Studies 30 (2019) 275–295

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Faut-il brûler Sagan?

Flavien Falantin Kenyon College, Gambier, OH, USA [email protected]

Résumé

«Elle m’intimidait, comme m’intimident les enfants, certains adolescents et tous les gens qui se servent autrement que moi du langage. Je suppose que de mon côté, je la mettais mal à l’aise.» Par ces mots extraits de La Force des choses, Beauvoir revenait sur le mélange d’intimidation et d’embarras qui flottait sur ses rencontres avec la jeune Françoise Sagan. Cet article se propose de faire revivre l’histoire des relations oubliées entre ces deux icônes des lettres françaises.

Abstract

“I found her intimidating, as I do children and adolescents and everyone who uses lan- guage differently from me. I suppose she felt ill at ease with me too.” In these words from Force of Circumstance, Beauvoir evokes the blend of intimidation and embarrassment that surround her encounters with the young Françoise Sagan. This article revives the history of forgotten relations between these two icons of .

Keywords

Simone de Beauvoir – Françoise Sagan –Les Belles Images –Bonjour tristesse –Les Man- darins – abortion

Certaines coïncidences historiques ne doivent pas être négligées par l’analyse littéraire, et nombreuses furent celles qui touchent simultanément Simone de Beauvoir et Françoise Sagan en 19541. Cette année-là, leurs destins respectifs se

1 Cet article est amicalement dédié à Oana Panaïté en souvenir de notre toute première dis- cussion.

© International Simone de Beauvoir Society, 2020 | doi:10.1163/25897616-bja10005Downloaded from Brill.com09/26/2021 06:04:31AM via free access 276 falantin croisent à plusieurs reprises, notamment lorsque l’une remporte le prix Gon- court pour Les Mandarins, tandis que l’autre reçoit le prix des Critiques pour son premier livre Bonjour tristesse. Deux ans plus tard, ces deux romans seront mis à l’Index par Rome avec des condamnations similaires. Alors que le décret du Saint-Siège, proscrivant Le Deuxième Sexe et Les Mandarins, dispose qu’ils recèlent «un poison subtil» dont «il est nécessaire de mettre en garde la jeu- nesse2», celui réprouvant Bonjour tristesse et Un certain sourire énonce que «les romans de Françoise Sagan sont un poison qui doit être tenu loin des lèvres de la jeunesse3». À cette censure s’ajoutent encore des frondes communes, et plus particulièrement celle menée par François Mauriac, qui regrette que le prix des Critiques soit attribué à «un charmant monstre de dix-huit ans4», et que l’intrigue des Mandarins se focalise sur «des descriptions d’une sexualité scolaire et appliquée5». Toutefois, ces similitudes ne doivent pas faire oublier les personnalités dia- métralement opposées et les choix qui divisent les deux femmes. Souvenons- nous que Beauvoir ne va pas chercher son prix; les journalistes l’attendent en bas de chez elle, mais l’auteure se cache: «À trente-cinq ans, dans mon inno- cence, cela m’aurait amusée de m’exhiber; maintenant, j’y répugnais. Je n’ai ni assez de forfanterie, ni assez d’indifférence pour me donner allègrement en pâture aux curieux6.» De son côté, la toute jeune Sagan se jette dans l’arène médiatique: «Le prix des Critiques a tout déclenché; à partir de ce moment, ç’a été la corrida7.» À dix-huit ans, elle dépense sans compter et construit sa légende entre Deauville et Saint-Tropez, alors que pour Beauvoir, âgée de quarante-six ans, l’argent gagné grâce au sert à alimenter la cas- sette qu’elle a en commun avec Jean-Paul Sartre. Une fracture générationnelle sépare les deux femmes et semble avoir rendu toutes comparaisons entre elles impossibles. Cet éloignement continue de s’étendre à mesure que les romans de Sagan se succèdent, tant ses héroïnes se développent en marge de la ques- tion féministe. Son œuvre ne répond ni aux appels de Beauvoir sur la condition féminine, ni à ceux de Hélène Cixous sur le discours phallocentrique, si bien

2 Ingrid Galster, Simone de Beauvoir. Le Deuxième Sexe, le livre fondateur du féminisme moderne en situation, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 304. 3 Sophie Delassein, Aimez-vous Sagan.., Paris, Fayard, 2002, p. 46. 4 François Mauriac, La Paix des cimes. Chroniques 1948-1955, Paris, Bartillat, 1999, p. 489. 5 François Mauriac, Bloc-notes 1952-1957, Paris, Flammarion, 1958, p. 135. 6 Simone de Beauvoir, La Force des choses, Deuxième partie, éd. Jean-Louis Jeannelle, dans Mémoires, t. II, dir. Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 2018, 3-380, p. 39. Le texte original a été publié chez Gal- limard en 1963. Les références subséquentes à cet ouvrage seront indiquées au moyen de l’abréviation FCII. 7 Françoise Sagan, Je ne renie rien. Entretiens 1954-1992, Paris, Stock, 2014, p. 38.

Simone de Beauvoir StudiesDownloaded 30 from (2019) Brill.com09/26/2021 275–295 06:04:31AM via free access faut-il brûler sagan? 277 que les études portant sur Sagan l’ont placée dans un champ à part «sinon anti-, du moins non féministe8.» De là vient l’envie de reprendre à notre compte le titre du célèbre essai de Beauvoir et de le subvertir en l’associant aux questions que pose l’enfant terrible des lettres françaises à cette époque. Dans Faut-il brûler Sade?, Beau- voir revenait notamment sur la notion de privilège consubstantielle à l’idée d’égoïsme: elle y faisait ressortir un égoïsme au service du pouvoir et de la classe dominante, un égoïsme de droite profitable à une idéologie majori- taire et enfin un égoïsme bourgeois lorgnant vers les privilèges perdus de la noblesse9. À sa modeste échelle, Sagan retranscrit dans son œuvre les para- doxes de cette bourgeoisie. Ses premiers romans sont fortement critiqués pour leurs représentations d’un petit monde suranné et libertin, proche du XVIIIe siècle où l’atmosphère des salons devenait universelle. Autoproclamée «de gauche et bourgeoise10», la jeune romancière ne semble craindre ni les contra- dictions, ni les inimitiés. Faut-il brûler Sagan? À l’époque, l’idée séduit de nombreux écrivains tels que Georges Hourdin qui signe en 1958 un livre intitulé Le Cas Françoise Sagan11. La romancière devient rapidement un «cas» d’étude philosophique et littéraire qui passionne et transporte jusqu’aux psychanalystes de son temps12, et même les penseurs hégéliens les plus austères, comme Alexandre Kojève, prédisant l’extinction de toute forme de virilité dans son article «Le dernier monde nouveau», consacré aux deux premiers romans de Sagan13. Toujours à la même période, deux prix Goncourt s’amusent de cette chasse aux sor- cières systématique; lorsque Béatrix Beck et se posent conjointe- ment les questions suivantes: «Pour ou contre Françoise Sagan14?» et «Faut-il assassiner Françoise Sagan15?» Ces questions, il convient ici de les repenser en

8 Nathalie Morello, FrançoiseSagan,uneconsciencedefemmerefoulée, NewYork,Peter Lang, 2000, p. 7. 9 Simone de Beauvoir, Faut-il brûler Sade ?, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2011 [1945]. 10 Françoise Sagan, Réponses, Paris, Éditions Robert Laffont, 1973, p. 23. 11 Georges Hourdin, Le Cas Françoise Sagan, Paris, Éditions du Cerf, 1958. 12 Jacques Lacan, Le Séminaire, t. IV, La relation d’objet, Paris, Éditions du Seuil, 1998 [1957], p. 417. 13 Alexandre Kojève, «Le dernier monde nouveau», Critique, nº 111-112, août-septembre 1956, p. 702-708. 14 Béatrix Beck, Une certaine jeunesse: pour ou contre Françoise Sagan?, Paris, Dutilleul, 1958. 15 Romain Gary, «Faut-il assassiner Sagan ?», manuscrit inédit, retranscrit dans RomainGary des Racines du ciel à La Vie devant soi, Musée des lettres et manuscrits, 3 decembre 2010- 20 février 2011. Voir Romain Gary des Racines du ciel à La Vie devant soi, Dossier de presse du Musée des lettres et manuscrits, 2010, p. 13. Delassein cite cet article comme publié dans Elle le 5 mai 1969. Voir Delassein, Aimez-vous Sagan.., op. cit., p. 206.

