La Belle Gabrielle
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LA BELLE GABRIELLE AUGUSTE MAQUET LA BELLE GABRIELLE TOME II LES ÉDITIONS DU JOYEUX ROGER 2006 ISBN-13 : 978-2-923523-03-3 ISBN-10 : 2-923523-03-2 Éditions Le Joyeux Roger Montréal lejoyeuxroger@gmailcom XXXIX Le rendez-vous Dans cette litière bien fermée à cause du froid, il n’y avait que deux femmes dont l’une, enveloppée de fourrures, s’appuyait dans les bras de l’autre. Elles se préparaient à reconnaître la localité dé- serte où on les avait conduites, lorsqu’un homme de haute taille, svelte, à la démarche hardie, accourut rapidement du bout de la rue et vint, sans hésitation, entr’ouvrir les rideaux de la litière. Il y mit si peu de politesse et de ménagement que les deux femmes ne pu- rent retenir un faible cri. — Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? demanda l’une d’un ton de voix mal assurée. — Je suis, madame la marquise, celui qui vous a donné l’avis à la suite duquel vous êtes venue ici, et si je me permets de vous aborder ainsi, c’est pour achever mon œuvre. Assurément ce que j’ai eu l’honneur de vous écrire n’était pas complet et a pu vous paraître obscur. — En effet, répliqua celle des deux femmes que l’inconnu avait appelée marquise, j’ai mal compris... — Et cependant vous êtes venue. — Votre lettre me disait de me rendre rue de la Cerisaie pour une importante affaire concernant le roi... — Le roi qui trompe la marquise de Monceaux, oui, madame. — Et vous vous engagiez à le prouver. — C’est aisé : puisque vous avez bien voulu venir, vous verrez de vos propres yeux. Il y eut dans la litière un soupir, accompagné d’un geste déses- péré. — Expliquez-vous, murmura une voix émue ; mais d’abord, quel est votre but ? — Oh ! madame, je pourrais vous dire que c’est votre intérêt 6 LA BELLE GABRIELLE personnel. Mais je ne mens pas : c’est dans mon intérêt à moi que j’agis, et comme je vous sers en même temps, j’ai pensé que vous me viendriez en aide. — Où tend votre intérêt, monsieur ? n’est-ce pas à quelque ma- chination contre la personne sacrée de Sa Majesté ? Je vous avertis qu’en me déterminant à venir ici, j’ai prévenu main-forte, et je n’aurais qu’à appeler... — Inutile, madame ! je n’entreprendrai pas contre la vie du roi, dit amèrement l’inconnu ; je ne m’occupe que d’une chose, je ne tends qu’à un but : empêcher une certaine dame, que j’aime, de succomber à la tentation de remplacer Mme la marquise de Mon- ceaux. — Le roi y pense donc ? — Vous allez vous en convaincre, madame. Le roi a soupé chez la marquise après la cérémonie, n’est-ce pas ? — Ou plutôt il a feint de souper. Je me souviens qu’il n’a tou- ché à rien que des lèvres. — Il se réservait pour un autre souper, sans doute. — Le roi a voulu s’aller coucher aussitôt après le repas, fati- gué, disait-il. Et quand j’ai voulu pénétrer chez lui, on m’a refusé la porte. — Sa Majesté avait un rendez-vous chez M. Zamet ce soir. Là on soupera, là on aura bon appétit ; là on ne se rappellera plus la fatigue. — Chez Zamet !... — Soulevez-vous dans votre litière, madame, et voyez au loin, à travers ces jardins, les fenêtres enflammées de l’hôtel de la rue Lesdiguières ; entendez même les flûtes et les violes du concert. — Le roi viendrait là !... — Le roi vient d’y arriver, madame. Il est entré masqué, avec un seul gentilhomme ; mais je l’ai aussi bien reconnu que j’ai re- connu à son entrée la femme pour laquelle il vient chez Zamet. Ce- pendant elle aussi a pris le masque. LE RENDEZ-VOUS 7 — Le nom de cette femme, monsieur ? — C’est mon secret, pardon, dit assez rudement l’inconnu. Que la marquise de Monceaux se conserve le roi, je le veux bien, mais je ne veux pas qu’elle perde cette femme. — Hélas ! monsieur, si la marquise était plus prompte à la dé- fense, si elle savait haïr et se venger, on la ménagerait plus qu’on ne fait tous les jours. Mais, puisque vous refusez de me nommer la complice du roi, il suffit. En attendant, le roi est au milieu de cette fête avec celle que vous teniez tant à éloigner de lui. Singulier plan que vous avez adopté, monsieur. Il eût été plus simple d’em- pêcher cette femme d’entrer. — Je suis arrivé trop tard. Mais la fête sera troublée, madame, je vous en réponds. — Comment cela ? s’écria la jeune femme avec inquiétude ; il n’arrivera rien au roi, je suppose. — Il n’arrivera au roi que le désagrément