JEAN-LOUIS BORY

MARIE-CLAUDE JARDIN

JEAN-LOUIS BORY

PIERRE BELFOND 216, boulevard Saint-Germain 75007 Paris Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Éditions Pierre Belfond, 216, bd Saint-Germain, 75007 Paris. Et, pour le Canada, à Edipresse Inc., 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec, H3N 1W3. ISBN 2.7144.2568.2

Copyright © Belfond 1991 A Gil et Jacques

LE CLICHÉ

« A chaque fois qu'on ouvre un tiroir d'où s'échappe une bribe de la vie de Jean-Louis se déroule un fil qu'il faut décoconner et cela appelle l'ouverture d'autres tiroirs — et le processus est sans fin. » Jean Cornec

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Une année « à marquer d'une pierre drôlement blanche »

« Ni idole, ni maître à penser, cela me fait profondément chier », a déclaré un jour Jean-Louis Bory dans une interview. Alors que peut-il encore incarner pour nous une dizaine d'années après sa mort ? Un « maître à exister », comme on l'a dit de son presque contemporain Jean-Paul Sartre ? Dans la mesure où il est passé maître dans l'art du sourire, peut-être... « Souriez, écrit-il dans La Peau des zèbres (p. 206). Allons. N'oubliez pas de sourire. Très important. Pour les autres. Que vous n'avez jamais le droit d'emmerder avec vos histoires de cul. Et pour vous-mêmes. Sou- riez toujours, souriez-vous dans votre glace, dans les vitrines, dans les pare-brise. Vous croirez que tout ne va pas si mal que ça, que tout cela n'a pas tellement d'importance. Souriez pour continuer à vivre. Souriez à en crever. Faites comme moi. » « A en crever... » Il avait oublié qu'on peut mourir de rire. Qu'à trop vouloir faire « comme si », on risque d'y laisser sa peau. Je l'ai connu peu avant que le rire en lui ne se brise. Et le contraste entre le rieur et l'ombre qu'il était devenu était si poignant, si into- lérable, que je n'ai eu de cesse de découvrir le ou les coupables. J'ignorais à quel point l'enquête serait longue et difficile. « L'adieu, la nuit, le trou dans la terre, ça ne collait pas avec cette gourmande, l'à-dieu ça ne collait pas avec cette païenne... » Ainsi parlait-il à la mort de Colette. Vingt-cinq ans plus tard, le 11 juin 1979, il se suicidait. Des années ont passé, et l'envie me vient de lui retourner la formule : le trou dans la terre, ça ne « colle » pas non plus avec ce gourmand qui disait dans Ma moi- tié d'orange : « J'ai faim des autres. En chair et en os. Mon idée fixe. » Rien à faire, on ne se fait pas à cette absence. Ça ne colle pas. Alors on se dit, comme Angelo Rinaldi, « qu'il faut faire quel- que chose ». Et l'on se met à raconter. Comme ça. Simplement parce que ça ne colle pas. Colette... Jean-Louis Bory... Le hasard veut que leurs deux noms aient déjà été réunis. C'était en 1945, le 10 décembre, pour être plus précis. Il faisait un froid glacial, et l'on s'apprêtait à décer- ner le nouveau . « Que n'ai-je les yeux de mes chats ! » La romancière se fraye difficilement un chemin dans l'obs- curité. A soixante-douze ans, le regard pervenche aux fameuses prunelles effilées en oblique a une fâcheuse tendance à perdre de son acuité. Si seulement Roland Dorgelès ne l'avait pas si lâche- ment abandonnée... Maudites restrictions ! La guerre est terminée, mais les coupu- res d'électricité continuent. Rien ni personne n'est épargné. Ni le restaurant Drouant, ni le jury du Goncourt qui a choisi ce jour pour délibérer. Une bougie au bas de l'escalier, une autre au premier étage — prestement accaparée par l'un des nombreux journalistes pré- sents — , l'éclairage est plutôt maigre. Au pied des marches, le « couvert n° 2 » a bien offert un bras secourable à sa vénérable voisine de table, mais, l'instant d'après, il s'était volatilisé. Sans doute enlevé par un reporter en mal de pronostic. Il en faudrait davantage, cependant, pour entamer la belle humeur de Colette. Depuis plus de vingt ans qu'elle piétinait à la porte des Goncourt, elle se voit doublement récompensée. Élue le 2 mai au « couvert n° 1 », elle a déjà voté une première fois et s'apprête à renouveler l'expérience. Peut-on rêver meilleure revanche ? En effet, pour cette année 1945, les Goncourt auront consacré deux romanciers. La raison en est simple : en 1944 aucun prix n'a été décerné. Le lundi 2 juillet, la première femme à siéger au jury Goncourt depuis Judith Gautier a eu la joie de voir couronner une congénère, , récompensée pour son recueil de nouvel- les : Le premier accroc coûte deux cents francs. Une femme élue, une autre primée : on ne pourra décidément plus taxer les Goncourt de misogynie. Un vent d'anticonformisme aurait-il commencé de souffler avec l'élection de la romancière à scandale ? Le vote du 10 décembre va en fournir la démonstration. Lors- que les portes du salon n° 15 s'ouvrent enfin devant Colette à bout de souffle, ses cinq collègues masculins se précipitent à sa rencon- tre. « Il est bien temps », songe à part elle la romancière qui ne peut s'empêcher d'avoir une pensée pour les absents. Sacha Guitry, Jean Ajalbert et René Benjamin — accusés comme on le sait « d'intelligence avec l'ennemi » (« Il me semble en effet n'en avoir pas manqué », aurait rétorqué le premier) — sont momentanément écartés des délibérations. Au grand désagrément de Colette qui ne cache pas son indignation devant ces « procès intérieurs » qu'elle n'hésite pas à qualifier de « dégueulasses ». Mais encore une fois, le plaisir chez elle l'emporte sur la ran- cune, « si — comme elle l'écrira plus tard à sa fille, Colette de Jouvenel — j'ose appeler "plaisir" ces moments d'aigreur et de chichis qu'on nomme réunion d'un jury ». Conciliante, elle sou- rit à Roland Dorgelès et tend une main amicale à André Billy, Léo Larguier, Francis Carco et Lucien Descaves. Le pauvre Justin Rosny, cloué au lit par la grippe, a dû, pour sa part, se résoudre à voter par correspondance. Jamais déjeuner des Goncourt ne se sera déroulé en comité si restreint. Les délibérations n'en seront que plus brèves. Colette prend place au couvert n° 1 sous le majestueux lustre de palmes de cristal. Son choix est déjà fait, et elle est bien déci- dée à mettre tout son poids dans la balance pour le défendre. D'avance elle balaie mentalement toutes les objections. L'auteur est très jeune. C'est son premier roman. Et alors ? La vocation du prix Goncourt n'est-elle pas précisément d'encourager un débu- tant ? Et puis son protégé a le mérite de faire rire, et un ton qui tranche singulièrement avec l'avalanche de bons sentiments et de pathétique qui ne cesse de déferler sur la littérature d'après-guerre. En outre la paysanne qui n'en finit pas de sommeiller en elle fond devant certaines descriptions, comme ce rosier qui fait « éclater le corset de ses boutons » ou ces nuages comparés à « de gros édre- dons au ventre couleur de souris grise ». Sans parler de ce chien « Comme Vous » dont le seul nom fait le régal de son proprié- taire et qui présente tant d'affinités avec son propre « Toby chien ». Décidément, sans hésitation possible, sa voix ira à ce roman dont l'anticonformisme l'enchante. Enfin, quelqu'un pour qui guerre n'est pas forcément synonyme d'héroïsme ; quelqu'un qui sait qu'aux circonstances exceptionnelles répond aussi la banalité. Au milieu de tous ces romans épiques, c'est une bouffée de fraîcheur et de simplicité qui ravit l'auteur du Blé en herbe et de Gigi. Le président Roland Dorgelès, qui siège, conformément à la cou- tume, sous le portrait d'Edmond de Goncourt, est — elle le sait de source sûre — un inconditionnel de Vladimir Porché. A elle de réussir à le convaincre. Et ce défi n'est pas pour déplaire à cette charmeuse. D'autant plus qu'elle se sait déjà un allié dans la place en la personne d'André Billy. Ce dernier, chroniqueur au Figaro, a en commun avec elle d'avoir tambouriné longtemps à la porte des Goncourt. Deux lourds handi- caps pesaient sur lui : non seulement, il était critique — ce qui lui valait l'hostilité de La Varende et de René Benjamin — , mais il appartenait en outre à un journal dont le directeur (Pierre Brisson) avait le tort de « déplaire » à Sacha Guitry. Depuis deux ans, cepen- dant, il est membre à part entière de l'académie Goncourt. Et, par son métier, il est l'un des plus au fait de la vie littéraire. Dans sa maison de Barbizon se côtoie tout ce qui compte dans la France des lettres. Et, comme Colette, il a eu le coup de foudre pour ce jeune romancier qui traite l'Occupation de manière si peu conventionnelle. Moins d'une heure plus tard, la séduction de Colette conjuguée à l'autorité d'André Billy a fait son œuvre : le prix Goncourt 1945 est attribué à Jean-Louis Bory pour son roman Mon village à l'heure allemande. Rarement délibération aura été aussi brève. Seule déception pour la romancière : son charme n'a pas opéré sur Roland Dorgelès. Il est resté inflexible, réservant sa voix à Vladimir Porché et son Amour au Vallespir. « Jamais, consignera le secrétaire André Billy sur le registre des Goncourt, jamais le prix n'a attiré autant de monde chez Drouant. » Et, de fait, une foule indescriptible se presse dans les deux salons réservés aux journalistes. Tous sont impatients d'en savoir davantage sur ce lauréat dont, hormis le très jeune âge, on ignore pratiquement tout. « Il y a bien eu en 37, mur- mure quelqu'un, mais il avait un an de plus. » Ce que cet inconnu ne pouvait prévoir, c'est que ce record, quarante-cinq ans plus tard, resterait inégalé : Jean-Louis Bory demeure toujours le plus jeune lauréat jamais primé place Gaillon. « Voilà Bory, le Goncourt ! » A l'annonce de la nouvelle, c'est la ruée. Tous se précipitent pour apercevoir cet outsider qui a réussi à coiffer sur le poteau Drôle de jeu de et Le Mas Théotime d'Henri Bosco. Et instantanément, le petit jeune homme brun « emmitouflé dans un foulard canari » fait l'unanimité. Sous le coup de la « fabuleuse nouvelle », il arbore un « air bizarrement ahuri » qui séduit d'emblée son public. « Le plus jeune prix Goncourt, mais aussi le plus sympathique », titrera le lendemain Maurice Nadeau dans Combat. C'est peu de dire que Jean-Louis Bory est surpris. « A l'annonce du laurier qui chutait en piqué sur ma petite tête, écrira-t-il plus tard, j'ai cru que je prenais une charretée de briques sur le coin du crâne. » Alors, un inconnu, Bory ? Pas tout à fait. Comme tout « gon- courable », il avait une petite idée de ses chances. Dès sa paru- tion, Mon village à l'heure allemande avait remporté un vif succès. Des personnalités de l'époque, tels Émile Henriot et Pierre Loe- wel, en avaient déjà vanté les mérites. Un article, signé Frédéric Lefèvre et paru le 13 novembre 1945, titrait sur la « révélation » Jean-Louis Bory et ne modérait pas son enthousiasme : « Puisque le prix des Critiques a été attribué à pour son beau livre L'Éducation européenne, on peut tout espérer de la saison qui s'ouvre et d'abord que le prix Gon- court sera attribué à Mon village à l'heure allemande. Ce n'est pas seulement le roman d'un jeune — Jean-Louis Bory n'a pas vingt- cinq ans — c'est un roman jeune, gai, frémissant de vie. C'est la création la plus neuve, la plus originale qu'il m'ait été donné de lire depuis longtemps. » Suivait un commentaire dithyrambique sur la forme et le fond du roman. La conclusion n'était pas plus nuancée : « Jean-Louis Bory est un écrivain d'humeur. Son livre est écrit avec passion, c'est-à-dire avec amour et avec haine, la haine de l'occupant et de ses larbins, l'amour de la liberté, de la patrie. Vous le lirez avec passion. » Pour Jean Cornec, son ami de toujours, le lauréat n'aurait pas été vraiment surpris par la nouvelle. « Si son choix a été un "scoop", il s'y attendait assez, car André Billy, l'un des membres du jury, considérait ce bouquin comme formidable et lui avait pro- mis le prix. Donc ça n'a pas été, dans l'instant, une véritable sur- prise pour lui. » Ni pour son éditeur. M. Flammarion en effet avait tout de suite flairé un candidat potentiel pour le Goncourt. De là une discrète campagne avec obligation pour l'auteur de se prêter aux interviews de rigueur. Ainsi, en octobre, avait-on déjà vu François-Luc Char- mont lui consacrer tout un article dans Les