de faire plus de victimes qu’à n’importe quel autre moment dans le passé. Cette conclusion est d’une telle banalité que seule la réputation de Laqueur la fait passer. Les armes modernes tuent plus de monde, c’est une évidence. Le problème réel est celui d’une définition: qu’est- ceque le «terrorisme»? Pour Laqueur, c’est «l’utilisation, ou la menace d’utili- sation, de la violence à un niveau infra- étatique dans le but de créer une panique dans une société pour affaiblir, ou même renverser, ceux qui sont au pouvoir et promouvoir un changement politique». Mais, comme toujours quand le mot «terrorisme» est utilisé, il faut en revenir à un vieil article qui reste incontournable de Christopher Hitchens dans Harper’s (1988). Pour Hitchens, il est inutile de parler de «terrorisme» parce qu’il n y a pas de définition valable d’un acte terro- riste qui le différencierait d’un acte de guerre, de la violence politique, de la guérilla, ou tout simplement de certains crimes. Effectivement, la définition de Laqueur s’applique autant à la mafia, à laquelle on donne bien des qualificatifs mais pas celui de mouvement terroriste, qu’au Hezbollah, que Laqueur cite pour- tant comme une organisation terroriste. Conclusion bien problématique: si un acte terroriste n’est pas en soi différent d’autres actes violents, il est inutile de lui donner les caractéristiques d’un phéno- mène international. Mais il est vrai que s’ils acceptaient cette idée, les Laqueur de ce monde n’auraient plus d’entrée dans l’ère de la mondialisation. MICHAEL YOUNG C.P. PAYNE, TIME

L’ORIEN T-EXPRESS 37 OCTOBRE 1996 deV isu

REPORTAGE PHOTO PAOLO PELLEGRIN, LOOKAT TEXTE CHRISTIAN CAUJOLLE RUBRIQUE COORDONNÉE PAR SAMER MOHDAD LA VIE AU DELÀ DU SIDA Un hôpital- de Kitovu, une prison d’enfants de rues, un orphelinat, un couple, une mère et ses enfants séropositifs... Huit noirs et blancs pour témoi gner, révéler l’i mage et le contexte de ce que l’on di sai t venu d’une Afrique lointaine.

L’ORIEN T-EXPRESS 38 OCTOBRE 1996 deV isu

AOLO PELLEGRIN EST NÉ À ROME EN 1964. Après des Pétudes d’architecture, il a suivi une formation à l’Institut supérieur de photographie, toujours à Rome. D’abord assistant de plusieurs photographes, il a ensuite travaillé dans le domaine de la photo industrielle et publicitaire avant de sillonner le Moyen-Orient où il s’est particulièrement intéressé à l’architecture. Dans le cadre de l’agence italienne Sintesi, il aborde également les problèmes de société: le SIDA à Rome, la prostitu- tion, les transsexuels, le cirque, les gitans en Italie et en Europe de l’Est. Depuis 1995, il travaille avec l’agence Vu. Son reportage sur le SIDA en Ouganda que nous publions ici a remporté le premier prix du World Press Photo dans la catégorie «Vie quotidienne».

RAKAI. Un orphelinat dirigé par un prêtre italien, Antonio: la plus grande majorité de ces orphelins ont perdu leurs parents à cause du SIDA. Certains sont séropositifs.

KAMPALA. Deux sœurs: Florence et Catherine.

L’ORIEN T-EXPRESS 39 OCTOBRE 1996 deV isu KAMPALA. Couple. En Ouganda, le SIDA est presque exclusivement trans- mis par des rapports hétérosexuels.

E PHOTOJOURNALISME S’EST ILLUSTRÉ, Lau cours du dernier demi-siècle, par ses auteurs engagés, par ceux que les américains nomment «concerned photo- graphers». Mais, aujourd’hui, en des temps de presse marketing et d’intérêt rédactionnel passé à l’aune de l’audimat de la notoriété, quand, sans aucune preuve, on vous assène que «le public veut de la couleur parce que c’est plus vrai», comment être un photographe engagé? Comment l’être, et comment en vivre, en faire son métier? Cette question, ils sont quelques dizaines, de par le monde, à se la poser en pratique. Ils affirment que leur travail, leur investigation visuelle du réel a un sens et une fonction. Souvent, ils galè- rent. Sauf si, après vingt ans de labeur, ils acquièrent la reconnaissance d’un Sebas- tiao Salgado. Nous en connaissons trop, talentueux et convaincus du sens et de la légitimité de leur travail, qui ont abon- donné, brisés, et qui nous privent, triste- ment, de leur nécessaire regard sur le monde d’aujourd’hui. L’histoire de ce reportage de Paolo Pelle- grin en Ouganda est de ce point de vue exemplaire. Ce «jeune» photographe ita- lien (il a une trentaine d’années) est irré- ductiblement convaincu du sens et de la volonté d’enquêter et de savoir lui appar- Exposées à «Visa pour l’Image» à Perpi- fonction d’une photographie qui analyse tiennent comme une identité. Il s’est, gnan, ses images ont intéressé. Elles ont autant qu’elle montre les réalités sociales avant tout le monde, penché sur la réalité même plu. On a pensé qu’elles étaient d’aujourd’hui. Il sait que ses noirs et des sans-abris et des immigrés en Italie. Il pertinentes. Pourtant, les éditeurs de pho- blancs révèlent, avec une autre esthé- l’a fait en adoptant, de façon tout à fait tographie ont estimé qu’elles ne corres- tique, d’autres rythmes, d’autres enjeux consciente, une écriture qui permette pondaient pas à l’attente des lecteurs que la télévision, le monde dans lequel d’embrasser dans une vision large l’indi- qu’ils visaient. nous vivons. Sa passion, sa radicalité, sa vidu comme enjeu dans un contexte. On ne saurait vivre de l’exposition de

L’ORIEN T-EXPRESS 40 OCTOBRE 1996 deV isu

MASAKA. Hôpital de Kitovu: Stella vient d’apprendre par l’assistant social de l’hôpital (que l’on voit dans le miroir) qu’elle est séroposi- tive.

KAMPALA. Une mère qui vient de perdre son mari, mort du SIDA, avec ses enfants. L’un d’eux est malade.

quelques images dans un festival. Hélas, l’Ouganda. Il est allé voir à quoi ressem- trentaine d’images satisfaisantes. Il les a sans doute. Mais, face à la dure réalité, blait – et dans quel contexte se dévelop- montrées, nous les avons montrées, Paolo Pellegrin a décidé de continuer. Il a pait – ce SIDA qui frappait son environ- défendues. Partout, on nous a dit qu’elles travaillé, mercenaire, pour des comman- nement et que l’on disait venu d’une étaient «formidables». Sans suite. ditaires qui appréciaient son profession- Afrique lointaine. Aller sur le terrain, Marion Scemama, dans le cadre de l’ex- nalisme mais se souciaient peu de son regarder, enquêter, témoigner, réfléchir. position qu’elle organisait à la FNAC sur expression ou de ses engagements. Avec Il est rentré, affaibli par une maladie tro- les représentations et les expressions l’argent mis de côté, il est parti pour picale qui le taraude encore, avec une autour du SIDA en a exposé dix. Dans la

L’ORIEN T-EXPRESS 4 1 OCTOBRE 1996 deV isu

KAMPALA. Soweto 2: la mère de Prisca l’aide à s’allonger.

KAMPALA. Une pri- son pour jeunes: un phénomène relative- ment nouveau que ces enfants des rues qui ont perdu leurs parents morts du SIDA. Eux-mêmes étant pour la plupart séropositifs à la nais- sance.

L’ORIEN T-EXPRESS 42 OCTOBRE 1996 deV isu

Prison.

presse, Alain Bizos, alors que Libération tiques des éditeurs de presse un fossé s’est Paolo Pellegrin veut retourner en Le Magazine était en gestation, a été le creusé, qui n’est pas forcément respec- Ouganda et poursuivre son investigation. seul à les acheter, les réserver, leur pré- tueux du lecteur. Cette belle occasion de Pour que la question de la pandémie soit voir une publication. Puis, un peu comme publier dans le Magazine ces images sans plus précisément cernée, pour tenter de une volonté d’affirmer le sens d’un tra- concession appelle commentaire. mieux comprendre comment une popula- vail, ces images sont parties pour Amster- Aujourd’hui, un photographe engagé ne tion qui ne se protège pas suffisamment dam, concourir pour le World Press saurait se suffire de la bonne conscience oppose à la maladie une invraisemblable Photo, le plus prestigieux des prix du qui lui fait choisir des sujets généreux qui volonté de vivre. photojournalisme. Et une image a été pri- nous concernent tous. Il doit accompagner Continuer le travail, poursuivre le témoi- mée, pour récompenser l’ensemble du ce choix politique d’une écriture cohérente gnage, s’interroger et douter. Cette publi- travail, dans la catégorie «vie quoti- et repérable qui remette en pratique le cation est une étape heureuse. En atten- dienne». Un premier prix décerné par la vieux couple philosophique liant éthique dant, si c’est possible, le livre. communauté internationale et qui et esthétique. C’est aussi de la forme que démontre que, entre les goûts et les pra- l’engagement personnel tirera son sens. C. C.

L’ORIEN T-EXPRESS 43 OCTOBRE 1996 Le retour

L’ORIEN T-EXPRESS 44 OCTOBRE 1996 Décidément, d’indécrottables nostalgiques qui n’ont même pas pu attendre le trentième anniversaire de la mort du Che ou qui prennent prétexte de la sortie d’un film pour ressortir leurs vieilles lubies? Pas vraiment. Nos réserves à l’égard d’un Nasser, on les avait même à l’apogée du nassérisme. Et pour le Che, on avait beau avoir la tête encore verte, sa vie montrait les limites de la théorie du foco (foyer révolutionnaire), et la vie se chargeait d’élimer nos illusions sur l’«homme nouveau» ou sur la gestion de l’économie par le biais des sti - mulants moraux (aussi efficace que la pub de Stimorol!). D’ailleurs, pour la petite histoire, les deux hommes se croisaient au Caire lors de la période congolaise du Che, mais ils appartenaient à deux mondes différents au-delà de leur ascétisme commun: «suicidaire» aurait dit le Raïs du Comandante. Point de nostalgie donc, plutôt de la curiosité, mâtinée d’affection pour ce phénomène étonnant de la résurgence de ces héros d’un autre âge qui ressortent d’un imaginaire qu’on croyait irrémédiablement enfoui: tel Abdel-Nasser en Égypte après le virage sadatien ou le surf moubarakien, peut-être pour marquer une idendité en manque tant dans le va à vau-l’eau arabe que dans la vague isla - miste; tel Che Guevara qui réapparait dans le no-future de la jeunesse des Héros occidentale mais aussi dans le Chiapas indien, oublié par l’ALENA. Non, plutôt une affection mâtinée de curiosité pour cet arrêt sur image du Héros dans des sociétés programmées pour ne plus en produire, sur ce zoom planétaire en rouge et noir alors que des kilomètres et des kilomètres d’images arc-en-ciel défilent sans arrêt et vantent – mais est- ce encore la peine de vanter? – la force incontrable du dollar... Incontrôlable aussi même si chacun y trouve ce qu’il cherche. Du blé pour des usines de posters ou de tee-shirts qui jettent leurs produits sans bande-son; du rêve pour une génération qui rejette le monde qui les produit, tout en consommant ce qu’il lui jette; une raison d’être enfin pour de vrais nostalgiques à l’affût qui se disent que si c’est cela qu’il jette et que les autres rejettent, il serait peut-être temps qu’eux projettent; et un scepticisme à tout crin de faux philosophes qui nous fait dire qu’il y a là une dyade bien duveteuse et que, si par hasard, devait naître un vrai héros de chair et de sang, on n’en parlerait pas sur CNN. Ni dans L’Orient-Express ? AYMAN BOUCHRI

L’ORIEN T-EXPRESS 45 OCTOBRE 1996 Nassermania, pas nassérisme LE CAIRE – CHRISTOPHE AYAD A PLUS GROSSE RECETTE DE L’HISTOIRE nant engouement chez tous ces jeunes qui endormi. De plus, même chez ses oppo- LDU CINÉMA ÉGYPTIEN se présente sous n’ont jamais vu Nasser, qui ne le connais- sants les plus critiques, le coup de force la forme d’un film noir et blanc, un peu sent qu’à travers les livres d’histoire et les de 1956 ne fait pas débat tant la revendi- long, très bavard, relativement ennuyeux souvenirs de leurs parents. Pour Hossam cation égyptienne sur le canal est légitime et ultra patriotique. Depuis sa sortie au Eissa, avocat et nassérien historique, l’ex- et tant les positions françaises et britan- début du mois d’août, N asser 56 a rap- plication est simple: «À un moment où niques de l’époque fleurent le colonia- porté un peu moins de deux millions de l’Égypte vit une telle humiliation, où sa lisme le plus éculé. Il suffit de se souvenir dollars. Et tous les soirs, au Caire, à politique étrangère est décidée à d’Anthony Eden, le Premier ministre bri- Alexandrie ou ailleurs, le même phéno- Washington, où Netanyahu donne claque tannique de l’époque, tempêter à la mène se reproduit: des centaines de spec- sur claque aux chefs d’États arabes, où Chambre des communes contre le «petit tateurs, surtout jeunes, se pressent dans une bourgeoisie provocante et scanda- Hitler du N il»...Visiblement, cela n’est les salles obscures pour voir, parfois leuse tient le haut du pavé, il y a un pas évident pour tout le monde puisque la revoir, l’un des épisodes les plus glorieux énorme besoin d’identification, surtout scène dans laquelle le représentant de la de l’histoire nationale, lorsque Nasser chez les jeunes, avec cet homme qui a dit Banque mondiale est ridiculisé a été cen- nationalisa le canal de Suez. Le film n’a non.» surée au moment de la sortie du film en pourtant aucun des attraits qui émous- La nostalgie joue aussi pour une bonne Jordanie... tillent habituellement le public égyptien: part dans le succès phénoménal du film. La grande astuce des scénaristes, en choi- ni sexe, ni sang, ni action, ni farce. C’est Comment ne pas se sentir proche du Nas- sissant de se concentrer sur cette seule au contraire un long défilé d’images ser plutôt pépère que chef de guerre période encore naissante du régime, est d’Épinal, sans passion ni mauvais goût, dépeint par le scénariste Mahfouz Abdel d’avoir fait l’économie d’un bilan sur le sans excès ni grandeur. Rahman? C’est un bon père de famille nassérisme dans son ensemble. Nul men- Mais peu importe que Mohamed Fadel, qui ne manque jamais une occasion de tion n’est faite dans le film de la situation le réalisateur, ne soit pas Sergueï Eisen- faire sauter ses enfants sur ses genoux; un intérieure, des milliers de communistes et stein. Peu importe que le morceau de bra- bon mari qui n’aspire à rien d’autre de Frères musulmans emprisonnés. voure tant attendu, le célèbre discours du qu’emmener sa femme en voyage, loin Quant aux nationalisations désastreuses, haut de la bourse d’Alexandrie, se révèle des tracas et des responsabilités; un bon la gabegie bureaucratique, la honteuse décevant dans le film. Lorsque Nasser, citoyen qui refuse de piocher dans les défaite de 1967, etc., tout cela viendra incarné par Ahmed Zaki, annonce dans caisses de l’État ou de réquisitionner des plus tard. Comment pouvait-il en être un grand éclat de rire «Au nom du soldats pour faire creuser une piscine autrement alors que la moitié de l’intelli- peuple, je décrète la nationalisation de la dans son jardin; un bon Égyptien qui pré- gentsia du pays vit dans la nostalgie de la Compagnie du canal de Suez», le public fère un repas frugal et simple au poisson lutte anti-impérialiste? Qu’attendre trépigne. On s’embrasse, on se congra- fumé; un bon président enfin qui travaille d’autre d’une production de la télévision tule, on s’écrie «Allah o akbar». Éton- jusqu’à l’aube tandis que tout le pays est égyptienne qui est un média officiel par excellence? Avec courage et lucidité, l’éditorialiste Adel Hamouda fait remar- quer dans le Rose al-Youssef: «Les gens se souviennent de N asser chaque fois que les prix augmentent, qu’Israël se montre arrogant, qu’un petit pays arabe nous vole la vedette, que les cours particuliers deviennent hors de prix ou qu’ils ne trou- vent plus de toit. C’est le secret du film. Mais N asser ne reviendra pas. Il n’y a aucune trace de lui dans ceux qui lui ont emboîté le pas. Il nous faut regarder vers l’avenir et tenter d’améliorer notre pré- sent.» Dernier facteur, non négligeable dans l’explication du raz-de-marée N asser 56: la télévision publique égyptienne dispose de moyens sans commune mesure avec les petits producteurs indépendants. La sor- tie du film dans vingt et une salles du Caire – un record là encore – a été prépa- rée par un véritable tir de barrage publi-

L’ORIEN T-EXPRESS 46 OCTOBRE 1996 citaire sur le petit écran, sans que cela coûte un centime au producteur. En outre, le film doit beaucoup à Ahmed Zaki qui réalise une performance mémo- rable en incarnant un Nasser très convaincant avec ses épaules voûtées, sa démarche de gros matou et son éternelle cigarette vissée aux lèvres. Lors de la pre- mière du film à laquelle assistait Hoda Abdel Nasser, la fille aînée du raïs, Mohamed Fayek, ministre de l’Informa- tion et fondateur de l’Organisation arabe des droits de l’homme et Ibrahim Choukri, ancien «officier libre» et fonda- teur du parti du travail (islamiste), Ahmed Zaki a été littéralement porté en triomphe par le public. Le choix du noir et du blanc, destiné à mieux intégrer les extraits d’archives, se révèle aussi judi- cieux. Un tel succès commercial n’a pas manqué de donner des idées à un cinéma en panne de recettes. Et aujourd’hui, Mohamed Fadel annonce vouloir traiter d’Oum Koulsoum, Souma sur le même Le Raïs mode que Nasser; Ahmed Zaki s’est dit prêt à incarner Sadate et Abdel-Halim Hafez; l’armée a passé commande au encore et toujours célèbre scénariste Oussama Anouar Oka- cha d’un film sur la guerre d’Octobre 73. CAROLINE DONATI Ce dernier projet n’a pas manqué de sus- NE COMPILATION D’IMAGES FORTES de prise de décision en ce moment histo- citer un débat tel que l’Égypte les affec- U scandées par une musique un tanti- rique. Le réalisateur s’attarde sur les tionne: Okacha, nassérien notoire, est net dramatique en générique, discours et conditions psychologiques et politiques accusé d’avance par les supporters de levée du drapeau sur le canal de Suez au qui conduisent Gamal Abdel-Nasser à ce Sadate comme Ibrahim Saada d’Akbar moment du départ des troupes britan- choix, sa détermination et sa force de al-Youm et Anis Mansour de vouloir niques en guise d’ouverture... Le ton est conviction qui lui font refuser tout com- minimiser le rôle du successeur de Nasser donné dès les premiers plans: nous ne promis. Car c’est dans ce processus que dans la victoire. Réponse courroucée du sommes pas dans la fiction, même si s’observe la personnalité du leader et que camp nassérien: Octobre 73 aurait été toutes les ressources du cinéma vont être se forge son ascendant. une vraie victoire si Sadate n’avait pas mises à profit pour cadrer l’Histoire dans La caméra filme donc l’homme seul face à stoppé l’élan des forces égyptiennes en un récit héroïque. la décision (un Ahmed Zaki qui est remar- vue de négocier avec Israël. Tout cela Tout concourt en effet dans ces plus de quablement convaincant dans le rôle du révèle en fait un besoin énorme de 120 minutes de pellicule à faire du per- raïs), l’homme qui médite devant un jeu débattre dans un pays qui n’a toujours sonnage principal un héros ou plutôt à le d’échecs, l’homme qui s’isole une nuit pas levé les contradictions pesant sur cer- montrer en tant que tel. À commencer entière dans son bureau pour analyser les tains des épisodes les plus cruciaux de par le contexte historique. Nous sommes données du problème, l’homme qui écoute son histoire. aux beaux jours de la révolution nassé- Oum Koulsoum, autre voix vibrante de Dernier paradoxe: la vague de «nasser- rienne, le jeune colonel n’est plus seule- l’époque... Des séquences qui abondent en mania» qui a submergé l’Égypte n’a pas ment l’homme fort du régime porté au clichés et traînent quelque peu en lon- les conséquences politiques que l’on pouvoir par le coup d’État des Officiers gueur. Qu’importe, il s’agit de montrer pourrait croire. Même le nassérien Hos- libres, il a effacé Mohamed Neguib et l’aspect humain de la figure historique et sam Eissa ne se fait pas d’illusions: «Tout s’est fait élire à la présidence de la Répu- de rendre le héros sympathique. Et puis ce cet enthousiasme ne bénéficiera aucune- blique. Maintenant, mais il ne le sait pas côté kitsch du film peut séduire. Le réali- ment au parti nassérien et je le regrette encore, il s’apprête à réaliser l’acte fonda- sateur ne se prive donc pas d’exploiter la fort. Mais il ne faut pas se faire d’illu- teur de sa légitimité et d’un charisme qui fibre paternelle et le héros est révélé dans sions: le nassérisme, ce n’est pas un parti, se mesure au-delà des frontières de son intimité, en père de famille, aux côtés c’est un mouvement, c’est la nation qui l’Égypte: la nationalisation de la Compa- de ses enfants et de son épouse (interprétée construit son indépendance. Le reste, gnie du canal de Suez. En axant son scé- par Firdaos Abdel-Hamid). Une épouse c’est de la politique politicienne.» La nario sur les dix jours qui précèdent l’évé- bienveillante qui apporte le réconfort au preuve? Le parti nassérien est d’ailleurs nement, Mahfouz Abdel-Rahman ne moment voulu, qui écoute le discours de en pleine scission: les jeunes, qui repro- pouvait pas trouver meilleure trame. Et son mari avec l’émotion qui sied. Ici, le chent à la vieille garde de monopoliser le toute la force «tragique» du film, ce qui film verse agréablement dans le registre pouvoir, ont décidé de partir fonder une en fait un hommage à l’homme de 1956, égyptien du mélodrame. C’est que la nouvelle chapelle. C. A. est précisément qu’il retrace le processus dimension affective n’est pas à négliger

L’ORIEN T-EXPRESS 47 OCTOBRE 1996 en vieille dame originaire du Said – encore un beau symbole –, qui vient exprimer au nom du peuple égyptien, sa profonde reconnaissance au «libérateur». La natio- nalisation du canal est la revanche de plus de cent ans d’humiliation et d’oppression, dira-t-elle en lui remettant les habits d’un aïeul mort «en martyr» lors de la construc- tion du canal... Par ces divers procédés un peu naïfs, Abdel-Rahman s’emploie à donner la coloration pathétique qui doit entourer tout héros qui se respecte. C’est aussi pour rendre au personnage sa stature de leader historique. Mais c’est en recourant au noir et blanc et aux images d’archives qu’il y parvient le mieux. Insérés tout au long du film, ces morceaux choisis de l’Histoire permettent au spectateur, outre le côté nostalgie lorsque l’on veut donner à voir un héros. Hosni) qui, renvoyé par la Compagnie, qu’elles recèlent, de rentrer dans le cours D’où aussi le recours au paternalisme à cherche à présenter ses doléances au raïs et de l’événement et peut-être même pour l’américaine qui fait une entrée discrète. qui est réintroduit – quelque peu mal- certains de le revivre. Plus remarquable Avec notamment le personnage de l’em- adroitement cependant – en fin de film. encore est l’utilisation des discours dans ployé du canal (interprété par Hussein Avec surtout l’intervention de Amina Rizk la mise en scène de Mohamed Fadil. Ils

IL PARLE SUR UN TON FAMILIER, ceux qui guettent là-bas, le long du sera égyptien, dirigé par des Égyp- « baladi, dans un langage très popu- canal, à Port-Saïd, à Ismaïlia, à Suez, le tiens!». laire sans s’efforcer, comme auparavant, transistor en mains): «Ce monsieur me On n’entend plus ses mots, ni son rire. au style noble. Nous étions venus rappela alors Ferdinand de Lesseps» C’est dans une tornade d’acclamations, entendre un monologue de tragédie, il (Nasser prononce «Lissips» sur un ton nous offre une chronique anecdotique. sifflant). L’orateur passe de la blague au «Et maintenant, je vais vous raconter réquisitoire, dénonce d’une voix rauque mes démêlés avec les diplomates améri- le «colonialisme hypothécaire». Et voici cains...» Et voilà l’austère Gamal, le crescendo: «Ces bénéfices dont nous l’homme à la férule, mué en chansonnier privait cette compagnie impérialiste, cet populaire. «Pauvre Mister Allen: s’il État dans l’État, tandis que nous mou- vient dans mon bureau avec la note, je le rions de faim, nous allons les chasse; et s’il s’en retourne sans avoir reprendre...» remis la note, c’est Mister Dulles qui le Quoi? C’est donc cela? «... et je vous chasse... Que faire pour ce pauvre Mis- annonce qu’à l’heure même où je vous ter Allen?» parle, le journal officiel publie la loi La foule s’esclaffe. Autour de nous, les nationalisant la Compagnie, qu’à journalistes égyptiens, rompus au style l’heure même où je parle les agents du sévère du Raïs, s’étonnent en hochant la gouvernement prennent possession de la tête: Kwaïss awi! (très bon). Et Gamal Compagnie...». Autour de nous, et plus de poursuivre en mimant ses visiteurs, bas, dans le noir, c’est l’explosion. Des en caricaturant leurs propos. Cet journalistes dont nous connaissons le homme timide vient de découvrir, au scepticisme à l’égard du régime montent fond de sa colère, comment on parle au sur leurs chaises pour hurler leur peuple. Au-dessous de nous, dans la enthousiasme. cuvette sombre qu’est devenue la place Gamal, soudain secoué d’un rire irré- Mohammed Ali, ce n’est pas la fureur pressible – le «culot» est si énorme, le bouillonnante que l’on avait prévue, coup est si surprenant (même pour lui, c’est un gros rire qui fuse à chaque ins- au moment de le faire connaître...) – tant. lance son défi: «C’est le canal qui paiera Soudain, le ton change. Une ironique pour le barrage! Il y a quatre ans, ici description de M. Black et de ses der- même, Farouk fuyait l’Égypte. Moi, niers entretiens avec le Raïs amène cette aujourd’hui, au nom du peuple, je phrase inattendue (de nous, mais non de prends le canal...! Ce soir, notre canal

L’ORIEN T-EXPRESS 48 OCTOBRE 1996 fondent la structure du film et du récit. des commandos, mouvement d’améri- Mais leur fonction est autrement symbo- caines chromées... l’annonce de la natio- lique: c’est un appel à l’affectif tant il est nalisation vécue comme un coup d’État vrai que la voix de Nasser a nourri – et est filmée comme tel et l’événement, nourrit encore semble-t-il – l’imaginaire traité à la manière d’un polar américain arabe. Ici, la performance de Ahmad des années 50, la gestuelle égyptienne en Zaki est excellente qui parvient à imiter à plus. Faut-il s’en plaindre? Les réunions la perfection la voix, les gestes et regards et discussions dans les salons cossus du du raïs. Il manque cependant un petit Pacha ne sont pas non plus négligées quelque chose pour arriver à éprouver pour rendre l’ambiance de l’époque. l’émotion d’antan. Peut-être la foule, Rien n’est omis pour ménager le sus- dont on ne peut que déplorer l’absence – pense jusqu’au moment où dans le micro manque de moyens sans doute. On le raïs décline le mot de code: «Ferdi- pourra aussi s’étonner de ne pas retrou- nand de Lesseps». C’est certainement là ver le formidable éclat de rire d’Alexan- que l’on ressentira l’émotion regrettée drie. plus haut. À moins que cela ne soit lors Les discours structurent donc l’histoire du dernier discours prononcé du haut du et l’action au point de se confondre mirhab, lorsque raisonne l’appel à la puisque l’Événement est le discours du lutte ... 26 juillet 1956. De là, toute la mise en Et celui qui est acclamé au début du film scène qui l’entoure. À cet égard on ne aux cris de «Ya Gamal, Ya Gamal» ne peut que savourer l’orchestration qui peut en sortir qu’en za‘im surtout accompagne la phase de décision à celle lorsque vient s’inscrire sur l’écran, en de son exécution: rassemblement des guise de happy end, le fiasco de l’attaque conseillers et des généraux, constitution tripartite.

d’embrassements, qu’il s’arrache à la tri- «Il n’a pas le droit, il n’a pas le droit...» de confiance de Nasser a pris possession bune où, près de nous, un membre du Depuis bientôt une heure, les comman- des installations directoriales où le Parlement français répète à mi-voix, dos de Mahmoud Younès opèrent, de directeur administratif, M. Ménessier, comme pour exorciser un mauvais ange: Port-Saïd à Suez. À Ismaïlia, l’homme l’a vu entrer avec une certaine surprise. Dans la rade pourtant, mouille par hasard un croiseur britannique, le Jamaïca. Et à la terrasse de l’hôtel Cecil, vers minuit, un ami alexandrin qui en a vu beaucoup d’autres, murmure: «C’est un geste courageux. Mais que Dieu nous vienne en aide...» Tout Alexandrie gambade de joie autour de nous. L’éclat de rire fameux se prolonge dans des centaines de mil- liers de gorges et de ventres creux. Le petit-fils du fellah de Beni-Morr, le fils du postier de Bacos vient de jeter son défi aux puissants et aux possédants. Il a osé. Il a fracturé la caisse. Par la ruse et par la force, il a pris la place du maître. Par ce rire de surprise infligée à soi-même, il vient là, sous nos yeux, de se retrouver totalement égyptien, citoyen de ce pays où l’on rit de sa misère en bêchant pour faire venir ses fèves. C’est Goha le malicieux, Sindbad le fabuleux. Et le petit peuple bat des mains en cadence, prolongeant dans la nuit le grand rire insolent du président Nasser, devenu ce soir-là Gamal.»

Jean Lacouture, N asser, Seuil, 1971.

L’ORIEN T-EXPRESS 49 OCTOBRE 1996 du développement économique de l’É- gypte. Finalement, après de longues négociations, un accord fut conclu en L’État-dans-l’État mai, un mois avant le départ des derniers soldats britanniques: il prévoyait que la Compagnie investirait en Égypte 3 mil- lions de livres égyptiennes par an pen- dant sept ans. Mais on restait loin du du canal fifty-fifty auquel était parvenu les pays producteurs de pétrole. La décision de nationalisation n’était cependant pas directement liée à l’insa- ONDÉE PAR FERDINAND DE LESSEPS, la tion, Nasser le rappela: l’Égypte ne rece- tisfaction des Égyptiens, mais à ce qu’on FCompagnie universelle du canal de vait que 800 000 livres sterling sur un to- appelait la «défense» du Proche-Orient. Suez était basée à Paris. Son président et tal de 39 millions de livres par an. Depuis que cette «défense», initialement son directeur général étaient français, Cette situation ne pouvait satisfaire éter- dirigée contre l’Union soviétique, s’était bien que la Grande-Bretagne en eût nellement le gouvernement issu de la réduite au containment de l’Égypte, une acquis la majorité des actions depuis Révolution du 23 juillet 1952. Dans un épreuve de force se déroulait autour du longtemps. premier temps, la Compagnie n’avait été financement du barrage sur le Nil. L’É- En Égypte, sous la monarchie, la Compa- en rien affectée par le changement de gnie constituait un véritable État-dans- régime. Certes, elle ne pouvait plus l’État: dans les villes du canal, elle se circonvenir comme devant les hommes au posait en détentrice de l’autorité; elle pouvoir en Égypte. Elle restait néanmoins avait sa propre ligne de communications un État-dans-l’État. Et, si l’attention des chiffrées avec Paris; au Caire, la résidence Officiers libres était d’abord dirigée vers du directeur résident, dans le quartier la nécessité de mettre fin à l’occupation Nasser britannique de la zone du canal, les privi- cossu de Garden City, était si imposante IEN NE PRÉDISPOSAIT LE FONDA- lèges de la Compagnie, et surtout le qu’elle devint par la suite la résidence du TEUR DE L’O RIENT, lui qui avait Premier ministre égyptien; et, chaque détournement de richesse qu’elle réalisait, Rérigé la francophilie en art, à appré- année, la visite du président, l’ambassa- ne pouvaient manquer d’être perçus cier N asser. Et pourtant, Georges deur François Charles-Roux, était entou- comme une atteinte à la souveraineté N accache fut à l’évidence séduit par rée d’un apparat presque royal. Une nationale. À défaut d’y mettre un terme, l’homme et ne s’en cacha pas, comme égyptianisation du directoire avait bien le gouvernement égyptien pensait on peut le voir dans cet article du 15 été amorcée, en 1936 puis en 1949, mais d’abord limiter l’extranéité de la Compa- avril 1956 dans lequel il reproduisait elle restait accessoire puisque c’étaient de gnie en lui faisant obligation de s’associer des propos du président égyptien tirés riches pachas, amis de la Grande-Bre- au moins partiellement au développe- tagne, qui y avaient été cooptés. Derrière les symboles il y avait aussi les chiffres. Jusqu’en 1936, l’Égypte avait été prati- quement exclue des bénéfices du canal. Cette année-là, et dans la foulée du traité anglo-égyptien qui reconnaissait l’indé- pendance complète mais formelle de l’É- gypte sous réserve du maintien des forces anglaises dans la zone du canal, la Com- pagnie se mit d’accord avec le gou- vernement égyptien pour lui verser une allocation annuelle de 300 000 livres égyptiennes. Puis, en 1949, une conven- tion restituait au gouvernement égyptien sa qualité d’associé, dont il avait été déchu du temps du khédive Ismaïl, en lui donnant une part de 7% sur les bénéfices bruts annuels. Une libéralité bien déri- soire: les bénéfices avoués de la Compa- gnie pour l’exercice 1955 s’étaient élevés de «notes personnelles prises, il y a un à 16 milliards d’anciens francs dont 10 ment de l’Égypte. C’était le sens des négo- mois, à l’issue d’un entretien “à milliards, représentant près du tiers de ciations poursuivies en 1955 et 1956; le bâtons rompus”», notamment au son chiffre d’affaires, à distribuer entre gouvernement souhaitait que la plus sujet de l’acquisition d’armes les actionnaires, quand le gouvernement grande partie de l’argent gagné par la tchèques par l’Égypte. égyptien n’en recevait qu’à peine plus Compagnie fût investie par elle dans des d’un milliard. Dans une discussion avec entreprises égyptiennes. De la sorte, elle le ministre français des Affaires étran- pourrait conserver ses bénéfices à charge gères, quelques mois avant la nationalisa- d’en engager une partie pour les besoins

L’ORIEN T-EXPRESS 50 OCTOBRE 1996 un montage financier pour le barrage d’Assouan qui liait l’aide de la Banque mondiale à une assistance correspon- dante des États-Unis et de la Grande-Bre- tagne et qui, surtout, lui imposait des conditions politiques entamant grave- ment la souveraineté nationale, selon le modèle éprouvé de la dette égyptienne au XIXe siècle. Le but était que Nasser ou de préférence son successeur, ne puisse plus acheter d’armes suivant son bon vouloir. Nasser ayant évidemment rejeté ces conditions, les Américains retirèrent gypte se proposait de construire cet lée par les États-Unis. La priorité donnée leur offre de financement. L’annonce en ouvrage monumental pour les besoins de au développement par les Officiers libres fut faite brutalement le 19 juillet. La son développement mais n’avait pas les vint donc fournir l’occasion aux Améri- réplique vint six jours plus tard, avec le moyens financiers de mener seule un cains et aux Britanniques de renverser le coup d’éclat d’Alexandrie. aussi gigantesque chantier. Elle devait cours des événements. Londres et S. K. s’adresser à la Banque mondiale, contrô- Washington proposèrent alors à Nasser par Naccache Un César de 6 pieds 3 pouces, ce n’est des destinées du Proche-Orient. La supé- sa politique dans le Moyen-Orient. pas le gabarit ordinaire des dictateurs... riorité des armements israéliens faisait «Il me fallait chercher ailleurs. Il n’y a d’ailleurs rien de césarien dans le de lui l’arbitre incontesté de la situation «Il me fallait chercher n’importe où...» personnage. Ce grand athlète chevelu, territoriale, le maître souverain de toute lucide, agile, rieur, qui est aujourd’hui le la diplomatie internationale dans ce sec- Entre la limonade maître de l’Égypte, représente un type teur. et le sandwich... politique absolument nouveau. Et ce qui «C’est ce déséquilibre, d’abord, qu’il fal- C’est au cours d’une réception donnée rassure tout d’abord, c’est son horreur lait faire cesser. au Caire en l’honneur du Premier souda- des idées générales. Donnez-lui seule- «Pour opérer chez moi, il fallait que je nais Azhari – («Je ne vais jamais à ce ment des faits et des chiffres: il établit sois assez fort pour ôter l’idée à M. Ben genre de manifestation... J’y suis allé, ce alors le parallélogramme des forces – et Gourion de sortir de chez lui.» jour-là, avec une vague idée...») – que le il voit... Ses problèmes, il les résout au Premier égyptien – (qui n’était alors que fur et à mesure qu’ils se posent – et il ne «Nous étions deux le bikbachi) – rencontre l’ambassadeur le cache du reste pas: sa pensée politique à ne pas dormir...» de l’URSS entre la limonade et le sand- lui vient en agissant. (...) «Si je dis que je n’en ai pas fermé l’œil wich, Nasser, au débotté, et comme en «Je ne cherche pas l’aventure. Ce que je pendant des nuits, on peut m’en croire. jouant, pose la question à M. Daniel veux, c’est faire une Égypte. Mais pour «Nous étions deux, d’ailleurs, à ne pas Solod: faire cette Égypte, pour mettre en œuvre dormir. L’autre était un citoyen améri- – Et vous?... Est-ce que vous ne nous tous les moyens qui nous permettent de cain qui avait probablement compris donnerez pas des armes? bâtir un État démocratique dans un qu’il ne fallait pas jouer avec le feu au L’ambassadeur soviétique regarde lon- Orient arabe rénové, il nous faut, bord des puits pétrolifères d’où l’Occi- guement le colonel, réfléchit, et, dans un d’abord, assurer nos arrières, garantir la dent extrait chaque année 160 millions sourire presque amusé, relève le défi: stabilité territoriale de ce Proche-Orient de tonnes, et qui représentent 75% des – Je vous répondrai après-demain, dit-il. contre le péril de l’expansionnisme israé- réserves mondiales de carburant liquide. Le surlendemain (confie Nasser), quand lien. Cet Américain s’appelait Byroade et il Solod est arrivé avec tout son paquet «On m’a accusé de violence? Ma vio- est l’ambassadeur du président Eisenho- sous le bras – la liste complète des arme- lence, on commence à le comprendre wer au Caire. ments, les délais de livraison, les modali- aujourd’hui, était nécessaire: ma vio- «Six mois ont passé... Aujourd’hui, en ce tés de paiement – «je dois dire que je lence était au service de la paix. qui me concerne, j’ai retrouvé le som- reçus le plus grand choc de ma vie»... «Vous savez où nous en étions arrivés. meil parfaitement. Mais il est possible Trop beau pour être vrai. Trop beau, La phase la plus critique que nous ayons que M. Byroade (pour d’autres raisons semblait-il, pour n’être pas dangereux... traversée se situe en juillet-août dernier. du reste) continue à ne pas dormir... (...) Par le jeu de la diplomatie occidentale, (...) L’Occident colmatera maintenant nous avions abouti alors à cette situation «Mais j’acquis bientôt la conviction que comme il peut... véritablement monstrueuse: un person- le département d’État, en raison des ser- ... S’il peut... nage, nommé Ben Gourion, établi à Tel- vitudes électorales des partis politiques (15 avril 1956, L’O rient) Aviv, se trouvait être le maître absolu aux États-Unis, n’était pas le maître de

