Genesis Manuscrits – Recherche – Invention

32 | 2011 Journaux personnels

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/genesis/302 DOI : 10.4000/genesis.302 ISSN : 2268-1590

Éditeur : Presses universitaires de Sorbonne (PUPS), Société internationale de génétique artistique littéraire et scientifque (SIGALES)

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2011 ISBN : 978-2-84050-749-9 ISSN : 1167-5101

Référence électronique Genesis, 32 | 2011, « Journaux personnels » [En ligne], mis en ligne le 24 juillet 2012, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/genesis/302 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ genesis.302

Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2020.

Tous droits réservés 1

SOMMAIRE

Enjeux

Le journal personnel comme pièce du dossier génétique Françoise Simonet-Tenant

Le journal : genèse d’une pratique Philippe Lejeune

Journaux de genèse Catherine Viollet

Études

J.-H. et Marie Rosny, un journal conjugal Le Cahier 1900-1907 Jean-Michel Pottier

Incidences génétiques des Cahiers de Paul Valéry Nicole Celeyrette-Pietri et Micheline Hontebeyrie

Vrai « Faux Journal » de Jude Stéfan Marie-Françoise Lemonnier-Delpy

Griffonnages, dessins, photos et collages dans l’espace graphique du journal personnel (XIXe- XXe siècle) Claire Bustarret

Maulpoix.net : dans l’intimité de l’écriture poétique Oriane Deseilligny

Entretiens

Jean-Louis Cabanès – Le Journal des Goncourt Entretien avec Françoise Simonet-Tenant Françoise Simonet-Tenant

Martine Sagaert – Les manuscrits du Journal d’André Gide Entretien avec Catherine Viollet Catherine Viollet

Philippe de Jonckheere – Tentatives d’autoportrait en html Entretien avec Christèle Couleau et Pascale Hellégouarc’h Christèle Couleau et Pascale Hellégouarc’h

Genesis, 32 | 2011 2

Inédits

« Paperasses » Un inédit de Valery Larbaud Françoise Lioure

Le cahier août-décembre 1927 de Catherine Pozzi Françoise Simonet-Tenant

Archives de journaux personnels

Les journaux de Waleria Tarnowska et Eliza Michałowska Michel Braud

Journaux personnels en français : une dimension européenne (fin XVIIIe-début XIXe siècle) Catherine Viollet

Du Journal de Claire Pic aux blogs orphelins Véronique Leroux-Hugon

Où trouver des journaux ? Philippe Lejeune

Varia

Genèses du Tour through Italy de Stendhal (1811-1813) Catherine Mariette-Clot

Cocteau et la poétique du déplacement Réflexions sur la genèse de Morceaux choisis (1932) François Rouget

Processus de création dans le théâtre de marionnettes : présentation d’un dossier génétique Cristiane Miryam Drumond de Brito

Chroniques

Comptes rendus d'ouvrages

Manuscrítica, Revista de crítica genética, n° 17, 2009 Maria Ignez Mena Barreto

Julie LeBlanc, Genèses de soi. L’écriture du sujet féminin dans quelques journaux d’écrivaines, 2008 Catherine Viollet

Genesis, 32 | 2011 3

Bibliographie

Bibliographie : études génétiques, éditions, manuscrits Janvier 2010-novembre 2010 Danièle Maïsetti et Martine Mesureur-Ceyrat

Genesis, 32 | 2011 4

Enjeux

Genesis, 32 | 2011 5

Le journal personnel comme pièce du dossier génétique

Françoise Simonet-Tenant

1 On a longtemps réduit le journal personnel à une simple source de renseignements historiques et biographiques. Peu à peu on en est cependant venu à le considérer comme un objet d’étude à part entière et à concevoir qu’il pouvait aller bien au-delà d’un geste d’improvisation aveugle et sans envergure. Si l’on considère le rapport du journal personnel à la genèse de l’écriture d’une œuvre autre que lui-même, le journal ne se limite pas nécessairement à un simple discours d’escorte. Il est cela certes, mais aussi beaucoup plus. Nous souhaiterions montrer qu’il n’assure pas seulement une fonction de commentaire à distance mais qu’il peut devenir le théâtre même de cette genèse, avec ses balbutiements, ses piétinements, ses errances et ses fulgurances. De l’œuvre poursuivie, il peut offrir la genèse en spectacle.

2 La nécessité de l’analyse nous conduira à distinguer la diversité de ses rôles, distinction didactique mais qui masque la réalité d’un objet polyvalent, riche de formes d’écritures diverses qui peuvent intervenir à des moments très différents du processus génétique de l’œuvre. Le journal personnel peut être un des supports et des lieux où s’effectue la genèse, de la phase prérédactionnelle à la phase prééditoriale. Champ de bataille des débuts d’œuvres, réceptacle de bribes encore informes, il est aussi, dans certains cas, un véritable atelier d’écritures. L’on peut même imaginer que le journal serait un lieu idéal de genèse… ou, tout du moins, un support commode d’étude génétique dans la mesure où il livre les pièces de la genèse datées, et donc aisées à classer. La réalité est néanmoins plus complexe, les journaux personnels abritant le plus souvent non pas une genèse d’œuvre dans son intégralité mais seulement certains de ses moments, variables selon les auteurs ; qui plus est, il n’est pas rare que certains diaristes tiennent leurs journaux sur des cahiers écrits en parallèle, et la genèse d’une même œuvre peut donc être dispersée aux mêmes dates sur des supports diaristiques différents.

Genesis, 32 | 2011 6

La phase prérédactionnelle : le journal, espace d’écritures multiples

La fulgurance de l’idée

3 Le journal personnel, cocon scriptural, est un espace graphique idéal pour abriter les idées fulgurantes et séduisantes qui n’ont pas encore trouvé le lieu et le temps de leur réalisation mais dont on veut garder la trace. L’idée fulgurante est labile, et il est difficile de garder la trace des incessants rebonds d’une pensée qui passe toujours à autre chose. Or l’écriture diaristique, initialement intransitive, n’est pas entravée par l’inhibition que peut susciter le projet d’une écriture lisible à communiquer. On peut, dans le journal, inscrire ses idées les plus chimériques, sans autocensure, dans l’attente d’une éventuelle mise en œuvre. Le journal, lieu d’écriture dynamisé par la perspective d’un perpétuel lendemain, se prête bien à la verbalisation d’une pensée en mouvement. Dans un article récent, Sophie Hébert oppose les genres du journal et du carnet, le journal étant réservé à l’événementiel et au dérisoire de la vie tandis que le carnet, plus noble, consignerait les idées et serait plus proche de l’essai que du journal. Qui plus est, le journal « restitue la pensée dans l’intégralité de sa progression et non dans ses moments forts », et il obéit à une « logique d’écoulement, de “bavardage” dans laquelle le carnétiste ne se reconnaît pas1 ». Cette distinction (et hiérarchisation) semble artificielle, et l’on rappellera que les diaristes sont (ou ont été) nombreux à tenir des journaux sur des carnets, support portatif commode… mais surtout que le journal personnel n’est pas uniquement voué au bavardage narcissique : peuvent aussi s’y inscrire des idées et même des événements de pensée ! Tenons-nous-en à la prudente observation de Louis Hay selon laquelle des « brèches » apparaissent dans la cloison qui sépare journaux personnels et carnets d’écrivains, « trop nombreuses et trop grandes pour ne pas provoquer quelque doute2 » et n’oublions pas la sage et ouverte définition d’Amiel qui fait du journal le lieu des acta, sentita et cogitata.

4 Les journaux gardent la trace initiale d’idées qui font leur chemin – parfois semé d’obstacles –, même lorsque l’exécution du projet est bien éloignée de sa formulation initiale. Il en va ainsi du désir d’Henri-Pierre Roché de fixer verbalement sa passion pour Helen Hessel. Dans le roman Jules et Jim, publié en 1953, popularisé par le film de François Truffaut (1961), Henri-Pierre Roché a transposé l’histoire de son amitié pour l’écrivain allemand Franz Hessel et de sa passion pour Helen Hessel, amour tourmenté qui a duré treize ans et s’est terminé tragiquement en 1933. En 1920, Franz Hessel a invité Henri-Pierre Roché à lui rendre visite au domicile familial à Hohenschäftlarn. Très vite, une relation passionnelle se noue, sous le regard compréhensif de Franz, entre sa femme et son ami. Une première séparation des amants – Roché revient à Paris d’octobre 1920 à février 1921 – donne lieu à une correspondance active et à la réalisation d’un projet suscité par Roché, dont il a inscrit, sous forme télégraphique, les prémices dans son propre journal : « Idée d’écrire en roman notre histoire à nous quatre : Hélène, Franz et Bobann et moi en quadruple Tagebuch3. » Le 5 octobre, Roché transforme le projet. L’histoire à quatre points de vue devient une histoire à deux points de vue : « nous écrirons ensemble, parallèlement notre histoire à nous deux, sous forme de “Journal” simultané, chacun ignorant ce que l’autre écrit. – Cela ferait donc un amour vu à la fois des deux côtés, ce qui je crois n’a jamais été fait, avec une netteté et une franchise comme nous les aurons4 ». Ce diariste acharné qui n’a cessé, de

Genesis, 32 | 2011 7

1902 à avril 1959, de remplir de petits agendas de poche5, demande donc à Helen de rédiger un journal, ou plus exactement, un récit rétrospectif, daté et journalier de leur histoire d’amour. Helen s’exécute : elle rédige en trois langues (anglais, français, allemand), entre octobre 1920 et février 1921, un journal rétrospectif qui couvre la période de juillet à octobre 1920. Roché, initiateur du récit journalier d’Helen Hessel, le lit avec admiration, mais ce texte qui a pris son autonomie ne correspond pas à ce qu’il attendait, et il ne parviendra pas à en faire, comme il l’avait prévu, le matériau d’une forme polyphonique. Néanmoins l’idée « d’écrire en roman » leur histoire sommeille sans disparaître. La nouvelle de la mort de Franz Hessel en 1941 la ranimera : Roché compose alors un roman hétérodiégétique, bien éloigné de la forme littéraire initialement prévue. L’on a pu avancer que le journal d’Helen avait fonctionné tel un lointain hypotexte qui aurait nourri le roman6, lequel se termine d’ailleurs sur une reconnaissance cryptée de l’indocile récit de l’indomptable Helen : « Le Journal intime de Kate a été retrouvé et paraîtra peut-être un jour7. »

Écritures obsessives

5 Il est des idées et des images, des obsessions intellectuelles et poétiques, qui ne s’imposent pas sur le mode de la fulgurance mais qui s’inscrivent progressivement dans le journal jusqu’à dessiner les traits privilégiés d’un imaginaire. L’œuvre de Cocteau, diariste et poète, donne des exemples de ce travail souterrain. Il tient pendant le tournage de La Belle et la Bête un journal intéressant à plus d’un titre dont l’écriture commence le 26 août 1945, veille du premier jour de tournage, et s’achève le 1er juin 1946, lendemain de la première projection du film. Lorsque le tournage se termine, Cocteau dispose, en janvier 1946, d’une belle collection d’images fixées sur la pellicule, et le diariste note : « J’ai fini. C’est dire que je commence. J’ai récolté des images8. » L’on peut observer que Cocteau a fait non seulement provision d’images pour son film mais également pour son œuvre poétique. L’idée de sacrifice voire d’expiation court comme un fil rouge tout au long du journal. Le diariste consigne les différentes souffrances qui l’accablent et qui le mettent à la torture : impétigo, eczéma, furonculose, urticaire, anthrax… Les descriptions des différents maux ponctuent le Journal d’un film : Mon visage est devenu comme une carapace de gerçures, de ravines, de démangeaisons. Il me faut oublier ce masque et vivre dessous de toutes mes forces. Toute ma figure se prend. Couverte de boursouflures, de croûtes, de je ne sais quel sérum acide qui coule et qui me ravage les nerfs. Ravagé d’urticaire, de gourme, de maux de toute sorte, je m’acharne, je continue. Et j’aime cet acharnement9.

6 Le dire de la maladie occupe une place essentielle, et l’image donnée par Cocteau dans son journal est celle du poète héroïque et martyr qui expie ce qu’il fait endurer aux acteurs, et en particulier à Jean Marais, qui doit subir cinq heures de maquillage et un masque plus qu’inconfortable pour se transformer en « Bête ». La conception de La Crucifixion (long poème composé de vingt-cinq strophes hétérométriques) est contemporaine du tournage du film, et l’on ne peut manquer de noter, dans le Journal d’un film, certaines observations : Dimanche Lorsque les fausses teintes commencent et que les nuages bougent mystérieusement de telle sorte que l’aide-opérateur, qui les observe avec son verre jaune, ne peut jamais savoir si ses pronostics sont justes, je me couche sur l’herbe, je ferme les yeux et mon poème (La Crucifixion) me travaille. Il m’emporte si loin,

Genesis, 32 | 2011 8

n’ayant aucun contact avec ce qui m’entoure, que j’ai l’air, si le soleil approche et que le guetteur l’annonce, de me réveiller en sursaut10.

7 Les affres de la création vécues sur un mode agonique par le moi-peau trouvent dans le journal un premier lieu d’expression, mais s’esquisse par là même l’image d’une figure christique qui va inventer sa voix lyrique dans le poème en devenir. Les notes diaristiques peuvent sans doute être lues pour une part comme une forme préparatoire – et peut-être inconsciente – du chant de douleur qui sera celui du poème. Sous la plume du diariste s’inscrit ainsi la déploration suscitée par « les clous », expression familière pour désigner les furoncles qui le tourmentent, mais le substantif polysémique appelle l’image des clous aux connotations christiques qui s’inscrira au cœur de la vingtième strophe du poème : Tout l’organisme stupéfait expulse à l’extérieur son liquide pour fuir les chemins boueux devenus impraticables. Cela commence sous les bras fait des détours, se perd se regroupe et forme un réseau fluvial d’anatomie. La débâcle venait des clous rouillés broyant les mécanismes très fragiles d’une usine habituée à travailler la nuit sans lumières. C’est pourquoi tout le dedans fuyait dehors cherchant quelque issue. Cette eau d’angoisse accrochait à l’angle des corniches un peu vivantes ses gouttes folles de peur qui sautent désespérément dans le vide11.

8 Avec Cocteau, le journal apparaît à la charnière d’une double genèse : à la fois livre de bord d’une genèse cinématographique et écriture en amont d’une genèse poétique, il permet la conversion d’images visuelles spectaculaires en images rhétoriques qui disent les tourments du corps et de l’âme.

Écritures provisionnelles

9 Le journal peut être utilisé également de manière très consciente et joue, dans certains cas, le rôle d’un précieux réservoir de l’œuvre. Chez Leiris, il est un élément fondamental de la genèse du texte autobiographique. Les cahiers sont en effet utilisés pour alimenter le fichier qui se trouve lui-même à la base du travail de La Règle du jeu, fichier qui porte l’empreinte de la formation ethnographique de Leiris : la tétralogie autobiographique, qui subvertit tout déroulement chronologique, est le fruit d’un bricolage poétique recourant au jeu des affinités souterraines entre les mots, à des techniques matérielles de découpages et de collages de textes, à l’utilisation de fiches où ont été notés rêves, réflexions, souvenirs… Le Journal, point d’articulation entre la vie et l’écriture, appartient donc aux fondations de l’édifice de La Règle du jeu. Tandis que le journal séquentiel collige les entrées sans tri, le fichier fonctionne tel un jeu de cartes – dont certaines sont constituées d’extraits d’entrées du journal – qui permet de multiples combinaisons.

Genesis, 32 | 2011 9

10 Il est intéressant de considérer le cheminement d’une seule phrase du journal à Fourbis en passant par le fichier et d’en faire une microlecture rapide : Avant de me coucher, je vais dans la cuisine pour manger et boire un peu. Adossé à un mur, je fume une cigarette et je pense à la mort ; mon regard tombe sur le compteur à gaz et sur la balance romaine12. […] et c’est un rien éclaircir non plus que raconter comment, étant légèrement ivre, j’allai un soir dans ma cuisine pour manger un quelconque bout de nourriture et ingurgiter un peu d’eau avant de me coucher, puis restai planté là, fumant une cigarette, le dos contre le mur, et pensai qu’il me faudrait fatalement mourir tandis que mon regard se posait tantôt sur le compteur à gaz, tantôt sur la balance Roberval à double plateau de cuivre13.

11 Du journal à l’autobiographie, la teneur du propos reste globalement la même à l’exception d’une circonstance – l’ivresse –, omise dans le journal et qui apparaît déjà dans le fichier, mais la mise en forme des faits présentés est modifiée : la parataxe, le style coupé diaristique et l’usage du présent laissent la place à une phase complexe dans l’autobiographie au passé simple. Cette dernière phrase, longue, s’est gonflée de plusieurs additions (« étant légèrement ivre », « avant de me coucher », « et pensai qu’il me faudrait fatalement mourir », « à double plateau de cuivre »). La notation économique et prosaïque du journal donne lieu à une expansion que l’on ressent presque comme une redondance : « pour manger un quelconque bout de nourriture et ingurgiter un peu d’eau ». L’on peut imaginer que Leiris reprenant dans le fichier une phrase déjà copiée du journal la révise au moment de la faire passer dans le texte autobiographique, et en change radicalement le rythme et la tonalité. On passe de la brièveté sobre du constat à l’analyse distanciée (« et c’est un rien éclaircir non plus que raconter comment […] »). L’importance accordée à des faits communs et menus – démarche qui intéressait Leiris chez Freud – est inhérente à la pratique diaristique. Néanmoins ces mêmes faits ressaisis par l’écriture autobiographique semblent se lester d’un nouveau poids – effet suscité par l’hypertrophie syntaxique – et d’une valeur dramatique avec le spectre du décompte du temps qui reste et de l’image du jugement dernier.

Écritures d’initialisation

12 Le journal est délectable pour son auteur comme pour son lecteur quand il se fait rêverie, tout à la fois promesse et projet d’œuvre. Quelle plus belle promesse qu’un titre ? L’œuvre peut servir à recueillir des projets littéraires qui se réduisent parfois aux titres. Le Journal de Leiris pourrait s’appeler « rêverie sur les titres » tant ils sont nombreux à s’égrener au fil des pages : Les Fossiles de la mer, Les Carcasses de la faim, L’Homme sans honneur, Presque, Le vain recours, Le moins qu’on puisse dire, L’ultime prothèse, Charme rompu, Pourtant…, La triste entourloupette, Parce que, C’est-à-dire, Pied de la lettre… Nous n’en citons qu’un petit nombre14 : ces baptêmes poétiques semblent receler le plaisir de la liste inachevable, la jubilation née du rapt et du détournement des lieux communs, le jeu poétique de la trouvaille verbale, l’excitation de l’imagination aiguisée par des titres qui sont autant d’amorces d’œuvres… Comme le note Philippe Lejeune, « c’est dans les années quatre-vingt que la pratique va devenir plus fréquente, au point qu’on peut alors se demander […] si ce n’est pas l’amorce d’un recueil : plus se rétrécit le temps qui reste pour écrire des œuvres, plus les titres fusent en gerbes15… ». Parce que l’écriture diaristique, constitutivement, est toujours ouverte sur un lendemain, le journal personnel offre à son scripteur une garantie fantasmatique contre la mort. Un

Genesis, 32 | 2011 10

autre jour, une autre entrée : c’est l’inscription d’un nouveau titre, la promesse d’une autre œuvre et, peut-être plus encore, la quête d’une quintessence de l’œuvre car « Leiris avoue souvent rêver d’un livre où se résume le monde, dont le titre concentrerait en un mot toute la substance et tous les mots, rendant superflu tout développement, un mot-somme en quelque sorte qui congédierait la langue, un titre magique qui contiendrait l’Œuvre16 ».

13 Le diariste peut aller au-delà du titre, et de promesse passer au projet quand il confie au journal l’argument (et parfois le plan) de l’œuvre à venir : « Dans GDP II, il sera question de la masturbation (de la femme comme abstraction, etc.) et du fétichisme (du bas, de la jarretelle, de la gaine etc. considérés abstraitement, indépendamment de la femme). Ceci est d’ailleurs à approfondir, à laisser croître au milieu d’un thème romanesque17. » Le diariste paraît ainsi consigner à destination du romancier une note de régie.

14 D’inscription de la trace de l’idée-événement en écritures obsessives, provisionnelles et initialisatrices, le journal, sans aucun doute, est un lieu propice à l’effervescence inventive. Parce que le journal est un lieu d’écriture où tout peut s’inscrire mais où rien n’est irrévocable, il est un espace libérateur où l’on peut se laisser aller, sans frein, à l’infini des possibles.

La place du journal dans la phase rédactionnelle

Le journal, espace des brouillons romanesques

15 Certains journaux, livrant la genèse d’œuvres en acte, sont de véritables ateliers d’écriture. C’est le cas du Journal de Kafka où le diariste s’essaie à maintes formes littéraires (formes brèves tel l’aphorisme, récits ou nouvelles, romans). Le Journal contient à la fois des ébauches de nouvelles (qui seront plus amplement développées dans la suite de l’œuvre), des nouvelles abandonnées, des récits achevés. Les romans ont leur place dans les cahiers mais sous des formes différentes : pour L’Amérique, il s’agit de parties du texte définitif du roman, consignées d’abord dans le Journal avant d’être reproduites telles quelles dans le roman définitif ; pour Le Procès, il ne s’agit que d’esquisses préparatoires18. Le journal est alors devenu un mixte inextricable de réalité et de fiction. Le journal joue-t-il un rôle différent selon la catégorie d’écrivains à laquelle on a affaire ? On sait que l’on distingue traditionnellement les écrivains à « programmation scénarique » et ceux à « structuration rédactionnelle », sans méconnaître que nombre d’écrivains combinent les deux démarches. Kafka, dont la démarche est essentiellement à structuration rédactionnelle, transforme son journal en brouillon. Si l’on prend le cas d’un romancier tel Roger Martin du Gard dont la démarche est largement programmative, le journal rythme et accompagne la genèse plus qu’il ne l’abrite. Élève naturellement nonchalant, éduqué à la rigueur de la construction par Louis Mellerio, professeur à Janson-de-Sailly chez lequel son père l’avait mis en pension, puis par sa formation de chartiste, Martin du Gard adapte à son métier de romancier les méthodes inculquées et se plie à la discipline du plan. En 1920, le romancier conçoit ce qui va devenir l’œuvre de sa vie, les Thibault, et le journal, qu’il tient depuis 1919, porte les traces de la maturation mentale du projet. Depuis une huitaine de jours, il m’est arrivé cet événement considérable d’avoir une œuvre en train. Comme cela, sans raison ; et même : en dépit de toutes les raisons que j’avais de ne pas concevoir une œuvre de cette sorte. Je suis tout étonné et comme charmé de l’éclosion mystérieuse. […] C’est dimanche dernier, le 11 janvier,

Genesis, 32 | 2011 11

que je me suis aperçu que j’avais un sujet en tête : la vie de deux frères, bien distincts, l’un comme ceci ; l’autre comme cela… Je n’y ai presque pas fait attention. Deux jours après, tout s’était amplifié, dessiné, éclairci. Ce projet en l’air, comme bien d’autres, avait pris soudain un caractère inéluctable, sacré, impérieux ; il avait pris lentement et régulièrement possession de moi ; et je lui appartenais. […] Chaque jour, et plusieurs fois par jour, comme pointent de petits bourgeons sur une branche, une idée se formule, sans effort, bien nette, et va d’elle-même prendre sa place autour du noyau de l’œuvre en gestation. Je la note, et n’y pense plus. Je ne cherche pas à travailler19.

16 Les notes du journal (ainsi que certaines lettres) jalonnent les étapes de ce « phénomène de gestation involontaire20 », travail intime dont le journal balise la progression. En avril, il séjourne à Barbizon où il a « apporté des kilos de fiches à relire pour [son] livre21 ». En mai, il a rejoint son antre, la maison du Verger d’Augy, dans le Cher, pour bâtir au prix d’un « travail solitaire et forcené » son plan : « Pas une ligne n’est encore écrite. Mais je puis maintenant, avec une impression de sécurité totale, me donner successivement de toutes mes forces libres, à chaque période séparée. Je n’ai plus qu’à marcher, en suivant mon plan, sûr d’arriver au bout22. » Le 18 juillet 1920, d’une phrase qui a valeur d’un sceau, il note : « C’est aujourd’hui que j’ai commencé effectivement à écrire mon livre les Thibault23. »

17 À la lumière des deux exemples de Kafka et de Roger Martin du Gard, on peut élaborer une première hypothèse : pour l’écrivain à programmation scénarique, l’écriture diaristique serait avant tout un exercice de maîtrise qui enregistre les étapes, les événements et les progrès de la genèse, mais la genèse effective prend place sur un support disjoint du journal ; pour l’écrivain à structuration rédactionnelle, les supports d’écriture ne se voient pas attribuer de fonction spécifique et compartimentée, le flux créatif s’impose, indifférent au support.

18 L’hypothèse est sommaire, simplifiant une réalité complexe qu’un romancier aussi difficile à catégoriser qu’André Gide nous aide à nuancer. Pour Gide, l’écriture diaristique va être autant une écriture d’accompagnement qu’un soubassement de la fiction.

19 Premier roman gidien : Les Cahiers d’André Walter, publié en décembre 1890. Le récit se présente sous la forme d’un journal tenu en 1889 par un jeune homme, André Walter, qui s’est retiré en Bretagne après la mort de sa mère, laquelle lui a fait promettre de renoncer à épouser sa cousine Emmanuèle. Celle-ci a consenti à en épouser un autre. Le journal comprend deux cahiers : d’abord « Le Cahier blanc » où il couche des souvenirs et insère des fragments antérieurs de son journal (1886-1888) ; puis « Le Cahier noir », laboratoire du roman Allain qu’il est en train d’écrire. D’emblée se dégagent de l’univers romanesque du jeune Gide des traits promis à un bel avenir : donner l’impression au lecteur qu’il assiste au chantier d’un livre en cours (un trompe-l’œil génétique) et céder à la tentation paradoxale du roman-journal, le mariage de la carpe et du lapin autrement dit, celui d’un récit qui sait où il va et d’une écriture à l’aveuglette, ignorante de ses lendemains. De ce mariage improbable d’un récit tendu vers sa fin et d’une écriture par essence inachevable, Les Cahiers d’André Walter gardent l’empreinte. Gide formule explicitement, peu avant de s’atteler à l’écriture du récit, ce qui en fera la spécificité : « Dire, pour André Walter, l’absence de conclusion qui déroute24. »

20 Gide prête à son double la « manie écrivante25 » qui est la sienne. C’est ainsi que se met en place un dispositif spéculaire vertigineux : le jeune Gide fait de son personnage un diariste, tient lui-même son journal au moment de la genèse des Cahiers d’André Walter

Genesis, 32 | 2011 12

et insère dans le journal fictif des fragments de son propre journal tenu entre août 1888 et juillet 1890 (plus d’une vingtaine de fragments parfois relativement amples). Quand Gide s’apprête à se mettre au travail, la résolution s’inscrit dans le journal, plus ferme d’avoir été écrite : « Il faut faire Allain. Examen d’André Walter. (Commencer dès à présent à rassembler des notes.) […] Il faut travailler avec acharnement, d’un coup, et sans que rien vous distraie26. » Seules quelques entrées dispersées et brèves s’inscriront les semaines suivantes dans le journal jusqu’à la publication du roman en décembre. À compter de mai 1890, Gide tient un cahier préparatoire aux Cahiers d’André Walter où il couche à la fois des réflexions sur son livre à venir et des réflexions prêtées à son personnage, Allain. Dans une intéressante note de régie, il observe : « Il faut reproduire mon premier morceau, le tout premier du Cahier gris, mais sans les longueurs, il faut peiner le style, châtier indéfiniment la forme27. » L’on remarque le curieux usage en ce sens de la construction transitive du verbe « peiner », et l’on ne peut s’empêcher de rapprocher cette note de l’analyse postérieure faite par Roland Barthes dans « Délibération28 », interrogation sceptique sur le journal personnel, partagée entre fascination et dévaluation d’une écriture jugée « inessentielle », « non nécessaire » et « inauthentique ». Néanmoins Barthes s’arrange pour proposer, in extremis, une rédemption paradoxale au journal : « il faudrait sans doute conclure que je puis sauver le Journal à la seule condition de le travailler à mort, jusqu’au bout de l’extrême fatigue, comme un Texte à peu près impossible. » « Peiner le style, châtier indéfiniment la forme » et « travailler [le journal] à mort » se font écho comme si le diariste portait la culpabilité d’une écriture qui puiserait à la vie et qui ferait l’impasse de la forme enfantée dans la peine… Gide saura néanmoins faire taire ce scrupule – aux résonances judéo-chrétiennes – et l’on observera que la plupart des fragments de son propre journal insérés dans Les Cahiers d’André Walter le sont presque sans modification. Pièce génétique essentielle du laboratoire de la fiction, le journal authentique ne saurait néanmoins être considéré comme un brouillon si l’on suit la démonstration d’Éric Marty et son analyse quasiment phénoménologique de la genèse des Cahiers d’André Walter : Que signifient, en effet, ces insertions extrêmement nombreuses, ces recopiages littéraux du Journal « réel » dans le journal fictif ? Ils correspondent, en accord avec le désir de produire une autobiographie de fiction, au vœu de répéter l’expérience antérieure sous une forme romanesque. Il y a échec, car l’expérience du possible au sein du monde de la fiction ne peut être une expérience vive et immédiate, comme l’est celle du présent dans le Journal. Au travers du recopiage, l’expérience du Journal perd son authenticité – la présence toujours vive de son geste d’origine –, sans pour autant acquérir une valeur de fiction : le texte devient alors obsolète à lui-même, d’autant plus mal inséré qu’il est recopié. Il y a une articulation fondamentale entre les deux projets qui induisent deux positions de conscience saisies au sein de pratiques d’écritures antagonistes : l’une ne peut être le brouillon de l’autre, et la seconde une variation subjective de la première. […] De sorte qu’entre le Journal tenu par Gide entre 1888 et 1890 et Les Cahiers d’André Walter, nous avons affaire à une genèse inachevée, et inaccomplie dans son intégralité : il y a plutôt ce que l’on appellerait une hybridation monstrueuse, fixation d’une chimère dont les morceaux ne peuvent se convenir29.

21 On peut ne pas partager l’avis d’Éric Marty sur l’« échec » de cette expérience scripturaire, mais l’on s’accordera avec lui pour donner au journal un statut de greffon dans Les Cahiers d’André Walter : l’hybridation génétique est-elle pour autant responsable du texte effectivement étrange des Cahiers d’André Walter, composite, où le lecteur a du mal à trouver sa place et sa position ?

Genesis, 32 | 2011 13

22 Le romancier renouvellera dans La Porte étroite un dispositif spéculaire analogue, de façon plus complexe encore et sans doute plus aboutie. L’inspiration des deux récits puise dans la même source : le dilemme qui tourmente Gide, déchiré entre amour sublimé et possession charnelle30. André Gide transpose dans La Porte étroite les années de crise morale et spirituelle qui ont précédé son mariage avec Madeleine. Ce récit sobre de facture classique, publié en 1909, résulte d’une genèse mentale et scripturaire, longue et complexe. La première mention du récit figure dans le journal du 13 octobre 1894 : « Possibilité de détresse : l’âme qui croit avoir mal adoré. (Mort de Mlle Claire)31 ». Gide commente lui-même postérieurement dans son journal : « Devenu plus tard la Porte étroite. » Ce titre était lié à la reprise d’un projet où André Gide comptait retracer la mort d’Anna Shackleton, gouvernante puis amie de sa mère. Dès 1890, Gide avait confié à son journal : « Puis aussi l’étrange sentiment que l’âme d’Anna revive en Elle [Madeleine]32… » On comprend mieux alors que la figure d’Alissa dans La Porte étroite est une création fusionnelle derrière laquelle se profilent les ombres de Madeleine et d’Anna.

23 Créer, c’est « naviguer durant des jours et des jours sans aucune terre en vue33 », dira Gide. La genèse est en effet une aventure de haute mer, on quitte un rivage connu sans savoir ce que le voyage réserve. C’est en ce sens que le journal peut être le livre de bord indispensable qui permet d’accompagner la traversée de l’inconnu, de consigner les changements de cap et de soutenir les efforts d’une aventure incertaine. Dans ce cheminement, non exempt d’impasses et de procédures dilatoires, le diariste soutient le romancier en recherche, et parfois en déroute. En juin 1905, André Gide entreprend la composition du récit dont le titre oscille entre La Porte étroite et La Route étroite et dont l’héroïne s’appelle Geneviève ; dans le même temps, il lit Goethe (Werther) et Dante (Vita Nuova) ; il reprendra à la fin de l’été la lecture des Pensées de Pascal. En juillet, il a lu son premier chapitre à Copeau. La poursuite du travail se révèle difficile : « Je passe des heures sur un groupe de phrases que je rebouleverserai le lendemain34. » À l’automne, nouvelle panne d’écriture. Deuxième départ en 1906 : pour se sortir de l’ornière, le romancier puise dans le terreau autobiographique. Le 29 mars 1906, il note dans son journal : « Je relis mes anciennes lettres à Em. que j’ai rapportées de Cuverville. En vain j’y cherche quelque aliment pour mon roman. Mais j’y contemple à nu tous les défauts de mon esprit. Il n’en est pas un seul contre lequel je ne m’irrite35. » Ce ne sont pas tant dans ses propres lettres que dans les lettres et le journal de Madeleine qu’il trouvera des aliments. En juin 1907, il reprend le récit, il note dans son journal : « Pour la quatrième fois complètement à neuf je reprends ce misérable livre, sur lequel j’ai déjà tant peiné. Les grands improvisateurs d’aujourd’hui crieraient à l’impuissance ou à la manie36. » Ce nouveau démarrage sera le bon ; les difficultés seront encore nombreuses mais après s’être arrêté sur le choix d’un récit autodiégétique, Gide maintiendra le cap. L’année suivante, Gide parvient en octobre au terme de son récit : « Atroce fatigue, qui dure même après le départ des Laurens. Pourtant j’achève La Porte étroite le 15 – et le 16 rase mes moustaches37. » Ce geste symbolique signe la victoire du romancier et la libération de l’homme qui, avec l’achèvement de son récit, est également parvenu (douloureusement) à liquider son passé et à s’émanciper de la loi maternelle et de l’héritage religieux oppressif38.

24 Pour se sortir de l’ornière où s’enlisait son récit en genèse, Gide a eu recours en 1906 au matériau autobiographique. Son propre journal mais aussi celui de Madeleine Rondeaux, sa cousine, ainsi que leurs lettres respectives constituent la mémoire écrite

Genesis, 32 | 2011 14

de la crise qui a précédé leur mariage. Néanmoins, André Gide ne puise pas dans cette mémoire écrite le seul argument du récit : il conduit le personnage d’Alissa à écrire lettres et journal, qu’il intègre dans le récit et où il insère des fragments de textes factuels authentiques. La vie des personnages eux-mêmes se réfléchit ainsi dans l’écriture, vouée à tout absorber dans l’univers gidien et appelée dans sa capacité de reflet et d’anamorphose à être le centre de l’intérêt romanesque. Si le diariste a eu recours à son propre journal pour procéder à une fictionnalisation de soi dans Les Cahiers d’André Walter, le romancier-écornifleur puise son matériau dans le journal d’autrui pour dynamiser une genèse romanesque difficile dans La Porte étroite39. Dans ces deux cas et à des titres différents, le journal constitue une pièce fondamentale du dossier génétique.

Le journal comme atelier poétique

25 Les exemples précédents de Gide, Kafka et de Roger Martin du Gard ne devraient pas nous laisser croire que le journal n’a partie liée qu’avec les genèses de romans. Durant les dernières années de son existence, le Journal de Catherine Pozzi abrite la gestation des rares poèmes dont elle a attendu qu’ils lui permettent de passer à la postérité. Nous prendrons pour seul exemple la genèse du poème « Ave » qui s’est étendue sur plusieurs mois.

26 Le premier état d’« Ave » ne comporte que deux vers où est déjà présente l’apostrophe à l’amour qui déterminera le mouvement du poème : Amour qui m’as perdu, s’il se fait que je meure D’avoir vu mes pays exister sous ton ciel40

27 Catherine Pozzi travaille longuement son poème en janvier 1929, comme en témoignent les différentes versions d’« Ave » présentes dans les cahiers. Le poème donne lieu à un intense travail de réécriture qui se déroule simultanément en janvier 1929 sur trois supports : le cahier numéroté XXIV du journal qui va du 14 novembre 1928 au 9 février 1929 ; un cahier commencé en 1911, vite interrompu qui, selon une note de la main même de Catherine Pozzi, « lui servira de registre d’exercices 17 ans après41 » ; un troisième cahier qui va de décembre 1927 à mars 1929, qui constitue essentiellement un cahier de travail. À la date du 31 décembre 1928-1er janvier 192942 apparaît le moule strophique, présent dans la version définitive du poème, selon lequel chaque strophe est constituée de quatre décasyllabes et d’un tétrasyllabe. Dès les 9-10 janvier 1929, les trois premières strophes ont acquis leur forme quasiment définitive et la structure circulaire d’« Ave » est fixée – la même expression « Très haut amour » ouvre et clôt le texte. En revanche, ce qui deviendra les quatrième et cinquième strophes subit de nombreuses réécritures. Le 4 février 1929, Catherine Pozzi note dans son journal : « La nuit, j’ai repris le poème et repris encore le lendemain et enfin à 7 heures, il a été fini. C’était hier. Je l’ai envoyé à Paulhan ce matin43. » Dans cette version envoyée à , la dernière strophe est la suivante : En quel futur, plus sûr que ce mirage, De mille instants déliés sans retour Referez-vous mon nom et mon image, Cœur de l’esprit, pour le nouveau voyage, Très haut amour44.

28 Le circonstanciel y affleure. En témoigne une observation explicite, consignée dans le Journal, où la diariste se plaît à imaginer les réactions de Paul Valéry, surnommé

Genesis, 32 | 2011 15

« Hell », à la lecture d’« Ave », et elle interprète certains des vers écrits à la lumière de la relation passionnelle qui a été la leur : « Quelqu’un, Hell […] le lira, y verra sans doute soi-même par transparence, mourra d’espoir aux premiers mots et recevra en dernières lignes une sorte d’adieu : “En quel futur plus sûr que ce mirage…” Très froid aujourd’hui, toujours. C’est le 4 février45. » Fin août 1929, Jean Paulhan propose d’envoyer à l’impression « Très haut amour… ». Sous l’aiguillon de cette lettre, Catherine Pozzi retravaille la mouture du poème envoyée en février et modifie notablement les deux dernières strophes. Début septembre, elle envoie à son interlocuteur la nouvelle version du poème, provisoirement nommé « Ave atque Vale ». Le dialogue avec Jean Paulhan, qui a précipité l’accouchement de la version définitive du texte, est également décisif pour le choix du titre. Dans une lettre du 12 octobre 1929, Catherine Pozzi renonce à « Ave atque Vale », suggère « Ave », se ravise et tranche en faveur de « Très haut Amour46 »… Un échange avec le rédacteur en chef de La NRF conduit finalement à adopter le titre d’« Ave ». L’ultime version de la dernière strophe du poème est plus hermétique que l’état rédactionnel de février 1929 : Vous referez mon nom et mon image De mille corps emportés par le jour, Vive unité sans nom et sans visage, Cœur de l’esprit, ô centre du mirage Très haut amour.

29 Les modifications successives du poème convergent vers une même fin : que s’efface la trace des pathétiques amours humaines et que seul demeure l’amour de l’Unique, vision d’une transcendance, « re-création mystérieuse au-delà du dogme catholique47 ».

30 L’on observe que l’échange épistolaire donne à l’autre la possibilité d’intervenir au cours de la genèse – pensons seulement au choix du titre « Ave » pour le poème de Catherine Pozzi –, et dans certains cas de l’infléchir. Le journal, qui est d’abord un espace d’écriture solitaire, peut jouer dans la genèse d’une œuvre un rôle sensiblement différent de celui joué par la correspondance. D’une part, il peut tout accueillir au-delà ou en deçà d’une exigence de lisibilité, en dehors de toute perspective de communication : il est, plus que la lettre, l’espace propre aux balbutiements de la genèse ; d’autre part, plus que les lettres, disséminées au gré de leur envoi, le journal peut se prêter à la relecture et aux éventuels reprises et approfondissements, bref à l’exploitation des idées enregistrées et des formulations essayées.

La phase prééditoriale : place du journal dans la genèse de l’imprimé

31 Nous aurions souhaité démontrer que de bout en bout le journal tient sa place dans la genèse, jusque dans le cas où un journal personnel, maintenu dans son statut factuel, est transformé en livre. On peut considérer que le journal manuscrit ou tapuscrit est un élément constitutif de l’avant-texte du journal publié. Même si nous nous contentons de cas d’autoédition, autrement dit de cas où la leçon du journal publié a été déterminée par le diariste lui-même, l’on ne peut manquer de noter les transformations du journal (manuscrit ou tapuscrit) qui font de ce dernier, dans le cas d’une publication, une étape vers l’œuvre finale. La conversion à la publication exige maintes transformations, dictées à la fois par une nécessité de lisibilité, par un éventuel souci

Genesis, 32 | 2011 16

esthétique et par une considération d’impératifs moraux ou juridiques. Prenons pour seul exemple le journal de J. H. Lartigue.

32 En tête du manuscrit du journal de l’année 1924 s’inscrit un préambule, plein d’ombres : 1924 ici des pages. Écrites pour une seule raison : me guérir… ou tout au moins, me soulager. Ni un Journal, ni un livre ; elles ne sont qu’un MÉDICAMENT. Ce dont je suis atteint étant une maladie sans nom : son remède n’a pas davantage à être baptisé. Supposition (invraisemblable autant que prétentieuse) : Si devenu « grand-peintre » un jour, plus tard, on essayait de les lire « pour voir un peu »… alors On aurait doublement tort. 1° Parce que ce que j’écris n’est pas une « chose à lire » 2° Parce que lorsque j’écris c’est que je suis malade, torturé ou gâteux et me précipite alors sur mon « remède ». Tandis que lorsque je peins ; c’est que j’ai qu’un trop plein de santé cherche à s’extérioriser. Donc : au lieu de mieux faire comprendre, elles embrouilleraient tout. Un point – : c’est tout48.

33 L’écriture journalière répond à une nécessité thérapeutique, écriture de crise autodestinée. À l’attention d’un éventuel lecteur intrus (et c’est plus le lecteur posthume qu’anthume que semble viser Lartigue), le préambule apparaît comme une mise en garde qui invalide par avance la lecture du journal manuscrit. Les pages manuscrites journalières « embrouilleraient tout », brouilleraient l’image de l’homme heureux que Lartigue s’emploie à construire. Aussi, lorsque Lartigue a préparé, quelques décennies plus tard, l’édition d’une partie de son journal, il n’a pas retenu ce passage pour la version publiée, et il a soigneusement toiletté le journal dans la perspective de l’image qu’il souhaitait laisser de lui au lecteur, convertissant la friche journalière en un jardin extraordinaire, l’autoportrait, dont il a gommé les ombres, de l’homme heureux.

34 Le journal personnel, même s’il est un texte sans brouillon, même s’il subvertit la notion d’œuvre, le plus souvent associée à une visée téléologique, n’est nullement étranger à l’univers de la genèse. Il est susceptible d’intervenir à toutes les phases de la genèse, de la phase prérédactionnelle à la phase prééditoriale, possiblement associé selon les catégories de scripteurs à différentes étapes de la fabrication. Écriture en acte et en recherche, le journal est une merveilleuse pièce, multifonctionnelle, de l’outillage génétique.

NOTES

1. Sophie Hébert, Recto/Verso, n° 5, décembre 2009, p. 5 (article consultable en ligne : ). 2. Louis Hay, « L’amont de l’écriture », Carnets d’écrivains. Hugo, Flaubert, Proust, Valéry, Gide, du Bouchet, Perec, t. I, Paris, Éditions du CNRS, coll. « Textes et Manuscrits », 1990, p. 13.

Genesis, 32 | 2011 17

3. Henri-Pierre Roché, Carnets, Marseille, Éditions André Dimanche, 1990, p. 66 (25 septembre 1920). Tagebuch : journal intime ; Bobann : Johanna Hessel, née en 1884, sœur d’Helen, avec laquelle Franz a une aventure fugace. 4. Ibid., p. 76 (5 octobre 1920). 5. Ibid., p. XXXI : « Henri-Pierre Roché n’a cessé, jour après jour, année après année, de noircir de sa petite écriture ses minuscules agendas de poche qu’il transcrit et développe ensuite, avec une écriture beaucoup plus aérée et formée, dans de grands Date Books anglais cartonnés. » 6. Voir Xavier Rockenstrocly, Henri-Pierre Roché. Profession : écrivain, thèse sous la direction de Claude Martin, Université Lumière-Lyon II, 1996, deuxième partie, chap. II, p. 184-235, consultable sur . 7. Henri-Pierre Roché, Jules et Jim, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980, [1953], p. 243. 8. Jean Cocteau, La Belle et la Bête. Journal d’un film, Paris, J.-B. Janin, 1946, p. 217 (11 janvier 1946). 9. Ibid., p. 86 (26 septembre 1945), p. 90-91 (28 septembre 1945), p. 105 (7 octobre 1945). Voir aussi p. 118, p. 121, p. 123, p. 130, p. 131, p. 209… 10. Ibid., p. 40. 11. Jean Cocteau, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 699. 12. Michel Leiris, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992, p. 377 (7 février 1943). La version consignée par Michel Leiris dans le fichier est identique au texte du journal, à une seule exception : ajout entre crochets d’une expression entre « Avant de me coucher » et « je vais… » : <étant légèrement ivre>. 13. Michel Leiris, La Règle du jeu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 354. 14. Pour une liste exhaustive, voir Philippe Lejeune, « Pistes, listes », Michel Leiris ou De l’autobiographie considérée comme un art, dir. Philippe Lejeune, Claude Leroy et Catherine Maubon, RITM, n° 31, Université Paris X-Nanterre, 2004, p. 15-17. 15. Ibid., p. 13. 16. Marie-Paule Berranger, « Le Petit Leiris illustré », dans Michel Leiris ou De l’autobiographie considérée comme un art, op. cit., p. 32. 17. Raymond Queneau, Journal 1939-1940, Paris, Gallimard, 1986, p. 100 (10 décembre 1939). GDP II : Gueule de Pierre II, qui deviendra Les Temps mêlés. 18. Voir Florence Bancaud, Le Journal de Franz Kafka ou l’écriture en procès, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 225-252. 19. Roger Martin du Gard, Journal II 1919-1936, Paris, Gallimard, 1993, p. 88-89 (18 janvier 1920). 20. Ibid., p. 89 (19 janvier 1920). 21. Ibid., p. 119 (14 avril 1920). 22. Ibid., p. 134 (26 mai 1920). 23. Ibid., p. 147 (18 juillet 1920). 24. André Gide, Journal 1887-1925, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 119 (8 mai 1890). 25. Expression chère aux deux diaristes Valery Larbaud et Paul Léautaud. 26. André Gide, Journal 1887-1925, op. cit., p. 119 (8 mai 1890). 27. André Gide, Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 140. Le « Cahier gris » désigne le cahier où Gide a tenu son journal d’octobre 1887 à octobre 1889. 28. Roland Barthes, « Délibération », Le Bruissement de la langue, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 399-413. 29. Éric Marty, « Gide et sa première fiction », dans L’Auteur et le manuscrit, dir. Michel Contat, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 186. 30. L’on ne manquera pas de noter ce court passage emprunté au début des Cahiers d’André Walter : « Après les ennuis cérémonieux qui distraient, nous avons communié ensemble. Emmanuèle

Genesis, 32 | 2011 18

était devant moi ; je ne l’ai pas regardée, et, pour ne pas penser à elle et m’empêcher de rêver, je répétais : “Puisqu’il faut que je la perde, que je te retrouve au moins, mon Dieu, – et que tu me bénisses d’avoir suivi la route étroite” » (Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, op. cit., p. 7). 31. André Gide, Journal 1887-1925, op. cit., p. 184. 32. Ibid., p. 116. 33. André Gide, Journal des faux-monnayeurs, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1995 [1927], p. 29. 34. André Gide, Journal 1887-1925, op. cit., p. 471 (31 juillet 1905). 35. Ibid., p. 515. 36. Ibid., p. 574 (22 juin 1907). 37. Ibid., p. 602-603. 38. Voir André Gide, Romans et récits, Œuvres lyriques et dramatiques, op. cit., p. 1433-1435 (notice de Pierre Masson). 39. Selon Pierre Masson, dans la dernière et belle édition qu’il a donnée de La Porte étroite dans la Pléiade, on voit Gide « piquer ici et là quelques phrases dans le journal ou les lettres de Madeleine, utilisant les réticences que celle-ci manifesta envers le mariage durant quatre ans, de 1891 à 1895 » (op. cit., p. 1433). L’expression « piquer ici et là » minimise des emprunts qui ne sont pas négligeables : six emprunts au journal de Madeleine et quatre à ses lettres dont la fameuse lettre sur le « triste revoir » de Jérôme et Alissa qui est intégralement calquée sur la lettre du 29 décembre 1894 envoyée par Madeleine à son cousin. Voir Françoise Simonet-Tenant, « André Gide et Madeleine Rondeaux : une mosaïque textuelle », Le Moi et ses modèles. Genèse et transtextualités, dir. Véronique Montémont et Catherine Viollet, Louvain-la-Neuve, Academia- Bruylant, 2009, p. 67-83. 40. C. Pozzi, Journal inédit, 1er juillet 1928, BnF. 41. C. Pozzi, Cahier 1928-1929, f° 1 v°, BnF. 42. C. Pozzi, Journal 1913-1934, Paris, Ramsay, 1987, p. 476-477 (31 décembre 1928-1er janvier 1929). 43. Ibid., p. 485 (4 février 1929). 44. Voir fac-similé du poème envoyé dans Catherine Pozzi et Jean Paulhan, Correspondance 1926-1934, Paris, éditions Claire Paulhan, 1999, p. 190. 45. C. Pozzi, Journal 1913-1934, op. cit., p. 485 (4 février 1929). 46. Voir Catherine Pozzi et Jean Paulhan, Correspondance 1926-1934, op. cit., p. 91. 47. P. Boutang, Karin Pozzi et la quête de l’immortalité, Paris, La Différence, 1991, p. 261. 48. Feuillet manuscrit au recto et au verso, non daté, qui figure en tête du journal de 1924. Le recto et le verso sont biffés. Code de transcription utilisé : : ajouté en interligne. Archives de l’Association des amis de J. H. Lartigue. Tous droits réservés.

RÉSUMÉS

Le journal personnel, même s’il subvertit la notion d’œuvre, le plus souvent associée à une visée téléologique, n’est nullement étranger à l’univers de la genèse. Loin d’être un simple discours d’escorte, il peut devenir un des supports où s’effectue la genèse d’une œuvre autre que lui- même. D’inscription de l’idée fulgurante à l’enregistrement d’images obsessionnelles et d’écritures provisionnelles, le journal est susceptible de jouer un rôle important dans la phase

Genesis, 32 | 2011 19

prérédactionnelle (cas d’Henri-Pierre Roché, de Jean Cocteau, de Michel Leiris). Les exemples d’André Gide et de Catherine Pozzi montrent que le journal a sa place également dans la phase rédactionnelle, constituant un véritable soubassement de la fiction romanesque ou un atelier d’écritures poétiques. De bout en bout, le journal est une pièce de l’outillage génétique, jusque dans le cas où un journal personnel, maintenu dans son statut factuel, est transformé en livre. On peut alors considérer que le journal manuscrit (ou tapuscrit) est constitutif de l’avant-texte du journal publié (cas de Jacques Henri Lartigue) et intervient à ce titre dans la phase prééditoriale.

Even if it subverts the “œuvre” concept, the private journal, usually combined with a teleological aim, has its place in the universe of genesis. Far from being a simple accompanying speech, it can become one of the bases for the genesis of a work other than itself. From the jotting down of a striking idea to the recording of obsessive images and provisional writing, the diary may well play an important role in the pre-editing phase (as for Henri-Pierre Roché, Jean Cocteau and Michel Leiris). André Gide and Catherine Pozzi are examples illustrating that a journal also plays a role in the editing phase, forming a true bedrock of novelistic fiction or poetic writing workshops. Through and through the diary is a genetics tool, even when the private journal, kept in its factual status, is transformed into a book. One can then consider that the manuscript (or typescript) diary is constituent of the published diary’s “avant-texte” (such as in the case of Jacques Henri Lartigue), and in this respect is involved in the pre-publication phase.

El diario personal, aunque trastoca la noción de obra, asociada por lo común con un designio teleológico, no es ajeno en absoluto al universo de la génesis ; lejos de constituir un simple discurso de escolta, puede transformase en uno de los soportes en el que se efectúa la génesis de otra obra distinta. De la inscripción de la idea fulgurante al registro de imágenes obsesivas y de escrituras provisorias, el diario puede jugar un papel importante en la fase prerredaccional (es el caso de Henri-Pierre Roché, Jean Cocteau o Michel Leiris). Los ejemplos de André Gide y Catherine Pozzi demuestran que el diario encuentra también su lugar en la fase redaccional, constituyendo un verdadero cimiento de la ficción novelesca o un taller de escrituras poéticas. De punta a punta, el diario forma parte de las herramientas genéticas, aun en el caso en que el diario personal, mantenido en su nivel factual, es transformado en libro. En ese caso, el diario manuscrito (o dactilografiado) puede ser considerado como un elemento constitutivo del pre- texto del diario publicado (como en el caso de Jacques Henri Lartigue) y, como tal, interviene en la fase pre-editorial.

Selbst wenn es den Werkbegriff unterläuft, der zumeist mit einer teleologischen Absicht in Verbindung gebracht wird, ist das Tagebuch keinesfalls ein Fremdkörper in der Welt der Textgenese. Weit davon entfernt, eine bloße diskursive Begleiterscheinung zu sein, kann es zu einem jener medialen Träger werden, auf denen sich die Genese eines Werkes, das mit ihm nicht identisch ist, vollzieht. Von der Inschrift der aufblitzenden Idee bis zur Aufzeichnung obsessiver Bilder und einstweiliger Schreibweisen kann das Tagebuch eine wichtige Rolle in der präredaktionellen Phase spielen (der Fall von Henri-Pierre Roché, von Jean Cocteau, von Michel Leiris). Die Beispiele von André Gide und Catherine Pozzi zeigen, dass das Tagebuch seinen Platz auch in der redaktionellen Phase hat, wo es einen wahrhaften Unterbau der Romanfiktion oder eine Werkstatt des poetischen Schreibens darstellt. Das Tagebuch ist integrativer Bestandteil des genetischen Instrumentariums, bis hin zu dem Fall, in dem das Tagebuch, seinen faktualen Status beibehaltend, in ein Buch verwandelt wird. Man wird also annehmen dürfen, dass das handschriftliche (oder typographische) Tagebuch für den avant-texte des publizierten Tagebuches konstitutiv ist (der Fall von Jacques Henri Lartigue) und in dieser Eigenschaft Eingang findet in die präeditoriale Phase.

Genesis, 32 | 2011 20

O diário pessoal, mesmo quando subverte a noção de obra, associada geralmente a uma perspectiva teleológica, de modo algum é estranho ao mundo da génese. Longe de ser um simples discurso de acompanhamento, pode servir de suporte à génese de uma obra diversa dele mesmo. Desde a inscrição de uma ideia fulgurante até ao registo de imagens obsessivas e de escritas provisórias, o diário é susceptível de desempenhar um papel importante na fase pré-redaccional (casos de Henri-Pierre Roché, de Jean Cocteau, de Michel Leiris). Os exemplos de André Gide e de Catherine Pozzi mostram que o diário também tem um lugar na fase redaccional, em que tanto pode servir de fundamento à ficção romanesca como de oficina de escrita poética. O diário é, na totalidade, uma peça do instrumental genético, chegando-se ao ponto de um diário pessoal que conserva o seu estatuto factual se transformar em livro. Podemos assim considerar que o diário manuscrito (ou dactiloscrito) faz parte do antetexto do diário publicado (casos de Jacques Henri Lartigue) e intervem a esse títutlo na fase pré-editorial.

Il diario, anche se sovverte la nozione di opera, associata a un’intenzione e un fine, non è tuttavia estraneo all’universo della genesi. Lungi dall’essere un semplice discorso di scorta, può divenire uno dei supporti per la genesi di un’opera a se stante. Luogo dell’idea folgorante e della registrazione di immagini ossessive e di scritture provvisorie, il diario può avere un ruolo importante nella fase preredazionale (nei casi di Henri-Pierre Roché, Jean Cocteau, Michel Leiris). Gli esempi di André Gide e di Catherine Pozzi Mostrano che il diario è un oggetto dello strumentario genetico, fino al caso in cui un diario, mantenuto nel suo stato, è trasformato in un libro. Si può allora dire che il diario manoscritto, o dattiloscritto, è costitutivo dell’avantesto del diario pubblicato (come nel caso di Jacques Henri Lartigue) e interviene a questo titolo nella fase pre-editoriale.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, genèse de l’imprimé, Gide André, Pozzi Catherine, Kafka Franz, Roché Henri-Pierre, Cocteau Jean, Leiris Michel, dossier génétique

AUTEUR

FRANÇOISE SIMONET-TENANT

FRANÇOISE SIMONET-TENANT, agrégée de Lettres modernes, est maître de conférences à l’université Paris XIII depuis 2000. Ses travaux portent sur le journal personnel et sur la correspondance (Catherine Pozzi et Jean Paulhan, Correspondance 1926-1934, Paris, éditions Claire Paulhan, 1999 ; Le Journal intime, Paris, Nathan, 2001 ; Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2009). Ses études de génétique ont porté en particulier sur Annie Ernaux, André Gide et Catherine Pozzi. [email protected]

Genesis, 32 | 2011 21

Le journal : genèse d’une pratique

Philippe Lejeune

1 Un journal peut être l’un des lieux où s’effectue la genèse d’une œuvre, comme l’a montré ci-dessus Françoise Simonet-Tenant.

2 Un journal peut être le témoin intentionnel d’une genèse qui s’effectue en d’autres lieux, carnet de régie, ou de suivi, du processus d’élaboration d’une œuvre, comme le montre Catherine Viollet.

3 Dans les deux cas, le journal va être, selon le vocabulaire qu’il plaira d’employer, un avant-texte, un élément de dossier génétique d’une œuvre autre que lui. Il participe, comme acteur et/ou témoin, à un travail de création dont il n’est pas le but. Il ne sera donc pas l’objet de l’étude génétique, même si la question de sa propre production peut, dans le cadre de telles études, se poser. Il n’en sera que le moyen.

4 Mais un journal peut-il lui-même avoir une genèse ?

5 Je voudrais ici explorer les implications théoriques de cette question. Mon exploration sera parallèle à celle qu’avait menée il y a dix ans José-Luis Diaz en se demandant : « Quelle génétique pour la correspondance1 ? » Je renvoie pour illustrations et exemples au livre-album que j’ai publié avec Catherine Bogaert2, et, pour le côté théorique, à mon premier essai, « Genèse du journal » sur les traces duquel je vais revenir3.

6 La question ci-dessus n’est pas de pure forme.

7 Elle met en cause la définition même du journal, et les présupposés des études génétiques, en particulier la place centrale qu’elles accordent à l’œuvre comme finalité d’une production.

8 En effet, le journal n’est pas, à l’origine et fondamentalement, une œuvre : il est une pratique, et sa finalité est la vie de son auteur.

9 Cette affirmation pourra paraître simpliste, parce que la plupart des lecteurs, dans la mesure où ils n’ont pas eux-mêmes tenu un journal, ne l’ont jamais appréhendé que sous l’apparence d’œuvres, et auront tendance à envisager le journal à l’état naturel comme le simple point de départ ou la matière première d’une production sous forme de livre.

Genesis, 32 | 2011 22

10 Mais le journal est d’abord une pratique. Trois des caractéristiques de cette pratique vont rendre difficile de l’envisager dans le cadre d’études génétiques centrées sur la notion d’œuvre. Difficile ne veut pas dire impossible. Entre les deux perspectives existe une frange d’intersection, étroite mais passionnante.

Limites

Première limite : le travail

11 Quand minuit sonne, ce que j’ai daté du jour qui vient de s’écouler ne doit plus être modifié. Tout changement ultérieur (adjonction, suppression, déplacement, substitution) me ferait quitter le territoire du journal pour glisser vers celui de l’autobiographie, qui se donne la liberté de recréer le passé à la lumière du présent. La valeur du journal est liée à l’authenticité de la trace : une altération ultérieure ruinerait cette valeur. Le journal est l’ennemi de l’autobiographie. Celle-ci est un gibier de choix pour la génétique. Avec le journal, la génétique va devoir faire maigre. Le délai des corrections possibles ne dépasse pas quelques heures. Le journal, comme l’aquarelle, ne supporte guère la retouche.

Seconde limite : la fin

12 Le diariste écrit un texte dont il ne maîtrise pas la conclusion. Il avance en aveugle vers une fin inconnue, dont il accepte qu’elle ne dépende qu’en partie de lui. C’est le reproche fait au journal par les tenants de l’esthétique traditionnelle. Ainsi Charles Dantzig parlant des journaux : « Ils ont une défectuosité par rapport à un roman, une pièce, un poème : ils n’ont pas de fin. Un livre ne peut être parfait (de sa perfection propre) que s’il a une fin : c’est à partir d’elle qu’on corrige le début et le milieu afin de donner un sens au tout4. » On peut, bien sûr, voir les choses autrement. La haine (le mot n’est pas trop fort, pour Dantzig) qui s’attache au journal tient à ce que sa modestie révèle, par contraste, la prétention de l’écrivain qui construit un univers de mots dont il se prétend maître. Le journal est la mauvaise conscience de la littérature : il lui rappelle que la maîtrise qu’elle affiche est illusoire. Les écrivains n’ont pas vraiment le dernier mot : ils finissent par mourir. Le journal accepte ses limites, il explore et repousse de jour en jour une fin qui lui échappe. Chaque jour est un adieu : au fond, un journal n’est qu’une série de derniers mots, mais qui se vivent comme avant-derniers ! On espère pouvoir écrire demain, mais quoi, c’est impossible à prévoir, même si on peut le préparer. Geste classique : l’entrée du jour finie, on inscrit, à tout hasard, par provision, la date du lendemain… L’esthétique classique de l’œuvre aura donc du mal à appréhender la forme journal. Mais la composition organisée à partir d’une fin n’est pas la seule possible. Il existe une esthétique de la fragmentation, de la répétition et de l’accumulation. Michel Leiris a rêvé à un processus d’écriture qui ferait l’impasse sur la fin, conciliant la logique de l’œuvre et l’in-finition, si je puis dire, du journal : « Livre conçu de manière à pouvoir constituer un tout autonome à quelque moment que (par la mort, s’entend) il soit interrompu. Livre donc, délibérément établi comme œuvre éventuellement posthume et perpétuel work in progress5. »

Genesis, 32 | 2011 23

Troisième limite : la finalité

13 Le but premier du journal n’est pas la production d’un effet sur un lecteur, mais l’accumulation de traces et le guidage de la vie de son auteur. Il est du côté de l’archive, non de l’œuvre. Bien sûr, les motivations peuvent s’additionner ! L’archive peut être « à effet », la littérature peut se greffer sur elle. Mais l’archive lui échappe en partie dans la mesure où la fonction du journal n’est pas la même pour celui qui le tient (au moment où il le tient) et celui qui le lit (lui-même plus tard, ou d’autres). Surtout, le problème du journal est qu’il n’est pas seulement une production de texte, mais une production de vie. Il n’est que secondairement une création, il est avant tout une pratique, côté écriture, et une conduite, côté vie. Ce qui est « produit », d’une certaine manière, c’est la personne qui a tenu le journal, qui échappe à notre connaissance. Lire le texte d’un journal n’est pas comme lire une œuvre, c’est s’aventurer dans une énigme, où les pleins se détachent sur d’immenses vides.

14 Les deux premières limites laissent une place réduite, mais réelle, à une étude génétique, dans la mesure où elles ne mettent pas en cause l’identité de ce qu’on lit comme texte « produit » ; la troisième limite, elle, fait tout basculer, puisque ce que nous lisons n’est plus qu’indice, trace, résidu d’un processus dont le but n’est pas la création de ce que nous lisons : l’idée même d’une « génétique » est suspendue, puisqu’elle supposerait, pour une étude des va-et-vient entre la vie et l’écriture, une connaissance biographique à laquelle ces traces nous donnent envie, mais non moyen, d’accéder.

15 Devant ces difficultés, on en arrive à l’idée que l’erreur est de vouloir déboucher une bouteille avec un ouvre-boîte, d’analyser une pratique comme si elle était une œuvre. Si l’on veut rester dans le cadre de la génétique, on peut se raccrocher à la distinction entre genèse à programme et genèse à processus. Mais le plus simple est d’accepter d’étudier l’écriture du journal comme une pratique, ce qui nous mettra à l’abri des illusions finalistes. Nous n’aurons plus à expliquer rétrospectivement comment a été créé un texte qui a pris statut d’œuvre, mais à accompagner progressivement au fil du temps une production d’écriture en essayant de comprendre ses règles de fonctionnement. La logique des études génétiques ne reprendra le dessus que dans un second temps, quand des écritures « naturelles » seront retravaillées, par leur auteur ou par un autre, pour entrer dans la forme-livre, ou lorsque les exigences de cette forme seront dès le départ anticipées par certains écrivains.

16 Allons plus loin. Les études génétiques s’attachent presque toujours à analyser la production d’œuvres qui ont été imprimées, et auxquelles on accorde une valeur qui justifie le mal qu’on va se donner pour étudier leur production, en remontant en amont vers des « avant-textes » qui, eux, ont assez souvent la forme de manuscrits. Du manuscrit à l’imprimé, il y a donc progression, enrichissement. Dans le cas du journal, c’est l’inverse : il y a dégradation, appauvrissement. Cette affirmation pourra paraître brutale, et choquer les tenants de l’« œuvre ». La forme manuscrite n’est pas pour le journal un point de départ, une étape provisoire, mais un point d’arrivée. Tout ce qui lui arrivera ensuite (en particulier la publication) sera une altération. Le journal peut signifier par bien d’autres moyens que le texte : le support, l’encre, la graphie, la mise en page, les décorations et illustrations font partie des traces qui doivent, dans l’avenir, porter témoignage de l’instant. Peu illustré – essentiellement de dessins – jusqu’à la fin du XIXe siècle, le journal s’est ensuite enrichi de photos, puis, dans la seconde moitié du

Genesis, 32 | 2011 24

XXe siècle a pu se gonfler de tous les signes qu’une vie peut produire ou collecter, et devenir un reliquaire, un bricolage, un bazar, une installation. J’ai essayé d’analyser les huit volumes bourrés de « signes de vie » du journal qu’une jeune adolescente, Claire, avait tenu pendant deux ans dans les années soixante-dix6. Si ordinaire qu’il paraisse, le journal partage le statut de l’œuvre d’art : il est, dans sa forme, unique. Quand on l’imprime, une bonne partie du message original disparaît : tous les journaux, une fois imprimés, se ressemblent, alors que la diversité de leurs apparences plastiques est étonnante. Ajoutons que presque tous les journaux publiés sont coupés, soit parce qu’ils sont trop étendus pour entrer dans un livre, soit pour améliorer leur rythme, soit pour censurer leur contenu. Il faudrait inventer un mot inverse de « genèse » pour désigner le processus de… « réduction » qui permet à un produit dérivé du journal d’entrer dans le circuit du livre. Le mouvement de retour de la forme imprimée vers l’original manuscrit s’apparente donc plus à la restauration d’une œuvre d’art qu’aux études génétiques.

17 Une des conséquences est que le point de référence des études sur le journal ne doit pas être l’imprimé, mais le manuscrit. En amont du manuscrit, ou en en suivant son développement, on entreprendra une étude de la production de ce que nous y lisons et voyons ; en aval, éventuellement, une étude sur la manière dont cela a été transformé ou déformé pour passer dans l’univers du livre. Quels manuscrits ? – L’immensité des journaux manuscrits qui existent, qu’ils aient eu ou non le bonheur ou le malheur d’être un jour imprimés. – Les études génétiques partent en général d’une « œuvre » isolée et valorisée. Les études sur la production des journaux doivent partir d’un échantillonnage, le plus varié possible, de journaux non sélectionnés, et elles doivent inclure comme méthode l’enquête auprès des producteurs. – Conséquences : ces études devraient arriver à établir des propositions générales, ce qui est rarement le cas des études génétiques. – Problème : sommes-nous ici toujours dans le cadre des études génétiques ? – Réponse : la vraie question est plutôt de savoir comment rester dans le cadre de la science, en élaborant une méthode adaptée au phénomène étudié. Le journal est un objet d’étude ambigu : fondamentalement pratique d’écriture, parfois et secondairement production d’œuvre. À nous d’articuler au mieux toutes les méthodes dont nous disposons.

Étapes

Suivre le fil du métadiscours

18 La première idée qui vient est de privilégier les cas où le journal a l’air de se présenter comme une œuvre « à programme » : assez souvent, le diariste commence par se fixer un but et des procédures, puis, de loin en loin, il en contrôle et commente l’exécution, déplore ses défaillances, juge ses performances, modifie les règles du jeu, etc. Le repérage de ce métadiscours est certainement la première opération à mener. En effet, il conduit à la fois à une étude inter- et intra-textuelle. Le métadiscours (en particulier dans les textes d’ouverture) donne des indications sur les modèles suivis, qu’il s’agisse, à partir du milieu du XIXe siècle, de la lecture de journaux publiés, ou, auparavant, de discours appartenant à la tradition religieuse, familiale ou pédagogique. Mais bien sûr, le programme affiché au début ne correspond pas forcément à celui qui sera suivi,

Genesis, 32 | 2011 25

même si l’invention part souvent de l’imitation. Voici par exemple le point de départ d’Hyacinthe Azaïs (1766-1845) : 22 septembre 1798 Tout cet espace encore blanc qui suit cette première page est destiné à recevoir, à me remettre sous les yeux, l’empreinte fidèle de tout ce qui aura frappé mon esprit, affecté mon cœur, et encore de ce qui aura honoré ainsi que de tout ce qui aura souillé mon âme. Censeur rigide, approbateur exact, ce registre de tous les mouvements de ma vie aura, sur le miroir le plus fidèle, l’avantage de conserver tout ce qui lui aura été présenté, et de pouvoir reproduire, soit à mes souvenirs heureux, soit à ma douleur, soit à mes regrets, le bien que j’aurai pu faire, le mal auquel j’aurai pu m’abandonner. Et vous, grand Dieu, vous qui lisez déjà ce qui n’est point encore écrit, que ma conduite, que les dispositions de mon cœur puissent toujours détourner de vos regards un air de courroux, que je puisse toujours leur prêter un air de bonté et de clémence7 !

19 Il est difficile d’imaginer que ce programme conventionnel d’examen de conscience a mené, entre autres, à un journal d’amour et à un journal de vie intellectuelle innovant, où plus d’un siècle avant Valéry, Azaïs découvrira que la genèse d’une œuvre est parfois plus intéressante que son résultat8. L’étude du métadiscours a donc ses limites. Les journaux ont en réalité deux auteurs, si je puis dire : le diariste, qui prévoit et programme, et la vie, imprévisible, qui décide. Les mutations, abandons, reprises, incohérences, trous, sont parfois commentés par le diariste quand il « reprend la main », mais souvent se présentent bruts sous les yeux d’un lecteur qui n’a d’autre ressource pour comprendre que de mener, hors texte, des recherches d’ordre biographique. Contrairement à un préjugé qu’encourage la rhétorique de la sincérité, si le journal éclaire un peu la vie de l’auteur, il a surtout beaucoup besoin d’être éclairé par elle. La plupart des journaux ne sont pas cohérents dans le temps, et ils sont saturés d’un implicite dont seul l’auteur a la clef (du moins pendant un certain temps, car il peut finir par oublier, devenant étranger à son propre journal). Comment pourrons- nous étudier la genèse d’un texte dont nous ne maîtrisons pas vraiment le sens ? Le métadiscours lui-même, qui semble pouvoir servir de guide, a parfois besoin d’être expliqué.

La genèse au jour le jour

20 Revenons à la cellule de base du journal : la note ou entrée datée. Elle semble presque toujours devoir échapper à l’étude génétique. En effet, la plupart des diaristes écrivent sans rature, d’une écriture régulière et propre. Ce fut l’un des étonnements des visiteurs de l’exposition « Un journal à soi », en 1997, que cette propreté, chez les écrivains célèbres aussi bien que chez les diaristes inconnus9. Ces textes, écrits chaque jour, présentent une écriture de premier jet arrivée sans effort à la correction, parfois même à la perfection. Ni hésitation, ni repentir. C’est, bien sûr, une relative illusion : toute écriture est le produit d’une élaboration, même si celle-ci est rapide et invisible, mentale le plus souvent, orale parfois. Le diariste commence à écrire son journal en vivant, tout au long de la journée. Le diariste est un ruminant : il vit comme une forme en attente de contenu. Il a ses schémas, ses moules de phrases, de paragraphes – et ses attentions, ses obsessions, mobilisées. Ses projets et ses scénarios. Certaines choses, et pas d’autres, sont aptes à féconder cet appareil. La gestation est le plus souvent inconsciente (mais pas toujours) et aboutit à une délivrance apparemment rapide sur le papier. Écrire une entrée, c’est déposer ce qui s’est composé en vivant. Dans son Journal,

Genesis, 32 | 2011 26

Virginia Woolf fait d’amusantes observations sur les problèmes que lui posent ses brouillons mentaux, quand les péripéties de la vie quotidienne perturbent leur gestation : Il y a un grave défaut dans le plan de ce journal, qui prévoit que je devrais le rédiger après le thé. Lorsque des personnes viennent pour le thé, je ne puis leur dire : « Voyons, attendez un instant que je note ce qui vous concerne. » Quand elles s’en vont, il est trop tard pour écrire. Et, ainsi, au moment même où je brasse des pensées et des descriptions destinées à cette page, j’éprouve le sentiment décourageant qu’il n’y a pas de page ; mes pensées se répandent sur le plancher. Et, vraiment, ce n’est pas facile d’éponger pour les rassembler à nouveau10.

21 Autre défaut, apparemment inverse, l’excès de « brouillons oraux » : Mais tout d’abord parlons de Janet, Desmond, Katherine Mansfield et Lilian ; d’autres encore, car en effet il y a eu aussi Harry Stephen et Clide. Chacun m’a laissé de quoi remplir toute une page de commentaires – inutilisables à présent, en partie, je crois, à cause de cette habitude qui m’est propre de raconter à d’autres ces incidents-là. Et une fois qu’ils ont été racontés, je n’ai plus envie de revenir dessus, le récit ayant laissé dans mon esprit un sillon qui durcit le souvenir, le fige et le rend un peu ennuyeux11.

22 La limite des études génétiques est qu’elles doivent déduire les opérations mentales des traces qu’elles laissent : or ici il n’y a pas de traces. De même qu’il y a des maladies silencieuses, il y a des genèses silencieuses. Le brouillon mental s’élabore au fil de la journée par l’interaction d’un « modèle » (parfois réactivé consciemment dans le moment qui précède l’écriture par la relecture des toutes dernières entrées) et du « vécu » du jour. Les ratures, quand il y en a, semblent moins le signe d’un travail en cours qu’une erreur de transcription du texte intérieur. Le journal partage avec la lettre cette morale de la propreté.

23 Il peut arriver néanmoins que le journal s’écrive, dans le cadre d’une journée, en deux temps. Mais la fonction de ce dédoublement n’est pas la même que dans le cas de la lettre. Le brouillon d’une lettre vise à l’élaboration de sa forme définitive, composition et style, qu’on n’aura plus qu’à recopier au propre : le but est un produit fini. Le brouillon d’un journal, lui, se soucie moins du texte final. Il s’agit souvent de notes rapides. On manque de temps, ou bien il y a impossibilité matérielle de s’installer pour écrire, ou, pour cause d’encombrement, on n’a pu emporter avec soi le support principal du journal – ou il s’agit de soutenir une mémoire qui sans cela perdrait de l’information. Ces notes sont destinées à servir de base à l’écriture développée sur le support principal. Deux écritures différentes donc, l’une abrégée, l’autre rédigée. Deux supports de type différent – avec de fortes chances pour que le premier, une fois son rôle joué, ne soit pas conservé. Dans le cadre de l’exposition « Un journal à soi », une de nos amies nous avait prêté son journal tenu sur un cahier écolier : le journal courait uniquement dans les marges. Elle avait l’intention de le développer au propre sur les pages restées blanches, mais, faute de temps, elle avait noirci les marges pendant des mois12. En sens inverse, il y a des diaristes qui n’écrivent qu’au recto des pages de cahier, laissant l’autre face libre pour d’ultérieurs ajouts, notes, documents ou commentaires (c’est le cas, par exemple, de Louis Calaferte13). La mise au net de notes préparatoires peut déborder largement le cadre de la journée, surtout dans le cas de journaux factuels : Louis XVI mettait ses notes au propre une fois le mois achevé. Certains diaristes, à la fois scrupuleux et négligents, prennent des notes d’attente pendant plusieurs jours ou semaines et « rattrapent » ensuite d’un bloc pour être « à jour ». Un des problèmes est donc celui de la perception des limites du « présent »,

Genesis, 32 | 2011 27

c’est-à-dire du temps au-delà duquel on bascule du journal à l’autobiographie, de la rature autorisée à la reconstruction : cette perception peut être très variable, stricte ou élastique. Il y a des journaux datés à la minute, pour lesquels, une heure après, c’est déjà du passé, qu’il serait artificiel de modifier. Le cas le plus spectaculaire que j’aie rencontré est celui de Philippe de Noircarmes (1747-1821), qui minutait le début et la fin de chaque paragraphe, et ne rectifiait ou n’ajoutait que sous la forme d’errata placés à la suite, eux-mêmes minutés14. Mais il y a aussi le cas inverse, où le diariste vit dans un vaste présent étendu au-delà des limites de la journée ou même de la semaine, avec droit d’intervention sur un texte qui continue de lui paraître contemporain.

24 Qu’en est-il aujourd’hui avec l’usage de l’ordinateur ? La dernière enquête du ministère de la Culture (2008) montre que « 74 % de ceux qui écrivent un journal utilisent un cahier ou des feuilles de papier, 18 % un ordinateur et 8 % ont recours aux deux supports15 ». L’ordinateur n’a donc nullement remplacé le papier, largement majoritaire. Mais ces chiffres ne disent rien des changements de pratique. Pour ceux-ci, je renvoie à l’enquête que j’avais menée en 199816. L’ordinateur a certainement induit une mutation importante : désormais, on peut, dans l’instant, travailler une entrée de journal sans qu’il en reste de trace. Le diariste-papier doit aboutir du premier coup à un texte propre : il a ses habitudes, réfléchit avant d’écrire et tente de viser juste. Il ne supporterait pas de voir sa feuille garder trace de ses hésitations. Ses ratures gêneraient sa relecture, le feraient paraître à ses propres yeux maladroit, truqueur ou prétentieux. S’il améliore son texte, ce n’est pas dans l’instant, mais à la faveur de la relecture, en tenant compte, le lendemain, de ce qui n’allait pas la veille. Désormais ces pudeurs et délais n’ont plus raison d’être : le diariste-ordinateur améliore dans l’instant un texte toujours net, qui oublie ses métamorphoses. La génétique n’y gagne rien, puisqu’il n’archive pas son travail : mais ce travail, qui s’est réalisé sous ses doigts et ses yeux, au lieu de se faire en silence dans sa tête, est quelque chose sur quoi il a plus de prise, à quoi il peut réfléchir, qu’il peut améliorer ou modifier – c’est un grand enrichissement. L’honnêteté risquerait d’y perdre quelque chose, si cette facilité amenait à rectifier des entrées antérieures. Mais quel diariste digne de ce nom ruinerait ainsi son propre projet ?

25 Faute d’avoir directement prise sur un travail invisible, il restera au généticien deux ressources, fort différentes, parfois très riches, pour trouver au texte du journal un avant-texte.

26 La première est l’étude de l’intertextualité. Il arrive souvent que le journal utilise sans le dire, ou cite, d’autres textes. Certains types de journaux, fort répandus, les journaux de lecture, sont même entièrement fondés sur la citation et le commentaire, ouvrant un champ immense à l’étude de la digestion culturelle qui est à la base de la construction de la personnalité. La bibliothèque du diariste devient un immense avant-texte. Le journal de lecture est un genre en lui-même, il peut d’ailleurs ne comporter, à part la date, aucun texte original de son auteur et n’être fait que d’une marqueterie de citations. N’oublions pas qu’Anne Frank tenait, parallèlement à son journal, un journal de lecture qui n’a été publié qu’en 2004, et que son journal lui-même n’a pris son vrai départ, en septembre 1942, qu’en se greffant sur une série de romans pour adolescents publiés par Cissy van Marxveldt, dont elle a pris huit personnages pour destinataires17. Certes, ce n’est pas toujours le cas, mais la plupart des diaristes – surtout quand ils sont par ailleurs écrivains – sont de grands lecteurs. Le travail de la citation, les réemplois, les allusions, parfois même les plagiats (assez fréquents dans le genre du journal de

Genesis, 32 | 2011 28

voyage !) fourniront matière à l’étude génétique. Mais ne nous arrêtons pas en chemin. C’est bien évidemment la correspondance qui est le principal « intertexte » du journal : lettres reçues, qui peuvent être recopiées en entier, citées ou commentées dans un journal ; lettres envoyées, recopiées en tout ou partie ; et même lettres non envoyées, qui se détachent à peine du texte du journal. Je renvoie ici au livre récent de Françoise Simonet-Tenant, qui explore les parallélismes et intersections des deux pratiques18. Comment ne pas rêver devant de fantastiques corpus doubles, souvent liés à la relation amoureuse ? En voici deux exemples. Du 8 mai 1781 au 3 juin 1782, pendant un an, le marquis de Bombelles, en poste diplomatique à Ratisbonne, est séparé de sa femme et de son fils, retenus à la cour de Versailles. Il tient, à destination de son fils (âgé d’un an), un journal minutieux, et écrit régulièrement des lettres enflammées et documentées à sa femme19. Le journal a été édité naguère, élagué des passages personnels par des éditeurs qui ne connaissaient pas la correspondance. La correspondance a été publiée récemment par une éditrice qui n’a pas eu accès au texte intégral du journal. Avis aux curieux. Ceux-ci peuvent également se rendre à la Bibliothèque de Genève pour y lire l’autre face du journal d’Amiel, journal édité en douze énormes volumes, qui ne sont rien à côté des paquets de correspondances inédites, six mille lettres (soit vingt-quatre mille pages), résidu d’une correspondance qui a compté sans doute trente mille lettres envoyées et vingt mille lettres reçues, et qui nous fait entendre, outre la voix d’Amiel, celle de certaines de ses amies20. De tels corpus obligent à reformuler les distinctions génériques et le projet même d’une étude génétique. Il ne s’agira plus de chercher ce qui est « avant-texte » de quoi, mais d’envisager l’ensemble de ces pratiques d’écriture privée comme les modulations ou déclinaisons d’un même texte à facettes multiples.

27 La seconde ressource pour avoir prise sur la genèse du journal est ce que j’appellerai l’extratextualité : le recours à une information extérieure. C’est le travail d’une édition critique sérieuse que de rassembler (en général dans des notes) une information qui renseigne le lecteur sur le référent. Il a pu m’arriver au moins une fois d’être placé dans une situation où ce référent, quoique non textuel, avait une réalité linguistique qui permettait un travail de comparaison avec le texte du journal21. Avouons que le cas est exceptionnel. Le 5 septembre 1950, par malice, Pierre Sipriot a enregistré à leur insu une conversation privée de douze minutes entre Paul Léautaud et Julien Benda, venus dans les studios de la radio pour leurs entretiens respectifs. Ce que ne pouvait deviner Sipriot, c’est que, le soir même, Léautaud raconterait en grand détail la conversation dans son journal. Elle figure dans son dernier volume, publié en 1964. Mais ce que vous pouvez deviner, c’est que comparer les deux a été un délice. Au-delà des déformations et reconstructions auxquelles on pouvait s’attendre, ma surprise a été de découvrir que si la conversation était, sinon l’avant-texte, du moins l’objet du journal, celui-ci était parfois, en sens inverse, l’avant-texte de la conversation : Léautaud ressert à Benda des formules déjà fixées dans son journal, qui venaient sans doute d’autres conversations. Entre conversation, correspondance et journal, le texte circule sans qu’on ne sache plus bien ce qui est « avant » ou « après »…

La genèse dans la durée

28 Quittons maintenant l’espace de la journée et de l’entrée isolée, et prenons le journal dans sa continuité – sinon dans sa totalité, du moins dans la longue durée. Il va s’agir d’étudier la genèse… de son évolution : comment il produit son changement. Cette étude

Genesis, 32 | 2011 29

suppose, avant toute enquête ou raisonnement « génétique », une description morphologique précise du journal, ce que j’ai appelé « étude du rythme ». J’avais ébauché un tel programme de recherche dans le Moi des demoiselles et dans Signes de vie, mais je suis très peu passé à l’acte22. L’idée est d’observer, sur le plan quantitatif, la longueur des entrées et surtout leur distribution dans le temps, et sur le plan du contenu, d’identifier les chaînes cohérentes (les constances, les apparitions, les disparitions des thèmes) et leur entrelacement. La pente générale du journal est la régularité et l’auto-imitation, toute irrégularité, ou changement de système d’irrégularité, fait événement. De telles études morphologiques sont un préalable à toute réflexion « génétique ». Elles conduiraient aussi à une typologie des journaux. Pour l’instant, peu de chercheurs se sont engagés dans cette voie. Je pense à Stéphane Roche, qui a essayé dans sa thèse de formaliser le rythme du journal de Charles Juliet23. On est là au seuil d’un domaine encore en friche, et qui n’apparaît peut-être pas clairement comme faisant partie de la génétique.

29 Dans un domaine assez différent, j’ai essayé de suivre l’apprentissage du journal d’une jeune enfant, Ariane Grimm24, entre l’échec de ses premiers journaux à l’âge de sept ans et le vrai démarrage de son journal à l’âge de dix ans : il m’a semblé que c’étaient ses jeux sur l’identité narrative dans la fiction qui l’avaient rendue capable de tenir enfin un « vrai » journal – itinéraire qui doit être celui de beaucoup d’enfants. C’est là une branche actuellement peu développée de la génétique : l’observation des premiers apprentissages.

Vers l’autobiographie

30 Nous allons sortir progressivement, à petits pas, du journal lui-même – et plus nous nous en éloignerons, plus nous retrouverons les gestes ordinaires de la génétique, ceux auxquels l’élaboration des œuvres autobiographiques nous a habitués.

31 À la frontière, l’écriture de la relecture25. Elle peut avoir deux fonctions, l’une encore dialogique, l’autre déjà documentaire. Un journal est écrit, avant toute chose, pour être relu par son auteur. On écrit pour se souvenir, mais aussi pour pouvoir évaluer le passé, et juger ses évolutions. Cette relecture ultérieure pourra être elle-même écrite à sa place dans la suite du journal, ou faire l’objet de notes (datées) greffées directement sur les passages relus. Au XIXe siècle, les journaux de Stendhal, , Pierre Louÿs et Catherine Pozzi offrent les exemples les plus spectaculaires d’annotations rageuses ou agacées (en marge, en notes, ou à travers le texte lui-même) par lesquelles on se désolidarise du passé en réglant ses comptes avec soi-même. Les relectures approbatrices ou méditatives, sans doute plus fréquentes, n’inspirent guère l’envie de laisser une trace. Le journal de Michelet, systématiquement relu par lui, est labouré de coups de crayon rouge soulignant, semble-t-il au hasard, les entrées relues, comme pour dire : « Je suis repassé par là. » Michel Leiris apporte, au fil de relectures souvent datées, des précisions ou commentaires. Mais quand on s’exprime, surtout à propos de journaux de jeunesse, c’est souvent pour attaquer. La réaction du lecteur extérieur pourra être de trouver l’annotateur d’aujourd’hui plus naïf encore que le diariste d’autrefois, au demeurant lâchement agressé alors qu’il ne peut plus se défendre. Mais nous n’avons pas à prendre parti dans ces querelles de ménage d’un moi avec ses fantômes. Nous sommes, devant un texte palimpseste, à la limite de l’autobiographie. Ces gloses ultérieures datées sont comme le germe des constructions complexes qu’on

Genesis, 32 | 2011 30

trouvera plus tard chez José Cabanis, mais surtout dans l’œuvre monumentale de Claude Mauriac, Le Temps immobile.

32 J’ai parlé aussi d’une relecture à fonction documentaire : c’est l’indexation, qu’on trouve ébauchée pendant un certain temps dans les marges du journal d’Amiel, se préparant ainsi à des relectures « fléchées ». L’indexation est un premier travail d’édition, à usage personnel semble-t-il. Mais peut-on penser que le geste de copier, lui, puisse être dépourvu de toute idée de communication ? Copierait-on, ou ferait-on recopier, pour soi seul des centaines ou des milliers de pages ? La réponse est claire quand on envisage ce qui nous reste du fantastique journal de jeunesse de Hyacinthe Azaïs, qui a fait l’objet de deux copies, l’une par lui-même, calligraphiée, dont nous ne connaissons que des bribes, l’autre, extensive (et « génétique », renvoyant aux passages déjà insérés par lui dans ses ouvrages publiés !) faite par son épouse – le journal original étant, lui, totalement perdu. Même souci de transmission chez l’écrivaine québécoise Henriette Dessaulles dont le journal de jeunesse n’est connu que par une copie de sa main26.

33 Peut-on copier sans être tenté d’améliorer, ou du moins de lisser, en somme de réécrire ? Et que va-t-il rester de l’authenticité de la trace ? La frontière est franchie, nous voici revenu dans la logique d’une production d’œuvre destinée à un public. Le journal manuscrit n’est plus un point d’arrivée intouchable, mais un point de départ améliorable. Impossible, pour Azaïs ou Henriette Dessaulles, d’évaluer la transformation, une simple toilette, sans doute. En revanche, d’extraordinaires chantiers d’études génétiques s’ouvrent pour les journaux des premiers écrivains qui ont travaillé à établir des éditions plus ou moins condensées, expurgées ou censurées de leurs propres journaux, et les ont publiées de leur vivant. Ces chantiers génétiques n’ont pu s’ouvrir, bien sûr, qu’à partir du moment, parfois tardif, où les journaux originaux sont devenus accessibles. C’est le cas pour ceux des frères Goncourt, de Léon Bloy et d’André Gide, avec des questions de méthode et de déontologie quasiment insolubles. L’œuvre construite et publiée par eux pour leurs contemporains est-elle périmée ? Est-il normal qu’on ne la trouve plus que sur le marché de l’occasion ? Mais, en sens inverse, est-il normal que son ombre continue à hanter la publication du journal intégral, qu’on pourrait prendre plaisir à lire d’une traite, mais où la typographie ou l’appareil critique indiquent tout au long l’ancien découpage ? Seule une édition électronique pourrait permettre, d’un clic, de choisir de lire le journal original, l’édition de l’auteur, ou une combinaison des deux.

34 Ces réécritures ont toutes sortes de stratégies possibles. Je n’évoquerai ici que deux cas, juste pour jalonner ce champ immense. Atteint en 1984 de sclérose latérale amyotrophique, et sachant son espérance de vie limitée, Matthieu Galey a entrepris de préparer lui-même une édition de son journal. Il est mort en février 1986, et son journal, publié en 1989, témoigne du travail de redressement qu’il a effectué sur ses carnets de jeunesse : Passé plusieurs jours avec moi-même… il y a trente ans et plus, à déchiffrer mes cahiers de ce temps-là. Jusqu’à vingt et un ans environ, je suis d’une bêtise et d’une fatuité qui me consternent. Je sais tout, je donne des leçons, j’admire n’importe qui en termes naïfs ou niais. Sauf quand il s’agit de vraies valeurs, que je néglige ou minimise avec une navrante régularité ! Presque tout est bon à jeter. Et tout ce temps rongé en amourettes, ou en romans inachevés ! Un columbarium de projets. Au feu27 ! « Ce n’est pas que mes souvenirs intimes valent grand-chose… Je m’y complais cependant, ne serait-ce que par une coquetterie indigne : pour peu qu’ils soient

Genesis, 32 | 2011 31

suffisamment lointains, j’y fais meilleure figure que dans ma glace. » Cette réflexion que François-Olivier Rousseau attribue à son « Sébastien Doré », je pourrais la prendre à mon compte, mot pour mot, moi qui passe le plus clair de mon temps à mettre au propre mes notes d’il y a vingt-cinq ans. La figure que j’y fais ne me plaît guère, sot, vaniteux, frivole, coureur, snob, méprisant – et Dieu sait si j’élimine des pages et des pages sans intérêt, des coucheries oubliées, des considérations philosophiques ou des flambées sentimentales d’une banalité abyssale ! – mais l’éloignement suffit à mon bonheur présent28.

35 Lorsque les manuscrits de Matthieu Galey seront accessibles, on pourra étudier comment il a redressé l’image de sa jeunesse pour l’harmoniser avec sa maturité, travail autobiographique des plus classiques.

36 Mon autre exemple, très différent, sera celui d’Anne Frank. Je me permets de renvoyer à l’étude que j’ai publiée sur la genèse de L’Annexe29. Au printemps 1944, cette jeune fille de quinze ans veut tirer de son journal un livre-témoignage à publier après la Libération, qu’elle sait proche. Mon étude, comme celles (peu nombreuses) qui portent sur l’histoire du texte, ne saurait être qu’une étude génétique du livre publié en 1947 par son père : mais ce montage admirable est né d’une situation qui n’était pas celle qu’Anne envisageait. Sa mort, et celles de tous les habitants de l’Annexe à l’exception de son père, ont rendu possible une publication autobiographique audacieuse, et donné au livre sa couleur tragique. Nous avons du mal à réaliser qu’au début d’août 1944, juste avant qu’elle ne soit arrêtée, son projet était plutôt celui d’un roman dont les personnages auraient eu des noms fictifs, que la forme choisie pour la réécriture sur ses feuilles volantes était celle, assez conventionnelle, du roman épistolaire (auquel son père a su redonner la souplesse du journal), qu’elle hésitait encore sur la manière de représenter son idylle, abandonnée, avec Peter. Même ainsi, aurait-elle pu, après la guerre, publier elle-même un tel livre ? L’étude génétique du livre de 1947 inclut, mais occulte en même temps, l’étude génétique, en partie conjecturale, du livre qu’Anne Frank envisageait.

37 Quels que soient les types de réécriture et de censure pratiqués par les auteurs sur leurs journaux, on peut évidemment se demander si la possibilité de les publier n’a pas changé la manière de les écrire, leur faisant parfois anticiper ce travail de séduction et de prudence. La question se pose en particulier pour les journaux publiés « en feuilleton », après un court délai, comme cela a été le cas pour ceux de Renaud Camus ou de Pascal Sevran. On rejoint là, à la limite, un autre type de production, celui des journaux mis en ligne sur Internet. Depuis quelques années, la BnF, en collaboration avec l’Association pour l’Autobiographie (APA), archive ces journaux, sinon voués à disparaître de l’espace public sans laisser de traces30. Ces nouveaux « webuscrits » ne portent aucune trace de leur production, mais en revanche exhibent leur réception, c’est-à-dire l’espace de dialogue qui encadre et stimule cette production. Peut-on imaginer que la « réceptique » devienne une branche de la génétique, devenue sensible à la rétroaction de la réception sur la production dans ces activités conviviales et collectives ?