Nouvelles littéraires. On y découvrait l'admiration sans bornes de Jean-Louis Bory pour Balzac, Aymé, Giono, Aragon... et Céline — ce qui, à l'époque, était courageux. Mais ce farouche ennemi des « tièdes » n'a-t-il pas toujours fait fi de la prudence ? Quant aux personnages de Mon village à l'heure allemande, il les décrivait comme faisant partie d'une « humanité médiocre, voire inférieure à la moyenne ». Pour lui, « ils prêtaient davantage à rire qu'à faire rire ». Alors, de là à imaginer que cette médiocrité ait une chance de séduire le jury de la place Gaillon... A tout hasard, il sollicite cependant de son inspecteur d'acadé- mie un congé « pour obtention de récompense littéraire ». « Bonne pomme », celui-ci le lui accorde. D'Haguenau, Bory saute dans le premier train pour Paris... et se retrouve chez Drouant. Qui est-il ? D'où vient-il ? Les questions fusent. Pour mieux le voir, on hisse le petit jeune homme à l'écharpe jaune sur une chaise. Incontestablement, comme le dira plus tard son ami Jean Cornec, présent à ses côtés ce jour-là, ce prix est un « scoop ». Le premier moment de surprise passé, celui qui dira plus tard que « verbe et verve lui tiennent lieu de charme » a retrouvé son bagout. Conquis, les journalistes apprennent qu'il a vingt-six ans, est professeur de lettres à Haguenau en Alsace et célibataire. Noyé dans la foule, un homme observe avec amusement ce jeune homme plein d'allant et de gentillesse. Il a pour nom Georges Cha- rensol. Porte-parole et fondateur du prix Renaudot, il vient, quel- ques instants plus tôt, d'annoncer le nom du lauréat 1945 — en l'occurrence Henri Bosco. Ni lui ni Jean-Louis Bory ne savent encore qu'ils constitueront, des années plus tard, le « duo terri- ble » du Masque et la Plume. Goncourt, Renaudot : décidément l'Université est à l'honneur en ce 10 décembre 1945 ; les lauréats sont tous deux professeurs agrégés. Mais la parenté s'arrête là, car si l'un exerce en Alsace, le second est en poste à Rabat. Avec cette gentillesse qui deviendra légendaire, le petit jeune homme à l'écharpe jaune continue de se prêter aux questions. Oui, Mon village à l'heure allemande est bien son premier roman. Oui, il est bien né à Méréville, en Seine-et-Oise. Ses études secondai- res ? Il les a faites au collège d'Étampes avant de venir préparer son agrégation à Paris. Oui, il a bien vécu personnellement les évé- nements qu'il raconte. Mais cette chronique d'un village sous l'Occupation pourrait correspondre à celle de n'importe quel vil- lage de France. Ou d'ailleurs... La preuve lui en sera donnée quel- ques mois plus tard : à la suite de la diffusion de son roman à l'étranger, une lettre enthousiaste lui parviendra d'un lecteur hol- landais : Jumainville ressemble comme deux gouttes d'eau à son village. Ne s'en serait-il pas par hasard inspiré ? Si Jean-Louis Bory doutait encore de l'universalité de son « village », voilà ses der- niers doutes balayés. Mais en ce 10 décembre, l'idée d'une carrière internationale ne l'effleure même pas. Souriant, une lueur amusée dans le regard, il savoure chaque seconde de ce succès qui le dépasse. « Le front haut, garni d'un cheveu abondant » — description du Figaro de l'époque — , on a peine à reconnaître celui qui, des années plus tard, inscrira « laid » à la rubrique « signes particuliers » de sa carte d'identité. Est-ce l'effet du bonheur ou de l'écharpe jaune ? On le croirait presque sorti d'un roman de Scott Fitzgerald. Les questions continuent et il ne se lasse pas d'y répondre. Dans ses propos perce déjà cette volubilité qui le rendra célèbre. Ses pro- jets immédiats ? Retourner fêter son succès dans son village de Beauce « où l'heure allemande n'est plus qu'un mauvais souve- nir ». Puis regagner Haguenau où l'attend cette « première classe » qu'il décrira dans un prochain article. Sa mission — rien moins que restaurer la culture française dans cette région éprouvée — le passionne. Enfin, un projet plus lointain, mais d'ores et déjà d'actualité : terminer son prochain roman, Chère Aglaé, dont la parution est prévue pour le printemps. Apaisée, la meute des journalistes commence à se disperser. Jean- Louis Bory profite de cette trêve pour accorder ses premières inter- views. Ses idées sur le roman ? Il ne croit pas à l'existence d'une véritable « technique » romanesque. Tout dépend du sujet. Pour sa part, il n'a qu'un seul but : « ne pas ennuyer », et, par la même occasion, « ne pas s'ennuyer lui-même en écrivant ». L'ennui est contagieux. Il s'avoue très influencé par les auteurs américains, notamment Faulkner dont Tandis que j'agonise l'a beaucoup ins- p Lorsqu'on lui demande si, avant Mon village à l'heure alle- mande, il a déjà écrit, il éclate de rire. Oui, bien sûr ! « Des poèmes parfaitement délirants et flambants à quinze ans. Puis une espèce de roman épique à dix-sept. Puis une pièce de théâtre à vingt-trois... parfaitement exécrable, d'ailleurs. Enfin, l'itinéraire normal de l'écrivain avant qu'il ne publie. » Discret, il passe sous silence la manière dont il a rédigé son « vil- lage » : entre deux liaisons à bicyclette pour le compte des maquis d'Orléans et d'Angerville. Car s'il a connu personnellement l'Occu- p il a aussi l'expérience de la Résistance. Un épisode qu'avec sa volonté de ne jamais se prendre au sérieux il qualifie de « par- tie de gendarmes et de voleurs » un peu « folklorique ». Ce qu'il ne tait pas, en revanche, c'est la multiplicité de ses acti- vités. Déjà se profile en lui l'homme tous azimuts à l'insatiable curiosité qui n'aura jamais assez d'yeux pour tout voir, assez d'oreil- les pour tout entendre. Loin de se limiter à l'écriture et à l'ensei- gnement, il se passionne pour le théâtre et plus précisément pour une jeune compagnie d'art dramatique, l'Équipe. Il lui doit d'ail- leurs ses débuts de critique puisque chaque mois, depuis octobre 1944, il assure la rubrique « Le coin des titres » dans leur organe mensuel de liaison, Les Cahiers de l'Équipe. Ce qui ne l'empêche pas de collaborer également à d'autres journaux comme Les Nou- velles littéraires qui, le 13 décembre 1945, publieront une de ses nouvelles intitulée Complicité du monde. Lorsqu'il peut enfin quitter le restaurant de la place Gaillon, l'électricité est revenue. Il n'en délaisse pas moins l'ascenseur pour dévaler l'escalier. Prix Goncourt ! Avec son premier roman ! Il croit rêver. D'autant plus que, si ce qu'on lui a laissé entendre est vrai, son plus ardent défenseur aurait été la grande Colette. Dom- mage qu'il n'ait pu la remercier de vive voix. Il en sera quitte pour le faire par écrit. Pour un prix Goncourt, cela ne devrait pas poser de problèmes. Dans la rue, il grelotte un instant — la température avoisine les dix degrés au-dessous de zéro — et resserre son écharpe jaune. 1945... Décidément, cette année est à marquer pour lui « d'une pierre drôlement blanche ». Ne vient-il pas, en l'espace de quel- ques mois, de décrocher l'agrég, d'entamer sa carrière de prof et, pour couronner l'ensemble, d'obtenir le prix Goncourt juste avant Noël ? Celui dont la future devise sera « Tout feu tout flamme » con- naît ce soir-là son premier feu d'artifice. Comblé, il hésite cepen- dant à croire à sa chance. Comment, par quel miracle, lui qui ne connaissait personne, se retrouve-t-il catapulté ainsi au sommet ? Il se revoit, désemparé, son manuscrit à la main (merci à l'amie qui a eu la gentillesse de le lui dactylographier). A qui l'envoyer ? Un camarade libraire (merci à lui aussi) lui établit une liste d'édi- teurs. Au hasard, il note : Gallimard, Grasset, Le Mercure, Albin Michel et Flammarion. Et toujours sur le conseil de son ami libraire, il s'arme de patience. Précaution inutile : moins de huit jours plus tard, coup de téléphone de René Uckermann, directeur littéraire chez Flammarion : « Votre livre nous plaît, le contrat est prêt, venez le signer. » Il ne se fait pas prier. « J'aurais signé n'importe quoi », avouera- t-il vingt ans plus tard à Denise Bourdet (la journaliste férocement qualifiée par Matthieu Galey dans son Journal de « cheval sep- tuagénaire »). « Et le soir même, je faisais la bombe à Montpar- nasse avec des amis. » Un savoureux quiproquo va suivre de peu cette signature. Tou- jours sur le conseil de son ami libraire (décidément, il lui doit beau- coup), Bory prévient courtoisement Gallimard que son manuscrit a été retenu par Flammarion. Deux jours plus tard, lettre de Gas- ton Gallimard en personne : un des lecteurs de la maison, Jacques Le Marchand, a été séduit par son livre. Pourrait-il passer à son bureau ? Intrigué, l'auteur s'exécute... pour apprendre avec stu- péfaction que le directeur de Gallimard n'a pas cru un instant à sa signature avec Flammarion. Pour lui c'était simplement un truc pour presser le mouvement. Cela se fait, paraît-il, dans l'édition. Dans cette année à marquer d'une pierre drôlement blanche, la paix joue aussi son rôle. Pour un jeune homme qui a eu la mal- chance d'avoir vingt ans en 1939, quel soulagement ! « La guerre enfin crève comme une bête immonde. » L'Occupation n'est plus qu'un mauvais souvenir dont témoigne avec éloquence la bande- annonce de Mon village à l'heure allemande : « Au temps des fri- dolins, friquets, schleus, mâche-paille et bouffe-saucisses. » Alors, le Goncourt 45, un « Goncourt de circonstance » ? Cer- tains journalistes n'hésiteront pas à l'affirmer. Ce qui fera bondir son auteur. « J'ai horreur des bocaux. Chaque fois que je peux en casser un avec une étiquette dessus, je suis ravi. » Il ignore encore qu'il mettra plus de quinze ans à casser celui-là. Mais pour l'heure, il n'a que vingt-six ans et une formidable bou- limie de vivre. Curieux de tout et de tous, le jeune Jean-Louis Bory colle déjà à son époque. Et comment en serait-il autrement ? Sevrée par des années de guerre et de privations, la jeunesse explose litté- ralement. Sur le plan intellectuel, c'est l'effervescence. Jean-Paul Sartre publie coup sur coup Huis clos, L 'Age de raison et Le Sur- sis. La revue des Temps modernes lance son premier numéro. D'Amérique affluent les premiers titres de la future « Série noire ». Au cinéma, le prix Louis-Delluc couronne L'Espoir d'André Mal- raux. Dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, l'existentialisme fait ses débuts au rythme de la musique de jazz. Comment le futur auteur de Tout feu tout flamme ne se trouverait-il pas dans ce tour- billon comme un poisson dans l'eau ? Force est cependant de reconnaître que sa vie ne s'est pas arrê- tée le 2 août 1939. La guerre ? Il en aurait fallu davantage pour museler l'extraordinaire fringale de ce bon vivant. Si l'Occupation lui a fourni matière à un livre, elle lui a également donné l'occa- sion de se cultiver. Pas question de laisser les événements lui en imposer. C'est ainsi qu'il confiera plus tard à André Halimi avoir vu Les Mouches de Jean-Paul Sartre dans un théâtre rempli d'Alle- mands, et Le Soulier de satin à la Comédie-Française entouré de soldats en vert-de-gris. Impossible pour autant de douter de ses convictions profondes : antifasciste dès l'âge de seize ans, Bory a adhéré très tôt au Mou- vement de Jeunesse révolutionnaire. Sans compter ses deux ans de bons et loyaux services comme sous-lieutenant de l'armée française. « Ce qui explique, dira-t-il plus tard avec un sourire, pourquoi on a perdu la guerre. » Seulement voilà : il ne croit pas à la vertu du silence. Quoi d'étonnant chez ce bavard impénitent ? « Ce n'est pas parce qu'Irène Trébert n'aurait pas chanté J'ai un clou dans ma chaussure que les Alliés seraient arrivés un jour plus tôt. » Il se passionne pour tout. Y compris la mode. Adepte du mou- vement zazou, il souscrit à tout : cheveux longs, pantalons tuyau de poêle et chaussures à très grosses semelles. Les boîtes, très peu pour lui. Il les aura toute sa vie en horreur. Dans les surprises- parties, oui, il est dans son élément. Pour un peu il bénirait même le couvre-feu qui lui permet de « s'arranger pour louper le dernier métro et rester coucher chez la personne qui l'intéresse le plus ». Une personne déjà de préférence de sexe masculin. Mais de là à imaginer que cette Occupation qu'il