d’être surpris au rendez-vous. Il craindra un éclat public. Il craindra que le scandale n’arrive jusqu’à vous, il fuira. C’est alors que vous le verrez sortir et pourrez le convaincre d’infidélité. — Il faut alors me placer en face de l’hôtel de Zamet. — Rue des Lesdiguières ? à l’entrée commune ? là où ses che- vaux, les laquais et les gens de toute sorte abondent en ce mo- ment ? là où vous pourriez être reconnue ? Non, non, madame ; d’ailleurs, ce n’est pas par là que le roi sortira. — Pourquoi ? — Parce qu’il y a deux autres issues. D’abord une porte déro- bée de l’hôtel Zamet. C’est moi qui m’y placerai pour que la dame en question ne s’échappe point par là et n’aille, on ne sait où, retrouver Sa Majesté. — Quelle est la troisième issue ? — Vous y êtes, madame ; c’est la porte de cette belle maison neuve dont vous ne connaissez peut-être pas bien la destination. — Non, quelle est-elle ? 8 LA BELLE GABRIELLE — Le bruit court que c’est une fondation du roi pour assurer le secret de ses infidélités. — Mon Dieu ! — Et en effet, jusqu’à ce jour on n’a pu encore connaître le propriétaire de ce palais, dont la dépense et la beauté sont tout à fait royales. — Je comprends : le voisinage de Zamet est le prétexte. — Précisément ; et de chez Zamet, par quelque passage, on va dans la maison nouvelle. Sortir par là est chose facile. Le roi sor- tira par là. Mais vous en gardez la porte, et, malgré leur masque, vous reconnaîtrez bien ceux qui sortiront. — Certes ! — Maintenant, la cachette est éventée ; engagez Mme de Mon- ceaux à veiller sur son bien. — J’empêcherai le roi de s’exposer à des dangers mortes pour un bénéfice douteux. — Ah ! le bénéfice est nul ! dit l’inconnu avec une sorte de rage injurieuse pour la femme à laquelle il faisait allusion, car le roi trompe une belle et bonne maîtresse pour... Mais adieu, madame ; veillez de votre côté, je retourne à mon poste. — Il faut que je vous remercie, monsieur. — Ce que je fais n’en vaut pas la peine, répliqua l’inconnu avec une ironie sauvage, car je vous déchire le cœur ; mais le mien est en lambeaux. Cependant, si vous êtes jalouse, vous allez pou- voir savourer à longs traits cet affreux bonheur qui consiste à surprendre la personne qu’on aime en flagrant délit de trahison. Adieu, madame. En parlant ainsi, ce singulier personnage s’enfuit avec l’agilité d’un cerf poursuivi, et disparut dans la courbe de la rue. — Madame, madame, du courage, murmura l’autre femme en serrant sur son cœur la marquise tremblante. — Toute ma vie est perdue, répondit celle-ci. Mais j’aurai du courage, Gratienne. Voyons, de l’endroit où nous sommes, nous LE RENDEZ-VOUS 9 plongeons obliquement dans cette rue. Ma vue est troublée par le froid. — Et par les larmes, chère maîtresse. — Enfin, je vois confusément. Il faut nous rapprocher. — Et si le roi nous apercevait ! S’il se savait épié par vous, il ne vous le pardonnerait pas ! Quel éclat ! sans compter les risées de vos ennemis. — J’ai des ennemis, c’est vrai ; et d’ailleurs, il ne faut pas don- ner au roi la satisfaction de me voir jalouse... C’est pour moi seule cette satisfaction, interrompit la pauvre femme avec un rire fié- vreux ; il faut que je voie et ne sois pas vue. Comment faire ? — Me permettez-vous de vous donner un moyen ? — Oui, Gratienne. — Retournez chez vous, chère maîtresse. Couchez-vous, calmez-vous, et vous me croirez bien si je vous dis que j’ai vu ou que je n’ai pas vu sortir le roi. — Non, Gratienne, je ne te croirai pas, parce que je connais ton cœur. Et la réponse que tu me rapporterais, de peur de m’affliger, je la sais d’avance. — Je vous promets... — Non, te dis-je, je verrai de mes yeux ! Et ce mortel bonheur, comme disait cet homme, je le boirai jusqu’à la dernière goutte ! — Alors, je chercherai une autre idée. Vous ne pouvez, dans votre état de convalescence, rester exposée au froid. Qui sait com- bien de temps vous allez attendre ! — J’attendrai, s’il le faut, jusqu’à la mort. — Quel mot ! Laissez-moi descendre ; je vois de la lumière dans le pavillon. Laissez-moi, vous dis-je ; j’ai trouvé le moyen. Elle s’élança légèrement hors de la litière et courut à la porte de- meurée entr’ouverte, parce que le gardien attendait, pour refermer, le retour du carrosse. Elle se glissa comme une belette par l’étroite ouverture. Quelques minutes après, elle accourait vers la litière.