La genèse éditoriale

38 Je m’arrêterai là pour l’instant. Il resterait à faire l’histoire des éditions posthumes. Ce serait une autre étude, aussi étendue, capitale pour la réception du journal et la diffusion de modèles, mais qui obéit à une autre logique d’analyse puisqu’elle met en

Genesis, 32 | 2011 32

cause au moins deux auteurs : l’auteur du journal et l’auteur (ou les auteurs) des éditions. Le mouvement de retour vers le manuscrit original après des éditions partielles ou fautives a naturellement deux aspects : la production d’une édition fidèle (c’est le même problème que pour l’édition d’un journal inédit), l’analyse et l’histoire de l’édition infidèle initiale. Une des grandes difficultés pour le nouvel éditeur sera de ne pas étouffer sous sa science le texte qu’il ressuscite, d’accomplir le nécessaire travail de transmission tout en restant discret.

NOTES

1. José-Luis Diaz, « Quelle génétique pour la correspondance ? », Genesis, n° 13, 1999, p. 11-31. 2. Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, Un journal à soi. Histoire d’une pratique, Paris, Textuel, 2003. 3. « Genèse du journal », dans Les Brouillons de soi, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 317-330. 4. Charles Dantzig, Dictionnaire égoïste de littérature française, Paris, Grasset, 2005, p. 418. 5. Michel Leiris, Journal 1922-1989, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Paris, Gallimard, 1992, p. 614 (26 septembre 1966). 6. Philippe Lejeune, « Le journal-herbier », Les Brouillons de soi, op. cit., p. 367-385. 7. Texte cité par J. Guadet dans son édition du livre d’Azaïs, Des compensations dans les destinées humaines, Paris, 1846. 8. Philippe Lejeune, « Azaïs et le journal-œuvre », en ligne sur . 9. Un journal à soi (ou la passion des journaux intimes), catalogue établi par Philippe Lejeune avec la collaboration de Catherine Bogaert, Lyon, APA et Amis des Bibliothèques de Lyon, 1997. 10. Virginia Woolf, Journal, t. I, traduit de l’anglais par Colette-Marie Huet, Paris, Stock, 1981, p. 248 (jeudi 18 mai 1918). 11. Ibid., p. 266 (mardi 28 mai 1918). 12. Un journal à soi. Histoire d’une pratique, op. cit., p. 86-87. 13. Un journal à soi (ou la passion des journaux intimes), op. cit., n° 81, p. 58-59. 14. Philippe Lejeune, « Philippe de Noircarmes, diariste minute », en ligne sur . 15. Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, Paris, La Documentation française, 2009, p. 202. 16. Philippe Lejeune, « Cher écran… ». Journal personnel, ordinateur, Internet, Paris, Éditions du Seuil, 2000. 17. Gerrold van der Stroom, « Qui est la “Kitty” d’Anne Frank ? », La Faute à Rousseau, n° 24, juin 2000, p. 64-65. 18. Françoise Simonet-Tenant, Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2009. 19. Marquis de Bombelles, Journal, t. I, 1780-1784, texte établi, présenté et annoté par Jean Grassion et Frans Durif, Genève, Droz, 1977 ; et Marquis et Marquise de Bombelles, « Que je suis heureuse d’être ta femme », Lettres intimes 1778-1782, édition établie par Évelyne Lever, Paris, Tallandier, 2009. 20. Louis Vannieuwenborgh, « Amiel écrivait aussi des lettres… », La Faute à Rousseau, n° 34, octobre 2003, p. 39-40.

Genesis, 32 | 2011 33

21. Philippe Lejeune, « Un brin de causette : Benda, Léautaud », dans La Conversation. Un art de l’instant, dir. Gérald Cahen, Paris, Autrement, coll. « Mutations », n° 182, 1999, p. 34-57. 22. Voir Le Moi des demoiselles, Paris, Éditions du Seuil, 1993, en particulier p. 66-67, et, dans Signes de vie (Paris, Éditions du Seuil, 2005), « Continu et discontinu », p. 78-82. 23. Stéphane Roche, « Le rythme du journal », La Faute à Rousseau, n° 26, février 2001, p. 59-61 ; voir aussi « Le rythme du journal d’Eugénie de Guérin », L’Amitié Guérinienne, n° 183, mai 2004, p. 13-36. 24. Philippe Lejeune, « Le journal d’Annick, 7 ans et demi », Trames (CRDP de Haute-Normandie), n° 12, « Éducations féminines », 2005, p. 85-100. 25. Philippe Lejeune, « Relire son journal », Pour l’autobiographie, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 226-228. 26. Henriette Dessaulles (1860-1946), Journal, édition critique par Jean-Louis Major, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 1989. 27. Matthieu Galey, Journal II, 1974-1986, Paris, Grasset, 1989, p. 316 (1er août 1984). 28. Ibid., p. 380 (27 août 1985). 29. Philippe Lejeune, « Comment Anne Frank a réécrit le journal d’Anne Frank », Les Brouillons de soi, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 331-365. 30. Christine Genin, « L’archivage de l’intime en ligne », Bibliothèque(s), n° 47-48, décembre 2009, p. 50-52.

RÉSUMÉS

Comment étudier la genèse d’un texte écrit dans l’instant, et qui perdrait de sa valeur d’authenticité s’il était retouché ? D’un texte qui est la trace d’une pratique, et que sa transformation en œuvre (en particulier par la publication) risque d’appauvrir et de défigurer ? Cette étude s’applique à montrer que si la marge de manœuvre de la génétique est étroite, elle existe néanmoins : notes préparatoires et rédaction au propre dans la même journée, situations d’intertextualité (notes de lecture, citations de correspondance, etc), analyse des transformations progressives du rythme du journal, écriture par le diariste de la relecture de son journal, recopiage… Au-delà, on quitte le territoire du journal pour entrer dans celui de l’autobiographie (sélection ou montage du journal par l’auteur lui-même), où les études génétiques retrouvent toute leur extension, ou dans celui de l’édition.

How can one study the genesis of a text written straightaway which would lose its authenticity value if it were corrected ? Such a text is the evidence of a practice, so that transforming it into a work (especially a published one) is likely to impoverish and disfigure it. This article intends to show that if Genetic Criticism has little leeway, it still has room to maneuver : preparatory notes and editing on the same day, intertextual situations (reading notes, correspondence quotations, etc), analysis of the progressive transformations of the diary’s rhythms, the diarist’s writing of his journal’s rereading, recopying… Past this point, the diary becomes either an autobiography (selection or composition of the diary by the author him/herself) where Genetics have ample room to perform, or a publication.

¿Cómo estudiar la génesis de un texto escrito en el momento y que perdería en parte su valor de autenticidad si fuera retocado ; de un texto que es la huella de una práctica y cuya

Genesis, 32 | 2011 34

transformación en obra (en particular, al ser publicado) puede empobrecerlo y desfigurarlo ? Este estudio intenta demostrar que el margen de maniobra de la genética, aunque sea estrecho, existe : notas preparatorias y redacción en limpio el mismo día, situaciones de intertextualidad (notas de lectura, citas de la correspondencia, etc.), análisis de las transformaciones progresivas del ritmo del diario, escritura por el diarista de la relectura de su diario, copia… Más allá de esto, dejamos el territorio del diario para entrar en el de la autobiografía (selección y montaje del diario por el propio autor), que constituyen un campo pertinente para los estudios genéticos, o en el de la edición.

Wie untersucht man die Genese eines Textes, der eine Momentaufnahme darstellt und dessen authentischer Wert durch seine Überarbeitung verringert wird ? Eines Textes, der die Spur einer Praxis ist und den die Verwandlung in ein Werk (insbesondere durch die Publikation) zu mindern und zu entstellen droht ? Diese Studie will zeigen, dass durchaus Spielraum für die textgenetische Analyse bleibt, wenngleich er klein ist : vorbereitende Notizen, die noch am selben Tag ins Reine geschrieben wurden, intertextuelle Verhältnisse (Lektürenotizen, Zitate aus Briefwechsel usw.), Analyse des sich nach und nach verändernden Rhythmus’ des Tagebuchs, schriftliche Spuren, die der Diarist von der Relektüre seines Tagebuches hinterlassen hat, erneute Abschriften… Alles, was darüber hinaus geht, ist bereits jenseits der Grenze angesiedelt, die das Tagebuch von der Autobiographie (Auswahl und Zusammenstellung des Tagebuchs durch den Autor selbst) trennt, wo sich die textgenetischen Studien voll entfalten können, oder von der Edition.

Como estudar a génese de um texto escrito no momento, que perderia do seu valor de autenticidade se fosse retocado ? De um texto que é o traço deixado por uma prática, que correria o risco de ficar mais pobre e desfigurado se se transformasse em obra (em especial pela publicação) ? Este estudo tenta mostrar que, se a margem de manobra da genética é estreita, contudo ela existe : notas preparatórias e redacção a limpo no mesmo dia, situações de intertextualidade (notas de leitura, citações de correspondência, etc.), análise das transformações progressivas do ritmo do diário, escritos do diarista inspirados na releitura do diário, recópias… Para além disso, deixamos o território do diário para entrar no da autobiografia (selecção ou montagem do diário pelo próprio autor), onde os estudos genéticos reencontram toda a sua extensão ; ou então no território da edição.

Come studiare la genesi di un testo scritto nell’immediatezza, e che perderebbe il suo valore di autenticità se fosse modificato ? Di un testo che è la traccia di una pratica e che la sua trasformazione in opera (in particolare con la pubblicazione) rischia di impoverire e sfigurare ? Questo studio intende mostrare che anche se il margine di manovra della genetica è stretto, tuttavia c’è : note preparatorie e redazione in bella la stessa giornata, situazioni di intertestualità (note di lettura, citazioni di corrispondenza, ecc.), analisi di trasformazioni progressive del ritmo del giornale, scrittura dopo la rilettura del proprio diario, copiatura… Oltre ciò, si lascia il territorio del giornale per entrare in quello dell’edizione o dell’autobiografia (selezione o montaggio del diario da parte dell’autore stesso), dove gli studi genetici ritrovano tutta la loro estensione.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, genèse, pratique, autobiographie, intertextualité, genèse éditoriale, édition, Woolf Virginia, Leiris Michel, Franck Anne, Galey Matthieu

Genesis, 32 | 2011 35

AUTEUR

PHILIPPE LEJEUNE

PHILIPPE LEJEUNE a enseigné la littérature française à l’université Paris-Nord de 1970 à 2004. Il a fondé en 1992 l’Association pour l’Autobiographie (APA). Ses travaux portent sur l’autobiographie (Le Pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975 ; Signes de vie, Paris, Éditions du Seuil, 2005) et sur le journal (Un journal à soi. Histoire d’une pratique, avec Catherine Bogaert, Paris, Textuel, 2003). Ses études de génétique ont porté en particulier sur Anne Frank, Sartre, Perec, Nathalie Sarraute – voir Les Brouillons de soi, Paris, Éditions du Seuil, 1998. philippe.lejeune[arobase]autopacte.org

Genesis, 32 | 2011 36

Journaux de genèse

Catherine Viollet

1 Quel nom donner à ces objets particuliers, plutôt rares, et dont la matérialité est diverse, à la différence de celle des « carnets d’écrivains » ? Qu’est-ce au juste que le « journal d’une œuvre » ? En quoi se différencierait-il d’un journal tout court ? Comment le lire, et quel statut lui accorder : reste-t-il en marge, ou au cœur du dossier de genèse ? Qu’est donc susceptible d’apporter au généticien cette écriture « en recherche » d’un autre texte ? Et peut-on le considérer, ou non, comme une œuvre en soi ?

2 Avant que ne s’épanouisse la critique génétique, certains écrivains se sont eux-mêmes, dans la première moitié du XXe siècle, penchés sur les questions touchant à la genèse de leur œuvre. Au fil du siècle, nombreux seront ceux qui la relatent ou la commentent1, généralement au sein de leur journal « permanent », parfois sous forme d’essai, plus rarement sous celle d’un journal entièrement dédié à cette tâche – un « journal de travail ». Trop peu d’exemples existent de ce type de journal, entièrement consacré au processus de genèse d’une œuvre, pour que l’on puisse envisager une taxinomie, comme cela s’est fait pour les carnets (de notes, de lecture, d’enquête, d’ébauche…). Et pourtant, soulignent Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, « la forme du journal déplace l’attention vers le processus de création, rend la pensée plus libre, plus ouverte à ses contradictions, et communique au lecteur le mouvement de la réflexion autant que son résultat2 » ; ainsi, tout journal témoigne-t-il de sa propre genèse3. Si les enjeux du « journal de travail » sont proches d’une part de ceux du carnet, d’autre part de ceux du journal « permanent » d’un écrivain, comment définir ce qui, cependant, ferait sa spécificité ?

3 Tout journal est d’abord caractérisé, sur le plan formel, comme une « série de traces » datées4, le contenu quant à lui pouvant être d’une extrême souplesse, abritant toutes sortes de notations disparates, de nature hétérogène. Le « journal de travail », quant à lui, a pour objet l’écriture même : il est à la fois le lieu et le résultat, fixé sur l’axe temporel, d’un certain travail de conception d’une œuvre donnée, de la matérialisation d’une activité réflexive de l’auteur, avec ses hésitations, ses tensions, ses conflits entre différentes exigences, ses pistes développant les perspectives et mondes possibles de l’œuvre à venir. Enregistrant le dialogue de l’écrivain avec lui-même (et parfois avec

Genesis, 32 | 2011 37

autrui), les « mouvements de la création », les « événements d’écriture », mais souvent aussi ceux vécus par l’auteur durant cette période et susceptibles de l’influencer, ainsi que divers documents exogénétiques, le journal de travail est une mosaïque qui permet à la fois d’« observer sur le vif le travail de l’écrivain » et de faire « apparaître la dynamique de la genèse » d’une œuvre donnée5. Ajoutons qu’un « journal de travail » ne correspond pas nécessairement à la seule phase prérédactionnelle d’une œuvre, mais parfois l’accompagne tout au long de sa rédaction.

4 Un « journal de travail », en tant que journal d’un projet et témoin des conditions de sa genèse, n’est pas à lire de manière linéaire et traditionnelle – dans sa seule dimension de témoignage du vécu inscrit au jour le jour sur l’axe calendaire – mais de manière multidimensionnelle, et selon divers dispositifs : à la fois comme texte en soi, certes, mais aussi comme réservoir prospectif d’idées, mosaïque des pièces diverses d’un chantier de construction ouvert sous nos yeux vers un à-venir, comme « supplément » à l’œuvre en question, voire comme élément du processus de genèse – qu’il soit ou non loisible de le confronter, selon les cas, avec les documents proprement génétiques (ébauches, brouillons, strates de textualisation…) de cette œuvre. À la différence d’un journal traditionnel, le « journal de travail » n’est pas un texte de nature intransitive, puisque son contenu est destiné, dès le départ, à être réutilisé, transformé, mis en œuvre vers un autre texte « cible ».

5 De nombreux journaux « au long cours » d’écrivains diaristes peuvent certes être (et sont le plus souvent) directement ou indirectement liés à la genèse d’œuvres littéraires et portent trace de leur gestation6. Mais ces écrivains mêlent aux réflexions sur le métier d’écrire et sur la conception des œuvres, à l’aspect matrice-réservoir-atelier de l’œuvre qu’incarne leur journal, d’innombrables notations – ces chroniques de l’éphémère – concernant tous les domaines et événements de la vie quotidienne, sentiments, sensations et réflexions qui y sont liés, que l’on pense à Franz Kafka, Pierre Loti, Thomas Mann, Virginia Woolf, Joyce Carol Oates, Susan Sontag et bien d’autres… À cet égard, la sélection qu’effectue Leonard Woolf au sein du volumineux Journal de Virginia Woolf est significative : en extrayant « tout ce qui relève de son travail d’écrivain », il choisit de publier sous le titre Journal d’un écrivain7 les seuls passages concernant l’écriture, artificiellement disjoints de leur contexte – même si ce choix inclut le récit de quelques situations vécues, qu’il considère comme explicitement liées à l’activité créatrice : J’ai lu attentivement les vingt-six volumes du Journal de Virginia Woolf et j’en ai extrait, pour ce volume, tout ce qui relève de son travail d’écrivain. J’y ai incorporé en outre trois autres genres d’extraits : d’abord les passages dans lesquels elle se sert très nettement de son Journal comme d’un instrument lui permettant d’exercer ou de mettre à l’épreuve l’art d’écrire ; ensuite des passages qui, sans avoir trait directement ou indirectement à son travail, m’ont paru s’imposer dans ce choix parce qu’ils donnent au lecteur une idée de l’impression immédiate qu’exerçaient sur son esprit telles scènes ou telles personnes ; enfin un certain nombre de passages dans lesquels elle commente les livres qu’elle est en train d’écrire.

6 Les fonctions du « journal d’une œuvre » diffèrent notamment de celles du journal tout court dans la mesure où les entrées sont orientées vers un objectif, liées à un projet, une forme et un contenu à cerner. D’ailleurs, n’est-il pas frappant que la plupart des auteurs d’un journal consacré à la genèse d’une œuvre soient également des diaristes au long cours ?

Genesis, 32 | 2011 38

7 Bien que les frontières entre journal tout court, carnet d’écrivain et journal de travail restent fluctuantes et poreuses, et qu’il puisse exister des cas limites, le « journal d’une œuvre » se distingue des carnets de notation que pratiquent, depuis fort longtemps, de nombreux écrivains8, par le fait qu’il s’agira ici d’une rédaction suivie, continue, centrée sur un objectif, qui se veut le « témoin intentionnel […] du processus d’élaboration d’une œuvre9 » – alors que les carnets, généralement considérés comme faisant également partie du laboratoire de l’œuvre, forment plutôt le support flexible de notations éparses, discontinues, ponctuelles, instantanées et fugitives, souvent fragmentaires et chaotiques, inscrites « pêle-mêle dans l’instant ». Il s’agit tout simplement d’une autre pratique d’écriture, aussi mobile que labile, diverse et imprévisible, en opposition à l’écriture sédentaire du cahier ou des feuilles volantes. Depuis Léonard de Vinci et Jean-Jacques Rousseau, l’écriture « carnétiste », la poétique du carnet relèverait – ainsi que la définit Sophie Hébert – plutôt d’une écriture « centrifuge », c’est-à-dire « qui puise ses sujets davantage dans le monde que dans le moi », tandis qu’au journal correspond une pratique plus stable dans le temps comme dans l’espace, inscrivant la pensée dans une (relative) continuité chronologique et sémantique, un rythme plus régulier, au moyen d’une syntaxe plus élaborée que le style télégraphique du carnet, et permettant l’utilisation de formes graphiques complexes (schémas, dessins, etc.)10. Seront brièvement examinés quatre journaux de travail, différents les uns des autres tant dans leur forme et leur pratique scripturale que dans leur contenu, mais correspondant tous, d’une certaine manière, à l’idée que l’on peut se faire d’un journal- témoin de la genèse d’une œuvre littéraire. Deux sont largement connus puisque publiés, et ont fait l’objet de nombreuses études : le Journal des Faux-Monnayeurs d’André Gide, le Journal du « Docteur Faustus » de Thomas Mann. Deux autres sont partiellement ou totalement inédits : le journal de Christiane Rochefort accompagnant la genèse du roman La Porte du fond, et celui concernant le récit Passion simple d’Annie Ernaux.

Un modèle incontournable : Le Journal des Faux- Monnayeurs d’André Gide

8 André Gide est le premier – en France du moins – à inaugurer, avec le Journal des Faux- Monnayeurs11, cette forme qu’est le « Journal d’une œuvre » ; il en constitue donc le modèle, la référence obligée. C’est d’ailleurs le premier « vrai » journal qu’il publie, avant les extraits de son Journal tout court (1934 et 1936). Composé de deux « cahiers » et d’un appendice comprenant divers éléments (« Journaux, Lettres, Pages du journal de Lafcadio, Identification du démon »), le journal couvre une période de six années, du 17 juin 1919 au 9 juin 1925 (« Hier, 8 juin, achevé les Faux-Monnayeurs »), qui correspond pour l’essentiel à la période de gestation du roman (publié en 1925), ainsi qu’à celle de sa rédaction proprement dite. Il se donne pour but d’« aplanir l’aire sur laquelle édifier le livre » (p. 43) en y rassemblant des « remarques d’ordre général » (p. 36), de « démêler des éléments de tonalité différente » (p. 14), et enfin de « baratter » (p. 45) le tout. Aussi contient-il, sur l’élaboration d’un roman qui se veut novateur, des notations de nature diverse, en ordre dispersé, portant sur le dispositif narratif, la conception de l’intrigue en relation avec les personnages, la période où situer l’action, le décor de certaines scènes, l’ordre des événements, les modalités énonciatives, la structure du roman et le choix du (des) style(s), le rôle actif attribué au lecteur chargé de « rétablir »

Genesis, 32 | 2011 39

le sens, la portée de l’ouvrage enfin… Gide y copie des citations, mais c’est sur « une feuille à part » que seront inscrits les « premiers et informes linéaments de l’intrigue » (p. 16). Il se plaint des difficultés de cette entreprise qui consiste à « naviguer des jours et des jours sans aucune terre en vue », et « cet effort de projeter au-dehors une création intérieure » lui semble « proprement exténuant » (p. 29). Si le premier cahier est essentiellement prospectif, les notations plus fournies du second concernent plutôt les développements, obstacles et questionnements de la phase rédactionnelle : on y trouve en plus grand nombre des réflexions générales d’ordre littéraire et idéologique, des précisions sur le rythme d’écriture, les étapes de la rédaction et la chronologie de son avancement, une caractérisation plus précise des différents personnages, et surtout de la juste distance à établir entre l’auteur et le personnage (Édouard, romancier tenant lui-même un journal) qui l’incarne, des dialogues enregistrés sur le vif…

9 Si l’aspect « cahier de travail » prédomine (n’oublions pas que l’écrivain tient parallèlement son journal), l’aspect proprement diaristique n’est pas absent du Journal des Faux-Monnayeurs : « Paris, 22 avril 1921. En attendant les bagages, à l’arrivée du train qui me ramène de Brignoles, j’ai la brusque illumination du début des Faux-Monnayeurs » (p. 38) ; « 3 mai. […] Hier, avant de me rendre chez Charles Du Bos […] j’ai surpris un gosse en train de subtiliser un livre » ; suit le dialogue avec l’adolescent, et les réflexions sur la manière de « se servir de l’anecdote » (p. 39-42). Il arrive d’ailleurs que l’événement vécu soit subsumé à l’élan créateur, et ne soit cité qu’en fonction de la place qu’il prendra dans le roman (« Édouard pourrait fort bien avoir rencontré en wagon cette extraordinaire créature, qui nous fit lâcher nos places retenues », p. 55), un singulier rêve de dialogue avec Proust (p. 72).

10 Mais l’aspect le plus intéressant est sans doute le fait que le Journal des Faux-Monnayeurs ait lui-même fait l’objet d’études génétiques12. Elles mettent en valeur le fait que les deux cahiers sont dissemblables – le premier, ordinaire (semblable à ceux que Gide utilise pour son journal), le second (dont les dates recoupent en partie celles du premier) d’un format plus grand – et répondent à des fonctions différentes, le choix du support corroborant les aspects textuels décrits plus haut. Comportant biffures, retouches et variantes, lapsus calami, ainsi que quelques collages (« monologue d’Édouard »), le manuscrit présente d’assez nombreux passages supprimés dans l’édition. La modification la plus remarquable est sans doute le fait que Gide ait déplacé la fin du premier cahier au début du second. À part quelques transformations somme toute assez modestes, le Journal des Faux-Monnayeurs est bel et bien, conclut Louis Hay, « témoin d’un travail, non fiction d’écriture13 ». Mais, s’il décrit la genèse des Faux- Monnayeurs, constitue-t-il pour autant un document génétique ? « Ce n’est que très partiellement le cas », affirme Éric Marty, « la genèse n’a pas lieu et n’est pas à l’œuvre dans ce “journal” mais dans les brouillons du roman14 ». Tout en dédiant ce qu’il désigne comme « ces cahiers d’exercices et d’études » à Jacques de Lacretelle et « à ceux que les questions de métier intéressent », Gide rêve en précurseur de voir « ce cahier où [il] écrit l’histoire même du livre versé tout entier dans le livre, en formant l’intérêt principal […] » (p. 52).

Genesis, 32 | 2011 40

Un contre-exemple : Thomas Mann, Le Journal du « Docteur Faustus »

11 Le Journal du « Docteur Faustus », tel est le titre traduit de l’allemand par Louise Servicen de l’ouvrage intitulé par Thomas Mann Entstehung des Doktor Faustus15 – qui signifie en fait « Naissance du Doktor Faustus ». Le titre français « Journal » est donc trompeur, puisque l’ouvrage se présente comme un récit suivi, chronologique certes, mais organisé en chapitres, et non sous forme d’entrées datées. Or, fait paradoxal, l’essentiel du texte est effectivement tiré d’un journal : celui que Thomas Mann tient tout au long de sa vie.

12 En vue de rédiger Entstehung des Doktor Faustus, ce dernier relit son propre journal – qui en constitue donc l’avant-texte – et effectue lui-même l’opération de sélection que réalisa Leonard Woolf sur celui de Virginia Woolf. Tout en recopiant les extraits contemporains de la rédaction du Faustus (de mai 1943 à janvier 1947), le diariste qualifiera alors, dans la suite de son propre journal, son projet de rédiger le récit de genèse du Doctor Faustus16 tantôt de « confession », de « fragment autobiographique » décrivant cette période de sa vie et de son écriture, de « projet d’un rapport sur Faustus et autre », puis de « souvenirs de Faustus », et enfin, non sans ironie, de « roman d’un roman17 ». Dans sa correspondance, il en parle également en termes de « mémoire autobiographique18 » incluant « tous les événements personnels et mondiaux qui accompagnent le travail19 », de « petit compte rendu autobiographique20 » sur le devenir du Doktor Faustus – compte rendu qui s’avère devenir à son tour « un véritable roman dans le trouble des événements de 1943 à 1946, avec l’intermède de ma maladie. Et parce qu’il y a tant à dire sur la singularité de l’expérience productive21 »… L’expression « roman d’un roman » ne signifie nullement que le récit échappe au registre autobiographique et s’inscrit dans celui de la fiction ; ce sont plutôt la vie en elle-même – particulièrement riche et troublée par les événements mondiaux – et partant la genèse de Docteur Faustus qui présentent un caractère romanesque. C’est en quelques mois – de mai à octobre 194822 – qu’il achèvera la reconstruction et la rédaction de ce « compte rendu » rétrospectif.

13 Le second paradoxe du Journal du « Docteur Faustus » c’est que, lorsqu’on se penche sur le Journal intégral23 correspondant à cette époque, on se rend compte qu’il est fort avare de notes sur la genèse du Docteur Faustus : l’écrivain reste extrêmement laconique, se contentant de notations telles que « commencé [tel] chapitre », « travaillé à [tel] chapitre », « achevé [tel] chapitre », en l’absence de « toute véritable ébauche écrite » (JDF, p. 70). On suit donc pas à pas l’évolution chronologique et quantitative (parfois signalée en nombre de pages) de la rédaction, mais on trouve très peu d’indications quant au processus de genèse, si ce n’est la mention des innombrables lectures et du recueil de matériaux – dans tous les domaines – destinés à le nourrir : échanges épistolaires, rencontres, conversations de vive voix avec des interlocuteurs choisis en fonction de l’intrigue (Theodor von Adorno notamment), et surtout mention au jour le jour des événements mondiaux liés à la guerre, et ses propres réflexions à ce sujet, qui tiennent une place prépondérante et forment l’arrière-plan du roman. S’il est riche en renseignements sur l’exogenèse, le Journal (intégral) de Thomas Mann est pauvre en réflexions programmatiques ou métadiscursives sur le processus de rédaction en cours ; à la différence de celui d’autres écrivains, il n’est donc guère un « moyen » de production – plutôt un lieu de mémoire, tout autant qu’un « baromètre de l’âme24 » et

Genesis, 32 | 2011 41

du corps. Les rares indications concrètes mais succinctes concernent un plan du roman « en 3 lignes, remontant à 1901 (soit quarante-deux ans auparavant)25 », l’accumulation de notes exogénétiques26, des calculs chronologiques et dates biographiques des personnages ainsi qu’un « répertoire des faits », le choix du prénom du protagoniste principal, celui du titre définitif, et l’étape consistant à introduire un narrateur (Serenus Zeitblom) reconstituant la biographie fictive du personnage principal (Adrian Leverkühn)27.

14 Le but avoué de la rédaction du Journal du « Docteur Faustus » est donc, officiellement, de « reconstruire » l’histoire, la « biographie » du roman, pour l’auteur lui-même d’abord, et pour ses amis (JDF, p. 40), mais aussi l’occasion de partager avec les lecteurs une « certaine relation personnelle ». Il ne s’agit donc pas ici d’une écriture privée, mais d’emblée destinée à être lue par autrui (même si Thomas Mann hésite sur la forme de publication) – essentiellement afin de montrer, au risque de « passer pour prétentieux », « comment a pu être réalisée une telle œuvre durant ces années remplies d’événements tumultueux28 », aventure à laquelle fait référence le sous-titre « Roman d’un roman ». Le texte est émaillé de citations directes du journal (qui constituent un bon tiers de l’ouvrage) parfois accompagnées de repères temporels, plus rarement des dates exactes. Mais au fil des pages se fait jour un autre objectif sous la plume de Thomas Mann : une forme de justification de son travail d’écrivain et de son œuvre face à ses « emprunts frauduleux au réel », à « cette tendance sans scrupule à m’approprier ce que je considère comme mon bien » – à savoir notamment « le fait (parfois critiqué) d’avoir attribué à Adrian Leverkühn la conception de la musique dodécaphonique ou sérielle de Schönberg » (JDF, p. 70 et 79)29. Sa dette envers Adorno – abondamment consulté tout au long de la rédaction du roman, auteur d’un ouvrage fondamental30 sur lequel s’appuiera Thomas Mann, et qui joua un rôle décisif dans la genèse du roman – est plus délicate à formuler. La question qui le tourmente est de décider « jusqu’à quel point aller en détail dans la reconnaissance de son aide. Question de tact autobiographique et danger de désillusion inutile31 ». Comme à son habitude, au fur et à mesure de la rédaction, Thomas Mann soumet à ses proches le texte en cours, en particulier à son épouse Katia et à sa fille Erika, qui protestent sur ce point. L’écrivain entreprend alors une campagne de révision du manuscrit en compagnie d’Erika, décidant des passages « à corriger et à biffer32 ».

15 Avec le journal du « Docteur Faustus », nous n’avons pas affaire, on l’aura compris, à un vrai journal comme celui des Faux-Monnayeurs, mais à un montage rétrospectif, sous forme de récit suivi, à partir de notations certes authentiques du Journal de Thomas Mann, mais transposées au passé révolu, et nécessitant souvent d’être explicitées – bien que le laps de temps écoulé entre la fin de la rédaction du roman et le début du Journal du « Docteur Faustus » ne soit que de quelques mois. En fait, l’effort de l’écrivain porte pour l’essentiel sur l’identification des sources livresques et artistiques, des échanges documentaires, et surtout sur l’importance du contexte événementiel des années de guerre, ainsi que celui de sa propre existence (grave opération), dans le but à la fois d’éclairer le lecteur complice, de faciliter la compréhension du roman, et aussi de se justifier vis-à-vis des tiers. Si Thomas Mann a cherché à « guider » la réception de son roman, on reste sur sa faim quant à la part accordée au processus de conception et de rédaction, qui serait donc à chercher plutôt du côté du dossier de genèse33.

Genesis, 32 | 2011 42

Deux « journaux de genèse » de Christiane Rochefort

16 Les deux « journaux de genèse » de la main de Christiane Rochefort répondent à des cas de figure différents : le premier, qui porte deux titres (correspondant à deux éditions), C’est bizarre l’écriture et Journal de Printemps. Récit d’un livre34 est, comme le Journal du « Docteur Faustus » de Thomas Mann, un essai entrepris alors que l’écrivain achève la rédaction du roman Printemps au parking (1969). Le second, qui porte sur la genèse d’un autre roman, La Porte du fond (1988, prix Médicis)35 est un véritable journal de travail, inédit à ce jour – à ceci près qu’il se poursuit jusqu’en 1993, donc bien au-delà de la rédaction du roman. On a donc affaire, avec Christiane Rochefort, d’une part à un récit de genèse rétrospectif, construit à partir des notes d’un agenda-journal, d’autre part à un journal de travail prospectif, accompagnant la genèse.

17 C’est bizarre l’écriture ou Journal de printemps. Récit d’un livre est plutôt un essai qu’un journal, dont les deux éditions différent légèrement36. Lors de la rédaction, l’écrivain va s’appuyer d’une part sur ses « agendas-journaux » tenus quotidiennement, d’autre part sur l’ensemble du dossier manuscrit du roman37. C’est durant les derniers mois de la rédaction, riche en rebondissements, de Printemps au parking, que lui vient brusquement l’idée de : « Faire le “Journal du Livre” dès le début – La vérité de quand on écrit38 ». La fin de la rédaction du roman (deux derniers mois) coïncide donc avec – et donne naissance à – ce projet, en partie concomitant, du récit de sa genèse. Le but que Christiane Rochefort se propose relève d’une véritable démarche génétique, où, en observatrice de son propre travail, elle cherche à mettre en lumière – pour elle-même, et afin de répondre aux questions des lecteurs – la « fabrique » d’un roman et les aléas de cette aventure : Comme c’est bizarre l’écriture me disais-je et comme c’est intéressant. Pourquoi ne lit-on jamais, dans toute cette marée noire d’écrits sur l’écriture, des choses précises, qui arrivent pour de vrai et qui sont tellement marrantes parfois ? Moi j’aimerais lire ça, j’aimerais savoir comment ça se passe pour les autres, suis-je la seule39 ?

18 Car, constate-t-elle, Au fond on connaît peu ce qui se trame entre un écrivain et son papier, tout seul à sa table, au milieu de la nuit, ou du jour, et comment ces choses-là se produisent qui n’y étaient pas avant, comment le papier qui était blanc, et peut-être redoutable, se couvre et pourquoi cela, et par quelles voies c’est descendu, […]. Et il me semblait que de tels récits, strictement composés de faits réels, délivrés simplement, répondraient peut-être en partie aux questions parfois posées –40

19 En fait, il s’agira d’une double genèse, ou encore d’une genèse à double fond, ou plutôt de deux genèses emboîtées l’une dans l’autre : le « comment j’ai écrit tel roman » s’emboîte dans le « comment j’écris le récit de la genèse de ce roman », à partir de notes « prises au cours même de l’écriture, sous le coup de ses surprises, en flagrants délits, et en somme assez complètes41… ».

20 Prenant résolument le contre-pied du mythe de l’inspiration divine autant que du jargon scientifique, elle envisage d’élaborer son récit de genèse par « devoir d’information, et peut-être qui sait de démystification » pour les lecteurs, et pour toutes les personnes qui souhaitent écrire, « au contraire d’un exposé théorique », en « prospectant pas à pas », et en le nourrissant « du récit simple de faits » concrets, quasiment vérifiables – rien moins qu’une sorte de phénoménologie du processus d’écriture. Car, affirme-t-elle, il n’y a pas de secret de fabrique, « pas de mèche à vendre

Genesis, 32 | 2011 43

[…], il n’y a rien à protéger. Tout le monde peut entrer ». Dans l’enthousiasme initial, elle songe même à systématiser l’idée du « journal d’écriture » : « Écrire tout de suite Journal du Livre. Et le cas échéant des autres42 ».

21 Les agendas-journaux, ainsi que le dossier manuscrit du roman deviennent le support, l’avant-texte du journal-récit d’écriture. Ils n’attestent pas seulement, grâce aux repères temporels, du rythme et des différentes étapes de la rédaction du roman, des revirements imprévus de l’intrigue, des remaniements post-éditoriaux43, mais aussi et surtout des notes de lecture, interrogations, bifurcations, reprises, changements de direction imprévus, de ces « divers avatars » du travail mental et physique44 dont ils portent trace…

22 Telle que reconstruite dans l’essai, cette remarquable tentative d’auto-étude génétique concorde parfaitement avec les traces que livrent les manuscrits et les agendas- journaux, sur lesquels s’est appuyé l’auteur, les effeuillant comme « les couches de l’oignon ». En ce sens, l’histoire est – l’auteur « a juré de dire la vérité » – aussi « exacte » que peut l’être le « conte de nourrice » d’une genèse, qui tente de raconter « l’écriture et ce qui peut être ou ne pas être dessous, derrière, sur les bords, de l’autre côté et à travers45 ». Mais C’est bizarre l’écriture, ce « journal d’après-coup », va bien au- delà du récit de genèse d’un roman en particulier : c’est aussi et avant tout une réflexion sur l’écriture en général. Il s’agit d’un projet plus vaste, d’un « essai » de « démystification46 » du processus d’écriture, de « désintimidation » à l’intention de tous, car « les gens aujourd’hui ont toujours peur, peut-être même plus à cause de la prolifération de théories, et ça me fait toujours mal47 ». Des objectifs « pédagogiques » en quelque sorte, différents de ceux d’André Gide ou Thomas Mann, dont l’un n’écrit que « pour ceux que les questions de métier intéressent », et l’autre en partie pour justifier ses techniques romanesques (fig. 1).

Genesis, 32 | 2011 44

Fig. 1 : Christiane Rochefort, agenda-journal du mercredi 10 décembre 1969

Page où est signalée la (fausse) fin de la rédaction de C’est bizarre l’écriture Coll. privée – reproduit avec l’aimable autorisation de Ned Burgess

23 Le journal de travail du dernier roman de Christiane Rochefort, La Porte du fond, fait partie du journal inédit qu’elle a tenu de 1986 au début de 1993, dont les notations comprises entre septembre 1986 et le début mai 1988 concernent principalement les questions que soulève la genèse du roman (entrepris en août 1985, puis provisoirement abandonné). Ce journal se présente sous la forme d’un ensemble de feuilles volantes manuscrites, de format A4 pour l’essentiel, rédigées au stylo à encre noire, ou avec différentes encres de couleur, où chaque entrée datée reste mobile et indépendante. Elles sont classées dans cinq dossiers portant des titres différents48 (probablement regroupés en fonction des différents lieux de rédaction), et dont le qualificatif « préposthume » n’exclut pas l’idée d’une éventuelle publication.

24 Le journal est entrepris au cœur d’un moment de crise, de blocage49 par rapport au projet d’écriture, et correspond précisément à la reprise du projet romanesque. Le sujet en est particulièrement délicat : il s’agit d’un roman autour de l’inceste subi, plus précisément du fonctionnement des rapports de pouvoir dont il est l’une des figures concrètes. La plupart des délibérations que contient le journal portent sur les questions liées à la forme littéraire à donner au roman, à la « transposition en art » d’une réalité, aux difficultés de l’écriture « sur le fil du rasoir50 » : recherche du « je-personnage », du ton juste (dérision, défi, ironie), de la bonne distance, de la position du narrateur, de la structure temporelle et textuelle (à la fois « en tangente » et « en digression », sous forme de puzzle), du choix des mots (qui « ne doivent pas être expression directe »)51, des jeux sur le paradoxe, du refus de l’érotique, des plans et titres des parties, des découpages et réinsertions. Une liste récapitule l’âge des protagonistes lors des différents épisodes – la structure mêlant plusieurs strates temporelles ; se posent des

Genesis, 32 | 2011 45

problèmes de raccords entre différentes scènes, de relectures (« une pour la chasse aux coquetteries, une pour la chasse aux explications »)52 ; et l’ensemble du journal est habité de réflexions sur sa relation au texte en train de s’écrire et sa relation à l’écriture en général… Fidèle à son habitude, Christiane Rochefort soumet ses ébauches, brouillons et doutes aux conseils d’un cercle d’ami(e)s écrivains ou artistes – qu’elle nomme « conférences littéraires », et reprend ensuite son manuscrit à nouveaux frais. Le 1er avril 1987, le journal annonce « J’AI FINI ! » ; le 25 du même mois, « J’ai fini ! ah tu parles. Je commence oui. […] J’en suis à la page 20 », et le 23 octobre : « Un passage nouveau, qui l’aurait cru à ce stade ? »… Si les dossiers manuscrits53 paraissent, à première vue, infiniment plus riches que les notations contenues dans le journal (fig. 2), il n’en reste pas moins que ce dernier constitue une pièce indispensable au puzzle de la genèse, ne serait-ce qu’à travers les énoncés métatextuels traduisant posture critique, intentions, refus, « révélations » et autres événements d’écriture qu’il relate, que ne donne pas directement à voir le dossier de genèse.

Fig. 2 : Christiane Rochefort, une page du manuscrit de La Porte du fond

IMEC – reproduit avec l’aimable autorisation de Ned Burgess

25 Enfin, si ce journal a pour axe central la « fabrique » de La Porte du fond, il est en même temps l’œuvre d’une diariste pour qui écrire et vivre ne sont qu’une seule et même chose, et qui fait la part belle aux « moments de grâce » qu’offre le quotidien : lectures (Jeffrey Masson, Iris Murdoch, Ludwig Wittgenstein, Georges Perec, Italo Calvino…), rêves (cocasses), passion de la musique, amitiés, observation et évocation amoureuse de la nature ; mais aussi jugements littéraires perspicaces et sans concession, stratégies de lutte « médico-littéraire » pour maintenir l’énergie créatrice en dépit des problèmes de santé...

Genesis, 32 | 2011 46

Annie Ernaux, journal d’écriture de Passion simple

26 Le texte qu’Annie Ernaux désigne elle-même comme « Journal d’écriture » s’inscrit dans une constellation complexe : une dizaine d’années après la publication du récit Passion simple (Gallimard, 1991), Annie Ernaux publie le journal intime 54 qu’elle a tenu durant la période correspondant à ce récit, « compte rendu », « inventaire » qui relate la passion de la narratrice (identifiable avec l’auteur) pour un diplomate russe (désigné par « S. » dans le premier texte, et par « A. » dans le second) : ce sera Se perdre (Gallimard, 2001), sorte d’avant-texte de Passion simple55, dans la mesure où il a servi d’« aide-mémoire » à l’écriture, même si Annie Ernaux se refuse à le considérer comme un « laboratoire56 » du récit puisqu’il s’agit, insiste-t-elle, de « deux activités complètement distinctes57 ». Enfin, en 2001 également, sont publiés dans la revue Les Moments littéraires des extraits du « journal d’écriture » de l’auteur, dont le premier couvre une dizaine de jours, du 15 au 24 novembre 198958. Ce bref extrait appartient à la phase préparatoire de Passion simple, mais annonce aussi parallèlement un autre projet – « RT » [roman total] qui existe de longue date – et se concrétisera sous la forme du récit intitulé Les Années, publié en 2008 (Gallimard).

27 Les deux journaux – journal intime, dont Se perdre publie les entrées de septembre 1988 à avril 1990, et journal d’écriture accompagnant la rédaction des œuvres en cours (depuis 1982) – se présentent sous des formes très différentes : le journal intime est rédigé sur des cahiers d’écolier, de la marque Clairefontaine59, tandis que les journaux d’écriture le sont sur des feuilles volantes, déjà utilisées sur l’autre face60. Le graphisme régulier, dépourvu de ratures et respectant la marge pour le journal personnel61, ressemble plutôt à de véritables « grimoires » écrits en tous sens (mais datés) pour le journal d’écriture : les pratiques scripturales reflètent en effet des postures mentales fort différentes, celle de la diariste (« entièrement spontanéité, “déposition” des affects et des pensées62 ») et celle de l’écrivain.

28 Les extraits publiés du journal d’écriture de Passion simple comprennent six entrées datées, développées sur plusieurs pages pour la plupart63, et sont essentiellement consacrés à des questionnements portant principalement sur la forme, parfois aussi sur le contenu, de l’œuvre à venir. Phrases « jetées en désordre64 », pêle-mêle, sur des feuilles volantes, notes exploratoires, notes de régie, métadiscours cumulatif : il est difficile de se prononcer sur l’ensemble d’un journal d’écriture dont nous ne connaissons que des fragments, mais ce qui paraît certain, c’est qu’il appartient pour l’essentiel à la phase exploratoire et spéculative prérédactionnelle – du moins pour les fragments publiés et/ou analysés – tandis que les phases de textualisation et de réécriture sont rassemblées dans le dossier de genèse proprement dit de Passion simple65.

29 Seule la disposition graphique du manuscrit66 permet de décrypter les divers mouvements de pensée foisonnants, qui portent sur des aspects bien différents du processus de conception de ce récit qui deviendra Passion simple. Sur un seul et même feuillet (daté « 15 novembre 89 », voir fig. 3 et la transcription fig. 3 bis), rédigé en style télégraphique, et qui articule différents blocs disposés en étoile, il est d’abord question du journal : « Il y a eu le journal de S., comme le journal de ma mère : est-ce que de la m[ême] façon je vais m’en “servir” ? ». Puis on trouve en vrac la mention d’un éventuel modèle (« Lettres de la Religieuse p.[ortugaise] »), des citations tirées du journal intime (« Pendant un an, je n’ai rien écrit »), des recherches de mode énonciatif et narratif

Genesis, 32 | 2011 47

(« Je suis seule de nouveau » / « Elle est seule » / « moi, narratrice. “je” + autres personnages “il – elle – etc” dont “moi” »), où la première formulation est invalidée, comme celle portant sur « les “je” polyphoniques ». Il s’agit de traces d’un dialogue de l’écrivain avec soi-même, qui se place à différents niveaux, scripteur puis lecteur : une dialectique entre propositions, alternatives, qui seront soupesées, évaluées, puis validées ou refusées. Une multitude d’aspects sont envisagés, rassemblés sur ce seul espace de la page : recours éventuel, ou non, au journal intime ; choix du mode d’énonciation (je/elle ; polyphonie) ; cadre géographique (« description ville nouvelle ») et relation au temps (« mais l’Histoire ? ») ; éléments de contenu : « le film à Canal+ / + éléments de l’U.R.S.S. », « corps de l’homme, objet de beauté » ; choix narratifs : « les seuls impératifs : début qui crève la page, et place ma voix » ; et stylistiques : « le réalisme le plus extrême, le moins de ? entre la vie et la littérature ». Chaque feuillet du journal d’écriture mériterait une analyse approfondie, qui reste à mener. Contentons- nous pour l’instant de citer les dernières lignes, alliant lucidité et humilité, de ce même feuillet : Tout le problème est de résoudre cela : ce que j’ai envie de faire (livre beau, une génération) – et ce que je peux faire (venu des profondeurs, de mes désirs)67.

Fig. 3. Annie Ernaux, premier feuillet recto du journal d’écriture de Passion simple

Coll. privée – reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur

Genesis, 32 | 2011 48

Fig. 3 bis : Transcription du premier feuillet recto du journal d’écriture de Passion simple d’Annie Ernaux

30 Le second feuillet (voir fig. 4 et sa transcription fig. 4 bis), qui contient la suite du premier (rédigé, contrairement aux habitudes de l’écrivain, au verso), comprend deux autres entrées, du 18 et du 19 novembre. Il est essentiellement consacré à développer le « ce que je veux faire, ma “théorie” » (« Chaque individu est traversé par sa condition, son histoire sociale, l’Histoire, le progrès, l’environnement, son histoire familiale et sexuelle. L’imaginaire romanesque »), examine ensuite les contraintes qui pèsent sur le projet (promesse à S.), envisage une phrase à mettre en exergue (qui justifierait à elle seule l’entreprise scripturale), puis revient sur le choix d’un sujet d’énonciation. La pensée reste extrêmement mobile sur ces deux feuillets, explorant de nombreux aspects du projet en cours.

Genesis, 32 | 2011 49

Fig. 4. Annie Ernaux, premier feuillet verso du journal d’écriture de Passion simple

Coll. privée – reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur

Fig. 4 bis : Transcription du premier feuillet verso du journal d’écriture de Passion simple d’Annie Ernaux

Genesis, 32 | 2011 50

31 À travers ces quelques exemples, on ne peut que constater la diversité des documents répondant, d’une manière ou d’une autre, aux caractéristiques de « journal d’une œuvre », de « témoin d’une genèse ». Si chacun d’eux présente une configuration unique, tous possèdent cependant des points communs, une relative homogénéité, moins dans leur forme que dans les préoccupations qu’ils révèlent. Les recherches dont ils attestent, qu’il s’agisse de roman ou de récit autobiographique, exigent que soit défini un certain nombre de paramètres (narratifs, énonciatifs, stylistiques, etc.), et que des décisions soient prises face aux alternatives. Ils témoignent, au fil du temps matérialisé par la datation de la forme diaristique, de l’évolution chronologique de ces recherches. Par ailleurs, on peut se demander comment et dans quelle mesure le fait de tenir un « journal de genèse » influe sur la genèse elle-même, ou se reflète dans l’œuvre achevée… D’autre part, ces journaux « témoins d’une genèse », ces tentatives d’études autogénétiques offrent aux chercheurs la chance de « confronter deux niveaux d’écriture, celui de la genèse dans le journal, et celui de son accomplissement dans l’œuvre68 », puisque correspondent aux quatre journaux cités des dossiers de genèse – même s’il s’agit dans chaque cas du travail de conception et de création tel que le voit l’auteur, de son seul point de vue, avec ses lacunes et ses ellipses, en dialogue avec soi- même. De ce fait, les journaux « témoins de la genèse » appartiennent tant au domaine avant-textuel et métatextuel qu’à celui du vécu « au jour le jour », à la croisée des chemins.

NOTES

1. Pour n’en citer que quelques-uns, et si l’on s’en tient aux textes publiés portant sur la prose : Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres (1935) ; Thomas Wolfe, The Story of a Novel (1936) ; Thomas Mann, Die Entstehung des Dr Faustus (1949) ; John Steinbeck, Journal of a Novel (sous forme de lettres ; 1951-1970) ; Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire (1969) ; Christiane Rochefort, C’est bizarre l’écriture/Journal de Printemps (1970-1977) ; , Biographie (1981) ; Christa Wolf, Cassandre. Les prémisses et le récit (1985) [Voraussetzungen einer Erzählung : Kassandra (1983)] ; Paul Nizon, Am Schreiben gehen (1985) ; Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres (1986) ; Jean-Paul Goux, Le Temps de commencer (1993). 2. Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, Le Journal intime. Histoire et anthologie, Paris, Textuel, 2006, p. 31. 3. Voir Philippe Lejeune, « Le journal : genèse d’une pratique », ici même, p. 29-41. 4. Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, op. cit., p. 24. 5. Louis Hay, « Autobiographie d’une genèse : Le Journal des Faux-Monnayeurs », dans La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2002, p. 285-303 ; p. 289. 6. Voir l’article de Françoise Simonet-Tenant, ici même, p. 13-27. Voir aussi Florence Bancaud, Le Journal de Franz Kafka ou l’écriture en procès, Paris, CNRS Éditions, 2001. 7. Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, traduit de l’anglais par Germaine Beaumont, Paris, 10/18, 2000.

Genesis, 32 | 2011 51

8. Voir Carnets dʼécrivains. Hugo, Flaubert, Proust, Valéry, Gide, du Bouchet, Perec, dir. L. Hay, Paris, CNRS Éditions, coll. « Textes et manuscrits », 2002, notamment Pierre-Marc de Biasi, « La notion de “carnet de travail” : le cas Flaubert », p. 23-56 ; et l’article de Sophie Hébert, « Ce que la pensée doit au carnet », Recto/verso, n° 5, « Genèse de la pensée I : à l’épreuve des manuscrits », décembre 2009, . 9. Philippe Lejeune, ici même. 10. Voir l’article de Claire Bustarret, ici même. Voir aussi Julie LeBlanc, Genèses de soi. L’écriture du sujet féminin dans quelques journaux d’écrivaines, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2008, p. 73 à 143. Voir le compte rendu de cet ouvrage ici même. 11. André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927. 12. Les manuscrits du Journal des Faux-Monnayeurs se trouvent à Austin, université du Texas ; ceux du roman Les Faux-Monnayeurs à la Bibliothèque nationale de France (NAF 26960 MF). Voir notamment David H. Walker, « En relisant le Journal des Faux-Monnayeurs », André Gide et l’écriture de soi, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2002, p. 89-101 ; Louis Hay, « Autobiographie d’une genèse : Le Journal des Faux-monnayeurs », op. cit., p. 285-303 ; Éric Marty, « Genèse et Journal », Bulletin des amis d’André Gide, n° 142 (avril 2004), p. 227-231 ; Alain Goulet, « En remontant à la source des Faux-Monnayeurs », Bulletin des Amis d’André Gide, XXXIII, 146 (avril 2005), p. 185-211 et XXXIII, 147 (juillet 2005), p. 327-337 ; Alain Goulet, « Prélude pour une édition génétique des Faux- Monnayeurs, de Gide », Genesis, n° 29, 2009, p. 91-102. Et aussi Éric Marty, « Commencer à écrire : un carnet d’André Gide », dans Carnets d’écrivains, op. cit., p. 57-71. 13. Louis Hay, dans La Littérature des écrivains, op. cit., p. 290. 14. Éric Marty, « Genèse et Journal », op. cit., p. 229. 15. Thomas Mann, Enstehung des Doktor Faustus, Bernhard Fischer, 1949 ; Le Journal du « Docteur Faustus ». Le roman d’un roman, traduit de l’allemand par Louise Servicen, préface de Jean-Michel Palmier, Paris, Christian Bourgois, 1994. Dorénavant abrégé en JDF dans les références. 16. Thomas Mann, Le Docteur Faustus. La vie du compositeur allemand Adrian Leverkühn racontée par un ami, traduit de l’allemand par Louise Servicen, Paris, Albin Michel, 1950 [Doktor Faustus. Das Leben des Tonsetzers Adrian Leverkühn, erzählt von einem Freunde, Roman, Stockholm, Bermann- Fischer Verlag, 1947]. 17. « Bekenntnisschrift » (9 mai 1948) ; « autobiographisches Fragment » (Journal, 12 mai 1948, 24 juillet 1948) ; « biographisch » (Journal, 29 juin 1948, 8 juillet 1948) ; « Vorhaben eines Berichts über Faustus und anderes » (Journal, 27 mai 1948) ; « Faustus-Erinnerungen » (Journal, 17-18-19 et 22 juillet 1948, 1er août 1948, 22 août 1948) ; « Roman eines Romans » (Journal, 20 octobre 1948). Thomas Mann, Tagebücher, 28 mai 1946-31 décembre 1948, éd. Inge Jens, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1989. 18. Lettre du 2 juillet 1948 à Theodor von Adorno. Thomas Mann, Selbstkommentare : « Doktor Faustus » und « Die Enstehung des Doktor Faustus », éd. Hans Wysling unter Mitwirkung von Marianne Eich-Fischer, Frankfurt am Main, Fischer TB Verlag, 1992, p. 353. 19. Lettre du 6 septembre 1948 à Agnes E. Meyer, Selbskommentare, op. cit., p. 356. 20. Lettre du 2 juillet 1948 à Max Rychner, Selbstkommentare, op. cit., p. 354. 21. Lettre du 17 août 1948 à Hans Reisiger, Selbskommentare, op. cit., p. 355. 22. « Sehr rasch in 4 x 4 Wochen geschrieben » [rédigé très vite en 4 x 4 semaines], 20 octobre 1948, ibid. 23. Thomas Mann, Tagebücher 1940-1943 (éd. Peter de Mendelssohn, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1982) ; Tagebücher 1944-1er avril 1946 (éd. Inge Jens, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1986). 24. Voir Pierre Pachet, Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2001.

Genesis, 32 | 2011 52

25. En fait, il s’agit de 1904. Voir Thomas Sprecher, « Zur Entstehung des Doktor Faustus, “Und was werden die Deutschen sagen ?” Thomas Manns Roman Doktor Faustus », dir. Hans Wisskirchen et Thomas Sprecher, Lübeck, Dräger, 1998 [1997], p. 9-32 et 211-218. 26. Ainsi résumées dans le récit de genèse : « Environ deux cents demi-feuillets format protocole […] un fouillis bigarré ressortissant à divers domaines, linguistique, géographique, politico-social, théologique, médical, biologique, historique, musical », JDF, p. 61-62. 27. « À quel moment ai-je pris la décision d’interposer le truchement d’un “ami” entre le sujet et moi, de ne pas raconter moi-même l’histoire d’Adrian Leverkühn mais de la faire raconter, bref, de ne pas écrire un roman, mais une biographie avec toutes les caractéristiques du genre ? Mes notes de l’époque sont muettes à cet égard », JDF, p. 65. Il s’agit en effet d’une étape essentielle de la genèse, en ce qu’elle permet à l’écrivain de « dérouler le récit sur deux plans chronologiques et d’enchevêtrer en une polyphonie les événements », et de « transposer dans l’indirect [sa] part d’aveux », ibid., p. 65-66. 28. Lettre à Rudolf Lennert, 15 octobre 1949, Selbskommentare, op. cit., p. 366. 29. D’ailleurs, sous la menace d’un procès de la part de ce dernier, l’écrivain ajoutera à la fin du roman une « Note de l’auteur » reconnaissant explicitement ses emprunts à l’Harmonielehre de Schönberg. Voir entrée du 30 décembre 1948. Thomas Mann, Tagebücher 1946-1948, op. cit. 30. Ouvrage qu’Adorno publiera quelques années plus tard sous le titre Philosophie der neuen Musik (Tübingen, 1949). 31. Entrées des 26-30 octobre 1948, Tagebücher 1946-1948, op. cit. 32. Entrée du 28 novembre 1948, Tagebücher 1946-1948, op. cit. 33. Le dossier de genèse du Docteur Faustus est consultable au Thomas Mann Archiv (Zürich). Il est « complet » et comprend environ neuf cents feuillets manuscrits, auxquels s’ajoutent plus de deux cents pages de notes, un fort dossier documentaire (lettres, brochures, programmes de concerts, photographies…), et cent soixante-dix-sept feuillets éliminés. Voir Thomas Sprecher, op. cit., et le site « Thomas Mann Archiv », . 34. Christiane Rochefort, C’est bizarre l’écriture, Paris, Grasset, 1970 ; Journal de printemps. Récit d’un livre, Montréal, éd. L’Étincelle, 1977. 35. Christiane Rochefort, La Porte du fond, Roman, Paris, Grasset, 1988. 36. Pour une version détaillée de ces recherches, voir Catherine Viollet, « Christiane Rochefort, genèse de Journal de printemps », dans Métamorphoses du Journal personnel. De Rétif de la Bretonne à Sophie Calle, dir. C. Viollet et M.-F. Lemonnier-Delpy, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, coll. « Au cœur des textes », 2006, p. 171-187. 37. Christiane Rochefort a tenu presque tout au long de sa vie d’écrivain (de 1954 à l’année de sa mort, 1998 – soit pendant quarante-quatre ans, au rythme d’à peu près un par trimestre) des « agendas-journaux » ; il en existe environ cent cinquante, conservés dans des archives privées. Sans être de véritables « carnets de travail », ils constituent une source précieuse de renseignements sur la chronologie de la rédaction des œuvres mentionnées, mais aussi sur le contexte de leur création. Je remercie Misha Garrigue-Burgess et Ned Burgess de m’avoir permis de les consulter. Les manuscrits des romans et essais de Christiane Rochefort sont déposés à l’IMEC. Pour Printemps au parking, sont conservés un dossier de notes préparatoires, deux versions manuscrites du roman, trois dactylographies successives, un scénario d’adaptation filmique (élaboré avec Gilles Dinnematin), des « notes d’amis », un dossier « Notes et déchets », les deux éditions du roman (avec leurs variantes). Les cartons de C’est bizarre l’écriture/Journal de printemps – qui fut aussi intitulé au fil de la genèse « Carnets de Printemps », « Journal du Livre », « Journal d’un roman » – contiennent deux versions manuscrites plus ou moins complètes, un dossier intitulé « Déchets », le dactylogramme de la deuxième version manuscrite et le dactylogramme final portant l’inscription « Frappe pour l’imprimeur ». 38. Cahier kaki, 15 janvier 1969. 39. C’est bizarre l’écriture, op. cit., p. 9.

Genesis, 32 | 2011 53

40. Ibid., p. 10-11. 41. Ibid., p. 16. 42. Cahier kaki, 16 mars 1969. 43. La première et deuxième édition du roman présentent d’importantes variantes. 44. Comme Proust, Rochefort souligne l’aspect physique de l’écriture : « J’ai usé plus de mille feuilles [en six semaines] et je sors de là fourbue comme après les foins » (C’est bizarre l’écriture, op. cit., p. 65). 45. L’un des sous-titres présents dans le dossier. 46. Titre que porte la chemise abritant la deuxième dactylographie. 47. Journal de printemps, avant-propos, op. cit., p. 10. 48. « Journal intermittent occasionnel », « Journal intermittent baladeur, posthume ou à jeter », « Journal préposthume possible », « Journal bribes à examiner », et enfin « Broutilles ». 49. Blocage lié à des difficultés avec son éditeur (Grasset), qui interrompt sans explication les versements qui lui sont dus, et à l’impression que ce dernier cesse de la soutenir. 50. Christiane Rochefort tient absolument à ce que cette œuvre soit lue comme un roman, et non comme un récit autobiographique. Elle gagnera d’ailleurs un procès contre France Loisirs pour publicité mensongère, l’ouvrage ayant été présenté comme autobiographique. 51. Entrées du 8-9 octobre 1986. 52. Journal inédit 1986-1993, entrée du 29 septembre 1987. 53. Les dossiers manuscrits de La Porte du fond (IMEC) comprennent des « Notes de travail », trois versions manuscrites, une quatrième version incomplète, accompagnée d’un dossier « Ruines de la 4e révision (dernière) ( ?) », ainsi qu’un dossier « feed back » contenant du courrier de lecteurs. 54. Ainsi qu’elle le désigne elle-même. Annie Ernaux a déjà publié d’autres journaux : Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993 ; « Je ne suis pas sortie de ma nuit », Paris, Gallimard, 1997 ; La Vie extérieure, 1993-1999, Paris, Gallimard, 2000. 55. À propos de la relation entre Passion simple et Se perdre, voir Philippe Gasparini, « Annie Ernaux. De Se perdre à Passion simple », dans Genèse et Autofiction , dir. J.-L. Jeannelle et C. Viollet, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2007, p. 149-173. L’article comprend également un entretien avec Annie Ernaux, et la reproduction en fac-similé, avec transcription, des deux premiers feuillets du journal d’écriture de Passion simple. Voir aussi Julie LeBlanc, « L’écriture diaristique comme laboratoire de l’œuvre d’Annie Ernaux : vers une étude de Passion simple, de Se perdre et du journal d’écriture », dans Julie LeBlanc, Genèses de soi, op. cit., p. 103-143. L’ouvrage comprend également des reproductions de manuscrits appartenant au dossier de Passion simple et au journal d’écriture de ce récit. 56. « Le journal intime peut avoir un usage d’auto-dossier. Ce fut un peu le cas pour l’écriture de Passion simple, mais seulement à partir du moment où j’ai conçu clairement que j’allais terminer et publier ce texte : j’ai cherché alors dans le journal intime des signes, des preuves, de cette passion, de sa réalité », Annie Ernaux, entretien avec Philippe Gasparini, dans Genèse et autofiction, op. cit., p. 166-167. 57. « Mémoire et réalité », entretien avec Annie Ernaux, par Gilbert Moreau, Les Moments littéraires, n° 6, 2001, p. 3-13 ; p. 10. 58. Le second extrait (p. 24-31 du même numéro) couvre la période du 17 janvier au 30 juillet 1998, et concerne essentiellement la préparation de L’Événement (Paris, Gallimard, 2000). 59. « Volontairement, j’écris sur des Clairefontaine, parce que la couverture est vernissée, qu’ils sont agréables, et qu’ils existent en différentes couleurs », Les Moments littéraires, n° 6, op. cit., p. 13. 60. « J’écris toujours avec des feutres et sur des feuilles écrites au dos. […] Je pense que cela me rassure. Il y a dans la feuille blanche des deux côtés quelque chose qui me terrorise », Les Moments littéraires, n° 6, op. cit., p. 13.

Genesis, 32 | 2011 54

61. Une double page de ce journal est reproduite dans Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, Un journal à soi, Paris, Textuel, 2003, p. 146-147. 62. Annie Ernaux, entretien avec Philippe Gasparini, Genèse et autofiction, op. cit., p. 167. 63. Julie LeBlanc fait état d’un autre fragment du journal d’écriture de Passion simple, rédigé entre le 25 novembre 1989 et le 8 janvier 1991, et comportant trente-huit entrées datées. Ce fragment fait donc suite à celui publié. Voir Genèses de soi, op. cit., p. 104, n. 9. 64. Annie Ernaux, Passion simple, op. cit., p. 18. 65. Voir Julie LeBlanc, op. cit., p. 120-130. 66. Ce graphisme est rendu de manière linéarisée dans l’édition des Moments littéraires, ce qui en gêne fortement la compréhension. 67. Cet énoncé concerne probablement le futur récit (« récit total ») qui deviendra Les Années (Paris, Gallimard, 2008). 68. Louis Hay, « Le Journal des Faux-Monnayeurs », op. cit., p. 291.

RÉSUMÉS

Si de nombreux journaux d’écrivains sont à juste titre considérés comme « atelier » d’écriture et « laboratoire » de l’œuvre littéraire, il existe, à côté de la forme bien délimitée des carnets, des journaux (constitués d’entrées datées) dont l’objet principal est de réfléchir à la genèse d’une œuvre en particulier, de témoigner des interrogations, des doutes, des conflits intérieurs, des choix qui président à la phase rédactionnelle, et parfois l’accompagnent. Seront brièvement examinés quatre journaux de travail, différents les uns des autres tant dans leur forme et leur pratique scripturale que dans leur contenu, mais correspondant tous, d’une certaine manière, à l’idée que l’on peut se faire d’un journal-témoin de la genèse d’une œuvre littéraire. Deux sont largement connus puisque publiés, et ont fait l’objet de nombreuses études : le Journal des Faux- Monnayeurs d’André Gide, le Journal du « Docteur Faustus » de Thomas Mann. Deux autres sont partiellement ou totalement inédits : le journal de Christiane Rochefort accompagnant la genèse du roman La Porte du fond, et le « journal d’écriture » concernant le récit Passion simple d’Annie Ernaux.

If many writers’ diaries are legitimately considered writing workshops and experimental literary works, there are also, besides the clearly defined notebook form, diaries (with dated entries) whose main object is to reflect on the genesis of a specific work and testify to the questionings, doubts, internal conflicts and choices that govern or attend the editorial phase. We will briefly examine four work diaries, differing as well in their form and their scriptural practice as their content, but all four corresponding to the idea one can have of a witness-diary of a literary work’s genesis. Two of these are widely known as they have been published and been the object of many studies: André Gide’s Journal des Faux-Monnayeurs, and Thomas Mann’s The Story of a Novel : The Genesis of “Doctor Faustus”. The other two are partially or entirely unpublished: Christiane Rochefort’s diary concurrent with the genesis of her novel La Porte du fond, and Annie Ernaux’s writing diary about her story Passion simple.

Muchos diarios de escritores son considerados, de manera apropiada, como “talleres” de escritura y “laboratorios” de las obras literarias. Sin embargo, existen, conjuntamente con la forma bien delimitada del carnet, diarios (constituidos por entradas fechadas) cuyo objeto

Genesis, 32 | 2011 55

principal es reflexionar sobre la génesis de una obra en particular, dejar testimonio de los interrogantes, dudas, conflictos interiores, elecciones que orientan la fase redaccional y a veces la acompañan. Examinaremos brevemente cuatro diarios de trabajo, diferentes unos de otros, tanto en su forma y práctica escrituraria como en su contenido, pero en cierta medida acordes todos con la concepción general del diario-testimonio de la génesis de una obra literaria. Dos de ellos son ampliamente conocidos porque han sido publicados : se trata del Diario de Los monederos falsos de André Gide y el Diario del “Doctor Fausto” de Thomas Mann. Los otros dos son parcial o totalmente inéditos : el diario de Christiane Rochefort que acompaña la génesis de la novela La Porte du fond y el “diario de escritura” relativo al relato de Annie Ernaux, Passion simple.

Neben zahlreichen Tagebüchern von Schriftstellern, die zu Recht als „Schreibwerkstatt“ oder „Laboratorium“ des literarischen Œuvres betrachtet werden, und abgesehen von der gut abgegrenzten Form der carnets, gibt es Tagebücher (bestehend aus datierten Einträgen), deren zentrales Anliegen das Nachdenken über die Entstehung eines bestimmten Werkes ist bzw. Zeugnis abzulegen über die Fragen und Zweifel, über die inneren Konflikte und Entscheidungen, die in der redaktionellen Phase vorherrschen und sie manchmal begleiten. Im Folgenden sollen vier Arbeitstagebücher kurz untersucht werden, die sich sowohl in ihrer Form und Schreibpraxis als auch hinsichtlich ihres Inhalts unterscheiden, die jedoch alle auf gewisse Weise mit der Idee im Einklang stehen, die man sich von einem Tagebuch-Zeugnis der Genese eines literarischen Werkes machen kann. Zwei von ihnen sind hinreichend bekannt, da sie in publizierter Form vorliegen und bereits Gegestand zahlreicher Studien waren : das Journal des Faux-Monnayeurs von André Gide, Die Enstehung des Doktor Faustus von Thomas Mann. Die zwei anderen sind teilweise oder vollständig unveröffentlicht : das Tagebuch der Christiane Rochefort, das die Genese des Romans La Porte du fond begleitet, und das „Schreibtagebuch“ der Erzählung Passion simple von Annie Ernaux.

Muitos diários de escritores são a justo título considerados como “atelier” da escrita e “laboratório” da obra literária. Ao lado da forma bem definida do caderno, há diários (constituídos por entradas datadas) cuja finalidade principal é reflectir sobre a génese de uma obra em especial e de servir de testemunho das interrogações, dúvidas, conflitos internos e escolhas que regem a fase de redacção, e por vezes a integram. Serão examinados rapidamente quatro diários de trabalho, diferentes entre si tanto na forma e na prática escritural quanto no conteúdo, mas todos correspondendo, de certa maneira, ao conceito de diário-testemunha da génese de uma obra literária. Dois, publicados, são largamente conhecidos e foram objecto de numerosos estudos : o Diário dos Faux-Monnayeurs de André Gide, e o Diário do “Doktor Faustus” de Thomas Mann. Os outros são parcial ou totalmente inéditos : o diário de Christiane Rochefort que acompanha a génese do romance La Porte du fond, e o “diário de escrita” relativo ao conto Passion simple de Annie Ernaux.

Se numerosi diari di scrittori sono giustamente considerati come “atelier” di scrittura e “laboratorio” di opera letteraria, esistono, accanto alla forma ben definita dei carnets, i diari (con i passaggi datati) il cui oggetto principale è la riflessione sulla genesi di un’opera particolare, la testimonianza degli interrogativi, dei dubbi, dei conflitti interiori, delle scelte che determinano la fase redazionale, e talvolta l’accompagnano. Qui saranno brevemente esaminanti quattro diari di lavoro, diversi l’uno dall’altro sia nella forma e pratica di scrittura sia nel contenuto, ma tutti corrispondenti, in un certo modo, all’idea che ci si può fare di un giornale-testimone della genesi di un’opera letteraria. Due sono ben conosciuti e sono stati oggetto di numerosi studi : Il diario dei Faux-Monnayeurs di André Gide e Il diario del “Dottor Faustus” di Thomas Mann. Altri due sono totalmente inediti : il diario di Christiane Rochefort che accompagna la genesi del romanzo La Porte du fond et il “diario di scrittura” del racconto Passion simple di Annie Ernaux.

Genesis, 32 | 2011 56

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, genèse, Gide André, Mann Thomas, Rochefort Christiane, Ernaux Annie

AUTEUR

CATHERINE VIOLLET

CATHERINE VIOLLET est chargée de recherche à l’Institut des Textes et Manuscrits modernes (CNRS- ENS), responsable de l’équipe « Genèse & Autobiographie ». Dernières publications : Métamorphoses du journal personnel. De Rétif de la Bretonne à Sophie Calle (avec M.-F. Lemonnier- Delpy, Academia-Bruylant, 2006) ; Genèse et autofiction (avec J.-L. Jeannelle, Academia-Bruylant, 2007) ; Si tu lis jamais ce journal… Diaristes russes francophones 1780-1854 (avec E. Gretchanaia, CNRS Éditions, 2008) ; Cahiers du Monde russe, n° 50/1, « Écrits personnels » (avec V. Garros, EHESS, 2010). cviollet[arobase]wanadoo.fr

Genesis, 32 | 2011 57

Études

Genesis, 32 | 2011 58

J.-H. et Marie Rosny, un journal conjugal Le Cahier 1900-1907

Jean-Michel Pottier

1 Le genre du journal intime est assez peu présent dans le champ naturaliste. Alors même que la théorie naturaliste prône la référence au document humain « d’après nature », les romanciers, fuyant la référence individuelle, préfèrent la note d’enquête qu’ils considèrent comme plus objective. Cependant, quelques exemples de journaux personnels, et non des moindres, traversent le moment naturaliste. L’ample Journal d’Edmond et Jules de Goncourt, celui, plus confidentiel d’Henry Céard, quelques carnets d’Alphonse Daudet ou le journal, plus mordant, de Jules Renard rendent compte d’une époque, d’une conscience ou d’une simple tranche de vie. Le Journal de Rosny aîné, récemment mis au jour, couvre, quant à lui, non seulement la toute fin de l’époque naturaliste, mais aussi quelques grandes étapes de la vie littéraire puisque les Cahiers qui le constituent s’étendent de 1880 à 19401. Document en cours de transcription, cet ensemble, fort hétérogène, apparaît comme singulièrement lacunaire, discontinu, composite. Si dans les premiers Cahiers, Rosny aîné, farouche opposant à Zola, tente une peinture du Grenier Goncourt, ce foyer littéraire qui l’accueille dès 1885, les Cahiers suivants présentent des notes beaucoup plus diverses. La peinture d’un milieu littéraire fait souvent place à des considérations plus personnelles ou de simples notations descriptives de vacances, parfois reprises ou transformées dans les romans en cours d’écriture. Le souvenir reste au centre de l’écriture de Rosny aîné puisqu’ont lieu quelques tentatives de mise en œuvre autobiographique, lorsque l’écrivain évoque, par exemple, ses premiers souvenirs d’enfance ou sa formation scolaire. L’ensemble est donc hétérogène, multiple, variable.

2 Il serait possible de ne pas prêter garde à de tels écrits si au sein même des Cahiers ne prenait naissance une manière tout à fait particulière de rendre compte du travail des jours et du cours de la vie. Peu à peu en effet, le Journal de Rosny aîné devient le lieu d’une action double. Si l’écrivain prend en charge, seul, les premiers Cahiers, évoquant scènes publiques et privées, sensations et idées, peu à peu, sortant de l’ombre, se manifeste une autre présence, s’imposent une autre main et un autre regard, ceux de

Genesis, 32 | 2011 59

Marie Rosny, la jeune seconde épouse. Cas assez rare et paradoxal de journal à deux, le Cahier 1900-1907 présente une combinaison conjugale suffisamment étonnante pour que soit concernée la dimension génétique.

3 Cette collaboration tout à fait inédite qui ne dit pas son nom, ne laisse pas d’interroger quant à ses formes et à ses enjeux. C’est cette question d’une collaboration conjugale intime qu’il convient de poser et comme toute question attend sa réponse, nous tenterons de montrer, par une mise en contexte de la notion de collaboration littéraire, puis par l’analyse du Cahier où apparaît pour la première fois le double travail d’écriture, comment s’organise cette forme d’écriture et ce qu’il advient de cette expérience unique.

4 Afin de mieux percevoir l’intérêt du travail en collaboration chez Rosny aîné, il convient de rappeler que sa pratique de l’écriture pose quelques problèmes, notamment dans la manière dont se manifeste la posture d’auteur.

5 L’écriture pour l’auteur de La Guerre du feu ne va pas de soi. S’il n’est pas rare de rencontrer des écrivains en proie à la difficulté d’écrire, la situation est sensiblement différente chez Rosny aîné. Son entrée tardive dans la carrière des lettres après une formation d’autodidacte signale sans doute quelque réticence à publier les travaux dont l’écrivain dit lui-même qu’ils sont très nombreux. À l’heure du premier roman, Nell Horn de l’Armée du Salut en 1886, et du premier recueil de nouvelles, L’Immolation en 18872, le romancier affirme détenir une œuvre déjà écrite, prête à être publiée. Mais le début de carrière va être rendu considérablement précaire par une série d’obstacles que se crée l’écrivain lui-même. Si l’on excepte l’épisode malheureux du Manifeste des Cinq qui n’aura servi à rien sinon à décrédibiliser les cinq « jeunes » protestataires3, Rosny aîné entre dans le monde littéraire en accumulant les précautions. Tout d’abord, il recherche un pseudonyme, Rosny, dont il affirme qu’il lui est venu lors d’une halte à Rosny-sous-Bois. Remplaçant avantageusement le patronyme initial de Boex, le pseudonyme de Rosny correspond curieusement à deux villes des environs de Paris : Rosny-sous-Bois et Rosny-sur-Seine (ce que ne manqueront pas de noter les quelques critiques qui s’intéressent aux deux frères). Mais, avide de publications, au sein d’un couple qui le bride, Rosny aîné va multiplier de son côté les autres pseudonymes : André Darville, Enacryos, Sourya, Jacques Soldanelle, Henri de Noville. Il va même jusqu’à publier un roman en collaboration : le feuilleton, « La revanche de Robert », paraît dans Le Gaulois4, signé de son propre pseudonyme, Rosny aîné, accompagné de son collaborateur, Henri de Noville qui n’est autre que Rosny aîné lui-même.

6 Mais le choix de l’écriture en collaboration demeure une forme de signature chez Rosny aîné. Chez bon nombre d’écrivains de la fin du XIXe siècle, au premier rang desquels comptaient les frères Edmond et Jules de Goncourt, les frères Paul et Victor Margueritte ou bien encore Erckmann-Chatrian, la collaboration constituait un passage obligé. Il est clair que, de 1850 à 1950, se dessine une mode, diront certains, un phénomène récurrent diront d’autres. L’écriture fraternelle va unir durablement, ou pour un temps seulement, deux écrivains tels qu’Edmond et Jules de Goncourt, Paul et Victor Margueritte, Marie et Pierre Petitjean de la Rosière, plus connus sous le pseudonyme de Delly, les faux frères Marius et Ary Leblond, Max et Alex Fischer, René et Tony d’Ulmès, Léon et Maurice Bonneff, Jérôme et , enfin les frères Joseph-Henri et Justin-Honoré Rosny, réunis sous le pseudonyme de J.-H. Rosny.

7 Au-delà d’une liste qui mêle les époques et les enjeux de l’écriture en collaboration, trois constantes de l’écriture fraternelle peuvent être isolées. La première porte sur les

Genesis, 32 | 2011 60

circonstances de la décision d’écriture à deux : prolongation de moments d’enfance ou promesse d’assistance mutuelle, comme chez les Goncourt, fusion psychologique et intellectuelle chez les Tharaud, soutien ou aide financière lors d’une passe délicate chez les Margueritte. Cette phase d’écriture peut durer toute une vie ou ne constituer qu’un moment d’une carrière littéraire. Elle s’achève par la disparition de l’un des deux membres du couple, comme en témoigne l’histoire des frères Goncourt, ou par une décision propre de rupture volontaire, souvent nommée « divorce littéraire » ou « séparation » dans les commentaires et les déclarations. La seconde constante concerne la manière dont les auteurs ou les critiques présentent le travail en collaboration, sa dimension médiatique. Le décor est ainsi souvent présenté comme nécessaire à la collaboration. Quelques objets parsèment le musée de l’écriture à « quatre mains » : la double chaise balançoire des frères Goncourt, fixée par une photographie du Grenier d’Auteuil, ou la longue table d’écriture des frères Margueritte. La troisième constante, plus importante, se fonde sur l’exercice même de l’écriture, plus précisément sur la répartition de tâches que les écrivains placent souvent au second rang de leur préoccupation. L’essentiel concerne bien la question du style, c’est- à-dire une tentative de fusion de deux manières de voir en une manière d’écrire. Les écrivains eux-mêmes entretiennent le mythe de la création à deux, à l’instar de Jérôme et Jean Tharaud qui, dans La Double Confidence, déclarent : « Notre travail, c’est un bavardage, une conversation continue. Il est absolument impossible de dire que, dans toute notre œuvre, une seule phrase, un seul point, une seule virgule appartient à Jean ou à Jérôme. Tout y est le résultat de cet échange de propos, de ce dialogue où chacun de nous jette au hasard ce qui lui passe par l’esprit, et dont nous retenons ce qui nous semble intéressant. Peu importe qui tient la plume. Nos livres ont été écrits, si l’on peut dire, à haute voix5. » La création à deux reste un mystère comme semble l’indiquer l’absence fréquente de traces : à la mort de son frère Jules, en 1870, Edmond de Goncourt détruit l’ensemble des manuscrits de la collaboration afin de préserver le secret. C’est ce constat auquel parvient Marc Fumaroli : « Cette “cuisine” à deux n’a pas laissé de traces, d’abord parce qu’Edmond, en ce cas précis, la liait superstitieusement au deuil de son frère, et ensuite, plus généralement, parce qu’elle eût autorisé la postérité à tenter de dissocier, donc de hiérarchiser, la part respective des deux auteurs qui tenaient tant à leur nom unique, en tête de l’ouvrage achevé, avec en facteur commun leurs deux prénoms dans l’ordre chronologique6. » En définitive, ce qui pourrait désespérer tout généticien de l’écriture dans la mesure où certaines traces n’existent plus qui permettraient d’éclairer le mystère de l’écriture en collaboration, ne laisse pas, au contraire, de stimuler son imagination et d’aiguiser sa curiosité.

8 Qu’en est-il précisément de la collaboration littéraire des frères Rosny ? Pourquoi les frères Boex-Rosny décident-ils de s’associer ?

9 Si la collaboration appelle le sceau du secret, fréquemment et savamment entretenu, il ne s’agit pour les deux écrivains que d’un secret de polichinelle. L’exercice d’écriture à deux remonte à une date relativement précoce, puisque dans son Journal, Jules Renard rapporte un propos de Rosny aîné datant l’entreprise de l’année 18907. La collaboration des deux frères durera jusqu’en 1908, date de la bruyante séparation provoquée par la parution du roman Marthe Baraquin, signé du seul nom de Rosny aîné. De même que les frères Margueritte entreprirent une collaboration à la suite du divorce calamiteux de Paul, le frère aîné, de même, les frères Boex-Rosny entrèrent en collaboration dans la ferme intention de conquérir le monde des lettres et de s’imposer par une abondante production littéraire. Il s’agissait d’investir l’ensemble des genres, nouvelles, contes,

Genesis, 32 | 2011 61

romans, théâtre. Il faut reconnaître que peu d’éléments nous sont donnés pour apprécier la méthode et l’effet de la collaboration chez les frères Rosny. Comme souvent en pareil cas, les manuscrits de travail ont disparu et, lorsqu’il reste quelques traces, il s’agit fréquemment de manuscrits d’édition, sans marque de répartition respective.

10 Seuls demeurent alors les témoignages directs ou indirects d’écrivains ou de journalistes, les réponses aux enquêtes ou certains passages de correspondances. Edmond de Goncourt, pour autant que sa parole puisse être considérée comme témoignage objectif, mentionne à maintes reprises à partir des années 1890 cette phase d’écriture. Sans doute ému du lien qu’il établit avec sa propre expérience d’écriture fraternelle, il n’hésite pas à marquer aussitôt la différence, comme en témoigne cette note du 20 mai 1891 : « Ils sont mystérieux ces Rosny. Le petit frère a-t-il travaillé à tous les livres du grand ? Il me semble bien que le grand me l’avait dit8. » De fait, Goncourt établit immédiatement une hiérarchie en dépréciant Rosny jeune, car il lui apparaît « comme un petit, tout petit succédané de son frère9 ». Il serait possible de multiplier les témoignages ainsi que les extraits de correspondance pour souligner combien l’épisode de collaboration a constitué une étape difficile et, parfois même, désastreuse dans la carrière des deux frères. Durant dix-sept années se succèdent les romans – une quarantaine environ – ainsi qu’une foule de nouvelles, tout comme s’amplifie le clivage qui va finalement aboutir à une rupture publique que seules viendront tempérer les réunions de la future Académie Goncourt, à laquelle appartiennent les deux frères. Un seul document, fort intéressant au demeurant, lève le voile sur cette collaboration. Il s’agit d’une convention passée entre les deux frères en 1935 dont l’objet est de répartir les œuvres de la collaboration afin de permettre aux héritiers de bénéficier des droits après la disparition de leurs auteurs. Cette convention rappelle les conditions et les limites de la collaboration dans le temps et précise les conditions juridiques de la question : « Pour éviter à chacun de nous des contestations de la part de nos héritiers ou ayants droit, nous avons décidé d’un commun accord de bien départager notre œuvre. Notre collaboration sous le nom de J.-H. Rosny a pris fin en 1908 et nous avons décidé à ce moment-là de publier désormais nos nouvelles œuvres sous les noms de J.- H. Rosny aîné et J.-H. Rosny jeune : nous n’avons plus jamais collaboré10. » Suit alors la liste des œuvres publiées sous le nom commun, mais écrites par l’un des deux frères, ainsi que celle des textes qui appartiennent complètement à la collaboration, soit vingt- deux titres. On le voit, l’analyse du travail en collaboration des frères Rosny reste délicate en l’absence même de manuscrits de travail.

Genesis, 32 | 2011 62

Fig. 1 : Marie et J.-H. Rosny aîné en 1900

Coll. personnelle

11 Si la collaboration fraternelle des Rosny semble encore aujourd’hui si obscure, bien que fort nourrie et, comme le disent les deux frères à la fin de leur vie, « liquidée11 », il n’en va pas de même d’une autre forme de travail à deux, directement liée à une pratique originale du journal personnel. Si dans un premier temps, le Journal de Rosny aîné révèle l’unique présence de son auteur, peu à peu, dans les Cahiers postérieurs à l’époque naturaliste, rédigés au moment de la rencontre de Rosny aîné et de sa seconde épouse, Marie Borel12, une seconde voix s’affirme d’abord discrète, peu à peu plus sonore, comme nous le verrons.

12 Il n’est pas étonnant que précisément la forme du journal laisse apparaître cette double présence. Pour en préciser les conditions et les manifestations, revenons sur le document lui-même.

13 Lors de nos recherches sur l’écriture en collaboration, nous avons eu l’opportunité de rencontrer un descendant de Rosny aîné dont l’existence a été profondément marquée par l’écrivain. Petit-fils de l’écrivain, Robert Borel-Rosny13 a conservé tout au long de sa vie un ensemble significatif d’archives personnelles, dont un nombre important de cahiers manuscrits, écrits de la main de son grand-père et dénommés par lui « Journal14 ». Quelques Cahiers ont fait l’objet d’une publication 15 ; d’autres sont en cours de transcription. Parmi ceux-ci, le cahier intitulé « Journal de Rosny aîné – 1900 à 1907 et Notes » requiert toute notre attention dans la mesure où il correspond à la mise en œuvre d’une écriture journalière à deux et, de surcroît, ce que nous nommerons une écriture conjugale.

14 Le Cahier intitulé « Journal de Rosny aîné – 1900 à 1907 et Notes » fait partie intégrante du fonds Rosny aîné de la Médiathèque municipale de Bayeux. Il se présente sous la

Genesis, 32 | 2011 63

F0 forme d’un livre de comptes recouvert de tissu noir de format 310 B4 195 mm. Il comporte sur la couverture une étiquette blanche collée livrant le titre. On peut y reconnaître l’écriture de Robert Borel-Rosny : le titre n’a donc pas été choisi par Rosny lui-même. L’ensemble comporte quatre-vingt-trois feuillets rédigés de la main de Rosny aîné, mais aussi de celle de Marie Borel, son épouse. Le recto seul des pages est d’abord utilisé, puis à partir de la page 93, le recto et le verso sont exploités. L’ensemble des notes comporte des dates qui s’étendent du 15 février 1899 au 14 novembre 1908. Les dernières pages du registre comportent quelques notes rédigées postérieurement : septembre 1924, 23 septembre 1924, 30 juin 1925, 12 mai 1932. Enfin trois notes, datées du 7 et du 8 septembre 1903 et du 3 octobre 1903, complètent l’ensemble. Quatre-vingt- treize entrées ont été rédigées de la manière suivante :

Année Nombre de notes De la main de Rosny aîné De la main de Marie Rosny

1899 1 1* 0

1900 16 16 0

1901 8 5 3

1902 14 7 7

1903 24 (+3) 9 18

1904 11 7 4

1905 5 3 2

1906 2 2 0

1907 5 2 3

1908 1 1 0

1924 2 2 0

1925 1 1 0

Total 93 56 37

* La note comporte une très brève intervention de Marie Rosny

15 Bien que ce tableau ne permette pas de proposer une analyse qualitative, il peut être utile de noter la simple répartition de l’écriture des notes (sur lesquelles nous reviendrons). Il s’agit d’observer la part respective des « tours d’écriture », en sachant que les notes rédigées par Marie Rosny constituent des ensembles très volumineux d’une demi-page à une dizaine de pages, tandis que celles de la main de J.-H. Rosny aîné peuvent n’être constituées que d’une seule ligne manuscrite.

16 Si la simple description du manuscrit permet quelques remarques, la manière dont sont organisées les notes nous amène à préciser la conception même du journal présente

Genesis, 32 | 2011 64

dans ce manuscrit. Comme tout journal, le Journal de Rosny aîné illustre les caractéristiques isolées par Philippe Lejeune : caractère discontinu, lacunaire, allusif, répétitif, non narratif16. Les notes du Journal de Rosny aîné ont déjà fait l’objet d’une analyse17. Rappelons-en rapidement les caractéristiques. Les notes du Journal apparaissent comme des ensembles souvent brefs, mais très variés : l’auteur multiplie la manière de fixer son observation en partant du simple mot au long compte rendu de visite. Ces notes sont également motivées en ce qu’elles constituent le terreau de l’œuvre à venir : souvent réutilisées dans les romans en cours d’écriture, elles constituent le Journal comme une étape génétique importante. Enfin, si la discontinuité est effective, les notes entretiennent des liens de solidarité en ce qu’elles tissent un réseau de liens propres à donner au texte sa cohérence. L’ensemble résultant de la combinaison des notes de Rosny aîné et de Marie Rosny modifie évidemment la situation.

Fig. 2 : Page du Journal de Rosny aîné en juin 1900

Marie Rosny n’intervient encore que ponctuellement Médiathèque de Bayeux

17 Dans le Cahier « 1900-1907 », les notes de la main de Rosny aîné conservent les mêmes caractéristiques. En revanche, les propos de Marie Rosny apporte une atmosphère différente. Voyons-en les principaux modes d’insertion avant de les qualifier plus précisément.

18 Les notes écrites de la main de Marie Rosny s’organisent en deux ensembles inégaux. D’une part, on peut penser que certaines notes du début du Cahier ont été dictées à Marie Rosny, dans la mesure où elles prennent place dans un jeu de notes pensées par Rosny aîné. En témoigne la première note de sa main, le 15 février 1899 (voir fig. 2) :

Genesis, 32 | 2011 65

L’homme qui a mal à l’estomac, il mange de moins en moins. Mais ça empire (migraines etc.). Il fait venir enfin (après longs délais, se méfie médecin). Le médecin : mais vous mourez de faim ! [Rosny aîné] Eugène va visiter au moins une fois par semaine la place où il sera enterré au cimetière de Montrouge. Tout fier d’être là, à Montrouge, plutôt qu’à Bagneux. « Oh ! nous, c’est pas à Bagneux, on va à Montrouge ! » [Marie Rosny] Origine cosmique des guerres terrestres. La planète bi-polaire. La conservation de germes. Inconduction et inaltérabilité. Les obus de l’infini. [Rosny aîné]18

19 Mais cette hypothèse ne peut être généralisée à l’ensemble dans la mesure où les notes écrites de la main de Marie Rosny sont développées sur de nombreuses pages. Du reste, outre la question du volume, la nature même des notes est parlante. Il est évident que l’essentiel des notes constitue un ensemble autonome. Ces notes peuvent être de simples insertions de remarques qui viennent corriger un propos trop rapide de Rosny aîné. Le 28 juillet 1901, en vacances en Suisse, pays d’origine de son épouse, l’écrivain décrit les pensionnaires qui côtoient le couple. Sous la forme d’un ajout en marge, « non monsieur, bronchita capillaria », Marie Rosny corrige le propos trop rapide de son époux. La note devient parfois même un complément un peu insistant et cruel. Dans la même pension, Rosny aîné dépeint des Russes en vacances : Les Russes. Le Dr Isaac-Moïse Fabrikant… Ça ne peut être qu’un juif et il n’en avait pas l’air. Moins encore sa famille. La grosse mère a bien un nez presque aquilin mais petit doux – et la jeune colosse a un vrai masque contus de moujique [sic] – fraîche d’ailleurs et qui avec un peu plus d’effort du grand artisan aurait été jolie. (Oui, avec 80 livres en moins et la poitrine plus solide et un peu moins de mousse sur les dents)19.

20 L’intervention, qui relève d’un antisémitisme d’époque, oriente la réaction de Rosny aîné et la situe également dans cet ordre d’idées. Les mots de Marie Rosny ancrent le propos dans cet esprit qu’aujourd’hui il est difficile d’admettre. D’autres notes, les plus longues, apparaissent comme de véritables développements autonomes. Il s’agit du cas le plus fréquent des interventions de Marie Rosny. Principalement consacré au compte rendu des séjours d’été, le Cahier recueille de longs passages souvent construits à l’identique : situation de la pension ou de l’hôtel où sont accueillis les deux époux (parfois accompagnés de deux des enfants de Rosny aîné), présentation des hôtes et des propriétaires, récits de promenades ou de visites. Au sein de ces longs développements qui couvrent parfois jusqu’à dix pages de ce grand cahier, Marie Rosny prend plus de champ et acquiert une autonomie et une maîtrise d’écrivain. Elle en vient parfois à élaborer un commentaire de la note précédemment écrite par son époux et s’engage dans un moment d’intimité profond : 15 septembre. Je relis les lignes de mon chéri, et cette lecture me cause une peine sourde, un chagrin que je m’explique mal, puisque je suis si habituée à sa manie « mortuaire ». Cela ne l’empêche pas d’être gai et je me figure qu’il parle constamment de la mort et de la maladie, avec l’arrière-pensée que d’en parler beaucoup le préserve des maladies et fait reculer à des époques bien lointaines, son terrible épouvantail. Mais ce soir, après une journée d’inquiétudes, de contrariétés, qui me rendent nerveuse, l’impression que rien ne peut le détacher de cette pensée, que toutes les petites joies, les douces heures de notre intimité, tout l’amour, la tendresse que j’ai pour lui, dont je voudrais l’envelopper si étroitement que rien ne pourrait percer au travers, que tout ce qui fait mon bonheur à moi, n’est rien pour lui, m’accable et me montre trop vivement le vide de toute affection. Il ne m’aime pas comme je l’aime, sans cela la vie à nous deux lui cacherait un peu le bout de cette route qui sera, j’en suis sûre, longue pour lui20.