Simone de Beauvoir Studies 30 (2019) 275–295 Downloaded from Brill.com09/26/2021 06:04:31AM via free access 278 falantin redessinant les contours du dialogue manqué avec Simone de Beauvoir, afin de nous demander si Sagan représentait une alliée des idées promues par l’auteure du Deuxième Sexe. L’intérêt du présent sujet découle d’un constat déroutant: aucune étude n’a été consacrée aux liens existants entre ces deux icônes litté- raires du XXe siècle16. Tout l’enjeu de ce dialogue sera certes de faire revivre leur relation d’un point de vue personnel, philosophique et politique, mais surtout de faire apparaître les connivences littéraires, ainsi que d’envisager l’épineuse question du féminisme beauvoirien et de son héritage.

1 Rendez-vous manqués entre le Castor et le «charmant monstre»

Quelques entrevues avec Sagan sont rapportées dans le deuxième tome de La Force des choses. Beauvoir y exprime son goût pour les discussions en petit comité et les difficultés qu’elle rencontrait pour les rendre possibles avec la jeune romancière: «Je n’aimais causer avec les gens qu’en tête à tête, ce qui per- met souvent de brûler l’étape des banalités mondaines; je regrettais de n’avoir jamais su la dépasser au cours de mes rares entrevues avec Françoise Sagan17.» Beauvoir ajoute, non sans une certaine frustration: «[J]e me disais toujours en la quittant que la prochaine fois nous nous parlerions mieux; et puis non, je ne sais trop pourquoi18.» Si l’auteure confie au cahier les déceptions que lui procure cette succession de rendez-vous manqués, c’est qu’elles impliquent indubitablement l’envie d’en savoir davantage sur ce personnage singulier. De fait, Beauvoir et Sagan sont toutes deux issues du même milieu, furent élevées dans des institutions catholiques et ont fait le même choix de consa- crer leur vie à l’écriture. Fait notable pour des femmes d’après-guerre, elles sont financièrement autonomes et socialement libres. Toutes deux sont aussi connues pour avoir été en couple avec des hommes puissants: l’une avec Sartre, l’autre avec Guy Schoeller (éditeur important); mais également pour avoir mené simultanément des amours contingentes avec des femmes, qu’il s’agisse de Bianca Bienenfeld pour Beauvoir ou de Paola Saint Just pour Sagan. Malgré ces points communs, Beauvoir revient sur l’impossibilité d’établir un dialogue: «Comme elle […] n’achève pas ses phrases, il me semblait pédant d’aller jusqu’au bout des miennes, mais il ne m’était pas naturel de les briser

16 L’étude de Nathalie Morello décrit la trajectoire des romans saganiens selon une perspec- tive féministe. Cependant, aucune étude ne retrace directement le parcours commun de Beauvoir et Françoise Sagan. Morello, Françoise Sagan, op. cit. 17 FCII, p. 184. 18 FCII, p. 184.

Simone de Beauvoir StudiesDownloaded 30 from (2019) Brill.com09/26/2021 275–295 06:04:31AM via free access faut-il brûler sagan? 279 et finalement je ne trouvais plus rien à dire19.» Tout semble prouver que les deux femmes perdaient leurs moyens une fois l’une en face de l’autre. Beau- voir poursuit: «Elle m’intimidait, comme m’intimident les enfants, certains adolescents et tous les gens qui se servent autrement que moi du langage. Je suppose que de mon côté, je la mettais mal à l’aise20.» Ce trouble perceptible, ce mélange d’embarras et d’intimidation, ne doit pas faire oublier le respect et l’admiration qu’elles se portaient. Toujours dans La Force des choses, Beauvoir retranscrit une autre rencontre avec Sagan lors de l’un des vernissages de sa sœur Hélène, et ce souvenir lui per- met de mentionner quelques-uns de ses livres: «Je n’aimais guère son roman [Bonjour tristesse]: je devais plus tard préférer Un certain sourire, Dans un mois, dans un an21». Ajoutons encore qu’au détour d’un compliment qu’elle for- mule à son endroit, Beauvoir montre subtilement sa connaissance des romans de Sagan, notamment quand elle écrit: «J’aimais bien son humour léger, sa volonté de ne pas s’en laisser conter et de ne pas faire de grimaces22.» Ici, le mot «grimaces» fait directement référence à la dernière phrase d’Un certain sourire, deuxième roman de Sagan paru en 1956, qui s’achevait d’une manière si abrupte que de nombreux critiques s’en offusquèrent: «Mais enfin, quoi? J’étais une femme qui avait aimé un homme. C’était une histoire simple; il n’y avait pas de quoi faire des grimaces23.» Ce livre présente par ailleurs l’intérêt d’être le seul de Sagan où la narratrice, jeune étudiante à la Sorbonne, confesse ses lectures existentialistes: «C’était un très beau livre de Sartre, L’âge de rai- son. Je m’y jetai avec bonheur. J’étais jeune, un homme me plaisait, un autre m’aimait. J’avais à résoudre un de ces stupides petits conflits de jeune fille; je prenais de l’importance24.» Mais au-delà de quelques écrits qu’elle a lus, Beauvoir retient avant tout de Sagan une forme de brutalité propre à la jeunesse:

Nous nous sommes retrouvées, un soir d’été, à une terrasse du boule- vard Montparnasse; nous échangeâmes quelques mots, elle avait, comme d’habitude, de la grâce et de la drôlerie et je ne demandais qu’à rester seule avec elle. Mais elle me dit tout de suite que des amis nous atten-

19 FCII, p. 184. 20 FCII, p. 184. 21 FCII, p. 29. 22 FCII, p. 184. 23 Françoise Sagan, Un certain sourire, dans Œuvres, Paris, Éditions Robert Laffont, 1993, 68- 130, p. 130. Le texte original a été publié en 1956. Nous soulignons. 24 Ibid., p. 81.

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daient à l’Épi Club. Il y avait Jacques Chazot, Paola Saint Just, Nicole Ber- ger, quelques autres. Sagan but en silence25.

Face à la timidité de la jeune femme, Beauvoir n’hésite pas à rappeler ce qui constitue l’autre versant de sa légende: une romancière fêtarde, aimant s’enivrer entourée de gens qui incarnèrent la célèbre «Bande à Sagan». Tou- tefois, une forme d’indulgence réapparaît et Beauvoir prend vite conscience que seul son âge la sépare en fin de compte de Sagan:

Cela m’étonnait de penser qu’autrefois rien n’était pour moi plus nor- mal que d’être assise la nuit dans une boîte devant un verre de whisky; je me sentais tellement déplacée! Il est vrai que je me trouvais entourée d’étrangers et qu’ils ne savaient pas plus que moi ce que je venais faire parmi eux26.

