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Séquences La revue de cinéma

Image d’ici et d’ailleurs

Numéro 117, juillet 1984

URI : https://id.erudit.org/iderudit/50899ac

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Éditeur(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (imprimé) 1923-5100 (numérique)

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Citer ce compte rendu (1984). Compte rendu de [Image d’ici et d’ailleurs]. Séquences, (117), 23–56.

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~W~ ES ANNÉES DE vir la narration. C'est-à-dire que Malheureusement, Les M RÊVES — Réalisation: pour servir le sens, la coloration de Années de rêves, film historique, ne M J Jean-Claude Labrecque — cette narration. saisit pas très bien cette période (les Scénario: Robert Gurik, avec la col­ Un exemple. années soixante et le début de la laboration de Marie Laberge, sur Dans le dernier long Crise d'Octobre) qui bouscula le une idée originale de Jean-Claude métrage de Jean-Claude Labrecque, Québec. Jean-Claude Labrecque, Labrecque — Images: Alain Dostie Les Années de rêves, les deux per­ merveilleux documentariste, ne sem­ — Musique: Les Beatles, Robert sonnages principaux, Louis et Clau­ ble pas très à l'aise dans la fiction Charlebois, Bob Dylan, Chopin — dette, venant tout juste de se et c'est même avec plaisir (et soula­ Montage: François Labonté — marier, défilent à toute vitesse à gement, dirait-on) qu'il a recours Interprétation: Anne-Marie Proven- bord de leur décapotable, heureux dans son film à des extraits de son cher (Claudette Pelletier), Gilbert et insouciants. Ils passent à vive documentaire sur la visite du Géné­ Sicotte (Louis Pelletier), Alexandre allure devant la caméra qui, au lieu ral De Gaulle. C'est qu'il n'a pas Guertin-Aird (Mathieu à 2 ans et de suivre leur mouvement, fixe une su se sortir de l'impasse de l'his­ demi), Guillaume Lemay-Thivierge inscription peinturlurée sur un mur: toire: les personnages ne vivent pas (Mathieu à 5 ans), Monique Mer­ FLQ. Zoom avant, et montée dra­ dans les années soixante, ils les cure (Tante Yvette), Amulette Gar- matique de la musique nous met­ représentent, ils participent à une neau (Tante Adèle), Jean Mathieu tent la puce à l'oreille que leur entreprise de recréation. D'où les (John), John Wildman (John-John), bonheur sera de courte durée. clichés, les stéréotypes, qui sont iné­ Carmen Tremblay (Tante Marie), Il n'aura suffi que d'un vitables dans un tel cas. Labrecque, Roger Lebel (Armand, le député de plan pour que l'Histoire bascule « cinéaste à hauteur d'homme » Limoilou), Monique Joly (Madame dans l'histoire. Soulignées par le comme on peut le désigner, a trop Garand) — Origine: Canada (Qué­ réalisateur, ces trois lettres banales tendance à nous montrer les années bec) — 1984 — 96 minutes. se démarquent du quotidien des per­ soixante dans l'homme plutôt que On pourrait dire, si on ne sonnages pour devenir une sorte de l'homme dans les années soixante, craignait pas de schématiser un peu symbole prémonitoire, annonçant ce qui est étrangement contraire à trop les particularités propres à cha­ des événements qui se préparent à ses habitudes. cun de ces deux cinémas, que la l'insu de Louis et de Claudette. Les Alors que dans Les Vau­ principale différence qui sépare le faits, ainsi recréés, sont donc impré­ tours il nous brossa un tableau de documentaire de la fiction se résume gnés d'une vision a posteriori de l'époque duplessiste à travers ses à une question d'orthographe. l'Histoire qui, afin d'établir un sus­ personnages qui baignaient littéra­ D'orthographe « littéraire » en tout pense, met la charrue devant les lement dans cette époque « bleu­ premier lieu, mais aussi d'orthogra­ boeufs (faisant transparaître l'ave­ tée », donc à qui on ne demandait phe cinématographique, ou ce qui nir dans le présent). Bref, la fiction qu'à vivre pour que tout un pan en découle. écrase la réalité. de l'Histoire nous soit dévoilé, dans En effet, alors que le C'est le propre de la fic­ Les Années de rêves (deuxième volet documentaire a souvent comme tion lorsqu'elle se penche sur l'His­ d'une trilogie sur le Québec con­ sujet l'Histoire, la fiction, elle, toire: elle a tendance à la regarder temporain), il tourne de haut en s'intéresse plutôt à l'histoire, sans sous la lumière des événements ulté­ bas. Ses personnages ne sont plus majuscule. Alors que le premier sai­ rieurs. On peut, par contre, mini­ que des personnages de scénario sit dans leur immédiateté des faits miser l'effet de ce miroir déformant qu'on a affublés de bandeaux et de qui se déroulent devant la caméra en intercalant, par exemple, dans sandales, et à qui on a demandé (surtout dans le cas du cinéma le découpage, des commentaires de faire « comme si ». Bref, ces direct), le second recrée ces faits de assumant pleinement cette fonction aventures de Louis et de Claudette, toutes pièces. Alors que, dans une (comme on l'a fait dans Les Ordres perdus dans un monde politique­ certaine mesure, les faits et gestes ou Reds). Ou, entre autres, en gon­ ment bouillonnant, tiennent plus, des protagonistes d'un documentaire flant tel Visconti toute la fiction de de par la grosseur des traits, à la parlent pour eux-mêmes, ils n'exis­ l'H(h)istoire afin de l'édifier en bande dessinée. tent, dans la fiction, que pour ser­ spectacle grandiose. Le talent de Labrecque, 24 JUILLET 1984

le mieux fignolé? Mais ceci est (déjà) une autre H(h)istoire... Richard Martineau

ÇyONATINE - Scénario ^^ et réalisation: Micheline F>*^J Lanctôt — Images: Guy Dufaux — Musique: François Lanc­ tôt — Montage: Louise Surprenant, Lucette Bernier — Interprétation: Pascale Bussières (Chantai), Marcia Pilote (Louisette), Pierre Fauteux (le chauffeur d'autobus), Kliment Dent- chev (le marin bulgare) Pierre Giard (le père de Louisette), Thérèse Morange (la mère de Louisette), Pauline Lapointe (l'épouse du chauffeur), Jean Mathieu (l'inspec­ teur), Marc Gélinas (le chauffeur par contre, ne pouvait pas être com­ scène finale d'un lyrisme rare dans remplaçant) — Origine: Canada plètement absent, et il illumine de le cinéma de chez nous et qui réus­ (Québec) — 1983 — 90 minutes. sa touche deux scènes susceptibles sit à tout balayer sur son passage. « Y a-t-il quelqu'un dans de figurer dans une éventuelle On touche ici aussi à l'essence de le monde qui pense à nous autres? » anthologie du cinéma québécois. La ces années turbulentes, bien qu'on Nous autres, c'est Chantai et Loui­ première met en scène les membres se situe à l'opposé de tout réalisme. sette, deux filles qui en sont à l'âge de la famille Pelletier réunis lors Dans les deux cas, Labrecque n'a qu'on dit ingrat. Chantai est déli­ d'un repas, après qu'ils ont tous pas fait « comme si »; il s'est mis cate et timide, Louisette est fon­ goûté à un gâteau assaisonné de totalement à l'écoute de ses person­ ceuse et débrouillarde, mais toutes marijuana. Le comique de la situa­ nages, ou de ses propres sentiments. deux ont en commun leur désarroi tion l'hilarité générale, de même que Ce n'est que lorsque la vie ou le devant un monde qui semble chan­ la performance des comédiens spectacle prennent le dessus sur la ger parce qu'elles sont en train de (époustouflante composition de démonstration, l'exposé et l'analyse se transformer, de devenir des fem­ Roger Lebel) nous font sentir, sans que le cinéma est ce qu'il est. mes. Plus elles se sentent désempa­ trop forcer la note, toute la douce La question, bien sûr, n'est rées, plus elles se replient sur folie anarchique de cette époque. pas de savoir si Les Années de rêves elles-mêmes, sur leur amitié com­ C'est un exemple de reconstitution constitue une demi-réussite ou un mune, érigeant entre le monde et où on est tout d'abord parti de la demi-échec. Ne serait-ce que pour elles une barrière de son à l'aide base, c'est-à-dire des personnages ses hauts et ses bas qui nous font d'un appareil pourtant conçu pour eux-mêmes. réfléchir sur les rapports qu'entre­ la communication mais qui devient À l'autre bout du spectre tiennent Histoire et histoire, le film en l'occurence un instrument d'iso­ se situe cette vision de l'Histoire vaut la peine qu'on s'y attarde. La lement, le « walkman ». Quelqu'un qu'on peut qualifier de viscontienne, véritable question est celle-ci: après pourtant a pensé à elles, une comé­ c'est-à-dire où on a poussé à son ce répertoire des visions de l'His­ dienne devenue cinéaste qui s'est paroxysme Partificialité de la recons­ toire (documentaire, bande dessinée, souvenu des troubles, des rêves et titution à tel point que l'Histoire scènes de la vie quotidienne ou des contradictions de l'adolescence. devient un énorme spectacle. Il opéra), laquelle choisira Labrecque Et ce faisant, Micheline Lanctôt a s'agit bien sûr de la merveilleuse pour le dernier volet qui devra être composé un joli morceau de cinéma 25 SÉQUENCES N" 117

(comme on dit un morceau de musi­ le renard sur les conditions de gnie. On retrouve ici un rythme vif que) qu'elle a modestement appelé l'apprivoisement. Rien n'est expli­ et ondoyant, des couleurs pimpan­ sonatine, sans doute parce que le cité. Au long d'une demi-heure, tes, joyeuses même, en contraste dictionnaire affirme qu'il s'agit là c'est un jeu de propos anodins, de avec le projet témérairement maca­ d'une pièce en général assez facile. regards en coins, de demi-sourires, bre, l'espièglerie funeste qu'ourdis­ Il n'y a pourtant guère de facilités de gestes inachevés... et c'est char­ sent les fillettes. Devant l'apparent dans la confection de cette petite mant. Bien sûr cela ne peut durer; manque d'intérêt du monde sonate en trois mouvements. une déception attend la fillette. Mais (parents, maîtres, étrangers), à leur L'auteur y joue en virtuose de deux le temps que ça dure est un enchan­ égard, elles vont, en une sorte de instruments (ses héroïnes), tantôt tement. Les notations sont brèves, défi, tenter un suicide public tout séparées, tantôt réunies, avec une rythmées par les fondus au noir qui en attirant l'attention des gens sur légèreté de touche qui n'exclut pas séparent les vendredis et le tout se leur geste. « O monde indifférent, les notes graves. fond dans une belle harmonie de nous allons mourir, inscrivent-elles Il y a trois mouvements couleurs bleutées qui accentue la sur une pancarte, fais quelque chose donc, ce qui donne un peu à mélancolie acidulée de l'épisode. pour nous empêcher. » Mais le l'ensemble l'allure d'un film à sket­ Puis vient l'équipée de monde reste indifférent et, qui plus ches, d'autant que les liens d'ami­ Louisette qui fait une fugue au est, une grève du transport vient tié qui unissent les deux adolescentes cours de l'été et se retrouve dans mettre un point final à une entre­ mises en scène ne sont révélés (sinon le port de Montréal où elle se glisse prise imprudente. par des indices très vagues) qu'en à bord d'un bateau en passagère Mieux que dans son film dernière partie. Chacun de ces sket­ clandestine. Découverte par un précédent, L'Homme à tout faire, ches pourrait former un court marin bulgare du genre ours bien Micheline Lanctôt manifeste ici un métrage en soi, aucune allusion léché, elle sympathise avec lui en bon tempérament de cinéaste; elle n'étant faite de l'un à l'autre, de tout bien tout honneur malgré la parle d'abord par l'image, évitant l'action qui informe chaque intri­ barrière du langage. Ici c'est le noir d'expliciter par des explications ver­ gue. En filigrane, pourtant, comme qui domine, le noir de la nuit, du bales trop appuyées ce qui est un leitmotiv, passent des allusions sommeil. Le bref séjour de Loui­ d'abord approche intuitive. Elle va à un conflit de travail qui s'enve­ sette sur le cargo est comme un même jusqu'à bloquer par moments nime dans les transports en com­ oasis de paix dans une vie insatis­ sur le plan sonore, comme le fait mun, conflit dont la cristallisation faisante. Au loin on entend des une de ses héroïnes en se bouchant dans une grève aura son importance bruits sur les quais: crissements de les oreilles, des éclaircissements trop sur le sort du sympathique duo. pneus, bris de vitre. Mais entre le marqués. En ce sens, elle fait con­ Donc il y a Chantai, il y matelot et la fillette, une sorte fiance au spectateur, et, contraire­ a Louisette, il y a Chantai et Loui­ d'entente euphorique s'est créée. ment à ses protagonistes, le juge sette. L'aventure de Chantai se « C'était comme un rêve » enregis­ à l'avance intéressé aux états d'âme déroule en fin d'hiver. Chaque ven­ trera Louisette sur son inséparable de l'adolescence. La mouvance de dredi soir, elle doit suivre des cours « walkman ». J'avoue avoir été ces impressions, la mouvance de la de physiothérapie. Chaque vendredi moins sensible à cette deuxième par­ vie elle-même (l'adolescence n'est soir, elle rentre à la même heure tie qui m'apparut plus artificielle et qu'un passage) se concrétise symbo­ par un autobus dont le chauffeur un peu lourde, mais j'en connais liquement dans un usage inspiré des lui est devenu familier. C'est un qui ont été touchés. moyens de transport: autobus, homme dans la trentaine, un peu Et tout à coup, comme métro, bateau. Il y a même des triste, dont les petites courtoisies ont une surprise, nous retrouvons à moments apparemment gratuits où touché la gamine au point qu'elle l'automne Chantai et Louisette les véhicules semblent prendre le pas imagine une sorte d'idylle impossi­ arpentant ensemble les corridors du sur les personnages; ainsi a-t-on un ble. L'homme n'est pas indifférent métro. Elles semblent indifférentes curieux ballet d'autobus en fin de non plus à l'amitié que lui témoi­ l'une à l'autre, chacune accaparée première partie et des balayages de gne cette jeune passagère. On pense par son « walkman », puis l'on couleurs en fin de film alors que au dialogue entre le petit prince et découvre qu'elles vont de compa­ les voitures du métro défilent à vive 26 JUILLET 1984 allure. Tout cela vient de ce que Une mélodie s'impose. pourtant omniprésents. S'il y a un l'auteure a voulu un traitement poé­ message à retirer du film, c'est sans tique, musical si l'on veut, et non Les émois de l'adolescence doute celui que l'on entend souvent ouvertement psychologique de son dominent, bien sûr, dans ce con­ dans les stations du métro (donc sujet, même si psychologie il y cert, avec trémolos discrets à dans la dernière partie de Sonatine), a. Des thèmes naissent, s'amplifient l'appui. Mais il y a aussi une idée un message si fréquemment répété et meurent sur un tempo différent qui fait son chemin: l'inattention, qu'on ne lui porte plus guère atten­ selon le mouvement où l'on se l'incompréhension, l'indifférence qui tion: communiquez! trouve. Des sous-thèmes croisent les imprègnent une société urbaine où premiers, s'éloignent, reviennent. les moyens de communication sont Robert-Claude Bérubé

