<<

Document generated on 09/25/2021 6:38 p.m.

Ciné-Bulles

Juste la fin du monde de La petite apocalypse Zoé Protrat

Dossier Diffusion du cinéma d’auteur Volume 34, Number 3, Summer 2016

URI: https://id.erudit.org/iderudit/82707ac

See table of contents

Publisher(s) Association des cinémas parallèles du Québec

ISSN 0820-8921 (print) 1923-3221 (digital)

Explore this journal

Cite this article Protrat, Z. (2016). Juste la fin du monde de Xavier Dolan : la petite apocalypse. Ciné-Bulles, 34(3), 4–7.

Tous droits réservés © Association des cinémas parallèles du Québec, 2016 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ En couverture Juste la fin du monde de Xavier Dolan

Photos ci-dessus et de la page couverture : Shayne Laverdière La petite apocalypse

ZOÉ PROTAT

Ça y est, Xavier Dolan a encore frappé! théâtrale tournée à Laval avec un im­ belle-sœur dont Louis ne sait rien est Après avoir obtenu deux sélections can­ pressionnant quintette de stars, c’est dire douce, maladroite, voire insignifiante. noises en Compétition en presque autant si le film était attendu. Pourtant,Juste la Celle qui n’est rien de tout cela, c’est bien d’années, le petit prodige a une fois de fin du monde est très simple. Tout son la mère : maquillée, bijoutée, corsetée, plus défrayé la chronique avec son pre­ programme tient dans sa première scène, une allure chic cheap qui rappelle bien mier film « français », une œuvre très in­ alors que le personnage de Louis se di­ entendu la Die de Mommy (2014); elle tense et étouffante qui a particulièrement rige en avion vers sa famille, étrangère crie sans cesse et coupe la parole à tous, divisé la critique internationale. Quel­ depuis plus de 10 ans. Son monologue elle aimerait tant que tout se passe bien. ques échos vitrioliques et l’on imaginait mental laisse peu de place au suspense : Suzanne, la benjamine, fume pétard sur déjà le pire. Le cinéaste chéri serait-il « Je vais mourir et je reviens. » Il revient pétard dans sa chambre en attendant ce abandonné par sa bonne étoile après dans cette petite ville anonyme, loin des frère qu’elle ne connaît que de loin com­ avoir été porté aux nues comme nul au­ mondanités de son milieu de vie. Car me le messie. Mais Louis va mourir, tre? Mais Cannes est un festival, et la cri­ Louis est dramaturge, mondialement cé­ d’une maladie mystérieuse qui n’intéresse tique n’est pas un jury : Juste la fin du lèbre et célébré. Il y a 12 ans, il a coupé pas réellement le film… ce qui l’intéresse, monde a finalement remporté le Grand les ponts avec sa mère, son frère, sa sœur. c’est le retour et tout ce que ce retour Prix en mai dernier, un honneur jamais Il leur envoie depuis des cartes postales cristallisera chez les siens. atteint auparavant par un film québécois, avec des « phrases de trois mots » : à et Xavier Dolan peut poursuivre sa route l’endroit de sa tribu, l’écrivain n’est guère Malgré cette prémisse somme toute clas­ phénoménale. loquace… Cette tribu, c’est tout d’abord sique, Juste la fin du monde n’est pas un Antoine, l’aîné, un homme brut de décof­ jeu de massacre où les révélations et les Annoncé l’année dernière, le projet avait frage, vulgaire et cinglant, qui rabaisse deus ex machina fuseront. Le film est fait sensation : une nouvelle adaptation constamment sa femme Catherine. Cette bien plus subtil que cela. Il réussit au

4 Volume 34 numéro 3 fond un petit exploit : être à la fois 100 % tentions que l’on pourrait lui prêter par à tendance hystérique — n’oublions pas français et 100 % Dolan. Incroyable de re­ ignorance, Dolan ne juge jamais ses per­ qu’elle incarnait déjà une matriarche trouver tout ce qui fait le sel d’une œuvre sonnages. On sent plutôt qu’il les couvre flamboyante dans Laurence Anyways dans un univers qui pourrait être autre­ d’un amour fou. (2012). Chez Dolan, la mère continue à ment exotique! Avec ses origines occuper le centre du drame. Son fils la théâtrales et son cadre anxiogène, le film L’une des preuves les plus éclatantes de prend clairement pour une écervelée et rappelle Tom à la ferme (2013). Ici aussi, cet amour est la scène de la remise, où la la considère avec une condescendance un étranger sera confronté à un groupe mère s’isole quelques instants pour fu­ parfois amusée, parfois agacée. La réalité parfois hostile dans un récit presque en mer une cigarette loin des méchants re­ est bien plus complexe. Dolan filme les circuit fermé. L’action se déplacera dans gards d’Antoine. C’est dans ce lieu tout malaises de la vie, des échanges où il ne différentes pièces de la maison, sur la ter­ en clair-obscur que s’amorcera un dia­ se dit rien ou presque, des questions rasse, un peu sur la route, mais guère logue depuis longtemps différé avec posées sans attendre de réponse, des plus. Louis se mesurera tour à tour à Louis, son autre fils, l’original, celui qui moments traditionnellement ignorés chacun des membres de sa famille dans est parti. La discussion peine tout par le cinéma, écartés par la magie du une succession de petits duos, huis clos d’abord à se mettre en marche. Nathalie montage. Entre la mère et le fils, la ren­ dans le sous-sol, dans la remise, dans le Baye est intense au possible en femme- contre s’élèvera finalement vers des som­ couloir, dans la voiture. D’intenses scènes enfant qui en fait des tonnes, chef de clan mets d’émotion. De manière tout à fait de groupe viendront ponctuer cette mé­ canique. Au-dehors s’étend une canicule de plus en plus étouffante et très symbo­ lique, qui fait suer tous les personnages à grosses gouttes alors que la tension monte…