De leur côté, les récits autobiographiques de Sagan font état d’un même senti- ment d’échec en évoquant «quelques repas avec Simone de Beauvoir et mon premier mari; repas vaguement contraints27.» Elle semble bien se souvenir de l’épisode à l’Épi Club retranscrit par Beauvoir; seulement, Sagan ajoute à ce rendez-vous un protagoniste de taille quand elle mentionne «quelques cocasses rencontres dans des mauvais lieux délicieux de l’après-midi, où Sartre et moi faisions semblant de ne pas nous voir28». Ce n’est qu’au moment où Sartre perd la vue, à la fin de sa vie, qu’une réelle complicité naîtra entre Sagan et lui. En 1979, dans La Cérémonie des adieux, Beauvoir revient avec une pointe d’amusement sur l’amitié entre Sartre et Sagan: «Mélina était repartie pour Athènes, mais elle avait des remplaçantes. À la suite de la Lettre d’amour à Jean- Paul Sartre qu’elle avait fait paraître dans la presse, il déjeunait de temps en temps avec Françoise Sagan: il l’aimait bien29.» Dans cette lettre, Sagan, alors âgée de quarante-quatre ans, déclare toute l’admiration et la reconnaissance qu’elle porte à celui qui lui avait donné, dit-elle, «le droit d’écrire30». Sartre

25 FCII, p. 185. 26 FCII, p. 185. 27 Sagan, Chroniques 1954-2003, Paris, Le Livre de Poche, 2016, p. 459. 28 Ibid. 29 Simone de Beauvoir, La Force des choses, Première partie, éd. Jean-Louis Jeannelle, dans Mémoires, t. I, dir. Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 2018, 936-1220, p. 1146-1147. Le texte original a été publié chez Gallimard en 1963. Les références subséquentes à cet ouvrage seront indiquées au moyen de l'abréviation FCI. 30 Sagan, Je ne renie rien, op. cit., p. 211.

Simone de Beauvoir StudiesDownloaded 30 from (2019) Brill.com09/26/2021 275–295 06:04:31AM via free access faut-il brûler sagan? 281 avait cru en Sagan et selon lui, elle produisait «quelque chose de nouveau sur la base d’une expérience personnelle31». Et l’on apprend dans le Dictionnaire Sartre, à l’article «Françoise Sagan», qu’il «la considérait comme un écrivain novateur et au succès “parfaitement justifié32”». Entre eux, il s’agissait d’une relation platonique: «Deux stars de la littérature qui pouvaient se comprendre. Il y avait chez eux un côté Œdipe et Antigone qui facilitait leurs rapports33.» Fière de cette complicité, Sagan se plaisait à raconter que «Sartre était gai comme un pinson. Les mensonges, qu’il faisait à la belle Simone!34»

2 Sagan et l’existentialisme

L’amitié et la complicité entre Sartre et celle qu’il surnommait affectueuse- ment «l’espiègle Lili35» furent bel et bien réelles, mais on aurait tort de voir en Sagan une disciple de son œuvre. Pilier central de sa jeunesse, Sartre repré- sente davantage pour Sagan un totem qu’un véritable embrayeur d’idées litté- raires36. Elle s’exprime d’ailleurs sur ce sujet: «Nos idoles étaient plus âgées que nous, qu’il s’agisse de Sartre ou de Billie Holiday. Nous avions envie de les admirer plutôt que de nous identifier à eux37.» Pour elle, le principal échec de cette identification provient de l’injonction sartrienne à s’engager en tant qu’écrivain. À plusieurs reprises, elle revient sur cette divergence, car pour elle «un écrivain doit ou ne doit pas s’intéresser à la politique. Il est libre38.» Ce que Sagan idéalise fondamentalement, c’est une certaine idée de la littéra- ture. Selon elle, «si on écrit en pensant qu’on est le reflet d’une société ou qu’on est un wagon du train historique, on se trompe39». Ainsi, la roman- cière n’entend pas le militantisme comme un concept qui doit gouverner son activité d’écrivaine, même si elle reconnaît cette force à son mentor: «Il a un

31 Jean-Paul Sartre et Claude Sarraute, «Entretien avec Jean-Paul Sartre», Le Monde, 17 sep- tembre 1959. 32 François Noudelmann et Gilles Philippe (dir.), Dictionnaire Sartre, Paris, Honoré Cham- pion, 2004, p. 441. 33 Martine de Rabaudy, Une saison avec Bernard Franck, Paris, Flammarion, 2010, p. 35. 34 Françoise Sagan, Un certain regard, Paris, Éditions de L’Herne, coll. «Carnets de l’Herne», 2008, p. 98. 35 Sagan, Chroniques 1954-2003, op. cit., p. 461. 36 Au sujet de l’importance de Sartre dans la jeunesse de Sagan, se référer au chapitre «Sartre» qu’elle lui consacre dans Avecmonmeilleursouvenir, Paris, Gallimard, 1984, p. 94- 101. 37 Marie-Dominique Lelièvre, Sagan à toute allure, Paris, Denoël, 2008, p. 61. 38 Sagan, Je ne renie rien, op. cit., p. 105. 39 Françoise Sagan, Répliques, Paris, Quai Voltaire, 1992, p. 41.

Simone de Beauvoir Studies 30 (2019) 275–295 Downloaded from Brill.com09/26/2021 06:04:31AM via free access 282 falantin potentiel de travail et d’intelligence qui lui a permis d’écrire des romans et de prendre part aux événements. Moi pas40.» Néanmoins, la réputation de Sagan en tant qu’existentialiste de la première heure reste très tenace. Alain Robbe-Grillet lui-même, qui succède à Sagan au palmarès du prix des Critiques en 1955 avec son roman Le Voyeur, admet volon- tiers des rapprochements philosophiques avec l’auteure: «J’avais un point commun avec Sagan, c’était l’intérêt pour Sartre. L’un comme l’autre on se reconnaissait dans les idées qu’il avait remuées41.» Pour d’autres, cette asso- ciation philosophique permanente est un leurre. Ainsi, l’essayiste Emmanuel Berl qui se demande: «Mlle Sagan se croit peut-être existentialiste; il me semble qu’elle ne l’est pas, où est sa liberté42?» Lorsque Berl critique cette posture, que Sagan n’a jamais revendiquée par ailleurs, André Blanchet, quant à lui, fait état de sa surprise et remarque que la lecture des romans de Sagan suffit à ne pas l’assimiler à l’existentialisme:

Ce qui frappe, en lisant Sagan, c’est le peu d’emprise exercée par Sartre sur la jeunesse, j’entends sur cette partie de la jeunesse qui lui paraissait d’avance acquise. Où trouvez-vous, chez Françoise Sagan, la responsabi- lité amusée au-delà du désespoir lucide? Nul désespoir. Encore moins de responsabilité43.

Certains critiques ont vu dans cet éloignement un dépassement. C’est le cas de Jean-Pierre Faye pour qui«le roman de l’absurde et de l’existence a été vul- garisé par sa variante saganienne44». Et sans doute faut-il être sensible à cette idée de variante soulevée par Faye, car elle suggère que les romans saganiens représentent une entité à part, possédant des caractéristiques qui sortent des normes habituelles de la littérature moderne, dont on les croit pourtant issues. Par conséquent, il faut se méfier des déclarations de Sagan sur les auteurs de son temps. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’elle se prête à l’exercice: «Parmi les écrivains contemporains, j’admire le talent de beaucoup: Simone de Beau- voir, L’Invitée notamment, l’œuvre de , les premiers livres de Nathalie Sarraute, certains de Françoise Mallet-Joris, Yves Navarre, Mal- raux45.» Il est toutefois indéniable que son œuvre résiste aux influences litté-

40 Ibid., p. 131. 41 Madelaine Chapsal, «Le mot de Robbe-Grillet», L’Express, 11-17 octobre 1965, nº 747,92-93, p. 93. 42 Emmanuel Berl, «Réflexions sur Mlle Sagan», La Table Ronde, vol. 101, mai 1956, p. 180. 43 André Blanchet, «Le sourire de Sagan», Études, t. 289, nº 5, mai 1956, p. 246-247. 44 Cité par un journaliste dans Sagan, Réponses, op. cit., p. 48. 45 Sagan, Je ne renie rien, op. cit., p. 74-75.