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« Sans la liberté de blâmer, il n'y a pas d'éloge flatteur. » Beaumarchais

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NOTE — Notre rédacteur, Jean- Philippe Sollers (Le Monde, 23.2.84) pie, en dissimulant les mêmes sen­ François Chicoine, séjournant à s'écrie presque triomphalement: timents derrière des visages de chez M. et Mme Jean Mou­ « Ce film est un événement parce pierre. Pour que nous vibrions avec ton, est allé voir Un Amour de qu'il brise un tabou formidable. » lui, l'artiste nous montrera et nous Swann avec ses hôtes. M. Jean En fait ce film ne brise rien du tout, fera entendre ce qui l'a lui-même Mouton a été, pendant une dizaine mais il affirme le sentiment d'infé­ mis dans un état d'émotion. La d'années, attaché culturel de la riorité du cinéaste qui espère tou­ levée des yeux au ciel, les frémisse­ au Canada. De plus, il est jours rejoindre la littérature, et ments des joues dans le style de un spécialiste de Proust, lui ayant pourquoi pas? la dépasser. Le Guido Reni portent plutôt à la cari­ consacré particulièrement deux cinéma a opéré son évolution cature; et c'est un des bons passa­ livres: Le Style de Proust (1948) majeure en échappant à la théâtra- ges du film lorsqu'il nous montre et Proust (1968). Tout en ayant une lité. Cela ne devrait pas l'inciter à Mme de Cambremer, écoutant un vaste culture littéraire et artistique, se soumettre à un texte écrit, en intermède de piano de Liszt, bat­ M. Jean Mouton est un cinéphile particulier à celui d'un roman. Si tant la mesure, ayant « transformé qui a connu les premières années la littérature révèle une aptitude uni­ sa tête en balancier de de la naissance du cinéma. Jean- que pour l'analyse de la vie métronome ». François Chicoine lui a demandé humaine, si le cinéma doit suppor­ Évidemment il manque au de rédiger la critique du film de ter la lourde charge de son appa­ film toute l'amplitude du monde Volker Schlôndorff pour le profit des reillage industriel, il atteint, lui, une proustien et de sa nuit tragique. On lecteurs de Séquences. Nous en liberté qui lui est particulière, liberté a comparé l'oeuvre de Proust à la remercions vivement l'auteur. L.B. lui permettant des modes de vision Divine Comédie, mais une Divine inconnus jusqu'à lui. Comédie d'où le ciel est absent, Les fervents du cinéma ne dont le purgatoire est peu percepti­ lui font pas grief de ses contrain­ ble, et l'enfer presqu'omniprésent. Y TN AMOUR DE tes; l'un d'eux, Jacques Siclier (Le Dans le film, la dimension théolo­ Ë I SWANN — Réalisation: Monde, 25.2.84): « Là où il faut gique est complètement abolie. Le XmS Volker Schlôndorff — à Proust plusieurs pages pour parti pris de Schlôndorff s'explique: Scénario: Peter Brook, Jean-Claude décrire les émois, les sensations inté­ il confiait à un journaliste, Pierre Carrière, Marie-Hélène Estienne, rieures de Swann lorsqu'il entend Montaigne (Le Figaro, 22.2.84) que Volker Schlôndorff, d'après l'oeu­ certaine phrase musicale de la ce qui le frappe chez Proust « c'est vre de Marcel Proust — Images: Sonate de Vinteuil qui lui restera son nihilisme. Refusant toute trans­ Sven Nykvist — Musique: Hans- toujours au coeur, un seul plan du cendance, niant la survie, le bon­ Werner Henze — Montage: Fran­ personnage aux traits bouleversés, heur est à trouver, à consommer çoise Bonnot — Interprétation: replongé dans son rêve, suffit à dans l'instant. Il n'y a pas d'autre Ornella Muti (Odette de Crécy), Schlôndorff pour exprimer cet état issue ». Rapprocher Proust d'un Jeremy Irons (Charles Swann), d'âme à deux ou trois reprises ». Chigalev n'a aucun sens; il n'a (le baron de Charlus), Étrange rapprochement, à l'opposé absolument rien d'un nihiliste, car Fanny Ardant (la duchesse de Guer- de ce que Proust a fort bien com­ le nihiliste est celui qui fait du rien mantes), Marie-Christine Barrault pris: à savoir que les grands maî­ l'absolu. Or Proust n'est même pas (Madame Verdurin), Anne Bennent tres ne nous font pas percevoir les un négateur; il a toujours été celui (Chloé), Jean-François Balmer (le sentiments humains (frayeur, dou­ qui laisse une place à ce qui docteur Cottard), Jacques Boudet leur, colère) en affichant les modi­ s/oppose au rien. Ainsi l'amour de (le duc de Guermantes), Jean-Louis fications produites dans le visage de Swann pour Odette paraît, d'une Richard (Monsieur Verdurin) — ceux qui les éprouvent; cette pré­ part, animé par la sensualité la plus Origine: France — 1984 — 110 tention affaiblit plutôt la force des immédiate, par la seule cupidité de minutes. sentiments. Les masques tragiques l'autre. Cependant, en dépit de tou­ La réalisation du film Un sont impassibles, et Piero délia tes ces frivolités, l'amour de Swann Amour de Swann renouvelle la riva­ Francesca traduit le tumulte des arrive à nous rendre solidaires de lité entre le cinéma et la littérature. coeurs, dans une bataille par exem- lui dans la mesure où cet amour 29 SÉQUENCES N" 117 pour une demi-mondaine finit par pistolet au milieu d'un concert » symboliser le poids de la nature imaginé par Stendhal. En effet, les humaine dans ce qu'elle a de déchi­ hommes en général se retirent natu­ rant. Comme pour Phèdre, c'est la rellement pour réaliser ce qu'ils con­ fatalité de la passion: Swann pour­ sidèrent comme sacré: pour mourir rait reprendre le soupir de la Magi­ (ainsi fait le roi Oedipe qui entre cienne antique, qui se plaint à la dans le bosquet du temple de lune de l'infidélité de son amant: Colonne, d'où il ne sortira pas) et « La mer se tait, les vents se tai­ pour s'accoupler: tous les Freud du sent, mais la douleur dans mon monde, malgré leur science et l'habi­ coeur ne se tait pas. » leté de leurs analyses, n'ont pas Tout au long des années, apporté à cette nécessité de retrait l'amour de Swann rejoint peu à peu une explication éclairante. Il y a là les bords de la vie spirituelle, don­ le respect inné d'un mystère qui nant ainsi à toute l'oeuvre un sin­ engendre un besoin d'éloignement, gulier élargissement, élargissement besoin que Proust éprouvait forte­ dont le film ne peut se préoccuper. ment. Il a connu, mieux que per­ Le film va plutôt vers le rétrécisse­ sonne, les écroulements sexuels les ment de l'oeuvre, ou quelquefois plus brisants: parlant des égarements même jusqu'au saccage: ainsi lors­ de Swann vers des plaisirs qui que nous est racontée la visite de n'étaient plus les plaisirs « délicats » Swann dans une maison de prosti­ qu'il avait connus autrefois avec tution, où il espère obtenir d'une Odette, il écrit: « Par quelle trappe bien résumé le nouveau format rac­ pensionnaire des renseignements sur soudainement abaissée avait-il été courci monté par Schlôndorff: « Un le « passé » d'Odette. Le texte nous brusquement précipité dans ces nou­ individu agité, excessif, qui fait des dit: « Swann restait une heure à veaux cercles de l'enfer d'où il scènes injustifiées à une femme causer tristement avec quelque pau­ n'apercevait pas comment il pour­ charmante, aux robes ravissantes vre fille étonnée qu'il ne fit rien rait jamais sortir? » (Du côté de qu'elle ne demande qu'à ôter ». de plus »: témoignage d'une pitié chez Swann, Pléiade I, 367). (Les Nouvelles, 23.2.84). Comment humaine pouvant friser la tendresse, Alors pourquoi cette intru­ l'action se déroule-t-elle? Pas selon telle que l'a exprimée Visconti dans sion de la pornographie dans le notre souhait: on aimerait que pen­ une scène analogue de Mort à film? Aucune explication si ce n'est dant l'enchaînement des scènes les Venise. Ce qui est évoqué chez un avantage commercial. La por­ acteurs soient silencieux; une lecture Proust comme une « belle conver­ nographie serait-elle ce que Paul- des textes correspondants en serait sation », selon l'expression de han a appelé une « féerie pour le meilleur commentaire. L'action l'entremetteuse, est transformé au adultes »? Mais l'origine de la fée­ semble vouloir se dérouler ainsi, au cinéma en une démonstration bru­ rie est en nous; d'autres, pour la tout début, lorsque Swann, dans son tale d'un exercice erotique, exercice voir se créer, se tournent de préfé­ lit, écrit une lettre où il dit que qui ressemble plutôt à un acte de rence vers la limpidité lumineuse de son amour pour Odette est mainte­ torture sur la pensionnaire choisie. Giorgione. nant « inopérable ». Méthode Scène aiguisée par le cynisme, sen­ Le projet de Schlôndorff employée par Bertold Brecht pour timent tout à fait étranger au véri­ est relativement modeste: il a pré­ dérouler son Opéra de quai' sous table héros de la Recherche: ainsi féré la réduction à la totalisation. où Mackie raconte son histoire en le « jouisseur » tire les bouffées de Aussi a-t-il choisi un fragment de faisant se succéder sur un chevalet son cigarillo pour bien montrer qu'il l'oeuvre: « Un amour de Swann » des panneaux de cartons grossière­ est à la hauteur de toute situation. qui dans l'ensemble a les propor­ ment dessinés. La scène réalisée de cette façon tions d'une histoire brève et ténue, Avec cette méthode, le lec­ entre Swann et Chloé par Schlôn­ dont la substance a été éliminée. teur citerait de temps en temps des dorff éclate comme « le coup de Jean-Yves Tadié a fort paroles des personnages, celles-ci 30 M^^MMiM JUILLET 1984

étant considérées avec leur voix tils mouvements de l'évolution inté­ Proust affirmait qu'un malade ne comme des échantillons essentiels de rieure. Paul Claudel, qui a été peut que se sentir plus près de son leur être, au même titre que la cou­ quelquefois si injustement dur pour âme. La Recherche du temps perdu leur de leurs yeux, et la forme de Proust, a parfaitement saisi l'impor­ se révèle à celui qui croit à la réa­ leur visage. Mais Schlôndorff s'est tance dans son oeuvre de ce rythme lité de l'âme. La solitude du mon­ vite senti obligé de ramener le lent, de cet allongement nourricier: dain n'est pas comblée comme celle cinéma à la théâtralité afin que, par « L'illumination gagne de proche en de l'ermite, mais elle lui permet tou­ la continuité des dialogues, son oeu­ proche. Mais nous sentons que toute tefois d'entrevoir, au fond de lui, vre puisse avancer. Aussi les per­ l'oeuvre est là d'avance; ce n'est son identité profonde. Cela va de sonnages dans le film parlent pas elle qui se fait, c'est nous soi lorsqu'il s'agit d'un Swann, et beaucoup plus que dans l'oeuvre devant qui elle s'éclaire au fur et le film de Schlôndorff n'empêche écrite; et pour alimenter ce supplé­ à mesure de notre pénétration. » pas absolument de le supposer, ce ment de paroles mises dans la bou­ (Lettre de Paul Claudel à Jacques qui est déjà quelque chose d'impor­ che des interlocuteurs, le librettiste Rivière, janvier 1923). tant. Évidemment la plupart des empruntera les propos d'un person­ Ce film ne va pas sans mondains qui remplissent la Recher­ nage pour les placer au compte de réussites: le décor, l'ambiance de la che ont été oblitérés par un méca­ tel ou tel autre. Ainsi un proverbe « belle époque » sont évoqués avec nisme quotidien et se réduisent à que Françoise a recueilli du patois bonheur; ce pourrait n'être qu'une un pur jeu de marionnettes. Telles de sa mère, pour persifler les visite au musée Grévin, mais la ces dames qui assistent à une récep­ amours de la pauvre fille de cuisine reconstitution est d'une telle exacti­ tion du plus haut gratin et qui, à Combray, tude: beauté des robes, des vases lorsqu'un invité nouveau arrive, se Qui du cul d'un chien s'amourose, de fleurs, intérieur des pièces qui retournent dans un parallélisme Il lui paraît une rose évoque un rembourrage confortable: absolu. se trouve attribué à la duchesse de une véritable forêt vierge pour un Et les autres personnages? Guermantes, sur les lèvres de qui monde voulant se protéger. Tout est Odette, menteuse, au bord de la sot­ cette truculence paraît au moins capitonné, les tapis évitent le moin­ tise. Eh bien! elle entend quelque­ étrange (bien que des dames de la dre bruit, les chrysanthèmes étalent fois, pour un très court instant, le plus haute aristocratie tiennent quel­ leurs épaisses floraisons. Tout con­ murmure d'un sentiment humain. Et quefois à rappeler leurs origines tribue à donner au « jardin on peut être reconnaissant à Ornella paysannes). d'hiver » la sensation d'un lieu Muti, qui joue le rôle d'Odette, La réduction recherchée douillet, totalement clos, au point d'avoir fait passer dans sa voix une par Schlôndorff a souvent entraîné de ne pouvoir permettre le moindre certaine douceur lors de sa première une trop grande compression. D'où vide pour qu'une pensée venant confidence à Swann: « Je suis tou­ une tendance à préférer une image d'ailleurs puisse le traverser et le jours libre, je le serai toujours pour de quelques secondes (ainsi l'atti­ combler. Un tel lieu ne peut abriter vous. À n'importe quelle heure du tude de Swann pendant l'exécution que des produits de serre chaude jour ou de la nuit où il pourrait de la Sonate de Vinteuil) au déve­ comme Swann et Odette. vous être commode de me voir, loppement qui ne cesse de s'appro­ Tout naturellement Swann faites-moi chercher. » Ce qui res­ fondir dans les découvertes du symbolise l'oisiveté; il est celui qui semblait à l'appel normal d'une mystère. Le metteur en scène serait ne fait rien, qui n'est utile à per­ demi-mondaine, connaissant bien la tout simplement amené à déclarer, sonne, entouré par des salariés de pratique de sa profession, atteint à la suite de McLuhan: « ce qui luxe: maîtres d'hôtel, cochers, fem­ pendant quelques secondes un regis­ compte, c'est le message ». Mais mes de chambre. Dans un monde tre supérieur, celui de la pitié. quel message? Du fait que ce soit marxiste il apparaît comme un para­ Parlons des autres interprè­ un instrument qui soit chargé de site, il n'apporte rien au travail de tes. Jeremy Irons transporte avec nous transmettre des modulations de la ruche; mais Swann aime une lui la noblesse angoissée de Swann l'âme plutôt que la voix même de femme, et d'une manière irréversi­ et il évoque, sans qu'il y ait une l'auteur, le message est un message ble. Alors justement son amour trop grande disjonction (sauf dans figé, incapable de saisir tous les sub­ apparaît comme une maladie; et la scène de la maison de prostitu- 31 SÉQUENCES N" 117