L’ORIEN T-EXPRESS 51 OCTOBRE 1996 Entre Che et loups

OMAR BOUSTANY

IM M ORRISON-CHE GUEVARA MÊME JCOMBAT? Si l’on a aujourd’hui envie de se poser la question, ce n’est pas tant à cause d’une quelconque gémellité poli- tique mais, plus prosaïquement, de la similitude des redécouvertes dont le poète rock américain à la mèche rebelle et le flamboyant Comandante ont fait tour à tour l’objet. Car tout comme il y a quelques années, la redécouverte du culte des Doors, avec force produits dérivés, le mythe christique du Che, el guerilléro héroico, le pur parmi les purs de la révo- lution cubaine, et de la continentale mais toujours virtuelle révolution latino-amé- ricaine, se décline aujourd’hui sur posters et tee-shirts, à travers films et biogra- phies. L’Amérique latine n’y est pour rien, cette fois-ci, même si on entend parler mainte- nant d’un «retour des guérillas», comme le titrait dernièrement Courrier interna- tional et qu’au Chiapas un certain sous- commandant séduit médias et intellec- tuels d’Occident. Non, il y a autre chose. Ex-fan des sixties? Jane Birkin n’est pas la seule, à se laisser aller à la douce nos- talgie des années 1965-1975, féconde en rêves psychédéliques et en révoltes mes- sianiques, libertaires ou hédonistes. Les mythes de l’époque, revisités, réinvestis, coulés dans le moule spleenesque et désa- busé des nineties, sont légion. Mais soyons précis: il ne s’agit pas d’une cul- ture d’anciens combattants, de soixante- huitards attardés, comme jeunes loups et vieilles oies. La vague actuelle est inédite, en ce sens qu’elle concerne au premier chef les enfants de la génération Reagan. Culte de la légende Woodstock et de la vague Flower Power, engouement pour les figures littéraires et on the road de la beat génération, de Berkeley à la Sor- bonne, le revival est dans l’air du temps. Musicale, vestimentaire, esthétique, mais contradictions palpables, sans choix pos- romantisme que ni l’invention de l’huma- aussi, à sa façon, idéologique et contes- sibles. nitaire spectacle, ni les mornes paysages tataire, une vague rumeur de contre-cul- Non qu’il y ait un quelconque sentiment du nouvel ordre mondial à l’américaine ture qu’on souhaite réactiver pour s’éva- diffus d’ adhésion a posteriori aux lende- ne viennent combler. der du consensus desséchant de la pensée mains qui déchantent du communisme On demande héros rimbaldiens sur le unique prédominante. Et, de Mai 68 à la version Brejnev ou un regret des plénums réseau Internet, pourrait-on presque mouvance situationniste du récemment poussiéreux d’apparatchiks ni des aus- entendre ici et là, dans les conversations suicidé Guy Debord, le champ du poli- tères Politburo post-staliniens. Plutôt, un de café ou les campus d’université. Et le tique se voit également sollicité par une besoin de héros, une pulsion refoulée de Che est là, qui fait son come-back, vidé jeunesse à qui la chute du mur de Berlin a révolte, de contestation, d’idéal et de de ses intransigeantes et enflammées exi- imposé un monde unipolaire, sans l’«isme» qui va avec, enfin une soif de gences politiques et idéologiques, un

L’ORIEN T-EXPRESS 52 OCTOBRE 1996 Che sous les traits du très plastique comédien espagnol Antonio Banderas, avec une grande production à venir, qui sera réalisée par Michael Radford, le réa- lisateur d’Il postino. Le film, intitulé Tania, du nom de la compagne du Che dans sa campagne bolivienne, sortira en octobre 97, à l’occasion du trentième anniversaire de la mort du Che. Et il risque de ne pas être le seul, à en croire la presse à potins, puisque l’hier symbole de la réussite entrepreneuriale reconverti en guest-star lelouchienne, Bernard Tapie soi-même, serait sollicité par des produc- teurs américains pour faire la concur- rence à Banderas dans un autre film sur le Che. Ne serait-ce qu’un canular, à base de photo-montage choc, il serait néan- moins révélateur d’une vogue appelée à durer, au moins jusqu’au trentième anni- veraire. Si c’est Hollywood qui commémore la disparition du héros révolutionnaire du continent latino-américain – le Che était cubain d’adoption et argentin d’origine – c’est bien que politiquement l’ancien condottiere internationaliste ne dérange Le Che adopté par Hanes et autres Levi’s plus personne, pas même cet oncle Sam à l’influence si honnie par lui et ses compa- come-back esthétique essentiellement où gnons de combat, ces adeptes du «Cuba fétichisme et manichéisme s’entremêlent Si, Yanki N o», et du «Crear un, dos, tres, sans complexe. muchos Vietnam». Les temps ont changé Ainsi en est-il du groupe de rock Rage et ce qui apparaissait comme une menace Against the Machine, californien et subversive s’est mué en folklore d’une rebelle, très populaire chez les kids de la époque disparue, alors même que, para- bannière étoilée, et dont le dernier album doxe des paradoxes, Cuba est toujours Evil Empire stigmatise l’emprise améri- soumise à un très rigoureux embargo caine sur la planète. Les tee-shirts rouges américain. ou noirs du groupe sont flanqués de l’ef- Et pourtant, le transnational fan-club du figie du Che. Inutile de dire que les teen- Che, et l’aura toujours vivace du médecin agers de L.A. ou de Portland qui arbo- guérillero, ne s’expliquent pas exclusive- rent sur leur poitrine la symbiose Che ment par un processus de récupération Guevara/Rage Against the Machine, du label Che par des circuits de produc- ignorent tout de l’histoire du Coman- tion culturelle grand public à vocation dante, hormis que l’homme était un révo- commerciale et dépourvus de véritable lutionnaire et que Zack de la Rocha, le étoffe idéologique. En dépit de l’immi- leader du groupe et prêcheur affirmé de nence du trentième anniversaire de sa la cause amérindienne, s’identifie à son mort, date fétiche qui ne manquera pas combat. Fourre-tout anachronique pour de générer une effervescence commémo- peaufiner le look rebelle ou attaque en rative et accessoirement mercantile règle du système, taux de décibels à l’ap- autour du personnage, toujours charis- pui? Le véritable enjeu est là, entre déri- Photomontage matique et à la geste aisément exploi- soire anecdotique et signe avant-coureur de Bernard Tapie en Che table. Comme pour les vingt-cinq ans de de malaise en profondeur. Rage contre la Mai 68 qui ont donné lieu à nombre machine, vraiment? Ou plutôt flirt tout d’opérations de marketing anniversaire contre la machine. Puisque la société Maestra cubaine et de la guérilla boli- très artificielles, un tel phénomène est marchande du spectacle dont parlait vienne, métamorphosé en nouveau héros prévisible. Cycle classique de récupéra- Debord est plus que jamais en place, on pour play-station de jeux vidéos? Il y a tion des déviances par le système en peut à loisir lui faire des pieds-de-nez, en aussi de ça dans le phénomène de mode place qui clôt ainsi un processus de neu- invoquant le Che, mais en évoluant réso- actuel. Même Hollywood, l’usine à rêves tralisation de leur portée réelle. Rempla- lument dans les rouages marketing de la de l’empire américain, opium du peuple cer le mythe par la mode et les hommes machine, avec force gadgets, simplifica- en technicolor aurait peut-être dit le Gue- par des images. tions et identifications ludiques. vara doctrinaire, même ce pilier de l’ima- Dans le cas du Che, on digérera la part de Alors, Che Guevara, loin de la Sierra ginaire yankee récupère le personnage du séduction romantique, pas l’essentiel.

L’ORIEN T-EXPRESS 53 OCTOBRE 1996 Récupération d’un personnage figé mais pas de l’homme et de sa pensée effective. D’autant qu’elle se connecte aujourd’hui à de nouvelles générations, aux frustra- tions et questionnements différents de Un constructeur ceux de leurs aînés des Trente glorieuses, de la prospérité d’avant la crise et d’avant la disparition des empires colo- niaux. La trajectoire éminemment d’espoirs emblématique de l’infatigable combat- AWAZ T RABOULSI FUT, dans les années tant au béret étoilé et au cigare, cristallise F60, le premier traducteur de Guevara les aspirations latentes d’une jeunesse en arabe. Il fait le point sur les différentes occidentale marquée à la fois par le facettes du mythe Che. marasme de la crise économique et l’an- goisse du chômage et par l’esprit contes- Comment s’explique le retour du Che? tataire qu’a drainé la mouvance grunge J’avoue que je ne suis pas un expert de ce dans la foulée du succès mondial du phénomène de retour. Mais je crois groupe Nirvana et de feu Kurt Cobain, qu’on peut facilement en sérier les fac- autre figure rimbaldienne du rock améri- teurs. Il y a d’abord la façon même par cain: jeans déchirés et vêtements de laquelle Guevara a été liquidé. En faisant récup’ en guise de rejet du triomphalisme disparaître son corps, ses ennemis l’ont yuppie des eighties, perçues comme les fait revivre. Une photo disait sa mort. années fric et frime. On se rappellera à Elle créa le mythe. Récemment, on a cet égard l’un des derniers concerts pari- fouillé là où l’on croyait son corps siens du chanteur Renaud, lui aussi inhumé, suivant les indications d’un grand trublion devant le capital, dont ancien officier bolivien. En ne le retrou- l’affiche laissait voir un poster du Che vant pas, on a confirmé la présence d’un avec le visage du chanteur à la place. Che qui existait sans corps. D’une époque à l’autre, on peut se serrer Et puis il y a une mode Che: les photos, les coudes. Voire la bobine. les posters, les cartes postales, les tee- Si la jeunesse d’Occident a ses fantasmes shirts, les barbes, les cheveux longs... Les et ses modes, à cheval sur la véritable modes nous arrivent d’Europe et d’Amé- adhésion et le deuxième degré frondeur, rique. La société de spectacle et de dans le tiers-monde, le célèbre «Hasta la consommation mondialisée peut bien victoria siempre» de Guevara a égale- faire et défaire les modes, elle ne peut les ment laissé des traces, mais différem- imposer n’importe comment. La question ment. Pour les générations montantes qui se pose est alors la suivante: pour- qui n’ont pas connu les guerres de libéra- quoi voue-t-on un culte à Guevara et non tion anticoloniales des aînés, mais qui au président du FMI ou à Bill Gates? Le n’ont pas éprouvé non plus la désillusion fait est que le Che répond à un certain et dont l’imaginaire anti-impérialiste est besoin chez la jeunesse d’aujourd’hui: sa aujourd’hui en manque de combustible, soif d’idéal et de moralité, d’action et de l’étoile du Che, toujours sulfureuse, peut rébellion. On a beau dire que notre jeu- séduire. La guérilla zapatiste du Chiapas nesse est passive, réaliste, m’en-fichiste, au Mexique, si populaire à l’heure apolitique, etc. Elle n’en a pas moins un actuelle dans l’intelligentsia, n’a-t-elle grand besoin d’idéaux. Notre génération pas rallumé les feux déclinants de la en avait de trop; la nouvelle souffre théorie du foco si chère au Che, ce foyer d’anémie. insurrectionnel agissant en osmose avec Or le Che représente l’antithèse de toutes les populations paysannes autochtones les valeurs imposées de l’après-guerre où il est implanté. froide. Contre le matérialisme et la course Ce foco que Guevara alias Ramon, son effrénée au profit, il représente la moralité dernier nom de guerre, n’avait pas réussi et le mépris de l’argent. Contre le consu- à allumer dans l’Altiplano bolivien et qui mérisme, il incarne le travail et l’ascé- lui a coûté la vie à lui et à la plupart de tisme. Contre l’individualisme, compéti- ses compagnons d’armes... Imprévisible teur et paranoïaque, la fraternité, voire ironie de l’Histoire: alors que la révolu- l’abnégation. Contre la mondialisation tion cubaine devenue simple régime cas- par l’image – qui coexiste à merveille avec triste meurt à petit feu, la légende de celui l’atomisation tribale des sociétés et la qui fut à la fois son enfant prodige et son poussée des inégalités sociales – une cer- enfant terrible conserve son efficace, par- taine notion de la fraternité humaine et de delà le «suaire de larmes cubaines» qui l’entraide entre les peuples. couvre son souvenir. Le Che du mythe d’aujourd’hui est-il le O. B. Che réel?

L’ORIEN T-EXPRESS 54 OCTOBRE 1996 Je ne sais pas s’il y a un mythe Guevara. Peut-être existe-t-il en Amérique latine. Parler d’un mythe dans nos pays relève de l’exagération. Ernesto Le Che réel, c’est la vie réelle d’Ernesto Guevara. Un jeune homme qui, lors d’un voyage en Amérique latine, découvre l’unité dans la misère, l’oppression et avant la légende l’exploitation de tout un continent et se rend compte que misère, oppression PAULINHO GERERE coloniale et exploitation ne sont pas une fatalité. Guidé par une femme (Hilda), il ÉLIA DE LA SERNA DESCEND LE RIO En 1936, éclate la guerre d’Espagne, la décide de contribuer à changer le monde. CPARANA en direction de Buenos Aires famille se mobilise pour la République. Au-delà du technicien de la guérilla et du avec son mari, Ernesto Guevara Lynch, En voyant les conditions de vie de ses représentant d’une certaine stratégie constructeur civil de son état. Elle ressent amis qui vivent entassés dans des loge- révolutionnaire – entre la Sierra Maestra les premières contractions et il faut s’ar- ments d’une pièce, il a à huit ans sa pre- et les maquis du Congo et de la Bolivie – rêter à Rosario de la Fé. Vite, on hèle un mière discussion «politique» avec son il y a le Che socialiste et communiste qui taxi et on va chez des parents où elle père sur l’injustice. Et alors que ce dernier poursuit ses «espoirs de constructeur». accouche d’Ernesto Guevara de la Serna. crée un comité de soutien en faveur de En cela, il était déstabilisateur et margi- En cette nuit du 14 juin 1928 commence l’Espagne républicaine, le petit Ernesto nal. Refusant le modèle soviétique, et une destinée qui va fasciner le siècle. Des- fait de la maison une casa del pueblo où d’ailleurs tout modèle, il prônait un cendant de vieilles lignées aristocratiques il invite tous ses petits camarades. À Alta socialisme qui puisse créer un homme antérieures même à l’indépendance de Garcia, il n’y a pas d’école secondaire ce nouveau, et non un qui renouvelle ou l’Argentine – irlandaise du côté du père et qui l’oblige à se rendre à Cordoba. Début embellit l’exploitation de l’homme par basque du côté de la mère – mais qui 1943, toute la famille retourne à Cor- l’homme. Dans son célèbre discours avaient toutes deux perdu leur patri- doba, et bientôt naît le cinquième enfant, d’Alger, il critique les Soviétiques pour moine, la famille vit une existence sem- un troisième garçon. Et c’est aussi cette leurs échanges commerciaux inégaux blable à celle des autres classes année au lycée qu’il va se lier d’amitié avec les pays du tiers-monde. Il était moyennes. Plus même, ses valeurs aristo- avec Alberto Granado. Mial (Mi convaincu que le système soviétique était cratiques surannées sont en fait un obs- Alberto), comme on le surnomme affec- voué à l’effondrement. À Cuba, sa cri- tacle à son enrichissement: mieux vaut tueusement, est un peu plus âgé. C’est tique des Soviétiques dérange. Le débat être modeste et gentilhomme que riche et «son» ami. qu’il initie sur la transition au socia- immoral, pense le père comme pour Grâce à un effort incroyable, Tété a sur- lisme, fondé sur les stimulants moraux mieux se satisfaire de sa condition. Après monté les problèmes de sa maladie et il au lieu des stimulants matériels, et l’éli- être repassée à Buenos Aires, la famille va pratique tennis, golf et échecs avec son mination progressive du marché et de s’installer à Caraguatay, aux confins du frère Roberto. Mais il rêve de jouer au l’argent, n’est pas suivi. Il s’en va «créer Paraguay, où Guevara Lynch crée un rugby et c’est Mial qui va l’initier. En plusieurs Vietnam» pour témoigner d’un chantier pour la navigation légère. Dans 1946, Peron accède au pouvoir, une nou- internationalisme qui ne soit pas une un décor de luxuriant jardin botanique velle époque commence en Argentine. allégeance au grand frère ni le sacrifice naît le dernier jour de l’année 1929 une Ernesto aime prendre des risques: il reste des intérêts nationaux sur l’autel d’un petite fille nommée Célia, comme sa debout sur les mains au dessus d’un cosmopolitisme nihiliste, mais l’entraide mère. En mai 1930, Ernestito ou le petit ravin, provoquant l’admiration de ses entre ceux qui luttent et la générosité Tété comme on l’appelle, se met à grelot- copains. Sa passion pour le rugby croît et mutuelle entre ceux qui souffrent et qui ter et à tousser après s’être baigné dans le il joue dans un club réputé, mais ses sont dans le besoin. fleuve. Il n’a pas encore deux ans, c’est sa parents le forcent à arrêter. En secret, il se première crise d’asthme, cette maladie met à jouer dans un club de seconde zone Q ue représente le Che pour vous aujour- qui va marquer toute sa vie. à Atalaye. Il choisit lui-même son sur- d’hui? nom: Fuser (Furibond de la Serna). Sou- Aujourd’hui et demain: Rugbyman asthmatique vent, il doit quitter le terrain, pris – le symbole des ressources et des possi- Retour à la capitale, à la recherche d’un d’étouffement, et un ami l’attend avec un bilités infinies de l’homme; climat plus clément. Mais le petit qui a flacon de ventoline. Il crée une revue rug- – un homme qui disait ce qu’il faisait et maintenant quatre ans ne le supporte pas bystique avec des copains, Tackle, et faisait ce qu’il disait; le Che exprime plus, ce qui oblige la famille à partir pour signe Chan-cho (petit cochon) après avoir mieux que tout autre cette unité de la Cordoba dans la prè-cordillère des Andes; sinisé son pseudo. théorie et de la pratique qui a constitué la la santé de l’enfant, après un léger mieux, Début 1947, il s’inscrit à la faculté de grande contribution philosophique et connaît une nouvelle rechute, et c’est un médecine de Buenos Aires, et s’intéresse à morale du marxisme; nouveau départ pour s’installer à Alta la lèpre et aux maladies tropicales. Un – le retour du Che serait la présence du Garcia, dans les Sierras Chicas. Ernesto été, il va rejoindre son ami Granado, déjà socialisme; il ne peut y avoir de liberté n’a pas une scolarité régulière, son asthme médecin à la léproserie de San Pablo, près sans égalité et l’inverse est tout aussi vrai; l’empêche souvent d’aller à l’école: s’il suit de Cordoba. Sur le chemin du retour, il – un grand constructeur d’espoirs. à peu près le second et troisième cours, flâne et découvre la vie de gaucho. Doré- Les modes se consument, les mythes s’ef- pour le cinquième et le sixième, ce sont navant, sa bombilla de maté ne le quit- fritent, les espoirs restent et ce sont eux surtout ses frères qui lui copient les tera plus. C’est un drôle de bonhomme: il qui font bouger les hommes. devoirs, et lui, étudie à la maison. ne fréquente pas le milieu familial et s’af-

L’ORIEN T-EXPRESS 55 OCTOBRE 1996 fuble d’amis de la périphérie, des lou- bards dirait-on aujourd’hui. Il fait des petits métiers: il est tour à tour bibliothé- caire, pompiste, vendeur de chaussures, infirmier sur un bateau de la marine mar- chande... Il lit tout ce qui lui tombe sous la main, il adore la littérature française, langue que sa mère lui a appris, et il rêve de voyages. Voyageur insatiable Il renâcle à rester sur place. Il fait plu- sieurs voyages au nord et à l’ouest du pays, il le parcourt une fois d’un bout à l’autre à bicyclette. Il découvre une fois douze provinces d’Argentine sur une petite moto pour la revue Grafico. Mais ce n’est qu’apéritif en attendant ce qu’il appelle sa «véritable expédition» avec Mial. Les deux amis ont mis au point leur itinéraire, un parcours tortueux en forme de tête de chien tournée vers l’Atlantique qui va les conduire jusqu’au Chili. Ils rêvent des civilisations antérieures à la Conquête, ils veulent connaître les civili- sations indigènes, l’archéologie inca, sa préhistoire. La monture est une Norton elle les transporte et parfois, ils la trans- le San Antonio en clandestins, mot qui se 500 cm3, la Poderosa (Puissante) II après portent en camion. Des journaux locaux dit joliment polizones. Ils s’enferment la mort de la première Poderosa. Le 29 signalent le passage des easy riders her- dans les toilettes. Cela dure deux jours. décembre 1951, faux départ: trop tendus, manos. Fatigués de réparer, ils se rési- Le capitaine, qui est un brave homme, se ils s’envoient dans le décor. Dernières gnent à laisser la Poderosa dans le grenier contente de les sermonner puis confie à recommandations familiales et promesse d’un compatriote de confiance et pour- Fuser la tâche de laver les toilettes, à Mial à sa mère de revenir terminer sa dernière suivent en auto-stop. Arrivés à Valpa- celle d’éplucher les oignons. Ils débar- année de médecine. Le 4 janvier, cette fois raiso, ils font le deuil de la visite de Rapa- quent au port d’Antofagasta, puis voya- c’est parti. Après une halte chez une Nui, la léproserie de l’île de Paques, à gent en camion en direction des mines de petite amie riche à qui Ernesto offre un 3600 km de la côte en plein océan Paci- cuivre de Chuquicamata en Bolivie. Ils chien, ils traversent la frontière entre fique. Il n’y a qu’un départ tous les six ont maintenant atteint le plateau déser- l’Argentine et le Chili à la mi-février. La mois, et le bateau vient de partir. tique de Calama. Le jour, il n’y a là rien Poderosa commence à souffrir: parfois, Changement de trajet: ils embarquent sur que des mirages; au coucher du soleil,

CE QUI OPPOSE LE GUÉRILLERO POLITIQUE au “guérillero dans ses moyens, mais totale par l’imprécis des buts poursui- « héroïque”, c’est ce qui oppose un prince de l’Église, vis, sans paix de compromis pensable ni buts négociables, majesté indulgente, à l’anachorète qui se crispe sur sa disci- sans autre fin possible que l’anéantissement de l’adversaire pline pour s’éviter la tentation du compromis. Ou le capitaine ou, à défaut et plus sûrement, de soi-même. Une guérilla de d’équipe, centriste par nécessité, à l’ailier gauche que rien religion, la volonté pour credo. n’oblige à en rabattre. Tout dictateur qu’il aura été, le Cubain (...) [Castro] était plus porté à la transaction que son lieutenant, C’est à lui-même qu’il en avait: le Che fut son meilleur moins assujetti que lui au principe de réalité. En terre d’adop- ennemi. Là git le tragique du personnage. Il n’aimait pas les tion, sans l’ultime pouvoir de décision, l’Argentin [Guevara] autres – sa mère, Fidel, deux ou trois compagnons d’adoles- ne put donner toute sa mesure gouvernementale, mais je gage cence exceptés – parce qu’il ne s’aimait pas lui-même, ayant qu’il eût fait un Suprême plus tranchant et drastique, moins passé son enfance à surmonter une constitution assez frêle et ondoyant et louvoyant que l’autre. un asthme incurable (...) Les renonçants et les saints appren- (...) nent tôt à se punir et ils préfèrent l’obéissance à la liberté. La Tant mieux. Le Che, notre anti-Prince. C’est par son étrangeté maîtrise de soi, la face noble du masochisme, le Che l’a pous- au jeu politique qu’il est entré dans la mémoire politique du sée jusquà la volonté de volonté, comme un formalisme de temps. Il n’a pas mené un combat d’ambition mais de l’ascèse. À force de mater un corps rétif, il a appris à mater les rédemption. Il n’avait pas une conception dosée et calculée de autres, par un retournement de dureté. Le physique décide, sa guerre particulière, mais morale, comme on en a dans une c’est de naissance. Force de la nature, Fidel n’avait pas à for- guerre civile. Le preux veut refaire l’âme du monde, non cer la note: ce Depardieu criollo crève l’écran. Il s’identifie si retoucher sa carte. Guerre sainte donc, limitée à l’extrême bien aux autres que les autres s’identifient à lui: le meneur-né

L’ORIEN T-EXPRESS 56 OCTOBRE 1996 tout bascule dans le féerique et le mons- à l’aube, ils s’attaquent au Huayna Pic- partage les repas et discute des nuits trueux. Au bout du plateau, un autre chu (la Montagne jeune) avant la fabu- entières. Le 14 juin, c’est son vingt-qua- spectacle hallucinant: un canyon du leuse montée du Macchu Picchu (la Mon- trième anniversaire, et chaque fille, Colorado creusé par des hommes, des tagne vieille) qui a donné son nom à la lépreuse ou non, lui donnera vingt-quatre milliers d’Indiens comme des insectes qui ville. Lieu d’origine de la race dominante baisers... Un bal est organisé où l’on grattent la terre rouge. Le dernier temple quechua et son sanctuaire, le Temple du danse le mambo et le tango. Guevara, un du soleil des grands précolombiens et en soleil; plus tard, à l’époque de la conquête piètre danseur et une voix de fausset, ne même temps l’enfer où les ont plongés les espagnole, le refuge des troupes vaincues. se fait pas prier ce soir-là. Le 19 juin, ils nouveaux conquistadores. Selon Gra- Guevara récite du Neruda: doivent partir et, surprise, la léproserie nado, Chuquicamata sert de révélation, Ville suspendue, toute en escaliers de leur a construit un radeau nommé et du 13 au 16 mars 1952, Ernesto Gue- pierre, Mambo-Tango. Après des discours pleins vara commence à devenir el Che. Ultime réserve de tout ce qui sur terre d’émotion, un orchestre joue pour célé- N ’est point couvert d’une vêture inani- brer leur départ, les perroquets et les Archéologue lazare mée. singes lui font écho. Trois jours sur ce Le 3 avril 1952 est le grand jour tant Ils redescendent vers Cuzco. Puis de là en radeau chargé de provisions avant que le attendu, tant rêvé, de la visite du Machu camion, à pied et à dos de mule, ils vont Mambo-Tango échoue sur une île en ter- Picchu. Ils font l’ascension dans un train à Lima. Ils se reposent pendant trois ritoire brésilien. C’est en canoé qu’ils qui évolue comme un funiculaire. Des semaines chez le docteur Pesce, et ils quit- entrent à Leticia, le port fluvial et la ville fois, il pousse les wagons et des fois il les tent Lima le 17 mai. Le 19, ils traversent militaire aux trois frontières. Pendant tire. Au fur et à mesure qu’on monte, la le Cerro de Pasco, le plus important deux semaines, ils survivent comme végétation se fait de plus en plus tropicale centre minier péruvien. À Puccalpa, ils entraîneurs de foot, au besoin comme et exubérante. Ils inscrivent les noms des embarquent sur la Cénépa qui descend le joueurs, avant qu’un hydravion de l’ar- villages sur leurs cahiers, et Guevara, qui Ucayali qui, plus loin, deviendra l’Ama- mée ne les emmène à Bogota. a suivi à 14 ans un cours de dessin par zone. À Iquitos, Guevara a une crise L’atmosphère répressive de la capitale correspondance, croque habilement les d’asthme... et sur le Cisne, l’embarcation colombienne les fait décamper en direc- paysages et des scènes de la vie quoti- qui fait du troc de tabac, en compagnie tion du Venezuela en bus. Sur le trajet, il dienne: ici, un torrent; là, des Indiennes d’Indiens faméliques, ils voguent sur a deux attaques d’asthme dont une en qui tendent des plateaux de nourriture: l’Amazone, jusqu’à l’arrivée au lazaret de plein bar à putes à Cucuta. À pied et en soupe, fromage, galette de manioc, le tout San Pablo juste avant le confluent avec le stop, ils arrivent à Caracas mais ils doi- au piment rouge. Hergé a bien fait les rio Altacaruari. vent bientôt se séparer: Mial va rester sur choses dans son Temple du soleil... Lorsqu’il les reçoit le 8 juin, le docteur place travailler dans un labo, et Fuser Devant la pancarte «Machu Picchu» Bresciani ne sait pas que ces médecins doit revenir à Buenos Aires continuer ses Fuser saute du train, immédiatement argentins vont changer la vie de désola- études. Le 26 juillet, émus, ils font quand suivi de Mial. Les huit derniers kilo- tion de la communauté et y laisser un même dans l’économique. Mial laisse mètres en train c’est bon pour les tou- souvenir impérissable. Ils organisent des échapper: «Reviens, et nous continuerons ristes.... Guevara – de son aveu – va matchs de foot auxquels participent les jusqu’au Mexique...» Guevara accom- connaître l’un des plus beaux jours de sa Indiens contaminés et même les grands pagne encore un oncle qui emmène une vie. La nuit, pour ne pas s’endormir, il lit malades... Guevara, qui va opérer pour la cargaison de chevaux de Caracas à à voix haute les lettres de Simon Bolivar; première fois de sa vie, se mêle à tous, Miami. L’avion, un Douglas, a une panne

est hystérique comme un miroir. Le Che n’avait ni son abat- frir autrui des contradictions qu’on ne sait pas résoudre en tage, ni sa carrure, ni sa faconde, pas plus que sa chaleur géo- soi, et qui nous font nous-mêmes souffrir, quel champion de graphique ni la cordialité du tropical. la Justice n’aurait-il pu relever du psychiatre? Nous ne savons (...) rien de la psyché du Christ, que les évangiles ont d’évidence Une distance infinie, intérieure, séparait en Bolivie le Che des idéalisé; quel homme de l’art a examiné saint Paul, Loyola ou siens, comme un mur de silence et de crainte (...) Par quels Thérèse? Le Che eût-il rencontré son Freud que la révolution sentiments ses hommes lui restaient-ils attachés? La peur et du XXe siècle eût perdu un Messie. Combien de grands l’admiration. Peur de ses descargas et castigos. Admiration hommes, combien de canonisés de tel ou tel credo nous reste- pour son courage, sa droiture, son caractère. rait-il, s’ils avaient dû passer par le divan? Le peintre Degas (...) racontait que sa mère l’avait amené, encore enfant, chez Mme On a parlé de cruauté mentale. La chose ne devrait choquer Le Bas, veuve du grand conventionnel. La pieuse femme eut que les ahuris qui voudraient le jour sans la nuit, et le héros un haut-le-corps en découvrant au mur les portraits de Robes- positif sans négatif. Ces inconséquents oublient la double pierre, Couthon, Saint-Just. “C’étaient des monstres, s’ex- nature des martyrs: sacrifiés et sacrificateurs, suicide et homi- clama-t-elle. – Non, lui répondit tranquillement sa jacobine cide. Et que les hommes “capables de mourir pour leurs hôtesse, c’étaient des saints.” Pieuse mais trompeuse anti- idées”, comme on dit sans trop y réfléchir, ont autant de thèse. Sans doute avaient-ils été les deux. S’il y a des “ânes de capacité à tuer pour elles: en règle générale, la mort se donne génie”, pourquoi n’y aurait-il pas des monstres de sainteté? et se reçoit avec la même aisance. RÉGIS DEBRAY Stoïcisme dit le moraliste; sadomasochisme répond le psycho- Loués soient nos seigneurs. Une éducation politique, Gallimard, logue. Les deux se disent. Si la perversité consiste à faire souf- Paris, 1996.

L’ORIEN T-EXPRESS 57 OCTOBRE 1996 et Fuser fait le plongeur dans un restau- animés de l’avenue 16 de Julio où il boit Sacsahuaman qui le fascinent. Guevara rant gringo où il découvre la «force du du chocolat au lait; il fréquente même le décide d’y passer quelques jours et Rojo dollar». Un mois après, l’avion est réparé, somptueux bar du Sucre Palace Hotel où continue vers Lima. Signe du destin: ils se et le 31 août, toute la famille est réunie sa tenue détonne. Mais Guevara est aussi retrouvent par hasard à Tumbes, à la autour de la table pour écouter ses aven- souvent à l’effarant marché Gamacho où frontière avec l’Équateur, et ils traversent tures. Célia lui a préparé tous les petits l’on vend même des foetus d’animaux et la lagune ensemble le 26 septembre 1953 plats qu’il aime. Il dit ce soir-là qu’il pré- où il va faire des réserves de ces fruits en direction de Guayaquil. Après un tend terminer les quinze certificats qui lui picaux qui lui servent de repas quoti- séjour de quelques semaines, ils ne leur restent avant mai 1953, et cela paraît diens. Rojo découvre un homme ambiva- restent plus un seul dollar et ils décident totalement irréaliste. Pourtant, le 11 lent: il aime la chaude atmosphère et l’in- de vendre leurs habits. Guevara garde le avril, il a fini... et deux jours avant de timité d’une conversation entre amis, il strict minimum: «un pantalon déformé à fêter ses 25 ans, il reçoit son diplôme de sait être un interlocuteur loquace et force d’être porté, une chemise qui avait médecin, spécialiste en allergologie. Il convaincant; mais, lorsqu’il est face à une été blanche et une veste de sport aux souffle alors un peu, il flâne, il revoit des assistance nombreuse qu’il connaît mal, il poches distendues par les divers objets amis, il assiste à un match de rugby. Le se renferme sur lui-même et se montre qu’il avait coutume d’y fourrer, depuis docteur Pisani, qui l’admire, veut faire de volontiers caustique. Dans cette Bolivie l’inhalateur contre son asthme jusqu’aux lui son assistant. Mais Ernesto, lui, rêve en pleine ébullition, réforme agraire et énormes bananes qui constituaient sou- de repartir. Le 7 juillet 1953, accompa- nationalisation des mines obligent, Gue- vent tout son repas». Leurs chemins gné de Calica, un ami, il prend le train, vara se méfie du MNR au pouvoir qu’il devraient bientôt se séparer, mais Rojo direction Caracas. trouve hautain et méprisant à l’égard des convainc Guevara d’abandonner son pro- Indiens. L’homme reste épris d’archéolo- jet d’aller «au Venezuela où il ne se passe  gie et il accompagne le photographe alle- rien, pour le Guatemala où il se passe mand Gustav Thörlichen lors de sa visite quelque chose». Rojo utilise alors une C’est à La Paz, véritable nid de condors, lettre de recommandation de... Salvador que Ricardo Rojo – en route pour le Gua- Allende auprès d’un avocat socialiste de temala – rencontre Guevara. C’est chez Guayaquil qui leur obtient de voyager un riche exilé argentin en banlieue qu’ils gratuitement jusqu’à Panama deux par font bombance tous les deux. L’homme deux sur la Flota Blanca, ligne de trans- – il l’expliquera plus tard à celui qui port de la United Fruit Co. qu’ils honis- deviendra son ami intime – applique la sent tant! Ils sont quatre, Calica ayant tactique du chameau: il «fait des quitté le groupe pour continuer en direc- réserves», il est capable de rester dix tion de Caracas. Le 9 octobre, Rojo et un heures à table parce qu’il est capable de compagnon s’embarquent laissant Gualo rester trois jours sans manger. L’homme et Guevara qui doivent les suivre dont Rojo fait la connaissance ce soir-là quelques jours plus tard. Après avoir «a 25 ans, est médecin, n’a pas l’air de attendu en vain Guevara au Panama, s’intéresser à la politique: il parle peu, Rojo se rend au Guatemala. Là, il fait la préfére écouter la conversation des autres connaissance de deux frères argentins et soudain avec un rire désarmant lançe à totalement farfelus qui se rendent au Sud l’interlocuteur une phrase qui ne souffre dans leur Ford 1946 accompagnés de pas de réplique». Ils rentrent tous les leurs trois chats. Non loin du Costa Rica, deux à pied à La Paz, et ils discutent: «À les inondations ont tout emporté, y com- cette époque, Guevara n’est nullement pris la route, et la Ford demande son che- marxiste, il n’a même pas pris nettement min à deux passants totalement hagards position du point de vue politique, il qui vont en direction opposée: c’est... cherche en tâtonnant ce qu’il doit faire de Guevara et son compagnon! sa vie, tout en ayant une idée bien établie de ce qu’il ne voulait pas qu’elle fût.» Médecin sans parti Rojo l’accompagne jusqu’à la pièce misé- Ils passent le Nouvel An 1954 au Costa rable où il vit (avec Calica) dans un Rica où ils font partie de la «légion des immeuble délabré qu’il loue, rue Yanaco- Caraïbes», sorte d’amicale d’exilés pro- cha dans un quartier populaire. Les murs gressistes qui ont quitté Cuba pour cause sont nus à l’exception de quelques clous d’arrivée de Battista. Là, Guevara fera la où il accroche ses rares habits. à la Porte du Soleil, vestige de la culture connaissance dans un petit café de San aymara, communisme pré-inca. Pour José, la cafétéria Soda Palace, du Vene- Des fruits mais pas ceux de Rojo, il réservera la visite des grandes zuelien Bettencourt et du Dominicain la Company mines Siglo X X e Catavi dans la région Bosch, qui deviendront tous deux prési- Sans le savoir, Rojo a découvert les trois d’Oruro, siège de la grande bataille entre dents, mais aussi d’exilés cubains qui qualités d’un bon compagnon pour Gue- ouvriers et soldats. Tous deux, accompa- racontent inlassablement leur assaut man- vara: être prêt à marcher inlassablement, gnés de Calica, quittent la Bolivie pour le qué de la caserne de Moncada. Guevara faire fi de tout souci vestimentaire, sup- Pérou en camion. Il passent à Cuzco où ne les prend pas au sérieux: «Leur histoire porter une totale pénurie d’argent. Et Guevara tient à revisiter le Machu-Pic- ressemble trop à un film de cow-boys.» pourtant, il ne vit pas vraiment là: il passe chu, s’attarde au lac Titicaca, traverse la Au Guatemala, une expérience progres- le plus clair de son temps dans les cafés vallée d’Urubamba, parcourt les ruines de siste déroule son cours. Le président