Simone de Beauvoir StudiesDownloaded 30 from (2019) Brill.com09/26/2021 275–295 06:04:31AM via free access faut-il brûler sagan? 283 raires des écrivains qu’elle cite. Mauriac s’en amusera d’ailleurs: «J’ignore si Françoise Sagan s’intéresse à la technique du roman, si elle médite les leçons de M. Robbe-Grillet et de M. Blanchot. J’en doute beaucoup46.» En effet, les romans saganiens doivent se lire comme une initiative «contraire à l’ère du soupçon47» ou comme des «anti-nouveaux romans48», qui s’imposent plu- tôt comme une dissidence, replaçant le lecteur et ses idéaux romanesques au cœur de la littérature et invoquant des autorités telles que Honoré de Balzac, Stendhal ou . Sagan condamne sévèrement les théories des néo- romanciers, qui selon elle «jouent avec des balles à blanc, des grenades sans goupille, laissant le soin à ceux qui les lisent de créer eux-mêmes des per- sonnages non dessinés entre des mots neutres49». En somme, toute l’identité romanesque de Sagan s’inscrit en opposition avec les nouveaux courants qui l’entourent. «Ni Proust, ni roman de gare50», le roman saganien est inclassable, il existe dans une catégorie à part, il s’impose comme un mouvement à lui seul et se propose comme un repère pour la jeunesse. Dans les années 1960, Beauvoir sera d’ailleurs le témoin privilégié de l’impact international de Sagan sur la jeunesse et retranscrira plusieurs fois cette réalité au cours de ses voyages en URSS:

À l’université de Lvov, les étudiants ont posé à Sartre les mêmes ques- tions que les écrivains de Vilno l’année passée, de Kichnov cette année; ils s’intéressaient au cinéma italien, surtout à Antonioni, et à la littérature française: surtout au Nouveau Roman et à Sagan51.

Beauvoir souligne ici l’aspect atypique de Sagan, qui intervient aux côtés du Nouveau Roman comme une entité indépendante au sein des lettres de son temps. On note qu’à d’autres moments, plus particulièrement lors de sa ren- contre avec l’Union des écrivains soviétiques à Moscou, Beauvoir, qui parle au nom des jeunes Russes qui l’interpellent, cite Sagan aux côtés des écrivains existentialistes:

46 Mauriac, La Paix des cimes, op. cit., p. 221. 47 Ève-Alice Roustang, Françoise Sagan, la générosité du regard, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 144. 48 Ibid., p. 108. 49 Françoise Sagan, Des bleus à l’âme, dans Œuvres, Paris, Éditions Robert Laffont, 1993, 649- 724, p. 703. Le texte original a été publié en 1972. 50 Sagan, Je ne renie rien, op. cit., p. 187. 51 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, éd. Jean-Louis Jeannelle, Hélène Baty-Delalande, Alexis Chabot et Valérie Stemmer, dans Mémoires, t. I, dir. Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 2018, 355-922,

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Le public a soif de nouveauté; au moment de notre passage, on venait de traduire l’œuvre complète de Remarque – pourquoi? – et celle de Saint-Exupéry: il les dévorait. «Traduisez Camus, Sagan, Sartre, tout», réclamaient les jeunes52.

Dans cet extrait, Sagan se retrouve comme au milieu d’une chaîne dont elle serait l’un des maillons. Ce singulier brouillage s’opère vraisemblablement à la suite de la métamorphose de Sagan, qui a fini par engager sa notoriété pour le profit des causes politiques défendues par Beauvoir.

3 Sororités historiques et manifestes

Le 2 juin 1960, Simone de Beauvoir publie un article, «Pour Djamila Boupa- cha», dénonçant le sort d’une jeune Algérienne, torturée et condamnée à mort, pour avoir déposé une bombe à la Brasserie des Facultés à Alger53. À cette occa- sion, elle reçut le soutien de nombreuses intellectuelles, telles que Françoise Giroud ou Françoise Mallet-Joris, et même celui d’une romancière que l’on n’attendait pas: «Un article de Françoise Sagan dans L’Express appuya cette campagne», relate Beauvoir dans ses Mémoires54. Troublée par cette histoire, Sagan commence ainsi cet article qu’elle intitule «La jeune fille et la grandeur»: «Je ne pensais pas qu’un simple récit pourrait m’arracher à ce confort douteux que donne le sentiment de l’impuissance, ni à cette lassitude horrifiée que l’on éprouve à signer une millième pétition55.» Mais après ces explications d’usage, Sagan recourt à une argumentation qui ne manque pas de convaincre tant son indignation paraît sincère. Elle critique fermement la soi-disant droiture du général de Gaulle, manifestement aveugle devant les exactions de l’armée française. En prenant la plume, Sagan plaide la cause de Boupacha comme une avocate: elle retrace les faits chronologi- quement, montre leurs incohérences et condamne «le temps du mensonge56» dans lequel la France se complaît. Son plaidoyer en faveur de la jeune Algé- rienne se conclut par cette phrase restée célèbre: «Je n’imagine pas que les fanfares de la grandeur puissent couvrir les hurlements d’une jeune fille57.»

p. 824. Le texte original a été publié chez Gallimard en 1960. Les références subséquentes à cet ouvrage seront indiquées au moyen de l’abréviation FA. 52 FCII, p. 350. 53 Simone de Beauvoir, «Pour Djamila Boupacha», Le Monde, 2 June, 1960. 54 FCII, p. 222. 55 Sagan, Chroniques 1954-2003, op. cit., p. 87. 56 Ibid., p. 89. 57 Ibid.

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Mais rétrospectivement, Sagan ne trouve pas grand mérite à son geste et tente même de le minimiser comme une indignation passagère:

J’ai quelquefois des énervements ou des admirations […]. Ça se passe par à-coups, par humeur. À un moment, j’ai fait l’article sur Djamila Boupa- cha, des choses de fureur, et puis… Ce n’est pas mon métier, je veux dire58.

Il se cache sous ce ton détaché des ripostes beaucoup moins anodines. En effet, le 23 août 1961, l’OAS (Organisation de l’armée secrète) fait exploser une bombe devant le domicile parisien des parents de Sagan. Si cet attentat ne fait aucune victime, l’écrivaine prend pour la première fois conscience des graves conséquences de son militantisme, celui-là même qui la rendait initialement si distante de Sartre. Mais encore une fois, Sagan détrompe les journalistes qui pourraient y voir de l’héroïsme en tournant cet épisode en dérision: «J’ai agi, je me suis engagée. Pour Djamila Boupacha aussi. J’ai même été plastiqué par l’OAS. J’ai été épatante, quoi59.» Dix ans plus tard, elle répond de nouveau à un appel de Simone de Beauvoir, en signant aux côtés de Marguerite Duras, d’Agnès Varda et d’Annie Ernaux le Manifeste des 343. Françoise Sagan plaide en faveur de la dépénalisation de l’avortement et milite pour rendre son application gratuite, anonyme et libre. Ce qui semble révolter Sagan, c’est l’injustice économique que cause cette pra- tique pour les femmes: «L’avortement devrait être légal puisqu’il est, sinon, une simple contrariété pour les femmes aisées et une sinistre boucherie pour les autres60.» Il faut noter que le discours public saganien n’est pas dogmatique et donne parfois l’impression d’être partiel, en ce qu’il n’observe qu’une partie d’un phénomène plus global:

Je n’étais pas directement concernée par les questions posées par le MLF. Dès l’instant où les femmes commençaient à être libres de leurs décisions et leur comportement et à pouvoir faire ce qui leur passait par la tête, je ne vois pas pourquoi il aurait fallu crier avec les loups. Il est évident que les choses allaient se faire, en tout cas pour ce qui est de la liberté des corps des filles et des garçons, ça me paraissait à peu près gagné61.