a intensément vécue lui aurait permis de décrocher le prix Goncourt ? Non, jamais ! Tandis qu'en cette nuit du 10 décembre il fête la « fabu- leuse nouvelle » en compagnie de ses amis, il a une pensée émue pour ses parents et ce Méréville qui l'a si heureusement inspiré. Dès le lendemain il prendra le train pour célébrer, en famille cette fois, son succès. Son écharpe fétiche autour du cou, il débarque comme promis, le lendemain matin, sur le quai de la gare de son village natal. Fati- gué par sa nuit presque blanche, il ne l'est pas suffisamment pour ne pas s'étonner du remue-ménage ambiant. Tout Méréville est dans les rues pour l'accueillir. Un prix Goncourt, pensez donc ! Dans ce village-oasis, perdu aux confins de la Beauce et de l'Orléanais, on ne sait pas très bien ce que cela signifie. Mais si les journaux en parlent, ce doit être important. Et pour en parler, ils en par- lent. A la une, le « petit Jean-Louis », celui que tout le monde ici tutoie. En première page de France-Soir, du Figaro, du Parisien libéré et de Combat. Et on se plaint que le papier fasse défaut. Qu'importe ! Voilà Jean-Louis célèbre. Et Méréville, son facteur, la Bertine, la Germaine ne peuvent s'empêcher de penser qu'ils y sont un peu pour quelque chose. Quelques jours plus tard, ils apprendront avec stupéfaction qu'ils y sont en fait pour beaucoup. Un « camarade » de Bory, Pierre Gascard, journaliste à France-Soir, lui jouera en effet un très vilain tour. Il se rendra à Méréville et dévoilera aux habitants ahuris les noms prudemment camouflés par l'auteur : « Mais Jumainville, le village à l'heure allemande, c'est Méréville ! Mlle Untel, c'est Mlle Unetelle, M. X, c'est en réalité M. Y ! » « Ce qui a provo- q racontera Bory beaucoup plus tard, un drame épouvantable. Il a fallu que je me camoufle, que je circule avec des manteaux couleur de muraille pendant un certain temps dans le patelin. Fait curieux : les gens reconnaissaient très bien leurs voisins, mais ne se reconnaissaient pas eux-mêmes. Par conséquent, cela compli- q un peu les rapports entre l'animosité et la reconnaissance » (cassette Histoire d'un jour, Philippe Alfonsi). Le scandale fera en effet grand bruit. Au point même que Méré- ville — pour la première et sans doute la dernière fois de son histoire — fera, le jeudi 20 décembre 1945, la une de France-Soir sous le titre : « Mon village à l'heure française ». « Les villageois qui servirent de modèles au récent prix Goncourt reconnaissent tous leurs voisins dans les personnages de Jean-Louis Bory. » Suivaient les interviews de « la Germaine », alias Suzanne, de Mme Gauron qui défendait vivement son mari d'être le « Lécheur » du livre, autrement dit un collaborateur ; et Mlle Vrin qui se défendait elle d'être Mlle Petit. Le maire, pour sa part, se montrait beaucoup plus philosophe : « Tout jeune, mon ami Jean-Louis écrivait déjà, avec son père, des revues où les habitants de Méréville étaient iro- niquement dépeints. Ce n'est pas le premier scandale. J'espère que ce ne sera pas le dernier, car il est bon que mes administrés pren- nent de temps en temps conscience de leurs défauts. » Ce mini-scandale sera loin de laisser Bory indifférent. Au point qu'il en délaissera, pour un temps, son sens de l'humour et fera paraître une semaine plus tard, dans le même France-Soir du 27 décembre, un sévère démenti intitulé : « Toute la ville en parle... mais elle a tort. Réponse à d'injustes accusations par Jean-Louis Bory, prix Goncourt 1945. » Il s'y montrera catégorique : non, Méréville n'est pas Jumainville, ou s'il l'est, « c'est dans la mesure où tout village de pays occupé peut l'être ». Ces rectifications, il se défendra de les faire « par mesure de prudence ». Plutôt dans un « simple souci de vérité et de liberté artistiques ». Après avoir passé en revue les différents chefs d'accusation, il déclarera : « Je suis mérévillois et j'aime non seulement mon village, mais ses vil- lageois : j'aurais mauvaise grâce à attaquer aujourd'hui ceux qui m'ont toujours considéré comme un des leurs et qui se sont mon- trés heureux de mon succès. Assurément, mon roman est fondé sur l'observation ; mais je n'ai pas observé que Méréville. » En ce lendemain de prix Goncourt, cependant, sa joie est encore intacte. Sur le chemin de la pharmacie de P'tit Louis, les mains n'arrêtent pas de se tendre. Touché mais un peu étourdi, le jeune auteur ne sait plus où donner de la tête. P'tit Louis, son « potard de père », pharmacien de son état, n'a pas grand-chose à lui envier sur le plan de la célébrité. Ne dit-on pas couramment dans le vil- lage qu'il y a deux curiosités à Méréville : les halles et le pharmacien ? A ce souvenir, un sourire se dessine sur le visage du jeune homme à l'écharpe jaune. Oui, il est fils de « potard » et fier de l'être. Même si cela lui a parfois valu de se faire traiter de « fils de bour- geois ». Toujours cette détestable manie qu'ont les gens de vous coller des étiquettes. Quelle importance ? P'tit Louis n'avait qu'à paraître pour dissiper instantanément tout malentendu. Car s'il exerce la notable profession de pharmacien, il est tout le contraire d'un bourgeois. Anticonformiste notoire, c'est un original qu'il n'est pas rare de voir servir ses clients... en pyjama. S'il consent à les servir ! Car ce petit homme bougon et soupe au lait a les médi- caments en horreur. Plus d'un gamin en garde d'ailleurs un sou- venir cuisant. « Pourquoi venir me trouver ? Adresse-toi donc aux pompiers ! » s'est entendu répondre l'un d'eux qui se plaignait de brûlures d'estomac. « Un personnage hors série, dira de lui Jean Cornec, avec une culture formidable, un humour particulier, râpant, une sensibilité dissimulée mais très vive, un scepticisme très profond. A l'entrée d'un client, il n'était pas rare de le voir gommer un prix sur une étiquette pour le remplacer par un autre, "à la tête du client" : "Regardez-moi celui-là, deux cents hectares de terres et grippe-sous comme pas un." » Son ambition était de « faire payer les riches ». « Un extraordinaire pharmacien, qui avait horreur des médica- ments », se souvient Geneviève Dormann dont les parents possé- daient une maison de campagne à Boigny, près de Méréville. « On avait toujours l'impression de le déranger quand on lui apportait une ordonnance. Il arrivait en grognant du fond de son jardin, en essuyant ses mains pleines de terre sur sa blouse, saisissait l'ordonnance avec un air de grand mépris et, à contrecœur, déli- vrait les médicaments en haussant les épaules. "Vous n'allez pas avaler tout ça !" » Et tout est à l'avenant dans cette pharmacie hors du commun. Les pauvres porteurs d'ordonnance se voient invariablement rabroués. « Les gens s'écoutent trop ! Quelle idée d'aller chez un toubib ! Tous des assassins ! » D'où un certain froid entre le méde- cin du village et P'tit Louis. A l'égard de ses propres préparations, il affiche le même scepticisme. « Si ça ne vous fait pas de bien, ça ne vous fera pas de mal », a-t-il coutume de dire à ses clients. Ce qui ne l'empêche pas d'adorer son métier. Ne clame-t-il pas à qui veut l'entendre qu'il veut mourir « la tête sur les bocaux » ? A part cela, il est aussi bricoleur comme personne (talent dont Jean-Louis se désespérera toute sa vie de ne pas avoir hérité : « Il suffit que je regarde un bouton électrique pour provoquer un court- circuit »), peintre, musicien, poète. P'tit Louis est une sorte d'homme universel qui, sous ses airs « ronchonnots » cache un cœur d'or. Lorsque, ce 11 décembre 1945, le fils pénètre enfin dans l'offi- cine de la rue Jean-Jacques-Rousseau, il n'en croit pas ses yeux : sous la blouse paternelle se profilent un costume et une cravate. Circonstances obligent. Ce n'est pas tous les jours qu'on voit sa progéniture couronnée par un prix Goncourt. Maja n'est pas moins fière. Les yeux brillants d'émotion, elle embrasse tendrement son fils. Puis, le bras glissé sous le sien, elle donne aux clients des précisions sur ce fameux prix décerné à son Jean-Louis. Sa tâche n'est pas mince, car la pharmacie ne désem- plit pas. Mais en son for intérieur, l'ancienne directrice de l'école des filles est loin d'être aussi surprise qu'elle veut bien le laisser paraître. Son aîné ne collectionnait-il pas déjà au collège d'Étam- p tous les prix d'excellence ? Ah ! elle peut se vanter d'être une mère comblée. Car son second fils, Jacques, entame lui aussi une brillante carrière de professeur en pharmacie. Au souvenir d'une anecdote, elle réprime à grand-peine un sourire. Un jour — voilà portement à mon égard s'est modifié. Est-ce que j'ai fait quelque chose de spécial ? — Oh ! non. Simplement, c'est moi qui ai changé." Et sur le ton de la plaisanterie, il m'a confié qu'il avait décidé d'assumer son homosexualité. D'un être toujours si réservé, cette confidence m'a surprise, mais il l'a vite éludée d'une pirouette. » « Individu d'abord... » Tentative de faire oublier le militant ? Bory n'en finit pas de se déployer tous azimuts. Non content de courir les festivals, de se partager entre Le Masque et Le Nouvel Obs, le voilà qui fait carrière d'adaptateur à la télévision. Là encore, il n'a pas raté son entrée : Vipère au poing, adapté du roman d'Hervé Bazin, obtient le prix Albert-Ollivier. Et en 1972, il décro- che le prix Balzac pour « l'ensemble de ses adaptations de l'œuvre balzacienne à la télévision ». C'est l'époque du « monstre » ou du « monument » (au choix) : Alice Sapritch. Bory-poudre aux yeux va s'afficher avec elle au point de faire la une de France-Dimanche : « Le nouvel homme... au bras d'Alice Sapritch » (n° 1319). De fait, on les voit partout ensemble : dans les cinémas de la rive gau- che, en train de déjeuner chez Lipp. C'est la troisième amitié fémi- nine de Bory, après Françoise P. et sa belle-sœur. « Et la seule que je lui aie connu dans le monde du spectacle, remarquera Yves Boisset. Il aimait sa drôlerie, son pittoresque, son côté un peu " dingo". C'était sa grande complice. » Une manière, aussi, de ne pas rompre avec son étiquette ? « Cela faisait également partie, je crois, du côté homosexuel de Jean-Louis. Alice était en effet la "copine de pédé" par excellence. D'abord parce qu'elle avait, me semble-t-il, une vie un peu difficile avec les hommes. Ensuite, parce qu'elle avait une théorie dont elle s'est entretenue plusieurs fois avec moi : elle était convaincue que tous les hommes en voulaient à sa vertu. C'était la raison pour laquelle elle fréquentait tant d'homosexuels. Pour préserver sa tranquil- lité. Ce qui, personnellement, me paraissait une vision du monde assez éloignée de la réalité... Mais après tout, pourquoi pas ? » Pour Jean Le Marchand, cette amitié contribuera à « enfermer davantage Jean-Louis dans le cinéma. Après sa mort, on enten- dait tout le temps Alice se lamenter sur le manque de scénarios : "Ah ! où est Jean-Louis ? Où est Jean-Louis ?" » Balzac, Eugène Sue, George Sand... Bory n'en finit pas de « pas- ser à la moulinette les œuvres du passé pour les mettre en accord avec une forme télévisuelle de culture » (formule de sa composi- tion pour définir l'adaptation). Et Alice Sapritch est la première à le reconnaître : elle a été lancée par La Cousine Bette. « Alice Sapritch, dans La Cousine Bette, de Balzac, sur une adaptation de Jean-Louis Bory, ça formait un tout. » C'est très gentiment qu'elle me parlera de « son » Bory, ren- contré au Flore par l'intermédiaire de Jean-Louis Curtis (si sa mémoire est bonne). « Avant de devenir amis, nous nous sommes vus plusieurs fois à Cannes. J'admirais sa gaieté rayonnante. Plus tard seulement j'ai découvert ce que cette sérénité cachait de bles- sures et de cicatrices. Être d'une grande politesse, il se faisait un devoir de ne pas les montrer. Je suis peut-être la seule à avoir deviné cette fragilité qui me touchait si profondément en lui. » De Méré- ville, elle dira avoir gardé l'image d'un « lieu surprenant, extraor- dinaire, unique et comme "magnifié" par la présence de Bory ». Leur principal point commun : « Il était comme moi. Il adorait qu'on l'aime. » D'où peut-être cette hâte un peu excessive à con- clure à un drame d'amour à la mort de son ami...