Genesis, 32 | 2011 66

Fig. 3 : Page du Journal du 15 septembre 1903

La page est entièrement rédigée par Marie Rosny. Le mot « destin » est de la main de Rosny aîné Médiathèque de Bayeux

21 Le Journal sert-il de moment d’échange ? Permet-il d’écrire ce qui se dirait plus difficilement à haute voix ? Nul ne peut répondre. Le trouble, et sans aucun doute la souffrance de Marie Rosny sont manifestes. L’interrogation est d’autant plus vive qu’elle intervient trois années après le mariage du couple. Rosny aîné, qui reprend la main dans la note suivante, n’a pas pu ne pas lire cette note, mais aucun commentaire n’apparaît.

22 Nul doute, le partage du cahier n’entame pas la dimension intime de l’ensemble21. Nous sommes bien en présence d’un journal personnel en train de prendre forme, une forme nouvelle, d’autant plus intéressante qu’elle apparaît au sein d’un couple qui ne cherche en aucune manière à théoriser une pratique innovante ou simplement nouvelle de l’« écriture du jour ».

23 Le Journal de Rosny aîné et de Marie Rosny – il convient d’indiquer les deux auteurs du texte – comporte quatre grandes catégories de notes, complétant ainsi les premiers cahiers du Journal de Rosny aîné.

24 Le Cahier 1900-1907 apparaît tout d’abord comme un recueil de portraits brefs, définis comme tels par Marie Rosny elle-même : Retour des chasseurs tous aussi bredouilles que ce matin. Ils sont assis tristement sur les marches de l’escalier, ayant encore leur fusil inoffensif sur l’épaule ; ils fraternisent avec les militaires qui ont des mines apitoyées. Drôle de petit tableau, au milieu d’une pluie fine22.

25 Conforme à la tradition du journal qui insère souvent un terme de commentaire, cet extrait introduit le terme de « tableau » comme une sorte de forme constamment reprise au sein du Cahier. Il en va de même dans une note beaucoup plus longue, rédigée

Genesis, 32 | 2011 67

par Marie Rosny, qui ajoute à l’évocation un registre comique peu présent dans l’écriture habituelle de Rosny aîné : Évian où sont montés quatre curés, un tout petit, tout petit, avec des cheveux d’argent que le soleil rend tout brillants, de beaux yeux noirs fatigués et doux, une bouche de bonté et un sourire qu’illumine tout le vieux visage et le rend charmant à voir ; ce curé m’a conquise et je suis contente de l’avoir pour le trajet ; un de ses compagnons ressemble si étrangement à Madame Delzant23 que j’en reste stupéfaite. Ils sont accompagnés d’un athlète en soutane, aux yeux perçants, au nez à la Cyrano, à la nuque si renflée qu’elle gonfle la soutane. Pas bon, celui-là, j’en répondrais ; comme il est à côté de mon curé mince, je peux faire la comparaison ; elle n’est pas à son avantage24.

26 La contemplation de Rosny aîné se fixe sur des aspects plus détaillés ; l’écriture à la loupe n’évoque guère les humains, tacitement confiés à Marie Rosny, mais s’attache à décrire de petits animaux, un coin de jardin, une araignée : 8/9/03 – Il y a, au 100, une araignée qui crève de faim. Depuis cinq jours aucune mouche ne s’est fait prendre. Il vient toujours la même mouche desséchée. La toile se salit et devient impropre à retenir les bêtes – et l’araignée toute maigre, toute allongée, se tient là, immobile, mourante, n’ayant je pense plus de toile dans fil dans le ventre pr se r rep réparer ou refaire sa toile25.

27 Assez curieusement, Marie Rosny reprendra le même sujet dans une note du 13 septembre ; s’interrompant brutalement, la note est reprise par la main de Rosny aîné dans une autre direction : Au 100, une grande toile d’araignée. L’araignée très grande est au centre de la toile, recroquevillée, comme si elle veillait encore ; elle a les pattes presque transparentes. Sur cette toile poussiéreuse, sans glu, les mouches trottent… La toile me semble une nécropole, quelque chose de fantastiquement vieux comme si moi- même je voyais avec une âme de mouche et j’ai la demi terreur d’être là, à glisser devant les squelettes formidables de la dévoreuse26.

28 Si les petits faits ou les détails constituent l’armature du Journal, les considérations propres à la vie littéraire émaillent les pages du Cahier. Le centre de gravité en est, sous la main de Marie Rosny, la situation de son mari : Le jour avant, arrivée d’une famille de Besançon, enthousiaste de mon Chouzi, adorant sa manière d’écrire, lisant tous ses livres et achetant tous les journaux où il écrit. Parle de lui à Mme de B. qui nous prend en sérieuse considération et qui déclare que nous sommes « la gloire de la pension ». Je me gonfle, car je prends une part de la gloire pour moi puisque mon Chouzi m’appartient27.

29 À l’éloge succède la critique, parfois rêche : J’ai rapporté le Journal tout à l’heure ; un article de Jean Lorrain sur le volume de Valdagne La Confession de Nicaise. Cela me froisse à cause de l’insignifiance du livre, pas plus mauvais qu’un autre, mais vide, et de la partialité des éditeurs. Cela vous oblige à penser que V. réserve pour ses volumes la plus grande partie de l’argent affecté à la réclame, au détriment des autres auteurs qui n’ont même pas ce qui leur est dû. Et cette bonne à tout faire de Jean Lorrain qui vide sans rime ni raison, sur tout ce qui lui tombe sous la main (dans la main plutôt) les pots de chambre de son admiration28.

30 Marie Rosny apporte également des informations concernant les travaux d’écriture : elle évoque les moments qui la conduisent à copier les pages que vient d’écrire Rosny aîné. Ce rôle de copiste semble se doubler d’un rôle plus actif : au moment de quitter son lieu de vacances, elle précise : […] ce départ interrompra notre intimité à laquelle nous tenons plus qu’à tout. Le séjour à Béthusy nous obligera à de longues causeries et nous ne nous retrouverons en tête à tête que pour le travail, ce qui n’est pas mon moment favori29.

Genesis, 32 | 2011 68

31 Globalement, le partage du Journal est relativement clair. Les notes se succèdent et dessinent la rencontre par l’écriture de deux personnalités et d’un moment de vie conjointe. Le changement de graphie assure au texte une lisibilité immédiate et répond, en apparence, à la grande question posée à propos de toute écriture à deux : qui écrit quoi ?

32 Cependant, à plusieurs reprises au sein du Cahier, plusieurs moments d’indécision énonciative apparaissent. Certaines notes troublent la lecture par le fait que l’énonciateur ne paraît pas stable. Il semble en effet se modifier entre le début et la fin du passage. Rendant compte des élections du 27 avril 1902, Marie Rosny brocarde les « manœuvres de dernière heure » : Sortie à dix heures pour connaître le résultat des élections. Taty30 tremble d’énervement, elle veut que Dubois soit élu sans savoir pourquoi du reste, peut-être parce qu’Andriveau avait un pantalon à coudes le soir où elle l’a entendu dans une réunion. À quoi tiennent les destinées d’un pays ! Elle a pleine satisfaction. Dubois est élu à une forte majorité. On rentre se coucher, contente. Chouzi pas trop ; il a mis un bulletin blanc dans l’urne. Il les trouve tous aussi peu « ragoûtants les uns que les autres31 ».

33 Que Marie Rosny parle d’elle à la troisième personne peut se comprendre. Mais il est aussi possible de penser que le début de la note est en fait dicté par Rosny aîné, tandis que la fin constitue la réponse de Marie Rosny elle-même. Cette hypothèse, propre à soutenir l’idée d’un réel travail conjugal en commun, n’est pas vérifiable définitivement. Une autre note peut, pourtant, nous aider à poursuivre dans cette voie. À la suite d’une promenade au parc Montsouris, les deux époux assistent à un feu d’artifice : Feu d’artifice au Parc. Nous avons vu toute l’illumination, assis tranquillement sur le balcon ; c’est une surprise : nous pensions ne rien voir. Quelques fusées retombent en longues larmes d’or, d’autres restent un moment suspendues comme de grosses étoiles, le bouquet était superbe. Nous sommes moins mélancoliques, ces lueurs ont fait une éclaircie et je nous sens heureux d’être ensemble32.

34 Ce que dit Marie Rosny dans cette note, nécessairement lue par son mari, au cours de ce moment conjoint de lecture et d’écriture, est la tentative d’une union renforcée par l’écriture. Associant étroitement les pronoms, Marie Rosny affirme et revendique la force de son lien.

35 Située au début de la vie en commun, l’écriture du Journal à deux fonde un dialogue que la suite ne démentira pas. Loin des essais stylistiques hasardeux, l’écriture à quatre (ou deux) mains traduit la volonté de rapprochement des deux époux, et permet de revivre les moments vécus par des moments écrits.

36 Cette expérience consistant à écrire un journal à deux n’aura pas de suite. Les Cahiers suivants restent le domaine exclusif de Rosny aîné. Mais au cours de l’année 1907, Marie Rosny va ouvrir un journal intime dont elle donne la clé à propos d’une lecture qu’elle fait des Essais de Montaigne : Toujours négligent le Taty. Sa paresse a été secouée ce matin par la lecture d’un passage de Montaigne : « En la police économique, mon père avait cet ordre, que je sais louer, mais nullement ensuyvre : c’est qu’oultre le registre des négoces du mesnage où se logent les menus comptes, payements, marchés qui ne requièrent la main du notaire, lequel registre un receveur a en charge, il ordonnait à celuy de ses gens qui lui servoit à escrire, un papier iournal à insérer toutes les survenances de quelque remarque et, iour par iour, les mémoires de l’histoire de sa maison ; très plaisante à veoir quand le temps commence à en effacer la souvenance et trez à propos pour nous ôter souvent de peine. » […] D’où ma résolution de « refreschir cet usage ancien » pour moi-même33.

Genesis, 32 | 2011 69

37 Dès l’automne, de retour à Paris, Marie Rosny réservera à de petits agendas achetés au Bon Marché de brèves notes quotidiennes, indiquant avec minutie les comptes de la journée et livrant pour elle-même le contenu des jours.

NOTES

1. J.-H. Rosny aîné, Journal, Cahiers 1880 à 1897, Tusson (Charente), Du Lérot, 2008. 2. La nouvelle qui donne son titre au recueil est parue en 1885 dans La Revue moderniste, sous le titre Sur le calvaire. 3. Voir Jean-Michel Pottier, « Une façon de manifeste : Rosny aîné et le Manifeste des Cinq », Histoires littéraires, n° 27, 2006, p. 99-111. Les cinq signataires sont J.-H. Rosny, Paul Bonnetain, Paul Margueritte, Lucien Descaves et Gustave Guiches. 4. Le Gaulois, du 8 mars au 30 avril 1898. 5. Jérôme et Jean Tharaud, La Double Confidence, Paris, Plon, 1951, p. 19. 6. Marc Fumaroli, « Des carnets au roman, l’ironie esthétique des Goncourt dans Madame Gervaisais », dans Raymonde Debray-Genette et Jacques Neefs (dir.), Romans d’archives, Lille, Presses universitaires de Lille, 1987, p. 79. 7. Jules Renard, Journal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 128. 8. Edmond de Goncourt, Journal, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, t. III, p. 715. 9. Ibid., p. 596. 10. Cette convention a été publiée. Voir Jean-Michel Pottier, « Le dernier manifeste. La convention de 1935 », Cahiers naturalistes, n° 70, 1996, p. 257-263. 11. Ibid., p. 263. 12. Marie Borel est née à La-Chaux-de-Fonds en Suisse, le 17 juillet 1873. Mariée une première fois à Louis Borel, elle épouse Rosny aîné en août 1900. Elle accueillera l’ensemble des enfants de l’écrivain, deux filles et deux garçons et s’occupera de l’éducation de son petit-fils, Robert de Kalinowski. Très affectée à la suite d’un accident de la route dès 1932, de santé fort chancelante, elle décédera le 28 octobre 1936. 13. Robert de Kalinowki (1912-1998) a pris le pseudonyme de Borel-Rosny en hommage à sa grand-mère, Marie Borel, et en l’honneur de son grand-père, le « grand Rosny » comme il se plaisait à le nommer. 14. L’ensemble du fonds a été déposé par Robert Borel-Rosny à la Médiathèque municipale Guillaume le Conquérant de Bayeux (Calvados), où le donateur a vécu ses dernières années. L’inventaire du fonds a été réalisé par Sylvette Lemagnen, conservateur, Jérôme Leroy, adjoint du Patrimoine et Jean-Michel Pottier, maître de conférences des Universités. 15. Voir note 1. 16. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique 2, Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 66-67. 17. Voir Jean-Michel Pottier, « Le Registre et la Source, traits du Journal de Rosny aîné », dans Pierre-Jean Dufief (dir.), Les Journaux de la vie littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 93-107. 18. Cahier 1900-1907, f° 11. Pour plus de lisibilité, les citations des notes écrites de la main de Marie Rosny sont en italique, celles de Rosny aîné en romain. 19. Cahier 1900-1907, f° 46 (28 juillet 1901). 20. Cahier 1900-1907, f° 117 (15 septembre 1903).

Genesis, 32 | 2011 70

21. Elle n’est d’ailleurs pas sans poser quelques questions au moment de proposer une édition du texte. La conservation des archives par l’un des principaux héritiers autorise-t-elle pour autant une édition des Cahiers, des moments d’intimité et de doute qu’ils contiennent ? 22. Cahier 1900-1907, f° 63 (2 septembre 1901). 23. Rosny aîné brosse un portrait de Madame Alidor Delzant, épouse d’un des premiers critiques à avoir consacré un ouvrage aux frères Goncourt : « Madame Delzant, née de Caritan, figure d’aristocratie méridionale à la fois du XVIIe et du XVIIIe siècles, telle qu’on dut en voir beaucoup en Gascogne, en Guyenne ou dans le Comté de Foix, avait le visage couleur de cire, un peu translucide, les yeux grands, intelligents, accueillants, les cheveux épais, neigeux avant l’âge, la stature brève, un nez noble, assez volumineux, des mains d’une merveilleuse finesse, petites mains tendrement vivantes et très expressives », dans L’Académie Goncourt, Les Salons – Quelques éditeurs, Paris, Éditions G. Crès et Cie, 1927, p. 125. 24. Cahier 1900-1907, fos 77-79 (29 juillet 1902). 25. Cahier 1900-1907, f° 110 (8 septembre 1903). 26. Cahier 1900-1907, f° 155 (13 septembre 1903). 27. Cahier 1900-1907, f° 77 (29 juillet 1902). 28. Cahier 1900-1907, f° 85 (1er août 1902). Pierre Valdagne (1854-1937) a publié La Confession de Nicaise en 1902 (Société d’Éditions littéraires et artistiques). 29. Cahier 1900-1907, f° 89 (4 août 1902). 30. Surnom de Marie Rosny. 31. Cahier 1900-1907, f° 65 (12 mars 1902). 32. Cahier 1900-1907, f° 69 (27 avril 1902). 33. Cahier 1900-1907, f° 104 (31 août 1903). L’orthographe est conservée.

RÉSUMÉS

Signe d’une rupture notable avec la pratique d’écriture naturaliste, le Journal de Rosny aîné offre un visage particulier. Après une première étape d’écriture individuelle, conforme à la tradition du journal littéraire, il met en scène une écriture à deux. L’écrivain et son épouse, Marie Rosny, partagent le même cahier pour relater, décrire, analyser quelques moments vécus. Rosny aîné a déjà pratiqué l’écriture en collaboration puisqu’il a publié, jusqu’en 1908, près de quarante romans avec son frère. La collaboration conjugale apparaît d’un autre ordre : plus intime, elle est paradoxalement plus visible. Parfois, l’énoncé laisse apercevoir au travers de l’utilisation des pronoms personnels, une forme de fusion d’écriture. D’abord simple secrétaire de son époux, Marie Rosny prend peu à peu de l’ascendant en notant l’évocation de moments estivaux durant l’année 1907. Cette collaboration – apprentissage de l’écriture – cessera vite. Marie Rosny écrira désormais son propre journal personnel.

Revealing a notable break with Naturalist writing, Rosny Aîné’s Journal (Diary) offers an unusual aspect. After a first stage of individual writing in the literary diary tradition, he performed a duo writing. The author and his wife, Marie Rosny, shared the same notebook to record, describe, analyze several experiences. Rosny Aîné had already practiced writing in collaboration, having published up to 1938 over forty novels with his brother. Matrimonial collaboration is apparently of a different order : more private, it is paradoxically more visible. Occasionally, through the use of personal pronouns, the wording reveals a form of merged writing. First merely her husband’s

Genesis, 32 | 2011 71

secretary, Marie Rosny gradually took over while recording the summer days of 1907. This collaboration – writing training – soon ceased. Henceforth Marie Rosny kept her own diary.

Signo de una ruptura importante con la práctica de escritura naturalista, el Diario de Rosny (primogénito) presenta rasgos muy singulares : después de una etapa de escritura individual, conforme con la tradición del diario literario, despliega una escritura a cuatro manos. El escritor y su esposa, Marie Rosny, comparten el mismo cuaderno para relatar, describir, analizar algunos momentos vividos. Rosny (primogénito) ya había practicado la escritura en colaboración, puesto que publicó, hasta 1908, alrededor de cuarenta novelas con su hermano. La colaboración conyugal es de otro orden : más íntima y, paradójicamente, más visible. Por momentos, el enunciado deja traslucir a través de la utilización de los pronombres personales, una forma de fusión de la escritura. Primero, simple secretaria de su marido, poco a poco Marie Rosny va adquiriendo protagonismo inscribiendo la evocación de momentos estivales durante el año 1907. Esta colaboración –aprendizaje de la escritura – se interrumpirá rápidamente : Marie Rosny escribirá en adelante su propio diario personal.

Zeichen eines bemerkenswerten Bruchs mit der naturalistischen Schreibpraxis, bietet das Tagebuch von Rosny, dem Älteren, ein besonderes Bild. Nach einer ersten Etappe individuellen Schreibens, wie es der Tradition des literarischen Tagebuchs entspricht, wird es zur Bühne eines zweistimmigen Schreibens. Der Schriftsteller und seine Ehefrau, Marie Rosny, teilen sich ein und dasselbe Heft, um einige gelebte Momente zu erzählen, zu beschreiben und zu analysieren. Rosny der Ältere hat bereits Erfahrung mit einer kollaborativen Schreibweise, da er bis 1908 an die vierzig Romane zusammen mit seinem Bruder veröffentlicht hat. Die eheliche Zusammenarbeit zeigt sich von anderer Ordnung : Wenngleich intimer, ist sie paradoxerweise sichtbarer. Durch den Gebrauch von Personalpronomen lässt der Ausdruck manchmal eine Form von Verschmelzung der Schrift erkennen. Marie Rosny, zunächst nur Sekretärin ihres Mannes, übernimmt in der Heraufbeschwörung sommerlicher Augenblicke im Verlauf des Jahres 1907 nach und nach die Führung. Diese Zusammenarbeit, Lehrzeit des Schreibens, ist bald beendet. Von nun an wird Marie Rosny ein eigenes Tagebuch führen.

Sinal de ruptura notável com a prática da escrita naturalista, o Journal de Rosny sénior tem um aspecto particular. Após uma primeira etapa de escrita individual, conforme com a tradição do diário literário, põe em cena uma escrita a dois. O escritor e a esposa, Marie Rosny, compartilham um mesmo caderno para relatar, descrever e analisar as suas experiências vividas. Rosny já tinha praticado a escrita colaborativa, tendo publicado com o irmão perto de quarenta romances até 1908. Mas a colaboração conjugal afigura-se de uma outra ordem : sendo mais íntima, é paradoxalmente mais visível. Às vezes, o enunciado deixa perceber através da utilização dos pronomes pessoais uma espécie de fusão da escrita. Primeiro simples secretária do marido, Marie Rosny gradualmente ganha ascendente quando evoca experiências estivais de 1907. Esta colaboração – aprendizagem da escrita – não dura muito e Marie Rosny passará doravante a escrever o seu próprio diário pessoal.

Segno di un’evidente rottura con la pratica di scrittura naturalista, il Diario di Rosny, il maggiore, offre un’immagine particolare. Dopo una prima tappa di scrittura individuale, conforme alla tradizione del diario letterario, mette in scena una scrittura a due. Lo scrittore e sua moglie, Marie Rosny, condividono lo stesso quaderno per riferire, descrivere, analizzare i momenti vissuti. Rosny ha già praticato la scrittura in collaborazione, dato che ha pubblicato, fino al 1908, circa quaranta romanzi con suo fratello. La collaborazione tra i coniugi è di un altro ordine : più intima, essa è paradossalmente più visibile. Talvolta l’enunciato lascia percepire, con l’uso dei pronomi personali, una forma di fusione della scrittura. All’inizio semplice segretaria del marito,

Genesis, 32 | 2011 72

Marie Rosny a poco a poco si impone annotando i momenti estivi del 1907. Questa collaborazione – tirocinio alla scrittura – cesserà presto. Marie Rosny scriverà poi il suo proprio diario.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Rosny J.-H., naturalisme, XIXe siècle, XXe siècle, cahier

AUTEUR

JEAN-MICHEL POTTIER

JEAN-MICHEL POTTIER, maître de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne, a consacré sa thèse au Journal de Rosny aîné (1856-1940). Un premier tome du Journal est paru (Du Lérot, 2008). Il est l’auteur d’un dossier « Rosny aîné » (Cahiers naturalistes, 1996), d’articles consacrés au journal lui-même (Journaux de la vie littéraire, Presses universitaires de Rennes, 2009) et, avec A. Huftier et P. Clermont, il a dirigé un ouvrage intitulé Un seul monde. Relectures de Rosny aîné (Presses universitaires de Valenciennes, 2010). pottier.jean-michel[arobase]wanadoo.fr

Genesis, 32 | 2011 73

Incidences génétiques des Cahiers de Paul Valéry

Nicole Celeyrette-Pietri et Micheline Hontebeyrie

1 Les Cahiers de Paul Valéry constituent dans le paysage littéraire français un phénomène particulier, tant par la diversité plurielle de leur contenu que par leur ampleur temporelle : de 1894 à 1945, plus de cinquante années d’écriture matutinale. Si l’édition intégrale des Cahiers 1894-1914 met en évidence la richesse de ce document unique, elle n’en transcrit pour l’instant qu’une infime partie – à peine cinq volumes sur les vingt-neuf du fac-similé CNRS parus entre 1957 et 1961.

2 Situer ces Cahiers parmi les journaux d’auteurs semble paradoxal : Valéry s’est toujours défendu de les appréhender en « Journal », déniant l’intérêt pour le lecteur de la banalité, voire la trivialité, d’un vécu quotidien et doutant du crédit à octroyer à ce qui n’est peut-être que « fabrication de toutes pièces » (XXVI, 567, au sujet du Journal de Gide). Néanmoins il choisit l’intitulé « Journal de moi » pour écarter l’idée même d’« écrire “[s]on journal” » (XXIII, 8), séduit dès l’origine par l’idée d’un « Journal de bord » (ou « Log-book », CI, 45-116) qui apparente le scripteur à un navigateur à la manœuvre1. C’est en effet un manœuvrier de l’écriture que dévoile ce vrai-faux journal d’une pensée, d’une affectivité, d’une présence délibérée au monde.

Le journal de l’homme quelconque

3 Valéry n’est pas l’homme des événements, mais des situations qui donnent à penser. Plus encore que le dessein réfléchi, l’instinct de l’écriture lui dicte le ton. Ce n’est pas lui qui voudrait « donner du prix à ses moindres moments », tel Gide « Quel Anti pour moi ! ». Avant que la guerre de 1914 inscrive la politique dans ses préoccupations2, avant la fréquentation des salons, ses Cahiers sont à la fois le lieu et le récit d’une recherche, jamais abandonnée, qu’il nomme le Système ou encore My Psychology (CI, 129). Derrière le moi qualifié, il s’attache à découvrir l’homme universel que requiert un lieu d’écriture où il engage l’aventure de sa vie. Il veut explorer la généralité du fonctionnement humain à travers le sien propre, et note : « J’ai les sentiments de tout le monde » (CIII, 310). Le « je » doit se montrer quelconque, comme le point quelconque de

Genesis, 32 | 2011 74

la géométrie. Les confidences sont rares, à l’occasion cryptées en latin, anglais, italien. Les propos personnels sont souvent déguisés, mis en scène ou à distance ; ainsi en 1897 la situation de l’auteur, décrite entre guillemets et au passé : « J’étais, en ce temps inutilisé dans cette grande ville, dans une chambre extrêmement petite avec un tableau noir, des papiers, une lampe. […] Il n’est pas de sujet que je n’aie agité dans ce petit endroit, pas de rôle que je n’y aie joué » (CII, 128), rôle par exemple du « César de Soi- même » (142) goûtant « Il piacere di vincere » (246). Le déguisement simple est le Je d’une énonciation anonyme que chacun peut actualiser, tel celui du Cogito – chez Valéry qui aime jouer avec les phrases célèbres, celui de ses avatars. Philosophe, il notera : « Je pense, donc je puis » (XXIX, 551) ; dans le tourment : « Je souffre ; donc je suis » (XVIII, 343), voire « Je pense, donc je souffre » (XXIII, 392). Il est l’homme dans des situations communes, ou on, sujet de tout acte possible, et Teste réfugié dans la littérature. Après La Soirée, il signe du sigle T2 des notes issues de son vécu et en recopie certaines sur une feuille jointe au dossier Teste (CII, 312). Prête-nom commode, Teste est là au long des Cahiers, et prend à son compte l’attitude intellectuelle de celui qui a noté « Je ne crois qu’à ce que je devine » : « M. Teste ne pouvait souffrir les entités qu’il n’avait pas faites soi-même » (XXI, 750). Un va-et-vient subtil s’établit entre l’auteur et le personnage qui pourrait se nommer Monsieur Un tel (CI, 61).

4 Valéry a emprunté à sa lecture attentive de Loyola la notion d’exercice spirituel, bien sûr laïcisée. Une gymnastique quotidienne accompagne l’écriture du cahier, où s’inscrivent à la fois un constat de l’instant et le fragment d’un programme dont différents aspects se déclinent au cours des pages. Il s’agit d’imaginer (produire un phénomène mental), le but étant de tester le pouvoir et la malléabilité de l’esprit avec une volonté de maîtrise, et l’effort pour créer des automatismes qui élargissent le champ de la mécanique réflexe. Description, prescription, ordre à soi-même animent, avec des thèmes différents, des pages qui relatent une pratique régulière. Quelques exemples suffiront : « J’imagine […] une force vingt fois supérieure à la mienne – c’est-à-dire je réduis […] la résistance des objets spirituels et je les meus. […] Suis-je plus fort en croyant que je le suis […] » (CIII, 484) ; « Imaginer du temps ? » (174) ; « Imagine un monument connu – Tâche de compter les fenêtres… » (507). Toujours poursuivie, l’entreprise se met sous le nom de Gladiator (celui d’un cheval de course) ; ou de Robinson qui se fait ses outils de pensée et s’installera dans l’édition posthume des Histoires brisées. Plus simplement c’est Ego3, différent du vivant comme l’est un portrait, et riche des connotations venues des analyses du grand contexte4. Valéry retrace alors un effort de concentration intellectuelle dont le leitmotiv se dit : « Plus je pense, plus je pense » (CII, 39), bientôt attribué à « Agathe ». Le résultat, pour l’esprit lucide, n’est pas le rêve ou la vision, mais la vivacité de la pensée, dans une démarche qui s’attache à l’action mentale plus qu’aux « notions mortes » : « J’ai l’habitude d’“épuiser’’ les choses soumises à mon esprit assez vite » (CIII, 271). L’auteur est parfois satisfait : « Il me semble que j’ai fait un progrès sensible dans l’acte de rejoindre ma province d’idées, – de toute époque. Ce matin j’ai tenté un exercice. Peut-être faudra-t-il […] faire un tableau méthodique des exercices élémentaires » (XII, 758). Il peut même s’appeler Ego Cartesius, esquissant un Discours de [s]a méthode (CII, 245, 316). Mais la permanence d’une certitude – « Je sens depuis 47 ans qu’il y a une science mentale possible » (XXII, 729) – jouxte le regret de n’être pas allé jusqu’au bout ; de n’avoir fait que des gammes répétées « sur les mêmes notes depuis 50 ans » (XXIII, 387).

Genesis, 32 | 2011 75

5 Le pouvoir, thème de l’Ego et de sa question Que peut un homme ? est mis en échec par le système nerveux. « Je combats tout, – hors la souffrance de mon corps, au-delà d’une certaine grandeur » dit M. Teste (Œ, II, 25). Valéry note son vécu, celui d’un grand anxieux exposé à l’aberrance de la sensibilité, bien qu’il écrive « Ma pensée se méprise et méprise ma sensibilité » (V, 111). Il fait parfois des récits de Minimis (XIV, 741-742) – « Je note ces riens, car tout ceci est vrai à toute échelle » – dont les détails cachent des angoisses : la montre égarée, l’objet disparu du tiroir, la brûlure de cigarette. Une longue réflexion suit une note banale : « J’ai encore brûlé en un point mon pyjama » (XVI, 598). Le fumeur joue alors avec le temps irréversible, il s’imagine avant l’accident ou après quand il est oublié. Toute perte rappelle une définition de la mort : Tu perds son temps. « La mort est du temps perdu » (CII, 218).

6 Souvent c’est le journal d’un corps qui s’écrit ; corps parfois heureux, dont Valéry décrit la jouissance, nommée spasme (ou état extrême) ; « Dire que le vulgaire appelle cela : Plaisir ! » (XV, 373). Un style sans résonances affectives, voire emprunté à la science, met à distance l’émotion : « le Bonheur est échange “parfait” (au sens gaz parfait) » (VII, 810). Mais les Cahiers décrivent surtout le corps souffrant et ses malaises : « Quelle nuit ! Je tombe au pied du lit, je me traîne et retombe dans le couloir puis dans l’entrée – dans une angoisse mortelle et vertigineuse » (XXVI, 366-367). Tel est « le corps brutal, ou plutôt une de ses machines », machine humaine complexe dont peu ou prou chacun connaît la force et le mystère. « Qui peut songer à l’intensité de souffrance qu’un système nerveux est capable de produire ? Quel épouvantable implexe ! dans chacun ! » (XXVI, 759). Luttant contre « l’idée fixe » et « les exactions de la sensibilité » (XXII, 400), Valéry écrit alors crûment : « Qu’est-ce qui me prouve que je ne me fous pas de ces idées, de ces images, que je ne puis traiter à la mode de tant d’autres que je regarde ou je néglige comme on feuillette un album ? C’est le Mon- Corps. C’est la sensation du souffle court, du cœur gros, de la gorge sèche, de la trémulation ici et là – » (XXIX, 839).

Traiter de l’Éros

7 S’il est vrai qu’avant 1920, résolu à refouler une sensibilité trop vive, Valéry qualifiait de « dégoûtant » (V, 746) le désordre intime engendré par l’Éros, ses Cahiers d’après 1920 se font a contrario l’écho d’une morphogenèse révélatrice. Le séisme émotionnel né de la rencontre avec Catherine Pozzi lève le masque de l’intellect et, quoique le recul objectif feigne de l’emporter – « L’intelligence mêlée à l’amour […] peut faire quelque chose de ce trouble étranger […] » (VII, 627) –, il incline à considérer « la sensibilité » comme « peut-être la clef » (VIII, 184). Dès lors le corps se place en exergue et le sigle « ερος » (souvent abrégé en « ερ »), amorcé naguère (VI, 44) de façon fugace, estampille maints fragments qu’inspire l’AFFAIRE AMOUR. Puisque « la chose d’amour […] c’est être – se sentir être » (N.a.fr. 19085, f° 2 v°)5 et, simultanément, se sentir devenir « autre », soit « une sorte d’inconnu, transporté à quelque extrémité, cime, pointe du sensible » (XXII, 25), les Cahiers appartiennent au territoire génétique où cherche à se traduire la métamorphose…

8 D’une part, les tourments de la liaison cachée y sont suggérés sous forme de simili journal, dont les fragments, contrairement à l’habitude valéryenne, n’excluent pas la datation : « 22. 9. 20 […]. “À présent que vous vous êtes fait tant de bien, il ne vous reste plus qu’à vous efforcer de vous causer le moindre mal”, dit la Sagesse la plus profonde »

Genesis, 32 | 2011 76

(VII, 632). « Maudit 23 oct. 216 » (VIII, 348) ; la brève notation cryptée étant peu après suivie d’un appel au remède : « Scène du XXIII – Prenant les choses en cet état, elles semblent irréparables […]. Il suffit de substituer aux acteurs les facteurs suffisants et nécessaires de la scène » (350). À l’évidence, les Cahiers visent par l’analyse à dépersonnaliser et dédramatiser le vécu douloureux7 : « La volupté d’abord semble indivise entre les amants qui communient par elle, qui les noue par leurs différences ; mais quand elle monte à l’extrême, chacun est seul […]. Chacun pour soi, en Soi, en lutte avec soi… » (XIII, 127). La généralisation pourtant – « Théorème. La femme que l’on aime est un Monstre – et l’on ne peut aimer qu’un monstre – nécessairement […]. On ne peut aimer que l’on n’assemble à l’être aimé une quantité de propriétés ou qualités qui justifient cette passion » (XXVI, 211) – a-t-elle la capacité de conduire à l’apaisement ? Les pages suscitées par la « Fin » brutale de l’ultime passion8 (XXIX, 696 sq.) en évoquent l’échec sous le signe de la douleur.

9 Germent par ailleurs des projets à vocation éditoriale plus ou moins définie. Certains, fragments éclatés, dépourvus de successivité, ne sortiront pas des Cahiers : telle une scénographie intitulée « Orphée et Eurydice » qui prétendait « tirer de [l]a douleur un chant magnifique » (VIII, 41) ; ou une « Béatrice » où « les temps et le temps joueraient un rôle capital » (483). Plusieurs autres participent de perspectives organisées, dont l’aboutissement toutefois demeure en suspens. Ainsi une « Stratonice », apte à exprimer « l’émerveillement » (XIV, 180) d’une création réciproque des amants. Ainsi l’exemple original d’une suite de proses poétiques envisagée en « journal d’une journée de quelqu’un » (XXVII, 364). L’intention s’était signalée en amont d’un « Poème » qui retrace la « Physionomie des heures successives » (VI, 299), d’une « suite formant 24 h. » (590) ; le stimulus de l’Éros fut déterminant. Multiples sont dans les Cahiers de 1925 à 1945 les occurrences qui, raccordées à cet « Alphabet », mêlent, sans souci de chronologie, réflexions analytiques et trames poétiques, le transfert vers un brouillon stricto sensu ne s’avérant jamais sûr ; des sigles symboliques les relient aux égéries : « K » ou « Bice » pour Catherine/Karin ; « Néère » ou « NR » pour Renée Vautier ; métaphores allusives pour Jean Voilier. À cette tentative expérimentale de faire coïncider vingt-quatre heures à vingt-quatre lettres, en nuançant chacune de plusieurs poèmes conjoints, se rattachent une lettrine annonciatrice de l’écriture (X, 532) et un lien crypté entre croquis (XI, 148) – authentique avant-texte – et poème pour « X » ; en 1930, s’élabore la seule version connue, possiblement « achevée », d’un texte illustrant « Z » (XIV, 638)9, tandis que les tâtonnements, ébauches et vrais brouillons ne cessent de proliférer. Valéry ne fait paraître dans des revues qu’une dizaine des textes du chantier poétique10 ; il notera en 1939 son ambition, génétique avant la lettre, d’« imprimer les études pour alphabet telles quelles […] un moyen de travailler sur épreuves » (XIX, 48).

10 Le questionnement persiste : « Si l’on cherchait […] ce que chaque individu poursuit dans son amour […] que trouverait-on ? Je me demande si “l’instinct sexuel” répond à tout » (XV, 709). Mais la priorité reste la quête du langage propre à traduire tous les états liés à l’Éros : un « Langage des Dieux » (VIII, 842), ciblant principalement l’acmé de l’« actus veneris » qui « fait du vivant un être et un dieu, sensation + extase […] » (VII, 868)11. En somme, s’enivrer du « pain de volupté » au « plus haut de l’esprit » (XI, 525).

Genesis, 32 | 2011 77

Le journal dessiné

11 Quand il pense au Système, Valéry veut écrire en langage « absolu », monnayable en acte et sensation, en opérations exactes, parfois empruntées au langage scientifique. Le dessin d’autre part lui est un second langage pratiqué avec le bonheur de la virtuosité, et un exercice où il se raconte autrement12. Frappent surtout les autoportraits, souvent assombris, rides creusées – tel doublé du mot suicide – qui montrent brièvement ce qui ailleurs se crie : « Angoisse, mon véritable métier » (CX, 51). Parfois la dérision s’y mêle ; un croquis de petit cercueil vient signifier que la place de l’homme se mesure à « la boîte de sa momie » (XI, 242). Pour celui qui répète que « l’avenir, c’est la mort », et qui ne croit pas à une autre vie, le geste du penseur devient un thème d’« Aqua-forte. Deux mains vivantes soutenant, serrant leur tête de mort » (XI, 641). C’est modeler soi-même la vanité intime, le crâne. C’est résumer en quelques traits la longue réflexion sur la mort qui hante les Cahiers, mêlée souvent à celle sur la religion, thèmes essentiels du projet inabouti d’un « Dialogue des choses divines ». Les dessins ont souvent chez Valéry une charge affective. Tel celui de son buste, dû à Renée Vautier (XV, 353). Il a un recul, un refus de cette « immortalité de l’être sans membres » qui lui semble étrangère. Mais l’acte de l’artiste et les sensations du modèle ont formé une relation de l’Ego avec cette Néère qu’il aime, sous le double signe du désir et de l’art, « Pose – J’ai tes doigts argileux, ô Sculpteur, dans les oreilles, dans le cou. La nuque d’argile effleurée fait frémir toute la chair du modèle […] qui verrait ton travail avec des yeux pour la profondeur, te verrait travailler le vif et modeler ce qui est caché » (XV, 300). Comme le visage, la main qui trace s’observe. Métonymie de l’écrivain, métaphore de l’esprit, outil et touche-à-tout qui découvre le monde de plus près que le regard, elle s’éprouve en se dessinant, main avec plume, crayon, pinceau, bague d’améthyste, ou cigarette (compagne des « heures consumées »), dos ou paume, poing serré mesurant sa force. Elle se veut dédiée à la caresse, mais peut devenir violente : « Je te prendrai par le cou, à la base ; […] et je te dirai que je t’aime / Et je te ploierai par la nuque jusqu’à ce que tu l’aies compris » (XVII, 780). Elle se représente même (fantasme ?) en main d’Othello, étrangleuse (XXIV, 71).

12 Comme dans l’écriture, l’Ego se montre déguisé. En 1931 à Oxford, c’est un nouveau Doctor honoris causa qui esquisse sa silhouette, au pinceau et à la plume, et commente – « robe rouge à parements soie grise » (XV, 157-162) – ajoutant un ordre désobéi : « Not smoking in academical dress. » « Poor Mr Teste ! » Parfois il se préfère en Ouroboros qui se ferme en cercle en dévorant sa queue, figure de l’aporie d’une théorie de la connaissance, avec une devise « J’ay bon goust » (XVIII, 303) comme un écho à l’« amère saveur » de la Parque. Il note aussi, car la boutade est un autre masque, « Moi le Serpent / avaleur de toutes les couleuvres de la vie » (VIII, 138).

13 Le Moi a ses lieux, ses chambres d’amis ou d’hôtel, cellule de Solesmes, cabine de bateau lors d’une croisière, où il écrit un vrai « Journal de bord » illustré d’aquarelles (X, 793 sq.). Ce sont les refuges du conférencier qui note l’endroit et la date ; espace clos pour l’écrivain dont le tableau fétiche est Le Philosophe en méditation. Le voyageur observe ce qu’il voit par la fenêtre ouverte, ou associe au lieu la tonalité d’un moment : « À l’aube – ce pays se compose peu à peu. […] Je regarde de 15 secondes en 15 secondes ce tableau » (XVI, 272) ; « Cannes. Majestic. 18. 3. 33 Chambre de cette terrible crise » (233) : crise faite de vertiges que traduit une tête cernée de flèches (238). Lieu des rêves souvent notés pour en chercher la loi (ou pour le plaisir du récit ?), le lit défait est un thème

Genesis, 32 | 2011 78

privilégié : « Ce lit désordonné offre un objet dont la figure ne se reproduira jamais » (XXII, 332).

Ego Scriptor

14 Dès les premiers Cahiers, Valéry pense à un lecteur : « Je travaille pour quelqu’un qui viendra après » (CII, 60). Il note « J’écrirai un livre de problèmes » (31) et songe à « proposer une philosophie » (CIII, 478), plus tard un « dictionnaire ». Il revendique sa « réforme » qui remplacerait les mots abstraits des philosophes par « des opérations indiquées, toujours à partir du concret et concrètes » (530). Tant pour autrui que pour soi-même, il cherche la formule heureuse qui facilite la mémorisation ; il veut, comme Teste, apprendre par cœur ses idées. Le cahier raconte son travail de chaque jour, l’essentiel de sa vie en ce temps-là. Il transforme une situation vécue en canevas d’histoire brisée, une expérience en aphorisme, en remarque de moraliste avec le plaisir de « sucer une sentence » (XV, 378). « Arme-toi de la logique – contre les autres » (CI, 159). La genèse des recueils de notes, peu examinée, montrerait que presque tout vient des Cahiers, même anciens. Valéry n’oublie rien, relit, choisit, laisse tel quel, rature ou développe, et modifie l’effet en changeant le contexte. Le Cahier B 1910, récrit à partir de cahiers antérieurs, est un artefact et le titre Tel quel est trompeur. Le livre résulte d’un tri et d’une composition. L’auteur choisit des fragments éloquents. Il reprend dans Analecta (Œ, II, 720) sa crainte des idées à soi volées : « Ce que je me dis, ce que je me crie – je ne veux qu’un autre me le dise. Je souffre, je m’évanouis s’il me dit cette même pensée […] » (V, 8-9). Et dans le « Log-Book de M. Teste » (Œ, II, 40), le mystère d’un moi : « C’est ce que je porte d’inconnu à moi-même qui me fait moi » (V, 23)13.

15 Des scènes personnelles datées, presque mythiques, sont pour Valéry l’occasion de méditer sur le hasard, l’hérédité, la vie et la mort. Telle la confrontation avec ses spermatozoïdes : « Vu dans le microscope, la myriade de mes têtards. […] Rien ne donne une idée plus nette du hasard que cette vue » (CX, 58). Telle la sensation des premiers mouvements du fils à naître : « Non rien […] ne vaut ces signes de vie, ce commencement dans le ventre maternel […] » (VI, 18). Plus tard, c’est un saisissant tête-à-tête : « 3. 11. 31. Au Muséum, chez Rivet, longtemps manié le crâne de Descartes. […] Crâne très bien équilibré. Bien conservé » (XV, 400), illustrant le geste prêté à un Hamlet intellectuel : « S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre » (Œ, I, 993).

16 La sensibilité trop vive conduit aussi à l’écriture. Le discours né du mal d’amour s’inscrit sous pseudonyme, disant les tourments de l’homme âgé et sa passion vaine pour Néère : « Polyphée regardait et touchait Néère “comme s’il eût été dans l’acte de la construire” » (XV, 515). Un autre nom, Stratonice, et le souvenir d’un tableau d’Ingres disent la rivalité d’un jeune homme et d’un vieillard, Antiochus et Séleucus, le fils et le père. Dans un va-et-vient entre Cahiers et brouillons, une tragédie s’ébauche, inachevable, exprimant dans deux registres le désir et le renoncement d’un Je un moment dédoublé. Le dialogue de théâtre est un cadre propice. À propos de « Mon Faust », dont l’acte IV resté dans les brouillons est proche des Cahiers, Valéry écrira : « un certain jour de 1940, je me suis surpris me parlant à deux voix » (Œ, II, 1412). « Lust et Faust sont moi » (XXIX, 904). Lust, ou désir/plaisir, nom sous lequel il pense à Jeanne. Elle exacerbe en lui le besoin de l’autre qui le mène à la « catastrophe ». « C’est quand l’ Objet n’est pas de ceux dont l’esprit peut avoir raison […] Quand donc il doit se

Genesis, 32 | 2011 79

reconnaître impuissant et subir – il y a souffrance aiguë. Aj. marg. K[arin] 991 Voilier, immatriculation de voiture » (XXVII, 507). L’homme qui note en 1944 « Ego – je vais avoir 73 ans – Pèserai-je ma vie ? » (XXIX, 194), conclut en 1945 « Je ne vois pas ce qui me ferait plaisir dans ce qui est possible » (XXIX, 909).

17 Les Cahiers offrent aussi un journal d’écrivain aux prises avec le langage, les contraintes du vers, le rêve d’une prose parfaite (un Manuscrit trouvé dans une cervelle), avec le souci de l’effet et ce constat : « Écrire – c’est se lire » (VII, 593). Tout cela est repris dans la rhétorique de Variété. Dès 1895, pour rédiger l’Introduction à la méthode, l’auteur avait « vidé sur la table toutes les vieilles notes, tous les albums, carnets » (Corr. G/V, 325). Du fait même de la réflexion et du style de Valéry, l’Ego et le Scriptor sont dans les Cahiers intimement liés. Il n’y a pas de frontière nette entre l’écriture privée et celle de l’écrivain. S’il note la date d’un incident, c’est pour analyser un « virement de crédits nerveux […], un fait général » (V, 193) aussitôt utile. « Aujourd’hui 17 mars 1914 je fais profiter un petit travail en vers, de l’excitation provoquée par un scandale public » : l’affaire Caillaux sert le chantier de La Jeune Parque.

18 Valéry fut celui qui s’astreint à la rigueur, la précision, parfois l’abstraction, puis celui qui transfigure ses émotions, et fait des scénarios avec ses lettres d’amour. Il fut aussi un homme célèbre. Le souci de conservation et de récupération de toutes ses trouvailles est un des traits génétiques de l’œuvre qui, dans ses divers aspects, se nourrit des Cahiers. Ils contiennent des passages de sa correspondance – lettres à Gide, à Louÿs, à Voilier, sans doute aussi lettres à Catherine, détruites, selon les cas, brouillon ou archive d’une écriture que l’auteur garde pour au besoin s’en resservir. Ainsi ces lignes d’une lettre à Voilier de 1943, mises sous le titre « Hermodore à Polydore » : « Je puis dire et prononcer ceci sur moi-même que J’ai fait ce que j’ai pu pour que le thème monotone de l’amour reparaisse, se fasse entendre à l’octave supérieure » (XXVII, 416-417).

19 Dès 1899 apparaît le ton du bilan caractérisant les fragments sous le titre Mémoires de moi : « Je me suis quelquefois essayé, dans des travaux destinés au plus parfait secret – à définir correctement l’homme » (CIII, 212) ; Valéry regrettera le temps de ses vieilles idées, de son vieux système, de sa vieille théorie. Au fil des ans s’est installé en lui un retour presque compulsif sur l’origine de l’écriture quotidienne, attentive au Corps, à l’Esprit et au Monde : la crise de 1892, qui marque le début de la recherche. Le mécanisme en est souvent analysé. C’est le discours d’un Narcisse qui se reconnaît dans ses premières intuitions : « Vieux désir, te revoilà […] de tout reconstruire en matériaux purs » (CX, 89). La vie est jalonnée de persévérance et d’espoir de progrès. Valéry note la constance de son « intention intellectuelle et vitale [pour] en finir avec tout le vague des pensées » (XXVII, 23). « J’ai passé ma vie dans ce travail » (XXII, 204). « Tout m’ennuie au fond – qui n’est pas ce que j’ai naïvement formé entre 92 et 1900 – à quoi je me suis voué » (XI, 737). Rappel remarquable chez celui qui se dit ennemi des souvenirs et pourtant les raconte. « Faut-il écrire, dicter ces lambeaux, ces mélanges de faux et de vrai ? » (XXII, 780). À la mémoire brute il préfère celle, inventive, complétive, qui produit en altérant : non la simple remémoration, mais la réinscription du passé dans la chair du présent, réécriture capable de féconder l’instant. C’est une forme de l’avancée à reculons, exercice répété dans différents contextes et moins critique qu’on ne le dit. Parfois le ton est proche de l’examen de conscience : « Il y a longtemps que je n’ai pas repensé l’idée ancienne fondamentale. Ma première vérité. Celle du limité instantané – du fini. Ni longtemps, ni à la fois » (XIV, 901). Celui qui a « connu tous les

Genesis, 32 | 2011 80

sentiments de l’avare spirituel » (V, 52) s’inquiète en 1945 de ce qu’il adviendra de la seule œuvre qu’il revendique : « Je crois que ce que j’ai trouvé d’important – je suis sûr de cette valeur – ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes » (XXIX, 908). C’est une sorte d’adresse au lecteur idéal.

Une « manière de voir » Histoire et Politique

20 La réflexion historico-politique de Valéry, authentiquement personnelle dès la source, n’en manifeste pas moins la présence sous-jacente d’un débatteur. Si dans les Cahiers 1894-1914, elle ne figure que par intermittence, comme intégrée à la quête psycho- physiologique [« L’histoire comme oubli des événements ou leur souvenir variant » (V, 147)], très tôt toutefois Valéry déclare le manque de crédibilité des faits historiques, « imaginaires » (CII, 22), sans lien de nécessité entre eux. L’approche historique, soutient-il à l’encontre de la tradition héritée du XIXe siècle, doit « se faire à coup de questions et non suivre les monuments » (V, 265) car, « sans rien altérer dans les matériaux, il y a une infinité de manières de voir, de conjuguer, de ranger et de dénombrer » (768). Dès 1895-1896, enrichi de débats amicaux (avec , André Gide et surtout André Lebey après 1900) dont la correspondance livre souvent les échos14, le point de vue novateur génère en interconnexion l’écriture de trois essais : La Conquête allemande (Œ, I, 971), publié à Londres ; Le Yalou (Œ, II, 1016), conservé par- devers soi jusqu’au tirage limité de 1928 ; « Le Souper de Singapour », laissé inabouti15. Dans les années vingt et trente, s’appuyant sur la conception personnelle d’un Temps où le passé ne vit « que du sang de l’instant même » (XIII, 455), les Cahiers s’attachent à façonner l’analyse, qui se vivifie de relations avec « quelques têtes de l’Europe » [« c’est nécessairement les mesurer et se mesurer »] (XIII, 76). Valéry consigne alors le mémento de ces rencontres, telles avec Maurice Paléologue sur la « Russie » (IX, 427) ou Albert Sarraut sur les « affaires Chine-Angleterre » et la « politique russe en Asie » (XII, 8) ; avec Édouard Daladier « d’accord […] sur l’Histoire » (cahier inédit, août 1933) ou André Malraux « sur Espagne, communisme etc. » (XX, 12). Parmi ces rappels elliptiques, se notent l’audience du 29 décembre 1926 où Valéry rend compte à Aristide Briand de sa mission probable à Berlin (XI, 883), et la réaction acerbe du polémiste Léon Daudet : « Vous avez parlé à Berlin ! Politique de Briand etc. » (812). Le lecteur des Cahiers, loin de ne retenir que « l’écume des choses16 », se trouve enclin à en déceler l’incidence sur la dynamique scripturale.

21 Alors que se développe une controverse sur le rôle de l’Histoire et la valeur de son enseignement, Valéry maintient son propre cap : « L’histoire, écrit-il dans un cahier de 1927, sert à donner l’illusion d’une vérification antérieure des raisonnements politiques, stratégiques, économiques – etc. » (XII, 202). Comment se fier à elle quand elle n’apparaît au mieux que « forme la plus naïve de la littérature » (XIV, 829), au pire que « mascarade de l’esprit » (370) ou « chronique des maux infligés à des millions d’êtres » (XXIV, 82) ? Ni « vérifiable » ni « formelle » (XXVI, 732), elle n’est qu’un « bandeau d’images grossières » occultant « la présente réalité » (XXVIII, 401). De l’élan inchoatif de cette réflexion sans relâche revisitée et revitalisée naissent de nouveaux essais, dénonçant avec force l’incapacité des historiens à déterminer des lois, pointant le danger de « la prétention de prévoir » (Œ, II, 937), prononçant un verdict sans appel [« L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré » (935)], stigmatisant la « tradition naïve de la politique historique » qui mène les

Genesis, 32 | 2011 81

Européens à « une sorte d’équilibre de faiblesses » (926), livrant un aperçu prémonitoire : « Considérez un peu ce qu’il adviendra de l’Europe » quand l’Asie mettra sur le marché, « en quantités écrasantes, à des prix invincibles », les produits fabriqués par sa population, « la plus sobre et la plus nombreuse du monde », dont « l’introduction des pratiques de l’hygiène » aura favorisé l’accroissement (927)17.

22 Pour asseoir la paix en Europe, Valéry préconise de faire prévaloir une politique dite de l’esprit, une coopération intellectuelle indépendante d’un engagement partisan. Mais tandis que les propos qu’il tient en public répercutent une position fermement ancrée, le questionnement de soi à soi ne faiblit pas ; à la fin des années trente, se surprenant à « “penser” politique », à « prend[re] parti etc. », il traduit sa perplexité : « Mais comment suis-je entré dans cette voie d’esprit ? – comme dans un rêve… J’ai donc changé de Moi – […] c. à d. que la même action extérieure produit des effets différents. » Aj. marg. : « Rien de plus faux que mêmes causes mêmes effets »] (XXI, 18). Son point de vue sur l’Histoire en revanche ne subit pas de variation, déterminant l’esquisse d’un livre en gestation : « Vraie valeur de l’Histoire / Chapitre Z – analyse et théorie / de l’ Importance = […] importance de quoi, pour qui ? / Propriété de l’événement […] / Présomption de causalité […] » (XXIV, 553). Annoncé en réponse à la conception divergente d’Anatole de Monzie, ce « petit livre » (Œ, II, 1549) ne verra pas le jour ; le contexte toutefois réactive généralisation et interrogations fondamentales : quel sens donner au mot « “valeur” » (ibid., 25, 394, 870 ; XXV, 215, 415) ? quelle réponse fournir à la question latente : « “L’histoire” est-elle possible ? (Étant donné ce que l’on croit qu’elle est. Mythe) » (XXIV, 870).

23 Bientôt, les circonstances faisant pression, Valéry prépare une réédition des Regards sur le monde actuel (Œ, II, 912 sq.) cependant que les Cahiers des années 1940 à 1945 (XXII à XXIX) multiplient les fragments mis sous le sigle fédérateur « H[istoire]-P[olitique] ». La relative concision de ces fragments n’altère pas la profondeur de vue de l’analyste, qui perçoit dans l’actualité événementielle la confirmation de ses thèses. Il lui suffit de lignes brèves, le 3 septembre 1939, pour anticiper « la démence » de la guerre et y pressentir la « fin d’un monde » (XXII, 551)18. Quelques lignes, au terme du conflit qui coïncide avec les derniers mois de la vie de Valéry, suffisent à synthétiser le fondement même de la réflexion : « HP avril-mai 45 L’Allemagne expire. Et avec elle l’Europe – puisqu’il n’y a plus de grandes puissances que non européennes. […] Je l’avais facilement prévu, sur la carte, dès 1900. Mon “théorème” dans la “Crise de l’esprit”. La puissance Europe était dans son monopole technique. Ayant livré ce trésor, les masses devenaient prépondérantes et les puissances se classaient dans l’ordre quantitatif. Du reste, la prévision au-delà est vaine. Car le rôle futur des inventions échappe à toute imagination » (XXIX, 798).

24 Exercices ou gammes, journal à la manière valéryenne aspirant à se distinguer de la tradition diariste et dépourvu du but, cher à Gide, de « faire impression » (XXII, 888), les Cahiers constituent le terreau scriptural où s’inscrit la quête générale d’une pensée en acte, l’œuvre essentielle pour Valéry. Porteuse d’un vécu aussi bien affectif qu’intellectuel, narcissique souvent quoique visant en filigrane quelque « autrui », cette « recherche infinie » (XXVI, 366) – travail « le moins littéraire du monde » – témoigne d’une écriture à l’image de l’Ego : susceptible de « transformations », « substitutions » et « combinaisons ». Celui qui écrivait en 1911 « Je cherche mon secret » note, peu avant sa mort : « Après tout, j’ai fait ce que j’ai pu » (XXIX, 908). L’immense texte des Cahiers, dans sa complexité et sa variété au cours de l’évolution d’un homme et du

Genesis, 32 | 2011 82

monde, eut pour l’écrivain une évidente fonction génétique. Il y trouvait au fil du temps les « débris du futur ».

NOTES

1. Les références CI, …CXI renvoient à l’édition des Cahiers 1894-1914 (Gallimard). Les références I à XXIX à l’édition en fac-similé du CNRS ; et Œ , I, Œ, II aux Œuvres I et II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », rééd. 1987-1988. 2. Dans un carnet, Valéry retenu avec sa famille à La Preste, tient un vrai journal du 2 août au 10 octobre 1914, mais notant surtout ses préoccupations personnelles. Le Valéry d’âge mûr notera dans ses Cahiers des conversations, des rencontres, des anecdotes (certaines absentes du fac-similé) pouvant constituer un journal au sens classique. 3. Ego, sigle marginal et rubrique de classement thématique, comme Ego Scriptor. 4. Le Moi, central dans les Cahiers, amène peu ou prou le vécu personnel dans les passages qui en traitent. 5. Ce cahier de notes intimes n’est pas reproduit dans le fac-similé. 6. Voir lettre de Valéry du 24 octobre 1921 ( La Flamme et la cendre, Paris, Gallimard, 2006, p. 201-203) et Journal 1913-1934 de Catherine Pozzi (Paris, Phébus, coll. « Libretto », 2005, p. 223-227). 7. Valéry confia à André Lebey en avril 1922 avoir été tenté par le suicide (Valéry, Lebey. Au miroir de l’Histoire, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la Pléiade », 2004, p. 412). 8. Jean Voilier (Jeanne Loviton), destinataire d’un millier de lettres, inspiratrice de « Lust » (Œ, II, 276 sq.). Ce séisme passionnel hâta la mort de Valéry. 9. Voir M. Hontebeyrie, Paul Valéry, deux projets de prose poétique « Alphabet », « Le manuscrit trouvé dans une cervelle », Paris, Caen, Lettres modernes Minard, 1999. 10. Plusieurs de ces textes ne figurent pas dans les éditions (posthumes) d’Alphabet. 11. La raillerie cependant subsiste : « Le cœur et le c… sont les deux mamelles de la Littérature » (XXII, 254). 12. Voir N. Celeyrette-Pietri, « Regards sur les dessins dans les Cahiers de Valéry », Passage d’encres, « Valéry – Le Dessin de l’écrit », 1997. 13. Ainsi « Je suis rapide ou rien […] » (V, 8-9) est repris dans le « Log-book de M. Teste » (Œ, II, 38-39) ; ainsi « Pourquoi j’aime ce que j’aime ? […] » (V, 111) repris dans Œ, II, 39, etc. 14. Voir Paul Valéry, « Regards » sur l’Histoire, dir. R. Pickering, Clermont-Ferrand, Presses universitaires, 2008. 15. Pour La Conquête allemande, voir Valéry, Lebey, op. cit., p. 276 sq., et Paul Valéry 13 ; « Le Yalou », lectures critiques et génétiques, éd. N. Celeyrette-Pietri et H. Laurenti, Caen, Lettres modernes Minard, 2010 ; Le Souper de Singapour. Dossier de notes manuscrites, éd. H. Laurenti, ibid., Caen, 2006. 16. « J’ai l’idée confuse que les événements ne sont que l’écume des choses ; mais les choses sont insaisissables, et l’écume en est éphémère » (préface à André Lebey, Coffrets étoilés, Paris, La Renaissance du livre, 1918 ; voir B.E.V., n° 29, 1982, p. 24). 17. Valéry n’en connote pas moins d’autodérision son refus de participer en 1934 à la décade de Pontigny où on doit débattre de son apostrophe aux civilisations mortelles (Œ, I, 988) : « se méfier, écrit-il à Paul Desjardins, des invocations à l’histoire et des prétendues démonstrations que l’on

Genesis, 32 | 2011 83

en tire… par la queue. On trouve tout ce que l’on veut dans ce grand magasin des antiquailles » (Lettres à quelques-uns, Paris, Gallimard, 1952, p. 222). 18. Le 5 septembre une lettre détaille son appréhension : « la profondeur probable de l’abîme où l’Europe, l’esprit, le divin sens de la forme (ou ce qu’il en reste) vont tomber » ; il redoute « les effets de l’entrée des russes en Europe » et les conséquences de « la rupture de tous les équilibres politiques » (Correspondance Valéry/Voilier, catalogue de vente, Monte-Carlo, 1982).

RÉSUMÉS

L’aventure des Cahiers, poursuivie par Paul Valéry durant plus de cinquante années, dévoile un manœuvrier de l’écriture. Ce quasi « journal de bord », qui, sous les divers masques de l’Ego, explore sa pensée, engage un subtil dialogue entre le fonctionnement propre du Moi et celui de l’homme universel. L’avatar intellectuel « Je pense, donc je puis » n’occulte pas les affres d’une vive sensibilité cherchant à traduire en « Langage des Dieux » les états liés à l’Éros. Et le langage « absolu », qui à l’écriture associe souvent le dessin, sa quête ad libitum, multipliant les exercices sous la figure métaphorique de Gladiator, tandis que Valéry, en parallèle, applique à l’Histoire et aux événements du « monde actuel » la clairvoyance de ses regards. Journal à la manière valéryenne, hors visée d’une « fabrication » à des fins littéraires, la « recherche infinie » des Cahiers recèle une richesse génétique évidente.

Paul Valéry’s Cahiers or notebooks, carried on for over fifty years, is an undertaking that shows him as a skilful writing strategist. Similarly to a ship’s log, under the Ego’s various disguises, it explores his thoughts, engages in a subtle dialog between the Ego’s own functioning and that of universal man. The intellectual transformation “I think therefore I can” does not conceal the anguish of an acute sensitivity seeking to translate into a “gods’ Language of the Gods” states linked to Eros. Thus “absolute” language, often associating drawing and writing, is freely sought, in the multiplication of “exercises” under the metaphorical guise of Gladiator. At the same time Valéry applies the insight of his vision to History and the present of today’s world. A “Valerian”- style diary, not aiming at a literary construction, the “infinite quest” of the Cahiers reveals an obvious genetic wealth.

La aventura de los Cuadernos, que Paul Valéry llevó adelante durante más de cincuenta años, pone en evidencia un maniobrero de la escritura. Este casi “cuaderno de bitácora” que detrás de las diversas máscaras del Ego explora su pensamiento, entabla un diálogo sutil entre el funcionamiento propio del Yo y el del hombre universal. El avatar intelectual “pienso, luego puedo” no logra ocultar las angustias de una sensibilidad viva que intenta traducir en “Lenguaje de los Dioses” los estados vinculados con el Eros. Y el lenguaje absoluto, que asocia a menudo el dibujo a la escritura, su búsqueda ad libitum, que multiplica los ejercicios alrededor de la figura metafórica de Gladiator, mientras que Valéry, paralelamente, ilumina la Historia y los sucesos del “mundo actual” con la clarividencia de sus enfoques. Diario al estilo de Valéry, sin ninguna intención de “fabricación” con fines literarios, la “búsqueda infinita” de los Cuadernos encierra una riqueza genética evidente.

Das Abenteuer der Cahiers, das Paul Valéry im Verlauf von mehr als fünfzig Jahren unausgesetzt unternommen hat, enthüllt einen geschickten Schreibkünstler. Dieses sogenannten „Logbuch“, das hinter verschiedenen Masken des Ego sein Denken auslotet, lässt die Funktionsweisen des

Genesis, 32 | 2011 84

Ichs und diejenigen des universellen Menschen in einen subtilen Dialog miteinander treten. Die intellektuelle Spielart „Ich denke, also kann ich“ verhehlt nicht die Abgründe einer lebhaften Empfindsamkeit, die die Zustände, die an den Eros gebunden sind, in eine « Sprache der Götter » zu verwandeln trachtet. Und die „absolute“ Sprache, die mit der Schrift häufig die Zeichnung verbindet, auf der stetigen Suche nach sich selbst, vervielfältigt die Exerzitien in der metaphorischen Figur des Gladiators, während Valéry, parallel dazu, die Hellsichtigkeit seines Blickes auf die Geschichte und auf die Ereignisse der „Aktualität“ anwendet. Jenseits des Ziels einer „Fabrikation“ zu literarischen Zwecken, birgt die „unendliche Suche“ der Cahiers, dieses Tagebuch nach Art Valérys, einen unzweifelhaften textgenetischen Reichtum.

A aventura dos Cadernos, prosseguida por Paul Valéry durante mais de cinquenta anos, desvenda um manipulador da escrita. Este quase “diário de bordo”, que, sob as diversas máscaras do Ego, explora o pensamento, estabelece também um subtil diálogo entre o funcionamento próprio do Eu e o do homem universal. O avatar intelectual “penso, logo posso” não disfarça as aflições de uma viva sensibilidade que procura traduzir em “Linguagem dos Deuses” os estados relacionados com Eros. E a linguagem “absoluta”, que associa frequentemente o desenho à escrita, procura-se ad libitum, multiplicando os exercícios sob a figura metafórica de Gladiator, enquanto Valéry, ao lado, aplica à História e aos acontecimentos do “mundo actual” a clarividência do seu olhar. Diário à maneira valéryana, descartada uma “fabricação” a fins literários, a “procura infinita” dos Cadernos oculta uma clara riqueza genética.

L’avventura dei Cahiers, perseguita da Paul Valéry per oltre cinquant’anni, svela un manovriere della scrittura. Questo quasi “giornale di bordo”, che sotto le diverse maschere dell’Ego esplora il suo pensiero, intraprende un dialogo sottile tra il funzionamento proprio dell’Io e quello dell’uomo universale. L’avatar intellettuale “penso, dunque sono” non occulta le angosce di una viva sensibilità che cerca di tradurre in “linguaggio degli dei” gli stati legati all’eros. E il linguaggio “assoluto”, che alla scrittura associa spesso il disegno, si cerca ad libitum, moltiplicando gli esercizi sotto la figura metaforica di Gladiator, mentre Valéry, in parallelo, applica alla Storia e agli avvenimenti del “mondo attuale” la chiaroveggenza dei suoi sguardi. Diario alla maniera di Valéry, non mirante a una “fabbricazione” a fini letterari, la “ricerca infinita” dei Cahiers racchiude una ricchezza genetica evidente.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Valéry Paul, histoire, cahier, dessin, politique

AUTEURS

NICOLE CELEYRETTE-PIETRI

NICOLE CELEYRETTE-PIETRI a enseigné la littérature française moderne et contemporaine à l’université Paris XII. Membre de l’équipe Valéry de l’ITEM (ENS-CNRS) depuis sa fondation, elle est l’auteur d’une thèse : Valéry et le moi, des Cahiers à l’œuvre (Klincksieck, 1979) et de nombreux articles sur Paul Valéry. Elle est responsable de l’édition intégrale des Cahiers 1894-1914 (Gallimard, t. I-XI) avec Judith Robinson-Valéry, puis Robert Pickering. celeyrette.nicole[arobase]neuf.fr

Genesis, 32 | 2011 85

MICHELINE HONTEBEYRIE

MICHELINE HONTEBEYRIE, membre de l’équipe Valéry de l’ITEM (ENS-CNRS), participe à l’édition intégrale des Cahiers 1894-1914 de Valéry (Gallimard) ainsi qu’à l’étude génétique des manuscrits de l’auteur à propos desquels elle a publié divers articles. Auteur d’une thèse parue sous le titre Paul Valéry – Deux projets de prose poétique, « Alphabet » et « Le manuscrit trouvé dans une cervelle »(« Archives des Lettres modernes », 275), elle a présenté et annoté en 2004 un choix de lettres,Valéry-Lebey, Au miroir de l’histoire (Gallimard, « Les Cahiers de la Pléiade »). mrh2818[arobase]wanadoo.fr

Genesis, 32 | 2011 86

Vrai « Faux Journal » de Jude Stéfan

Marie-Françoise Lemonnier-Delpy

1 En octobre 1975, la NRF publie un volume de Journaux intimes inédits – soit un siècle d’écriture diaristique, puisque le recueil commence avec un texte de 1888 et se poursuit avec des extraits de journaux, écrits tout au long du XXe siècle jusque dans les années soixante-dix (1974 pour les fragments datés). L’avant-dernier de la série est signé de Jude Stéfan et s’intitule « Faux Journal (ou : Une vie de bran) ». Il offre une double caractéristique. Il est publié dans un collectif où se retrouvent des textes déjà existants ou livrés par leurs auteurs pour figurer dans ce panorama de « journaux intimes et carnets » du XXe siècle et il n’a fait l’objet d’aucune publication autonome par la suite. Mais il marque le début d’une série d’œuvres stéfaniennes à caractère diaristique. Onze ans plus tard en effet, Jude Stéfan reprend le même titre de Faux Journal pour un livre qu’il publie seul. Si ce texte n’est pas la reprise de celui de 1975, il n’en constitue pas davantage la suite. Plusieurs aspects séparent les deux « Faux Journal ». Le premier, de 1975, ne mentionne aucune année de référence et répond à une sollicitation éditoriale de Gallimard. Le second, de 1986, porte sur les années 1979-1985 et est publié à l’initiative de Jude Stéfan1. Enfin, le texte de 1975 offre seul un intérêt tout particulier pour qui veut étudier la genèse du journal publié : il livre aujourd’hui une part de ses secrets, grâce au dépôt récent, par l’auteur, du tapuscrit sur lequel figurent des interventions auctoriales et surtout éditoriales.

2 Ce texte, publié par la NRF, mérite doublement son nom puisque, à la fausseté voulue par l’auteur et qui résonne comme une déclaration, une position de principe sur le genre diaristique, s’ajoute celle décidée par l’éditeur pour la publication. C’est en tout cas ce que prouve la confrontation entre d’une part le tapuscrit remis par l’auteur et revu par l’éditeur et d’autre part le texte publié dans la revue. Ce tapuscrit, resté inédit à ce jour dans son intégralité, donne à voir les coupures opérées dans le texte par l’éditeur. La question de la fausseté se trouve ainsi correspondre à deux démarches. La première, auctoriale, a pour spécificité d’être érigée en principe et exhibée par son titre, tandis que la seconde, éditoriale, est ignorée du lecteur et circonstancielle.

3 Jude Stéfan conçoit en effet la fausseté comme indissociable du journal. Initialement placée en sous-titre dans le tapuscrit, la mention « Faux journal » était une sorte de commentaire générique du titre « Une vie de bran ». Le surgissement de l’écriture

Genesis, 32 | 2011 87

diaristique dans l’œuvre de Jude Stéfan s’accompagne alors d’une affirmation claire : les journaux intimes ou personnels sont des faux. Pour le « faux diariste », l’expression elle-même est pléonastique. Dans Dialogues avec la Sœur qui paraît en 1986, soit la même année que Faux Journal, le deuxième du nom, il donne au lecteur le mode d’emploi du titre : ─ Il faudrait lire le titre « Faux, journal », puisque le genre est fabriqué, composé, gauchi par lui-même, mais vrai : pas un miroir, ni un legs à la postérité [sic]2

4 L’ordre choisi dans La Nouvelle Revue française place d’ailleurs à la fin cet exemple de contestation. Si l’on observe l’ensemble de ce numéro spécial, on remarque que certains textes ponctuent le volume comme des réflexions théoriques sur le genre diaristique. Ils s’ajoutent aux analyses métadiscursives caractéristiques des journaux personnels. Ainsi la réflexion menée (p. 360) par Alain Clerval, « Les limites du journal intime », ouvre-t-elle le champ dans lequel le texte stéfanien trouve sa place (p. 389). En antépénultième position, celui-ci se situe au cœur d’un questionnement sur le genre. Il est par son thème centré sur la disparition, le frottement entre vie et mort. Le dernier texte, intitulé « L’adieu du père », de Christian Guidicelli en est une autre expression.

5 La démarche éditoriale a ses raisons. Jude Stéfan nous en a confié les modalités, lorsque nous l’avons, à plusieurs reprises, interrogé sur ce point. Le comité éditorial de la revue – (rédacteur en chef), Dominique Aury et Jean Grosjean (secrétariat général) – se partage la relecture des articles. « Faux Journal » est, en l’occurrence, relu par Jean Grosjean. Celui-ci décide de supprimer un certain nombre d’entrées, sans en référer à l’auteur. Ce dernier, alors moins connu qu’aujourd’hui, ne remet pas en cause cette démarche et la liberté d’intervention de l’éditeur. Il reçoit une explication de ce choix éditorial : les suppressions ont été effectuées afin de ne pas entraîner de trop vives réactions des lecteurs abonnés à la revue. Cet argument donne la mesure du caractère à l’époque scandaleux de ce journal, moralement dérangeant par ses thématiques mais aussi susceptible de heurter la sensibilité d’un lectorat croyant, par la présence de notations ouvertement blasphématoires. D’ailleurs, après la parution, la réaction hostile de certains lecteurs confirme la lucidité de l’éditeur et peut légitimer la décision prise.

6 Le poète et diariste avait, à l’époque, souligné, sur la page de titre du tapuscrit, le caractère « tronqué » du texte (voir fig. 1). En lisant ce Faux Journal aujourd’hui, notre propos ne sera pas d’instruire le procès de l’éditeur mais bien, à la manière dont cela a pu être fait pour d’autres textes littéraires, de revenir aux fragments supprimés et d’observer ce qu’induit leur présence dans la version originale. II s’agit en quelque sorte de ressusciter une unité que voulut l’auteur en son temps et d’observer quelle sorte de journal elle donne à lire. La confrontation entre le tapuscrit déposé par l’auteur3 et le texte publié permet de saisir ce que le second laisse délibérément de côté.

Genesis, 32 | 2011 88

Fig. 1 : Page de titre du tapuscrit

Modifications de l’éditeur (le sous-titre devient titre) et appréciation de l’auteur soulignée en bleu

7 Cette enquête suppose que soit prêtée la plus grande attention à l’ordre et au choix des entrées. Pour ce faire, après avoir présenté le tapuscrit dans sa matérialité et caractérisé les étapes des interventions auctoriales qui sont également présentes et significatives d’un projet d’écriture, nous proposerons une lecture du texte intégral. Cela nous conduira à rendre sensible ce que la version publiée a délaissé et qui déroule une véritable construction du « moi » à travers un parcours ordonné du temps, des états du corps, des autoportraits, le tout triomphant dans l’expulsion de soi. Si le texte édité préserve le mouvement qui conduit implacablement à l’épilogue du texte, l’agencement initial que donne à lire le tapuscrit confère une force incomparable à la construction de soi opérée par Jude Stéfan.

Le tapuscrit, objet du sujet Jude Stéfan

Présentation matérielle du tapuscrit4

8 En comprenant la page de titre, le tapuscrit compte dix-huit pages. Il est tapé par l’auteur sur deux papiers différents, l’un non filigrané, l’autre à filigrane (Montérain, extrastrong) à partir de la page 8, sans que l’on puisse vraiment en déduire quoi que ce soit sur le calendrier d’écriture du texte. L’ensemble de ces dix-huit pages a subi une recomposition que trahissent numérotation et état du texte. En effet la pagination des folios est tantôt manuscrite, tantôt tapuscrite. Les treize premiers folios sont numérotés de la main de l’auteur de la manière suivante :

Genesis, 32 | 2011 89

9 – en rouge de la page 1 à 7 ; – en bleu pour les pages 8, 9, 10 ; – en rouge, page 11, sur un grattage page 12 ; – en bleu et dans la marge, page 13, sur une feuille dont le bas a été coupé sur 5 cm.

10 Les folios 14 et 15 offrent une numérotation tapuscrite rouge, tandis que les suivants (16 et 17) portent des numéros inscrits au stylo-bille rouge.

11 Enfin la recomposition est explicite dans la numérotation du folio 5 surajouté et surtout du 6 nommé 62. On comprend qu’il a dû exister une page 5, absente ou renumérotée. De même la page 13 est amputée par l’auteur et les pages 14 et 15 ont dû être écrites à la suite après un remaniement puisque la phrase du feuillet 15 (pagination tapuscrite) se poursuit feuillet 16 (pagination manuscrite) sans qu’il y ait rupture. Ainsi ces irrégularités dans la typographie de la numérotation sont l’indice qu’il y a eu sur ce tapuscrit plusieurs campagnes d’écriture. Il y en a d’ailleurs eu très certainement d’autres auparavant mais, en règle générale, Jude Stéfan jette les versions transformées de ces textes. L’observation des corrections présentes ici nous convainc cependant qu’il y en a trois identifiables.

Fig. 2

Entrées du tapuscrit avec Pagination ajouts du tapuscrit Pagination manuscrits de Modifications Modifications Entrées du (manuscrite du texte l’auteur (bleu) (rouge) texte édité ou édité (en italique) et tapuscrite) corrections éditoriales

Faux Journal ou Une vie de bran (ajout du titre Tronqué Titre, sous- Page de titre + inversion titre/ Épigraphe titre, épigraphe ss-titre par l’éditeur)

p. 1 (man.) 1/ 1er janvier p. 389 1/ 1er janvier

2/ Nouvelle 2/ Nouvelle lune 1 cor. lune

3/ Jour du 3/ Jour du p. 2 p. 390 Seigneur, le 17 Seigneur, le 17

p. 2-3 4/ Sainte Prisca 2 cor. p. 390-391 4/ Sainte Prisca

5/ Jour de Vénus 5/ Jour de p. 3 26 Vénus 26

Genesis, 32 | 2011 90

6/ Le 16 de ce 6/ Le 16 de ce mois des mois des p. 4 2 cor. p. 392 Purifications ou Purifications ou février février

7/ Jour de p. 4-5 7/ Jour de grâce 18 p. 392-393 grâce 18

p. 5 (sur 6) 8/ 20 ou 21 1 cor. p. 393 8/ 20 ou 21

9/ Tel février 9/Tel février de p. 5 (sur 6)- de l’inexplicable p. 393-394 2 l’inexplicable 6 présence présence

p. 62 -7 10/ Fin février 2 cor. Supprimé

p. 7 11/ Ier Mars 2 aj. Supprimé

p. 7 12/ 11 Pluviôse Supprimé

10/ lundi p. 7 13/ lundi 12 mars p. 393-394 12 mars

p. 8 14/ Même date 1 cor. Supprimé

15/ Ier de 11/ 1er de p. 8 l’ouverture des p. 395 l’ouverture des saisons ou avril saisons ou avril

16/ 13 Avril du p. 9 Supprimé printemps

p. 9 17/ 14. Pensée 1 sup. Supprimé

p. 9 18/ 15. 2 aj. p. 395 12/ 15

p. 9-10 19/ 16. Supprimé

p. 10 20/ 17. p. 395 13/ 17

p. 10 21/ 18. p. 395 14/ 18

p. 10 22/ 19. 1 cor., 1 aj. 1cor. Supprimé

p. 10 23/ 20 Supprimé

24/ Mémorable p. 11 1aj. Supprimé dimanche 23

p. 11-12 25/ Saint Fidèle p. 396 15/ Saint Fidèle

Genesis, 32 | 2011 91

26/ Chose vue le 16/ Chose vue p. 12 p. 396 29 le 29

p. 12 27/ Ier Mai Supprimé

p. 12 28/ 2 Mai Tt ajouté p. 396 17/ 2 Mai

p. 13 29/ 3 mai p. 396-397 18/ 3 mai

p. 13 30/ 4 mai Supprimé

p. 13 31/ 15. p. 397 19/ 15

p. 13 32/ 16. 1 aj. 1 cor. p. 397 20/ 16

p. 13 33/ 17. 1 aj. p. 397 21/ 17

p. 14 34/ 25 mai p. 397 22/ 25 mai

35/ Dans le désert p. 14 Supprimé de juillet

p. 14 36/ en août 2 cor. p. 397-398 23/ en août

37/ En la paix des p. 15 1 aj., 1 cor. Supprimé choses mortes

24/ Fin p. 15-16 38/ Fin septembre p. 398 septembre

39/ Ce 1cor. 25/ Ce p. 16 1 cor., 1 aj. p. 398-399 30 septembre 1aj. 30 septembre

26/ 1er p. 17 40/ 1er novembre p. 399 novembre

27/ Fin p. 17 41/ Fin novembre p. 399-400 novembre

Tableau comparatif du tapuscrit et du texte édité portant mention des ajouts et des modifications (en bleu et en rouge) de Jude Stéfan ainsi que des suppressions et des interventions de l’éditeur

Observation matérielle des corrections

12 Le texte est tapé à l’encre rouge (comme nombre d’autres tapuscrits de Jude Stéfan). Les corrections, commentaires et ajouts de l’auteur sont tracés au stylo-bille tantôt rouge, tantôt bleu. Cette dualité apparaît dans le tableau ci-dessus qui présente l’état du texte en ses multiples aspects. On y observe qu’une même correction peut offrir deux strates : biffure en bleu et correction en rouge. À une occasion, la réécriture juxtapose deux encres bleues (39, p. 16).

Genesis, 32 | 2011 92

13 Quand ces reprises de son texte par l’auteur se situent-elles ? Certaines ont lieu à l’évidence au cours du processus d’écriture puisque la correction, faite soit à la machine soit au stylo rouge, détermine la suite immédiate du propos. D’autres semblent postérieures et offrent une biffure et réécriture des termes à modifier. Ces interventions auctoriales se distinguent de celles de l’éditeur, réalisées au feutre rouge et au crayon à papier.

14 On peut donc schématiser les diverses interventions comme suit :

15 1. Interventions auctoriales de correction saisie au cours de la dactylographie (ex : 36, p. 14, signe ; 38, p. 16, ridicule ).

16 2. Interventions auctoriales de correction, correction manuscrite sur le tapuscrit (ex : 4, p. 3 ; 6, p. 4) avec ou sans ajout. Ces modifications se déclinent de plusieurs façons :

17 - suppression sans ajout - correction en surimpression sur le mot ou texte tapé - biffure puis ajout interlinéaire (ex : 6, p. 4, mais ) - ajout manuscrit soit d’un mot qui manque (ex : 22, p. 10, ajout de « cesse » après « sans »), soit d’un texte nouveau (ex : 28, p. 12 ; 32, p. 13 ; 37, p. 15 ; 39, p. 16).

18 3. Interventions éditoriales.

19 4. Commentaire auctorial sur la page de titre : « Tronqué » écrit en bleu et souligné deux fois par l’auteur, commentaire après-coup sur le texte transformé par l’éditeur.

Ce que disent la recomposition et les corrections auctoriales…

20 La recomposition confirme le parti pris esthétique de Jude Stéfan. « Faux Journal » il y a puisque ce texte est bien une réécriture du journal ou une composition, à partir de notes. S’affiche ainsi une rupture du pacte d’authenticité qui est associé à l’idée que le lecteur se fait du journal, produit, pense-t-il, d’une écriture souvent régulière et intouchée par le diariste. Mais en exhibant la fausseté dans son sous-titre5, Jude Stéfan respecte ce pacte, paradoxalement.

21 Les corrections auctoriales expriment souvent un souci d’exactitude, dans le choix des mots, mais inscrivent aussi le texte dans deux registres opposés. Le premier renvoie au prosaïsme et au petit fait vrai, le second opte pour la transposition quasi métaphysique du moment vécu. Il y a oscillation entre les deux, avec effet d’affirmation ou de rectification6 de chacun de ces aspects. Or cette tension entre ces langages apparemment antagoniques reflète parfaitement la finalité de ce texte, telle qu’elle apparaît au lecteur, à réception.

22 Les prosaïsmes foisonnent : ils sont à la fois la réalité et le fil conducteur de ce texte : états du corps, nourriture, bulletins météorologiques définissent le quotidien. Ainsi, l’ajout du 30 septembre (39, p. 16), dans une parenthèse finale, décrit le sac mortuaire de la chienne : « (Ce sac mortuaire est un sac postal, qu’elle avait d’ailleurs flairé, à la livraison ) de dictionnaires) ».

23 La précision marque la fidélité au réel7, mais construit aussi un réseau de significations, en liant le sac à la poste auparavant évoquée et aux dictionnaires dont l’allusion jalonne le texte. Elle fait sens et permet de sortir du chagrin suggéré par les phrases nominales et laconiques qui précèdent cet ajout : « Dans un sac, dans un trou du jardin.

Genesis, 32 | 2011 93

Une prière pour elle. » Cette entrée du 30 septembre est d’ailleurs la seule à recourir à un effet que le texte publié ne reprend pas, le soulignement d’une expression. « Ce trente septembre » qui, par le démonstratif, nous plonge dans l’instant vécu, commence en effet par ces mots : « Je ne puis supporter de voir mourir la vie. La chienne a été prise de paralysie à l’arrière-train. »

24 Notations « métaphysiques », les ajouts manuscrits des vingt-huitième et trente- septième entrées disent explicitement le rapprochement permanent entre vie et mort. La première entrée, celle du 2 mai, « Ô Mort, grande vacance », et la conclusion de la trente-sixième, « Ici sont les limbes », ne prennent sens que par rapport à ce qui les précède, respectivement l’entrée « 1er mai. Excellentes selles » et l’entrée « En la paix des choses mortes » qui introduit un après-midi « À l’académie de billard » (voir fig. 3). On y retrouve l’ironie des rapprochements et le contraste des registres. Ces ajouts construisent le texte en ses effets cinglants et interrogateurs.

25 C’est bien ce couplage que le tapuscrit auctorial élabore, puis que le tapuscrit éditorial modifie.

Fig. 3 : Entrée n° 37 supprimée dans l’édition publiée

Le titre supprimé « En la paix des choses mortes » et l’ajout manuscrit, en conclusion, de la formule « Ici sont les limbes », illustrent la dimension philosophique et la part d’invention du Faux Journal. Parmi les « spectateurs attentifs et muets », on reconnaît Jude Stéfan, « encasquetté », à la fin du premier paragraphe

Genesis, 32 | 2011 94

Jude Stéfan en ces autoportraits

Libre scansion du temps

26 Reportons-nous au déroulé du tapuscrit d’auteur avant de le confronter au texte publié. Il est aisé d’y observer quarante et une entrées pour ce qui couvre une « presque » année. Le journal commence le 1er janvier et s’achève « fin novembre ». Aucune mention d’année pour un faux journal qui propose un déroulement symbolique de dires et de faits. Des biographèmes disposés dans le texte permettent-ils de révéler une suite chronologique ? Oui, mais à condition de faire « parler » le texte, ce que rien ne prescrit. On suppose en effet que le journal retient ce que le diariste souhaite consigner (ainsi il n’a guère besoin de s’expliquer à lui-même ses allusions personnelles), sans souci de ce qui est nécessaire à un tiers, lecteur, à moins que le journal ne soit adressé. Non, si l’on est attentif à la reconstruction que révèle Faux Journal.

27 Prêtons-nous néanmoins à l’exercice. Cela reviendrait par exemple à comprendre la mention du « divorce de ma femme aimée » dans l’entrée 13 (reprise dans l’entrée 14) comme la séparation dans les faits de Jude Stéfan « d’avec sa femme Édith » selon les termes d’une notice biographique autographe, postérieure à la parution de ce texte, qui mentionne l’an 1974. Or aucun prénom, par exemple, ne nous y autorise clairement. Tout aussi importante, la mort de la chienne que nous évoquions il y a peu, privée de nom elle aussi. Enfin, dernier exemple, l’« attaque rénale », évoquée dans la neuvième entrée, pourrait renvoyer à la décennie précédente, la « crise rénale » que mentionne « Annales8 » en son chapitre IV (n° 60). Il est remarquable que nous n’identifiions tous ces faits qu’en sortant du texte du Faux journal pour aller trouver ailleurs leur substance « biographique ».

28 Or ce n’est pas avec ce regard scrutateur que la lecture du Faux Journal prend sens. Tout juste nous révèle-t-elle que le texte résulte d’un entremêlement d’éléments réels choisis et rendus expressifs par leur place dans cette série de dates. L’enchaînement interne des entrées successives compterait davantage que le référent réel. Le rythme du Faux Journal s’offre dès lors comme un choix construit de fragments qui tracent une ou des identités au diariste.

29 Rythme donc. Ou plutôt rythmes.

30 S’arrêter fin novembre. Dans la suite de ses écrits diaristiques, Jude Stéfan délaisse souvent le mois de décembre. Ainsi dans Faux Journal, paru en 1986, sur les sept chapitres (1979-1985), décembre9 n’est là qu’en 1979 et 1980 puis il disparaît au même titre que d’autres mois. Le calendrier que forge « Faux Journal » de 1975 est aussi oublieux de juin et d’octobre.

31 Le texte de 1975 offre un cadre temporel à la fois apparemment banal et original. La banalité tient au fait que toutes les entrées, ou presque, lient le texte à une date identifiable comme on l’attend en règle générale du journal. Toutefois ces dates se rattachent à des univers de référence différents – calendriers chrétien et révolutionnaire, réactivation étymologique de la dénomination des jours de la semaine10 – qui brouillent les pistes de l’ordonnancement usuel des jours et des nuits tout en y renvoyant. À cette désynchronisation s’ajoute une arythmie : les mois comptent des entrées tantôt nombreuses, tantôt rares, tantôt uniques, tantôt absentes. Ce mélange des rythmes et des mesures du temps rejoint et annonce ce que l’œuvre stéfanienne montre par ailleurs. Par exemple, avec quarante et une entrées, ce texte-ci

Genesis, 32 | 2011 95

est annonciateur du Faux Journal de 1986 dont les chapitres-années I et II comptent une quarantaine d’entrées, tandis que la tendance est nettement à l’amenuisement, à la raréfaction des entrées par la suite, de 1981 à 1985.

32 Les jours se suivent et s’unissent ou se séparent de par leur titre. « Jour du Seigneur, le 17 » (3) précède de peu « jour de Vénus » (5) et tous deux trouvent un écho dans « Jour de grâce 18 » (7). Les saints de même : « Sainte Prisca » (4) annonce « Saint Fidèle » (25). Dans cette suite de jours, l’oscillation est présente (comme dans l’entrée intitulée « 20 ou 21 », 8) et contraste avec la mention spéciale qui accompagne certaines dates : « tel février de l’inexplicable présence » (9), « Mémorable dimanche 23 » (24). Le jour, sous la plume de Jude Stéfan est le seul moment d’écriture affirmé11. Ainsi la nuit fait-elle l’objet d’un récit dans certaines entrées (3, 9, 23, 29, 39) où elle est intimement associée à la sexualité, aux affres et bonheurs du sommeil et à la mort, ici celle de la chienne. L’entrée 32 « Lever : 8 h 27 ; coucher : 20 h 27, guilleret » s’offre comme le rêve de parfait équilibre des temps diurnes et nocturnes. Sans l’ajout manuscrit « guilleret », elle est comme le degré zéro du journal. Avec cette mention, elle note l’humeur du diariste, assortie à l’humoristique exactitude temporelle.

33 L’autre visage du temps auquel le diariste accorde une place est celui des variations météorologiques. Cet aspect concerne l’entrée 10, supprimée dans le texte publié : Fin février Ma vie météorologique. Toute journée y offre sa passionnante énigme. Fait-il trop élevé pour l’exécrable neige (6°) ? La* brouillard va-t-il demeurer aussi extasiant et bas (3°) ? Un adoucissement se présage (8°). Une douce pluie nous protège du froid (9°). Il gèle, certes, mais il fera beau (6 3°) Hélas la saloperie de neige offusque nos lèvres (1°), une tempête nocturne nous éveille (2°), une bise venue de l’est nous scie les « jambes » (6°). Une averse de grêle heurte les toits (4°) ; le soleil revenu lave les champs de l’ordure blanche (5°) ; la bonne xxxxxxxxx rouvre la fenêtre au midi (7°) ; l’eau du caniveau est gelée ce matin (0°). Du grésil dans la campagne (-2°)

34 S’il en était besoin, ce passage nous rappelle l’importance du temps qu’il fait, celui que mesurent baromètre et thermomètre, instruments de précision mentionnés plus loin (35). Les premiers commentaires introduisant le catalogue des bulletins météorologiques possibles « fin février » confèrent à cette entrée une fonction synthétique en même temps qu’ils offrent des variations poétiques sur les intempéries. La volonté affirmée du diariste de ponctuer chaque note ou appréciation subjective d’indications thermiques précises objective et exemplifie l’autoportrait qu’est « Ma vie météorologique ». Plus largement, le cadre temporel qui se dessine tout au long des quarante et un fragments élus par le diariste constitue une composante de son autoportrait. Il a pour caractéristique de souligner une perception personnelle du temps tout en se démarquant poétiquement ou en usant ironiquement de ce que, dans l’entrée 5 (« Jour de Vénus 26 »), Jude Stéfan appelle « les inepties usuelles sur le temps ». À la suite du fragment 10 (« Fin février »), une autre entrée sacrifiée par l’éditeur – « 1er mars » (11) – met en pleine lumière ce rapport aux mois : 1er mars Moi, Jude, affirme avoir salué en ce jour de ma frêlale main, la mort de l’infâme février, mon ennemi. Je songe déjà à retirer mes sous-vêtements de flanelle « car je suis un héros », maintenant que la température avoisine les dix degrés et plus, de même je décide de changer bientôt de pull-over.

Genesis, 32 | 2011 96

35 Ce solennel salut et adieu à la saison honnie théâtralise le journal et fait entendre une de ses voix – littéraire par le recours au pseudonyme Jude – tout en rappelant la thématique essentielle du vêtement dans ce texte de Jude Stéfan.

Corps habillé, corps nu du journal

36 Le journal, corps constitué, restructuré par la volonté de l’auteur comme en témoignent les traces de recomposition, puis par celle de l’éditeur comme le montrent les suppressions sur le tapuscrit, fait effectivement une large part aux « états du corps », pour reprendre le titre d’un recueil de nouvelles de Jude Stéfan. Il s’ouvre d’ailleurs sur ce sujet puisque les premiers et derniers mots de la prime entrée lui sont consacrés : 1er janvier Je n’aime plus guère que ceci : me laver les pieds afin de les sentir dans des chaussettes propres – que je ne laisse à personne le soin de laver ; […] ; déféquer régulièrement ; m’endormir en chien de fusil.