58 Françoise Sagan et André Halimi, Tout le monde est infidèle. Entretiens avec André Halimi, Paris, Le Cherche midi, 2009, p. 52. 59 Sagan, Je ne renie rien, op. cit., p. 105. 60 Françoise Sagan, Des bleus à l’âme, op. cit., p. 669. 61 Françoise Sagan et Pierre Déméron, «Françoise Sagan, vous dites-vous parfois, je n’ai rien fait? – Vous avez raison, je n’ai pas fait grand-chose,» Marie Claire, 7 août 1974, p. 11, p. 13, p. 16, p. 18, cité par Delassein, Aimez-vous Sagan.., op. cit., p. 215-216.

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Si ces propos peuvent surprendre, on pourrait objecter que cet engagement en faveur de l’avortement, Sagan l’avait abordé dès son premier roman. Dans Bonjour tristesse, la belle-mère de la jeune Cécile invite cette dernière à prendre garde aux assiduités de Cyril en lui disant: «Vous devriez savoir que ce genre de distraction finit généralement en clinique62.» Le roman relate justement le triomphe de la jeune fille, qui lève la punition ancestrale de la maternité planant au-dessus d’elle. Cet acte littéraire apparaissait aussi novateur que libé- rateur. Souvenons-nous de la Cécile de Laclos qui finit enceinte et au couvent; en contrepoint celle de Sagan ne cède rien à l’ordre conservateur. En tout état de cause, le Manifeste des 343 constitue le dernier combat que mène Sagan aux côtés de Beauvoir; il est peut-être aussi l’engagement de trop. Il s’avère que Sagan s’éloigne de plus en plus des mouvements féministes; elle s’en explique dans plusieurs interviews: «La façon dont le MLF pose ces pro- blèmes me paraît quelquefois une déviation, très dure, à côté des réalités.» Elle ajoute: «J’ai sans doute un point de vue retardataire et parfaitement latin, mais je suis convaincue que ce n’est pas en se liguant contre les hommes que les femmes obtiendront quelque chose63.» Lorsqu’elle lit le slogan «Femmes, votre ventre est à vous», elle regrette presque d’avoir fait partie de la liste des signataires du Manifeste des 343: «Si votre corps n’est qu’à vous et à personne d’autre, cela me paraît sinistre64.» Peut-on reprocher son franc-parler à une romancière dont l’œuvre influença toute une génération, et notamment l’une des signataires de ce manifeste: «On lisait en cachette, avoue Annie Ernaux, Bonjour tristesse et Trois essais sur la théorie de la sexualité65»? Et, bien avant d’engager sa notoriété pour les causes féministes, Sagan avait œuvré dans Bonjour tristesse en 1954 ou encore dans La Chamade en 1965 pour l’émancipation des femmes de son pays. Dans ce sixième roman, Sagan revenait justement sur les injustices qui touchent les femmes au sujet de la question brûlante de l’avortement. Le récit nous livre les angoisses de Lucile quant à une potentielle intervention. Cette jeune fille désar- gentée, aux prises avec une grossesse non désirée, doit affronter, en plus du regard réprobateur de son amant, des médecins véreux: «Qui était cet homme blond, se disait-elle, qui l’envoyait dans les cinémathèques sous la pluie, qui

62 Françoise Sagan, Bonjour tristesse, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1993, 1-65, p. 25. Le texte original a été publié en 1954. 63 Sagan, Je ne renie rien, op. cit., p. 109. 64 Sagan et Déméron, «Françoise Sagan», loc. cit., cité par Delassein, Aimez-vous Sagan.., op. cit., p. 216. 65 Annie Ernaux, Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. «Quatro», 2011, p. 962.

Simone de Beauvoir StudiesDownloaded 30 from (2019) Brill.com09/26/2021 275–295 06:04:31AM via free access faut-il brûler sagan? 287 voulait qu’elle travaille ou qu’elle se fasse avorter par des semi-bouchers66?» Comme le souligne Mauriac, qui avait bien cerné son personnage, Sagan «fait tenir dans les mots les plus simples le tout d’une jeune vie. Et il est vrai que ce tout n’est rien, et que ce rien, c’est pourtant la jeunesse, la sienne, celle de tant d’autres, en fait de tous ceux qui ne se donnent pas67.»

4 Les Belles Images ou «le monde de Sagan»

«Ce qui te gêne, ce n’est pas que je tue cet enfant, c’est que ce soit Charles qui paie l’opération. Ton honneur avant ma santé68.» C’est ainsi que Lucile, l’héroïne de La Chamade, s’adresse à son compagnon, lorsqu’il refuse l’argent proposé par un ancien amant pour financer son avortement à Genève. Si la question de l’avortement est clairement évoquée à la fin du sixième roman de Françoise Sagan, elle n’y cache en rien une revendication politique évidente. D’ailleurs, on constate chez Sagan «un refus du roman à thèse69»; seul un mélange de pragmatisme et d’allusion règne en maître dans la quête de liberté qui anime ses personnages. Contrairement à Beauvoir, lorsque Sagan s’empare d’un phénomène de société, elle ne l’érige jamais en sujet d’engagement. En somme, avant d’être la victime de la société patriarcale de son époque, Lucile est avant tout victime de sa propre liberté. Néanmoins, avant même les lois Neuwirth et Veil, Sagan pose une nouvelle fois des mots sur la sexualité d’une jeunesse corsetée dans une société conservatrice. Déjà en 1954 dans Bonjour tristesse, ses lecteurs avaient pu découvrir la sub- version de la jeune Cécile. Lors de sa parution, Sagan n’avait pas compris les raisons du scandale. Pour elle, le tapage aurait dû trouver son origine dans le fait qu’un individu puisse en amener un autre à se suicider, alors que «pour les trois quarts des gens, le scandale de ce roman, c’était qu’une jeune femme puisse coucher avec un homme sans se retrouver enceinte, sans devoir se marier70». Lorsque, dans La Chamade, Sagan donne à Lucile les moyens de se faire avorter, elle lui permet de retrouver une autonomie qui vient servir l’intrigue roma- nesque. Toutefois, et même si la romancière élude en permanence le sujet, une

66 Françoise Sagan, La Chamade, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1993 [1965], 393-486, p. 486. 67 Mauriac, Bloc-notes, op. cit., p. 221. 68 Sagan, La Chamade, op. cit., p. 480. 69 Voir Céline Hromadova, Françoise Sagan à contre-courant, Paris, Presses Sorbonne Nou- velle, coll. «Écrivains d’aujourd’hui», 2017, p. 19-48. 70 Sagan, Un certain regard, op. cit., p. 111.