« Individu d'abord... » Le Masque, Le Nouvel Obs, les festi- vals, les adaptations, Bory est partout, soit. Mais la « vraie vie » ? Celle de ses livres ? Le « je » fatidique aurait-il mis un terme à sa carrière de romancier ? Il n'a jamais été plus prolifique. Entre 1970 et 1976, il va publier successivement, outre Ma moitié d'orange et Questions au cinéma, un ouvrage historique (« La Révolution de Juillet, 1971), six recueils de critiques, deux romans (Voir les passants, 1975, et Tous nés d'une femme, 1976), et se voir reconnaître comme l'un des meilleurs romanciers de sa généra- tion. « La multiplicité des dons de Jean-Louis Bory a failli empêcher, écrit Yvan Audouard à la parution de Voir les passants, qu'on s'aperçoive qu'il était un des romanciers les plus importants de sa génération. » Finie la débandade. Tout « s'emboîte », tout « se marie ». A l'insu de l'auteur ? Peut-être. « Mais le voilà à la tête d'une petite comédie humaine qui s'étend de 1936 à nos jours... Une sorte de Balzac à l'envers. » Nul doute qu'à la lecture de ces lignes, Bory doit avoir au bord des lèvres ce « N'en fais pas trop ! » lancé un jour à . Ou se croire victime d'une illu- sion d'optique. Une telle réplique de ce dont il rêve depuis tou- jours. Pour un peu il croirait avoir soufflé les mots au critique... Lui qui imaginait son œuvre, comme sa vie, faite à la débandade, au « coup par coup », la voilà brusquement dotée d'un sens. C'est presque trop beau pour être vrai. Seul point noir pour « l'individu d'abord » en cette année 1975, il a perdu sa mère. Maja s'est éteinte par un jour de septembre de l'année précédente. « Un coup très dur » qu'il tentera d'exor- ciser trois ans plus tard dans Le Pied : « J'aime tellement la vie. J'ai tellement aimé mes parents de leur vivant... Je refuse de les imaginer, d'imaginer ma mère avec des cheveux poussés démesu- rément, des ongles crevant ses chaussures, ce n'est pas possible, cette tête de mort qui doit apparaître maintenant sous les chairs, les dents avancées, je me force à décrire pour exorciser cette image » (p. 142). Une blessure saignante de plus qui en a ravivé une autre : celle de la mort de P'tit Louis. Une disparition qui remonte à plus de quinze ans, mais a laissé en lui l'empreinte de la « Grande Peur » : celle du « gâtisme au cul verdâtre ». Son père « matraqué par l'atta- que », « l'œil parfaitement rond comme un œil de poule », et dont il reste « ça. Une chose. J'ai passionnément haï cette chose. J'ai souhaité avec violence qu'on nous en débarrasse — qu'on nous en nettoie » (Ma moitié d'orange, p. 118). Conséquence de ce double traumatisme ? La mort est plus que jamais présente dans Tous nés d'une femme, qui sort en 1976. « Les mains rampent, les doigts crochus occupés à tirer vers le mourant tout ce qu'ils agrippent dans un dernier réflexe de possession par angoisse du dénuement total ("La mort ramasse", disent les Jumainvillois) » (p. 128). La mort-scandale de l'oncle, si sembla- ble à celle de P'tit Louis : « L'oncle se recroqueville entre mes bras, je sens son odeur, je vois sa couleur, je la hais, elle me scandalise, je souhaite de toutes mes forces que ce scandale cesse, que l'oncle meure, bon Dieu, mais qu'il meure et que crève la chose qu'on pourra se hâter d'enfouir en terre, pas de prêtre pas de médecin une piqûre. Ne peut-on piquer l'oncle comme le chien inguérissa- ble ? » (P. 129.) Et comme un leitmotiv, cette phrase, reprise mot pour mot, de La Sourde Oreille : « Moi, je voudrais mourir sans rien laisser derrière moi, pas de viande pourrissante, pas d'ordure... » (Tous nés d'une femme, p. 129). Mort-présence du dessin de vieux de l'école primaire. L'âge, il l'a vu venir. « De très loin. Avec ses gros sabots enveloppés de linge pour feutrer son approche » (Ma moitié d'orange, p. 111). Et avec lui, la mort des amis : « Hemingway et Céline viennent de mourir. Tous les deux obsédés. D'après les journaux, celui-là par le néant, celui-ci par la peur... Et moi ? je mourrai en compa- gnie de quelle obsession ? » (Tous nés d'une femme, p. 319.) Mais contrairement à ce qu'on pourrait croire, la fin de Tous nés d'une femme, ce n'est pas la mort. C'est la rencontre. Et avec elle l'ivresse retrouvée. « Les yeux ont parlé. Rien n'est joué, tout se joue. Je rencontre un vivant... J'entre dans un sac de peau. Je sors, je me sors enfin des livres et des films pour toucher la vie des autres, d'un autre » (p. 356). Cet autre, c'est M., un maçon, rencontré dix ans plut tôt, et qui a remplacé C. dans la vie de Bory. Troisième passion. « Un visage se tourne lentement vers le milieu, il s'éclaire... Je sais, de l'éclair, de cette illumination, qu'il est incroyable d'être né et que quelque chose d'entièrement neuf va commencer » (Tous nés d'une femme, p. 391). Quelque chose d'entièrement neuf qui balaie le désenchantement d'une liaison exempte de passion. Bory rompt avec C. qui, de dépit, se marie. Épilogue, semble-t-il, prévu de longue date par l'écrivain : « Tu te souviens, rappelle-t-il un jour à Jacques Brousse, je t'avais dit qu'il se marierait ! » Une longue période de stabilité s'ensuit : « Il m'a semblé, dit Jacques Brousse, que durant sa liaison avec M., Bory s'était beau- coup fixé. » D'où peut-être cette sérénité dont s'est étonnée France Roche... De l'avis de tous ses amis, et notamment de Jean Cor- nec, M. est, dans le vie de Bory, un élément d'équilibre : « Pen- dant un certain nombre d'années, il a tenu la maison. C'était, je crois, un maçon d'origine italienne. Il assurait à Méréville la pro- tection de Jean-Louis et lui fournissait la possibilité recherchée de travailler à son œuvre sans être importuné par aucune visite ou aucun problème. » Présence sans aucun doute précieuse pour l'homme tous azimuts qui s'est risqué à dire « je ». Mais la stabilité s'accorde mal avec cet affamé des autres qui, on le sait, n'a pas vocation de monogamie. Et, en fouillant un peu, on s'aperçoit très vite qu'elle est toute relative. Les week-ends de garçons continuent à Méréville et, avec eux, les inévitables com- plications des chassés-croisés. « Un jour, raconte Jacques Brousse, j'ai trouvé Jean-Louis dans tous ses états. M. était, paraît-il, amou- reux d'un de ses ouvriers — il était chef de chantier —, un garçon arabe qui, par la suite, est reparti pour l'Algérie où il était marié. Or ce garçon, dans les années 1975, venait assez souvent à Méré- ville. Comme je les soupçonnais, M. et lui, de se le partager, je demande à Jean-Louis : "Qui de vous deux a trompé l'autre le premier ?" Il m'a répondu : "Moi" — "Eh bien, lui ai-je répondu, ce qui t'arrive est bien fait !" » Les déclarations tonitruantes de Bory à la télévision lui valent par ailleurs un volumineux courrier et nombre de « propositions » dont certaines ne sont pas désintéressées. A la vue d'une de ces photos d'admirateurs, Jacques Brousse un jour s'étonne : « Ce gar- çon correspondait si totalement à ses goûts que je n'ai pu m'empê- cher de lui demander : "Mais enfin, pourquoi n'as-tu pas répondu ?" Et il m'a dit : "A cause de M." Ça, c'est extraordi- naire ! C'était, je crois, un an ou deux avant sa rencontre avec le personnage catastrophique. Pourquoi n'a-t-il pas choisi celui-là plu- tôt que l'autre ? Allez donc savoir. » Allez donc savoir en effet... L'année 1977 se présente pour Bory sous les meilleurs auspices : le militant a prouvé qu'il pouvait faire œuvre utile en disant « Je » et va le confirmer avec Comment nous appelez-vous déjà ? « L'individu d'abord » continue de démon- trer chaque jour davantage que, « sorti de là », il y a bien quelqu'un. Et le romancier est plus que jamais solidaire de ses per- sonnages. Certes il y a cet « enrondouillardement », ce « gaufrage fripé », mais... Une rencontre, une tempête, un succès, aussi facile que foudroyant, vont tout remettre en question.

