Faut-Il Brûler Sagan?
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Simone de Beauvoir Studies 30 (2019) 275–295 brill.com/sdbs Faut-il brûler Sagan? Flavien Falantin Kenyon College, Gambier, OH, USA [email protected] Résumé «Elle m’intimidait, comme m’intimident les enfants, certains adolescents et tous les gens qui se servent autrement que moi du langage. Je suppose que de mon côté, je la mettais mal à l’aise.» Par ces mots extraits de La Force des choses, Beauvoir revenait sur le mélange d’intimidation et d’embarras qui flottait sur ses rencontres avec la jeune Françoise Sagan. Cet article se propose de faire revivre l’histoire des relations oubliées entre ces deux icônes des lettres françaises. Abstract “I found her intimidating, as I do children and adolescents and everyone who uses lan- guage differently from me. I suppose she felt ill at ease with me too.” In these words from Force of Circumstance, Beauvoir evokes the blend of intimidation and embarrassment that surround her encounters with the young Françoise Sagan. This article revives the history of forgotten relations between these two icons of French literature. Keywords Simone de Beauvoir – Françoise Sagan –Les Belles Images –Bonjour tristesse –Les Man- darins – abortion Certaines coïncidences historiques ne doivent pas être négligées par l’analyse littéraire, et nombreuses furent celles qui touchent simultanément Simone de Beauvoir et Françoise Sagan en 19541. Cette année-là, leurs destins respectifs se 1 Cet article est amicalement dédié à Oana Panaïté en souvenir de notre toute première dis- cussion. © International Simone de Beauvoir Society, 2020 | doi:10.1163/25897616-bja10005Downloaded from Brill.com09/26/2021 06:04:31AM via free access 276 falantin croisent à plusieurs reprises, notamment lorsque l’une remporte le prix Gon- court pour Les Mandarins, tandis que l’autre reçoit le prix des Critiques pour son premier livre Bonjour tristesse. Deux ans plus tard, ces deux romans seront mis à l’Index par Rome avec des condamnations similaires. Alors que le décret du Saint-Siège, proscrivant Le Deuxième Sexe et Les Mandarins, dispose qu’ils recèlent «un poison subtil» dont «il est nécessaire de mettre en garde la jeu- nesse2», celui réprouvant Bonjour tristesse et Un certain sourire énonce que «les romans de Françoise Sagan sont un poison qui doit être tenu loin des lèvres de la jeunesse3». À cette censure s’ajoutent encore des frondes communes, et plus particulièrement celle menée par François Mauriac, qui regrette que le prix des Critiques soit attribué à «un charmant monstre de dix-huit ans4», et que l’intrigue des Mandarins se focalise sur «des descriptions d’une sexualité scolaire et appliquée5». Toutefois, ces similitudes ne doivent pas faire oublier les personnalités dia- métralement opposées et les choix qui divisent les deux femmes. Souvenons- nous que Beauvoir ne va pas chercher son prix; les journalistes l’attendent en bas de chez elle, mais l’auteure se cache: «À trente-cinq ans, dans mon inno- cence, cela m’aurait amusée de m’exhiber; maintenant, j’y répugnais. Je n’ai ni assez de forfanterie, ni assez d’indifférence pour me donner allègrement en pâture aux curieux6.» De son côté, la toute jeune Sagan se jette dans l’arène médiatique: «Le prix des Critiques a tout déclenché; à partir de ce moment, ç’a été la corrida7.» À dix-huit ans, elle dépense sans compter et construit sa légende entre Deauville et Saint-Tropez, alors que pour Beauvoir, âgée de quarante-six ans, l’argent gagné grâce au prix Goncourt sert à alimenter la cas- sette qu’elle a en commun avec Jean-Paul Sartre. Une fracture générationnelle sépare les deux femmes et semble avoir rendu toutes comparaisons entre elles impossibles. Cet éloignement continue de s’étendre à mesure que les romans de Sagan se succèdent, tant ses héroïnes se développent en marge de la ques- tion féministe. Son œuvre ne répond ni aux appels de Beauvoir sur la condition féminine, ni à ceux de Hélène Cixous sur le discours phallocentrique, si bien 2 Ingrid Galster, Simone de Beauvoir. Le Deuxième Sexe, le livre fondateur du féminisme moderne en situation, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 304. 3 Sophie Delassein, Aimez-vous Sagan.., Paris, Fayard, 2002, p. 46. 4 François Mauriac, La Paix des cimes. Chroniques 1948-1955, Paris, Bartillat, 1999, p. 489. 5 François Mauriac, Bloc-notes 1952-1957, Paris, Flammarion, 1958, p. 135. 6 Simone de Beauvoir, La Force des choses, Deuxième partie, éd. Jean-Louis Jeannelle, dans Mémoires, t. II, dir. Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 2018, 3-380, p. 39. Le texte original a été publié chez Gal- limard en 1963. Les références subséquentes à cet ouvrage seront indiquées au moyen de l’abréviation FCII. 7 Françoise Sagan, Je ne renie rien. Entretiens 1954-1992, Paris, Stock, 2014, p. 38. Simone de Beauvoir StudiesDownloaded 30 from (2019) Brill.com09/26/2021 275–295 06:04:31AM via free access faut-il brûler sagan? 