Simone de Beauvoir Studies 30 (2019) 275–295 Downloaded from Brill.com09/26/2021 06:04:31AM via free access 288 falantin double lecture peut s’opérer chez son lecteur, qui comprend que Lucile ne finit pas sacrifiée sur l’autel des idéaux traditionnalistes ou «au profit de l’espèce qui réclame cette abdication71». La poétique du quotidien et de l’effacement chez Sagan construit aussi des images puissantes qui agissent davantage sur le bon sens du lecteur que sur son esprit de révolte. En 1966, lorsque paraissent Les Belles Images, Beauvoir met en pratique une poétique que la majeure partie de son lectorat comparera à celle de Sagan. Après être restée douze ans sans publier de roman, Beauvoir revient avec le personnage atypique de Laurence, qui contraste avec le reste de son personnel romanesque. Cette jeune femme qui travaille dans la publicité et mène une vie aisée avec Jean-Charles, un architecte. Sur fond de mondialisation effré- née, elle se retrouve prisonnière des contradictions de son mode de vie et des inégalités qu’il provoque dans le reste du monde. Beauvoir tisse son intrigue sur un triangle amoureux saganien épouse-mari-amant, qui tiraille inélucta- blement l’héroïne entre son besoin d’exaltation et son désir de sécurité. Sans être complètement identiques, les deux intrigues sont voisines et reviennent sur les thèmes de la domination masculine, de la critique du modèle bourgeois et de l’anorexie. En effet, Lucile et Laurence finissent dans un état de maigreur préoccupant, qui peut se traduire aussi bien comme une absence de combat ou comme un échec personnel devant l’adversité. Si l’apparition d’une héroïne lâche et indécise n’est pas nouvelle chez Sagan, elle constitue une singularité chez Beauvoir, puisque ses personnages s’inscrivent d’ordinaire au cœur d’une lutte philosophique précise. Pourtant, en 1966, Beauvoir avance masquée jusqu’à disparaître derrière «une poétique de l’évanescence, de l’évanouissement, de l’effacement, qui marque les personnages au monde sensible72». Le lecteur se retrouve ainsi en présence d’un abandon qui rappelle étrangement le climat du roman saganien. D’autre part, il est instructif de noter que Beauvoir file sou- vent dans ses Mémoires la métaphore de la diversion pour qualifier Sagan, qui selon elle «se plaît aux ellipses, aux allusions, aux sous-entendus73» ou «avait une manière plaisante d’éluder son personnage d’enfant prodige74.» Dès lors, pour les critiques, il ne restait plus qu’un pas à franchir pour insinuer que Beau- voir se serait inspirée de celle qui se sert autrement du langage pour écrire Les Belles Images.

71 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 1949, p. 61. 72 Delphine Nicolas-Pierre, Simone de Beauvoir, l’existence comme un roman, Paris, Clas- siques Garnier, coll. «Études de littérature des XXe et XXIe siècles», 2016, p. 643. 73 FCII, p. 184. 74 FCII, p. 29.

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Les critiques littéraires de 1966 semblent unanimes pour dire que ce roman «pourrait être d’une Françoise Sagan qui aurait moins de charme, mais plus de fermeté dans l’esprit75». Dans le journal Combat, Philippe Sénart évoque le «roman que Mme Sagan écrira quand à cinquante ans, elle commencera à penser à la mort76». Pour Annie Coppermann, la ressemblance est dérou- tante: «Cela commence comme du Sagan77.» Si ce rapprochement n’a pas toujours été dirigé contre Beauvoir, on constate néanmoins que d’autres cri- tiques sont déçus de retrouver dans ce roman des influences néfastes. C’est le cas de Robert Kanters qui signera en janvier 1967 un article intitulé «Ce qu’il coûte à Simone de Beauvoir de fréquenter les personnages de Sagan78». Au fil des années, cette comparaison romanesque se cristallisera et lorsque François Nourissier commence à dresser la rétrospective de l’œuvre beauvoirienne, au détour d’une recension sur La Femme rompue, il mentionne Les Belles Images comme le «roman qui permit à la critique d’accabler Beauvoir sous Sagan79». La comparaison négative avec Sagan s’étend bientôt à certains proches de Beauvoir qui lui avouent leur doute: «Pour la première fois, nous avons trouvé juste la critique générale adressée à Beauvoir: “C’est le monde de Sagan, ce n’est pas le vôtre […]. La fiction se languit, les personnages n’ont pas de consis- tance, aucun ne peut nous séduire, nous choquer, nous intéresser ou nous émouvoir.”» Dans Tout Compte fait, Beauvoir revient sur cette comparaison avec Sagan pour s’en défendre à demi-mot:

«C’est le monde de Françoise Sagan, ce n’est pas le vôtre. Ce n’est pas du Simone de Beauvoir.» Comme si je leur avais frauduleusement refilé une marchandise différente de celle qu’annonçait le label. Ce qui a déçu certains lecteurs, c’était de ne pouvoir s’identifier à aucun des person- nages. Le milieu que je décrivais n’était pas intéressant, m’ont objecté des

75 André Billy, «Un roman “parisien” de Simone de Beauvoir», Le Figaro, 19 décembre 1966. Cité dans Hélène Baty-Delalande, «Notes, Tout Compte fait», dans Simone de Beauvoir, Mémoires, t. II, dir. Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 2018, 1311-1369, p. 1327. 76 Philippe Sénart, «Simone de Beauvoir et la petit fille Espérance», Combat, nº 7000, 22 décembre 1966, p. 7. Cité dans Baty-Delalande, «Notes, Tout Compte fait», loc. cit., p. 1327. 77 Annie Coppermann, «Les Belles Images de Simone de Beauvoir», Les Échos, n° 9825, 23 décembre 1966, p. 10. Cité dans Baty-Delalande, «Notes, Tout Compte fait», loc. cit., p. 1327. 78 Robert Kanters, «Ce qu’il coûte à Simone de Beauvoir de fréquenter les personnages de Sagan», Le Figaro littéraire, 12 janvier 1967, cité par Björn Larsson, La Réception des Man- darins: le roman de Simone de Beauvoir face à la critique littéraire en France, Lund, Lund University Press, 1988, p. 214. 79 François Nourissier, «La Femme rompue, récits de Simone de Beauvoir», Les Nouvelles lit- téraires, 1er février 1968.

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communistes. Ils regrettaient l’absence d’un «héros positif». Sans doute auraient-ils souhaité que Laurence passât de l’erreur à la vérité par une lucide «prise de conscience»80.

Les critiques invitaient expressément Beauvoir à bannir Sagan de la liste de ses influences. Sans doute se fondaient-elles sur un constat réel: Beauvoir peine à décrire un milieu et des personnages dont elle exagère la noirceur. Elle oublie également que derrière l’apparente légèreté du roman saganien se cachent des personnages en développement se destinant à une prise de conscience. Les héroïnes de Sagan, bien que fragiles, sont en constante construction au sein d’un roman d’apprentissage, depuis lequel le célèbre «on ne naît pas femme, on le devient» finit par prendre de l’épaisseur. Toutefois, les images du «label» et de la «marchandise» pointées par Beau- voir méritent d’être développées. On comprend mieux que l’auteure ne se désespère pas d’avoir été comparée à Sagan, mais que la vraie frustration se situe dans le fait qu’on la range dans une case et qu’on la prive d’écrire ce qu’elle veut. Avec Les Belles Images, Beauvoir voulait attirer l’attention des lecteurs sur les dangers du capitalisme et sur la perte de repères provoquée par les médias de masse; et, pour ce faire, elle souhaitait utiliser une nou- velle méthode romanesque qui parlerait au plus grand nombre. C’est d’ailleurs, ce que semblent en filigrane lui reprocher les critiques: de s’occuper d’un autre public, celui de Sagan, à savoir la jeunesse. À ses détracteurs, Beauvoir répond qu’elle reçoit énormément de courrier: «Des lecteurs m’ont félicitée d’avoir renouvelé ma technique et mon style», «des jeunes en particulier», qui lui confient: «C’est exactement notre histoire; nous vivons dans cet uni- vers, comme Laurence nous nous sentons pris au piège, coincés81.»