2

Sur la route de Montreau

« Devenue très vieille, ma chère mère disait chaque fois que je lui souhaitais la bonne année : "Oh ! C'est cette année que je vais me retrouver sur la route de Montreau..." J'aime cette façon détournée de parler de la mort. Elle mêle la pudeur à une ironie qui ressemble à un amusement » (Le Pied, p. 85).

« Personnage catastrophique... », « poids de chair qui se fri- pait... »,\« œil de poule... », « ces deux petites putes... », « mort du chagrin de sa mère... », « tout foutait le camp... », « l'ami de tout le monde... », « insomnies... », « j'ai bandé !... », « le voyou tourmenté... », « j'ai peur... », « écriture sauvegarde... » Envie de me boucher les oreilles. De dire comme Bory : « N'en faites pas trop ! » Enquête-vertige. Tous ces témoignages, toutes ces pistes, toutes ces étiquettes : mort-solitude, mort-amour, mort-peur, mort- peccadille... Toutes ces tentatives de donner un sens à l'absurde ne m'éclairent pas. Elles m'enfoncent. Je ne vois plus qu'un para- doxe. Le paradoxe du suicide de quelqu'un qui se voulait avant tout « vivant » : « D'où je viens ? Du ventre de ma mère. Où je vais ? Sur la route de Montreau. En attendant ? Je vis. Réponses un peu courtes ? Je m'en contente. » Alors, qu'avons-nous à savoir le pourquoi ? Contentons-nous de dire le comment. La route de Montreau ? C'est cette route, vous savez, qui conduit de Méréville à Montreau et où se trouve le cime- tière des Mérévillois... Pour Bory, cette année 1977 s'annonce encore sous le signe de l'effervescence. Côté « je », il termine Vivre à midi, sa coopération personnelle au livre écrit en collaboration avec Guy Hocquenghem : Comment nous appelez-vous déjà ? Pour lui, l'aboutissement logique d'un engagement vieux maintenant de presque dix ans : « Écrire est ma vie. Je m'y suis engagé fort jeune avec trop d'élan pour que j'écrive sans écrire un jour ce qui fait ma vie en son fond et qui contribue à lui donner son élan » (Vivre à Midi, p. 16). Là encore, il innove. Comme le fera judicieusement remarquer un journaliste, il est le « premier intello de la bande », après Coc- teau, le poète, et Peyrefitte, le scandaleux. Voilà Bory promu au rang de « penseur » de l'homosexualité. Un penseur tellement peu orthodoxe que le plus virulent détracteur de Vivre à midi sera un journaliste de la revue Arcadie : « On peut aimer ou ne pas aimer le "style Bory". Personnellement, j'avoue ne goûter que très médio- crement son parti pris de recours à l'argot et au jargon "tante". Les "matamores de la baguette tringleuse" et la description des diverses catégories de zizis ("le bigorneau, la frite, la française, la bourgeoise, la royalty, le braquemart, le monstre du Loch Ness pour rêver, le Dieu m'en garde et la Maman-j'ai peur") ne me paraissent pas apporter grand-chose à la qualité de notre défense, non plus qu'à l'illustration de la langue française » (Arcadie, n° 283). Nul doute que Bory aura souri à la lecture de ce puriste inat- tendu. La conclusion, en revanche, risque de l'avoir moins amusé : « Telle est la malédiction de ces universitaires : ils veulent et croient sans doute sincèrement travailler pour les humbles et se sentir pro- ches d'eux ; mais la langue qu'ils parlent les sépare irrémédiable- ment de ceux qu'ils veulent toucher » (Arcadie, n° 283). On ne s'étonne plus de le voir nier, peu après, l'existence d'une « minorité-solidarité » : « La "maffia" homosexuelle, c'est une connerie monumentale. Les homosexuels sont comme tous les autres, surtout dans le milieu parisien. Il y a des jalousies, des ran- cœurs, des règlements de comptes, et le : "Sous prétexte que tu es un homosexuel, je vais t'aider" est absolument faux » (Gai-Pied, Jérôme Hesse, avril 1978). Lassitude ? On sent percer chez lui une certaine amertume. Des articles comme celui de Clément Ledoux dans Le Canard enchaîné n'y sont peut-être pas étrangers. A propos d'un Apostrophe, il écrit : « Bien entendu, Jean-Louis Bory se croit obligé d'y aller de sa rengaine sur l'homosexualité... Sans doute avez-vous raison, chère grande âme : mais n'avez-vous vraiment pas d'autre sujet de conversation ? Chez vous, cela tourne à la monomanie. Trop de zèle, trop d'insistance, trop de redites, craignez d'agacer l'audi- toire, si compréhensif qu'il se veuille. » Alors, pour la première fois, Bory donne des signes de désen- chantement. A ses proches, il confie qu'il en a assez d'être la « Jeanne d'Arc des homosexuels ». « Ça le tourmentait, dit Jean- Louis Curtis. Il me disait : "Je suis le pédé de service", le "gugusse". Quand on a besoin de moi à la télé ou ailleurs, on m'appelle." » A Jérôme Hesse, il confie que son étiquette de Bory-le-Pédé le rend malheureux. « J'en suis responsable, puisque je me suis avancé sur la scène publique en disant : "Regardez-moi, crachez-moi à la gueule si vous voulez, mais je suis ainsi, et merde." Il est évident que je me suis mis sous les projecteurs et que Bory voudra toujours dire "pédé". Mais ce que je veux, c'est que cela fasse tellement partie de ma vie qu'on ne le dira pas plus que : "Tiens, il commence à être chauve." L'indifférence, c'est ce que souhaite pour l'homo- sexualité. Pas la tolérance. Parce que : "Je vous permets de l'être", cela ne veut rien dire » (Gai-Pied, avril 1978). Le droit à l'indifférence est plus que jamais pour lui d'actua- lité. Terminée sa campagne d'information, il n'aspire plus qu'à une chose : la paix. « Si j'ai écrit tous mes livres, c'est pour le dire. Maintenant, c'est fini, qu'on me laisse en paix. J'ai payé de ma personne, je suis monté au front et je reviens couvert de blessures et de décorations. Je vais me dérober pour les tables rondes et autres discussions. Il y a des tas de petits copains qui ne demandent qu'à venir parler à ma place... » (ibid.). « Peut-être eût-il fallu qu'il se repose un peu, qu'il se montre de temps en temps moins souriant, qu'il ose être bougon, nous envoyer au diable, au lieu d'être toujours prêt à écrire un article, un texte d'émission... » Cette suggestion de Michel Polac, Bory ne la suivra pas. « Je ne peux me forcer à rien, dira-t-il dans Radios- copie à Jacques Chancel. Difficile de se reposer quand on a pour devise « Tout feu tout flamme ». Déjà un autre projet le tenaille. Un projet fou. Un immense canu- lar comme il se plaisait à en faire à Hachequatre. Pour une fois, il va se payer le luxe d'écrire en s'amusant et de rêver tout éveillé en se livrant à sa vertu favorite : l'insolence. Aux orties, pour un temps, la générosité, la bonne âme et la bourgeoisie intellectuelle dispensant ses lumières. Aux orties, la « Jeanne d'Arc des homo- sexuels ». Il va se faire plaisir. Luxe suprême pour ce fervent adepte de l'onanisme. Ne le considère-t-il pas comme « une pratique émi- nemment morale », un « retour sur soi » qu'il trouve « essentiel à la ludicité moderne » ? (Le Pied, p. 35.) Et la facilité va payer. Comme toujours lorsque Bory écrit comme il parle, les lecteurs vont «marcher ». A fond. Conjonction d'un titre et d'un ton ? Le Pied va être son plus grand succès depuis le Goncourt. Pari fou d'un livre qui se veut avant tout oral : pro- voqué par un questionneur — en l'occurrence Laurent Kissel —, Bory va l'« écrire » micro à la main et donner libre cours à ce qui, sans qu'il s'en doute, fait son génie : la spontanéité. Lorenzo, le héros du Pied, c'est le jusqu'au-boutisme d'un fan- tasme. Celui de la beauté et du plaisir réconcilié avec lui-même. « J'aurais rêvé d'être irrésistible, blond, l'œil bleu. J'aurais rêvé de plaire », a confié Bory à Jacques Chancel (Radioscopie). Lorenzo est irrésistible, même s'il a les yeux « vert tilleul ». « Pour moi, a-t-il dit encore, les choses du cul sont la santé même. » Lorenzo éclate de cette santé-là : « Comme disent les Beaucerons : il est bien monté » (Le Pied, p. 23). Réaction contre un corps vieil- lissant qui lui fait des « petites crasses » (« On est moins appétis- sant pour les autres, et dès qu'on est moins appétissant, des tas de problèmes se posent », Radioscopie). Lorenzo a la nudité triom- phante et, comble de bonheur, il s'aime (« Quoi de plus abomina- ble que de se haïr soi-même ? », Le Pied, p. 58). Fantasme, Lorenzo ressemble cependant à Bory comme un frère : même curiosité-goût des autres, même amour de la vie (« Quand il caresse un galet tiède, il bande »), des arbres (« Qu'y a-t-il de plus sensible aux saisons que le feuillage d'un arbre ? »). Comme lui, il « se fout totalement des bagnoles » et « trouve ridicule ces hommes qui ont pour une carrosserie de tôle peinte des ménage- ments qu'ils n'ont pas pour les personnes avec lesquelles ils vivent ». Comme lui, il hait l'armée : « Discipline aveugle, châtiments imbé- ciles, brutalité érigée en loi, violence que l'on impose à des cons- crits sortis encore tout bleus de lait des jupes de leur maman ». Comme lui, il adore l'Afrique. Peut-être cela tient-il au dessin même du continent : une masse lourde, un ventre dont il attend qu'il soit très chaud, ténébreux, et que cette chaleur et cette ténèbre règnent grâce à la peau de la majorité de ses habitants ? De Bory, il a aussi les faiblesses : « Il ne sait pas dire non. Pour ne pas déplaire ou par peur de risquer de faire de la peine, il est entraîné à des compromissions, des concessions qui finissent par blesser davantage que s'il avait dit non. » Comme lui, il a peur de la mort au silence catastrophique dont la couleur ressemble à une « page de cahier trop longtemps offerte au soleil ». Seule supé- riorité notoire du fantasme sur l'auteur — outre son physique : Lorenzo transforme pluie et tempêtes en rayons de soleil. Envolés La Peau des zèbres et ces « réflexes masochistes » que les critiques croient voir « persister dans ce que l'auteur croit être son affranchissement sensuel » (Le Monde, Bertrand Poirot- Delpech, 19 mars 1976). Dans Le Pied, Bory s'affranchit. Il oublie pour un temps ses étiquettes. Il oublie de se justifier, de sublimer son goût des architectures secrètes par sa faim des autres. A l'aide du païen Lorenzo, il oublie les difficultés rencontrées pour vivre en chair et en os la liberté revendiquée par son esprit. Car quoi qu'il en dise, le sens du péché n'en finit pas de mourir en lui. Influence de la jeune génération ? Peut-être. « Je suis passionné par la jeune littérature, a-t-il déclaré dans la Quinzaine littéraire (1 avril 1975). Les jeunes n'ont plus mauvaise conscience. On voit naître une merveilleuse bonne conscience de la culture et du plai- sir. Il y a une rupture. Les jeunes écrivains, je pense par exemple à Jacques Almira, n'ont plus honte. Ils ne sont plus coupables. C'est fantastique. Même l'égoïsme : ils jouissent des mots d'une manière égocentrique. Ils sont joyeusement nombrilistes, et c'est la liberté. » Le Pied, une manière comme une autre pour Bory de rajeunir ? « L'insolence, dira-t-il un jour à Jacques Bodoin, Mérévillois comme lui, est pour moi une vertu cardinale. » Une vertu qu'avec Lorenzo il va élever au rang de principe. Une fois de plus, le voilà parti en lutte contre le ronron, le complot des forces assoupissan- tes — en l'occurrence ici le « sourd murmure des ainsi soit-il » : « Nous sommes envahis par les églises, déplore-t-il dans sa pré- face. Orthodoxies partout, à droite comme à gauche... Les cons- ciences se tiennent au garde-à-vous, ce qui leur sert de petit doigt sur la couture de ce qui leur sert de pantalon — et qu'elles ont bien garde, les malheureuses, de vouloir déboutonner. » Le remède ? L'insolence : « Il urge de bousculer l'irrespect. Bouscu- lons nos seigneurs, nos idoles, nos maîtres à penser — imagine- t-on Sartre tabou ? » Résurgence du trop bon élève ? De celui qui rêvait, comme Gas- ton dans Chère Aglaé, de « bourrer de craie l'encrier de la chaire » ? Bory va s'en donner à cœur joie. Un peu trop même au gré de son éditeur. Cinq cents pages pour dire « je souffre », c'était le défi de La Peau des zèbres. Griserie d'un style oral qui s'accommode comme un gant de sa verve naturelle ? Le fantasme Lorenzo va, lui, inspirer à Bory plus de quinze cents pages. « J'ai mis près d'un mois à les lire », se souvient Pierre Belfond. Lors de leur second entretien, l'auteur a la surprise de découvrir son manuscrit réparti en trois grosses chemises. « De la première, j'ai dit à Jean-Louis Bory : "Voilà, selon moi, le roman que nous devrions publier. La seconde chemise rassemble des développements assez homogènes sur le cinéma et mai 68. Vous verrez, ça s'enchaîne parfaitement (bien que nous connaissant depuis une quinzaine d'années, depuis la préface qu'il avait accepté d'écrire pour la réé- dition, dans la collection « Poche-Club », du Moine de Lewis, nous continuions à nous vouvoyer). Il ne faudrait pas grand-chose pour que ce soit publiable tel quel, et c'est passionnant. Dans la troi- sième chemise, ce sont des digressions trop différentes les unes des autres." Je mentirai en prétendant que Jean-Louis ait réagi avec enthousiasme. "J'ai publié une vingtaine de livres, depuis mon Prix Goncourt. Et c'est la première fois qu'un éditeur se permet un tel découpage..." Laurent Kissel plaida ma cause, et tout s'arrangea. Que sont devenus ces manuscrits ? L'éditeur que je suis ne peut s'empêcher de se le demander. A ma connaissance, ils n'ont jamais été publiés. Je ne sais pourquoi, mais il m'avait semblé qu'un projet de publication des textes sur le cinéma avait été envisagé par Chris- tian Bourgois. Qu'un écrivain aussi prolixe n'ait rien laissé der- rière lui serait rarissime. Or, à part Un prix d'excellence, aucune publication posthume n'a été faite... » Dans Le Pied, il malmè- nera nomenklatura et intelligentsia, personne de l'Establishment n'étant épargné, réservant plus particulièrement sa causticité à , « La Grande Simone », et avec elle, au MLF, mais aussi, pêle-mêle, à Mireille Mathieu (dont il dira à la télévi- sion qu'elle a « le mistral dans les naseaux » — décidément, il s'acharne...), à Michel Poniatowski (alors ministre de l'Intérieur), Michel Sardou, Françoise Giroud, Jean Royer, Michel Rocard, Jean Lecanuet, le général Massu, Louis Aragon... « Bory prend des risques », écrira un critique. En matière de censure ? Non, d'éphémère. « Dans vingt ans, qui se souviendra de Mireille Mathieu, de Jean Royer, de Jean Lecanuet ? Mais peut-être Bory sacrifie-t-il sa gloire immortelle au plaisir de faire un pied de nez aux petites gloires du moment ? » (Quinzaine littéraire, 15 mai 1977.) Immortelle ou éphémère, la gloire est là. Ou plutôt le succès. Et l'auteur, comme toujours, en est le premier surpris. Depuis le temps, il aurait dû savoir pourtant que le Bory-poudre aux yeux, le Bory qui parle comme il respire l'emportait toujours sur l'autre, le sérieux, le bûcheur de Méréville. Auteur à succès, sa soif de gens de tous horizons ne se dément pas. Il reste ce « grand conciliateur ou réconciliateur » décrit en 69 par Maurice Nadeau. Dans la période effrénée qui suit la sortie du Pied, Pierre Belfond va en faire l'expérience. « Nous avions un stand au Festival du livre de Nice, et j'avais demandé à Jean- Louis de descendre signer son livre. Le hasard voulait que le Pr Bar- nard, dont je venais d'éditer Afrique du Sud, soit également mon invité. Et je n'envisageais pas sans appréhension la rencontre de mes deux auteurs. Nous allions, je ne l'ignorais pas, nous retrou- ver ensemble dans l'avion. J'ai demandé à Franca de monter à l'avant, avec Christian Barnard, je m'étais assis à