tion) la grâce de Charles Haas, l'élé­ intellectuels qui conditionnent sa même que Godard, dans Pierrot le gant membre du Jockey Club qui vision du monde et de lui-même. Plus fou chantait lui aussi. Rappelez-vous en est le modèle. qu'un arpenteur de l'imaginaire, il Anna Karina et Jean-Paul Belmondo: Quant à Alain Delon, nous prouve de nouveau que son « Ma ligne de chance, ma ligne de était-il possible pour lui de jouer terrain de recherche est la réalité, mais chance, dis-moi chéri, qu'est-ce que le rôle d'un autre acteur, d'un vir­ la réalité prise dans son ensemble, t'en penses? / Ta ligne de chance, tuose de l'exhibitionnisme tel le saisie par une subjectivité possédant quelle importance? Ta ligne de baron de Charlus, qui demeure son propre code spatial et temporel. hanche, ta ligne de hanche... » d'ailleurs racé? Acteur plus acteur: Bref, , malgré toute la Resnais chante, en fait, pour c'est le théâtre dans le théâtre, fantaisie et la quotidienneté qui reprendre l'air là où Godard l'a comme nous le présente Hamlet. Il transpirent de La Vie est un roman, abandonné. Il chante pour remettre la y a là entrelacemnt très complexe évolue encore une fois dans la science- vie à sa place. de miroirs, jeu difficile à interpré­ fiction. Une science-fiction qui est en Car Godard n'est pas le seul ter dont Alain Delon est parvenu fait une vie-vérité dévisagée par un qui préfère la beauté à la causalité, à tirer quelques effets. regard qui n'accepte pas les l'esthétisme au destin, la fugacité d'un Jean Mouton compromis, avide d'exactitude désir à l'irrévocabilité de l'histoire comme l'est celui d'un chirurgien. d'une vie (bref, le superflu à Donc, Resnais est toujours l'essentiel). Resnais, aussi, teintait ses Resnais. Oui, mais voilà: il chante! Et films de dérision, d'humour, ~W~ A VIE EST UN son chant est, à nos oreilles, aussi d'absurde même et ce, régulièrement. E ROMAN — Réalisation: étrange, aussi superflu et, disons-le, Mais voilà, ce qui surprend cette fois- m J Alain Resnais — Scénario: aussi déplacé que l'était le rire de ci c'est qu'il le fait en plein jour, qu'il Jean Gruault — Images: Philippe Garbo. Quoi, Resnais, le Resnais de se barbouille le visage en bleu pour Brun — Musique: M. Philippe- Hiroshima mon amour, de Muriel ou tourner le dos à tous les rationalistes Gérard — Montage: Albert Jurgenson Le Temps d'un retour, de Je t'aime, de son époque. Trois ans seulement et Jean-Pierre Besnard — je t'aime chante, le Resnais logique, après son exposé scientifique intitulé Interprétation: Vittorio Gassman voire didactique, s'improvise une Mon Oncle d'Amérique. (Walter Guarini), Ruggero Raimondi personnalité à la Demy! Oui. De Brisure? Peut-être pas. En (Michel Forbek), Géraldine Chaplin (Nora Winkle), Fanny Ardant (Livia Cerasquier), Sabine Azéma (Elisabeth Rousseau), (Robert Dufresne), Robert Manuel (Georges Leroux), Martine Kelly (Claudine Obertin), André Dussollier (Raoul Vandamme) — Origine: France — 1983 — 110 minutes. Dans son dernier long métrage, Alain Resnais nous parle de bonheur. C'est dire qu'il ne s'éloigne point de son univers thématique. En effet, qui dit bonheur, dit imaginaire. L'un ne va pas sans l'autre; il existe entre ces deux mots un lien de sang qui les rend presque synonymes. Mine de rien, Resnais nous entretient, comme il l'a toujours fait d'ailleurs, de la conscience de l'Homme, du fonctionnement des rouages

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tout cas, changement de ton. Resnais Et qu'apprend-on éga­ ~T\ UE CASES-NEGRES délaisse le tableau noir pour le carré lement dans le carré de sable d'Alain r^T — Réalisation: Euzhan de sable. Apprendre en s'amusant — Resnais? Que le vrai bonheur, celui JL m. Paley — Scénario: Euzhan ou plutôt, s'amuser pour apprendre. qui est à notre portée, est peut-être Paley, d'après le roman de Joseph Apprendre quoi, cette fois-ci? Mais, cette chose toute relative, tout Zobel — Images: Dominique Cha- du Laborit, quoi d'autre? N'a-t-il pas individuelle, tout aussi peu reluisante puis — Musique: le groupe Mala- écrit, dans « Éloge de la fuite") »: aux yeux des cyniques insatisfaits que voi — Montage: Marie-Josèphe « Le bonheur sera toujours nous sommes: l'amour. Oui, nous Yoyotte — Interprétation: Garry incomplet, frustré, car lié à une chante Resnais, l'amour, cette valeur Cadenat (José), Darling Légitimus recherche jamais satisfaite (...) même que ce cher Henri diminue à (M'man Tine), Douta Seek Heureusement pour l'Homme, il reste n'être plus que le résultat d'un (Médouze), Laurent Saint-Cyr (Leo­ encore l'imaginaire, qui fait appel à transfert de substances biologiques, pold), Joby Bernabé (Monsieur la mémoire et à l'expérience. qu'une question d'équilibre du Saint-Louis), Marie-Jo Descas (la L'imaginaire s'apparente à une système nerveux. N'en déplaise à ces mère de Leopold), Henri Melon (le contrée d'exil où l'on trouve refuge messieurs sérieux qui froncent les professeur), Joël Paley (Carmen) — lorsqu'ilest impossible de trouver le sourcils en observant leur ligne de Origine: France (Martinique) — bonheur »? Et qu'est La Vie est un chance, Resnais chantonne, les yeux 1983 — 103 minutes. roman, sinon l'éloge du bonheur, rivés sur la ligne de hanche de Sabine On savait que Rue Cases- donc l'éloge de la fuite dans Azéma et de Fanny Ardant. Nègres n'était pas sans intérêt, puis­ l'imaginaire et l'utopie? Trois fuites, La Vie est un roman comme que le Festival de Venise lui avait en fait: celle du comte Forbek qui, au réponse aux Henri Laborit du monde donné son Lion d'argent, en 1983. début du siècle, s'invente une cité du entier? Pourquoi pas? Une réponse à On n'ignorait pas aussi que le film bonheur où il séquestre ses amis; celle deux visages pour un film à trois têtes, s'inspirait d'une nouvelle autobio­ des participants à un colloque sur par contre: car derrière l'ombre graphique que Joseph Zobel, un l'éducation qui s'inventent des cynique du scientifique qui appelle Martiniquais, avait fait paraître en théories propices à changer l'Homme l'amour un jeu d'hormones, demeure 1950. Dans son pays d'origine, Rue et le monde; et celle d'un groupe un penseur de l'imaginaire qui avait Cases-Nègres avait été interdit pen­ d'enfants qui s'inventent des contes de visé juste. En effet, dans sa recherche dant plus de vingt ans. Pendant son fées pour rêver les yeux ouverts. du bonheur des autres, l'Homme ne adolescence, Euzhan Paley avait été Trois fuites aux consé­ cherche que le sien propre. Resnais si profondément émue par ce récit quences diverses, par contre. La intervient dans cette proposition qui qu'elle s'était juré qu'elle porterait première, une fuite dans la folie et la veut que l'amour constitue le rêve, la à l'écran, un jour, ce classique de mégalomanie qui aboutit à la fuite dans l'imaginaire la moins la littérature martiniquaise pour dictature et à la mort. La deuxième, nocive pour ceux qui nous entourent. faire connaître au monde cette tran­ une fuite dans la science (inexacte: Entre la tête et le corps, la guerre che d'histoire sous le colonialisme éducation, sociologie, philosophie) serait-elle finie? Permettez-moi d'en français. On avait appris aussi que qui mène à une mauvaise foi douter. C'est l'enjeu même de la vie le film avait battu tous les records intellectuelle peu menaçante, mais qui est, soulignons-le, un roman. Et d'assistance en Martinique et que tout de même symptomatique. Et la comme a dit Alain Robbe-Grillet: la France lui avait réservé un accueil troisième, la fuite dans l'imaginaire « Quant à dire où va le roman, chaleureux. pur, la plus saine, peut-être. Resnais personne évidemment ne peut le faire avec certitude. » Il arrive qu'un film pré­ sourit: la folie, le rêve et la science cédé d'une aussi bonne réputation sont pour lui le même masque qui Vous avez pensé? Eh bien! déçoive un peu quand on le voit cache nos insatisfactions. Laborit lui- chantez maintenant... sur nos écrans, parce qu'on s'atten­ même n'est qu'un utopiste qui rêve Richard Martineau dait à trop d'étonnement. J'avoue son bonheur, qui s'invente un oncle avec joie que, loin d'avoir été déçu, d'Amérique chimérique. j'ai été fortement intéressé par cette histoire touchante. En plus d'avoir (I) Éditions Gallimard, Collection Idées, p. 98. été impressionné par le talent d'Euz- 33 SÉQUENCES N" 117