5 Anne Dubreuilh versus Anne Larsen

Précédemment avec Les Mandarins, Beauvoir avait offert à ses lecteurs un roman intellectuel, politique et engagé, loin de l’univers bourgeois évoqué dans Les Belles Images. Elle y décrit une atmosphère de création littéraire principalement masculine: l’essai, le théâtre (Perron), le roman, les Mémoires (Dubreuilh), la poésie (Diego), le journalisme (Henri, Lambert, Vincent) et en contrepoids le mauvais journalisme (Marie-Ange Bizet) ainsi que la littérature facile (Paule). À l’intérieur de ce cercle règne un climat de misogynie larvée vis-

80 FA, p. 615. 81 FA, p. 615.

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à-vis de ces femmes qui n’accèdent pas ou mal à l’écriture, en témoigne cette phrase de Perron: «Ce qui était certain, c’est qu’il éprouvait une pitié presque angoissée pour toutes ces vies qui ne tenteraient même pas de s’exprimer: celles de Paule, d’Anne, de Nadine82.» La vie du personnage principal, Anne Dubreuilh, psychanalyste, s’inscrit dans la trajectoire d’une femme libre: elle parvient à surpasser sa discriminante «carrière d’épouse83» du début, pour devenir dans le dernier tome cette «femme nouvelle84» tant recherchée. Si bien qu’en définitive (et contrairement à celle de Laurence), «la vie d’Anne a pris un sens – un début, un milieu et une fin, à la manière de la compo- sition aristotélicienne85». Anne, double de sa créatrice, affirme les principes énoncés dans les Cahiers de jeunesse de Beauvoir: «[J]e veux une vie grande, je l’aurai86.» Inversement, le roman saganien bouleverse l’ordre de ces «femmes nou- velles» en brouillant les fonctions de l’écriture beauvoirienne. Selon Kojève, un nouveau monde vient de naître en littérature où les «héroïnes détaillent déjà avec une très masculine indifférence […] les formes viriles qui s’offrent à leurs yeux87». Le philosophe y observe une androgynie littéraire et soulève la question de la masculinité de son style. Interrogée sur ce point, Sagan se sent parfaitement étrangère au débat: «Personnellement, quand j’écris, je ne pense pas aux différences de sexes88». Pour Christine Planté, il n’y a aucune équivoque possible; l’auteure a fait le choix «d’écrire comme un homme89», à l’image de Perron dans Les Mandarins, expliquant à Lambert qu’il écrit «un roman tout à fait gratuit où [il] raconte des trucs pour [son] seul plai- sir90». Malgré les critiques, Sagan refuse le débat qui a lieu à l’égard de la soi-disant virilité de sa prose: «Et qu’on ne parle pas de ces histoires d’écriture féminine ou masculine. Ou bien les femmes veulent faire oublier ce qu’elles

82 Simone de Beauvoir, Les Mandarins, t. I, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 1954, p. 138. Les références subséquentes à cet ouvrage seront indiquées au moyen de l’abréviation MAI. 83 MAI, p. 46. 84 Simone de Beauvoir, Les Mandarins, t. II, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 1954, p. 225. Les références subséquentes à cet ouvrage seront indiquées au moyen de l’abréviation MAII. 85 Nicolas-Pierre, Simone de Beauvoir, op. cit., p. 436. 86 Simone de Beauvoir, Cahiers de jeunesse, 1926-1930, éd. Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2008, p. 417. 87 Kojève, «Le dernier monde nouveau», loc. cit., p. 707. 88 Sagan, Répliques, op. cit. p. 54. 89 Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Libre à elles», 1989, p. 209. 90 MAI, p. 225.

Simone de Beauvoir Studies 30 (2019) 275–295 Downloaded from Brill.com09/26/2021 06:04:31AM via free access 292 falantin sont et leur écriture a l’air châtrée, ou bien elles veulent le rappeler et ça devient miaulant et ennuyeux91.» Devant la persistance des articles anti-Sagan, d’autres romancières viennent prendre sa défense:

Il est bien frappant de voir à quel point, dans tous les domaines de l’art et de la pensée, la femme est une louve pour la femme. Cela tient, semble- t-il, à la façon absurde dont, pour les analyser et les juger, on classe à part les œuvres de femmes, en les opposant uniquement les unes aux autres: romanciers d’un côté, romancières de l’autre92.

Pour Madeleine Chapsal, les héroïnes saganiennes illustrent surtout une nou- velle jeunesse «dont la dissipation cache mal une nostalgie immense, enfan- tine, de la vie la plus rangée93». Contrairement à la protagoniste de Beauvoir, celle de Bonjour tristesse évo- lue dans un climat d’oisiveté et de plaisirs faciles. Les personnages féminins qui entourent la jeune Cécile appartiennent au monde de la femme-objet (Elsa, maîtresse de son père), de la femme mal mariée (Mme Webb) ou de la femme vivant à travers son fils (la mère de Cyril). Dès lors, comment façonner une femme moderne sans reproduire les vieux schémas traditionnels? L’intrigue ne commence véritablement qu’à l’arrivée de la femme la plus aboutie: Anne Larsen, styliste, travaille dans le monde de la mode et incarne un modèle d’indépendance et de responsabilité. Anne va peu à peu évincer Elsa, pour se fiancer au père de Cécile et prendre le destin de la jeune fille en main. Sagan construit donc un personnage qui maîtrise finement les injustices de la condition féminine et qui connaît les ravages du manque d’éducation ou d’une grossesse précoce dans une société conservatrice. Lorsqu’Anne surprend l’idylle de Cécile avec Cyril, ce n’est pas l’immoralité de l’acte charnel qu’elle lui reproche, c’est avant tout les conséquences irréparables du même acte sur une existence entière:

– Je vous prie de ne pas le revoir, dit-elle comme si elle croyait à un men- songe. Ne protestez pas: vous avez dix-sept ans, je suis un peu responsable de vous à présent et je ne vous laisserai pas gâcher votre vie. D’ailleurs, vous avez du travail à faire, cela occupera vos après-midi94.

91 Françoise Sagan citée dans «Françoise Sagan», dans Jean-Louis de Rambures, Comment travaillent les écrivains, Paris, Fammarion, 1978, 143-149, p. 148. 92 Béatrix Beck, Une certaine jeunesse, op. cit., p. 4-5. 93 Madeleine Chapsal, «Dans un mois, dans un an», L’Express, 6 septembre 1957. 94 Sagan, Bonjour tristesse, op. cit., p. 25.

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De cette punition naîtra un malentendu entre Cécile et Anne. L’adolescente n’y voit qu’une entrave injuste à sa liberté, comme celles perpétrées par les marâtres du temps des contes de Perrault; jamais elle n’en tire vraiment les enseignements, ni n’entrevoit qu’Anne lui demande de s’instruire à seule fin d’avoir un plus grand avenir. De surcroît, Cécile se fait du féminisme une idée simpliste, celle qui consiste à jouir de son corps comme elle l’entend. Le dia- logue se rompt encore davantage avec Anne lorsqu’après une visite chez Cyril la conversation tourne autour de la mère du jeune homme:

– Mais c’est vrai, dit Anne. Elle a rempli ses devoirs de mère et d’épouse, suivant l’expression… – Et son devoir de putain? dis-je. – Je n’aime pas les grossièretés, dit Anne, même paradoxales. – Mais ce n’est pas paradoxal. Elle s’est mariée comme tout le monde se marie, par désir ou parce que cela se fait. Elle a eu un enfant, vous savez comment ça arrive les enfants? – Sans doute moins bien que vous, ironisa Anne, mais j’ai quelques notions. […] – C’est un miroir aux alouettes, criai-je. On se dit après: «J’ai fait mon devoir» parce que l’on n’a rien fait. Si elle était devenue une fille des rues en étant née dans son milieu, là, elle aurait eu du mérite. – Vous avez des idées à la mode, mais sans valeur, dit Anne95.