37 Non sans esprit de provocation, le journal affiche son parti pris de dérouler un quotidien centré sur la physiologie et la scatologie. De nombreuses notations expriment une attention aux pieds, aux fonctions intestinales en tout genre, aux accidents de santé, aux soins corporels, attention assortie à/de la présentation de lieux spécifiques comme les urinoirs et leurs graffitis, les hôpitaux et leurs pensionnaires, les salons de coiffure. Parmi ces entrées prosaïques, comble de la déréliction pour certains, simple état de fait pour Jude Stéfan, un bon nombre ont été supprimées par l’éditeur : entrées 18 du 16 (avril), 23 et 24 des 19 et 20, 30 du 4 mai, et enfin, entrée 35 sur les plaisirs de la « grattaison ». Or ces considérations forment une suite dans laquelle le diariste va au bout de l’expression d’un moi charnel et humoral. Insérée dans la trame du texte, cette suite est en harmonie avec l’omniprésente thématique du rien et du méprisable et nourrit l’autoportrait moral de Jude Stéfan.

Autoportraits

38 Comment cet autoportrait surgit-il dans le texte ? Il en est la toile de fond mais certaines entrées le font passer au premier plan en introduisant un véritable discours de présentation. La confession en est littéralement l’occasion. Pour la Sainte Prisca – dont le prénom évoque par son étymologie la vieillesse et par son histoire, la latinité – voici le diariste-narrateur qui part à confesse : « ne sachant comment atteindre le sommeil, je vais dans une église me confesser ». Cette confession réintroduit la Stéfanie 12, c’est-à-dire l’univers fictif que s’est forgé Jude Stéfan, ici en l’occurrence ses trois sœurs que l’on retrouve dans la suite du Faux Journal et dans son œuvre. Cette entrée en matière par les voies du confessionnal où s’exhibe un discours provocateur (entre incestes et homosexualité) et sacrilège, joue sur deux tableaux. Le premier est celui de la condamnation de la confession en ce qu’elle a de faux. Le second est l’entrée en fiction du journal.

39 Après cet exercice de la confession, Jude Stéfan prend le soin de se dépeindre deux entrées plus loin, au moment choisi de « ce mois de purifications ou février » : [...] pendant que j’y pense, je suis brun, l’air de me ficher du monde ; j’ai connu trente-six femmes, en ai aimé violemment, dévotieusement, quatre ; je porte des habits sur ma peau et mes os, marche debout, et si je rencontrais mon double – qui

Genesis, 32 | 2011 97

me hante, que je cherche – me haïrais fort ; dans quelque temps, irrévocablement, je n’aurais jamais vécu, ce qui prouve bien que j’ai le tort de me prendre entre- temps pour moi-même, sans âge, sans identité, la vie m’est un piège, une trappe cauchemardesque. Cependant je n’en pleure plus, me tiens coi, sec, les dents serrées.

40 Le Faux Journal oscille entre la radicalité du moi unique et l’appartenance à une communauté faite de « semblables13 ». Pour se diluer et ne pas se diluer dans cette masse humaine, Jude Stéfan renforce la déréliction de ses notations. Ainsi les anecdotes qui concourent à dresser son autoportrait croquent-elles un être lâche (9, à l’hôpital) ; violent (2, bagarre avec un « type » ; 24, tentative pour en provoquer une), délibérément injurieux (5) et sans pitié. L’épisode de la rencontre du cul-de-jatte et de sa femme à la poste, supprimé par l’éditeur, a certainement été jugé de mauvais goût, mais c’est ce genre d’anecdote qui a pour rôle de surprendre, de remettre radicalement en place soi et les autres. Le narrateur, lui, vient de découvrir qu’il y avait « de la larve en [lui] »… À d’autres occasions, humour et autodérision forcent le trait : le tableau, alors sans limite, se veut déniaisant pour le lecteur qui nourrirait encore espoir et illusion sur autrui et sur lui-même. Le journal se plaît – et se complaît – à aller aussi loin qu’il le peut.

41 Cette lecture-thérapie a pourtant ses moments de grâce : si toutes les scènes d’amour n’embellissent pas le tableau, du moins permettent-elles que surgisse la complicité humaine avec la bonne, avec la chienne. Cela dit, l’amour ne subit aucun traitement de faveur : il s’en sort juste un peu mieux que le reste, aux côtés de l’attachement à la lecture du dictionnaire14.

42 Sans complaisance, la première évocation de la bonne par et dans l’accouplement brut, est par la suite plus nuancée. La voici dotée d’un prénom, Évelyne, d’une identité, d’un âge (9, « Tel 23 février de l’inexplicable présence »). Elle est tantôt bonne, tantôt servante, souvent associée aux promenades et déplacements, au restaurant, à la poste. Elle devient complice (20) lors de l’escapade hors de l’hôpital et surtout à la fin, pour la veillée mortuaire et l’enterrement de la chienne, tendrement aimée. Or justement, une parenté les lie dans les mots : la femme, chienne, au milieu des chiennes, c’est la formule que délivre la « Pensée » (n° 17) que l’éditeur élimine du texte : 14. Pensée. Celle qui aurait le dessous de la langue de la grosse S., la pleine pâte de celle de Solange T., le buste émerveillant de la blonde, les lèvres épaisses de la rousse, les seins de la juive, le connil de Mado, les yeux brûlants de la jeune garce, le sourire encore de la vénitienne au jasmin, la grâce de mon ex-femme, les doigts de C. Z., le port de Diane L., le fessier princier de Denise, l’entrecuisses de Germaine, les jambes de la poissonnière, tout cela à idolâtrer, arriverais-je enfin à l’aimer ? Un jour, déchiré par ces chiennes !

43 L’effet catalogue est atteint et rejoint les « litanies du scribe », autre genre pratiqué par Jude Stéfan, bien présentes dans ce texte, notamment dans le passage suivant qui liste « les lieux où (il peut) aller, en cas de crise ». Le sommaire qui dépersonnalise, tronçonne, marque la volonté de faire le tour de soi, de ses goûts, de ses tares plus que de ses vertus. Le goût appuyé pour tout ce que la société réprouve et partant, pour tous les discours mis-ogynes/anthropes15, répond à une logique de l’expulsion de soi.

Genesis, 32 | 2011 98

Expulsion de soi

44 Qui dit « Pensée » peut ajouter « pari ». Il nous semble que ce qui apparente le Faux Journal à la littérature des moralistes, dans son étalage de déréliction, réside dans ce pari que fait Jude Stéfan d’expulser tout son être. Une entrée comme celle de « Saint Fidèle » qui commence par une prière, ne quitte pas le terrain de l’outrage mais rend manifeste cette attitude. Toutefois, pour éviter tout sérieux excessif et toute grandiloquence trompeuse, Jude Stéfan recourt à une image concrète : celle du ver solitaire dont il se délivre à l’extrême fin de son Faux Journal : J’ai expulsé le ver. Quitté mon dernier compagnon de viscères. Comme on règle ses dettes avant de disparaître. Par propreté.

45 Cette expulsion, consécutive à la mort de la chienne, est suivie du départ de la « jeune bonne » et sonne alors le glas du journal. L’image du ver – « solitaire, lui aussi » (36) – résume donc le texte, en une sorte d’épitaphe-Stéfan.

Épilogue : retour au texte publié

46 Ce parcours dans le texte premier du « Faux Journal » montre combien, par ses thématiques et sa construction, il perd de son intégrité et de sa substance à être « tronqué », comme le note J. S. sur la page de titre. Si le choix du titre – c’est à l’éditeur que l’on doit l’inversion de l’ordre primitif du titre et du sous-titre (Une vie de bran/Faux Journal) – est finalement repris pour la « suite » publiée, le texte lui-même devient moins provocateur, moins fort littérairement. Avec quatorze suppressions sur les quarante et une entrées offertes, février et avril perdent leur place réelle dans l’année stéfanienne. Et le personnage, qui creuse ici sa tombe comme lui en vient l’idée « Jour de grâce, 18 » (7) puisqu’il « inexiste » (15), perd, lui, un peu de chair, d’os et d’humeurs.

47 Parallèlement, dans l’ensemble du volume collectif publié, « Faux Journal » trouve des échos multiples. Par les affinités électives qui unissent son auteur à des écrivains qui lui sont proches, frères ou modèles parmi lesquels Cioran, Georges Perros, Lorand Gaspar. Par les textes de réflexion théorique – en italique dans le volume – qui problématisent ce que « Faux journal » met en œuvre. Il s’agit du lien unissant l’écriture et la mort qui renvoie à la réflexion de Maurice Blanchot évoquée, en fin de volume, par Alain Clerval16. Ainsi ne peut-on pas dire que ce texte n’ait pas ici sa place ni que la version éditoriale, avec ses amputations, en subvertisse le sens.

48 Notre étude comporte ses limites : nous n’avons pu examiner l’ensemble du processus de création. Il eût fallu, pour cela, avoir accès aux carnets de l’écrivain qui ont nourri le texte, ce qui n’est pas possible. Quant aux avant-textes du tapuscrit, on se souvient que Jude Stéfan dit les avoir détruits comme il le fait le plus souvent pour ses œuvres. Néanmoins, cet exemple permet de percevoir quelques strates de l’élaboration du journal. Il invite à lire autrement le titre. Le journal est bien faux puisque la spontanéité présumée de l’écriture diaristique est ici contredite par la recomposition stéfanienne. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur cette spontanéité qui relève d’une vision schématique du journal et ignore l’écart entre écrire son journal et le publier. L’hostilité affichée de Jude Stéfan à l’égard du genre est surtout un rejet des journaux « de complaisance17 », un manifeste en faveur d’une écriture qui se place ailleurs, dans la vérité brute de l’être qui passe par une sorte d’autofiction. Lire ce premier Faux

Genesis, 32 | 2011 99

Journal aujourd’hui donne donc à voir l’horizon que le poète s’est très tôt fixé dans sa démarche d’écrivain, horizon auquel son œuvre est restée fidèle alors que l’horizon d’attente du lecteur, réel et supposé, a pu, quant à lui, évoluer au cours de ces trente- cinq années. Et l’on se plaît à imaginer quelle réception aurait aujourd’hui le vrai « Faux Journal » de 1975…

NOTES

1. Nous avons étudié le texte publié de 1986 et ses suites dans l’article « Jude Stéfan, Faux journal », paru dans Métamorphoses du journal personnel, dir. Catherine Viollet et M.-F. Lemonnier-Delpy, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, coll. « Au cœur des textes », 2006, p. 191-206. Nous y avons analysé précisément la notion de fausseté et en reprenons les éléments principaux. À l’époque, nous ignorions l’existence du tapuscrit d’auteur du texte de 1975, désormais propriété de la Médiathèque de Bernay. 2. Dialogues avec la Sœur, Seyssel, Éditions du Champ Vallon, 1987, p. 47. 3. Les documents reproduits ici le sont avec l’aimable autorisation de la Ville de Bernay et de Jude Stéfan. Nous leur adressons nos vifs remerciements. 4. L’ensemble de cette étude renvoie au tableau ci-dessous. Nous avons numéroté les entrées des deux textes que nous comparons, le tapuscrit et le texte publié. Les numéros figurant entre parenthèses dans cet article sont ceux du tapuscrit. 5. Il y a eu inversion de l’ordre prévu par l’auteur (voir fig. 1 et 2). 6. Ainsi, la rectification d’« air mort » en « air moite » (9) transforme la notation existentielle ou métaphysique en notation climatique. 7. La notation du 15 mai (31, p. 13), « et trois crêpes » ajoutée à « un jus de raisin », rompt la liste uniquement composée de boissons. 8. « Annales (ou fable stéfanienne) », Variété VII, Éditions Le temps qu’il fait, 1999, p. 11-15. 9. Pour Jude Stéfan, « l’année climatologique commence en mars, le premier temps, comme les Romains le fêtaient, loin des niaiseries papistes », Faux Journal, op. cit., 1986, p. 7. 10. Comme « Jour de Vénus » (n° 5). 11. Il préfère d’ailleurs le mot « diurnal » à celui de « journal ». 12. Comme il existe une Stendhalie, il existe en effet une Stéfanie, avec ses personnages, ses lieux – Trieste –, son histoire. On la retrouve dans les entrées 13 et 24. 13. Entrée 5, « Jour de Vénus, 26 » : « Un semblable s’est trompé d’imperméable au restaurant ». 14. Lecture toujours mentionnée dans des parenthèses comme pour signaler au lecteur (3, 7, 18, 39) son importance pour le futur auteur d’un autre dictionnaire, Pandectes ou le Neveu de Bayle, publié en 2008 (Paris, Gallimard). 15. On songe également à l’aveu d’Edmond de Goncourt, dans son journal, en 1891 : « mon journal n’a de valeur que par sa malveillance et je n’ai donné des gens de mon temps que des images grotesques… » (Journal 1887-1896, Paris, Robert Laffont, t. III, 22 février 1891, p. 547). 16. « Les limites du Journal intime », art. cit., p. 360-364. 17. Dans Épitomé (Éditions Le temps qu’il fait, 1993), Jude Stéfan consacre un article à Maine de Biran dont il distingue le journal des journaux où « se complaisent (les dragues, les bons mots, les racontars) » nombre d’auteurs.

Genesis, 32 | 2011 100

RÉSUMÉS

Le poète contemporain Jude Stéfan, né en 1930, répond, en 1975, à une commande de La Nouvelle Revue française pour un numéro spécial consacré aux « Journaux intimes inédits » qui couvre le XXe siècle. Il livre en effet un texte intitulé « Faux Journal » qui constitue son premier écrit diaristique. Ce texte donne à voir les choix d’écriture d’un écrivain qui affiche son hostilité à l’égard d’un genre qu’il juge « faux ». Or, à partir du tapuscrit auctorial revu par l’éditeur, consultable depuis peu, il est désormais possible d’étudier la genèse de ce singulier « Faux Journal ». Les corrections et recompositions effectuées par Jude Stéfan en constituent une première étape. L’examen de la genèse s’approfondit avec la comparaison entre le tapuscrit ainsi travaillé par le diariste et le texte publié. Cette deuxième étape donne à voir les interventions de l’éditeur. Celui-ci choisit de supprimer un certain nombre d’entrées pour ménager son lectorat en ne lui livrant pas un texte délibérément provocateur et outrancier. Mais la version non « tronquée » révèle un « Faux Journal » d’un rythme et d’une teneur différents, journal dans lequel se construit sous nos yeux un moi à la fois fictionnel et vrai. C’est l’épaisseur de ce texte inédit qu’analyse cet article.

The contemporary poet Jude Stéfan, born in 1930, responded to a commission from La Nouvelle Revue Française in 1975 for a special issue on twentieth-century “Unpublished Diaries”. He produced a text titled “Faux Journal” (Fake Diary), his first diary writing. It shows the choices of a writer who flaunts his hostility toward a genre he considers “fake”. Well, on the basis of the author’s typescript revised by the publisher, a typescript only recently available, the genesis of this singular “Fake Diary” can now be studied. Jude Stéfan’s corrections and rewriting are a first stage. The examination of the genesis is carried a step further by comparing the typescript reworked by the diarist to the published text. This second stage shows the publisher’s interventions : he chose to suppress a certain number of passages to spare his readers by not giving them a deliberately provocative and extreme text. But the “uncut” version reveals a “Fake Diary” with a different rhythm and tone, a diary in which a both fictional and true “Self” appears before our very eyes. This article studies the density of this unpublished text.

El poeta contemporáneo Jude Stéfan, nacido en 1930, responde en 1975 a un pedido de La Nouvelle Revue française para un número especial dedicado a los “Diarios íntimos inéditos” a lo largo del siglo XX, entregando un texto titulado “Diario falso”, que constituye su primer escrito de este tipo. Este texto revela las elecciones de escritura de un escritor que manifiesta su hostilidad con respecto a un género que considera “falso”. Ahora bien, a partir del dactiloscrito del autor revisado por el editor, dactiloscrito consultable desde hace poco tiempo, se puede actualmente estudiar la génesis de ese singular “Diario falso”. Las correcciones y reescrituras efectuadas por Jude Stéfan constituyen una primera etapa. La comparación entre este dactiloscrito pergeñado por el autor y el texto publicado permite profundizar el estudio de la génesis. Esta segunda etapa pone de relieve las intervenciones del editor, quien decide suprimir una cierta cantidad de entradas para preservar al lector de pasajes deliberadamente provocadores y excesivos. Pero la versión no “amputada” pone al descubierto un “Diario falso” con ritmo y contenido diferentes, diario en el cual vemos construirse un yo ficcional y verdadero a la vez. Este artículo analiza la densidad de ese texto inédito.

Der zeitgenössische Dichter Jude Stéfan, geboren 1930, antwortet 1975 auf einen Aufruf der Nouvelle Revue française, die dem Thema „unveröffentlichte Tagebücher“ eine Sondernummer widmet, die das zwanzigste Jahrhundert umfasst. Er liefert in der Tat einen Text mit dem Titel „Faux Journal“, der sein erstes diaristisches Schreiben darstellt. Dieser Text zeigt die

Genesis, 32 | 2011 101

Schreibweisen eines Schriftstellers, der seine Feindseligkeit gegenüber einem Genre exponiert, das er als „faux“ beurteilt. Nun ist es fortan möglich, die Genese dieses eigentümlichen „Faux Journal“ anhand des vom Herausgeber lektorierten, vom Autor daktylographierten Manuskripts zu studieren, das seit kurzem eingesehen werden kann. Die Korrekturen und Neufassungen durch Jude Stéfan stellen eine erste Etappe der Analyse dar. Die Untersuchung der Genese lässt sich durch den Vergleich zwischen dem von dem Diaristen auf diese Weise bearbeiteten Manuskript und dem publizierten Text vertiefen. Diese zweite Etappe zeigt die Eingriffe durch den Herausgeber. Dieser entscheidet sich dafür, eine gewisse Anzahl von Einträgen zu streichen, und dadurch seine Leserschaft zu schonen, der er keinen absichtlich provokativen und maßlosen Text liefert. Die ungekürzte Version offenbart jedoch ein „Faux Journal“ von sehr unterschiedlichem Rhythmus und Wortlaut, ein Tagebuch, in dem sich vor unseren Augen ein Ich konstruiert, das zugleich fiktional und wahr ist. Dieser Artikel untersucht diese Dichte des unveröffentlichten Textes.

O poeta contemporâneo Jude Stéfan, nascido em 1930, correspondeu, em 1975, a uma encomenda de La Nouvelle Revue française para um número especial consagrado a “diários íntimos inéditos”, cobrindo o século XX. A sua entrega consistiu em um texto intitulado “Faux Journal”, que constituiu o seu primeiro trabalho diarístico. O texto deixa ver as escolhas de escrita de um escritor que é hostil em relação a um género que considera “falso”. Ora, a partir do dactiloscrito autoral revisto pelo editor, agora consultável, torna-se possível estudar a génese desse singular “Faux Journal”. As correcções e recomposições efectuadas por Jude Stéfan constituem uma primeira etapa. O exame da génese aprofunda-se com a comparação entre o dactiloscrito assim trabalhado pelo diarista e o texto publicado. Esta segunda etapa revela as intervenções do editor, que opta por suprimir diversas entradas, para poupar o leitor a um texto deliberadamente provocador e radical. Mas a versão não “truncada” revela um “Faux Journal” de ritmo e teor diferentes, um diário em que se constrói sob os nossos olhos um eu tanto imaginário como verdadeiro. É à densidade deste texto inédito que se dedica este artigo.

Il poeta contemporaneo Jude Stéfan, nato nel 1930, risponde nel 1975 a una richiesta della Nouvelle Revue française per un numero speciale sui “Diari personali inediti” del XX secolo. In realtà egli consegna un testo intitolato “Falso diario” che costituisce il suo primo scritto diaristico. Questo testo mostra le scelte di scrittura di un autore che non nasconde la sua ostilità riguardo un genere che giudica “falso”. A partire da un dattiloscritto – da poco disponibile – dell’autore rivisto dall’editore, è ora possibile studiare la genesi di questo singolare “Falso diario”. Le correzioni e ricomposizioni effettuate da Jude Stéfan ne costituiscono una prima tappa. L’esame della genesi si approfondisce con la comparazione tra il dattiloscritto così elaborato dal diarista e il testo pubblicato. Questa seconda tappa mostra gli interventi dell’editore. Costui sceglie di sopprimere un certo numero di passi per proteggere il lettore e non proporgli un testo deliberatamente provocatorio e oltraggioso. Ma la versione non “troncata” rivela un “Falso diario” dal ritmo e dal tenore differenti, diario nel quale sotto i nostri occhi si costruisce un io allo stesso tempo immaginario e vero. Questo articolo analizza le stratificazioni di questo testo inedito.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Stéfan Jude, XXe siècle, poète, genèse, tapuscrit, Nouvelle Revue Française

Genesis, 32 | 2011 102

AUTEUR

MARIE-FRANÇOISE LEMONNIER-DELPY

MARIE-FRANÇOISE LEMONNIER-DELPY est maître de conférences à l’université de Rouen, membre du CEREdI et de l’équipe « Genèse et Autobiographie » de l’ITEM. Elle a coédité, avec Catherine Viollet, Métamorphoses du journal personnel (Academia-Bruylant, 2006). Commissaire de l’exposition Jude Stéfan (Orbec, juin-juillet 2010) avec Marianne Alphant, elle prépare, avec elle, un volume de Mélanges consacrés à cet écrivain (2011). Spécialiste de Joseph Delteil (Joseph Delteil, une œuvre épique au XXe siècle, IEO, 2007) elle travaille par ailleurs sur la question de l’épopée au XXe siècle, dans une perspective générique et génétique. marie-francoise.lemonnier-delpy[arobase]univ-rouen.fr

Genesis, 32 | 2011 103

Griffonnages, dessins, photos et collages dans l’espace graphique du journal personnel (XIXe-XXe siècle)

Claire Bustarret

1 Le recours des diaristes à l’image tracée ou collée, sous la forme de griffonnages, de dessins, de photographies, de documents insérés et plus largement à l’expression graphique par le biais de mises en page spécifiques, paraît un fait exceptionnel si l’on s’en tient aux journaux personnels publiés – c’est du moins l’impression qui prévaut dans le cas d’auteurs admis à la reconnaissance littéraire. L’exclusivité absolue du geste scriptural semble consacrée par les corpus les plus célèbres (Benjamin Constant, les Goncourt) et les plus abondants (Amiel, Claude Mauriac). Et c’est à titre exceptionnel que les éditeurs ont parfois jugé bon de reproduire çà et là un autoportrait dessiné (Leiris), tel symbole indéchiffrable (Coleridge), tels croquis de voyage ou photographies de famille1. Que d’autres matériaux ou dispositifs moins conventionnels considérés comme « hors texte » aient pu faire l’objet d’une exclusion systématique au cours du processus éditorial n’est pas pour surprendre les familiers de la critique génétique2. Dans l’édition des journaux personnels comme ailleurs, l’emploi du fac-similé, même sélectif, demeure fort rare, et le plus souvent partiel.

2 À l’inverse, en donnant à voir les objets manuscrits dans leur matérialité, l’exposition de Lyon (APHA, Bibliothèque municipale de Lyon, 1997) et le livre Un journal à soi, histoire d’une pratique3, dus l’une et l’autre à Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, ont délibérément mis en valeur le traitement graphique et les composantes plastiques qui caractérisent la production tant savante qu’ordinaire du journal. De remarquables partis pris ont été appliqués à l’illustration de l’ouvrage, qui privilégie la couleur et joue sur l’échelle relative des documents originaux, tout en mettant en scène l’espace de la double page dans le cas des carnets, agendas et cahiers. Ce faisant, les auteurs ont attiré l’attention sur la présence diffuse, courante, voire spectaculaire, de dispositifs porteurs de sens, ludiques ou ornementaux, de formes expressives « autres » qui entourent, accompagnent et débordent l’écriture diaristique stricto sensu. Certes, des journaux émaillés de collages, de photos ou de fleurs séchées, de schémas colorés, de

Genesis, 32 | 2011 104

dessins humoristiques ou d’aquarelles exercent sur le spectateur-voyeur gourmand d’intimité une séduction propre à faire oublier l’aspect répétitif, fortement normé voire contraint, d’une écriture linéaire, accumulée au fil des jours, des mois, des années. Toutefois l’abondance des cas où l’activité plastique joue dans la construction quotidienne du journal un rôle essentiel invite à la réflexion4.

3 Partant des premiers inventaires proposés par les spécialistes de ce domaine, et de mes recherches consacrées aux dessins dans les lettres et manuscrits5, j’emprunterai à la démarche codicologique une approche descriptive et comparative, celle que Jean Hébrard appliquait naguère à un champ historique large : les journaux personnels de la modernité européenne. Or cette magistrale étude6 consacrée aux supports laissait pratiquement de côté le cas des journaux que l’on pourrait, pour aller vite, qualifier d’« illustrés ». De fait, la constitution d’un corpus d’originaux se heurte aux lacunes des catalogues de bibliothèques, dont les notices n’indexent que fort rarement la présence de dessins ou de collages. Lorsque les originaux sont difficiles d’accès, s’agissant par exemple des « log-books » de voyages d’exploration ou d’expéditions scientifiques antérieurs au XIXe siècle, il s’avère que l’iconographie (ornementation des pages de titre, cartes côtières, représentations naïves ou savantes de navires, d’animaux, de plantes et de figures humaines), bien qu’abondamment reproduite dans les éditions, y est trop souvent isolée de tout contexte matériel7. Les études génétiques elles-mêmes, comme l’a souligné Louis Hay, s’en tiennent encore trop souvent en ce domaine à l’analyse sémiotique de pages exemplaires8.

4 Que la pratique « illustrative » soit sous-estimée ou surexposée, il semble donc ardu de recueillir un échantillon représentatif, et prématuré de procéder à une évaluation quantitative des divers modes d’intervention graphique, voire de dater, en l’état actuel des connaissances, l’émergence de certains dispositifs9. J’examinerai ici plusieurs journaux personnels, caractérisés par des entrées datées, conservés pour la plupart dans les fonds de bibliothèques publiques10. Il s’agit de documents manuscrits, dont certains sont inédits, datant des XIXe et XXe siècles, que j’ai sélectionnés en raison de la présence de dessins, d’ornements, de plages peintes ou coloriées, ou d’images découpées et collées : c’est l’acte même d’insérer un élément non scriptural dans le support du journal qui m’intéressera ici. Par quels critères identifier les matériaux graphiques employés, comment rendre compte de leur interaction avec le support ? À quel moment et de quelle façon passe-t-on de l’écrit au griffonnage, au dessin, à la couleur ou au collage ? Quels sont les usages et les procédés par lesquels les scripteurs inventent ou s’approprient un espace graphique donné ? En quoi ces pratiques alliées ou alternatives à l’écriture permettent-elles au diariste de trouver sa place, de prendre position dans le monde ?

Fonctions et usages du support

5 Le choix du support destiné à recevoir l’écriture quotidienne n’est certes pas indifférent, encore convient-il de discerner les fonctions qu’implique éventuellement l’artefact matériel – agenda, album, carnet, cahier, fiches ou feuillets, voire blog ou fichier électronique – et les usages qui en sont faits. En décrivant l’évolution de la terminologie et des usages des différents supports matériels de l’écriture personnelle, Jean Hébrard soulignait la façon dont les scripteurs se sont au cours de l’histoire approprié les objets et les « modes d’écriture » d’abord conçus ou établis par des

Genesis, 32 | 2011 105

milieux professionnels11. Dès lors qu’il s’agit d’étudier, dans la culture lettrée plus largement partagée de l’Europe industrielle, des formes diaristiques incluant l’image, l’étude des « cultures graphiques » – et iconographiques – soumises à une telle appropriation doit prendre en compte d’autres objets, et d’autres modes de mise en page12. Ceux-ci ne proviennent pas nécessairement de pratiques professionnelles de l’écrit (comptabilité commerciale, érudition et enseignement), mais d’usages courants éventuellement empruntés à d’autres secteurs de la vie sociale, où l’espace de l’écrit inclut volontiers l’image, voire où l’image même domine : albums, livres et magazines illustrés.

6 Ainsi lorsqu’il décrit son journal dans Biffures, Michel Leiris le définit comme « Album de souvenirs, keepsake, bien plutôt que journal ou recueil de pensées. Album presque au même sens qu’un album de cartes postales ou de photographies13 ». L’auteur tient-il pour autant son journal sur un registre à couverture rigide, pages cartonnées et tranche dorée ? Nullement : ce sont de simples cahiers d’écoliers à petits carreaux, ceux qu’il employa irrégulièrement entre 1922 et 1989, qui lui servent à recueillir toutes sortes de matériaux hétérogènes. L’usage qu’en fait l’écrivain, en leur conférant le statut d’album, réceptacle d’une collecte, déploie l’écriture journalière dans un espace graphique pluriel, qui ne se limite ni aux pages des cahiers, ni à l’autographe : coupures de presse, images et tracts imprimés, notes griffonnées sur des supports de fortune que l’on colle plutôt que de les recopier14. Le cahier ressemble à « autre chose » qu’un journal au sens littéraire, il rassemble « autre chose ». Comment un support matériel destiné à l’écriture est-il utilisé lorsque la pratique du journal ajoute ou intègre ainsi à la production écrite d’autres formes d’enregistrement du quotidien ?

7 Prenons l’exemple des agendas, supports reliés destinés à enregistrer par écrit des actions à faire ou faites à une date donnée, sur une durée annuelle, semestrielle ou trimestrielle. Le format en est variable, depuis les registres à usage administratif jusqu’aux carnets miniature qu’employa pour y tenir son journal durant cinquante-six années Denise Dufour15, en passant par les « Pocket diaries » aisément portables sur soi où Henry James consignait ses notes personnelles16. Ils se caractérisent par une forte présence de l’imprimé : titre, composantes de la date, cadres et ornements, éventuelles illustrations régissent une mise en page chronologique qui permet de visualiser un ou plusieurs jours par page17, tandis que des annexes offrent à l’usager, outre les inserts publicitaires18, divers repères utiles à l’action : calendriers, plans, annuaires de rues, d’institutions publiques ou de professionnels. Ce support, parfois commercialisé au XIXe siècle sous le titre « Agenda & memoranda », peut aisément servir de cadre à la pratique du journal19.

8 Un grand agenda commercial de 1866 (fig. 1) utilisé par un jeune collégien parisien en dehors de toute fonction scolaire témoigne du traitement graphique fort variable des entrées, consignées au rythme de six jours par double page20. En dépit des larges plages prévues, les mentions ponctuelles de promenades – notamment dans les gares parisiennes pour contempler les trains – et visites familiales, maladies ou bilans scolaires, inscrites au jour le jour à la plume ou au crayon, demeurent fort brèves (une à dix lignes de moins de cinq mots chacune). Seule l’expression « Aller à ma pension21 », qui marque chaque journée scolaire tout au long de ce registre, s’avère rituelle (fig. 2). La répétition donne lieu, à partir de juin, à des variantes elliptiques : « Pension ! ! ! ! ! ! », « Aller à …zut ! ! ! ! » ou « id. », tracée en une large volute rageuse. L’entrée lapidaire est parfois ponctuée d’onomatopées – « Aller à la pension ! ! ! Je

Genesis, 32 | 2011 106

m’ennuie ah ! ouf ! pif ! pouah ! hein ! oh ! » – dont le rythme graphique zèbre vigoureusement l’espace disponible.

Fig. 1 : Agenda de 1866. Page de garde et page de titre

Ms 6677 Bibliothèque historique de la Ville de Paris/cl. R. Smah

Genesis, 32 | 2011 107

Fig. 2 : Agenda de 1866. Entrées du 4 au 9 mai

Ms 6677, 21 v°-22 r° Bibliothèque historique de la Ville de Paris/cl. R. Smah

Genesis, 32 | 2011 108

Fig. 3 : Agenda de 1866

Ms 6677, 42 v°-43 r° – Dessin : train pour Coutances Bibliothèque historique de la Ville de Paris/cl. R. Smah

9 C’est dans cet environnement apparemment soustrait au regard des adultes que surgissent plusieurs dessins, schématiques (feu d’artifice du 15 août) ou caricaturaux (têtes et corps isolés, tel au folio 24 celui du condisciple qui « manque de [lui] crever un œil »), griffonnés par le collégien au crayon ou à l’encre dans le même mouvement enlevé que l’entrée écrite. Une anecdote fait l’objet d’une plus ample mise en scène : l’entrée du 7 septembre « Partir pour Coutance/Chique ! ! ! ! ! ! ! !/ content », où le jeune garçon a représenté sur toute la largeur de la page un train portant un personnage sur le marchepied arrière, légendé ainsi : « Pierre m’apprend la fraude » (fig. 3). Le trait vif du dessin se substitue parfois aux onomatopées pour évoquer une émotion – quoique sommaire, le visage fort expressif qui accompagne l’entrée laconique du 29 septembre : « Pluie » dépasse en abstraction expressive le dessin de presse humoristique de Cham et les conventions prescrites dans la bande dessinée naissante par Töpffer22. Comment, au-delà d’un simple inventaire, contextualiser ces interventions ?

10 Associé au griffonnage figuratif23, on note un relâchement du contrôle émotionnel et moteur qui affecte l’expression (onomatopées, points d’exclamation, registre familier ou burlesque24) et la graphie (lettres difformes, changements d’échelle, gribouillis, ratures, caviardage, taches), d’allure pourtant souvent soigneuse et appliquée25 : ces altérations gagnent au fil des jours l’espace cadré de la double page, voire des pages de garde. Ainsi le calendrier annuel en tête du registre, où le collégien, tel un condamné, raturait d’abord avec soin chaque jour écoulé, est peu à peu caviardé en bloc, d’abord au crayon à grand renfort de hachures puis par des taches d’encre bleue (voir fig. 1), la couverture est abondamment gribouillée et son étiquette arrachée. Tant qu’il respecte

Genesis, 32 | 2011 109

le modèle scriptural appris à l’école, le jeune garçon peine à s’approprier ce support matériel de format « professionnel » : ce n’est qu’en portant atteinte à l’objet, lorsque le geste graphique s’affranchit des contraintes et des tabous de l’écriture scolaire26 et se charge d’affects, que l’enregistrement quotidien devient un acte personnel – sans toutefois remettre en cause les limites imparties à chaque date par le dispositif imprimé.

11 L’emploi d’agendas à usage scolaire comme support de journal permet, notamment aux adolescents, de prendre appui sur la séquence des dates imprimées : les pages subdivisées horizontalement ou verticalement offrent un espace formulaire fait de cases à remplir. Notons que la structure de tableau à double entrée inspirée des agendas ou des anciens almanachs sera reprise sur d’autres supports par certains diaristes cherchant à représenter des variations météorologiques ou émotionnelles27. Dans la seconde moitié du XXe siècle, il arrive que le processus d’appropriation de l’agenda ne joue plus seulement sur le plan discursif ou sur la forme des lettres, mais transgresse les injonctions du cadre imprimé. Après une première utilisation « fonctionnelle » de ses agendas, c’est lors d’interventions ultérieures que Nathalie Parseihian s’affranchit du dispositif imposé, qui affecte une colonne à chaque jour et une ligne à chaque heure. Multicolore, l’écriture seconde, celle qui fait de l’agenda un journal, court parfois en travers sur plusieurs colonnes ; faits ajoutés et commentaires, ponctués de soulignements, de croquis et de coloriages, viennent s’inscrire a posteriori dans les interstices vacants, en suivant des orientations variées, jusqu’à saturation de l’espace disponible28.

12 L’ajout d’éléments collés, de motifs figuratifs à grande échelle et de fonds en couleurs rend partiellement illisibles les premières couches scripturales, et restitue à la double page une unité visuelle, composite mais autonome, qui paradoxalement rétablit l’orientation de lecture initiale. À force d’accumulation, la diariste brouille l’ordre spatial qu’instaurait la trame imprimée sous-jacente, tout en se livrant au fil des semaines à d’infinies variations graphiques sur la structure immuable de la double page. Le support standard destiné à l’écriture scolaire semble favoriser une production diaristique « enrichie » par l’ornementation et le collage : il ne s’agit pas seulement de personnaliser l’expression, mais de mettre en scène un écart avec la fonction initiale du support, et d’ajouter de la valeur à l’objet par une forme de travail d’écriture non soumis aux critères de l’évaluation scolaire – écrire pour soi, n’est-ce pas d’abord revendiquer pour le support un statut « différent29 » ? Ces interventions, qui font souvent « exploser » les cases et réglures prévues pour l’inscription, peuvent être sémantiquement motivées ou destinées à marquer, à couvrir la surface presque mécaniquement30. La couleur (tracé, soulignement, surlignement, surface, tache) et le trait (ligne, dessin, croquis, griffonnage, schéma ou ornement) sont des produits de l’activité autographe, au même titre que l’orientation des lignes d’écriture ou le calibre des lettres, tandis que le collage suppose l’insertion de matériaux exogènes (autographes produits sur un support différent) ou hétérogènes (écrits allographes, textes ou images imprimés, plantes, objets). Si l’on veut décrire, voire interpréter, ces divers modes d’interventions graphiques, il paraît donc essentiel de ne pas isoler les occurrences étiquetables en tant que « dessin », « griffonnage » ou « collage » des caractéristiques du support et de l’interaction avec l’écriture qui s’y déploie.

Genesis, 32 | 2011 110

Localisation et répartition des dessins

13 En dépit de courantes prétentions au « premier jet », la succession des pages du journal selon un axe chronologique n’est pas nécessairement identifiable, on le sait, à la chronologie des inscriptions. Un même support écrit peut recéler plusieurs usages, successifs ou concomitants : il convient donc de discerner si griffonnages, dessins ou collages interviennent ponctuellement ou de façon systématique, au fil de la plume ou lors de séances de travail spécifiques. L’album d’Amélie de Bohm, qui se présente sous l’élégante reliure ancienne réemployée d’un album amicorum31, n’est utilisé comme support de journal que lors de circonstances exceptionnelles, et seulement de façon ponctuelle pour le dessin32. Cet épais cahier oblong compte aujourd’hui soixante-quinze feuillets de vergé azuré dont les premiers, sans doute employés comme recueil d’autographes, ont été découpés et éliminés, pour favoriser un second usage, cette fois scolaire, dont témoignent quelques pages soigneuses33. Puis, à la page 47, en date du 1er février 1814, l’album est repris pour un nouvel emploi : un « Journal », inscrit à l’encre sur une réglure préparée au crayon, essentiellement consacré à l’actualité politique jusqu’au retour de l’Empereur au printemps 1815 (p. 73). Enfin, parmi les feuillets suivants laissés vierges, apparaissent trois dessins au crayon : un portrait de femme daté « le 9 novembre 1813 », suivi d’une ode à Alexandre de Russie signée « Amélie » (p. 134), et l’esquisse de deux profils sur le même feuillet (p. 167).

14 C’est probablement à la main d’Amélie que sont dus ces dessins non signés, placés en « hors texte » à la fin du cahier34, dont le premier pourrait être contemporain de la période d’utilisation scolaire. Notons que la rédaction du journal n’intègre aucun dessin : les scènes pittoresques de l’arrivée du roi, celles des défilés militaires accompagnant son retour, que décrit avec émotion cette jeune patriote royaliste, ne donnent pas lieu au moindre croquis, dans ce support où elle semble privilégier l’écriture. La jeune fille n’a pas adopté la mise en page « mixte », écriture et dessin mêlés, qu’elle aurait pu emprunter à la pratique de l’album amicorum. Écrire son journal et dessiner semblent deux activités nettement séparées dans l’espace de cet album, du moins dans les parties conservées.

15 La pratique, sans doute propre aux dessinateurs amateurs, qui consiste à reléguer le dessin ou le griffonnage en fin de cahier est fréquemment attestée dans les manuscrits de travail du XIXe siècle. Il faudrait une enquête plus systématique pour connaître la fortune d’une telle disposition dans les journaux personnels de la même période. Un carnet de jeune femme, daté de 1842, présente une répartition plus complexe que l’album d’Amélie : quatre visages ou bustes féminins dessinés au crayon à la fin du volume, comme dans le cas précédent, font suite au journal que tint pendant quelques mois Zélie Bully35. Mais on y trouve également trois croquis au crayon de personnages masculins, surgissant dans un tissu scriptural fort dense (une vingtaine de lignes par page sur un format de 174 × 118 mm, peu de marges, aucun espacement), respectivement aux folios 27 r°, 38 r° et 74 v°. Parmi les commentaires de lectures portant sur les Pensées de Pascal, le Génie du christianisme ou Paradis perdu de Milton et les anecdotes de salon qui dénotent un vif esprit critique, l’auteur mentionne incidemment, alors qu’elle relate une promenade, « un élégant cavalier [qui] faisait étalage de ses talens équestres ». L’homme qu’elle représente debout, perpendiculairement à l’orientation de l’écriture, sur la page en vis-à-vis, arbore un costume d’allure orientale, sa posture comme son accoutrement théâtral évoquent

Genesis, 32 | 2011 111

l’illustration d’un keepsake, copiée ou inventée, plutôt qu’un portrait sur le vif – la mise en page en revanche n’a rien de conventionnel (fig. 4).

Fig. 4 : Journal de Zélie Bully

Ms 1040, f° 26 v°-27 r° – Dessin : figure masculine Bibliothèque historique de la Ville de Paris/cl. R. Smah

16 Cependant il ne fait pas de doute que le dessin a été exécuté avant la fin de l’entrée du 16 juin, en raison du chevauchement des trois dernières lignes d’écriture à l’encre qui viennent le recouvrir36. L’emploi du crayon, la fermeté du trait, la silhouette idéalisée, dénotent une intention esthétique qui dépasse le simple griffonnage au fil de la plume : il en va de même pour le visage d’homme moustachu coiffé d’un turban au folio 38 r°, qui partage les mêmes connotations orientalisantes, à côté d’un profil féminin esquissé sous une sinueuse chevelure. Ces croquis disposés perpendiculairement sont à l’évidence antérieurs à la page d’écriture, dont les lignes à l’encre viennent au contact des tracés de la mine (hormis dans les zones les plus ombrées), comme si l’hétérogénéité du dessin faisant irruption dans un espace encore vierge devait être aussitôt résorbée par la régularité de la trame scripturale – ce que confirme le troisième dessin inséré, en position tête-bêche, figurant un profil d’homme âgé auquel se superposent quatre lignes d’écriture (f° 74 v°). C’est en revanche un visage féminin que l’on trouve en « hors texte », au verso du dernier feuillet, employé de nouveau « à l’italienne37 » : la caricature, plus poussée que dans les autres croquis, le dote d’yeux démesurés, et souligne les particularités physiques individuelles (fig. 5). Il convient sans doute de voir un autoportrait de la diariste – illustrant le regard sans ménagement qu’elle pose sur elle-même comme sur les autres – dans ce dessin frontal et précis, dont l’emplacement liminaire s’avère conforme à un dispositif récurrent dans les lettres et les manuscrits de travail. L’absence de désignation explicite de l’autoportrait se trouve ici compensée par la présence d’un collage, sur un feuillet détaché de la reliure. Il s’agit

Genesis, 32 | 2011 112

d’une lettre d’amour adressée à un homme par la jeune femme dont le papier à lettre marqué d’un timbre sec « Z. B. » est la seule marque d’identité de l’auteur du journal38.

Fig. 5 : Journal de Zélie Bully

Ms 1040, dernier feuillet, v° – Dessin : autoportrait (?) Bibliothèque historique de la Ville de Paris/cl. R. Smah

17 Outre la disposition qui divise ou rassemble figures masculines et féminines, la répartition entre croquis intégrés au texte du journal (au fil des entrées et partiellement recouverts par l’écriture) et croquis séparés (sur feuillets vierges, sans légendes ni signatures, en fin de carnet) montre comment la pratique du dessin et celle de l’écriture diaristique coexistent selon plusieurs modalités, tant spatiales que temporelles, dans un même support. L’orientation du dessin dans la page, la fréquence et le rythme d’insertion ainsi que l’emplacement, central, marginal ou liminaire dans le volume constituent des repères utiles, au même titre que les données stylistiques que peut fournir une analyse formelle. À moins d’un parti pris systématique, tel celui adopté par Ariane Grimm, jeune diariste de onze ans en 1978, lorsqu’elle réserve à la couleur la page verso en regard de chaque page recto consacrée au récit quotidien39, les dispositifs même les plus accidentels en apparence ne sont pas à négliger – non seulement en tant qu’indices de pratiques, mais aussi parce qu’ils informent la relecture dont le journal fait souvent l’objet.

18 De façon plus générale, il convient d’opposer des dispositifs où l’écriture domine, reléguant le dessin à la portion congrue, à des productions mêlant dessin et écriture à part égale, souvent dues à des artistes – corpus spécifique que nous laissons ici de côté. Or la pratique régulière ou intensive du dessin associé à l’écriture peut s’accommoder d’un support peu adéquat, comme en témoignent les carnets bon marché dotés d’une réglure que Vuillard a émaillés pendant sa jeunesse de notes personnelles et de très

Genesis, 32 | 2011 113

nombreux croquis, étroitement imbriqués sur la surface de la page40 ou les pages abondamment colorées et maculées du journal de Frida Kahlo. L’utilisateur de feuilles volantes bénéficie d’une plus grande liberté d’intervention, lorsqu’une forte nécessité intérieure se substitue à la contrainte matérielle du support relié, comme en témoigne par exemple la subtile combinatoire du Journal écrit et dessiné de Gabriella Melinescu41.

Indices du modus operandi

19 Différents paramètres de la situation d’écriture constituent un contexte matériel susceptible d’affecter la mise en page, la densité et la qualité d’exécution des dessins. Un même scripteur adopte des régimes graphiques fort divers, non seulement sous l’emprise de l’émotion (comme l’illustrait le cas du collégien parisien de 1866), mais aussi selon les circonstances matérielles : lorsqu’il tient en voyage un carnet de poche, annoté au crayon pendant les trajets en diligence, ou lorsqu’il rédige à la plume, sur un cahier, un journal intellectuel, recueil de notes critiques, voire plus intimes, à sa table de travail42. Pendant qu’il parcourt la Savoie et l’Italie en 1866, le jeune chroniqueur Jules Claretie émaille ses notes au crayon de croquis impromptus surgis au milieu d’une phrase (fig. 6), ou plus rarement disposés en pleine page et transversalement à l’orientation de l’écriture s’il s’agit d’un paysage (dont il annote les couleurs et l’éclairage)43. Un monument, la silhouette d’une villageoise ou l’enseigne d’une auberge, le détail d’un costume, d’une coiffure – l’écrivain accumule jusqu’à cinq ou six minuscules dessins sur une double page de format restreint, occupant la surface par zones juxtaposées, disjointes, çà et là séparées d’un trait, tandis qu’il note pêle-mêle noms d’églises ou de palais, comptes, menus, scènes de rues et anecdotes, d’une écriture minuscule et rigoureuse, souvent agrandie et déformée par les cahots des transports, qui suscitent de soudaines variations dans l’écart des interlignes. L’allure compacte de la mise en page tient également à la rapidité des annotations, tant dessinées qu’écrites, qui témoigne d’une capacité à passer instantanément d’un mode d’expression à l’autre44.

Genesis, 32 | 2011 114

Fig. 6 : Jules Claretie, Voyage en Italie, Notes et croquis

Fonds Claretie, vol. 57, 28 v°- 29 r° Bibliothèque historique de la Ville de Paris/cl. R. Smah

20 À Paris, de juin 1863 à février 1874, Claretie remplit ligne après ligne, d’une graphie posée, un cahier in-4° de vélin réglé de bleu, dont il a calligraphié la page de titre : « Le cahier vert », agrémentée d’une citation latine. Son journal consiste surtout en résumés de conversations et commentaires sur l’actualité politique ou littéraire, ponctués d’abondantes notes de lecture et d’extraits copiés. Quoique l’écrit domine, il campe au folio 21 en quelques traits de plume le profil d’un homme à lunettes coiffé d’un bonnet – portrait d’homme de lettres ou autoportrait ? – figure marginale, occasionnelle et isolée. Dans chacun de ces carnets, croquis et notes sont produits sur l’instant, en utilisant le même instrument – mais la posture d’écriture (aléatoire en déplacement, sédentaire en situation de lecture-écriture professionnelle), la fréquence et le rythme d’irruption des dessins déterminent deux options de mise en page nettement distinctes. Les formats, choisis pour d’évidentes raisons pratiques, s’avèrent inversement proportionnels au déploiement de l’enregistrement iconographique que suscite le voyage. Cependant Claretie employa au cours de ses déplacements de nombreux petits carnets, dont la mise en page devint au fil des ans moins chaotique, comme si la pratique plus austère du « cahier vert » lui avait appris à gommer l’effet des circonstances sur la mise en page, tandis que diminuait la fréquence des dessins « documentaires », vraisemblablement relayés par l’achat de reproductions photographiques.

21 On rencontre un même souci d’économie et de maîtrise de l’espace graphique dans les carnets de relevés scientifiques qui se présentent comme des journaux de terrain, par exemple dans le cas d’expéditions archéologiques ou épigraphiques : ainsi les élégants petits carnets (160 × 100 mm) à couverture toilée ocre dotés d’un étui à crayon de cuir

Genesis, 32 | 2011 115

fauve qu’employait Bernard Haussoulier sur le site de Didyme (1895-1896) offraient un vélin quadrillé fort utile pour restituer, en dépit de l’échelle miniaturisée, les proportions des fragments de marbres répertoriés45. Chaque pièce épigraphique, méticuleusement transcrite et numérotée, fait l’objet d’une représentation sommaire au crayon, dont les contours et hachures servent à localiser les coupures de lignes ou les manques. Les dessins, qui apparaissent sur le même support (II 95, II et III 96), souvent sur la même page que la transcription littérale ou en vis-à-vis, permettent de vérifier celle-ci – d’abord inscrite au crayon, puis annotée à l’encre – et de la justifier. Ce travail de mise au net, exécuté sur place dans un second temps, semble préparer la publication. Le journal qui permet de suivre le déroulement des fouilles, émaillé de transcriptions partielles et de croquis hâtifs, a été consigné dans un autre carnet, utilisé du début à la fin du chantier annuel (I 95). On peut penser que c’est grâce aux dessins qu’il comporte que le carnet de terrain remplit une fonction essentielle de preuve de la chronologie du travail et de premier enregistrement des résultats ; mais il ne constitue qu’un support parmi d’autres aux yeux du savant, qui mobilise par ailleurs des techniques graphiques et plastiques variées (estampage, plans, photographie, calque) pour constituer ses données et garantir l’exactitude de ses relevés46.

22 La maîtrise de l’espace graphique se manifeste donc sur plusieurs plans : au sein d’un même support, l’intégration d’éléments non scripturaux tels que griffonnages, plans, schémas ou dessins peut donner lieu à une structuration complexe, que le scripteur invente ou s’approprie, qu’il affine et fait varier, à l’échelle de la page comme à celle du volume relié. Lorsque l’activité se développe sur plusieurs supports, ce sont la répartition des fonctions et la diversité des mises en page adoptées qui attestent l’aisance acquise par le diariste. L’exemple remarquable du journal du prince de Joinville permet de suivre le processus qui conduit d’une écriture contrainte jalonnée d’infimes croquis marginaux à des albums de voyage remarquablement illustrés d’aquarelles dont la présence structure la mise en page, pour aboutir à la publication tardive d’une « autobiographie peinte47 ». Lors d’un voyage d’initiation à la vie maritime que le prince fait à treize ans, en 1831, le journal de bord, supervisé par son précepteur M. Trognon, consiste surtout à recopier les lettres qu’il doit, à chaque étape, envoyer à ses parents. Pourtant la pratique du journal, relayée par une intense correspondance elle aussi ponctuée de croquis, deviendra pour l’officier de Marine et l’exilé politique une activité autonome où la part du dessin ira croissant : en témoignent six volumes autographes, reliés a posteriori, qui rassemblent son journal quasi quotidien de 1835 à 185848.

23 Le jeune prince emploie en 1835 des feuilles de vélin écru peu épais, non réglé, filigrané « J WHATMAN/1833 », qu’il plie in-4° et dont il marque la marge au moyen d’un pliage. Le mode de foliotation adopté (un feuillet sur deux) suppose qu’au lieu d’enchâsser les bifeuillets en cahier comme il était d’usage49, Joinville les juxtaposait, pour en éliminer facilement au cas où un passage écrit, un dessin ou une aquarelle ne le satisferaient pas. Ce premier volume de cent quarante feuillets50, consacré aux préparatifs d’une expédition au Moyen-Orient, ne comporte que très peu de dessins d’après nature, quoique la pratique du croquis relève de la préparation du voyage sous la direction du peintre Schaeffer, au même titre que la lecture du « Voyage en Orient de Mr de Lamartine » (f° 34). Un profil d’homme coiffé d’un turban et un palmier, inspirés par « les croquis que le cap[itaine] Leblanc a faits dans son voyage en Afrique » (f° 27), anticipent ainsi de plusieurs mois sur le départ effectif51. Cette formation académique

Genesis, 32 | 2011 116

laisse supposer que Joinville dessine d’abord sur un papier réservé à cette fin, séparé de son journal.

24 Toutefois un autre mode d’expression graphique se glisse dans ces pages que l’adolescent souhaite soustraire au regard de son précepteur : il s’agit de griffonnages minuscules, parfois à peine repérables, inscrits subrepticement le long du bord externe des feuillets, à partir du folio 6 v°, comme en marge des marges, à la limite de la tranche. Tandis que des caricatures lilliputiennes de M. Trognon ponctuent les mentions de ses remontrances, des profils masculins stéréotypés émergent de hachures dont le rythme évoque les flots marins (fig. 7), en marge des passages concernant le projet d’expédition. Une telle pratique du griffonnage marginal existait-elle aussi dans les cahiers scolaires de cet élève peu discipliné, mais sensible et curieux du monde52 ? Quoi qu’il en soit, l’expérience du voyage va favoriser une synthèse entre cette expression personnelle non légitime, dont la fantaisie et l’humour sont sans cesse bridés par les exigences parentales et le contrôle du précepteur, et les magistrales capacités d’observation de Joinville, soutenues par une solide formation artistique.

Fig. 7 : Griffonnages en marge

F. d’Orléans prince de Joinville, Journal oct. 1835-déc. 1836 (J3305, f. 6-33 v°) © Musée national de la Marine/A. Fux

25 Les deux volumes rédigés entre 1836 et 1840 au fil des voyages successifs reprennent le papier in-4°, cette fois réglé à l’encre : croquis ou plans topographiques, scènes et portraits figurent le plus souvent en marge non loin des descriptions, lorsqu’ils ne surgissent pas au détour d’une phrase, en plein corps du texte, faisant fi de la réglure (fig. 8). La mise en page varie, selon que le dessin contraint l’écriture à se répartir alentour, qu’il vient se superposer sur les lignes qui le précèdent (J3307, f° 31) ou qu’il déborde parfois d’un feuillet à l’autre par-delà la pliure centrale (f° 19). Le rapport avec

Genesis, 32 | 2011 117

la chronologie s’avère complexe car le support du journal se dédouble : les croquis ornant les lettres à sa famille, qui sont rassemblées en fin de volume53, sont recopiés presque à l’identique dans les pages du journal, et insérés face à un passage du texte parfois différent de l’épisode illustré dans la lettre (Gibraltar, J3306, f. 26 v° et 118 v°– la scène passant du 28 au 16 août).

Fig. 8 : Visite des Dardanelles, croquis à l’encre

F. d’Orléans prince de Joinville, Journal. 1839-1840 (J3307, f. 21 r° bis) © Musée national de la Marine/A. Fux

Témoins de la genèse

26 L’excellence technique du croquis et de l’aquarelle servent le regard aiguisé de Joinville, nourri par les Voyages pittoresques de Taylor et Nodier : les touristes anglais (J3307, 1839, f° 13) sont voués à la caricature, sa propre figure (1840, f° 16’ v°) à l’autodérision, tandis qu’il enjolive volontiers l’allure typique des populations locales. La part de l’autoportrait passe du profil caricatural griffonné en marge au personnage témoin dans les paysages, puis ici et là au dessinateur en action, voire dans une posture de personnage principal, en compagnie de sa femme. Cette évolution, qui culmine dans le volume de 1853-1854, suit la maturation de la posture énonciative du narrateur. Les mentions que fait le prince de son activité graphique sont souvent étroitement corrélées à l’illustration présente sur la même page : par l’intermédiaire de déictiques, lorsqu’en Guinée par exemple il reçoit la visite « d’un chef nègre dont voici le portrait » (J3308, f° 18’) ; par les termes « je dessinne [sic] » qui initient la description d’une vue en contre-plongée à Gibraltar (fig. 9), de façon à renforcer l’effet d’immédiateté de la perception et, du même coup, de véracité du récit. Ce volume, le plus abouti du point de

Genesis, 32 | 2011 118

vue de la mise en page, crée ainsi un jeu rhétorique sophistiqué entre l’espace de la page et les espaces parcourus et décrits, entre la scène de lecture (l’auteur s’adresse fréquemment à un « vous ») et le moment de l’inscription (« je dessine »). L’alternance de vues panoramiques occupant l’espace de quelques lignes sur toute la largeur de la page et de vignettes en quart de page ou demi-page relève moins d’opérations ponctuelles, au fil de la plume, que d’une véritable expertise, celle d’un illustrateur.

Fig. 9 : Entrée à Ronda, aquarelle

F. d’Orléans prince de Joinville, Journal. 1853-1854 (J3755, f. 83 r°) © Musée national de la Marine/A. Fux

27 Ce résultat remarquable suppose en effet un tel effort de conception préalable – concernant notamment les espaces réservés au dessin, encadrés ensuite par une indentation du texte parfaitement calibrée –, que l’on est amené à douter d’une exécution de premier jet54. Le dernier volume du « journal » (J3309) confirme ce doute. Resté inachevé, il présente en effet un dispositif d’illustration à divers stades d’élaboration : de la case vide laissée en attente, au croquis esquissé au crayon (fig. 10), puis repassé à l’encre et enfin rehaussé d’aquarelle. Ces témoins démontrent que l’insertion des dessins, probablement prévue à partir de croquis sur le vif exécutés sur un autre support, ont pour la plupart été reportés dans un texte (lui aussi mis au net, du moins en partie) comportant des espaces prévus à cet effet.

Genesis, 32 | 2011 119

Fig. 10 : Militaire français, croquis au crayon

F. d’Orléans prince de Joinville Journal. 1857-1858 (J3309, f. 33 v°) © Musée national de la Marine/A. Fux

28 L’accès aux documents d’archives conservés par ailleurs serait indispensable pour décrypter cette genèse, qui est celle d’un véritable livre de voyage illustré, venu se greffer sur la pratique initiale du journal et de la correspondance agrémentés de dessins. Le savoir-faire quasi professionnel de Joinville, notamment sa grande aisance à reproduire ses propres croquis, peut induire en erreur. Ce cas doit attirer notre attention sur la difficulté à interpréter un document isolé de tout contexte archivistique – et sur le biais de l’archive, qui présente le volume de 1853-1854 comme le seul de ces six volumes à être « illustré ». Or, sans la présence des cinq autres volumes, ce dernier prêterait à une totale confusion : loin d’être un simple carnet tenu pour soi, il s’agit bien d’un album conçu, prévu et organisé d’abord pour l’entourage, puis en vue d’une publication.

29 Tout journal abondamment illustré, en particulier lorsque la mise en page évoque un savoir-faire professionnel, devrait donc attirer le soupçon du généticien : l’unicité apparente du support, le caractère autographe ne constituent en rien des attestations d’une production d’un seul jet. Une analyse critique de l’archive, à laquelle la méthode codicologique peut contribuer, est requise. Les journaux en images produits par de nombreux artistes55, notamment sous forme de bande dessinée, gagneraient beaucoup à être étudiés de ce point de vue, à condition d’obtenir un accès non restrictif aux documents témoins de leur élaboration.

30 Par ailleurs, et singulièrement dans le cas des voyages, les dispositifs du journal en images, qu’ils soient simples ou complexes, tendent à construire une relation spectaculaire incluant par avance d’autres lecteurs que le seul voyageur. Les carnets de François Delannoy, un capitaine de l’armée française qui participa à une campagne de

Genesis, 32 | 2011 120

« pacification » en Algérie au début des années 1870, présentent une structure régulière comportant récit d’événements et « description pittoresque des pays qu’[il a] parcourus » en page de gauche, tandis que la page de droite est tout entière consacrée à une vue dessinée au crayon et rehaussée d’aquarelle. Cette fois l’exécution malhabile et la rigidité du dispositif renvoient plus au modèle des livrets d’instruction et à l’imagerie de la propagande militaire qu’à celui du livre illustré de voyage pittoresque. Tandis que l’officier revendique par son journal dessiné une fonction de témoin de l’Histoire, le prince prétend ne s’adresser qu’à ses proches, et se construit comme individu, puis comme auteur, en mettant à distance les tâches officielles qui lui incombent pour privilégier l’observateur s’adonnant à la passion du dessin. Ces exemples s’opposent à la notion d’espace clos et secret souvent associée à la pratique diaristique.

Espace pluriel, effets de preuve : autoportraits et collages

31 L’espace du journal, loin d’être réservé à la rituelle poursuite du « même », s’ouvre bien souvent sur une pluralité : de supports, d’intervenants et de pratiques. Les transferts d’un support à un autre, en particulier les réécritures entre journal et correspondance, ne sont pas rares et il arrive que la présence de dessins, nous l’avons vu chez Joinville, soit motivée par une adresse à autrui – comme c’est le cas dans les lettres de voyage au bord du Rhin de Victor Hugo, ou celles de Van Gogh à son frère. Mainte page du journal de Frida Kahlo s’ouvre sur une adresse à Diego, mentor, mari, amant et double puissant de l’artiste rivée à la maladie et à la souffrance : comme les autoportraits peints intègrent le collage, le journal incorpore la correspondance de l’artiste56. Certaines pratiques particulières du journal comme espace partagé entre plusieurs auteurs font intervenir le dessin et l’écrit à deux mains sur une même page : parmi les « Diary Papers » des sœurs Brontë, feuillets rédigés à date fixe une fois l’an, un autoportrait d’Emily à sa table de travail, associé à une souscription marginale d’Anne, met en scène la fonction de preuve accordée à l’image dans une sorte de contrat rituel entre les deux scripteurs : écrit et dessin attestent une altérité et une coprésence57.

32 Les fort nombreux dessins autographes qui ponctuent les cahiers d’écolier et carnets quadrillés sur lesquels Pierre Minet tint son journal montrent comment l’activité diaristique peut accueillir la revendication pathologique d’une fusion avec l’autre : le culte voué à la femme aimée, la représentation idéalisée du couple par le biais du dessin (fig. 11) y contrastent avec le retour obsédant des thèmes de l’abandon et du manque dans les entrées quotidiennes, que côtoient d’hallucinants autoportraits au visage difforme et au corps torturé. Un portrait de l’auteur d’un style beaucoup plus académique, attribué à sa compagne Lilian Fink, implique que l’espace du journal pouvait être soumis non seulement au regard de l’autre, mais à son intervention graphique, fût-elle ponctuelle58. C’est aussi par le dessin que se manifeste la présence d’autrui dans le Journal du Groënland que Paul-Émile Victor rédigea d’août 1936 à août 1937 : le dossier de feuilles volantes écrites au crayon (en raison sans doute des températures négatives incompatibles avec l’emploi de l’encre) comporte de nombreux paysages, cartes et croquis techniques de la main de l’explorateur, auxquels s’ajoutent quelques dessins provenant de ses interlocuteurs eskimos, notamment des portraits du savant59. Victor les a épinglés ou collés parmi ses relevés scientifiques, comme autant

Genesis, 32 | 2011 121

d’attestations des contacts occasionnés par la mission : le tracé allographe sert ici de preuve.

Fig. 11 : Pierre Minet, Journal 1933

MNT2-J2-03 © IMEC

33 Les diaristes invoquent cette même fonction de preuve matérielle, parfois articulée à la présence d’autrui, afin d’expliquer leur pratique de collecte d’objets, de collage de pièces hétérogènes dans le support du journal personnel60. Pour justifier le caractère autobiographique des « documents » qu’il a collés dans son « album », Leiris en donne dans Biffures une longue liste hétéroclite : « feuillets griffonnés au hasard », « portraits de femmes de théâtre », « prospectus publicitaires », « prière d’insérer » de l’Afrique fantôme, « photos d’une peinture de Masson », « feuille de papier à lettres où s’encadre une scène tauromachique dessinée à la plume », « couverture de programme du film Les Hauts de Hurlevent », « horoscopes de pacotille » illustrés de symboles ésotériques, « schéma » des lignes de sa main dessiné par une voyante « sur un grand papier quadrillé », et enfin « dessin au crayon » qu’il a intitulé Ma vie par moi-même.

34 S’il a « inséré telles quelles » ces « pièces à conviction », c’est, écrit Leiris, en raison de la « valeur fétichiste » qu’il accorde aux supports originaux ; mais à travers ces pièces l’écrivain construit aussi un réseau de relations – actrices, chanteuses, peintres, écrivains ou metteurs en scène tels Damia, Jean-Louis Barrault, Masson, Desnos, Picasso – qui donne sens à sa vie. L’attention extrême que Leiris porte à la matérialité des documents souligne l’intensité de leur valeur indicielle, qui se substitue presque à la prévalence chronologique traditionnellement associée au journal. Motivé par la production d’un portrait de lui-même, le diariste se fait du même coup l’archiviste d’une vaste culture écrite et iconographique – il se définit par son environnement

Genesis, 32 | 2011 122

graphique. Parmi les différents dispositifs de preuve dont s’inspire le journal personnel, plus que le modèle surtout temporel du registre61, c’est celui de l’herbier qui semble ici approprié. Ces cahiers de collecte des botanistes, supports d’un exercice de dénomination savante, sont nourris de repères spatiaux, topographiques ou géographiques, comme le montre par exemple le recueil de spécimens collectés par Charles Lévêque en Grèce en 184862 : comme la plante, la pièce collée fait preuve.

35 L’emploi de la photographie par les diaristes exploite de façon plus ou moins explicite la valeur indicielle de l’image mécanique63. Un premier degré d’appropriation consiste à insérer ponctuellement, dans le support du journal, des tirages déjà reconnus par ailleurs comme supports d’identité (portraits individuels, portraits de groupe, photos de famille) pour en faire des garants de l’énonciation, en incipit comme le fit Jehan Rictus dès 189864, ou au fil des entrées comme c’est le cas dans les cahiers de Louise Weill dès 191465. Celle-ci défriche un terrain bientôt livré à une exploration plus systématique : produire des autoportraits photographiques motivés par une quête de l’identité personnelle devient pour certains une pratique périodique, inscrite dans le temps. La prise de vue peut aller jusqu’à se substituer à l’écriture du journal, quand la série d’images (notamment avec le polaroïd dès les années soixante) devient en elle- même le support de l’inscription66.

36 Les instantanés quotidiens, événementiels ou de voyage collés sur un support papier coexistent désormais à part égale avec l’écrit et le dessin dans les journaux de praticiens amateurs, préfigurant le blog numérique et l’expression « multimédia ». De nombreux photographes ont depuis les années soixante-dix consacré leur œuvre à l’élaboration de formes oscillant entre autobiographie et journal. Longtemps indispensable à la définition du genre, mais soumis à la primauté de la série d’images, l’écrit y connaît un traitement extrêmement variable – depuis la légende autographe de Duane Michals jusqu’au récit fragmenté de Denis Roche, des pièges subtils d’Hervé Guibert aux mises en scène parodiques de Sophie Calle. Poussés à l’extrême, le désir qu’exprimait Alix-Cléo Roubaud de « tout inclure » dans ses cahiers, « les résolutions […], les incidents, les photographies, tout » (14 juillet 1980), et son projet inverse « Écriture sur les épreuves aussi : sur les épreuves, sur toute la surface » (1 er janvier 1981) entrent radicalement en conflit – faute sans doute de trouver un support commun ? – comme en témoigne l’issue tragique du parcours créatif qu’a fort bien analysé Véronique Montémont67.

37 Le procédé du collage photographique ou du photomontage, attesté dans les albums mondains dès le milieu du XIXe siècle68, peut offrir au diariste soucieux d’inclure l’hétérogénéité du monde dans ses cahiers des solutions étonnamment productives. Il en va de même pour des montages effectués non plus à partir de tirages originaux, mais de reproductions extraites de la presse écrite. Le journal tenu par une jeune femme parisienne entre 1911 et 1916 sur de petits agendas trimestriels (153 × 95 mm, couverture de papier brun moiré, vélin quadrillé et tranche dorée, une page par jour) en fournit un remarquable exemple69. Tout en consignant d’un ton alerte ses « impressions au jour le jour », souvent inspirées par la lecture de la presse, la diariste intègre presque à chaque page une coupure de journal, dessin satirique, photographie tramée ou caricature, extrait d’article ou de tract, ainsi que divers éléments décoratifs (décalcomanies de fleurs, cocardes et insignes patriotiques). L’image ou l’extrait choisi (de deux lignes à une surface équivalente à la page du carnet), soigneusement « détouré » et collé, est parfois encadré d’un trait de plume, tandis que les notes

Genesis, 32 | 2011 123

autographes se glissent alentour, s’insérant parfois dans d’étroites marges laissées par le collage (fig. 12). La jeune femme s’attache tantôt à justifier de telles insertions – ainsi le 28 octobre 1915 : « C’est aujourd’hui mon jour de naissance, voilà pourquoi je fleuris ce feuillet » –, tantôt elle se contente d’intégrer à son texte par une flèche ou au moyen d’un déictique « ce » nouveau modèle d’autobus apparu dans Paris. Parfois c’est la légende imprimée qui établit un lien demeuré implicite – l’« Uniforme d’officières » que représente l’image jouxte le commentaire autographe : « Les suffragettes anglaises ont débarqué la semaine dernière sur le continent, elles forment trois régiments d’auxiliaires. Elles prennent le bon chemin pour devenir électrices » (28 février 1915 : fig. 12). L’image imprimée vient-elle se substituer à une médiocre compétence de dessinatrice ? Plusieurs croquis au crayon rapportés durant l’été 1916 de visites à Bagnolet ou à Clamart infirment une telle hypothèse : or ces dessins sont eux aussi détourés et collés, plutôt que recopiés, sur la page d’agenda. Celle-ci devient le support d’une pratique d’enregistrement par le collage dans un souci de « témoigner » de faits auxquels l’imprimé confère son autorité, et l’autographe sa prégnance subjective70.

Fig. 12 : Agenda d’une Parisienne, 1er trimestre 1915

27-28 février, collages (Ms 4127) Bibliothèque historique de la Ville de Paris/cl. R. Smah

Genesis, 32 | 2011 124

Fig. 13 : Agenda d’une Parisienne, 3e trimestre 1915

14-15 juillet, collages (Ms 4127) Bibliothèque historique de la Ville de Paris/cl. R. Smah

38 Au fil des pages se met en place une technique d’insertion de ces fragments visuels qui constituent le « clou » (fig. 13) du jour, l’événement prélevé dans l’environnement graphique de la presse quotidienne se juxtapose au récit de faits vécus par la jeune femme au quotidien (prix des denrées alimentaires, excursions en banlieue, nouvelles du front transmises par un filleul de guerre, etc.). Elle procède par prélèvement et juxtaposition, et l’élaboration de la mise en page l’occupe sans doute autant que la rédaction71 : bien qu’elle s’inspire de la maquette d’un magazine illustré, ce qu’elle produit est tout autre. En transférant un extrait de la page du journal imprimé à celle de son agenda, la diariste procède en effet à un étonnant recadrage, du fait du changement d’échelle en relation au support : la largeur d’une unique colonne de texte calibrée pour le quotidien imprimé, celle d’une vignette au trait ou d’une photographie tramée, occupent dans son carnet une pleine page72. Tandis qu’elle revendique en avant-propos une modeste vision de l’histoire contemporaine « par le petit bout de la lorgnette », l’effort constant d’appropriation auquel se livre la diariste parisienne offre au lecteur futur (à qui elle s’adresse en avant-propos dès 1911) un inestimable « zoom » sur son environnement graphique – celui de la ville en guerre.

39 L’approche codicologique permet de distinguer à partir des caractéristiques matérielles d’un objet manuscrit, agenda, album, carnet, cahier ou feuilles volantes, divers modes d’intervention graphiques et plastiques qui sont d’autant moins revendiqués par le scripteur qu’ils échappent à la définition scolaire ou lettrée de l’acte d’écriture, la transposent ou la transgressent. Phénomène fort courant, l’insertion de griffonnages, de coloriage ou de dessins dans le journal personnel contribue à marquer un tel écart : produire un objet différent, valorisé comme singulier, suppose que l’on s’approprie

Genesis, 32 | 2011 125

l’espace dévolu à l’écriture en y incluant aussi autre chose. Plusieurs exemples attestent que l’alternance de l’écrit avec le griffonnage, le croquis, le portrait ou l’autoportrait permet d’articuler un processus de construction du sujet. Lorsqu’il s’agit de plans ou de tableaux à double entrée, du collage de photographies, d’objets de la vie quotidienne ou de coupures de presse, l’insertion vise souvent à classer les données ou fournir des preuves, ce qui implique la relation à autrui dans l’espace même du journal. Les multiples cas rencontrés dès le début du XIXe siècle forcent à élargir une conception trop restreinte de l’écriture diaristique : le journal serait, avec le brouillon et la correspondance, un lieu privilégié d’expérimentation de l’écriture multimédia (image, trace, écrit). Certes, la diversité des pièces insérées et l’élaboration des mises en page renvoient à de très nombreux modèles tirés de l’environnement graphique des diaristes : registre, almanach, herbier, album amicorum, livret d’instruction militaire, atlas scientifique, presse quotidienne, livre ou magazine illustré, affiche ou tract – que le scripteur reproduit, réinvente à sa façon, mais sans procéder nécessairement par imitation.

40 La mise au point d’un dispositif diaristique qui inclut l’image, dessinée ou collectée, peut être bricolée dès l’enfance ou requérir plusieurs années de pratique. Qu’il soit programmé ou sujet à l’improvisation, un dispositif viable suppose une adéquation entre la maniabilité du support, la maîtrise des instruments d’inscription et la capacité du scripteur à agencer ensemble les matériaux collectés et tracés en un espace partagé. Les arguments qu’utilisent les diaristes pour expliquer leur passage, plus ou moins satisfaisant, d’une pratique manuscrite à l’écriture électronique illustrent cette triple exigence. C’est pourquoi une bonne connaissance des pratiques mises en œuvre dans les journaux sur supports « papier » me semble indispensable pour aborder l’univers du journal personnel électronique en tant qu’innovation. Quoi qu’il en soit il paraît aujourd’hui nécessaire de considérer les explorations graphiques, la production ou l’intégration d’images, de croquis ou de plages de couleur, de photographies ou de pièces hétérogènes non comme des exceptions négligeables mais comme des composantes vivaces, créatives et structurantes du journal personnel. Et ce d’autant plus que s’y donne à voir le travail de montage et de démontage à l’œuvre dans toute écriture.

NOTES

1. La reproduction intégrale semble réservée aux éditions de journaux d’artistes (Delacroix, Kahlo), ou aux œuvres contemporaines adoptant la forme du journal personnel (Boltanski, Calle). 2. Philippe Lejeune, « Autres éléments que l’écriture quotidienne ? », Cahiers de sémiotique textuelle, n° 17, « La pratique du journal personnel. Enquête », 1990, p. 71. 3. Paris, Textuel, 2003, ci-après désigné « Un journal à soi » ; voir aussi le catalogue : Un journal à soi, ou la passion des journaux intimes, Association pour l’Autobiographie et le patrimoine autobiographique, Amis de la bibliothèque de Lyon, 1997 (ci-après désigné « Catalogue »).

Genesis, 32 | 2011 126

4. Cahiers de sémiotique textuelle, 1990, et Métamorphoses du journal personnel. De Rétif de la Bretonne à Sophie Calle, études réunies par C. Viollet et M.-F. Lemonnier-Delpy, Louvain-la-Neuve, Academia- Bruylant, 2006. 5. Lettres illustrées de Vincent Van Gogh, Fac-similés 1888-1890, éd. C. Barbillon et S. Garcin, Paris, Textuel, 2003 ; Konstantin Barsht, Dostoïevski, du dessin à l’écriture romanesque, Paris, Sudaka- Bénazéraf/Hermann, 2004 ; Sue Lonoff de Cuevas, Marguerite Yourcenar, Croquis et griffonnis, Paris, Gallimard, coll. « le Promeneur », 2008 ; Claire Bustarret, « La “main écrivant” au miroir du manuscrit », Language and beyond, Le langage et ses au-delà, Text, n° 17, Amsterdam, Rodopi, 1998, p. 431-447. 6. Jean Hébrard, « Tenir un journal. L’écriture personnelle et ses supports », Cahiers RITM, n° 20, « Récits de vie et médias », dir. Ph. Lejeune, 1999, p. 9-50. 7. Roselyne de Ayala, Jean-Pierre Guéno, Les Plus Beaux Récits de voyage, Paris, La Martinière, 2002 ; Contre-Amiral François Bellec, Le Livre des terres inconnues. Journaux de bord des explorateurs, XVe- XIXe s., Paris, Éd. du Chêne, 2000 ; Un journal à soi, p. 30-35. 8. Louis Hay, « Images du manuscrit 1 », dans Litteratura&Arte, n° 6, Rivista annuale, Pise, Rome, 2008. 9. Anne Cauquelin, L’Exposition de soi. Du journal intime aux Webcams, Paris, ESHEL, 2003. 10. Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Bibliothèque de l’Institut de France, Bibliothèque nationale de France, Archives du Musée national de la Marine, ainsi que l’IMEC ; pour les fonds privés mes observations se fondent sur Un journal à soi, et Le Moi des demoiselles de Ph. Lejeune, que je remercie pour ses indications. 11. J. Hébrard, art. cit., p. 23. 12. Michel Melot, L’Illustration, histoire d’un art, Genève, Skira, 1984. 13. Michel Leiris, Biffures, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1975 (1948), p. 182. 14. Claire Bustarret, « Couper, coller dans les manuscrits de travail du XVIIIe au XXe siècle », dans Lieux du savoir, vol. II : Les Mains de l’intellect, dir. Christian Jacob, Paris, Albin Michel, 2011, p. 353-374. 15. Un journal à soi, p. 181. 16. The Complete Notebooks of Henry James, éd. Leon Edel and Lyall H. Powers, Oxford, Oxford University Press, 1987. 17. Voir Un journal à soi, p. 88-89, 138-139. 18. Voir les « fiches pharmacologiques » illustrées de l’« Agenda médical des laboratoires Clin » (45 f.) utilisé comme support de journal par le Dr Bonnet-Roy en 1928 (Bibliothèque de l’Institut de France). 19. Nathalie Joly, « Écritures du travail et savoirs paysans. Aperçu historique et lecture de pratiques. Les agendas des agriculteurs », Thèse de Science de l’éducation, Université Paris X- Nanterre, 1997. 20. Registre toilé (338 × 128 mm) comparable à celui qu’employait en 1878 J. Bergier, reproduit dans Un journal à soi, p. 164-165 (deux jours par page). 21. Le collégien oscille entre une injonction à l’infinitif, conforme à un usage scolaire de l’agenda, et le participe passé, modalité rétrospective qui est celle du journal. 22. Töpffer, notamment Essai de physiognomonie, 1845, dans Töpffer. L’invention de la bande dessinée, textes réunis par Thierry Groensteen et Benoît Peeters, Paris, Hermann, 1994, p. 185- 225. 23. Roger Lenglet, Le Griffonnage, esthétique des gestes machinaux, Paris, François Bourin, 1992. 24. Voire irrévérencieux, comme le laissent supposer quelques mots découpés après avoir été caviardés à la date du dimanche de Pâques (f° 16 r°, 1er avril/16 v°, 4 avril) : censure ou autocensure ? 25. Le collégien réserve un traitement calligraphique à l’annonce suivante, le 29 septembre : « Pension. 1er en narration ». 26. J. Hébrard, art. cit., p. 30-38.

Genesis, 32 | 2011 127

27. En 1810, M.-A. Jullien en fit une méthode : Un journal à soi, p. 60 ; voir aussi R. Louvrier, p. 162 et M. Pelloux, p. 126. 28. Catalogue, n° 21, 68, 69 et Un journal à soi, p. 88-89. 29. Aïssatou Mbodj-Pouye, « Tenir un cahier dans la région cotonnière du Mali. Support d’écriture et rapport à soi », Annales, 2009, p. 855-885. 30. À la fin des années quatre-vingt, une adolescente citée par Lejeune justifie ainsi un surlignement non scolaire : « Je fluote des trucs sans importance quelquefois, mais c’est parce qu’il faut qu’il y en ait plusieurs fois sur chaque page », tandis que les feutres de couleur qu’emploie L. Haccard dans ses agendas ont une fonction de classement (Catalogue, n° 199, 72). 31. Voir M. Fleury, « Journal d’Amélie de Bohm », Documents d’histoire parisienne, publiés par l’Institut d’histoire de paris, 1992, p. 33-42. 32. Ségolène Le Men « Quelques définitions romantiques de l’album », Arts et métiers du livre, n° 143, p. 40-47. 33. J. Hébrard, art. cit., p. 39-42 et Un journal à soi, p. 62-69. 34. C. Bustarret, « Brouillons et correspondance : topographie de l’autoportrait griffonné », Actes du colloque « Dessins d’écrivains, de l’archive à l’œuvre », 18-19 février 2008, IMEC/ITEM (à paraître). Le seul dessin que mentionne J. Hébrard (p. 31) est placé en fin de cahier, comme « signe de clôture ». Celui qu’évoque Leiris dans Biffures est « collé en double page à l’extrême bout de ce cahier (au dos de la couverture et au verso de la feuille de garde en papier mauve) », 1975, p. 183. 35. Voir Marilyn Himmesoëte, Zélie Bully. Journal (16 mai-16 septembre 1842). Transcription et commentaire, Mémoire de DEA sous la direction de José-Luis Diaz et de Philippe Lejeune, Université Paris VII, 2001. 36. Un tel chevauchement incite à exclure l’hypothèse d’un carnet recopié à partir d’un brouillon, qui eût impliqué une mise en page prévisionnelle réservant au dessin tout l’espace nécessaire. 37. Le recto porte trois minuscules esquisses (du même autoportrait ?), ainsi qu’une timide ébauche de nu féminin. 38. Voir M. Himmesoëte, « Juvenilia. Pratiques d’écriture adolescente au XIXe siècle », dans Les Écrits du for privé. Objets matériels, objets édités, dir. M. Cassan, J.-P. Bardet, F.-J. Ruggiu, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2007, p. 297-315. 39. Catalogue, n° 70, Un journal à soi, p. 134. Anne Cauquelin évoque une bipartition textuelle dans le journal de Wittgenstein (op. cit., p. 18). 40. Françoise Alexandre, « Édouard Vuillard, Carnets intimes, édition critique », Thèse de doctorat sous la direction de Béatrice Didier, 1997-1998, chap. V, p. 83-85 et t. II, « Carnets de croquis 1888-1905 ». 41. Dorica Lucaci, « Journal et dessin, Gabriella Melinescu », dans Métamorphoses du journal personnel, op. cit., p. 63-80. 42. Voir Béatrice Fraenkel, « L’insaisissable table à écrire », dans Lieux du savoir, vol. II, 2011, p. 117-122, et G. Flaubert, Carnets de travail, éd. P.-M. de Biasi, Paris, Balland, 1988. 43. Fonds Jules Claretie (vol. LVII), Bibliothèque historique de la Ville de Paris, par exemple f° 31 r°, 131 v°. 44. Voir à ce sujet les commentaires judicieux de C. Barbillon, « Quand Van Gogh dessinait en écrivant… », dans Lettres illustrées, op. cit. 45. Bernard Haussoulier (1852-1926), membre de l’Académie des Inscriptions, Carnets de notes, MS 4210-4211, Bibliothèque de l’Institut de France. Voir aussi Un journal à soi, p. 156-157. 46. Voir les relevés du R. P. Thédenat en 1884, Carnets de voyages, MS 2595, Bibliothèque de l’Institut de France. C. Bustarret et B. Fraenkel, « L’apparition du document photographique en archéologie », Textuel, n° 17, S. T. D., Université Paris VII, 1985.

Genesis, 32 | 2011 128

47. Voir Philippe Artières et Bérénice Waty, « Du journal contraint à l’autobiographie peinte : le prince de Joinville », dans Métamorphoses du journal personnel, op. cit., p. 29-44. 48. Manuscrits conservés au musée de la Marine, Paris (cotes J3305-J3309, J3755). 49. Les bifeuillets ont été dissociés en feuillets simples montés sur onglets lors de la reliure définitive. Des trous visibles indiquent l’existence d’une couture artisanale, restée mobile pendant le voyage. 50. Un type de papier Whatman différent suggère une intervention ultérieure à la fin de ce volume. 51. Joinville avait acquis un tableau de Marilhat, contre l’avis de son père selon lequel il convenait à la maison royale de suivre l’Académie (fos 40-41), et des « albums magnifiques » de voyageurs. 52. Au folio 56 v°, Joinville dessine une minuscule guillotine légendée « hélas ! » en marge d’une note sur un recours en grâce refusé « par le ministère ». 53. Ces feuillets portant des marques de pliure dues à l’envoi postal attestent que la reliure des volumes a bien eu lieu a posteriori. 54. Ce cas n’est pas exclu, surtout dans le premier volume et peut-être dans les lettres. Mais la typologie des papiers employés laisse supposer maintes retouches et mises au net a posteriori. Voir le journal d’A. Roessler, dont la mise en page évoque celle des manuels de lecture : Un journal à soi, p. 90-91. 55. F. Neaud, M. Longuet, M.-C. Mitout, ibid., p. 118, 161, 198, ainsi que F. Kahlo, G. Melinescu, David B. Voir aussi M.-D. Pot, « Jours d’artistes », Revue de l’Institut de sociologie, n° 3-4, Bruxelles, 1988, p. 329-365. 56. Adriana Dragomir, « Performing the Self in Frida Kahlo’s Diary and Paintings », dans Elective Affinities : Testing Word and Image Relationships, Word and Image Interactions, 6, éd. C. McLeod, V. Plesch, Ch. Schoell-Glass, Amsterdam, Rodopi, 2009, p. 47-60. 57. « Diary Papers » ou « Birthday Papers », New York Public Library, Berg collection. 58. Fonds Pierre Minet, IMEC, MNT2. J2.03, cahier 1930. 59. Fonds Paul-Émile Victor, Bibliothèque du Musée de l’Homme, t. II (365 f.), reproduit dans R. de Ayala, J.-P. Guéno, op. cit. 60. Voir A. Cauquelin, op. cit., p. 13, sur le « scrap-book ». La question du support électronique déplace nécessairement cette fonction testimoniale, comme le souligne la blogueuse Éva : « Certes, on ne peut pas coller ses tickets de bus ou fixer des grains de sable sur l’écran de son ordinateur, mais avec les multiples possibilités de l’informatique ne peut-on retenir tous ces souvenirs de façon tout aussi puissante ? » (« Voyage autour des mots, des images et des terres », dans la revue en ligne Claviers intimes. Regards sur le journal en ligne, n° 1, avril 2002). 61. Marc Eidelginger, Introduction aux Rêveries du Promeneur solitaire de J.-J. Rousseau, Fac-similé du manuscrit original, Genève, Slatkine, 1978, p. 4. 62. Bibliothèque de l’Institut, MS 2571. 63. Voir le journal de fouilles de Place en 1854 : C. Bustarret, « Les premières photographies archéologiques : Victor Place et les fouilles de Ninive », Histoire de l’art, n° 13-14, mai 1991, p. 7-21. 64. BnF, N.a.fr. 16097, Un journal à soi, p. 80-81. 65. Journal 1914-1915, Bibliothèque municipale de Lyon, Catalogue, n° 65 ; Un journal à soi, p. 92-93. 66. Voir V. et J.-L. Lovisa, Catalogue, n° 34, 85, 86, ou N. Parseihian, Un journal à soi, p. 202. 67. Véronique Montémont, « L’œuvre en souffrance : le journal 1979-1983 d’Alix-Cléo Roubaud », Texte, Revue de critique et de théorie littéraire, n° 39/40, « L’Autobiographique », 2006, p. 189-222. 68. Elizabeth Ziegel et al., Playing with Pictures, the Art of victorian Photocollage, The Art Institute of Chicago, 2009. 69. Journal d’une petite bourgeoise parisienne, 1910-1916 (C.P. 4111-4136), Bibliothèque historique de la Ville de Paris ; Un journal à soi, p. 16-17, 28-29.

Genesis, 32 | 2011 129

70. Pour Georges Didi-Huberman, l’impossible articulation discursive sur la guerre incite Brecht au montage d’éléments hétérogènes montrés, exposés et « dysposés » (Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 25, 86, passim). 71. Voir C. Dumoulin ou E. Ryser, Un journal à soi, p. 182-183 et 108-109. 72. À la différence de R. Droguet, typographe, qui condense aux proportions de son cahier la maquette de la presse quotidienne, enrichie de documents personnels et hétérogènes, Un journal à soi, p. 96-97.

RÉSUMÉS

Un corpus en partie inédit de journaux personnels comportant divers éléments graphiques ou des collages permet d’aborder, par l’approche codicologique, une pratique fort courante mais encore peu étudiée. En tenant compte de leur interaction avec les supports (agendas, albums, carnets de voyage ou de terrain) et avec l’écriture quotidienne, il s’agit d’examiner les matériaux insérés ou ajoutés par les diaristes (griffonnages, croquis, photos, coupures de journaux, objets du quotidien) ainsi que les modalités d’une telle insertion : emplacement, rythme, mise en page. L’analyse matérielle permet de déceler des indices du modus operandi, et invite à repérer les enjeux « pour soi » mais aussi pour autrui qui motivent ce recours à des matériaux hétérogènes. Tout en déplaçant les limites conventionnelles de l’activité écrite, cette pratique fait de l’espace du journal, ainsi singularisé et valorisé, un lieu privilégié d’expérimentation de l’expression multimédia.

A partly unpublished corpus of diaries containing various graphic elements or collages allows us to study, with a codicological approach, a very common yet still rarely examined practice. Taking into account their interaction with the various supports (planners, albums, travelogues) and daily writing, the idea is to examine the materials inserted or added by the diarists (scribblings, sketches, photographs, newspaper clippings, everyday objects) as well as the modes of such insertions : position, rhythm, layout. Material analysis enables us to gain insight into the process and invites us to spot the stakes “for oneself” as well as those for others, stakes which lead to this use of heterogeneous material. While displacing the conventional limits of writing, this practice turns the diary’s space, thus singled out and promoted, into a privileged place for experimenting multimedia expression.

Un corpus en parte inédito de diarios personales, con diversos elementos gráficos o collages, permite abordar, a través del enfoque codicológico, una práctica muy corriente pero todavía poco estudiada. Tomando en cuenta su interacción con los soportes (agendas, álbumes, libretas de viaje o de terreno) y la escritura cotidiana, se trata de examinar los materiales insertos o añadidos por los diaristas (garabatos, croquis, fotografías, recortes de diarios, objetos de la vida cotidiana) así como las modalidades de esa inserción : ubicación, ritmo, diagramación. El análisis material permite percibir indicios del modus operandis e invita a desentrañar los motivos “para sí” o para los otros que explican esa utilización de materiales heterogéneos. Desplazando los límites convencionales de la actividad escrita, esta práctica convierte el espacio del diario - singularizándolo y valorizándolo- en un lugar privilegiado de experimentación de la expresión multimedia.

Genesis, 32 | 2011 130

Ein teilweise unveröffentlichtes Korpus von Tagebüchern, die verschiedene graphische Elemente oder Kollagen enthalten, erlaubt die kodikologische Annäherung an eine weit verbreitete Praxis, die jedoch noch wenig untersucht wurde. Unter Berücksichtigung ihrer Wechselwirkung mit den Trägermedien (Taschenkalender, Alben, Reise- oder Feldtagebücher) und mit der täglichen Schreibpraxis werden die Materialien, die von dem Diaristen eingelegt oder hinzugefügt wurden (Zeichnungen, Skizzen, Photos, Zeitungsausschnitte, Alltagsgegenstände) sowie die Modalitäten dieser Einfügung untersucht : Platzierung, Rhythmus, Seitenaufteilung. Die materielle Analyse erlaubt es, Hinweise auf den modus operandi aufzuspüren, und lädt dazu ein herauszufinden, welche Bedeutung der Rückgriff auf das heterogene Material für das „Selbst“, aber auch für den Anderen hat. Indem sie die konventionellen Grenzen der Schreibaktivität verschiebt, macht diese Praxis aus dem Raum des Tagebuchs, das auf diese Weise individualisiert und aufgewertet wird, einen privilegierten Ort des Experimentierens mit multimedialen Ausdrucksformen.

Um corpus inédito inédito de diários pessoais contendo elementos gráficos ou colagens permite abordar, pelo método codicológico, uma prática muito comum mas ainda pouco estudada. Tendo em conta a sua interacção com os suportes (agendas, álbuns, cadernos de viagem ou de campo) e com a escrita quotidiana, trata-se de examinar os materiais inseridos ou acrescentados pelos diaristas (rabiscos, esboços, fotografias, recortes de jornal, objectos do quotidiano), bem como as modalidades dessa inserção : colocação, ritmo, paginação. A análise material permite detectar indícios do modus operandi, e identifica os desafios “para si”, mas também para outro, que fundamentam este recurso a materiais heterogéneos. Deslocando ao mesmo tempo os limites convencionais da actividade escrita, esta prática faz do espaço do diário, assim singularizado e valorizado, um lugar de privilégio para a experimentação da expressão multimédia.

Un corpus parzialmente inedito di diari corredati da elementi grafici o collages permette di affrontare, dal punto di vista codicologico, una pratica corrente ma ancora poco studiata. Tenendo conto della loro interazione con gli stessi supporti (agende, album, taccuini di viaggio o quaderni di campo) e con la scrittura quotidiana, si tratta di esaminare i materiali inseriti o aggiunti dai diaristi (disegni, bozzetti, foto, ritagli di giornale, oggetti quotidiani) e le modalità di tali inserimenti : posizione, ritmo, impaginazione. L’analisi materiale permette di rivelare indizi del modus operandi, e invita a individuare la posta in gioco, “per se stesso” ma anche per l’altro, che motiva questo ricorso a materiali eterogenei. Tutto ciò disloca i limiti convenzionali dell’attività scritta, questa pratica dello spazio del diario, così singolarizzata e valorizzata, un luogo privilegiato di sperimentazione dell’espressione multimediale.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, dessin, photographie, collage, XIXe siècle, XXe siècle, support, agenda, pratique, genèse, autoportrait, codicologie, carnet de voyage

AUTEUR

CLAIRE BUSTARRET

CLAIRE BUSTARRET est ingénieure de recherche au sein de l’équipe Anthropologie de l’écriture, IIAC (CNRS-EHESS). Formée en codicologie à l’ITEM, spécialiste des pratiques d’écriture modernes et contemporaines (XVIIIe-XXe s.), elle a publié sur divers corpus, tels Roussel, Balzac, Zola, Montesquieu, Condorcet, Proust, et sur les dessins d’écrivains. Elle est membre de l’AFHEPP

Genesis, 32 | 2011 131

(Association française pour l’histoire et l’étude du papier et des papeteries) et déléguée de l’IPH en France (Association internationale des historiens du papier). Claire.Bustarret[arobase]ehess.fr

Genesis, 32 | 2011 132

Maulpoix.net : dans l’intimité de l’écriture poétique

Oriane Deseilligny

1 Fondé en 1999 par Jean-Michel Maulpoix, le site Jean-Michel Maulpoix & Cie1 donne à lire autant qu’à voir la poésie dans une posture critique et créatrice. S’y trouve en effet suggérée et interrogée la figure du poète qui cherche le mot juste, écrit, rature, réécrit, publie, croque les scènes de son quotidien d’écrivain avec des mots mais aussi en images. Depuis les premiers temps de la diffusion du réseau Internet dans les foyers, Jean- Michel Maulpoix témoigne, dans cet espace de publication bien particulier, de ses activités de poète, de professeur, d’essayiste, de directeur de la revue Le Nouveau Recueil, de critique de la poésie française. Au site « personnel » originel, il a adjoint depuis le mois d’octobre 2007 un blog, dans lequel il déploie une écriture délibérément distincte des modes d’énonciation et de prise de parole dans l’espace public habituellement attachés à ce genre encore balbutiant.