277 que les études portant sur Sagan l’ont placée dans un champ à part «sinon anti-, du moins non féministe8.» De là vient l’envie de reprendre à notre compte le titre du célèbre essai de Beauvoir et de le subvertir en l’associant aux questions que pose l’enfant terrible des lettres françaises à cette époque. Dans Faut-il brûler Sade?, Beau- voir revenait notamment sur la notion de privilège consubstantielle à l’idée d’égoïsme: elle y faisait ressortir un égoïsme au service du pouvoir et de la classe dominante, un égoïsme de droite profitable à une idéologie majori- taire et enfin un égoïsme bourgeois lorgnant vers les privilèges perdus de la noblesse9. À sa modeste échelle, Sagan retranscrit dans son œuvre les para- doxes de cette bourgeoisie. Ses premiers romans sont fortement critiqués pour leurs représentations d’un petit monde suranné et libertin, proche du XVIIIe siècle où l’atmosphère des salons devenait universelle. Autoproclamée «de gauche et bourgeoise10», la jeune romancière ne semble craindre ni les contra- dictions, ni les inimitiés. Faut-il brûler Sagan? À l’époque, l’idée séduit de nombreux écrivains tels que Georges Hourdin qui signe en 1958 un livre intitulé Le Cas Françoise Sagan11. La romancière devient rapidement un «cas» d’étude philosophique et littéraire qui passionne et transporte jusqu’aux psychanalystes de son temps12, et même les penseurs hégéliens les plus austères, comme Alexandre Kojève, prédisant l’extinction de toute forme de virilité dans son article «Le dernier monde nouveau», consacré aux deux premiers romans de Sagan13. Toujours à la même période, deux prix Goncourt s’amusent de cette chasse aux sor- cières systématique; lorsque Béatrix Beck et Romain Gary se posent conjointe- ment les questions suivantes: «Pour ou contre Françoise Sagan14?» et «Faut-il assassiner Françoise Sagan15?» Ces questions, il convient ici de les repenser en 8 Nathalie Morello, FrançoiseSagan,uneconsciencedefemmerefoulée, NewYork,Peter Lang, 2000, p. 7. 9 Simone de Beauvoir, Faut-il brûler Sade ?, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2011 [1945]. 10 Françoise Sagan, Réponses, Paris, Éditions Robert Laffont, 1973, p. 23. 11 Georges Hourdin, Le Cas Françoise Sagan, Paris, Éditions du Cerf, 1958. 12 Jacques Lacan, Le Séminaire, t. IV, La relation d’objet, Paris, Éditions du Seuil, 1998 [1957], p. 417. 13 Alexandre Kojève, «Le dernier monde nouveau», Critique, nº 111-112, août-septembre 1956, p. 702-708. 14 Béatrix Beck, Une certaine jeunesse: pour ou contre Françoise Sagan?, Paris, Dutilleul, 1958. 15 Romain Gary, «Faut-il assassiner Sagan ?», manuscrit inédit, retranscrit dans RomainGary des Racines du ciel à La Vie devant soi, Musée des lettres et manuscrits, 3 decembre 2010- 20 février 2011. Voir Romain Gary des Racines du ciel à La Vie devant soi, Dossier de presse du Musée des lettres et manuscrits, 2010, p. 13. Delassein cite cet article comme publié dans Elle le 5 mai 1969. Voir Delassein, Aimez-vous Sagan.., op. cit., p. 206. Simone de Beauvoir Studies 30 (2019) 275–295 Downloaded from Brill.com09/26/2021 06:04:31AM via free access 278 falantin redessinant les contours du dialogue manqué avec Simone de Beauvoir, afin de nous demander si Sagan représentait une alliée des idées promues par l’auteure du Deuxième Sexe. L’intérêt du présent sujet découle d’un constat déroutant: aucune étude n’a été consacrée aux liens existants entre ces deux icônes litté- raires du XXe siècle16. Tout l’enjeu de ce dialogue sera certes de faire revivre leur relation d’un point de vue personnel, philosophique et politique, mais surtout de faire apparaître les connivences littéraires, ainsi que d’envisager l’épineuse question du féminisme beauvoirien et de son héritage. 1 Rendez-vous manqués entre le Castor et le «charmant monstre» Quelques entrevues avec Sagan sont rapportées dans le deuxième tome de La Force des choses. Beauvoir y exprime son goût pour les discussions en petit comité et les difficultés qu’elle rencontrait pour les rendre possibles avec la jeune romancière: «Je n’aimais causer avec les gens qu’en tête à tête, ce qui per- met souvent de brûler l’étape des banalités mondaines; je regrettais de n’avoir jamais su la dépasser au cours de mes rares entrevues avec Françoise Sagan17.» Beauvoir ajoute, non sans une certaine frustration: «[J]e me disais toujours en la quittant que la prochaine fois nous nous parlerions mieux; et puis non, je ne sais trop pourquoi18.» Si l’auteure confie au cahier les déceptions que lui procure cette succession de rendez-vous manqués, c’est qu’elles impliquent indubitablement l’envie d’en savoir davantage sur ce personnage singulier. De fait, Beauvoir et Sagan sont toutes deux issues du même milieu, furent élevées dans des institutions catholiques et ont fait le même choix de consa- crer leur vie à l’écriture.