L’ORIEN T-EXPRESS 58 OCTOBRE 1996 Arbenz a nationalisé les terres de la Uni- explique aux étudiants comment Hilda et Ernesto se marient. Guevara ted Fruit, véritable propriétaire de toute défendre la capitale mais Arbenz ne veut aurait voulu que Fidel soit son témoin; l’Amérique centrale et de ses républiques pas armer les civils... Le 26, Arbenz pour des raisons de sécurité, Raul sera de bananières. Guevara rencontre le ministre renonce... et Guevara enterre ses der- la cérémonie et Fidel viendra au déjeuner de la Santé et propose de s’intégrer nières illusions de révolution pacifique. qui suit; le lendemain, Fidel part aux comme médecin dans un programme L’ambassadeur d’Argentine l’oblige à se États-Unis chercher des armes et des d’assistance à la population en région réfugier à l’ambassade; au même fonds, et il fait suivre son courrier chez les rurale; l’idée lui plaît d’autant plus que le moment, Hilda est arrêtée; au culot, elle Guevara. En septembre, soirée poétique à temple de Tikal n’est pas loin. Mais tout sort de prison et va même rencontrer le Cuernavaca: Guevara fait la connaissance capote lorsque le ministre lui demande sa successeur d’Arbenz. Guevara, qui a du poète espagnol qu’il admire, Léon carte du PGT et qu’il refuse d’y adhérer refusé de se rendre en Argentine, a finale- Felipe; ils sont assis sur le même canapé, comme le lui suggère le ministre. Il ment obtenu un visa pour le Mexique. et quand ils croisent les jambes, éclat de connaîtra une aventure analogue Après s’être caché un mois durant dans rire général: ils ont le même trou énorme quelques mois plus tard quand il aura un village à bord du lac Atitlan, Hilda à la semelle! En octobre, chute de Peron. besoin de papiers de séjour: un commu- l’accompagne à la gare en septembre Rojo ne tient plus en place. En novembre, niste allemand se proposera de tout 1954. Dans les heures qui suivent, elle est Guevara fait faire à Rojo la connaissance arranger à condition... de nouveau arrêtée et cette fois-ci expul- des frères Castro qui occupent un appar- Dans le milieu péruvien qu’il fréquente et sée vers... le Mexique. L’officier qui lui tement à l’hôtel Impérial; Castro est à la qui travaille surtout sur les questions annonce la décision ne comprend pas cuisine préparant du vermicelle, tout en agricoles, il fait la connaissance d’Hilda pourquoi il lui fait tant plaisir. discutant avec eux. Novembre aussi: les Gadea, jeune fille d’ascendance et de Guevara visitent les temples (il a de nou- traits andins et que les autres appellent el Photographe fidèle China. Militante de l’APRA, égérie mais Hilda retrouve Ernesto en aussi élégante, elle lui plaît. Lui moins: octobre alors qu’il vit avec un «trop imbu de lui-même, trop beau pour jeune guatémaltèque surnommé être intelligent». Toutefois, ils se prêtent el Patojo (le trappu) qu’il a ren- des livres et elle lui donne son premier contré dans le train. Le matin, il livre sur la Chine maoïste. Elle lui pré- est médecin bénévole et l’après- sente les Cubains de son entourage dont midi, photographe où il prend un certain Nico Lopez qui lui raconte des clichés de mères promenant encore l’attaque de la caserne de Mon- leurs enfants qu’el Patojo déve- cada. Une fois dans le besoin, il a recours loppe dans l’évier. Avec Hilda se à elle, et elle lui prête ses bijoux qu’il va recrée le même groupe qui s’était mettre en dépôt... Rojo part en février formé au Guatemala: des Péru- 1954 pour le Mexique et Gualo rentre en viens, des Vénézuéliens, des Argentine, Guevara se retrouve seul à la Cubains. Au Mexique, on fait pension. Quand il a sa crise d’asthme, précèder le nom des Argentins de c’est à elle qu’il fait appel. Elle arrive et «el Che» pour railler le mot trouve un homme exténué, blême, dimi- qu’ils mettent dans toutes les nué, qui lui demande sa seringue. Il ne phrases. Lui qui utilise l’interjec- veut rien d’autre: depuis l’âge de dix ans, tion c’e (prononcez Tché) à tout bout de veau ses crises d’asthmes); ils sont pris il se pique tout seul et se soigne comme champ a échappé moins qu’un autre au dans un cyclone à Mocambo et Hilda un grand. L’incident les rapproche encore sobriquet. Et il lui a bien collé à la peau. manque d’accoucher prématurément. un peu plus: ils parlent poésie espagnole Début 1955, il couvre les Jeux panaméri- Décembre, Rojo quitte le Mexique et se et latino-américaine, il cherche à lui com- cains pour l’Agencia latina de noticias: charge d’une lettre à Célia mère. Tout en muniquer son enthousiasme pour la litté- grâce à el Patojo et aux Cubains, il est arpentant la ville d’un bout à l’autre avec rature française. Freud et Sartre font l’ob- partout à la fois et, pour une fois, gagne Guevara, il tente de le convaincre de ren- jet d’âpres discussions entre les un bon petit pactole. En février, Hilda dit trer en Argentine. Quand il le reverra, il tourtereaux, elle n’a pas encore dit oui à enfin oui à ses projets de mariage. En sera devenu ministre cubain. ses propositions de mariage. avril, Rojo le rencontre en train de faire La United Fruit Co. prépare sa revanche clic-clac sur une place de Mexico City. En  à partir de toutes les capitales de l’Amé- mai, on lui présente Raul Castro qui a «le rique centrale: elle monte une petite genre étudiant» et qui, impressionné, La troupe s’est mise au tir, puis a acheté armée de mercenaires, elle bombarde la promet de le présenter à Fidel dès son une propriété à 40 km de la capitale, à capitale avec des millions de tracts, elle a arrivée; Hilda est enceinte. En juin, il Chalco où un ancien général espagnol, le soutien de l’Église catholique, et l’épi- vend des livres à crédit, laissant l’entre- ami de Fidel, s’occupe de l’entraînement logue se rapproche. Le 18 juin, la petite prise photos à el Patojo: c’est plus ren- militaire. Après les marches forcées où armée des mercenaires entre dans le pays; table et cela lui permet de dévorer Lénine. Guevara torture son corps pour devenir l’armée ne bouge pas et chaque jour qui En juillet, il rencontre Fidel, accompagné un vrai commando, il joue aux échecs passe déconsidère un peu plus le régime de Raul, chez Maria Antonia, une avec le vieux général. Le 16 février, nais- humilié. La capitale est bombardée, et Cubaine sympathisante mariée à un sance de Hilda-Beatriz au lieu de l’at- Guevara, qui veut lutter, s’agite dans tous Mexicain; les frères Castro l’écoutent tendu Vladimir-Ernesto. Guevara dira les sens; il sort dans la rue prendre des toute la nuit, et à l’aube, Fidel lui révèle d’elle: «El petalo mas profundo del risques avec une sorte de jubilation. Il son projet d’armer un yacht. Le 18 août, amor.» La petite famille prend un petit

L’ORIEN T-EXPRESS 59 OCTOBRE 1996 appartement, et quand ils reviennent de la clinique, c’est Fidel qui les reçoit en disant que «la muchacha sera élevée à Cuba». En mai, Guevara se rend au Révolution camp de Chalco pour un stage. Le 20 juin, coup de filet de la police mexicaine qui arrête tout le groupe cubain et leurs dans la révolution amis, Fidel et les deux Hilda compris. Le ANTHONY KARAM 24, la police encercle le ranch et Fidel est amené juste à temps pour empêcher la N OUS SOMMES LES SANS-VISAGE, ceux dans un monde qui va de plus en plus qui marchent dans la nuit.» Cachés vite. tuerie en ordonnant à ses hommes de se « er rendre. En prison, Guevara écrit des sous leur passe-montagne, les guérilleros Depuis l’insurrection du 1 janvier 1994 lettres, il dit: «Avec une fille qui me per- du Chiapas raniment un romantisme et à la faveur de la «rencontre interconti- pétue, j’ai bouclé la boucle.» Le 24 révolutionnaire qui passait pour mort. nentale contre le néolibéralisme et pour juillet, après une campagne pour sa libé- Leur figure emblématique, le subcoman- l’humanité» organisée au Chiapas du 27 ration, Fidel est élargi et trouve un biais dante Marcos, se plaisent à dire certains, juillet au 3 août 1996, les zapatistes ont pour sortir Guevara une semaine plus ne se ferait appeler sous-commandant réussi un deuxième tour de force: faire tard. Il lui obtient le droit d’asile au Sal- que par déférence pour le seul coman- croire que leur lutte, a priori portée par vador et de là, il ira au Guatemala. Mais dante qui vaille, le Che. Et si la guérilla des revendications strictement locales, Guevara reste caché encore deux zapatiste était du troisième type, un nou- peut être une lutte à l’échelle planétaire. semaines au Mexique pour fêter les six veau modèle ayant fait le deuil de toutes Et, de fait, par un réseau savamment mois de sa fille. Les deux Hilda se ren- les révolutions avortées du siècle? organisé à coup de CD-Roms conçus dent voir un certain «Mr Gonzales» dans Entre le guévarisme défunt et la gauche dans les villages sans eau ni électricité et une chambre d’hôtel à Acapulco. Hilda démocratique, il y avait un espace à de sites Internet (par exemple http://spin. rentre avec sa fille au Pérou où il y a une prendre en Amérique latine. Le Chiapas, com. mx/floresu/EZLN. html), ils ont amnistie politique; lorsqu’elle retrouvera dans le sud-est mexicain, s’est révélé le réussi à mobiliser une partie conséquente Guevara en janvier 1959 après la vic- talon d’Achille du Mexique et de de l’intelligentsia et de l’opinion publique toire, il est remarié; ils resteront bons l’ALENA, l’association de libre-échange mondiales en mal de romantisme révolu- amis et divorceront en mai 1959; elle nord-américaine. La première réussite de tionnaire, sur fond de fascination tradi- mourra des suites d’un cancer en 1974 l’EZLN (Armée -Ejército en espagnol- tionnelle pour l’Amérique latine et à après s’être remariée avec le peintre zapatiste de libération Nationale), cette l’époque du «village global» et mercantile cubain Miguel Nin Chacon. armée initialement formée de jeunes cita- dont on nous vante quotidiennement les Le coup de filet a ébranlé le «movimento dins gauchisants ayant choisi de s’instal- vertus. Mais c’est également en jouant do 26-7». L’heure n’est plus à la prépa- ler dans les montagnes, c’est d’avoir pu sur l’identification des intellectuels occi- ration mais à l’action. Fidel vient d’ache- réaliser la jonction avec la paysannerie dentaux à Marcos, ce mestizo (métis) ter un vieux yacht, le Granma («grand- indienne, Lumpenprolétariat s’il en est. parmi les Indiens, que les organisateurs mère»). Maintenant, il faut faire vite: le L’enjeu était de taille puisque les diffé- de la rencontre du Chiapas ont réussi à 24 novembre à midi, par bus, voiture ou rents peuples indiens de la jungle lacan- s’attirer leurs faveurs. Les figures de bateau, de tous les coins du Mexique, done parlent sept langues et que l’organi- proue convoquées par l’imagerie zapa- tous rejoignent le lieu d’embarquement. sation de ces communautés indigènes est, tiste sont, en filigrane, le Che et plus Ils sont 85 et le bateau ne peut en prendre pour chacune, totalement collective, les ouvertement Emiliano Zapata et Pancho que 80. Priorité aux moins gros: Castro décisions se prenant en assemblées Villa qui, une fois le pouvoir conquis, le tranche dans le vif. Finalement, ils seront locales. En fidèle héritière de la civilisa- remirent aux civils parce qu’ils n’en 82 dont 20 rescapés de l’attaque de la tion maya (IIIe-Xe siècle), chaque com- auraient pas voulu pour eux et dont le Moncada et 4 non-Cubains. Parmi eux, munauté indienne a un comandante dont fameux slogan «Terra e Liberdad» est, Ernesto Guevara, jefe de Sanidad, en la devise défie le fonctionnement d’une depuis le début du siècle, demeuré dans qualité de médecin et avec le grade de armée classique: «commander en obéis- les mémoires. Des militaires avec comme lieutenant. Le Granma est chargé: armes, sant à la communauté». Or, la guérilla projet ardent de ne plus avoir à le rester, carburant, aliment et eau. Fidel Castro, zapatiste regroupe les différentes commu- l’intention est louable et le succès de drapé dans une cape noire, ordonne alors nautés en une direction unique aux déci- taille. Les participants venus des Philip- de monter à bord. À 1h30 du matin, le sions de laquelle Marcos se soumet en pines, de la banlieue parisienne, d’Aus- Granma fait ronfler ses moteurs, et tant que «sous-commandant», préséance tralie, de Suisse, de Russie, du Chili, des toutes lumières éteintes descend le fleuve indienne oblige. Tant pis pour la thèse États-Unis, etc. étaient là pour écouter vers l’embouchure. 82 illuminés, portant pas si farfelue qui faisait du Che le com- Marcos, pour débattre et pour danser. une tenue vert olive qui deviendra mandant suprême... L’EZLN s’est enga- Le sous-commandant Marcos est, sup- célèbre, se regardent gravement. gée dans une lutte contre la milice privée pose-t-on, ce jeune professeur issu de la P. G. des grands propriétaires et contre l’armée classe moyenne mexicaine dont on ignore mexicaine qui tantôt réprime tantôt choi- toujours la véritable identité en dépit des Pour aller plus loi sit de laisser pourrir la situation en étouf- «révélations» du gouvernement mexicain Che Guevara. Vie et mort d’un ami de fant le Chiapas. Mais les zapatistes veu- et qui aurait parfaitement assimilé les lois Ricardo Rojo (Seuil 1968) et Che Guevara lent donner une image confiante: «Moi, si du spectacle et du romanesque. S’il peut de Jean Cormier avec la collaboration d’Al- je tombe, je pleure et je me relève. Si se permettre de les manipuler à son gré, berto Granado et d’Hilda Guevara (Éditions l’avion tombe, il ne peut ni pleurer ni se c’est que ce révolutionnaire amusé, du Rocher 1995). relever.» Une politique de l’accident, maniant allègrement le jeu de mots et

L’ORIEN T-EXPRESS 60 OCTOBRE 1996 donnant l’impression d’avoir un immense restauration de la définition même d’ho- sous-commandant Marcos, cette figure recul par rapport à son action, dispose rizon: ce qui n’arrête pas de reculer sans figure, réincarnation de l’homme également d’un discours solidement arti- quand on avance vers lui. invisible et de Zorro, n’a pas voulu don- culé qu’il décline depuis bientôt trois ans Dans un de ses communiqués, rassemblés ner de leçons ou proposer une sorte sous forme de communiqués réguliers et en français sous le titre Ya Basta! – Ça d’exemplarité de sa lutte puisqu’il ne volumineux. Pour une de ses militantes, suffit! (Ed. Dagorno, 1996), le subco- s’agit pas de l’exporter telle quelle mais Marcos est la synthèse de «Lord Byron, mandante écrit lui-même: «Marcos est de prendre acte de la possibilité d’enrayer Bolivar, le Che et ... un peu Jésus-Christ». gay à San Francisco, palestinien en Israël, l’uniformisation planétaire. En d’autres Lors de la rencontre, après avoir solen- rocker dans la cité universitaire, artiste temps, Che Guevara encourageait tous nellement expliqué que «les pantoufles sans galerie ni portefeuille, féministe dans les «anti-impérialistes» à créér «un, deux, sont plus pratiques que les bottes mais les les partis politiques, pacifiste en Bosnie, trois Vietnam» pour mettre à mal l’hégé- seuls à comprendre la profondeur de ce machiste dans le mouvement féministe, monie américaine. Les enseignements de message sont les enfants et les amants», il (...) journaliste bouche-trou dans les son échec ont été féconds. Du fond des a judicieusement réussi à contrecarrer les pages intérieures, femme seule dans le maquis zapatistes, Marcos écrit: «Mar- attentes de ceux qui étaient venus l’écou- métro à 22 heures, écrivain sans livres ni cher, donc vivre, ne se fait pas avec de ter décliner un discours dans la bonne lecteurs et, pour sûr, zapatiste du sud-est grandes vérités qui, si on les mesure, se tradition révolutionnaire. La mise en mexicain.» Multiplicité. révèlent plutôt petites.» scène de son intervention est édifiante: S’il y a une révolution dans la révolution, L’avenir dira si l’élargissement de la voilà réunis les cinq mille délégués venus elle est bien dans le renversement de la démarche zapatiste à l’échelle des autres de tous les horizons et de tous les conti- logique des guérillas post-coloniales. continents peut être porteur. Il y a indu- nents pour écouter le très fameux subco- Contrairement à leurs aînés, les zapatistes bitablement des terrains féconds ailleurs mandante. Avec quelques minutes de crient haut et fort que la prise de pouvoir qu’au Chiapas. Raoul Vaneigem, ex- retard, il apparaît à cheval, un passe- ne les intéresse pas, qu’ils n’ont pas d’al- membre de l’Internationale situation- ternative politique à un système démocra- niste, les formule dans Nous qui désirons tique justement mis en place, ce qui est sans fin (Ed. Le Cherche-midi, coll. loin d’être le cas au Mexique où le PRI «Amor Fati», 1996): «Une apathie géné- (Parti révolutionnaire institutionnel) est rale consume les individus et les foules au pouvoir depuis soixante-dix ans. dans la corrosion du désenchantement, la Puisque jamais autant que durant ces morosité du jour qui se lève, une indigne années quatre-vingt-dix les pistes n’au- résignation, la rage absurde de révoltes ront été brouillées, les enjeux mal cir- sans révolution.» conscrits, les sentiers à ce point brumeux, Plus que la grand-messe de toutes les l’EZLN en tire savamment toutes les revendications et de toutes les contesta- conséquences et se pose en s’opposant. Le tions, la rencontre chiapanèque de cet été mot d’ordre de la rencontre de juillet- a voulu donner un visage au nouveau août 96? «Bienvenue dans l’indéfini- concept de «Sud», héritier de celui de tion.» tiers-monde. Bien sûr, il s’agit toujours de Les zapatistes voudraient voir émerger «crever l’œil glauque du cyclope mercan- une «internationale de toutes les périphé- tile» pour reprendre la formule enjouée ries» à l’intérieur des «poches d’oubli du de Vaneigem, mais la lutte a ici changé de néolibéralisme». Dans le particularisme forme. Le bon leurre serait de croire qu’il Le subcomandante Marcos avec le indien, ils ont trouvé matière à l’articula- n’y a rien derrière ce visage masqué, sociologue Alain Touraine tion d’un discours reconnaissant toutes caché par la laine noire, alors que la les identités, contre toutes les exclusions. démarche zapatiste est strictement montagne laisse deviner une barbe abon- «N ous sommes la dignité rebelle.» On le inverse: une armée anonyme et en dante, bandana rouge, bardé de muni- voit, le programme est vaste. De Marcos, cagoule au service de tous et pouvant tions et la pipe à la bouche, s’installe le le sociologue français Alain Touraine, qui enrôler n’importe qui. La guérilla n’a pas plus tranquillement du monde à la tri- a fait son «voyage du Chiapas» tout disparu à l’orée du vingt et unième siècle bune et décline sans rire un conte en six comme Danielle Mitterrand, Régis mais elle ambitionne désormais de se parties qui commence par: «Le vieil Debray, Pavel Lounguine ou encore Oli- positionner aussi ailleurs que dans un Antonio dit: si quelqu’un te montre du ver Stone, écrit: «il remplace un langage maquis. La comandante Ana Maria l’ex- doigt le soleil et que tu regardes le doigt, qui se réduisait à la critique du système plique lumineusement: «Derrière notre tu es un sot; mais si tu regardes le soleil, par un autre, celui des droits de tout sujet face noire, derrière nous que vous voyez, tu es plus sot encore car tu te brûles les humain. À l’objectivisme léniniste, il sub- nous sommes vous.» yeux. Ce qu’il faut regarder, c’est l’oiseau stitue une politique du sujet, de sa dignité Si le but ultime des zapatistes est de poser qui vole entre le doigt et le soleil.» En et de sa différence.» En effet, entre autres les bonnes questions, ou tout simplement somme, dans le vieux slogan soixante- conclusions de la rencontre estivale, on de poser encore des questions dans un huitard, «cours camarade, le vieux pouvait trouver: «La danse, le plaisir et la monde dont l’extrême arrogance consiste monde est derrière toi», ce qu’il faudrait conscience de l’autre sont des bannières à s’en poser de moins en moins, alors leur remplacer par «vieux monde», c’est pour l’humanité et contre le néolibéra- cause réussira à s’attacher la sympathie «doigt», et le «soleil» dans la bouche de lisme», l’intention étant de ne plus être de tous ceux qui, ici ou là, attendaient la Marcos, c’est l’horizon. La révolution est des agents économiques mais des indivi- seule bonne nouvelle que le siècle peut peut-être l’horizon indépassable du zapa- dus à part entière. encore nous réserver: la fin de la «fin de tisme, mais un des apports du siècle est la En organisant la rencontre de cet été, le l’histoire». A. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 6 1 OCTOBRE 1996 L’Histoire à ciel ouvert

Depuis trois ans, le centre-ville de Beyrouth est un lieu de rêve pour les archéologues. Après les destructions de la guerre, et celles de l’après-guerre, la possibilité s’offrait, pour la première fois depuis les recherches de Jean Lauffray dans les années 40, de défricher une terre qu’on savait receler des vestiges de toutes les époques, de l’âge du bronze jusqu’à l’Empire ottoman. L’occasion était même proprement unique de fouiller, dans sa quasi-totalité, soit sur 80 0 000 m 2, un site urbain aussi antique que méconnu, et des dizaines de scientifiques, français, anglais, hollandais, allemands, sans compter les libanais, ont su en profiter, malgré maints déboires.

L’ORIEN T-EXPRESS 62 OCTOBRE 1996 PHOTOS VICTOR FERNAINÉ ENQUÊTE IRÈNE BARAKÉ OIN DE L’IMMENSITÉ ET DE LA MAJESTÉ LDES VESTIGES DE BAALBECK OU DE TYR, les découvertes archéologiques sur le site urbain de Beyrouth présentent un autre type d’intérêt. Grâce à elles, ce sont les traditions et le génie d’une succession de peuples qui se révèlent. Car ce qui était devenu le centre-ville est l’un des lieux privilégiés où les civilisations se sont superposées au fil des siècles entre Égypte et Mésopotamie et ont laissé l’une après l’autre leur trace, depuis le IIIe millénaire avant J.-C. On peut d’ailleurs voir renaître, et pour la première fois, quelques vestiges de cette époque à l’em- placement de ce qui s’est révélé être le vieux port de Beyrouth. Dans les années 20, le tell ancien, site supposé de la ville phénicienne, avait été localisé sur une bande de terrain limitée au nord par une rampe rocailleuse constituant l’ancienne ligne de rivage, et à l’ouest, par l’emplacement d’un châ- teau médiéval détruit en 1890 lors de la construction du port moderne. La décou- verte récente des limites sud du tell, qui s’étendent sur deux cents mètres et sans discontinuité ont permis d’étudier l’évo- lution des murs limitrophes de la partie haute de la ville depuis l’âge du bronze moyen jusqu’à l’époque perse. Cette ville primitive «s’était organisée selon la topo- graphie, explique Philippe Marquis, coordinateur des fouilles pour l’Unesco. Les occupations les plus anciennes se sont faites sur une barrière de roche cal- de verre laissent supposer l’existence avec l’UNESCO et le gouvernement liba- caire progressivement aménagée afin de d’une zone industrielle de la même nais. répondre à l’évolution de la ville.» époque hellénistique. Moins parlante à l’imaginaire national L’agencement intérieur de la ville restera Le chantier du tell de Beyrouth s’est que les vestiges de la ville phénicienne, probablement inconnu mais, par analogie révélé «de la plus haute importance», mais peut-être plus importante pour la avec d’autres sites, les archéologues sup- écrit Leila Badr dans un rapport prélimi- reconstitution de l’histoire de Beyrouth posent que la nécropole phénicienne de naire soumis à l’Unesco. Les enceintes est la découverte de la ville perse, dévoi- l’âge du bronze devait s’y trouver. successives de la ville de Beyrouth depuis lée grâce aux travaux menés sous la direc- Les ruines du tell se présentent sous la l’âge du bronze ancien (–2200) au bronze tion de Hussein Sayegh. Jusqu’à la décou- forme d’un grand mur en pierres mar- moyen (–1900) jusqu’au glacis phénicien verte de cette cité perse, archéologues et neuses non taillées de plus de trente (-800) et enfin la muraille de l’époque historiens n’en connaissaient que des mètres de long et quatre à cinq mètres de perse (–600) constituent un phénomène objets isolés, souvent hors stratigraphie. hauteur. Un puissant glacis en pente de archéologique exceptionnel au Liban car Or, les fouilles révèlent et démontrent plus de cinquante mètres de long et elles représentent l’entrée et le système l’existence d’une vraie ville ainsi qu’une quatre à six mètres de hauteur, et qui défensif les plus anciens de la ville. «Dès conception d’ensemble des installations serait de l’âge du bronze, s’élève parallè- lors, une conservation maximum du site qui témoigneraient déjà d’une volonté lement au mur. Au-dessus de l’extrémité est à envisager», insiste Leila Badr. Les urbanistique. du glacis apparaissent les fondations de projets d’aménagement et de reconstruc- Le site perse se présente sous la forme de deux tours semi-circulaires partiellement tion de Beyrouth approuvés en mars trois terrasses artificielles disposées superposées et qui remonteraient à 1994 en Conseil des ministres, prévoient consécutivement de manière à rattraper l’époque hellénistique (-300 avant J.C.). pour ce site, le passage d’un double bou- la pente du sol naturel et à établir une Selon l’archéologue Nagi Karam, ces levard, d’une route et d’un réseau base plane et régulière pour les construc- constructions correspondaient probable- d’égouts. Mais un choix de conservation tions. Bien sûr, l’œil d’un néophyte n’y ment à la zone de remparts qui délimitait et de mise en valeur des vestiges a fini par verra pas tout cela, car encore une fois, la ville du côté est et sud-est avant l’arri- prévaloir. Les seuls coûts archéologiques un site urbain ne peut révéler de vestiges vée des Romains. Des dépôts de cendres ont déjà atteint les 300000$, financés par grandioses en raison des superpositions et de sable blanc et de nombreux déchets Solidere en vertu d’un protocole signé des constructions qui, à chaque fois,

L’ORIEN T-EXPRESS 64 OCTOBRE 1996 détruisent celles qui les ont précédées. tures religieuses ou défensives. Les unités devait être «des magasins et de riches Selon les spécialistes, les terrasses sont homogènes pourraient fournir des indica- demeures de l’époque byzantine». De très orientées face à l’est et dominent le port tions sur la population ayant habité ce belles mosaïques étendues sur plusieurs antique auquel elles devaient être reliées quartier, mais aucun signe distinctif ne mètres carrés ont été mises à jour. Des par un système semblable. Il s’agit là d’un marque une unité en particulier. Aussi lettres de l’alphabet grec y sont inscrites véritable quartier urbain, très structuré: Sayegh s’interroge-t-il sur le fait de savoir comme pour numéroter les échoppes. perpendiculairement à la pente, des si «cette homogénéité est le reflet d’une L’un des magasins où des bassins ont été ruelles strictement orientées nord-sud et homogénéité sociale à l’intérieur d’une trouvés semble avoir été une blanchisse- d’une largeur moyenne de deux mètres, population dont les activités étaient sans rie. Ces plaques de mosaïque ont déjà été séparent les terrasses les unes des autres. doute tournées vers le port». partiellement enlevées afin d’être proté- Des restes de pavement de dalles calcaires gées des intempéries. Elles doivent être (ramleh) ont été découverts sur certaines SIL’ÉPOQUE BYZANTINE EST BIEN CONNUE restaurées avant d’être exposées avec des parties de ces ruelles, et des constructions DES ARCHÉOLOGUES DANS LE MONDE, les inscriptions explicatives pour les visi- implantées orthogonalement et teurs. Pour retirer la mosaïque, il constituant un ensemble architec- suffit d’enduire la pièce d’une tural homogène ont été remar- colle spéciale, de la recouvrir d’un quées. Quant à l’îlot, déterminé tissu et, grâce à de petits coups par les deux passages longitudi- répartis uniformément sur la naux, il est divisé dans sa longueur plaque de mosaïque, de faire en deux sous-ensembles, eux- adhérer les fragments au tissu. mêmes subdivisés en plus petites Celui-ci peut alors être roulé unités, formant ainsi une série de comme un tapis et transporté. petites pièces de modèle régulier. Dans le même quartier que les Cette standardisation et cette magasins apparaît une église homogénéité se retrouvent dans byzantine. Son abside est directe- les méthodes mêmes de construc- ment taillée en demi-cercle dans la tion. Les fondations des murs, roche. Ses deux portes d’entrée constituées de lits de gros galets, successives, celle précédant le sont posées directement sur le baptistère et celle menant à l’inté- rocher naturel et sont surmontées rieur même de l’église, sont nette- de deux types d’éléments, explique ment marquées. Le pavement en Hussein Sayegh: «D’une part des marbre recouvrant un sol de piliers de blocs rectangulaires bien mosaïque est significatif de la équarris de ramleh souvent utilisés prospérité qu’a connu l’Empire en parpaing et boutisses et, d’autre byzantin vers 490. Non loin de là, part, des murs de galets liés à la une inscription qui devait se trou- terre, les pans extérieurs étant plus ver à l’entrée d’une maison a été larges que les cloisons internes et repérée. Il s’agit d’une sorte de constitués de galets plus gros». proverbe à propos de la jalousie Les remblais archéologiques ont placé là afin de préserver l’habita- livré un matériel principalement tion de cette malédiction. «La en céramique, composé de produc- jalousie est le pire des défauts, tions locales (amphores, marmites, mais si elle a du bon, c’est qu’elle assiettes et statuettes) et de pro- Depuis trois ans, le centre-ville de détruit le cœur et les yeux des duits d’importation tels que de la jaloux», dit l’inscription en grec. céramique grecque, ce qui a permis Beyrouth est un lieu de rêve pour Une reproduction en a déjà été de dater ces constructions des Ve faite de façon à restaurer l’origi- et IVe siècles avant J.-C. Des les archéologues. nale. constructions antérieures à cette Les souks révèlent un véritable époque ont également été déga- plan d’urbanisme byzantin avec gées. Il s’agit de quatre murs à cheval for- fouilles de Beyrouth ont offert la possibi- une distribution des constructions en mant un grand rectangle. Les murs, très lité de retrouver le matériel urbain quoti- fonction d’une grille parcellaire, défini larges, sont faits de gros galets. La diennement utilisé dans l’Empire d’Orient par des rues orientées nord-sud ou est- construction semble avoir tiré profit de la et sur lequel on n’avait pas beaucoup ouest. Mais l’on constate que le plan des configuration naturelle de la roche et d’informations. Mais les fouilles ont sur- rues de la ville romaine suit un tracé qui Sayegh note avec intérêt que l’orientation tout permis de comprendre l’urbanisme remonte à l’époque hellénistique. L’étude de cet ensemble, sud-est, nord-ouest, est romain et byzantin car, pour la première ultérieure du matériel découvert basée sur différente des précédentes. Ce change- fois au monde, après le chantier de Car- une analyse scientifique et détaillée, ment est sans doute la conséquence d’un thage, une telle superficie de site urbain a devrait permettre de savoir si le premier événement encore inexpliqué. été livrée aux spécialistes. Parmi les plan d’urbanisme de Beyrouth a été réa- Ce type d’architecture qui semble appar- découvertes importantes, celles situées lisé par les rois séleucides (du IIe au Ier tenir à un quartier résidentiel ou artisanal dans la région des «souks» traditionnels siècle avant J.-C.) ou par leurs prédéces- constitue une nouveauté pour les archéo- de Beyrouth où l’équipe de Helga Seeden, seurs, les Ptolémées d’Egypte. logues qui ne connaissaient que des struc- professeur à l’AUB, a découvert ce qui La complexité du réseau de canalisations

L’ORIEN T-EXPRESS 65 OCTOBRE 1996 également découvert témoignerait des dif- ficultés techniques que posaient l’assai- nissement et l’évacuation des eaux de cette zone située dans un thalweg drai- nant. Ces fouilles sont donc l’occasion d’étudier le fonctionnement du thalweg et son évolution dans un site urbain depuis la préhistoire. Une telle étude est essen- tielle, selon les spécialistes, pour la com- préhension du site naturel de Beyrouth. Cette partie de la ville est destinée à deve- nir un parc de stationnement dans la nou- velle configuration de la capitale. Les vestiges d’un grand ensemble monu- mental dont la complexité et les nom- breuses réparations témoignent de la lon- gévité sont apparus sur un autre chantier du centre-ville: le forum de Béryte, d’époque byzantine également. L’en- semble se compose d’une façade plaquée de carreaux de marbre, orientée face au raux, l’aménagement du mur de façade a château permet enfin de reconstituer la nord et décorée de niches rectangulaires pu être daté du IIIe siècle après J.-C. et la nature des fortifications médiévales que ou semi-circulaires ornées parfois d’une destruction du bâtiment, du IVe siècle. connut Beyrouth. arcade faite de blocs de marbre. Des Aux limites ouest de la ville antique, la colonnes de marbre lisses ou torsadées découverte des restes du château croisé a LES PÉRIODES MAMELOUKE ET OTTOMANE encadrent les niches et reposent sur un été une réelle surprise pour les chercheurs ont souvent été négligées. Les fouilles stylobate de marbre lui-même précédé qui pensaient que sa destruction avait été menées actuellement ont rééquilibré les par un dallage en damier noir et blanc du totale en 1890. Le bâtiment leur est choses et ont vivement intéressé les même matériau. La façade est conservée apparu appuyé sur le rocher et protégé équipes étrangères pour qui l’occasion sur une longueur de soixante mètres et sur deux de ses côtés par un fossé. Ses était unique de travailler sur du matériel une hauteur de 4 mètres et correspond au caractéristiques architecturales sem- de ces époques (du XIVe au XVIIIe soubassement d’un bâtiment plus élevé blables à celles des autres constructions siècles). Situé dans la zone des souks, un dont aucun élément ne subsiste en place. croisées qui jalonnent le littoral libanais, petit sanctuaire à coupole est l’unique Au vu de certains éléments architectu- comme à Jbeil et à Saïda. La fouille du monument encore existant de la dernière

Des techniques modernes de fouille

UR LES CHANTIERS DU CENTRE-VILLE la majorité des archéo- prétations des fouilleurs sur l’ensemble de la surface fouillée. Slogues ont choisi le mode le plus moderne de fouille, dit De plus, la partie supérieure de chaque couche stratigra- «par couche stratigraphique», né en Angleterre dans les phique est soigneusement nettoyée afin d’éviter toute «conta- années 70. La couche stratigraphique est un plan horizontal mination» du sol. Dans le jargon des spécialistes, la contami- du sol qui correspond à une époque bien déterminée. Chaque nation signifie la présence fortuite donc insolite d’objets couche comporte plusieurs unités stratigraphiques (US). divers sur un sol donné. Or, ces objets risquent de tromper ou Celles-ci peuvent consister en n’importe quel vestige ayant de perturber à première vue les interprétations des archéo- modifié la configuration naturelle du lieu. Un numéro est logues. attribué à chaque US, mur, pavement, bassin... de chaque Chaque couche mise à jour est d’abord photographiée sous couche et une relation modélisée se crée ainsi entre les US. Par différents angles. Elle est ensuite reproduite par un topo- opposition, l’ancien système de fouille popularisé par l’an- graphe sur un papier spécial imperméable. Enfin, le théodo- glais Wheeler dans les années 30, consistait à découper le ter- lite permet de mesurer les angles de la surface fouillée. Cet rain en unités de 16 m2 organisées selon une grille régulière. outil modernisé est essentiel au travail des archéologues qu’il Chaque unité étant séparée de l’autre par 1 m2 non fouillé. Â rend d’ailleurs d’une extrême précision. Chaque couche est partir de là, les archéologues creusaient à la verticale des car- également décrite sur des fiches standardisées prévues à cet rés ainsi formés. Si cette méthode permet des espaces de cir- effet et dans lesquelles l’archéologue remplit une première culation très commodes, elle cloisonne en revanche l’espace et partie purement descriptive puis une deuxième partie où il a ne permet pas une vue d’ensemble des vestiges. droit à l’interprétation. L’ensemble des informations obte- Avant d’entreprendre les fouilles, puis pendant les travaux, nues à chaque étape de la fouille est introduit sur une base de des sondages sont régulièrement opérés en des points précis données afin d’en tirer le plus de conclusions possibles. choisis par les archéologues. Ils sont le point de référence du Quant aux plans dessinés par les topographes, ils sont scan- chantier. Ils permettent de confirmer l’exactitude des inter- nés et numérisés avant d’apparaître en trois dimensions sur

L’ORIEN T-EXPRESS 66 OCTOBRE 1996 période mamelouke de Beyrouth. découverte. En effet, le fils de Ibn ‘Iraq al- taires beyrouthines de l’époque. Construit en l’an 923 de l’hégire (soit Dimashqui a contribué à populariser le La découverte de déchets de verre de frag- 1517), il s’agit d’un hospice édifié par le café en 1540 à son retour de la Mecque. ments d’un four et de plusieurs creusets, chef religieux Ibn ‘Iraq pour ses disciples. Les imitations locales des tasses en porce- indique que l’industrie du verre était flo- Ce bâtiment joua également le rôle d’une laine chinoise témoignent de l’essor nou- rissante à l’époque mamelouke. C’était madrasa, lieu où l’on enseignait la juris- veau de ce produit de consommation. Des une tradition qui se poursuivait puisque prudence et la théologie. Souvent le bols à glaçure ainsi que des assiettes, plats le verre soufflé avait été inventé au Liban domicile du fondateur tenait lieu d’école et autres ustensiles de cuisine ont égale- et dans sa région dès l’époque phéni- et cette coutume est connue grâce à une ment été découverts. Certains types de cienne. Les verreries mameloukes restent inscription mentionnant le nom du fon- céramique indiquent que la nourriture en tous cas des vestiges d’importance car dateur et d’autres détails sur la donation était probablement à base de légumes et elle sont rares jusqu’à ce jour. Le plan de de la propriété. Malheureusement, de produits laitiers. Par ailleurs, des la nouvelle ville prévoit bien sûr la aucune inscription n’a encore été décou- échantillons de plantes ont été prélevés conservation de la dernière madrasa verte dans le sanctuaire de Beyrouth. sur le site. Ils seront analysés à l’étranger mamelouke. L’enseignement dans une madrasa se par des bio-archéologues et des labora- De l’époque ottomane, enfin, les archéo- donnait dans le iwan, larges arcades toires de paléobotanique et donneront logues ont principalement retrouvé les ouvrant sur une cour. La pièce à coupole, des informations détaillées sur la produc- fondations du petit Sérail dont ils conservée jusqu’à présent, servait de tion, l’industrie et les habitudes alimen- connaissaient à l’avance l’emplacement mausolée et abritait la tombe d’un exact. Ce site a connu plusieurs niveaux membre de la famille Bundaq, l’un des d’occupation entre l’époque hellénistique disciples du fondateur. Le lieu semble et l’époque abbasside (VIIIe siècle). Le avoir perpétué sa fonction jusqu’à son petit Sérail fut bâti en 1888 et détruit en intégration dans les souks ottomans. Les 1940. Ses fondations en arcades de fouilles ont révélé dans cette zone un sys- décharge permettent de déduire le plan tème compliqué de ravitaillement en eau du bâtiment. avec puits et citernes ainsi que des canali- Sept fois ensevelie, sept fois rebâtie, se sations en céramique encastrées les unes plaît à dire la légende de Beyrouth. On le dans les autres par des jointures d’angle voit bien, les fouilles conduites dans le très soigneusement réalisées. centre-ville confirment, sinon le chiffre, Le matériel mamelouk a présenté égale- du moins l’image, celle d’un réceptacle ment de nombreux intérêts. Des ratés de millénaire de civilisations qui se rejoi- cuisson céramique ont indiqué la pré- gnent aujourd’hui dans un grand livre sence de potiers et une tasse à café en d’histoire à ciel ouvert. faïence signée en caractères arabes a été I. B.

l’écran de l’ordinateur. Une reconstitution à Beyrouth. parfaite de chaque couche du site est alors Les pièces de monnaie jouent un rôle possible et son interprétation est facilitée. capital dans la datation des vestiges Sur le chantier, chaque objet trouvé est puisque les indications de temps prélevé et mis directement dans un petit qu’elles comportent constituent des sachet transparent portant la date, le preuves formelles de l’existence de telle numéro du chantier, celui de la couche ou telle civilisation. Au laboratoire, fouillée et enfin celui de l’US où il a été découvert. À proxi- elles sont d’abord trempées dans de l’acide afin d’en éliminer mité des excavations, dans les immeubles à moitié détruits et les concrétions. Elles subissent ensuite une électrolyse pour la délaissés depuis des années, transformés pour les besoins du déchloruration avant d’être trempées à nouveau dans de moment en atelier d’études, ont lieu le lavage des pièces et l’acide dilué puis portées à ébullition dans de l’eau distillée. leur tri. Le lavage se fait à mains nues et à l’eau. Il permet une Ceci les amène à la «stabilisation». Chaque pièce reçoit une première identification des objets dont les détails et les cou- identification qui permet de connaître l’atelier d’émission et leurs apparaissent mieux à l’eau. Les pièces sont ensuite mises l’empereur ou le roi de l’époque. Par extension, la vie écono- à sécher au soleil pour subir un nouveau tri qui conserve la mique et sociale des temps anciens, les transports et le com- séparation par US et qui ajoute une différenciation par type merce peuvent être reconstitués. Ainsi, le séisme qu’a connu de matériau: verre, pierre, etc. Une étude scientifique et défi- Beyrouth en l’an 551 et dont les historiens disent qu’il a nitive est ensuite réalisée au laboratoire par des spécialistes entièrement rasé la ville, s’est révélé moins dévastateur qu’on qui comparent les objets trouvés à ceux répertoriés dans les ne le croyait. Des pièces émises peu de temps après le trem- livres de référence. Cela donne la possibilité de dater les ves- blement de terre ont été retrouvées et indiquent que la vie a tiges avec précision ainsi que la couche sur laquelle ils ont été repris rapidement sur les lieux du séisme. prélevés. Ici apparaît la réelle utilité de l’archéologie qui La première apparition de la monnaie est située au VIIe siècle constitue un «calage chronologique et un apport scientifique avant J.-C. À Beyrouth, les plus anciennes pièces trouvées essentiel aux historiens» ainsi que l’explique le professeur dans les fouilles remontent à l’an –342, sous le règne du roi Arnaud de l’université de Nice, en charge d’un des chantiers perse Straton II.