champ de canne à sucre. José n'oubliera pas ce sage qui lui avait dit: « Tout ce qui appartient à la création a son secret. Personne ne doit toucher à la vie. On peut la défaire, mais pas la refaire. » Comme « l'instruction est la clé qui ouvre la deuxième porte de la liberté », au dire du professeur, José qui se découvre un talent d'écrivain s'orientera vers d'autres études pour comprendre plus à fond les dires de Médouze, tout en sachant qu'il traînera toujours avec lui sa rue d'origine. Il y a, ici et là, quelques allusions à des coutumes locales. Je pense à la croix sur la langue pour signifier un secret bien gardé. Au lavement des pieds et des mains, quand la grand-mère décède. Mais, la réalisatrice ne tombe pas dans la facilité d'une exploitation à outrance du folklore pour épater le han Paley qui en est à son premier d'illusion sur le sort de son peuple: touriste. Elle nous offre une galerie long métrage. « On était libre, mais on avait le de personnages qui donnent à son Le film raconte l'histoire ventre vide. Les Békés (les Blancs) récit une profondeur humaine tout de José, un Martiniquais d'une sont redevenus nos maîtres. » Plus en nous livrant le contexte social dizaine d'années. Nous sommes en loin, il évoque une certaine nostal­ de l'époque. 1931, dans une plantation de canne gie de l'Afrique: « C'est quand je J'ai retenu ce fameux Car­ à sucre. Il habite dans cette fameuse serai mort que j'irai en Afrique. men qui apprend à bien écrire pour rue qui donne son nom au film. Mais, je ne pourrai pas t'y emme­ devenir acteur à Hollywood. Il y José va à l'école. Sa grand-mère, ner. Nous retournerons tous, un a Flora qui se surprend à détester M'man Tine, prend grand soin de jour, en Afrique. » sa propre race, quand un compa­ lui. Cette dernière déménagera ses C'est Médouze qui tisse la triote commet un larcin. Je pense pénates à Fort-de-France pour per­ toile de fond de ce drame social. à cette Madame Léonce qui héberge mettre à José de continuer ses étu­ L'avenir est assombri par ceux qui José, mais qui en profite pour lui des. Une fois l'avenir de son exploitent les travailleurs-esclaves. faire cirer des chaussures, laver la petit-fils assuré, M'man Tine s'étein­ En effet, les ouvriers sont mal vaisselle et autres nombreux travaux. dra doucement. payés. On ira même jusqu'à cou­ Ce qui provoque de fréquents Ce résumé succinct ne rend per dans le maigre salaire d'un tra­ retards à l'école. pas justice à cette oeuvre touchante. vailleur parce qu'il urine plus Dans cette mosaïque de Arrêtons-nous à quelques détails. Il souvent qu'à son tour. Restent quel­ comportements, la figure de M'man y a d'abord Médouze, un vieux ques lueurs d'espoir, parce qu'au Tine se détache d'une façon parti­ sage, fils d'un esclave africain qui fond de tout Martiniquais la fierté culière. Elle ne se contente pas aime s'entretenir avec José. Histoire des racines ne sait pas mourir. d'héberger son petit-fils. Elle veille de lui transmettre une certaine tra­ Un jour, Médouze a dis­ à lui préparer un avenir plus glo­ dition orale. Malgré l'abolition de paru. Toute la rue part à sa recher­ rieux malgré les mauvais coups du l'esclavage, Médouze ne se fait pas che. On le trouve mort dans le sort. Quand elle se rend chez Mon- 34 JUILLET 1984 sieur l'Économe pour apprendre que plus ou moins rapprochés sur José plètement, constitue en filigrane la José n'a reçu qu'un quart de bourse et Leopold pour nous faire saisir structure du récit. Il représente et qu'il lui faudra trouver 87 francs la cruauté de la situation qui invite l'image symbolique unissant deux 50 par trimestre, son regard en dit à une juste indignation. C'est d'une rivages séparés, deux terres disjoin­ long sur sa déception qui laissera, économie remarquable et d'une effi­ tes; il donne à voir le passage entre cependant, la place à une vive déter­ cacité troublante! deux mondes, deux femmes: d'un mination de faire face à cette musi­ Les touristes qui vont dans côté la stabilité, la fidélité, de l'autre que à contre-temps. Darling le « fier monde » se demandent la dérive, la gratuité. Légitimus rend à merveille les sen­ comment ces gens en arrivent à sou­ Paul — magnifiquement timents qui habitent cette femme par rire au milieu de toute cette détresse. interprété par ce comédien excep­ des mimiques qui cachent, sous des Ce film nous donne quelques élé­ tionnel qu'est Bruno Ganz — méca­ apparences sévères, un coeur gros ments de réponse. Derrière ces nicien sur ce navire, va à terre et comme ça. Je trouve admirable cette regards apparemment résignés, se sans préméditation, déserte pour la séquence où, spontanément, José cache une dignité humaine qui cher­ Ville blanche. Le bateau ne lui con­ donne des « becs sonores » à sa che à apprivoiser des valeurs spiri­ vient plus, il lui faut une nouvelle grand-mère pour la remercier du tuelles que notre matérialisme terre, « c'est trop petit dans la beau complet qu'elle vient de lui étouffe dans l'oeil du dieu-confort. cabine et c'est trop vaste à l'exté­ offrir. Et M'man Tine de répliquer: Le plus original dans toute entre­ rieur, c'est pourquoi tous les marins « Mets cela au lieu de m'embêter ». prise, c'est ce regard presque serein sont fous! » Ce qui aurait dû être Il faut voir sa figure pour compren­ posé sur des situations explosives. une halte de quelques heures devient dre la joie que lui procure ce geste Le regard d'un être humain qui, un long moment d'errance, de mise de José. Joie mêlée à un brin de loin de se résigner, cherche plutôt au point avec lui-même. Lisbonne, pudeur. Ça sonne vrai et c'est à comprendre avec l'intelligence du lieu neutre, vide de tout passé, de touchant! coeur. toute attache où Paul s'arrête pour On remarque aussi un bel Janick Beaulieu sentir le temps, comme un baigneur équilibre entre les scènes drôles et couché sur une plage laissant mou­ les scènes dramatiques. Les Blancs rir sur lui les vagues de la mer, ne sont pas tous des méchants et s'offre à ses propres désirs, à ses les Noirs ne sont pas tous des anges. T%ANS LA VILLE propres rêveries. La rupture se fait José et ses camarades s'adonnent Ë W BLANCHE - Réalisa- sans tristesse, sans calcul, plutôt comme tous les enfants du monde JLawatW tion: Alain Tanner — avec insouciance et bouffonnerie: à des gamineries qui donnent par­ Scénario: Alain Tanner — Images: Paul se filme d'abord lui-même avec fois dans le tragique. Par exemple, Acacio de Almeida — Musique: une caméra Super 8, ensuite il filme quand ils mettent le feu. Encore là, Jean-Luc Barbier — Montage: Lau­ les rues étroites et tortueuses de la cela débouche sur des corrections rent Uhier — Interprétation: Bruno ville. Ces petits films, comme d'inti­ en série qui font sourire. Ganz (Paul), Teresa Madruga mes cartes postales, il les poste à Tout le film prouve la (Rosa), Julia Vonderlinn (Elisa), sa femme Elisa qui l'attend, sur belle maîtrise d'un sujet et de la José Carvalho (le patron), Francisco l'autre rive, patiente et fidèle. caméra par Euzhan Paley. Ce film Balao et José Wallenstein (les Dans le bar où une hor­ aurait pu facilement glisser vers le voleurs), Victor Costa (le barman) loge marque le temps à l'envers, mélodrame. Or, la réalisatrice a — Origine: Suisse-Portugal — 1983 Paul rencontre Rosa, une jeune déposé sur tout cela un regard de — 108 minutes. femme douce comme le jour, libre tendresse qui remue le coeur sans Le film débute par l'image comme il en a envie. A mesure que solliciter d'une façon artificielle des bleutée d'un pont se réfléchissant les jours passent, il plonge de plus larmes de crocodiles. Elle sait où sur une mer calme, enrobée d'une en plus dans ses rêveries et se laisse et quand s'arrêter. Comme exem­ brume diaphane: lentement un cargo glisser dans une ataraxie bienheu­ ple, je prends à témoin cette apparaît et glisse silencieusement reuse. Paul compare sa torpeur à séquence où le jeune Leopold est vers un port. Ce pont sur lequel celle d'un axcolotl (sorte de sala­ arrêté. Il suffit de quelques plans Paul marchera sans le franchir com­ mandre mexicaine vivant à l'état lar- 35 SÉQUENCES N" 117 vaire). Cette identification nous que Paul n'a plus son appareil, sou­ rappelle le personnage d'un autre ligne jusqu'à quel point la vision film d'Alain Tanner, La Salaman­ du cinéaste est soudée à celle de dre. Alors que la salamandre, jouée son personnage. Alain Tanner se par Bulle Ogier, s'agitait avec une substitue lui-même à Paul pour nous fureur passionnée et se débattait envoyer, à nous, spectateurs, comme avec l'énergie du désespoir pour sur­ Paul le faisait pour sa femme, ces vivre, Paul, lui, personnage plus images désirantes. Le voyage de aquatique que terrien, refuse tout Paul, de même que celui de Tan­ combat. Il cherche en lui-même, ner, continue... hors du temps, un nouvel élan, André Giguère comme le fait Thomas dans L'Insoutenable Légèreté de l'être de Milan Kundera: « ... une fois ne compte pas, une fois c'est jamais. Ne pouvoir vivre qu'une vie, c'est REYSTOKE — THE comme ne pas vivre du tout. » LEGEND OF TAR­ Par la médiation de Rosa, G ZAN, LORD OF THE Paul cherche à briser les chaînes qui APES — Réalisation: Hugh Hud­ entravent la réalisation de ses illu­ son — Scénario: P. H. Wazak sions et à défoncer l'impasse que (Robert Thom) et Michael Austin, lui impose le vieillissement. Il va d'après le roman « of the par celle « qui possède un diamant Apes » de — noir entre les cuisses » vers une nous regarde, accoudée au rebord Images: John Alcott — Musique: quête du Graal qui le conduit fina­ gris de la fenêtre de sa chambre John Scott — Montage: Anne V. lement vers un nouveau manque. se découpant sur un mur rose et Coates — Interprétation: Ralph Après avoir erré à travers les rues le moment où Paul, vers la fin du Richardson (6e Comte de Greys- et les bars de Lisbonne, puis s'être film, dans sa chambre inondée toke), Ian Holm (le capitaine Phi­ fait agresser, Paul se retrouve sans d'une lumière cuivrée, gît solitaire lippe d'Arnot), James Fox (Lord le sou, blessé à l'épaule et aban­ sur son lit, constituent des instants Esker), (John donné par Rosa, partie travailler en ineffaçables et nous traversent Clayton, Tarzan) Andy MacDowell France. Lisbonne toujours aussi d'émotions intenses. (Jane Porter) — Origine: Grande- blanche et amoureusement offerte, Les images voluptueuses en Bretagne — 1983 — 129 minutes. dans sa luminosité, contraste avec 35 mm, ponctuées de solos languis­ Edgar Rice Burroughs créa l'inquiétude et le désoeuvrement du sants et jazzés de saxophone, sont le personnage de Tar-Zan (« Peau- marin. Là-bas, Elisa souffre à cause sans cesse lacérées par celles du Blanche » dans la langue (?) des sin­ de lui et lui n'en sait pas plus main­ Super 8 dont la lumière crue, la ges anthropoïdes chez lesquels il fut tenant qu'auparavant. Sa dernière dureté du grain, la vitesse accélérée élevé) à partir de nombreuses sour­ cassette Super 8 est un long travel­ et le gênant silence, traduisent, sans ces, dont l'histoire de Romulus et ling sur une mer aux teintes sévères qu'un seul mot ne soit prononcé, Remus, élevés par une louve avant et métalliques. les déchirures que ressent la desti­ de fonder la ville de Rome, l'his­ Alain Tanner filme nataire en visionnant ces films. toire véridique d'un marin recueilli l'errance Dans la ville blanche Cette utilisation géniale du après un naufrage par une tribu de comme un marin regarde la mer: Super 8 atteint son paroxysme à la gorilles, et enfin « Le Livre de la vers l'avant, à l'horizontale. Les fin du film quand Paul, dans le jungle » de Kipling. plans larges et les mouvements lents, train qui le ramène chez lui, fait Tarzan of the Apes parut parfois presqu'immobiles de sa la rencontre d'une jeune femme au dans la revue All-Story d'octobre caméra, confèrent au film une visage magnifique. Cette dernière 1912 et suscita un enthousiasme déli­ beauté enivrante. La scène où Rosa séquence filmée en Super 8, alors rant. Il ne faut pas oublier qu'à

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cette époque on se passionnait pour et ces films ne cherchaient qu'à pour lequel la loi de la jungle n'est ce genre de récits exotiques, poli­ divertir ou surprendre par les rebon­ que le meurtre nécessaire pour se ciers (Sherlock Holmes), ou tou­ dissements d'une action aussi invrai­ défendre ou manger. Comme dans chant à l'étrange, au merveilleux semblable que mouvementée. C'est Chariots, Hudson souligne habile­ onirique ou technologique. Une ava­ pourquoi le film de Hudson est ment certains éléments de critique lanche de lettres réclamant une suite d'abord si différent, ensuite, si per­ sociale, notamment la stigmatisation s'abattit donc sur le pauvre Bur­ sonnel. Le titre du film, déjà, indi­ de cette société victorienne riche, roughs qui travaillait à ce moment, que le parti pris de donner au film prétentieuse et ignare, parfois supé­ et sans répit, à sa série sur John un ton différent: Greystoke est, en rieurement haïssable (Lord Esker, Carter, l'aventurier de l'espace et, effet, le nom de la famille anglaise interprété par un Edward Foxs plus en particulier, de la planète Mars. dont Tarzan est l'héritier. Et, méprisant que jamais) ou seulement Pourtant, il trouva le temps d'écrire comme dans (le déphasé et impuissant à remonter The Return of Tarzan qui parut en film précédent de Hudson), une le courant: (le grand-père: à la fin juin 1913 dans New Story, tandis place essentielle est faite à l'amitié du tournage, le grand Ralph que le premier paraissait en librai­ masculine, à l'affection, à la ten­ Richardson, auquel le film est dédié, rie à la fin de la même année. La dresse virile. La femme n'est là, fra­ s'éteignait, âgé de 86 ans. Il meurt troisième aventure, The Beasts of gile et silencieuse, que pour aussi dans le film, soulignant une Tarzan, parut en mai 1914 dans All- souligner davantage la force et la fois de plus à quel point l'Art imite Story Cavalier Weekly. 25 aventu­ puissance de ces sentiments. À la Vie, et possède parfois une res diverses allaient suivre entre cette l'opposé de ses prédécesseurs, Hud­ étrange dimension prémonitoire, date et 1946, lorsqu'une crise car­ son s'est ensuite attaché à décrire comme dans le cas d'Edward G. diaque, alliée à la maladie de Par­ — et c'est en cela qu'il est parfai­ Robinson ou John Wayne, qui kinson, terrassa Burroughs alors tement fidèle au livre — l'impact vécurent leur mort avant terme dans qu'il avait déjà 83 pages d'écrites d'une civilisation violente et scléro­ le dernier film qu'ils tournèrent). pour une nouvelle aventure de sée sur l'homme sauvage et libre Cette critique sociale était Tarzan. Les films réalisés à partir de ces aventures passent la quaran­ taine, le premier (muet) ayant été réalisé en 1917 chez National Film Corporation et le plus récent, celui de , qui nous occupe, en 1983. Gageons que ce ne sera pas le dernier! De nombreux acteurs se sont succédé dans le rôle de Tar­ zan: Elmo Lincoln (3 films), Johnny Weismuller, le vétéran (12 films), Lex Barker (5 films), Gordon Scott (5 films), Mike Henry (3 films), Ron Ely (des épisodes d'une série de télé­ vision). Tous, ou presque, mettaient en scène un Tarzan simpliste, sté­ réotypé, plus ou moins fidèle au livre comme à l'esprit, et visant avant tout à retrouver le style per­ cutant et un peu vide de Burroughs. L'esprit des « serials » ou aventu­ res à épisodes, y régnait en maître,

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implicite dans les oeuvres de Bur­ Témoin cette scène: lorsque, son f A BELLE CAPTIVE roughs, dans la mesure où, écrivant grand-père étant mort, Greystoke- m — Réalisation: Alain Rob- en 1912, il ne faisait que décrire Tarzan entonne la grande lamenta­ JLy be-Grillet — Scénario: la société de son époque. tion funèbre des singes d'Afrique Alain Robbe-Grillet — Images: Aujourd'hui, avec le recul, on voit dans le parc de son domaine, le Henri Alekan — Musique: Franz à quel point la différence est sang se fige, et Hudson a frappé Schubert et Duke Ellington — Mon­ grande: Burroughs écrivait une his­ le coeur. Le parallèle saisissant entre tage: Bob Wade — Interprétation: toire à sensations et Hudson, en la la mort de la mère-singe et celle Daniel Mesguich (Walter), Gabrielle plaçant dans son contexte d'origine, du grand-père humain — les deux Lazure (Marie-Ange), Cyrielle Claire sent, voit et montre cette différence seuls êtres que Tarzan ait aimés — (Sarah), Daniel Emilfork (l'inspec­ à multiples visages. Cela fait irré­ élève brusquement le film à un autre teur Francis), Roland Dubillard sistiblement penser au film de David niveau: la critique sociale débouche (Van de Reeves) — Origine: France Lynch, The Elephant Man, où pro­ sur la conscience universelle, — 1983 — 90 minutes. pos et dialectique se rejoignent étroi­ l'authenticité des sentiments, et Revoici sur nos écrans le tement, pour les mêmes raisons. l'expression véridique de leur pro­ cirque Robbe-Grillet. En quoi Le film se divise donc en fondeur. L'ombre de Rousseau et consiste-t-il? On a déjà beaucoup deux parties bien distinctes et net­ du « bon sauvage » n'est pas loin... écrit sur cet écrivain-cinéaste, et il tement délimitées: la séquence Afri­ Tout ceci, finalement, m'apparaît inutile de tout répéter que, d'abord, est superbement revient à dire que Greystoke invite, des exégèses de Barthes, Morrissette réalisée et suit le livre avec autant par le biais d'une locomotive de la et compagnie. Toujours est-il qu'il de respect que d'intelligence. Les littérature populaire, à une réflexion ne serait pas superflu de rappeler maquillages simiesques sont absolu­ sérieuse et motivée sur le compor­ certains éléments stylistiques robbe- ment remarquables de vérité et de tement humain et les rapports qui grilletiens: « espace à la fois insta­ précisison et, de plus, le montage existent entre les êtres. Hudson est ble et obsédant, démarche anxieuse, insère des plans d'animaux et de donc fidèle à lui-même puisque, piétinante, fausses ressemblances, singes authentiques avec une habi­ dans une autre optique, il traitait confusions de lieux et de person­ leté telle qu'on ne distingue abso­ exactement de la même chose dans nes, temps dilaté, culpabilité diffuse, lument plus la différence. Là Chariots of Fire. Un mot encore: sourde fascination de la vio­ encore, l'Art de la Vie. Certains Christopher Lambert, dans le rôle lence »'"• Somme toute, un univers plans, par contre, font un peu de Tarzan, est peut-être le maillon subjectif qui divague selon les capri­ « jolie photo », mais on pardonne le plus faible de cette chaîne psycho­ ces de la mémoire du narrateur, de aisément au réalisateur cette petite logique. Il ne m'a pas semblé avoir ses associations d'idées, de ses rêves poussée de fignolage. Après tout, la profondeur nécessaire pour ren­ (nocturnes ou diurnes), de ses fan­ le film, c'est un art visuel! La mise dre toutes les nuances certainement tasmes aussi. Car l'univers selon en scène demeure un modèle de tact demandées par Hudson, et son tra­ Robbe-Grillet est perçu par un cer­ et d'intelligence, et le rapport vail ne peut se comparer à celui veau malade, obsédé, dont les hal­ « mère singe — fils humain » est de ces remarquables interprètes que lucinations sont aussi réelles, aussi établi avec autant de justesse que sont Richardson et Ian Holm. Ce tangibles que la réalité. Ce pour­ de sensibilité: en un mot, on y croit. qui ne fait que confirmer à quel quoi le « héros » typique de son Deuxième partie: l'Angle­ point Hudson a minutieusement pré­ oeuvre est, soit un obsédé sexuel, terre. Là, c'est moins impression­ paré son film, dont l'impact, même soit un névrosé, soit un homme nant, et, nonobstant cette critique marginal, demeure longtemps dans tiraillé par la jalousie, le remords, sociale dont je parlais plus haut, l'esprit et surtout le coeur du spec­ la paranoïa. D'où le sadomaso­ moins convaincant. Tout paraît un tateur. chisme de ses films, qui cristallise peu artificiel, un peu faux, un peu Patrick Schupp les obsessions du héros (et, certai­ maladroit, et crée un vague malaise. nement, de l'auteur lui-même). Mais peut-être encore est-ce là — suprême artifice du metteur en (1) Vérige Fixé de Gérard Genelte, (Postface à Dans scène? — une maladresse voulue? le labyrinthe), Éditions 10/18, p. 275. 38 JUILLET 1984