Ce débat entre les héroïnes illustre parfaitement l’idée que chacune des deux femmes se fait du féminisme, concept compris dans le texte sous l’appellation «idées à la mode». Quand l’une voit dans la mère de Cyril une lâche qui n’a pas eu le courage de se révolter, l’autre ne perçoit qu’une prisonnière des prin- cipes traditionnels. Une opposition générationnelle entre le temps court et le temps long rend impossible tout consensus: tandis que Cécile désire une liberté immédiate et égoïste, Anne Larsen recherche la liberté durable pour l’ensemble des femmes. Pourquoi Beauvoir avoue-t-elle ne pas avoir aimé ce roman? C’est peut-être parce que Cécile a refusé de voir en Anne une alliée dont il fallait comprendre le rôle moderne et salutaire. Bonjour tristesse se conclut sur les machinations de Cécile poussant Anne au suicide. Ce dénouement peut se comprendre de deux façons opposées: la première, iconoclaste, entraîne à se méfier de ces «femmes nouvelles», émancipées et libres; la seconde, plus paradoxale, corres-

95 Ibid., p. 17.

Simone de Beauvoir Studies 30 (2019) 275–295 Downloaded from Brill.com09/26/2021 06:04:31AM via free access 294 falantin pond à avouer l’absence d’une «composition» aristotélicienne formatrice de l’héroïne, une sorte d’éternel regret devant l’impossible conversion à la matu- rité et à la responsabilité. Ainsi s’achève d’ailleurs l’histoire de Cécile: «Anne, Anne! Je répète ce nom très bas et très longtemps dans le noir. Quelque chose monte alors en moi que j’accueille par son nom, les yeux fermés: Bonjour Tris- tesse96.» À l’issue de cette étude sur Beauvoir et Sagan, il est troublant de relire la des- cription d’Anne Larsen faite par Cécile, car revenant en deçà de notre point de départ, nous nous retrouvons en même temps au-delà de ce dernier: à savoir dans la situation d’embarras et d’intimidation vécue par Beauvoir lorsqu’elle racontait son expérience à l’Épi Club avec la jeune Sagan:

Tout en elle reflétait une volonté constante, une tranquillité de cœur qui intimidait. Bien que divorcée et libre, on ne lui connaissait pas d’amant. D’ailleurs, nous n’avions pas les mêmes relations: elle fréquentait des gens fins, intelligents, discrets, et nous des gens bruyants, assoiffés, aux- quels mon père demandait simplement d’être beaux ou drôles. Je crois qu’elle nous méprisait un peu, mon père et moi, pour notre parti pris d’amusements, de futilités, comme elle méprisait tout excès. Seuls nous réunissaient des dîners d’affaires – […] car, si elle m’intimidait, je l’admirais beaucoup97.

6 Pour ou contre Françoise Sagan?

Derrière la férocité de son titre, cette étude, qui avait pour principale ambition de raviver l’histoire du dialogue oublié entre Simone de Beauvoir et Françoise Sagan, cache un bilan plus mesuré, notamment si l’on reconsidère la moralité que propose la seconde romancière dans Bonjour tristesse: «L’insouciance est le seul sentiment qui puisse inspirer notre vie et ne pas disposer d’argument pour se défendre98.» Mais à l’époque où des femmes, des philosophes, des artistes, des écrivaines se mettent en ordre de bataille pour dénoncer le sys- tème patriarcal des années 1950 et 1960, une jeune femme fait parler d’elle en brûlant sa vie au casino, en conduisant des bolides et en organisant des fêtes incroyables rapportées dans tous les quotidiens de France. Les frasques de Sagan ont très certainement favorisé l’appel au meurtre philosophique, à

96 Ibid., p. 65. 97 Ibid., p. 5. 98 Ibid., p. 26.

Simone de Beauvoir StudiesDownloaded 30 from (2019) Brill.com09/26/2021 275–295 06:04:31AM via free access faut-il brûler sagan? 295 la vindicte, et au déchaînement de certaines féministes à son endroit, comme l’ont très bien expliqué des auteurs tels que Romain Gary, Madeleine Chapsal ou Béatrix Beck. Ne faut-il pas après tout tuer la fausse femme qui empêche la vivante de respirer, notait Hélène Cixous dans Le Rire de la Méduse99? On doit sans doute comprendre ainsi l’appartenance contrariée de Sagan au fémi- nisme, en ce que cette contrariété ne se situe jamais au niveau des idées, comme l’auteure l’a prouvé en défendant Djamila Boupacha ou en signant le Manifeste des 343, mais cette contrariété se fonderait plutôt dans la diffi- cile intégration à un groupe de femmes. Ce serait la raison pour laquelle les critiques littéraires de son époque ne l’assimilent jamais pleinement au mou- vement de cette littérature de combat. Toutefois, au terme de cette enquête, l’on perçoit mieux que les attaques ne viennent pas de Simone de Beauvoir et que les rapports qu’elle entretenait avec Sagan étaient faits d’un mélange d’admiration, de lointaine connivence et d’une forme de pudeur. Ajoutons encore que la première n’hésite pas à considérer par moments la seconde comme une consœur ayant sa place auprès de Camus, de Sartre, et tout sim- plement auprès des autres écrivains existentialistes d’après-guerre. Nous pour- rions enfin avancer ici que Beauvoir et Sagan s’intimidaient comme s’intimi- daient Cécile et Anne dans Bonjour tristesse. Enfant rebelle d’une famille réso- lument humaniste, Sagan n’a certes pas toujours été le meilleur étendard des idées de Beauvoir dans son travail littéraire, mais elle les a assurément portées à sa façon, par d’autres biais tout aussi efficaces. Car ses lecteurs découvrent der- rière son style détaché et sa poétique de l’ellipse des messages forts en faveur de la condition féminine de son temps. De son côté, Beauvoir, qui a tour à tour lu Sagan et constaté son influence internationale auprès de la jeunesse de son époque, s’est toujours montrée respectueuse de son œuvre. Elle n’apparente jamais les livres saganiens à un sous-genre, même lorsque ses propres romans furent comparés négativement à ces derniers. D’autre part, Beauvoir a très pro- bablement su trouver à l’intérieur de cette œuvre un souffle salvateur qui est venu enrichir sa propre création littéraire à des instants clés de sa carrière d’écrivaine, plus particulièrement en 1966. Il s’est aussi bien noué une alliance tacite entre les deux femmes, qu’il s’est forgé une estime résolument littéraire. Beauvoir a lu progressivement l’œuvre saganienne et fondait très vraisem- blablement en elle des espoirs, à l’image de ceux que fondait en elle Sartre: «Sagan, vous verrez que ça finira par tenir le coup100.»

99 Hélène Cixous, «Le Rire de la Méduse», L’Arc, nº 61, 1977, 39-54, p. 43. 100 Célèbre apocryphe de Jean-Paul Sartre, cité par Ève-Alice Roustang dans Françoise Sagan, op. cit., p. 13.

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