L’ORIEN T-EXPRESS 67 OCTOBRE 1996 Expatriés: le bout

L’ORIEN T-EXPRESS 68 OCTOBRE 1996 de la piste?

DOSSIER RÉALISÉ PAR CARMEN ABOU-JAOUDÉ Nombre d’expatriés qui ont fait ou refait leur vie ailleurs pendant les années de plomb ont choisi le retour au pays. Si certains déchantent vite et envisagent un nouveau départ, d’autres tentent de se construire du solide dans l’aventure de la reconstruction. Amère patrie ou terre pro - mise, c’est selon.

L’ORIEN T-EXPRESS 69 OCTOBRE 1996 E PRIME ABORD, RIEN NE LES DIS- supérieurs et dans les spécialités liées à la D TINGUE DES AUTRES. Mais ils forment reconstruction. C’est plus que tout le cas une catégorie à part. Par les problèmes des architectes, pour qui c’est le moment pratiques qu’ils rencontrent. Par les diffi- où jamais de se réaliser. Habib Debs, 37 cultés d’adaptation auxquelles ils sont ans, est de ceux-là. Architecte et urba- confrontés. Et surtout par une impercep- niste, il a choisi très tôt de rentrer, malgré tible différence dans le comportement une carrière réussie en France. «Je ne «J’étais saturé par social et dans la mentalité. Ce sont ces voulais pas rater la reconstruction d’une Paris, je n’arrivais plus Libanais expatriés durant la guerre et ville, chose rare au X X e siècle. Cela à écrire» qui, contre vents et marées, ont choisi de aurait été dommage qu’en tant qu’urba- revenir au pays. Combien sont-ils? En niste je ne participe pas à ce mouve- Joseph Samaha l’absence de statistiques, personne ne ment.» De sa propre initiative, il entre peut le dire avec exactitude. donc en contact avec Solidere qui lui Pour l’heure, rien ne permet encore de confie le plan directeur du quartier Saïfi. parler d’un retour massif, au regard du Mais, par-delà le chantier du centre-ville, chiffre global des Libanais expatriés entre c’est tout le processus de redémarrage du 1975 et 1990, qui se calcule en centaines pays qui sollicite les esprits: ingénieurs de de milliers. Le ministère des Émigrés toutes spécialités, avocats, cadres supé- affirme même que plus d’un million rieurs, financiers, publicitaires. d’entre eux ont quitté le pays pendant Malheureusement, les difficultés persis- cette période. Boutros Labaki, vice-prési- tantes de la vie quotidienne (électricité, dent du CDR, avance, lui, le chiffre de téléphone, logement) et l’expérience pas 875 000 expatriés, et l’économiste Kamal toujours probante de ceux qui ont pré- Hamdan estime à 550 000 le solde net cédé douchent l’enthousiasme des expa- (négatif) des mouvements migratoires triés qui caressent un projet de retour. Si pendant les années de guerre. Et si c’est quelques-uns peuvent se permettre le luxe toujours le flou sur le nombre des de venir sur un coup de tête et «à l’aven- départs, pour les retours, c’est carrément ture», le pragmatisme l’emporte le plus «On avait plus besoin le vide. Walid Barakat, conseiller du souvent sur le sentimentalisme. Le facteur de moi au Liban» ministre des Émigrés, soutient bien que social et familial joue naturellement à Dr. Fayez Abou-Jaoudé plus de la moitié des expatriés partis pen- fond. Mais la condition sine qua non de dant la guerre sont revenus. Mais l’affir- toute décision de retour reste un travail mation paraît nettement forcée. En tout intéressant et bien rénuméré. En tout cas, cas, nul n’a sérieusement entrepris de c’est, une fois au Liban, le facteur essen- chiffrer le phénomène que Hamdan juge tiel d’une bonne intégration. Pour ne pas «non quantifiable», même s’il admet qu’il «récidiver». Parce que l’adaptation, une est «décelable». Effectivement, à nombre de signes, on peut quand même conclure ’AMÉRIQUE M’A APPORTÉ L’INDÉPEN- qu’il s’agit là d’un mouvement assez sub- LDANCE. Grâce à elle, je suis devenu stantiel. Qui n’en connaît pas dans sa un individu qui a sa personnalité, sa famille, son voisinage ou son environne- mentalité. J’y ai acquis un épanouisse- ment professionnel? D’autres indices sont ment et une force que je n’aurais à trouver dans le boom de la construction jamais eus ici. Ma réadaptation à la vie ou, du moins, d’un certain type de au Liban est difficile. J’ai mes amis constructions. C’est ce que souligne, en d’avant mon départ pour les USA mais particulier, Walid Barakat, en se deman- nous sommes devenus très différents, dant: «Q ui d’autre que les expatriés nos centres d’intérêts ne sont plus les achètent les appartements et construisent mêmes. Dans l’enseignement, je suis des immeubles et des villas au pays?» déçu par le système d’éducation et quand je ne suis pas à l’université DÈS L’ÉTÉ 1991, LES AVIONS À DESTINATION entouré par mes étudiants et mes col- DE BEYROUTH sont pleins à craquer de lègues je dois faire face au mensonge, à Libanais qui reviennent pour les vacances ce menuisier qui croit que je suis un d’été et en profitent pour vérifier s’il est étranger – parce que je ne suis pas temps pour eux de rentrer pour de bon et typé – et qui essaye de me voler... Mais si le pays est prêt pour les accueillir. Très ce qui me console, c’est la beauté du peu restent, d’autres prennent leur déci- pays quand on s’éloigne de la laideur «J’ai appris à réagir» sion et se donnent un an pour la mettre à de la ville. Malgré tout It’s great to be Zeina Arida exécution. En 1992, on commence à sen- back! J’ai mis les USA derrière moi tir une tendance. L’arrivée à la tête du bien qu’il ne me restait plus que huit gouvernement de Rafic Hariri (lui-même mois avant d’obtenir la green card. ancien expatrié) et les promesses de Ziad Mawlawi «printemps» accélèrent le mouvement, en 32 ans, architecte et enseignant particulier dans la catégorie des cadres

L’ORIEN T-EXPRESS 70 OCTOBRE 1996 Béchara Mouzannar, 34 ans, directeur de Ahmad Hbous, du Canada la création à H&C Leo Burnett, revenu au Parlement au Liban en 1991. À ce sentiment de provisoire se sont ajou- tés les effets de la crise économique en Europe qui limite les perspectives profes- sionnelles. Kamal Hamdan estime, à cet égard, qu’il est essentiellement dû à un pushing factor dans les pays d’accueil, en l’occurrence «les restrictions progressives des prestations sociales et la diminution des budgets de dépenses sociales». La L’exemple tendance au chômage de longue durée en d’une Europe en général et en France en parti- adaptation culier où l’on bénéficie de plus en plus réussie difficilement des allocations chômage, a également favorisé le retour. Mais ce der- nier facteur se retrouve aussi ailleurs: récemment, la récession au Canada et le chômage en Australie ont poussé pas mal de Libanais à tenter le retour. Les pro- expérience souvent douloureuse pour les confortables, vie aisée et petite amie fran- blèmes politico-économiques qu’ont anciens expatriés, peut échouer si l’acti- çaise, tout l’incitait à concevoir son ave- connus les Libanais émigrés en Afrique vité professionnelle n’est pas satisfai- nir en France. Mais les choses se gâtent noire en ont également ramené un sante. avec la guerre du Golfe. «Soudain, je me nombre non négligeable. Paradoxale- Bien sûr, tout dépend du pays d’accueil et suis senti en porte-à-faux entre deux cul- ment, on quitte moins les États-Unis où des conditions qui y prévalent. En géné- tures qui ne s’harmonisaient plus. Avec les prestations sociales ne sont pourtant ral, les expatriés qui rentrent d’Europe et plus particulièrement de France sont plus nombreux que ceux qui débarquent du continent américain. Outre que l’Europe est plus proche géographiquement, ce qui facilite les aller-retour (au cas où...), les expatriés libanais s’y sentent la plupart du temps en transit, à l’inverse de ceux qui ont suivi la voie plus traditionnelle de l’«émigration» vers les Amériques ou l’Australie. «Mon retour était pro- grammé dès le moment de mon départ qui, pourtant, remontait à dix-huit ans, dit par exemple Charbel Dagher, 46 ans, journaliste et écrivain, rentré en 1994. C’était donc une décision naturelle pour moi.» Le Liban redevenu vivable, certains com- mencent à ressentir lourdement l’effet d’usure de l’exil. Même Paris finit par épuiser ses charmes. «J’étais saturé par Layla Khatib Paris, je n’avais plus rien à y faire», raconte Joseph Samaha, 47 ans, en expli- quant pourquoi, après onze années d’ab- mon entourage et même avec ma com- pas alléchantes. Là, on observe un autre sence, il a accepté en 1995 le poste de pagne, c’était le décalage.» À partir de type de facteurs puisqu’on voit revenir directeur adjoint de la rédaction au Safir, 1991, il fait donc «cap sur l’O rient» et des familles entières (plutôt conserva- alors qu’il avait une position enviée commence à chercher du travail dans les trices) qui préfèrent que leurs enfants d’éditorialiste au Hayat, sans travail de pays du Golfe quand, en 1993, un des grandissent au Liban. Il reste que, dans desk ni de contraintes horaires. Pour groupes de Hariri le contacte et lui pro- leur grande majorité, les Libanais d’Amé- nombre de Libanais expatriés en France, pose un poste intéressant au Liban. rique, de même d’ailleurs que ceux qui cet effet d’usure a été aggravé par un pro- Retour du refoulé chez un Fadi Saad, qui sont installés dans les pays du Golfe, ne blème d’identité longtemps occulté et admet cependant y avoir été prédisposé reviennent pas, surtout quand ils sont parfois insoupçonné. «Pendant un an, se par une jeunesse de militant de gauche, certains de ne pas pouvoir jouir du même souvient Fadi Saad, 36 ans, entouré seu- c’est pour d’autres carrément une décou- niveau de vie au Liban. Mais tous ceux lement par des Français, je n’ai pas parlé verte de soi. «Je me suis senti mal d’être qui restent en Amérique ne nagent pas l’arabe et j’avais mis le Liban derrière en Europe. Pour la première fois, j’ai eu forcément dans l’aisance, rappelle Ham- moi.» Réussite professionnelle, revenus une conscience arabe», reconnaît dan. Il y a aussi ceux à qui la fortune a

L’ORIEN T-EXPRESS 71 OCTOBRE 1996 oublié de sourire au pays des opportuni- tés et qui, faute de qualifications profes- ENTRER AU LIBAN c’était rentrer sionnelles ou tout simplement de moyens, Rsans être dérangé par une force ne peuvent envisager un nouveau dépla- armée locale. Je n’avais pas confiance cement. Comme la sagesse populaire le dans l’État actuel mais je savais que je répète constamment, un Libanais accep- pouvais passer du Nord au Sud sans terait tous genres de boulots aux États- qu’une milice ne me menace. Unis, où l’anonymat protège, alors qu’au Mon acte de retour était donc lié à ce Liban il préférerait rester chômeur que déterminant, au sens de ma vie. Je ne d’être pompiste ou caissier de supermar- juge pas les gens qui ont trouvé un ché... sens à leur vie à l’étranger. Les der- Inversement, le retour peut être lié chez nières années à Paris j’ai craint de certains à un désir de promotion ou de devenir seulement médiateur ou tra- reconnaissance sociales qu’une carrière ducteur alors que je voulais être au Liban paraît davantage susceptible de acteur. Cette fonction me faisait mal. favoriser. L’aura que les professions libé- Je ne voulais pas de ce rôle qui n’était rales conservent au Liban, malgré un pas entier, plein. Je n’étais pas satisfait. «Il fallait rentrer parce début de saturation, a ainsi motivé plus Il me manquait des images, des cou- qu’il était possible de d’un médecin, avocat ou ingénieur à ren- leurs, des paysages, des routes et des changer» trer. Particulièrement remarquable à cet visages. Même la mentalité libanaise Asma Andraos égard est le nombre de médecins qui que j’avais en horreur me manquait. reviennent. De France surtout où, pour la Charbel Dagher plupart, ils n’arrivent pas à exercer en 46 ans, écrivain et poète libéral ou à avancer tant qu’il sont en poste dans un hôpital. Ils n’ont surtout pas envie de rester éternellement assistant ’ÉCOUTAIS FEYROUZ et lisais tous les dans l’ombre d’un mandarin. Joseph journaux en provenance du Liban. Je Saadé, 34 ans, chirurgien dentiste, est J vivais au rythme des informations sur rentré en octobre 1994 après sept ans le pays à travers les dépêches des d’absence. Pourtant, il avait un emploi agences de presse que je recevais en fixe dans le cabinet privé d’un professeur masse tous les jours au journal où je renommé. «En France, j’étais un assis- travaillais. Et je ne voulais pas voir mes tant, un anonyme, un Libanais et non enfants grandir à Londres. Mais je vou- moi, Docteur Joseph Saadé. Je n’existais lais aussi autre chose: retrouver Jbeil pas pour les autres.» et sa plage... Pour beaucoup de praticiens qui sont Ali N oun revenus au Liban, il s’agissait aussi d’an- 36 ans, journaliste ticiper la concurrence sur le marché du travail local, en prenant comme une option avant la sursaturation. «II fallait niveau de vie atteint à l’étranger dépend retourner prendre sa place parce que de leurs salaires. Or, les entreprises liba- beaucoup rentraient», souligne le Dr naises n’ont que très récemment com- Saadé. mencé à pratiquer une politique de rému- Pour Fayez Abou-Jaoudé, chirurgien car- nérations alléchantes pour ce type dio-vasculaire, les facteurs qui incitent d’emplois, souvent d’ailleurs sous l’im- tout médecin à revenir au Liban ont éga- pulsion des sociétés qui gravitent autour lement joué, mais c’est l’argument fami- de Rafic Hariri, comme Oger, le groupe lial qui a été pour lui déterminant. S’il a Méditerranée ou Solidere. Pourtant, mal- choisi de rentrer malgré une carrière déjà gré des salaires relativement bas par rap- largement entamée à Montréal, c’est sur- port à ceux qui leur sont offerts à l’étran- tout pour cela. «J’en avais marre de vivre ger, ils ne sont pas rares, ceux qui ont «Pour la première fois seul, loin de ma famille», affirme-t-il. opté pour le Liban. Incontestablement, la j’ai eu une conscience Aussi, quand on lui propose de créer un reconnaissance sociale est un attrait de arabe» département de chirurgie cardio-vascu- taille qui compte dans la balance. Fadi Béchara Mouzannar laire à la clinique Rizk, n’hésite-t-il pas, Saad, directeur des ventes et du marke- bien qu’il ait reçu au même moment une ting dans une société qui organise des offre pour ouvrir un service similaire salons après un passage par le groupe dans un hôpital à Montréal. «Au Liban, Méditerranée, ne le cache pas. Diplômé on avait plus besoin de moi, dit-il. En de l’INSEAD, ancien de L’Oréal, il est plus, j’étais entouré par ma famille et les l’un de ces cadres qui ont accepté d’être critères de stabilité et de confort étaient sous-payés (comparativement au revenu assurés.» qu’il peut obtenir en France) en contre- Les choses sont moins évidentes pour les partie d’avantages impossibles à chiffrer. cadres supérieurs, dans la mesure où le Outre la famille, c’est tout ce qu’on peut

L’ORIEN T-EXPRESS 72 OCTOBRE 1996 gens qui rentrent doivent repartir de zéro. La cherté de vie aidant, les dépenses d’installation font vite s’évaporer les éco- nomies qu’on a pu faire à l’étranger. Sur- tout quand on débarque avec la famille. Si les premiers mois, les parents ou les grands-parents sont ravis d’accueillir les «enfants», il faut au plus vite déménager, acheter une voiture (souvent deux quand Riad le couple travaille), chercher la bonne Salamé, école... Au revoir F2, transports en com- revnu pour mun ou petite voiture achetée à crédit. diriger la Car jusqu’il y a un peu plus d’un an seu- Banque du lement le système de crédit n’était pas Liban encore répandu, et ceux qui sont rentrés avant 1995 ont eu à souffrir de ce côté-là. rien n’est moins sûr, même quand on a Des gens qui n’avaient pas de problèmes décroché un salaire acceptable, quand il «C’était plus dur que je de revenu dans le pays d’accueil se trou- faut tout débourser d’un coup. vent confrontés à des dépenses qu’ils Mais il y a plus grave que les difficultés ne le croyais» n’avaient pas envisagées auparavant. La matérielles. Cette société qu’ils retrou- Charbel Dagher société libanaise est sans merci: il y a des vent et, même, qu’ils découvrent carré- musts à respecter. Comme tant d’autres, ment – pour les plus jeunes –, elle leur est Fadi Saad a tôt fait de redécouvrir que les devenue presque étrangère. Tous ne s’y Libanais vivent ici différemment qu’en adaptent pas avec la même facilité, cela France ou en Europe – et c’est peut-être dépend de la personnalité autant que de cela aussi qui attire. «Avoir une voiture, l’environnement. «Il y a des gens qui un grand appartement par exemple est s’adaptent très facilement à toute nou- essentiel alors que là-bas on peut s’en velle situation, à l’étranger ou dans leur passer, prendre le métro ou vivre dans un pays d’origine après des années d’ab- studio sans se soucier du qu’en dira-t- sence, explique la psychologue Marie- on.» Encore faut-il en avoir les moyens et Thérèse Khair Badawi. D’autres ont un

«Condition impérative: une opportunité pro - fessionelle» Hadia Safadi

Layla Khatib

L’ORIEN T-EXPRESS 74 OCTOBRE 1996 Transferts

OKTEN (TRANSFERT OF KNOW- quatre cents noms de professionnels et permis l’organisation d’une dizaine de T LEDGE THROUGH EXPATRIATE de diplômés, TOKTEN est en mesure missions. À la fin de l’année en cours, NATIONALS) est un concept mis en d’assurer aux administrations on devrait parvenir à un total d’une œuvre depuis 1976 par le PNUD pour publiques libanaises, ministères et vingtaine de missions. Les secteurs les favoriser le retour des cerveaux vers les organismes non gouvernementales des plus demandeurs sont l’environnement, pays en développement. Au Liban, ce expertises dans diverses disciplines. les transports, l’industrie, le secteur programme a été implanté en 1993 Des ingénieurs, experts techniques et économique et de développement avec la signature d’un projet d’accord scientifiques, industriels, économistes social. entre le gouvernement libanais et le s’engagent bénévolement dans l’effort Si l’objectif principal de ce programme PNUD. Le projet, dont le financement de développement de leur pays d’ori- est le transfert d’expertise, il tend éga- est assuré par le PNUD, est exécuté en gine. Le transfert d’expertise des expa- lement à encourager les expatriés liba- coopération avec le CDR, l’UNESCO triés libanais se réalise à travers des nais à rentrer définitivement dans leur et l’UNOPS (Bureau des Nations unies missions de consultation de courte pays d’origine en leur facilitant les des services d’appui aux projets). durée (deux à huit semaines). Devenu contacts. Et déjà, quelques résultats Grâce à une base de données riche de opérationnel en 1995, TOKTEN a déjà ont été obtenus. problème à s’adapter à tout changement Même son de cloche chez Elie Chammas, quel qu’il soit. Et puis, il faut voir si ces TABLIE EN ITALIE EN 1975, je n’ai pas cardiologue: «Il y avait des choses qui me personnes ont eu des problèmes dans le Éperdu contact avec le Liban. j’au- mettaient hors de moi, comme ces gens pays d’accueil.» En tout cas, il faut un rais souhaité l’oublier et vivre à l’étran- qui jettent des saletés par la vitre de leur certain temps, pour «s’adapter à un ger sans un regard en arrière mais je voiture; il m’arrivait au début de klaxon- milieu et assimiler des valeurs». n’ai pas pu. J’avais toujours le retour ner ou d’arrêter la voiture en question, Les premiers mois, il faudra donc en tête. Mais une fois rentrée à Bey- maintenant je ne le fais plus». apprendre ou réapprendre des valeurs et routh et trois années après, le pays On finit donc par s’habituer, par se cou- une mentalité oubliées ou inconnues. m’est devenu insupportable! J’étouffe. ler dans le moule, même si l’on continue Pour tous, c’est la période la plus éprou- je n’arrive ni à travailler ni à créer. Et de se piquer d’une certaine différence. vante et beaucoup parlent des six pre- la vie au quotidien, c’est l’enfer! On me «J’ai dû faire des compromis pour sur- miers mois de «cauchemar», de «zom- demande de travailler sans me soucier vivre avec mes proches; j’ai arrondi les bisme»: parfois, la tentation est grande de de ce qu’il y a autour de moi; en angles sans me dessaisir de mes prin- plier bagage et de «rentrer» à l’étranger. d’autres termes, il faut être sourd, cipes», confie Elie Chammas. Zeina Si l’angoisse finit progressivement par muet et aveugle pour vivre dans ce Arida, elle, affirme avoir «appris à s’apaiser, plusieurs évoquent la «déprime pays! Ca suffit! Je m’en vais. réagir». Mais, tout en disant avoir main- des dix-huit mois». Mais d’autres n’ont N ada Raad tenant ses amis, ses endroits préférés, ses même pas réussi à souffler.«Ce que j’ai sculpteur repères, elle ne se sent pas complètement vécu depuis deux ans a dépassé mes plus adaptée, trois ans après son retour, et se vives craintes. C’était plus dur que je ne le mais des gens prêts à servir: «O n fait des perçoit toujours comme un peu différente croyais», admet Charbel Dagher qui, choses à ma place. Je suis servi.» Mais, des autres. pourtant, s’affirmait blindé au début même pour parvenir à ce confort, il en Ce sentiment d’être différents des autres- contre les difficultés qu’il prévoyait. coûte parfois. Parce qu’il faut réap- Libanais-qui-ne-sont-pas-partis est fré- Zeina Arida 26 ans, attachée de commu- prendre des réflexes et passer des com- quent chez les Libanais-qui-sont-partis- nication au centre culturel français, a très promis avec ce qu’on a mis des années à et-ont-vécu–là-bas. Ils se sentent souvent mal vécu le retour surtout qu’elle n’avait oublier. Et, ici, pas de stage: même quand étrangers dans leur pays, rejetés et mal pas envie de rentrer mais qu’elle a dû on s’y est préparé, dès l’arrivée à l’aéro- compris par «les autres» qui les criti- suivre sa famille installée à Paris depuis port de Beyrouth, c’est le choc. «Les quent, les sous-estiment et les traitent 1983. Travaillant d’abord dans un envi- séquelles de la guerre étaient visibles: ce parfois même comme des ajanib ou des ronnement «très libanais», elle se sentait n’était pas tant la destruction que la cor- touristes surtout s’ils ont le malheur de ne différente des autres, tout le temps ruption, les pots-de-vin», souligne Ali pas être typés. Par défense, ils ont alors «agressée» par les autres. Pour Hadia Noun, 36 ans, journaliste au Hayat, ren- tendance à sélectionner leurs amis parmi Safadi, le contact avec les gens a été d’au- tré au Liban après douze années passées les anciens expatriés. Ils se fréquentent tant plus difficile qu’elle maîtrise mal la entre Paris et Londres. Et après l’aéro- entre eux et se retrouvent dans les mêmes langue arabe. D’ailleurs, les enfants de port, il y a les dangers de... la route pour endroits, cafés, boîtes de nuit ou restau- ceux qui rentrent souffrent souvent de ce entretenir l’impression d’étrangeté. Au rants. Une sorte d’archipel des «J&B» handicap. début, beaucoup, surtout les femmes, (jayin min barra), comme de méchantes Dans les premiers temps, on ne cesse de hésitent à s’aventurer au volant. Puis, langues les qualifient parfois, se forme comparer le Liban et le pays d’accueil. vite, on commence à conduire comme les ainsi. Mais des passerelles finissent par se Puis on supporte mieux. On fait avec. «vrais» Libanais, reconnaît cet ancien créer. À défaut de quoi, on ne réussit pas Fadi Saad avoue qu’on arrive à s’habituer expatrié. «Au bout de quelques temps, je le test de l’adaptation et c’est, de nou- à «un certain confort colonial». Au ne respectais même plus les rares pan- veau, le départ. Liban, note-t-il, il n’y a pas de services neaux de signalisation», avoue Ali Noun. C. A.

L’ORIEN T-EXPRESS 75 OCTOBRE 1996 ex trêm es

TEXTE ET PHOTOS HOUDA KASSATLY Paysage lunai r e et désolé, le jurd pour rai t pa sser pou r l e déser t du Li ba n . Ma i s com m e t ou s l es déser t s, i l n ’est pa s t ot a l em en t inhabité. Tout un petit monde pastoral D e jurd y survit à l’abri de l’hystérie immobilière. et d’eau fraîche

L’ORIEN T-EXPRESS 76 OCTOBRE 1996 ex trêm es

ANS UN PAYS OÙ IL NE SUBSISTE PLUS semble avoir constitué une sorte de rem- D GUÈRE DE TERRE VIERGE, il devient part naturel pour les villages qu’elle sur- exceptionnel de pouvoir bénéficier de la plombe, principalement ceux de Akoura vision d’étendues désertes. Et il n’y a plus et de Tannourine. Sur l’unique route de parfois que la nature pour contrer les voiture qui y mène, œuvre conjointe des convoitises humaines. Il en est ainsi de contrebandiers et des milices, la chaussée certains sites que seul leur morphologie vides qu’il nous est encore donné de voir est pratiquement inexistante et seuls les ingrate met à l’abri de l’envahissement. sont arides, ils nous offrent une vue de la 4x4 peuvent y circuler. Dépouillés, pleins d’escarpement et prati- terre dans sa nudité première. De prime abord, une région déserte quement inaccessibles, ils sont préservés Un de ces lieux ingrats mais par là même comme celle-ci apparaît comme un terri- de la fureur immobilière qui sévit partout privilégiés est le jurd de Jbeil. Comme son toire compact et l’on pourrait penser ailleurs et le resteront sans doute long- nom l’indique, le jurd est une montagne qu’une appellation unique suffirait à le temps. Qu’importe alors si ces territoires nue formée de crêtes dépouillées qui désigner. Il n’en est rien: chaque tour-

L’ORIEN T-EXPRESS 77 OCTOBRE 1996 ex trêm es nant, chaque coin, chaque source, chaque chemin qui y conduit (selon que l’on y accède par Laklouk, Akoura ou Tannourine) a une dénomination précise: la Bouche du palais, la Vallée du frelon, la Source de Rome, la Source de la per- drix, la Source de l’ours, la Petite Source, la Source de la noix, la Source des oiseaux... Aux yeux des habitants du jurd, aucun mystère n’entoure cette multiplicité de repères et de signalements. Car cette région qui donne dans un premier temps l’impression d’être totalement inhabitée contient sa part d’humanité. Comme dans tout désert, il y a là des gens que n’ont découragés ni la vacuité, ni la nature sauvage, ni le froid rigoureux – les nuits y sont glaciales. Les rares lopins

cultivés et une apiculture florissante vien- nent prouver que cette terre n’est pas uni- quement parcourue par une faune qui attire de nombreux chasseurs (renards, lapins et perdrix) mais qu’elle est bel et bien un lieu de passage. Cependant, les vrais habitants du jurd, ceux qui sont capables de supporter sa solitude et de s’adapter à la dureté de son environnement, ne sont pas les paysans mais une population démunie qui est à l’image de l’aridité et de la pauvreté du lieu: celle des bergers. Çà et là, quelques tentes, plus rarement un campement, accueillent des familles de chevriers qui reviennent chaque année passer quelques mois sur ces cimes. La transhumance a lieu en général à la fin du mois de juin et c’est au début du mois de novembre que les bergers déserteront cette montagne, invivable en hiver, pour des cieux plus cléments, quelquefois juste un peu plus bas vers les villages proches de Akoura et de Tannourine ou ceux de la Békaa dont

L’ORIEN T-EXPRESS 78 OCTOBRE 1996 ex trêm es

certains sont originaires. cher. À l’homme échoit le travail en exté- Pour ces bergers qui ne possèdent pas de I l y a là des gen s qu e rieur, principalement la conduite des terres à faire fructifier, la propriété de chèvres vers les pâturages, la traite vers leur cheptel est l’unique source de reve- n’ont découragés ni la cinq heures, le parcage des bêtes dans les nus. Ils vivent l’année entière des béné- enclos qui leur sont réservés, le traitement fices récoltés au cours de cette période de vacuité, ni la nature des peaux et la fabrication des outres. À quatre mois où ils se trouvent en haute sauvage, ni le froid l’aube, deux groupes s’éloignent du cam- montagne. Leur subsistance est assurée pement sous la conduite d’un berger et par la vente des bêtes, des peaux et des rigoureux d’un ou deux chiens. D’une part, les produits laitiers... Mais, afin de pouvoir boucs et les chevreaux et, d’autre part, les nourrir leurs chèvres, les bergers doivent sant monter les enchères chaque été. Ce chèvres. Les enfants peuvent accompa- prendre en bail une partie de cet immense qui explique la place qu’il occupe dans gner dès leur plus jeune âge un de leurs territoire. Il faut dire qu’en dépit de sa l’imaginaire des bergers: celui d’un «per- aînés mais ce n’est pas avant quinze ans désolation le jurd a des propriétaires: les cepteur d’âmes». qu’ils se verront confier la garde d’un municipalités des villages environnants. Les bergers se partagent de la sorte la mon- troupeau. Après quelques heures de Dans cette transaction locative, les che- tagne. Les territoires qui reviennent à cha- marche, les chèvres sont amenées à un vriers affrontent un problème de taille: cun d’entre eux sont délimités par des point d’eau pour leur permettre de se selon une loi occulte mais toujours res- pierres empilées les unes sur les autres et qui désaltérer. Chevreaux et boucs retrouve- pectée, la cession de l’usage de la terre se sont autant de frontières. Ce simple empile- ront le campement vers midi, les autres fait à travers un intermédiaire incontour- ment de graviers constitue la plus sûre des seront de retour le soir. Quant à la nable. Bien que la tradition fixe le prix de barrières au-delà de laquelle nul locataire femme, il lui revient le travail qui ne la location en fonction du nombre de étranger ne laisserait ses bêtes errer. demande pas de déplacement et qui se fait têtes, l’intermédiaire taxe le berger et Délimité selon une division sexuelle des sur place, à savoir l’ensemble des travaux augmente les prix à sa convenance en fai- tâches, le travail dure de l’aube au cou- domestiques: la cuisine évidemment mais

L’ORIEN T-EXPRESS 79 OCTOBRE 1996 ex trêm es d’aller à la traite, de pénétrer dans l’en- clos... et qui sont rapidement compris par la bête. La couleur du pelage détermine le nom qui est attribué à chaque animal et nous avons là un témoignage de la richesse d’une langue. Tout le corpus de la langue arabe relatif aux coloris des peaux de bêtes est utilisé, depuis les cou- leurs de base comme le blanc, le noir ou le gris jusqu’aux tons les plus fins et aux mélanges les plus spécifiques. Quant à l’animal de tête il portera une appellation qui évoquera sa beauté et son bel aspect ou encore un statut (nouveau marié) ou une plante... L’habitat des bergers était jadis constitué de tentes en poil de chèvre produites dans le village de Kousba. Leurs vertus rafraî- chissantes en été et leurs qualités d’imper- méabilité lors des pluies constituaient des avantages de taille. Cependant, la dispari- tion progressive des artisans qui les fabri- quaient et le coût élevé de leur confection Cet abandon donne en core plu s l’im pression d’être au bou t de la terre

surtout le traitement du lait. Versé dans des chaudrons en cuivre, le lait est mis à reposer une à deux heures avant que les femmes ne supervisent la production de ariché, de beurre et de fromage, toutes choses qui seront conservées dans des outres en peaux confectionnées par les hommes. famille. expliquent leur abandon et l’adoption de Les familles de bergers ont une économie Cette vie en étroite symbiose entre tentes militaires ou de petites construc- d’autosuffisance. Ils prévoient les denrées l’homme et l’animal a permis l’éclosion tions en dur que les bergers élèvent lors alimentaires nécessaires à leur subsistance d’un langage particulier basé sur divers de leur arrivée, au début de l’été. pour tout l’été, les produits de leur chep- sons que l’homme émet pour se faire Construites en pierre, le toit bâché, elles tel constituant un apport de taille. Le comprendre de l’animal et lui signifier de préservent des intempéries et des glaciales pain saj, fait sur place une fois par s’approcher, de s’éloigner, de se mettre en nuits d’été et offrent, dans ce territoire semaine, assure les besoins de toute la route, de prendre le chemin du retour, désertique, les vagues relents d’un confort

L’ORIEN T-EXPRESS 80 OCTOBRE 1996 ex trêm es moderne puisque certaines sont réservées à la cuisine et serviront comme salle d’eau. Elles ont l’avantage d’assurer aux bergers une économie de temps et de tra- vail puisqu’ils n’auront, à la saison sui- vante, qu’à les réintégrer. Jadis, les instruments de musique et notamment la flûte constituaient les prin- cipaux compagnons des bergers. Désor- mais, ils sont remplacés par la radio. Les chevriers ne s’en séparent jamais. Et pour cause: si des rencontres conviviales avec d’autres bergers viennent rompre de temps à autre leurs journées, c’est le plus souvent la solitude qui accompagne leurs harassantes pérégrinations à travers la montagne. L’appauvrissement de la flore sauvage (qui accule le berger à parcourir des dis- tances de plus en plus longues pour trou- ver de quoi nourrir ses bêtes), la dispari- tion des terres agricoles qui semblent avoir existé dans le passé (principalement la culture de pommes de terre) dépeu- plent le jurd. Les paysans l’ont déserté depuis longtemps, mais le nombre de ber- gers est aussi en nette régression. Le cheptel actuel ne constitue plus qu’un huitième de celui qui existait il y a quelques années encore. La situation éco- nomique du chevrier qui le contraint à aligner le prix de son lait et de son fro- mage sur ceux en cours ailleurs (princi- palement ceux pratiqués en Syrie), même si cela ne lui convient pas, est à l’origine de cette raréfaction. À cela s’ajoute une menace bien plus grave liée à l’indéfec- tible méfiance des paysans pour l’élevage de chèvres perçu comme une véritable nuisance à l’agriculture. Il semble, en effet, que le gouvernement s’apprête à prendre des mesures en vue d’interdire tout bonnement la poursuite de cet éle- vage. C’en est donc fini des soirées d’an- tan où les bergers encore regroupés en campement organisaient des veillées de ataba et mijana qui donnaient vie et répandaient une atmosphère de rassu- rante étrangeté dans cet espace singulier et presque irréel. Hanté par les visiteurs de fin de semaine, les promeneurs en mal d’aventure et les chasseurs, le jurd, qui semble n’avoir été apprivoisé que par ces quelques bergers, risque donc maintenant de se trouver encore plus totalement dépouillé. Et, devant ce paysage lunaire, cet abandon qui annonce la fin d’un monde donne encore plus l’impression d’être au bout de la terre, dans la plénitude du vide et l’ivresse de la solitude. C’est l’aspect que doit probablement avoir toute terre qui est foulée pour la première fois. H. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 8 1 OCTOBRE 1996 m ix edm edia

Si le PA L se rétréci t à vue de loi , i l pr end en r evanche de la hauteur, à vue de ci el. LE CIEL Contr e-plongée sur orbi te. PAR-DESSUS LES TOITS

ENQUÊTE TAMIMA DAHDAH

VEC LA NOUVELLE LOI SUR L’AUDIOVI- immeubles et des maisons. 3 000 foyers ASUEL, le paysage cathodique libanais environ sont également dotés du Multi s’est retrouvé réduit comme une peau de Microwave Distribution System chagrin. Pas pour tout le monde cepen- (MMDS), autrement dit du câble, mot dant. Comme tout ce qui se fait souvent devenu en fait impropre puisqu’on n’a dans le pays, ce sont les plus démunis qui plus besoin de vrais câbles et que ce sont devront désormais se résigner à visionner les micro-ondes qui véhiculent mainte- ce que l’on aura bien voulu leur présen- nant le signal. Mais il n’y a pas que les ter. Les autres? Ils pourront jouir des téléspectateurs à être rangés en première avantages que leur offre la technologie de classe et deuxième classe. Les chaînes l’espace, en installant chez eux une elles-mêmes sont départagées en deux antenne parabolique qui leur desservira le catégories: celles qui vont conquérir le monde en Technicolor. Le procédé n’est marché arabe, via le satellite, et celles qui pas nouveau, certes, quelque 10 000 seront laissées à terre. dishes fleurissent déjà sur les toits des Voilà en fait la nouveauté: les Libanais ne

L’ORIEN T-EXPRESS 82 OCTOBRE 1996 m ix edm edia entre autres, le milliard de dollars dans sion de la LBC Plus se fera dans un bou- un délai de cinq ans. quet de six chaînes appartenant à la com- Moins de trois semaines après la LBCI, la pagnie Arab Radio Télévision (ART), de Future TV lui emboîtait le pas, à la faveur cheikh Saleh Kamel. L’avantage? Outre de l’agression israélienne, en diffusant les profits générés par la vente des déco- Akhbar Loubnan (un patchwork des deurs et de la publicité ciblée, il s’agit sur- programmes d’information de toutes les tout pour la LBCI d’être présente partout chaînes), par la dish farm de Jouret al- où c’est possible. La Future TV se prépare Ballout, relais appartenant à l’État, qui aussi à intégrer un bouquet mais hésite lui permet d’atteindre ArabSat 1D. Mais encore entre ART et Orbit qui appartient Ali Jaber, le directeur de la chaîne, à la famille saoudienne des Bin Abdel- compte bien régulariser la situation et obtenir la licence officielle d’émission par satellite pour élargir sa gamme de diffu- sion. Depuis son lancement, explique-t-il, «Future TV achète systématiquement les films et les programmes avec leurs droits de retransmission par satellite, si bien que nous avons d’ores et déjà une imposante téléthèque». Télé-Liban et la MTV affirment aussi se préparer à recevoir le baptême de l’air. Pour la chaîne d’État, ce sera en fait la seconde tentative, après celle avortée sur EutelSat (qui couvre plutôt l’Europe) en juillet 1995. Tentative avortée, souligne Fouad Naïm, l’ancien PDG de TL fraî- chement remplacé par Jean-Claude Bou- los, parce que «le gouvernement n’a pas voulu nous donner le privilège d’inaugu- rer l’ère de l’espace à partir du Liban». C’était d’ailleurs la raison de sa démis- sion, présentée il y a trois mois. On ima- gine aisément les tiraillements entre les dirigeants qui, ne sachant plus à qui don- ner la priorité, ont étouffé toute velléité sont plus seulement receveurs, ils com- de progrès, alors que, d’après Naïm, c’est mencent à investir l’espace audiovisuel là une question de vie ou de mort pour arabe dans l’espoir de récolter les fruits TL qui a énormément investi dans la pro- d’un marché publicitaire en pleine expan- duction maison. Mais, aujourd’hui, la loi sion. En ce sens, la grande mutation de est là, donnant la possibilité à ceux qui le l’audiovisuel libanais cette année n’est veulent et le peuvent, d’obtenir à leurs pas tant la loi qui a fait si grand bruit que chaînes le droit de s’envoyer en l’air. De l’entrée dans l’ère du satellite. son côté, la MTV est, selon son fondateur Le PDG de la LBCI, Pierre al-Daher, aura Gabriel al-Murr, en train d’effectuer les été le premier à se lancer le 1er avril der- démarches nécessaires en espérant être nier. Pour ne plus attendre indéfiniment prête début 1997. Quant à la NBN, bien la mise en œuvre d’une législation que les que toujours virtuelle, il y a fort à parier atermoiements du pouvoir ont trop long- qu’elle ne sera pas en reste vu qu’elle temps retardée, il a commencé à émettre relève de qui l’on sait et qu’elle en a donc les programmes de la LBC SAT à partir les moyens. De plus, elle compte dans son de Rome sur la quatrième génération du conseil d’administration Oussama Zah- satellite ArabSat, le 1D (venu après le 1A, ran, un féru des satellites, qui avait déjà 1B, 1C). Autant dire qu’il a ménagé à sa prêté à la chaîne l’équipement de Music chaîne, qui alloue déjà 15 millions de dol- TV qui lui appartient pour émettre sur lars par an à la diffusion par satellite, une ArabSat lors de la guerre du Sud. Le certaine avance sur un marché arabe de rodage a donc déjà été fait. Toutefois, en 300 millions de téléspectateurs et pris une dehors de la LBCI et, probablement, de option sur la répartition d’un alléchant Future, tout cela reste très hypothétique. gâteau publicitaire. Si celui-ci est encore Entre-temps, Pierre al-Daher, décidément modeste aujourd’hui, puisqu’il se monte toujours novateur, devait inaugurer à près de 125 millions de dollars, il début octobre LBC Plus, la chaîne cryptée devrait atteindre, estime Antoine de LBCI, sans pour autant cesser Choueiri, régisseur de la LBCI et de TL d’émettre en clair avec LBC SAT. L’émis-

L’ORIEN T-EXPRESS 83 OCTOBRE 1996 Rahman (Al Mawared, Ameri- des programmes assez insigni- can Express dans le Golfe). fiants que les télés arabes arro- Actuellement, trois bouquets sent le Moyen-Orient. C’est sont, en effet, disponibles sur fatal, observe Ali Jaber, quand ArabSat 2A: outre ART et Orbit, «la plupart des personnes res- il y a Show Time, dont le pro- ponsables des médias de la priétaire est VIACOM, le groupe région ont une formation d’ingé- américain qui a racheté la Para- nieur ou de gestionnaire plutôt mount, mais qui serait aussi lié à que de directeur artistique». ART. Certes, il n’est nullement ques- Le système du bouquet utilise la tion pour les chaînes comme compression numérique des pour les annonceurs de faire acte signaux des six chaînes (système de bienfaisance. Mais l’obses- digital) et les envoie sur un seul sion du tout-commercial n’est transpondeur (émetteur/récep- pas forcément aussi payante teur), divisant ainsi le coût de la qu’elle peut le paraître. Car si la location du transpondeur par manne est certaine, les risques de six. Il permet aussi au bouquet d’être téléspectateurs. Une profusion de moyens surévaluation ne sont pas à négliger. À «lisible» sur un seul décodeur. Le prix technologiques permettent, à condition trop tirer sur la corde... d’un décodeur s’élevant à 300 dollars d’avoir un revenu décent par habitant, Il est vrai que les opérateurs et les régis- avec, en plus, 26 dollars d’abonnement d’élargir l’horizon télévisuel. Et pour peu seurs ne sont pas les seuls à saliver. L’État mensuel, il est normal que le client en que les différentes chaînes fournissent un libanais a lui aussi anticipé sur l’ampleur veuille pour son argent. Avec un packa- réel effort de production et de program- des gains en imposant des taxes prohibi- ging légèrement différent qui donne à mation, l’écran cathodique serait vrai- tives pour l’usage de Jouret al-Ballout, de l’abonné la primeur de certaines produc- ment une fenêtre bénéfique sur le monde. l’ordre de 1 400 000 dollars en Droit de tions, et la transmission live des grandes Las, telles que les choses se présentent, la tirage spécial (DTS) sur un an. À titre rencontres sportives, le tour est joué. tendance semble exactement inverse. comparatif, Pierre al-Daher ne verse au On le voit, bien des possibilités s’offrent Comme si intelligence et commerce ne gouvernement italien que... 198 000 dol- aux médias audiovisuels ainsi qu’aux pouvaient faire bon ménage, c’est avec lars. T. D.