Juste la fin du monde, c’est du dialogue, du dialogue et encore du dialogue. Cette surenchère de mots, ajoutée au relatif immobilisme de l’action et à la lourdeur des sentiments, ne sera peut-être pas au goût de tous. Et en plus de parler, les per­ sonnages crient beaucoup et s’insultent à loisir : une spécificité culturelle diront certains! Les scènes de repas, où l’on mange finalement très peu, mais où tout explose, constituaient une sorte de pas­ sage obligé. L’abondant dialogue, truffé d’humour cruel, se déploie dans une langue très « franco-française », mais également très populaire, colorée d’argot, d’expressions pittoresques et d’insultes, comme si l’univers de Mommy avait dé­ ménagé de l’autre côté de l’Atlantique. Ici aussi, les personnages proviennent de la classe moyenne, voire laborieuse. Les vadrouilles du dimanche étaient l’unique luxe de la mère (« On ne partait jamais en vacances »). Antoine fabrique des outils à l’usine, sa femme s’occupe de leurs deux enfants, Suzanne glande au sous-sol. C’est un petit monde sans am­ bitions, sans rêves, au sein duquel le dra­ maturge, homosexuel et parisien, jure Xavier Dolan et le directeur photo André Turpin lors du tournage de Juste la fin du monde terriblement. Pourtant, et malgré les in­ Photo : Shayne Laverdière

Volume 34 numéro 3 5 Marion Cotillard, Vincent Cassel, Léa Seydoux et dans Juste la fin du monde — Photos : Shayne Laverdière

déchirante, elle l’implorera de leur rendre souvenirs douloureux. Rapidement, on ne saurait être un long fleuve tranquille. à tous l’espoir d’une vie meilleure… alors revient aux gros plans claustrophobes, Plus sobre, plus rêche et plus resserré que Louis est justement en train de un style déjà amorcé dans Mommy à que ses prédécesseurs, Juste la fin du brûler la sienne. travers ce fameux format carré « Insta­ monde est clairement un pas en avant gram » qui coupait l’horizon des person­ sur le chemin de la maturité. (Sortie Formellement, la « patte » Dolan est tou­ nages et que Steve, dans un grand élan prévue : 21 septembre 2016) jours bien présente. Ses admirateurs ap­ d’optimisme et d’indépendance, écartait précieront une fois de plus ses ralentis de ses propres mains. caractéristiques et son amour pour la musique pop, qui envahit complètement Il n’y a pas beaucoup de lumière dans certaines scènes en en décuplant le ly­ Juste la fin du monde, c’est un fait. risme. Lyriques aussi sont les regards en­ Louis réussira certes à entrer en contact tre Louis et sa timide belle-sœur, dont la avec les femmes de sa famille, mais il en communication n’est pas la force, mais sera autrement pour Antoine, un rôle in­ qui deviendra peut-être sa meilleure grat pour un Vincent Cassel rempli de alliée. Le plus beau du film tient dans fiel. Le départ du fils/frère prodigue sera ces échanges entre Louis et l’autre d’une violence inouïe et ne réglera rien, « étrangère » de la famille, un rare rôle ef­ évidemment… « Familles, je vous hais », Québec– / 2016 / 95 min facé pour Marion Cotillard qui se révèle « l’enfer, c’est les autres » : autant d’expres­ Réal., scén. et mont. Xavier Dolan, d’après l’œuvre fort surprenante. Quelques séquences de sions usuelles qui nous viennent immé­ de Jean-Luc Lagarce Image André Turpin Son type onirique, souvent des flashbacks, diatement en tête devant ce sixième long Sylvain Brassard, Guy Pelletier et Pierre Picq Mus. Gabriel Yared Prod. Nancy Grant, Xavier Dolan, permettent également de s’échapper un métrage de Xavier Dolan. Après le car­ Sylvain Corbeil, Nathanaël Karmitz, Elisha Karmitz temps des décors surchargés du pavillon ton international de Mommy, peut-être et Michel Merkt Int. Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Vincent Cassel, Marion Cotillard, Léa Seydoux Dist. de banlieue. Des respirations cependant ce nouveau film fera-t-il moins l’unani­ Les Films Séville de courte durée et qui raviveront des mité. Et alors? Une carrière météorique

Volume 34 numéro 3 7