2 Depuis l’apparition d’Internet, mais surtout depuis celle des blogs, les écrivains ont commencé à s’intéresser à divers dispositifs d’écriture et de publication numériques. Nous définirons ici en première approche le blog comme une architecture logicielle d’édition et de publication de contenus plurimédiatiques (texte, photos, images, son…). Dans le sillage d’un François Bon et de son site Le Tiers-livre2, en marge de son œuvre poétique, Jean-Michel Maulpoix s’est lancé – non sans excitation et foi en une posture forte de l’écrivain engagé dans son temps – dans une écriture en ligne associée a priori à l’immédiateté et à la circulation. Le double dispositif qu’il a élaboré se compose d’un site principal, Jean-Michel Maulpoix & Cie, et d’un logbook3, un carnet de bord dédié à une écriture du jour. Sur le site Jean-Michel Maulpoix & Cie, l’auteur publie des extraits de ses œuvres imprimées, des poèmes parfois inédits ou épuisés, des cours, des critiques littéraires, des analyses d’œuvres poétiques, l’agenda de ses interventions publiques et des journées d’étude qu’il organise, mais aussi des manuscrits scannés et quelques photographies personnelles. Le blog est davantage dédié à la rédaction de contenus qui entrent en résonance avec les lectures et le travail d’écriture critique ou poétique du moment, avec des communications dans des colloques. Foisonnant, l’ensemble laisse percevoir l’engagement d’un écrivain dans le contemporain mais aussi sa distanciation

Genesis, 32 | 2011 133

dès lors que le travail du poème s’engage, dès lors que le stylo à plume parcourt la page ou le carnet.

3 Toutes les facettes de l’activité publique de Jean-Michel Maulpoix sont ainsi représentées sur le site. Mais dans cet espace qui articule les formes d’écriture, ses temporalités et ses genres, le lecteur est également invité à entrevoir des lieux, des supports et des temps qui ressortissent à une relation plus intime encore avec l’écriture. Les manuscrits et les outils de l’écrivain photographiés disent autant la quête poétique que l’activité scripturaire, régulière et chaque jour recommencée qui vient allonger la phrase et interroger le sujet – et notamment le sujet lyrique. En creux de la mise en scène à l’écran de l’activité de l’écrivain, de la visibilité accordée à la matérialité de son écriture par le truchement de ces manuscrits scannés et des photos de carnets ou de stylos, est ainsi suggérée une écriture personnelle inscrite dans le temps, datée et morcelée.

4 Dans la rubrique « Manuscrits & Carnets4 », la photographie inaugurale d’un stylo à la plume apparente posé sur un carnet ouvert et noirci d’une fine écriture régulière introduit l’internaute à fleur de manuscrit, si l’on peut dire – ne fût-ce la médiation informatique et photographique. Exposant d’emblée visuellement le propos du site, l’image adresse au lecteur une invitation à pénétrer dans la chambre de l’écriture, à aller au-devant de ce « travail au noir5 » qui s’exprime par des signes sur la page. Des avant-textes scannés6 et des photos de carnets de voyage rassemblés dans une rubrique dédiée, aux extraits d’ouvrages et visuels des quatrième de couverture des ouvrages publiés au Mercure de France pour la poésie ou chez José Corti pour les essais notamment, toute la chaîne de l’écriture poétique est représentée, réfléchie et observée dans une double posture créatrice et réflexive, dans le but d’« accompagner » – selon le mot de J.-M. Maulpoix – le lecteur vers l’œuvre finale, le livre publié. Si bien que maulpoix.net apparaît comme le lieu d’une médiation de l’œuvre poétique, mais aussi de la représentation de l’auteur et de son activité d’écrivain par lui-même ; un espace en marge de l’œuvre, d’où tendre encore des fils, d’où articuler d’autres voix.

5 Les textes, leurs entours, les photographies de manuscrits et des lieux de l’écriture, les croquis, les dessins, les commentaires proposent ainsi une image de l’écrivain qui articule des rythmes, des temporalités, des énonciations particulières et référées à des genres de discours différents : chroniques, articles critiques, textes poétiques, billets du blog, cours, etc. De sorte que c’est bien l’écriture comme modalité d’être au monde qui se voit interrogée dans ses lieux, ses campagnes, ses supports, ses instruments. Fussent- ils lyriques ou critiques, informatisés ou manuscrits puis scannés, les textes mis en ligne s’inscrivent dans une démarche poétique globale et sont moins destinés à peindre l’auteur comme sujet qu’à composer un panorama étendu de l’activité poétique et des formes d’écriture qu’elle emprunte.

6 Par-delà la multiplicité des formes d’écriture présentes sur le site, les questions soulevées à la traverse par ce dispositif complexe d’autopublication interrogent l’écriture de soi – et notamment le journal – et la publication en ligne comme mise en scène du sujet de l’écriture. Dès lors, nous examinerons ici les différentes problématiques posées, à travers le cas du site de Jean-Michel Maulpoix, d’abord au journal comme pratique d’écriture de soi, ensuite à l’interprétation d’un texte poétique au regard de la complémentarité de ses accès – sous forme imprimée et dans ses compléments manuscrits numérisés –, et enfin à l’écrivain contemporain comme agent de sa propre médiation via un dispositif de publication en ligne.

Genesis, 32 | 2011 134

Un matériau complexe et fragmenté

7 L’ensemble du site permet d’appréhender les différentes strates de l’écriture poétique à travers des textes, des dessins et une structure faite de liens hypertextes, de renvois, de rapprochements entre les livres publiés et les brouillons. Mais la compréhension de la genèse des textes poétiques est renvoyée à l’imaginaire du lecteur, soutenue toutefois par les photos de quelques manuscrits, comme cette page de Domaine public, ou d’Une histoire de bleu. Les ajouts, suppressions, remplacements et déplacements qui constituent les opérations principales de toute écriture sont suggérés à travers les fragments de manuscrits scannés mais ne sont pas expliqués ni mis en récit.

8 Une telle fenêtre ouverte sur l’œuvre et rendue publique par l’auteur lui-même constitue par conséquent un matériau de réflexion riche tout autant qu’inédit, mais aussi délicat à appréhender pour le chercheur. Comment aborder cette matière textuelle dynamique, visuelle et manuscrite mise en ligne et en circulation sur un espace que d’aucuns décrivent comme « dématérialisé » ? Quels outils solliciter pour analyser un dispositif complexe composé – comme la poésie – de liens, de correspondances établies entre les voix, les choses et le regard du sujet poétique ? Dans ce corpus de textes, d’images et de formes, établi par leur auteur même, il convenait de tracer les frontières de ce qui pouvait se rapporter au projet génétique d’une part et aux problématiques liées à l’écriture de soi et au journal personnel d’autre part. Cet article se fonde sur ce qui est donné à voir et à lire sur le site – notamment les photographies de manuscrits et de carnets comme supports intimes et premiers de l’écriture – ainsi que sur un entretien semi-directif réalisé avec Jean-Michel Maulpoix (le 6 mars 2008).

Le blog, héritier du journal

9 Philippe Lejeune a défini le journal comme une « série de traces datées », mettant en évidence la diversité des contenus que l’acception recouvre. Une définition strictement formelle pose ainsi comme traits récurrents la fragmentation et la répétition7. Or les outils d’écriture du blog sont fondés sur la fragmentation du discours et la datation des mises à jour. Comme d’autres outils informatiques, le blog formalise dans un cadre logiciel clefs en main des pratiques d’écriture liées à des supports plus anciens et à l’histoire longue : l’industrie informatique entérinant par ses propositions logicielles des usages scripturaires d’écriture de soi attachés au carnet, au papier ou au cahier. Pour mieux comprendre dans quelle mesure un blog hérite de la pratique du journal personnel certains traits spécifiques, il convient de l’envisager dans ses dimensions techniques. Le format éditorial et logiciel d’un blog prescrit au scripteur des formes qui dessinent apparemment les contours d’un journal personnel. Là où la tenue d’un journal se définit extérieurement par une écriture datée et fragmentée, le blog automatise cette pratique : chaque mise à jour est accompagnée de l’heure et de la date de la rédaction. La programmation informatique systématise par là la pratique des diaristes qui, concevant le journal comme un « garde-mémoire8 », inscrivent précisément chaque entrée dans le temps. De plus, en permettant une circulation séquentielle ou aléatoire dans les entrées, la rubrique « archives » pointe la prégnance du rapport au temps pour le sujet de l’écriture.

Genesis, 32 | 2011 135

10 Le blog se distingue toutefois d’autres modes de publication numérique par un empilement des entrées de manière antéchronologique : la dernière mise à jour apparaît en premier. Rompant radicalement avec la tradition privée et autarcique du journal, l’interactivité est la seconde caractéristique du blog – elle permet au lecteur de déposer des commentaires publiés et lisibles par tous sous les billets écrits par leur auteur. La possibilité technique de publier au jour le jour des contenus datés et, pour les lecteurs, de les commenter distingue fondamentalement le blog des premiers sites personnels apparus à la fin des années quatre-vingt-dix, plus lourds à actualiser et sans réelle interactivité. Le blog constitue en effet un outil de publication très formaté mais facilement appropriable et qui ne nécessite pas de connaissance des langages informatiques. Ne fût-ce sa dimension interactive, le blog présente donc une architecture graphique et informatique qui hérite du journal et du carnet de bord dans la mesure même où il s’articule sur les coordonnées du diarisme9.

11 On le voit, l’identification d’un genre est aujourd’hui interrogée d’un point de vue formel par la ressemblance établie entre les formes du blog et celles du journal papier. La possibilité d’une écriture qui met à distance le « je » dans un cadre formel qui évoque pourtant le journal personnel ou le carnet de bord nous invite à réfléchir aux formes numériques et informatiques d’une écriture de soi qui déplace le geste spéculaire ou autobiographique.

Une écriture à rebours

12 Soulignant à l’envi l’écart entre le « je » lyrique et le « je » biographique, et rappelant avec les mots de Michaux que « l’on n’est pas seul dans sa peau », Jean-Michel Maulpoix ne recherche pas tant dans l’écriture l’expression du « je » et l’unification de l’individu que la définition du « sujet lyrique ». Mieux, le travail de l’écriture est selon lui « plus F0 F0 proche de l’extime. 5B Il consiste5D à s’écarter de soi, à aller chercher en soi ce qui est de l’ordre de l’étranger ».

13 Dans la même lignée, les billets qui composent le blog ne disent pas le sujet en train de s’écrire ou dans la posture d’une saisie de soi fragmentée et chaque jour recommencée. Au contraire, l’écriture qui y est développée s’éloigne du sujet historique pour aborder les rives d’une énonciation « anachronique » – selon le titre éponyme d’une des rubriques du blog, à entendre « dans le sens où je me situe hors du temps médiatique, je ne commente pas du tout la vie actuelle, les événements, ce dont on parle. Mais c’est aussi mon écriture qui est anachronique, dans sa forme même. J’essaie d’y mettre du style, là où l’on va plutôt vers du parlé, vers des façons familières. Après tout, je ne fais ni plus ni moins qu’affirmer une identité en faisant cela, c’est une façon de prendre la parole, de s’en emparer ». Jean-Michel Maulpoix prend donc le contre-pied d’une écriture de soi intimiste en rédigeant des billets dont les modalités d’énonciation et le rapport à soi que l’écriture construit s’écartent délibérément de tout projet autobiographique. Ces mises à jour ne sont en effet ni à la première personne, ni fortement modalisées et ne réfèrent pas au pacte autobiographique. Tel qu’il le conçoit et l’utilise, le blog est « d’abord et avant tout une activité d’écriture qui se poursuit. Une façon d’échapper à ce qui serait le démon principal d’Internet, le premier grand piège tendu par Internet – ce narcissisme, ce miroir tendu aux autres10 ». L’auteur rejette là la réflexivité d’un blog à vocation autobiographique, pour lui préférer une écriture certes datée, mais articulée sur le temps lent d’une écriture dérivée des

Genesis, 32 | 2011 136

lectures, des rencontres, des discussions plutôt que sur la temporalité et la circulation attachées à Internet. Utilisant le blog comme un carnet de notes qui proposerait des chroniques construites, écrites dans une langue qui rejette tout compromis avec le support médiatique et toute compromission avec certaines pratiques d’écriture à l’accroche factice, Jean-Michel Maulpoix inscrit son propos à contre-courant des usages médiatiques. Dans la continuité d’un geste d’écriture qui emprunte des supports différents s’affirme ainsi la quête de celui qui écrit « Toujours plus loin de soi/au fond de l’encrier » et qui cherche moins à se retourner sur soi que sur l’autre en soi. Cependant, en creux de cette démarche surgissent des questions qui intéressent le journal dans les formes qui l’identifient comme genre d’écriture de soi.

Le journal, en creux

14 Si la mise en ligne de photographies de pages manuscrites peut être perçue comme un geste généreux et intime, et si l’écriture d’un blog s’apparente dans ses modalités extérieures à l’écriture diaristique, le journal n’apparaît pas comme tel sur le site mais plutôt en filigrane. Certains des manuscrits publiés mettent en question en effet la possibilité d’une écriture de soi qui passe par un travail du texte, en soulignant l’écart entre « l’image du texte11 » manuscrit et celle de l’ouvrage publié. Car c’est précisément dans cette tension entre le recours à un dispositif formel de publication qui automatise des formes diaristiques, la mise en œuvre d’une réflexivité qui ne cède pas au médium et des photographies de carnets de route manuscrits que réside une des problématiques modernes posées au journal. À plus forte raison lorsqu’un des manuscrits scannés sur le site renvoie à une œuvre, Domaine public, qui fraie avec le journal, qui l’imite, le cite, l’interroge enfin. Le site maulpoix.net pose des questions au journal contemporain : celles de l’écriture qui peut s’y déployer et de ses éventuels renouvellements sur d’autres supports que le papier, celle du geste diaristique « hors les murs », en dehors du cahier et au sein d’un processus de mise en visibilité de l’écriture de soi. J.- M. Maulpoix interroge le journal comme pratique d’écriture de soi par deux attitudes ambivalentes : il publie sur un dispositif numérique héritier des formes diaristiques des textes qui évacuent le sujet et la rumeur du monde dans lequel il vit ; il donne à voir des fragments manuscrits d’un journal personnel.

15 Publié en 1998, Domaine public est une œuvre poétique en prose composée de trois parties aux titres évocateurs : « Cahier du jour », « Journal privé », « Carnet d’envol ». Celles-ci procèdent de projets et d’écriture différents : alors que « Cahier du jour » se compose de fragments de poèmes écrits puis recomposés, « Carnet d’envol » regroupe une série de textes écrits en voyage, « une sorte de carnet de voyage mais qui est beaucoup plus décroché de l’intime que le journal privé. Ce sont des carnets qui s’attachent à des lieux, des moments, dans une dynamique de circulation ». Car de l’aveu même de l’auteur, la section centrale est véritablement un journal privé. « Le texte correspond très exactement à son titre, ce sont les notes que j’ai prises pendant une période, et elles sont transcrites telles quelles, à deux ou trois exceptions près. Ce doit être la seule fois où j’ai donné un journal à publier, où je l’ai livré, avec une dimension un peu exhibitionniste – un moment de crise… ». Dans ce triptyque se joue donc quelque chose de l’écriture diaristique, toujours articulée par rapport à des référents extérieurs et intérieurs, toujours tendue entre l’inscription de la scription

Genesis, 32 | 2011 137

dans le temps de l’horloge et dans celui des voyages, l’expression de la subjectivité et du biographique dans l’écriture, la résonance enfin du privé dans le domaine public.

Une écriture de soi qui efface le « je »

16 Sur le site, le manuscrit numérisé de l’entrée du 18 septembre 1997 est offert aux yeux des lecteurs, avec ses ratures, ses déplacements et ses insertions. Cette page manuscrite met doublement en question l’écriture de soi : d’une part par la section dont elle est extraite, ce « journal privé » néanmoins rendu public, d’autre part par la campagne – même minime – de réécriture du texte. Les ratures présentes sur le manuscrit en témoignent, qui disent aussi bien un premier jet d’écriture de soi qu’un mouvement second d’effacement de la personne. Au sein d’un texte donné comme personnel, c’est précisément une de ses modalités grammaticales, le pronom personnel de la première personne du singulier, qui est parfois corrigé au profit de la troisième personne. On retrouve là un motif récurrent dans l’œuvre de Jean-Michel Maulpoix, cette tendance de l’auteur à organiser dans l’écriture « son propre effacement », à se livrer à « une F0 F0 expérience de dépersonnalisation, 5B à5D la destruction méthodique de tout repère où se réfugier », et par laquelle le poète, « non content de se priver de nom et de sa singularité, se dépouille entièrement de statut et de forme propre puisqu’il pousse le creusement du vers jusqu’à sa dilution totale dans la prose12 ».

17 Dans la page exposée13, le texte « étoilé » – selon le mot de Barthes – met en exergue les mots raturés : l’auteur substitue les pronoms les uns aux autres dans une boucle singulière. Là où le premier jet était « Life vest is under your seat », la main corrige le pronom : « Life vest is under my seat ». L’auteur rapporte à son expérience propre l’impersonnalité d’un énoncé adressé à tous, soulignant à la plume la phrase pour la détacher et en montrer l’ambivalence. À l’inverse, les verbes pronominaux employés à la première personne dans la suite de cette entrée sont biffés sur le brouillon et mis à distance, déclinés à la troisième personne. Par trois fois, le sujet personnel est rejeté, comme si la main de l’auteur préférait désigner ce qu’il y a d’universel et d’étranger14 en chaque individu plutôt que de renvoyer les émotions à une individualité, à une subjectivité. Ainsi peut-on lire : Mettre puis desservir la table au lieu de me se jeter fou sur le lit D’autrui de nouveau je m’ s’inquiéter. Aimer son visage et sa voix. Prendre soin et garder souci, vider mes ses poches.

18 Derrière les actions décrites à l’infinitif, derrière la mise à distance créée par la substitution et les verbes à l’infinitif, c’est pourtant la fragilité du sujet et de son histoire qui est désignée.

19 Ces exemples de réécriture montrent que la confrontation du texte publié au Mercure de France et du manuscrit numérisé puis rendu public réactive le soupçon sur le sujet de l’écriture diaristique, mais plus encore sur son destinataire, sur son adresse. Dans ce chassé-croisé de pronoms personnels, le manuscrit offre au lecteur un surcroît de sens, mais relance l’aporie de l’écriture de soi, tendue entre écriture pour soi et écriture pour l’autre, entre réflexivité et transitivité : « Ne restera de nous que ce Journal privé, censé sauver auprès d’autrui des bribes de notre histoire » précise le texte. La mise en ligne du manuscrit scanné du carnet confirme la destination extérieure de ce Journal privé ; au-delà, elle illustre le balancement intrinsèque à l’écriture de soi, articulée entre spécularité et appel à l’autre.

Genesis, 32 | 2011 138

20 Le carnet scanné permet en outre d’appréhender de manière presque tactile – en dépit du support numérique qui le médiate – l’éclatement sur la page du sujet de l’écriture. Il offre au lecteur la représentation visuelle de ce que le texte suggère : que personne n’est à sa place dans le processus d’énonciation – le sujet de l’énonciation moins que les autres – et que la mise à distance de soi, à plus forte raison dans l’écriture, passe par l’autre : aussi bien dans son inscription en filigrane dans le procès de l’écriture que dans les adresses discrètes qui lui sont faites. Dans le transfert d’un pronom personnel à une troisième personne impersonnelle – la « non-personne » de Benveniste – se joue aussi cette adresse indirecte à l’autre en soi, mais aussi à celui qui est fondamentalement autre. Plus encore, apparaît ce processus par lequel, si tant est qu’elle soit possible, une autobiographie poétique serait moins « la carte d’identité d’un sujet spécifique, que l’hypothétique carte d’altérité de ses transactions avec les autres qu’il porte en lui15 ». Car au creux de ce que l’on donne pour intime, c’est moins l’ego que Jean-Michel Maulpoix recherche que l’alter : « L’intime et l’extime, j’aurais tendance à les rabattre sur cette question-là, qui est celle de l’altérité que chacun porte en soi. » L’altérité en soi, les autres autour de soi : le titre du site, Jean-Michel Maulpoix & Cie, renvoie de même à cette posture d’un auteur qui, construisant un « site personnel16 », y convoque expressément toute la cohorte des auteurs, écrivains, critiques qui l’entourent et qu’il analyse ou cite. Sans doute aussi faut-il voir dans le choix de ce titre la volonté d’élargir l’entreprise et de l’alléger au regard du sujet qui s’y expose17.

Du journal à la publication

21 Un autre brouillon numérisé18 de ce « Journal privé » souligne quant à lui le travail du texte, dès lors que, de privé qu’il était, il devient public. Alors que l’entrée de la page 73 de Domaine public comporte l’inscription « sans date », le manuscrit mentionne une date et un lieu d’écriture précis : « 15 sept., Paris. Café de l’Étoile d’or ». Sur les décombres d’un amour défait, dans un geste pudique qui épaissit le mystère et le silence pour la publication, le scripteur gomme la date pour diluer l’événement dans une période comprise entre l’entrée précédente et l’entrée suivante (10 septembre-18 septembre). De même, une seconde campagne de réécriture a élagué le texte, composant une prose poétique d’autant plus saisissante qu’elle est elliptique. C’est encore, entre autres, le pronom possessif qui est supprimé : « Écoute encore ce bruit du cœur percé Le mien qui goutte sur les gravats de notre histoire ». Le manuscrit expose en effet la bataille entre le biographique et le poétique, entre la figuration du sujet et la défiguration de soi, car, ainsi que l’entend Jean-Michel Maulpoix, « Si autobiographie poétique il y a, elle ne saurait être qu’elliptique, trouant la biographie (y opérant des forages, des aérations, y creusant des puits et y cherchant des trous d’air) plutôt que la retissant en sa continuité19 ».

22 L’autobiographie poétique passe également par la métamorphose de l’histoire singulière et individuelle en narration de la trajectoire du sujet lyrique. Dès lors qu’il est appréhendé comme une « image indicielle de la genèse20 », le manuscrit mis en ligne donne à voir cette métamorphose de l’écriture de soi en prose poétique. Les ajouts et les suppressions visibles sur le manuscrit suggèrent en effet les étapes de cette hybridation. Sur ce même manuscrit du 15 septembre, le dessin d’une araignée tissant sa toile dans l’angle droit de la feuille illustre la fonction éminemment indicielle des signes et des dessins. Mais elle relance aussi l’interrogation sur l’articulation entre le

Genesis, 32 | 2011 139

dessin et le texte sur un manuscrit : l’image est-elle la légende du texte ou bien s’inscrit-elle dans le prolongement de sa signification pour la doter d’un surcroît de sens21 ? Dans ce système de significations croisées qu’est le manuscrit, ce croquis pointe le perpétuel renforcement du sens par le truchement de tous les indices qui composent la page.

23 La marge du texte expose le caractère feuilleté du sens qui se construit dans les correspondances établies entre la matérialité d’un angle de la feuille de papier, l’imaginaire du scripteur – et ses leitmotive – le processus de réflexivité et en même temps d’écho à l’œuvre dans le geste d’écriture entre les multiples postures de celui qui tient la plume : auteur, lecteur, sujet et poète. Dès lors, le manuscrit comme image cristallise les couches de sens, les relations entre le réel et ses métaphores, exprime cette activité double du sujet écrivant et du poète se relisant. […] Tu me réveilles en araignée, tissant ou reprisant au téléphone la toile qui se déchire. L’un à l’autre toujours accrochés par les fils d’une plaie mal cousue. Voix magnétiques des répondeurs : l’amour est une bande-son qui craque […].

24 Métaphore de l’araignée riche d’échos mallarméens, par laquelle le scripteur tisse ensemble des fils distincts au départ, mêle le biographique et un métadiscours sur son activité de poète, renvoie enfin aux figures du poète moderne qu’il a pu exposer par ailleurs22. Ici le dessin dans le coin de la page (ou bien s’agit-il de l’angle « mort », ainsi que le suggère la fin du poème : « Angle mort du poème : les mots remboursent leurs créances ») nous met sur la voie du cheminement de la pensée de l’auteur. Non content de se donner à lire comme une image, le manuscrit met en abyme, à travers ce croquis, une représentation des processus à l’œuvre dans tout geste d’écriture : réseau de correspondances entre le texte et les entours (croquis, ratures, insertions…), tissage de voix et de figures, articulations de formes et de postures.

25 Attirer l’attention sur ce qui disparaît dans l’œuvre publiée – par la confrontation des différents états du texte à laquelle le site invite le lecteur – allège sans doute le caractère historique et biographique des éléments relatés, mais enrichit le texte par la surimpression de la figure du poète sur celle du scripteur. Au-delà de cet exemple précis, l’écart entre le manuscrit et l’œuvre finale témoigne de toute la difficulté qu’il y a à tenter de déchiffrer, d’interpréter un journal. Les ellipses, les métaphores, les amendements au texte premier indiquent encore une fois la diversité des interprétations possibles, plus encore peut-être à l’endroit d’un texte qui se présente dans sa livrée formelle comme maillé sur le calendrier du sujet et comme « personnel ».

La plume, le carnet et la vitre

26 Outre les manuscrits, d’autres supports de représentation de l’écriture et du travail de l’écrivain sont accessibles sur le site. Des photographies d’atelier ou de plumes posées sur des carnets ouverts en déclinent les termes, selon que l’auteur ajuste la focale au ras de la page manuscrite ou en plongée sur la table de travail23. Ces images des instruments d’écriture de l’écrivain « spectacularisent » cet imaginaire du support24 qui émaille les œuvres de Jean-Michel Maulpoix. Sur le site, l’auteur organise ses propres médiations, donne à voir la scène de l’écriture, son processus et ses symboles.

27 Tout se passe comme si l’auteur mettait en regard l’épaisseur, le caractère insondable de la médiation numérique et la matérialité de l’écriture, de ses outils. Dans un

Genesis, 32 | 2011 140

contexte logistique et éditorial que d’aucuns décrivent comme « dématérialisé », l’écrivain introduit un surcroît de matérialité médiatée. Attirant l’œil de l’internaute sur la chair de l’écriture, sur le tracé manuscrit et son tremblement, ses supports (une pile de feuilles imprimées et corrigées à la main là, un carnet ouvert ici) et son environnement physique, il évoque en images les rituels de l’acte scripturaire. À la navigation hypertextuelle et par ruptures liée à Internet, les photos opposent le volume du cahier ouvert, la rondeur de l’écriture, la transparence de certains papiers qui laissent apercevoir l’empreinte de la plume sur le verso de la page. La photo d’un carnet mise en exergue dans la rubrique « Manuscrits et carnets » ne donne-t-elle pas à lire : « De nouveau à la recherche de ce geste étrange et pur : toucher d’une plume d’or la page blanche » ?

28 Jean-Michel Maulpoix expose en outre les conditions matérielles et physiques d’avènement d’une écriture peu sujette aux retouches25. Les photographies de la « chambre » du poète montrent les lieux et les outils de l’écriture : la fenêtre devant laquelle est située la table, le cahier ouvert, la plume d’or. Elles illustrent également la réflexivité de l’écriture par un jeu de reflets entre la vitre et le carnet : quand la lumière décline, la nuit, la vitre de la fenêtre se fait miroir et renvoie l’image du carnet. Jean-Michel Maulpoix confirme en effet son goût pour « la réflexion des surfaces, les jeux d’ombres, les miroirs », envisageant également ces jeux de reflets comme « une sorte de métalangage qui viendrait indiquer dans l’image même son positionnement par rapport à la réalité qu’elle évoque, c’est-à-dire l’écran qu’elle vient interposer26 ». Motifs récurrents dans l’œuvre que ceux de la vitre et du miroir, qui métaphorisent la relation du poète à l’écriture. La vitre et le miroir expriment deux formes d’inscription de soi, de l’autre, du réel biographique dans l’écriture. Car fondamentalement, c’est bien du rapport « entre l’intime et le dehors, entre la chambre d’écriture et le vaste F0 F0 monde » dont il est question, « de cette espèce de claudication, dont 5B il5D parle souvent entre le côté des livres et le côté des gens, de la vie, de la ville, de la rue ». Plus encore, la vitre comme miroir explicite la posture de Jean-Michel Maulpoix, tendue entre réflexivité du sujet, du langage et accueil, entrée de l’autre en soi27.

29 On retrouve cette dialectique de la vitre et du miroir dans l’articulation instaurée entre le sujet scripteur et la figure du poète représentée sur le site. Alors que le « je » et ses variations énonciatives ne semblent présents que par intermittences dans les carnets jusqu’à disparaître dans certaines pages, le site véhicule un autoportrait de l’écrivain et une image de l’écriture en acte – les carnets et les stylos plume ouverts, les manuscrits raturés. Si le sujet cherche parfois à s’échapper de l’écriture pour mieux accueillir ce qui vient du dehors, le site organise une forme de présence métonymique du scripteur et de l’écrivain – un miroir tendu à l’autre, au lecteur, mais aux reflets parfois diffractants. L’écrivain se donne à appréhender dans ses procédures pour oblitérer le sujet, dans ses instruments et ses supports, dans le dispositif de publication qu’il met en place en ligne. Construisant son autoportrait par les recoupements qu’il favorise entre tous ces fragments de l’activité créatrice, l’auteur se fait médiateur de ses livres et se met en scène.

Conclusion

30 Le site de Jean-Michel Maulpoix décline dans toutes ses composantes lyriques, critiques, iconiques, visuelles le travail de l’écriture, en mettant l’accent sur sa

Genesis, 32 | 2011 141

matérialité et son environnement physique. Le blog mais aussi les carnets photographiés ont suscité des interrogations sur la forme du journal : les écritures numériques contemporaines empruntent des formes diaristiques pour porter des gestes et des intentions d’écriture qui parfois s’en distancient. Au demeurant, elles témoignent de la prégnance des genres de l’écriture personnelle dans notre culture.

31 En donnant un accès non immédiat mais inédit à des manuscrits, l’auteur peut avoir l’impression, ainsi qu’il l’écrit, de « publier comme à vide, peut-être même à vif ». Pourtant, il livre la chair de l’écriture et l’image du « texte premier » dans un environnement à la logistique qui n’est rien moins que « dématérialisée » tant celle-ci peut faire écran à la lisibilité et à l’interprétation des textes. Mais c’est là toute l’ambivalence de la médiation numérique qui, tout en se donnant comme transparente, épaissit le texte de multiples couches techniques bien matérielles : dans ses transports numériques, la photographie perd de sa netteté. La photographie des manuscrits peut en effet générer un certain bruit – tant au niveau de l’inégalité de certaines surfaces de papier que sur le plan de la luminosité originelle – que le traitement numérique accentue au cours de la circulation du document sur les réseaux. D’autres médiations s’interposent donc entre le texte et le lecteur, qui exigent une familiarisation technique et une certaine culture de l’information pour l’analyse génétique et l’interprétation littéraire.

NOTES

1. 2. < www.tierslivre.net/spip/>. 3. Du reste, par le titre qu’il donne à son blog, l’auteur renvoie explicitement à l’étymologie exacte de blog, logbook, désignant ces carnets de bord rédigés par les marins. 4. < www.maulpoix.net/manuscrits.html>. 5. Voir le texte de Jean-Michel Maulpoix « La poésie, autobiographie d’une soif », < http:// www.maulpoix.net/autobiographie.html>. 6. Nous avons choisi de renvoyer le lecteur au site plutôt que d’insérer des captures d’écran qui auraient été difficilement lisibles. Les adresses des pages de manuscrits numérisés sont donc indiquées en note de bas de page et ont été vérifiées le 11 janvier 2011. 7. Philippe Lejeune, Catherine Bogaert, Le Journal intime. Histoire et anthologie, Paris,Textuel, 2006, p. 25. 8. Ibid. 9. Pour une analyse plus approfondie des rapports entre les premiers journaux personnels en ligne et la pratique manuscrite du diarisme, on pourra se reporter à O. Deseilligny, « L’écriture de soi, continuités et mutations. Du cahier aux journaux personnels sur le Web (1998-2003) », thèse de doctorat, université Paris X-Nanterre, 2006. 10. Extrait de l’entretien réalisé le 6 mars 2008. 11. Emmanuel Souchier, « L’image du texte : pour une théorie de l’énonciation éditoriale », dans Cahiers de médiologie, n° 6, p. 136-145.

Genesis, 32 | 2011 142

12. Sarah Druet, « Jean-Michel Maulpoix dans le domaine public de la poésie : une nouvelle quête d’impersonnalité », dans M. Bishop, C. Elson (dir.), Contemporary French Poetics, Amsterdam, New York, éd. Rodopi, 2002, p. 115. 13. . 14. Cette thématique est récurrente dans l’œuvre. Ainsi dans Chutes de pluie fine, il écrit : « Moi : ce point instable et vibratoire sur lequel toute altérité vient jouer sa musique », Chutes de pluie fine, Paris, Mercure de France, 2002, p. 26. 15. Jean-Michel Maulpoix, « La poésie, autobiographie d’une soif », . 16. Extrait de l’entretien. 17. Ainsi qu’il l’explique au cours de l’entretien, le titre du site est venu assez naturellement. Mais il ajoute : « Mais c’est aussi le signe d’un malaise, parce que ce n’est pas évident de construire un site dans lequel on s’expose tout seul. Finalement, ce qui rendait l’entreprise beaucoup plus supportable, c’était d’en faire une espèce d’auberge. Je dirais même que le site a été rendu possible à partir du moment où j’ai eu l’idée de ce titre, c’est ce qui m’a autorisé à passer outre les réserves que je pouvais avoir. En même temps c’est assez prétentieux, parce que c’est une façon de relativiser le sujet, mais aussi de l’absolutiser d’une certaine façon parce que ça le dote d’un entourage dont il décide lui-même à sa convenance. Mais qu’on le veuille ou non, on est dès le départ dans une grande ambiguïté et dans un malaise certain. Le malaise était évidemment beaucoup plus fort à l’époque où j’ai fondé ce site qu’aujourd’hui. Il était beaucoup plus difficile pour un écrivain à l’époque de franchir ce cap qu’aujourd’hui où tout le monde y va de son propos, de son intervention, de son blog, de sa prose, de son petit travail d’édition personnel. À ce moment-là, il fallait franchir des blocages. » 18. . 19. Jean-Michel Maulpoix, « La poésie, autobiographie d’une soif », op. cit. 20. Claire Bustarret, « Les instruments d’écriture, de l’indice au symbole », Genesis, n° 10, 1996, p. 191. 21. Louis Hay, « L’écrit et l’imprimé », dans De la lettre au livre. Sémiotique des manuscrits littéraires, dir. Louis Hay, Paris, Éditions du CNRS, 1989, p. 7-34. 22. Voir notamment Jean-Michel Maulpoix, Le Poète perplexe, Paris, José Corti, 2002 et L’Instinct de ciel, Paris, Mercure de France, 2000. Dans ce dernier ouvrage, le poète compare, à la suite de Mallarmé, son activité à celle d’une araignée : « Tisser avec sa propre vie ces minces rideaux que sont les phrases. Une fine toile de sens et de sons. Solide et musicale autant que précaire. Et devenir alors soi-même, dans l’expectative de la chambre, pareil à cet insecte énigmatique et obstiné. […] Un poète est un instrument à cordes. Il suspend les accords de sa petite musique dans les angles morts de cette vie », L’Instinct de ciel, op. cit., p. 39. 23. Voir le volume IV de la galerie de photos, intitulé « Tables d’écriture », < http:// www.maulpoix.net/photo4.htm>. 24. Claire Bustarret, « Les manuscrits littéraires modernes et leurs supports », dans Histoire de l’écriture. De l’idéogramme au multimédia, dir. Anne-Marie Christin, Paris, Flammarion, 2001, p. 333-339. 25. Si les photos montrent des carnets à l’écriture déliée et régulière, c’est avant tout parce que le geste d’écriture de Jean-Michel Maulpoix l’est naturellement : « De façon générale, je rature peu. Ça vient dans le carnet ou sur le cahier tel qu’on le voit, les trois quarts du temps, même les 9/10e du temps. C’est peut-être une des explications de la force du lien que j’entretiens avec ces cahiers : mon écriture s’y précipite directement en phrases. » 26. Extrait de l’entretien. 27. « Il y a un mot que j’aimerais citer là, c’est un mot du peintre Eugène Leroi, qui disait qu’il y a deux sortes d’artistes : les artistes de la vitre et les artistes du miroir. Ce qui est de l’ordre du miroir, c’est tout ce qui est de l’ordre de la réflexivité, réflexivité du sujet ou réflexivité du

Genesis, 32 | 2011 143

langage qui se regarde lui-même, qui regarde ses reflets […]. La vitre (et je dirais, la porte, la fenêtre) c’est ce qui permet d’aller vers l’extérieur, de saisir, d’attraper tout ce qui se passe, tout ce qui arrive, et de le faire rentrer, lui donner droit de cité dans le poème – de le faire ensuite peut-être travailler au miroir… Voilà, moi je me tiens dans cette tension-là, entre le miroir et la vitre », entretien avec Michel Méresse, La Sape, n° 43/44.

RÉSUMÉS

Le site de Jean-Michel Maulpoix – un des premiers sites d’écrivains sur Internet – interroge la figure du poète contemporain par la richesse des matériaux qu’il met à la disposition du public (manuscrits, photographies, études critiques, etc.). L’écriture poétique comme modalité d’être au monde y est déclinée à travers des espaces, des supports et des instruments différents. Nous étudions notamment la manière dont l’écriture intime y est éclatée, fragmentée, s’écarte délibérément du journal intime et néanmoins s’en rapproche, en creux d’une entreprise d’effacement du sujet et de façonnement du sujet lyrique. Les pages numérisées de certains manuscrits permettent au lecteur de mieux se représenter le travail du texte poétique et la tension qui s’installe dès lors entre autobiographie et poésie. Émerge également du site un autoportrait complexe du poète, du professeur, du critique qui s’ajoute aux médiations traditionnelles de l’écrivain et de la poésie, en un jeu d’échos et de rupture.

Jean-Michel Maulpoix’s website – one of the earliest writer’s website – raises the question of the contemporary poet’s figure through the wealth of material it offers to readers (manuscripts, photographs, critical studies, etc.). Poetic writing as a way of being in the world is shown through different spaces, supports and instruments. In particular we study how here personal writing is broken apart, fragmented, deliberately unlike a diary and yet close to one, like the reflection of an effort to erase the subject and form the lyrical subject. The numbered pages of some manuscripts help the reader gain a better grasp of the working of the poetic text and the tension then set up between autobiography and poetry. The website also brings to the surface a complex self-portrait of the poet, the teacher, the critic which accompanies the traditional mediations of the writer and poetry in a play of echoes and disruptions.

El sitio de Jean Michel Maulpoix -uno de los primeros sitios de escritor- abre un interrogante acerca de la figura del poeta contemporáneo, gracias a la riqueza de materiales que pone a disposición del público (manuscritos, fotografías, estudios críticos, etc.). La escritura poética en tanto que modalidad de ser en el mundo es declinada a través de espacios, soportes e instrumentos diferentes. Estudiaremos en particular la manera en que la escritura íntima es desintegrada, fragmentada, se aleja deliberadamente del diario íntimo y no obstante se acerca, sobre el trasfondo de una disolución del sujeto y una construcción del sujeto lírico. Las páginas digitalizadas de algunos manuscritos permiten al lector percibir mejor el trabajo del texto poético y la tensión que en ellos se trasluce entre autobiografía y poesía. Emerge también del sitio un autorretrato complejo del poeta, del profesor, del crítico que se integra con las meditaciones tradicionales del escritor y la poesía en un juego de ecos y de ruptura.

Die Homepage von Jean-Michel Maulpoix – eine der ersten Schriftstellerseiten im Internet – setzt sich auf der Grundlage eines reichhaltigen Materials, das der Öffentlichkeit zur Verfügung gestellt wird (Handschriften, Photographien, wissenschaftliche Studien usw.), mit der Figur des

Genesis, 32 | 2011 144

zeitgenössischen Dichters auseinander. Das poetische Schreiben als eine Art und Weise „in der Welt zu sein“ wird in verschiedenen Räumen, auf unterschiedlichen medialen Trägern und anhand diverser Instrumente dekliniert. Wir wollen insbesondere untersuchen, wie sich die écriture intime hier auffächert, fragmentiert, wie sie sich bewußt vom Tagebuch entfernt und ihm dennoch nahekommt, Negativfolie einer Unternehmung, die das Subjekt auslöscht und das lyrische Subjekt ausbildet. Verschiedene eingescannten Manuskriptseiten erlauben dem Leser, sich die Arbeit des poetischen Textes und die Spannung, die sich so zwischen Autobiographie und Poesie aufbaut, besser vorzustellen. Auch bringt die Homepage ein komplexes Autoportrait des Dichters, Professors und Wissenschaftlers hervor, das sich zu den traditionellen Vermittlungsformen von Schriftsteller und Dichtung gesellt, als ein Spiel mit Widerhall und Brechung.

O site de Jean-Michel Maulpoix – um dos primeiros sites de escritores na Internet – questiona a figura do poeta contemporâneo devido à riqueza de materiais que põe a disposição do público (manuscritos, fotografias, estudos críticos, etc.). A escrita poética como modalidade de estar no mundo é declinada através dos espaços, dos suportes e dos instrumentos. Estudamos nomeadamente o modo como a escrita íntima aí explode, se fragmenta e se afasta deliberadamente do diário íntimo, e no entanto dele se aproxima, quando se empenha na diluição do sujeito e no aprimoramento do sujeito lírico. As páginas numeradas de certos manuscritos permitem ao leitor perceber melhor como o texto poético foi trabalhado, com as resultantes tensões entre autobiografia e poesia. Emerge igualmente do site um complexo autoretrato do poeta, professor e crítico, que se vai juntar às mediações tradicionais do escritor e da poesia, em jogo de ecos e de ruptura.

Il sito di Jean-Michel Maulpoix – uno dei primi siti di scrittore su internet – porta a interrogarsi sulla figura del poeta contemporaneo per la ricchezza dei materiali che mette a disposizione del pubblico (manoscritti, fotografie, studi critici, ecc.). La scrittura poetica come modalità di essere al mondo è sviluppata secondo spazi, supporti e strumenti diversi. Noi studiamo principalmente il modo in cui la scrittura personale vi si manifesta, si frammenta, si allontana deliberatamente dal diario e nondimeno vi si avvicina, alludendo a un’impresa di cancellazione del soggetto e di modellamento del soggetto lirico. Le pagine digitalizzate di certi manoscritti permettono al lettore di rappresentarsi meglio il lavoro del testo poetico e la tensione che s’instaura allora tra autobiografia e poesia. Emerge anche un autoritratto complesso del poeta, del professore, del critico che si aggiunge alle mediazioni tradizionali dello scrittore e della poesia, in un gioco di eco e rottura.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, blog, écriture électronique, Internet, poète, manuscrit, photographie

AUTEUR

ORIANE DESEILLIGNY

ORIANE DESEILLIGNY est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’IUT de Villetaneuse – Université Paris Nord. Elle travaille, au sein du GRIPIC (Celsa – Université Paris-Sorbonne) sur les mutations des pratiques d’écriture en contexte numérique et s’intéresse aux journaux personnels sur le web, aux blogs de voyage et aux blogs d’adolescents.

Genesis, 32 | 2011 145

Elle a participé à un ouvrage collectif : Littérature et Internet. Un laboratoire de littératures (BPI, 2007) et a organisé un colloque intitulé « L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur » (2010). [email protected]

Genesis, 32 | 2011 146

Entretiens

Genesis, 32 | 2011 147

Jean-Louis Cabanès – Le Journal des Goncourt Entretien avec Françoise Simonet-Tenant

Françoise Simonet-Tenant

Françoise Simonet-Tenant – En 2005 a été publié sous votre direction le tome I d’une nouvelle édition du Journal des Goncourt1. Quelles raisons vous ont amené à préparer cette nouvelle édition après celle publiée du vivant d’Edmond (premier volume publié en 1887 chez Charpentier) et celle réalisée par Robert Ricatte (Fasquelle et Flammarion, 1956 ; Robert Laffont, 1989) ? Jean-Louis Cabanès – Au départ nous étions partis sur l’idée d’une édition électronique. L’éditeur ayant fait défaut, nous sommes revenus à l’idée d’une édition critique sur papier sans mesurer la tâche qui nous attendait. Le travail de bénédictin mené par Robert Ricatte pour établir le texte, aussi énorme qu’il fût, a été réalisé au début des années cinquante, et les principes d’édition d’aujourd’hui ne sont plus exactement les mêmes. Nous nous sommes ainsi heurtés à des problèmes de découpages de paragraphes et de ponctuation. Nous nous sommes efforcés de restituer une ponctuation fidèle au manuscrit, même si c’est parfois difficile : il arrive qu’il n’y ait pas de ponctuation chez Edmond de Goncourt ; il arrive aussi que les points aient valeur de virgule ou que la ponctuation n’ait pas de valeur discriminatoire. Nous avons renoncé au tressage opéré occasionnellement par Robert Ricatte entre le manuscrit et l’édition publiée du vivant d’Edmond de Goncourt. Il fallait être respectueux des tirets, diminuer la part des points d’exclamation qui surabondent dans l’édition Ricatte, conserver souvent les points-virgules dans les descriptions ou les périodes éloquentes. Comme le manuscrit du journal d’une part et le texte publié du vivant des Goncourt d’autre part nous semblent constituer deux œuvres distinctes, nous avons publié en annexe de notre édition le texte de l’édition Charpentier, ce qui donne au lecteur la possibilité de comparer les deux textes, principe que nous allons poursuivre dans les tomes suivants. Nous avons également souhaité éclairer le texte par une annotation copieuse. Chaque tome de notre édition sera, en outre, accompagné d’un dictionnaire ou répertoire qui comprend à la fois les acteurs du champ artistique et littéraire, les figures mythiques du XIXe siècle, les revues et périodiques, les lieux de sociabilité mais aussi les lieux institutionnels de la

Genesis, 32 | 2011 148

misère (prisons, hôpitaux, maisons de prostitution). C’est une sorte de panorama de la vie culturelle, et sociale, une petite encyclopédie portative que l’on a voulu établir à partir du Journal des Goncourt. F. S.-T. – Une telle édition est une lourde tâche. Comment le travail s’est-il réparti entre les différents membres de l’équipe ? J.-L. C. – J’ai assumé avec mon épouse le travail d’établissement du texte. L’annotation a nécessité la formation d’une équipe qui comprenait à la fois des spécialistes d’histoire de l’art, du réalisme et du naturalisme, de la presse, des lieux de sociabilité, de la correspondance, de la bohème littéraire. Il sera sans doute nécessaire de faire appel pour les tomes suivants à des japonisants. Les historiens nous font défaut. F. S.-T. – Comment se présente matériellement le manuscrit ? Y a-t-il beaucoup de ratures, trouve-t-on des collages ? J.-L. C. – Le Journal comprend onze cahiers (huit in-octavo et trois in-quarto) reliés en vert foncé qui ne sont pas tous de la même épaisseur. On observe jusqu’en avril 1855 une grande présence de collages qui se poursuivent d’ailleurs en quantité moindre au-delà de cette date. Il serait sans doute nécessaire d’établir une typologie de ces collages. Le journal ne trouve sa véritable allure qu’au milieu de l’année 1855, comme le constatait d’ailleurs Edmond lui-même, et comme Robert Ricatte l’a rappelé. En ce qui concerne l’organisation de l’écrit sur la page, on note l’existence de marges dans lesquelles on trouve parfois des adjonctions qui peuvent être accompagnées de flèches. Parfois, un paragraphe est entouré d’un trait, accompagné d’une flèche injonctive imposant qu’il soit transféré à un autre moment du texte, daté parfois d’un autre jour. Les commentaires à teneur métadiscursive sont peu fréquents. Nous avons pris le parti de signaler exhaustivement les ratures, alors que l’édition Ricatte en avait fait basculer quelques-unes au sein même du texte et ne les avait pas toutes relevées. Ces ratures obéissent parfois à une volonté de censure, parfois à des motifs esthétiques. Je parlerais également dans certains cas de « ratures duplices » dans la mesure où certains passages biffés sont aisés à déchiffrer par l’éditeur alors que d’autres ont été rendus intentionnellement illisibles. F. S.-T. – Qu’en est-il de la datation des entrées, pierre angulaire du journal ? J.-L. C. – La datation est plus complexe qu’on pourrait le penser. Par exemple une date est parfois raturée et remplacée par une autre. Parfois encore, le Journal procède, si l’on peut dire, par bonds et par retours. Ainsi nous passons du 25 décembre 1864 au 28 janvier 1865. Or tout le passage écrit à cette dernière date est raturé. Le journal se poursuit ensuite comme si de rien n’était : 1er janvier, 5 janvier, etc. jusqu’au… 28 janvier où reparaît intégralement le texte écrit à la date du 28 janvier et dont je viens de dire qu’il avait été précédemment raturé. La chronologie cesse, à l’occasion, d’être linéaire, ce qui n’est pas sans poser de problème à l’éditeur. Ainsi, toujours pour l’année 1864, je relève, en suivant l’ordre du manuscrit, les dates suivantes : 26 septembre, 30 septembre, 27 septembre, 20 octobre, 3 octobre… Cette manipulation du temps suggère de façon évidente la volonté de faire œuvre à partir du journal. Mais elle n’est pas la règle. Encore une fois, il faut prendre acte de la complexité d’une écriture fidèle le plus souvent au déroulement chronologique, mais néanmoins occasionnellement brouillée. F. S.-T. – Il y a, tout au moins jusqu’à la mort de Jules en 1870, deux scribes. Créer à deux, écrire à quatre mains : la création en collaboration suppose des processus génétiques et des enjeux esthétiques singuliers. Comment se répartit l’écriture quand les deux frères

Genesis, 32 | 2011 149

tiennent le journal ? Est-il facile pour le lecteur du texte manuscrit de distinguer aisément les deux graphies ? Peut-on véritablement prendre mesure de la complexité de l’écriture duelle ? Le choix du pronom personnel est parfois déroutant, comme dans l’entrée du 6 janvier 1857 : peut-on établir des usages réguliers dans le choix de l’un ou l’autre des deux pronoms ? J.-L. C. – Les écritures des deux frères sont très différentes : celle de Jules est anguleuse, resserrée, petite, celle d’Edmond arrondie et toute en courbes. Les deux écritures se laissent déchiffrer. Paradoxalement c’est parfois la propreté de l’écriture qui pose problème, la page impeccablement calligraphiée suggère qu’il y a eu, peut- être, copie d’un texte antérieur : je pense en particulier à l’ouverture du journal, à l’entrée du 2 décembre 1851. Jusque vers 1854-1855 les deux frères se succèdent quasi alternativement comme scripteurs, sans que cette alternance signifie une répartition des tâches ; en revanche, par la suite, c’est massivement Jules qui est le scribe. Jules semble celui qui écrit et qui parle (souvent) pour deux, même si, à en croire Judith Gautier, dans la conversation courante, Edmond utilise un « nous », alors que Jules s’énonce à la première personne. Il y a une entrée très troublante sur un rêve, daté du dimanche 18 novembre 1860. Ce rêve, dans le manuscrit, est écrit à deux, et il n’y a pourtant, bien évidemment qu’un seul rêveur. Jules prend d’abord la plume, viennent ensuite des lignes écrites par Edmond, mais elles sont rapportées sur le cahier par le truchement d’un collage. F. S.-T. – Le Journal des Goncourt se fait-il polyphonique par l’insertion de lettres citées ou recopiées ? J.-L. C. – Oui, beaucoup de lettres reçues sont recopiées. Généralement le recopiage n’est pas intégral. Il arrive également que le Journal puisse accueillir un brouillon : je pense en particulier à la lettre adressée par les deux frères au garde des Sceaux pour protester contre l’usurpation de leur nom et revendiquer l’usage exclusif du titre nobiliaire « de Goncourt ». Cette lettre datée du 22 avril 1860, copieusement raturée, est insérée dans le manuscrit, entre deux folios et au milieu d’une phrase. F. S.-T. – Au-delà de la pratique de l’insertion des lettres, la question de la présence de la voix d’autrui dans le Journal semble importante. Dans quelle mesure l’écriture diariste devient-elle chez les frères Goncourt une écriture sténographique ? J.-L. C. – Oui, le Journal entend restituer la parole d’autrui (les diaristes rapportent notamment les conversations de Sainte-Beuve, de Gautier, de Renan, de Taine, de Flaubert) et il y a un souci très net d’oralité. Edmond prétend que la retranscription des paroles d’autrui se faisait dans un laps de temps très court. On ne sait s’il possédait des carnets de notes. J’en doute. L’oralité est un critère. Diderot, Michelet sont appréciés parce que leur style tient d’une langue écrite parlée. F. S.-T. – N’est-il pas paradoxal que des écrivains tels que les Goncourt qui se réclamaient de l’écriture-artiste – or il n’est rien de moins spontané que l’écriture-artiste – se soient adonnés à une écriture diariste qui accorde une large place à l’oralité ? J.-L. C. – La contradiction n’est qu’apparente. Il ne faut pas oublier que la question de la voix reste posée, dans l’écriture-artiste, par les procédés d’emphase et de reprise. L’écriture-artiste ne se réduit pas à un sertissage d’expressions précieuses, elle répond à un souci d’éloquence et, sous des formes diverses, d’insistance, d’accentuation, de subjectivation d’un discours.

Genesis, 32 | 2011 150

F. S.-T. – Les diaristes Goncourt ont-ils des modèles d’écriture ? J.-L. C. – Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle que commencent les premières publications de journaux intimes. Les Goncourt ont lu le Journal d’un poète de Vigny ; Edmond fera allusion au journal de Marie Bashkirtseff. Ils sont avant tout des lecteurs de mémoires : Saint-Simon, Chateaubriand sont des auteurs qu’ils aiment. F. S.-T. – Y a-t-il plusieurs époques dans le Journal ? Pourquoi avoir arrêté ce tome I en 1857 ? La datation est très relâchée jusqu’en 1855, et on a l’impression que le journal prend vraiment et seulement sa vitesse de croisière à partir de cette date. Impression ou illusion ? J.-L. C. – Quand commence l’expérience diariste ? On peut rappeler l’existence de notes prises par Jules le 15 mai 1848. Elles sont intitulées par Edmond « Notes anciennes retrouvées ». Il faut tenir compte également du carnet de voyage écrit pendant un voyage en Algérie en 1849. Les Goncourt décident de donner à leur journal comme entrée inaugurale celle du 2 décembre 1851, mais le voyage en Algérie constitue un apprentissage de l’écriture diariste. Sur le plan du manuscrit l’on observe que l’entrée du 2 décembre 1851 est directement écrite dans un cahier qui, par ailleurs, comporte essentiellement des papiers collés parmi lesquels bon nombre de notes sur Gavarni. Dans les premières années du journal, peu de notes sont couchées directement sur les cahiers, ce qui donne donc un statut particulier à cette entrée du 2 décembre 1851. Il s’agit surtout au début d’un journal-album, où le collage tient une place essentielle. À mon sens, chez les Goncourt, l’activité de collectionneur n’est pas dissociable de celle de diariste : on collectionne des paroles, des portraits d’êtres… Le choix du 2 décembre 1851 pour l’entrée inaugurale n’est pas un hasard : c’est également celle du coup d’État sur lequel le texte pose un regard distant et ironique. Il y a de l’ironie à commencer un journal intime quand le pays est victime d’un coup d’État. L’écriture diariste apparaît ici comme un acte de dissidence et le retrait dans le journal comme le choix d’un exil symbolique et critique. Nous avons arrêté le premier tome en 1857 parce que c’est le moment où l’on entre dans les échanges littéraires, où des relations se créent avec les milieux littéraires. En 1858, la mutation s’est accomplie : les Goncourt se voient désormais comme appartenant au monde des Lettres, ils ne sont plus à la marge, la rupture avec la bohème est sur le point de s’accomplir. Après 1870, et consécutivement aussi à la mort de Jules, le Journal change progressivement. Il ne va plus être ponctué par des aphorismes, et les proses poétiques ne sont plus de la même nature. Elles deviennent nostalgiques, évocation d’un temps passé. L’humour se fait plus rare, la rosserie cesse souvent d’être spirituelle. Cela ne signifie pas qu’Edmond a moins de brio que son frère, mais on peut penser que l’écriture duelle constituait une sorte d’entraînement à la causticité et qu’elle est productrice d’ironie, de brillance, de verve, de bons mots. Par ailleurs, à partir d’un certain moment, Edmond veut apparaître comme le patriarche des Lettres, et la construction préposthume de cette figure infléchit le style du Journal. F. S.-T. – Par l’édition de 1887 (Charpentier), Edmond a voulu faire du journal un livre. Peut- on aisément reconstituer les raisons (censure, etc.) des choix qu’il a opérés dans le manuscrit et des éventuelles réécritures ? Possède-t-on des documents de genèse de l’édition commencée en 1887 ? Comment Edmond a-t-il procédé à partir du journal original pour faire le montage qu’il publie : a-t-il eu recours à un copiste, copié lui-même ? Y a-t-il

Genesis, 32 | 2011 151

dans le manuscrit des marques d’un travail préparatoire à l’édition, coups de crayon ou autres ? J.-L. C. – Le travail pour l’édition Charpentier n’a pas laissé dans le manuscrit de traces explicites. J’ai repéré des sigles qui me sont incompréhensibles, par exemple des croix dans les marges qui restent mystérieuses, mais elles ne renvoient pas à une anthologie. Il est évident qu’Edmond a normalisé son journal pour l’édition. Il a censuré certains passages de manière à ne pas blesser ses contemporains, il n’a pas repris ce qui était trop cru. Il a procédé à un toilettage stylistique, rabotant ce que le texte pouvait avoir d’impromptu. Sans doute a-t-il également privilégié un certain type d’entrées, celles qui se rapportaient aux réseaux littéraires. Il me semble également que le toilettage du manuscrit en vue de l’édition Charpentier a eu une influence sur l’écriture par Edmond du journal mais peut-être aussi de ses romans. Dans les dernières années de tenue du journal, on observe une manière de continuité entre ce qui est écrit et ce qui est publié : le journal manuscrit des dernières années devient plus « lisse » d’un point de vue stylistique. F. S.-T. – Le journal manuscrit constitue donc l’avant-texte de l’édition Charpentier. Est-il également un texte matriciel pour l’œuvre romanesque ? J.-L. C. – Je serais tenté de dire qu’il s’agit de deux textes différents, et qu’il faut considérer pour eux-mêmes. Très tôt, en effet, le journal, dans sa forme manuscrite, est conçu pour être publié tel quel. Je songe à la sténographie des propos de Sainte- Beuve, le 22 novembre 1862, qui sont accompagnés d’un commentaire significatif : « Et moi, je pensais que j’allais écrire pour l’avenir, aussi, ce qu’il me disait là et ce qu’il croyait tomber dans le vide, dans le néant, dans l’oubli, dans une oreille, et non dans ce livre. » Le manuscrit du journal est effectivement un texte-réservoir, le point de départ de fictions, une machine à produire des scénarios. L’on note dans le journal des injonctions programmatiques qui renvoient aux ouvrages de fiction. Le journal est en partie matriciel pour Idées et sensations, texte publié en 1866 chez Lacroix, qui se présente comme un ensemble de descriptions de paysages, d’anecdotes et d’aphorismes et dont la matière est en grande partie empruntée au journal ou au Carnet de voyage en Italie : néanmoins, les extraits repris sont décontextualisés puisque la date des entrées est supprimée. Il faudrait étudier ce savant montage, qui n’est jamais chronologique. Dans Charles Demailly (1868), le chapitre XVII est intégralement constitué par le journal du héros. Or il s’agit d’un montage effectué à partir d’emprunts au Journal écrit par les deux frères. En ce qui concerne des romans rédigés par Edmond, comme La Faustin (1882) ou Chérie (1884), on constate que l’aîné des deux frères vient puiser des réserves mimétiques dans le Journal écrit antérieurement à deux. Pour m’en tenir à la seule année 1858, les entrées du 13, du 25 et du 26 février, du 11 avril, du 21 mai, de juillet (sans indication précise de jour), du 13 décembre ont alimenté les chapitres II, V, VI, VII, XLI de La Faustin en petits faits, en anecdotes, en expressions imagées, voire en personnages secondaires. Le manuscrit du journal est une mémoire dont le roman ordonne un faisceau de souvenirs en les présentifiant dans la fiction comme des pilotis du vraisemblable. F. S.-T. – Comment se présentent les manuscrits des romans des Goncourt ? J.-L. C. – Les manuscrits des romans écrits en commun par les deux frères ont été brûlés, à l’exception de celui de Manette Salomon et de Madame Gervaisais. Les manuscrits de Chérie et des Frères Zemganno sont dans une collection privée ; les carnets préparatoires de La Fille Élisa et de Madame Gervaisais ont été étudiés, l’un par

Genesis, 32 | 2011 152

Robert Ricatte, l’autre par Marc Fumaroli. Un plan de Chérie, tout à fait significatif sur la manière de travailler d’Edmond, pouvait être consulté naguère chez un collectionneur privé. On trouve à la Bibliothèque nationale un dossier qui rassemble certaines des lettres de femmes reçues par Edmond, à la suite de l’appel qu’il avait lancé dans La Faustin (1881) : Edmond demandait à ses lectrices de lui adresser leurs souvenirs sur leur vie de jeune fille. Un collectionneur comme René Gimpel possédait des notes préparatoires à L’Art du XVIIIe siècle ainsi que des notations prélevées à partir de la lecture de la Gazette des tribunaux pour La Fille Élisa. Il possédait aussi le carnet étudié par Robert Ricatte, et d’autres documents encore. En ce domaine, un travail considérable reste à faire. Nous nous proposons avec Pierre Dufief, dans le cadre du séminaire Goncourt, d’étudier d’un point de vue génétique les romans écrits en commun par les deux frères, ce qui implique un retour sur les carnets préparatoires dispersés. Mais on voit déjà que l’approche philologique du Journal débouche de manière quasi inéluctable sur des questions qui ressortissent à la génétique. Nous en sommes, en cette matière, à des balbutiements. Mais il faudra bien procéder à un dépassement de la philologie pour comprendre à quel point cette œuvre passionnante, comédie humaine du monde des lettres pour le demi-siècle, est un véritable texte.

NOTES

1. Journal des Goncourt, t. I, 1851-1857, édition critique publiée sous la direction de Jean-Louis Cabanès, Paris, Champion, 2005. Depuis la date de cet entretien, réalisé en janvier 2008, a paru, sous la direction de Jean-Louis Cabanès le Journal des Goncourt, tome II, 1858-1860 (Paris, Champion, 2008).

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Goncourt Edmond et Jules de, entretien, Champion (édition)

AUTEUR

FRANÇOISE SIMONET-TENANT

FRANÇOISE SIMONET-TENANT, agrégée de Lettres modernes, est maître de conférences à l’université Paris XIII depuis 2000. Ses travaux portent sur le journal personnel et sur la correspondance (Catherine Pozzi et Jean Paulhan, Correspondance 1926-1934, Paris, éditions Claire Paulhan, 1999 ; Le

Genesis, 32 | 2011 153

Journal intime, Paris, Nathan, 2001 ; Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2009). Ses études de génétique ont porté en particulier sur Annie Ernaux, André Gide et Catherine Pozzi. [email protected]

Genesis, 32 | 2011 154

Martine Sagaert – Les manuscrits du Journal d’André Gide Entretien avec Catherine Viollet

Catherine Viollet

Catherine Viollet – À l’occasion du centenaire de La NRF (2009), deux nouveaux volumes de la Pléiade ont été consacrés aux romans d’André Gide et à son œuvre théâtrale, et les deux tomes de son Journal réimprimés avec un index mis à jour 1. Soixante-dix ans ont passé depuis la première édition. D’abord éparpillé dans les Œuvres complètes éditées par Louis Martin-Chauffier, le Journal devient une œuvre à part entière lors de la première édition Pléiade de 1939. Martine Sagaert – Oui. C’est d’ailleurs la photo de Gide qui figure cette année-là en première de couverture du fascicule présentant la prestigieuse collection des éditions Gallimard. Gide a été le « premier des modernes » à figurer de son vivant dans la « Bibliothèque de la Pléiade », aux côtés des « morts illustres » comme Montaigne ou Balzac. En 1939, il publie effectivement le Journal des années 1889-1939. Et en 1949, il prépare le deuxième volume, constitué des années 1939-1949, qui verra le jour en 1954, donc après sa mort. C. V. – C’était l’édition de référence jusqu’à l’apparition de la nouvelle édition Pléiade, en deux volumes ; le premier, consacré aux années 1887-1925, publié par Éric Marty en 1996, et le deuxième, comprenant les années 1926-1950, que vous avez publié en 1997. Quelle est l’ambition de cette édition posthume ? M. S. – Cette édition posthume vise l’intégralité et l’authenticité. Le texte proposé au lecteur est le plus complet possible. Il est plus long que celui des éditions précédentes puisqu’il inclut des inédits et qu’il est enrichi de nombreux passages, qui avaient déjà paru en volumes ou en revues, mais qui étaient absents de l’ancienne édition Pléiade. Ainsi les bornes du Journal en amont et en aval s’en trouvent déplacées : 1887 (au lieu de 1889) et 1950 (au lieu de 1949). C. V. – Lors de l’établissement du texte authentique du Journal, quelle a été la part de découvertes, d’inédits ? M. S. – Éric Marty estime à 20 % la part d’inédits que recèle le tome I. Le tome II renferme moins d’inédits que le tome I, mais il intègre en leur date de nombreux

Genesis, 32 | 2011 155

textes peu connus, qui proviennent soit de revues, soit d’éditions introuvables ou onéreuses, et appartiennent à l’origine au journal. De nombreux passages inédits de 1938 concernent le voyage en Afrique occidentale française. À partir de 1939, la majorité des inédits concernent la situation politique et la guerre. Parmi les découvertes majeures, il y a le journal tenu par Gide pendant son voyage de 1936, en URSS. Ce texte, qui existait en marge des œuvres engagées, Retour de l’URSS et Retouches à mon Retour de l’URSS, ou qui leur servait de soubassement, retrouve ici pour la première fois sa place et son autonomie originelles. Et puis, on est alerté par la fin problématique du Journal. On trouve des traces d’abandons successifs du journal, mais on voit que Gide n’a de cesse de renouer avec cette pratique. Toute la fin du Journal est inédite et attire l’attention sur l’œuvre à son estuaire. Ainsi on a la preuve que le Journal de Gide va au-delà de l’édition canonique et que la fin testamentaire de l’édition anthume n’est qu’un arrêt provisoire. On découvre même qu’il se poursuit ailleurs, dans l’espace-cahier de l’œuvre à caractère autobiographique, Ainsi soit-il. En poursuivant l’investigation, j’ai pu également consulter un feuillet isolé. Ce texte autographe, écrit par Gide peu de temps avant sa mort, a un statut hybride. Le manuscrit atteste de sa double appartenance générique. C’est à la fois l’ultime résurgence du Journal et la deuxième fin d’Ainsi soit-il. C. V. – Lorsque Éric Marty et vous-même avez entrepris l’édition du Journal de Gide pour la Pléiade, aviez-vous (ou Gallimard) élaboré un cahier des charges commun sur la manière d’établir, de présenter et d’annoter le texte ? Si c’est le cas, quelles étaient les consignes ? M. S. – Cette nouvelle édition du Journal de Gide s’insère dans la collection de la Pléiade, fidèle aux objectifs de Jacques Schiffrin et en accord avec la politique éditoriale de ses successeurs : donner à lire un texte authentique et l’agrémenter d’un dossier scientifique (appareil critique avec introduction, chronologie, notice, note sur le texte, annexes, sigles et abréviations, notes, variantes, index). Elle est en deux volumes avec deux éditeurs scientifiques différents, ce qui implique que le tome I et le tome II soient en harmonie, aient une présentation semblable et la même visée ; avec pour le tome II, quand c’était nécessaire, en notes des renvois au tome I, pour éviter les doublons. Et l’index établi par les deux éditeurs, devant figurer à la fin du tome II. Mais cette édition est atypique. Prenant en compte la spécificité générique du Journal, elle vise à publier le texte le plus complet possible. Elle a donc été établie à partir d’un cahier des charges particulier. Après avoir réuni les manuscrits, conservés en majeure partie à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et dans les archives personnelles de Mme Catherine Gide, la fille de l’écrivain, et toutes les éditions disponibles (en librairie, en bibliothèque et chez des particuliers), pour le Journal déjà publié, nous avons retenu les critères suivants. La dernière édition du texte revu par son auteur fait autorité sur les précédentes – la confrontation des différentes éditions et du manuscrit permettant de rectifier les erreurs manifestes et de donner les leçons différentes en variantes. Mais quand un passage caractérisé par son unité syntaxique et sémantique a déjà été publié par Gide de son vivant (soit dans une édition antérieure à celle faisant autorité, soit en revue et non repris par Gide par la suite), nous l’avons intégré à sa place. Le lecteur peut connaître la provenance de ces passages en se reportant à l’appareil critique. Quant aux inédits, nous avons fait le choix de les insérer en lieu et place, mais de les signaler par une disposition typographique particulière, en retrait, et dans un corps inférieur. Publier le texte sans en rien exclure, c’est donner à lire toutes les éditions précédentes en une seule.

Genesis, 32 | 2011 156

C. V. – Quel protocole avez-vous adopté, Éric Marty et vous-même, pour les noms propres ? M. S. – Gide, qui avait remplacé les noms des contemporains par des initiales pour l’édition de ses Œuvres complètes (celle de Louis Martin-Chauffier), avait pour l’édition Pléiade de 1939 commencé à rétablir certains noms propres. Nous avons poursuivi cette opération en nous appuyant sur le manuscrit. C. V. – Dans cette nouvelle édition, la répartition entre le tome I et le tome II n’est pas la même que dans l’ancienne édition. Qu’en est-il de ces différences ? M. S. – Dans l’ancienne édition, le tome I s’arrête au 26 janvier 1939 et le tome II reprend au 10 septembre 1939. Entre les deux, Gide est en voyage, en Égypte puis en Grèce. Là-bas, il utilise des carnets différents. D’un côté, il poursuit Et nunc manet in te, texte lié à la mort de sa femme, Madeleine, en avril 1938. Comme il a supprimé de l’édition Pléiade de 1939 les passages concernant Madeleine et qu’il trouve que son Journal en est tout « aveuglé », que son moi en est « mutilé », il les tient en réserve et décide de les accoler à Et nunc manet in te, qu’il publiera à treize exemplaires, en 1947 (seule l’édition d’août 1951 sera commercialisée). De l’autre côté, il écrit entre le 31 janvier et la mi-mars Égypte 1939, qu’il publiera partiellement, dix ans plus tard, et qui donnera lieu à une plaquette hors commerce, en juin 1951. Dans l’ancienne édition, le diptyque était en fait un triptyque tronqué. C. V. – Dans la nouvelle édition, le bloc manquant est donc restitué ? M. S. – Oui. Dans la nouvelle édition, le bloc manquant est restitué et la nouvelle répartition en deux volets 1887-1925 et 1926-1950 souligne, dans l’intervalle, l’importance en creux du Voyage au Congo, qui « casse » le Journal en deux, comme Éric Marty l’a indiqué dans son introduction. Et, fin février 1926, tandis que s’amorce le retour de Gide et de Marc Allégret, Les Faux-Monnayeurs paraissent à la NRF. Dans ce roman, Gide prend le risque de la présentation indirecte des faits et provoque la collaboration du lecteur. Cette expérimentation romanesque n’est pas sans retombée sur l’écriture et la destination du Journal. Désormais, le Journal a d’autres destinataires que Gide lui-même. Antérieurement, Gide avait surtout publié des journaux de voyage : Feuilles de route 1895-1896 en 1897, Le Renoncement au Voyage 1903-1904, qu’il avait inséré dans Amyntas, La Marche turque, en 1914. Outre le « Journal sans date », qu’il avait publié dans La NRF et qui procédait d’une autre logique éditoriale, à partir de 1928 et, de manière plus nette encore, à partir de 1932, Gide cède à la tentation d’être tel qu’en lui-même sous les yeux du lecteur. L’édition confidentielle des années 1927-1928 (sept exemplaires, en 1931) est suivie de la diffusion publique des Pages de Journal 1929-1932 (Gallimard, 1934), des Nouvelles Pages de Journal 1932-1935 (Gallimard, 1936), des Pages de Journal 1939-1942 (chez Schiffrin, à New York, en 1944), et du Journal 1942-1949 (chez Gallimard, en 1950). Et il prépare le deuxième tome pour la Pléiade, le Journal 1939-1949. Sans compter les publications en revue. Ainsi « Gide joue à l’envi toutes les cartes éditoriales : publication complète, partielle, diachronique, synchronique, en différé à plus ou moins long terme2 ». C. V. – Comment fonctionnent pour l’écrivain, dans ces projets d’édition à géométrie variable, les processus de choix, de montage, de combinatoire thématique, de « toilettage » du texte, et à quels objectifs répondent-ils ? M. S. – Ayant décidé de ne plus conserver son Journal par-devers lui, Gide s’expose. À chaque publication, il redécoupe sa carte personnelle, avec de nouvelles zones d’ombre et de nouvelles zones éclairées. À chaque fois, il apparaît tout différent et tout lui-même. En multipliant les publications anthumes, il joue des possibles du

Genesis, 32 | 2011 157

texte. Par exemple, le Journal 1939-1942 existe sous quatre formes : l’édition de New York, l’édition d’Alger, l’édition de Lausanne et l’édition Gallimard. On peut dire qu’il n’y a pas un seul journal de Gide, mais des journaux différents. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, sans attendre, Gide décide de publier dans La NRF des « Feuillets » de son Journal. Il va les agencer de manière unique. Pour le numéro du 1er décembre 1940, il abandonne la structure calendaire, ce qui lui donne la possibilité de supprimer plus facilement des fragments et de les déplacer, mais surtout de pouvoir les regrouper selon une autre perspective. Ce journal lacunaire s’équilibre entre l’incipit « Plus je me sens français, plus je répugne à laisser incliner ma pensée » et la clausule « C’est seulement dans ce qu’elle a d’inactuel que la pensée peut demeurer valable […] ». Il manifeste son désir d’être tel qu’en lui-même, malgré les événements. C. V. – Entre le manuscrit et le texte de La NRF, les suppressions sont de quel ordre ? M. S. – Gide pratique l’autocensure. Les suppressions sont liées au contexte. Elles concernent l’emploi du temps personnel (les changements de résidence), les proches et les amis (sans doute pour des raisons de sécurité), mais surtout certains commentaires sur Hitler et Pétain. Telle notation « à chaud », dans un contexte si trouble, où il est si difficile d’avoir une opinion juste, a sa raison d’être sous sa forme manuscrite. Une fois imprimée, elle risque de fossiliser la réflexion en cours et de trahir son auteur.

C. V. – L’appareil de variantes, situé en fin d’ouvrage, qui permet de comparer différents états du texte, met aussi en lumière des passages biffés dans le manuscrit. Ces opérations de biffure ou de cancellation sont-elles liées le plus souvent à la rédaction, ou à des phases de relecture ? Certains passages caviardés restent-ils indéchiffrables ? M. S. – Par endroits, Gide réécrit entièrement un passage, mais c’est rare. Le Journal est une œuvre sans brouillon, en dehors des brouillons mentaux. Souvent, ce que Gide décide de ne pas conserver pour l’impression est biffé d’un léger trait de crayon oblique. Mais à l’inverse, certains textes non biffés dans le manuscrit peuvent être supprimés lors de l’édition. Dans la plupart des cas, on peut lire le texte sous la biffure. Ainsi, si l’inscription primitive n’est pas recouverte, le passage peut être un jour rétabli. Et Gide joue de ces mouvances. Il y a des modifications au fil de la plume et des biffures, qui engendrent des additions interlinéaires. Certaines font sens. Par exemple, seul le manuscrit rend évidente la dynamique du moi, les forces en présence. Les ratures peuvent donner à voir les variations de la première personne du singulier. Le je peut endosser toutes les autres formes jusqu’à rendre vivante et juste la phrase : « Je dis il, mais ce il c’est moi. » Le je peut passer de on à celui qui, de l’anonymat à l’exemplarité. Il peut aussi « faire chorus », faire le jeu du monde, devenir lambda. Risque majeur pour qui a écrit : « Ce qu’un autre que toi aurait pu dire, ne le dis pas. » Ainsi, le 25 mars 1927, Gide note : « Je n’ai rien dit hier soir que de haïssable, d’absurde, et de tel que, si je pouvais rompre avec moi, je romprais. » Au passage, notons ici un exemple type de correction gidienne. Gide privilégie le beau parler français et gomme les expressions familières. C. V. – L’édition Gallimard ne propose aucune reproduction de l’original. Y a-t-il variété ou homogénéité des supports, un carnet (ou cahier) gidien « type » ? M. S. – La pratique du journal n’est pas identique tout au long de la vie de Gide. Les supports aussi changent. Les cahiers, majoritaires au début, sont progressivement remplacés par des carnets. Même si l’écriture du journal est loin d’être toujours une

Genesis, 32 | 2011 158

écriture à chaud, les carnets sont plus pratiques car ils se transportent aisément et se glissent facilement dans la poche, qui s’en trouve toute déformée. Entre 1926 et 1949, la matérialité du Journal, c’est trente-sept carnets et un cahier. Le carnet typique utilisé alors par Gide est de fabrication anglaise, surtout The Canvas series, ce qui n’exclut pas ceux de fabrication française comme Chantecler (fig. 1). Son format F0 avoisine 17 B4 11 cm. Seuls huit carnets ont un format supérieur. Il a une couverture toilée ou cartonnée. Il est à lignes. Gide utilise quelquefois des carnets quadrillés, mais il les déteste.

Fig. 1 : André Gide, Carnet « Chantecler »

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet

C. V. – Y a-t-il évolution, au fil du temps, dans l’utilisation de l’espace et la disposition du texte ? M. S. – On ne peut pas parler d’évolution. Mais on trouve des pratiques récurrentes. Gide écrit souvent sur la page de droite du carnet (fig. 2) et utilise la page de gauche comme une grande marge (fig. 3), qui peut servir pour les ajouts ou les réécritures ; et arrivé à la fin, il peut retourner le carnet. Il peut aussi laisser le carnet en plan et en commencer un autre. Il lui arrive aussi d’écrire dans la continuité. Ce qui perdure, c’est le fait d’utiliser les feuillets initiaux et les plats intérieurs comme pense-bête, carnet d’adresses ou agenda (fig. 4). Plus rarement le carnet contient des pièces annexes, comme une carte postale ou des coupures de journaux.

Genesis, 32 | 2011 159

Fig. 2

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 1613_05

Fig. 3

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 1613_19

Genesis, 32 | 2011 160

C. V. – Y a-t-il évolution dans le graphisme même de l’écriture ? M. S. – Non. Je n’ai rien noté de particulier à ce sujet. Bien sûr, si Gide est en wagon, l’écriture s’en ressent. Ce qui est remarquable, par contre, c’est la dernière page autographe, qui se distingue par un tracé particulier. On note le trouble de l’écriture, l’agraphie – le tremblé du tracé, le lié des mots, le bégaiement des sons. Cette empreinte manuscrite, qui traduit la fragilité physique de Gide à l’heure dernière, contraste avec la clarté de sa pensée, la beauté et la force des ultima verba. On voit que Gide est animé du désir d’écrire jusqu’au bout, de dire l’inexprimable. Le temps calendaire s’arrête et tout bascule dans l’illimité, l’espace-temps sidéral. En regardant ce feuillet, on comprend combien l’imprimé est pauvre au regard du manuscrit. C. V. – Cette aventure au cœur du manuscrit gidien, vous l’avez poursuivie au-delà de la Pléiade ? M. S. – Oui. Et surtout, cette aventure, j’ai eu envie de la partager, d’illustrer l’édition Pléiade de 1997, de donner à voir au public des documents d’archives habituellement réservés. Le bien-fondé d’une telle démarche a été conforté par l’édition électronique des Caves du Vatican conçue par Alain Goulet et réalisée par Pascal Mercier en 2001. Une première dans les études gidiennes. Mais à la différence des Caves du Vatican, œuvre longtemps portée, qui nécessite une transcription des états différents du texte, pour le Journal aucune transcription n’est nécessaire, le public ayant à sa disposition l’édition Pléiade de 1997, dans laquelle les inédits sont insérés. C. V. – L’aventure est donc devenue collective ? M. S. – Oui. Dans cette aventure, nous nous sommes embarqués à plusieurs. Avec un autre gidien de longue date, Peter Schnyder, professeur à l’université de Haute- Alsace, nous avons réuni une petite équipe d’étudiants en master multimédia de l’université de Bordeaux III, avec Vanessa Lunardelli et Mickaël Choisi, comme chefs de projets. C. V. – Quel était l’enjeu ? M. S. – Il s’agissait d’exposer des manuscrits de Gide dans un espace virtuel approprié, un espace animé et solaire, à son image, à l’image d’une œuvre qui privilégie l’écriture plutôt que l’écrit. L’application interactive serait donc l’expression d’une dynamique, avec pour objet d’étude central les manuscrits en tant qu’ils expriment l’impulsion du devenir-texte3.

C. V. – Quel corpus avez-vous défini ? M. S. – Le corpus était nécessairement restreint pour des raisons matérielles et financières. Nous avons choisi deux domaines d’investigation : l’étranger (la langue étrangère avec des traductions de Shakespeare et de Friedrich Hebbel) et le for intérieur. Peter Schnyder révèle ainsi au public des manuscrits inédits conservés dans une collection particulière. Et pour compléter l’édition Pléiade du Journal de 1997 et de Souvenirs et voyages de 2001, nous exposons quatre carnets du Journal, tenus par Gide entre le 14 juin 1926 et le 24 novembre 1928, actuellement conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (fig. 4), et l’intégralité des deux cahiers manuscrits d’Ainsi soit-il appartenant à Catherine Gide4 (fig. 5).

Genesis, 32 | 2011 161

Fig. 4 : André Gide, Carnet commencé le 14 juin 1926

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 1613_04

Fig. 5 : André Gide, Incipit d’Ainsi soit-il ou les jeux sont faits

Coll. particulière

Genesis, 32 | 2011 162

C. V. – Que nous offre ce DVD-Rom ? M. S. – Si nous lançons le DVD-Rom (fig. 6), espace visuel et musical, et si nous laissons glisser la souris, apparaissent cinq sous-ensembles : - laboratoire de la création (lieux d’écriture, instruments d’écriture, supports d’écriture) ; - les manuscrits des autres ; - les travaux de Gide ; - médiathèque ; - l’œuvre à son estuaire. On peut se déplacer et voyager à sa guise au cœur du manuscrit. On peut aisément, grâce à la fonction zoom, distinguer les lignes, isoler les accrocs et les biffures. On peut travailler seul et librement. Mais on peut aussi aller dans l’espace « L’œuvre à son estuaire » et suivre une visite guidée.

Fig. 6 : Page d’accueil du DVD-ROM André Gide. L’Écriture vive

C. V. – Et quel est le public visé ? M. S. – Un centre de ressources est proposé à tous, comprenant des documents iconographiques et filmiques et des outils (bibliographie, chronologie). Et c’est au cœur de ce centre de ressources que le conservatoire des manuscrits a une place privilégiée. Il s’agit de mettre à la disposition du public (aussi bien généraliste que spécialisé) des pièces autographes avec la meilleure qualité possible, et d’en favoriser l’exploitation par des fonctionnalités appropriées.

Genesis, 32 | 2011 163

C. V. – Ce DVD-Rom accompagne un ouvrage qui fait le point sur le rapport de Gide aux manuscrits... M. S. – Gide nous a légué une œuvre dynamique, complexe, intentionnellement inépuisable. Une œuvre qui déborde largement l’espace des livres imprimés. Une œuvre qui s’accroît de tout le territoire de sa genèse. Qu’il s’agisse d’autres écrivains (comme Montaigne, Rilke, Charles-Louis Philippe) ou de lui-même, de Paludes (1895) aux Faux-Monnayeurs, Gide a la tentation de délaisser le dernier état du texte au profit de l’œuvre in statu nascendi. Avec le Journal des Faux-Monnayeurs (1927), Gide publie, ne l’oublions pas, le premier journal de travail consacré au devenir-œuvre. Il écrit pour ceux que les questions de métier intéressent. C. V. – André Gide, L’Écriture vive inaugure la collection « Horizons génétiques », que vous avez créée aux Presses universitaires de Bordeaux. Quelle est la spécificité de cette collection ? M. S. – Alliant livre et DVD-Rom, rigueur scientifique et apprentissage ludique, cette collection, qui concerne la littérature des XXe et XXIe siècles, a pour objectif de sensibiliser un large public à la conservation et à la valorisation des manuscrits littéraires, d’interroger les écrivains contemporains sur la fabrique de leur texte, et d’étudier scientifiquement les manuscrits comme objet matériel et lieu de mémoire de l’œuvre en gestation.

NOTES

1. André Gide, Journal II, 1926-1950, éd. Martine Sagaert, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009 [1997]. 2. Ibid., p. 1112. 3. Martine Sagaert, Peter Schnyder, André Gide. L’Écriture vive, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Horizons génétiques », 2008, accompagné d’un DVD-Rom. 4. La numérisation haute fidélité des pièces appartenant aux collections (publique et privée) a été effectuée par la société Arkhenum, dans les locaux de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet en mars 2007. Une telle entreprise éditoriale n’a été possible qu’avec les financements et les autorisations nécessaires. C’est grâce à Mme Nobécourt-Mutarelli, conservateur à la BLJD, et au soutien de Catherine Gide et de sa Fondation qu’un tel projet a pu être mené à bien et que le DVD- Rom a pu voir le jour.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Gide André, Pléiade (édition de la), entretien, manuscrit, DVD

Genesis, 32 | 2011 164

AUTEUR

CATHERINE VIOLLET

CATHERINE VIOLLET est chargée de recherche à l’Institut des Textes et Manuscrits modernes (CNRS- ENS), responsable de l’équipe « Genèse & Autobiographie ». Dernières publications : Métamorphoses du journal personnel. De Rétif de la Bretonne à Sophie Calle (avec M.-F. Lemonnier- Delpy, Academia-Bruylant, 2006) ; Genèse et autofiction (avec J.-L. Jeannelle, Academia-Bruylant, 2007) ; Si tu lis jamais ce journal… Diaristes russes francophones 1780-1854 (avec E. Gretchanaia, CNRS Éditions, 2008) ; Cahiers du Monde russe, n° 50/1, « Écrits personnels » (avec V. Garros, EHESS, 2010). cviollet[arobase]wanadoo.fr

Genesis, 32 | 2011 165

Philippe de Jonckheere – Tentatives d’autoportrait en html Entretien avec Christèle Couleau et Pascale Hellégouarc’h

Christèle Couleau et Pascale Hellégouarc’h

Philippe de Jonckheere est le créateur d’un site aléatoire et labyrinthique, , où il met en ligne écrits et photographies. Il y tient depuis 2002 un journal, le « bloc-notes », dont il vient de publier une version remaniée sur .

Christelle Couleau et Pascale Hellégouarc’h – Êtes-vous un lecteur de blogs, de journaux en ligne ? Philippe de Jonckheere – Non, ce n’est pas vraiment ce que je lis. En général cela m’intéresse assez peu, et je trouve cette focalisation sur les blogs disproportionnée, dans le sens où l’utilisation de cet outil conduit à une sorte d’intégrisme : tous les blogs se soumettent aux mêmes règles, la mise en page, l’empilement chronologique des billets, etc. – finalement, cela finit par jouer contre eux. C. C. et P. H. – Lorsque vous écrivez votre bloc-notes, essayez-vous, justement, d’échapper à ce formatage ? P. de J. – Ce n’est pas véritablement un enjeu. Pour moi, le bloc-notes du désordre n’est qu’une partie du site, même s’il a pris beaucoup d’importance et paraît plus dynamique que le reste. Il donne une importance démesurée à la réactualisation des contenus, à laquelle j’espérais échapper, lorsque j’ai construit le site, en mettant tout de suite en ligne un millier de pages : je ne pensais pas que c’était justement la partie jouissive du processus ! Mais en fait, quel que soit le contenu du site – et le désordre, maintenant, c’est environ cinquante mille fichiers –, il y a une sorte de pression auto- imposée…

Genesis, 32 | 2011 166

C. C. et P. H. – Quand on déambule sur votre site, on est frappé par l’omniprésence des brouillons, esquisses, épreuves raturées… Cette attention portée aux différentes phases de l’écriture s’accommode-t-elle du rythme quotidien du journal ? P. de J. – Le journal en lui-même est un peu mon atelier, c’est mon espace de travail… Le principe du site, c’est de montrer, de manière englobante, le travail fini, mais aussi les différentes étapes de sa construction. C. C. et P. H. – La place que vous accordez à l’écriture manuscrite va-t-elle dans ce sens ? Est-elle empreinte d’une forme de nostalgie ou de fétichisme ? P. de J. – C’est surtout de la provocation, une sorte d’amusement graphique, car mon écriture est absolument illisible ! Je trouve intéressant d’écrire à la main les balises ou les liens, pour un support qui tend à éradiquer l’écriture manuscrite, mais je n’ai aucune nostalgie… J’ai d’ailleurs de plus en plus de mal à écrire à la main – je le fais surtout pendant les vacances, lorsque je n’ai pas d’ordinateur, pour continuer à rédiger le bloc tous les jours. C. C. et P. H. – Passer à Internet a-t-il changé votre façon d’écrire ? P. de J. – Bien sûr. Le premier effet de l’outil informatique sur l’écriture, c’est la possibilité d’enfler le texte par le centre, d’écrire encore, pas seulement avant ou après, mais dans le corps. D’où une capacité de digression beaucoup plus importante, qui me correspond bien. C. C. et P. H. – Vous procédez ainsi dans le journal ? P. de J. – Oui, tout à fait : je peux prendre en notes deux lignes, les développer un peu le soir, puis les relire quatre ou cinq fois, et à chaque relecture rajouter quelque chose… Je suis très intéressé en ce moment par l’expérience du « petit journal » que propose François Bon dans Tiers Livre (] : parler de sa journée en deux lignes. C’est pour moi une gageure épouvantable, mais cette idée me stimule. C. C. et P. H. – À l’opposé, votre participation à l’ADaM project1 vous imposait de saisir de manière très détaillée vingt-quatre heures de votre vie. P. de J. – Ce qui me paraissait le plus évident dans ce projet de Timothée Rolin, c’est que lorsqu’on se lance dans la description très minutieuse, photographique ou écrite, d’une journée, on est très rapidement pollué par la nécessité de parler du moment où l’on écrit cette description, ce qui fait rentrer de plain-pied dans une spirale récursive… Je suis sorti de cette journée épuisé : j’avais pris deux cent cinquante photos que j’avais annotées. Cela devenait fou, parce que toutes les demi-heures j’étais obligé de m’arrêter au milieu de ce que j’étais en train de faire pour vite prendre quelques notes, photographier… Ensuite, la rédaction de l’ensemble m’a pris près d’un mois – on ne peut pas passer un mois de sa vie sur chacune de ses journées, par définition ! C. C. et P. H. – Au quotidien, vous essayez de tendre plutôt vers les deux lignes ou vers l’exhaustivité ? P. de J. – On passe de l’un à l’autre : certaines de mes journées sont creuses à mourir et d’autres sont trop pleines… Je triche aussi beaucoup, en remplaçant la description d’une journée sans intérêt par la critique d’un film ou d’une exposition, ou par un article à teneur plus politique, des choses qui font d’ailleurs partie intrinsèque de l’existence. En règle générale, une journée est un mélange très dense de toutes ces

Genesis, 32 | 2011 167

activités : les reprendre dans une sorte de description, c’est comme en démêler l’écheveau. C. C. et P. H. – À travers le bloc-notes, vous souhaitiez au départ rendre compte de l’évolution du site. Comment glisse-t-on de la vie du site à votre propre vie ? P. de J. – En fait, très naturellement : quand je travaille sur le site, c’est de la vie malgré tout. Au début, les enfants étant vraiment tout petits, les plages de temps que je pouvais accorder à ce travail étaient à la fois courtes et souvent perturbées – les choses se recouvraient les unes les autres. C. C. et P. H. – Songez-vous parfois à ce que va devenir, par l’écriture, une situation, un événement que vous vivez ? P. de J. – Oui, c’est poreux, ça fuit de tous les côtés ! Beaucoup de gens vivent cela très négativement, moi je considère que c’est tout à fait positif. J’ai le sentiment que rendre compte de ses journées oblige à les remplir utilement. Il y a une sorte de soulagement à penser qu’on aura quelque chose à dire de sa journée… Mais cela peut même agir de façon très bénéfique, comme un encouragement à réussir ses journées – je pense au livre de Peter Handke, Essai sur la journée réussie – et c’est très difficile, une journée réussie ! C. C. et P. H. – Le regard que le visiteur va porter sur ces journées a-t-il une influence sur ce que vous écrivez ? P. de J. – Non, cela joue peu, il y a très peu d’effets de censure. Quand des éléments résistent naturellement au dévoilement, le reste de la journée permet une sorte de description en creux. Il y a peu de choses que je ne me verrais pas écrire à propos de moi-même ou de mes proches. Mes proches sont habitués depuis fort longtemps à ma propension au dévoilement. Ceux que ça gêne savent ne pas aller voir. J’ai aussi abrité une partie du site derrière un mot de passe : je l’utilise pour y ranger des articles polémiques qui ont pu, ou pourraient m’attirer des poursuites judiciaires. Mais c’est une part minuscule du site. C. C. et P. H. – Les brouillons, les blocs, les galeries forment un ensemble complexe : est-ce que vous y intégrez aussi le lecteur, en tant que destinataire ou visiteur du site ? P. de J. – Ce serait difficile de l’ignorer, car le lecteur peut toujours m’écrire par mail. Mais d’un point de vue strictement formel, je m’interdis de m’adresser trop directement à un lecteur, même potentiel… Être à ce point conscient d’être lu fausserait beaucoup ce qui est écrit, ou montré. De même, je me suis surpris en flagrant délit d’écrire un texte se référant à un article très antérieur, ce qui induit que le lecteur ait effectivement en mémoire ce qui a été écrit il y a un mois ou un an auparavant – cela m’a paru fou, je ne peux pas exiger cela d’un lecteur de blog… j’ai des lecteurs fidèles, mais tout de même, je ne peux pas écrire juste pour ceux-là ! C. C. et P. H. – Les liens hypertexte permettraient pourtant ce genre de renvois ? P. de J. – J’évite les renvois d’un article vers un autre. Les liens me permettent de donner des portes d’entrée sur le reste du site, c’est le principe même du bloc-notes au départ : l’idée qu’on pouvait donner à voir les coulisses de la construction du site. Je reste donc vigilant. Les liens semblent parfois jouer à nous égarer ! Quand j’ai commencé à construire le site, la quête d’informations sur Internet tenait encore de l’aventure : on ne trouvait pas toujours ce qu’on cherchait, mais on trouvait des tas de choses qui nous intéressaient aussi. C’est ce qui m’a donné l’idée d’une utilisation métaphorique de l’outil : recréer ce drôle de cheminement à l’intérieur du site.