SEPT ANS DE VIE, QUATRE ANS DE BÉNÉFICES

ES SATELLITES DE COMMUNICATION pour peu qu’il en vende toute la gagnant du temps, mais voyant du LSONT PLACÉS SUR ORBITE par une capacité (à raison de 2 à 3 millions coup chuter le prix de la location de fusée spatiale (Ariane, par exemple), de dollars le canal suivant la fré- ses canaux, ou plus exactement de à une altitude de 36 000 kilomètres. quence), ce qui lui laisse au moins ses transpondeurs. Géostationnaires, ils effectuent leur quatre ans de bénéfices. Mais aujourd’hui, c’est sur ArabSat rotation à la même vitesse que la Quand les satellites «meurent», ils 2A (2 pour deuxième génération, A Terre, ce qui les «immobilise». Leur sont «désorbités» et, soustraits à pour premier du nom), que conver- signal, ou spot , a la forme du rayon l’attraction terrestre, s’en vont errer gent l’intérêt des télés et des annon- d’une pile électrique dont le faisceau dans l’espace. ArabSat 1D, sur lequel ceurs libanais et arabes, car, bien est capté par des paraboles qui, lors- sont branchés LBCI et Future TV a qu’il n’y ait pas moins de dix satel- qu’elles sont mobiles, vont de 27,5 vécu ses derniers jours fin sep- lites dans le ciel arabe, c’est lui qui degrés ouest à 105 degrés est. De la tembre dernier, après avoir vu son couvre le mieux le Golfe et les sorte, le satellite démultiplie la por- existence étirée de trois ans. En pétrodollars. 2A a été placé sur tée des signaux de l’audiovisuel et effet, pour qu’il dure plus longtemps orbite le 8 juillet 1996, il est de plus des télécommunications et les met à avec le combustible qu’il contient, et doté d’une nouvelle technologie, et la portée de continents entiers. qui alimente les fusées de position- de deux fréquences, la KU-Band et Le coût d’un satellite est de 80 mil- nement, ses opérateurs à terre ini- la C-Band que nos chaînes vont dans lions de dollars auxquels il faut ajou- tient le programme de mise à feu l’ensemble utiliser. En gros, la KU ter quelque 50 millions de dollars de alternatif des fusées, qui va rempla- (de 10 à 12 Gigahertz) requiert de mise en orbite. Sa durée de vie ini- cer la mise à feu simultanée, faisant petites paraboles utilisées surtout tiale est de sept ans, mais elle est ainsi quitter au satellite sa situation aux États-Unis et en Europe, et la C extensible à dix ans comme cela a géostationnaire. Pendant près de (de 3 à 5 GHZ) qui est captée par été le cas pour ArabSat 1D. Selon trois ans, 1D a ainsi évolué en une les grandes paraboles est utilisée en Oussama Zahran, l’exploitant rentre trajectoire inclinée, en forme de 8, Afrique et au Moyen-Orient. dans ses frais au bout de trois ans, bougeant en élévation et en azimut, T. D.

L’ORIEN T-EXPRESS 84 OCTOBRE 1996 m ix edm edia A PRESSE ARABE A DÉSORMAIS SON MAGAZINE SPÉCIALISÉ DANS L’ENVIRONNE- E MALAISE QUI COUVE DEPUIS QUELQUES LMENT, Al-Bi’a wa-l-tanmia (Environnement et développement), un bimes- LTEMPS à la LBCI vient d’éclater au triel qui aborde des questions touchant à l’environnement et au développement grand jour avec la démission d’Elie dans le monde à travers reportages, enquêtes et études statistiques. L’éditeur Saliby, le directeur de l’information. Nagib Saab, architecte et consultant pour les Nations-Unies en matière d’envi- Saliby, qui fut dans les années 60 l’un des ronnement, et la rédactrice en chef, Raghida Haddad, se sont entourés d’une pionniers du journal télévisé au Liban, équipe de journalistes spécialisés et d’universitaires. Tiré à environ 25 000 avait participé à l’aventure de la LBCI exemplaires, et distribué dans 18 pays arabes, le magazine s’adresse à un lecto- depuis le début. Mais ses relations avec le rat spécialisé mais aussi au large public qui s’intéresse à l’environnement. PDG, Pierre al-Daher, se sont nettement refroidies depuis la restructuration poli- ATTENTION ANNIVERSAIRE tico-financière de l’ancienne chaîne des Forces libanaises. Choix volontaire ou HER LECTEUR, LECTRICE, AFICIO- Les compliments seront savourés. Les coïncidence fortuite, le départ de Saliby CNADO, FAN, THURIFÉRAIRE, insultes aussi. Les remarques éthiques est intervenu au surlendemain de l’inter- MORDU, COMPAGNON DE ROUTE, incon- ou techniques seront débattues. Les view «électorale» de Rafic Hariri qui ditionnel, amateur éclairé, groupie, suggestions seront récupérées, avait fait pas mal de vagues au sein de la chaud partisan, supporter, etc... cynisme aidant. chaîne. Non moins cher dénigreur, réservé, Inconditionnel ou détracteur, vous Pour succéder à Saliby, deux solutions pourfendeur, persifleur, boycotteur, pouvez compter sur l’anonymat si s’offrent à Daher: la promotion de l’un refuznik, critique compréhensif, dissi- vous le désirez. Mais nous aurons de ses adjoints, Jean Féghali ou Georges dent, méprisant, détracteur, etc... néanmoins besoin de vos nom, Ghanem, mais il semble que dans l’un ou Le prochain numéro que vous lirez adresse et numéro de téléphone. Ne l’autre cas cela n’irait pas sans problèmes portera le dossard numéro douze, et serait-ce que pour vous inviter à la internes, ou bien le recours à quelqu’un L’O rient- Express y fêtera son pre- célébration de notre anniversaire, au de l’extérieur. Le nom de Georges Béchir, mier anniversaire. Mais la fête ne se cours du salon «Lire en français et en proche de Issam Farès, l’un des princi- fera pas sans vous. Alors écrivez- musique». paux actionnaires de la LBCI, a été nous. Avant le 18 octobre, S.V.P. L’O rient-Express avancé.

VOIX EXPRESS

FARFOUILLE ET HUMEUR

ECTRICE ASSIDUE DE «L’O RIENT-EXPRESS», je me le pro- lisé ici, Monsieur l’inconnu, et je stigmatise cette erreur. Lcure avant que son encre ne sèche le 1er jeudi de chaque Enfin, «last but not least»: après avoir été alléchée/agacée, mois et m’y plonge. Commence alors le plaisir. (...) Mais je dans le numéro précédent, par les pages du roman de Ghas- ne me satisfais pas de la seule délectation. Dans la mesure san Fawaz, Les moi volatils des guerres perdues, je lis, à la où la qualité de la revue nous incite à l’exigence, je la page 65, dans le compte-rendu que Jabbour Douaihy lui fouille, je l’épluche et relève la moindre faille. consacre «qu’il est vraiment saugrenu de voir attribuer à un Ainsi, à la page 39 du numéro 10, quelle ne fut pas ma stu- Arabe chiite une langue française franchement éclatée». peur de découvrir, sous la plume d’Omar Boustany, en Lecteurs, mes frères, que comprenez-vous par là sinon général mieux inspiré, une «Mlle Bovary» attendant le qu’un agent sous-entendu, qui n’est pas Fawaz, est inter- Prince charmant. Mais voyons, cher Omar, il n’a jamais venu dans le livre en question pour lui «attribuer» une existé de Mlle Bovary (sauf la petite Berthe, fille du couple langue ce qui semble désigner, à l’évidence, un traducteur. complètement insignifiante) et vous étiez tenu de donner à Mais pas du tout!, m’a-t-on répondu toujours au sommet, notre Emma son patronyme de jeune fille, Emma Rouault, le roman est écrit en français. Je vais donc, sous l’égide d’un car c’est bien celle-ci qui «passai(t) (ses) jours... à regarder grand styliste, La Bruyère, m’adresser à Jabbour Douaihy. venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche «Vous voulez me dire, Jabbour Douaihy, que Ghassan qui galope sur un cheval noir» (phrase que tous les élèves Fawaz a utilisé une langue franchement éclatée. Et moi, qui du Bac libanais ont pieusement apprise par cœur). C’est un ne suis sotte qu’a demi, j’aurai compris.» «clin d’œil» et non une erreur, a-t-on avancé pour justifier De l’exigence, encore de l’exigence, toujours de l’exigence. cela en haut lieu. Aveuglement de la mauvaise foi, ai-je Dans ce dernier bastion de belle langue que constitue, à répondu, que cette soi-disant justification. Beyrouth, L’O rient-Express, on ne saurait être trop vigi- Autre «saut», à la page 27 consacrée aux «Rituels de la lant. C’est pourquoi les grincheuses vigies de mon espèce mort en Amérique latine», devant la légende d’une des pho- doivent être tolérées. tos: «Lac Titicaca: deux femmes regagnent le village après la cérémonie funéraire». C’est «funèbre» qui doit être uti- A. B.

L’ORIEN T-EXPRESS 85 OCTOBRE 1996 transcultures LIEUX DE MÉMOIRE

«Homme sous un pyramide». 1996. Emulsion, acrylique, cendres sur toile. (380 x 560 cm.

© HELGE MUNDT © GALERIE YVON LAMBERT Quand un des plus grands et des plus cotés ar ti stes vi vants expose dans la très r econnue galeri e pari si enne d’Y von Lamber t, l’événement est appelé à fai r e date. D ’autant que le travai l d’A nselm K i efer est en plei ne transi ti on, entr e l’ar chéologi e de l’hi stoi r e domi nante et une vaste i nter rogati on sur la trace et le fragmentai r e. D e quoi mettr e à mal toutes les cer ti tudes.

PARIS – ANTHONY KARAM J’AI TOUJOURS DIT QU’IL NE FALLAIT La mémoire en ce qu’elle est primordiale, PAS DÉTRUIRE LES BÂTIMENTS, les la trace en ce qu’elle a de fondateur, le témoignages« visibles, mais les transfor- fragment non pas en tant que partie mer. Tout faire éclater avec de la dyna- constituante du tout mais en ce qu’il est mite, comme on l’a fait après la guerre déjà tout, autant de récurrences salutaires [en Allemagne], ne conduit à rien. (...) il dans l’œuvre de Kiefer. En liant intime- faut garder les traces telles qu’elles sont ment et dans un même lieu – celui de physiquement tout en les transformant l’œuvre –, temps mythique et temps his- mentalement.» Anselm Kiefer ne s’est torique, histoire phantasmée et histoire jamais remis d’être né allemand au prin- dominante, il donne à voir des signes qui temps 1945. Sa démarche, nourrie de sont autant de précieuses informations philosophie, de psychanalyse, d’exhuma- sur notre situation. tion des grands mythes germaniques et de Dans sa série des O ccupations (1969), spiritualité au sens fort, est la plus à une succession de photos retravaillées et même de tordre le coup à toutes les décli- regroupées dans un «livre», il n’épargne naisons de la soupe new age la plus abru- personne, ni le spectateur ni lui-même: le tissante dont on nous abreuve continuel- voilà représenté en tenue d’époque et lement. arborant le Sieg Heil nazi dans différents

L’ORIEN T-EXPRESS 86 OCTOBRE 1996 transcultures endroits d’Europe occupés par les Alle- Kiefer enrichit son archéologie de l’his- avec la nature. Nul panthéisme pourtant mands durant la guerre, ici devant une toire et de ses brisures en convoquant dans cette nouvelle démarche et encore statue romaine, là sur un front de mer. pêle-mêle les mythes nordiques, les moins l’ambition de représenter les forces Les plans sont parfois très rapprochés, figures de l’opéra wagnérien, l’héritage vives de la nature à la manière d’un Otto parfois exagérément éloignés, parfois de gréco-romain, les grands noms de la phi- Mueller ou d’un Emil Nolde. Chez Kie- face, parfois de dos (!). Plus loin dans losophie et de la littérature allemande fer, les tournesols sont sombres, les l’œuvre, Kiefer nous salue à l’identique (Fichte, Hölderlin, Goethe ou Heidegger), feuilles sont calcinées et l’homme, qui ne mais debout sur une baignoire, un de ces l’histoire biblique et théologique, les mys- disparaît que rarement, est couché, tubs promus par le parti national-socia- tères alchimiques (là encore dans la droite comme vaincu dans son théâtre. liste qui accordait à chaque foyer alle- lignée de Beuys), etc. Mais son travail de Par sa complexité visuelle, ce travail est mand une allocation pour assurer un mémoire sur l’Allemagne ne pouvait être strictement inclassable. Il mêle peinture, standard quotidien d’hygiène. Dans une qu’une partie de son projet. «Il revêtait installations, photos de happenings aux- autre œuvre, ce sont des miniatures de une dimension existentielle pour moi, quels Kiefer participe, photos retra- navires de guerre qui flottent dans la bai- avoue-t-il à Bernard Comment (in Art vaillées de gravures sur bois, paille sur- gnoire. La démarche, qui tire en partie sa press, septembre 1996), mais si je m’étais gissant de la toile, collages et force de l’ambiguïté qu’elle installe, est à mis à cultiver la tristesse de l’après- manufacture de livres démesurés dont mettre en parallèle avec d’autres sujets guerre, ce serait devenu un maniérisme, certains, de plomb, pèsent trois cents militaires de Kiefer portant sur l’opéra- ce qui est toujours dangereux pour un kilos. Autant dire qu’il échappe totale- tion Barberousse (l’invasion de l’Union Soviétique) ou Lion de Mer (avancée vers «Les Reines de France». 1996 Technique mixte sur toile. la Grande-Bretagne par la Manche). La 280 x 500 cm. Manche et le tub comme cercueils du rêve militariste allemand d’invincibilité. En revenant sur le thème de la baignoire, il s’inscrit également dans la filiation de son maître, Josef Beuys, dont c’était un des premiers sujets. Longtemps, Anselm Kiefer s’est vu repro- cher de négliger les problèmes immédiats de l’Allemagne d’après-guerre, d’être obnubilé par la période nazie. Ce qu’il assène pourtant, c’est qu’il n’y a pas d’époques nouvelles, vierges, propres, débarrassées du passé. Par leur projet de fouille, ses travaux, de plus en plus pictu- raux, veulent traquer les traces de toutes les strates historiques jusqu’à la plus enfouie et la plus refoulée parce que c’est justement là que tout se joue. La présence de la Seconde Guerre mondiale et de toutes les guerres passées, il la voit par- tout dans l’Allemagne contemporaine. Il © GALERIE YVON LAMBERT y a, nous dit Kiefer, une continuité impla- cable dans l’histoire allemande, dans sa artiste, car c’est le contraire de l’art.» Dès ment au débat figuration/abstraction... linéarité, ses événements rapportés, ses lors, Kiefer se devait de dépasser la ques- Dans tel livre, on trouvera des crocus mythes fondateurs et ses légendes. Cette tion allemande. «O n ne vit pas dans le séchés, dans tel autre des graines noires histoire qui, comme toutes les bonnes his- néant. Il y a une mémoire collective qui de tournesol fixées à la glu. Celles-ci toires, se voudrait toujours victorieuse et va beaucoup plus loin que celle d’un reviennent dans bon nombre de ses der- sans faille alors qu’elle est d’emblée viciée homme.» Cette mémoire-là dépasse aussi nières toiles. Il semble que les graines puisque retarder sans cesse l’aveu de le strict cadre d’un seul peuple, si pesante ensemencent en vain l’homme à terre, défaite finit par déboucher sur le désastre, et traumatique soit son histoire. incarné dans le sol. Elles rappellent le la «catastrophe» pour reprendre Walter Le Kiefer qui s’expose depuis le 14 sep- poète Hugo qui, sur son lit de mort et Benjamin. Il y a une image-symbole de la tembre à la galerie Yvon Lambert est un après une carrière d’aveuglement métho- pensée benjaminienne de l’histoire, ici du artiste qui, après des années passées en dique (hélas!), «voit un soleil noir.» Par- plus grand intérêt, c’est celle du tableau Allemagne, a désormais choisi de s’établir fois, les graines sont pour partie numéro- de Paul Klee qui représente l’ange de en Ardèche, dans le Sud de la France. Il y tées (au hasard, parce qu’il n’y a jamais l’Apocalypse déployant larges ses ailes à vit dans une ancienne filature isolée, de corrélations définitives), mais elles travers lesquelles souffle la tempête venue assisté par cinq aides et entouré d’une sont si nombreuses que l’entreprise du paradis, «si forte que l’ange ne peut serre, d’un potager et d’un parc qui font s’avère vaine et est abandonnée. On plus les refermer». Cette tempête le partie intégrante de la propriété. Le recul aimerait croire que c’est un abandon par pousse sans cesse vers l’avenir auquel il que lui permet ce nouveau mode de vie se épuisement devant l’infiniment multiple, tourne le dos, cependant que jusqu’au manifeste dans ses peintures les plus ici entrevu. ciel, en face de lui, s’accumulent les récentes qui sondent aussi les racines Les tournesols sont pourtant un sujet ruines. mêmes de l’existence et ses liens intimes rabâché et souffrant de l’ombre tutélaire

L’ORIEN T-EXPRESS 87 OCTOBRE 1996 «Sternenbild» (détail). 1995. Huile, émulsion et acrylique sur toile. 372 x 330 prochement avec certains Max Ernst cré- cm. (Constellation). pusculaires s’impose à plusieurs reprises au fil de l’œuvre de Kiefer. Sur certains des grands livres exposés chez Yvon Lambert, on trouve du sable qui, passant la pourtant nécessaire réfé- rence borgésienne, les transforme en autant de livres de sable. D’une page à l’autre, le sable collé recouvre des photos filtrées et retravaillées de champs cultivés à perte de vue et d’océans avant que les grains, qui parfois collent à la main, ne

«Fleur de tournesol». 1995. Technique mixte sur papier. de Van Gogh. Kiefer ne s’en émeut guère, 95 x 60 cm. qui renouvelle complètement l’approche traditionnelle. Au milieu de la couronne du tournesol mûr, il voudrait voir «le fir- mament, avec les étoiles» puisque «toutes les choses sont reliées entre elles, sur la terre, mais aussi dans le cosmos». Le lien se précise avec le titre de l’exposition parisienne, tirée... du Cid de Corneille: «Cette obscure clarté qui tombe des «Sol étoiles.» Ailleurs, il va trouer la toile invictus». «pour faire apparaître le firmament dans 1995. le ventre d’une vache». Correspondances. Technique Ce sont donc autant de cosmos décalés, mixte sur autant de limites déplacées, d’évidences toile. © GALERIE YVON LAMBERT bouleversées. Il faut dire que les formats 476 x 280 cm. commencent à proposer des formes sans de Kiefer sont monumentaux, le tableau l’excuse d’un arrière-plan identifiable. dans ses dimensions attendues étant trop Puisque la clé est déjà dans l’infime... étroit voire étouffant pour le propos, en Si certaines des dernières productions de raison justement de l’aspect prévisible de Kiefer élargissent les thématiques précé- la taille habituelle des toiles. De sorte dentes, il n’abandonne pas celles-ci pour qu’il est difficile de parler de «tableaux» autant. Dans «La bulle d’or» (1995), il par crainte de renvoyer à l’acception revient sur la bulle papale de 1493. L’or usuelle du terme. «Vouloir changer les se distingue des couleurs sombres de la tableaux, c’est une affaire d’histoire de pyramide: désormais, toutes les l’art, alors que moi je préfère changer conquêtes à venir seront envisagées dans quelque chose dans l’histoire du monde.» © GALERIE YVON LAMBERT la perspective de l’évangélisation des tri- Dans leur démesure même, dans les sédi- cune est, d’une manière ou d’une autre, bus indigènes, les zones d’influence espa- ments qui leur donnent une épaisseur maculée, souillée, mutilée. Souvent, les gnole et portugaise étant délimitées par totalement discontinue, un aspect ravagé, titres traînent quelque part sur la toile, l’arbitraire d’un méridien. Infaillible. On ces toiles déconcertent. Comment les griffonnés avec une écriture enfantine et est ici au cœur de la découverte de l’autre, aborder? On n’est jamais à la bonne dis- maladroite, empêchant un plaisir visuel de son incompréhension radicale, du tance puisqu’elles nous disent justement spontané, en tout état improbable. refus d’une altérité qui ne ferait que nous qu’il n’y a pas de bonne distance. Trop En effet, la palette de couleurs est des plus renvoyer à notre propre désarroi. Mais loin, le détail consubstantiel aux œuvres restreinte et des plus austère. Né dans une c’est à nous de tirer ces conclusions, Kie- nous échappe. Trop près, on ne voit plus famille de tradition catholique, Kiefer a fer se garde bien d’en donner et se méfie que la matière. Et comment les prendre grandi au cœur de la Forêt-Noire alle- des mots. «Les gens qui utilisent la parole pour une révélation alors qu’elles ne mande. Plus tard, il passera maître dans sans ironie sont des fanatiques. Il faut fonctionnent que par sabordage? Cha- les variations sur la couleur noire. Le rap- toujours avoir la possibilité de rire,

L’ORIEN T-EXPRESS 88 OCTOBRE 1996 transcultures puisque tout est ridicule.» «La bulle d’or». 1995. Acrylique, D’ailleurs, il continue son enquête sur feuilles d’or sur toile. l’histoire allemande, mais différemment. 380 x 560 cm. Dans «Les Reines de France», thème traité sur une toile et dans un livre datant l’un et l’autre de l’année en cours, il impose à nouveau une véritable modifica- tion du regard porté sur l’histoire telle que transmise. Revisiter l’histoire de France à travers un continuum temporel qui serait assuré par les Reines permet d’abord à Kiefer de les corréler à son iti- néraire personnel: les premières Reines de France sont, en effet, germaniques et la sonorité de leur nom en atteste. Il est beaucoup question de noms chez Kiefer. Dans le grand livre des Reines qu’il a confectionné, on trouve, au détour d’une page, un lys «royal» séché, autant dire mort. Chez Rimbaud, «La blanche O phélia flotte comme un grand lys»; © GALERIE YVON LAMBERT alors que chez Kiefer, comme les étoiles mortes dont on reçoit encore la lumière, Livres. Installation à la Kunsthalle les noms des Reines gisent sur ces grandes de Tübingen 1990. pages de carton avec aplats de plâtre que l’artiste allemand a laissé vieillir en plein air plus de dix ans. L’entreprise s’avère être une généalogie de l’oubli, mais une généalogie dans la douleur: sur la toile imposante par sa taille, l’homme gît tou- jours sous le poids des noms retrouvés des Reines passées et à venir, puisque les colonnes vides des siècles à venir sont prêtes à accueillir d’autres noms. Le temps, les différentes temporalités, sont, on l’aura compris, des soucis qui reviennent sans cesse chez Kiefer aussi bien dans ses thématiques que dans la technique d’élaboration des œuvres. Lors de la restauration de la cathédrale de Cologne, il rachète des plaques de plomb du toit de ce monument construit entre le quinzième et le dix-neuvième siècle. Kie- fer: «C’est un plomb qui a subi des défor- mations, il est porteur d’histoire, de traces, et on peut le plier, il est malléable. Le temps aussi, c’est une matière qu’on © M. G. peut travailler, tout comme il nous tra- qu’il «arrête quelque chose», Kiefer n’a œuvres de l’artiste allemand n’est figée vaille.» Certaines de ses toiles gigan- dans ce moment qu’une «forte sensation dans des formes ou des réponses défini- tesques ne prennent leur forme définitive de mort». La seule manière de le conjurer tives. qu’au bout de plusieurs années. Elles sont serait de satisfaire à cette «fission de la Parce qu’il n’y a pas de construction fon- le fruit d’un travail progressif où l’artiste fin» (Lyotard) laquelle, n’étant plus dée sur l’oubli ni de reconstruction envi- va faire intervenir une couche sur une unique, permettrait l’épanouissement des sageable dans l’effacement, l’enseigne- autre en laissant dans l’intervalle le temps hétérogénéités; non pas une fin fissurée, ment de Kiefer est riche. Vers la fin de patiner les toiles qui sont, pour certaines, mais une fission sans cesse renouvelée Masculin-Féminin de Godard, Jean-Pierre disposées durant toute l’année en exté- que serait sa propre finalité, hors de toute Léaud explique: «Être fidèle, c’est faire rieur. Le temps est ici pris dans sa dimen- hypothèque téléologique. Il s’agira alors comme si le temps n’existait pas.» Oui, sion fondatrice mais également dans sa de retarder le plus possible l’achèvement, c’est très précisément en ce sens qu’An- dimension corrosive. voire de donner l’œuvre dans son inachè- selm Kiefer nous apprend les vertus d’une «L’art, c’est le temps arrêté» disait Bon- vement, son incomplétude, puisque les infidélité radicale. nard. Kiefer renvoie au mot de Heidegger œuvres de Kiefer sont en travail perpétuel A. K stiften, fonder. Le poète stiftet ein W erk, autant par les interrogations qu’elles sou- il fonde une œuvre. C’est un moment de lèvent que par la précarité de la composi- Jusqu’au 30 octobre à la Galerie célébration pour Heidegger. Mais, parce tion de certaines. En tous cas, aucune des Yvon Lambert, à Paris.

L’ORIEN T-EXPRESS 89 OCTOBRE 1996 transcultures fin de compte, on connaît peu de choses de la multiplicité des chemins qu’elle a empruntés, de la quantité d’énergie qu’elle a été obligée de déployer, et des abîmes de difficultés qu’elle a dû affron- ter. D’un autre côté, ce que la culture améri- caine, si prolixe à raconter son aventure, renvoie aux Libanais comme image d’eux-mêmes à travers ces émigrés deve- nus des Américains comme les autres mais porteurs, en principe, d’une spécifi- cité culturelle, à l’instar des différents groupes ethniques américains, est quasi- ment inexistant. Absence étonnante sur- tout si l’on se réfère à la notoriété des grandes typologies d’émigrés aujourd’hui consacrées dans l’historiographie améri- caine. Car enfin, on ne peut que constater que l’imagerie américaine courante nous a depuis bien longtemps familiarisés avec les grandes familles d’émigrants qui ont constitué le peuplement du Nouveau Monde aux XIXe et XXe siècles. Muées en sous-familles fondatrices de la grande famille américaine, les origines ethniques reconnues et facilement identifiables sont aujourd’hui perçues comme constitutives à part entière de l’identité et de l’imagi- ONCE UPON A naire américains, aussi bien dans le monde entier (pour une grande part à tra- vers l’influence du cinéma), que dans la TIME IN AMERICA... société américaine elle-même. L’Irlandais, l’Italien, le juif ashkénaze de Pologne ou de Russie, le Chinois, et plus D’Ellis Island, porte UE CE SOIT DANS LES RÉUNIONS DE VIL- récemment le Mexicain ou le Cubain, Q LAGE ou dans les salons de Bey- autant d’archétypes du moi américain du Nouveau Monde routh, qui n’a pas entendu un jour évo- qu’il se décline en Don Corleone ou en quer l’arrière-cousin ou le grand-oncle Woody Allen, par le trèfle irlandais ou les pour des générati ons d’Amérique, celui qui a réussi et dont on est fier, comme on est fier, tous fiers, de d’immigrants au l’émigration libanaise là-bas, in the States, outre-Méditerranée, et outre- commerce ambulant Atlantique. da n s l es Ét a t s du Fa r La diaspora américaine fait l’objet d’un prestige quelque peu exotique où se West , l ’exposi t i on mêlent l’aura de la première puissance mondiale et de sa culture et le chauvi- «Sur la voi e de la nisme bon enfant des Libanais. On citera à l’occasion tel nom de sénateur, de chan- su r v i e» i l l u st r e teur, de célèbre médecin, de vedette de l’épopée méconnue de l’écran ou de businessman, ou encore celui de Gibran Khalil Gibran ou de l’émigration Amine Rihani et de leurs confrères émi- grés de la . li banai se et syri enne Mais que sait-on véritablement de cette émigration qui remonte parfois à trois ou a u x Ét a t s-U n i s, à quatre générations, et qui s’est résolu- l’orée du si ècle. ment fondue dans le melting-pot améri- cain? La réussite libanaise en Amérique, Album de famille. si tant est qu’elle constitue un phénomène concernant l’ensemble de la commu- nauté, ne s’est pas faite en un jour et en

L’ORIEN T-EXPRESS 90 OCTOBRE 1996 blanchisseries chinoises, par Little ou par Chinatown. On ignore tout, en revanche, du point de vue américain dominant, des émigrations libanaises et syriennes, et plus largement, de celles originaires des pays de l’an- cien Empire ottoman, arabes ou non, malgré leur relative impor- tance numérique. Une curieuse ignorance due au fait que jamais le cinéma ou la lit- térature américaines n’ont immortalisé et donc assimilé et revendiqué comme leurs les traits d’un personnage libanais ou moyen-oriental. Seul le superbe America, America d’Elia Kazan retrace l’odyssée tumultueuse d’un grec d’Anatolie et de son compagnon arménien vers le Nouveau Monde. Brève appari- tion d’Orientaux dans le cinéma américain qui n’a pas eu de suite. L’exposition Sur la voie de la sur- vie, organisée dans le City Exhibi- tion Centre de la place des Mar- tyrs, a le mérite de restituer pour le public libanais une part de l’histoire de cette émigration. À travers photos d’archives et por- traits de familles, provenant tous d’une seule et même collection, la «Collection Américano-Arabe – Naff» de la Smithonian Institu- tion dépendant du Musée natio- nal de l’Histoire américaine de Washing- d’émigrés libanais du village de Rachaya. ouest – et même vendre des élixirs guéris- ton D.C. De précieuses archives La sélection de photos et de reproduc- seurs, comme dans les westerns ou dans rassemblées en vingt ans de recherches tions établie pour l’exposition beyrou- le fameux – sur des distances par Alixa Naff, elle-même descendante thine – réduite par rapport au corpus ini- inouïes et dans des conditions tial qui comprend quelque deux mille effroyables, pour subsister, essayer de photos et cinq cents objets –, fait entre- faire fortune par tous les moyens, et voir les cheminements difficiles que envoyer de l’argent à la famille, dans le furent ceux des immigrés libanais ou lointain ... syriens du début du siècle. Par ces pittoresques et naïves photogra- La figure récurrente de ces laborieux phies, tout un univers définitivement dis- débuts de rêve américain sur photos jau- paru se laisse deviner. Un univers de nies est celle du marchand ambulant, se lettres aux parents restés au pays, de tra- déplaçant d’État en État jusque dans des vail forcené pour survivre dans un pays régions peu prévisibles du Far West, inconnu, de misère et de volonté d’abord, comme cette surprenante photo d’un cer- de réussite proprette et d’intégration épa- tain Khalil Mickwee, portant sur son dos nouie plus tard. Pour preuve, ces photos un ballot de quarante-cinq kilos. On est de réunions d’émigrés joyeux à l’occasion loin de l’image d’Épinal moderne du d’un déjeuner communautaire ou d’une Libanais en Occident, virtuose cosmopo- célébration religieuse, ou encore celles de lite du négoce international ou éternel commerçants posant fièrement devant la victime d’une guerre mystérieuse et sans devanture de leur magasin flambant neuf. fin. On est tout aussi loin de l’image que Dans le lot, le visiteur curieux pourra les Libanais se font d’eux-mêmes, la plu- méditer devant le plus insolite de ces part ne soupçonnant même pas ce témoignages iconographiques: celui d’un qu’illustrent les photographies réunies ici: émigré libanais posant devant la machine que de lointains cousins issus de la même de son invention, la première machine à culture aient pu parcourir l’Amérique concocter des ice-creams dans la rue.... profonde à pied, ou en carriole, d’est en America, America! O. B

L’ORIEN T-EXPRESS 91 OCTOBRE 1996 transcultures TEMPÊTE DANS UN BÉNITIER OU «L’AFFAIRE CLOVIS»

Une France dont le «point de départ» rence qu’il faudra retenir est le Clovis de Le baptême du R oi serait les alentours d’un baptistère ou Michel Rouche. Ici, pas de clovissomanie franc fut-il encore un bénitier recueillant le divin déplacée. Dans ce beau livre, c’est un chrême versé sur la tête hirsute de Clovis, panorama complet de l’itinéraire de Clo- fondateur de serait une France née dans une odeur de vis, qui est dressé. Ce sont d’abord les sainteté, sous effluves religieux, et non quelques clichés célèbres sur le fameux l’i denti té françai se? plus la France républicaine et laïque, sur- personnage, qui sont éventés: le vase liti- e gie un jour de 1792 non loin de Valmy. gieux de Soissons ne fut jamais brisé à Pour le 1500 En bref, l’on s’interroge ici sur l’intégra- coups de francisque par un soldat récalci- anni versai r e du tion de la religion, en l’occurrence du trant; pendant la cérémonie du baptême, catholicisme, dans l’histoire et dans ne fut pas évoqué par l’évêque officiant, fameux événement, l’identité de la France. Question qui au «la tête» du «fier Sicambre», mais ses demeurant, est pour le moins saugrenue, bijoux et apparats qu’il allait déposer à le m i cr ocosm e et dont il est malaisé de comprendre le terre, en signe de renoncement à ses titres i ntellectuel pari si en véritable enjeu. païens. Plus fondamentalement, on Mais quoi qu’il en soit, c’est la constitu- apprend que Clovis appartenait à deux s’est offer t u n e tion par le gouvernement français d’une cultures, à deux peuples, franc et romain, commission nationale pour la «commé- qu’il tenait à la fois de sa mère, romaine polémi que ér udi te moration des origines: de la Gaule à la dans l’âme, et de son père, «barbare» France», et la décision de ladite commis- aguerri. Que, depuis son mariage avec comme i l les sion de contribuer financièrement à la Clothilde la catholique, il avait mis fin à affecti onne. célébration par le Pape (en voyage pasto- ses frasques d’énamouré tous azimuts, ral en France depuis le 19 septembre), du congédié la polygamie de règle chez les 1500e anniversaire du baptême de l’an- Saliens, établissant par là les prémisses de PARIS – FADI BACHA cêtre franc, qui ont mis le feu aux pou- la monogamie et l’ébauche du principe de drières, engendré polémiques et débats, fidélité. Que son baptême enfin, et là est UR LA FRANCE SOUFFLE UN VENT surgi manifestations et processions diverses. la question centrale, ne représente nulle- e Sd’un autre temps. Le V siècle, celui de Les uns accourent devant le Saint-Père ment la naissance de la France chré- l’emmêlement et de la confusion, du sché- demander bénédiction, tandis que les tienne, toute la Gaule étant à cette matisme et des velléités, assourdissant de autres, thuriféraires de l’État laïque et époque mâtinée de christinianisme. Le fureur et de bruit, refait surface. Il s’ins- neutre, formant multitude hétéroclite, choix de Clovis cependant, suscité par la crit comme chacun le sait, sur fond de fin masse informe au sein de laquelle se ferveur entreprenante de sa femme, d’hégémonie universelle, d’émiettement côtoient pêle-mêle, la Fédération anar- d’adopter le catholicisme à l’encontre de de ce qui fût l’Empire Romain. Il va de chiste et la Ligue communiste révolution- l’arianisme, une doctrine qui nie la divi- surcroît, donner naissance, du moins en naire, les associations féministes, mais nité du Christ et par conséquent le sens Gaule, à un personnage énigmatique, fan- aussi les militants va-t’en-guerre d’Act de la Trinité, respectait les vœux de la tasque, ambivalent, roi et mage, sicambre Up, les groupes gay, les sadomasos du majeure partie de la population gallo- et romain, païen idolâtre et impétrant cuir et autres bataillons de la libre- romaine, acquise d’ores et déjà à la Tri- chrétien, dont l’histoire va porter, dépla- pensée, appellent à se rendre place de la nité et à ses représentants ici-bas, les cer, tant de mythes et légendes, qu’il y République pour honnir, Pape, christia- évêques. La victoire de Clovis, par une faudra les yeux d’Argus pour y voir clair nisme, et tutti quanti. Tout cela dans un guerre sanglante, sur les Burgondes et les et bien: Chlodovegh plus communément climat politique tendu, envenimé par les Wisigoths, tous deux ariens, a toutefois appelé Clovis. déclarations racistes sur l’inégalité des constitué un moment essentiel de la nais- L’histoire/mythe de ce dernier pose en races, exprimées vertement par le chef du sance d’une nouvelle unité qui sera celle France des questions sinueuses qui s’ex- Front national. bientôt du royaume franc. L’alliance plicitent en définitive par référence à la Parallèlement au projet du gouverne- nouvelle avec les chrétiens catholiques question ultime, celle de l’origine ou de ment, qui n’en demandait pas tant, c’est allait déboucher par ailleurs, sur la pre- l’identité propre, pure ou brouillée de une pluie torrentielle de livres sur Clovis mière séparation du politique et du reli- l’État français d’aujourd’hui. Le baptême qui s’abat, vigoureuse et bigarrée. Là gieux: en 511 en effet, Clovis réunit à de Clovis est-il un événement historique aussi les avis et points de vue divergent: Orléans un concile de représentants de fondamental engageant le devenir de la les uns dénoncent et dénigrent, les autres l’Église auquel il ne participe guère. nation? Ou simple galéjade, détail insi- font panégyriques, dithyrambes. Clovis- À Michel Rouche répondent en chœur un gnifiant dans l’inventaire d’un quel- sophobes et clovissophiles s’étripent à polémiste d’envergure, ex-rédacteur en conque folklore ou d’un quelconque ima- coups de miettes philosophico- chef du Q uotidien de Paris, Dominique ginaire? Ou bien encore, jalon, repère historiques. Jamet et le P.D.G. de «Saint-Laurent historique commun? De cette flopée d’ouvrages, celui de réfé- Couture», Pierre Bergé, qui en l’occur-