L'univers de Robbe-Grillet est aussi un univers de symboles, de références. Mais des symboles transparents, c'est-à-dire laissant tout de suite voir leur signifié, se niant ainsi par le fait même comme symboles. Les symboles n'y sont que des matières premières, à l'ins­ tar des signes de la culture améri­ caine utilisés par les peintres pop-art des années soixante. Les drapeaux américains de Jasper Johns se dévoi­ lant clairement comme tels permet­ taient aux regards de transcender le contenu pour tout de suite attein­ dre la forme. Ainsi, les « mythes » de l'oeuvre d'Alain Robbe-Grillet (Oedipe ou, dans le cas de La Belle Captive, le mythe des vampires) ne sont pas de nature à commenter le contenu, mais bien la forme de l'oeuvre. On connaît les collages de l'auteur (publiés, entre autres, dans la collection Obliques), ses incur­ sions dans l'art pictural. Il s'agis­ Donc, le revoici ce cirque. que son visage constituait également sait de coupures de journaux, Dans La Belle Captive, il en est un signe passe-partout de la culture tachées de sang (on retrouve d'ail­ à sa énième représentation, et il occidentale! Enfin, passons... leurs de tels collages sur les murs faut avouer qu'on commence à le Ce qui cloche vraiment des habitations de La Belle Cap­ connaître par coeur. Cette histoire chez Robbe-Grillet, c'est l'inadéqua­ tive). Robbe-Grillet y joue avec les d'un agent secret qui fait la ren­ tion du cinéma à dépeindre son uni­ faits divers, les mythes d'une cul­ contre d'une morte-vivante vampire vers. Le monde robbe-grilletien ne ture, les lieux communs qui com­ qui l'entraîne dans une suite d'aven­ peut qu'être un monde de mots. posent notre paysage intellectuel tures bizarres où tous tournent en Dans un roman, chaque lettre, cha­ pour construire un rêve, un cau­ rond a des relents de boules à mites. que mot a le même poids. Chaque chemar; avec des éléments à priori Un numéro, par contre, attire notre phrase s'impose comme une réalité évidents, il crée le mystère. Avec attention plus particulièrement: indéniable, le mot n'étant qu'un la réalité (physique, culturelle), il l'humour. On le sait depuis la paru­ signifiant et non un signifié, le mot crée l'irréalité. Bref, il aime à nous tion de Djinn, Robbe-Grillet s'auto- ne suggérant que l'objet et non le perdre dans un labyrinthe où tou­ parodie. En d'autres mots, il s'est représentant. Avec l'image, on ne tes les indications, apparemment si érigé lui-même en mythe, en monu­ joue plus le même jeu. La « réa­ claires, sont trompeuses et ne ment culturel (aux côtés de lité », ou plutôt l'objet, se dévoile mènent nulle part. (Un nulle part Magritte, par exemple, auquel il fait directement à nous. Les scènes oni­ qui est pour lui un chez soi; en référence) pour nous lancer sur tou­ riques nous apparaissent tout de effet, pour Robbe-Grillet, se perdre tes sortes de pistes. La modestie, suite comme telles, de même que c'est se retrouver: la réalité ne peut on le voit, ne l'étouffé point. Ce les scènes plus réelles. U se forme qu'être irréelle, de même que tout serait un peu comme si Jasper une sorte de malaise entre les ima­ ce qui appartient à l'ordre du Johns, après sa suite sur les dra­ ges, malaise qui n'existe pas dans rationnel ne constitue qu'un peaux américains, avait peint une le roman, où tout est à la fois vrai mensonge). série d'auto-portraits, considérant et faux. Au cinéma, tout est vrai 39 SÉQUENCES N° 117

ou faux. Ce qui brise l'homogénéité res beaucoup plus élevés qu'à tournée des autobus de la Liberty des différents éléments. Comme on l'Ouest, tout en dépeignant Tours. La critique de l'Amérique dit souvent en sémiologie, on ne une future abondance de se fait de manière très superficielle, couche pas dans le mot lit, mais biens matériels et d'articles de pour permettre au message de bien dans un lit. Or, je préfère, chez luxe dans une société où le loge­ « l'Amérique positive » de passer de Robbe-Grillet, dormir dans son mot ment et les transports seraient la façon la plus limpide. Tous les lit, que dans son véritable lit. Ses gratuits. Aucune de ces pré­ stéréotypes habituels sont représen­ objets sont plus intéressants dictions ne s'est réalisée. tés (honnêteté, fraternité, patriotisme lorsqu'ils se situent dans cette fron­ Khrouchtchev avait aussi pré­ de pacotille) et, du même coup, tous tière où ils nous sont à la fois sug­ dit que le capitalisme serait les côtés honteux de l'Amérique sont gérés et à la fois montrés, à la fois à la même époque à l'agonie, balayés: la CIA, le Watergate, le fantômes et à la fois concrets. et que l'Union Soviétique Vietnam, l'aide militaire aux pays Le problème, en fait, est serait le moteur du progrès d'Amérique latine... Sans hésitation que le cinéma est, comme disait technologique dans le monde. aucune, même d'ailleurs avec une l'autre, la vérité 24 images par La vision qu'il avait eue de sorte de joyeuse frénésie, Mazursky, seconde. Alors que l'univers de l'évolution idéologique est avec Moscow on the Hudson, célè­ Robbe-Grillet, c'est le mensonge. Il encore plus inconfortable pour bre la gloire des U.S.A., « the land existe entre les deux un gouffre qui les dirigeants d'aujourd'hui. of the free and the home of the me semble infranchissable. Et qui Depuis sa révolution, le peu­ brave »... retient captif toute la richesse de ple russe n'a pas cessé Moscow on the Hudson est cet auteur que je considère comme d'entendre qu'il s'acheminait un film d'une richesse exception­ l'un des plus importants de la litté­ vers le vrai communisme: une nelle, tant au point de vue cinéma­ rature mondiale. société sans argent, sans tographique qu'au point de vue Richard Martineau police ni politique. » humain. Et c'est sans doute un des Si cette dépêche de rares films à avoir abordé de façon l'agence de presse Reuter vous sem­ directe la question de l'importance ble trop pencher du côté de l'Amé­ des immigrants en Amérique et de OSCOW ON THE rique et de ses vertus, que la contribution enrichissante qu'ils HUDSON - Réalisation: direz-vous du dernier film de Paul apportent à leur pays d'adoption. M Paul Mazursky — Scéna- Mazursky qui semble en comparai­ De pouvoir communiquer ce thème Leon Capetanos et Paul Mazursky son être un immense monument de par l'entremise d'un film, avec — Images: Donald Me Alpine — propagande? l'aide d'un scénario impeccable, Musique: David McHugh — Mon­ Moscow on the Hudson d'un humour juste et retenu, et de tage: Richard Halsey — Interpréta­ rend hommage aux États-Unis avec touches d'un humanisme foncier, tion: Robin Williams (Vladimir force hymnes nationaux et banniè­ constitue un vrai défi que Mazursky Ivanoff), Maria Conchita Alonso res étoilées. C'est un film qui a su relever avec finesse et (Lucia Lombardo), Cleavant Der­ compte sur la récente résurgence du savoir-faire. ricks (Lionel Witherspoon), Alejan­ courant patriotique américain ainsi Voici donc l'histoire dro­ dro Rey (Orlando Ramirez) — que sur les conditions de vie pré­ latique d'un saxophoniste soviétique Origine: États-Unis — 1984 — 115 caires du Moscovite moyen pour qui, au cours de la tournée à New minutes. tracer les grandes lignes de sa York du cirque pour lequel il tra­ « Il a vingt-trois ans, démarche. Il y parvient de la vaille, décide soudain de déserter et Khrouchtchev faisait preuve manière la plus sordide, en mon­ de demander l'asile politique aux d'un optimisme suffisant pour trant les contrastes violents entre un États-Unis. Il est aidé par un garde annoncer comment les Sovié­ Moscou recouvert de neige et un de sécurité qui l'accueillera dans sa tiques pourraient vivre à par­ New York resplendissant de soleil, famille de Harlem et par une jeune tir des années 80. L'ancien misant avec bassesse sur le concept vendeuse italienne qui lui donnera chef du Kremlin déclarait que de la liberté, en faisant par exem­ son amour — tous deux employés tous bénéficieraient de salai­ ple emprunter à ses Soviétiques en du grand magasin Bloomingdale's.

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Le héros devra s'adapter à la vie besoin d'être Américain pour aimer Reuben est un gros berger anglais). américaine, gardant du pays qu'il l'Amérique, ni être immigrant pour En fait, il sert tout juste de pré­ ne reverra plus des souvenirs chauds officiellement adopter ce pays. De texte; un genre de deus ex canina et inoubliables. même, on ne peut éliminer tout un qui vient précipiter, avec une tou­ C'est sur ce canevas rela­ système de valeurs, critiquer toute che d'ironie et d'humour noir, une tivement modeste que Mazursky a allusion à la gloire d'un pays, sous fin dont on ne devait pas trop bâti son récit qui se lit avec plaisir prétexte qu'à sa tête se trouve un savoir par quel bout la prendre. et se suit avec un intérêt constant. gouvernement officiellement impé­ Ou alors Julius, Julius. Robin Williams joue le Russe avec rialiste. Parce que, dans ce cas, Puisqu'il est bien clair, à mon avis, énormément de conviction démon­ pour avoir la conscience totalement que la vedette, ici, c'est le trant enfin qu'il sait se débarrasser tranquille, éliminons la Floride de scénariste-dialoguiste (et producteur) de sa carapace de comique totale­ nos vacances hivernales, le cinéma Julius J. Epstein. L'esprit de ment débridé lorsqu'un rôle en or américain de notre liste de films à l'auteur de Casablanca, qui repré­ comme celui-ci lui est proposé. voir, George Gershwin de notre col­ sente sûrement la quintessence de Même Maria Conchita Alonso, dont lection de disques et déguisons-nous l'écriture hollywoodienne, est ici le nom indiquait déjà qu'elle était lorsqu'on croit courir le risque bien présent dans chaque situation, plus hispanique qu'italienne (elle est d'être aperçu chez McDonald's chaque réplique. vénézuélienne), s'en tire à merveille dévorant un Big Mac... Reuben, Reuben, est un bien plus grâce à son talent qu'à Maurice Elia film qui porte l'étiquette « auteur son sex-appeal. au travail ». Les dialogues fourmil­ L'image est belle, cadrant lent de mots d'auteur. La première les visages, les expressions avec scène, celle du ladies afternoon où beaucoup de vérité et l'intérêt sus­ ~T~\ Il BIN, REUBEN - le poète Gowan McGIand se pré­ cité par la vie des nouveaux immi­ m^T Réalisation: Robert Ellis sente à ces dames dans toute sa grants ne s'étiole jamais en cours -M. %. Miller — Scénario: Julius verve, nous met déjà l'eau à la bou­ de route, ceci étant dû en grande J. Epstein, d'après le roman de che; « Yes, I read Harold Robbins partie à une maîtrise soutenue de Peter DeVries et la pièce « Spof- but I don 't inhale » (des problèmes la séquence et des dialogues. ford » d'Herman Shumlin — Ima­ en perspective pour la version fran­ Aimer un film de manière ges: Peter Stein — Musique: Billy çaise). Le problème, c'est que ça totale et sans équivoque est excessi­ Goldenberg — Montage: Skip Lusk se limite à peu près à ça. vement rare. (Pour moi, Annie Hall — Interprétation: Tom Conti McGIand est un véritable n'a pas encore été dépassé sur ce (Gowan McGIand), Kelly McGillis moulin à paroles et comme ses acti­ plan). La perception juste, la vision (Geneva Spofford), Cynthia Harris vités principales, boire et philoso­ exacte d'un monde obéissent à des (Bobby Springer), E. Katherine Kerr pher, sont des plus statiques, on critères purement personnels, à des (Lucille Haxby), Roberts Blossom cherche en vain un moyen d'activer intérêts uniques, à des humeurs du (Spofford) — Origine: États-Unis — tout ça. moment. J'ai toujours aimé Paul 1983 — 101 minutes. Alors, qu'est-ce qu'on Mazursky, bien que ses deux der­ On s'attache à Gowan déambule dans ce film! Reuben, niers films depuis An Unmarried McGIand un peu comme on s'atta­ Reuben donne l'impression d'une Woman (soit Willie and Phil et The che au chat Garfield. Petit à petit, interminable succession de marches Tempest, librement inspirés par sa philosophie bien personnelle finit de santé dans les paysages colorés Truffaut et par Shakespeare) n'ont par nous gagner. de la Nouvelle-Angleterre (Gowan jamais atteint la verve et la richesse Au fait, pourquoi Reuben, avec Geneva, Gowan, Spofford et des scénarios originaux (écrits par Reuben! Pourquoi pas Gowan, Reuben, re-Gowan et Geneva, etc), lui tout seul, ou en collaboration). Gowanl Agaçant ce titre, à la fin, une longue suite de mouvements à Mais avec Moscow on the Hudson, on finit toujours par mêler les deux l'horizontale ponctuée de deux mou­ c'est le retour pour Mazursky à et la dernière chose à laquelle on vements verticaux dont le premier l'Amérique, celle de l'Américain, s'intéresse dans le film, c'est bien a pour fonction de précipiter la rela­ perçue par l'Américain. On n'a pas le chien (pour qui l'ignore encore, tion entre Gowan et Geneva (lors- 41 SÉQUENCES N° 117