Genesis, 32 | 2011 168

C. C. et P. H. – Ce labyrinthe fait vivre au visiteur une expérience exigeante… P. de J. – Je me trompe peut-être, mais je n’ai pas le sentiment que les obstacles érigés tout au long de la navigation du visiteur soient si difficiles que cela à surmonter. La visite du site est peut-être plus exigeante que je ne le crois, mais alors cela ne correspond pas à une volonté de rendre les choses ardues ou déplaisantes, certainement pas hors des limites du raisonnable. Il s’agit de savoir où placer le curseur. Je remarque que conformément aux us naissants vis-à-vis du médium, la plupart des auteurs préfèrent veiller à ce que l’accès ne soit pas trop complexe, tandis que j’y vois l’occasion de chercher des formes inédites, sans doute parce que je ne pense pas que la navigation doive être seulement le passage d’un contenu à un autre, mais bien un cheminement de pensée autonome.

C. C. et P. H. – Au fil de ce parcours, le visiteur laisse-t-il une trace de son passage ? P. de J. – Je publie les rares mails qui relèvent certaines de mes imprécisions : c’est ma propre édification qui est en jeu… En revanche, je ne prête pas une grande attention aux mails peu amènes que je reçois parfois : je me l’interdis, car c’est une parole qui peut avoir un très fort écho. Et comme je suis très buté, cela peut même amplifier l’acidité de ce que j’ai envie de dire sur certains sujets. Il y a de toute façon quelque chose de parfaitement imprévisible dans les réactions. Je ne hiérarchise pas les choses que j’écris, et certaines peuvent avoir un retentissement tout à fait inattendu – comme l’histoire de la couverture du Nouvel Observateur avec nue, qui m’a valu une interview à la radio suisse romande… Ce ne serait pas très sain d’anticiper ces réactions, encore moins de les provoquer. C. C. et P. H. – Le refus du commentaire, pourtant caractéristique de la plupart des blogs, va-t-il dans ce sens ? P. de J. – J’ai un a priori très défavorable par rapport au commentaire. J’emploie moi- même rarement cette façon de dialoguer. Mais surtout, certains de mes articles sont d’un ordre très personnel et je ne m’imagine pas le moindre commentaire sur cette partie-là. D’autres articles seraient davantage ouverts à la discussion et je pourrais de temps en temps débrayer ou confirmer le commentaire, c’est techniquement possible. Mais je trouve aussi que le commentaire est de l’ordre du bavardage, et ne se place pas souvent à la hauteur d’articles qui me coûtent beaucoup d’efforts de recherche et de rédaction. On m’en fait régulièrement le reproche par mail, mais je refuse cet intégrisme, et j’ai toujours la même réponse : lorsqu’on cuisine, on n’utilise pas toutes les épices qui sont sur l’étagère, seulement celles qui sont nécessaires aux plats que l’on compose. C. C. et P. H. – Pourtant, la « cuisine » du désordre, la navigation labyrinthique ou aléatoire que le site propose, peuvent apparaître comme une façon de construire un visiteur possible. P. de J. – Oui, quand on construit un labyrinthe, c’est pour y perdre quelqu’un – dans le cas présent c’est le visiteur ! Il y a même un fantasme de ma part, c’est d’être mon propre visiteur, ce qui commence à être possible grâce aux scripts aléatoires qui font que les formes créées, les associations d’images et de contextes peuvent prendre une signification tierce, qui ne dépend pas entièrement de moi. Car je souffre d’une très grande mémoire, et je garde, en dépit des dimensions du site, une conscience très précise de l’endroit où sont les choses, qui, paradoxalement, sont remarquablement rangées dans les coulisses du désordre.

Genesis, 32 | 2011 169

C. C. et P. H. – La mémoire est une notion très importante dans votre démarche, et présente dans certains détails concrets du site – la référence à Perec, les jeux de memory… P. de J. – Oui, c’est effectivement pour moi une préoccupation particulière. On a tous une mémoire, mais on n’en a pas forcément le même souci. Le Je me souviens de Perec m’a beaucoup marqué, et peut-être encore plus celui de Joe Brainard. La mémoire produit des effets de l’ordre de l’association, que je trouve très intéressants d’un point de vue formel. C’est le principe des jeux de memory que je propose sur le site – certains sont injouables, d’autres agissent comme des effets de mémoire de la mémoire, et la possibilité de construire une image composite à partir de leurs deux mille cinq cents images différentes produit une manière de dramatisation. Mais je pense aussi aux effets très proustiens de la mémoire involontaire, qui nous permettent d’accéder tout d’un coup à quelque chose qui était incroyablement enfoui ; ou au cheminement plus laborieux, labyrinthique de la mémoire psychanalytique. Ces cheminements, directs ou au contraire sinueux, sont représentés par le site même : les liens hypertexte ont la capacité de catapulter le visiteur d’un endroit à l’autre du site, ou au contraire de le perdre et de fausser son itinéraire de départ… C. C. et P. H. – La mémoire, dans ces conditions, paie-t-elle aussi son tribut au hasard ? P. de J. – D’un point de vue combinatoire – je ne suis pas mathématicien – la capacité d’étendue du site est immense ! À force d’aléatoire et de combinaisons, je peux créer quelque chose qui dépasse mes propres capacités de prévision… et du coup, dans certaines parties du site, devenir mon propre visiteur. C. C. et P. H. – Pourquoi ce désir de devenir son propre visiteur, de se perdre dans sa propre mémoire ? Pour mieux la mettre à distance, la redécouvrir comme si elle appartenait à un autre ? Ou pour se la réapproprier et, à travers les effets d’aléatoire, se rafraîchir la mémoire comme on rafraîchit une page Internet ? P. de J. – Un peu toutes ces raisons à la fois, avec une insistante frustration de ne pas pouvoir être son propre lecteur, ce « Noli me legere » que Maurice Blanchot analyse avec sa coutumière clarté dans L’Espace littéraire2 : je ne saurai jamais mieux dire que cela. C. C. et P. H. – Choisir le labyrinthe, est-ce une façon de nous faire entrer « dans la tête de Philippe de Jonckheere », de matérialiser une image mentale complexe, fragmentée ? P. de J. – J’ai une grande tendance à l’autoportrait, mais sur un mode prospectif. Le site comporte quelques tentatives d’autoportrait en html. Le jeu de memory qui combine tous les autres (chacun correspond à une facette bien particulière de ma propre mémoire) a cette capacité d’autoreprésentation qui me dépasse moi-même. L’autoportrait en carrés, lui, me représente au travail sur le site, avec encore une fois la capacité de proposer au visiteur d’actionner ses propres raisonnements sur ma représentation. Et le bloc-notes, dans ce qu’il a de très narratif, est évidemment une tentative d’autoportrait, tout comme la bibliothèque, dans une certaine mesure. Le labyrinthe brouille les pistes de manière paradoxale, en proposant plus d’informations qu’on ne peut en ingérer. C. C. et P. H. – Votre travail photographique est-il aussi à envisager comme une sorte d’autobiographie ? P. de J. – Une partie de mon travail photographique est autobiographique et l’a toujours été – sans doute la part de l’influence indélébile de Robert Frank. Les photos de La Vie sont un autoportrait, elles représentent mon cheminement tout autant

Genesis, 32 | 2011 170

qu’une grande partie de mon écriture. Je n’établis pas de hiérarchie entre les deux, comme si ces deux pratiques autobiographiques pouvaient naturellement prendre le relais l’une de l’autre. C. C. et P. H. – L’une de vos séries de photographies est intitulée « Le quotidien ». P. de J. – C’est l’écume de ce que je fais tous les jours. Je prends beaucoup de photographies, et depuis trois ans j’en retiens une chaque jour. Ce travail consiste à les associer de façon aléatoire – cette juxtaposition crée toujours un rapport de sens, un pont que l’on construit mentalement. Dans « Le quotidien », je fais une frise de trois photographies aléatoirement piochées dans trois répertoires correspondant aux trois dernières années. Cela provoque des effets de prolongement visuel ou des effets de rupture très forts, aussi bien chromatiques que lumineux. Et à chaque fois, le regard a cette capacité de récit qui va tisser un lien entre les différentes images, pour créer une image autre. C’est cette autre image qui m’intéresse et me permet de devenir mon propre visiteur, faisant surgir de nouvelles pistes de travail. Pour moi, le site du désordre est avant tout une aventure visuelle. C. C. et P. H. – Vous venez de publier, à la demande de François Bon, une version téléchargeable de votre bloc-notes. Comment avez-vous retravaillé ce texte ? P. de J. – Pour commencer, je n’ai pas retenu grand-chose du texte initial : si on imprimait tout, on aurait près de trois mille pages, et je n’en ai gardé que quatre cents. Ensuite, il y a eu un travail de rédaction, pour chasser les imprécisions, dégauchir certaines phrases et éventuellement modérer les contenus… mais l’idée était de rester fidèle au contenu initial. Et pourtant c’est un texte qui est très différent, dans le sens où il n’est plus perçu jour après jour. Il porte un récit dont je n’avais pas conscience quand je rédigeais quotidiennement les entrées du journal, et dont mes enfants sont tour à tour les personnages principaux. Ce fil se mêle à d’autres récits, dans un enchevêtrement que je ne saisissais pas complètement en ligne. C. C. et P. H. – Quel est l’effet de ce regard rétrospectif ? P. de J. – J’ai dû imprimer le journal, pour noter en marge les corrections que j’avais à faire. Quand j’ai retravaillé cette version-là, pendant un mois ou deux, j’écrivais la suite du bloc-notes en me demandant ce que je garderais dans cinq ans… Puis j’ai réussi à me faire confiance, à me dire que dans cinq ans je serai une personne fondamentalement différente de celle que je suis aujourd’hui, qu’il était impossible de savoir ce que je garderais. C’est une question de gestion du flux ! C. C. et P. H. – Priver le journal de ses liens hypertexte et de ses photographies, n’était-ce pas en changer la nature ? P. de J. – J’avais l’impression de beaucoup y perdre, oui, d’estropier le texte. Mais c’est devenu l’occasion de créer un autre objet, dont le contenu est suffisamment riche, à mon avis, pour qu’on n’ait pas le sentiment d’une perte. Quant au bloc-notes lui- même, il est en ligne, et il ne saurait en être autrement. Certains jours, il tourne totalement autour d’une photo, ou s’accompagne d’un fichier sonore : il reste fidèle à sa formule native. C. C. et P. H. – Souhaitez-vous réitérer cette expérience éditoriale ? P. de J. – Le deuxième tome ? Je ne peux pas vous le dire. Ce n’est pas exclu, car en plus d’être opiniâtre, j’ai une propension assez sérielle dans le travail, mais ça ne m’intéresse pas beaucoup d’y penser.

Genesis, 32 | 2011 171

C. C. et P. H. – L’impression reste-t-elle la seule garantie d’une certaine pérennité ? P. de J. – Non, je veille personnellement à la pérennité du contenu, je fais des sauvegardes régulières du site. Le fait qu’il soit en ligne est d’ailleurs une manière de sauvegarde, puisqu’il est archivé sur des sites spécialisés, et indexé par les moteurs de recherche – les traces sont moins fugaces que nous ne le pensons. J’ai appris aussi que la Bibliothèque nationale de France réalisait une empreinte du site tous les ans – je ne devrais donc plus m’en soucier, mais en tant qu’informaticien je sais à quel point ces choses-là sont fragiles. C’est inhérent au média lui-même. Mais je regrette certaines disparitions, comme celle de Tumulte3, qui n’est plus en ligne. Pour moi, cela faisait partie du patrimoine Internet. De toute façon c’est un médium naissant, sur lequel on n’a pas énormément de recul – la généralisation d’Internet date de 1995. Et comme tous ceux qui ont une passion en ligne, je suis au pire endroit pour juger de tout cela. Pourtant, c’est une révolution d’une très grande ampleur, encore plus importante que l’invention de l’imprimerie, car on change de support : les livres manuscrits ou imprimés restaient sur papier. Là, on passe du papier à l’écran. C. C. et P. H. – Vous n’êtes pas passé par une maison d’édition traditionnelle : c’était un moyen de garder ce lien avec l’écran ? P. de J. – Ça va finir par devenir un manifeste ! J’ai soumis plusieurs textes au regard critique des éditeurs, j’ai reçu des lettres encourageantes à chaque fois, mais jamais d’approbation… Je suis surtout soucieux d’avoir des lecteurs, et paradoxalement j’ai le sentiment d’en atteindre davantage par mes propres moyens que je n’en obtiendrais avec l’aide d’un éditeur, alors autant s’en passer. C. C. et P. H. – N’aviez-vous pas aussi le désir d’une version qu’on puisse toujours retravailler ? P. de J. – Borges expliquait qu’accéder à la publication, c’était une manière de refermer ses brouillons, de ne plus intervenir. Ce n’est pas parce que c’est en ligne, donc modifiable, qu’il faut revenir sans arrêt sur le même livre… Il y a d’autres choses que j’aimerais tenter ! C. C. et P. H. – Le livre de papier est donc complémentaire du « livre de sable électronique » ? P. de J. – Le livre de sable est le titre d’une nouvelle de Borges. C’est ce vers quoi tend le site : une expérience dans laquelle la route est éclairée dans la limite des phares, chaque portion parcourue retournant aussitôt à l’obscurité. C. C. et P. H. – Donner à voir ses « brouillons », ses « chantiers en cours », son « tas de sable », son « esquisse de l’ébauche », c’est chercher à attraper quoi ? Le processus créatif en train de se faire ? L’hésitation, le remords comme autant de chemins qu’on aurait pu emprunter – et donc d’autres voies du labyrinthe ? P. de J. – Toutes ces pistes à la fois, auxquelles s’ajoute la volonté de donner une dimension supplémentaire au labyrinthe, celle, temporelle, qui montre à la fois comment les choses ont été et ce qu’elles sont devenues, parfois ce qu’elles vont devenir. J’ai l’impression que je vis dans les marges de ce que j’essaie de faire. C. C. et P. H. – La photographie échappe-t-elle à cette réflexion sur le brouillon ? P. de J. – Oui et non. Oui, parce que ma pratique de la photographie comprend à la fois ce qui tient de l’instantané et des recherches plus formelles : ce qui peut paraître n’être qu’une photographie faite à la va-vite n’a pas à mes yeux une valeur différente de celle d’autres travaux plus aboutis. Et non, parce que dans ma pratique

Genesis, 32 | 2011 172

photographique, je peux revenir de nombreuses fois à des sujets et des façons de traiter ces sujets, dans l’optique de parfaire une image que j’estime non entièrement aboutie, et qui peut me résister durablement. C. C. et P. H. – De brouillons en projets, le site apparaît en perpétuelle métamorphose : quelle est la prochaine étape ? P. de J. – Je voudrais donner la possibilité au visiteur de composer sa propre page du désordre (et sa propre version du désordre) à partir des éléments du désordre (ses fichiers, textes, images et sons). Le visiteur devra avoir la possibilité d’envoyer sa page, de la publier sur un espace ftp lui appartenant ou qui lui serait alloué dans une certaine limite à l’intérieur du site même. C’est techniquement proche de l’infaisable, mais je ne désespère pas un jour d’y parvenir avec l’aide de mon ami Julien Kirch, programmeur émérite du désordre. C. C. et P. H. – Quelle place accordez-vous à l’humour ? P. de J. – Je ne sais pas, ce n’est pas très sain de rire de ses propres blagues, c’est très malpoli ! Et il faut se méfier de l’humour – je pense à la lecture que Freud en faisait, par exemple – qu’est-ce que j’essaye de dire ou de cacher par ce biais ? Au fond, ce qui m’intéresse le plus c’est l’autodérision, parce que ce serait facile de prendre tout cela très au sérieux, ce dont j’essaye de me garder. C. C. et P. H. – On a l’impression que c’est une façon d’éviter de prendre la pose. P. de J. – Oui, car j’ai parfois le sentiment qu’on me place à un endroit qui ne me convient pas du tout. J’ai reçu beaucoup de mails d’admiration transie, très déplacés, que j’ai essayé de désamorcer en écrivant dans le bloc-notes que j’étais un affreux : j’avais fait l’inventaire scrupuleux de tous mes défauts, mais je n’ai pas obtenu le résultat escompté, car toutes les personnes à qui je pensais m’ont écrit que c’était vraiment formidable...

C. C. et P. H. – Quelle est la part de la fiction dans le désordre ? P. de J. – Je pense que tout est une fiction, même et surtout le bloc-notes, dans le sens où c’est un récit, qui ne rend pas très fidèlement compte de l’existence qui lui est sous-jacente. Oui, c’est une fiction – et pas une autofiction, terme qui regroupe des choses dont j’espère que je suis assez éloigné, comme la mise en avant de soi. C’est encore accentué par la capacité d’autogénération liée aux fonctions aléatoires. Parfois j’ai l’impression d’écrire les choses telles qu’elles auraient pu se passer : ce n’est pas mensonge, mais comme il n’y a pas une adhérence parfaite entre ce qui est vécu et ce qui est écrit, on finit par écrire ce qui serait de l’ordre d’un monde parallèle. Je pense à Hasard, le film de Krzysztof Kieslowski : une somme invraisemblable de bifurcations s’ouvre à nous, parfois on prend à gauche, parfois à droite, on revient sur nos pas… qu’advient-il de toutes les options qu’on n’a pas choisies ? Est-ce qu’elles ne continuent pas à avoir une vie autonome ? C. C. et P. H. – C’est aussi cela que mime l’organisation du site ? P. de J. – Oui, je pense, même si je n’en avais pas nécessairement conscience au moment où j’ai commencé à construire les choses de cette façon. C. C. et P. H. – L’outil influence-t-il directement votre démarche, comme lorsque vous vous demandiez, en commençant, « comment je vais remplir cent méga octets » ? P. de J. – On en est maintenant à cinq ou six gigas ! Cette capacité d’auto-archivage me paraît être l’utilisation la plus naturelle de l’outil – même si dans les mains de quelqu’un d’autre il peut devenir tout à fait autre chose. Ce qui me déçoit pour

Genesis, 32 | 2011 173

l’instant, mais là encore j’ai parfaitement conscience d’être tout à fait au début de l’utilisation de l’outil, c’est le peu de formes différentes qui sont générées par un outil aussi puissant. Je lis en ce moment L’Instant et son ombre, où Jean-Claude Bailly replonge le lecteur dans l’univers de pensée qui accompagnait la naissance de la photographie. Je pense qu’Internet sera un marqueur encore plus important de l’histoire. Les œuvres en ligne sont des œuvres à venir… Ou alors, au contraire, le renouvellement très rapide, compulsif, frénétique des fonctionnalités de l’outil fera qu’on aura toujours une certaine difficulté à s’en saisir, l’artiste gardant finalement une incapacité mentale à s’en servir, à le dépasser. C. C. et P. H. – Pensez-vous que cela puisse conduire à l’essoufflement de certains genres d’écriture très présents sur Internet ? P. de J. – On est déjà dans l’essoufflement. Il y a des choses merveilleuses, mais dans l’ensemble, ce n’est pas tenable ! On ressent véritablement une fatigue, un authentique vertige dû à la difficulté à se servir de l’outil. J’ai connu lors de la création du site des moments où je perdais le sommeil, tant les formes que j’essayais d’atteindre étaient difficiles à imaginer, et reposaient sur l’aléatoire. Il faut se servir de l’outil, dans une proportion qui reste attirante, et dont on puisse faire quelque chose. C. C. et P. H. – Vous demandez au visiteur pour qui il a voté aux présidentielles, vous proposez un travail photographique sur la surexposition médiatique du couple Sarkozy, vous n’hésitez pas à prendre position sur des sujets qui vous touchent… Peut-on parler d’engagement ? P. de J. – Oui, j’ai mon propre engagement politique. J’ai le sentiment d’assister à la destruction méthodique du monde que j’ai connu. On est en train de détruire cette société, avec l’assentiment de beaucoup de gens, contre la volonté de beaucoup d’autres… Oui, je suis en résistance par rapport à cela. D’un autre côté, je me suis posé précisément la question lors de la dernière campagne présidentielle : je ne suis pas très impressionné par l’engagement politique a capella, je préfère agir à l’échelle locale, sur les questions qui concernent l’autisme. Mais j’ai pris aussi conscience que le bloc-notes du désordre avait une audience qui me permettait de dépister des manipulations qui pouvaient me sauter aux yeux – on vit dans une société d’images dont la majorité des habitants sont aveugles ! Internet a cette capacité de rendre à chacun sa place dans le débat. C. C. et P. H. – À travers le désordre, vous sentez-vous intégré à une communauté ? P. de J. – Il y a une vraie communauté, et c’est quelque chose que j’ai senti dès que le site a été en ligne. Mais c’est une communauté dont il faut aussi se méfier, car elle peut rapidement devenir consanguine. C’est un écueil notamment pour les sites qui sont pris dans l’espèce d’anneau des commentaires, et j’ai tendance à fuir cet environnement qui n’est pas salubre. Mais il y a aussi des effets de communauté très positifs. Au début, j’ai reçu par mail des conseils précieux, on peut ainsi devenir les lecteurs bêta les uns des autres, tester les nouvelles parties des sites… Et puis, sans cela, je crois que j’aurais beaucoup plus difficilement rencontré mes pairs – des amis qui me sont devenus très chers, et avec lesquels j’ai noué des relations qui vont à l’essentiel. C. C. et P. H. – Comment se reconnaît-on ? P. de J. – On se reconnaît par affiliation au contenu : quand on découvre le site d’une personne, on est rapidement renseigné sur son univers de pensée, sur la qualité de

Genesis, 32 | 2011 174

son travail, sur ce qu’il suscite chez nous. On est aussi moins perturbé par l’effet de bruit des a priori, et on finit par rencontrer des personnes qui nous importent vraiment, du point de vue du travail. C’est l’endroit où on est le plus à sa place, avec les siens… C. C. et P. H. – Vous comparez votre travail à celui d’un petit Poucet paradoxal, œuvrant « dans l’espoir que retrouvant ces cailloux on puisse en fait acquérir la certitude de tourner en rond »… P. de J. – Il faut comprendre cela dans le sens le plus absurde qui soit, chercher la certitude que l’on tourne en rond, de façon nécessairement un peu stérile, mais néanmoins rassurante : derrière un quotidien complexe et qui nous englue de mille façons ne se cache pas nécessairement une vie plus haute. C’est une fausse déception.

NOTES

1. ADaM project : pour la présentation du concept, voir ; pour la contribution de Ph. de Jonckheere, . 2. « […] l’écrivain ne lit jamais son œuvre. Elle est, pour lui, l’illisible, un secret, en face de quoi il ne demeure pas. Un secret, parce qu’il en est séparé. […] Ce n’est pas la force d’un interdit, c’est, à travers le jeu et le sens des mots, l’affirmation insistante, rude et poignante que ce qui est là, dans la présence globale d’un texte définitif, se refuse cependant, est le vide rude et mordant du refus, ou bien exclut, avec l’autorité de l’indifférence, celui qui, l’ayant écrit, veut encore le ressaisir à neuf par la lecture. […] L’obsession qui le lie à un thème privilégié, qui l’oblige à redire ce qu’il a déjà dit, parfois avec la puissance d’un talent enrichi, mais parfois avec la prolixité d’une redite extraordinairement appauvrissante, avec toujours moins de force, avec toujours plus de monotonie, illustre cette nécessité où il est apparemment de revenir au même point, de repasser par les mêmes voies, de préserver en recommençant ce qui pour lui ne commence jamais » (Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1988, p. 17). 3. Ce blog de François Bon a disparu après la publication du livre qui en est issu (Tumulte, Paris, Fayard, 2006).

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Internet, blog, mémoire, bloc- notes, photographie, écriture électronique, entretien

Genesis, 32 | 2011 175

AUTEUR

CHRISTÈLE COULEAU ET PASCALE HELLÉGOUARC’H

CHRISTÈLE COULEAU est maître de conférences à l’université Paris XIII. Elle s’intéresse notamment aux pratiques discursives et à leurs effets de légitimation, du roman réaliste (Balzac, le roman de l’autorité, Champion, 2007), aux écritures d’écran (« Les Blogs, écritures d’un nouveau genre », Itinéraires, n° 2, Paris, L’Harmattan, 2010). [email protected] PASCALE HELLÉGOUARC’H est maître de conférences à l’université Paris XIII. Ses travaux s’intéressent à l’intertextualité – en particulier à l’imitation dans la littérature française du XXe siècle (pastiche, parodie) –, à la littérature de jeunesse et à la littérature numérique. Elle a coordonné en 2010 avec Christèle Couleau un volume consacré aux blogs : « Les Blogs, écritures d’un nouveau genre », Itinéraires, n° 2, Paris, L’Harmattan, 2010. [email protected]

Genesis, 32 | 2011 176

Inédits

Genesis, 32 | 2011 177

« Paperasses » Un inédit de Valery Larbaud

Françoise Lioure

Fig. 1 : Valery Larbaud, « Les Paperasses », f. 1

Fonds Larbaud de la Médiathèque de Vichy Médiathèque de Vichy

Genesis, 32 | 2011 178

Transcription du premier feuillet

Fig. 2 : Valery Larbaud, « Les Paperasses », f. 2

Fonds Larbaud de la Médiathèque de Vichy Médiathèque de Vichy

Genesis, 32 | 2011 179

Transcription du second feuillet

1 Les deux feuillets publiés ici, portant le titre : « Les Paperasses » et le sous-titre, vigoureusement raturé, « Lettres et journaux intimes », se trouvent dans le volume SE4 des manuscrits de Larbaud déposés au fonds Larbaud de la Médiathèque de Vichy. Sous une couverture cartonnée, bleue à coins blancs, est relié un épais carnet bordeaux à petits carreaux, qui rassemble divers textes de la main de Larbaud. L’écrivain y a recueilli lui-même, selon l’habitude qu’il revendique, « alla rinfusa » (pêle-mêle), des brouillons de nature et de dates différentes.

2 Le contenu de ce carnet illustre cette pratique.

3 Tous les autres textes manuscrits sont des brouillons d’articles qui composeront la « somme » de réflexions sur la traduction et la critique, Sous l’invocation de saint Jérôme, projetée par Larbaud fin 1929, début 1930 et qui ne paraîtra qu’en 1946.

4 Mis à part les deux derniers manuscrits qui sont peut-être plus tardifs, les brouillons des articles destinés à Saint Jérôme peuvent, avec vraisemblance, être datés des années 1932-1933. Le manuscrit qui nous intéresse, « Les Paperasses », barré au crayon rouge, portant la mention « Da Rifare » (à refaire), succède immédiatement, dans les folios 96-97, au brouillon de « L.Q. » (fos 92 à 95, rappelons-le). Il pourrait avoir été écrit à la même date, moins à cause de sa place (qui ne serait pas déterminante, étant donné le désordre chronologique voulu par Larbaud dans le recueil de ses manuscrits), mais en raison de son contenu. En effet, dans le manuscrit, conforme à l’article publié sous le titre « L.Q. » (entendez, Lege Quaeso, « la vieille formule scolaire », nous dit Larbaud, par laquelle l’élève, en tête de son devoir, priait son professeur de le lire), l’écrivain, quelque peu mortifié de constater qu’un de ses admirateurs et « lecteur assidu » n’a pas lu ses livres, tire la leçon de l’expérience et assigne à lui-même et à tout écrivain le « devoir » d’« être aussi peu encombrants que possible » pour les lecteurs présents et

Genesis, 32 | 2011 180

futurs. Et Larbaud ajoute : « il semble aussi malséant de beaucoup publier que de beaucoup parler ou de faire des visites trop longues ». Il est encore plus discourtois et inintéressant de surcharger l’œuvre d’un écrivain par la publication de ses correspondances et de ses journaux intimes qui ne sont pas de la littérature mais livrent des détails biographiques inutiles et indiscrets, ce que Larbaud appelle ailleurs « le pipi au lit des grands hommes ».

5 Ce petit texte s’inscrit donc dans l’esprit du brouillon qui le précède. Larbaud voulait-il insérer cette diatribe dans l’article « L.Q. », comme le laisserait penser la première phrase qui suggère une continuité avec un texte précédent (« Il est probable que l’excès même du mal amènera sa guérison… ») ? Mais la présence d’un titre et la substance de ces pages indiqueraient plutôt qu’il songeait à écrire un autre article pour dénoncer plus précisément une pratique qu’il voit se développer dans le monde de l’édition : vendre pour de la littérature des « paperasses » sans intérêt. La loi du commerce et non la vanité ou l’inconséquence des auteurs serait cette fois responsable de la surcharge des bibliothèques… et de l’ennui des lecteurs. Quoi qu’il en soit, Larbaud s’oppose ici avec force à la publication de tout écrit intime, correspondance ou journal intime.

6 Mais alors, les publications des deux tomes du Journal inédit de Larbaud en 1955 (Gallimard, t. IX et X des Œuvres complètes), et surtout celle de l’« édition définitive » de ce Journal parue récemment grâce au travail de Paule Moron (Gallimard, coll. « Blanche », 2009, un gros volume de mille six cents pages !) apparaissent tout à fait paradoxales et en contradiction avec la position de Larbaud exprimée avec verve dans ce brouillon. Larbaud – à l’exception des années 1917-1920, pendant son séjour hors de la France en guerre, à Alicante – a tenu très irrégulièrement un journal. Dans celui-ci, il n’a pas consigné ou a soigneusement occulté (pages déchirées, phrases et mots barrés) tout ce qui pouvait évoquer des événements ou des sentiments trop intimes. En tête des pages de son journal de 1912, qu’il publie dans la revue Intentions le 9 novembre 1922 sous le titre « Une journée » (repris dans Jaune Bleu Blanc, édition des Œuvres de Larbaud dans la Pléiade, p. 839), il précise que son journal n’est pas « un journal confidentiel, sentimental, introspectif et “psychologique” », semblable à la forme qu’il avait employée dans le Journal intime de Barnabooth pour « décrire d’aussi près que possible la vie intime, les crises et le développement d’un personnage imaginaire ». Il est un « aide-mémoire », dépositaire des instants vécus, grâce auquel il peut ressusciter le passé. Les quelques fragments de journal que Larbaud a publiés sont en effet le souvenir d’« une journée » passée au bord du lac de Côme qui fait revivre les paysages et surtout les rues et les personnages pittoresques qui les animent, ou bien, dans « Douze villes ou paysages » (recueilli également dans Jaune Bleu Blanc), des sortes de vignettes destinées à évoquer les aspects caractéristiques de villes ou villages, souvenirs d’images enregistrées dans ses voyages. Ces publications font partie de son œuvre – les petits tableaux de villes ou paysages sont très élaborés – et ne relèvent pas de la catégorie des « paperasses » qu’il condamne.

7 Il semble par ailleurs que Larbaud n’ait pas eu l’intention de publier l’ensemble de son journal, si l’on en croit le témoignage de Marcel Thiébaut qui se dit « surpris », dans un article de La Revue de Paris de décembre 1955, par l’édition du Journal inédit. En se fondant sur ses fréquentes conversations avec Larbaud, il peut affirmer que celui-ci, avant sa maladie, « semblait résolu à ne pas publier » ces notes personnelles. Mais Larbaud, avant son attaque cérébrale de 1935, avait confié son journal et d’autres manuscrits à G. Jean-Aubry qui avait entrepris d’écrire une biographie de l’écrivain. La

Genesis, 32 | 2011 181

publication du Journal est donc une initiative du biographe et des éditeurs qui semblent avoir voulu « couronner » la parution des huit tomes des Œuvres de Larbaud par deux tomes du Journal (très amputé, sans doute à cause de son volume). Larbaud, aphasique, mais lucide et coopérant, dans une certaine mesure, à l’édition de ses œuvres, a-t-il vraiment consenti à cette publication ? Un sort tragique a voulu que ses notes personnelles aient été l’occasion d’une pratique qu’il dénonce dans ces lignes.

8 La lecture de ce Journal invite à nuancer le jugement sévère de Larbaud. Sans doute, la notation minutieuse et répétée des petits événements de la journée, des malaises fréquents, peut apparaître insignifiante et fastidieuse, mais ces détails domestiques découvrent la personnalité d’un écrivain, peut-être trop attentif à soi, mais qui sait regarder le monde extérieur. De belles pages évoquent avec sensibilité les paysages et les villes fréquentés par ce voyageur qui a parcouru l’Europe. Surtout, ces notes réservées à son usage sont, de son propre aveu, le « laboratoire » de l’œuvre. Pour le lecteur, elles éclairent la genèse lente et complexe des ouvrages achevés, expliquent l’abandon des projets avortés. Les abondantes lectures, les réflexions sur la vie littéraire et sur son propre travail consignées par Larbaud dans ce gros volume élaborent, en écho à son œuvre critique, sa conception de la littérature et du travail de l’écrivain. Tout ceci méritait peut-être d’être « vendu au public ».

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Larbaud Valery, inédit, transcription

AUTEUR

FRANÇOISE LIOURE

FRANÇOISE LIOURE, maître de conférences honoraire à l’université Blaise-Pascal de Clermont- Ferrand, enseigna surtout la littérature française du XXe siècle. Elle a publié de nombreux articles sur l’œuvre de Valery Larbaud et plusieurs correspondances de cet auteur, en particulier avec des membres de La NRF (Gide, Claudel, Jacques Rivière). Elle est responsable de la publication des Cahiers annuels de l’Association internationale des amis de Valery Larbaud. f.lioure[arobase]aliceadsl.fr

Genesis, 32 | 2011 182

Le cahier août-décembre 1927 de Catherine Pozzi

Françoise Simonet-Tenant

1 Fille de Samuel Pozzi, fondateur de la gynécologie française, Catherine Pozzi est née en 1882. Élevée dans le giron de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie parisiennes, Catherine Pozzi est l’auteur de quelques poèmes remarqués1, d’une nouvelle épistolaire et autobiographique, Agnès2, d’un traité resté inachevé, mi-poétique, mi-scientifique, Peau d’Âme3. Elle a tenu pendant son enfance et son adolescence, de 1893 à 1906, un journal qu’elle a interrompu puis repris en 1913, après avoir pris conscience de l’échec de son mariage. Ce journal l’accompagnera jusqu’à la mort en 1934. Elle s’y montre une observatrice ironique et désabusée de la société mondaine dans laquelle elle évolue. Elle est aussi une tuberculeuse qui se débat avec la souffrance et qui vit perpétuellement avec l’idée d’un temps compté ; elle est une autodidacte insatiable également avide de philosophie et de chimie, de mathématiques et de biologie ; elle est enfin l’amante de Paul Valéry avec lequel elle noue, de 1920 à 1928, une liaison amoureuse et intellectuelle, passionnée et conflictuelle, aussi riche que dévastatrice. Dans son journal sont consignées les étapes de cette relation, et une abondante correspondance est échangée entre les deux amants. En janvier 1928, Catherine Pozzi rompt avec Paul Valéry pour s’enfermer dans le silence du journal dépossédé de son destinataire privilégié, prison de l’échec amoureux.

2 Le journal d’adulte tel qu’il a été édité par Claire Paulhan en 1987 chez Ramsay recouvre trente-six cahiers, trois carnets de petit format et dix liasses de feuilles non reliées. Les cahiers, carnets et liasses qui vont de janvier 1913 à avril 1929 ont été légués par Catherine Pozzi à la Bibliothèque nationale de France avec une clause de réserve de communication pendant les trente années suivant sa mort. Une partie de son journal était donc théoriquement accessible depuis décembre 1964. Le reste du journal a longtemps été conservé par la famille avant de faire l’objet d’un dépôt récent. En 2000 sont remises en dation à l’État les nombreuses archives que la famille de Catherine Pozzi possédait encore, comprenant, entre autres, des cahiers du journal, des cahiers de travail et un immense massif épistolaire.

Genesis, 32 | 2011 183

3 L’édition critique du journal d’adulte établie par Claire Paulhan, texte de plus d’un million cinq cent mille signes, trouva suffisamment de lecteurs – alors que son auteur était encore quasiment une inconnue – pour épuiser un premier tirage de cinq mille exemplaires et pour nécessiter une seconde impression dès 1990. Le texte est réédité en format poche en 2005 aux éditions Phébus avec révision de l’appareil critique. Quand Claire Paulhan s’est attelée à cette tâche d’édition, elle s’est trouvée confrontée à un texte dense, très long, parfois elliptique, parfois hermétique, parsemé d’allusions biographiques et historiques qu’il était nécessaire d’élucider pour le lecteur contemporain. Elle s’est alors fixé un objectif qu’elle résume vingt ans plus tard : Paradoxalement, l’édition théoriquement idéale qui reproduirait de manière « diplomatique » ou « génétique » la forme du manuscrit originel s’avérait impraticable, dans ce cas comme pour les autres journaux intimes auxquels j’ai eu affaire depuis : trop difficile à lire, trop encombrée de signes typographiques inhabituels, qui parasitent la lecture. Or, il s’agissait bien de rendre lisible au plus grand nombre un texte jusque-là souterrain et donc, par principe, invisible. Chaque texte nécessite une appréhension particulière, une méthodologie originale qui demande réflexion, qui demande également à être clairement décrite, par respect pour l’auteur, mais aussi pour le lecteur. Si j’ai rapidement saisi la difficulté intellectuelle et morale de ces publications d’autobiographies d’auteurs morts, je n’ai pas su rédiger, à l’époque, une « Note sur l’édition4 » [...].

4 Ce repentir d’éditrice suggère, s’il est besoin de le rappeler, la transformation inéluctable subie par un journal manuscrit lors de son édition. Sans doute la stratégie éditoriale de Claire Paulhan était-elle alors pertinente : exhumant par son édition un texte invisible, elle le ressuscitait et le rendait accessible à un assez large public, séduit par un livre qui unit inextricablement le texte et la vie jusqu’à l’épuisement de l’un et de l’autre. La voie était également ouverte pour que chercheurs et universitaires, ces lecteurs de l’ombre, pussent aller voir de plus près comment s’articulaient les différentes pratiques graphiques et scripturaires dans les manuscrits. C’est ce que nous avons essayé de faire dans un précédent article de Genesis consacré au « journal comme laboratoire5 » ; c’est ce que nous tenterons de faire également ici, donnant à voir des pages du cahier illustré tenu à deux mains par Catherine Pozzi et Paul Valéry, absentes de l’édition publiée du journal de Catherine Pozzi. Nous remercions Catherine Bourdet et Martine Boivin-Champeaux, ayants droit de Catherine Pozzi et de Paul Valéry, d’avoir autorisé la reproduction de quelques pages de cet étonnant cahier6.

Polymorphisme d’un espace d’écriture à deux plumes

5 Lorsque l’on considère la liste des cahiers qui composent le journal de Catherine Pozzi, on constate l’existence de cahiers parallèles pour une même période : ainsi le cahier numéroté XX qui va de juillet 1927 au 12 janvier 1928 coexiste avec le cahier qui va d’août à Noël 1927. Ce dernier cahier, à la couverture cartonnée bleu-vert, 19 × 29,5 cm, comporte soixante-dix feuillets lignés, légèrement jaunis, et quatre pages de garde, sur papier rose buvard. Sur le verso de la page de couverture bleu-vert figurent les inscriptions suivantes à l’encre noire :

Genesis, 32 | 2011 184

6 Entre les initiales CK et le prénom Karin, on devine quelques mots à l’encre noire qui ont été grattés et dont il reste des traces peu nettes, au déchiffrement conjectural : « à qui je donne ce cahier in memoriam ». C. et K. sont les initiales de Catherine et Karin – surnom donné par Paul Valéry et que Catherine Pozzi adopta à plusieurs reprises comme pseudonyme. Sur la couverture bleu-vert s’inscrivent d’ailleurs également à l’encre les initiales CK sous lesquelles sont dessinés un polygone et une présentation en miroir des lettres du prénom Karin :

7 Les soixante-dix feuillets que comporte le cahier sont tous occupés : quarante-six pages présentent des aquarelles de diverses couleurs ; trente et une pages, des dessins ou griffonnages faits à la mine de plomb, à la plume et au lavis ; soixante-deux pages sont entièrement dévolues au texte ; sur une page (f° 25 v°) est collée la photographie d’un bouddha. Dans le cahier sont glissées (non collées) treize pièces diverses : deux cartes postales, une carte de visite, un article de presse et des feuillets divers et hétéroclites (des notes sur « Platon-dualisme », des notes scientifiques, une copie tapuscrite du poème « Vale », un feuillet où figurent des plans de table, une carte où sont copiés des titres d’ouvrages scientifiques, un feuillet à l’en-tête de « l’Université de Paris/Faculté des Sciences/Évolution des êtres organisés 105 Boulevard Raspail VI » où figurent de la main de Catherine Pozzi deux dessins de préparation et l’appréciation chiffrée du correcteur : « De sérieuses qualités d’observateur. Faites un effort pour dessiner un plus grand nombre de préparations – 12 »…). Cinquante dates sont présentes dans le cahier du 19 août 1927 au 25 décembre 1927. Ces dates peuvent être d’une grande précision : « 26.8.27 after dinner » (f° 10 r°), « 26 Nov. Morning » (f° 54 r°), « 10 Déc. 3h. » (f° 62 r°) … On a l’impression, à certaines pages, que les dates ont été apposées par Catherine Pozzi légèrement après coup, comme s’il s’agissait de certifier par la date l’authenticité d’un dessin réalisé de la main de Valéry (au folio 34 recto où est peinte une aquarelle : « Par P.V. le 29.10.27 à 6-7 heures du soir »), l’existence d’une conversation ou un propos dicté par Paul Valéry à Catherine Pozzi. Le temps s’invite sans cesse dans ce cahier, que ce soit la date des moments partagés, concrétisés par un dessin ou une idée jetée sur le papier, ou la mention prospective, à la manière de l’agenda, des occupations d’un des deux scripteurs (voir fig. 7, f° 16 r°).

Genesis, 32 | 2011 185

8 Il est manifeste que ce cahier parallèle est plus particulièrement dévolu à la notation des conversations avec Paul Valéry, espace d’échange entre deux plumes. Il s’agit sans doute de ce que Catherine Pozzi appelle le « cahier à dessins » : P.V. était ici comme tous les matins, hier, et la page du cahier à dessins porte témoignage d’une heure bien vivante. Mais l’extraordinaire, – non pas l’extraordinaire, l’étonnant qui est ordinaire –, c’est qu’à peine je suis, à peine je vais dans une région de pensée, que, lui, il y va de même et ceci sans être prévenu. Nous en sommes à un synchronisme tel que l’esprit de l’un donne le même son que l’esprit de l’autre, tous renseignements de langage inutiles : au point que nous ne pouvons pas, du point de vue de l’esprit, essayer d’être à part. Lui va plus loin que je ne vais, sauf d’un côté, mais c’est moi qui pars cependant la première. J’apporte la faim et prends l’élan7.

9 Si l’on ne peut parler ici de journal épistolaire, le cahier à dessins semble remplir le rôle d’un journal conversationnel aux divers visages. Rappelons leurs adresses respectives : Paul Valéry habitait rue de Villejust et Catherine Pozzi, rue de Longchamp, deux rues du XVIe arrondissement fort proches l’une de l’autre. Valéry venait fréquemment chez Catherine Pozzi, le matin, pour converser à bâtons rompus sur des sujets intellectuels variés (la politique, les mathématiques, le langage, la mémoire, le temps…) : peut-être y a-t-il là pour Valéry, avec une interlocutrice à sa mesure, un prolongement dialogique du travail de réflexion qu’il mène dès l’aube dans ses propres Cahiers. De cette venue de Paul Valéry au domicile pozzien témoigne l’aquarelle présente au folio 1 verso du cahier, accompagnée d’un commentaire pour le moins acide de Catherine Pozzi (fig. 2, f° 1 v°). Plusieurs passages écrits de la main de Catherine Pozzi portent le commentaire marginal « Dicté » (fig. 5, f° 5 r°). D’autres portent la trace allusive et elliptique des conversations ou des échanges à bâtons rompus. Ainsi une double page est couverte de notes en tous sens dont trois sont précédées par les lettres a, b, c, et la diariste précise avec minutie : « Les 3 lettres au-dessus de ces bouts de conversation ne concernent pas leur liaison logique mais leur ordre dans le temps. CK » (fig. 13 et 14, f° 66 v° et 67 r°) ; quelques pages sont consacrées à la copie de notes puisées dans les « Cahiers de V 1922 » (du folio 17 au folio 20), ce qui témoigne d’une étonnante circulation entre les cahiers valéryens et les cahiers pozziens. Ces pages donnent une idée des sujets privilégiés par les deux interlocuteurs : les conversations sont avant tout scientifiques ou philosophiques, bien plus que littéraires. Néanmoins l’esprit de sérieux ne règne pas tout-puissant sur ce cahier : les écritures et dessins ludiques et grinçants ne sont pas en reste. Le cahier s’ouvre sur un texte mi-hermétique, mi-sarcastique comme les affectionnait Catherine Pozzi, suivi d’une citation de vers de Robert Browning (fig. 1, f° 1 r°) ; les vers de mirliton apparaissent, ici et là, ainsi que des dessins ironiques (fig. 8, f° 39 r°).

10 Ce cahier n’est pas le seul à abriter des dessins de Valéry qui manifeste ainsi sa présence dans l’intimité pozzienne. On observe en particulier, dans plusieurs cahiers de 1926 et 1927, un assez grand nombre de dessins et, parmi eux, plusieurs représentations de Catherine Pozzi (au piano, allongée sur un lit, en train de lire…). On connaît par ailleurs l’importance que joue le dessin dans les cahiers de Valéry8 et sa propension à s’autoportraiturer et à dessiner ses mains (la droite en train d’écrire, la gauche tenant une cigarette). Valéry acclimate donc dans le journal pozzien la pratique qui est la sienne dans ses Cahiers.

Genesis, 32 | 2011 186

Micro-lecture d’une page (f° 55 r°)

11 Sur cette page (fig. 11), figurent une réflexion programmatique sur le langage (« La 1re quest. serait de redéfinir ce que les grammairiens appellent les parties du discours »), des vers de mirliton dédiés à la princesse de Bassiano, un schéma, un dessin légendé (encre et aquarelle) qui représente une main et des notes proches de celles d’un agenda.

12 En face de la réflexion sur le langage est inscrite la mention : « V Langage ». L’initiale renvoie à Valéry et l’on peut imaginer qu’il s’agit là d’un propos de Valéry, noté par Catherine Pozzi. La diariste et le poète s’exercent constamment à la définition des termes employés. Refondant perpétuellement le dictionnaire qu’ils composent à leur usage, ils sont toujours à la recherche du terme le plus exact, de la formulation la plus dense et la plus précise possible : « Vous trouvez une question à demander aux choses, et je la finis, et nous la répétons en plus juste formule9. » Réunis par un même goût du dialogue et de la définition où l’on savoure la volupté de l’intelligence, ils sont passionnés par la question du « Langage ». Valéry en fera une des rubriques de ses Cahiers, lors du second classement de ses notes à partir de 1921, quand il est repris par le désir d’y mettre de l’ordre et d’en dégager les idées essentielles, et l’on sait que Catherine Pozzi a participé à la mise en œuvre de ce second classement. L’édition réalisée en 1973 par Judith Robinson pour la collection de la Pléiade des Cahiers de Valéry donne une idée de ce qu’aurait pu être un ordonnancement thématique des fragments et notes de Valéry. La section « Langage » livre maintes réflexions qui mettent en évidence les relations privilégiées entre main et langage10, une main que Valéry dessine sur la page même où il réfléchit sur le langage.

13 Les échanges intellectuels intenses entre Paul Valéry et Catherine Pozzi laissent parfois la place, comme autant de respirations nécessaires, à des plaisanteries et pochades où l’imagination débridée se laisse aller à toutes les fantaisies. C’est sans doute l’un des rôles remplis par les vers consacrés par Catherine Pozzi à l’« infusoire », protozoaire nageur à cils vibratiles. Autodidacte acharnée, elle a obtenu, en octobre 1927, la deuxième partie du baccalauréat et, forte de ce succès, elle suit des cours à la Sorbonne ainsi qu’à l’Institut Pasteur et au Collège de France. Son journal mentionne souvent à cette époque ses réactions après qu’elle a assisté aux cours de biologie de Picard et Caullery. Dans ce contexte, les vers sur « l’infusoire » semblent moins étonnants ! Que ces vers soient dédiés à Marguerite de Bassiano, dédicace fantaisiste et ironique, méritent quelque explication. En février 1927, Catherine Pozzi a publié, dans la revue de La NRF, Agnès , une nouvelle autobiographique et épistolaire. La nouvelle, dont Catherine Pozzi voulait la publication anonyme, avait d’abord été proposée par Paul Valéry à la princesse de Bassiano, commanditaire de la revue Commerce (1924-1932), cahiers trimestriels dirigés par Paul Valéry, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud. Marguerite de Bassiano, peu désireuse de publier une nouvelle anonyme dans sa revue et peu séduite par le texte, l’avait cédée à Jean Paulhan, prêt à la publier dans La NRF. Si ce lieu de publication convenait à Catherine Pozzi, elle n’en gardait pas moins un certain ressentiment vis-à-vis de la princesse, qui s’exprime par le biais d’une dédicace loufoque.

14 Sous les vers apparaît la main de Catherine Pozzi dessinée par Valéry. Le dessin est daté (« Morning 29.11.27 ») et légendé : « My hand by Testis ». Testis est l’un des surnoms que Catherine Pozzi donne à Valéry par allusion à La Soirée avec Monsieur Teste. Les

Genesis, 32 | 2011 187

surnoms imaginés par Catherine Pozzi pour Valéry sont très nombreux et accompagnent l’évolution de leur relation : des surnoms de l’amour (Lionardo et Tristan) et de ceux révélateurs de son admiration intellectuelle (Testis) à l’onomastique de la vengeance pratiquée par la diariste qui ne tolère ni les concessions du poète à la comédie sociale (« Bonheur-des-oies », « 30-ans-de-thés »), ni ce qu’elle juge être son absence de conscience morale (« le Monstre », « Hell », « Enfer », « le Diable »).

15 Au bas de la page figurent quelques notes qui ont tout de l’agenda : Jeudi académie Vendredi – conférence 3h à 5h prix Moréas Samedi Sorbonne 10h matin déjeuner Bogart et Monod dîner France-Amérique

16 Selon toute vraisemblance, on a là l’emploi du temps de Paul Valéry, entré à l’Académie française en juin 1927. Le vendredi 2 décembre 1927, Valéry a effectivement donné une conférence aux Annales. Quant à « Bogart et Monod » avec lesquels Valéry déjeune le samedi, ce sont Julien-Pierre Monod, ami et admirateur de Valéry, qui constituera une importante collection de manuscrits, documents et éditions originales de Valéry (actuellement conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet) et, très probablement, Ludo van Bogaert, neurologue belge, auquel Valéry fait allusion dans les Cahiers.

17 On observera seulement que la main dessinée sur cette page ne tient rien, et qu’il n’existe pas dans ce cahier de représentation de Catherine Pozzi écrivant comme si s’inscrivait obliquement, par le biais du dessin, ce qui sera le motif d’une douleur bientôt insupportable pour la diariste : la non-reconnaissance par Valéry de son statut d’écrivain. « Je sens seulement, glacée, isolée, que j’ai probablement du talent, qu’il faut écrire, et que Valéry ne me l’a jamais dit11. » On ne manquera pas de se souvenir que cet étonnant cahier, qui fourmille d’échanges et de portraits de Catherine Pozzi, couvre les six derniers mois de leur liaison, dont la rupture sera effective en janvier 1928.

Genesis, 32 | 2011 188

Fig. 1 : Folio 1 r°

Fig. 2 : Folio 1 v°

Genesis, 32 | 2011 189

Fig. 3 : Folio 4 r°

Fig. 3 bis : Transcription du folio 4 r°

Genesis, 32 | 2011 190

Fig. 4 : Folio 4 v°

Fig. 4 bis : Transcription du folio 4 v°

Genesis, 32 | 2011 191

Fig. 5 : Folio 5 r°

Fig. 6 : Folio 15 v°

Genesis, 32 | 2011 192

Fig. 7 : Folio 16 r°

Fig. 8 : Folio 39 r°

Genesis, 32 | 2011 193

Fig.9 : Folio 43 r°

Fig. 10 : Folio 52 r°

Genesis, 32 | 2011 194

Fig. 11 : Folio 55 r°

Fig. 12 : Folio 63 v°

Genesis, 32 | 2011 195

Fig. 13 : Folio 66 v°

Fig. 13 bis : Transcription du folio 66 v°

Genesis, 32 | 2011 196

Fig. 14 : Folio 67 r°

NOTES

1. Seul, le poème Ave sera publié de son vivant (La Nouvelle Revue française, n° 195, 1er décembre 1929, p. 757-758). 2. Agnès, La Nouvelle Revue française, n° 161, 1er février 1927, p. 155-179. 3. Peau d’Âme, Paris, Corrêa, 1935. Réimpression, avec préface et notes de Lawrence Joseph : La Différence, coll. « Philosophia Perennis », 1990. 4. Mireille Diaz-Florian, Catherine Pozzi. La vocation à la nuit, Paris, éditions Aden, 2008, p. 11-12. 5. Françoise Simonet-Tenant, « Catherine Pozzi, le Journal comme laboratoire de l’œuvre », Genesis, n° 16, « Autobiographies », 2001, p. 75-96. 6. Ce cahier figure donc dans le fonds Pozzi de la BnF, fonds encore en cours de classement. 7. Catherine Pozzi, Journal 1913-1934, Paris, Phébus, coll. « Libretto », 2005, p. 425-426 (7 décembre 1927). 8. Sans doute le dessin peut-il revêtir plusieurs significations : dessins de circonstances où sont brossés les lieux de l’écriture, dessins où est mis en scène l’acte d’écriture, dessins qui participent au processus génétique, constituant une étape dans le développement de l’idée et accompagnant les flux et reflux de la pensée, dessins qui suggèrent ce qui ne saurait se figer dans les mots. Voir S. Bourjea, « Écriture et Dessin dans les premiers “Cahiers” de Valéry », Forschungen zu Paul Valéry/Recherches valéryennes, n° 14, Autobiographie und autoportrait bei Valéry, 2002, p. 100 et p. 114 : « la coprésence du langage verbal et du dessin, sur la page des écritures du cahier, est

Genesis, 32 | 2011 197

bien entendu fondamentale… » « Il faudrait en fait étudier, au sein même de l’élaboration des cahiers, toute une stratégie de dérives, à la fois que de démultiplication, des langages utilisés et, corollairement, leur contamination, leur “déconstruction” réciproques, les écritures qui en naissent qualifiant la poïesis selon Valéry, si Poésie est pour lui, fondamentalement, ce qui échappe – ou doit échapper – à la rationalité discursive. » 9. Catherine Pozzi, Journal 1913-1934, op. cit., p. 192 (12 mai 1921). 10. Voir P. Valéry, Cahiers I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 427 : « La main et le langage articulé sont profondément liés. L’animal manque des deux ensemble. Le geste – la communication par la vue. » 11. Catherine Pozzi, op. cit., p. 412 (5 août 1927).

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Pozzi Catherine, Valéry Paul, cahier, inédit, transcription, dessin, aquarelle, couleur

AUTEUR

FRANÇOISE SIMONET-TENANT

FRANÇOISE SIMONET-TENANT, agrégée de Lettres modernes, est maître de conférences à l’université Paris XIII depuis 2000. Ses travaux portent sur le journal personnel et sur la correspondance (Catherine Pozzi et Jean Paulhan, Correspondance 1926-1934, Paris, éditions Claire Paulhan, 1999 ; Le Journal intime, Paris, Nathan, 2001 ; Journal personnel et correspondance (1785-1939) ou les affinités électives, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2009). Ses études de génétique ont porté en particulier sur Annie Ernaux, André Gide et Catherine Pozzi. francoise.simonet-tenant[arobase]orange.fr

Genesis, 32 | 2011 198

Archives de journaux personnels

Genesis, 32 | 2011 199

Les journaux de Waleria Tarnowska et Eliza Michałowska

Michel Braud

1 Il existe, dans des archives publiques polonaises, comme sans doute dans celles d’autres pays de l’est de l’Europe, d’assez nombreux journaux rédigés en français au XVIIIe et au XIXe siècle, tenus par des aristocrates pour lesquels notre langue était la langue de communication usuelle et la langue de la culture. Ils restent encore mal connus et n’ont pas fait à ma connaissance l’objet d’un dépouillement systématique. Il s’agit pour l’essentiel de journaux de voyage, en Italie et en France particulièrement, qui s’inscrivent dans le cadre de l’intérêt pour les lieux, les techniques et les sociétés, qui se développe à cette époque1.

2 Quelques journaux de jeunes femmes se détachent toutefois de cet ensemble. J’en évoquerai deux qui se trouvent à la bibliothèque de l’Université Jagellonne de Cracovie, et qui présentent des caractères à la fois typiques et complémentaires2.

3 Le premier est un journal-chronique tenu par la comtesse Waleria ze Stroynowskich Tarnowska3, de 1803 à 1838 soit, pour elle, de vingt et un à cinquante-six ans.

4 Née en 1782, la comtesse Tarnowska appartient par son père, Walerian Stroynowski, à cette aristocratie polonaise qui possède d’importantes propriétés en Russie, et elle a épousé, en 1799, Jan Feliks Tarnowski, héritier d’une des grandes familles de la noblesse polonaise. Elle partage d’ailleurs son temps entre le château de son mari, près de Tarnobrzeg, en Galicie sous domination autrichienne4, et sa propriété en Volhynie, dans l’empire russe (actuelle Ukraine)5.

5 Elle commence à tenir son journal au début de son voyage de noces en Italie, en octobre 1803, et le dédie à sa fillette de neuf mois qu’elle laisse aux soins d’une nourrice : Tarnow, 5 octobre 1803. – Ma Rosalie, mon enfant, ma chère enfant, je t’ai quittée ! tu ne sens pas encore mon absence… ah ! combien je sens la tienne ! Mais un jour ton jeune cœur m’entendra, me répondra… Je vais donc, en voyageant, écrire ici, pour toi, tout ce qui m’intéressera davantage.

Genesis, 32 | 2011 200

6 Au long de son voyage, elle s’adresse de temps à autre à son enfant, même si elle tient visiblement son journal pour conserver la trace de son périple. La comtesse décrit en détail les monuments qu’elle visite, les tableaux et sculptures qu’elle a l’occasion d’admirer, et plus largement les villes et paysages qu’elle traverse. Elle rend compte des contacts qu’elle établit avec des savants (Felice Fontana) ou des artistes (Antonio Canova), mais n’est pas indifférente non plus à l’actualité politique, notamment lorsque celle-ci concerne la Pologne partagée. Lorsqu’elle apprend, le 17 juin 1804, la mort de son enfant, survenue le 4 avril, les notes se raccourcissent et s’espacent, et les évocations sont pour l’essentiel en relation directe avec l’état d’esprit de la jeune femme.

7 Ce journal de voyage est rédigé sur deux cahiers oblongs à l’italienne d’environ 10,5 sur 17 cm, de soixante-trois et soixante et onze folios. Le texte couvre le volume I et les cinquante-neuf premiers folios du volume II. Il est visiblement écrit au fil de la plume et comporte peu de ratures sinon, après coup, sur les passages rédigés après qu’elle a reçu l’annonce de la mort de sa fille. Quelques corrections, d’une encre différente, signalent une relecture attentive. Waleria Tarnowska a aussi ajouté des notes après le texte (sur les folios 60 à 71 du second cahier), numérotées NB1 à NB90, et qui sont appelées dans le texte par cette référence. Ces notes, rédigées après son retour en Pologne, complètent certaines informations, corrigent ou nuancent les jugements portés dans le journal. Quelques gravures de monuments ont été insérées hors texte, et reliées avec le journal.

8 Ce manuscrit du journal de voyage en Italie a fait l’objet d’une publication en deux temps. Le début a paru en 1924-1925 dans plusieurs numéros successifs de la Revue de Pologne, avec une préface de Georges Mycielski, arrière-petit-fils de la comtesse, qui raconte notamment comment il a sauvé ces carnets, comme l’un de ses biens les plus précieux, devant l’avancée du front russe en 1914. La fin a été éditée dans le bulletin de la bibliothèque de l’Université Jagellonne en 19896.

9 Si la comtesse Tarnowska commence à tenir son journal à l’occasion d’un voyage, et inscrit donc son texte dans une forme reconnue, elle reprend la plume quelques mois après son retour en Pologne avec une finalité moins immédiatement identifiable. Bien sûr, elle affiche en ouverture un enjeu moral. Elle dit écrire pour « se rappeler [ses fautes] de temps en temps ». Mais l’examen de conscience n’est pas, au long du texte, la première activité de la diariste dont l’intention semble plutôt, d’un côté, de conserver trace des événements marquants de son existence, de celle des membres de sa famille, et dans une certaine mesure de celle de son pays, pour pouvoir s’en souvenir et éventuellement les évoquer devant un cercle de proches, et de l’autre de constituer une histoire de soi qui soit une histoire des impressions que chaque journée lui a laissées, et des sentiments éprouvés. Ces finalités ne partagent pas, toutefois, le texte de façon stricte. La dimension de chronique familiale aristocratique n’est jamais entièrement absente, mais elle se trouve souvent voilée par l’expression intime de l’amour pour son mari ou pour son père, par le regret de ses enfants morts en bas âge ou par les récits de ses terreurs nocturnes. Car le cahier est de façon dominante l’espace où l’émotion retenue peut s’avouer : « J’écris pour remplir, occuper chacun de mes instants… si j’en accorde un seul aux pensées qui me viennent en foule, aussitôt les larmes me suffoquent… et crainte de le donner en spectacle aux indifférents qui m’entourent, je me comprime d’une manière bien pénible », écrit-elle en un moment historique difficile où elle craint pour la sécurité de son mari7.

Genesis, 32 | 2011 201

10 Waleria Tarnowska, qui avait intitulé son journal de voyage en Italie Mes voyages, intitule d’ailleurs celui-ci Mon Journal, le plaçant ainsi dans un registre d’écriture plus intime. Pour autant, la destination du texte demeure ambiguë, entre espace social et retrait privé : d’un côté la comtesse destine explicitement certaines notes à son mari ou prévoit de lire à ses proches celles qu’elle rédige au cours de ses voyages8 ; de l’autre, elle envisage de brûler son journal avant sa mort par crainte du ridicule : « Peut-être le brûlerai-je. J’ai été trop sensible, trop exaltée peut-être ma vie durant, et mon fils est trop froidement raisonnable pour que j’aie le courage de m’exposer à lui paraître ridicule9. »

11 Elle le tient néanmoins assez régulièrement pendant trente-quatre ans, c’est-à-dire, avec des lacunes qui peuvent parfois aller jusqu’à six mois ou un an, de 1804 à 1838, sur neuf cahiers de format assez régulier d’environ 19 cm sur 23, à l’exception du dernier F0 de format 21 B4 26 cm. Le nombre de folios n’est pas constant : deux cent trente-huit pour le premier cahier, cent soixante-quinze pour le second, deux cent trente et un pour le troisième, etc. Les cahiers ont été foliotés par volume, mais aussi paginés de façon suivie par la comtesse, de la page 1 à la page 4 659 (pour les pages remplies), ce qui dénote de sa part un sentiment de continuité de l’histoire qu’elle rapporte. Le dernier cahier ne comporte que cent douze folios rédigés ; les numéros de folios et pages suivantes ont été portés par avance, ce qui laisse supposer une projection dans l’avenir de l’activité d’écriture qui n’a pas été réalisée. La suspension de l’écriture ne semble pas avoir de cause particulière : aucun événement particulier n’est évoqué, et la comtesse ne mourra que dix ans plus tard.

12 La reliure en cuir a visiblement été réalisée après la rédaction puisqu’elle cache parfois légèrement la fin des lignes des versos, mais du vivant de la comtesse puisque celle-ci reporte elle-même le titre Mon Journal sur la page de garde de certains volumes. La langue est le français, en dehors de quelques passages en polonais (poème, chanson, mais aussi compte rendu de visite d’un musée). La rédaction est presque entièrement de sa main : seuls quelques passages (en français ou en polonais) sont copiés par l’une de ses filles adoptives – la comtesse précisant à ce propos en une occasion : « C’est un autre moi-même10. » La date est donnée dans les deux styles lorsqu’elle voyage en Russie. Comme le journal de voyage en Italie, le manuscrit ne comporte que peu de ratures, sauf en quelques rares endroits où plusieurs mots ou lignes ont été soigneusement biffées à la relecture pour des raisons qui semblent être d’ordre moral, le texte reprenant, par exemple : « Sur sa physionomie riante, je voyais la vertu satisfaite d’elle-même11. » Diverses illustrations sont aussi intégrées au journal : un dessin à l’encre à l’occasion de la visite d’une demeure, et plusieurs gravures de monuments parisiens lors du voyage en France que fait la comtesse dans les années 1824-182612.

***

13 Le second journal relève, lui, davantage d’un modèle introspectif car l’analyse des sentiments y est très développée, mais le texte nous est parvenu sous une forme lacunaire. La Bibliothèque Jagellonne ne possède en effet que les tomes cinq, sept et huit du journal d’Eliza Michałowska13, les autres ayant semble-t-il été perdus. Nous n’avons de plus aucune information sur la vie de l’auteur, en dehors de celles que donne son journal.

Genesis, 32 | 2011 202

14 Le premier des volumes conservés débute en mai 1833, mais la diariste précise qu’elle se livre à cette activité depuis un an ; le dernier volume s’arrête en octobre 1834. La jeune fille vit à Vienne – la Galicie polonaise est alors, comme on l’a indiqué, sous domination autrichienne – avec sa mère et sa sœur. Son français est soigné, peu fautif, et l’on sait qu’elle écrit l’allemand (elle rédige pour sa mère une supplique à l’empereur) et étudie l’italien – elle utilise d’ailleurs quelques expressions italiennes dans son discours. Elle attend le mariage, sans en parler jamais – sinon indirectement lorsqu’elle évoque un rêve de bal ou exprime sa solitude douloureuse, tempérée seulement par l’amour qu’elle porte à sa mère.

15 Le ton est mélancolique, et Eliza s’interroge sur ce sentiment ; elle désirerait paraître enjouée, mais sait que « la mélancolie et les chagrins sont des hôtes fréquents à la nature humaine14 ». Sa cyclothymie et son penchant pour l’introspection l’entraînent parfois vers des questions métaphysiques qui la laissent troublée : « Je tombe dans un chaos d’idées d’où je ne sors que l’esprit troublé. Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que la mort ? Où est-il ce Dieu éternel15 ? » Sa mélancolie lui fait admirer Chateaubriand et surtout Lamartine, mais elle ne trouve quelque consolation que dans la musique qui est « [son] autre vie, [son] autre âme16 ».

16 L’origine de son sentiment de lassitude et de tristesse nous est suggérée dans le récit d’un rêve où elle voit son père - mort deux ans auparavant –, et dans les reproches qu’elle se fait de n’avoir pas été assez tendre avec lui. « Le présent n’est rien pour l’homme, écrit-elle, mais quand il est passé ce présent, quand vaguement le souvenir nous le retrace, quand on se demande presque : ce qui n’est plus a-t-il jamais été ? alors ces plaisirs qui ne sont plus, et qui, quand nous pouvions en jouir furent à peine goûtés, c’est alors que ces plaisirs perdus à jamais nous paraissent de célestes joies17 ! » Son regret peut l’amener à rêver fugitivement de rejoindre « dans l’autre séjour » ce père aimé trop tard, mais cette idée est bientôt recouverte par les larmes de l’émotion et du regret, puis par la vie quotidienne, par une visite ou une lecture.

17 Aucun destinataire n’est indiqué ni même supposé. Le journal d’Eliza Michałowska est un journal strictement intime, comme elle l’indique elle-même à plusieurs reprises. « Personne ne sera initié à ces secrets. Écrivons donc à cœur joie », note-t-elle le 25 mai 1833, pour ajouter le 16 août : « Quand je n’ai ni poésie ni musique pour distraire ma tristesse, écrire est encore mon plus doux plaisir… je n’ai pas d’autre confident de mes peines et de mes plaisirs que ce livre, et je dois encore à cette occupation mes plus doux moments18. »

18 La jeune femme tient son journal sur des cahiers identiques de 18,5 sur 11,5 cm, et de cent quatre-vingt-sept ou cent quatre-vingt-huit folios rédigés, en une écriture large et déliée. Elle a elle-même systématiquement porté sur la page de garde le tome et la date de début de rédaction, ainsi que le titre « Journal » sur un volume, et sur les deux autres « Journal d’Eliza Michałowska », indications qui dénotent à la fois son projet d’écriture de soi et la distance qu’elle prend par l’écriture vis-à-vis de son histoire. Il n’est pas anodin, à ce titre, qu’elle parle à plusieurs reprises, comme on l’a vu dans la citation ci-dessus, de son livre. Elle relit, aussi, soigneusement ses carnets puisqu’elle effectue d’assez nombreuses corrections qui visent en général à atténuer la vivacité de l’expression mélancolique. Si aucun projet littéraire ne s’avoue explicitement – parce qu’il paraîtrait évidemment hors de propos –, toute l’écriture de soi demeure néanmoins dans l’ombre d’une écriture littéraire de l’expérience intérieure.

Genesis, 32 | 2011 203

***

19 Ainsi se révèle le continent des journaux intimes de jeunes filles tenus en français hors de France, au XIXe siècle, à une époque où l’influence culturelle de notre pays était encore très forte, dans cette partie de l’Europe particulièrement. Il reste à poursuivre l’enquête dans d’autres bibliothèques polonaises, mais aussi dans les bibliothèques roumaines, et peut-être tchèques, hongroises…

NOTES

1. Par exemple, à la bibliothèque de l’Université Jagellonne de Cracovie, les Journeaux des voyages par m. le comte Michel Mniszek 1767-1768 : 1. Observations sur Rome et l’Italie contenues dans ce vollume faites depuis le 15 8bre au 15 10bre 1767 ; 2. Observations contenues dans ce vollume faites depuis le 20 10bre 1767 jusqu’au 3 juin 1768 ; 3. Routes contenues dans ce vollume. De Rome, Varsovie, à Wisnowiec. Depuis le 15 10bre 1767 jusqu’au juillet 1768. 2. Je remercie Claire Devèze de m’avoir signalé l’existence de ces deux manuscrits. 3. Mes Voyages, deux volumes manuscrits, bibliothèque de l’Université Jagellonne de Cracovie, cotes 121/52 et 122/52 ; Mon Journal, neuf volumes manuscrits, cotes 112/52 à 120/52. 4. Rappelons qu’au début du XIXe siècle, la Pologne se trouve partagée entre la Prusse (à l’ouest), l’Autriche (au sud) et la Russie (à l’est), et que la partie centrale, appelée Royaume du Congrès, ne conserve que peu de temps un semblant d’autonomie sous la férule russe. 5. Elle est l’un des cent plus importants propriétaires terriens des trois provinces de Volhynie, de Podolie et de Kiev. Voir Daniel Beauvois, Le Noble, le serf, et le révizor : la noblesse polonaise entre le tsarisme et les masses ukrainiennes (1831-1863), Montreux, Éditions des archives contemporaines, 1985, p. 308-309. 6. Georges Mycielski, « Une jeune Polonaise en Italie à l’époque du Premier Consul », suivi de « Journal du voyage en Italie de la comtesse Valérie Tarnowska (1803-1804) publié par le comte Georges Mycielski, professeur de l’Histoire de l’art à l’université de Cracovie », Revue de Pologne, 1924, p. 1-53. La publication du journal se continue sur les numéros suivants (1924 : p. 149-178, 484-513 ; 1925 : p. 61-114 et 281-339). Elle a été achevée en 1989 par Marie Wilczyńska dans la revue de la Bibliothèque Jagellonne : Valérie Tarnowska, « Mes voyages (1804). Deuxième partie éditée et annotée par Marie Wilczynska », Biuletyn biblioteki jagiellonskiej, R. XXXIX, 1989, p. 35-75 (cette seconde partie comporte des erreurs de transcription). Le journal postérieur de la comtesse (1804-1838) n’a jamais été publié. La partie du 12 juin au 25 août 1818 a toutefois fait l’objet d’une édition critique dans le cadre d’un mémoire de maîtrise (Olivier Léric, Waleria Tarnowska, Mon Journal : séjour à Saint-Pétersbourg (1818). Édition critique, sous la direction de Michel Braud, Université de Bordeaux III, septembre 2005). 7. vol. III, f° 1 r°. 8. Voir par exemple les volumes V, f° 250 v°, et VI, f° 82 r°. 9. vol. V, f° 204 r°. 10. vol. IV, f° 41 r°. 11. vol. I, f° 126 r°.

Genesis, 32 | 2011 204

12. Voir sur ce voyage mon article « Le Voyage en France de la comtesse Tarnowska », dans Alain Guyot et Chantal Massol (dir.), Voyager en France au temps du romantisme. Poétique, esthétique, idéologie, Grenoble, ELLUG, 2003, p. 169-180. 13. Journal d’Eliza Michałowska, t. V, VII et VIII, Bibliothèque de l’Université Jagellonne de Cracovie, cotes 5968/1 à 3. Ce journal n’a jamais été publié. 14. T. V (vol. I), f° 2 v°. 15. Id., f° 20 r°. 16. Id., f° 85 v° 17. Id., f° 91 v°-92 r°. 18. Id., f° 1 r° et 187 v°.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Pologne, Tarnowska Waleria, Michalowska Eliza, voyage, XIXe siècle

AUTEUR

MICHEL BRAUD

Michel Braud est professeur de littérature française à l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Ses travaux portent sur l’autobiographie et le journal personnel. Il est l’auteur de La Forme des jours. Pour une poétique du journal personnel (Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2006) et de La Tentation du suicide dans les écrits autobiographiques (Paris, PUF, 1992). Il a codirigé plusieurs volumes collectifs : Où en sommes-nous dans les recherches autobiographiques (Cracovie, WSP, 1993) ; , l’imagination autobiographique (Paris, Minard, 2000) ; Écritures du ressassement (Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2001) ; L’Irressemblance. Poésie et autobiographie (Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2007) ; Poétiques de la durée (Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010). michel.braud[arobase]univ-pau.fr

Genesis, 32 | 2011 205

Journaux personnels en français : une dimension européenne (fin XVIIIe-début XIXe siècle)1

Catherine Viollet

1 Durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, à une époque où était encore inconnu le récent concept de « francophonie2 », une grande partie de l’élite lettrée et cultivée de l’Europe parlait et écrivait en français3. Or si le fait en lui-même est bien connu – le français étant alors la langue des cours, de la diplomatie et de l’aristocratie –, que sait-on au juste des nombreux écrits personnels qui ont été produits en français à travers toute l’Europe durant à peu près un siècle ? De quelle manière l’usage de cette langue s’est-il répandu et réparti en fonction des pays et des décennies, du contexte politique, économique et socioculturel propre à chacun d’eux ? Quelle est l’ampleur exacte de cette pratique et de la production qui en est issue ? Qui sont les auteurs de ces textes ? Nous n’en avons, pour l’instant, qu’une idée assez vague et, en tout cas, fort partielle : un grand nombre de ces textes sont restés inédits, souvent « oubliés » dans les archives, et dispersés dans différents pays d’Europe. Quelques publications et travaux récents semblent pourtant indiquer qu’ils éveillent enfin l’intérêt, et que le temps est venu d’explorer ce domaine encore largement méconnu des écrits rédigés dans cette langue alors transfrontalière et transeuropéenne par des personnes a priori non francophones de naissance, sujets d’autres pays d’Europe.

2 Tenter de répondre à ces questions suppose avant tout d’inventorier ces journaux dispersés, en créant un réseau de chercheurs francophones à l’échelle européenne : d’une part, les chercheurs autochtones ont plus facilement et plus directement accès aux archives locales ; d’autre part, il est indispensable, pour déchiffrer ces journaux (notamment les nombreux noms propres qui les émaillent) d’être familier du contexte sociohistorique et socioculturel du pays d’origine des auteurs, et ce d’autant que certains de ces documents sont parfois bi- ou plurilingues. Enfin, parce que les auteurs de ces journaux – appartenant pour la plupart à l’aristocratie – constituent eux-mêmes un véritable réseau social, aux dimensions européennes, qui se reflète dans leurs journaux.

Genesis, 32 | 2011 206

3 L’inventaire, établi par Elena Gretchanaia et moi-même4, de journaux rédigés en français par des sujets russes, pour une grande part inédits et conservés dans les archives de la Fédération de Russie5, compte près d’une centaine d’auteurs (dont une majorité de femmes). Une brève exploration des archives polonaises6 a permis de repérer une trentaine de journaux polonais rédigés en français, dont Michel Braud présente ici même deux exemples. En République tchèque, deux ouvrages récents portent sur des journaux féminins inédits, dont certains rédigés en français7. L’Ukraine, les pays baltes, la Roumanie et la Finlande en possèdent également, mais les inventaires détaillés font actuellement défaut.

4 Dans d’autres pays d’Europe, la situation est nettement meilleure, puisque sont publiés des inventaires des fonds manuscrits, incluant les écrits rédigés en français. Citons notamment, en Hollande, le remarquable travail de repérage et de description, sous forme de liste chronologique, des écrits personnels d’une part8, des journaux de voyage d’autre part9. Parmi plus de mille références situées entre 1750 et 1840, environ deux cents textes sont rédigés en français. En Grande-Bretagne, les recherches de Wendy Rosslyn10 et d’Emily Murphy11 portent également sur les journaux russes en français ; en Allemagne, le Deutsches Tagebucharchiv à Emmendingen12 comprend environ deux mille journaux, dont certains partiellement rédigés en langue française ; les journaux de la grand-duchesse Maria Pavlovna, également rédigés en français et se trouvant à Weimar, ont fait l’objet d’une édition13. En Suède, l’ouvrage de Margareta et Hans Östman, Au Champ d’Apollon. Écrits d’expression française produits en Suède (1550-2006)14, répertorie de nombreux albums et journaux parmi les œuvres d’environ cinq cents auteurs.

5 Il s’agit donc de prendre la mesure d’un phénomène culturel de grande ampleur : ces journaux personnels et autres écrits autobiographiques, tant par leur nombre que par leur variété, constituent une pratique d’écriture visiblement fort répandue, bien que peu visible – ces textes étant pour la plupart restés inédits. S’ils possèdent une valeur propre en tant que faits d’écriture, ils représentent également de précieux documents de micro-histoire et d’histoire culturelle. Soulignons le fait que cette époque – fin du XVIIIe siècle et début du XIXe – voit naître l’écriture du « je », de la subjectivité, voire de la notion d’« intime15 ».

6 Élargie aux dimensions européennes, et grâce à une démarche comparatiste, la recherche permettra d’explorer plusieurs aspects propres à ces journaux d’expression française rédigés hors frontières, tels que la mise à jour et la reconstruction fine de l’influence qu’exercent des modèles littéraires sous-jacents, parfois explicitement cités par les diaristes, ou encore le fonctionnement des situations de diglossie (voire de multilinguisme) à l’écrit. Se pose également, dans un tel corpus, la question du gender : est-il exact que les diaristes femmes sont plus nombreuses que les diaristes hommes à choisir le français comme langue d’élection ? Et si c’est le cas, comment s’explique ce phénomène16 ? Il s’agira alors de souligner le rôle actif des femmes comme vecteurs de transmission interculturelle17. Enfin, il est indispensable d’adopter une méthode unifiée, et codifiée, de transcription de ces journaux manuscrits ; si la plupart d’entre eux portent des ratures, découpages, collages, dessins, traces de relecture, etc., certains comportent également des phases de réécriture, parfois à des années de distance. Le cas le plus intéressant – et le plus amusant – est sans doute celui des journaux « parallèles », c’est-à-dire tenus par des personnes différentes (mais proches) dans un même lieu et durant un même laps de temps18.

Genesis, 32 | 2011 207

7 Enfin, ces journaux présentent une dimension particulière, celle d’être interculturelle (ou « cosmopolite », comme on disait à l’époque), de témoigner d’une double appartenance, puisque la langue d’emprunt relève d’une culture autre que celle dont sont originaires les auteurs. De quelle manière ce phénomène se manifeste-t-il dans chacun des pays concernés ? Est-il prétexte à métadiscours ? Peut-on parler, ou non, d’acculturation des auteurs ? Trouvera-t-on dans ces écrits rédigés en langue française des caractéristiques propres à tel ou tel pays ? Les différentes manières de filtrer, à cette époque, la langue et la culture française, n’ouvrent-elles pas sur une perspective polyphonique, kaléidoscopique ?

NOTES

1. Cette chronique résume un article à paraître en anglais dans les actes du colloque IABA-Europe (IABA : International Auto/Biography Association, ), Amsterdam (oct. 2009). 2. Utilisé seulement à partir de la fin du XIXe siècle, le terme s’est répandu dans son sens actuel après la Seconde Guerre mondiale. Voir Genesis n° 33. 3. À propos de l’usage de la langue française, voir notamment Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, Paris, Éditions De Fallois, 2001 ; Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à 1900, t. VIII, Le Français hors de France au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1934, p. 489-529 ; Milena Lenderovà, « La langue française en Europe centrale : pas de frontières ? », (International Review of Eighteenth-Century Studies – Revue internationale d’étude du XVIIIe siècle, univ. d’Helsinki, 2007). À propos du rayonnement de la France en Europe au XVIIIe siècle, voir notamment Louis-Antoine Caraccioli, Paris, le modèle des nations étrangères ou l’Europe françoise […], Turin, 1776 ; rééd. Venise, Paris, 1777 ; Louis Reau, L’Europe française au Siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1971 ; Le Rayonnement de Paris au XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, 1948 ; René Pomeau, L’Europe des Lumières. Cosmopolitisme et unité européenne au XVIIIe siècle, Paris, Pluriel, 1991 [Stock, 1966] ; Jaroslaw Dumanowski, Michel Figeac, Le Rayonnement du français en Europe centrale du XVIIe siècle à nos jours, éd. Olivier Chaline, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2010. 4. Voir Elena Gretchanaia et Catherine Viollet, Si tu lis jamais ce journal… Diaristes russes francophones 1780-1854, Paris, CNRS Éditions, 2008. Et Cahiers du Monde russe, n° 50/1 (2010), « Écrits personnels, Russie XVIIIe- XXe siècles », p. 9-77. 5. GARF, Archives de la Fédération de Russie, Moscou ; OPI GIM, Département des Manuscrits du Musée historique, Moscou ; IRLI, Institut de Littérature russe (Maison Pouchkine), Département des manuscrits, Saint-Pétersbourg ; RGB, Bibliothèque de l’État russe, Département des manuscrits, Moscou ; RGADA, Archives de l’État de Russie des Actes anciens, Moscou ; RGALI, Archives de l’État de Russie de littérature et d’art, Moscou ; Bibliothèque de l’université d’État de Tomsk (Sibérie), Département des Manuscrits et Livres rares. 6. Le catalogue imprimé de la Biblioteki Narodowej, Warszawa, Pamietniki i relacje w zbiorach rekopismiennych (Biblioteki Narodowej, Opracowala Danuta Kamolowa, Warszawa, 1998) répertorie dix-huit journaux en français ; la Bibliothèque Jagellone de Cracovie (9.5.2005), onze manuscrits en français. 7. Milena Lenderová, « A ptáš se, knížko má… » Ženské deníky 19. století [« Et tu demandes, mon petit livre… », Journaux de femmes au XIXe siècle], Praha, 2008 ; Gabriela ze Schwarzenbergu, Krátká

Genesis, 32 | 2011 208

cesta životem a Evropou, Praha, 2006. Voir aussi son article « Paříž, rok 1808. Deník Eleonory ze Schwarzenbergu », Minulostí Západočeského kraje, n° 33, 1998, p. 161-197 (Informations transmises par le Dr Stefan Lehr, université de Münster). 8. Ruud Lindeman, Yvonne Scherf et Rudolf Dekker, Egodocumenten van Noord-Nederlanders uit de zestiende tot begin negentiende eeuw, Liste chronologique, Rotterdam, Erasmus Universiteit Rotterdam, 1993 ; . 9. R. Lindeman, Y. Scherf et R. M. Dekker, Reisverslagen van Noord-Nederlanders van de zestiende tot begin negentiende eeuw, Rotterdam, Erasmus Universiteit Rotterdam, 1994. 10. Voir « Self and Place in Life-Writings by Late Eighteenth- and Early Nineteenth-Century Russian Noblewomen », SEER, vol. 88, nos 1/2, January/April 2010, p. 237-260. 11. E. Murphy (université de Nottingham) prépare une thèse de doctorat sur les journaux de voyage rédigés en français par des femmes russes (première moitié du XIXe siècle). 12. . 13. Die frühen Tagebücher der Erbherzogin von Sachsen-Weimar-Eisenach, hg. von Katja Dmitrieva und Viola Klein, Köln, Weimar, Wien, 2000. 14. Stockholm, Kungl. Vitterhetsakademien, « Filologist arkiv », 47, 2008. 15. Voir à ce sujet les travaux de Philippe Lejeune sur l’origine du journal personnel, ; et Philippe Lejeune, « Journal intime : pléonasme ou oxymore ? », Cahiers du Monde russe, n° 50/1, 2010, p. 17-20. Voir aussi Pour une histoire de l’intime et de ses variations, dir. Anne Coudreuse et Françoise Simonet-Tenant, Paris, L’Harmattan, 2009. 16. Voir Elena Gretchanaia, « L’usage du français et du russe dans les journaux féminins, XVIIIe- premier tiers du XIXe siècle », Cahiers du Monde russe, n° 50/1, 2010, p. 21-32 ; Catherine Viollet, « Pratiques et fonctions du multilinguisme dans les journaux russes rédigés en français (fin XVIIIe- début XIXe siècle) », dans Multilinguisme et genèse des textes, Moscou, IMLI RAN, 2010 (en russe). 17. Voir le projet COST, sous la direction de Suzan van Dijk : « Women Writers in History : toward a New Understanding of European Literary Culture » ; NEWW : « New approaches to European Women’s Writing (before 1900) » ; et la base de données (en cours d’élaboration) WomenWriters. 18. Catherine Viollet, « Écritures parallèles. Journaux de voyage rédigés en français par de jeunes aristocrates russes, 1841-1847 », Texte. Revue de critique et de théorie littéraire, n° 39, Toronto, 2006, p. 59-79.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, Europe, francophone, Russie, multilinguisme, XVIIe siècle, XIXe siècle, archives

AUTEUR

CATHERINE VIOLLET

CATHERINE VIOLLET est chargée de recherche à l’Institut des Textes et Manuscrits modernes (CNRS- ENS), responsable de l’équipe « Genèse & Autobiographie ». Dernières publications : Métamorphoses du journal personnel. De Rétif de la Bretonne à Sophie Calle (avec M.-F. Lemonnier- Delpy, Academia-Bruylant, 2006) ; Genèse et autofiction (avec J.-L. Jeannelle, Academia-Bruylant,

Genesis, 32 | 2011 209

2007) ; Si tu lis jamais ce journal… Diaristes russes francophones 1780-1854 (avec E. Gretchanaia, CNRS Éditions, 2008) ; Cahiers du Monde russe, n° 50/1, « Écrits personnels » (avec V. Garros, EHESS, 2010). cviollet[arobase]wanadoo.fr

Genesis, 32 | 2011 210

Du Journal de Claire Pic aux blogs orphelins

Véronique Leroux-Hugon

Écrire, et écrire comme je le veux, c’est-à-dire avec une sincérité complète, en ne pensant jamais que d’autres liront, afin de ne pas fausser son attitude, écrire toute la réalité, et les choses tragiques que nous vivons en leur donnant toute leur gravité nue sans déformer par les mots, c’est une tâche très difficile et qui exige un effort constant1.

1 Présentant la publication du Journal de Claire Pic en 20062, son arrière-petite-fille, Chantal Chaveyriat-Dumoulin rappelle après Philippe Lejeune, cofondateur de l’APA3, que la redécouverte, la lecture puis la transcription de ce journal ont, entre autres, occasionné la fondation de cette association, qui se proposait en 1992 de recueillir, après ce premier dépôt, autobiographies, correspondances et journaux.

2 C’est ce dernier univers que nous allons explorer, en notant d’emblée que le champ a déjà été labouré – si l’on me pardonne cette métaphore évocatrice d’un monde rural qui n’est pas si étranger à notre fonds –, tel qu’il est engrangé dans une Grenette du Bugey, située à Ambérieu. Ce nœud ferroviaire, Ville de l’Autobiographie, est peut-être le point de départ de tous ces réseaux virtuels ou réels, qui s’entrecroisent autour du journal. Nous reviendrons sur ces entreprises qu’ont suscitées lecture, relecture des journaux ; mais après avoir explicité la constitution d’un corpus, nous allons tenter de montrer les évolutions dans l’écriture, la lecture, et les fonctions du journal personnel.

3 Pour établir le corpus, on aurait pu se limiter aux derniers Garde-mémoire parus depuis 20054. En feuilletant les dernières livraisons de La Faute à Rousseau5, on note une continuité évidente, tant dans la poursuite des dépôts eux-mêmes (le même diariste envoyant régulièrement les volumes suivants de son journal), que dans la démarche qui consiste à s’inspirer de l’enrichissement régulier du fonds, connu grâce à la lecture des « échos », pour se lancer, ou se relancer, dans la rédaction de son journal. Je me suis

Genesis, 32 | 2011 211

donc proposé d’élargir les investigations, non sans un certain bonheur, d’ailleurs, à retrouver quelques années plus tard des diaristes déjà côtoyés, comme de vieux amis qui s’étaient éloignés. Pour en donner un exemple, je citerai le projet de Françoise Bonnot-Jörgens, le Cahier des Yétis : journal collectif de quatre jeunes filles pensionnaires, retrouvé et transcrit par l’une d’elle, Françoise, suite à un appel aux journaux personnels paru dans la FAR d’octobre 2002. Il s’agit d’un journal collectif écrit en 1961 dans le cadre d’une pension en Bourgogne, commencé parce que le clan des quatre Yétis avait été séparé par punition : « On nous empêchait de parler, qu’à cela ne tienne, nous écririons ! »

4 Françoise Bonnot-Jörgens a bien voulu me confier, outre le « Cahier des Yétis6 », le tome de son journal intitulé « Françoise en pension7 », que j’avais lu avec beaucoup d’intérêt, et, plus émouvant encore, deux cahiers d’écolières où s’entrecroisent les quatre écritures. L’ensemble pourrait autoriser une étude génétique ; contentons-nous pour le moment du grand plaisir à découvrir ces Yétis. Ces quatre demoiselles échangent, s’interpellent, se morigènent ; il y est beaucoup question d’amours : c’est normal, elles ont dix-sept ans !

5 Suivons ce fil rouge des Garde-mémoire : superposés, les sept, bientôt huit tomes constituent un immense et unique journal-monstre, mais un bon monstre, nourri des pages innombrables écrites au jour le jour par les déposants. J’ai relevé dans les index de ces répertoires, aussi imparfaits soient-ils, deux cent soixante-sept occurrences pour les « journaux », « carnets », ou encore « cahiers » déposés entre 1992 et 2006, auxquels il faut ajouter vingt-cinq textes déposés ultérieurement.

6 Journaux de dames et demoiselles, à l’ancienne ? Point du tout ! Sur ces trois cents textes donc, un bon tiers seulement est écrit par des femmes, d’après une évaluation à la volée.

7 Arrêtons-là les chiffres, après avoir indiqué que ces textes sont de taille très inégale, allant des quelques feuillets d’un carnet lui-même souvent minuscule à des journaux considérables, celui de Jacqueline Masson par exemple8, les trente-deux tomes d’Henri- Jacques Dupuy9 ou encore celui de Louis Quentin-Romans. Nous ne sommes pas loin des journaux illustres, celui d’Amiel notamment que je ne cite pas par hasard, puisqu’un carnet et un journal du célèbre Suisse ont été transcrits et déposés à l’APA par Louis Vannieuwenborgh10.

8 Ces milliers de pages, je n’aurais pas l’outrecuidance de prétendre les avoir lues : j’en ai évalué l’ampleur et parcouru… un dixième, avec une certitude cependant : à court ou long terme, les journaux confiés à l’APA seront lus et l’ont déjà été pour une bonne part, et attentivement, comme en témoignent les « échos » issus d’une lecture individuelle, et sur lesquels je m’appuierai pour étayer cette vue d’ensemble du « Journal-à-l’APA ».

9 Loin de moi l’idée d’attribuer un « prix du journal intime », à l’image de cette entreprise menée par Marguerite Grepon et relatée par Philippe Lejeune11, prix d’ailleurs attribué à un certain Jean Donostia dont il sera question plus loin. Il ne s’agira pas d’établir une quelconque hiérarchie entre ces différents journaux, de les évaluer à l’aune de critères littéraires par exemple. Dernière contrainte enfin, mais on en aura compris la nécessité : le dit corpus s’appuie exclusivement sur les textes (fussent-ils virtuels sur un support informatique) archivés à la Grenette d’Ambérieu, et donc

Genesis, 32 | 2011 212

inédits lors de leur dépôt puisque, faut-il le rappeler, l’APA n’est pas une maison d’édition, sans aller jusqu’à paraphraser la formule célèbre : « édition = trahison ».

Formes et évolution du journal

J’écris pour savoir ce que je pense, ce que je sens, surtout. Et sur rien. Une fois les lettres formées, inscrites, c’est comme si j’avais obtenu ce reflet, le double de ce que j’ai pensé, vu, senti. J’ai l’impression un instant d’avoir pris dans mes filets ce qui était fuyant, fugace et je crois que je pourrai ainsi toujours le retrouver12.

10 Les premiers journaux reçus étaient des cahiers manuscrits, des registres, des livres de comptes, dont les pages jaunies, couvertes d’une belle écriture, se révélaient quelquefois difficiles à déchiffrer. C’est le passage vertigineux du cahier à serrure aux blogs immatériels qu’on voudrait évoquer, sachant qu’un certain Mongolo parlait ainsi de son blog comme « un download de moi-même… je download ce que je suis 13… » : oh ! mânes de Claire Pic !