l'arrière avec Jean-Louis. Là, je l'ai prévenu avec ménagement : "Vous allez cohabiter sur le même stand avec Barnard... Si vous pouviez m'aider à éviter tout incident..." A l'arrivée à l'aéroport de Nice, Bory a spontanément pris le bras de Barnard au bas de la passe- relle. Meute des journalistes. Il a eu alors cette phrase immortelle : "La pédale de gauche donnant le bras au champion de l'apar- theid !" Ce qui était totalement faux, le Pr Barnard luttant, déjà à l'époque, de toutes ses forces (et ils n'étaient pas nombreux à le faire) contre ce qu'on appelait "l'apartheid mesquin". Durant toute la durée du Festival, Barnard et Bory ont été les meilleurs amis du monde, allant même jusqu'à échanger leurs livres : Bar- nard dédicaçait Le Pied, et Bory Afrique du Sud. » Trente ans auront donc été nécessaires pour renouer avec un suc- cès comparable à celui du Goncourt. « Rien n'échoue comme le succès... » La petite phrase lui trotterait-elle encore dans la tête ? Serait-il une fois de plus « déboussolé » ? La réticence observée lors du succès de Ma moitié d'orange resurgit. Il faut dire que le « milieu » se « pince le nez » devant ce roman qui fait éclater le roman. Difficile, cette fois, d'accuser Bory de vouloir à tout prix être « du bon côté » : Saint-Germain-des-Prés n'aime pas, mais pas du tout. Pour Jean-Louis Curtis, c'est une nouvelle tentative d'être « dans le vent » : « Une énorme farce. Il y répète tout ce qu'une jeunesse turbulente avait dit depuis 68. C'est un fourre-tout de tous les cli- chés de l'époque. Avec une verve démesurée et sans portée parce que trop excessive. En revanche, le succès du livre ne me surprend pas du tout : sous des allures subversives, il est d'un grand con- formisme, car ce genre de subversion était déjà très bien considéré depuis des années. » Honte ? Réticence ? Jean-François Josselin n'observera rien de semblable. « Le succès du Pied l'avait rendu très heureux parce que c'était un succès populaire. Et pour lui qui s'adressait tout de même plutôt à l'élite, c'était d'un grand réconfort. » Succès popu- laire et connaisseurs n'ont jamais fait bon ménage, on l'a vu dans l'article de Bory intitulé : « Grandeur et servitude d'une appella- tion contrôlée... » De ce succès, un homme va profiter. Outrageusement. Et con- tribuer à amorcer chez Bory le processus de non-retour. Cet homme, c'est K.S., le « personnage catastrophique » décrit par Jacques Brousse. « S'il est tombé amoureux de cet Italien, me dira Lau- rent Kissel, c'est comme Nerval, par une sorte d'attirance mor- bide : il savait qu'avec lui il allait au-devant de sa mort. » Dans Le Temps voulu, roman d'Yves Navarre où, dit-on, le personnage de Roussel est la transposition de Bory, je retrouverai la même inter- prétation. Celle d'une rencontre-accident : « C'est ça l'accident, dit Jean-Claude Roussel : ne se rencontrent que ceux qui ne peu- vent rien l'un pour l'autre, que ceux qui sont séparés d'avance. » Attirance morbide ou accident, c'est à nouveau le « dieu au corps » pour Bory, autrement dit la passion. Dans un corps qui donne des signes de faiblesse. Et pour un être qui, au dire de ses amis, n'en valait pas la peine. « Acteur de seconde zone », « arri- viste qui ne rêvait que de se montrer dans les premières », « épou- vantable raté », « maquereau », « voyou tourmenté »... les mots de mes « témoins » me dispensent de tout portrait. De même que cette déposition, suffisamment accablante, de Jacques Brousse : « Devant le tour désastreux pris par les événements, Alice (Sapritch) a proposé au frère de Jean-Louis de faire éloigner de France ce garçon, soupçonné d'être employé comme "casseur" par la police (procédé qui permettait au gouvernement de l'époque de prendre des mesures "anticasseurs"). Le frère de Bory a refusé sous pré- texte que c'était intervenir excessivement dans la vie de Jean-Louis. Ce qui était absurde... » Cette passion ne fut-elle encore une fois qu'un prétexte ? Pré- texte à masquer le surmenage, le désenchantement, la déception, ou plus simplement l'usure du temps ? Lorsque je rapporterai à Bory ce matin-là son adaptation dactylographiée, je le trouverai — fait extraordinaire — en robe de chambre. « Je sors d'une mau- vaise grippe. Je n'arrive pas à récupérer... » Se doutait-il déjà qu'une nouvelle pente affreuse s'ouvrait devant lui ? Je ne le jure- rais pas. « Comme une nuée de sauterelles sur une prairie fraîche », disait- il à propos des retombées du Goncourt. L'expression vaut aussi pour la « bouillie infecte et noire ». Sur les causes de ce qu'on appelle communément une dépression nerveuse, on peut épiloguer à l'infini. On n'empêchera pas le facteur déclenchant d'être pres- que toujours aussi fulgurant qu'anodin. « Je l'avais vu catastro- phé après la tempête qui avait abattu ses arbres. » Comme Georges Conchon, je pencherais pour l'hypothèse de la tempête comme élé- ment détonateur. « Ces arbres qui m'avaient vu naître, imagines- tu mon saisissement, ma suffocation — ma bouche bée, je cher- che l'air, plus aucun souffle ne vient à mon aide, la souffrance va suivre, la voici, elle me déchire aux larmes — lorsque ces arbres, je les découvris un soir d'août 1977, abattus, fracassés, terrassés, racines en l'air ! Mes racines arrachées. » Ainsi Bory décrit-il sa détresse dans Un prix d'excellence. Ces arbres dont il dit son besoin dans La Peau des zèbres, « besoin de leur force verticale », de leur « indifférence rêveuse » qu'il aime à prendre « pour la plus discrète des complicités », les voilà « abattus dans une capilotade de ramures : la violence de leur culbute avait retroussé la berge comme une jupe et le fouillis de racines, pointant vers le ciel à présent nu, maintenait la jupe retroussée avec une indiscrétion obscène sur une intimité d'humus obscur et de cailloux blêmes » (Un prix d'excellence, p. 55). Que n'a-t-il appelé son héros du Pied, Lorenzo, à la rescousse ? Il aurait changé la tempête en soleil. Bory tend le dos. Comment cette tempête ne lui en rappellerait- elle pas une autre ? Celle qui a coïncidé avec la mort de P'tit Louis et dont le souvenir « s'aggrave du poids obscur, prestigieux, des annonciations célestes ». Son père, maintenant ses racines... Il avait raison de se méfier du ciel. Dès lors, Michel Cournot — qui continue de le croiser en voisin du côté de la rue Séguier — va le voir se « défaire ». Maigrir à un point tel (le sida n'existe pas encore) qu'il croira à un cancer. « Il ne restait presque rien de lui. Je le rencontrais, j'avais peur de l'aborder. Je l'abordais, j'avais peur de le quitter. » « Connaître mort et passion à cause d'un autre ? Non. Je suis devenu tellement sage... » (Parlez-nous d'amour, op. cit.). Jean Le Marchand, lorsqu'il ira le voir à Montmorency, dans la clinique psychiatrique où il est « soigné », trouvera un petit vieux. « Un ami lui avait apporté un gâteau. Le petit vieux... "Faut que j'aille en offrir à Mme Untel, disait-il, elle est très gourmande, elle aime les gâteaux..." » « Si je crois à l'amitié ? De toutes mes forces. C'est le seul remède contre la solitude » (Galerie, mai 1972, n° 116). Jean-Louis Curtis, lorsqu'il le rencontrera dans un dîner pen- dant sa période de rémission, lui trouvera l'air hagard. « Il m'avait confié qu'il ne dormait plus. Et qu'il se bourrait de somnifères. Je lui avais dit pour l'avoir expérimenté moi-même : "Arrête tout. Même si tu ne peux pas fermer l'œil pendant quinze jours. Le quin- zième, tu verras, tu dormiras." » « Les amitiés ? Ça n'empêche pas la solitude de la nuit, celle de 3 heures du matin. Les petites aubes, c'est terrible pour le cafard » (Radioscopie, Jacques Chancel). « Ce qu'il faut bien comprendre, m'explique Jacques Brousse, c'est que cette histoire désastreuse s'est branchée sur un moment de grand surmenage, à cause du succès du Pied. Vous savez com- ment ça se passe : il faut courir toute la France, répondre à des interviews, les signatures, etc. Et c'est ça, plus le personnage en question, qui a provoqué le désastre. » « Nous voilà bien, nous autres romanciers... cherchant partout des empreintes digitales » (Ma moitié d'orange, p. 124). « Bory, ce n'était pas Mimi Pinson, proteste Jean Le Marchand, et il ne faut pas réduire ça à cette histoire-là. Moi je suis persuadé que ce qui a compté beaucoup, c'est sa peur de ne plus pouvoir écrire. Que le garçon ait joué un rôle, d'accord, mais ce n'était "qu'un" des éléments. Bory sentait que ça foutait le camp, que ça n'allait plus. Il n'a fait que se mettre sur la liste nombreuse d'écri- vains morts parce qu'ils ne pouvaient plus écrire : Hemingway, Montherlant... Il avait trop consacré sa vie à l'écriture pour ne pas en souffrir. » « L'âge venant, la solitude risque de ne plus être une fête. J'ai des armes contre la solitude : mes livres, la musique... Seulement, ils ne sont pas charnellement présents » (Radioscopie, Jacques Chancel). « Ce qu'on entend dire à propos de sa mort, moi ça me paraît... » Jacques Brenner hausse les yeux au ciel. « Les déclarations d'Alice Sapritch, par exemple... Moi je suis resté sur l'impression de Bory ayant perdu toute son énergie dans ses cures de sommeil et n'arri- vant pas à en sortir. Si bien que ceux que j'accuserais, ce sont les médecins qui l'ont soigné et qui, vraiment, l'ont abruti... Parmi les rares confidences qu'il m'a faites, l'une concernait une mala- die que son père aurait eue à la fin de sa vie et qui le faisait trem- bler. Et il m'avait confié qu'il lui arrivait à lui aussi de ne plus pouvoir maîtriser ses mains. Peut-être a-t-il eu peur de vieillir diminué ? » « Le suicide devrait être un choix, non une psychose ou une névrose... L'ennui, quand on devient gâteux, c'est que les ressorts de la dignité et les moyens intellectuels s'estompent, et on ne trouve plus la force de se supprimer » (Gai Pied, avril 1978). « Ma mère, dira Florence Bory, était la seule personne, pendant sa dépression, qu'il avait envie de voir. Parce que, contrairement à ses "amis" réputés si intelligents, elle avait l'"intelligence du cœur". La première année, ses célèbres amis demandaient de ses nouvelles. La seconde, plus personne. Un jour, il a demandé à son frère le mode d'emploi pour se suicider avec un fusil. Celui-ci lui a répondu : "Arrête, je t'en prie ! Maladroit comme tu es, tu serais capable de te rater et de te mutiler ou de rester estropié à vie." Contre l'avis de mon père, il se bourrait de médicaments dans l'espoir d'une amélioration rapide. "Arrête ! lui disait celui-ci, tu vas devenir un légume." Sourd à ces mises en garde, mon oncle prenait fébrilement ses pilules, disposées sur un tapis avec les heu- res correspondantes. De même qu'il faisait la course aux méde- cins, en en changeant sans cesse parce qu'il trouvait que l'amélioration escomptée n'arrivait pas assez vite. Et sa déception était immense de voir que le nouveau médecin soi-disant "mira- cle" lui prescrivait exactement le même traitement que le précé- dent. Son grand désespoir était, entre autres, de ne plus bander. Lorsque cela lui arrivait pendant son sommeil, il descendait aussi- tôt. "Madeleine, j'ai bandé !" Et ma mère, imperturbable, répli- quait : "C'est bien, Jean-Louis. Tu vois qu'il ne faut pas désespérer." » « Il est terrible de toujours passer pour l'homme fort, de tou- jours guider, alors qu'on voudrait tellement qu'on vous guide » (Un prix d'excellence). « Mon sentiment, dit François Nourissier, c'est qu'il a été soi- gné très brutalement. Je me souviens d'être retourné et retourné voir Jean-Louis dans cette clinique de Montmorency, et je ne ces- sais de lui répéter : "Mais sors de là. Dès que tu sais à peu près tenir debout, sors de là. Pars faire un voyage. Bouffe n'importe quoi, mais ne continue pas..." Et il me disait : "Mais, tu ne com- prends pas... Je n'ose même pas sortir devant la clinique et tra- verser la rue." J'ai un souvenir très très fort de ces visites et de la gêne que j'avais éprouvée. On a toujours l'impression, quand les gens ont une déprime, qu'il suffit de leur dire : "Prends sur toi, domine-toi..." Or, ils sont malades, exactement comme s'ils avaient de l'asthme ou des rhumatismes. Seulement on a toujours le sentiment, sous prétexte que ça ne paraît pas organique, qu'on peut les tirer de là. Et Jean-Louis semblait tout à fait accablé. Il me disait : "Mais tu ne te rends pas compte que je ne peux pas..." Et tout d'un coup, on le voyait marcher dans le couloir en se rat- trapant aux murs, et on se disait : "En effet, on ne le voit pas galo- per sur les boulevards..." » « Eh bien, tu vois, la route de Montreau, c'est ça : ce rectangle assez vaste entouré par un rideau d'arbres, avec un côté ouvert sur la plaine » (Le Pied, p. 145). « Quand il est tombé malade, se souvient Jean-François Josse- lin — et je crois que cette réaction a été celle de beaucoup de gens —, moi j'étais persuadé qu'il avait une flopée d'amis. Et je ne me suis pas permis de trop me manifester. Je me disais : il doit y avoir en permanence vingt-cinq personnes à la clinique. Il est tellement aimé, tout le monde le fête... Beaucoup ont dû se dire la même chose, et en fait peu sont allés le voir. Parce qu'il était un peu l'ami de tout le monde et qu'on avait toujours conscience d'en être un, mais "après". » « Dès que je pense à l'amitié, je crépite de phrases comme une mitrailleuse » (Ma moitié d'orange, p. 122). « J'y étais allé, entre autres, un samedi après-midi, raconte Fran- çois Nourissier. Et les seuls gens qui venaient le voir, c'était pro- bablement d'anciens petits copains à lui, qui avaient viré de bord, mariés avec un ou deux petits bébés... Et tout ce monde-là arri- vait, les enfants jouaient dans le jardin de la clinique... Et ça fai- sait comme une famille pour Jean-Louis. Ils étaient très gentils les uns avec les autres. La jeune femme y compris... Et je me disais : comme c'est étrange, la vie des homosexuels. Tout à coup, il y a comme ça une sorte de famille de substitution, d'anciens copains retournés à un ordre plus orthodoxe, qui sont fidèles, qui vien- nent... un peu comme des espèces de neveux. Je me rappelle être resté longtemps ce samedi-là à essayer de comprendre comment s'organisait ce rapport... » « Pour le couple homosexuel, le ciment social n'existe pas : à cette espèce de mort de la musique physique correspond la disso- lution du couple. La musique ne joue plus, et c'est foutu » (Radio- scopie, Jacques Chancel). La « bouillie infecte et noire » va durer deux ans. Entrecoupée d'une rémission de quatre mois (d'octobre 78 à février 79). De cette rémission, Bory profitera pour sortir un livre — Cambacérès —, passer à Apostrophes et participer à un dernier Masque où il rece- vra une ovation du public. A ses amis il enverra d'ultimes « bou- teilles à la mer », signe chez lui, on l'a vu, de la plus extrême détresse. Dans la plupart, il réussira à maintenir le « comme si ». « Sur l'une d'elles, se souvient Jacques Brenner, figurait une tache d'eau. Il m'avait écrit en marge : "Ça joue la larme. Ça n'en est pas une." » Dans d'autres, comme celles adressées à Pierre Bil- lard, la force lui manquera. « "C'est foutu", dans la bouche de Jean-Louis, c'était incompréhensible. Premièrement, qu'il vous le dise. Deuxièmement, qu'il le pense. » « Une symphonie des adieux que nous n'avons pas su entendre », conclura Matthieu Galey dans son Journal (t. II, p. 294). Un homme, cependant, l'entendra mieux que les autres. Cet homme s'appelle François Truffaut.