fétiche, l'amant-trophée. Arrive Geneva, la blanche colombe qui séduit l'artiste par son innocence et sa simplicité. Malheu­ reusement Geneva est une idée, pas un personnage et la pauvre Kelly McGillis, avec ce rôle-piège, n'a rien à défendre ni à composer. Devant Conti/McGlanû (le plus génial numéro de tendre soûlard qu'on ait jamais vu)', elle est médusée autant par l'acteur que par le personnage et sa fonction se limite à le suivre et à l'écouter. U y a fort à parier que le passage de Kelly McGillis dans ce film aura contribué davan­ tage à la publicité de Miss Clairol ou de la dernière collection Ralph Lauren qu'il n'aura servi à propul­ ser la carrière de cette jeune actrice. Le reste de la distribution, servi par des rôles autrement plus juteux, fait preuve de beaucoup de que cette dernière croit que le poète envahissent la campagne et y font dextérité et de sophistication. Kathe­ éconduit a l'intention de se suicider construire de chics quartiers conçus rine Kerr est une véritable harpie avec son machin-truc orthopédique) sur mesure pour les nouveaux qui ne desserre les dents que pour et le second, le suicide accidentel, riches, on acquiesce, bien sûr, mais cracher son venin; elle se tire à mer­ met fin à toute discussion. on sent aussi l'offensive program­ veille d'un rôle des plus ingrats. Bref, rien de bien cinéma­ mée. Ce passage aurait pu avoir été Reuben, Reuben aurait pu tique dans la vie de ce poète et la écrit par le personnage de Jeff être écrit il y a vingt ou trente ans seule scène qui risquerait de remuer Goldblum dans The Big Chill. Mais (peut-on encore s'émouvoir devant un peu d'air embarrasse plus qu'elle le bonhomme gagne notre sympa­ une fille responsable qui oublie de ne divertit. Dans un bar, Gowan thie et ce, en grande partie grâce prendre la pilule?). C'est l'oeuvre feint de provoquer un type plutôt à la sagesse tranquille et un peu bigrement bien fignolée d'un scéna­ costaud et totalement dépourvu cynique qui émane de Roberts riste expert mais aussi un exercice d'humour qui n'aime pas se faire Blossom. de narcissisme littéraire qui se repaît traiter d'hétérosexuel, et attend la Par contre, l'idée du poète de son propre écho. réaction de la jeune fille qui doit jeté dans la fosse aux incultes est Dominique Benjamin finalement se porter à sa défense. très séduisante. Gowan tombe pile Entièrement prévisible, vous l'aurez dans la vie de ces femmes de ban­ deviné, et tout à fait déplacé dans lieue, blasées et un peu délaissées le contexte. par leur mari et qui d'ordinaire doi­ Le grand-père de Geneva, vent préférer les oeuvres de Sydney CEMAN — Réalisation: qui se décrit lui-même comme un Sheldon à celles de McGIand. Quoi Fred Schepisi — Scénario: simple éleveur de poulets, arrive de mieux qu'une célébrité de pas­ Z Chip Proser, John Drim- souvent comme un cheveu sur la sage pour mettre un peu de piquant mer — Images: lan Baker — Musi­ soupe. Lorsque le vieux Spofford dans leur existence? Même un has- que: Bruce Smeaton — Montage: se plaint des ravages causés par been plus très présentable fera Billy Weber — Interprétation: l'arrivée en masse des citadins qui l'affaire. Le poète devient l'amant- Timothy Hutton (Shephard), Lind- 42 ^HHai^^H JUILLET 1984 say Crouse (Diane Brady), John en frais de dégager de sa gangue que (l'homme) est résolu en faveur Lone (le primitif), Josef Sommer de glace cet ancêtre inattendu de de la deuxième option, ce qui plaide (Whitman), James Tolkian (May- notre humanité. Plus grande surprise en faveur de développements plus nard), Amelia Hall (Mabel), David encore: l'homme donne des signes prenants. S'il avait fallu que la pre­ Stralhainn (Singe), Philip Akin (Ver­ de vie, il fait mine de s'éveiller sur mière l'emporte, on n'aurait guère meil), Danny Glober (Loomis), la table opératoire où on l'examine. eu droit qu'à des scènes de vivisec­ Richard Monette (Hagan) — Ori­ Un dilemme s'offre alors: doit-on tion ou d'autopsie. On installe donc gine: États-Unis — 1984 — 99 considérer ce cas unique comme un le primitif à son insu dans un envi­ minutes. spécimen rare, et, selon les normes ronnement artificiel qui lui rappelle L'homme et la glace. d'une froide objectivité scientifique, ses conditions de vie anciennes (en L'homme moderne recherche sous le découper, faire des prélèvements, autant qu'on puisse le présumer) et la glace des ressources naturelles tenter de percer le secret de sa sur­ on observe ses réactions, quitte à pour assurer sa survie industrielle vie pour en faire profiter l'huma­ l'en tirer à l'occasion pour prati­ et fait une découverte encore plus nité? ou faut-il le traiter comme un quer quelques ponctions ou autres surprenante que celle du pétrole: être humain à part entière, entrer amabilités chirurgicales. Un jeune l'homme ancien. Il y a peut-être en contact avec lui pour juger des anthropologue, assez barbu pour ne quarante mille ans, un primitif s'est progrès (s'il y a lieu), faits par pas l'effaroucher, vient lui rendre aventuré dans cette région glaciale l'homme depuis les siècles dans sa visite assez régulièrement dans son et a été victime des forces de la perception de son milieu? antre et établit avec lui une com­ nature. Gelé en un instant, il est Sujet fascinant on le voit, munication suffisante pour deviner resté ainsi jusqu'à maintenant. encore faut-il savoir l'exprimer en certaines de ses préoccupations. Quelle aubaine archéologique se images assez éloquentes pour sou­ Déjà dans son film le plus disent les savants du centre de tenir l'intérêt. Disons que le débat connu, The Chant of Jimmie recherches arctiques financé par un entre la stricte recherche clinique (la Blacksmith, le réalisateur australien complexe industriel. On se met donc glace) et l'approche anthropologi­ Fred Schepisi avait su évoquer de façon fort convaincante un choc de cultures, la lutte entre deux tradi­ tions se partageant un même être. C'était là un récit fondé sur du vécu. Son nouveau film, tourné en majeure partie au Canada pour le compte de studios américains, oeu­ vre dans l'imaginaire, dans la science-fiction, en serrant toutefois au plus près le plausible ou du moins l'admissible. Qu'arriverait-il si...? Les spéculations qui décou­ lent de cette question se présentent à tout le moins en termes dramati­ ques valables, même si quelques retournements apparaissent un peu faciles et certains personnages plu­ tôt schématiques. L'appareillage scientifique à tout le moins est fort convaincant et le dialogue techni­ que s'avère assez abstrus pour que les profanes dans l'auditoire soient portés à demander grâce. Mais cela même fait partie du jeu et aide

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d'une certaine façon à se sentir en l'équipe et le sujet d'examen. Avec rompre les premiers sursauts de confiance. lui, on pénètre progressivement la l'âge adulte. Sujet bateau qui Par ailleurs le traitement mentalité simple de Charlie (comme emprunte ses racines à l'histoire de filmique réserve d'agréables surpri­ on l'appelle dans le film) et on en la petite ville américaine typique, ses: la séquence du début alors que vient à respecter sa conception du très « Middletown, U.S.A. » Film le bloc de glace contenant le corps monde. Si bien que lorsque, à la bateau qui flotte sans vergogne sur du primitif est transporté par héli­ toute fin, il confond la machine les eaux territoriales de plusieurs coptère au-dessus des étendues nei­ volante avec l'oiseau trompeur qui films récents et moins récents. geuses est d'une beauté à couper lui sert de divinité, on partage son Et c'est bien dommage, le souffle; l'opération dégagement exaltation et on comprend son parce que le film de Richard Ben­ réalisée à l'aide d'un rayon laser sacrifice. jamin a des qualités particulières est fort adroitement ménagée dans Iceman, l'homme et la (trop peu nombreuses, malheureu­ la progression des découvertes, glace, la nature et la science. Le sement) qui auraient pu le faire notamment celle du corps congelé simplisme de l'opposition pourra en résonner comme un glas dans le tas de l'homme évoquant quelque sculp­ faire sourire certains, mais il y a de produits du cinéma américain ture du Moyen-Âge. Le réveil du assez de variations nouvelles, de contemporain ayant l'adolescence chasseur dans le faux contexte natu­ touches inventives, d'humour même pour sujet. rel qu'on lui a aménagé pour ne et de poésie dans le traitement pour Point de gymnastique sub­ point le dépayser est à ce point en captiver plusieurs. Je suis du tile de l'esprit dans Racing with the réussi qu'on se demande s'il ne nombre; c'est un film devant lequel Moon. Hopper rencontre Caddie et s'agit pas là de réminiscences de sa je n'ai pu rester de glace. c'est le coup de foudre. L'amour, vie passée et qu'on partage sa sur­ Robert-Claude Bérubé c'est la suivre partout, lui offrir des prise lorsqu'il trouve au fond d'un fleurs, c'est lui apprendre à jouer ruisseau la bouche du boyau qui du piano lorsque lui-même a l'ins­ l'alimente. trument en horreur. L'amour, c'est Il faut dire que l'acteur ~T% ACING WITH THF aussi le romantisme à l'américaine choisi pour jouer ce rôle est assez Ê^ MOON — Réalisation: réduit à sa plus simple expression: étonnant; il s'agit d'un Chinois né JE. m. Richard Benjamin — on est les seuls à connaître un lac aux États-Unis qui a suivi des cours Scénario: Steven Kloves — Images: caché où l'on se baigne tout nus de danse à l'opéra de Pékin. Par John Bailey — Musique: Dave Gru­ en janvier, et il faut le faire, car ses gestes, par ses mimiques, par sin — Montage: Jackie Cambas — au printemps, dit Hopper, « je ne ses grognements, il exprime toute Interprétation: Sean Penn (Hopper), serai plus là ». C'est de cette une manière d'être, évoque un Elizabeth McGovern (Caddie), Nico­ manière d'ailleurs que le film sait monde disparu. Lorsque les circons­ las Cage (Nicky), Suzanne Adkin- parfois faire la part des choses en tances le mettent en contact avec son (Sally, John Karlen (M. Nash), ce sens qu'il dissimule, derrière la les inventions modernes (appareil à Rutanya Aida (Mme Nash), Kate froide réalité d'une vie choisie par photocopier, hélicoptère, etc.) ses Williamson (Mme Winger), Julie d'autres, la fougue adolescente et réactions sont à la fois logiques et Philips (Alice) — Origine: États- les premiers élans des sens. Ainsi, surprenantes. De surcroît, il y a une Unis — 1984 — 108 minutes. l'éclosion de l'amour entre Hopper certaine orientation mystique dans En 1942, à l'époque de et Caddie revêt-elle un semblant la démarche du bonhomme, et le Noël, dans la petite ville de Point d'implacabilité rehaussée par certai­ tour de force de Schepisi c'est de Muir, en Californie, deux jeunes nes scènes judicieusement choisies nous la faire admettre, toute fruste hommes viennent de recevoir l'avis comme celle où le jeune couple qu'elle soit. qui leur annonce leur mobilisation s'amuse à s'embrasser, couchés en Commencé sur un ton de pour aller combattre en Europe. plein milieu d'une route carrossa­ froide observation scientifique, le Racing with the Moon décrit leurs ble, indifférents à toute probabilité; film nous fait partager progressive­ dernières semaines avant le grand ou encore la scène où le tatoueur ment le point de vue du jeune départ, derniers regards jetés sur déclare que ce serait trop cher de savant qui sert de trait d'union entre leur adolescence que viendront inter- tatouer l'aigle américain sur la poi- 44 JUILLET 1984

abordé plus d'une fois dans les douze derniers mois (Flashdance, AU the Right Moves, Reckless). La pre­ mière rencontre « cute » dans la bibliothèque rappelle une scène ana­ logue dans Baby, It's You. Même des idées de scènes proviennent de The Graduate: Hopper qui s'accro­ che à l'arrière de l'autobus (Dustin Hoffman, lui, était à l'arrière, mais à l'intérieur); la fuite après la défaite au billard est réalisée grâce à une queue de billard placée en travers de la porte emprisonnant ainsi les poursuivants (tout comme le même Dustin Hoffman l'avait fait avec une grande croix en travers de la porte de l'église avant de s'enfuir avec Katharine Ross). Seule l'interprétation, de tout premier ordre (Sean Penn, Eli­ zabeth McGovern, ) sauve le film de la banalité res­ sassée. Maurice Elia trine de Hopper (« The bird of free­ intime de Hopper. Ensemble, ils tra­ dom doesn't come cheapl »). vaillent au bowling local. Nicky est £1 TAR 80 — Réalisation: Plusieurs relations humai­ moins sensible que Hopper: il n'a ^k Bob Fosse — Scénario: nes entre personnages secondaires pas de mère, son père est un k