11 À ce stade, il est utile de proposer une définition du journal, dont la plus significative me paraît être celle que formule Françoise Simonet-Tenant dans son étude sur le journal intime14 : « Le journal se présente sous la forme d’un énoncé fragmenté qui épouse le dispositif du calendrier et qui est constitué d’une succession d’entrées. »

12 Ces journaux portent des titres, qui ne sont manifestement pas attribués au hasard, même si cette attribution est postérieure à la rédaction, quand le journal est, paradoxalement, achevé, qu’il est considéré par son auteur comme un tout. Jean-Luc Boivin, Françoise Bonnot-Jörgens, multirécidivistes, attribuent un titre différent à chacune de leurs livraisons. Citons, dans le désordre : « Journal », « Mon Journal », « Journal d’un homme sans importance », « d’une enseignante », « d’une révoltée », « Journal de rien », « de travail », « de maladie », « de raison », « de deuil », « d’une fuite désordonnée », « Carnets (de Voyage, de Guerre) », « Chroniques », « Mes pages », « Pages noires », « Mémoires15 »… La liste en est sans fin.

13 Après le choix du titre, celui du support revêt une grande importance, et il est souvent commenté : cahiers, grands ou petits, agendas, journal vendu en tant que tel, collation de feuilles éparses, rare est l’indifférence dans ce domaine, même pour des écritures qualifiées de griffonnages. L’achèvement du cahier, pourtant choisi épais, l’entame d’un second, sont signalés, soulignant l’importance que le diariste accorde au suivi de sa besogne : « 19/9/1997 : Fin du gros cahier que je craignais de ne pas finir. Ira-t-il à l’APA ? Mérite-t-il d’y aller ? Et eux, méritent-ils de me lire16 ? »

14 Atelier pour bricolages d’écriture, le journal s’enrichit souvent de toutes sortes de pièces annexes : dessins, collages, coupures de presse, photographies, tickets divers, objets marqueurs du temps, journal-herbier encore17 pour en arriver à une œuvre d’art, réfléchie, telle que l’a exposée l’artiste et diariste Marie-Dominique Pot à propos du journal plastique, des « jours peints » pour reprendre sa belle expression18. La fabrique du journal n’est pas une activité réservée à l’adolescence, même si nous avons de

Genesis, 32 | 2011 213

nombreux exemples de cette pratique dans les journaux d’Anne Gary ou d’Ariane Grimm19. Dans l’un des trente-deux volumes du journal d’Henri-Jacques Dupuy, un tiers est constitué de documents divers, lettres, poèmes. Gérard G. Kersagat glisse des récits de rêves, une ébauche de roman, tandis qu’Henri Baude complète les livraisons successives de ses « Petits faits vrais » par un album de photographies commentées20.

15 Après le passage du manuscrit à la dactylographie, qui nous paraît désuète, les textes déposés depuis 2000 arrivent en traitement de texte, assez normalisé, ce qui n’empêche pas une amélioration de leur présentation, notamment par l’incorporation soignée de documents annexes. C’est en 2000 que Philippe Lejeune dans Cher écran21 évoque la tenue de journaux en ligne tandis que CD-Rom et DVD arrivent maintenant à la Grenette, témoignages tout à fait symptomatiques de l’évolution des supports, et bien entendu des pratiques22. À titre d’exemple, nous avons déjà évoqué le journal on line de Mongolo, dont en 2007 Bernard Massip évoque l’existence sous le titre « Un journal d’autrefois » ! C’était à l’occasion d’une table ronde et d’un dossier de la FAR consacrés au thème « L’Internet et moi23 », riche de perspectives sur l’évolution des diaristes et de leurs journaux. S’ouvrant sur cette affirmation paradoxale : « Ce site est strictement confidentiel car il contient mon journal intime », le dossier interroge des diaristes en ligne qui « avouent » avoir commencé à tenir un journal « papier », pour ensuite continuer en ligne, et pour beaucoup ne plus vouloir en revenir aux vieilles pratiques…

Du support au contenu

Mardi 16 décembre 1862 : Je commence ce journal dans ma chambre, près de mon frère qui est malade […]. Le finirai-je ? Qu’aurais-je à y enregistrer ?… graves questions24.

16 Ces questions de supports, qui pour être matérielles n’en sont pas moins importantes, résolues par le diariste, on peut s’interroger sur les circonstances de début, voire de fin du journal – la première étant évidemment plus facile à résoudre que la seconde. Sans revenir sur l’injonction faite aux jeunes filles de tenir un journal, toutes sortes de raisons incitent à cette entreprise : lectures par exemple de journaux illustres – celui d’Anne Frank pour A. Grimm à celui d’Amiel pour Anne Gary, de Claude Mauriac pour Claude Cailleau ou Louis Bauvineau25. Ces journaux à long terme côtoient de nombreux journaux rédigés sous le choc d’un événement collectif, les guerres notamment et leurs différents épisodes (combats de 14-18, exode, Occupation, Résistance) ou individuel : le journal entrepris à l’annonce d’une maladie, au plus fort d’une dépression, d’une anorexie, ou pour accompagner la maladie d’un proche, comme le très beau journal de Claude Loubinoux26, celui de la mère de Petite Hélène, l’annonce d’une grossesse, ou les journaux de travail de Cédric Paulin27. Les journaux de voyage sont également très présents dans le fonds, rédigés à l’aune d’une solide tradition littéraire28.

17 Contrairement aux journaux réguliers, ces derniers exemples, dont le nombre de pages est souvent proportionnel à la durée de l’événement déclenchant, ont par définition une fin : fin du voyage, achèvement du travail entrepris, plus tragiquement issue fatale du diariste ou de celui qu’on a voulu suivre par l’écriture quotidienne, rémission aussi, et notamment dans les maladies de l’âme. L’abandon, quelquefois temporaire, de la tenue du journal, correspond souvent aussi plus banalement au passage à un nouvel

Genesis, 32 | 2011 214

épisode de l’existence : mariage, passage de l’adolescence à l’âge adulte, ou à la vie professionnelle… Pour les diaristes au long cours, la fin du journal est un autre problème, puisqu’elle implique la fin du diariste lui-même : question délicate dont a traité Philippe Lejeune : « Le journal est virtuellement indéfinissable dès le départ, puisqu’il existera toujours un temps vécu ultérieur à l’écriture, rendant nécessaire une nouvelle écriture et qu’un jour ce temps ultérieur prendra la forme de la mort29. » Journal terminé, journal interminable ? Difficile de gloser davantage, sauf à relever les interrogations formulées par Claude Cailleau, encore, qui signale en août 1998 son adhésion à l’APA, « avec le projet d’y déposer ce journal, quand j’aurais décidé d’y mettre fin30… », tandis que Pierre Boffard termine le sien par cet aphorisme31 : « Tout ce qui ne vaut pas la peine d’être écrit ne valait pas la peine d’être vécu ». Dans ses carnets de 1999 à 2003, Philippe Rolland évoque de manière récurrente son désir de mourir, et plusieurs tentatives de suicide32. L’idée de la mort est souvent présente : lire le pessimiste Jean Donostia33. Après avoir rappelé le fait qu’il n’écrive plus, son « suicide littéraire », il observe : […] Tous mes correspondants sont morts. J’avais trouvé dans ces échanges une activité qui calmait mon prurit de l’écriture. Il a fallu me remettre à prendre des notes pour ce Journal. Des notes de néant. […] Ceux qui liraient ces pages croiraient qu’à la fin de ma vie je ne pensais qu’à la mort. Mais que pourrais-je faire d’autre, seul, dans le living ? Et dire qu’on appelle ça un « living ».

18 « Série de traces datées », le journal, on l’a dit, comporte des entrées qui marquent une fois encore ce rapport au temps particulier qu’entretient tout diariste, qui veut, à tout prix, fixer le temps, ou les temps importants – pour se souvenir, à jamais ? pour y revenir, se relire, se réécrire quelquefois. Il serait trop long d’analyser ici le rythme, variable, de ces entrées, rythme évidemment lié au contenu et aux circonstances d’écriture, sauf à dire que le marquage du temps y est systématique, sous des formes variées reflétant la subjectivité du diariste.

19 Avant d’envisager les fonctions du journal, il faut s’attarder sur la démarche matérielle consistant à reprendre son journal, démarche dont nous avons de nombreux exemples sur quinze années. Recopier soi-même ou transcrire un manuscrit, ressaisir, comme on dit : « Ressaisis-toi ! », ce qu’a fait Hélène-Françoise Arnoldy pour les seize années d’un journal déposé à l’APA ; elle tire de cette expérience un « Journal du Journal », un feed- back34. Sylvette Dupuy, avant de le déposer, a intégralement transcrit le journal de son père pour, plus tard, en extraire un nouveau volume35 dont la composition est originale, mêlant ses souvenirs à ceux de son père. Marine Laurent a composé un diptyque entre son cahier de jeunesse et ses notes de lectures contemporaines, à quarante-cinq ans de distance36. Jean-Luc Boivin, diariste en neuf volumes, propose en 2001 une refonte de son journal37.

20 Marie-Josée Tevas note drôlement38 : « J’ai recommencé à saisir mon Journal sur l’ordinateur mais cette fois-ci je mettrai mes textes sur disquette pour ne pas tout me repayer un jour. » Comme d’autres, cette dernière dit tout le bien qu’elle ressent de cette opération qu’on pourrait penser fastidieuse : c’est revenir sur ses pas, reprendre des sentes qu’on croyait abandonnées depuis longtemps, mesurer les distances et ressentir un étrange sentiment de proximité avec soi-même : lecture en miroir, lecture en abyme ?

Genesis, 32 | 2011 215

21 Travaux de couturière, reprises du bâti et des coutures, cette entreprise de finitions, de polissage sans fin du bel ouvrage fait bien entendu partie des fonctions du journal, elle n’est ni anodine, ni gratuite, mais souvent gratifiante.

Fonction, fonctions du journal

Le rédacteur du journal intime se place au centre du monde. Pour se faire pardonner cet orgueil délirant, il ne possède qu’une arme : la sincérité. Arme dangereuse, puisqu’elle consiste précisément à rendre les armes, à se présenter nu et sans défense, à se livrer aux autres, et même à retourner les armes contre soi-même pour se fouiller, se débusquer, s’écorcher39…

22 « À partir d’un journal intime, que faire ? », s’interrogeait Dominique Perrut en 1993, lors d’une des premières manifestations publiques de l’APA40. La question a été entendue, reprise, et il y a été répondu de diverses façons, au sein même d’un cercle alors restreint de journaliers passionnés. S’il a été beaucoup écrit sur les multiples fonctions du journal41, nous voudrions nous arrêter sur le contexte spécifique des diaristes apaïstes, observés sous l’angle du scripteur lui-même et de son ou ses lecteurs potentiels, ouvrir des pistes.

23 Fonction thérapeutique du journal ? Tout déverser, gratter ses plaies et en éprouver un soulagement, ériger une barrière de mots contre la mort. Plusieurs journaux récemment arrivés traitent à nouveau de dépression, tel celui intitulé : « Mon journal a une dépression42 ». « Descente aux enfers43 » relate treize mois de détention, et note la gêne ressentie quand la compagne de cellule s’empare du journal. Ce malaise-là, on le retrouve fréquemment, et la lecture de son journal par autrui peut être vécue comme une intrusion très forte, insupportable, par exemple pour le fils d’Anne Favret qui jette son journal et d’autres écrits en constatant que sa mère les a lus44.

24 Fonction identitaire ? Cerner son moi, donner par une écriture que l’on proclame ordinaire, une image de soi, souvent piètre, complaisamment médiocre. Ne pas tout dire cependant même à soi-même, par une étrange pudeur qui se traduit par de la rétention, l’usage d’initiales pour désigner l’être cher, ou bien honni : « Même dans son journal, pourquoi ne pas tout s’avouer à soi-même ? », écrivait déjà Claire Pic.

25 Le diariste ruse avec lui-même, joue avec son moi, se dissimule derrière les masques dont il s’est affublé pour se jouer à lui-même la tragédie du moi. « L’écriture archive mes souvenirs » dit joliment Pierre Boffard de son journal, « ramasse-miettes […] où ma propre décence filtre ce qui peut être dit45 ». Hélène-Françoise Arnoldy, établissant le bilan-catalogue de ses journaux, note : « Je vais me nourrir de moi-même… », et plus loin : « Ce travail de relecture m’apaise, me donne confiance en moi… ».

26 Fonction de transmission ? Elle s’impose à certains diaristes dans un contexte familial ou élargi (quoique cette démarche soit plus fréquente dans l’écriture du récit de vie), et commence par la transcription, afin qu’elle soit plus accessible aux descendants, ou par souci historique46.

Genesis, 32 | 2011 216

27 Enfin, et quoi qu’ils en disent, fonction de communication avec un lecteur potentiel, incarné à l’APA par le lecteur et le groupe de lecture qui s’est engagé moralement en quelque sorte à être ce premier lecteur : l’ombre du destinataire plane sur le diariste.

28 Il y a une recherche latente de reconnaissance sociale, dont le désir plus ou moins conscient, plus ou moins clairement exprimé, se révèle dans ces pages. Puis on saute le pas et on publie, ou on tente de publier. Claude Cailleau dit avoir brûlé trente années de son journal pour envisager ensuite un montage sur le modèle du Temps immobile, qu’il enverra avec des coupes et des insertions : « Peut-être au 21e ou au 22e siècle, quelqu’un l’ouvrira-t-il en me faisant revivre un moment ? »

29 Se pose en effet la question de la réception de ces journaux dans des cercles de plus en plus larges, quand le diariste n’a pas manifesté tout à fait clairement son désir de n’être pas lu, jamais lu ou seulement lu après sa mort, recommandation formulée par Marie Borin, qui a déposé de nombreux textes de fiction à l’APA, publiés, mais envoyé les caisses de son journal personnel à Ambérieu. La réception de ces textes, parfois brûlants, n’est pas univoque. Ainsi la famille n’est pas toujours enthousiaste devant la révélation de ce qu’elle considère comme des histoires à ne pas divulguer, quand elle ne trouve pas simplement ridicule l’exposition de ce « misérable petit tas de secrets ».

30 Pour clore ce panorama, jetons un dernier coup d’œil sur les multiples entreprises qu’a déjà engendrées la réception des journaux intimes dans les sages rayonnages de la Grenette : expositions47, tables rondes, groupes se dévouant à la lecture d’un seul journal, mais copieux : citons le groupe de Strasbourg, avec le journal de P. Quentin- Romans, ou le groupe « Journal intime » de Lyon, qui a tiré de sa lecture du journal d’Henri-Jacques Dupuy un Cahier de l’APA. Les passionnés de Jean Donostia, écrivain et diariste, ont réuni l’ensemble de ses carnets et journaux pour en constituer un véritable fonds, à retranscrire et à étudier. Hors du cercle restreint, des manifestations publiques, comme les Matinées et Journées du journal, évoquent les journaux-monstres ou les carnets de voyages. Chercheurs et curieux s’attellent à des travaux au long cours et plongent dans le fonds, pratiquant des investigations par strates, par thèmes, telles que celles menées par Anne-Claire Rebreyend dans sa thèse sur l’intime48. Se succèdent des publications, agrémentées d’un appareil critique : journaux de Claire Pic, d’Opal Whiteley.

31 Les diaristes ont vaincu leurs réticences, franchi le pas, envoyé leurs journaux comme le plus précieux d’eux-mêmes. Tout est possible alors pour explorer sans fin cet univers mystérieux qu’on redécouvre, sans oublier les immenses perspectives qu’offrent la toile et ses ressources interactives. Le journal se nourrit de lui-même, et il se porte bien !

NOTES

1. Hélène Berr, Journal, Paris, Tallandier, 2008, p. 168. Entrée du 10 octobre 1943. 2. Claire Pic, Mon journal 1862-1866, avant-propos de Philippe Lejeune, préface de Chantal Chaveyriat-Dumoulin, autoédité, 2006. 3. Association pour l’Autobiographie, 10 rue Amédée-Bonnet, 01 500 Ambérieu-en-Bugey.

Genesis, 32 | 2011 217

4. Les Garde-mémoire, cités ici sous l’abréviation GM, publient tous les deux ans l’ensemble des « Échos-du-Je », ou comptes rendus par des groupes de lecture des textes déposés à l’APA, qui seront cités sous leur cote APA. 5. La Faute à Rousseau, désignée dorénavant par l’abréviation FAR, est le journal de l’association. 6. APA2451. F. Bonnot-Jörgens, « Cahier des Yétis ». 7. APA 327. F. Bonnot-Jörgens, « Retour en Bourgogne » ; APA 327-2. « Françoise en pension » ; APA 1376. Idem : « Le journal de mes 16 ans ». 8. APA 205. J. Masson, « Journal ». 9. APA 1206. H.-J. Dupuy, « Journal » ; APA 1026. L. Quentin-Romans, « Journal de 1939 à 1998 ». 10. APA 490. H. F. Amiel, « Carnet de voyage » ; et APA 696. H. F. Amiel, « Premier journal ». 11. Philippe Lejeune, Ariane ou le prix du journal intime, Paris, Éditions des Cendres, 2004. 12. APA 2021. Marie-Josée Tevas, « Dix années de la vie d’une femme pas si ordinaire ». 13. APA 1566. Mongolo, « Journal on line ». CD-Rom. 14. Françoise Simonet-Tenant, Le Journal intime, genre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, 2005, p. 19. 15. APA 83. J.-L. Boivin ; APA 397. Anne Ashley ; APA 981. Philippe Santos Arbones ; APA 1200. D. Pemerlé ; APA 2086. Annie Plasseraud ; APA 2204. Michka ; APA 2554. Chloé Mazlo ; APA 37. F.- J. Aubrey. 16. APA 205. Jacqueline Masson, « Journal » (vingt-sept cahiers). 17. APA 285. Richard Bernaer, « Notules botaniques » et « Pages de journal-herbier ». 18. M.-D. Pot, « Jours peints, jours écrits : journaux plastiques » ; Le Journal personnel, dir. Philippe Lejeune, RITM, Université Paris X, 1993, p. 121. 19. A. Grimm, dix-sept Cahiers de mémoire. Voir l’article de Philippe Lejeune dans Le Journal personnel, op. cit. p. 39-50 ; APA 2367. A. Gary, « Journal 1976-1981 » (six cahiers, suivis de douze cahiers). 20. APA 39. H. Baude, « Quelques petits faits vrais ». 21. Philippe Lejeune, Cher écran..., Paris, Éditions du Seuil, 2000. 22. APA 1566. Mongolo, « Journal on line ». 23. FAR, n° 45, 2007. 24. Claire Pic, « Mon journal 1862-1866 », op. cit., p. 9. 25. APA 983.1. C. Cailleau, « Journal 1995-1998 » ; APA 501. L. Bauvineau, « La Rochelle, 126 km. Journal 1976-1989 » (2 t.). 26. APA 10. C. Loubinoux, « À petits pas » ; APA 1496. Lucas Thiery, « Journal » (5 vol. ). 27. APA 1468.2. C. Paulin, « Journal de recherche ». 28. Voir FAR, n° 47, 2008, « Commencements ». 29. Genèses du « je ». Manuscrits et autobiographie, dir. Philippe Lejeune et Catherine Viollet, Paris, CNRS Éditions, 2001 ; P. Lejeune : « Comment finissent les journaux ? », p. 213. 30. APA 983 1. C. Cailleau, « Journal, 2/8/1998 et 18/10/1998 ». 31. APA 648.1. P. Boffard, « Journal 1982-1984 ». 32. APA 2294. P. Rolland, « Carnets 1999-2003 ». Voir FAR, n° 42, 2006, « écho » de F. Lott. 33. APA 961. J. Donostia, « Carnets 80-87 ». 34. APA 214. H.-F. Arnoldy, « Journal 1978-1994 », et « Journal du Journal ». 35. APA 2434. S. Dupuy, « Une année de mon adolescence : tentative d’autopsie de la famille Dupuy ». 36. APA 2395. M. Laurent, « Journaux de lecture 1960-1963, 2006 ». 37. APA 83-8. J.-L. Boivin, « Chronique : refonte du journal ». 38. APA 2021. M.-J. Tevas, « Dix années de la vie d’une femme pas si ordinaire ». 39. APA 2549. André Picherit, « Journal de ma traversée du printemps ». 40. « À partir d’un journal intime, que faire ? », table ronde du 3 avril 1993 ; publication de l’APA (24 p.).

Genesis, 32 | 2011 218

41. Voir l’ensemble des travaux de Philippe Lejeune et de Françoise Simonet-Tenant sur ce point. 42. APA 2550. K. Swan, « Mon journal a une dépression ». 43. APA 2384. Claudine Quentin, « Descente aux enfers ». 44. APA 2110. Anne Favret et Denis D., « Ce rêve est impossible. Journal » (6 vol. ). 45. APA 648. P. Boffard, « Journal 1982-1984 ». 46. APA 2230. Henri Durant, « Journal de voyage, mai 1835 », transcrit par Paule Lunven. 47. Philippe Lejeune, Catherine Bogaert, Le Journal intime. Histoire et Anthologie, Paris, Textuel, 2006. 48. Anne-Claire Rebreyend, « Pour une histoire de l’intime, sexualité et sentiments amoureux en France de 1920 à 1975 », thèse de doctorat, Université Paris VII-Diderot, 2006 ; Intimités amoureuses. France 1920-1975, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, blog, autobiographie, archives, pratique d’écriture

AUTEUR

VÉRONIQUE LEROUX-HUGON

Véronique Leroux Hugon est conservateur des bibliothèques (université Pierre-et-Marie-Curie), secrétaire générale de l’Association pour l’Autobiographie (APA) et membre de l’équipe de rédaction de La Faute à Rousseau. Publications : Des saintes laïques. Les infirmières à l’aube de la IIIe Republique (Paris, Sciences en situation, 1992) ; articles dans La Faute à Rousseau. veronique.leroux-hugon[arobase]upmc.fr

Genesis, 32 | 2011 219

Où trouver des journaux ?

Philippe Lejeune

1 Mais d’abord, trouver des journaux… pour quoi faire ?

2 Dans le cadre des études génétiques, une recherche de journaux imprimés ou manuscrits se fera presque toujours à partir de la fréquentation préalable d’un texte dont on cherche à éclairer l’histoire. Il s’agira donc soit de compléter son dossier génétique (si le texte à étudier est autre qu’un journal), soit, dans le cas d’un journal connu seulement sous sa forme imprimée, de retrouver l’original pour étudier ses transformations internes et les altérations apportées par le processus d’édition.

3 Mais les études génétiques ne sont qu’un cas particulier des curiosités qui peuvent mener à consulter des bibliographies, inventaires ou catalogues à la recherche de journaux.

4 Du côté littéraire, on peut, dans un but éditorial, fouiner, comme dans une brocante, à la recherche de chefs-d’œuvre inconnus. Un exemple : personne n’a encore eu le courage d’éditer ne serait-ce qu’une petite partie de l’étonnant journal-monstre de Jehan Rictus (BnF, cent cinquante-trois cahiers). On peut surtout s’intéresser à l’histoire d’une pratique d’écriture, ce qui suppose la constitution de séries. L’histoire du journal est mal connue : peu de journaux ont été publiés par rapport à l’immense quantité de ceux qui ont été écrits, et même par rapport à la masse respectable de ceux qui ont été conservés. Je pourrais donner pour exemple mon enquête sur les journaux de jeunes filles du XIXe siècle (Le Moi des demoiselles, Paris, Éditions du Seuil, 1993) ou celle dans laquelle je suis engagé actuellement (Aux origines du journal personnel. France, 1750-1815, en préparation).

5 Du côté historique, enfin, bien évidemment, les journaux sont une véritable mine comme « sources » : ils sont souvent exploités pour la quantité et l’originalité de l’information qu’ils recèlent, sans que l’acte d’écriture soit vraiment pris en considération pour lui-même.

Genesis, 32 | 2011 220

Journaux publiés

6 La première démarche consiste à se tourner vers les inventaires de journaux publiés : à l’heure actuelle, il en existe au moins deux.

7 D’abord, sous forme papier, celui qu’a établi en 1997, dans le cadre de son travail de thèse, Jean-Luc Pagès, Bibliographie des journaux intimes publiés en France de 1939 à 1996, tome II de Le Jeu de l’autocritique littéraire à l’autofiction de Proust à Doubrovsky (Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, 488 p.). Ce répertoire, fondé essentiellement sur l’exploitation du catalogue de la BnF, est très utile. Il a bien sûr ses limites (chronologiques : rien avant 1939 ni après 1996) et ses partis pris (un classement qui comporte une part d’arbitraire, et le choix d’inclure toutes les traductions en français de journaux étrangers). Son index des auteurs en fait un bon instrument de recherche.

8 Ensuite, en ligne sous forme électronique, l’Inventaire des journaux francophones publiés depuis janvier 1997 que j’ai entrepris pour faire suite à la bibliographie de Jean-Luc Pagès. Il est fondé sur le dépouillement régulier de Livres du mois, et présenté dans l’ordre alphabétique des auteurs. Pour la période 1997-2009, mille cent un volumes sont recensés, soit une moyenne de quatre-vingt-quatre par an.

9 Ces deux inventaires permettent d’explorer la production imprimée de 1939 à aujourd’hui, mais laissent dans l’ombre toute l’histoire des publications de journaux avant cette date. Pour la période 1900-1950, on peut consulter Susan M. Dolamore, French Autobiographical Writing 1900-1950. An Annotated Bibliography (Londres, Grant & Cutler, 1997), dont l’index signale deux cent six journaux. On ne trouve, avant, aucun inventaire général, mais seulement des inventaires correspondant à des pratiques ou genres particuliers, comme les livres de raison ou les journaux de voyage, ou concernant certaines périodes historiques, sans qu’alors les journaux soient nettement séparés des autres types de témoignages (par exemple dans les différentes bibliographies d’Alfred Fierro, Jean Tulard et Guillaume Bertier de Sauvigny pour la période 1789-1830). Et bien sûr, remontant plus haut dans l’histoire, on peut s’appuyer pour le XVIIe siècle sur les huit volumes d’Émile Bourgeois et Louis André, Les Sources de l’histoire de France, XVIIe siècle (1610-1715), 1913-19351.

10 Une bibliographie générale des journaux en langue française publiés, à l’image de ce qui existe dans le domaine anglophone, reste donc à établir.

Journaux manuscrits

11 Pour les journaux manuscrits (publiés ou non), il n’existe pas non plus d’inventaire général. Il faut d’abord identifier un à un les lieux de conservation, et utiliser les catalogues existants. Ne parlons pas des repérages qui parfois s’imposent dans des collections privées, souvent difficiles à localiser, encore plus difficiles à consulter.

12 On a lu une exploration des fonds de l’APA. Si importants que soient ceux de la Bibliothèque nationale de France, de l’IMEC et d’autres archives institutionnelles, ils ne sont eux-mêmes qu’une partie de l’immensité des ressources disponibles, mais éparses et souvent difficiles à repérer.

Genesis, 32 | 2011 221

13 Pourtant deux ensembles énormes sont devenus récemment plus accessibles grâce à des bases de données : il s’agit du réseau des archives publiques, et de celui des bibliothèques publiques.

14 Pour les archives publiques (nationales, départementales et municipales), la seule solution a longtemps été d’éplucher soi-même un à un les inventaires des fonds privés, quand ils étaient disponibles, travail passionnant mais épuisant. Depuis le début des années deux mille, à l’initiative du GDR n° 2649 « Écrits du for privé » (Centre Roland Mousnier), les Archives de France ont pris l’initiative de demander à chacun des services d’archives publiques de répertorier les textes personnels, écrits avant 1914, qu’il détient. Cette enquête immense se fait en deux temps : d’abord le responsable du centre d’archives repère lui-même ces textes dans ses collections et remplit une fiche descriptive relativement sommaire (« Base de repérage »). Dans un second temps le GDR envoie sur place un enquêteur chargé d’en établir une description détaillée, selon un protocole convenu (« Inventaire analytique »). Commencée en 2003, l’enquête arrive actuellement à peu près au bout de la première étape (quoique certains départements et beaucoup d’archives municipales manquent encore à l’appel), et entame son immense seconde étape. Ces inventaires spécialisés sont déjà en ligne sur le site du GDR (). Pour chaque département, par exemple, la base de repérage énumère et décrit sommairement les textes sous cinq rubriques (Journaux de voyage ou de campagnes – journaux/diaires – livres de raison – livres de raison (livres de comptes) – mémoires). Conçu par des historiens modernistes, ce classement (excluant pour des raisons pratiques les correspondances, qui demanderaient une autre forme d’inventaire) est plus adapté aux textes « modernes » (XVIe-XVIIIe siècles) qu’aux textes « contemporains » (XIXe siècle). Mais l’essentiel est que la fonction « Recherche » permette d’identifier d’un clic la présence ou l’absence d’un auteur, d’explorer les titres, etc. Et il reste possible, évidemment, d’éplucher un à un tous les inventaires, ce qui permet de trouver ce qu’on ne cherchait pas : les surprises sont parfois au rendez- vous.

15 Pour les bibliothèques publiques, on se souvient du monumental Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France (cent seize volumes publiés de 1849 à 1993), qui s’était clos en 1993 par un très utile Index général. Catalogue d’une richesse inouïe (cent quatre-vingt-deux mille notices), mais chaotique (guère d’autre solution que de l’éplucher), et forcément jamais à jour. Depuis 1993, ce catalogue a été converti en une base de données que l’on peut consulter sur le site du Catalogue collectif de France (). Cliquez sur « manuscrit », et vous vous trouvez sur une base de données qui vous donne alors accès simultanément ou séparément, à votre choix, à trois inventaires de manuscrits : le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques françaises, le Catalogue des archives et manuscrits de la BnF (accessible par ailleurs à partir du site de la BnF), et la base PALME qui regroupe les 121 614 notices du Répertoire des manuscrits littéraires français du XXe siècle. L’amateur de « pratiques ordinaires » se délectera du Catalogue général des manuscrits, mais le généticien, lui, se tournera plutôt vers les deux autres, et en particulier vers PALME, dont le menu est spécialement alléchant : « S’y trouvent décrits et localisés les brouillons, épreuves, manuscrits d’œuvres, correspondance et papiers personnels d’écrivains du XXe siècle, conservés dans près de quatre cent quarante institutions (bibliothèques municipales, associations d’Amis d’auteurs, services d’archives, musées, etc.). »

Genesis, 32 | 2011 222

16 Je terminerai par un petit exemple. J’ai toujours admiré le Journal de Paule Régnier (1888-1950), publié par sa sœur en 1953, après son suicide. Le journal publié commence le 22 septembre 1921, elle a trente-trois ans, et la première phrase prouve que ce n’est pas le vrai début : « Je voudrais recommencer à écrire mon journal […]. » Naguère, je n’avais eu comme solution pour pister le journal antérieur que d’écrire à son éditeur (Plon), qui, un demi-siècle après, n’avait plus trace de cet écrivain obscur ni de ses ayants droit. Aujourd’hui, je clique « CCfr » et en trente secondes j’apprends que la Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières a un fonds Paule Régnier, que sous la cote Ms 471 on y trouve son Journal, en neuf cahiers – sans autre détail. Je prends mon téléphone pour les détails, qui arrivent tout de suite grâce à l’obligeance du bibliothécaire. Les trois premiers cahiers vont de décembre 1910 à novembre 1915, le quatrième est daté 1915-1935 : donc j’aurai là une partie du journal antérieur, inédit. Une partie seulement, puisque j’apprends aussi que ces quatre cahiers sont numérotés 21 à 24 : il y aurait donc eu vingt autres cahiers avant… Il ne me reste plus qu’à prendre le train pour Charleville. L’étape suivante du progrès, ce sera quand, au lieu de me payer le train et l’hôtel, je commanderai une numérisation des cahiers. Ce sera un peu dommage : j’aime le train, et rien ne vaut le papier.

NOTES

1. Ces différents inventaires sont répertoriés sur mon site Autopacte : < http:// www.autopacte.org/inventaire2.html#Francais>.

INDEX

Mots-clés : critique génétique, journal intime, journal personnel, autobiographie, archives, BnF, catalogue, bibliothèque

AUTEUR

PHILIPPE LEJEUNE

PHILIPPE LEJEUNE a enseigné la littérature française à l’université Paris-Nord de 1970 à 2004. Il a fondé en 1992 l’Association pour l’Autobiographie (APA). Ses travaux portent sur l’autobiographie (Le Pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975 ; Signes de vie, Paris, Éditions du Seuil, 2005) et sur le journal (Un journal à soi. Histoire d’une pratique, avec Catherine Bogaert, Paris, Textuel, 2003). Ses études de génétique ont porté en particulier sur Anne Frank,

Genesis, 32 | 2011 223

Sartre, Perec, Nathalie Sarraute – voir Les Brouillons de soi, Paris, Éditions du Seuil, 1998. philippe.lejeune[arobase]autopacte.org

Genesis, 32 | 2011 224

Varia

Genesis, 32 | 2011 225

Genèses du Tour through Italy de Stendhal (1811-1813)

Catherine Mariette-Clot

À Christine et Laurent Arbelet

1 L’heureux incident qui a présidé à ce travail fut la redécouverte, au printemps 2008, d’une des strates du dossier génétique du Tour through Italy de Stendhal, perdue depuis 1911. Il s’agit d’une des mises au net réalisées en 1813 par un copiste (Fougeol) à partir d’un cahier autographe de 1811. Cette copie, intitulée de la main de Stendhal « Fin du tour d’Italie, en 1811 », est cousue en cahier, certainement par les soins de celui-ci (fig. 1).

Genesis, 32 | 2011 226

Fig. 1: Manuscrit Arbelet1, f° 99 r°

Collection particulière

2 Ce cahier connaît une étrange destinée : il fut d’abord légué par la famille de Romain Colomb, le cousin de Stendhal, à Auguste Cordier qui, dans les années 1889-1890, transmet l’ensemble de sa collection de manuscrits autographes à Casimir Stryienski, l’un des premiers « stendhaliens » du nom. Mais Auguste Cordier ne se défait pas de ces feuillets sans en avoir au préalable réalisé de sa propre main une copie en « fac- similé » : il imite l’écriture de Stendhal, transpose soigneusement ses croquis sur papier-calque et les joint à sa transcription (Bibliothèque municipale de Grenoble, R 90729 (2) Rés.). Ensuite, la copie de Fougeol et celle de Cordier disparaissent : en 1972, la bibliothèque de Clermont-Ferrand signale qu’elle possède la copie de Cordier et la bibliothèque municipale de Grenoble en fait l’acquisition. En 1981, dans sa notice à l’édition de la Pléiade, Victor Del Litto saluait cette trouvaille – ou plutôt ces retrouvailles – mais indiquait qu’on ne savait pas où avait disparu le cahier original que Stryienski avait eu entre les mains et que Paul Arbelet avait consulté, affirmait-il2. Il devait se trouver dans les mains de particuliers… Effectivement, Paul Arbelet avait consulté ce document pour en faire une première édition avec Stryienski dans les Soirées du Stendhal-Club, Deuxième série, 1908, sous le titre « Fin du Tour d’Italie en 1811 (Cahier complémentaire du “Journal”)3, puis pour son édition du Journal d’Italie, en 19114. Le petit-fils de Paul Arbelet, Laurent Arbelet, venait de découvrir, au printemps 2008, ce précieux cahier dans une malle, au milieu de notes de cours et autres papiers personnels de son grand-père, avec une mention de la main de celui-ci : « manuscrit de Stendhal ». C’est ainsi que l’équipe « Manuscrits de Stendhal5 » fut alertée et que, grâce à la générosité de Laurent Arbelet, je découvris avec émotion un cahier dans l’état où Stendhal l’avait laissé de son vivant, à l’état de nature pourrait-on dire, et jamais encore archivé par les bibliothécaires.

Genesis, 32 | 2011 227

3 À partir de cet élément retrouvé, j’ai voulu reconstituer tous les maillons de la chaîne écrite, de 1811, point de départ de l’écriture sous la forme particulière d’un « journal de voyage », jusqu’aux ultimes traces visibles dans l’œuvre publiée, au-delà même de ce qui constituait sa borne visible, à savoir les copies de 1813. Je me poserai ainsi la question de la valeur de l’écriture personnelle dans la mesure où elle est remaniée, dictée, corrigée et qu’elle subit une transformation générique que seule l’étude transversale du dossier génétique peut aider à comprendre. Enfin, je m’intéresserai au statut du brouillon : pourquoi Stendhal, après s’être donné tant de mal à retravailler certaines pages de son journal les abandonne-t-il ? Le brouillon dans ce cas est-il une impasse, la marque d’une irrésolution ou au contraire une étape vers un futur texte qui l’englobe et le dépasse ?

Chronologie du Voyage

4 Quand il entreprend la rédaction du Voyage en Italie de 18116, Stendhal, auditeur au Conseil d’État, obtient de Pierre Daru, pour lequel il travaille alors, un congé pour l’Italie. Quelques jours avant son départ, il commence à écrire son journal sur un cahier autonome ayant pour titre « A Tour Throught (sic) Italy. 1811 » (fig. 2). Il y récapitule les motivations et les conditions du voyage : 25 th August 1811 […] L’idée me vint de demander un congé et d’aller voir Naples et Rome. Je fis ma demande à [un blanc] qui l’accueillit avec une bonté parfaite.

Fig. 2 : Stendhal, « A Tour Throught Italy. 1811 », f° 2 r°

Cote : R 5896 (23) Rés. Bibliothèque municipale de Grenoble7

Genesis, 32 | 2011 228

5 Le « journal de voyage » commence donc à Paris, le 25 août 1811, dans la continuité du journal proprement dit8, par le récit des préparatifs et des adieux qu’il fait à Mme Daru et à Angeline Beyreter. Avant d’atteindre l’Italie, le diariste traverse la Bourgogne, la Franche-Comté, la Suisse et, quand il arrive enfin à Milan, le 8 septembre, il est bien en Italie mais il ne voyage plus : il « livre bataille » à la belle Angela Pietragrua qu’il désire depuis son premier voyage en Italie de 1800 ; le 20 septembre, la « victoire remportée » fait de Milan le point d’aimantation du récit (il aura du mal à quitter Angela et n’aura de cesse de rentrer à Milan pour la retrouver). Enfin, le 21 septembre, le lendemain de cette victoire, il entame son tour d’Italie proprement dit jusqu’au 24 octobre où il retrouve Angela à Varese ; il reprend alors une nouvelle fois la narration de ses aventures amoureuses. Le 7 novembre, le récit est interrompu, de manière un peu abrupte, sur des considérations esthétiques à peine rédigées, sous forme de notes, alors qu’il ne rentre à Paris que le 27 novembre. On voit donc que ce Tour est autant récit de voyage que récit des amours du diariste, itinéraire personnel autant que culturel.

6 Le titre, calligraphié de manière cérémonieuse sur la première page du Tour (fig. 1), annonce donc un contenu légèrement décalé par rapport à celui qu’on lit effectivement, qui se cherche, s’égare en des pages discontinues où alternent des descriptions de paysages et de tableaux vus dans des musées, des notes de lecture, des réflexions personnelles et des prouesses sexuelles à demi voilées. Le titre affiche une intention littéraire que l’écriture au jour le jour déçoit : le geste emphatique qui le trace montre la solennité d’une amorce scripturaire que dément le contenu du journal qu’on lit, fait de notes souvent elliptiques et fragmentaires. Il renvoie sans doute à une pratique qui s’intensifie depuis la fin du XVIIIe siècle et que Chateaubriand a consacrée par son Itinéraire de Paris à Jérusalem, paru en 1811, l’année même où Stendhal amorce son Tour through Italy. Le Journal ne peut échapper à ce « fait culturel9 » – un voyage donne lieu à sa narration – et l’effet d’annonce que constitue la calligraphie du titre se situe certainement dans ce genre de projet alors dans l’air du temps.

Description matérielle du dossier génétique

7 Il s’agissait avant toute interprétation de remettre de l’ordre dans les différentes strates du dossier manuscrit, d’en rétablir la chronologie et, comme nous le suggère Almuth Grésillon, « de restituer le principal fil conducteur de l’écriture, celui qui permet d’ordonner les matériaux selon les lois d’une filiation linéaire, celles qui président aux arbres de la généalogie, bref, les lois du “stemma” »10.

8 Les éléments du Tour through Italy se déploient ainsi autour de deux grands ensembles temporels : la rédaction du premier jet de 1811 qui épouse le déroulement du voyage réel et la campagne de relecture en 1813.

9 Nous avons ainsi deux massifs d’écriture distincts :

Les autographes de 1811

10 - un cahier autographe intitulé A Tour Throught (sic) Italy. 1811 (Bibliothèque municipale de Grenoble, R 5896 (23) Rés.11) qui va jusqu’à la date du « 19 8bre 1811 » [19 octobre 1811] (R 5896 (23) Rés., fos 113 r°-114 v°). Relu et corrigé en 1813 : annotations autographes et notes de régie ;

Genesis, 32 | 2011 229

11 - un second cahier autographe (R 5896 (14) Rés., fos 189 r°-212 r°) qui relate le second séjour à Milan à partir du moment où Henri Beyle retrouve Angela (24 octobre 1811) et qui comporte quatre pages de titre : Collection complète du Voyage en Italie de 1811 (f° 189 r°) ; 1811 A Tour in Italy ; dernier cahier (f° 190 r°) ; 1811 Italie (f° 190 v°) ; dernière partie du Journal ; second séjour à Milan (f° 192 r°). Corrections et notes de régie de 1813.

Les copies de 1813

12 - R 5896 (2) Rés., (fos 162-175) : dictée de la partie manquante correspondant au voyage de Florence à Rome et au séjour à Rome ; chapitre « Musique à Naples » ;

13 - 1re copie : cahier n° 51 (disparu) et cahier n° 50 (Manuscrit Arbelet : « Fin du Tour d’Italie ») ;

14 - transcription par A. Cordier du cahier n° 50 : copie Cordier (R 90729 (2), Rés.) ;

15 - 2e copie (mise au net) : copie Crozet-Royer « Tour d’Italie en 1811 par M. de Léry » (aujourd’hui introuvable).

La campagne de relecture (1813)

16 En janvier 1813, Stendhal rentre, épuisé, désespéré, malade, de la campagne de Russie. En mars, avec évidemment plus de distance personnelle et plus de conscience de sa vocation d’écrivain12, il reprend son manuscrit de 1811. Que fait-il alors ?

17 1. Il comble certaines lacunes de fragments perdus en cours de voyage, en dictant à son copiste quelques pages sur le trajet Florence-Rome et le séjour à Rome ainsi que la traduction de l’ouvrage de Luigi Galanti Napoli e il suo contorno (Naples et ses environs) qui formera le chapitre « Musique à Naples » ; il relit cette copie et la corrige (R 5896, (2) Rés., fos 162 r°-175 v°).

18 2. Il corrige son manuscrit de 1811 et le « prépare » pour la copie qu’en doit faire son copiste. On trouve donc des notes de régie destinées au copiste pour qu’il intercale des ajouts au bon endroit : « J’ai oublié l’autre registre dans la diligence. Placer ceci après la page 55 du 1er cahier » (R 5896 (23) Rés., f° 23 r°).

19 3. Il dicte à son copiste Fougeol cette version corrigée du manuscrit autographe en y intégrant la dictée de la copie des pages perdues. Il corrige cette copie (cahiers n° 51 : « commencement du voyage » et 50 : « Fin du voyage13 ») : cahiers n° 51 (disparu) et cahier n° 50 : copie Arbelet retrouvée en 2008.

20 4. Il dicte à nouveau à son copiste cette nouvelle mouture pour la mettre au net en y insérant les corrections et les ajouts transcrits sur la copie précédente, mais aussi d’autres modifications qu’il invente spontanément en dictant oralement [copie dite Crozet-Royer que Victor Del Litto dit avoir consultée chez Mme de Royer à Claix (Isère)14].

21 L’analyse des différentes strates du manuscrit nous renseigne de manière très précise sur le travail d’écriture stendhalien, déjà analysé ailleurs par Gérald Rannaud15 : à partir des corrections apportées sur le premier jet autographe, Stendhal invente oralement son texte par des dictées successives qu’il annote une fois qu’elles sont établies par son copiste et qu’il dicte à nouveau jusqu’à la dernière couche d’écriture. On voit ici que toute linéarité est exclue du processus d’écriture et que le « texte » se

Genesis, 32 | 2011 230

construit dans le mouvement de cette alternance rédaction-relecture, englobant successivement les annotations antérieures et les dépassant par l’improvisation orale (fig. 3).

Fig. 3: Manuscrit Arbelet, f° 163 r°

Collection particulière

Vers une fictionnalisation du récit de soi ?

22 Le travail de reprise du journal de 1811 doit nous conduire à en retrouver le sens.

23 Plusieurs niveaux de transformation sont à identifier : d’abord, les surcharges et ratures sur le manuscrit de 1811 vont, semble-t-il, dans le sens d’un effacement progressif des traces de subjectivité et de datation des entrées du journal, marques de l’écriture diariste : les noms propres sont remplacés par des initiales ou des pseudonymes ; les dates de rédaction du manuscrit autographe sont mises entre parenthèses pour que le copiste ne les reporte pas sur la copie ; un découpage en chapitres est esquissé, en interligne, même si la numérotation de ces chapitres n’est pas systématique : parfois un blanc succède à la mention « chapitre », en vue d’un remaniement ultérieur (fig. 4).

Genesis, 32 | 2011 231

Fig. 4 : « A Tour Throught Italy. 1811 », f° 4 r°

Cote : R 5896 (23) Rés. Bibliothèque municipale de Grenoble

24 La première copie de 1813 introduit du liant entre les chapitres (qui sont créés et numérotés de façon plus systématique que dans la version corrigée de 1811) afin d’effacer l’impression de discontinuité des entrées du journal. Par exemple, au folio 192 r° du volume XIV (R 5896 Rés.), on pouvait lire la remarque suivante : À mesure que mon voyage devient bon mon journal devient mauvais. Souvent pour moi décrire le bonheur c’est l’affaiblir. C’est une plante trop délicate qu’il ne faut pas toucher. Voici quelques fragments décrivant des instants de mon second séjour à Milan.

25 Sur le folio 163 r° du Manuscrit Arbelet (fig. 3), on peut lire l’ajout suivant, en interligne : Chapitre LXII J’arrivai à Milan le 22 8bre [22 octobre] 1811 à la nuit tombante ayant mis moins d’un mois à voir toute l’Italie. Je ne touchais pas le pavé en marchant dans les rues. Milanese avait peur d’être assassiné en venant de Lodi. Je revois enfin la Porta Romana. À mesure que mon voyage devient bon […].

26 Sont ajoutées les circonstances du retour à Milan et les impressions de bonheur qui s’y rattachent. Le récit devient plus factuel et un lien s’établit avec l’ensemble des pages écrites pour leur donner une cohérence globale plus visible : le journal se réécrit avec le savoir de ce qui s’est passé ultérieurement, ce qui est contraire à la logique propre du journal quotidien, inscient des événements du lendemain. Le récit au passé se substitue donc au discours du présent ; l’ajout est daté : « écrit en 1813 ».

Genesis, 32 | 2011 232

27 Mais c’est sur la dernière copie du dossier manuscrit (copie Crozet-Royer) que les changements sont le plus caractéristiques : la première personne du singulier propre à l’écriture diariste cède la place à un narrateur, M. de Léry, qui aurait communiqué au narrateur premier son journal, selon la mise en scène éditoriale du manuscrit trouvé ou légué, typique des récits du XVIIIe siècle : Tour d’Italie en 1811 par M. de Léry. M. de Léry, capitaine aide de camp, m’a permis, avant de partir, de prendre ce que je voudrais dans ses manuscrits. J’ai fait copier un morceau sur le style et sa course en Italie. Il y a dans le récit de celle-ci plusieurs parties qui ne sont apparemment intelligibles que pour lui16.

28 Le récit est donc emboîté dans une fiction éditoriale, ce qui accroît encore la distance avec l’écriture au jour le jour du Journal. La « Préface » de M. de Léry narrativise le processus d’écriture : elle explique comment le récit de 1811 sera gardé intact, dans la gangue du corps principal du manuscrit, mémoire des moments sacrés du bonheur d’avant 1813 ; les réflexions de 1813 seront, elles, détachées matériellement du texte, « en note », mais intégrées au discours préfaciel : Préface : Non sum qualis eram. Je suis malheureusement loin d’être l’homme de 1811. Je ne corrigerai donc rien à mes journaux de 1811. Ils perdraient en ressemblance à mes sensations ce qu’ils pourraient gagner en clarté et en agrément. Je suis dans le calme le plus parfait. À mon retour de Moscou, je n’ai plus retrouvé les passions qui animaient ma vie. […] La froideur où je suis tombé actuellement ne serait pas désagréable, si j’avais le souvenir du bonheur que me donnaient les goûts qui occupaient ma vie avant mon voyage en Russie. […] Je viens de décacheter les cinq ou six enveloppes qui renfermaient le journal de 1811. Je vais le copier ou le faire copier exactement. Je ne me permettrai d’autre altération que de mettre en français les passages écrits alors en anglais pour la prudence. Tout ce que j’ajouterai sera en note et date de ce temps de froideur (1813)17.

29 Les notes ne sont donc plus des ajouts ou des corrections destinés à commenter le manuscrit de 1811, mais une autre voix dialoguant avec un autre temps de l’écriture et partie intégrante de cette nouvelle mouture qui englobe les deux strates de l’écriture. L’écriture agit donc par intégration de ce qui n’était qu’apostille et marginale ; elle se situe à l’intersection d’un temps mort dont il faut garder la mémoire que le narrateur a perdue et d’un temps présent, nostalgique de ces temps révolus.

30 Dans cette strate de 1813, la relation au lecteur est très perceptible alors que le diariste de 1811 hésitait à réserver l’écriture à son seul usage ou bien à la partager avec un éventuel lecteur, déclarant par exemple, à Milan, le 8 septembre 1811 : « Dirais-je ce qui m’a ému le plus en arrivant à Milan ? (on va bien voir que ceci n’est écrit que pour moi.) C’est une certaine odeur de fumier particulière à ces rues. Cela, plus que tout le reste, me prouvait apparemment que j’étais à Milan18. » Dans cet aveu, perçait déjà la présence d’un destinataire paradoxal, nié et sollicité à la fois : en effet, à qui s’adresse la question posée ? quel est ce « on » à qui elle est destinée ? Le « narrateur » de 1811 envisageait même parfois la présence effective d’un lecteur : « Je ne dis pas que ces jugements soient vrais pour vous qui me lisez, mais ils le sont pour moi, M.H.B., né en 1783 et ballotté par onze ans d’expérience. Voilà ce que je pense19. » Les copies de 1813 vont donc dans le sens d’une affirmation de plus en plus nette du caractère fictionnel du récit : le lecteur y est admis comme une instance évidente du processus énonciatif et le voyageur donne par avance à ses notes un destinataire, sans avoir besoin de le

Genesis, 32 | 2011 233

nommer précisément. Il lui offre, d’emblée, le mode d’emploi de son récit : « Je ne me permettrai d’autre altération que de mettre en français les passages écrits alors en anglais pour la prudence. Tout ce que j’ajouterai sera en note et date de ce temps de froideur (1813). »

31 Les différentes strates du dossier manuscrit nous montrent également les mutations génériques de cette écriture en devenir. En 1811, malgré elle, à la faveur d’un événement imprévu, l’écriture du journal est déviée de ses fonctions initiales (journal de voyage) et dérive vers l’« intime » : Stendhal tombe amoureux d’Angela Pietragrua. Ainsi, entre le moment qui précède le premier séjour à Milan et celui qui lui succède, la tonalité change du tout au tout : le Tour d’Italie n’est plus vraiment le but du voyage ; depuis qu’il a quitté Milan le 21 septembre, le narrateur n’a plus qu’une obsession, retrouver Angela. Le 9 octobre, à Naples, il écrit son impatience : Je crois que je suis amoureux de [Mme Pietragrua]. Du moins, depuis Bologne, j’aurais toujours mieux aimé être avec elle qu’au lieu où je me trouvais. Je me surprends sept à huit fois par jour à penser à elle avec tendresse, avec rêverie ; ma respiration est accélérée et je quitte avec peine ce doux penser. […] Il me semble que ce que j’éprouve est de l’amour dans toute l’étendue que ce mot a dans mon esprit. Je grille de retourner à Milan. Rien ne m’émeut. Je serais plus sensible à ce que je vois si j’eusse sauté Milan. Peut-être n’irai-je pas à Ancône20.

32 Mais, de manière concurrente, au cours du voyage, une autre vocation se dessine et l’artiste se révèle sous l’amoureux : J’ai cru longtemps être né insensible à la sculpture et même à la peinture. Mais enfin près d’Iselle, en sentant le genre de cascade qu’il conviendrait de mettre autour du palais de La Pauvreté, j’ai compris que je sentais aussi le langage des choses muettes21.

33 À la toute fin du journal de 1811, au moment même où l’écriture s’épuise, c’est même la seule orientation qui persiste, sous forme de bribes discontinues, de notations elliptiques. Et le « Tour d’Italie » s’achève ainsi : 7 novembre 1811 Vu ce matin la galerie de l’Archevêché. Belle figure de Procaccini. Copie de la Madeleine du Corrège qui me semble jolie. Beau portrait de pape, en petit de Titien, dit-on. Relief d’un profil du Titien22.

34 Le « Voyage en Italie » est donc non seulement un brouillon jamais publié mais un inachevé, un récit ouvert, tendu vers autre chose que l’écriture du journal. À un moment donné, Stendhal a sans doute conscience que son Journal de voyage est devenu une esquisse différente de ce qu’il avait imaginé qu’il pouvait être ; ou bien peut-être le voyage – et son écriture quasi quotidienne – donne-t-il un autre élan à son désir d’écriture. L’épuisement que nous constatons à la fin de ce cahier est paradoxalement un processus dynamique : Stendhal abandonne certes son manuscrit, pratique fréquente chez lui, mais ni définitivement, ni absolument, comme on va le voir.

35 La copie Arbelet répare en effet cette fin trop abrupte en lui adjoignant un nouveau chapitre (LXXX) qui ferme de manière moins soudaine le processus d’écriture et qui, par l’ajout du mot « Fin », ôte le caractère nécessairement inachevé du journal non publié (fig. 5) : Chapitre LXXX Après cela je fus trop heureux et trop occupé par la jalousie de ces MM. pour avoir le temps d’écrire. Je partis de Milan le 13 novembre, arrivai à Paris le 27 novembre à 5 h 1/2. Great. Le lendemain bataille perdue.

Genesis, 32 | 2011 234

Fin.

36 La boucle du voyage est donc bouclée : la mention du retour à Paris en signe l’achèvement par une clôture artificielle (puisque ajoutée après-coup et non en temps et lieu du voyage).

Fig. 5 : Manuscrit Arbelet, f° 195 r°

Collection particulière

37 Sur la copie Crozet-Royer, la mise en récit est accentuée. La mention « Chapitre I » remplace la date liminaire, intégrée désormais au flux de la narration : « Hier, 25 août 1811, j’ai arrêté ma place dans la diligence de Milan. » L’effet de localisation et de datation propre au « Journal » est donc effacé au profit d’un lissage des aspérités produites par la narration chaotique et incertaine de l’écriture journalière. L’alternance imparfait/passé simple renforce l’homogénéité du récit rétrospectif. D’autre part, le départ, loin d’être marqué par l’émotion des adieux, comme en 1811, est motivé par des raisons psychologiques et esthétiques (déjà s’amorce ici la ligne de partage entre l’Italie, contrée de toutes les délices, et la France, terre d’ennui, qu’on retrouvera comme une constante dans les écrits postérieurs de Stendhal). Je serai à Milan dans dix jours. Je suis allé à Versailles en une heure un quart dans mon cabriolet. J’y vis la pièce du Dragon. Tout cela m’a paru plat, petit et ennuyeux. Parfaitement heureux à Paris, j’en suis dégoûté à fond23.

38 On constate une nette orientation du dossier manuscrit vers un stade de condensation à la fin du processus de rédaction. Les copies de 1813 tendent en effet à une littérarisation progressive par rapport au support premier du journal. Il existe, certes, une intention littéraire à la source du projet (nous l’avons vu dans la manière d’isoler d’emblée le journal de voyage en unité indépendante pourvue d’un titre) mais qu’elle

Genesis, 32 | 2011 235

soit dès le départ tournée vers un projet de publication, comme le prétend Victor Del Litto24, me semble fausser la temporalité particulière de l’entreprise et renoncer à « écouter » ce que nous disent les vagues successives du manuscrit. Qu’un « journal » soit, deux ans après son écriture spontanée et discontinue, retravaillé, retouché, comme un brouillon ordinaire montre, je crois, que quelque chose a changé, qu’une autre visée s’est superposée à la première, qu’une réorientation s’est imposée en cours d’élaboration. À partir du moment où l’écrivain intervient sur l’écriture première, où il paye des copistes pour effectuer un véritable travail de ressaisie et de transformation du premier jet manuscrit, on n’est plus dans le « journal intime » écrit en voyage. Le dossier génétique du Tour through Italy nous montre, par son inflexion vers une narration de moins en moins improvisée, que la réutilisation des éléments du journal s’engage dans une voie nouvelle qui rompt avec ce qui précède et s’éloigne de la perspective diariste. La visée téléologique qui consiste à assigner un rôle prédéterminé à tout écrit est défaite par l’étude transversale d’un processus d’écriture : le Henri Beyle de 1813, qui n’est pas encore Stendhal, rappelons cette évidence, cherche à écrire, mais il ne sait pas encore quels seront le sens et le genre de cette écriture : le théâtre ? l’essai philosophique ou esthétique ? pourquoi pas l’écriture de voyage, alors « dans le vent » ? Il sent qu’il y a, dans ce journal de 1811 une matière prometteuse dont il pourrait tirer quelque chose mais qui n’est encore, en 1813, qu’une interrogation, une substance informe qui cherche à prendre consistance, tournée vers l’avenir d’une écriture possible. L’étude minutieuse du manuscrit nous contraint à ce travail d’observation dans l’ordre de la chronologie : le journal de 1811 est devenu un manuscrit de travail, c’est-à-dire un brouillon ouvert à des transformations à venir. De fait, on va le voir, Stendhal, dans ses premiers pas d’écrivain, et même beaucoup plus tard, pioche dans cette réserve d’écriture.

39 En effet, on s’aperçoit que le retour d’Italie en novembre 1811 coïncide avec le début de la rédaction de l’Histoire de la peinture en Italie qui sera mis en vente en 1817. Le diariste avait indiqué à la fin du Tour qu’il commençait à lire Lanzi, critique d’art italien qu’il traduit et dont il copie de larges extraits dans l’Histoire de la peinture en Italie. La première impulsion de ce projet abouti se situait à la fin du manuscrit de 1811. En 1814, Stendhal rédige les Vies de Haydn, Mozart et Métastase qu’il met en vente en 1815 (c’est son premier livre publié). Or les premières pierres de cet ouvrage sont jetées dans le chapitre « Musique à Naples » que Stendhal réintroduira quasiment sans retouches dans le texte de 181525. En septembre 1817, Rome, Naples et Florence en 1817 est mis en vente : en mars de la même année, Stendhal note sur le manuscrit de 1811 : « Bon livre à traduire en français en 2 volumes » : il recycle donc certaines pages du Tour through Italy en 1811 pour Rome, Naples et Florence en 1817 et ce livre gardera l’ossature du carnet de route de 1811, avec des modifications dues à la situation personnelle de l’auteur et à la position de l’Italie après la chute de l’Empire. Le narrateur est devenu « M. de Stendhal, officier de cavalerie26 » – une réminiscence de M. de Léry « capitaine aide de camp » –, le caractère intime du journal de 1811 est très atténué mais l’effet-journal demeure (datation, localisation quotidiennes).

40 Entre 1815 et 1817, commence donc à se constituer un corpus italien correspondant aux premières publications de Stendhal dont la matrice est sans doute le Tour through Italy. Plus tard, dans L’Italie en 1818, dans Rome, Naples et Florence (1826) et même dans les Promenades dans Rome (1829), on retrouve des échos de ce premier noyau.

Genesis, 32 | 2011 236

Conclusion et suggestions

41 Les « genèses » du Tour through Italy ne conduisent donc directement à aucune « œuvre ». Elles sont des pistes, explorées dès 1813 par Stendhal à partir de la matière informe du journal de 1811 et reprises à plusieurs occasions de rédaction sur le sujet italien : le journal lègue alors son allure improvisée aux récits de voyage ultérieurs et oriente leur contenu. L’étude du dossier manuscrit nous permet ainsi de percevoir la linéarité brisée d’une écriture qui ne sait où elle va mais qui a compris que l’obstination à transformer le premier jet pouvait conduire à une constellation de textes. C’est ce mouvement imprévisible que nous avons voulu restituer et qui éclaire aussi de manière intéressante le processus de création de Stendhal : que ce soit, plus tard à la fin des années 1830, pour la Vie de Henry Brulard ou pour les Mémoires sur Napoléon27, différentes étapes des brouillons sont gardées en réserve en vue d’une écriture plus élaborée, sans qu’un projet précis leur soit nécessairement assigné au départ. Cette écriture-là est donc générative : elle s’enroule sur elle-même jusqu’à se figer dans une version satisfaisante (ou pas, la plupart des écrits de Stendhal restant à l’état de brouillon avancé, même s’ils furent publiés de manière posthume comme des œuvres achevées). Le dossier qui nous intéresse ici est donc un travail préparatoire, un matériau disponible ouvert sur d’autres territoires.

42 Il est évident que la meilleure manière de rendre lisible les différentes strates du dossier manuscrit que je viens de présenter est la publication en ligne. Un tel type d’édition permet de rendre concomitants les divers états du brouillon sans « écraser » aucune de ses formes existantes : c’est ce qui est prévu, selon le protocole établi par l’équipe « Manuscrits de Stendhal » de l’université de Grenoble, grâce au logiciel Morphon sur lequel nous travaillons et qui reproduit les manuscrits selon une transcription quasi diplomatique28. Pour cette transcription, les différentes versions du manuscrit s’afficheront, à la demande de l’utilisateur, en vis-à-vis de l’image correspondante en fac-similé, sans aucune hiérarchie préétablie.

43 Nous espérons ainsi représenter l’inachèvement dynamique d’un brouillon resté sous tension.

NOTES

1. Nous appelons « Manuscrit Arbelet » ce cahier retrouvé par Laurent Arbelet dans les papiers de son grand-père et mis généreusement à notre disposition. Nous le remercions chaleureusement ici de l’aimable autorisation de reproduire les images qu’il nous a confiées. 2. Stendhal, Œuvres intimes, t. I, éd. Victor Del Litto, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 1417-1421. 3. Soirées du Stendhal-Club, Deuxième série, Documents inédits, Paris, Mercure de France, 1908, p. 99-144. 4. Journal d’Italie, éd. Paul Arbelet, Paris, Calmann-Lévy, 1911.

Genesis, 32 | 2011 237

5. Équipe « Manuscrits de Stendhal », Centre d’études stendhaliennes, Traverses 19-21, EA 3748, Université Stendhal, Grenoble. 6. Il s’agit d’un des titres que Stendhal donna à son « Voyage » (R 5896 (14) Rés., f° 189 r°) (voir supra). 7. Nous reproduisons ces clichés avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque municipale de Grenoble. 8. Le voyage est déjà au cœur de l’entrée précédente du 18 août, sous forme de dialogue rapporté avec Mme Daru, qu’il doit quitter à cette occasion : « Il faut absolument que je fasse ce voyage. Je vous aime passionnément ; vous, vous ne voulez pas m’aimer. D’ailleurs your husband me voit de mauvais œil. Je m’en suis aperçu dimanche. Je ne pourrai plus vous voir aussi souvent […]. Peut- être mon absence arrangera-t-elle tout, et à mon retour me reverra-t-il volontiers » (Œuvres intimes, t. I, op. cit., p. 714). 9. Voir Gérald Rannaud, « Le Journal de voyage, forme littéraire ou fait culturel ? », Le Journal de voyage et Stendhal, éd. Victor Del Litto et Emmanuel Kanceff, CERVI, Genève, Slatkine, 1986. 10. Almuth Grésillon, La Mise en œuvre. Itinéraires génétiques, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 26-27. 11. Les numéros de registre renvoient désormais, sauf mention contraire, au catalogue des manuscrits de la bibliothèque municipale de Grenoble. 12. En juillet 1812, il est parti pour la campagne de Russie avec les treize registres de l’Histoire de la peinture en Italie, son Journal de 1807 et Letellier, dans l’espoir de travailler. 13. Ces indications de la main de Romain Colomb, le cousin de Stendhal et son premier éditeur posthume, concernant la numérotation des cahiers de cette strate de copie de 1813, se trouvent sur la page de garde du volume R 5896 (23) Rés., f° 1. 14. Œuvres intimes, t. I, op. cit., p. 1419. 15. Gérald Rannaud, « Éditer l’inachevé. Notes sur une édition du manuscrit de la Vie de Henry Brulard de Stendhal », Éditer des manuscrits. Archives, complétude, lisibilité, études réunies et présentées par Béatrice Didier et Jacques Neefs, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits Modernes », 1996, p. 133-158. 16. Œuvres intimes, t. I, op. cit., p. 1422. 17. Ibid. 18. Ibid., p. 736. Voir aussi ibid., p. 805 : « Ce journal est fait pour Henri, s’il vit encore en 1821. Je n’ai pas envie de lui donner occasion de rire aux dépens de celui qui vit aujourd’hui. Celui de 1821 sera devenu froid et plus haïssant. » 19. Ibid., p. 787. 20. Ibid., p. 794-795. 21. Ibid., p. 736. 22. Ibid., p. 815. 23. Ibid., p. 1423. 24. Victor Del Litto soutient qu’en 1813 « le projet a germé dans [l’]esprit [de Stendhal] de publier le Tour through Italy » et commente ainsi l’abandon du manuscrit : « C’est pourquoi Stendhal, toute réflexion faite, a eu raison de renoncer à son projet de publication », « Journal de voyage et journal intime chez Stendhal », Le Journal de voyage et Stendhal, op. cit., p. 10-11. 25. Lettre XIV sur Haydn, Vies de Haydn, Mozart et Métastase, recueilli dans L’Âme et la musique, éd. Suzel Esquier, Paris, Stock, 1999, p. 93-94. 26. Stendhal, Voyages en Italie, éd. Victor Del Litto, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1. 27. Voir mon introduction à Napoléon de Stendhal, Paris, Stock, 1998. 28. Pour de plus amples informations, on peut consulter le site : < www.manuscrits-de- stendhal.org>. Cette édition électronique en ligne, en collaboration avec la bibliothèque municipale de Grenoble, sera doublée d’une édition papier dont les deux premiers volumes paraîtront aux ELLUG (Grenoble) en 2011, sous le titre Journaux et papiers de Stendhal, éd. Cécile

Genesis, 32 | 2011 238

Meynard, Hélène de Jacquelot et Marie-Rose Corredor ; les deux volumes suivants, incluant A Tour through Italy, verront le jour en 2012, chez le même éditeur, éd. Catherine Mariette, Cécile Meynard, Hélène Spengler et Elaine Williamson.

RÉSUMÉS

La découverte au printemps 2008 d’une des copies de 1813 du Tour through Italy (1811), corrigée de la main de Stendhal, est à l’origine d’une volonté de reconstituer les différentes strates d’un dossier génétique presque complet ; deux ensembles s’en dégagent : un autographe de 1811, simple journal de voyage, censé consigner des événements advenus au jour le jour ; trois séries de copies, retravaillées en 1813, et dont la destination est sans doute de constituer un réservoir d’écriture pour des publications à venir. Dans Rome, Naples et Florence en 1817, L’Italie en 1818, Rome, Naples et Florence (1826), Promenades dans Rome (1829), on retrouve en effet des « extraits » de cette matière première de 1811-1813. Cet exemple nous permet d’avancer une hypothèse sur la méthode de composition stendhalienne : le « Journal » n’est pas seulement une écriture pour soi mais une sorte d’hypotexte toujours susceptible d’être modifié.

The discovery in 2008 of an 1813 copy of the Tour through Italy (1811) with handwritten corrections by Stendhal himself led to the project to piece together the various layers of a practically complete genetic dossier. Two sets emerge : an 1811 autograph manuscript, a mere travel diary, for jotting down daily events ; three series of copies, reworked in 1813, which were probably meant to constitute a provision of texts for future publications. Indeed Rome, Naples et Florence en 1817, L’Italie en 1818, Rome, Naples et Florence (1826), Promenades dans Rome (1829), contain extracts from this 1811-1813 raw material. This example enables us to form a hypothesis on Stendhal’s composition method : the “Journal” is not only a writing for himself but also a type of hypotext always modifiable.

El descubrimiento, en la primavera de 2008, de una de las copias de 1813 de Tour through Italy (1811), con correcciones manuscritas de Stendhal, motivó el proyecto de reconstituir los diferentes estratos de un dossier genético casi completo ; dos conjuntos se distinguen : un documento autógrafo de 1811, simple diario de viaje, destinado a registrar los sucesos ocurridos día a día, y tres series de copias, reelaboradas en 1813, y cuyo objetivo es sin duda constituir una reserva de escritura para publicaciones futuras. En Roma, Nápoles y Florencia en 1817, Italia en 1818, Roma, Nápoles y Florencia (1826), Paseos en Roma (1829), aparecen, en efecto, “fragmentos” de esa materia prima de 1811-1813. Este ejemplo nos permite formular una hipótesis acerca del método de composición stendhaliano : el “Diario” no constituye solamente una escritura para sí mismo sino una suerte de hipotexto susceptible de ser modificado en cualquier momento.

Eine der aus dem Jahre 1813 stammenden Fassungen der Tour through Italy (1811) – von der Hand Stendhals korrigiert und im Frühjahr 2008 entdeckt – löste den Wunsch nach einer Rekonstitution der verschiedenen Schichten eines fast vollständigen textgenetischen Dossiers aus ; es besteht aus zwei Einheiten : eine Handschrift von 1811, ein einfaches Reisetagebuch, das der Aufzeichnung tagtäglich sich ereignender Vorkommnisse gewidmet war ; drei Fassungen von Abschriften, die im Jahre 1813 überarbeitet wurden und deren Bestimmung wahrscheinlich darin lag, als Schreibreservoir für zukünftige Publikationen zu dienen. Tatsächlich findet man in Rome, Naples et Florence en 1817, L’Italie en 1818, Rome, Naples et Florence (1926), Promenades dans Rome

Genesis, 32 | 2011 239

(1829) Auszüge aus diesem Rohmaterial von 1811-1813. Dieses Beispiel erlaubt uns, eine Hypothese über Stendhals Kompositionsmethode aufzustellen : Das „Tagebuch“ ist nicht nur dem Schreiben „für sich“ vorbehalten, sondern stellt eine Art Hypotext dar, der jederzeit modifiziert werden kann.

A descoberta na primavera de 2008 de uma das cópias de 1813 da Tour through Italy (1811), corrigida pela mão de Stendhal, está na origem do desejo de reconstituir os diferentes estratos de um dossier genético quase completo. Dois conjuntos se evidenciam : um autógrafo de 1811, simples diário de viagem, destinado a consignar acontecimentos ocorridos no dia a dia ; três séries de cópias, retrabalhadas em 1813, e destinadas sem dúvida a constituir um reservatório de escrita para publicações futuras. Em Rome, Naples et Florence en 1817, L’Italie en 1818, Rome, Naples et Florence (1826), Promenades dans Rome (1829), encontram-se com efeito “extractos” dessa matéria prima de 1811-1813. Exemplo que nos permite avançar uma hipótese sobre o método de composição stendhaliana : o “Diário” não é apenas uma escrita para si mas uma espécie de hipotexto sempre susceptível de ser alterado.

La scoperta, nella primavera 2008, di una delle copie del 1813 del Tour through Italy (1811), corretta per mano di Stendhal, è all’origine di una volontà di ricostituire i differenti strati di un fascicolo genetico pressoché completo. Ne scaturiscono due insieme : un autografo del 1811, semplice diario di viaggio, nel quale sono consegnati gli avvenimenti giorno per giorno ; tre serie di copie, rielaborate nel 1813, e destinate a costituire una riserva di scrittura per pubblicazioni successive. In Rome, Naples et Florence en 1817, L’Italie en 1818, Rome, Naples et Florence (1826), Promenades dans Rome (1829), si ritrovano infatti alcuni “estratti” di questa prima elaborazione del 1811-1813. Questo esempio ci permette di proporre un’ipotesi sul metodo di composizione di Stendhal : il “Diario” non è solamente scrittura per il suo autore ma una sorta di ipotesto sempre modificabile.

INDEX

Mots-clés : génétique, genèse, journal, Stendhal, Italie, voyage, XIXe siècle

AUTEUR

CATHERINE MARIETTE-CLOT

CATHERINE MARIETTE-CLOT est maître de conférences en littérature française à l’université de Grenoble, membre de l’équipe E.A. 3748. Une grande partie de sa recherche est consacrée à l’œuvre de Stendhal dont elle a édité la Vie de Napoléon et les Mémoires sur Napoléon (Napoléon de Stendhal, Paris, Stock, 1998). Elle se consacre actuellement, en collaboration avec l’équipe « Manuscrits de Stendhal » et la bibliothèque municipale de Grenoble, à l’édition électronique et papier (ELLUG, 2012) des Journaux et papiers de Stendhal. cath.marietteclot[arobase]free.fr

Genesis, 32 | 2011 240

Cocteau et la poétique du déplacement Réflexions sur la genèse de Morceaux choisis (1932)

François Rouget

1 L’étude de la poésie nous apprend que l’un des premiers gestes du poète consiste à conjurer sa hantise de la dissémination par le rassemblement des poèmes en recueil. Dans ce passage du texte au livre, le poème acquiert une nouvelle physionomie et ébauche avec les autres pièces une relation nouvelle1. L’économie ainsi constituée du livre varie en fonction du type de recueil : volume, collection, série, album, anthologie ou florilège. Réalisé par l’auteur ou par une autre personne – un proche tel un parent, un ami ou l’éditeur –, le recueil résulte d’un effort concerté pour donner unité au disparate et présenter au lecteur des poèmes dans un contexte nouveau. En changeant l’espace et le temps qui avaient présidé à l’apparition du poème, l’écrivain invite le critique à questionner les mobiles, les enjeux et les conséquences de son geste.

2 Cette démarche prend une tournure esthétique singulière – et même dramatique – dans le cas de Jean Cocteau qui, peut-être plus que tout autre poète français du XXe siècle, n’a cessé de s’interroger sur le sens du poème et l’unité du recueil. À l’instar de Ronsard qui avait multiplié les éditions de ses Œuvres pour intégrer ses pièces séparées et atteindre un équilibre incertain, Cocteau a réédité et/ou rassemblé les recueils épars de ses poésies princeps, puis les a fait évoluer en déplaçant, supprimant, ajoutant et corrigeant des textes dont l’histoire génétique est aussi complexe que passionnante2. Ce sont précisément les modalités des déplacements opérés par le poète dans son œuvre que nous souhaitons étudier à partir de l’exemple de Morceaux choisis3, auto-anthologie, album ou florilège de poèmes composés et publiés de 1916 à 19274. À partir de l’enquête génétique de ce recueil, qui s’appuie sur l’étude des éditions séparées et collectives antérieures des poèmes qui le composent, il s’agira de s’interroger sur le statut de ce livre délaissé de la critique, sur les objectifs de l’écrivain, et sur les effets esthétiques (plastiques, musicaux) produits par le déplacement et le nouvel agencement des poèmes. On verra que Cocteau compose un nouveau livre pour reconfigurer ses recueils antérieurs et ébaucher une unité provisoire de ses poésies qui furent louées ou détestées de son public. Au moment où il tente de conjurer ses démons (l’attrait de

Genesis, 32 | 2011 241

l’opium, une sexualité contrariée, l’angoisse de la mort), Cocteau procède à un bilan personnel et poétique des vingt années précédentes, et entend refonder les bases de sa vision poétique qui doivent lui permettre de dépasser ses échecs.

3 Le livre de Morceaux choisis signale une double attitude de repli sur soi et de reconquête du monde. L’espace du livre fait entrer le lecteur dans l’intimité voilée de l’homme blessé mais surtout dans l’atelier du poète qu’il observe au travail. La poésie fait alors l’objet de multiples remaniements et d’expérimentations qui seront repris par la suite lors de la réédition des Poésies en 1947 et 1956.

Morceaux choisis, une anthologie restreinte

4 On ne connaît pas les circonstances qui ont présidé à la publication de Morceaux choisis et les fonds d’archives relatifs à la vie et à l’œuvre de Jean Cocteau n’apportent aucune lumière sur le motif de cette publication. À la date de 1932, Cocteau a déjà publié des pièces de théâtre, des romans bien accueillis, et réuni l’essentiel de son œuvre poétique dans des recueils augmentés au cours des rééditions (Poésies [1917-1920] en 1920, Poésies 1916-1923 en 1925, 1936, 1947 et 1956). S’il continue à publier des livres inédits de poésie à intervalles réguliers, il s’attache dans le même temps à les intégrer au bloc existant depuis 1925.

5 Dans ces conditions, on peut s’interroger sur les raisons qui poussent le poète à procurer au public en juin 1932 non pas une édition augmentée de sa poésie mais au contraire un florilège restreint, tel un album de fleurs choisies par le poète, et peut-être à la demande de son éditeur Gaston Gallimard. Peu après la parution d’Opium (ou « journal d’une désintoxication », 1930), et simultanément à celle d’Essai de critique indirecte, c’est en lecteur de son œuvre que Cocteau produit son nouveau livre5. À l’exemple des Morceaux choisis de Claudel, parus à la NRF en 1925, le livre de Cocteau recueille des pièces antérieures qui délimitent un espace de recueillement propice au resserrement fécond. Car s’il accueille quelques inédits, le volume des Morceaux choisis opère une sélection, des coupes sombres dans les recueils antérieurs, et ne retient que ce qui correspond au tempérament du poète en 1931, à ses préférences. Le livre prend la forme d’un bilan personnel et poétique, non point pour constituer un « jardin de plaisance », ou un album poétique réunissant les compositions de jeunesse sur lesquelles l’écrivain porterait un regard attendri et nostalgique, mais pour s’interroger avec lucidité sur le chemin accompli et porter un regard critique sur les formes expressives explorées jusque-là. En s’écartant provisoirement de la trajectoire accumulative qui consiste à bâtir l’unité de l’œuvre, Cocteau déplace sa poésie dans une voie adjacente, la scrute, en retire les éléments les plus significatifs ou les plus beaux de son point de vue, pour les présenter au public sous un nouveau jour, sous un éclairage restreint et signifiant.

6 À vrai dire, le titre général, de nature « rhématique6 », qui domine la page de titre suggère la modestie de l’ambition de son auteur qui a sélectionné des éléments de sa production antérieure. Le sous-titre « Poèmes » en définit simplement le contenu. En somme, le livre n’offre rien de nouveau et se tourne vers le passé, signe peut-être que le poète est parvenu à la fin d’un cycle, ou de sa vie. Mais l’indication de « cinquième édition », toujours en page de titre, semble neutraliser cet effet nostalgique. Cocteau, qui prête un soin minutieux à la datation de ses œuvres (composition et impression), signale un classement et donc un processus. Le caractère désinvolte ou génériquement

Genesis, 32 | 2011 242

indéfini du titre se voit contredit par une précision qui relève de la génétique. La page de titre présente les indices du projet de l’écrivain qui a choisi de porter son attention sur un échantillon de poèmes pour en offrir un cinquième état, provisoire (sinon il aurait précisé qu’il s’agissait de l’« édition définitive »). En somme, le nouveau livre ne correspond nullement à un livre au rabais, ou un hommage composé de « best of» d’un poète disparu, ou encore d’un florilège élaboré par l’éditeur pour satisfaire la curiosité du public. Il se pose comme un livre-bilan, situé dans une dialectique de l’ancien et du nouveau, ou encore une halte effectuée par le poète pour mieux repartir.

7 La présence ostentatoire de Cocteau par un autoportrait placé au seuil de son livre suggère clairement l’interpellation du lecteur par le poète. Dessiné de demi-profil, en buste, Cocteau semble tourner ses regards vers la page de départ (faux-titre) et scruter avec nervosité la réaction du lecteur. De plus, à nouvel ouvrage, nouvelle préface, qui ne sera plus jamais réimprimée dans les œuvres de Cocteau, ce qui en fait un document original7, et d’autant plus intéressant que le poète de son aveu « répugne aux préfaces8 ». Cocteau compose à cette occasion un texte préliminaire bref, métaphorique, qui se double d’un programme littéraire : Il existe des poèmes où le poète essaye sa chance ; d’autres où le poète la prolonge. Rares sont les poèmes de chance. Ils coulent de la main comme l’ectoplasme de la bouche du médium. Le poète, endormi d’un œil, contrôle la descente. Ainsi naissent des mandragores : statues des profondeurs. Réunir cette sorte de poèmes, parfois rébarbatifs, les couper, les consolider, impose une tâche ingrate ; car le public aime reconnaître, la connaissance le fatigue et rarement il approuve ce que le poème apporte de nouveau.

8 Ce préambule métapoétique ou court poème en prose a fait l’objet d’une lente maturation, comme l’atteste le jeu des premières épreuves corrigées de la main de Cocteau, document inconnu à ce jour et qui apporte un éclairage singulier sur son projet éditorial et poétique9 (voir fig. 1 et 2). Modifié à plusieurs reprises, ce texte définit dans un premier temps une conception de la poésie à la fois inspirée (nouvelle et étonnante) et élaborée par l’artisan des lettres (la production du passé), puis il commente l’effort pour recueillir et retoucher les poèmes. La fin de cette préface souligne le désenchantement d’un écrivain face à un public passif qui n’attend rien de nouveau. Celui-ci s’attend donc à relire dans Morceaux choisis un assortiment de pièces anciennes. Or Cocteau paraît s’être ingénié à remodeler de fond en comble sa production antérieure pour lui conférer une physionomie nouvelle dans laquelle le lecteur garde ses repères et peut « reconnaître » une matière antérieure, apprivoisée.

Genesis, 32 | 2011 243

Fig. 1 : Jean Cocteau, « Préface » à Morceaux choisis

Épreuves corrigées Coll. particulière © Comité Jean Cocteau

Genesis, 32 | 2011 244

Fig. 2 : Jean Cocteau, « Préambule » à Morceaux choisis

Épreuves corrigées Coll. particulière © Comité Jean Cocteau

9 Le statut de cette « préface » n’a rien de durable, à l’image de tous ces poèmes qui, une fois encore, sont retouchés par le poète. Ses fonctions sont diverses et posent plusieurs questions relatives au destinataire (avoué ou réel) et aux raisons de sa composition. Au seuil du recueil qui préfigure la lecture, à qui s’adresse-t-elle ? Sans doute au lecteur de 1932 à qui Cocteau présente une nouvelle mouture de son œuvre poétique, mais aussi au lecteur posthume, car le public de 1932 qui renâcle à la surprise ne peut apprécier la démarche si sinueuse d’un artiste protéiforme. Pourquoi Cocteau choisit-il de l’écrire alors que ses poèmes ne méritent plus d’être présentés ? Sans doute pour en suggérer l’unité formelle ou thématique, pour les « réunir », les « consolider » dans une nouvelle structure exogène. Mais au-delà de l’unité envisagée, Cocteau s’efforce ici de définir la genèse de l’écriture en la rattachant à la conception platonicienne de l’inspiration, de la « fureur » ou force transmise des Muses qui se voit canalisée par « la bouche du médium » ou la main du poète inspiré, selon une conception emblématique du poète génial qui parcourt la littérature de Pindare à Saint-John Perse, et qui se voit développée et illustrée tout au long des Morceaux choisis. La « préface » de ce recueil donne ainsi l’occasion à Cocteau d’énoncer un art poétique qui définit la poésie comme une exploration incessante, une activité spirituelle magique, et présente le poète comme le récepteur d’une grâce qu’il lui faut contrôler. C’est à l’aune de ce court poème métatextuel que Cocteau défend son œuvre et invite à la percevoir sous un jour nouveau.

10 De fait, cette sélection inédite des « Poèmes » est loin de se réduire à un florilège sommaire. Contrairement à ce que laisserait croire la table des matières – qui énumère simplement dans l’ordre chronologique de parution les titres des recueils dont sont

Genesis, 32 | 2011 245

extraits les poèmes reproduits ici, obligeant le lecteur à parcourir le livre pour identifier les pièces retenues –, le contenu de Morceaux choisis révèle une élaboration soignée. Si l’on retrouve tous les thèmes favoris de Cocteau (la guerre, la mort, les paradis artificiels, l’amour, le rêve), on y observe cependant une mise en valeur de l’image du poète et de sa mission. Le resserrement de l’œuvre a conduit le discours à l’autoréflexivité. Il ressort de la lecture du recueil une nouvelle physionomie, assurée par la réunion de poèmes auparavant étrangers l’un à l’autre, et l’observation d’une architecture qui fait alterner des jeux de motifs antagonistes (vie et mort, silence et bruit, jour et nuit, impuissance créatrice et génie inspiré, etc.) et de formes variées (vers et prose, pièces courtes et longues, vers isométriques et hétérométriques, etc.).

11 Détachés des circonstances qui les ont vu naître, les poèmes de Morceaux choisis ne gardent de leur première publication que le lien qui les unit aux autres poèmes parus dans un recueil commun. La temporalité et l’espace d’origine ont disparu ; le déplacement de certains des poèmes sélectionnés par Cocteau dans un nouvel espace de parution répond au désir du poète de prendre la mesure du temps et le recul nécessaire pour réévaluer ses pièces au sein de l’œuvre dont l’unité est questionnée. À l’occasion de ce transfert, Cocteau – on le verra – modifie la disposition des mots sur la page, l’ordre de succession des poèmes, voire la chronologie des recueils séparés, pour tenter l’aventure d’un nouvel équilibre. La sélection qu’il a opérée est soumise à des critères multiples, qui relèvent autant de la chronologie que de l’esthétique (sujets et formes). Le résultat produit offre l’exemple d’un nouvel ordre poétique – tendu vers l’unité – et d’une étape de l’histoire des textes – soumise à l’élaboration génétique en cours. Recomposition constituée à partir d’éléments disloqués, le florilège de Morceaux choisis correspond à la définition que F. Dumont donne de l’anthologie qui « est à la fois le signe de l’importance du recueil dans la diffusion de la poésie et le symptôme d’une mise à l’écart du recueil dans la lecture de la poésie10 ». Ce faisant, on observe un Cocteau auteur et lecteur de sa poésie, qui a retenu des pièces qui devaient paraître à ses yeux comme les plus représentatives de son œuvre entre 1916 et 1930. Or cette sélection qui se voit arrangée dans une dispositio nouvelle génère une seconde inventio du poème dont il convient à présent d’analyser les modalités.

Modalités génétiques : Cocteau lecteur et correcteur de ses œuvres

12 Le regard neuf que Cocteau porte sur ses poésies antérieures a pour effet de renouveler l’invention thématique, la disposition des parties et l’élocution de détail. Bilan poétique, Morceaux choisis offre au poète l’occasion de redessiner la physionomie de sa phrase, l’espace graphique de son poème et le cadre spatial du livre qui résume tous les autres. À l’instar de tous les ouvrages de Cocteau, celui de 1932 a fait l’objet d’une attention suivie dont on peut retracer partiellement les étapes génétiques. Jusqu’à présent, on ne connaissait pour ce volume que l’histoire de la phase éditoriale11 constituée à partir des documents de genèse exogènes (manuscrits, éditions préoriginales, originales et rééditions de chaque recueil séparé de l’anthologie12). Nous sommes à présent en mesure d’éclairer la phase prééditoriale grâce au jeu des premières épreuves de Morceaux choisis, sur lesquelles s’observent les traces de nombreux remaniements opérés par Cocteau13. On parvient ainsi à reconstituer l’histoire génétique de cette anthologie qui éclaire par ailleurs, singulièrement, la

Genesis, 32 | 2011 246

genèse individuelle des six livres qui la composent14. On dispose ainsi d’un dossier de genèse dont les phases se décomposent en quatre phases, depuis la rédaction de pièces individuelles jusqu’aux rééditions collectives augmentées :

13 [A. Phase prérédactionnelle : notes, fragments de rédaction, ébauches B. Phase rédactionnelle : brouillons, versions successives, mises au net corrigées] C. Phase prééditoriale : manuscrit définitif, placards/jeu d’épreuves corrigés D. La phase éditoriale : préoriginale, édition originale, rééditions (Morceaux choisis), éditions postérieures et posthumes

14 Les deux premières phases et une partie de la quatrième concernent d’abord l’histoire des livres poétiques pris séparément, avant qu’ils ne fassent l’objet de la sélection par Cocteau en 1931-1932 (éléments indiqués en gras). Mais à partir de Morceaux choisis, leur genèse prend un tournant car les remaniements que Cocteau apporte sur ces poèmes antérieurs seront conservés pour leurs rééditions ultérieures. En somme, l’anthologie de Morceaux choisis constitue une étape opératoire et décisive dans l’évolution de l’œuvre poétique. On notera enfin que des éléments matériels manquent encore pour compléter la reconstitution de la préhistoire de l’anthologie : la copie manuscrite des poèmes choisis (ou la version imprimée de base), le jeu des secondes épreuves corrigées. De l’avant-texte à l’après-texte, la genèse de Morceaux choisis éclaire autant le passé que le devenir des livres édités séparément, et de l’anthologie de 1932 qui reste une expérience unique dans la carrière littéraire de Cocteau. Abondamment annotée sur les épreuves, l’anthologie voit son contenu et sa forme évoluer selon trois aspects : l’invention, la disposition et l’élocution des textes.

15 C’est naturellement dans le choix opéré des poèmes antérieurs que se construit le contenu ou l’invention du nouveau recueil. Choisir, c’est retenir mais aussi exclure. Dans cette optique, le geste de la sélection des poèmes est aussi important que celui de la rature portant sur les mots du poème. Comme le montre le jeu d’épreuves corrigées de Morceaux choisis, Cocteau a soigneusement médité le choix de ses pièces. Du Cap de Bonne-Espérance, il avait retenu d’abord le « Préambule » et « L’invitation à la mort » : sur les épreuves, il biffe la première pièce ou fragment d’un art poétique (fig. 2). Au Discours du grand sommeil, l’anthologie emprunte la moitié des pièces, celles qui sont marquées par une tonalité mortuaire15. Du volume copieux de Poésies, 1920, Cocteau n’a choisi que dix poèmes sur soixante-dix, eux aussi marqués par l’expérience douloureuse de la guerre et la hantise de l’art ; c’est dire le choix drastique opéré ici par rapport à l’anthologie précédente parue en 1925 (Poésie 1916-1923)16. Autre sélection radicale, celle qui s’opère dans Vocabulaire : dans des proportions semblables à celles de Poésies, 1920, la section Vocabulaire reprend douze des soixante-cinq pièces qui la composaient en 192517. Enfin, des trois divisions de Plain-chant de 1923-1925, Cocteau n’a retenu que les deux dernières en 1932, éliminant la première chargée de présenter au lecteur sa poétique, et se recentrant sur l’expérience du vécu18.

16 Pour caractériser la sélection effectuée par Cocteau en 1931-1932, on peut dire qu’elle respecte l’ordre antérieur des livres individuels, qui sera inchangé jusqu’au bout, mais qu’elle procède à une sélection très réduite de leur contenu, variant d’une section à l’autre. Les suppressions opérées par rapport aux éditions originales séparées et à la collective de 1925 ne sont pas sans altérer la réception des poèmes choisis. La variété thématique se voit resserrée au profit de la densité et d’une plus forte homogénéité. La varietas du recueil collectif de 1925 contraste avec le principe d’économie de l’anthologie en 1932.

Genesis, 32 | 2011 247

17 Aux changements quantitatifs qui allègent le recueil, Cocteau a compensé par l’ajout d’ Opéra, un livre paru séparément en 1927 et qui fut mal accueilli par la critique. Celui-ci referme Morceaux choisis et procède également à des coupes sombres par rapport au massif original : de la soixantaine de pièces, il n’a gardé que la moitié. C’est proportionnellement plus que pour les livres précédents ; ce choix s’explique peut-être aussi par la forme des poèmes dont Cocteau retient surtout les pièces versifiées. Opéra constitue en tout cas la véritable nouveauté de l’anthologie de 1932. Ajouté in fine, à la suite des autres sections du recueil, Opéra possède un statut à part 19. Alors que les rééditions ultérieures (1936 et 1947) du volume Poésie 1916-1923 reprendront l’architecture d’origine, elles délaisseront Opéra. Seule l’édition des Poèmes (1916-1955), en 1956, accueillera certaines de ses pièces mais au prix d’une refonte complète de l’anthologie. En somme, dans Morceaux choisis, Cocteau a plus supprimé qu’il n’a ajouté, ce qui est paradoxal car il avait au contraire grossi ses volumes collectifs de Poésies précédents par l’apport de compositions récentes. L’anthologie de 1932 est donc bien le fruit d’un projet inverse qui, bien que s’inscrivant dans la tradition par l’ajout de poèmes récents (Opéra mais aussi « Le camarade » placé à la suite 20), s’efforce de modifier la trame antérieure, connue du lecteur, pour en modifier le contenu. La diminution du nombre des poèmes imprimés (cent soixante en 1925 contre soixante-six en 1932) aboutit à la réalisation d’un recueil allégé rééquilibrant le rapport entre les parties et le tout.

18 Cet ordre de la sélection qui altère l’unité du recueil affecte aussi l’ordre de la disposition des pièces au sein du volume et parfois au cœur des pièces individuelles. Cocteau, en effet, s’ingénie à placer et à déplacer ses poèmes, à modifier la disposition des vers, la ponctuation de la syntaxe, en bref à modifier la composition graphique des poèmes sur la page. Ces remaniements autographes, qu’on observe sur le jeu d’épreuves corrigées de Morceaux choisis, témoignent d’une élaboration créatrice intense qui prouve l’importance que Cocteau accordait à ce nouveau livre. Loin d’être une simple réimpression de pièces connues, le recueil de 1932 questionne le bien-fondé de l’ordre antérieur et oriente l’écriture poétique vers de nouvelles recherches.

19 Si l’on constate chez Cocteau l’existence de deux types d’ouvrages, selon le degré atteint d’unité dans le livre (Le Cap de Bonne-Espérance, Discours du grand sommeil) ou l’ouverture du recueil (Poésies 1917-1920)21, il faudrait ranger Morceaux choisis dans le second. Pourtant, le travail de redisposition effectué dans les poèmes et les sections conduit à réévaluer la fonction du recueil en livre.

20 Cette réorganisation spatiale, on en mesure les effets d’abord dans la répartition des poèmes en sections. Si Cocteau sélectionne ses pièces parmi ses livres antérieurs et les laisse dans leur cadre initial, en revanche il refond ponctuellement l’une ou l’autre des sections. C’est ainsi que « L’Ode à Picasso », publiée séparément en 1919 puis réunie à Poésie 1916-1923 (1925), est mise en valeur dans Morceaux choisis. Ce poème a sa propre page de titre et figure sous un titre distinct des Poésies, 1920 en table des matières. Cette nouvelle disposition n’est pas fortuite ; elle correspond chez Cocteau au désir de rendre un hommage vibrant au peintre qu’il vénère en ces années trente, et à une des vocations de Morceaux choisis qui place la poésie sous le signe de l’avant-garde esthétique et de la complémentarité des talents artistiques du poète, à la fois dessinateur et mélomane. De même, dans la section Opéra, autre section au titre générique associant les arts, « Musée secret » fait l’objet d’un traitement particulier : une page de titre individuelle l’isole comme subdivision dans le massif des poèmes d’

Genesis, 32 | 2011 248

Opéra, et souligne l’intérêt marqué pour ces sept poèmes, tous repris en 1932, où se lisent les visions d’un poète hanté par l’intrusion de figures ancestrales dans l’univers quotidien.