1 septembre 1978 Cher Jean-Louis Bory, Ces déchirements qui sont comme des morts, la sensation du trou noir, du je n 'existe plus, cette irréalité des visages croisés dans la rue, tout cela je l'ai connu et aussi la certitude qu'on ne peut pas faire comprendre aux autres ce qui se passe en soi, le concret qui se dérobe, ce vide hébété. J'ai connu cela et il m'a fallu un an et demi pour m'en sortir, avant de trouver le ressort qui fait rebondir et puis encore trois ans avant de pouvoir revivre normalement, c'est-à-dire d'aimer sans méfiance. Je vais plier cette lettre dans une enveloppe et la poster, mais imaginez qu 'elle vous parvient roulée dans une bouteille. Vous faites partie de ceux qui ont la chance de pouvoir exprimer l'inexprima- ble et de se tirer d'affaire par la création. N'oubliez pas cela. J'ai admiré votre courage quand vous avez bravé le sardoni- que Philippe Bouvard en présentant la Moitié d'orange ; chaque semaine, au Masque et la Plume, vous donniez un exemple de vail- lance, gaieté et vitalité. A cause de cela, je sais que vous allez trou- ver, le moment venu, la force de donner le coup de pied qui vous fera remonter à la surface, parmi nous, toute mon amitié, François Truffaut