L’ORIEN T-EXPRESS 92 OCTOBRE 1996 transcultures rence, s’est improvisé historien. Pour le traque les impostures et les détourne- cement précis, nécessaire, d’un centre premier, clovissophobe invétéré, la confu- ments, évente les idéologies, les propa- ineffable. C’est oublier répétitivement, sion entre l’État laïque et de droit, et le gandes et autres fioritures, purge avec que l’histoire ne s’écrit et ne se lit qu’à vague ectoplasme étatique, mi-religieux quelques excès l’histoire. travers développements successifs, donc mi-barbare, qui aurait pris naissance Si «l’affaire Clovis» semble s’inscrire croisements, oublis, séparations et retrou- entre le Ve et le VIe siècle, ne saurait se strictement dans un cadre franco-fran- vailles. faire valoir. Oubliant que les massacres çais, elle le transcende néanmoins dans la Qui s’intéresse au récit historique devra ne sont pas l’apanage du seul Clovis, mesure où elle dévoile une double ques- donc lire, au moins, l’ouvrage de Michel Dominique Jamet vitupère le roi franc et tion. D’abord elle pose le problème géné- Rouche; qui s’interroge en revanche, sur sa soldatesque. Il écrit notamment à son ral des rapports entre pouvoir politique et les mécanismes de l’histoire, rouages égard: «Il avait reçu en partage un pouvoir religieux, entre l’État laïque et de implexes, sera tout naturellement royaume mouchoir de poche. Il l’avait agrandi, au prix de la guerre, de la tartuferie et du crime, aux dimensions d’un drap de lit. Taché». Le polé- miste, sans véritablement en prendre garde, applique sans ambages à toute la période incri- minée, les catégories du savoir et de la pensée propres au XXe siècle, et voudrait voir en Clovis un homme pour le moins distin- gué, épris d’indépendance, zéla- teur effarouché de la démocra- tie, altruiste belliqueux pour la bonne cause, imbu de don de soi et de générosité éprouvée. Mal- heureusement, et à son détri- ment, ce qui lui en reste, c’est un pauvre soudard ensanglanté, un massacreur de familles entières, un machiavélique fantoche. Pierre Bergé, quant à lui, construit un Clovis-mannequin, une tête de Turc, à l’effigie et à l’aune des ombres et figures de cauchemar qui l’obsèdent: c’est- à-dire le cléricalisme, Jean-Paul II, l’Église, la tradition catho- lique. Celle-ci, quoi qu’il en faille, devrait être extirpée du patrimoine national, patrimoine brut, extra-laïque, cent pour cent républicain. En outre, il ne faut pas, selon Pierre Bergé, s’en laisser accroire: l’Église est sujette à caution, n’est pas tolé- rante, se grime, se farde, pour mieux abuser, régenter les consciences et les volontés. Et de crier droit, et les institutions d’obédiences conforté dans ses certitudes: l’histoire halte au grand retour de l’ordre moral variées. Problème qui en soi ne manque comme toile arachnéenne, toile faite de réactionnaire et contraignant. L’éminent pas d’être colossal. Ensuite et surtout, elle mythes, de réalités obscures, moins obs- P.D.G. de la maison Saint-Laurent, distri- révèle à sa manière l’ambiguïté du cures, lumineuses. «L’affaire Clovis» est bue les invectives, fait des reproches col- «néant», du malaise qui étreint les socié- décidément affaire à méditer. lectifs, traite les supporters des commé- tés modernes ou celles, plus amplement F. B. morations Clovis d’intégristes, de du XXe siècle. La commémoration ou la chauvins, de fieffés hypocrites et d’anti- fête sont toujours tendance, recherche Clovis, Michel Rouche Fayard, Paris 1996. européens. Son ouvrage est celui d’un d’un point d’origine, d’un renouveau. Clovis, Laurent Theis, Complexe, Bruxelles, écorché, d’un homme meurtri, qui entre- Souci légitime mais assurément quelque 1996. prend ici de régler ses comptes. peu fantasmatique. Comme si l’histoire Clovis ou le baptême de l’ère, Dominique Enfin, Laurent Theis, clovissophobe plus d’un homme, d’un État, d’une nation, Joemet Ramsay Paid 1996. ou moins modéré, mais néanmoins histo- pouvait encore se prévaloir aujourd’hui, L’Affaire Clovis, Pierre Bergé Plon, Paris rien de talent, décante les mythes Clovis, après tout ce que l’on sait, d’un commen- 1996.

L’ORIEN T-EXPRESS 93 OCTOBRE 1996 transcultures psaume de l’Ancien Testament, Sur le bord de la rivière Piedra je me suis assise L’ALCHIMIE et j’ai pleuré, n’est visiblement pas une réussite. Coelho s’y détourne du conte pour tâter du roman proprement dit, BON MARCHÉ sous la forme du journal intime d’une femme espagnole approchant de la tren- taine qui choisit de raconter une semaine décisive de sa vie. Partie dans les Pyré- À for ce de pondr e des best-sellers ci blant la nées rejoindre un ami d’enfance qu’elle vague new age, la r ecette à succès à base avait perdu de vue depuis plusieurs années, Pilar se retrouve face à une situa- d’ésotéri sme amateur du gourou-écri vai n tion plutôt inédite: alors qu’elle apprend lors d’une sorte de pélerinage initiatique Coelho s’essouffle comme par magi e. Pi er r e (là aussi) dans les hauts lieux du catholi- cisme franco-espagnol, à accepter de par- ( phi losophale) qui r oule de tr op tager la vie de cet homme devenu n ’a m a sse pa s m ou sse. séminariste-guérisseur au nom de la Sainte Vierge avec tous les sacrifices qu’elle doit endurer, son compagnon – Vous avez lu L’Alchimiste? sa «Légende Personnelle» jusqu’au bout. demande de son côté à la Madone qu’il – Ma femme l’a lu en une journée. Elle a Quelque chose entre Le Prophète de considère comme la face féminine de beaucoup aimé. Gibran et Le Petit Prince de Saint-Exu- Dieu (!) de lui retirer le don miraculeux En sondant ainsi, à la sauvette, le lectorat péry. L’entreprise est parfaite dans le sens pour qu’il puisse mener une vie normale francophone, on peut constater que la où elle allie le génie de la simplicité à des avec Pilar. vague Coelho (que Le N ouvel O bserva- thèmes bien en vogue, comme la ren- Cette double méprise est illustrée à la fin teur a appelé «phénomène de société pla- contre avec l’Islam, et à des modes d’éso- du livre par un conte adorable: un fiancé nétaire») est arrivée au Liban. Avec un térisme et de mysticisme (new age) bien pauvre, en pensant aux beaux cheveux peu de retard bien sûr puisque la traduc- dans l’air du temps, le tout arrosé d’une de son aimée, décide de vendre la montre tion française de L’Alchimiste date de bonne dose d’optimisme dans le genre: qu’il avait héritée de son grand-père pour 1994 et que le chef-d’œuvre de ce Brési- «Lorsque tu veux vraiment une chose, lui acheter un magnifique peigne en lien de cinquante ans, revenu au catholi- tout l’Univers conspire à te permettre de argent. De son côté la fiancée tout aussi cisme après un détour par la philosophie réaliser ton désir.» démunie vend ses cheveux et achète avec bouddhiste, s’achemine déjà vers les huit Enhardi par le succès, Paulo Coelho, la leur prix une chaîne en or pour la montre millions d’exemplaires vendus dans plus barbe grisonnante et un air de gourou de son bien-aimé! de quarante pays. inoffensif, attaqua de nouveau. Mais les Mais un conte aussi court ne peut pas Pourtant, cette histoire du berger andalou phénomènes de lecture étant ce qu’ils sauver un roman de deux cent-quatre- parti à la recherche d’un trésor aux pieds sont, c’est-à-dire imprévisibles, l’avant- vingt pages bourrées de considérations des Pyramides, est loin d’être une confec- dernier livre traduit en français (juin sur l’amour, la sainteté, l’œcuménisme et tion éditoriale avec les ingrédients obliga- 1995) et dont le titre est inspiré d’un le culte de Marie. Le genre peut avoir ses toires du genre romanesque. D’abord le adeptes mais comme en toute chose, une livre a mis du temps pour démarrer puis- réussite ne se réédite pas surtout si le qu’il est parvenu, par exemple, en France fond de commerce n’est qu’un spiritua- six ans après la parution de la version lisme bon marché sans aucune recherche portugaise originale en 1988. Ensuite qui au niveau de l’écriture. Si L’Alchimiste aurait prédit, avec l’évolution des formes était déjà alourdi de dialogues où étaient d’écriture, qu’un conte merveilleux ferait martelées les mêmes préceptes, la rivière encore le tour de la terre? Car, pour être Piedra frôle parfois l’emballage théo- un conte, L’Alchimiste en est un, et de la rique et le dernier paru en français des facture la plus simple. Ainsi on peut faci- livres de Coelho (mais qui est antérieur) lement y repérer les fameuses «fonctions» Les chemins de Compostelle peut donner recensées par le folkloriste russe Vladimir lieu à cet échange: Propp dans tous les contes populaires et – Vous avez lu le dernier Coelho? merveilleux, du manque (A) à la mise à – Celui du pèlerinage? J’ai lu dix pages l’épreuve (D) à la transmission d’un auxi- puis j’ai arrêté! liaire magique (F) jusqu’à la tâche diffi- À trop tirer sur la corde... cile (M) accomplie (N) et la récompense JABBOUR DOUAIHY finale (W). * L’Alchimiste, Éditions Anne Carrière, Coelho ne s’embarrasse pas d’invention Paris, 1994. formelle et il nous sert un calque parfait * Sur le bord de la rivière Piedra je me suis du chemin initiatique où, d’épreuve qua- assise et j’ai pleuré, Éd. Anne Carrière, Paris, lifiante en épreuve glorifiante le héros- 1995. berger apprend à écouter son cœur, à se * Les chemins de Compostelle, Éd. Anne transformer en vent (!) et surtout à suivre Carrière, Paris, 1996.

L’ORIEN T-EXPRESS 94 OCTOBRE 1996 n otesbd LE JARDI N DES SI RÈNES: NYM- Passons outre ici l’insignifiante «faute de PHÉA ( TO ME 1 ) frappe» qui fait commencer le résumé par CO THI AS – BRI LLET «le 7 février 1888...» (quoique...): l’aven- Collection «Vécu», ture n’évoque le vicomte qu’à partir du Glénat, 1996. milieu du récit, plus particulièrement vers la fin, à ces rares moments où l’on ressent Cothias aura sans doute été l’une des vraiment le déroulement de l’intrigue. Car, meilleures trouvailles de Glénat dans les malheureusement, le dessin de Brillet n’est années 80, car, depuis, il n’a pas cessé pas reluisant: le statisme y est déplorable d’écrire. Ce scénariste, qui viendra à Bey- (le découpage peut-être?), et l’on a sou- routh à l’occasion du salon du livre en fra- vent la pénible impression de lire Martine çais, fait partie de ces quelques prolifiques va à la mer, version adulte, bien entendu... auteurs à succès qui semblent produire Même les formidables batailles navales se des B.D. comme on fabrique des voitures: présentent comme une succession à la chaîne, de toutes les couleurs, pour d’images mal reliées, fort différentes en tous les budgets, mais dans un même tout cas des scènes épiques du même esprit. Ce qui ne se fait pas forcément au genre que Vance avait si bien maîtrisées détriment de la qualité, la preuve la plus dans Bruce Hawker. Le scénario est du pur éclatante étant l’œuvre grandiose que sont Cothias, à la saveur marine, la variante « Les 7 vies de l’Epervier» (merci Docteur), «Nymphéa» en plus (du nom du nénuphar aujourd’hui promue à la collection «Carac- sacré des Égyptiens), cette amante morte tère». Mais bon... noyée dont Kerguenec cherche sans cesse le double. Et la Dans cette nouvelle trilogie, on retrouve un cadre cher à petite touche personnelle ne manque pas au rendez-vous: un Cothias: celui de la France monarchique, avant que ne survien- mystérieux personnage (envoyé du Diable ou de Dieu?), que nent les bouleversements de la révolution. Ce qui n’empêche lui seul peut voir, accompagne Jean-François à travers les pas l’histoire de débuter le 14 juillet 89 (de l’année 1700 bien diverses étapes de sa vie... Pitoyable mélange de fantastique et sûr), où Louis XVI, encore absorbé par la réparation de la pen- d’aventure! La fin, en se redressant légèrement, sauve le tout du dule de sa femme, convie à Versailles le chevalier de naufrage. On pourrait même, à l’extrême limite, espérer un bon Kerguenec, supposé l’entretenir de son amitié avec le vicomte deuxième tome. Mais rien à voir, à coup sûr, avec les 7 Vies... de La Pérouse, parti en expédition depuis plus d’un an. NADINE CHÉHADÉ

KI D PADDLE: JEUX DE VI LAI NS Galactique, Power Shot, etc., méprise (TOME 1) Tetris, et, pour ne rien arranger, est doté MIDAM d’une sœur (Carole) du type studieuse et Dupuis, 1996. appliquée (serre-tête et boucles d’oreilles en prime) qui s’amuse, elle, avec Lu et approuvé. Universalis Games! Et quand notre Kid ne Drôle, frais et innovateur, ce premier tome traîne pas dans un centre de jeux, c’est ouvre avec brio une série humoristique qu’il est en face de sa console, tripotant dessinée et écrite par Midam, jeune pre- frénétiquement sa manette. Puis il y a «SOS mier dans le monde de la B.D. video games» que l’on peut appeler à Fils de fonctionnaire, Kid est un de ces toute heure et qui connaît toujours le truc petits diables comme on en ramasse à la qui dépanne, quel que soit le niveau pelle de nos jours: cheveux ébouriffés, atteint... constamment dissimulés par un couvre- Chapeau pour Midam: le tout est d’une chef informe qui ressemble encore à une actualité et d’une légèreté inouïes, hilarant, casquette et qui affiche son nom en comique pour le moins. Loin des belles grandes lettres majuscules, chaussé arguties de Talon ou des histoires banales d’énormes baskets, short, T-shirt, mains enfoncées dans les du Petit Spirou, les gags dans Kid Paddle se succèdent sans, poches jusqu’aux poignets, démarche très «in» (comprendre: fort heureusement, se ressembler. Et il faudrait, de la part du petits pas lents, épaules voûtées, air indifférent), grosse tête, lecteur, une bonne dose de mauvaise foi pour ne pas se etc. Ce cancre sympathique a un autre trait caractéristique: il retrouver quelque part au détour d’une case ou dans le bout est quasiment intoxiqué de jeux vidéo, Sega, Nintendo et d’une bulle. consorts. Sa chambre est d’ailleurs tapissée de «posters» Un excellent divertissement en somme. divers, représentant tout genre de bêtes hideuses et de créa- Adultes endurcis, s’abstenir. tures monstrueuses, dont les moins horripilantes s’appellent Gnorr et Blôrk. Il joue à Sim City (impôts fixés à 97%), Carnage N. C

L’ORIEN T-EXPRESS 95 OCTOBRE 1996 n otesbd I L FAUT Y CRO I RE PO UR LE VO I R Jean-Claude Forest, (grand prix du festival FO REST – BI GNO N d’Angoulème 1983 et grand prix du festival Long Courrier – , 1996. de Sienne 1986), s’est imposé comme l’un des plus importants animateurs du renou- Le titre l’annonce déjà, ce livre est le digne veau de la bande dessinée des années 60 successeur d’Ici-Même, grand chef- et 70 avec des séries comme Barb arella, d’œuvre de Jean-Claude Forest, illustré par Hypocrite ou Les Naufragés du temps Jaq ues Tard i. Il faut y croire pour le voir est (illustrée par Paul Gillou). Avec Il faut y une histoire de fous, une histoire croire pour le voir, il prouve qu’il reste, à mystérieuse, cocasse et poétique... pour 66 ans, un des scénaristes les plus imagina- ne pas dire unique! Mais ce que Forest tifs et talentueux de la B.D. Aucune phase semble vouloir nous raconter est en réalité de ce long conte n’a été laissée au hasard, une belle fable, pleine d’humanité. Ici, le pas même les dialogues qui enrichissent le mystère, loin de déranger le lecteur récit et le dessin sans jamais le trahir. Ayant (comme ce serait le cas dans certaine B.D. arrêté de dessiner dans les années 80, de science-fiction), l’enchante et le Forest a cru bon de confier son scénario au conduit dans un univers où la magie et le dessinateur Alain Bignon. Un choix judi- lyrisme rivalisent pour créer une œuvre cieux qui ne pourra que ravir le lecteur tant riche sans perdre en homogénéité. le dessin de Bignon s’accorde parfaitement Narcisse Mulot, écrivain fatigué (minable et avec l’esprit de l’œuvre; son graphisme médiocre quelque part), vient à Morlec convient aux rêves errants et au merveilleux, pour y écrire le chef-d’œuvre de sa vie. Mais cette ambition lit- présents dans chaque page, sinon dans chaque case de cet téraire semble être un excellent prétexte pour fuir la routine qui album. Quant aux couleurs, à la fois vives et sombres, elles jusque-là a marqué son existence. En effet, il se trouve très vite semblent participer à l’atmosphère de féerie qui règne dans embarqué dans une étrange histoire de tombe incompréhen- l’œuvre toute entière. siblement déplacée. Cette énigme se déroule dans un village Bref , Il faut y croire... semble vouloir certifier que la bande des- pour le moins mystérieux peuplé d’une foule de gens qui n’ont sinée d’auteur existe au même titre que le cinéma d’auteur, et rien de conventionnel: un curé philosophe, une pécheresse que le neuvième art n’a plus rien à envier à ses parents: la litté- bigrement pulpeuse, un gamin futé baptisé Paimpol, et des rature et la peinture. chats aussi intelligents qu’humains... MA ZEN KERBAGE

RANTANPLAN: LES CERVEAUX réserve donc le mélange d’ Averell Dalton (N° 8) (l’être humain le plus bête de tout l’Ouest), VITTORIO – BOB DE GROOT – de (le chien le plus bête de Lucky Productions, 1996. tout l’Ouest) et d’un inventeur de pilules qui rendent intelligent? La catastrophe, bien sûr! Il n’y a pas à dire: depuis la fondation de Le scénario est d’une banalité inouïe, et Lucky Productions – et depuis la dispari- quant aux innombrables répétitions de tion de Goscinny surtout –, Lucky Luke a scènes prétendues drôles, elles sont fran- beaucoup perdu de son panache. Tout chement insupportables. Et le plus vexant, d’abord, il ne fume plus (petite leçon outre les petits passages repris aux Lucky pédagogique oblige! ). Et puis, il se met à Luke du bon vieux temps, c’est la dernière tirer «deux» fois plus vite que son ombre! case: Rantanplan s’y éloigne vers le soleil Comme si, dans les trente-quatre albums couchant en chantant «Old man river...». Le précédents, ses fans en avaient jamais livre perd ainsi sa (seule) qualité de sopo- douté! Enfin... ce fut la rupture, «bête et rifique en rappelant au pauvre lecteur, brutale», comme qui disait. désormais insomniaque, la gloire d’un scé- Mais nous nous égarons loin de notre pro- nariste hors pair. Les idées de Bob de pos: car c’est au sujet de Rantanplan qu’il Groot ont d’ailleurs toujours été lamen- s’agit en fait de disserter. Un cas désespéré: «le chien plus bête tables: n’aurait-il pas dû se faire connaître depuis longtemps, que son ombre». Voilà le premier (mauvais) plagiat, la petite lui qui a largement contribué à la création de la première touche à la Goscinny que l’on a transformée pour les besoins bande dessinée entièrement réalisée sur ordinateur (1) ? Et de cette série, supposée faire rire le lecteur aux éclats. Et pourtant... même si ce n’est pas un véritable plagiat, puisque la présence Morris demeure toutefois égal à lui-même... si cela peut conso- de Morris à la tête de Lucky Productions légitimise tous les ler quelqu’un! excès, on y sent déjà le début de la fin (bien que l’on retrouve au dos de l’album «deux» tomes à paraître). Car la bêtise peut (1) cf Digitaline - Bob de Groot & Jacques Landrain - Éditions Lombard. difficilement faire plus que sourire, à l’occasion. Alors quand, de surcroît, elle s’incarne dans un chien, c’est le bouquet! Que N. C.

L’ORIEN T-EXPRESS 96 OCTOBRE 1996 n otesbd QUOTIDIEN DÉLIRANT venu: il pourra reconnaître parmi les per- PRADO sonnages de ce livre, son voisin du troi- Casterman, 1996. sième, la vieille d’en face, le chauffeur de taxi, ou, tout simplement se reconnaître lui- Après s’être intéressé à des histoires plutôt même. Graphiquement, Prado retrouve son intimistes (Trait de craie en 1992) style caricatural de la période satirique en Miguelauxo Prado revient, pour le bonheur mélangeant les techniques, passant de la de tous, au registre satirique qui l’a singula- plume au pastel, de la peinture à l’acrylique risé depuis 1985 (voir Chienne de vie, C’est aux crayons de couleurs, avec une dexté- du sport, et Y’a plus de justice). rité surprenante. Quotidien Délirant est en quelque sorte, le Alternant les genres (de la caricature au réa- quatrième tome de cette série qui n’en est lisme), Prado, ne se souciant pas d’appar- pas une. Il est construit de la même tenir à une quelconque école, s’affirme ici manière: de petites histoires de deux à comme l’un des plus grands humoristes quatre pages, où il ne nous rate pas... En actuels. effet, dans la post-face, le lecteur est pré- M. K.

L’ÉTAT MO RBI DE ( L’I NTÉGRALE) aucun des locataires n’est «normal»... En HULET bref, un immeuble... morbide. Glénat, 1995. Hulet, après sa série Pharaon, se lance ici dans un style radicalement différent, du Après sa parution en trois volumes (de moins au niveau narratif: il utilise une 1987 à 1993), cette histoire est rééditée écriture qui déroute à chaque page le lec- sous forme d’intégrale en 1995. L’histoire teur pour l’éclaircir enfin dans le troisième est celle d’un auteur de bandes dessinées volet. Cependant, ce troisième volet n’a qui déménage dans un immeuble pour le pas la force des deux premiers et laisse le moins bizarre: il est tenu par une concierge lecteur quelque peu sur sa faim. C’est, au qui, entourée de ses chats, s’occupe des demeurant, le seul reproche qu’on puisse locataires comme une poule de ses pous- faire à cette intégrale qui est assez bonne sins; les fenêtres donnent directement sur dans l’ensemble. un mur en pierre; des dessins d’un mauvais goût apparent ornent les murs des chambres et, pour couronner le tout, M. K.

QUI A TUÉ L’IDIOT? face à tout ce qui n’est pas dans ses petites DUMONTHEUIL habitudes... Une foule de gens semblant Casterman, 1996. sortir tout droit des chansons de Jacques Brel ou des fables de La Fontaine. Un acteur raté, un curé suicidaire, un comte Avec cet album, Dumontheuil s’affirme responsable, un lanceur de rumeurs, un déjà comme un auteur original, tant au assassin poète, un idiot assassiné et la niveau du dessin que du scénario. S’il n’en maladie du remordingue... Tout ça réuni est là qu’à son deuxième bouquin (après dans un même village cherchant à savoir L’esclave), tous les espoirs lui sont permis. qui a tué l’idiot. Ceci pour faire taire les mauvaises langues Une fresque colorée où chaque person- qui affirment que la nouvelle bande dessi- nage est montré sous toutes ses facettes et née se dégrade, qu’elle n’a plus d’avenir, et où la vie du village est mise à nu: sa phobie contre les étran- qu’il n’y a plus de bons auteurs... gers, son union devant le malheur, sa bêtise et sa superstition M. K.

L’ORIEN T-EXPRESS 97 OCTOBRE 1996 n otescd

Lou Reed

A RTI R... REVENIR. Et puis écrire. Et encore Pchanter. Il y aurait donc une vie après le Velvet Underground, ce groupe fugace, peut-être le plus imposant de l’époque, dont Lou Reed a été le fondateur et le meneur de 1966 à 1970. Déjà, sous le grand méchant Lou des sixties pointait son nez le Reed solo des décennies à venir. Les textes de l’un et de l’autre sont désor- mais disponibles en version bilingue (Parole de la nuit sauvage, 10/18, 1996, traduction de Between Kill your Sons, où le patient finit lobotomisé. Dans Blue in the Thought and Expression). Le meilleur, qui permet la redécou- Fac e , le film de Paul Auster et Wayne Wang, Lou explique tout verte de chansons pourtant connues sur le bout des lèvres, y à fait sérieusement qu’il ne garde aucun souvenir de son côtoie le pire: Good Evening Mr Waldheim, My Old Man et enfance avant l’âge de trente et un ans. L’alcool en guise de quasiment toute la période Arista. désintoxication? Il s’y essaiera (The Power of Positive Les années 70, époque bénie par la curée... de vocations. Drinking)... en vain (Underneath the Bottle) mais en signant au Comme chez Bowie ou Iggy Pop, les paroles ne sont qu’allu- p assage «Some people say alcohol makes you less lucid/And sives. Chaque chanson a plusieurs entrées et obéit à un I think that’s true if you’re kind of stupid.» système de références propre à la pratique qu’elle vise et à Le «Pasolini de la guitare» collabore fructueusement avec des jeux de langage bien entendus. Stupéfiante vulnérabilité Bowie et Mick Ronson dans Transformer (1972), son deuxième du sens. Parce que le secret de toute l’œuvre de Lou Reed est album solo, qui comprend Walk on the wild Side, trop fameux de polichinelle, il serait impensable de le livrer ici, noir sur pour son refrain et trop peu pour le reste. De l’épilation: «Holly blanc. Reste quand même pour tout le monde cette présence (...) Shaved her legs and then he was a she.» Alors tu seras une délibérément distante, cette voix espiègle mais impassible, Femme, mon fils. Dans cette chanson comme dans d’autres qu’elle chante Caroline, l’Alaska, telle ou telle héroïne, le sui- gravitent toutes sortes de figures interlopes rencontrées dans cide ou l’inversion. ce vivier qu’était la Factory de Warhol: Holly, Candy, Little Joe, Lou est le premier à mélanger la poudre au rock. Il le rend le photographe Billy Name qui, un jour, explique: «Lou, tu es explosif et fait sauter la chape étouffante de son enfance pas- une lesbienne», etc. Warhol, dont l’influence sur Lou Reed est sée à Brooklyn puis à Long Island. Le traumatisme de jeunesse d’emblée considérable, n’arrête pas de revenir dans son est lourd à porter: Lou subit vingt-quatre traitements de choc à œuvre (Andy’s Chest par exemple ou Songs for Drella, l’album dix-sept ans. Il en sortira Lady Godiva’s Operation et surtout de 1990 retraçant la vie d’Andy et co-écrit avec John Cale). Aujourd’hui cinquantenaire, Lou a récemment commis Set the Twilight Reeling, et semble être sorti de la période la plus noire de son inspiration qui avait permis, entre autres, Metal Machine Music (1975), ce continuum sonore assourdissant, album en forme de fracassant suicide musical. Mais, pour toujours, Lou Reed reste celui qui a porté, grâce au texte même de Venus in Furs, à son diapason musical la pra- tique déviante célébrée sous forme romanesque par Saser- Masoch: «Kiss the boot of shiny shiny leather/Shiny leather in the dark/Tongue the thongs, the belt that does await you/Strike dear mistress and cure his heart.» Jamais d’ordre du jour mais un désordre de la nuit et des instincts, totalement épuisés, à bout. Avec Lou Reed vient le temps de la mort avérée de la tondeuse à gazon et du pavillon de banlieue. Perfect Day.

ANTHONY KARAM

L’ORIEN T-EXPRESS 98 OCTOBRE 1996 n otescd

PLACEBO allusions au sexe dans mes chansons PLACEBO , ne sont pas de la provocation mais Hut-Delabel, 1996. je suis inspiré par mes lectures, William Burroughs, Dennis Cooper. Pour son premier album dont il est Les gens qui disent être sûrs de leurs l’éponyme, Placebo se donne tel sentiments, de leurs désirs sont des quel. Les tourments de menteurs, c’est cette ambiguïté que et de ses acolytes sont bienvenus et je veux soulever.» consciencieusement mis en L’inventivité soutenue de cette musique à partir d’une configuration musique rappelle irrésistiblement d es p lus classiq ues: guitare, b asse U2 et Nirvana à leurs débuts tâton- et batterie. Certes, tel ou tel mor- nants. La voix équivoque de Brian ceau véhicule des contrariétés stric- Molko, qui reste imperturbable d’un tement adolescentes (Teenage bout à l’autre, sert à merveille les Angst, par exemple) mais l’album tensions d’un texte où il est de s’installe progressivement dans ce façon récurrente question de dété- qui prend la forme d’une véritable rioration physique et cérébrale. Il y a remise en cause des normes sexuelles et sociales. là une grande crudité qui, si on y prête attentivement l’oreille, ou Bruise Pristine sont à cet égard truffés d’ambiguïtés, le tout peut tétaniser. De cet album qui laisse augurer du meilleur pour mené sur un rythme torrentueux et qui jamais ne vacille. l’avenir du jeune groupe, le rock dit gothique ne peut qu’en En assurant la première partie des concerts estivaux de Bowie ressortir revigoré. et d’Iggy Pop, Placebo a eu l’occasion d’exprimer sur une Placebo, ou comment tirer au mieux parti des frustrations scène de taille toute sa hargne juvénile. Brian Molko, outrageu- propres à une époque et à une classe d’âge. sement androgyne, veut pourtant garder les idées claires: «Les A . K.

EELS Dreamworks, le conglomérat consti- BEAUTI FUL FREAK, tué par Steven Spielberg, Jeffrey Dreamworks, 1996. Katzenberg et David Geffen. Pour autant, ce n’est pas le rêve américain Plein soleil, chemises à fleurs et vul- qui fonctionne dans cet album mais garité dominante, le tableau de la le plus grand désenchantement: Californie était magnifiquement «There’s a world outside/ And I b rossé d ans Annie Hall. Le premier know ’cause I’ve heard talks/ In my album de Eels, Beautiful Freak, sweetest dreams/ I would go out for impose pourtant une révision toute a walk/ But I don’t think I’m ready en douleur de nos chères réfé- yet.» C’est la faute à l’éducation sau- rences. Il se passe désormais mâtre, à «Father Teresa» et au mode quelque chose de nouveau à de vie américain dont l’apathie en l’Ouest. Voilà bien longtemps qu’un puissance est épinglée dans premier album ne s’était pas donné Novocaine for the Soul, la chanson à écouter en continu et en boucle la plus aboutie d’un album qui puisque, d’une plage à l’autre, il n’y opère sur le mode du ravissement. a vraiment rien à redire. Butch à la batterie et Tommy à la basse Il séduit également grâce à son ingéniosité formelle époustou- sont menés par l’anguille (eel en anglais) californienne en chef, flante mise au service d’une instrumentation complètement le très kafkaïen E., auteur acerbe et chanteur alangui à la Kurt. déjantée: samples, vibraphone, violoncelle et batterie qui Cheveux en bataille, Doc Martens aux pieds, veste en tweed et démarre en trombe pour s’arrêter tout aussi sec au beau milieu lunettes de myopie à monture noire très épaisse façon Woody du morceau. Allen justement, E. est en thérapie depuis cinq ans. Eels est donc rafraîchissant. À chaque année sa nouvelle L’information est superfétatoire puisque ses chansons sont là, réjouissante. Mais E.ne semble pas la voir d’un si bon œil: dont le sens s’enrichit à chaque écoute. Les paroles sont pour- «They say I’m mental but I’m just confused/ They say I’m men- tant on ne peut plus dépouillées et directes: «Life is hard and tal but I’ve been abused/ They say I’m mental ’cause I’m not so am I/ You’d better give me something/ So I don’t die.» amused by it all.» Beautiful Freak est la première production musicale de A . K.

L’ORIEN T-EXPRESS 99 OCTOBRE 1996 ncdvotes

CASINO (1995) au début du film, qui nous montre la MARTI N SCO RSESE trajectoire de l’argent, l’action dans les Import Cine Laser, 1996. arrière-salles du casino. Casi no b alance donc entre le documentaire et la fiction C’est dans le milieu des gangsters et de d’autant qu’il retrace le parcours de la Mafia que Scorsese a déjà filmé dans Sam Rothstein, ce gérant d’un fastueux la plupart de ses œuvres (Mean Streets, casino de Las Vegas au début des Goodfellas) que se déroule l’action de années 70. Tout y est parfaitement maî- Casino. Le scénario gravite autour de trisé. Le générique signé Saul Bass à qui trois personnages principaux: Ace, le l’on doit des dizaines de génériques gérant du casino Tangiers interprété par aussi envoûtants qu’inoubliables tels l’acteur-fétiche du cinéaste, Robert de ceux de West Side Story, Vertigo, ou Niro, Nicky Santoro (Joe Pesci) que les Cap e fear, montre une silhouette qui truands ont envoyé pour surveiller Ace tombe et sombre dans les flammes, le et une femme, Ginger (Sharon Stone), tout sur une musique de Bach. D’ailleurs épouse du premier et amante du la musique est omniprésente dans second. Tous les trois sont motivés par Casino, du classique aux succès des la même obsession de contrôler et de années 50, sans oublier les hommages manipuler. Et les deux amis, Ace et que rend le cinéphile Scorsese aux Nicky, de se disputer le pouvoir, le pre- grands moments du cinéma notamment mier en usant de calme, le second pré- au Mépris de Jean-Luc Godard dont il férant la torture et le sang. Le monde que décrit Scorsese dans reprend le thème dans les scènes de ménage entre Ace et Casi no est basé sur la trahison, la corruption, le mensonge et Ginger et dans la déclaration de guerre de Nicky à Ace dans le l’argent. C’est la réalité de l’Amérique d’aujourd’hui qu’il désert. Un film dans la pure lignée scorcesienne. évoque à travers Las Vegas et les coulisses de ses casinos dans lesquelles il nous fait pénétrer. Comme dans cette séquence, SO PHIE DICK.

SHALLOW GRAVE (1993) DANNY BO YLE. Polygram Video, 1996.

Trois jeunes gens, David, Juliet et Alex qui partagent un appartement à Glasgow, choi- sissent Hugo comme colocataire, le plus calme parmi plusieurs personnes. Le lende- main, ils le découvrent mort dans sa chambre, une valise pleine d’argent sous le lit. Et pour garder cet argent, ils doivent évi- demment se débarrasser du cadavre. L’intérêt augmente lorsque le scénario, écrit par un médecin John Hodge, nous revèle que les trois héros n’ont pas réellement besoin de cet argent vu les métiers qu’ils exercent: comptable, journaliste et méde- cin. D’autant plus que le metteur en scène Danny Boyle plante le récit dans un appar- tement chic aux couleurs clinquantes Friends de Kenneth Branagh dont il a repris la chanson, «My comme on n’en trouve que dans les magazines de décoration. Baby just cares for me» de Nina Simone. Signalons que le trio Cela ne fait que compenser la froideur des personnages prin- de Shallow Grave est interprété par la Néo-Zélandaise Kerry cipaux et de leurs actes. Les trois amis concoctent secrètement Fox, le Britannique Christopher Eccleston et l’Ecossais Ewan leur besogne et c’est à coups de marteau, de scie qu’ils McGregor que l’on a pu revoir cette année dans la nouvelle découpent leurs victimes. «Shallow Grave» est en effet un film œuvre du duo Danny Boyle–John Hodge, Trainspotting et que noir assez violent (les scènes de torture) mais qui ne manque le film a obtenu le Hitchcock d’or au festival du film britan- pas d’humour dans les dialogues et le jeu des personnages nique de Dinard. Dommage qu’il n’ait pas tenu plus d’une secondaires. Le film prend aussi l’allure d’une analyse de l’ami- semaine sur les écrans libanais. tié que Boyle nous laisse deviner par un clin-d’œil au Peter’s S. D.

L’ORIEN T-EXPRESS 100 OCTOBRE 1996 ncdvotes

SMOKE (1994) résisté à l’envie de recollaborer avec le WAYNE WANG metteur en scène Wayne Wang pour Miramax home video, 1996. écrire une sorte de suite à Smo ke intitu- lée Brooklyn Boogie. Et l’écrivain inter- Auggie (Harvey Keitel) tient un bureau prété dans le film par William Hurt, n’est de tabac à Brooklyn qui est le lieu de pas sans rappeler Auster puisqu’il se rendez-vous des fumeurs du quartier. nomme Paul Benjamin le nom qu’Auster Dans une ambiance bon enfant, philo- choisit pour signer ses polars. En bref, sophique et confraternelle, des per- d ans Smo ke il y a du tabac et de la sonnes non moins sympathiques s’y conversation, de quoi faire un très beau rencontrent pour gloser sur la vie et se film, chaleureux, et servi par une excel- raconter des histoires. Des histoires qui lente interprétation de William Hurt, sont tout aussi délectables que les Harvey Keitel, Forest Whitaker et romans de Paul Auster (Cité de verre, Moon Palace, la Trilogie Stockard Channing. Une cigarette? new-yorkaise) qui a signé le scénario de Smo ke et qui n’a pas S. D.