21 Affectant la configuration externe du livre, la réorganisation modifie aussi l’ordre des pièces dans chaque section. Entre 1925 et 1947, il ne change pas ; en 1932, pourtant, il évolue ponctuellement, provisoirement, comme si Cocteau cherchait à rééquilibrer les composantes des sections et à effriter les cloisons des parties pour faire dialoguer les poèmes entre eux. Ainsi, en éliminant sur les épreuves le « Préambule » du Cap de Bonne-Espérance, et en choisissant la seule « Invitation à la mort », Cocteau décide de ne plus expliciter les circonstances biographiques (sa rencontre avec l’aviateur Roland Garros) et littéraires (l’écriture d’une poésie d’avant-garde) de son projet, mais d’évoquer son baptême de l’air en compagnie de celui qu’il voit comme un héros. Cette « initiation » constitue une parabole de l’aventure poétique, faite d’un désir grisant d’élévation et menacée par la pesanteur qui conduit inéluctablement à la chute. Dans d’autres sections de Morceaux choisis, Cocteau a modifié l’ordre de ses poèmes. C’est le cas de Poésies (1920) où l’ordre des pièces sélectionnées s’écarte de celui de 1925 : « Premières larmes » (1), « Oceano roof » (6), « Fête de Montmartre » (34), « Batterie » (9), « Pauvre Jean » (22), « L’Ode à Picasso » (23), « Gravité du cœur » (61), « Le secret du bleu » (54), « Louange de l’olivier » (68), et « L’exécution » (36). Le choix opéré recentre le discours poétique autour du je biographique et littéraire et délimite un contenu grave entre les larmes du début et « L’exécution » qui évoque le motif ancien du front militaire. Vocabulaire (1922), recueil abondant, se voit réduit et réorganisé en 1932. « Hôtel de France et de la poésie » (1), réduit à un fragment, « Ciel d’avril » (9), « La mort de l’amiral » (4), « Pièce de circonstance » (6), « Mort d’un cygne » (17), « Idole » (18), « Dos d’ange » (31), « À force de plaisirs » (38), « Angelus » (46), « Les anges maladroits » (57), « Rosier sauvage » (53), et « M’entendez-vous ainsi » (62). Constitués en section, ces poèmes orientent le discours vers le motif de l’écriture même, l’inspiration, le sacrifice du génie, le sacré et la religion d’une vocation poétique qui interpelle finalement un public ingrat.

22 Cette redistribution des pièces dans chaque partie, qui distingue Morceaux choisis de Poésie (1916-1923), ne va pas de soi. Sur ses épreuves, Cocteau corrige, modifie, change d’avis sans cesse sur la place à assigner à ses poèmes. Soit qu’il voulût corriger une erreur du compositeur, soit qu’il désirât ébaucher une nouvelle alternance dans l’ordre des pièces, il ordonne sur ses épreuves de placer « Malédiction au laurier » après le douzième groupe de vers du « Prologue » de son Discours du grand sommeil. Il lui demande d’intervertir « Angélus » et « Les anges maladroits » (Vocabulaire), « Le théâtre grec » et « Nuit blanche» (Opéra). Il supprime également des poèmes comme « C’était déjà Noël sans raison », placé après « La nuit, l’Yser… » (Discours du grand sommeil), ou « Foire du Trône », placé après « Hôtel de France… » (Vocabulaire).

23 Dans sa quête d’une architecture renouvelée et d’une disposition intrinsèque du recueil, Cocteau s’attache aussi à la formulation de chacun des poèmes. Si tous n’ont pas subi la marque de sa lime de manière égale, en revanche beaucoup ont fait l’objet de remaniements qui affectent la disposition comme l’élocution des vers. D’abord, on remarque sur les épreuves l’activité manuelle de Cocteau qui dispose et redispose ses vers sur la page comme un sculpteur, un peintre ou un musicien. Ainsi, la poésie du Cap de Bonne-Espérance devient une composition plastique. Souhaitant conférer à sa ligne poétique une forme aérienne, emblématique de son sujet, Cocteau désarticule le vers et

Genesis, 32 | 2011 249

le dispose sur la page comme Mallarmé et Apollinaire lui en avaient offert l’exemple22. Il invite ainsi à une lecture graphique du poème qui est distribué dans la spatialité de la page. À l’occasion de sa réimpression de 1932, Cocteau lui fait subir de nouveaux changements qu’on peut résumer à deux principes : économie de l’espace et simplification typographique. Cette tendance, que l’on observait entre l’impression princeps de 1918 et la réédition de 1925, s’accroît ici. Cocteau ajoute des capitales en début de vers pour mieux distinguer les mouvements ou segments de son poème, des signes de ponctuation pour clarifier l’expression ou l’infléchir dans une voie nouvelle, découpe exceptionnellement un vers et sa syntaxe pour créer un effet précis23. Le Discours du grand sommeil, qui relève d’une esthétique très voisine, procède à des corrections de même nature.

24 Au cours de son travail de révision, qui a débordé largement l’objectif de départ, à savoir la correction d’épreuves, Cocteau a apporté de nombreux autres éléments qui ont transformé son texte primitif. Outre les déplacements des vers ou segments de vers sur la page, il lui arrive d’alléger ses pièces en cours d’impression, un aspect du poète correcteur de ses œuvres qui correspond à ses habitudes de travail manuscrit. Ainsi, il coupe sur les épreuves cinq séquences de vers du Discours du grand sommeil24, ellipse volontaire qui accélère l’écoulement de la narration. Dans « Le secret du bleu », il a éliminé le deuxième paragraphe25 avant même la composition des premières épreuves, tout comme six strophes de « Prière mutilée ». Dans « Hôtel de France », il a supprimé deux longs passages du début du poème26. Ces allégements sont peut-être dictés par la finalité même du livre de Morceaux choisis, celle de la sélection qui oblige à éliminer des pièces, et à couper les plus longues d’entre elles. Mais ici, Cocteau expérimente l’expressivité de ses compositions, en mesure l’équilibre, la clarté sémantique, la justesse sonore. C’est pourquoi certains remaniements opérés en 1932 seront conservés dans les éditions décisives de 1947 et 1956 de ses poésies.

25 Le travail de révision lui offre aussi l’occasion de se remémorer les circonstances de composition de sa poésie. Reprenant ses livres les plus anciens et qui ont marqué fortement son existence durant la guerre (Le Cap de Bonne-Espérance, Discours du grand sommeil), Cocteau réévalue ses vers à l’aune de sa mémoire et de la place qu’occupe sa poésie dans la totalité de sa production littéraire conçue et répartie comme une vaste Poésie (« Poésie », « Poésie de roman », « Poésie de théâtre », etc.). Il lui arrive alors de disséminer dans ses épreuves des marques de régie qui éclairent son histoire personnelle. Ainsi, le poème « Souvenir des souvenirs » portait-il d’abord le titre manuscrit « Toulon », écho biographique qui précise le lieu de composition au moment où le poète séjournait sur la Côte d’Azur (Villefranche, 1925). De même, lors de la correction d’épreuves, Cocteau ajoute un astérisque au poème « Le train musical » (*Air : Dix filles dans un pré), note qui oriente soit vers l’origine, soit vers la finalité de ce poème. Enfin, « L’Ode à Picasso » comporte à partir de 1932 la mention « (Version définitive) », note de régie reprise par la suite mais démentie par la forme du poème.

26 Car Cocteau, soucieux du perfectionnement incessant de son œuvre, retouche ses textes dans les moindres détails. Nous ne pouvons offrir – dans le cadre étroit de cet article – un recensement exhaustif de toutes les variantes relevées dans les textes de Morceaux choisis. Leur nombre et leur nature nécessiteraient une minutieuse analyse à elle seule. Mais pour donner un aperçu des transformations que Cocteau fait subir à ses textes, prenons l’exemple significatif de « L’Ode à Picasso », un texte dont P. Caizergues a remarquablement rappelé les circonstances de publication27. Connue par plusieurs

Genesis, 32 | 2011 250

manuscrits successifs et des éditions multiples, signe de l’attachement que lui portait le poète, « L’Ode à Picasso » parut en 1917 en plaquette puis fut réunie au volume collectif de Poésie 1916-1923, en 1925, avec pour sous-titre « Version nouvelle ». Jusqu’ici, la critique a cru bon de n’en examiner que les versions de 1925, déjà citée, et de 1947 (t. III des Œuvres complètes chez Marguerat), car elles présentent entre elles de notables divergences. Or bon nombre des remaniements enregistrés en 1947 apparaissent déjà dans la version des Morceaux choisis, sans compter que d’autres variantes restent exclusives à cette édition-ci. D’où l’intérêt, semble-t-il, d’en offrir un relevé explicatif.

27 Le premier volet de ce diptyque, « L’homme assis », se voit allégé des cinq vers initiaux en 1932, suppression entérinée par l’édition de 1947 : Souvenir de Montparnasse. « O ma jolie » Les places d’ombre. Fume sa pipe. Quittons l’Espagne.

28 Supprimant cette image mémorielle de l’artiste au travail, et de son passé, Cocteau ne retient plus que la suite qui s’attache à louer « le dompteur des muses », motif déployé dans le second volet. Celui-ci aussi subit plusieurs métamorphoses de 1925 à 1947, et là encore la version de 1932 constitue une étape importante de ce cheminement. Si depuis 1925, le texte a été totalement remodelé dans sa forme plastique pour être transposé sur le mode poétique et prendre une physionomie typographique qui demeurera par la suite, le détail des lignes varie, se précise, par le travail sur l’élocution. Cocteau montre sur ses épreuves une hésitation pour désigner une attitude (« l’œil du maître/la replace » en 1925 et 1947, puis « la repousse » en 1932), mais améliore la caractérisation (« son pouce montre un éventail » en 1925, « étale un éventail » en 1932 et 1947). Il parvient à atténuer une image par une périphrase (« la petite Erato trépigne/d’être complètement chauve » en 1925, « d’être belle sans cheveux » en 1932-1947). Un remaniement plus important de l’énonciation transforme parfois une description réaliste en un petit tableau animé : 1925 Le fauteuil chante Ma Paloma. Les quatre cloisons s’approchent, et les objets suivent Orphée jusqu’où il veut. Dame de carreau BASS losange rouge, Clio du zinc, Calliope téléphone les faits-divers et Uranie allume les becs de gaz qui fardent les marronniers par-dessous. 1932-1947 Écoutant ta guitare fée, les objets te suivent Orphée jusqu’à la forme que tu veux

Genesis, 32 | 2011 251

Clio du zinc, Calliope téléphone les faits-divers et Uranie allume les becs de gaz28 qui fardent les marronniers par- dessous.

29 La suite du texte présente d’autres variantes par rapport à la version de 1925 : variantes lexicales plus évocatoires, suppressions de mots, répétitions de mots à fonction eurythmique, découpage des vers accélérant le rythme de la phrase29, autant d’écarts qui enregistrent la réaction critique de Cocteau devant son poème et qui soulignent son effort pour en accroître la clarté musicale et la netteté visuelle.

30 La fréquence des variantes relevées et l’ampleur des transformations apportées aux poèmes de Morceaux choisis ne sont point le fruit d’une attitude capricieuse ou d’une réaction fortuite. Elles révèlent plutôt l’affirmation d’un écrivain qui souhaite reprendre le contrôle de son texte et le faire évoluer dans le sens de sa sensibilité actuelle. Dans le processus de sélection des poèmes, le choix des pièces écartées est aussi riche d’enseignements que celui des pièces choisies. De même, la liste des transpositions et des corrections apportées aux textes (ajouts, suppressions, permutations, substitution de variantes, etc.), dont nous n’avons qu’ébauché l’analyse, souligne l’intervention déterminée du poète qui entend reconfigurer son recueil.

Vers une nouvelle orchestration : économie et sens du recueil

31 Si le lecteur de 1932 croit déjà savoir ce qu’il va lire lorsqu’il ouvre la première page de Morceaux choisis – ou « reconnaître » son contenu, malgré la mise en garde de Cocteau dans sa « préface » –, il ne peut que s’étonner de découvrir au fil des pages le caractère « nouveau » de sa physionomie. En fait, Cocteau poursuit dans ce recueil d’attente sa recherche vers une plus grande expressivité à partir d’une sélection de pièces provenant de recueils publiés antérieurement. Son approche des textes ne répond point totalement au principe d’expansion (car seul Opéra vient se joindre à l’édition collective de Poésies) mais à celui du recentrement, une exploration du dedans du recueil pour corriger chacun des poèmes, délimiter le cadre des livres séparés devenus sections du recueil, et équilibrer les sections entre elles en tissant un réseau complexe de relations, de correspondances et d’asymétries entre poèmes et sections du livre. Morceaux choisis offre ainsi l’exemple d’une expérimentation sur les thèmes et les formes de prédilection de Jean Cocteau qui aboutit à une construction symphonique. À partir du thème central de la construction du langage, Cocteau développe divers motifs qui relèvent de sa mythologie personnelle sur une ligne rythmique majeure qui joue des effets multiples et variés de la scansion littéraire. Le résultat produit par l’écriture se caractérise par une très grande unité qui ménage une place à la liberté formelle, ou varietas.

32 Cocteau renouvelle la facture de ses Poésies en rebaptisant son recueil Morceaux choisis et en lui accolant un sous-titre, « Poèmes ». L’inverse n’eût-il pas été plus adéquat pour intituler le nouveau livre ? L’inversion paradoxale du titre et du sous-titre – peu conforme aux habitudes éditoriales qui mettent en avant le genre littéraire puis

Genesis, 32 | 2011 252

désignent son contenu – suggère au lecteur qu’il a affaire à un nouveau livre au titre inédit. Et c’est bien l’effet que Cocteau cherche à produire sur son lecteur. Celui-ci peut ensuite constater que, si la matière du livre lui est connue, sa manière lui apparaît sous un jour nouveau. Le poète ne bouleverse pas de fond en comble l’ordre de sa poésie établi dans Poésie 1917-1923 (1925). Il en garde l’ossature principale et reprend l’ordre chronologique de parution de chacune des parties qui ne suit point l’ordre de composition des pièces. C’est dire si Cocteau privilégie ici la prérogative de l’art sur la vie, même si l’histoire personnelle du poète est sous-jacente dans chacun de ses livres.

33 En fait, Cocteau juxtapose ou plutôt entremêle dans Morceaux choisis plusieurs perspectives temporelles. À l’ordre successif des livres dans le recueil, correspondant à la chronologie de parution, s’ajoute une ligne autobiographique, un ordre sentimental par lequel l’Histoire est racontée par le je. Cette conception d’une poésie personnelle, lyrique, n’est pas neuve chez Cocteau ; ce qui change dans Morceaux choisis, c’est que le resserrement des parties du livre s’accompagne d’une réduction d’épisodes biographiques, qui prennent la forme de moments et de rencontres exceptionnels. Ces poèmes choisis par le poète concentrent les étapes ou temps forts de sa vie, de 1915 à 1931, et sont rangés selon plusieurs périodes organisées dans des sections emblématiques de poèmes : Le Cap de Bonne-Espérance et le Discours du grand sommeil rassemblent l’expérience de la guerre ; L’Ode à Picasso représente la découverte de la peinture et de son union à la poésie ; Vocabulaire, Plain-chant et Opéra placent la révolution poétique sous le signe de la peinture et des autres arts. À chaque fois, il s’agit pour Cocteau d’explorer les formes de la poésie et de questionner le statut, le rôle et les fonctions du langage.

34 À la ligne sentimentale discrète, dont les poèmes égrènent les confidences d’un bout à l’autre du livre, s’associe un ordre esthétique, à la fois plastique et musical. La succession des parties de Morceaux choisis simule l’expansion du lyrisme chez Cocteau, c’est-à-dire, selon la définition de Valéry, « le développement d’une exclamation30 ». On ne peut qu’être frappé par l’évolution de l’expression poétique de 1916 à 1932 : d’un discours poétique éclaté ou de sa désorganisation volontaire, qui éparpille les mots sur la page selon les prérogatives de l’œil (Le Cap de Bonne-Espérance), la poésie de Cocteau a posé les éléments d’un nouveau langage poétique s’appuyant sur la définition d’un Vocabulaire (1922) et d’une oralité liturgique (Plain-chant, 1923). L’apparition d’Opéra dans le recueil collectif de ses poésies semble conclure cette aventure du langage et affirmer l’aboutissement d’une poésie orchestrale, sensible aux variations du langage poétique qui réconcilie les vers et la prose.

35 La réorchestration évolutive chez Cocteau conditionne d’abord les thèmes abordés dès 1914-1916. Dans Morceaux choisis, la sélection opérée à partir des recueils antérieurs consolide une vision poétique grave, marquée par la guerre et la mort. Ainsi, du Cap de Bonne-Espérance, Cocteau n’a finalement gardé que « L’invitation à la mort ». Dans le Discours du grand sommeil, synonyme de la mort, il a retenu les séquences dominées par la guerre et les images qui hantent sa mémoire. La gravité des poèmes suivants ne semble offrir à la conscience du poète aucun apaisement, sinon le désir d’en finir avec une époque de fraternité douloureuse (« L’adieu aux fusiliers marins »). De Poésies, 1920, où s’observait le regain d’une activité poétique soutenue par le retour à la vie civile, Cocteau a reproduit des poèmes où la tristesse se fait entendre en sourdine (« Premières larmes », « Pauvre Jean », « Gravité du cœur », « L’exécution »), malgré la joie éprouvée devant le spectacle de l’art (« L’Ode à Picasso »). Dans Vocabulaire, cette

Genesis, 32 | 2011 253

tendance se confirme et se précise : l’exercice vivifiant de la poésie qui doit compenser la conscience souffrante du poète ne parvient guère à exorciser les démons du passé et ceux du présent. L’alphabet poétique dont se dote le poète lui permet de se construire une nouvelle identité et une voix qui implore autant les anges salvateurs qu’elle se lamente sur la « Mort d’un cygne ». Le dernier poème de cette section (« M’entendez- vous ainsi ? »), en 1932, renouvelle l’appel lancé à l’inspiration dans un dialogue du poète avec un public français sourd à ses requêtes. Plain-chant constitue alors un tournant dans le déroulement thématique de Morceaux choisis. « Je veux tout oublier » s’exclame Cocteau à l’ouverture de cette section qui débute par le deuxième volet. Renouant avec une poésie versifiée, Cocteau s’interroge sur les aléas de l’inspiration et définit un nouvel art poétique, sous la tutelle des Muses, dans lequel il perçoit un nouveau départ existentiel : Si ma façon de chant n’est pas ici la même, Hélas, je n’y peux rien. Je suis toujours en mal d’attendre le poème, Et prends ce qui me vient. […] Or moi j’ai secondé si bien leur force brute, Travaillé tant et tant, Que si je dois mourir la prochaine minute, Je peux mourir content31.

36 L’espoir envisagé ici, qui conclut Plain-chant dans le recueil collectif de 1932, semble amener logiquement la dernière section, Opéra, dont les poèmes retenus occupent soixante des cent soixante pages que comporte Morceaux choisis. C’est dire si Cocteau a souhaité souligner le renouvellement de son inspiration et inaugurer un nouveau départ personnel en poésie. La sélection opérée par Cocteau présente un autoportrait, le résumé de son histoire depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte marqué par ses rencontres et des disparitions (« L’Ange Heurtebise », dont la forme disloquée exprime la rupture amoureuse). Puis, avec « Musée secret », Cocteau poursuit son interrogation sur les mystères du langage et de l’art. C’est dans les lieux et les formes antiques surgissant dans son quotidien, et dans l’activité du sommeil et du rêve, que le poète cherche à capter les signes de l’invisible. Musée, théâtre, cinéma, opéra, tels sont les lieux fréquentés par un poète convaincu de leur nécessaire union et qu’il cherche à meubler par ses essais artistiques du moment.

37 Au bout du voyage que ponctue chacune des sections poétiques de Morceaux choisis, le lecteur a parcouru l’itinéraire personnel de Cocteau et peut percevoir l’évolution d’un poète qui est passé de la tragédie du passé à la comédie du présent. La création sert de fil conducteur mais elle est intériorisée, narrativisée tout au long du livre, Cocteau cherchant à effacer les marques les plus visibles de sa biographie. Du coup, son histoire personnelle se voit transportée dans une vision du monde qui transpose sur le mode poétique l’expérience du vécu. Les drames personnels (amoureux, physiques) prennent la dimension d’une épopée universelle grâce à un discours poétique qui s’élève au lyrisme.

38 C’est là sans doute qu’apparaît avec le plus de clarté la démarche de Cocteau dans Morceaux choisis. L’instance d’énonciation ne cesse de varier et subsume le je individuel en nous. Le je est l’écho d’autres je, doubles de l’homme, du locuteur et du poète. Cocteau se contemple, s’observe à distance, et interpelle d’autres voix auxquelles il

Genesis, 32 | 2011 254

donne parfois une place dans ses poèmes. Sa poésie, monologique et dialogique (correspondant avec les Muses, l’Ange), s’ouvre à la polyphonie.

39 Faut-il dès lors s’étonner si Cocteau expérimente autant de formes expressives ? Si sa poésie, consommatrice d’images, doit tant aux arts du visible, elle s’impose surtout par sa capacité à générer une multitude de modèles rythmiques. Que d’écart entre la discontinuité et le rejet de la rhétorique dans Le Cap de Bonne-Espérance et l’alternance de formes poétiques variées (en vers et en prose, en vers réguliers ou libres) déployées dans Opéra ! Il semble, là encore, que Cocteau ait minutieusement élaboré à la fois une trajectoire des formes rythmiques et un équilibre des formes d’une section à l’autre de Morceaux choisis. Sur l’axe linéaire, on constate une évolution progressive depuis la dislocation du langage (Le Cap de Bonne-Espérance), le passage à la maîtrise d’une poésie libre mais séquentielle (Discours du grand sommeil), culminant dans Vocabulaire, qui sert de transition entre une esthétique de l’avant-garde et une poétique classique, symptomatique de Plain-chant, qui est construit sur le seul quatrain hétérométrique (alternant alexandrins et hexasyllabes). Toutes ces expérimentations sur le vers et la strophe semblent converger finalement dans Opéra qui, réunissant des pièces en vers libres et en strophes, en vers et en prose, effectue la synthèse des rythmes poétiques antérieurs. Dernier volet de Morceaux choisis, Opéra s’ouvre à tous les sujets, toutes les formes littéraires mais encore à tous les arts (musique, peinture, architecture et cinéma). Il constitue comme l’acmè emblématique du recueil de 1932, dont le rythme va crescendo.

40 Comme on le voit, Morceaux choisis porte mal son titre. Loin de n’être qu’un recueil de poèmes épars sélectionnés au gré de l’écrivain ou de son éditeur, ce nouveau livre se situe à un tournant de la carrière poétique de Cocteau. Œuvre bilan, qui autorise le poète à reconfigurer l’assemblage des parties en une unité sans cesse recherchée, il constitue aussi une étape pour intégrer les compositions du passé dans une écriture tendue vers l’avenir. Pause réflexive, autocritique, correspondant à une période où Cocteau traverse une crise existentielle grave dont il tente de se libérer par l’écriture, le livre de 1932, fort de sa structuration antérieure qui évolue soudain, vise à l’élaboration et à l’expérimentation d’une mythologie et de formes modernes. Espace du repli, le livre présente des pièces remodelées, amputées ou augmentées, qui y ont trouvé refuge. Dans ce cadre provisoire, elles entament de nouvelles relations entre elles qui préfigurent la physionomie de l’édition suivante. Morceaux choisis offre ainsi l’exemple parfait d’une œuvre poétique en devenir et s’apparente au méandre d’une ligne tortueuse qui vise à l’infini32. Réédité à part en 1945 (Lausanne, H. Keyser), ce livre montre assez l’estime que lui portait Cocteau.

NOTES

1. Sur cette poétique du recueil, voir les études rassemblées par D. Alexandre, M. Frédéric et J.- M. Gleize, dans Méthode !, n° 2, « Le Recueil poétique », 2002. 2. Voir l’édition des Œuvres poétiques complètes de Jean Cocteau, éd. M. Décaudin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2005 [1re éd. 1999], p. LVI.

Genesis, 32 | 2011 255

3. Morceaux choisis. Poèmes, Paris, Gallimard, 1932 (« 5e édition »). Toutes nos références, sauf mention contraire, renvoient à cette édition. 4. Le volume rassemble une sélection de poèmes publiés précédemment dans Le Cap de Bonne- Espérance (1916-1919), Discours du grand sommeil (1916-1918), Poésies (1920), L’Ode à Picasso (1925), Vocabulaire (1922), Plain-chant (1923) et Opéra (1925-1927). 5. Sur l’évocation de la vie et la carrière de Cocteau durant ces années 1930-1932, on consultera la « Chronologie » figurant en tête de l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », op. cit., p. XLI- XLII, et la biographie de l’écrivain par C. Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Gallimard, 2003, p. 439 sq. 6. Voir G. Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987, en particulier les pages 82, 89 et 95. 7. Ce texte est absent du volume des Œuvres poétiques complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade », régi par le principe d’édition chronologique, qui n’accorde aucune attention spécifique à Morceaux choisis. 8. Comme il le confie paradoxalement dans la préface du Cap de Bonne-Espérance en 1918 ; voir l’édition citée, p. 6, et la notice correspondante, p. 1571. 9. Réapparues récemment sur le marché du livre ancien, nous avons eu la chance d’en faire l’acquisition. Il constitue un document de première importance pour observer le poète au travail et la genèse de certains poèmes pour lesquels on ne dispose d’aucun élément. Voici la version primitive de la « Préface » : « Il existe des poèmes où le poète essaye sa chance ; d’autres où le poète la prolonge. Rares sont les poèmes de chance. Parfois les plus rébarbatifs, ils coulent de la main comme l’ectoplasme de la bouche du médium. Le poète, endormi d’un œil, corrige, empêche la pâte de prendre et une forme confuse. / Ainsi naissent des mandragores : statues des profondeurs. Réunir cette sorte de poèmes, les retoucher, éliminer le reste, représente une tâche ingrate ; car le public aime reconnaître ; la connaissance le fatigue et rarement il approuve ce que le livre apporte de nouveau. » 10. Voir « Formes et fonctions de l’anthologie en poésie », dans Méthode !, op. cit., p. 33. 11. Nous suivons la terminologie de P.-M. de Biasi, résumée notamment dans La Génétique des textes, Paris, Nathan, 2000, p. 48 sq. 12. La table des matières de Morceaux choisis rappelle succinctement les livres mis à contribution : Le Cap de Bonne-Espérance, Discours du grand sommeil, Poésies (1920), Vocabulaire, Plain-chant et Opéra. 13. Ce jeu d’épreuves se présente sous la forme de vingt-trois placards in-12. L’ensemble, daté du 27 octobre 1931, est incomplet du dernier placard correspondant aux pages 166-173 du livre imprimé en juin 1932. Jauni et fragilisé par l’acidité, il présente parfois de nombreuses corrections autographes que nous analyserons plus loin. 14. Les éditeurs des Œuvres poétiques complètes de Cocteau dans la « Bibliothèque de la Pléiade » retracent parfaitement la genèse complexe de chacun de ces recueils et fournissent des documents matériels abondants et précieux pour comprendre la méthode de travail de ce poète. 15. Ce sont le « Prologue », une partie du « Discours du grand sommeil », « Malédiction au laurier », « Délivrance des âmes », « Désespoir du Nord », et « L’adieu aux fusiliers marins ». 16. Ces dix poèmes sont « Premières larmes », « Oceano roof », « Fête de Montmartre », « Batterie », « Pauvre Jean », « L’Ode à Picasso », « Gravité du cœur », « Le secret du bleu », « Louange de l’olivier » et « L’exécution ». 17. « Hôtel de France et de la poésie », « Ciel d’avril », « La mort de l’amiral », « Pièce de circonstance », « Mort d’un cygne », « Idole », « Dos d’ange », « À force de plaisirs… », « Angélus », « Les anges maladroits », « Rosier sauvage », et « M’entendez-vous ainsi ? ». 18. Sur la genèse de cette section, voir F. Demeulder et M. Dominicy, « Plain-chant : écriture et composition d’un recueil de Cocteau », dans Méthode !, op. cit., p. 141-156. 19. Sur cette section, voir la notice que lui consacre D. Gullentops dans l’édition des Œuvres poétiques complètes, éd. citée, p. 1685-1692. 20. Poème évoquant R. Roussel, tiré du film de Cocteau Le Sang d’un poète, qui fut présenté le 20 janvier 1932. Le poème est réuni à Opéra pour la première fois en 1932, et non en 1947 comme

Genesis, 32 | 2011 256

on l’a cru jusqu’ici (voir J. Cocteau, Œuvres poétiques complètes, éd. citée, p. 1703). C’est dire si Morceaux choisis constitue bien un espace d’attente. 21. Voir les remarques de P. Caizergues dans la notice de Poésies (1917-1920), dans Œuvres poétiques complètes, éd. citée, p. 1588. 22. Voir I. Chol, « La poésie spatialisée depuis Mallarmé », Poétique, n° 158, avril 2009, p. 231-247. 23. Voir l’édition de 1925, Paris, Gallimard, p. 13, 15, 16, 19, et 20. 24. Voir l’édition des Œuvres poétiques complètes, éd. citée, p. 437-438. 25. Ibid., p. 220. 26. Ibid., p. 293-294. 27. Voir la notice qu’il lui consacre dans ibid., p. 1577-1582. 28. Les épreuves donnaient d’abord « la rampe verte », variante ensuite corrigée de la main de Cocteau et retenue dans la version éditée. 29. Notons ainsi les corrections suivantes : « Les tambours bleus vous font taire,/reines bavardes » (1925) devient « Alors les tambours de Santerre/vous font taire, reines bavardes » (1932-1947) ; « elle titube et oublie » (1925) contre « elle titube et elle oublie » (1932-1947) ; « Il vous séquestre » (1925) mais « Il vous épouse. Il vous séquestre » (1932-1947) ; l’image « où les anges écrivent leurs lettres/autour des arbres de Noël » (1925) s’assombrit avec « où la mort écrivait ses lettres sous un lustre de Noël » (1932-1947) ; Cocteau avait d’abord noté à la main sur ses épreuves : « où chacune écrivait ses lettres/sous le givre de Noël ». 30. Dans Tel quel. Cité par J.-M. Maulpoix, La Voix d’Orphée. Essai sur le lyrisme, Paris, José Corti, 1989, p. 71 sq. 31. Morceaux choisis, éd. cit., p. 110 et 112. 32. C’est en ces mots que Cocteau caractérisait l’apparent vagabondage poétique de Paul Valéry dans un article de la revue Fontaine (été 1945), repris dans les Cahiers Jean Cocteau, n° 9, 1981, p. 163.

RÉSUMÉS

La présente étude explore les modalités des déplacements opérés par Jean Cocteau dans Morceaux choisis, auto-anthologie, album ou florilège de poèmes composés et publiés de 1916 à 1927. À partir de l’enquête génétique de ce recueil, qui s’appuie sur l’étude des éditions séparées et collectives antérieures des poèmes qui le composent, mais aussi sur l’examen des épreuves corrigées de sa main qui ont été récemment retrouvées, il s’agit de s’interroger sur le statut de ce livre délaissé de la critique, sur les objectifs de l’écrivain et sur les effets esthétiques (plastiques, musicaux) produits par le déplacement et le nouvel agencement des poèmes. On y voit Cocteau composer un nouveau livre pour reconfigurer ses recueils antérieurs et ébaucher une unité provisoire de ses poésies qui furent louées ou détestées de son public. Au moment où il tente de conjurer ses démons (l’attrait de l’opium, une sexualité contrariée, l’angoisse de la mort), Cocteau procède à un bilan personnel et poétique des vingt années précédentes, et entend refonder les bases de sa vision poétique qui doivent lui permettre de dépasser ses échecs.

The present essay explores the modalities of displacement effected by Jean Cocteau in Morceaux choisis, an auto-anthology, an album or selection of poems composed and published between 1916 and 1927. With a genetic investigation of this volume, based on the study of previous separate and collective editions of its poems as well on the examination of the recently discovered

Genesis, 32 | 2011 257

corrected proofs, we examine the status of this book neglected by critics, and the esthetic effects (plastic, musical) produced by the displacement and the new arrangement of the poems. In this way we see Cocteau composing a new book in order to rearrange his previous anthologies and develop a temporary unity of his poems that had been alternately praised or condemned by his readers. While struggling to ward off his devils (the attraction of opium, a frustrated sexuality, the fear of death), Cocteau undertook an assessment of his life and of his poems of the previous twenty years, wishing to reestablish the foundations of his poetical vision which would allow him to overcome his failures.

El presente estudio explora las modalidades de los desplazamientos efectuados por Jean Cocteau en Morceaux choisis, auto-antología, álbum o florilegio de poemas compuestos y publicados entre 1916 y 1927. A partir de la investigación genética de esta recopilación, que se basa en el estudio de las ediciones separadas y colectivas anteriores de los poemas que la componen, y también en el examen de las galeradas con correcciones autógrafas descubiertas recientemente, es posible interrogarse sobre la naturaleza de ese libro olvidado por la crítica, los objetivos del escritor y los efectos estéticos (plásticos, musicales) producidos por el desplazamiento y la nueva disposición de los poemas. Vemos en él a Cocteau componiendo un nuevo libro para reconfigurar sus recopilaciones anteriores y esbozar una unidad provisoria de sus poesías, que fueron alabadas o detestadas por su público. En el momento en que intenta conjurar sus demonios (la atracción del opio, una sexualidad contrariada, la angustia de la muerte), Cocteau efectúa un balance personal y poético de los veintes años precedentes, y trata de reestablecer las bases de su visión poética, que le permitan sobrepasar sus fracasos.

Die vorliegende Studie setzt sich mit den Modalitäten der Verschiebungen auseinander, die Jean Cocteau in Morceaux choisis – Auto-Anthologie, Album und Florilegium von Gedichten, die zwischen 1916 und 1927 geschrieben und veröffentlicht wurden – vornimmt. Ausgehend von der textgenetischen Untersuchung dieses Bandes, die sich sowohl auf die vorausgegangenen Einzel- und Sammelpublikationen der darin enthaltenen Gedichte stützt als auch auf die von der Hand des Autors annotierten Korrekturfahnen, die man kürzlich wiedergefunden hat, geht es darum, nach dem Status dieses von der Kritik vernachlässigten Buches zu fragen sowie nach den Zielen des Schriftstellers und den ästhetischen (bildkünstlerische, musikalische) Effekten, die durch die Verschiebung und die Neuanordnung der Gedichte hervorgerufen werden. Cocteau stellt hier ein neues Buch zusammen, in dem er seine früheren Sammelschriften neu konfiguriert und eine provisorische Einheit seiner Gedichte entwirft, die von seinem Publikum gelobt oder verabscheut wurden. In dem Moment, in dem er versucht, seine Dämonen zu beschwören (die Anziehung durch das Opium, eine als problematisch empfundene Sexualität, die Angst vor dem Tod), zieht Cocteau eine persönliche und poetische Bilanz der zwanzig vorausgegangenen Jahre, mit der Absicht, das Fundament seiner poetischen Vision zu erneuern, um seine Misserfolge hinter sich zu lassen.

O presente estudo explora as modalidades de deslocação operadas por Jean Cocteau em Morceaux choisis, auto-antologia, álbum ou florilégio de poemas compostos e publicados de 1916 a 1927. A partir do inquérito genético desta colectânea, que se apoia no estudo das edições individuais e colectivas anteriores dos mesmos poemas, mas também no exame das provas corrigidas pela sua mão, recentemente reencontradas, pode questionar-se o estatuto deste livro esquecido pela crítica, os objectivos do escritor e os efeitos estéticos (plásticos, musicais) produzidos pela deslocação e a nova disposição dos poemas. Cocteau é visto a compor um novo livro para reconfigurar as colectâneas anteriores e a esboçar uma unidade provisória das poesias que foram elogiadas ou odiadas pelo público. Quando tenta conjurar os seus demónios (atracção do ópio, sexualidade contrariada, angústia da morte), Cocteau procede a um balanço pessoal e poético dos

Genesis, 32 | 2011 258

vinte anos precedentes, e procura refundar as bases da sua visão poética de forma a transcender os seus malogros.

Questo studio esplora le modalità delle dislocazioni operate da Jean Cocteau in Morceaux choisis, auto-antologia, album o florilegio di poesie composte e pubblicate dal 1916 al 1927. A partire dall’indagine genetica di questa raccolta, che si basa sullo studio delle edizioni separate e delle raccolte precedenti delle poesie che la compongono, ma anche sull’esame delle bozze corrette dall’autore, che sono state recentemente ritrovate, ci si interroga sullo statuto di questo libro trascurato dalla critica, sugli obiettivi dello scrittore e sugli effetti estetici (plastici e musicali) prodotti dallo spostamento e dalla nuova disposizione delle poesie. Si segue Cocteau che compone un nuovo libro per riconfigurare le sue raccolte precedenti e progetta un’unità provvisoria delle sue poesie che erano state lodate o detestate dal suo pubblico. Nel momento in cui egli tenta di scacciare i suoi demoni (l’oppio, una sessualità impedita, l’angoscia della morte), Cocteau offre un bilancio personale e poetico dei vent’anni precedenti, e intende rifondare le basi della sua visione poetica che gli devono permettere di superare le sue sconfitte.

INDEX

Mots-clés : génétique, Cocteau Jean, poète, poésie, genèse, XXe siècle

AUTEUR

FRANÇOIS ROUGET

FRANÇOIS ROUGET est professeur de littérature française à Queen’s University (Canada). Spécialiste de la Renaissance, il a publié plusieurs ouvrages et articles sur la poésie de Clément Marot à Agrippa d’Aubigné, notamment sur le genre de l’ode (L’Apothéose d’Orphée, Droz, 1994 ; L’Arc et la lyre, SEDES, 2001) et plusieurs éditions critiques (O. de Magny, P. de Tyard, Album de vers de M. de Valois). Ses travaux actuels s’inscrivent dans la génétique textuelle de l’écriture chez P. de Ronsard (Ronsard et le livre, I, Droz, 2010). Il a par ailleurs fait paraître plusieurs études sur les manuscrits de J. Cocteau (en 2006 et 2008). frouget30[arobase]gmail.com

Genesis, 32 | 2011 259

Processus de création dans le théâtre de marionnettes : présentation d’un dossier génétique

Cristiane Miryam Drumond de Brito Traduction : Maria Ignez Mena Barreto

1 Il est un processus de création sur lequel la critique génétique n’a pas encore songé à se pencher : celui qui aboutit à un spectacle de marionnettes. Il s’agit pourtant d’un domaine très riche, qui met en jeu un grand nombre de formes d’expression. Les arts plastiques y occupent une place importante et jouent un rôle essentiel dans la construction des personnages. À l’instar du théâtre, et plus encore que le théâtre, cet art de la performance appelle une « génétique qui englobe non seulement l’avant-texte, mais aussi “l’avant-scène”, c’est-à-dire tout ce qui porte trace de la préparation du spectacle1 ». À titre préliminaire, nous ferons ici une rapide présentation, sans commentaires, des éléments qui composent le dossier génétique d’un spectacle particulièrement innovant.

2 Le Journal (O Diario), spectacle de marionnettes d’Álvaro Apocalypse2, a été mis en scène en trois différentes versions : la première, à l’occasion du Festival d’hiver de l’Université fédérale du Minas Gerais (UFMG) à Belo Horizonte (Brésil) sous le titre Diario de um tímido forasteiro ( Journal d’un outsider timide) (1990) ; la deuxième, à l’occasion du Festival du son et du mouvement, en France (1992) et la troisième, devant un public élargi à Rio de Janeiro (1997). Malgré les transformations qui ont eu lieu d’une présentation à l’autre (type de manipulation des marionnettes, personnages, éclairage, musique, manière de concevoir les scènes, dialogues, etc.), on peut considérer qu’il s’agit d’un seul projet poétique en métamorphose.

3 Álvaro Apocalypse, artiste plasticien né à Ouro Fino (Minas Gerais) a dessiné depuis l’enfance. Cette pratique lui a valu d’être professeur de dessin et dans cette fonction il a travaillé sur la figure humaine, son anatomie et son inscription dans la culture, à travers la capoeira, les danses, fêtes et autres mythes populaires. Il a été également

Genesis, 32 | 2011 260

professeur et directeur de la faculté des Beaux-arts de l’Université fédérale du Minas Gerais.

4 En 1970, Álvaro Apocalypse, son épouse et une amie créent la troupe de théâtre de marionnettes Giramundo : née d’un groupe d’artistes plasticiens, les arts plastiques y jouent un rôle important. Álvaro Apocalypse lui-même se considérait comme un artiste plasticien travaillant pour les arts de la scène. À la tête de Giramundo, il crée plusieurs spectacles, parmi lesquels les trois versions du Journal dont il est question ici.

5 Dès sa création, Álvaro Apocalypse et la troupe Giramundo ont privilégié la recherche dans le domaine de la dramaturgie et des différents langages que comprend le théâtre de marionnettes, ajoutant de nouveaux auteurs, de nouveaux thèmes et de nouvelles problématiques au répertoire du théâtre de marionnettes brésilien. Ont été aussi introduites des thématiques destinées à un public adulte : le théâtre de marionnettes n’est désormais plus l’apanage des enfants. Dans les documents de genèse présentés ici, on observe la recherche de formes poétiques déployées dans le dialogue avec l’univers culturel des adultes.

6 Le dossier comprend des types de documents très divers :

7 1) Scénarios diagrammatiques

Fig. 1

Schéma figurant les personnages dans leur ordre d’entrée en scène

8 2) Scénarios visuels présentant des séquences narratives

Genesis, 32 | 2011 261

Fig. 2

Croquis articulant le texte et la mise en scène

9 3) Scénarios textuels

Fig. 3

Traduction : 7) Personnage couché sur un lit laisse passer le temps Il est allé au bureau. A tripoté de la paperasse. A passé l’après-midi devant la maison du Directeur. Est rentré à la maison 8) Il s’imagine chez le Directeur Veut savoir où la fille s’habille 9) Je veux parler avec la petite chienne de la maison Il a pris les lettres des chiens Lit les lettres des chiens Valerio Varela e Silva apparaît

Genesis, 32 | 2011 262

10 4) Scénarios de répétition

Fig. 4

Consignes pour la mise en scène lors des répétitions

11 5) Différentes versions des textes dramaturgiques, que j’appellerai version A, B, C, etc.

12 Extrait de la version A

Fig. 5

13 Extrait de la version B

Genesis, 32 | 2011 263

Fig. 6

14 6) Annotations au sujet des personnages et de leur voix

Fig. 7

- Indications concernant la voix off - Indications concernant la voix des trois fées - Caractérisation du personnage VINCENT à travers la description très précise du grain, de la tonalité et des inflexions caractéristiques de sa voix

15 7) Ébauches des marionnettes

Genesis, 32 | 2011 264

Fig. 8

16 8) Études de manipulation

Fig. 9

17 9) Ébauches de décor

Genesis, 32 | 2011 265

Fig. 10

18 10) Photos

Fig. 11

Genesis, 32 | 2011 266

Fig. 12

19 Le théâtre a une nature collective, comme l’attestent les documents eux-mêmes, mais la présence d’Álvaro Apocalypse à la tête de l’équipe est une constante. L’auteur se soucie de tout, depuis la conception d’un personnage jusqu’à l’éclairage, en passant par la musique, les tonalités des voix des marionnettes, etc. Dans ces papiers, nous retrouvons également des réflexions théoriques et des annotations au sujet du symbolisme associé aux marionnettes :

20 a)

Fig. 13

Traduction du document : Poétique : Le corps est divisé En plaisir et douleur 1re proposition poétique : le corps est divisé en plaisirs et douleurs

21 b)

Genesis, 32 | 2011 267

Fig. 14

Traduction du document : POUPÉES, MARIONNETTES, DES CHOSES COMME ÇA. La sculpture, matière modelée par la pensée, remplit l’espace. Son immobilité et son silence favorisent la contemplation et la méditation. Au contraire, la poupée, la marionnette (qui sont des sculptures aussi) ont dans le mouvement leur âme ; et leur esprit est formé non pas par le silence, mais par le son, par la musique, par la parole, par la voix, par le chant. En s’opposant aussi à la sculpture sur son socle, elle est sculpture sur scène, théâtrale, elle génère de l’action.

22 Outre les documents que nous avons présentés, on trouve des plans de scène en élévation, avec vue frontale et vue latérale, des plans d’éclairage, des paroles de chansons. Nous avons eu accès à des projets de marionnettes au format 68 ☓ 95 cm, à des e-mails échangés entre Álvaro Apocalypse, des amis et la productrice. On peut également consulter des dossiers de presse rédigés par Álvaro Apocalypse, des entretiens, des programmes de pièces présentées et le Journal d’un fou de Gogol3.

23 L’œuvre d’Álvaro Apocalypse intègre de nombreux éléments de la culture brésilienne. En tant que marionnettiste, il travaille des images dans un pays ayant une riche tradition d’images et de couleurs, dans l’art sacré du baroque, dans les fêtes populaires, dans l’architecture...

24 Il faut également tenir compte des souvenirs d’enfance qu’Álvaro Apocalypse évoque dans son autobiographie, les jouets ramassés dans la nature ou construits par lui et ses frères, le dessin d’anatomie, très tôt enseigné par son père médecin. Cette expérience de l’enfance est transposée dans son travail de marionnettiste, qui met le fantastique, l’imagination, l’étude de l’anatomie et du mouvement au service de ses desseins, tels qu’on peut les percevoir dans les documents présentés ici :

25 - poser les bases d’une mythographie brésilienne ;

Genesis, 32 | 2011 268

26 - établir des correspondances entre les langages littéraire, musical, pictural... en créant un jeu de scène et non uniquement un théâtre de marionnettes ;

27 - élaborer un nouveau concept esthétique et éthique pour le théâtre de marionnettes, en élargissant la recherche, au-delà du seul théâtre de marionnettes, à d’autres mouvements artistiques contemporains.

NOTES

1. Almuth Grésillon et Nathalie Léger, « Brouillons de l’éphémère. Pour une génétique du théâtre », Genesis, n° 26, « Théâtre », 2005, p. 7. 2. Je tiens à rendre hommage à Álvaro Apocalypse, qui a bien voulu me confier ses manuscrits ; et à remercier Cecilia A. Salles pour m’avoir guidée dans mon travail doctoral sur le processus de création d’Álvaro Apocalypse. 3. Dans ses écrits, Álvaro Apocalypse note le statut ambivalent de son spectacle par rapport à l’ouvrage de Gogol : « Le Journal est une création originale. Originale, car au premier montage, Giramundo utilisait des scènes déjà conçues et n’avait pas de texte. Jusqu’à la rencontre avec le Journal d’un fou. Le Journal d’un fou est un conte de Gogol fréquemment adapté pour le théâtre, la plupart du temps sous forme de monologue. Giramundo l’a adapté d’une tout autre façon : les personnages cités par le narrateur ont été créés matériellement et participent de l’action en donnant la réplique au protagoniste. De telle sorte que le récit a été pratiquement éliminé de la pièce. D’où l’idée que ce montage n’est pas, à proprement parler, une adaptation du Journal d’un fou, car une grande part du matériau utilisé préexistait au montage et ne provenait pas de l’original de Gogol. »

RÉSUMÉS

Cet article présente de manière succincte le dossier génétique du Journal, spectacle du marionnettiste brésilien Álvaro Apocalypse, et montre toute la diversité des documents qui interviennent dans la création d’une telle œuvre, apparentée aux arts plastiques aussi bien qu’aux arts du texte et de la performance.

This article concisely presents the genetic dossier of the Journal, a puppet show of the Brazilian author Álvaro Apocalypse. It shows the great diversity of the documents that come into play in the creation of such a work related to plastic arts as much as to textual arts and performance art.

Este artículo presenta de manera sucinta el dossier genético de Diario, espectáculo del titiritero brasileño Álvaro Apocalypse, mostrando la diversidad de documentos que intervienen en la creación de una obra de este tipo, vinculada tanto con las artes plásticas como con las artes del texto y de la performance.

Genesis, 32 | 2011 269

Dieser Artikel präsentiert in dichter Form das textgenetische Dossier von Journal, Theaterstück des brasilianischen Marionnettenspielers Àlvaro Apocalypse, und zeigt die gesamte Bandbreite der verschiedenen Dokumente, die an der Erschaffung eines solchen Werkes, das sowohl der Bildenden Kunst als auch den textuellen und performativen Künsten angehört, beteiligt sind.

O artigo apresenta de modo sucinto o dossier genético de Diário, espectáculo do marionetista brasileiro Álvaro Apocalypse, e mostra a diversidade de documentos que intervieram na criação da obra, que tem afinidades tanto com as artes plásticas quanto com as artes textuais e performativas.

Questo articolo presenta succintamente il fascicolo genetico del Journal, spettacolo del marionettista brasiliano Álvaro Apocalypse, e mostra tutta la diversità dei documenti che intervengono nella creazione di un’opera di questo genere, vicina sia alle arti plastiche sia alle arti del testo e dello spettacolo.

INDEX

Mots-clés : génétique, genèse, Brésil, marionnette, théâtre, dessin, XXe siècle

AUTEURS

CRISTIANE MIRYAM DRUMOND DE BRITO

CRISTIANE MIRYAM DRUMOND DE BRITO est professeur d’ergothérapie à l’université fédérale de São Carlos (état de São Paulo). Elle a mené une recherche sur le processus créatif de l’auteur et marionnettiste Álvaro Apocalypse. Son ouvrage Rascunhos da Loucura (« Brouillons de la folie », Editora Univap, 2001) traite de l’interaction des études de critique génétique avec d’autres champs de la connaissance. Actuellement, elle coordonne un projet de recherche et de diffusion qui élargit le processus de création chorégraphique au-delà du directeur de la compagnie et de ses danseurs et s’efforce d’établir dialogues et récits sur une base communautaire, en utilisant la critique génétique comme outil de construction du spectacle. cdru[arobase]uol.com.br

Genesis, 32 | 2011 270

Chroniques

Genesis, 32 | 2011 271

Chroniques

Comptes rendus d'ouvrages

Genesis, 32 | 2011 272

Manuscrítica, Revista de crítica genética, n° 17, 2009

Maria Ignez Mena Barreto

RÉFÉRENCE

Manuscrítica, Revista de crítica genética, n° 17, Editora Humanitas, 2009.

1 Le lecteur de Genesis qui suit de près l’évolution de la critique génétique au Brésil est peut-être déjà familiarisé avec la nouvelle formule de la revue Manuscrítica, dont ce numéro 17 constitue la troisième livraison. Créée en 1990 par l’APML (Associação dos Pesquisadores do Manuscrito Literário, rebaptisée depuis 2006 APCG – Associação dos Pesquisadores em Crítica Genética), la revue Manuscrítica1 a quitté la présentation dépouillée de la publication universitaire confidentielle qu’elle avait longtemps gardée pour un nouveau format plus en accord avec sa réelle diffusion et son statut de principal organe de publication de la recherche en génétique textuelle d’Amérique latine. Outre une maquette élégante, un plus beau papier, une mise en page soignée, une typographie plus aérée et plus agréable à lire, la nouvelle formule a été restructurée en six sections : Passando à limpo, dédié à l’agenda de l’APCG ; Fac-símile, avec, dans ce numéro, la reproduction d’une page manuscrite de Benveniste ; Atelié, regroupant les contributions de quatre chercheurs chevronnés : Celia Nunes Silva et Silvia Maria Guerre Anastácio, qui signent ensemble une contribution à la théorie dans « Uma visão sistémica do processo criador » (Une vision systémique du processus de création) ; Kleber Pereira dos Santos qui, dans « A gestação d’O ventre » (La gestation d’O ventre) se penche sur un bel exemple de genèse de l’imprimé et Juan Eduardo Bonin, qui, dans « Génesis política del discurso religioso : Pueblo y Populismo en Iglesia y comunidad nacional (1981) » (Genèse politique du discours religieux : peuple et populisme dans Église et communauté nationale [1981]) aborde la question de la genèse d’une écriture collective. La revue comporte encore une quatrième section intitulée Incipit, où l’on retrouve un article consacré à Proust, « “La fenêtre éclairée” : uma escrita constelar » (« La fenêtre éclairée » : une écriture en constellation) signé par

Genesis, 32 | 2011 273

Carla Cavalcanti e Silva ; une section de comptes rendus intitulée Comentário ; une section Traduction, où l’on peut lire en portugais l’article « Conceptualisation et textualisation dans le manuscrit de l’article “Le langage et l’expérience humaine” d’Émile Benveniste. Une contribution à la génétique de l’écriture en sciences humaines », d’Irène Fénoglio2 et une dernière section, Diálogo, consacrée dans ce numéro à un entretien accordé par l’écrivain brésilien Pedro Nava à Edina Regina P. Panichi.

2 Dans « A gestação d’O ventre », Kleber Pereira dos Santos tente de déceler la présence de l’intertexte existentialiste dans la production du premier roman d’Heitor Cony, O ventre, à travers l’étude comparative d’un ensemble de documents dont la rédaction s’étale sur une quarantaine d’années : une version dactylographiée datée de 1955 appartenant manifestement à une phase assez avancée de la genèse, l’édition originale de 1958 et deux éditions postérieures ayant fait l’objet d’importants remaniements, la sixième, datée de 1987, et la huitième et dernière édition revue par l’auteur, datée de 1998. Dans le cadre de cet article, l’auteur porte son attention tout d’abord sur les transformations du paratexte : première et quatrième de couverture, rabats, titres, dédicaces et épigraphes, puis sur le remaniement de la structure d’ensemble du roman et les modifications des titres de chapitre qu’il entraîne successivement. Dans le sillage des propositions théoriques avancées par Roberto Zular et Claudia Amigo Pino dans leur essai Escrever sobre escrever : uma introdução à crítica genética3, la visée est ici moins celle d’effectuer un recensement exhaustif de toutes les modifications apportées au texte que d’y repérer un mouvement d’écriture orienté par une problématique de recherche spécifique. Il ressort de l’analyse proposée par Kleber Pereira dos Santos que le progressif effacement du discours auctorial et des marques de subjectivité dans le paratexte, tout autant que le remaniement de la structure d’ensemble, répondent à la recherche d’une plus grande cohérence formelle entre le roman et l’arrière-fond philosophique qui guide obliquement sa rédaction.

3 La contribution de Juan Eduardo Bonin, « Génesis política del discurso religioso : Pueblo y Populismo en Iglesia y comunidad nacional (1981) », analyse les variations dans l’emploi du terme « peuple » à travers le processus de rédaction du document « Église et communauté nationale » (1981), l’un des documents de l’épiscopat argentin les plus influents sur un plan politique, publié dans les dernières années de la dictature militaire. La rédaction de ce document a été confiée à un groupe d’acteurs appartenant au Movimento de Sacerdotes para el Tercer Mundo (MSTM) (Mouvement des prêtres pour le tiers-monde), mouvement qui a surgi et s’est développé en Argentine entre 1968 et 1973, qui a cherché à concilier le concile Vatican II et l’action politique sur un plan à la fois théologique et pastoral. L’analyse de ce dossier, composé de quatre brouillons dactylographiés portant des corrections autographes, permet à Juan Eduardo Bonin de mesurer l’effort que déploient les rédacteurs pour traduire les contenus idéologiques du secteur du catholicisme qu’ils incarnent dans les termes plus généraux du dispositif discursif de la Conférence épiscopale argentine (CEA). La comparaison entre le dernier dactylogramme et le texte publié montre néanmoins à quel point les évêques ont surveillé cette opération.

4 Dans une approche plus classique en génétique textuelle, « “La fenêtre éclairée” : uma escrita constelar » de Carla Cavalcanti e Silva tente de saisir la dynamique compositionnelle à l’œuvre dans les brouillons de Proust à travers l’analyse du mouvement d’écriture qui, d’une première ébauche conduit à la rédaction définitive de

Genesis, 32 | 2011 274

cet épisode bien connu de La Prisonnière. En suivant la progression de ce mouvement à travers l’étude des cahiers 53 et 55, notamment, Carla Cavalcanti e Silva souligne d’abord l’absence de linéarité dans l’usage que Proust fait du support cahier : utilisation discontinue des rectos, puis des versos, avec aménagement de blancs remployés lors d’étapes ultérieures, détachement et déplacement des feuillets, témoignant d’un mouvement d’aller et retour incessant entre les deux cahiers. À cet usage non linéaire du support répond une écriture qui, elle aussi, progresse de façon discontinue : concentration puis éclatement des contenus ou signifiés thématiques, déplacement et dissémination des motifs, traitement en parallèle des connotations euphorique ou dysphorique qui leur sont associées, puis fusion ou tressage dans la construction d’ambivalences, bref, tout un ensemble complexe d’opérations que Carla Cavalcanti e Silva porte à la lumière et qui la conduisent à parler de l’écriture proustienne comme d’une écriture en constellation.

5 « Uma pequena esfera iridescente » (Une petite sphère iridescente) est un hommage très personnel que rend Claudia Amigo Pino à son maître et ambassadeur de la critique génétique au Brésil, le Prof. Philippe Willemart. Présenté lors du lancement du livre Processos de criação4 (Processus de création), ce texte est l’occasion pour Claudia Amigo Pino de retracer sa rencontre avec une pensée qui se poursuit inlassablement à contre- courant de la doxa universitaire et qui, animée par une grande ambition universaliste, opère par coups de sonde portés sur des champs aussi éloignés que la physique et la psychanalyse, la biologie et la philosophie, en passant par les mathématiques et la théorie littéraire pour s’affronter aux questions que suscite l’approche des manuscrits d’écrivain : qu’est-ce qu’écrire ? comment écrit-on ? en quoi les processus d’écriture nous éclairent-ils sur la manière qu’a l’humain de penser et d’ordonner le monde qui l’entoure ? Le commentaire va au-delà du compte rendu d’ouvrage classique pour constituer une invitation enthousiaste à la découverte de l’ensemble de la (très abondante) production de Philippe Willemart.

6 Le numéro se clôt sur une visite en éclaireur de l’atelier de Pedro Nava par Edina Regina P. Panichi dont se réjouiront sûrement les généticiens souhaitant se lancer dans l’étude des manuscrits de cet écrivain décédé en 1984, à une époque où la critique génétique ébauchait à peine ses premiers pas au Brésil.

NOTES

1. Voir le compte rendu qu’en donna Régis Salado des deux premiers numéros dans Genesis, n° 3, 1993, p. 165-171. 2. Paru en français dans Modèles linguistiques, vol. XXX, no 59, « Génétique de la production écrite et linguistique », volume coordonné par Irène Fenoglio et Jean-Michel Adam, 2009, p. 71-99. 3. São Paulo, WMF Martins Fontes, 2008. 4. São Paulo, Perspectiva, 2009.

Genesis, 32 | 2011 275

INDEX

Mots-clés : génétique, Brésil, revue

Genesis, 32 | 2011 276

Julie LeBlanc, Genèses de soi. L’écriture du sujet féminin dans quelques journaux d’écrivaines, 2008

Catherine Viollet

RÉFÉRENCE

Julie LeBlanc, Genèses de soi. L’écriture du sujet féminin dans quelques journaux d’écrivaines, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2008, 238 p.

1 Genèses de soi, de Julie LeBlanc (professeur à l’université de Toronto, Canada), relève, de manière stimulante et novatrice, un double défi : appliquer la génétique textuelle à l’écriture diaristique – démarche qui peut sembler paradoxale au premier abord ; et l’appliquer à un corpus d’auteurs francophones de sexe féminin – fait suffisamment exceptionnel, dans la critique génétique de langue française1, pour qu’il mérite d’être souligné.

2 Si le titre choisi évoque l’entreprise, commune aux différents auteurs, d’auto- engendrement, de construction du sujet dans et par l’écriture, les cas étudiés abordent des configurations fort diverses : journal de voyage, journal de genèse, journal palimpseste, roman-journal… S’ils présentent des écarts par rapport au genre canonique, tous possèdent une dimension génétique – des phases de réécriture et de métamorphose ; ils ont aussi en commun des préoccupations esthétiques, et le souci d’exprimer un point de vue féminin, voire féministe.

3 Une première partie, intitulée « Genèse d’un journal », réunit deux études qui ont pour même objet la transformation d’un journal dont une version a été diffusée oralement sur Radio-Canada, puis remaniée pour être publiée.

4 Journal intime, de Madeleine Ouellette-Michalska, radiodiffusé à partir de l’été 1982, se compose de nombreux cahiers (déposés à la Bibliothèque nationale du Québec à Montréal) ; La Tentation de dire. Journal (Québec Amérique, 1985) est une version

Genesis, 32 | 2011 277

remaniée et augmentée du texte initialement diffusé. Les écarts entre les deux versions de ce journal sont étroitement liés à une pratique intensive d’intertextualité, d’entrelacement et de tissage, incluant notamment des extraits du journal de la grand- mère de l’auteur (déjà largement enchâssés dans Journal intime), d’un roman en cours de rédaction (La Maison Trestler), de récits de voyage… Il importe à Julie LeBlanc de montrer les enjeux textuels de cette évolution, vers cette archi-texture hybride où différentes voix se « chevauchent », contestant une « vision restreinte et univoque du sujet », et correspondant au souci de mettre en valeur l’importance des composantes intersubjectives et interdiscursives de l’identité féminine.

5 Tout à fait contemporains, les deux journaux de Nicole Brossard dont il est ensuite question – l’un radiodiffusé en août 1983, l’autre publié un an plus tard sous le titre Journal intime ou Voilà donc un manuscrit (Herbes Rouges, 1984) se situent à peu près dans la même relation, le premier constituant l’avant-texte du second. Outre les remaniements stylistiques ponctuels du journal radiodiffusé, s’ajoutent alors de nouvelles strates énonciatives, tels que poèmes « accueillant l’expression du vécu » (Nicole Brossard), « postures », récits et clausules. Mettant en scène une situation interlocutive, l’écriture diaristique affirme sa vocation dialogique : elle cherche à « créer un nouvel espace littéraire », démystifiant les aspects androcentriques du genre, repensant les relations entre vie et écriture, et légitimant « la subjectivité singulière et collective des femmes » (N. Brossard).

6 Très riche sur le plan de l’analyse génétique, la deuxième partie est centrée sur les journaux accompagnant la genèse d’une œuvre : les carnets d’écriture de Marie-Claire Blais, un journal d’écriture d’Annie Ernaux.

7 Les carnets de Marie-Claire Blais, qu’elle appelle notebooks, concernent les phases préparatoires de la rédaction d’un roman, Une saison dans la vie d’Emmanuel (Éditions du Jour, 1965 ; prix Médicis 1966), et d’une nouvelle, « Testament de Jean-le-Maigre à ses frères » (Liberté, vol. XIV, n° 3, 1972)2. Spectaculaires sur le plan graphique en raison de nombreux dessins au crayon et à l’aquarelle qui « participent de la genèse », ces carnets sont riches de notes de lecture préparatoires, et de réflexions métatextuelles soigneusement datées sur l’œuvre à venir : profil diégétique, schéma narratif, cadre spatio-temporel, caractéristiques des personnages, conditions d’intelligibilité, présupposés de l’organisation narrative, stratégies textuelles, fragments de scénarios auxquels se mêlent des notations tirées du vécu de l’auteur et de ses diverses activités contemporaines de la rédaction. Ces carnets, « espaces d’invention » au contenu hétérogène et multidimensionnel, permettent au généticien de retracer la diachronie de l’activité créatrice à travers ses hésitations, ses virtualités et ses choix.

8 L’étude génétique de Passion simple (Gallimard, 1991) d’Annie Ernaux s’appuie sur un matériau aussi riche que complexe : d’une part, un autre texte publié, Se perdre (Gallimard, 2001) ; d’autre part, un journal d’écriture inédit et des centaines de feuillets qui composent le dossier de genèse de ce récit (fin 1989-début 1991). Les deux textes publiés se font écho dans une relation spéculaire : si Passion simple est le court récit d’une passion amoureuse et charnelle vécue par l’auteur-narratrice avec un diplomate russe – une « passion qui ressemblait à l’écriture d’un livre3 » –, Se perdre est le journal intime qu’a tenu Annie Ernaux durant la période relatée (et sur lequel s’est appuyée la genèse de Passion simple)4 ; il a vis-à-vis de ce récit, précise Annie Ernaux, le statut d’« auto-dossier5 », de document endogénétique.

Genesis, 32 | 2011 278

9 Quant au journal d’écriture qui précède et accompagne la rédaction de Passion simple, rédigé sur des feuilles volantes, il comporte diverses étapes de l’élaboration du récit, des listes de mots aux notes de régie, des scénarios ordonnant les événements à la recherche de la juste distance énonciative… Il abrite ce « dialogue interne à l’écriture », ses virtualités, ses incertitudes, ses stratégies, ses évaluations, ses réflexions quant à la censure sociale du discours érotique féminin. Les fonctions exploratoires du journal d’écriture portent aussi, comme le souligne Julie LeBlanc, sur les choix esthétiques : s’agira-t-il d’un témoignage, de confidences, d’un manifeste, d’un procès-verbal ? Quelle distance instaurer entre le moi acteur et le moi narrateur ? L’analyse de cinq feuillets extraits de l’abondant dossier manuscrit de Passion simple met en lumière le processus de dépersonnalisation, d’objectivation et d’universalisation (p. 131) caractéristique de l’œuvre d’Ernaux.

10 Ce dossier exceptionnel est l’occasion, pour Julie LeBlanc, de montrer comment, entre « complexité et complicité », se complètent et se démultiplient trois pratiques d’écriture de nature différente : spéculative (journal d’écriture), descriptive (Passion simple), et diaristique (Se perdre).

11 La dernière partie de l’ouvrage comprend un chapitre de réflexions théoriques sur la relation entre fiction et non-fiction, et sur les critères susceptibles – ou non – de les différencier (intention illocutoire, situation d’énonciation et valeur référentielle des déictiques, onomastique, statut diégétique de l’auteur et du narrateur, ancrage référentiel, informations para- et extratextuelles…).

12 Dans le prolongement de ces réflexions, Julie LeBlanc examine le dossier génétique (documents préparatoires, différents états manuscrits) d’un roman autobiographique de Madeleine Monette, intitulé Le Double suspect (Quinze, 1988). Imitant le discours autobiographique, cette fiction entrecroise dans une structure d’emboîtement trois journaux fictifs, créés de toutes pièces (le second réécrivant le premier, le troisième commentant cette opération et ses implications), et met en scène un personnage- écrivain « exhibant le dispositif de production » de son œuvre et les différentes phases de la genèse. Ce montage d’un triple simulacre d’écriture diaristique met en lumière le travail d’interaction, d’assimilation et de transformation textuelle, tandis que la construction interdiscursive et discontinue rend compte – dans une perspective féministe – de l’incessante interaction entre image de soi et image de l’Autre.

13 Au fil de ce parcours se confirme une double démonstration : de ce que le journal, « au cœur de la poeisis littéraire », peut apporter à la critique génétique ; et de ce en quoi cette dernière enrichit l’étude des journaux.

14 L’ouvrage s’appuie sur une bibliographie solide, la description des fonds d’archives et la reproduction de certains manuscrits. On regrette cependant l’inconfort de lecture dû au fait que l’appareil de notes est renvoyé en fin de volume, et que les transcriptions de manuscrits ne respectent pas les normes en vigueur ; et surtout, on regrette que l’auteur ait dû renoncer, faute de place, à l’analyse détaillée des réécritures.

Genesis, 32 | 2011 279

NOTES

1. Il suffit, pour s’en convaincre, de feuilleter la « Bibliographie : études génétiques, éditions, manuscrits » de l’un des derniers numéros de la revue Genesis, recensant les publications dans ce domaine de janvier 2008 à janvier 2010 : moins de 4 % des publications citées concernent des auteurs de sexe féminin. Voir Genesis, n° 30, « Théorie : état des lieux », p. 285-295. 2. Sur les carnets de genèse du « Testament de Jean-le-Maigre », voir aussi Julie LeBlanc, « Marie- Claire Blais et ses journaux d’écriture », Métamorphoses du Journal. De Rétif de la Bretonne à Sophie Calle, dir. C. Viollet et M.-F. Lemonnier-Delpy, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2006, p. 149-169. 3. Journal inédit de Passion simple, cité par Julie LeBlanc, p. 114. 4. Voir Philippe Gasparini, « Annie Ernaux. De Se perdre à Passion simple », Genèse et autofiction, dir. J.-L. Jeannelle et C. Viollet, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2007, p. 149-174. 5. Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2003.

INDEX

Mots-clés : génétique, journal personnel

AUTEURS

CATHERINE VIOLLET

CATHERINE VIOLLET est chargée de recherche à l’Institut des Textes et Manuscrits modernes (CNRS- ENS), responsable de l’équipe « Genèse & Autobiographie ». Dernières publications : Métamorphoses du journal personnel. De Rétif de la Bretonne à Sophie Calle (avec M.-F. Lemonnier- Delpy, Academia-Bruylant, 2006) ; Genèse et autofiction (avec J.-L. Jeannelle, Academia-Bruylant, 2007) ; Si tu lis jamais ce journal… Diaristes russes francophones 1780-1854 (avec E. Gretchanaia, CNRS Éditions, 2008) ; Cahiers du Monde russe, n° 50/1, « Écrits personnels » (avec V. Garros, EHESS, 2010). cviollet[arobase]wanadoo.fr

Genesis, 32 | 2011 280

Chroniques

Bibliographie

Genesis, 32 | 2011 281

Bibliographie : études génétiques, éditions, manuscrits Janvier 2010-novembre 2010

Danièle Maïsetti et Martine Mesureur-Ceyrat

Cette bibliographie rend compte des publications recensées entre janvier 2010 et novembre 2010. Pour la période antérieure, vous pouvez consulter les références sur le site de l’ITEM, à l’adresse suivante : . Quelques travaux collectifs, ouvrages ou périodiques, ont été intégrés à la toute dernière minute et n’ont par conséquent pu faire l’objet d’un dépouillement : les articles pertinents seront mentionnés dans la prochaine bibliographie. En outre, certaines publications ne nous sont pas encore parvenues, ou ont pu, en dépit de nos efforts, échapper à notre vigilance. C’est pourquoi nous tenons à remercier très chaleureusement celles et ceux qui prennent la peine, non seulement de nous transmettre régulièrement les informations dont ils disposent, mais aussi de nous faire parvenir les articles ou les ouvrages dont ils sont les auteurs.

Éditions de textes et de manuscrits

BALZAC Ève de « Ève de Balzac & George Sand. Correspondance 1853, textes établis, présentés et annotés par Roger Pierrot et Hervé Yon », dans Mon cher George. Balzac et Sand, histoire d’une amitié. Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition Mon cher George. Balzac et Sand, présentée par le musée Balzac à Saché, du 24 mars au 20 juin 2010, Paris, Gallimard, coll. « Lieux et écrivains », 2010, p. 159-165. BALZAC Honoré de, SAND George « Balzac & George Sand. Correspondance 1831-1844, textes établis, présentés et annotés par Roger Pierrot et Hervé Yon », dans Mon cher George. Balzac et Sand, histoire d’une amitié. Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition Mon cher George. Balzac et Sand, présentée par le musée Balzac à Saché, du 24 mars au 20 juin 2010, Paris, Gallimard, coll. « Lieux et écrivains », 2010, p. 101-158.

Genesis, 32 | 2011 282

BARTHES Roland Le Lexique de l’auteur. Séminaire à l’École pratique des hautes études 1973-1974, suivi de fragments inédits du Roland Barthes par Roland Barthes, avant-propos d’Éric Marty, présentation et édition d’Anne Herschberg Pierrot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Traces écrites », 2010, 422 p. « Roland Barthes, “Phrase – Modernité”. Fac-similés et transcriptions [établies par Arlette Attali] de l’inédit, précédés d’un commentaire par Éric Marty, d’une note génétique par Daniel Ferrer et d’une note codicologique par Arlette Attali », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 239-284. DELACROIX Eugène Eugène Delacroix. Journal. Tome I (1822-1857) et tome II (1858-1863), nouvelle édition intégrale établie par Michèle Hannoosh, Paris, José Corti, coll. « Domaine romantique », 2009, 2519 p. EISENSTEIN Sergueï Mikhaïlovitch Cinématisme - Peinture et cinéma, édité par Alexandre Laumonier, introduction, notes et commentaires par François Albera, traductions de Valérie Pozner, Elena Rolland, Anne Zouboff, Danièle Huillet, François Albera, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Fabula », 2009, 254 p. Glass House. Du projet de film au film comme projet, édité par Alexandre Laumonier, introduction à Glass House et Destruction de la forme et transparence par François Albera, traductions de Valérie Pozner, Michail Maiatsky et François Albera, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Fabula », 2009, 101 p. LEVINAS Emmanuel Œuvres 1. Carnets de captivité suivi de Écrits sur la captivité et Notes philosophiques diverses, volume publié sous la responsabilité de Rodolphe Calin et de Catherine Chalier, établissement du texte, annotation matérielle, avertissement par Rodophe Calin, préface et notes explicatives par Rodophe Calin et Catherine Chalier, préface générale de Jean-Luc Marion de l’Académie française, Paris, Bernard Grasset/IMEC, 2009, 499 p.

Ouvrages

CALVET Louis-Jean Le Jeu du signe, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie, », 2010, 197 p. GIURIATO Davide Mikrographien. Zu einer Poetologie des Schreibens in Walter Benjamins Kindheitserinnerungen (1932-1939), München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 5 », 2006, 324 p. HURLEBUSCH Klaus Buchstabe und Geist, Geist und Buchstabe. Arbeiten zur Editionsphilologie, Frankfurt, Berlin, Peter Lang, coll. « Hamburger Beiträge zur Editionsphilologie, 50 », 2010, 380 p. LAHIRE Bernard Franz Kafka : éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Textes à l’appui/laboratoire des sciences sociales », 2010, 632 p. MORIM DE CARVALHO Edmundo Poésie et science chez Bachelard, Paris, Éditions L’Harmattan, 2010, 294 p. RAITT Alan W. Flaubert’s First Novel. A Study of the 1845 Éducation sentimentale, Oxford/Bern/Berlin, Peter Lang, coll. « Le Romantisme et après en France/Romanticism and after in France, 18 », 2010, 134 p.

Genesis, 32 | 2011 283

SUGAYA Norioki Flaubert épistémologue. Autour du dossier médical de Bouvard et Pécuchet, Amsterdam/ New York, coll. « Faux titre, 346 », 2010, 276 p. YOSHIKAWA Kazuyoshi Proust et l’art pictural, Paris, Honoré Champion, coll. « Recherches proustiennes, 14 », 2010, 409 p.

Ouvrages collectifs

Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, herausgegeben von Hubert Thüring, Corinna Jäger-Trees und Michael Schläfli, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, 345 p. La Chambre noire d’André Gide, dir. Alain Goulet [Actes du colloque André Gide, BnF, 9 octobre 2009], Paris, Éditions Le Manuscrit, coll. « Recherche Université », 2009, 192 p. Criação em debate, Claudia Amigo Pino organizadora, São Paulo, Humanitas, 2007, 301 p. Flaubert et la peinture, textes réunis et présentés par Gisèle Séginger, Paris, Lettres modernes Minard, coll. « Gustave Flaubert, 7 », 2010, 337 p. Genèses théâtrales, dir. Almuth Grésillon, Marie-Madeleine Mervant-Roux, Dominique Budor, Paris, CNRS Éditions, coll. « Textes et Manuscrits », 2010, 272 p. (avec un cahier couleur de 32 p.). Konjektur und Krux. Zur Methodenpolitik der Philologie, herausgegeben von Anne Bohnenkamp, Kai Bremer, Uwe Wirth, Irmgard M. Wirtz, Göttingen, Wallstein Verlag, 2010, 420 p. Linguistique et littérature : Cluny, 40 ans après, dir. Driss Ablali et Margareta Kastberg Sjöblom [Actes du colloque international, 29-31 octobre 2007, Besançon], Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, 863 », 2010, 344 p. Littératures au Sud, dir. Marc Cheymol, préface de Bernard Cerquiglini, postface de Souleymane Bachir Diagne, Paris, Éditions des archives contemporaines/Agence universitaire de la Francophonie, coll. « Actualité scientifique », 2009, 254 p. Originalités proustiennes, dir. Philippe Chardin, Paris, Éditions Kimé, 2010, 297 p. Les Reformulations pluri-sémiotiques en contexte de formation, dir. Alain Rabatel, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, 864 », 2010, 298 p. Savoirs en récit. I, Flaubert : la politique, l’art, l’histoire, textes réunis et présentés par Anne Herschberg Pierrot, Saint-Denis, PUV, coll. « Manuscrits Modernes », 2010, 180 p. Savoirs en récit. II, Éclats de savoirs : Balzac, Nerval, Flaubert, Verne, Les Goncourt, textes réunis et présentés par Jacques Neefs, Saint-Denis, PUV, coll. « Manuscrits Modernes », 2010, 166 p. Schreibprozesse, herausgegeben von Peter Hughes, Thomas Fries, Tan Wälchli, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, 325 p. Texte zur modernen Philologie, herausgegeben von Kai Bremer et Uwe Wirth, Stuttgart, Philipp Reclam jun., 2010, 335 p.

Genesis, 32 | 2011 284

Articles et contributions à des ouvrages collectifs et des revues

ALAMARGOT Denis, LEBRAVE Jean-Louis « The study of professional writing. A joint contribution from cognitive psychology and genetic criticism », European psychologist, vol. XV, n° 1, 2010, p. 12-22. AMREIN Ursula « Verschriftete Bilder : Gottfried Kellers Bildpoetik im Prozess der Säkularisierung », dans Schreibprozesse, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, p. 51-76. ANDRÉ Julie « Plan, scénarios, résumés : hypothèses sur la construction du Cahier 46 », Bulletin d’informations proustiennes, n° 40, 2010, p. 31-44. ARTIÈRES Philippe « Pour une histoire sociale de l’écriture. Histoire et génétique textuelle », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 185-189. BIASI Pierre-Marc de « Pour une génétique généralisée : l’approche des processus à l’âge numérique », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 163-175. « Le projet de l’équipe “Manuscrit francophone” de l’ITEM », dans Littératures au Sud, Paris, Éditions des archives contemporaines/Agence universitaire de la Francophonie, coll. « Actualité scientifique », 2009, p. 159-161. BISANG Regula « To Show or Not to Show : Stage Directions, Textual History, and the Play Scene in Shakespeare’s Hamlet », dans Schreibprozesse, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, p. 15-31. BOIE Bernhild « Auf unsteten Bahnen. Anfänge des Schreibens bei Georg Heym, Günter Eich und Peter Rühmkorf », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 237-254. BOULEZ Pierre « Écriture musicale et accident, entretien avec Dominique Jameux », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 219-228. BOURDIN Béatrice, COGIS Danièle, FOULIN Jean-Noël « Influence des traitements graphomoteurs et orthographiques sur la production de textes écrits : perspective pluridisciplinaire », Langages, n° 177, « Traitement des contraintes de la production d’écrits : aspects linguistiques et psycholinguistiques », 2010, p. 57-82. CAVAILLÈS Nicolas « Génétique et dialogisme », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 191-195. CERQUIGLINI Bernard « Vingt ans après », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 15-17. CRASSON Aurèle « Archives manuscrites littéraires : l’apport du numérique pour l’édition et la recherche

Genesis, 32 | 2011 285

scientifique », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 43-47. CHUY Maria, RONDELLI Fabienne « Traitement des contraintes linguistiques et cognitives dans la construction de la cohérence textuelle », Langages, n° 177, « Traitement des contraintes de la production d’écrits : aspects linguistiques et psycholinguistiques », 2010, p. 83-111. COLLA Fernando « Les Archives Virtuelles Latino-Américaines : héritages et perspectives », Escritural. Écritures d’Amérique latine, n° 1, « 1. Neruda : discurso poético, escritura e intertextualidad ; 2. Les Archives Virtuelles Latino-Américaines », 2009, p. 399-401. COMPAGNON Antoine « Génétique, intertextualité et histoire littéraire, entretien avec Pierre-Marc de Biasi et Anne Herschberg Pierrot », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 55-57. DEBRU Claude « “Penser avec les mains” : critique génétique et épistémologie, entretien avec Jean- Louis Lebrave », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 229-234. D’IORIO Paolo « Qu’est-ce qu’une édition génétique numérique ? », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 49-53. DOQUET-LACOSTE Claire « Postures énonciatives et marqueurs de reformulation en situation de conférence avec diaporama. Alors, effectivement, donc », dans Les Reformulations pluri-sémiotiques en contexte de formation, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, 864 », 2010, p. 47-71. DORD-CROUSLÉ Stéphanie « C.R. Éric Le Calvez : Genèses flaubertiennes, Amsterdam/New York, Rodopi, 2009 », Revue d’Histoire littéraire de la France, 110e année, n° 1, mars 2010, p. 223-224. DORD-CROUSLÉ Stéphanie, MERCIER Félicie « Les notes prises par Flaubert sur la revue L’Artiste », dans Flaubert et la peinture, Paris, Lettres modernes Minard, coll. « Gustave Flaubert, 7 », 2010, p. 255-309. ESPAGNE Michel « Philologie et critique génétique », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 19-20. FEITKNECHT Thomas « „Um meine Geschichte zu erzählen, muss ich weit vorn anfangen“ Hesses Schreiben im Zirkel von Krise und Therapie », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhundert, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 257-270. FERRER Daniel « Critique génétique et philologie : racine de la différence », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 21-23. « Mondes possibles, mondes fictionnels, mondes construits et processus de genèse », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 109-130.

Genesis, 32 | 2011 286

GABLER Hans Walter « Les livres, les textes et la critique », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 41-42. GERMAIN Marie Odile « Sur quelques manuscrits de Gide à la Bibliothèque nationale de France », dans La Chambre noire d’André Gide, Paris, Éditions Le Manuscrit, coll. « Recherche Université », 2009, p. 155-164. GOUJON Francine « Sodome et Gomorrhe I : un lieu racinien », dans Originalités proustiennes, Paris, Éditions Kimé, 2010, p. 161-174. GOULET Alain « “Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman” », dans La Chambre noire d’André Gide, Paris, Éditions Le Manuscrit, coll. « Recherche Université », 2009, p. 65-102. GRODDECK Wolfram « „Ich schreibe hier…‟ Textgenese im Text. Zu Robert Walsers Prosastück Die leichte Hochachtung », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 97-108. HAMON Philippe « Quelques questions à la génétique », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 65-68. HAY Louis « Ce que dit Genesis. Hommage à Almuth Grésillon », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 11-14. HENKE Silvia « Hermann Burger : Hokuspokus. Abracadabra. Simsalabim. Oder wie aus nichts etwas anfängt », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 109-126. HERSCHBERG PIERROT Anne « Approches génétiques du style », dans Stylistiques ?, dir. Laurence Bougault, Rennes, PUR, coll. « interférences », 2010, p. 33-40. « Chemins de l’œuvre », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 87-108. « Style de genèse et style d’auteur », Romantisme, vol. II, n° 148, juin 2010, p. 103-113. HONOLD Alexander « Initiationen und Initialen. Franz Kafka in seinen Oktavheften », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 77-96. HUGHES Peter « Coleridge’s Unwriting », dans Schreibprozesse, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, p. 35-48. JÄGER-TREES Corinna « Zu Otto F. Walters Schreibkonzept des Anfangens in Der Stumme und Zeit des Fasans », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im

Genesis, 32 | 2011 287

literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 271-290. KAMMER Stephan « Zettelkasten und bewegliche Lettern. Die poetologische Entzauberung des Anfang(en)s », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 29-42. KASPER Monika « Vom Malen zum Schreiben : Gottfried Kellers Berliner Schreibunterlage », dans Schreibprozesse, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, p. 77-99. KELLER Luzius « Inventio, dispositio und elocutio bei : Die Erfindung der ‚Petites Madeleines’ als Schreibprozess », dans Schreibprozesse, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, p. 159-177. LEBRAVE Jean-Louis « La critique génétique et les sciences cognitives », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 131-150. LERICHE Françoise « Fluctuation des notions d’“originalité” et d’“artiste original” dans la genèse du roman proustien », dans Originalités proustiennes, Paris, Éditions Kimé, 2010, p. 117-131. LOIS Elida « À propos du rapport entre les archives documentaires et la réflexion théorique », Escritural. Écritures d’Amérique latine, n° 1, « 1. Neruda : discurso poético, escritura e intertextualidad ; 2. Les Archives Virtuelles Latino-Américaines », 2009, p. 402-405. LUMBROSO Olivier « Pour une didactique du prérédactionnel », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 177-184. LÜTHI Ariane « La note-amorce. Une lecture des Papiers collés de Georges Peros », dans Schreibprozesse, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, p. 265-286. MARTY Éric « Roland Barthes, “Phrase – Modernité” : une conférence sur la phrase. Présentation du dossier inédit », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 237-238. MASSON Pierre « Histoires de portes et de chambres », dans La Chambre noire d’André Gide, Paris, Éditions Le Manuscrit, coll. « Recherche Université », 2009, p. 39-64. MAURIAC DYER Nathalie « Memnon barométrique, ou Spleen à la manière de Proust », dans Originalités proustiennes, Paris, Éditions Kimé, 2010, p. 185-195. MITTERAND Henri « Sur le “scénarique” », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 69-85. « Critique génétique et sociocritique, entretien avec Pierre-Marc de Biasi et Anne Herschberg Pierrot », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 59-63.

Genesis, 32 | 2011 288

NATUREL Mireille « Déconstruire pour mieux reconstruire les rapports nouveaux entre les choses », dans Originalités proustiennes, Paris, Éditions Kimé, 2010, p. 95-103. NAKANO Chizu « Proust lecteur de Henry Bordeaux : Sainte-Beuve retrouvé ? », Bulletin d’informations proustiennes, n° 40, 2010, p. 139-150. OGANE Atsuko « Critique génétique d’Hérodias de Flaubert : la formation de la première danse [article en japonais] », Journal of Arts and sciences, n° 20, January 2010, p. 1-25. OLIVE Thierry, PASSERAULT Jean-Michel, LEBRAVE Jean-Louis, LE BIGOT Nathalie « La dimension visuo-spatiale de la production des textes : approches de psychologie cognitive et de critique génétique », Langages, n° 177, « Traitement des contraintes de la production d’écrits : aspects linguistiques et psycholinguistiques », 2010, p. 29-55. PAOLACCI Véronique, FAVART Monique « Traitement des marques de cohésion par les jeunes scripteurs : l’utilisation de la ponctuation et des connecteurs à l’entrée en sixième. Approche linguistique, cognitive et didactique », Langages, n° 177, « Traitement des contraintes de la production d’écrits : aspects linguistiques et psycholinguistiques », 2010, p. 113-128. PÉTILLON Sabine « Le manuscrit d’écrivain, terrain d’investigations linguistiques de la production écrite. Esquisse d’un panorama », dans Linguistique et littérature : Cluny, 40 ans après, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, 863 », 2010, p. 293-304. « Psychologie cognitive et production écrite : de l’effet “épistémique” à la catalyse », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 197-206. PLANE Sylvie, ALAMARGOT Denis, LEBRAVE Jean-Louis « Temporalité de l’écriture et rôle du texte produit dans l’activité rédactionnelle », Langages, n° 177 « Traitement des contraintes de la production d’écrits : aspects linguistiques et psycholinguistiques », 2010, p. 7-28. PLANE Sylvie, OLIVE Thierry, ALAMARGOT Denis « Présentation : pour une approche pluridisciplinaire des contraintes de la production écrite », Langages , n° 177 « Traitement des contraintes de la production d’écrits : aspects linguistiques et psycholinguistiques », 2010, p. 3-5. REIBNITZ Barbara von « Komma überschreibt Punkt. Anfangen und Nicht-Aufhören(können) in Robert Walsers Romanerstling Geschwister Tanner », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 129-146. RICO Francisco « Éditions savantes et lecteurs réels », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 29-34. RIFFARD Claire « Un exemple de valorisation des manuscrits francophones : sauvegarde et valorisation des manuscrits malgaches », dans Littératures au Sud, Paris, Éditions des archives contemporaines/Agence universitaire de la Francophonie, coll. « Actualité scientifique », 2009, p. 163-166.

Genesis, 32 | 2011 289

RÖLLIN Beat, HAASE Marie-Luise, STOCKMAR René, TRENKLE Franziska « „Der späte Nietzsche“ - Schreibprozess und Heftedition », dans Schreibprozesse, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, p. 103-115. SAGAERT Martine « Présentation du DVD-ROM André Gide l’écriture vive », dans La Chambre noire d’André Gide, Paris, Éditions Le Manuscrit, coll. « Recherche Université », 2009, p. 165-181. SALLES Cecilia Almeida « Réseaux de la création : construction de l’œuvre d’art », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 207-211. SCHLÄFLI Michael « „Der Text kommt aus der Dunkelheit !“ Christoph Geiser schreibt Im Freigehege », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 301-324. SEGRE Cesare, GIAVERI Maria Teresa « Philologie italienne et critique génétique, entretien avec Maria Teresa Giaveri, en collaboration avec Erica Durante », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 25-27. SENN Fritz « Fiktiver Schreibprozess : Leopold Bloom verfasst einen Brief », dans Schreibprozesse, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, p. 181-189. SHILLINGSBURG Peter, EGGERT Paul « Le paysage éditorial anglo-américain de 1980 à 2005 », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 35-39. TEYSSANDIER Laurence « Sur quelques aspects de la genèse de la soirée Verdurin, », Bulletin d’informations proustiennes, n° 40, 2010, p. 45-54. THÜRING Hubert « Anfangen zu schreiben. Einleitung », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 9-25. « Der späte Anfänger Friedrich Glauser », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 147-172. VAN HULLE Dirk « Espèces d’origine. Darwin et la métaphore biologique dans la critique génétique », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 151-162. VIOLLET Catherine « À la rencontre des journaux personnels », avant-propos, Cahiers du Monde russe, n° 50/1, « Écrits personnels, Russie XVIIIe-XXe siècle », 2010, p. 9-15. WEBER Ulrich « Dürrenmatts Fiktion „Das Hirn“ : Textgenese zwischen Schöpfung und Evolution », dans Schreibprozesse, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 7 », 2008, p. 237-261. WILLEMART Philippe « Comment comprendre et penser le manuscrit ? », Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 213-218.

Genesis, 32 | 2011 290

WIRTZ Irmgard « Elias Canettis Aufzeichnungen. Kein Anfang, kein Ende », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 173-180. WISE Pyra « Lettres et dédicaces inédites de Proust et de quelques correspondants », Bulletin d’informations proustiennes, n° 40, 2010, p. 9-28. WITTMANN Jean-Michel « Quand l’écrivain remet son ouvrage sur le métier : l’exemple d’une page supprimée de Paludes », dans La Chambre noire d’André Gide, Paris, Éditions Le Manuscrit, coll. « Recherche Université », 2009, p. 19-38. ZANETTI Sandro « Wo beginnt der Anfang ? Lektürenotizen - erste Gedichtentwürfe bei Paul Celan », dans Anfangen zu schreiben. Ein kardinales Moment von Textgenese und Schreibprozess im literarischen Archiv des 20. Jahrhunderts, München, Wilhelm Fink, coll. « Zur Genealogie des Schreibens, 11 », 2009, p. 215-235.

Catalogue d’exposition

Mon cher George. Balzac et Sand, histoire d’une amitié, ouvrage publié à l’occasion de l’exposition Mon cher George. Balzac et Sand, présentée par le musée Balzac à Saché, du 24 mars au 20 juin 2010, Paris Gallimard, coll. « Lieux et écrivains », 2010, 182 p.

Revues

Bulletin d’informations proustiennes, n° 40, 2010. Cahiers du Monde russe, n° 50/1, « Écrits personnels », 2010. Escritural. Écritures d’Amérique latine, n° 1, « 1. Neruda : discurso poético, escritura e intertextualidad ; 2. Les Archives Virtuelles Latino-Américaines » [Congrès international organisé par la Maison des Sciences de l’Homme et de la Société de Poitiers, en octobre 2008], dir. Fernando Moreno, 2009. Genesis. Manuscrits, recherche, invention, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010 ; n° 31, « Composer », 2010. Langages, n° 177, « Traitement des contraintes de la production d’écrits : aspects linguistiques et psycholinguistiques », textes réunis par Sylvie Plane, Thierry Olive et Denis Alamargot, 2010. Manuscritica, n° 17, 2009. Recherches & Travaux, n° 75, « L’autoportrait fragmentaire », textes réunis par Brigitte Ferrato-Combe, 2010.

Publications électroniques

Revues

Flaubert. Revue critique et génétique [en ligne], n° 3, « Le désir amoureux », dossier coordonné par Pierre-Marc de Biasi, septembre 2010, .

Genesis, 32 | 2011 291

Recto/Verso, n° 6, « Genèse de la pensée. II, Cheminements et procédures », septembre 2010, .

Articles

BELLON Guillaume « Pour une genèse parlée de la pensée. L’Abécédaire de Gilles Deleuze », Recto/Verso, n° 6, « Genèse de la pensée. II, Cheminements et procédures », septembre 2010, . GIRAUD Sylvie « Hérode Antipas “ne bande plus pr elle” », Flaubert. Revue critique et génétique [en ligne], n° 3, « Le désir amoureux », 30 septembre 2010, . HERSCHBERG PIERROT Anne « Bouvard et Pécuchet et le désir amoureux », Flaubert. Revue critique et génétique [en ligne], n° 3, « Le désir amoureux », 30 septembre 2010, . LEFORT-FAVREAU Julien « Genèse et postérité du bio-pouvoir. Strates de la pensée, de Foucault à Agamben », Recto/Verso, n° 6, « Genèse de la pensée. II, Cheminements et procédures », septembre 2010, . MATSUZAWA Kazuhiro « L’illusion de la désillusion : Essai d’interprétation génétique de L’Éducation sentimentale », Flaubert. Revue critique et génétique [en ligne], n° 3, « Le désir amoureux », 30 septembre 2010, http://flaubert.revues.org/index955.html MONDON Geneviève « Une éducation sentimentale ou le roman d’amour de Salammbô », Flaubert. Revue critique et génétique [en ligne], n° 3, « Le désir amoureux », 30 septembre 2010, . OGANE Atsuko « Hérodias, splendeur du vers et de la prose : le serpent ou la genèse de la femme fatale dans la danse de Salomé », dans Revue Flaubert [en ligne], n° 9, « Flaubert et la confusion des genres, numéro dirigé par Sandra Glatigny, avec la collaboration de Juliette Azoulai », 2009, . TESTENOIRE Pierre-Yves « Genèse manuscrite d’un principe saussurien. L’exemple de la linéraité », Recto/Verso, n° 6, « Genèse de la pensée. II, Cheminements et procédures », septembre 2010, .

INDEX

Mots-clés : bibliographie, génétique, publications, acquisitions

Genesis, 32 | 2011