minutes du film, on peut à loisir admirer son corps nu dans les poses les plus variées: étendu voluptueu­ sement sur un lit couvert de satin argenté, ou sur le plancher de sa chambre, recouvert de sang, la tête broyée par une décharge de cara­ bine. Dorothy Stratten fut un temps promise à une carrière prestigieuse, avant d'être tuée par son mari. Lui, c'est Paul Snider, ex-entreteneur de prostituées, devenu l'agent de Dorothy et qui, par jalousie et désespoir, lui tire une balle dans la tête, puis se suicide. La dernière image du film nous montre les deux corps nus ensanglantés, jonchant le sol. C'est une image qui pourrait fort bien avoir fait la page couver­ ture de ces journaux minables s'atta- chant à couvrir les faits divers les plus sordides. Le film de Bob Fosse n'est pas, dans un sens, sans jouer sur une corde raide qui pourrait, justement, nous le faire assimiler à extrêmement efficace lorsqu'il nous le dépeint de façon quasiment ce genre de journalisme à sensation. devient évident qu'elle n'a même pas caricaturale, mais néanmoins con­ C'est un film presque totalement conscience d'être manipulée. Fosse vaincante et parfois troublante. dépourvu de concessions, filmé dans reprend constamment l'élément Star 80 tire profit d'un un style parfois très vulgaire et qui dichotomique de l'image publique sujet finalement très fort qui ne réussit souvent fort bien à dépein­ et privée de son héroïne, dont le peut pas faire autrement que de dre certains aspects peu reluisants contraste est assez spectaculaire. La piquer notre curiosité. Mais c'est du show-business. Dans Star 80, démonstration s'épuise pourtant également un sujet extrêmement sca­ Fosse gratte le vernis scintillant de assez vite et, bien que ce soit l'objet breux et que Fosse traite avec un cet univers sans nécessairement aller principal du film, Fosse s'applique manque curieux d'unité de langage. très loin dans l'analyse, mais se con­ également à analyser la psychologie D'autre part, le film essaie tant bien tentant plutôt de faire quelques de Paul Snider, en essayant de com­ que mal d'adopter un style docu­ constatations dont l'accumulation prendre les raisons qui finissent par mentaire, à la fois rétrospectif et finit par renvoyer un portrait con­ le pousser à tuer sa « découverte », spéculatif, en utilisant le truc des vaincant dont l'impact est incontes­ puis à se suicider. Le personnage fausses interviews. Or, cette table. Le film baigne dans un climat de Snider n'est pas moins innocent méthode n'a jamais été très con­ souvent sordide où le personnage que celui de Stratten. C'est un per­ vaincante à moins d'être utilisée de Dorothy Stratten prend l'allure, sonnage pathétique qui gouverne dans un film totalement fictif où dès le départ, d'une victime litté­ l'existence de sa femme pour assu­ n'intervient pas l'aspect faussé des ralement broyée par un système où rer son propre profit. C'est une entretiens puisque tout est faux dès l'individualité de la jeune fille sorte de gigolo minable que Fosse le départ. C'est un « style » qu'on devient l'objet d'un marchandage décrit comme un être rapidement a de la difficulté à prendre au pur et simple, par le biais de son dépassé par sa « création » et stric­ sérieux depuis la très pertinente corps. La candeur et l'innocence de tement incapable de faire face à la parodie qu'en a fait Woody Allen Stratten finit par créer un malaise moindre situation de crise. Le film dans Zelig. D'autre part, Fosse tra- 46 JUILLET 1984 hit volontiers l'aspect documentaire diat d'une confidence, l'intensité solitude et cherche par la rencontre de sa méthode en montrant plu­ d'un cri d'alarme et le poids énig­ avec l'autre ce qui la fera exister. sieurs anecdotes totalement recons­ matique d'un aphorisme. Encore Le seul point d'ancrage qui lui reste, tituées et dramatisées à partir de une fois, le cinéaste de Nous ne c'est son corps et sa sensualité; pures hypothèses. C'est dans ces vieillirons pas ensemble et de Lou­ d'ailleurs, l'admiration qu'elle porte moments-là que le film atteint son lou surprend et bouleverse. à Bonnard en témoigne. Aussi fait- impact le plus grand (comme dans Fidèle à ses films précé­ elle l'amour, presque sans discerne­ la scène finale, pour ne citer que dents, Pialat se situe entre les pôles ment, avec le premier venu. Mais l'exemple le plus spectaculaire). Star d'un même axe — celui de la vie chaque rencontre creuse le vide plu­ 80 est un film efficace lorsqu'il et de la mort —, puisqu'il traite tôt 'qu'elle ne le comble. Après assume entièrement son rôle de dra­ de l'amour qui échoue et de la l'amour, elle dit: « C'est le seul matisation pure, c'est-à-dire lorsque famille qui se disloque. Suzanne moment où je m'oublie, où j'oublie la réalité des faits est présentée sous (admirablement interprétée par San­ tout... c'est pour ça que j'aime tant une forme qui fait appel à la fic­ drine Bonnaire) a l'âge d'une cégé- ça... Mais après, la machine se tion. Ces moments-là sont d'ailleurs pienne. Elle regarde le monde qui remet en marche... j'ai l'impression les plus nombreux. l'entoure, elle y cherche une place d'avoir le coeur sec. » Martin Girard et un sens. Sa famille n'a rien à Incapable d'aimer, elle lui offrir, ni modèle auquel s'iden­ tente de se raccrocher au seul être tifier, ni présence signifiante. Autour auquel elle est profondément atta­ d'elle, des adultes indifférents, un chée: ce père, figure de l'inaccessi­ frère dont l'apparente affection ne ble, de l'absence. « Quand je A NOS AMOURS - cache qu'agressivité et concupis­ rencontre un type, je pense à mon JLM Réalisation: Maurice Pialat cence, une mère hystérique dans sa père... et je me dis: s'il l'avait .A JH. — Scénario et dialogues: détermination à contrôler Suzanne, connu, est-ce qu'il lui plairait? Alors Ariette Langmann et Maurice Pia­ un père complice (joué par Pialat je me mets à penser à sa place, lat — Images: Jacques Loiseleux — lui-même) qui prend la fuite pour et si je réponds non, c'est fini... » Musique: Pureed, « The Cold sauver sa peau. Chaque rencontre amou­ Song » par Klaus No my — Mon­ Comme beaucoup de jeu­ reuse apporte à la jeune « collec­ tage: Yann Dedet, Sophie Coussein, nes de son âge, Suzanne refuse la tionneuse » la certitude qu'il n'y a Valérie Condroyer, Corinne Lazare, Jean Gargonne, Nathalie Letrosne, Catherine Legault — Interprétation: Sandrine Bonnaire (Suzanne), Domi­ nique Desnehard (Robert), Maurice Pialat (le père), Evelyne Ker (la mère), Anne-Sophie Maillé (Anne), Christophe Odent (Michel), Cyr Boi- tard (Luc) — Origine: France — 1983 — 102 minutes. Quel merveilleux titre que celui du dernier film de Maurice Pialat; titre évocateur de l'attache­ ment de Pialat à son sujet, l'uni­ vers des liens amoureux, dans lequel il se révèle et nous force à nous reconnaître. À nos amours se regarde comme un miroir direct de notre incapacité à aimer, mais il possède à la fois le charme immé­ 47 SÉQUENCES N" 117 pas d'amour, même pour ceux qui T~*% OMANCING THF y arrivera de toute façon. C'est sa disent aimer. L'amour est mort, Ë*f STONE — Réalisation: progression à elle qui nous intéresse, comme a pu le dire Nietzsche à pro­ J. m. Robert Zemeckis — Scé­ Colton faisant souvent figure pos de Dieu. nario: Diane Thomas — Images: d'acolyte, et cela tiendrait en grande Empreint d'une sensualité Dean Cundey — Musique: Alan Sil- partie à 1'inter-relation Turner- proche de Rohmer dans ses premiè­ vestri — Montage: Donn Cambern Douglas. res images, À nos amours bascule — Frank Morriss — Interprétation: Kathleen Turner, omnipré­ ensuite, par la sécheresse du mon­ Michael Douglas (Jack Colton), sente et modeste à la fois, fait tage et la dureté des relations entre Kathleen Turner (Joan Wilder), preuve d'un réel flair pour la comé­ les personnages, dans une atmos­ Danny de Vito (Ralph), Zack Nor­ die (on est bien loin de la Mattie phère dont la tension rappelle cer­ man (Ira), Alfonso Arau (Juan), Walker de Body Heat) et Douglas tains films de Godard (Week-End, Manuel Ojeda (Zolo), Holland Tay­ doit tout faire pour se maintenir Prénom Carmen). lor (Gloria), Mary Ellen Trainor à flot. Ce n'est pas un hasard si La mise en scène de Mau­ (Elaine) — Origine: États-Unis — les moments où Colton croit avoir rice Pialat, toujours audacieuse, 1984 — 111 minutes. le dessus fonctionnent moins bien. atteint dans A nos amours une maî­ Peut-on imaginer, ne Face à l'étonnante souplesse de Tur­ trise inégalée. Le recours très effi­ serait-ce qu'un instant, ce que fut ner, il ne fait pas vraiment le poids cace à l'improvisation permet de l'enfance d'Indiana Jones? Ou alors et ne s'impose surtout pas avec la faire éclater le cadre narratif tradi- ce qu'il fait de ses week-ends force qu'exige le rôle. Si Joan voit tionel du récit sans pour autant lorsqu'il ne courtise pas quelque en lui la réplique vivante du Jessie nous éloigner d'une trame dramati­ catastrophe dans un coin perdu du de ses romans, elle devrait être sub­ que offrant un puissant réalisme globe? Là réside, à mon avis, la juguée par sa virilité, alors qu'en psychologique. Ainsi la séquence, où principale différence entre Roman­ fait, avec des talons, elle est plus le père annonce à sa fille qu'il quitte cing the Stone et Raiders et Cie. grande que lui. D'ailleurs, il les lui sa famille, possède une chaleur Nous avons ici affaire à des prota­ coupe... pudique, une intimité étouffante, gonistes redevenus humains et qui Contrairement à la Leia de une sympathie exceptionnelle. Ce se définissent autrement que dans Star Wars ou à la Marion Raven- moment de grâce constitue la che­ la bagarre. Les acteurs ne sont plus wood de Raiders, Joan Wilder n'a ville centrale du film: le départ du des marionnettes brimbalées au gré rien d'un garçon manqué. On père déclanchera l'éclatement de la des événements et des cascades. s'étonne d'ailleurs qu'en la voyant famille, laissant voir des êtres tra­ Voilà un type d'aventure qui nous ainsi perdue et désemparée au milieu giquement isolés et incapables de laisse le temps de souffler à l'occa­ de la jungle, Colton ne la reluque relations sinon sous le mode de sion, d'observer et de penser entre pas plus. Il faudra qu'il atterrisse l'hostilité. deux coups de massue sans pour entre ses cuisses au terme d'une À nos amours en plus autant traîner de la patte. mémorable dégringolade dans la d'être un douloureux constat d'échec La séquence-générique boue pour enfin la remarquer (ici, est aussi un questionnement exigeant nous expose en un tournemain tout la cohérence est sacrifiée au béné­ sur nos amours, où tout est montré ce qui est nécessaire pour situer et fice du gag; Joan a effectivement à travers le regard triste et lucide comprendre les états d'âme de Joan atterri de l'autre côté et devrait lui d'une jeunesse désemparée. Film Wilder, auteur de romans faciles, faire dos). On pourrait d'ores et sans rémission, qui ne fait pas appel grande sentimentale casanière et déjà inclure cette scène dans une à la séduction, qui n'exige pas timorée. anthologie aux côtés des envolées l'approbation, mais qui nous con­ D'ailleurs, il apparaît très de Superman, du bar de Mos Eis- fronte et nous force à examiner la vite que Joan est le centre d'intérêt ley dans Star Wars ou de la scène qualité de notre mode d'être. du récit. C'est elle que nous sui­ du plongeon dans Butch Cassidy André Giguère vons et même s'il revient à l'aven­ and the Sundance Kid. turier Jack Colton de lui frayer un Romancing the Stone chemin jusqu'à la civilisation, on adresse un clin d'oeil en même ne peut s'empêcher de penser qu'elle temps qu'un pied-de-nez à tous les 48 JUILLET 1984

protégés de Spielberg comme on parlait il y a dix ans de l'écurie Coppola), son approche est toute­ fois plus posée. Il nous laisse le temps de goûter le temps et l'espace; la forêt sud-américaine resplendit, elle a parfois une présence quasi- tactile. Finalement, il fallait bien qu'un tel scénario soit l'oeuvre d'une femme pour qu'on lui doive l'avènement de la « femme-héros »; non pas l'héroïne mais le juste équi­ valent féminin du héros. Et la scé­ nariste Diane Thomas serait en train de préparer un petit quelque chose pour Steven Spielberg. Le monde est décidément bien, bien petit. Dominique Benjamin

f TN AMOUR EN ALLE- Ë I MAGNE — Réalisation: ^É-^ Andrzej Wajda — Scé­ films d'action des dernières années d'intérêt au profit de Colton. Après nario: Andrzej Wajda, Agnieszka et peut se lire comme un pot-pourri avoir surmonté ses plus grandes Holland, Boleslaw Michalek, basé de références: les alligators d'Ira craintes, délivré sa soeur et être sor­ sur le roman de Rolf Hochhut — évoquent toutes les bestioles à tie victorieuse d'un corps à corps Images: Igor Luther — Musique: grande gueule qui ont infesté nos dramatique avec le sanguinaire Zolo Michel Legrand — Montage: Halina écrans depuis dix ans; la main cou­ (diminué, il est vrai, mais tout de Prugar-Ketling — Interprétation: pée de Zolo nous ramène à The même...), Joan demeure une incu­ Hanna Schygulla (Paulina Kropp), Empire Strikes Back; le cadavre du rable romantique. Toutes ses épreu­ Piotr Lysak (Stanislas Zasada), pilote de l'avion écrasé fait bien sûr ves ne l'ont pas suffisamment Daniel Olbrychski (Wiktorczyk), penser aux squelettes des Catacom­ enhardie face à la vie, semble-t-il Armin Muller-Stahl (le capitaine bes de Raiders of the Lost Ark et elle attend encore le prince char­ Meyer), Bernard Wicki (Dr. Borg), (décidément...); le bateau-taxi mant: nous voilà revenus à la case Marie-Christine Barrault (Maria qu'emprunte Joan dans le port de de départ. Joan ne verra son rêve Wyler) — Origine: France- Cartagena porte le nom â'Orca tout réalisé que lorsque Jack aura ce Allemagne — 1983 —110 minutes. comme le bateau de Quint, le chas­ qu'il veut (en l'occurrence, un voi­ Dans les commentaires sur seur de requins dans Jaws. Et toute lier). La fin semble donc célébrer L'Homme de marbre (1977) et cette folle course au trésor ne davantage le succès de Colton que L'Homme de fer (1981),(l) j'ai suf­ rappelle-telle pas celle de It's a Mad, celui de Joan. Compensation de fisamment exprimé mon admiration Mad, Mad, Mad World, le grand producteur...? pour Andrzej Wajda. Je me sens W en palmiers étant remplacé par Après / Wanna Hold Your d'autant plus libre pour regretter l'échec (relatif!) que constitue Un un cactus en forme de fourchette? Hand et Used Cars, Robert Zemec­ Amour en Allemagne. Présenté à Une seule ombre au kis signe ici son 3e film. Issu de tableau: la conclusion déçoit l'usine à bombardiers de Spielberg puisqu'elle accuse un net transfert (on parle maintenant de l'écurie des (1) Séquences, no 104. pp. 40-41 et no 106, pp. 34-36. 49 SÉQUENCES N" 117

de ses collaborateurs à un moment où l'état de guerre, décrété le 13 décembre 1981, paralysait leur tra­ vail en Pologne. et Boleslaw Michalek furent recrutés pour rédiger le scénario et procéder ainsi à une nouvelle transposition de la matière. Daniel Olbrychski accepta un rôle très secondaire à côté du peu connu Piotr Lysak. Leur insertion dans le groupe d'interprètes allemands (à l'excep­ tion de Marie-Christine Barrault, remarquable dans son rôle épisodi- que), dominé par Schygulla, n'a pas pu se faire sans quelque difficulté. Il en résulte un produit hybride, ni polonais, ni allemand. On se demande s'il veut démysti­ fier par le biais de la petite chroni­ que de la vie quotidienne l'horreur de la guerre totale et du système totalitaire ou bien les dénoncer Venise en 1983, ce film nous arrive tateur ne manquera pas de ressen­ d'une manière d'autant plus féroce dans une version doublement ampu­ tir quant aux intentions du metteur qu'elle semble anodine. Les indivi­ tée. D'après le compte rendu qu'en en scène. dus, tous médiocres d'une façon ou avait publié « Variety » le 14 sep­ Rappelons qu'à l'origine d'une autre, s'agitent comme des tembre 1983, la scène finale mon­ du film, il y avait un « fait divers » mouches attrapées par le papier col­ trait une Hanna Schygulla vieillie, tragique, survenu à Lechnacker, lant d'un système. Qu'on est loin devant les images télévisées de Lech petit village allemand près de la de l'élan romantique du Diable au Walesa qui proclame la victoire des frontière suisse. Rosi Lindner, tom­ corps (Claude Autant-Lara, 1947), grévistes de Gdansk. Cette scène, bée amoureuse d'un Polonais sujet pourtant semblable! L'amour à laquelle Wajda devait attacher une envoyé chez elle comme travailleur dont la folie pouvait expliquer, sans grande importance, a disparu. déporté s'y suicida quand leur liai­ pourtant la justifier, la conduite des D'autre part, comme le disait le réa­ son, découverte par les autorités protagonistes, se voit réduit ici à lisateur à Cracovie, où le film fut locales, devait conduire son amant la seule dimension erotique, présen­ présenté en janvier par l'Institut à l'échafaud. tée avec un mauvais goût qui sur­ français, on avait aussi supprimé Rolf Hochhut (dont « Le prend chez un artiste de la classe plusieurs détails destinés à mieux Vicaire » et « Les Soldats » ont de Wajda. La scène du préservatif illustrer l'aspect administratif d'un révélé le goût pour la présentation a de quoi faire hurler. C'est donc système totalitaire imposé à une romancée des faits historiques) tira pour cela qu'on risque des vies? société qui compte non seulement de cet événement un livre intitulé Parmi les moments réussis des bourreaux, mais aussi des « Un Amour en Allemagne ». Une du film, citons l'examen qui doit bureaucrates appliqués à exécuter première transposition des person­ établir la race aryenne du jeune scrupuleusement les consignes nages et des faits en résulta. Polonais et le dialogue avec son pré­ reçues. Le livre donnait à Wajda sumé bourreau. Très impression­ Ce genre d'amputations l'occasion de réaliser un film en nante aussi la scène de l'exécution. contribue à la confusion que le spec­ Allemagne et d'y employer plusieurs Le résultat négatif d'une 50 JUILLET 1984