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L’ORIEN T-EXPRESS 10 1 OCTOBRE 1996 H ISTOIRES Le pas de deux de l’émir Abdel-Kader et de Youssef bey Karam

Ou comment, à partir des projets, conflits, manœuvres et complots des «forces régionales et internationales» autour de la guerre civile de 1860, se noua, de la façon la plus étrange, le sort commun d’un émir algérien et d’un bey du mont Liban, tous deux délaissés par la France. L’enjeu était de taille: le contrat du siècle. Même Karl Marx eut son mot à dire.

FAWAZ TRABOULSI

UVERTURE: UN ROYAUME POUR UN ÉMIR DÉCHU. Quand lui avoua que l’occupation de l’Algérie par la France avait O l’émir Abdel-Kader al-Jaza’iri débarqua à Beyrouth été la volonté de Dieu Tout-Puissant. Invité à Paris, Abdel- en cette année 1856, il fut sans doute surpris par l’accueil Kader fut accueilli en grande pompe par l’Empereur dans qui l’attendait. Sur le quai et tout le long de la route de son palais de Saint-Cloud et reçut le droit de se rendre en Damas, il fut acclamé par des foules venues de toutes les Orient, l’État français se chargeant de lui verser une bourse parties de la Montagne, conduites par leurs cheikhs, les généreuse. La cérémonie s’acheva sur un échange chevale- émirs Arslan à leur tête, chantant ses louanges, déclamant resque: Napoléon III restitua à Abdel-Kader l’épée qui lui de longs poèmes et, évidemment, tirant en l’air des salves avait été confisquée lors de sa capture et l’émir, à son tour, en son honneur. L’Orient bruissait d’histoires sur la résis- la lui rendit en promettant que jamais l’épée ne serait tirée tance héroïque de l’émir maghrébin à l’occupation de son contre la France. Il tiendra parole. pays par les Français. À Istanbul, l’émir algérien fut reçu avec les honneurs par le Dix ans auparavant, Abdel-Kader vaincu, à la suite de la sultan Abdel-Majid qui lui octroya de vastes terrains dans trahison du sultan de Marrakech, avait rendu ses armes. le pachalik de Damas. Sitôt installé à Damas, l’émir fit En captivité, il exprima un seul désir: passer le reste de ses venir des paysans algériens pour cultiver ses terres. Des jours en Égypte ou en Palestine. Il n’en était pas question. centaines d’Algériens prirent alors la route de Damas: ils Incarcéré sur la base navale de Toulon, il fut ensuite placé appartenaient aux tribus arabes de sa confrérie, la Qadi- en résidence surveillée à Amboise. Les révolutionnaires de riya, mais il y avait aussi des kabyles de la confrérie Rah- 1848 ne furent pas plus généreux pour le chef rebelle que maniya. Bientôt, ces paysans formèrent une force armée la monarchie de Louis-Philippe. Monarchie ou Répu- considérable de quelque 1500 hommes. Perplexes, les blique, les colonies étaient les colonies! Le ministre des autorités coloniales à Alger se demandaient pour quelles Affaires étrangères, qui n’était nul autre que Lamartine, raisons la France acceptait que cet ennemi d’hier, vaincu et l’homme du célèbre voyage, était résolu à priver le chef désarmé, s’arme à nouveau et reconstitue une armée. maghrébin de son Orient. De la tribune de l’Assemblée Même d’Orient, Abdel-Kader pouvait menacer le pouvoir nationale, il avertit: la présence d’Abdel-Kader en Orient colonial en Algérie. À Paris, le ministre de la Guerre fit la était plus dangereuse pour la France que s’il était au large sourde oreille. Le dossier Abdel-Kader était entre les mains en Algérie! de l’Empereur lui-même. Les choses changèrent après l’échec de la Révolution et Justement, Napoléon III venait de lancer son projet de l’arrivée de Louis-Napoléon Bonaparte au pouvoir. royaume arabe en Algérie: un vernis de louanges à l’Islam Devenu empereur, ce dernier effectua une visite à son pri- et quelques bonnes paroles sur la nécessaire coopération sonnier à Amboise, lui rendit sa liberté, et l’émir musulman entre les civilisations arabe et française masquaient à peine

L’ORIEN T-EXPRESS 10 2 OCTOBRE 1996 H ISTOIRES la volonté de perpétuer l’occupation et l’exploitation colo- l’échelon inférieur des ordres (manâsib) du système niales. Mais c’est dans une version orientale de ce projet muqata‘ji, Karam fut élevé dans une maison qui avait l’ha- que Abdel-Kader fut désigné pour jouer un rôle: la création bitude de recevoir les touristes français en route pour les d’un État arabe indépendant en Syrie et en Arabie, lié à la Cèdres. Il se prétendait même le filleul du prince de Join- France et qui ferait fonction d’État-tampon entre le canal ville, héritier du trône de France, qui, en visite aux Cèdres de Suez à percer et l’Anatolie. En 1858, circulait à Paris un au moment de sa naissance, aurait honoré la famille en pamphlet intitulé Abdelkader empereur de l’Arabie qui fai- acceptant d’être le parrain de son nouveau-né. Ardent sait la jonction entre deux objectifs de la nouvelle stratégie maronite et homme de foi, le jeune Karam se distingua par française: d’une part, la création d’un «État arabe indé- sa chasse contre les missionnaires protestants «hérétiques» pendant de l’Empire ottoman qui s’étend de la Méditerra- en application de l’anathème lancé contre eux par le née à l’océan Indien et de la mer Rouge au golfe Persique» patriarche Hobeich. Avec pour mot d’ordre «N otre Sultan et, d’autre part,«la percée immédiate de l’isthme de Suez et est le Patriarche maronite», il était un inconditionnel de la garantie de la liberté de navigation dans le canal à toutes Bkerké. Mais, quand il fut question de la succession de les nations». La même année, un Hobeich, Karam fit campagne journal de langue arabe édité à pour l’élection de l’archevêque Paris, Barjis Bariz, accusé par les nordiste Youssef Geagea. C’est un mauvaises langues d’être financé Khazen qui fut élu. par les services français, publiait En 1854, pour la première fois un entretien accordé à son rédac- dans les annales de l’Église, accéda teur en chef, l’homme de lettres au siège de Bkerké, un homme du libanais Rachid al-Dahdah, par commun, Boulos Massaad, qui fut Abdel-Kader à Damas. L’émir y acclamé par les foules en tant que étalait un programme ambitieux «patriarche de la justice et de l’éga- de réformes radicales à forts lité». Karam n’avait pas appuyé le relents jacobins. Il se déclara nouveau patriarche kesrouanais. ouvertement opposé aux nobles En adversaire résolu de la révolte et aux rois et déterminé à œuvrer paysanne, il soupçonnait, de sur- pour l’application du Code croît, Massaad de complicité avec Napoléon en Orient. Tanios Chahine et de vouloir divi- ser les rangs chrétiens. Mais il H ÉROÏQUE: LE BEY N’ARRIVERA PAS accepta la tâche de sécurité qui lui À Z AHLÉ. Décembre 1858: une fut confiée, et il put intervenir à révolte paysanne éclate dans le plusieurs reprises pour sauver des Kesrouan. Un conseil de repré- cheikhs de la colère des paysans sentants élus par les villageois armés. prend le pouvoir sous la direction Perplexes, les autorités Quand la révolte paysanne du du forgeron Tanios Chahine. Des Kesrouan sombra dans le sang de paysans sans terre et en armes coloniales à Alger se la guerre civile de 1860, Youssef chassent les Khazen et les bey Karam ne put participer à la Hobeich, séquestrent propriétés et demandaient pour quelles rescousse de ses coreligionnaires récoltes et choisissent de cultiver raisons la France acceptait dans les «régions mixtes» du sud les terres en commun. La révolte, ou de l’est. S’il se mit en marche à s’appuyant sur le hatti humayün que cet ennemi d’hier, la tête de ses hommes pour venir de 1856, le deuxième grand édit en aide aux habitants de Zahlé des Tanzimat ottomanes, qui s’arme à nouveau et contre une attaque druze immi- avait déclaré l’égalité de tous les nente, il s’arrêta à mi-chemin. À sujets de l’Empire, revendiquait reconstitue une armée cet égard, il a été dit qu’il ne réus- l’annulation des privilèges juri- sit pas à avoir le «feu vert» des diques et politiques des cheikhs, un gouverneur pour le consuls des grandes puissances européennes. Car Zahlé, Kesrouan choisi par les habitants, l’imposition d’une seule qui s’était définitivement libérée de ses suzerains, les émirs taxe et l’abrogation des corvées et des pratiques humi- Abillama ( d’origine convertis au christianisme), liantes (ihtiqarat) des cheikhs à l’égard du commun. avait, sous son «gouvernement républicain», demandé à Le patriarche maronite, Boulos Massaad, quoique surpris être rattachée au velayet de Damas. Elle était territoire par l’ampleur et le radicalisme de la révolte, n’avait pas à ottoman et, de ce fait, faisait fonction de «ligne rouge» que se plaindre de l’affaiblissement du pouvoir des Khazen. les consuls auraient respectée. Il a été dit aussi que Karam Mais il entendait que l’Église en soit la seule bénéficiaire. rebroussa chemin sous la pression des Abillama eux- Afin de contrer le pouvoir armé de Chahine, il fit donc mêmes, résolus à prendre leur revanche de la ville qui les appel au chef nordiste Youssef bey Karam et lui confia la avait chassés, quitte à la livrer à ses assaillants druzes! garde de la route entre Beyrouth et Tripoli à la tête de trois Quoi qu’il en soit, Zahlé, dont une partie de ses habitants cents de ses hommes. avaient fui, fut pillée et partiellement détruite. Et Karam, Né à en 1823 dans une famille de muqaddam, à replié sur la côte kesrouanaise, marquait le pas dans l’at-

L’ORIEN T-EXPRESS 10 3 OCTOBRE 1996 H ISTOIRES tente des ordres du patriarche. En fait, dans le Kesrouan d’Italie... pacifié, on n’avait pas grand intérêt à se mêler à ce qui se Choquées par le massacre de Damas, les Grandes puis- passait dans la partie sud du pays, malgré les exhortations sances décidèrent d’intervenir au Liban. De son côté, la des archevêques de Deir al-Kamar et de Jezzine et les pro- Porte envoya un émissaire de marque, Fouad Pacha, messes d’aide financière des commerçants beyrouthins. ministre des Affaires étrangères, qui fit son entrée à Damas Massaad avait nommé Tanios Chahine et un cheikh à la tête de quatre mille hommes, fit pendre des fonction- Hobeich commandants des troupes du nord chrétien. Mais naires ottomans de la ville et arrêter des centaines de cou- il n’iront pas en guerre. La seule bataille que livra Tanios pables et envoya des dizaines de notables de la ville enchaî- Chahine dans cette guerre l’opposa aux chiites de Jubbet nés à Istanbul. Napoléon III, avec l’accord tacite de al-Muneitra. l’Angleterre, dépêcha un détachement de Marsouins – que les Américans de nos jours nommeraient des Marines – INTERLUDE: LE BEY AU POUVOIR. La bataille que mena Abd qui, en plus de leur mission humanitaire et d’aide à la al-Kader fut plus honorable. Il se distingua, en effet, par reconstruction, faisaient fonction de force de dissuasion. son rôle dans la défense des chrétiens de Damas lors des Pour la France, la guerre civile au Mont-Liban était l’occa- sanglantes émeutes anti-chrétiennes de l’été 1860. Ses sion de reprendre un rôle actif en Orient. C’était aussi une hommes armés sauvèrent non moins de quinze mille chré- revanche après la défaite subie en 1840-45 quand elle fut tiens de la ville et assurèrent leur sécurité jusqu’à leur arri- exclue du règlement de la crise du mont Liban qui le divisa vée à Beyrouth. Félicité et décoré par le Sultan, il reçut les en deux caïmacamat, l’un pour les druzes, l’autre pour les honneurs de tous les monarques d’Europe: Victoria d’An- chrétiens. Nombre de facteurs poussèrent Napoléon III à gleterre, le tsar de Russie Alexandre II, Victor-Emmanuel l’intervention militaire directe; les intérêts économiques

Karl Marx, commentateur des «événements de Syrie»

ARL M ARX ÉCRIVIT DEUX TEXTES sur cette période contente de l’interprétation externe – voire orientaliste – Ktrouble qui éclairent les facteurs extérieurs dans les du conflit où les forces locales sont réduites à des «clans «événements de Syrie». barbares». Le premier révèle la fonction de la guerre libanaise en Dans un autre article, Marx révèle un document décisif tant que «scène» où se jouent des desseins et complots sur le projet de royaume arabe de Abdel-Kader. Il s’agit qui la dépassaient de loin. Dans un article publié dans le d’un pamphlet intitulé «La Syrie et l’Alliance Russe», quotidien libéral américain, The N ew York Daily Tri- écrit, sous un pseudonyme, par Edouard About, saint- bune, le 11 août 1860, il invite ses lecteurs à ne pas se simonien et éminent propagandiste de Napoléon III, qui laisser entraîner par les déclamations sentimentales de la était d’ailleurs le père spirituel du projet du royaume presse française sur les atrocités attribuées aux «tribus arabe dans sa version maghrébine. L’auteur avance l’idée sauvages» libanaises (le terme est de Marx) ni par leur d’une intervention armée franco-russe pour défendre les sympathie spontanée envers les victimes. Il perçoit les chrétiens de l’Orient mais dont le vrai but serait de sceller «événements de Syrie» comme le fait des deux auto- une alliance entre la France et la Russie en vue d’un nou- crates, le français et le russe, qui cherchaient une guerre veau partage des sphères d’influence en Europe même. extérieure pour prévenir une révolution imminente à «C’est en Syrie, écrit About, que la France doit pacifique- l’intérieur de leur pays respectif. Les événements du ment conquérir les frontières du Rhin, en cimentant l’al- Monténégro et d’Herzégovine, fomentés par les deux liance avec la Russie.» La Russie, elle, était censée se puissances, auraient acculé la Porte à retirer ses troupes contenter des provinces au nord du Bosphore tandis que de Syrie, ce qui «laissa le champ libre à l’antagonisme l’Asie Mineure devait rester terrain neutre. déchirant des clans barbares du Liban». Marx fait aussi Neutre? Il s’agit d’un euphémisme. En fait, la région porter à l’Angleterre sa part de responsabilité dans la était destinée «poétiquement et pratiquement», selon guerre civile qui non seulement avait armé les druzes l’expression élégante du pamphlétaire, à devenir le mais était surtout responsable d’avoir patronné, avec la Royaume Arabe avec Abdel-Kader à sa tête. Les argu- Russie, l’accord qui instaura le système des deux caïma- ments en faveur du prince algérien ne manquent pas de camat de 1845 dans le Mont-Liban, système qui avait, sophistication: «Il est suffisamment orthodoxe en tant selon lui, «aboli l’autorité turque qui freinait les tribus que musulman pour apaiser la population musulmane; débridées du Liban et leur avait accordé une quasi-indé- suffisamment civilisé pour attribuer la justice d’une pendance qui, avec le temps, et grâce aux manipulations façon équitable entre tous; en plus, il est lié à la France des comploteurs étrangers, ne produisit qu’une moisson par des liens de gratitude pour défendre les chrétiens et de sang». réduire les tribus turbulentes toujours prêtes à perturber Paradoxalement, le père du communisme, n’ayant peut- la paix en Asie Mineure.» Et About de conclure par une être pas eu vent des révoltes agraires dans la Montagne largesse coloniale surprenante: «Couronner Abdel- libanaise, occulte la dimension sociale des événements Kader émir de la Syrie sera une noble récompense pour et, obnubilé par sa lutte à mort contre Napoléon III, les services que notre prisonnier nous a rendus.» défend l’Empire ottoman des ingérences étrangères et se F. T.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 4 OCTOBRE 1996 H ISTOIRES n’étaient pas des moindres: l’importance de la question de la soie, la défense des capitaux français, la nécessité de la reconstruction des filatures et le retour des travailleurs au travail. Mais les représentants français au Liban n’avaient, semble-t-il, pas de consignes très précises. Les uns étaient favorables au retour d’un Chéhab et à l’instauration d’une principauté chrétienne des Chéhab dans toute le mont Liban, les autres appuyaient Youssef bey Karam. Lors des interminables réunions de la commission de la paix à Beyrouth, Fouad Pacha était surtout soucieux de reconquérir l’autorité ottomane sur la Montagne. En cela il était appuyé par la Grande-Bretagne dont la position était de préserver l’unité de l’Empire ottoman et donner la prio- rité à sa relation avec le «centre» plutôt que de s’aventurer à encourager des mouvements centrifuges dans les périphé- ries. Dans la Montagne proprement dite elle soutenait le système muqâta‘jî et les druzes qu’elle contribuait à armer. Même l’intelligent représentant de Sa Majesté dans la com- mission de la paix, Lord Duffrin, contra l’idée française d’un émir chrétien pour la Montagne. Le compromis accorda au mont Liban, désor- mémorable fut d’asséner le coup mais unifié en une unité admi- de grâce à la révolte paysanne nistrative, le statut de sandjak La seule activité mémorable de dont il était l’adversaire déclaré autonome à l’intérieur de l’em- Karam au gouvernement fut depuis le début. En mars 1861, pire, doté d’un conseil adminis- il lança une offensive contre le tratif choisi par les communau- d’asséner le coup de grâce à la quartier général du chef rebelle tés de la Montagne mais Tanios Chahine à Rayfoun. gouverné par un fonctionnaire révolte paysanne Celui-ci s’enfuit à Beyrouth ottoman chrétien. après une brève résistance et sa Malgré leurs nombreuses querelles, les représentants des maison fut mise à sac et brûlée. Mais Karam ne sut plaire forces extérieures dans la commission de la paix à Bey- ni aux cheikhs ni aux paysans. Comme Fouad Pacha l’avait routh étaient tous d’accord pour en finir avec la révolte prévu, les Khazen refusaient de reconnaître le nouveau paysanne. La neutralité des Kesrouanais dans la guerre gouverneur et ne retournèrent pas dans la région. Les pay- civile ne les aida pas. Il faudra que la marine ottomane sans, de leur côté, n’acceptaient pas de payer les impôts ni impose un embargo de plusieurs semaines contre le port de de restituer les biens confisqués. Jounieh – bloquant l’arrivée des céréales et des matières Aussitôt le «règlement organique» approuvé, la Mutasarri- vivrières dans le Kesrouan – pour obliger les révoltés à fiyya instaurée – les forces françaises étaient parties – et composer. Quand, le 29 juillet 1860, fut finalement signé Daoud Pacha nommé mutasarrif du Mont-Liban, Karam l’accord avec les Khazen, sous l’égide de l’archevêque fut écarté du pouvoir en mai 1861 et remplacé par Majid maronite de Beyrouth, Toubiya Aoun, et d’un émissaire Chéhab, prétendant au gouvernorat. De suite, Daoud ottoman, la révolte fut présentée comme l’«exagération Pacha lança une campagne contre Ehden où il incendia la d’un simple litige» qu’auraient exploité des «fauteurs de maison de Karam. Mais le bey était retranché dans la troubles» poursuivant leurs «objectifs suspects» contre le région de Batroun où il contrôlait le pont de Madfoun. gouvernement ottoman. Plus tard, il se réfugia dans le Haut-Jbeil et mena une der- L’accord stipula le retour des cheikhs, la restitution de nière bataille à Lehfed. Première défaite. Karam est sommé leurs biens, demeures et propriétés et les paysans furent de se rendre à Istanbul, pour s’expliquer devant les autori- sommés de payer leur dû en matière de récoltes, dettes, etc. tés ottomanes. Tanios Chahine accepta le règlement à condition que les Khazen paient, de leur côté, leurs dettes envers les habi- M USIQUE CONCRÈTE: SUEZ. En cette même année 1861, tants. Les cheikhs perdront progressivement leur autorité Abdel-Kader fut invité en France. À Marseille, où il débar- politique et juridique sur le Kesrouan, mais leurs proprié- qua, les foules acclamaient le «saint Abdel-Kader». tés étaient sauves. À part une clause du règlement qui met- Deuxième rencontre avec Napoléon III, avec un remake de tait fin aux «pratiques inhumaines» des muqâta‘jî, les pay- l’échange chevaleresque précédent. L’Empereur lui offrit sans n’obtenaient rien. Les seuls gagnants étaient les une épée, en or cette fois, et l’émir promit... on imagine la négociants, usuriers et autres riches agriculteurs. suite... Le 18 novembre 1860, Fouad Pacha, soucieux d’accélérer Mais le projet du royaume arabe ne figurait plus à l’ordre le départ des troupes françaises, nomma Youssef Karam du jour. La France avait un autre language, celui de la qâ’im maqâm des chrétiens. Ce qui rassura les Français, défense des minorités dans l’Empire ottoman. Pourquoi mais suscita l’opposition des cheikhs de la région qui refu- avait-elle lâché si vite et si facilement un projet auquel elle sèrent l’autorité d’un chef d’un rang inférieur au leur. attachait une importance stratégique certaine? Était-ce en Karam ne gouvernera pas plus de six mois. Sa seule activité contrepartie de l’octroi par le Sultan du droit d’entamer les

L’ORIEN T-EXPRESS 10 5 OCTOBRE 1996 H ISTOIRES travaux de percement du Canal de guerre français le transporta à Mar- Suez? seille. Cela vous rappelle-t-il quel- Ferdinand de Lesseps avait créé la qu’un? Compagnie du canal de Suez en 1854. De Marseille, Youssef Karam fut Deux ans plus tard, le Khédive lui envoyé en Algérie, où les autorités fran- cédait les terrains nécessaires et, le 25 çaises lui octroyèrent des terres dans la avril 1859, les travaux de percement région de Constantine. Il fut également étaient inaugurés. Au moment où éclata sollicité pour le projet de transfert des la guerre civile dans le mont Liban, les paysans en Algérie. Une travaux à Suez furent arrêtés sur ordre société avait été créée à cet effet à Mar- du Sultan, probablement sous pression seille par son ami et bailleur de fonds, anglaise. Pendant les négociations sur le négociant cheikh Merhi Dahdah, qui le règlement du conflit libanais, Napo- avait lui-même fui le Liban après avoir léon III négociait lui-même avec les été fortement taxé et malmené par les Anglais et le Sultan sur le sort du canal miliciens de Tanios Chahine. Un et les parts respectives de la France et curieux échange de terres et de paysans de l’Angleterre dans la compagnie. entre Machrek et Maghreb lie nos deux C’est en 1864, date du règlement défi- personnages. Le transport des paysans nitif de la crise libanaise par les grandes maronites est une autre histoire qu’il puissances que le Sultan ordonna la faudrait raconter en détail une autre La demeure de Abdel-Kader à Damas reprise des travaux à Suez. Drôles de fois. Contentons-nous ici des liens entre coïncidences, de quoi alimenter une théorie du complot. ce projet et celui du royaume arabe de Abdel-Kader. En Voyons... 1860, M. Vayssettes, historien de Constantine, publia un Le compromis sur Suez s’est-il engagé à partir de la guerre pamphlet dont le titre dit tout: «Sauvons les maronites par libanaise? Cela expliquerait que la France ait accepté de l’Algérie et pour l’Algérie». L’argument principal pour jus- retirer ses troupes du pays afin de ne pas s’aliéner les Otto- tifier le transfert des paysans maronites en Algérie reposait mans et les Anglais. C’était là d’ailleurs la teneur des prin- sur l’hypothèse que la création du Royaume arabe de cipales critiques adressées à un retrait jugé trop hâtif. On Abdel-Kader mettrait en danger les maronites du mont comprendrait, dans ce cas, la facilité et la vitesse avec les- Liban. La France, forcée d’agir, aurait le choix entre la quelles le projet du royaume arabe fut abandonné au pro- création d’un État chrétien dans le mont Liban, qui serait fit de ce que les Français appelaient désormais leur «expé- refusé par les Ottomans, et la décision hasardeuse et coû- rience catholique en O rient». Au lieu de conclure un teuse de maintenir une présence militaire permanente pour marché sur le partage de l’Europe avec la Russie, à partir les protéger. Vayssettes proposait une troisième option: le de la guerre libanaise, comme le voulaient les conseillers de transfert des maronites en Algérie où ils seraient en sécurité Napoléon III (voir l’encadré), la France aurait-elle, à la et où ils feraient bénéficier la colonie française de leur faveur de cette guerre, conclu le grand marchandage avec expérience dans la sériciculture et la culture du coton. l’Empire ottoman en décrochant le «contrat du siècle» à Suez? APASSIONATA: L’UNITÉ ARABE. Quand, en 1867, il fut permis à Karam de quitter l’Algérie, il se déplaça entre la France, PASTORALE: DES TERRES ET DES PAYSANS. La Principauté l’Autriche, la Belgique et Istanbul où il multiplia requêtes chrétienne et le Royaume arabe furent tous deux écartés et interventions pour être autorisé à retourner dans son des pourparlers qui aboutirent à l’instauration de la Muta- pays. Au Liban, le retour de Karam était une demande sarrifiya en 1861-64. Abdel-Kader sembla s’y résigner. Il incessante du patriarche Massaad qui résistait toujours repartit pour Istanbul en 1865 intercéder auprès de la contre l’extension de la domination de Daoud Pacha sur le Porte pour obtenir la libération des notables damascènes nord chrétien du pays. Dans les capitales européennes, tou- incarcérés en raison de leurs responsabilités dans les tefois, personne ne voulait plus entendre parler d’une prin- émeutes de 1860, ce qui lui fut accordé. cipauté chrétienne autonome. Karam vira alors du poli- Karam, lui, refusa d’accepter la réimposition de l’autorité tique à l’économique: il présenta aux hommes d’affaires ottomane sur la Montagne et en resta à l’idée d’un État français un projet économico-social qui nécessitait l’inves- chrétien autonome. Quand, en 1866, il lui fut permis de tissement de 5 millions de francs dans la construction de retourner au Liban, il reprit les armes contre Daoud Pacha lignes de chemin de fer et le creusement de mines de char- à partir du Kesrouan et, cette fois-ci, les Kesrouanais adhé- bon et offrit ses terres au Liban en garantie pour les capi- rèrent massivement à sa révolte. Chassé du Kesrouan, le taux français. Las! Son projet économique ne suscita pas bey se retrancha à Ehden où il assèna des coups durs à ses plus d’intérêt que son projet politique. assaillants avant de se lancer, dans la griserie de ces L’affaiblissement de la France à la suite de la guerre de quelques succès, contre Beiteddine pour occuper le siège du 1870 et de la Commune de Paris encouragea les Algériens Mutasarrif. Fatale erreur: il fut assiégé par les troupes otto- à se révolter contre le pouvoir colonial. À leur tête, il y manes près de Bikfaya. La fin semblait proche. Karam ne avait Mohieddine, fils de Abdel-Kader. Le père, fidèle à sa fut sauvé que par l’intervention du consul de France qui promesse à Napoléon III, intervint pour mettre fin à la obtint des Ottomans la levée du siège et accompagna per- révolte et somma son fils de retourner à Damas. Mais sonnellement le rebelle à Beyrouth où un bâtiment de l’Empereur n’était plus là... Du moins avait-il eu, l’année

L’ORIEN T-EXPRESS 10 6 OCTOBRE 1996 H ISTOIRES précédente, la satisfaction de voir inauguré le canal de Suez dance et de l’unité dans les régions arabes de l’Empire. – ironie du sort, Abdel-Kader figurait en tête de liste des Cette première manifestation moderne du nationalisme invités. arabe restera vivace malgré la répression ottomane; les pre- Karam, pour sa part, connut une transformation radicale miers tracts indépendantistes qui apparurent en 1880 sous de sa pensée ainsi que de ses objectifs politiques, sous l’im- Midhat Pacha contribueront à la révocation de ce gouver- pact de ses expériences douloureuses avec les chancelleries neur réformateur, ancien grand vizir et père de la Consti- européennes. Ce candidat à la résurgence de la principauté tution ottomane de 1876. Accusé par la Porte et les natio- chrétienne, adepte d’un «nationalisme» maronite qui nalistes turcs d’œuvrer pour une Asie Mineure autonome considérait les maronites comme «fils d’une même patrie, sous son égide, Midhat fut aussitôt convoqué par le Sultan membres d’une même Église et appartenant à une même et exilé à Taëf (la même!) où il finira ses jours. nationalité», s’engagea alors sur le chemin de l’indépen- dance et l’unité de l’Orient arabe. FINALES MYSTIQUES. À Damas, où il passa les dernières Voilà nos deux personnages qui se rencontrent enfin, du années de sa vie, l’émir algérien se consacra à la «prière au moins par correspondance ou par le biais d’intermédiaires. Dieu très-haut». Il mourut dans son domaine de Doum- La correspondance que Karam entretient avec Abdel- mar, le 24 mai 1883, à l’âge de 75 ans, et fut enterré à Sali- Kader nous présente un tout autre visage du bey libanais en hiya, près du mausolée du grand mystique . Jus- son âge mûr. En 1877, il raconte à l’émir algérien l’échec tement, sa dernière œuvre avait été un recueil de poèmes de ses tentatives pour convaincre les Ottomans d’entre- soufis. prendre des réformes au Liban et exprime son grand déses- Résigné au fait qu’il ne reverrait jamais son pays, Youssef poir de n’avoir pas réussi à «convaincre les chrétiens Karam finit ses jours à Razzania, près de Naples. Il com- d’abandonner la demande de protection aux pays étran- posa lui aussi des poèmes mystiques, écrivit un traité sur le gers». Il conclut que le seul moyen pour sauver les pays Saint-Esprit et traduisit en arabe une biographie de sainte arabes serait de les unir autour du drapeau de l’émir dans Catherine de Sienne, la patronne de l’Italie. Quand il sentit un royaume confédéral. la mort approcher, en 1889, il refusa de manger et de boire Dans une autre lettre, il fait part de ses craintes au sujet des jours entiers jusqu’à ce qu’il rendit l’âme. Il disait à ses d’un partage des pays arabes, projeté par la France et l’An- proches qu’il attendait l’arrivée de Notre Dame de Lorette gleterre, en des zones soumises au protectorat de l’une et de pour l’accompagner dans son dernier voyage. Lorette est l’autre, «de peur que l’ethnie arabe ne resserre ses rangs et un village italien, site d’une maison qui aurait été trans- constitue un seul gouvernement ...Voilà pourquoi ils veu- portée miraculeusement de Nazareth en Palestine en Italie lent nous asservir tous». Nous sommes à une quarantaine en l’an 1295, par l’intervention de la Vierge Marie. La d’années des accords Sykes-Picot! sainte maison en question, appelée Santa Casa, est toujours La dernière lettre de Karam à l’émir algérien est pleine un lieu de pèlerinage. Sublimation tragique que celle de d’une amère clairvoyance tirée des leçons de la guerre civile l’attente de Notre Dame de Lorette. Comme si le mourant de 1860. Elle sert également de leçon pour toutes les rêvait que sa maison de Razzania prendrait le chemin guerres civiles: «Les tribus qui se livrent la guerre, où l’une inverse de celui de la Santa Casa et qu’elle serait miracu- fait couler le sang de l’autre pour des raisons sectaires, leusement transportée par la Vierge Marie dans son village méritent d’être soumises au joug d’une nation étrangère qui natal d’Ehden! protégera l’une de la cruauté de l’autre. Q uant à l’injustice Karam, un des premiers chefs guerriers du mont Liban à du gouvernement ottoman, elle nécessite que ce gouverne- engager des femmes dans ses troupes, mourut vierge. Il ment soit démis de ses fonctions. Ainsi les conditions se n’avait point connu de femme de toute sa vie, ni même préparent pour nous mettre tous sous la coupe des gouver- «regardé le visage d’une femme d’un regard reprochable». nements européens». F. T. Nous ne connaissons pas les réponses de l’émir. Mais le fait est que Karam participe à la relance du projet du royaume arabe. Lâché par la France, ce projet était repris par les Pour aller plus loin habitants du Liban, de Syrie et de Palestine. En 1877, une délégation arriva à Damas pour prêter allégeance à Abdel- Charles-Robert Ageron, «Abdel-Kader, souverain d’un Kader en tant qu’émir de la Syrie. Elle regroupait un échan- royaume arabe d’Orient», Revue de l’O ccident musulman et tillon représentatif des notables citadins et d’une intelli- de la Méditerranée , 1970, pp. 15-30. Adel al-Solh, Soutour min al-Risala. Beyrouth, 1966, pp. gentsia multi-confessionnelle arabe dont Beyrouth était le 107-111. centre. Elle aura une recrue de taille en la personne de Shlomo Avineri (ed.), Karl Marx on Colonialism and Moder- l’évêque maronite Dibs qui joua le rôle d’intermédiaire nization, New York, Anchor Books, 1969, pp. 422-424. entre Karam et Abdel-Kader. Parmi les personnalités liba- Istfan al-Bach‘alani, Lubnân wa Youssef Bayk Karam. Bey- naises les plus actives, il y avait Ibrahim Agha al-Jawhari et routh, Sader, 1924, p. 606. Ahmad Rida al-Solh (le père de Riad), tous deux des Marcel Emerit, «La crise syrienne et l’expansion économique notables de Sayda, Mohammad al-Amin et le cheikh Ali al- française en 1860», Revue Historique, tome 207, pp. 211- 232. Hurr du Jabal ‘Amil, et Hussein Beyhum et Ahmad Abbas Henri Laurens, Le Royaume Impossible. La France et la al-Azhari de Beyrouth. Le consul français à Beyrouth, génèse du monde arabe, Paris, Armand Colin, 1990. Delaporte, ne manqua pas de faire remarquer à son gou- Marx-Engels, Collected W orks, Moscou, Progress Publishers, vernement, dans son rapport du 19 octobre 1879, le vol. XVII, 1859-1860, pp. 439-443. sérieux de la résurgence du mouvement pour l’indépen-

L’ORIEN T-EXPRESS 10 7 OCTOBRE 1996 ziry ab S aveurs

M y stérieux jusque dan s ses origines, l’artichaut ne se laisse pas effeuiller san s coquetterie. U ne fois l’ex quis labeur effectué avec doigté, et le légum e défloré, le cœ ur y est.

DR D e l’artichaut ’ARTICHAUT EST LE PLUS MYSTÉRIEUX DES LÉGUMES. Il en Paris, sous Henri IV, les marchands des quatre saisons Lest aussi le plus féminin, et ceci explique sans doute cela. continuaient de vanter ses incomparables vertus «pour Alors que les légumes de sexe masculin, comme le monsieur et madame». Mais «madame», qu’on montrait du concombre, l’asperge ou le salsifis, se permettent d’exhiber doigt lorsqu’elle mangeait de l’artichaut, sera assez perspi- à tout bout de champ leur arrogante virilité, l’artichaut, lui, cace, ainsi que le rapporte un poème populaire du milieu du au contraire, par pudeur innée, sinon par coquetterie, s’em- XVIIIe siècle, pour s’adresser à «monsieur» en ces termes: ploie à cacher son intimité sous les jupons et les dentelles, «Mange-les, toi que mon cœur aime, les plis et les replis. Pour y accéder, ses amoureux doivent Car ils me feront plus de bien lui ôter toutes ces fanfreluches, une à une, délicatement, en Q ue si je les mangeois moi-même.» se donnant le temps. C’est alors que l’artichaut leur offre à Cette charmante réputation ne repose évidemment sur rien croquer la partie la plus charnue de sa personne, celle-là de solide. Et c’est pur hasard si le roi d’Angleterre Henri même que les Français, lorsqu’ils étaient moins pudibonds, VIII, fondateur devant l’éternel de l’Église anglicane, ne désignaient pas par le mot «fond», mais par le mot consommait les femmes et les artichauts avec un égal appé- «cul». tit. Certes, dès le Xe siècle, en terre d’islam, Râzî, dans son Ce n’est cependant pas pour sa féminité, on s’en doute, que Traité des correctifs des aliments, avait attiré l’attention sur l’artichaut a longtemps été interdit en France aux jeunes les effets stimulants de ce précieux légume. Mais je n’ai lu filles de bonne famille. Ayant traversé les Alpes, au XVIe nulle part ni entendu dire que les califes, sultans ou rois de siècle, en provenance d’Italie, le cynara scolymus fut consi- chez nous en aient fait grand usage. Je me demande déré comme un puissant aphrodisiaque. Or, à l’époque, on d’ailleurs si le kangar évoqué par Râzî était bien de l’arti- était friant de ce genre de gâterie, l’exemple venant d’en chaut. Et je me pose la même question à propos du harchaf, haut: de la reine-mère elle-même, Catherine de Médicis, fort kharchaf, kharchouf, qinâriya... Quant au ‘akkoub, dont portée sur la bagatelle, selon le témoignage drolatique de parle le géographe palestinien Muqaddasî, et que mon ami Brantôme. Elle raffolait donc des nourritures prétendument André Miquel traduit par «artichaut», je suis sûr qu’il s’agit réchauffantes, comme les culs d’artichaut et les crêtes de d’un chardon encore épineux, au demeurant délicieux, le coq, si bien qu’elle faillit en crever lors d’un repas de noce, même qui ensanglantait les mains de ma grand-mère chaque en 1575. La carrière excitante de l’artichaut n’en sera pas fois qu’elle s’entêtait à nous en préparer! pour autant interrompue. On raconte, par exemple, qu’à Nous touchons là à un autre mystère de l’artichaut: celui de

* Avec l’aimable autorisation de Q antara, le magazine de l’Institut du monde arabe.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 8 OCTOBRE 1996 ses origines. En effet, à travers les siècles, dans les pays de langue arabe, on a donné des noms différents à une même plante ou famille de plantes, qui pouvait ou non être de l’ar- tichaut, et parfois un seul nom à toutes sortes d’acanthe, chardons, cardons, artichauts sauvages ou cultivés... Bien malin celui qui parvient à s’y retrouver, les pistes ayant été ainsi brouillées, d’abord par les botanistes eux-mêmes, de Dioscoride à Ibn al-Baytâr, ensuite par leurs traducteurs, enfin par la cohorte des commentateurs, qui n’ont rien arrangé, bien entendu. Ce qui me paraît à peu près certain dans cet embrouillamini, c’est que l’artichaut est né en HOUDA KASSATLY Afrique du Nord, à partir d’un chardon sauvage, et que ce devint alcarchofa en espagnol, puis articcioco en lombard, sont nos cousins maghrébins qui l’ont élevé et entretenu. Ses puis artichaut en français. Au XIXe siècle, en le découvrant côtes les intéressaient plus que sa tête, en quoi il s’apparen- tel qu’il était devenu, après cette longue évolution, les tait encore au cardon, autre chardon apprivoisé. Les Anda- Arabes du le nommèrent ardî-chokî, mot propre- lous, maîtres-jardiniers s’il en est, ont cherché par la suite à ment génial parce qu’il clôt le cycle des emprunts, sans négli- e grossir sa tête, comme le laisse entendre, au XII siècle, ger l’ascendance épineuse de l’artichaut. l’agronome sévillan Ibn al-‘Awwâm. D’Espagne, ce qu’il Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le Maghreb faut bien appeler, désormais, artichaut passa en Sicile, puis soit aujourd’hui, avec l’Italie, la contrée où l’artichaut est le à Naples, d’où il s’introduisit à Florence, en 1466. Le mot plus dorloté. Cela est vrai aussi du cardon, que les Français arabe al-harchaf, ou al-kharchaf, désignant le chardon, ont trop délaissé, malheureusement, malgré le conseil avisé de Grimod de la Reynière qui, dans son Almanach des A rtichaut farci (recette levan tin e pour 4 person n es) gourmands, le considère comme «le nec plus ultra de la science humaine». Selon lui, «un cuisinier, en état de faire 8 fonds d’artichaut citronnés un plat de cardes exquis, peut s’intituler le premier artiste de 400 g d’épaule d’agneau hachée l’Europe». Il n’en existe plus en Europe de ces cuisiniers, ou 2 oignons hachés m enu 50 g de pignons très peu, mais il y en a au Maroc où le tajine aux cordons, Huile ou sem n qanâriya, est si fin qu’on s’en sert pour tester la qualité de Sel, poivre, can n elle l’huile d’olive nouvelle. Et que dire du tajine aux fonds d’ar- tichauts sauvages, auquel on peut ajouter fèves vertes ou Faites rissoler les fonds d’artichaut dans le sem n ou l’huile petits pois, sinon qu’il est l’un des mets les plus subtils que et gardez-les dans un plat. l’on rencontre sur la planète Terre? Pour en faire, il faut cer- D an s la m êm e sauteuse, faites reven ir la vian de hachée et tainement beaucoup de courage et d’abnégation, car cet les oign on s, puis les pign on s. Salez et épicez . F arcissez les artichaut-là ressemble à une couronne d’épines, mais le fonds d’artichauts et disposez-les dans un plat de four. Cou- vrez d’eau chaude et laissez cuire pen dan t 45 m in utes à feu Paradis est au bout du calvaire. Cependant, si vous n’êtes doux. pas prêts à vous sacrifier pour vos convives, tout en voulant Servez avec du riz pilaf. leur faire plaisir, n’hésitez pas à essayer le tajine aux arti- chauts cultivés (cf. recette ci-contre), ou le ragoût tunisien Tajine de viande d’agneau aux artichauts et fèves aux artichauts, gannariya, et citron, rehaussé au piment (recette m aghrébin e pour 4 person n es) rouge, ou encore les fonds d’artichauts, qarnoun, à l’algé- rienne, farcis de viande hachée, oignon, persil, le tout lié 1 kg d’épaule d’agneau coupé en 8 m orceaux avec un œuf et parfumé au poivre noir et à la cannelle. J’ai 8 fonds d’artichauts citronnés 300 g de fèves vertes vu ma voisine constantinoise les disposer dans un plat allant 1 gousse d’ail au four, avant de les enrichir de boulettes apprêtées avec la 1 citron confit même farce, et de les laisser cuire dans une sauce de tomates Q uelques olives vertes fraîches. Recette différente de la nôtre (cf. ci-contre), mais 4 cuillerées à soupe d’huile d’olive elle ne lui cède en rien, qu’on se le dise. Sel, gingembre, safran N’allez pas maintenant supposer, en me voyant chanter les mérites des artichauts maghrébins, que je sous-estime ceux D isposez la viande dans une cocotte et ajoutez l’huile, l’ail de France. Au contraire, je n’en connais pas de meilleur, ni écrasé, un e cuillerée de gin gem bre et un e pin cée de safran . Couvrez d’eau et faites cuire à feu m oy en en ajoutant de même d’équivalent, sauf peut-être les poivrades d’Italie qui l’eau de tem ps en tem ps. M ettez les fèves à cuire dan s un e se laissent grignoter sans chichis, à la croque au sel. Si vous casserole où vous aurez versé la m oitié de la sauce. A joutez vivez donc en pays de Ronsard, grand amateur d’artichauts de l’eau. F aites de m êm e avec les artichauts. et «cœur d’artichaut» lui-même, usez et abusez, en variant Versez les fèves et les artichauts sur la vian de et ajoutez le les recettes, des violets du Midi, camus de Bretagne, gros citron confit coupé et les olives. Portez à ébullition. verts de Laon. L’artichaut est toujours savoureux, amusant, D ressez la vian de dan s un plat de service et recouvrez -la riche en vitamines, pauvre en calories, cholérétique, diuré- d’artichauts et de fèves. D écorez avec les olives et versez la tique, et bien d’autres choses encore. Et s’il n’est pas vrai- sau ce. ment aphrodisiaque, il peut le devenir. Il suffit d’y croire. N .B . O n peut rem placer les fèves par des petits pois frais. ZIRYAB

L’ORIEN T-EXPRESS 10 9 OCTOBRE 1996 carte postale M ÉD ÉA AZO URI Paradis avec tapis vert pour les uns, vulgaire et aguicheuse cité de perdition pour les autres, la mégalomaniaque machine à sous du Nevada n’en finit pas de bluffer, de jouer et de rejouer son propre my the. Banco!