Si belle soit-elle, cette lettre ne réussira pas à retenir Bory sur la pente affreuse. J'arrivais dans mes voiles de veuve... Ce qu'il supporte le plus mal : « donner dans le pathétique ». Car il n'a pas perdu sa lucidité. Malgré la peur. Malgré l'angoisse. Au mois de mars 79, le 16 très exactement, il va entamer un jour- nal. Yves Navarre lui a offert un cahier en lui conseillant de s'astreindre à écrire un peu tous les jours. Ne serait-ce qu'une ligne. Trois obsessions y reviennent inlassablement. La première, c'est sa main. Son tremblement l'obsède. Arrivera- t-il à réécrire un jour ? Et à griffonner ces petits carrés de papier qu'il avait pour habitude de glisser dans sa poche ? La seconde, c'est K., autrement dit le voyou tourmenteur. Celui- ci ne cesse de le harceler. Il en a peur et en même temps s'inquiète de cette peur. Serait-il atteint du délire de persécution ? Il craint que K. ne le cambriole, ne vienne tout saccager chez lui. Un matin, il raconte même qu'il a cru voir un grand type brun dans le jardin. Serait-ce K. ? La troisième enfin, c'est l'argent. Comment va-t-il vivre s'il ne peut travailler ? Sa dernière phrase sera : « Avec quel fric vais-je vivre ? » Preuve de l'extrême désarroi dans lequel il se trouve : à l'heure même où il écrit ces lignes, Bory est un homme riche. « Malgré mon insistance, rapporte Pierre Belfond, il s'était tou- jours refusé à prendre un centime de ses droits d'auteur sur Le Pied, en dehors d'un très modeste à-valoir versé lors de la signature du contrat. Pourtant, le tirage ayant dépassé les cent mille exemplai- res, la somme qui lui revenait était considérable. J'avais eu, à plu- sieurs reprises, des conversations à ce sujet avec Jean-Louis. A chaque fois, il secouait la tête : "Je ne sais que faire de cet argent. Je n'ai besoin de rien pour le moment." Finalement, l'idée m'est venue d'une utilisation possible : quelques mois plus tôt, j'étais allé chez lui, rue Séguier, et j'avais été frappé par la médiocrité de l'équipement hi-fi d'un mélomane tel que lui — il était fou d'opéra — environné de tant de disques. Je lui ai écrit une longue lettre dans laquelle je lui disais avoir repéré, dans un magasin spé- cialisé, rue Monsieur-le-Prince, une superbe chaîne, de niveau semi- professionnel, qui coûtait dans les 150 000 F ; s'il le voulait bien, nous irions l'examiner ensemble. J'ai posté cette lettre le samedi 9 juin, dans l'après-midi ; elle est donc arrivée trop tard : aujourd'hui encore, je ne puis m'empêcher de penser qu'envoyée un ou deux jours plus tôt, elle aurait peut-être changé le cours des choses... » Début juin, Bory retournera au Nouvel Observateur. « Je l'ai trouvé très désemparé, très angoissé, note Jean-François Josselin. Il avait un côté "guéri" que je ne lui avais jamais vu. Il m'a dit : "J'ai peur." Je lui ai demandé : "De quoi ?" Il a haussé les épau- les. "Si j'avais un objet, je saurais de quoi... Mais non, comme ça, fondamentalement." » Peu de temps après, il s'enfermera dans un bureau dont il res- sortira, une demi-heure plus tard, accablé. « Non, décidément, je ne peux pas. Je ne peux pas... » Il n'a pas réussi à écrire une ligne. Le samedi 9 juin, à 5 heures du matin, il appellera son ami Claude Michel Cluny. « Je ne vais pas bien du tout. Je n'ai pas dormi. — Accorde-moi un quart d'heure, le temps de prendre une douche, j'arrive. » « Je l'ai arraché à l'antre cauchemardesque de la rue Séguier. Nous sommes allés dans un café. Je lui ai fait boire du lait. Vers 9 heures, il s'est senti mieux. Il m'a dit : « Ça va, tu peux me lais- ser. Cet après-midi, je vais voir un nouveau médecin... » Le dimanche 10 juin, Bory le passera en compagnie de sa nièce Florence. « Il répétait qu'il était foutu, qu'il ne bandait plus, qu'il n'écrivait plus. Comme je protestais, il m'a prise à témoin. "Mais si, regarde, je n'ai plus d'amis..." » « Pourquoi ce besoin, cette faim d'un autre ? C'est une histoire très jolie, assez mélancolique. Les jours de fatigue ou de ciel terne, je la trouve navrante » (Ma moitié d'orange, p. 29). Le mardi 12 juin, j'apprendrai par la radio qu'il s'est donné la mort la veille au soir dans sa maison de la Calife. Certains enfants ont toutes les maladies plus fort que les autres. On les dit doués de tempérament. Bory était de ceux-là.

ÉPILOGUE

« Lorsque j'ai fait enterrer ma mère, j'ai failli faire graver Jean- Louis Bory 1919, puis je me suis dit : Si je mets un autre 19 avec un blanc et que je dépasse l'an 2000, ça fera con, il faudra gratter, c'est ce qui m'a arrêté. Le sens du ridicule plus que celui de l'éco- nomie » (Le Pied, p. 142). Bory ne dépassera pas l'an 2000. A l'« enterrement de cet homme d'honneur » (ainsi que l'évoque Angelo Rinaldi), le mot homo- sexualité sera pour la première fois prononcé dans une église. Ultime empreinte de celui qui se sera acharné à être le premier. Et délica- tesse d'un prêtre hors du commun qui, à la parabole de l'enfant prodigue, fera succéder un sermon d'une rare justesse de cœur. « L'Église, nous disait-on, ne juge pas. La générosité de Jean-Louis, son accueil, sa fraternité, sa promptitude à s'engager du côté des petits et des persécutés, c'est cela seulement qui sera retenu. » Cet enterrement d'un homme d'honneur, curieusement, délivrera Michel Cournot de ses appréhensions. « J'avais très peur de tout ça. Et puis, il y a eu cet office, ce village, cette campagne où je venais pour la première fois, et j'ai trouvé que ça ressemblait à Jean-Louis, qu'il y avait là quelque chose de sa grâce, de sa lumière et de sa simplicité. » Grâce, lumière, simplicité qu'un homme qui se veut journaliste bafouera sans vergogne au lendemain de la mort de Bory. L'arti- cle « Mort d'un clown triste », paru dans Le Figaro, fera l'objet d'un tollé général. De François Nourissier à Jean Daniel, tous feront front contre l'ignoble qui ose accuser Bory d'avoir succombé au charme des « poitrines » nazies. Jean-François Revel ira même jusqu'à interrompre plusieurs heures la fabrication de L'Express pour insérer la protestation d'Angelo Rinaldi, « La bêtise vert-de- gris ». Ultime preuve que la solidarité peut jouer par-delà la mort.