enquête menée à distance de qua­ un enseignement tout personnel qui saire du couple... Quelques propo­ rante ans témoigne-t-il de la diffi­ s'écarte délibérément des normes. sitions libertaires depuis longtemps culté — pour ne pas dire: Aidé par son assistant Luca, il lais­ dépassées, sans oublier évidemment impossibilité — de connaître la sera libre cours à l'imagination et quelques idées plus ouvertement vérité historique? Peut-être, mais fera entrer à l'école la télévision, politiques, mais exprimées d'une ceci n'est pas assez clair. un âne et une reproduction géante façon désespérément naïve et super­ André Ruszkowski de Goldorak. Inutile d'expliquer, les ficielle. Il n'en est pour preuve que symboles ne sont que trop clairs. de mentionner la discussion politi­ Parmi ses élèves, se trouvent Jean- que entre le juge et Roberto sous Louis, un enfant autiste pour qui le portrait de Che Guevara ou la IPICACADODO — il se prendra d'affection et avec qui visite des enfants à l'usine déclarée Réalisation: il ira s'enfoncer dans la mer et dangereuse pour les chers bambins — Scénario: Gérard Brach Michaela dont la mère Isabelle, parce que polluée, mais acceptable P jeune, jolie et sympathique tombe pour les parents parce qu'ils y tra­ et Marco Ferreri, en collaboration avec Roberto Benigni — Images: amoureuse de Roberto qui, sans vaillent d'où Ferreri tire la conclu­ Pasquale Rachini — Musique: Phi­ trop s'en rendre compte et sans le sion suivante: Faites travailler les lippe Sarde — Montage: Mauro vouloir vraiment, lui fait bientôt un enfants et ainsi l'usine ne sera plus Buonanni — Interprétation: Roberto autre enfant. Quelques personnages dangereuse pour eux! Et ainsi de Benigni (Roberto), Dominique Laf- secondaires apparaissent bien ici et suite... ad nauseam! Ces idées sont ftn (Isabella), Chiara Moretti (Irma), là, mais ils sont mal développés et réduites à des clichés simplistes et Carlo Monni (Paolo), Girolamo mal intégrés, tout comme les situa­ sont, de plus, fort mal incorporées Mazzano (le juge), Luca Levi (Luca) tions annexes qui semblent plaquées aux éternelles et obsessives récur­ et les enfants de l'école maternelle sans avoir de raison d'être. Voilà rences ferreriennes, telles que la pas­ « Peep Bertini », Cortinelli, Bolo­ pour ce qui est de cette histoire sivité devant la femme, la fuite gne — Origine: Italie — 1979 — affligeante de banalité, mais derrière devant la paternité et la disparition 112 minutes. laquelle il est bien évident que se du mâle dans la mère — plasma dissimulent quelques idées. Lesquel­ originel —, au moment même où Marco Ferreri est un les? Le droit à une éducation libé­ on entend les premiers vagissements auteur controversé et provocateur. rée de contraintes, le droit à la d'un nouveau-né. Film mysogine qui C'est également un réalisateur qui régression, le renouvellement néces­ plus est, s'il faut en croire le per­ nous a fait passer, au cours de sa sonnage d'Isabelle, belle et sympa­ carrière en dents de scie, du pire thique, mais complètement paumée au meilleur. Avec Pipicacadodo, et les propos hargneux proférés par c'est, hélas! du pire qu'il s'agit. la psychologue contre la mère de Avant de commencer la critique Jean-Louis, tenue pour seule et uni­ proprement dite, j'aimerais parler que responsable de l'état de son du titre italien Chiedo Asilo parce enfant. qu'il annonce mieux les intentions de l'auteur. En effet, il exprime Pipicacadodo, c'est de la deux idées différentes et ambiguës, mayonnaise qui a refusé de pren­ soit d'une part le désir d'aller à dre, un ensemble mal homogénéisé l'école (maternelle) et d'autre part de thèmes libertaires simplifiés et la recherche d'un refuge. Pipicaca­ éculés et d'images personnelles chè­ dodo raconte l'histoire de Roberto, res à Ferreri. Ce film vide et mor­ jeune enseignant qui se prépare à tellement ennuyeux est de plus mal prendre son premier poste comme réalisé: la mise en scène brille par maître de maternelle. Après avoir son absence (Y aurait-il eu régres­ jeté un dernier coup d'oeil à ses sion même à ce niveau?) Les éclai­ manuels de pédagogie, il se rend rages sont trop contrastés, violents I à l'école et commence à pratiquer et crus. La structure narrative est 51 SÉQUENCES N° 117 complètement effilochée et présente acteurs. Dans les circonstances, ner un rythme ou un souffle parti­ une suite d'anecdotes caricaturales; ceux-ci s'en tirent du mieux qu'ils culier à sa réalisation. Il passe d'un le dialogue est totalement inepte. le peuvent, ayant à se débrouiller gros plan à un plan général, puis Quant au montage, il se permet des avec une mise en scène à peu près revient à un autre gros plan, selon audaces qui nous font passer sans inexistante et des dialogues chargés que les personnages dérapent sur transition du lit à la toilette et à à outrance de bons mots préfabri­ une longue tirade (elles sont légion) la table! Pour chapeauter le tout, qués et incroyablement peu convain­ ou marchent de leur couchette à leur le film est desservi par une inter­ cants. Le film vaut ce que vaut la garde-robe. Il apparaît évident très prétation lourde, maniérée et peu pièce, moins le bénéfice de la scène tôt dans le film que le réalisateur convaincante de Roberto Begnini et du contact entre les acteurs et porte une confiance aveugle dans qui demeure toujours à l'extérieur le public. C'est probablement ce qui l'intérêt de ce que ceux-ci ont à dire. de son personnage et ne lui confère peut arriver de pire à ce genre de Il est permis, bien sûr, de partager jamais la moindre crédibilité. Un production. cet intérêt et d'apprécier le film échec irrécupérable. Dans son film précédent, pour ce qu'il est, mais on peut dif­ Simone Suchet Come Back to the Five and Dime, ficilement nier que ce soit là du tra­ Jimmy Dean, Jimmy Dean, lui aussi vail mineur et fort peu original de une adaptation d'une pièce, Altman la part de l'auteur de Nashville et Çy TREAMERS — Réalisa- s'était donné la peine de filmer une du magistral 3 Women. Streamers ^k bon: Robert Altman — pièce, c'est-à-dire de lui insuffler un revendique son origine théâtrale avec KJ Scénario: David Rabe, langage cinématographique, une une obstination dont on s'explique d'après sa pièce — Images: Pierre forme tant sur le plan visuel que mal la nécessité. Altman semble s'être complètement interdit de nous Mignot — Montage: Norman Smith narratif. Dans Streamers, peut-être faire oublier qu'on assiste à du — Interprétation: Matthew Modine en raison de la faiblesse du maté­ cinéma « de scène » et le résultat (Billy), Michael Wright (Carlyle), riel, Altman se contente de filmer est un film étouffant qui gaspille Mitchell Lichtenstein (Richie), David des dialogues, sans chercher à don­ Allen Grier (Roger), Albert Mack- lin (Martin), Guy Bond (Sgt. Roo- ney), George Dzundza (Sgt. Cokes) — Origine: États-Unis — 1982 — 118 minutes. J'ai beaucoup d'admiration pour Robert Altman. J'admire son indépendance commerciale, sa maî­ trise naturelle du langage filmique, son habileté à la direction d'acteurs, son humour souvent troublant et surtout sa capacité de passer d'un genre à l'autre sans nier son style et ses préoccupations thématiques. Hélas, c'est en vain que j'ai essayé de retrouver toutes ces qualités dans Streamers, un film entièrement figé dans les pires formules du théâtre sur grand écran. Altman a complè­ tement cédé, ici, à la servitude du cinéma s'adaptant à un autre médium. C'est-à-dire, pour résumer la situation, qu'il braque sa caméra et laisse le gros du travail aux 52 JUILLET 1984 inutilement l'énergie du spectateur. problèmes déjà traités dans un nom­ désarroi supposément salutaire. Buf­ On est finalement obligé d'écouter bre incalculable de films (le racisme, fet froid, avec ses personnages à de très longs monologues philoso­ la guerre, l'homosexualité), sans la morale congelée, donnait des phiques que les acteurs récitent con­ apporter la plus petite nouveauté à sueurs chaudes à ceux qui les ren­ fortablement étendus sur leur lit, l'ensemble. Tous les conflits évo­ contraient. sans qu'il n'y ait quoi que ce soit qués ici ont d'ailleurs fait l'objet Quant à La Femme de d'autre que cette verbosité pour d'oeuvres précédentes du réalisateur. mon pote, pour une fois, le titre retenir notre attention. Les films En plus (décidemment!), Streamers annonce la marchandise que Ber­ d'Altman ont toujours été assez ver­ manque totalement d'humour, ce trand Blier avait d'ailleurs étalée beux, certes, mais le réalisateur pre­ qui est assez incroyable quand on dans ses films précédents. D'où nait soin d'intégrer les dialogues songe qu'il s'agit là de l'élément vient que la critique qui encensait dans une véritable chorégraphie rhétorique le plus percutant d'Alt­ avec allégresse Les Valseuses et Pré­ d'échanges où les acteurs étaient man dans ses autres films (Altman parez vos mouchoirs s'est montrée soutenus par une mise en scène est le plus grand humoriste satiri­ fort boudeuse face à ce film qui, fouillée, un travail sur l'espace, la que du cinéma américain actuel). sans être une oeuvre magistrale, ne narration et la recherche d'une Une très grande déception, donc, m'a pas déçu en tenant compte du analyse de la fonction du groupe de la part d'un cinéaste beaucoup genre très personnel de Blier? On dans la société. Dans Streamers, trop bon pour se contenter de fil­ a dit que Blier s'était abaissé jusqu'à même si le film a potentiellement mer ainsi du théâtre très moyen. commettre un boulevard sans inté­ tous ces éléments, rien n'arrive vrai­ Martin Girard rêt. On a même parlé d'un « Blier ment à décoller. Surtout, probable­ à oublier ». Serait-ce parce que Blier ment, parce que le film repose se montre moins provocant et plus essentiellement sur un esprit de dis­ f A FEMME DE MON sage dans son allure? Aurait-on été cours individuels où les personna­ Ë POTE - Réalisation: déçu par un certain manque ges, l'un après l'autre, évoquent leurs M *J — Scéna­ d'audace à se mettre dans les yeux? expériences passées ou leur philoso­ rio: Bertrand Blier, Gérard Brach Voyons cela de plus près. phie de la vie. Il y a, bien sûr, — Images: Jean Penzer — Musi­ Pascal vend des articles de quelques conflits ici ou là, particu­ que: J.J. Cale — Montage: Clau­ sport à Courchevel. Micky est dise- lièrement à la fin, où explose une dine Merlin — Interprétation: jockey dans une discothèque. Une violence qui semble d'ailleurs con­ Michel (Micky), Isabelle longue amitié les unit dans un par­ tenue depuis le début du film. Mais Huppert (Viviane), Thierry Lher­ tage constant depuis plusieurs là encore, on sent beaucoup trop mitte (Pascal), François Perrot (le années. Arrive Viviane comme un la présence de l'écriture derrière cha­ médecin), Farid Chopel (le lascar), immense pavé sur cette amitié que que geste ou chaque réplique. La Daniel Colas (le dragueur) — Ori­ rien n'a pu ébranler. Cette amie de dramatisation est affectée et n'arrive gine: France — 1983 — 100 Pascal veut séduire Micky qui résiste pas à être percutante. minutes. de moins en moins à ce cadeau Le film repose sur une idée On connaît le sens de la piégé. Comment cela va-t-il se ter­ intéressante en soit qui rejoint l'une démesure, les excès de lyrisme et miner? Le film vous le dira. des préoccupations du réalisateur, le goût de la provocation de Ber­ Quand on reproche à Blier soit l'étude du comportement d'un trand Blier. Il ne veut rien faire la minceur de ses personnages, je groupe dans un moment particulier. comme les autres. De plus, on peut me surprends à être d'accord L'ironie, ici, c'est que, dans cette se méfier de ses titres. Les Valseu­ jusqu'à un certain point. Par exem­ histoire qui se passe dans un dor­ ses, ce n'était pas une comédie ple, le personnage de Pascal est toir où de jeunes soldats attendent musicale sur les tendres amours de assez terne. J'aurais peine à analy­ leur embarquement pour le Viet­ Johann Strauss. Préparez vos mou­ ser son caractère à l'intérieur d'un nam, ceux-ci finissent par s'entre- choirs n'avait rien du mélodrame maigre paragraphe. Viviane? On tuer plusieurs heures avant leur annoncé. C'était plutôt une comé­ peut la décrire comme une fille de départ pour le (véritable) champ de die de moeurs bizarres où l'arrivée passage qui a la bougeotte. Elle fait bataille. Mais Altman aborde ici des d'un garçon de treize ans semait un de son instabilité une sorte de car- 53 SÉQUENCES N" 117 rière capricieuse. Elle ne veut pas vent souri. Je l'ai pris au sérieux quand il con­ jouer à la garde-malade avec Micky. À l'actif du film, des dia­ fie ses hésitations à trahir son ami. Cependant, elle revient vers lui et logues savoureux. Dès le début, Pas­ Même si, au dire de Viviane, se dit amoureurse de lui depuis leur cal, l'air abasourdi, avoue à Micky: « l'amour est une maladie qu'on première rencontre. Ce comporte­ « Si tu savais ce qui m'arrive. » Et attaque par surprise », le pauvre ment ressemble davantage à un Micky de s'inquiéter: « Ça ressem­ Micky se sent victime du virus de manque de profondeur qu'à du ble à un coup dur ou à une catas­ l'amour-passion. Il en tombe mystère. Viviane, c'est la femme- trophe? » Tout cela pour avouer malade. Il a l'impression d'être objet par excellence. Dire que les qu'il vient de retomber amoureux. poursuivi par une présence amie ou films de Bertrand Blier souffrent de Il faut entendre Coluche dire sur ennemie. C'est l'invasion cruelle de misogynie, c'est devenu un cliché un ton apparemment détaché que, l'angoisse. ou un pléonasme. C'est selon. Pas­ dans toute cette affaire, il veut se Micky fait des caprices. Il sons. Il y a aussi des longueurs dans conduire comme un « suisse » en a peur de mourir. Il va jusqu'à la seconde partie. À la longue, on demeurant « neutre ». réclamer l'oreiller de Viviane. Cette s'y fait: de nos jours, c'est si fré­ En plus du jeu de la maladie quasi honteuse le pousse à quent au cinéma. Et pas seulement caméra qui, par des mouvements devenir voyeur. Il en arrive même dans les films français. lents, sait aller chercher un regard à se découvrir une tête de mari. On ne demande pas à une et des gestes révélateurs, ce qui m'a C'est la catastrophe! J'espère qu'on comédie de situations d'aller déva­ le plus intéressé dans ce film, c'est donnera d'autres rôles aussi intéres­ liser le plus gros arsenal de psycho­ l'interprétation de Coluche. Ses rôles sants à Coluche. Jusqu'ici, on logie en conserve sur le marché du de comique « niaiseux » ne n'avait pas exploité son talent dans cinéma. On lui demande de nous m'avaient jamais conquis. Ici, ce le bon sens du terme. Il vient de intéresser avec des situations plus mélange de sérieux et de comique nous prouver qu'il a tout ce qu'il ou moins cocasses pour nous faire lui va à merveille. Pour une fois, faut pour devenir la coqueluche du rire ou sourire. Pour ma part, j'ai cru à son personnage, un cinéma. devant La Femme de mon pote, je « dégonflé de nature, condamné à n'ai pas ri aux éclats, mais j'ai sou­ être un type bien toute sa vie ». Janick Beaulieu