VEGAS: Votre argent m’intéresse

L’ORIEN T-EXPRESS 110 OCTOBRE 1996 N ATTERRISSANT À LAS VEGAS, quantité d’images vous Eassaillent. Le luxe, l’argent, la séduction, les lumières sont ceux que raconte le cinéma. Aux alentours, le désert. Pas un hameau, pas une âme. Une oasis au milieu d’un océan de sable. Une oasis constituée de gigantesques édi- fices le long d’une rutilante et unique grande artère. Exhaltation, impatience, excitation... Quel que soit le mobile qui vous y a conduit, on a vite fait de se piquer au jeu, et c’est la banque qui ramasse tout. Dès l’aéroport, même les plus rétifs aux sirènes du hasard n’ont qu’une envie: se retrouver tout de suite dans la capitale du jeu. Ou s’y perdre. D’ailleurs, à peine passé la douane, les slots machines vous accueillent, sollicitant à tout bout de champ votre porte-monnaie. «Let the show begin!» C’est sur Las Vegas Blvd, communément appelé The Strip, que la ville apparaît réellement telle qu’elle est. Vibrante et angoissante. Bordé de mille feux, ce long et interminable couloir ne mène pourtant nulle part, sinon vers le néant. Banale fatalité pour des millions de touristes d’hier et d’au- jourd’hui. L’espace d’un instant, ils croient dur comme or que la fortune est à portée de leurs mains. Mais c’est pour traîner pendant de longues heures ensuite des mines dépi- Au Luxor Hotel, le charme de l’Égypte ( revu et corrigé au tées. Avant, qui sait, un miraculeux «Rien ne va plus». goût yankee), saute littéralement aux yeux. Gigantissime! Parce que tout est possible à Las Vegas: la démesure archi- La structure de l’endroit? Une pyramide de verre de la taille tecturale, la débauche électrique, les fortunes qui se défont, de Guizeh. Avec, en rab, une reproduction du Sphinx gran- et les rares qui se font, le règne sans partage de la Mafia, les deur nature qui sert de lobby à l’hôtel. Hommage aux bons plaisirs du ventre et l’étalage des bas-ventres, les mariages vieux mythes de l’Antiquité. Et c’est pas fini. Déjà tout éclairs, les divorces express... Tout y est, l’homme et ses fai- ébaubis, les touristes de l’Arkansas ou du Nebraska sont blesses, avec sa mégalomanie latente et ses éternelles envies conviés à naviguer, à bord d’une felouque, sur une rivière d’approcher le ciel. Et c’est cela, le Strip, à la puissance intérieure de quatre kilomètres qui va contourner le casino, mille. On n’a pas besoin de savoir où aller, on se laisse le bar, et quelques chambres. Mais le plus fort, c’est que emporter par la foule, par ce va-et-vient incessant de l’eau qui coule dans les canaux, provient directement du joueurs impénitents ou amateurs, au rythme des quarters Nil. Importée! L’eau est importée d’Égypte! Pour agrémen- américains qui tintent dans les gobelets aux mains des pas- ter le tout, le personnel est évidemment déguisé en Cléo- sants. À ce moment, il n’y plus de doute: on est dans un pâtre (mais point d’aspic ni d’ailleurs de bel Antoine), monde au-delà du rationnel. «W elcome to the fabulous Las Ramsès, et autres Toutankhamon, disséminés ça et là le Vegas». long du trajet, avec parfois un authentique Égyptien, fraî- chement importé pour jouer du ‘oud. Mais c’est au Caesar’s Palace que le décorum est le plus saisissant. Dément! Le plus extravagant des endroits à visi- ter à Vegas, c’est assurément son forum. Sous une voûte céleste en trompe-l’œil, dont les couleurs varient selon les heures du jour et de la nuit, antiquité et modernisme se rejoignent. De Gucci à Bulgari, du Planet Holly- wood au W arner Bros. Store, des stands de souvenirs aux cafés-terrasses, la galerie marchande, pavée comme une voie romaine, regorge de produits de luxe. De quoi pétrifier le touriste en virée. Mais pas Vénus, Apollon et Bac- chus qui, eux, en oublient de rester de marbre: à dix-sept heures tapantes, les statues qui ornent les lieux se mettent brusquement à parler pour souhaiter la bienvenue en racontant l’histoire romaine aux visiteurs avides de connaissance (?) au rythme du flot des

L’ORIEN T-EXPRESS 111 OCTOBRE 1996 fontaines, imitations d’époque. Décidé- Entre les shows narcissiques de Sieg- ment, ils sont fous, ces Romains, et ils fried and Roy, les acolytes du non sont contagieux. Un million de dollars moins narcissique David Copperfield (le Quelques siècles plus tard, l’Excalibur pour vingt-cinq cents, magicien, pas celui de Dickens, le offre un autre chapitre d’histoire revu et pauvre), qui frappent fort avec leurs corrigé par Hollywood. Ici, pas de Tris- Jackpot! dix-sept tigres blancs, les concerts de tan et d’Iseult ni de Lancelot et de Gue- crooners revenants, les attractions nièvre, même si le cadre s’y prêterait bien. Dans un château propres à chaque hôtel, comme le King Arthur’s Tourna- qui se veut inspiré des manoirs médiévaux anglais et écos- ment pour la couleur médiévale ou «Splash», où des clones sais mais qui ressemble plus à Disney Land qu’au Camelot de Darryl Hannah se prennent pour Esther Williams, la du Roi Arthur, la middle class américaine s’en donne à bourse en prend un sacré coup. Mais c’est vrai que lors- cœur joie. Heureusement, Merlin l’Enchanteur est là pour qu’on va à Vegas, c’est prévu au programme. servir de guide à la foule, qui se serait certainement perdue Pour sortir de l’histoire, et rester dans le cinéma, il y a le parmi les quelques quatre mille chambres conçues pour MGM, le plus grand hôtel du monde, à la mesure de la héberger les clients. Des chevaliers s’affrontent dans les cou- démesure de la ville. Avec plus de cinq mille chambres, ce loirs, le personnel en costume d’époque s’agite dans tous les bâtiment futuriste, où veille inévitablement à l’entrée le sens pour répondre aux demandes des clients. Concours de célébre lion de la major du même nom, est un hymne au tir à l’arc, lancers de hallebardes, jongleurs, cracheurs de gigantisme architectural. Avec son parc d’attraction, forcé- flammes, autant d’attractions pour aider le spectateur à ment immense – c’est le plus grand de Vegas –, son hall, grimper dans la machine à remonter le temps. À quand la tout aussi énorme, et sa sono, pas moins giga, même si la salsepareille au petit-déjeuner? musique est assez inappropriée. Point d’airs de music-hall Le petit-déjeuner, parlons-en. Pour pousser les consomma- qui auraient pu ravir Ginger et Fred ni de W est Side Story, teurs à dépenser plutôt leur argent au casino, les gérants de mais un tonitruant Eye of the Tiger – remarquez, c’est nor- l’Excalibur, à l’instar de ceux des autres hôtels, ont bradé la mal, Rocky IV a été tourné ici – et de la dance music à fond nourriture. Cinq dollars le petit-déjeuner (buffet à volonté), la caisse. sept le déjeuner, la restauration à Vegas est quasiment gra- En général, quand on en a fini de la tournée des grands tuite. «Viva Las Vegas» chantait Presley. Mais, petit-déjeuner hôtels, il est déjà très tard. Ou très tôt. Peu importe. Rien ou pas, on n’en revient jamais les poches pleines, c’est garanti! n’indique l’heure à Vegas. Aucune horloge à l’horizon.

L’ORIEN T-EXPRESS 112 OCTOBRE 1996 Même les employés n’ont pas de montre. Comme s’il était prohibé d’avoir une notion du temps dans cette ville. La vie se vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre au même rythme que celui des slots machines. Allez rêver, après une telle saturation. De toute manière, la nuit, enfin façon de par- ler, est de courte durée. Et puis, pourquoi s’inventer ses propres images quand on est servi par une telle profusion de réminis- cences filmiques: Bugsy, Casino, Leaving Las Vegas... Histoire et cinéma, encore! Pour le ciné- phile, plus que pour quiconque, le pèleri- nage est de rigueur au Flamingo, le pre- mier palace de la région bâti par Bugsy Malone. Kitsch! Comme l’ambiance de la ville. Mais ascendant seventies. Tapis bariolés oranges et bruns, canapés en velours, bref le disco. Pâles imitations de Sharon Stone, en vinyle, semelles compen- sées et couleurs psychédéliques, toutes ces nanas qui se prennent pour des stars sont à l’affût de milliardaires en vadrouille. Moins séduisants que Robert de Niro ou Warren Beatty, ils sont d’ailleurs là, en chemise hawaïenne ou en costard croisé. Eux aussi, ils les attendent, les poules de luxe aguichées par leur argent. Ils rentre- ront chez eux, bredouilles... Las Vegas, grande agence matrimoniale? Résultat nul... Brusquement, tout s’est accéléré. Les clients du Flamingo se sont rués vers une des tables de black qu’on a mathématiquement plus de chances d’augmenter jack de la salle de jeu. Un milliardaire japonais venait de son pactole. Ce n’est pas le cas du commun des mortels. gagner 700 000 dollars. Faites vos jeux, ladies and gentle- Quelques-uns, plus chanceux que d’autres, ont pourtant men.... Le tapis croule sous une masse de jetons, échangés raflé le gros lot. Un million de dollars pour vingt-cinq cents, plus tard contre un attaché-case de billets verts. Las Vegas par exemple, misés par cet adolescent de dix-neuf ans dans confirme sa légende. You can win! une machine à sous. Jackpot! Mais manque de pot, l’âge Avec un capital de départ de cent mille dollars, c’est vrai requis pour jouer est de vingt-et-un ans. Bye-bye money! Le novice audacieux, auquel la fortune avait souri trop tôt, n’a pas eu gain de cause contre les autorités du Nevada à qui il avait intenté un procès. D’autres y ont laissé plus que des plumes. La probabilité de gagner est telle- ment minime... Mais la fièvre du jeu n’épargne personne. Et ce sont toujours les autres qui perdent. Comment ne pas tenter le coup? Peut-être le gros...

Direction Stratosphere Tower. À l’autre bout de la ville, bien après le down town, se dresse une tour de trois-cent-dix mètres de haut qui donne l’impression d’assister au duel du Roi et de l’oiseau. Plus haut, toujours plus haut... Ils sont fiers les Yankees de cette tour qui dépasse la Tour Eiffel. C’est le vertige, promettait la brochure: montagne russe et free shot (soixante-dix km/h pour se retrouver en bas, dans une descente verticale longeant la tour). Nausée garantie. Mais, la nausée, on n’a pas besoin d’aller si haut pour l’attraper dans une

L’ORIEN T-EXPRESS 113 OCTOBRE 1996 ville où tout semble vertigineux... Comme lui, ils sont par centaines, les Accoudée au bar du Caesar’s, je Ici, rien n’indique épaules voûtés, le regard éteint, la mine contemple la salle. L’homme était visible- l’heure, la vie se vit hagarde, à toujours entrer et sortir avec ment accablé par une trop longue nuit l’ultime désir d’un coup de dés qui, enfin, qui ne lui avait apporté aucune vraie au rythme des slots abolirait le hasard. Les yeux exorbités, grande surprise. En tout cas, pas la machine collés à leurs écrans, les joueurs ne font bonne. Avec ses mains qui répétaient plus partie de ce bas monde. Grisés dans inlassablement les mêmes gestes et ses doigts qui piano- une Vegas qui semble trop blasée. Seul le retentissement taient une symphonie pathétique sur une slot machine, il des pièces se fait entendre. Parfois saccadée, parfois conti- donnait l’étrange impression de sortir de Vingt-quatre nue, c’est la seule mélodie audible dans ce brouhaha de heures de la vie d’une femme de Zweig. l’espoir. Et du désespoir.

Le Grand Canyon Pour souffler après la débauche de Las Vegas, la géographie a bien fait les choses. On saute dans un avion à destination d’un autre lieu mythique, aux portes du Nevada, où l’homme ne joue plus aucun rôle et où la nature est ce qu’elle a tou- jours été: grandiose... Immense tableau aux couleurs ocres et safranes, aux reliefs striés à l’infini, à la beauté insensible aux outrages du temps, le Grand Canyon est là, témoin des amours tumultueuses de l’eau et de la terre. Paysage incommensu- rable mais qui redonne la mesure des choses. À couper le souffle. Ici, pas d’artifices. Impossible de ne pas se sentir tout petit. Et en même temps grandi par le vide majestueux. Little Big Woman. Après le vacarme, le silence. Le soleil est au zénith, la chaleur écrasante, et pourtant, on est bien. Plus besoin de rien. C’est la fin du voyage, de tous les voyages. Comme Thelma et Louise... M.A.

L’ORIEN T-EXPRESS 114 OCTOBRE 1996 CO NT E DE LA F O LIE O R DINAIR E

Bref éternuement de... reins

OMMENT VOULEZ-VOUS QU’UNE FEMME jouisse avec des soit sur le plan social ou dans ses relations amoureuses et Cconcepts? «La conscience? Un mot féminin»? Pas éton- sexuelles. Fallait-il pour autant que vous perdiez vos repères? nant que vous n’ayez rien compris. La conscience, c’est le lieu Si aujourd’hui la femme assume la pluralité de ses fonctions, des concepts. Et particulièrement celui des concepts tarabisco- fallait-il que vous en oubliez la vôtre? tés comme les vôtres. Comment voulez-vous qu’une femme Plutôt que de vous braquer dans des positions défensives jus- jouisse avec ça? Le mot Féminin que visiblement vous ne qu’à l’extrême, à votre tour d’assumer la diversité de vos sen- connaissez pas, non pas par ignorance conceptuelle, en ça vous timents. Être tendre ne veut pas dire être faible, aimer ne veut êtes forts, mais parce que ça ne vous a jamais effleuré, c’est pas dire perdre votre masculinité. Au contraire, donner à la l’inconscient. femme est un grand signe de virilité. L’art et la manière, c’est L’inconscient, c’est le lieu de la jouissance, c’est le lieu du Nir- de savoir se retenir, comme dirait Papa, non pas dans les mots, vana. De cet abîme-là, vous ne pourrez jamais vous approcher, mais dans les gestes, le rythme: le savoir-faire... Et oui, il n’y a car le seul abîme que vous connaissez, c’est celui du désespoir. pas de femmes frigides, il y a seulement des hommes frigori- La seule féminité que vous connaissez, est celle du féminisme fiants. stérile, n’ayant qu’une seule et unique envie, celle de ressem- Mais bien sûr que Brassens avait raison. Si «Q uatre-vingt- bler aux hommes... Pour ces femmes là, seul le Pénis-N eid quinze fois sur cent, la femme s’emmerde en baisant», c’est existe. Vous savez ce que c’est? L’envie malheureusement bien parce qu’elle rencontre des hommes qui prennent la fuite inamovible de beaucoup de femmes qui vous ressemblent et dès la première contraction, dès le premier gémissement. Si ces qui ne souhaitent qu’une chose: posséder ce truc que vous avez messieurs avaient un tant-soit peu de culture tantrique, ils entre les jambes. Cet organe qui vous sert à éternuer briève- comprendraient que la vraie féminité est en eux. Seulement, ment par peur du véritable abîme, celui de la jouissance, la comme leurs concepts sophistiqués les en séparent, il ne peu- vraie! vent qu’aiguiser leurs armes phalliques pour combattre les Pourquoi? La différence des sexes fait horreur. femmes. Mécanisme vieux comme le monde, la projection leur Le problème de beaucoup de femmes se situe autour de la sert à pourchasser les sorcières, à travers un miroir sans doute négation de cette différence. Il est vrai que l’idéologie fêlé puisqu’il renvoie une image déformée, leur faisant oublier ambiante les aide en cela. que la vraie féminité ne veut aucun mal aux mâles... Plutôt que Socialement, tout est fait pour entretenir la domination phal- de la contrer, apprenez à la connaître, à la reconnaître pour lique. Les femmes tombent aisément dans ce piège et cherchent pouvoir mieux l’apprécier, si tout du moins vous en avez non beaucoup plus à ressembler aux hommes qu’à affirmer leur pas le courage – loin s’en faut – mais le désir. différence. Cette terra incognita qu’est le Nirvana et qui vous paraît inac- Le féminisme auquel vous faites référence, en est la caricature. cessible, effrayante (à tel point qu’il vous faut de saintes pres- Ce n’est pas ça la féminité! Pris dans les effets de cette idéolo- criptions de Prozac), vous apprendrez alors à y plonger et à gie ambiante, tout autant que les féministes, vous combattez la vous y ressourcer, puisqu’à l’Origine, nous ne formions qu’Un; femme et ses valeurs. même si la religion nous a séparés, ce n’est pas une raison pour Activité n’est pas synonyme de masculinité au même titre que céder et ne pas nous retrouver, pour jouir ensemble d’une légi- féminité et passivité. Peut-être que l’émancipation de la femme time félicité... commence enfin à nous permettre de sortir de ces équations stériles. Une femme active est néanmoins une femme, que ce MÉDÉA AZOURI

L’ORIEN T-EXPRESS 115 OCTOBRE 1996 psyshow asse-tête c Comment déprimez-vous?

Il n’y a que les i mbéci les qui soi ent toujours heureux. Comme nous n’écrivons point pour ces gens-là et comme la r entrée, coïnci de toujours avec l’automne – saison de la dépr essi on –, même les plus opt i m i st es, l es pl u s én er gi qu es on t leurs moments de dépri me, de blues, de cafard, de mélancoli e, etc. C hoi si ssez pa r m i cha qu e gr ou pe de t r oi s phr a ses cel l es qu i se rapprochent le plus de votr e façon de di r e votr e tri stesse ou de la senti r. D e façon à avoi r en som m e 15 Monica Vitti dans Le désert rouge d’Antonioni r épon ses.

1. Encore deux tablettes de ce chocolat et j’irai mieux. 25. Tu vois bien que je ne suis pas d’humeur. 2. J’y suis pour personne, je suis en plein crise de silence. 26. Est-ce que tu l’as vu toi dernièrement? 3. Mais enfin qui c’est cette crapule? 27. Ça se voit que je pleurais?

4. Je vais faire un somme, ça me calmera. 28. Je suis vidé. 5. Alors, tu te ramènes? J’attends mes câlins. 29. J’ai le cafard. 6. Je bosse comme un damné, ça me défoule. 30. J’en ai marre.

7. Je me sens seul comme un chien perdu sans collier. 31. Allô oui? non... écoute rappelle-moi plus tard tu veux? 8. Je suis triste comme une pierre. 32. Laissez-moi un message après le beep sonore. 9. Je suis aussi seul que Dieu en personne. 33. Qu’est-ce que tu fous encore chez toi?

10. Minuit comme Meurtre. 34. J’ai le sommeil hyper-léger, je dors très mal. 11. Minuit comme Mouvement Rapide des Yeux. 35. Le matin je suis in-ca-pable de me lever. 12. Minuit comme Merde Méga Insomnie. 36. Impossible de fermer l’œil avant 2-3h. du matin.

13. La Joconde, c’est ma sœur. 37. New York me fait rêver. 14. La Joconde?! Et ta sœur? 38. Je ne pourrais jamais quitter Beyrouth. 15. Elle sourit? Tu crois? 39. Londres c’est pas mal, j’irais peut-être là-bas.

16. Hiberner, quelle douce perspective. 40. Blues. 17. Il me faudra un baril de narcotiques pour faire l’ours. 41. Spleen. 18. Je sais pas trop, c’est pareil pour moi. 42. Femme.

19. C’est vrai? Il a plu aujourd’hui? 43. Je ne suis pas d’accord, c’est que voyez-vous... 20. Il pleut sur la ville comme il pleut dans mon cœur. 44. Ah bon! Vous croyez. 21. Putain de sale temps! 45. Pardon, vous disiez?

22. Je lui en veux. 23. Je t’en veux. 24. Je m’en veux.

L’ORIEN T-EXPRESS 116 OCTOBRE 1996 psyshow asse-tête Entourez la réponse que 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 c vous avez choisie de chaque groupe puis faites votre 3 5 8 10 13 16 20 24 27 28 33 36 37 41 45 compte. Reportez-vous au symbole qui contient la 2 4 9 11 15 18 19 23 26 29 32 35 39 40 44 majorité de votre choix. 1 6 7 12 14 17 21 22 25 30 31 34 38 42 43

Vous avez une majorité de et précises. Quand vous êtes fatigué ou las, Vous ne connaissez point les justes milieux, vous prenez votre dose de solitude néces- vous les croisez en passant d’une extrême à saire pour vous ressourcer avant de l’autre de vos humeurs changeantes et reprendre les rênes. Même lorsque vous êtes labiles, vos bonheurs sont intenses et vos le plus déçu, le plus triste, vous restez tristesses insondables. Dans le premier cas, capable de penser les choses, d’analyser les vous êtes exubérant, joyeux; vous vous circonstances et, une fois intériorisés, ce emportez, vous parlez beaucoup, vous riez faux-pas, cette perte rentrent dans les aux éclats. Un rien vous amuse, votre archives de votre mémoire, là où ils appar- humeur est railleuse, exaltée, euphorique et tiennent et vous êtes toujours prêt à vous vous débordez d’une énergie envahissante, dire que si vous perdez en réalité, vous presque incontrôlable. Cette face-là en gagnez en expérience. C’est ainsi que vous contient une autre, diamétralement oppo- faites votre apprentissage. Mais comme sée: sans cause apparente pour les autres, disent les Américains: It’s O . K. to be angry. vous devenez tellement triste, tellement sou- Conseil du psy: Le psy est d’accord avec les cieux que tout l’optimisme qui fait de vous Américains. d’habitude un boute-en-train, se transforme en angoisse, et avec la même intensité. Dans Vous avez une majorité de ces moments-là, vous vous repliez sur vous- Vous êtes dans le plus ou moins avec une même, vous désinvestissez le monde et ceux tendance vers le moins. Votre humeur est qu’il contient, jusqu’à vous-même. Vous égale dans sa résultante, sans excès ni pics. doutez, vous flottez, vous perdez pied et... Bien sûr, vous avez vos éclats de rire, vos assurance. Ce sont des phases très pénibles grands sourires, même votre humour et pendant lesquelles vous vous désespérez en peut-être même surtout cela. Mais vous êtes remettant en question l’utilité de toute un nostalgique, votre nature est comme un chose, de toute personne en commençant lac toujours calme avec ce quelque chose de par vous-même. Difficiles à vivre, ces triste et modéré à la fois. Un peu trop périodes vous semblent interminables, infi- romantique ou sentimental? Votre monde nies et vous êtes convaincu que ce gouffre, intérieur est riche et poétique. Émotionnel, personne ne peut vous en extraire et que sensible certainement mais peut-on l’être et vous vous débattez, seul et faible, sans par- rester léger et insouciant? Vous ne manquez venir à en émerger. Vous restez inconsolable pas de cynisme et vous êtes rarement fran- sans pouvoir pointer le mal, dénoncer la chement joyeux; les gens que vous côtoyez douleur et donc à peine l’exprimer. sont mieux habitués à voir votre sourire P. S. : Le psy espère qu’il se plante complè- qu’à entendre votre rire. Ceux qui sont trop tement. heureux vous semblent superficiels, plats et Conseil du psy: Si personne ne s’est planté, vous avez quelque mépris pour eux. En consultez (vite)! contre partie, ces mêmes gens peuvent se sentir mal à l’aise en votre présence qui Vous avez une majorité de casse leur rythme allegro et donne une Dieu que vous êtes raisonnable! Dans vos fausse note à leur présumée bonne humeur. joies comme dans vos misères et encore, Vous n’aimez pas le bruit et je vous vois c’est un grand mot. Vos maux sont bien quand, adolescent, vous vous enfer- logiques. Vous êtes plus souvent énervé que miez dans votre chambre imbibée des airs triste. Modérées, vos déprimes sont saines, dramatiques et intelligents des Pink Floyd vous faites bien les choses, vos deuils sont ou de Jim Morrison. Beaucoup de choses compréhensibles parce que réactions atten- vous font rêver mais peu de choses sont dues à des pertes qui vous coûtent, qui vous capables de vous arracher à votre léthargie chagrinent et vous savez obtenir la compas- ou bouleverser votre nature au point d’y sion et le support de vos proches capables susciter des changements majeurs. d’entendre votre mal. Vous gérez les diffi- Conseil du psy: Acceptez la techno et bran- cultés en adoptant des attitudes adéquates chez-vous sur X TC.

L’ORIEN T-EXPRESS 118 OCTOBRE 1996 les mots. f r*N croises g CO 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 Horizontalement: de n a b ih badawi T I. Sarelativité n’a rien à voir avecEinstein. ^ I II. Sélections particulières et générales. II III. Se fait finalement au poteau. Sigle universitaire. L’ordre c’est ^ son dada. III IV. Fond d’alcool. Passe et repasse. Grecque. IV V. B.B. biblique. Départ pour l’infini. Toile. Roi sur fond jaune. VI. Règle de trois. Baie lointaine. V VII. Erodai. Se retournait pour combattre naguère. Applique. VIII. Manuelle, elle retarde l’issue officielle. VI IX. Celée. Retourne à la cour. Tanière du Lion d’Arabie. VII X. Créateur tératogène. Localisation géographique. Gens curieux. Fait souvent écho. VIII XI. Qualificatif de qualité. Hic. Jamais vieux. Têtu en herbe. IX XII. Nouvelles sources de voix inconditionnelles.

X Verticalement: XI 1. Nouveau bail. 2. Vert. Vaut un iota. Chef de rayons. XII 3. Lettre de Démosthène. Couvrir pour réfléchir. 4. Suit les cours. Initiales macabres aux US. Méandres chinoises. 5. Bien enterré. Vous mènent droit. 6. Action à souhaits. 7. Irlande gaélique. Envoi piégé. Anonyme. 8. Nuit noire. Adresses. Solution des mots croisés du n° 10 9. Lit défait. Monta sur scène de façon irrésistible. Personnel. 10. Vacancier universel. Celles de l’état permettent toutes les grille 1 conjonctures. Horizontalement: 11. Source d’éclats. BCBG proverbial. Réservoir intime. I. Marie José Perec. — II. Iront. Spray. ML. — III. Crut. Emois. Fia. — IV. 12. A la mode. Leurs voix électorales étaient les voies du sang. Hiles. Otn. Fies. — V. Avertissements. — VI. Eesn. NE. Surate. — VII. Le. Arc. Salem. — VIII. Ota. Mutile. — IX. Hésitait. CI. RN. — X. Ohio. Essaies. 13. Folle d’actualité. Etendai. — XI. Entraînes. AS. — XII. Strate. Don. Or. — XIII. Ou. Siennes. — XIV. 14. Courante en période électorale. Planches extrême-orientales. Navet. Créèrent. 15. Elément d’adresse. Dépression lombarde. Réponse de référen­ dum. Verticalement: 1. Michael Johnson. — 2. Arrivée. Eh. Tua. — 3. Roules. Osier. — 4. Inter­ 16. Prêt à être étendu. N e sont pas à la hauteur. nationale. — 5. ET. ST. Rat. TT. — 6. INC. Aérés. — 7. Osmose. Misa. IC. — 8. Spots. Outsider. — 9. Erines. Anone. -— 10. Pas. Musicienne. — 11. EY. Feralies. ER. — 12. Finale. Ose. — 13. Emiette. AR. — 14. Classements. UT. grille 2 Horizontalement: I. Photographies. — IL Autographe. Lu. — III. Réagi. Spermes. — IV. Rêve. Adouci. — V. Eli. Erri. Ta. — VI. Mees. Oltenien. — VII. Essartée. Émue. — VIII. NS. Timing. AR. — IX. Titis. Sapin. — X. Avenir. Niv. Ta. — XI. Iena. Ulcérées. — XII. Redite. Este. — XIII. Esus. Résister. Horizontalement: Verticalement: I. Sciences scolaires. 1. Parlementaire. — 2. Hue. Lessivées. — 3. Otaries. Tendu. — 4. Toge. Sati­ IL Source intarissable. Comparatif. nais. — 5. Ogive. Risi. — 6. GR. Otm. Ruer. — 7. Ras. Eleis. — 8. Apparte­ III. Précède la date. Rôle secondaire. Mémoire audio-visuelle. nances. — 9. Phèdre. Gpie. — 10. Héroïne. Ivres. — 11. Mu. Iman. Est. — IV. Se prend à l’hameçon. Rassurer. 12. Électeur. Tête. — 13. Susiane. Caser. V. Mal classés. Dorait Séti. Situé officiellement. VI. Pierre ou Nicholas. Terre mère. Allemande qui met au cou­ rant. VII. Croix grecque. Concernent beaucoup plus que le monde végétal. VIII. Indatable. Se répète pour un retour infructueux. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 IX. Alsacienne coulante. Epargnant par excellence. X. Trouva à redire. Donc vu. Promesses blondes. XI. Poisons. Suit les cours même malgré lui. XII. C’est de la poudre aux yeux. Evitez les faux. Verticalement: 1. Mathématiques surtout pour le cher Watson. 2. Gaz rare. Support universel. 3. Individuel devenu commun. Suivies religieusement. 4. Primaires, secondaires ou poussées. Apatride. 5. Période de chaleur. Celle du monde le met à plat. Infinitif. 6. Inclure tout le spectre. Océan démonté. 7. Bats avant de servir. Gobâmes. 8. Romains. Remis. 9. Sciences scolaires. 10. Lassera à l’extrême, lr groupe. 11. Chapitre biblique. Perceptible. 12. Pfft. 13. Blanchir parfois éternellement. A une tenue indécente. 14. Dieux païens. Réfléchis.

L’ORl ENT-EXPRESS OCTO BRE 1996 120 la frim e de l’orien t-ex press Angoisse d’automne

A COMMENÇAIT JUSTE APRÈS LES FEUX D’ARTIFICE DE LA FÊTE DE LA CROIX. Une Çseule journée de montagne pluvieuse et ça démarrait. Vaguement d’abord, comme une petite boule dans la gorge. Une petite phrase anodine de Maman du genre «quand est-ce qu’il faut acheter les costumes d’école» et ça devenait car- rément une angoisse. Inconsciemment, elle se mettait à compter les jours la sépa- rant de la rentrée, et déjà ça lui gâchait tout son plaisir. En fait, elle avait tou- jours pensé qu’on n’avait pas trois «vrais» mois de vacances, puisque les deux dernières semaines étaient un compte à rebours. Comme tous les potaches, elle bâclait en un après-midi les devoirs de vacances prévus pour juillet et août par Les délégués des profs optimistes. La promenade dans la Békaa pour la traditionnelle «mouné» d’oignons et de pommes de terre achevait de la convaincre de l’immi- des classes nence de la catastrophe. Elle était immanquablement suivie de la visite présco- laire chez le pédiatre et le dentiste. En parents consciencieux, les siens ne man- et ceux des pays quaient pas non plus de la conduire chez le coiffeur – du village, pour une enfant de cet âge n’est-ce pas? – lequel, pour faire scolaire, lui rasait la nuque et l’affu- blait d’une frange à la Jeanne d’Arc du meilleur effet. Les copines allaient s’amu- ser. Déjà qu’elle avait encore pris dix centimètres et qu’on la croyait en seconde. NE FOIS DE PLUS IL FALLAIT RECONS- Comme si le tablier bleu-marine sinistre ne suffisait pas, on complétait cet U TRUIRE EN ELLE LE PAYS. Une fois de accoutrement réglementaire par de gros souliers noirs à allure orthopédique, plus ramasser les bribes, faire l’appel de flanqués de la semelle censée remédier aux pieds plats. Les voisins venaient faire ce qui l’anime, écarter ce qui le défigure, leurs adieux aux Beyrouthins. Alors que la vigne offrait ses premiers raisins, on l’abîme et le détruit. Une fois de plus s’apprêtait, ingrats, à la quitter. Le dernier jour, la maison paraissait déjà à avoir la force et l’audace d’y croire. Une l’abandon avec sa balançoire désarticulée et ses meubles recouverts de housses. fois de plus. On se promettait de revenir les week-ends d’hiver et même d’y passer Noël, mais Dans un sens, elle ne comprenait pas cet on savait que ce n’était pas vrai. Les petites filles du village qui l’amusaient en acharnement à vouloir un pays. Elle juillet paraissaient maintenant trop différentes, trop village justement. Elles sem- s’était pourtant construit une vie qu’elle blaient désolées de la perdre. Elles n’avaient même pas le téléphone pour l’ap- aime, avec des enfants, des amis, des peler, ce qui les embêtait. Elle, lâchement, en était soulagée. livres, des projets, des dossiers en cou- Dans l’appartement de Beyrouth, on avait déclenché le branle-bas de combat. leur, un jasmin sur le balcon, un crois- Ça s’appelait grand ménage, mais ça consistait à lui jeter la moitié de ses sant de lune certaines nuits, une mer affaires. Comme cette poupée crasseuse qu’elle avait un jour nourrie de méditerranée. Mais cet acharnement pommes-purée et qui n’était plus – avait décrété maman – de son âge. Ou ce pull était héréditaire. Ce n’était d’ailleurs pas angora rose qui peluchait de partout et qu’on donnera aux pauvres. Inévitable- un acharnement, c’était une évidence. ment, cette allusion aux pauvres amenait Papa à faire son grand sermon d’oc- Les éléments de sa vie ne prenaient leur tobre sur «la chance qu’elle avait, elle, d’aller à l’école avec des habits et des sens que dans une entité plus grande, livres neufs, tandis que d’autres enfants couraient nus dans la rue à vendre du dont elle se sentait – allez savoir pour- chewing-gum». Le même sermon était d’ailleurs repris à Noël avec variante sur quoi – responsable. Cette appartenance les jouets neufs et le grand froid qui gelait les enfants pauvres, comme dans la donnait du sens à sesin projets vivo et de l’éner- Petite Fille aux allumettes. gie. Le plus bizarre, c’est que le temps demeurait incroyablement beau. Les livres Ce qui aurait pu être des élections avait français dans lesquels elle étudiait lui montraient une rentrée scolaire toujours été aussi violent que la guerre. D’autres accompagnée de feuilles d’arbre marron qui tombaient et d’une forêt fauve se armes avaient été utilisées, mais aussi préparant pour l’hiver. Ça semblait plus logique, toute cette tristesse ensemble, folles, aussi meurtrières, aussi arro- l’école et l’automne. Mais, ici, rien de pareil, et cette irrationnalité lui paraissait gantes. Elle en avait honte devant ses irritante, déjà suspecte. enfants. La veille de la rentrée, il fallait recouvrir les livres d’un épais papier bleu qui glis- En classe, le choix des délégués se faisait sait tout le temps. C’était long et fastidieux. Elle collait ensuite les étiquettes, en sur d’autres bases. Sans argent, ni pres- écrivant son nom d’une écriture appliquée, en tirant la langue. Elle mettait sions. Le professeur n’intervenait pas, et ensuite soigneusement ses livres dans un cartable neuf dont l’odeur de cuir lui ne votaient que les élèves présents. donnait la nausée. Et tandis qu’elle s’endormait, elle voyait déjà se profiler, sur Si elle avait transposé en classe ce qui le perron du vénérable collège, le visage terrifiant de la Mère supérieure appe- s’était passé dans le pays, pour le leur lant les «petites» à se mettre «en rang et en silence». raconter, ses enfants auraient beaucoup ri. Ou beaucoup pleuré. NADA NASSAR-CHAOUL NADA MOGHAIZEL-NASR

L’ORIEN T-EXPRESS 122 OCTOBRE 1996